Chine
CONFUCIUS ~ 551 — ~479
LAO-TSEU ~300 AC
TCHOANG-TSEU ~ 200 AC
HUAINAN ZI
Tao poétique
WANG-YANG-MING ~ 1550
IZUTSU
Dream Trippers
Série « Mystiques du Monde »
I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque
Des origines au troisième siècle
II. Antiquité chrétienne
Du cinquième au dixième siècle
III. Moyen Âge chrétien
Du douzième au quatorzième siècle
IV. Chrétiens à la Renaissance
Quinzième et seizièmes siècles
V. Chrétiens à l’âge classique
Dix-septième siècle
VI. Figures européennes
Du dix-huitième au vingtième siècle
VII. Sufis en terres d’Islam
Du neuvième au treizième siècle
VIII. Sufis en terres d’Islam
Du quatorzième au vingtième siècle
IX. Figures mystiques de l’Inde traditionnelle
X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet
XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon
XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine
XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon
XIV-XVI Poèmes d’Occident
Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.
Un tome intitulé « Chine » porte ici sur des figures mystiques reconnues par une moitié des humains, celle où la culture immémoriale chinoise ensemença les civilisations coréenne, japonaise, du sud-est asiatique. C’est peu en volume, même en y associant les figures bouddhistes sino-japonaises regroupées dans un tome compagnon1. Mais comment éclairer sérieusement et donc intimement des textes si différents des nôtres de par leurs modes d’approches ? Incompétence linguistique et culture dualisante semble demeurer deux obstacles insurmontables, si l’on ne sort pas des particularités culturelles.
L’entreprise n’est devenue « raisonnable » qu’en se limitant au seul champ mystique au-delà de diversités traditionnelles religieuses. Mais avant tout elle a bénéficié d’une chance tout à fait imprévisible :
Kenzo Yamamoto partage notre appréciation mystique. Ainsi il « exporte » Madame Guyon (-1717) en la présentant comme telle et en la traduisant directement du français en japonais2.
Notre rencontre s’est traduite par un « échange » bien imprévisible opéré entre mystiques : d’un côté Madame Guyon, de l’autre deux japonais, le philosophe linguiste Toshihiko Izutsu (-1985) et le moine mystique Dôgên qui vécut sept cent cinquante ans plus tôt (-1253). Les trois figures disparues que l’on vient de dater sont fort éloignées par l’espace ou dans le temps, mais elles abordèrent avec justesse ce qui constitue un Réel inconnaissable. L’intelligence explicite du Moderne ou le vécu de l’Ancien éclairent les autres textes des tomes cités.
Vivant au sein de cultures du bassin méditerranéen traversé par trois religions du livre, outre les influences ce celles propres à l’Inde dont est issue la bouddhique, une mutation est due. Il s’agit d’élargir ce que l’on caractérise souvent comme « vécu mystique en Dieu ».
Après une ouverture qui pose le contexte confucianiste, nous proposons des extraits taoïstes. Il s’agit des deux grands mystiques anciens les plus largement reconnus — Maîtres Lao et Tchoang, qui vivaient avant l’ère dite commune. Ils sont suivis d’un « chant » ou chapitre tiré du Huainan zi ; de poèmes choisis traitant « du Vide » et l’on approche l’an mil. Apparaîtra Wang-Yang-Ming, mystique néo-confucéen actif vers 1500.
Cinq siècles de nouveau et Izutsu prend place digne de son génie même s’il ne se présente pas comme mystique. Le penseur est libre de dépendances philosophiques européennes. Envers la mystique musulmane cela lui assure une approche libérée de la chrétienne sur Massignon ou de l’allemande sur Corbin : un « vent nouveau venu de l’est » change ainsi la perception habituelle offerte par des érudits célèbres.
Tout n’a pas totalement disparu de nos jours, et même en Chine, mais demeure caché ou interdit : en témoignent des « voyageurs du rêve » occidental qui rencontrent autour de l’an 2000 quelques rares moines taoïstes3.
Nul doute que les cultures anciennes taoïstes et bouddhiques puissent infléchir ce qui est arrivé en moins de deux siècles par irruption brutale d’outils matériels souvent militaires puis conceptuels souvent idéologiques.
Un retour multiforme des traditions non européennes serait en cours tandis qu’une Europe affaiblie n’exporte plus, mais importe (difficilement) des hommes. Cette inversion de sens peut-elle rétablir l’équilibre disparu entre peuples dès le « siècle des Lumières » tout en préservant l’acquis du même siècle, mal exporté, vers plus de liberté ?
Pour poser la base culturelle au sein de laquelle taoïsme et bouddhisme prirent place, les « Entretiens » de Confucius (Lunyu) sont incontournables. Ils ouvrent à la fois chronologiquement et de par leur influence ce recueil de textes mystiques chinois et japonais.
Les « Entretiens » ne sont pas réductibles à une morale, ils s’ouvrent au grand souffle (qi) qui anime l’univers.
Je propose quatre chapitres (sur vingt) : I De l’Etude, IV Habiter l’Humanité, VII De la Transmission, XI Les Premiers [disciples] venus. Ils ont précédés de deux fragments empruntés à la Préface des traducteurs : Le fil rouge : un Humanisme pragmatique.
Je les fait suivre par un extrait du premier des disciples, Meng Zi. Il est introduit par des fragments des traducteurs qui éclairent la notion de souffle (qi), aordent l’inégalité des hommes, le mal, le cœur…
Philosophes confucianistes/textes traduits, présentés et annotés par Charles Le Blanc et Rémi Mathieu, Gallimard, « Pléiade », 2009.
TEXTES
[X] Préface […]
Un devoir d’humanité.
Avant de fonder une morale, Confucius vise, lors d’entretiens avec ses disciples, à définir la relation à autrui dont celle-ci va découler. Dans une société aussi hiérarchisée que celle de la [XI] Chine antique, il conçoit que les hommes sont semblables les uns aux autres, de nature unique. L’un des disciples aura cette formule demeurée immortelle : « À l’intérieur des Quatre Mers, tous [les hommes] sont ses frères 1. » À ce titre, ils n’ont que des devoirs à remplir, sans réclamer jamais aucun droit. Il entend aussi que chacun soit socialement (selon son rang, son âge, sa compétence) a sa place et que celle-ci soit définie par un terme clair, d’où son exigence du respect strict de la correction des noms. Ce qu’il qualifiera de vertu d’« humanité » (ren), dans un monde où elle faisait si cruellement défaut, contient et implique toutes les autres attitudes et pensées à l’égard des hommes : l’amour d’autrui, le respect, la piété, la sincérité, l’observance des rites… qui sont autant de vertus, parce qu’elles sont l’expression de sentiments aussi bien que de devoirs. Confucius, et moins encore ses successeurs, ne nie point les différenciations sociales, nécessaires à la structuration des groupes humains, mais il affirme que son prochain est comme un autre soi-même (« il » est « je » et réciproquement) et qu’il en découle, fort naturellement, une attention constante à traiter l’autre comme un sujet que l’on est, d’ailleurs, par effet de réciprocité, soi-même à son égard. L’illustre bien la formule, connue sous diverses expressions : « Ce que tu ne désires pas pour toi-même, ne l’impose pas aux autres ». C’est que les hommes ont donc même nature ; ils ne se distinguent que par leurs pratiques, les catégories sociales auxquelles ils appartiennent et leur rang dans la hiérarchie des âges ou des familles. De ce point de vue, Confucius est un pragmatique ; il réussit la synthèse entre ses hautes aspirations et la réalité sociale chinoise établie sur une hiérarchisation des êtres vivants. La pratique de l’humanité, cœur du dispositif confucéen, est difficile à observer et pourtant fondée sur l’amour inconditionnel des hommes 5. Cette humanité, dit
1. Lunyu, XII-5, 264. En fait, le propos du disciple Zi Xia est plus restrictif : « Si l’homme de bien respecte les autres […], alors, à l’intérieur des Quatre Mers [c’est-à-dire dans le monde entier], tous sont ses frères aînés et cadets ». Notons le « tous » qui implique l’absence de distinction théorique entre princes et sujets.
5. […] Cet amour inclut d’autres attitudes affectueuses et généreuses à la fois : la mansuétude, la bienveillance, la tolérance… Ces vertus vont de pair avec une attitude de modestie, de mise en retrait et d’absence de conflit vis-à-vis d’autrui.
[XII]
[…]
Vers un perfectionnement de soi.
S’Il est une passion de Confucius, c’est la quête de la perfection ; s’il est une crainte, c’est de se heurter à la médiocrité des hommes (ce fut souvent le cas dans son enseignement comme dans ses fonctions à la cour). Car, pour disposer de cette aptitude à aimer les autres, il ne faut point se contenter de cette tendance native à aller vers eux, mais cultiver la propension vers le bien qui habite censément chacun de nous. C’est ce que les confucianistes nomment « le perfectionnement de soi [de sa personne] », c’est-à-dire la recherche de ce qui exprime au mieux les aptitudes propres à tendre vers le bien pour soi et pour les autres. L’homme dispose spontanément de cette faculté, encore lui faut-il tendre volontairement vers son épanouissement. À cet égard, cette philosophie est un pur volontarisme : elle ne fait pas confiance à la nature pour réaliser ses ambitions, elle s’applique constamment, chaque jour, à en observer le développement programmé. Nul système de pensée ne valorise autant la libre volonté que le confucianisme ; c’est à ce titre qu’il est synonyme d’une respon — [XIII] sabilisation neuve du sujet qui n’est plus considéré comme un simple objet du destin forgé par le Ciel — tout en reconnaissant la part de destinée que ce dernier lui impose. Ces hommes qui aspirent, par choix, a cette perfection sont des « hommes de bien » (junzi), héritiers des sages idéalisés des temps anciens ; ils se distinguent ainsi de ceux qui se contentent de leurs seules compétences innées. Pour ce faire, ils vont disposer des instruments que confère à tout homme l’étude. Celle-ci s’entend alors au sens large : elle est apprentissage des savoirs avant d’être assimilation et recherche des significations. Elle est une acquisition des techniques, comme une étude des livres référentiels.
[…] [32]
NOTICE
Ce chapitre examine divers asiles de l’étude, qui n’est pas d’abord une recherche théorique de la vérité, mais l’union inséparable de la connaissance et de la pratique, chacune stimulant l’autre. L’étude est le principe du perfectionnement intégral de l’individu et, en particulier, de son perfectionnement moral. Ainsi, la pratique de la piété filiale au sein de la famille (servir ses parents et ses aînés) mène tout naturellement à transposer cette vertu dans la sphère publique et politique où l’enfant, devenu adulte, se consacre au bien commun et vise a devenir unjunzi (homme de bien), l’idéal confucéen. L’esprit de l’étude confucéenne se reflète bien dans la conduite de Zi Lu : « Zi Lu craignait seulement d’entendre un [nouvel] enseignement avant d’avoir mis en pratique le précédent » (v-15, 100).
Le premier paragraphe (I-I, 1 à 3) comporte un aspect synthétique indéniable, mais son interprétation varie beaucoup chez les commentateurs. Aucune interprétation n’épuise le sens du texte. Ici, l’étude est source de joie parce qu’elle donne naissance à la vertu et à l’homme de bien ; la vertu attire des voisins et des amis qui partagent l’idéal de l’homme de bien et permet à celui-ci de garder l’équanimité même quand son mérite est méconnu des autres. Ainsi, l’objet ultime de l’étude n’est pas l’accumulation des connaissances, mais l’instauration de la vertu intégrale de l’homme de bien. Le fondement de l’étude et de la vertu est dévoilé dans le paragraphe suivant, où un disciple de Confucius définit la piété filiale et l’amour fraternel comme le fondement de la vertu d’humanité (I-2, 3 à 4).
Dans la mesure où les rites sont une forme d’apprentissage, ils relèvent aussi de l’étude. Les rites reposent sur l’harmonie, mais [34] l’harmonie doit être encadrée par les rites (1-12, 16). Les rites permettent d’exprimer ses sentiments les plus profonds, par exemple, lors du décès de ses parents, dans des formes socialement acceptables et transformatrices (1-9, 13).
TEXTE
I-I. [I] Le Maître 1 dit : « N’est-ce pas tout de même un plaisir d’étudier 2 et, au moment voulu, de mettre en pratique ce que l’on a appris ? [2] N’est-ce pas tout de même une joie d’avoir des amis venus de loin nous visiter ? [3] N’est-ce pas tout de même le fait de l’homme de bien de garder sa bonne humeur même lorsqu’il est méconnu ?
I-2 You zi 5 dit : «Un homme imprégné de piété filiale et d’amour fraternel sera rarement porté à défier ses supérieurs. Combien moins un tel homme sera-t-il enclin à fomenter des troubles ! [4] L’homme de bien consacre tous ses soins au fondement 6. Une fois le fondement bien établi, la Voie naît 7. Or, la piété filiale et l’amour fraternel ne sont-ils pas le fondement de l’humanité 8 ? »
1. Sauf indication contraire, la formule « le Maître » désigne Confucius.
2. Étudier : acquérir de nouvelles connaissances, les mettre en pratique et, par là, se perfectionner soi-même.
5. You Zi : nom personnel You Ruo et titre You zi ; disciple de Confucius né vers ~516 ; conseiller du duc Ai (r. ~494 — ~468) de Lu ; appelé zi (maître).
6. Littéralement : « la racine ».
7. La Voie naît de la connaissance jointe à la pratique, dont l’apprentissage
8. « La vertu d’humanité ».
[36] I—3. Le Maître dit : « Propos ingénieux et airs séduisants sont rarement empreints d’humanité. »
I—4. Zeng zi 10 dit : « Chaque jour je m’examine à trois reprises. Ai-je été déloyal dans mes engagements à l’égard d’autrui ? Ai-je été infidèle dans mes rapports avec mes amis ? Ai-je enseigné des choses que je n’avais pas mises en pratique ? »
I—5. [7] Le Maître dit : “Un souverain à la tête d’un pays de mille chars 12 [9] manifeste sa bonne foi dans les affaires par son respect des officiers et son amour de ses pairs par la modération de ses dépenses. Il ne sollicite le peuple qu’au moment propice 13.”
I—6. [10] Le Maître dit : « À domicile, le disciple est filial, en public, fraternel. En tout temps, il est de bonne foi. Il aime tout le monde, mais chérit ceux-là seuls qui font preuve d’humanité. Si ses activités n’épuisent pas ses forces, il les consacre à l’étude des écrits 14. »
I—7. [11] Zi Xia 15 dit : « Si l’estime des sages et l’indifférence à la beauté physique te rendent capable de consacrer toutes tes forces au service de tes parents, de te dévouer corps et âme au service de ton souverain et d’être digne de confiance dans tes rapports avec tes amis, on aura beau dire que tu n’as pas encore étudié, à mes yeux tu as vraiment étudié. »
10. Zeng zi : nom personnel Zeng Shen (~505 — ~436) et nom social Zi Yu ; il fut un important disciple de Confucius et fut aussi appelé « maître ».
12. C’est-à-dire une puissance moyenne au temps de Confucius.
13. Allusion aux corvées. L’interlocuteur de Confucius serait le duc Jing (r. 547-~49o) de Qi. Confucius séjourna à sa cour en ~517.
14. Entre autres, le Shi, « Les Poèmes », le Shu, « Les Documents », et le Li, « Les Rites ».
15. Zi Xia : nom social de Bu Shang, un disciple de Confucius né à Wèi vers ~507 ; il eut ses propres disciples ; il est connu pour sa connaissance des anciens écrits.
I—8. [12] Le Maître dit : “Sans gravité, l’homme de bien ne saurait ni imposer son autorité ni affermir son étude. Comme il accorde la plus grande importance à la loyauté et à la fidélité et n’a pas d’amis qui ne soient ses égaux, [13] commet-il une faute, il n’hésite pas à se corriger.”
I—9. Zeng zi dit : « La vertu du peuple 17 atteint sa plénitude lorsqu’on donne tous ses soins à l’accomplissement des rites funéraires pour ses parents et qu’on étend sa vénération aux ancêtres les plus éloignés 18. »
I—10 [14] Zi Qin 19 s’enquit auprès de Zi Gong 20 : « Quand notre Maître se rend dans un pays 21, il se renseigne toujours sur son gouvernement ; sollicite-t-il ces renseignements ou les lui fournit-on spontanément ? »
Zi Gong répondit : « C’est par son naturel doux, avenant, respectueux, modeste et conciliant que notre Maître les obtient. La manière de les solliciter de notre Maître ne diffère-t-elle pas en tout point de celle des autres ? »
I—11. [15] Le Maître dit : « Observe les intentions du fils tant que son père est vivant 22. Observe sa conduite quand son père n’est plus. Si, après trois ans 23, il n’a rien changé à la voie de son père, il mérite bien qu’on le dise pieux. »
I—12. [16] You zi dit : « Dans l’usage des rites, l’harmonie vient en premier. Grâce à elle, la voie des Anciens trouva sa beauté et les affaires mineures et majeures, leur principe. [38]
Mais, lorsque la pratique comporte des aspects répréhensibles et qu’on s’en remet uniquement à l’harmonie, sans l’encadrer par des dispositions rituelles, la pratique n’en demeurera pas moins défectueuse. »
17. Il convient de comprendre : « la vigueur morale du peuple. »
18. Si l’enfant honore même ses parents éloignés, combien plus ses
parents proches.
19. Zi Qin : nom social de Chen Kang, dont on ne connaît rien.
20. Zi Gong : nom social de Duanmu Si, un disciple de Confucius né à Wèi vers ~520. Chef du mouvement confucéen après la mort du Maître.
21. Allusion aux nombreux voyages de Confucius.
22. Avant la mort du père, le fils n’est pas autonome ; d’où l’opposition entre « intentions » et « conduite ».
23. Trois ans : la durée du deuil rituel (vingt-sept mois).
I—13. [17] You zi dit : « Si ta bonne foi tend vers la justice, tes paroles seront fiables. Si ton respect tend vers les rites, tu tiendras honte et disgrâce à distance.
Une épouse innocente de toute négligence
À l’endroit de sa propre famille
digne du temple ancestral 25.»
1-14. [18] Le Maître dit : « L’homme de bien ne cherche point la satiété dans la nourriture ni le confort dans le logement. Il est expéditif dans les affaires, mais circonspect dans ses paroles. Fréquentant ceux qui possèdent la Voie, il se corrige grâce à eux. D’un tel homme, on peut dire qu’il aime véritablement étudier. »
I—15. Zi Gong demanda : « Que penser de l’adage :
Pauvre sans complaisance,
Riche sans arrogance ? »
Le Maître répondit : « C’est acceptable ; mais mieux vaudrait :
Pauvre joyeux dans la Voie,
Riche imprégné des rites. »
I—16. [19] Zi Gong dit :
Comme si on coupait, comme si on limait,
Comme si on taillait, comme si on polissait 29. [39]
« Serait-ce ce que vous voulez dire ? »
Le Maître dit : “Si [Zi Gong], je peux enfin commencer à te parler du Shi, “Les Poèmes” ! Je t’entretiens des antécédents et tu comprends les aboutissants.”
I—17. Le Maître dit : « Ne t’afflige pas d’être inconnu parmi les hommes ; afflige-toi plutôt de les méconnaître. »
25. Adage d’origine inconnue. L’épouse intègre dans sa propre famille est digne d’être présentée aux parents défunts de son mari.
29. Citation du Shijing, « Le Classique des Poèmes », 321 A, poème. Le Shijing est une anthologie de 305 poèmes (du ~Xe au ~VIIe siècle), dont la compilation est attribuée a Confucius.
NOTICE
Plusieurs spécialistes considèrent ce chapitre comme le plus important du Lunyu, « Les Entretiens ». Selon E. Bruce Brooks et A. Taeko Brooks, ce fut le premier chapitre rédigé par les disciples de Confucius, pour souligner la primauté de la vertu d’humanité (ren) dans l’enseignement du Maître. C’est le seul chapitre du Lunyu où tous les paragraphes didactiques (sauf un) sont mis dans la bouche de Confucius, le Maître.
Le mot ren signifie que l’être humain se définit par son rapport à autrui et que ce rapport, établi sur la nature humaine, en est un de bonté, de bienveillance et de douceur — et non d’agressivité, de haine et de violence. Le mot exprime le destin de l’être humain, polarisé par le bien ; c’est pourquoi nous le traduisons par « humanité » dans le sens de vertu. Comprise en ce sens, l’humanité sous-tend deux valeurs fondamentales : exigence de perfection par-devers soi-même (zhong) et mansuétude à l’égard d’autrui (shu), concept souvent comparé à la règle d’or. Ainsi, à la question du disciple Zi Gong :
« Existe-t-il une seule maxime qu’on pourrait mettre en pratique toute sa vie ? »
le Maître répondit : [60]
« Il pourrait seulement s’agir de la mansuétude, n’est-ce pas ? Ne pas imposer aux autres ce qu’on ne désire pas pour soi-même ».
À une autre question de Zi Gong, Confucius répondit :
“L’humanité, c’est, tout en voulant s’établir soi-même, établir les autres ; et tout en voulant se perfectionner soi-même, perfectionner les autres. Être capable de saisir l’analogie à partir de ce qui est près (soi-même) peut être considéré comme la méthode de l’humanité.
[…]
TEXTE
IV—1 [74] Le Maître dit : « Quel bonheur d’avoir des voisins imprégnés d’humanité. Si l’on choisit de ne pas habiter parmi eux, comment pourra-t-on atteindre la sagesse ? »
IV—2.[75] Le Maître dit : « Un homme sans humanité ne peut ni supporter longtemps l’austérité ni connaître la joie perpétuelle. Les gens pénétrés du sens de l’humain y trouvent le contentement, mais les gens qui prisent le savoir cherchent dans l’humanité leur profit. »
IV—3. Le Maître dit : « Seul l’homme pénétré du sens de l’humain sait aimer les uns et haïr les autres 3. »
IV—4. Le Maître dit : « Si la volonté tend tout entière vers l’humanité, elle sera sans malice. »
IV— 5. [76] Le Maître dit : ‘Les gens désirent les richesses et les honneurs plus que tout, mais l’homme de bien ne se les approprie pas aux dépens de la Voie. Les gens abhorrent la pauvreté et le mépris plus que tout, mais [62] l’homme de bien ne les fuit pas au détriment de la Voie. Si l’homme de bien rejette l’humanité, comment pourra-t-il en porter le nom 4 ? L’homme de bien ne s’oppose jamais à l’humanité même le temps d’un repas. Ni désarroi ni détresse ne sauraient l’en détourner.’
IV—6. [77] Le Maître dit : ‘Je n’ai encore vu personne qui aimât l’humanité et haït l’inhumanité. Or, rien ne saurait dépasser l’amour de l’humanité. Haïr l’inhumanité, c’est faire preuve d’humanité sans pour autant devenir le jouet des gens sans humanité.
« N’y a-t-il donc personne à pouvoir consacrer toute sa force à l’humanité même l’espace d’un jour ? Je n’ai jamais rencontré une personne qui en fut incapable ; si une telle personne existe, je ne l’ai jamais rencontrée.’
IV—7 [78] Le Maître dit : « Les fautes révèlent quel homme on est. En examinant les fautes d’un homme, on connaît son humanité. »
IV—8. Le Maître dit : « Si à l’aube la Voie était reconnue dans le monde, je mourrais content au crépuscule. »
IV—9. Le Maître dit : « Un gentilhomme voué à la Voie, mais honteux d’être mal nourri et mal vêtu ne mérite point qu’on discute avec lui. »
IV—10 [79] Le Maître dit : « En tout lieu et en tout temps, l’homme de bien est libre de préjugés favorables ou défavorables. Son unique critère est la justice. »
3. Selon la glose, l’homme pénétré du sens de l’humain aime chez l’homme ce qu’il y a de bon et hait ce qu’il y a de mauvais.
4. Allusion à la correction des noms. Le texte classique sur le sujet est xii-1, 271. Il s’agit d’une phrase de quatre caractères redoublés : Jun jun, chen chen,fu fu, zi zi. On peut la paraphraser comme suit, pour la rendre plus explicite : « Celui qui porte le nom de souverain doit se conduire en véritable souverain ; celui qui porte le nom de ministre doit se conduire en véritable ministre ; celui porte le nom de père doit se conduire en véritable père ; celui qui porte le nom de fils doit se conduire en véritable fils. » La correction des noms comporte deux volets : d’une part, l’attribution à chaque être d’un nom qui en définit la nature (par consensus social) ; et, d’autre part, la vérification de la correspondance entre le comportement des êtres et leur nature, révélée par leur nom.
IV—11. Le Maître dit : « L’homme de bien prise la vertu ; l’homme de peu prise la terre 6. L’homme de bien prise la loi ; l’homme de peu prise les faveurs. »
IV—12. [80] Le Maître dit : « Agir en vue du profit, c’est susciter beaucoup de mécontentement. »
IV—13. Le Maître dit : « Quel empêchement y a-t-il à gouverner un pays par la déférence propre aux rites ? Si l’on ne peut gouverner un pays par la déférence propre aux rites, à quoi donc servent les rites ? »
IV—14. Le Maître dit : « Ne te fais pas de souci d’être sans position, mais soucie-toi plutôt d’être digne d’une position. Ne te fais pas de souci de n’être reconnu de personne, soucie-toi plutôt de mériter d’être reconnu. »
IV—15. [si] Le Maître dit : “Shen 8 [Zeng zi], ma voie est traversée par l’un comme par un fil.”
Zeng zi dit : « En effet. »
[82] Le Maître sortit. Les disciples demandèrent : « Qu’a-t-il voulu dire ? »
Zeng zi répondit : « La voie de notre Maître consiste en une seule chose, l’exigence envers soi-même et la mansuétude envers les autres 9. »
IV—16. Le Maître dit : « L’homme de bien comprend tout sous l’angle de la justice. L’homme de peu comprend tout sous l’angle du profit 10. »
6. C’est-à-dire, les avantages que l’on peut tirer de la propriété terrienne : produits agricoles, rentes, location, etc.
8. Shen : nom personnel de Zeng Shen, habituellement appelé Zeng zi.
9. Le « fil » qui traverse l’enseignement de Confucius n’est pas une notion abstraite, mais un principe moral qui unit la pensée et l’action, soit l’exigence envers soi-même et la mansuétude envers les autres qui sont à la base de l’humanité.
[64] IV—17. [83] Le Maître dit : « Rencontres-tu un sage, pense à l’égaler. Rencontres-tu un homme dépourvu de sagesse, examine-toi. »
IV—18. Le Maître dit : « En servant ses parents, on peut avec délicatesse leur adresser des remontrances. Si l’on constate qu’ils ne sont pas disposés à les suivre, on n’en demeure pas moins respectueux, sans les contrarier, et on se dévoue à leur service sans nourrir de ressentiment. »
IV—19 [84] Le Maître dit : « Du vivant de ses parents, on ne voyage pas au loin. Si l’on doit voyager, on s’assure de leur faire connaître sa destination. »
IV—20. Le Maître dit : « On peut certainement reconnaître comme filial un fils qui pendant trois ans n’apporte aucun changement à la voie suivie par son père 12. »
IV—21. Le Maître dit : « On se doit de connaître l’âge de ses parents, d’un côté pour s’en réjouir, de l’autre, pour s’en inquiéter. »
IV—22. [85] Le Maître dit : “Si les Anciens ne donnaient pas libre cours à leurs paroles, c’est qu’ils avaient honte de ne pas être à leur hauteur [dans leur conduite].”
IV—23. Le Maître dit : « Il est rare qu’on pèche par modération. »
IV—24. Le Maître dit : « L’homme de bien se veut lent dans ses paroles et vif dans ses actions. »
IV—25. Le Maître dit : « La vertu n’est jamais seule, elle peut toujours compter sur des voisins 14. »
IV—26. [86] Zi Yôu [You zi] 15 dit : « Critiquer les autres auprès de son souverain, c’est s’attirer la disgrâce. Critiquer les autres auprès de ses amis, c’est se les aliéner. »
14. L’homme vertueux attire spontanément les autres.
15. Zi Yôu : nom social de Yan Yan, dont le titre était You zi.
NOTICE
Ce chapitre est entièrement centré sur Confucius — sur la manière dont il se percevait lui-même et dont il était perçu par les disciples. Le chapitre X, également consacré à la personne de Confucius, met l’accent, pour sa part, sur son observance des rites à la cour et sur ses relations protocolaires avec les dignitaires et même le souverain ; ce chapitre présente un aspect formaliste qui voile en bonne partie la personnalité de Confucius et qui est absent du chapitre VII. Ici, on saisit Confucius sur le vif, dans la spontanéité de ses réactions aux personnes, aux situations et aux enjeux de son temps.
Le point de départ de sa mission dans la vie fut sa prise de conscience aiguë de la dégénérescence morale et culturelle de son époque, un leitmotiv du Lunyu exprimé avec force ici :
« Ce qui me trouble, c’est de voir la vertu non pratiquée et l’étude non approfondie ; c’est de savoir où est la justice sans pouvoir se tourner vers elle et d’être incapable de corriger ce qui est mauvais » (VII-3, 136).
Quand il sentit sa fin prochaine, son chagrin ne vint pas de l’imminence de la mort, mais de la non-pratique de la Voie.
Toute sa vie fut polarisée par ce problème. Pour le résoudre, il se consacra à deux tâches fondamentales : l’étude et l’enseignement. Ces deux tâches complémentaires étaient pour lui l’essentiel de sa vie. Les divers postes qu’il occupa dans le gouvernement étaient ponctuels et secondaires, sauf s’ils lui permettaient de promouvoir les valeurs qui gravitaient autour de l’étude et de l’enseignement. Dans cette perspective, il chercha à servir les princes, dans le but de les conseiller, de les influencer et de leur inculquer les valeurs nécessaires pour réformer le monde.
[…]
TEXTE
VII—1 [134] Le Maître dit : « Je transmets, mais ne crée point. Je mets ma confiance dans l’Antiquité et l’aime. En cela Peng l’Ancien 1 pourrait se comparer à moi. »
VII—2 [136] Le Maître dit : « Apprendre en silence, étudier sans impatience, enseigner inlassablement, qu’est-ce qu’il m’en coûte ! »
VII—3. Le Maître dit : « Ce qui me trouble, c’est de voir la vertu non pratiquée et l’étude non approfondie ; c’est de savoir où est la justice sans pouvoir se tourner vers elle et d’être incapable de corriger ce qui est mauvaise. »
VII—4 [137] Dans ses moments de loisir, le Maître était tout à la fois digne et affable.
VII—5. Le Maître dit : “Comme j’ai décliné ! Depuis ô [90] combien de temps n’ai-je plus revu le duc de Zhou 3 en rêve !”
VII—6. Le Maître dit : « Tends vers la Voie, prends la vertu comme norme, appuie-toi sur l’humanité, sois familier avec les arts. »
VII—7 [138] Le Maître dit : « À quiconque m’apporte ne serait-ce qu’un paquet de viande séchée, jamais je n’ai refusé mon enseignement. »
VII—8. [139] Le Maître dit : « J’ouvre seulement la porte à ceux qui trépignent d’apprendre et je m’engage seulement auprès de ceux qui ont des choses à dire. Si, ayant proposé un angle, on ne me revient pas avec les trois autres, je ne poursuis pas la leçon. »
VII—9. Si le Maître prenait son repas à côté d’une personne endeuillée, il ne mangeait jamais à satiété.
VII—10. Un jour où le Maître avait pleuré, il ne chantait pas 7.
VII—11. [140] Le Maître s’adressa à Yan Yuan [Yan Hui] : « Agir quand on est en poste, demeurer en attente quand on est remercié, seuls toi et moi le faisons. »
Zi Lu 9 dit : « Si vous, Maître, receviez le commandement des Trois Armées, avec qui le partageriez-vous ? Le Maître répondit : “Je ne saurais le partager avec une personne “qui s’attaque à un tigre les mains nues, traverse le He, “fleuve Jaune”, sans esquif, et meurt sans regret. Il me faudrait plutôt une personne qui aborde les affaires avec crainte et tremblement et les met en œuvre après mûre réflexion.”
VII—12. Le Maître dit : « S’il était acceptable de chercher à acquérir les richesses, je me ferais volontiers conducteur de char 11. Mais comme il est inacceptable de chercher à les acquérir, je me tourne vers ce que j’aime. »
VII—13.[141] Le jeûne, la guerre et la maladie préoccupaient particulièrement le Maître.
1. Peng l’Ancien : personnage mal connu du début de la dynastie Shang.
3. Le duc de Zhou : fils (nom personnel Dan) du roi Wen (mort en ~1122) et frère cadet du roi Wu (r. ~ 1121 — ~1116). Au décès de celui-ci, il assuma la régence (de ~1115 à ~1110) jusqu’à la majorité du roi Cheng (r. ~1115/1110-1078). Il fut inféodé comme premier prince de Lu. Parangon de vertu, de fidélité et de noblesse, il fut le modèle de Confucius.
7. À mettre en rapport avec le passage précédent.
9. Zi Lu : nom social de Zhong You. La question de Zi Lu laisse deviner une pointe d’envie à l’endroit de Yan Yuan.
11. Littéralement : « celui qui tient le fouet ».
VII—14. Durant son séjour à Qi 13, le Maître entendit le Shao 14, l’air « La Continuation ». Pendant trois mois il ne connut plus le goût de la viande.
Il dit : « Que la musique puisse atteindre une telle perfection ne m’était jamais venu à l’idée. »
VII—15. [142] Ran You [Zi You] demanda : « Notre Maître est-il partisan du souverain de Weil 15 ? »
Zi Gong lui répondit : « Ça alors ! J’étais sur le point de le lui demander. »
Il entra et demanda : « Quelle sorte d’hommes étaient
Boyi et Shuqi 16 ? »
Il répondit : « Ils étaient des sages de l’Antiquité. »
Il demanda : “Éprouvaient-ils du ressentiment [du fait de ne pas occuper le trône] ?”
10. On peut y voir une rebuffade de Zi Lu, reconnu pour son intrépidité.
13. Qi : principauté voisine de Lu, dans le Shandong. Confucius y séjourna de -517 à-5.15.
14. Pièce musicale célébrant l’accession de Shun (r. -2257 --2208) ; À Qi, il étudia la musique avec le grand maître de musique du pays.
15. Ran You : il avait pour nom personnel Ran Qiu etji.our nom social Zi You - Souverain de Weil : sans doute le duc Chu (r. ~492 — ~480).
[92] Il répondit : « Ils cherchèrent à acquérir l’humanité et ils l’obtinrent. Pourquoi auraient-ils éprouvé du ressentiment ? »
Il sortit et dit : “Le Maître n’est pas partisan [du duc de Wèi] 17.”
VII—16. [143] Le Maître dit : « Des légumes amers comme nourriture, de l’eau claire comme boisson, un coude replié comme oreiller — on y trouve malgré tout de la joie. Richesses et honneurs mal acquis sont pour moi comme des nuages évanescents. »
VII—17. [144] Le Maître dit : “Qu’on me prête encore plusieurs années : j’en prendrai cinq ou dix pour étudier le Yi, « Les Changements » 20, et je pourrai alors éviter toute faute grave.”
VII—18. Les écrits que le Maître prononçait à la manière ancienne comprenaient le Shi, « Les Poèmes », le Shu, « Les Documents », et le Li, « Les Rites ». Ils étaient entièrement prononcés à l’ancienne.
VII—19. [145] Le duc de She 22 interrogea Zi Lu au sujet de Confucius. Zi Lu ne répondit pas.
Le Maître dit : “Pourquoi ne lui as-tu pas répondu :
17. En louant le désintéressement et l’humanité de Boyi et Shuqi, Confucius condamne implicitement l’usurpation du pouvoir par le souverain de Wèi.
20. Une œuvre philosophique basée sur la pratique divinatoire, plus tard appelée Yijing, « Le Classique des Changements ». Une importante variante dans les anciennes éditions du Lunyu change le sens ; il faudrait alors traduire : “Qu’on me/prête encore plusieurs années : j’en prendrai cinq ou dix pour continuer à étudier et je pourrai alors éviter toute faute grave.” Les savants occidentaux suivent majoritairement cette dernière leçon, alors que leurs collègues chinois et japonais adoptent plutôt celle retenue ici dans la traduction. Le paragraphe suivant parle de trois autres œuvres anciennes. — Cinq ou dix : certains lisent “cinquante”, ce qui paraît invraisemblable.
22. Duc de She : titre de Shen Zhuliang. Gouverneur du district de She dans le royaume de Chu (au Hunan), il s’arrogea le titre de “duc”.
‘C’est un homme tel que dans son enthousiasme [pour l’étude] il en oublie de manger, dans sa joie oublie son chagrin et ne se rend même pas compte de la vieillesse qui approche’ ?”
VII—20. [146] Le Maître dit : « Je ne suis pas né avec la connaissance. J’aime l’Antiquité et cherche à la connaître avec diligence. »
VII—21. Le Maître ne discutait pas des phénomènes étranges, des faits de force, des désordres ni des esprits.
VII—22. Le Maître dit : « Si nous sommes trois à cheminer, les deux autres pourront être mes maîtres : le meilleur pour l’imiter, le moins bon pour me corriger. »
VII—23. [147] Le Maître dit : “Le Ciel a fait naître en moi la vertu. Que pourrait Huan Tui à mon endroit 27 ?
VII—24. Le Maître dit : « Quelques-uns parmi vous pensent que je vous cache quelque chose, n’est-ce pas ? Je ne vous cache rien. Il n’est aucune de mes activités que je ne partage avec vous. Voilà le genre de personne que je suis, moi, Qiu. »
VII—25. L’enseignement du Maître portait sur quatre choses : les écrits, la conduite, la loyauté et la fidélité.
VII—26. [148] Le Maître dit : « Il ne m’a pas été donné de rencontrer un homme saint ; s’il m’était donné de rencontrer un homme de bien, ce serait déjà beaucoup. »
[94] Le Maître dit : « Il ne m’a pas été donné de rencontrer un homme bon ; s’il m’était donné de rencontrer un homme constant, ce serait déjà beaucoup. Mais comme le rien se fait passer pour réel, le vide pour plein, l’infime pour immense, il est bien difficile d’être constant ! »
27. De passage dans la principauté de Song, voisine de Lu, en ~492, Confucius et ses disciples furent encerclés et menacés par Huan Tui, ministre des Armées et de la Sûreté de Song. Confucius croyait être investi d’une mission céleste.
VII—27. Le Maître pêchait à la ligne, non au filet ; chassant avec des flèches à fil, il ne tirait pas sur l’oiseau perché 29.
VII—28. [149] Le Maître dit : « Certains créent sans avoir eu à acquérir de connaissances 30 ; je n’en suis pas. J’écoute beaucoup, triant les bons points et les mettant en pratique. J’observe beaucoup et use de discernement. C’est un niveau inférieur de connaissance. »
VII—29. Il était difficile d’échanger avec [les gens de] Huxiang. Un jeune garçon se présenta. Les disciples étaient suspicieux.
[150] Le Maître dit : « Laissez-le entrer et ne permettez pas qu’il s’en aille. Pourquoi être si rigoureux ? Si un homme s’est purifié pour venir nous voir, nous acceptons sa purification sans pour autant cautionner ce qu’il fera plus tard. »
VII—30. Le Maître dit : « L’humanité est-elle lointaine ? Je la désire et voilà ! elle est là ! »
VII—31. Le ministre de la Justice de Chen 34 demanda si le duc Zhao 35 avait observé les rites.
Confucius répondit : « Il les a observés. »
29. La glose présente deux explications plausibles : Confucius suit simplement le code de conduite des gentilshommes de son temps ; ou bien il témoigne de son profond respect pour les animaux, « en donnant la chance au coureur ».
30. Ceux-là naissent avec la connaissance innée.
34. Chen : principauté au sud de Lu où Confucius séjourna.
35. Zhao, duc (~541 — ~510) de la principauté de Lu.
Confucius se retira.
[Le ministre] rencontra Wuma Qi 36 [Zi Qi], l’invita à entrer et lui dit : « J’ai entendu que l’homme de bien ne saurait, quelles que soient les circonstances, être partisan. Votre souverain a choisi une épouse de Wu portant le même nom de famille que lui et l’a appelée Dame Meng de Wu 37. Si votre souverain a observé les rites, qui donc ne les observe pas ? »
Wuma Qi rapporta ces propos à Confucius.
Le Maître dit : « Moi, Qiu, j’ai de la chance. Si par hasard je commets une faute, les gens vont certainement le savoir. »
VII—3 2. [151] Quand le Maître entonnait un chant avec d’autres, si ceux-ci chantaient bien, il leur demandait toujours de recommencer ; seulement après les accompagnait-il à l’unisson.
VII—3 3. [152] Le Maître dit : ‘Dans mes efforts pour acquérir [la vertu], je me compare aux autres. Mais je ne suis pas encore parvenu à me conduire en homme de bien.’
VII—34. Le Maître dit : « Comment pourrais-je prétendre posséder la sainteté et l’humanité ? Du moins peut-on affirmer que j’étudie sans impatience et enseigne inlassablement. »
Gongxi Hua 41 [Zi Hua] dit : « C’est justement cela que vos disciples sont incapables d’étudier. »
36. Wuma Qi : disciple tardif de Confucius ; nom social Zi Qi ; nom personnel Wuma Shi.
37. Dame Meng de Wu : son nom de famille était Ji, comme le duc Zhao ; leur mariage était donc en principe interdit. Le duc Zhao contourna l’interdit en changeant Ji en Meng. La principauté semi-sinisée de Wu couvrait le Zhejiang et l’Anhui.
41. Gongxi Hua : Gongxi Chi.
[96] VII—3 5. Le Maître était gravement malade. Zi Lu demanda d’offrir une prière de supplication.
Le Maître demanda : « Disposez-vous d’une telle prière ? »
Zi Lu répondit : ‘Nous en disposons. Dans le Lei, “Le Livre des Éloges funèbres ‘43, il est dit :
Nous offrons une prière de supplication
Aux esprits supérieurs et inférieurs
[Du ciel et de la terre.]’
Le Maître dit : « Ma prière est faite depuis longtemps 44. »
VII—36. [113] Le Maître dit : « La prodigalité mène à l’imprévoyance ; la frugalité mène à l’opiniâtreté. Mieux vaut opiniâtreté qu’imprévoyance. »
VII—37. Le Maître dit : « L’homme de bien est posé et magnanime ; l’homme de peu est toujours agité et perplexe. »
VII—38. Le Maître était affable, mais austère, imposant, mais inoffensif, déférent et accommodant.
42. Voir tx-t z, 184. Dans les deux passages, Zi La eSt maître des cérémonies.
43. Ouvrage perdu dont on ne sait rien.
44. Un nouvel exemple de la démythologisation du rite par Confucius : la vraie prière n’est pas l’invocation des esprits par-delà les étoiles, comme le lui propose Zi La, mais le perfectionnement de l’être humain tout au long de son existence.
NOTICE
Ce chapitre tout entier porte sur les jugements de blâme et d’éloge de Confucius à l’endroit d’un certain nombre (dix-sept) de ses disciples. Les jugements ont une fonction pédagogique : mettre en lumiere les conduites à imiter ou à éviter dans le processus de perfectionnement. Le perfectionnement ne vise pas seulement le caractère moral, mais aussi les savoir-faire, les arts et la culture.
[…]
La conclusion représente le plus long paragraphe de l’œuvre. Il s’agit d’un entretien informel entre Confucius et quatre disciples. Confucius demande à chacun d’exprimer ce qu’il désirerait le plus réaliser si son mérite était reconnu. Les trois premiers (Zi Lu, Zi Yôu et Zi Hua) répondent tour à tour, chacun ambitionnant de devenir chef d’État et de se dépenser sans compter pour rendre leur pays le plus prospère, puissant et vertueux possible. Seul Zi Xi ne formule aucune ambition politique, mais choisit plutôt une sortie avec des amis et des enfants dans le lieu paisible et agréable d’un sanctuaire au dieu de la Pluie, avec baignade et chants rituels. Confucius s’associe à Zi Xi, car lui seul a compris que la vraie politique se moque de la politique et repose sur des principes plus simples et plus profonds.
[…]
XI—24. [252] Zi Lu, Zeng) G48, Ran You [Zi You] et Gongxi Hua [Zi Hua] assuraient le service auprès du Maître.
Le Maître dit : “Comme je suis un peu plus âgé que vous, je ne trouve pas d’emploi. Vous-mêmes, quand vous êtes à la maison sans emploi, vous dites : “On ne [132] reconnaît pas mon mérite.” Mais si l’on reconnaissait votre mérite, que feriez-vous ?”
Zi Lu prit les devants et répondit : « Si l’on me donnait un pays de mille chars, enserré par des États puissants, occupé par une armée et réduit à la famine, en trois ans, moi, You, j’en ferais un pays où les gens sont courageux et savent se gouverner. »
Notre Maître sourit.
[2/4] “Toi, Qiu [Zi You], que dirais-tu ?”
Il répondit : « Dans un pays de soixante ou soixante-dix ou même de cinquante ou soixante lis de côté, moi, Qiu, en trois ans je réussirais à contenter le peuple ; mais pour la maîtrise des rites et de la musique, il me faudrait attendre un homme de bien. »
“Toi, Chi [Zi Hua], que dirais-tu ?”
Il répondit : « Jusqu’au jour où je pourrai gouverner un pays, je veux en étudier le fonctionnement. Je voudrais être un officier subalterne portant la coiffe et l’habit cérémoniels et participer aux rites du temple ancestral lors des rencontres entre deux chefs d’État. »
[257] “Et toi, Dian [Zi Xi] ?”
Il laissa le son de sa cithare s’évanouir, se leva et répondit : « Mon choix diffère de celui de mes amis. »
Le Maître dit : « Il n’y a pas d’offense. Il s’agit simplement pour chacun de faire connaître sa préférence. »
Il dit : « Vêtu des habits légers de la fin du printemps, j’aimerais aller me baigner dans la Yi 49 avec cinq ou six jeunes hommes portant le bonnet et six ou sept enfants, nous laisser sécher près de l’Autel des danses pour la pluie, puis revenir à la maison en chantant. »
Notre Maître poussa un profond soupir et dit : « Je m’associe à Dian. »
[261] Les trois disciples sortirent. Zeng Xi s’attarda. Zeng Xi dit : « Que pensez-vous des propos des trois disciples ? » [133]
Le Maître répondit : « Il s’agissait simplement pour chacun d’exprimer son choix, rien de plus. »
Il dit : « Pourquoi, Maître, avez-vous souri aux paroles de You ? »
Il répondit : « Le gouvernement d’un État repose sur les rites, mais ses propos omettaient de mentionner la déférence. C’est pourquoi j’ai souri à ses paroles. »
Il dit : « Mais Qiu, lui, ne parlait pas du gouvernement d’un État, n’est-ce pas ? »
Il répondit : « Où avez-vous vu un pays de soixante ou soixante-dix ou même de cinquante ou soixante lis de côté qui ne fût pas un État ? »
Il dit : « Chi, lui ne parlait pas du gouvernement d’un État, n’est-ce pas ? »
Il répondit : « La rencontre de deux chefs d’État dans le temple ancestral est-elle autre chose qu’une réunion de grands seigneurs feudataires ? Si le choix de Chi est considéré négligeable, quel choix pourrait donc être considéré important ? »
48. Zeng Xi : nom alternatif de Zeng Dian ; nom social Zi Xi ; il était le père de Zeng Shen (Zeng zi).
49. La rivière Yi coule à l’est de Qufu, au centre de Lu, et se jette dans la rivière Si plus au sud.
3. Explications supplémentaires sur des notions importantes
Nature et vertu.
Les quatre germes du cœur et les vertus.
La vertu est une partie essentielle de la nature humaine ; celle-ci possède donc une bonté innée. Les vertus sont présentes dès la naissance, de manière potentielle et inchoative, dans les quatre germes ou sentiments du cœur. Leur plein développement, un processus long et exigeant, doit continuer toute la vie, humanisant les composantes animales de l’individu — les instincts, les désirs, les passions. Les quatre germes continuent de nourrir les vertus jusqu’à la mort, c’est pourquoi l’homme de bien « est celui qui n’a jamais perdu son cœur d’enfant ». Bien des obstacles intérieurs et extérieurs peuvent empêcher les germes de se développer en vertus, Ce non-développement des germes innés est l’origine de l’inégalité morale des hommes et du mal dans le monde. Meng zi s’y arrête longuement, car même si la nature humaine est foncièrement bonne, la majorité des hommes sont moralement médiocres (hommes de peu). L’originalité de Meng zi fut de concevoir la nature comme tendant d’elle-même vers la morale et la morale comme émergeant spontanément de la nature, tout en reconnaissant que la société est formée d’une légion de « Mozart assassiné ».
Le cœur imperturbable et les souffles (qi).
Meng zi affirme avoir atteint un cœur imperturbable, comme d’autres de son temps, dans sa quarantième année. Dans la mesure où chaque vertu est une disposition stable visant à réaliser le bien dans un domaine particulier (par exemple, le courage face à l’adversité), le cœur imperturbable est une disposition stable du cœur lui-même comme source et siège de toutes les vertus. Meng zi introduit ici la notion inédite, centrale et difficile de qi (souffles) 3. [251]
La notion de souffles.
Les qi sont une notion cosmologique, physiologique et psychologique qui devint courante au ~IVe siècle. À l’origine, qi se référait aux effluves et vapeurs qui s’élèvent des rizières par temps chaud, puis aux halos vaporeux que l’on peut parfois apercevoir autour du soleil et de la lune et que l’on considérait comme des émanations. Plus tard, on étendit la notion au souffle humain dans son alternance d’inspiration et d’expiration — le mouvement rythmé de la force vitale. Tous les êtres baignent dans les souffles et sont animés, chacun selon son espèce, par eux. Les souffles sont conçus comme des éléments distincts, mais invisibles, les essences (jing), ou bien comme des mouvements ondulatoires, comme la respiration, oscillant entre le yin et le yang 1. Hétérogène, leur éventail continu s’étend, par degrés infimes, du grossier au subtil. Les premiers s’apparentent au terrestre et au yin, les seconds, au céleste et au yang. L’homme comporte, dès sa naissance, un mélange de souffles grossiers et subtils, qui emplissent son être tout entier. Les quatre germes (si duan) de la vie morale chez l’homme sont des configurations de souffles célestes, alors que son corps, ses organes et ses membres sont des configurations de souffles terrestres. Les souffles ne sont jamais à l’état pur : les célestes contiennent du terrestre et les terrestres du céleste — comme le yin et le yang.
En plus des souffles qui sont propres à chaque catégorie d’êtres, il y a un souffle fondamental, le plus subtil, le plus puissant et le plus universel, qui pénètre tous les êtres et assure l’unité du cosmos. Meng zi l’appelle « le souffle vaste et sublime » (haoran Zhi qi). Les organes des sens opèrent par le truchement des souffles. Ici, nous nous limitons à l’aspect psychique des souffles, inséparable de l’aspect physique. Certains interprètes parlent de psychophysical energy (« énergie psychophysique »).
Le cœur, les souffles et les cinq sens.
Les cinq sens sont des orifices qui permettent l’interaction (entrée-sortie) entre le corps humain et son environnement et, tout particulièrement, avec les souffles cosmiques. Ceux-ci pénètrent l’organisme humain par les sens, mais peuvent aussi le quitter par les [252] sens. Chaque sens a son objet propre : l’œil, les formes et les couleurs ; l’oreille, les sons et les notes, etc. L’objet de chaque sens n’est pas neutre, mais exerce une puissante attraction sur lui. Or, les sens, activés par les souffles, doivent demeurer sous le contrôle de la volonté. Si par distraction, inadvertance, négligence, faiblesse ou dysfonction, les sens échappent au contrôle de la volonté, ils sont comme happés par leur objet, et, dans leur surexcitation, ils drainent les souffles vers l’extérieur. Cette déperdition entraîne un déséquilibre des souffles qui rend le corps et le cœur malades et empêche le développement normal des quatre germes et de leurs vertus correspondantes.
Le monde des sens et des souffles est aussi celui des désirs et des passions. Car « les sens ne pensent pas » ; laissés à eux-mêmes, ils sont dominés et épuisés par leur objet propre, au détriment du bien commun de l’organisme : l’œil ne voit pas les sons, l’oreille n’entend pas les couleurs… Seul « le cœur pense » et peut rassembler les diverses parties et activités de l’organisme humain en assurant l’harmonie et le bien de l’ensemble. Car penser, c’est prendre en compte le tout et ses parties. Si le cœur, pris de vitesse par les sens, est emporté dans la tourmente des désirs et des passions, il ne parvient plus à retenir les souffles. Lorsque ce dévidement se répète jour après jour, les souffles intérieurs s’étiolent et ne peuvent retrouver leur vigueur, tout comme la verdure et la luxuriance du mont du Bœuf ne peuvent plus se régénérer suite aux assauts répétés de la cognée et du pâturage.
Le cœur exerce son ascendant sur les souffles par la volonté, toujours disposée à réaliser la justice comme un devoir, une sorte d’impératif catégorique à faire le bien en toutes circonstances 2. Or c’est par la pratique constante et répétée d’actes justes que le cœur nourrit les souffles et affermit leur orientation vers le bien. Difficile, cette pratique exige un grand courage, mais c’est le prix à payer pour acquérir un cœur imperturbable, c’est-à-dire, un cœur qui n’est plus assujetti aux aléas des sens et des souffles insoumis, des désirs et des passions, mais qui est résolument axé sur la réalisation de son juste devoir. La fidélité à la justice peut même exiger le sacrifice de sa vie — le courage ultime.
L’inégalité des hommes et le mal dans le monde.
Ces deux constats ont même origine : le développement inégal des quatre germes présents en tout homme à la naissance. Meng zi, tout en reconnaissant l’existence répandue du mal dans les individus, dans la société et dans le gouvernement, maintient cependant la bonté foncière de l’être humain. Le mal ne vient pas d’une [253] substance viciée ou d’une tendance mauvaise qui lui serait inhérente, mais d’un rapport entre le cœur, les souffles et les sens. Le cœur, comme on l’a vu, constitue la nature humaine spécifique (céleste), les sens et les souffles étant communs aux hommes et aux animaux (terrestres).
La nature humaine spécifique est dite bonne en raison du cœur et de ses quatre germes de la vie morale. Les sens et leurs souffles sont également bons dans leur sphère propre, dans la mesure où ils suivent leurs tendances naturelles. Mais le rapport fonctionnel entre le cœur, d’une part, et les sens et les souffles, d’autre part, peut être défectueux en raison non pas d’un défaut inhérent à ces éléments, mais de la complexité de l’organisme humain ; celui-ci semble comporter une double nature : le cœur, qui « pense » au bien commun de l’organisme humain et de ses prolongements dans la société et même dans le cosmos ; et les sens, 9ui « ne pensent pas » au bien commun de l’organisme humain, mais cherchent uniquement leur bien particulier, momentané et immédiat Les sens créent de ce fait un grave déséquilibre dans l’organisme humain, obstruant le développement du cœur, détruisant les quatre germes de la vie morale et s’abîmant par degrés dans la passion, l’obsession, la violence et la criminalité 1. L’homme perd ainsi sa nature céleste et retourne à l’animalité. Telle semble être, dans la pensée de Meng zi, l’origine du mal moral et physique dans l’être humain et dans le monde. Il se situe précisément dans le raccordement difficile des deux composantes différentes de la nature humaine, le cœur, d’une part, et les sens ainsi que les souffles qui les animent, d’autre part.
Le cœur est bon en soi, mais il doit, au prix d’efforts incessants, être cultivé, nourri, entouré de soins et affermi, comme une plante fragile ; les sens sont bons en eux-mêmes, mais ils doivent, au prix d’efforts encore plus grands, être contrôlés et orientés par la volonté, pour qu’ils puissent être graduellement intégrés dans les lignes de force du développement du cœur, comme on le voit chez Confucius et chez Meng zi lui-même. Mais ceci est le fait d’un petit nombre, jamais de la multitude. De plus, si les causes du non-développement du cœur sont souvent externes (milieu familial, éducation, contexte socioculturel, fréquentations, divertissements…), une cause plus profonde est interne, comme nous venons de le voir. Il y a donc lieu de nuancer toute présentation simpliste de Meng zi, comme par exemple : « Pour Meng zi, la nature humaine est essentiellement bonne, ce qu’elle a de mauvais lui vient de l’extérieur. » Cette phrase a souvent pour parallèle : « Pour Xun zi, la nature humaine est essentiellement mauvaise, ce qu’elle a de bon lui vient de l’extérieur. » Ces deux énoncés ne respectent pas la complexité de la position de nos deux penseurs.
1. Ainsi, on lit dans le Yijing, « Le Classique des Changements » « Un yin, un yang, c’est le dao ! »
2. Pour Meng zi, l’idée de justice, découlant du sentiment de respect, est le pivot de la vie morale, parce que la justice connote l’idée d’obligation et l’étend aux autres vertus.
1. Meng zi rejoint ici l’analyse de Xun zi. [320]
[Je cite un seul passage de Meng zi en témoignage des disciples qui entouraient Confucius. Il porte sur le cœur et sur les souffles.]
Gongsun Chou demanda : « Peut-on connaître, vénéré maître, votre méthode pour rendre le cœur imperturbable en comparaison de celle de Gao zi ? »
[…]
Meng zi répondit : « D’après Gao zi, inutile de chercher dans le cœur ce qu’on ne peut recevoir par l’enseignement 39 ; inutile de chercher dans les souffles ce qu’on n’a pu concevoir dans le cœur. Cette dernière proposition est acceptable, mais non la première. [115] Car la volonté est [116] le régulateur des souffles et ceux-ci remplissent le corps tout entier. Or, la volonté est suprême et les souffles lui sont subordonnés. C’est pourquoi il est dit :
« Appuyez-vous sur la volonté,
Mais n’opprimez pas les souffles. »
Gongsun Chou demanda : « Puisque vous dites, “La volonté est suprême, mais n’opprimez pas les souffles”, que signifie donc “n’opprimez pas les souffles” ? »
Meng zi répondit : « Si la volonté se concentre sur une seule chose, elle dirige les souffles ; si les souffles se concentrent sur une seule chose, ils perturbent la volonté. Alors les souffles font qu’on trébuche et qu’on se précipite, perturbant le cœur. » [117]
Gongsun Chou dit : « Puis-je vous demander, vénéré maître, en quoi votre méthode est supérieure ? » Meng zi répondit : « Je sais pénétrer le sens des enseignements et j’excelle à nourrir le souffle vaste et sublime qui m’habite 41. »
[118] Gongsun Chou dit : « Puis-je demander ce que signifie l’expression “souffle vaste et sublime” ? »
Meng zi répondit : « Il est bien difficile d’en parler ; c’est le souffle le plus puissant et le plus ferme ; nourri par la droiture et protégé contre toute blessure, il remplit tout l’espace entre ciel et terre. Il a de par sa nature des affinités avec le sens moral et la Voie et, sans eux, il dépérit ; [119] car il se développe par l’accumulation des actes de justice et l’on ne peut se l’approprier au hasard d’une seule action juste. Si la conduite indispose le cœur, alors il dépérit. Aussi j’affirme que Gao zi n’a jamais rien compris à la justice, car il la considère comme extérieure 42. [120] On doit se soucier constamment des souffles, mais non les contraindre ; on ne doit ni les négliger ni forcer leur croissance [121] évitant ainsi d’agir comme cet homme de Song 43.
« Il y avait, en effet, à Song un paysan qui s’attristait que ses pousses ne croissent pas plus vite et il les tira par en haut. Il revint chez lui épuisé et dit aux gens de sa maisonnée : “Je suis fourbu, car j’ai aidé les pousses de céréales à croître.” Son fils s’empressa d’aller vérifier et voilà que toutes les pousses de céréales s’étaient flétries ». Peu nombreux sont les gens dans le monde qui n’aident pas leurs pousses de céréales à croître. Par ailleurs, ceux qui ne croient pas dans cette méthode et qui la récusent négligent de sarcler leurs pousses de céréales, tandis que ceux qui veulent en hâter la croissance les tirent par en haut, ce qui non seulement ne leur apporte aucun avantage, mais les blesse. »
39. Meng zi rejette cette proposition de Gao zi, car elle n’est qu’une autre façon pour Gao zi d’affirmer le caractère extrinsèque, c’est-à-dire, acquis, des vertus ; pour Meng zi, au contraire, les vertus sont présentes, inchoativement, dans le cœur dès la naissance.
41. L’expression chinoise haoran khi qi (littéralement : « le souffle vaste et sublime ») a reçu des explications très différentes dans la tradition exégétique chinoise. Il s’agit du souffle le plus puissant et le plus subtil qui pénètre les diverses catégories d’êtres et unifie l’univers. Plus tard, on en fera la contrepartie du dao, en tant que principe d’ordre et de créativité de l’univers. Seul l’homme peut l’atteindre.
42. […] la preuve que la justice est intérieure et non extérieure, c’est qu’elle nourrit et développe le souffle vaste et sublime, qui anime tous les êtres de l’intérieur.
43. Song ; principauté au sud de Lu, dans le Henan.
Je présente ce maître caché sous deux traductions, l’une érudite, partielle mais commentée, l’autre œuvre d’un jésuite devenu presque chinois.
Mark Kaltenmark LAO-TSEU et le Taoïsme
« Maîtres spirituels », éditions du Seuil, 1965.
Introduit et éclaire de nombreux extraits du Tao Te King ce qui est préférable à l’exposition « brute » au texte intégral (largement disponible sous de multiples « traductions »).
La pensée philosophique chinoise naquit et se développa durant une longue période de guerres qui vit de profonds changements s’opérer dans la structure politique et sociale du pays. La Chine était encore, au Ve siècle avant J.-C., divisée en un grand nombre de principautés féodales ; en 221 avant J.-C., celle de Ts'in était victorieuse de ses rivales et son chef devenait le premier empereur de la Chine unifiée avec le titre de Ts'in Che houang-ti. Ces trois siècles (Ve-IIIe, s.) sont appelés période des Royaumes Combattants par les historiens ; ils méritent aussi bien le nom de période des Philosophes, car jamais la pensée spéculative ne fut aussi cultivée, et avec autant de liberté, qu’en ces temps troublés. On vit la philosophie se détacher progressivement de la religion et de la morale traditionnelles ; une métaphysique s’élabora qui ne devait guère être modifiée par la suite sinon, dans une mesure restreinte, par l’apport du Bouddhisme.
Au début du Ve siècle, K'ong K'ieou (Confucius) avait fondé la première école de sagesse dans le petit État de Lou, situé dans l’actuelle province du Chantong. Événement considérable, puisque la doctrine de ce philosophe, développée par son école, était destinée à façonner profondément l’esprit des Chinois, fournissant les bases quasi immuables de l’éthique et de la politique pour une durée de plus de deux millénaires.
La vie de Confucius (551-479) se situe à la fin de la période qui précéda celle des Royaumes Combattants. À ce moment, des signes de décadence apparaissaient déjà dans l’édifice social ; l’ordre traditionnel et les idéaux qui le justifiaient étaient menacés. Sauver cet ordre et ces idéaux légués par les anciens, telle était la mission que s’était assignée Confucius. Celui-ci avait en fait une conception utopique de l’histoire et de la société ; l’ordre qu’il imaginait était celui d’une société de type féodal où des règles coutumières et religieuses imposaient un équilibre assez stable entre les seigneuries. Par féodalité, il ne faut pas entendre ici seulement un système de rapports juridiques ou économiques, mais une structure qui commandait la société tout entière, dans son être spirituel et dans son être matériel ; bien plus, les conceptions des anciens Chinois relativement à la nature et à l’univers n’étaient, dans une large mesure, que la transposition de leurs valeurs sociales : leur monde était un corps hiérarchisé sur le modèle de la société humaine. Bien entendu, c’était cette dernière qui, dans leur esprit, devait se conformer à l’ordre céleste et, comme les deux ordres étaient solidaires, étroitement reliés par des correspondances et des participations magico-religieuses, les comportements humains influençaient la nature, tout désordre social compromettait l’univers. On conçoit l’angoisse de ces « intellectuels » dépositaires d’une antique tradition lorsque celle-ci commença à être ébranlée, alors que personne ne pouvait encore concevoir d’autres rapports entre les hommes que celui qui existait, croyait-on, depuis les origines de la civilisation. Celle-ci était un ensemble harmonieux d’institutions parfaites et immuables, œuvre de ceux qu’on appelait les Saints Rois de l’antiquité, c’est-à-dire des grands fondateurs de dynastie, et particulièrement ceux de la dynastie régnante des Tcheou.
Rappelons que la dynastie Tcheou avait succédé, au XIe siècle, à celle des Chang (aussi appelée dynastie Yin). La capitale de cette dernière était située non loin de l’actuelle Anyang, dans le nord du Honan ; des fouilles effectuées à l’emplacement où elle s’élevait jusqu’en 1111 avant J.-C. ont mis à jour des fondations d’édifices, des tombes et de nombreux objets, parmi lesquels figurent les plus anciens documents écrits de la Chine.
Nous restons cependant très mal renseignés sur l’histoire des Chang ainsi que sur celle des premiers rois Tcheou. Le domaine de ceux-ci ne semble pas avoir jamais été très étendu et, dès le VIIIe siècle, leur pouvoir était très réduit. Néanmoins, le roi, qui portait le titre de Fils du Ciel, jouissait encore d’un prestige religieux, son rôle traditionnel de suzerain et d’arbitre des seigneurs était respecté. Mais peu à peu, à mesure que les ambitions des grands féodaux se faisaient plus âpres, les vieilles règles perdirent leur autorité. Au contact du monde des Barbares, les États chinois périphériques durent s’organiser sur de nouveaux principes, réformer leur administration, leur agriculture, leurs armées. L’accroissement des populations, l’invention du fer, celle de la charrue sont d’autres facteurs qui contribuèrent au bouleversement de l’ordre établi. Confucius chercha donc à sauver la civilisation traditionnelle en lui donnant des assises morales plus profondes. S’il échoua dans cette entreprise, de nombreux disciples diffusèrent son enseignement à travers le pays avec tant d’efficacité que le Confucianisme s’imposa peu à peu comme l’authentique dépositaire de la civilisation. Ces disciples ne furent malheureusement pas tous fidèles à la pensée du Maître. Alors qu’il avait prêché une éthique fondée sur le perfectionnement individuel, sur une culture en profondeur qui était dans son esprit la première condition d’un bon gouvernement, ses successeurs dévièrent souvent vers un ritualisme formel. Outre l’étude des livres classiques (king), la pratique des rites, le respect des hiérarchies seront les principaux devoirs de l’honnête homme dans la société confucéenne.
Si l’école de Confucius fut la première en date, elle ne tarda pas à avoir ses émules qui furent bientôt si nombreuses qu’on les appelle en chinois les « cent écoles ». Il y eut celle que fonda Mo Ti dans la seconde moitié du Ve siècle : violemment anticonfucianiste, ce philosophe condamnait les rites et la musique (celle-ci était très prisée par Confucius), prêchait l’amour universel, l’héroïsme, la justice. Malheureusement, sa doctrine est gâtée par un utilitarisme simpliste et un ascétisme plus mesquin que spirituel. Il y eut l’école des Légistes, bien typique de l’époque : ces penseurs, résolument novateurs et réalistes, visaient à assurer l’efficacité du gouvernement par la promulgation de lois pénales valables pour tous et aussi en organisant rationnellement (et brutalement) la puissance militaire et l’économie de l’État. Il y eut aussi des sophistes, des politiciens, des diplomates et des stratégistes. Il y eut surtout ceux qu’on appelle les taoïstes et dont Lao tseu passe pour avoir été le patron.
Cette richesse en écoles philosophiques ne devait pas survivre à l’unification politique. À partir de la dynastie Han, seuls demeurent vivants le Confucianisine et le Taoïsme. Le premier devint la doctrine officielle de la monarchie non sans s’être assimilé des éléments empruntés à d’autres courants, en particulier au Légisme. Mais si le Confucianisme marqua de son empreinte la morale officielle et la vie publique, l’influence du Taoïsme devait rester vivante, et souvent prépondérante, dans la vie spirituelle des individus.
Avec Confucius, Lao tseu est probablement le personnage le plus illustre de l’antiquité chinoise, un de ceux dont les noms sont les plus familiers au public occidental. Le livre qui porte son nom, et qui est connu aussi sous le titre de Tao-tö-king, est de loin l’ouvrage le plus souvent traduit de la littérature extrême-orientale. Bien que ces traductions ne soient trop souvent que des interprétations plus ou moins fantaisistes d’un texte difficile, la popularité de Lao tseu n’en est pas diminuée pour autant. Or que sait-on de ce philosophe ? Bien peu de chose, si peu que les spécialistes, qu’ils soient Chinois, Japonais ou Occidentaux, sont très divisés sur la question de son historicité, les uns soutenant qu’il n’est qu’un personnage fabuleux, les autres admettant son existence, mais défendant des opinions divergentes sur l’époque où il vécut et sur certains épisodes de sa biographie. Ces discussions n’ont finalement pas une très grande portée. Plus importantes sont celles qui concernent le Tao-tö-king. Ne pouvant entrer ici dans le détail du problème, nous nous bornerons à évoquer les principales questions posées par l’auteur et par le livre.
Statue de Lao tseu dans le T’ai-ts'ing kong, près du lieu de sa naissance.
Vers l’an 100 av. J.-C., Sseu-ma Ts'ien écrivait la première histoire de la Chine, le Che-ki (Mémoires historiques). Dans cet ouvrage capital, une de nos principales sources d’information sur la Chine antique, figure une biographie de Lao tseu. Malheureusement, ce qu’elle nous apprend de plus sûr, c’est que Sseu-ma Ts'ien ne possédait déjà plus que des renseignements incertains et contradictoires sur ce personnage. L’historien ne cache pas en effet sa perplexité et donne pêle-mêle des opinions qu’il a pu recueillir, avouant qu’en fin de compte personne ne sait rien de certain.
L’état civil que Sseu-ma Ts'ien donne au début de la biographie est lui-même sujet à caution :
« Lao tseu était un homme du village de Hou hien, district de Lai, de la préfecture de Hou dans le pays de Tch'ou. Son nom de famille était Li, son prénom Eul, son appellation Tan. »
Le lieu de naissance indiqué par Sseu-ma Ts'ien correspond à l’actuelle ville de Lou-yi (ville des Cerfs), dans la province du Honan, à environ 40 li de Po tcheou, localité située, elle, dans le Ngan-houei. Dès l’époque des Han, il y avait là un sanctuaire, et aujourd’hui un temple, le T’ai-ts'ing kong (le palais de la Grande Pureté), s’élève encore à l’endroit même où la tradition place la naissance du philosophe ; on y voit une très grande statue de Lao tseu, haute de près de 4 mètres/1. Non loin de là se trouve, dit-on, le tombeau de Lao tseu et celui de sa mère, ce qui peut paraître surprenant, attendu que, pour les taoïstes, l’un et l’autre sont des êtres exceptionnels qui n’ont pu mourir comme de simples mortels. D’autre part, aucune source n’indique que Lao tseu soit mort ou ait été enterré au lieu de sa naissance. Ces deux tombes (si tombes il y a) n’ont évidemment rien d’authentique. D’ailleurs, il est dit plus loin que Lao tseu disparut vers l’ouest, dans le pays de Ts'in, et que certains affirmaient qu’il y était mort. Les traditions locales situent son tombeau à Houai-li (village des Sophoras), dans le Chen-si, un peu à l’ouest de Sian (Si-ngan fou).
Quant aux noms de Lao tseu, ils ne sont pas sans poser des problèmes presque insolubles. Selon notre passage du Che-ki, le nom véritable de Lao tseu serait Li Eul (nom de famille et prénom) ou Li Tan (nom de famille et appellation). Or les textes antérieurs n’appellent jamais notre philosophe de l’une ou l’autre de ces façons, mais toujours Lao tseu (Maître Lao) ou Lao Tan. Si Sseu-ma Ts'ien lui attribue le nom de Li, c’est sans doute à cause de la généalogie, donnée à la fin de la biographie, d’une famille Li du Chantong qui affirmait descendre de Lao tseu, prétention à laquelle on ne saurait accorder de valeur historique. Néanmoins, le nom de famille Li lui est resté, ce qui aura pour conséquence importante de le faire considérer comme leur ancêtre par les empereurs de la dynastie T’ang (618-907).
Mais quel était son vrai nom de famille ? Nous l’ignorons : ce ne peut guère être Lao, ce mot dont le sens est vieux, vénérable, est vraisemblablement une sorte de surnom qu’on semble avoir souvent donné à de vieux sages plus ou moins légendaires. La vieillesse passait pour être la marque d’une grande puissance vitale et d’une grande sagesse. Or Lao tseu est, on pourrait dire par essence, un vieillard : Sseu-ma Ts'ien rapporte les opinions selon lesquelles il aurait atteint un âge de 160 ou même de plus de 200 ans. Ses deux autres noms Eul (oreilles) et Tan (longues oreilles) sont également en rapport avec l’idée de longévité et de sagesse, les vieux sages étant souvent représentés avec de longues oreilles.
Quant à la carrière de Lao tseu, ce que l’historien nous en dit se réduit à trois données qui auraient un grand intérêt si l’on pouvait les considérer comme authentiques : 1° Lao Tan fut archiviste à la cour royale des Tcheou. 2° Il reçut une visite de Confucius. 3° Il finit par s’en aller vers l’ouest et, en chemin, dicta son livre, avant de disparaître sans laisser de traces.
La rencontre de Lao tseu et de Confucius est très célèbre ; elle permettrait de situer approximativement l’époque où vécut Lao tseu. Voici comment elle est contée dans la biographie :
Lorsque Confucius se rendit chez les Tcheou, il alla s’informer sur les rites auprès de Lao tseu. Celui-ci répondit :
Ceux dont tu parles, même leurs ossements sont tombés en poussière, il ne reste d’eux que leurs propos. De plus, lorsque l’honnête homme vit à une époque favorable, il se hâte vers la cour en char ; quand il vit à une époque défavorable, il erre à l’aventure. j’ai entendu dire que le bon marchand cache ses richesses et semble démuni ; s’il a une plénitude de vertu intérieure, l’homme supérieur a l’apparence extérieure d’un sot. Élimine ton humeur arrogante, et tous ces désirs, cet air suffisant et ce zèle débordant : tout cela n’est d’aucun profit pour ta personne. C’est tout ce que je puis te dire. Confucius se retira et dit à ses disciples : « De l’oiseau, je sais qu’il peut voler ; du poisson, je sais qu’il peut nager ; des, quadrupèdes, je sais qu’ils peuvent courir. Les bêtes qui courent peuvent être prises au filet ; celles qui nagent peuvent être prises à la nasse ; celles qui volent peuvent être atteintes par la flèche ; mais le dragon, je ne puis le connaître : il s’élève au ciel sur la nuée et sur le vent. J’ai vu aujourd’hui Lao tseu, il est comme le dragon ! »
Cette entrevue est aussi racontée dans un autre chapitre du Che-ki, mais les propos tenus par Lao tseu ne sont pas les mêmes :
Quand il prit congé pour s’en aller, Lao tseu le reconduisit en lui disant : J’ai entendu dire que l’homme riche et puissant reconduit les gens en leur donnant des richesses, que l’homme bon reconduit les gens en leur donnant des paroles. je ne saurais être riche et puissant, mais je prends furtivement le titre d’homme bon ; je vous reconduirai donc en vous donnant des paroles, et voici ce que je vous dirai : Celui qui est intelligent et qui est profond observateur est près de mourir, car il critique les hommes avec justesse ; celui dont l’esprit est très savant, grandement pénétrant, met en péril sa personne, car il dévoile les défauts des hommes. Celui qui est fils ne peut plus se posséder ; celui qui est sujet ne peut plus se posséder. » Comme le note Édouard Chavannes, le traducteur des Mémoires historiques, c’est là une condamnation de l’intelligence, de la piété filiale et du loyalisme qui sont les principes essentiels de la doctrine de Confucius.
Cette scène était si populaire au temps des Han qu’on la voit représentée sur plusieurs pierres funéraires sculptées du Chantong (datant du IIe siècle av. J.-C.). Elle est souvent racontée dans des ouvrages tant confucianistes que taoïstes ; malheureusement ces textes ne sont d’accord ni sur le lieu, ni sur la date exacte, ni sur le nombre des entrevues, ni sur les propos que Lao tseu aurait tenus en cette occasion, de sorte que l’on peut difficilement tenir pour assuré que les deux grands philosophes se sont vraiment rencontrés.
Lao tseu résida donc un certain temps à la cour des Tcheou, mais quand il constata la décadence de cette maison, il s’en alla : il se dirigea vers l’ouest, vers le pays de Ts'in. Pour cela, il dut franchir la passe de Hien-kou, et c’est alors, à la demande de Yin Hi ou Kouan Yin, le gardien de la passe, qu’il rédigea « un ouvrage en deux sections dans lequel il exposait ses idées sur le Tao et sur le l’ô et qui comprenait plus de 5 000 mots ; puis il partit et personne ne sait ce qu’il advint de lui. » Le gardien de la passe (Kouan-ling) Yin Hi est devenu un personnage important du Taoïsme ; on lui a même attribué un ouvrage, le Kouan Yin tseu, mais c’est sans doute une figure purement légendaire.
Sseu-ma Ts'ien mentionne plus loin deux personnages que certains identifiaient à Lao tseu : Lao Lai tseu, un contemporain de Confucius, et le grand astrologue-archiviste Tan qui vécut bien plus tard et fit, en 376 av. J.-C., une prédiction obscure sur la destinée des Tcheou et sur leur élimination par Ts'in. Finalement, l’historien conclut : « Personne au monde ne saurait dire si tout cela est vrai ou non : Lao tseu était un sage caché. »
Ainsi, Sseu-ma Ts'ien ne dissimule pas l’incertitude à laquelle le condamnent les sources dont il disposait : tout ce qu’il a pu recueillir sur le personnage est si vague et si contradictoire qu’il n’en peut rien tirer de sûr ; il explique ce manque de renseignements en disant qu’il s’agissait d’un sage caché dont il résume ainsi la doctrine : « Lao tseu cultivait le Tao et le Tö ; selon sa doctrine, il faut s’appliquer à vivre caché et de façon anonyme. » Qualifier le philosophe de sage caché, c’était suggérer qu’après avoir quitté sa fonction à la cour royale, il vécut dans l’obscurité. Durant toute l’histoire de la Chine, on trouve des hommes qui, bien qu’appartenant à la classe intellectuelle, choisissaient de vivre à l’écart de la vie publique, fuyant les tracas et les honneurs du monde qu’ils qualifiaient volontiers de bourbier.
Confucius eut l’occasion de rencontrer quelques-uns de ces personnages qui lui tinrent des propos dans le style taoïste. Un d’eux fut Lao Lai tseu (celui-là même qu’on identifiait parfois à Lao Tan) qui, d’après Tchouang tseu, lui reprocha, en termes très durs, l’étroitesse de son esprit et son orgueil, défauts qui étaient sans doute fréquents chez certains professeurs de morale et que les taoïstes reportaient volontiers sur Confucius lui-même.
Un autre « sage caché », surnommé le fou de Tch'ou, chanta en passant devant la porte de Confucius : « O Phénix ! O Phénix ! Comme ta vertu est dégénérée ! Ton passé, je ne saurais le corriger, mais pour l’avenir, il est encore temps de te sauver. Cesse ! Cesse ! Aujourd’hui, les hommes qui prennent part au gouvernement sont en péril ! »
Ces personnages adoptaient souvent le genre de vie rustique des paysans ou, dans les régions riches en rivières et en lacs du pays de Tch'ou, celui de simples pêcheurs. D’autres, plus radicaux, choisissaient de se réfugier dans les montagnes sauvages, hors d’atteinte de la civilisation et de l’influence princière. L’existence de ces purs, surtout des seconds, était un grave défi pour le prince, une condamnation vivante et permanente de son règne. Mais il n’avait pas de prise sur eux : leur sainteté supérieure à la sienne était inviolable. La seule ressource, pour se débarrasser d’un de ces sages encombrants, était de lui céder le trône dans l’espoir que, devant cet affront, il se jetterait à l’eau en tenant une pierre comme Tchouang tseu le raconte de quelques-uns d’entre eux.
Dans l’histoire du Taoïsme, ces sages reclus ont joué un rôle important : la plupart des anciens penseurs taoïstes vivaient ainsi cachés, refusant de participer à la vie publique. Tels étaient Tchouang Tcheou, l’auteur du Tchouang-tseu, Lie Yu-k'eou, auteur supposé du Lie-tseu, et sans doute bien d’autres qui nous sont inconnus. Sseu-ma Ts'ien a donc quelque raison de classer Lao Tan dans cette catégorie de personnages.
Toutefois, il ne faudrait pas croire que tous les reclus aient été des taoïstes : certains d’entre eux sont même sérieusement critiqués par ces derniers pour leur fanatisme et pour leur zèle puritain qui les qualifie plutôt comme des confucianistes aigris que comme des disciples de Lao tseu. Ceux-ci choisissaient de vivre dans l’obscurité par principe et non par dépit. Ce qui distinguait en outre des sages comme Lao Tan ou Tchouang tseu des autres reclus, c’est qu’ils eurent des écoles, probablement de très petites chapelles où pendant longtemps un enseignement essentiellement oral se transmettait de maîtres à disciples, ceux-ci prenant quelquefois des notes. La plupart des livres de la Chine antique ont d’ailleurs été rédigés de cette façon ; il semble que ce ne soit qu’assez tard que les maîtres aient commencé à rédiger eux-mêmes les ouvrages. Qu’en est-il donc du Tao-tö-king ? Là est en définitive la question qui nous intéresse, l’homme Lao tseu restant pour nous décidément voilé dans une impénétrable obscurité.
Le livre attribué à Lao tseu avait pour titre Lao-tseu conformément à l’habitude qui prévaut pour presque tous les anciens philosophes : ainsi l’ouvrage de Mong K'o est le Mong-tseu, celui de Siun K'ing le Siun-tseu, celui de Tchouang Tcheou le Tchouang-tseu. Le titre de Tao-tö-king (livre sacré du Tao et du Tö) lui a été donné sous les Han : c’était le placer au même rang que les classiques confucianistes, lesquels depuis longtemps étaient des king. Le caractère king, dont le sens propre est « chaîne d’un tissu », a ici le sens de « règle directrice ». Les king contiennent un enseignement particulièrement éminent, ce sont des textes sacrés, révélés par des saints ou par des dieux. Les bouddhistes emprunteront ce terme pour traduire « sûtra ».
Le Tao-tö-king est souvent aussi désigné comme « le texte aux 5 000 caractères ». En réalité, le texte actuel en comprend un peu plus et le nombre varie selon les versions. Le livre est divisé en 81 courts chapitres et en deux parties, la première allant jusqu’au chapitre 37. La division en deux parties, supérieure et inférieure, est ancienne, mais la division en chapitres varie dans les versions anciennes, et quant au nombre de 81, il est dû à la valeur mystique de 9 et de 3. La partie supérieure est quelquefois désignée comme Tao-king (Livre du Tao), la partie inférieure Tö-king (Livre du Tö), mais dans la version actuelle cette distinction n’est justifiée que par le fait que le chapitre I traite du Tao et le chapitre 38 du Tö.
Si Lao Tan, contemporain de Confucius, est l’auteur, comme le veut la tradition, l’ouvrage daterait du VIe siècle av. J.-C. La plupart des érudits estiment cependant que le Lao-tseu ne peut avoir été écrit à une époque aussi haute, mais ils ne sont pas d’accord pour lui assigner une date. Les savants occidentaux penchent généralement pour la fin du IVe siècle, ou le début du IIIe siècle, mais les raisons qu’ils donnent sont assez vagues. Des travaux récents chinois et japonais, ces derniers surtout poussant l’analyse d’une façon très minutieuse, prouvent de façon certaine : 1° que le texte tel qu’il se présente aujourd’hui ne peut avoir pour auteur Lao Tan, contemporain de Confucius ; 2° qu’un texte assez proche du nôtre existait à la fin des Royaumes Combattants ; 3° que de nombreux aphorismes figurant dans le Tao-tö-king circulaient depuis très longtemps dans les milieux philosophiques, mais sans être toujours attribués à Lao Tan.
En outre, on remarque que le livre n’est pas homogène, ni au point de vue du style, ni même au point de vue de la pensée. Au point de vue du style, il y a des passages rimés et d’autres qui ne le sont pas ; et parmi les premiers, on peut distinguer plusieurs rythmes très différents. L’étude des rimes permet de déceler des anomalies qui ne s’expliquent que par des rédactions d’époques ou de lieux différents. Au point de vue du contenu, d’assez nombreux passages refléteraient mieux la pensée d’autres mouvements (légistes, politiciens, stratèges) que celle de Lao Tan, telle du moins que les anciens l’avaient comprise et qui est d’ailleurs celle qui domine dans le livre. Leur présence n’est cependant pas due à des interpolations maladroites, mais s’explique sans doute par la façon dont le Lao-tseu s’est constitué.
Il ne faut pas se représenter les écoles philosophiques de la Chine ancienne comme des sectes très exclusives. Même les deux écoles qui paraissent les plus tranchées, celles de Confucius et de Mo ti, étaient loin de constituer des groupes fermés. Mais surtout il n’existait point, avant les Han, d’école taoïste proprement dite. Ce sont les historiens et les bibliographes des Han qui ont établi une classification des anciens penseurs en écoles dont l’une est l’école (kia) du Tao (Tao kia). Mais durant la période des philosophes, ceux-ci n’étaient généralement pas intégrés dans des mouvements bien définis, d’où souvent des hésitations quand il s’agit de leur mettre une étiquette. Dans ces conditions, on conçoit que différents courants de pensée ont pu se référer à des sources et à des autorités communes, que les philosophes aient aimé citer des apophtegmes prêtés à d’anciens sages universellement vénérés tels que Lao Tan, le vénérable aux longues oreilles, ou encore le Souverain Jaune (Houang-ti). Ce dernier personnage, figure purement mythique, était également considéré par les taoïstes comme un de leurs patrons. De nombreux ouvrages lui étaient attribués et, sous les Han, le Taoïsme était appelé la doctrine de Houang (— ti) et de Lao (tseu). Il subsiste des citations anciennes des écrits de Houang-ti ; certaines se rapprochent beaucoup du style du Tao-tö-king, dans un cas ; le texte est le même (ch. 6).
Le Lao-tseu apparaît en fin de compte comme un recueil de sentences empruntées les unes à la sagesse commune, d’autres à diverses écoles prototaoïstes. Le recueil s’est constitué progressivement et ce n’est qu’au IIIe siècle avant J.-C. qu’il reçut sa forme à peu près définitive. Antérieurement, il dut circuler des exemplaires très différents les uns des autres, ce qui explique les variantes extrêmement nombreuses que l’on relève tant dans les diverses recensions du texte actuel que dans les citations anciennes. Il est possible, enfin, que dès le vie siècle av. J.-C., un fonds d’aphorismes en vers servît de base à un enseignement oral dans les petites chapelles « taoïstes ». Celles-ci se distinguaient des autres écoles philosophiques par l’idéal quiétiste et mystique qui y régnait. C’est là que s’élabora pour la première fois une pensée philosophique. Ainsi, le Taoïsme, d’une façon assez surprenante, se trouve avoir influencé le Légisme dont l’esprit est à l’opposé du Quiétisme. Une des raisons en est qu’il offrait seul une ontologie dont la théorie des Lois avait besoin.
Il est certain que le Tao-tö-king ne peut avoir été écrit par Lao Tan au VIe siècle av. notre ère ; d’autre part l’attribution au grand astrologue Tan du IVe s. av. J.-C. ne repose sur aucune base sérieuse. Il faut nous résigner et reconnaître que nous ignorons par qui, où, et quand a été rédigé l’ouvrage tel qu’il nous est parvenu ; reconnaître aussi que le recueil est dans une large mesure composite. Néanmoins, il est également manifeste qu’il reflète une pensée élaborée et dans l’ensemble cohérente. Il faut donc admettre l’existence d’un philosophe qui doit être sinon l’auteur direct, du moins le maître dont l’influence a été déterminante à l’origine. Il n’y a aucun inconvénient à continuer à l’appeler Lao Tan ou Lao tseu. C’est ce que nous ferons, ne serait-ce que pour une raison de commodité, en exposant la pensée du Tao-tö-king, mais il ne nous paraît nullement exclu que ce nom recouvre en réalité plusieurs penseurs, et, en particulier, que la personnalité d’un dernier rédacteur, sans doute dans la première moitié du IIIe siècle av. J.-C., ait pu jouer un rôle déterminant.
Si le Tao-tö-king a été souvent traduit en Occident, en Chine même il est sans doute le texte qui a été le plus glosé : la liste de ses commentaires du IIIe siècle avant notre ère à nos jours dépasse largement 200 titres.
Les plus anciens sont conservés dans deux chapitres du Han-Fei-tseu, le plus célèbre des livres de l’école légiste. Si Han Fei (269-233) en est bien l’auteur, ces notes dateraient du milieu du IIIe siècle av. J.-C. Bien que ne provenant pas d’un Taoïste, ce commentaire (qui ne concerne d’ailleurs qu’une partie du Lao-tseu) est fort intéressant, car il montre comment les Légistes, dont Sseu-ma Ts'ien affirme qu’ils se rattachaient doctrinalement à Houang-ti et à Lao tseu, interprétaient le Tao-tö-king.
Bien que le Taoïsme fût très en faveur au début des Han, les commentaires du Lao-tseu de cette époque ne nous sont pas parvenus. Le célèbre commentaire dit de Ho-chang-kong (le vénérable du bord du fleuve), qui prétend dater de l’empereur Wen (180-157), est certainement postérieur, mais il n’est pas possible de déterminer avec certitude la date où il fut écrit. Toutefois, alors qu’il a été longtemps considéré comme un produit tardif du Taoïsme des Six Dynasties, on a maintenant des raisons de placer sa rédaction vers la fin des Han, au IIe siècle de notre ère. De l’auteur, on ne connaît qu’une légende célèbre. La voici telle qu’elle figure dans la préface du commentaire :
« L’empereur Wen aimait les paroles de Lao tseu, mais il y avait de nombreux passages qu’il ne comprenait pas et il ne trouvait personne qui pût les lui expliquer. Aussi, quand il apprit l’existence d’un vénérable Taoïste qui habitait une hutte de chaume au bord du fleuve et qui se livrait constamment à la lecture du Tao-tö-king, il envoya un émissaire l’interroger sur les passages difficiles ; mais Ho-chang-kong exigea que l’empereur se dérangeât lui-même. Wen ti se déplaça donc personnellement, mais commença par reprocher au sage son arrogance : « Il n’est de lieu sous le ciel qui ne soit terre du Roi ; il n’est d’habitant sur cette terre qui ne soit vassal du Roi… Bien que vous possédiez le Tao, vous n’en êtes pas moins l’un de mes sujets. N’est-ce pas surestimer votre hauteur que de ne pas savoir vous plier ? Mais sachez que je puis faire de quiconque un riche ou un pauvre, un puissant ou un misérable. » Aussitôt Ho-chang-kong s’élève au-dessus de son siège et reste suspendu très haut comme en plein ciel. Alors, s’adressant à l’empereur, il lui dit : « N’étant ni dans le ciel, ni parmi les hommes, ni sur terre, suis-je encore votre sujet ? » Wen ti comprit qu’il avait affaire à un personnage surnaturel, il s’excusa humblement et reçut alors de Ho-chang-kong le Tao-tö-king avec son commentaire.
Un autre grand commentaire ancien est dû en revanche à un personnage bien connu, Wang Pi (226-249). Ce jeune homme exceptionnellement doué eut le temps d’écrire plusieurs ouvrages dont les plus connus sont ses commentaires du Yi-king et du Lao-tseu, avant de mourir à l’âge de 23 ans. Il est le représentant le plus marquant d’un renouveau de la spéculation philosophique disparue depuis le début des Han. Son commentaire se distingue de celui de Ho-chang-kong par son caractère métaphysique alors que celui-ci est plus orienté vers la pratique.
Il ne peut être question ici de faire une revue même succincte des commentaires qui se sont accumulés au cours des siècles. Ils mériteraient cependant qu’on les étudiât pour eux-mêmes. Il est remarquable de trouver parmi ces glossateurs des représentants des trois grandes spiritualités chinoises : des taoïstes naturellement, mais aussi des confucianistes et des bouddhistes. On y rencontre aussi plusieurs empereurs (le commentaire de l’empereur Hiuan-tsong des T’ang est un des plus estimés), des littérateurs et des hommes d’État célèbres. Ce fait illustre la place importante que le Lao-tseu a toujours occupée dans la vie intellectuelle, débordant largement les seuls milieux taoïstes.
Lao Tan faisait figure, vers la fin de l’époque des Royaumes Combattants, de vieux sage dont on aimait citer les propos, et cela, à peu près dans toutes les écoles philosophiques. C’est naturellement chez les auteurs taoïstes, et en premier lieu dans le Tchouang-tseu, que Lao tseu intervient le plus fréquemment. Mais les personnages réels ou inventés que Tchouang Tcheou et les autres auteurs du recueil mettent en scène ne tiennent guère que des discours fictifs, de sorte qu’à part quelques exceptions, ces textes ne peuvent contribuer à notre compréhension de l’hypothétique Lao Tan. Toutefois, le dernier chapitre du Tchouang-tseu, dû à un disciple inconnu, présente un caractère particulier : c’est un exposé objectif des principaux courants philosophiques de la Chine ancienne et il constitue à ce titre un document précieux.
D’autres ouvrages contiennent des citations plus ou moins proches du texte actuel du Lao-tseu ; deux d’entre eux le critiquent en termes brefs et généraux. Il nous paraît intéressant de citer ces jugements avant le texte du Tchouang-tseu. On lit ainsi dans le Lu-che-tch' ouen-ts' ieou/2 : « Lao Tan prisait la souplesse » (ch. 17). — “Le Saint entend ce qui est sans bruit et voit ce qui est sans forme : tel était (entre autres) Lao Tan” (ch. 18).
Pour Siun tseu/3, « Lao tseu comprenait le repliement, mais ignorait le déploiement » et le philosophe confucianiste ajoute plus loin : « S’il n’y a que repliement et jamais déploiement, il ne saurait y avoir de distinction entre ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas, entre le précieux et le vil, entre le noble et le vulgaire » (ch. 17). Souplesse et repliement sur soi-même, tel aurait donc été l’idéal de conduite de Lao tseu, ce qui l’aurait conduit à ne pas tenir compte des hiérarchies et des valeurs, fondements de la société confucianiste. Il faut remarquer toutefois que l’éthique de Siun tseu, qui écrivait à la veille de la fondation de l’empire Ts'in, n’était plus celle du Confucianisme ancien dans lequel une certaine souplesse accommodante n’était nullement condamnée. Savoir céder était un art qu’enseignaient les rites. Il ne semble donc point que la souplesse et l’humilité aient été vertus spécialement taoïstes. Mais chez Lao tseu, ces attitudes n’ont rien de rituel et c’est pourquoi Siun tseu, qui préconisait une éducation et un gouvernement fondés sur les rites, les condamne comme dangereuses.
Le deuxième passage du Lu-che-tch'ouen-ts'ieou cité ci-dessus suggère, chez Lao tseu, des dons d’intuition mystique qui lui sont aussi attribués par le paragraphe qui le concerne dans le chapitre 33 (T’ien-hia-p'ien) du Tchouang-tseu et dont voici maintenant la traduction :
« Considérer la racine des choses comme une pure essence et les êtres qui nous entourent comme grossiers ; voir dans la richesse un manque ; se tenir sereinement et tout seul auprès des puissances sacrées : c’est en quoi consistait une des doctrines de l’antiquité. Kouan Yin et Lao Tan entendirent parler de ce courant spirituel et le trouvèrent bon. Ils lui donnèrent pour fondement l’Invisible permanent et pour recteur l’Un suprême. Extérieurement, ils se montraient doux et accommodants ; intérieurement, ils étaient parfaite vacuité et complète innocuité à l’égard des êtres vivants. »
Ce texte, qui reflète le point de vue des taoïstes, évoque lui aussi l’humilité de Lao Tan, mais elle n’est plus essentielle, elle n’est qu’extérieure, superficielle, alors que l’attitude profonde de ces sages était le Vide : nous verrons qu’il faut entendre par là l’absence non seulement de connaissances, mais encore de désirs et de volition ; d’où aussi l’absence de toute agressivité qui pourrait nuire à autrui. On remarque que Kouan Yin et Lao tseu sont rattachés ici à une tradition ancienne qui semble avoir appartenu à des milieux mystiques et qu’ils auraient enrichi cette tradition de concepts métaphysiques nouveaux.
Un autre résumé de la pensée de Lao tseu nous est fourni par Sseu-ma Ts'ien, l’auteur des Mémoires historiques. Selon cet historien, la doctrine du philosophe est centrée sur les idées de Vide et d’Invisible ; il ajoute le non-agir (wou-wei) grâce auquel le sage peut s’adapter harmonieusement aux changements qui interviennent dans le monde. Dans sa postface, Sseu-ma Ts'ien cite un texte de son père Sseu-ma Tan dans lequel celui-ci expose les systèmes philosophiques en insistant sur le Taoïsme qu’il mettait au-dessus des autres doctrines : là encore, les points principaux sont le non-agir, l’adaptation aux évolutions naturelles et le vide.
On peut être surpris de ne pas voir ces résumés mettre l’accent sur le Tao et sur le Tö : ne sont-ce pas là pourtant des notions fondamentales de notre philosophe ? Sa doctrine n’est-elle pas par excellence la « doctrine du Tao » ? À vrai dire, l’omission est plus apparente que réelle, car ces notions sont désignées ici par d’autres termes qui, nous le verrons, connotent des modalités du Tao : Invisible, Unité suprême, Wou-wei, etc. Si ces termes sont préférés à Tao et à Tö, c’est parce que ces derniers ne sont pas propres au Taoïsme, mais qu’ils appartenaient à la langue philosophique et religieuse commune, de sorte qu’ils ne pouvaient guère caractériser la pensée de Lao tseu. Il n’en reste pas moins qu’ils prennent dans le Tao-tö-king une valeur nouvelle qui justifie le titre donné (tardivement) à l’ouvrage et le nom de l’école.
Le sens propre du mot Tao est : chemin, voie. Verbalement, le même mot (avec parfois une légère variante d’écriture) signifie tracer un chemin, conduire, mettre en communication. La personne qui montre à une autre la voie à suivre la renseigne par la parole Tao a aussi le sens de dire, c’est la parole qui renseigne et enseigne, d’où le sens de doctrine.
Tao évoque donc avant tout l’image d’une voie à suivre et, dans un sens dérivé, l’idée de direction de conduite, de règle morale. C’est ce dernier sens qu’il a le plus souvent dans les textes proprement confucianistes. Mais le mot Tao est aussi et a d’abord été un terme religieux ou magique ; il désigne l’art de mettre en communication le Ciel et la Terre, les puissances sacrées et les hommes, de réaliser une œuvre (magique ou technique) ; c’est tout à la fois un art, une méthode et un pouvoir. C’est le pouvoir mystérieux du devin, du magicien et aussi celui du roi. Il fut, en Chine comme en bien d’autres contrées, un temps où les chefs politiques ne se distinguaient guère des magiciens. Aux époques historiques, les rois et les empereurs chinois ont conservé quelque chose de ce caractère. On leur prêtait en effet une « vertu », Tao ou Tao-tö, capable de faire régner l’ordre non seulement parmi leurs sujets, mais encore dans la nature tout entière. Un vieux mythe peut nous aider à comprendre comment la notion de Voie et celle d’Ordre étaient liées dans la pensée religieuse des anciens Chinois. Un des héros les plus célèbres de l’époque légendaire est Yu le Grand. Ce fondateur de la dynastie Hia (qui jusqu’à preuve du contraire reste purement fabuleuse) est une sorte de démiurge qui mit fin à une grande inondation : il ménagea des exutoires aux eaux qui menaçaient de s’élever jusqu’au Ciel, il leur ouvrit la voie (tao) en perçant les montagnes. Après quoi, le héros “parcourut et mit en ordre (tao)” les neuf [nombre mystique symbolisant le total] provinces du monde. Il aménagea la terre des hommes, la rendit habitable, la civilisa, d’une part en faisant circuler les eaux, d’autre part en mettant en communication les différentes parties du monde. Dans tous ces travaux, Yu fut d’ailleurs aidé par des êtres fantastiques que sa vertu attirait.
On voit comment le mot Tao a pu désigner le pouvoir civilisateur des souverains exemplaires, puis celui des rois qui devaient restaurer périodiquement l’ordre de la nature à l’aide de rites dont le plus important était sans doute une circulation : le roi faisait le tour de l’empire dans le sens du soleil ; ou bien il circulait à temps réglé, tout au long de l’année, à l’intérieur d’un temple dont la structure reproduisait l’architecture de l’univers. Mais à vrai dire toute la vie d’un Fils du Ciel devait être réglée sur l’ordre naturel, et c’est ce qu’on appelait la Voie ou l’Ordre royal (Wang Tao) imitant la Voie ou l’Ordre céleste (T’ien Tao). Cet ordre céleste ou naturel, souvent appelé Tao tout court, était, selon la pensée classique, surtout manifeste dans l’alternance régulière des saisons et dans celle des jours et des nuits. Ce cycle du chaud et du froid, de la lumière et de l’ombre, on l’expliquait par le jeu alterné de deux principes sexués, le Yin et le Yang, dont les influences, dominantes à tour de rôle, commandaient les comportements de tous les êtres : le Yin, principe de l’ombre, du froid et de la féminité, les invitait au repli, au repos, à la passivité ; le Yang, principe de la lumière, de la chaleur, de la masculinité, les incitait au déploiement des énergies, à l’activité, voire à l’agressivité.
Le Tao est ainsi pour la pensée philosophique et religieuse commune l’Ordre, ou plutôt le Principe d’ordre qui peut d’ailleurs se manifester dans différents domaines du réel. C’est ainsi que l’on parle non seulement de Tao céleste, de Tao royal, mais aussi de Tao de la Terre et de Tao de l’Homme. Le Tao de la Terre s’oppose au Tao du Ciel un peu comme le Yin au Yang ; dans ce cas, « Tao du Ciel » prend un sens plus restreint, ce n’est plus la Nature tout entière, mais l’action du ciel sidéral qui est une activité purement Yang, tandis que celle de la terre est Yin. On imagine alors l’alternance du Yin et du Yang comme étant celle des influences de la Terre et du Ciel. Au reste, tous les êtres, et particulièrement l’homme, sont faits d’éléments célestes et terrestres mélangés, c’est pourquoi le monde est constitué de « trois puissances » : le Ciel, la Terre et l’Homme. Ce dernier est l’intermédiaire religieux entre le Ciel et la Terre, mais, à vrai dire, seul le Fils du Ciel joue pleinement ce rôle, car il est seul habilité à faire des sacrifices au Ciel où résident ses ancêtres. Le Tao de l’Homme, ce sont tous les principes de conduite qui permettent à l’homme, au Roi, de jouer ce rôle d’intermédiaire ; c’est ce Tao-là qui représente l’idéal de Confucius, lequel proclamait : « Qui le matin a entendu parler du Tao peut mourir tranquille le soir. » Cet idéal, on s’en approchait par l’étude et la pratique sincère des vertus confucianistes. Quant au Tao céleste, c’était un sujet dont le Maître ne parlait pas, soit par agnosticisme, soit par scrupule religieux. Toutefois, l’école des Lettrés ne pouvait se passer complètement de métaphysique, et les successeurs de Confucius incorporèrent à la liste des Classiques ou livres canoniques (king) qui servaient à l’enseignement et à l’étude, un recueil de traités philosophiques, le Yi-king (Livre des Mutations). Cet ouvrage fort curieux et obscur était à l’origine un manuel de divination. Il consistait essentiellement en une série de symboles, de diagrammes formés par la combinaison de lignes pleines et de lignes brisées. Si l’on superpose ces lignes par trois, on obtient huit trigrammes : ces huit figures furent dessinées, selon la légende, par Fou Hi, le premier des trois souverains mythiques, qui était un être divin à corps de serpent. Dans la terminologie du Yi-king, les lignes pleines sont dites fortes ou dures (kang) et les brisées faibles ou molles (jeou) ; dans la terminologie générale, on dit aussi que les lignes fortes représentent le Yang et les lignes faibles le Yin.
En superposant les trigrammes deux à deux, on obtient soixante-quatre hexagrammes. Les trigrammes et les hexagrammes symbolisent l’ensemble des réalités, les premiers de façon plus synthétique, les seconds de façon plus analytique. Cette symbolisation est particulièrement évocatrice si l’on dispose trigrammes ou hexagrammes sur un cercle qui représente l’espace-temps : on voit aussitôt comment le Yin et le Yang alternent, comment on passe d’une réalité qui est représentée par un symbole (appelé K'ien) formé uniquement de Yang et représentant le Ciel, à une réalité représentée par un symbole (K'ouen) formé de lignes Yin et représentant la Terre. Entre ces deux cas extrêmes, les autres diagrammes symbolisent des réalités, des êtres, des situations ou des temps intermédiaires, avec des dosages variés de Yin et de Yang.
La technique divinatoire consistait à tirer au sort successivement deux des soixante-quatre hexagrammes et à observer les mutations de lignes qui s’étaient opérées de l’un à l’autre : on en tirait des conclusions sur le cours des choses en s’aidant d’un texte fort hermétique qui accompagne chacun des hexagrammes.
Les symboles du Yi-king ont sans doute très Töt stimulé la réflexion philosophique comme en témoignent les Appendices qui ont été ajoutés, à un moment indéterminé de l’époque des Royaumes Combattants, au manuel de divination. Le plus important de ces petits traités est le Hi-ts'eu. Il contient la plus ancienne définition savante du Tao : « Un aspect Yin, un aspect Yang, c’est là le Tao. » Et dans un autre appendice (Chouo-koua), il est précisé : « Le Tao du Ciel est Yin et Yang ; le Tao de la Terre est constitué par les lignes pleines et brisées (dures ou molles) ; le Tao de l’Homme consiste dans les vertus cardinales Jen (humanité) et Yi (justice). » Bien entendu, ces trois sphères, agencées de la même façon, sont solidaires, s’influencent les unes les autres. Surtout, elles sont soumises au même rythme. Les anciens Chinois ne concevaient pas un univers statique, pour eux tout dans le monde était animé et changeant ; ces changements ne s’opéraient pas de façon linéaire, mais cyclique. On devine un fond d’expérience paysanne derrière ces conceptions cosmologiques, mais ce sont plus directement les observations et réflexions des « savants » astronomes ou astrologues, médecins ou devins qui ont permis de systématiser les croyances populaires. Cette pensée érudite a élaboré les grandes catégories de la pensée chinoise : Tao, Yin et Yang, Cinq Éléments. Ces derniers sont eux-mêmes des catégories spatio-temporelles plutôt que des « matières ». Ils sont orientés ainsi dans l’espace-temps : BOIS : EST. FEU : SUD. TERRE : CENTRE. MÉTAL : OUEST. EAU : NORD
Après le Tao, il nous reste à dire quelques mots du Tö dans la langue philosophique commune. On traduit généralement Tö par Vertu, et l’expression double Tao-tö désigne la morale dans la langue moderne. Pour Confucius, le Tö était une qualité acquise par celui qui vivait noblement, en compagnie d’hommes éduqués et policés. En possédant du Tö, le sage incarne un idéal de civilisation et devient un modèle pour son entourage : sa vertu est donc contagieuse, efficace. La notion de Tö implique toujours, en effet, une notion d’efficacité et de spécificité. Tout être qui possède un pouvoir quelconque, naturel ou acquis, est dit avoir du Tö. Tao et Tö ont donc des sens assez proches, mais le premier est l’ordre universel, indéterminé, le second est une vertu qui permet des réalisations particulières, c’est « l’Efficace qui se singularise en se réalisant/4 ». Ainsi Tö possède des sens variés allant de la vertu magique à la vertu morale. Mais ce dernier sens est dérivé, car originellement un Tö n’était pas nécessairement bon : celui qui possède un Tö néfaste attire le malheur sur lui-même et sur autrui. Néanmoins, Tö est généralement pris en bonne part, c’est une force intérieure qui influence favorablement l’entourage de celui qui la possède, c’est une vertu bienfaisante, vivifiante. Selon le Hi-ts'eu, le Tö du Ciel et de la Terre n’est autre que leur pouvoir de susciter la vie universelle.
La grande variété des sens que le mot Tao est susceptible de revêtir ne facilite pas l’interprétation des textes où il figure. Il en est ainsi du Tao-tö-king où ce terme apparaît soixante-seize fois, mais avec des connotations différentes. Souvent le mot est pris dans un de ses sens habituels : Loi naturelle (Tao du Ciel), doctrine, idéal de conduite… Mais d’autre part, il possède une signification nouvelle qu’il n’a pas chez les anciens philosophes non taoïstes. Le Tao n’est plus seulement un principe d’ordre, c’est une réalité qui est à l’origine de l’univers ; ou plutôt Lao tseu emploie ce mot Tao à défaut de mieux pour désigner cette réalité :
Il est un être indifférencié et parfait, né avant le Ciel et la Terre… Nous pouvons le considérer comme la Mère de ce monde, mais j’ignore son nom (ming) ; je l’appellerai (tseu) Tao et s’il faut lui donner un nom (ming) ce sera : l’Immense (ta) (25).
Tao, ni aucun autre mot du langage humain, ne saurait être le nom (ming) du Principe suprême. Car ming, c’est le nom personnel, intime de l’individu, nom dont l’usage était interdit aux inférieurs, qui était donc tabou parce que le connaître et surtout le prononcer donnait prise sur la personne nommée. Le vrai nom du Tao doit donc rester inconnu, Tao n’est qu’une appellation (tseu), c’est-à-dire une sorte de prénom public non tabou. Ming a bien, outre le sens précis que nous venons de dire, le sens plus général de mot, de désignation quelconque, mais pour les anciens Chinois un ming n’était jamais tout à fait dépourvu d’une certaine valorisation : car tout ce qui a nom a sa place dans un univers hiérarchisé. C’est pourquoi un des problèmes qui préoccupa longtemps les anciens philosophes, à commencer par Confucius lui-même, était celui du rapport des noms et des réalités. Les uns remarquaient le caractère arbitraire de toute dénomination, justifiée seulement par l’usage social, d’autres montraient que les noms, surtout ceux qui désignent les rangs et les statuts, ont une valeur coercitive, qu’ils tendent à circonscrire des pouvoirs, à classer et délimiter les êtres. À ce titre aussi, aucun nom ne pouvait convenir à l’absolu. Quand néanmoins Lao tseu déclare que, s’il lui fallait absolument choisir un nom pour le Tao, ce serait Grand (Ta), il est clair qu’il prend ce dernier mot dans un sens absolu : l’Immense, l’Incommensurable. Cet emploi étant d’ailleurs exceptionnel, certains taoïstes, reprenant le texte de Lao tseu, préféreront plus tard le corriger légèrement et au lieu de Ta, écriront : Ta -yi, ou T’ai-yi, la Grande Unité, l’Unité suprême, expression qui est ainsi définie par le sophiste Houei Che : « L’infiniment grand n’a rien qui lui soit extérieur ; on l’appelle Ta-yi. »
Le caractère ineffable du Tao est affirmé dès le premier chapitre du Tao-tö-king. Ce chapitre très important est malheureusement un des plus embarrassants du livre, car la possibilité de ponctuer le texte de plusieurs façons, les variantes de caractères et l’incertitude du sens de certains mots autorisent plusieurs traductions assez différentes. Nous adopterons ici une première traduction conforme à la ponctuation suivie par les plus anciens commentateurs :
1 Un tao dont on peut parler (tao) n’est pas le Tao permanent (tch'ang tao).
2 Un nom qui peut servir à nommer n’est pas le Nom permanent (tch'ang ming).
3 Ce qui est sans nom est origine du Ciel et de la Terre.
4 Ce qui a nom est Mère des dix mille êtres.
5 Aussi, à l’état permanent de non-désir, nous contemplons ses mystères ;
6 À l’état permanent de désir, nous contemplons ses abords [ou : sa surface].
7 Ces deux (modes) ont même principe, mais leurs noms diffèrent.
8 Ensemble, je les appelle l’Obscur (Hivan) ;
9 Le plus obscur dans cette obscurité est Porte de tous les mystères.
Sseu-ma Ts'ien écrit du Tao-tö-king que c’est une œuvre difficile à comprendre en raison de son obscure profondeur.
Certains chapitres de ce livre sont assurément d’une obscurité et d’une ambiguïté telles qu’elles n’autorisent aucune interprétation définitive. Peut-être sont-elles volontaires et il n’est pas exclu que ces textes aient été lus et commentés de façons différentes selon le niveau d’initiation des disciples. Malheureusement, nous n’avons que des commentaires taoïstes bien postérieurs à l’époque où le texte a pu être rédigé. Néanmoins, outre leur intérêt propre, ces commentaires représentent certainement une vieille tradition, et, à ce titre, ne peuvent être complètement négligés. Pour la première phrase du texte ci-dessus, nous aurons recours au commentaire du Han-Fei-tseu qui, bien que non taoïste, est intéressant en raison de son ancienneté et parce qu’il authentifie en quelque sorte l’interprétation du mot tch'ang dans son sens de « permanent » contrairement à certains autres glossateurs :
« Par qualité sensible (li), nous entendons les différences entre carré et rond, court et long, gros et fin, solide et fragile. Quand ces qualités sont déterminées (chez un être quelconque), on peut parler (tao) de celui-ci. Tout être qui a des qualités déterminées est soumis aux alternances de l’existence et de la disparition, de la vie et de la mort, de la jeunesse et de la vieillesse. De tout être qui est soumis à de telles alternances, on ne peut dire qu’il soit permanent. Seul un être qui, né dès la formation de l’univers, subsiste jusqu’à la dissolution de celui-ci sans dépérir ni vieillir peut être dit permanent. Or, cet être permanent n’est pas sujet aux mutations et n’a pas de qualités déterminées ; n’ayant pas de qualités déterminées et n’étant pas localisable dans l’espace, on ne peut en parler. Le Saint, contemplant d’une part sa vacuité obscure et considérant d’autre part l’efficacité de sa démarche universelle, lui donne, à défaut de mieux, l’appellation (tseu) de Tao, et c’est ainsi qu’il peut néanmoins en discourir. C’est pourquoi il est écrit : Un tao dont on peut parler n’est pas le Tao permanent. »
On remarquera que, pour Han Fei tseu, la permanence du Tao signifie qu’il est coéternel avec l’univers (proprement le Ciel et la Terre), mais il ne semble pas imaginer que le Principe puisse être antérieur à cet univers. Or, nous l’avons vu, pour Lao tseu, le Tao est né avant le Ciel et la Terre. Il y a là une différence significative entre le Tao des taoïstes et celui des autre écoles, même celle des Légistes qui pourtant sont influencés par la métaphysique de Lao tseu.
Les deux premières phrases opposent ainsi d’une part les tao, c’est-à-dire les doctrines, recettes, etc., que l’on peut communiquer (tao) à autrui, que l’on peut exprimer par la parole, au Tao permanent (tch'ang Tao), c’est-à-dire au Principe suprême qui n’est pas sujet aux changements du monde phénoménal ; d’autre part les noms qui servent à dénommer, c’est-à-dire ceux qui donnent prise sur les êtres (y compris les esprits et les dieux), au Nom permanent, c’est-à-dire au Nom qui représenterait adéquatement l’éternité transcendante du Tao.
Ho-chang-kong explique ce que sont « les tao dont on peut parler » : ce sont les enseignements des classiques confucianistes, les doctrines politiques et morales ; et les « noms qui servent à nommer », ce sont les titres et les dénominations qui désignent la richesse, la gloire, etc., autrement dit les valeurs sociales qui, pour les taoïstes, sont arbitraires et artificielles. Le vrai Tao, selon lui, est tout à la fois le Principe sans forme et sans nom de l’univers, et la Voie, l’art de vie qui consiste à laisser faire la nature, à ne pas intervenir dans le cours des choses, art qui a ses applications tant dans la vie personnelle (longue vie, spiritualité) que dans la politique (laisser le peuple vivre librement en paix). Quant au vrai Nom, Ho-chang-kong en donne une interprétation curieuse et qui montre combien un nom était loin d’être une simple étiquette : le nom « spontané » et permanent que le Tao a naturellement et par essence « est comme l’enfançon qui ne parle pas encore, comme l’œuf non éclos, la perle brillante dans l’huître, le beau jade dans la roche : bien qu’à l’intérieur ce soit une lumière éclatante, au dehors, il apparaît sans attrait ». Il faut comprendre que celui qui vit en union avec le vrai Tao possède une lumière intérieure qu’il dissimule soigneusement de sorte qu’il a l’extérieur d’un sot ; un tao ordinaire lui procurerait une renommée (ming a aussi ce sens) que le vrai Tao ne lui procure pas ; mais il possède en revanche une force virtuelle (le vrai Tö) qui lui vient de son union permanente avec le Principe suprême. Les gloses de Ho-chang-kong sont une bonne illustration de la mentalité taoïste pour qui les problèmes métaphysiques et l’art de vivre sont intimement liés.
Dans les lignes 3 et 4, selon la ponctuation adoptée qui est d’ailleurs syntaxiquement la plus naturelle, deux modes du Principe sont opposés : sans-nom, avec-nom ; origine, mère ; et sont opposées aussi deux phases de la genèse de l’univers : Ciel et Terre — dix mille êtres (tous les êtres visibles, y compris l’homme).
Selon une autre ponctuation adoptée teurs non taoïstes de la dynastie deux lignes :
3 Invisible (Wou) est le nom que je donne à l’origine du Ciel et de la Terre ;
4 Visible (Yeou) est le nom que je donne à la Mère des dix mille êtres.
De même pour les lignes 5 et 6, on oppose, selon la ponctuation adoptée, les états de désir et de non-désir. Mais de qui s’agit-il ? Les exégètes n’hésitent pas : naturellement de l’âme humaine. Pourtant le mot permanent (tch'ang) qui reparaît ici suggère plutôt qu’il est encore question du Tao. Il faudrait donc comprendre que le Tao a deux modes d’être : à l’état de non-désir, il est en repos et indifférencié ; à l’état de désir, il donne naissance à des êtres différenciés, accessibles aux sens. Mais cette interprétation ne semble pas possible dans le Taoïsme ancien où le Tao ne peut être désirant ; aussi, pour ces deux phrases, une autre ponctuation me paraît-elle s’imposer ; comme dans les phrases 3 et 4, elle oppose le Wou et le Yeou, deux « aspects » permanents du Tao :
5 C’est pourquoi, (dans son mode) Invisible, nous contemplerons ses mystères ;
6 (Dans le monde) Visible, nous contemplerons ses abords.
L’opposition du Wou et du Yeou est fondamentale dans la métaphysique de Lao tseu, elle est impliquée même si l’on adopte la première interprétation, car Wou, souvent traduit « non-être », signifie proprement « ne pas avoir » ou « ne pas y avoir » et Yeou, généralement traduit par « être », signifie « avoir ». Dans leur emploi philosophique, ces deux termes évoquent la présence ou l’absence de qualités sensibles dans l’Être. La philosophie comparée pourrait trouver là matière à réflexion sur le problème ontologique, ou sur celui de l’être et de l’avoir. Nous noterons quant à nous que Wou ne saurait désigner le néant qui impliquerait d’ailleurs une conception créationiste étrangère à la pensée chinoise. C’est au contraire un mode supérieur de l’être ; c’est aussi le Vide, mais nous verrons que, pour Lao tseu, le Vide recèle toutes les virtualités. Le Wou est-il donc identique au Tao, comme l’admettent généralement les exégètes ? Certainement non, si l’on entend par Tao le « Tao permanent » de la première phrase qui est appelée plus loin Hiuan, l’Obscur. Mais ce pourrait être le Tao tout court, c’est-à-dire le Tao du Ciel (de la Nature) qui serait alors un « Tao dont on peut parler ». N’est-ce pas ce que Han Fei veut dire dans son commentaire cité plus haut ? Le Saint considérant le Principe du point de vue de son efficacité universelle — sans oublier pour autant son obscure vacuité — lui donne une appellation pour pouvoir en discourir. Mais Han Fei identifie apparemment le Wou et le Tao permanent alors que Lao tseu (ch. I) les distingue.
Le Wou est donc un des modes exprimables du Tao suprême : ce dernier est une essence ineffable, mais rien n’interdit de donner conventionnellement le nom de Tao à un de ces modes et d’en parler. Toutefois ce dont on peut parler, c’est surtout de son opération, du Tö qui se manifeste dans le monde sensible. C’est ici que l’on peut faire intervenir les notions de désir et de non-désir, même si l’on adopte la deuxième traduction. L’homme vivant dans le monde des choses sensibles, celles-ci excitent ses sens, son imagination, sa volonté de puissance ; elles le poussent à agir, à dépenser ses énergies vitales, elles s’imposent si fort à lui qu’il en oublie l’autre aspect de la réalité, le monde invisible. À ceux qui vivent dans le domaine des désirs et des choses nommées, classées, le maître taoïste rappelle l’existence d’une forme d’être supérieur où il n’y a rien à désirer et rien à cataloguer. Mais sans doute faut-il admettre ici une hiérarchie ou une progression dans l’initiation spirituelle de l’adepte : celui-ci semble être invité, après avoir appris que toute efficace réside dans l’Invisible qui est Origine, à saisir la permanence du Principe, après la genèse il lui faut expérimenter une transcendance. C’est ce qui est appelé ici non le Tao, mais le Tch'ang Tao (Tao permanent ou suprême), ou mieux l’Obscur, le Mystérieux (Hiuan), ou mieux encore l’Obscur plus profond que l’obscurité même, car il n’est point de terme à l’approfondissement du mystère.
Il est donc une réalité supérieure qui transcende les modalités sensibles et insensibles de l’être : cette réalité-là est réellement ineffable, on ne peut donc en parler, elle ne peut s’enseigner. Ce n’est certes pas par hasard que cette affirmation se trouve en tête du Tao-tö-king. L’auteur nous prévient que les multiples doctrines et méthodes de sagesse ou de gouvernement qui courent le monde sont des tao contingents ; qu’à vrai dire notre langage ne peut exprimer que des vérités relatives et non l’absolu pour lequel il n’existe même pas de dénomination adéquate. Lao tseu laisse donc entendre qu’il ne saurait être question, dans son livre, de cette réalité suprême, mais seulement de mystères, de révélations concernant le monde visible et le monde invisible. Toutefois, ces mystères, ces révélations sortent des profondeurs de l’inconnaissable ; celui-ci n’est pas, en effet, sans avoir une Porte mystique, il est donc accessible de quelque manière, ou plutôt c’est l’absolu qui se révèle de façons multiples et par paliers à l’intuition de l’homme. Celui-ci, selon le niveau de sagesse ou de sainteté qu’il a su atteindre, obtient une vision plus ou moins pénétrante de la réalité. Sans prétendre l’amener jusqu’au terme, le Tao-tö-king pourra le faire progresser dans cette voie en lui offrant des formules souvent paradoxales ou énigmatiques propres à stimuler sa méditation. Car ce livre n’est point un traité philosophique, on y chercherait en vain une démonstration quelconque, il ne donne que les conclusions et non la démarche, laissant à chacun le soin de la faire pour son compte.
Le Tao est parfois désigné comme un « être), (ainsi dans le ch. 25 cité ci-dessus), mais c’est un être mystérieux, dès que nous essayons de le saisir sensiblement, il nous échappe :
Je scrute du regard et ne vois rien : j’appelle cela l’Indistinct (Yi).
J’écoute et n’entends rien : j’appelle cela le Silencieux (Hi).
Je tâte et ne trouve rien : j’appelle cela le Subtil (Wei).
Aucune de ces trois expériences n’apporte de réponse, je ne trouve qu’une Unité indifférenciée.
Elle n’est point lumineuse en haut, ténébreuse en bas.
Indiscernable, on ne saurait la nommer, car déjà elle est rentrée dans le domaine où il n’est pas d’objet sensible (14).
N’avons-nous pas ici l’indication d’une des phases de l’expérience du mystique qui, pour rencontrer l’absolu, doit auparavant éprouver l’absence ? Il lui faut radicalement renoncer à l’usage des sens et, s’il essaie de conceptualiser le Tao, celui-ci s’évanouit, car il n’est autre que l’Unité primordiale du chaos antérieure à la formation du monde. C’est pourquoi il est riche de virtualités, de Tö :
Le Tao est un être imperceptible, indiscernable.
Imperceptible, indiscernable ! il recèle dans son sein les Images.
Indiscernable, imperceptible ! il recèle dans son sein les Êtres.
Obscur, ténébreux ! il recèle dans son sein les Essences fécondes.
Ces essences sont parfaitement pures. Il recèle dans son sein les Essences spirituelles.
Depuis toujours son Nom ne l’a quitté, car de lui sont sortis les Pères (21).
Le nom qui n’a jamais quitté le Tao est sans doute le Nom permanent du premier chapitre ; les Pères sont vraisemblablement les ancêtres des grandes familles ; ou peut-être, de façon plus générale, les ancêtres de chaque espèce d’êtres ici-bas.
Au chapitre 62, le Tao est le magasin des dix mille êtres ; au chapitre 4, il est leur ancêtre et plus ancien que les dieux supérieurs, que les Souverains (Ti) des cieux.
À vrai dire, nous avons peut-être tort de parler du Tao de Lao tseu au masculin, car nous allons voir qu’il apparaît comme une entité essentiellement féminine.
Le Tao est fréquemment désigné comme la Mère : mère génitrice et mère nourricière des êtres. Au chapitre premier, c’est sous son mode nommé ou sensible que le Tao est Mère des dix mille êtres, ce que Wang Pi explique au moyen du chapitre 51 où il est dit que le Tao fait naître les êtres et que le Tö les nourrit, les fait grandir. Pour Wang Pi, cette opération du Tao (son Tö) intervient quand le Principe a forme et nom. Mais aux chapitres 25 et 52, c’est bien en tant qu’origine première que le Tao est appelé la Mère du monde. Au chapitre 20, Lao tseu (le saint taoïste) se compare au vulgaire, lequel jouit des biens de ce monde, alors que lui-même vit dans le dénuement, se contentant de « téter sa mère », ce qui signifie qu’il puise ses énergies vitales et spirituelles (pour les anciens Chinois, c’était tout un) auprès du Tao, et nous verrons que cette « nourriture » procure sinon l’immortalité, du moins la longue vie.
Si le Tao fait naître les êtres, cette production n’est pas toujours présentée comme une procréation directe : le premier chapitre implique que du Tao suprême (Tch' ang Tao) procèdent le Wou et le Yeou (Invisible et Visible), puis les dix mille êtres ; ou encore, du Hiuan (Tao suprême) procèdent successivement le Wou (le Tao « nature naturante »), le Yeou (Ciel et Terre) et les dix mille êtres. Dans le chapitre 42, cette genèse du monde est présentée comme suit :
Tao donna naissance à Un ; Un donna naissance à Deux ; Deux donna naissance à Trois ; Trois donna naissance aux dix mille êtres.
Dans ce texte où est résumée la cosmogonie depuis le Tao jusqu’aux êtres formés, les chiffres symbolisent des sous-principes et des étapes de la genèse. On sait combien les Chinois aimaient se servir des nombres pour évoquer, non pas des quantités, mais des qualités. Or ici, il est à première vue surprenant que le Tao donne naissance à l’Un, car l’Un, symbole de l’unité-totalité, ne représente-t-il pas le Tao lui-même, comme il ressort d’autres passages du Lao-tseu et aussi de toute la tradition taoïste ? C’est pourquoi certains interprètes n’hésitent pas à rejeter la phrase « Tao donna naissance à Un » comme interpolée et ils se réfèrent au Houai-nan-tseu/5 qui donne le texte de Lao tseu sans ce début.
Le passage en question du Houai-nan-tseu peut effectivement servir de glose à notre texte, mais il ne justifie pas une correction du chapitre 42. Il y est expliqué que l’action du Tao commence par l’Unité, mais comme l’Unité ne peut donner la vie, elle s’est divisée en Yin et Yang ; grâce à l’union du Yin et du Yang, les dix mille êtres naissent. « C’est pourquoi il est dit : Un donna naissance à Deux, etc. » La suppression du début de la citation n’est peut-être qu’apparente, car elle semble implicitement contenue dans l’explication qui la précède ; or il résulte de celle-ci que l’auteur interprète « Tao donna naissance à Un » comme signifiant que l’expansion du Tao s’effectue à partir de l’état d’unité indifférenciée, les états ou étapes Deux et Trois ne sont que des modes du principe en action. Deux sont le Yin et le Yang, mais aussi le Ciel et la Terre ; Trois, l’union harmonieuse des précédents, mais aussi la mesure du rythme de cette union, car, explique le texte, trois lunaisons font une saison. Il reste que, pour l’auteur du Houai-nan-tseu, le texte du Lao-tseu, tel qu’il est, pouvait prêter à confusion, et c’est sans doute pourquoi il l’a modifié dans le chapitre 3 et aussi dans le chapitre 7. Pourtant, il me paraît certain que la version actuelle est la bonne, elle est confirmée par le passage suivant du Tchouang-tseu, chapitre 12 : “Au commencement absolu, il y avait l’Invisible (Wou) ; il n’y avait aucune chose sensible, il n’y avait aucun nom. À partir de là surgit l’Un. Il y eut une unité, mais sans forme.” Ainsi, antérieurement au Chaos (l’Un), on imagine une sorte de vide absolu que Tchouang tseu appelle le Wou et Lao tseu le Tao. Ce Tao est donc ici le Tch'ang Tao du premier chapitre et l’Un, ce serait déjà un « Tao qu’on peut nommer ».
Quel que soit l’intérêt de ces spéculations et subtilités théologiques sur les modes d’être du Tao, elles ne doivent pas nous faire perdre de vue l’idée centrale : le Tao est une source de vie, il y a un rapport vital entre les diverses étapes de la formation du monde, du principe émane un courant de vie qui se répand d’échelon en échelon à travers toute la « création ». C’est pourquoi le Tao est l’Ancêtre ou la Mère, sans que ces termes impliquent une idée anthropomorphique. Aussi bien le Tao est-il symbolisé par une femelle d’animal :
La divinité du Val ne meurt pas : c’est la Femelle Obscure.
La porte de la Femelle Obscure, voilà l’origine du Ciel et de la Terre.
Indiscernable, mais toujours présente, qui en use jamais ne l’épuise (6).
Ce texte, un des plus ésotériques du Livre, sera utilisé par le Taoïsme religieux pour justifier diverses pratiques qui n’ont probablement rien à voir avec son sens originel, mais il n’est pas exclu non plus qu’il ait été très Töt interprété de plusieurs façons selon les différentes traditions d’écoles. Le symbolisme est cependant assez facile à déchiffrer, même si la réalité qui se dissimule derrière les images employées nous échappe.
Il se pourrait que la divinité du Val (kou chen) ait été quelque figure mythologique du genre de celles qui abondent dans le Livre des Monts et des Mers (Chan-hai-king), cette précieuse géographie légendaire de la Chine antique. On rencontre ainsi, au chapitre 9 de ce livre, une divinité du Val du Soleil levant qui est un dieu de l’eau, sans doute de la rivière qui coule normalement au fond d’une vallée. La divinité du Val de Lao tseu est-elle aussi en rapport avec l’eau ? C’est probable, car cet élément joue un grand rôle dans la symbolique taoïste, et Lao tseu emploie plusieurs fois l’image de la vallée, tout à la fois vacuité et point de convergence des eaux, comme symbole du Tao ou du Tö, ou, ce qui revient au même, de l’attitude du Taoïste. Mais le mot kou désigne plus précisément une source dans la montagne, de sorte que la divinité d’un kou pourrait bien avoir été surtout l’esprit d’une source.
Quant à l’expression Femelle Obscure (Hiuan p’in), elle évoque la fécondité mystérieuse du Tao tout en étant aussi en rapport avec l’idée de vallée ou de cavité dans la montagne, car « mâle » et « femelle » (d’animaux) étaient des termes qui désignaient (peut-être dans la langue des géomanciens) les éminences ou les creux d’un site.
Le texte de ce chapitre 6 est cité dans le premier chapitre du Lie-tseu (où il est attribué non au Lao-tseu, mais à un Écrit de Houang-ti, le Souverain Jaune) pour illustrer un développement où sont opposés le principe permanent, unique, de la vie et des transformations, et les êtres multiples qui subissent la vie et les mutations de formes : le premier n’a pas de géniteur, ne vit pas par lui-même et ne subit pas de transformations ; les seconds sont assujettis au cycle de la naissance et de la mort. Et l’auteur du Lie-tseu ne manque pas de rappeler que le processus de la vie et des transformations est déterminé par les alternances et les imbrications du Yin et du Yang ainsi que par le rythme des saisons : le Tao, même symbolisé par une femelle, n’est pas un être yin, lequel aurait une contrepartie yang, c’est une entité « solitaire » (tou), une et autonome. Aussi bien, cette femelle est-elle qualifiée de hiuan, obscure, mystique ; c’est l’esprit (chen) du Vide symbolisé par la vallée. Chen est défini dans le Yi-king : ce dont la nature yin ou yang est indéterminée ; en ce sens tout être qualifié de chen (divin, spirituel) participe de la nature indifférenciée du Tao. D’autre part, tout comme la vallée ou la source (kou), le mot chen évoquait une idée de fécondité, car il est lié étymologiquement à une racine signifiant « tirer, étirer » ; on croyait que les esprits des ancêtres aidaient le travail des femmes en couches en tirant et sans doute aidaient-ils aussi de la même façon la végétation à sortir de terre. En outre, chen est encore apparenté à des mots qui désignent la foudre et le tonnerre : or ceux-ci étaient par excellence des stimulants de la fécondité universelle et des accouchements.
Le sens du chapitre 6 est en définitive moins hermétique qu’il ne paraît au premier abord : il suggère l’idée que le Tao est une puissance maternelle, une matrice d’où est issu le monde visible. De façon significative, le Houai-nan-tseu cite le chapitre 42 du Lao-tseu (« Le Tao donna naissance à Un », etc.) pour introduire une description des dix lunaisons du développement embryonnaire, suggérant que celui-ci est un processus identique à la formation du monde, quoique sur un autre rythme, un autre « nombre ». Nous sommes là en présence d’une idée fondamentale du Taoïsme : le réel, un et multiple, n’est autre chose qu’un principe vital tantôt ramassé en un point, tantôt dispensé à travers l’infinie variété des êtres chez qui il se diversifie en fonctions vitales particulières. Il est normal que, dans une telle conception de l’univers, la catégorie de sexe joue un rôle prédominant. Mais chez Lao tseu et les anciens auteurs, la notion de sexe reste purement philosophique et symbolique, rien ne laisse supposer que, dans leur milieu mystique, les techniques sexuelles aient joué un rôle particulier comme ce sera le cas dans certaines sectes taoïstes postérieures.
Chez Lao tseu, l’idée de mère, de femelle, de matrice mystique est étroitement associée à celle de Vide. Le Vide, qui restera un des grands thèmes de la pensée taoïste, est évoqué de façon poétique et symbolique dans les chapitres 5 et 11 :
L’espace entre Ciel et Terre, c’est comme un soufflet de forge ! Il est vide, mais ne tarit pas ; en mouvement, il ne cesse de produire (5).
Les trente rais d’une roue ont en commun un seul moyeu : or c’est là où il n’y a rien [dans le creux] que réside l’efficacité du char. On façonne l’argile en forme de vase : or c’est là où il n’y a rien que réside l’efficacité du vase.
On perce des portes et des fenêtres pour se faire une maison : or c’est là où il n’y a rien que réside l’efficacité de la maison.
Ainsi, nous croyons bénéficier des choses sensibles (le visible et le palpable : yeou), mais c’est là où nous n’apercevons rien (dans le vide : wou) que réside l’efficacité véritable (11).
Ainsi le Vide n’est autre chose que le Wou, l’absence de qualités sensibles qui caractérise le Tao : ce Vide est efficace parce qu’il est, comme le soufflet, capable de produire du souffle à volonté, ce qui exprime la même idée que nous avons déjà rencontrée à propos du symbole du Val. Le vide est efficace aussi parce que, comme le moyeu, le vase ou la maison, il est un réceptacle. L’image des trente rayons qui convergent vers le vide du moyeu est souvent utilisée pour symboliser la vertu du chef qui attire à lui tous les êtres, de l’Unité souveraine qui ordonne autour d’elle la multiplicité, mais l’image peut également évoquer l’être du Taoïste qui, lorsqu’il est vide, c’est-à-dire purifié des passions et des désirs, est pleinement habité par le Tao ou, comme préfère s’exprimer Ho-chang-kong, par les esprits vitaux qui animent le corps :
« Dans le vide qui règne entre Ciel et Terre, le Souffle harmonieux (mélange équilibré de Yin et de Yang) circule librement et les dix mille êtres naissent d’eux-mêmes. Ainsi quand l’homme est capable de se départir de ses passions, de renoncer au plaisir, de rendre purs ses viscères, alors les puissances spirituelles (chen ming : esprits et âmes provenant du Ciel et de la Terre) peuvent l’habiter paisiblement. » (Commentaire au chapitre 5.)
LA LOI DU RETOUR
Les êtres sortent du Tao, ils sont ses enfants (ch. 52) ; mais ils doivent inéluctablement retourner dans son sein. C’est là une autre idée centrale du Tao-tö-king, exprimée en particulier dans le chapitre 16 :
Parvenu à la vacuité parfaite, gardant le calme avec constance, des dix mille êtres qui s’agitent je puis contempler le retour.
Ces êtres qui foisonnent, chacun fait retour à sa racine. De retour à sa racine, il est calme ; calme, il est revenu à sa condition originelle. Revenir à sa condition originelle est la loi commune. Connaître la loi commune est être éclairé ; la méconnaître, c’est s’agiter vainement et s’attirer le malheur.
Connaissance de la loi commune est compréhension. Compréhension conduit à l’impartiale universalité ; l’impartiale universalité est perfection. Qui est parfait est semblable au Ciel. Semblable au Ciel, il peut s’identifier au Tao. Identifié au Tao, il peut durer et, jusqu’à la fin de ses jours, ne craint pas les périls.
Comme les feuilles, à l’automne, tombent à la racine de l’arbre d’où, transformées en humus, puis en sève, elles rentrent dans le cycle vital, de même les êtres vivants entraînés par le rythme cosmique surgissent dans le monde sensible, puis rentrent dans le domaine de l’invisible. Mais le Saint se place d’emblée en dehors de ce circuit, car, parfaitement vide et calme, il possède une lumière spirituelle qui le distingue des autres êtres ; dépourvu de particularisme, il regarde d’un œil égal toutes les réalités, il s’identifie au Ciel et au Tao. Il peut alors, le texte ne dit pas ici vivre éternellement, du moins vivre sans crainte.
Le retour de toute chose à son point de départ est une loi universelle parce que c’est la loi même du Tao-nature :
Le retour est le mouvement du Tao ; dans la faiblesse est l’efficacité du Tao.
Tous les êtres de ce monde naissent du Visible (Yeou) ; le Visible naît de l’Invisible (Wou). (40)
Dans un de ses modes, le Tao est donc essentiellement mouvement. C’est grâce à ce mouvement qu’il y a des êtres et de la vie ; sans lui, il n’y aurait jamais qu’une Unité indifférenciée. Celle-ci, par ce mouvement qui est transformation, peut devenir multiplicité tout en gardant son unité foncière, principe de toute efficacité, de toute vie (ch. 39). Aussi le mouvement du Tao, c’est-à-dire son opération, est-il décrit comme une sorte de circulation qui n’est pas sans rappeler les antiques circulations rituelles que nous avons évoquées :
Il est un être indifférencié… (v. supra.)
Il circule partout dans l’univers sans jamais être arrêté ; on peut le considérer comme la Mère de ce monde… S’il faut lui donner un nom ce sera l’Immense. Immense, il s’éloigne ; il atteint son apogée ; il revient… (25)
Dans le Yi-king, l’hexagramme Fou, le Retour (une ligne Yang ---sous cinq lignes Yin - -) est le symbole de la renaissance du Yang : celui-ci, au solstice d’hiver, semble avoir disparu, alors que le Yin est au maximum de son expansion, mais c’est le moment où le Yang renaît, amorce son retour. Symétriquement, au solstice d’été, le Yang est à l’apogée de sa puissance, et le Yin s’apprête à revenir : l’alternance du Yin et du Yang est un aller et un retour.
Le phénomène de la vie et de la mort des êtres est conçu de la même façon, c’est aussi une alternance de Yin et de Yang, aussi naturelle et aussi inéluctable que la succession des jours et des nuits. Le Yang stimule la vitalité des êtres, mais le Yin les reconduit à l’état de repos, dans la paix de l’Invisible. Seulement ce Tao-là n’est évidemment pas le Tao suprême, c’est le Tao-nature, ou plutôt son action (Tö) immanente, qui est ainsi décrite.
Se conformer au rythme universel est, pour tout Chinois, le fondement de la sagesse. Mais le Taoïste mystique a plus d’ambition que la moyenne de ses compatriotes : il ne s’agit pas seulement, pour lui, de s’adapter rituellement ou hygiéniquement à l’alternance des saisons, il entend échapper au déterminisme de la vie et de la mort en le transcendant. C’est ce que lui permet le vide qu’il réalise en lui : non seulement il contemple le retour des êtres à leur origine, mais il les y précède :
La Vertu obscure, combien elle est profonde, comme elle est lointaine ! (Celui qui la possède) fait retour avec les êtres (à l’Origine) ; et c’est alors qu’il parvient à la Grande Conformité (avec le Tao suprême). (65)
La Vertu (le Tö) parfaite est qualifiée d’obscure (hiuan) comme le principe suprême lui-même ; celui qui la possède participe à l’efficacité vivifiante du Tao. C’est celui-là que Lao tseu qualifie de Cheng-jen, de Saint.
Faire retour à l’origine : telle est la loi permanente, commune à tous les êtres. La connaître, c’est posséder une intelligence supérieure que Lao tseu appelle Lumière (Ming) ; mais le Saint ne se contente pas de connaître cette loi intellectuellement, il la réalise intimement en faisant lui-même un retour au Tao. Or ce retour a une signification spirituelle, il s’agit de s’identifier au Tao en réalisant en soi son unité, sa simplicité, sa vacuité.
CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE ET DE LA MORALE
La connaissance du Tao n’est pas une connaissance ordinaire. Les taoïstes condamnent la science comme dangereuse, car elle est source de dispersion, elle introduit la multiplicité dans l’être. Pour maintenir ou restaurer l’unité, pour lutter contre les attraits de la science discursive, une purification intellectuelle est nécessaire. Celle-ci commence par une discipline des organes des sens et des passions, car :
Les cinq couleurs font que les yeux ne voient plus.
Les cinq notes font que les oreilles n’entendent plus.
Les cinq saveurs rendent la bouche percluse.
Les courses et la chasse affolent l’esprit de l’homme.
Les denrées rares entravent ses travaux (12).
Une certaine ascèse est donc exigée du Taoïste : non qu’il lui fallle renoncer à l’usage normal des sens, mais cet usage doit rester modéré. Selon la physiologie chinoise, les organes des sens sont aussi des « ouvertures » par où un fluide vital ne manque pas de s’échapper s’ils ne sont étroitement surveillés. Les passions sont cause d’une déperdition de vie qui est aussi perte d’âme : car, comme le dit Ho-chang-kong commentant le passage ci-dessus, on perd alors sa lumière spirituelle ainsi que la faculté d’entendre les voix du silence et l’on ne goûte plus « la saveur du Tao ».
Contrairement aux confucianistes qui font de l’étude un des fondements de leur morale, Lao tseu condamne le savoir et, en premier lieu, cette fausse science des valeurs qu’enseignent les moralistes et les ritualistes. Ceux-ci présentent comme absolues des valeurs qui sont aussi relatives que les notions de court et de long. Bien plus, toute affirmation de cet ordre suscite l’affirmation contraire :
Dans ce monde, chacun affirme que ce qui est beau est beau,
par là est instituée la laideur ;
et chacun affirme que ce qui est bien est bien, par là est institué le
« pas bien ».
« Il y a » et « il n’y a pas » se produisent réciproquement ;
« facile » et « difficile » se suscitent l’un l’autre ;
« long » et « court » n’existent que comparativement ;
« haut » et « bas » sont solidaires ;
il n’y a de notes musicales que par consonance ;
il n’y a un « avant » que si un « après » suit.
C’est pourquoi le Saint se cantonne dans l’inaction (wou-wei)
et prodigue un enseignement sans parole (2).
Cette attitude relativiste n’est pas un scepticisme et nous verrons que le wou-wei n’est pas purement négatif. Les valeurs sociales sont, aux yeux des taoïstes, des préjugés néfastes parce qu’elles voilent la réalité et qu’elles nous entraînent dans le cercle vicieux des contradictions. Il s’agit de sortir de ce cercle en le surmontant. Il suffit pour cela de se placer au point de vue du Tao au sein duquel les contradictions se réconcilient en s’annulant, car, dit Lao tseu, le Principe est le refuge commun de toute chose et de toute notion :
Le Tao est l’obscur reposoir des dix mille êtres. Il est le trésor sacré de l’homme de bien et le refuge du vilain (62).
Tous les êtres émanent du Tao et y retournent, c’est pourquoi il est leur commun reposoir ou « grenier » : le texte emploie ici un mot (ngao) qui désignait le coin sud-ouest de la maison, lieu obscur où l’on conservait les grains et où dormait aussi la maîtresse de maison. C’était donc un endroit particulièrement saint de la demeure des paysans, en étroite liaison avec la vie et la fécondité de la famille. Ce que le ngao était pour les gens du peuple, le Trésor (pao) l’était pour les nobles : chaque famille princière avait un trésor constitué par des objets sacrés et qui avaient une valeur protectrice, c’étaient de véritables talismans assurant le bonheur et la pérennité de la famille. Le Tao est donc tout cela : source de vie, de bonheur, de salut, même pour les méchants. Car le Tao (et le Taoïste) ne rejette personne, parce que, pour lui, il n’est point véritablement de bons et de méchants :
Le Saint étant bon sauveur d’hommes ne rejette aucun homme ; étant bon sauveur d’êtres, il ne rejette aucun être (27).
La Vertu est, pour le vilain, un pôle d’attraction et un refuge, elle le convertit au bien sans d’ailleurs qu’il s’en rende compte. Telle n’est pas l’attitude des tenants des autres courants philosophiques, lesquels, sûrs de posséder la vérité, rejettent tout ce qui les contredit. C’est pourquoi les vertus que préconisent les confucianistes, par exemple, ne représentent que des dégradations du Tao.
Quand le grand Tao est délaissé alors interviennent les vertus de Bienfaisance et de justice.
Quand surgissent les intellectuels alors interviennent les grands artifices.
Quand l’harmonie ne règne plus dans les familles apparaissent les fils pieux.
Quand l’État sombre dans l’anarchie apparaissent les sujets loyaux.
Renonçons à la sagesse, rejetons le savoir, le peuple s’en trouvera cent fois mieux.
Renonçons à la Bienfaisance, rejetons la Justice, le peuple retrouvera les vraies vertus familiales. 63
Renonçons à l’astuce, rejetons l’amour du gain, il n’y aura plus de voleurs et de brigands.
Il manque quelque chose à ces trois conseils, aussi proposerai-je d’ajouter ce qui suit : Soyons sans apprêts, maintenons notre simplicité native. Diminuons nos égoïsmes et nos désirs. Renonçons à la science pour vivre sans soucis (18 et 19).
La Bienfaisance (Jen), la Justice (Yi) sont les grandes vertus confucianistes qui chez Mencius deviendront les fondements de l’éthique noble, tout au moins ceux de la noblesse conservatrice. La bienfaisance active, la justice (c’est-à-dire le respect des convenances, des droits et des devoirs), l’intelligence (des valeurs morales et rituelles), la piété filiale (y compris les devoirs du culte ancestral), la loyauté (à l’égard du prince), ce sont là des attitudes et des notions qui seraient inutiles si les hommes savaient conformer leur comportement à l’ordre naturel. En s’écartant du Tao, ils suivent une pente qui, par degrés, mène à l’anarchie morale et politique.
L’homme de Vertu supérieure n’est pas vertueux, c’est pourquoi il a de la vertu.
L’homme de Vertu inférieure ne manque jamais à la vertu, c’est pourquoi il n’a pas de vertu.
L’homme de Vertu supérieure n’agit pas et cependant il n’y a rien qu’il n’accomplisse.
L’homme de Vertu inférieure veut agir, mais il lui arrive de ne pas accomplir.
L’homme de Bienfaisance supérieure veut agir, mais ne trouve pas d’occasion particulière d’agir.
L’homme de justice supérieure veut agir et trouve des raisons d’agir.
L’homme des Rites veut agir et, comme il ne rencontre pas d’écho, il retrousse ses manches et va chercher les gens.
Quand on abandonne le Tao, on a recours au Tö ; quand on abandonne le Tö on a recours à la Bienfaisance ; quand on abandonne la Bienfaisance, on a recours à la justice ; quand on abandonne la justice, on a recours aux Rites. Les Rites ne sont qu’une mince couche de loyauté et de foi et le début de l’anarchie. La prescience n’est du Tao que le brillant et de la sottise le commencement. Aussi l’homme digne de ce nom choisit le solide et non le mince, l’authentique et non le brillant (38).
Lao tseu joue ici sur différentes valeurs du mot Tö : le Tö supérieur ne se distingue guère en réalité du Tao dont il est la vertu efficace. Aussi le Saint n’a-t-il d’autre vertu que ce Tö supérieur, il n’a pas de vertu, donc, de mérite, qui lui soit propre. L’homme de « Vertu inférieure », au contraire, comme l’explique Wang Pi, se prévaut des vertus, de ces vertus confucianistes qui, aux yeux du vulgaire, représentent le Bien. Mais nous savons que la notion du bien implique et suscite celle de « pas bien » : en « ne manquant jamais à la vertu », il s’éloigne ainsi du Tao. Or, si le Tao est la perfection absolue, l’indifférenciation primordiale, même le Tö supérieur est déjà un peu moins parfait, car il est l’amorce d’une descente dans les vertus, c’est-à-dire dans la multiplicité. La plus haute de ces vertus, le Jen, la Bienfaisance, qui dans sa qualité supérieure est proche du Tö supérieur, est déjà une activité, mais c’est encore une activité indéterminée, sans raison de se manifester, c’est-à-dire non dirigée sur des objets particuliers. Mais le Jen, explique encore Wang Pi, se dégrade à son tour quand il devient une activité consciente, limitée à des objets particuliers ; alors surgit une vertu encore inférieure, la générosité calculée, la Justice, et, plus bas encore, l’esprit rituel quand les actes ne sont dictés que par le souci de la beauté du geste, par le décorum et l’étiquette. Les rites sont en effet à l’opposé de l’idéal taoïste, ils ont été institués pour établir des distinctions, pour séparer les êtres et les cantonner chacun à sa place respective ; ils concrétisent, dans les rapports des humains entre eux et dans leurs rapports avec le monde, ces valeurs artificiellement hiérarchisées que la doctrine officielle présente comme saintes et intangibles.
C’est pourquoi il faut répudier, en premier lieu, la fausse sagesse et les faux savoirs qui ne sont que connaissance des autres et par conséquent prétention à les dominer, alors que la vraie sainteté consiste à se connaître soi-même (33). C’est alors que le Taoïste peut
Sans franchir sa porte connaître le monde entier !
Sans regarder par la fenêtre voir le Tao céleste !
Plus on va loin, moins on connaît.
C’est pourquoi le Saint connaît sans bouger,
identifie sans voir, accomplit sans faire (47).
On comprend dès lors que le Taoïste, répudiant pour lui-même les faux savoirs, ne soit pas favorable à leur diffusion par l’enseignement. Au chapitre 3, Lao tseu affirme que le gouvernement du Saint consiste à vider les cœurs (les intelligences), remplir les ventres, affaiblir les volontés, consolider les os et faire en sorte que le peuple reste ignorant et sans désir. La formule est certes un peu rude, mais s’explique par l’aversion qu’inspirait aux quiétistes la prolifération de doctrines de toutes sortes qui divisait les esprits et attisait les conflits. Le peuple, ici, ne peut guère désigner la masse paysanne, mais plutôt les nobles et les philosophes, car c’est chez eux et non chez les plébéiens que proliféraient les idées et les ambitions. Remplir les ventres… consolider les os ne doit pas s’entendre comme un programme d’économie sociale, mais comme une allusion aux pratiques de longue vie. L’expression remplir les ventres n’est en chinois nullement péjoratif. Il appartenait à l’aristocratie d’être richement nourrie, et l’embonpoint a toujours été considéré en Chine avec respect. Quant aux os, c’était en eux que résidaient, selon d’antiques croyances, les principes de vie les plus subtils et les plus précieux. Aussi Ho-chang-kong rappelle-t-il que la chasteté permet d’avoir abondance de moelle dans des os solides.
Le chapitre 3 ne fait ainsi que proclamer la nécessité de renoncer aux attraits dangereux d’une société trop policée pour retrouver la saine simplicité originelle : au cœur, siège centrifuge de l’intelligence, de la volonté, des désirs, on oppose le ventre, réceptacle centripète des organes de la nutrition et des principes vitaux.
LE WOU-WEI
Nous avons déjà plusieurs fois rencontré l’expression wou-wei : « sans faire », « absence d’action ». Pas plus que wou n’est le néant, wou-wei ne désigne un idéal de non-action absolue, c’est au contraire une attitude particulièrement efficace, puisqu’elle permet toutes les réalisations.
Qui s’applique à l’étude accroît chaque jour (ses efforts, ses ambitions).
Qui s’applique au Tao diminue chaque jour (son activité, ses désirs).
De diminution en diminution, il arrive à ne plus agir ;
n’agissant plus, il n’est rien qu’il ne fasse (48).
En se cantonnant dans le wou-wei, le Taoïste ne fait qu’imiter le Tao dont l’efficacité est universelle justement parce qu’il est « inactif ».
Le Tao reste toujours sans action et il n’est rien qu’il ne fasse (37).
Il n’est rien que le Tao ne réalise, parce qu’il n’est autre chose que l’universelle spontanéité. Tout, dans la nature, s’accomplit sans intervention particulière telle que pourrait l’être celle d’une divinité ou d’une providence. De même le Saint se garde d’intervenir dans le cours des choses, il laisse à chaque être la possibilité de se développer conformément à sa nature propre et c’est ainsi qu’il obtient les meilleurs résultats. Il est important que le Prince se conduise en Taoïste et c’est bien à lui que Lao tseu pense : la majorité des aphorismes du Tao-tö-king sont des recettes de gouvernement. Le chapitre 37, après la phrase ci-dessus, continue en affirmant :
Si les seigneurs et les rois étaient capables de s’en tenir, en imitation du Tao, à cette attitude de non-intervention, les dix mille êtres ne tarderaient pas à suivre d’eux-mêmes son exemple ; si alors des passions se manifestaient, je les dompterais au moyen de la Simplicité du sans-nom, et alors ils seraient sans passion. Étant sans passion, ils seraient calmes et la paix serait naturellement assurée (37).
Aussi le prince devrait-il se faire oublier :
Le meilleur (des princes) est celui dont on ignore l’existence ;
moins bon est celui qu’on aime et loue ;
moins bon encore celui qui se fait craindre
et encore moins celui qui attire le mépris.
Qui prétend être au-dessus du peuple doit se soumettre à lui en
parole ;
qui prétend le guider doit le suivre.
C’est ainsi que le Saint domine sans que le peuple fléchisse sous
son poids, il guide sans que le peuple en éprouve des dommages
7).
Il n’est de réussite véritable que par le wou-wei : toute intervention délibérée dans le cours des choses ne manque pas, à plus ou moins longue échéance, de péricliter. Qui aspire au pouvoir et pense l’obtenir par l’action, je prévois son échec (29). Et Lao tseu met en garde les ambitieux : l’empire qu’ils veulent conquérir est comparable à un vase précieux qu’on ne manipule pas sans risquer de le briser, et gouverner un grand pays, c’est comme cuire une platée de petits poissons qu’il faut se garder de trop remuer (60). Il ne manque pas d’observer que c’est la loi qui fait le brigand (57).
En évitant d’intervenir activement, le Saint ne fait que se conformer à la loi naturelle, au Tao céleste qui triomphe sans lutter (73). Car Lao tseu veut persuader le prince que le wou-wei et la non-violence sont les moyens les plus efficaces pour obtenir le pouvoir et pour le conserver. Toute action suscitant une réaction, la contrepartie normale d’une entreprise en apparence bienfaisante sera nuisance. Seule l’action naturelle du Tao céleste n’entraîne pas une telle conséquence :
Le Tao du Ciel enlève à ce qui a trop et ajoute à ce qui manque. Il n’en est pas de même du Tao de l’homme ordinaire : celui-ci enlève à ce qui manque pour l’offrir à ce qui a déjà trop. Qui est capable d’offrir au monde ce qu’il a en trop ? Seul le peut qui possède le Tao (77).
On voit que le wou-wei n’est pas pure passivité : d’allleurs le texte ci-dessus, qui exprime un idéal de justice sociale assez exceptionnel dans l’antiquité chinoise, ajoute :
C’est pourquoi le Saint, s’il agit, n’attend aucune récompense de son action ; une fois l’œuvre accomplie, il ne jouit pas de son mérite ; il ne fait pas montre de ses talents.
Rien n’est d’ailleurs plus dangereux que la vanité, au point que le meilleur moyen de causer la perte de quelqu’un serait d’exalter son orgueil (36).
Les militaires doivent eux aussi faire leur profit de ces principes :
Le bon chef de guerre n’est pas belliqueux ; le bon combattant n’est pas impétueux.
Celui qui l’emporte le mieux sur l’ennemi est celui qui ne prend jamais l’offensive.
Celui qui obtient le meilleur rendement des hommes est celui qui les traite avec humilité.
C’est ce que j’appelle la vertu de non-violence, c’est la force de celui qui sait utiliser les hommes.
C’est ce que j’appelle s’égaler au Ciel. S’égaler au Ciel était le plus haut idéal des anciens (68).
Assez curieusement, l’usage des armes, s’il est condamné, ne l’est que de façon relative : le Sage ne s’en sert qu’à son corps défendant, mais il s’en sert, ce qui n’est pas très conforme à l’idée que l’on peut se faire d’un quiétiste. Mais il ne faut pas oublier le caractère composite du Tao-tö-king, ni que, destiné au prince, il ne saurait pousser jusqu’au bout l’idéal du wou-wei. Du moins le chef de guerre doit-il être modéré.
Celui qui est à la tête des hommes en s’appuyant sur le Tao se garde de faire violence au monde par l’usage des armes, ce genre d’entreprise a toujours ses contrecoups.
Là où ont passé les armées, il ne pousse plus qu’épines et chardons. Le bon chef de guerre s’arrête dès qu’il a atteint son but, la victoire. Il n’en profite pas pour imposer sa force. S’il est victorieux, il n’est ni orgueilleux, ni vaniteux, ni vantard ; il obtient la victoire parce qu’il ne peut faire autrement, c’est pourquoi il le fait sans faire montre de sa force (30).
Les armes sont des outils néfastes, ce ne sont pas des outils du sage ; il ne s’en sert que s’il ne peut faire autrement (31).
Si la guerre est parfois une triste nécessité, le chef utilisera du moins le wou-wei comme une technique qui lui donnera une victoire dont il ne se targuera pas. Il en sera de même en politique générale où l’on appliquera la règle qu’il faut intervenir le moins possible ; mais une certaine intervention est sans doute nécessaire, ne serait-ce que pour empêcher celle des actifs, des intelligents qui suscitent les querelles, des marchands dont les intérêts exigent que soient recherchées les « denrées difficiles à obtenir ».
C’est en n’exaltant pas les hommes de talent que l’on évite les rivalités dans le peuple, en ne prisant pas les biens rares qu’on évite les vols ; en ne montrant pas ce qui excite les désirs, on évite que les esprits ne soient troublés. C’est pourquoi, lorsque le Saint gouverne, il vide les cœurs et remplit les ventres, il affaiblit les volontés et fortifie les os, faisant toujours en sorte que le peuple soit sans savoir et sans désir. Et il veille à ce que ceux qui savent n’osent intervenir. Il pratique le non-agir et toutes choses sont bien ordonnées (3).
Les cas où il faut intervenir sont ainsi des exceptions qui confirment la règle générale : le Saint refuse toujours la lutte, de sorte que personne ne peut entrer en conflit avec lui (22, 66).
Le wou-wei est une attitude, difficile à observer, certes, mais qui confère à celui qui l’adopte avec constance une force véritable, car, dit Lao tseu qui utilise volontiers le paradoxe, le souple et le faible l’emportent sur le dur et le fort, parce que la faiblesse, la non-résistance, est l’efficacité du Tao (36, 40).
Divers symboles servent à illustrer cette idée : l’eau, la vallée, l’enfançon :
La plus grande perfection est semblable à l’eau laquelle est la meilleure bienfaitrice des dix mille êtres, mais ne lutte jamais, car elle se cantonne dans les lieux bas détestés des hommes ; et c’est pourquoi elle est si proche du Tao ; c’est parce qu’elle ne lutte jamais qu’elle ne se trompe pas (8).
Rien ici-bas n’est plus souple, moins résistant que l’eau, pourtant il n’est rien qui vienne mieux à bout du dur et du fort (78).
D’autres fois, ce sont les bas-fonds eux-mêmes qui sont l’image du Tao parce que c’est là que convergent les eaux :
Si les fleuves et les mers peuvent être les rois des vallées, c’est qu’ils savent si bien se placer plus bas qu’elles (66).
On expliquait en effet le mot roi (wang) par un mot homophone qui signifie « aller vers » le roi, c’est celui vers qui l’on va, sa vertu Tö est attirante, il est essentiellement un rassembleur d’hommes et de choses. Le Saint taoïste possède cette vertu royale, il attire les êtres à lui et il n’en rejette aucun : C’est ce que j’appelle sa Lumière voilée, dit Lao tseu (27). Car ce Tö, cette influence qu’il exerce autour de lui, nous avons vu qu’elle doit rester cachée et à vrai dire inconsciente. Elle sauve les hommes et les êtres en les influençant de telle sorte qu’ils retrouvent leur nature originelle, c’est pourquoi :
Les hommes parfaits sont les maîtres des hommes imparfaits ; les hommes imparfaits sont le capital des hommes parfaits (27).
Comme on ne devient pas taoïste par l’étude, le maître, ici, n’agit que par son Tö et par son exemple. C’est avec le Tö qu’il répondra à l’inimitié (63), contrairement à ce que voulait Confucius qui (interprétant Tö dans le sens de bienfaisance) jugeait peu équitable de répondre indifféremment par des bienfaits à ceux qui vous font du bien et à ceux qui vous font du mal « Répondez au mal avec justice, et au bien par le bien. » Mais le propos de Lao tseu n’est qu’une application de son principe de wou-wei et de non-résistance.
PRIMAUTÉ DU FÉMININ
Si donc le Saint exerce une attirance sur les êtres, c’est qu’il est semblable à une vallée, humble et vide : c’est là la féminine passivité qu’il doit préserver au sein de son être viril :
Connais la masculinité, mais préfère la féminité : tu seras le ravin du monde.
Sois le ravin du monde et le Tö suprême ne te manquera pas, et tu pourras retourner à l’état d’enfance.
Connais la blancheur, mais préfère le noir : tu seras le modèle du monde.
Sois le modèle du monde, le suprême ne te fera pas défaut et tu pourras retourner à l’absolu de l’Invisible.
Connais la gloire, préfère l’opprobre : tu seras la vallée du monde.
Sois la vallée du monde, et du Tö suprême tu auras ton content et tu pourras retourner à la simplicité du bois brut.
Le bois brut une fois découpé forme des ustensiles : si le Saint s’en servait de cette façon, il serait bon pour être chef des fonctionnaires. C’est pourquoi le grand artisan ne découpe pas (28).
Préserver en soi la simplicité et l’unité du Tao ; comme lui, ressembler à une vallée ; se savoir comme lui mâle et femelle, yang et yin, c’est-à-dire être universel, mais choisir dans cette double virtualité la féminine, car en dépit des apparences, elle est la plus efficace : ces conseils devaient surprendre comme des paradoxes outrecuidants. En exaltant la féminité, Lao tseu prenait en effet le contrepied des idées reçues. Dans la hiérarchie des valeurs féodales, les masculines étaient les plus honorables, alors que les féminines étaient tenues pour inférieures. Il n’en avait sans doute pas toujours été ainsi, les mythes et les coutumes paysannes montrent qu’il fut un temps où le groupe féminin jouait un rôle au moins égal à celui des hommes, égalité dont il est resté quelque chose dans la religion classique : le culte des Ancêtres exigeait la collaboration de l’épouse du chef du culte. Bien plus, les notions de couple et de hiérogamie occupaient une place très importante dans les idées religieuses des anciens Chinois. Toute puissance sacrée était double, mâle et femelle, mais comme généralement le sanctuaire ne renfermait que la moitié du couple, le culte visait à le reconstituer dans son intégrité. Or il valait parfois mieux détenir la partie féminine du couple hiérogamique, car la femelle attire le mâle.
On retrouve le même schéma à la base de certains cultes de type chamanistique où l’on voyait des prêtresses provoquer par des danses rituelles la descente d’une divinité mâle qui venait les posséder. Il ne paraît pas douteux qu’en préconisant la féminité Lao tseu n’ait été plus ou moins consciemment influencé par ces vieilles représentations. Il les a certes conceptualisées, mais il reste l’idée essentielle : l’être complet est mâle et femelle ; comme la plupart des hommes négligent ou répriment leur nature féminine, il y a déséquilibre ; l’agressivité mâle dominant, toute la vitalité en pâtit. La Sainteté véritable exige une revalorisation de la féminité.
On voit dès lors pourquoi le wou-wei du Saint est une méthode supérieure de gouvernement : il consiste à laisser les hommes et tous les êtres et toutes choses s’ordonner spontanément selon l’harmonie naturelle, à ne pas perturber l’ordre du Tao en intervenant artificiellement. Mais le rôle du Saint, s’il est passif, n’est pas négatif. Il est ici-bas un pôle, un centre tout à la fois de rayonnement et de convergence : dans la mesure où il a su s’identifier au Tao, et dans la mesure où celui-ci est féminité, puissance maternelle, il est comme lui vie et source de vie. D’où l’importance chez Lao tseu, et dans tout le Taoïsme, de la notion de « principe vital », lequel doit être soigneusement entretenu, nourri, concentré : car c’est finalement lui qui est le Tao présent dans le Saint et qui procure à celui-ci son efficacité, son Tö.
LA LONGUE VIE
La quête de la longue vie, voire de l’immortalité physique, caractérise le Taoïsme religieux depuis l’époque des Han. Diverses techniques seront employées visant à nourrir les énergies de vie et à expulser les principes de mort. Ces techniques, ou tout au moins certaines d’entre elles, étaient-elles déjà connues et employées plus anciennement dans les milieux prototaoïstes ? La réponse n’est pas douteuse, car les philosophes font nettement allusion à des pratiques de longue vie et, pour eux, sainteté et longévité étaient étroitement liées.
Il est certain que, pour l’auteur du Tao-tö-king, la sainteté n’est pas séparable d’une puissante vitalité, mais bien entendu, celle-ci doit rester virtuelle, concentrée : toute activité excessive serait occasion de perte d’énergie : Le Saint rejette ce qui est excessif, ce qui est enflé, ce qui est extrême (29). Il évite la réplétion et, grâce à sa vacuité, il est assuré, à mesure que ses forces s’usent, de les voir se renouveler (15).
Tels le Ciel et la Terre, il n’a d’autre vie que celle du Tao, laquelle est inépuisable, nous l’avons vu.
Si le Ciel et la Terre sont perdurables, c’est qu’ils n’ont pas de vie propre et c’est ainsi qu’ils peuvent vivre longtemps. C’est pourquoi le Saint, en se plaçant en arrière, se trouve au premier rang ; en expulsant son moi, il demeure présent. N’est-ce pas parce qu’il est désintéressé ? Et c’est pourquoi il peut réaliser ce qui l’intéresse (7).
Il est plus sage de ne pas avoir d’activité vitale (c’est-à-dire de ne pas dépenser ses énergies) que d’attacher un grand prix à la vie et d’agir pour essayer de l’augmenter ou de la préserver (75).
Comme dans les sectes taoïstes des âges postérieurs où l’on croira à la possibilité de devenir invulnérable grâce à des procédés magiques, Lao tseu affirme qu’il n’y a pas chez le Saint de place pour la mort :
Celui qui est pourvu d’une plénitude de Tö est comparable au nouveau-né : les insectes venimeux ne le piquent pas, les fauves ne le saisissent pas de leurs griffes, les rapaces ne l’emportent pas dans leurs serres ; ses os sont faibles, ses tendons sont souples, mais ses mains tiennent ferme ; il ne sait rien de l’union des sexes, mais sa petite verge se dresse : quelle concentration parfaite d’énergie spermatique ! Il peut crier toute la journée sans s’enrouer : quelle perfection dans l’eurythmie ! Qui connaît l’eurythmie est permanent ; qui sait être permanent est illuminé (ming). Tout excès de vie est néfaste ; quand la volonté veut contrôler le souffle, elle le fige (55).
Nous sortons (de l’invisible) pour naître et nous y rentrons pour mourir. Or d’entre nous, un sur dix est compagnon de vie, un sur dix compagnons de mort. Et les hommes qui, bien que pourvus de vie, se précipitent vers la mort, ils sont aussi un sur dix. Pourquoi ? Parce qu’ils vivent trop intensément. Or il m’est venu aux oreilles que ceux qui savent entretenir leur principe de vie, en voyage ne craignent pas les rhinocéros et les tigres, dans l’armée ils ne portent ni cuirasse ni arme quelconque : le rhinocéros ne trouverait chez lui nul endroit où enfoncer sa corne, le tigre ne trouverait où l’atteindre de sa griffe, le guerrier ne trouverait où le frapper de sa lame. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a en lui pas de place pour la mort (50).
Les « compagnons de vie », ce sont ceux qui ont la souplesse et la non-résistance du nouveau-né, alors que les compagnons de mort » sont ceux qui, tout ankylosés, sont déjà raides comme des cadavres (76). N’est-ce pas là d’ailleurs une loi générale qui vaut pour les végétaux ? Trop de rigidité ou de confiance dans sa force est toujours présage de perte ; les violents ne meurent pas de mort naturelle (42).
Ainsi, la souplesse, la non-résistance que Lao-tseu préconise en politique, trouve leur application chez l’individu. Celui-ci, pour vivre longtemps, doit vivre sagement, c’est-à-dire selon l’idéal de wou-wei qui lui permettra d’une part de ne pas se dépenser, d’autre part d’entretenir en lui la tendre élasticité qu’il possédait à sa naissance. Malheureusement Lao tseu ne donne que peu d’indications sur les méthodes positives de longues vies ; il fait du moins allusion à l’une des plus importantes, à savoir le contrôle de la respiration. Cette méthode (qu’évoquait également Tchouang tseu) a toujours été une des techniques de longue vie les plus pratiquées, elle comprenait de nombreux exercices plus ou moins compliqués. Voici donc le chapitre 10 qui fait allusion à une technique du souffle.
Que ton âme corporelle et ton âme spirituelle embrassent l’Unité, et tu pourras éviter leur séparation !
Concentre ton souffle et l’assouplis, et tu seras comme l’enfançon ! Polis ton miroir spirituel et tu le rendras sans défaut ! Ménage le peuple en le gouvernant et tu pourras ne pas intervenir ! Ouvre et ferme (à temps voulu) tes portes célestes (les yeux, les oreilles et autres ouvertures), tu préserveras ta féminité ! Que ton esprit lumineux pénètre toutes les régions de l’espace et tu pourras renoncer au savoir ! (10)
Les Chinois croyaient à deux âmes, ou plutôt à deux groupes d’âmes ou d’esprits vitaux, les uns Yang (Houen), les autres Yin (P'o), les premiers commandant le souffle et les fonctions supérieures, les seconds attachés au sang, aux os, et d’une façon générale à la vie organique. Pour qu’il y eût vie et santé, il fallait que ces deux sortes d’âmes fussent unies de façon harmonieuse ; si elles se séparaient, il en résultait la maladie et la mort. « Embrasser l’unité », c’est obtenir cette intégrité de la personne, mais l’expression doit aussi s’entendre dans un sens mystique, c’est aussi embrasser le Tao qui est un et principe d’unité. C’est pourquoi la quête de la longue vie ne se distingue pas de la quête du Tao, l’hygiène physique et morale est une méthode de sainteté. Dans le texte ci-dessus, nous ne savons au juste en quoi consistait la concentration du souffle. Il s’agissait sans doute de quelque méthode respiratoire visant à retenir les énergies contenues dans l’air de la respiration (K'i) et à rendre celle-ci parfaitement aisée et silencieuse, mais cela sans intervention de la volonté qui risque, au contraire, de figer le souffle4 (55). Quant au miroir spirituel, c’est une métaphore souvent utilisée dans la littérature taoïste pour illustrer l’esprit du Saint qui, à l’état de quiétude, reflète fidèlement toute chose, idée qui est exprimée aussi dans la dernière phrase : ce miroir, cet esprit parfaitement lumineux, éclaire, tout en le reflétant, le monde entier. La Sainteté ne peut être qu’une illumination tout intérieure.
MYSTICISME
Dans la mesure où elle rejette la connaissance discursive au profit de l’intuition, où elle affirme la possibilité d’atteindre une réalité supérieure par le quiétisme, la pensée du Tao-tö-king est bien un mysticisme. Et comme tous les mystiques, Lao tseu n’essaie pas de démontrer rationnellement sa doctrine ; ses propos sont délibérément obscurs, ambigus, et peuvent souvent s’interpréter à plusieurs niveaux. C’est ainsi que la mise en garde contre l’usage des sens et contre les sports affolants (12) peut s’entendre comme une simple recommandation morale ; mais elle signifie aussi qu’une ascèse est nécessaire pour vivre longtemps ; elle peut enfin désigner une des étapes qui conduisent à l’extase. Celle-ci doit être préparée, en effet, par une purification de l’âme qu’il faut vider de tout ce qui n’est pas le Tao. La même idée complexe semble être exprimée aussi par le chapitre 10 cité ci-dessus et par le chapitre 52 qui commande de boucher les ouvertures, fermer les portes et après s’être servi de sa brillance extérieure, de revenir à sa lumière intérieure. Lao tseu emploie à plusieurs reprises le mot Ming (Lumière) pour désigner l’intelligence des mystères qui caractérise le Saint, mais ces mystères sont, pour employer l’expression remarquable d’une mystique occidentale, des « obscurités lumineuses qui surpassent toutes nos vues et nos intelligences ».
Lao tseu est donc un mystique, mais jusqu’à quel point ? Car il y a de nombreux degrés dans cette voie, depuis la simple méditation jusqu’à la transe extatique. Or il n’est pas aisé de se faire une opinion sûre à ce sujet et il faut avouer que la mystique taoïste serait bien mal connue si nous n’avions d’autre source que le Lao-tseu, si nous n’avions en particulier le Tchouang-tseu dont nous donnerons dans un prochain chapitre quelques textes significatifs. Grâce à ce dernier livre, nous savons que les extatiques n’étaient pas rares dans les milieux taoïstes de l’ère des philosophes. Il met en scène plusieurs personnages en état de transe et l’un d’eux n’est autre que Lao Tan lui-même :
Confucius, un jour qu’il allait visiter le Saint taoïste, le trouva « complètement inerte et n’ayant plus l’apparence d’un être vivant ». Confucius dut attendre un certain temps avant de pouvoir adresser la parole à son hôte : « Mes yeux m’ont-ils trompé, dit-il, ou était-ce réel ? À l’instant, Maître, votre corps ressemblait à un morceau de bois sec, vous paraissiez avoir quitté le monde et les hommes et vous être installé dans une solitude inaccessible. » — Oui, répondit Lao Tan, je suis allé m’ébattre à l’Origine de toutes choses. (Tchouang-tseu, 21.)
Cette anecdote, qui n’a certes rien d’historique, montre que, pour l’auteur de ce passage, Lao Tan connut des expériences extatiques et nous admettrons sans difficulté que de semblables expériences peuvent être à l’origine de certains propos du Tao-tö-king. Bien que ce livre n’apporte aucune indication sur les phénomènes physiques (catalepsie, etc.) qui accompagnent souvent, mais non toujours, l’extase, il contient cependant de nombreuses allusions et des expressions qui impliquent une certaine expérience des états extatiques : connaissance intuitive et globale des choses indépendamment de l’usage des sens, quiétisme, obscurité du Tao, Unité qu’il s’agit d’embrasser, ce qui pourrait être une allusion à l’union… Tout au moins, nous admettrons que l’auteur appartenait à un milieu spirituel dont certains membres avaient pu relater leurs expériences mystiques.
Dans le passage que nous venons de citer, la réponse de Lao Tan qui déclare s’être rendu à l’Origine des choses est remarquable, car elle résume l’essentiel du mysticisme taoïste. On voit qu’il s’agit d’un voyage de l’âme, mais ce voyage s’effectue plutôt dans le temps que dans l’espace5. Le mystique fait retour au commencement de toutes choses, à la Mère, à ce principe qui existait avant les dieux, à la source invisible de la vie. En réalité, il ne voyage évidemment pas dans le temps, il l’abolit en s’identifiant à un éternel présent. Et c’est ainsi que, n’étant pas dans le temps, il peut espérer échapper à la mort.
Mais Lao tseu ne croit pas à une immortalité physique : l’union avec le Tao permet seulement de durer, de ne pas mourir prématurément (cf. ch. 16, cité p. 55). Il ne croit pas davantage à la survie d’une âme personnelle. Il est vrai que le Tao-tö-king n’est pas très explicite sur ce point, mais le fait même qu’il n’avance pas d’autre opinion indique qu’il partage celle des autres taoïstes : les êtres visibles ne sont que les innombrables formes transitoires que prend la Vie issue du Chaos primordial. Ces monades de vie apparaissent en ce monde comme plante, animal ou être humain, disparaissent dans l’informe pour réapparaître sous une autre apparence. Il y a donc quelque chose qui survit à la mort, mais c’est quelque chose d’aussi impersonnel que possible. C’est encore à Tchouang tseu que nous aurons recours pour mieux connaître la doctrine de l’école sur cette question ; nous verrons que, pour lui, la vie et la mort sont deux aspects d’un même phénomène. Lao tseu les décrit comme une sortie et une rentrée, loi commune à tous les êtres. Mais il semble que le Saint puisse, mystiquement, se placer en dehors de ce procès en réalisant dans son esprit le vide parfait qui l’identifie à la vacuité, à l’ultime simplicité du Tao. Autrement dit, en surmontant la multiplicité de notre nature et en embrassant l’Unité. À ce moment, la question de la vie et de la mort, celle de la destinée outre-tombe ne se pose plus. Les principes vitaux et spirituels du Saint, rassemblés en une unité indivisible, échappent à toute vicissitude et à toute détermination, ils n’appartiennent plus à ce monde. Nous dirions que le Saint s’est constitué une âme immortelle, mais les taoïstes ne s’expriment pas de cette façon : pour eux, ce principe immortel qui habite le cœur du Saint n’est autre que le Tao. Il n’y a donc d’autre immortalité que celle du Tao lui-même.
Mais, encore une fois, Lao tseu n’est pas explicite sur les expériences de la vie mystique. Sa doctrine concerne plus l’art de s’accommoder de notre existence en ce monde que les fins dernières. C’est pourquoi, préconisant un ascétisme modéré, il indique, ou plutôt suggère, les avantages que procure, à des niveaux variés, l’attitude quiétiste. Au prince, il montre que le laisser-faire est la meilleure méthode de gouvernement ; mais le souverain doit en outre posséder la Vertu des Saints. Car le Tö est une force qui n’est jamais en défaut (28) et qui est toute-puissante (59). Le prince qui la posséderait, qui serait réellement un Saint taoïste, aurait un pouvoir occulte dont ses sujets n’auraient même pas conscience. S’il pouvait, à l’image du Tao, garder quiétude et simplicité, il verrait non seulement les peuples, mais tous les êtres se régler spontanément sur l’harmonie naturelle ; par sa parfaite absence de désir et sa tranquille vacuité, le Saint, s’il régnait, instaurerait la paix dans le monde. On voit comment recherche de la longue vie, mysticisme et politique forment un ensemble de disciplines solidaires, car tout se tient dans une vue moniste de l’univers.
INSIPIDITÉ DU TAO
Le mysticisme de Lao tseu ne fait point appel aux émotions violentes, c’est un mysticisme calme et réfléchi. Rien, dans le Tao-tö-king, ne permet de supposer le recours à des danses extatiques ou à quelque autre moyen propre à favoriser la transe ; aucun emprunt non plus, pour décrire les expériences vécues, au langage amoureux. L’extase ne semble être obtenue que par une longue méditation cathartique. Aussi Lao tseu a-t-il conscience du peu d’attrait que sa doctrine offre au premier abord.
Musique et bonne chère font s’arrêter le passant.
Mais ce que la bouche profère sur le Tao
Comme cela est fade, comme cela manque de saveur !
Car si vous le regardez, vous ne pouvez rien voir ; si vous l’écoutez, vous ne trouvez rien à entendre ; si vous en usez, vous ne
sauriez l’épuiser (35).
Quand l’homme supérieur a entendu parler du Tao, il s’empresse de le suivre.
Quand l’homme moyen a entendu parler du Tao, tantôt il y pense, tantôt il l’oublie.
Quand l’homme inférieur entend parler du Tao, il éclate de rire : s’il n’en riait pas, ce ne serait pas vraiment le Tao.
C’est pourquoi l’adage dit bien :
Le Tao lumineux semble obscur ;
Le Tao qui progresse semble reculer ;
Le Tao uni semble raboteux.
Le Tö supérieur semble creux comme une vallée.
La blancheur la plus pure semble souillée.
Le Tö le plus large semble indigent ;
Le Tö le plus ferme semble fragile ;
La vérité la plus solide semble vide.
Le plus grand carré n’a pas d’angle,
Le plus grand vase est le dernier achevé,
La plus grande musique ne s’entend point,
La plus grande image ne se voit point.
Le Tao est caché et sans nom.
Seul le Tao sait bien commencer et sait bien achever (41).
Mes propos sont très faciles à comprendre et faciles à pratiquer, mais personne dans le monde n’est capable de les comprendre, de les pratiquer… c’est pourquoi le Saint se vêt de bure et cache un jade dans son sein (70).
Si le Tao est insipide, le Taoïste qui l’incarne en quelque sorte ne l’est pas moins, car la lumière qu’il porte en lui reste cachée ; si elle est authentique, elle ne doit pas être perçue extérieurement par le vulgaire. Non seulement la sainteté du vrai Taoïste ne doit pas être reconnue, mais sa parfaite simplicité lui donne l’apparence d’un sot :
Alors que la foule est en fête, soit qu’elle assiste à un grand sacrifice, soit qu’au printemps elle monte s’amuser sur les terrasses, je reste seul, dans une immobilité impassible, tel l’enfançon qui ne sait pas encore sourire.
Je suis comme un misérable sans refuge. Alors que les autres ont plus qu’il ne faut, seul je semble avoir tout perdu.
Comme j’ai l’air stupide ! Combien inculte !
Comme les gens sont brillants ! Seul je suis obscur.
Comme ils sont sûrs d’eux ! Seul je suis hésitant.
Tous ont quelque talent, et seul je suis aussi ignorant qu’un rustre.
Différent des autres, seul je préfère téter ma mère (20).
Les œuvres de la plupart des anciens philosophes quiétistes ne nous sont pas parvenues : outre le Lao-tseu, il ne nous reste guère que le Tchouang-tseu. On peut cependant ajouter le Lie-tseu, bien que l’authenticité de ce livre soit contestée, car s’il est vrai que, dans son état présent, il se révèle être une compilation du IIIe siècle de notre ère (alors que son auteur supposé, Lie Yu-k'eou, aurait vécu au IVe siècle ou au Ve siècle av. J.-C.), il n’en contient pas moins des éléments fort anciens et conserve, à ce titre, un intérêt non négligeable. Quelques ouvrages nous ont conservé des fragments plus ou moins longs provenant d’œuvres perdues, mais ce sont là des sources secondaires par rapport aux trois ouvrages dont les auteurs supposés furent baptisés jadis les Pères du système taoïste. Or si le Tao-Tö-king est de beaucoup le plus célèbre, le Tchouang-tseu est sans conteste le plus important ; c’est surtout lui qui nous rend accessibles la pensée et la position existentielle des taoïstes anciens.
[J’omets la suite]
LAO TSEU Tao Te King Le livre de la Voie et de la Vertu
Texte traduit et présenté par Claude Larre « Les Carnets DDB »
DESCLÉE DE BROUWER, 1994.
1
La voie qu’on peut énoncer
N’est déjà plus la Voie
Et les noms qu’on peut nommer
Ne sont déjà plus le Nom
Sans Nom
Commence le Ciel Terre
Les noms
Donnent leur Mère aux Dix mille êtres
Ainsi le toujours sans attrait
Invite à contempler le mystère
Et le toujours plein d’attraits
À considérer ses aspects manifestes
Ces deux-là nés ensemble
Sous des noms différents
Sont en fait ensemble l’Origine
Et d’origines en Origine
La porte du mystère merveilleux
2
Sous le Ciel
Chacun prétend savoir comment le Beau est beau
Et voici venir le Laid
Sous le Ciel
Chacun prétend savoir comment le Bon est bon
Et voici venir le Mauvais
Mais en réalité
Ayant et n’ayant pas naissent l’un de l’autre
Compact et subtil se forment l’un de l’autre
Long et court se disent l’un par rapport à l’autre
Haut et bas se tournent l’un vers l’autre
Notes et sons s’accordent les uns avec les autres
Avant et après se suivent l’un l’autre
Aussi les Saints œuvraient selon le non agir
Et s’adonnaient à l’enseignement sans parole
Dix mille êtres éclosent-ils ne les rejetaient pas
Fournissant à leurs besoins sans les accaparer
Entretenant sans assujettir
S’acquittant de leur tâche sans s’y attarder
Parce qu’ils ont choisi de ne pas s’attarder
Ils demeurent à jamais
3
Quand les dignités ne vont plus au talent
Les gens cessent de s’affronter
Quand les objets rares ne sont plus appréciés
Les gens cessent de dérober
Quand ce qui excite les désirs n’est plus étalé
Les gens ne sont plus troublés dans leur cœur
Les Saints eux
Vidaient les cœurs
Emplissaient les ventres
Pliaient les vouloirs
Endurcissaient les os
Le peuple maintenu sans science et sans désir
Les habiles se gardaient de s’agiter
Œuvrant par le non agir
Rien n’échappait à leur conduite
4
La Voie vide médian s’écoule
À tout usage
Sans déborder
Source d’abîme
On dirait un ancêtre
Qui préside aux Dix mille êtres
Elle en émousse les pointes
En débrouille l’écheveau
Harmonisant leurs lumières
Rassemblant leur poussière
Profondeur d’abîme
On dirait une présence
Nous ignorons de qui elle procède
Pressentant qu’elle précède
Le Souverain lui-même.
5
Ciel Terre ignore la Bienveillance
Traitant les Dix mille êtres comme chiens de paille
Le Saint ignore la Bienveillance
Les Cent familles il les traite comme chiens de paille
L’intervalle Ciel Terre
Est comme le soufflet
Il se vide sans se lasser
Actionné il veut souffler encore
On parle, on parle, on suppute à l’infini
Mieux vaut garder le Centre
6
« L’Esprit du Val ne meurt point »
Évoque la Femelle originelle.
« La Porte de la Femelle originelle »
Évoque la Racine du Ciel Terre.
Qui coule filet sans fin
Dont on use sans qu’il s’épuise
7
« Le Ciel dure et la Terre demeure
Oui le Ciel Terre dure et demeure
Mais c’est parce qu’il ne vit pas pour lui-même
Qu’il peut jouir d’une vie qui ne finit pas
Le Saint lui
En se mettant à la dernière place
Se retrouve au premier rang
Insoucieux de sa vie
Il se maintient vivant
N’est-ce pas que désintéressement
Qui réalise en lui son accomplissement
8
Un homme haut placé
Faisant le Bien
Agira comme l’eau
L’eau sert les Dix mille êtres
Sans rien disputer
Faisant ce que personne n’aime faire
Les plus proches de la Voie
Préfèrent s’établir à même le sol
Et placer leur cœur dans l’abîme
Donner simplement par humanité
Cultiver la sincérité des propos
Gouverner en respectant la nature
Confier les charges aux gens capables
N’agir qu’au moment favorable
C’est en ne disputant rien à personne
Qu’ils sont alors irréprochables
9
Mais qui veut tout retenir
Sans pouvoir maintenir
Il ferait mieux de s’abstenir
Qui martèle sa lame
Et l’aiguise sans cesse
Ne la conserve pas longtemps
Une salle pleine d’or
p de pierres précieuses
Ne trouve pas de gardien
Qui riche et honoré
Se fait encore arrogant
Est lui-même l’artisan de sa perte
L’œuvre accomplie
Se retirer
C’est cela la Voie du Ciel
10
Vos âmes spirituelles et charnelles
S’embrassant dans l’Unité
Saurez-vous empêcher leur séparation
Concentrant vos souffles
Atteignant au souple
Saurez-vous produire l’Enfançon
Pur de toute souillure
Contemplant l’Originel
Saurez-vous y voir les êtres comme ils sont
Épargnant votre peuple
En conduisant l’État
Saurez-vous le garder éloigné du savoir
Devant la Porte du Ciel
Qui s’ouvre et se referme
Saurez-vous éloigner la femelle
Candeur illumination
À l’efficace universelle
Saurez-vous vous tenir au non agir
Laisser être
Laisser croître
Laisser être ne pas accaparer
Entretenir ne pas assujettir
Présider à la vie ne pas faire mourir
C’est cela la Vertu originelle
11
Trente rayons se joignent en un moyeu unique,
Ce vide dans le char en permet l’usage
D’une motte de glaise on façonne un vase
Ce vide dans le vase en permet l’usage
On ménage des portes et des fenêtres pour une pièce
Ce vide dans la pièce en permet l’usage
L’avoir fait l’avantage
Et le non avoir l’usage
12
Les Cinq couleurs aveuglent l’œil
Les Cinq notes assourdissent l’oreille
Les Cinq saveurs gâtent la bouche
Courses et chasses affolent le cœur
L’amour des objets rares égare la conduite
Les Saints eux
Étaient pour le ventre pas pour l’œil
Ils rejetaient l’extérieur
Et s’en tenaient à soi
13
Faveur Défaveur sont des surprises
Honneur Catastrophe sont corporels
Que veut dire
Faveur Défaveur sont des surprises
Sinon que la Faveur tombe sur les inférieurs
Elle surprend quand on l’obtient
Elle surprend quand on la perd
Voilà ce que veut dire
Faveur Défaveur sont des surprises
Que veut dire
Honneurs Catastrophes sont corporels
Sinon que la Catastrophe atteint en nous le corps
Hors de ce corps
Quelle catastrophe pourrait nous atteindre
Ainsi
À qui estime l’Empire au prix de son corps
On peut remettre l’Empire
À qui épargne l’Empire comme son propre corps
On peut confier l’Empire
14
On regarde, mais sans voir on l’appelle Invisible
On écoute sans entendre on l’appelle Inaudible
On cherche à le toucher on l’appelle Impalpable
Voilà trois choses ineffables
Qui confondues font l’Unité
Son haut n’est pas lumineux
Son bas n’est pas ténébreux
Cela serpente indéfiniment indistinctement
Jusqu’au retour au Sans choses
On le dira
Forme de ce qui n’a pas de forme
Image de ce qui n’est pas chose
On le dira
Obscure clarté
Allant à sa rencontre on ne voit pas sa tête
Marchant à sa suite on ne voit pas son train
Cependant
Qui aura dans la main la Voie antique
Pourra conduire le présent
Ce savoir de l’antique genèse
On l’appelle
Déroulement de la Voie
15
Les grands adeptes de l’Antiquité
Étaient de subtils initiés au mystère originel
Ces hommes impossible de les comprendre
Contentons-nous d’en évoquer la manière
Hésitants comme qui en hiver passe à gué une rivière
Et craintifs comme qui de quatre côtés flaire le danger
Circonspects comme il sied de l’être à un invité
Mais prêts à changer comme la glace qui va fondre
Honnêtes comme un bois pas encore dégrossi
Et ouverts comme l’entrée d’une vallée
Indiscernables comme des eaux mêlées
Mais eux savaient mieux que personne
Par leur quiétude
Faire passer lentement ce qui est mêlé à la clarté
Mieux que personne ce qui est en repos
Ils savaient par une endurante activité
L’amener à la vitalité
Observants de la Voie
Ils ne s’emplissaient pas de désir
Ainsi n’étant jamais emplis
Pouvaient-ils se flétrir
Et échapper au renouveau
16
Parvenus à l’extrême du Vide
Fermement ancrés dans la Quiétude
Tandis que Dix mille êtres d’un seul élan éclosent
Nous contemplons le Retour
Les êtres prospèrent à l’envi
Mais chacun fait retour à sa racine
Revenir à sa racine c’est la Quiétude
C’est accomplir son destin
Accomplir son destin c’est cela le Constant
Atteindre le Constant c’est l’Illumination
Ne pas le connaître c’est courir follement au désastre
Atteindre le Constant donne accès à l’Infini
Par l’Infini à l’Universel
Par l’Universel au pouvoir royal
Par la Royauté au Ciel
Et par le Ciel à la Voie
La Voie à la vie qui demeure
Et la fin de votre vie ne sera pas la destruction
17
Dans la haute Antiquité les souverains
À peine leurs sujets s’avisaient-ils de leur existence
Puis on se mit à chérir et à flagorner
Après quoi à trembler et à maudire
Où manque la sincérité
Manque la fidélité
Ah qu’ils se faisaient lointains et avares de paroles
Les travaux s’exécutaient
Les affaires suivaient leur cours
Et le peuple des Cent familles s’écriait
Nous faisons tout par nous-mêmes
18
Mais la Grande Voie périclita
Alors régnèrent Bienveillance et Justice
Intelligence et Savoir-faire apparurent
Ce fut la Grande Hypocrisie
Les Six relations se désaccordèrent
On ne vit plus que piété filiale et amour paternel
Les pays connurent l’anarchie
Ce fut le temps des ministres fidèles
19
Rompez donc avec la Sagesse renvoyez le Savoir-faire
Le peuple s’en portera cent fois mieux
Rompez avec la Bienveillance renvoyez la Justice
Le peuple retrouvera piété filiale et amour paternel
Rompez avec l’habileté renoncez au profit
Voleurs et brigands ne se manifesteront plus
Voilà trois points
Difficiles à exprimer
Ils se rattachent au précepte
Regardez le Simple
Embrassez le Brut
Soyez désintéressés
Soyez sans désirs
20
Rompez avec l’étude vivez sans souci
WEI n’est pas A montrez la différence
Le Bien n’est pas le Mal montrez comment
Craindre est le sentiment normal du peuple
Et tant d’autres questions qui ne veulent rien dire
Les gens sont tous hilares
Comme s’ils festoyaient au sacrifice du bœuf
Comme s’ils montaient aux belvédères du printemps
Et moi je me tiens là l’esprit vacant
Comme le nouveau-né encore sans expression
Laissé dans mon coin, n’ayant où aller
Les gens ont tous le superflu
Et moi je suis de tout démuni
J’ai tous les traits de l’idiot
Je suis l’abruti le parfait abruti
Les autres sont resplendissants
Et moi je suis crépusculaire
Les autres s’affairent fébrilement
Et moi je traîne mon oisiveté
Abandonné au mouvement de la mer
Tourbillonnant au gré du vent
Les gens savent ce qu’ils veulent
Je préfère être un imbécile heureux
Moi qui ne suis pas comme eux
Moi qui ai choisi de téter ma Mère
21
Vaste Vertu a contenance
D’une suivante de la Voie
La Voie chose vague indistincte
Si indistincte et si vague
En elle sont les symboles
Si vagues et si indistincts
En elle sont les êtres
Si secrets si dérobés
En elle sont les essences
Des essences très pures
En elle est la fidélité
De l’Antiquité à ce jour elle maintient son Nom
Présidant à la succession de tous les êtres
Comment comprendre
Les manifestations de tous les êtres
Sinon par cela
22
Plier pour se garder intègre
Ployer pour se retrouver droit
S’approfondir pour être rempli
Se faner pour reverdir
Moins permet de trouver
Trop fait qu’on s’égare
Les Saints
Embrassant l’Un
Étaient la règle du monde
Ne se donnant pas à voir ils illuminaient
Ne se faisant pas valoir ils resplendissaient
N’agitant pas leurs succès ils avaient leur mérite
Ne vantant pas leurs exploits ils restaient au commandement
Voilà que ne disputant rien à personne
Personne non plus ne leur disputait rien
L’ancien adage
« Plier pour se garder intègre »
Ce n’était pas un vain mot
L’homme vrai et intègre attire tout à lui
23
Par le Silence
L’agir naturel
Une bourrasque ne dure pas la matinée entière
Une averse ne dure pas jusqu’à la fin du jour
Et qui en est l’auteur
Le Ciel Terre
Le Ciel Terre n’est pas indéfiniment endurant
Que dire alors de l’homme
Pour cette raison qui œuvre selon la Voie
Au niveau de la Voie se conformera à la Voie
Au niveau de la Vertu se conformera à la Vertu
Au niveau de la Perte se conformera à la Perte
Conforme à la Voie la Voie le reçoit volontiers
Conforme à la Vertu la Vertu le reçoit volontiers
Conforme à la Perte la Perte le reçoit volontiers
Mais où manque la sincérité
Manque aussi la fidélité
24
Dressé sur la pointe des pieds on perd l’équilibre
Les jambes trop écartées on n’avance pas
Qui se donne à voir n’illumine pas
Qui se fait valoir ne resplendit pas
Qui agite ses succès est sans mérite
Qui vante ses exploits n’occupe pas longtemps le pouvoir
Pour la Voie c’est
« Excès de nourriture et tumeurs »
Pratique qui à tous les êtres répugne
L’homme qui possède la Voie s’y refuse
25
Une Chose faite d’un mélange
Est là avant le Ciel Terre
Silencieuse ah oui illimitée assurément
Reposant sur soi inaltérable
Tournant sans faute et sans usure
On peut y voir la Mère de ce qui est sous le Ciel
Nous ne connaissons pas son Nom
Son appellation est la Voie
À défaut de son véritable nom
On la dénommera Grande
Grande pour dire qu’elle s’écoule
Qu’elle s’écoule poussant toujours plus loin
Qu’au loin en allée elle s’en retourne
Aussi Grande la Voie
Grand le Ciel grande la Terre et grand aussi le Roi
Dans l’Univers sont quatre grands
Et le Roi est l’Un d’eux
L’homme prendra donc modèle sur la Terre
La Terre elle prend modèle sur le Ciel
Le Ciel prend modèle sur la Voie
La Voie elle se modèle sur le naturel
26
Lourd racine du léger
Quiet seigneur de l’agité
Ainsi les Saints voyageaient des jours entiers
Sans quitter leurs lourdes voitures
Sans un regard pour de fascinantes splendeurs
Chez eux ils se tenaient perdus hors de ce monde
Comment le maître de Dix mille chariots
Serait-il léger au point de se préférer à l’Empire
Sa légèreté lui ferait perdre sa racine
Son agitation son empire sur lui-même
27
Bien aller ne laisse pas de traces
Bien parler est net et sans défaut
Bien compter ne se sert pas de marques
Bien fermer ne pose ni verrou ni barre
Sans qu’on puisse ouvrir
Bien lier ne noue pas de corde
Sans qu’on puisse délier
Pour cette raison les Saints
S’appliquaient à secourir les humains
Sans rejeter personne
S’appliquaient à secourir les êtres
Sans en rejeter aucun
C’est ce qu’on appelle
Répandre à son tour la Lumière
L’homme bon est le maître du méchant
Le méchant sert de matière à l’homme bon
Si l’un ne révère pas son maître
Et l’autre n’aime pas sa matière
Nul savoir-faire ne préviendra l’égarement
C’est cela
La Merveille essentielle
28
Conscience de coq contenance de poule
Ils étaient la Ravine du monde
La Ravine du monde
Ils ne quittaient pas la Vertu Constante
Ayant fait le retour à l’Enfançon
Conscience de blanc contenance de noir
Ils étaient la Norme du monde
La Norme du monde
Ils étaient sans tache en la Vertu Constante
Ayant fait le retour au Sans limites
Conscience de gloire contenance d’humiliation
Ils étaient le Réceptacle du monde
Le Réceptacle du monde
Ils se satisfaisaient de la Vertu Constante
Ayant fait le retour au Brut
Le Brut on le détaille en ustensiles divers
Les Saints par le Brut présidaient aux diverses charges
C’est le sens de
« À grand Tallleur pas de chutes »
29
Vouloir saisir l’Empire et le manier à son gré
On ne voit pas qu’on puisse y parvenir
L’Empire est un vase sacré
On ne le manie pas à son gré
Qui le manie court à l’échec
Qui s’en empare le perdra
La vérité des choses c’est que les êtres
S’avancent allègrement puis se mettent à suivre
Respirent légèrement puis se mettent à souffler
Deviennent puissants puis se mettent à faiblir
On commence à s’élever puis on se met à descendre
Et c’est pourquoi les Saints rejettent
L’excès
L’extrême
L’extravagant
30
Conseillant un prince selon la Voie
On ne lui fera pas conquérir l’Empire par les armes
Politique qui se retourne souvent contre son auteur
Là où la troupe a campé croissent épines et ronces
Les grandes armées annoncent des années de disette
Contentez-vous d’être résolu
Sans prétendre à conquérir de force
Résolu sans ostentation
Résolu sans présomption
Résolu sans provocation
Résolu vous battant à contrecœur
Résolu sans volonté de conquête
La puissance fait vieillir
Cela c’est s’opposer à la Voie
S’opposer à la Voie c’est bientôt périr
31
« Des armes même belles sont de mauvais augure »
Elles suscitent en tous la même horreur
Un homme qui suit la Voie s’en détournera
On honore un gentilhomme en le plaçant à gauche
Un homme de guerre en le plaçant à droite
« Les armes sont de mauvais augure »
Elles ne siéent pas à un gentilhomme
C’est à contrecœur qu’il y recourt
Ayant fait du détachement et du repos son idéal
Vainqueur il ne voit pas de bien à la victoire
Y voir un bien serait se réjouir d’une tuerie
Quand un homme se réjouit d’une tuerie
Il ne faut pas le laisser arriver à l’Empire
« Dans les cérémonies de fête la gauche est honorable
Dans les cérémonies de deuil la droite est honorable »
Un commandant en second occupe la gauche
Le commandant en chef occupera la droite
La préséance est donc celle du deuil
Des hommes ont été tués en grand nombre
On les pleure dans le deuil et l’affliction
Le cérémonial de la victoire est donc celui du deuil
32
La Voie
Toujours sans nom et nature
Malgré son insignifiance
Nul au monde ne peut l’asservir
Si seulement barons et princes savaient la tenir
Les Dix mille êtres viendraient à l’hommage
Ciel et Terre uniraient leurs influx
Et descendrait la douce rosée
Le peuple sans qu’on le lui commande
S’ordonnerait de lui-même
Mais a commencé la taille
On a eu des noms
Et les noms se sont multipliés
Il faudrait arrêter le savoir
Savoir s’arrêter
Ce serait le salut
La Voie dans le monde
Se compare au Fleuve et à l’Océan
Pour les rivières et les ruisseaux
33
Connaître autrui est un savoir-faire
Se connaître soi c’est l’illumination
L’emporter sur autrui est la force
L’emporter sur soi c’est la puissance
Se contenter de peu c’est la richesse
Agir puissamment c’est s’accomplir
Conserver ses moyens est durer
Mourir sans périr c’est la Longévité
34
La Grande Voie c’est l’inondation
Droite ou gauche peu lui importe
Les Dix mille êtres en dépendent pour vivre
Elle ne se refuse pas
Elle fait son œuvre
Sans y chercher sa gloire
Elle vêt et nourrit les Dix mille êtres
Elle ne se comporte pas en maître
Constante sans attrait
On peut la dire infime
Les Dix mille êtres lui reviennent
Elle ne se comporte pas en maître
On peut la dire grande
Finalement en ne se faisant pas grande
Elle peut réaliser sa grandeur
35
Qui tient le Grand Symbole
Fait accourir les êtres sous le Ciel
Ils accourent et n’éprouvent aucun mal
Ils trouvent la sécurité d’une paix immense
Musique et mets choisis
Arrêtent en chemin un quelconque passant
Mais la Voie qui sort d’une bouche humaine
Comme elle paraît fade et sans goût
On a beau regarder elle n’offre pas à voir
On a beau écouter elle n’offre pas à entendre
Oui, mais à qui en use elle s’offre inépuisable
36
Pour resserrer amener à s’étendre
Pour affaiblir amener à se fortifier
Pour détruire amener à se déployer
Pour dépouiller amener à s’enrichir
Cela on l’appelle
Illumination de l’insaisissable
« Souple et faible triomphent de dur et de fort »
Le poisson ne doit pas quitter l’eau profonde
Les armes d’un pays doivent demeurer secrètes
37
La Voie constante est Sans agir
Et rien pourtant qui ne soit fait
Si seulement barons et rois
Savaient s’y tenir
Les Dix mille êtres assumeraient la vie
Ils vivraient
S’agitant en proie au désir
Mais nous avons pour les assagir
Le Brut Sans nom
Brut Sans nom qui ramène au Sans désir
Le Sans désir à la Tranquillité
Et le monde entier entre de lui-même dans le repos
38
La Vertu supérieure ignore la vertu
Pour autant la Vertu est prospère
La vertu inférieure ne manque pas de vertus
Pour autant la Vertu disparaît
La Vertu supérieure est Sans agir et Sans but
La vertu inférieure agit et poursuit ses fins
La Bienveillance supérieure agit, mais sans but
La Justice supérieure agit et poursuit ses fins
Le Bel usage entre en action
À défaut de réponse
On retrousse ses manches et on l’impose
Ainsi la Voie perdue on eut la vertu
La vertu perdue la Bienveillance
La Bienveillance perdue la Justice
La Justice perdue le Bel usage
Bel usage est sincérité et fidélité en surface
Et l’instigateur du désordre
Où calcul et prévision sont fleur de la Voie
Et commencement de la sottise
L’homme de caractère choisit la substance
Et ne se fie pas à ce qui est superficiel
Il est pour le fruit
Ne se fie pas à la fleur
Il rejetait l’extérieur
Et s’en tenait à soi
39
Dès le temps ancien possèdent l’Un
Le Ciel par sa clarté
La Terre par sa tranquillité
Les Esprits par leur pouvoir merveilleux
Les Vallées par l’abondance de leur plénitude
Les Dix mille êtres par leur vitalité
Barons et Rois en étant la noblesse du monde
Là est leur perfection
Sans clarté le Ciel s’effondrerait
Sans tranquillité la Terre éclaterait
Sans pouvoir merveilleux les Esprits s’épuiseraient
Sans abondance de plénitude les Vallées s’assécheraient
Sans vitalité les Dix mille êtres s’éteindraient
Sans noblesse Barons et Rois trébucheraient
L’humilité est la racine de la noblesse
L’abaissement est le fondement de l’élévation
Sur quoi Barons et Rois se donnent ces titres
L’orphelin l’abandonné le malheureux
N’est-ce pas adopter l’humilité comme racine
Assurément
Honneurs sur honneurs ne rend pas honorable
Il ne faut pas vouloir scintiller comme jade
Non plus que résonner comme pierre musicale
40
Retournement
Mouvement de la Voie
Faiblesse
Son usage
Les Dix mille êtres du monde
Sont le produit de ce qui a,
Mais ce qui a
Est produit de ce qui n’a pas
41
L’homme supérieur initié de la Voie
La pratique de tout son cœur
L’homme ordinaire instruit de la Voie
En prend et en laisse
L’homme inférieur informé de la Voie
Éclate de rire
Sans ce rieur la Voie ne serait pas la Voie
Sur quoi l’adage déclare
La Voie lumineuse paraît obscure
La Voie de progrès paraît rétrograde
La Voie immense paraît si resserrée
La Vertu supérieure paraît encaissée
L’Éclatante candeur paraît souillée
La Vertu si généreuse paraît indigente
La Vertu établie paraît furtive
La Substance pure paraît troublée
Le grand carré n’a pas d’angles
Le grand vase tarde à s’achever
La Grande musique n’a pas de sonorités
Le grand symbole ignore les figures
Mais la Voie retirée et Sans nom
Est celle qui aide et qui achève
42
La Voie donne vie en Un
Un donne vie en Deux
Deux donne vie en Trois
Trois donne vie aux Dix mille êtres
Les Dix mille êtres adossés au Yin
Embrassant le Yang
Les souffles qui s’y ruent composent en Harmonie
On n’aime pas les appellations
« L’orphelin l’abandonné le malheureux »
Rois et ducs se les approprient pourtant
En fait les êtres gagnent à se diminuer
Comme ils perdent à vouloir s’augmenter
Après un autre je dis ceci
« Mourir de leur belle mort
N’est pas pour les violents »
Cet autre j’en fais le Père de ma doctrine
43
Ce qu’il y a de plus tendre au monde
Gagne à la longue sur le plus solide
Ce qui n’a pas
Pénètre ce qui n’a pas d’interstices
Par là nous apprenons
L’avantageux du non agir
L’enseignement sans parole
L’avantageux du non agir
Peu au monde y atteignent
44
Le renom ou la vie
À quoi tient-on d’abord
La bourse ou la vie
À quoi tient-on le plus
S’attacher à la vie ou accepter de la perdre
Lequel fait le plus mal
Qui aime avec excès s’épuise
Qui amasse gros perdra gros
Content de peu n’a pas à craindre
Qui saura s’arrêter se préservera
Il pourra s’assurer la Longévité
45
La Grande perfection a comme un défaut
Mais elle est indéfectible
La Grande plénitude s’écoule sans fin
Mais elle est inépuisable
La Grande droiture paraît se courber
La Grande habileté paraît malhabile
La Grande éloquence un bredouillis
Le trépignement surmonte le froid
La tranquillité la chaleur
Mais sérénité et quiétude sont la norme du monde
46
Le monde suit-il la Voie
Dételés les coursiers
Sont aux champs pour les fumer
Le monde a-t-il quitté la Voie
Harnachés les chevaux
Sont aux faubourgs pour pâturer
Il n’y a pire malheur que l’insatiabilité
Pire malédiction que le désir de posséder
Mais il y aura toujours suffisance
Pour qui se suffit de ce qui suffit
47
Sans avoir franchi sa porte
Connaître tout sous le Ciel
Sans regarder par la fenêtre
Contempler la Voie du Ciel
Plus on va loin
Moins on saura
Les Saints
Sans se déplacer
Connaissaient tout
Sans avoir regardé
Comprenaient tout
Sans rien faire
Ils avaient tout réalisé
48
Pour l’étude
Tous les jours un peu plus
Pour la Voie
Tous les jours un peu moins
De moins en moins jusqu’au non agir
Au non agir et rien qui ne se fasse
L’Empire échoit toujours aux hommes de loisir
Un homme qui s’affaire est impropre à l’Empire
49
Les Saints libres de leur esprit
Suivaient l’esprit des Cent familles
Bons avec les bons
Et bons avec les méchants
Car la Vertu est bonne
Loyaux aux fidèles
Et loyaux aux infidèles
Car la Vertu est loyale
Les Saints dans l’Empire vivant ignorés et cachés
Offraient un esprit disposé à tout accueillir
Là où les Cent familles
Écarquillaient les yeux et tendaient l’oreille
Les Saints souriaient comme l’enfant nouveau-né
50
On sort c’est la vie on rentre c’est la mort
Compagnons de la vie ils sont Treize
Compagnons de la mort ils sont Treize
Mouvant les vivants aux sites de mort Treize encore
Et pourquoi
Sinon qu’on est mené par l’avidité de vivre
On dit que ceux qui connurent l’art de vivre
Quand ils voyageaient par les routes
Ne rencontraient ni le rhinocéros ni le tigre
Quand ils étaient à l’armée
Ne portaient ni armes ni cuirasse
Le rhinocéros n’aurait pas eu où planter sa corne
Le tigre n’aurait pas eu où jeter sa griffe L’arme où placer sa lame
Et pourquoi
Sinon qu’ils n’offraient pas de prise à la mort
51
Produits par la Voie
Nourris par la Vertu
Figurés par l’Espèce
Achevés par l’Entour
Les Dix mille êtres
Et pas un
Qui ne révère la Voie
Qui ne vénère la Vertu
Nul n’en donne l’ordre
C’est l’Ordre naturel
Ainsi La Voie produit
La Vertu nourrit
Elle fait croître et elle nourrit
Elle abrite et elle soigne
Elle soutient et couvre de ses ailes
Laisser être et ne pas accaparer
Entretenir et ne pas assujettir
Présider à la vie et ne pas la sacrifier
C’est là la Vertu originelle
52
Une genèse sous le Ciel s’opère
Qui nous fait évoquer la Mère
Des êtres sous le Ciel
Par la mère connue se révèlent les enfants
Les enfants connus rendent à la Mère et on s’y tient
Jusqu’au terme de cette vie sans souffrir aucun mal
Bouchez les orifices
Fermez les portes
Au terme de vos jours
Vous ne serez pas épuisé
Ouvrez les orifices
Noyez-vous aux affaires
À votre dernier jour
Vous serez sans secours
Concentrer le regard sur l’infime
C’est cela l’Illumination
S’attacher à ce qui est tendre
C’est là la Force
Se servir de ses lumières
Et revenir à l’Illumination
Sans s’exposer soi-même au danger
Voilà la pratique du Constant
53
Seulement une lueur de connaissance
Me serait-elle donnée
Que je m’avancerais sur la Grande Voie
Craignant rien tant que d’en dévier
Grande Voie immensément étendue
À laquelle on préfère les sentiers tortueux
Les cours sont parfaitement nettes
Mais les champs remplis de ronces
Et les greniers parfaitement vides
Les habits sont richement parés
On porte à la ceinture une épée acérée
On crève d’alcool et de bonne chère
On regorge de richesses et de biens
Voleurs de grand chemin et forts en gueule
Rien à voir avec la Voie
54
Bien plantée on ne l’arrachera pas
Bien enserrée on ne l’enlèvera pas
Fils et petit-fils sans interruption
Se relaieront au culte des ancêtres
Cultivée en soi-même
La Vertu rend authentique
Cultivée dans la famille
La Vertu donne l’abondance
Cultivée dans le canton
La Vertu élève à la présidence
Cultivée dans le pays
La Vertu apporte la prospérité
Cultivée dans l’Empire
La Vertu atteint l’Universel
Une vertu
Individuelle pour soi-même
Familiale pour une famille
Cantonale pour un canton
Nationale pour un pays
Impériale pour l’Empire
Et comment savoir ce qu’il en est de l’Empire Sinon par cela*
* Ou bien sinon par soi-même, car aucun « cela » n’est compréhensible que rapporté à une conscience de soi qui est le moyen de la connaissance du réel.
55
Car qui contient en soi la Vertu plénière
Se compare à un nouveau-né
L’insecte le reptile ne le piquent pas
Les fauves prédateurs ne l’emportent pas
Les oiseaux rapaces ne l’enlèvent pas
Malgré la faiblesse des os et des muscles sans force
Sa main serre avec puissance
Ignorant l’union du mâle et de la femelle
Son énergie sexuelle excitée se contient
Ses essences sont à leur comble
Criant tout le jour sans s’enrouer
Son Harmonie des souffles est à son comble
Ainsi connaître l’Harmonie des souffles
C’est le Constant
Atteindre au Constant
C’est l’Illumination
Si la vitalité déborde
C’est le malheur
Quand le cœur active les souffles
C’est la violence
La puissance fait vieillir
Cela c’est s’opposer à la Voie
S’opposer à la Voie c’est bientôt périr
56
Qui sait
Ne parle pas
Qui parle
Ne sait pas
Bouchez les orifices
Fermez les portes
Émoussez les pointes
Débrouillez l’écheveau
Harmonisez les lumières
Rassemblez la poussière
On évoque ainsi
La Communion qui est à l’Origine
Avec Elle c’est
Ni proche
Ni étranger
Ni avantagé
Ni défavorisé
Ni honorable
Ni méprisable
Mais Elle-même
Le monde entier la tenait en honneur
57
Si par la normale on conduit un État
Si une conduite anormale entraîne la guerre
L’Empire ne s’acquiert que par l’art de ne rien faire
Et comment le savons-nous
Sinon par ceci
Quand défenses et tabous envahissent l’Empire
Les gens en proportion deviennent misérables
Quand s’accumulent les armes offensives
Dans le pays se multiplient les troubles
Si les gens sont gagnés par l’art et l’artifice
Des phénomènes inquiétants surgissent
Plus on voit fleurir les lois et les règlements
Plus il y a de voleurs et de brigands
Voyant cela les Saints disaient
Je n’interviens pas
Le peuple de lui-même mène sa vie
Je me tiens coi
Le peuple de lui-même se conduit
Je n’entreprends pas
Le peuple de lui-même prospère
Je me tiens sans désir
Le peuple de lui-même retourne au Simple
58
Quand un pouvoir sait se faire léger
Le peuple se montre simple et facile
Mais un pouvoir autoritaire
Fait le peuple rusé et difficile
Le malheur
Marche au bras du bonheur
Le bonheur
Couche au pied du malheur
C’est incompréhensible
À cela pas de règle
La règle se dérègle
Le bon se corrompt
L’humanité se dévoie
Et ce n’est pas d’hier
Les Saints donc
Répartissaient sans trancher
Économisaient sans retrancher
Rectifiaient sans contraindre
Éclairaient sans éblouir
59
Pour gouverner les gens et qu’ils servent le Ciel
Il n’y faut rien moins que la frugalité
La frugalité fait prompte la soumission
La prompte soumission redouble la Vertu
Redoublée la Vertu devient irrésistible
Une irrésistible Vertu est sans limites
Qui ne se laisse pas enfermer dans des limites
Peut avoir l’État
Et qui posséde la Mère de l’État
Se maintiendra durablement
Cela c’est
La Voie
Dont la racine profonde et solidement plantée
Donne la Longue vie et la durable Vision
60
On gouverne un grand pays
Comme on cuit de petits poissons
Quand le souverain de l’Empire
Règne en observant la Voie
Les démons ne jouent pas aux esprits
Les démons ne jouant pas aux esprits
Les esprits ne font pas de mal au peuple
Les esprits ne faisant pas de mal au peuple
Le Saint non plus ne fait pas de mal au peuple
Peuple et souverain ne se nuisant pas
La vertu descendue peut ainsi retourner
61
Un grand pays est
Un bassin d’afluence
La Réunion de tous les êtres
La Femelle universelle
En se tenant passive la femelle conquiert le mâle
Elle s’abaisse en se faisant passive
Un grand pays gagnera un petit pays
S’il s’abaisse devant lui
Un petit pays gagnera un grand pays
S’il s’abaisse devant lui
L’un s’abaisse pour acquérir
L’autre s’abaisse pour se faire accepter
Que veut un grand pays
Accroître sa clientèle
Que veut un petit pays
Entrer au service d’un patron
L’un et l’autre ont satisfaction
Mais le plus grand doit s’abaisser
62
La Voie
Resserre des Dix mille êtres
Trésor des bons
Refuge des méchants
De belles paroles font bien à l’étalage
De bonnes actions font belle réputation
Mais le mal de l’homme qui l’en délivrera
Devant le Fils du Ciel qu’on intronise
Devant les Trois Ducs qu’on installe
Vont les disques de jade tenus à deux mains
Suivis des attelages à quatre chevaux
Pourquoi ne pas plutôt assis sur les talons
Offrir la Voie
Jadis on tenait la Voie en honneur Pourquoi sinon que par elle
Qui demande est exaucé
Qui a fauté est absous
Voilà pourquoi l’Empire la tenait en honneur
63
Agir sans agir
Faire sans affaire
Savourer l’insipide
Magnifier l’infime
Valoriser le moindre
Rendre en vertu le tort reçu
Appréhender le difficile par son biais aisé
Traiter le grand par un détail minime
Les grandes difficultés dans l’Empire
Sont à aborder par leur biais aisé
Ce qui devient une affaire d’État
Se règle quand ce n’est encore rien
Les Saints
Qui ne cherchaient pas à se grandir
Parvenaient finalement à la grandeur
Qui légèrement promet
Trouvera peu de crédit
Qui trouve tout aisé
N’aura que des ennuis
Les Saints
Alors qu’ils rencontraient des difficultés
Parvenaient à être sans ennuis
64
Ce qui est en repos est aisément tenu
Ce qui est latent est aisé à prévenir
Ce qui est frêle est aisé à rompre
Ce qui est ténu se dissipe aisément
Agissez sur ce qui n’est pas encore
Gouvernez en obviant au désordre
L’arbre qu’on enserre à deux bras
Vient d’une imperceptible pousse
La tour aux neuf étages
Monte d’un simple tertre
Le voyage de mille lis
Débute au premier pas
L’intervention c’est l’échec
La possession c’est la perte
Les Saints n’intervenant pas évitaient l’échec
Ne possédant pas évitaient la perte
On s’affaire et on échoue toujours près du but
La vigilance du début à la fin eut évité l’échec
Les Saints
Par le désir de non désir
Rendaient sans valeur les objets rares
En apprenant à désapprendre
Ils ramenaient les gens de leurs erreurs
En aidant la spontanéité des Dix mille êtres
Ils décourageaient les fauteurs de troubles
65
Les grands taoïstes de l’Antiquité
Ne cherchaient pas à éclairer le peuple
Mais à le rendre simple en esprit
Un peuple est difficile à conduire
S’il compte trop de gens habiles
Qui gouverne un pays en usant d’hommes habiles
Multiplie dans ce pays les malfaiteurs
Qui gouverne un pays sans appeler les gens habiles
Multiplie dans ce pays les bonheurs
Tenir cette double vérité c’est la norme
S’en tenir constamment à cette norme
Voilà la Vertu originelle
Ah la Vertu de l’Origine comme elle va profond
Et comme elle va loin
Comme elle va jusqu’au retournement des êtres
Et les range finalement à la grande Obéissance
66
Le Fleuve et l’Océan sont rois des Cent rivières
Parce qu’ils affectionnent les bas-fonds
Ainsi peuvent-ils être rois des Cent rivières
Qui donc voudra commander au peuple
Qu’il s’abaisse en s’adressant à lui
Qui voudra prendre la tête du peuple
Qu’il se mette à la dernière place
Ainsi les Saints occupaient le faîte
Sans peser sur le peuple
Ils occupaient le premier rang
Sans faire de tort au peuple
Tous alors les secondaient joyeusement
Sans rechigner
Voilà que ne disputant rien à personne
Personne non plus ne leur disputait rien
67
Tous sous le Ciel déclarent ma Voie grande
Mais quasiment bonne à rien
Eh oui grande
Et quasiment bonne à rien
Aurait-elle quelque chose pour elle
Elle ne serait bientôt plus rien
Moi j’ai un triple trésor
Que je garde jalousement
Un la Compassion
Deux la Frugalité
Trois le Refus d’être le premier
La Compassion permet d’être intrépide
La Frugalité d’être généreux
Le Refus d’être premier de présider aux charges
L’intrépide sans Compassion
Le généreux sans Frugalité
Le premier qui n’a pas été le dernier
Vont à la mort
La Compassion au combat rend victorieux
Dans la défense elle sauvegarde
Ceux-là que le Ciel veut sauver
Il les garde par la Compassion
68
Un vrai chef ne paraît pas martial
Qui sait se battre ne s’emporte pas
Qui saura vaincre évitera d’affronter
Qui saura manier les hommes s’abaissera
La voilà
La Vertu qui ne dispute pas
L’art de se servir des hommes
Et l’union au Faîte du Ciel antique
69
D’un stratège
« Je n’ose m’avancer en maître
Je me tiens plutôt comme l’invité
Je n’ose avancer d’un pouce
Je recule plutôt d’un pied »
Pour dire
Progresser sans exécuter de marches
Retrousser ses manches sans montrer le bras
Frapper sans affronter
Prendre sans coup férir
Rien de pire que le mépris de l’adversaire
Qui méprise l’adversaire perdra son trésor
Si l’on en vient à l’affrontement armé
Celui dont le cœur se serre l’emportera
70
Mes paroles si faciles à comprendre
Si faciles à mettre en pratique
Personne ne les comprend
Personne ne les pratique
Ces paroles ont un Ancêtre
Cette pratique a un Seigneur
On ignore l’un comme l’autre
Alors moi aussi on m’ignore
Si peu me connaissent
Qui me suit en devient estimable
C’est ainsi que les Saints
Vêtus de grosse toile
Cachaient en eux un jade
71
Connaissant l’inanité de la connaissance
On est parfait
L’ignorant on souffre d’un mal
Mais qui atteint souffre d’être atteint
Cesse d’être atteint
Les Saints cessaient d’être atteints
Parce qu’ils souffraient d’en être atteints
72
Si le peuple ne craint pas votre pouvoir
C’est qu’un pouvoir plus redoutable s’approche
Ne troublez pas leurs foyers
Ne pillez pas leur subsistance
Ne soyez pas lassant
Ils ne se lasseront pas de vous
Les Saints s’occupaient à se connaître
Pas à se faire remarquer
S’occupaient à s’économiser
Pas à se faire apprécier
Ils rejetaient l’extérieur
Et s’en tenaient à soi
73
Brave et même téméraire périt
Brave et pas téméraire survit
Deux attitudes
L’une avantage et l’autre nuit
Les aversions du Ciel
Qui donc les comprendra
Les Saints eux-mêmes
Souffraient ces difficultés
La Voie du Ciel vainc sans s’affronter
On lui obéit sans qu’elle ait à parler
On vient à elle sans qu’elle ait convoqué
Sans effort elle dispose tout avec sagesse
Vaste est le filet du Ciel
Ses larges mailles n’échappent rien
74
Un peuple qui ne craint plus la mort
L’effrayerez-vous par la peine de mort
Rendez-lui plutôt la peur de la mort
Les factieux s’il s’en trouve
Prenez-les et mettez-les à mort
Qui alors se permettra de bouger
Le constant* met à mort
Par son Grand Exécuteur
Jouer au grand exécuteur
Et mettre à mort
C’est jouer au maître charpentier
Qui joue au maître charpentier
Il est rare qu’il ne s’entaille pas la main
* La Voie du Ciel.
75
Le peuple crève de faim
Et ceux qui lui commandent s’engraissent d’impôts
Voilà pourquoi le peuple crève de faim
Le peuple est ombrageux
Et ceux qui le commandent le harcèlent sans cesse
Voilà pourquoi le peuple est ombrageux
Le peuple brave la mort
Et ceux qui le commandent mènent joyeuse vie
Voilà pourquoi le peuple brave la mort
Seuls ceux qui ne vivent pas pour vivre
Sont assez sage pour apprécier la vie
76
L’homme vivant est tendre et souple
Mort le voici dur et rigide
Les plantes sont tendres et délicates
Mortes les voici flétries et sèches
Dureté et rigidité sont compagnes de la mort
Tendreté souplesse compagnes de la vie
La force des armes ne donne pas la victoire
Un bel arbre attire la cognée
Puissance et grandeur se tiennent en bas
Faible et souple se maintiennent en haut
77
Ah la Voie du Ciel
Comme un arc tendu
Le haut est abaissé
Et le bas se relève
L’excès est diminué
Et le manque comblé
La Voie du Ciel
Ôte au riche donne au pauvre
La voie de l’homme au contraire
Ôte au pauvre donne au riche
Qui donc savait
Prélever sur son abondance
Et donner au monde
Sinon les fidèles de la Voie
C’était la manière des Saints
Ils agissaient sans s’imposer
L’œuvre faite ils se retiraient
Ne voulant pas passer pour sages
78
Rien au monde comme l’eau
De plus souple de plus faible
Pour attaquer le solide et le fort
Qui sera comme l’eau
Le Non avoir en elle
La fait changeante
Faible elle vainc le fort
Souple elle vainc le dur
Nul ne l’ignore
Qui le pratique
Le Saint a pourtant ce mot
Recevant la boue du sol du pays
Vous êtes fait seigneur des autels des esprits
Acceptant les malheurs des pays
Vous serez fait souverain du monde
La parole véridique sonne comme paradoxe
79
L’apaisement d’une grande querelle
Laisse nécessairement des griefs
Alors comment faire le Bien
Les Saints pour cette raison
Retenant leur marque de créance
N’exigeaient rien d’un débiteur
Un homme de vertu
Exécutera ses obligations
Un homme sans vertu
Taxera les gens abusivement
La Voie du Ciel
Qui ne favorise personne
Est toujours avec l’homme de Bien
80
Des pays petits
Et guère de gens
Des engins à décupler le rapport
On n’en avait pas alors l’usage
Mais au peuple on apprenait
À craindre de mourir lors de voyages au loin
Bateaux et chars on n’y montait pas
Cuirasses et armes on ne les étalait pas
Mais au peuple on apprenait
À faire usage de la cordelette à nœuds
Manger alors avait du goût
L’habit seyait au corps
Il faisait bon être chez soi
On appréciait une vie simple
D’un pays on voyait le pays voisin
Coqs et chiens échangeaient leurs appels
Et les gens mouraient à l’extrême de l’âge
Sans avoir eu l’occasion de se fréquenter
81
La parole authentique
N’est pas séduisante
La parole séduisante
N’est pas authentique
Le Bien n’argumente pas
L’argument ne fait pas le Bien
La connaissance n’est pas le vaste savoir
Le vaste savoir ignore la connaissance
Le Saint n’accumule pas
Plus il fait pour les autres
Plus il a pour lui-même
Plus il donne aux autres
Plus il s’enrichit
La Voie du Ciel
Avantage et ne nuit pas
La Voie du Saint
Agit et ne conteste pas
Léon Wieger, Les Pères du système Taoïste, « Cathasia », Paris, 1950, « L’œuvre de Tchoang-tzeu », 201-511 : édition utile bilingue.
Malgré son ancienneté et « certaines boutades qui étaient caractéristiques de sa manière » (« Avertissement », 1950), je préfère cette traduction à celle de Liou Kia-hway, L’œuvre complète de Tchouang-tseu, Gallimard, 1969, utile pour ses notes incluant Explications du traducteur, citations, références…
Chez Wieger : « Des notes éclaircissent les passages difficiles, ou dans le texte même [elles figurent alors en italiques au fil du texte courant] ou au pied de la page [en notes] […] Je me suis efforcé de rendre ma traduction d’aussi facile lecture qu’il m’a été possible, sans nuire à la fidélité de l’interprétation. Car mon but est de mettre à la portée de tous les penseurs, ces vieilles pensées, qui ont été depuis tant de fois repensées par d’autres, et prises par eux pour nouvelles. /Hien-hien (Ho -kien-fou) le 2 avril 1913, Dr Léon Wieger S.J. », qui conclut ainsi sa « Préface » aux trois Pères (Lao-tzeu, Lie-tzeu, Tchoang-tzeu).
On se reportera infra à la section IZUTSU livrant Toshihiko Izutsu, Sufism and Taoism, Part II Lao-Tzû & Chuang-Tzû. Il ouvre sur le vécu mystique des Pères après la présentation du Taoïsme par Kaltenmark, supra, section LAO-TSEU.
Je reproduit les « Interiors Chapters [which] represent Chuang-tzû’s own thought and ideas, and are probably from its own pen » (Izutsu, p. 297). Chez Wieger, il s’agit des chapitres 1 à 7 pp. 209-269 — le chapitre 33 achève p.511 « mostly later developments, interpretations and elucidations... » (Ibid.).
A. S’il faut en croire d’anciennes légendes, dans l’océan septentrional vit un poisson immense, qui peut prendre la forme d’un oiseau. Quand cet oiseau s’enlève, ses ailes s’étendent dans le ciel comme des nuages. Rasant les flots, dans la direction du Sud, il prend son élan sur une longueur de trois mille stades, puis s’élève sur le vent à la hauteur de quatre-vingt-dix mille stades, dans l’espace de six mois 4. — Ce qu’on voit là-haut, dans l’azur, sont-ce des troupes de chevaux sauvages qui courent ? Est-ce de la matière pulvérulente qui voltige ? Sont-ce les souffles 2 qui donnent naissance aux êtres?.. Et l’azur, est-il le Ciel lui-même ? Ou n’est-ce que la couleur du lointain infini, dans lequel le Ciel, l’être personnel des Annales et des Odes, se cache ?.. Et, de là-haut, voit-on cette terre ? Et sous quel aspect?.. Mystères ! — Quoi qu’il en soit, s’élevant du vaste océan, et porté par la grande masse de l’air, seuls supports capables de soutenir son immensité, le grand oiseau plane à une altitude prodigieuse. — — Une cigale à peine éclose, et un tout jeune pigeon, l’ayant vu, rirent du grand oiseau et dirent : À quoi bon s’élever si haut ? Pourquoi s’exposer ainsi ? Nous qui nous contentons de voler de branche en branche, sans sortir de la banlieue ; quand nous tombons par terre, nous ne nous faisons pas de mal ; chaque jour, sans fatigue, nous trouvons notre nécessaire : Pourquoi aller si loin ? Pourquoi monter si haut ? Les soucis n’augmentent-ils pas, en proportion de la distance et de l’élévation ? — — Propos de deux petites bêtes, sur un sujet dépassant leur compétence. Un petit esprit ne comprend pas ce qu’un grand esprit embrasse. Une courte expérience ne s’étend pas aux faits éloignés. Le champignon qui ne dure qu’un matin, ne sait pas ce que c’est qu’une lunaison. L’insecte qui ne vit qu’un été, n’entend rien à la succession des saisons. Ne demandez pas, à des êtres éphémères, des renseignements sur la grande tortue dont la période est de cinq siècles, sur le grand arbre dont le cycle est de huit mille années 3. Même le vieux P'en.g-tsou ne vous dira rien, de ce qui dépasse les huit siècles que la tradition lui prête. À chaque être, sa formule de développement propre. 4
I. Allégorie analogue à celle de l’ascension et de la descente annuelle du dragon. Nuages du Nord, condensés en pluie au Sud. Vapeurs rendues par le Sud au Nord. Cycle annuel de deux fois six mois.
2. Souffles du grand soufflet de la nature. Lao-tzeu chap. 5 C, page 21.
3. Légendes. P'eng-tsou aurait eu 767 ans, en 1123 avant J.C.
4. Ici, tout ce qui précède A, est répété une seconde fois B. Même fond, autre forme. Fragment ajouté au premier, dans la rédaction définitive, probablement.
C. Il est des hommes presque aussi bornés que les deux petites bêtes susdites. Ne comprenant que la routine de la vie vulgaire, ceux-là ne sont bons qu’à être mandarins d’un district, ou seigneur d’un fief, tout au plus. — Maître Joung de Song fut supérieur à cette espèce, et plus semblable au grand oiseau. ll vécut, également indifférent à la louange et au blâme. S’en tenant à son propre jugement, il ne se laissa pas influencer par l’opinion des autres. Il ne distingua jamais entre la gloire et la défaveur. Il fut libre des liens des préjugés humains. — Maître Lie de Tcheng fut supérieur à Maître Joung, et encore plus semblable au grand oiseau. Son âme s’envolait, sur l’alle de la contemplation, parfois pour quinze jours, laissant son corps inerte et insensible. Il fut presque libre des liens terrestres. Pas tout à fait, pourtant ; car il lui fallait attendre le rapt extatique ; un reste de dépendance. — Supposons maintenant un homme entièrement absorbé par l’immense giration cosmique, et se mouvant en elle dans l’infini, Celui-là ne dépendra plus de rien. Il sera parfaitement libre, dans ce sens que, sa personne et son action, seront unies à la personne et à l’action du grand Tout. Aussi dit-on très justement : le sur-homme n’a plus de soi propre ; l’homme transcendant n’a plus d’action propre ; le Sage n’a plus même un nom propre. Car il est un avec le Tout.
D. Jadis l’empereur Yao voulut céder l’empire à son ministre Hu-you.
Il lui dit : quand le soleil ou la lune rayonnent, on éteint le flambeau. Quand la pluie tombe, on met de côté l’arrosoir. C’est grâce à vous que l’empire prospère. Pourquoi resterais-je sur le trône ? Veuillez y monter!.. Merci, dit Hu-you ; veuillez y rester ! C’est, vous régnant, que l’empire a prospéré. Que m’importe, à moi, mon renom personnel ? Une branche, dans la forêt, suffit à l’oiseau pour se loger. Un petit peu d’eau, bu à la rivière, désaltère le rat. Je n’ai pas plus de besoins que ces petits êtres. Restons â nos places respectives, vous et moi. — Ces deux hommes atteignirent à peu près le niveau de Maître Joung de Song. L’idéal taoïste est plus élevé que cela. — Un jour Kien-ou dit à Lien-chou : J’ai ouï dire à Tsie-u des choses exagérées, extravagantes… Qu’a-t-il dit ? demanda Lien-chou… Il a dit que, dans la lointaine île Kou-chee, habitent des hommes transcendants, blancs comme la neige, frais comme des enfants, lesquels ne prennent aucune sorte d’aliments, mais aspirent le vent et boivent la rosée. Ils se promènent dans l’espace, les nuages leur servant de chars et les dragons de montures. Par l’influx de leur transcendance, ils préservent les hommes des maladies, et procurent la maturation des moissons. Ce sont là évidemment des folies. Aussi n’en ai-je rien cru… Lien-chou répondit : L’aveugle ne voit pas, parce qu’il n’a pas d’yeux. Le sourd n’entend pas, parce qu’il n’a, pas d’oreilles. Vous n’avez pas compris Tsie-u, parce que vous n’avez pas d’esprit. Les surhommes dont il a parlé, existent. Ils possèdent même des vertus bien plus merveilleuses, que celles que vous venez d’énumérer. Mais, pour ce qui est des maladies et des moissons, ils s’en occupent si peu, que, l’empire tombât-il en ruines et tout le monde leur demandât-il secours, ils ne s’en mettraient pas en peine, tant ils sont indifférents à tout.. Le surhomme n’est atteint par rien. Un déluge universel ne le submergerait pas.
Une conflagration universelle ne le consumerait pas 1. Tant il est élevé au-dessus de tout. De ses rognures et de ses déchets, on ferait des Yao et des Chounn 2. Et cet homme-là s’occuperait de choses menues, comme sont les moissons, le gouvernement d’un état ? Allons donc ! — Chacun se figure l’idéal à sa manière. Pour le peuple de Song, l’idéal, c’est d’être bien vêtu et bien coiffé ; pour le peuple de Ue, l’idéal, c’est d’être tondu ras et habillé d’un tatouage. L’empereur Yao se donna beaucoup de peine, et s’imagina avoir régné idéalement bien. Après qu’il eut visité les quatre Maîtres, dans la lointaine île de Kou-chee, il reconnut qu’il avait tout gâté. L’idéal, c’est l’indifférence du sur-homme, qui laisse tourner la roue cosmique.
E. Les princes vulgaires ne savent pas employer les hommes de cette envergure, qui ne donnent rien dans les petites charges, leur génie y étant à l’étroit. -- Maître Hoei 3 ayant obtenu, dans son jardin, des gourdes énormes, les coupa en deux moitiés qu’il employa comme bassins. Trouvant ces bassins trop grands, il les coupa, chacun en deux quarts. Ces quarts ne se tinrent plus debout, et ne purent plus rien contenir. Il les brisa… Vous n’êtes qu’un sot, lui dit Tchoang-tzeu. Vous n’avez pas su tirer parti de ces gourdes rares. Il fallait en faire des bouées, sur lesquelles vous auriez pu franchir les fleuves et les lacs. En voulant les rapetisser, vous les avez mises hors d’usage. — Il en est des hommes comme des choses ; tout dépend de l’usage qu’on en fait. — Une famille de magnaniers de Song possédait la recette d’une pommade, grâce à laquelle les mains de ceux qui dévidaient les cocons dans l’eau chaude ne se gerçaient jamais. Ils vendirent leur recette â un étranger, pour cent tels, et jugèrent que c’était là en avoir tiré un beau profit. Or l’étranger, devenu amiral du roi de Ou, commanda une expédition navale contre ceux de Ue. C’était en hiver. Ayant, grâce à sa pommade, préservé les mains de ses matelots de toute engelure, il remporta une grande victoire, qui lui procura un vaste fief. Ainsi deux emplois d’une même pommade, produisirent une petite somme et une immense fortune. — Qui sait employer le sur-homme, en tire beaucoup. Qui ne sait pas, n’en tire rien.
F. Vos théories, dit maître Hoei â maître Tchoang, ont de l’ampleur, mais n’ont aucune valeur pratique ; aussi personne n’en veut. Tel un grand ailante, dont le bois fibreux ne peut se débiter en planches, dont les branches noueuses ne sont propres à rien. — Tant mieux pour moi, dit maître Tchoang. Car tout ce qui a un usage pratique, périt pour ce motif. La martre a beau user de mille stratagèmes ; elle finit par périr, sa fourrure étant recherchée. Le yak, pourtant si puissant, finit par être tué, sa queue servant à faire des étendards. Tandis que l’ailante auquel vous me faites l’honneur de me comparer, poussé dans un terrain stérile, grandira tant qu’il voudra, ombragera le voyageur et le dormeur, sans crainte aucune de
1. Phrases allégoriques, qui furent prises au sens propre, plus tard.
2. Coup de patte aux parangons confucéistes, qui sont pour les taoïstes, des êtres inférieurs.
3. Hoei-chou, ministre de Leang, sophiste, contradicteur perpétuel de Tchoang-tzeu, et l’un de ses plastrons préférés.
la hache et de la doloire, précisément parce que, comme vous dites, il n’est propre à aucun usage. N’être bon à rien, n’est-ce pas un état dont il faudrait plutôt se réjouir ?
A. Maître K’i 1 était assis sur un escabeau, les yeux levés au ciel, respirant faiblement. Son âme devait être absente 2. — Étonné, le disciple You 3 qui le servait, se dit : Qu’est ceci ? Se peut-il que, sans être mort, un être vivant devienne ainsi, insensible comme un arbre desséché, inerte comme la cendre éteinte ? Ce n’est plus mon maître. — Si, dit K'i, revenant de son extase, c’est encore lui. J’avais seulement, pour un temps, perdu mon moi 4.. Mais que peux-tu comprendre à cela, toi qui ne connais que les accords humains, pas même les terrestres, encore moins les célestes ? — Veuillez essayer de me faire comprendre par quelque comparaison, dit You. — Soit, dit maître K'i. Le grand souffle indéterminé de la nature s’appelle vent. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches. Les monts, les bois, les rochers, les arbres, toutes les aspérités, toutes les anfractuosités résonnent comme autant de bouches, doucement quand le vent est doux, fortement quand le vent est fort. Ce sont des mugissements, des grondements, des sifflements, des commandements, des plaintes, des éclats, des cris, des pleurs. L’appel répond à l’appel. C’est un ensemble, une harmonie. Puis, quand le vent cesse, tous ces accents se taisent. N’as-tu pas observé cela, en un jour de tempête ? — Je comprends, dit You. Les accords humains sont ceux des instruments à musique faits par les hommes. Les accords terrestres sont ceux des voix de la nature. Mais les accords célestes, maître, qu’est-ce ? — B. C’est, dit maître K'i, l’harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c’est science et parler d’ordre inférieur. — Tout est un. Durant le sommeil, l’âme non distraite s’absorbe dans cette unité ; durant la veille, distraite, elle distingue des êtres divers. — Et quelle est l’occasion de ces distinctions?.. Ce qui les occasionne, ce sont l’activité, les relations, les conflits de la vie. De là les théories, les erreurs. Du tir à l’arbalète fut dérivée la notion du bien et du mal. Des contrats fut tirée la notion du droit et du tort 5. On ajouta foi à ces
1. K'i, le maître de la banlieue du Sud, où il logeait.
2. Glose : son corps paraissait avoir perdu sa compagne l’âme. Comparez, chap. 24 II.
3. Maître Yen-you, ou Yen-tch'eng, ou Yen-neou.
4. Glose : L’état de celui, qui est absorbé dans l’être universel, dans l’unité. Il perd la notion des êtres distincts.
5. Touché ou raté la cible. Conformité ou non-conformité avec la souche.
notions imaginaires ; on a été jusqu’à les attribuer au Ciel. Impossible désormais d’en faire revenir les humains. Et cependant, oui, complaisance et ressentiment, peine et joie, projets et regrets, passion et raison, indolence et fermeté, action et paresse, tous les contrastes, autant de sons sortis d’un même instrument, autant de champignons nés d’une même humidité, modalités fugaces de l’être universel. Dans le cours du temps, tout cela se présente. D’où est-ce venu ? C’est devenu ! C’est né, entre un matin et un soir, de soi-même, non comme un être réel, mais comme une apparence. Il n’y a pas d’êtres réels distincts. Il n’y a un moi, que par contraste avec un lui. Lui et moi n’étant que des êtres de raison, il n’y a pas non plus, en réalité, ce quelque chose de plus rapproché qu’on appelle le mien, et ce quelque chose de plus éloigné qu’on appelle le tien. — Mais, qui est l’agent de cet état de choses, le moteur du grand Tout ?.. Tout se passe comme s’il y avait un vrai gouverneur, mais dont la personnalité ne peut être constatée. L’hypothèse expliquant les phénomènes, est acceptable, à condition qu’on ne fasse pas, de ce gouverneur universel, un être matériel distinct 1. Il est une tendance sans forme palpable, la norme inhérente à l’univers, sa formule évolutive immanente. Les normes de toute sorte, comme celle qui fait un corps de plusieurs organes 2, une famille de plusieurs personnes, un état de nombreux sujets, sont autant de participations du recteur universel ainsi entendu. Ces participations ne l’augmentent ni ne le diminuent, car elles sont communiquées par lui, non détachées de lui. Prolongement de la norme universelle, la norme de tel être, qui est son être, ne cesse pas d’être quand il finit. Elle fut avant lui, elle est après lui, inaltérable, indestructible. Le reste de lui, ne fut qu’apparence. —
C’est de l’ignorance de ce principe, que dérivent toutes les peines et tous les chagrins des hommes, lutte pour l’existence, crainte de la mort, appréhension du mystérieux au-delà. L’aveuglement est presque général, pas universel toutefois. Il est encore des hommes, peu nombreux, que le traditionalisme conventionnel n’a pas séduits, qui ne reconnaissent de maître que leur raison, et qui, par l’effort de cette raison, ont déduit la doctrine exposée ci-dessus, de leurs méditations sur l’univers. Ceux-là savent qu’il n’y a de réel que la norme universelle. Le vulgaire irréfléchi croit à l’existence réelle de tout. L’erreur moderne a noyé la vérité antique. Elle est si ancrée, si invétérée, que les plus grands sages au sens du monde, U le Grand y compris 3, en ont été les dupes. Pour soutenir la vérité, je me trouve presque seul.
C. Mais, me dira-t-on, si tout est un, si tout se réduit à une norme unique, cette norme comprendra simultanément la vérité et l’erreur, tous les contraires ; et si les faits dont les hommes parlent sont irréels, la parole humaine n’est donc qu’un vain son, pas plus qu’un caquetage de poule. Je réponds, non, il n’y a d’erreur dans la norme, que pour les esprits bornés ; oui, les distinctions des disciples de Confucius et de Mei-tzeu, ne sont que de vains caquets. — Il n’y a, en réalité, ni vérité ni erreur, ni oui ni non, ni autre distinction quelconque, tout étant un, jusqu’aux contraires. Il n’y a que des aspects divers, lesquels dépendent du point de vue.
1. Négation du Souverain d’en haut des Annales et des Odes. Comparez Lao-tzeu, chap 4 E.
2. L’âme humaine rentre dans cette catégorie.
3. Coup de patte à un parangon confucéiste.
De mon point de vue, je vois ainsi ; d’un autre point de vue, je verrais autrement. Moi et autrui sont deux positions différentes, qui font juger et parler différemment de ce qui est un. Ainsi parle-t-on, de vie et de mort, de possible et d’impossible, de licite et d’illicite. On discute, les uns disant oui, et les autres non. Erreurs d’appréhension subjectives, dues au point de vue. Le Sage, au contraire, commence par éclairer l’objet avec la lumière de sa raison. Il constate d’abord que ceci est cela, que cela est ceci, que tout est un. Il constate ensuite, qu’il y a pourtant oui et non, opposition, contraste. Il conclut à la réalité de l’unité, à la non-réalité de la diversité. Son point de vue à lui, c’est un point, d’où ceci et cela, oui et non, paraissent encore non distingué. Ce point est le pivot de la norme. C’est le centre immobile d’une circonférence, sur le contour de laquelle roulent toutes les contingences, les distinctions et les individualités ; d’où l’on ne voit qu’un infini, qui n’est ni ceci ni cela, ni oui ni non. Tout voir, dans l’unité primordiale non encore différenciée, ou d’une distance telle que tout se fond en un, voilà la vraie intelligence. — Les sophistes se trompent, en cherchant à y arriver, par des arguments positifs et négatifs, par voie d’analyse ou de synthèse. Ils n’aboutissent qu’à des manières de voir subjectives, lesquelles, additionnées, forment l’opinion, passent pour des principes. Comme un sentier est formé par les pas multipliés des passants, ainsi les choses finissent par être qualifiées d’après ce que beaucoup en ont dit. C’est ainsi, dit-on, parce que c’est ainsi ; c’est un principe. Ce n’est pas ainsi, dit-on, parce que ce n’est pas ainsi ; c’est un principe. En est-il vraiment ainsi, dans la réalité ? Pas du tout. Envisagés dans la norme, une paille et une poutre, un laideron et une beauté, tous les contraires sont un. La prospérité et la ruine, les états successifs, ne sont que des phases ; tout est un. Mais ceci, les grands esprits seuls sont aptes à le comprendre. Ne nous occupons pas de distinguer, mais voyons tout dans l’unité de la norme. Ne discutons pas pour l’emporter, mais employons, avec autrui, le procédé de l’éleveur de singes. Cet homme dit aux singes qu’il élevait : Je vous donnerai trois taros le matin, et quatre le soir. Les singes furent tous mécontents 1. Alors, dit-il, je vous donnerai quatre taros le matin, et trois le soir. Les singes furent tous contents. Avec l’avantage de les avoir contentés, cet homme ne leur donna en définitive, par jour, que les sept taros qu’il leur avait primitivement destinés. Ainsi fait le Sage. Il dit oui ou non, pour le bien de la paix, et reste tranquille au centre de la roue universelle, indifférent au sens dans lequel elle tourne.
D. Parmi les anciens, les uns pensaient que, à l’origine, il n’y eut rien de préexistant. C’est là une position extrême. — D’autres pensèrent qu’il y eut quelque chose de préexistant. C’est là la position extrême opposée. -- D’autres enfin pensèrent qu’il y eut quelque chose d’indistinct, de non-différencié. C’est là la position moyenne, la vraie. — Cet être primordial non-différencié, c’est la norme. Quand on imagina les distinctions, on ruina sa notion. Après les distinctions, vinrent les arts et les goûts, impressions et préférences subjectives qui ne peuvent ni se définir ni s’enseigner. Ainsi les
1. Mécontents de devoir attendre, jusqu’au soir, la forte moitié de leur pitance. Comparez Lie-tzeu chap. 2 Q.
trois artistes, Tchao-wenn, Cheu-k'oang, Hoei-tzeu, aimaient leur musique, puisque c’était leur musique, qu’ils trouvaient différente de celle des autres, et supérieure, bien entendu. Eh bien, ils ne purent jamais définir en quoi consistaient cette différence et cette supériorité ; ils ne purent jamais enseigner à leurs propres fils à jouer comme eux. Car le subjectif ne se définit ni ne s’enseigne. Le Sage dédaigne ces vanités, se tient dans la demi-obscurité de la vision synthétique, se contente du bon sens pratique.
E. Vous dites, m’objecte-t-on, qu’il n’y a pas de distinctions. Passe pour les termes assez semblables ; mettons que la distinction. entre ceux-là n’est qu’apparente. Mais les termes absolument opposés, ceux-là comment pouvez-vous les réduire à la simple unité ? Ainsi, comment concilier ces termes : origine de l’être, être sans origine, origine de l’être sans origine ; et ceux-ci : être et néant, être avant le néant, néant avant l’être. Ces termes s’excluent ; c’est oui ou non. — Je réponds : ces termes ne s’excluent, que si on les envisage comme existants. Antérieurement au devenir, dans l’unité du principe primordial, il n’y a pas d’opposition. Envisagés dans cette position, un poil n’est pas petit, une montagne n’est pas grande ; un mort-né n’est pas, jeune ; un centenaire n’est pas âgé. Le ciel, la terre, et moi, sommes du même âge. Tous les êtres, et moi, sommes un dans l’origine, Puisque tout est un objectivement et en réalité, pourquoi distinguer des entités par des mots, lesquels n’expriment que des appréhensions subjectives et imaginaires ? Si vous commencez à nommer et à compter, vous ne vous arrêterez plus, la série des vues subjectives étant infinie. — Avant le temps, tout était un, dans le principe fermé comme un pli scellé. ll n’y avait alors, en fait de termes, qu’un verbe général. Tout ce qui fut ajouté depuis, est subjectif, imaginaire. Telles, la différence entre la droite et la gauche, les distinctions, les oppositions, les devoirs. Autant d’êtres de raison, qu’on désigne par des mots, auxquels rien ne répond dans la réalité. Aussi le Sage étudie-t-il tout, dans le monde matériel et dans le monde des idées, mais sans se prononcer sur rien, pour ne pas ajouter une vue subjective de plus, à celles qui ont déjà été formulées. Il se tait recueilli, tandis que le vulgaire pérore, non pour la vérité, mais pour la montre, dit l’adage. — Que peut-on dire de l’être universel, sinon qu’il est ? Est-ce affirmer quelque chose, que de dire, l’être est ? Est-ce affirmer quelque chose, que de dire, l’humanité est humaine, la modestie est modeste, la bravoure est brave ? Ne sont-ce pas là des phrases vides qui ne signifient rien?.. Si l’on pouvait distinguer dans le principe, et lui appliquer des attributs, il ne serait pas le principe universel. Savoir s’arrêter là où l’intelligence et la parole font défaut, voilà la sagesse. À quoi bon chercher des termes impossibles pour exprimer un être ineffable ? Celui qui comprend qu’il a tout en un, a conquis le trésor céleste, inépuisable, mais aussi inscrutable. Il a l’illumination compréhensive, qui éclaire l’ensemble sans faire paraître de détails. C’est cette lumière, supérieure à celle de dix soleils, que jadis Chounn vantait au vieux Yao 1.
F. Tout, dans le monde, est personnel, est subjectif, dit Wang-i à Nie-k'ue. Un homme couché dans la boue, y gagnera un lumbago, tandis qu’une anguille ne se portera nulle part mieux que là. Un homme juché sur un arbre, s’y sentira mal à l’aise, tandis qu’un singe trouvera la position parfaite. Les uns mangent ceci, les autres cela. Les uns recherchent telle chose, les autres telle autre. Tous les hommes couraient après les deux fameuses beautés Mao-ts'iang et Li-ki ; tandis que, à leur vue, les poissons plongeaient épouvantés, les oiseaux se réfugiaient au haut des airs, les antilopes fuyaient au galop. Vous ne savez pas quel effet me fait telle chose, et moi je ne sais pas quelle impression elle produit sur vous. Cette question des sentiments et des goûts, étant toute subjective, est principiellement insoluble. Il n’y a qu’à la laisser. Jamais les hommes ne s’entendront sur ce chapitre. — Les hommes vulgaires, soit, dit Nie-k'ue ; mais le sur-homme ? — Le sur-homme, dit Wang-i, est au-dessus de ces vétilles. Dans sa haute transcendance, il est au-dessus de toute impression et émotion.. Dans un lac bouillant, il ne sent pas la chaleur ; dans un fleuve gelé, il ne sent pas le froid 2. Que la foudre fende les montagnes, que l’ouragan bouleverse l’océan, il ne s’inquiète pas. Il monte les nuées, enfourche le soleil et la lune, court à travers l’univers. Quel intérêt peut porter, à des distinctions moindres, celui à qui la vie et la mort sont tout un ? 3
G. Maître K'iu-ts'iao dit à maître K'iou de Tch'ang-ou : On affirme du Sage, qu’il ne s’embarrasse pas des choses de ce monde ; qu’il ne cherche
1. Anecdote imaginaire. Coup de patte à deux parangons confucéistes.
2. Métaphores qui furent prises au sens propre plus tard.
3. Deux phases alternatives de l’existence.
pas son avantage et ne recule pas devant le danger ; qu’il ne tient â rien ; qu’il ne cherche pas à se faire agréer ; qu’il se tient loin de la poussière et de la boue ... Je le définirai mieux, en moins de mots, dit maître K’iou. Le Sage abstrait du temps, et voit tout en un. Il se tait, gardant pour lui ses impressions personnelles, s’abstenant de disserter sur les questions obscures et insolubles. Ce recueillement, cette concentration, lui donnent, au milieu de l’affairage passionné des hommes vulgaires, un air apathique, presque bête. En réalité, intérieurement, il est appliqué â l’occupation la plus haute, la synthèse de tous les âges, la réduction de tous les êtres à l’unité.
H. Et pour ce qui est de la distinction qui tourmente le plus les hommes, celle de la vie et de la mort, — l’amour de la vie n’est-il pas une illusion ? la crainte de la mort n’est-elle pas une erreur ? Ce départ est-il réellement un malheur ? Ne conduit-il pas, comme celui de la fiancée qui quitte la maison paternelle, à un autre bonheur?.. Jadis, quand la belle Ki de Li fut enlevée, elle pleura à mouiller sa robe. Quand elle fut devenue la favorite du roi de Tsinn, elle constata qu’elle avait eu tort de pleurer. N’en est-il pas ainsi de bien des morts ? Partis à regret jadis, ne pensent-ils pas maintenant, que c’est bien à tort qu’ils aimaient la vie?.. La vie ne serait-elle pas un rêve ? Certains, tirés par le réveil, d’un rêve gai, se désolent ; d’autres, délivrés par le réveil d’un rêve triste, se réjouissent. Les uns et les autres, tandis qu’ils rêvaient, ont cru à la réalité de leur rêve. Après le réveil, ils se sont dit, ce n’était qu’un vain rêve. Ainsi en est-il du grand réveil, la mort, après lequel on dit de la vie, ce ne fut qu’un long rêve. Mais, parmi les vivants, peu comprennent ceci. Presque tous croient être bien éveillés. Ils se croient vraiment, les uns rois, les autres valets. Nous rêvons tous, vous et moi. Moi qui vous dis que vous rêvez, je rêve aussi mon rêve. — L’identité de la vie et de la mort, paraît incroyable à bien des gens. La leur persuade-t-on jamais ? C’est peu probable. Car, en cette matière, pas de démonstration évidente, aucune autorité décisive, une foule de sentiments subjectifs. Seule la règle céleste résoudra cette question. Et qu’est-ce que cette règle céleste ? C’est se placer, pour juger, à l’infini… Impossible de résoudre le conflit ses contradictoires, de décider laquelle est vraie laquelle est fausse. Alors plaçons-nous en dehors du temps, au-delà des raisonnements. Envisageons la question à l’infini, distance à laquelle tout se fond en un tout indéterminé.
I. Tous les êtres appartenant au Tout, leurs actions ne sont pas libres, mais nécessitées par ses lois… Un jour la pénombre demanda à l’ombre : pourquoi vous mouvez-vous dans tel sens?.. Je ne me meus pas, dit l’ombre. Je suis projetée par un corps quelconque, lequel me produit et m’oriente, d’après les lois de l’opacité et du mouvement... Ainsi en est-il de tous les actes.
J. Il n’y a pas d’individus réellement tels, mais seulement des prolongements de la norme… Jadis, raconte Tchoang-tzeu, une nuit, je fus un papillon, voltigeant content de son sort. Puis je m’éveillai, étant Tchoang — tcheou. Qui suis-je, en réalité ? Un papillon qui rêve qu’il est Tchoang — tcheou, ou Tchoang-tcheou qui s’imagine qu’il fut papillon ? Dans mon cas, y a-t-il deux individus réels ? Y a-t-il eu transformation réelle d’un individu en un autre ? — Ni l’un, ni l’autre, dit la Glose. Il y a eu deux modifications irréelles, de l’être unique, de la norme universelle, dans laquelle tous les êtres dans tous leurs états sont un.
A. L’énergie vitale est limitée. L’esprit est insatiable. Mettre un instrument limité à la discrétion d’un maître insatiable, c’est toujours périlleux, c’est souvent funeste. Le maître usera l’instrument. L’effort intellectuel prolongé, exagéré, épuisera la vie. — Se tuer à bien faire pour l’amour de la gloire, ou périr pour un crime de la main du bourreau, cela revient au même ; c’est la mort, pour cause d’excès, dans les deux cas. — Qui veut durer, doit se modérer, n’aller jusqu’au bout de rien, toujours rester à mi-chemin. Ainsi pourra-t-il conserver son corps intact, entretenir sa vie jusqu’au bout, nourrir ses parents jusqu’à leur mort, durer lui-même jusqu’au terme de son lot.
B. Le boucher du prince Hoei de Leang dépeçait un bœuf. Sans effort, méthodiquement, comme en mesure, son couteau détachait la peau, tranchait les chairs, disjoignait les articulations. — Vous êtes vraiment habile, lui dit le prince, qui le regardait faire. — Tout mon art, répondit le boucher, consiste à n’envisager que le principe du découpage. Quand je débutai, je pensais au bœuf. Après trois ans d’exercice, je commençai à oublier l’objet. Maintenant quand je découpe, je n’ai plus en esprit que le principe. Mes sens n’agissent plus ; seule ma volonté est active. Suivant les lignes naturelles du bœuf, mon couteau pénètre et divise, tranchant les chairs molles, contournant les os, faisant sa besogne comme naturellement et sans effort. Et cela, sans s’user, parce qu’il ne s’attaque pas aux parties dures. Un débutant use un couteau par mois. Un boucher médiocre, use un couteau par an. Le même couteau me sert depuis dix-neuf ans. Il a dépecé plusieurs milliers de bœufs, sans éprouver aucune usure. Parce que je ne le fais passer, que là où il peut passer. — Merci, dit le prince Hoei au boucher ; vous venez de m’enseigner comment on fait durer la vie, en ne la faisant servir qu’à ce qui ne l’use pas.
C. L’affliction est une autre cause d’usure du principe vital. Omettant les sujets d’affliction moindres, Tchoang-tzeu en indique trois graves, communs en son temps de luttes féodales, les mutilations légales, l’exil, la mort. — Se résigner à la mutilation, comme le secrétaire du prince de Leang, auquel on avait coupé un pied, et qui ne reprochait pas sa mutilation à son maître, mais se consolait en pensant qu’elle avait été voulue par le ciel. — Se résigner à l’exil, comme le faisan des marais, qui vit content dans son existence besogneuse et inquiète, sans désirer l’aisance d’une volière. — Se résigner à la mort, parce qu’elle n’est qu’un changement, souvent en mieux. Quand Lao-tan fut mort, Ts'inn-cheu étant allé le pleurer, ne poussa, devant son cercueil, que les trois lamentations exigées de tout le monde par le rituel. Quand il fut sorti : n’étiez-vous pas l’ami de Lao-tan ? lui demandèrent les disciples… Je le fus, dit Ts'inn-cheu… Alors, dirent les disciples, pourquoi n’avez-vous pas pleuré davantage?.. Parce que, dit Ts'inn-cheu, ce cadavre n’est plus mon ami. Tous ces pleureurs qui remplissent la maison, hurlant à qui mieux mieux, agissent par pure sentimentalité, d’une manière déraisonnable, presque damnable. La loi, oubliée du vulgaire, mais dont le Sage se souvient, c’est que chacun vient en ce monde à son heure, et le quitte en son temps. Le Sage ne se réjouit donc pas des naissances, et ne s’afflige pas des décès. Les anciens ont comparé l’homme à un fagot que le Seigneur fait (naissance) et défait (mort) 4. Quand la flamme a consumé un fagot, elle passe à un autre, et ne s’éteint pas 2.
1. Quels anciens ? Chinois ou indiens ? — Quel Seigneur ? Le Souverain chinois des Annales et des Odes, ou le Prajapati védique maître de la vie et de la mort ? Le fagot fait penser aux skandha.
2. Concept taoïste de la survivance, de l’immortalité de l’âme. Glose : état de vie, état de mort ; fagot lié, fagot délié. La mort et la vie, succession d’aller et de venir. — L’être reste le même ; celui qui est un avec l’être universel, où qu’il aille, il garde son moi. Le feu est au fagot ce que l’âme est au corps ; elle passe à un corps nouveau, comme le feu passe à un autre fagot. Le feu se propage sans s’éteindre, la vie se continue sans cesser. [caractères chinois omis].
A. Yen-hoei, le disciple préféré, demanda un congé â son maître K'oung-ni (Confucius)… Pour aller où ? demanda celui-ci. — À Wei, dit le disciple. Le prince de ce pays est jeune et volontaire. Il gouverne mal, n’accepte aucune observation, et fait mourir ses sujets pour peu de chose. Sa principauté est jonchée de cadavres. Son peuple est plongé dans le désespoir… Or je vous ai entendu dire bien des fois, qu’il faut quitter le pays bien ordonné, pour aller donner ses soins à celui qui est mal gouverné. C’est aux malades que le médecin va. Je voudrais consacrer ce que j’ai appris de vous, au salut de la principauté de Wei. — N’y va pas ! dit K'oung-ni. Tu irais à ta perte. Le grand principe est qu’on ne s’embarrasse pas de soucis multiples. Les surhommes de l’antiquité ne s’embarrassaient jamais d’autrui au point de se troubler eux-mêmes. Ils ne perdaient pas leur temps à vouloir amender un brutal tyran… Rien de plus dangereux, que de parler avec insistance, de justice et de charité, à un homme violent, qui se complaît dans le mal. Ses conseillers feront cause commune avec lui, et s’uniront pour t’intimider. Si tu hésites ou faiblis, ils triompheront, et le mal sera pire. Si tu les attaques avec force, le tyran te fera mettre à mort. C’est ainsi que périrent jadis, le ministre Koan-loung-p'eng mis à mort par le tyran Kie, et le prince Pi-kan mis à mort par le tyran Tcheou. Tous deux, pour avoir pris le parti du peuple opprimé, contre des princes oppresseurs. Jadis les grands empereurs Yao et U, ne réussirent pas â persuader des vassaux avides de gloires et de richesses ; ils durent en venir à les réduire par les armes… Or le prince actuel de Wei, est un homme de la même espèce. Sur quel ton lui parleras-tu, pour le toucher ? — Je lui parlerai, dit Yen-hoei, avec modestie et franchise. — Tu perdras ta peine, dit K'oung-ni. Cet homme est plein de lui-même. C’est de plus un fourbe consommé. Le mal ne lui répugne pas, la vertu ne lui fait aucun effet. Ou il te contredira ouvertement ; ou il feindra de t’écouter, mais sans te croire. — Alors, dit Yen-hoei, conservant ma droiture intérieure, je m’accommoderai à lui extérieurement. Je lui exposerai la raison céleste, qui le touchera peut-être, puisqu’il est, comme moi, un fils du ciel. Sans chercher à lui plaire, je lui parlerai avec la simplicité d’un enfant, en disciple du ciel.
Si respectueux que personne ne puisse m’accuser de lui avoir manqué le moins du monde, je lui exposerai doucement la doctrine des Anciens. Que cette doctrine condamne sa conduite, il ne pourra pas m’en vouloir, puisqu’elle n’est pas de moi. Ne pensez-vous pas, maître, que je puisse corriger ainsi le prince de Wei ? — Tu ne le corrigeras pas, dit K'oung-ni. Cela, c’est le procédé didactique, connu de tous les maîtres, et qui ne convertit personne. En parlant ainsi, tu n’encourras peut-être pas de représailles, mais c’est là tout ce que tu obtiendras. — Alors, demanda Yen-hoei, comment arriver à convertir ? — En s’y préparant, dit K'oung-ni, par l’abstinence. — Oh ! dit Yen-hoei, je connais cela. Ma famille est pauvre. Nous passons des mois, sans boire de vin, sans manger de viande. — C’est là, dit K'oung-ni, l’abstinence préparatoire aux sacrifices. Ce n’est pas de celle-là qu’il s’agit, mais bien de l’abstinence du cœur. — Qu’est-ce que cela ? demanda Yen-hoei. — Voici, dit K'oung-ni : Concentrer toute son énergie intellectuelle comme en une masse. Ne pas écouter par les oreilles, ni par le cœur, mais seulement par l’esprit. Intercepter la voie des sens, tenir pur le miroir du cœur ; ne laisser l’esprit s’occuper, dans le vide intérieur, que d’objets abstraits seulement. La vision du principe exige le vide. Se tenir vide, voilà l’abstinence du cœur. — Ah ! dit Yen-hoei, je ne savais pas cela, c’est pourquoi je ne suis qu’un Yen-hoei. Si j’atteignais là, je ne serais plus Yen-hoei ; je deviendrais un homme supérieur. Mais, pratiquement, peut-on se vider à ce point ? — On le peut, dit K'oung-ni, et je vais t’apprendre comment. Il faut, pour cela, ne laisser entrer du dehors, dans le domaine du cœur, que des êtres qui n’aient plus de nom ; des idées abstraites, pas des cas concrets. Le cœur ne doit vibrer qu’à leur contact (notions objectives) ; jamais spontanément (émotions subjectives). Il faut se tenir fermé, simple, dans le pur naturel, sans mélange d’artificiel. On peut arriver ainsi à se conserver sans émotion, tandis qu’il est difficile de se calmer après s’être laissé émouvoir ; tout comme il est plus facile de ne pas marcher, que d’effacer les traces de ses pas après avoir marché. Tout ce qui est artificiel est faux et inefficace. Seul le naturel est vrai et efficace. Attendre un effet des procédés humains, c’est vouloir voler sans ailes ou comprendre sans intelligence… Vois comme la lumière qui entre du dehors par ce trou du mur, s’étend dans le vide de cet appartement, et s’y éteint paisiblement, sans produire d’images. Ainsi les connaissances abstraites, doivent s’étendre dans la paix, sans la troubler. Si les connaissances restées concrètes, créent des images ou sont réfléchies, l’homme aura beau s’asseoir immobile, son cœur divaguera follement. Le cœur vidé attire les mânes, qui viennent y faire leur demeure. Il exerce sur les vivants une action toute-puissante. Lui seul est l’instrument des transformations morales, étant une pure parcelle du Principe, le transformateur universel. C’est ainsi qu’il faut expliquer l’action qu’exercèrent sur les hommes Yao et Chounn, après Fou-hi Ki-kiu et beaucoup d’autres.1
B. Autre discours de Confucius sur l’apathie taoïste... Envoyé comme ambassadeur par son maître le roi de Tch'ou au prince de Ts'i, Tzeu-kao demanda conseil à Koung-ni. Mon roi, lui dit-il, m’a confié une mission très importante. Ce sera fatigant ; et puis, réussirai-je ? Je crains pour ma santé, et pour ma tête. En vérité, je suis très inquiet… J’ai toujours vécu sobrement, le corps sain et le cœur tranquille. Or, dès le jour de ma nomination comme ambassadeur, j’ai eu tellement le feu aux entrailles, que le soir j’ai dû boire de l’eau glacée, pour calmer cet embrasement intérieur. Si j’en suis là avant de partir pour ma mission, que sera-ce après ? Pour réussir, il me faudra passer par des inquiétudes sans nombre. Et si je ne réussis pas, comment sauverai-je ma tête ? Maître, quel conseil pouvez-vous me donner ? — Voici, dit Koung-ni. La piété envers les parents, et la fidélité à son prince, sont les deux devoirs naturels fondamentaux, dont rien ne peut jamais dispenser. Obéir à ses parents, servir son prince, voilà les devoirs de l’enfant et du ministre. Et cela, en toute chose, et quoi qu’il arrive. Il faut donc, en cette matière, bannir toute considération de peine ou de plaisir, pour n’envisager que le devoir en lui-même, non comme une chose facultative ; mais comme une chose fatale, pour laquelle il faut se dévouer, au besoin jusqu’au sacrifice de la vie et à l’acceptation de la mort. Ceci posé, vous êtes tenu d’accepter votre mission, et de vous dévouer à son accomplissement… Il est vrai que le rôle d’un ambassadeur, d’un entremetteur diplomatique, est un rôle difficile et périlleux. Mais cela, le plus souvent, parce que le personnage y met du sien. Si le message est agréable, y ajouter des paroles agréables indiscrètes ; si le message est-désagréable, y ajouter des paroles désagréables blessantes ; poser, hâbler ; exagérer, outrepasser son mandat ; voilà ce qui cause d’ordinaire le malheur des ambassadeurs. Tout excès est funeste. Aussi est-il dit, dans les Règles du parler : Transmettez le sens de ce que vous êtes chargé de dire, mais non les termes, si ces termes sont durs. A fortiori, n’ajoutez pas gratuitement des termes blessants. Si vous faites ainsi, votre vie sera probablement sauve… Généralement, c’est la passion, qui gâte les choses. Les lutteurs commencent par lutter d’après les règles ; puis, quand ils sont emballés, ils se portent de mauvais coups. Les buveurs commencent par boire modérément ; puis, échauffés, ils se soûlent. Le vulgaire commence par être poli ; puis, avec la familiarité, viennent les incivilités. Beaucoup d’affaires, d’abord mises au point, sont ensuite exagérées. Tout cela, parce que la passion s’en est mêlée. Il peut en arriver de même aux porteurs de messages. Malheur ! s’ils s’échauffent pour leur sujet. Ils ajouteront du leur, et il leur en cuira. Il en est de l’orateur qui s’émeut, comme de l’eau et du veut ; les vagues s’élèvent aisément, les discours s’enflent facilement.
1. Dans ce morceau, Yen-hoei professe le confuciasme ; Confucius lui enseigne le taoïsme.
Rien n’est dangereux, comme les paroles produites par la passion. Elles peuvent en venir à ressembler aux fureurs de la bête aux abois. Elles provoquent la rupture des négociations, la haine et la vengeance. Aussi les Règles du parler disent-elles : N’outrepassez pas votre mandat. N’insistez pas trop fort, par désir de réussir. Ne tâchez pas d’obtenir plus que vous ne devez demander. Sans cela, vous ne ferez rien de bon, et vous vous mettrez en danger. Mais, toute passion étant évitée, faites votre devoir, le cœur dégagé. Advienne que pourra ! Aiguillonnez-vous sans cesse, en vous demandant : comment ferai-je pour répondre aux bontés de mon prince ? Enfin, soyez prêt à faire le sacrifice le plus difficile, celui de la vie, s’il le faut. Voilà mon conseil.
C. Autre leçon de modération taoïste. — Le philosophe Yen-ho de Lou ayant été désigné pour être le précepteur du fils aîné du duc Ling de Wei, demanda conseil à Kiu-pai u. Mon élève, lui dit-il, est aussi mauvais que possible. Si je le laisse faire, il ruinera son pays. Si j’essaye de le brider, il m’en coûtera peut-être la vie. Il voit les torts d’autrui, mais pas les siens. Que faire d’un pareil disciple ? -- Kiu — pai u dit : D’abord soyez circonspect, soyez correct, ne prêtez en rien à la critique. Ensuite vous chercherez à le gagner. Accommodez-vous à lui, sans condescendre à mal agir avec lui sans doute, mais aussi sans le prendre avec lui de trop haut. S’il a un caractère jeune, faites-vous jeune avec lui. S’il n’aime pas la contrainte, ne l’ennuyez pas. S’il n’aime pas la domination, ne cherchez pas à lui en imposer. Surtout, ne le prenez pas à rebrousse-poil, ne l’indisposez pas contre vous… Ne tentez pas de lutter avec lui de vive force. Ce serait là imiter la sotte mante, qui voulut arrêter un char et qui fut écrasée… Ne traitez avec lui, que quand il est bien disposé. Vous savez comme font les éleveurs de tigres, avec leurs dangereux élèves. Ils ne leur donnent jamais de proie vivante, car la satisfaction de là tuer exalterait leur brutale cruauté. Ils ne leur donnent même pas un gros morceau de viande, car l’acte de le déchirer surexciterait leurs instincts sanguinaires. Ils leur donnent leur nourriture par petites portions, et n’approchent d’eux, que quand, repus et calmes, ils sont d’aussi bonne humeur qu’un tigre peut l’être. Ainsi ont-ils plus de chances de ne pas être dévorés… Cependant, ne rendez pas votre disciple intraitable, en le gâtant. Tels éleveurs de chevaux maniaques aiment leurs bêtes jusqu’à conserver leurs excréments. Qu’arrive-t-il alors ? Il arrive que, devenus capricieux jusqu’à la frénésie, ces chevaux s’emportent et cassent tout, quand on les approche même gentiment et dans les meilleures intentions. Plus on les gâte, moins ils sont reconnaissants.
Les principes taoïstes du maniement des hommes et des affaires, exposés ci-dessus, reviennent à ceci : Tout traiter de loin et de haut, en général pas en détail, sans trop s’appliquer, sans se préoccuper. Prudence, condescendance, patience, un certain laisser-aller ; mais pas de lâcheté ; et, au besoin, ne pas craindre la mort, laquelle n’a rien de redoutable pour le Taoïste. — La suite (comparez chap. I F), est consacrée à l’abstention, à la retraite, que les taoïstes mirent toujours au-dessus de l’action ; parce que l’inaction conserve, tandis que l’action use.
D. Le maître charpentier Cheu, se rendant dans le pays de Ts'i, passa près du chêne fameux, qui ombrageait le tertre du génie du sol à K'iu-yuan. Le tronc de cet arbre célèbre pouvait cacher un bœuf. Il s’élevait droit, à quatre-vingts pieds de hauteur, puis étalait une dizaine de maîtresses branches, dans chacune desquelles ou aurait pu creuser un canot. On venait en foule pour l’admirer. — Le charpentier passa auprès, sans lui donner un regard. — Mais voyez donc, lui dit son apprenti. Depuis que je manie la hache, je n’ai pas vu une aussi belle pièce de bois. Et vous ne la regardez même pas ! — J’ai vu, dit le maître. Impropre à faire une barque, un cercueil, un meuble, une porte, une colonne. Bois sans usage pratique. Il vivra longtemps. — Quand le maître charpentier Cheu revint de Ts'i, il passa la nuit à K'iu-yuan. L’arbre lui apparut en songe, et lui dit : Oui, les arbres dont le bois est beau, sont coupés jeunes. Aux arbres fruitiers, on casse les branches, dans l’ardeur de leur ravir leurs fruits. A tous leur utilité est fatale. Aussi suis-je heureux d’être inutile. Il en est d’ailleurs de vous hommes, comme de nous arbres. Si tu es un homme utile, tu ne vivras pas vieux. — Le lendemain matin, l’apprenti demanda au maître : Si ce grand arbre est heureux d’être inutile, pourquoi s’est-il laissé faire génie du lieu ? — On l’a mis en place, dit le maître, sans lui demander son avis, et il s’en moque. Ce n’est pas la vénération populaire qui protège son existence, c’est son incapacité pour les usages communs. Son action tutélaire se réduit d’ailleurs à ne rien faire. Tel le sage taoïste, mis en place malgré lui, et se gardant d’agir.
Suit E une autre variation sur le même thème, presque identique, fragment semblable ajouté au précédent, qui se termine ainsi : Cet arbre étant impropre aux usages communs, a pu se développer jusqu’à ces dimensions. La même incapacité donne à certains hommes le loisir d’atteindre à la transcendance parfaite.
F. Dans le pays de Song, à King-cheu, les arbres poussent en masse. Les tout petits sont coupés, pour en faire des cages aux singes. Les moyens sont coupés, pour faire des maisons aux hommes. Les gros sont coupés, pour faire des cercueils aux morts. Tous périssent, par la hache, avant le temps, parce qu’ils peuvent servir. S’ils étaient sans usage, ils vieilliraient à l’aise. — Le traité sur les victimes, déclare que les bœufs à tête blanche, les porcs au groin retroussé, les hommes atteints de fistules, ne peuvent pas être sacrifiés au Génie du Fleuve ; car, disent les aruspices, ces êtres-là sont néfastes. Les hommes transcendants pensent que c’est faste pour eux, puisque cela leur sauve la vie.
G. Le cul-de-jatte Chou, un véritable monstre, gagnait sa vie et entretenait une famille de dix personnes, en ravaudant, vannant, etc. Quand son pays mobilisait, il restait bien tranquille. Aux jours de grande corvée, on ne lui demandait rien. Quand il y avait distribution de secours aux pauvres, il recevait du grain et du bois. Son incapacité pour les offices ordinaires lui valut de vivre jusqu’au bout de ses jours. De même son incapacité pour les charges vulgaires, fera vivre l’homme transcendant jusqu’au terme de son lot.
H. Alors que Confucius visitait le pays de Tch'ou, le fou Tsie-u 1 lui cria : Phénix ! phénix ! Sans doute, le monde est décadent ; mais qu’y pourras-tu ? L’avenir n’est pas encore venu, le passé est déjà bien loin. En temps de bon ordre, le Sage travaille pour l’état ; en temps de désordre, il s’occupe de son propre salut. Actuellement les temps sont tels, qu’échapper à la mort est difficile. Il n’y a plus de bonheur pour personne ; le malheur écrase tout le monde. Ce n’est pas le moment de te montrer. Tu parleras en vain de vertu, et montreras en pure perte ta tenue compassée. Il me plaît de courir comme un fou ; ne te mets pas dans mon chemin. Il me plaît de marcher de travers ; ne gêne pas mes pieds. C’est le moment de laisser faire.
I. En produisant des forêts, la montagne attire ceux qui la dépouilleront. Eu laissant dégoutter sa graisse, le rôti active le feu qui le grille. Le cannelier est abattu, parce que son écorce est un condiment recherché. On incise l’arbre à vernis, pour lui ravir sa sève précieuse. La presque totalité des hommes s’imagine que, être jugé apte à quelque chose est un bien. En réalité, c’est être jugé inapte à tout, qui est un avantage.
1. C’était un sage taoïste, qui passait pour fou. Comparer : Entretiens de Confucius, livre IX, chapitre XVIII, 5.
A. Dans la principauté de Lou, un certain Wang-t’ai, qui avait subi l’amputation des deux pieds (supplice commun alors), groupait autour de lui plus de disciples que Confucius. Tch'ang-ki s’en étonna, et dit au Maître : Ce Wang-t’ai ne pérore pas, ne discute pas ; et cependant, ceux qui sont allés à lui vides, reviennent de chez lui pleins. Y aurait-il une manière d’enseigner sans paroles, un procédé impalpable de former les cœurs ? D’où provient l’influence de cet homme ? — De sa transcendance, répondit Confucius. Je l’ai connu trop tard. Je devrais me mettre à son école. Tout le monde devrait le prendre pour maître. — En quoi, au juste, vous est-il supérieur ? demanda Tch'ang-ki. — En ce que, répondit Confucius, il a atteint l’impassibilité parfaite. La vie et la mort lui étant également indifférentes, l’effondrement de l’univers ne lui causerait aucune émotion. À force de scruter, il est arrivé à la vérité abstraite immobile, la connaissance du principe universel unique. Il laisse évoluer tous les êtres selon leurs destinées, et se tient, lui, au centre immobile de toutes les destinées 4 — Je ne comprends pas, dit Tch’ang-ki. — Confucius reprit : II y a deux manières d’envisager les êtres ; ou comme des entités distinctes, ou comme étant tous un dans le grand tout. Pour ceux qui se sont élevés à cette dernière sorte de considération, peu importe ce que leurs sens perçoivent. Leur esprit plane, toute son action étant concentrée. Dans cette vue abstraite globale, le détail des déficits disparaît. C’est en elle que consiste la transcendance de ce Wang-t’ai, que la mutilation de son corps ne saurait diminuer. — Ah ! dit Tch'ang-ki, je comprends. Ses réflexions l’ont rendu maître de ses sens, et il est ainsi parvenu à l’impassibilité. Mais y a-t-il là de quoi faire ainsi courir après lui ? — Oui, repartit Confucius : la fixité mentale attire ceux qui cherchent la sagesse, comme l’eau immobile attire ceux qui désirent se mirer. Personne ne va se mirer dans l’eau courante. Personne ne demande à apprendre d’un esprit instable. C’est l’immuabilité qui caractérise le Sage au milieu de la foule. Tels, parmi les arbres à feuilles caduques, les pins et les cyprès toujours verts. Tels, parmi les hommes vulgaires, l’empereur Chounn, toujours droit et rectifiant les autres… Le signe extérieur de cet état intérieur, c’est l’imperturbabilité. Non pas celle du brave, qui fonce seul, pour l’amour de la gloire, sur une armée rangée en bataille. Mais celle de l’esprit qui, supérieur au ciel, à la terre, à tous les êtres, habite dans un corps auquel il ne tient pas, ne fait aucun cas des images que ses sens lui fournissent, connaît tout par connaissance globale dans son unité immobile. Cet esprit-là, absolument indépendant, est maître des hommes. S’il lui plaisait de les convoquer en masse, au jour fixé tous accourraient. Mais il ne veut pas se faire servir.
B. Chennt'ou-kia avait aussi subi l’amputation des pieds, pour une faute vraie ou supposée. Dans la principauté de Tcheng, il suivait, avec Tzeu-tch'an, les leçons de Pai-hounn-ou-jenn. Tzeu-tch'an méprisant
4. Comparez chap. 2 C.
ce mutilé, exigea qu’il lui cédât le pas… Il n’y a pas de rangs, dans l’école de notre maître, dit Chennt'ou-kia. Si vous tenez à l’étiquette, allez ailleurs. À un miroir parfaitement net, la poussière n’adhère pas ; si elle adhère, c’est que le miroir est humide ou gras. Votre exigence en matière rituelle, prouve que vous n’êtes pas encore sans défauts. — Vous, un mutilé, dit Tzeu-tch'an, vous me faites l’effet de vouloir poser en Yao. Si vous vous examiniez, vous trouveriez peut-être des raisons de vous taire. — Vous faites allusion, dit Chennt'ou-kia, à la peine que j’ai subie, et pensez que je l’ai méritée pour quelque faute grave. La plupart de ceux qui sont dans mon cas, disent très haut que cela n’aurait pas dû leur arriver. Plus sage qu’eux, je ne dis rien, et me résigne en paix à mon destin. Quiconque passait dans le champ visuel du fameux archer I, devait être percé d’une flèche ; s’il ne l’était pas, c’est que le destin ne le voulait pas. Le destin voulut que moi le perdisse mes pieds, et que d’autres gardassent les leurs. Les hommes qui ont leurs pieds, se moquent de moi qui ai perdu les miens. Jadis cela m’affectait. Maintenant je suis corrigé de cette faiblesse. Voilà dix-neuf années que j’étudie sous notre maître, lequel très attentif sur mon intérieur, n’a jamais fait aucune allusion à mon extérieur. Vous, son disciple, faites tout le contraire. N’auriez-vous pas tort ? — Tzeu-tch'an 1 sentit la réprimande, changea de visage et dit : Qu’il n’en soit plus question.
C. Dans la principauté de Lou, un certain Chou-chan qui avait subi l’amputation des orteils alla demander à Confucius de l’instruire. — À quoi bon ? lui dit celui-ci, puisque vous n’avez pas su conserver votre intégrité corporelle. — Je voulais, pour compenser cette perte, apprendre de vous à préserver mon intégrité mentale, dit Chou-chan. Le ciel et la terre se prodiguent à tous les êtres, quels qu’ils soient, sans distinction. Je croyais que vous leur ressembliez. Je ne m’attendais pas à être rebuté par vous. — Pardonnez mon incivilité, veuillez entrer, dit Confucius ; je vous dirai ce que je sais. — Après l’entrevue, Chou-chan s’en étant retourné, Confucius dit à ses disciples : que cet exemple vous anime au bien, enfants ! Voyez, ce mutilé cherche à réparer ses fautes passées. Vous, ne commettez pas de fautes. — Cependant Chou-chan, malcontent de Confucius, s’était adressé à Lao-tan. Ce K'oung-ni, lui dit-il, n’est pas un sur-homme. Il s’attire des disciples, pose en maître, et cherche visiblement la réputation. Or le surhomme considère les préoccupations comme des menottes et des entraves. — Pourquoi. dit Lao-tan, n’avez-vous pas profité de votre entrevue avec lui, pour lui dire sans ambages, que la vie et la mort sont une seule et même chose, qu’il n’y a aucune distinction entre oui et non ? vous l’auriez peut-être délivré de ses menottes et de ses entraves. — Impossible, dit Chou-chan. Cet homme est trop plein de lui-même. Le Ciel l’a puni en l’aveuglant. Personne ne le fera plus voir clair.
1. Le Tzeu—tch'an mis ici en mauvaise posture, est un parangon confucéiste. Prince de Tcheng, du sixième siècle, célèbre à divers titres, surtout comme administrateur. Confucius pleura amèrement sa mort.
D. Le duc Nai de Lou dit à Confucius : Dans le pays de Wei vivait un homme nommé T’ouo le laid. Il était de fait la laideur même, un véritable épouvantail. Et cependant ses femmes, ses concitoyens, tous ceux qui le connaissaient, raffolaient de lui. Pourquoi cela ? Pas pour son génie, car il était toujours de l’avis des autres. Pas pour sa noblesse, car il était du commun. Pas pour sa richesse, car il était pauvre. Pas pour son savoir, car il ne connaissait du monde que son village… Je voulus le voir. Certes il était laid à faire peur. Malgré cela il me charma, car il charmait tout le monde. Après quelques mois, j’étais son ami. Avant un an, il eut toute ma confiance. Je lui offris d’être mon ministre. Il accepta avec répugnance et me quitta bientôt. Je ne puis me consoler de l’avoir perdu. À quoi attribuer la fascination que cet homme exerce ? — Jadis, dit Confucius, dans le pays de Tch'ou, je vis la scène suivante. Une truie venait de mourir. Ses petits suçaient encore ses mamelles. Tout à coup ils se débandèrent effrayés. Ils s’étaient aperçus que leur mère ne les regardait plus, que ce n’était plus leur mère. Ce qu’ils avaient aimé en elle d’amour filial, ce n’était pas son corps, c’est ce qui animait son corps et qui venait de disparaître, la vertu maternelle résidant en elle… Dans le corps de T’ouo le laid, habitait une vertu latente parfaite. C’est cette vertu qui attirait à lui, malgré la forme répugnante de son corps. — Et qu’est-ce, demanda le duc Nai, que la vertu parfaite ? — C’est, répondit Confucius, l’impassibilité affable. La mort et la vie, la prospérité et la décadence, le succès et l’insuccès, la pauvreté et la richesse, la supériorité et l’infériorité, le blâme et l’éloge, la faim et la soif, le froid et le chaud, voilà les vicissitudes alternantes dont est fait le destin. Elles se succèdent, imprévisibles, sans cause connue ! Il faut négliger ces choses ; ne pas les laisser pénétrer dans le palais de l’esprit, dont elles troubleraient la calme paix. Conserver cette paix d’une manière stable, sans la laisser troubler même par la joie ; faire à tout bon visage, s’accommoder de tout ; voilà, dit Confucius, la vertu parfaite. — Pourquoi, demanda le duc Nai, l’appelez-vous latente ? — Parce que, dit Confucius, elle est impalpable, comme le calme qui attire dans l’eau d’un étang. Ainsi la calme paix du. caractère, non autrement définissable, attire tout à soi. — À quelques jours de là, le duc Nai converti au taoïsme par Confucius, confia à Maître Minn l’impression que lui avait faite cette conversation. Jusqu’ici, dit-il, j’avais cru que gouverner, contrôler les statistiques et protéger la vie de mes sujets était mon devoir d’état.
Mais depuis que j’ai entendu parler un sur-homme (Confucius), je crois bien que je me suis trompé. Je me suis nui à moi-même en m’agitant trop, et à ma principauté en m’occupant trop d’elle. Désormais K’oung-k'iou n’est plus mon sujet, mais mon ami, pour le service qu’il m’a rendu de m’ouvrir les yeux.
E. Un cul-de-jatte gagna tellement la confiance du duc Ling de Wei, que celui-ci le préféra aux hommes les mieux faits. Un autre affligé d’un goitre énorme fut le conseiller préféré du duc Hoan de Ts'i. Le nimbe d’une capacité supérieure éclipse les formes corporelles auxquelles elle adhère. Faire cas du corps et ne pas faire cas de la vertu, c’est la pire des erreurs. — Se tenant dans son champ de la science globale, le Sage méprise la connaissance des détails, toute convention, toute affection, tout art. Libre de ces choses artificielles et distrayantes, il nourrit son être de l’aliment céleste (pure raison, dit la glose), indifférent aux affaires humaines. Dans le corps d’un homme, il n’est plus un homme. Il vit avec les hommes ; mais absolument indifférent à leur approbation et à leur désapprobation, parce qu’il n’a plus leurs sentiments. Infiniment petit est-ce par quoi, il est encore un homme (son corps) ; infiniment grand est ce par quoi il est un avec le ciel (sa raison).
F. Hoei-tzeu (musicien et sophiste) objecta : Un homme ne peut pas arriver à être, comme vous dites, sans affections. — Il le peut, répliqua Tchoang-tzeu. — Alors, dit Hoei-tzeu, ce n’est plus un homme. — C’est encore un homme, dit Tchoang-tzeu ; car le Principe et le ciel lui ont donné ce qui fait l’homme. — S’il a perdu le sentiment, repartit Hoei-tzeu, il a cessé d’être un homme. — S’il en avait perdu jusqu’à la puissance, peut-être, dit Tchmang-tzeu, (car cette puissance se confond avec la nature) ; mais il n’en est pas ainsi. La puissance lui reste, mais il n’en use pas pour distinguer, pour prendre parti, pour aimer ou haïr. Et par suite il n’use pas en vain le corps, que le Principe et le ciel lui ont donné. Ce n’est pas votre cas, à vous qui vous tuez à faire de la musique et à inventer des sophismes.
A. Savoir faire la part de l’action du ciel et de l’action de l’homme, voilà l’apogée de l’enseignement et de la science. — Savoir ce qu’on a reçu du ciel, et ce qu’on doit y ajouter de sol, voilà l’apogée. — Le don du ciel, c’est la nature reçue à la naissance. Le rôle de l’homme, c’est de chercher, en partant de ce qu’il sait, à apprendre ce qu’il ne sait pas ; c’est d’entretenir sa vie jusqu’au bout des années assignées par le ciel, sans l’abréger par sa faute. Savoir cela, voilà l’apogée. — Et quel sera le critère de ces assertions, dont la vérité n’est pas évidente ? Sur quoi repose la certitude de cette distinction du céleste et de l’humain dans l’homme?.. Sur l’enseignement des Hommes Vrais. D’eux provient le Vrai Savoir.
B. Qu’est-ce que ces Hommes Vrais?.. Les Hommes Vrais de l’antiquité se laissaient conseiller même par des minorités. Ils ne recherchaient aucune gloire, ni militaire, ni politique. Leurs insuccès ne les chagrinaient pas, leurs succès ne les enflaient pas. Aucune hauteur ne leur donnait le vertige. L’eau ne les mouillait pas, le feu ne les brûlait pas ; parce qu’ils s’étaient élevés jusqu’aux régions sublimes du Principe 1. — Les Hommes Vrais anciens, n’étaient troublés par aucun rêve durant leur sommeil, par aucune tristesse durant leur veille. Le raffinement dans les aliments leur était inconnu. Leur respiration calme et profonde pénétrait leur organisme jusqu’aux talons ; tandis que le vulgaire respire du gosier seulement, comme le prouvent les spasmes de la glotte de ceux qui se disputent ; plus un homme est passionné, plus sa respiration est superficielle 2. — Les Hommes vrais anciens ignoraient l’amour de la vie et l’horreur de la mort. Leur entrée en scène, dans la vie, ne leur causait'aucune joie ; leur rentrée dans les coulisses, à la mort, ne leur causait aucune horreur. Calmes ils venaient, calmes ils partaient, doucement, sans secousse, comme en planant. Se souvenant seulement de leur dernier commencement (naissance), ils ne se préoccupaient pas de leur prochaine fin (mort). Ils aimaient cette vie tant qu’elle durait, et l’oubliaient au départ pour une autre vie, à la mort. Ainsi leurs sentiments humains ne contrecarraient pas le Principe en eux ; l’humain eu eux ne gênait pas le céleste. Tels étaient les Hommes Vrais. — Par suite, leur cœur était ferme, leur attitude était recueillie, leur mine était simple, leur conduite était tempérée, leurs sentiments étaient réglés. Ils faisaient, en toute occasion, ce qu’il fallait faire, sans confier à personne leurs motifs intérieurs. Ils faisaient la guerre sans haïr, et du bien sans aimer. Celui-là n’est pas un Sage, qui aima à se communiquer, qui se fait des amis, qui calcule les temps et les circonstances, qui n’est pas indifférent au succès et à l’insuccès, qui
1. Parce qu’ils étaient un, dans ce principe, avec les forces naturelles, lesquelles ne mouillent, ne brûlent, ne blessent, né détruisent, que leurs contraires. Quiconque est un avec le Principe universel, est un avec le feu et l’eau, n’est ni brûlé ni mouillé, etc.
2. Illusions, passions, goûts, tout cela est contraire à la vérité. L’air pur est, pour les taoïstes, l’aliment par excellence des forces vitales.
expose sa personne pour la gloire ou pour la faveur. Hou-pou-hie, Ou-koang, Chou-ts'i, Ki-tzeu, Su-u, Ki-t’ouo, Chenn-t’ou-ti, servirent tout le monde et firent du bien à tout le monde, sans qu’aucune émotion de leur cœur viciât leurs actes de bienfaisance. — Les Hommes Vrais anciens, étaient toujours équitables, jamais aimables ; toujours modestes, jamais flatteurs. Ils tenaient à leur sens, mais sans dureté. Leur mépris pour tout était manifeste, mais non affecté. Leur extérieur était paisiblement joyeux. Tous leurs actes paraissaient naturels et spontanés. Ils inspiraient l’affection par leurs manières, et le respect par leurs vertus. Sous un air de condescendance apparente, ils se tenaient fièrement à distance du vulgaire. Ils affectionnaient la retraite, et ne préparaient jamais leurs discours. — Pour eux, les supplices étaient l’essentiel dans le gouvernement, mais ils les appliquaient sans colère. Ils tenaient les rits pour un accessoire, dont ils s’acquittaient autant qu’il fallait pour ne pas choquer le vulgaire. Ils tenaient pour science de laisser agir le temps, et pour vertu de suivre le flot. Ceux qui jugèrent qu’ils se mouvaient activement, se sont trompés. En réalité ils se laissaient aller au fil du temps et des événements. Pour eux, aimer et haïr, c’était tout un ; ou plutôt, ils n’aimaient ni ne haïssaient. Ils considéraient tout comme essentiellement un, à la manière du ciel, et distinguaient artificiellement des cas particuliers, à la manière des hommes. Ainsi, en eux, pas de conflit entre le céleste et l’humain. Et voilà justement ce qui fait l’Homme Vrai.
C. L’alternance de la vie et de la mort, est prédéterminée, comme celle du jour et de la nuit, par le Ciel. Que l’homme se soumette stoïquement à la fatalité, et rien n’arrivera plus contre son gré. S’il arrive quelque chose qui le blesse, c’est qu’il avait conçu de l’affection pour quelque être. Qu’il n’aime rien, et il sera invulnérable. Il y a des sentiments plus élevés, que les amours réputés nobles. Qu’au lieu d’aimer le Ciel comme un père, il le vénère comme le faîte universel. Qu’au lieu d’aimer son prince jusqu’à mourir pour lui, il se sacrifie pour le seul motif abstrait du dévouement absolu. Quand les ruisseaux se dessèchent, les poissons se rassemblent dans les trous, et cherchent à se tenir humides en se serrant les uns contre les autres. Et l’on admire cette charité mutuelle ! N’eût-il pas mieux valu, que, de bonne heure, ils eussent cherché, chacun pour soi, le salut dans les eaux profondes ?.. Au lieu de toujours citer comme exemple la bonté de Yao, et comme épouvantall la malice de Kie, les hommes ne feraient-ils pas mieux d’oublier ces deux personnages, et d’orienter la morale uniquement sur la perfection abstraite du Principe ? — Mon corps fait partie de la grande masse (du cosmos, de la nature, du tout). En elle, le soutien de mon enfance, l’activité durant mon âge mûr, la paix dans ma vieillesse, le repos à ma mort. Bonne elle m’a été durant l’état de vie, bonne elle me sera durant l’état de mort. De tout lieu particulier, un objet déposé peut être dérobé ; mais un objet confié au tout lui-même, ne sera pas enlevé. Identifiez-vous avec la grande masse ; en elle est la permanence. Permanence pas immobile. Chaîne de transformations. Moi persistant à travers des rnutations sans fin. Cette fois je suis content d’être dans une forme humaine 1. J’ai déjà éprouvé antérieurement et j’éprouverai postérieurement le même contentement d’être,
1. Glose : Être actuellement un homme, c’est un épisode dans la chaîne de dix mille transformations successives.
dans une succession illimitée de formes diverses, suite infinie de contentements. Alors pourquoi haïrais-je la mort, le commencement de mon prochain contentement ? Le Sage s’attache au tout dont il fait partie, qui le contient, dans lequel il évolue. S’abandonnant au fil de cette évolution, il sourit à la mort prématurée, il sourit à l’âge suranné, il sourit au commencement, il sourit à la fin ; il sourit et veut qu’on sourie à toutes les vicissitudes. Car il sait que tous les êtres font partie du tout qui évolue.
D. Or ce tout est le Principe, volonté, réalité, non-agissant, non-apparent. Il peut être transmis, mais non saisi, appréhendé, mais pas vu. Il a en lui-même, son essence et sa racine. Avant que le ciel et la terre ne fussent, toujours il existait immuable. Il est la source de la transcendance des Mânes et du Souverain des Annales et des Odes. Il engendra le ciel et la terre des Annales et des Odes. Il fut avant la matière informe, avant l’espace, avant le monde, avant le temps ; sans qu’on puisse l’appeler pour cela haut, profond, durable, ancien 1. Hi-wei le connut, et dériva de cette connaissance les lois astronomiques. Fou-hi le connut, et tira de cette connaissance les lois physiques. C’est à lui que l’Ourse (le pôle) doit sa fixité imperturbable. C’est à lui que le soleil et la lune doivent leur cours régulier. Par lui K'an-p'ei s’établit sur les monts K'ounn-lung, Fong-i suivit le cours du Fleuve jaune, Kien-ou s’établit au mont T’ai-chan, Hoang-ti monta au ciel, Tchoan — hu habita le palais azuré, U-k'iang devint le génie du pôle nord, Si-tvang-mou s’établit à Chao-koang 2. Personne ne sait rien, ni de son commencement, ni de sa fin. Par lui P'eng-tsou vécut, depuis les temps de l’empereur Chounn, jusqu’à celui des cinq hégémons. Par lui Fou-ye gouverna l’empire de son maître l’empereur Ou-ting, et devint après sa mort une étoile (dans la constellation du Sagittaire).
E. Maître K'oei dit Nan-pai, demanda à Niu-y : comment se fait-il que, malgré votre grand âge, vous ayez la fraîcheur d’un enfant » ? — C’est, dit Niu-y, qu’ayant vécu conformément à la doctrine du Principe, je ne me suis pas usé. — Pourrais-je apprendre cette doctrine ? demanda Maître. K'oei. — Vous n’avez pas ce qu’il faut, répondit Niu-y. Pouo-leang-i, lui, avait les dispositions requises. Je l’enseignai. 6a Après trois jours, il eut oublié le monde extérieur. Sept jours de plus, et il perdit la notion des objets qui l’entouraient. Neuf jours de plus, et il eut perdu la notion de sa propre existence. Il acquit alors la claire pénétration, et par elle la science de l’existence momentanée dans la chaîne ininterrompue. Ayant acquis cette connaissance, il cessa de distinguer le passé du présent et du futur, la vie de la mort 3. Il comprit que, en réalité, tuer ne fait pas mourir, engendrer ne fait pas naître, le Principe soutenant l’être à travers ses finir et ses devenirs. Aussi l’appelle-t-on justement le fixateur permanent. C’est de lui, du fixe, que dérivent toutes les mutations. — Est-ce vous qui avez inventé cette doctrine ? demanda Maître le, oei. — Non, dit Niu-y ; je l’ai apprise du fils de Fou-mei, disciple
1. L’absolu n’admettant pas d’épithètes relatives. Glose.
2. Réminiscences ou fiction ? Rien à tirer des gloses. Je renvoie la question aux savants.
3. Phases, périodes, de l’évolution une.
du petit-fils de Lao-song, disciple de Tchan — ming, disciple de Nie-hu, disciple de Su-i, disciple de U-neou, disciple de Huan — ming, disciple de San-leao, disciple de I-cheu 1.
F. Tzeu — seu, Tzeu-u, Tzeu-li, Tzeu-lai, causaient ensemble. L’un d’entre eux dit : celui qui penserait comme moi, que tout être est éternel, que la vie et la mort se succèdent, qu’être vivant ou mort sont deux phases du même être, celui-là j’en ferais mon ami… Or, les trois autres pensant de même, les quatre hommes rirent tous ensemble et devinrent amis intimes. — Or il advint que Tzeu-u tomba gravement malade. ll était affreusement bossu et contrefait. Tzeu — seu alla le visiter. Respirant péniblement, mais le cœur calme, le mourant lui dit : Bon est l’auteur des êtres (le Principe, la Nature), qui m’a fait pour cette fois comme je suis. Je ne me plains pas de lui. Si, quand j’aurai quitté cette forme, il fait de mon bras gauche un coq, je chanterai pour annoncer l’aube. S’il fait de mon bras droit une arbalète, j’abattrai des hiboux. S’il fait de mon tronc une voiture, et y attelle mon esprit transformé en cheval, j’en serai encore satisfait. Chaque être reçoit sa forme en son temps, et la quitte à son heure. Cela étant, pourquoi concevoir de la joie ou de la tristesse, dans ces vicissitudes ? Il n’y a pas lieu. Comme disaient les anciens, le fagot est successivement lié et délié 2. L’être ne se délie, ni ne se lie, lui-même. Il dépend du ciel, pour la mort et la vie. Moi qui suis un être parmi les êtres, pourquoi me plaindrais-je de mourir ? — Ensuite Tzeu-lai tomba lui aussi malade. La respiration haletante, il était près d’expirer. Sa femme et ses enfants l’entouraient en pleurant. Tzeu-li étant allé le visiter, dit à ces importuns : Taisez-vous ! sortez ! ne troublez pas son passage, 3 !.. Puis, appuyé contre le montant de la porte, il dit au malade : Bonne est la transformation. Que va-t-elle faire de toi ? Où vas-tu passer ? Deviendras-tu organe d’un rat, ou patte d’un insecte?.. Peu m’importe, dit le mourant.. Dans quelque direction que ses parents l’envoient, l’enfant doit aller. Or le yin et le yang sont à l’homme plus que ses parents 4. Quand leur révolution aura amené ma mort, si je ne me soumettais pas volontiers, je serais un rebelle… La grande masse (cosmos) m’a porté durant cette existence, m’a servi pour me faire vivre, m’a consolé dans ma vieillesse, me donne la paix dans lé trépas. Bonne elle m’a été dans la vie, bonne elle m’est dans la mort… Supposons un fondeur occupé à brasser son métal en fusion. Si une partie de ce métal, sautant dans le creuset, lui disait : moi je veux devenir un glaive, pas autre chose ! le fondeur trouverait certainement ce métal inconvenant. De même, si, au moment de sa transformation, un mourant criait : je veux redevenir un homme, pas autre chose ! bien sûr lue le transformateur le trouverait inconvenant. Le ciel et la terre (le cosmos) sont la grande
1. Sont-ce là des surnoms d’hommes ? C’est possible, mais pas probable. Ces mots signifient, et peuvent s’interpréter ainsi : de n’ai pas tiré cette doctrine de mon imagination. de l’ai découverte, à force de méditer sur le mystère de l’origine.
2. Comparez chapitre 3 C note.
3. Lequel exige plutôt le calmé, comme l’entrée dans le sommeil.
4. Les deux alternances de la révolution cosmique, agents supérieurs du Principe, donnant la vie ou la mort tandis que les parents, agents inférieurs, déterminent la vie seulement.
fournaise, la transformation est le grand fondeur ; tout ce qu’il fera de nous, doit nous agréer : Abandonnons-nous à lui avec paix. La vie se termine par un sommeil, que suit un nouvel éveil.
G. Maître Sang-hou, Mong-tzeu-fan, Maître K'inn-tchang, étaient amis. L’un d’entre eux demanda : Qui est parfaitement indifférent à toute influence, à toute action ? Qui peut s’élever dans les cieux par l’abstraction, flâner dans les nuages par la spéculation, se jouer dans l’éther, oublier sa vie présente et la mort à venir?.. Les trois hommes se regardèrent et rirent, car tous en étaient là, et ils furent plus amis que devant. — Or l’un des trois, Maître Sang-hou, étant mort, Confucius envoya son disciple Tzeu-koung à la maison mortuaire, pour s’informer s’il ne faudrait pas aider aux funérailles. Quand Tzeu-koung arriva, les deux amis survivants chantaient devant le cadavre, avec accompagnement de cithare, le refrain suivant : O Sang-hou ! O Sang-hou !.. Te voilà uni à la transcendance, tandis que nous sommes encore des hommes, hélas !.. Tzeu-koung les ayant abordés, leur demanda : est-il conforme aux rits, de chanter ainsi, en présence d’un cadavre ? Les deux hommes s’entre-regardèrent, éclatèrent de rire, et se dirent : Qu’est-ce que celui-ci peut comprendre à nos rits à nous ? — Tzeu-koung retourna vers Confucius, lui dit ce qu’il avait vu, puis demanda : qu’est-ce que ces gens-là, sans manières, sans tenue, qui chantent devant un cadavre, sans trace de douleur ? Je n’y comprends rien. — Ces gens-là, dit Confucius, se meuvent en dehors du monde, tandis que moi je me meus dans le monde. Il ne peut y avoir rien de commun entre eux et moi. J’ai eu tort de t’envoyer là. D’après eux, l’homme doit vivre en communion avec l’auteur des êtres (le Principe cosmique), en se reportant au temps où le ciel et la terre n’étaient pas encore séparés. Pour eux, la forme qu’ils portent durant cette existence, est un accessoire, un appendice, dont la mort les délivrera, en attendant qu’ils renaissent dans une autre. Par suite, pour eux, pas de mort et de vie, de passé et de futur, dans le sens usuel de ces mots. Selon eux, la matière de leur corps a servi, et servira successivement, à quantité d’êtres différents. Peu importent leurs viscères et leurs organes, à des gens qui croient à une succession continue de commencements et de fins. Ils se promènent en esprit hors de ce monde poussiéreux, et s’abstiennent de toute immixtion dans ses affaires. Pourquoi se donneraient-ils le mal d’accomplir les rits vulgaires, ou seulement l’air de les accomplir ? — Mais vous, Maître, demanda Tzeu-koung gagné au taoïsme, pourquoi faites-vous de ces rits la base de votre morale ? — Parce que le Ciel m’a condamné à cette besogne massacrante (sic), dit Confucius. Je dis ainsi, mais au fond, comme toi, je n’y crois plus. Les poissons naissent dans l’eau, les hommes dans le Principe. Les poissons vivent de l’eau, les hommes du non-agir. Chacun pour, soi dans les eaux ; chacun pour soi dans le Principe. Le vrai sur-homme est celui qui a rompu avec tout le reste, pour adhérer uniquement au ciel. Celui-là seul devrait être appelé Sage par les hommes. Trop souvent, qui est appelé Sage par les hommes, n’est qu’un être vulgaire quant au Ciel.
H. Yen-hoei demanda à Tchoung-ni (Confucius) : Quand la mère de Mongsoung-ts'ai fut morte, lors de ses funérallles, son fils poussa les lamentations d’usage sans verser une larme, et fit toutes les cérémonies sans le moindre chagrin. Néanmoins, dans le pays de Lou, il passe pour avoir satisfait à la piété filiale. Je n’y comprends rien. — Il a en effet satisfait, répondit Confucius, en illuminé qu’il est. Il ne pouvait pas s’abstenir des cérémonies extérieures, cela aurait trop choqué le vulgaire ; mais il s’abstint des sentiments intérieurs du vulgaire, que lui ne partage pas. Pour lui, l’état de vie et l’état de mort, sont une même chose ; et il ne distingue, entre ces états, ni antériorité ni postériorité, car il les tient pour chaînons d’une chaîne infinie. Il croit que les êtres subissent fatalement des transformations successives, qu’ils n’ont qu’à subir en paix, sans s’en préoccuper. Immergé dans le courant de ces transformations, l’être n’a qu’une connaissance confuse de ce qui lui arrive. Toute vie est comme un rêve. Toi et moi qui causons à cette heure, nous sommes deux rêveurs non-réveillés… Donc, la mort n’étant pour Mongsoung-ts'ai qu’un changement de forme, elle ne vaut pas que l’on s’en afflige ; pas plus que de quitter une demeure, qu’on n’a habitée qu’un seul jour. Cela étant, il se borna strictement au rit extérieur. Ainsi il ne choqua, ni le public, ni ses convictions. — Personne ne sait au juste ce par quoi il est lui, la nature intime de son moi. Le même homme qui vient de rêver qu’il est oiseau planant dans les cieux, rêve ensuite qu’il est poisson plongeant dans les abîmes. Ce qu’il dit, il ne peut pas se rendre compte, s’il le dit éveillé ou endormi. Rien de ce qui arrive, ne vaut qu’on s’en émeuve. La paix consiste à attendre soumis les dispositions du Principe. À l’heure de son départ de la vie présente, l’être rentre dans le courant des transformations. C’est là le sens de la formule « entrer dans l’union avec l’infini céleste » 1.
I. I-eull-tzeu ayant visité Hu-you 2, celui-ci lui demanda ce que Yao lui avait appris. — Il m’a dit, dit I-eull-tzeu, de cultiver la bonté et l’équité, de bien distinguer le bien et le mal. — Alors, demanda Hu-you, pourquoi venez-vous à. moi maintenant ? Après que Yao vous a imbu de ses principes terre à terre, vous n’êtes plus capable d’être élevé à des idées plus hautes. — C’est pourtant mon désir, dit I-eull-tzeu. — Désir irréalisable, dit Hu-you. Un homme dont les yeux sont crevés, ne peut rien apprendre des couleurs. — Vous en avez, dit I-eull-tzeu, réformé d’autres qui étaient déformés ; pourquoi ne réussiriez-vous pas à me réformer aussi ? — Il y a peu d’espoir, dit Ha-you. Cependant, voici le sommaire de ma doctrine : O Principe ! Toi qui donnes à tous les êtres ce qui leur convient, tu n’as jamais prétendu être appelé équitable. Toi dont les bienfaits s’étendent à tous les temps, tu n’as jamais prétendu être appelé charitable. Toi qui fus avant l’origine, et qui ne prétends pas être appelé vénérable ; toi qui enveloppes et supportes l’univers, produisant toutes les formes, sans prétendre être appelé habile ; c’est en toi que je me meus.
1. Avec le Ciel, la Nature, le Principe, ajoute la Glose.
2. Comparez chapitre 1 D.
J. Yen-hoei le disciple chéri, dit à son maître Confucius : J’avance… Comment le sais-tu ? demanda Confucius… Je perds, dit Yen-hoei, la notion de la bonté et de l’équité… C’est bien, dit Confucius, mais ce n’est pas tout. — Une autre fois, Yen-hoei dit à Confucius : Je profite… À quoi le reconnais-tu ? demanda Confucius… J’oublie les rits et la musique, dit Yen-hoei… C’est bien, dit Confucius, mais ce n’est pas tout. — Une autre fois, Yen-hoei dit à Confucius : Je progresse… Quel signe en as-tu ? demanda Confucius… Maintenant, dit Yen-hoei, quand je m’assieds pour méditer, j’oublie absolument tout 1. — Très ému, Confucius demanda : qu’est-ce à dire ? — Yen-hoei répondit : dépouillant mon corps, oblitérant mon intelligence, quittant toute forme, chassant toute science, je m’unis à celui qui pénètre tout. Voilà ce que j’entends par m’asseoir et oublier tout. -- Confucius dit : c’est là l’union, dans laquelle le désir cesse ; c’est là la transformation, dans laquelle l’individualité se perd. Tu as atteint la vraie sagesse. Sois mon maître désormais !
K. Tzeu-u et Tzeu-sang étaient amis. Une fois la pluie tomba à verse durant dix jours de suite. Craignant que Tzeu-sang, qui était très pauvre, empêché de sortir, ne se trouvât sans provisions, Tzeu-u fit un paquet de vivres, et alla le lui porter. Comme il approchait de sa porte, il entendit sa voix, moitié chantante, moitié pleurante, qui disait, en s’accompagnant sur la cithare : O père, O mère ! O ciel, O humanité !.. La voix était défaillante, et le chant saccadé. Tzeu-y étant entré, trouva Tzeu-sang mourant de faim. Que chantiez-vous là ? lui demanda-t-il. — Je songeais, dit Tzeu-sang, aux causes possibles de mon extrême détresse. Elle ne vient pas certes, de la volonté de mes père et mère. Ni, non plus, de celle du ciel et de la terre, qui couvrent et sustentent tous les êtres. Aucune cause logique de ma misère. Donc c’était mon destin 2 !
A. Nie-k'ue posa à Wang-i quatre questions, auxquelles celui-ci ne sut pas répondre. Sautant de joie, Nie-k'ue informa P'ou-i-tzeu de son triomphe. — Lui êtes-vous vraiment supérieur ? dit P'ou-i-tzeu. L’empereur Chounn ne valut pas l’antique souverain T’ai-cheu. Entiché des vertus qu’il croyait posséder, Chounn critiqua toujours les autres.. Le vieux T’ai-cheu ne fut pas si malin. Il dormait tranquille et veillait sans soucis. Il ne s’estimait pas plus qu’un cheval ou qu’un bœuf. Simple et paisible, il ne critiquait personne. Vous ressemblez plutôt à Chounn.
1. Dès qu’il s’est délivré de ce qui constitue essentiellement le Confucéisme, bonté, équité, rits, musique, Yen-hoei atteint à la contemplation taoïste, et Confucius est obligé de l’approuver !
2. Voilà le dernier cri ; l’acquiescement aveugle au tour de la roue universelle, qui l’emporte toujours et qui le broie parfois ; le fatalisme taoïste.
B. Kien-ou alla voir le fou Tsie-u 1, qui lui demanda : qu’avez-vous appris de Jeu-tchoung-cheu ? — J’ai appris de lui, dit Kien-ou, que quand les princes font des règlements, et obligent les gens à les observer, tout va bien. — Tout paraît aller bien, dit Tsie-u. Fausse apparence ! l’extérieur seul étant réglé, non l’intérieur. Vouloir gouverner avec ce procédé,.. autant vaudrait vouloir traverser la mer à gué, contenir le Fleuve Jaune dans un lit, faire emporter une montagne par un moustique, choses absolument impossibles. Le Sage ne réglemente pas l’extérieur. Il donne l’exemple de la rectitude, que les hommes suivront, s’il leur plaît. Il est trop prudent pour en faire davantage. Tel l’oiseau qui vole haut pour éviter la flèche, le rat qui creuse un trou si profond qu’il ne puisse être ni enfumé ni déterré. Légiférer est inutile et dangereux.
C. T’ien-kenn errant au sud du mont Yinn, vers la rivière Leao, rencontra Ou-ming-jenn et lui demanda à brûle-pourpoint : comment faire pour gouverner l’empire ? — Ou-ming-jeun lui dit : tu es un malappris, de poser pareille question d’une pareille manière. D’ailleurs pourquoi me soucierais-je du gouvernement de l’empire, moi qui, dégoûté du monde, vis dans la contemplation du Principe, me promène dans l’espace comme les oiseaux, et m’élève jusqu’au vide par delà l’espace. T’ien-kenn insista. — Alors Ou-ming-jenn lui dit : Reste dans la simplicité, tiens-toi dans le vague, laisse aller toutes choses, ne désire rien pour toi, et l’empire sera bien gouverné, car tout suivra son cours naturel.
D. Yang-tzeu-kiu étant allé voir Lao-tan, lui demanda : Un homme intelligent courageux zélé, ne serait-il pas l’égal des sages rois de l’antiquité ? — Non, dit Lao-tan. Son sort serait celui des petits officiers, accablés de travail et rongés de soucis. Ses qualités causeraient sa perte. Le tigre et le léopard sont tués, parce que leur peau est belle. Le singe et le chien sont réduits en esclavage, à cause de leur habileté. — Interdit, Yang-tzeu-kiu demanda : mais alors, que faisaient les sages rois ? — Les sages rois, dit Lao-tan, couvraient l’empire de leurs bienfaits, sans faire sentir qu’ils en étaient les auteurs. Ils bonifiaient tous les êtres, non par des actions sensibles, mais par une influence imperceptible. Sans être connus de personne, ils rendaient tout le monde heureux, Ils se tenaient sur l’abîme, et se promenaient dans le néant ; (c’est-à-dire, ils ne faisaient rien de déterminé, mais laissaient faire l’évolution universelle).
E. Il y avait à Tcheng un sorcier transcendant nommé Ki — hien 2. Cet homme savait tout ce qui concernait la mort et la vie, la prospérité et l’infortune des individus, jusqu’à prédire le jour précis de la mort d’un chacun, aussi exactement qu’aurait pu le faire un génie. Aussi les gens de Tcheng, qui ne tenaient pas â en savoir si long, s’enfuyaient-ils du plus loin qu’ils le voyaient venir. — Lie-tzeu étant allé le voir, fut fasciné par cet homme. À son retour, il dit à son maître Hou-tzeu : jusqu’ici je tenais votre enseignement pour le plus parfait, mais voici que j’ai trouvé mieux. — En êtes-vous bien sûr ? dit Hou-tzeu ; alors que vous avez reçu seulement mon enseignement
1. Comparez chapitre 4 h.
2. Cette pièce importante n’est pas à sa place ici. Elle a été déplacée, probablement. Comparez Lie-tzeu chapitre 2 L.
exotérique, et non encore l’ésotérique, qui en est le germe fécond, le principe de vie. Il en est de votre savoir, comme des œufs inféconds que pondent les poules privées de coq ; il y manque l’essentiel… Et pour ce qui est du pouvoir divinatoire de ce sorcier, ne l’auriez-vous pas laissé lire dans votre intérieur ? Amenez-le-moi, et je vous montrerai qu’il ne voit que ce qu’on lui laisse voir. — Le lendemain Lie-tzeu amena le sorcier, qui vit Hou-tzeu comme un médecin voit un malade. Après la visite, le sorcier dit à Lie-tzeu : votre maître est un homme mort ; avant dix jours c’en sera fait de lui ; j’ai eu, à son aspect, la vision de cendres humides. — Lie-tzeu rentra, tout en larmes, et rapporta à Hou-tzeu les paroles du sorcier. C’est, dit Hou-tzeu, que je me suis manifesté à lui, sous la figure d’une terre hivernale, toutes mes énergies étant immobilisées. Ce phénomène ne se produisant, chez le vulgaire, qu’aux approches de la mort, il en a conclu à ma fin prochaine. Amène-le une autre fois, et tu verras la suite de l’expérience. — Le lendemain Lie-tzeu ramena le sorcier. Après la visite, celui-ci dit : Il est heureux que votre maître se soit adressé à moi. Il va déjà mieux. Aujourd’hui je n’ai vu en lui que des signes de vie ; ce que j’ai vu hier, n’était donc qu’un épisode, pas la fin. — Quand Lie-tzeu eut rapporté ces paroles à Hou-tzeu, celui-ci dit : C’est que je me suis manifesté à lui, sous la figure d’une terre ensoleillée, tous les ressorts de mes énergies agissant. Amène-le une autre fois. — Le lendemain, Lie-tzeu ramena le sorcier. Après la visite, celui-ci dit : État trop indéterminé. Je ne puis tirer aucun pronostic. Après détermination, je prononcerai. — Lie-tzeu ayant rapporté ces paroles à Hou-tzeu, celui-ci dit : C’est que je me suis manifesté à lui, sous la figure du grand chaos, toutes mes énergies étant tenues en balance. Il ne pouvait rien distinguer. Un remous, un tourbillon, peut être causé par un monstre marin, ou par un écueil, ou par un courant, ou par six autres causes encore ; c’est chose indéterminée, susceptible de neuf explications diverses. A fortiori le grand chaos. Amène-le une fois encore. — Le lendemain, Lie-tzeu ramena le devin. Au premier coup d’œil, celui-ci s’enfuit éperdu. Lie-tzeu courut après lui, mais ne put le rejoindre. — Il ne reviendra plus, dit Hou-tzeu. Je me suis manifesté à lui, dans l’état de mon émanation du Principe. Il a vu, dans un vide immense, comme un serpent se défilant ; une projection, un jaillissement. Ce spectacle inintelligible pour lui, l’a terrifié et mis en fuite. — Convaincu alors qu’il n’était encore qu’un ignorant, Lie-tzeu se confina dans sa maison durant trois années consécutives. Il fit les travaux du ménage pour sa femme, et servit les porcs avec respect, afin de détruire en lui-même la vanité qui avait failli lui faire déserter son maître. Il se défit de tout intérêt, se délivra de toute culture artificielle, tendit de toutes ses forces à la simplicité originelle. Il devint enfin fruste comme une motte de terre, fermé et insensible à tout ce qui se passait autour de lui, et persévéra dans cet état jusqu’à sa fin.
F. Faites du non-agir votre gloire, votre ambition, votre métier, votre science. Le non-agir n’use pas. Il est impersonnel. Il rend ce qu’il a reçu du ciel, sans rien garder pour lui. Il est essentiellement un vide. — Le surhomme n’exerce son intelligence qu’à la manière d’un miroir. Il sait et connaît, sans qu’il s’ensuive ni attraction ni répulsion, sans qu’aucune empreinte persiste. Cela étant, il est supérieur à toutes choses, et neutre à leur égard.
G. Emporté le roi de la mer du Sud, et Etourdi le roi de la mer du Nord, étaient au mieux avec Chaos le roi du Centre. Ils se demandèrent quel service ils pourraient bien lui rendre. — Les hommes, se dirent-ils, ont sept orifices, (organes des sens, deux yeux, deux oreilles, deux narines, une bouche). Ce pauvre Chaos n’en a aucun. Nous allons lui en faire. — S’étant donc mis à l’œuvre, ils lui firent un orifice par jour. Au septième jour, Chaos mourut (cessa d’être Chaos, puisqu’il distinguait). — Il faut laisser tous les êtres dans leur état fruste naturel, sans chercher à les perfectionner artificiellement, autrement ils cessent d’être ce qu’ils étaient et devaient rester.
Traduction par Claude Larre du septième chapitre « Les Esprits légers et subtils »
Les grands traités du Huainan zi, Cerf, 1993.
Le Traité 7 du Huainan zi présente une division naturelle en deux parties :
Une première partie expose l’origine de l’homme, à partir de la constitution du monde. Cette anthropocosmologie n’est pas sans parallèles dans d’autres cultures humaines, mais elle est profondément chinoise, en ceci qu’elle est rigoureusement fidèle à la doctrine Yin Yang wu xing : Yin/Yang et les Cinq Éléments.
Après avoir rapidement et noblement dévidé le Principe Cosmique, en se référant très évidemment aux six traités précédents (notamment aux traités 1 et 2), nous sommes confrontés à une embryologie, dans l’intention évidente de nous faire ressentir profondément que les lois qui président au gouvernement du Ciel s’appliquent encore plus étroitement à la vie humaine. Le respect de ces lois conduit tout homme à l’exaltation de tout son être, aux niveaux élevés de l’illumination sensorielle et de la spiritualité. Le type même de la réussite est illustré par la description des aptitudes merveilleuses de cette catégorie d’hommes qui dépassent encore le simple degré de sainteté : les Hommes Authentiques (zhen ren) Lorsque la Perfection est devenue consubstantielle à l’être d’un individu humain, il se transforme en une reproduction vivante du Tao et participe pleinement à sa Vertu. Alors l’Esprit vital (jing shen) exerce tout son pouvoir dans de tels hommes : leur esprit comme leur cœur, leur volonté comme leurs sens sont libérés de ce qui retient l’homme vulgaire ; telle est la véritable et unique voie de salut.
La deuxième partie, sensiblement égale en étendue à la première, montre, par de nombreux exemples tirés parfois de l’histoire et parfois de l’hagiographie taoïste, combien est vérifiée dans les faits la doctrine précédemment exposée. Tout se termine par la condamnation impitoyable de la moralité suivant les confucéens qui se révèle inefficace pour maîtriser dans l’homme le déchaînement des passions et le faire accéder à la Joie parfaite. [77]
PLAN
Première partie
1. L’homme, à la différence des animaux, est formé à partir de souffles purs. Sa double appartenance au Ciel et à la Terre détermine les lois de sa vie. Mais il faut donner la préférence au monde intérieur car c’est l’intérieur qui mène la vie (1a-1b).
2. Embryologie humaine selon le Yin/Yang en Dix étapes sur Neuf mois. Évolution du Souffle. Description corporelle et psychique avec ses analogies cosmiques : la loi générale de l’ordre et de l’économie s’applique à lui ; la respectant, il parvient à l’Illumination (2a-3b).
3. La vie illuminée est intérieure. Là, se tient le Tao avec sa Vertu. La perdition est débauche des sens, aveuglement, perte des essences et finalement des esprits. Alors que la triple perfection mène à la longue vie, la quadruple perversion cause la ruine de l’homme. La morale est vitaliste et ses bases physiologiques sont indiquées (3b-4b).
4. La longue vie est pour ceux qui ne cherchent pas à vivre pour vivre. Durant la vie sensible, dans la distinction du moi et du monde, elle s’acquiert par la soumission aux volontés inscrutables du Producteur. La mort détruit le moi, mais exalte la pure relation avec un au-delà du Ciel même (4b-5b).
5. L’homme est ce vase qui sort des mains du Potier, cette eau dont le Jardinier arrose ses cultures. Ainsi le Saint, content de soi comme de l’Univers, demeure impassible et serein, tenant le joyau de son esprit dans le coffret de son cœur, et s’élève, par une vie parfaite, à l’état spirituel (6a-7a).
6. L’homme authentique ne fait qu’un avec le Tao ; compagnon de l’Être pur, il se montre apathique, inerte et inconscient. Il n’en est pas moins efficace, dans le repos et, s’il le faut, dans le mouvement. Invulnérable, incorruptible, il va à travers l’ombre et la lumière et pénètre dans le Sans forme (7a-8b).
7. Ce n’est pas le corps qu’il faut « nourrir », mais l’esprit par le cœur. L’esprit est indépendant du corps et indestructible. Immortalité et immuabilité du principe de la vie qui est pour chacun la somme des mutations qui l’affectent (9a-I0a).
Deuxième partie
Une série d’exemples, comme annoncé.
1. Yao était heureux avec peu. Il ne se laissait pas encombrer.
Yu n’était pas impressionné par les êtres.
Huzilin s’occupait peu de paraître vivant ou mort.
Ziqiu se souciait peu de sa conformité physique.
L’homme parfait est au-dessus de tous ces accidents (10a-12a).
2. Si, comme le montrent les exemples de Cui Zhu ou de Yan zi, des hommes peuvent mourir par fidélité aux vertus d’Humanité ou de Respect des devoirs, celui qui a dépassé ces vertus délaissera des intérêts purement humains. Car ce qui est noble ou précieux ne vient pas de l’humain (12a-13a).
3. Qui trop embrasse mal étreint ; à trop convoiter on perd son essentiel sans même s’en apercevoir. Rejeter l’excitation des sens et tout le superflu enrichit la vie et dessille les yeux (13a-14b).
4. La vie, la mort alors ne font qu’un. C’est cela qui donne leur vraie valeur aux choses et aux êtres (14b-15a).
5. Tout le contraire de ceux qui poursuivent la perfection par l’étude ou la contrainte. Ils ne connaissent pas le bien-être naturel à ceux qui sont dans le Tao (15b-16b).
6. Ce n’est pas en violentant sa propre nature que l’on peut amener les autres à se bien conduire, ni en s’abandonnant à un naturel perverti que l’on assure, pour soi ou son peuple, paix et prospérité. Enlevez ce qui entrave le retour à soi et tout ira pour le mieux (16b-17b).
Jadis, dans le « temps » qui fut avant le Ciel/Terre1,
Il n’y avait que l’Image invisible :
Trouée d’abîmes, manteau de ténèbres ;
Steppe mélancolique, silence désolé ;
Tourbillons effervescents, immense compénétration.
Qui pourrait connaître tes portes !
Là, dans l’emmêlement d’une commune génération,
Les deux Esprits président à l’ordonnance du Ciel
Et à l’établissement de la Terre2.
O Immensité, qui saura jusqu’où vont tes limites?
Ô déferlement, qui saura quand ton mouvement s’apaise ?
Mais voici que s’opère la distinction du Yin et du Yang,
Que s’effectue l’écartement des Huit pôles,
Que se constitue le couple Dur et Mou
Et que les Dix mille êtres apparaissent3 :
Les souffles grossiers forment les animaux,
Les souffles légers et subtils4, les hommes. [1 b]
Ainsi, les Esprits légers et subtils5 sont propriété du Ciel
Et l’ossature corporelle, propriété de la Terre.
Les Esprits légers et subtils repasseront leur porte,
Les ossements retourneront à leur racine.
1. L’expression « Dans le temps qui fut avant le Ciel/Terre », qui se trouve déjà en Zhuang zi 6 : 40, apparaît dans d’autres chapitres du Huainan zi 16 : 10 a ; 17 : 1 a. Ces divers emplois montrent que « Dans le temps qui fut avant le Ciel/Terre » est moins une indication temporelle : « avant que ne se soient constitués le Ciel et la Terre », qu’une représentation du Tao lui-même ou de l’Un, avant qu’aucune division ne s’opère.
2. Il s’agit ici de l’esprit Yin et de l’esprit Yang. « Ordonnancement et établissement » est une expression du Shi jing (2e partie, livre VIII, ode X) : il s’agit d’organiser le terrain et d’établir des cantonnements.
3. On n’apparaît qu’en prenant forme ; la forme est l’apparence.
4. jing qi : essences/souffles.
5. jing Shen : essences/esprits. Nous avons également traduit, plus rapidement, par Esprits vitaux.
[80]
Mais alors comment « moi » subsisterai-je à jamais ?
Voilà pourquoi les Saints prennent le Ciel pour modèle
Et suivent leurs dispositions individuelles,
Ne se laissant pas retenir par ce qui est vulgaire
Ne se laissant pas séduire par ce qui n’est que de l’homme.
Ils font du Ciel leur père,
De la Terre leur mère,
Du Yin et du Yang leur corde maîtresse
Et des Quatre saisons leur fil conducteur.
Serein est le Ciel en raison de sa pureté,
Stable est la Terre parce qu’elle est paisible6.
Les Dix mille êtres, perdant ces qualités, meurent
Mais se maintiennent vivants en y étant fidèles.
La Quiétude du silence est la demeure du Shen ming7
Et le Vide absolu, c’est là que réside le Tao8.
Pour cette raison :
Quand on recherche dans l’extériorité,
On perd ce qui touche à l’intériorité ;
Quand on se garde à l’intérieur,
On s’oblige à perdre ce qui est extérieur9.
Il en va comme de la racine avec l’extrémité de la tige :
En tirant par la racine,
Les Mille branches et les Dix mille feuilles viennent à la suite.
Or, les Esprits vitaux 10 sont un don du Ciel
Tandis que la forme corporelle est fournie par la Terre.
Ce que dit bien l’adage :
Le Un produit le Deux,
Le Deux produit le Trois ;
Trois produit les Dix mille êtres.
6. Voir Lao zi 39.
7. Nous avons écrit indifféremment « le » Shen ming ou « les » Shenming afin qu’il soit clair que nous ne pouvons pas nous laisser enfermer dans l’option singulier/pluriel propre au français et aux langues européennes. Il s’agit toujours de la radiance lumineuse qui émane d’Esprits rendus présents.
8. Le Vide qui ne contient aucun être figuré. Le vide est la condition même de l’existence figurée et l’absence totale d’êtres ayant une forme visible, d’êtres sensibles, donne au Vide son caractère absolu.
9. Perdre ce qui est en nous extérieur, comme le serpent et la cigale muant perdent leur dépouille. — La langue classique n’exprime pas toujours explicitement les attitudes du vouloir et du pouvoir. Le traducteur est obligé de suppléer. Quand peut-il le faire sans se tromper ? Quand un parallélisme soutenu et un contexte indicatif de cette nécessité lui suggèrent une traduction qui met en cause les individus. Aussi écrira-t-il « il faut », « on doit », « on peut », alors que le texte chinois ne contient pas les caractères correspondants.
10. jing shen : l’esprit par opposition au corps ; littéralement, les Esprits légers et subtils.
81
Les Dix mille êtres s’adossent au Yin,
Serrant sur leur poitrine le Yang ;
L’Harmonie naît au vide du souffle médian 11.
De sorte que :
Au premier mois, c’est une pâte ;
Au deuxième mois, c’est une poche ;
Au troisième mois, c’est un fœtus ; [2a]
Au quatrième mois, il y a des chairs ;
Au cinquième mois, il y a l’animation musculaire ;
Au sixième mois, il y a des os ;
Au septième mois, l’organisme est achevé ;
Au huitième mois, il remue ;
Au neuvième mois, il trépigne ;
Au dixième mois, il voit le jour 12.
À mesure que s’organise la forme corporelle,
Les Cinq viscères prennent forme.
Pour cette raison, les poumons commandent aux yeux,
Les reins au nez,
La vésicule biliaire à la bouche,
Le foie aux oreilles13.
On voit que l’extérieur est pour la manifestation,
L’interne, pour la structure intime ;
Ouverture et fermeture, extension et contraction,
Tous et chacun fonctionnent selon un système régulier.
La tête, qui est ronde, figure le Ciel ;
Le pied, qui est carré, configure la Terre.
Au Ciel, il y a Quatre saisons, Cinq phases 14,
11. Voir Lao zi 42. L’harmonie, c’est le souffle médian qui opère dans les Dix mille êtres et en crée la communauté vivante. — Un contient virtuellement l’initiative du Ciel et la réceptivité de la Terre. L’articulation de l’initiative et de la réceptivité est d’autant plus naturelle que le Ciel institue pour la Terre et que la Terre construit pour le Ciel. Le « vide » (voir n. 8) qui existe entre eux est, identiquement, le souffle médian mobile ou immobile.
12. Trois mois attribués au premier développement en insistant sur le progrès de la consistance ; les trois mois suivants complètent les précédents, introduisant les chairs, leur animation et leur appui ; les trois suivants achèvent l’embryon : organisation interne, autonomie progressive jusqu’à la sortie au jour.
13. D’autres systèmes de corrélations — ceux que l’on trouve dans les classiques de la médecine de la même époque et ceux dont on est en droit de supposer l’existence — sont bien préférables.
14. Les wu xing (Cinq phases, Cinq éléments ) du Ciel sont la « valeur céleste » des Cinq éléments plutôt que les mêmes Cinq éléments. Ils peuvent être ici les Cinq signes : Nuées, Souffle, Vent, Pluie, Tonnerre.
82
Neuf échappées 15, Trois cent soixante-six jours 16. [2 b]
En l’homme, semblablement, Quatre membres, Cinq viscères,
Neuf orifices, Trois cent soixante-six relais d’animation.
Au Ciel, il y a Vent et Pluie, Froidure et Chaleur.
En l’homme, de même, Prendre et Donner,
Allégresse Colère 17.
Par la correspondance de la vésicule aux Nuées,
Des poumons aux Souffles,
Du foie au Vent,
Des reins à la Pluie
Et de la rate au Tonnerre,
L’homme est en symbiose intime avec le Ciel/Terre. [3a]
Mais c’est au cœur que tout est soumis comme à un souverain.
L’oreille et l’œil sont le soleil et la lune,
Comme Sang-et-Souffles sont vent-et-pluie.
Dans le soleil se tient le corbeau à trois griffes
Et dans la lune, le crapaud tacheté.
Lorsque le soleil et la lune font une erreur de parcours,
L’un attrape l’autre, dévore de sa substance
Et la lumière disparaît 18.
Vent et pluie surviennent-ils hors saisons,
15. L’expression n’est pas sans ambiguïté. Le commentaire ne propose pas moins de trois explications : neuf divisions valant chacune quatre-vingt-dix unités pouvant probablement s’appliquer aussi bien à l’espace qu’au temps célestes et formés de la multiplication de neuf et de dix, nombres du Ciel et du soleil, par neuf nombres du Ciel. Les six lignes pleines des hexagrammes considérées comme représentant le Ciel (si c’est bien ce que signifie le liu yi du commentaire). — Plus probablement, les huit directions et le centre. En traduisant par échappées, nous avons voulu signifier que les espaces qui sont sur Terre au nombre de neuf, sont aussi neuf dans le Ciel, mais l’espace céleste n’est pas circonscrit comme le terrestre ; ce sont donc des « échappées » où disparaissent toutes les limites.
16. 4 x 5 = 20, 20 x 9 = 180, 180 x 2 = 360. — Il s’agit moins de pièces anatomiques que d’un système énergétique comportant trois cent soixante-six (ou trois cent soixante) relais (trois cent soixante dans le Liishi chunqiu). De même que l’énergie solaire est distribuée par l’engin des Jours tout au long de l’année, de même l’énergie circule dans le corps par les trois cent soixante-six relais d’animation.
17. À partir du moment où les grandes fonctions universelles sont particularisées dans l’homme, on pourrait le signaler en mettant une majuscule à chacune de ces fonctions : Prendre, Colère, Œil… Mais les signes diacritiques ne résolvent pas le problème. Il faut plutôt que le lecteur se souvienne que les systématiques veulent dire plus que les éléments qui les composent.
18. L’oiseau à trois griffes. Pour une reproduction de la peinture du IVe siècle ap. J.-C. (dans le style de Gu Kaishi) détail de paysage des Conseils de la monitrice aux dames du palais, conservé au British Museum. — Le corbeau et le crapaud. On trouvera sur la bannière funéraire de Mawangdui une extraordinaire illustration de ces deux animaux célestes. Le fait d’être tacheté ou non n’est pas insignifiant. On observe, sur cette bannière, que la représentation du Dragon Yin, des chevaux, des renards est toujours accompagnée de taches et Qu Yuan, dans les Neuf Chants (Shan gui W 44,), oppose les « renards mouchetés » au léopard écarlate.
83
Ils détruisent et brisent tout, causant de grandes calamités.
Les Cinq planètes quittent-elles leurs parcours,
Les Régions et les Pays 19 sont cruellement éprouvés.
Grande est la Voie du Ciel/Terre par son ordre majestueux ;
Et pourtant elle ménage ses luminaires,
Elle épargne la radiance de ses Esprits20 ;
Et l’on voudrait que l’œil et l’oreille de l’homme
Se dépensent au long du temps sans jamais s’arrêter,
Que ses Esprits légers et subtils
Galopent éperdument sans jamais se reposer ?
Sang-et-souffles sont la fleur de l’homme
Mais les Cinq viscères en sont l’essence.
Sang-et-souffles peuvent-ils se concentrer dans
les Cinq viscères [3 b]
Au lieu de se répandre au-dehors,
Poitrine et ventre se remplissent alors en totalité,
Les désirs et les convoitises perdent alors toute leur force.
Poitrine et ventre étant entièrement pleins,
Désirs et convoitises étant réduits à rien,
L’œil et l’oreille sont clairs,
La vision et l’audition pénétrantes.
Une telle perfection dans l’atteinte de leur objet par les sens,
C’est cela l’Illumination.
Les Cinq viscères peuvent-ils se placer en dépendance du cœur
Et ne pas s’en écarter,
Quelle que soit l’exaltation du vouloir
La conduite ne dévie pas.
Ainsi, les Esprits vitaux surabondent
Et rien ne se dissipe des souffles.
Abondance d’Esprits, plénitude de souffles,
Tout est ordonné,
Équilibré,
Compénétré :
C’est l’État spirituel.
L’État spirituel rend
Parfaite la vision,
Parfaite l’audition,
Parfait l’accomplissement :
Les tristesses et les soucis ne peuvent plus nous assalllir,
Les souffles pernicieux fondre sur nous à l’improviste.
S’affairer à rechercher [le Tao] au-delà des Quatre mers
19. Les Neuf régions et les Trente-six pays.
20. Shen ming
84
Ne fera pas qu’on le rencontre ;
Pas plus que de le garder jalousement à l’intérieur du corps
Ne permettra de le voir.
Qui trop embrasse mal étreint,
Qui pense voir grand ne saura guère.
Pores et orifices corporels
Sont les portes et les fenêtres des Esprits vitaux ;
Souffles et vouloirs
Sont les messagers et les huissiers des Cinq viscères21. [4a]
Quand les yeux et les oreilles se laissent débaucher
Par les plaisirs des sons et des couleurs,
Les Cinq viscères, fortement secoués, perdent leur stabilité.
Ces viscères, secoués et déstabilisés,
Sang-et-souffles s’agitent et débordent sans demeurer en repos.
Sang-et-souffles agités, débordants, sans repos,
Les Esprits vitaux galopent éperdument à l’extérieur,
Abandonnant leur garde.
Et c’est parce que les Esprits vitaux se sont échappés
Pour galoper éperdument à l’extérieur,
Que la bonne ou la mauvaise fortune survenant,
Fussent-elles grosses comme des montagnes,
Il n’y a pas le moyen de les reconnaître22.
Au contraire, un œil et une oreille clairs et subtils,
Capables de discerner et de comprendre,
Parce qu’on n’a pas cédé à la séduction de l’appétit des sens ;
Des souffles et un vouloir vides et sereins,
Calmes et indifférents,
Parce que convoitises et passions sont sans force ;
Cinq viscères stables et paisibles,
Gonflés et pleins à capacité,
Car rien ne se dissipe ;
Enfin l’Esprit vital qui se garde dans la structure corporelle,
Puisqu’il ne vagabonde pas à l’extérieur,
Voilà ce qui permet à la vision de remonter au-delà du passé
Et au regard de s’étendre plus loin que l’avenir.
Comment s’occuper alors de bonne ou de mauvaise fortune ?
La formule : « Plus il s’éloigne, moins il connaît »
S’applique aux Esprits vitaux
21. Les deux aspects de la vie sont ici indiqués : c’est une réalité qui se construit en se protégeant.
22. Il ne faut pas moins que l’art (shu) du Vieux de la frontière pour discerner le bonheur et le malheur (voir Huainan zi 18 : 9 b, p. 209).
85
Qu’on ne peut laisser se débaucher dans l’extériorité.
Voici ce qui se passe :
Les Cinq couleurs troublent l’œil
Et obscurcissent son discernement ;
Les Cinq notes assourdissent l’oreille
Et l’empêchent d’entendre distinctement ;
Les Cinq saveurs gâtent la bouche
Et altèrent le goût ; [4 b]
Emballements et dégoûts pervertissent le cœur
Et rendent la conduite licencieuse.
Voilà quatre manières d’entretenir sa vie, mais selon le monde ;
En fait, c’est cela précisément qui entrave l’homme.
Ne dit-on pas :
Convoitises et désirs emportent les souffles,
Tandis qu’attraits et aversions fatiguent son cœur ;
Avec pour résultat, si on ne les chasse pas impitoyablement,
Que le vouloir et les souffles sont progressivement
réduits à rien.
Certains n’atteignent pas la Longévité inscrite
dans leur destinée
Et meurent prématurément au milieu de leur course,
Frappés de male mort. Pourquoi ?
Parce qu’ils sont menés par l’appétit de vivre.
Seuls ceux qui ne vivent pas pour vivre
Obtiennent la Longue Vie23. [5a]
Le mouvement régulier du Ciell/Terre compénètre ses influx ;
Les Dix mille êtres sont produits et constituent l’Un.
À qui parvient à la connaissance de l’Un,
pas un être n’échappe ;
Mais à qui n’y parvient pas, pas un seul être n’est connu.
Pensons à la place que nous occupons sous le Ciel,
C’est celle d’un être entre Dix mille.
Je ne puis savoir si le monde sous le Ciel a besoin de moi
Pour que soit complète sa collection des êtres,
Encore moins de savoir si, sans moi, elle ne le serait pas.
C’est entendu, moi, je suis un être,
Un être parmi les êtres,
Un être en relation avec eux.
Oui, mais alors comment m’en distinguer ?
De toute manière, pour qui me produit, quel avantage ?
Pour qui me détruit, quelle perte ?
23. Voir Lao zi 50 et 75.
86
Le Producteur-Transformateur me façonne, moi, de l’argile ;
Ai-je le moyen de m’y opposer ?
Et d’ailleurs savons-nous si cet homme,
Qui se cramponne à la vie par l’acupuncture et les moxas,
Ne s’abuse pas lui-même ;
Et si cet autre, qui,
Pour se donner la mort, se passe un lacet autour du cou,
Ne trouvera pas le bonheur ?
Après tout, la vie c’est peut-être les travaux forcés
Et la mort, le repos.
Vaste est le monde sous le Ciel ! Et qui pourrait le connaître ?
On me donne de vivre, je ne refuse pas ;
On m’ôte la vie, je ne résiste pas ;
J’aime la vie, mais je n’en fais pas une affaire ; [5 b]
Je n’aime pas la mort, mais je ne la récuse pas ;
Né vilain, je ne déteste pas mon sort ;
Né noble, je ne m’exalte pas ;
Je suis la disposition du Ciel
Et, serein, je m’en contente.
L’homme, vivant, est un corps de Sept pieds ;
Mort, il fait la valeur d’un cercueil de poussière ;
Vivant, il se range parmi les espèces ayant une forme visible ;
Mort, il se fond au sein du Sans forme.
Quoi qu’il en soit,
Vivant, un individu n’ajoute guère à la foule des êtres,
Mort, il n’augmente pas tellement l’épaisseur de la terre.
Dans ces conditions, comment pourrions-nous
Nous y reconnaître dans les attraits et les aversions,
Dans ce qui est avantageux ou nuisible.
On verra plutôt le Producteur/Transformateur créant les êtres
Comme le potier lorsqu’il façonne l’argile :
La terre qu’il sépare de la masse pour en faire un vase
Ne diffère en rien de celle qu’il ne prend pas.
Devenue ustensile, elle sera un jour brisée
Et, ses morceaux éparpillés,
Elle retournera à sa condition première [64
Et sera toujours semblable à ce qu’elle fut
Quand elle était un vase.
Dans les villages qui bordent le Fleuve,
Les gens puisent l’eau pour arroser leurs jardins.
L’eau du Fleuve n’en éprouve aucun ressentiment.
Quand ils sont incommodés par les eaux stagnantes,
Ils drainent les mares et reconduisent leurs eaux au Fleuve,
Mais lui n’en éprouve aucun contentement.
C’est qu’il n’y a aucune différence entre l’eau qui sert à irriguer
Et celle du Fleuve,
Entre l’eau de drainage et les eaux du Fleuve.
Voilà pourquoi le Saint se plie aux circonstances
Et jouit paisiblement de sa position,
Prend le siècle comme il est, content de son activité.
Tristesse et joie sont des perversions de la Vertu,
Allégresse et colère sont des excès contraire au Tao,
Attraits et aversions sont une violence faite au cœur.
Tandis que l’adage déclare :
Sa naissance est une œuvre du Ciel,
Sa mort, la transformation d’un être ; [6 b]
Quiescent, il se ferme avec le Yin,
Actif, il s’ouvre avec le Yang ;
Ses Esprits vitaux sont infiniment calmes.
Il ne se laisse pas dissiper par les êtres,
Et tout ce qui vit sous le Ciel se soumet à lui.
Or le cœur est le souverain du corps
Et l’Esprit, le joyau du cœur :
Le corps qui peine sans s’arrêter s’effondre ;
L’essence qui se dépense sans trêve s’épuise.
Le Saint en connaît le prix et les respecte profondément :
Il prend soin de ne jamais passer les bornes.
Si le jade semi-circulaire de Xia Hou,
Serré en lieu sûr, dans une cassette,
Est tenu pour ce qu’il y a de plus précieux,
Que dire des Esprits vitaux
Qui surpassent infiniment en valeur l’anneau de Xia Hou !
Au déterminé, le Saint répond par le non-déterminé24,
Ainsi parvient-il à la raison même des êtres ;
Par le vide, il accueille les réalités,
Ainsi remplit-il parfaitement sa charge.
Libre et joyeux, vide et paisible,
Ainsi accomplit-il sa destinée.
Il en résulte que rien ne lui sera tout à fait étranger ;
Rien non plus ne lui tiendra absolument à cœur.
Il couve les êtres par sa vertu,
Leur communique une douce chaleur
24. Le déterminé you et le non-de terminé wu.
88
Et les rend obéissants au Ciel.
Il est auprès du Tao ; il est le voisin de la Vertu.
Il n’invite pas la bonne fortune et ne prévient pas la mauvaise.
Ses âmes Hun et Po demeurent au logis
Et ses Esprits vitaux gardent la racine.
Vie et mort ne sont pas un changement pour lui. [7a]
C’est pourquoi on l’appelle Pur Esprit.
Par Homme authentique25, on entend un homme
Dont la nature se confond avec le Tao.
Aussi, pour lui le déterminé est comme le non-déterminé,
Le substantiel comme le vide.
Placé dans son Un, il ignore son Deux,
Absorbé dans le soin de son intérieur,
Il ignore ce qui lui est extérieur.
Candeur illuminée et Simplicité première,
Il pratique le non-agir
Et revient au Brut primordial.
Incorporé à sa racine,
Embrassant étroitement l’Esprit
Pour randonner aux limites du Ciel/Terre,
Comme absent, il vogue à son gré par-delà
ce monde de poussière
Et s’ébat librement, occupé de son seul loisir.
Immensité sans rivage, débordement infini !
L’habileté artificieuse et pleine de ressources,
Il ne la porte pas dans son cœur.
Si mort et vie ont, pour lui, la même importance,
C’est qu’elles ne lui sont pas un changement.
Le Ciel peut bien couvrir et la Terre nourrir,
Lui ne se raccroche ni à l’un, ni à l’autre.
Il plonge son regard dans ce qui est sans défaut
Et ne se laisse pas contaminer par les êtres.
Devant le spectacle de désordre qu’offre le monde,
Il maintient son origine ancestrale.
De tels hommes ont oublié leur foie et leur vésicule26,
Ont délaissé l’oreille et l’œil ;
Le cœur et le vouloir concentrés à l’interne,
Par leur pénétration et leur accomplissement parfaits
Ils se font le partenaire du Un.
Au repos, ils ne savent ce qu’ils font ;
En mouvement, ils ne savent où ils vont ;
Ils vont et viennent imprévisibles et soudains. [7 b]
25. Un homme authentique (zhen ren)
26. En corrigeant zheng en wang .
89
Leur corps est comme un bois mort,
Leur cœur comme une cendre éteinte.
Ayant oublié leur Cinq viscères et abandonné leur corps,
Ils savent sans apprendre27, voient sans regarder,
Réalisent sans faire, maîtrisent tout sans rien gouverner.
Ils réagissent à la stimulation et cèdent à la pression.
Ils ne se déplacent pas d’eux-mêmes,
Mais comme le rayonnement d’une lumière,
une ombre projetée.
Ils ont le Tao pour règle, attendant tout de lui.
Ils embrassent la grande Pureté où ils s’enracinent28.
Ils ne se prêtent pas à l’émotion et nul être ne peut les troubler.
Vastes et profonds, et vides,
Purs et sereins, sans préoccupations et sans pensées.
Le feu dans les grands marais ne les brûlerait pas29,
Le gel des fleuves et rivières ne les glacerait pas,
Le tonnerre effondrant les montagnes ne les effrayerait pas,
Les cyclones qui obscurcissent le soleil ne les affecteraient pas.
Objets précieux, perles et jades leur sont callloux et gravier,
Les altesses et leurs favoris leur sont comme le premier venu, [8a]
Maoqiang et Xishi leur font l’effet de masques grimaçants30.
Ils regardent la vie et la mort
Comme simple transformation dans l’Un,
Chacun des Dix mille êtres
Comme simple distinction au sein de l’Un.
Ils sont une même essence avec la racine de la grande Pureté
Et s’ébattent du côté de chez Hu31. [8 b]
Leurs essences, il ne les exercent pas,
Leurs Esprits, ils ne les activent pas,
Ils ont partie liée avec le Brut primordial du grand Chaos,
Ils se sont établis au centre de la suprême Pureté.
Pour cette raison, leur sommeil est sans rêve,
Leur veille ne s’encombre pas de cogitations ;
Leurs âmes Po ne fléchissent pas
27. Le parallélisme probable avec Lao zi 64 permet de prendre l’expression au sens fort : « C’est parce qu’ils se refusent à apprendre qu’ils ont la connaissance. »
28. Voir Lao xi 42.
29. « Les grands marais » et non « les lacs et les plans d’eau », comme on traduit parfois. Ce sont les étendues basses et humides par opposition aux plateaux et aux montagnes. On y met le feu quand on chasse le gibier qui les hante.
30. Concubines favorites du roi de Yue.
31. Hu : Empereur céleste de la région de l’Océan septentrional, où tout est indistinct.
90
Et leurs âmes Hun ne se cabrent pas32 :
Virevolte incessante de commencements et de fins enchaînés
Et on ne sait par quel bout la prendre.
Leur œil se ferme doucement dans la maison de la grande nuit
Et, quand ils s’éveillent,
Ils l’ouvrent dans la demeure de la clarté radieuse.
Ils s’arrêtent et se reposent dans un coin tranquille »
Ou s’ébattent à loisir aux plages du Sans forme.
Au repos, ils nous échappent ;
Ils ne s’abritent nulle part.
De leurs mouvements, on ne peut rien saisir
Et leur tranquillité est incorporelle.
Ils subsistent comme absents et vivent comme morts.
Ils sortent, ils rentrent dans l’Indistinct ;
Les âmes Gui font leurs corvées
Et les Esprits Shen sont à leur service34.
Ils s’évanouissent dans l’Insondable et réintègrent l’Indistinct.
Ils s’associent aux êtres de toutes formes
Dans un anneau de commencements et de fins insaisissables.
C’est de cette manière que les Esprits vitaux
Peuvent s’élever jusqu’au Tao. [9a]
Quant aux prétendus ébats des Hommes authentiques :
Respirations normales, respirations profondes,
Rejet des souffles viciés, inhalation de souffles frais,
Balancement à la manière des ours,
Extensions à la manière des oiseaux,
Ablutions à la manière des canards sauvages,
Marche fléchie à la manière des gibbons,
Œil fixe à la manière des chouettes,
Regard soutenu à la manière des tigres,
C’est la pratique de ceux qui ne s’occupent que du corps.
Il n’y a pas à s’en émouvoir.
32. La représentation des âmes Hun sous la forme d’un cheval céleste, monté par un esprit, figure dans la partie supérieure (niveau du Ciel) de la Bannière funéraire de Mawangdui (soie peinte, découverte en avril 1972, à Changsha, et reproduite dans l’album Xihan bohua, Pékin, 1972).
33. « S’arrêter et se reposer » c’est, comme en Lao zi 32 et 44, pouvoir échapper aux renaissances successives.
34. Les gens simples (ignorants et stupides), les sots ont une foi naïve dans les esprits, mais les gens éclairés les mettent à leur service.
91
Mais que les Esprits, dans l’agitation violente et désordonnée,
Puissent ne rien perdre de leur plénitude et demeurer indemnes
Dans l’alternance du jour et de la nuit35,
Étant un Printemps pour les êtres du monde36,
Alors cela, oui, c’est l’Harmonie
Celle qui, par l’union,
Produit les différentes Saisons à l’intérieur du cœur 37.
L’homme peut être atteint dans son corps
Sans que son cœur soit éprouvé ;
Il passe d’une habitation à une autre
Sans que ses essences soient diminuées. [9 b]
Tandis qu’un lépreux se déplace d’une manière normale,
Un homme dont le corps est sain, mais dont l’esprit ne l’est pas,
Quand ses Esprits se mettent à extravaguer,
Qui peut savoir ce qu’il pourra bien entreprendre ?
Le corps est sujet à l’usure,
Mais les Esprits échappent aux transformations ;
Parce que l’Esprit échappe aux transformations,
Ainsi peut-il y correspondre.
Mille changements et Dix mille détours n’en verront pas la fin.
Ce qui est transformé retourne au Sans forme ;
Ce qui n’est pas transformé vit avec le Ciel/Terre.
L’arbre meurt quand ce qui le fait verdoyer l’a quitté.
Comment croire alors que ce qui a produit l’arbre
C’est l’arbre lui-même ?
De même ce qui emplit le corps n’est pas, lui-même, corporel.
Ainsi donc, ce qui fait vivre ne mourra jamais,
C’est ce qu’il aura produit qui mourra.
Celui qui transforme les êtres ne sera jamais transformé,
C’est ce qu’il aura transformé qui sera de nouveau transformé.
Méprisons le monde, notre Esprit sera libéré.
Faisons peu de cas des êtres, notre cœur ne sera pas égaré.
Regardons d’un même œil la mort et la vie,
Notre vouloir ne sera pas ébranlé. [10a]
Voyons le Même sous les changements et les transformations
Et notre Clarté ne sera pas ternie.
Peut-être ne verra-t-on dans nos propos
Qu’un vain bavardage.
Permettez qu’on en montre, par quelques exemples, la solidité.
35. Comme plus haut, par « jour et nuit », il faut entendre « vie et mort ».
36. Par « Printemps », il faut évidemment comprendre l’élan vital ; de mème, sur la Bannière de Mawangdui, les fruits et les fleurs du pêcher qui éclatent partout à travers les branches sont l’explosion du Yang.
37. Le cœur vide et quiet accueille toutes les phases du mouvement Yin/Yang et s’unit ainsi vitalement à ce qui s’effectue dans l’univers.
92
Si les gens aimeraient tant à être le Prince,
C’est pour combler les désirs de leurs sens
Et procurer toute l’aise à leur corps.
Hauts belvédères et bois plantés
Voilà ce qu’aujourd’hui on trouve beau ;
Mais Yao se logeait dans le bois brut,
Sous des chevrons non dégrossis.
Une chère délicate et des mets rares
Voilà ce dont les gens raffolent ; [10 b]
Mais Yao avait un brouet noir pour potage
Et un plat de chénopodes38 cuits à l’eau.
Des habits brodés et du renard blanc,
C’est ce que les gens aiment porter ;
Yao se couvrait d’un habit de toile
Et, contre le froid, d’une peau de cerf.
Pour son entretien, aucun superflu,
Il peinait, accablé de pesants soucis.
Quand après avoir eu l’Empire, il le transmit à Shun,
On eût dit qu’il déposait un fardeau.
Ce n’était pas : « Je me retire en votre faveur »,
Mais la pratique sincère du non-agir,
Par qui fait peu de cas du faste impérial.
Yu était en tournée d’inspection au Sud ;
Comme il se trouvait à traverser le Fleuve,
Voici que, sur son dos, un dragon jaune
Se met à soulever l’embarcation.
Ses gens, dans le bateau, perdent contenance,
Et passent par toutes les couleurs.
Alors Yu, dans un grand éclat de rire,
S’exclame :
« C’est à moi qu’a été remis le mandat du Ciel ;
J’use mes forces au service des Dix mille nations.
La vie est envoi en mission ; et la mort, le retour.
Y a-t-il là de quoi troubler ma paix intérieure ? »
Le dragon, il l’assimilait à un simple caméléon,
Son visage demeurait impassible. [11 a]
Le dragon alors, abaissant ses oreilles,
En frétillant de la queue, s’éclipsa.
38. On n’a pas hésité à laisser le nom scientifique, quand il n’y avait pas d’autre traduction exacte en français.
93
Les êtres, Yu les regardait tous et chacun
Comme quantité également négligeable.
Une shaman du pays de Zheng dévisageait Huzilin39,
Lisant sur lui les signes.
Elle informe Lie zi qui, tout en pleurs, rapporte
ses dires à Hu zi ;
Mais Hu zi avait conquis la maîtrise sur le Ciel et sur la Terre ;
Insensible à la gloire et aux biens terrestres,
Il recevait l’animation par les talons ».
Vie et mort étaient vues par Hu zi comme une même chose.
Ziqiu41, à l’âge de cinquante-quatre ans,
Fut atteint d’une déformation de la colonne vertébrale.
Le coccyx plus haut que le vertex,
Le bas du sternum rejoignant le menton,
Les deux hanches tout en haut,
Le trou annulaire pointant vers le ciel, [11 b]
Se traînant à terre, il se mira dans le puits,
Pour s’exclamer :
« Prodigieux ! Le Producteur-transformateur avec moi
A réussi un chef-d’œuvre ! »
Au regard de Ziqiu,
Tous les changements et transformations se valent.
Ainsi donc, considérant les choses comme Yao
On saura ne pas faire grand cas de l’Empire ;
Observant l’attitude de Yu,
On saura l’insignifiance de l’Empire ;
Remontant à la source de la doctrine de Hu zi,
On saura que mort et vie reviennent au même ;
À la vue du comportement de Ziqiu,
On saura que changements et transformations se valent.
L’homme parfait,
S’appuie au pilier inébranlable,
Va par des chemins sans barrières,
39. Voir Zhuang zi 7 : 134 (Ltou KIA-HWAY, p. 78) et Lie zi 2 : 22-23, où la même anecdote se retrouve, plus détalllée. Hu zi, le maître de Lie zi, se montre à la shaman successivement sous l’aspect céleste, puis terrestre, sous celui du médian entre Ciel et Terre et, finalement, sous l’aspect du Chaos primordial. À chaque fois, la devineresse se laisse prendre.
40. Sa respiration, les souffles qui entretenaient sa vie, ne lui venaient pas simplement du Ciel par sa gorge, mais aussi de la Terre par ses talons. Sa vie se déroule puissamment entre Ciel et Terre.
41. Taoïste du pays de Chu.
94
Puise au grenier inépuisable,
Apprends du maître d’Immortalité ;
Où qu’il allle, parvient au terme,
Où qu’il parvienne, trouve un accès ;
Il vit l’esprit sans inquiétude,
Sa mort ne désole pas les Esprits42.
Il ploie et se redresse, baisse et relève la tête ;
Sur sa poitrine serrant sa destinée,
Il s’accommode inlassablement. [12a]
Quel heur, quel malheur, quels profits, quels dommages,
Quel hasard en mille changements, en dix mille avatars,
Pourraient faire du mal à son cœur ?
Un tel homme embrasse le Simple et garde ses essences.
Cigale après la mue, serpent libéré de sa peau,
Il vogue dans la Grande Pureté, il s’élève léger,
Il se tient solitaire ; soudain il s’évanouit en haut
Là où même le couple des phénix ne peut le rejoindre'43,
À plus forte raison la caille chicanière44.
Croit-on que puissance et position, titres et émoluments
Seraient de nature à l’influencer ?
Zhi et Hua choisirent de mourir au combat45
La forte somme du Prince Ju pour les en détourner
N’a pu rien changer à leur conduite.
Yan zi qu’on pouvait contraindre par la vertu d’Humanité, 46
Ne pouvait pas être réduit par les armes.
Zhi et Hua que pouvait arrêter le Sens du devoir
Ne s’arrêtaient pas à la considération d’intérêt personnel. [12 b]
Car l’homme de bien mourra pour le Devoir,
Et ne conservera pas non plus sa vie pour des biens et dignités ;
Il n’agit que par Devoir,
La peur du trépas n’a pas prise sur lui.
Il y a donc des hommes qui ne connaissent que le Devoir,
Mieux, il y en a que rien ne retiendrait.
42. La constitution de l’homme fait apparaître des essences qui lui sont propres et qui le spécifient. C’est la base, toujours renouvelée, de son animation. Les Esprits viennent à l’homme comme attirés par les essences et font son animation au niveau de la vie céleste. Le maître de maison, l’homme, reçoit des invités, les Esprits, qui ne sont à lui que comme les hôtes de sa demeure. On voit que la vie de chaque individu se constitue par l’association intime d’essences et d’Esprits et ne lui survit pas. Voir Huainan si (début du chap. 7, p. 79).
43. Le couple de phénix, symbole de la Vertu et du vol libre dans les hauteurs.
44. Voir Zhuang si, chap. 1 (« Le Vol de l’oiseau Peng »).
45. Voir Chunqiu zuozhuan, vingt-troisième année du duc Xiang (COUVREUR, 11 : 405).
46. Voir Shi ji 32 : 1502 (CHAVANES, IV : 72).
Que croyez-vous alors que fera l’adepte du non agir !
Yao ne voit rien de noble dans la possession de l’Empire,
Pour cette raison, il le remet à Shun.
Gongzi Zha47, rien d’honorable à régner,
C’est pourquoi il cède son trône.
Pour Zi Han, le jade n’est pas une richesse,
Il n’accepte donc pas le joyau48
Wu Guang, même au prix de sa vie, ne falllit pas au Devoir49,
Et préfère se jeter dans le gouffre.
Ces exemples le montrent :
La suprême noblesse ne dépend pas d’un titre,
La suprême richesse ne dépend pas des biens ;
L’Empire n’est la grande affaire que si l’on se donne à tous ;
Et le corps enfin, notre ami le plus cher,
On le jette au gouffre !
Alors tout le reste devient sans intérêt !
Ces personnages, je les dis des hommes libérés.
Libres de toute attache,
Ils n’attachent aucune valeur à la possession de l’Empire. [13a]
Ayant contemplé en haut la vérité des Parfaits,
Entés sur le sens originel de la Voie et de la Vertu,
Lorsqu’ils examinent la pratique du siècle,
Ils ne peuvent que la trouver dégradante.
Un esprit familier des pensées du Xu You 50
N’a que mépris pour le Jindeng ou le Baotao 51.
Quand Yanling Jizi refuse le trône de Wu 52
Des paysans en procès à propos d’une terre
En sont pour leur courte honte.
Quand Zi Han trouve mauvais d’accepter un jade précieux
Deux qui se disputaient au sujet d’un contrat
Se sentent tout confus.
Et quand Wu Guang refuse net la souillure du siècle,
Profiteurs et jouisseurs ne se sentent pas à l’aise.
47. Gongzi Zha refusa le trône de Wu. Voir Chunqiu zuozhuan, trente et unième année du duc Xiang (COUVREUR II : 575).
48. Voir Chunqiu zuozhuan, quinzième année du duc Xiang (COUVREUR, II : 319).
49. Wu Guang refusa l’offre de l’Empire que lui faisait Tang le Victorieux, fondateur de la dynastie Shang. Se sentant offensé de cette offre, il se précipita dans un gouffre.
50. Xu You : un des Quatre sages du Mont Miaogushe, célèbre pour avoir refusé l’Empire que Yao lui offrit.
51.Chapitres du Livre de l’Histoire : le Jindeng s’y trouve encore ; le Baotao est perdu.
52. Yanling Jizi est un autre nom de Gongzi Zha.
96
Celui qui ne voit pas la grandeur du Devoir
Ne sait pas que la vie n’est pas la chose à vouloir à tout prix
Et qui n’est pas instruit de la grande Parole
Ne sait pas que l’Empire n’est pas la chose avantageuse.
J’évoquerai maintenant un hameau pauvre, misérable,
Où l’on tape sur les pots et tambourine sur les jarres
Pour s’accompagner en chantant ;
On est persuadé qu’on fait de la musique.
Par contre, qui connaît la percussion du tambour sur pied
Et la vibration de la grosse cloche53,
Serait à tout coup désappointé
Trouvant très vulgaires ces pots et ces jarres. [13 b]
Bien. Mais collectionner les Odes, les Annales, etc.
S’adonner aux travaux littéraires
Et méconnaître ce qu’enseigne la Vérité suprême,
C’est se faire apprenti batteur et tambourineur de pots et jarres ;
Tandis qu’être au service de l’Empire sous le Ciel,
C’est apprendre à jouer du tambour sur pied.
Respectabilité et gros profits
Voilà ce qui excite la convoitise.
La main gauche agrippe la carte de l’Empire,
Tandis que la droite appuie une lame sur sa gorge54,
Le plus sot ne le ferait pas.
On voit par là qu’on préfère la vie à l’Empire. [14a]
Le Saint mange ce qu’il faut pour maintenir ses souffles,
S’habille simplement pour couvrir son corps,
Gouverne ses émotions
Et n’en demande pas toujours plus.
Ne pas avoir l’Empire ne le détruit pas en profondeur,
Posséder l’Empire n’affole pas sa paix intérieure.
Posséder ou ne pas posséder l’Empire, c’est tout un55.
53. Instruments solennels des musiques de cérémonies.
54. On ne peut se saisir de l’Empire sans s’exposer à l’assassinat politique. Ainsi, Jing Ke qui tenta de tuer le roi de Qin, s’introduisant près de lui, un poignard dissimulé dans une carte.
55. Les besoins essentiels de la vie d’un homme : manger, se vêtir, ressentir sont par eux-mêmes éducatifs : on mange (et l’on boit), on se vêt, on parle, on agit pour développer la racine vitale. Ce que l’on fait pour soi, on le fera pour l’Empire, pour la collectivité étendue aussi loin qu’il y a des hommes pour la porter. Les conseillers d’un prince l’apercevront comme un individu qui résume en lui le peuple et la nation, l’Empire. C’est la même réalité qui, nature d’un homme, atteint la totalité de ce qui existe. Mais ce sont toujours les mêmes règles de modération qui doivent présider à toute l’activité. L’ambiguïté du Huainan zi n’est pas du côté de la représentation chinoise de la vie, mais plutôt dans nos représentations, car chacun d’entre nous s’occupe peu de posséder ou de ne pas posséder l’Empire ; mais chacun est naturellement obsédé par la recherche de principes qui orienteront indéfiniment son parcours vital. On comprendrait mal la portée universelle du Huainan zi si on ne suivait pas du regard l’ampleur de son développement ou si l’on se laissait arrêter par les circonstances historiques de sa composition et de sa rédaction. Si le prince Liu An cherchait un Tao pour son usage propre, il cherchait aussi une doctrine pour appuyer ses prétentions au trône. Ayant l’avantage d’appartenir à la famille Liu, il n’avait pas besoin de renverser la dynastie ; il lui suffisait de renverser son parent.
97
Vous offrez à un homme tout le grenier d’Ao 56
Vous lui donnez toute l’eau du Fleuve ;
Il apaisera sa faim, étanchera sa soif ;
N’entrera dans son ventre
Que la valeur d’une corbeille et d’une gourde.
Son corps aura son content
Et le grenier d’Ao ne baissera pas,
Son ventre sera rempli sans que s’assèche le Fleuve.
La possession n’ajoute rien à la satiété
Et le fait de ne pas posséder, rien à la faim.
Il en est de même avec les corbeilles de la maison
Et pour le puits qu’on a chez soi pareillement.
En l’homme, la colère violente fait éclater le Yin,
Une joie trop vive fait s’effondrer le Yang 57 ;
L’affliction profonde fait s’écrouler l’interne,
La peur panique mène à la folie.
S’il faut encore éviter l’ordure et défendre sa tranquillité
Mieux aurait valu n’avoir jamais quitté l’Ancestral
Et jouir encore de la communion universelle.
Ayant l’œil clair, mais ne regardant pas,
L’oreille fine, mais n’écoutant pas,
La bouche close, mais ne parlant pas,
Le cœur inerte, mais demeurant sans pensée 58,
Il rejette l’excitation des sens
Pour faire retour au Simple ;
Il repose ses Esprits vitaux 59
Rejetant savoirs et spéculations.
Éveillé, mais comme endormi,
Vivant, mais comme mort, [14 b]
Pour finir par retourner à la racine.
Le temps qui précède ma naissance
Et celui du déroulement de ma vie,
En substance, ne font qu’un.
Mort et vie, en substance, sont Un.
56. Il y avait, sur le mont Ao, une grande réserve de grains.
57. Voir Huainan zi 1, p. 63.
58. Le sens pourrait être « le cœur dispos », mais le sens est aussi bien « le cœur inerte ».
59. Jing shen : les Esprits subtils et légers animateurs de l’essence.
98
Voyez les hommes requis pour la corvée,
Maniant la grande houe et la petite bêche,
Portant à dos la terre dans un panier,
Ruisselants de leur sueur salée,
Le souffle haletant et la gorge sèche.
Si, dans un pareil moment,
Ils trouvent un cercle d’ombre au pied d’un arbre,
Ils sont tout contents de cette détente.
Mais l’abri d’une grotte ou d’une anfractuosité
C’est incomparablement mieux que l’ombre reposante.
Un homme souffre d’une tumeur intestinale :
Il étreint son cœur, il écrase son ventre,
Il remonte ses genoux, il cogne de la tête ;
Le corps tout recroquevillé, restant là, jusqu’à l’aube,
À geindre sans pouvoir trouver le sommeil. [15a]
Si, par bonheur, il s’assoupit rien qu’un instant,
Ses proches et tous ses parents sont transportés de joie.
Cependant la paix d’une longue nuit
Ne vaut-elle pas mieux qu’un bref instant de joie!
On en conclura ceci :
Qui a compris la grandeur des espaces et des temps
Ne se laisse plus obséder par la mort et la vie
Et celui qui sait entretenir le principe vital,
Connaissant aussi l’Harmonie,
N’a plus d’intérêt pour l’Empire.
Qui a connu la joie d’avant la vie
Ne peut plus craindre la mort.
Quand on sait que Xu You l’emporte sur Shun 60
On cesse de convoiter les êtres.
Le rempart qui se dresse vertical
Ne vaut pas le rempart qui penche vers la terre ;
Mais mieux vaut encore n’en pas faire du tout.
L’eau prise en glace ne vaut pas l’eau du dégel,
Mais mieux vaut l’eau qui n’a pas gelé.
De l’absence de traces visibles à leur présence
Et de la présence de traces visibles à leur absence,
C’est un anneau sans fin du commencement et du terme.
On ignore tout de ce qui fait germer.
Qui ? Sinon Ce qui communique librement
Avec l’extérieur comme avec l’intérieur,
Et qui est capable d’être sans attrait et sans aversion ?
L’au-delà de tout extérieur est suprêmement grand
L’intérieur du plus interne est suprêmement Précieux.
À celui qui est parvenu au plus Précieux
Où qu’il allle, s’offre un chemin.
Vient l’époque de la décadence,
Les gens se pressent aux études,
Ne remontent pas à leur cœur,
Ne retournent pas à la racine, [15 b]
Ils sculptent et polissent leur nature,
Par affectation, ils nuisent à leurs dispositions naturelles
Pour frayer avec le monde :
Le désir naturel à l’œil est strictement censuré
Et la joie qui vient du cœur est réprimée par les rites ;
D’un pas rapide, on s’avance, les coudes près du corps,
On pivote sur soi, on fait mille grâces,
Et, pour finir, l’on salue d’une profonde inclinaison.
En attendant, la viande qui se fige dans son jus
Devient immangeable
Et le vin qui dépose, imbuvable.
Extérieurement on entrave le corps,
À l’intérieur, la Vertu est étouffée.
On étrangle l’harmonieux écoulement Yin/Yang,
On violente sa nature et sa destinée
Et l’on fabrique des gens tristes
À longueur de vie.
Pour qui atteint au Tao Suprême
Il n’en va pas ainsi :
Il agence heureusement les dispositions de sa nature,
Pratique l’Art du cœur
Et s’entretient par l’Harmonie ;
Conduit tout de la manière convenable.
Il met sa joie dans le Tao, il a oublié la futilité,
Se repose dans la Vertu, il a oublié son dénuement.
En sa nature sans désir, il a tout ce qu’il désire ;
Parce que son cœur refuse la joie, tout lui est joie.
Modérant le débordement du sensible,
Il libère sa Vertu.
Favorisant sa nature,
Il protège son Harmonie.
Le corps dispos, l’esprit détendu, l’agir mesuré,
Il peut apparaître la norme de l’Empire sous le Ciel. [16a]
Parlons maintenant des Lettrés 61 :
60. Pour ce qui est de l’élévation et de la profondeur de la pensée, ainsi que de la pureté de la conduite : Shun accepta l’Empire alors que Xu You s’était bien gardé de l’accepter.
61. Il s’agit des Lettrés confucéens (ru).
100
N’allant pas à ce qui produit le désir,
Ils interdisent nos désirs ;
Incapables de remonter à l’origine de la joie,
Ils ferment la porte à ce qui produit la joie.
C’est vouloir faire s’écouler les sources des fleuves et rivières,
Tandis qu’on les barre déjà avec la main.
Mener les peuples,
C’est comme dresser des bêtes sauvages.
Si l’on ne les enferme pas solidement dans un enclos,
Leur permettant de conserver leur caractère sauvage,
Et qu’on se contente de leur mettre des entraves aux pieds
Pour contrôler leurs mouvements,
Dans ces conditions,
Croit-on qu’on puisse les élever et assurer leur longévité ?
Yan Hui, Ji Lu, Zi Xia, Ran Boniu
Furent les disciples les plus accomplis de Confucius.
Yan Hui mourut prématurément,
Ji Lu fut dépecé et salé à Wei,
Zi Xia perdit la vue,
Ran Boniu devint lépreux.
Tous violentèrent leur nature,
Lésant leurs dispositions intimes,
Sans pouvoir obtenir l’Harmonie.
Zi Xia était allé consulter Zengzi :
« Je maigris, puis je grossis et ainsi de suite.
Zengzi lui en demanda la raison 62.
« Quand je suis hors de moi, richesses et honneurs
me font envie ;
Sitôt rentré en moi, je songe avec délice au Tao
des anciens rois.
Quand les deux se disputent en mon cœur,
Je me mets à maigrir,
Mais quand le Tao des anciens rois l’emporte,
Alors, je grossis. »
Si on regarde plus au fond les dispositions de Zi Xia,
Ce n’était pas qu’il ne pût convoiter
Une position de richesses et d’honneurs
Ou qu’il ne fût pas tout prêt
À s’adonner sans retenue à tous les plaisirs. [16 b]
C’est plutôt qu’il violentait sa nature propre,
Qu’il fermait la porte sur ses désirs
62. On assiste à un échange entre deux disciples de Confucius. Pour Zi Xia, voir Huainan zi 1 : 20 b, p. 65.
101
Et que par son Respect des devoirs il se protégerait lui-même.
Ce qui se passe c’est que
Le cœur s’abîme dans une tristesse mortelle,
La nature et l’être corporel sombrent, épuisés.
Incapable de retrouver ses forces,
On ne peut pas parvenir au terme des jours
alloués par le ciel 63.
L’homme parfait dont nous parlons 64
Ne mange qu’à la mesure de son ventre,
Ne s’habille qu’à la mesure de son corps ;
Il est parfaitement à l’aise dans tout ce qu’il fait,
Il agit en fonction des circonstances,
Il fait largement le bien au monde sous le Ciel,
Il ne pille pas les Dix mille êtres à son profit,
Il est aussi bien à sa place dans un magnifique palais
Qu’errant dans la campagne déserte de l’Illimité ;
Il monte jusqu’au Suprême Auguste,
Il s’appuie avec confiance au Grand Un,
Il joue avec le Ciel/Terre qu’il tient dans le creux de sa main.
Qu’aurait-il à faire de pauvreté ou de richesse,
De maigrir ou de grossir ?
Les Lettrés sont incapables
De débarrasser les gens de leurs désirs ;
Ils ne savent que les brider.
Ils sont incapables
De les détacher des plaisirs ;
Ils ne savent qu’interdire 65.
On peut bien faire en sorte dans l’Empire
Que les gens par peur des châtiments n’osent brigander ;
Ne serait-il pas mieux de faire
Qu’ils n’aient pas des âmes de brigands !
Les gens de Yue qui attrapent un python
Considèrent qu’ils ont là un mets de choix ;
En Chine, celui qu’on a pris, on le rejette
Parce qu’on ne sait qu’en faire. [17a]
Ainsi donc, quand on sait qu’une chose
Ne vaut pas la peine qu’on la recherche,
Même un être cupide peut l’abandonner ;
Quand on ne sait pas qu’une chose
63. C’est ce que les spirituels appellent le danger de la contention.
64. L’homme parfait (zhi ren) est au stade suprême (zhi).
65. Voir Huainan zi xi, p. 145-146.
102
Ne présente pas d’utilité,
Même l’homme frugal n’a pas le moyen d’y renoncer.
Ce qui fait qu’un prince souverain
Cause la ruine et la perte de sa principauté,
Amène la disparition de ses dieux du sol et des céréales,
Tombe lui-même entre les mains des meurtriers
Et devient la risée de l’Empire sous le Ciel,
C’est toujours parce qu’il n’est pas capable d’être sans désirs.
Les Qiu You, par cupidité,
Se laissèrent prendre à l’offre de la grande cloche
Et perdirent leur pays 66.
Le prince de Yu, fasciné par les jades bi de Chuiji,
Y perdit la liberté 67.
Le duc Xian, ensorcelé par la beauté de Dame Li,
Créa un désordre qui s’étendit à Quatre générations 68.
Le duc Huan qui goûtait fort la cuisine de Yiya,
Ne fut pas enseveli au temps convenable 69.
Le roi des Hu aimait trop la musique lascive des chanteuses,
Il en perdit ses meilleures terres 70.
Voilà donc Cinq seigneurs
S’ils avaient gouverné au plus près leurs émotions, [17 b]
Évité l’excès, su se tenir et se conduire
Sans se laisser mener par les choses,
Comment y aurait-il eu de telles calamités !
Au tir à l’arc,
Ce n’est pas la flèche qui manque le centre de la cible,
C’est l’apprenti tireur qui ne guide pas bien la flèche.
À la conduite des chars,
Ce ne sont pas les rênes qui ne vont pas,
C’est l’apprenti conducteur qui ne sait pas les tenir.
L’éventall en hiver, des vêtements fourrés en été,
Si vous savez qu’ils ne vous serviraient à rien,
Alors les changements au sein des Dix mille êtres
Ne vous seront plus que poussière emportée par le vent.
Sur ce qui bout déjà, si vous versez de l’eau très chaude
Pensant l’empêcher de bouillir, vous n’empêcherez rien.
Si vous connaissiez réellement la nature des choses,
Vous vous contenteriez de l’ôter du feu.
66. Barbares du Nord. Pour les réduire, Zhibo leur envoya une grande cloche ; afin de la faire entrer chez eux, ils ménagèrent un chemin qui servit à Zhi Bo de voie d’invasion. C’est, dit-on, la version chinoise du cheval de Troie.
67. Le prince de Yu se laissa acheter par des pierreries de Chuiji le droit de passage, à travers sa principauté, vers celle de Guo. Mais il fut, lui aussi, anéanti lors de cette conquête par le puissant État de Jin. Voir Chunqiu zuozhuan, COUVREUR, I : 234 et 257.
68. Le duc Xian de Jin mit à mort son héritier pour le remplacer par le fils qu’il avait eu de la belle barbare Li Ji. Les luttes pour la légitimité du pouvoir durèrent quatre générations.
69. Amoureux de la bonne chère, le duc Huan de Qi donna tant de faveurs à son chef cuisinier, Yiya, que ce dernier, à la mort du duc, voulut prendre le pouvoir et lutta contre ses héritiers. Le résultat fut que, pendant plusieurs mois, personne ne s’occupa d’enterrer le duc. Voir Shi ji 32 : 1493 et CHAVANNES, IV : 59-60.
70. Le roi des Hu, Barbares de l’Ouest, oublia la conduite et la défense de son territoire en s’abandonnant aux charmes de danseuses et chanteuses que le duc Mu de Qin, qui convoitait son territoire, lui avait envoyées.
TAO POÉTIQUE, Vrais poèmes du Vide parfait7
Pour le Ch'an, seul compte l’éveil à notre nature véritable, originelle, spontanée, identique à celle de l’univers. Cet éveil est accompagné d’une sensation intense de liberté et de compassion envers le monde. À travers nous, l’univers se contemple, se réfléchit (réfléchir, c’est refléter le monde). Expérience de l’éternité de l’instant présent, et de l’universalité de l’endroit où l’on se trouve (le temple). Le vide parfait, tel que l’a merveilleusement décrit Hui neng dans un sermon :
« Vénérable auditoire, le vide contient le soleil, la lune, les étoiles, la grande terre, les montagnes, les rivières, les arbres, les herbes, les hommes bons, les hommes mauvais, les bonnes choses, les mauvaises choses, le paradis, l’enfer. Tous sont dans le vide. Le vide de la nature de l’homme est de la même sorte. »
L’instant signifie étymologiquement se tenir dans, être debout dans (racine sta —, être debout). C’est là, au cœur des circonstances telles qu’elles sont, que s’épanouit l’ex-stase, où individu et univers se réfléchissent. Debout dans le chemin où l’on marche, pas à pas, s’arrêtant pour contempler, repartant. C’est ce chemin, le plus souvent en montagne, que des mandarins, des moines et des ermites qui vécurent en Chine aux 8ème et 9ème siècles, ont décrit dans les poèmes qui suivent. Ils nous convient à suivre leurs pas et à partager leur extase.
Moundarren, printemps 1986
*
Sung Chih wen (656-712), un brillant mandarin qui, compromis dans un complot, fut exilé
au temple Ling yin
la Crête des vautours, verte, haute, abrupte
le Palais du dragon renferme la quiétude
du pavillon on contemple le soleil qui se lève
sur la mer immense
le portail fait face à la marée du Chekiang
les fleurs des canneliers dans la lune tombent
un encens céleste flotte au delà des nuages
je grimpe à des lianes, monte à la pagode, regarde au loin
des rigoles en bois creusé, je cherche la source
givre mince, les fleurs sont encore plus épanouies
légère glace, les feuilles ne sont pas encore flétries
depuis mon enfance je rêve de paysages lointains, merveilleux
m’y confrontant je me nettoie des soucis et des clameurs
bientôt je prendrai le chemin de la montagne T’ien t’ai
je me vois déjà traversant le Pont en pierre
*
aube printanière
sommeil de printemps, je n’ai pas vu le jour se lever
partout j’entends gazouiller les oiseaux
toute la nuit, le bruit du vent et de la pluie
les fleurs sont tombées, sait on combien ?
*
de nuit, retournant à la Porte du cerf
du temple de la montagne sonne la cloche, il fait déjà sombre
au Pont des pêcheurs, à l’embarcadère on s’agite
pour traverser,
clameurs
des gens longent le sable au bord, vers le village de la rivière
je monte aussi sur ma barque, retourne à la Porte du cerf
à la Porte du cerf, la lune claire perce la fumée des arbres
bientôt j’arrive là où maître P'ang s’est retiré
un rocher comme porte, le sentier dans les pins,
toujours le silence
seul un ermite, solitaire, va, vient
*
Meng Hao jan convalescent, en visite au monastère de la Source du dragon, dédié aux maîtres Yi et Yip
midi, j’entends la cloche dans la montagne
je me lève marcher, que tristesse se dissipe
je vais dans la forêt, ramasse des champignons magiques
le val tourne, les lianes sont épaisses
sur un côté j’aperçois le monastère, il est ouvert
sous la longue véranda, les moines terminent leur repas
dans un ravin rocheux coule l’eau de neige
or scintillant, les mandarines sont givrées
le bâtiment dans les bambous, je pense à mes deux vieux amis
j’entre, m’y reposer, passer la journée
je pénètre dans une grotte, admire les stalactites
au bord de la falaise, on récolte du miel
au soleil du crépuscule je dis adieu aux maîtres
jusqu’au Torrent du tigre ils me raccompagnent
*
Wang Wei (701-761) mena la vie d’un disciple laïc du ch'an, ermite tant au milieu du monde de poussière (il exerça diverses fonctions officielles), que dans sa retraite de la rivière Wang. Dans sa demeure, une bouilloire pour le thé, un mortier pour piler le grain, une table pour les sutras, un lit de corde. Son expérience du ch'an s’exprima tant dans la musique, la peinture que la poésie.
ma villa dans la montagne Chung nan
au milieu de ma vie, je me suis épris du tao
sur mes vieux jours, j’habite dans la montagne du sud
l’envie me prend, je pars seul
choses merveilleuses, je suis seul pour en jouir
je marche jusque là où l’eau s’arrête
assis, je regarde les nuages s’élever
par hasard je rencontre un vieillard de la forêt
nous parlons, nous rions, oubliant le retour
*
réponse à Chang le magistrat
sur mes vieux jours, je n’aime que la quiétude
les dix mille choses ne m’encombrent plus le cœur
je me retrouve sans projet durable,
je sais seulement que je retourne dans la forêt ancienne
le vent souffle dans les pins, dénoue ma ceinture
la lune de la montagne m’éclaire, je joue du ch'in
tu me demandes la vérité ultime
le chant du pêcheur s’éloigne, le long de la rive
*
[8] 12ème mois de l’année kui mao, composé pour mon cousin Ching yuan
je me suis retiré dans mon humble demeure,
éloigné du monde extérieur avec lequel j’ai rompu
alentour personne ne me comprend
mon portail en branchages reste tout le temps fermé
c’est la fin de l’année, le vent est froid
le temps est maussade, toute la journée il neige
j’écoute attentivement, pas le moindre bruit
je contemple toute cette blancheur immaculée qui m’entoure
l’air vif assallle ma poitrine et mes manches
même un repas frugal je ne puis me procurer
dans la pièce vide, désolante,
que je considère du regard, rien pour me revigorer
j’ai parcouru les livres de mille années,
y rencontrant souvent des hommes exemplaires
pour la noblesse de leur caractère
la vertu je n’ose y prétendre,
je me contente d’accepter humblement la pauvreté
le chemin droit d’une carrière officielle
depuis longtemps je n’emprunte plus
qu’y aurait-il de condamnable à vivre retiré ?
je confie mon sentiment au-delà des mots,
à part toi qui peut comprendre ?
pluie incessante, buvant seul
c’est un processus naturel, la naissance conduit à la mort
depuis les temps anciens il en est ainsi
[…]
[16] enfin je m’en retourne
les champs et le jardin doivent déjà être en friche,
pourquoi ne m’en suis-je pas retourné plus tôt ?
j’ai laissé mon cœur être l’esclave de mon corps
inutile pourtant de rester accablé, de m’attrister sur mon sort
je réalise que si au passé on ne peut remédier,
l’avenir par contre on peut l’infléchir
mon chemin finalement ne s’est peut-être pas trop égaré
aujourd’hui j’ai raison, hier j’avais tort
la jonque vogue allègrement,
le vent souffle, souffle dans mon vêtement
j’interroge des voyageurs pour trouver le bon chemin,
regrettant qu’à l’aube la lumière soit encore indécise
dès que j’aperçois mon humble hutte,
ravi aussitôt je me mets à courir
le jeune serviteur vient à ma rencontre,
mes jeunes enfants m’attendent sur le seuil de la porte
les trois sentiers sont déjà envahis par les herbes folles,
pins et chrysanthèmes sont toujours vivaces
tenant les enfants par la main j’entre dans la maison
il y a un pot rempli de vin
je prends le pot, me sers et bois seul
à contempler les arbres dans la cour mon visage se réjouit
appuyé à la fenêtre au sud je confie mon dédain
envers le monde de poussière
si l’on se contente d’avoir de quoi caser ses genoux,
on est facilement satisfait
au jardin tout le jour je me promène avec plaisir
même s’il y a un portail, la plupart du temps il reste fermé
une canne à la main je déambule pour me détendre
parfois je lève la tête et contemple au loin
les nuages, sans intention, surgissent des cimes des montagnes
les oiseaux, las de voler, spontanément s’en retournent
la lumière du soleil diminue, il va bientôt se coucher
je caresse un pin solitaire et continue à musarder
enfin je m’en suis retourné
j’ai souhaité rompre avec les obligations du monde,
le monde de poussière et moi nous opposons
pourquoi voyager en carrosse ? il n’y a rien à rechercher
me réjouit une conversation sincère avec mes proches,
je jouis de mon ch'in et de mes livres, ils chassent les soucis
quand le printemps arrive, les paysans me donnent des conseils
il faudra bientôt travailler les champs à l’ouest
parfois j’emprunte une charrette avec une capote,
parfois je rame sur ma barque solitaire
tantôt je longe une gorge profonde et sinueuse,
tantôt je franchis une colline accidentée
là où des arbres luxuriants s’épanouissent,
une petite source lentement sourd
m’émerveillent les dix mille choses,
chacune au moment propice,
mais, n’est-ce pas navrant,
ma vie atteindra bientôt son terme
c’est ainsi
je confie mon corps au ciel et à la terre,
pour combien de temps encore ?
pourquoi ne pas suivre son cœur et se laisser aller à son gré ?
pourquoi donc ?
on s’affaire, on s’agite, à quoi cela mène-t-il ?
la richesse et le statut ne sont pas mon ambition,
le pays des immortels je ne puis non plus l’espérer
[…]
*
[53] Eté 413, au Village du sud —Le Hua shan est la montagne sacrée de l’ouest, le Song shan la montagne sacrée du centre.
le 1er jour du 5ème mois, composé en réponse au secrétaire Tai
quand la barque est vide, les coups de rames
sont allègres et rapides
jours et nuits alternent, le temps file
l’année commence à peine,
que soudain elle en est déjà à la moitié
la fenêtre au sud regorge des choses de la saison,
la forêt au nord est vivace et luxuriante
de la mer des nuages célestes se déverse la pluie propice,
la couleur du matin annonce comment sera le vent
ce qui est venu doit repartir,
la vie d’homme observe le même principe
vivre humblement en attendant sa fin,
la tête reposée sur son bras replié, n’est pas contraire à la voie
que le cours des choses soit paisible ou périlleux,
je laisse mon cœur aller, sans souci des hauts et des bas
si la compréhension des choses qu’on a devant
les yeux est élevée,
nul besoin de grimper sur les montagnes sacrées Hua et Song
*
[77] en buvant du vin
la vertu a décliné depuis presque mille années
tout le monde est devenu avare sur le sentiment
il y a du vin, mais plus personne ne veut boire,
on se préoccupe seulement de laisser un nom
ce qu’il y a de plus précieux en nous,
n’est-ce pas de notre vivant ?
la vie, combien de temps dure-t-elle ?
rapide comme l’éclair elle passe
être affairé pendant cent années,
si l’on s’en tient à ça, comment s’accomplir ?
*
[120] La Source des fleurs de pêchers
Lors du règne de la dynastie Chin, durant l’ère Tai yuan (376-396), un homme de Wu ling, pêcheur de son état, remontait une rivière, sans se soucier de la longueur du chemin parcouru. Soudain il arrive dans une forêt de pêchers qui borde les deux rives sur plusieurs centaines de pas. À l’intérieur nul autre arbre. Sur les herbes odorantes, fraîches et belles, les pétales de fleurs tombent profusément, confusément. Le pêcheur, fort intrigué, continue d’avancer et décide d’explorer cette forêt jusqu’au bout. Là où la forêt se termine, à la source de la rivière, il découvre une montagne. Au flanc de la montagne, il y a une petite ouverture, on dirait qu’il en sort de la lumière. Il abandonne là sa barque et se glisse dans l’ouverture. Au début c’est très étroit, juste la place pour que passe un homme. Il fait ainsi quelques dizaines de pas quand brusquement ça s’élargit. Il débouche bientôt sur un vaste plateau. Il y a là des maisons bien disposées, de beaux champs, un bel étang, des mûriers, des bambous et d’autres arbres du même genre. Les sentiers se croisent, on entend des coqs et des chiens. Des gens vont et viennent, vaquant à leurs occupations. Hommes et femmes sont vêtus comme tout le monde. Les vieux et les enfants ont tous l’air contents et joyeux. Les premiers à rencontrer le pêcheur sont très surpris. Ils lui demandent d’où il vient. À toutes leurs questions il répond. Puis ils l’invitent chez eux, préparent du vin et tuent un poulet pour le repas. Quand au village on entend parler de cet homme, tous viennent lui demander des nouvelles. Ils lui racontent que leurs ancêtres, fuyant le chaos de l’époque Ch'in, partirent avec leurs femmes et leurs enfants. Ils aboutirent ici dans ce territoire retiré. Ils ne sont plus jamais repartis, vivant ainsi définitivement coupés des gens à l’extérieur. Ils lui demandent quelle dynastie règne aujourd’hui, ils ne connaissent pas les Han, encore moins les Wei et les Chin. Le pêcheur raconte en détail tout ce qu’il sait, tous en sont bouleversés et soupirent. Les uns après les autres ils l’invitent dans leurs maisons, lui offrent du vin et de quoi manger. Il séjourne là plusieurs jours. Avant de repartir, les gens d’ici lui demandent de ne pas parler d’eux aux gens de l’extérieur. Une fois ressorti, il retrouve sa barque, suit le chemin par lequel il est venu, prenant soin de laisser des repères derrière lui. Quand il arrive à la ville, il se rend aussitôt chez le chef de district et lui raconte son aventure. Immédiatement le chef du district charge des hommes de retourner là-bas avec lui. Il recherche ses anciennes marques, mais s’égare et ne parvient pas à retrouver le chemin. Liu Tzu chi, de Nan yang, un homme au caractère noble, entendant parler de cette histoire, se réjouit au projet de rechercher cet endroit, mais ne put finalement le réaliser. Peu de temps après, il tomba malade et mourut. Depuis, plus personne n’a demandé le chemin.
*
Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise, Moundarren.
[162] la nuit à la fenêtre
notre nature propre possède naturellement la lumière
quand voiles et obstacles se lèvent le tao spontanément s’accomplit
mes mains fauchent les roseaux pour le chaume
de ma maison à plusieurs solives
je déracine des légumes pour préparer un bol de potage
le ciel et l’homme vainquent en alternance, qui peut prédire ?
malheur et bonheur ne durent pas, inutile de s’y arrêter
à mon cœur seul je puis sans réserve me fier
la nuit à la fenêtre, les mains dans les manches,
j’écoute le bruit des pins
*
chanson du vieillard sur la rivière
sur la rivière un vieillard, assis sur un vieux radeau
pour préparer son élixir, il n’utilise que des fleurs de lotus bleu
aujourd’hui quatre-vingts ans, comme quarante
il dit « la mer immense est ma maison »
*
visite à un moine de la montagne sans le rencontrer
le sentier de pierres pénètre dans un val rouge
une porte en sapin, obstruée par de la mousse verte
sur les marches désertes, des traces d’oiseaux
la salle de méditation, personne pour ouvrir
je regarde par la fenêtre, une brosse blanche,
accrochée au mur, couverte de poussière
vaine visite, je soupire
je musarde un moment, sur le point de partir
des nuages parfumés s’élèvent des montagnes
une pluie de fleurs tombe du ciel
joie de la musique du ciel !
plus encore, le cri des singes, clair
illuminé, coupé des affaires du monde,
ici, à mon aise
*
Han Yu (768-824) mena une brillante carrière officielle. Il fut gouverneur de Chlang an, la capitale impériale, et ministre de la Justice. Il connut cependant deux fois l’exil. Son deuxième exil fut causé par le célèbre mémorandum contre la vénération impériale d’une relique du Buddha (un prétendu os du doigt) qu’il adressa à l’empereur.
rochers dans la montagne
rochers dans la montagne, rugueux, le sentier est étroit
au crépuscule j’arrive au temple, volent des chauves-souris
j’entre dans le hall, vais m’asseoir sur le perron,
la nouvelle pluie est abondante,
les feuilles des bananiers larges,
les fleurs des gardénias opulentes
un moine me vante une belle fresque bouddhiste
sur un mur ancien
il l’éclaire avec une torche, on ne distingue pas grand chose
il installe mon lit, essuie la natte, me sert un repas
du riz grossier, qui suffit pourtant à me rassasier
nuit profonde, en paix je m’allonge, les cent insectes se taisent
la lune claire émerge de la crête, sa lumière pénètre par la porte
à l’aube seul je pars, il n’y a pas de chemin
j’avance, monte, descends, dans les fumées et la brume
montagne rouge, torrent émeraude, les couleurs chatoient
de temps à autre je croise des pins, des chênes,
tous dix tours de bras
j’arrive à un torrent, pieds nus traverse sur les cailloux
bruit de l’eau fougueux, le vent souffle mon vêtement
la vie ainsi, on en jouit de façon naturelle
pourquoi piétiner sur place, bridé ?
avec deux ou trois comparses,
jusqu’à la vieillesse sans jamais partir d’ici
*
passant la nuit au kiosque de Li
à la tête de ma couche, pour oreiller une pierre du ruisseau
la source au fond du puits communique avec l’étang au pied des bambous
passant la nuit, le voyageur ne dort pas encore, minuit passé
seul il écoute la pluie, au moment où elle arrive dans la montagne
*
nuit de neige
d’abord je suis étonné, la couverture et l’oreiller sont si froids
puis je m’aperçois que la fenêtre est lumineuse
nuit profonde, la neige doit être abondante
de temps à autre, le bruit d’un bambou qui casse
*
au pavillon de Hsieh, adieu
chanson d’adieu terminée, le voyageur défait la barque
feuilles rouges sur la montagne verte, la rivière coule fougueuse
soleil couchant, réveil après l’ivresse, tu es déjà loin
plein le ciel vent et pluie, je descends du pavillon de l’ouest
*
Hsu Hun est célèbre pour avoir écrit
la pluie de la montagne est sur le point d’arriver le vent remplit le pavillon
Les Chinois prononcent ces vers lorsqu’ils sentent poindre un grand changement.
*
Tu Tsun ho
dédié au moine éminent Chi
assis à méditer ou bien pérégrinant, hors du monde de poussière
sans gourde ni bol pour t’accompagner
rencontres tu quelqu’un, tu ne lui parles pas des affaires de ce monde
tu vas ainsi, dans le monde des hommes un homme sans affaire
*
Tu Fu (712-770) est souvent associé à Li Po par contraste de tempérament, de destin, de style. Quand ils se rencontrèrent, leur amitié fut immédiate. Li Po avait quarante-quatre ans, venait de quitter les fastes de Ch'ang an, Tu Fu avait trente-trois ans, était à la fin de sa période « fourrure, cheval et fougue », comme on dit en Chine. Tu Fu écrit alors à propos de Li Po
son pinceau se pose, provoque vent et pluie
son poème achevé, dieux et diables pleurent
Tu Fu, qui descend d’une famille de lettrés, décide alors de se rendre à Chang an, obtenir un poste. À partir de là, sa vie va rencontrer des circonstances difficiles. Il n’eut jamais de poste important, connut l’exil et la misère. Son fils cadet mourut de faim en 755. Il n’eut de répit et de tranquillité que durant trois ans, de 759 à 762, au pays de Shu, dans l’ouest de l’empire. Jamais il ne réussit à retourner chez lui, à Lo yang. Malade, il mourut pendant le voyage, sur le Long fleuve, sur sa barque. Les poèmes qui suivent datent tous de la période où il vécut au pays de Shu.
improvisation
la lune dans la rivière, à quelques pieds seulement de moi
la lanterne de vent éclaire la nuit, bientôt la troisième veille
sur le sable, endormis, un groupe de hérons, roulés en boule, calmes
à l’arrière de la barque un poisson saute, « po la » dans l’eau
quatrain composé selon mon humeur
elles savent bien que ma chaumière est très basse,
pourtant les hirondelles de la rivière viennent exprès, sans cesse
elles apportent de la terre dans leur bec, salissent mon ch'in et
mes livres
en plus, les insectes volants sans arrêt me rentrent dedans
*
visite à un ermite de la montagne de l’ouest sans le rencontrer
au sommet, une chaumière
ascension en ligne droite, trente li
je frappe à la porte, personne pour ouvrir
je regarde à l’intérieur, rien qu’une table
il a dû sortir dans sa charrette en branches,
ou bien partir pêcher dans l’eau d’automne
nous nous sommes croisés sans nous voir
vain enthousiasme, je contemple alentour
couleur de l’herbe, sous la dernière pluie
bruit des pins, ce soir près de la fenétre
à ces merveilles je m’accorde,
elles me lavent le cœur et les oreilles
pourtant, sans plaisir de l’hôte et du maître
je comprends alors la claire et pure loi
joie épuisée, je redescends la montagne
pourquoi t’attendre ?
*
de mon studio à la bouche de la vallée, envoyé à Yang le censeur
eaux et montagnes ceinturent ma chaumière
nuages et brumes s’élèvent des rideaux de lianes
les bambous, je les aime après la dernière pluie
la montagne, je la chéris au crépuscule
les hérons oisifs tôt viennent se percher
les fleurs d’automne tombent, saison tardive
le garçon balaie le sentier de lierres
hier vieil ami, nous avons fixé rendez vous
*
au temple dans la forêt de cyprès,
contemplant le sud
sur la rivière, j’entends au loin la cloche du monastère
j’amarre la barque, le sentier sinueux traverse les pins denses
éclaircie sur la montagne verte, encore quelques nuages
nets contours, au sud ouest quatre ou cinq pics
*
Chiao jan (chiao immaculé, jan spontané) était un ami de Lu Hung chien, plus connu sous le nom de Lu Yu, célèbre auteur du Classique du thé.
visite à Lu Hung chien sans le rencontrer
tu as déménagé près du rempart de la ville, pourtant,
le sentier est sauvage, entre dans mûriers et chanvre
récemment tu as planté, le long de la haie, des chrysanthèmes
l’automne arrive, ils n’ont pas encore fleuri
je frappe à la porte, pas de chien pour aboyer
sur le point de partir, j’interroge le voisin à l’ouest
il répond « il est parti dans la montagne,
il revient toujours quand le soleil décline »
*
printemps dans la montagne, nuit de lune
au printemps la montagne regorge de choses merveilleuses
j’en jouis jusqu’au soir, oubliant le retour
j’écope de l’eau, la lune dans mes mains
je joue avec les fleurs, leur parfum embaume mon vêtement
quand la joie monte, nulle attention à la distance
sur le point de partir, déjà je regrette la senteur des fleurs
je contemple vers le sud, où sonne une cloche
pavillons et terrasses sombrent dans
l’émeraude de la montagne
*
inscrit dans un hameau au sud de la capitale
il y a un an aujourd’hui, devant cette porte,
son visage et les fleurs du pêcher se répondaient, rouges
ce visage, où est il maintenant ?
les fleurs du pêcher, comme hier, rient dans le vent printanier
*
Liu Tsung yuan (773-819), poète, penseur, politicien, érudit. Le groupe des rénovateurs politiques dont il faisait partie ayant perdu le pouvoir, à trente-trois ans il fut exilé à Yong chow, dans le sud de l’empire. Il ne sera rappelé que dix ans plus tard. Un mois après son retour à Ch'ang an, la capitale, on l’exile à nouveau, encore plus loin, dans le Kuang si, où vivaient des minorités barbares. C’est là qu’il mourut.
au milieu de la nuit, me levant contempler le jardin de l’ouest, au moment où la lune se lève
je me réveille, entends goutter la rosée dense
j’ouvre la porte, face au jardin de l’ouest
la lune froide monte sur la crête à l’est
son clair au pied des bambous épars
la source dans les rochers, au loin encore plus bruyante
dans la montagne, de temps à autre un oiseau crie
je m’adosse à un pilier, ainsi jusqu’à l’aube
solitude, comment en parler ?
*
le matin, arrivant au monastère du maître
Chao, lisant les sutras
je puise de l’eau, me rince les dents, glaciales
me purifier le cœur, je secoue la poussière de mon habit
serein, je prends un livre en feuilles de pattra
je sors de la salle de l’est, lire
la source originelle, jamais on ne l’embrasse
des traces illusoires, ce que suivent les hommes de ce monde
cet enseignement j’aimerais m’y accorder
cultiver sa nature, comment s’y familiariser ?
homme du tao, la cour est silencieuse
la couleur de la mousse se mélange aux bambous denses
le soleil sort, brume et rosée demeurent
les pins verts sont comme lubrifiés
libre, par delà la parole
compréhension joyeuse, cœur de lui même comblé
*
réponse
par hasard je suis venu au pied de ce pin
à l’aise, posant la tête sur une pierre, je me suis endormi
dans la montagne, pas de calendrier
le froid passe, on ne sait quelle année
Instructions for practical Living and Other Neo-Confucian Writings by Wang-Yang-Ming, www.forgottenbooks.com [Il s’agit du « Number LXVIII of the Records of Civilization : Sources and Studies […] Columbia College Program of Translations from the Oriental Classics, Wm. Theodore de Bary, Editor »].
Je propose des * extraits * introduisant à la vie puis illustrant ce qui anima ce mystique néo-confucianiste. Il évite une main-mise totale taoïste sur le présent tome9.
*
[…] But its doctrine of the Principle of Nature, aimed at promoting good and removing evil, was overcome by selfish human desires. Its doctrine of humanity, advocating love for all, gave way to mutual jealousy and rivalry. And its doctrine of the investigation of things, intended as a means to a clear and penetrating understanding of the things investigated, was now replaced by memorization, recitation, philological and textual studies, and the writing of flowery compositions. The civil service examination system...
*
...losing the moral strength it originally had possessed, became pure scholasticism.
*
What was worse, he left the government to eight eunuchs, one of whom, Liu Chin (d. 1510), was particularly powerful and wicked.
*
The number of brave souls who were willing to suffer beating and imprisonment, or even death for protesting against the evil-doing of the eunuchs and the emperor was impressive.
*
He was born on the thirtieth day of the ninth month in the eighth year of Ch’eng-hua (1472) in Yiieh, a place in the Yii-yao district southeast of Hangchow in modern Chekiang. His ancestry has been traced to the famous calligrapher Wang Hsi-chih (321-79). His father, Wang Hua, a “presented scholar” of 1481, was minister of civil personnel in Nanking. It is said that Wang Yang-ming could not talk until he was five.
*
On the evening of the wedding day, when he passed by a Taoist temple and saw a Taoist priest sitting cross-legged, he sat down with him to talk about nourishing everlasting life, and was so absorbed that he neglected to go home until he was fetched the next morning.
*
at nineteen, he became much interested in military tactics and archery. However, two years later (in 1492), after having received the “recommended person” degree in his native provincial examination, he studied Chu Hsi’s doctrine of the investigation of things in real earnestness, searching widely for Chu Hsi’s writings. One day while Wang was with his father in Peking he decided to investigate the principles of bamboos. Since Chu Hsi had taught that principles are inherent in things, Wang and a friend sat in front of bamboos and tried hard to investigate their principles. His friend gave up after three days and he after seven, both having become ill. 6 Thoroughly disillusioned in the search, he devoted himself to the writing of flowery compositions, which, however, did not enable him to pass the national civil service examinations either in 1493 or in 1496. Now he turned his attention back, first to military crafts and not long afterwards to the Taoist techniques of nourishing everlasting life. He actually contemplated entering a Taoist retreat in some mountain to search for immortality.
*
These must have been years of intense spiritual and intellectual struggle, for he was not able to make a definite choice between Taoism and Confucianism, or between flowery compositions and military arts. If anything, he was still traveling on the traditional path by taking civil service examinations leading to government service. In 1499, when he was twenty-eight, he passed the examinations for the “presented scholar” degree, ranking second.
Immediately after that Wang was appointed a member of the department of public works. At that time China was invaded in the northwest by semi-nomadic tribes. He presented a memorial to the throne recommending eight measures for national defense and security. 7 Although his recommendations were not accepted, his fame grew because of his brilliant ideas on strategy, finance, and morale, and in the following year he was made divisional executive assistant in the Yunnan division of the department of justice, quite a responsible position for a young man of twenty-nine
*
Without doubt an active life and public responsibility helped him to realize the errors of Taoism and Buddhism. He also came to frown upon flowery compositions.
*
Fortunately, an extremely significant although painful event now took place. The eunuch Liu Chin had usurped the power of the emperor. In 1506, when Policy Review Adviser Tai Hsien and others protested, Liu put them in prison.
Wang immediately presented a memorial in their defense. 11 This angered the eunuch and Wang was ordered to be beaten forty strokes before the emperor. In addition, he was banished to Lung-ch’ang in modern Kuei-chou, which was then inhabited by the barbarian Miao tribes, to become an insignificant executive in a dispatch station, whose duty it was to provide horses for rapid transportation. He started the journey in the spring of 1507 and arrived a year later, stopping over on the way to visit his father.
Liu’s agents pursued him and he escaped assassination only by throwing his clothing away by the Ch’ien-t’ang River near Hang-chow, thus suggesting suicide. Some accounts, to make the event more dramatic, have him escape by sea from Hangchow to Fukien and thence to Kuei-chou. More reliable chronicles, however, have recorded his trip overland from Hangchow to Kuei-chou
*
But the trying situation turned out to be a blessing in disguise. Having to face in isolation all sorts of hardship—political, natural, and cultural—he was driven back to search within his own mind. One night in 1508, when he was thirty-seven, he suddenly understood the Confucian doctrines of the investigation of things and the extension of knowledge. After another year of thought he began in 1509 to pronounce the doctrine of the unity of knowledge and action. Wang had now come into his own.
When his term at Kuei-chou was up in 1510 he was promoted to be the magistrate of Lu-ling in modern Kiangsi, where he built up a remarkable record in seven months of service. After an audience with the emperor later in the year he was raised to be divisional executive assistant in the Szechuan division of the department of justice at Nanking. A number of promotions followed—to divisional executive assistant in the inspections division of the department of civil personnel, to assistant chief of the civil personnel division (both in 1511), and to chief of the merits division, all in Peking, then to junior lord of the bureau of imperial stables (1512) and to senior lord of the bureau of state ceremonies (1514), both in Nanking. Before he assumed his new duties in Nanking he went home to Yueh for a visit. His disciple Hsu Ai (1487–1517) rode in the same boat with him. It was here that the conversations which are recorded in Part I of the Instructions for Practical Living took place. In these Nanking days (15 14–16), his fame spread and
*
governor of an area bordering Kwangtung, Kiangsi, and Fukien, charged with the pacification of that area. He arrived in Kan-chou in southern Kiangsi early in 1517 and immediately proceeded to recruit able-bodied fighters, reorganize the armed forces, institute the ten-family joint registration system, 13 and restore social order. 14 The situation in Chang-chou, Fukien, suddenly became critical. He directed his forces there and succeeded in subduing the rebellion in two months. He took measures to rehabilitate “new citizens” or former bandits 15 and petitioned for the establishment of a magistracy for better security and the reorganization of the salt gabelle for better economy. At the end of the year rebels in Heng-shui, T’ung-kang, Ta-mao, and Li-t’ou in southern Kiangsi were rampant. In five months’ time Wang suppressed all of them, so that by the fourth month of 1518 he was able to start reconstruction measures, such as establishing primary schools, 16 and to petition for the establishment of a new county. 17 Two months later, in recognition of his spectacular success, he was promoted to be the right assistant censor, and his son was appointed an imperial guard with the income of one hundred families which was to be hereditary. 18 In the tenth month of the year he instituted the famous Community Compact. 19
*
he captured the prince after ten days of fighting.
Toward the end of the year Wang was made governor of Kiangsi.
In the following year, 1520, he carried out the various reforms once more.
By all precedents Wang’s brilliant success should have been an occasion for extensive celebration and generous rewards. Unfortunately several things prevented this. The emperor had been urged by his favorites to lead the expedition himself, obviously so that he could claim credit for himself and his close subordinates. Wang, however, had bluntly advised him not to come
*
Angered and jealous, Wang’s political enemies now charged that he and the prince had conspired together and that he had turned against the prince only because circumstances had become unfavorable to him. Chi was tortured and imprisoned, and died only five days after he was cleared and released. In his defense of Chi
*
From 1,521 to 1527, when Wang was in virtual retirement in his native place Yiieh, hostility toward him became more and more intense. He was ridiculed and attacked. His teachings were sometimes prohibited. Ironically, it was in this period that his following grew in numbers and in enthusiasm.
*
His coughing had bothered him for years, and now he was very ill. Part of the time during this campaign he had to handle military affairs while going about in carriages. 27 On his way home he died in Nan-an in modern Kiangsi on the twenty—ninth day of the eleventh month in the seventh year of Chia-ching (January 10, 1529).
*
According to Huang Tsung-hsi (1610-95), in his learning Wang went through three stages. First he indulged in flowery compositions. Then, after reading Chu Hsi’s works and attempting to investigate the principles of bamboos according to Chu Hsi’s formula, which he found wanting, he went in and out of the Buddhist and Taoist schools for a long time. 29 Finally, as the difficult life in Kuei-chou during banishment hardened his character and stimulated his mind, he suddenly awoke to the Confucian doctrines of the investigation of things and the extension of knowledge (1508).
*
before 1517 (when Wang was forty-six), he aimed at acquiring a foundation through sitting in meditation and calming the mind in order to attain the equilibrium before the feelings are aroused which is prerequisite for the harmony after the feelings are aroused. After his Kiangsi days he concentrated on teaching the doctrine of the extension of innate knowledge (liang-chih), in which neither sitting in meditation nor calming the mind is necessary because, as innate knowledge is extended, there is neither a distinction between the equilibrium before the feelings are aroused and the harmony after the feelings are aroused nor a distinction between action and knowledge. Finally, after he returned to Hueh in 1522 when he was fifty-one, at all times he knew the right to be right and the wrong to be wrong and whatever he said was dictated by the original nature of his mind.
*
Chu Hsi put the investigation of things ahead of the sincerity of the will. Wang, however, claimed that the sincerity of the will was the necessary foundation on which investigation and extension must be based
*
the first step in the education of the adult is to instruct the learner, in regard to all things in the world, to proceed from what knowledge he has of their principles, and investigate further until he reaches the limit. After exerting himself in this way for a long time, he will one day achieve a wide and farreaching penetration.”
For more than two centuries this was accepted as an unalterable formula in the process of learning. Wang, however, rejected the investigation of all things as a hopeless task. 34 Moreover, Chu Hsi’s theory was that the mind should go to things to investigate principles. This is to consider principles as external, an idea entirely unacceptable to Wang. 35 He stated that it is absurd to say that the principle of filial piety, for example, exists in the parents for, if that were true, that principle would cease to be as soon as the parents die. 36 This doctrine is all the more objectionable because it separates the mind from principles.
As Wang said, “To investigate the principles in things to the utmost as we come into contact with them means to look in each individual thing for its so-called definite principles. This means to apply one’s mind to each individual thing and look for principles in it. This is to divide the mind and principle into two.”
*
Moreover, as there is no principle outside the mind, there is no thing outside it.
*
To Chu Hsi the investigation of things requires an objective method, including both induction and deduction, whereas Wang takes the investigation of things to mean moral awakening. This is the reason why he interpreted the word ko in the phrase ko-wu (the investigation of things) not as study and inquiry as Chu Hsi understood it but as “rectification,” that is, “to eliminate what is incorrect in the mind and to preserve the correctness of the original substance.” 42 In short, to investigate things is to do good and to remove evil. 43
Philosophically Wang’s position is weak because it entirely neglects objective study and confuses reality with value. Readers of the Instructions for Practical Living will realize that Wang’s idealism is very naive indeed. When he was asked, if nothing is external to the mind, what blossoming trees on the high mountains have to do with it, he merely said, “Before you look at these flowers, they and your mind are in the state of silent vacancy. As you come to look at them, their colors at once show up clearly.”
*
To him the separation of the mind and the principle of things was not only a fallacy in theory but a moral calamity, because it led to “the devotion to external things and the neglect of the internal.”
*
In fact, he once remarked that “the way of learning . . . is the task of creating something from nothing.” 51 In a large measure he did just that, notably in his doctrines of the unity of knowledge and action and of the extension of innate knowledge.
*
Knowledge and action always require each other. It is like a person who cannot walk without legs although he has eyes, and who cannot see without eyes although he has legs.”
*
The type of knowledge he referred to is clearly limited to personal experience and does not exhaust the whole realm of knowledge.
*
This doctrine is Wang’s supreme philosophical achievement. It was attained at the age of fifty after several years of fighting the rebels and facing his political enemies. It was a product of painful experience and thorough soul-searching.
*
Wang describes innate knowledge in various terms. It is “the original substance of the mind,” “the Principle of Nature,” “the pure intelligence and clear consciousness of the mind,” and the mind that is “always shining” and reflects things as things come without being stirred. 65 It is “the equilibrium before the feelings are aroused,” “the substance that is absolutely quiet and inactive,” and “the state of being broad and extremely impartial.”
*
It depends on nothing outside 71 and it “does not come from hearing and seeing.”
*
the Principle of Nature, from the Sung Neo-Confucians down, simply means the principle of right and wrong.
*
When you direct your thought your innate knowledge knows that it is right if it is right and wrong if it is wrong. You cannot keep anything from it. Just don’t try to deceive it but sincerely and truly follow it in whatever you do
*
Forty or more Buddhist expressions and stories appear in the Instructions for Practical Living. Moreover, at one stage in his teaching Wang advocated sitting in meditation, and later some of his followers drifted into Zen Buddhism. For these reasons Wang has been accused of being a Buddhist in Confucian disguise. Actually, although his attitude toward Buddhism was not as hostile as that of other Neo-Confucians, his criticism of it is nonetheless severe. He not only attacked the Buddhists for their escape from social responsi—
Taoist talk about vacuity is motivated by a desire for nourishing everlasting life, and the Buddhist talk about non-being is motivated by the desire to escape from the sorrowful sea of life and death. In both cases certain selfish ideas have been added to the original substance [of the mind], which thereby loses the true character of vacuity and is obstructed.” 78 Thus he attacked the very foundation
*
a quietistic process. In fact, most Sung and Ming Neo-Confucians practiced sitting in meditation along with efforts at seriousness and righteousness. Quite aside from the separation of the internal and the external, 80 a separation which Wang would never tolerate, its quietistic character makes the Sung Neo-Confucian effort quite different from Wang’s His extension of knowledge not only requires absolute sincerity of the will, which may be equated with seriousness, and the sense of right and wrong, which may be equated with righteousness; it also calls for vigorous and active effort. It requires self-mastery and self-examination. It requires making up the mind. Most important of all, it requires “polishing and training in the actual affairs of life.” One must be alert and vigilant all the time, and there must be a sense of urgency and earnest exertion of effort at every instant.
*
The great man regards Heaven and Earth and the myriad things as one body. He regards the world as one family and the country as one person. As to those who make a cleavage between objects and distinguish between the self and others, they are small men. That the great man can regard Heaven, Earth, and the myriad things as one body is not because he deliberately wants to do so, but because it is natural to the humane nature of his mind that he does so.”
*
Wang’s followers spread over all parts of China and his system dominated China for some 150 years, to the end of Ming.
*
certain elements of weakness. There was never any unity among his followers
*
Take the interpretation of innate knowledge, for example. Each follower understood it in his own way,
*
toward the end of the movement there were some who justified their irresponsibility as the extension of their innate knowledge
.
*
Its emphasis on sincere purpose and concrete action never ceased to inspire the Chinese, and in the twentieth century it has exerted considerable influence on such leaders as Sun Yat-sen (1866–1925) and such thinkers as Liang Ch’i-ch’ao (1873–1929) and Hsiung Shih-li (1885-).
*
it had a special attraction for the Japanese, who admired these qualities because of their Zen Buddhist and military traditions.
*
All of Wang’s fundamental doctrines are contained in the Instructions for Practical Living. This is a collection of conversations and letters in three parts compiled by Wang’s disciples, Nan Ta-chi and Ch’ien Te-hung.
*
The highest good is the original substance of the mind. It is no other than manifesting one’s clear character to the point of refinement and singleness of mind. And yet it is not separated from events and things.
*
For instance, in the matter of serving one’s parents, one cannot seek for the principle of filial piety in the parent. In serving one’s ruler, one cannot seek for the principle of loyalty in the ruler.
In the intercourse with friends and in governing the people, one cannot seek for the principles of faithfulness and humanity in friends and the people. They are all in the mind, that is all, for the mind and principle are identical. When the mind is free from the obscuration of selfish desires, it is the embodiment of the Principle of Nature, which requires not an iota added from the outside. When this mind, which has become completely identical with the Principle of Nature, is applied and arises to serve parents, there is filial piety; when it arises to serve the ruler, there is loyalty; when it arises to deal with friends or to govern the people, there are faithfulness and humanity. The main thing is for the mind to make an effort to get rid of selfish human desires and preserve the Principle of Nature.”
*
4. Cheng Chao-shuo 14 said, “In some cases the highest good must be sought in events and things.”
The Teacher said, “The highest good is none other than the mind which has completely identified with the Principle of Nature in its fullest extent. What is the need for seeking it in things and events?
*
“But people today distinguish between knowledge and action and pursue them separately, believing that one must know before he can act. They will discuss and learn the business of knowledge first, they say, and wait till they truly know before they put their knowledge into practice. Consequently, to the last day of life, they will never act and also will never know. This doctrine of knowledge first and action later is not a minor disease and it did not come about only yesterday. My present advocacy of the unity of knowledge and action is precisely the medicine for that disease.
*
It is good to have strong faith, of course, but it is not as real and concrete as seeking in oneself.
*
Preserving the mind, nourishing one’s nature, and serving Heaven are the acts of those who learn them through study and practice them for their advantage. To maintain one’s single-mindedness regardless of longevity or brevity of life, and to cultivate one’s personal life while waiting for fate to take its own course, are the acts of those who learn through hard work and practice them with effort and difficulty. 23 But Chu Hsi wrongly interpreted the doctrine of the investigation of things. Because he reversed the above order, and thought that the higher attainments of exerting one’s mind to the utmost and knowing one’s nature are equivalent to the investigation of things
*
“Our nature is the substance of the mind and Heaven is the source of our nature. To exert one’s mind to the utmost is the same as fully developing one’s nature. Only those who are absolutely sincere can fully develop their nature and ‘know the transforming and nourishing process of Heaven and Earth.’
*
And when it perceives a child fall into a well, it naturally knows that one should be commiserative. 27 This is innate knowledge of good (liang-chih) and need not be sought outside. If what emanates from innate knowledge is not obstructed by selfish ideas, the result will be like the saying ‘If a man gives full development to his feeling of commiseration, his humanity will be more than he can ever put into practice.’ 28 However, the ordinary man is not free from the obstruction of selfish ideas. He therefore requires the effort of the extension of knowledge and the investigation of things in order to overcome selfish ideas and restore principle.
*
In order to become completely identified with the Principle of Nature, one must direct one’s effort to wherever principle is manifested.
*
But to say that the moral mind is the master and the human mind obeys it is to say that there are two minds. The Principle of Nature and selfish human desires cannot coexist. How can there be the Principle of Nature as the master and at the same time selfish human desires to obey it?”
*
“By illuminating the doctrine, do you mean returning to simplicity and purity and revealing them in concrete practice, or writing flowery speeches aimed at making noise and creating argument? The great disorder of the world is due to the popularity of conventional, meaningless literature and the decline of actual practice of moral values. If the doctrine had been illuminated throughout the world, there would have been no need to transmit the Six Classics.
*
When Confucius transmitted the Six Classics, he feared that superfluous writing was creating a chaos in the world, and he lost no time in making the Classics simple so that people might avoid the superfluous words and find out the real meaning; he did not intend to teach through mere words.
*
“The reason the world is not in order is because superficial writing is growing and concrete practice is declining. People advance their own opinions, valuing what is novel and strange, in order to mislead the common folks and gain fame. They merely confuse people’s intelligence and dull people’s senses, so that people devote much of their time and energy to competing in conventional writing and flowery compositions in order to achieve fame; they no longer remember that there are such deeds as honoring the fundamental, valuing truth, and returning to simplicity and purity.
*
Sometimes when people asked him, he would talk to them according to their capacity to understand. But even then he would not talk much, for he was afraid that people would try to seek truth in words only
*
The Five Classics are also history, and no more.
*
I gradually realized that his teachings are to be applied to one’s life and to be concretely demonstrated, and then I came to believe that they represent the direct heritage of the Confucian school, and that all the rest is but byways, small paths, and dead ends. His theories that the investigation of things is the effort to make the will sincere, that manifesting goodness is the effort to make one’s personal life sincere
*
that the pursuit of study and inquiry is the effort to honor the moral nature, that to study literature extensively is the effort to restrain oneself with rules of propriety, and that to be refined in mind is the effort to achieve single-mindedness
*
“Suppose in loving sex one’s mind is concentrated on loving sex and in loving money one’s mind is concentrated on loving money. Can these be regarded as concentrating on one thing? These are not concentrating on one thing; they are chasing after material things. Concentrating on one thing means the absolute concentration of the mind on the Principle of Nature.”
*
The human mind and the Principle of Nature are undifferentiated
*
“How can he study everything? The mind of the sage is like a clear mirror. Since it is all clarity, it responds to all stimuli as they come and reflects everything. There is no such case as a previous image still remaining in the present reflection or a yet-to-be-reflected image already existing there. Scholars of later generations propagate such a doctrine, and therefore they have greatly violated the teachings of the Sage.
*
From these we know that a sage does a thing when the time comes. The only fear is that the mirror is not clear, not that it is incapable of reflecting a thing as it comes. The study of changing conditions and events is to be done at the time of response. However, a student must be engaged in brightening up the mirror. He should worry only about his mind’s not being clear, and not about the inability to respond to all changing conditions.”
*
“Moral principles exist in no fixed place and are not exhaustible. Please do not think that, when you have gotten something from conversations with me, that is all there is to it. There will be no end if we talk for ten, twenty, or fifty more years.”
*
Consequently when something happens one turns topsy-turvy. One must be trained and polished in the actual affairs of life. Only then can one stand firm and remain calm whether in activity or in tranquillity
*
“In their way of teaching people, as soon as they get to anything refined or subtle, scholars of later generations say that it belongs to penetrating on the higher level and should not be pursued, and that it is better to turn to studies on the lower [empirical] level. This is to separate the two levels.
Now what the eye can see, what the ear can hear, what the mouth can say, and what the mind can think of are all matters of learning on the lower level, whereas what the eye cannot see, what the ear cannot hear, what the mouth cannot say, and what the mind cannot think of are matters of penetration on the higher level. For example, providing a tree with care and water is learning on the lower level, whereas the activity of the vegetative life day and night and the tree’s smooth and luxuriant growth are penetration on the higher level. How can human efforts have any part of it? Therefore whatever human effort can do and whatever can be talked about represent learning on the lower level. But penetration on the higher level is implicit in learning on the lower level. All that the Sage said, although absolutely refined and subtle, is a matter of lower learning. A student should direct his effort to this, and penetration on the higher level will naturally follow. There is no need to seek a separate and distinct way of higher penetration.”
*
“The only way is to get rid of selfish human desires and preserve the Principle of Nature. When tranquil, direct every thought to removing selfish human desires and preserving the Principle of Nature, and when active, direct every thought to doing the same. One should never mind whether or not one is at peace and tranquil. If he depends on that peace and tranquillity, not only will there be the fault of gradually becoming fond of quietness and tired of activity, but there will be many defects latent in that state of mind.
*
they understand the text perfectly, however, to the end of their lives they achieve nothing. One’s effort must be directed to the substance of the mind. Whenever one does not understand a thing or cannot put it into practice, one must return to oneself and in his own mind try to realize it personally.
*
‘The original mind is vacuous [devoid of selfish desires], intelligent, and not beclouded. All principles are contained therein and all events proceed from it. 20 There is no principle outside the mind; there is no event outside the mind.’
*
‘The mind is the nature of man and things, and nature is principle. I am afraid the use of the word “and” makes inevitable the interpretation of mind and principle as two different things.
*
Nature is one. As physical form or body it is called nature. As master of the creative process it is called the Lord. In its universal operation it is called destiny. As endowment in man it is called man’s nature. As master of man’s body it is called the mind. When it emanates from the mind we have filial piety when it is applied to the father, loyalty when it is applied to the ruler, and so on to infinity. All this is only one nature. Similarly, man is only one. He is called the son with respect to the father, or the father with respect to the son, and so on to infinity.
*
“Can an evil spirit delude an upright man? This fear itself shows that the mind is not upright. Therefore if anyone is deluded it is not any spirit that deludes him. He is deluded by his own mind. For example, if a man is fond of sex, it means that the spirit of lust has deluded him. If he is fond of money, it means that the spirit of money has deluded him. When he is angry at something at which he should not be angry, it means that the spirit of anger has deluded him. And when he is afraid of something of which he should not be afraid, it means the spirit of fear ha” Calmness is the original substance of the mind. It is the Principle of Nature. It is the state in which activity and tranquillity are united.’
*
I unexpectedly received a letter saying that my son was seriously ill. My sorrow was unbearable. The Teacher said, ‘This is the time for you to exert effort. If you allow this occasion to go by, what is the use of studying when nothing is happening? People should train and polish themselves at just such a time as this. A father’s love for his son is of course the noblest feeling. Nevertheless, in the operation of the Principle of Nature there is the proper degree of equilibrium and harmony. To be excessive means to give rein to selfish thoughts. On such an occasion most people feel that according to the Principle of Nature they should be sorrowful. Thus they keep on with sorrow and distress. They do not realize that they are already “affected by worries and anxieties and their minds will not be correct.” 34
*
Reduced to fundamentals, the Buddhists and Taoists are somewhat similar to the Confucians. However, they have only the upper section and neglect the lower section, 44 and in the end are not as perfect as the Sage. Nevertheless we cannot deny that they are similar in the upper section.
*
the Way. . . The man of humanity sees it and calls it humanity. The man of wisdom sees it and calls it wisdom. And the common people act according to it dally without knowing it.
*
“When a good thought is retained, there is the Principle of Nature. The thought itself is goodness. Is there another goodness to be thought about? Since the thought is not evil, what evil is there to be removed? This thought is comparable to the root of a tree. To make up one’s mind means always to build up this good thought, that is all. To be able to follow what one’s heart desires without transgressing moral principles 51 merely means that one’s mind has reached full maturity.”
*
The Principle of Nature never reveals itself. Nor do selfish desires. It is like walking on the road to go somewhere. As one walks one section of the road, he recognizes the next section. When he comes to a fork, and is in doubt, he will ask and then go on. Only then can he gradually reach his destination. People today are not willing to preserve as much of the Principle of Nature as they already know, nor to get rid of the selfish human desires they already know, but merely worry about not knowing all of them. They just talk idly. What good is this? Let one wait till he has mastered himself to the point of having no more selfish desires to overcome and then worry about not knowing all. It will still not be too late.’
*
Take those people today who talk about Heaven. Do they actually understand it? It is incorrect to say that the sun, the moon, wind, and thunder constitute Heaven. It is also incorrect to say that man, animals, and plants do not constitute it. Heaven is the Way. If we realize this, where is the Way not to be found? People merely look at it from one corner and conclude that the Way is nothing but this or that. Consequently they disagree. If one knows how to search for the Way inside the mind and to see the substance of one’s own mind, then there is no place nor time where the Way is not to be found. It pervades the past and present and is without beginning or end. Where do similarity and difference come in? The mind is the Way, and the Way is Heaven. If one knows the mind, he knows both the Way and Heaven.”
*
“Should names, varieties, and systems of things be investigated first of all?” The Teacher said, “It is necessary only for a person fully to realize the substance of his own mind, and then its functions will be found right in its midst.
*
“It is better to be a small body of water in a well which comes from a spring than a large body of water in a pond which comes from no source. The water in the well has the spirit of life that is inexhaustible.” It is said that when the Teacher said so, he was sitting by a well next to a pond. Therefore he used this analogy to enlighten his students.
*
The sage is comparable to Heaven. It is everywhere. Up where the sun, moon, and stars are, it is Heaven, and deep down under ground it is also Heaven. When has Heaven descended to a lower position? A sage is one who is great and is completely transformed [to be goodness itself].
*
“What is the Principle of Nature?”
“One recognizes it when he has gotten rid of selfish human
desires.”
“Why is the Principle of Nature called equilibrium?”
“Because it is balanced and impartial.”
“What is the condition of that?”
“It is like a bright mirror. It is entirely clear, without a speck of
dust attached to it.”
*
“To preserve one’s mind and see to it that it is always present is itself learning. What is the use of thinking of past and future events? In doing so one merely loses his mind.”
*
“Merely to talk about manifesting the clear character and not to talk about loving the people would be to behave like the Taoists and Buddhists.”
*
“The highest good is the nature. Originally the nature has not the least evil. Therefore it is called the highest good. To abide by it is simply to recover the nature’s original state.”
*
Mo Tzu’s universal love makes no distinction in human relations and regards one’s own father, son, elder brother, or younger brother as being the same as a passer-by.
That means that Mo Tzu’s universal love has no starting point. It does not sprout. We therefore know that it has no root and that it is not a process of unceasing production and reproduction.
*
“In learning to become a sage, the student needs only to get rid of selfish human desires and preserve the Principle of Nature, which is like refining gold and achieving perfection in quality. If the deficiency in purity is not substantial, the work of refining is simple and success is easily attained. The lower the proportion of purity is, the more difficult the work becomes.
*
Later generations do not realize that the foundation for becoming a sage is to be completely identified with the Principle of Nature, but instead seek sagehood only in knowledge and ability. They regard the sage as knowing all and being able to do all, and they feel they have to understand all the knowledge and ability of the sage before they can succeed. Consequently they do not direct their efforts toward the Principle of Nature but merely cripple their spirit and exhaust their energy in scrutinizing books, investigating the names and varieties of things, and imitating the forms and traces [of the acts of the ancients]. As their knowledge becomes more extensive, their selfish desires become more numerousas their abilities become greater and greater, the Principle of Nature becomes increasingly obscured from them. Their case is just like that of a person who, seeing someone else with a piece of pure gold of 10,000 pounds, does not take steps to refine his own so that in the quality of purity his will not yield to that of the other person, but foolishly hopes to match the 10,000 pound piece in quantity. He throws in mixed elements of pewter, lead, brass, and iron with the result that the greater the quantity, the lower the degree of purity. In the end it is no longer gold at all.”
*
“In making effort, we want to diminish every day rather than to increase every day. If we reduce our selfish human desire a little bit, to that extent we have restored the Principle of Nature. How enjoyable and how free! How simple and how easy!”
*
“Not making a special effort to like or to dislike does not mean not to like or dislike at all. A person behaving so would be devoid of consciousness. To say ‘not to make a special effort’ merely means that one’s likes and dislikes completely follow the Principle of Nature and that one does not go on to attach to that situation a bit of selfish thought. This amounts to having neither likes nor dislikes.”
*
“How can the love of beautiful color and the hatred of bad odor not be regarded as one’s own will?”
“The will in this case is sincere, not selfish. A sincere will is in accord with the Principle of Nature. However, while it is in accord with the Principle of Nature, at the same time it is not attached in the least to selfish thought. Therefore when one is affected to any extent by wrath or fondness, the mind will not be correct. 18 It must be broad and impartial.
*
“In the dynamic operation of the material force of the universe there is from the beginning not a moment of rest. But there is the master. Consequently the operation has its regular order and it goes on neither too fast nor too slowly. The master [that is, the wonderful functioning of creation] is always calm in spite of hundreds of changes and thousands of transformations
*
“Quite right. Name [fame] and actuality are opposed to each other. When devotion to actuality increases a little, to that extent the devotion to name decreases.
*
As long as people are equal in their complete identification with the Principle of Nature, they are equally sages. As to ability, power, and spiritual energy in handling affairs, how can all people be equal in them? Later scholars have confined their comparison to quantity and have therefore drifted into the doctrine of success and profit.
*
Later scholars do not understand the doctrines of the Sage, they do not know how to realize their innate knowledge and innate ability directly through personal experience and extend them in their own minds, but instead seek to know what they cannot know and do what they cannot do.
*
‘It is not that they cannot be changed. It is merely that they are unwilling to change.’
*
The human mind by nature delights in moral principles very much as the eye delights in beauty and the ear in music. If they do not, it is only because they are blinded and spoiled by selfish human desires. Now as selfish human desires are gradually removed, the mind will be increasingly harmonious with moral principles. How can it help being delighted?”
*
“As he who grows a tree must nourish the roots, so he who cultivates virtue must nourish his mind. If the tree is to grow, the many branches must be trimmed when it is young. Likewise, if virtue is to become eminent, the love of external things must be eliminated when the student first begins to learn. If one loves such external things as poetry and flowery essays, his mental energy will gradually be dissipated in poetry and literary essays. The same is true of all love of external things.”
He further said, “The way of learning I am now talking about is the task of creating something from nothing. You gentlemen must believe me. All depends on making up the mind. If the student makes up his mind to have one thought to do good, his mind will be like the seed of a tree.
*
“Those who concentrate on self-cultivation increasingly realize their insufficiency, while those who concentrate on knowledge increasingly believe that they have a superabundance.
*
“Are the principles of filial piety and loyalty to be found in the person of the parents and the ruler or in one’s own mind? If they are to be found in one’s own mind, it will also be no more than the investigation of the principles of the mind to the utmost. Please tell me what dwelling in seriousness is.”
“It is merely concentration on one thing.”
“What do you mean by concentration on one thing?”
“It means, for example, to concentrate the mind on reading when one is reading, and to concentrate the mind on handling affairs when one is handling affairs.”
“In that case it would mean to concentrate on drinking when one is drinking and to concentrate on enjoying sex when one is enjoying sex. That would be chasing after material things. How can it amount to any effort to dwell in seriousness?”
*
If one only knows how to concentrate on one thing and does not know that the one thing is the same as the Principle of Nature, he will be chasing after material things
*
“The nature of man is the substance of his mind. It is the same as principle. In investigating the principle of humanity to the utmost, one must really extend the humanity [in one’s action] to the ultimate of humanity, and in investigating the principle of righteousness to the utmost, one must really extend the righteousness [in one’s action] to the ultimate of righteousness. Humanity and righteousness are inherent in one’s nature. Therefore to investigate principle to the utmost is fully to develop one’s nature.
*
“It is difficult to overcome one’s selfish desires. What can be done about them?”
The Teacher said, “Give me your selfish desires. I shall overcome them for you.”
*
Hsiao Hui said, “To a certain extent, I, too, have the determination to do something for myself, but I don’t know why I cannot master myself.”
The Teacher said, “Please tell me what you mean by having the determination to do something for yourself.”
After a long while, Hui said, “Having made up my mind to be a good man, I thought I had the determination to do something for myself. As I think of it, I realize that I merely wanted to do something for my bodily self, not for my true self.”
The Teacher said, “Has the true self ever been separated from the bodily self? I am afraid you have not even done anything for your bodily self. Tell me, is not what you call the bodily self ears, eyes, mouth, nose, and the four limbs?”
*
Hsiao Hui was fond of Buddhism and the Taoist search for immortality. The Teacher warned him and said, “From youth I was also earnestly devoted to the two systems. I thought I had learned something and thought the Confucian system was not worth studying. Later while I lived in barbarous territory for [nearly] three years, I reali2ed how simple, easy, extensive, and great the doctrines of the Sage are, and then I sighed and regretted having wasted my energy for thirty years. In general, the excellence of the two systems differs from that of the Sage only in an infinitesimal amount.
*
If you want to know the bitterness, you have to eat a bitter melon yourself.”
*
All the friends present attained a certain enlightenment all at once.
*