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Copyright 2020 Dominique Tronc













MYSTIQUES CHRÉTIENS DE LA RENAISSANCE


Quinzième et Seizième siècles



Textes réunis par Dominique Tronc, 2020.









Le Nuage d’Inconnaissance  ~ 1400

JULIENNE DE NORWICH ~ 1343-apr.1416

CATHERINE DE GÊNES  1447-1510

La Perle Evangélique  1535

JEAN DE LA CROIX 1541-1591

JOSEPH DE JESUS-MARIA  1562-1628

Série «  Mystiques  du Monde »



I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque

Des origines au troisième siècle

II. Antiquité chrétienne

Du cinquième au dixième siècle

III. Moyen Âge chrétien

Du douzième au quatorzième siècle

IV. Chrétiens à la Renaissance

Quinzième et seizièmes siècles

V. Chrétiens à l’âge classique

Dix-septième siècle

VI. Figures européennes

Du dix-huitième au vingtième siècle


VII. Sufis en terres d’Islam

Du neuvième au treizième siècle

VIII. Sufis en terres d’Islam

Du quatorzième au vingtième siècle


IX. Figures de l’Inde traditionnelle

X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet

XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon

XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine


XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon

XIV-XVI Poèmes d’Occident


Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.





LE NUAGE D’INCONNAISSANCE


«Sur le Nuage» (Lilian Silburn)

Le «Nuage d’inconnaissance» est d’un auteur anonyme, moine probablement qui vivait en Angleterre vers le milieu du 14siècle.

Ce court traité est l’un des plus profonds de la mystique chrétienne et pourtant il est à peine connu en France et n’a pas la place qu’il mériterait dans la littérature religieuse.

II s’apparente étroitement par l’esprit et la méthode aux chefs-d’œuvre de Saint Jean de la Croix qui lui sont postérieurs. Comme eux aussi il s’adresse aux contemplatifs qui cherchent à atteindre les sommets de la vie spirituelle, c’est-à-dire l’union mystique par la voie étroite du dénuement et de l’amour.

Ces contemplatifs ne sont nullement des savants ni des théologiens adonnés à la science et qui aspirent à la claire vision de Dieu puisqu’on ne peut jouir de cette vision en cette vie. Le nuage d’inconnaissance n’est qu’à l’intention des âmes humbles qui aspirent uniquement à suivre la voie de l’amour, cet élan direct du cœur vers Dieu et vers Dieu seul.

Ce nuage d’inconnaissance est un symbole particulièrement bien choisi pour exprimer l’expérience mystique dans tout son dénuement. Ce nuage qui s’interpose entre l’âme et Dieu et obscurcit la connaissance que l’âme pourrait avoir de Dieu rappelle la «divine obscurité» et la connaissance obscure par agnosie d’un saint Denys l’Areopagite et offre encore des points remarquables de similitude avec «la nuit obscure» de Saint Jean de la Croix.

Ce nuage est l’oubli de notre activité cognitive et le renoncement aux lumières surnaturelles; car la vie spécifiquement mystique ne consiste pas pour l’auteur de ce petit livre en une claire considération de quelque objet qui se situerait au-dessous de Dieu quelque savant et favorable qu’il soit, comme la méditation sur les perfections divines, les dons de Dieu, les saints ou les béatitudes; elle ne consiste pas non plus en un mouvement aigu de l’intelligence ni en curiosité d’esprit ou en imagination parce que «tout ce à quoi tu penses cela est au-dessus de toi pendant ce temps et entre toi et ton Dieu» (éd. Guerne, p.32). Par contre plus valable en soi et plus plaisant à Dieu est cet aveugle élan d’amour vers Dieu en lui-même et «un tel et secret empressement en ce nuage d’inconnaissance». La raison en est que «l’amour peut en cette vie atteindre Dieu, mais la science point».

Il est donc possible selon l’auteur sans vue, ni lumière, ni connaissance, en un élan d’amour que sans cesse Dieu suscite dans notre volonté.

C’est en ceci précisément que consiste l’œuvre dont l’auteur donne une description extraordinaire, car c’est la seule fois à ma connaissance qu’un mystique insiste autant sur la brièveté et l’instantanéité de l’œuvre c’est-à-dire de ce très court élan qui mène vers Dieu. Ce n’est pas une prière qui dure et s’alanguit, mais un élan dont l’intensité s’accroît sans cesse parce qu’il reprend et se renouvelle. Comme le dit si bien l’auteur du nuage d’inconnaissance : «ce n’est pas un long temps que réclame cette œuvre pour son réel achèvement. C’est en effet l’opération la plus brève de toutes celles que puisse imaginer l’homme. Jamais elle ne dure plus ni moins qu’un atome lequel atome… est la plus petite partie du temps» et cet atome est la juste mesure de la volonté. Ce mouvement de la volonté est précisément ce que l’auteur appelle le «pieux et humble aveugle élan d’amour». À l’aide de la grâce, tous les mouvements d’une âme qui serait parfaitement pure convergeraient vers le souverainement désirable et aucun n’irait se perdre vers les créatures.

En ces conditions il nous paraît que les conseils que donne ce moine ne sont pas seulement utiles aux âmes qui ont effectivement renoncé au monde et vivent dans un cloître, mais qu’ils sont aussi à la portée de tous ceux qui se sentent portés vers la vie contemplative, car s’il est indubitable que les longues oraisons sont incompatibles avec les multiples occupations de la vie journalière, ce bref élan du cœur et de la volonté qui est apte à se renouveler parce qu’il est amour peut très bien par contre accompagner une vie active dans le siècle. En effet pour que cette œuvre s’accomplisse nous dit l’auteur «un rien de temps suffit». «Ce n’est qu’un brusque mouvement et comme inattendu qui s’élance vivement vers Dieu, de même qu’une étincelle de charbon. Et merveilleux est-il de compter les mouvements en une heure se faire dans une âme qui a été disposée à ce travail. Et pourtant il suffit d’un seul mouvement entre tous ceux-là pour qu’elle ait soudain et complètement oublié toute choses créées. Mais sitôt après chaque mouvement, par suite de la corruption de la chair, c’est la chute dans quelques pensée ou action exécutée ou non. Mais qu’importe? puisque aussitôt après il s’élance de nouveau aussi soudainement qu’il l’avait fait avant. d’elle;» (p. 29-30).

Cet élan suffit pour unir à Dieu. Mais à certains il convient de «l’avoir comme plié et empaqueté dans un mot» afin de mieux s’y tenir et ce mot doit être bref, «Dieu», «amour» par exemple; c’est avec ce mot qu’il nous est conseillé de frapper à coups redoublés sur le nuage d’inconnaissance et de rabattre toute manière de pensée «sous le nuage d’oubli», car à côté de ce nuage obscur qui se trouve entre l’âme et Dieu, l’auteur distingue un autre nuage qui serait cette fois-ci non plus au-dessus de l’âme, mais au-dessous d’elle; nous avons là le nuage d’oubli qui s’interpose entre elle et les créatures.

Ainsi le nuage d’inconnaissance est le symbole original dans lequel s’exprime l’expérience vécue du moine en sa double nudité : nudité intérieure totale à l’égard de la connaissance de Dieu, ce «Dieu immense et profond» de saint Jean de la Croix qu’aucune vision ou révélation ne peut traduire et dénuement intégral de toute chose, oubli parfait et de soi-même et des autres.

Le travail et l’effort qui reviennent à l’âme sont en effet de fouler aux pieds le souvenir de tout ce qui n’est pas Dieu et de perdre «toute idée et tout sentiment de son être propre». (p.137).

Bien avant saint Jean de la Croix, ce moine anonyme du XIV° siècle décrit encore un autre aspect de l’obscurité qui rappelle la nuit obscure du Saint. Il la nomme «l’affliction parfaite qui sert à purifier l’âme». «Tu dois prendre en dégoût tout ce qui se fait en ton intelligence et en ta volonté, à moins qu’il n’y soit que Dieu seul. Parce que tout ce qui est autre, assurément quoi que ce soit, cela est entre toi et ton Dieu, rien d’étonnant que tu le détestes et haïsses de penser à toi-même quand il te faut toujours avoir sentiment du péché, cet horrible et puant bloc massif de tu ne sais pas quoi, lequel est entre toi et ton Dieu/cette masse pesante qui n’est point autre chose que toi-même». (p.138).

Cette œuvre qui paraît si ardue au début deviendra facile parce que par la suite c’est Dieu qui voudra travailler seul, mais alors qu’on laisse cette œuvre agir en nous-mêmes et nous conduire où elle voudra sans nous y mêler par crainte de tout embrouiller. Qu’on devienne aveugle durant ce temps en rejetant tout désir de connaissance qui serait plus un obstacle qu’une aide «qu’il te suffise pour toi de te sentir mû et poussé par cette chose que tu ne sais pas quoi et dont tu ne sais rien sinon que dans ce tien mouvement tu n’as aucune pensée particulière pour aucune chose au-dessous de Dieu et que cet élan nu est directement dirigé vers Dieu». (p.114)

Comme saint Jean de la Croix, l’auteur du Nuage d’Inconnaissance dit nettement que l’œuvre de Dieu en nous est passive et surnaturelle et que l’initiative de l’âme active et naturelle amènerait à éteindre l’esprit. Mais nous n’en saurons pas plus sur cette œuvre divine ni sur l’illumination qui perce parfois le nuage d’Inconnaisssance ni sur l’embrasement d’amour qui en résulte, l’auteur ne pouvant ni ne voulant en parler, car sa tâche se limite à décrire l’œuvre propre de l’homme qui est attiré et aidé par la grâce.

La façon toute savoureuse, vivante et ingénue dont l’auteur fait part de ses conseils et de ses expériences est admirable par sa simplicité et sa nudité; le lecteur n’y verra exposées et discutées que des choses essentielles, indispensables et suffisantes qui témoignent précisément de sa grande expérience spirituelle. C’est ce qui fait la valeur de ce court traité et en rend la lecture si attrayante1.





Commence ici un livre de Contemplation nommé LE NUAGE D’INCONNAISSANCE en lequel l’Âme est unie à Dieu2.

COMMENCE ICI LA PRIÈRE DU PROLOGUE

O. DIEU, à qui sont ouverts tous les cœurs, et à qui parle toute volonté, et à qui rien de secret ne demeure caché : je Vous supplie de purifier les desseins de mon cœur par l’ineffable don de Votre grâce, en sorte que je puisse parfaitement Vous aimer, et dignement Vous louer. Amen3.

COMMENCE ICI LE PROLOGUE

Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit! Je te prie et t’adjure, de toute l’énergie et la force compatibles avec la charité, toi qui auras ce livre entre les mains, qu’il soit venu en ta possession par propriété ou que tu l’aies en garde, que tu aies à le transmettre ou que tu l’aies reçu de quelqu’un, qui que tu sois je te somme, autant qu’il est au pouvoir de la sagesse et de la volonté, de ne pas le lire, de ne pas le copier et de n’en donner lecture à quiconque, et non plus de supporter qu’il soit lu, ou copié, ou qu’il en soit donné lecture, à moins que ce ne soit par quelqu’un, ou à quelqu’un, dont tu présumes à bon droit qu’il a l’intention unique et le désir véritable de se faire un disciple parfait du Christ, non seulement dans la vie active, mais encore au point suprême de la vie contemplative auquel puisse parvenir en cette vie, par la grâce, l’âme parfaite emprisonnée encore, cependant, dans ce corps mortel; et qu’à cela l’ait préparé, et à ta connaissance depuis longtemps déjà, la pratique de 15 telles vertus de la vie active qui rendent apte à la vie contemplative. Parce qu’autrement ce livre n’est en rien accordé à lui. Et par-dessus je te prie et t’adjure, si quelqu’un comme celui-là devait le lire, le copier ou en parler, ou bien encore en écouter la lecture ou en entendre parler, je te somme, au nom et par l’autorité de la charité, comme je le commande à toi-même, de lui commander de lire ce livre ou d’en entendre la lecture, de le copier ou d’en parler tout au long dans son entier. Car il peut se trouver qu’il y ait quelque matière incluse en son commencement, ou au milieu, qui reste là en suspens et ne soit pas pleinement traitée à cette place : mais elle le sera bientôt après, ou peut-être même à la fin. C’est pourquoi si quelqu’un voulait ne regarder qu’un passage, et pas un autre, il pourrait facilement être induit en erreur; et afin d’éviter cette erreur, ensemble à toi et à tous autres, je te supplie par charité de faire comme je t’ai dit.

Les disputeurs du monde, les louangeurs et les blâmeurs d’eux-mêmes ou d’autrui, les discoureurs de vanités, coureurs d’histoires et conteurs de contes, toutes les sortes de faiseurs d’embarras, jamais je n’ai tenu ni eu souci qu’ils connussent ce livre. Car il n’est jamais entré dans mon intention d’écrire cette chose pour eux, et donc aussi je désire qu’ils ne s’y mêlent point : ni eux, ni aucun curieux, lettré ou inculte. Oui! encore seraient-ils excellents hommes de bien dans la vie active, rien de ceci néanmoins ne se rapporte à eux. Mais si c’était pour ces hommes, au contraire, qui se tiennent dans la vie active par la forme extérieure 16 de l’existence, mais qui cependant, sous l’inspiration de l’Esprit de Dieu (dont les jugements sont cachés) se trouvent, par un mouvement intérieur, pleinement disposés par grâce, non pas continuellement comme c’est le cas des vrais contemplatifs, mais de temps à autre, à avoir les yeux ouverts au plus haut de cet acte de la contemplation; si donc c’étaient de tels hommes qui vissent ce livre, ils pourraient, par la grâce de Dieu, en être grandement confortés.

Le présent livre est séparé en soixante et quinze chapitres, entre lesquels le dernier de tous enseigne certains signes sûrs, auxquels une âme peut vérifier véritablement si elle — est appelée, ou non, par Dieu à travailler dans cette voie, à être l’ouvrier de ce travail.

AMI spirituel en Dieu, je te prie et t’adjure d’avoir une constante et soutenue considération et un perpétuel regard sur la manière et matière de ta vocation. Et qu’en ton cœur tu rendes grâces à Dieu de pouvoir, par l’assistance de Sa grâce, te tenir fermement en l’état, au degré et forme de vie dont tu as pleinement fait choix contre tous les assauts subtils des ennemis spirituels et corporels, et triompher jusqu’à la couronne de la vie qui n’a pas de fin.

Amen.



CHAPITRE PREMIER Des quatre degrés dans la vie du chrétien ; et comment les parcourt la vocation que dit ce livre.

Ami spirituel en Dieu, tu dois parfaitement entendre que grossièrement, je vois quatre degrés et stades dans la vie du chrétien : lesquels sont à savoir, de la vie commune (ou ordinaire), de la vie spéciale (ou religieuse), de la vie solitaire et de la vie parfaite. Les trois premiers ont leur commencement et fin dans cette vie; mais le quatrième, qui par la grâce peut commencer ici, ne sera à jamais sans fin que dans la béatitude du ciel. ;

Et tels que tu les trouves en ordre ici, et en premier la vie commune, puis la vie spéciale, ensuite la vie solitaire et la parfaite enfin, tels justement et dans cet ordre même sont les degrés, selon mon jugement, par lesquels, dans sa grande miséricorde, Notre Seigneur t’appelle et te conduit à Lui dans 18 le désir de ton cœur. Car tu sais bien que lorsque tu vivais d’abord dans le degré commun de la vie chrétienne et dans la compagnie de tes frères du monde, c’est très évidemment Son éternel amour — par lequel tu fus fait et créé du néant où tu étais, et racheté au prix de son précieux sang du péché d’Adam où tu étais perdu — qui n’a voulu souffrir que tu fusses si loin de Lui dans ce stade et à ce degré de vie. Et c’est pourquoi Il a très gracieusement suscité ton désir, et par le lien de la ferveur l’a affermi, te conduisant par là et t’amenant à une forme de vie et dans l’état plus spécial de serviteur au nombre de ses serviteurs, en sorte qu’il te fût possible d’apprendre à vivre plus spirituellement et plus spécialement à son service : bien plus que tu ne l’avais fait ou que tu n’eusses pu le faire dans le degré commun de ta vie de devant. Mais encore?

Encore il apparaît qu’il ne te laissa point ni ne t’abandonna ainsi légèrement, dans l’amour de Son cœur qu’Il n’a cessé d’avoir pour toi depuis que tu as été si peu que rien. Mais qu’a-t-Il fait? Ne vois-tu pas avec combien de soins et d’attentions, avec combien, de grâces, Il t’a haussé intimement vers le troisième degré et la troisième forme de vie, laquelle est appelée solitaire? Et dans cette forme et cet état de vie solitaire, tu peux apprendre à élever plus haut tbn amour et à marcher vers cet état et ce degré, lequel est le dernier de tous, qui est celui, de la vie parfaite. 19

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DEUXIÈME Courte exhortation à l’humilité et à l’accomplissement de l’œuvre que ce livre dit.

Aussi maintenant regarde, misérable créature, et vois ce que tu es. Qu’es-tu donc, et en quoi donc as-tu mérité d’être ainsi appelé par notre Seigneur? Quel faible et misérable cœur, tout endormi dans la paresse, celui qui ne serait point éveillé par l’attirance de cet amour et par la voix de cet appel! Mais attention, malheureux, méfie-toi sur l’instant de ton ennemi, et ne te prends jamais pour plus saint ou meilleur du fait de l’excellence de cet appel et du genre de vie solitaire où tu es entré. Quelle misère, au contraire, et quelle malédiction, si tu ne tires pas le meilleur de toi-même, quand tu as le soutien de la grâce et de la direction spirituelle, pour vivre selon ta vocation! Aussi combien plus grands faut-il que soient ton humilité et ton amour 21 spirituel pour l’époux, quand Lui qui est le Dieu de toute-puissance, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, s’est fait humble au point de s’abaisser jusqu’à toi et, de toutes les brebis de son troupeau, t’a fait la grâce de te choisir pour être l’une de celles qui Lui sont réservées, t’octroyant dans le pâturage une place où tu puisses être nourri des suavités de Son amour, par anticipation sur ton héritage au royaume des cieux.

En action, donc, et sans délai, je t’en supplie. Regarde à présent devant toi et laisse ce qui est en arrière vois ce qui te fait défaut, et non ce que tu as, c’est le plus prompt pour gagner et garder l’humilité. Toute ta vie maintenant consiste et se tient dans le désir, si tu dois avancer sur les degrés de la perfection : ce désir qui ne peut être absolument que créé et formé dans ta volonté par la main de Dieu tout-puissant, mais avec ton accord. Et je te dis une chose : c’est un amant jaloux et qui ne souffre point de partage; Il ne se complaît à agir dans ta volonté s’Il n’y est point seul, uniquement, avec toi. Il ne réclame aucune aide, mais seulement toi-même. C’est Lui qui veut, et tu n’as qu’à Le regarder et Le laisser, Lui seul. Mais à toi de bien garder les fenêtres et la porte, car les mouches et les ennemis y font assaut.

Et si tu as ferme propos de faire ainsi, il n’est besoin pour toi que de Le presser humblement par la prière, et bientôt Il voudra t’aider. Presse-le donc, et fais voir quelles sont tes dispositions. Il est tout prêt et Il n’attend que toi. Mais que feras-tu, et comment vas-tu Le presser? 21

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TROISIÈME Comment doit être entreprise l’œuvre que dit ce livre, et de sa précellence sur toutes autres.

LÈVE vers Dieu ton cœur dans un élan d’humilité et d’amour; pense à Lui seul, et non pas à ses biens. Ainsi considère avec répugnance toute pensée autre que de Lui. En sorte qu’en ton entendement et en ta volonté, il n’y ait d’œuvre que la sienne. Et ce que tu as à faire, c’est d’oublier toutes les créatures que Dieu ait jamais faites, et même leurs œuvres, afin que ni ta pensée ni ton désir ne se lèvent et se tendent vers aucune d’entre'elles, pas plus au général qu’au particulier; laisse-les exister et ne t’en soucie points L’œuvre de l’âme qui plaît le plus à Dieu, la voici. Tous les saints et les anges ont joie de cet ouvrage et ils se hâtent d’y aider de toutes leurs forces. Les démons entrent tous en fureur lorsque tu t’y emploies, et ils s’efforcent 23 tant qu’ils peuvent d’y faire échec. Tous les humains en vie sur terre en sont merveilleusement assistés, bien que tu ne saches comment. Et les âmes en purgatoire, oui, sont soulagées de leur peine par la vertu de cette opération. Toi-même t’en trouves purifié et rendu vertueux plus que par toute autre œuvre. Et néanmoins c’est la plus facile de toutes, lorsqu’avec la grâce l’âme s’y sent portée, et c’est la plus tôt faite. Mais autrement elle est ardue, et c’est pour toi comme un prodige que de l’accomplir.

C’est pourquoi ne te relâche point, mais sois en travail jusqu’à tant que tu t’y sentes porté. Car dans les commencements lorsque tu le fais, tu ne trouves rien qu’une obscurité; et comme s’il y avait un nuage d’inconnaissance, tu ne sais pas quoi, excepté que tu sens dans ta volonté un élan nu vers Dieu. Cette obscurité et ce nuage sont, quoi que tu fasses, entre toi et ton Dieu, et ils font que tu ne peux ni clairement Le voir par la lumière de l’entendement dans ta ni Le sentir dans ton affection par la douceur de l’amour. raison

Donc, apprête-toi à demeurer dans cette obscurité tant que tu le pourras, toujours plus soupirant après Celui que tu aimes. Car si jamais ton sentiment vient à Le connaître ou si tu dois Le voir, autant qu’il se peut ici-bas, toujours ce sera dans le nuage de cette obscurité. Et si tu as volonté de t’efforcer activement ainsi que je t’en prie, j’ai toute confiance en Sa miséricorde que tu y parviendras. 23

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUATRIÈME De la brièveté de cette œuvre, et comment on n’y peut parvenir par curiosité d’esprit ni imagination.

Mais afin que tu n’ailles point errer ni te représenter cette œuvre autrement qu’elle n’est, il me faut t’en dire un peu plus long, selon mon jugement.

Ce n’est pas un long temps que réclame cette œuvre, ainsi que le croient quelques-uns, pour son réel achèvement; c’est en effet l’opération la plus brève de toutes celles que puisse imaginer l’homme. Jamais elle ne dure plus, ni moins, qu’un atome/1, lequel atome, d’après la définition des vrais philosophes en la science d’astronomie, est la plus petite partie du temps : si petit qu’à cause de sa

/1. Atome, ou athome : environ 1/6 de seconde. L’heure, au moyen âge, se divisait en 60 ostenta, dont chacun comptait 376 atomi. (N. d. T.).

25 petitesse même il est indivisible et quasi incompréhensible. C’est lui, ce temps dont il est écrit : Tout le temps qui t’est donné à toi, à toi il sera demandé comment tu l’as dépensé. Et c’est raison que tu en rendes compte, car il n’est ni plus long ni plus court, mais il a la juste mesure, pas plus, de ce qui est au dedans le principal pouvoir agissant de ton âme : c’est-à-dire ta volonté. Car il peut y avoir et il y a, dans une heure de ta volonté, juste autant de vouloirs et de désirs, ni plus ni moins, qu’il y a d’atomes dans une heure.

Or si tu te trouvais, par la grâce, rétabli dans le premier état de l’âme humaine, telle qu’elle était avant le péché, alors, et avec l’aide de cette même grâce, tu serais maître de ce, ou de ces mouvements; et de cette sorte aucun n’irait se perdre, mais tous convergeraient et tendraient vers le souverainement désirable et suprême bien, lequel est Dieu. Car Il vient même à la convenance de notre âme par la mesure qu’Il donne à Sa Divinité; et notre âme également est à sa convenance par l’excellence originale de notre création «à Son image et à Sa ressemblance». Et par Lui-même seul, et rien que Lui en Lui-même, Il est pleinement suffisant, et encore bien plus, pour combler le vouloir et désir de notre âme. Et, par la vertu réformatrice de la grâce, notre âme est faite pleinement suffisante et capable de Le comprendre en entier, Lui qui est incompréhensible à toutes les facultés et pouvoirs de connaissance des créatures, autant angéliques qu’humaines : j’entends bien par la science, mais non par leur amour. Et c’est pourquoi je les nomme, 26 en ce cas, les facultés de connaissance.

Néanmoins, toutes les créatures qui ont intelligence, les angéliques comme les humaines, possèdent en elles-mêmes et chacune pour soi, une première puissance opérative principale, laquelle est nommée de connaissance, et une autre puissance opérative principale, laquelle est nommée de l’amour. Desquelles deux facultés, Dieu qui en est le créateur, reste toujours incompréhensible à la première, qui est celle de la connaissance; et à la seconde, qui est celle de l’amour, Il est tout compréhensible, pleinement et entièrement, quoique diversement pour chacun. De sorte qu’une seule même âme peut, par la vertu de l’amour, comprendre en elle-même Celui qui est en Soi pleinement suffisant — et incomparablement plus encore — pour emplir et combler toutes les âmes et tous les anges jamais créés. Et c’est ici l’immense et merveilleux miracle de l’amour dont l’œuvre jamais ne connaîtra de fin, puisqu’à jamais Dieu le fera et que jamais il n’interrompra de le faire. Que celui-là le voie, à qui la grâce a donné des yeux pour voir, car c’est une infinie bénédiction que d’en avoir le sentiment, et le contraire est une désolation infinie.

Et c’est pourquoi celui qui a été rétabli par la grâce à demeurer constant dans la garde des mouvements de sa volonté — puisqu’il ne peut être, de nature, sans ces mouvements — jamais ne sera dans cette vie sans quelque goût de l’infinie suavité, ni dans la béatitude du ciel sans sa pleine et complète nourriture. Aussi ne t’étonne donc pas si je te pousse et t’incite à cette œuvre. Car elle est 27 l’œuvre même, comme tu l’apprendras par la suite, que l’homme eût poursuivie s’il n’avait pas péché; c’est l’œuvre pour laquelle l’homme a été fait, et toutes choses pour l’homme, afin de lui prêter assistance et l’y pousser plus avant; et aussi est-ce en y travaillant que l’homme sera rétabli à nouveau. Car par le manquement à ce travail, toujours plus profondément l’homme tombe dans le péché, toujours plus loin et plus loin de Dieu. Mais à mettre et garder dans cette œuvre son continuel effort, sans plus, l’homme se relève de plus en plus du péché, toujours plus près et plus près de Dieu.

Et c’est pourquoi prends donc grandement garde au temps, et comment tu le dépenses : car rien n’est plus précieux que le temps. Un rien de temps, aussi petit soit-il, et le ciel peut être gagné et perdu. Un gage que le temps est précieux, c’est que Dieu, qui en est le dispensateur, ne nous donne jamais deux temps à la fois, mais toujours l’un après l’autre. Ce qu’Il fait parce qu’Il ne veut point renverser l’ordre et le cours ordinal des causes dans Sa création. Car le temps est fait pour l’homme, et non l’homme pour le temps. Et c’est pour cela que Dieu, à qui appartient le gouvernement de la nature, ne veut point, par Son don du temps, précéder le mouvement de nature dans l’âme humaine, lequel mouvement a l’exacte mesure d’un temps, et rien que d’un temps. En sorte qu’au Jugement, l’homme n’aura point d’excuse à invoquer devant Dieu et, rendant compte du temps dépensé, il n’aura point à dire : «Vous m’avez donné deux temps à la fois, et je n’avais qu’un seul mouvement par fois.» 28

Mais tout plein de chagrin, voici que tu me dis; «Comment ferai-je? et puisque c’est ainsi que tu le dis, comment rendrai-je compte de chaque temps séparément? Moi qui jusqu’à ce jour, avec à présent vingt et quatre ans d’âge, n’ai jamais pris garde au temps. Maintenant, si je voulais rectifier, tu sais parfaitement, pour la raison même des paroles que tu as écrites plus haut, que cela ne se peut ni selon le cours naturel, ni par le secours de la grâce commune, et que je ne saurais à présent prendre garde et faire réparation que pour les seuls temps qui sont à venir. Et au surplus encore, je sais assurément, par le fait de mon excessive fragilité et de mon indolence d’esprit, que même pour ces temps à venir, je ne serai en aucune manière capable de veiller à plus d’un sur cent. De sorte que je suis véritablement prisonnier de ces raisons. Pour l’amour de Jésus, aide-moi maintenant!»

Très juste et fort exactement dit : pour l’amour de Jésus. Car dans l’amour de Jésus, là en effet sera ton aide et ton secours. L’amour a ce pouvoir, que toutes choses alors sont mises en commun. Aussi donc aime Jésus, et toute chose qu’il a sera tienne. Il est, par Sa Divinité, le créateur et dispensateur du temps. Il est, par Son humanité, le garde vrai du temps. Et par Sa Divinité ensemble et son humanité, Il est le Juge le plus exact, et qui demande compte du temps dépensé. C’est pourquoi unis-toi à Lui, par amour et par foi, et ainsi, par l’effet et vertu de ce lien, tu percevras en commun avec Lui, et avec tous qui par l’amour sont aussi liés à lui : c’est à savoir avec notre Dame 29 Sainte Marie qui était pleine de toutes grâces dans cette garde du temps, puis avec tous les anges du ciel, lesquels n’ont pu jamais perdre quelque temps que soit, et avec tous les saints au ciel et sur la terre, lesquels, par la grâce de Jésus, en vertu de l’amour, ont pris avec exactitude une juste garde du temps. Vois donc! ici se trouve le réconfort; médites-en clairement, et pour toi tires-en quelque profit.

Mais je t’avertis d’une chose entre toutes autres : Je ne vois pas qui pourrait prétendre à une communauté ainsi avec Jésus et Sa Mère équitable, avec Ses anges éminents et Ses saints, si ce n’est quelqu’un qui fasse de soi-même tous ses efforts et son possible afin d’aider la grâce dans cette garde du temps. De telle sorte qu’on le voie pour sa part, si petite soit-elle, venir en bénéfice à la communauté, ainsi que parmi eux, chacun pour la sienne, le fait.

Aussi donc donne ton attention à cette œuvre, et à sa merveilleuse manière, intérieurement, dans ton âme. Car pourvu qu’elle soit bien conçue, ce n’est qu’un brusque mouvement, et comme inattendu, qui s’élance vivement vers Dieu, de même qu’une étincelle du charbon. Et merveilleux est-il de compter les mouvements qui peuvent, en une heure, se faire dans une âme qui a été disposée à ce travail. Et pourtant il suffit d’un seul mouvement entre tous ceux-là, pour qu’elle ait, soudain et complètement, oublié toutes choses créées. Mais sitôt après chaque mouvement, par suite de la corruption de la chair, c’est la chute de nouveau 30 dans quelque pensée ou quelque action, exécutée ou non. Mais qu’importe? Puisque sitôt après, il s’élance de nouveau aussi soudainement qu’il l’avait fait avant.

Et ici peut-on se faire une brève idée de la manière de cette opération, et clairement discerner qu’elle est loin de toute vision, fausse imagination ou bizarrerie de pensée : car telle, elle serait produite, non par un aussi pieux et humble aveugle élan d’amour, mais par un esprit imaginatif, tout d’orgueil et de curiosité. Pareil esprit d’orgueil et de curiosité doit toujours être rabaissé et durement foulé aux pieds, si véritablement, cette œuvre, c’est dans la pureté du cœur qu’on la veut concevoir. Car quiconque, pour avoir entendu quelque chose de cette œuvre, soit par lecture soit par paroles, s’imaginerait qu’on puisse ou doive y parvenir par le travail de l’esprit; et dès lors s’assiérait et se mettrait à chercher dans sa tête comment elle peut bien être, et, dans cette curiosité, ferait travailler son imagination peut-être bien au rebours de l’ordre naturel, allant s’inventer une sorte et manière d’opérer, laquelle n’est ni corporelle ni spirituelle, — en vérité cet homme, qui que ce soit, est périlleusement dans l’erreur. À un tel point, même, qu’à moins que Dieu, dans sa grande bonté, n’accomplisse un miracle de miséricorde et ne lui fasse aussitôt quitter cet effort pour aller prendre conseil, humblement, de ceux qui ont l’expérience, cet homme alors tombera dans les folies frénétiques, ou encore dans d’autres grands péchés contre l’esprit ou illusions diaboliques, par lesquels il peut très facilement perdre tout ensemble 31 sa vie et son âme, maintenant et à jamais. C’est pourquoi donc, pour l’amour de Dieu, montre de la prudence dans cette œuvre et ne travaille en aucune façon par l’esprit ni par imagination; car je te le dis véritablement : elle ne peut être faite par le travail de ceux-là. Aussi laisse-les, et ne travaille point avec eux.

Et ne crois pas, parce que j’ai dit une obscurité ou un nuage, que ce puisse être quelque nuage de l’accumulation des humeurs qui flottent dans l’air, ni non plus une obscurité comme dans ta maison, de nuit, quand la chandelle est soufflée. Car une telle obscurité et un tel nuage, tu les peux imaginer par curiosité d’esprit, et avoir l’une devant tes yeux dans le plus lumineux jour de l’été; comme aussi, au contraire, dans la plus sombre nuit d’hiver, tu peux imaginer une brillante et claire lumière. Laisse une pareille fausseté. Je n’entends en rien cela. Car lorsque je dis obscurité, j’entends un manque et absence de connaissance, comme est obscure pour toi la chose que tu ne connais pas ou que tu as oubliée : puisque tu ne la vois avec l’œil de l’esprit. Et pour cette raison il n’est point appelé un nuage de l’air, mais un nuage d’inconnaissance, lequel est entre toi et ton Dieu.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUIÈME Que dans le temps de cette œuvre, toutes les créatures qui jamais ont été, sont maintenant ou seront, et toutes les œuvres de ces mêmes créatures, doivent être cachées sous le nuage d’oubli.

ET si jamais tu devais parvenir en ce nuage, et que tu y demeures et travailles dedans comme je t’en prie, ce que tu dois, de même que ce nuage d’inconnaissance est au-dessus de toi entre toi et ton Dieu, c’est exactement de même mettre au-dessous de toi un nuage d’oubli entre toi et toutes les créatures jamais créées. Tu vas penser, peut-être, que tu es tout à fait loin de Dieu parce que ce nuage d’inconnaissance est entre toi et ton Dieu, mais très certainement, si la conception en est bonne, tu es bien plus loin de Lui quand tu n’as point un nuage d’oubli entre toi et les créatures qui puissent jamais avoir été ou être faites. Et si 33 souvent que je dise : toutes les créatures qui jamais aient été ou soient faites, aussi souvent j’entends non seulement ces créatures elles-mêmes, mais aussi toutes les œuvres et conditions de ces mêmes créatures. Je ne fais exception d’aucune créature, qu’elle soit corporelle ou spirituelle, ni non plus d’aucune condition ou œuvre d’aucune créature, qu’elle soit bonne ou mauvaise : et pour le dire en bref, toutes doivent être cachées sous le nuage d’oubli en l’occurrence.

Car quoiqu’il soit pleinement profitable parfois de penser à certaines conditions et actions de telles créatures particulières, néanmoins ici, en cette œuvre, le profit en est minuscule ou nul. Pourquoi donc? C’est que le souvenir ou la pensée de quelque créature que Dieu ait jamais faite, ou d’une quelconque de ses actions, est une manière de lumière spirituelle : car l’œil de ton âme est exactement fixé sur cela comme l’œil du tireur est fixé sur le but qu’il vise. Et je te dis une chose, c’est que tout ce à quoi tu penses, cela est au-dessus de toi pendant ce temps, et entre toi et ton Dieu : et d’autant plus es-tu loin et plus loin de Dieu, que tu as en l’esprit la moindre chose autre que Dieu.

Oui! et s’il est possible de le dire avec décence et convenance, pour cette œuvre, cela ne sert que peu ou à rien de penser à la bonté ou à la perfection de Dieu, ou à notre Dame, ou aux saints et anges dans le ciel, ou encore aux béatitudes du ciel c’est-à-dire par une considération spéciale, comme si tu voulais par cette considération nourrir ton propos et lui donner plus de force. Je suis dans 34 l’opinion qu’en aucune manière cela ne t’aiderait dans le cas et dans cette œuvre. Car encore qu’il soit bon de méditer sur la bonté de Dieu, et de L’aimer et glorifier pour cela, néanmoins il est de beaucoup meilleur de penser à son Être pur, et de L’aimer et glorifier pour Lui-même.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SIXIÈME Courte considération de l’œuvre dont s’agit, tirée d’une question.

Mais maintenant tu m’interroges et me dis «Comment vais-je penser à Lui, et qu’est-Il?» et à cela je ne puis te répondre que ceci : «Je n’en sais rien.»

Car par ta question tu m’as jeté dans cette même obscurité et dans ce même nuage d’inconnaissance où je voudrais que tu fusses toi-même. Car de toutes les autres créatures et de leurs œuvres, oui certes, et des œuvres de Dieu Lui-même, il est possible qu’un homme ait son plein de connaissance par la grâce, — et sur elles, il peut très bien penser; mais sur Dieu Soi-même, personne ne peut penser. C’est pourquoi laisserai-je toutes choses que je puis penser, et choisirai-je pour mon amour la chose que je ne puis penser. Car voici : Il peut bien être aimé, 36, mais pensé non pas. L’amour Le peut atteindre et retenir, mais jamais la pensée.

Aussi donc, quoiqu’il soit bon de penser parfois en particulier à la bonté et à la perfection de Dieu, et encore que ce soit une lumière et partie de la contemplation, néanmoins pourtant en cette œuvre, cela sera rejeté bas et couvert avec un nuage d’oubli. Et tu t’avanceras vaillamment par-dessus, mais prudemment, dans un pieux et joyeux élan d’amour, essayant de percer l’obscurité au-dessus de toi. Et frappe à coups redoublés sur cet épais nuage d’inconnaissance avec la lance aiguë de l’amour impatient; et ne t’en va de là pour chose qui arrive.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SEPTIÈME Comment l’homme se gardera, dans cette œuvre, entre toute pensée, et particulièrement contre celles issues de la curiosité et astuce de l’esprit naturel.

. ET si quelque pensée se lève et continuellement se veut pousser de force au-dessus de toi, entre toi et cette obscurité, te questionnant et disant «Que cherches-tu? Et que voudrais-tu avoir?» Tu diras, toi, que c’est Dieu que tu souhaites posséder : «C’est Lui que je convoite, Lui que je cherche, et rien autre que Lui.»

Et si elle te demande : «Qu’est-ce que Dieu?» Dis-lui, toi, que c’est Dieu qui t’a fait, et racheté, et qui gracieusement t’a appelé à ce degré. «Et en Lui, tu diras, nulle et de rien est ton habileté.» Et c’est pourquoi tu ordonnes : «En-bas, toi, va-t’en en bas.» Et vite tu poses le pied dessus par un élan d’amour, toute sainte qu’elle te paraisse, et bien 38 qu’elle te semblât vouloir t’aider à Le chercher. Car peut-être bien voulait-elle te mettre en l’esprit divers très admirables et merveilleux aspects de Sa bonté, et affirmer qu’Il est toute douceur et tout amour, toute grâce et toute miséricorde. Et si tu veux l’écouter, elle ne demande pas mieux; car pour finir, et toujours plus te disputant ainsi, elle te distraira, toi, de l’amour, pour te mettre en l’esprit Sa Passion.

Et là, elle te fera voir la merveilleuse bonté de Dieu, et si tu l’écoutes, elle n’attend que cela. Car bientôt après, elle te montrera ta misérable vie ancienne, et peut-être, à y penser et à la voir, te ramènera-t-elle à l’esprit quelque lieu où tu as demeuré dans ce temps d’avant. De telle sorte que pour finir, et avant que tu t’en sois rendu compte, te voilà rejeté tu ne sais où dans la dissipation. Et la cause de cette dissipation, c’est que tu te seras prêté de bon gré tout d’abord à l’entendre, puis que tu lui auras répondu, que tu l’auras admise et reçue, et que tu l’auras laissée seule faire.

Et tout cependant, néanmoins, la chose qu’elle disait, tout ensemble était bonne et sainte. Et même si sainte, oui, que l’homme ou la femme qui croirait atteindre à la contemplation sans de nombreuses et attendries méditations sur sa propre misère, sur la Passion, la Bonté, l’Excellence et la Perfection de Dieu, avant d’y parvenir, certes se tromperait et manquerait son but. Mais ce néanmoins, il reste à l’homme ou femme qui longuement s’est employé à ces méditations, de les laisser pourtant, et de les rejeter et pousser très loin sous le nuage d’oubli, 39 s’il doit jamais pénétrer et percer un jour le nuage d’inconnaissance qui est entre lui et son Dieu. Aussi donc, quel que soit le moment où tu te disposes à cette œuvre, et quel, le sentiment d’y être appelé par la grâce de Dieu : élève alors ton cœur vers Lui, avec un mouvement et un élan d’humilité et d’amour, dans la pensée du Dieu qui t’a créé, et racheté, et qui t’a gracieusement appelé au degré où tu es, n’admettant aucune autre pensée que cette seule pensée de Dieu. Et même celle-ci, seulement si tu t’y sens porté : car un élan direct et nu vers Dieu est suffisant assez, sans aucune autre cause que Lui-même.

Et que si cet élan, il te convient l’avoir comme plié et empaqueté dans un mot, afin de plus fermement t’y tenir, alors ce soit un petit mot, et très bref de syllabes : car le plus court il est, mieux il est accordé à l’œuvre de l’Esprit. Semblable mot est le mot : DIEU, ou encore le mot : AMOUR. Choisis celui que tu veux, ou tel autre qui te plaît, pourvu qu’il soit court de syllabes. Et celui-là, attache-le si ferme à ton cœur, que jamais il ne s’en écarte, quelque chose qu’il advienne.

Ce mot sera ton bouclier et ton glaive, que tu ailles en paix ou en guerre. Avec ce mot tu frapperas sur ce nuage et cette obscurité au-dessus de toi. Et avec lui tu rabattras toutes manières de pensée sous le nuage de l’oubli. À tel point que, si quelque pensée t’importune d’en haut et te demande ce que tu voudrais posséder, tu ne lui répondras par aucunes paroles autres que ce mot seul. Et qu’elle argue de sa compétence en t’offrant d’expliquer ce 40 mot très savamment et de t’en exposer les qualités ou propriétés, dis-lui que tu veux le garder et posséder intact en son entier, et non point brisé ou défait.

Et si tu veux te tenir ferme en ce propos, sois bien sûr que pas un instant de plus, elle ne demeurera. Et pourquoi? Parce que tu ne veux ni la laisses se nourrir aux douces méditations sur Dieu, alléguées ci-dessus.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE HUITIÈME Un bon éclaircissement de certains doutes qui peuvent survenir en cette œuvre, tiré d’une question, par la réfutation de la propre curiosité et astuce de l’esprit humain naturel, et par la distinction des degrés et parties entre la vie active et la contemplative.

Or voici que tu m’interroges : «Et qu’est-ce donc, ce qui m’occupe ainsi durant cette couvre, et savoir si c’est chose de bien ou mauvaise? Car si c’était chose mauvaise, dis-tu, alors je m’émerveillerais qu’elle vînt à ce point accroître la dévotion de l’homme. Et souvent m’a-t-il bien semblé qu’il y avait un réconfort précieux à écouter ses dires. Et maintes fois y a-t-il, ce me semble, où elle m’a tiré les larmes du cœur, tantôt m’apitoyant sur la Passion du Christ, tantôt sur ma propre misère ou tant d’autres objets qui tous m’ont paru parfaitement 42 saints, et d’un grand bien pour moi. Aussi ne saurait-elle, à mon estime, être du tout mauvaise. Mais si la chose est bonne, et qu’au surplus elle me fasse un tel et si grand bien par ses dires et douces paroles, alors grandement je m’étonne et me demande pourquoi tu me dis de la rejeter, et si loin, sous le nuage d’oubli.»

Voici assurément qui me paraît une question pertinemment posée, et à laquelle je pense bien répondre, autant que je le pourrai dans ma faiblesse.

Et d’abord, lorsque tu me demandes ce qu’est cela, qui t’occupe et te presse si fort pendant cette œuvre, et même s’offre à t’y aider, je dis que c’est un vif et clair regard dans la lumière naturelle de ton esprit, lequel s’imprime dans ton âme.

Et quand tu me demandes si la chose est bonne ou mauvaise, je dis qu’en elle-même, il lui appartient d’être bonne toujours, selon sa nature. Pour cela : que c’est un rayon de la ressemblance de Dieu. Mais quant à son emploi, alors elle peut être bonne, ou mauvaise. Bonne, quand elle est, par la grâce, ouverte sur une vue de ta propre misère, sur la Passion, sur la bonté et sur les œuvres admirables de Dieu dans Ses créatures, tant corporelles que spirituelles. Auquel cas, il n’y a point à s’étonner qu’elle accroisse si pleinement ta dévotion, tout comme tu dis. Mais là où l’usage est mauvais, c’est quand l’enflent l’orgueil et la curiosité d’un grand savoir et connaissance livresques, tels que chez les doctes clercs; car les voilà empressés à se faire, non plus les humbles écoliers de la divinité et maîtres en la dévotion, mais les étudiants orgueilleux 43 du diable et maîtres des vanités et du mensonge. Pour tous les autres hommes ou femmes, quels qu’ils soient, religieux ou séculiers, aussi l’usage ou emploi de cet esprit naturel est mauvais, lorsque l’enflent l’orgueil et la curiosité de tous les talents mondains, les charnelles pensées de convoitise devant la louange du monde, et la possession des richesses, des vaines plaisances et des flatteries d’autrui.

Et lorsque tu me demandes pourquoi tu as à la rejeter sous le nuage de l’oubli, quand la chose est ainsi, et telle que selon sa nature elle est bonne, et par suite, selon que tu en uses proprement, elle te fait tant de bien et accroît tellement ta dévotion; je réponds à ceci et te dis : Que tu dois parfaitement comprendre qu’il y a deux manières de vivre en la Sainte Église.

La première est la vie active et la seconde est la vie contemplative. L’active est la vie inférieure, et la contemplative, supérieure. La vie active a deux degrés, un supérieur et un inférieur, de même que la vie contemplative aussi a deux degrés, un inférieur et un supérieur. Mais aussi ces deux vies sont-elles à ce point couplées ensemble que, bien qu’elles puissent être diverses en quelque endroit, néanmoins ni la première ni la seconde ne saurait être pleinement sans quelque partie de l’autre. Pourquoi cela? Parce que cette part qui est la supérieure de la vie active, c’est aussi cette même part qui est l’inférieure de la vie contemplative. De telle sorte qu’un homme ne saurait être pleinement actif, qu’il ne soit pour partie contemplatif; 44 ni non plus contemplatif absolument, pour autant qu’on le puisse être ici; qu’il ne soit pour une part actif. La condition de la vie active, c’est d’avoir tout ensemble et son commencement et sa fin dans cette vie; mais non la vie contemplative, laquelle commence bien en cette vie, mais pour durer sans connaître de fin. Et la raison? C’est que la part que Marie a choisie, jamais elle ne lui sera ôtée. La vie active est troublée, agitée et travaillée par maints objets; mais la contemplative, elle, demeure assise dans la paix avec un objet unique.

La vie active inférieure, ce sont les honnêtes bonnes œuvres matérielles de charité et de miséricorde. Sa part supérieure, laquelle est l’inférieure de la vie contemplative, ce sont les efficaces méditations spirituelles et l’attentive considération par l’homme, avec chagrin et contrition, de sa propre misère; de la Passion du Christ. et de ses serviteurs, avec pitié et compassion; des admirables dons de Dieu, de Sa bonté et de Ses œuvres dans toutes Ses créatures corporelles et spirituelles, avec actions de grâces et louanges. Mais, la plus haute part de la contemplation, autant qu’elle peut se faire ici, consiste tout entière en cette obscurité et ce nuage d’inconnaissance, et avec un élan d’amour et une aveugle considération de l’Être pur de Dieu, uniquement Lui-même.

L’homme, dans la vie active inférieure, est en dehors de soi et au-dessous de soi. Dans la vie active supérieure, et partie inférieure de la contemplative, l’homme est au dedans de soi et égal à soi-même. Mais dans la vie contemplative supérieure, 45 c’est au-dessus de soi qu’il est, et sous son Dieu. Au-dessus de soi-même : car la victoire qu’il se promet, avec le secours de la grâce, est par delà le point qu’on ne peut plus prétendre atteindre par nature; ce qui est d’être attaché et uni à Dieu en esprit, en unité d’amour et en conformité de volonté.

Et tout justement comme il est impossible à la raison humaine d’admettre, pour un homme, qu’il en vienne à la part supérieure de la vie active, s’il n’a, du moins, cessé et quitté pour un temps la part inférieure; exactement de même aussi est-il qu’un homme ne pourra point passer à la part supérieure de la vie contemplative, s’il n’a, du moins, cessé et quitté pour un temps sa part inférieure. Et autant est-ce chose illégitime et qui va à l’échec, que de vouloir et prétendre s’asseoir dans ses méditations, tout en conservant néanmoins son attention fixée à l’extérieur sur les travaux du corps, faits ou à faire, aussi saints qu’ils puissent être par ailleurs en eux-mêmes; autant assurément est-il inadmissible et un échec certain, de prétendre et vouloir œuvrer dans cette obscurité et ce nuage d’inconnaissance en un affectueux élan d’amour pour Dieu Lui-même, tout en laissant s’élever au-dessus de soi et se pousser entre soi et son Dieu, quelque pensée ou quelque méditation sur les admirables dons de Dieu, Sa bonté et ses œuvres dans chacune de Ses créatures corporelles et spirituelles, — autant saintes que puissent être, par ailleurs, ces pensées elles-mêmes, autant réconfortantes et profondes! 46

Et c’est la raison pourquoi je te dis et prie de rejeter une telle pensée affutée et subtile, et de la recouvrir d’un très épais nuage d’oubli, quelque sainte qu’elle soit et te faisant promesse plus que jamais de t’assister et aider dans ton propos. Et le pourquoi, c’est que l’amour peut, dans cette vie, atteindre Dieu; mais la science non point. Et tout le temps que l’âme demeure en ce corps mortel, la pointe de notre intelligence à l’égard des choses spirituelles, et tout particulièrement de Dieu, est souillée toujours plus de toutes sortes d’imaginations, par la faute desquelles notre travail ne peut être qu’impur. Et la grande merveille, ce serait que par là nous ne fussions induits en mainte erreur.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE NEUVIÈME Qu’en le temps de cette œuvre, le souvenir de la créature la plus sainte qu’ait jamais faite Dieu est plus nuisible que profitable.

ET c’est pourquoi ce mouvement aigu de ton intelligence, qui toujours vient t’importuner quand tu te mets à cette œuvre, il faut toujours qu’il soit foulé aux pieds; car si toi, tu ne le foules, c’est lui qui te foulera. Et ainsi, lorsque tu crois au mieux et t’imagines demeurer en cette obscurité et n’avoir en ton esprit rien autre que Dieu seul, si tu y regardes véritablement, tu trouveras ton esprit, non point occupé de cette obscurité, mais d’une claire considération de quelque objet au-dessous de Dieu. Et cela étant, assurément cette chose est au-dessus de toi dans le moment, et entre toi et ton Dieu. C’est pourquoi, aie donc à dessein de rejeter de semblables et claires considérations, 48 seraient-elles saintes et favorables comme jamais. Car je te dis une chose : c’est que plus profitable pour la santé de ton âme, et plus valable en soi, et plus plaisant à Dieu et à tous les saints ou anges au ciel, — oui! et plus secourable à tous tes amis de corps et d’esprit, vifs ou morts, — est cet aveugle élan d’amour vers Dieu en Lui-même, et un tel et secret empressement en ce nuage d’inconnaissance; et je te dis qu’il est meilleur pour toi de le posséder et avoir dans ton sentiment spirituel, que d’avoir les yeux de ton âme ouverts sur la contemplation ou considération de tous les anges ou saints au ciel; ou qu’elle soit baignée dans toute l’allégresse et la mélodie de la béatitude où ils sont.

Et remarque bien que tu n’as point à t’étonner de ceci; car si tu pouvais toi-même le voir aussi clairement qu’il est possible, par la grâce, de le pressentir en cette vie, alors tu penserais comme je dis. Mais sache bien et sois assuré que la claire vision, on ne l’aura jamais en cette vie; le sentiment, toutefois, on peut l’avoir, par grâce, et avec la permission de Dieu. Et c’est pourquoi élève donc ton amour à ce nuage; ou plutôt, pour parler selon la vérité, laisse Dieu tirer ton amour à ce nuage; et tâche pour toi, avec le secours de Sa grâce, d’oublier tout le reste.

Car lorsqu’un simple souvenir de quelque objet au-dessous de Dieu, pourtant involontaire et non délibéré, déjà t’éloignes beaucoup plus de Dieu que s’il ne s’était imposé, et te nuit par cela qu’il te rend d’autant plus incapable d’avoir, par expérience, le sentiment du fruit de Son amour, — que 49 sera-ce donc si tu jettes volontairement et délibérément un tel souvenir en travers de ton propos, et quel obstacle ne va-t-il pas y mettre? Et puisque le souvenir de quelque saint en particulier, ou de tout objet purement spirituel, déjà est un pareil obstacle pour toi, qu’en sera-t-il du souvenir de quelque homme vivant dans sa chair misérable ou de tout autre objet matériel ou mondain? Et combien n’en seras-tu pas empêché dans cette œuvre?

Ce n’est pas que je dise qu’une semblable idée soudaine et nue de quelque bon et spirituel objet au-dessous de Dieu, tout involontaire et non délibérée, ou même volontairement suscitée et choisie dans l’intention d’accroître ta dévotion, encore qu’elle soit nuisible au mode et à la manière de cette œuvre, — ce n’est pas que je dise qu’elle soit par là chose mauvaise. Non! Dieu ne permettrait point que tu le prisses ainsi. Mais je dis que, tant bonne et sainte qu’elle soit, néanmoins, dans cette œuvre, elle fait plus d’empêchement que de profit. Pour ce temps-là et ce moment, veux-je dire. Et pourquoi? C’est que celui qui cherche Dieu avec perfection, celui-là, pour finir, ne va point s’arrêter et reposer dans le souvenir de quelque saint ou d’un ange du ciel.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DIXIÈME Comment un homme connaîtra que sa pensée n’est point péché ; ou si elle l’est, quand c’est péché mortel et quand, véniel.

Par contre, il n’en est plus du tout ainsi du souvenir de quelque homme ou femme vivant en cette vie, ni non plus d’un objet corporel ou mondain, quel qu’il soit. C’est, en effet, que la pensée brusque et soudaine de l’un d’entre eux, venue en toi contre ta volonté et ton consentement, bien qu’elle ne puisse t’être imputée à péché — puisque c’est là le travail contre toi du péché originel, duquel, dans le baptême, tu as été purifié — néanmoins, si elle n’était promptement contrôlée et ce soudain élan promptement rabattu, très vite ton faible cœur charnel y serait entraîné : soit par une sorte ou l’autre de complaisance, si c’est là un objet qui te plaît ou t’a plu autrefois; soit par une sorte ou 51 l’autre de ressaut, si c’est là un objet que tu crois douloureux pour toi ou qui te fut autrefois douloureux. Et cet attachement, s’il peut être mortel de nouveau pour ceux, hommes et femmes, qui vivent de la vie charnelle et qui étaient auparavant dans le péché mortel; pour toi, cependant, et pour tous ceux qui ont, dans une volonté fidèle, abandonné le monde, lesquels sont par engagement et obligation en quelque degré de la vie religieuse dans la sainte Église, ouvertement ou en secret, quel que soit, — et par suite ne sont point gouvernés de leur propre volonté et leur estimation personnelle, mais par la volonté et le conseil de leurs maîtres et supérieurs, quels qu’ils soient, religieux ou séculiers, — un tel attachement par complaisance ou ressaut du cœur charnel n’est cependant, pour ceux-là tous, que péché véniel. Et la cause en est au profond appui et enracinement en Dieu de votre but et intention, accomplis dès le commencement de votre vie en cet état où vous êtes venus, avec l’assistance et conseil d’un prudent Père, votre témoin.

Mais il n’en est pas moins que cette complaisance ou ressaut attaché à ton cœur charnel, pour peu qu’il y soit admis à demeurer quelque temps sans réprimande, alors et pour finir s’attache au cœur spirituel, ce qui est dire à la volonté, avec le plein consentement : ce qui, alors, est péché mortel. Et c’est ce qui arrive quand toi-même, ou l’un de peux que j’ai nommés, appelle intentionnellement en soi le souvenir de quelque homme ou femme vivant en cette vie, ou autrement quelque objet matériel ou mondain. Si bien que si c’est là un objet qui te blesse ou t’a blessé autrefois, en toi s’élève une passion furieuse et une soif de vengeance, lesquelles ont pour nom la Colère; ou autrement, on le repousse par le dédain et quelque manière de dégoût de cette personne, avec pensées méprisantes et jugements qui condamnent, ce qui a nom : l’Envie. Ou encore c’est une lassitude et un manque de goût pour toute action et bonne occupation, tant corporelle que spirituelle, ce qui a nom Paresse.

Et si c’est là un objet qui te plaise ou t’a plu autrefois, alors s’élève en toi une grande délectation à y penser, quelle que puisse être cette chose. Si bien que tu reposes en cette pensée et finis par y attacher ton cœur, et ta volonté aussi bien; et à cela se repaît ton cœur charnel : à tel point que tu penses dans le moment n’avoir d’autre bien à convoiter, que de vivre toujours et reposer en pareille paix avec la chose à laquelle tu penses. Or, cette pensée que tu attires en toi ou autrement accueilles quand elle y est venue, et en laquelle tu reposes avec tant de délectation, si elle touche à l’excellence de ta nature ou de ton savoir, à la grâce reçue ou au degré atteint, aux faveurs ou à la beauté, alors elle est Orgueil. Et si elle va aux biens terrestres de quelque sorte, aux richesses ou mobiliers quelconques dont on puisse être maître ou possesseur, alors c’est Convoitise. Si c’est aux mets délicats et breuvages, ou à quelque autre façon de délices que l’homme puisse goûter, alors c’est Gloutonnerie, comme dit Gourmandise. Et si c’est d’amour ou de plaisance qu’elle parle, de 53 caresses charnelles quelles que soient, de l’apprêt ou de la flatterie des charmes de quelque homme ou femme vivant en cette vie, et de toi-même autant : alors c’est Lubricité et Luxure.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE ONZIÈME Qu’un homme devrait peser toute pensée et mouvement intérieur, quels qu’ils soient, et toujours se garder de l’indifférence quant au péché véniel.

SI je parle ainsi, ce n’est pas que je croie que vous soyez, toi ou tous autres que j’ai dits, coupables et accablés d’aucun péché pareil; mais c’est que je voudrais que tu te gardasses de manquer à peser chaque pensée et chaque mouvement intérieur quel qu’en soit l’objet, et que tu t’employasses activement à détruire tout premier mouvement et pensée aux choses où tu pourrais ainsi pécher.

Car je te dis ceci : celui-là qui ne pèse point, ou prend légèrement, la première pensée — oui! même s’il n’y a en elle aucun péché — il n’échappera pas, quel soit-il, à l’indifférence quant au péché véniel. À ce péché véniel, il n’est personne, en cette vie mortelle, qui y échappe absolument. Mais à 55 l’indifférence quant au péché véniel, toujours échapperont tous vrais disciples en la perfection : car autrement, je ne serais point étonné qu’ils tombassent bientôt en péché mortel.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DOUZIÈME Que par l’efficace et vertu de cette œuvre non seulement le péché est détruit, mais aussi les vertus suscitées.

C’est donc pourquoi, si tu veux te tenir et ne point tomber, n’aie d’arrêt ni de cesse jamais en ton propos : mais toujours et plus, frappe sur ce nuage d’inconnaissance, lequel est entre toi et ton Dieu, avec la lance aiguë de l’impatient amour; détourne-toi en horreur de penser à quelque objet que ce soit au-dessous de Dieu; et ne t’en va de là pour chose qui arrive.

Car c’est par cette œuvre seule et en elle seulement, que tu détruis le fondement et la racine du péché. Jeûne comme jamais, veille plus tard que jamais, lève-toi plus tôt que jamais, comme jamais couche-toi durement, harasse-toi comme jamais, oui! et même s’il était permis de le faire — ce qui 57 n’est pas — arrache-toi les yeux, coupe-toi la langue, bouche-toi les oreilles et les narines hermétiquement comme jamais, et encore tranche-toi les membres et inflige à ton corps toutes les peines et souffrances imaginables : rien de cela ne t’aidera en rien. Toujours en toi seront le mouvement et l’assaut du péché.

Hélas! et quoi encore? Verse des larmes autant comme jamais par regret et chagrin de tes péchés, ou avec la pensée de la Passion du Christ; ou bien, plus vives que jamais, te soient présentes à l’esprit toutes les joies du ciel. Quel en sera l’effet, en ce qui te concerne? Assurément beaucoup de bien, grand secours, grand profit et beaucoup de grâce en retireras-tu. Mais en comparaison avec l’aveugle élan d’amour, c’est tout si peu que rien, ce que cela fait, ou peut faire, sans lui. Tandis qu’il est en lui-même, et sans les autres, la meilleure part de Marie; eux, sans lui, n’avancent qu’à bien peu, ou à rien. Car non seulement il détruit le fondement et la racine du péché autant qu’il se peut faire ici, mais par là suscite les vertus. Qu’il soit bien véritablement conçu, — et véritablement toutes les vertus s’y trouveront, et conçues à la perfection, et comprises sensiblement en lui, sans nul mélange d’intention. Et jamais homme n’aurait sans lui tant de vertus, qu’elles ne soient toutes mêlées d’une intention faussée, laquelle est cause qu’elles seraient imparfaites.

Car la vertu n’est rien d’autre, en effet, qu’une affection ordonnée et mesurée, et pleinement dirigée sur Dieu pour Lui-même. Pourquoi? C’est qu’Il est en Lui-même la pure cause et fin de toutes les vertus : 58 au point que si quelqu’un portait une vertu qui eût pour cause, mêlée à Dieu, une autre raison encore — oui! et quand bien Dieu serait encore la principale —, il n’en reste pas moins que cette vertu est alors imparfaite. Comme ainsi l’on pourra voir, pour l’exemple, en une vertu, ou en deux, plutôt qu’en toutes les autres : et telles seront parfaitement l’humilité et la charité. Car quiconque peut, ces deux-là, les gagner et avoir clairement : il n’a rien besoin de plus. Parce que les ayant, il a tout.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TREIZIÈME Ce qu’en elle-même est l’humilité ; et quand parfaite elle est, et quand imparfaite elle est.

Voyons donc en premier la vertu de l’humilité : comment elle est imparfaite quand elle a pour cause, mêlée à Dieu, quelque autre raison, encore qu’Il soit la principale; et comment elle est parfaite avec Dieu en Lui-même pour seule fin. Et d’abord faut-il savoir ce qu’est en elle-même l’humilité, si toutefois la chose peut être clairement vue et comprise; sur quoi, plus véritablement pourra-t-on concevoir, dans la vérité de l’esprit, quelle en est la cause.

\L’humilité n’est en elle-même rien d’autre que la vraie connaissance et le sentiment vrai, pour l’homme, de ce qu’il est en soi-même. Car bien assurément, qui peut se voir soi-même en vérité et sentir ce qu’il est, en vérité celui-là sera humble. 60

Et à cette humilité sont deux causes, lesquelles voici : La première est la souillure, misère et fragilité de l’homme, auxquelles il est tombé par le péché, et dont il lui appartient de garder sentiment à tous les instants qu’il vit en cette vie, quelque saint qu’il puisse être. La seconde, cst le surabondant Amour et la Perfection de Dieu en Soi-même, à la considération desquels toute nature est dans le tremblement; et tous les grands clercs sont des fous; et tous les saints et tous les anges sont aveugles. Tellement que, si ce n’était qu’Il mesurât, dans la sagesse de Sa Divinité, la contemplation de chacun après sa capacité selon la nature et selon la grâce, je défaille à dire ce qu’il leur arriverait.

La seconde de ces deux causes est parfaite; et la raison, c’est qu’elle durera toujours et sans aucune fin. Mais la première ci-dessus, est par contre imparfaite; et pourquoi? c’est que non seulement elle tombe quand prend fin cette vie, mais encore bien souvent peut-il arriver qu’une âme en ce corps mortel, par abondance de grâce en multiplication de son désir — aussi souvent et aussi longtemps que daigne Dieu y opérer ainsi — peut avoir tout soudain et parfaitement perdu et oublié toute idée et tout sentiment de son être, sans plus aucun souci ou de sa sainteté ou de sa misère antérieure. Mais que la chose arrive rarement ou fréquemment à une âme ainsi disposée, de toute façon elle ne persiste qu’un très bref instant, à mon avis : mais durant cet instant elle est parfaitement humble, n’ayant idée ni sentiment d’une cause, autre que la principale. Tandis que chaque fois qu’elle connaît 61 et ressent l’autre cause mêlée à celle-ci — et quand même celle-ci serait la principale — alors l’humilité est imparfaite.

Mais toujours, néanmoins, elle est bonne; et toujours nécessaire est-il de l’avoir. Et que Dieu te préserve de le prendre autrement que j’ai dit.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUATORZIÈME Que sans venir d’abord à l’humilité imparfaite, il est impossible à un pécheur de parvenir en cette vie à la vertu parfaite d’humilité.

Car encore que je l’appelle humilité imparfaite, néanmoins, c’est d’autant que j’aurai eu la connaissance vraie et le sentiment de moi-même tel que je suis, que le plus vite me sera donnée, avec la cause parfaite, la vertu de l’humilité elle-même : et plus vite que si tous les saints et les anges du ciel, et tous les hommes et femmes de la sainte Église sur la terre, religieux ou séculiers de tous degrés, tous ensemble se mettaient à ne faire rien d’autre que prier Dieu afin que j’aie l’humilité parfaite. Oui, et même encore est-il impossible à un pécheur d’avoir, ou de conserver l’ayant eue, cette vertu parfaite de l’humilité sans l’autre.

Et c’est pourquoi saigne et sue tant que tu peux 63 et pourras, afin d’avoir, de toi-même, la connaissance vraie et le sentiment de ce que tu es. Car alors, je pense que peu après tu auras une expérience de Dieu, la connaissance vraie et le sentiment de ce qu’Il est. Non pas tel qu’Il est en Soi-même, puisque cela nul ne le peut, fors Lui-mêm ni encore tel que tu Le connaîtras dans la béatitude, ensemble avec le corps et l’âme. Mais tel qu’il est possible de Le connaître d’expérience, avec Sa permission, pour une âme humble et vivant en ce corps mortel.

Et ne pense pas, parce que j’ai posé à cette humilité deux causes, l’une parfaite et imparfaite l’autre, que je veuille par là te voir quitter le travail à propos de l’imparfaite humilité pour te mettre entièrement à vouloir la parfaite. Non point, assurément : car m’est avis que jamais tu ne l’aurais ainsi. Mais ce que jusqu’ici j’ai fait, je l’ai fait parce que je voulais te dire et aussi que tu visses l’excellence de cet exercice spirituel et sa précellence sur tous autres, physiques et spirituels, tels que peut ou pourrait les faire l’homme avec l’aide de la grâce. Comment il est aussi que cet amour intime, secrètement pressant en pureté d’esprit l’obscur nuage d’inconnaissance qui est entre toi et ton Dieu, véritablement et parfaitement contient en lui la parfaite vertu d’humilité, sans nulle particulière ou claire considération de quoi que ce soit au-dessous de Dieu. Et encore parce que je voulais que tu connusses laquelle était l’humilité parfaite, et que tu la posasses comme un signe devant l’amour de ton cœur, et que tu fisses ainsi pour toi 64 et pour moi. Enfin, parce que je voulais que, par cette connaissance, tu devinsses plus humble. Car c’est souventes fois que le défaut de connaissance est cause, à mon avis, de beaucoup d’orgueil. Et peut-être eût-il pu se faire que, ne connaissant laquelle était la parfaite humilité, et ayant cependant quelque petite connaissance et sentiment de celle que j’appelle l’humilité imparfaite, tu te fusses imaginé avoir déjà presque atteint l’humilité parfaite : de telle sorte, ainsi, que tu te fusses trompé toi-même, croyant en être à une totale humilité alors que tu eusses été tout prisonnier d’un horrible et puant orgueil.

Et c’est pourquoi efforce-toi donc de travailler à cette humilité parfaite, car elle a qualité telle que quiconque la possède, et durant tout le temps où il l’a, ne péche point, et non plus ne péchera beaucoup par après.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUINZIÈME Une courte démonstration contre leur erreur : ceux qui disent qu’il n’est plus parfaite cause à l’humilité, que la connaissance par un homme de sa propre misère.

Et aussi fie-toi fermement à ceci, qu’il y a une humilité parfaite telle que j’ai dit, et qu’il est possible par la grâce d’y parvenir en cette vie. Ce que j’affirme pour la confusion de ceux qui prétendent, dans leur erreur, qu’il n’y a plus parfaite cause d’humilité que celle qui ressort du souvenir de notre misère et des péchés que nous avons commis.

J’accorde bien que pour ceux qui ont été dans l’habitude du péché, comme je le suis et ai été moi-même, c’est une très-nécessaire et efficace cause d’humilité que le souvenir de notre misère et des péchés que nous avons commis, tant et jusqu’au moment que soit grattée en grande part la grande 66 rouille du péché, et ce, avec l’attestation de notre conscience et de notre directeur spirituel. Mais pour les autres qui sont comme innocents, n’ayant jamais péché mortellement par volonté déterminée en connaissance de cause, mais seulement par fragilité et par ignorance, et qui se font contemplatifs; — et pour nous deux également, qui nous sentons la vocation par la grâce, et le désir d’être contemplatifs, après, toutefois, qu’au témoignage de notre conscience et de notre directeur spirituel nous serons assurés d’un légitime amendement par la contrition et par la confession, comme aussi par l’obéissance aux statuts et ordonnances de la sainte Église — il y a, sur celle-là, une autre cause d’humilité : et aussi loin au-dessus d’elle que la vie de notre Dame Sainte Marie est au-dessus de celle du pénitent le plus pécheur de la sainte Église; ou que la vie du Christ est au-dessus de la vie de n’importe qui en ce monde; ou encore que la vie d’un ange, lequel n’a jamais senti — ni ne sentira — la fragilité, est au-dessus de la vie du plus fragile des humains sur cette terre.

Car s’il en allait ainsi, et qu’il n’y eût point d’autre cause plus parfaite d’humilité que de voir et sentir notre misère et fragilité, alors je demanderais à ceux qui le prétendent : quelle cause avaient-ils à leur humilité, ceux qui n’ont jamais vu ni senti — et jamais non plus n’auront en eux — la misère ni l’assaut du péché, tels que notre Seigneur Jésus-Christ, notre Dame Sainte Marie, et tous les saints et anges dans le ciel? Or, à cette perfection ainsi qu’à toutes autres, notre Seigneur Jésus-Christ nous 67 appelle Lui-même en l’Évangile, où il commande que nous soyons par faits, par la grâce, tout comme Il est Lui-même, par nature.

(Estote ergo vos perfecti, sicut & pater vester cœlestis perfectus est.)

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SEIZIÈME Que par la vertu de cette œuvre, un pécheur sincèrement tourné et appelé à la contemplation parvient plus vite à perfection que par aucune autre œuvre ; et que par elle, il peut plus tôt avoir de Dieu le pardon de ses péchés.

VOIS-LE bien : nul n’irait penser qu’il y ait de la présomption à oser, fût-on le plus misérable pécheur en cette terre, — mais après s’être convenablement amendé, et après avoir ressenti en soi l’appel de cette vie appelée contemplative dans l’assentiment et de sa conscience et de son directeur spirituel — à oser, prendre sur soi et porter un humble élan d’amour vers son Dieu, pressant secrètement ce nuage d’inconnaissance, lequel est entre l’homme et son Dieu. Lorsque notre Seigneur s’adressant à Marie, et en sa personne à tous les pécheurs, lui dit «Tes péchés sont remis», ce n’est point alors pour 69 le seul souvenir de ses péchés ni pour le grand chagrin qu’elle en avait, ni non plus pour l’humilité qu’elle avait gagnée au regard seulement de sa misère. Mais pourquoi donc alors? Assurément parce qu’elle avait beaucoup d’amour.

Regarde! Ici les hommes peuvent voir ce qu’une secrète presion d’amour peut gagner de notre Seigneur, devant toutes les autres œuvres auxquelles l’homme peut penser. Et pourtant je ne nie pas qu’elle ressentît le plus grand chagrin et très amèrement pleurât de ses péchés, ni qu’elle fût tout emplie d’humilité au souvenir de sa misère. Et ainsi ferons-nous, nous qui sommes et avons été des misérables et des pécheurs endurcis : et toute notre vie durant soit le regret affreux et merveilleux de nos péchés, que nous soyons tout emplis d’humilité au souvenir de notre misère!

Mais comment? Certainement comme a fait Marie. Elle, qui pourtant ne pouvait pas ne pas sentir en son cœur le plus profond chagrin de ses péchés, — puisqu’elle les portait, en effet, avec elle où qu’elle allât sa vie durant, liés ensemble comme un fardeau déposé et pesant secrètement dans la caverne de son cœur, en sorte qu’ils ne fussent jamais oubliés — bien cependant on peut le dire et affirmer selon l’Écriture : elle avait néanmoins un plus profond chagrin au cœur, une plus douloureuse aspiration et plus profonde impatience, oui! et elle languissait beaucoup plus — presque jusqu’à la mort — de son manque d’amour, encore qu’elle fût pleine d’amour. Et de cela tu n’as point à t’étonner, car c’est la condition de l’amant véritable, 70 que toujours plus il aime, et plus il manque et aspire à l’amour.

Et cependant elle savait bien, et elle sentait bie en elle avec une rigoureuse vérité, que sa misère était plus horrible que celle de quiconque, et que ses péchés avaient mis, entre elle et son Dieu qu’elle aimait tant, une division; et donc aussi que c’étaient eux, pour une grande part, qui étaient cause qu’elle souffrît tant et languît tellement de son manque d’amour. Mais sur cela, quoi donc? Descendit-elle pour cela des hauteurs de son désir dans les abîmes de sa vie pécheresse? et se mit-elle à fouiller dans l’horrible et puante fange et le fumier de ses péchés, pour les tirer un à un, chacun avec ses circonstances, afin d’avoir regret et de pleurer sur chacun d’eux? Non point! Certainement elle ne le fit pas. Et pourquoi? Parce que Dieu lui avait donné, par Sa grâce, et fait comprendre au dedans de son âme qu’elle n’en viendrait jamais à bout ainsi. Car par là elle eût plutôt fortifié en elle, avec la certitude, son aptitude de grande pécheresse, bien avant de gagner par cette entreprise le plein pardon de chacun et de tous ses péchés.

Et c’est pourquoi elle suspendit son amour et impatient désir en ce nuage d’inconnaissance; et elle s’apprit à aimer cela, que jamais elle ne pourrait voir clairement en cette vie par la lumière de l’entendement dans sa raison, ni sentir positivement dans son affection par la douceur de l’amour. À tel point que maintes fois elle n’avait plus guère en précis souvenir si elle avait été une pécheresse ou non. Oui, et maintes et maintes fois, je le crois, 71 elle était si profondément adonnée à l’amour de Sa Divinité, qu’elle n’avait pour ainsi dire plus nul regard à la beauté de Son précieux et très saint corps, en lequel Il habitait très-adorablement, parlant et prêchant devant elle; ni d’ailleurs à aucun autre objet, pas plus corporel que spirituel. Telle est la vérité, à ce qu’il semble, d’après l’Évangile.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DIX-SEPTIÈME Que le vrai contemplatif n’a point envie de se mêler de vie active, ni d’aucune chose faite ou dite de lui, ni non plus de répondre à ses accusateurs pour s’excuser.

DANS l’Évangile selon saint Luc, il est écrit que lorsque notre Seigneur était dans la maison de Marthe et sa sœur, tout le temps que Marthe s’activait à préparer Son repas, Marie, sa sœur, était assise à Ses pieds. Et à écouter Sa parole, elle n’avait point d’égard au travail de sa sœur, bien que ce travail fût œuvre bonne et sainte puisqu’il est, en effet, la part première de la vie active; et non plus elle n’avait d’égard à Sa très-précieuse Personne en Son corps très-saint, ni non plus à la douceur de parole et de voix de Son Humanité, — bien que ce fût encore meilleur et plus saint, puisque c’est là la seconde partie de la vie active, et première de la vie contemplative.

Mais à la très-souveraine sagesse de Sa Divinité, que la ténèbre des paroles de Son Humanité enveloppait, à cela, elle avait égard avec tout l’amour de son cœur. Et de là, elle ne voulait bouger pour rien de ce qu’elle voyait ou entendait dire ou faire à son sujet; mais elle demeurait assise et tout silence dans son corps, avec de doux élans secrets et son fervent amour se pressant contre ce haut nuage d’inconnaissance entre elle-même et son Dieu. Car une chose je te dis : c’est qu’il n’y a jamais eu, et jamais il n’y aura si pure créature en cette vie, si hautement ravie en contemplation et amour, qu’il n’y ait encore au-dessus un haut et prodigieux nuage d’inconnaissance entre elle et son Dieu. Et c’est en ce nage que Marie était occupée avec tout l’empressement secret de son amour. Pourquoi? Parce que c’était là et la meilleure et la plus sainte part de la contemplation qui puisse se faire en cette vie; et de cette part, elle n’avait cure ni désir de bouger pour rien. Tant et si bien que lorsque sa sœur Marthe se plaignit d’elle à notre Seigneur et Le pria de commander à sa sœur qu’elle se levât, et l’aidât, et ne la laissât point seule ainsi à se donner de la peine et travailler, elle demeura assise et tout silence, et pas un mot ne répondit, ni même un geste fit contre sa sœur, pour quelque plainte que celle-ci pût faire. Rien d’étonnant : elle avait un autre travail à faire, duquel Marthe ne savait rien. Et c’est pourquoi elle n’avait point loisir de l’écouter, ni de répondre à sa plainte.

Vois donc, mon ami! ces œuvres et les paroles et les gestes, lesquels tous nous sont montrés entre notre Seigneur et ces deux sœurs, le sont en exemple de ce que tous les actifs et tous les contemplatifs ont été depuis en la sainte Église, et seront jusqu’au jour du Jugement. Car, par Marie il faut comprendre tous les contemplatifs, lesquels aussi conformeront leur vie à la sienne; et par Marthe, les actifs de la même façon, et pour la même raison à sa ressemblance.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DIX-HUITIÈME Comment et jusqu’à ce jour tous les actifs se plaignent des contemplatifs, ainsi que Marthe, de Marie. De laquelle plainte l’ignorance est cause.

EXACTEMENT ainsi que Marthe alors se plaignit de Marie sa sœur, exactement de même, encore aujourd’hui, tous les actifs se plaignent des contemplatifs. Car qu’il y ait un homme ou une femme en quelque société que ce soit de ce monde, religieuse ou séculière — je n’en excepte aucune — et que cet homme ou femme, qui que ce soit, se sente porté par la grâce et aussi par conseil, à rejeter toute affaire et activité extérieure, et cela pour se mettre à vivre pleinement de la vie contemplative selon ses aptitudes et sa conscience, non sans la permission de son directeur spirituel; et voici tout aussitôt ses propres frères et sœurs, tous ses plus proches amis et bien d’autres encore, lesquels ne savent rien de sa vie intérieure ni rien non plus du genre de vie qu’il commence et auquel il se met, qui tous élèvent autour de lui grand bruit de plaintes et protestations, tranchant brutalement et affirmant qu’il ne fait rien, faisant ce qu’il fait. Et tout aussitôt les voilà énumérant quantité d’histoires fausses, et nombre de vraies aussi, sur la chute de tels ou tels hommes ou femmes qui s’étaient, eux aussi, donnés à cette vie : jamais un bon récit de ceux qui s’y sont tenus.

Je reconnais que beaucoup tombent et sont tombés, de ceux qui avaient en semblante rejeté le monde. Et où ils eussent dû devenir serviteurs de Dieu et Ses contemplatifs, pour n’avoir point voulu se laisser diriger par un vrai conseiller spirituel, ils sont devenus les serviteurs et contemplatifs du diable; et comme pour calomnier la sainte Église, ils ont tourné soit à l’hypocrisie, soit à l’hérésie, ou bien ils sont tombés dans la folie et bien d’autres calamités. Mais je laisse ici d’en parler, pour ne point excéder notre sujet. Par la suite, néanmoins, si Dieu permet et si c’est nécessaire, on pourra voir et trouver certaines conditions et la raison de leur chute. Donc assez parlé d’eux ici; mais allons de l’avant en notre matière.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DIX-NEUVIÈME Courte excuse de qui a fait ce livre, enseignant combien par tout contemplatif seront excusés pleinement tous les actifs de leurs actions et paroles de reproche.

D’AUCUNS pourront penser que je fais peu respect à Marthe, tout particulièrement sainte, puisque je compare ses paroles de reproche à l’égard de sa sœur aux mots des humains et mondains; et ceux-ci à celles-là. Mais véritablement je n’entends manquer au respect ni d’elle ni d’eux. Et Dieu ne permettra qu’en cet ouvrage, je puisse dire rien qu’on pût prendre et entendre comme un blâme de quelqu’un de Ses serviteurs à quelque degré, et tout spécialement de Sa sainte particulière. Car ma pensée est qu’elle soit parfaitement excusée et ait pleine justification de cette plainte, tenant en considération le moment et la manière où elle l’a exprimée. Car de ce qu’elle a dit, son ignorance est la cause. Et il n’est rien d’étonnant qu’elle ne sût point à ce moment que, et comment Marie était occupée; car auparavant, j’en suis sûr, elle n’avait guère entendu parler d’une perfection pareille. Et aussi ce qu’elle a dit n’était qu’en peu de mots, et courtois : et par là devra-t-elle toujours être et avoir pleine excuse et justification.

Et de même est-ce ma pensée que ces mondains, hommes et femmes, qui vivent de la vie active, aient également pleine excuse de leurs plaintes et reproches ci-dessus allégués, — encore qu’ils eussent rudement dit ce qu’ils ont dit — tenant en considération leur ignorance. Et pourquoi donc i C’est que tout justement comme Marthe savait très peu ce que faisait Marie, sa sœur, tandis qu’elle se plaignait d’elle à notre Seigneur, tout justement et de même ces gens-ci de nos jours savent très peu, voire rien, de ce que se proposent nos jeunes disciples de Dieu, quand ils se mettent hors des affaires de ce monde, et s’efforcent d’être Ses serviteurs dans l’esprit de justice et de sainteté. Et s’ils le savaient, oserais-je dire, ils ne parleraient, non plus qu’ils agiraient, comme ils font. Et de là ma pensée, que toujours ils aient excuse car, en effet, ils ne connaissent pas de vie meilleure que celle qu’ils vivent eux-mêmes. Puis aussi, quand je pense à mes innombrables défauts, lesquels ont été, par moi, traduits en actes et paroles jusqu’à maintenant par manque de savoir et par défaut de connaissance, alors je me dis que si je veux avoir excuse de Dieu pour mes propres défauts d’ignorance, je dois moi-même être charitable et pitoyable à autrui, et donner excuse aux autres hommes de leurs paroles et actions d’ignorance. Car autrement, il est certain que je ne leur ferais pas ce que je voudrais qu’ils me fissent.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGTIÈME Comment Dieu le Tout-Puissant veut et a grâce de répondre pour ceux-là tous qui n’ont aucun désir, afin de s’excuser eux-mêmes, de quitter leur affaire qui est l’amour de Dieu.

ET c’est pourquoi je pense que ceux-là qui se mettent à vivre en contemplatifs, non seulement devraient excuser ceux de la vie active pour leurs paroles de reproche, mais encore ils devraient, je pense, être si occupés en esprit, qu’ils ne prissent guère ou nulle attention à ce que les hommes font ou disent à leur sujet. C’est ce que fit Marie, pour notre exemple à tous, quand sa sœur Marthe se plaignit d’elle à notre Seigneur; et si, fidèlement, nous voulons ainsi faire, notre Seigneur voudra maintenant faire pour nous ce qu’Il a fait alors pour Marie.

Et comment fut cela? Ainsi assurément : notre gracieux Seigneur Jésus, à qui rien de secret ne reste caché, et bien qu’il fût requis par Marthe comme juge, en sorte qu’Il commandât à Marie de se lever et de l’aider à Le servir; néanmoins, et parce qu’Il voyait combien Marie était avec ferveur occupée en esprit de l’amour de Sa Divinité, par suite Il répondit courtoisement en sa place, tout juste comme Il lui convenait de faire pour celle qui n’avait nul désir, afin de s’excuser, de quitter Son amour. Et comment répondit-Il? Non point, certes, comme ce Juge auquel en appelait Marthe, mais comme un Avocat qui prit légitimement la défense de celle qui L’aimait; et il dit : «Marthe, Marthe!» par deux fois la nommant de son nom, car Il voulait qu’elle L’entendît et prît garde à Ses paroles. «Tu es fort occupée, lui dit-Il, et tu as le souci de beaucoup de choses.» Car à ceux de la vie active, en effet, il appartient d’être toujours fort occupés et affairés de choses très nombreuses, lesquelles leur viennent en partage, tant pour se procurer d’abord le nécessaire, que pour ensuite faire au prochain les œuvres de miséricorde, ainsi que le réclame et veut la charité. Et cela, Il le dit à Marthe parce qu’Il veut qu’elle entende et sache bien que son travail est bienfaisant et profitable à la santé de son âme. Mais afin qu’elle n’allât point, de là, penser que ce travail fût le meilleur de tous, et tout ce qu’on peut faire, Il ajoute et Il dit : «Mais UNE chose est nécessaire.»

Et quelle est donc cette chose? Assurément que Dieu soit aimé et loué pour Soi-même, par-dessus toutes autres activités corporelles ou spirituelles que l’homme puisse avoir. Et afin que Marthe ne pensât point qu’il fût possible tout ensemble d’aimer et louer Dieu par-dessus toute occupation tant corporelle que spirituelle, et cependant de s’affairer aux nécessités de cette vie : pour cela, et qu’elle n’eût plus de doute sur ce qu’il n’est pas possible à la fois, et tout ensemble parfaitement, de servir Dieu par les activités du corps et celles de l’esprit — imparfaitement, elle le pouvait — alors Il ajoute et Il dit que Marie a choisi la part la meilleure/1, laquelle ne lui sera jamais ôtée. Pourquoi? Parce que ce parfait élan de l’amour, lequel a ici son commencement, est en nombre l’égal de celui qui durera sans fin dans la béatitude du ciel, car l’un et l’autre ne font qu’un.

/1. Si les traductions françaises entendent le comparatif : la meilleure (des deux), la Vulgate donne bien le superlatif : optimam partem, la part la meilleure (de toutes); et le grec est encore plus explicite, qui dit absolument : la bonne part. (N. d. T.)

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET UNIÈME L’exacte interprétation de cette parole de l’Évangile : « Marie a choisi la part la meilleure ».

QU’ENTENDRE par cela : Marie a choisi la part la meilleure? Où qu’il soit établi et posé qu’une chose est la meilleure, celle-là en réclame deux autres avant elle : l’une bonne, la seconde meilleure; en sorte qu’il y en ait une autre, la meilleure, et troisième en nombre. Mais quelles sont ces trois choses, desquelles Marie a choisi la meilleure? Trois vies ce ne sont pas, puisque la sainte Église n’en retient que deux : la vie active et la contemplative; et ce sont ces deux vies qui sont secrètement entendues dans ce récit de l’Évangile et figurées par les deux sœurs Marthe et Marie : l’active, par Marthe; et la contemplative, par Marie. Sans la première ou la seconde de ces vies, il n’est personne qui puisse être sauvé; mais où il n’y en a que deux, personne ne peut choisir cette troisième vie la meilleure. Mais encore qu’il n’y ait que deux vies, entre ces deux vies, néanmoins, il y a trois parts : desquelles trois, on va d’une bonne à une meilleure part, et de celle-là à la part la meilleure. Chacune de ces trois, en sa place particulière, a été mise déjà en cet écrit. Car ainsi qu’il a été dit auparavant, la première, ce sont les honnêtes bonnes œuvres corporelles de charité et de miséricorde; et c’est là le premier degré de la vie active, comme susdit. La seconde part de ces deux vies, ce sont les efficaces méditations spirituelles de l’homme sur sa propre misère, la Passion du Christ, et sur les joies du ciel. La première part est bonne, et cette seconde meilleure : car c’est là le deuxième degré de la vie active, et premier de la contemplative; en cette part, l’une et l’autre vie, la contemplative et l’active, sont ensemble couplées en parenté spirituelle, et faites sœurs à l’exemple de Marthe et Marie. Jusqu’à cette hauteur et non plus haut, sauf exception très rare et par grâce particulière, un actif peut parvenir à la contemplation; jusqu’à ce bas niveau, et non plus bas, sauf par une exception très rare et en grande nécessité, un contemplatif peut descendre à la vie active.

La troisième part de ces deux vies repose en haut en cet obscur nuage d’inconnaissance, avec tous les élans et le secret empressement de l’amour vers Dieu en Soi-même. La première part est bonne, la seconde meilleure, mais la troisième est de toutes la meilleure. C’est elle «la part la meilleure» de Marie. Et aussi peut-on pleinement comprendre que notre Seigneur ne dise pas que Marie a choisi la vie la meilleure, puisqu’il n’y a en nombre que deux vies, et que de deux, on ne peut choisir qu’un seul meilleur et non point le meilleur de tout. Mais Il a dit que, de ces deux vies, Marie a choisi la part la meilleure, laquelle ne lui sera jamais ôtée.

La première part et la seconde, toutes bonnes et saintes qu’elles soient, n’en cessent pas moins avec cette vie. Car il n’y aura point besoin, dans l’autre vie, des œuvres de miséricorde comme à présent, ni de pleurer sur notre misère ou la Passion du Christ. Car il n’y aura personne alors pour avoir faim et soif comme ici, nul ne mourra de froid, ni ne sera malade, ou sans logis, ou en prison; aucun non plus n’aura besoin d’être enterré puisque nul ne pourra mourir. Mais cette troisième part que Marie a choisie, la choisisse celui qui par la grâce a vocation de la choisir, ou pour le dire plus vrai celui que Dieu, pour le faire, a choisi. Qu’il suive avec ardeur son penchant, puisque cela jamais ne lui sera ôté : car s’il commence ici, il durera sans fin et à jamais.,

Et c’est pourquoi laissez la voix de notre Seigneur se lever contre ces actifs, comme si maintenant Il parlait pour nous à ceux-là, comme alors Il a fait à Marthe pour Marie : «Marthe, Marthe!» — «Actifs, actifs! — Affairez-vous autant que vous pourrez en la première et la seconde part, tantôt en l’une, tantôt en l’autre, ou bien dans l’une et l’autre ensemble de tout corps, si vous en avez le juste désir et vous y sentez disposés. Et ne vous 86 mêlez aucunement des contemplatifs. Vous ne connaissez rien à ce qu’ils ont : aussi laissez-les donc assis dans leur repos et leur occupation avec cette part la troisième, laquelle est la part la meilleure de Marie.»

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET DEUXIÈME Du merveilleux amour que le Christ eut pour Marie, et en sa personne, de tous les pécheurs sincèrement tournés et appelés à la grâce de la contemplation.

Très doux était l’amour entre notre Seigneur et Marie. Très grand était son amour pour Lui. Bien plus grand, celui qu’Il avait pour elle. Et quiconque voudra prendre grande attention et considérer tout ce qui était et se faisait entre Lui et elle — non point ainsi que le raconterait quelque frivole, mais bien selon qu’en porte témoignage le récit de l’Évangile, en lequel il ne saurait y avoir rien de faux, d’aucune façon — celui-là verra qu’elle était si profondément à Son amour que rien, au-dessous de Lui, ne pouvait la conforter, et rien non plus ne pouvait faire qu’elle Lui retirât son cœur. C’est elle, cette même Marie, qui ne voulut point être consolée par les anges quand elle était allée dans 88 les larmes Le chercher au sépulcre. Car lorsqu’ils lui parlèrent si tendrement avec douceur et lui dirent : «Ne pleure pas, Marie; celui que tu cherches, notre Seigneur est ressuscité, et tu L’auras et Le verras bien vivant parmi Ses disciples en Galilée, ainsi qu’Il avait dit»; elle ne voulut point s’arrêter à cause d’eux. Pourquoi? C’est que, pensait-elle, qui cherche en vérité le Roi des Anges ne songe point à s’arrêter pour des anges.

Et quoi de plus? Assurément quiconque veut voir vraiment dans l’histoire de l’Évangile y trouvera de nombreux et merveilleux points de parfait amour écrits d’elle pour notre exemple, et aussi parfaitement accordés à notre œuvre que s’ils avaient été écrits pour elle; et tels sont-ils certainement, le comprenne qui peut comprendre. Et si quelqu’un a désir de voir en l’Évangile écrit le merveilleux et particulier amour que notre Seigneur avait pour elle, et en sa personne pour tous les accoutumés pécheurs sincèrement tournés et appelés à la grâce de la contemplation, celui-là trouvera que notre Seigneur ne souffrait et laissait personne, homme ou femme, non! pas même sa propre sœur, prononcer un seul mot contre elle, qu’Il ne répondît Lui-même. Oui. Et plus? Il blâma Simon le Lépreux en sa propre demeure, de ce qu’il avait pensé contre elle. Un grand amour, était-ce là : un amour parfait éminent.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET TROISIÈME Que Dieu répondra de tous et tous pourvoira, en esprit, ceux qui tout occupés de Son amour ne répondent ni se pourvoient pour eux-mêmes.

ET si, sincèrement, nous voulons et avons désir vrai, selon qu’il est en nous, et avec l’aide de la grâce et de notre directeur spirituel, de conformer tant notre amour que notre vie à l’amour et la vie de Marie, nul doute qu’Il ne réponde aujourd’hui et de même spirituellement chaque jour pour nous, au plus secret du cœur de tous ceux qui ont, contre nous, paroles ou pensées. Non que je dise ou prétende que jamais homme ou femme n’ait ou ne prononce quelque parole ou pensée contre nous, comme ils le firent contre Marie, autant et si longtemps que nous serons en le travail de cette vie. Mais je dis — si nous voulons n’accorder d’attention aucune à leurs dires ou à leurs pensées, et pas plus interrompre notre intime travail spirituel qu’elle ne le fit elle-même — je dis que notre Seigneur, alors, leur répondra en esprit et que, s’il a pu leur paraître bien de parler et penser ainsi, sous peu de jours ils auront honte de leurs paroles et de leurs pensées.

Et de même qu’Il répondra de nous en esprit, de même aussi suscitera-t-il autrui, spirituellement, à nous donner les choses nécessaires à cette vie, telles que vêtements, nourriture, et toutes autres…, s’Il voit que nous ne voulons quitter l’œuvre de Son amour pour nous occuper d’elles. Et cela, je le dis pour la confusion de ceux qui prétendent, dans leur erreur, qu’il n’est pas légitime pour des hommes de se mettre à servir Dieu en la vie contemplative, qu’ils ne se soient assurés préalablement de leur corporel nécessaire. Car, disent-ils, Dieu donne bien la vache, mais ne l’amène point par les cornes. Mais c’est, en vérité, parler perversement de Dieu, et ils le savent bien. Car aie confiance fermement, qui que tu sois, toi qui te détournes sincèrement du monde vers Dieu, que l’une ou l’autre de ces deux choses te sera envoyée et donnée par Lui soit l’abondance des biens nécessaires; soit la force en le corps et la patience en l’esprit pour supporter le besoin. Et qu’importe alors, laquelle on reçoit? puisque c’est tout un pour le vrai contemplatif. Et quiconque est en doute sur ceci : ou bien c’est' en lui le diable qui manœuvre contre sa foi, ou autrement il n’est encore pas sincèrement et véritablement tourné vers Dieu comme il le devrait être; et cela, quelles que puissent être la finesse 91 ou la sainteté des raisons que voudrait avancer là-contre qui que ce soit.

Et c’est pourquoi, toi qui te mets à l’état de contemplatif où et ainsi qu’était Marie, choisis plutôt l’humilité sous l’éminence admirable et l’excellence suprême de Dieu, laquelle est l’humilité parfaite, plutôt que sous ta propre misère, laquelle est l’humilité imparfaite. Ce qui est dire : veille à fixer de préférence ta contemplation particulière sur la suprême éminence de Dieu, bien plutôt que sur ta faiblesse. Car à ceux qui ont l’humilité parfaite, nulle et aucune chose ne fera défaut, corporelle ni spirituelle. Et pourquoi? C’est qu’ils ont Dieu, en Qui est toute plénitude; et à celui qui Le possède — oui, comme le dit ce livre — il n’est besoin de rien d’autre en cette vie.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET QUATRIÈME Ce qu’en elle-même est la charité ; et comment elle est véritablement et parfaitement contenue dans l’œuvre que dit ce livre.

ET ainsi qu’il a été dit de l’humilité, et comment elle est véritablement et parfaitement contenue dans ce petit aveugle empressement d’amour frappant sur ce nuage obscur d’inconnaissance, étant toutes les autres choses rejetées et en oubli, = ainsi faut-il l’entendre et comprendre de toutes les vertus, et particulièrement de la charité.

Car la charité n’est rien d’autre, et ne doit signifier à ton entendement que l’amour de Dieu pour Lui-même par-dessus toutes les créatures, et l’amour du prochain comme de toi-même, pour l’amour de Dieu. Or, que Dieu, dans cette couvre, soit aimé pour Soi-même et par-dessus toutes ctures, cela paraît évident assez : car ainsi qu’il a 93 été dit plus tôt, la substance même de cette œuvre n’est rien autre qu’un élan nu vers Dieu en Soi-même.

Un élan nu, l’ai-je nommé. Et pourquoi? Parce que dans cette œuvre, le parfait apprenti ne réclame ni relâchement de peine ni gain de récompense, et, pour le dire en bref, il ne veut que Dieu seul. À tel point qu’il ne se soucie et non plus ne regarde s’il est en peine ou en joie, autrement que pour que soit faite La volonté de Celui qu’il aime. Ainsi donc apparaît-il bien qu’en cette œuvre, Dieu soit parfaitement aimé pour Soi-même et par-dessus toutes les créatures. Car, non plus, le parfait ouvrier de cette œuvre ne saurait admettre et souffrir que le souvenir de la créature, même la plus sainte que Dieu eût jamais créée, vînt converser en lui.

Et pour la seconde et inférieure branche de la charité qui est envers ton prochain, qu’elle soit en cette œuvre véritablement et parfaitement effectuée, on le voit à l’épreuve : puisque, en effet, le parfait ouvrier en cette œuvre n’a de regard particulier pour aucun homme en lui-même, qu’il soit parent ou étranger, ami ou ennemi. Tous les hommes sont ses frères, aucun ne lui est étranger; tous les hommes sont ses amis, aucun n’est son ennemi telle est sa pensée. Et c’est au point que ceux-là, même, qui lui causent en cette vie ou chagrin ou souffrance, il les tient pour ses amis tout particuliers et très chers, s’empressant à leur vouloir tout et autant de bien qu’à son ami le plus intime.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET CINQUIÈME Qu’en le temps de cette œuvre, une âme parfaite ne donne aucune considération plus particulière à quiconque en cette vie.

JE ne dis pas que l’ouvrier en cette œuvre considérera à part quelque homme que ce soit, ami ou ennemi, parent ou étranger; car cela ne se peut si l’œuvre doit être accomplie en perfection, ce qui est dans l’oubli complet de toutes choses au-dessous de Dieu, ainsi qu’il faut et convient à cette œuvre. Mais je dis que l’ouvrier sera, par l’efficace de cette couvre, et deviendra si vigoureux en vertus et en la charité, que sa volonté, quand après il redescendra au commun, parlant et priant pour son prochain — non point qu’il quitte au tout cette œuvre, ce qui ne saurait être sans grand péché; mais en quittant son haut, ce que parfois requiert et exige la charité — je dis qu’alors sa volonté 95 ira tout autant en particulier à son ennemi, comme à son ami, à l’étranger comme à son frère. Et même, oui, d’aucunes fois plus à son ennemi qu’à son ami.

En l’œuvre, toutefois, il n’a point loisir de regarder qui est son ami ou son ennemi, son parent ou un étranger. Pourtant je ne dis point qu’il ne sente parfois — et même souvent, oui — une plus intime affection pour un, deux, ou trois, plutôt qu’à tous autres : car il est légitime qu’ainsi soit, et pour maintes causes, lesquelles veut la charité. Et par ce qu’une plus tendre affection de ce genre, aussi le Christ la ressentit pour Jean et pour Marie, et pour Pierre devant nombre d’autres. Mais ce que je dis, c’est qu’en le temps de l’œuvre, tous également lui seront intimes; car alors il n’aura sentiment de cause, que Dieu seul. De sorte que tous seront aimés tout bonnement et simplement comme soi-même, pour Dieu.

Car tous les hommes ont été perdus en Adam et tous, qui par les œuvres veulent témoigner de leur volonté de salut, sont ou seront sauvés par la force et vertu de la Passion du seul Christ. Or, non de la même manière, mais comme si c’était de la même manière, une âme à cette œuvre en perfection disposée, et en esprit unie à Dieu ainsi que l’œuvre même en témoigne et le prouve, en elle agit de toutes ses forces pour faire tous les hommes aussi parfaits en cette œuvre qu’elle l’est elle-même. Parce que si un membre de notre corps se sent mal, les autres tous sont malades et souffrent; et si un membre se porte bien, les autres tous en sont heureux; et tout exactement de même en va-t-il spirituellement 96 des membres de la sainte Église. Car le Christ est notre tête, et nous sommes les membressi nous sommes dans la charité : et qui veut être parfait disciple de notre Seigneur, il lui appartient d’efforcer spirituellement son ardeur en cette œuvre pour le salut de tous ses frères et sœurs en la nature, de même que notre Seigneur mit Son corps sur la Croix. Et comment Le fit-Il? Pas seulement pour Ses amis et Ses parents et ceux qu’Il chérissait tout particulièrement, mais pour toute l’humanité en général, sans aucune considération plus particulière pour celui-ci ou celui-là. Car tous et quiconque voulant quitter le péché et demander miséricorde, par la force et vertu de Sa Passion sera sauvé.

Et comme il a été dit de l’humilité et de la charité, de même ainsi faut-il l’entendre et le comprendre de toutes les autres vertus. Car toutes, elles sont véritablement comprises dans ce chétif empressement d’amour, auparavant allégué.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET SIXIÈME Que sans une grâce toute spéciale, ou un long emploi de la grâce commune, l’œuvre que dit ce livre est tout à fait laborieuse ; et dans cette œuvre, quelle est l’œuvre de l’âme assistée de la grâce, et quelle est l’œuvre de Dieu seul.

C’est pourquoi donc œuvre ferme et travaille fort à l’instant, et frappe ce haut nuage d’inconnaissance, puis après te repose. Mais c’est un dur travail qu’il aura, celui qui veut s’employer` à cette œuvre, ah! sûrement, un vraiment dur travail et grand effort, à moins qu’il n’ait une grâce plus spéciale ou autrement, qu’il s’y soit employé depuis bien longtemps.

Mais. où sera-t-il ce travail, et de quoi fait, je t’en supplie? Assurément pas de ce dévotieux élan d’amour sans cesse suscité dans la volonté, non par soi-même, mais par la main de Dieu tout-puissant, 98 lequel est toujours prompt à cette œuvre en chaque âme qui s’y est disposée, préparée, et qui a fait tout son possible, et qui l’a fait depuis longtemps, afin d’en être capable.

Mais alors en quoi ce travail, je te prie? Assurément ce travail, c’est de fouler aux pieds le souvenir de toute créature jamais faite par Dieu, et de le rejeter sous le nuage d’oubli déjà nommé. C’est en cela qu’est tout le travail et tout l’effort : parce que là est l’humain travail, avec l’aide de la grâce. Et pour l’autre qui est au-dessus — c’est-à-dire cet élan de l’amour — celui-là est l’œuvre de Dieu seul. Aussi fais donc ton travail, et je te fais promesse assurément qu’Il ne manquera pas au Sien.

En action, donc : montre comment tu te comportes. Ne vois-tu pas combien Il est là, qui t’attend? Pour ta honte! Aussi travaille ferme et sur l’heure, et bientôt tu seras relevé de la difficulté et de l’énormité de ton ouvrage. Car bien qu’il soit dans le commencement difficile et ardu, lorsque tu n’as de dévotion, néanmoins par la suite, lorsque tu as la dévotion, tout devient très facile et léger, de ce qui était si dur auparavant. Et tu n’as plus que peu ou pas du tout de travail, parce qu’alors c’est Dieu, tantôt, qui voudra seul œuvrer. Mais pas toujours, ni non plus et ensemble longtemps, mais seulement quand il Lui plaît et comme il Lui plaît; mais alors tu te trouveras joyeux de Le laisser seul faire.

Peut-être alors, parfois, Il enverra un rayon de lumière spirituelle, perçant ce nuage d’inconnaissance qui est entre toi et Lui; et Il te montrera 99 en confidence l’un ou l’autre de Ses secrets, desquels l’homme n’a moyen ni permission de parler. Alors tu sentiras ton affection tout embrasée du feu de Son amour, et bien au-delà de ce que je saurais ici, ou pouvoir ou vouloir te dire. Car de cette couvre, laquelle revient toute à Dieu seul, je n’ai l’audace et ne me risque à parler de ma balbutiante langue charnelle, — et pour tout dire : le pourrais-je, que je ne le voudrais point.

Mais de cette œuvre, par contre, laquelle appartient à l’homme lorsqu’il se sent attiré et aidé par la grâce, il me convient parfaitement de t’en parler le péril en ceci étant le moindre des deux.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET SEPTIÈME Qui œuvrera en l’œuvre de grâce que dit ce livre.

D’abord et avant tout, je veux te dire qui œuvrera en cette œuvre, et quand, et par quelles voies; et aussi quelle discrétion tu auras en ceci. Si tu me demandes qui y travaillera, je te réponds : tous, qui dans une ferme volonté ont abandonné le monde, et par là ne s’adonnent point à la vie active, mais à cette vie qui est appelée la contemplative. Ceux-là tous pourront œuvrer en cette grâce et en cette œuvre; et quels qu’ils soient, et eussent-ils été ou non des pécheurs endurcis.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET HUITIÈME Qu’un homme ne saurait prétendre travailler à cette œuvre devant que d’être légitimement en sa conscience purifié de toutes ses actions particulières de péché.

MAIS Si tu me demandes quand ils devront travailler en cette œuvre, alors je te réponds et te dis : que ce ne soit avant qu’ils n’aient purifié leur conscience de tous les actes de péché auparavant commis, selon la commune ordonnance de la sainte Église.

Car en cette œuvre, l’âme met à sec en elle-même les racines et le fondement du péché qui toujours y demeurent après la confession, et jamais si vivaces. Et c’est pourquoi qui veut œuvrer en cette œuvre, qu’il purifie d’abord sa conscience; puis ensuite, l’ayant fait tout selon les règles, qu’il s’y prépare et dispose intrépidement, mais avec humilité. Et qu’il songe combien longtemps il s’en est tenu écarté! Car c’est là l’œuvre même à laquelle une âme devrait travailler sa vie entière durant, n’eût-elle même jamais péché mortellement. Et tout au long des instants qu’une âme aura demeure en cette chair caduque, toujours plus elle verra et sentira entre elle et son Dieu l’encombrement de ce nuage d’inconnaissance. Et non seulement cela, mais encore en peine du péché originel, toujours elle sentira et verra quelqu’une de toutes les créatures que jamais a faites Dieu, ou quelqu’une des œuvres de ces mêmes créatures, venir encore en pressant souvenir se mettre entre elle et son Dieu.

Et telle est la juste sagesse de Dieu, que l’homme, — lequel avait souveraineté et seigneurie de toutes autres créatures — pour s’être délibérément mis soi-même au-dessous et fait inférieur aux activités de ses propres sujets, quittant le commandement de Dieu et son Créateur : lorsqu’à présent il veut accomplir le commandement de Dieu, tout aussitôt il voit et sent toutes les créatures qui devraient être au-dessous de lui, orgueilleusement se presser au-dessus de lui, et entre lui et son Dieu.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET NEUVIÈME Qu’un homme doit habiter fidèlement en le travail de cette œuvre, en supporter la peine et la souffrance, et ne juger personne.

Aussi est-il, que celui qui convoite venir en cette pureté, laquelle il a perdue par le péché, et conquérir ce salutaire état où toute peine est absente, il lui convient d’assidûment habiter son travail en cette œuvre et d’en souffrir toute la peine, quelle que soit celle-ci, et quel soit-il lui-même : endurci pécheur ou non.

Tous les hommes ont force peine en cette œuvre : ensemble tous les pécheurs et les innocents, lesquels n’ont gravement jamais péché. Mais bien plus grande peine y trouvent ceux qui ont auparavant été pécheurs, que ceux qui ne l’ont point été; et c’est grande justice. Ce néanmoins, souvent est-il que ceux qui ont été affreux et endurcis pécheurs parviennent cependant plus tôt en la perfection de rceuvre que les autres, qui ne l’ont point été. Et c’est ici le miracle de la miséricorde de notre Seigneur, lequel fait ainsi don de Sa grâce particulière pour l’étonnement et stupéfaction de ce monde. À présent; mais au Jour de Jugement cela sera trouvé juste, en vérité je le crois, lorsque nous aurons clairement la vue de Dieu et de Ses dons. Alors certains, qui aujourd’hui sont regardés avec mépris comme n’étant rien que de vulgaires pécheurs, et certains même qui peut-être le sont comme affreux et endurcis pécheurs, seront assis visiblement dans Son regard parmi les saints; quand au contraire, d’autres de ceux qui sont aujourd’hui regardés comme des saints parfaits et révérés des hommes à l’égal des anges, et d’autres parmi ceux, peut-être, qui n’ont jamais péché mortellement, seront très pitoyablement mis dans les abîmes de l’enfer.

Et par là peux-tu voir qu’aucun homme ne saurait être jugé par un autre homme en cette vie au bien ou au mal qu’il aura fait. Les actes, oui, peuvent être légitimement jugés, mais non point l’homme en tant que bon ou mauvais.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTIÈME À qui reviendrait de blâmer et condamner les défauts d’autrui.

MAIS par qui, je te prie, seront jugées les actions des hommes?

Par ceux-là, très assurément, qui ont la charge de leurs âmes et en ont le pouvoir : que ce soit ouvertement par le statut et l’ordonnance de la sainte Église, ou bien secrètement et en esprit sur une particulière incitation de l’Esprit Saint en la parfaite charité. Que chacun, donc, veille à ne prétendre point prendre sur soi de blâmer et condamner les défauts et manquements d’aucun autre homme, si ce n’est avec le sentiment d’y être en vérité appelé par l’Esprit Saint et sur l’instant; car autrement il pourrait errer et se tromper en ses jugements avec une légèreté entière. Et c’est pourquoi fais attention : juge de toi-même selon ce que tu sens entre toi et ton Dieu ou ton père spirituel, et laisses à soi-même autrui.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME Comment un homme aura, au commencement de cette œuvre, à se garder contre toute pensée et appel du péché.

ET depuis ce moment que tu auras le sentiment d’avoir fait tout en toi, selon la règle, pour t’amender au jugement de la sainte Église, alors mets-toi intrépidement au travail en cette œuvre. Et s’il se trouve que telle de tes actions antérieures se vient toujours presser en ta mémoire entre toi et ton Dieu, ou bien quelque pensée nouvelle ou quelque autre penchant au péché, alors résolument marche dessus, en un fervent élan d’amour, et foule-les à tes pieds. Et puis efforce-toi de les recouvrir sous un épais nuage d’oubli, autant que s’ils n’avaient jamais eu lieu en cette vie, pas plus venant de toi que d’un autre homme quel qu’il soit. Et si souvent ils s’élèvent, aussi souvent jette-les à bas; bref, à chaque fois, chaque fois. Et si tu penses que trop immense est le labeur, rien n’empêche que tu recourres aux ruses et stratagèmes et secrètes subtilités spirituelles afin de les repousser et rejeter : lesquelles subtilités, t’enseignera Dieu par l’expérience, bien mieux qu’aucun humain en cette vie.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET DEUXIÈME De deux expédients spirituels, lesquels seront utiles au nouveau et commençant spirituel en l’œuvre que dit ce livre.

Quelque chose de ces subtilités, néanmoins, je puis te dire à mon avis. Éprouve-les; et fais mieux, s’il t’est possible de faire mieux. Donc fais-en toi, en sorte que tu sois comme ne sachant pas que cela se presse si hâtivement entre toi et ton Dieu. Et essaye de regarder, comme on pourrait dire, par-dessus l’épaule de cela, cherchant une autre chose : laquelle autre chose est Dieu, enclos en le nuage d’inconnaissance. Et si tu fais ainsi, je suis bien assuré qu’après un temps assez court, tu te trouveras fort aisé en ton labeur. Car je crois bien assurément que cet expédient, pour peu qu’il soit bien conçu, et «véritablement, n’est rien autre chose qu’un impatient désir de Dieu, un empressement à Le voir et sentir autant qu’il se peut ici; et un pareil désir est charité, laquelle toujours obtient aise et soulagement.

Un autre moyen est celui-ci, que tu éprouveras si tu veux. Lorsque tu as le sentiment de ne pouvoir en aucune façon les rabattre, alors tapis-toi en dessous tel un lâche et couard vaincu en bataille : songe et pense que ce n’est que folie de vouloir, toi, les affronter et lutter contre plus longtemps, et par là rends-toi à Dieu dans les mains de tes ennemis. Et pour toi, aie le sentiment que tu es perdu à jamais. Prends grande garde à ce moyen, je te prie, car à l’expérimenter, tu devrais, je le pense, tout entier fondre en larmes. Car il est très assurément, pour peu qu’il soit véritablement entendu et conçu, non autre chose que la vraie connaissance et le sentiment véritable de ce que tu es en toi-même : une misérable et crasse créature encore pire que néant; lesquels sentiment et connaissance sont humilité. Et cette humilité obtient que tu aies Dieu Lui-même, en Sa puissance, qui vienne et descende te venger de tes ennemis, afin de te relever toi-même en te réconfortant et en séchant les larmes spirituelles de tes yeux : tel le père fait à son enfant sur le point de périr en la gueule furieuse des sangliers ou des ours féroces.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET TROISIÈME Que par cette œuvre une âme est purifiée tout ensemble de ses péchés particuliers et de la peine de ceux-ci ; et que pourtant il n’y a pas de parfait repos en cette vie.

QUANT à présent, je ne te dirai point d’autres expédients ou moyens encore, parce que si tu as la grâce de faire expérience de ceux-ci, je suis convaincu que tu en sauras alors et en auras beaucoup plus à m’apprendre, que moi à toi. Pourtant c’est là ce qu’il faudrait; mais en vérité il me paraît que j’en suis encore loin, d’avoir à tout t’enseigner et plus rien à apprendre. Et c’est pourquoi, je t’en prie, aide-moi et agis tant pour moi que pour toi.

En action, donc, et à l’œuvre sur-le-champ, je t’en prie; et prends et supporte en toute humilité le chagrin et la peine, s’il se trouvait que tu ne pusses, par ces moyens, triompher aussitôt. Car c’est en vérité ton purgatoire; et une fois que ta peine sera faite et passée tout entière, et quand par Dieu ces moyens te seront donnés, et par la grâce entrés dans tes habitudes : alors il ne fait aucun doute pour moi que tu seras purifié non seulement du péché, mais aussi de la peine du péché. J’entends bien : de la peine particulière attachée à tes péchés personnels et déjà commis, et non point de la peine du péché originel. Car celle-là pèsera sur toi jusqu’au jour de ta mort, actif autant que tu le sois. Mais elle ne te pèsera que peu, en comparaison avec la peine particulière de tes péchés personnels; pourtant tu ne seras jamais dispensé d’être en grand labeur. Car de ce péché originel vont naître chaque jour de frais et nouveaux appels de péché, lesquels il te faudra chaque jour abattre et combattre toujours et trancher à coups terribles de l’épée double et acérée de la discrétion. À quoi tu pourras voir et apprendre qu’il n’y a point de quiète sécurité, ni non plus aucun vrai repos en cette vie.

Néanmoins, d’ici tu ne reviendras en arrière et non plus ne te laisseras épouvanter par la peur de l’insuccès ou de ta faiblesse.» Car s’il se faisait que tu eusses la grâce et que tu pusses détruire la peine de tes propres actions antérieures, en la manière que j’ai dite avant — ou encore meilleure si tu le peux — bien assuré sois-tu que la peine du péché originel, ou autrement les nouveaux mouvements de péché à venir, n’auront pouvoir de te peser et accabler que peu.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET QUATRIÈME Que Dieu donne cette grâce non par des voies, mais librement, et qu’on n’y saurait parvenir par aucune voie.

ET si tu me demandes par quelles voies tu parviendras en cette œuvre, je prie le Tout-Puissant Dieu, dans sa grande grâce et courtoisie, qu’Il te l’enseigne Lui-même. Car en vérité je ne puis que te donner à penser combien incapable je suis de te le dire; et rien d’étonnant à cela. Puisqu’en effet c’est là l’ouvrage et l’œuvre de Dieu seul, qu’Il accomplit Soi-même en quelle âme il Lui plaît, sans nul mérite de cette même âme. Et sans cela, il n’est ni saint ni ange pour pouvoir penser même à la désirer. Et j’ai confiance que notre Seigneur aussi souvent et aussi particulièrement consent, oui! et plus particulièrement même et plus souvent, à accomplir cette œuvre en ceux qui furent accoutumés pécheurs, qu’en tels autres qui ne L’ont jamais tant gravement offensé que ceux-là. Ce qu’Il fait pour ce, qu’Il veut être vu tout-miséricordieux et tout-puissant, et pour ce qu’Il veut être vu agissant comme il Lui plaît, où il Lui plaît et quand il Lui plaît.

Et pourtant, Il ne fait don de cette grâce, et non plus n’accomplit cette œuvre, en quelque âme qui n’en soit capable. Mais sans cette grâce elle-même, il n’est aucune âme capable de posséder cette grâce; pas une, qu’elle soit d’un pécheur ou d’un non-coupable. Car, pas plus elle n’est donnée pour l’innocence qu’elle n’est retenue ou refusée pour le péché. Prends bien garde que je dis refusée, et non pas retirée. Attention à l’erreur d’ici; je t’en supplie : car le plus près les hommes approchent-ils la vérité, le plus faut-il qu’ils se tiennent sur leurs gardes quant à l’erreur. Je n’ai d’intention que bonne et précise : aussi à moins d’entendre et de comprendre bien la chose, laisse-la de côté jusque le temps que vienne et te l’enseigne Dieu. Fais donc ainsi, et ne va pas t’offenser toi-même.

Attention à l’orgueil, lequel blasphème Dieu dans Ses dons, en effet, et insolemment enhardit le pécheur. Pour toi, sois humble véracement, et tu auras de cette œuvre le sentiment que j’ai dit que Dieu en fait don librement et non par réponse à quelque mérite. Car cette œuvre est telle et ainsi, que sa présence rend une âme capable de l’avoir en sa possession et d’en avoir le sentiment. Et cette capacité, sans l’œuvre, aucune âme ne l’a et non plus ne peut l’avoir. C’est l’œuvre même qui fait l’âme capable de l’œuvre, sans partage; en sorte que celui seul qui a et connaît le sentiment de cette œuvre en est par là même capable, et nul autre que celui-là. Et autant en est-il que, sans l’œuvre, une âme est comme si elle était morte et ne peut ni y aspirer ni la désirer. Autant tu la veux et désires, autant tu l’as, et ni plus, ni moins; pourtant elle n’est ni volonté ni non plus désir, mais une chose que tu ne sais pas quoi, laquelle t’attire à vouloir et désirer ce que tu ne sais pas quoi. Mais ne t’inquiète point, je t’en supplie, si ton entendement ne va pas au-delà : au contraire, veuille et désire et va de l’avant toujours plus, en sorte que tu en sois toujours plus capable et encore toujours plus.

Et pour me résumer en bref, laisse cela agir en toi et te conduire où il lui plaît. Laisse cela être l’ouvrier et l’opérateur, pour n’être, toi, que le patient et celui qui subit : tu n’as qu’à regarder et laisser faire. Ne t’en mêle pas, comme si tu voulais y aider, par crainte de tout embrouiller. Pour toi, ne sois rien que le bois, et que cela soit l’ouvrier de ce bois; ne sois que la maison, et que cela soit l’habitant de cette maison, le cultivateur qui demeure là. Sois et fais-toi aveugle durant ce temps, et rejette tout désir et toute ambition de connaissance, lesquels bien plus te feraient obstacle qu’ils ne peuvent t’aider. Qu’il te suffise assez, pour toi, de te sentir mû et poussé dans ton gré et assentiment par cette chose que tu ne sais pas quoi et dont tu ne sais rien, sinon que dans ce tien mouvement tu n’as aucune pensée particulière pour aucune 115 chose au-dessous de Dieu, et que cet élan nu est directement dirigé vers Dieu.

Et s’il en est ainsi, tu peux avoir ferme confiance que c’est Dieu, et Lui seul, qui meut directement ta volonté et ton désir, pleinement par Soi-même, non par des voies intermédiaires de Son côté ou du tien. Et n’aie crainte ni effroi, car le diable ne peut venir aussi prochement intime. Il ne peut jamais qu’occasionnellement et par des voies lointaines en venir à mouvoir la volonté d’un homme, quelque subtil diable qu’il soit jamais. Et non plus un bon ange ne peut mouvoir ta volonté suffisamment et sans voies; et, pour le dire en bref, rien ni personne autre que Dieu. Et Dieu seul.

En sorte que tu pourras concevoir un peu par ces mots ici (mais bien plus clairement à l’épreuve et par expérience) que dans cette œuvre, les hommes n’ont point à user de moyens et de voies, et que non plus ils n’y peuvent parvenir par des moyens et des voies. Il n’est de bonne voie qui ne dépende d’elle, mais elle ne dépend d’aucune; et il n’en est aucune qu’elle-même pour y mener.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET CINQUIÈME De trois voies auxquelles doit s’employer un apprenti contemplatif : lecture, pensée et prière.

Ce néanmoins, il est des voies auxquelles doit s’employer un apprenti contemplatif, lesquelles sont : Leçon, Méditation et Oraison; ou autrement appelées, afin que tu le comprennes : lecture, réflexion et prière. De ces trois, tu trouveras qu’il a été écrit dans un autre livre par un autre homme/1 beaucoup mieux que je ne saurais dire; et c’est pourquoi il n’est point nécessaire que je te parle ici de leurs qualités. Mais il y a ceci que je peux te dire : ces trois-là sont à ce point couplées et liées ensemble que pour les commençants, lesquels en sont les bénéficiaires — et non point les parfaits, non! parfaits autant qu’il se peut faire ici — l’exercice

/1. Peut-être Richard ROLLE, l’ermite de Hampole, dans le De Emendatione vitae. (N. d. T.).

de la pensée ne saurait être bienfaisant sans une préalable lecture ou audition de lecture; car c’est tout une même chose, lire ou entendre lire les lettrés lisant dans les livres, et les non-lettrés lisant par l’audition des lettrés lorsqu’ils prêchent la parole de Dieu. Et non plus la prière n’est obtenue bonnement par ces mêmes débutants, sans préalable exercice de la pensée.

Vois-le à cette preuve : en ce même cours, la parole de Dieu tant écrite que parlée, est comparée à un miroir. Spirituellement, les yeux de ton âme sont ta raison, et c’est ta conscience qui est ton visage spirituel. Or, tout de même que si ton visage physique porte une macule, les veux de ton visage ne peuvent voir cette tache ni penser qu’elle existe sans un miroir ou l’enseignement d’un autre que toi-même; tout justement de même aussi en va-t-il spirituellement : sans lecture ou audition de la parole de Dieu, il n’est pas possible à l’entendement humain qu’une âme, laquelle est aveuglée par l’habitude du péché, puisse voir la tache et la souillure dans sa conscience.

Et ainsi poursuivant : lorsque l’homme voit dans le miroir, matériel aussi bien que spirituel, ou lorsqu’il apprend par l’enseignement d’un autre homme l’existence et l’emplacement de la macule sur son propre visage tant physique que spirituel, c’est alors, et alors seulement qu’il court à la fontaine pour se laver. Et si cette tache est un péché personnel, alors la fontaine sera la sainte Église, et l’eau, la confession avec ses circonstances. Mais si c’est une racine obscure et un mouvement de 118 péché, alors la fontaine sera le Dieu de merci et l’eau, la prière avec ses circonstances. Et c’est ainsi que tu peux voir que l’exercice de la pensée, les commençants ne le peuvent bien avoir et avec profit sans la lecture préalable ou l’audition de lecture; ni non plus la prière, sans l’exercice de la pensée.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET SIXIÈME De la méditation de ceux qui sont au continuel travail de l’œuvre que dit ce livre.

MAIS il n’en va pas ainsi de ceux qui sont au continuel travail de l’œuvre que dit ce livre. Car leurs méditations sont telles que si c’étaient de brusques idées et sentiments aveugles de leur misère propre ou de la bonté de Dieu, sans nulle voie préalable de lecture ou audition de lecture, et sans aucune particulière considération de quoi que ce soit au-dessous de Dieu. Ces soudaines idées et ces aveugles sentiments plutôt étant appris de Dieu que de l’homme.

Je ne m’inquiète point, quand même tu n’aurais quant à présent pas de méditations sur ta misère propre ou la bonté de Dieu (je veux dire et j’entends : que tu y fusses porté par grâce et par conseil) autres que celles que tu pourrais avoir de ce mot 120 FAUTE et de cet autre mot DIEU, ou de tout autre ainsi à ta convenance. Mais sans briser ni explorer ces mots par la curiosité de l’intelligence ni la scrutation ou recherche de leurs qualités, comme si tu voulais par là accroître ta dévotion. Je crois et suis certain que dans ce cas et dans cette œuvre il n’en serait jamais ainsi. Mais au contraire que tu les gardes bien entiers et en tout, ces mots; et par FAUTE, entends un bloc massif de tu ne sais pas quoi, ni rien autre chose que toi-même. Je pense, pour moi, que dans cette considération et aveugle contemplation de la faute ou péché ainsi condensés et fixés en un bloc, et en rien autre chose que toi-même, il ne saurait y avoir rien ni personne de plus fou à lier. Encore que, si quelqu’un d’aventure te voyait alors, il te penserait dans les plus sobres dispositions physiques; sans nul changement de contenance et d’apparence, quel que tu sois alors, arrêté ou en marche, couché ou debout, assis ou à genoux : il te verrait dans le calme le plus contenu et la plus sobre tranquillité.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET SEPTIÈME Des prières particulières de ceux qui sont au continuel travail de l’œuvre que dit ce livre.

ET tout justement comme les méditations de ceux qui sont au continuel travail de la grâce et de cette œuvre, soudainement se lèvent et jaillissent sans voies ni moyens aucuns; tout justement de même font leurs prières. Je parle de leurs prières particulières, non de ces prières qui sont ordonnées par la sainte Église. Car ceux qui sont vrais ouvriers en cette œuvre, ils n’ont en vénération aucune prière autant que ces dernières, et aussi les font-ils telles et selon la forme et la loi qu’elles ont été ordonnées par les saints Pères avant nous. Mais leurs prières particulières se lèvent toujours plus soudain vers Dieu sans aucune voie ni préméditation particulière, ni rien qui les prépare ou les amène.

Et si elles sont faites de mots, ce qu’elles sont rarement, alors elles ne seront qu’en très peu de mots, oui, et le moins est le mieux. Ah! oui, et si c’est un seul mot et très bref de syllabe, cela sera meilleur que deux, à mon avis; et moins encore, si possible, considérant que c’est l’œuvre de l’esprit, laquelle exige que celui qui la fait soit toujours au plus haut et souverain sommet et à la pointe de l’esprit. Ce qui peut être effectivement vérifié à l’exemple ci-après, pris dans le cours de la nature. Un homme ou femme, effrayé soudain par quelque accident tel que feu ou mort d’homme ou quelque autre que ce soit, brusquement mis à l’extrémité de soi-même, est amené par la hâte et la nécessité à crier ou supplier pour de l’aide. Comment le fait-il? Assurément non point en beaucoup de mots et paroles, ni même en nombreuses syllabes. Quoi donc alors? Il lui paraît impossible de s’arrêter en quelque long discours pour proclamer en telle urgence son besoin et l’élan de son esprit : aussi éclate-t-il affreusement dans son agitation extrême et hurle-t-il un petit mot de guère plus d’une syllabe, tel que : Oh ! ou Feu! ou Malheur!

Et tel ce petit mot de «Feu!» atteint plus rapidement et pénètre les oreilles des auditeurs, tel aussi fait un petit mot d’une ou deux syllabes quand il est non seulement prononcé ou pensé, mais encore uniquement formulé en secret dans les profondeurs de l’esprit, lesquelles sont la hauteur, puisqu’en esprit tout est un, la hauteur et la profondeur, la longueur et la largeur. Et bien mieux ce petit mot pénètre-t-il l’oreille du Dieu tout puissant, et plus tôt que telle interminable psalmodie négligemment marmonnée entre les dents. Aussi est-ce pourquoi il est écrit que la courte prière perce le ciel.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET HUITIÈME Comment et pourquoi cette courte prière perce le ciel.

ET pourquoi perce-t-elle le ciel, cette brève et courte prière d’une unique syllabe? Parce que, certes, elle est priée en tout esprit : dans la hauteur et dans la profondeur, dans la longueur et la largeur de l’esprit qui la prie. Dans la hauteur est-elle, puisque c’est avec toute la puissance de l’esprit; et dans la profondeur, puisqu’en cette courte syllabe sont contenues toutes les intelligences de l’esprit. Dans toute sa longueur est-elle, car si toujours il pouvait ressentir ce qu’il sent alors, toujours il crierait ainsi qu’il crie; et dans sa largeur elle est, car il veut à tous autres ce qu’il veut pour soi-même.

À ce moment est-il que l’âme, après la leçon de saint Paul, «devient capable de comprendre avec tous les saints — non pleinement et absolument, mais en partie et d’une manière qui se trouve en rapport et harmonie avec cette œuvre — quelle est la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur» de l’éternel Dieu et tout amour, puissance et sagesse. L’éternité de Dieu est Sa longueur; l’amour est Sa largesse; la puissance est Sa hauteur; et la sagesse est Sa profondeur. Nulle surprise à ce qu’une âme ainsi et aussi étroitement conformée par la grâce à l’image et à la ressemblance de Dieu son créateur, soit aussitôt entendue de Dieu! Oui, serait-ce même une âme tout accablée des péchés d’un grand pécheur, lequel est comme s’il était l’ennemi de Dieu, et qu’elle vienne par la grâce à crier de la sorte une brève syllabe dans la hauteur et dans la profondeur, dans la longueur et la largeur de l’esprit, elle n’en serait pas moins toujours, et par le bruit brutal que fait son cri, ente et aidée de Dieu.

Vois à l’exemple : si celui qui est ton ennemi mortel, soudain tu l’entendais au comble de l’effroi crier ce petit mot de «feu» ou «hélas!» ou «malheur!» alors sans considérer s’il est ou non ton ennemi, mais dans la pure pitié de ton cœur tu serais ému et saisi de compassion par l’angoisse de ce cri et tu te lèverais — oui, oui, serait-ce au beau milieu de la nuit d’hiver! — et tu irais à son secours pour l’aider à éteindre le feu ou pour le conforter et l’apaiser dans sa détresse. Oh, Seigneur! quand un homme peut en grâce devenir si pitoyable et miséricordieux qu’il prenne en compassion son ennemi, nonobstant son inimitié, quelle 126 pitié et quelle miséricorde alors aura Dieu pour un tel cri spirituel de l’âme, fait et conçu dans la hauteur et dans la profondeur, dans la longueur et la largeur de l’esprit, Lui qui a par nature ce que l’homme a par grâce? Oh! bien plus, bien plus assurément aura-t-Il de miséricorde, et sans nulle comparaison, puisque tant est plus proche la chose ainsi possédée par nature que la chose éternelle qui vous est donnée par la grâce!

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET NEUVIÈME Comment priera un parfait ouvrier de l’œuvre, et ce qu’est en elle-même la prière ; et si quelqu’un prie avec des mots, quels mots s’accordent le mieux au propre de la prière.

ET c’est pourquoi faut-il prier dans la hauteur et dans la profondeur, dans la longueur et la largeur de notre esprit. Et cela, non point par mots et nombreuses paroles, mais en un petit mot d’une brève syllabe.

Mais que sera ce mot? Certes, il sera un mot tel qu’il s’accorde pour le mieux au propre de la prière. Mais quel mot est donc tel? Voyons d’abord ce qu’est la prière proprement en elle-même; et ensuite nous connaîtrons plus clairement quel mot s’accordera le mieux au propre de la prière.

La prière est proprement en elle-même, non autre chose qu’un pieux élan dirigé vers Dieu pour obtenir le bien et éloigner le mal. Et donc, étant que tout le mal, ou par sa cause ou par état, est tout entier compris et tenu dans le péché, ou Faute, il s’ensuit que lorsque nous voulons intensément prier pour être délivrés du mal, nous n’avons point à prononcer, ou dire, ou penser, ou avoir en l’esprit autre chose, ni aucun autre mot que ce petit mot de «Faute». Et lorsque nous voulons intensément prier pour obtenir le bien, nous n’avons à crier, que ce soit par parole, par pensée ou par désir, pas autre chose ni aucun autre mot que ce mot «Dieu». Car en Dieu est tout bien, ensemble par cause et par état; voilà pourquoi. Et ne t’étonne point que je pose ces mots à l’exclusion de tous autres : car si j’en pouvais trouver de plus courts, et qui continssent aussi pleinement tout le bien et tout le mal comme font ces deux-là; ou autrement si Dieu m’avait enseigné à en prendre d’autres, ce sont ceux-ci que j’aurais pris, et les premiers je les eusse laissés là. Et ainsi je te conseille de faire toi-même.

Ne va donc point te mettre en étude et recherche de mots, laquelle étude ne te mènerait nullement en ton propos ni en cette œuvre, puisque jamais on n’y parvient par l’étude, mais seulement par la grâce. Et c’est pourquoi ne prends toi-même pour ta prière point d’autres mots, malgré ceux que j’ai mis ici, si ce n’est ceux que, par Dieu, tu te sens incité à prendre. Néanmoins, si Dieu te portait à prendre les dits, alors mon conseil est que tu ne les quittes point : j’entends et veux dire pour le cas où tu prierais en paroles, car autrement point. Pourquoi? c’est que ce sont des mots tout à fait courts. Mais pour tant que soit si grandement recommandée ici la brièveté de prière, jamais cependant sa fréquence n’a du tout à être ralentie. Car c’est prier, comme il a été dit, dans la longueur de l’esprit; et jamais ne devrait cesser ni s’interrompre une telle prière, jusques à temps qu’elle ait pleinement obtenu ce après quoi elle soupirait. Et l’exemple, nous le voyons à cet homme ou cette femme dans l’épouvante comme décrits ci-dessus, lesquels en effet ne cessent non plus de crier ce petit mot de «feu», ou cet autre de «malheur», tant et aussi longtemps qu’ils n’ont point obtenu le plus grand soulagement et le plus grand secours dans leur détresse.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTIÈME Qu’en le temps de cette œuvre, l’âme ne donne aucune attention ni considération particulière à aucun vice en soi-même et aucune vertu en soi-même.

ET toi, fais de même, que ton esprit soit tout empli de la signification spirituelle de ce mot «faute», et sans considération plus particulière à aucune sorte de péché que ce soit, péché véniel ou péché mortel : Orgueil, Colère ou Envie, Convoitise, Paresse, Gourmandise ou Luxure. Que fait au contemplatif que ce soit tel péché ou tel autre, ou de quelle gravité il est. Puisque tous les péchés, il les voit — je veux dire pendant le temps de cette œuvre — également graves en eux-mêmes, du fait que le moindre péché le sépare de Dieu et le retranche de sa paix spirituelle.

Et que tu aies sentiment de cette «faute» ou péché comme d’un bloc massif et tu ne sais jamais quoi, mais rien autre que toi-même. Et crie alors sans cesse en esprit cet unique «Faute! faute! faute! Las! las! las!» Lequel cri spirituel, tu apprendras bien mieux de Dieu par l’expérience, que par la parole d’aucun homme quel il soit. Car le meilleur est ce cri en toute pureté d’esprit, sans nulle pensée particulière ni énoncé d’aucune parole; à moins toutefois, ce qui est en de rares moments, que par excès et abondance, l’esprit éclate soudain en paroles, le corps et l’âme étant tous deux emplis et accablés du chagrin et de l’empêchement du péché.

Et de même façon feras-tu de ce petit mot de «Dieu» : que ton esprit soit tout empli de sa signification spirituelle, et sans aucune considération plus particulière à aucune de Ses œuvres, corporelle ou spirituelle, si bonne, ou meilleure, ou excellente soit-elle — ni non plus à aucune vertu, que puisse susciter en l’âme humaine quelque grâce que ce soit; et nullement tu ne chercheras à voir si c’est Humilité ou Charité, Patience ou Abstinence Espérance, Foi ou Tempérance, Chasteté ou volontaire Pauvreté. Que fait cela au contemplatif? Puisqu’en toute vertu il trouve et voit, reconnaît et a sentiment de Dieu; car en Lui sont toutes choses, tout ensemble par cause et par état. C’est pourquoi les contemplatifs {pensent que s’ils ont Dieu, ils ont et possèdent tout bien, et par suite ils ne convoitent rien par considération plus particulière, rien que le seul bien : Dieu. Et toi, fais de même aussi loin que tu le pourras par la grâce : et entends Dieu en tout, et en tout Dieu, afin qu’il n’y ait œuvre en ton esprit et en ta volonté autre que Dieu seul. Mais parce que tant, et tout aussi longtemps que tu vis en cette misérable vie, c’est ton lot de toujours avoir en quelque part le sentiment de cette horrible et puante masse du péché, telle que si elle était unie et fondue avec la substance de ton être, alors et c’est pourquoi tu penseras alternativement et prendras les deux mots : «Faute» et «Dieu», ayant cette connaissance générale que si tu as Dieu, alors tu seras défait du péché; et si tu peux te défaire du péché, alors tu posséderas Dieu.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET UNIÈME Qu’en toutes œuvres dessous celle-ci, il faut que les hommes gardent discrétion ; mais en celle-ci, aucune.

ET plus loin, si tu me demandes quelle discrétion tu dois avoir et mettre en cette œuvre, je te réponds et te dis : exactement aucune! Car en toutes tes autres actions tu mettras de la discrétion, comme à manger, boire, dormir ou protéger ton corps du froid et du chaud trop violents, ou longuement prier ou lire, ou échanger des paroles avec ton prochain. En tout cela tu auras à garder la discrétion, de telle sorte que ce ne soit ni trop, ni trop peu. Mais en cette œuvre, tu ne tiendras et n’auras à tenir aucune mesure : car je souhaiterais que tu pusses ne jamais cesser au long de toute la longueur et le temps de ta vie.

Je ne dis pas que tu y persévéreras et persisteras toujours avec une égale vigueur et fraîcheur, puisque cela ne peut pas être. Car il y aura la maladie parfois, et d’autres désordres et fâcheuses dispositions du corps et de l’âme, et maintes autres nécessités de nature, lesquelles te retiendront bien assez, et souvent te feront descendre du haut de ce travail. Mais je dis que tu devrais toujours et sans cesse y être, soit tout sérieusement et directement, soit avec plus de jeu; c’est-à-dire que tu l’aies toujours : soit de fait et en œuvre, soit d’intention et en volonté. Et c’est pourquoi, pour l’amour de Dieu, garde-toi tant et du mieux que tu pourras de la maladie, afin de n’être pas toi-même, autant qu’il est possible, la cause de ta faiblesse. Car c’est en vérité que je te dis que cette œuvre réclame une très grande et complète tranquillité et une entière et pure disposition, tant de corps que d’âme.

Donc, pour l’amour de Dieu, mets de la discrétion dans le gouvernement de ton corps comme de ton âme, et tiens-toi en santé autant que tu le peux. Et si la maladie survient malgré ton effort, prends-la en patience et remets-t’en humblement à la miséricorde, de Dieu : et alors c’est tout, ce qu’il faut. Car je te le dis en vérité, il y a bien des fois où la patience dans la maladie et en diverses autres tribulations plaît à Dieu beaucoup plus que toute dévotion qu’il te plaît avoir et que te permet la santé.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET DEUXIÈME Qu’à ne mettre aucune discrétion en celle-ci, les hommes auront la discrétion en toutes les autres choses ; et autrement jamais.

MAIS peut-être vas-tu me demander comment tu te conduiras et gouverneras avec discrétion en la nourriture, le sommeil, et toutes ces autres choses. À quoi je pense te répondre très brièvement : «Prends ce qui vient.» Sois toujours et sans cesse à l’œuvre dans cette œuvre, sans discrétion aucune, et tu auras le bon discernement pour commencer et finir toutes les autres œuvres avec une grande discrétion. Car il m’est impossible de penser qu’une âme qui jour et nuit persévère et poursuit cette œuvre sans cesse ni discrétion aucune, puisse jamais errer et se tromper en quelqu’une des autres activités et occupations extérieures; et autrement, au contraire, elle ne peut qu’errer toujours, à mon avis.

Et c’est pourquoi, si je puis avoir cette œuvre dans le fond de mon âme toujours en considération activement et attentivement, alors je voudrai n’avoir qu’inattention pour le manger et le boire, le sommeil ou la conversation et toutes mes autres actions extérieures. Et certes, j’ai la pensée bien assurée qu’avec cette inattention ou indifférence, je parviendrai à mettre et garder la discrétion en ces choses, plutôt qu’en m’occupant d’elles activement comme si je voulais, par la considération de ces mêmes choses, leur poser une limite et fixer une mesure. En vérité, je ne viendrai jamais à l’y mettre ce faisant, quels que soient mes actes et mes paroles sur ce point. Laissons dire aux hommes ce qu’ils veulent, et à l’expérience le témoignage et la preuve.

Aussi donc, élève ton cœur dans un aveugle élan d’amour; et recueille-toi tantôt sur «Faute» et tantôt sur «Dieu». Dieu que tu voudrais avoir ou posséder, et la faute ou péché dont tu voudrais être délivré. Parce que Dieu te manque; et le péché, tu n’es que trop sûr de l’avoir. Dieu bon vienne à présent à ton secours, puisqu’à présent tu as besoin!

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET TROISIÈME Qu’il faut absolument que l’homme perde toute idée et tout sentiment de son être propre, si la perfection de cette œuvre doit réellement être touchée par l’âme en cette vie.

REGARDE qu’en ton intelligence et en ta volonté rien n’œuvre que Dieu seul. Et tâche à abattre toute connaissance et tout sentiment de quoi que ce soit au-dessous de Dieu; et rejette bien loin toutes choses sous le nuage d’oubli. Et tu dois comprendre que tu n’as pas seulement à oublier en cette œuvre toutes les autres créatures que toi-même et aussi leurs actions ou les tiennes, mais encore que tu as, en cette œuvre, à oublier ensemble et toi-même et tes propres actions pour Dieu, non moins que les autres créatures et leurs actions. Car c’est le propre et la condition de qui aime parfaitement, non seulement d’aimer ce qu’il aime plus que soi-même, mais aussi et encore en quelque sorte de se haïr soi-même pour l’amour de ce qu’il aime.

Ainsi faut-il que tu fasses toi-même de toi-même : tu dois prendre en dégoût et t’ennuyer de tout ce qui se fait en ton intelligence et en ta volonté, à moins qu’il n’y soit que Dieu seul. Parce que tout ce qui est autre, assurément, quoi que ce soit, cela est entre toi et ton Dieu. Et rien d’étonnant que tu le détestes et haïsses, de penser à toi-même, quand il te faut toujours avoir sentiment du péché, cet horrible et puant bloc massif de tu ne sais pas quoi, lequel est entre toi et ton Dieu : cette masse pesante qui n’est point autre chose que toi-même. Car il te faut penser qu’il est uni et fondu avec la substance de ton être, ah! comme s’il n’y avait pas de différence et de partage.

Et c’est pourquoi renverse et abats toute connaissance et sentiment des créatures de toutes espèces, mais tout particulièrement de toi-même. Car c’est de cette connaissance et de ce sentiment de toi-même que dépendent ta connaissance et ton sentiment des autres toutes créatures, lesquelles toutes, au regard de cela, seront facilement oubliées. Car tu verras, en te mettant activement toi-même au fait et à l’épreuve, que lorsque tu auras oublié toutes les autres créatures et toutes leurs œuvres, oui, et les tiennes propres au surplus, il y aura encore de vivant entre toi et ton Dieu, une connaissance nue et un sentiment de ton être propre, lesquels devront toujours être détruits jusque le temps que tu sentiras sûre et vraie la perfection de cette œuvre.

COMMENCE ICI LE CHAPITREQUARANTE ET QUATRIÈME Comment une âme se disposera pour sa part, afin de détruire toute connaissance et sentiment de son être propre.

MAIS à présent tu me demandes comment tu pourras détruire cette nue connaissance et sentiment de ton être propre. Car peut-être bien vas-tu penser que si cela était détruit, tous autres empêchements seraient détruits; et si tu penses ainsi, tu penses exactement vrai. Mais à cela, je te réponds et dis que sans une toute particulière grâce, tout librement donnée de Dieu, et en outre, de ta part, sans une aptitude et capacité pleinement accordées à recevoir cette grâce, cette nue connaissance et sentiment de ton être ne peuvent d’aucune façon être détruits. Et cette aptitude ou capacité n’est rien autre chose qu’une extrême et profonde affliction spirituelle.

Mais en cette affliction, il importe et il est nécessaire que tu aies et mettes de la discrétion, à cette manière : tu seras attentif, au temps de cette affliction, à ne point par trop rudement efforcer ou ton corps ou ton esprit, mais au contraire à être tout tranquille assis comme dans le dessein de dormir, tout pénétré et plongé dans l’affliction. Car voici l’affliction véritable, voici la parfaite affliction; et heureux celui qui peut y parvenir! Tous les hommes ont des sujets d’affliction : mais plus que tous et particulièrement, celui qui sait et a le sentiment de ce qu’il est. Tous les autres chagrins, par comparaison à cette affliction, ne sont que comme jeux à côté de la gravité. Car celui peut avoir grande et grave affliction, qui non seulement sait et sent ce qu’il est, mais, et encore, sait et a le sentiment qu’il est. Et qui n’a jamais ressenti cette affliction, qu’il s’afflige alors : car jamais jusqu’ici il n’a connu l’affliction parfaite. Laquelle affliction, lorsqu’elle est obtenue, purifie l’âme non seulement du péché, mais aussi de la peine qu’elle a méritée du péché; puis encore elle fait l’âme : capable de recevoir cette joie, laquelle relève l’homme de toute connaissance et sentiment de son être.

Bien conçue en la vérité, cette affliction est toute pleine d’un saint désir; et autrement, il n’y aurait homme jamais qui pût la subir et supporter. Car si ce n’était que son âme fût tant soit peu nourrie d’une manière de réconfort par son juste travail, il ne serait autrement pas capable de supporter la peine qu’il a de la connaissance et du sentiment de son être. Car si souvent veut-il avoir la connaissance et le sentiment vrais de son Dieu (autant que faire se peut ici) aussi souvent il sent qu’il ne le peut : car toujours plus il trouve sa connaissance et son sentiment comme occupés et tout remplis du bloc massif, horrible et puant, de soi-même; lequel il lui faut toujours détester et haïr et toujours rejeter, s’il veut être parfait disciple de Dieu, et par Lui enseigné sur le mont de la perfection; et si souvent, cela, qu’il va presque jusqu’à la folie dans son affliction. C’est à ce point qu’il pleure et se lamente, lutte et combat, pousse des jurements et des cris d’exécration; et, pour le dire en bref, il lui paraît si lourd à porter, ce pesant fardeau de soi-même, que jamais plus il ne s’inquiète de ce qui peut lui arriver tant que Dieu n’a point été satisfait et qu’il ne lui aît complu.

Et pourtant au milieu de toute cette affliction, il ne désire point de ne pas être : parce que ce serait démence diabolique et haine de Dieu. Au contraire il lui plaît tout à fait d’être, et il rend grâces du profond du cœur à Dieu de l’excellence et du don qu’Il lui a fait de cet être : car tout ce qu’il désire et ne cesse de désirer, c’est de perdre et quitter la connaissance et le sentiment de son être.

Cette désolation et ce désir, il appartient à chaque âme de les avoir et les sentir en elle, que ce soit d’une manière ou d’une autre : selon que daigne Dieu l’apprendre et enseigner à Ses disciples spirituels avec Son bon plaisir et d’après leurs aptitudes et capacités de corps et d’âme, le degré où ils sont et leur tempérament, jusque le temps où, s’Il le permet, ils pourront être unis à Dieu en charité parfaite — autant qu’il se peut ici-bas.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET CINQUIÈME Un bon éclaircissement de quelques et certaines illusions et erreurs qui peuvent survenir en cette œuvre.

MAIS je te dis une chose : c’est qu’en cette œuvre un jeune disciple, lequel n’a point encore la pratique et l’expérience du travail spirituel, peut très facilement être pris dans l’erreur et peut-être, à moins qu’il ne montre aussitôt de la prudence et n’ait la grâce de cesser et humblement se soumettre à son directeur, risquer la ruine de ses forces physiques et le ravage de ses forces intellectuelles et spirituelles, au point de tomber en démence. Et tout cela par suite de l’orgueil, des passions charnelles et de la curiosité de l’intelligence.

Cet errement peut survenir en la manière que voici. Un jeune homme ou une femme, nouveaux en l’école de la dévotion, a entendu parler de cette affliction et de ce désir, apprenant par lecture ou par parole que l’homme doit lever son cœur vers Dieu et n’avoir de cesse en son désir de ressentir l’amour de son Dieu. Et aussitôt les voilà, dans la curiosité de leur intelligence, comprenant ces mots non point spirituellement, comme ils doivent être entendus, mais charnellement dans la sensibilité et matériellement dans le corps; et ils s’efforcent dans leurs cœurs de chair qu’ils malmènent dans leurs poitrines. Faute de la grâce, et par esprit d’orgueil et de curiosité, ils brutalisent leurs veines et leurs forces corporelles si rudement et si bestialement qu’au bout d’un temps très court, ils tombent dans la frénésie ou dans la mélancolie, et une sorte de languide faiblesse de corps et d’âme, laquelle les porte à se détourner d’eux-mêmes pour chercher au dehors quelque fausse ou quelque vaine charnelle consolation corporelle, comme pour une récréation du corps et de l’esprit. Ou alors, s’ils ne tombent pas en ceci, ils gagnent par leur aveuglement spirituel, par les violences faites à la nature dans leurs poitrines et leurs cœurs de chair pendant le temps de ce travail non point spirituel, mais hostilement bestial, et ils obtiennent d’avoir leurs poitrines enflammées d’une chaleur hors nature dont la cause sera ce mauvais gouvernement et ce dérèglement du corps par l’hostile travail; ou encore quelque fausse chaleur conçue en eux et suscitée par le Démon, leur ennemi spirituel, et dont la cause sera leur orgueil et la chair et leur curiosité d’esprit. Et cependant, peut-être, ils imagineront que c’est le feu de l’amour obtenu et mérité de la grâce et de la bonté du Saint-Esprit.

En vérité, de cette illusion et de toutes celles qu’elle entraîne, il sort beaucoup de mal : hypocrisie, hérésie et erreur en grande quantité. Car bien vite après une expérience et un sentiment pareillement faux, vient une fausse science et connaissance de l’école du Démon; comme aussitôt après une expérience et un sentiment vrais, vient une vraie connaissance de l’école de Dieu. Parce que, je te le dis en vérité, le diable a ses contemplatifs comme Dieu a les Siens.

Cette illusion du faux sentiment et de la fausse connaissance qui le suit, a des variations étonnamment diverses et nombreuses selon la diversité des états, des tempéraments et de la subtilité de ceux qui y sont pris et trompés; comme a, semblablement, le vrai sentiment et la connaissance de ceux qui y sont sauvés. Mais je ne pose ici pas d’autres errements que ceux auxquels je pense que tu puisses être exposé, si tu te mets jamais au travail de cette œuvre. Car quel serait le profit pour toi de savoir comment tels grands clercs, ou tels hommes et femmes à des degrés autres que le tien, sont trompés? Tout à fait nul, assurément. Et c’est pourquoi je ne t’en dis pas plus que ce qui peut t’assaillir toi-même si tu travailles à cette œuvre; et ce que je t’ai dit, c’est en sorte que tu aies de la prudence avec cela dans ton effort et ton travail, si jamais tu devais être attaqué.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET SIXIÈME Un bon enseignement comment l’homme doit fuir ces illusions, et comment il doit œuvrer plus par une inclination de l’esprit que par les violences et la rudesse faites au corps.

ET c’est pourquoi pour l’amour de Dieu sois prudent en cette œuvre, et ne malmène ni trop rudement ni outre mesure ton cœur dans ta poitrine : mais travaille plus par penchant et avec le désir que par quelque inutile force et violence. Car plus il y a de penchant, plus humble tu seras et plus spirituel; et plus il y a de rudesse, plus tu seras corporel et bestial. Donc sois prudent, car certainement pour ce cœur bestial qui prétendait atteindre la haute montagne de cette œuvre : il sera rejeté à coups de pierre. Les pierres sont dures et sèches, quant à elles, et elles blessent très douloureusement où elles frappent. Et telles aussi sont ces rudesses de la contrainte : dures assurément quand elles sont attachées au sentiment de la chair et du corps, et sèches entièrement de toute connaissance de la grâce; et elles blessent très douloureusement l’âme imprudente et l’empoisonnent des simulacres imaginaires des démons. Aussi donc sois prudent avec cette bestiale rudesse, et apprends à aimer par désir, avec un comportement modeste et doux tant du corps que de l’âme; reçois avec civilité et accepte humblement la volonté de notre Seigneur, et ne te jette pas dessus, tel le lévrier vorace, quelque cruelle que soit ta faim. Et s’il s’en peut parler comme en jouant : ce que je te conseille, c’est de faire en toi de sorte que, refrénant l’impétueux et violent mouvement de ton esprit, ce soit comme si tu ne voulais à aucun prix qu’Il sût jamais combien pressé est ton désir de Le voir, de Le posséder ou d’avoir sentiment de Lui.

C’est ici parler par enfantillage et manière de jeu, penses-tu peut-être? Mais je suis bien persuadé que qui aura la grâce de faire comme j’ai dit, et en aura l’expérience, il aura sentiment de jouer joyeusement un heureux jeu avec Lui, comme avec son enfant fait le père en l’embrassant et l’étreignant, ce dont il sera fort aise lui aussi.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET SEPTIÈME Un léger enseignement de cette œuvre en la pureté du cœur, déclarant comment il est qu’une âme montrera son désir à Dieu d’une manière, et vous au contraire d’une autre manière aux hommes.

REGARDE à n’avoir de surprise aucune parce que j’ai ainsi parlé avec enfantillage et comme follement et en quittant la naturelle discrétion, car je l’ai fait pour certaines raisons, et m’y sentant porté depuis bien des jours, ce me semble, pour toi maintenant aussi bien que pour quelques autres de mes particuliers amis en Dieu, à la fois sentant ainsi, pensant ainsi et parlant ainsi.

Et voici l’une des raisons pourquoi je t’ai dit et prié de cacher de Dieu ton désir. C’est que j’ai foi qu’il viendra plus clairement à Sa connaissance, pour ton profit et l’accomplissement de ton vœu, par cette occultation susdite, que par aucune démonstration dont je pense que tu puisses faire preuve et donner cependant. Puis une autre raison est que je voudrais, par une démonstration pareillement occultée, te tirer hors des brutalités grossières du sentiment corporel pour t’amener à la pureté et à la profondeur du sentiment spirituel; et ainsi, par suite et enfin, t’aider à nouer le nœud spirituel du brûlant amour entre toi et ton Dieu, en l’union spirituelle et la conformité de volonté.

Cela, tu le connais parfaitement : que Dieu est un Esprit; et à quiconque il reviendra d’être uni à Lui, il appartiendra que ce soit dans la réalité véritable et la profondeur de l’esprit, loin de toute apparence ou imagination corporelle. La chose sûre, c’est que toute chose est connue de Dieu et que rien ne peut être caché à Sa connaissance, pas plus les choses corporelles que les spirituelles. Mais une chose lui est d’autant plus manifestement montrée et connue, qu’elle est plus cachée dans la profondeur de l’esprit; étant qu’Il est Esprit, elle lui est beaucoup plus ouverte que toute chose autrement mêlée et enfouie en quelque élément corporel que ce soit. Car toute chose corporelle est plus éloignée de Dieu, selon le cours naturel des choses, que la chose spirituelle quelle qu’elle soit. Pour cette raison, il apparaît que tant que notre désir reste mêlé de quelque matière corporelle — comme il est lorsque nous nous tendons de tout notre effort ensemble d’esprit et de corps — aussi longtemps est-il plus loin de Dieu, et bien plus loin qu’il ne serait s’il venait, par plus de dévotion et plus de penchant, dans la sobriété, la pureté et la profondeur de l’esprit.

Et ici tu peux voir et comprendre quelque chose, en partie, de la raison pourquoi je t’ai prié enfantinement de couvrir et cacher de Dieu le mouvement de ton désir. Mais là, je ne t’ai pas prié de le cacher tout entièrement, ce qui serait demander une chose folle et complètement impossible et serait la demande d’un fou. Ce que je te demande, c’est de faire en toi ce mouvement de le cacher. Et pourquoi t’en prié-je ? Assurément pour cela que je voudrais que tu l’engendrasses dans la profondeur de l’esprit, loin de toute rudesse et grossièreté de quelque corporel mélange, lequel le ferait d’autant moins spirituel, et d’autant plus éloigné de Dieu; puis encore parce que je sais et connais parfaitement que plus ton esprit a de spiritualité, moins aussi il a de corporel, et donc plus près est-il de Dieu, plus Lui plaît-il et d’autant plus clairement peut-il être vu de Lui. Non point que Son regard puisse jamais sur aucune chose être plus clair que sur une autre, ni à aucun moment plus qu’à aucun autre, puisqu’il est éternellement immuable; mais parce que tu Lui complais mieux ainsi en la profondeur et pureté d’esprit, car Il est un Esprit.

Et encore une autre raison pourquoi je t’ai dit de faire en toi qu’Il ne connût ton désir, c’est que toi, et moi-même et tous tant que nous sommes, nous demeurons très capables de comprendre et concevoir corporellement une chose qui est dite spirituellement, en sorte que peut-être, si je t’avais prié de montrer et manifester le mouvement de ton cœur à Dieu, peut-être eusses-tu voulu Lui en donner une démonstration corporelle, soit en geste ou en voix ou en parole ou en quelque autre grossière corporelle expression, ainsi qu’il est lorsque tu dois montrer à un autre homme une chose qui est cachée dans ton cœur; et ainsi ton œuvre eût été impure. Car c’est d’une manière qu’une chose doit être montrée à l’homme; et d’une autre manière à Dieu.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET HUITIÈME Comment Dieu veut être servi à la fois par le corps et par l’âme, et comment il récompense les hommes en l’un et l’autre ; et comment il faut, pour les hommes, connaître quand sont bonnes, et quand mauvaises, toutes ces harmonies et autres suavités qui tombent en le corps au moment de la prière.

JE ne dis point ceci parce que je veux que tu te prives et retiennes en quel moment que soit, si tu t’y sens porté, de prier par ta bouche, ou de te prendre soudain, par abondance de piété et grande ferveur en ton esprit, à parler à Dieu comme à homme, lui disant quelque bonne parole ainsi que tu t’y sens porté, telle que : «Bon Jésus! Beau Jésus! Doux Jésus!» ou toute autre semblable! Non! à Dieu ne plaise que tu le prennes de la sorte! Car en vérité, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire; et Dieu ne permettrait que je départisse ce que Dieu a couplé et uni : le corps et l’esprit. Car Dieu veut être servi par le corps et par l’âme à la fois tout ensemble, comme il sied, et il retournera en récompense sa béatitude à la fois dans le corps et dans l’âme. Et en gage et prémices de cette récompense, parfois, ici en cette vie, Il embrasera le corps de Ses dévots serviteurs : non pas une fois ou deux, mais peut-être bien très souvent selon qu’il Lui plaît, l’emplissant de merveilleuses douceurs et consolations. Certaines desquelles douceurs et consolations ne viendront pas de dehors dans le corps par les fenêtres de notre entendement, mais de dedans : surgissant et jaillissant de l’excès et abondance de félicité spirituelle et d’une vraie dévotion en l’esprit. Celles-là n’ont point à être tenues pour suspectes et, pour le dire en bref, celui qui les ressent, je suis certain qu’il ne saurait les avoir en suspicion.

Mais toutes les autres délices, harmonies et consolations, lesquelles arrivent de dehors tout soudain et tu ne sais jamais d’où, je te supplie de les avoir en suspicion. Car elles peuvent être des deux : ou bonnes ou mauvaises; par un bon ange provoquées quand elles sont bonnes, et par un mauvais ange si elles sont mauvaises. Mais celles-ci ne sauraient en aucune façon être mauvaises si leurs illusions et tromperies, dues à la curiosité d’esprit et au désordre des élans du cœur charnel, sont repoussées comme je t’ai enseigné, ou mieux encore si tu le peux. Et pourquoi? Assurément par la cause de ce réconfort, c’est-à-dire par le pieux élan de l’amour, lequel ressort du pur esprit et habite en la pureté du cœur. Il y est suscité par la main du tout-puissant Dieu sans moyens et sans voies; et par là il a en propre d’être toujours éloigné de toute imagination ou de quelque erroné jugement, fausse opinion ou autre, ainsi qu’il peut arriver à l’homme en cette vie.

Quant aux autres toutes consolations et douceurs et harmonies, comment savoir si elles sont bonnes ou mauvaises? je suis d’avis de ne pas te le dire à présent, et cela parce que cela ne me paraît pas nécessaire. En effet, tu peux le trouver écrit en une autre place dans l’œuvre d’un autre homme, et mille fois mieux que je ne saurais le dire ou l’écrire : et ainsi pourras-tu et seras-tu capable de ce que j’ai mis ici, beaucoup mieux que ce que j’ai dit. Alors à quoi bon? C’est pourquoi, donc, je ne m’y attarderai et ne me donnerai de la tablature pour satisfaire au désir de ton cœur, duquel tu m’as fait démonstration jusqu’ici en paroles, et qui est maintenant en actes.

Mais il y a ceci que je peux te dire de ces harmonies et délices qui viennent par les fenêtres de l’entendement et des sens, et qui peuvent être les deux : bonnes ou mauvaises. Que tu en fasses usage sans aucune cesse en cet aveugle et pieux et consentant élan d’amour que je t’ai dit : et alors je n’ai de doute aucun qu’il ne sache parfaitement te renseigner à leur sujet. Et si pourtant tu devais t’en étonner au prime abord, du fait qu’elles te seraient inconnues, néanmoins cet élan et ce mouvement en toi doit faire que si ferme soit lié ton cœur, que tu ne donneras aucune manière d’importance ni ajouteras grande foi à ces délices, tant qu’elles seront avant le temps où tu en sois intérieurement assuré, soit merveilleusement par l’Esprit de Dieu, ou sinon, extérieurement par le conseil de quelque prudent père.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET NEUVIÈME L’essence et substance de toute perfection n’est rien autre qu’une bonne volonté ; et comment toutes ces délices et harmonies et autres consolations que l’on peut avoir en cette vie, ne sont rien que guère des accidents.

ET c’est pourquoi je te prie, obéis avec docilité et de bonne grâce à cet humble élan d’amour en ton cœur, et suis-le fidèlement : car il veut être ton guide en cette vie et te conduire à la béatitude en l’autre vie. Il est l’essence et substance de toute bonne existence et sans lui, il n’est bonne œuvre qui puisse avoir commencement ou fin. Il n’est rien autre qu’un bon vouloir et une conformité de volonté à Dieu, et une manière de félicité et parfaite plaisance que tu sens en ta volonté pour tout ce que fait Dieu.

Pareille bonne volonté est la substance de toute perfection. Toutes douceurs, délices et consolations corporelles ou spirituelles, aussi saintes soient-elles, ne lui sont que comme des accidents et ne font rien que dépendre de cette bonne volonté. Accidents, les ai-je dits, car ils peuvent en effet ou survenir ou manquer sans lui ajouter rien ni rien lui retrancher. J’entends bien : en cette vie, car il n’en sera pas ainsi en la béatitude du ciel où ces délices seront une et sans partage avec la substance, comme sera le corps avec l’âme : ce corps en lequel elles se déversent. Et ainsi est leur substance ici, non autre chose qu’une bonne volonté spirituelle. Et certes je pense que pour celui qui parvient et touche à la perfection de ce vouloir, autant qu’il est ici possible, il ne saurait y avoir de délices ou consolations susceptibles d’arriver à quiconque en cette vie, qu’il ne soit aussi content et joyeux de ne pas avoir, si telle est la volonté de Dieu, que de sentir et avoir.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTIÈME Quel est le chaste amour ; et comment en de certaines créatures telles consolations sensibles ne sont que rarement, et en d’autres, très fréquentes.

ET par ceci, tu peux voir et comprendre que nous ayons à commander notre entière conduite d’après cet humble élan d’amour en notre volonté. Et à toutes ces autres délices et consolations, pour si agréables et saintes qu’elles soient, nous ne devons montrer, s’il est séant de le dire, qu’une sorte d’indifférence. Qu’elles viennent, et bienvenues sont-elles. Mais ne te penche point trop vers elles, en crainte de faiblesse : car demeurer par trop longtemps en de telles émotions et larmes si suaves, cela t’enlèverait tes forces beaucoup trop. Peut-être même en viendrais-tu à aimer Dieu pour elles, ce dont tu auras le sentiment si tu grommelles et grognes par trop, quand elles font défaut. Et s’il en est ainsi, alors ton amour n’est encore ni chaste ni parfait.

Car un amour parfait et chaste, s’il souffre que le corps soit nourri de consolations par la présence d’émotions et larmes si suaves, néanmoins ne proteste et grogne aucunement quand elles font défaut selon la volonté de Dieu, mais au contraire en est heureux et satisfait. Et ceci encore que, chez de certaines créatures, il ne soit pas commun qu’elles fassent défaut, alors que de pareilles délices et consolations chez d’autres créatures ne sont que rares.

Et tout ceci est selon la disposition et l’ordonnance de Dieu, tout entièrement pour le profit et le besoin des diverses créatures. Car il est de certaines créatures si faibles et si tendres en esprit, qu’à moins qu’elles ne soient confortées au sentiment de telles délices, elles ne pourraient aucunement supporter ni soutenir la variété des tentations et tribulations dont elles ont à pâtir corporellement et spirituellement, en cette vie, de la part de leurs ennemis. Et d’autres il y a, lesquelles sont si faibles en leur corps, qu’elles ne peuvent faire de grandes pénitences pour se purifier; et ces créatures-là, dans sa pleine grâce, notre Seigneur veut les purifier en l’esprit par de tels sentiments suaves et telles larmes. Et encore, d’autre part, y a-t-il certaines créatures qui sont d’esprit si vigoureux et fort qu’elles peuvent trouver assez de réconfort en leur âme, à offrir révérencieusement cet humble élan d’amour et la conformité de volonté, lesquelles créatures n’ont elles-mêmes pas tellement besoin du réconfort de ces délices et sentiments corporels. D’entre toutes, l’une plus que l’autre, laquelle est la plus sainte et la plus chère à Dieu? Dieu le sait, et pas moi.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET UNIÈME Que les hommes doivent avoir grande attention et prudence, afin de ne comprendre corporellement une chose dite spirituellement ; et qu’il est particulièrement bon d’être attentif et prudent à ces deux mots : « dedans » et « en haut ».

C’est pourquoi obéis humblement à cet aveugle élan d’amour dedans ton cœur. Et je n’entends ici ton cœur corporel et de chair, mais ton cœur spirituel, lequel est ta volonté. Et sois bien attentif, que tu ne conçoives point corporellement ce qui est dit spirituellement. Car je te le dis en vérité, ces conceptions et idées corporelles et charnelles de ceux qui ont l’intelligence imaginative et l’esprit de curiosité, elles sont cause de beaucoup d’erreur.

Tu as pu voir un exemple de cela, par ce que je t’ai dit et prié de cacher de Dieu ton désir au dedans de ce qui est en toi. Car il se peut, si je t’avais dit de montrer ton désir à Dieu, que tu eusses conçu la chose plus corporellement que tu ne le fais quand je te prie de le cacher. Parce que tu sais bien que tout ce qui est volontairement caché se trouve enfoui et jeté dans la profondeur de l’esprit. Aussi est-ce mon opinion qu’il est grandement nécessaire d’avoir une extrême prudence' et attention à bien entendre les mots qui sont dits avec une intention spirituelle, afin que tu les comprennes et conçoives non pas corporellement niais spirituellement, en le sens qu’ils ont; et tout particulièrement faut-il bien veiller à ce mot «dedans» et à ce mot «en haut». Car à mal entendre ces deux mots, il échoit mainte erreur et illusion à celui qui se propose d’être ouvrier en l’œuvre spirituelle, selon mon jugement; ce que je sais fort bien, partie par expérience, et partie par ouï-dire. Et de ces illusions, je crois devoir te parler quelque peu, selon mon jugement.

Un jeune disciple en l’école de Dieu, nouvellement détourné du monde, celui-là va s’imaginer que, pour un peu de temps qu’il s’est livré à la pénitence et à la prière, suivant le conseil pris à la confession, il est alors capable d’entreprendre et de prendre sur lui de travailler à l’œuvre spirituelle dont il a entendu parler soit par paroles ou par lectures, soit encore qu’il en ait lu quelque chose par lui-même. Et par suite, quand il lit ou entend quelque description du travail spirituel — et notamment comment un homme «doit rentrer au dedans de soi-même» ou comment il doit «se dépasser soi-même» — aussitôt, tant par aveuglement d’âme que par charnelle curiosité d’esprit, il s’imagine entendant mal et se méprenant sur ces mots, être appelé par la grâce à travailler à cette œuvre, parce qu’il sent en soi un désir et penchant naturels vers les choses cachées. Et c’est à tel point que si son directeur spirituel ne veut point lui accorder de se mettre à œuvrer en cette œuvre, aussitôt le voilà grommelant contre ce directeur et pensant — peut-être même, oui, affirmant à ses semblables — qu’il ne peut trouver personne qui sache et puisse pleinement le comprendre. Et c’est pourquoi tout aussitôt, par témérité et présomption en sa curiosité, il ira quittant l’humble prière et la pénitence pour se mettre, croit-il, à un tout spirituel travail au dedans de son âme. Lequel travail, à le bien et véritablement comprendre, n’est pas plus un travail corporel qu’il n’est un travail spirituel, et, bref, est un travail contre nature, dont le diable est le patron. Et c’est là le plus court chemin vers la mort du corps et de l’âme, car c’est folie et non sagesse, et qui conduit l’homme en démence. Et pourtant ils ne le croient point : car ils n’ont d’autre propos, en ce faisant, que de penser à Dieu.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET DEUXIÈME Que ces jeunes présomptueux disciples entendent mal et se méprennent à ce mot « dedans », et des illusions et erreurs qui s’ensuivent.

ET c’est de cette manière que cette folie dont je parle est engendrée. Ils lisent bien ou entendent dire qu’ils doivent quitter toute occupation extérieure de leurs facultés, et qu’ils doivent travailler intérieurement; mais comme ils ignorent ce qu’est le travail intérieur, ils opèrent de travers. Car ils tournent leurs facultés et pensées corporelles intérieurement dans leur corps, contre le cours de nature; et ils font effort, se contraignant comme s’ils voulaient voir au dedans avec leurs yeux corporels, entendre intérieurement avec leurs oreilles, et ainsi de suite de tous leurs sens et facultés, odorat, tact, sentiment intérieur. Et par là ils se renversent et vont à rebours du cours naturel; puis aussi par la curiosité d’esprit ils exténuent leur imagination tant indiscrètement qu’ils finissent par se mettre à l’envers le cerveau dans la tête; et tout aussitôt, alors, le diable a le pouvoir de provoquer illusoirement quelque fausse lumière ou des sons, d’agréables odeurs dans leurs narines, des goûts exquis en leur bouche, et maintes flammes et chaleurs bizarres dans leur poitrine corporelle ou leurs entrailles, dans leur dos ou dans leurs reins, et dans leurs membres.

Et néanmoins, dans ces illusions tout imaginaires, ils sont persuadés cependant qu’ils voient et qu’ils ont un tranquille souvenir de leur Dieu, sans l’obstacle d’aucune vaine pensée, ce qui est assurément le cas en une certaine manière, puisqu’ils sont tellement remplis et bourrés de mensonge que la vanité, en effet, ne peut plus les toucher. Et pourquoi? Parce que lui, ce même ennemi qui leur susciterait de vaines pensées s’ils étaient en la bonne voie, lui-même et celui-là est le maître-ouvrier et le patron de ce travail. Et sache bien, sache-le bien, qu’il ne lui plaît ni ne lui convient à lui-même de s’arrêter. Le souvenir de Dieu, non, il ne le leur retire aucunement, par peur de se voir alors suspecté.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET TROISIÈME De diverses pratiques incongrues que suivent ceux qui quittent l’œuvre que dit ce livre.

DE nombreuses et surprenantes pratiques, suivent ceux qui sont dans l’illusion de ce faux-œuvre ou dans quelque contrefaçon du même, lesquelles sont bien éloignées de ce que font ceux qui sont vrais disciples de Dieu : car ceux-ci n’outrent jamais la bienséance dans leurs pratiques, tant corporelles que spirituelles. Mais il n’en va pas de même de ces autres. Qui voudrait ou pourrait les observer tels et où ils sont à ce moment, à supposer qu’ils eussent les paupières ouvertes, celui-là les verrait les yeux fixes comme des fous et le regard en coin comme s’ils voyaient le diable. Et certes il est bon qu’ils soient sur leurs gardes, car l’ennemi n’est pas loin, vraiment. Certains chavirent leurs yeux dans la tête tels des moutons en tournis qu’on a frappé au front, et comme s’ils allaient mourir sur l’heure. D’aucuns penchent la tête d’un côté comme s’ils avaient un ver dans l’oreille. D’aucuns gargouillent et sifflent du gosier lorsqu’ils devraient parler, comme s’ils n’avaient plus de souffle en le corps : et c’est là proprement l’état d’un hypocrite. D’autres braillent et gémissent à pleine gorge, tant avides ils sont, et pleins de hâte à dire ce qu’ils pensent : et c’est là l’état des hérétiques, chez lesquels et autres semblables la présomption et curiosité maintient toujours l’erreur qu’ils soutiennent de même.

Maintes pratiques désordonnées et incongrues ressortent de cette erreur, pour qui les pourrait toutes observer. Néanmoins il en est de si étranges, qu’ils parviennent à les refréner en grande partie devant les autres. Mais si ces hommes pouvaient être vus tels qu’ils sont en privé, alors, certes, elles ne seraient point cachées; comme non plus, je crois, elles ne le resteraient à celui qui se mettrait tout droit à contredire à leur opinion, lequel, bientôt, pourrait les voir apparaître et éclater en quelque point. Ce qui n’empêche qu’ils n’en pensent pas moins que tout ce qu’ils font, l’est pour l’amour

de Dieu et le maintien de la vérité. Or, en vérité, je crois avec foi que si Dieu n’accomplit un miracle de Sa miséricorde afin de les faire cesser bien vite, à tant aimer Dieu de cette façon, ils finiront tout droit, et effarés, chez le diable.

Ce n’est pas que je dise que le diable ait d’aussi parfaits serviteurs en cette vie, qu’il puisse les tromper et illusionner et infecter de toutes ces choses imaginaires ici décrites, non; encore qu’il y en ait plus d’un, hélas! qui soit infecté d’elles toutes; mais je dis qu’il n’y a sur la terre de parfait hypocrite, ni d’hérétique accompli, qui ne soit coupable de quelque chose de ce que j’ai déclaré, ou peut-être vais-je déclarer si Dieu le permet.

Car certains hommes sont affligés, dans leur comportement corporel, d’habitudes si joliment étranges que, pour écouter, ils jettent leur tête fantastiquement de côté et pointent du menton, la bouche toute béante comme s’ils entendaient par la bouche et non par les oreilles. D’autres, pour parler, pointent du doigt ou sur leurs doigts, ou sur leur propre poitrine ou sur celle de celui à qui ils parlent. D’aucuns sont incapables de se tenir assis tranquilles ou tranquilles debout, ou tranquilles couchés, sans remuer du pied ou quelque chose dans leurs mains. D’aucuns rament des bras pour parler, comme s’ils avaient une grande eau à passer à la nage. D’autres sont toujours là à sourire et à rire à chaque nouveau mot qu’ils disent, comme s’ils étaient de ces filles qui pouffent ou des bouffons de foire pris de fou rire. Une allégresse décente leur irait très bien, avec un comportement sobre et modeste du corps en leur maintien joyeux.

Je ne dis point que toutes ces pratiques incongrues soient en elles-mêmes de graves péchés, ni même que ceux qui font ainsi soient eux-mêmes de grands pécheurs. Mais je dis que si ces incongrues et désordonnées façons se rendent maîtresses de qui les a, et qu’il ne puisse s’en défaire au moment qu’il le veut, alors je dis qu’elles sont signes d’orgueil, d’esprit de curiosité et d’excessive impatience et ambition de savoir. Et particulièrement sont-elles des signes vrais de l’instabilité du cœur et de l’inquiétude de l’esprit; et tout particulièrement par le manquement et abandon de l’œuvre que dit ce livre.

Telle est aussi l’unique raison pourquoi je me suis tant étendu sur ces illusions et erreurs, ici, dans cet écrit : c’est que l’ouvrier spirituel reconnaîtra par elles, et mettra son œuvre à l’épreuve.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET QUATRIÈME Comment est-il que par la vertu de cette œuvre, un homme est gouverné en la pleine sagesse, et devient parfaitement décent tant de corps que d’âme.

QUICONQUE aura d’être en cette œuvre, il en sera tenu et gouverné en la parfaite décence, tant en son corps qu’en son âme; et par tous ceux qui le voient, il en sera sympathiquement considéré. Si bien que l’homme ou la femme le moins favorisés à ce point de vue, s’ils venaient en cette vie à œuvrer en cette œuvre, leur faveur tout soudain et gracieusement se trouverait changée, de telle sorte que tout homme de bien, les rencontrant, se montrerait heureux et joyeux de leur compagnie, et plus, s’estimerait par leur présence aidé et assisté de la grâce à se tourner vers Dieu.

Et c’est pourquoi, ce don, l’obtienne quiconque peut, par la grâce, l’avoir : car quiconque le possède authentiquement et l’a en vérité, il saura et pourra se gouverner et se conduire par la vertu y attachée, et non seulement pour soi-même, mais pour tout ce qui dépend de lui. Aucune nature et nulle disposition n’échappera à sa prudence. Et très bien saura-t-il se faire semblable à ses semblables, que ceux-ci soient pécheurs invétérés ou non, sans avoir en lui-même aucun péché; et tous qui le verront en seront étonné, et, avec l’assistance de la grâce, il entraînera autrui à travailler et à œuvrer en l’esprit même où il œuvre lui-même.

Ses paroles et ses encouragements seront empreints de la sagesse spirituelle, et avec feu et avec fruit prononcés en une sobre fermeté et très douce assurance, sans aucune des simagrées et flûteries des hypocrites. Parce qu’il y en a qui, de toutes leurs forces intérieures et extérieures, empaillent leurs discours, s’imaginant se préserver et soutenir contre toute manière de chute par les nombreuses paroles humblement flûtées et les gestes d’apparente dévotion : lesquels regardent plus à paraître saints aux yeux des hommes que de l’être effectivement à ceux de Dieu et de Ses anges. Parce que ces gens-là, ils s’affectent beaucoup plus et attribuent une importance bien plus grande à tel geste ou parole qui choque et paraît incongrus aux humains, qu’à mille vaines pensées et puantes intentions de péché qu’ils acceptent d’avoir en eux et supportent avec indifférence de déployer à la vue de Dieu, des saints et des anges du ciel. Ah! Seigneur Dieu! c’est bien où se trouve intérieurement l’orgueil, que se rencontrent extérieurement en pareille abondance les paroles humbles et flûtées! Mais ce qui sied et convient, je te l’assure, à ceux qui sont humbles au dedans, c’est que l’humilité et la décence de geste et de parole, au-dehors, soient accordées à l’humilité qu’ils ont au fond du cœur, — et ils n’ont point besoin qu’elle s’exprime en des voix brisées ou flûtées, à l’encontre des dispositions de la nature et du caractère qu’ils ont. Parce que, s’ils sont vrais, ils parlent avec toute la fermeté et l’ampleur de la voix. et dé l’esprit qui sont en eux. Et qui possède de nature une voix grosse et brutalement éclatante, s’il parle par chuchotements et flûteries — à moins, bien sûr, qu’il ne soit malade, ou autrement que ce soit entre lui et son Dieu, ou entre lui et son confesseur — alors il donne là un véritable signe d’hypocrisie. Et j’entends bien ici l’hypocrisie âgée comme la jeune hypocrisie.

Que dirais-je de plus, de ces illusions et tromperies venimeuses et empoisonnées? Je crois et pense véritablement qu’à défaut, par la grâce, de quitter et laisser ces chuchoteries et flûteries hypocrites, qui sont entre l’orgueil secrètement enfoncé dans le cœur intime et toute l’humilité extérieure des paroles, l’âme égarée risque et va très bientôt sombrer dans l’affliction et la désespérance.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET CINQUIÈME Comment sont dans l’illusion ceux-là qui, suivant l’ardeur de leur esprit, jugent et condamnent sans discrétion quelqu’un d’autre.

CERTAINS hommes, l’Ennemi les trompera de cette manière : Très merveilleusement il enflammera leur esprit à vouloir le respect et le maintien de la loi de Dieu en autrui, et la destruction en tous les autres du péché. Jamais il ne les tentera, ceux-là, par une chose manifestement mauvaise : il les fera se vouloir tels des prélats pleins de zèle à surveiller tous les degrés de la vie chrétienne de leurs ouailles, ou comme fait un abbé pour ses moines. Tous les hommes, ils vont les reprendre de leurs défauts et manquements, tout juste comme s’ils étaient chargés et avaient cure de leurs âmes : et toujours ils pensent, ce faisant, qu’ils ne feraient rien pour Dieu, s’ils ne disaient aux autres leurs défauts.

Ils affirment n’y être portés que par le feu de la charité et par l’amour de Dieu qu’ils nourrissent en leur cœur : et ils mentent, en vérité, parce que c’est par le feu de l’enfer, qu’ils le font lequel flambe en leur âme et leur imagination.

Telle est la vérité sûre, apparaissant comme il suit. Le diable est un esprit, lequel n’a point de corps en nature, pas plus qu’un ange. Mais il n’en est pas moins, cependant, que chaque fois que le diable ou un ange, avec la permission de Dieu, prendra un corps pour quelque mandement à quelque humain en cette vie, c’est accordé à l’ouvrage et œuvre dont il est le ministre que sera ce corps en sa qualité, et à sa ressemblance en quelque manière. Les exemples, nous les avons en les Saints Écrits. Car chaque fois qu’un ange a été envoyé en corps, dans l’Ancien Testament comme aussi dans le Nouveau, toujours il est apparu montrant, soit par son nom, soit par quelque accessoire ou qualité de son corps, quelle était la matière ou le message de sa mission spirituelle. Or, il va en de même pour l’Ennemi. Car lorsqu’il apparaît en corps, il figure corporellement de quelque manière ce que seront ses serviteurs en esprit. Dont exemple on pourra prendre à ceci, plutôt qu’à toutes autres choses, car je le tiens de quelques disciples en la nécromancie, lesquels ont en leur science l’évocation des mauvais esprits, et aussi de quelques-uns auxquels le diable est apparu en semblance de corps. C’est que toujours, et quelle que soit l’apparence de corps en laquelle il apparaisse, le diable n’a qu’une seule narine, laquelle est grande et béante; et jamais si heureux que de l’ouvrir, afin que le regard de l’homme y plonge et puisse voir par là en son cerveau, dans sa tête. Ce cerveau n’est rien autre que le feu de l’enfer, car l’Ennemi ne saurait avoir autre cerveau; et s’il peut faire un homme y regarder, il n’en demande pas plus. Car l’homme à cette vue perdra les sens à jamais. Mais un parfait praticien nécromantique sait cela bien assez, et par suite, il prend les dispositions dont il est capable, pour que le diable ne l’y incite.

Et donc ainsi est-il comme je dis, et ai dit, que toujours quand le diable prend un corps, il figure en quelque qualité de ce corps, ce que sont ses serviteurs en esprit. Car il enflamme à ce point l’imagination de ses contemplatifs avec le feu de l’enfer, que ceux-ci tout soudain abandonnent toute prudence et discrétion en leurs idées et, sans autre avis, ils prendront sur eux de juger et blâmer autrui sans retard de ses défauts : cela parce qu’ils n’ont eux-mêmes qu’une narine, spirituellement parlant. Parce que cette division qui est en le nez corporel de l’homme, laquelle sépare une narine de l’autre, signifie qu’un homme doit garder et avoir la discrétion spirituelle, et qu’il peut distinguer le bon du mauvais, et le mauvais du pire, et le bon du meilleur, avant que de donner jugement aucun, de quoi que ce soit qu’il voit ou entend faire ou dire devant lui. Et par l’humain cerveau est spirituellement entendue l’imagination, puisque de par nature elle habite et travaille en la tête.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET SIXIÈME De la déception de ceux qui suivent plus la curiosité de l’intelligence naturelle, et plus l’enseignement appris à l’école des hommes, que la doctrine commune et le conseil de la sainte Église.

D’AUCUNS pourtant, bien qu’ils ne soient trompés en l’erreur que j’ai ici posée, n’en abandonnent pas moins la sainte doctrine et le conseil de l’Église par curiosité d’esprit dans l’ordre naturel et par érudition livresque et science orgueilleuse. Ceux-là et tous leurs sectateurs s’appuient infiniment trop sur leur propre savoir; et puisqu’ils ne sont jamais fondés sur une vie de vertu et sur un sentiment d’aveugle humilité, ils méritent par là d’entretenir en eux un faux sentiment illusoire et conçu par l’ennemi spirituel. Ce qui va à tel point qu’à la fin ils éclatent et blasphèment tous les saints, les sacrements, les statuts et ordonnances de la sainte Église. Humains charnels qui vivent dans le monde, ils pensent que les statuts de la sainte Église sont trop durs pour s’y amender, et les voici très bientôt et tout facilement qui joignent les hérétiques et les soutiennent fermement : et tout cela parce qu’ils pensent suivre avec eux une voie plus aisée que celle ordonnée par la sainte Église.

En vérité, celui qui ne veut point suivre l’étroite voie du paradis, il suivra la douce pente de l’enfer; voilà ce que je pense. Chaque homme en fera la preuve soi-même; mais je pense bien que tous les hérétiques de cette sorte et leurs sectateurs, s’ils pouvaient être clairement vus ce qu’ils seront au dernier jour, ils seraient vus tout accablés (comme ils sont) des grands et affreux péchés du monde en leur horrible chair, secrètement, à côté de leur prétention ouverte à maintenir leur erreur : de telle sorte qu’ils soient proprement appelés les disciples de l’Antéchrist. Car il est écrit d’eux, que malgré toute leur fausse pureté extérieure, ils n’en sont pas moins intérieurement de complets et repoussants débauchés.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET SEPTIÈME Comment tels jeunes présomptueux disciples entendent mal et se méprennent à ce mot « en haut », et des illusions et erreurs qui s’ensuivent.

RIEN de plus sur ceci quant à présent, mais avançons en notre matière : comment ces jeunes présomptueux disciples spirituels mésentendent cet autre mot «en haut».

Car s’il se fait qu’ils ont lu eux-mêmes, ou entendu lire ou dire que les hommes devaient élever leur cœur vers Dieu, aussitôt les voilà qui lèvent leurs yeux aux étoiles comme s’ils voulaient être par delà la lune, et qui tendent l’oreille comme s’ils allaient entendre un ange du ciel se mettre à chanter. Ces hommes-là, en la curiosité de leur imagination, vont tantôt percer les planètes et faire un trou au firmament, à le regarder de la sorte. Ils vont se faire un Dieu à leur convenance, qu’ils vont vêtir de riches vêtements et asseoir sur un trône autrement plus somptueux que tout ce qui jamais a été dépeint sur la terre. Ils vont s’imaginer des anges à figure corporelle, et faire de chacun un ménestrel avec des instruments plus étranges et plus divers que tout ce qui a jamais été vu ou entendu ici-bas. Et le diable en trompera et illusionnera certains très merveilleusement.

Car il leur enverra une sorte de rosée, nourriture des anges penseront-ils, tandis qu’elle descendra du ciel et tombera doucement et délicieusement en leur bouche; et c’est pourquoi ils ont pris l’habitude de demeurer assis la bouche béante comme s’ils voulaient attraper des mouches. Et là, pourtant, tout cela qui n’est qu’illusion ne leur en paraît que plus saint; mais ils ont l’âme parfaitement vide, pendant ce temps, de toute vraie dévotion. Ils n’ont que vanité et mensonge au cœur, par la faute de l’étrange travail de leur curiosité.

Et encore bien souvent le diable leur feindra des sons insolites dans leurs oreilles, des lumières et éclairs merveilleux en leurs yeux, d’exquis parfums en leurs nez : et tout cela n’est que fausseté. Mais ils ne le croient aucunement, pensant trouver leur exemple, pour regarder ainsi en haut et s’employer de la sorte, en saint Martin qui vit Dieu, par révélation, au milieu de Ses anges, enveloppé de son manteau, ou encore de saint Étienne, lequel vit notre Seigneur debout en le ciel, et de tant d’autres; et encore du Christ, lequel fit ascension en corps au ciel, à la vue de Ses disciples. Aussi disent-ils que nous devons avoir les yeux levés ainsi là-bas, en haut.

J’admets et concède bien qu’en le comportement du corps, nous dussions lever en haut et les yeux et les mains si nous y sommes appelés en esprit. Mais j’affirme que l’œuvre de notre esprit n’a nullement à être dirigée en haut ou en bas, ni d’un côté ni de l’autre, ni en avant ni en arrière, comme il est quand il s’agit du corps. Pourquoi? C’est que notre œuvre doit être spirituelle et non corporelle, ni corporellement engendrée.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET HUITIÈME Qu’un homme ne doit prendre son exemple à saint Martin ou saint Étienne, pour tendre en haut son imagination corporelle pendant le temps de la prière.

CAR ce qu’ils disent de saint Martin et de saint Étienne, bien qu’ils eussent vu ces choses de leurs yeux corporels, elles ne leur furent montrées cependant que par un miracle et en témoignage de quelque chose de spirituel. Et tous savent très bien que le manteau de saint Martin n’est point venu en substance sur le propre corps du Christ, étant qu’Il n’avait nul besoin de Se préserver du froid en S’en couvrant : mais par miracle il était là, et en figure de ce que tous, nous sommes capables d’être sauvés, et d’être unis spirituellement au corps du Christ. Et quiconque vêtira un pauvre ou fera toute autre bonne action pour l’amour de Dieu, corporellement ou spirituellement, à qui sera dans le besoin, celui-là peut être assuré qu’il le fait spirituellement au Christ même : et il en sera récompensé substantiellement tout comme s’il l’avait fait au corps personnel du Christ. Ce qu’Il a dit Lui-même en l’Évangile. Mais encore a-t-Il pensé que ce n’était suffisant, et Il l’a affirmé après par un miracle : et c’est pour cette raison qu’Il S’est montré à saint Martin en révélation. Et toutes les révélations jamais vues en apparence corporelle, ici, en cette vie, par aucun homme, ont un sens et une signification spirituelle. Et je pense que si ceux-là, à qui elles ont été montrées, avaient été assez spirituels, ou s’ils avaient pu spirituellement comprendre leurs significations spirituelles, jamais ils ne les eussent eues corporellement. Et c’est pourquoi rejetons la rude écorce, et nourrissons-nous de la moelleuse amande.

Mais comment? Non point comme ces hérétiques, lesquels peuvent bien être comparés à des fous, ayant cette habitude que, toujours, ayant bu dans une coupe splendide, ils la jettent et fracassent contre le mur. Non, ce n’est pas ce que nous ferons, si nous voulons bien faire. Car nous ne serons jamais assez nourris du fruit, que nous méprisions l’arbre; ni non plus assez désaltérés, que nous dussions briser la coupe après avoir bu. L’arbre et la coupe, c’est ainsi que je nomme le miracle visible et aussi toutes les convenables observances corporelles, lesquelles sont en accord harmonieux avec l’œuvre spirituelle et ne la desservent point. Le fruit et la liqueur, c’est ainsi que je nomme la signification spirituelle de ces miracles visibles et corporelles observances convenables : telles que lever en haut les yeux au ciel, ou les mains. Si elles sont faites sur un mouvement et appel de l’esprit, alors elles sont bien faites; et autrement, elles sont hypocrisie, et mauvaises. Si elles sont vraies et contiennent leur fruit spirituel, alors pourquoi les mépriser? Puisque l’homme baise la coupe pour le vin qui est dedans.

Et parce que notre Seigneur, lorsqu’Il fit ascension au ciel en Son corps, prit Son chemin vers en haut dans les nuages, à la vue de Sa mère et de Ses disciples en leurs yeux corporels, s’ensuit-il que nous dussions en notre œuvre spirituelle, pour cela, toujours regarder en haut de nos yeux corporels, comme cherchant à Le voir corporellement assis dans le ciel, comme saint Martin le vit, ou debout, comme saint Étienne? Non. Assurément Il ne S’est point montré à saint Étienne corporellement en le ciel pour la raison qu’Il voulait nous donner l’exemple de lever, en notre œuvre spirituelle, nos yeux corporels au ciel, regardant si nous pourrions Le voir assis là, ou debout comme Le vit saint Étienne, ou couché. Car comment est Son corps au ciel — assis, debout ou couché — aucun homme ne le sait. Et il n’est besoin de rien plus savoir, hors que Son corps est uni à l’âme, tout un et sans partage. Le corps et l’âme, à savoir Son humanité, unie à sa Divinité, de même tout un et sans partage. Qu’Il soit assis, ou debout, ou couché, point n’est besoin de le savoir : mais qu’Il est là comme il Lui plaît et dans Son corps autant qu’il Lui convient et comme il Lui sied le mieux.

Car s’Il s’est montré corporellement couché, debout ou assis, à quelque créature en cette vie, cela fut fait avec une signification spirituelle et non pour la façon corporelle qu’Il a d’être en le ciel. En suit l’exemple : Par être debout, s’entend la promptitude à l’assistance. C’est ainsi qu’il est dit communément à un ami, par un ami, en la bataille corporelle : «Tiens bon, ami, bats-toi ferme et n’abandonne le combat trop facilement, puisque je me tiendrai avec toi.» Lequel ne veut pas dire uniquement être corporellement debout, puisqu’aussi bien cette bataille peut être à cheval et non à pied, ou encore en mouvement et non point fixe debout. Ce qu’il veut dire, c’est qu’il sera prêt à l’aider. Et c’est la raison pourquoi notre Seigneur S’est montré corporellement debout en le ciel à saint Étienne, lequel était au martyre : pour cela, et non pour nous donner exemple de regarder en haut vers le ciel. Comme s’il avait dit, en la personne de saint Étienne, à tous ceux qui souffrent persécution pour Son amour :

«Regarde, Étienne! aussi réellement que j’ouvre ce firmament corporel, lequel est appelé ciel, et que tu peux M’y voir debout, aussi réellement aie foi que je suis debout spirituellement à ton côté par la puissance de Ma Divinité. Et je suis prêt à t’aider; aussi tiens-toi ferme en la foi et souffre intrépidement les coups de ces dures pierres qui te sont jetées : car je te couronnerai dans la béatitude pour ta récompense; et non seulement toi, mais tous ceux qui souffrent persécution pour Moi de quelque manière.»

Et ainsi peux-tu voir que ces corporelles apparitions sont faites avec un sens et signification spirituelle.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET NEUVIÈME Qu’un homme ne doit pas prendre exemple à l’ascension corporelle du Christ, pour tendre en haut son imagination corporelle pendant le temps de la prière : et que temps, lieu et corps, tous trois sont à oublier en toute œuvre spirituelle.

ET si maintenant tu me dis une chose ou l’autre, touchant l’ascension de notre Seigneur, et que, parce qu’elle s’est faite corporellement, pour cela elle a une signification corporelle autant que spirituelle, puisqu’Il est monté tout ensemble vrai Dieu et vrai homme : à cela je te répondrai qu’Il avait été mort, et qu’Il était revêtu d’immortalité, et qu’ainsi nous serons tous au Jour du Jugement. Et alors nous serons faits si subtilement en le corps et en l’âme tout ensemble, que nous nous trouverons aussi vite alors avec le corps où il nous plaira, que nous le sommes actuellement en pensée spirituellement; que ce soit en haut ou en bas, d’un côté ou de l’autre, devant ou derrière, ce sera tout un et semblablement bon, comme le disent les clercs; et ainsi je pense. Mais à présent tu ne peux parvenir au ciel corporellement, non, mais spirituellement. Et même ce sera si spirituellement que cela ne peut être d’une quelconque manière corporelle, et pas plus en haut qu’en bas, d’un côté que de l’autre, ni en avant ni en arrière.

Et sache bien que tous ceux qui se mettent à être ouvriers spirituels, et particulièrement en l’œuvre que dit ce livre, bien qu’ils lisent «élève en haut» et «va au-dedans» et malgré tout ce qui, en ce livre, est appelé un élan, appel, mouvement, néanmoins ils doivent être très attentifs à ceci, que cet élan et mouvement ne porte corporellement en haut, ni dedans, et n’est en aucune manière un élan comme s’il allait d’une place à une autre place. Et encore quand il y est parlé de repos, que cependant ils ne pensent pas que ce soit un repos comme de rester en un lieu sans bouger de là. Car la perfection de cette œuvre est si pure et si spirituelle en elle-même, que si elle est bien conçue et véritablement entendue, elle sera vue autrement et très loin de quel mouvement et quel lieu que soit.

Et il serait mieux et non sans raison de l’appeler un brusque changement, au lieu d’un mouvement quelconque d’endroit. Car temps, lieu et corps les trois doivent être oubliés en tout travail spirituel. Et c’est pourquoi sois prudent en cette œuvre, à ne pas prendre la corporelle ascension du Christ pour exemple de tirer et tendre corporellement en haut ton imagination, pendant le temps de ta prière, comme si tu voulais grimper par delà la lune. Car il n’en serait d’aucune manière ainsi, spirituellement. Mais si tu devais faire ascension corporellement au ciel, de même que le Christ a fait, alors tu pourrais prendre exemple à celle-là : seulement il y a que personne hormis Dieu ne le peut, comme Lui-même l’a affirmé, disant : «Il n’est personne qui puisse monter au ciel si ce n’est Celui seulement qui est descendu du ciel, et S’est fait homme par amour de l’homme.»

Or, si cela était possible, comme en aucune manière cela ne peut être, alors cela serait par abondance et débordement de l’œuvre spirituelle et uniquement par la puissance et le pouvoir spirituel, tout éloigné de quelque tension et effort que ce soit de l’imagination corporelle, pas plus en haut que dedans, d’un côté ou de l’autre.

Et c’est pourquoi laisse ces faussetés : il n’en va point ainsi.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTIÈME Que la grand-route et la plus immédiate du ciel est parcourue par les désirs, et non par les pas de la marche.

MAIS à présent, il se peut bien que tu me demandes comment cela est donc, et comment alors il en va? Car il te paraît avoir preuve authentique et évidente que le ciel est en haut : parce que le Christ a fait ascension corporellement en haut dans les airs, et qu’Il a envoyé selon Sa promesse, d’en haut corporellement le Saint-Esprit, à la vue de tous Ses disciples; et telle est notre foi. Et c’est pourquoi tu penses et te demandes, puisque tu as cette vraie et réelle évidence, pourquoi tu ne dirigerais pas corporellement en haut ton esprit pendant le temps de ta prière.

Et à cela, je veux te répondre autant que je le peux dans ma faiblesse, et je dis : puisque le Christ, étant qu’il était ainsi, devait faire ascension corporellement et par suite envoyer corporellement le Saint-Esprit, alors il était plus convenable que ce fût en haut dans la hauteur plutôt qu’en bas et de dessous, ou derrière, ou devant, ou d’un côté ou de l’autre. Mais autrement que pour cette convenance, il ne Lui était d’aucune nécessité de s’éloigner en montant plus qu’en descendant; je veux dire quant à la proximité et promptitude du chemin. Car le ciel spirituel est aussi proche en bas qu’en haut, et aussi proche en haut qu’en bas, et autant derrière que devant, et devant que derrière, et d’un côté comme de l’autre. En sorte que quiconque a vrai désir d’être au ciel, il y est alors à l’instant même spirituellement. Car c’est par les désirs et non point par les pas de la marche, que la grand-route et la plus prompte du ciel est courue. Et c’est pourquoi saint Paul a dit, parlant de lui-même et de maints autres ainsi : quoique nos corps soient présentement ici sur la terre, néanmoins pourtant notre vie est au ciel. Il entendait par là leur amour et désir, lequel est spirituellement leur vie. Et très assurément l’âme est aussi réellement en vérité là où elle aime, qu’elle est en le corps où elle vit et auquel elle donne la vie. Et c’est pourquoi, si nous voulons spirituellement aller au ciel, il ne sert de rien de tirer et tendre notre esprit en haut pas plus qu’en bas, ni d’un côté plus que de l’autre.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME Que toute chose corporelle est sujette et obéit à la spirituelle, par laquelle elle est commandée en le cours naturel, et non point le contraire.

NÉANMOINS, il y a quelque utilité à lever nos yeux et nos mains corporellement vers le ciel corporel auquel les astres sont attachés. Je veux dire, si nous y sommes entraînés par l’œuvre de notre esprit, et non autrement. Car toutes choses corporelles sont les sujettes des choses spirituelles, et d’après elles réglées et commandées, et non point le contraire.

On peut en voir l’exemple à l’ascension de notre Seigneur : car lorsque le temps fixé fut venu, où il Lui convint de retourner à Son Père corporellement en Son humanité, laquelle humanité ne fut et ne sera jamais absente de Sa Divinité, alors, en toute-puissance, par la vertu du Saint-Esprit, l’humanité avec le corps suivit la Divinité en l’unité de la Personne. La visible apparence de quoi, il convenait mieux et il était mieux accordé qu’elle fût en montant et en haut.

Cette même sujétion du corps à l’esprit peut être, en manière véritable, conçue par la preuve de l’œuvre spirituelle que dit ce livre, pour ceux-là qui y travaillent. Car à l’instant qu’une âme s’y dispose effectivement, tout aussitôt et soudainement, à l’insu même de celui qui opère, le corps, qui peut-être juste avant qu’elle commençât, était incliné vers la terre, ou penché d’un côté ou de l’autre pour l’aise charnelle, par la vertu et force de l’esprit est redressé tout droit : suivant par manière et semblance corporelle l’œuvre de l’esprit, laquelle est spirituelle. Et ainsi est-ce qu’il convient le mieux que ce soit.

Et c’est pour la raison de cette même convenance que l’homme — lequel est de toutes les créatures de Dieu la plus séante de corps et la plus digne — n’est point fait ployé vers la terre, comme le sont tous autres animaux, mais dressé droit vers le ciel. Pourquoi cela? Parce qu’il doit figurer en l’apparence corporelle l’œuvre et le travail spirituel de l’âme, laquelle œuvre et lequel travail, il leur appartient d’être droits spirituellement, et non point spirituellement tortus et ployés. Prends bien garde que je dis spirituellement droit, et non corporellement. Car comment pourrait être une âme, laquelle n’a par nature aucune manière et matière de corporalité, entraînée corporellement droite debout? Non, non; cela ne peut pas être.

Et c’est pourquoi prends garde à ne concevoir corporellement ce qui est signifié spirituellement, quoique cela soit dit en paroles corporelles, telles que sont celles de «en haut» ou «en bas», «dedans» ou «dehors», «derrière» ou «devant», «d’un côté» ou «de l’autre côté». Car quelque spirituelle que puisse jamais être une chose en elle-même, néanmoins, s’il faut en parler, et puisque le discours est œuvre corporelle et faite et engendrée par la langue, laquelle est un instrument du corps, on ne le pourra faire qu’avec toujours des mots corporels. Mais qu’importe? Doit-il s’ensuivre qu’on le comprenne et conçoive corporellement? Non, certes, mais bien spirituellement, comme il est entendu.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET DEUXIÈME Comment un homme doit connaître quand son œuvre spirituelle est au-dessous de lui ou sans lui, et quand elle est avec lui ou en lui, et quand elle est au-dessus de lui et sous son Dieu. corps, néanmoins ils sont au-dessous de ton âme.

Tous les anges et toutes les âmes, encore que confirmés et ornés de la grâce et des vertus, et par là au-dessus de toi en pureté, néanmoins ne sont qu’égaux à toi en nature.

Au-dedans de toi en nature sont les pouvoirs et facultés de ton âme, desquels les trois principaux sont la Mémoire, la Raison et la Volonté; et en second l’Imagination et la Sensibilité.

Au-dessus de toi en nature, il n’est rien autre chose que Dieu seul.

Partout et toujours où il sera écrit et question de toi, en spiritualité, alors il s’entend de ton âme et non de ton corps. Et donc, tout selon la chose à quoi sont occupées les facultés de ton âme, ainsi jugeras-tu de l’excellence ou condition de ton œuvre : savoir si elle est au-dessous de toi, en toi, ou au-dessus de toi.

ET pour cela, que tu sois capable de mieux connaître comment doivent être conçus spirituellement ces mots qui sont dits corporellement, j’ai pensé à te donner les significations spirituelles de certains mots qui échoient à l’œuvre spirituelle. En sorte que tu puisses connaître clairement et sans erreur quand ton œuvre est au-dessous de toi et sans toi, quand elle est avec toi et encore au-dedans de toi, et quand elle est au-dessus de toi et sous ton Dieu.

Toutes les sortes de choses corporelles sont en dehors de ton âme et au-dessous d’elle en la nature, oui! et même le soleil et la lune et les étoiles toutes, encore qu’ils soient au-dessus de ton corps, néanmoins ils sont au-dessous de ton âme.

Tous les anges et toutes les âmes, encore que confirmés et ornés de la grâce et des vertus, et par là au-dessus de toi en pureté, néanmoins ne sont qu’égaux à toi en nature.

Au-dedans de toi en nature sont les pouvoirs et facultés de ton âme, desquels les trois principaux sont la Mémoire, la Raison et la Volonté; et en second l’Imagination et la Sensibilité.

Au-dessus de toi en nature, il n’est rien autre chose que Dieu seul.

Partout et toujours où il sera écrit et question de toi, en spiritualité, alors il s’entend de ton âme et non de ton corps. Et donc, tout selon la chose à quoi sont occupées les facultés de ton âme, ainsi jugeras-tu de l’excellence ou condition de ton œuvre : savoir si elle est au-dessous de toi, en toi, ou au-dessus de toi.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET TROISIÈME Des pouvoirs et facultés de l’âme en général, et comment la mémoire en particulier est une principale puissance, laquelle contient en elle toutes les autres facultés et toutes les choses en lesquelles elles œuvrent.

LA Mémoire est en elle-même une puissance de telle sorte, qu’à proprement parler et d’une certaine manière, elle n’opère pas elle-même. Mais la Raison et la Volonté sont deux puissances opératives, et aussi le sont de même l’Imagination et la Sensibilité. Toutes ces quatre facultés et leurs œuvres, la Mémoire les contient et les comprend en elle-même. Mais autrement on ne saurait dire que la Mémoire opère, si ce n’est qu’une telle compréhension soit une œuvre et opération.

De là s’ensuit que j’appelle certains pouvoirs de l’âme, les uns principaux et les autres secondaires.

Non parce qu’une âme est divisible, puisqu’elle ne peut l’être : mais parce que toutes ces choses auxquelles elle opère sont divisibles, certaines étant principales comme choses toutes spirituelles, certaines autres étant secondaires comme choses toutes corporelles. Les deux principales puissances opératives, la Raison et la Volonté, œuvrent purement en elles-mêmes à des objets tout spirituels, sans l’aide ni le secours des autres deux puissances secondaires. L’Imagination et la Sensibilité œuvrent brutalement à des objets tout corporels, qu’ils soient présents ou absents, dans le corps et avec les sens corporels. Mais par elles deux, sans l’aide et secours de la Raison et de la Volonté, jamais une âme ne parviendrait à connaître la vertu et les caractères des créatures corporelles, ni non plus la cause de leur existence et création.

Et pour cela est-il que la Raison et la Volonté sont appelées puissances principales : parce qu’elles œuvrent en pur esprit sans rien de corporel en quelque sorte; et secondaires l’Imagination et la Sensibilité, parce qu’elles opèrent et œuvrent dans le corps avec les instruments du corps, lesquels sont nos cinq sens. La Mémoire est appelée une puissance principale parce qu’elle contient en elle spirituellement non seulement toutes les autres facultés, mais par là, aussi, toutes les choses où elles œuvrent. Ce que tu vois à l’expérience.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET QUATRIÈME Des deux autres facultés principales : la Raison et la Volonté ; et de l’œuvre de celles-ci avant le péché, et après.

Nous désirons le bien, et reposons sans fin avec plein consentement et contentement éternel en Lui. Avant que l’homme eût péché, la Volonté n’avait pouvoir d’être trompée en son choix, en son amour, ni en aucune de ses œuvres. Parce qu’elle possédait de nature la saveur de tonte chose telle qu’elle était; mais à présent elle ne peut faire ainsi, que seulement si elle est ointe de la grâce. Car souvent, par suite de l’infection du péché originel, elle a comme bonne la saveur d’une chose, laquelle est pleinement mauvaise et n’a que l’apparence du bien. Et tout ensemble ces deux : la Volonté elle-même et la chose qui est voulue, la Mémoire les comprend et les contient en elle.

LA Raison est le pouvoir par lequel nous séparons le bien du mal, le mauvais du pire, le bien du meilleur, et le pire du pire, et le meilleur du meilleur de tout. Avant que l’homme eût péché, la Raison pouvait de nature faire naturellement tout ce partage. Mais si aveugle est-elle à présent par la faute du péché originel, qu’elle ne saurait accomplir cette œuvre sans être illuminée de la grâce. Et tout ensemble ces deux : la Raison elle-même et la chose à quoi elle travaille, sont compris et contenus dans la Mémoire.

La Volonté est le pouvoir par lequel nous choisissons le bien, après qu’il a été discriminé par la Raison; et par lequel aussi nous aimons le bien.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET CINQUIÈME Du premier des pouvoirs secondaires, de son nom l’Imagination ; et des œuvres et de l’obéissance de celle-ci à la Raison, avant le péché et après.

L’IMAGINATION est un pouvoir par lequel nous nous représentons toutes images des choses présentes et absentes; et ensemble, elle et la chose où elle œuvre, sont contenues dans la Mémoire. Avant que l’homme eût péché, l’Imagination était si obéissante à la Raison, à laquelle elle est comme une servante, qu’elle ne lui mandait jamais une image contrefaite de quelque créature corporelle, ni aucune image fantastique de quelque créature spirituelle; mais à présent ce n’est pas ainsi. Car à moins qu’elle ne soit refrénée par la lumière de la grâce en la Raison, jamais elle ne cessera, dans la veille comme dans le sommeil, de représenter des images contrefaites des créatures corporelles, ou autrement des fantasmes, lesquels ne sont rien d’autre que des représentations corporelles de choses spirituelles, ou encore des représentations spirituelles de choses corporelles. Ce qui est toujours feinte et fausseté, et très prochain de l’erreur.

Cette désobéissance de l’Imagination peut très bien être conçue en ceux qui sont nouvellement tournés du monde à la dévotion, dans le moment de leur prière. Car avant que le temps vienne, où l’Imagination soit en grande part refrénée par la lumière de la grâce en la Raison, comme il est par la continuelle méditation de choses spirituelles — telles que sont la propre misère de l’homme, la Passion de notre Seigneur et Sa Bonté, et beaucoup d’autres — jamais ils ne pourront d’aucune manière rejeter les étonnantes et diverses pensées, fantaisies et images, lesquelles sont mandées et imprimées en leur esprit par la seule lumière et curiosité de l’Imagination. Et tout cela, et cette désobéissance, est la peine reçue du péché originel.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET SIXIÈME De l’autre pouvoir secondaire, de son nom la Sensibilité ; et des œuvres et de l’obéissance de celle-ci à la Volonté, avant le péché et après.

Avant que l’homme eût péché, cette Sensualité était si obéissante à la Volonté, à laquelle elle est comme une servante, qu’elle ne lui mandait jamais ni plaisance ou déplaisance désordonnées devant aucune créature corporelle, ni quelque fallacieux sentiment spirituel de plaisir ou de déplaisir mis dans nos sens par quelque ennemi spirituel. Mais à présent ce n’est pas ainsi : car à moins qu’elle ne soit réglée et commandée, par la grâce en la Volonté, à souffrir humblement et à sa mesure la peine reçue du péché originel, laquelle consiste en l’absence des conforts nécessaires et en la présence de déconforts efficaces, et donc à refréner son sensible plaisir à l’absence de ces déconforts et à la présence de ces conforts, — toujours elle veut misérablement et lascivement se vautrer, comme un porc dans sa bauge, dans les richesses de ce monde et l’immondice de la chair aussi bien, tellement que toute notre vie en soit infiniment plus bestiale et charnelle, qu’elle n’est autrement humaine ou spirituelle.

LA Sensibilité est une faculté de notre âme, regardant et régnant sur les sens corporels par lesquels nous avons corporellement la connaissance et le sentiment des créatures corporelles toutes qu’elles soient, plaisantes ou déplaisantes. Et elle possède deux parties : l’une par laquelle il est pourvu aux besoins et nécessités de notre corps; l’autre par laquelle il est satisfait aux désirs des sens corporels. Car c’est le même pouvoir qui proteste et maugrée lorsque le corps manque de son nécessaire, et qui nous pousse, quant à répondre à nos besoins, à prendre plus que nos besoins pour satisfaire aux désirs de nos sens; le même qui se plaint du manque de choses et créatures plaisantes et se délecte délicieusement à leur présence, qui se plaint de la présence des choses et créatures désagréables et se délecte délicieusement à leur absence. Toutes ces deux choses ensemble, le pouvoir et son objet, sont contenues dans la Mémoire.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET SEPTIÈME Que qui ne connaît point les facultés d’une âme et la manière de leurs opérations, facilement peut être trompé en la compréhension des paroles spirituelles et des opérations spirituelles ; et comment une âme est faite un Dieu en grâce.

Vois donc, ami spirituel! en quelle misère, telle que tu peux voir, nous sommes tombés par le péché : et quoi d’étonnant, donc, à ce que nous soyons aveuglement et aisément trompés dans la compréhension et l’entendement des paroles spirituelles et des spirituelles opérations, — et plus particulièrement ceux qui ne connaissent là les facultés et pouvoirs de leurs âmes et les manières de leurs opérations?

Car toujours lorsque la Mémoire est occupée de quelque objet corporel, — aurait-il été pris pour la meilleure d’entre toutes les fins — tu es pourtant au-dessous de toi-même en cette occupation ou travail, et hors de toute âme. Et toujours, lorsque tu as sentiment que ta Mémoire est occupée des caractères et subtils états des facultés de ton âme en leurs opérations et œuvres spirituelles, comme sont vices ou vertus, de toi ou de quelque créature, laquelle est spirituellement et ton égale en nature, et cela afin de pouvoir par là apprendre à connaître ce toi-même en prévision et en vue de la perfection : alors tu es au-dedans de toi-même et égal avec toi. Mais toujours lorsque tu sens ta Mémoire occupée d’aucune manière d’objet corporel ou spirituel, mais uniquement de la substance même de Dieu, ainsi qu’il est et peut être à l’expérience de l’œuvre que dit ce livre : alors tu es au-dessus de toi, et sous ton Dieu.

Au-dessus de toi, tu es : puisque tu parviens à venir par la grâce au-delà de ce que, par nature, tu peux et pourrais atteindre. C’est-à-dire à être uni à Dieu, en esprit, par l’amour, et par conformité de volonté. Et sous ton Dieu, tu es : puisque, et bien qu’on puisse d’une certaine manière affirmer qu’à ce moment Dieu et toi ne sont pas deux, mais un, en esprit — à tel point que toi ou un autre, connaissant d’expérience cette unité par la perfection de l’œuvre, pourra très assurément, au témoignage de l’Écriture, être appelé un Dieu — néanmoins tu es au-dessous de Dieu. Et pourquoi? C’est qu’Il est Dieu de nature et sans commencement; tandis que toi, qui naguère étais en substance néant, et qui, bientôt après que tu fus, par Sa puissance et Son amour, fait quelque chose, te fis toi-même pire que néant par le péché volontaire et accepté, ce n’est que par Sa miséricorde et sans mérite aucun de ta part, que tu es fait un Dieu en la grâce, uni à Lui en esprit sans partage, tout ensemble ici et dans la béatitude du ciel et sans fin. Et ainsi, bien que tu sois un avec Lui en la grâce, cependant tu es loin au-dessous de Lui en nature.

Vois donc, ami spirituel! Ici tu peux voir et comprendre quelque chose, en partie, de ce que celui qui ne connaît pas les facultés de son âme et la façon dont elles opèrent, il peut très facilement être trompé en l’entendement des mots écrits dans un dessein spirituel. Et par là tu peux apercevoir la cause pourquoi je n’ai point eu l’audace de te commander et prier de montrer pleinement et ouvertement ton désir à Dieu, mais t’ai enfantinement requis de faire en toi en sorte de le cacher et couvrir. Et je l’ai fait, cela, par crainte que tu ne conçusses corporellement ce qui était entendu spirituellement.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET HUITIÈME Que corporellement nulle part, est partout spirituellement ; et comment l’homme du dehors appelle néant l’œuvre que dit ce livre.

ET de la même manière, si quelque autre homme te disait de recueillir tout en toi-même tes facultés et tes sens, et ainsi d’adorer Dieu — bien que ce qu’il dise soit parfaitement bien et tout vrai, ah! et personne ne dirait plus vrai, pour peu que cela soit bien conçu — néanmoins, par crainte des illusions et erreurs, et que ces mots soient entendus corporellement, je ne t’ai point prié de le faire. Regarde à n’être en aucune façon au dedans de toi-même. Très vite je te dirai, et en bref : ce n’est pas que je veuille que tu sois hors de toi-même, ni au-dessous, ni derrière, ni d’un côté, ni de l’autre.

«Mais où donc, demandes-tu, faut-il que je sois? Nulle part, à ce qu’il paraît!» Et oui, réellement tu l’as bien dit : car c’est là que je te veux avoir. Parce que nulle part, corporellement : c’est partout, spirituellement. Regarde et veille bien à ce que ton œuvre spirituelle ne soit nulle part corporellement; et alors, où que soit la chose sur laquelle en substance tu travailles en ton esprit, sûrement toi, tu seras là en esprit, aussi véritablement et réellement que ton corps est en la place où tu es corporellement. Et bien que tes sens corporels ne puissent trouver là rien qui les alimente, et qu’il leur paraisse que c’est rien et néant ce que tu fais, soit! fais donc ce rien, et fais-le pour l’amour de Dieu. Et ne t’en va de là, mais travaille activement dans ce rien avec le vigilant désir de vouloir et posséder Dieu que nul homme ne peut connaître. Car je te le dis véritablement, qu’il me vaut mieux d’être en ce nulle part corporellement, luttant et combattant avec cet aveugle rien, plutôt que d’être un seigneur si grand, que je puisse être partout où je le désire, jouant joyeusement et me distrayant de tout ce quelque chose qui est au Seigneur son bien et sa possession.

Laisse ce partout et ce quelque chose, et abandonne-le pour ce nulle part et ce rien. Que t’importe que jamais tes sens ne trouvent raison de ce rien? Car bien assurément je ne l’en aime que mieux, puisqu’il est en lui-même d’une si parfaite excellence qu’ils ne peuvent s’en saisir et en tirer parti. Ce rien peut mieux être senti par expérience, plutôt que vu : car il est tout aveugle et tout obscurité à ceux qui n’ont que brièvement jeté les yeux sur lui. Et pourtant, pour parler plus près de la vérité encore, une âme est plus aveugle en lui par l’abondance et l’excès de lumière divine, qu’elle n’est aveugle par la ténèbre ou le manque de lumière corporelle.

Or, quel est-il, celui qui l’appelle un rien? Assurément, c’est l’homme extérieur, et non pas l’homme intérieur. Notre homme intérieur l’appelle un Tout, car par lui, il apprend à connaître la raison de toutes choses corporelles et spirituelles, sans aucune considération plus particulière à aucune chose que ce soit.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET NEUVIÈME Comment il est que l’affection d’un homme est merveilleusement changée en sentiment spirituel en ce rien, quand il est conçu nulle part.

PRODIGIEUSEMENT est métamorphosée l’affection humaine en sentiment spirituel par ce rien quand il est conçu nulle part. Car au premier instant qu’une âme y regarde, elle y trouvera et verra tous les actes peccamineux particuliers qu’elle a commis depuis la naissance, de corps et d’esprit, représentés obscurément ou secrètement. Et où qu’elle se tourne alentour, toujours elle les verra devant ses yeux : jusqu’à ce que le temps vienne, où, avec beaucoup de dur et pénible travail, et maint cruel soupir, et maintes larmes amères, elle s’en soit en grande part lavée. Parfois il lui semblera, pendant ce travail, regarder là comme en enfer, tellement il lui semblera qu’elle désespère de triompher jamais de cette peine, en la perfection du parfait repos spirituel. Jusqu’à ces profondes entrailles, il y en a beaucoup qui parviennent; mais par l’énormité de la peine qu’ils sentent et par l’absence de réconfort, alors ils reviennent en arrière à la considération de choses corporelles, cherchant de charnels réconforts extérieurs au lieu des spirituels, qu’ils n’eussent pas manqué d’avoir s’ils avaient tenu bon.

Car celui qui tient bon ressent parfois quelque réconfort, et a quelque espérance de perfection : car il sent et voit que nombre de ses péchés anciens sont en grande partie, avec l’aide de la grâce, effacés. Néanmoins encore il se sent toujours au milieu de la peine, mais il pense qu’elle aura une fin, car elle va toujours diminuant peu à peu. Et c’est pourquoi il appelle ceci non autrement que purgatoire. Parfois, il n’y trouve marqué aucun péché particulier, mais alors il lui paraît que le péché soit tout un bloc massif d’il ne sait jamais quoi, mais cependant rien autre que lui-même; et alors il peut être appelé ce qu’il est : la base et la peine du péché originel. Parfois, il lui paraîtra être au paradis ou au ciel, pour diverses merveilleuses délices et nombreux réconforts et consolations, joies et vertus bénies qu’il y trouve. Et parfois, il lui paraîtra que ce soit Dieu, pour la paix et repos qu’il y trouve.

Ah! qu’il pense ce qu’il veut; car toujours et toujours il le trouvera un nuage d’inconnaissanre, lequel est entre lui et son Dieu.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET DIXIÈME Que par le dépassement et la cessation de nos sens corporels, nous commençons à venir plus promptement à la connaissance des choses spirituelles ; comme par le dépassement et la cessation de nos sens spirituels, nous commençons à venir plus promptement à la connaissance de Dieu, autant qu’il est possible, par grâce, ici-bas.

ET c’est pourquoi travaille ferme en ce rien et nulle part, et laisse tes sens corporels du dehors et tout ce qu’ils font : car je te le dis véritablement, cette œuvre ne peut et ne saurait être conçue par eux.

Car par tes yeux, tu ne te fais idée d’une chose, si ce n’est qu’elle est large ou longue, grande ou petite, ronde ou carrée, loin ou près, et qu’elle a telle couleur. Et par tes oreilles, rien que le bruit ou quelque manière de son. Par ton nez, rien que la puanteur ou le parfum. Et par le goût, rien que l’aigreur ou douceur, amertume ou fadeur, l’agrément ou dégoût. Et par le toucher, rien que le chaud ou froid, le tendre ou dur, le lisse ou rugueux. Et véritablement, ces qualités et quantités, Dieu ne les a ni aucune chose spirituelle. C’est pourquoi donc, laisse tes sens externes et ne travaille point avec eux, pas plus intérieurement qu’extérieurement; car tous ceux qui se mettent à être ouvriers spirituels intérieurement, et qui s’imaginent pouvoir cependant entendre ou voir, sentir ou goûter, soit intérieurement soit extérieurement, les choses spirituelles, ceux-là sont assurément dans l’illusion et font œuvre contre nature.

Car par nature, les sens sont ordonnés en sorte qu’avec eux, les hommes puissent avoir connaissance de toutes choses corporelles extérieures; mais en aucune façon ils ne peuvent parvenir, avec eux, à la connaissance des choses spirituelles : par leurs opérations, veux-je dire. Parce que par leur cessation et impuissance, nous le pouvons, de la manière que suit : lorsque nous lisons ou entendons parler de certaines choses, et par suite comprenons que nos sens extérieurs ne peuvent nous renseigner ni apprendre aucunement quelle est la qualité de ces choses, alors nous pouvons véritablement être assurés que ces choses sont spirituelles et non corporelles.

De semblable manière en va-t-il de nos sens spirituels, lorsque nous travaillons à la connaissance de Dieu Lui-même. Car un homme aurait-il comme jamais la compréhension et connaissance de toutes choses spirituellement créées, néanmoins il ne peut jamais, par l’œuvre de cette intelligence, venir à la connaissance d’une chose spirituelle non-créée, laquelle n’est autre que Dieu. Mais par l’impuissance et cessation de cette intelligence, il le peut : car la chose devant laquelle elle est impuissante n’est pas autre chose que Dieu seul. Et c’est pourquoi saint Denis a dit : «la plus parfaite connaissance de Dieu est celle où Il est connu par incon.-naissance.» Et en vérité, quiconque voudra regarder aux livres de saint Denis, il trouvera que ses paroles affirment, et clairement confirment, tout ce que j’ai dit et pourrai dire, du commencement à la fin de ce présent traité. Mais autrement je ne le citerai, ni lui ni aucun autre Docteur, quant à moi cette fois-ci. Car si autrefois, les hommes ont pu penser faire acte d’humilité en ne tirant rien de leurs propres têtes, qui ne fût affirmé sur l’Écriture et les paroles des Docteurs, c’est aujourd’hui devenu une recherche et une ostentation d’habileté érudite.

À toi, cela ne servirait de rien, et c’est pourquoi je ne le fais point. Car celui qui a des oreilles, qu’il entende; et celui qui se sent porté à croire, qu’il croie : car autrement ils ne le feront.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET ONZIÈME Que certains ne sauraient parvenir à avoir expérience de la perfection de cette œuvre autrement qu’en un temps d’extase, et que d’autres la peuvent avoir quand ils veulent en le commun état de l’âme humaine.

CERTAINS estiment la matière de ceci si ardue et périlleuse, qu’ils affirment qu’on ne peut y venir sans un préalable travail énormément énergique, et encore n’est-ce que rarement, et seulement en un temps d’extase. Et à ces hommes je veux répondre, autant que le peut ma faiblesse, et dire : que tout est selon l’ordonnance et disposition de Dieu, et aussi selon l’aptitude et capacité de l’âme à laquelle est donnée cette grâce de la contemplation et de l’œuvre spirituelle.

Car il en est certains qui n’y peuvent parvenir sans de longs et nombreux exercices spirituels, et encore ne sera-ce que rarement qu’ils auront expérience de la perfection de cette œuvre, et sur un appel tout particulier de notre Seigneur : lequel est dénommé extase. Mais il en est d’autres, lesquels sont si subtils en grâce et en esprit, et si familièrement avec Dieu en cette grâce de la contemplation, qu’ils peuvent l’avoir quand ils veulent en le commun état de l’âme humaine : assis, marchant, debout ou à genoux. Et encore en ce temps, ils ont pleine et libre disposition de tous leurs sens corporels et spirituels, et ils peuvent en user s’ils le désirent (non sans quelque empêchement, certes, mais non point important ou grave). L’exemple des premiers, nous l’avons par Moïse, et des seconds, par Aaron le prêtre du Temple : car, en effet, cette grâce de la contemplation est figurée par l’Arche du Testament dans l’ancienne Loi, et les ouvriers en cette grâce sont figurés par ceux qui touchent le plus à cette Arche de façon ou d’autre, comme en témoigne l’Histoire. Et très bien est-il que cette grâce et cette œuvre soient comparées à l’Arche. Car tout justement comme en cette Arche étaient contenus tous les joyaux et reliques du Temple, de même aussi en ce minuscule amour porté vers ce nuage, sont contenues toutes les vertus de l’âme humaine, laquelle est le spirituel Temple de Dieu.

Moïse, avant qu’il pût venir à voir cette Arche, et cela pour apprendre comment elle devait être faite, avec un long et grand travail avait gravi la montagne jusqu’au sommet, et là il était demeuré, et six jours occupé dans un nuage : attendant jusqu’au septième jour que notre Seigneur daignât lui montrer la manière de faire la construction de cette Arche. Et par ce long travail de Moïse et la tardive démonstration, sont entendus et compris ceux qui ne peuvent venir à la perfection de cette œuvre spirituelle sans un long travail préalable : et encore ne sera-ce que rarement, et quand Dieu daignera la leur montrer.

Mais ce que Moïse ne pouvait venir à voir que rarement, et non sans un long grand travail, cela, Aaron l’avait en son pouvoir, du fait de son office, et il pouvait le voir dans le Temple, à l’intérieur, en le Voile, aussi souvent qu’il lui plaisait d’y entrer. Et par Aaron sont entendus et compris tous ceux dont j’ai parlé ci-dessus, lesquels, par leur pénétration spirituelle, avec l’assistance de la grâce, peuvent assigner à eux la perfection de cette œuvre comme il leur plaît.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET DOUZIÈME Qu’un ouvrier en cette œuvre ne doit ni juger ni penser du travail d’un autre en cette œuvre, selon son propre sentiment intérieur.

Vois! Par là tu peux comprendre que celui à qui il est donné de ne voir et sentir la perfection de cette œuvre que par un long travail, et encore rarement, celui-là peut facilement être dans l’erreur s’il parle, pense et juge d’autrui selon ce qu’il connaît par lui-même, décidant qu’il n’y peut parvenir que rarement et non sans un grand travail. Et de même sera dans l’erreur celui qui peut l’avoir quand il veut, s’il juge des autres d’après soi-même, disant qu’ils peuvent l’avoir quand ils veulent. Non! laisse cela : assurément ce n’est pas ainsi qu’il faut. Car peut-être bien, quand et s’il plaît à Dieu, ceux qui ne peuvent l’atteindre aussitôt et ne l’ont que rarement, après un long travail, ceux-là plus tard y arriveront quand ils voudront, et aussi souvent qu’il leur plaira. Et l’exemple de ceci, nous l’avons par Moïse, lequel d’abord ne l’eut que rarement et non sans grand travail, ce don de voir comment était l’Arche, sur la montagne, pour après la voir en le Voile aussi souvent qu’il lui plaisait.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET TREIZIÈME Comment, à l’image de Moïse, de Béséléel et d’Aaron qui s’occupèrent de l’Arche du Testament, nous avons trois manières de perfection en cette grâce de la contemplation, laquelle grâce est figurée par cette Arche.

TROIS hommes ont été les plus importants de ceux qui s’occupèrent de cette Arche de l’Ancien Testament : Moïse, Béséléel et Aaron. Moïse apprit de notre Seigneur sur la montagne comment elle devait être faite. Béséléel la réalisa et la mit à l’intérieur du Voile, selon qu’était l’exemple qui avait été montré sur la montagne. Et Aaron eut à la garder dans le Temple, la voyant et touchant aussi souvent qu’il lui plaisait.

À la ressemblance de ces trois, nous avons trois manières de perfection en cette grâce de la contemplation. Parfois nous y avons perfection seulement par la grâce, et alors nous sommes à l’image de Moïse, lequel, par toute cette ascension et ce pénible travail qu’il avait eu sur la montagne, ne la pouvait voir que rarement : et même cette vue, il ne l’avait que lorsqu’il plaisait à notre Seigneur de la lui montrer, et non qu’il l’eût méritée, et en récompense de son travail. Parfois nous y avons perfection par notre pénétration spirituelle, avec l’assistance et aide de la grâce; et alors nous sommes à l’image de Béséléel, lequel ne pouvait voir l’Arche devant qu’il ne l’eût faite par son propre travail, assisté de l’exemple qui avait été montré à Moïse sur la montagne. Et parfois nous y avons perfection par l’enseignement d’autres hommes, et alors nous sommes à l’image d’Aaron, lequel avait en sa garde et en son habitude de voir et toucher quand il lui plaisait, cette Arche que Béséléel avait réalisée et confectionnée de ses mains.

Voici donc, ami spirituel! par cet ouvrage, quelque enfantin et impropre qu’en soit le langage, et encore que je sois une misérable créature tout indigne d’enseigner autrui, je remplis néanmoins l’office de Béséléel : confectionnant et déposant en quelque sorte entre tes mains la manière de cette Arche spirituelle. Mais bien mieux que je ne fais et plus excellemment, tu peux œuvrer toi-même si tu veux être Aaron : c’est-à-dire en travaillant et opérant continuellement et sans cesse à l’intérieur, et pour toi et pour moi. Fais ainsi, je t’en prie, pour l’amour de Dieu tout-puissant. Et puisque nous avons été tous deux appelés à œuvrer en cette œuvre, je te demande pour l’amour de Dieu, de combler en ta part ce qui manque à la mienne.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET QUATORZIÈME Comment il est que le contenu de ce livre, jamais plus ne le lira ou entendra lire, n’en parlera ou entendra parler une âme disposée à cette œuvre, sans éprouver un véritable sentiment de sa convenance et de son efficacité ; et la réitération de l’admonition écrite en le prologue.

ET Si tu penses que cette manière de travailler n’est point accordée à tes dispositions, tant de corps que d’âme, alors tu peux l’abandonner et en prendre une autre, en toute sûreté avec l’avis d’un bon et spirituel directeur, et sans blâme. Et je te prie de m’excuser, car véritablement je désirais te porter quelque profit par cet écrit de ma simple science; et telle était mon intention. Mais lis-le bien deux fois ou trois fois en entier, et même plus souvent sera mieux, et plus tu sauras comprendre la chose. Si bien que, peut-être, quelque phrase qui te serait restée fermée à la première ou deuxième lecture, bientôt après tu la trouveras facile.

Vraiment, oui! il me semble impossible de croire qu’une âme ayant des dispositions à cette œuvre puisse lire ou entendre lire, parler ou entendre parler de ceci, sans qu’elle ait sur-le-champ sentiment d’une vraie convenance et réelle efficacité en cet ouvrage. Et si, donc, il te paraît être d’un bon effet, alors remercie Dieu du fond du cœur et, pour l’amour de Dieu, prie pour moi.

Fais ainsi. Et je te prie pour l’amour de Dieu de ne laisser personne voir ce livre, à moins que ce ne soit quelqu’un dont tu penses qu’il est en convenance avec lui, et selon ce que tu y as trouvé toi-même auparavant, à l’endroit où il est dit quels hommes, et quand, doivent travailler en cette œuvre. Et si tu laisses un homme de cette sorte le voir, alors je te prie de lui recommander et de lui commander de prendre le temps de le voir en entier. Car peut-être bien y a-t-il quelque matière en son commencement, ou au milieu, laquelle est en suspens et n’est point développée entièrement en cette place. Mais si elle ne l’est à cet. endroit, elle le sera peu après, ou peut-être à la fin. Et de la sorte, pour en voir seulement une partie et pas une autre, un homme peut facilement être amené à l’erreur : et c’est pourquoi je te prie de travailler comme je dis. Et si tu trouves quelque matière que tu aimerais avoir plus ouverte, laisse-moi savoir quelle elle est, et aussi ton opinion sur ce point : et elle sera amendée, si je le puis avec ma simple science.

Quant aux charnels disputeurs, pour la louange ou pour le blâme, aux bavards, aux faiseurs d’histoires et tous autres conteurs de contes, peu me chaut qu’ils voient ce livre : car jamais je n’ai eu l’intention d’écrire pour eux pareilles choses. Et c’est pourquoi je voudrais qu’ils n’en entendissent point parler, ni eux ni aucun autre curieux, lettré ou inculte, ah! non, fussent-ils même en la vie active de parfaits et excellents hommes, car ceci ne leur convient aucunement.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET QUINZIÈME De quelques signes assurés auxquels un homme peut éprouver s’il est appelé de Dieu à œuvrer en cette œuvre.

Tous ceux qui lisent ou entendent lire, ou encore parler de la matière de ce livre, et à cette lecture ou audition pensent que ce soit une bonne chose, et qui leur sied : ils n’en sont pas pour autant appelés par Dieu à œuvrer en cette œuvre, sur ce seul mouvement de complaisance ressentie en eux-mêmes dans le temps et moment de la lecture. Car il se peut fort bien que de la curiosité de l’intelligence naturelle leur vienne ce mouvement, bien plus que d’aucun appel de la grâce.

Mais s’ils veulent éprouver d’où vient ce mouvement, ils le peuvent comme suit, s’il leur plaît. Et d’abord qu’ils regardent s’ils ont fait tout ce qui était en eux précédemment, afin de se rendre capables d’une purification de leur âme au jugement de la sainte Église et d’accord avec leur directeur spirituel. S’il en va de la sorte, c’est d’autant mieux; mais s’ils veulent de plus près en connaître, qu’ils regardent si ce mouvement est toujours plus pressant à leur souvenir, et plus habituel que tout autre en toute manière d’exercice spirituel. Et s’il leur paraît qu’il ne soit aucune sorte de chose qu’ils fassent, corporellement ou spirituellement, qui soit suffisante et satisfaisante, au témoignage de leur conscience, à moins que ne soit ce chétif empressement secret d’amour, d’une manière spirituelle, la capitale et première de toutes leurs œuvres : alors, si tel est leur sentiment, c’est là un signe qu’ils sont appelés de Dieu à cette œuvre, et autrement sûrement pas.

Je ne dis pas qu’il doive toujours durer et habiter continuellement en leur esprit à tous, ceux qui sont appelés à œuvrer en cette œuvre. Non point, car ainsi ce n’est pas. Et chez un jeune apprenti spirituel en cette œuvre, souvent le sentiment immédiat de celle-ci se retire, pour diverses causes et raisons. Parfois, c’est qu’il lui est ôté afin qu’il n’y mette trop de présomption et n’aille s’imaginer que ce soit en son pouvoir, en grande partie, de l’avoir quand il lui plaît et comme il lui plaît. Et cette idée ne serait que d’orgueil. Or, quand est retiré le sentiment de la grâce, toujours est-ce l’orgueil qui en est cause : non pas toujours l’orgueil qui serait là, mais l’orgueil qui pourrait être, si n’était retiré ce sentiment de la grâce. Et c’est ainsi qu’il est que souvent, tels jeunes fous s’imaginent que Dieu est leur ennemi, quand justement II est leur ami tout entièrement.

D’aucunes fois, il se retire du fait de leur incurie et négligence; et lorsque c’est ainsi, ils sentent par après une peine très amère qui les frappe tout grièvement et douloureusement. Certaines fois notre Seigneur en veut prolonger le délai, par un dessein fort habile, car Il veut, en ce délai, son accroissement, afin que le retour de ce sentiment soit en eux plus délicieux quand il leur sera rendu, et qu’ils sentent combien longtemps il a été perdu. Et c’est là un des plus prompts et des plus souverains signes qu’une âme puisse avoir, pour reconnaître par là si elle est appelée ou non à œuvrer en cette œuvre : si elle connaît après un pareil délai et long manquement de cette œuvre, qu’elle lui revient tout soudain comme il faut, et par aucune voie ni moyen recherchée, et qu’elle possède alors elle-même une grande ferveur et un impatient désir de travailler et œuvrer en cette œuvre, beaucoup plus grands que jamais avant. À tel point que bien souvent, je crois, elle a une joie plus grande à retrouver peu après cet élan, qu’elle n’avait eu de chagrin à le perdre.

Et s’il en est ainsi, assurément c’est un authentique signe, et véritable et sans erreur qu’elle est appelée de Dieu à œuvrer en cette œuvre, quoi que ce soit qu’elle ait été auparavant ou qu’elle soit présentement.

Car ce n’est point ce que tu es ni ce que tu as été, que Dieu regarde avec les yeux de Sa miséricorde; mais ce que tu as désir d’être. Et saint Grégoire nous porte témoignage que tous les saints désirs croissent et grandissent par leur retardement et les délais; et s’ils s’évanouissent dans le retard et dans l’attente, alors c’est que jamais ils n’ont été des désirs saints. Car celui qui ressent toujours une joie moindre et moindre aux retrouvailles et nouvelles présentations des désirs de son ancien propos, encore que ce puissent être de naturels désirs vers le Bien, néanmoins il saura que ce ne furent jamais des désirs saints. Desquels saints désirs parle saint Augustin, qui dit que toute la vie d’un bon Chrétien n’est rien autre que son saint désir.

Porte-toi bien, ami spirituel, avec la bénédiction de Dieu et la mienne! Et je prie le Tout-Puissant Dieu que la paix véritable, le saint conseil et le spirituel réconfort en Dieu par abondance de la grâce, toujours soient avec toi et avec ceux tous qui L’aiment sur cette terre. Amen.

Hugues de BALMA

Théologie mystique4

DE VIA VNITIVA/LA VOIE UNITIVE

Prologue et plan5

1. On a dit ce qu’est la voie illuminative et comment on s’élève par elle actuellement vers l’union. On dira maintenant ce qu’est la voie unitive, puis quelles persuasions incitent à la désirer, enfin quelles industries établissent l’esprit solidement en elle. Ceci concerne la pratique, c’est-à-dire l’usage. Si quelqu’un de simple ne sait procéder avec ordre, qu’au moins il s’en afflige de quelque manière ; en second lieu, même s’il ne sait pas méditer, comme on l’a dit, sur les Écritures, qu’au moins il aspire à aimer, disant toujours en ses prières et demandes : Ô Seigneur, quand t’étreindrai-je d’un amour très doux ? » De la sorte, aussi simple ou laïque soit-il, par la douleur des péchés comme par le baiser des pieds, par le souvenir des bienfaits comme par le baiser des mains, il pourra parvenir au baiser de la bouche — ce que l’amour désire — en disant : « Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche. » Cette demande, on ne la jugera pas présomptueuse, si son auteur s’exerce d’abord au baiser des pieds et des mains et ensuite, en un autre temps, aspire au baiser de la bouche.

Voie unitive, Sagesse des chrétiens

2. Cette voie unitive a pour origine ces paroles : « Ô Sagesse, tu es sortie de la bouche du Très-Haut, tu vas d’une extrémité à l’autre, tu disposes toutes choses avec douceur ; viens nous enseigner la voie de la prudence. » Ces paroles sont celles de l’Église qui soupire et désire être enseignée par celui qui est la source et l’origine de toute bonté. Bien qu’elles concernent proprement la Sagesse incréée elle-même qui est le Fils de Dieu dont l’éternelle sortie a fait apparaître l’émanation de la bonté du Père suprême, il s’agit ici de traiter de cette Sagesse en tant qu’envoyée dans le temps pour se manifester elle-même à l’esprit rationnel. L’éminent docteur, le bienheureux Denys, la décrit ainsi au chapitre septième des Noms divins : « La sagesse est la connaissance très divine de Dieu connue par ignorance, selon l’union qui est au-dessus de l’esprit, quand l’esprit, s’éloignant de tout le reste, se quittant lui-même ensuite, est uni aux rayons plus que brillants, illuminé de la lumière inscrutable et profonde de la Sagesse. » Telle est la sagesse des chrétiens qui contient en elle la Trinité entière et qui par diffusion déifique pénètre divinement les fidèles. Entièrement imbibés par elle de rosée céleste, les esprits de ceux qui aiment désirent non pas un avantage temporel, non pas quelque don de l’époux — grâce, vertu ou gloire —, mais l’époux lui-même qui est le principe de toute l’émanation déiforme. Par de brillantes affections, d’insatiables désirs, des aspirations unitives, ils souhaitent l’atteindre lui seul, sans rien chercher d’autre.

Sagesse unitive, théologie mystique

3. L’élévation par les affections enflammées de l’amour unitif au-dessus de tout office de l’intellect, en la pointe suprême de la puissance affective, est la sagesse qu’on envisage présentement. Elle s’identifie à la théologie mystique par laquelle l’esprit enflammé parle très secrètement au bien-aimé dans le langage des affections. L’industrie d’un mortel ne la révèle pas, mais elle se montre elle-même de façon manifeste à l’esprit en raison de la seule miséricorde divine. Ces paroles la louent en tant qu’elle est éternelle, en tant que par son immensité elle atteint « d’une extrémité à l’autre », en tant également qu’elle est temporelle dans la mesure où « elle dispose toutes choses avec douceur », c’est-à-dire les esprits rationnels.

La sagesse dispose l’esprit par rapport à Dieu en soi

4. Comment par cette sagesse elle dispose avec douceur l’esprit rationnel qu’elle instruit fidèlement de la lumière divine qui projette d’en-haut ses rayons, nous le montrerons d’abord en ce qui concerne les réalités supra-célestes. Dans la très bienheureuse Trinité, le Fils sort du Père, et du Père et du Fils sort l’Esprit-Saint, amour véritable qui procède et unit le Père et le Fils. De même, la sagesse unitive qui procède de la source de la suprême bonté, descendue plus bas en s’unissant à l’esprit encore en chemin, l’unit à l’Esprit incréé, pour que comme le Père et le Fils sont dits, quoique distincts, « un » en raison de l’amour qui les unit, par cette sagesse grâce à laquelle seule il adhère à l’Esprit suprême, l’esprit mérite de jouir d’une si grande noblesse, alors qu’il n’est rien, qu’il soit dit « un » avec lui, selon la parole de l’Apôtre : « Qui adhère à Dieu est un seul esprit avec lui. »

Mais cette disposition ne paraît pas acquise seulement par la sagesse de l’amour unitif en raison de l’ordre des Personnes ; elle l’est aussi en raison des actes divins qui sont deux, coéternels et consubstantiels au Dieu très bienheureux : se connaître et s’aimer soi-même. Du fait que l’esprit brûle d’ardeur en lui-même et connaît par cette ardeur de façon infaillible, comme s’il était étendu dans la chaleur du plein midi de l’amour et brûlait en elle, il l’aime d’une ardeur presqu’indicible et par elle le connaissant plus intimement, non seulement il lui est, autant que possible, conformé par la créature sensible, mais il est également transformé en lui par l’amour déifique. Ainsi disposé, l’esprit imite les actes éternels de façon très significative.

Par rapport à Dieu créateur

5. Il l’imite non seulement en tant qu’il existe un ordre des Personnes, non seulement en tant que les actes divins sont éternels, mais en tant que Dieu lui-même, très bienheureux, est le principe fontal de l’esprit angélique et de l’esprit humain, de la créature sensible et de la créature insensibles. L’excellence de la créature n’est donc manifestée que lorsqu’elle fait retour au principe dont elle tire sa première origine. Puisque créé immédiatement par le créateur lui-même, marqué de l’image de la Trinité elle-même, l’esprit rationnel l’emporte en plus ample dignité sur les autres créatures inférieures, il est par divine décision achevé et reformé quand, l’amour extensif le contraignant à franchir les limites naturelles, il est par l’élévation extatique de l’amour uni à celui dont il sortit originairement, de telle sorte qu’un cercle commence à apparaître en lui, alors qu’il retourne à celui qui est son origine première.

En soumettant le corps

6. Mais le Créateur éternel lui-même n’est pas que le principe et l’origine de toute créature. Ses raisons éternelles règlent toutes choses selon un ordre inébranlable, de telle sorte qu’ainsi réglées par la providence divine, elles reposent toutes en définitive en leurs ordres propres. Ainsi, l’esprit que d’incessantes et intimes affections soulèvent, inonde de quelque admirable façon la chair elle-même, au moins en ce que la corruption innée est réduite peu à peu en elle, dans la mesure où l’esprit tend avec plus d’ardeur, en s’exerçant, vers les réalités d’en haut. En effet, par miséricorde divine il savoure cette victoire, car dans la mesure où il se soumet totalement par amour à son propre Créateur, dans la même mesure la chair, soumise à l’esprit, obéit par notification naturelle à ses injonctions. Qu’il obtienne par décision divine que, comme l’esprit, poussé par l’amour, s’accorde avec son supérieur, suive pareillement la concorde entre le corps soumis et l’esprit, afin que celui-ci préside à son propre corps comme à un royaume et dise avec le Psalmiste : « Mon âme a soif de toi ; ma chair languit après toi. »

Par rapport au Verbe incarné.

7. Mais le Créateur très sublime de toutes choses lui-même non seulement n’a pas voulu l’emporter sur la créature comme créateur ou la dominer comme maître, mais encore à la fin des temps, comme s’il s’exilait de la hauteur de la majesté. il décida de voyager avec les miséreux. Au terme de cette pérégrination, il s’éleva vers les demeures célestes. Disposé en perfection par l’amour extatique, l’esprit, qui en sa première création par son Créateur s’avança libre, devient conforme à celui qui vit ainsi dans la chair et retourne au ciel ; mais uni à la corruption que le corps entraîne nécessairement, soumis à de nombreuses servitudes, il devient misérable ; élevé ensuite sous l’impulsion supra-céleste par un exercice plus prolongé d’ardentes aspirations, il obtient de quelque manière les arrhes de la félicité éternelle, car il habite là où il aime et il se repose, comme en son terme naturel, en celui vers lequel la tendance sans repos des désirs l’incline. Par la sagesse unitive il devient ainsi conforme à celui qui est le plus élevé à l’origine, misérable ensuite en sa condition dans le monde, glorifié enfin et s’élevant au ciel, son innocence d’enfant lui ayant en quelque sorte été restituée par la purification de l’amour enflammé, comme il est dit à bon droit dans l’Apocalypse de ces vrais amants : « Ils suivent l’Agneau partout où il va. »

Par rapport aux bienheureux

8. Ce n’est pas uniquement par rapport au Créateur lui-même que, vivant en l’amour, l’esprit est, comme on l’a dit, disposé par cette sagesse. Il l’est aussi par rapport aux bienheureux qui se réjouissent dans la gloire. En effet, un seul repos éternel, qui est Dieu très bienheureux, fin unique très désirée et immédiate, existe pour lui et pour eux. Une différence existe cependant : l’esprit glorifié se repose déjà en lui personnellement présent ; l’esprit non-glorifié aspire par d’insatiables désirs et comme absent à être attiré vers le haut par une ineffable ardeur, afin de n’être intimement uni qu’a lui seul. Qu’il dise donc : « Entraîne-moi après toi ; nous courrons à l’odeur de tes parfums ». Qu’il dise en vérité : « Le roi m’a introduit dans le cellier à vin ». Une fois très parfaitement réalisée l’union supérieure avec l’époux, cet esprit se réjouit de même d’une félicité indicible ; mais bien qu’il tende plus haut par cette sagesse, cet esprit ainsi uni n’éprouve quant à ses mouvements anagogiques, et alors qu’il s’exerce actuellement, aucune douceur ou délectation qui le charme ; -- il y a plutôt ici, d’étonnante manière, affliction corporelle -- ; il éprouve seulement joie de ce qu’en cette tendance en acte il se dresse directement, sans détours, vers le très bienheureux lui-même, lieu unique qui correspond naturellement à sa dignité.

Par un effort constant

9. De ce fait beaucoup, moins expérimentés en cette philosophie, sont donc trompés, car ils estiment que la douceur céleste couvre d’abondante rosée l’esprit qui se dresse vers Dieu en ses mouvements anagogiques, alors qu’au contraire il est très laborieusement entraîné vers le haut et que la tension de l’esprit entraîne un certain épuisement du corps, une séparation spirituelle, ainsi qu’une tension des membres du corps en raison de la violence de ces mouvements, selon cette parole de Job : « Mon âme préfère la mort violente : mes os appelent le trépas ». Le corps ne pourrait donc supporter les élans anagogiques sans grande souffrance, si celle-ci n’était tempérée par la joie que donne à l’esprit la rectitude de son aspiration. » même, par son continuel et indivisible exercice, l’esprit bienheureux éprouve eu égard au bien suprême comme une douceur éternelle. Mais l’esprit non-bienheureux s’élève par degrés et d’intense façon vers le bien suprême ; son mouvement ressemble très exactement à l’éclair d’un astre qui brille, si l’envoi de tels éclairs résultait d’une libre volonté, car ces mouvements anagogiques sont pour ainsi dire subits, de telle sorte que sitôt après son élévation l’esprit tombe, s’élève de nouveau et de nouveau, et de nouveau retombe en dessous de lui-même. Pareillement l’esprit glorifié est uni d’une union très ardente à celui dont il contemple face à face la beauté de telle sorte que, bien qu’il y ait ici en même temps connaissance et amour, la connaissance précède naturellement la délectation. Mais cet esprit qui aspire actuellement à cette élévation — dont il est ici question — supprime radicalement en ses mouvements les fonctions de toute raison et de toute intelligence. En effet, de par sa communauté avec la chair corrompue, l’intellect est mêlé d’images. En conséquence, il doit être banni dans l’élévation de l’amour, mais dans la patrie où la chair n’est plus corrompue il sera purifié. Seule, l’élévation de l’affectivité enflammée soulève l’esprit, parce que la puissance affective l’emporte ici en excellence incomparablement sur la puissance intellective ; on l’établira bientôt. Bien qu’en ceci et en beaucoup d’autres choses l’esprit qui s’élève anagogiquement soit incomparablement dépassé par les esprits glorifiés, cette sagesse servant d’intermédiaire, l’un et l’autre esprits sont vivifiés de la même vie supracéleste et restaurés du même pain désirable.

10. En outre, autant que cela lui est possible, l’esprit « viateur » est disposé par cette Sagesse à devenir ainsi qu’il convient, aux esprits angéliques, car l’ange lui-même est une substance spirituelle ou intellectuelle totalement éloignée de tout abaissement corporel, inondé de l’immuable clarté des joies de la lumière éternelle. Ainsi, lorsque par le don gratuit de sa bonté incontestable et grâce à l’expérience prolongée des affections extensives, la Sagesse divine manifeste sa présence à l’esprit en chemin, elle ouvre les yeux de l’intelligence parce que celle-ci s’en approche, car elle-même est en soi très proprement lumière et clarté, et du fait que l’esprit lui est plus étroitement uni par le contact de l’amour, il est juste que l’affection charnelle soit davantage retranchée. Dès lors tendue dans la chair au-dessus de la chair, elle est de plus en plus absorbée, et vivant une vie angélique par les désirs de l’amour, qu’elle dise avec l’Apôtre : « Vivre pour moi, c’est le Christ, et mourir m’est un gain. »

11. En conséquence, dans la mesure où par les pieds des affections l’esprit aspire plus ardemment à trouver repos en celui qui est la vraie vie, il est moins lié à l’affection charnelle quand il sent les choses de l’esprit et il est, dès lors, de plus en plus absorbé en Dieu. Ainsi, de quelque manière, par cette sagesse, bien que misérable pour les trois raisons susdites, il imite d’assez près la vie angélique.

Par rapport à soi-même

12. Cette même sagesse dispose enfin très parfaitement l’esprit rationnel à l’intérieur de soi. Il y a en effet signe infaillible de mendicité humaine, quand, sortant de soi, l’esprit pense découvrir en une autre créature le repos de sa tendance et de son appétit. De fait, puisque l’on tient l’esprit de l’homme pour plus excellent que les autres créatures visibles, la Sagesse supracéleste habite en lui pleinement et plus éminemment : lui-même est image et les autres sont vestiges. Ayant donc perçu en soi le trésor de la Sagesse divine, auparavant caché, que la bonté divine rend manifeste, l’esprit qui n’est pas pauvre est soutenu par la mendicité d’un autre objet délectable, n’altère pas la noblesse d’origine qui se cache en lui, se réjouit d’une certaine joie persistante qui résulte de l’union plus intime avec Dieu. Ne voulant pas être séparé de lui plus tard, il dit avec le bienheureux Job : « Je mourrai dans mon lit et je multiplierai mes jours comme le palmier ».

La sagesse ne dispose pas l’âme en tant seulement qu’elle lui fait découvrir en elle-même le repos par suppression de toute mendicité étrangère. Elle la dispose également en raison de la grande valeur de l’esprit. En effet, plus est noble et sain l’habitus qu’il possède, plus l’esprit est angélique, car il estime pour rien, en comparaison de la sagesse seule par laquelle Dieu est possédé dans le cœur, tous les trésors, tout ce qui est précieux et délectable, tout ce que l’œil peut voir, la raison rechercher, l’intellect percevoir il affirme encore en présence de tout sage que « l’or sera estimé comme de la boue par rapport à elle ». Pourquoi ? Parce que noblesse et dignité sont en elle si grandes que même tout ce qui attire et est désiré ne peut lui être comparé6.

13. La noblesse de la sagesse ne se révèle pas uniquement par son existence dans l’esprit. Elle se révèle encens par beaucoup d’autres choses gratuites -- c’est-à-dire données gratuitement — ou acquises, jugées plus désirables que d’autres. En effet, elle confirme la foi, elle renforce l’espérance, elle enflamme la charité.

La sagesse confirme la foi

14. Elle confirme la foi en ce que l’esprit s’éprouve sensiblement attiré par une connaissance infaillible vers celui qui seul comble le désir. L’esprit le sait avec autant de vérité et plus que l’œil matériel ne voit un objet matériel. Si donc il connaît ainsi infailliblement celui vers lequel il tend par ces élévations, il est de quelque manière assuré que celui-là seul est vrai Dieu, vrai Seigneur, que la foi honore ; ou plutôt, puisque ceux qui débutent et progressent doivent parvenir à cette sagesse grâce aux bienfaits de l’Incarnation et de la Passion, et puisque par ce genre de considération sur la divinité elle-même l’affectivité est de plus en plus enflammée, il faut, lorsque l’esprit est déjà actuellement élevé en cette sagesse, qu’il y parvienne directement et en conséquence connaisse l’union de la divinité et de l’humanité.

15. Puisqu’également, l’esprit, bien qu’encore misérable, est par cette sagesse totalement confirmé sur beaucoup de choses se rapportant à la foi, que toute âme fidèle le sache dès lors que l’esprit parvient à cette sagesse : si tous les sages et philosophes du monde déclaraient, proclamaient, affirmaient hautement : « Ta foi n’est pas une vraie foi ; mieux encore, tu te seras trompé toi-même », il répondrait aux adversaires : « Tous, vous vous êtes trompés ; moi seul, je possède la vraie foi7. » En effet, il a dans le cœur par l’union de l’amour un appui beaucoup plus solide qu’il ne l’aurait par des raisons et des investigations pour dire avec l’Apôtre : « Je sais en qui j’ai cru et je suis certain. »

La sagesse fortifie l’espérance

16. Non seulement cette sagesse confirme la foi ; elle renforce encore l’espérance. En effet, celle-ci est l’attente certaine de la béatitude future. Nous voyons qu’il en est ainsi des damoiseaux, à mesure qu’ils s’acquittent un peu longuement de leur service familier auprès d’un prince : d’abord ils le craignent, puis, par suite d’une certaine familiarité, la crainte, le cédant au respect de la majesté, s’évanouit tout à fait, au point que, confiants en sa familiarité et sa bonté, ils croient qu’absolument rien ne pourra par la suite les séparer de lui. Analogiquement, l’esprit qui tremble d’abord obtient par ses affections et ses désirs une si grande familiarité unitive que par le don du bien-aimé lui-même une admirable confiance demeure en lui, que toute crainte pouvant susciter inquiétude est, sauf par prudence. extirpée radicalement de lui ; il dit donc avec l’Apôtre : « Qui me séparera de la charité du Christ ? La faim ? l’épée ? Mieux, « ni les choses présentes. ni les choses passées ».

La sagesse enflamme la charité

17. Cette sagesse enflamme également la charité ; elle l’établit en toute son intégrité ; elle la conduit à sa perfection. En effet, puisque Dieu lui-même, très bienheureux, est un feu qui consume, dans la mesure où il chasse de l’esprit du voyageur toute sorte de froidure, celui-ci par les extensions de l’amour s’approche de lui plus affectueusement. L’esprit qui aspire de la sorte par ses mouvements anagogiques à une plus intime union avec lui s’expose donc aux brûlants rayons spirituels du soleil et, comme l’étoupe exposée aux rayons solaires, il est enflammé par le feu venu d’en haut. On dit donc que ce soleil brûle les esprits de trois manières : par lui-même il augmente l’ardeur dans l’esprit, grâce à laquelle il supprime les obstacles qui empêchent l’amour d’être enflammé plus ardemment ; il ajoute également des bienfaits spirituels qui rendent l’amour lui-même plus parfait en lui-même ; il fait aussi brûler l’esprit pour que Dieu lui-même soit très ardemment aimé de l’âme. Cette sagesse brûle en outre l’esprit pour qu’il bouillonne de cet amour envers tout prochain comme envers soi-même et pour que, languissant encore, il ne cesse d’aspirer par d’insatiables désirs à une union plus parfaite.

La sagesse établit l’esprit au-dessus de toute spéculation

18. Non seulement par cette sagesse les vertus obtiennent une prééminence parfaite. Elle met aussi l’esprit au-dessus de toute philosophie, de toute investigation rationnelle, de toute spéculation et même de toute recherche théologique. En effet, le philosophe naturel connaît la cause elle-même par ce qui apparaît dans les créatures sensibles ; il a connu le Créateur, affirmant sur preuve infaillible que la bonté si grande des créatures, leur ordre si admirable, leur si grande immensité ne peuvent tenir l’être que d’un Créateur plus que tout-puissant, selon cette parole de l’Apôtre : « Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle, sa divinité sont rendus visibles à l’intelligence depuis la création du monde par le moyen de ses œuvres ». Le philosophe parvient ainsi à la connaissance. Mais, puisque le monde entier n’est rien en comparaison de l’esprit rationnel, selon l’assurance qu’en donne la Sagesse incréée elle-même : « Je jouais sur le cercle des terres et je trouvais mes délices avec tes fils des hommes », le monde entier est comme un petit jeu en qui la beauté apparaît très peu en comparaison de l’esprit angélique et de l’esprit humain. Puisque les philosophes n’eurent aucune des dispositions intimes de l’esprit, la connaissance naturelle est étroite et pauvre et elle se situe incomparablement en deçà de cette sagesse, autant que sont distants l’orient et l’occident. Il en est de même si l’on considère les méditations métaphysiques et théologiques. L’une et l’autre appréhendent Dieu très simple sous la raison d’être ou de ses différences, valeurs ou intentions, à savoir les raisons d’un, de vrai ou de bien. Mais par cette sagesse, sous aucune de ces raisons, sans réflexion qui accompagne ou précède le mouvement de l’amour, par la pointe de la puissance affective elle-même, l’esprit appréhende de façon indicible celui qui est le souverain bien : l’intellect ne s’élève pas à cette appréhension et l’intelligence ne la prend pas en considération. Comment cela arrive-t-il et comment l’intellect peut-il être séparé de l’affectivité ? On l’explique dans la partie théorique de cette mystique pratique et de ce qui s’y rapporte, à propos de cette parole de la Théologie Mystique : “Élève-toi dans l’ignorance.

La sagesse dispose l’esprit par rapport au corps

19. Il faut voir maintenant comment l’esprit est heureusement disposé par rapport aux réalités inférieures. S’agissant du corps qui lui est soumis, on a dit plus haut la façon dont cette sagesse conforme l’esprit à la Sagesse suprême qui régit le monde. Il faut cependant noter encore ceci : à l’aide d’un mors, le cavalier dirige librement à droite et à gauche le cheval qu’il monte ; de même, puisque, grâce à cette sagesse, l’esprit se tient droit, non courbé, dans le corps il réprime les désordres des sens externes par la force de l’amour même, comme par une sorte de mors spirituel, afin qu’à l’ordre et au commandement de ce vers quoi il tend soit réglée au mieux, de façon égale, toute domination sur les énergies et les affections, et que soit construit en ce qui lui est soumis un tabernacle répondant à l’exemplaire à lui montré sur la montagne, conformément à ce que la Sagesse divine, de façon figurée, prescrivit de faire au divin Moïse, d’après l’Exode.

Par rapport aux choses du monde

20. Cette sagesse dispose l’esprit par rapport à toutes les choses du monde sur lesquelles il exerce, grâce à elle, une très véritable domination. Voici comment. Si en effet, quelque prince terrestre dirigeait le monde entier et avait autant d’agréments, de richesses et d’honneurs qu’en eurent tous les mortels depuis l’origine du monde, s’il décidait d’y prendre plaisir, il leur serait alors soumis tant qu’il souhaiterait en obtenir le repos, quelque béatitude ou quelque perfection qu’ils ne pourraient d’eux-mêmes lui assurer. Mais qui prend en eux son plaisir leur est soumis véritablement seul est donc maître celui qui méprise toutes ces choses inférieures de telle sorte qu’il ne savoure rien de terrestre d’un amour tranquille, parce qu’alors toutes sont mises par mépris sous les pieds. L’âme domine donc en ce royaume, puisque, ne cherchant pas ailleurs le repos, elle se tend par les désirs supérieurs, disant avec l’Apôtre : « J’ai tenu tout cela pour de la balayure afin de gagner le Christ. » C’est pourquoi Pierre et Paul sont appelés glorieux princes de la terre. De façon figurée. il est dit également aux fils d’Israël par la Vérité elle-même qui promet sans que l’on puisse la confondre : « Toute la terre que votre pied a foulée sera vôtre. » Si donc quelqu’un méprise toutes ces choses et les foule aux pieds, il domine sur toutes beaucoup plus véritablement que les princes du monde.

Par rapport aux ennemis

21. Cette sagesse dispose encore heureusement l’esprit contre les attaques tant subreptices que puissantes des ennemis. Ceux-ci veillent très attentivement avec ruse et habileté pour savoir comment ils pourraient séparer de son bien-aimé l’esprit uni à Dieu. Mais cette sagesse le libère, car par une gorgée d’amour il touche à la source de la lumière et en raison de cette approche il est nécessairement illuminé par les rayons divins. Grâce à eux également il s’aperçoit aisé-nient et subtilement des tentations très hypocrites, cachées et voilées sous l’apparence de la bonté, la finesse de l’ennemi est alors déconcertée, car selon ce qui est dit dans les Proverbes : « Vainement on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes », qui par les désirs des affections « volent comme les nuées et comme des colombes vers leurs colombiers », selon Isaïe.

Par rapport à la force

22. Cette sagesse dispose encore la force de l’esprit. En effet, l’esprit adhère si intensément à celui qu’il aime et qu’il connaît vraiment, qu’il se laisserait égorger mille fois plutôt que d’encourir délibérément une seule fois le mécontentement du bien-aimé. Il dispose de deux aides pour obtenir de façon indéracinable cette force, afin d’être protégé comme membre de la famille propre du bien-aimé lui-même, la droite du Créateur le dirigeant, suivant cette parole de la Sagesse : « Les âmes des justes sont dans la main de Dieu. » De son côté, parce que si les ennemis le poussent avec plus de force en de très grandes tentations, tel l’enfant qui s’enfuit vers sa mère quand il craint qu’autrui ne le blesse, l’esprit en butte à de très violentes tentations recourt avec plus d’assurance et plus d’ardeur à l’aide de celui qu’il aime en aspirant vers lui. Cette manière de vaincre les démons est parmi les autres remarquable.

Par rapport à la tempérance

23. Cette sagesse conduit à sa perfection la vertu de tempérance. L’intempérance humaine tient à ce que l’homme trouve misérablement sa joie dans la gourmandise, la luxure ou les autres plaisirs de la chair, après avoir abandonné la véritable délectation qui résulte de l’union de Dieu et de l’âme. La délectation qui est en Dieu est de beaucoup supérieure à celle qui est en la chair, de même que Dieu est meilleur que la créature en laquelle se délectent les hommes charnels. Dans la mesure en effet où l’esprit expérimente cette vraie délectation de façon sensible, dans la même mesure il rejette plus énergiquement la délectation charnelle et, trouvant dans le lit de l’amour celui qui est la vraie joie, il s’exprime ainsi : « Il m’est bon d’adhérer à Dieu. » Éprouvant cette délectation, il méprise facilement toutes les autres à cause d’elle.

Par rapport à la justice envers Dieu

24. Par cette sagesse on acquiert également la justice parfaite. En effet, la vraie justice consiste à rendre à Dieu ce qui est sien, ainsi qu’à soi-même et au prochain. De fait, par elle on rend à Dieu ce qui est sien. Par n’importe quel mouvement d’élévation l’âme est mise en sa présence ; elle cherche aussi par affection d’amour ce qui est à Dieu, non ce qui est à elle ; il ne s’agit pas de dilection vraie quand celui qui aime n’aime pas le bien-aimé plus que lui-même. En outre, l’amour même ne permet à l’esprit de se reposer qu’en celui qu’il aime ; en effet, de même que le poids de la pierre ne lui permet pas de se reposer tant qu’elle n’a pas atteint la terre, son lieu naturel, de même l’amour spirituel ne permet pas non plus de se reposer en un autre qu’en Dieu seul, terme naturel de tous les esprits au-delà duquel rien n’est désiré.

Par rapport à la justice envers soi-même

25. Non seulement par cette sagesse unitive on rend à Dieu ce qui est sien, mais on rend aussi à l’âme ce qui est sien, en ce sens que par elle, elle est rendue parfaite en elle-même. En effet, selon le philosophe humain, l’âme devient parfaite par les vertus et par les sciences. La perfection suprême existe donc pour l’âme qui aime, lorsque celui qui est la source de toute sagesse — toute sagesse ou science créées dans les êtres supérieurs et inférieurs viennent de lui — daigne habiter par lui-même spirituellement l’esprit. Plus véritablement que ne demeure quelqu’un en un lieu matériel, Dieu habite donc en l’âme qui l’aime d’une habitation spirituelle, car « Dieu est charité et celui qui demeure dans la charité » — elle est l’amour véritable — « demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. »

Par rapport à la justice envers le prochain

26. Par cette sagesse on rend de même au prochain ce qui est sien et le fils est aimé de l’amour même dont le père est aimé. En effet, parce que l’âme aime son Créateur, elle aime également toute créature raisonnable qui est marquée à l’image du Père éternel lui-même. De fait, de l’amour du Père résulte un amour fervent des âmes, en raison de quoi sont multipliées les prières pour la libération des âmes perdues. Ce même amour multiplie les gémissements pour que celles-ci reviennent à leur Créateur, pour que, quoique mortes à cause du péché, elles ressuscitent par la vie de la grâce divine. Jérémie le clame en disant : « Qui donnera de l’eau à ma tête, une fontaine de larmes à mes yeux ; je pleurerai sur le meurtre de mon peuple, jour et nuit. »

Par rapport au mérite

27. La façon dont cette sagesse dispose l’esprit par rapport au mérite selon toute affection théologique est aussi évidente. En effet, chaque fois que l’esprit est immédiatement mû vers Dieu, chaque fois la vie éternelle est méritée. Et puisque, toutes les fois qu’elle le veut, l’âme ainsi disposée peut être actuellement affectée de mouvements très rapides — . bien qu’interrompus —, elle mérite plus que je ne saurais le dire d’être élevée dans la gloire en chacune de ces ascensions. Puisqu’au mérite individuel répond une gloire individuelle, mise à part la couronne substantielle qu’est la vision de la beauté divine, il est évident que grâce à cette sagesse d’innombrables couronnes s’accumulent en sa faveur.

28. Concluons donc ainsi d’abord : cette sagesse rend parfait l’esprit qu’elle enflamme, afin qu’à l’imitation du cercle — figure parfaite entre les autres — présentement et dans le futur, sorti des hauteurs et retournant vers elles comme attiré par elles, avance très directement comme par prolongement d’une ligne d’un même point à un même point.

Prière

29. Ô Sagesse éternelle, puisque nul mortel ne peut rendre manifeste cette Sagesse admirable et incréée qui procède immédiatement de toi, source de vie, « viens donc nous enseigner la voie de la prudence ». On l’a dit en effet : de cette sagesse on peut être persuadé par l’homme, mais on ne peut en être instruit. Toi donc, Dieu très bienheureux, qui es une nature invariable et immuable, par soi subsistante, puissance principiellement fondatrice de tous les biens, qui réjouis les anges de ta vue, qui est la Sagesse incréée, qui frappes de tes brillants rayons les esprits angéliques et terrestres telle une force vivifiante, remplis ceux qui t’aiment pour nous pousser, séparés de ce qui est en bas, à te désirer et à te connaître et, toute distraction de l’esprit étant écartée, nous faire retourner à l’unité du Père qui rassemble, toi qui rassembles les dispersés d’Israël dans les greniers de la clarté éternelle ! Ainsi soit-il.

Approche de Dieu et illumination

30. “Approchez-vous de lui et soyez illuminée. « Puisqu’en effet le Dieu très bienheureux habite une lumière inaccessible », selon ce que dit le divin Apôtre, et puisque toute créature rationnelle est éloignée de lui par d’infinis degrés, pour que l’âme soit illuminée des clartés plus que belles de la lumière éternelle, il est nécessaire qu’elle sorte pour ainsi dire d’elle-même et soit élevée plus haut par faveur gratuite du Créateur, de telle sorte qu’une certaine proximité et une certaine conformité assimilatrice existent entre la créature qui reçoit et le Créateur, très bienveillant, qui agit en elles. Le divin Prophète dit donc : « Approchez-vous de lui et soyez illuminés », en sorte que l’approche précède et que l’illumination suive immédiatement. Il traite donc ici l’ensemble de la matière de ce livre où d’étrange manière, à l’encontre pour ainsi dire de tous les auteurs, admirables théologiens, il enseigne à atteindre la connaissance immédiate, non par le miroir des créatures, ni par l’investigation de l’esprit ou l’exercice de l’intellect, mais par les aspirations enflammées de l’amour unitif. Par elles, alors que nous vivons encore dans la misère, nous goûtons à l’avance, infailliblement, non seulement que Dieu existe, mais encore qu’il est Dieu lui-même, très bienheureux, principe, origine de toute béatitude. Cette connaissance immédiate dépasse la connaissance de la raison, on le dira par la suite — autant que le soleil l’emporte en beauté sur toutes les autres planètes, autant que l’éclat de l’étoile du matin l’emporte sur celui des autres astres. Elle dévoile les choses cachées et elle explique les choses secrètes. Elle ne fait pas tendre celui qui aime vers les choses humaines et terrestres, mais plutôt, élevé au-dessus de lui-même, se livrer immédiatement aux enseignements divins et célestes.

31. Puisque l’amour brûlant aspire à l’union du bien-aimé, il soulève l’esprit avec plus d’ardeur pour qu’il s’approche de la source de la vraie lumière et seul il fait monter vers celui qui est le soleil levant ceux qui demeurent dans les ténèbres et l’ombre de la mort, afin que par lui ses puissances motrice et cognitive obtiennent leur totale et très complète perfection, afin que par l’ardeur de l’amour et l’éclat de la lumière, l’esprit soit paré miséricordieusement par son bien-aimé. Non seulement en effet grâce à l’amour unitif la gloire de la béatitude éternelle est possédée quand l’esprit se sépare du corps, non seulement il arrive à mener sur terre une vie céleste, non seulement les choses inférieures ne détournent pas l’esprit humain de son activité extensive, mais en outre incomparablement les désirs de l’amour unitif laissent en l’âme la perfection d’une connaissance plus grande que celle que l’on acquiert par l’étude, l’écoute d’un maître ou l’exercice de la raison.

Intention de l’auteur

32. En cet ouvrage que j’écris pour mettre en lumière la Théologie Mystique du bienheureux Denys, j’ai l’intention d’exposer la partie théorique qu’elle inclut, de dire comment l’âme s’attache à son Créateur et lui est unie de cœur plus efficacement comme au bien-aimé le plus doux. Les mots de cette Théologie sont très réduits en nombre, mais la pensée en est infinie, comme la suite le montrera, car en cette sagesse unitive l’union extensive de l’esprit qui désire atteindre son bien-aimé s’accroît de son don gratuit, non à partir de ce qui à l’extérieur est écrit dans le livre, mais de ce qui est perçu à l’intérieur.

33. Le style de ce livre et de cette œuvre est purement et absolument anagogique — si ce n’est que parfois, en passant, il se met au niveau de certaines choses pour expliquer plus clairement le sens anagogique — afin que, seuls, ceux qui aiment purement perçoivent en eux cette suprême sagesse unitive et que sur le plan de l’intellect et de l’affectivité elle ne soit aucunement perçue par les sages du monde ou par ceux qui aiment les choses du monde.

Persuasions

Cinq raisons de désirer

34. La fin de ce livre est de considérer comment l’âme doit aspirer de toutes ses forces à l’union de l’époux pour pouvoir recevoir présentement les arrhes de la gloire et le diadème des noces royales. Tout esprit rationnel doit le désirer comme sa béatitude pour cinq raisons. Il les faut présenter avec assez d’ampleur avant de s’attacher au principal, afin que l’on accepte plus avidement ce que l’on dira par la suite. La première raison se tire donc des actes mondains et déraisonnables des créatures, les trois autres de la perfection des puissances mêmes obtenue présentement et heureusement par l’union d’amour, la dernière, de la continuité du progrès et de l’accroissement grâce auquel l’esprit lui-même devient toujours plus fort, désirant se déployer toujours pour l’amour du bien-aimé en direction de plus grandes choses, jusqu’à ce que, lors de la séparation d’avec le corps, se lève pour lui le soleil de justice qu’il est destiné à voir face à face, tel qu’il est.

Raison tirée des actes mondains et déraisonnables

35. En effet, la première raison montre la folie de tous les mortels et principalement des religieux. Un saint8 a dit « Qui déploie beaucoup de zèle pour acquérir un art s’engage d’une âme égale et libre en toutes entreprises, court tous les périls et tous les risques. » Agriculteurs, négociants et soldats en fournissent un exemple sensible. “De fait, n’évitant ni tantôt les rayons torrides du soleil, ni tantôt le froid, ni tantôt la neige et la glace, l’agriculteur infatigablement fend la terre, soumet au soc souvent utilisé de sa charrue le sol non travaillé du champ, afin de réduire la terre par son travail, après l’avoir nettoyée de toutes les ronces et l’avoir entièrement sarclée, en un sable fluide dans le seul but de recueillir les fruits abondants d’exubérantes moissons, dans la conviction de ne devoir acquérir aucun autre moyen de vivre plus sûrement et d’accroître sa fortune. Si donc l’homme de la terre endure tant de fatigues et de calamités pour pouvoir récolter les choses de la terre avec l’intention de découvrir en elles le repos pour peu de temps, c’est à bon droit que toute âme marquée à l’image de toute la Trinité et principalement l’âme religieuse, qui plus strictement que les autres s’est préparée en vue de s’unir plus efficacement au Dieu éternel, comme en la source de la béatitude, pourra par ses désirs unitifs puiser la joie dans le présent et la gloire dans le futur. Si au début, apparaissent peut-être quelque difficulté ou quelque chose jugée intolérable pour la chair, vite l’âme pourra cependant découvrir le repos désiré en un si agréable bien-aimé. Au début en effet la voie est très étroite, selon le divin auteur dans le livre de la Sagesse : « Ayant subi une peine légère, ils recevront une grande récompense. » C’est dit à juste titre, car le bien-aimé de qui émanent toute joie et tout bonheur est découvert très rapidement.

36. En second lieu, nous voyons « que ceux qui ont coutume de commercer en grand ne craignent pas les périls incertains de la mer, ne redoutent aucun grave danger ; tandis qu’ils portent leur sollicitude sur le terme de leur recherche, ils rient de tout cela. » Que si ces gens soumettent sans cesse leur corps et leur âme à un péril si grand, combien l’esprit rationnel devrait-il brûler du désir insatiable de trouver, très doux, ce bien-aimé qui par sa joyeuse présence, obtenue grâce à l’union de l’amour, chasserait de lui la pauvreté, écarterait de lui tout dénuement, ne lui permettrait pas d’errer loin de lui ; il ne mendierait pas plus longtemps dans les autres créatures les plaisirs adultères, car est découvert, comme un hôte très bienheureux, celui qui est le très suffisant pacificateur de la tendance de tout esprit. Parce qu’elle éprouve sa présence, l’âme dit donc de lui avec Job : « Je mourrai dans mon lit et je multiplierai mes jours comme le palmier. » Elle ne veut plus recourir aux choses habituelles, elle n’a plus besoin de consolation humaine, car elle est déjà unie à celui en qui elle a trouvé le repos très salutaire de toutes ses langueurs, tant corporelles que spirituelles.

37. Troisièmement aussi nous voyons que « tant qu’ils considèrent la fin des honneurs et du pouvoir, ceux qu’enflamme l’ambition passionnée du métier des armes en ce monde ne sont pas affectés par les lointains voyages, les exils, les dangers. Épreuves ni guerres présentes ne les arrêtent, alors qu’ils désirent obtenir le suprême degré de la considération. » Si donc ils sont enveloppés de tant de soucis pour que le vent de la vaine gloire, grâce aux louanges des hommes et pour peu de temps, les soulève, s’estimant suffisamment récompensés de tout ce qu’ils ont enduré avec patience de multiples façons, fatigués dans leur corps et dans leur âme, que pourrait accomplir de digne l’esprit rationnel — la plus noble des créatures quoiqu’indigente par rapport à son Créateur — pour obtenir ces récompenses de si grande noblesse : être uni dans les désirs de l’amour unitif à celui dont, créé du néant, il tire sa première origine, pouvoir être jugé digne au regard du Créateur d’un si grand honneur que, moindre qu’une mouche, moindre que rien, il puisse être très proprement appelé épouse bien-aimée du prince de la vie, du roi des anges et, la moindre de toutes les créatures, être destiné à un si grand honneur que le Créateur très haut exprime ainsi dans le Cantique : « Ouvre-moi, ma sœur, mon épouse, ma colombe. »

Raisons tirées de la perfection des puissances,

38. On vient de dire comment, par les actes des laïcs et de ceux qui vivent dans le siècle, l’esprit est appelé aux joies du bien-aimé qui est si grand. Il faut dire maintenant comment les créatures rationnelles et irrationnelles le stimulent de plusieurs manières â trouver le repos en son Créateur, selon qu’il s’agit 1°) des créatures insensibles. 2°) des végétaux, 3°) des animaux, 4°) des êtres raisonnables.

Des animaux,

39. Nous voyons l’animal sans raison, sachant par expérience un aliment délectable, se hâter de courir vers lui rapidement, sans discernement. Lorsque l’esprit, doué de raison, n’a qu’un seul objet délectable en lequel sont également réunis le vrai repos et la satiété entière. il est, au jugement divin, tenu pour misérable, s’il est privé d’un objet si grandement délectable, immuablement présent en lui, alors que les animaux sans raison se précipitent avec tant d’empressement pour obtenir par les sens ce qui leur est un bien délectable, et que lui, il refuse de dresser son visage vers cette véritable sagesse unitive dont la Sagesse incréée dit dans le livre de la Sagesse : « Tous les biens me sont venus pareillement avec elle ».

40. « Tous », puisque, elle présente en l’esprit, rien ne demeure incomplet ; « les biens » -- elle ne dit pas « le bien » — pour suggérer la multiplication des bienfaits en l’esprit de celui qui aime ; « sont venus », dit — elle, pour signifier qu’elle ne les obtient pas d’elle-même, mais du Très-Haut, c’est-à-dire grâce à l’influence du bien-aimé lui-même qui agit avec miséricorde ; « pareillement », car l’esprit n’aurait eu par lui-même rien de bon et s’il fut quelque chose de bon, il était rempli d’amertume ; « avec elle » : l’esprit n’est pas enrichi intérieurement uniquement par la possession de cette sagesse unitive ; il n’est pas non plus seulement rafraîchi par ce que sa source a de plus profond, mais les nombreux cadeaux du bien-aimé, à savoir les multiples splendeurs, éblouissements, influx, accompagnent la présence de la sagesse unitive, si bien que par elle et avec elle l’esprit fait présentement l’expérience de la gloire. Nous devons donc tenir l’âme pour misérable si nous qui sommes raisonnables, nous ne faisons pas ce que nous constatons chez les êtres sensibles ; si, paressant à cause d’un objet momentanément délectable, lamentablement occupés des réalités inférieures, à l’encontre également de la noblesse originelle du cœur de l’homme, nous nous assoupissons imprudemment et déplorablement.

Des végétaux,

41. Ceci apparaît de même dans les végétaux, par exemple les arbres, qui pour être fermes et immobiles dans le vent qui s’agite, poussent leurs racines en terre ; ils reçoivent une nourriture fortifiante de l’humidité de celle-ci en laquelle ils sont plantés et ils lancent leur ramure vers les hauteurs pour, sans être brisés, se maintenir très fermement en leur lieu où ils sont très solidement implantés. Dressé pareillement au-dessus de soi par l’amour unitif, grâce aux pénétrantes racines des affections, l’esprit est fixé en celui auquel il est uni par l’amour. En cette fixation de l’union, descendent les gouttes de la rosée éternelle que l’amour boit, surtout en raison de l’excès et de la plénitude de la source de toutes délices, vers le tronc de l’affectivité par les mouvements incessants de l’amour, comme par des racines ; ces gouttes fortifient l’esprit en lui-même pour qu’il s’élève sans détour possible et de façon continue, pour que se développent également par le renforcement des mouvements de l’amour, appelés ici « racines » les rameaux de toutes les autres puissances, pour qu’ainsi fortifié enfin, l’esprit ne soit pas secoué comme un roseau par le tourbillon des tempêtes spirituelles.

42. L’eau fait verdoyer, fleurir et fructifier les arbres et sans l’effet de l’humidité, un arbre matériel ne produirait rien de tout cela. De même, l’humidité de l’amour fait fleurir en très grand nombre de plus profondes pensées destinées à plaire davantage au bien-aimé, et par le fruit de l’action elle fait, sans s’épuiser, sortir les feuilles des mots, qui n’expriment pas l’aridité des choses du monde — si ce n’est pour les vilipender — mais ce qui plaît à celui que l’esprit aime. Toujours vert, l’amour fait voir que l’esprit expérimente en eux la vérité de cette promesse que, durant sa vie sur terre et son séjour avec les miséreux, le bien-aimé avait ainsi formulée : « On vous donnera dans les plis de votre vêtement une mesure, une bonne mesure, tassée, secouée, débordante. » Le Très-Haut fait ici cette promesse à l’âme qui aspire, fixée en lui par les mouvements enflammés de l’amour tels les arbres matériels insensibles, afin qu’elle-même, misérable, à qui tant de récompenses délectables sont promises par celui qui donne tout, désire ce qu’elle voit dans la créature, privée, elle le sait, de délectation et de joie et incapable de les recevoir.

43. Quelles sont ces récompenses ? La phrase précédente le suggère. « Une mesure », dit-elle, car l’amour, à savoir la parfaite union de l’amour, est donné à quiconque se dispose très attentivement à en être pénétré est proprement « mesure » celle-là seule qui mesure la quantité de l’âme -- afin d’acquérir plus aisément et plus parfaitement l’union plus parfaite désirée et aussi de désirer plus ardemment. Le Très-Haut lui-même s’introduit en la pauvresse selon « la mesure » de ses désirs, apportant avec lui des cadeaux. Est vraiment « bonne » la « mesure » qui élève l’affectivité de l’esprit, unissant celui qui aime au Dieu éternel, non pas au bien participé, mais au bien souverain, amour déifiant l’esprit qui lui est uni d’une bonté plus grande, de telle sorte que par lui seul soit dit bon' et meilleur tout esprit angélique et humain en qui l’amour, qui transforme la créature en le Créateur, aurait très abondamment déversé son trop plein ; seul ce très noble habitus doit être antonomastiquement désigné comme bon qui, par son extension déifique, fait que l’âme soit transformée en Dieu qui seul est bon, selon son propre dire. La multiplication et l’exubérante abondance de ses fruits remplit les puissances et les vertus de l’âme, pour qu’en raison de ce trop plein rien ne reste vide. C’est pourquoi la « mesure » est aussitôt dite « tassée ».

44. Parce qu’en raison de la présence de l’amour unitif — elle inonde tout l’homme de lumière — il y a également ici quelque lutte entre les vertus, l’une souhaitant prévenir le mouvement de l’autre, la « mesure » est, dit-on, « secouée ». Puisque l’amour vrai, tel un feu brûlant, ne peut, à cause du zèle qu’il apporte, être recouvert de cendres au point de ne pas l’emporter toujours en quelque chose sur les autres par le rayonnement de sa chaleur, manifeste sa surabondance en s’exprimant à l’extérieur — car on parle plus volontiers de ce sur quoi porte l’affection de l’esprit —, celui-ci, dépassant une certaine limitation de l’amour, dirait, comme la voix par laquelle il exprime ce qu’il éprouve actuellement, des choses divines, non humaines, des choses célestes, non terrestres. L’amour qui dirige l’affectivité peut donc être dit « mesure » ; il fortifie les capacités de celle-ci en puisant de multiple façon ; il pousse les vertus à rivaliser dans l’action, de telle sorte que s’étendant par sa noblesse et sa délibération même à ce qui est extérieur il ne permette de dire ou de faire que ce qui se rapporte jusqu’à un certain point à son propre possesseur. L’âme doit donc être avec pleurs stimulée de plus pressante manière à travailler, c’est-à-dire à ouvrir plus audacieusement le chantier, pour que très vite enfin, demeurant immobile, elle soit très fermement enracinée en son lieu connaturel, celui qui répond par nature à sa première origine.

Des êtres inanimés,

45. À l’aide d’exemples tirés des êtres sensibles et des végétaux, on a dit comment l’esprit devait être poussé vers son objet délectable ; au moyen d’exemples fournis par les êtres inanimés il faut dire comment il est plus efficacement poussé à cela même. Tous les corps sont maintenus dans les lieux qui leur conviennent ; ainsi les êtres spirituels — esprits angéliques et humains — ont un lieu propre qui équivaut non pas à des dimensions corporelles, mais à leur tendance — la droite même de Dieu les y maintenant pour qu’ils ne retournent pas au néant. De même donc qu’en raison de sa pesanteur le corps est aussitôt emporté naturellement vers le lieu naturel afin de s’y reposer, de même avant d’étreindre parfaitement celui qui en raison de sa bonté ne peut pas ne pas être désiré, l’esprit que le poids de l’amour établit plus haut jusqu’à l’unir parfaitement à lui, mendiera sans repos, dans l’errance, sans nourriture, famélique, dans toute la mesure où il est occupé des délices ou des honneurs extérieurs. Il ne sera cependant d’aucune manière rassasié s’il n’atteint pas, par le contact de l’amour, celui dont il est l’image imitatrice, que seul il désire naturellement. Si celui-ci ne lui fait pas sentir sa présence en lui par le signe d’une joie inépuisable, sa tendance, qui comme telle ne connaît pas de repos, ne se repose pas.

48. Les paroles du bienheureux Pierre dont l’amour était plus ardent que celui des autres le suggèrent dans l’évangile de Jean. Il avait constaté partout la disette. Trouvant le parfait repos en celui seul auquel il s’adressait en personne, il dit : « Seigneur, à qui irons-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. » Il l’appelle « Seigneur », car il l’honore, toute créature étant mise au second rang. En effet, il peut ainsi l’appeler, puisque l’amour n’est pas détourné vers autre chose, mais est orienté vers celui même dont il a tiré son origine comme d’une source. Il dit donc : « À qui irons-nous ? » S’exprimant au nom de ceux qui aiment, il donne la raison souveraine pour laquelle il ne fallait pas s’éloigner de lui. Il dit donc : « Tu as les paroles de la vie éternelle », non que tu parles de bouche extérieurement, mais tu t’exprimes intérieurement par les paroles de l’esprit en envoyant des influx abondamment expressif. Beaucoup plus efficacement par eux que par des arguments, par les créatures ou par tous autres mots inconnus, tu découvres à ceux qui t’aiment les joies de la vie éternelle, pour que les éprouvant ils estiment, selon l’Apôtre, tout le reste comme déchets, en vue de te gagner, toi.

Des êtres raisonnables

47. Quatrièmement, eu égard aux êtres raisonnables. Puisque l’âme désire naturellement que ses puissances reçoivent leur perfection des objets qui leur sont adéquats, c’est-à-dire, puisqu’elle aspire à atteindre le véritable et délectable difficile en se tendant vers les hauteurs pour être unie à l’ineffable qui est la majesté suprême, la vérité immuable, la bonté inépuisable — je ne m’étends pas là-dessus, car par la suite il en faut déterminer plus abondamment —, que maintenant cependant elle n’estime pas qu’il existe dans la créature une telle véritable difficulté. Quelle que soit sa prééminence sur les autres, il est nécessaire qu’elle soit soumise, dans les plus hauts degrés d’honneur auxquels elle est élevée, aux multiples mendicités et abaissements de l’esprit et du corps, comme nous l’éprouvons de façon sensible.

Liberté

48. L’esprit se réjouit d’avoir vaincu la véritable difficulté seulement lorsque, grâce à l’union intime de l’amour, il jouit pleinement d’une liberté si grande — seuls la peuvent connaître ceux qui d’avance en expérimentent le goût — qu’il ne craint pas le diable, qu’il ne redoute absolument pas l’homme mortel, qu’il ne sent pas l’aiguillon de la peine éternelle, qu’il se réjouit d’accueillir la mort avec empressement, qu’il obtient, libre de toutes choses qu’il s’est immédiatement soumises pour son Créateur par l’union véritable de l’amour, la réalisation de la promesse de celui qui dit dans l’évangile de Jean : « Si le Fils de Dieu vous libère, vous serez parfaitement libres ». Le Fils de Dieu libère vraiment lorsqu’il tend la main droite elle-même de l’amour pour que l’on adhère à lui. Toute créature ayant été soumise, rien d’inférieur à Dieu qui soit contraire à celui qui aime ne l’emporte sur les désirs unitifs.

Indépendance

49. La raison en est que dans l’attachement de l’amour il s’est fermement établi en un lieu sûr. Il ne craint rien d’autre d’extérieur ; il ne craint pas non plus celui en qui il habite, puisque l’intimité de l’amour lui fait oublier les menaces de celui qu’il aime. La Vérité elle-même dit donc en l’évangile de Jean : « Je vous ai dit ces choses pour que vous ayez la paix en moi ; dans le monde vous aurez de l’affliction. » En effet, lorsque le Seigneur parle à l’esprit et révèle sa présence par les entretiens des influx spirituels, la paix vient aussitôt, l’esprit étant radicalement délivré de toute servitude. Le Très-Haut assure aussi aux gens du monde qu’ils auront de l’affliction. Il convient en effet que celui qui ne se soumet pas par un amour véritable à la majesté qu’il faut vénérer soit misérablement foulé aux pieds par toute créature, que toute créature venge son Créateur en écrasant de multiples afflictions celui qui, refusant de lui être soumis par amour, abandonnant son propre Seigneur, adhérant aux autres choses sans valeur, le méprise comme s’il n’était pas le vrai Dieu. Autant l’âme adhère à Dieu plus intimement par un amour plus ardent, autant donc, plus efficacement libre de toute sujétion, elle se réjouit avec plus de bonheur de son propre royaume.

Rassasiement

50. Ayant dit ce qu’est ici le véritable amour qui repose en l’union de l’amour en qui n’existe aucune sujétion, il faut dire comment en lui seul la raison trouve la vérité. Mais puisque le but de la présente spéculation est de montrer que l’amour laisse une véritable illumination, il faut dire comment la volonté en lui et non pas en un autre est très parfaitement rassasiée, lorsque, étant actuellement en chemin, elle aura atteint l’union très bienheureuse. Cependant, ainsi qu’on l’expliquera ensuite plus abondant-ment, puisque l’esprit ne trouve pas son repos en moins noble que lui, toute la délectation charnelle ou toute la consolation terrestre ne lui suffit pas, bien que parfois, même contre ce qui lui est naturel, il s’en occupe lamentablement. La raison en est que, s’il est vrai, tout délectable apaise le désir ou la tendance de celui qui convoite. Mais aussi agréable qu’on le puisse estimer, tout ce qui est terrestre laisse le désir famélique et totalement insatisfait, sauf peut-être pour une heure, ainsi qu’on le constate sensiblement chez tous. Jamais donc la tendance du désir ne se repose dans les plaisirs du monde. Que fera donc l’esprit dont on a parlé ? Il ne lui reste qu’à se hâter vers l’union de présence de celui-là seul qu’il trouve meilleur que lui-même, qui seul possède, caché en soi, le trésor de la joie. Qui a découvert ce trésor par connaissance expérimentale « s’en va, vend », dans la joie, « tout ce qu’il a et il achète ce champ ».

51. Est appelée « champ » la plaine de l’amour unitif en lequel, grâce à ses désirs enflammés, court l’esprit que portent les pieds des affections. En ce champ, on trouve un trésor caché, lorsque, par les exercices de l’amour, celui qui est la vraie joie est reconnu sensiblement comme présent par une connaissance spirituelle ou quelque cadeau spécial. Ayant acquis l’amour de ce trésor, l’esprit juge joyeusement tout le reste sans valeur, puisqu’en l’affectivité il aura perçu qui est et quel est celui qu’il aime, et se sera, au-dessus de lui-même, tendu directement vers lui, soulevé par la droite du bien-aimé, de telle sorte que ce qu’il avait entendu auparavant soit plus véritablement et plus manifestement établi que ce qu’il perçoit de façon sensible. À bon droit, le Psalmiste écrit donc : « Un jour dans ta maison est meilleur que mille ». En effet, tandis qu’en aspirant il parcourt rapidement les étapes de la plaine de l’amour, l’esprit éprouve plus de joie spirituelle en un jour qu’il ne peut en un millier de jours en expérimenter dans les ineptes plaisirs des choses vaines. Il dit : un jour en ta maison. En effet, que l’esprit se sache obscurci par l’ombre considérable qui l’enténèbre quand il ne court pas à travers cette plaine !

Vérité

52. Venons-en à parler de l’objet rationnel, appelé aussi vérité. En effet, la vérité qui correspond à l’esprit rationnel n’est pas perçue dans la vérité créée, car toute vérité est absolument éloignée de la fausseté, de la tromperie et de l’opinion. On ne fait pas ici mention de la vérité incréée, mais de la vérité créée, car à l’ignorance de la vérité correspond en propre l’erreur, et lui font suite la déception et la multiplication des opinions. Il en est ainsi, parce que les secrets de la vérité ne sont connaissables que dans la lumière qui éclaire l’esprit d’en haut, lumière par laquelle nous percevons les secrets divins : ainsi grâce à la lumière qui dirige le rayon de la vue vers l’objet sensible, le sens externe perçoit saris tromperie les corps sensibles extérieurs. Si donc la lumière divine fait défaut, la vérité créée se mue en mensonge, non parce qu’elle fait défaut, mais parce que demeure l’obscurcissement de l’esprit qui voit trouble, incapable de percevoir en soi le rayon de la vérité intelligible.

53. Puisque — nous le constatons de façon sensible — la presque totalité de la vérité est changée en doute et en opinion, surtout s’il s’agit des choses divines, à l’exception de ce à quoi nous acquiesçons par la foi, l’esprit rationnel n’appréhende pas purement et simplement la vérité grâce au seul enseignement humain. Pour la découvrir, qu’il se hâte donc vers l’union de l’amour ; plus véritablement qu’un corps n’est uni à un autre par un lien matériel ou une attache artificielle, il est uni par le baiser de l’amour à celui qui, selon le divin Apôtre, « habite une lumière inaccessible ». À lui qui, tout en l’aimant, craint son bien-aimé de crainte filiale, sera faite alors la promesse du prophète Malachie : « Le soleil de justice se lèvera sur vous qui craignez Dieu. »

54. Il obtiendra alors miséricordieusement l’illumination divine dont on parlait plus haut : « Approchez-vous de lui et soyez illuminé ». Denys en donne la raison au chapitre septième des Noms divins. Lorsqu’en effet l’esprit plonge son affectivité en l’étude de ce qui relève de la vérité créée, il est finalement uni à celui « qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants », pour être orné de ses multiples splendeurs. Denys dit donc : « Quand l’esprit s’éloignant de tout le reste, se quittant lui-même ensuite, est uni aux rayons plus que brillants, illuminé de la lumière inscrutable et profonde de la Sagesse. » Il dit donc l’esprit « uni » avant de le dire « illuminé par la Sagesse inscrutable », pour suggérer à tout esprit qu’en ce qui concerne les profondeurs inscrutables, la vérité n’est tout à fait connue qu’en l’être suprême, inaccessible aux yeux qui se couvrent de brouillard, moyennant l’union de l’amour.

Raison tirée du progrès de l’esprit

55. Parlons pour finir du progrès de l’esprit aimant qui pour l’amour du bien-aimé désire se tendre vers de plus grandes choses, non, bien évidemment, comme les philosophes humains qui, enflés d’orgueil, dédaignèrent d’attribuer à ce principe fontal, source du rayon de toute vérité pour tous les esprits raisonnables ce qu’ils pouvaient connaître de quelque manière par l’intellect. Mais à l’inverse, autant l’esprit s’embrase d’un plus grand désir grâce aux réalités sensibles, parce qu’il sait, instruit par la Sagesse véritable, ne pouvoir obtenir la connaissance d’aucune façon en raison de ses mérites personnels, il se répand avec plus d’abondance en Actions de grâces envers celui qui donne tout, de telle sorte que dans la mesure où il reçoit de lui des dons plus importants et plus nombreux, dans la même mesure il s’abaisse à ses propres yeux en s’estimant plus misérable, afin de n’être pas, selon le jugement divin, accusé de vol, s’il venait, en s’attribuant ce à quoi il n’a aucun droit, à s’évanouir en l’exaltation de son cœur.

56. Tels sont donc les deux bras par lesquels l’élévation de l’esprit reçoit l’accroissement des affections nombreuses. D’un côté en effet il se prépare en se disposant ; d’un autre, en provoquant l’influence divine, il mérite de parvenir moyennant son don gratuit à des biens plus grands et plus abondants que ceux qu’il a déjà reçus. Parce qu’il ne s’attribue pas en effet les choses qu’il possède, mais les fait toutes tourner à la louange du dispensateur de toutes choses, il creuse en soi une concavité en luttant contre soi-même avec plus de vérité. Par elle, l’abondante pluie des grâces divines, franchissant monts et collines, s’introduit dans les endroits moins élevés, de telle sorte que plus grande aura été la concavité de l’humilité, plus elle sera capable de recevoir une grâce plus abondante. Autant en effet une créature reconnaît son principe, s’annihilant elle-même comme créée du néant, autant elle reconnaît la magnificence du Créateur, puisqu’à lui seul elle attribue tout être et tout bien. Il est donc dit justement : « Dieu résiste aux superbes, mais il donne sa grâce aux humbles. »

57. L’autre bras est celui de la droite de Dieu ; par lui, il vient au secours des désirs de l’esprit pour qu’il se livre à ses exercices avec plus d’ardeur qu’à l’ordinaire. En effet, tandis que par l’union de l’amour l’âme sent ce gui est de Dieu, elle éclate en louange multiforme de celui-ci. Plus que toutes choses, à l’exception des exercices de l’amour, cette louange provoque le donateur à accorder à qui le loue de plus grands bienfaits. C’est au nom de ceux qui louent Dieu, que le bienheureux Jean dit en l’Apocalypse : « Bénédiction, gloire, sagesse et Action de grâces. etc. » La fréquente reconnaissance des bienfaits est donc comme une sorte de trompette qui sonne aux oreilles du bien-aimé pour qu’il en octroie de plus grands. Cette méditation assidue des bienfaits divins pousse en effet l’esprit à se répandre totalement en marques de déférence plus profondes envers un Créateur qui donne avec unie prodigalité extrême. C’est au nom de ceux qui méditent ainsi que David dit : « Un feu s’embrasera en ma méditation. » En effet, tandis qu’en méditant l’esprit repaisse en soi les bienfaits divins afin d’en recevoir de plus grandet, il s’enflamme d’amour pour celui qui les accorde.


[omission des §58 à §81]

La sagesse unitive

82. On a traité des persuasions et des industries grâce auxquelles l’esprit parvient à acquérir la sagesse unitive au-dessus de l’intellect. Désormais on expose cette sagesse elle-même. Dieu l’enseigna directement, l’Apôtre Paul, grand hiérarque, la transmit, le bienheureux Denys l’Aréopagite, l’ayant rédigée en un style anagogique et secret, la destina à Timothée, condisciple de la Vérité. « Toi donc, cher Timothée, lui dit-il, en ce qui concerne les contemplations mystiques, abandonne avec grand effort les sensations, les opérations intellectuelles, tout objet sensible et intelligible, tout être et tout non-être, et autant que possible élève-toi dans l’ignorance à l’unition de celui qui dépasse toute substance et toute connaissance. En effet, par le dépassement de toi-même et de tout ce qui peut retenir et de tout ce qui est absolu, tu seras élevé purement vers le rayon supersubstantiel des ténèbres divines écartant tout, libre de tout. Veille cependant à ce qu’aucun ignorant n’entende ces choses. » Ces termes contiennent la sagesse suprême de l’Apôtre Paul, le sommet de toute perfection possible en l’état de voie, toute la profondeur des livres de Denys l’Aréopagite. Si on les comprend parfaitement, tout ce qui dans les livres de Denys dépasse l’intellect devient plus facile au-delà de toute idée.

Élévation par ignorance

83. Cette élévation dite « par ignorance » n’est rien autre qu’être mû immédiatement par l’ardeur de l’amour, sans miroir d’aucune créature, sans réflexion préalable, sans même un mouvement concomitant de l’intelligence, de telle sorte que l’affectivité goûte seule et que la connaissance spéculative n’atteigne rien en son exercice actuel. Tel est l’œil dont on dit dans le Cantique que l’époux est blessé par l’épouse, cet œil qui est donné pour unique selon le témoignage de celui-là même qui dit : « Tu as blessé mon cœur, ma sœur, mon épouse ; tu m’as blessé le cœur par un seul de tes yeux. »

Triple connaissance

84. Il y a donc une triple connaissance. L’une utilise le miroir des créatures sensibles. Richard de Saint-Victor en parle dans son Arche mystique. Au moyen de quarante-deux considérations, très expressément figurées jadis dans le peuple d’Israël allant d’Égypte à la Terre promise, il enseigne comment parvenir jusqu’au Créateur de toutes choses et s’élever vers lui en franchissant six degrés. Une autre enseigne par l’exercice de l’intelligence, grâce à l’envoi de rayons spirituels, à connaître la cause première par son effet et à parvenir par la considération de l’exemplaire à la vérité immuable de tout ce qui a un exemplaire. L’éminent docteur Augustin en parle beaucoup dans ses livres Du Maître et De la vraie religion, au bénéfice de l’homme intelligent. La troisième connaissance l’emporte beaucoup en excellence sur elles, grâce à l’amour unitif très ardent qui fait que l’esprit, actuellement disposé, s’élève sans aucun intermédiaire très ardemment vers le bien-aimé par ses extensions qui le poussent vers le haut. Transmise dans la Théologie Mystique, cette connaissance se lève à la pointe de la puissance affective. On la dit « élévation ignorée » ou « élévation par ignorance », étant donné que, écarté tout exercice de l’imagination, de la raison, de l’intellect ou de l’intelligence, cette puissance affective sent présentement par l’union d’un très ardent amour ce que l’intelligence n’est pas de force à saisir. En effet, autant le séraphin l’emporte en noblesse sur le chérubin, autant l’amour vrai est plus parfait que tout habitus infus dès la première origine, ou accordé gratuitement, ou rendant agréable.

Connaissance de Dieu, connue par ignorance

85. Autant la puissance cognitive l’emporte en excellence sur la puissance motrice, autant la connaissance par l’amour unitif l’emporte en efficacité sur toute connaissance appréhensive, en ce qui concerne la pénétration de ce qui est le plus secret des choses divines. Elle dépasse incomparablement toutes les autres et Denys la définit ainsi : « La sagesse est la connaissance très divine de Dieu, connue par ignorance. » Et non seulement elle est plus belle, mais elle est plus universelle et plus utile que les autres sciences, connaissances et appréhensions, car non seulement elle élève au-dessus d’elle-même l’affectivité et grâce à l’amour extatique elle unit parfaitement la créature au plus noble époux ; mais elle élève tellement l’intellect qu’il est beaucoup plus illuminé par les éclairs divins que par toutes sagesse et connaissance que peut obtenir l’exercice de l’intelligence.

86. Dans le chapitre septième des Noms divins, le bienheureux Denys écrit donc sur elle : « Louant excellemment cette sagesse irrationnelle, insensée, sotte, nous la disons cause de tout esprit, de tout conseil, toute connaissance, toute prudence ; en elle sont cachés les trésors de la sagesse et de la science de Dieu. » Par « sagesse » et « connaissance » on désigne la perfection totale de l’une et l’autre puissance. Denys appelle en effet « irrationnelle » cette sagesse, parce que la raison ne l’appréhende pas et parce qu’elle n’utilise pas celle-ci en se livrant à des investigations. Il la dit également « insensée c’est-à-dire sans esprit ou sans intellect, car en s’exerçant elle n’emploie pas l’intellect, et l’intellect ne suffit pas pour atteindre une si excellente perfection. Il la dit aussi « sotte », car, sans se servir d’aucune intelligence, cette sagesse qu’aucune intelligence n’appréhende se dresse dans l’affectivité.

87. Ces paroles de Denys enseignent parfaitement cette sagesse. En effet, Denys ajoute d’abord ce que l’on doit rejeter, puis il dit comment il faut s’élever. Également, puisqu’en cette élévation l’âme se trouve en l’état de débutante et en celui de parfaite, il ajoute ce qu’il faut rejeter dans le premier état : « Abandonne les sensations », dit-il. Il évoque ensuite l’élévation : « Élève-toi dans l’ignorance », jusqu’à : « En effet, par le dépassement de toi-même, etc. »

88. Denys lui-même qualifie les « visions » de « mystiques » en toute sa philosophie qui dépasse les considérations de tout être, quand la puissance intellective connaît à partir de l’affectivité qui la précède et non l’inverse. Elle est la connaissance très vraie, très certaine, absolument éloignée de toute erreur, conjecture et déception d’origine imaginative. En conséquence, ce que l’on vient de dire et ce qui est dit dans la « théorique » et dans la « pratique » de cette sagesse qui concerne la direction de la puissance affective, est affirmé d’irréfutable façon, sans hésitation et conjecture, devant les philosophes et les docteurs du monde entier. Cette connaissance est donc dite « mystique », c’est-à-dire cachée, parce que d’une part peu nombreux sont ceux qui se disposent à la recevoir, et parce que d’autre part elle se tient dans le cœur de manière si cachée qu’elle ne peut être entièrement expliquée par l’écrit ou la parole.

Ce qu’il faut abandonner

89. En cette connaissance mystique où règne l’affectivité, il est ordonné d’abandonner radicalement les sens et l’intellect, d’abord du côté des forces mêmes d’appréhension, là où Denys dit : « Les sens et les opérations intellectuelles » ; deuxièmement, du côté des objets eux-mêmes, sensibles et intelligibles, lorsqu’il dit : « Les réalités sensibles et intelligibles ». Mais pour qu’il ne semble pas absurde de devoir abandonner les sens, Denys ajoute cette raison : cette sagesse n’est pas comme une autre science qui procède d’une connaissance préalable des choses sensibles ; elle est plutôt d’en haut, selon le principe du bienheureux apôtre Jacques : « Tout don excellent et toute grâce parfaite descendent d’en haute, etc. » S’il en est ainsi de tout don, ce l’est bien plus encore de cette sagesse qui est « la meilleure part de Marie », laquelle, embrasée de l’amour enflammé du bien-aimé, brûlait de désir.

Abandonner les sens et les opérations intellectuelles

90. Puisque cette connaissance vient d’en haut et non d’en bas, il est prescrit d’extirper les sens — ce qu’il ne faut pas entendre uniquement de la fonction des sens externes, mais encore des sens internes. En effet, le Dieu très miséricordieux n’est perçu ni comme doux ou odorant (ou odoriférant, ce qui revient au même) ni comme beau, ni comme mélodieux, ni comme suave, puisque tout cela est réglé par une connaissance préalable de la raison et puisque cette appréhension unitive surpasse la raison et l’esprit, ainsi qu’on l’a dite. Le disciple spéculant doit donc puiser cette sagesse ailleurs qu’en ce que regardent ceux qui connaissent de façon spéculative. En cela apparaît l’admirable noblesse qu’il faut apprécier et la divinité de cette sagesse ; apparaît également pourquoi Denys la définit comme « très divine », en ce qu’il est nécessaire à l’âme de se dépouiller pour ainsi dire elle-même d’elle-même, de poursuivre sans relâche, tel un valet, l’amour accordé divinement à l’affectivité. Il apparaît aussi que grâce à cette élévation divine l’intellect est informé de la très divine connaissance habituelle que laisse le contact de l’amour. Il ne faut pas penser seulement à la simple appréhension des sens eux-mêmes ; il faut encore penser à leur délectation en tant qu’ils se rapportent à la puissance motrice. En effet, ce qui prépare quasi suprêmement à cette sagesse, c’est de se couper efficacement de la délectation désordonnée des sens externes dans la créature, du mieux que l’on pourra, pour, de quelque manière que ce soit, rechercher Dieu, fin médiate, immédiate ou ultime. Plus en effet l’Âme est immergée dans les délectations des sens, plus faiblement elle s’élève vers les choses divines, au point de dire avec le Psalmiste “Mon âme refuse d’être consolée. “Ces paroles expliquent également le refus des délectations : « Je me suis souvenu de Dieu ; je me suis réjoui et mon esprit renonce ». Ajoute : pendant qu’il s’exerce en des mouvements anagogiques orientés vers les choses divines et qu’il se réjouit de tendre directement vers Dieu, l’esprit renonce aux autres plaisirs qu’à l’instigation du diable les sens externes lui offrent. Mais il faut en dire autant de La délectation des sens internes, car ni la douceur ne doit être aimée par celui qui aime vraiment, ni la suavité ne doit être désirée par lui, car seul Dieu est désiré, sauf parfois lorsque l’esprit désire la douceur ou la suavité elles-mêmes pour que l’affectivité s’enflamme plus efficacement et plus activement en vue d’une union plus intime. Toute cette sagesse consiste donc en un désir ardent ; il y est prescrit d’extirper et d’abandonner tout être ou toute énergie ou tout office de la puissance intellective. Parfois en effet la puissance intellectuelle a sa part de beaucoup de choses qui concernent les réalités divines, lorsque surtout des spectacles plus divins l’illuminent.

Abandonner les objets sensibles et intelligibles

91. Mais puisqu’il existe dans l’esprit une autre force beaucoup plus éminente que la force intellectuelle, dont les mouvements élèvent l’esprit enflammé vers une sagesse plus profonde, tant à cause de la pointe supérieure de la puissance affective elle-même que de l’ardeur qui la dresse vers le haut, cette ardeur obtient en l’esprit rationnel le principat sur tous les habitus gratuits et infus en raison de ses tensions et extensions incessantes et de sa dignité, l’excellent docteur, le commentateur vercellien de la Théologie Mystique, dit : ‘En ce livre, Denys a présenté une autre manière incomparablement plus profonde, supra-intellectuelle et suprasubstantielle de connaître Dieu. Le philosophe païen ne la connut pas, car il ne la chercha pas et ne pensa pas qu’elle existât : il ne découvrit pas la puissance selon laquelle elle est répandue en l’âme. Il estima que la puissance cognitive la plus haute réside en l’intellect, alors qu’il en est une autre qui ne dépasse pas moins l’intellect que celui-ci ne dépasse la raison ou celle-ci, l’imagination, à savoir l’affectivité principale. Elle est l’étincelle de la syndérèse qui seule peut être unie à l’Esprit-Saint. Â cause de cela, puisque l’affectivité suprême de l’esprit suspend incomparablement l’office de tout l’intellect, il est prescrit de séparer d’elle celui-ci, d’éliminer non seulement les opérations, en tant qu’elles proviennent des puissances sensitives ou intellectives, mais encore leurs objets, c’est-à-dire tous les sensibles et tous les intelligibles : d’abord, ceux que perçoit le sens externe. En effet, la créature étant composée de deux natures, corporelle et spirituelle, un objet correspond à chacune, puisque la vérité éternelle est perçue selon la capacité de chacune.

92. Sont donc des hommes sensibles ceux qui n’ont connu que des objets sensibles comme s’ils n’avaient que le sens, l’intellect émoussé, l’affectivité recourbée. Ils ne perçoivent donc en elles-mêmes ni la bonté, ni la vérité divine. Afin cependant qu’ils ne soient pas absolument dépourvus de connaissance divine, le Dieu Très-Haut produisit les créatures sensibles, pour que, selon l’Apôtre, “par ses œuvres, les (perfections) invisibles de Dieu deviennent visibles à l’intelligence”, pour que, selon la parole de David, nul n’ait d’excuse, ni ne « se dérobe à sa chaleur », puisqu’en se répandant sa bonté resplendit en toutes les créatures d’une extrémité du ciel à l’autre. Mais la sagesse incréée voulut que ses fils écartent ces réalités sensibles, afin que dans la chambre plus secrète de l’affectivité, ils sentent intérieurement avec plus de bonheur et plus de vérité, caché dans le lit nuptial de l’amour, celui que les juifs et les philosophes aveugles mendient à l’extérieur en parcourant les créatures.

93. À qui véritablement prie en esprit, la Vérité elle-même prescrit donc d’entrer dans la chambre où il trouve un trésor caché, non seulement sensible, en tant qu’il répond au sens externe, mais également en tant qu’il est l’objet des sens internes ; non qu’il soit non plus l’objet des désirs anagogiques de l’esprit sous une raison qui fait connaître le Dieu bienheureux en tant qu’il est doux, très beau et plein de bonté, de peur que l’âme elle-même — comme fille de Dieu, elle doit adhérer au Créateur par le seul désir — ne cherche impudemment, telle une mercenaire, sa nourriture, sauf s’il s’agit, pour la raison exprimée plus haut, de le désirer plus insatiablement et plus intensément, attirée qu’elle est par l’aliment de la douceur et de la suavité. Il est en effet demandé d’écarter en général les intelligibles, puisque, selon qu’il est dit ailleurs, tous les hommes désirant naturellement savoir, la tendance de l’esprit rationnel ne trouve de repos en aucune science, connaissance ou pensée, s’il ne se réjouit pas de la joyeuse connaissance de la Vérité première découverte comme répondant seule à la noblesse de l’intelligence humaine.

94. À supposer qu’il connaisse la nature entière des éléments, les complexions des corps, les vertus des astres, l’esprit rationnel ne trouve absolument pas de repos, puisque tout cela est de bas prix ; il tombe bien plutôt purement et simplement ou même il s’abandonne aux excès, lorsqu’il est esclave de l’idole, inférieure à lui, de la créature, s’il ne fait pas retour à la fin dernière. Puisqu’également il est un esprit de si grande noblesse qu’il dédaigne même les espèces angéliques, il est totalement en recherche et en errance, si de quelque manière puissamment victorieux et triomphant, il ne revient pas à la connaissance de celui dont il sortit à l’origine. Même s’il voulait connaître toutes les créatures en retournant à la fin qui s’impose pour connaître par elles le Créateur de toutes choses, il lui faut cependant tout abandonner en raison de cette sagesse, car l’esprit le connaît immédiatement de la connaissance ineffable que laisse l’union de l’amour.

Dans la troisième version de la Théologie Mystique de Denys, il est dit de cette connaissance : « Par l’union de dilection qui réalise la vraie connaissance, on est uni à Dieu, intellectuellement inconnu, d’une connaissance beaucoup plus noble que ne serait toute connaissance intellectuelle. »

Abandonner les existants et les non-existants

95. Denys ajoute : « Non seulement les intelligibles. » Ce mot convainc qu’en cet exercice toute complaisance dernière d’une connaissance portant sur toute créature, inférieure et supérieure, est abandonnée ; « mais encore les existants et les non-existants » ; ces deux termes excluent toute façon spéculative d’appréhender la nature divine. « Existants » désigne ici les raisons éternelles qui sont dans l’esprit divin, auxquelles correspond ici-bas quelque copie dans les créatures. En effet, la façon la plus ordonnée d’aller avec certitude des choses humaines aux choses divines est découverte quand, élevé au-dessus de soi, l’esprit est mû immédiatement vers Dieu comme vers le centre ou le terme, sans mélange d’aucune créature, supérieure ou inférieure. Puisque donc, en considérant les raisons éternelles, autant l’esprit considère la créature issue d’elles, autant de l’autre côté il est regardé comme en dessous de lui-même, de telle sorte qu’il n’est pas totalement intégralement élevé au-dessus de lui-même. Puisque donc, aspirant au-dessus d’elle à son unique objet estimable, la sagesse unitive abandonne en ses mouvements toute contemplation ou considération de la créature, il est prescrit, eu égard à cet objet, de rejeter malgré sa noblesse la contemplation des créatures, puisqu’il y a là quelqu’infléchissement et perception naturelle. C’est pourquoi du fait de cette relative contemplation, l’esprit n’abandonne pas toute sorte d’appréhension humaine pour qu’une autre contemplation l’établisse complètement pour ainsi dire au-dessus des limites naturelles.

96. Il est également prescrit d’abandonner les « non-existants » en l’élévation de cette sagesse. Est dit ici « non-existant » ce qui ne laisse pas de copie de soi dans la créature. Ainsi doit-on abandonner toute considération de la Trinité et de l’ordre des Personnes. Jamais en effet il n’apparaît dans la créature au titre de copie que quelqu’un engendre un autre identique à soi-même, chacun étant substance véritablement existante ; jamais il n’apparaît que l’amour qui lie certains soit égal à ceux qui aiment et de même substance qu’eux6. Il est donc ordonné d’abandonner cette contemplation — la plus excellente de toutes les contemplations spéculatives —, non parce qu’elle n’est ni bonne, ni noble, mais parce qu’il existe dans l’esprit humain une appréhension supérieure, par laquelle et par elle seule le plus élevé des esprits est atteint de façon surexcellente, qui seule est appelée « la meilleure part de Marie ».

97. Rachel en effet désigne l’autre contemplation, alors que Lia désigne celle qui porte sur les créatures sensibles. De fait, dans la mesure où l’esprit atteint les réalités supracélestes de façon plus divine et plus éminente, il s’en rapproche davantage ou il est transformé plus à fond en Dieu même. Et puisqu’il n’est pas de contemplation spéculative qui puisse transformer à l’exception du seul amour extensif qui déifie, lui seul appréhende les choses divines. Nulle contemplation cognitive n’atteint ses pieds, bien plutôt, la regardant de loin, elle se tend vers elle jusqu’à un certain point. Au chapitre septième des Noms divins il est donc écrit : ‘Or il faut que notre esprit ait la puissance cognitive, par laquelle il scrute les réalités invisibles, mais qu’il ait aussi l’unition qui étend la nature de l’esprit, (unition) par laquelle il est uni aux réalités qui sont au-dessus de lui ; il faut donc appréhender les choses divines selon cette unition, non selon nous-mêmes, mais selon nous-mêmes tout entiers sortis de nous-mêmes et tout entiers déifiée’. Parce qu’il est difficile d’abandonner tout cela, il est prescrit de le retrancher avec grand accablement et grand effort de l’esprit.

Élévation unitive par ignorance

98. Ayant dit ce qu’il faut nécessairement laisser, on traite maintenant de l’élévation unitive elle-même. On décrit donc d’abord la condition de celui qui s’élève, lorsque l’on dit « Par ignorance », puis l’extension ascensionnelle par ces mots : « Élève-toi », enfin ce vers quoi seulement et surtout tend cette élévation, quand on dit : « A l’unition qui est, etc. » Mais puisque toute appréhension dont on a déjà parlé est en dehors de l’élévation mystique, il faut cependant qu’en celle-ci il y ait ignorance, c’est-à-dire qu’il faut détruire absolument l’œil de l’intellect qui veut toujours en cette élévation appréhender ce vers quoi tend l’affectivité. En cette élévation, la plus grande résistance est donc l’intense adhésion de l’intellect à l’affectivité, adhésion qu’il est toutefois nécessaire de supprimer en s’y exerçant grandement. On en a donné plus haut les raisons : l’intellect connaît soit en imaginant, soit en limitant ou selon un mode fini. Comment cela peut-il se faire ? On le lit dans la Théologie Mystique : “Élève-toi dans l’ignorance. Là en effet l’élévation et l’intensité de la tendance de l’affectivité laissent l’intellect derrière elles. L’élévation affective pure n’existe donc jamais, si l’œil de la puissance intellective n’est pas supprimé complètement. Cela est dit au début même de la Théologie Mystique.

Ignorance de l’ignorance

99. Quand l’absence de toute connaissance est totalement ignorée, meilleure est l’union, car la connaissance élevée au-dessus de l’esprit ne reconnaît rien. La nécessaire condition de cette appréhension très élevée est donc qu’en cette élévation même cesse toute connaissance spéculative parce qu’elle-même est ignorée de l’intellect, auquel il est nécessaire que même celle-ci soit abandonnée s’il désire parvenir à la connaissance au-dessus de l’esprit. Dans la mesure où en cette élévation même l’intellect se mêle à l’affectivité, dans la même mesure, moins il y a ici de pureté, et plus son œil est aveuglé totalement non sans grand travail et grand labeur, autant l’œil de l’affectivité est plus librement et incomparablement élevé plus éminemment en ses extensions.

100. On s’en persuadera par l’exemple matériel de l’aspiration et de l’exhalaison du souffle. En effet, l’émission de celui-ci procède de l’intérieur sans délibération aucune. L’affection enflammée tend ainsi sans délibération au-dessus de tout intellect vers celui auquel seul elle désire être unie plus parfaitement et son action est entièrement séparée de toute intelligence. De son côté le plus élevé, elle est aidée par une si grande ampleur et par une promptitude si grande que, grâce à l’admirable rapidité des mouvements, elle s’élève, plus vite même qu’on ne peut le penser, directement à l’imitation de celui qui aspire l’air et l’expire. La rapidité et l’ardeur extensive, incessante, de ses mouvements, ainsi qu’on l’a dit, refusent et écartent, comme un mendiant sans valeur, bien qu’il s’en mêle de façon importune, l’exercice de toute connaissance spéculative.

101. Cela ne peut être ni dit, ni suffisamment expliqué en paroles seulement, selon le troisième chapitre de la Théologie Mystique : « Maintenant, s’élevant de ce qui est inférieur à ce qui est le plus élevé, notre discours se contracte à la mesure de l’ascension, et après toute ascension, il sera totalement sans voix et il est tout entier uni de façon ineffable. » La Sagesse incréée voulut donc se réserver à elle seule l’enseignement de cette magnifique sagesse, afin que toute créature mortelle sache qu’il existe au ciel un docteur qui par des instigations célestes et les rayons de sa clarté montre aux étudiants qu’il a choisis la seule vraie sagesse.

102. La deuxième raison est de réfuter tous les sages du monde, puisqu’une simple vieille femme ou un simple berger pourrait réussir parfaitement l’ascension de cette sagesse, à condition de s’y préparer comme on l’a dit. Nulle science de la nature, nulle industrie mortelle ne le conçoivent.

103. Le livre de la Sagesse fournit la troisième raison : “Elle a mis sous ses pieds par sa puissance les cous des superbes et des gens haut placée.” En effet, quelque brillant et honorable que soit un clerc par rapport aux autres, il n’atteint pas les franges de cette sagesse qui, élevée au-dessus de tout esprit, ne lui est connue que s’il se prépare à la voie unitive par la voie d’enfance, c’est-à-dire par la voie purgative, à supposer qu’il ait mortellement péché, déplorant alors et regrettant d’avoir provoqué contre lui, par ses fautes antérieures, l’indignation de celui qui dispense toute sagesse. 11 est donc nécessaire que les coux des superbes et de ceux qui sont haut placés soient abaissés jusqu’à l’humble état des enfants qui débutent. Là est donc vérifié l’oracle du Prophète où il réprouve la sagesse des sages. L’humilité de l’infériorité purificatrice est seule exigée du Très-Haut qui déposa les puissants de leur siège et exalta les humbles.”

104. Il est dit ensuite à qui s’élève de la sorte : « Élève-toi dans l’ignorance », c’est-à-dire en vue de l’union de ce Très-Haut qui est au-dessus de l’esprit et de la connaissance. La raison en a été donnée plus haut, partiellement. En effet, les désirs de cette élévation active ne portent ni sur la grâce, ni sur la gloire, ni sur la remise des peines ou sur quelque chose d’autre, mais sur celui-là seul auquel seul, à cause de lui-même, l’esprit, dans le mépris des désirs véhéments, désire être uni. Acquis par cette appréhension en tant qu’il est perçu par l’affectivité qui tend vers lui, il est atteint au-dessus de tout esprit et de toute connaissance humaine, de telle sorte que cela ne concerne pas seulement son être, mais encore la façon de l’appréhender. Ainsi qu’on l’a assuré, lorsqu’il est atteint par l’affectivité, il est conduit au-dessus de l’esprit et de la raison.

Perfection de la sagesse unitive

105. Toute cette sagesse trouve donc sa perfection en cela seulement que la puissance affective en sa pointe suprême, par retranchement de toute opération intellectuelle, ne désire rien d’autre qu’être unie à Dieu seul. Parce que cela est difficile, il est ajouté : « Autant qu’il est possible », jusqu’à ce qu’elle puisse dire avec le Psalmiste : « Seigneur, les liens se sont rompus. Je t’offrirai en sacrifice une hostie de louanges. En effet, lorsque, grâce au secours divin, sont supprimés les empêchements dont on a parlé, tous les sensibles, tous les intelligibles et principalement l’immixtion de la puissance intellective qui veut toujours appréhender celui vers qui tend l’affectivité — ces empêchements sont comme des liens qui s’opposent à la perfection de l’extension unitive — ; libre alors comme un oiselet, la puissance affective qu’emportent les seules ailes des affections ardentes jouit d’une liberté si grande que chaque fois qu’elle le veut très ardemment elle est mue vers Dieu ; ainsi également celui qui prie par le désir des affections prie en l’affectivité de l’esprit autant qu’il est possible alors qu’il est en chemin, avec autant d’attention que s’il le voyait face à face. Il arrive même que l’esprit soit ainsi élevé au-dessus de lui-même, qu’il paraisse en quelque sorte totalement hors du corps par son mouvement et son élévation. Il est donc dit : « Autant qu’il est possible » car, à moins d’une illumination divine, nul esprit ne perçoit cela, selon ce qui est dit au chapitre premier des Noms divins : « Il convient en effet de lui attribuer la science supersubstantielle de la supersubstantialité ignorée qui est au-dessus de la raison, de l’intellect et de la substance même, regardant en haut seulement dans la mesure où le rayon des paroles théoriques se rend présent pour nous conduire aux splendeurs plus élevées, etc. »

106. C’est identiquement affirmer que cette sagesse qui est par ignorance, ainsi qu’on l’a montré, est perçue par l’enseignement de Dieu seul ; que dans la mesure où l’affectivité reçoit plus de paroles théoriques, à savoir d’influences divines grâce auxquelles l’esprit se réjouit uniquement de sa causerie avec le bien-aimé, dans cette mesure Dieu lui-même seul se rend plus intimement présent à l’esprit pour en être lui-même, qui est la vraie sagesse, plus clairement connu grâce à de plus divins rayons.

Ordre suivi dans l’élévation

107. Il est ajouté…

[omission de la fin § 107 à § 115 ainsi que de la « Question difficile » §1 à §49]







JULIENNE DE NORWICH

UNE RÉVÉLATION DE L’AMOUR DE DIEU

Version brève des Seize Révélations de l’Amour divin9


I LES TROIS DÉSIRS DE JULIENNE

Je désirais trois grâces, par le don de Dieu. La première était d’acquérir l’intelligence de la Passion du Christ. La seconde était une maladie corporelle. La troisième, de recevoir, par le don de Dieu, trois blessures.

Quant à la première grâce : cela me vint à l’esprit avec dévotion. Il me semblait que j’éprouvais un grand sentiment pour la Passion du Christ, mais je désirais le voir croître encore, par la grâce de Dieu. Il me semblait que j’aurais aimé avoir été à ce moment-là avec Marie-Madeleine et les autres qui aimaient Jésus; alors j’aurais pu voir, de mes yeux de chair, la Passion de notre Seigneur qu’Il souffrit pour moi, si bien que j’aurais pu souffrir avec Lui comme les autres qui L’aimaient.

Bien que j’eusse une foi fervente en toutes les souffrances du Christ, telles que la Sainte Église les montre et enseigne (et aussi les images du Crucifié faites, par la grâce de Dieu, en conformité avec l’enseignement de la Sainte Église, à la ressemblance de la Passion du Christ — pour autant qu’il est possible à l’habileté de l’homme), malgré cette foi authentique, je désirais une vision corporelle qui me fît mieux connaître les souffrances corporelles de notre Seigneur et Sauveur, et la compassion de notre Dame et de tous Ses véritables amis qui ont cru en Ses souffrances à ce moment-là et par la suite; car j’aurais été l’une d’entre eux et j’aurais souffert avec eux.

D’autre vision ou révélation de Dieu, je n’en désirais plus jamais aucune jusqu’à ce que mon âme se sépare de mon corps (car j’avais une ferme confiance que je serais sauvée). Mon désir était d’avoir, à cause de cette révélation, une intelligence d’autant plus vraie de la Passion du Christ.

Quant à la seconde grâce : il me vint à l’esprit, avec contrition, librement, sans l’avoir du tout cherché, un désir ardent de recevoir, de la main de Dieu, une maladie corporelle. Je la désirais grave, jusqu’à la mort même, si bien qu’en telle maladie je puisse recevoir tous les sacrements de la Sainte Église, estimant que j’allais mourir. Et je voulais que toute personne qui me vît pensât de même. Car je désirais ne recevoir de réconfort d’aucun être charnel ou terrestre. En cette maladie, je désirais éprouver toutes sortes de souffrances corporelles et spirituelles, telles que si j’avais été à la mort : toutes les frayeurs, toutes les tentations des démons et tout ce qu’ils font endurer, hormis le départ de l’âme. J’espérais que cela hâterait pour moi l’heure où je viendrais à mourir, car je désirais être bientôt avec mon Dieu.

À ces deux désirs — de la Passion et de la maladie —, j’avais mis une condition, car ils sortaient, me semblait-il, du domaine habituel de la prière. Je disais donc : «Seigneur, tu sais ce que je voudrais. Si c’est Ta volonté que je l’obtienne, accorde-le moi; et si telle n’est pas Ta volonté, bon Seigneur, n’en sois pas fâché, car je ne veux rien d’autre que ce que Tu veux.» Cette maladie, je désirais intérieurement en être atteinte quand j’aurais trente ans.

Quant à la troisième grâce : j’avais entendu un homme d’Église narrer l’histoire de sainte Cécile; de cette narration j’avais retiré que, blessée à la gorge de trois coups d’épée, elle avait décliné jusqu’à la mort. Émue de ce trait, j’en conçus un vif désir, et priai notre Seigneur Dieu qu’Il voulût m’accorder durant ma vie trois blessures, à savoir, la blessure de la contrition, la blessure de la compassion et la blessure d’une soif ardente de Dieu. Et tout comme j’avais demandé les deux autres grâces à une condition, la troisième, elle, je la demandai sans condition aucune.

Les deux désirs dont j’ai parlé me passèrent de l’esprit, et le troisième demeurait en moi continuellement.

Et il me fut répondu, en ma raison, et par les souffrances que je ressentais, que j’allais mourir. Et j’acquiesçai pleinement, de toute la volonté de mon cœur, à la volonté de Dieu.

II MALADIE ET DERNIERS SACREMENTS

Lorsque j’eus atteint trente ans et demi, Dieu m’envoya une maladie corporelle, qui me tint alitée trois jours et trois nuits. La quatrième nuit, je reçus tous les sacrements de la Sainte Église et je pensai que je ne vivrais pas jusqu’à l’aube.

Après cela, je languis encore deux jours et deux nuits, et la troisième nuit je pensai à maintes reprises que j’allais mourir, et les personnes qui m’entouraient le pensaient aussi. Mais alors j’étais bien désolée et répugnais à mourir (non qu’il y eût chose sur terre qui me donnât envie de vivre, ni que je craignisse quelque chose; car j’avais confiance en Dieu). Mais c’était que j’aurais voulu vivre encore pour aimer Dieu davantage et plus longtemps, que j’aurais pu — par la grâce de cette vie — avoir plus grande connaissance et amour de Dieu dans la béatitude du ciel, car tout le temps que j’avais vécu ici-bas était, me semblait-il, si peu et si bref en regard de la béatitude éternelle. Je pensai : «Bon Seigneur, ma vie ne peut-elle être plus longue pour Ta gloire?»

Je souffris ainsi jusqu’au jour, et alors toute la partie inférieure de mon corps me semblait morte. On me souleva pour me redresser, le dos appuyé, avec des oreillers sous la tête, afin que j’aie le cœur plus libre pour m’unir à la volonté de Dieu et penser à Lui tant que ma vie se prolongerait.

Les personnes qui m’entouraient envoyèrent chercher le prêtre, mon curé, pour qu’il assiste à mes derniers moments. Il vint, accompagné d’un enfant, et apporta un crucifix. Déjà mes yeux étaient fixes et je ne pouvais plus parler. Le prêtre plaça le crucifix devant mon visage et dit : «Ma fille, je t’ai apporté l’image de ton Sauveur. Regarde-la et sois-en réconfortée en révérant Celui qui est mort pour toi et pour moi». Il me semblait que j’étais bien comme j’étais, car mes yeux étaient dirigés vers le haut, vers le ciel où j’espérais aller. Mais néanmoins je consentis à fixer les yeux sur la Face du Crucifix, afin de souffrir de mon mieux jusqu’à l’heure de ma propre mort; car il me semblait que je pourrais mieux supporter mes souffrances en Le regardant qu’en regardant vers le ciel. Après cela ma vue commença à s’affaiblir et il faisait tout noir autour de moi dans la chambre, et ténébreux comme si c’était la nuit, si ce n’est que l’image de la croix restait normalement éclairée. Et, je ne savais comment, tout hors la croix était pour moi aussi terrifiant que s’il y avait eu foule de démons.

Après cela, la partie supérieure de mon corps commença à mourir; mes mains tombèrent de chaque côté et, de faiblesse, ma tête aussi s’affaissa de côté. La plus grande souffrance que j’éprouvais venait de ma respiration haletante et de la défaillance de mes forces. Alors je pensai véritablement que j’étais sur le point de mourir.

Et voici que, soudainement, toute souffrance me quitta : j’étais tout à fait comme j’ai toujours été auparavant ou par la suite, et spécialement dans la partie supérieure de mon corps. Je m’émerveillai de ce changement, car il me semblait être l’œuvre mystérieuse de Dieu et non celle de la nature; cependant, ce sentiment de bien-être ne me fit pas escompter le moins du monde que j’allais vivre, et il n’était pas pour moi un véritable bien-être, car il me semblait que j’aurais bien préféré être délivrée de ce monde, et mon cœur s’en tenait là.

III RÉCONFORT CONTRE LA TENTATION

Soudain il me revint en mémoire que je désirais une seconde blessure, par le don de Dieu et par Sa grâce, à savoir : qu’Il veuille bien emplir mon corps de l’intelligence et du sentiment de Sa bienheureuse Passion, comme je L’en avais prié précédemment. Car je voulais que Ses souffrances soient mes souffrances, avec compassion et soif de Dieu. Il me semblait donc que je pourrais, avec Sa grâce, recevoir ces blessures que j’avais désirées précédemment. Toutefois je n’ai jamais désiré de Dieu ni vision corporelle ni aucune sorte de révélation, mais seulement une compassion comme il me semblait que toute âme aimante peut en éprouver envers notre Seigneur Jésus, qui par amour voulut devenir un homme mortel. Je désirais souffrir avec Lui — tant que je vivais en ce corps mortel, selon que Dieu m’en ferait la grâce.

C’est alors que je vis, tout à coup, le sang vermeil couler goutte à goutte de sous la couronne d’épines, tout chaud, frais, abondant, et comme vivant, exactement comme il était, me semblait-il, au moment où l’on enfonça la couronne d’épines sur Sa bienheureuse tête, exactement ainsi que Lui, à la fois Dieu et homme, l’avait souffert pour moi. Je saisis vraiment et avec force que c’était Lui-même qui me montrait cela sans aucun intermédiaire, et je dis alors : Benedicite! Dominus. Je le dis avec révérence, d’une voix forte. J’étais tellement étonnée du prodige et de la merveille qui m’arrivaient : qu’Il fût si intime avec une créature pécheresse vivant en cette misérable vie mortelle.

Je compris que, en ce moment, notre Seigneur Jésus, dans son amour si courtois, voulait me réconforter avant l’heure de la tentation — car il me serait bon, me semblait-il, d’être, avec la permission de Dieu et sous sa protection, tentée par les démons avant de mourir — et dans cette vision de Sa bienheureuse Passion, avec la Divinité que je voyais en mon entendement, je vis qu’il y avait là, certes! assez de force pour moi, et pour toutes les créatures qui seraient sauvées, contre tous les démons de l’enfer et contre tous les ennemis spirituels.

IV DIEU : IL NOUS CRÉE, NOUS AIME, NOUS GARDE.

Au moment même où je percevais cette vision corporelle10, notre Seigneur me montra une vision spirituelle de son amour intime. Je vis qu’Il est pour nous tout ce qu’il y a de bon et réconfortant pour notre salut. Dans son amour, Il nous est un vêtement. Il nous couvre et nous enveloppe, nous embrasse et nous étreint; Il étend sur nous Ses ailes, dans un tendre amour : Il ne peut nous abandonner. Oui, dans cette vision je vis vraiment qu’Il est tout ce qu’il y a de bon; je le vis en mon entendement.

Alors Il me montra une petite chose, de la grosseur d’une noisette, reposant dans le creux de ma main, et à ce qu’il me semble c’était rond comme une boule. Je la considérai et pensai : «Qu’est-ce que cela peut être?» Et il me fut ainsi répondu, de manière générale : «C’est tout ce qui est créé.» Et je m’étonnai que cela puisse subsister, car il me semblait que cela pouvait être anéanti en un clin d’œil, tant c’était petit. Et il me fut répondu en mon entendement : «Cela subsiste et subsistera toujours parce que Dieu l’aime, et ainsi tout ce qui est tient son être de l’amour de Dieu.»

Dans cette petite chose, je vis trois propriétés. La première est que Dieu l’a créée; la seconde est qu’Il l’aime; la troisième est que Dieu la garde. Mais qu’est-ce à dire pour moi? En vérité, qu’Il m’a créée, qu’Il m’aime, qu’Il me garde. Car tant que je ne lui serai pas substantiellement unie, je ne pourrai jamais connaître amour, repos ni bonheur véritable. C’est-à-dire jusqu’à ce que je lui sois si attachée qu’il n’y ait absolument rien de créé entre mon Dieu et moi. Et qui opérera cette œuvre? En vérité, Lui-même, par Sa miséricorde et Sa grâce, car Il m’a créée pour cela et pour cela m’a très miséricordieusement restaurée.

Alors, Dieu présenta notre Dame à mon entendement. Je la vis spirituellement, sous une forme corporelle, une jeune fille simple et douce, jeune, telle qu’elle était lorsqu’elle conçut. Dieu me montra également quelque chose de la sagesse et de la droiture de son âme; d’où je compris le regard plein de révérence avec lequel elle regardait son Dieu qui est son Créateur, s’émerveillant avec grande révérence que Celui qui est son Créateur fût né d’elle. Car tel était son émerveillement : que Celui qui était son Créateur fût né d’elle, simple créature de Ses mains. Et cette sagesse si droite, cette connaissance de la grandeur de son Créateur et de sa propre petitesse de créature, lui fit répondre avec douceur à l’Ange Gabriel : «Me voici, servante du Seigneur».

Dans cette vision, je vis vraiment qu’elle est plus grande que tout ce que Dieu a créé au-dessous d’elle en dignité et plénitude de grâce. Oui, au-dessous d’elle il n’est rien de créé, si ce n’est la bienheureuse Humanité du Christ.

Cette petite chose, qui est créée, qui est au-dessous de notre Dame Sainte Marie, Dieu me la montra aussi petite qu’une noisette. Il me semblait qu’elle aurait pu être réduite à rien, tant elle était petite.

En cette bienheureuse révélation, Dieu me montra un triple néant; et voici le premier qu’Il me montra — et ceci, il faut que tout homme, toute femme qui désire vivre la vie contemplative en ait connaissance : il leur faut tenir pour un néant tout le créé pour avoir l’amour de Dieu qui est incréé. Car voilà la raison pour laquelle ceux qui sont absorbés tout entier dans les affaires terrestres, et cherchent toujours plus de bien-être en ce monde, ceux-là ne sont pas à Lui, ni en leur cœur, ni en leur âme : ils mettent leur amour et cherchent leur repos dans cette chose qui est si petite, en laquelle il n’y a pas de repos, et ne connaissent pas Dieu qui est Toute-Puissance, Toute-Sagesse et Toute-Bonté. Car Il est le vrai repos.

Dieu veut être connu et il Lui plaît que nous trouvions en Lui notre repos. Car rien au-dessous de Lui ne nous suffit; et c’est pourquoi nulle âme n’a de repos que tout le créé ne soit pour elle un néant. Quand, par amour, elle a été totalement dépouillée pour posséder Celui qui est tout ce qu’il y a de bon, alors elle est capable de recevoir un repos spirituel.

V DIEU EST TOUT CE QU’IL Y A DE BON

Dans le même temps où notre Seigneur me montrait, en une vision spirituelle, ce que je viens de dire, je voyais se prolonger la vision corporelle — le sang qui coulait abondamment de Sa tête. Et tant que je vis cela, je répétai, à plusieurs reprises, Benedicite Dominus.

Dans cette première révélation de notre Seigneur, je vis six choses en mon entendement :

La première : les marques de Sa bienheureuse Passion et l’abondante effusion de Son précieux Sang.

La seconde : la Vierge, qui est Sa mère tant-aimée.

La troisième : la bienheureuse Divinité qui toujours a été, qui est, et toujours sera, Toute-Puissance, Toute-Sagesse et Tout-Amour.

La quatrième : tout ce qu’Il a fait; c’est grand et beau, immense et bon, mais si cela paraissait à mes yeux tellement petit, c’est que je le voyais en présence du Créateur, «car à une âme qui voit le Créateur de toutes choses, tout ce qui est créé semble infiniment petit».

La cinquième : c’est par amour qu’Il a créé tout ce qui est créé, et tout est gardé dans le même amour et le sera toujours, à jamais, comme il a été dit précédemment.

La sixième : c’est que Dieu est tout ce qu’il y a de bon; et ce qu’il y a de bon en toutes choses, c’est Lui.

Et tout ceci, notre Seigneur me le montra dans la première vision, et Il me donna le temps et le loisir de contempler.

La vision corporelle cessa et la vision spirituelle demeura en mon entendement; je restai avec une crainte pleine de révérence, toute joyeuse de ce que j’avais vu et désireuse, autant que je l’osais, d’en voir plus, si c’était Sa volonté, ou de voir cette même vision se prolonger encore.

VI CONTEMPLER JÉSUS QUI EST NOTRE MAÎTRE À TOUS

Tout ce que je dis de moi-même, je le dis au nom de tous mes frères-chrétiens car, dans la révélation spirituelle de notre Seigneur, j’ai appris qu’Il l’entend ainsi. Et c’est pourquoi je vous prie tous pour l’amour de Dieu, et vous conseille pour votre propre profit, d’oublier la misérable créature, terrestre et pécheresse, à qui cela fut montré, et de tourner, avec force, sagesse, amour et douceur, votre regard vers Dieu qui, dans son amour si courtois et sa bonté infinie, voulut révéler cette vision de manière générale, pour notre réconfort à tous. Et vous qui entendez et voyez cette vision et cet enseignement, qui vient de Jésus-Christ pour l’édification de vos âmes, c’est la volonté de Dieu et mon désir que vous le receviez avec grande joie et satisfaction, comme si Jésus vous l’avait révélé à vous-mêmes ainsi qu’Il l’a fait pour moi.

Je ne suis pas meilleure du fait de cette révélation, mais seulement si j’en aime Dieu d’autant mieux; et ainsi peut, et ainsi doit faire quiconque la voit et l’entend avec bonne volonté et intention droite. Et tel est mon désir : qu’elle soit pour chacun d’eux du même profit que j’en espérais pour mon compte.

Dieu m’avait incitée à cela lors de ma première vision, car puisque nous sommes tous un, la révélation nous est commune à tous. Je suis certaine de l’avoir vue au profit de beaucoup d’autres, car en vérité, il ne m’a pas été montré que Dieu m’aimât mieux que la plus petite âme qui est en état de grâce. Je suis certaine qu’il y en a des quantités qui n’ont jamais eu vision ni révélation, si ce n’est par l’enseignement commun de la Sainte Église, et qui aiment Dieu mieux que moi. Car si je ne considère que moi-même, en particulier, je ne suis absolument rien, mais en général, je suis en union de charité avec tous mes frères-chrétiens; car en cette union de charité se trouve la vie de toute l’humanité qui sera sauvée.

Oui, Dieu est tout ce qu’il y a de bon, et Dieu a créé tout ce qui est créé, et Dieu aime tout ce qu’Il a créé. Aussi, si un homme ou une femme refuse son amour à l’un de ses frères-chrétiens, il n’aime strictement rien, car il n’aime pas tout; en ce cas, il n’est donc pas sauf, car il n’est pas dans la paix. Celui qui aime ses frères-chrétiens en général aime tout ce qui existe. Car dans l’humanité qui sera sauvée est inclus tout ce qui existe, tout ce qui est créé, et Celui qui a tout créé. Car en l’homme il y a Dieu et ainsi en l’homme il y a tout. Celui, donc, qui aime tous ses frères-chrétiens en général, celui-là aime tout; et celui qui aime ainsi est sauf. Et c’est ainsi que je veux aimer, et c’est ainsi que j’aime et c’est ainsi que je suis sauve (je parle ici au nom de mes frères-chrétiens); et plus j’aime de cet amour alors que je suis ici-bas, plus je suis proche de la béatitude que j’aurai dans le ciel éternellement, c’est-à-dire Dieu qui, dans Son amour infini, voulut devenir notre Frère et souffrir pour nous.

Je suis sûre que si quelqu’un le comprend ainsi, il s’en trouvera véritablement instruit et puissamment réconforté s’il avait besoin de réconfort. Mais Dieu défend que vous disiez ou croyiez que j’enseigne en maître, car ce n’est pas mon intention et ne l’a jamais été. Car je suis une femme, illettrée, faible et frêle. Mais je sais bien ce que je dis. Je le dis sur révélation de Celui qui est le Souverain Maître — et vraiment la charité me presse de vous en parler, car je voudrais que Dieu soit connu et mes frères-chrétiens aidés (comme je voudrais l’être moi-même) à posséder une plus grande haine du péché et un plus grand amour pour Dieu. Parce que je suis une femme, croirais-je donc que je ne dois pas vous parler de la bonté de Dieu, puisque j’ai vu en même temps que c’est Sa volonté qu’elle soit connue? Et que vous verrez bien d’après ce qui va suivre si ce fut bien et correctement perçu. Alors bientôt, vous m’oublierez — moi qui suis misérable et fais en sorte de ne pas vous gêner — et vous contemplerez Jésus qui est notre Maître à tous.

Je parle de ceux qui seront sauvés, puisqu’alors Dieu ne m’a rien montré d’autre. Mais en toutes choses je crois selon ce qu’enseigne la Sainte Église, car, en cette bienheureuse révélation de notre Seigneur, je voyais toutes choses comme ne faisant qu’un avec l’enseignement de la Sainte Église au regard de Dieu; et je n’y ai jamais rien trouvé (je veux dire, dans cette révélation) qui m’ait causé un dommage ou détournée de l’enseignement véridique de la Sainte Église.

VII TOUS NOUS SOMMES UN DANS L’AMOUR

Tout ce bienheureux enseignement de notre Seigneur Dieu me fut montré de trois manières, à savoir : par vision corporelle, par des paroles formées en mon entendement, et par vision spirituelle. La vision spirituelle, je ne puis ni ne saurais vous l’exposer aussi clairement et intégralement que je le souhaiterais, mais j’ai confiance que Dieu notre Seigneur Tout-Puissant, dans Sa bonté et Son amour pour vous, vous la fera saisir plus spirituellement et suavement que je ne puis ou ne saurais le dire. Puisse-t-il en être ainsi, car tous nous sommes un dans l’amour.

En tout ceci j’étais vivement poussée par la charité envers mes frères-chrétiens, afin que tous puissent voir et savoir ce que je voyais; et je désirais que cela leur soit un réconfort comme ce l’était pour moi. Car cette vision m’était montrée pour mes frères-chrétiens en général et non pour moi seule en particulier. De tout ce que je vis, voici ce qui fut pour moi le plus grand réconfort : que notre Seigneur fût si intime et si courtois. Et ceci me remplit l’âme de contentement et de sécurité.

Je dis alors aux personnes qui m’entouraient : «C’est pour moi aujourd’hui le Jour du Jugement». Je le dis parce que je pensais que j’allais mourir et que le jour où meurt un homme ou une femme, il est jugé pour l’éternité. Je le dis, car je désirais qu’elles aiment Dieil davantage et qu’elles fassent moins de cas des vanités du monde; et pour leur faire considérer que cette vie est brève, comme elles pouvaient le voir en mon cas; car, à ce moment-là, je me voyais déjà morte.

VIII TOUT CE QUI EST FAIT EST BIEN FAIT

Après cela, je vis de mes yeux corporels la Face du crucifix devant moi, où je contemplais continuellement quelque chose de la Passion : mépris, crachats, Son Corps souillé, Sa bienheureuse Face frappée de coups et tant de langueurs et de souffrances — plus que je n’en saurais dire; et puis un fréquent changement de couleur. À un moment, toute Sa bienheureuse Face était couverte de sang séché. Ceci, je le voyais corporellement, mais obscurément et confusément; et je désirai plus de lumière corporelle afin de voir plus distinctement et il me fut répondu en ma raison que si Dieu voulait m’en montrer plus, Il le ferait, et que je n’avais besoin d’autre lumière que Lui.

Et après cela, je vis Dieu en un point; ceci, en mon entendement; et par là je vis qu’Il est en toutes choses. Je fixais avec attention, saisissant et comprenant en cette vision qu’Il fait tout ce qui est fait. Je m’émerveillai à cette vue, avec une douce crainte, et je pensai : «Qu’est-ce que le péché?» Car je voyais vraiment que Dieu fait toute chose, si petite soit-elle, que rien n’arrive par pur hasard, mais par l’éternelle providence de la sagesse de Dieu; c’est pourquoi il me fallait admettre que tout ce qui est fait est bien fait. De plus j’étais certaine que Dieu n’a pas fait le péché, aussi me sembla-t-il que le péché est un néant. Car en tout ceci le péché ne m’a pas été montré. Et je ne voulus pas m’y attarder plus longtemps, mais regarder notre Seigneur et ce qu’Il me montrerait. C’est une autre fois que Dieu me montra ce qu’est le péché, à nu, en lui-même, comme je le dirai plus loin.

Et après cela je vis, en regardant, le sang couler abondamment de Son corps, chaud, frais, et comme vivant, exactement comme je l’avais vu précédemment couler de Sa tête. Il perlait dans les sillons creusés par les verges; je le voyais ruisseler avec une telle abondance qu’il aurait, me semblait-il, inondé le lit et se serait répandu tout alentour s’il en avait été ainsi en réalité. Dieu a créé des eaux abondantes sur la terre pour notre service et pour le bien-être de nos corps, à cause du tendre amour qu’Il a pour nous. Il lui plaît mieux encore que nous nous plongions entièrement dans Son bienheureux Sang pour nous laver du péché. Car il n’est aucune boisson créée qu’Il aime autant nous donner — ce Sang est si abondant, et il est de notre nature.

Après cela, avant de me montrer encore Ses blessures, Dieu me permit de contempler à loisir à la fois tout ce que j’avais vu et tout ce qui y était contenu. Et alors, sans aucun son de voix ni mouvement de lèvres, cette parole se forma en mon âme : «Avec ceci le démon est vaincu». Notre Seigneur disait ceci de Sa Passion, comme Il me l’avait montré précédemment.

Alors notre Seigneur me mit en l’esprit et me montra un peu de la malice du démon et la totalité de son impuissance. Bien qu’Il m’eût révélé que la Passion est la victoire sur le démon, Dieu me montra que le démon a maintenant la même malice qu’avant l’Incarnation, et si dur qu’il peine, c’est continuellement qu’il voit toutes les âmes élues lui échapper glorieusement : c’est son grand chagrin. Car tout ce que Dieu lui permet de faire tourne à notre joie et à sa honte et détriment. Et il a aussi grand chagrin quand Dieu lui donne licence de travailler que lorsqu’il ne travaille point, parce qu’il ne peut jamais faire autant de mal qu’il le veut — car sa puissance est toute verrouillée dans la main de Dieu. Je vis aussi notre Seigneur méprisant sa malice et le réduisant à néant, et Il veut que nous fassions de même. À cette vue, je ris de bon cœur, ce qui fit rire aussi les personnes qui m’entouraient, et leur rire me fit plaisir. Je pensai : «Je voudrais que mes frères-chrétiens aient vu ce que j’ai vu et qu’ils en aient tous ri avec moi.» Mais je ne vis pas le Christ rire. Néanmoins il Lui plaisait que nous riions de réconfort et nous réjouissions en Dieu de ce que le démon est vaincu.

Après cela je devins d’humeur plus grave et dis : «Je vois! Je vois trois choses : lutte, mépris, ferveur. Je vois une lutte puisque le démon est vaincu; je vois du mépris parce que Dieu le méprise et qu’il sera méprisé; et je vois de la ferveur : il est vaincu par la Passion de notre Seigneur Jésus Christ et par Sa mort qui fut accomplie avec tant de ferveur et par si dur labeur!»

IX DIEU NOUS PROTEGE TOUJOURS PAREILLEMENT DANS LA CONSOLATION ET LA DÉSOLATION

Après cela notre Seigneur dit : «Je te remercie pour ton service et pour ton labeur, tout spécialement dans ta jeunesse.»

Dieu me montra trois degrés de béatitude, que recevra dans le ciel toute âme qui L’aura servi avec ardeur, en quelque façon, sur la terre. Le premier degré est le glorieux remerciement de notre Seigneur, qu’elle recevra quand elle sera délivrée de la souffrance. Ce remerciement est si élevé et si glorieux qu’il lui semblera en ëtre comblé, comme s’il ne se trouvait pas d’autre béatitude. Car il me semble que toute la peine et le labeur que pourraient endurer tous les hommes ensemble ne sauraient mériter le remerciement qu’en recevra un seul homme ayant servi Dieu de tout son cœur.

Quant au second degré : toutes les créatures bienheureuses qui sont au ciel verront ce remerciement glorieux de notre Seigneur, et le service qui Lui aura été rendu sera porté à la connaissance de tous ceux qui sont au ciel.

Et quant au troisième : neuf et délicieux comme il est reçu alors, ainsi se prolongera-t-il sans fin. Je vis que, avec bonté et douceur, il m’était montré ceci : que l’âge de chacun, au ciel, sera connu et chacun récompensé pour le service qu’il aura présenté et pour sa durée; et tout spécialement l’âge de ceux qui, en toute volonté et liberté, offrent à Dieu leur jeunesse, voilà qui est incomparablement récompensé et merveilleusement remercié.

Après cela notre Seigneur me montra la souveraine jouissance spirituelle qu’Il prenait en mon âme. En cette jouissance je fus remplie d’un sentiment de sécurité inaltérable, puissamment assurée, sans aucune frayeur. Ce sentiment était si spirituel et si dilatant que j’étais dans la paix, le bien-être et le repos. Rien sur terre n’aurait pu me causer de peine. Cela ne dura qu’un moment et puis tout changea. Je fus abandonnée à moi-même, lourde, lasse de moi-même et dégoûtée de vivre, si bien que j’avais peine à supporter la vie. Il n’y avait plus, en mon sentiment, ni bien-être ni réconfort, mais seulement espérance, foi et charité. Elles, je les avais en réalité, mais bien peu en mon sentiment. Et bientôt après, Dieu me donna à nouveau le réconfort et le repos dans l’âme : jouissance et assurance si bienheureuses et si fortes qu’aucune crainte, aucune tristesse, aucune souffrance, du corps ni de l’esprit, n’auraient pu m’angoisser. Et puis, la souffrance reparut à nouveau, en mon sentiment, et à nouveau la jouissance et la joie, et tantôt l’une et tantôt l’autre, à plusieurs reprises (je pourrais dire, une vingtaine de reprises). Dans les moments de joie j’aurais pu dire avec saint Paul : «Rien ne me séparera de l’amour du Christ»; et dans les moments de souffrance, j’aurais pu dire avec saint Pierre : «Seigneur, sauve-moi! Je péris».

Cette vision me fut montrée pour m’enseigner (à ce qu’il m’en semble) qu’il est nécessaire à tout homme d’en passer par là — d’être parfois dans le réconfort et parfois de retomber et d’être abandonné à soi-même. Dieu veut que nous sachions qu’Il nous protège toujours pareillement, dans la consolation et dans la désolation, et qu’Il nous aime autant dans la désolation que dans la consolation. Parfois, pour le bien de son âme, un homme est abandonné à soi-même, même s’il n’y a pas en cause de péché; car à ce moment-là je ne péchais pas, pour être ainsi abandonnée à moi-même. Je ne méritais pas non plus d’avoir ce sentiment de béatitude. Mais Dieu donne librement la consolation quand il Lui plaît, et permet que nous soyons parfois dans la désolation, et toutes deux viennent de Son amour. Car c’est la volonté de Dieu que nous nous maintenions dans le réconfort de toute notre force; car la béatitude est durable, sans fin, tandis que la souffrance est passagère et sera réduite à néant.

C’est pourquoi ce n’est pas la volonté de Dieu que nous cédions aux sentiments de souffrance, avec chagrin et lamentation, mais que nous les dépassions tout de suite et nous maintenions dans la jouissance éternelle du Dieu Tout-Puissant qui nous aime et nous protège.

X QUELQUE CHOSE DE LA PASSION

Après cela le Christ me montra quelque chose de Sa passion, un peu avant Sa mort : je vis Sa douce Face comme si elle était sèche et exsangue, avec la pâleur de la mort, puis devenant plus mortellement pâle, languissante, prendre une couleur bleuâtre, la couleur de la mort, qui devenait plus foncée à mesure que la chair devenait plus cadavéreuse. Car toutes les souffrances que le Christ endurait dans Son corps transparaissaient sur Sa bienheureuse Face (pour autant que je pouvais voir) et spécialement sur Ses lèvres; là je voyais ces quatre couleurs, sur ces lèvres que j’avais vues auparavant fraîches et colorées, animées, que j’avais eu plaisir à voir. Cela faisait un pénible changement, que cette profonde pâleur de mort. Les narines aussi changèrent sous mes yeux, et se pincèrent. Ce dépérissement me parut aussi long que s’Il eût été une semaine sur le point de mourir, sans cesse accablé de souffrance.

Et il me semblait que le dessèchement de la chair du Christ fût la plus grande souffrance de la Passion — et l’ultime. Alors me revint en mémoire cette parole du Christ : «J’ai soif». Car je vis dans le Christ une double soif : une corporelle, une autre spirituelle; cette parole m’était montrée quant à la soif corporelle. Et quant à la soif spirituelle, elle me fut montrée ensuite, de la manière que je dirai plus tard.

J’entendais par soif corporelle celle que Son corps éprouvait par défaut d’humeurs, car Sa bienheureuse chair et Ses os étaient complètement vidés de leur sang et de leurs humeurs. Pendant longtemps, bien longtemps, Son bienheureux corps avait été saigné à blanc par les blessures sanglantes des clous, déchirées par le poids de la tête et la pesanteur du corps. Le vent qui soufflait au-dehors le desséchait aussi, et le froid le torturait plus que toutes les autres souffrances — plus que mon cœur n’y saurait songer. Tant de souffrances ai-je vu, que tout ce que j’en saurais dire ou exprimer serait trop peu, car cela ne peut être exprimé, à moins que chaque âme ne ressente en elle-même ce qui était dans le Christ Jésus, selon ce que dit saint Paul : «Ayez en vous les sentiments qui furent dans le Christ Jésus». Car bien qu’Il n’ait jamais souffert qu’une seule fois, comme je le sais bien, cependant Il voulait me le montrer et m’emplir de l’intelligence de Sa passion, comme je l’avais précédemment désiré.

Ma mère, qui était là, avec d’autres, et me regardait, leva la main vers mon visage pour me fermer les yeux, car elle pensait que je me mourais ou bien que je venais de mourir; et cela augmenta beaucoup ma tristesse. Car malgré toutes mes souffrances, j’aurais voulu ne pas en être empêchée (je veux dire de regarder notre Seigneur) à cause de l’amour que j’avais pour Lui. Et d’ailleurs, durant tout ce temps que le Christ était là, je ne souffrais plus sinon de Ses souffrances à Lui. Alors il me sembla que je connaissais pleinement ce qu’était la souffrance que j’avais demandée, car il me semblait que mes souffrances surpassaient celles de toute mort corporelle. Je pensai : «Y a-t-il, en enfer, une souffrance comme cette souffrance?» Et il me fut répondu en ma raison que le désespoir est pire, car c’est une souffrance spirituelle; mais de souffrance corporelle, il n’en est pas de plus grande que celle-ci. Comment pourrais-je avoir plus grande souffrance que celle de voir souffrir Celui qui est toute ma vie, toute ma béatitude et toute ma joie?

Là je sentis véritablement que j’aimais le Christ tellement plus que moi-même que j’aurais été bien aise, me semblait-il, d’être morte corporellement. En ceci je vis quelque chose de la compassion de notre Dame, sainte Marie, car le Christ et elle étaient si unis dans l’amour que la grandeur de son amour faisait la grandeur de sa souffrance. Car autant elle L’aimait plus que tout autre, autant sa souffrance surpassait celle de tous les autres; et ainsi tous Ses disciples et tous Ses véritables amis enduraient plus grande souffrance que s’ils eussent eux-mêmes souffert la mort corporelle. Car je suis certaine, à ce que je ressentais moi-même personnellement, que les derniers d’entre eux L’aimaient plus qu’ils ne s’aimaient eux-mêmes; là je vis une grande union entre le Christ et nous, car, lorsqu’Il était dans la souffrance, nous étions dans la souffrance : toutes les créatures qui pouvaient souffrir souffraient avec Lui, et celles qui ne Le connaissaient pas souffraient en ceci : que toutes les créatures, le soleil et la lune, refusèrent leur service — et ainsi étaient-ils tous, pendant ce temps, livrés à la tristesse. Ceux donc qui L’aimaient souffraient à cause de leur amour, et ceux qui ne L’aimaient pas souffraient parce que leur manquait l’agrément de toutes les créatures.

Pendant ce temps, j’aurais voulu détourner les yeux de la croix, mais je ne l’osais. Car je savais bien que tant que je fixais les yeux sur la croix, j’étais saine et sauve. C’est pourquoi je n’aurais pas consenti à mettre mon âme en péril, car loin de la croix rien qui fût assuré sinon les terreurs des démons. Alors une pensée me vint à l’esprit, comme si les mots m’en eussent été dits sur un ton amical : «Regarde vers le ciel, vers Son Père!» Alors je vis bien, avec la foi que je ressentais, que, puisqu’il n’y avait, entre la croix et le ciel, aucun sujet d’angoisse, il m’appartenait ou de regarder, ou autrement de répondre. Je répondis et dis : «Je ne puis — car Tu es mon ciel». Ceci, je le dis parce que je ne voulais pas — car je préférais demeurer dans cette souffrance jusqu’au Jugement dernier plutôt qu’aller au ciel autrement que par Lui. Car je savais bien que Celui qui m’acheta à si grand prix me délivrerait quand Il voudrait.

XI L’AMOUR FUT SANS COMMENCEMENT

Ainsi ai-je choisi Jésus pour mon ciel, au moment où je ne Le voyais que dans la souffrance. Aucun autre ciel ne m’attirait que Jésus, qui sera ma béatitude quand je serai là-haut. Et cela a toujours été pour moi un réconfort : que j’aie choisi Jésus pour mon ciel en ce moment de passion et de tristesse; et cela a été pour moi une leçon : que je devrai toujours faire ainsi et ne choisir que Lui seul pour mon ciel dans la consolation comme dans la désolation.

Je vis donc mon Seigneur Jésus languir pendant longtemps, car l’union de la Divinité — par amour — à l’Humanité lui donnait la force d’endurer plus qu’aucun homme ne l’aurait pu. Je veux dire, non seulement plus de souffrance homme ne pourrait supporter, mais aussi dura plus d’angoisse que jamais homme au premier instant au dernier jour.

Ni la langue ne peut dire, ni le cœur véritablement concevoir la souffrance que notre Seigneur endura pour nous, si l’on considère le mérite de ce Très-Haut et glorieux Roi et ses humiliations infamantes et sa mort douloureuse. Car Lui qui était le plus élevé et le plus digne fut le plus totalement abaissé et le plus absolument humilié. Mais l’amour qui Lui faisait endurer tout ceci, autant dépasse-t-il toutes Ses souffrances que le ciel est élevé au-dessus de la terre. Car la Passion fut une œuvre accomplie dans le temps par l’opération de l’amour; mais l’amour fut sans commencement, il est, et sera toujours, sans fin.

Tout à coup, alors que je regardais toujours la croix, Son visage prit une expression radieuse. Ce changement d’expression me transforma aussi, et j’étais aussi heureuse et gaie qu’il est possible de l’être. Alors notre Seigneur me mit en l’esprit, avec allégresse : «Où y a-t-il maintenant quelque sujet de souffrance ou de chagrin?» Et j’étais pleine d’allégresse.

XII SI JE POUVAIS SOUFFRIR PLUS ENCORE PLUS ENCORE JE SOUFFRIRAIS

Alors notre Seigneur me demanda : «Es-tu bien contente que J’aie souffert pour toi»

«Oui, bon Seigneur, dis-je. Grand merci, bon seigneur : béni sois-Tu!»

«Si tu es notre Seigneur, Je suis content.

«Ce M’est une joie,

et une béatitude

et une jouissance éternelle

d’avoir un jour souffert Passion pour toi.

Car si Je pouvais souffrir plus encore,

plus encore Je souffrirais.»

En ce sentiment, mon entendement fut élevé dans les cieux, et là je vis trois cieux, et à cette vue je fus grandement émerveillée et pensai : «J’ai vu trois cieux et tous dans la bienheureuse Humanité du Christ; et aucun n’est plus, aucun n’est moins, aucun n’est plus élevé, aucun n’est plus bas, mais ils sont tous parfaitement égaux en béatitude.»

Pour ce qui est du premier ciel, le Christ me montra Son Père — non sous une apparence corporelle, mais dans ce qui Lui est propre et Son opération. L’opération du Père, c’est ceci : Il donne récompense à Son Fils Jésus Christ. Ce don et cette récompense apportent tant de joie à Jésus que le Père ne pourrait Lui donner récompense qui Lui convienne mieux. Pour ce qui est du premier ciel — à savoir, la réjouissance du Père, qui me fut montré comme un ciel — il n’est que béatitude. Il se complaît parfaitement en tout ce que Lui a accompli pour notre salut; aussi bien Lui appartenons-nous non seulement du fait de la Rédemption, mais encore par le don gracieux que Lui en a fait Son Père. Nous sommes Sa béatitude. Nous sommes Sa récompense. Nous sommes Sa gloire. Nous sommes Sa couronne. Ce que je viens de dire constitue pour Jésus une telle béatitude qu’Il compte pour rien Son labeur et Sa dure Passion et Sa mort cruelle et infamante.

Et dans ces mots «Si je pouvais souffrir plus encore, plus encore je souffrirais», je vis vraiment que s’Il pouvait mourir autant de fois qu’il y a d’âmes à sauver, connue Il est mort une seule fois pour toutes, l’amour ne Lui laisserait jamais de repos qu’Il ne l’ait fait. Et quand Il l’aurait fait, dans Son amour Il le compterait pour rien; car tout ceci n’est pour Lui que peu de chose, vu dans la lumière de Son amour.

Cela, Il me le montra bien nettement, en disant cette parole : «Si je pouvais souffrir plus encore»; il ne dit pas : «S’il eût été nécessaire de souffrir plus encore»; car bien que cela ne fût pas nécessaire, s’Il avait pu souffrir davantage, Il aurait souffert davantage. Cette œuvre et cette opération au sujet de notre salut étaient conçues aussi bien qu’Il pouvait les concevoir; elles furent réalisées aussi glorieusement que le Christ pouvait le faire. Et là je vis une plénitude de béatitude dans le Christ; mais cette béatitude n’eût pas été complète si l’œuvre de notre salut avait pu être accomplie tant soit peu mieux qu’elle n’a été accomplie.

Et dans ces trois mots «Ce M’est une joie, une béatitude et une jouissance éternelle» me furent montrés trois cieux, à savoir que : par joie, j’entendis le bon plaisir du Père; par béatitude, la gloire du Fils; par jouissance éternelle, le Saint-Esprit. Le Père est réjoui. Le Fils est glorifié. Le Saint-Esprit est satisfait.

Jésus veut que nous prêtions attention à cette joie qui est dans la bienheureuse Trinité à cause de notre salut, et que nous nous réjouissions pareillement, avec Sa grâce, tandis que nous sommes ici-bas. Ceci me fut montré dans cette parole : «Es-tu bien contente?» Par cette autre parole (que le Christ dit) : «Si tu es contente, Je suis content», Il m’en montrait la signification, comme s’Il avait dit : «Ce M’est assez joie et jouissance, et Je ne demande rien d’autre pour Mon labeur que d’avoir pu te contenter.»

Ceci me fut montré abondamment et complètement. Considérez aussi avec sagacité la grandeur de cette parole : «Que j’aie un jour souffert Passion pour toi», car en cette parole était une sublime révélation de l’amour et de la jouissance qu’Il trouve en notre salut.

XIII VOIS, COMBIEN JE T’AI AIMÉE !

D’un air plein d’allégresse et de bonheur, notre Seigneur considéra Son côté, le contempla et dit ces mots : «Vois, combien Je t’ai aimée!», comme pour dire : «Mon enfant, si tu ne peux chercher à voir Ma Divinité, vois ici comment J’ai permis que Mon côté soit ouvert et Mon cœur transpercé en sorte que tout le sang et l’eau qu’il contenait s’en écoulent. Et ceci Me donne joie et Je veux qu’il en soit de même pour toi.» Ceci, notre Seigneur me l’a révélé pour nous rendre heureux et joyeux.

Avec le même air de bonheur, Il baissa les yeux vers Sa droite, me donnant à comprendre où se tenait notre Dame au moment de la Passion, et Il ajouta : «Veux-tu la voir?» Je répondis et dis : «Oui, bon Seigneur, grand merci, si c’est Ta volonté.» Maintes fois je l’avais demandé dans mes prières et j’aurais aimé la voir sous une forme corporelle. Mais je ne la vis pas ainsi. Et Jésus, quand Il dit ces mots, m’en montra une vision spirituelle : tout comme je l’avais vue auparavant petite et simple, de même Il me la montra alors grande, noble et glorieuse, et plaisant à son Dieu plus que toute créature. Ainsi veut-Il qu’on sache que tous ceux qui trouvent en Lui leur joie doivent trouver en elle leur joie, et dans la jouissance qu’Il a en elle et elle en Lui. Et dans ces mots : «Veux-tu la voir?» il me semblait que j’éprouvais le plus grand plaisir qu’Il pût me faire, grâce à la vision spirituelle qu’Il m’en donna. Car notre Seigneur ne m’a accordé aucune vision particulière, sinon celle de notre Dame, sainte Marie, et elle, Il me l’a montrée trois fois : la première fois, c’était au moment où elle conçut; la deuxième fois, tandis qu’elle était dans la douleur au pied de la Croix; et la troisième fois, telle qu’elle est maintenant — dans la jouissance, la gloire et la joie.

Après cela notre Seigneur se montra Lui-même à moi plus glorifié que je ne L’avais vu auparavant, à ce qu’il me semble, et dans cette révélation il me fut enseigné que toute âme contemplative à qui il est donné de contempler et goûter Dieu la verra elle aussi et ira à Dieu par cette contemplation.

Et après cet enseignement — tout intime, courtois, tout heureux et plein de vie — à plusieurs reprises notre Seigneur me répéta :

«C’est Moi qui suis le Très-Haut.

C’est Moi que tu aimes.

C’est Moi qui te réjouis.

C’est Moi que tu sers.

C’est après Moi que tu soupires.

C’est Moi que tu désires.

C’est Moi que tu gardes dans ta pensée.

C’est Moi qui suis Tout.

C’est Moi que la Sainte Église te prêche et t’enseignes.

C’est Moi qui Me suis révélé à toi.»

Ces paroles, je les dévoile, mais seulement afin que chacun, selon la grâce d’intelligence et d’amour que Dieu lui donne, puisse les accueillir de la manière que notre Seigneur veut pour lui.

Ensuite notre Seigneur me mit en mémoire la soif ardente de Lui que j’avais eue jadis, et je vis que rien n’y faisait obstacle sinon Ie péché; et ainsi en était-il — je le voyais — pour nous tous en général. Et je me disais : «Que le péché n’eût pas été, et nous serions tous purs et semblables à notre Seigneur — tels qu’Il nous créa.» Et donc, dans ma folie, à ce moment, je me demandais sans cesse pourquoi la grande sagesse prévoyante de Dieu n’a pas écarté le péché, «car alors, me semblait-il, tout aurait été bien.» Ce sentiment, il fallait en faire grand mépris et pourtant je m’en faisais chagrin et affliction, sans raison ni discrétion, par excès de fierté.

Néanmoins Jésus, dans cette vision, me fit savoir tout ce que j’avais besoin de savoir (je ne dis pas que je n’ai plus besoin d’enseignement, car notre Seigneur, en me révélant ceci, m’a remise à la Sainte Église : j’ai faim et soif, je suis pauvre, pécheresse et fragile, et je me soumets de tout mon cœur à l’enseignement de la Sainte Église, avec tous mes frères-chrétiens, jusqu’à la fin de ma vie).

Jésus me répondit par ces mots et dit : «Il faut que le péché soit, nécessairement.» Dans le mot «péché», notre Seigneur porta à mon entendement, d’une façon générale, tout ce qui n’est pas bon : le mépris infamant et l’extrême anéantissement qu’Il supporta pour nous durant Sa vie et à Sa mort, et toutes les souffrances et passions de toutes Ses créatures, spirituelles et corporelles (car nous sommes tous partiellement anéantis et nous le serons, à la suite de notre Maître Jésus, jusqu’à ce que nous soyons totalement purifiés, c’est-à-dire jusqu’à ce que nous ayons totalement mortifié notre chair mortelle et celles de nos affections intérieures qui ne sont pas bonnes). Et la vision de ceci, avec toutes les souffrances qui ont jamais été ou seront jamais, me fut montré un bref instant, puis se changea promptement en réconfort. Car notre bon Seigneur ne voulait pas que l’âme fut effrayée par cet affreux spectacle.

Mais je ne vis pas le péché, car je savais par la foi qu’il n’a en aucune façon de substance ni de participation à l’être, et qu’on ne peut le connaître que par la souffrance dont il est la cause. Et cette souffrance, c’est quelque chose qui subsiste, à mon avis, tant qu’il dure, car elle nous purifie, et fait que nous nous connaissions nous-mêmes et demandions pardon. Car la Passion de notre Seigneur nous est réconfort contre tout ceci, et telle est Sa bienheureuse volonté vis-à-vis de tous ceux qui seront sauvés. Il réconforte promptement et doucement par Ses paroles et dit : «Mais tout ira bien; et toute espèce de chose ira bien.» Ces paroles me furent révélées avec une grande tendresse, sans plus de reproche à l’encontre de moi-même ni d’aucun de ceux qui seront sauvés. Il y avait donc grande vilenie de ma part à reprocher ou demander quelque chose à Dieu à propos de mes péchés, puisque Lui ne me reproche point d’avoir péché.

Je vis donc comment notre Seigneur a compassion de nous à cause du péché; et de même qu’auparavant, à cause de la Passion du Christ, j’étais remplie de souffrance et compassion, de la même manière étais-je alors remplie de quelque chose de cette compassion pour tous mes frères-chrétiens. Et alors je m’aperçus de ceci : lorsque la compassion pour ses frères-chrétiens jaillit naturellement d’un homme qui vit dans la charité, c’est en lui le Christ.

XIV IL NE FAUT NOUS RÉJOUIR QU’EN NOTRE BIENHEUREUX SAUVEUR, JÉSUS.

Mais de ceci, vous allez prendre la mesure : considérant cet état de choses avec grand chagrin et affliction, je dis donc à notre Seigneur en mon entendement avec une très grande crainte : «Ah, bon Seigneur, comment se pourrait-il que tout aille bien, étant donné le grand mal causé par le péché à Tes créatures?» Et je désirais, autant que je l’osais, obtenir une déclaration plus claire qui puisse me tranquilliser sur ce point.

À ceci notre Seigneur répondit avec une grande douceur, me consolant très tendrement. Il me montra que le péché d’Adam fut le plus grand mal qui ait jamais été fait ou sera jamais fait, jusqu’à la fin du monde; et encore Il me montra que ceci est ouvertement reconnu dans toute la Sainte Église sur la terre. Bien plus, Il m’enseigna que j’en devais considérer la glorieuse réparation. Car cette œuvre de réparation est plus agréable à la bienheureuse Divinité et plus glorieuse pour le salut de l’homme — et sans comparaison — que le péché d’Adam ne lui fut jamais pernicieux.

Ce que désire notre bienheureux Seigneur, donc, c’est que nous prêtions attention à Son enseignement : «Car puisque J’ai fait tourner au bien le plus grand des maux, c’est Ma volonté que tu apprennes par là que Je ferai tourner de même tous les maux qui sont moindres.»

Il m’ouvrit l’intelligence à propos des deux domaines touchés par cette parole. Le premier concerne notre Sauveur et notre salut. Ce bienheureux domaine, largement ouvert et bien éclairé, beau, lumineux et riche, il est pour tous les hommes de bonne volonté, qui sont ou qui seront. Là nous sommes invités par Dieu, et attirés, et conseillés, et enseignés — intérieurement par le Saint-Esprit et extérieurement par la Sainte Église — par la même grâce. C’est là que notre Seigneur nous veut occupés, trouvant en Lui notre réjouissance; car Lui se réjouit en nous. Et plus nous y prenons notre joie, avec révérence et humilité, plus nous méritons Ses remerciements, et plus nous nous en trouvons bien. Ainsi pouvons-nous dire, pleins de joie : «Notre part, c’est le Seigneur».

L’autre domaine nous est fermé et caché; à savoir, tout ce qui ne touche pas à notre salut. Car c’est le domaine des desseins secrets de notre Seigneur. Il appartient à la souveraine seigneurie de Dieu d’avoir en toute quiétude Ses desseins secrets, et il appartient à Ses serviteurs, par obéissance et révérence, de ne pas chercher à connaître Ses desseins.

Notre Seigneur a pitié et compassion de nous, parce que certaines créatures se mêlent tellement de cela! Et je suis sûre que si nous savions combien nous Lui plairions et nous soulagerions nous-mêmes en ne nous en mêlant pas, nous cesserions de le faire. Les saints dans le ciel ne veulent rien savoir d’autre que ce que notre Seigneur veut leur révéler; aussi leur charité et leur désir se règlent-ils sur la volonté de notre Seigneur. Et ainsi devons-nous faire, et ne pas vouloir être comme Lui. Et alors nous ne voudrons et ne désirerons que la volonté de notre Seigneur, en tout ce qu’Il fait (car nous ne faisons qu’un dans l’intention de Dieu).

Là il me fut enseigné que nous ne devons nous réjouir qu’en notre bienheureux Sauveur Jésus, et nous fier à Lui en toutes choses.

XV DIEU A PITIÉ ET COMPASSION DE NOUS

Et ainsi notre bon Seigneur répondit-Il à toutes les questions et incertitudes que je pouvais avoir, disant d’une manière tout apaisante :

«Je veux faire que tout aille bien.

Je vais faire que tout aille bien.

Je puis faire que tout aille bien,

et je sais faire que tout aille bien.

Et tu vas voir toi-même

que tout ira bien.»

Où Il dit qu’Il peut, je le comprends du Père. Et où Il dit qu’Il sait, je le comprends du Fils. Et où fi dit Je veux, je le comprends du Saint-Esprit. Et où Il dit Je vais faire, je le comprends de l’unité de la Sainte Trinité : trois Personnes en une seule vérité. Et où Il dit Tu vas voir toi-même, je comprends l’ensemble de l’humanité qui sera sauvée dans la bienheureuse Trinité.

En ces cinq paroles, Dieu veut que nous soyons baignés de quiétude et de paix. Et ainsi la soif spirituelle du Christ a-t-elle une fin. Car voilà la soif spirituelle — le désir d’amour — qui dure et durera jusqu’à ce que nous Le voyions de nos yeux au Jour du Jugement. Car nous qui serons sauvés et serons la joie du Christ et Sa béatitude, sommes encore ici-bas, et y serons, jusqu’à ce Jour. Voici donc quelle est Sa soif : une béatitude inachevée en ceci qu’Il ne nous a pas en Lui aussi complètement qu’Il nous aura alors.

Tout cela me fut montré dans la révélation de compassion (car cette soif cessera au Jour du Jugement). Oui, Il a pitié et compassion de nous. Et Il a un désir ardent de nous avoir. Mais Sa sagesse et Son amour ne permettent pas à la fin de venir avant l’heure la plus favorable.

Et dans ces mêmes cinq paroles : «Je puis faire que tout aille bien, etc.», je perçois le puissant réconfort qu’il y aura dans toutes les paroles de notre Seigneur qui sont encore à venir. Car tout comme la bienheureuse Trinité a fait toutes choses à partir de rien, tout de même la bienheureuse Trinité fera-t-elle tourner au bien tout ce qui n’est point bien. C’est la volonté de Dieu que nous prêtions grande attention à toutes les œuvres qu’Il a faites, car Il veut que nous sachions par là tout ce qu’Il va faire. Et c’est ce qu’Il m’a montré dans cette parole qu’Il a dite : «Et tu vas voir toi-même que toute espèce de chose ira bien», et que je comprends de deux manières : d’une part, je suis bien contente de ne pas le savoir; d’autre part, je suis heureuse et joyeuse parce que je vais le savoir.

C’est la volonté de Dieu que nous sachions, d’une façon générale, que tout ira bien; mais ce n’est pas la volonté de Dieu que nous en sachions plus que ce qu’il nous appartient de savoir pour le moment. Tel est l’enseignement de la Sainte Église.

XVI UN RÉCONFORT CONTRE LE PÉCHÉ

Dieu me montra le très grand plaisir qu’Il trouve en tous ceux, hommes et femmes, qui reçoivent avec force, humilité et respect la prédication et l’enseignement de la Sainte Église. Car la Sainte Église, c’est Lui. Il en est le Fondement; Il en est la Substance. Il est l’Enseignement et Il est l’Enseignant. Il est la Fin. Il est le Centre vers lequel tend toute âme fidèle; et Il est connu et sera connu de toute âme à qui le Saint-Esprit le révèle.

Et je suis sûre que tous ceux qui cherchent de cette manière trouveront, car ils cherchent Dieu.

Tout ce que je viens de dire, et plus encore ce que je vais dire plus loin, est un réconfort contre le péché. Car lorsque, en premier lieu, j’ai vu que Dieu fait tout ce qui est fait, je n’ai pas vu le péché, et alors j’ai vu que tout va bien. Mais quand Dieu m’a montré le péché, alors Il m’a dit que «tout ira bien».

Et quand le Dieu Tout-Puissant m’eut montré l’abondance et la plénitude de Sa bonté, j’eus envie de savoir, au sujet d’une certaine personne que j’aimais, ce qu’il en adviendrait pour elle. Par cette envie, je me créais à moi-même un obstacle, et en cette occasion je ne fus pas éclairée. Mais il me fut répondu en ma raison, comme si ç’eut été d’un ami : «Prends-le d’une façon générale, et considère la courtoisie de notre Seigneur Dieu lorsqu’Il te montre cela. Car on rend plus grande gloire à Dieu en Le contemplant en tout, qu’en une chose particulière.» J’acquiesçai et j’appris par là qu’on rend plus grande gloire à Dieu en sachant toutes choses en général qu’en se complaisant en une chose particulière. Et dans la mesure où sagement j’agirais en conformité avec cet enseignement, rien de spécial ne pourrait m’enchanter ni aucune sorte de chose me chagriner; car «tout ira bien».

Dieu me mit en l’esprit que je pourrais pécher, et à cause de la jouissance que j’avais à Le contempler, je ne me pressai pas de faire attention à cette révélation, et notre Seigneur attendit très courtoisement que je veuille bien faire attention. Alors notre Seigneur me mit en l’esprit, avec mes péchés, le péché de tous mes frères-chrétiens : tout cela d’une façon générale, sans rien de particulier.

XVII JE TE GARDE EN TOUTE SÉCURITÉ

Bien que notre Seigneur m’eût montré que je pourrais pécher, en moi seule je comprenais tous les hommes. À ce moment je conçus une douce crainte, et alors notre Seigneur me répondit ainsi : «Je te garde en toute sécurité». Cette parole me fut dite avec plus d’amour et d’assurance de protection spirituelle que je ne saurais ou pourrais le dire. Car, de même qu’il m’avait été montré précédemment que je pourrais pécher, ainsi le réconfort me fut-il montré : assurance de protection spirituelle pour tous mes frères-chrétiens.

Qu’est-ce qui pourrait davantage me faire aimer mes frères-chrétiens que de voir en Dieu qu’Il aime tous ceux qui seront sauvés comme s’ils ne faisaient tous qu’une seule âme?

Et en chaque âme qui sera sauvée, il y a une volonté noble qui n’a jamais donné son consentement au péché, et ne le donnera jamais. Car de même qu’il y a une volonté bestiale dans la nature inférieure de l’homme qui ne peut vouloir rien de bien, ainsi y a-t-il une volonté noble dans la partie supérieure de l’homme qui veut toujours le bien et qui ne peut pas plus vouloir le mal que ne le peuvent les Personnes de la bienheureuse Trinité.

Ceci, notre Seigneur me le montra dans la plénitude d’amour sous son regard — maintenant tandis nous aimera quand Face bienheureuse.

Également, Dieu me montra que le péché n’est pas un sujet de honte, mais de gloire pour l’homme. Car en cette vision mon entendement fut élevé dans les cieux et alors, véritablement, se présentèrent à mon esprit David, Pierre et Paul, Thomas l’apôtre des Indes, et la Madeleine : comme on les connaît sur la terre dans l’Église, avec leurs péchés qui firent leur gloire (4). Et pas plus qu’ils ne sont méprisés pour avoir péché, non plus ne le sont-ils dans la béatitude du ciel. Car là-haut la marque du péché s’est changée en gloire. C’est bien ainsi que notre Seigneur me les montra, comme les exemples de tous ceux qui vont y parvenir.

Le péché est le fouet le plus mordant dont puisse être frappée une âme élue : avec ce fouet, il brise et broie complètement hommes et femmes et les fait passer pour néant à leurs propres yeux, si bien qu’il leur semble n’être digne d’autre chose que de tomber au fond de l’enfer. Mais quand la contrition s’empare d’un homme, par une touche du Saint-Esprit, alors son amertume est changée en espérance du pardon de Dieu. Alors ses blessures commencent à cicatriser et son âme à se ranimer puisqu’il est revenu à la vie de la Sainte Église. Le Saint-Esprit le pousse à la confession, pour dévoiler spontanément ses péchés, sans feinte et en toute vérité, et avec grande tristesse et honte pour avoir ainsi défiguré la belle image de Dieu. Alors il reçoit une pénitence pour chaque péché, selon que le lui enjoint son confesseur qui est lui-même enraciné par le Saint-Esprit dans l’enseignement de la Sainte Église.

Par cette médecine, il convient que toute âme pécheresse soit guérie, et spécialement des péchés qui sont mortels en eux-mêmes. Bien qu’elle soit guérie, ses blessures subsistent au regard de Dieu, cependant non comme des blessures, mais comme des marques glorieuses. Et ainsi, alors que le péché est ici-bas objet de châtiment par le chagrin et la pénitence, il sera au contraire objet de récompense dans le ciel par l’amour courtois de notre Seigneur Tout-Puissant qui veut qu’aucun de ceux qui viennent là ne perde sa peine. La récompense que nous recevrons là-haut ne sera pas petite - elle sera élevée, magnifique et glorieuse; et ainsi toute honte se changera-t-elle en gloire et en surcroît de joie. Et je suis certaine, à ce que je ressens moi-même personnellement, que plus une âme aimante s’avise de ceci dans l’amour bienveillant et courtois de Dieu, moins elle a de goût pour le péché.

XVIII TOUTES CHOSES SONT BONNES EXCEPTÉ LE PÉCHÉ

Mais maintenant, si vous aviez envie de dire ou de penser : «Si c’est bien vrai, alors c’est une bonne chose de pécher pour avoir une plus grande récompense», prenez garde à cette suggestion et méprisez-la, car elle vient de l’ennemi. Car l’âme qui reçoit volontiers cette suggestion ne pourra jamais être sauve qu’elle ne s’en soit amendée, comme d’un péché mortel. Car si toute la souffrance qui est en enfer et au purgatoire et sur la terre, la mort et toutes les autres souffrances, et le péché, m’étaient présentés, je choisirais toute cette souffrance plutôt que le péché. Car le péché est si bas, et si haïssable, qu’il ne peut être préféré à aucune souffrance, souffrance qui n’est pas péché.

Car toutes choses sont bonnes, excepté le péché, et aucune n’est mauvaise, sinon le péché. Le péché n’est ni un acte ni une affection, et quand une âme choisit de son plein gré le péché, qui est une souffrance, comme pour être son dieu, à la fin elle n’aura strictement que néant.

Cette souffrance me semble la plus cruelle des souffrances de l’enfer, en ce qu’elle ne possède pas son Dieu. Car en toutes souffrances une âme peut posséder Dieu, excepté dans la souffrance du péché.

Et aussi puissant et sage que soit Dieu pour sauver l’homme, c’est ainsi qu’Il en a disposé. Car le Christ Lui-même est le fondement de la loi chrétienne, et Il nous a enseigné à le bien en dépit du mal. Là nous pouvons voir qu’Il est Lui-même cette charité et fait pour nous ce qu’Il nous a enseigné à faire, car Il veut que nous Lui soyons semblables dans l’unité d’un amour infini pour nous-mêmes et pour nos frères-chrétiens : pas plus que Son amour pour nous n’est brisé à cause de nos péchés, non plus ne veut-Il que soit brisé notre amour pour nous-mêmes ou pour nos frères-chrétiens. Mais haïssons sans feinte le péché et aimons notre âme infiniment comme Dieu l’aime; car cette parole que Dieu a dite — qu’Il nous garde en toute sécurité — est d’un infini réconfort.

XIX SUR LA PRIÈRE

Après cela, notre Seigneur m’a accordé une révélation sur la prière. Je vis deux conditions de la part de ceux qui prient, en accord avec ma propre expérience. L’une est qu’ils ne veuillent rien demander du tout qui ne soit la volonté de Dieu et ne serve à Sa gloire. L’autre, qu’ils se mettent avec force et persévérance à demander cette chose qui est la volonté de Dieu et Le glorifie : voilà comment je l’ai compris d’après l’enseignement de la Sainte Église. Car dans cette révélation notre Seigneur m’a enseigné la même chose : à prier pour obtenir, de la largesse de Dieu, la Foi, l’Espérance et la Charité, et nous y tenir jusqu’à la fin de nos vies.

Et à cette fin nous disons Pater noster, Ave et Credo, avec toute la dévotion que Dieu veut bien nous donner. Ainsi nous prions pour tous nos frères-chrétiens et pour toutes sortes de gens; car la volonté de Dieu est que nous demandions pour toutes sortes de gens les mêmes vertus et grâces qu’il nous faut demander pour nous-mêmes.

Néanmoins en tout ceci bien souvent notre confiance n’est pas absolue; car nous ne sommes pas absolument sûrs que Dieu Tout-Puissant nous écoute, en raison de notre indignité — à ce qu’il nous semble — et parce que nous ne sentons absolument rien. Car souvent nous sommes aussi arides et secs après la prière que nous l’étions auparavant — ceci au jugement de notre sensibilité. C’est folie de notre part, et c’est ce qui est cause de notre faiblesse, comme je l’ai moi-même expérimenté.

C’est tout ceci que notre Seigneur porta soudain à mon entendement; et, avec force et d’une manière vivante, il m’affermit contre cette sorte de faiblesse dans la prière, disant :

«Je suis au fondement de ta supplication.

Tout d’abord, c’est Ma volonté que tu aies telle chose.

Puis, Je fais que tu la veuilles.

Et puis, Je fais que tu M’en supplies.

Et si tu M’en supplies,

comment pourrait-il se faire alors que tu n’obtiennes pas

cette chose pour laquelle tu M’as supplié?»

Et ainsi, dans cette première affirmation, avec les trois qui suivent ensuite, notre Seigneur me montra un puissant réconfort.

Dans la première affirmation, où Il dit «Si tu M’en supplies» — là Il montre le très grand plaisir qui est le Sien et la récompense éternelle qu’Il veut nous donner pour notre supplication. Et dans la quatrième affirmation, où Il dit «Comment pourrait-il se faire que tu n’obtiennes pas cette chose pour laquelle tu M’as supplié?», là Il prend le ferme engagement d’écouter nos prières (car nous n’avons pas aussi ferme confiance que nous le devrions).

Notre Seigneur veut et que nous priions et que nous ayons confiance de cette manière. Son dessein est de nous affermir contre la faiblesse dans la prière. Aussi est-ce la volonté de Dieu que nous priions, et Il nous y incite par les paroles que je viens de rapporter. Car Il veut que nous soyons absolument sûrs que notre prière sera exaucée; parce que la prière est agréable à Dieu. La prière met l’homme en paix avec lui-même et rend paisible et serein celui qui était auparavant dans l’angoisse et la lutte. La prière unit l’âme à Dieu. Car bien que l’âme soit toujours semblable à Dieu dans sa nature et sa substance, elle en est souvent dissemblable en sa condition actuelle, parce que l’homme a péché. La prière, elle, rend l’homme semblable à Dieu en sa condition actuelle comme il l’est par nature, c’est pourquoi Dieu nous enseigne à prier et à avoir ferme confiance que nous obtiendrons ce que nous demandons. Tout ce qui est fait le serait même si nous ne l’avions jamais demandé, mais l’amour de Dieu est si grand qu’Il nous prend comme associés en Ses œuvres de bonté, et donc Il nous incite à demander ce qu’il Lui plaît de faire. Pour quelque prière ou bon vouloir que nous aurons eu par Sa grâce, Il nous récompensera infiniment — et c’est ce qui me fut montré en cette parole : «Si tu M’en supplies».

En cette parole, Dieu me montra Son grand plaisir et Sa grande jouissance, comme s’Il nous était grandement redevable de chaque action bonne que nous accomplissons (bien que ce soit Lui qui l’accomplisse), et de ce que nous Le supplions avec ferveur de faire cette chose qui Lui est agréable. Comme s’Il disait : «De quelle manière pourrais-tu M’être plus agréable qu’en Me suppliant avec ferveur, discernement et constance, de faire cela même que Je veux faire?»

De cette façon, la prière opère l’union entre Dieu et l’âme d’un homme. Car au temps où son âme est en intimité avec Dieu, l’homme n’a pas besoin de prier, mais d’écouter avec révérence ce qu’Il dit : ainsi, pendant tout le temps où ceci m’était montré, je n’étais pas poussée à prier, mais à garder toujours en l’esprit, comme un réconfort, que, lorsque nous voyons Dieu, nous avons ce que nous désirons et alors nous n’avons pas besoin de prier. Mais quand nous ne voyons pas Dieu, alors nous avons besoin de prier à cause de notre fragilité, et pour nous mettre en relation avec Jésus. Car lorsqu’une âme est tentée, troublée par l’inquiétude et abandonnée à elle-même, alors c’est le moment de prier et de se faire simple et souple sous la main de Dieu. Si elle n’est pas souple, aucune espèce de prière ne pourra rendre Dieu souple envers elle.

Car Dieu est toujours le même en amour, mais tant que l’homme est dans le péché il est si impuissant, si imprudent et si insensible qu’il ne peut aimer ni Dieu ni lui-même. La plus grande de ses infirmités, c’est son aveuglement, car il ne voit rien de tout cela. Alors le saint amour de Dieu Tout-Puissant qui est toujours égal, lui donne un aperçu sur lui-même. À cette vue, il pense que Dieu est irrité contre lui à cause de ses péchés, et alors il est poussé à la contrition, et à la confession et autres bonnes œuvres pour éteindre la colère de Dieu, jusqu’à ce qu’il trouve la paix de l’âme et la délicatesse de la conscience. Il lui semble maintenant que Dieu a pardonné ses péchés, et c’est vrai. L’âme prend conscience que Dieu a tourné vers elle Son regard, comme si elle s’était trouvée dans la peine ou en prison, lui disant : «Je suis content que tu aies trouvé le repos; car Je t’ai toujours aimée et Je t’aime, et maintenant tu M’aimes.»

Et ainsi donc, par la prière (comme je l’ai déjà dit) et par les autres bonnes œuvres qui sont d’usage, selon l’enseignement de la Sainte Église, l’âme se trouve-t-elle unie à Dieu.

XX TU SERAS COMBLÉE DE JOIE ET DE BÉATITUDE

Avant cette époque, j’avais souvent un grand désir, par un don de Dieu, d’être délivrée de ce monde et de cette vie, parce que je voulais être avec mon Dieu dans la béatitude où j’espère fermement, en vertu de Sa miséricorde, être pour l’éternité. Car bien souvent je considérais le malheur qui est ici-bas et, là-haut, le bonheur et l’existence bienheureuse. Et n’y eut-il autre souffrance sur terre que l’absence de notre Seigneur Dieu, il me semblait parfois que c’était plus que je n’en pourrais supporter. Et ceci me faisait pleurer et languir ardemment. Alors Dieu me parla ainsi à propos de la patience et de l’endurance :

«Tout à coup

tu seras dégagée de toute ta souffrance,

toute ta détresse,

et tout ton malheur;

Tu viendras là-haut, et tu Me posséderas pour récompense.

Tu seras comblée de joie et de béatitude

et tu n’auras plus aucune sorte de maladie,

aucune sorte de désagrément,

aucune inclination mauvaise,

Mais toujours joie et béatitude à jamais.

Comment pourrait-il alors t’être pénible de souffrir quelque temps,

puisque c’est Ma volonté et Ma gloire?»


Dans cette affirmation : «Tout à coup tu seras dégagée», je vis également comment Dieu récompense l’homme pour la patience avec laquelle il est resté fidèle à la volonté de Dieu au temps de son pèlerinage, et comment l’homme prolonge sa patience tout au long de sa vie parce qu’il ne connaît pas l’heure de son trépas. Ceci est un grand bienfait. Car si un homme connaissait son heure, il ne garderait point patience tout au long de ce temps. Aussi Dieu veut-Il que, tant que l’âme est unie au corps, il lui paraisse toujours qu’elle est sur le point de lui être enlevée. Car toute cette vie, en cette langueur qui est la nôtre ici-bas, n’est qu’un instant. Quand nous serons tout à coup dégagés de la souffrance, dans la béatitude, ce sera comme rien, et c’est pourquoi notre Seigneur a dit : «Comment pourrait-il alors t’être pénible de souffrir quelque temps, puisque c’est Ma volonté et Ma gloire?»

C’est la volonté de Dieu que nous recevions Ses commandements et Ses consolations avec autant de générosité et de force que nous le pouvons; et Il veut aussi que nous acceptions notre attente et notre détresse aussi allègrement que nous le pouvons et les comptions pour rien. Car plus nous les prenons allègrement, moins nous en faisons de cas, par amour, moins nous en éprouverons de peine et plus nous en serons récompensés.

Dans Lette bienheureuse révélation, il me fut enseigné en toute vérité que quiconque, homme ou femme, de tout son cœur, s’en tient à choisir Dieu durant sa vie, peut être sûr qu’il en est lui-même choisi. Tenez-vous-en à cela en toute vérité, car en toute vérité c’est la volonté de Dieu que nous soyons assurés, ici-bas, dans la confiance, de la béatitude du ciel, tout autant que nous le serons là-haut dans la certitude. Et plus nous trouverons de jouissance et de joie en cette assurance, avec respect et humilité, plus cela Lui plaît. Car je suis sûre que n’y eût-il eu d’autre personne que moi à être sauvée, Dieu aurait fait tout ce qu’Il a fait, pour moi. Et ainsi devrait penser chaque âme, reconnaissant Celui qui l’aime, oubliant, si elle le peut, toutes les créatures, et pensant que Dieu a fait pour elle tout ce qu’Il a fait. Et il y a là, me semble-t-il, de quoi inciter une âme à L’aimer et à Lui plaire et à ne rien craindre que Lui. Car c’est Sa volonté que nous sachions que la puissance de notre ennemi est toute verrouillée dans la main de notre Ami, et c’est pourquoi une âme qui sait cela avec certitude ne craindra que Celui qu’elle aime, et rangera toutes les autres craintes parmi les passions, les maladies corporelles et les imaginations.

Donc si un homme se trouve en telle souffrance, en tel malheur et en telle détresse qu’il lui semble ne pouvoir absolument pas avoir la tête ailleurs qu’en la souffrance où il se trouve, en la détresse qu’il ressent — dès qu’il le peut, qu’il la surmonte allègrement et la compte pour rien. Et pourquoi? Parce que Dieu veut être reconnu : or si nous Le reconnaissions et L’aimions, nous prendrions patience et serions en profonde quiétude, et nous serions contents de tout ce qu’Il fait. Et c’est ce que notre Seigneur m’a révélé dans ces paroles : «Comment pourrait-il t’être pénible de souffrir quelque temps, puisque c’est Ma volonté et Ma gloire?».

XXI MISÉRABLE QUE JE SUIS !

Bientôt après cela, je revins à moi et me retrouvai avec ma maladie corporelle, comprenant que j’allais vivre. Et comme une misérable, je m’agitais et gémissais sur les souffrances corporelles que je ressentais, et trouvais très ennuyeux de devoir continuer à vivre. J’étais aussi sèche et aride que si je n’avais guère eu de réconfort auparavant, parce que je retombais dans la souffrance et que me faisait défaut le sentiment spirituel.

Alors un Religieux vint me voir et me demanda comment j’allais. Et je dis que j’avais divagué toute la journée, et il rit bien fort et de bon cœur. Je dis : «Le crucifix qui est au pied de mon lit a saigné à flots.» Et à ces mots, la personne dont je parle devint fort sérieuse, s’émerveillant. Et à l’instant je fus affreusement confuse de ma témérité et je pensai ainsi : «Cet homme prend au sérieux la moindre de mes paroles, puisqu’il n’en dit rien.» Et quand je vis qu’il l’avait pris de cette manière et avec tant de révérence, je devins vraiment très grandement confuse et j’aurais voulu me confesser. Mais je ne pouvais en parler à un prêtre, car je pensais : «Comment un prêtre me croirait-il? Je n’ai pas cru notre Seigneur Dieu.» Au moment où je Le voyais, j’y croyais fermement et c’était alors ma volonté et mon intention de continuer à croire, toujours. Mais comme une folle, j’avais laissé la vision me sortir de l’esprit, misérable que je suis. C’était un grand péché, un grand manque d’amour filial, que d’avoir — contrariée de ressentir la souffrance corporelle — si sottement laissé échapper pour un moment le réconfort de toute cette bienheureuse révélation de notre Seigneur.

Par là vous pouvez voir ce que je vaux laissée à moi-même. Mais notre Seigneur si courtois ne voulut pas m’y abandonner. Je restai étendue jusqu’à la nuit, me confiant en Sa miséricorde, et puis je m’endormis.

À peine endormie, il me sembla que le démon me saisissait à la gorge et voulait m’étrangler; mais il ne le pouvait. À demi-morte, je m’éveillai de mon sommeil. Les personnes qui m’entouraient s’en aperçurent et baignèrent mes tempes; et mon cœur commença à se réconforter. Bientôt une fumée légère entra par la porte, avec une grande chaleur et une odeur infecte. Je dis : «Benedicite ! Dominus — Est-ce que tout brûle ici?» Et je pensais que c’était un feu matériel qui allait nous brûler et nous consumer. Je demandai aux personnes qui m’entouraient si elles remarquaient une mauvaise odeur; non, elles ne remarquaient rien. Je dis : «Dieu soit béni!», comprenant bien alors que c’était le démon qui était venu me tourmenter. Et une fois encore je reçus ce que notre Seigneur m’avait montré ce même jour avec toute la foi de la Sainte Église (car cela ne faisait qu’un pour moi) et m’y réfugiai comme en mon réconfort. Et très bientôt tout s’évanouit et je me retrouvai en grande paix et repos, sans maladie de corps ni frayeur de conscience.

XXII EN NOUS IL A SA DEMEURE LA PLUS INTIME

Alors je restai tranquille, éveillée; et notre Seigneur ouvrit les yeux de mon esprit et me montra mon âme au milieu de mon cœur. Je vis mon âme aussi vaste que si elle était un royaume, et d’après ce que j’y vis, il me sembla que c’était une Cité glorieuse. Au milieu de cette Cité siège notre Seigneur, vrai Dieu et vrai homme — magnifique en Sa personne et de haute stature — le glorieux, le Très-Haut Seigneur; et je Le vis en majesté, revêtu de gloire. Il siège au centre même de l’âme, en paix et repos, et régit et conduit le ciel et la terre et tout ce qui existe. L’Humanité, avec la Divinité, se tient là en repos et la Divinité régit et dirige sans aucun intermédiaire ni affairement; et mon âme est bienheureusement possédée par la Divinité qui est Souveraine-Puissance, Souveraine-Sagesse, Souveraine-Bonté.

La place que Jésus occupe dans notre âme, Il ne l’abandonnera jamais, éternellement; car en nous I1 trouve Sa demeure la plus intime, celle où Il éprouve le plus de plaisir à résider.

C’était une vision délicieuse, c’était aussi une vision apaisante, puisqu’il en est ainsi dans la réalité éternellement. Cette manière de voir les choses tandis que nous sommes ici-bas est très agréable à Dieu et d’un très grand profit pour nous : quand l’âme contemple ceci, cette vision la rend semblable à Celui qu’elle contemple et l’unit à Lui dans le repos et la paix. Et ce fut pour moi une joie particulière et une béatitude que de Le voir assis; car le voir ainsi siéger me rendait certaine qu’Il y résiderait à jamais. Et je reconnus vraiment que c’était Lui qui m’avait tout montré auparavant.

Quand j’eus contemplé ceci avec la plus grande attention, alors notre Seigneur me révéla des paroles, très suavement, sans bruit de voix ni mouvement de lèvres, comme Il l’avait fait auparavant, et dit bien calmement :

«Sache-le bien : ce ne sont pas des divagations que tu as vues aujourd’hui. Mais recueille-le, crois-le et tiens-t’en à cela, et tu ne seras pas vaincue.»

Ces derniers mots m’étaient dits pour m’apprendre avec une certitude absolue que c’est notre Seigneur Jésus qui me montrait tout cela. Car exactement comme dans la première parole que notre Seigneur me révéla, concernant Sa bienheureuse Passion : «Avec cela le démon est vaincu», ainsi me dit-il, en cette dernière parole, avec une certitude absolue : «Tu ne seras pas vaincue». Et cet enseignement, avec ce qu’il a de vrai réconfort, il est pour tous mes frères-chrétiens en général, comme je l’ai déjà dit; telle est la volonté de Dieu. Cette parole : «Tu ne seras pas vaincue» était dite très clairement et très fortement, comme assurance et réconfort contre toutes les tribulations qui peuvent survenir. Il n’a point dit : «Tu ne seras pas tourmentée; tu ne seras pas éprouvée; tu ne seras pas angoissée». Mais Il a dit : «Tu ne seras pas vaincue».

Dieu veut que nous prêtions grande attention à cette parole et que nous ayons toujours une ferme assurance, dans la consolation comme dans la désolation. Car Il nous aime et se réjouit en nous, et ainsi veut-Il que nous L’aimions et nous réjouissions en Lui — et que nous ayons une ferme confiance en Lui. «Et tout ira bien.»

Bientôt après, tout fut fini et je ne vis plus rien.

XXIII TOUJOURS IL ASPIRE A POSSÉDER NOTRE AMOUR

Après cela, le démon revint avec sa chaleur et sa puanteur et il me rendit très agitée : la puanteur était si abominable et si pénible, et la chaleur corporelle si effroyable et accablante. J’entendais aussi parler et se chamailler comme s’il se fût agi de deux personnes (et toutes deux, à mon avis, se chamaillaient en chœur, avec la plus grande animation, comme si elles eussent tenu un parlement); tout était marmonné à voix basse, et je ne comprenais pas ce qu’elles disaient. Et tout ceci était pour me pousser au désespoir, me semblait-il, mais je me confiais en Dieu avec ferveur et me réconfortais en m’adressant des discours, comme je l’aurais fait pour toute autre personne qui eût été ainsi accablée.

Il me semblait que cette agitation ne pouvait être comparée à quelque agitation corporelle. Les yeux de mon corps, je les fixai sur ce même crucifix où j’avais vu auparavant mon réconfort; ma langue, je l’occupai avec des propos sur la Passion du Christ et à répéter les vérités de la Sainte Église; et mon cœur, je l’attachai à Dieu de toute la confiance et de toute la force qui étaient en moi. Et je pensai en moi-même : «Te voilà maintenant bien agitée. Si dorénavant tu voulais t’agiter toujours autant pour te garder du péché, ce serait une souveraine et bonne occupation.» Car je le crois véritablement, étant sauve du péché, je serais sauve de tous les démons de l’enfer et des ennemis de mon âme.

Ils me tinrent ainsi occupée toute la nuit et le lendemain jusqu’à ce qu’il soit à peu près l’heure de Prime. Alors, en un instant, ils furent tous partis et disparus, et il n’en resta rien, sinon la puanteur qui dura encore un peu. Et je les méprisai. Ainsi ai-je été délivrée par la vertu de la Passion du Christ, «car avec ceci le démon est vaincu», comme le Christ me l’avait dit précédemment.

Ah, misérable péché! Qu’est-ce que tu es?

Tu es un néant.

Car j’ai vu que Dieu est tout;

toi, je ne t’ai point vu.

Et quand j’ai vu que Dieu a créé toute chose, je ne t’ai pas vu.

Et quand j’ai vu que Dieu est en toutes choses, je ne t’ai pas vu.

Et quand j’ai vu que Dieu fait tout ce qui est fait,

les petites choses et les grandes,

je ne t’ai pas vu.

Et quand j’ai vu notre Seigneur,

siégeant en notre âme,

si glorieusement,

aimer et chérir, régir et gouverner tout ce qu’Il a créé,

toi, je ne t’ai point vu.

Je suis donc certaine que tu es un néant.

Et tous ceux qui t’aiment et se complaisent en toi, te suivent,

et librement mettent leur fin en toi,

Je suis certaine qu’ils seront, comme toi, réduits à néant;

Éternellement ils seront confondus.

Que Dieu nous protège tous contre toi.

Ainsi soit-il, pour l’amour de Dieu.

Qu’est-ce qu’être misérable? Je vais le dire comme cela m’a été enseigné par révélation de Dieu. La misère, c’est toute chose qui n’est pas bonne : l’aveuglement spirituel qui nous précipita dans notre premier péché, et tout ce qui découle de cette misère, passions et souffrances, spirituelles ou corporelles, et tout ce qui — sur terre ou partout ailleurs — n’est pas bon.

Et si là-dessus on me demande : «Qu’en est-il de nous?», je réponds à cela : «Si se trouvait écarté de nous tout ce qui n’est pas bon, nous serions bons. Quand la misère est écartée de nous, Dieu et l’âme ne font qu’un, et Dieu et l’homme ne font qu’un.»

Toute chose sur terre nous sépare-t-elle donc de Dieu? Je réponds et déclare : «Ce qui nous est utile, voilà ce qui est bon; ce qui doit périr, voilà ce qui est misère; et quand l’homme y attache son cœur autrement que de cette manière, voilà le péché.» Et du moment qu’un homme ou une femme aime le péché (s’il y en a de tels), il se trouve dans une souffrance qui surpasse toutes les souffrances. Lorsqu’il n’aime pas le péché, mais le hait, et qu’il aime Dieu, tout va bien; et celui qui véritablement agit ainsi, bien que parfois il pèche par faiblesse ou ignorance, il ne faute pas pourtant en sa volonté parce qu’il veut avec force se relever et contempler Dieu qu’il aime de toute sa volonté. Dieu les a créés (c’est-à-dire de tels hommes et de telles femmes), car Il veut être aimé de celui ou celle qui a péché; mais Lui, toujours Il aime et toujours Il aspire à notre amour. Et nous, quand, avec force et sagesse, nous aimons Jésus, nous sommes en paix.

Tout ce bienheureux enseignement de notre Seigneur Dieu me fut montré de trois manières, comme je l’ai déjà dit. C’est-à-dire : par vision corporelle, et par des paroles formées en mon entendement, et par vision spirituelle. Pour ce qui est de la vision corporelle, j’ai dit ce que j’ai vu, aussi exactement que je puis. Et pour ce qui est des paroles formées, je les ai dites exactement comme notre Seigneur me les a révélées. Et pour ce qui est de la vision spirituelle, j’en ai dit quelque chose, mais je ne puis jamais la dire complètement. Et c’est pourquoi je suis poussée à parler davantage de cette vision spirituelle, autant que Dieu veut m’en donner la grâce.

XXIV L’AMOUR CHANGE POUR NOUS EN DOUCEUR LA PUISSANCE ET LA SAGESSE

Dieu me montra deux sortes de maladies que nous avons, dont Il veut que nous soyons guéris. L’une est l’impatience, car nous supportons avec peine notre labeur et notre souffrance; l’autre est le désespoir ou crainte, comme je vais le dire plus loin. Ces deux maladies sont ce qui nous accable et nous tourmente le plus (selon ce que m’a montré notre Seigneur) et ce qu’Il désire le plus voir guéri. Je parle de ces hommes et de ces femmes qui haussent le péché pour l’amour de Dieu et se disposent à faire la volonté de Dieu. Quand il en est ainsi, ces deux péchés secrets sont ceux qui nous obsèdent le plus. C’est donc la volonté de Dieu qu’ils soient reconnus, car alors nous les refuserons comme nous refusons les autres péchés.

Alors, avec beaucoup de douceur, notre Seigneur me montra la patience qu’Il eut pendant sa dure Passion, et aussi la joie et la jouissance qu’Il trouvait en cette Passion, par amour. Ceci, Il l’a fait pour nous montrer que nous devons porter joyeusement et tranquillement nos souffrances — car c’est une grande satisfaction pour Lui, et un profit infini pour nous.

La raison pour laquelle nous sommes accablés par nos souffrances, c’est que nous méconnaissons l’Amour. Bien que les Personnes de la bienheureuse Trinité soient toutes égales en qualité, l’Amour me fut montré surtout en ce qu’il est le plus proche de nous tous. Et c’est à le reconnaître que nous sommes le plus aveugles. Car beaucoup d’hommes et de femmes croient que Dieu est Toute-Puissance et peut tout faire; et qu’Il est Toute-Sagesse et sait tout faire; mais qu’Il soit Tout-Amour et veuille tout faire — là ils s’arrêtent court. Et cette méconnaissance est ce qui gêne le plus les cœurs épris de Dieu. Car lorsqu’ils commencent à haïr le péché et à amender leur vie selon les ordonnances de la Sainte Egli-se, il leur reste encore une crainte qui les pousse à se regarder eux-mêmes et leurs péchés passés. Et ils prennent cela pour de l’humilité, mais c’est un abominable aveuglement et une faiblesse que nous sommes impuissants à mépriser. Pourtant si réellement nous la reconnaissions, nous la rejetterions immédiatement comme nous le faisons de tout autre péché que nous reconnaissons : car elle vient de l’ennemi et elle va contre la vérité.

Car parmi tous les attributs propres de la bienheureuse Trinité, c’est la volonté de Dieu que nous ayons la plus grande confiance en Son affection et en Son amour; car l’amour change pour nous en douceur la Puissance et la Sagesse. Et de même que dans Sa courtoisie Dieu oublie nos péchés du moment que nous nous en repentons, ainsi veut-Il que nous aussi oubliions nos péchés et nos craintes inquiètes.

XXV À JAMAIS DIEU VEUT QUE NOUS SOYONS PLEINS D’ASSURANCE DANS L’AMOUR

Car je vis quatre sortes de crainte.

L’une est la crainte d’effroi, qui fond soudain sur un homme, à cause de sa fragilité. Cette crainte est bonne, car elle aide à purifier l’homme comme le fait la maladie corporelle ou toute autre souffrance où le péché n’a pas de part; toutes ces souffrances aident l’homme quand on les supporte avec patience.

La seconde est la crainte du châtiment, par laquelle l’homme est tiré et réveillé du sommeil du péché. Car un homme qui est profondément endormi dans le péché n’est pas capable, pendant ce temps, de recevoir la douce consolation du Saint-Esprit, jusqu’à ce qu’il ait conçu cette crainte de la mort corporelle et du feu du purgatoire. Cette crainte le pousse à demander à Dieu réconfort et miséricorde, et ainsi cette crainte l’aide à approcher Dieu, et le rend capable de se repentir sous l’effet du bienheureux enseignement du Saint-Esprit.

La troisième est la crainte inquiète. Bien qu’elle soit peu de chose en elle-même, elle est une des formes du désespoir (si l’on reconnaissait la vérité). Car je suis certaine que Dieu hait toutes les craintes inquiètes et veut que nous les chassions loin de nous par la connaissance de la Vie véritable.

La quatrième est la crainte révérencielle. Il n’y a aucune crainte qui plaise à Dieu, excepté la crainte révérencielle, et celle-ci est toute suave et douce en raison de la grandeur de notre amour. Pourtant la crainte révérencielle et l’amour ne sont pas une seule et même chose : ils diffèrent dans leurs propriétés et leurs opérations, mais l’un ne peut aller sans l’autre. Je suis donc certaine que celui qui aime, craint, bien qu’il puisse en être seulement très peu conscient.

Toutes les craintes qui se présentent à nous, autres que la crainte révérencielle, même si elles se présentent sous couleur de sainteté, n’en sont point en réalité, et voici à quoi on peut les reconnaître, à savoir : cette crainte révérencielle, plus elle est présente, plus elle attendrit et réconforte, réjouit et repose l’âme; la fausse crainte, elle, tourmente l’âme, l’inquiète et la trouble. Alors voici le remède : les reconnaître l’une et l’autre, et repousser la fausse crainte, exactement comme nous le ferions d’un mauvais esprit qui se montrerait sous l’apparence d’un bon ange. Exactement comme un esprit mauvais, quand même il se manifeste sous l’aspect et l’apparence d’un bon ange — bien que, d’abord, il se présente avec un langage séduisant et fasse du beau travail — cependant tourmente, inquiète et trouble la personne à laquelle il s’adresse, lui fait obstacle et la laisse dans l’inquiétude. Et plus cet esprit converse avec l’âme, plus il la tourmente et moins l’âme est en paix. C’est donc la volonté de Dieu, et notre propre profit, que nous sachions les discerner.

Car Dieu veut que nous soyons toujours pleins d’assurance dans l’amour et paisibles et tranquilles, comme Il l’est envers nous. Tel Il est envers nous, tels I1 veut que nous soyons envers nous-mêmes et envers nos frères-chrétiens. Amen.

Explicit Julienne de Norwich










CATHERINE DE GÊNES

Un florilège établi sur la traduction de Pierre Debongnie, La Grande Dame du Pur Amour, Sainte Catherine de Gênes, Desclée de Brouwer, 1960.

Livre de la Vie admirable de la Bienheureuse Catherine de Gênes (choix)

CHAPITRE PREMIER11

[…]

Quand elle eut environ treize ans lui vint le désir d’entrer en religion. Elle s’efforça autant qu’elle put, par l’intermédiaire de son confesseur, d’entrer dans un monastère d’exacte observance et de piété appelé Notre-Dame des Grâces en la cité de Gênes, où elle avait une sœur moniale.

Plus tard, vers ses seize ans, ses parents la marièrent à messire Julien Adorno, d’une noble maison génoise. Malgré ses répugnances, elle y consentit, par l’obéissance sans détour et la révérence qu’elle avait à ses parents. Mais la bonté divine, pour empêcher que cette âme élue plaçât son amour en choses terrestres et charnelles, permit qu’il lui fût donné un mari de caractère très opposé au sien. Il la fit tant souffrir que cette vie lui fut une charge très lourde, dix années durant. De conduite fort dissolue, il dissipa tout ce qu’elle avait, si bien qu’ils se trouvèrent ruinés.

Au bout de ces dix ans, Catherine fut appelée de Dieu et par lui convertie en un moment de façon admirable, comme on le dira ci-après. Auparavant dans les trois mois qui précédèrent sa conversion, il lui survint une très grande tristesse d’esprit, un dégoût profond de toutes les choses de ce monde, qui lui faisait fuir la compagnie. Elle éprouvait une si profonde tristesse qu’elle était insupportable à elle-même, ne sachant ce qu’elle voulait. Les cinq dernières de ces dix années dont on vient de parler, elle s’était adonnée aux occupations extérieures, recherchant les plaisirs et vanités du monde, comme font généralement les dames. C’était pour trouver quelque soulagement à cette vie si dure, parce que les cinq années précédentes elle avait tant souffert de cette tristesse dont il a été question, qu’elle n’y trouvait pas de remède.

Quoiqu’elle cherchât maintenant des distractions extérieures, cette tristesse du cœur, loin de diminuer, ne faisait qu’augmenter, tant lui était insupportable la conduite de son mari. Ce fut au point que se trouvant un jour dans l’église Saint-Benoît c’était précisément la veille de la fête du saint — elle lui dit, dans l’extrémité de sa douleur :

Saint Benoît, priez Dieu qu’il me tienne trois mois au lit, malade.

Elle parlait ainsi comme une désespérée, ne sachant plus que faire, dans le tourment d’esprit et de cœur où elle se trouvait.


CHAPITRE II

Le jour après la fête de saint Benoît, dame Catherine sur les instances de sa sœur moniale, alla pour se confesser au confesseur de ce monastère. Ce n’est point qu’elle eût goût de se confesser, mais sa sœur lui avait dit : «Va au moins te recommander à lui, parce que c’est un bon religieux» — et de fait, c’était un saint homme. Tout d’un coup à peine agenouillée devant lui, elle reçut au cœur la blessure d’un immense amour de Dieu, avec une si claire vue de ses misères et de ses défauts, et aussi de la bonté divine, qu’elle en fut pour tomber à terre. Ensuite de ce sentiment de l’immense amour de Dieu et des offenses qu’elle avait faites à ce Dieu de douceur, elle fut tirée avec tant de force hors des misères du monde, par un mouvement tout purifié de son cœur, qu’elle resta comme hors d’elle-même. Sous cette impression elle criait en son cœur avec un amour enflammé :

Plus de monde! plus de péché!

En ce moment si elle avait possédé mille mondes, elle les eût tous rejetés.

Par cette flamme d’amour brûlant qu’elle ressentait, le doux Seigneur imprima dans cette âme et lui infusa en un moment par sa grâce toute perfection. Il la purgea donc de toute affection terrestre, il l’illumina de sa divine lumière, en lui faisant voir intérieurement sa douce bonté, et enfin il se l’unit totalement, la changeant et la transformant en soi par vraie union de bonne volonté et l’embrasement total de son brûlant amour.

[…]

Tous ces jours, ses paroles n’étaient autre chose que des soupirs si véhéments que c’était merveille. Elle avait un extrême brisement de cœur pour les offenses faites à une si grande bonté; si une force miraculeuse ne l’eût soutenue, elle eût expiré et son cœur eût éclaté.

Mais le Seigneur voulut augmenter encore dans cette âme l’ardeur profonde de son amour et la douleur de ses péchés. Il se montra en esprit avec la croix sur l’épaule, tout ruisselant de sang, au point que la maison lui paraissait pleine des ruisseaux de ce sang. Elle voyait comment ce sang fut répandu tout entier par amour. Cela lui alluma au cœur un tel feu qu’elle en était hors d’elle-même et paraissait comme folle, par la violence de l’amour et de la douleur qu’elle ressentait.

[…]

Néanmoins voulant satisfaire à la justice, il la fit passer par la voie de la pénitence satisfactoire. Cette voie, qui fut contrition, lumière et conversion, ne dura pas plus que quatorze mois.

Après qu’elle eut satisfait, sa vie antérieure lui fut tirée de l’esprit, de sorte qu’elle ne vit plus même une étincelle de ses péchés passés, comme s’ils avaient tous été jetés au fond de la mer.

Dans cet appel susdit, c’est-à-dire, au moment qu’elle fut blessée d’amour aux pieds du confesseur, il lui parut être tirée aux pieds de Notre-Seigneur Jésus-Christ et elle vit en esprit toutes les grâces, les voies et les moyens par quoi le Seigneur, par pur amour, l’amenait à la conversion. Elle resta dans cette lumière un peu plus d’une année, jusqu’après avoir satisfait à sa conscience par voie de contrition, confession et satisfaction.

Elle se sentit ensuite tirée plus haut par le Crucifié et vit une voie plus douce, toute faite des innombrables secrets de l’amour qui la sanctifiait et la consumait d’amour, au point qu’elle était souvent tirée hors d’elle-même. Dans cette grande soif intérieure, de haine contre elle-même et de contrition pénétrante, elle frottait souvent la langue sur le sol. Si véhémentes étaient la douleur de la contrition et la suavité de l’amour qu’elle ne savait pas bien quoi faire. Il lui semblait ainsi soulager son cœur tourmenté de douleur sans mesure et de suave ardeur.

Elle resta ainsi trois années ou un peu plus dans ces violences continuelles d’amour et de douleur, avec des rayons si pénétrants et si brûlants qu’ils lui consumaient le cœur.

[…]

CHAPITRE III

[…]

Seigneur, ce n’est pas pour ces douceurs que je veux vous suivre, mais uniquement par seul amour.

[…]

Une nuit, elle rêva pendant son sommeil que le jour suivant elle ne pourrait communier. À son réveil elle se trouva des larmes qui lui jaillissaient des yeux, et elle s’en étonna, car elle était très dure aux larmes; c’était que le feu de l’amour allumait en elle un tel désir de cet aliment que s’en croyant privée, il lui semblât impossible de le supporter.

Mais s’il arrivait qu’elle ne pût le recevoir par les moyens ordinaires, elle se gardait en patience et en abandon disant à son Seigneur :

Si tu le veux, il me sera donné.

[…]

Elle disait encore que si elle eût vu toute la cour céleste vêtue de même manière de sorte qu’il n’y eût pas de différence de vêtement entre Dieu et les anges, néanmoins l’amour qu’elle avait au cœur aurait reconnu Dieu comme le chien reconnaît son maître, et même bien plus vite et avec moins de peine, parce que l’amour qui est Dieu même, instantanément et sans intermédiaire découvre sa fin et son repos suprême.

[…]

CHAPITRE IV

Quelque temps après sa conversion, — c’était le jour de l’Annonciation de Notre-Dame — son Amour lui parla intérieurement, lui signifiant sa volonté qu’elle aurait à faire le carême en lui tenant compagnie au désert. Elle commença dès lors à ne plus pouvoir manger, au point qu’elle resta jusqu’à Pâques sans nourriture corporelle. Pendant les trois jours de fête elle eut faculté de manger, puis cela lui fut enlevé pour autant de jours que dure le carême. Ceux-ci achevés, elle pu se remettre à manger comme les autres sans aucune résistance de l’estomac. Elle passa de cette façon sans rien prendre vingt-trois carêmes et autant d’avents. Tout au plus il lui arrivait de boire de fois à autre un verre d’un mélange d’eau, de vinaigre et de sel pilé. Quand elle buvait cette mixture, il lui semblait la jeter sur une pierre chauffée à rouge qui aussitôt la consumait, à cause du grand feu qui la brûlait intérieurement. Chose extraordinaire et stupéfiante, car il n’y a pas d’estomac, si sain fût-il, qui pourrait supporter, surtout sans rien absorber de solide, pareil breuvage. Mais elle disait en ressentir une telle douceur à l’estomac, provenant du feu de son cœur, qu’en prenant cette potion si amère, elle avait le sentiment de soulager son corps.

Cette impuissance à rien prendre lui donna d’abord beaucoup d’inquiétude, car elle n’en savait pas la cause et elle craignait toujours qu’il s’y glissât quelque tromperie. Elle se forçait donc à manger, dans la pensée que la nature le réclamait. Mais à peine avait-elle la nourriture à l’estomac qu’elle ne pouvait la retenir. Sous l’empire du même souci, elle se remettait à manger, mais chaque fois elle était contrainte de tout rejeter, et cela lui paraissait à elle et aux autres de la maison un phénomène inexplicable.

[…]

Ceux de la maison et aussi les autres qui la connaissaient, s’étonnaient beaucoup qu’elle restait ainsi sans manger, mais elle-même n’en faisait aucun cas et disait :

Si nous voulions estimer à leur vrai prix les œuvres de Dieu, nous devrions regarder aux choses intérieures plutôt qu’à l’extérieur. Mon jeûne est une œuvre divine sans rien de ma volonté. Je n’ai donc pas à m’enorgueillir et nous ne devons pas l’admirer, puisque pour Dieu c’est comme rien. La vraie lumière fait voir et comprendre qu’on ne doit pas regarder à ce qui sort de Dieu pour notre nécessité et pour sa gloire, mais uniquement au pur amour qui fait agir envers nous sa Majesté. Et l’âme voyant que les œuvres de cet amour sont si nettes et si pures, car l’amour ne regarde à aucun bien que nous puissions lui faire, il faut qu’elle se mette aussi à l’aimer d’amour pur sans s’arrêter à aucune grâce particulière qu’elle en pourrait recevoir; il faut qu’elle le regarde lui seul et pour lui seul, car il est digne d’être aimé lui seul, sans aucun intermédiaire qui soit de l’âme ou du corps, comme sans mesure.

[…]

CHAPITRE V

Les quatre premières années après qu’elle eut reçu du Seigneur la douce blessure, elle fit de grandes pénitences au point de mortifier complètement tous ses penchants. Tout d’abord, dès qu’elle voyait sa nature désirer quelque chose, aussitôt elle le lui enlevait, et ce que la nature avait en horreur, elle le lui faisait prendre. Elle portait de rudes cilices, ne mangeait pas de chair, ni rien qui lui fut appétissant, jamais de fruits ni frais ni secs. Comme elle était de nature gracieuse et aimable, elle se faisait en ce point grande force et violence. Ainsi quand ses proches la visitaient et voulaient s’entretenir avec elle, elle ne leur parlait point, hormis ce qui était strictement indispensable, sans souci d’elle-même ni d’autrui, afin de se vaincre. Si quelqu’un s’en étonnait, elle n’en avait cure.

Elle usait aussi de grande austérité dans le dormir, en glissant sous elle des objets pointus.

Le feu qu’elle portait intérieurement était si fort qu’elle ne prenait aucun soin des choses extérieures dont son corps pouvait avoir besoin, et cependant elle ne négligeât rien des occupations nécessaires.

Je n’ai pas le sentiment de posséder ni âme, ni corps, ni cœur, ni volonté, ni goût, ni rien autre chose, hormis le pur amour.

La résistance à ses inclinations allait si loin qu’elle ne tenait compte ni d’elle-même ni des autres. Remarquait-elle que sa nature désirât quelque chose, tout aussitôt elle lui opposait une résistance fermement résolue, et désormais elle n’en avait plus souci. Quand sa nature éprouvait de fortes répugnances à certaines choses, comme par exemple sanie, charogne et pourriture et semblables choses qui soulèvent le cœur, à l’instant elle les mettait en bouche, en mangeait ou en buvait; par la suite elle n’y avait plus de répugnance, et par ce moyen elle tuait ses penchants.

Elle allait les yeux baissés vers le sol sans regarder personne en face.

Dans les quatre premières années de sa conversion, elle demeurait chaque jour six heures en oraison. Si quelquefois la partie sensible en avait assez, elle était à ce point soumise à l’esprit qu’elle n’avait pas envie de lui résister.

En ces années-là, elle était à ce point remplie de sentiment intérieur qu’elle pouvait à peine parler et si bas qu’on l’entendait à peine. La plus grande partie du temps, elle paraissait hébétée, sans parler, sans ouïr, sans goût, sans intérêt pour quoi que ce soit au monde, sans prendre garde à rien. Elle était si absorbée à l’intérieur qu’elle semblait morte à toute chose extérieure.

Elle était aussi très soumise à tout le monde, toujours cherchant à faire toute chose qui fût contre sa volonté; de telle façon qu’elle était toujours inclinée à faire la volonté d’autrui plutôt que la sienne propre.

[…]

En la voyant faire tant et de si grandes mortifications dans tous ses sens, on lui demandait quelquefois : «Pourquoi faites-vous cela?»

Elle répondait :

Je ne sais, mais je me sens tirée intérieurement à le faire et je n’y sens nulle résistance, et je crois que Dieu le veut ainsi. Mais il ne souffre pas que je m’arrête à rien de déterminé.

[…]

CHAPITRE VI

Au terme de ces quatre années dont il a été question, il lui fut donné un esprit net, libre et rempli de Dieu, à ce point qu’il était fermé à toute autre chose. Quand elle assistait aux prédications ou à la messe, elle était tellement occupée de ce sentiment intérieur qu’elle ne voyait ni entendait ce qui se disait ou se faisait hors d’elle.

[…]

D’autre part, dans le dessein d’éviter ces suavités, elle se forçait à rester davantage en compagnie, autant qu’il lui était possible, et elle disait à son Seigneur :

Je ne veux pas ce qui procède de toi, c’est toi seul que je veux, ô doux Amour.

Elle voulait aimer Dieu sans âme et sans corps, c’est-à-dire, sans qu’ils pussent trouver leur nourriture, d’un amour droit, pur et sincère. Mais parce qu’elle voulait se garder de ces consolations, le Seigneur lui en donnait davantage. À la fin Dieu enracina si fortement et si profondément le pur amour dans cet esprit purifié, qu’elle accoutuma de dire :

Dès que j’ai commencé à l’aimer, jamais l’amour ne m’a manqué, mais il est allé toujours croissant,

et il grandit toujours jusqu’à la fin dans l’intime de son cœur. La cause en était dans la vue chaque jour plus claire de la droiture et de la pureté de son doux Amour qui opérait en elle de si grands effets.

[…]

L’Amour lui dit un jour à l’esprit : «Ma fille, observe les trois règles que voici : ne jamais dire : je veux, je ne veux pas. — Ne jamais dire : mien; tu diras toujours : nôtre. — Ne jamais t’excuser, sois prompte à t’accuser.»

Il lui dit encore : «Quand tu réciteras le Pater, prends pour fondement le fiat voluntas tua, c’est-à-dire, ta volonté se fasse en toute chose, dans l’âme, le corps, les fils, parents, amis, les biens et toute autre chose qui puisse te toucher, et en bien et en mal. De l’Ave Maria prends Jésus; qu’il te soit toujours fixé au cœur, et il te sera un doux guide, un bouclier au cours de cette vie et en toutes tes nécessités. Du reste de l’Écriture prend pour ton soutien ce mot : Amour. Avec lui tu iras toujours droite, nette, légère, attentive et soigneuse, toujours prête, illuminée, sans erreur et sans guide ni aide d’autre créature, parce que l’amour n’a pas besoin d’aide, il suffit pour accomplir toute chose sans peur et sans effort. Le martyre même lui paraît doux. On ne saurait expliquer fût-ce la plus petite étincelle de la puissance de l’amour et de ses effets. Finalement cet amour consumera en toi toutes les inclinations et les sentiments de l’âme et du corps, de toutes les choses de cette vie.»

[…]

Si elle avait à faire quelque chose pour elle-même, les mains lui tombaient d’impuissance et elle disait en pleurant : 

O mon Dieu, mon Amour, je n’en peux plus.

Elle s’asseyait, ses sens l’abandonnaient, comme si elle était morte. Cela lui arrivait plus ou moins souvent, selon la plénitude de son esprit purifié.

Faisant allusion à cela, elle disait un jour qu’elle n’éprouvait plus aucun sentiment hormis cette plénitude de Dieu son amour […].

CHAPITRE VII

Quand elle éprouvait et avait cette suavité spirituelle si puissante et ce sentiment si absorbant qui l’empêchaient d’agir et de se servir des sens, alors elle disait à son humanité :

Es-tu contente d’être ainsi nourrie?

L’humanité répondait oui et qu’elle laisserait pour ce goût surnaturel tout autre qu’elle pourrait acquérir en cette vie.

[…]

De là vient que lorsqu’elle voyait des morts ou entendait des offices ou des messes pour les défunts, ou encore le glas funèbre, on voyait l’humanité s’en réjouir. Il lui semblait qu’elle s’en allait contempler cette vérité qu’elle ressentait dans son cœur. Son humanité eût préféré mourir que vivre dans une telle aliénation intérieure et dans la privation de ce qui aurait pu lui donner quelque aliment et quelque réconfort. Elle en était réduite à ce point qu’il ne lui était donné aucun soulagement, sinon quand elle dormait. Il lui semblait à ce moment sortir de prison, parce qu’elle n’était plus si absorbée dans cette continuelle attention à Dieu.

Le désir de la mort lui dura deux années environ, pendant lesquelles son esprit en était sans cesse en quête et disait :

O. mort cruelle, pourquoi me laisses-tu à l’écart quand j’ai de toi une telle faim?

Ce désir était sans pourquoi ni comment, et la tenait sans répit jusqu’au moment de sa communion quotidienne. Quand elle l’éprouvait elle disait à la mort :

O. douce mort, suave, gracieuse, belle, forte, riche, digne.

Elle ajoutait beaucoup d’autres qualificatifs d’honneur et de dignité, autant qu’elle en savait. Elle poursuivait :

Je te trouve, à mort, un seul défaut, c’est que tu es trop avare à qui soupire après toi, et trop prompte à qui te fuit. Je vois cependant que tu fais toute chose selon la disposition divine, en quoi ne peut se trouver aucun défaut. Ce sont nos penchants désordonnés qui ne s’accordent pas avec toi. S’ils étaient bien dirigés, nous serions tout abandonnés en silence au vouloir de Dieu, comme la mort à faire ce que Dieu ordonne et nous arriverions à ce point que nous n’aurions plus de choix volontaire ni de vie ni de mort, comme si nous étions déjà au tombeau.

Mais, disait-elle, si elle avait pu faire un choix, c’est la mort qui lui eût semblé préférable, puisque grâce à elle l’âme n’a plus à craindre de faire chose qui mette obstacle à son pur amour.

[…]

Elle disait : Une âme qui aime véritablement Dieu, si elle est entraînée à la perfection de l’amour, comme elle se voit emprisonnée dans le monde et le corps, si Dieu ne la soutenait par sa Providence, la vie corporelle lui serait un enfer, parce qu’elle empêche d’atteindre la fin pour laquelle elle a été créée.

[…]

CHAPITRE VIII

Dès sa conversion elle s’occupa activement de bonnes œuvres. Elle recherchait les pauvres dans la ville, engagée à cette fin par les dames du bureau de la miséricorde qui étaient chargées de cette œuvre. Elles la fournissaient d’argent et de provisions pour le soulagement de ces pauvres, conformément à la coutume de la cité. Avec grand zèle Catherine s’acquittait de tout ce qui lui était confié. Elle portait secours aux malades et aux pauvres, elle nettoyait le mieux possible leurs ordures et leurs saletés.

[…]

Mais elle se donnait à sa tâche de telle manière que tout le soin qu’elle y apportait ne lui enlevait jamais le sentiment de Dieu son doux amour, ni d’autre part, quelle que fût cette occupation intérieure, jamais rien ne fit défaut à l’hôpital. Tout le monde voyait en cela quelque chose de miraculeux. Il paraissait impossible, en effet, qu’une personne si occupée à des affaires extérieures pu ressentir sans interruption un tel goût divin dans son intérieur, comme d’un autre côté, qu’une personne engloutie à ce point dans le feu de l’amour divin se pût occuper d’affaires, avoir la tête à tout sans défaillance, au point de n’oublier jamais rien de ce qu’elle avait à faire.

Chose non moins admirable : elle eut pendant de nombreuses années la charge des dépenses et mania des sommes considérables appartenant à l’hôpital; jamais cependant il ne manqua un denier aux comptes qu’elle rendait. Quoiqu’elle eût consacré toute son activité au service de l’hôpital, jamais elle ne voulut employer à son usage et pour son entretien la moindre chose appartenant à l’hôpital.

[…]

CHAPITRE IX

La bienheureuse avait une si merveilleuse connaissance d’elle-même que cela paraissait presque incroyable à des intelligences humaines. […]

C’est en cet état d’élévation qu’elle disait :

S’il était possible de subir pour l’amour de Dieu autant de tourments qu’en ont souffert tous les martyrs, et en plus l’enfer, — prétendre par là satisfaire à sa justice, serait en quelque sorte faire injure à ce Dieu, en comparaison de l’amour et de la bonté qu’il eut en nous créant, en nous créant de nouveau, en nous appelant par vocation particulière.

Elle ajoutait :

C’est pourquoi je vois clairement que s’il y a en moi, ou en les autres créatures ou dans les saints quelque chose de bien, ceci dépend, en vérité, de Dieu uniquement; si je fais quelque chose de mal, je vois que c’est moi seule qui le fais et que je n’en peux rejeter la faute sur le démon ni sur aucune autre créature, mais l’attribuer seulement à ma propre volonté, à mes penchants, à ma superbe, à mon amour-propre, à ma sensualité et autres semblables mouvements pervers. Si Dieu ne m’aidait, jamais je ne ferais quoi que ce soit de bon. En agissant mal je me vois pire que Lucifer. Tout cela m’apparaît avec une telle évidence que si tous les anges venaient me dire qu’il y a quelque bien en moi, je ne les croirais pas. Car je vois clairement que tout bien est en Dieu seul et qu’en moi, sans la grâce divine, il n’y a pas autre chose que péché.

[…]

Elle disait aussi :

En définitive, qu’une personne puisse parler des choses de Dieu, en avoir le goût, l’intelligence, la mémoire ou le désir, elle n’est pas encore au but. Ce sont là, à vrai dire, des voies et moyens pour y conduire, mais la créature ne peut rien savoir hors ce que Dieu lui donne de jour en jour, elle ne peut rien saisir de plus. En conséquence, qu’elle reste en paix en tout point où elle est menée. Si donc la créature savait les degrés que Dieu veut lui donner en cette vie, elle ne s’apaiserait jamais, mais elle aurait une impatience déterminée et un désir véhément d’avoir bien vite ce dernier degré de perfection que Dieu a disposé de lui accorder. Elle serait comme dans un enfer par le furieux et brûlant désir d’y atteindre.

Et disait cette âme sainte et dévote, brûlée d’amour divin déjà dès le début de sa conversion :

Seigneur je te veux tout entier, parce que je vois en ta lumière éclatante et claire que jamais l’amour ne s’apaise qu’il ne soit arrivé à la dernière perfection. O. doux Seigneur, si je voyais que tu me manquerais seulement d’une étincelle, certainement je ne pourrais vivre.

Elle disait encore :

En y prenant garde par intervalles, je m’apercevais que l’amour dont j’aimais mon doux Amour grandissait de jour en jour. Et chaque fois il me semblait que l’amour avait atteint toute la plénitude qu’il pouvait réaliser. L’amour est ainsi fait qu’il ne peut apercevoir aucune imperfection si minime soit-elle. Mais, ensuite, avec le temps ayant acquis une vue plus claire, je reconnaissais avoir eu beaucoup d’imperfections.

Dans ses propos cette sainte créature employait souvent ces mots :

Douceur de Dieu, Netteté de Dieu, Bonté de Dieu, Pureté de Dieu,

avec d’autres belles expressions de même genre. Elle disait aussi :

Je vois sans mes yeux, je comprends sans mon intelligence, j’éprouve sans aucun sentiment, je goûte sans goût; je n’ai ni forme, ni mesure, de façon que sans voir je vois une telle activité et une vigueur toute divine, à côté de quoi tous ces mots de perfection, de netteté, de pureté, que j’employais d’abord, me paraissent maintenant mensonges et contes en présence de la vérité et de la droiture (divines).

Finalement je ne puis même plus dire : Dieu mien, tout mien, toute chose est mienne (étant donné que tout ce qui est à Dieu me paraît être à moi). Il m’est devenu impossible d’employer pareilles expressions pour quoi que ce soit au ciel ou en terre et je reste ainsi toute muette et perdue en Dieu.

Je ne puis voir aucun bien ni aucune béatitude en aucune créature, à moins que cette créature ne soit totalement annihilée en elle-même et en tout, et tellement submergée en Dieu que Dieu seul demeure dans la créature, et la créature en Dieu. Voilà toute la béatitude que peuvent posséder les bienheureux. Et néanmoins ils ne la possèdent pas. Je veux dire qu’ils l’ont dans la mesure où ils sont annihilés en eux-mêmes et revêtus de Dieu, mais pour autant qu’ils sont dans leur être propre, de façon que certains d’entre eux puissent dire : «Moi je suis heureux», ils ne l’ont pas.

[…]

CHAPITRE X

La vaine gloire ne pouvait pénétrer en son esprit, parce qu’elle possédait la vérité. Elle désespérait d’elle-même et plaçait par suite toute sa confiance en Dieu seul son très doux amour à qui elle s’abandonnait âme et corps, lui disant :

Seigneur fais de moi tout ce que tu veux.

Elle parlait ainsi avec la ferme assurance qu’il ne l’abandonnerait jamais…

[…]

Je ne voudrais pas voir qu’il me soit jamais attribué à moi-même un seul acte méritoire, même si l’on ajoutait l’assurance de ne plus jamais commettre de fautes et d’être sauvée, parce que la vue d’un tel acte me serait comme un enfer. Et quand à mon salut, avoir fait toute seule et par moi un seul acte qui, en tant que mien, aiderait à mon salut en dehors de la grâce divine, ce serait pire qu’un démon, car ce serait vouloir dérober à Dieu ce qui est à lui.

[…]

Elle disait :

Il est impossible que la créature, en tant qu’elle est créature et sans la grâce divine, puisse faire quoi que ce soit de méritoire. Cela n’appartient qu’à la seule grâce qui est Dieu. Il suffit que la grâce soit toujours prête à sanctifier tout ce qu’opère la créature dès qu’elle n’est pas en péché mortel. De la sorte personne ne peut alléguer qu’il lui est impossible de se sauver. Il suffit de vouloir faire le bien et laisser le mal, c’est-à-dire le péché. […]

[…]

Pour conclure, elle disait :

Si je pouvais trouver, par impossible, quelque bien dans une créature quelconque, je le lui enlèverais de force pour tout remettre à Dieu.

Elle ne voulait pas que personne pût penser qu’il y ait quelque chose de bon, hormis en Dieu. […]

CHAPITRE XI

[…]

Elle disait :

La pureté de la conscience ne peut supporter rien, Dieu seul excepté, qui est pur, sans tache et simple. De tout le reste, c’est-à-dire de quelque mal, je ne puis supporter rien, pas même la plus petite étincelle. Cela ne se peut comprendre ni savoir, sinon de qui en fait l’expérience.

C’est pourquoi elle avait toujours à la bouche par habitude ce mot de netteté. Il y avait aussi dans son langage une netteté, une pureté admirables.

[…]

Je vois clairement, de l’œil intérieur, que ce Dieu de douceur aime de pur amour toutes ses créatures.

Il n’a de haine pour rien, le péché seul excepté. Celui-ci lui est opposé à un degré qui ne se peut mesurer ni imaginer. Je dis que Dieu aime de si parfait amour ses créatures qu’il ne se trouve pas et ne se trouvera jamais une intelligence si angélique qu’elle en puisse comprendre la moindre étincelle. Et si Dieu voulait faire qu’une âme le puisse comprendre, il faudrait d’abord qu’il lui fasse un corps immortel. En effet, par notre nature cela ne se pourra jamais comprendre.

Il est impossible par conséquent que Dieu et le péché, si petit soit-il, se trouvent ensemble. Un tel obstacle empêche l’âme de recevoir sa glorification, de même qu’un petit rien que tu aurais dans l’œil t’empêche de voir le soleil.

En conséquence cette âme qui veut et qui doit être en cette vie gardée du péché, et dans l’autre glorifiée par Dieu, il faut qu’elle soit nette, pure et simple, et que de sa volonté rien ne lui reste dont elle ne soit entièrement purifiée par contrition, confession et satisfaction. Car nos actions sont toutes imparfaites, voire fautives en tant qu’elles sont nôtres.

Aussi voyant ces choses comme elles sont à la pleine clarté de l’œil intérieur, il me faut vivre sans moi-même, puisque l’Amour m’a fait connaître à moi-même ce que je suis. Je me connais de telle façon que je ne puis plus être trompée. J’ai abandonné mon moi. Je n’en puis faire aucun cas sinon comme d’un démon et pire encore, si on peut dire. Quand Dieu donne cette lumière à l’âme, à cette lumière elle voit si clairement cette vérité qu’elle ne peut ni ne veut plus agir avec ce moi qui souille toujours toute chose et trouble l’eau claire, je veux dire la grâce de Dieu. Alors elle s’offre et se remet toute à lui, et le Seigneur prend possession de sa créature, la remplit de lui-même à l’intérieur et à l’extérieur, à tel point qu’elle ne peut plus agir sinon autant et de la façon que le veut ce doux Amour. Par l’effet de cette union avec Dieu, l’âme ne lui résiste en rien et ne fait plus d’œuvres que toutes pures, nettes, droites, qui sont suaves, douces et délectables. Dieu leur a enlevé toute difficulté. […]

Je vois en Dieu une telle conformité à la créature raisonnable que si le démon pouvait sortir de ce vêtement de péché, au même instant Dieu se l’unirait, et il ferait ce que le démon voulait se procurer lui-même, — mais ce serait par participation à sa bonté. Je dis la même chose de l’homme. Enlève-lui le péché des épaules et puis laisse faire à la douceur divine. Il apparaît clairement que Dieu semble n’avoir autre chose à faire sinon de vouloir s’unir à nous, au point que par tant d’appels pleins d’amour, il semble risquer de forcer le libre arbitre. Plus l’homme s’approche de Dieu, mieux il voit qu’il en est ainsi, de sorte que je ne sais pas comment l’homme peut vivre s’il voit cela.

CHAPITRE XII

je suis presque forcée de dire que ce doux Seigneur paraît être notre esclave. Si l’homme pouvait voir quel soin Dieu a de l’âme, sans savoir autre chose, il serait stupéfait en lui-même, et serait confondu en considérant que ce Dieu de gloire, en qui est toute l’essence des êtres visibles et invisibles, a tant de souci de sa créature. Et nous, de qui il s’agit, pour profit ou dommage, nous n’en avons cure.

[…]

Et si la mer était toute de feu, vite, vite il s’y engloutirait jusqu’au fond pour éviter ce péché, et il refuserait d’en sortir jamais s’il savait qu’en sortant il verrait en soi un seul péché.

Tout cela paraîtra fort à beaucoup et il en est ainsi. Mais à cette âme ces choses furent montrées comme elles sont en vérité, aussi cette image lui paraissait-elle faible 1. Et elle disait :

[…]

Je vois le moi de l’homme si opposé et si rebelle à Dieu qu’il ne peut l’amener à sa volonté pour ainsi dire que par des leurres. Il faut lui promettre plus qu’il ne doit laisser et lui en donner quelque avant-goût dès cette vie. Dieu agit ainsi parce qu’il voit l’âme si attachée aux choses visibles que jamais elle ne lâcherait un si elle ne voyait quatre à prendre. Et avec tout cela elle cherche continuellement à se dérober, si Dieu ne la retenait à tout instant par quelque grâce intérieure et extérieure; sans quoi l’homme, à cause de son instinct pervers, ne se pourrait conserver. Il est travaillé par le levain du péché originel et du péché actuel; continuellement nos sens par un attrait inné penchent vers les choses terrestres. Comme messire Adam voulut faire sa volonté contre celle de Dieu, ainsi devons-nous prendre pour objet de notre volonté celle de Dieu, qui renverse et détruise notre propre vouloir. Mais puisque de nous-mêmes nous ne savons ni ne pouvons détruire cette volonté propre, à cause de notre penchant mauvais et de notre amour-propre, il sera fort utile de nous soumettre pour l’amour de Dieu à quelque créature, pour accomplir purement et droitement la volonté d’autrui plutôt que la nôtre. Plus on se soumet pour l’amour de Dieu, plus on sera libéré de cette peste maligne de la volonté propre. […]

Parce que Dieu voit cela mieux que nous, il y compatit tellement qu’il ne cesse jamais de nous envoyer quelque bonne inspiration pour nous en libérer. Il ne force pas pour cela notre libre arbitre, mais il l’incline par ses nombreux cheminements d’amour.

Aussi l’âme qui ouvre son intelligence et voit le grand soin que Dieu a d’elle, est forcée de dire : O mon Dieu, il me semble que tu n’as d’autre affaire que de t’occuper de moi. Que suis-je, moi, pour que tu aies tant de soin de moi? […]

CHAPITRE XIII

J’ai eu, disait-elle, une vue qui m’a comblée. Il me fut montré en Dieu la source vive de la bonté. Dieu était d’abord tout en lui seul, sans participation d’aucune créature. Je vis ensuite qu’il se mit à se communiquer à la créature. Il créa cette compagnie angélique, de si grande beauté, pour qu’elle jouît de sa gloire ineffable. Il n’exigeait d’eux autre chose sinon de se reconnaître créatures faites par sa bonté suprême et que leur être procédait tout entier de Dieu, sans qui toute chose se résout en un pur néant. De l’âme, il faut dire la même chose. Elle aussi a été créée et faite immortelle en vue de cette béatitude.

[…]

Aussi personne ne doit s’étonner de ce que je dis. Je comprends que je ne puis plus vivre davantage avec moi-même, il me faut vivre sans moi, c’est-à-dire sans aucun mouvement personnel de volonté, d’intelligence ni de mémoire. Dès lors, que je parle, chemine, marche ou m’arrête, dorme ou mange, que je fasse quoi que ce soit comme en moi-même et par principe personnel, je n’en sais rien et n’en ai nul sentiment, et ces choses sont plus éloignées de moi, c’est-à-dire de l’intime de mon cœur, que le ciel n’est distant de la terre. Si l’une quelconque de ces choses pouvait de quelque manière pénétrer en moi et me donner la satisfaction qu’elles procurent d’habitude, certainement j’en éprouverais dans l’intime de moi-même un tourment intolérable. Il me semblerait revenir en arrière de ce qui doit être consumé, comme il m’a été montré. De cette manière toutes les inclinations naturelles tant de l’âme que du corps vont se consumant.

Je comprends ainsi que tout ce qui est nôtre doit être détruit de façon qu’il n’en reste rien.

[…]

CHAPITRE XIV

[…]

Mais l’amour pur et net ne peut vouloir de Dieu aucune chose, pour bonne qu’elle puisse être, qui ait nom participation. C’est qu’il veut ce Dieu tout entier, tout pur, sans mélange, immense, tel qu’il est. S’il ne lui manquait qu’une toute petite parcelle, il ne pourrait se contenter, mais il se croirait plutôt en enfer. Voilà pourquoi je dis que je ne veux pas d’amour créé, c’est-à-dire d’un amour qu’on puisse goûter, comprendre, dont on puisse se réjouir. Je ne veux pas, dis-je, d’un amour qui passe par la voie de l’intelligence, de la mémoire ou de la volonté. Le pur amour, en effet, est au-dessus de tout cela. Il dépasse tout et s’écrie : Moi je n’aurai de cesse que je ne sois serré et enfermé dans cette divine poitrine où se perdent toutes les formes créées et se perdant elles-mêmes, deviennent divines. De nulle autre façon ne peut se contenter l’amour pur, vrai et net.

J’ai donc décidé, tant que je vivrai de dire toujours au monde : à l’extérieur fais de moi ce que tu veux, mais à l’intime laisse-moi, car je ne puis, je ne veux et je ne voudrais qu’il soit en mon pouvoir de vouloir occuper mon intérieur d’autre chose que ce Dieu seul qui l’a saisi et l’a enfermé en soi, si bien qu’il ne veut ouvrir à personne. Sache que la force qu’il déploie ici est aussi grande que sa toute-puissance. Il ne fait autre chose que de consumer cette humanité, sa créature, au-dedans et au-dehors. Quand elle sera toute consumée, ils sortiront tous deux de ce corps. et ainsi unis ils monteront à la patrie. En mon intérieur je ne puis voir que lui puisque je n’y laisse entrer nul autre et moi moins encore que les autres, parce que c’est à moi que je suis le plus ennemi.

Il m’arrive cependant et il est parfois nécessaire de désigner ce moi, selon l’usage du monde qui ne sait parler d’autre manière; mais quand je me nomme ou suis nommée par d’autres, je dis en moi-même : Mon moi est Dieu, je n’en connais pas d’autre, hors mon Dieu lui-même12. De même quand je parle de l’être. Chaque chose qui a l’existence la tient par communication de la souveraine essence de Dieu. Mais l’amour pur et net ne peut s’arrêter à voir cette communication comme sortie de Dieu et qui soit en elle comme créature, à la façon des autres créatures qui participent plus ou moins à Dieu. Le vrai amour ne peut supporter de ressembler ainsi aux autres créatures, mais avec un grand élan d’amour il dit : Mon être est Dieu, non par simple participation, mais par vraie transformation et annihilation de l’être propre13.

[…]

De là vient que, quand il le peut, Dieu attire à lui le libre arbitre de l’homme par des artifices suaves; s’il y réussit, il le met dans la direction voulue pour le conduire à l’annihilation de son être propre.

Ainsi c’est en Dieu qu’est mon être, mon moi, ma force, mon bonheur, mon bien, ma joie. Ce mien, que je viens de prononcer, je le présente comme mien, parce que je ne puis m’exprimer autrement, mais au fait je ne sais ce que c’est que ce moi, ce mien, cette joie, ce bien, cette force, cette fermeté, ni encore ce bonheur. Je ne puis tourner les yeux sur rien ni au ciel ni sur terre. Si cependant je prononce quelques paroles qui sentent l’humilité, ou la spiritualité, au-dedans de moi je ne sais et ne sens rien, mais j’ai honte de dire tant de mots si peu conformes à la réalité et à ce que j’éprouve en moi.

Je vois clairement qu’en vérité l’homme se trompe en ce monde, en s’occupant de ces choses qui ne sont pas et en leur donnant de la valeur. Et par suite il ne regarde ni n’estime ce qui en vérité est.

Écoute ce que dit à ce propos frère Jacopone dans une de ses laudes qui débute : « Ô amour de la pauvreté.» Il dit ainsi :

«Ce que tu vois n’est pas,

tant est grand ce qui est.

La superbe est au ciel

et l’humilité se damne.»

Il dit : ce qui se voit, c’est-à-dire toutes les choses visibles qui sont créées ne sont pas, elles n’ont pas l’être véritable, tant est grand celui qui est, Dieu, en qui est tout être vrai. La superbe est au ciel, c’est-à-dire la vraie grandeur est au ciel, et sur terre, l’humilité se damne, c’est-à-dire l’affection placée en ces choses créées qui sont basses et viles, n’ayant pas en soi l’être véritable.

[…]

À cet homme superbe Dieu dit :

Ce que tu vois n’est pas,

Tant est grand ce qui est.

C’est-à-dire : aucune chose n’a l’être sinon par union à l’être de Dieu. Ce qui se voit n’est pas, parce que l’être de l’homme ne peut en vérité être appelé «être», mais plutôt «perte d’être», puisqu’il ne participe pas de droit à l’être unique de Dieu.

[…]

Puisque l’homme est d’une si grande dignité de nature par son âme, et fait pour de grandes choses, quand il se tourne vers des choses finies, c’est alors qu’il s’humilie et qu’il avilit la dignité de sa nature. Plus il descend, plus il s’avilit en s’éloignant de l’être infini avec lequel il a si grande conformité de nature. Et parce qu’il s’est humilié en choses de ce genre, il (Jacopone) dit :

Se damne l’humilité.

[…]

En vérité notre esprit est créé pour aimer et jouir, et c’est ce qu’il va cherchant par toutes choses. Il ne trouvera jamais d’apaisement dans les choses temporelles, et cependant il va espérant toujours de l’y trouver. Finalement il se trompe lui-même; il perd le temps si précieux qui lui est assigné pour chercher Dieu le souverain Bien; c’est en lui qu’il trouverait le vrai amour et la sainte jouissance qui l’assouviraient et le rendraient heureux.

[…]

À ce propos je me rappelle ce possédé à qui un religieux commanda de lui dire ce qu’il était. Il cria d’une voix forte : «Je suis ce malheureux privé d’amour.» Il le disait d’une voix si pitoyable et si pénétrante, qu’il me remua tout entière de compassion intime, tant je le comprenais en l’entendant dire : privation d’amour.

CHAPITRE XV

[…]

Dieu a fait l’homme en vue du bonheur, avec tant d’amour qu’on ne peut l’imaginer. Il lui fournit tous les moyens utiles, il le fait avec un amour, une pureté, une rectitude infinis. De tout ce qui est nécessaire, il ne le laisse manquer si peu que ce soit, si grands soient les péchés commis. Il ne cesse jamais de lui envoyer toutes les inspirations, avertissements et châtiments utiles pour le conduire à ce degré de bonheur pour lequel son amour brûlant l’a créé.

[…]

CHAPITRE XVI

[…]

Le mal, je suis bien sûre qu’il est tout entier de moi, mais du bien je n’en puis faire aucun de moi-même, puisque le néant ne peut rien faire de soi.

[…]

Elle disait :

Je ne veux parler de moi ni en bien ni en mal, de peur que mon propre moi ne s’estime être quelque chose.

[…]

Mais quand tu entends parler de toi en mauvaise part, rappelle-toi qu’on n’en pourra dire autant, à beaucoup près, que la réalité vraie. Bien plus, tu n’es pas digne d’être nommée, même en mal, comme si tu valais qu’on prenne garde à toi.

On voyait à cela que toute sa confiance était en Dieu. Elle y était si fortement appuyée, avec une telle assurance qu’il n’était plus, pour ainsi dire, question de foi. Elle se voyait plus assurée dans les mains de Dieu son amour, en qui elle avait placé toute sa confiance, à qui elle avait donné tout le gouvernement d’elle-même, en se blotissant sous le manteau de sa sollicitude et de sa providence, que si elle s’était vue en possession actuelle de tout bien, de tout avantage et de tout bonheur qu’on puisse désirer ou imaginer de posséder en ce monde.

[…]

C’est pourquoi j’ai prié Dieu qu’il ne me permette ni de me réjouir intérieurement ni de me plaindre de quoi que ce soit de créé, afin que ce mauvais moi ne me voie jamais jeter une seule larme. Je l’ai encore prié de s’emparer de tout mon libre arbitre, de telle manière qu’il ne puisse vouloir ce que je veux, mais uniquement ce qui lui plaît. J’ai obtenu tout cela de sa clémence.

[…]

Sache encore que je te méprise à tel point que j’aimerais mieux être sans toi damnée en enfer que par ton moyen posséder Dieu tout entier en moi. C’est qu’il est impossible à une âme pure de souffrir entre Dieu et elle aucun intermédiaire. C’est uniquement tout entier qu’elle le veut, et comme il est, pur et net. Comment donc supporterait-elle un intermédiaire aussi détestable qui pourrait sans droit se glorifier d’une si grande chose? Quoique cela soit impossible, je me sens néanmoins, rien qu’à en parler, toute remuée d’horreur qu’une telle chose puisse seulement se penser.

Mon moi se voyant enfin réduit à un tel sort, ne sut plus que répondre; il se retira tout à fait de ma présence et n’osa plus répliquer.

[…]

Mais comme je voyais que Dieu le tenait toujours en bride, sa vue ne me donnait aucun ennui, ni souci ni travail ni aucune impatience, mais plutôt le contraire. Qui aime la justice est satisfait que les voleurs soient pendus

[…]

Il m’apparaît avec évidence que si je devais redouter quelque chose, ce serait ce moi parce que je le vois si mauvais; mais d’un autre côté le voyant aux mains de Dieu, à qui je m’abandonnais en toute confiance, je n’en eus plus jamais peur; je n’y pensais même plus, je n’en tenais aucun compte, comme si je n’avais rien à faire avec lui.

[…]

CHAPITRE XVII

Cette sainte âme disait :

Quand Dieu veut disposer une âme, pourvu qu’elle lui réponde avec son libre arbitre en se remettant tout entière entre ses mains, il la conduit à toute perfection. C’est ainsi qu’il fit à une âme. Celle-ci, dès qu’elle eut reçu de lui sa disposition interne ne fit plus jamais sa volonté propre; elle restait toujours en son secret intérieur, attentive à la volonté de Dieu. Elle la sentait imprimée en son esprit et en avait une telle assurance qu’elle disait parfois à Dieu : «Pour tout ce que je penserai, dirai et ferai, j’ai confiance en toi que tu ne me laisseras pas faillir.»

En cette âme l’intelligence fut ainsi disposée qu’elle ne chercherait jamais à comprendre quoi que ce soit au ciel ni sur terre, ni même les opérations spirituelles qui la concernaient elle-même. Elle agit ainsi de façon que jamais plus elle ne chercha rien en soi ni en autrui.

Tu pourrais ici poser une question et dire : A quoi donc s’appliquait l’activité de l’intelligence? Je réponds que toutes les puissances de l’âme étaient continuellement actives en Dieu. Quand il y avait quelque chose à faire, à ce moment même qu’il fallait l’accomplir, il lui était donné à connaître ce qu’elle devait faire, et aussitôt après la porte se refermait.

Quant à la mémoire, elle n’aurait pu l’expliquer davantage, parce que rien ne lui restait, comme si elle était sans capacité de se souvenir ni de comprendre. Cela ne se produisait pas en forme de discours humain. Comme elle était toute en acte, elle voyait et agissait du même coup. On se rendait compte facilement que c’était Dieu qui agissait, tandis qu’elle restait tellement absorbée qu’elle n’avait ni temps ni lieu, ni volonté ni liberté de se tourner d’un autre côté que celui où Dieu subitement la tournait. Elle ne pouvait considérer autre chose sinon ce que Dieu d’un instant à l’autre lui proposait. De cette façon elle était tout attentive à ses actes au moment où elle avait à les faire. Passé ce moment, le souvenir lui passait aussi. Tout comme si elle n’avait pas été la même qui avait agi, il ne lui en demeurait rien.

Même phénomène dans le sentiment, que l’Amour lui enleva dès le principe, au point qu’elle ne pouvait avoir d’affection à nulle chose créée ou incréée, ni en Dieu même pour ce qui est sentiments, visions, goûts et satisfactions spirituels. Elle voyait les autres faire grand cas de ces choses; elle, au contraire, les avait en horreur et les fuyait autant qu’elle pouvait. Mais plus elle les voulait fuir et plus elle en était comblée.

[…]

Cette rectitude de volonté la tenait sur ses gardes, toujours renfermée en Dieu, au point que ne pouvaient s’insinuer les illusions, imaginations, inspirations ni aucune lumière, rien qui n’eût pas été immédiatement en Dieu.

Après que Dieu lui eut déchargé les épaules de son moi, l’esprit se trouva tout dégagé et apte à faire de grandes choses. L’instinct d’amour que Dieu lui avait donné dès qu’elle se vit séparée d’elle-même, se trouva si dégagé et d’une telle puissance et grandeur qu’il n’y avait lieu, en dessous de Dieu, où il pût trouver repos. Alors Dieu, voyant cette âme ainsi disposée et préparée, lui jeta du ciel le bout de ce lien très saint de l’amour pur, net et droit, par lequel il la tenait continuellement occupée en lui. Elle aussitôt, comme il descendait, lui répondait aussi, c’est-à-dire en pureté. car son moi ne pouvait le toucher, le voir ni l’entendre d’aucune façon. Elle laissait courir l’eau claire comme elle descendait de la source vive. Et par le moyen de cet amour, à cause de sa grande pureté, elle découvrait toute paille fût-ce la plus menue, qui à ses yeux pouvait lui faire tort. Et si elle avait pu expliquer l’extrême gravité du moindre empêchement, les cœurs de diamant seraient, de terreur, tombés en poussière.

CHAPITRE XVIII

[…]

Je ne veux pas d’un amour qui soit pour Dieu ni en Dieu; je ne puis souffrir ce mot de pour, ni celui d’en, parce qu’ils indiquent à mes yeux quelque chose qui pourrait être intermédiaire entre Dieu et moi. C’est ce que l’amour pur et net ne peut supporter, à cause de sa souveraine pureté et netteté. Cette pureté et netteté d’amour est aussi grande que Dieu même puisqu’il est son être propre.

[…]

Chaque jour je sens qu’on m’enlève des brins de paille. Ce pur amour les rejette tous. Il s’y applique avec grand zèle, ses yeux pénétrants découvrent les moindres imperfections cachées, qui aux yeux d’un autre amour paraîtraient des perfections. De ce travail Dieu se charge, l’homme ne s’en avise pas. Il ne peut discerner ces imperfections, pour cette raison aussi que s’il les apercevait il n’en pourrait supporter la vue. Dieu lui montre toujours son travail achevé comme s’il n’y restait plus aucune imperfection, mais par ce moyen il ne cesse de les lui enlever, bien qu’elles soient inconnues à toute intelligence.

Et puisque, comme on dit, les cieux ne sont pas purs devant Dieu, il faut comprendre qu’une telle pureté ne peut être discernée que par une lumière surnaturelle. Sans que l’homme s’interpose, elle y travaille à sa manière et purifie toujours davantage le vase, qui se voit toujours et paraît à lui-même parfaitement purifié. Dieu agit en cela de façon cachée. La raison en est que l’homme qui est tout donné aux mains de Dieu, ne veut et ne peut vouloir en soi autre chose que la vertu et la perfection de Dieu. Comprenant quelle est aux yeux de Dieu la gravité d’un seul fétu d’imperfection, s’il en apercevait en soi, si opposés à Dieu et si nombreux, comme Dieu de jour en jour les y découvre et les arrache, il serait impossible que de désespoir il ne tombe pas en poussière. C’est pourquoi Dieu les lui enlève peu à peu sans que l’homme s’en aperçoive. Aussi longtemps que nous sommes en cette vie présente, sa douce bonté ne fait pas autre chose en nous.

Quand ce Dieu aimant nous appelle hors du monde, il nous trouve pleins de vices et de péchés; d’abord il nous donne le goût de la vertu, puis il nous excite à la perfection, ensuite par grâce infuse il nous conduit au véritable anéantissement, et enfin à la vraie transformation.

Dieu conserve ce bel ordre pour mener l’âme dans la voie. Mais quand l’âme est annihilée et transformée, alors elle n’agit plus, ne parle plus, reste sans vouloir, sans sentiment à l’intérieur et à l’extérieur qui puisse la mouvoir. En toute chose, c’est Dieu qui la dirige et qui la guide sans l’aide d’aucune créature.

L’état de cette âme à ce stade est un sentiment d’une telle paix et d’une telle tranquillité, qu’il lui semble être toute immergée de cœur et d’entrailles, à l’intérieur comme à l’extérieur, dans une mer de très profonde paix. Elle n’en sort jamais, quoi qu’il puisse lui arriver en cette vie; elle se tient immobile, imperturbable, impassible, tellement qu’elle n’éprouve, lui semble-t-il, dans son humanité et dans son esprit, à l’intérieur et à l’extérieur, rien autre chose qu’une paix souverainement douce. Elle est si remplie de cette paix que si on lui comprimait les chairs, les nerfs et les os, on n’en exprimerait que de la paix.

[…]

Plus j’avance, mieux je vois chaque jour que la fin pour laquelle l’homme est fait n’est autre certainement que d’aimer et se réjouir dans ce saint et pur amour.

C’est pourquoi quand l’homme est parvenu par grâce à ce port désirable du pur amour il ne peut plus faire autre chose, quoi qu’il veuille et s’efforce là-contre, qu’aimer et se réjouir. Cette grâce que Dieu fait à l’homme est si admirable et tellement au-dessus de tout désir et de toute pensée humaine que sans nul doute, dès cette vie présente, il se sent déjà participant de la gloire bienheureuse.

CHAPITRE XIX

Un jour un frère prêcheur — soit qu’il parlât ainsi pour l’éprouver, soit par quelque fausse présomption, comme il arrive souvent — lui dit qu’il était plus apte qu’elle à l’amour.

[…]

Quand il eut longuement parlé sur ce thème, il vint à la bienheureuse Catherine une ardente flamme de ce pur amour incapable de supporter dans son zèle pieux le thème qu’il développait. Elle en eut le cœur tout enflammé, se dressa debout avec une telle ferveur qu’elle paraissait hors d’elle-même, et elle lui dit :

Si je croyais que votre habit pût me faire grandir seulement d’une étincelle d’amour, je vous l’arracherais n’importe comment s’il ne m’était pas accordé de l’avoir autrement. Qu’ensuite vous ayez plus de mérites que moi par votre renoncement fait pour Dieu et par l’organisation de la vie religieuse, qui vous donne de continuelles occasions de mérite, je l’accorde. Mais ce n’est pas cela que je cherche, tout cela je vous le laisse. Mais que je ne puisse l’aimer autant que vous, jamais, et d’aucune façon vous ne me le ferez admettre.

Elle disait cela avec tant de ferveur et de force que ses cheveux se dénouèrent et en tombant se répandirent sur ses épaules. Elle paraissait transportée hors d’elle-même par le feu de son zèle, mais avec une telle décence, une telle grâce que tous les assistants en étaient dans l’admiration, édifiés et contents. Elle ajoutait :

L’amour ne peut être entravé, et s’il l’est, ce n’est pas cet amour-là tout pur et tout net.


[…]

Elle était un jour fort affligée et tourmentée par son humanité qui aurait voulu, pour soutenir une vie affaiblie et infirme, user de choses licites et permises dont elle jugeait que par nature et nécessité elle ne devait pas être privée. Dieu lui fit entendre intérieurement connurent elle devait faire. Il lui disait ainsi :

Je ne veux pas que jamais plus tu tournes les yeux sinon vers l’amour, et je veux que là tu te fixes, et garde-toi de t’en détourner pour quelque changement qui survienne en toi ou en d’autres, à l’intérieur ou à l’extérieur. Décide-toi à être comme morte à toute autre chose, parce que celui qui a confiance en moi ne doit pas douter de soi.

C’est pourquoi je te notifie que tout cela : raisons, pensées, hésitations, doutes que l’homme peut avoir à l’égard de l’esprit, tout cela procède de la détestable racine de son moi.

Cela arrive principalement à ceux qui sont tirés par le pur amour, parce que celui-ci veut traverser et dépasser toutes les pensées humaines. Il ne veut s’arrêter ni à la raison ni au jugement de l’homme; il ne veut vivre ni dans l’âme ni dans le corps d’après leur nature, mais veut agir en tout au-dessus du pouvoir de cette nature. Quand parle le pur amour, il parle toujours au-dessus de la nature; tout ce qu’il fait, tout ce qu’il pense, tout ce qu’il dit est toujours au-dessus de la nature. Par là se peut comprendre pourquoi il ne peut être entravé, moins encore vaincu, cet amour pur qui n’est autre que Dieu.

Les empêchements qui peuvent se présenter, viennent tous de cette nature qui tient l’homme en servitude, tandis qu’elle s’inquiète beaucoup plus d’elle-même que de l’esprit. Mais quand Dieu sépare de l’esprit la partie inférieure de l’homme, alors l’esprit est tout à fait libre et agit en tout sans crainte et sans attention à rien. Sa liberté est d’une telle excellence et d’une telle dignité que si elle se voyait entravée par une paille minuscule, pour l’enlever elle tiendrait pour rien n’importe quelle souffrance.

CHAPITRE XX

[…]

Mais Dieu veut que la foi ait son mérite, et non que l’homme fasse le bien par propriété. Il va le menant petit à petit. Il lui donne une connaissance toujours proportionnée à la capacité de la foi. Il l’amène ensuite à une lumière si vive sur les choses d’en haut par la claire et certaine connaissance qu’il en reçoit dès cette vie, que dans un homme illuminé à ce point et rempli des joies célestes semble défaillir la foi. Quand il en éprouve la douceur, quoique soit peu de chose ce qui est accordé ici-bas, il en demeure stupéfait et ne comprend pas que tous les hommes ne se mettent pas en quête de tant de douceur et de suavité.

D’autre part si l’homme savait ce qu’il devra subir plus tard, s’il vient à mourir dans l’infortune du péché, je m’assure que dans la peur qu’il en aurait, il se laisserait non seulement tailler, mais hacher menu et revenir à la vie, et se laisser hacher de nouveau, et ainsi jusqu’au jour du jugement et au-delà, si c’était possible, plutôt que de commettre un seul péché. Mais Dieu ne veut pas que l’homme laisse de mal faire par peur, parce que s’il était envahi par la crainte jamais l’amour n’y pourrait entrer. Il veut que ce soit seulement par amour. Aussi ne lui accorde-t-il pas de voir un si épouvantable spectacle. Cependant il en montre quelque chose à ceux qui sont revêtus de son amour pur et si absorbés en lui que la crainte ne peut plus pénétrer en eux. La lumière de l’amour, en effet, pénètre partout, jamais une porte ne lui est fermée, elle voit au ciel et sur terre plus de choses que la langue n’en peut exprimer. Ainsi Dieu l’attire par des stratagèmes de douceur et des voies suaves. Voilà comment il agit avec qui se laisse conduire par foi, qui reconnaît la main toute bonne de Dieu et ne la refuse pas, mais au contraire la prend et la tient fortement et la suit «comme une jument» (PS., 72, 23).

[…]

CHAPITRE XXI

Cette bienheureuse, illuminée par la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde (Jean, 1, 9), voyait intérieurement les merveilles que le Dieu amour accomplit dans une âme qui se donne à lui généreusement tout entière. D’où elle voyait comment est fait l’amour net et pur qui se répand dans l’âme. À le considérer si pur, si droit, si net, elle comprenait qu’il n’est autre que Dieu même, qui est amour béatifiant, et rien autre chose, c’est-à-dire sans autre cause que lui-même. Et ce pur amour est de telle nature qu’il ne peut faire autre chose que d’aimer. Il rejaillit plus ou moins dans la créature, dans la mesure où le sujet est capable de recevoir la grâce, et selon la droiture avec laquelle il s’adapte à la conformité de cet amour. Il faut en effet que l’amour réponde à l’amour, et à égalité. Si cette égalité venait à manquer, ce ne serait pas le vrai et pur amour. Il serait contaminé d’amour-propre, qui est si contraire au pur amour que rien ne peut l’être davantage. L’âme ne peut trouver de repos tant que les eaux qui sortent d’elle ne soient aussi claires qu’elles lui arrivent de la source divine. Voilà le sentiment dont il est dit qu’en cette vie c’est un goût de vie éternelle.

[…]

Aussi disait-elle :

Si grand était le sentiment que je goûtais dans cette douce union qu’il n’y a pas à s’étonner si j’étais hors de moi; je ne voyais rien sinon Dieu seul, sans moi et hors de moi. Cette vue cause une telle absorption qu’on ne peut voir ni vouloir ni goûter autre chose. Notre être tant du corps que de l’âme reste comme une chose morte sans agir ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Quel besoin y a-t-il de parler en tant de mots d’une chose à ce point hors de mesure et inexprimable? De sa grandeur et de son excellence je me sens incapable de rien dire.

[…]

CHAPITRE XXII

[…]

La foi, il me semble l’avoir totalement perdue; l’espérance est morte, parce qu’il me semble avoir et tenir avec assurance ce qu’autrefois je croyais et espérais. Je ne vois plus d’union, parce que je ne sais et ne puis plus rien voir que Dieu seul, lui seul, sans moi. Je ne sais où j’en suis, je ne cherche pas à le savoir et ne voudrais pas en apprendre quelque chose. Je suis ainsi placée et submergée en la fontaine de son immense amour, comme si j’étais au fond de la mer sous toutes les eaux, et que d’aucun côté je ne puisse toucher ni voir ni ouïr rien d’autre que l’eau. Ainsi je suis noyée en ce doux feu d’amour dont je ne puis rien comprendre de plus, sinon que c’est tout amour.

[…]

CHAPITRE XXIII

[…]

Tu me commandes d’aimer mon prochain, et moi je ne puis aimer que toi ni admettre aucun mélange avec toi. Comment ferai-je donc?

À quoi il lui fut répondu intérieurement :

«Celui qui m’aime, aime encore tout ce que j’aime. Il suffit que pour le salut du prochain tu sois prête à lui faire à l’âme et au corps tout ce qui serait nécessaire. Cet amour est sûr parce qu’il est dégagé de la sensibilité puisque le prochain est aimé non en lui, mais en Dieu.»

Et parlant de cet amour pur, elle disait :

Avant que Dieu créât l’homme, l’amour était pur et simple sans avoir aucun regard de propriété, parce qu’il n’y avait pas où regarder. Quand Dieu donc créa l’homme, il ne se décida pas pour autre chose que son pur amour. Pour faire une créature si belle et si grande, avec tout ce qui la concerne, il n’eut d’autre motif ni d’autre but que son pur et simple amour lui-même. C’est pourquoi, de même que cet amour ne néglige rien, quelque avantage ou désavantage qu’il y rencontre, et ne vise à autre chose, sans aucun détour, qu’à la nécessité et à l’unité de l’aimé, ainsi l’amour de l’aimé doit retourner vers celui qui l’aime de la même manière et sous la même forme qu’il est venu vers lui. Dès lors cet amour qui n’a de regard pour rien sinon pour l’Amour ne peut avoir peur de rien, puisqu’il n’a pas de regard pour son propre moi.

Elle disait encore :

Non seulement l’amour pur ne peut sentir la peine, mais il ne peut comprendre ce que c’est que peine ou tourment, fut-ce comme ceux de l’enfer ni penser à ceux qui lui en feraient. S’il lui était possible d’endurer toutes les peines au degré qu’endurent les démons et les damnés, il ne pourrait jamais dire que ce sont des peines. C’est que quand il se rendrait compte de la peine et en sentirait la morsure, il serait par le fait même hors de cet amour. Le vrai et pur amour a tant de force qu’il se tient toujours fixé et immobile en celui qui l’aime; il ne laisse jamais la liberté de voir ou entendre autre chose que le pur amour. En vain s’efforce qui voudrait lui faire remarquer les choses du monde. Il reste immobile et immuable en son amour, tel qu’un mort.

[…]

CHAPITRE XXIV

[…]

C’est pour cela qu’elle disait :

Ceux qui voient combien importe l’œuvre spirituelle, c’est-à-dire combien importe l’offense de Dieu ou sa grâce, ne peuvent tenir compte d’autre souffrance ni d’autre enfer que cette offense. À leurs yeux toutes les autres peines que l’on peut endurer en cette vie, en comparaison de celle-là, sont des soulagements. À l’opposé, tout ce qui est en dessous de Dieu avec apparence de bien, en comparaison peut s’appeler mal. Mais je sais bien que celui qui n’en fait pas l’expérience l’entendra malaisément.

D’un autre côté, je ne puis comprendre que l’homme soit aveugle à ce point. Comment ne voit-il pas que tout ce à quoi Dieu ne correspond pas, tout ce que Dieu ne soutient de sa grâce, n’est que peine, chagrin, amertume, colère, mélancolie, tristesse, malheur, même en cette vie?

[…]

Quand j’ai eu cette vue qui m’a fait voir combien importe l’ombre d’un tout petit acte contre Dieu, je ne comprends pas comment je n’en suis pas morte. Je dis alors : Je ne m’étonne plus que l’enfer soit si horrible, puisqu’il est l’effet du péché. (…) Cette vue que j’en ai eue, en effet, toute petite et qui ne dura qu’un instant, si elle avait duré un peu plus, mon corps, eût-il été de diamant, aurait été réduit au néant.

Pour conclure, tout ce que j’en ai dit me paraît mensonge à côté de ce que j’en ai saisi dans mon esprit quand je faillis mourir de cette vue rapide. Tout mon sang se glaçait par tout mon être et ma défaillance fut telle que je croyais trépasser. Mais la bonté de Dieu a voulu de plus que je puisse le raconter.

[…]

CHAPITRE XXV

[…]

Elle disait :

Cet amour-propre, quand il est dans sa vraie nature est ainsi fait : D’abord il n’a cure du dommage de l’âme et du corps, ni du prochain, ni de la renommée, ni des biens personnels ou d’autrui. Pour satisfaire sa propre volonté il est cruel à lui-même et aux autres; il refuse de céder pour aucune opposition qui se puisse imaginer. Quand l’amour-propre a décidé de faire quelque chose, il ne change ni pour flatteries ni pour menace de malheurs si grands qu’ils soient. Pour faire sa volonté il n’a cure de servitude, d’esclavage, ni de pauvreté, de déshonneur ni de maladie, de purgatoire, de mort ou d’enfer. De tout cela il ne voit et ne comprend l’importance, car il est aveugle.

Si tu lui disais : Laisse ton amour-propre et tu gagneras de l’argent, tu vivras en santé, tu auras en ce monde tout ce que ton cœur pourra désirer et ensuite tu iras certainement en paradis, — il rejette tout cela, parce que son cœur ne peut apprécier d’autre bien ou d’autre mal temporel ou éternel, que celui qu’il porte imprimé par amour-propre. De tout le reste il fait fi et le tient pour rien.

[…]

Elle disait encore :

Et de même que l’amour-propre ne peut savoir ce que c’est que l’amour nu, ainsi l’amour nu ne peut comprendre comment, dans ce qu’il connaît en vérité, il y ait ou puisse y avoir de la propriété. Il ne voudrait à aucun prix qu’il existe une chose qu’il puisse dire sienne. La raison en est que cet amour nu voit toujours la vérité et même ne peut voir autre chose. Or la vérité est, de sa nature, communicable à tout le monde, elle ne peut appartenir en propre à personne. L’amour-propre, au contraire est à lui-même un empêchement, il ne peut ni croire ni voir la vérité. Et même, s’il croit la posséder, il la tient pour ennemie, une étrangère lointaine et inconnue.

Mais l’amour-propre spirituel est beaucoup plus subtil et dangereux que l’amour-propre corporel, Son poison est très pénétrant; fort peu s’en gardent, car il se cache beaucoup mieux sous une grande subtilité, c’est-à-dire sous couleur de sainteté, de nécessité, quelquefois de charité, de compassion et sous une infinité d’apparence dont il se couvre. En voulant les dénombrer, il me semble voir une plage immense de sable, et le cœur me manque rien qu’à y penser.

[…]

S’il en est ainsi, je ne vois à cette maladie si incurable d’autre remède que Dieu même. S’il ne nous en guérit pas ici-bas par sa grâce, il nous la fera purger plus tard, à nos dépens, au purgatoire. Il est en effet indispensable, avant de pouvoir contempler la pure face de Dieu, que nous nous purifiions de toute notre souillure jusqu’à ce que nous soyons rendus purs et sans tache.

[…]

Ceci est un des effets du divin amour. Il met l’homme dans une telle liberté, une telle paix et un tel contentement, qu’il lui semble être en paradis dès cette vie. Il demeure si fermement fixé et attentif en cet amour, qu’il ne peut parler d’autre chose, ni penser à autre chose, ni vouloir autre chose, ni faire d’aucune créature plus de cas que si elle n’existait pas.

Ce divin amour est notre vrai et propre amour, il nous sépare du monde et de nous-mêmes et nous unit à Dieu, et quand cet amour divin se répand dans nos cœurs, à quoi peut-il encore s’arrêter en ce monde ou en l’autre?

[…]

Pour finir on peut connaître par l’expérience de chaque jour que l’amour de Dieu est notre repos, notre joie et notre vie. L’amour-propre est au contraire une tension continuelle et une tristesse, notre mort en cette vie et en l’autre.

CHAPITRE XXVI

Cette sainte âme disait :

Je vois trois moyens que Dieu emploie pour arriver à purger la créature. Le premier, quand il lui donne un amour nu de telle sorte qu’elle ne puisse plus vouloir — à supposer qu’elle veuille — ni voir autre chose que cet amour. Cet amour est à ce point dépouillé et net qu’il lui fait voir toutes les broutilles de l’amour-propre. Établie dans cette vue véritable, l’âme ne peut plus être abusée par son propre moi. Celui-ci est réduit à désespérer de lui-même à tel point qu’on ne peut rien lui dire qui soit capable de le réconforter, quelle qu’en soit son envie. En conséquence, l’amour-propre se consume peu à peu, puisqu’il faut bien que meure celui qui ne se nourrit pas. Et malgré cela, si grandes sont l’étendue et la malignité de cet amour-propre qu’il accompagne l’homme presque jusqu’à la fin de sa vie.

De cela je m’aperçois bien, moi, puisque de temps en temps je sens mourir en moi beaucoup de penchants qui d’abord paraissaient bons et parfaits. Une fois qu’ils ont été consumés, je comprends qu’ils étaient dépravés et imparfaits, selon le degré de mon infirmité spirituelle et corporelle que je ne voyais pas et que je croyais ne plus avoir. Il est donc nécessaire d’acquérir une vue si fine que tout ce qui d’abord paraissait parfait devienne et à la fin se découvre imperfection, vol et malheur. Tout cela se découvre et se distingue au miroir de la vérité c’est-à-dire de l’amour pur, qui montre tout ce qui auparavant paraissait droit.

La seconde manière que j’ai vue, et qui me plaît beaucoup plus que la précédente, c’est quand Dieu donne à l’homme un esprit absorbé en grande peine, par quoi il lui fait voir ce qu’il est en vérité, c’est-à-dire combien il est vil et abject. Cette vue le tient continuellement en excessive privation de toute chose qui puisse avoir saveur de bien, de sorte que le moi ne trouve plus à se nourrir d’aucune façon. Ne pouvant se nourrir (ayant au contraire la vue continuelle de ce moi si mauvais qu’il n’y peut rien entrer de bon) force est bien qu’il se consume. Il doit finalement reconnaître que si Dieu n’y met la main en lui donnant son être divin par quoi lui sera enlevée cette vue si déplaisante, jamais, jamais il ne sortira de cet enfer qu’il porte en soi.

Quand Dieu ensuite, à cette vue de totale désespérance de soi ajoute la grâce de l’enlever, alors l’âme demeure en grande paix et consolée.

Le troisième moyen est encore plus excellent que les précédents. C’est quand Dieu donne à la créature un esprit tout absorbé en lui, de telle façon qu’elle ne sait penser à autre chose, à l’intérieur ou à l’extérieur, que ce Dieu même. De tout ce qui la concerne, quelles que soient ses affaires et occupations elle ne peut rien penser ni faire cas, sinon pour autant que l’exige l’amour de Dieu. Aussi paraît-elle une chose morte au monde, parce qu’elle ne peut se satisfaire en rien et ne sait ce qu’elle veut au ciel ni en terre. Il lui vient en même temps une telle pauvreté d’esprit qu’elle ne sait ce qu’elle fait ni ce qu’elle a fait et ne pourvoit à ce qu’elle aurait à faire en quoi que ce soit, quant à Dieu et quant au monde, pour elle-même et pour le prochain. C’est que Dieu ne lui donne aucune vue qui la nourrisse, mais il la tient contre lui en union et en suave fusion. En cet état l’âme est riche et pauvre à la fois, ne peut rien s’approprier ni se nourrir de rien. Il faut donc qu’elle se consume, qu’elle reste à la fin perdue en elle-même et qu’ainsi elle se retrouve en Dieu. Elle était en lui déjà sans doute, mais ne savait comment elle y était.

Il y a encore la voie de la vie religieuse dont je ne dirai pas plus, parce que tous de toute façon doivent passer sous l’une ou l’autre de ces trois voies susdites, et aussi parce que d’autres en ont traité au long et au large.

CHAPITRE XXVII

[…]

Cette âme avait sans cesse de tels élans du cœur et de si grande force qu’elle en tombait souvent malade. On la soignait comme pour une maladie corporelle, alors que son mal était feu de l’esprit, on lui appliquait des ventouses pour faire respirer le cœur et lui rendre la parole. Mais cela servait de peu. Elle avait des suffocations violentes, elle perdait la parole, on la croyait proche de mourir. Comme on ne discernait pas l’opération divine, on lui donnait des remèdes qui lui faisaient du tort. Très obéissante, elle les prenait. On comprit ensuite que Dieu était l’auteur de ces choses. On se mit à laisser passer les assauts divins le mieux possible sans médecine, on se contentait de la soutenir en l’entourant de soins et de vigilance.

Par suite de ces élans elle avait très souvent au cœur un si grand feu qu’il lui devenait impossible de parler, ou si doucement qu’on l’entendait et la comprenait à peine. On ne savait que faire pour la soulager; ses dévots qui l’entouraient en restaient interdits. Elle disait :

En ce moment je sens mon cœur réduit en poussière, je me sens consumer d’amour.

Alors pour soulager son humanité, elle se retirait seule dans une chambre, s’y jetait à terre de tout son long et criait :

Amour, je n’en puis plus!

Elle restait ainsi, poussant de grandes plaintes, se tordant comme une couleuvre et jetant de grands soupirs au point d’être entendue de tous ceux de la maison. Il fallait bien pour la garder en vie, qu’on usât de toute sorte de remèdes selon l’humanité pour soulager son esprit de ce feu intérieur. Oh! que de fois il fallut recourir à ces remèdes, car on voyait clairement qu’autrement elle n’eût pu le supporter. Elle disait qu’il lui semblait quelquefois avoir l’esprit sous la meule qui lui écrasait l’âme et le corps. Souvent aussi elle se promenait au jardin et parlait aux plantes et aux arbres, en leur disant :

N’êtes-vous pas aussi des créatures, œuvre de mon Dieu? Et vous, ne lui êtes-vous pas obéissantes?

Elle se répandait en beaucoup de propos semblables, elle arrivait à obtenir quelque réconfort, répétant cela pendant un certain temps, soupirant avec tant de force qu’on l’entendait sans qu’elle s’en rendît compte. Quand elle s’en apercevait ou qu’elle voyait quelqu’un, aussitôt elle se taisait et à qui la cherchait elle répondait avec à-propos d’après l’ordre des choses de la vie humaine.

CHAPITRE XXVIII

[…]

Elle disait souvent :

Si je mange ou bois, si je vais ou reste, si je parle ou me tais, si je dors ou veille, si je vois, entends ou pense, si je suis à l’église, à la maison ou sur la place publique, si je suis malade ou en santé, si je meurs ou ne meurs pas, à toute heure et à tout moment de ma vie, je veux que tout soit en Dieu et pour Dieu dans le prochain. Et même je voudrais être incapable de vouloir, de faire, ou penser ou parler excepté ce qui est la volonté de Dieu; et la part en moi qui s’y opposerait, je la voudrais réduite en poussière et répandue au vent.

[…]

CHAPITRE XXIX

[…]

Elle disait à ses amis.

Si tu as peine ou consolation, si grandes qu’elles soient, n’en dis rien sinon à ton confesseur, parce que cette absorption que tu éprouves en ton esprit vient peut-être de Dieu; elle te garde de quelque défaut que tu commettrais si tu n’étais ainsi absorbé.

Elle voyait que tout est nécessaire de ce que Dieu nous envoie d’épreuves, lui qui n’a d’autre intention que de consumer tous nos mauvais penchants, tant au-dehors qu’au-dedans. Elle voyait que toutes les vilenies, injures et mépris, la maladie, 1 a pauvreté, l’abandon de la part des parents et des amis, les tentations du démon, les confusions et tout ce qui va contre notre humanité, tout cela nous est souverainement nécessaire. Par leur moyen nous pouvons combattre nos penchants mauvais, les vaincre, les éteindre jusqu’à n’en faire plus aucun cas. Et même, aussi longtemps que les adversités nous paraîtront amères, tant qu’elles ne nous seront pas devenues douces pour Dieu, nous ne pourrons contracter avec lui cette union. Si quelqu’un craint donc qu’il puisse lui arriver une chose bonne ou mauvaise capable de le séparer de l’amour de Dieu, c’est un signe qu’il n’est pas encore fort dans la vraie charité. C’est pourquoi l’homme ne devrait rien craindre, hormis l’offense de Dieu. Il faut que tout le reste, en comparaison, lui soit comme chose qui n’est pas et ne peut jamais être, et ceci vaut même de l’enfer avec tous ses démons et ses tourments.

[…]

Elle gardait son esprit purgé de tout empêchement de chose créée, au point que lorsqu’elle avait à faire quelque fonction qui réclamât l’attention de l’esprit, elle l’expédiait le plus lestement qu’elle pouvait. Elle avait purifié ses affections et noyé tous les sentiments de l’âme et du corps et demeurait dans une telle paix, une telle union, avec un tel feu d’amour, qu’elle paraissait toujours comme hors d’elle-même.


Elle disait en ce sens :

Dieu s’est fait homme pour me faire Dieu; je veux donc devenir tout entière Dieu par participation.

Elle disait encore qu’il lui semblait recevoir de Dieu dans son âme un continuel rayon d’amour qui les liait l’un à l’autre par un fil d’or dont elle ne craignait pas qu’il se rompe jamais. Cela lui avait été donné dès le début de sa conversion; par suite toute crainte servile et mercenaire lui avait été ôtée, en sorte qu’elle n’avait plus peur de perdre Dieu. Au contraire son doux Seigneur lui donnait tant de confiance que lorsqu’elle était attirée à demander quelque chose qu’il voulait lui donner, il lui était dit dans l’esprit : «Commande, parce que l’Amour le peut faire.» En retour elle obtenait tout ce qu’elle demandait avec toute l’assurance imaginable.

[…]

Elle disait encore :

L’amour de Dieu est proprement l’amour de nous, puisque nous sommes créés par cet Amour, mais l’amour de toute autre chose se doit appeler exactement haine de nous-mêmes, attendu qu’il nous prive de notre propre amour qui est Dieu. Aime par conséquent qui t’aime, c’est-à-dire Dieu; laisse qui ne t’aime pas, c’est-à-dire, toute autre chose en dessous de Dieu, puisque toutes ces choses sont ennemies de ce vrai Amour.

[…]

CHAPITRE XXX

[…]

À y voir tant d’amour pour nous, un autre amour pour lui rejaillirait en nous. En cet amour on ne pourrait voir ni peine ni dommage en tout ce qui vient de lui. Celui qui serait en enfer avec cette vue ne pourrait souffrir, parce que l’âme amoureuse ne craint aucune souffrance et ne tient compte de rien excepté l’offense de Dieu. Et pour cette raison elle dit qu’elle serait plus contente d’être en enfer que d’être Dieu dans son paradis, si c’était possible, plutôt que de faire ou penser chose si petite qu’on veut contre le bon plaisir de Dieu; de tout le reste elle n’a cure, L’amour ne peut consentir non seulement à commettre l’offense, mais pas même à la voir.


[…]

Elle disait donc :

Je vois les portes du paradis ouvertes de la part de Dieu à qui veut entrer. Dieu est la souveraine miséricorde, il se tient les bras ouverts pour nous recevoir en sa compagnie. Mais je vois clairement qu’en cette divine essence, il y a une telle netteté et une telle pureté qu’il est impossible de l’imaginer si peu que ce soit. En conséquence, un homme qui aurait en soi une imperfection pas plus grande qu’une patte de mouche se jetterait en mille enfers plutôt que de paraître devant Dieu avec cette imperfection. Aussi l’âme voyant que le purgatoire a été constitué par disposition divine pour purger ces imperfections, s’y plonge. Elle voit en cela une grande miséricorde.

[…]

CHAPITRE XXXI

[…]

Elle disait donc, dans cette ferveur et cette lumière :

Tu verras que Dieu veut tout ce que nous voulons, nous; il ne vise pas à autre chose qu’à notre utilité spirituelle. Mais l’homme dans son imperfection, ne voit pas cela. Plus il se conforme au divin vouloir, plus il se dépouille de son imperfection, plus aussi il s’approche de la perfection, En conséquence, quand il en vient à ne plus pouvoir s’écarter de la divine volonté, alors il devient tout parfait, tout uni et transformé au doux Seigneur.

[…]

À un esprit humilié, disait-elle, Dieu donne une lumière surnaturelle par laquelle il voit plus de choses et de beaucoup plus élevées qu’il ne pouvait auparavant. Il les voit avec plus de certitude et plus de clarté, sans hésitation aucune. Il ne procède plus par degrés distincts, ni peu à peu, mais il lui est donné en un instant par une nouvelle lumière d’en haut tout ce que Dieu veut qu’il sache. Il le sait avec tant de certitude qu’il serait impossible de l’amener à croire autre chose. Il ne lui est montré rien de plus qu’il n’en a besoin pour lui-même ou pour les autres, selon ce qui est nécessaire pour conduire la créature à une perfection plus haute. Cette lumière n’est pas le fruit de sa recherche. Dieu la lui donne quand il veut, et l’homme, pour sa part, ne sait comment il arrive à savoir ce qu’il lui est donné de savoir. Et si même il cherchait à en savoir un peu plus qu’il ne lui est donné, il n’avancerait pas, il resterait comme un caillou qui ne peut rien absorber. Cette lumière surnaturelle, celui-là ne peut l’avoir qui n’a pas dépouillé l’entendement naturel. La raison en est que lorsque notre entendement naturel se met en quête notre imperfection l’accompagne; Dieu le laisse chercher tant qu’il peut et à la fin il l’amène à reconnaître son imperfection. Celle-ci une fois reconnue, Dieu lui donne cette lumière qui jette l’entendement par terre; ainsi prosterné il ne cherche plus autre chose. Il dit à Dieu; C’est toi qui es mon entendement. Je saurai ce qu’il te plaira que je sache. Je ne me fatiguerai plus à chercher, mais je resterai dans ma paix avec ton entendement qui occupe mon esprit.

[…]

Quant à la mémoire, celle-ci ne peut retenir quoi que ce soit de façon durable. Elle ne peut retenir que pendant ce court moment où le souvenir lui vient. Si tu lui dis une chose à un moment donné, en un clin d’œil elle l’oublie. Et si on dit : Nous ferons ceci ou cela, tout aussitôt cela lui sort de la mémoire, surtout s’il s’agit de choses du monde. Mais Dieu pourvoit à tout ce qu’il faut pour l’honneur divin ou pour la vie parmi les hommes et ne lui laisse commettre aucune faute, il a soin qu’en temps et lieu elle ait les avertissements nécessaires. On dirait qu’au moment voulu quelqu’un se tient à son oreille pour l’avertir de tout ce qu’elle doit faire en ce moment. Dieu arrange ainsi les choses afin que l’esprit n’ait rien qui l’arrête, il empêche que rien de bien ni de mal ne se fixe en sa mémoire, comme si elle n’en avait pas. En échange il lui donne une certaine occupation intérieure et il l’y tient tellement submergée qu’elle se croit au fond de la mer. Occupée à une si grande chose, elle ne peut exercer son activité naturelle, mais étant anéantie et abîmée dans cette mer, elle reçoit une telle participation de la tranquillité divine que cela suffirait pour adoucir l’enfer. Quand l’âme se trouve anéantie par l’opération divine, elle reste en Dieu toute transformée; c’est lui qui la meut en tout et l’emploie à sa manière sans intervention de l’homme.

[…]

CHAPITRE XXXII

Au sujet de l’anéantissement du propre de l’homme, comment il doit se faire en Dieu, elle s’expliquait de cette manière.

Prends du pain et mange-le. Après que tu l’as mangé, sa substance passe en nourriture du corps et le reste, l’inutile, est évacué, parce que la nature n’en tire rien d’utile; même si elle le retenait, le corps en mourrait. Maintenant, suppose que ce pain te dise : Pourquoi m’enlèves-tu mon être? Par nature il ne me plait pas d’être ainsi anéanti. Si je pouvais me défendre de toi je lutterais pour ma conservation, comme c’est naturel à toute créature.

Tu lui répondrais : Pain, ton être est destiné à soutenir mon corps, qui est plus digne que toi. Aussi dois-tu désirer davantage d’atteindre la fin pour laquelle tu es créé que de rester en ton être propre. Parce que de ton être on ne devrait faire aucun cas s’il n’y avait sa fin. On devrait plutôt le jeter dehors comme chose inutile et morte. C’est ta fin qui te donne cette dignité et tu ne peux y arriver sinon par le moyen de ton anéantissement. Si donc tu vivais vraiment pour ta fin, tu n’aurais cure de ton être, mais tu dirais : Vite, vite, tire-moi de mon être et mets-moi à l’accomplissement de ma fin pour laquelle je suis créé.

C’est ce que Dieu fait de l’homme, qui est créé pour la vie éternelle. Comme le pain agit de deux façons, l’une pour l’entretien de l’homme, et l’autre s’élimine comme chose sans utilité, ainsi l’homme composé d’âme et de corps. Quand il était dans sa première création, avant le péché, l’homme était si pur qu’il n’avait rien de grossier, rien d’inutile.

[…]

Pour revenir au sujet du pain, c’est-à-dire maintenant de l’âme que Dieu transforme en lui-même, je dis que Dieu va réglant et ordonnant les puissances de l’âme jusqu’à les tirer hors de leurs propres opérations. Il arrive ainsi que l’entendement ne peut plus comprendre, ni la mémoire retenir, ni la volonté désirer, mais toutes ensemble ces puissances perçoivent la présence d’une grande chose qui les dépasse, et de cela même il leur reste peu de chose à saisir, parce que Dieu, en augmentant son opération dans cette âme, consume en elle le comprendre et le saisir. De cette façon il jette dehors toutes les activités par lesquelles elle pourrait s’approprier quelque bien spirituel pour soi ou pour d’autres. Faute de cela, elle ne serait pas nette devant les regards de Dieu.

[…]

De même que l’entendement est au-dessus de la langue, de même l’amour est au-dessus de l’intelligence. De cette manière l’homme tout entier est anéanti, à l’extérieur comme à l’intérieur. Il peut dire avec saint Paul : «Je vis, mais non pas moi, en moi vit le Christ» (Galates, 2, 20).

Dès lors, l’âme étant en Dieu, qui a pris possession d’elle et qui agit en elle sans l’être de l’homme et sans sa connaissance, l’homme reste anéanti par l’opération divine. De quelle façon penses-tu que cette âme demeure en Dieu? Ne lui sera-t-il pas permis de dire avec l’Apôtre : «Qui me séparera de la charité de Dieu?» (Romains, 8, 35) et d’autres paroles enflammées d’amour, qui sont comme rien pourtant, car la puissance de l’amour est infinie. Cette âme ne voit rien par son être propre. Celui-ci de sa nature pourrait s’épouvanter, non seulement de ce qui vient d’être dit, mais de la moindre opposition. Ne voyant en soi ni âme ni corps, mais seulement ce point d’amour net de Dieu en Dieu, elle ne peut rien comprendre à elle-même, ni dire comment elle est formée. Elle n’a plus ni choix, ni visée, ni désir au ciel ou sur terre. Elle ne peut avec cet amour aimer sinon ceux que Dieu veut et Dieu ne laisse son amour s’accorder qu’à ceux qui se trouvent dans ce point. Par suite, selon le sentiment qui lui vient au cœur, puisque l’un et l’autre amour est net et un même amour en Dieu, elle ne peut même prier pour quelqu’un si Dieu ne met en branle son esprit; autrement elle ne le peut faire. 

CHAPITRE XXXIII

On n’arrivait pas à bien comprendre cette âme, même en étant en relations fréquentes avec elle. Tu la voyais sourire et tu ne savais quel goût avait ce sourire, et ainsi de tous ses autres sentiments, bien qu’elle parût se comporter comme tout le monde. Qui ne la comprenait pas parlait d’elle comme d’une personne quelconque, à ne voir que son comportement extérieur sans façons.

[…]

Cette créature en vint à un tel degré d’éloignement intérieur et extérieur qu’elle devenait incapable d’accomplir ces pratiques pieuses qu’elle avait coutume de faire. Elle se trouvait pour cela privée de toute force du corps et de l’esprit. Elle n’avait dans l’esprit aucun attrait à se confesser; mais comme elle voulait cependant se confesser à l’accoutumée, elle ne trouvait son être propre en aucune faute, les bras lui tombaient, elle ne savait que dire. À grand effort, elle disait sa coulpe en général, ayant l’impression qu’elle dissimulait. Mais dans cette aliénation même, elle se trouvait absorbée dans une très grande paix dont elle ne s’était pas laissée distraire.

[…]

Cette âme bénie disait :

Aussi longtemps que l’homme peut désigner par son nom quelque perfection, comme serait dire : union, anéantissement, amour pur, ou quelque autre terme de ce genre, avec sentiment, intelligence ou désir, il n’est pas encore bien anéanti. Le vrai anéanti emprisonne tous les sentiments de l’âme et du corps, il reste comme une chose tout entière hors de son être propre. Il sent souvent au cœur comme une liqueur pénétrante, d’une telle force qu’elle tire en soi toutes les puissances de l’âme et du corps. Il demeure comme s’il n’avait plus d’être, d’être intérieur surtout, il est tout perdu. L’extérieur se meut encore un peu, mais si peu qu’on l’entend à peine quand il parle. Il ne peut rire, il ne peut marcher sinon à tout petits pas, il ne peut manger, ne peut dormir, il est réduit à s’asseoir sans pouvoir s’aider d’aucune chose créée. Cela provient de ce qu’il a le cœur tellement serré par le Dieu tout puissant, et sous une telle compression qu’il semble devoir crever d’amour, comme celui de Jacopone14. Si le Dieu tout puissant continue, comme il fait, à lui envoyer tant de fléchettes d’amour, je ne crois pas que la vie soit encore possible à moins d’un miracle. Il me semble déjà voir ce miracle, ne comprenant pas qu’une créature puisse vivre sans un miracle sous de tels assauts. Mais Dieu, lorsqu’il lui fait de ces assauts, ne l’y laisse pas longtemps, sinon elle en mourrait. Il ne fait durer ces impressions que trois ou quatre jours, ensuite il la laisse autant de jours en paix, et ainsi elle peut vivre.

CHAPITRE XXXIV

Au sujet du libre arbitre, cette bienheureuse disait que lorsqu’elle considérait en particulier comment elle-même avait été appelée, qu’elle voyait les grandes choses accomplies en elle par Dieu, il lui paraissait que Dieu l’avait en quelque sorte forcée. Elle ne voyait pas quel consentement elle y avait donné. Bien plus, elle avait été rebelle plutôt que consentante, surtout au commencement, et cette pensée la brûlait d’un feu d’amour.

Mais quand elle en parlait en général, elle disait :

Je dis que Dieu premièrement excite l’homme à se lever du péché, puis avec la lumière de la foi il éclaire l’intelligence, ensuite par un certain goût et une certaine saveur il embrase la volonté. Tout cela, Dieu l’accomplit en un instant, quoique nous l’exprimions en beaucoup de paroles et en y introduisant un intervalle de temps.

Cette œuvre, Dieu la produit plus ou moins dans les hommes, selon le fruit qu’il prévoit. À chacun est donné lumière et grâce afin que faisant ce qui est en son pouvoir il puisse se sauver, rien qu’en donnant son consentement. Ce consentement se fait de la manière suivante : Quand Dieu a fait son œuvre, il suffit à l’homme de dire : je suis content, Seigneur, fais de moi ce qui te plaît, je me décide à ne plus jamais pécher et à laisser là pour ton amour toute chose au monde.

Ce consentement et ce mouvement de la volonté se font si rapidement que la volonté de l’homme s’unit à celle de Dieu sans que lui-même s’en aperçoive, d’autant plus que cela se fait en silence.


O libre arbitre, de quel bien et de quel mal tu es la cause! Si tu te privais de toi-même pour Dieu, tu serais vite en liberté, et celle-ci ensuite ne te manquerait plus jamais. Tu verrais clairement que dès cette vie, servir Dieu est en vérité régner. Quand Dieu, en effet, délivre l’homme du péché qui le rend esclave, il le dégage de toute servitude et il l’établit en vraie liberté. Autrement l’homme va toujours de désir en désir sans jamais s’apaiser, plus il a plus il voudrait avoir; cherchant à se satisfaire, jamais il n’est content. En effet, quiconque a un désir en est possédé; à cette chose qu’il aime, il s’est vendu; […]

CHAPITRE XXXV

Quand Dieu a purifié l’esprit des imperfections contractées par le péché originel et actuel — disait cette âme sainte —, cet esprit est alors attiré vers le lieu pour lequel il a été créé. Et comme il est devenu beau, pur, digne et excellent plus qu’on ne peut dire, il ne peut trouver de demeure plus appropriée à ce qu’il est que Dieu qui l’a fait à son image et à sa ressemblance. Cette ressemblance crée une telle attirance et une telle adaptation à Dieu, que si l’esprit ne pouvait se transformer en Dieu, tout autre lieu lui serait un enfer.

Cet esprit étant ainsi ramené à son être propre de pureté et d’union avec Dieu, comme il est encore en cette vie, il est réduit à un rien si subtil et si minuscule que l’homme n’en peut rien connaître ni comprendre. C’est comme une goutte d’eau jetée dans la mer; si tu la cherchais, tu ne trouverais que la mer, c’est-à-dire Dieu lui-même.

[…]

CHAPITRE XXXVI

[…]Le religieux lui dit alors : «Mère, ne pouvez-vous demander à Dieu votre Amour quelques-unes de ces gouttelettes pour vos fils?» Elle répondit avec plus de joie encore :

Je vois ce doux Amour si courtois envers mes fils que je ne puis rien lui demander pour eux; je ne puis que les présenter à ses yeux.

[…]

CHAPITRE XXXVII

Selon la diversité des temps, le Seigneur opérait diversement en cette sainte âme. Elle s’était consacrée à s’occuper sans répit du gouvernement de l’hôpital et de sa maison. Plus tard, quand elle eut l’âge de cinquante ans environ, il lui devint impossible de s’occuper de l’un comme de l’autre, par suite de sa grande faiblesse corporelle causée par l’excessif et continuel feu d’amour qui lui brûlait sans cesse le cœur. Il lui était nécessaire après la communion de prendre quelque nourriture pour réparer ses forces, même si c’était jour de jeûne.

Elle en vint à un tel éloignement d’esprit à l’égard des choses de la terre qu’elle ne pouvait plus s’en occuper, sinon à grand effort, tant de ce qui la regardait en propre que des choses de la communauté. Aussitôt fait ce qu’elle avait à faire, son doux Amour lui tirait cela de l’esprit. Quand elle avait à faire ou à dire quelque chose, tout d’un coup cela lui était remis en mémoire.

[…]

Quand elle eut atteint l’âge de soixante ans environ, son Amour redoubla de nouveaux feux. Elle dit qu’il lui fut montré une étincelle de l’amour pur, l’espace d’un instant; si cette vue avait duré un peu plus, elle aurait rendu l’âme sous cette violence. Il lui semblait que non seulement le corps, mais l’âme même n’aurait pu supporter une telle vue; elle n’aurait pas été étonnée si l’âme en avait été anéantie. Quant au corps, s’il restait en vie, ce serait une plus grande merveille que si un mort depuis cent ans ressuscitait.

Par cette vue, elle fut réduite à un tel état qu’elle ne pouvait presque plus manger, ni parler de façon à être entendue. La blessure d’amour qu’elle reçut au cœur fut si grande et si pénétrante que sur la poitrine et dans le dos, à hauteur du cœur, il semblait qu’elle avait une plaie, et tout son corps en était endolori 2.

Quelques jours après elle eut une autre flamme d’amour, et chaque fois elle avait l’impression que c’était la plus forte qu’elle avait subie.

CHAPITRE XXXVIII

L’an 1507, tandis qu’elle assistait à des offices des morts, il lui vint un désir de mourir. C’était l’âme qui avait ce désir, pour sortir de ce corps et s’unir à Dieu; le corps avait aussi ce désir pour sortir du grand tourment que lui donnait le feu d’amour qui brûlait dans l’âme. La volonté n’y correspondait pas, c’était des désirs purement de nature.

Mais parce que son Amour la voulait purifier en tout et éteindre tout désir en ce cœur pour s’y faire une demeure agréable, il lui donnait du remords de ce désir. Mais comme son désir n’était pas de volonté, aussitôt qu’elle sentait cet aiguillon, elle disait :

Amour, je ne veux que toi et à ta manière. Mais si tu ne veux pas encore que je meure, ni que j’en aie le désir, du moins permets-moi d’aller voir mourir et ensevelir, afin que je voie chez les autres ce grand bien qu’il ne te plaît pas que j’aie en moi.

Son Amour y consentit, et pendant quelque temps elle allait voir mourir et ensevelir tous ceux qui mouraient à l’hôpital. Elle n’en éprouvait plus de remords. Mais plus tard, comme croissait dans son cœur purifié l’union avec son doux Amour, ce désir s’éteignit peu à peu entièrement et elle n’eut plus d’attrait à voir mourir les autres. Mais cependant quand on parlait de la mort, il semblait que son intérieur voulait encore s’ébranler et se réjouir.

Il arriva une année qu’elle eut certaines extases qui la firent rester inanimée. Ceux qui n’y comprenaient rien croyaient qu’elle était ainsi tombée par une faiblesse du cerveau qu’on appelle vulgairement vertige.

[…]

Elle se tenait toujours unie et transformée au pur vouloir de son doux Amour, sans plus ressentir de désir de vivre ou de mourir. Cette âme éclairée reconnaissait que tout désir est une imperfection. En effet, si cette âme éprouve un désir, c’est que lui manque ce qu’elle désire, c’est-à-dire Dieu qui est toute chose. L’âme unie à Dieu trouve tout en lui et ne peut désirer rien autre chose.

CHAPITRE XXXIX

[…]

Tu as offensé Dieu, c’est-à-dire, tu as chassé Dieu de toi, lui qui voulait avec tant d’amour te faire du bien. Cependant c’est l’homme qui subit le dommage et qui s’offense lui-même. Mais parce que Dieu nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes, pour cette raison on dit qu’il est offensé. Et si Dieu pouvait subir la souffrance, il la ressentirait quand il est chassé de chez nous par le péché.

[…]

L’amour ne regarde pas à la réparation, mais seulement à l’offense, de celle-ci seulement il tient compte. S’il faisait plus de cas de la pénitence que de l’offense, il ne serait pas un amour net, mais un amour-propre. Et pour cela je dis que l’amour n’a pas de plus grande douleur que celle de voir qu’il aurait en soi quelque chose de contraire à la volonté de Dieu.

Et puisque l’amour voit l’homme si contraire à Dieu à l’intérieur et à l’extérieur, il serait content d’en perdre la graine, c’est-à-dire, que toute puissance d’agir soit éteinte en lui. Mais cela n’est pas possible, l’homme ne pouvant à la fois être vivant et mort. Aussi l’homme, s’il ne veut pas être ingrat pour tant de bienfaits, doit s’efforcer avec son libre arbitre de correspondre à tant d’amour et de cheminer par cette voie droite qui mène à ce divin amour.

Cet amour a trois degrés ou trois états qui purifient l’âme.

Au premier, il la dépouille de tous ses vêtements, lui enlève ainsi à l’intérieur comme à l’extérieur tous empêchements qu’elle lui fait par amour-propre et mauvais penchant. Au second, l’âme se tient en Dieu et jouit sans cesse de lui par le moyen des lectures, méditations et contemplations, par quoi elle s’instruit de beaucoup de secrets divins et se nourrit suavement. Elle va ainsi se transformant en Dieu, tournée vers lui sans cesse, toujours occupée en lui. Elle s’enivre tellement de Dieu par l’abondance des grâces choisies qu’il lui fait (puisqu’il ne trouve en elle aucun obstacle intérieur ni extérieur) qu’elle sort d’elle-même et entre dans un état nouveau, supérieur aux autres. Dans le premier, en effet, l’homme participe à Dieu en faisant effort sur soi pour se dégager de tout empêchement; dans le second il jouit de beaucoup de consolations spirituelles.

Le troisième état est celui où l’âme est tirée hors d’elle-même, à l’intérieur comme à l’extérieur. Établie en ce degré, l’âme ne sait pas où elle est, elle jouit d’une grande paix et d’un grand contentement, mais elle est perdue en elle-même, ne participant plus avec Dieu par le moyen des sentiments comme elle était habituée. C’est Dieu alors qui travaille dans l’âme d’une manière nouvelle dépassant toute notre capacité, et l’âme n’agit plus, mais elle reste comme un instrument inerte, attentive à ce que Dieu opère. Et quand Dieu trouve une âme qui ne se meut pas, c’est-à-dire qui ne veuille ni ne puisse remuer par elle-même, lui-même alors opère à sa manière et met la main à de plus grandes choses qu’il veut produire en cette âme. Et cela d’autant plus qu’il sait que rien ne tournera plus à mal de ce qu’il fera, parce que l’homme s’est dépouillé de tout ce qui est de lui, le goûter, le voir et le pouvoir. Dieu enlève à l’âme la clef de ses trésors qu’il lui avait donnée pour qu’elle en pût jouir. Il lui donne maintenant le soin de sa présence qui l’absorbe tout entière. De cette présence divine jaillissent ensuite certains rayons et des flammes d’amour divin si pénétrants, si véhéments, si forts, qu’ils devraient anéantir non seulement le corps, mais l’âme, si c’était possible.

CHAPITRE XL

Cette âme bienheureuse disait :

Il y a deux vues qui m’ont ouvert les portes à deux choses extrêmes : dans la première il me fut montré comment tout bien procède de la source divine sans cause antérieure, mais uniquement de sa pure et simple bonté. Cette vue produisit en moi un pur et simple rejaillissement qui était pur regard d’amour envers cette bonté.

[…]

L’autre vue fut de l’être propre de l’homme

[…]

Il est si lié par l’amour-propre aux plaisirs de la chair, du monde et de l’estime propre que, pour l’en garder il faut que Dieu lui donne des goûts spirituels et que cet homme mauvais en vienne à les estimer plus que toutes les choses que précédemment il estimait beaucoup. Sans cela jamais il ne les quitterait.


Il faut de plus que Dieu nous tienne continuellement absorbés en lui par ses douces visites et bien exercés en quelque bonne action jusqu’à ce qu’il nous ait formés à la vie de l’esprit. Autrement, s’il nous lâchait seulement un peu nous retournerions bien vite à notre mauvais instinct.

[…]

Mais hélas! notre malignité est si grande que si Dieu y prenait garde, malheur à nous! jamais il ne pourrait nous voir avec faveur ni nous faire du bien. Mais il regarde uniquement à sa clémence et bonté infinies avec lesquelles il cherche à nous conduire à cette fin pour laquelle il nous a créés. Pour y arriver, dans son pur amour, il opère en nous tout ce qui est nécessaire.

[…]

CHAPITRE XLI

[…]

S’il m’arrivait de parler des choses spirituelles qui m’assaillaient souvent (à cause de ce grand feu que je sentais et que je comprenais quand l’œil de l’amour me les montrait), tout aussitôt l’Amour me reprenait. Il me disait que je n’avais pas à parler, mais à me laisser brûler tout entière sans exhaler parole ni acte qui pût tendre au rafraîchissement ni de l’âme ni du corps. Si je gardais le silence sans tenir compte de rien, et disais seulement : Si le corps se meurt, qu’il meure; s’il ne peut supporter, qu’il lâche tout, je ne m’occupe de rien — l’Amour me reprenait. Il me disait : je veux que tu aies les yeux fermés sur toi de telle manière que tu ne puisses voir que j’opère quelque chose en toi, comme en toi. Je veux au contraire que tu sois morte, qu’en toi soit réduit à rien tout regard si parfait qu’il soit; je ne veux pas que tu découvres en toi aucun endroit où tu pourrais être toi-même.

Quand donc j’avais fermé la bouche, me tenant comme une chose inerte (par suite du resserrement intérieur que produisait l’Amour) je ressentais une telle paix intérieure et un si grand contentement que j’en devenais insupportable à moi-même 1. Je ne pouvais plus alors que m’angoisser et me lamenter sans paroles, je ne pouvais plus me soucier de voir comment allaient les choses. C’était au point que j’étais comme morte à moi-même. Et cependant cet Amour me disait : Tu trouves insupportable ce que tu as? Si tu ressens quelque chose, c’est donc évidemment que tu vis encore. Je ne veux pas que tu soupires ni te lamentes, mais je veux que tu sois comme les morts et proche de mourir; je ne veux plus voir en toi apparence de vivant.


Je voyais l’Amour si jaloux de cette âme, examinant toute chose en détail avec une pénétration si subtile, animé d’une telle sollicitude et d’une telle force pour arriver à ses fins, c’est-à-dire, pour détruire tout ce qui en moi était indigne de paraître en la présence divine.

[…]

Quand ce moi spirituel avait beaucoup travaillé, qu’il semblait avoir vaincu et mis par terre ce moi extérieur en lui enlevant toutes voies et moyens de se nourrir, quand il avait pacifié pour lui son propre domaine, alors survenait cet Amour insatiable et violent et il lui disait : Que crois-tu faire? Je veux tout pour moi. Ne pense pas que je te laisse le moindre bien au corps ni à l’âme. Je veux rendre nu, nu, tout ce qui est au-dessous de moi, et au-dessus de moi je ne veux rien. Sache qu’est au-dessous de moi tout cela, vues, sentiments et perfections, que je n’ai pas approuvé. Quand je me mets à passer l’âme au crible, j’ai une vue si pénétrante que toute perfection à mes yeux est défaut. C’est pourquoi je ne veux pas qu’au-dessous de moi rien puisse subsister, sinon ce que j’approuve comme bon. Et au-dessus de moi rien ne peut rester. Si haut, en effet, que tu montes par la perfection que tu pourrais acquérir, toujours je serai au-dessus de toi pour ruiner toutes les imperfections qui se mettraient dans les vues d’union à Dieu que tu pourrais produire. C’est que, tant que je n’approuve pas, rien ne se fait. Seul je sais ce qu’il faut. À moi a été donnée l’autorité. On ne peut paraître en la divine présence que pour autant que je l’approuve, et ce que j’approuve ne sera jamais réprouvé. Sache que ce pouvoir m’a été donné à cause de ma pureté qui me rend incapable de rester en paix avec l’imperfection, fût-ce la moindre.

Je te fais savoir encore, ô âme, que je suis d’une telle nature que toutes les âmes que je puis transformer en moi, je les change et les transforme ainsi, en les dépouillant d’elles-mêmes. Je n’approuve jamais aucune chose si elle n’est pas anéantie en elle-même au point qu’il lui soit impossible de se voir en soi, ni de ressentir autre chose que le pur Amour sans aucun mélange. C’est pourquoi l’Amour veut être seul, parce que s’il avait d’autres en sa compagnie, les portes du paradis leur resteraient fermées; elles ne s’ouvrent qu’au pur amour.

Que donc chacun se laisse conduire par l’Amour. Il le mènera et le transformera en soi. Cachés ainsi sous son manteau, nous pourrons être conduits à cette fin à laquelle ce pur Amour nous aspire tous.

Pour tirer l’âme à la perfection ce pur Amour use de beaucoup de moyens. Dés qu’il la voit occupée de quelque chose par une affection d’amour, il note comme ses ennemies toutes ces choses qu’il lui voit aimer et il décide de les consumer sans avoir compassion ni d’elle ni du corps. De sa nature, si on le laissait faire, l’amour couperait tout d’un seul coup. Mais voyant la faiblesse de l’homme, il taille petit à petit. (C’est de crainte que l’homme soit incapable de supporter une opération si puissante et si rapide sans la connaître, à cause de sa faiblesse.) Quand l’homme voit cette opération progressive, il l’imprime mieux en lui 1, chaque jour il en est embrasé davantage, et ce feu va consumant tous ses désirs et amours imparfaits attachés à ses épaules.

L’Amour voit que nous sommes tellement obstinés à garder pour nous ce que nous avons une fois choisi par élection d’amour, parce que cela nous paraît beau, bon et juste, et que nous ne voulons pas entendre parler là-contre, aveuglés que nous sommes par l’amour propre.

Il parle donc ainsi : Il me faut mettre la main aux actes, puisque avec des paroles je n’obtiens rien. Il agit de cette manière : il met en ruine tout ce que tu aimes, par mort, maladie, pauvreté, par haine et discorde, par détraction, scandale, raillerie, infamie, avec les parents, les amis, avec toi-même. Tu en viens au point que tu ne sais plus quoi faire de toi, en te voyant tiré hors de ces choses où tu trouvais ton plaisir et que de toutes tu reçois peine et confusion. Tu ne sais pas pourquoi le divin Amour fait toutes ces choses. Elles te paraissent toutes contre la raison, et quant à Dieu et quant au monde. Aussi vas-tu criant et te tourmentant, tu cherches dans l’espoir d’échapper à tant d’anxiétés et jamais tu n’en sors.

Quand ce divin Amour a tenu un certain temps la personne avec l’esprit ainsi suspendu, comme désespérée et dégoûtée de tout ce qu’elle aimait autrefois, alors il se montre lui-même à elle avec sa divine face joyeuse et rayonnante.

[…]

CHAPITRE XLII

[…]

Elle portait compassion à toutes les créatures — quoiqu’elle fût impitoyable aux défauts — à ce point que lorsqu’on abattait un animal ou que l’on coupait un arbre, elle semblait ne pouvoir supporter de les voir perdre l’être que Dieu leur avait donné. Mais pour trancher l’être mauvais de l’homme, qu’il s’est fait à lui-même par le péché, elle aurait été sans pitié.

[…]

Il lui restait uniquement son confesseur, avec qui elle s’harmonisait intérieurement et extérieurement, mais dans la suite cela aussi lui fut retiré; cela en vint au point qu’il n’avait plus rien à lui dire et qu’il ne s’occupait plus d’elle. Cela portait au comble son resserrement, parce qu’il lui devenait impossible de se tourner vers rien ni au ciel ni sur la terre.

[…]

Elle disait :

Il me semble être en ce monde comme ceux qui sont hors de leur maison et qui ont quitté tous leurs parents et amis; ils se trouvent en terre étrangère où ils n’ont ni maison, ni amis, ni parents; ayant terminé l’affaire pour laquelle ils étaient venus, ils se tiennent prêts à partir et retourner chez eux, là où ils sont toujours par le cœur et l’esprit. Si brûlant pourrait être leur amour de la patrie que pour y aller un jour leur paraîtrait une année.

Plus tard, étant plus encore retirée au-dedans, elle n’eut plus cet instinct de se cacher; mais parce qu’elle ne pouvait expliquer aucun de ses besoins, elle en souffrait avec plus grand resserrement. Il lui fut montré que tout ce qu’elle faisait auparavant était choses en quoi elle se réconfortait. Aussi pour exprimer son état elle disait :

Je me trouve de jour en jour plus retirée, comme quelqu’un qui serait confiné d’abord dans une cité à l’intérieur des murs; puis dans une maison avec un beau jardin; ensuite dans une maison sans jardin, puis dans une salle, puis dans une chambre, puis dans une antichambre; ensuite au fond de la maison avec peu de lumière; puis dans un cachot sans lumière. Ensuite on lui lierait les mains, on lui mettrait des ceps aux pieds, puis on lui banderait les yeux; ensuite on ne lui donnerait plus à manger; puis plus personne ne pourrait lui parler. À la fin, ayant perdu tout espoir d’en sortir jamais jusqu’à la mort, il ne lui resterait d’autre consolation que de savoir que c’est Dieu qui fait cela par amour et grande miséricorde. Cette vue lui donne un grand contentement, mais cependant ce contentement ne diminue pas la peine de l’assaut qu’elle subit, et d’autre part il ne peut endurer si grande peine qui l’amènerait à vouloir sortir de cette volonté divine, dont il voit la justice et la grande miséricorde.

[…]

Une fois, elle entendit dire : «Levez-vous, levez-vous, morts, venez au jugement.» Elle cria très haut, sous l’impétuosité de l’amour :

Je voudrais y aller à l’instant, à l’instant!

Tous les auditeurs en furent stupéfaits

[…]

CHAPITRE XLIII

CHAPITRE XLIV

[…]

«Fie-toi à moi, et ne crains rien.» En somme, son doux Amour voulut se charger d’elle lui-même pendant une longue période. Il ne lui permettait de goûter aucune chose spirituelle ni d’y fixer son esprit, hormis ce qu’il voulait. Quand elle était au sermon, si elle entendait dire quelque chose en quoi elle eût goûté quelque contentement, aussitôt ce sentiment lui était enlevé, et elle était tirée hors d’elle-même pour goûter et considérer uniquement ce qui plaisait à son Amour. Aussi entendait-elle peu de sermons, bien qu’elle s’y rendît.

Madame Catherine persévéra de cette façon dans la voie de Dieu vingt-cinq années environ l, étant instruite, gouvernée et conduite par Dieu seul sans l’aide d’aucune créature, par une opération admirable. Plus tard, que ce fût par le grand âge ou la grande faiblesse, elle n’arrivait plus à supporter de rester ainsi, sans actes ni sentiments dans l’âme, car l’esprit les avait tirés; avec cela un corps tout affaibli et sans force, comme abandonné de lui-même. Le Seigneur alors lui donna un prêtre pour prendre charge d’elle au spirituel comme au temporel. C’était un homme de vie intérieure et sainte, tout à fait apte à cet office, et Dieu lui donna lumière et grâce pour discerner les choses qui s’opéraient en elle. Il fut nommé recteur de l’hôpital où elle se trouvait, il l’entendait en confession, disait pour elle la messe et lui donnait la communion à sa convenance. Ce prêtre, à la prière de certaines personnes spirituelles qui portaient dévotion à cette bienheureuse, a écrit une bonne partie de ce présent ouvrage.

[…]

Je ne sais comment faire pour me confesser, parce que je ne trouve rien en moi, ni dans l’extérieur ni dans l’intérieur, qui ait assez de vigueur pour pouvoir dire : C’est moi qui ai fait ou dit quelque chose dont je doive sentir remords de conscience. Je ne veux omettre de me confesser et je ne sais à qui imputer la coulpe de mes péchés; je veux m’accuser et n’y arrive pas.

[…]

CHAPITRE XLV

Comme il a déjà été dit plus haut, cette créature bénie de Dieu fut mariée, âgée de seize ans, à un homme appelé messer Julien Adorno. Celui-ci, bien qu’il fût de noble maison était d’une nature bizarre et bourrue. De plus, il s’entendait fort mal à conduire ses affaires, de sorte qu’il fut réduit à la pauvreté. Néanmoins, elle fut toujours obéissante envers lui et fort patiente à supporter ses bizarreries désordonnées. Mais cela lui était une telle souffrance qu’elle restait à peine en santé, qu’elle devint maigre, sèche et défaite au point de paraître un corps plein d’humeur mélancolique. Elle restait seule en ermite à la maison pour ne pas irriter son mari; ne sortant que pour entendre la messe, elle rentrait aussitôt à la maison. Pour ne donner aucune peine à autrui, elle était capable de tout souffrir. Dieu voyant qu’il pouvait tout faire de cette âme, lui faisait tout supporter sans murmure, en silence et avec une suprême patience.

Les cinq premières années, il la tint si étroitement qu’elle ne savait ce que sont les choses du monde. Les cinq années suivantes, pour secouer ces grands chagrins que lui donnait son mari, elle se mit à rechercher la conversation des autres dames, à s’adonner aux choses du monde, comme faisaient les autres. Après quoi, elle fut en un instant appelée par le Seigneur, elle quitta tout et jamais plus ne retourna en arrière. Elle obtint de son mari, par une grâce de Dieu, de vivre avec lui dans la chasteté, comme frère et sœur15. Plus tard, son mari se fit membre du Tiers Ordre de saint François; finalement il fut visité par Dieu qui l’affligea d’une grande maladie. C’était une pénible infirmité des voies urinaires, qui lui dura longtemps. À cause de quoi, il tomba dans une grande impatience, au point qu’arrivé à la fin de sa vie, toujours sujet à cette impatience, il craignit de perdre son âme. Alors cette bienheureuse se retira dans une chambre, et cria pour son salut aux oreilles de son doux Amour avec larmes et soupirs. Elle répétait uniquement ceci :

Amour, je te demande cette âme; je te prie de me la donner parce que tu peux me la donner.

Elle continua ainsi l’espace d’environ une demi-heure avec beaucoup de gémissements. Elle fut enfin assurée intérieurement qu’elle était exaucée, Retoumée à la chambre de son mari, elle le trouva tout changé, tout apaisé, montrant clairement en paroles et par signes qu’il était content de la divine volonté.

[…]

Quand son mari fut passé en sainte paix et que le corps fut enterré, ses amis lui disaient : «Enfin tu seras hors de tant d’ennuis.» Il semblait au sens humain qu’elle fut sortie d’une grande sujétion.

Mais elle répondait qu’elle ne voulait rien savoir ni s’occuper de rien, hormis le vouloir de Dieu; et qu’elle n’avait cure de rien de bon ou de mauvais qui pût lui arriver. Ses frères et sœurs lui furent enlevés aussi. Mais par la grande union qu’elle avait au doux vouloir de Dieu, elle n’en éprouvait nulle peine, tout comme s’ils n’avaient pas été de son sang. Par où l’on pouvait clairement connaître à quel point elle était dépouillée d’elle-même et unie par grâce infuse à son doux Amour.

C’est pourquoi elle s’étonnait au sujet d’une de ses compagnes, qui était de la même famille Fieschi et mariée comme elle; cette dame avait été appelée par Dieu en même temps qu’elle. Ce qui l’étonnait, c’est que cette dame ne s’écartait que petit à petit du monde, par crainte de retourner en arrière.

Celle-ci, après la mort de son mari, se fit religieuse dans un monastère de moniales observantes de saint Dominique au monastère dit de Saint-Sylvestre. Après vingt ans de profession elle fut transférée, avec onze autres moniales de sainte vie, dans un autre monastère du même ordre, appelé le monastère neuf, afin de le réformer avec plus d’observance. Elle s’appelait sœur Thomasa; remplie de beaucoup de prudence et de sainteté, elle grandit en perfection; elle fut mère de ce monastère. Elle éprouvait tant d’ardeur d’esprit que pour la tempérer elle s’occupait à écrire, à composer, à peindre et faire d’autres pieux travaux. Elle écrivit sur l’Apocalypse et fit un Opuscule sur Denys l’Aréopagite, et d’autres beaux traités, dévots et utiles.

[…]

CHAPITRE XLVI

CHAPITRE XLVII

Neuf ans environ avant la mort de cette bienheureuse, elle fut prise d’une maladie inconnue aux hommes et aux médecins. On ne savait pas ce que c’était.

[…]

Cette créature était dans un tel feu d’amour divin qu’on sentait et qu’on voyait de façon sensible les signes du feu excessif qui la brûlait toute. Comme brûle une foumaise, ainsi brûlait son cœur.

En effet, quelques années avant sa mort on pouvait voir sur elle à hauteur du cœur, une couleur fort différente de la couleur naturelle; c’était jaune comme du safran. Elle disait qu’elle ressentait à cet endroit un feu sensible si violent qu’elle s’étonnait de vivre dans cette ardeur. Ce feu était d’une ardeur extrême et puissant hors de toute mesure. Elle en fit l’expérience plusieurs fois en s’appliquant sur le bras nu le feu matériel d’une bougie ou d’un charbon; il la brûlait et l’on voyait extérieurement la brûlure de la chair, mais elle ne sentait pas la violence du feu extérieur à cause de la puissance et de la violence plus grandes du feu intérieur.

[…]

Mais Dieu ne découvre son œuvre que petit à petit, et de façon secrète, afin que tout se fasse avec plus de justice. S’il la découvrait un peu plus largement, l’esprit ne pourrait rester dans le corps, par la violente ardeur qui le porterait à s’unir à l’objet de son désir et le corps, de son côté, ne pourrait vivre sans l’esprit. Ainsi l’œuvre accomplie hors des moyens ordonnés par Dieu n’atteindrait pas sa perfection.

Il faut donc que Dieu avance peu à peu son ouvrage par les moyens et dans l’ordre qu’il détermine. Toujours il travaille avec le plus grand amour et du mieux qu’il est possible, à détruire tous les sentiments de l’âme et du corps jusqu’à la mort.

[…]

CHAPITRE XLVIII

À cette âme élue de Dieu furent accordées, un an avant qu’elle passât de cette vie au Seigneur, de nombreuses grâces et s’accomplirent en elle beaucoup d’opérations divines. Parce que ce qui arrive à l’improviste donne une peur plus vive, Dieu ne voulut pas qu’il lui arrivât rien d’imprévu et il lui montra en un instant toute la suite de son œuvre en elle : comment elle devait mourir d’un grand martyre, et toute la suite de ce martyre jusqu’à sa mort lui fut mise sous les yeux.

Quand son humanité eut connaissance de ces choses, elle subit un tel assaut d’anxiété qu’elle paraissait hors d’elle-même; elle se tordait comme un ver sur son lit et défaillait; il semblait que l’âme dût sortir du corps; elle ne pouvait proférer un seul mot.

[…]

Elle eut encore une autre vue terrifiante. Elle voyait, disait-elle, son esprit demeurer attentif, attaché au rayon de l’amour divin avec une telle véhémence qu’il disait à l’humanité : Je ne veux me retirer jamais d’ici, car c’est ici ma place, mon repos, Si tu meurs, ce sera un dommage pour toi seule. Moi je veux rester ici avec Dieu. Quand l’humanité s’entendit dire cela avec un tel feu d’amour, enragée, elle répondit à l’esprit : Comment pourras-tu agir ainsi sans que je ne meure? Dieu ne veut pas encore ma mort.

[…]

Une telle façon de vivre lui était une mort prolongée.

Il lui arrivait souvent de crier :

Malheureux que je suis. En quelle bataille cruelle suis-je engagé?

Et il disait à son esprit :

Je sais que tu ne peux me supporter, parce que je te tiens contre ton gré, lié en cet exil de la terre. Je t’empêche de savourer l’amour sans limites de Dieu et le si grand bonheur que tu aurais. Mais je te déclare que je ne peux soutenir un si violent incendie d’amour divin

[…]

Cette créature fut tout un temps sans prononcer d’autres mots sinon :

Amour de Dieu… pureté de Dieu… douceur de Dieu…

En une autre période, elle ne disait plus que :

charité… union et paix…

En une période suivante, elle disait :

Dieu… Dieu…

À la fin, elle ne disait plus rien, parce que toute chose en elle était intérieurement comprimée.

Il lui vint un jour un feu d’amour divin si extrême et si excessif qu’elle ne pouvait en aucune manière le supporter. Il lui semblait que son corps allait se résoudre en poussière. Dans cette ardeur brûlante, elle fut contrainte de se toumer vers une image qui représentait la Samaritaine près du puits avec Notre-Seigneur. Dans son angoisse extrême et intolérable, d’une voix pieuse et avec un sentiment expressif, elle parlait ainsi :

Seigneur, je t’en prie, donne-moi une gouttelette de cette eau divine que tu donnas à la Samaritaine, parce que je ne peux plus supporter un feu si ardent qui me brûle toute, intérieurement et extérieurement.

En ce même instant lui fut accordée une gouttelette de cette eau divine; elle en tira un tel rafraîchissement au-dedans et au-dehors, que la langue humaine ne pourrait l’expliquer. Et ce rafraîchissement lui donna quelque repos.

[…]

Elle disait : 

L’âme, qui est sortie de Dieu pure et nette, a un instinct naturel de retourner à Dieu dans cette même pureté et netteté, d’autant plus qu’elle n’a pas d’autre moyen de retourner vers lui, Mais elle se trouve liée à un corps tout contraire à sa nature.

[…]

Elle eut ensuite une autre vue plus subtile encore et plus pénétrante qu’à l’ordinaire. Elle en fut à ce point rendue étrangère aux choses terrestres qu’elle ne savait plus si elle se trouvait au ciel ou en terre; elle ne connaissait plus ni année, ni mois, ni jour; elle n’avait plus conscience, ni en général ni en particulier, des actes naturels de l’homme; ses sentiments se trouvaient si éloignés de leurs objets qu’elle ne paraissait plus être une créature humaine. On ne voyait plus en elle aucun indice de choix en rien de corporel ou de spirituel. On n’y entendait rien sinon qu’elle paraissait étrangère d’esprit à toute chose et absorbée en une seule qu’elle ne pouvait dire et qu’on n’arrivait pas à comprendre. Il ne semblait pas qu’elle fût absorbée ni en Dieu ni en ses saints, mais étourdie en une grande chose inconnue. Elle avait le cœur si resserré qu’il lui devenait presque impossible de respirer.

Dans cette angoisse et resserrement du cœur, elle était contrainte de s’éloigner et de se retirer des hommes, pour ne pas provoquer d’étonnement, puisqu’on ne la comprenait pas. Jusqu’à ce que son cœur se réconfortât un peu, et qu’elle fût rendue capable de supporter autrui et d’en être supportée, personne, pour intime et familier qu’il fût, qui n’éprouvât près d’elle de l’ennui. Si elle était restée un temps plus prolongé dans cette manière de vivre, elle eût été forcée de faire des choses étranges et bizarres, mais elle n’y demeurait que six ou sept jours, après quoi il lui était donné de respirer. Elle resta quelque temps dans cette voie.

Après quoi Dieu la tira dans un autre état plus resserré encore, dont on ne peut comprendre ce qui s’y passait. Il lui survint un assaut du feu divin plus grand et plus fort qu’elle n’en avait eu jusque-là. Et d’abord, elle resta deux jours sans presque rien dire, même en choses spirituelles. Elle montait et descendait par la maison, se consumant sans paroles, avec l’intérieur caché, impénétrable, sans rien en dévoiler ni par signes, ni en paroles, Elle montrait plutôt tout le contraire. Comme on lui demandait souvent ce qu’elle avait, elle répondait de travers. Elle tenait pour rien la souffrance qu’elle ressentait en son corps. On était en décembre [1509] et elle souffrait du froid, mais n’en tenait pas compte. Tout ce qui arrivait ici-bas, que ce fût pénible ou nécessaire, lui paraissait une broutille au prix de ce qu’elle ressentait au-dedans d’elle-même et qui la torturait au point de l’empêcher de manger.

Une nuit, vers les huit heures, il lui vint un assaut si violent qu’elle ne put le dissimuler davantage. Tout l’intérieur de son corps fut ébranlé, elle rendit une bile abondante, alors qu’elle n’avait pas mangé, et il sortit du sang par le nez [cancer?]. En cette même heure, elle fit demander son confesseur et lui dit :

Père, il me semble que je vais mourir, à cause de tous les accidents qui m’arrivent.

Ces accidents étaient, en effet, si violents que son humanité tremblait comme une feuille, quoique son esprit fût en grand contentement, ainsi que ses paroles le donnaient à comprendre. Mais il semblait à son humanité qu’elle ne pourrait jamais échapper à ces assauts brûlants qu’elle ressentait. C’était comme si tout brûlait au-dedans, comme si elle se fût trouvée dans un grand brasier, et ce corps rempli de feu le projetât au-dehors de toute part.

Cet assaut dura trois heures ou environ; ensuite peu à peu, il s’apaisa. Le corps en resta rompu et flasque, au point qu’on dut lui donner du poulet pilé pour la restaurer. Elle fut quelque temps avant de reprendre force. Et puis, quand elle était un peu remise, le Seigneur lui donnait un autre assaut plus fort et plus violent que les précédents.


CHAPITRE XLIX.

Le 10 janvier 1510, elle subit un nouvel assaut de la façon suivante.

[…]

Elle se trouvait comme une âme sans Dieu, laquelle ne meurt pas puisqu’elle ne peut mourir. Ainsi son humanité, abandonnée du ciel et délaissée par la terre, enrage et ne meurt pas, parce que Dieu ne le veut. À moins d’avoir éprouvé par expérience cette nudité intérieure, il n’est possible d’aucune manière de comprendre le grand feu dont cette dame était brûlée dans son intime. Elle n’en parlât point, car c’était chose impossible; moins elle en parlait, plus grandissait l’incendie; elle était d’autant plus contrainte de s’en taire, parce que l’esprit la poussait à fuir la conversation des hommes. Après un peu de temps qu’elle fut ainsi tenue (elle n’aurait pu en supporter davantage) la nuit suivante, son humanité étant tellement assiégée qu’elle ne pouvait souffrir plus, elle s’enferma seule dans une chambre, refusant toute nourriture, toute conversation, tout soulagement d’aucune créature. Cet instinct était de l’esprit qui voulait anéantir la partie humaine sans en être empêché. Elle resta ainsi un grand espace de temps, enfermée dans cette chambre, sans vouloir à aucun prix ouvrir à qui que ce fût.

En étant sortie ensuite pour un certain service, son confesseur y entra secrètement et s’y cacha. Quand elle eut accompli ce qu’elle voulait, elle retourna à cette chambre et s’y enferma, décidée à n’ouvrir à personne, sans apercevoir le confesseur. Elle disait à son Seigneur d’une voix plaintive et pénétrante :

Seigneur, que veux-tu que je fasse encore en ce monde? Je ne vois plus, je n’entends plus, je ne mange plus, je ne dors plus, je ne sais ni ce qu’on me fait ni ce qu’on me dit; tous sentiments extérieurs et intérieurs sont évanouis, je ne trouve plus rien en moi comme les autres créatures.

Chacun trouve quelque chose à faire, à dire ou à penser; je vois qu’on se réjouit en quelque chose, à l’extérieur ou à l’intérieur; mais je me trouve comme une chose morte et je ne vis que parce que je suis maintenue comme de force dans la vie. Il n’est personne qui me comprenne. Je me trouve seule, inconnue, pauvre, nue, étrangère et opposée à tout le monde. Je ne sais plus ce que c’est que le monde et c’est pourquoi je ne peux plus vivre sur terre avec les créatures.

[…]

Placée dans une telle nudité, elle disait ainsi à son Seigneur :

Voici déjà trente-cinq ans à peu près que jamais, ô mon Seigneur, je ne t’ai demandé quelque chose pour moi, Maintenant je te prie tant que je peux, que tu ne me sépares pas de toi, car tu sais bien, Seigneur, que cela je ne saurais le supporter.

Elle parlait ainsi parce que depuis que Dieu l’avait appelée, jamais son esprit n’était resté sans union avec Dieu et elle jouissait d’une tranquillité aussi grande qu’elle la pouvait soutenir. Aussi était-ce pour elle une chose terrible que cette séparation inaccoutumée.

[…]

le confesseur vit que cette terrible angoisse passerait comme les autres. Cet assaut lui causa un spasme dans la gorge et dans la bouche, elle ne pouvait parler ni ouvrir les yeux ni presque respirer; elle se tenait repliée sur elle-même comme un nœud de cordage; elle resta ainsi une heure environ. Revenue ensuite à elle-même, elle dit aux assistants beaucoup de belles choses; chacun pleurait de dévotion à la voir dans un tel tourment et avec tant de contentement dans l’esprit. Toutes les paroles qu’elle disait semblaient des flammes du divin amour (elles l’étaient en vérité); elles pénétraient si profondément les cœurs des auditeurs qu’ils en restaient étonnés et blessés.

Ces opérations devenaient de jour en jour plus pénétrantes et plus profondes; elle resta ainsi plusieurs jours sans aucun changement. Le Seigneur la laissait reposer afin qu’elle vécût assez pour achever l’œuvre qu’il avait décidée.

Quelques jours après, elle eut un autre assaut encore plus terrible. On lui voyait les nerfs tourmentés au point que de la tête au pied, rien dans ce corps n’était sain. Il y avait dans ces chairs certains creux comme lorsqu’on met le doigt dans la pâte. Dans sa grande douleur, elle criait à haute voix, et qui la voyait était contraint, par grande compassion, de demander à Dieu miséricorde. Cet assaut lui dura un jour et une nuit. Tout ce qu’on en peut dire ou écrire ne paraît rien en comparaison de ce que c’était en réalité.

La nuit suivante lui vinrent quatre accidents plus forts l’un que l’autre, de façon qu’elle perdit la parole et la vue

[…]

On ne pouvait lui donner le moindre soulagement. Se tenant ainsi entre les deux extrêmes, elle disait :

Je trouve en moi, pour ce qui est de l’esprit, un tel contentement et une telle paix, que langue humaine ne le pourrait exposer, ni entendement le comprendre; mais du côté de l’humanité, toutes les peines que pourrait subir un corps en manière humaine ne doivent guère se dire peines en comparaison de ce que je sens.

[…]

CHAPITRE L

[…]

Maintenant je touche à la fin, je viens à toi avec cette souffrance extrême à l’intérieur et à l’extérieur et de la tête aux pieds. Je ne crois pas qu’un corps d’homme, quelle que soit sa vigueur, puisse supporter cette souffrance démesurée. Il me semble qu’une telle souffrance devrait non seulement faire mourir un corps de chair et d’os, mais détruire un corps de fer ou de diamant. D’où il apparaît clairement que tu es celui qui régit et gouverne toute chose avec ta disposition juste et sainte, par laquelle tu ne veux pas encore que je meure. Et quoique j’aie à supporter en ce corps tant de tourments et si excessif sans le moindre remède, je me trouve cependant dans une telle force et dans une telle disposition que je ne puis dire que je souffre; il me semble au contraire demeurer continuellement dans un grand contentement qui m’est si agréable et si aimable que je ne puis l’exprimer ni même le concevoir.

[…]

Elle vit ensuite une grande échelle de feu, où petit à petit elle était tirée. D’autres vues lui furent données; elle en ressentait une grande joie qui apparaissait au-dehors dans ses yeux et cela dura environ quatre heures.

[…]

Elle vit ensuite ce que c’est qu’un esprit pur et net, ou rien ne peut plus pénétrer, sinon le souvenir des choses divines. À cette vue, elle se mit à sourire en disant :

Oh! si quelqu’un se trouvait à ce degré au moment de la mort!...

Comme si elle eut voulu dire : quel serait le bonheur de cette créature. Son visage resta joyeux tandis qu’elle était dans la stupeur et le saisissement au point de paraître une chose inerte et insensible. Moins d’une heure après, un nouveau rayon de feu divin lui fut révélé. Elle multipliait les gestes de joie, on la voyait toute réjouie, mais elle ne pouvait expliquer ce qu’elle ressentait. Chacun cependant se rendait compte qu’elle était plus au ciel par l’esprit que sur la terre par le corps, d’autant plus qu’elle vivait sans aucun rafraîchissement terrestre.

[…]

CHAPITRE LI

[…]

Quand il fut six heures de la nuit 1, on lui demanda si elle voulait communier, et comme elle s’informait s’il était l’heure habituelle, il lui fut répondu qu’on n’y était pas encore. Alors elle leva vers le ciel le doigt de la main voulant signifier par là (comme on peut le croire) qu’elle devait aller communier au ciel et s’y unir totalement à son Amour et triompher avec lui éternellement. Comme jusqu’à ce temps elle avait vécu privée de toutes les choses de la terre, ainsi voyant arrivée son heure, elle comprit qu’elle n’avait plus besoin sur terre de la communion.

À ce moment même, cette âme bienheureuse, en grande paix et tranquillité, doucement, s’exhala de cette vie et s’envola à son doux Amour tant désiré.

[…]

(le lendemain) Tous ceux qui entendaient cette messe (c’étaient de nombreux dévots de la bienheureuse Catherine) furent contraints de pleurer, ce qui jeta ce confesseur dans le saisissement et la stupeur et c’est à grand-peine qu’il acheva la messe. Celle-ci finie, il fut forcé de pleurer à part soi pendant une demi-heure avant de pouvoir réjouir un peu son cœur.

[…] CHAPITRE LII.



Traité du purgatoire

[…]

Les âmes qui sont au purgatoire, à ce que je crois comprendre, ne peuvent avoir d’autre choix que d’être en ce lieu puisque telle est la volonté de Dieu qui dans sa justice l’a ainsi décidé. Elles ne peuvent pas davantage se retourner sur elles-mêmes.

[…]

Elles sont incapables d’avoir ni d’elles-mêmes ni des autres aucun souvenir, ni en bien ni en mal, qui puisse augmenter leur souffrance. Elles ont, au contraire, un tel contentement d’être établies dans la condition voulue par Dieu et que Dieu accomplisse en elles tout ce qu’il veut, comme il le veut, qu’elles ne peuvent penser à elles-mêmes ni en ressentir quelque accroissement de peine.

Elles ne voient qu’une chose, la bonté divine qui travaille en elles, cette miséricorde qui s’exerce sur l’homme pour le ramener à Dieu. En conséquence, ni bien ni mal qui leur arrive à elles-mêmes ne peut attirer leur regard. Si ces âmes pouvaient en prendre conscience, elles ne seraient plus dans la pure charité.

Elles ne peuvent non plus considérer qu’elles sont dans ces peines à cause de leurs péchés,

[…]

Étant donc établies en charité et n’en pouvant plus dévier par un acte défectueux, elles sont rendues incapables de rien vouloir, de rien désirer, hormis le pur vouloir de la pure charité. Placées dans ce feu purifiant, elles y sont dans l’ordre voulu par Dieu. Cette disposition divine est pur amour, elles ne peuvent s’en écarter en rien, parce qu’elles sont incapables de commettre un péché, comme aussi de faire un acte méritoire.

[…]

[2] Je ne crois pas qu’il puisse se trouver un contentement comparable à celui d’une âme du purgatoire, à l’exception de celui des saints en paradis. Chaque jour s’accroît ce contentement par l’action de Dieu en ces âmes, action qui va croissant comme va se consumant ce qui empêche cette action divine. Cet empêchement, c’est la rouille du péché

[…]

Ainsi la rouille, c’est-à-dire le péché, est ce qui recouvre l’âme. Au purgatoire cette rouille est consumée par le feu. Plus elle se consume, plus aussi l’âme s’expose au vrai soleil, à Dieu. Sa joie augmente à mesure que la rouille disparaît et que l’âme s’expose au rayon divin.

[…]

[3] La source de toutes les souffrances est le péché, soit originel, soit actuel. Dieu a créé l’âme toute pure et toute simple, sans aucune tache de péché et avec un instinct béatifique qui la porte vers lui.

[…]

En conséquence, il n’y a pas d’obstacle entre Dieu et elles, hors cette peine qui les retarde et qui consiste en ce que leur instinct béatifique n’a pas atteint sa pleine perfection.

Voyant en toute certitude combien importe le moindre empêchement, voyant que la justice exige que leur attrait soit retardé, il leur naît au cœur un feu d’une violence extrême, qui ressemble à celui de l’enfer. Il y a la différence du péché qui rend mauvaise la volonté des damnés de l’enfer; à ceux-ci Dieu ne fait point part de sa bonté.

[…]

[4] On voit par là que cette opposition de la volonté mauvaise à la volonté de Dieu est cela même qui constitue le péché. Comme leur volonté s’obstine dans le mal, le péché aussi se maintient. Ceux de l’enfer sont sortis de cette vie avec leur volonté mauvaise. Aussi leur péché n’est pas remis et ne peut l’être, parce qu’ils ne peuvent plus changer de volonté, une fois qu’ils sont sortis ainsi disposés de cette vie. 

[…]

[5] Mais les âmes du purgatoire tiennent leur volonté en tout conforme à celle de Dieu. En conséquence, Dieu s’accorde avec elles dans sa bonté et elles demeurent contentes (quant à leur volonté) et purifiées de la coulpe du péché originel et du péché actuel.

Ces âmes sont rendues aussi pures que Dieu les a créées.

[…]

[8] J’ajoute encore ceci que je vois. De la part de Dieu, le paradis est ouvert, y entre qui veut. C’est que Dieu est toute miséricorde, il reste tourné vers nous, les bras ouverts pour nous recevoir dans sa gloire.

Mais je vois d’autre part comment cette divine essence est d’une telle pureté et netteté, au-delà de tout ce qu’on pourrait imaginer, que l’âme qui aurait en soi une imperfection aussi légère qu’un fétu minuscule se jetterait en mille enfers plutôt que de se trouver avec cette tache en présence de la majesté divine.

Aussi voyant que le purgatoire a été fait pour lui enlever ces taches, elle s’y jette. Elle voit que c’est là une grande miséricorde pour elle que ce moyen d’enlever cet empêchement.

[…]

Je vois aussi que le tourment des âmes du purgatoire consiste bien davantage en ceci qu’elles voient en elles quelque chose qui déplaît à Dieu et qu’elles l’ont contracté volontairement en agissant contre une si grande bonté, plutôt que dans nul autre tourment qu’elles ressentent en purgatoire. C’est qu’étant dans la grâce divine elles voient la réalité et l’importance de cet empêchement qui ne leur permet pas d’approcher de Dieu.

[…]

[9] Je vois entre Dieu et l’âme une incroyable conformité. Lorsqu’il la voit dans cette pureté où Sa Majesté l’a créée, il lui donne une certaine force d’attraction faite d’amour brûlant, capable de la réduire au néant, tout immortelle qu’elle soit.

Il la met dans un état de si parfaite transformation en lui son Dieu, qu’elle se voit n’être plus autre chose que Dieu. Il la tire continuellement à lui, il l’embrase, il ne la laisse pas jusqu’à ce qu’il l’ait menée à cet être divin dont elle procède, c’est-à-dire à cette pureté dans laquelle il l’a créée.

L’âme se voit, par une vue intérieure, ainsi tirée par Dieu avec un tel feu d’amour. Alors, sous l’ardeur de cet amour embrasé de son doux Seigneur et Dieu qu’elle sent rejaillir en son esprit, elle se liquéfie tout entière.

[…]

Elle voit aussi combien lui est douloureux ce retardement qui la retient de contempler la divine lumière.

S’y ajoute l’instinct de l’âme impatiente d’être libérée de cet empêchement, attirée qu’elle est par ce regard unitif.

[…]

C’est au point que si l’âme pouvait découvrir un autre purgatoire plus fort que celui où elle se trouve, elle s’y jetterait aussitôt pour se débarrasser plus vite de cet empêchement. Tant est violent l’amour de conformité entre Dieu et l’âme.

[…]

§ 12. Comment Dieu purifie les âmes Exemple de l’or dans le creuset

[…]

[10] De ce divin Amour, je vois jaillir vers l’âme certains rayons et flammes brûlantes, si pénétrants et si forts qu’ils sembleraient capables de réduire au néant non seulement le corps, mais l’âme elle-même s’il était possible.

Ces rayons opèrent de deux manières : l’une est de purifier, l’autre d’anéantir.

[…]

L’or, quand il est purifié à vingt-quatre carats ne se consume plus, quel que soit le feu par où tu le ferais passer. Ce qui peut être consumé en lui, ce n’est que sa propre imperfection. Ainsi opère dans l’âme le feu divin. Dieu la maintient dans le feu jusqu’à ce que toute imperfection soit consumée. Il la conduit à la pureté totale de vingt-quatre carats, chaque âme cependant selon son degré 1. Quand elle est purifiée elle reste tout entière en Dieu, sans rien en elle qui lui soit propre, et son être est Dieu.

Une fois que Dieu a ramené à lui l’âme ainsi purifiée, alors celle-ci est mise hors d’état de souffrir encore, puisqu’il ne lui reste plus rien à consumer. Supposé que dans cet état de pureté on la tienne dans le feu, elle n’en sentirait nulle souffrance. Ce feu ne serait autre chose que celui du divin amour de la vie éternelle, sans rien de pénible.

[…]

§ 13. Les âmes ont un désir ardent de se transformer en Dieu sagesse de Dieu qui leur tient cachées leurs imperfections

[…]

Quand l’âme se met en route pour retourner à son premier état, si grande est l’ardeur qui la presse de se transformer en Dieu que c’est là son purgatoire. Elle ne regarde pas ce purgatoire comme un purgatoire, mais cet instinct brûlant et entravé constitue son purgatoire.

Ce dernier acte d’amour accomplit son œuvre, sans que l’homme y ait part. Il y a dans l’âme tant d’imperfections cachées qu’elle désespérerait s’il lui était donné de les voir. Ce dernier état les consume toutes.

Après qu’elles sont consumées, Dieu les découvre à l’âme pour qu’elle reconnaisse l’œuvre divine accomplie en elle par le feu d’amour. C’est lui qui a consumé en elle toutes ces imperfections qui doivent l’être.

[…]

[12] Sache ceci. La perfection que l’homme croit constater en lui n’est pour Dieu que défaut. En effet, tout ce que l’homme accomplit sous couleur de perfection, toute connaissance, tout sentiment, tout vouloir, tout souvenir, dès qu’il ne le fait pas remonter à Dieu, tout cela l’infecte et le souille.

Pour que ces actes soient parfaits, il est nécessaire qu’ils soient faits en nous sans nous, sans que nous en soyons le premier agent, et que l’opération de Dieu soit faite en Dieu sans que l’homme en soit la cause principale.

Ces actes seuls sont parfaits, que Dieu accomplit et achève dans son amour pur et net, sans mérite de notre part. Ils pénètrent l’âme si profondément et l’embrasent à tel point que le corps où elle se trouve se sent brûler comme s’il était dans un grand brasier qui ne s’éteindra pas avant la mort.

[…]

Il est vrai, comme je le vois, que l’amour qui procède de Dieu et rejaillit dans l’âme cause en elle un contentement inexprimable; mais ce contentement n’enlève pas une étincelle de leur peine aux âmes du purgatoire.

Donc, cet amour qui se trouve entravé, c’est lui qui constitue leur souffrance. Cette souffrance est d’autant plus grande que plus grande est la capacité d’amour et de perfection que Dieu a donnée à chacune.

Ainsi les âmes du purgatoire ont tout ensemble une joie extrême et une extrême souffrance sans que l’une soit un obstacle pour l’autre.

[…]

§18. Elles savent que ces peines elles les ont méritées en toute justice et qu’elles sont parfaitement réglées. Par suite, elles ne se plaignent pas plus de Dieu (quant à la volonté) que si elles étaient dans la vie étemelle.

L’autre opération est un contentement qu’elles éprouvent à voir comment Dieu agit envers elles, avec quel amour et quelle miséricorde.

Ces deux vues, Dieu les imprime en elles instantanément. Puisqu’elles sont en état de grâce elles saisissent et comprennent à la mesure de leur capacité. Elles en éprouvent une immense joie, qui ne leur manquera plus; au contraire, elle ira toujours croissant au fur et à mesure qu’elles s’approchent davantage de Dieu.

Ces âmes ne voient point cela en elles-mêmes ni par elles-mêmes ni comme quelque chose qui serait à elles, mais seulement en Dieu.

Elles s’occupent intensément de lui beaucoup plus que de leurs peines, elles tiennent celles-ci pour rien en comparaison de lui.

La moindre vue qu’on puisse avoir de Dieu surpasse toute peine et toute joie que l’homme puisse avoir, mais sans leur enlever une étincelle ni de joie ni de peine.

[…]

§19. Cette forme de purification que je vois appliquée aux âmes du purgatoire, je l’éprouve dans mon esprit, surtout depuis deux ans. De jour en jour je la ressens et la vois plus clairement.

Mon âme, à ce que je vois, est dans ce corps comme dans un purgatoire en tout semblable au vrai purgatoire, mais à la mesure réduite que le corps peut supporter, pour éviter qu’il ne meure.

Néanmoins cela s’aggrave peu à peu, jusqu’à ce qu’enfin mort s’ensuive.

Je vois l’esprit rendu étranger à toute chose, même d’ordre spirituel, où il pourrait trouver quelque aliment, comme serait joie, plaisir, consolation. Il est hors d’état de prendre goût à quelque chose que ce soit, temporelle ou spirituelle, ni par la volonté, ni par l’entendement, ni par la mémoire. Il m’est devenu impossible de dire : je prends plus de plaisir à ceci qu’à cela.

Mon intérieur est assiégé. De toute chose qui portait rafraîchissement à sa vie spirituelle et corporelle il a été dépouillé petit à petit. Chaque fois qu’une de ces choses lui est enlevée il reconnaît qu’elle était de nature à lui donner aliment et réconfort. Aussitôt que l’esprit en prend conscience, il les prend en haine et en abomination et elles s’en vont sans aucun remède.

La raison en est que l’esprit porte en soi l’instinct de se débarrasser de toute chose qui puisse faire obstacle à sa perfection.

[…]

Il ne lui reste d’autre soutien que Dieu. C’est lui qui opère tout cela par amour et avec grande miséricorde pour satisfaire à sa justice.

Cette vue donne à l’esprit grande paix et contentement. Mais ce contentement ne diminue en rien la souffrance ni la compression qu’il subit. Jamais la souffrance ne pourrait devenir cruelle au point qu’il puisse désirer de se dégager de ce que Dieu dispose à son sujet. Il ne sort pas de sa prison, il ne cherche pas à en sortir, tant que Dieu n’aura pas accompli en lui tout ce qui est nécessaire. Ce qui me contente c’est que Dieu soit satisfait, Il n’y aurait pas pour moi de souffrance pire que de m’écarter des desseins de Dieu sur moi, tant j’y vois de justice et de miséricorde.

Tout ce qui vient d’être dit, je le vois, je le touche, mais je n’arrive pas à trouver d’expressions satisfaisantes pour le dire comme je voudrais. Ce que j’en ai dit, je le sens s’opérer en moi spirituellement et c’est pour cela que je l’ai dit.

La prison dans laquelle je me vois, c’est le monde; la chaîne, c’est le corps. L’âme illuminée par la grâce, c’est elle qui connaît l’importance d’être retenue ou retardée d’atteindre sa fin, par quelque empêchement que ce soit. Cela lui cause une peine extrême, car elle est d’une sensibilité aiguë.

De plus, cette âme reçoit de Dieu une certaine dignité qui la rend semblable à Dieu même. Il la fait une même chose avec lui en la rendant participante de sa bonté. Et comme il est impossible qu’une peine quelconque atteigne Dieu, ainsi en advient-il des âmes qui s’approchent de lui. Plus elles s’approchent, plus aussi elles reçoivent de ce qui est propre à la divinité.

Par suite, le retardement qui atteint l’âme lui cause une souffrance intolérable. Cette souffrance et ce retard la rendent dissemblable de ces propriétés qu’elle avait de naturel, et que la grâce lui montre; elle est empêchée d’y atteindre, alors qu’elle y est apte, et cela lui cause une souffrance très grande, à la mesure de l’estime qu’elle a de Dieu. Mieux elle le connaît, plus elle l’estime; plus elle est dégagée du péché, mieux elle le connaît. À mesure aussi, l’empêchement lui devient plus terrible d’autant plus que l’âme est toute recueillie en Dieu et rien ne l’empêche de le connaître sans aucune erreur.







LA PERLE ÉVANGÉLIQUE

La perle évangélique 1602, Edition établie et présentée par Daniel Vidal, Grenoble, 1997.

« La Perle Evangélique, texte flamand d’une béguine jusqu’ici anonyme, parut en 1535 à l’initiative du chartreux colonais Thierry Loher. La traduction latine fut établie par L. Surius, écrivain ascétique, et chartreux, en 1545. En 1602, les chartreux de Paris en livrent la traduction française, que nous reprenons.

« Cet ouvrage est capital, à double titre. La Perle est héritière de tous les mystiques qui se décidèrent, au fil des siècles, en pays thiois, flamands, alémaniques. Héritage littéral, filiation conceptuelle. Mais elle décrit moins une progression de foi, qu’elle ne se porte d’emblée au point d’accomplissement du parcours, où l’intime fusion de la créature et de Dieu rend indécidable le partage des eaux, le fidèle entièrement déiforme, et son Dieu immergé sans reste en sa création. La Perle se dispose ainsi au plus vite en ce foyer de toute quête mystique, en sa raison, son acte essentiel. Elle s’entend dès lors comme exaspération spectaculaire des mystiques précédentes, leur soudaine imposition comme textes dispersés venus à convergence, et façonnage de leur sens en un énoncé emblématique.

« De là sa force de pénétration dans le tissu culturel européen. Sa traduction française, à l’aube du xviie, va irriguer, à leur su ou insu, tous les réseaux et toutes les écoles mystiques du “siècle des saints, de la mystique abstraite de Benoît de Canfield, aux aboutissements quiétistes du pur amour. La Perle tisse un argument de complicité d’un bout à l’autre du siècle, qui permet de lire Bérulle en entendant déjà François de Sales, et d’écouter les leçons majeures de Madame Guyon en gardant mémoire de Jeanne de Chantal. Car le dit de La Perle traverse en une seule audace de sens et d’indiscipline l’ensemble des sites où la créature doit purger ses passions et s’épandre en la lumière de son dieu.

« C’est dire que La Perle Evangélique est texte de toute nécessité pour notre temps propre. À déchiffrer et lire en toute impatience et passion, pour son écriture exacte, sa leçon de souveraineté, la conceptualité exemplaire d’une mise à nu réciproque de la créature et de son dieu. En cet ouvrage, témoignage d’historicités brûlantes et écriture argumentative d’impeccable lucidité, un nouvel espace de sens est fondé, qui, jusqu’à nous, dure.”



LA PERLE ÉVANGÉLIQUE

Trésor Incomparable de la Sapience divine/Nouvellement traduit de Latin en Français par les P. P. Ch. lez Paris à Paris chez la veuve Guillaume de la Nouë, Rue Saint-Jacques 1602.



Je livre un choix de chapitres, partie réduite d’un ouvrage qui couvre 208 [Introduction par Daniel Vidal] + 522 [La Perle, glossaire et table] pages. Sans indiquer les sauts entre chapitres numérotés.

LIVRE PREMIER Du noble et excellent principe duquel nous sommes originellement sortis, et auquel par les mérites de Jésus-Christ notre Sauveur et Rédempteur, nous devons retourner.

CHAPITRE I

Pourautant que, comme même l’Écriture sainte nous témoigne, nous avons tous offensé, et péché en notre premier père Adam, et sommes tombés en un horrible gouffre de toute difformité et misère : si nous voulons obtenir et recouvrer la pureté de vie perdue en ce premier homme, il nous faut commencer avec [1 v°] celui qui est sans commencement c’est-à-dire avec Dieu, lequel est ce très-noble et très-excellent principe duquel nous avons pris notre origine, et avec lequel nous demeurons toujours par idée. Car tout ainsi que les rayons solaires procèdent et dépendent du soleil, ainsi notre âme procède et dépend de Dieu, qui est notre principe, notre vie, et notre conservateur. Mais par les puissances de notre âme et de nos sens, nous nous sommes épars et dispersés aux choses extérieures, et volontairement détournés et séparés de Dieu, notre principe, nous attachant par amour aux choses créées, et en icelles cherchant nos plaisirs. Et par ce moyen nous avons grandement difforme et souillé notre âme, et sommes tellement devenus boiteux et estropiés de nos membres, que nous ne pouvons plus maintenant atteindre ni parvenir au souverain bien, ni marcher par la voie de vérité. Nous sommes d’abondant devenus aveugles et sourds, en sorte que ne pouvons reconnaître ni entendre le bien éternel. De là vient cette désobéissance et mépris des inspirations divines.

Finalement nous avons perdu le droit sentier de la vie, et avons été dépouillés de notre première beauté. Et néanmoins l’essence intérieure et image de notre âme est demeurée en Dieu, vit en Dieu, et Dieu en nous, jaçoit que nous l’ignorions. Car il n’y a personne qui puisse savoir ou sentir cela, cependant qu’il est désordonné-ment affectionné aux créatures, et attaché aux choses visibles. [2 r°] Et pour ce il est nécessaire que nous nous étudions à mourir à notre sensualité, et que toute créature rejetée nous nous convertissions à Dieu notre Créateur. Car l’âme ne peut être en repos, si de toutes ses forces, appliquée à Dieu, elle ne se convertit à Dieu son principe. Que si nous voulons unir toutes nos forces à Dieu, et adhérer à ce principe nôtre, il nous faut observer ce qui est commandé aux Anges, et nous garder de ce qui est défendu aux hommes. Lors que nous et toutes choses étions encore dans l’abîme de la divinité, incréées, la veine de sa très-ardente charité poussait et pressait la vertu toute-puissante de la divine essence, qui demeurait cachée au dit abîme de la divinité, afin qu’elle sortît, fit et formât des créatures qui eussent la fruition et jouissance des richesses infinies de sa bonté. Il créa donc par l’opération de sa très Sainte Trinité, le ciel et la terre et orna le ciel d’Anges, afin qu’ils jouissent de ses délicieuses richesses, et qu’ils contemplassent l’abîme de sa divinité, et fussent les trônes et sièges, esquels Dieu tout-puissant serait assis et reposerait. Et laissa aux hommes la possession du paradis de volupté, afin qu’ils jouissent avec lui de toutes délices, fussent l’habitation et tabernacle de sa déité, et cheminassent continuellement avec lui. Et finalement il para et orna toute la terre d’herbes et fleurs de diverses sortes, de plusieurs fruits et animaux, et ce pour le seul homme.

CHAPITRE III De l’origine, justice et chute de l’homme.

Or Dieu tout-puissant, ayant trouvé les saints Anges tellement préparés et les ayant confirmés à jouir éternellement en joie parfaite de sa divinité, il fut ému d’un abîme d’amour à parfaire ce que de toute éternité il avait pensé, connu, et aimé, et ce par sa puissance, toute prévoyante sagesse, et très coulante bonté. Il dit donc en soi-même : Faisons l’homme à notre image et semblance, afin que comme nous sommes un esprit et une simple essence, il soit aussi un esprit et une simple essence reposant avec nous, et habitant par grâce en notre immuable éternité ; à notre semblance aussi, afin que comme nous sommes trois personnes, qui opèrent toutes choses, c’est à savoir l’une par l’autre, qu’il ait aussi trois puissances — savoir est la mémoire, par laquelle il se puisse ressouvenir des choses éternelles ; l’entendement [4 r°] par lequel il puisse connaître et entendre la vérité éternelle, et disposer sagement toutes choses. Et la volonté, par laquelle il aime et retourne hâtivement à son principe, et embrasse le souverain bien, et possède tous biens par amour et dilection.

Dieu aussi l’a formé d’une terre monde, et non souillée, et en fin a créé son âme si noble, que rien hors Dieu ne la peut contenter ni rassasier, supérieure à toutes créatures irraisonnables, et semblable à Dieu même. Il s’est d’abondant uni en elle, lui imprimant son image et semblance éternelle, lui donnant l’esprit de vie, et voulant, comme père fidèle des esprits, demeurer toujours avec nous jusques à la fin, à ce qu’à jamais elle vêcut avec lui, et tout à fait regorgeante et comblée de félicité, elle se rassasiât en la jouissance éternelle de sa gloire. Et quant au premier homme, il l’imbut et l’illumina de la claire lumière de sa vérité éternelle, l’ornant de toutes vertus, afin qu’il fût le trône et siège auquel Dieu reposerait, et l’outil et instrument par lequel il besognerait. Sa mémoire était pure et tranquille, unie à Dieu, et aussi dilatée à l’influence de Dieu, comme si elle eût eu le ciel et Dieu même en sa puissance.

Son entendement était si simple, et illuminé de la clarté divine, qu’il voyait parfaitement dans le miroir de la divinité toutes les choses qui lui étaient nécessaires, et avec une joie très-parfaite la régénération éternelle était toujours renouvelée en lui. Sa volonté était tellement [4 v°] unie en Dieu, et remplie d’amour divin, et tellement en somme élevée à une certaine sorte de liberté divine, que d’une seule affection de cœur il était uni avec Dieu, et comme il voulait. Sa raison était remplie d’une lumière raisonnable de discernement du bien et du mal, par laquelle il ordonnait prudemment toutes choses, et imposait les noms à toutes créatures. Sa conscience était établie en une joie parfaite, comme elle qui n’avait rien de quoi rougir devant Dieu. Sa puissance concupiscible était en toute pureté élevée au souverain bien, l’aimant seul, et en lui seul se réjouissant. L’irascible était par amour forte et puissante pour obtenir et acquérir tout bien et conserver avec crainte ce qu’elle avait acquis, et pour éviter aussi tout mal, avec une entière aversion et haine d’icelui.

Il était couronné de gloire et honneur, et oint de l’huile de joie et liesse, et outre ce rempli de toute pureté, et lumière de l’éternelle Déité. Car Dieu Tout-puissant habitait et conversait avec lui, comme a de coutume un ami avec son ami. Et d’abondant lui permit d’user en toute liberté de toutes les délices du Paradis même, et l’établir seigneur et maître sur toutes les créatures, à ce qu’elles fussent soumises sous son autorité et empire. Et afin que de même les hommes fussent sujets et obéissants à leur Créateur, il leur fit inhibition et défense d’être si présomptueux et outrecuidés, que de manger du fruit de l’arbre de science du [5 r°] bien et du mal. Toutefois bien peu de temps après ils transgressèrent et outrepassèrent le commandement de Dieu leur Seigneur, par l’envie du diable, qui s’était transfiguré et transformé en serpent, car par mensonge il déçut et trompa Eve, en sorte qu’elle douta du commandement du Seigneur, et accomplit la volonté du serpent.

Adam aussi fut subverti par la femme, laquelle premièrement par douces paroles s’efforça à l’induire de manger le fruit du bois défendu. Et lui l’admonestant de la prohibition divine, et menace de mort, grandement troublée et désolée, se complaint s’il fallait donc qu’elle mourût toute seule, ce qui émut Adam à acquiescer et obéir à la sensualité de sa femme, ne la voulant contrister, et par ce moyen il perdit la vie, et trouva la mort. Il résista donc à sa raison, et mangea de la viande défendue : ce qu’ayant fait, il perdit malheureux la robe d’innocence, son esprit fut privé de la liberté de gloire, son âme dénuée et dépouillée de toutes vertus, sa mémoire close, et ses pensées éparses. Son entendement obscurci, sa volonté détournée du souverain bien, et réduite sous la servitude du péché, sa raison aveuglée, et privée du discernement des vertus. Sa force concupiscible rendue impure s’attacha aux sales et déshonnêtes délectations : l’irascible devint paresseuse à tout bien, et pour le faire court, toutes ses forces furent cassées et brisées, et toutes ses affections et désirs désordonnés. Ces cinq sens furent [5v0] exclus et privés de la frui-tion et jouissance des biens éternels, et dispersés à plusieurs et diverses calamités des choses temporelles.

Sa conscience était accablée du lourd et pesant fardeau de tous péchés, et fut très grièvement contristée et confuse en la présence de Dieu : la robe de beauté lui fut ôtée, et la splendeur de la divinité. Il perdit aussi l’adresse et la plus courte voie à la vérité, laquelle nous guide et conduit au fond de l’âme, où nous adorons Dieu, et sommes faits un esprit avec lui. Et après toutes ces choses, il eut connaissance qu’il était nu, et en ayant honte, il tâchait de se cacher, et couvrir sa nudité ; mais soudain la voix divine l’admonesta, lui disant : Adam, où es-tu ? laquelle aussi le reprit de sa transgression et désobéissance. Mais il s’excusa, et voulut rejeter la faute sur sa femme, et elle par conséquent imputa le tout au serpent, et pour ce ils furent incontinent jetés hors du Paradis. Car si Adam eut confessé son péché, et eut demandé pardon au Seigneur, certainement Dieu lui eut remis son péché, et fut demeuré au Paradis. Mais pour ce qu’il ne voulut confesser son offense, il tomba en plusieurs calamités, et s’égara de la voie de vérité : laquelle n’a jamais depuis été si manifestement connue aux hommes, jusques à tant que la très-pure Vierge Marie a été née, laquelle a très-bien et très — clairement remarqué cette voie en soi-même — comme très-pure et vide de toute contagion de péché, et introvertie au fond de son âme, où [6 r°] continuellement elle marchait par cette voie, adhérant perpétuellement à Dieu son principe. En sorte que le fils unique de Dieu, qui est la vérité éternelle, a eu à plaisir de passer par elle, et d’être et converser avec les fils des hommes, et accomplir cette charité de laquelle il nous a aimés de toute éternité. Et combien que notre nature fut grandement détruite et déchue de sa noblesse et excellence, toutefois il ne nous a point dédaignés.

CHAPITRE IV De notre réparation et restauration en notre premier état, par le moyen du fils de Dieu.

Le fils de Dieu s’est donc levé de son trône royal, et du siège de sa gloire, et est descendu au ventre virginal de la très humble et très heureuse Vierge, et du très pur sang de son cœur virginal a pris nature humaine : car c’était une chose grandement délectable au Seigneur de toute Majesté, se reposer en la fleur du champ, et aux lis des vallées, et être nourri de la violette d’humilité. Elle nous a produit le Soleil de justice, et la voie de vérité, et la vie, qui est la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. Car celui qui chemine par le fond de son âme, et là se tient en la présence [6e] de Dieu, il reçoit de lui vie, et est très clairement illuminé par-dessus tous les autres. Pour cette cause aussi est-il venu en ce monde, afin qu’il illuminât nos ténèbres, et pour ce est-il naît, afin que par la nativité nous puissions renaître en une nouvelle vie de grâce.

Finalement il a vécu et conversé avec nous, afin que nous puissions ordonner et disposer toute notre vie et conversation, selon ses très parfaites vertus : car il nous a enseigné la plus proche à la vérité qui nous conduit au fond de notre âme, afin que là le cherchions et trouvions. À ce propos manifestement il dit : Le royaume de Dieu est dedans vous. Et après : Il y a un trésor caché au champ. Ce trésor ici est Dieu, qui est caché au champ de l’essence créée de cette âme. Ce que le prophète voyait, quand il dit : En vérité, Seigneur, vous êtes le

Dieu caché. Quiconque donc veut chercher Dieu, et le trouver, qu’il le cherche en soi-même, savoir est, au fond intime de son âme où est l’image de Dieu, et fouisse le champ de son essence créée fort avant, et par ce moyen il se trouvera soi-même idéalement incréé en l’essence divine, et en la nue essence de l’âme, et ce faisant il reviendra à son principe, par le moyen de Jésus-Christ, qui est notre voie, qui par sa passion a payé toute notre dette, et a rendu fructueux tout ce que nous endurons, qui par sa mort a détruit notre mort, et nous a préparé la vie éternelle. Il a aussi par son esprit restitué l’ancienne liberté à notre esprit, et l’a ramené à notre principe, dans ce [7 r°] fond de l’âme, où c’est que Dieu habite, et où il nous a unis avec lui, afin que là nous l’adorions en esprit et vérité.

Outreplus par son âme il a réformé toutes les forces de la nôtre, à ce que nous soyons un instrument apte endurant son inaction divine. Et finalement par son corps et péneuse vie et mort, il a nettoyé derechef notre cœur, nos sens, tous nos membres, et notre corps de toute tâche de péché, et nous a faits et rendus purs et nets, en tant que la lumière de vérité et le Soleil de justice se lèveraient derechef en nous, et qu’en nous et par nous ils épandraient leur lumière. Il a aussi réformé en nous tout ce qui était détruit en Adam, et nous a très abondamment restitué tout ce qui nous a été ôté par icelui. Cela s’entend si nous le voulons, et nous efforçons de nous dresser et ordonner intérieurement et extérieurement selon ses voies, et que soigneusement nous observions ce noble principe, afin que nous puissions retourner et refluer en lui, considérant soigneusement que c’est qu’il a commandé aux Anges, et défendu aux hommes, et comment par soi-même il nous a réparés. Car étant perdus, il nous a ramenés à notre principe, afin qu’ensemblement avec les esprits célestes nous lui administrions et demeurions toujours en sa présence, servant aux hommes très-volontiers pour l’amour de lui (car ainsi faisant, il nous confirmera avec les bons anges, et nous fera esprits célestes, et anges terrestres, établissant [7 v°] son trône et son ciel en notre esprit). Et de peur que ne transgressions ce qui est défendu, à ce que notre âme puisse être le paradis de paix, qu’il puisse marcher avec nous, et établir en notre âme un paradis de volupté, lequel il rende fructueux en bonnes odeurs de toutes vertus. Et finalement afin que la très sainte vie et passion soit continuellement en notre cœur en signe d’amour, comme modèles selon lesquels nous devons dresser et ordonner notre vie et conversation, et être faits un champ fertile en nos cœurs, dans lequel l’époux puisse s’ébattre, et le rendre fertile et fructueux par la fontaine de sa miséricorde.

Certainement en ces points-là nous pratiquons le vieil et le nouveau Testament, c’est à savoir, en ce que continuellement nous adhérons à notre très noble principe, et observons avec les Anges les commandements de Dieu, et avec les hommes, fuyons ce qui est par lui défendu, et portons en nous les signes d’amour et dilection de notre Rédempteur, et que nous habitons en lui, et lui en nous. Et si quelques fois il advient que par fragilité humaine nous excédions, reconnaissons incontinent notre faute, et demandons grâce, évitant la pernicieuse excuse de notre péché, en laquelle Adam et Eve persévéraient trop obstinés. Car en ce faisant, Dieu aura pitié de nous, et ne nous déjettera point du ciel de notre esprit, ni hors du paradis de notre âme. De ceci dit saint Bernard, Il n’y a chose qui provoque tant l’ire de Dieu, [8r1 comme la maudite excuse de soi-même. Et pour-ce accusons-nous toujours devant Dieu, juste juge, auquel tous les secrets de nos cœurs sont notoires, et par ce moyen nous pourrons être délivrés de nos péchés, et par le moyen de sa grâce être conservés en cette voie, en laquelle il nous a mis. Et en ce tout est compris.


CHAPITRE V De la triple union en laquelle la vie superessentielle, illuminative et active sont parfaites.

Mais il faut savoir que la susdite et subséquente matière nous conduit à trois degrés, trois sortes de vie, et à ces trois parties qui sont en l’homme : car chaque homme semble presque représenter trois hommes. Selon le corps il est bestial, selon l’âme il est raisonnable et intellectuel, et selon l’esprit en la nue essence de l’âme où Dieu habite, il est déiforme. Au surplus il faut que ces trois choses aient chacune leurs exercices et leurs ornements, si nous voulons être unis à Dieu, et être conformes à Jésus-Christ. Or est-il qu’il y a en l’homme une triple union très-noble, de laquelle sourd tout exercice spirituel, et les [8 v°] vertus. Mais par elle seule sans notre coopération nous ne pourrons être sauvés — car une triple union est essentiellement en tous hommes bons et mauvais : mais aux bons seuls elle est encore supernaturellement ornée de tout exercice de vertu, en la manière de quelque beau royaume ou palais richement paré. En la première nous sommes superessentiels et déiformes, et en la seconde, spirituels et internes, en la troisième actifs et moraux. La première et suprême union est en Dieu essentiellement, et est l’intime être ou essence de notre âme qui est en Dieu, et demeure essentiellement unie à Dieu, et est élevée par-dessus nous-mêmes, par-dessus toutes choses créées, et par-dessus tous les sens et puissances de notre âme. Ce néanmoins il est dedans nous essentiellement en l’abîme et intime essence d’icelle, là où est le royaume de Dieu, et son éternelle habitation. Cette union est en Dieu, duquel nous sommes issus créaturalement, et en qui nous demeurons idéalement en une certaine déiformité. La seconde union est aussi en nous, savoir est, ès forces supérieures, lesquelles unitivement et simplement sortent de la première union, c’est-à-dire, qu’elles en sourdent, et adhèrent essentiellement à icelle, comme à leur principe, et de là procède toute vertu et opération déifique.

La première union est une certaine simple force de l’âme, tout ainsi que Dieu est simple en l’essence de sa divinité, et est totalement déiforme : car elle demeure [9 r°] en Dieu selon la simplicité de son essence, et n’a rien de commun avec les autres forces, mais elle confère encore à l’âme une certaine simple union, qui est la seconde union. Et de cette union sortent les forces supérieures, savoir est la mémoire, l’entendement, et la volonté selon l’opération de la très Sainte Trinité, qui se donne soi-même, et s’unit aux forces de l’âme. Et de là procède la troisième union. Et cette troisième est aux forces inférieures, lesquelles en une certaine union assemblées, se conservent par la découlante lumière, qui descend de la seconde union, et s’épand sur la raison et forces sensitives. De là procède la vie, et la vivacité du cœur et des forces corporelles, et tout mouvement sensible et mobilité de la vie naturelle. Et ainsi il est manifeste que tous dons et grâces procèdent du dedans, de cette ardente suprême union, où nous vivons en Dieu, et Dieu en nous : car Dieu habite en nous avec la lumière de sa grâce en la suprême union. Et tout ainsi qu’un vaisseau de cristal (dans lequel y a enclose une chandelle allumée) illumine tous ceux qui s’en approchent, ainsi la clarté divine et vérité éternelle illumine et enflambe le fond nu de l’essence intérieure de notre âme, en telle abondance, que de là toutes les forces en sont illuminées, nourries et renforcées. Car la mémoire devient pure et tranquille, l’entendement est illuminé et simplifié, et la volonté en est rendue fervente en amour.

En cette manière Dieu se donne [9 v°] soi-même en l’union des forces supérieures, et unit dedans soi notre esprit, le faisant habiter en une certaine déifique liberté, et opulence de charité. De là alors Dieu avec grande abondance de grâces s’écoule en bas en la troisième union des forces inférieures, et illumine la raison, afin qu’elle puisse sagement gouverner toutes les autres forces et affections. Et d’abondant lui donne lumière et l’informe de la manière qu’elle doit suivre les inspirations et admonitions divines. Il purifie aussi la force concupiscible, et l’attire à suivre cette lumière, il fléchit et déprime la force irascible, sous le mouvement et repréhension divine ; il purifie la conscience, et la restitue en liberté ; il élève en haut aux choses éternelles, l’amour, l’espérance, et la joie, et soulève la crainte, la tristesse, la haine, et la honte, pour virilemment résister à tout mal. Il rend aussi le cœur joyeux, interne et dévot à tout service divin, et rend l’homme bien composé en toute sa conversation. O. combien grande félicité consiste en ce que Dieu daigne en cette sorte habiter par sa grâce en l’âme ! Certainement ceux auxquels cela est notoire, et qui fidèlement en ce s’exercent, trouvent là tout bien, et la vie éternelle : mais qui pourra persuader aux hommes charnels qu’il y a en eux un bien si invisible ? Et d’autant qu’ils ne le veulent croire, c’est pourquoi, attachés aux choses visibles seulement par les sens extérieurs, ils deviennent comme le cheval et le mulet, auxquels n’y a point d’entendement. Mais [10 r°] Dieu Tout-puissant leur veuille bien pardonner de ce qu’ils cachent en terre ce tant précieux talent, au moyen duquel ils pourraient faire un si grand fruit, et retirer un si grand gain, et qui leur sera ce néanmoins redemandé quelque jour avec tant de rigueur et si étroite distriction.

CHAPITRE VI De l’ornement de ces trois parties.

En cette manière donc ces trois susdites unions sont en ces trois parties de l’homme, esquelles les trois sortes de vie sont parfaites par notre Seigneur Jésus-Christ. Outreplus, chacune doit prendre sa beauté, ornement, et exercice de cette triple vie. La première vie et suprême union, c’est une certaine perpétuelle et simple introversion, par laquelle la simple essence de l’âme continuellement se plonge et encline vers l’union divine, où elle demeure libre, sans interposition ni entremise d’aucune autre chose, embrassée du souverain bien, ornée et stabiliée en un immuable et éternel repos, demeurant libre, et non touchée, ni d’elle-même, ni de toutes les autres choses inférieures, et lui est donné cet être de toutes vertus, qui est Dieu même. C’est ici que Dieu demande l’âme avec toutes ses forces, et l’appelle dans [10 v°] l’abîme de sa divinité qui est dans elle : et par une certaine subite motion il recueille et resserre ensemble toutes ses forces et sens, les étreint et serre d’un lien d’amour, les attire à lui, les absorbe et environne. Et de là vient le second exercice, qui est comme une certaine inaction de Dieu, par laquelle la très Sainte Trinité agit ès trois forces supérieures, et subtilise tous les exercices de l’homme, et lui inspire mille moyens et exercices de la connaissance de Dieu, et de soi-même, et les transforme totalement en soi, et par foi, espérance, et charité les fait habiter en elle.

C’est de là d’où en après procède le troisième exercice en l’union inférieure, lequel est une certaine influence et continuel désir et mouvement de suivre Jésus-Christ nu crucifié en toute sa patience, humilité, obédience, résignation, et l’exercice de toutes vertus. Et cet exercice fonde l’homme en la profonde et abyssale abnégation de soi-même, et de toutes créatures. Et pour ce dit notre Seigneur Jésus-Christ : Sortez avec moi, et heureusement entrez, en la manière que je vous ai précédés. Alors et dès lors l’homme est fait l’instrument de Dieu, orné de toute vertu, et se soumet soi-même avec toutes ses forces à Dieu tout-puissant, très-sage, très-doux et très-digne de toute révérence, et à toutes créatures pour l’amour de lui. Et ainsi faisant il est introduit, fondé et affermi en la vie superessentielle déi-forme, en la spirituelle profitante et en l’active mourante. Or ceci s’obtient plutôt [11 r°] par une simple introversion, que par une haute contemplation, et plutôt par une amoureuse aspiration, que par une grande exercitation, et plutôt par une dévote oraison, que par quelque grand travail extérieur. Nous devons donc sur toutes choses observer, et nous accoutumer à l’essentielle introversion, et à l’amoureuse aspiration, avec une continuelle et fervente oraison. Car tout bien et toute inflexion divine vient du fond intime de notre âme de Dieu qui est dedans nous, et qui nous est plus proche et voisin, que nous ne sommes à nous-mêmes, et son inaction est plus notre proximité de nous, que tout ce que nous pouvons faire.

CHAPITRE VIII Comment nous devons connaître Dieu en nous-mêmes.

Mais afin qu’au moins nous puissions, selon que nous sommes tenus, avoir quelque connaissance de Dieu, il faut savoir que Dieu est une simple essence, qui s’est unie soi-même en l’essence de notre âme. Or Dieu est trine en personnes et s’est uni soi-même ès puissances suprêmes, aussi nous a-t-il fait à son image et semblance. Selon la simple essence de notre âme, nous avons l’image de Dieu dedans nous, mais selon les trois puissances suprêmes qui viennent et tirent leur origine de cette simple image, nous avons la semblance de Dieu dedans nous. Par sa simplicité il repose en nous, et ce par les mérites de sa très sainte humanité. Mais selon que nous opérons et que plus étroitement nous nous appliquons nous-mêmes, et convertissons à Dieu, à telle proportion il opère plus parfaitement en nous la semblance de sa divinité et humanité, et nous fait être par grâce ce que ne sommes point par nature, jusques à ce que intérieurement et extérieurement nous le puissions suivre en la manière [13 v°] qu’il nous a précédés. Et ce sont les délices et la joie de notre Seigneur en nous, savoir est, que nous sommes faits semblables à lui. Car notre salut parfait consiste en cela, que nous soyons en cette sorte transformés en Jésus-Christ, et demeurons en lui.

CHAPITRE XI Comment Dieu est dedans nous.

Mais il faut savoir qu’en nous et en tous les hommes, Dieu y est comme le soleil est au ciel : car chaque homme juste est le ciel de la très Sainte Trinité, auquel Dieu (afin que je dis ainsi) s’est scellé et attaché soi-même, qui est ce Soleil divin de justice, qui par la lumière de sa grâce jette ses rayons en bas (à la manière des rayons du soleil) vers l’âme raisonnable, illumine sa conscience [16 v°] rend le cœur fervent et fertile. L’âme aussi par ces rayons de la grâce divine est nourrie et enseignée. Mais tout ainsi que le soleil matériel ne luit pas en tout temps, ains quelquefois est empêché par les pluies, par une nuée, par les tonnerres, et par la nuit obscure — pour toutes lesquelles choses n’étant en soi moins lumineux, il est ce néanmoins empêché d’épandre ses rayons sur la terre. Ainsi sans doute advient-il touchant ce divin soleil de justice, qui daigne habiter en notre esprit, et l’illuminer. Car comme ainsi soit qu’en soi-même il ait toujours une même clarté, toutefois empêché par nos péchés et défectuosités, il ne peut dresser la lumière de sa grâce, ni ses rayons vers notre âme. Car quand la force concupiscible de l’âme extro-vertie et adonnée aux consolations de la sensualité, appète et désire les délectations et voluptés sensuelles, et apporte son consentement à la jouissance d’icelles, c’est alors qu’assurément il pleut en l’âme. Et quand la force raisonnable est avec trop grand soin occupée aux choses extérieures, quelles qu’elles soient — voilà la nuée qui s’interpose entre cette lumière divine et l’âme. Quand encore l’irascible est troublée, c’est lors que les tonnerres s’émeuvent en l’âme. Mais quand tels et autres péchés ne sont lavés par les larmes de pénitence, qu’advient-il en l’âme, sinon une très-noire et obscure nuit.

Que si ce Soleil doit derechef luire en l’âme, il est nécessaire qu’avec contrition, et [17 r°] d’où elle connaisse et confesse ses péchés, et que de tout son pouvoir elle s’amende, et mortifie en soi toute délectation sensuelle, sollicitude, et trouble. Ce sera alors que le Soleil de justice jettera derechef les rayons sur icelle, qui lui fera clairement connaître toutes les interpositions entre son Dieu et elle. Car tout ainsi que de l’illumination du Soleil matériel on voit les atomes mêmes en l’air illuminé, ainsi cette âme pure et nette, intérieurement illuminée du Soleil divin, connaît tous ses défauts, vicieuses inclinations et infirmités. Mais quand elle consent au péché, elle chasse hors de soi la lumière de l’amour divin et forbanit de soi l’inflexion divine. Au surplus de cette essence divine une certaine lumière ou rayon reluit continuellement en l’âme, appelée syndérèse : qui cause et donne le remords à la conscience, laquelle est aussi en tous les hommes. Mais par la perpétration du péché l’âme encourt un si grand aveuglement et dégoût, qu’elle ne connaît sa félicité principale, et de demeurer en elle-même lui est rendu fort ennuyeux. C’est pourquoi hors d’elle, à la faveur de ses cinq sens, elle cherche sa consolation ès choses sensibles et externes, et ainsi d’un aveuglement, elle tombe en un autre plus profond.

Mais notre esprit (auquel comme j’ai dit, ce Soleil divin demeure toujours) est cette simple et nue essence de l’âme. Et tout ainsi que Dieu, selon sa divinité, est appelé simple essence, qui n’est connue sinon de lui seul, de même aussi notre [17 v°] âme a dedans soi je ne sais quelle force ou puissance divine, qui est comme le centre de toutes ses autres puissances, laquelle n’est d’aucuns parfaitement connu. Et tout ainsi que Dieu n’est point tout ce qui se peut dire de lui, mais infinies fois davantage : ainsi cette puissance qui n’a point aussi de nom, n’est rien de tout ce qui se peut expliquer par aucune sorte de doctrine, et par icelle l’âme est fort semblable à Dieu. Car l’image de Dieu est en l’âme, contenant en soi trois puissances : savoir est la mémoire, l’entendement, et la volonté, par lesquelles l’âme a en soi la semblance de Dieu. Et cette très heureuse Trinité, qui est et sera à tout jamais un Dieu inséparable, s’est unie, et (afin que je die ainsi) imprimée soi-même en ces trois forces ou puissances : c’est-à-dire, que Dieu le Père avec la Sapience et Bonté, s’est imprimé en la mémoire, afin qu’elle se reposât en Dieu par bonnes pensées. Mais étant tout notoire, que l’âme de soi sans l’aide divin ne peut avoir une bonne pensée, pour ce doit-elle rentrer en elle-même, disant en telle semblable manière : je vous prie Père céleste, mon Seigneur, mon Dieu, aidez-moi par la Sapience de votre Fils, et par les très-saints mérites, et par l’amour de votre Saint-Esprit, par lequel vous daignez habiter en ma mémoire, que je ne présume jamais rien penser ou désirer, non ce qui est très agréable à votre volonté. Puis Dieu le fils par sa sapience s’est gravé en l’entendement, afin que par icelui connût Dieu.

Mais parce que la pureté de notre entendement [18 r°] est maintenant si fort obscurcie que l’âme ne peut contempler son Dieu, pour cette cause il faut qu’elle se tourne vers l’autre personne de la divinité en cette manière, disant : O fils de Dieu éternel qui habitez en mon entendement, je vous prie par la puissance de votre Père, et par l’amour de votre Saint-Esprit, aidez-moi, que je ne connaisse, ni entende jamais rien, sinon ce que voudrez. Finalement Dieu le Saint-Esprit s’est empreint soi-même en la libre volonté, afin qu’elle aimât Dieu, et qu’elle fût unie avec lui en un amour, et même volonté. Mais pour ce que (chose certainement à déplorer) la volonté et l’amour de l’âme sont maintenant si défectueux, l’âme se doit convertir à son intérieur vers le Saint-Esprit, qui est la troisième personne en la divinité, priant en cette manière : O glorieux Saint-Esprit mon Dieu, qui daignez habiter en ma libre volonté, je vous prie aidez-moi par la puissance du Père, et la Sapience de son Fils, attendu que vous êtes l’esprit des deux, afin que jamais je ne parle, fasse, délaisse, ou endure chose aucune, sinon autant qu’il vous plaira. Et pour autant que ces trois personnes sont indivisibles et inséparables, pour ce nous les devons toujours adorer pour un vrai Dieu, et sans aucune recherche croire simplement en lui, disant ainsi intimement et dévotement à Dieu, O Père, ô Fils, ô Saint-Esprit, qui en Trinité de personnes êtes un Dieu, je vous prie que vous daignez tellement m’unir à vous, que jamais rien ne me puisse séparer de votre amour. Finalement combien que Dieu tout-puissant se soit ainsi soi-même scellé en [18e] nous, il ne veut néanmoins jamais rien opérer en nous, sinon par la très sainte humanité — car par Adam notre premier parent, nous avons jadis offensé, et étions enfants d’ire, privés de la fruition divine. Mais par le nouveau Adam qui est dit Jésus, c’est-à-dire Sauveur, nous avons été rétablis et réhabilités.

CHAPITRE XVI Cinquièmement, en quoi elles doivent persister et demeurer toujours.

Finalement, afin qu’elles puissent persévérer en leur rectitude, il nous faut continuellement observer trois choses. Premièrement, l’introversion continuelle vers l’esprit, et que nous demeurons toujours en la présence de Dieu par pures et nettes pensées, par claire connaissance, et union de volonté. C’est-à-dire que nous désirions d’être et demeurer un même esprit avec Dieu, et ce par les mérites de son humain joyeux esprit, par lequel notre mémoire est rendue à sa première liberté, l’entendement illuminé, et la volonté unie à l’amour divin, pour embrasser toujours le bon plaisir, et volonté de Dieu. Secondement, que nous obéissions toujours à notre Seigneur Dieu, et lui soyons sujets avec toutes nos puissances, que nous contregarderons toutes ensemble unies et appliquées à Dieu, et ce par les mérites de son âme très-sainte [22 v°] et attristée outre mesure, par laquelle la raison est illuminée, la puissance concupiscible purifiée, et l’irascible rendue humble et débonnaire. Par laquelle, encore, toutes les affections qui sont espérance, crainte, amour, haine, joie, douleur et honte n’agissent qu’autant que le mouvement divin agit par elles, et se conservent ensemble, unies à Dieu, par l’étroite garde des cinq sens. La conscience alors est établie en une joie et exultation souveraine, d’autant que toutes les puissances, affections, et sens sont conservés par Jésus-Christ en leur propre lieu, et rectitude.

Tiercement, que nous ayons en tout temps la mort et passion de notre Seigneur imprimée en nos cœurs, et là-même son image crucifiée, dressée et élevée, en laquelle le sommaire de toute sa vie et passion est enclos. Que continuellement nous ayons devant les yeux de notre cœur ce clair miroir et très parfait exemplaire, regardant et considérant quelle chose a été en Jésus-Christ, quelles étaient toutes les puissances et affections, comment il était disposé intérieurement et extérieurement en toute sa conversation, paroles, et œuvres, afin qu’en tout nous le puissions suivre, et ainsi mériter d’être transformés en lui par le mérite de son très-saint, très-net, et navré corps, par lequel tous nos membres sont nettoyés et conservés en Jésus-Christ. Nous ne devons jamais détourner notre vue de ce miroir, ains continuellement nous mirer en icelui, là considérer notre [23 r°] dissemblance, et ce qui nous défaut encore en l’esprit, en l’âme, et au corps, en quoi nous ne le suivons point encore. Nous devons aussi regarder comment l’esprit de Jésus-Christ était élevé par une certaine essentielle introversion en une souveraine et très-grande joie, voire alors qu’il endurait très-grièvement, et comment son âme a été outrée de très-grandes douleurs et peines pour la réparation des nôtres. Comment finalement son corps misérablement déchiré, et cruellement navré, pendait en la croix, en un très-grand tourment, en extrême pauvreté et mépris très-déplorable tel, que jamais créature n’a soutenu rien de pareil. Comment encore dès le commencement de sa nativité, jusques à ce temps qu’il mourait en la croix, il n’a jamais été qu’environné de toutes sortes de croix.

Et toutes ces choses, pareillement chacun chrétien les doit porter en son cœur, afin qu’en cas pareil par une essentielle introversion ïl le puisse imiter avec un esprit joyeux, une âme soumise, et un corps pur et patient. Au surplus, quiconque s’exercera à bon escient, et avec une grande persévérance en ces choses, il reconnaîtra tout ce que dessus plus clairement en soi-même. Et certainement nous sommes tous nécessairement tenus d’avoir cette connaissance de Dieu et de nous-mêmes, quelles sont les puissances de l’âme, où elles sont, pourquoi elles nous sont données, quels maux elles ont encourus, par quel moyen derechef elles doivent être [23 v°] relevées, et en quoi elles doivent persévérer ainsi que nous avons dit ci-dessus. Car telle connaissance est quasi quelque fondement sur lequel tous exercices se peuvent édifier selon qu’un chacun se sentira tiré ; et sans icelui il n’y a espérance d’aucun profit, ni qu’aucun exercice puisse de soi durer, et persévérer en stabilité jusques à la fin : car de là tout degré et profits spirituels des vertus procèdent.

CHAPITRE XVIII Comment nous devons parfaitement mourir à nous-mêmes, et vivre à Dieu seul.

Au surplus de ce fond nôtre, nous pourrons tous les jours offrir à Dieu Tout-puissant, voire mille morts, en ce que sortant hors de nous-mêmes, c’est-à-dire hors de notre intérêt propre, nous déracinerons de tout point toute volonté propre, convoitise et intention, et nous submergerons en Dieu. Car ces trois choses, convoitise, volonté et intention, sont les principales racines sur lesquelles la vie humaine s’appuie. Lesquelles quand elles sont du tout [25 v°] mortifiées en nous, et référées en Dieu, tout le reste suit facilement, et l’homme mourant à soi-même, vit à Dieu seul, en ce qu’ja en aucune chose il ne se cherche plus soi-même. Car s’oubliant, il observe seulement la très agréable volonté de Dieu, et ce pour son seul amour. Il vit en tout selon le désir de Dieu, et ce à son honneur, et est mû de la seule intention de Dieu, et ce pour ses délices.

Touchant ces choses, un chacun se doit observer soigneusement qu’il ne fasse, ou laisse rien par inclination ou mouvement de la sensualité, soit en pensée, ou en désir, à voir, ou à ouïr, en paroles, ou en œuvres, en mangeant ou buvant, en veillant, ou dormant, en faisant ou en laissant à faire, c’est-à-dire, que de toutes ces choses il n’en fasse aucune pour sa commodité ou délectation, mais seulement et purement, pour l’amour de Dieu, et à sa gloire. Et ainsi l’homme est rendu et demeure tout déifié. Car pour ce qu’il s’est délaissé, et s’oubliant soi-même il observe Dieu seul. Dieu réciproquement prend un soin particulier de lui, lequel aussi à ce propos a dit : Personne ne ravira mes ouailles de ma main. Et sur ce il promet trois choses. Premièrement, je garderai mon Sanctuaire. Mais qui est celui qui est chu, sinon celui qui a été trouvé en soi-même, et en vérité ne s’est point arrêté en moi ? Secondement, le suis conservateur de mon royaume, et ne permets point entrer, ou du moins séjourner, les imaginations, ou formes étrangères en mon Saint Temple.

Tiercement, Je défendrai mon tabernacle et aucun fléau n’en approchera. A côté de toi, il en tombera [26 r°] mil, et dix mille à ta dextre. Voilà : Dieu promet ces choses à ceux qui s’oublient eux-mêmes, et entendent à lui seul en toutes choses. Car puis après il les défend, et combat pour ceux qui volontairement en abnégation parfaite d’eux-mêmes ont détourné leur affection de toutes créatures, et reversent en la source divine tout ce qu’ils ont reçu de Dieu, submergent, et abîment en la très agréable volonté de Dieu, toutes leurs inclinations naturelles, mourant parfaitement à eux-mêmes et vivant à Dieu seul, et ce non seulement ès choses illicites, mais aussi ès bonnes et permises, et encore duisibles et nécessaires à la nature. Voire même ès choses supernaturelles concernant l’esprit et l’âme, comme ès exercices spirituels et dons de Dieu, esquels l’homme doit chercher non sa commodité, goût sensible, ou consolation de repos intérieur, non utilité quelconque de présent, ou pour l’advenir, mais purement la seule gloire de Dieu.

Outre plus, par cette mortification, la vraie vie, et souveraine loi, la suprême liberté, la parfaite paix aussi se trouvent en ce fond de l’âme. Et cette paix est faite le lieu, habitation et repos de Dieu. C’est ce fond pour lequel il faut faire toutes choses, là où nous défaillons si misérablement, nous cherchant nous-mêmes, tant en la nature, qu’en l’esprit : jaçoit qu’il nous soit défendu de Dieu, et ne nous soit aucunement permis d’user d’aucune chose, soit corporelle, soit spirituelle, quand en icelle nous nous cherchons nous-mêmes, [26 v°] négligeons et méprisons la très agréable volonté de Dieu, et son souverain honneur. Car en ce faisant, c’est sans doute par trop abuser de notre âme, la profaner et souiller. C’est par trop persister dedans les limites de notre créaturalité (pardonnez à ce mot), et ne serons jamais rendus déiformes, jusques à tant que renonçant du tout à nous, nous sortions tout à fait de nous-mêmes, passions en Dieu, et submergions toutes nos puissances en la vertu divine, savoir est, la volonté de l’esprit, le désir de l’âme, et l’intention de notre cœur. Que laissions toutes ces choses en Dieu, formions et ordonnions toute notre vie selon la très sainte volonté, désir, et intention seulement.

Ainsi nous sommes faits déiformes, habitons en Dieu, et usons de toutes choses, tant corporelles, que spirituelles, pour le seul amour 238 de Dieu. Quoi faisant, toutes choses nous sont licites, et tout déifiés nous demeurons en Dieu. O ! si quelqu’un par l’espace d’un mois, ou d’un an, observait ces choses ainsi qu’il appartient, certainement celui-là offrirait à Dieu tous les jours plusieurs morts, jusques à ce qu’il fut tout à fait mortifié et enseveli en Dieu. Quoi étant, il produirait par après plusieurs fruits immenses, vifs et célestes. Maintenant donc (ô mon âme) renonce tout à fait à toi-même, et te détourne de toute créature, recherche Dieu dedans toi, qui de toute éternité t’a aimée, connue, et appelée, et qui maintenant d’un amour languissant crie dedans toi, afin qu’aussi toi-même tu [27 r°] sois soigneuse de l’élire, sur toutes choses incomparablement l’aimer, et en toutes chercher son honneur.

CHAPITRE XIX Comment l’âme cherche son aimé ès quatre éléments, lequel elle trouve dedans soi-même.

J’ai doncques maintenant aperçu (ô monde très décevable) comme véritablement ce n’est que toute tromperie tout ce qui semble être quelque chose en toi. Car ta beauté est comme la fleur du champ, tes richesses sont semblables aux gouttes de rosée qui demeurent attachées sur les herbes verdoyantes ; ta confiance est semblable à la neige : qui t’embrasse, sans doute il embrasse l’ombre ; qui t’épouse, il épouse un songe. Ô monde très embarrassé et intriqué, puisque telles sont les choses qui sont en toi, je ne veux plus désormais demeurer avec toi, je te dis dès maintenant tout à fait Adieu, me hâtant et tâchant de retourner à mon principe, et ce par le chemin par lequel je suis venu. Je discourrai donc par tous les éléments, et verrai si en iceux par aventure je le pourrai trouver.

Dis-moi donc, je te prie, très solide élément de la terre, où penses-tu que je [27 v°] pourrai trouver mon principe, n’est-il point dedans toi ? Ne le cherche point dedans moi, ô homme, mais en toi : quant à moi je te nourris par sa volonté, et te sustente. Dis-moi donc, ô terre, comment il est en moi ? Il y est véritablement ainsi que le Soleil est au ciel, et selon que tu te convertiras à lui, il luira en toi, et se manifestera soi-même à toi comme s’il n’y avait personne que toi de qui il dût avoir soin.

Dis-moi, je te prie, ô air, que je vois si richement orné d’admirables planètes, mon principe est-il dedans toi ? Non, mais bien plutôt totalement en toi, où tu le chercheras si tu es sage, et là le trouveras en la même manière que le Soleil est en moi. Car tout ainsi que par les nuages, pluies, tonnerres, et grêles la lumière du Soleil est empêchée qu’elle ne luise en moi, de même par tes péchés tu empêches que la lumière de sa grâce ne luise en toi, selon sa divinité néanmoins il est dedans toi.

Sus donc, ô feu le plus excellent de tous les éléments, montre — Feu moi mon principe. Il est dedans toi, ô homme, tout ainsi que l’étincelle en moi, et comme le fer tant qu’il demeure au feu, est feu ainsi, ô âme noble, si tu demeures en charité, tu es en Dieu par grâce.

Je viens maintenant à toi, ô onde coulante de la mer, qui t’enflant Eau par la volonté de ton Créateur, as par le milieu de toi laissé passer à pied sec le peuple du Seigneur, et enveloppé dans tes flots tous ceux qui lui étaient contraires : mène-moi je te prie, à mon principe, ne le trouverai-je point dedans toi ? [28 r°] Non, mais il est dedans toi, ô homme, et toi pareillement en lui, en la manière que les ruisseaux sont en moi. Et tout ainsi que par les levées, chaussées, ou remparts ils sont empêchés de couler dedans moi, de même par tes péchés tu es gardé de retourner vers ton principe. Fuis donc le péché, et cherche Dieu en toi.

Finalement, ô ciel et terre, et toutes choses qui êtes en iceux, Terre dites moi je vous prie, si vous le pouvez, où je trouverai celui qu’aime mon âme ? Véritablement tu le trouveras, ô homme, lors que tu auras abandonné toutes les créatures frêles et instables. Adieu donc, adieu pour jamais vous toutes, créatures, je crois maintenant, et me confie que celui-là est en moi, lequel en vain j’ai cherché en vous. Je l’ai maintenant trouvé, et jamais ne le laisserai, mais l’introduirai dans la maison de ma mémoire, je l’introduirai dans la chambre de mon repos, et au lit de ma paix, auquel ensemble avec lui je dormirai et reposerai. Là il me mettra caché à couvert dedans le tabernacle de son humanité, et au secret de son tabernacle, qui est sa divinité. Maintenant il exaltera mon chef, c’est-à-dire, mon âme par-dessus mes ennemis (car il m’a promis qu’il sera ennemi de mes ennemis) et m’a fondé sur la ferme pierre : c’est-à-dire en Jésus-Christ, afin qu’aucune tentation ne puisse avoir avantage sur moi.

CHAPITRE XX Comment Dieu est dedans nous, et comment nous sommes faits à son image.

Plusieurs savent beaucoup de choses, et ignorent eux-mêmes ; ils considèrent les autres, et ne se considèrent point ; ils cherchent Dieu parmi les choses extérieures, délaissant leur intérieur, auquel Dieu est intérieur. pource des extérieures je viendrai aux intérieures, et des intérieures je monterai aux supérieures, afin que je puisse connaître d’où je viens, où je vais, qui je suis, et d’où je suis, afin qu’ainsi par la connaissance de moi-même, je puisse parvenir à la connaissance de Dieu. Car d’autant plus que je profite en la connaissance de moi-même, plus aussi j’approche de la connaissance de Dieu.

Selon l’homme intérieur, je trouve trois choses en mon esprit, par lesquelles je remémore Dieu, je le regarde et désire. Ces trois choses sont la mémoire, l’intelligence, la volonté, ou l’amour. Par la mémoire je me ressouviens, par l’intelligence je considère, par la volonté j’embrasse. Quand il me souvient de Dieu, je le trouve en ma mémoire, et en icelle je me délecte de lui, et en lui, selon qu’il daigne m’en donner la grâce. Par l’intelligence je considère que c’est que Dieu en soi-même, quoi ès anges, quoi ès saints, quoi [29 r°] aux hommes, quoi ès créatures. En soi il est incompréhensible, parce qu’il est le commencement et la fin, le commencement sans commencement, et la fin sans fin. Par moi j’entends comme Dieu est incompréhensible, attendu que je ne me peux comprendre moi-même, qui ai été créé de lui. Es anges il est désirable, pour ce qu’ils désirent le contempler ; ès saints il est délectable, pour ce qu’en lui continuellement heureux, ils se réjouissent. Es créatures il est admirable, pour ce qu’il créé puissamment toutes choses, les gouverne sagement, et dispose bénignement. Es hommes il est aimable, pour ce qu’il est leur Dieu, et eux son peuple, il habite en eux comme en son temple, et ils sont son temple. Il ne dédaigne personne, ni en particulier, ni en général, quiconque a souvenance de lui, le contemple, et aime, il est avec lui. Nous le devons aimer, pour ce qu’il nous a aimés le premier, et nous a faits à son image et semblance, ce qu’il n’a voulu donner à aucune autre créature.

Car nous sommes faits à l’image de Dieu, c’est-à-dire selon l’intelligence et connaissance du fils, par lequel nous entendons et connaissons le Père, et avons accès à lui. Il y a si grande alliance entre nous et le fils de Dieu, qu’il est l’image de Dieu, et que nous sommes faits à son image, et cette cognation et affinité est même témoignée par la semblance, pour ce que non seulement nous sommes faits à son image, mais aussi à sa semblance. Il faut [29 v°] donc que ce qui est fait à l’image convienne avec l’image, et ne participe point le nom d’image en vain. Que son image donc soit représentée en nous par le désir de la paix, contemplation de la vérité, et amour de la charité. Tenons-le en la mémoire, portons-le en la conscience, et présent révérons-le en tout lieu. Car notre esprit en ce qu’il est capable de lui, et en peut être participant, est son image. Et partant l’esprit n’est pas l’image de Dieu en ce qu’il se souvient de soi, qu’il s’entend, qu’il s’aime — mais pour autant qu’il peut se souvenir, connaître, et aimer celui de qui il a été créé, quoi faisant il devient sage et savant. Car il n’y a rien si semblable à cette suprême Sapience que l’esprit raisonnable, lequel par la mémoire, intelligence, et volonté, demeure en cette ineffable Trinité. Mais il ne peut demeurer en icelle, sinon quand il a souvenance d’icelle, et qu’il la connaît et aime. Qu’il se souvienne donc de son Dieu, à l’image duquel il est fait, et qu’il mette peine de connaître, aimer, et révérer celui avec lequel il peut être toujours bien heureux. Cette âme est bien heureuse chez laquelle Dieu trouve repos, et au tabernacle de laquelle il repose. Bienheureuse l’âme qui peut dire : Celui qui m’a créée, a pris repos chez moi ; certainement il ne lui pourra nier le repos éternel.

Pourquoi donc nous délaissant nous-même, cherchons-nous Dieu en ces choses extérieures, attendu qu’il est chez nous, si nous voulons être chez lui ? [30 r°]. Véritablement il est avec nous, et dedans nous, ce que nous ne connaissons que par foi, jusques à ce que nous méritions de le voir face à face. Nous avons connu, dit l’Apôtre, que Jésus-Christ habite par foi en nos cœurs. Car Jésus-Christ est en la foi, la foi en l’esprit, l’esprit au cœur, le cœur en la poitrine. Par la foi je réduis en mémoire Dieu Créateur, je l’adore Rédempteur, je l’attends Salvateur, je crois le voir en toutes créatures, l’avoir en moi-même — et ce qu’ineffablement surpasse toutes ces choses en joie et félicité est le connaître en lui-même. Car connaître le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, c’est la vie éternelle, la béatitude parfaite, et suprême volupté. Œil n’a vu, ni oreille entendu, et cœur d’homme n’a pu comprendre combien grande clarté, suavité, et joie nous est réservée en cette vision, où nous verrons Dieu face à face, qui est la lumière des illuminés, le repos des travaillés, la patrie des voyagers, la vie des vivants, et la couronne des victorieux.

CHAPITRE XXII Comment le Soleil divin attire à soi toutes les facultés ou puissances de l’âme, et les illumine de la lumière céleste.

Que reste-il, d’oncques, sinon qu’avec toute la vivacité de notre mémoire, subtilité d’entendement, promptitude de volonté, toutes nos forces rendues et nos cœurs élevés, nous nous introvertissions nous-mêmes à celui qui nous conforte, [34 r°] enseigne, et gouverne ? Certainement alors Dieu très pitoyable ferait lever sur l’horizon de notre âme le Soleil de Justice, qui épandrait sa lumière sur toutes les montagnes et collines jusques à la vallée de notre conscience, la purgerait, nettoierait, rendrait fertile, élèverait le sommet de notre esprit en Dieu, illuminerait toutes les facultés de notre âme. Il ferait aussi connaître à notre âme comment elle est posée entre le temps et l’éternité, et comment en elle est la très profonde mer de la divinité, c’est à savoir, cette fontaine originelle de laquelle elle est le ruisseau, ayant son essence, vie et nourriture en l’heureuse éternité, et ce selon la meilleure partie d’elle et simplicité d’essence.

Au reste selon son inférieure partie, elle est en temps et en corps corruptible, lequel a de commun avec les bêtes, d’être et vivre. Et tout ainsi que les bêtes par un certain sens commun, voient et aperçoivent les champs, et les arbres, cherchent elles-mêmes leur pâture, et dorment quand bon leur semble — de même fait notre homme inférieur et bestial, quand nous négligeons de nous exercer en vertus. Car pour lors nous n’avons aussi qu’un sens commun, quand d’un œil sans garde et vagabond nous avons et recevons en notre sens plusieurs choses ensemble. Non ès cinq sens, mais en ce sens que nous avons de commun avec les bêtes, et qui a son lieu et place en notre tête, au-dessus les yeux, qui produit en l’homme des pensées sans intelligence, [34 v°] engendrent des mélancolies et imaginations en la tête, d’où sourdent alors des fantaisies et des folies pleines d’ombrages, qui comme une certaine nue ténébreuse enveloppent et environnent les pensées de l’homme, empêchent l’esprit de s’élever en haut, dépriment les facultés de l’âme, appesantissent les sens, le sang et toute la nature de l’homme, rendent le cœur instable à tout exercice de vertu, et distraient l’homme aux choses extérieures.

De sorte que pour lors l’homme devient tout engourdi, sommeillant et paresseux, se cherche soi-même, et sa consolation au sommeil, au boire et manger, en légéretés, en l’avarice, immondicité, inobédience, et finalement en tous les vices et pernicieuses défectuosités, esquelles notre homme bestial s’incline. Car ces vices sont par trop profondément enracinés au fond de notre nature, et ont épandu leurs racines en notre cœur, troublent et captivent ordinairement l’inférieure partie de notre âme. Ainsi notre âme est misérablement embourbée en la fange de nos vices, et, privée de toute vertu, est submergée et plongée dans les ténèbres. Aussi est-ce le premier erreur qui principalement arrête les hommes en ses lacs, que la nature indomptée et immortifiée, sous laquelle sont compris tous ceux qui vivent selon les voluptés du corps et de leurs sens. Car par trop extérieurs et cheminant selon la chair, ils sont aveugles et désobéissants à la vérité et au mouvement du S.Esprit. Ce qui est plus que suffisant pour nous [35 r°] perdre éternellement, si nous ne mettons peine de retirer nos sens de cette manière d’excès pernicieux, et ne permettons qu’ils soient bridés avec le frein de la crainte de Dieu.

De peur donc que notre âme ne soit privée de sa principale félicité, il faut mettre peine de mortifier cette bestiale et sensuelle nature, et nous retirer par-delà le temps en l’éternité, où Dieu est au fond très profond de notre âme, toujours prêt de nous aider, afin que là nous puissions supprimer et extirper les vices, et selon l’esprit exercer les vertus. Car lui présent au fond de notre âme, le repaît continuellement d’une certaine vigoureuse infraction, afin que l’âme s’humilie et submerge dedans l’union divine, comme celle qui naturellement a été faite, pour se perdre et noyer dedans l’abîme de la divinité, ainsi que la pierre (est) naturellement s’abîme et submerge au fond de l’eau, et en cette submersion l’âme s’oublie, et toutes choses, se remémorant seulement les choses éternelles. Et cette est la vraie et souveraine délectation, que l’âme par une déifique méditation adhère à son Dieu. Car de là procède la connaissance divine, 248 laquelle récréé et réjouit l’âme, et la fait ardre et consommer d’amour.

Au reste en ce fond l’âme est d’une telle noblesse, qu’elle ne peut être nommée d’aucun certain nom, et est par grâce en ce lieu (s’il est loisible de le dire) une même chose avec l’essence divine. Voire même de ce fond provient toute béatitude et sainteté : car l’âme a Dieu dedans soi, et elle-même [35 v°] est en Dieu, duquel tous les Saints ont pris et tiré leur sainteté. De là sourd cette fontaine de divinité, qui est en l’âme, afin de la remplir et rendre féconde de sa grâce, et afin de faire noyer, et submerger tout le royaume de son âme dedans l’abondance, et amplitude de ses larges dons, à ce que, comme un certain flux et reflux, il la puisse retirer en la mer de sa divinité. Et fait sourdre et bouillonner dedans elle un petit ruisseau très-désireux d’amour, par lequel elle s’écoule et épand à toutes les créatures, pour les réduire et ramener à leur origine, et à l’heureux port de l’éternité. Et pour faire que cette fontaine de vie flue toujours en l’âme, il faut que l’âme s’applique toujours à Dieu, et que continuellement elle lui adhère. Et lors le ruisseau de la divinité l’arrosera et abreuvera, qui fait qu’ensemble elle est illuminée et instruite, comment en tout temps elle doit soigneusement éviter les péchés, et tout ce qui se peut interposer et apposer quelque empêchement entre Dieu et elle, qui garde l’influence de sa grâce. Car comme la moindre poudrette donne empêchement à la vue extérieure, de même les yeux intérieurs de l’âme sont offensés des plus petites fautes, desquelles nous ne faisons ni scrupule ni estime, ou que même nous croyons être biens et vertus.

Mais pour pouvoir conserver en notre âme cette fontaine, il faut poser en notre cœur le fondement solide et la ferme pierre, Jésus-Christ notre Sauveur, et sur ce fondement [36 r°] continuellement surbâtir les murs de sa très sainte vie et Passion, avec la couverture de tous ses exemples, et vertus vraiment très parfaites, le tout enrichi de ses enseignements évangéliques et saints avertissements. Toutes lesquelles choses doivent être l’étude de l’âme fidèle, pour quelques fois se pouvoir transformer en la vie et Passion de son époux Jésus-Christ, auquel après elle habitera comme en un riche tabernacle, où elle sera comme le bel arbre planté près le courant des eaux, lequel porte et donne son fruit en sa saison. L’âme alors sera élevée jusques au ciel, la fontaine divine sourdra et ruissellera en elle, et l’arrosant, la fera verdoyer, fleurir, croître, et profiter en toute vertu, et rendre le champ de son cœur fertile et très-fécond, l’illuminant et échauffant de la clarté et chaleur du Soleil divin, pour faire croître, et augmenter en lui toutes les bonnes et sous efflerantes odeurs des vertus. De la suavité et douceur desquelles l’époux céleste attiré, est contraint de descendre dans un tel jardin, pour ce que l’âme a planté en son cœur la fleur de Nazareth, Jésus-Christ : si que quelque part qu’elle aille ou vienne, elle ne sent, ne voit, et n’ouït rien, sinon Jésus-Christ, et icelui crucifié. Or quiconque ne se veut exercer ès choses susdites, ne peut avoir en soi cette fontaine coulante : et par ainsi faut qu’il s’attende que son cœur demeurera stérile et aride, et son âme defaudra par trop de sécheresse, d’autant qu’elle a délaissé la veine d’eau vive, le Seigneur.

Mais quant à celle qui en cette façon s’introvertit au fond de Dieu, et secourue de lui fuit tous péchés avec toutes les occasions d’iceux, et à la manière susdite porte en son cœur la Passion de Jésus : cette âme, dis-je, est illuminée, comprend, et entend en quelle sorte elle est constituée entre le temps et l’éternité, entre la lumière et les ténèbres, entre la mort et la vie. Que si pour lors elle se tourne et convertit vers l’éternité, elle est déjà parvenue à la vie, et habite en une gloire inaccessible, à l’entrée de la gloire et porte du ciel. Mais si elle se tourne vers le temps labile et passager, elle est en la mort et au jugement, pleine de misères, enveloppée de ténèbres et anxiétés, et les yeux clos elle marche et va jusques aux portes de la mort. Ce qu’à Dieu ne plaise qu’il nous advienne. Ainsi soit-il.

CHAPITRE XXV Aucunes très-belles instructions et enseignements touchant les trois vertus théologales, c’est à savoir, Foi, l’Espérance, et Charité : et premièrement de quatre sortes de foi que nous devons avoir en notre âme.

Avant toutes choses nous devons toujours avoir en nos cœurs une foi vive, qui opère par charité : car cette foi est cet huile qui nous est nécessaire en nos lampes, c’est-à-dire, en nos cœurs. D’oncques tout en premier lieu nous devons croire que de toute éternité nous avons été idéalement en Dieu. Car il dit par son prophète : je t’ai aimée en charité perpétuelle : et pour ce ayant pitié de toi, je t’ai attirée.

Secondement, il faut croire que Dieu est dedans nous : car lors qu’il nous créa, il nous fit à son image et semblance ; et cet image a essentiellement Dieu en soi, et Dieu est cette essence de l’âme, et lui est plus proche qu’elle à elle-même. Cette image ne cherche point son principe, pour autant qu’elle l’a dedans soi : car le Père est en l’âme tout-puissant, le Fils tout-sage, le Saint-Esprit tout-aimant, et ces trois sont une douce, amoureuse [44 r°] divine essence. Or cette image, selon les trois facultés supérieures, est appelée esprit, ou chef de l’âme. Car tout ainsi comme du chef humain s’écoule et épand par tous les membres du corps une certaine vive force, vertu et vigueur, — ainsi de cette image s’écoule en l’âme une certaine vivacité divine. Outre plus, l’âme et l’esprit ne sont qu’un, tout ainsi comme la tête et le corps ne font qu’un. Mais les trois puissances supérieures, par lesquelles nous sommes semblables à la très Sainte Trinité, ont leur être naturel en la tête. Finalement l’âme a été créée pour connaître ces choses, et pour être submergée dedans le puits de cette abyssale fontaine de l’infinie essence de Dieu. Car il n’y a rien de plus utile et salutaire, que de cheminer en une humble et amoureuse connaissance de la très Sainte Trinité.

Or chaque créature a ses dons et grâces, à elle particulièrement conférées : mais icelle est donnée pour don et présent de la divine divinité. Sur laquelle, quand elle s’appuie, comme elle doit, le Saint-Esprit lui donne aide, purge, et nettoie son fond, et lui ouvre les yeux, de manière qu’elle peut voir en la divinité, pourquoi, ou à quelle fin, toutes choses ont été faites. Le Fils aussi lui donne secours, avec cette union, en laquelle il est un, avec son Père, et dit : Père saint, gardez ceux-là en votre nom, lesquels vous m’avez donnés, afin qu’ils soient un comme nous. Le Père aussi avec la lumière divine, vient à le [44 v°] secourir et donner aide, et l’attire en sa divinité, où lors Dieu incréé par l’union d’amour, se fait maître de la créaturéité, c’est-à-dire, de ce qui est créé. Ce qu’étant arrivé à l’âme, Dieu remplit très abondamment toutes ses facultés et puissances, transverbérant de sa lumière tous les os et moelles d’icelle, et par une certaine merveilleuse et admirable transformation et extase, la mène et tire à cette union en laquelle ce même vrai Dieu est. Ceux-là sont parfaitement heureux, qui entrent et cheminent par ces secrets sentiers, car ils sont amis de Dieu.

Tiercement, nous devons ajouter une pleine et entière foi aux paroles de Dieu, c’est à savoir, que lui-même a donné en tables de pierre les commandements à Moïse, et que d’une excessive charité, il nous a donné son fils unique, conçu du Saint-Esprit, né de la vierge Marie, qui par lui-même nous a enseigné ses commandements, et donné moyen de remarquer en lui les exemples de bien vivre, tout ce qu’il a fait en terre, qu’il a enduré et souffert sous Ponce Pilate, qu’il est mort, qu’il a été enseveli, et en fin que le troisième jour il est ressuscité de mort à vie, séant maintenant à la dextre de Dieu son Père. En somme nous devons croire tout ce que croit et confesse l’Église catholique, épouse de Dieu.

Quatrièmement nous devons indubitablement croire que Dieu et homme, il est au saint Sacrement, et que toutefois et [45 r°] quantes que le prêtre célèbre la messe, et qu’il a prononcé les paroles de la consécration, que Dieu véritablement est là, contenu sous l’espèce du pain avec son corps glorieux, son âme très-sainte, et son esprit rempli de joie, avec toute sa divinité en telle beauté qu’il est monté au ciel. Semblablement nous devons croire qu’il est vraiment, réellement et parfaitement au calice, vivant en la même sorte qu’il était quand il se vivifia, et reprit vie au sépulcre et demeure tel à l’autel jour et nuit, prêt et appareillé de venir à nous à toute heure que nous le désirons, ou lors que notre âme est malade, a faim, et est par trop grevée et ennuyée. Au surplus, bien que nous croyons que de toute éternité nous avons été incréés en Dieu, que Dieu est en nous, bien que nous ajoutions foi aux paroles de Dieu, et que nous tenions pour tout certain, et pour chose indubitable, qu’il est au saint Sacrement : cela toutefois ne suffit, et ne peut nous sauver, si cette Effet foi n’est enflambée et illuminée du feu de l’amour divin, en sorte de que pour son amour nous nous retirions de toute créature, ayons l’esprit élevé, et un continuel respect et égard à notre principe. Car l’amour opère en nous la mortification de nature, la vie de l’esprit, aversion de toute créature, et écoulement en Dieu.

Et bien que nous sachions et croyons que Dieu est dedans nous, en notre âme, cela toutefois ne suffit, si par amour nous ne nous recoulons [45 v°] et refluons en lui, et si nous ne rejetons notre esprit dans l’essence divine, et faisons notre demeure en l’esprit, si notre conversation n’est en cet intime ciel qui est dedans nous, là où Dieu se manifeste, illuminant tous ceux qui se convertissent à lui. Car là luit le miroir de la très Sainte Trinité, lequel illumine nos ténèbres intérieures. Là l’esprit de Dieu rend témoignage à notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu, c’est-à-dire, révèle à notre esprit par des inspirations internes ses mystères les plus secrets, et lui enseigne les occultes et internes sentiers. Et par une union et un esprit immobile, il transperce des rayons de sa divine clarté, l’esprit, l’âme et le corps, et en ce lieu nous marchons alors comme enfants de Dieu.

Ne suffit pas aussi d’ajouter foi aux paroles de Dieu, si par amour nous ne les recueillons, et par une vive foi ne les écrivons ès tables charnelles de notre cœur, à ce que l’âme par icelles soit instruite, fortifiée, et affermie. Car la parole de Dieu est la pâture de l’âme, lui donnant force, pour ensuivre les traces et vestiges d’icelui. Mais après que par l’apprentissage des saintes lettres nous avons comme dressé en notre âme une certaine bibliothèque, alors ce maître et régent céleste vient, et nous explique le sens de l’Écriture, nous confirme, encourage, façonne et enseigne comment nous devons vivre vertueusement, et nous revêtir de Jésus-Christ selon l’esprit, selon [46 r°] l’âme, selon le corps, et selon la divinité, afin (comme dit saint Paul) ce que même et Jésus-Christ, nous vivions en telle façon, que Dieu trouve et reconnaisse en nous une certaine représentation, et comme un vif image de toutes ses œuvres.

Ce n’est encore assez de croire, et savoir que Dieu est présent au vénérable Sacrement, si par amour souvent nous ne désirons de le recevoir spirituellement et sacramentalement, toutes et quantes fois qu’opportunément nous le pouvons faire. Car d’autant que plus souvent l’âme est repue de cette viande spirituelle, d’autant plus elle croît en l’amour et grâce de Dieu, est rendue plus pure et illuminée, et plus courageuse à vivre vertueusement. Et pour ce nous devons, ainsi qu’il appartient, nous préparer et disposer pour recevoir cette très digne viande. Car si nous avons si grand soin de la préparation de la viande corporelle et de la fréquente réfection de ce corps, qui toutefois bientôt sera pâture aux vers, combien davantage devons-nous être soigneux de prendre souvent cette très-digne pâture de l’âme, laquelle nous donne et administre la vie de grâce ?

Mais pour autant que nous ne sommes capables, ni dignes de la recevoir souvent, c’est pourquoi nous devons prier Dieu que par le moyen de ses très saints mérites, il lui plaise nous en faire dignes et capables, disant : O Dieu béni, puisqu’ainsi est que par votre divinité vous daignez être dedans moi, je vous supplie humblement [46 v°], par vos mérites très saints, que vous laissiez rayonner dedans moi et par moi cette divinité vôtre. Chassez loin de moi tout ce que met en moi empêchement à votre grâce, et daignez en ce très-excellent Sacrement vous recevoir vous-même à vous-même en moi selon votre désir, délices et bon plaisir, en cet amour plus que très digne, souverain et singulier, auquel vous vous êtes reçu vous-même en votre dernière Cène. Et me transmuez, je vous supplie, tout entièrement à vous, et ce, par les mérites de votre esprit rempli de joie, de votre sainte et douloureuse Âme, et de votre sacré et navré corps. Daignez faire qu’avec ce même esprit, âme très-sainte, corps glorifié, divinité très-sainte, je sois et demeure à jamais un avec vous.

Ô combien grande dignité et richesses ! Combien d’amiables grâces sont cachées en ce trésor, par lequel nous sommes faits semblables aux Anges, et avons à dégoût toutes les choses terriennes ! O combien grandes joies, et combien grands mystères reçoit et entend l’esprit, uni à l’esprit divin. O. combien grandes vertus, et quelle beauté acquiert l’âme, lors que la très sainte âme de Jésus-Christ daigne de venir à elle. Quelle pureté finalement, reçoit le corps quand ce corps très-pur et glorieux, avec le très sacré sang vient à lui, purge notre corps, nous délivre de tout péché, diminue ce qui l’enflambe et nourrit en nous, et avec toute la divinité anoblit toutes les actions de l’âme, et la fait toute entièrement déiforme et, fort profondément, l’attirant en soi, fait que tout ce qui est [47 r°] au monde lui est amer, l’illumine et la change toute.

Car ni le ciel ni la terre, ni autre chose quelconque peut rassasier l’âme : Dieu seul le peut, lequel elle a dedans soi, et lequel tout le monde ensemble ne lui peut ôter. Combien donc ô mon âme, est noble cette viande, de laquelle tu es repue ? de celle-là certainement qui est la viande et la gloire des esprits supernels et bienheureux ? O combien est précieux le trésor que tu acquiers en terre ! Tu es la rendue comme assurée, que tu seras un jour héritière de la vie éternelle : tu as enfin sa signature et lettres de lui cachetées de cinq sceaux, c’est-à-dire, ses cinq très sacrées plaies, et sept autres sceaux d’attache, qui sont les sept sacrements. Ne veuilles donc, mon âme, négliger cette viande très-noble, de peur que ton cœur ne dessèche et vienne à défaillir en sorte que tu ne puisses plus avancer en la voie des vertus. Garde ce trésor, et refréne tes sens, de peur qu’oisivement et sans discipline, ils ne soient vagabonds. Car ainsi faisant tu pourras intérieurement conserver perpétuellement dedans toi le Sabbat et repos de Dieu.

CHAPITRE XXXIII Comme nous devons profiter en l’amour.

Rejetons donc toute inutile crainte servile, et convertissons-nous vers l’élection des enfants de Dieu. Honorons Dieu comme Seigneur tout-puissant, qui est notre conservateur et protecteur. Honorons-le, et le craignons, comme le Père qui nous a faits, auquel nous avons été de toute éternité, qui maintenant est dedans nous, et avec son aide paternelle veut demeurer avec nous. Que nous sert ce limon de l’amitié terrienne, ayant dedans nous un ami si secret, immortel, incommuable, en qui sont ensemblement toute puissance, victoire, beauté, délices et salut. Aimons-le comme frère, et Rédempteur, lui qui nous a faits cohéritiers de son Royaume. Embrassons-le comme époux, lui qui nous a lui-même épousé, lui qui est la vive nourriture de notre âme, lumière sans ténèbres, le Verbe vif et efficace, par lequel toutes choses vivent et sont nourries, c’est à savoir par sa Sapience et par les ruisseaux de ses très puissantes richesses. Duquel on lit en l’Ecclésiastique : La fontaine de Sapience, le Verbe de Dieu és cieux.

Et cette Sapience est le Verbe incréé de Dieu souverain, lequel est inspiré aux âmes de ceux qui l’aiment, [59] lequel sans cesse nous enseigne et instruit comment d’un esprit libre et élevé, nous devons adhérer à lui et l’observer, comment ce Verbe vif est engendré dedans nous, comment en nos cœurs nous devons avoir imprimée l’image crucifiée de sa très sainte vie et Passion, et comment d’une entière et parfaite dilection nous devons l’imiter comme l’épouse son époux, et ne rien craindre du tout, suivant ce que dit ce pitoyable Seigneur : Mon joug est suave, et mon fardeau est léger, en icelui vous trouverez repos pour vos âmes. De sorte que ni âpreté, ni difficulté aucune [ne] vous pourra retirer de mon amour, et pourrez dire avec mon Apôtre : Qui sera celui qui me séparera de la charité de Christ ? Sera-ce la tribulation, ou l’angoisse, ou la faim, ou la nudité, ou le péril, ou la persécution, ou le glaive ? Car je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni créature quelconque, pourra nous séparer de la charité de Dieu, qui est en Jésus-Christ notre Seigneur.

CHAPITRE XXXVII Qu’en notre infirmité nous ne devons point nous troubler.

Il advient souvent, que toutes et quantes fois que secourus de la grâce divine, nous détournant de toutes les choses créées, nous rentrons en notre intérieur, que c’est lors que nous sommes plus fortement tentés de notre propre infirmité et pusillanimité. La cause principale de ce est le défaut de vive foi, de connaissance, et de vrai discernement. C’est à savoir que Dieu est en l’image de notre âme, et à icelle si parfaitement et inséparablement uni, qu’il ne veut et ne peut jamais s’en séparer, comme celui qui est la vie d’icelle, la nourriture de l’esprit, et la conservation du corps, qui sans intermission continuellement nous semond et instruit à nous retirer du mal, et à vaquer à bonnes actions. Si donc, mus de sa grâce, nous nous [65 v°] convertissons tout à fait au bien, lors par l’exemple de son humanité très parfaite, il est notre force, notre instructeur et directeur au progrès de toutes les vertus, étant son dessein principal, quand il s’est uni à notre âme, d’être notre secours, protection, consolation et rédemption, et de jamais ne l’abandonner. Car quoi qu’outre mesure notre âme soit assaillie et pressée, quelque chute et défauts qui lui adviennent, si de tout son cœur il lui en déplaît, tout aussitôt et volontiers, il lui veut pardonner, et lui ouvrir le sein de sa miséricorde.

Nous ne devons donc jamais craindre de pouvoir chasser Dieu hors de nous, attendu qu’il est la vie de notre âme. Toutefois, à proportion que par nos péchés, ou par quelque amour que nous portons aux choses créées, nous mettons quelque obstacle entre Dieu et nous, et autant qu’icelles possèdent notre âme, et occupent notre cœur : à même mesure Dieu cédant, nous départ moins de son amour et de sa grâce. Mais rien ne peut entrer ni arriver à cette image et simple essence de l’âme, que la bienheureuse Trinité, qui veut éternellement demeurer en icelle, et jamais n’en partir, ni s’en retirer. Et partant, l’âme veuille ou non, vivra en l’éternité des siècles, pour être à perpétuité bienheureuse, ou endurer des tourments éternels. O Que grand et incompréhensible est le soulas et le contentement de l’âme, d’avoir enclos dedans soi un trésor si rare et précieux, un ami si fidèle, que personne ni aucune [66 r°] injure du temps ne lui peut ôter.

Qui a jamais en cette vie acquis un ami tellement fidèle, qu’il ne doive être par divers intervalles séparé de lui, et auquel il ne soit quelquefois à dégoût, et qu’il ne puisse offenser ? Mais il n’y a saison ni temps, duquel Dieu veuille jamais abandonner l’âme, si tant est qu’elle-même ne le veuille. Car autant que l’âme introvertie à soi-même, a la présence de Dieu en icelle pour objet, autant est-elle remplie de sa grâce et est faite le trône, le siège, l’outil, et l’instrument de Dieu, avec lequel elle est faite par les mérites très-saints de Jésus-Christ, avec lui jouissante, agente et patiente. Jouissante, par la suspension de la partie supérieure de l’âme en Dieu, en une certaine paisible et tranquille union, qui la rend en une liberté divine toute clarifiée en Dieu, de la lumière duquel elle est alors toute environnée et illustrée, opérant en elle toutes sortes de vertus, et lui fournissant force et courage pour rendre son corps sujet et soumis à l’esprit. D’où vient que l’âme en son intérieur porte allègrement, et en son extérieur patiente autant qu’elle peut, tout mépris, affliction et mal qui lui peut advenir. Et ainsi tout l’homme marche par le droit chemin de Dieu et ne pourra dores-en avant être abattu d’aucune pusillanimité, fondé qu’il est sur la pierre ferme Jésus-Christ, ayant empreint dedans soi son image crucifiée, qui est ce clair miroir sans aucune tache ni macule.

[66 v°] Quand donc les pas de l’homme sont guidés en cette voie de Dieu, le voilà lors en sa félicité telle qu’il la peut désirer ici-bas. Mais si, voire pour peu que ce soit, il détourne le moindre de ses membres de cette voie, et de l’image crucifiée de Jésus-Christ, sa candeur et blancheur est incontinent ternie. Or les membres de l’homme desquels j’entends ici parler, sont l’âme avec toutes ses puissances et affections, et le corps avec ses cinq sens naturels, lesquels avec lesdites puissances, s’ils sont détraqués de Dieu, perdent la noblesse de leur être, sont dépouillés de la lumière, assistance et coopération du Saint-Esprit, et misérablement souillés de toutes sortes de vices et péchés. La mémoire est rendue instable et vagabonde, l’entendement offusqué et plein de ténèbres, la volonté lente et pesante à aimer, la force concupiscible est toute pleine d’impuretés, la raisonnable dépourvue de simplicité, l’irascible ne produit que fougues, colères et orages, le cœur est en perpétuelle inquiétude, le ver rongeant ne donne aucun repos à la conscience, les cinq sens dissolus sont sans aucun arrêt, et le corps indiscipliné et immodeste va misérable, cherchant à se repaître des siliques des pourceaux.

Et ainsi l’homme dépouillé de toutes vertus à grand-peine se peut-il persuader que Dieu habite dedans lui, croyant véritablement qu’il l’en a banni. Ce qui ne peut être en aucune manière, non pas pour un seul moment, nonobstant ce qui se lit en quelques lieux de [67 r°] Ecriture, que Dieu se retire de l’âme laquelle consent au péché. Car cela n’est à prendre selon la lettre, mais selon l’esprit vivifiant la lettre, Dieu étant au fond essentiel de l’âme inséparablement, et pourtant elle vivra éternellement. Que si, voire pour un instant, Dieu s’était retiré de l’âme, il faudrait qu’aussitôt réduite en son néant, elle perdît l’être, sans pouvoir animer le corps, ni faire aucune pénitence de ses péchés. Il est bien vrai que toutes et quantes fois qu’elle tombe en péché mortel, qu’elle meurt spirituellement : premièrement à tout le bien qu’elle a fait tout le temps de sa vie, secondement à tout ce que le fils unique de Dieu a fait et souffert pour nous sur terre, tiercement à toute la charité, amour et grâce de Dieu. Car par le péché mortel, elle met un empêchement formel à l’inaction divine, et s’oppose à ce que le Saint-Esprit, selon ce qu’il désire, ne lui départe ses grâces.

Dieu toutefois pitoyable et bon, nonobstant toutes ces choses, ne délaisse jamais, tant que l’homme respire, et quelque déterminé pécheur qu’il soit, de le visiter par semonces intérieures, à ce qu’il se convertisse à lui. Car Dieu sans intermission frappe à la porte de la conscience par son illumination, qui est cette noble scintille ou syndérèse que nous appelions, laquelle comme quelque force divine, est une douce messagère de joie et de paix produisant en l’âme de l’homme un amour au bien avec un déplaisir et remords de tout péché. Et cette scintille excellente gît cachée [67e] en l’âme, couverte et ensevelie des cendres des péchés, en sorte que le feu divin ne peut en aucun temps luire en icelle.

C’est d’elle que notre Seigneur a dit : Je suis venu mettre le feu en terre, que désirai-je autre chose sinon qu’il brûle ? Ce feu c’est la charité divine, par laquelle Dieu s’est uni à l’âme quand il l’a créée, mais quand elle a été baptisée, la lumière divine alors brûlait et luisait en icelle. Et quand par péchés elle s’est souillée, la flamme de la charité divine s’est éteinte et offusquée en elle. Mais pour autant que c’est la volonté de Dieu que ce feu y luise et brûle, c’est pourquoi comme juge toujours il l’admoneste et reprend de sa dissolution désordonnée, de sa conversation et forme de vivre tépide et négligente, jusques à ce que enfin touchée de componction, aidée de Dieu, elle résiste soigneusement à ses vices, et que toute convertie elle s’adonne à accomplir en tout la volonté divine, et à observer diligemment par exercices continuels le fond de son âme.

Par infirmité, toutefois, et de mauvaise habitude et accoutumance, elle tombe encore souvent. D’où vient qu’aussitôt elle perd courage, pensant en soi-même : Jamais cette manière de vivre ne me sera convenable, ce sera le meilleur pour moi de m’en détourner bientôt : car voilà qu’à l’instant que je me résous de l’embrasser, j’en deviens pire que je ne fus jamais. Et la cause de cela, est le peu d’estime qu’auparavant il faisait de ses péchés. Se voyant d’ailleurs par cette guerre, tant intérieure [68 r°] qu’extérieure, si souvent navrée, tantôt par impatience, une autre fois par pusillanimité, — de là une nouvelle crainte naît en son âme, d’avoir par la multiplicité et griefveté de ses offenses, banni son Dieu hors d’elle, source conséquemment d’un nombre d’autres craintes et appréhensions, et commence à ignorer du tout de quel côté elle se doit tourner, ou par quel moyen elle pourra parvenir à Dieu. Et de toutes ces choses, l’origine est d’une part l’infidélité, qui lui garde de croire qu’elle a Dieu dedans soi, de l’autre, la négligence d’implorer le secours divin, d’invoquer Dieu, qui à ces fins s’est uni à nous, d’autant qu’en tout temps il est très-près de nous aider très-volontiers.

Que s’il nous était advenu de tomber septante fois sept fois en un jour, les bras ouverts il nous veut pardonner le tout, si contrits et avec amour nous nous voulons retourner vers lui. Car comme dit le Psalmiste : Il enseignera ses voies aux débonnaires. C’est la vérité, qu’une telle conversion amoureuse vers Dieu, bannit toute amertume de péché, forclôt toute tristesse d’esprit, et en toute action vertueuse, élève et conforte l’âme à une certaine joie, que savent ceux qui l’ont expérimentée. La bienheureuse Magdeleine, pour avoir aimé beaucoup, beaucoup de péchés lui ont été pardonnés : Ta foi (disait notre Seigneur) t’a sauvée, va en paix. Bienheureux (dit le même Seigneur en autre lieu), ceux qui ne m’ont point vu et ont cru.

Et à [68 v°] Marthe : Je suis la résurrection et la vie, qui croit en moi, ores qu’il fût mort il vivra, et toute personne qui vit et croit en moi, ne mourra point éternellement. Crois-tu cela ? Elle lui répond : Oui Seigneur. Noue Seigneur lui avait dit : Qui croit en moi, ores qu’il fût mort, il vivra. C’est-à-dire : ores qu’en ses péchés il fût mort spirituellement, qu’il croie que je suis dedans lui et, se convertissant entièrement à moi en quelque silencieux colloque, qu’il me dise : Je crois en Dieu. O mon Dieu et Seigneur très — amiable, oubliez, je vous supplie, toutes mes iniquités. Vous voyez, Seigneur, que je suis infirme, et ce que j’ai péché, c’est mon infirmité. Et partant je vous supplie de me pardonner : fortifiez-moi en amour et en grâce, préservez-moi de toute offense, voire des moindres, et tout ce qui pourrait faire barre entre vous et moi, éloignez-le bien loin de moi, mon Seigneur et mon Dieu, afin que vous puissiez avoir joie et paix dedans moi.

Telles ou semblables paroles pourront être son entretien avec Dieu, oubliant et effaçant de sa mémoire, autant qu’il pourra, ses vieux péchés commis, esquels il a autrefois croupi, laissant ce bourbier lequel, remué, ne peut apporter que très-mauvaise odeur. Mais soudain il faut fuir et avoir recours à son intérieur, à cette fontaine de miséricorde, à ce Seigneur pitoyable et bénin, le prier très-humblement qu’il lui plaise nettoyer notre âme souillée et ruinée de vices et péchés, guérir ses plaies, et, par les mérites et trésors précieux de sa passion très-amère, nous pardonner miséricordieusement tout le mal que nous [69 r°] nous sommes fait, et qu’il nous rende vaisseaux capables à recevoir les infusions de sa divine grâce.

Que s’il advient quelquefois qu’en nos prières, nos requêtes ne nous soient sitôt octroyées de notre Dieu, cela ne nous doit troubler : car il feint quelquefois de vouloir aller plus loin pour se faire prier davantage, voire contraindre, comme nous lisons qu’il fit à ses deux disciples allant en Emmaüs. Même quelquefois il fait semblant de dormir pour être prié et invoqué, comme de saint Pierre en sa nacelle criant à lui : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons. Notre Seigneur d’autres fois permet telles choses, et va comme se cachant, afin que mieux fondés en la vraie foi et abnégation, nous soyons plus épurés et fortifiés en amour. Il manque encore exprès à nous exaucer et consoler ainsi que nous le désirerions, pour ce que nous-même nous avons fait la sourde oreille à ses semonces, et que, le quittant, nous avons admis des consolations étrangères. Ou bien même pour ce que nous avons empêché son inaction dedans nous, ou négligeament observé notre fond, ou pour ce que nous avons été et sommes encore distraits de cœur, nos sens indisciplinés, désordonnés et déréglés par trop en nos mœurs, ou pour ce que nous avons manqué de diligence en choses esquelles nous étions obligés, et que de toutes ces choses nous n’avons encore une vraie connaissance et douleur.

C’est donc une chose [69 v°] grandement nécessaire, d’éplucher et discuter soigneusement notre fond, et de nous juger nous-mêmes à notre rigueur. Retournons-nous avec toute ferveur vers Dieu, et le prions qu’il lui plaise y porter le flambeau de la divine lumière, et nous donner une parfaite connaissance et douleur de tous nos péchés, et nous prêter secours, à ce que pleinement nous puissions nous en douloir, les confesser et les corriger, pour d’ores-en-avant vivre et mourir en charité et en sa grâce, lui qui est notre bien souverain, notre consolation, notre refuge et rédemption.

CHAPITRE XL L’abnégation, la souffrance, et le néant doivent être tout notre exercice.

Afin donc que sans empêchement Dieu puisse parfaire en nous son ouvrage divin, et que continuellement nous soyons disposés à le laisser jouir en nous, et nous par après à agir et opérer pour nous, et que toujours nous puissions avoir le fond de notre âme nu, libre et résigné, tout notre exercice doit consister en abnégation, souffrance et néant, ou annihilation. Premièrement donc, quand nous nous apercevons que [73 v°] Dieu veut opérer en nous, ou que les hommes requièrent et demandent quelque chose de nous, qui ne soit point illicite, en ces choses nous devons continuellement pratiquer l’abnégation, prêts d’accomplir tout ce que Dieu et les hommes demandent de nous. Secondement, il nous est expédient d’être exercés en la souffrance et patience, et que nous supportions volontiers et joyeusement en toutes les occasions quoique ce Dieu nous présente pour souffrir, car il le veut ainsi, et que courageusement d’un esprit égal, nous le supportions jusques à la fin. Puis nous lui demanderons de nous remettre miséricordieusement la peine qui est due à nos péchés, et ce par les mérites de sa très douloureuse Passion, par laquelle il a payé toutes nos dettes et satisfait pour tous ceux qui le désirent et qui avec un bon propos et ferme confiance se convertissent à lui.

Car avec toutes nos souffrances, nous ne saurions expier et payer la moindre des peines du purgatoire dues à nos péchés, ni mériter la moindre joie de la vie éternelle, si nos travaux ne sont anoblis par les mérites de la Passion de Jésus-Christ. Cela est rendu tout notoire, par ce qu’auparavant sa mort pénible, personne, pour quelque perfection et sainteté en laquelle il ait vécu, n’a su parvenir à la vie éternelle. C’est donc là la première croix que notre Seigneur veut que nous portions jusques à l’extrémité de nos jours. Quand nous le voulons suivre et que d’un cœur franc [74 r°] et libre, nous nous voulons adonner à bien faire, le diable ancien de malice (qui dès le commencement du monde s’est toujours opposé à toute chose bonne) nous l’envie, cherche toutes sortes d’artifices et tromperies, tend subtilement diversité de lacs et de pièges par lesquels (nous voyant en cette volonté) il nous fait beaucoup de dommage, et nous donne grand nombre d’afflictions pour nous faire abandonner nos desseins et nous garder autant qu’il pourra de persévérer. Mais cela ne nous doit faire quitter prise, quoique nous sentions sur nous redoubler le dommage et les afflictions. Mais apprenons de nous confier toujours en notre Seigneur, comme le mont de Sion.

Tiercement, nous devons toujours nous étendre en la considération de notre néant, comme celui qui n’a rien, ne peut rien, ne sait rien et ne se peut prévaloir de rien : car c’est en ce néant que consiste tout notre salut. Si donc nous voulons derechef retourner à ce rien, que nous étions lorsque nous n’étions point encore créés, il faut que nous rejetions en Dieu ce libéral arbitre, qu’il a tellement fait nôtre, que personne ne peut, et lui-même ne veut, contraindre, afin qu’aussi librement il puisse user d’icelui que lorsque nous étions encore incréés en lui. Car lors nous n’avons rien pu, ni prévalu, rien désiré, ni eu nécessité de chose aucune. Si donc derechef nous rejetons notre volonté en la volonté de Dieu, nous ne pouvons certainement rien, nous ne saurions [74 v°] nous prévaloir de rien, et n’avons besoin de rien, et, oubliant notre volonté, nous l’avons toute écoulée en la volonté divine.

En ce néant, comme nous avons dit, tout notre salut consiste, et d’icelui prennent origine toutes les vertus, comme la vraie humilité. Car quelle plus grande humilité peut être, que de n’être rien ? Et ce qui n’est rien ne se peut élever. La vraie résignation, car qui n’a rien, laisse tout. La vraie essentielle pauvreté, — il n’y a rien plus pauvre que le néant. Voilà comment de ce néant toutes vertus sourdent comme de leur source originelle. Il est bien vrai que quand je travaille pour acquérir quelque vertu, j’agis et fais quelque chose, mais je ne puis obtenir cette vertu essentiellement si je ne me jette en ce néant et fasse là ma demeure, par-dessus toute indigence de cette vertu, et que naturellement je sois fait et devienne cette vertu même.

Que si je veux parvenir à ce noble néant et être fait rien, il est nécessaire que ce rien, c’est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien : car Dieu lui-même n’est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de lui. La manière donc par laquelle nous devons nous avancer en son amour, est que toutes choses créées nous soient faites rien et que nous soyons tellement remplis de sa divinité, que nous n’en puissions pas dire le moindre bien du monde en sorte qu’il nous soit tellement totalement rendu innominable, que nous le [75 r°] sentions n’être rien du tout, voire moins que rien, de toutes les choses qu’on peut dire de lui. Et mettant arrière toute action intérieure, jetons-nous au centre, ou point de l’essence divine, tellement que nous n’en revenions jamais. Là alors sera l’essence comprise de l’essence. Là ce rien, c’est-à-dire Dieu, est rencontré de cet autre rien, c’est-à-dire de l’âme. Là rien, qui est cette âme, est enveloppée et noyée dedans le rien, c’est-à-dire Dieu. Là enfin le rien est absorbé et englouti du rien. J’habiterai là, d’autant que c’est mon repos, par les siècles des siècles, et me reposerai assis sous l’ombre d’icelui. J’entrerai bien moi, mais ce sera Dieu qui sortira : je me tairai et Dieu parlera ; je serai en repos et laisserai opérer Dieu. En cette pauvreté et en ce néant, c’est à savoir que nous ne sommes rien, si nous nous jugeons nous-mêmes droitement, toutes les vraies richesses de Dieu y sont comprises.

Dieu n’a pas fait de même à toute nation, et ne leur a pas manifesté ces jugements. Je ferai donc paître mes ouailles en jugement et en justice. Car de ce jugement par lequel nous reconnaissons que nous ne sommes rien, et qu’intérieurement nous nous convertissons au jugement de Dieu, nous ne tombons jamais en son jugement, mais nous sommes transformés en sa justice même et repus de l’unité de l’essence divine, laquelle pour son immesurable bonté, est du 293 tout innominable, au fond de laquelle personne ne peut atteindre. Et partant il n’a pas [75v0] fait de même à toute nation. Car plusieurs nations sont passées, lesquelles ne se sont point elles-mêmes jugées en vérité, n’ont point marché en la présence du jugement divin, et ne se sont, comme elles pouvaient, introverties à ce fond essentiel de leur âme, auquel elles devaient se renoncer et dépouiller d’elles-mêmes, et en la divine unité, se réduire au néant, et vivre seulement à la vérité seule.

CHAPITRE XLIV En quelle manière nous nous devons unir avec Dieu, quand nous voulons prier pour notre prochain.

Quand nous nous déterminons à vouloir prier pour nos prochains, il faut qu’en premier lieu nous nous unissions intérieurement avec Dieu dedans le Saint des Saints le plus secret, auquel nul ne peut entrer que le souverain prêtre, c’est-à-dire, autre que l’esprit qui est la suprême partie de l’âme. Et en cette union nous devons nous offrir nous-mêmes totalement à Dieu en hostie de louange, et en sacrifice vivant, pour en être brûlé du feu de son amour, en sorte qu’en nous-mêmes nous soyons du tout anéanti, et éloigné de tout ce qui n’est point Dieu ; à ce qu’ainsi le même Dieu tout-puissant, puisse [84 v°] sans empêchement user de nous, en la même manière qu’il en pouvait user, lors que même nous n’étions pas encore créés. Car il était en sa puissance alors, de faire de nous tout ainsi comme bon lui semblait. Or est-il qu’il nous a faits à son image et semblance, afin qu’en lui-même il put user de nous, et que de notre part nous fussions jouissants de sa bonté. Il faut donc que nous renoncions cela même que nous sommes, afin que derechef Dieu puisse en cette sorte user de nous et sans aucun empêchement opérer en nous, et faire de nous tout ce qui lui plaira. Puis en cette union, il nous faut adresser à Dieu pour les choses nécessaires, et le prier de cœur et d’affection, qu’il daigne voir tous les hommes avec lui, en la même sorte que nous-mêmes sommes unis à lui, et à un chacun, selon que leurs nécessités le requièrent, leur tendre la main de son secours céleste, et les faire tels que nous-mêmes avons requis de lui être faits et dirons ainsi : O mon Seigneur, et mon Dieu très amiable, tout ainsi que par votre divinité très-sainte, vous êtes maintenant en tous les hommes et en moi, plaise à votre bonté les unir tous à vous, et tellement les faire un avec vous, comme nous-mêmes nous sommes un, et tout ce qui se pourrait trouver en iceux qui se pourrait opposer et donner empêchement à cette union, par votre clémence, mon Dieu, bannissez-le loin d’eux [85 r°]. Et tout ce qu’ils ont besoin, et dont votre bonté a agréable de les secourir, donnez-leur, ô mon souverain Seigneur, à ceux principalement qui seront par vous trouvés en avoir le plus de besoin.

Et ainsi nous prions pour nos prochains en une manière suprême très-amoureuse et très-noble, s’il y en a une monde, qui fait que libres, vuides de tous empêchements, nous demeurons en Dieu. Mais quand, ayant à prier pour quelqu’un, nous ne nous unissons point à Dieu, airs que nous sommes beaucoup occupés autour de la cause ou affaire pour laquelle nous délibérons prier, et en concevons des images, — sans doute alors notre oraison n’est ni si dévote ni si profitable, et par les images reçues, nous en sommes davantage empêchés et distraits.

En cette même sorte nous devons prier pour les âmes qui sont en Purgatoire, qu’il plaise à notre Seigneur, par sa Passion très-amère, leur pardonner tout ce en quoi ils ont offensé contre les commandements de Dieu et de l’Église, ensemble toutes leurs négligences, disant en cette manière : Daignez, mon Dieu, recevoir ces choses, comme si eux-mêmes réellement vous les eussent présentées et en eussent eu une pleine connaissance, et comme si, ayant toujours dignement marché en votre présence, ils eussent été continuellement unis à vous, et leur donnez le repos éternel. Car vous êtes vous-même le repos, la paix et fruition de tous les esprits bienheureux. Que la [85 v°] lumière perpétuelle qui est en eux leur éclaire, et cette lumière c’est vous, laquelle ils ont offusquée en eux, et jamais ne vous ont connu, comme il était requis, — ce qui leur est maintenant un remords continuel, un tourment et répréhension intérieure, jusques à ce qu’ils aient une entière et parfaite connaissance de vous. Sus donc, ô Seigneur très-pitoyable, transpercez-les des rayons de votre lumière divine, à ce que les tourments ne leur fassent aucune nuisance, et qu’exempts de toutes peines, aucun esprit immonde n’ait la hardiesse de les apporter.

Que cette lumière, dis-je, les traverse en la même manière qu’elle transperçait votre âme très-sainte, lorsqu’elle partait de votre corps très-sacré. Par cette lumière, vous priviez les esprits immondes de toute force et puissance, par icelle vous rompiez les portes de l’enfer, et par la vertu de votre divinité, vous tiriez de là et délivriez toutes les âmes de vos amis intimes. De même, mon Seigneur, je vous prie qu’il plaise encore consoler et délivrer les âmes de tous les fidèles trépassés, et ce par votre passion très-amère. Et par cette grande angoisse et déréliction, en laquelle se trouva enveloppée votre âme très-noble à l’heure de la mort, lors qu’elle était prête de se séparer de votre corps très-sacré et par laquelle vous dissipâtes toutes les forces de votre ennemi, faites en sorte qu’à l’heure de notre mort, il n’ait aucune puissance sur nous, qu’il ne soit alors si [86 r°] osé de nous approcher ni épouvanter en aucune façon, sinon en tant que nous aurons négligé d’expier nos fautes par une bonne confession et contrition, application de votre passion très-amère, et par la perception des Sacrements.

Je supplie donc votre bonté, ô mon Dieu, que par cette heure terrible de votre mort, que votre amour vous a contraint de souffrir pour moi, il vous plaise à l’heure de ma mort garantir et délivrer de toute terreur et appréhension, mon âme pauvre pécheresse et destituée de tout bien.

Au surplus quand quelqu’un vient à nous pour recevoir quelque secours, consolation ou résolution, jamais nous ne devons préméditer disant : Je ferai ou dirai telle ou telle chose, car nous avons la promesse de notre Seigneur qui dit : Je vous donnerai parole et sapience à laquelle tous vos adversaires ne pourront résister ni contredire. Mais nous devons rentrer en notre intérieur disant : Faites par moi, ou parlez, mon Dieu, telle ou telle chose, en la manière qui doit réussir le plus à votre honneur, et qui sera la plus expédiente et nécessaire à ces personnes. Et vous, ô mon Seigneur, qui avez daigné parler par l’ânesse de Balaam, ne dédaignez pas s’il vous plaît de parler encore par moi.

Et alors notre Dieu qui est bon et pitoyable, fera abonder la grâce en nous, et par nous parlera [86 v°] en sorte que notre prochain en recevra consolation et sera conforté en notre Seigneur. Mais cependant nous devons soigneusement observer dedans nous l’inspiration de Dieu, afin de connaître s’il aura agréable que nous étendions notre discours plus outre, ou si nous cesserons de parler. Et quand nous aurons suffisamment satisfait à ce que nous voulions dire, il faut que soudain rentrant dedans nous-mêmes nous disions : O mon Dieu à jamais béni, s’il m’est advenu de dire quelque chose de bon et à propos, c’est vous qui l’avez dite par moi, et votre saint nom en soit à jamais loué et honoré. Que si j’ai mal parlé, cela est de moi, c’est mon ouvrage, pour lequel j’ai recours à votre clémence et vous prie me le pardonner. Daignez encore, ô mon Dieu, opérer en moi tout ce que par moi vous avez parlé maintenant, et faites par votre bénignité, que moyennant votre aide, je fasse paraître par ma vie et mes mœurs ce que ma bouche a proféré. Parlez ainsi s’il vous plaît, en celui auquel j’ai maintenant parlé, et conservez en lui ce qu’il a par moi entendu. Car quand nous croyons et savons certainement, que jamais nous ne disons ni pouvons dire ces choses, nous pouvons alors, pour l’amour de lui, les dire assurément et sans que cela nous doive faire peine, toujours toutefois avec quelque humble érubescence et sapience provide.

CHAPITRE L De quelle sorte l’âme se doit comporter lors de la visitation divine, et comment elle ne doit chercher aucune délectation extérieure ni intérieure.

C’est ainsi que Dieu tout-puissant visite la terre, la rend fructueuse, l’enivre, l’enrichit et multiplie ses productions, c’est-à-dire ses œuvres vertueuses. Et en cette visitation et consolation, l’âme est beaucoup fortifiée en son avancement, si tant est qu’elle ne cherche point sa propre délectation en icelle, et qu’aucune douleur ne la surprenne, pour s’en voir privée, qu’elle n’en soit alors moins diligente que de coutume, et qu’en elle-même [97 r°] elle demeure libre et paisible. Certainement en cette consolation ne consiste aucune sainteté, sinon autant qu’elle produit l’opération du bien. De quoi sert de concevoir, qui ne produit en lumière le fruit de sa conception. La vraie sainteté, c’est cette équalité d’esprit, laquelle nous rend toujours prêts et préparés à servir à Dieu, tant en l’adversité qu’en la prospérité.

Au reste en telles visitations il est besoin d’une grande discrétion. Et premièrement, que comme une chose morte et insensible, nous nous comportions dedans nous et hors de nous, insensiblement et immobilement, et que de tout nous ne nous en attribuions rien. Et tout ainsi qu’extérieurement nous devons être morts, rassis, meurs et bien morigénés, ne cherchant aucune délectation extérieure — ainsi nous devons être morts intérieurement, meurs et bien composés, et ne procurer délectation aucune, à fin que Dieu tout-puissant, puisse tout seul avoir en nous toute sa paix, joie et délectation.

Car si à quelque Roi de la terre, la modestie et maturité de son épouse est à grand plaisir et délectation, spécialement quand il voit, que quasi morte à tout fors qu’à lui, elle « se prive et retire de tout autre amour, se soumet à sa seule volonté, ne cherchant sa délectation en ses richesses, famille ni en sa beauté même, mais en lui seulement, afin qu’en elle aussi il puisse avoir toute sa paix, joie et délectation — combien est-il plus juste et convenable à l’épouse de Dieu éternel et Roi [97 v°] souverain, de se trouver comme morte à tout autre amour, dons et richesses, même au plaisir qu’elle peut prendre en sa beauté, c’est-à-dire, és dons et vertus que Dieu très-pitoyable a infus en son âme et en son corps. Et ce seulement, afin qu’il puisse, avec délectation prendre sa paix et son repos en elle, sans s’attribuer aucun de ses dons et grâces, et comme immobile à icelles ne se peiner pour les retenir, voire même n’en désirer davantage, ni se troubler en elle-même, ni faire mine de l’être (car cela rabat cette lumière simple), n’affecter de comprendre ou connaître telles grâces par son entendement, mais seulement de mériter d’être comprise et connue, et volontiers captiver son entendement à ce que Jésus-Christ demande de nous.

Car quand nous désirons de les comprendre et prendre en iceux vainement notre plaisir, certainement nous nous rendons semblables au paon, qui par superbe étendant ses plumes en roue et au large, venant à jeter sa vue sur ses pieds en demeure triste et honteux. Le même advient aux hommes qui vont par trop étendant leur entendement, et qui s’égarent hors de la simplicité, savoir est en cette image de l’âme (en laquelle par une certaine manière simple toutes choses se connaissent), laquelle par cela est obscurcie. Et lorsqu’ils se trouvent en cet état, ces ténèbres intérieures les attristent. De là viennent toutes les tentations et angoisses intérieures [98 r°], qui surpassent de beaucoup toutes les extérieures, de sorte qu’ils pensent porter dedans eux-mêmes, non moins qu’un petit enfer. Et il n’y a docte ni indocte qui leur puisse apporter aucun secours ni consolation, jusques à ce qu’ils parviennent à la connaissance de leur petitesse et qu’ils aient appris de captiver leur entendement. C’est pourquoi, sans doute, il est grandement nécessaire, de chercher en ces choses la grâce de discrétion, et de l’acquérir, et qu’aucun (quelque grand et sage qu’il soit à ses yeux) n’ait honte de se soumettre à quelque personne, pour simple et abjecte qu’elle soit, pourvu qu’elle ait l’intelligence et connaissance de ces choses.

Que s’il le peut faire, s’humilier et simplement se soumettre à la direction d’autrui, indubitablement enfin il méritera d’être dirigé par l’esprit divin, et par la bonté divine (pour laquelle il s’est humilié soi-même), délivré de toutes ces tentations et angoisses intolérables. Que si quelques-uns au commencement de leur conversion, permettent qu’ils soient ainsi enseignés, sans doute ils n’expérimenteront jamais telles tentations, pourvu que, se soumettant au conseil d’autrui, ils manifestent leur fantasie, et se dépouillent tout à fait d’eux-mêmes. Ce sera en cette manière que facilement ils s’avanceront, et parviendront à une certaine simple lumière, devenus instruments de Dieu, par lesquels, et avec lesquels, il opérera ainsi qu’il verra bon être.

[98 v°], Mais revenons maintenant d’où nous sommes partis, c’est à savoir, aux grâces et dons amoureux de Dieu. Quand en cette manière ci-dessus déclarée l’esprit est illuminé, l’âme est comme toute baignée, la nature et le corps altérés, le cœur aussi dilaté : c’est lors que dedans nous, nous devons demeurer tranquilles, paisibles et oisifs, ne nous en étonner plus qu’il faut et n’y mélanger chose quelconque de notre action, d’autant que cela apporterait empêchement à notre simple tranquillité. Car tout ainsi que l’eau posée dedans un beau vaisseau bien net, cependant qu’on ne la remuera nullement, la moindre chose qui pourrait être au fond du vaisseau paraîtra, et chacun comme en un miroir s’y pourrait contempler, ores même que le vaisseau ne fut plein qu’à demi. Que s’il advient qu’on rejette de l’eau par-dessus, l’eau en est rendue toute turbulente et inquiète, de sorte qu’il n’y a aucun moyen de s’y mirer comme auparavant.

Il advient tout de même à cette simple lumière, que si quelqu’un y veut apporter et mêler du sien, elle en est obscurcie, en sorte qu’on ne pourrait clairement voir et connaître ses défauts, comme en ce simple rassérénement et tranquillité. De là vient que la nature est débilitée et vaincue, le sang échauffé, qui environne, suffoque et offense le cœur, et contraint l’homme de défaillir. Le sang alors vient à se refroidir, tous les membres à se roidir, toute la lumière à s’obscurcir, cette noble inaction de Dieu à recevoir empêchement, et [99 r°] se cause un très grand dommage, tellement qu’il ne peut plus sans grande difficulté, revenir par après à cette clarté de l’inaction divine. Et quand cela advient une fois, le cœur en est tellement débilité, qu’il ne peut plus souffrir la divine inaction. Et un tel s’est rendu incapable d’accomplir ce que dit Jésus-Christ : Qui voudra entre vous être le plus grand, soit le ministre de tous. Car c’est lui qui a besoin du ministère des autres, comme celui auquel on doit secours pour son infirmité.

Et ceux qui ne l’entendent point, pensent qu’en cela consiste une grande sainteté et pensent cela être quelque chose tout à fait divin, comme ainsi soit que véritablement ce n’est qu’un dérèglement et la pure nature. Car ils se servent des dons de Dieu, à la pure délectation et volupté de la nature, et s’en enivrent tellement, qu’ils ne se sauraient gouverner eux-mêmes, ainsi que font ceux qui goûtent les mêmes choses, mais en usent avec sobriété. Et afin que nous soyons pour toujours exempts d’un tel mal, et que nous méritions en être assurés, il nous faut rejeter en arrière toute telle action, et que nous laissions l’esprit de Dieu librement agir en nous, et nous gouverner, et nous garder tant intérieurement qu’extérieurement, de tous gestes inaccoutumés, conserver notre corps en assiette et droit, et se garder que par l’inclination de la tête et de la poitrine, notre cœur n’en soit oppressé. Et ainsi nous demeurerons sans être endommagés et pourrons servir [99 v°] aux autres.

Ainsi nous joignons l’active à la contemplative, jouissant toujours dedans nous de la présence divine, et la lumière que nous contemplons intérieurement reluit és œuvres par dehors. Et cette vie mélangée d’action et contemplation est la vie la plus parfaite qu’on peut mener en ce monde. Notre Seigneur Jésus-Christ, sa glorieuse mère, et tous les plus chers amis de Dieu, nous ont précédés en cette manière de vie. Mais beaucoup d’humilité et résignation est nécessaire en icelle, si que nous pouvons penser ou dire à Dieu telles ou semblables choses : Je suis indigne, ô mon Dieu, que si ardemment vous désiriez mon cœur. Je veux bien néanmoins, mon Seigneur, et condescends volontiers, qu’avec moi, et toutes et quantes fois qu’il vous plaira, vous ayez votre joie et récréation entière. Car vous voulez, ô Dieu de mon âme, vous gouverner à la mode de grands, aller et revenir quand et ainsi que vous trouverez bon être. Mais qu’est-ce dire aller et revenir, vu qu’il est toujours dedans nous ?

C’est la vérité qu’en notre esprit, c’est-à-dire en l’image de l’âme, il est toujours présent, et que sans cesse il épand les rayons de sa lumière en l’âme raisonnable, c’est-à-dire, en la partie inférieure — en laquelle néanmoins il ne vient pas toujours avec sa consolation, mais quand il lui plaît, et qu’il la trouve disposée, c’est à savoir, quand elle est en elle-même tranquille, quand elle l’aime, non pour ses dons, mais [100 r°] pour l’amour de lui-même, quand elle désire non des récompenses, non des lettres, non des assurances, non de la science, non des honneurs, non des songes, non des visions, non des consolations, mais vous seulement, ô mon Dieu, qui seul êtes tout délectable et désirable. Car une telle âme en cette simple lumière connaît que toute contemplation par images et représentations (quoique sublimes, nobles et spirituelles, et tout ce qui peut comprendre par l’entendement et cogitation nue) est infiniment distante de la vérité de l’essence divine.

Et pourtant c’est és ténèbres qu’il établit son habitacle et repose à l’ombre. Es ténèbres, c’est-à-dire, en la lumière de la divine clarté qui l’environne, contre laquelle l’entendement naturel souffre réverbération, et les yeux raisonnables sont offusqués. Mais au point suprême de la mémoire, il demeure fixe d’un œil simple, regardant en cette lumière, sans aucune réverbération. Nous disons encore ténèbres, d’autant qu’il ne désire aucune autre lumière ni connaissance, mais, content, il veut demeurer en cette claire obscurité de la foi, par laquelle il croit que Dieu est dedans lui et y demeurera à jamais. Que si constant il persévère en cela, certainement en cette ombre caligineuse, il jouit d’un fruit admirablement doux.

Là il trouve en Dieu une admirable et secrète familiarité, laquelle surpasse toutes sortes de délices et richesses, voire même la capacité de [100 v°] l’intellect créé. Il est fait un même esprit avec Dieu, ainsi Dieu est sa fruition, son repos et sa paix, qui l’exempte et prive de toute action. Car c’est un amant qui d’un amour simple et nu embrasse un autre amant.

CHAPITRE LV Des huit béatitudes qu’il faut exercer en l’esprit.

Bienheureux les pauvres d’esprit, pour ce qu’à eux est le royaume des cieux. Ce sont les paroles de votre bouche, Seigneur mon Dieu. Je vous prie donc, ô béatitude éternelle, enseignez-moi que c’est être bienheureux. Bienheureux, dit le Seigneur, est mon propre nom, lequel j’ai eu de toute éternité, et lequel je donnerai à tous ceux qui retiennent de cœur cette mienne doctrine [117 r°], et l’accomplissent d’œuvre, et qui d’icelle ornent les puissances de leur âme. Bienheureux les pauvres d’esprit. Cette béatitude doit être écrite en l’esprit, lequel étant l’image de Dieu, d’où l’âme vit, et ayant Dieu dedans soi, doit se tourner vers Dieu avec ses puissances, savoir est avec la mémoire vers le Père, avec l’intellect vers le fils, et avec la volonté vers le Saint-Esprit. Et ici anéantir toutes les facultés et puissances, et renoncer à toute liberté d’esprit, pensant en cette manière : si Dieu est en moi, pourquoi le cherché-je hors de moi ? Si mon créateur et ma béatitude est dedans moi, pourquoi le cherché-je ailleurs ? Si d’oncques vous êtes en moi, ô Seigneur, dites-moi, je vous prie, en quelle manière vous êtes en moi. Certainement je ne sens point dedans moi votre présence. Dieu : sache, ô âme, que je suis dedans toi comme le soleil est au ciel, et bien qu’il ne luise toujours, sa vertu néanmoins lui demeure toujours entière au ciel. Or la raison pourquoi il ne luit toujours, est qu’il est empêché par l’intempérie de l’air. Ainsi, ô âme noble, sache que le semblable est entre moi et toi. Certainement par ma divinité, avec la divine vertu, je suis toujours en toi, mais tu ne crois ni dûment cela, et ne l’entends comme il appartient. Car la cause pourquoi je n’opère en toi, et que tu n’as sentiment de moi, et que je n’agis point en toi, est que tu me donnes empêchement par tes péchés, et que tu ne me connais, ni aimes comme [117 v°] tu devrais : et pour ce tu ne peux jouir de moi, ni moi parfaitement user de toi.

Renonce donc à toi-même, ô homme, et jette-toi simplement dans cette lumière de foi, croyant fermement que Dieu est dedans toi, et que tu n’es rien, tu ne sais rien, ne peux rien, et prie ainsi : O Seigneur mon Dieu, qui remplissez le ciel et la terre, qui êtes la vie de mon âme : d’autant que je n’ai rien plus cher que moi-même, je me donne du tout à vous, et vous prie que premièrement vous receviez votre propre image, et puis après moi, qui suis vaisseau d’iniquité, et faites avec moi selon votre bon plaisir en temps et éternité. Et m’attirez tout à vous si parfaitement que jamais je ne puisse être séparé de vous. O Père céleste, désormais gouvernez mes pensées et désirs, lesquels vraiment je vous donne, et véritablement les fais vôtres, et vous prie daignez garder ce qui est vôtre : car vous êtes l’éternelle, incréée et inséparable force, de façon que ceux qui sont entre vos mains, nul ne peut les ravir d’icelle. O Saint-Esprit Dieu, dirigez ma volonté et mon amour, ils sont vôtres, et pour ce ne permettez que ce qui est vôtre périsse, car vous êtes l’éternel et incréé amour du Père, et du Fils. Ô fils de Dieu Très-Haut, daignez, je vous prie, illuminer et instruire mon entendement et raison, selon votre souverain plaisir. Car je vous rends maintenant, avec pleine abnégation de moi-même, mon entendement, et toute ma liberté en laquelle vous m’avez mis. Mon âme aussi, et mon corps, et tout ce que je suis ou puis : confessant humblement que sans votre grâce je ne puis du tout rien. Et pour ce que je sais véritablement que personne ne peut résister à [118 r° 1 votre puissante vertu, c’est pourquoi je vous prie, mon Dieu, que me possédant vous ayez mémoire de moi, et m’attirez et unissez à vous — à vous, dis-je, qui êtes ce souverain bien, duquel sont pleins le ciel et la terre. Si d’oncques, ô Seigneur mon Dieu, vous remplissez le ciel et la terre de la Majesté de votre gloire, daignez aussi me remplir, qui suis vaisseau de fange, et faites en moi votre habitacle, et me rendez vraiment pauvre d’esprit. De façon que hors de vous je ne veuille, ni sache, ni désire être quelque chose : mais que je vous suive, Seigneur mon Dieu, en telles pauvreté et état qui vous sera le plus agréable.

Maintenant donc, ô mon âme, fuis de bon cœur tout ce qui est contraire à cette sainte pauvreté, et mets peine d’accomplir tout ce que tu connaîtras t’y pouvoir avancer, afin que tu mérites d’être du nombre de celles qui font force au Royaume des cieux, lequel est Dieu même, auquel les pauvres font force, et violentement le ravissent, pour ce que véritablement il est en eux. Et partant, ils sont bienheureux de la même béatitude de laquelle Dieu est bienheureux, et les nomme de son nom propre.

Tels pauvres aussi doivent premièrement mourir à toutes les choses qui vivent sensuellement en eux. Secondement, désirer toujours Dieu insatiablement d’une faim toujours nouvelle. Troisièmement souffrir la pauvreté, et ne la désirer à personne plus qu’à soi-même. Quatrièmement, se séparer eux-mêmes de toute créature, en laquelle, hors Dieu, ils pourraient avoir quelque délectation. Cinquièmement [118 v°] être grandement humbles intérieurement et extérieurement. Sixièmement, avoir toujours l’esprit élevé en Dieu. Septièmement, avoir une infatigable dévotion. Huitièmement ne vouloir rien savoir fors que Dieu. Neuvièmement, ne chercher hors d’eux-mêmes aucunes choses de celles qui leur sont nécessaires pour le salut : mais se retirer eux-mêmes en leur cœur, où Dieu est toujours présent. Dixièmement, ne porter aucun dons spirituels au lit : c’est-à-dire, ne se reposer en aucun dons de Dieu. Et ne porter aucuns tels biens en la campagne, c’est-à-dire, ne se glorifier en iceux, et ne se les attribuer : mais au seul Dieu attribuer tous biens, et croire que Dieu est en iceux. Et pour ce doivent toujours hors et dans eux-mêmes fuir vers Dieu, et lui offrir toutes choses qui lui appartiennent, et apprendre de lui tout ce qui leur est nécessaire, et ne chercher soulas en aucune autre chose, fors qu’en lui, et lui adhérer toujours d’une égale stabilité et fidélité, soit qu’il soit consolé ou non, et ainsi penser :

O Mon Dieu très amiable, il est assez juste que votre divine familiarité me soit soustraite, qui tant de fois vous ai été infidèle : mais je constituerai librement mon soulas en désolation, afin que votre divine justice soit en moi accomplie, laquelle ne peut juger sinon selon que mes mérites le requièrent. Or je vous prie, mon Dieu, confortez-moi en votre amour (pour ce que sans votre aide je ne peux rien) [119 r°] et lors allez et venez selon votre volonté, comme il appartient bien à vous qui êtes le Seigneur des Seigneurs.

La seconde béatitude doit être écrite en la concupiscible.

Bienheureux sont ceux qui ont le cœur net, pour ce qu’ils verront Dieu. Cette béatitude doit être écrite en la force concupiscible. Car où le cœur sera net, là incontinent Dieu paraît en l’âme, d’autant que l’âme est au cœur, vivifiant tous les membres du corps, et a en soi plusieurs et diverses forces et inclinations, lesquelles toutes doivent être nettes, de sorte qu’elles n’adhèrent à aucunes créatures, avec volupté ou délectation, et ne cherchent rien avec désir, sinon la gloire de Dieu, pour ce chacun doit toujours garder en Dieu les puissances de son âme, avec ses cinq sens, et tous ses membres, qu’il doit tous jeter dans la lumière de la foi — croyant que Dieu est dedans soi et auprès de soi, qui volontiers lui veut aider (s’il le demande), et qui lui donnera une couronne d’or, qu’aucun autre n’aura et chantera un Cantique nouveau, qu’aucun autre ne chantera, et ensuivra l’agneau en quelque part qu’il aille.

Par quoi je vous prie, mon Dieu, enseignez-moi qui est cet Agneau-ci, et qui sont ceux qui le suivent et où va cet agneau. L’agneau est (dit le Seigneur) ma noble, innocente, pure et incontaminée [119 v°] humanité, unie avec ma souveraine et vénérable divinité, lequel Agneau toujours se récrée et repaît en la montagne de ma souveraine divinité, et icelui ensuivent tous ceux qui ont laissé leurs souliers, et qui ont lavé leurs pieds. Ce sont ceux, qui non seulement se sont gardés d’actes immondes, mais aussi de toutes mauvaises cogitations et affections, et ainsi ils ont déchaussé leurs souliers, c’est-à-dire ont rejeté loin de soi tous mauvais désirs, et avec désir suivent Jésus-Christ en chasteté, à ce qu’ils puissent approcher de la très-haute montagne de sa divinité, et jouir de sa déité. Ils ont aussi lavé leurs pieds — c’est-à-dire, quand ils se sont trouvés enclins aux mauvais désirs, allant ils se lavaient en l’amère passion et précieux sang de l’agneau, et là ont perdu tous leurs mauvais désirs, et pour ce sont dignes de suivre l’agneau, et de jouir avec lui de sa divinité.

Outre ils chantent un cantique nouveau, qu’aucun autre ne pourra chanter, c’est-à-dire, ils seront très clairement transpercés des rayons de la lumière divine par-dessus tous. Au moyen de quoi ils connaîtront très appertement Dieu être en eux, et pour ce loueront toujours magnifiquement Dieu avec connaissance et amour, en une tranquille et manifeste fruition, unis à icelui sans obstacle, en ce, (maintenant) éternelle. Et cestui est le Cantique qu’ils chanteront. Ils auront aussi une couronne d’or que nul autre ne peut avoir, qui est une certaine splendeur ou clarté qui [120 r°] environnera leur tête, laquelle ils recevront de la souveraine déité par-dessus tous les autres Saints. En cette manière d’oncques sont bienheureux ceux qui ont le cœur net, et cet époux invisible Dieu tout-puissant les aimera, lui qui est l’époux des âmes nettes, lequel, bien qu’il soit invisible et incompréhensible en soi, il se délecte toutefois en l’âme nette, des fruits de laquelle aussi, c’est-à-dire des nets, dévots et flamboyants désirs, il est repu.

La troisième béatitude en la force raisonnable.

Bienheureux les pacifiques, pour ce qu’ils seront appelés enfants de Dieu. De cette béatitude la faculté raisonnable doit être ornée. Et pour ce que Dieu est le pacifique, coi, tranquille et incommuable bien, qui ne peut onques être ému à indignation, et la paix duquel ne peut jamais être troublée, qui toujours est également tranquille, qui fait lever son Soleil sur les bons et mauvais. C’est-à-dire, il est aussi prêt d’épandre la lumière de sa grâce sur les mauvais, comme sur les bons, pourvu qu’ils se veuillent convertir, et fait pleuvoir sur les justes et injustes, c’est-à-dire, il donne les nécessités du corps à ses ennemis aussi bien qu’à ses amis. Et pour ce les enfants de Dieu doivent être parfaits, comme leur Père céleste est parfait, et librement endurer quelque chose par-dessus équité et raison, quand même ils ne l’auraient point [120 v°] mérité.

Et leur raison ne doit liciter et se débattre, pour rejeter de soi et se décharger de telle adversité, mais humblement et avec résignation volontairement soi-même se livrer captive. Et dire avec Jésus ce qu’il disait à ses ennemis : Si vous me cherchez, prenez-moi. Et baiser cette tribulation aussi amoureusement, comme il baisait son traître disciple, et penser ainsi : O très — amiable Père, Seigneur mon Dieu, si vous voulez que cette tribulation vienne sur moi, que votre très agréable volonté soit faite selon votre désir. Seulement confortez-moi en icelle, et aidez-moi, que je la porte pour votre amour aussi volontiers comme vous avez souffert pour moi. 545

La quatrième béatitude en la force irascible.

Bienheureux les débonnaires, pour ce qu’ils possèderont la terre. En premier lieu, les débonnaires posséderont la terre des vivants, à savoir notre Seigneur Jésus-Christ avec tous ses très opulents mérites, lesquels il nous doit donner. Lequel aussi veut habiter en nous si nous sommes débonnaires, et se cacher dedans nous, et nous défendre de toute pernicieuse tentation, et changer notre force irascible en douceur et débonnaireté. Secondement, ils posséderont leur propre terre, c’est-à-dire, leur chair et sang ; car d’autant qu’ils profitent en débonnaireté, d’autant plus aussi croissent-ils en pureté. Troisièmement ils possèderont la terre de leurs prochains ; car en ce qu’ils sont humbles et débonnaires [121e], ils attirent tous les hommes. Pour cette cause nous devons prier en cette manière. O très-débonnaire et très-doux Agneau de Dieu, changez mon orgueilleuse et enflée force irascible en débonnaireté et douceur, et me confortez tellement en votre amour, que je ne cesse jamais de bien faire.

La cinquième béatitude, en l’amour de l’Âme.

Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice pour ce qu’ils seront rassasiés. Cette béatitude doit être écrite en l’amour, en sorte que l’amour en l’âme ait une continuelle faim, soif, et désir à la fontaine de vie, et aux ruisseaux d’eau vive, et oncques ne cesse de prier jusques à ce qu’il mérite d’en boire. Quoi étant, il ne souffrira désormais aucune soif des choses transitoires et vaines, mais beaucoup plus aura faim et soif de justice, c’est-à-dire, d’amour de Dieu auquel d’autant plus que nous profiterons, d’autant plus aussi nous croîtrons en l’union de Dieu. Et d’autant plus que nous serons unis à Dieu, d’autant plus aussi nous le connaîtrons en lui par lui-même ; et d’autant que plus clairement nous l’aurons connu, d’autant plus nous l’aimerons. Et d’autant plus que nous l’aimerons avec foi et pour l’amour de soi, d’autant plus jouirons-nous de lui et lui de nous és joies éternelles. Et lors perpétuellement nous aurons faim et soif de justice, c’est-à-dire de Dieu. Car quoi qu’abondamment [121 v°] nous mangions ou buvions de lui, nous ne pouvons entièrement être rassasiés, et en cette manière nous sommes plus gourmands que tous : car plus on mange, moins on est rassasié de ce Très-Haut amour qui oncques ne sera enfreint.

La sixième béatitude és mains de l’âme.

Bienheureux les miséricordieux, pour ce qu’ils obtiendront miséricorde. Cette béatitude doit être signée és mains de l’âme. Car quiconque espère ou désire obtenir miséricorde ou de Dieu ou des hommes, celui-là doit faire miséricorde et à soi et à son prochain, et pareillement à Dieu même. Par quoi tout premièrement il fera miséricorde à Jésus-Christ, principal amateur de son âme, qui est toujours à l’huis du cœur, c’est-à-dire, au désir de l’âme, et heurte, disant : Ouvre-moi, ma sœur, et te souvienne, je te prie, que je suis fait ton frère par l’assomption de l’humaine nature, désirant de diviser et partir avec toi mon héritage paternel. Ouvre-moi, mon épouse, les désirs de ton cœur, et me permets de reposer en iceux, qui suis ton époux, et te souvienne combien cher prix j’ai donné pour toi, c’est à savoir mon corps, mon âme et mon sang. Par quoi aie pitié de toi, et fais ton salut propre, de peur qu’en vain je n’aie épandu mon sang. Ouvre-moi, ma belle épouse, et reconnais que je suis ton créateur, qui t’ai créée si belle à mon image propre. Retourne donc en ton origine d’où tu es issue si belle : car je désire derechef te recevoir [122 r°]. À tout le moins, montre-moi ta face, c’est-à-dire, ton intention, et continuellement m’appelles à ton aide, afin qu’ainsi j’aie occasion de t’aider. Voilà que je suis derrière la paroi, et heurte. je ne peux me manifester et faire connaître, pour ce que je crois que tu as admis d’autres amateurs. je vois ta mémoire dispersée, ton entendement obscurci, ta volonté courbée : tes désirs infirmes, ton amour fort petit. Aie, je te prie, pitié de toi : fuis le mal et fais le bien ; donne et il te sera donné ; pardonne et il te sera pardonné.

La septième béatitude, en l’érubescence.

Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Cette béatitude doit être écrite en l’érubescence de l’âme, en sorte que personne n’ait aucunement honte de servir à Dieu, et de se soustraire toutes les délectations des sens, et journellement tâcher de mourir à soi-même et à sa propre nature, et s’éloigner de toute créature. Que si d’aventure pour ce il est méprisé, il ne doit rougir ne cesser de cet étude. Ainçois si toutes les choses qu’il a faites du mieux qu’il lui a été possible, les autres les interprètent en la mauvaise part, voire très-méchamment, il doit humblement et avec érubescence d’esprit supporter cela, et pleurer l’aveuglement et transgression de ses prochains, et le dommage qu’ils s’acquièrent par leur propre malice.

[122 v°] La huitième béatitude en la joie.

Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour l’amour de justice, pour ce qu’à eux est le Royaume des Cieux. Bienheureux êtes-vous lors que les hommes vous maudiront et vous persécuteront pour l’amour de moi (dit notre Seigneur). Réjouissez-vous et tressaillez de joie, pour ce que votre récompense est très-abondante és cieux, voire autant de fois multipliée comme vous avez souvent pour les vertus été oppressés et méprisés. Il faut noter que Dieu est le fond ou la source de toutes les vertus. Quand d’oncques suivant les vertus nous souffrons persécutions pour l’amour d’icelles, lors les vertus mêmes nous sont données pour loyer et récompense. Cette béatitude embellit la joie de l’âme, laquelle certainement à bon droit peut s’éjouir, toutefois et quantes que quelqu’un a à endurer quelque chose pour Dieu. Car il est lors bienheureux et sa béatitude est grande, et de diverses sortes et façons.

SECOND LIVRE DE LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE

CHAPITRE I Dialogue de l’âme seule avec Dieu seul.

CREDO in Deum : je crois en Dieu. Je crois, dis-je, que vous, ô mon très-aimé, êtes un vrai Dieu, une certaine simple et immuable essence en Trinité de personnes, contenant en soi puissance, sapience et bonté, et que par votre puissance vous conservez toutes choses, par votre Sapience vous connaissez tout, par votre bonté vous aimez toutes les choses que vous avez créées.

Je crois que vous êtes l’essence de toute essence [128 r°] et même l’essence de mon âme, la lumière de toute lumière, et la lumière de mon âme, la vie de toute vie, et la vie de mon âme.

Je crois que dès l’éternité j’ai été incréé en votre divine essence en la mémoire du Père, en la connaissance du Fils, et en l’amour du Saint-Esprit, et que vous m’avez créé à votre image et semblance, et qu’à icelle vous vous êtes uni. Je crois qu’essentiellement, véritablement et nuement vous êtes en l’essence de mon âme, et en tous les hommes, comme il y a un Soleil auquel tous les rayons sont unis. Le Soleil en ses rayons, et les rayons au Soleil, ne font qu’un Soleil, et est tout en un chacun. De même aussi vous êtes un Dieu, m’ayant en vous, et je suis votre ouvrage vous ayant en moi, et ainsi vous êtes en tous les hommes et nous avez tous également rachetés. Et comme le Soleil luit et rayonne sur toutes les choses par sa vertu, lumière et chaleur ainsi le soleil divin est en tous les hommes, avec la puissance du Père, la lumière et sapience du Fils, et la chaleur de l’amour du Saint-Esprit. Et d’autant plus que chacun se dénue, d’autant plus opérez-vous en lui. Et comme le soleil en toutes choses attire et consomme toute puanteur, et toutes mauvaises humeurs qui lui sont découvertes et auxquelles il peut atteindre, ainsi vous consommez en nous et détruisez toutes nos défectuosités et imperfections, et la mauvaise odeur de notre conscience (pourvu qu’elle vous soit découverte) et la faites par votre divine vertu, lumière et chaleur, fleurante et délectable, féconde en toute vertu Et pour ce que vous êtes ainsi dedans moi et m’avez formé à votre image et semblance, c’est pourquoi vous voulez que je vous connaisse. Mais que me profiterait avoir en moi un excellent bien et précieux trésor, si je ne vous connaissais, car la chose inconnue ne peut être aimée.

Si donc j’ai votre image et semblance dedans moi, êtes-vous donc image ?

Dieu. Non, mais je suis esprit et une certaine simple essence, et père des esprits.

L’âme. Je suis donc aussi une simple essence. D’où me viennent donc toutes ces images desquelles je suis dépeinte ? Dieu. Tu les attires des créatures de dehors par tes cinq sens en ton intérieur, et les gardes en tes puissances. Car elles ne peuvent parvenir jusques à la nue essence de l’esprit, ni jusques en l’unité de l’essence en laquelle j’habite proprement, actuellement et fruitive-ment sans image. Et ces images-ci et multiplicités t’empêchent que tu ne me puisses connaître, et que tu ne sois faite une simple essence et un esprit avec moi.

L’âme. Où suis-je donc un esprit ?

Dieu. En la suprême portion de l’âme en cette simple essence, où les trois puissances sont un, là où est l’image de l’âme.

L’âme. Où ai-je votre similitude ?

Dieu. Là où ces trois puissances de la simplicité d’essence s’écoulent en l’actualité de la similitude de la plus que très [129 r°] glorieuse Trinité.

L’âme. Quelle chose est-ce qui me rend semblable à vous ?

Dieu. C’est l’introversion que tu fais en ton fond, en ta simple essence, où tu es faite un même esprit avec moi. Alors aussi, que tu prends garde que tes pensées ne résistent ou donnent quelque empêchement, à ce que par ma puissance j’opère en ta mémoire, et que ton intellect n’offusque cette lumière, que j’opère en toi par ma Sapience divine, et qu’encore ce que par ma bonté j’opère intérieurement en toi, ne soit empêché par ta volonté. Et tout ainsi que par ma Puissance, Sapience et Bonté j’opère en toi, de même par toi j’opère, par ta mémoire, connaissance et volonté ou amour.

Bien est-il vrai, que tu puis empêcher ces choses, et ainsi pervertir la semblance et perdre la conformité, en tant que tu manques à correspondre aux bonnes pensées, et que tu offusques la lumière, lui résistant par ta volonté. Car je t’ai créée à ma semblance, te douant d’une volonté libre par laquelle tu puis embrasser le bien et éviter le mal, non toutefois sans moi. Et pour autant que sans moi tu ne puis rien, j’ai voulu être et suis dedans toi, prêt et appareillé de te secourir très volontiers. Mais ce n’est point ma volonté de te sauver, sans que tu y coopères, ores que je me sois tellement uni avec toi et avec tout homme, que je ne veux ni ne puis m’en séparer à jamais. Si donc tu viens à te convertir à ce nu fond et t’unir avec moi, alors tu pourras être faite par grâce, ce que je suis par nature. Car je suis la vie et l’aliment de ton esprit. Il faut donc que tu sois faite à moi, comme l’enfant nouveau-né, qui prend la mamelle de la mère, et se nourrit de la substance et nourriture de la mère, en sorte que rien ne le peut plus commodément nourrir et alimenter.

Ainsi par mes mérites très-saints, purs et mondes, tu dois devenir petit enfant, et par une introversion sainte te convertir à moi en ton intérieur et là sucer le lait, et être nourri en l’union de la divine essence. Car ailleurs, ni en aucune autre chose, tu ne puis trouver nourriture qui te soit si convenable, que là d’où ton esprit est intérieurement attiré de mon esprit, où il reçoit assurance, et est certifié que tu es ma fille. Là je t’enseigne à découvert toute vérité, et te manifeste mon secret, et ainsi en ton essence, tu es nourrie par ma divine essence. Là je te baise du baiser de ma bouche, c’est-à-dire, que mon essence divine baise ton essence et alors comme suçant, tu prends ta nourriture de l’aliment le plus convenable qui soit en moi, par lequel d’oresnavant, en tous tes membres, c’est-à-dire, en toutes tes puissances et affections, tu commences tellement à profiter, et deviens si grande et robuste, que je puis sans crainte te charger de tous les fardeaux de mon humanité. Par cet aliment qui vient de moi, tu es rendu intelligent et sage, connaissant ma volonté, mon désir et mon intention ; ta mémoire est rendue [130 r°] féconde et une même fruition avec moi ; ta volonté reçoit un changement et avec moi est faite un même amour et un même esprit. Le calme et la tranquillité possèdent tes cogitations car elles reposent en moi ; ton intellect est comblé de joie, reconnaissant qu’il est dedans moi ; ta volonté jouit d’une pleine et entière liberté, située et placée qu’elle est en moi.

Et ainsi en la partie supérieure de ton âme et sommet de l’esprit, tu es rendue toute sainte et déiforme, ayant toujours l’esprit joyeux et en exultation, et ce par les mérites de mon joyeux esprit humain qui t’a acquis et mérité cela pour toi, afin qu’il te put ramener à cette semblance et conformité. Car ma volonté est telle que tu sois toujours paisible, joyeuse et libre, afin qu’à ma gloire je puisse reposer en ton esprit. D’abondant cette nourriture et fécondité fait, que tu t’inclines et rabaisse en l’abîme d’humilité sous ma puissance divine, ce que tant plus tu le fais profondément, d’autant plus amplement je me convertis et incline vers toi.

La raison aussi en vertu de cet aliment est illuminée par ma sapience, pour discerner et élire le bien, et en cette élection de la vertu elle est faite sainte. Par cette même nourriture, la faculté concupiscible est attirée à vouloir mourir à toute délectation, richesses, et honneurs de ce monde, ayant choisi la mortification pour son souverain contentement, La puissance [130 v°] irascible regarde toutes choses, voire les plus contraires, sans s’émouvoir et en paix. C’est alors, ô âme, que j’ai à grand plaisir d’établir ma demeure, mon siège et prendre mon repos en toi, te gouverner à souhait, et selon mon désir, et ce, par les mérites de ma douloureuse âme très-sainte.

Je fais encore un changement tout nouveau en ton cœur et en ton corps, les purifiant et nettoyant, faisant qu’avec joie et exultation tu t’emploies en tout ce qui est de mon service, et qu’en cette paix intérieure de cœur, tu converses paisiblement et joyeusement avec toute personne, apprenant à l’exemple de mon humanité sacrée, de te soumettre à un chacun, et ce par les mérites de mon corps très-saint, très-pur et navré de toutes parts. Et alors je me délecte de demeurer en ton corps. Voilà comment en la nourriture de ma divine essence tu es repue et renouvelée, et par grâce ton essence changée en ma divine essence, et ta nature en ma nature divine. De là adviendra que pour t’être ainsi convertie à moi, et pris ta demeure en moi, j’imprimerai en ton esprit une certaine essence essentielle, unique, éternelle, divine, délectable, pacifique, joyeuse et pareille à ma divine essence.

Outre et par-dessus que j’imprimerai encore en toi-même cette croix et peine intérieure que j’ai portée en mon âme, croix qui est un don si précieux, que mes seuls élus sont capables de le recevoir et d’en être favorisés de [131 r°] moi, qui sont vraiment ceux qui, parvenant en ce secret cellier à vin, savent combien peu je puis accomplir mes intentions, désirs et volontés en plusieurs, comme ainsi soit néanmoins que je sois en tous les hommes, croix et passion très griefve et une plaie très-douce. Car d’autant que la passion est grande, l’esprit en est d’autant plus réjoui et content, et plus l’esprit est gai et joyeux, plus la croix est pesante et griefve. Car l’un ne diminue rien de l’autre. Mon humanité très-sainte a toujours souffert les mêmes choses, et n’ai été un seul moment libre de cette croix. C’est pourquoi il faut que mes élus la portent, lesquels plus ils me désirent et aiment, plus s’augmente leur dilection envers tous les hommes.

L’âme : Qu’est-ce que cela, ô mon bien-aimé, que vous voulez reposer en mon esprit qui est tant incapable ?

Dieu : C’est afin que tu reposes toujours en moi, que tu sois un même esprit avec moi, et que continuellement tu y demeures attachée et unie, ainsi que mon humanité à ma divinité. Que si par ta volonté toujours unie à ma volonté, par les mérites de mon esprit joyeux, je rendrai ton esprit idoine et capable, et ainsi je me délecterai de reposer en icelui.

L’âme : Pourquoi encore désirez-vous établir votre siège en moi, qui reconnais si ouvertement que j’en suis du tout indigne ?

Dieu. Je veux tenir mon siège et mon trône dedans toi, afin [131 v°] que toujours je te puisse juger et reprendre de tous tes maux. Que si tu reçois bien ce jugement, tu te corriges suivant les saintes inspirations que je te donnerai, je te serai juge propice et favorable à l’heure de la mort. Et venant le jour du jugement, tu siéra avec moi, jugeant les douze tribus d’Israël. Et si tous tes désirs n’ont autre but que moi, qu’ici-bas en terre j’aie possédé ton Royaume, et qu’à mes lois et à moi tu l’aies rendu obéissant et assujetti — je te mettrai en contre-échange en possession de mon Royaume au Ciel. S’il est vrai que je te possède, le royaume de Dieu est dedans toi, et par les mérites de mon âme très-triste, je te rends digne de ces choses, et ainsi j’ai paix dedans toi.

L’Âme : Pourquoi encore désirez-vous choisir votre séjour en mon corps, si mal dressé et préparé pour l’habitation d’un tel et si grand Seigneur comme vous êtes ?

Dieu : Tu dois savoir que par les mérites de mon très-pur navré et très-sacré corps, je rendrai volontiers le tien, quoique mal préparé et disposé ; je le rendrai, dis-je, tout purifié, capable et idoine à me recevoir. Car si tes intentions sont dressées à moi, j’aurai à grande délectation de faire ma demeure en ton corps, afin qu’en icelui et par icelui je puisse opérer, ainsi que j’ai fait par ma très sainte humanité, et que pareillement je puisse en toi et par toi parler et annoncer la vérité, et par [132 r°] toi et en toi avoir ma conversation libre, te rendant en la tienne douce et pacifique, afin que tu me puisses imiter et te conformer à mon humanité. Premièrement les peines que j’ai souffertes en icelui, renonçant à toute délectation en ton corps, voilà comment j’aurai à plaisir d’y faire ma demeure. Secondement en ma pauvreté, ne cherchant ici aucun soulagement ni consolation. Tiercement au mépris, ne procurant ici aucun honneur, mais seulement ma gloire, et ainsi tu seras ma fille unique, laquelle j’engendre derechef, et seras conforme à mon humanité très-sainte, en ce que tu demeures toujours en moi, et moi en toi, avec un esprit joyeux, une âme douloureuse et un corps travaillé. Car ceux qui me suivent en mon corps, ce sont ceux qui ont crucifié leur chair avec tous leurs vices et concupiscences. Et si tu demeures ainsi en moi, et moi en toi, tu rapporteras beaucoup de fruit.

Au reste, puisque je suis tellement en toi, et que ton esprit est mon trône, et toi-même mon siège, et ton corps mon tabernacle, je te ferai assister et environner de tout mon exercice céleste, lequel t’environnera, puisque je suis dedans toi (car où je suis, là est aussi mon ministre) afin qu’ainsi stable, je me puisse reposer en toi, célébrer les noces et ma cène chez toi, et par même moyen, dedans toi me recevoir moi-même spirituellement au très saint et vénérable Sacrement (car je ne suis point en toi par mon humanité, mais par ma divinité), et par icelle réception de moi-même, te rendre participant de mon humanité, afin que tu sois repu de moi et en moi totalement transformé et que tu vives en moi, qui fera que je pourrai accomplir en toi parfaitement tout mon désir. Car celui qui mange ma chair, et boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. Ainsi donc, je te sustente de ma chair, je t’abreuve de mon sang et me livre tout entièrement à toi, te revêtant de ma divinité, qui fait que par ce moyen tu es fait un avec moi, en la même sorte que je suis un avec mon Père céleste.

CHAPITRE XVII Le troisième escalier, qui est l’esprit joyeux de notre Seigneur Jésus-Christ.

Le troisième escalier, par lequel nous entrons en la montagne de la souveraine divinité, c’est cet esprit de Jésus-Christ, qui demeurait fixe et immuable en une joie parfaite, et fruition de sa divinité, en l’unité essentielle de ses puissances supérieures, et en plénitude de délices, hors lesquelles il ne se départait, non pas un petit moment, en quelque grande peine et désolation qu’il fût, d’âme et de corps. Et comme nous témoigne saint Bonaventure, il était tout disposé, avec une joie parfaite, de livrer autant de corps à la mort, s’il les eût eus, qu’il y a d’étoiles au Ciel, de gouttes d’eau en la mer, de grains [156 v° 1 de sable sur les rivages, de graines et de semences sur la terre, et demeurer pour le salut d’une seule âme, en cette peine, tel qu’il l’avait pendant en la croix, jusques au jour du jugement dernier, si sa justice le requérait. En cette même joie aussi était-il toujours, se contemplant en l’abîme de la divinité, c’est-à-dire dedans le clair miroir de la très sainte, vénérable et toujours adorable Trinité, auquel face à face, c’est-à-dire d’esprit à esprit, il se connaissait parfaitement.

Cela fait, que notre esprit en cet endroit est soulevé, et, avec l’esprit de Jésus-Christ, introduit en la montagne de la divinité. Ainsi retournant en son pays, il est reçu en sa source et origine, embrassé et environné de la plus que très glorieuse Trinité, et par grand excès, il est ravi à ce bien superessentiel et en cette lumière de vérité, et par une simple cogitation, un regard pur, et amour indépeint, il se voit en un instant posé en la présence Dieu, pour là à toujours le contempler, en ce fond secret et profond intime de soi-même, où il est rendu tout céleste, où son esprit est fait puissant, attiré et trans-rayonné de Dieu, en la connaissance de sa très claire vérité. Et s’épandant en l’esprit, en l’âme, au corps, au cœur et par tous les sens, il fait une transformation et changement d’un tel homme, en une certaine connaissance divine, le revêtant comme de quelque lumière empruntée de la divinité, et de sa première robe de pureté et innocence.

C’est [157 r°] ici que l’esprit se voit tout environné et comme transpercé de je ne sais quelle lumière immense, et par le moyen d’icelle, pénétrant jusques au plus secret et intime fond de son âme, il connaît tout ce qui s’oppose à son avancement, et par quelle voie d’ores en avant il lui conviendra marcher. Et la même connaissance lui est donnée pour la conduite des autres. Car il voit toutes choses en cette lumière, et même tous les sens les plus secrets et cachés de l’Écriture sacrée lui sont alors ouverts et manifestés, comme à celui qui en cet abîme secret, en toutes les fins et limites de la terre, voit Dieu face à face, c’est-à-dire, qu’il regarde Dieu simplement, en ce caché et profond abîme, autrement en l’intime de son esprit, et en tous les fonds des âmes et des cœurs des hommes, lesquels tous Dieu tout-puissant voudrait bien absorber en lui-même, et les attirer à lui, s’il les trouvait libres et expédiés de tout empêchement.

Cela est une douleur immense et insupportable à l’âme qui a cette connaissance, comme celle qui a toujours une soif ardente du salut des hommes, demeurant néanmoins indépeinte d’aucune image d’homme qui puisse être. Aussi est-elle environnée de la vérité simple, qui est Dieu même, lequel a autant de joie, paix et délectation en un tel homme qu’en ses Saints. Aussi l’a-t-il attiré à soi, tout uni à soi, d’esprit, d’âme, de corps, de cœur et de tous ses sens, en telle [157 v°] sorte le changeant totalement, que, ne demeurant point à soi, il est fait par grâce ce que Jésus-Christ est par nature. Car il a uni sa volonté avec sa volonté divine, son désir avec son désir divin, son intention avec son intention divine, et sa nature avec sa nature divine, et commence la à naître, vivre, marcher, opérer, pâtir et ressusciter en lui, se réjouissant d’avoir trouvé un homme selon son cœur. Et un tel homme, l’homme commence à mourir à toute action, délaissement, paroles et œuvres, et a perdu, non l’être, mais l’apparence d’être, et ne vit plus lui, mais Jésus-Christ vit en lui.

Et cela est la joie souveraine de l’esprit, que l’homme soit tellement annihilé, qu’il vive à Dieu seul. Car tout ainsi que l’âme de chacun juste mourant, est tirée de son corps et de son sang, et, reçue entre les bras de notre Seigneur, est introduite au Ciel (car Dieu qui est ce même Ciel du Ciel, étant en l’âme, la tire dedans soi), ainsi la divinité traverse cette âme et la remplit des rayons de sa lumière, et s’est attiré toutes ses forces, et l’a environnée de la clarté divine, en sorte qu’il vit plus en Dieu qu’en son corps, et la déité plus en son corps que son âme même. Et la conversation est plus au Ciel qu’en la terre, comme celui qui toujours se promène avec Dieu au Ciel, c’est-à-dire, en ce fond intime de l’âme, qui est le Ciel auquel Dieu habite à jamais. Et ce Ciel est le Ciel auquel l’Apôtre dit avoir [158 r°] été ravi, ce troisième Ciel, où il vit Dieu face à face, lequel Ciel est sans doute la première essence de l’âme. Car alors l’Apôtre n’était point mort, mais son âme était en son corps, qui fut ravie en la première essence de l’âme, où, par delà toute raison, image et semblance, elle vit Dieu essentiellement en son essence nue, comme de fait il se voit maintenant en la vie éternelle. Cet esprit donc est tiré en ce troisième Ciel, et introduit par delà ses puissances supérieures, c’est à savoir par-dessus sa mémoire, laquelle contemple par une manière intellectuelle, et par-dessus l’intellect, qui ne voit que par formes, et par-dessus la volonté, qui n’a que les similitudes pour objets de sa connaissance.

Par-dessus toutes ces choses, dis-je, l’âme transportée en une certaine nudité essentielle, elle contemple Dieu sans obstacle, en la simplicité de la divine essence, en l’essence intime de l’âme, sans aucun intellect, forme et similitude. Et en cet endroit, l’âme est trans-rayonnée et remplie de cette même lumière de laquelle Adam était revêtu et environné au Paradis de délices, et par Jésus-Christ, est ramenée en la même lumière, en laquelle l’âme connaît une telle vérité, qu’il n’est donné à personne d’en recevoir une telle, sinon à celui qui, par Jésus-Christ, aura monté ce triple escalier et aura été introduit en ce troisième Ciel, c’est à savoir [158 v°] en la montagne de la souveraine divinité. Ô qu’heureuse est l’âme qui a mérité de monter là, et d’y être introduite, et qui, morte à elle-même, est ensevelie en Dieu. O. combien épurée est une telle âme, dénuée de toute créature et de tout désir étranger, combien tranquille de cœur, pure de tout vice, délivrée de toute peine, hors de toute crainte, ornée de toute vertu, illuminée en l’intellect, soulevée en l’esprit, unie avec Dieu, et éternellement béatifiée.

CHAPITRE XX Comment le sommet et plus haut de cet escalier se joint au Ciel, et comment le Ciel même est en notre âme.

Ce triple escalier, c’est à savoir notre Seigneur Jésus-Christ, touche depuis la terre jusques au Ciel et jusques à l’entrée du Ciel, et parvient en ce Ciel, en cet abîme essentiel, c’est-à-dire depuis le corps, jusques au Ciel étoilé de l’âme, auquel Ciel de l’âme Dieu fait sa continuelle demeure, laquelle aussi est plus large et spacieuse que tous les Cieux. En icelle les puissances donnent leur lumière, comme les étoiles au firmament, par laquelle les habitants de la terre, c’est-à-dire le corps et les sens de l’homme, sont illuminés et éclairés. Et de là il touche jusques à l’entrée du Ciel, c’est-à-dire, en ce ciel essentiel auquel l’âme vit en Dieu, d’où les puissances s’écoulent de leur origine, et où la bienheureuse Trinité agit, ès trois facultés ou puissances supérieures. De là il passe outre et donne jusques en l’abîme de la divinité, en l’unité essentielle de l’esprit, où l’esprit est rendu angélique et divin, et de là en avant sa demeure est plus au Ciel qu’en la terre. Car son lieu est en Dieu et son œuvre est Dieu même, et est Dieu par grâce d’une part, c’est à savoir, au fond inférieur elle n’est rien ; mais ce fond intérieur que Dieu habite, est tellement divin, et absorbé en Dieu, que rien n’est là, sinon l’unité et simplicité divine, et la [161 r°) pure essence de Dieu, et là l’âme est plus proche du ciel que de la terre.

Et encore que d’une part elle occupe son corps et le vivifie, ce qui est de la terre est terre, et retournera en terre. Et en ce que selon sa création de Dieu elle est sustentée, nourrie et vêtue de terre, et en ce qu’elle goûte, voit, ouït, touche et fleure les choses de la terre, en toutes ces choses elle est certainement fort proche de la terre. Toutefois de l’autre part elle est plus voisine du ciel, et encore que d’une part elle occupe son corps, Dieu toutefois qui habite en l’âme, la fait vivre, et c’est le ciel de volupté et le ciel du ciel, auquel tous les ciels (s’il faut dire ainsi) sont cachetés et scellés, tous les esprits unis et absorbés, lequel ils contemplent et en jouissent en leur intime essence.

Et en ce ciel l’âme contemplera éternellement son Dieu, qui maintenant y fait sa demeure, et avec lequel elle est faite une même chose, duquel elle est procédée et est déifique, et auquel elle retourne, et est esprit céleste, et avec les Anges sent, pense, et entend les choses célestes, voit, ouït, fleure, goûte, et touche les choses divines et éternelles. Et en cela l’âme est plus proche du ciel que de la terre. Et lors elle se revêt de l’humanité de Jésus-Christ, elle est posée entre le ciel et la terre, entre la divinité et l’humanité.

Que si elle veut être toute céleste, elle doit cacher en l’humanité de Jésus-Christ son habitation terrienne, et ainsi ne se trouvera rien en elle sinon Dieu homme, et icelle n’habitera jamais [161 v°] en Dieu. Mais personne ne pourra trouver dedans soi, sentir et ouvrir ce royaume des cieux et ce trésor, sinon par la clef de David, qui est Jésus-Christ, fils de David. Et nul ne peut toucher ce ciel, s’il ne tâche à monter et entrer par Jésus-Christ. Ce que faisant, sans doute, il trouvera ce trésor et royaume des cieux : car cette clef ouvre tous les cabinets les plus secrets, et ce qu’elle ouvre personne ne le ferme, et ce qu’elle ferme n’est ouvert par aucun. Portons donc tou — jours cette clef dessus nous, et l’enfermons dedans l’étui de notre cœur, afin qu’aussi nous méritions d’être introduits par lui, et être enfermés en son héritage. C’est là le fondement et la serrure de tous les monastères et lieux reclus.

[…]

CHAPITRE XXXIII Comment tels hommes sont doués de Dieu.

C’est la vérité que ces hommes-là sont reçus amoureusement du souverain bien, qui est Dieu très-bon et très-grand, et introduits en son royaume, non seulement à l’article de la mort, mais encore dès maintenant. Car quand en cette sorte ils sont morts à eux-mêmes, que leur vie est cachée en Jésus-Christ, et que Dieu seul vit en eux, lors en leur âme le royaume des cieux leur est ouvert, et sont introduits au secret de l’esprit, c’est-à-dire, en ce troisième ciel, auquel s. Paul décrit avoir été, quand il vit Dieu essentiellement, et auquel Jésus-Christ lui-même contemplait sans cesse sa divinité et jouissait d’icelle en l’esprit, le promenant dans les cieux avec les esprits Angéliques, lors même que son corps et son âme étaient ici-bas en terre oppressés de peines et tourments très-griefs.

Que le fidèle lecteur entende bien ces choses comme il les faut entendre, l’intellect nous est donné, afin que par icelui nous entendions [173 v°] et connaissions la vérité.

Il faut donc savoir que l’âme est l’image de Dieu, l’habitation et demeure de la bienheureuse Trinité, en laquelle Dieu habite continuellement. Le cœur et le corps sont vaisseaux de terre, desquels l’être a un temps préfix. En iceux réside l’âme. L’âme est donc posée entre le temps et l’éternité, entre Dieu et le corps. Selon la suprême partie d’icelle, elle est déifique et unie avec Dieu, selon la partie inférieure elle est humaine, et conjointe au corps. Il est donc vrai que cela est plus proche de l’âme, que Dieu habite en elle, qu’il la fait vivre, savourer et entendre les choses éternelles, que non pas qu’elle habite dedans le corps, et lui donne la vie, laquelle vie même néanmoins elle a de Dieu. Dieu donc étant en moi, m’est plus proche que le corps qui m’environne. O si l’âme pouvait arriver à connaître cela parfaitement, que joyeusement dégoûtée elle foulerait aux pieds toutes les choses de la terre. Assujettissant le corps à l’esprit, méprisant et oubliant tout ce qui est hors de soi, elle chercherait sérieusement, et de tout son soin, le Royaume de Dieu, qu’elle porte dedans soi.

La glorieuse Vierge s’était convertie à ce Royaume lorsque saluée par la bienheureuse Trinité, elle fut choisie de° leu' du Père, mère du Fils, et épouse du Saint-Esprit. Tout de P° 11rfille mêm, quand saluée par l’Ange, le Verbe éternel fut fait chair en [174 r°] elle, et demeurait continuellement en icelui, adorant Dieu au fond de son âme. Là aussi s’était introvertie la bienheureuse Magdaleine lorsque la suprême et meilleure part lui était appliquée. En ce Royaume les Saints et tous les Anges contemplent Dieu essentiellement, auquel je désire aussi moi-même le trouver, et voir à jamais et avec lui demeurer en l’infinité des siècles. En ce ciel se promènent et récréent ces hommes aimables, desquels nous venons de parler, là jouissent continuellement de Dieu, recevant la bénédiction de toutes grâces. Ils sont enrichis comme les étoiles du ciel, et leurs engeances sont multipliées, rendus si féconds par grâce, qu’ils remplissent le ciel des œuvres fructueuses de leurs vertus, œuvres que Dieu opère lui-même en eux. Et ainsi ils sont multipliés en leurs générations, comme l’arène qui est au rivage de la mer, c’est à savoir, en tous les ordres des Anges et des Saints, auxquels ils sont en Dieu très intime et fort familier, comme ceux qui également avec eux sont écoulés de Dieu, faits à son image et unis avec lui en volonté, désir et intention.

Ils sont aussi tellement enrichis de grâces et toutes leurs facultés intérieures si abondamment arrosées, que toutes leurs forces, tout leur sang et moëlle de leurs os, sont totalement altérés et consommés en l’amour divin, et en la vraie [174 v°] résignation, et reçoivent un certain aliment nouveau et inflexion divine, et sont confortés et fortifiés de Dieu, afin qu’ils puissent supporter son inaction. Ils sont oints aussi de l’huile de joie, et reçoivent la couronne d’exultation, que personne ne peut recevoir, s’il n’a les mains innocentes et le cœur net, et qu’il n’a point reçu son âme en vain, et qu’en vérité il adhère à Dieu. Ceux-là sont tellement remplis et illustrés de la très claire splendeur de la divinité, et comblés de joie en l’esprit, qu’un certain diadème divin en resplendit sur le chef de l’âme.

Et cela est la joie sempiternelle sur leur tête, qui est une auréole spéciale, qu’autres ne peuvent recevoir que ceux qui ont gardé leur virginité entière et inviolée, lesquels suivent l’Agneau en quelque lieu qu’il aille. C’est-à-dire, qu’en leur âme ils ont reçu quelque lumière de la sapience éternelle, c’est à savoir le Verbe vivant fils de Dieu, lequel avec joie ils suivent en toutes les choses auxquelles cette lumière les conduit, en la manière qu’a fait Jésus-Christ, qui les a précédés. Et chantent un Cantique quasi tout nouveau, qu’aucun autre ne peut apprendre, c’est-à-dire qu’occultement ils sont secrets à Dieu, et que toujours ils reçoivent une nouvelle grâce, et une nouvelle connaissance de la vérité.

C’est ce qui les fait chanter et louer Dieu en l’intime de leur esprit, où Dieu lui-même se loue en eux de ses propres dons, d’un haut Cantique de louanges, d’une voix très-suave de souveraine exultation, et [175 r°] d’hymnes nouveaux de la joie de ses élus. Ils sont par lui couronnés de gloire et d’honneur, portent son nom en leurs fronts, qui est sapience bien assaisonnée, odeur et onction de l’esprit et de la vie éternelle. Cet assaisonnement ou saveur n’est point de viandes et breuvages, mais une joie et exultation au Saint-Esprit, et assurance de cette vie qui ne prendra jamais fin. Ici ils reçoivent ce centuple qui leur a été promis de Dieu : c’est une certaine expérience et consolation intérieure, avec une connaissance de la perfection des vertus. Ils acquièrent aussi en cette introversion, la discrétion du bien et du mal, si bien qu’ils ne peuvent errer ni être séduits, guidés qu’ils sont de ce resplendissant agneau qu’ils suivent.

Ne dirons-nous point que ceux-là ont vraiment reçu le centuple, qui sont tirés et introduits par la vertu du Père, remplis du Saint-Esprit, qui ont Jésus-Christ en leur poitrine, portent le royaume de Dieu dedans eux, et sont faits enfants adoptifs ? Ne dirons-nous point qu’ils ont reçu, voire mille fois le centuple ? Et cela néanmoins ne leur échet point pour une seule fois, mais toutes et quantes qu’en ce fond intime ils se convertissent à Dieu, se méprisent eux-mêmes, et ne réputent toutes choses non plus que fumier, ils sont autant de fois introduits en ce voilé Saint des Saints, jusqu’à ce secret embrassement de l’amour divin, faisant leur demeure ès intimes de Jésus-Christ notre Sauveur, et leur âme ne réside [dé] ja plus en leur corps, mais au corps de Jésus-Christ.

À ce propos, dit saint Bernard : De là vient la tolérance [175 r°] au martyr, de ce qu’avec toute dévotion il se promène par les plaies de Jésus-Christ et par une continuelle méditation il séjourne en icelles. Le martyr demeure constant, tressaillant de joie et triomphant. Quoique son corps tout déchiré, le fer lui ait ouvert les côtés, non seulement il le porte courageusement, mais joyeux il regarde au travers de sa chair bouillonner son sang sacré. Où est donc alors l’âme du martyr ? Elle est à l’abri, elle est en la pierre. Elle est aux entrailles de Jésus, c’est-à-dire aux plaies pour y entrer. S’il était en ses entrailles à lui, cependant que le fer y fouille, certainement il le sentirait, ne pourrait supporter la douleur, il succomberait et nierait. De même ces hommes qui aiment parfaitement Dieu, d’une pensée constante et stable, s’arrêtent aux intimes de Jésus-Christ, par lequel quand ils sont gardés, ils sont consolés en toutes leurs adversités. Comment pourraient-ils autrement supporter tous les tribulations, opprobres, adversités et tentations des ennemis, s’ils n’étaient fortifiés de Jésus-Christ, par lequel ils peuvent tout ? Et non seulement ils portent toutes leurs infirmités et peines patiemment, mais aussi joyeusement. L’Apôtre disait : je suis tout en celui qui me fortifie.

En somme, à tels victorieux est donnée une manne cachée, et un jeton ou merleau blanc en leurs âmes, ainsi que le témoigne l’esprit de Dieu en l’Apocalypse : À celui, dit-il, qui sera victorieux, c’est à savoir, de soi et [176 r°] de toutes choses, et qui passera par-dessus, je donnerai une manne cachée (c’est-à-dire, quelque secrète et intérieure faveur, une joie céleste) et un jeton blanc, et en ce jeton sera écrit un nom nouveau, que personne ne sait que celui qui le reçoit. Cette pierre, pour sa petitesse, est appelée jeton, lequel, encore qu’on marche dessus, il n’offense point le pied de celui qui le foule. Mais il est blanc, clair et rougeâtre comme la flamme du feu, petit, rond et égal de toutes parts. Par icelui est entendu notre Seigneur Jésus-Christ, qui selon sa divinité est la blancheur de la lumière éternelle, et le miroir sans macule de la Majesté de Dieu, auquel toutes choses vivent. Au vainqueur donc, et à celui qui passe par-dessus tout, il reçoit la vérité très-claire, et la vie.

Cette pierre aussi est dite semblable à la flamme du feu, d’autant que la très ardente charité du Verbe éternel a rempli toute la terre d’amour, et désire que tous les esprits amoureux brûlent, et soient consommés de l’ardeur de dilection, jusques à leur annihilation et réduction au néant. D’abondant, cette pierre pour sa petitesse, à grand-peine peut-elle être tant soit peu sentie, et rencontrée de celui qui marche dessus, aussi est-elle dite en latin, calculus, de ce Verbe, calco, calcas, qui signifie fouler aux pieds, ou si vous voulez, jeton, pour ce qu’il est jeté pour être aussi foulé aux pieds.

[176 v°] De même si ces amateurs de Dieu sont foulés, on ne leur peut faire mal, et personne ne se peut scandaliser en eux. Cette pierre encore est en forme sphérique et circulaire, d’autant que la 411 rotondité de l’esprit, c’est cette vérité éternelle, qui n’a ni fin ni commencement. C’est donc ici ce jeton blanc qui est donné à ces hommes, qui en la manière susdite sont montés à ces neuf degrés de vertus, par Jésus-Christ notre Seigneur, par lequel il nous faut aussi nécessairement entrer, si nous voulons être sauvés.

CHAPITRE XXXIV Comment nous devons monter et descendre en cette échelle.

Quand quelqu’un, comme nous avons dit, sera parvenu à être ja parfaitement monté en cette triple vie, jusques au neuvième degré des vertus, et chœurs des Anges du même nombre, et que par Jésus Christ notre Seigneur, qui est notre échelle, il sera remonté à son origine — échelle par laquelle Jacob vit les Anges montant et descendant, laquelle est environnée de tous les esprits célestes, tant Anges que Saints, et par laquelle nous devons sans cesse monter et descendre, — quiconque, dis-je, sera parvenu au sommet d’icelle, doit [177 r°] mettre tout son effort à ce qu’il y demeure fixe et permanent, s’avancer toujours en vertu et éviter tout empêchement. Mais aussi lui est-il nécessaire qu’il en descende, afin que par sa vie et par ses œuvres, il fasse paraître ce qui s’est ja passé en l’intime de son esprit, comme aussi pour la charité fraternelle, afin de faire part par amour et dilection à son prochain, de ce qu’il a mérité recevoir de la vérité divine, et lui enseigne la voie, laquelle par amour lui a été révélée et ouverte, par laquelle il tend à son origine, à laquelle il doit vouloir tirer un chacun, à cause du précepte de charité, comme il est écrit : Vous ne verrez point ma face, si vous n’amenez avec vous votre frère le plus petit.

Au surplus, celui qui n’est point encore monté, doit soigneusement tâcher de monter par Jésus-Christ, et de s’avancer aux vertus, se lavant premièrement en la fontaine de miséricorde, et se dépouillant de sa vieille robe, afin qu’il puisse courageusement monter, et se prosternant devant le crucifix, il considérera combien et en quoi il lui est dissemblable et découvrira à son Dieu la multitude de ses péchés, qui lui ont causé toutes ses plaies. Puis les regardant, les confessera au Seigneur de toute miséricorde, d’un cœur larmoyant, d’une âme contrite, et d’un esprit gémissant, devant cette même fontaine de miséricorde, disant en cette manière.



LIVRE TROISIÈME de LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE

CHAPITRE IV Comme nous devons intérieurement et extérieurement suivre notre Seigneur, et être transformés en lui.

Notre Seigneur dit en quelque passage : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il s’abnège soi-même, qu’il porte tous les jours sa croix, et me suive. Véritablement cette imitation ou suite ne se fait pas seulement extérieurement au corps, ains beaucoup plus intérieurement en l’âme et en l’esprit. Derechef notre Seigneur dit en un autre lieu : Où je suis (dit-il) là aussi sera mon serviteur. Et ailleurs : Où je vais vous ne pouvez venir, car où je suis en mon Père, la créature quelconque ne peut parvenir ou demeurer. Si d’oncques où est notre Seigneur, là aussi doit être son ministre et serviteur, il faut qu’il quitte et délaisse toutes créatures, qu’il surpasse tout ce qui est créé, et lors qu’il vienne dans le fond de son âme, [231 r°] auquel est caché le Seigneur son Dieu, lequel jà il trouve ici, et en ce fond le Royaume de Dieu est en nous manifesté. Car selon que nous sommes nus et que nous abnégeons et renonçons à nous-même, intérieurement Dieu se manifeste en nous. Outre plus, s’il faut que notre fond soit nu, faut que Dieu nous l’octroye — lequel pour cette cause nous devons très dévotement prier, qu’il veuille ôter de nous toutes choses qui mettent empêchement à sa grâce — et nous conduire en ce noble fond, dans lequel il habite occultement.

Car ici nous sommes comme anéantis, et comme dépouillés de cette notre créaturité, c’est-à-dire, de tout ce qui en temps a été créé en nous. Nous sommes faits par grâce, cela même que Dieu est. Ici nous avons un certain occulte accès à Dieu, nous jouissons de ses secrets, de lui est mû et pulsé notre esprit, la lumière luit en ténèbres, et l’homme passe outre en un nouveau monde, c’est-à-dire en la vie superessentielle, où lors la très heureuse Trinité se manifeste soi-même, le Père, en la mémoire, par la simple lumière des cogitations ; le Fils en l’entendement, par une claire connaissance ; le Saint-Esprit en la volonté, par l’amour, et le fait un esprit avec Dieu, en laquelle unité d’esprit, l’esprit est aussi fait simple et pur. Et ici le Père engendre son Verbe éternel, c’est-à-dire il illumine l’esprit de la lumière de discrétion, et l’esprit est divisé et séparé de l’âme, qui toutefois essentiellement sont une même chose. Pour [231 v°] autant que l’esprit avec les trois suprêmes puissances est mû, possédé et conduit en cette simple chose (qui est Dieu même), et l’âme inférieurement avec les trois facultés inférieures, demeure en une amertume de diverses façons, à raison de quoi l’âme est désignée par Marie, qui signifie mer amère. Car l’esprit demeure toujours joyeux, tranquille et libre, l’âme expérimente diverses batailles et combats, et diverses douleurs et tristesses, et principalement trois.

CHAPITRE XVI Combien grandes richesses l’âme mortifiée expérimente.

Véritablement ces hommes-ci peuvent dire avec l’Apôtre : Je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni autre créature quelconque, pourra nous séparer de la charité de Dieu. Et ailleurs : Or je vis, jà non moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Car ceux qui sont parfaitement morts à eux-mêmes, ont Dieu vivant en eux. C’est pourquoi ils ne craignent la mort et se sont dénués de toutes choses. Et pour ce rien de ce que les malins esprits pourraient leur proposer ou mettre en avant en leur mort, ne les grève, mais en eux reluit et resplendit une essentielle pauvreté, par laquelle ils se sentent plus pauvres que lorsqu’ils naquirent. Et pourtant l’ancien ennemi ne leur peut ingérer aucune présomption et vaine complaisance d’aucune bonnes œuvres qu’ils aient faites. Car ils savent et croient plus que sûrement, que (si) par aventure ils ont bien fait, ce n’est eux, ains plutôt [248 v°] notre Seigneur qui l’a fait par eux.

Au surplus ils nettoient et purgent toutes leurs coulpes et négligences par les mérites et Passion de Jésus-Christ, et se convertissent dedans eux-mêmes en la nue connaissance de l’âme, (laquelle nulle créature n’a oncques pu atteindre, laquelle est la propre habitation et demeure de Dieu). Et par ainsi font un certain excès en Dieu, où ils apprennent cet abrégé et court sentier et accès à Dieu, et pourtant à l’heure de la mort ils ne s’épouvantent de l’ignorance de cette voie. Et étant de telle manière en Dieu, que quiconque les touche, touche Dieu, ils ne craignent ni la vie, ni la mort et n’y a personne qui les puisse vaincre ou surmonter. Mais quiconque présumera de batailler avec eux, sera d’eux vaincu et surmonté : car il est difficile à telles personnes de récalcitrer et regimber contre l’aiguillon. Certainement ils ne désirent ni le ciel, ni la vie éternelle, pour ce qu’ils ont Dieu dedans soi, qui est la vie éternelle — en qui aussi ils ont colloqué et mis tous leurs désirs, volonté et intention. Et avec l’Apôtre sont ravis jusqu’au troisième ciel. Pourautant que le Père céleste attire la mémoire de la lumière de sa divinité et la fait grandement dilater et regorger en célestes et divines Méditations, le fils illumine l’entendement de la sapience de sa déité, qui est le second ciel, et le Saint-Esprit s’écoulant de toutes parts par la volonté d’une certaine amoureuse douceur et ardeur de charité, la fait [249 r°] fondre et couler en Dieu, afin qu’elle soit faite avec lui un esprit, et un lien de paix et amour.

Et certainement, telle personne ne sait pour lors s’il est au corps, ou hors d’icelui (et toutefois il est au corps, lequel est tellement sujet à l’esprit, comme s’il était mort à toutes choses naturelles), et au milieu de la très heureuse Trinité il voit et connaît, tant soi-même que tous les hommes, semblablement tous les Anges et bienheureux, comme sous un moment en la déité de la Trinité. Et le père céleste le remplit de ses éternels délices, le fils l’instruit, et lui ouvre et explique toute la force et vertu de l’Écriture, et le Saint-Esprit le fait ardre [brûler] et comme écouler pour le grand amour qu’il porte à tous, souhaitant de ramener et réduire tout un chacun à Dieu.

Outre, ces personnages ici sont au monde inconnus et occultes, comme ceux qui n’ont rien de commun avec lui. Ils sont aussi inconnus et peu estimés de ceux qui vivent en grande austérité et distriction [rigueur] de vie, pour autant qu’ils donnent à leurs corps le repos et choses nécessaires, afin qu’ils soient plus aptes à servir à l’esprit. Ils sont aussi inconnus à ceux qui semblent extérieurement avoir quelque sainteté, et qui tiennent certains propres, durs et étroits exercices qu’ils ont pris de leur propre sens. Car ceux-ci n’ont rien de propre soit intérieurement, soit extérieurement, mais demeurent toujours résignés, prenant garde à la divine inaction et intérieure opération [249 v°] de Dieu, se souciant seulement de voir ce qu’il lui plaît d’opérer en eux, ou par eux. Et intérieurement ils obéissent à Dieu et extérieurement aux hommes, et sont toujours prêts de quitter tous leurs exercices quand il plaira à Dieu et aux hommes. Ils sont aussi inconnus aux esprits immondes, pour autant qu’ils n’ont aucune particulière coutume prise d’eux (au moyen de laquelle ils puissent être notés ou tentés), mais toujours ont recours à Dieu, qui est sans aucune fin ou manière.

Et ainsi sont (comme l’or en la terre) inconnus à tous, à ceux seulement notoires qui se tiennent nus, libres, expédiés et résignés en leur fond. Ceux-là se connaissent fort bien l’un l’autre, et fussent-ils éloignés, voire de plus de cent lieues. Car jaçoit qu’ils soient divisés de corps, ils sont toutefois totalement unis d’esprit. Ceux-là sont les colonnes de la sainte Église et sont toujours joyeux, car ayant trouvé et foui la terre de leurs corps, ils sont parvenus jusques à l’âme, c’est-à-dire, jusques à la suprême partie de cette nue essence (en laquelle Dieu tout-puissant, qui est l’aimable, douce et divine essence, s’est lui-même uni), et ont trouvé l’or très-luisant et très-resplendissant de cette même divine essence, et ce trésor caché dans le champ, duquel est parlé en l’Évangile, et ce royaume de Dieu qui est dedans nous.

Or advient qu’ils expérimentent ces choses par les mérites de notre [250 r°] Seigneur Jésus-Christ, qui a pour nous mérité que soyons nommés, et soyons enfants de Dieu, et nous a lui-même montré ce trésor. Au moyen de quoi ils sont remplis d’une telle joie, que tout le monde même ne peut les contrister, et ne craignent aucun, fors celui qui a la puissance d’occire l’âme, lequel ils aiment et suivent. Ce qui est véritablement cause que nul ne les peut contrister. Or Dieu ne veut les contrister, car l’ami ne peut contrister l’ami. Au surplus cette joie, paix et liesse surpasse tout entendement créé : car ils ne peuvent aucunement être dolents en cette suprême partie, en laquelle certainement ils sont faits conformes à l’humain esprit de Jésus-Christ (qui ne s’éjouissait en rien moins en sa très-angoisseuse passion, qu’il fait aujourd’hui). Et le même a aussi été en la très heureuse Vierge Marie, laquelle a été 495 tellement libre et joyeuse, et d’esprit élevé en Dieu, et a si bien su ne s’attribuer rien des grâces et œuvres que Dieu opérait en elle, que comme si elle n’eût point été mère de Dieu, et n’a oncques été pour aucuns dons ou inactions divines que Dieu ait opéré en elle, voire un seul moment séparée de la superessentielle union de la déité.

CHAPITRE XVII De la croix des amis de Dieu.

Et jaçoit que ces amiables hommes-ci jouissent d’une si grande liberté et paix en l’esprit, toutefois en l’inférieure partie de l’âme ils souffrent une chose par trop âpre, et très griève [préjudicieuse] peine et croix. Car déjà ils commencent de connaître et sentir en soi-même ce que Jésus-Christ a senti en soi. Or cette ineffable peine et croix, leur provient de ce que le royaume de Dieu et ce trésor (lesquels sont véritablement en tous les hommes) sont exercés et connus de si peu de personnes. D’où vient que même en eux-mêmes ils n’expérimentent ces choses. Et ce, non seulement ès séculiers, mais hélas ! aux religieux, qui pour cette cause ne font aucun profit en la vie spirituelle, mais sont contents d’avoir gardé et tellement quellement observé et accompli ces extérieures coutumes et coutumiers exercices, d’où par conséquent ils tombent intérieurement en une grande paresse et tépidité. Auxquels ne reste plus rien, sinon que Dieu tout-puissant les vomit de sa bénite bouche, c’est-à-dire de sa grâce et amour, et les plonges dans les très rigoureux tourments du Purgatoire (où ils aient les démons pour bourreaux) [251 r°]. Ce que véritablement engendre une douleur incomparable à cesdits amis de Dieu, attendu que facilement en cette vie ils pourraient parvenir à toutes ces choses, et outre faire un grand fruit et profit, se convertissant intérieurement vers ce trésor. Car quiconque se convertit vers icelui est sans doute illuminé, enrichi et instruit.

Finalement cette croix des amis de Dieu a quatre coins, c’est-à-dire quatre sortes de peines ou passions. Le premier et suprême côté est que, plus qu’ils s’approchent près de Dieu, d’autant mieux sentent-ils et connaissent la charité de Dieu envers les hommes, c’est à savoir, comme il désire user de tous, et à grand-peine se peut-il obtenir en fort peu de personnes. Le second et inférieur côté est, qu’ils connaissent combien inestimables peines ils seront contraints d’endurer pour ce, qu’ainsi ils repoussent loin d’eux leur Seigneur Dieu. Car la plus grande peine que les hommes sentiront en l’autre monde, est qu’ils n’ont connu dedans soi ce trésor et lumière (qui est Dieu même) et ne s’y sont exercés comme il appartient.

Le troisième, et icelui dextre côté, est cette peine qu’ils endurent à cause de leurs amis, c’est à savoir qu’ils ne se convertissent intérieurement vers ce riche trésor, en telle manière que Dieu puisse en eux opérer selon sa très agréable volonté et bon plaisir. Le quatrième et senestre côté, est, qu’ils ont une très grande compassion à l’endroit de leurs persécuteurs [251 v°] et de ceux qui les endommagent, quand ils considèrent combien ils se font de tort eux-mêmes. Car Dieu a commandé que nous nous aimions l’un l’autre, et que nous nous fassions plaisir l’un à l’autre — lequel précepte ils transgressent et font contre la charité de leurs prochains. Par quoi en cette manière les amis de Dieu, en l’inférieure partie de l’âme et en leur cœur, sont étendus en cette croix, et pâtissent avec Jésus Christ leur Seigneur.

Davantage, outre ces choses, leur corps leur multiplie aussi leur peine, pour ce qu’il est si enclin à plusieurs vices et infirmités, et qu’ils sont contraints de lui en tant octroyer et souffrir au repos, manger, boire et dormir. Et pour ce que cela les afflige d’être ainsi contraints de servir, traiter et donner les nécessités à leurs corps, c’est pourquoi ceci même leur est aussi méritoire et profitable maintenant, comme était au commencement toute âpreté et austérité, quand le corps ne voulait encore obéir et se soumettre à l’esprit. Car maintenant que volontairement il est sujet à l’esprit, et est volontaire à toutes bonnes œuvres et exercices, l’esprit réciproquement lui est aussi fidèle et a soin de lui, de peur que d’aventure il ne lui fasse empêchement par ses infirmités.

Or quand le corps et l’esprit (qui ont de coutume de se faire par ensemble la guerre) sont tellement d’accord et profitables l’un à l’autre, que l’esprit soit le maître, et l’inférieure [252 r°] partie de l’âme, savoir est la raison, la femme, et le corps, le serviteur, et que, librement et volontiers il obéit à son maître et maîtresse, et que comme les yeux des serviteurs sont ès mains de leurs maîtres et ceux des servantes ès mains de leurs maîtresses, ils soient en pareille forme, prêts et appareillés d’obéir. Quand, dis-je, ces choses seront en telles manières disposées, c’est à savoir qu’il y ait une si grande paix et concorde entre eux, lors assurément y a joie en l’esprit, paix en l’âme et délectation au corps. Et lors notre seigneur Dieu nous illumine de telle façon de sa divine clarté, comme fait le Soleil tout l’air, quand il est serein et libre de tout vent, tempête, pluie et nuée. Et lors sommes faits conformes à l’humanité de Jésus-Christ en l’esprit, en l’âme et au corps. Certainement ceux qui peuvent être tels, sont si intimement chéris de Dieu, qu’il est plus volontiers en eux, qu’au ciel même.

Car tel exercice, par lequel nous nous convertissons céans à lui avec un nu et résigné fond, lui plaît par-dessus les grands et extérieurs exercices, comme l’on peut voir en l’Évangile, où il reprend Marthe, et loue Marie, disant : Marthe, Marthe, tu es soigneuse et te troubles en plusieurs affaires. Or une chose est nécessaire : qui est cette chose ? C’est véritablement la libre et aisée abstraction et le fond qui est sans empêchement et résigné. Cette chose ici est à tous nécessaire, et après Dieu n’y a rien de plus noble, car cela passe aucunement en excellence [252 v°] la charité même. Car la charité fait convertir l’homme à Dieu, mais le nu, libre et résigné fond, fait que Dieu même, avec toute son amiable opulence, liberté et grâce, se convertit vers l’homme, et en lui et par lui opère ses divines œuvres, et le confirme tellement en son amour, et remplit intérieurement l’esprit d’une telle abondance de ses délices, que ja tout le monde lui est amer, fâcheux et à dédain.

Et lors avec la bienheureuse Magdelaine, voire avec une certaine assurance, leur est donnée cette meilleure partie qui ne leur sera oncques ôtée. Et en cette manière la vie superessentielle, qui est très-agréable à Dieu, est ici obtenue et possédée. Et lors joie est à Dieu tout-puissant, de se reposer en l’esprit, paix, de se seoir en l’âme, et délectation de faire sa demeure au corps. Et véritablement la volonté, intention et désir de Dieu, est qu’il puisse à cette fin user de tous les hommes. Puis donc qu’il désire si fort cela, permettons-le je vous supplie, et accordons-le à sa bonté, et nous convertissons totalement vers lui, le priant qu’il daigne de nous en faire idoines, et nous orner de toutes ces siennes et divines vernis, desquelles l’âme de Jésus-Christ était ornée, en notre esprit, âme et corps, à sa gloire, honneur et délectation.

CHAPITRE XXX Comme intérieurement nous devons parler à notre Seigneur, afin que nous puissions le connaître.

Une chose nous est totalement nécessaire, qui est l’abstraction des choses créées, et union avec Dieu : car nous devons abstraire notre cœur de tout ce qu’avons ou fait, ou que devons encore faire, et de toutes incidences et événements qui pourraient empêcher notre amoureux accès à Dieu, et oublier tous nos chagrins, perturbations, et sollicitudes. Et par une simple cogitation fuir en Dieu, et à la manière des cerfs et chevreuils, d’un vite saut sauter et nous lancer par-dessus tous empêchements qui nous surviennent, et ainsi parler à notre Seigneur : Où êtes-vous, Seigneur mon Dieu ? vous m’avez créé pour et afin que je vous connaisse, et vous ayant connu, que je vous aime. O. bénit Dieu, qui êtes-vous ? Véritablement le souverain bien. Au surplus, combien vous êtes bon, il n’y a que vous seul qui le sache. Vous êtes qui êtes, vous êtes l’unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, aimable [280 v°] délectable, vertueuse, et joyeuse essence.

Mais d’où procède cette essence ? Elle n’engendre et si n’est engendrée. Que fait donc cette essence ? En elle est le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit. Et le Père engendre son unique Fils, et le saint-Esprit est la complaisance des deux. Et ces trois sont une unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, délectable, vertueuse, et joyeuse essence. Mais nous devons méditer ces choses sans formes ni images, et continuellement sans tristesse nous convertir à Dieu, et tant de fois et si souvent recorder ces choses, jusques à ce que nous venions à oublier toutes autres. Et celle est l’abstraction, laquelle est nécessaire devant toutes, si nous voulons venir à Dieu. Car cette notre cogitation doit toujours fuir en Dieu, outre et par-delà toute multiplicité. Autrement, chacun demeurera distrait, et sera contraint de défaillir.

Puis nous penserons plus outre en cette manière : qu’est donc cette essence ? Elle est l’essence de toute essence, le vin de toute vie, et la lumière de toute lumière. Et ici se faut donner garde que ne permettions notre pensée s’évaguer [se perdre] vers les substances créées, et sortir hors de propos, ains nous demeurerons continuellement en cette vive essence, jusques à ce que nous sortions avec notre Seigneur nous conduisant. En après, consécutivement pense en Dieu : O éternelle, abymale, infinie, n’admettant aucun moyen, incréée, incompréhensible essence, dès l’éternité et moi et [281 r°] toutes autres choses, avons été incréés en vous. Et certainement lors vous pouviez faire avec moi tout ce que vouliez, car je ne vous faisais point de résistance. Mais maintenant vous vous êtes unis avec moi, et êtes la vie de mon âme. Puisqu’ainsi est, ô essence de toute essence, que vous vous êtes uni avec moi, et demeurerez toujours en moi, je jette entièrement toute ma volonté en votre divine essence, vous priant et suppliant que daigniez tellement me régir, et user de moi comme vous en pouvez user quand j’étais encore incréé en votre divine mémoire et entendement.

CHAPITRE XXXI Interne union avec Dieu

Je vous prie, ô très-aimable Seigneur, mon Dieu, ô souverain et incommuable bien, donnez-moi la grâce de vous adorer, selon votre bon plaisir et très agréable volonté, en l’image de mon âme, en laquelle vous vous êtes vous-même uni, où aussi je vous peux toujours trouver présent, entendant et connaissant toutes mes intentions, cogitations, volontés, et désirs, selon lesquels aussi vous me rétribuerez. Ô Dieu très-aimable, voilà, vous êtes dedans moi, plus voisin et proche de moi que moi-même de moi. Toutefois vous m’avez créé libre, et m’avez mis entre le temps et [281 v°] l’éternité. Si donc je viens à me convertir vers le temps, c’est-à-dire, vers les choses caduques et transitoires, c’est fait de mon salut. Mais si je me convertis vers l’éternité, je serai sauvé.

Que si au vrai, et comme il appartient, je dois me convertir vers l’éternité, il faut en premier lieu, que je sache quelle est l’origine de l’éternité. Elle est véritablement de cet éternel divin abîme, qui ne peut oncques être changé, et est l’amiable, douce et divine essence, laquelle par sa divine présence est dedans moi, s’est unie avec moi, et est la vie de mon âme. Maintenant donc, ô éternel et unique un, ô mon Dieu, ô la vie de mon âme, je vous prie, ôtez-moi à moi-même et usez vous-même de moi : recevez-moi, je vous prie, qui ne suis qu’un vaisseau d’iniquité. Voilà, je m’offre et résigne tout à vous, pour faire avec moi selon votre souverain bon plaisir, en temps et en éternité. Élève-toi donc maintenant, ô mon âme, et passe en ton Dieu. Considère combien grande est ta dignité, laquelle Dieu ne peut mettre en oubli, qui aussi est tellement uni avec toi, qu’il ne veut en aucune façon en être séparé. Il n’a craint ni appréhendé aucun labeur pour l’amour de toi, il n’a fui et ne s’est soutrait d’aucunes peines et travaux, mais par grand amour s’est livré à la mort, et s’est soi-même donné à nous. Qui, jaçoit que soyez par-dessus toutes choses, et en toutes choses essentiellement, vous ne chassez toutefois de vous, ô Dieu très-doux, personne qui veuille venir à vous. Nous mangeons bien [282 r°] tous une même viande, mais les seuls bons sont repus de suavité savoureuse.

O Père de tous, qui êtes par-dessus tout, je crois en vous, je me donne et résigne à votre divine bonté, à votre éternelle essence, ès bras de votre divinité, et divine vertu. J’espère aussi en vous, pour autant que je vous aime par-dessus toutes choses, et me recommande à votre divine présence. Ô très-puissante vertu. Ô très-luisante et souveraine sapience. Ô immense et infinie bonté. O abimale humilité. Ô très-noble dignité. O. éternel bien. Ô lumière incréée. Ô Père des lumières. O Verbe du Père. Ô éternelle vérité. Ô splendeur de la paternelle essence. Ô trine unité. O. essence de toute essence. Ô vie de toute vie. Ô lumière de toute lumière. Ô Père. Ô Fils. O Saint-Esprit. Ô trine unité, trois personnes et un inséparable Dieu. O simple divinité, qui par l’opération de votre Trinité avez créé le ciel et la terre et toutes les choses qui sont en iceux. O vie de ma vie, ma joie et ma consolation, je ne suis suffisant de vous louer, mais que votre toute-puissance vous loue, votre incompréhensible sapience, et incréée bonté, votre éternelle vertu et divinité, votre excellente grâce et miséricorde, votre puissante et souveraine force, votre bénignité et charité, pour l’amour de laquelle vous m’avez créé. Ô vie de mon âme.

Ô sainte douceur, mon Seigneur et mon Dieu. O trine unité, qui souverainement vous éjouissez en vous-même en une très-grande et très-haute contemplation, [282 v°] trois en un, avec une incompréhensible et souveraine joie, vivant en l’éternelle, bienheureuse et inaccessible lumière. Pour laquelle joie, vous m’avez aussi fait, — mais par le péché j’en ai été mis dehors, et par les mérites de votre humanité et passion, vous me l’avez restituée. Et partant je prie votre bonté, doux Jésus, Seigneur mon Dieu, mon Créateur et Rédempteur, par les mérites de votre sacrée sainte humanité, que vous permettiez votre divinité luire en moi, et chassez de moi tout ce qui déplaît en moi. O Splendeur de l’éternelle lumière, dès l’éternité j’ai été en vous incréé, en votre divine mémoire, en votre entendement et volonté, et jà m’aviez fait tel que je suis, en tel temps, de tels parents, sous telle planète, et m’avez préordonné à tel état qui vous a plu. Partant, je veux vouloir votre unique ordination et disposition, soit qu’elle me soit agréable ou contraire — car vous m’avez conféré une si grande liberté d’arbitre, que je puis faire ce que je veux.

Je veux donc et désire perpétuellement vous servir et à vous être sujet. Or, je confesse que par votre divine présence vous êtes partout et semblablement en moi. Mais était-il donc convenable, ô facteur de toute créature, que vous vous unissiez à votre facture ? Avions-nous mérité cela ? O Vie de mon âme, si j’étais maintenant tout ce que vous êtes, volontiers je voudrais être fait créature, afin que vous, Seigneur mon Dieu et créateur, puissiez être fait cela même, que vous [283 r°] êtes à présent, afin que moi et toutes les créatures puissions perpétuellement vous faire service. Je ne puis faire autre chose outre cela, pour autant que sans votre aide je ne suis rien. Et partant je me plonge dans votre divin abîme, dans laquelle vous avez absorbé plusieurs aimants esprits, vous priant que par votre très amère passion, vous me purgiez et receviez la ruine de mes péchés et par votre abîsmale miséricorde, me fondiez, liquéfiez et transformiez en vous, afin que puissiez avoir paix et joie en moi.

CHAPITRE XXXII Exercice d’union de notre cœur avec Dieu.

Ensuit maintenant une certaine union avec Dieu, et simple exercice de cœur, par lequel nous sommes introduits en l’occulte fond de l’esprit et totalement transformés en Dieu, avec l’esprit, l’âme et le corps. Car l’esprit est transformé en une vie superessentielle, en la connaissance de la divine vérité, en l’amour de la divine bonté, en un certain interne silence, auquel aussi sont ouïes paroles secrètes, et l’âme en une disposition de toutes ses forces en leurs lieux, et perfections de toutes vertus. Finalement, le corps en chasteté et en l’opération de tout bien. Et cestui est le fondement et origine de tous les exercices spirituels, par lequel aussi ils sont conservés et dans lequel sont cachés [283 v°] tous les spirituels et mystiques sens. Il est aussi l’art de toute perfection, de laquelle est traité par tout ce livre, de peur que (ce qu’à Dieu ne plaise) ne fourvoyons hors la voie de vérité. Outre, si d’aventure quelqu’un ne peut continuellement l’exercer, qu’il mette peine à tout le moins de le pratiquer trois fois le jour, le matin, à midi, et au soir, afin que Dieu tout-puissant soit la première pensée le matin, et la dernière le soir. Qu’il convertisse semblablement à midi son cœur à Dieu et par ainsi pourra adhérer à son Dieu, et être fait un esprit avec lui, et un corps avec Jésus-Christ.

Finalement, pour plus manifeste intelligence de cet exercice, comme nous devons par icelui nous transférer en Dieu, faut noter les choses qui ensuivent. Premièrement, quand avec une interne aspiration l’on dit : je crois en Dieu, — lors notre esprit doit s’incliner hors du temps en l’éternité, c’est-à-dire, hors de notre créée nature, et hors de soi-même, en cet incréé bien, c’est à savoir Dieu très bon et souverain, et au nu fond de l’âme, en l’indépeinte nudité, doit adorer cette simple vérité. Secondement, en cet exercice nous adorons la très heureuse Trinité, à l’image de laquelle nous sommes faits, de laquelle nous sommes mus et conduits, afin que soyons faits un esprit avec Dieu. Tiercement, par les mérites de sa très sainte humanité, par laquelle sommes rachetés, nous prions que par iceux mêmes puissions être derechef unis à Dieu : — par le joyeux esprit duquel notre esprit est remis [284 r°] en liberté, et est réduit en son origine divine ; par la sacrée sainte âme duquel notre âme avec toutes ses forces est réformée ; par le très-net et très patient corps duquel pareillement notre corps, avec tous ses membres, est derechef purgé, afin que puissions être un corps avec lui.

Quartement, nous demandons que le vénérable Sacrement spirituellement nous soit donné, et ce par sa très-digne préparation qu’il a exhibée en sa dernière Cène, quand il s’est lui-même très dignement donné à soi-même, c’est à savoir, Dieu se recevant soi-même Dieu. Or nous le prions que par la vertu de sa divinité, habitant en nous, il daigne se recevoir soi-même à soi-même en nous et par nous, selon son humanité, en ce même vénérable Sacrement. Cinquièmement, nous prions Dieu que par ses très-saints mérites il veuille en nous et par nous opérer, comme il a fait par sa très sainte humanité, et nous fasse conformes à toute la louange et exercice de vertu, selon qu’il est pratiqué en la sainte Église, en quelque temps que ce soit, et qu’il veuille parfaire, en nous et par nous, les mêmes choses à sa gloire. Amen Jésus.

CHAPITRE XXXIX Comme nous devons adorer Dieu en esprit, et intérieurement exercer la Passion de notre Seigneur.

Nous devons exercer la Passion de notre Seigneur avec gratitude et amour, par manière d’oraison en l’esprit, et au nu fond de l’âme sans images, en telle manière que demeurions en la divinité et en la connaissance de la plus que très Sainte Trinité. Car l’unité de la Trinité, par sa puissance, Sapience et amour, a opéré la très sainte humanité de Jésus-Christ, par la Passion duquel nous sommes rachetés de notre Seigneur, par les mérites aussi duquel il ne nous déniera rien de toutes les choses que nous lui demanderons, pourvu qu’elles soient salutaires. Et pour ce, durant la messe, ou en autre temps qu’il nous plaira, nous devons nous introvertir en notre esprit, auquel la bienheureuse Trinité est toujours présente, le Père en la mémoire, le Fils en l’entendement, et le Saint-Esprit en la volonté. Ce que croyant, nous sommes transférés en la contemplation superessentielle. le Saint-Esprit en la volonté avec amour, faisant l’âme une même chose avec Dieu. Et ici faut que la mémoire et entendement cèdent et donnent lieu, pour autant qu’ils ne peuvent penser ou entendre les choses que l’on sent et expérimente là.

Car nous ne pourrons, en lieu qui soit, trouver Dieu si nuement, comme en cette nue essence de l’âme, en laquelle ce saint Prophète Esaïe l’avait trouvé, quand il disait : Seigneur, vous nous avez fait toutes nos œuvres [298 r°]. Et Jérémie, quand il disait : Vous êtes en nous Seigneur, et votre nom est invoqué sur nous. Moïse aussi quand il parlait avec lui face à face, c’est-à-dire esprit à esprit, et lorsqu’il reçut les tables du Décalogue. David pareillement, quand il chantait : N’eût été que Dieu notre Seigneur était en nous, ils nous eussent par aventure engloutis vifs. Finalement tous les saints Prophètes l’ont ici trouvé et ont connu qu’il était en eux-mêmes. Et pourtant ils lui ont attribué toutes leurs paroles et prophéties, disant toujours toutes et quantes fois qu’ils prononçaient quelque chose de bon : Le Seigneur dit ces choses, en cela s’abnégeant eux-mêmes, et donnant l’honneur à Dieu — ce que tous les hommes doivent faire, s’ils veulent plaire à notre Seigneur.

Au reste, tous les amis de Dieu l’ont ici trouvé, c’est à savoir tous ceux qui ont pu parvenir à l’union de Dieu, et entrer en la patrie céleste sans Purgatoire. Par quoi revenant à ce que j’avais commencé de dire, toutes et quantes fois que nous voulons rendre grâces à notre Seigneur pour sa très amère Passion, nous devons nous convertir en notre esprit, et croire qu’il est là présent, lequel, si lors nous voulons être vrais adorateurs, nous adorerons en esprit, — et avec esprit, c’est-à-dire, avec la mémoire, entendement, volonté et amour. Et lors en telle oraison, quelquefois la glorieuse Trinité même se manifeste ès forces de l’âme, par lesquelles l’âme est très-semblable à Dieu : le Père en la [298 v°] mémoire avec une simple cogitation : le fils en l’entendement avec une claire connaissance, et le Saint-Esprit en la volonté avec amour, faisant l’âme une même chose avec Dieu. Et ici il faut que la mémoire et entendement cèdent et donnent lieu, pour autant qu’ils ne peuvent penser ou entendre les choses que l’on sent et expérimente là.

Mais le pur amour avec un très grand désir, mérite et a seul privilège d’entrer. Et lors l’âme est faite libre de tout péché et est unie à Dieu en un certain occulte silence. Elle est aussi dépouillée de toute perverse intention et impure affection, et est derechef vêtue de charité. En manière que jà en toutes choses, elle désire et cherche purement l’honneur de Dieu, et le salut et profit de ses prochains. De laquelle robe de charité saint Augustin était vêtu quand il disait : J’aime, j’aime et ne cesserai oncques d’aimer jusqu’à ce que je sois moi-même fait amour. Car il savait bien que Dieu était charité, et pourtant il voulait aussi être charité ou amour. Saint Bernard aussi était vêtu de ce vêtement de charité, quand il disait : Dès l’heure que je commençais premièrement de connaître et voir Dieu, il ne me suffisait d’avoir les vertus, et ne cessais jusqu’à ce que je fusse moi-même fait vertu. Certainement il connaissait que Dieu était vertu, c’est pourquoi il voulait aussi être vertu. Finalement de cette robe était vêtu saint Paul, quand il disait : Qui me séparera de la charité de Christ, qui est en moi ? Car il savait bien pareillement [299 r°] que Dieu tout-puissant, qui est la vraie charité même, était dedans soi, et que son âme vivait de cette charité et amour. Et pourtant il disait être impossible que quelqu’un le séparât de la charité de Dieu, comme étant pris et lié des liens de cette même charité. Nous devons donc ainsi adorer Dieu en nous-mêmes, si nous désirons être aimés et chéris du Père céleste.

CHAPITRE LVII Oraison sur cette triple vie.

O Fontaine et origine de tout bien, Seigneur mon Dieu, qui êtes le livre de vie, pourquoi discourè-je çà et là et vous cherche en multiplicité, qu’oncques n’êtes trouvé fors qu’en l’unité ? Je vous prie donc, céleste maître, docteur supernel, de m’enseigner et m’apprendre la manière d’étudier en ce livre, afin que j’évite toute la multiplicité des Écritures. Ouvrez-moi l’esprit et science de ce livre, livre de vie, afin que je puisse être parfait en la vie profitante et active. Donnez-moi qu’essentiellement je sois introverti, et que j’habite en l’occulte fond de mon âme, là où vous, Dieu de ma vie, vraiment [330 r°] habitez, et d’où ne vous retirez onc, afin que là je puisse toujours ouïr de mes oreilles intérieures vos très douces paroles, où continuellement toute la journée en cet intérieur temple de mon âme vous faites leçon. Et expliquez et ouvrez les divers, mystiques et occultes sens des Écritures, où l’esprit tressaillit de joie en vous, superessentiel bien. L’âme est avertie et admonestée de profiter ès vertus, et le corps est dirigé aux actes et œuvres de justice.

D’oncques la vie profitante et active prend son origine de la vie superessentielle, car elles ne peuvent être parfaites, sinon de ce très parfait bien, Dieu tout-puissant, sans lequel nous n’avons rien, et ne pouvons rien. Et cette-ci est la cause pourquoi Dieu s’est uni avec nous, pour ce qu’il veut volontiers nous aider et faire avec nous toutes nos œuvres, et porter ensemblement avec nous toutes nos charges et fardeaux, si nous l’en requérons. Ce que faisant, l’homme ne sent point de labeur, ains semble être quasi comme libre de toute charge et peine, étant en toute passion et adversité patient, et en tous dons et grâces nu et libre, en toutes les choses qui lui surviennent recourant toujours à Dieu. Il permet et laisse Dieu répondre pour soi : en tous dons et grâces humblement s’abaissant et soumettant, se reconnaît et répute indigne d’opérer avec iceux. Et ainsi avec tous ces dons et grâces s’écoulant en Dieu et s’offrant à lui, il le prie qu’il veuille opérer avec lui. Et lors [330 v°] tous dons et grâces sont fructueusement mis en œuvre, et toutes les œuvres de l’homme sont faites divines.

Un certain docteur dit : Si l’homme se convertissant soi-même, en soi-même prenait garde à l’inaction divine, il trouverait d’admirables œuvres de Dieu en soi, voire qui surpassent même tous sens et entendement naturels. Que si par l’espace d’un an entier il ne faisait autre chose que seulement prendre garde et être attentif aux œuvres divines que Dieu opère en lui, jamais n’aurait mieux employé année, ni aurait oncques fait œuvre si bonne que cette-ci ne la surpassât en bonté, et ne fût beaucoup meilleure. Que si voire à la fin de l’année, quelque chose de cet œuvre interne et occulte, qui se fait au fond de l’âme, lui était révélé, voire non révélée, il aurait néanmoins mieux employé cette année-là, que tous ceux-là qui avec soi-même auraient cependant fait certaines grandes œuvres pour autant qu’avec Dieu rien ne peut être négligé.

Car sans doute Dieu tout-puissant est plus noble que toutes les créatures. Et cet homme ici délaissant toutes les œuvres extérieures a assez à quoi s’occuper intérieurement. Et c’est ici que se trouve la vraie part. Ce que toutefois fort peu veulent croire, c’est à savoir qu’une œuvre si divine se fasse en ce fond-là. Et c’est pourquoi une si grande erreur occupe et enveloppe les séculiers, et religieux aussi, pour autant qu’ils sont déchus et se sont éloignés [331 r°] et égarés de ce fond spirituel, dans lequel Dieu habite. Car ne voulant croire que Dieu soit dedans eux, certainement ils ont délaissé la vive veine inconnue à tous pécheurs.

Finalement il y en a plusieurs qui, persistant en leur nature et propre sens, opèrent selon leur raison propre, et veulent premièrement se perfectionner en la vie active et puis après ès autres deux. Mais hélas, ils défaillent en cela, pour autant que demeurant en l’inférieur et sensuel homme, jamais ne deviennent spirituels et divins. La raison est qu’ils ne s’introvertissent en cet essentiel fond spirituel, là où ils devaient se réjouir totalement à Dieu, afin qu’il opérât avec eux. Au moyen de quoi toutes leurs œuvres seraient rendues spirituelles et divines, en quoi la vie active est parfaite.

Car quand l’homme, avec tout son entendement et ses forces, s’applique intérieurement et extérieurement à son Dieu, ainsi que fait le disciple à son maître, et qu’il laisse totalement tout son sens, son entendement et ses forces en Dieu, alors Dieu tirant et prenant cet homme à soi, opère toutes ses œuvres, porte toutes ses charges et le garde en tout lieu de tous périls. C’est pourquoi quelqu’un dit : O homme, ou te gardes toi-même, et pratiques avec grand labeur les vertus, et toutefois tu n’adviendra jamais à un bon état. Ou, te résignant toi-même, accomplis toutes les vertus, et sans labeur, et tu parviendras à un très haut état et degré.

CHAPITRE LXV Du fruit de cet exercice.

Certainement quelqu’un pourrait avec telles foi, intention et désir quelquefois recevoir ce très digne Sacrement, qu’il recevrait en soi le fruit d’icelui, qui est l’amour divin, avec telle union de charité, que ci-après il ne pourrait oncques commettre péché mortel. Et jaçoit qu’il encourût parfois les véniels, il ne pourrait toutefois lui adhérer qu’incontinent ils ne fussent consumés de l’amour divin, par lequel l’âme est en ses intérieurs illustrée et illuminée en la totale abnégation de soi-même, par laquelle elle s’appuie toujours plus à Dieu tout-puissant qu’à soi — en l’abnégation de soi-même, en croyant Dieu être dedans elle, et qu’il peut tout, et que d’elle-même elle n’est et ne peut rien. En espérant aussi que volontiers il la veut aider, jetant son amour en lui, et postposant l’honneur et volonté d’icelui à toutes choses. Et lors Dieu très-bénin selon sa piété opère en l’âme, qui lors ici (afin que je dis ainsi) est faite sans mode, ou manière, sans fin, sans œuvre, sans désir, sans volonté [340 r°] sans amour et sans connaissance.

Et premièrement, elle est certainement faite sans mode, non qu’elle perde l’être créé, mais elle est transformée en Dieu et est à lui unie comme le fer au feu. Car comme le fer tandis qu’il dure au feu est feu, ainsi aussi l’âme avec Dieu par grâce est Dieu, jusques à ce qu’elle vienne à se détourner et sortir hors de cette union. Secondement, elle est faite sans œuvre, pourtant que jà elle n’opère rien, ainçois Dieu opère en elle, et elle le laisse opérer, sachant fort bien qu’elle ne peut rien faire sans lui. A raison de quoi elle ne s’attribue aucunes bonnes œuvres, ains confesse toujours avec Esaïe, disant : Seigneur, vous nous avez fait toutes nos œuvres, desquelles louange, honneur et gloire soit à votre infinie bonté.

Tiercement, elle est faite sans désir, pourtant qu’elle a jà [déjà] obtenu tout ce qu’elle désirait. Quatrièmement, elle est faite sans volonté, pour ce qu’elle ne veut jà rien, sinon ce que Dieu veut, lequel elle s’éjouit ore [maintenant] avoir obtenu. Cinquièmement, elle est faite sans amour : car elle est jà faite, comme l’amour même qui est Dieu, tant elle est faite divine, et un esprit avec Dieu. Sixièmement, elle est aussi faite sans connaissance : car tout ce qu’elle a ici connu, est jà hors de sa connaissance, pourtant qu’elle sent et reconnaît en elle-même ce très ample et incréé bien, qui est Dieu même, lequel créature quelconque ne peut comprendre.

L’âme donc qui désire de connaître le souverain [340 v°] bien, de l’aimer et en jouir : qu’elle s’abnège [se renie] soi-même, comme a été dit ci-dessus, et croie Dieu par sa divinité être dedans elle, et que lui seul se connaît parfaitement soi-même. À raison de quoi il peut s’aimer seul et jouir de soi parfaitement, et ainsi l’âme sera transformée en Dieu, et Dieu en elle (afin que je ne dise ainsi) sera fait rien. Pourtant qu’elle connaîtra icelui être si grand, qu’il n’y a totalement rien ès créatures à quoi il [ne] puisse aucunement être comparé, et elle sera dépouillée de toutes forces, comme étant déjà faite la force et vertu même, et très encline aux vertus. Maintenant donc, ô noble âme, rends toujours grâces au Seigneur ton Dieu, de ce que tu as mérité de recevoir au logis de ton cœur, un si grand Seigneur, que le ciel et la terre ne peuvent contenir et comprendre. Ainsi soit-il.

LIVRE QUATRIÈME DE LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE.

CHAPITRE XI Comment quelqu’un réconcilié à Dieu par la voie purgative, et cuit et mortifié par la voie illuminative, peut sûrement monter par la voie unitive.

La voie unitive est celle par laquelle l’homme bien purgé et illuminé est uni à son créateur d’un amour très-pur, à raison de sa seule bonté, sans aucun respect ou égard de sa propre commodité et profit, comme dit le psalmiste : Quelle chose ai-je au ciel, et qu’ai-je désiré hormis vous sur la terre ? À cette voie est requise une intime et profonde récollection, ou introversion de toi des choses extérieures aux intérieures, des choses basses aux choses hautes, des temporelles aux éternelles. Et que tu élèves ton esprit à Dieu mettant hors toutes [383 r°] les vanités des terriennes créatures, et que tu les chasses de toi comme mouches toutes et quantes fois qu’elles reviendront, ayant le cœur totalement diverti des choses créées, et converti à Dieu. Et que tu sois bien-fondé en toutes vertus, et pareillement mort aux concupiscences de la chair des yeux, et à l’orgueil et ambition de vie, gardant un intime silence avec Dieu, et méprisant toutes choses extérieures, comme si elles t’étaient venues en songe ou en dormant.

Et que ta dilection et intention soit très pure et non mêlée, ne cherchant rien que Dieu, le réputant à toi très suffisant. Et que tu le surexaltes en ton cœur par-dessus toutes choses visibles et imaginables et désirables. Et que tu gardes une amoureuse union avec Dieu, en embrassant tous ses jugements, tous ses faits, toutes ses doctrines avec souveraine révérence. Il est aussi requis, que tu réduises souvent en mémoire ses perfections, et que tu congratules intimement à icelles, et bien que les perfections de Dieu soient innumérables, toutefois communément trois se présentent, esquelles tu dois exciter ton affection en disant :

O Mon très aimable Seigneur, je vous congratule, pour autant que vous êtes très-puissant, non pour ce que de là il m’en vient bien, mais parce que vous êtes si heureux. Car vous ne craignez personne, vous n’avez besoin d’aucuns, personne ne peut vous vaincre ou surmonter, personne ne vous peut résister, nul diable, nul adversaire. Et de ce en premier lieu je m’éjouis, [383 v°] O Seigneur, je vous congratule, pour autant que vous êtes très sage. Car en vous-même très clairement et purement vous voyez toutes choses, bonnes ou mauvaises, passées, présentes et futures, actuelles et passibles, temporelles et éternelles, les muables immuablement, et les contingentes infailliblement. Et cela est tout de votre perfection, personne ne vous peut tromper, rien ne vous est caché.

O. Seigneur, je vous congratule, à raison que vous êtes souverainement bon, c’est-à-dire de souveraine perfection, d’autant que vous êtes immuablement bon, et tellement bon, que l’on ne peut rien penser de meilleur ni plus digne, ni plus noble que vous. Et tout ce qui se trouve de bonté aux créatures, elles le participent de votre bonté. Puis après, dis l’oraison suivante, d’une affection doucement enflammée et embrasée : Ô, mon très-cher Seigneur, vous êtes mon amour, mon honneur, et ainsi finalement tu impétreras ce que tu désires, si, méprisant toute attédiation, tu viens à persévérer constamment.

Méditations des perfections de Dieu par les sept féries de la semaine.

Mais pour autant qu’il est utile que celui qui commence ait quelques points ou paroles, par lesquelles il puisse exciter son affection et amour, parlant affablement et familièrement à Dieu, en l’oraison, nous [ne] distinguerons ici par féries aucunes méditations de perfections et louanges divines, esquelles tu [384 r°] puisses apprendre à goûter combien notre Seigneur est doux.

La seconde férie, ou le Lundi, ayant fait le signe de la croix et invoqué l’aide divine, et ayant recueilli ton esprit, prends la personne d’un fils, ou d’une épouse, et dis : Je vous congratule, mon père et très cher Seigneur, à raison que vous êtes l’auteur de l’être, c’est-à-dire, alpha et oméga, le commencement et la fin de toute essence, duquel quelqu’un parle ainsi.

De son arbitre et volonté dépendent toutes choses mortelles, qui seul a donné être à toutes choses.

Qui fait et refait, qui créé et qui gouverne les choses créées : la puissance duquel est la volonté même, et n’est sa volonté moindre que son pouvoir.

Je vous congratule donc en la perfection de votre être, d’autant que votre être est le très parfait être : car on ne peut penser que vous ne soyiez point, à raison que si vous n’étiez point, rien ne serait. Puis après pour ce que vous n’avez être d’aucun autre, et tout ce qui est tient son être de vous.

Je vous congratule mon très cher père et Seigneur, à raison que vous êtes la souveraine bonté. Car il n’y a chose qui soit si diffuse et communicative de sa bonté, comme vous. Et le bien tant plus qu’il est commun, d’autant est-il meilleur. Et d’autant qu’il n’y a chose qui soit si tôt apaisée, si désirable, délectable et aimable comme vous.

[384 v°] Je vous congratule, à raison que vous êtes la cause très universelle que les Philosophes ont connu de la raison naturelle. Voyant qu’il n’y avait point de progrès jusques au nombre infini, ès causes qui sont essentiellement soumises et ordonnées les unes aux autres, mais qu’il fallait nécessairement qu’elles se terminassent toutes en la cause première et principale qui est vous-même, qu’Aristote appelle unique et seul principe.

La troisième férie, ayant fait le signe de la croix, et invoquant l’aide divine, dis : Je vous congratule mon très cher père et Seigneur, à raison que vous êtes la beauté de l’univers, qui avez donné et départi à toutes choses leur beauté. La beauté duquel le ciel et la terre admirent, lequel les Anges désirent voir et contempler. De vous tiennent l’excellence de leur beauté, les étoiles, les roses, les lis. De vous ont et tiennent leur doux chant, tous les genres d’oiseaux, orgues et instruments de musique. De vous ont leur saveur et goût le miel, le vin et tous genres de drogues et épiceries. De vous le ciel a été embelli d’étoiles, l’air d’oiseaux, la terre d’animaux, l’eau de poissons.

Je vous congratule, à raison que vous êtes l’éternel sustentateur et conservateur de toutes les créatures. Car il n’y en a pas une qui ne fût incontinent réduite à rien si vous venez à en retirer tant soit peu votre conservation.

Je vous congratule à raison que vous êtes [385 r°] la fontaine de sapience, de laquelle procèdent et ruissellent tous les trésors de sapience et science, touchant vaillamment d’un bout à l’autre, et disposant doucement toutes choses. Qui contenez les trônes des cieux, et qui voyez et contemplez les abîmes. Qui de trois doigts, c’est à savoir de votre puissance, sapience et bonté, pesez la grandeur, grosseur et pesanteur de la terre. Qui balancez et examinez au poids les montagnes, et qui avez donné lois à la mer, afin qu’elle n’outrepasse ses termes et limites.

La quatrième férie, ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule, ô mon très cher Seigneur, à raison que vous êtes la gloire du monde. Car tous les esprits Angéliques vous adorent et louent. À bon droit aussi toutes créatures vous louangent. Vous êtes notre espérance, notre salut, notre honneur, notre gloire, notre dernière fin et attente. Je vous congratule, à raison que vous êtes très-abondant : car à vous appartient la terre et tout ce qui est contenu en icelle, à vous appartient la rondeur d’icelle, et de l’univers, et tous ceux qui habitent en icelui. Gloire et richesses sont en votre maison. Si l’homme riche est honoré, et respecté à cause de son or, combien devez-vous être honoré, qui avez fait l’or ; les perles, les pierres précieuses et toutes les choses qui sont au ciel et en la terre.

Je vous congratule, à raison que vous êtes incompréhensible. Vous êtes aussi grand Seigneur [385e] et grandement louable, et votre grandeur est sans fin. Car vous êtes d’une excellence si grande, que personne ne peut bien à plein la comprendre, soit homme, soit Ange, soit autre créature quelconque. Pour autant que toute créature est finie et bornée, mais quant à vous, vous êtes infini. Or est-il qu’il n’y a aucune proportion ni conférence de la chose finie à la chose infinie.

La cinquième férie, ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule ô mon père, et très-cher Seigneur, à raison que vous êtes toute charité, et qui demeure en vous demeure en charité et vous en lui. Et comme la nature du feu est de brûler, d’enflamber et chauffer, ainsi c’est le propre de votre charité, de très largement vous épandre, enflammer et embraser en l’amour, racheter, garder, délivrer, sauver, toujours faire miséricorde, avoir pitié et pardonner.

Je vous congratule, à raison que vous êtes le lieu incirconscriptible, c’est-à-dire, que ne pouvez être limité ni compris en aucun lieu, et toutefois vous êtes partout. Si je viens à monter au ciel, vous êtes là : car vous régnez en tous lieux, vous commandez partout, en toutes parts votre Majesté remplit tout. Vous êtes aussi présent en enfer, exerçant l’œuvre et acte de votre justice : vous ne pouvez aussi être mesuré du temps, pour autant que vous avez créé le temps, et avez été devant tout temps.

Je vous congratule, à raison que vous êtes le loyer et récompense des saints, le jubilé et [386 r°] indicible joie des Anges, l’attente et expectation des Patriarches, le fondement des Prophètes, le coulas et appui des Apôtres, la couronne et guerdon [récompense] des Martyrs, la splendeur et clarté des Confesseurs, la gloire des Vierges et le salut de tous les élus.

La sixième férie [fête sans travailler], ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule, ô mon Père et très-cher Seigneur, à raison que vous êtes la règle, le patron et exemplaire de toutes choses. Car d’autant que les choses créées approchent plus près de vous, d’autant elles sont plus nobles, car celles-là tiennent l’extrême et dernier lieu, qui ont seulement l’être avec vous. Ceux-là vous sont plus proches, qui ont être et vivre, en après ensuivent celles qui ont être, vivre et discerner. Finalement, celles-là qui ont l’être pur et vertueux, vous sont très proches et les plus nobles d’entre les créatures. Car par votre très reluisante et resplendissante bonté, en vous est tout modèle, forme et patron de toute exemplarité, vertu et communicabilité.

Je vous congratule, à raison que vous êtes l’ordre ou celui qui ordonne toutes créatures — lesquelles vous situez et logez chacune en son lieu selon son état et mérite, haut ou bas, comme le prudent peintre distingue ses couleurs, afin d’embellir et parer son ouvrage. Je vous congratule, à raison que vous êtes très-parfait sans aucune défaillance ; qui n’avez indigence d’aucune chose, qui êtes très suffisant à vous-même. Et ne peut-on penser rien de meilleur, de plus digne, de plus noble, de plus parfait. Et tout ce qu’il y a de perfection ès créatures, est en vous d’une très excellente et infinie manière.

Le samedi, ayant fait le signe de la croix, etc., dis : Je vous congratule ô mon Père et très-cher Seigneur, à raison de ce que vous êtes très-tranquille et très-paisible. Duquel quelqu’un dit ainsi : O vous qui gouvernez le monde d’une perpétuelle manière et raison, Créateur du ciel et de la terre, qui dès le commencement donnez cours au temps, et, demeurant stable et immobile en vous-même, donnez mouvement à toutes choses. Principe, porteur, conducteur, chef et capitaine, sentier, limite et borne : vous êtes le tranquille repos aux pieux : vous voir et contempler, c’est mettre fin à ses travaux.

Vous êtes aussi immobile et incommuable, d’autant que vous êtes partout. Or la chose est dite se mouvoir, à cause qu’elle tend à son lieu, auquel elle n’a auparavant été. Mais elle est appelée immobile, qui est partout, et qui n’a point de lieu auquel elle tende. Je vous congratule, à raison que vous êtes récréateur et confort de tous les fidèles, qui avez dit : Venez à moi, vous tous qui travaillez et êtes chargés, je vous récréerai, déchargerai et soulagerai. Car l’âme qui a pris racine en vous se repose parfaitement comme en son centre. Mais celle qui est hors de vous est divisée, et déchirée [387 r°] de plusieurs perturbations et amertumes.

Je vous congratule, à raison que vous êtes à vous et à tous très-suffisant. Celui qui vous a, a tout ce qu’il peut désirer. Celui qui ne vous a est mendiant et pauvre. Car tout ce qu’il a sans vous, ne lui donne soulagement ni récréation, ni réjouissance, ni repos, ni contentement qui soit perdurable, ni à toujours. Mais celui qui vous a, à la fin il est rassasié, assouvi et content, et ne sait quelle chose il doive chercher davantage, car vous êtes par-dessus tout ce qui se peut voir, ouïr, fleurer, goûter, manier et sentir. Outre plus, vous êtes haut par-dessus ce qui se peut figurer, nombrer, et enclore. D’avantage, vous êtes Très-Haut par-dessus tout ce qui se peut démontrer, définir, penser, rechercher, imaginer, estimer, entendre et comprendre. Car vous êtes totalement aimable, infiniment louable et souverainement désirable.

Le dimanche, ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule, ô mon Père très-cher, à raison que vous êtes mon trésor : car là où est mon trésor, là aussi est mon cœur. Car quoique l’on me sache ôter, pourvu que vous me demeuriez, il me suffit, car vous êtes mon désir. A la mienne volonté aussi que vous agréassiez à tout le monde et que tout le monde vous fût sujet. À la mienne volonté que je pusse impétrer cela par mon propre sang.

Je vous congratule, à raison que vous êtes la vie, de laquelle toutes choses vivantes ont pris vie, en qui nous vivons, nous mouvons [387 v°] et sommes, comme il est écrit : De lui et en lui et par lui sont toutes choses. À lui soit honneur et gloire ès siècles des siècles. Je vous congratule, à raison que vous êtes Christ, qui est interprété oint, et êtes l’onction, laquelle, apposée à quelque chose que ce soit du monde, la fait et rend savoureuse. Car ès élus vous êtes la saveur de grâce et ès réprouvés, la saveur de justice, et vengeur d’iniquité tout-puissant, sublime, glorieux et louable ès siècles.

Quand d’oncques tu auras traité et ruminé en ton cœur tout à loisir les prédites méditations en congratulant à la souveraine bonté et perfection de ton bien-aimé, tu clor[e]ras ton oraison de soupirs, et embrasées affections, l’esprit étant élevé en Dieu, en criant souvent en ton cœur à ton Seigneur et bien-aimé en cette ou semblable manière.


CHAPITRE XIII Oraison qu’il faut faire et prononcer plus de cœur que de bouche, pour l’amoureuse union avec Dieu.

Ô, mon très-cher Seigneur, vous êtes mon amour, mon honneur, mon espérance, mon refuge, ma vie, ma gloire et ma fin. Je ne cherche autre chose, je ne veux autre chose, que l’on ne me parle d’autre chose, que l’on ne me propose autre chose que de vous, mon Dieu. Pour autant que vous m’êtes très suffisant. Vous êtes mon père [388 r°] mon frère, mon nourricier, mon gouverneur, ma garde, mon époux. Vous êtes tout aimable, tout désirable, tout fidèle. Qui est celui si libéral qui voulut se donner soi-même ? Qui est celui si charitable qui voulut mourir pour un si vil pécheur ? Qui est celui si humble qui humilia si fort sa majesté ? O Seigneur qui ne méprisez personne, n’avez horreur de personne, qui ne délaissez personne de tous ceux qui vous cherchent, ains qui les prévenez, et qui allez au-devant d’eux — car vos délices sont d’être avec les enfants des hommes : qu’avez-vous trouvé en nous sinon que des ordures de péché — et vous voulez être avec nous jusques à la consommation des siècles ?

Ne vous eut-il pas suffi de mourir pour nous, et donner tant de sacrements, et vos anges pour gardes ? Jaçoit que nous soyons toujours ingrats, toutefois vous voulez être avec nous, ô très-aimable Père, pour ce que vous êtes si bon, que vous ne pouvez vous nier.

Faisons donc une commutation et échange par ensemble : vous prenez garde à moi et je prendrai garde à vous. Et faites avec moi, comme savez et voulez : car je veux être vôtre et non à autre. Donnez-moi la grâce, Seigneur, que j’entende à vous seul, que je vous aime seul, et brûle continuellement de votre amour. Que je ne souhaite autre chose que vous, que je m’offre totalement à vous, et m’étant offert, que je ne vienne onc à me redemander, ou reprendre à moi. O Feu qui me brûle, ô charité qui m’enflamme ! ô lumière qui m’illumine ! ô mon [388 v°] repos ! ô mon rafraîchissement ! ô mon espérance ! ô mon trésor ! ô ma vie ! ô amour qui toujours brûlez et qui n’êtes oncques éteint ! O Mon Roi et mon Dieu ! embrasez-moi du feu de votre amour, de votre charité, de votre liesse, de votre paix, de votre piété, et de votre mansuétude et douceur, afin qu’entièrement rempli de la douceur de votre amour, tout embrasé de la flamme de votre charité, je vienne à vous aimer, mon très-doux et très beau Seigneur, de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit et de toutes mes forces, avec une grande contrition de cœur et fontaines de larmes, avec grande révérence, tremeur [tremor : tremblement] et crainte, vous ayant toujours au cœur et en ma bouche, et devant mes yeux, en tout lieu. De sorte que le propre et privé amour n’ait aucun accès ou entrée en mon âme, ains, totalement transformé en votre amour, je vienne à mériter d’être un esprit avec vous. Ainsi soit-il.

Abrégé de toute la vie unitive.

Jaçoit que pour obtenir la perfection de charité, plusieurs voies et sentiers nous soient donnés des Saints, nous dirigeant et conduisant à même fin, toutefois cette-ci est estimée la plus facile de toutes, et la plus courte et compendieuse que saint Denys, et après lui quelques autres ont enseignée. C’est à savoir, que par ardentes affections l’âme se lève [389 r°] en Dieu, aspire à lui, parle avec lui, et désire de parvenir à lui, et à lui adhérer. Ce sentier, cet exercice est cette admirable et occulte sapience unitive, que le même saint Denys appelle Théologie mystique, laquelle ne s’apprend pas par la multitude des livres, par la subtilité de dispute, ains elle est cherchée par l’extension de notre affection en Dieu (par laquelle le désir d’aimer Dieu plus fort, de plus grande affection, et de lui complaire plus parfaitement, soit perpétuellement excité en nous), et est infuse et donnée par l’irradiation et illumination divine, non aux endormis et paresseux, ainçois à ceux qui se préparent, faisant ce qui est en eux, et est fréquenté, pratiqué, ou mis en usage, plus par affection que par pensée ou cogitation.

Pour icelle obtenir, si tu n’as encore les sens exercés, et si tu n’y es versé, tu dois au commencement de ton exercice recueillir un petit faisceau ou bouquet de l’amour divin, et d’un cœur humble bien reconnaissant, et amoureux, ruminer tous ou aucuns des principaux signes d’amour et bénéfices que Jésus-Christ, selon sa divinité ou humanité, t’a départis, afin que par iceux ton cœur soit enflammé du feu de l’amour divin. Or entre tous les bénéfices de Dieu, tu t’exerces dévotement à son amoureuse Passion. Premièrement considérant l’œuvre, et l’ordre et continuation de l’histoire, afin que tu lui compatisses. Secondement, la mode ou manière d’icelle, afin que tu sois excité [389 v°] de l’imiter. Car en la manière d’endurer tu as la perfection de toutes vertus, c’est à savoir l’abîsmale et très-profonde humilité, l’incompréhensible mansuétude et douceur, l’admirable patience, et ainsi des autres.

Tiercement, en considérant la cause, c’est à savoir sa très excessive charité, laquelle l’a contraint d’endurer pour toi un si horrible genre de mort. C’est pourquoi tu considéreras sa divinité, comme celle qui le mouvait intérieurement, et qui parfaisait toutes ces choses pour ton salut. Car il est presque impossible au novice, ou à celui qui commence, si préalablement il ne commence par la méditation, d’être enflammé en l’amour de Dieu, jusques à ce qu’étant tout accoutumé enfin sans aucune préméditation, tu puisses toutes et quantes fois que tu voudras, voire cent ou mille fois le jour, tout de prime face, et à l’instant que tu te recueilleras ou introvertiras, lever ton esprit et l’enflammer en Dieu.

Pour obtenir cette Sapience, t’est semblablement nécessaire la pureté de cœur que tu obtiendras en cette manière : c’est à savoir, qu’après avoir dûment purgé et nettoyé ta conscience, tu aies toujours une bonne volonté et ferveur envers Dieu, que tu gardes très soigneusement ton cœur net de tout péché et vraie innocence, humilité et simplicité. Tu cherches Dieu en toutes choses, l’ayant toujours devant les yeux comme présent. Car tandis que nous sommes en ce monde, si l’amour [390 r°] propre et privé n’est continuellement retranché en nous, il germera et produire des vices, c’est-à-dire, des mauvais désirs, des dépravées inclinations et vaines pensées, lesquelles nous séparent et retirent de Dieu, nous fouillent, perturbent, et empêchent.

Partant, tout ce que tu sentiras de semblable, si tu désires la pureté de cœur, tu le dois incontinent froisser, rejeter, t’abnéger. Et où que ce soit que tu reconnaîtras que tu ne cherches point la gloire de Dieu, ains toi-même, tu dois incontinent le détester, le rejeter et poursuivre. Car cela est t’abnéger toi-même, de non seulement n’accomplir pas tes désirs, ains aussi vouloir et tâcher de ne les sentir, et de mourir à toi-même et à tout amour désordonné, tant envers toi qu’envers les créatures. Véritablement il n’y a point d’autre voie qui conduise à Dieu, sinon que tu te renies et délaisses toi-même, et sans contradiction de cœur tu te soumettes à Dieu, et aux hommes pour l’amour de Dieu, et sois toujours prêt, appareillé, et résigné à tout le bon plaisir de Dieu, par qui que ce soit qu’il te le fasse connaître, aussi bien en adversité comme en prospérité.

Tu dois aussi tâcher, autant que tu peux, d’avoir l’âme nue et nette de tous fantômes et imaginations des choses, de toutes espèces, figures et formes et libre (comme j’ai dit) de toute désordonnée affection envers toi, et envers toutes créatures que ce [390 v°] soient. À ce, aide beaucoup, et est nécessaire, le continuel étude et soin que l’on doit avoir de fuir toute multiplicité de propos, occasions de parler, la curiosité de savoir, les cures, soins, sollicitudes ou occupations inutiles, l’affection, consolation, et délectation des sens, autant la superfluité que le désordonné amour, voire même des choses nécessaires.

En après, tu exerceras continuellement la force concupiscible de l’âme, en multipliant les désirs de très-fermement et très-chastement aimer Dieu, ayant aussi en ta mémoire appareillées plusieurs brèves petites oraisons pour exercer ton affection en l’amour, lesquelles saint Augustin appelle jaculatoires, comme étant flèches d’amour, desquelles tu peux doucement navrer le cœur de notre Seigneur Jésus-Christ. Porte-les en ton cœur, et dis-les de cœur, ou si tu aimes mieux de bouche, à Dieu, qui toujours et en tout lieu t’est présent. Avec le plus de ferveur que tu pourras, non seulement quand tu dis les ordinaires et accoutumées oraisons, ains en tous temps et lieu, allant, venant, étant debout, assis, couché, mangeant, buvant, et travaillant. Accoutume-toi à tout le moins de les avoir en cœur, présentes, et de les dire ou ruminer en ta pensée, non certainement d’une tépide et négligente, ains d’une fervente affection et ardent désir, afin que tu puisses être fait un esprit avec Dieu, fondu en l’ardeur de son amour. [391 r°] Car il pourra très-promptement toujours t’enflamber, pensant qu’un si grand Seigneur t’a premier aimé, vil vermisseau et pécheur si ingrat, et s’est lui-même livré pour toi. Et ce, d’un amour non tépide, ains éternel, infini, total, gratuit, commun, spécial et béatifiant. Et qu’il a daigné de se joindre à toi d’une très prochaine cognation et parenté, et être ton père, frère et époux ; voire même ton fils en esprit, et tout ce que tu saurais désirer. De sorte que tu trouves et possèdes tout cela en lui très-abondamment sans mesure. Que doncque cette voix de ton fidèle Père sonne toujours es oreilles de ton cœur, te rappelant à soi. Mon fils, revenez à votre cœur, en vous abstrayant et retirant de toutes choses autant qu’il vous est possible. Gardez toujours l’œil de l’esprit en pureté et tranquillité, en préservant votre entendement des formes et figures des choses inférieures. Dépétrez et faites entièrement quitte l’affection de votre volonté des cures et soins des choses terriennes, en vous abnégeant et reniant vous-même, et en adhérant toujours, et mettant votre affection au souverain bien d’un fervent amour. Ayez aussi votre mémoire continuellement élevée aux choses célestes et spirituelles, tendant aux choses éternelles, par la contemplation des choses divines. En sorte que toute votre âme, avec toutes ses forces recueillies en Dieu, soit faite un esprit avec lui. Si vous persévérez fidèlement en ces choses, [391 v°] vous obtiendrez en bref un grand degré de sainteté, que personne de ceux qui demeurent en leur propre volonté et sensualité ne méritera d’obtenir.

Pour exemple nous ajouterons ici quelques formules de ces oraisons jaculatoires, par le moyen desquelles chacun en pourra former plusieurs semblables sans nombre. Quiconque les connaîtra, tant simple soit-il, et exercera affectueusement, subtilement il se sentira changé, et beaucoup plus enrichi en charité et en toutes grâces, que s’il pensait mille fois aux secrets et mystères célestes, et apprit par cœur la science de toutes les écritures.

O Mon amour, ô ma seule espérance, ô mon total refuge, et tout mon désir, ô mon très amiable, à la mienne volonté que je sois trouvé digne que mon âme jouisse de vos très doux embrassements, voire que d’un mutuel lien vous recréez en elle, et elle en vous, afin qu’ainsi sa tépidité valeureusement s’échauffe et embrase du feu de votre infini amour.

O Âme de mon âme, ô vie de mon âme, je vous désire tout, je m’offre tout à vous, tout à tout, un à un, seul à seul. À la mienne volonté que cestui votre oracle fait à votre Père soit en moi accompli, par lequel vous disiez : Père, je vous prie qu’ils soient un, ainsi qu’aussi nous sommes un. Je suis en eux, et vous en moi, afin qu’ils soient parfaits en un.

O Seigneur, quand vous aimerai-je parfaitement [392 r°] ? Ô Seigneur, quand sera-ce que je vous embrasserai nuement des bras de mon âme ? Ô, Seigneur quand sera-ce que je me contenterai moi-même, et tout le monde, pour votre amour ? Ô, Seigneur, quand sera-ce que mon âme avec toutes ses forces, vous sera unie ? Ô Seigneur, quand sera-ce que mon âme sera totalement et parfaitement plongée et engloutie en vous ? O Seigneur, je désire de vous posséder totalement, et de m’offrir tout à vous, et de reposer éternellement et inséparablement un en un.

Ô Seigneur, quand sera-ce que je vous aimerai ? Quand sera-ce que je vous embrasserai étroitement ? Quand serai-je tout uni et plongé en vous ? Quand serai-je du tout absorbé et englouti de votre plénitude ? Je vous souhaite tout, je me donne tout à vous.

O Seigneur mon Dieu, quand sera-ce que je vous étreindrai d’une très-douce dilection ? Quand sera-ce que je vous aimerai ardemment d’un très-étroit amour ? Quand sera-ce que je serai totalement attaché et adhérant à vous ? O Dieu plus que très-digne, ayez pitié de moi très-indigne, ô Dieu très heureux, ayez pitié de moi très-misérable. O Dieu très saint, assistez-moi très méchant, ô Dieu très-débonnaire, et très-doux, soyez-moi propice, très méchant pécheur que je suis. O Dieu très miséricordieux, secourez-moi très-ingrat.




JEAN DE LA CROIX


Le mystique majeur de la Tradition chrétienne catholique mériterait un tome entier ! Je limite à la Vive flamme d’amour, dans sa version dernière.

Le début de la belle traduction du « cantique premier par le carme Cyprien de la Nativité, réédité ici pour la première fois depuis l’original du XVIIe siècle, est suivi de la traduction-adaptation toute intérieure par la Mère Marie du Saint-Sacrement, carmélite qui vécut longtemps en Inde.



La vive flamme d'amovr ( Strophe première de la main de Cyprien)

qui traittent de la plus intime vnion & transformation de l'Ame en Dieu.16 ,17

§


Cette reprise veut corriger l’omission de la publication de Jean de la Croix dans la « Bibliothèque Européenne »  annoncée comme « Oeuvres complètes traduites de l’espagnol par le R. P. Cyprien de la Nativité » !

Voir ma note attachée à la traduction précédente du ms. de Pontoise. J’aime la transformation affirmée de l’âme, l’optimisme et la joie du texte tel qu’il est restitué par Cyprien...

Je transcris ici sur mon édition sans moderniser certains « i » en « j », les innombrables « f » en « s », « u » en « v » etc. D’où : «  ie foufmets » pour « je soumets », « vu » pour « un » (ambiguité levée par le contexte). Je corrige lorsque la lecture semble moins évidente au premier regard, et modernise alors l’orthographe. Travail à poursuivre pour restituer cette approche du texte majeur du grand mystique chrétien.

§

349 [page de l’édition de 1665]


Par le V. P E R E JEAN D E LA CROIX, premier Religieux Déchaussé de la Reforme de Nostre-Dame du Mont-Carmel, & Coadjuteur de la Saincte Mere Therefe de IESVS.


Traduites d Espagnol en François, & nouvellement reveuës & tres-exactement corrigées sur l'original pour la cinquiémé edition, par le R.P. CYPRIEN de la Nativité de la Vierge, Carme Déchaussé.


PROLOGVE DE L'AVTHEVR.

J'AY eu quelque repugnance à declarer ces quatre Cantiques qu’on m'a demandés, pour estre de chofes fi interieures & fi fpirituelles, que le plus fouuent la parole & la langue fe trouuent courtes & impuiffantes à les exposer & donner à entendre ; car ce qui est fpirituel, excede & outrepasse le sens, & il est mal-aisé de traîtter des fecrets de l'efprit, fi ce n'eft vn efprit profond. C'est pourquoy ne trouuant gueres en moy que de la fuperficie ; ie l'ay différé iufques à prefent : Maintenant qu'il me femble que Noftre Seigneur m'a donné vn peu de connoissance, & quelque chaleur d'efprit, ie me fuis encouragé à le faire, (sachant bien que de mon cru ie ne diray rien à propos en quoy que ce foit, à plus forte raifon en des chofes fi releuées & fi fubftantielles. Partant, s'il y a quelque chofe d’vtile, il ne proviendra pas de moy ; mais s'il y a des fautes & des manquemens, i'en feray la caufe & l'origine, d'où vient que ie foufmets le tout à vu meilleur aduis, & au jugement de nostre Mere Sainte Eglife auec laquelle on ne peut errer. Et cela prefuppofé,m'appuyant fur la Sainte Efcriture, & aduertissant que tout ce que ie diray,est beaucoup moins que tout ce qui fe paffe en cette intime vnion auec Dieu, ie prendray le [sic] hardiesse d'en dire ce que i'en fçay.


Or il n'y a dequoy s'étonner que Dieu fasse de fi hautes & fi estranges faueurs aux ames qu'il veut caresser ; parce que fi nous confiderons qu'il est Dieu, qu'il les fait comme Dieu, & auec vne amour & bonté infinie, cela ne femblera point hors de raifon puifqu'il a dit que le Pere,le Fils,& le saint Efprit

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viendront chez celuy qu'ils aymeront & y feront leur demeure, ce qui doit eftre le faisant viure & demeurer dans le Pere,le Fils & le saint Efprit auec vue vie divine, comme l'ame le donne à entendre dans ces Cantiques : car quoy qu'en ceux que nous auons déja expliquez, nous parlions du plus haut degré de perfection, auquel on puisse paruenir en cette vie, qui est la transformation en Dieu, fi est-ce que ces Cantiques traittent de l'amour plus qualifié & plus perfectionné en ce meme estat de transformation ; parce que bien qu'il foit vray, que ce que les vns & les autres contiennent, ne foit qu'vn eftat de transformation, & qu'on ne puisse palier plus auant que cet estat, entant que tel : neantmoins auec le temps & l'exercice on fe peut perfectionner & concentrer beaucoup dauantage en l'amour, de mefme que le feu mis dans le bois, encore qu'il l’aye transformé en foy, & foit déja vny auec luy, neantmoins le feu s'allumant dauantage & le penetrant plus long-temps, il deuient plus ardent & plus enflammé, iufques à eftincelles, & ietter des flammes : Et c'est en ce degré enflammé qu'on doit entendre que l'ame parle icy déja transformée & con-fommée interieurement au feu d'amour, car non feulement elle est vnie auec ce feu diuin ; mais auffi il luy fait déja lancer vne vive famme, ce qu'elle fent de la sorte, & ledit ainsi en ces Cantiques auec vne intime & delicate douceur d'amour, brûlant en fa flamme, & pefant icy quelques effets merueilleux qu'elle opere en elle lefquels i'expliqueray par ordre, comme i'ay fait és precedens les mettant premierement tous enfemble, puis i'expliqueray chaque couplet fuccinctement, & en fuitte i'expoferay chaque Vers en particulier.


CANTIQVE QVE CHANTE l'Ame en l'intime vnion auec Dieu.

I.

O llama de amor vina !

Que tiernamente hieres

De mi alma en el mas profundo centro:

Pues ya no eres efquiva,

Acaba ya, si quieres,

Rompe la tela deste dulce encuentro.

I.

O vive flamme, ô sainste ardeur!

Qui par cette douce blessure,

Perce le centre de mon coeur :

Maintenant ne m'eftant plus dure,

Acheue & brife fi tu veux

Le fil de ce rencontre heureux.

II.

O cauterio suave!

O regalada llaga!

O mano blanda, O toque delicado !

Que à vida eterna sabe,

I toda deuda paga

Matando, muerte en vidado ha trocado.

II.

O playe d'extreme douceur,

Plaie toute delicieufe

Mignarde main ! toucher flateur,

Qui fent la vie bien-heureuse!

Qui fais nostre acquit en payant :

Qui donne la vie en tuant.

III.

O lamparas de fuego

En cuyos refplandores

Las profundas cabernas del sentido,

Que eftana efcura i ciego.

Con eftranos primores

Calor, y luz danjunfo à fu querido.

III.

O Lampes des feux lumineux!

Dans vos splendeurs les grottes creuses,

Du sens aveugle & tenebreux,

Par des saveurs avantageufes,

Donnent lumiere et chaleur

A l'objet chéry de leur coeur.

IV.

Cuan manfo y amorofo

Recuerdas en mi feno,

Donde fecretamente solo moras :
I en tu afpirar fabroso

De bien i gloria lleno

Quan delicademente en amoras!

IV.

Combien suave et plein d'amour,

Dedans mon sein tu te réueilles,

Ou en fecret ton beau feiour :

Ton refpirer doux à merveille,

De biens et de gloire accomply,

Doucement d'amour m'a rempli.


EXPLICATION DV I. COVPLET,


L'Ame fe sentant defia toute enflammée en l'vnion Divine, & transformée

par amour en Dieu18, & fentant courir de fon ventre les fleuves d'eau vive que notre Seigneur Iefus - Chrift disoit devoir sortir de femblables ames, il luy femble que puis qu'elle est transformée en Dieu auec vne fi grande force, et fi hautement def-appropriée, & ornée de si grandes richeffes de dons & de vertus, qu'elle eft fi pres de la beatitude, qu'il n'y a qu'une toile legere & deliée entre deux. Et comme elle voit que cette flamme delicate d'amour qui brufle en elle, chaque fois qu'elle la faifit & l'investit, la va comme glorifiant auec des fuaues premices de gloire, fi bien que toutes les fois qu'elle

l'abforbe, il luy femble qu'elle luy va donner sa vie eternelle, & rompre la toile de la vie mortelle, elle dit auec vn grand defir à la flamme qui est le faint Efprit, qu'il rompe maintenant la vie mortelle en ce doux rencontre, où il acheue de luy communiquer veritablement ce qu'il femble qu'il luy va donner, qui eft la glorifier entierement & parfaitement : & partant elle dit, O vive flamme d'amour! O sainte ardeur!


I. VERS.

O vive flamme d'amour! O sainte ardeur!

L’ame pour exaggerer l’estime & le fentiment anec lequel elle parle en ces

quatre couplets, elle met en tous, ces termes, O ! & combien,lefquels chaque fois qu'on les prononce, donnent plus à entendre de l'interieur que la langue n'en exprime & l'O, sert pour desirer beaucoup, pour prier fort en perfuadant, & l'ame en vfe pour ces deux effets en ce Couplet,car elle y exaggere, & intime son grand defir, perfuadant à l'amour de délier le nœud de fa vie. Cette flamme d'amour eft l’efprit de son Efpoux, qui est le sainct19 Esprit que l'ame sent defia en soy, non feulement comme feu qui la tient confommée en suave amour, mais aussi comme vn feu, lequel bruflant en elle jette de la flamme, & cette flamme baigne l'ame en gloire, & la rafraifchit d'vn temperament de la vie naturelle.


Or c'eft là l'operation du sainct Efprit dans l'ame transformée en fon amour, car les actes interieurs qu’elle faict, c'eft de brufler & de flamboyer, qui font des inflammations d'amour, auec lequel la volonté vnie ayme très hautement,

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étant faite vne chose par amour auec cette flamme. Et ainsi ces actes d'amour de

l’ame font tres-precieux,& elle mérite plus en vn seul qu'en beaucoup d'autres qu'elle a fait fans cette transformation. Et la difference qu'il y a entre l'habitude & l'acte, se trouve aussi entre la transformation en amour, & la flamme d'amour,qui est celle qui est entre le bois enflammé & fa flamme,car la flamme est vn effet du feu qui est là. D'où vient que nous pouuons dire de l’ame qui est en elle de transformation d'amour, que fon habitude ordinaire eft femblable au bois qui en tousiours investy, penetré & allumé du feu, & ses actes qui naissent du feu d’amour,font la flamme, laquelle est d'autant plus vehemente, que le feu d'vnion est plus intenfe & que la volonté est plus ravie & absorbée en la flamme du sainct Esprit, à l'exemple de cet Ange lequel du facrifice de Manué20 monta à Dieu dans la flamme. Et ainfi en cet eftat actuel l’ame ne peut faire ces actes, si le sainct Efprit ne l'y pousse tres-particulierement ; c'est pourquoy, tous ses actes sont diuins,entant qu’elle est meuë de Dieu avec cette particularité. D’où vient qu'il luy femble qu'à chaque fois que cette flamme flamboye, la faisant aimer auec saveur & temperament diuin, on luy donne la vie eternelle qui l’esleve à l'operation diuine en Dieu. C'eft le langage que Dieu parle, & dont il se sert avecles ames purgées & nettes,qui est de paroles toutes embrafées, comme dit Dauid21 ; Vos difcours font grandement ardens, & le Prophete Ieremie22, Peut eftre que mes paroles ne sont pas comme du feu,lefquelles comme le mesme Seigneur dit en sainct Jean23 font efprit et vie, desquelles sentent la vertu & l'efficace, les ames qui ont des oreilles pour les entendre, qui sont les ames pures & efprifes d'amour car celles qui n'ont pas le palais sain, mais qui savourent d'autres choses, ne peuvent gouster l'efprit & la vie qui est en elles. C'eft pourquoy tant plus le Fils de Dieu parloit hautement,tant moins quelques-vns y prenoient de gouft à caufe de leur impureté comme quand il prescha cette tant fauoureuse & amoureufe doctrine de la sacrée Euchariftie,plusieurs se retirerent24 : Et parce que telles perfonnes ne goustent pas ce langage de Dieu qui parle qui parle si fort en l'interieur, elles ne doiuent toutefois penfer que d'autres ne les fauoureront pas comme sainct Pierre les goufta bien, quand il repondit à Iesus-Christ25,

Seigneur à qui irons-nous? Vous avez les paroles de la vie éternelle. Et la Samaritaine oublia l'eau & fa cruche pour la douceur des paroles de Dieu.


Ainsi l'ame estant fi pres de fa Majefté diuine, qu'elle est transformée en flamme d'amour, où le Pere, le Fils, & le fainct Efprit luy font communiquez, est-ce vnc chose incroyable de dire qu'en cette inflammation du fainct Esprit, elle goufte vn peu de la vie eternelle, bien que ce ne foit parfaitement, parce que la condition de cette vie ne le permet pas ? C'eft pour quoy elle appelle cette flamme vive, non qu'elle foit jamais autre,mais pource qu'elle luy caufe un tel effet,qu’il la fait vivre en Dieu fpirituellement,& gouster la vie de Dieu, à la maniere que dit Dauid26 : Mon coeur et ma chair se sont resjouys au Dieu vivant, non qu'il soit besoin de dire vivant, car Dieu l'eft toufiours, mais pour donner à entendre que l'efprit & le sens gouftoient viuement Dieu, & cela c'eft se refjouyr en Dieu vivant : Et ainfi l'ame en cette flamme fent vivement Dieu, & ie gouste fi fauoureufement qu'elle dit ; O Vive flamme, O saincte ardeur!

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II. VERS.

Qui par cette douce blessure ?

C’est à dire qui me touchez tendrement de votre amour ; cette flamme de vie diuine blesse l’ame avec tendresse de vie en Dieu, elle la frappe & attendrit si cordialement qu'elle la liquefie en amour : pour accomplir cc que dit l'Espouse és Cantiques27, qu'elle s'attendrit jusqu’à se fondre & liquefier,auffi-tost que l'Espoux parla, car tel est l'effet de la parole de Dieu en l'ame.


Mais comment peut on dire qu'il la frappe, puisqu'il n'y a rien dans l'ame à

blesser,estant defia toute cauterifée du feu d'amour? C'est vne chofe merueilleufe ; parce que comme le feu n'eft jamais oisif, mais en vn mouuement perpetuel,testant toufiours des flammes deçà & delà,ainfi l'amour diuin dont l'office est de bleffer pour rendre amoureux, & pour delecter, residant en cette

ame defia en viue flamme luy decoche, ou luy lance ses blessures, comme de

tendres flammes d'un delicat amour exerçant fuauement,& ioyeufement l’art

& les inuentions d'amour,comme dans le Palais de fes nopces(de même

qu’Assuerus envers la belle Esther) monftrant là fes richesses & la gloire de fa grandeur pour accomplir dans cette ame ce qu'il dit és Proverbes28. Et ie m’esbattois tous les jours jouant sur la rondeur de la terre, & mes délices sont d’estre avec les enfans des hommes29: c'est à fçauoir leur en faifant largesse, c'est pourquoy ces blessures qui font les ieux de la fagesse diuine, font des élans de flammes de tendres attouchemens qui touchent l'ame par momens de la part du feu d'amour qui n'ai point oisif, lefquels elle dit arriuer, & frapper au plus profond de fon ame.


III. VERS.

Perce le centre de mon ame.

D’Autant que cette feste du sainct Efprit fe passe dans la fubftance de l'ame,

où le diable ny le monde, ny le sens ne sçauraient arriver,elle est d'autant

plus asseurée, substantielle & delicieufe qu'elle est plus interieure : car tant plus elle est interieure, tant plus elle est pure: & tant plus elle a de pureté, tant plus Dieu fe communique fouuent, abondamment & generalement, ainfi le contentement & la iouyssance de l'ame & de l’esprit font plus grands ; car c'est Dieu qui opere tout, sans que l'ame fasse rien du sien, dans le sens que nous dirons tantost. Et dautant que l'ame ne fçauroit operer naturellement & par fon induftrie, si ce n'est par le moyen & par l'aide du sens corporel, du­quel en ce cas elle est tres-libre & tres-esloignée, de là vient que toute fon oc­cupation eft feulement de receuoir de Dieu qui seul dans le fonds ou centre de l'ame peut la mouuoir, & y operer fans l'entremife des fens. Et ainfi tous les mouuemens de cette ame font diuins, & quoy qu'ils soient de Dieu, ils le font aussi d'elle, parce que Dieu les fait en elle, auec elle qui y contribue la vo­onté & fon confentement.


Et dautant qu'en difant, qu'il frappe au plus profond centre de fon ame, elle donne à entendre qu'elle a d'autres centres qui ne font pas fi profonds, il nous faut voir comment cela fe passe. Or premierement il faut fçauoir que l'ame entant qu'esprit, n'a haut, ny bas ny rien de plus ou moins profond en son estre, comme ont les corps qui ont de la quantité : car veu qu'il n'y a point de parties

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en elle, ny plus de difference dedans que dehors, puis qu'elle est toute d'vne façon, elle n'a point de centre plus, ou moins profond, ny ne peut eftre plus esclairée en vne part qu'en l'autre, comme les corps naturels, mais feulement d'vne mefme maniere. Mais laissant cette acception de centre & de profondeur materielle : Nous appellons ce centre le plus profond, là où fon eftre & fa vertu peut atteindre, & la force de fon opération & mouvement et d'où elle ne peut paffer outre : de mesme que le feu ou la pierre qui ont le mouuement naturel & la force de parvenir au centre de leur sphere, & ne peuuent aller plus auant ny manquer d'eftre là, fi ce n'eft par quelque empefchement contraire.


Suivant cela nous dirons que la priere, quand elle est dans la terre, elle eft comme en fon centre, parce qu’elle eft dans la fphere de fon actiuité & de fon mouvement qui est l’Element de la terre, mais elle n'eft pas au plus profond qui eft le milieu de la terre, parce qu'elle a encore la force de defcendre iufques-là,fi on oste les empefchemens qui font entre deux; & quand elle y fera arriuée, & qu'elle n'aura plus de fa part la vertu de fe mouuoir, nous dirons qu'elle fera au plus profond centre. Or Dieu eft le centre de l'ame, auquel eftant paruenuë selon fon estre, & felon toute la force de fon operation, elle fera arriuée à fon dernier & plus profond centre,qui fera quand auec toutes fes forces elle aymera,entendra & iouyra de Dicu: & lors qu'elle n'a encore atteint iufques là,bien que par grace & par communication diuine,elle fois en Dieu qui est toutefois son centre, fi elle a force & mouuement pour dauantage, et qu'elle ne soit fatisfaite quoy qu'elle soit au centre, elle n'eft pas au plus profond,puis qu'elle peut encore passer plus auant. L'amour vnit l'ame auec Dieu, & tant plus elle aura de degrez d'amour,elle entrera plus profondement en Dieu, & se concentrera dauantage auec luy : de forte que nous pouuons dire fuivant cette façon de parler,que felon le nombre des degrez d'amour de Dieu,il y a plus de centres de l’ame en Dieu, qui font les diuerfes demeures que noftre Seigneur dit etre en la maifon de fon Pere : de maniere que fi elle a vn degré d'amour, elle eft defia en Dieu qui eft fon centre car vn seul degré d'amour suffit pour estre en Dieu par grace : fi elle en a deux degrez, elle fera concentrée avec Dieu dans vn centre plus intime, fi elle en a trois tout de mefme: & fi elle paruient à vn tres-haut degré, l'amour de Dieu viendra à frapper dans ce que nous appellons icy le plus profond centre del'ame: laquelle fera transformée & illuftrée en vu tres-haut degré, felon fon estre, & fa puissance,& fa vertu,iufqu'à la rendre tres-femblable à Dieu : De mesme qu'au cristal, qui est pur & net, car tant plus il va receuant de degrez de lumiere,d'autant plus cette lumiere se va concentrant en luy, & il s'efclaircit dauantage, iusqu'à ce point qu'elle fe concentre en luy fi abondamment qu'il paroift tout lumiere, estant clarifié en elle tout autant qu'il en est capable,qui eft de paroiftre comme elle. De façon que quand l'ame dit que la flamme donne & frappe au plus profond centre, c’est dire qu'elle la bleffe, touchant tres-profondement fa substance, fa force & sa vertu : ce qu'elle dit pour faire entendre l'abondance de fa gloire et delectation, qui est d'autant plus grande & plus tendre qu'elle est plus fortement & plus fubstantiellement transformée & concentrée auec Dieu ; ce qui est beaucoup plus que ce qui se passe en la commune vnion d’amour

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à cause de la plus grande force & ardeur du feu,lequel, comme nous auons dit, jette & lance icy vue viue flamme, car cette ame qui jouyt defia d'vne gloire fi fuave, & celle qui iouyt feulement de la commune vnion d'amour, font aucunement comparées au feu de Dieu qu'Ifaye dit estre en Sion, qui fignifie l’Eglife militante, & à la fournaife de Dieu qui eftoit en Ierusalem, qui fignifie vifion de paix: dautant que l'ame est en cet eftat comme dans vn fourneau ardent & embrazé en vnion,d'autant plus paifible, plus glorieuse, & plus ten­dre, comme nous difons que la flamme de ce fourneau eft plus ardente que le feu commun, de maniere que l'ame sentant que cette viue flamme luy communique viuement tous les biens, parce que cet amour diuin les porte quand & foy,elle dit.

O viue flamme, ô saincte ardeur!

Qui par cette douce blessure

Perce le centre de mon coeur.

Voulant dire: ô amour embrazé qui me glorifie tendrement auec tes mouuemens amoureux en la plus grande force & capacité de mon ame ; c'eft à fçauoir me donnant intelligence diuine, selon toute l'habilité de mon entendement, & me communiquant l'amour selon la plus grande eftenduë de ma volonté, c'eft à dire éleuant tres hautement aucc intelligence diuine la capacité de mon entendement, en vne ferueur tres-intenfe de ma volonté & en l'vnion fubftantielle cy-dessus declarée. Cc qui arriue de la forte, & plus qu'on ne fçauroie exprimer, lors que cette flamme s'eleue en l'ame:car d'autant que l'ame est toute purgée & tres pure,la sageffe l'abforbe en soy auec sa flamme tres-profondement,tres-subtilement, tres-hautement, laquelle fageffe penetre par fa pureté d'vn bout à l'autre, & en cet abforbement de sagesse, le faint Efprit exerce les glorieux eflancemens de la flamme que nous auons,laquelle eft fi fuaue que l’ame auffi-toft adjoufte.


IV. VERS.

Maintenant ne m'eftant plus dure.

C'Eft à dire, puis que vous n'affligez, ne pressez & ne tourmentez plus, comme vous faifiez auparauant. Car cette flamme quand l'ame estoit en eftat de purgation spirituelle, qui eft lors qu'elle entroit en la contemplation, ne luy eftoit pas fi fuaue & fi paifible, comme elle est à prefent en cet eftat d'vnion : C’est pourquoy il faut fçauoir qu'auparavant que ce feu d'amour diuin s'introduise & s'vnisse dans le plus intime de l'ame par vne purgation & pureté parfaite, cette flamme frappe dans l'ame deftruifant & confommant les imperfections de fes mauuaifes habitudes : & c'eft là l'operation du sainct Esprit en laquelle il la difpofe pour l'vnion diuine & transformation en Dieu par amour. Car le mefme feu d'amour qui s'vnit depuis auec elle en cette gloire d'amour, c'eft celuy qui l'a investie auparauant, la purgeant comme le mes­me feu qui prend au bois, c'est celuy qui le saisit & le bat de sa flamme le sechant & denuant de ses froids accidens, iufqu'à la difpofer par fa chaleur, à pouuoir estre penetré de luy & transformé en fa nature, dans lequel exercice l'ame souffre beaucoup, & sent de grandes peines en l'efprit, lefquelles par fois redondent auffi au sens, cette flamme luy estant tres-afpre & tres-facheuse,

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comme nous en auons amplement discouru au traité de la Nuit obfcure, & de la Montée du Mont-Carmel : ce qui m'empefche d'en dire davantage. Il suffit maintenant de fçauoir que le mesme Dieu qui veut entrer en l'ame par vision & transformation d'amour, c'eft celuy qui l’inveftissoit auparauant, & la purgeoit auec la lumiere & chaleur de sa flamme diuine, de forte que celle-là mesme qui luy eft à prefent fuave, luy estoit cy-deuant penible ; & partant c’est comme fi elle difoit, puis que non feulement vous ne m'eftes plus obscure comme auparauant, mais que vous estes la lumiere diuine de mon entendement auec laquelle ie vous peux regarder, & que non feulement vous ne faites plus défaillir ma foibleffe, mais qu'au contraire vous estes la force de ma volonté, par le moyen de laquelle, ie vous peux aimer & iouyr de vous, estant toute convertie en amour diuin : & vous n'estes plus fardeau ny preffure à mon ame, mais au contraire que vous en estes la gloire, les delices & la liberté, puis qu’on peut dire de moy ce qui est és Cantiques, Qui eft celle-là qui monte au defert, abondante en delices, appuyée sur son bien-aimé, de çà & de là refpandant de l'amour.


V. VERS.

Acheve, et brise si tu veux.

C'Eft à dire, Achevez donc maintenant de confommer auec moy parfaitement le mariage fpirituel par voftre vifion beatifique: car encore qu'il foit veritable,qu'en cet eflat fi fublime l'ame eft d'autant plus conforme qu'elle est plus transformée, par ce qu'elle ne fait ny ne demande aucune chose, se cherchant foy-mesme, mais en tout feulement fon amy (dautant que la charité ne pretend que le bien & la gloire de fon bien-aimé) neantmoins ayant enco­re l'efperance, où l'on fent toufiours du vuide, elle a autant de gemiffemens (quoy que fuaue & plaifant) qu'il luy manque & defaut encore pour la poffeffion accomplie de l'adoption de Fils de Dieu, où fa gloire fe confommant, fon appetit ceffera, lequel en quelque maniere qu'il soit icy conjoint à Dieu, ne fe rassafie jamais iufqu'â ce que cette gloire paroid, principalement en ayant defia le goust & les premices, comme on en iouyt icy, qui font telles, que fi Dieu ne tenoit & fouftenoit de fa droite la foibleffe de la nature (comme il fit à Moyfe en la pierre, afin qu'il peuft voir fa gloire fans mourir, auec laquelle droite la nature reçoit plustost refection & contentement, que du dommage) il femble qu'à chaque atteinte de ces flammes elle prendroit fin, la partie inferieure n'ayant pas les forces de fupporter vu fi grand feu & fi fublime : pourquoy cet appétit n'est icy auec peine; puis que l'ame n'eft en estat de trauail, au contraire elle le demande avec grande fuauité, delectation & conformité : D'où vient qu'elle dit, fi tu veux, à cause que la volonté & l'appétit font telle­ment faits vne chose auec Dieu, chacun à fa mode, qu'ils tiennent à gloire que ce que Dieu veut, fe fasse & s'accomplisse.

Mais ces indices & ces essais ou avant-goust de gloire & d'amour, sont tels que ce seroit pluftoft manquer d'amour, de ne demander l'entrée en cette perfection & accompliirement d'amour. Car outre cela l'ame voit là qu'en cette force de communication delectable, le sainct Efprit la conuie & provoque auec des merueilleux moyens & fuaues affections, à cette gloire immense qu'il luy propofe deuant ses yeux, difant ce qu'il dit à l'Efpoufe és Cantiques,

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Lève toy,haste toy m'amie, ma colombe, ma belle,et t'en viens : car l’Hyver est desia passé, la pluye s'en est allée & s’est retirée, les vignes fleurissantes ont donné leur odeur, leue toy m'amie, ma belle, & viens ma colombe és trous de la pierre,en la caverne de la masure, monstre moy ta face, que ta voix refonne à mes oreilles car ta voix eft douce & ta face belle : L'ame entend le sainct Efprit qui luy dit tout cela en cette fuaue et tendre flamme ; c'eft pourquoy elle respond icy, achevez fi vous voulez ; enquoy elle fait ces deux demandes que Nostre Seigneur commanda de faire en fainct Matthieu, Vostre Royaume advienne, votre volonté soit faite, comme fi elle difoit : acheuez donc de me donner ce Royau­me ; comme vous le voulez & afin que cela fait ainsi, rompez la toile de ce doux rencontre.


VI. VERS.

Achève & brise si tu veux.

Le fil de ce rencontre heureux.

Car c'est ce qui empefche cette grande affaire, parce qu'il eft facile d'arriuer ­à Dieu, ayant osté les empefchemens & les toiles qui nous diuifent lefquelles fe reduifent à trois, qu'il faut rompre pour posséder parfaitement Dieu : l'vne est le temporel qui comprend toute creature; l'autre est le naturel, en quoy font comprises toutes les operations & toutes les inclinations purement naturelles ; & la troisième eft le fenfitif qui comprend feulement l'union de l'ame auec le corps qui est la vie fenfitiue & animale, dont sainct Paul dit30 : Car nous sauons que si notre maison terrestre de cette habitation se dissoult, nous avons une habitation de Dieu,une maison qui n’est pas faite par la main des hommes, eternelle dans les Cieux : Il faut par necessité auoir rompu les deux premières toilles pour paruenir à cette possession de Dieu par vision d'amour, où tou­tes les chofes du monde font renoncées, les appetits & les atfections mortifiées, & les operations de l'ame faites divines; ce qui a efté rompu par les rencontres de cette flamme, quand elle eftoit afpre & penible, car l’ame en la purgation spirituelle, acheue de rompre ces deux toiles, & de s'vnir comme elle eft icy, ne refte plus à rompre que la troifieme dela vie fenfitive ; c'eft pourquoy elle parle en fingulier & ne dit pas les toiles,mais la toile, car il n'y a plus que celle-là, laquelle la flamme ne heurte point rigoureufement ny rudement comme elle faifoit les autres, mais doucement & amoureufement.

Et ainsi la mort de telles ames leur eft tres-fuaue,& tres-douce, & plus que ne leur a esté toute leur vie, dautant qu'elles meurent auec des impetuofitez & des fauoureufes rencontres d'amour, comme le cygne qui chante plus melodieusement, quand il approche de la mort. C'eft pourquoy Dauid a dit que la mort des iustes est precieufe, parce que là les riuieres de l'amour de l'ame vont entrer dans l'Ocean de l'aimer, & font là fi vaftes, & fi calmes qu'elles parroissent defia des mers, là fe ioignans le commencement & la fin, le premier & le der­nier pour accompagner le iufte qui part & qui va dans fon Royaume, s'entendans les Louanges des extremitez de la terre, c'est à fçauoir la iuste gloire du iuste, & l'ame fe fentant lors avec ces glorieufes rencontres, fur le point de sortir & d'entrer dans les abondances à posseder parfaitement le Royaume : parce qu'elle se voit pure & riche (autant que la Foy & l’eftat de cette vie le peuvent compatir) & s'apperçoit difpofée pour cela ; Car Dieu en cet estat luy

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laisse defia voir sa beauté, luv confie les dons & les vertus dont il l’a enrichie, vu qu'en elle tout se tourne en amour & louanges, n'y ayant plus de leuain qui corrompe la paste. Et comme l’ame voit qu'il ne reste plus que de rompre la foible toile de cette condition humaine de vie naturelle où fa liberté est enveloppée, retenue, & empefchée, defirant d'estre deftachée & de se voir auec lesus Chrift, cette tissure d’esprit & de chair (qui font d’un estre si différent) desia desfaite & destruite, & chacun receuant son sort à part,c’est à sçauoir la chairdemeurant en fa terre, & l’esprit s'enuolant à Dieu qui l'a donné31: (Car la chair mortelle, comme dit sainct Iean, ne profite de rien,au contraire elle empesche ce bien de l'efprit) & regrettant qu'vne vie fi abjecte la destourne d'vn autre fi haute : Elle prie qu'on en rompe la trame, laquelle vie elle appelle toile pour trois raisons, l'vne à cause de la liaifon qu'il y a entre l’efprit & la chair : l'autre parce qu'elle met vne feparation entre Dieu & l'ame : la derniere dautant que comme la toile n’est pas fi opaque & fi ferrée qu'on ne puisse voir la clarté au trauers : de mesme en cet estat, cette liaifon paroift vne toile fi deliée, a caufe qu'elle eft defia fort fpiritualifée, illustrée,affinée ou fubtilifée, que la diuinité ne laisse de luire au trauers, & commel'ame fent la force de l'autre vie, elle voit la ioibleffe de celle-cy, & la toile luy femble tres delicate, voire mesme vne toiled 'araignée, comme dit Dauid : Nos années méditeront comme une araignée. Et encore elle est bien moindre és yeux de l'ame qui efl defia grandie. Car estant eleuée à vne maniere diuine de sentir,elle fent & juge les choses à la façon de Dieu, deuant lequel, comme dit le mesme Prophete, mille ans font comme le jour d'hier qui est passé, & seon Isaye, tous les peuples sont comme s’ils n’étaient point. :& tout eft deuant l'ame en ce prix & en cette estime: parce que toutes choses ne luy font rien, & elle encore à ses yeux n'eft rien, Dieu feulement luy eft toutes choses.

Mais il faut icy remarquer pour quelle raifon elle demande plustost qu'on rompe la toile, que de la couper ou acheuer, ce qui femble vue mesme choie: nous en pouvons assigner quatre caufes. La premiere, pour parler plus proprement,parce qu'il est plus propre à vne rencontre de rompre, que de couper ou achever. La seconde,dautant que l'amour eft amy de vehemence, & vne touche forte & impetueufe,qui s'exerce mieux à rompre qu'a couper& acheuer.La troifieme, parce que comme son amour est fi grand,elle defire que cet acte de rompre la toile, soit tres court, afin qu'il s'accompliffe promptement, & il a d'autant plus de force & de valeur qu'il est plus court & plus fpirituel : car la vertu d'amour est icy plus vnie, & plus forte, & la perfeCtion de l'amour transformatif, s'introduit à la façon de la forme en la matiere, qui est introduite en vn instant, parce que jusqu'alors il n'y auoit point d'acte d'information transformatiue, mais feulement des difpofitions à fçauoir des defirs & des affections fuccinctement reïterées, qui en fort peu de perfonnes arriuent à l’acte parfait de transformation. D'où vient que l'ame qui est bien difposée, peut faite beaucoup plus d'actes & plus intenses en peu de temps, que celle qui n'eft point dispofee en vn long temps : parce qu'en celle-la, tout va a disposer l’esprit, & mesme le feu apres a couftume de demeurer fans penetrer totalement le bois: mais en celle qui eft difpofée, l'amour y entre en des momens, & l'allume du premier coup en la meche qui est seiche. De

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façon que l'ame esprife d'amour, aime mieux la courte durée qui est à rompre, que le temps de couper & d'attendre qu'on acheue. La quatrieme caufe, pour laquelle, elle demande qu'on rompe la toile, c'eft pour finir plus promptement le cours de la vie,car pour couper & acheuer, on vfe de plus grande retenuë, à fçauoir, attendant que la chofe soit mieux preparée, & il femble que cela defire plus de maturité & de loifir, là où pour rompre, on n'attend point de maturité, ny rien de tout cela. Et cette ame voudroit qu'on n'attendist point que la vie s'acheuast naturellement, par ce que la force d'amour, & la difpofition qu'elle voit en foy l'incline à defirer auec refignation,qu’elle se rompe, par quelque rencontre & impetuofité furnaturelle d’amour; d’autant que l'ame fçait fort bien que c'eft la couftume ou le propre de Dieu d'appeller ces perfonnes avant le temps pour leur donner les biens, & les tirer des maux, les confommant en peu de temps & leur donnant par le moyen de cet amour ce qu'ils acquerroient à la longue, comme le dit le Sage par ces termes: Celuy qui plait à Dieu, est fait amy, et vivant entre les pecbeurs, il a été transporté, il a été ravy de peur que la malice ne changeast son entendement, ou que la feintise n'abusast son ame : eftant promptement confommé, il a accomply beaucoup de temps: Car son ame était agréable à Dieu, pour cela il s’est hasté de le tirer du milieu des iniquites.C'eft pourquoy c’est vne atfaire de grande importance d'exercer beaucoup l'amour, afin que l’ame se confommant icy, ne s’arrefte gueres ny çà ny là, fans le voir face à face.

Mais voyons maintenant pourquoy l'ame appelle rencontre cette investiture interieure du sainct Efprit. La raifon est, parce qu'encore que l'ame sente vne grancde enuie,que fa vie prenne fin; neantmoins le temps n'estant pas encore ve-nu,cela ne s'accomplit point, & ainfi Dieu pour la confommener & éleuer dauantage de la chair fait en elle des inuestitures glorieufes & diuines à guife & forme de rencontres,qui le font veritablcment,par lesquelles il penetre tousjours, déifiant la fubftance del'ame, & la rendant comme diuine. Enquoy l’estre de Dieu abforbe l'ame,comme ainfi fois qu'il l'a rencontrée tranfpercée viuement au S. Efprit, duquel les communications font impetueufes, quand elles font feruentes,comme celle-là l'eft, en laquelle par ce que l'ame goutte viuement de Dieu, elle l'appelle douce,non parce que les autres attouchemens & rencontres qu'elle reçoit,en cet eftat, ne soient doux & fauoureux mais à caufe de l’eminence, que ce rencontre a par dessus tous les autres, car Dieu le fait afin de la détacher parfairement,& de la glorifier, d'où luy naissent des ailes pour dire confidemment, Rompez la toile de ce doux rencontre.

Partant le sens de tout ce Cantique, c'eft comme si elle difoit : ô flamme du S. Esprit, qui tranfpercez si tendrement & si intimement la fubftance de mon ame,& la cauterirez de vostre ardeur; puis que vous eftes déjà si douce & si amiable, que de montrer que vous auez enuie de vous donner à moy en la vie naturelle confommée : fi mes requeftes ne paruenoient pas cy-deuant à vos oreilles, lors qu'auec des angoisses & travaux d'amour où la foibleffe de mon sens et de mon esprit peinoit, à caufe de la grande debilité & impureté d'ame que j’avois, lors dis-je qu'en cet estat je vous priois de me détacher : (parce que mon ame vous fouhaittoit paffionnément lors que l'amour impatient me laissoit tant conformer auec cette forte de vie que vous defiriez que ie menasse, & que les precedentes impetuositez d'amour n'estoient pas suffisantes deuant vous, parce qu'elles n’estoient d’une telle fubstance) à present que

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je fuis fortifiée d'amour, de forte que non feulement mon esprit & mon sens ne défaillent point en vous, mais au contraire que mon cœur & ma chair que vous avez renforcez, s'esjouyssent en Dieu vivant, auec vne grande conformité des parties, où ie fais les demandes qu'il vous plaist que je fasse, & celles que vous n'aggreez, je ne les veux pas aussi,& me femble mefme ne le pouuoir vouloir; en quoy ie n'ay pas la moindre penfée d'en faite aucune inftance : & puifque mes requeftes font défia deuant vous plus raifonnables, & plus confiderables, puis qu'elles fortent de vous, & que vous les voulez, & que le vous les présente auec saveur & joye au fainct Esprit, mon jugement sortant defia de voftre face, qui est quand vous prisez & exaucez les prieres: rompez la toile delicate de cette vie,afin que ie vous puisse aimer dés à prefent, avec plenitude & fatieté que desire mon ame, fans terme & fans fin.



CANTIQUE SECOND [début]


O cauterio suave!

O regalada llaga!

O mano blanda, O toque delicado !

Que à vida eterna sabe,

I toda deuda paga

Matando, muerte en vidado ha trocado.


O playe d'extreme douceur,

Plaie toute delicieufe

Mignarde main ! toucher flateur,

Qui fent la vie bien-heureuse!

Qui fais nostre acquit en payant :

Qui donne la vie en tuant.

EXPOSITION.

L'Ame donne à entendre en ce Cantique que les trois perfonnes de la tres faincte Trinité, le Pere, le Fils, & le sainct Efprit, font celles qui font en elle cette oeuvre diuine d'vnion : auffi la main, la playe,l'attouchement, en fub-fiance ne font qu'vne mefme chofe; & elle leur donne ces noms, à caufe qu'ils conuiennent & font conformes à l'effet que chacun produit proportionnellement. La playe c'eft le sainct Efprit, la main, c'eft le Pere, l'attouchement, c'eft le Fils. Partant l'ame exalte icy le Pere, le Fils, & le sainct Efprit, louant haute ment trois grands biens & faueurs que la faincte Trinité opere en elle, ayant defia changé fa mort en vie, la transformant en soy. La premiere, c'eft vne delicieuse playe qu'elle attribue au fainct Efprit, c'eft pourquoy elle la nomme cautere, La feconde, c'eft le goust de la vie eternelle qu'elle approprie au Fils, c'est pourquoy elle l’appelle attouchement delicat. La troifiefme, c’est vn don auec lequel l'ame est tres amplement fatisfaite, & elle l'attribue au Pere, c'eft pourquoy elle le nomme douce main, & combien qu'elle nomme icy les trois perfonnes divines à caufe des proprietez des effets; neantmoins elle parle auec vne feule effence, difant ; tu l’as changé en vie, car elles operent toutes en vn, & elle attribuë tout à vn, & tout à toutes.




Traduction de la Mère Marie du Saint-Sacrement

Voici La Vive Flamme en dernière version B32.

La traduction libre de la Mère Marie du Saint-Sacrement rend compte de toute la profondeur du texte espagnol. Elle a été rééditée,33 mais j’ai recours à l’édition originelle34. Elle seule inclut la présentation par la carmélite inspirée35 ainsi que la mise en petites capitales des passages qui diffèrent entre la première version A de 1584 et sa reprise, version B de l’été 1591, dernier été de la vie du mystique.

Avant-Propos à la seconde Vive Flamme d’amour [Marie du S.-S.]

Comme saint Jean de la Croix avait retouché, perfectionné son Cantique spirituel, de même il retoucha, perfectionna sa Vive Flamme d’amour. Ce fut dans la solitude de la Peñuela et à l’extrême limite de sa précieuse existence, alors que, sous le poids de la disgrâce et de la persécution, il luttait déjà contre les atteintes du mal inexorable qui devait mettre fin à ses jours, on le vit entreprendre de retoucher et d’amplifier son chef-d’œuvre.

Au rapport de plusieurs religieux ses compagnons, nous dit le P. Jérôme de Saint-Joseph, son premier historien, ce fut à cette époque et en ce lieu qu’il perfectionna le plus sublime de ses traités mystiques/1. Le P. Joseph de Jésus-Marie parle de même/2. Quant au P. François de Saint-Hilarion, témoin oculaire, il précise en disant : « Tandis qu’il faisait séjour en ce couvent, il se levait avant le jour et se rendait au jardin. Là, au milieu de quelques saules et sur le bord d’une pièce d’eau, il se tenait à genoux et ne s’éloignait qu’au moment où le soleil était déjà brûlant. Il allait alors dire la messe ; après quoi il rentrait dans sa cellule, où il restait en oraison ou bien écrivait de petits livres qu’il a laissés sur certaines Strophes/3.

Nul doute que ces petits livres ne fussent les cahiers de la «   » le plus court de ses grands ouvrages

1/ Historia del V. P. Juan de la Cruz. Lib. VIII. cap. VII.

2/ Vida, Lib. III, cap. XIV.

3/ Ms 12 738 de la Bibl. nat. de Madrid (cité par le P. Silverio).

composé depuis plusieurs années déjà, mais auquel il mit la dernière main dans cette suprême période de son existence.

En septembre 1591, Jean de la Croix, en proie à une fièvre continue, prenait la route d’Ubeda, emportant avec lui le manuscrit retouché de la Vive Flamme d’amour. Quand fit-il prendre copie de ce manuscrit, ce qu’il n’omettait jamais, ce semble, pour chacun de ses ouvrages ? Sur ce point nous ne pouvons qu’émettre des conjectures.

Une donnée assez curieuse nous était fournie en 1931 par le P. Silverio, dans son tome IV, Introduction à la Llama de amor viva, p. xxvii. Énumérant les transcriptions de la seconde Vive Flamme aujourd’hui existantes, il nous décrit en premier lieu un volume qui se trouve à la Nationale de Madrid sous le n° 17 950 et se compose de 170 pages. Il est relié en cuir noir repoussé, avec quelques ornements et, au centre de la couverture, une image de la très sainte Vierge avec l’Enfant Jésus ; il a eu deux fermoirs, qui ne s’y trouvent plus aujourd’hui. La Vive Flamme va jusqu’à la p. 141. Le frontispice porte : J. H. S. 1584.

« L’écriture », nous dit le P. Silverio, “est celle d’une femme, bien tracée et fort nette. Le manuscrit n’a aucune correction, ni d’une main étrangère ni de la main de la copiste. Rien n’est dit relativement à l’auteur de l’ouvrage. Mais, d’après les renseignements donnés par le P. André de l’Incarnation, il est certain que la transcription a été en la possession des Carmélites déchaussées de Séville.

« Probablement, ajoute le P. Silverio, cette transcription a été exécutée par une religieuse de cette communauté. La copie dénote une plume andalouse par la manière dont certains mots sont écrits. Au XIXe siècle le manuscrit appar­tenait à Gayangos. Il a passé depuis à la Bibliothèque nationale. Le Prologue porte la signature du Saint, chose que nous n’avons point vue dans les autres manuscrits.

La transcription semble avoir été faite avec un grand soin. On n’y trouve ni omissions ni retouches, à peine quelques fautes matérielles de copie. Sûrement la religieuse a transcrit avec une entière fidélité le codex qui lui a servi, et comme cette copie andalouse — les spécialistes de la Nationale disent qu’elle est de l’époque du Saint — mérite une grande confiance, je crois qu’elle est digne de servir de base à cette édition de la seconde Rédaction de la Vive Flamme.

Sommes-nous en présence d’une copie exécutée sur l’autographe du Saint et par son ordre ? On le croirait presque. Cette particularité d’une signature apposée par lui au Prologue retint notre attention et nous résolûmes d’approfondir ce dernier point.

Arrivé au couvent de la Peñuela au commencement d’août, Jean de la Croix, se sentant mortellement atteint, part pour Ubeda le 22 septembre. Il se trouve à l’extrémité dès le commencement de décembre, et le 14 il retourne à Dieu.

Il y avait à Ubeda deux époux profondément chrétiens et liés de longue date avec notre Saint. Ils se nommaient Fernando Diaz et Marie de Molina, et avaient deux filles : Catherine et Inès de Salazar, dont l’une devint dans la suite Carmélite déchaussée, l’autre religieuse Béate. Fernando Diaz, sachant notre Saint à la Peñuela, s’y rendait souvent pour le visiter. Lorsqu’il apprit que Jean de la Croix venait d’arriver malade à Ubeda, il alla le voir chaque jour et même plusieurs fois par jour. Sa femme et ses filles voulurent se charger de laver les bandes de toile qui servaient aux pansements et elles ont maintes fois affirmé qu’elles se sentaient embaumées des parfums qui s’en exhalaient/1.

Étant donné l’intimité qui unissait cette famille à notre

1/Dép. de Fernando Diaz, donnée à Ubeda l’année 1627.

Saint docteur, serait-il téméraire de supposer que la plume féminine qui transcrivit la Rédaction de la Vive Flamme pourrait être celle de l’une des sœurs, à laquelle le Saint aurait remis à cet effet son manuscrit ?

La mère Marie de la Croix, dans sa Déposition du 3 mars 1628, dit ceci : « Le médecin qui le soigna possédait comme insignes reliques un diurnal qui lui avait servi et quelques feuilles du Livre de la Llama. »

Il faudrait peut-être inférer de là que le Saint ne donna d’abord à Villareal que les premières feuilles de la Vive Flamme, c’est-à-dire celles qui étaient déjà transcrites, tandis que les autres demeuraient encore entre les mains de la copiste andalouse dont nous parle le P. Silverio.

Nous aurions désiré savoir si Catherine de Salazar, que son père, dans sa déposition, dit avoir embrassé la vie des Carmélites déchaussées sous le nom de Catherine de Saint-Albert, appartenait au monastère de Séville. Dans ce cas, il eût été tout simple qu’après la mort du Saint elle y ait porté le manuscrit de la Vive Flamme, qui n’avait pu être terminé du vivant de celui-ci. Le R. P. Silverio voulut bien, à notre demande, confronter l’écriture de la copie de la seconde Vive Flamme, trouvée par lui à la Nationale de Madrid, avec une lettre autographe de Catherine de Salazar gardée à la même Bibliothèque. 11 nous écrivit que l’écriture n’était pas la même. Poursuivant notre conjecture, nous nous dîmes qu’il restait encore possible que l’écriture fût celle d’Inès, sœur de Catherine.

Quoi qu’il en soit, le fait que la copie porte à la page du Prologue la signature de saint jean de la Croix — c’est le P. Silverio qui l’atteste dans son Introduction à la Llama de amor viva — restait à éclaircir. Nous avons recouru pour cela à M. l’abbé Don Pedro Longàs, conservateur des manuscrits de la Nationale, qui avec la plus grande obli­geance fit l’examen que nous désirions. Il nous répondit qu’il s’était fait un plaisir de nous satisfaire, mais que la firma del Santo al fin del prôlago no es en manera alguna autôgrafa. La réponse était catégorique. Elle nous fut confirmée peu à près par le R. P. Silverio, qui nous écrivit à la date du 21 octobre 1935 :

« Dans la copie de la seconde Vive Flamme à laquelle vous vous référez, la signature du docteur mystique n’est pas autographe, mais elle pouvait l’être dans le manuscrit sur lequel elle fut prise. »

Et le Révérend Père ajoutait : « Sans vouloir l’affirmer, je regarde comme certains que la copiste n’a pas mis par hasard le nom du Saint. Elle a transcrit ce qu’elle a trouvé dans l’original qu’elle copiait. En tout cas, il est sûr qu’elle considérait l’original sur lequel elle travaillait comme étant du saint Docteur. »

Nous l’avons dit dans notre Introduction à la première Vive Flamme d’amour, l’existence d’une seconde rédaction de l’ouvrage a donné lieu comme pour le Cantique spirituel — de façon moins accentuée toutefois — à des doutes relatifs à l’authenticité du second texte, spécialement de la part de M. Baruzi dans son ouvrage sur saint Jean de la Croix. (Voir seconde Édition : Les Textes.)36

Le P. Silverio, dans son tome IV, a répondu tout au long et avec grande courtoisie à M. Baruzi. Nous ne ferons que toucher légèrement quelques-unes des objections de celui-ci et des réponses que leur fait le P. Silverio. Ceux de nos lecteurs qui désireraient des données plus détaillées pourront se reporter à l’Introduction du Révérend Père à la Vive Flamme d’amour.

M. Baruzi avait noté dans le second texte de la Vive Flamme un certain refroidissement de l’enthousiasme lyrique, certaines atténuations de la pensée et de l’expres­sion : divergences qui lui paraissaient fondamentales. Le P. Silverio ne pense pas que l’élévation lyrique de l’ouvrage ait rien perdu aux très légers adoucissements que le saint auteur, en revoyant à tête reposée un écrit rédigé sous une inspiration aussi rapide — on nous dit que la Vive Flamme fut composée en quinze jours, — crut devoir apporter à son premier texte. Il fait remarquer qu’on ne peut rejeter aucune des modifications et amplifications comme indigne de notre Saint, comme contraire à la mani­festation habituelle de sa pensée. Ce qui frappe dans les retouches, dit-il, c’est la préoccupation d’expliquer certaines conceptions exprimées avec une concision vigoureuse, mais susceptibles de plus de clarté. Saint Jean de la Croix, en vue de cette clarté plus grande et d’un développement plus complet de sa pensée, a jeté quelques gouttes d’eau sur l’enthousiasme mystique de son premier texte. Devons — nous le regretter ? C’est bien peu de chose pour amortir un feu aussi actif et aussi véhément. Ainsi s’exprime le P. Silverio.

M. Baruzi avait fait remarquer aussi, comme divergence selon lui fondamentale, que la seconde Rédaction rappelle avec fréquence que les états mystiques, même les plus élevés, ne sont qu’une image imparfaite de l’état béatifique, et que seule la vie de l’au-delà peut apporter l’union parfaite, et il s’étonnait de la coïncidence de ces additions avec beaucoup de celles que nous offre le second Cantique.

Il n’y a pas lieu de s’étonner, répond le P. Silverio, que les additions relatives au désir de posséder l’union perma­nente de la gloire, présentées par le second texte de la Vive Flamme, concordent avec les additions du second Cantique. Rien de surprenant que Jean de la Croix, si esclave de la logique, si conséquent avec lui-même, ayant au second Cantique appuyé davantage sur le désir de la vie éternelle, qui doit rendre inamissible la possession du Bien-Aimé, ait modifié la Vive Flamme dans le même sens.

Du reste la coïncidence est moindre entre la seconde Rédaction de la Vive Flamme et le commentaire des dernières Strophes du second Cantique, qu’entre le premier texte de la Vive Flamme et le Commentaire des dites Strophes. Ces additions sont des filets d’eau comparés au fleuve abondant que nous apporte la Vive Flamme en sa première Rédaction37. Ce sont encore les expressions du P. Silverio.

Le P. André de l’Incarnation, qui a très profondément étudié les deux textes de la Vive Flamme d’amour, a placé la remarque suivante dans une transcription du second texte ayant appartenu aux Carmélites de Palencia :

« Ce cahier manuscrit a révélé que notre Père saint Jean de la Croix a récrit une seconde fois et renouvelé le livre de la car on y trouve bien des choses que l’on ne voit ni dans l’imprimé ni en beaucoup de manus­crits anciens qui concordent avec lui. Ce sont des additions, des développements ou des explications, qui montrent avec évidence ne pouvoir venir d’une autre main que de celle du glorieux Père. Ce manuscrit est donc sous ce rapport très appréciable, niais il est en même temps défectueux et a besoin, en bien des endroits, du secours de deux ou trois exemplaires du même genre, parus après lui, et que l’Ordre a recueillis ces dernières années dans ses Archives générales, en vue de former une copie ayant toute la pureté désirable. Cette copie pourra servir si dans quelque temps l’Ordre se décide à reproduire l’ouvrage tel que le Saint y a mis la dernière main, car la seconde Rédaction a une notable supériorité sur la première »/1.

Répétons-le, si l’on mit tant de temps à découvrir la seconde Rédaction du Cantique spirituel, on ne saurait s’étonner qu’il ait fallu du temps pour s’apercevoir qu’il existait deux textes de la Vive Flamme, alors surtout que les différences entre les deux Rédactions étaient moins

1/Cf. P. Silverio. Introd. à la Llama, p. XXII.

nombreuses et moins frappantes que celles qui distinguent les deux Cantiques. C’est la remarque très juste du P. Silverio, qui ajoute :

« L’Édition de Tolède, comme pour le Cantique spirituel, a publié en premier lieu la Vive Flamme en sa seconde Rédaction et a placé en Appendice la première Rédaction du même ouvrage. Quelques-uns des passages ajoutés ou modifiés ont été placés entre guillemets, afin que le lecteur puisse se rendre facilement compte du travail accompli par le docteur mystique. Nous avertissons cependant que cette précaution dans la plupart des cas n’a pas été prise. L’Édition de Tolède est la première qui ait mis au jour la seconde Rédaction de ce traité de notre Saint.

« Nous publierons aussi, continue le P. Silverio, les deux Rédactions, comme nous avons fait à l’égard du Cantique. Pour la première nous avons choisi la copie de Tolède, en nous aidant des autres copies de la même Rédac­tion. La transcription de Séville nous servira pour la seconde, sans refuser le secours qu’en certains passages peuvent nous apporter d’autres manuscrits. »

Nous suivrons l’exemple des PP. Gérard et Silverio, nous donnerons les deux Vives Flammes, comme nous avons donné les deux Cantiques. Mais ici nous nous servirons, en vue d’une plus grande clarté, de petites capitales pour tous les passages qui différencient le second texte du premier.

Dans le travail à la fois émouvant et ardu qu’impliquait la confrontation attentive et la soigneuse discrimination des deux textes, nous nous sommes demandé s’il est tout à fait exact de voir dans la seconde Rédaction « un refroi­dissement de l’enthousiasme lyrique, des atténuations de la pensée et de l’expression ». Cela peut être vrai en quelques cas, mais non en tous. À notre avis, si le saint Docteur, dans la première Rédaction de son chef-d’œuvre s’est surpassé lui-même, on est selon nous, autorisé à dire que dans certaines additions de la seconde il s’est élevé plus haut encore. Ce n’est plus le langage de la terre, si sublime soit-il, que l’on entend, on croit surprendre les accents d’une âme déjà glorifiée, déjà initiée aux tranquilles splendeurs de l’au-delà. Aussi bien, saint Jean de la Croix nous dit-il que dans l’état décrit par lui, « le fruit et l’opération de l’amour croissent à tel point, qu’ils ont grande ressemblance avec ce qu’ils sont dans l’autre vie ».

Notons, à l’Explication de la Strophe III, ce qu’il nous dit à propos des obombrations [obombrer ; : couvrir d’une ombre] des lampes divines qui sont les attributs de Dieu, et de la lampe par excellence qui est le Verbe : « Cette lampe est à la fois toutes les lampes, parce qu’elle brille et brûle de la lumière et de l’ardeur de toutes les lampes. L’âme comprend très bien que cette seule lampe lui est toutes les lampes. En effet, étant une, elle peut tout, elle a toutes les vertus et embrasse tous les esprits. »

Qu’est-ce en définitive que cette illumination de splen­deurs dans laquelle l’âme resplendit au sein des ardeurs de l’amour ? Ce sont les amoureuses connaissances que les lampes des attributs de Dieu lui envoient. Au milieu de ces connaissances, cette âme, unie à Dieu selon ses puis­sances, resplendit comme les lampes elles-mêmes en amou­reuses splendeurs.

Et mettant un dernier accent sur la transformation de l’âme en Dieu, le saint émet une ultime affirmation, qui résume et dépasse, dans sa paisible sérénité, tout ce qu’on a pu décorer du nom de « lyrisme ».

« Cette transformation de l’âme en Dieu est inexprimable. Tout sera dit en un seul mot : l’âme est devenue Dieu de Dieu, en participation de son Être et de ses attributs. »

En achevant sa première Rédaction, jean de la Croix s’était déclaré impuissant à rien dire de plus, parce qu’en tentant de préciser davantage l’état de l’âme glorifiée, il craindrait de rester par trop au-dessous de son sujet. Ici, il donne une raison de plus de son abstention : on pourrait croire que ses paroles seraient l’expression de la vérité, alors que les merveilles de l’union divine surpassent comme à l’infini, même sur cette terre, tout ce que l’entendement humain peut concevoir, tout ce que le langage de l’homme peut exprimer. Tel saint Paul descendu du troisième ciel, déclarant qu’il est des paroles qu’il n’est point permis à l’homme de prononcer.

Poème de saint Jean de la Croix

1. ! Oh llama de amor vivo

Que tiernamente hieres

De mi alma cl mas profundo centra !

Pues ya no eres esquiva,

Acoba ya, si quieres.

Rompe la tela de este dulce encuentro.


2. ! Oh canterio suave !

! Oh regalada llaga !

! Oh mano blanda ! ! Oh taque delicado,

Que a vida eterna sabe

Y toda deuda paga !

Matando, muerte en vida la has trocado.


3. ! Oh lamparas de fuego,

En cuyos resplandores

Las profundas cavernas del sentido,

Que estaba obscuro y ciego,

Con extrañas primores

Calor y luz dan junto a su querido !


4. ! Cuan manso y amoroso

Recuerdas en mi seno,

Donde secretamente solo moras;

Y en tu aspirar sabroso,

De bien y gloria lleno,

Cuàn delicadamente me enamoras !

Chant de l’Âme dans son intime Union avec Dieu

I. Oh ! Flamme d’Amour ! Vive Flamme !

Qui me blesse si tendrement

Au plus profond centre de l’âme !

Tu n’es plus amère à présent.

Achève donc, si tu le veux.

Romps enfin le tissu de cet assaut si doux !


Oh ! cautère vraiment suave !

Oh ! plaie toute délicieuse

Oh ! douce main ! touche légère !

Qui a le goût d’éternité !

Par toi toute dette est payée.

Tu me donnes la mort : en vie elle est changée.


3. Oh ! lampes de feu très ardent !

Au sein de vos vives splendeurs,

Mon sens avec ses profondeurs,

Auparavant aveugle et sombre,

En singulière excellence.

Donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé.


4. Oh ! combien doux et combien tendre

Tu te réveilles dans mon sein,

Où seul en secret tu demeures !

Par ta douce spiration.

Pleine de richesse et de gloire,

Combien suavement tu m’enivres d’amour !

La seconde Vive Flamme d’amour

EXPLICATION DES STROPHES

QUI TRAITENT DE LA TRÈS INTIME ET TRÈS HAUTE UNION DE L’ÂME AVEC DIEU ET DE SA TRANSFORMATION EN LUI, PAR LE P. JEAN DE LA CROIX, À LA DEMANDE DE D. ANNE DE PENALOSA. CES STROPHES ONT ÉTÉ COMPOSÉES DANS L’ORAISON PAR LE MÊME. L’ANNÉE 1584.

PROLOGUE

J’ai d’abord éprouvé quelque répugnance, très noble et très dévote Dame, à expliquer ces quatre Strophes, ainsi que vous m’en avez fait la demande. En matières si inté­rieures et si spirituelles, les paroles font ordinairement défaut, parce que les choses de l’esprit surpassent le sens et qu’on n’en peut guère parler selon ce qu’elles ont de substantiel que dans un intime élan de ferveur. Voyant si peu de cette ferveur en moi, j’ai différé jusqu’ici de vous satisfaire. En ce moment le Seigneur m’ouvre, ce me semble, quelque peu l’intelligence et communique quelque chaleur à mon âme. Je le dois sans doute au saint désir qui vous anime, et comme les Strophes ont été composées à votre intention, Notre-Seigneur veut probablement que l’expli­cation vous en soit due. j’ai donc pris courage, sachant fort bien d’ailleurs que de mon propre fonds je suis incapable de traiter comme il convient quelque sujet que ce soit, moins encore des matières si élevées et si substantielles. Ce qui s’y trouvera d’inexact et de défectueux devra donc m’être attribué. Aussi je soumets ce que je vais dire à tout meilleur avis, quel qu’il soit, et au jugement de la sainte Église romaine, notre Mère. Sous sa règle, en effet, l’erreur est impossible.

Ceci posé, et en prévenant le lecteur que je resterai toujours au-dessous de la réalité, parce qu’une peinture ne reproduit jamais que très imparfaitement l’original, je prendrai la hardiesse de parler, en m’appuyant toujours sur les divines Écritures.

Rien d’étonnant d’ailleurs que Dieu accorde des grâces élevées, sublimes, extraordinaires, aux âmes qu’il lui plait de favoriser. Si nous songeons qu’il est Dieu, qu’en ceci il agit en Dieu, avec une bonté et un amour infinis, nous ne verrons rien là que de très raisonnable. N’a-t-il pas déclaré lui-même que si quelqu’un l’aimait, le Père, le Fils et l’Esprit-Saint viendraient en lui et feraient en lui leur demeure/1 ? Ce qui revient à dire qu’à celui-là il sera donné de demeurer et de vivre dans le Père, dans le Fils et dans l’Esprit-Saint, ce qui est précisément l’heureuse vie chantée par l’âme dans les Strophes dont il s’agit.

Dans celles que nous avons précédemment expliquées/2, nous avons parlé du plus haut degré qui se peut atteindre en cette vie, à savoir la transformation en Dieu. Dans celles-ci il est question de l’amour le plus exquis et le plus achevé qui se rencontre dans ce même état de transfor­mation. À la vérité, il n’y a qu’un seul état de transfor­mation et l’on ne peut passer au-delà. Néanmoins, avec le temps et l’exercice, cet état peut s’épurer encore, et l’âme peut se transformer toujours davantage en l’Amour divin. Il en va de même pour le bois que le feu a transformé en soi et qui se trouve uni au feu. Plus le feu s’active, plus il agit sur le bois et plus celui-ci s’embrase, devient incan­descent, au point qu’on lui voit jeter des étincelles et des flammes.

C’est une fois parvenue à ce degré d’amour brûlant que cette âme nous parle. Elle est si hautement tranformée au feu d’amour, que non seulement ce feu ne fait qu’un avec elle, mais jette en elle de vives flammes. L’âme expérimente intérieurement qu’il en est ainsi dans une intime et très exquise suavité d’amour, et elle l’exprime dans son chant. Elle se sent consumée dans cette flamme et elle représente dans ces Strophes quelques-uns des effets opérés en elle.

Je suivrai en les exposant l’ordre que j’ai suivi dans l’explication des Strophes précédentes. Je les donnerai d’abord toutes ensemble, puis j’expliquerai brièvement chaque Strophe à part. Je ferai ensuite de même pour chaque vers en particulier.

/1 Jn 14, 23.

/2 Le Cantique Spirituel A, strophes 15-24, 27-28, 33-34 et CS B strophes 22-35. (Ed.)

STROPHE 1

Ô Flamme d’amour ! Vive Flamme !

Qui me blesse si tendrement

Au plus profond centre de l’âme !

Tu n’es plus amère à présent.

Achève donc, si tu le veux.

Romps enfin le tissu de cet assaut si doux !


EXPLICATION.

L’âme se sent toute enflammée dans la divine union, toute baignée de gloire et d’amour. Du plus intime de sa substance jaillissent de véritables fleuves de gloire et de délices, de son sein coulent les courants d’eau vive dont le Fils de Dieu a parlé/1. Puissamment transformée en Dieu, hautement possédée par lui, enrichie de trésors de dons et de vertus, il lui semble être toute proche de la béatitude, au point de n’en être plus séparée que par un léger tissu.

Alors, cette exquise flamme d’amour qui brûle en son sein vient-elle à l’envelopper, cette âme se sent comme glorifiée et d’une glorification aussi suave que puissante. Chaque fois donc que cette flamme l’assaille et l’absorbe en soi, il lui semble qu’elle va la mettre en possession de la vie éternelle et briser le tissu de sa vie mortelle. Il lui semble qu’il ne s’en faut que d’un point, et que ce point seulement est ce qui la sépare de la glorification essentielle. Aussi, s’adressant avec d’ardents désirs à cette flamme, qui n’est autre que l’Esprit-Saint, elle la supplie de briser

1/Jn 7, 38.

sa vie mortelle par son assaut plein de douceur, et d’achever ainsi de la mettre en possession de ce que chacun de ses assauts semble devoir lui conférer, à savoir la glorification entière et parfaite. Elle dit donc :

L’âme, pour exprimer la chaleur de sentiment et d’estime qui la fait parler clans ces quatre Strophes, répète les inter­jections : « Oh » et « Combien ! » Amoureuses exclamations, qui, chaque fois qu’on les profère, donnent à entendre que le cœur sent beaucoup plus que la langue ne peut exprimer. L’interjection : Oh ! marque un vif désir et une persuasive instance. L’âme, dans la Strophe qui nous occupe, s’en sert en ces deux sens à la fois, car elle déclare à l’Amour son ardent désir d’être détachée de la chair mortelle, et elle cherche à lui persuader de l’en détacher en effet.

Cette flamme d’amour, nous l’avons dit, c’est l’Esprit de son Époux, c’est l’Esprit-Saint que l’âme sent en elle-même, non seulement comme un feu qui la consume et la transforme suavement en amour, mais comme un brasier qui jette des flammes. Or, toutes les fois que ce brasier lance des flammes, il inonde cette âme de gloire et en même temps la rafraîchit par un souffle de vie divine.

Telle est l’opération de l’Esprit-Saint dans l’âme parvenue à la transformation d’amour. Les actes qu’il produit en elle sont des jets de flamme et des embrasements d’amour. La volonté, en s’y unissant, aime d’une façon sublime, parce qu’elle ne fait plus qu’un par l’amour avec la flamme divine.

De pareils actes d’amour sont d’un prix inestimable, et l’âme mérite plus par un seul de ces actes que par tout ce qu’elle a fait le reste de sa vie, si excellent qu’il fût, en dehors de cette transformation. Il y a entre la transfor­mation d’amour et l’acte d’amour la différence qui distingue l’acte de l’habitus38. Cette différence existe également entre le bois enflammé et la flamme qu’il projette : la flamme naît du feu qui brûle là. On peut dire que l’âme en cet état de transformation d’amour, c’est l’âme dans l’habitus de cette transformation, de même que le bois enflammé, c’est le bois constamment pénétré par le feu. Quant aux actes de cette âme, ce sont les flammes qui naissent de l’embra­sement de l’amour, et celui-ci les projette avec d’autant plus de véhémence que le feu de l’union se trouve avoir atteint sa plus haute intensité. Alors les actes de la volonté, ravie et absorbée dans la flamme de l’Esprit-Saint, s’unissent à la flamme et s’élèvent avec elle. Tel l’ange qui s’éleva vers Dieu dans la flamme du sacrifice de Manué/1.

En cet état, ce n’est pas l’âme, à proprement parler, qui produit des actes, c’est l’Esprit-Saint qui les produit en l’âme par sa motion divine. Il est donc vrai de dire que tous les actes de cette âme sont divins, puisque l’âme est mue et actuée de Dieu pour les produire.

Aussi chaque fois que le feu divin jette en elle des flammes, la faisant aimer dans un goût, dans un souffle tout divin, il semble à cette âme qu’on verse en elle l’éternelle vie. Et par le fait, chaque fois elle se trouve élevée à une opé­ration divine, exercée en Dieu même. C’est là le langage que Dieu parle, ce sont les paroles qu’il prononce, dans les âmes parfaitement purifiées. Ces paroles, selon l’expression de David, sont réellement enflammées. Votre parole, dit-il à Dieu, est puissamment enflammée/2. Et par le prophète Jérémie Dieu pose cette question : Mes paroles ne sont-elles pas comme du feu/3 ? Ces paroles, Jésus-Christ lui-même

1/Judith, XIII, 20.

2/ Ignitum efoquium tuum vehementer. (Ps. 118, 140.)

3/ Numquid non verbe mea surit quasi ignis ? (Jeremie, 23, 29.)

nous le dit en saint Jean, sont esprit et vie/1. Elles en font l’expérience, les âmes qui ont des oreilles pour entendre ces divines paroles ; mais ces âmes sont des âmes pures et embrasées d’amour. Quant à celles dont le palais est malade, celles qui goûtent autre chose, elles sont incapables de goûter l’esprit et la vie qui s’y trouvent.

C’est pour cela que plus les paroles du Fils de Dieu étaient sublimes, plus elles causaient de dépit à certains de ses auditeurs, à cause de l’impureté de leurs âmes. Témoin ce qui arriva lorsqu’il prêchait la savoureuse et très amoureuse doctrine de la sainte Eucharistie : beaucoup se retirèrent/2.

Mais parce que ces cœurs mal disposés ne goûtent point ce langage de Dieu, qui est tout intérieur, il n’en faut pas conclure que d’autres ne le goûtent point. Nous lisons que saint Pierre le goûta dans son âme, puisqu’il dit à Jésus-Christ : Seigneur, à qui irions-nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle/3. De son côté, la Samaritaine, ravie de la douceur des divines paroles, en oublia et son eau et sa cruche/4.

L’âme dont nous parlons étant si proche de Dieu qu’elle est transformée en flamme d’amour et qu’elle reçoit les communications du Père, du Fils et du Saint-Esprit, est-il incroyable de dire qu’elle reçoit un avant-goût de la vie éternelle ? Avant-goût imparfait sans doute, puisque la condition de cette vie ne comporte pas davantage, niais néanmoins délectation sublime, puisque ce jet de flammes de l’Esprit-Saint en elle, lui donne la saveur de l’éternelle vie.

C’est pour cela qu’elle appelle « Vive Flamme » la flamme

1/ Jn 6, 64.

2/ Jn 6, 60-61, 67.

3/ Jn 6,69.

4/ Jn 4, 28.

26

qui la consume, non que cette flamme ne soit toujours vive, mais c’est qu’elle fait vivre cette âme spirituellement en Dieu, qu’elle lui fait expérimenter ce qu’est la vie de Dieu. Mon cœur et ma chair, nous dit David, se sont réjouis dans le Dieu vivant/1. Non qu’il soit besoin de nous apprendre que Dieu est vivant, puisque c’est une qualité qu’il ne perd jamais, mais le prophète veut nous faire comprendre que son esprit et ses sens goûtaient Dieu comme vie et se sentaient transformés en Dieu, car c’est là goûter le Dieu vivant, goûter la vie de Dieu, la vie éternelle. David n’emploierait pas non plus cette expression de « Dieu vivant », s’il ne goûtait Dieu dans une vive plénitude, bien qu’encore imparfaitement et selon une ébauche de l’éternelle vie.

Ainsi, dans cette flamme, l’âme goûte Dieu d’une manière si vive et avec tant de suavité, qu’elle s’écrie : « Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme ! »

Qui me blesse si tendrement

C’est-à-dire, toi dont l’ardeur me touche si tendrement. » Comme cette flamme est une flamme de vie divine, elle blesse l’âme avec la tendresse qui est propre à la vie de Dieu. Elle la blesse puissamment et l’attendrit profon­dément, au point de la liquéfier tout entière en amour. Alors se réalise en elle ce qu’expérimenta l’Épouse des Cantiques lorsqu’elle s’attendrit au point de se fondre. Dès que l’Époux eut parlé, dit-elle, mon âme s’est fondue/2. C’est bien là l’effet que la parole de Dieu produit sur l’âme.

Mais comment cette âme peut-elle dire que la flamme la blesse, alors qu’il n’y a plus rien en elle à blesser, puis­qu’elle est entièrement cautérisée par le feu d’amour

/1 Ps 83, 3

/2 Ct 5, 6

Chose merveilleuse ! L’amour ne reste jamais oisif, il est dans un mouvement continuel, comme la flamme qui lance continuellement ses jets de tous côtés, et d’autre part le propre de l’amour est de blesser, afin de faire naître l’amour et la délectation. L’âme dont il s’agit est déjà tout en flammes, et l’amour lui lance ses blessures comme des jets de nouvelles flammes, flammes exquises de l’amour le plus tendre. C’est ainsi que l’amour, en joie et en fête, se livre aux jeux et aux passes de l’amour, dans le palais même de l’amour et des noces spirituelles, ainsi qu’il est écrit d’Assuérus et d’Esther, son épouse/1. L’amour en cet instant révèle tous ses charmes, il découvre toutes les richesses de ses trésors, afin que s’accomplisse en cette âme ce qui est dit dans les Proverbes : J’étais tous les jours dans les délices, me jouant sans cesse en sa présence, me jouant dans l’orbe de la terre, car mes délices sont d’être avec les enfants des hommes/2, c’est-à-dire de leur communiquer mes délices.

Ces blessures, ou autrement ces jeux de l’amour sont des jets de flammes, et des touches pleines de tendresse qu’imprime sur l’âme, à certains moments, ce feu d’amour qui ne connaît pas l’oisiveté. Il est dit ici que ces jets de flammes atteignent et blessent

Au plus profond centre de l’âme.

C’est au centre de l’âme39, là où le sens n’atteint point, là où le démon ne saurait pénétrer, qu’a lieu cette fête de l’Esprit-Saint, d’autant plus sûre, plus substantielle, plus délicieuse, qu’elle est plus intérieure. La raison en est que plus elle est intérieure et délicieuse, plus elle est pure, et plus grande est la pureté, plus abondante, plus fréquente

/1 Est 2, 17ss.

/2 Pr 8, 30-31

et plus universelle est la communication divine ; plus aussi grandissent la jouissance et la délectation de l’esprit, car ici c’est Dieu qui fait tout et l’âme n’opère rien d’elle­même. L’âme en effet ne peut agir que par l’entremise et avec le secours du sens ; or, elle est ici totalement affranchie du sens, bien éloignée du sens. Elle ne fait donc autre chose que recevoir de Dieu, c’est-à-dire de Celui qui peut agir dans le fond et dans l’intime de l’âme sans le secours des sens, Celui qui peut mouvoir l’âme au dedans d’elle-même.

De là vient que tous les mouvements de cette âme sont divins, et bien qu’ils soient de Dieu, ils sont aussi de l’âme, car Dieu opère en elle avec elle, puisqu’elle y donne sa volonté et son consentement.

En disant que la flamme blesse son centre le plus profond, l’âme donne à entendre qu’elle a d’autres centres moins profonds. Il convient d’entrer ici en quelques explications.

Il faut savoir en premier lieu que l’âme, en tant que pur esprit, n’a en son être ni haut, ni bas, ni profondeur plus ou moins grande, comme les corps susceptibles d’éva­luation. N’ayant pas en elle de parties, n’ayant ni dehors, ni dedans, puisqu’elle est une, elle ne peut avoir de centre plus ou moins profond. Elle ne peut être plus illuminée en une partie qu’en une autre, comme le sont les corps

physiques. Elle l’est plus ou moins, mais uniformément, de même que l’air est uniformément éclairé, en un degré supérieur ou en un degré moindre.

Dans les choses terrestres, nous appelons centre le plus profond, le dernier degré auquel peut atteindre un être, ou auquel peut s’étendre sa capacité, la force de son opé­ration et de son mouvement, le degré qui ne saurait être dépassé. Le feu et la pierre, par exemple, ont une activité, un mouvement naturels, une force qui les porte vers le centre de leur sphère, centre qu’ils ne peuvent dépasser et auquel ils atteignent nécessairement si un obstacle ne vient pas s’y opposer. Nous dirons donc que la pierre enfoncée dans le sol, sans être au plus profond de la terre, est en quelque manière dans son centre, parce qu’elle est dans la sphère de son activité et de son mouvement. Cependant nous ne pouvons pas dire qu’elle est dans son centre le plus profond, lequel n’est autre que le centre de la Terre. Il lui reste donc toujours activité, force et inclination pour descendre davantage et atteindre ce dernier centre, ce centre le plus profond, qu’elle atteindra effectivement si l’on fait disparaître l’obstacle qui la retient. Lorsqu’elle l’aura atteint et qu’il ne lui restera plus ni activité ni inclination à se mouvoir, nous dirons qu’elle est dans son centre le plus profond.

Le centre de l’âme, c’est Dieu. Une fois qu’elle l’a atteint selon toute la capacité de son être, selon toute la force de son opération ET INCLINATION, le dernier et le plus profond centre de l’âme sera atteint, alors de toutes ses forces elle aimera, connaîtra Dieu et jouira de lui. Tant qu’elle n’en sera pas arrivée là — ET C’EST LE PROPRE DE CETTE VIE MORTELLE, Où L’ÂME NE PEUT ATTEINDRE DIEU SELON TOUTE SA CAPACITÉ. — elle aura beau être en Dieu, son centre, par la grâce et la communication qu’il lui fait de lui-même, il y a en elle un mouvement vers quelque chose de plus, des forces pour atteindre quelque chose de plus, en sorte qu’elle n’est pas satisfaite. Elle est bien dans son centre, mais non dans son centre le plus profond, puisqu’elle peut aller plus loin EN DIEU.

IL EST A REMARQUER EN EFFET QUE L’AMOUR EST L’INCLI­NATION, LA FORCE, LA CAPACITÉ QUE L’ÂME POSSÈDE EN ELLE-MÊME POUR ALLER A DIEU, PUISQUE C’EST PAR LE MOYEN DE L’AMOUR QUE L’ÂME S’UNIT A DIEU. Plus donc l’âme a de degrés d’amour, plus elle entre profondément en Dieu, plus elle se concentre en lui. Par suite, nous pouvons dire que plus l’âme atteint de degrés d’amour

plus elle atteint de centres en Dieu, tous plus profonds
les uns que les autres, CAR PLUS L’AMOUR EST FORT, PLUS IL EST UNITIF. Aussi NOUS POUVONS ENTENDRE EN CE

SENS les nombreuses demeures que le Fils de Dieu nous déclare se trouver dans la maison de son Père40.

En résumé, pour qu’une âme se trouve en son centre qui est Dieu, il suffit, NOUS L’AVONS DIT, qu’elle ait un degré d’amour, parce qu’un degré d’amour suffit pour qu’une âme soit en Dieu par la grâce. Si elle a deux degrés d’amour, elle sera concentrée en Dieu selon un autre centre plus intérieur. Si elle atteint trois degrés, elle péné­trera en Dieu trois fois davantage. Si elle atteint le dernier degré, l’amour de Dieu blessera cette âme en son centre le plus profond. En d’autres termes il la transformera et l’illuminera en tout son être, selon toute sa capacité et toute sa puissance, jusqu’à ce qu’elle en uienne à paraître Dieu même.

Voyez le cristal pur et limpide. Plus il reçoit de degrés de lumière, plus la lumière se concentre en lui et plus il resplendit. Et la lumière peut en venir à se concentrer si abondamment en lui, qu’il en vienne à paraître entièrement lumière, à ne plus se distinguer de la lumière. Lorsqu’il en a reçu autant qu’il est capable d’en recevoir, il devient tout semblable à la lumière.

En disant que la flamme la blesse en « son centre le plus profond », l’âme déclare donc que l’Esprit-Saint la blesse selon toute l’étendue de sa substance, de sa force et de
sa capacité. NON QU’ELLE VEUILLE DONNER A ENTENDRE QUE CETTE OPÉRATION SOIT SUBSTANTIELLEMENT CELLE QUI A LIEU DANS LA VISION BÉATIFIQUE DE DIEU EN L’AUTRE
Vie. UNE ÂME A BEAU ATTEINDRE EN CETTE VIE : MORTELLE UN ÉTAT AUSSI ÉLEVÉ QUE CELUI DONT NOUS PARLONS, ELLE N’ATTEINT NI NE PEUT ATTEINDRE L’ÉTAT PARFAIT DE LA GLOIRE, BIEN QU’IL SOIT VRAI DE DIRE QUE DIEU PEUT LUI ACCORDER, COMME EN PASSANT, UNE FAVEUR QUI S’EN RAPPROCHE. Mais elle parle ainsi pour donner à entendre l’extraordinaire abondance de délices et de gloire qu’elle expérimente en cette communication de l’Esprit-Saint. Ces délices sont d’autant plus abondantes et plus exquises, que l’âme est plus puissamment et plus substantiellement transformée et concentrée en Dieu.

CECI ÉTANT CE QUI SE PEUT ATTEINDRE DE PLUS ÉLEVÉ EN CETTE VIE, — SANS ÊTRE, RÉPÉTONS-LE, AUSSI PARFAIT QU’EN L’AUTRE, — L’ÂME L’APPELLE LE CENTRE LE PLUS PROFOND. PEUT-ETRE CEPENDANT, L’ÂME PEUT AVOIR L’HABITUS DE LA CHARITÉ AUSSI PARFAIT QUE DANS L’AUTRE VIE, MAIS NON L’OPÉRATION ET LE FRUIT DE LA CHARITÉ, BIEN QU’IL SOIT VRAI DE DIRE QUE LE FRUIT ET L’OPÉRATION DE L’AMOUR CROISSENT À TEL POINT EN CET ÉTAT, QU’IL Y A GRANDE RESSEMBLANCE AVEC CE QU’ILS SONT DANS L’AUTRE VIE. L’ÂME, EN AYANT LE SENTIMENT, S’ENHARDIT DONC A PRONONCER CE QUE L’ON N’OSE AVANCER QUE DE L’AUTRE VIE, ET ELLE DIT MON CENTRE LE PLUS PROFOND.

ET COMME LES CHOSES RARES ET DONT L’EXPÉRIENCE NE SE RENCONTRE GUÈRE PARAISSENT EXTRAORDINAIRES ET PEU CROYABLES, COMME SONT CELLES QUE NOUS DISONS DE L’ÂME ARRIVÉE JUSQU’ICI, JE NE M’ÉTONNERAIS PAS SI CERTAINES PERSONNES QUI NE LES SAVENT POINT DE SCIENCE ACQUISE ET N’EN ONT PAS NON PLUS LA CONNAIS­SANCE EXPÉRIMENTALE. N’Y DONNENT POINT CRÉANCE OU LES TAXENT D’EXAGÉRATION EXCESSIVE, OU, TOUT AU MOINS, SE DISENT QU’IL FAUT EN RABATTRE.

À TOUTES CES PERSONNES, JE RÉPONDS CECI : LE PÈRE DES LUMIÈRES41, DONT LA MAIN N’EST POINT RACCOURCIE ET QUI SE VERSE ABONDAMMENT, SANS ACCEPTION DE PERSONNES, PARTOUT IL TROUVE UN LIEU FAVORABLE, — TEL LE RAYON DE SOLEIL QUI SE MONTRE JOYEUSEMENT PAR LES VOIES ET LES CHEMINS, — LE PÈRE DES LUMIÈRES, DIS-JE, NE SE REFUSE POINT ET MÊME TROUVE PLAISIR À PRENDRE SES DÉLICES AVEC LES ENFANTS DES HOMMES RÉPANDUS SUR LE GLOBE DE LA TERRE42. IL NE FAUT DONC POINT REGARDER COMME INCROYABLE QUE, RENCONTRANT UNE ÂME EXAMINÉE, ÉPROUVÉE, PURIFIÉE PAR LE FEU DES TRIBULATIONS ET DES PEINES, AINSI QUE PAR DE MUL­TIPLES TENTATIONS, UNE ÂME RECONNUE FIDÈLE DANS L’AMOUR, IL RÉALISE DÈS CETTE VIE EN CETTE ÂME FIDÈLE CE QUE LE FILS DE DIEU NOUS A PROMIS : À SAVOIR QUE SI QUELQU’UN L’AIME, LA TRÈS SAINTE TRINITÉ VIENDRA EN LUI ET Y FIXERA SA DEMEURE43. CE QUI REVIENT A DIRE QU’ELLE ILLUMINERA DIVINEMENT SON ENTENDEMENT DE LA SAGESSE DU FILS, QU’ELLE COMBLERA DE DÉLICES SA VOLONTÉ DANS L’ESPRIT-SAINT, QU’ENFIN LE PÈRE L’ABSOR­BERA PUISSAMMENT DANS SON ÉTROIT EMBRASSEMENT ET DANS L’ABÎME DE SA DOUCEUR.

ET SI DIEU EN USE AINSI AVEC QUELQUES ÂMES, COMME TRÈS VÉRITABLEMENT IL LE FAIT, ON DOIT CROIRE QUE CELLE DONT NOUS PARLONS NE SERA PAS PRIVÉE DE CES DIVINES PRÉROGATIVES, PUISQUE NOUS DISONS QUE L’OPÉ­RATION DE L’ESPRIT-SAINT EN ELLE DÉPASSE DE BEAUCOUP CE QUI A LIEU DANS L’ORDINAIRE COMMUNICATION AMOU­REUSE ET DANS L’ORDINAIRE TRANSFORMATION D’AMOUR. EN EFFET, CE QUI A LIEU DANS L’ORDINAIRE COMMUNI­CATION ET TRANSFORMATION PEUT SE COMPARER A LA BRAISE ENFLAMMÉE. ET CE QUE NOUS DÉCRIVONS À PRÉSENT DOIT S’ASSIMILER A LA BRAISE QUI SE TROUVE AU MILIEU D’UN FEU SI VIOLENT, QUE NON SEULEMENT ELLE EST ENFLAMMÉE, MAIS QU’ELLE EST DEVENUE UNE FLAMME DE FEU.

AINSI, LA SIMPLE UNION D’AMOUR ET CELLE D’AMOUR ENFLAMMÉ PEUVENT EN QUELQUE FAÇON SE COMPARER, LA PREMIÈRE AU FEU DU SEIGNEUR44, NON EMBRASÉ A L’EXCÈS, dont Isaïe nous dit qu’il se trouve dans Sion45, laquelle figure l’Église militante ; la seconde à ce fourneau de Dieu qui était à Jérusalem, laquelle signifie vision de paix46 et représente l’Église triomphante, où LE FEU EST EMBRASÉ A L’EXCÈS, OU AMOUR PARFAIT47.

BIEN QUE, REDISONS-LE ENCORE, L’ÂME ICI N’AIT PAS ATTEINT LA PERFECTION D’AMOUR QUI EST CELLE DE L’AUTRE VIE, CEPENDANT, EN COMPARAISON DE L’UNION ORDINAIRE, SON AMOUR EST UN FOURNEAU48 VIOLEMMENT EMBRASÉ, donnant lieu à une vision d’autant plus paci­fique, plus glorieuse et plus exquise, que la flamme de ce fourneau est plus embrasée que ne l’est le feu ordinaire.

L’âme donc, sentant que cette vive flamme d’amour lui communique une plénitude de biens — et par le fait ce divin amour apporte avec lui tous les biens, — elle s’écrie : Oh ! flamme d’amour ! Vive flamme ! Toi qui blesses si tendrement ! » Comme si elle disait : Oh ! amour embrasé ! qui me glorifies délicieusement par tes touches amoureuses, selon toute ma capacité et toute la force dont je suis capable ! Tu me donnes une intelligence divine selon toute la capacité de mon entendement ; tu me commu­niques l’amour selon la toute-puissance de ma volonté ; tu combles d’un torrent de délices l’essence de mon âme par ton divin contact et ton union substantielle, selon la suprême pureté de mon être et selon toute l’étendue de ma mémoire !

C’est là ce qui se produit — sans parler de tout ce qui ne peut s’exprimer — au moment où cette flamme d’amour jaillit dans une âme. Cette âme est selon son essence et selon ses puissances, mémoire, entendement et volonté, parfaitement purifiée. Aussi la Sagesse divine qui, selon l’expression de l’écrivain sacré, atteint partout â cause de sa pureté49, l’absorbe en soi d’une manière aussi profonde que subtile et sublime, par l’opération de sa divine flamme.

Dans cette absorption de l’âme en la Sagesse, l’Esprit Saint imprime à la flamme des vibrations glorieuses d’une suavité telle, que l’âme ajoute aussitôt :

Tu n’es plus amère à présent.

Ce qui revient à dire : tu ne m’affliges plus maintenant, tu ne produis plus en moi la souffrance et l’angoisse, comme tu le faisais autrefois. En effet, quand l’âme se trouvait dans l’état de purgation spirituelle qui marque l’entrée à la contemplation, cette flamme divine ne lui était ni bienveillante ni suave, comme dans l’état présent d’union. Ceci demande quelque explication et nous nous y arrê­terons un moment.

Remarquons-le, avant que cette divine flamme d’amour s’introduise dans la substance de l’âme, avant qu’elle s’unisse à elle dans une parfaite purgation, dans un état de pureté entièrement achevée, cette même flamme, qui n’est autre que l’Esprit-Saint lui-même, frappe des coups sur cette âme, afin de détruire et de consumer ses imper­fections et ses mauvaises habitudes. Telle est l’opération par laquelle l’Esprit-Saint la dispose à la divine union et à la transformation substantielle en Dieu par amour.

Ce feu d’amour, qui dans la suite s’unit à l’âme en la glorifiant, est le même qui l’assaille d’abord en la purifiant. Prenons la comparaison du bois. Le feu qui va le pénétrer est celui qui l’attaque d’abord et l’enveloppe de sa flamme. pour le dessécher et le dépouiller de ses accidents fâcheux. Lorsqu’il l’aura disposé par sa chaleur, il pourra pénétrer en lui et le transformer en soi. LES PERSONNES SPIRI­TUELLES DONNENT A CECI LE NOM DE VIE PURGATIVE.

Sous l’emprise de cette opération, l’âme souffre à l’extrême, elle endure dans l’esprit des peines violentes, qui, d’ordi­naire, ont leur répercussion dans le sens. Cette flamme lui est singulièrement pénible, parce qu’en cet état de purgation, au lieu de l’éclairer, elle la met dans l’obscurité, au lieu de lui être douce, elle lui est amère. Si parfois elle lui com­munique quelque chaleur d’amour, cette chaleur est accompagnée d’angoisse et de tourment. Au lieu de lui être délectable, elle lui apporte de la sécheresse ; au lieu de la fortifier et de la pacifier, elle la consume et l’accuse ; au lieu de la glorifier, sous l’influence d’une lumière spiri­tuelle qui lui donne la connaissance d’elle-même, elle la plonge dans la misère et l’amertume.

Alors, selon l’expression de Jérémie, Dieu lui envoie un feu dans les os, afin de l’instruire50. Et, comme parle David, il l’examine par le feu51. L’âme dans ce temps-là, endure de profondes ténèbres dans son entendement, des séche­resses amères et des angoisses violentes dans sa volonté, une très pénible connaissance de ses misères dans sa mémoire, parce que son œil spirituel est grand ouvert pour se connaître. Dans son essence l’âme souffre un pro­fond délaissement et une extrême indigence. D’ordinaire elle se sent sèche et froide, parfois brûlante ; elle ne trouve de soulagement nulle part. Aucune pensée consolante ne s’offre à elle. Elle est impuissante à élever même son cœur vers Dieu.

C’est à ce point que la divine flamme est amère à cette âme. Job en proie à la même épreuve disait à Dieu : Vous m’êtes devenu cruel52. Oui, en vérité, quand l’âme souffre toutes ces peines à la fois, IL LUI SEMBLE QUE DIEU SE MONTRE A SON ÉGARD CRUEL ET IRRITÉ. Il est impossible de représenter ce qu’elle endure alors. Par moments, ses peines sont peu inférieures à celles du purgatoire. Je ne saurais mieux dépeindre l’amertume à laquelle cette âme est en proie et l’extrémité de ses tourments, qu’en citant les paroles de Jérémie sur le même sujet :

Je suis un homme qui voit sa pauvreté sous la verge de l’indignation du Seigneur. Il m’a conduit et amené dans les ténèbres, et non dans la lumière. Il n’a fait que tourner et retourner sa main contre moi tout le jour. Il a fait vieillir ma peau et ma chair ; il a brisé mes os. Il a bâti un mur tout autour de moi ; il m’a environné de fiel et de douleur. Il m’a placé dans les ténèbres, comme les morts éternels. Il a construit autour de moi, afin de me fermer toute issue ; il a appesanti mes fers. Quand je pousserai vers lui mes cris et mes supplications, il a d’avance rejeté mes prières. Il a fermé mes voies avec des pierres carrées, il a défoncé mes sentiers53.

À quoi Jérémie ajoute bien d’autres plaintes encore. Comme c’est alors Dieu même qui soumet l’âme à une cure souve­rainement douloureuse, afin de la guérir de ses nombreuses infirmités, elle doit nécessairement souffrir ce que comporte la gravité de son mal et la rigueur du traitement. Ici On place le cœur sur les brasiers, afin d’en expulser tous les genres de démons54. Ici toutes les maladies de l’âme sont mises en pleine lumière. Sous cette cure divine, elles sont placées devant ses yeux pour qu’elle les discerne clai­rement. Les faiblesses, les misères étaient enracinées dans l’âme, et si bien couvertes qu’elle ne les apercevait pas. Maintenant, sous l’action de la lumière et de la chaleur du feu divin, elle les voit, elle les sent.

De même l’humidité dont le bois était imprégné demeurait invisible, tant que le feu n’était pas venu l’attaquer, tant qu’il ne l’avait pas fait transpirer et fumer, pour le faire ensuite resplendir. Telte l’action de la flamme divine à l’égard de l’âme : ELLE LA REND EN QUELQUE SORTE IMPARFAITE.

Admirable spectacle ! Il s’élève alors dans l’âme adver­saires contre adversaires : les combattants de l’âme contre les combattants de Dieu. Ces derniers envahissent l’âme, et, comme disent les philosophes, la présence des uns fait surgir les autres. Les combattants de Dieu attaquent ceux de l’âme ; ils tâchent de s’expulser les uns les autres, afin de régner seuls en elle. Je veux dire que les vertus et les attributs très parfaits de Dieu se dressent contre les défectuosités et les habitudes très imparfaites de l’âme, et celle-ci souffre au dedans d’elle-même la lutte de ces opposants.

Comme la flamme est extrêmement lumineuse, au moment où elle fait irruption sa lumière brille dans les ténèbres de l’âme, qui sont aussi extrêmement profondes. L’âme alors, sent très vivement ces ténèbres naturelles et vicieuses qui s’opposent à la lumière surnaturelle. D’autre part, elle ne perçoit plus la lumière surnaturelle qui ne réside pas au dedans d’elle, elle perçoit au contraire les ténèbres qui résident en elle et qui ne peuvent comprendre la lumière55. Elle sent donc d’autant plus les ténèbres, que la lumière fait plus d’efforts pour l’envahir, car c’est un fait que les âmes ne voient leurs ténèbres que lorsqu’elles sont envahies par la lumière. Quand la divine lumière aura expulsé les ténèbres, alors l’âme se trouvera illuminée, transformée. Elle discernera en elle-même la lumière, parce que son œil spirituel aura été purifié et fortifié par ses rayons.

Si une immense lumière vient frapper une vue faible et impure, elle la plonge totalement dans les ténèbres, parce que la puissance visuelle est surmontée par l’excès de la lumière. La divine flamme, de même, était d’abord pénible à la vue de l’entendement. Comme elle est par elle-même souverainement amoureuse et tendre, c’est ten­drement et amoureusement qu’elle assaille la volonté. Mais la volonté étant par elle-même extrêmement sèche et dure, et d’autre part la dureté se sentant davantage au contact de la tendresse, et la sécheresse au contact de l’amour, au moment où la flamme assaille amoureusement et tendre­ment la volonté, celle-ci sent très vivement sa dureté et sa sécheresse naturelles à l’égard de Dieu. Elle ne sent pas l’amour et la tendresse de la flamme, parce qu’elle-même est entachée de dureté et de sécheresse, conditions incom­patibles avec la tendresse et l’amour. Quand la dureté et la sécheresse auront été chassées par leurs contraires, alors la tendresse et l’amour divin régneront dans la volonté. Ainsi donc, c’est parce qu’elle lui faisait doulou­reusement sentir sa dureté et sa sécheresse, que cette flamme était amère à la volonté.

De même, comme la divine flamme est pleine d’ampleur et d’immensité, et que la volonté au contraire est étroite et resserrée, la volonté, alors que la flamme l’investit, sent vivement son resserrement et son étroitesse. En donnant sur elle, la flamme la dilatera et l’élargira ; elle la rendra capable de recevoir son action.

La flamme est suave et délicieuse, tandis que le palais spirituel de l’âme est corrompu par l’humeur maligne des affections déréglées. Par suite, la divine flamme lui paraît amère et désagréable le palais de l’âme ne saurait goûter le doux aliment de l’amour divin. C’est donc précisément parce que la volonté n’a point de douceur et n’est rempli que de misères, qu’elle éprouve tant d’amertume et tant d’angoisses en présence de la flamme très ample et très délicieuse du divin amour.

Enfin, cette flamme renferme une richesse, une bonté, une jouissance infinies, et l’âme n’a par elle-même qu’indi­gence absolue, elle ne possède aucun bien qui puisse la satisfaire. Elle connaît donc clairement sa misère, sa pau­vreté, sa malice, au regard de la richesse, de la bonté, des délices divines. Elle ne perçoit pas cette richesse, cette bonté, ces délices de la flamme, parce que la malice ne comprend pas la bonté, que la pauvreté ne comprend pas la richesse, et ainsi du reste. Mais une fois que la flamme l’aura purifiée, elle l’enrichira, elle la glorifiera, elle la comblera de délices, en la transformant. En résumé, cette flamme était indiciblement amère à l’âme, parce que des contraires se combattaient en cette âme. Dieu, qui est toute perfection, luttait contre les habitudes imparfaites de l’âme. Mais ensuite, il transformera l’âme en soi, et par là, il l’adoucira, il la pacifiera, il l’éclairera, comme le feu en agit à l’égard du bois dont il s’est emparé.

Il est peu d’âmes qui subissent une purgation aussi intense. Celles-là seulement l’endurent que Dieu à dessein d’élever à un très haut degré d’union. Dieu, en effet, dispose chaque âme, par une purgation plus ou moins forte, au degré d’union auquel il se propose de la faire monter, je le répète, les peines auxquelles il les soumet ont du rapport avec celles du purgatoire. De même que les âmes se purifient dans le purgatoire pour devenir capables de la claire vision de Dieu dans l’autre vie, ainsi elles se purifient en cette vie par les tourments que nous venons de dire, afin de pouvoir se transformer ici-bas en Dieu par l’amour.

Nous avons traité au long dans la Nuit obscure de la Montée du Carmel, de cette purgation et de son intensité plus ou moins grande. Nous avons décrit la purification de l’entendement, celle de la volonté, celle de la mémoire, celle de l’essence de l’âme ; nous avons parlé de la puri­fication générale des puissances et de l’essence. Nous avons parlé également de la purification de la partie sensitive, et nous avons dit comment on distingue la purification sensitive et la purification spirituelle. Nous avons indiqué enfin en quel temps et à quel degré de la voie spirituelle cette purgation commence. Comme tout cela n’est pas du sujet qui nous occupe actuellement, je ne m’y arrêterai pas. Qu’il nous suffise pour l’instant de bien retenir ceci. Le même Dieu qui veut pénétrer dans l’âme par l’union et la transformation d’amour commence par l’assaillir et la purifier par la lumière et la chaleur de sa divine flamme, de même que le feu qui s’empare du bois est le même qui le dispose à son action, comme il a été dit. Donc cette flamme, qui est si douce à l’âme maintenant qu’elle l’a complètement investie, est la même qui lui était si dou­loureuse lorsque, encore au-dehors, elle travaillait à l’envahir.

C’est là ce que l’âme veut donner à entendre quand elle dit : « Tu n’es plus amère à présent. » Comme si elle disait : Non seulement tu ne me plonges plus dans l’obscurité, mais tu es devenue la lumière de mon entendement, au moyen de laquelle je puis contempler mon Dieu. Non seulement tu ne fais plus défaillir nia faiblesse, mais tu es devenue la force de ma volonté, et par cette force, je suis capable d’aimer et de goûter mon Dieu, toute transformée que je suis en amour divin.

Non seulement tu ne causes plus angoisse et tourment à mon essence, mais tu es sa gloire, ses délices, sa dilatation. Oui, l’on peut dire de moi ce que chantent les divins Cantiques : Quelle est celle-ci qui monte du désert, comblée de délices, appuyée sur son Bien-Aimé56, répandant l’amour de tous côtés ?

Puisqu’il en est ainsi,

Achève donc, si tu le veux.

En d’autres termes, achève de consommer en moi le mariage spirituel par ta vision héatifique, CAR C’EST CETTE VISION BÉATIFIQUE QUE L’ÂME DEMANDE. Il est vrai que dans l’état sublime où elle se trouve, étant parfaitement conforme à la divine volonté57, parce qu’elle est parfaitement transformée dans l’amour, elle n’a rien à demander pour elle-même, elle n’a de désir qu’à l’égard de son Bien-Aimé. La charité, dit saint Paul, ne considère pas ses intérêts58. Elle a cependant des désirs par rapport à son Bien-Aimé, puisqu’elle vit encore dans l’espérance et que, par conséquent, elle sent un vide qui demande à être comblé. Elle pousse donc des gémissements suaves et délicieux, à proportion de ce qui lui manque encore pour atteindre l’adoption parfaite des enfants de Dieu, cette absorption dans la gloire59, où son appétit trouvera enfin le repos. En attendant, il aura beau être comblé d’union divine, il ne saurait être rassasié que lorsque la gloire apparaîtra60. Sa faim est encore excitée par la saveur de gloire qui lui est ici accordée. Cette saveur est telle, que si Dieu ne prenait soin de la chair en protégeant de sa droite la vie naturelle — comme il le fit pour Moïse dans la caverne du rocher, afin qu’il pût voir sa gloire sans mourir61, — à chacun de ces jets de flamme, la vie naturelle céderait et la mort devrait s’ensuivre, parce que notre partie inférieure est trop fragile pour porter une telle abondance, une telle sublimité de feu divin.

Ce désir de l’âme et la demande qu’il inspire ne sont pas accompagnés de peine, car ici l’âme est inca­pable d’en ressentir. C’est un désir suave et délicieux, qui révèle la conformité dont sont animés et l’esprit et le sens. Aussi l’âme dit-elle : « Si tu veux. » Sa volonté et son appétit sont tellement une seule chose avec Dieu, qu’elle fait toute sa béatitude d’accomplir sa volonté.

Il reste vrai cependant qu’au milieu des rayons de gloire et d’amour qui, sous l’action de ces divines touches, appa­raissent à la porte de l’âme et sont hors de toute proportion avec l’étroitesse de la demeure terrestre, l’âme montrerait peu d’amour si elle ne demandait pas à être introduite dans l’amour parfait et consommé. D’ailleurs, elle comprend qu’au milieu de ces souveraines délices et de ces commu­nications de l’Époux, l’Esprit-Saint la provoque et l’invite à entrer dans cette immensité de gloire qu’il lui met devant les yeux. Cette invitation revêt de suaves et merveilleux accents, tels que l’Épouse les énonce au Cantique des Cantiques :

Voici mon Bien-Aimé qui me parle. Lève-toi, hâte-loi, mon amie, ma colombe, ma toute belle, et viens. Voici que l’hiver est passé, que la pluie a fui bien loin. Les fleurs ont paru sur notre terre. Le temps de tailler la vigne est venu, la voix de la tourterelle s’est fait entendre sur notre terre. Le figuier a donné ses fruits ; les vignes en fleurs ont répandu leur parfum. Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens : ma colombe, dans les trous de la pierre, dans la caverne du mur d’enclos, montre-moi ton visage, que tu voix retentisse et mes oreilles, car ta voix est douce et ton visage est plein de charmes62.

L’âme entend ces invitations, elle en perçoit très distinc­tement le sens sublime qui est celui de la gloire, de cette gloire que l’Esprit-Saint lui découvre. Dans ces jets, de flammes remplis de tendresse et de suavité, il lui témoigne le désir qu’il a de l’introduire dans cette divine gloire. C’est à cette amoureuse provocation qu’elle répond : « Achève donc, si tu le veux. » Par où elle adresse à l’Époux deux demandes : celles-là même qu’il nous a enseignées en saint Mathieu : Adveniat regnum tuum. Fiat voluntas tua63. En d’autres termes : Si telle est ta volonté, achève de me donner ton royaume ! Et pour en venir là,


Romps enfin le tissu de cet assaut si doux !

Ce tissu » est l’obstacle qui s’oppose à la grande affaire dont il s’agit. En effet, une fois les obstacles levés, une fois les tissus qui empêchent l’union de l’âme et de Dieu définitivement rompus, il devient facile à l’âme d’atteindre Dieu.

Nous pouvons dire que les tissus qui empêchent cette union, et qu’il faut nécessairement briser pour qu’elle s’accomplisse, sont au nombre de trois. Le premier est temporel : il comprend tous les objets créés. Le second est naturel : il embrasse les opérations et les inclinations de la nature. Le troisième est sensitif : c’est l’union de l’âme et du corps, c’est-à-dire la vie sensitive et animale dont-saint Paul disait : Nous savons que lorsque notre demeure terrestre se dissoudra, nous avons une autre habitation, que Dieu nous a préparée dans les cieux64.

Il faut de toute nécessité que les deux premiers tissus soient rompus pour que l’âme arrive à posséder l’union divine. Il faut renoncer à toutes les choses du monde, il faut mortifier toutes les inclinations et tous les appétits naturels65 ; il faut enfin que toutes les opérations de l’âme soient rendues divines. Toutes ces ruptures ont été accom­plies par les assauts de la divine flamme alors qu’elle était amère. C’est la purgation spirituelle, nous l’avons dit plus haut, qui rompt ces deux premiers tissus. L’union divine en est résultée. Il ne reste plus à rompre que le troisième, celui de la vie sensitive. Aussi l’âme ne parle pas de plu­sieurs tissus, mais d’un seul.

Ce dernier tissu, le seul qui reste â rompre, est si subtil et si léger, l’union divine l’a tellement spiritualisé, que la flamme ne l’assaille pas avec rigueur et d’une façon pénible, comme elle assaillait les deux autres, mais d’une façon délicieuse et remplie de suavité. Aussi L’ÂME PARLE ICI D’UN DOUX ASSAUT, ET IL LUI PARAÎT D’AUTANT PLUS DOUX ET PLUS DÉLICIEUX, QU’IL VA, ELLE LE SENT, ROMPRE LE TISSU DE SA VIE.

QU’ON LE SACHE BIEN, POUR LES ÂMES ARRIVÉES A CET ÉTAT, LA MORT NATURELLE, BIEN QUE SEMBLABLE EN SES CIRCONSTANCES A CELLE DES AUTRES HUMAINS, PRÉSENTE EN SA CAUSE ET EN SON MODE UNE TRÈS GRANDE DIFFÉ­RENCE. CHEZ LES AUTRES, LA MORT EST CAUSÉE PAR LA MALADIE OU PAR LA VIEILLESSE. MAIS POUR CES PERSONNES, BIEN QU’ELLES MEURENT ÉGALEMENT DE MALADIE OU PAR L’EFFET DU DÉCLIN DE CAGE, CE N’EST POINT LA CE QUI LEUR ARRACHE L’ÂME, C’EST UN TRANSPORT ET UN ASSAUT D’AMOUR BEAUCOUP PLUS ÉLEVÉ QUE LES PRÉCÉDENTS, PLUS PUISSANT AUSSI ET PLUS FORT, PUISQU’IL A LE POUVOIR DE ROMPRE LE TISSU ET D’EMPORTER LE JOYAU, JE VEUX DIRE, L’ÂME QUI RETOURNE A DIEU.

Aussi, pour de telles âmes, la mort est-elle pleine de douceur et de suavité, et cette douceur surpasse toutes celles que la vie spirituelle leur a jamais fait goûter au cours de leur existence. Ces amis de Dieu meurent dans des transports sublimes et au milieu des assauts délicieux que leur livre l’amour. Tel le cygne, qui chante avec plus de douceur lorsqu’il va mourir. C’est pour cela que David nous assure que la mort des justes est précieuse DEVANT DIEU66. Les fleuves d’amour de cette âme sont sur le point d’entrer dans l’océan, et ils sont si larges, si abondants qu’ils ressemblent à des mers. Tant de trésors accu­mulés se rassemblent depuis le premier jusqu’au dernier pour accompagner le juste qui va prendre possession de son royaume. Les louanges, dont nous parle Isaïe, reten­tissent des extrémités de la terre, chantant les gloires du juste67.

L’âme, à l’heure de ces glorieux assauts, se sent sur le point d’être mise en pleine jouissance de son royaume et elle se voit, à l’instant de ce départ, enrichie d’une abon­dance de trésors, pure, remplie de vertus et ornée des dispositions requises. À ce moment en effet, Dieu permet à l’âme de voir sa beauté ; il lui confie la connaissance des dons et des vertus qu’il a mis en elle, parce que tout se change en amour et en louange, sans aucune trace de vanité ou de présomption, car il n’y a plus ici de levain d’imperfection, capable de corrompre cette âme.

Voyant donc qu’il ne reste plus à rompre que le faible tissu de l’humaine condition de la vie naturelle dont elle se sent liée et captive, elle souhaite avec ardeur d’êtr délivrée de ces liens et d’être avec Jésus-Christ68. Elle se plaint qu’une vie si basse et si faible fasse obstacle à une vie si haute et si puissante : elle en demande donc la rupture : « Romps enfin le tissu de cet assaut si doux ! ».

Elle donne à la vie mortelle le nom de tissu » pour trois raisons : d’abord à cause de l’étroit rapport qu’il y a entre la chair et l’esprit, ensuite, à cause de la séparation qu’elle met entre Dieu et l’âme ; enfin parce qu’un tissu n’est pas d’ordinaire si opaque et si serré, qu’il ne laisse passer un peu de jour. Or, dans le cas dont il s’agit, le canevas est extrêmement léger. L’âme s’est à tel point spiritualisée, illuminée, affinée, que la Divinité transparaît au travers.

De plus, l’âme, ayant le sentiment de la plénitude de force que renferme l’autre vie, comprend mieux toute l’infirmité de la vie présente. Aussi le tissu dont il s’agit lui paraît-il singulièrement léger. Ce n’est plus pour elle qu’une toile d’araignée, pour employer l’expression de David : Nous comparerons le cours de notre vie à l’araignée69. Aux yeux d’une âme élevée â cette hauteur. c’est même beaucoup moins encore. Voyant les choses comme Dieu les voit, elle les apprécie comme Dieu les apprécie. Or. devant Dieu, nous assure David. mille ans sont comme le jour d’hier, qui n’est plus70. Et, comme parle Isaïe, les nations sont devant lui comme si elles n’étaient pas71. Cette âme en juge de même. Toutes les choses créées lui paraissent un néant, elle-même n’est rien à ses propres yeux : pour elle, son Dieu seul est tout.

On peut se demander pourquoi l’âme exprime ici72 le désir que le tissu soit rompu, plutôt que tranché ou usé, puisque tout cela semble revenir au même. Nous répondons qu’elle emploie cette expression pour quatre motifs. D’abord, afin de s’exprimer d’une manière plus exacte, parce que dans l’assaut du tournoi, on rompt effectivement le tissu de la bannière ; on ne le tranche73 et on ne l’use pas. En second lieu, parce que l’amour est ami de tout ce qui est fort et impétueux, et l’impétuosité s’exerce davantage dans la rupture que dans la coupure et l’usure. En troisième lieu, parce que l’amour requiert la brièveté et l’opération prompte, car il est d’autant plus fort que son opération est plus rapide et plus spirituelle. Les forces réunies sont plus puissantes que les forces dispersées. D’autre part, l’amour s’introduit de la même manière que la forme s’introduit dans la matière, à savoir instantanément. Tant qu’il n’en est pas ainsi, il n’y a pas d’acte à proprement parler, il y a seulement disposition à l’acte.

C’est ainsi que les actes spirituels s’opèrent instanta­nément dans l’âme, parce qu’ils sont infus de Dieu. Quant aux actes que l’âme produit d’elle-même, ils doivent plutôt s’appeler des dispositions, des désirs et des affections successives. Ces actes personnels ne sont presque jamais des actes parfaits d’amour ou de contemplation. Quant aux actes spirituels, c’est Dieu qui les forme et les perfec­tionne très rapidement dans l’esprit. En ce sens, le Sage nous déclare que la fin de l’oraison vaut mieux que le commen­cement74, et il est dit communément que l’oraison brève pénètre les cieux.

De là vient que l’âme pourvue des dispositions requises peut produire en peu de temps des actes plus nombreux et plus intenses, que l’âme non disposée en beaucoup de temps. De même, la disposition très parfaite où elle se trouve lui permet de demeurer longtemps dans l’acte d’amour ou de la contemplation. L’âme au contraire qui n’est pas disposée passe tout son temps à préparer son esprit, et après cela le feu n’arrive pas à s’emparer du bois, soit qu’il ait trop d’humidité, soit que la chaleur soit trop faible, soit pour ces deux motifs réunis.

Dans l’âme disposée, l’acte d’amour se produit en un instant, parce qu’à chaque contact l’étincelle enflamme l’amadou bien sec. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’âme embrasée d’amour préfère la rupture instantanée à la coupure et à ! » usure, qui réclament plus de temps.

En quatrième lieu, il y a le désir que le tissu de la vie se brise prématurément. Lorsqu’il s’agit de couper on d’user, on y met de la réflexion, on attend que l’objet à couper soit dans les conditions voulues, qu’il soit usé ou prêt d’une autre manière. Quand il s’agit de rompre, il n’y a pas, ce semble, de moment favorable à attendre, ou toute autre chose.

Or, c’est précisément ce que réclame l’âme embrasée. d’amour. Elle ne peut se résoudre à attendre la fin natu­relle de sa vie, ou telle ou telle circonstance, pour voir opérer la rupture de ses liens. La véhémence de son amour et la disposition qu’elle voit en soi lui font désirer et demander qu’un assaut d’amour, qu’une impétuosité surna­turelle rompe soudain la trame de sa vie. Elle sait que Dieu se plaît à rappeler à lui avant le temps les âmes qui lui sont chères, et qu’il opère alors rapidement en elles, par le moyen de l’amour, la perfection qu’autrement elles n’auraient pu acquérir qu’en beaucoup de temps.

C’est ce que nous déclare le Sage : Celui qui a plu au Seigneur, dit-il, a été chéri de lui ; et tandis qu’il vivait au milieu des pécheurs, il a été transféré. Dieu l’a enlevé de peur que la malice ne séduisît son intelligence ou que la fiction ne trompât son âme… Consommé en peu de temps il a rempli une longue carrière. Son âme était agréable à Dieu : c’est pourquoi il s’est hâté de le retirer du milieu de l’iniquité, etc75. TELLES SONT LES PAROLES DU SAGE. ELLES MONTRENT AVEC COMBIEN DE RAISON L’ÂME EMPLOIE LE TERME DE ROMPRE. L’ESPRIT-SAINT SE SERT DES MOTS « ENLEVER » ET « SE TER », QUI EXCLUENT TOUT DÉLAI. PAR LE TERME DE « SE HÂTER », DIEU NOUS DONNE À ENTENDRE LA RAPIDITÉ AVEC LAQUELLE IL PERFECTIONNE L’AMOUR DANS L’ÂME DU JUSTE, ET PAR LE MOT « ENLEVER », IL MARQUE QU’IL LA RAVIT PRÉMATURÉMENT. Il est donc très important pour une âme d’exercer en cette vie les actes de l’amour, parce que, se consommant rapidement, elle ne tarde guère à voir Dieu, soit en ce monde, soit en l’autre.

Mais examinons pourquoi l’âme donne à cet envahis­sement intérieur du Saint-Esprit le nom d’assaut, plutôt que tout autre nom. En voici la raison. L’âme découvre en Dieu un désir infini de voir sa vie mortelle prendre fin, et elle voit que s’il la prolonge, c’est que la perfection de l’âme n’est pas encore consommée. Elle le comprend, c’est en vue d’opérer cette consommation et de la dégager de la chair, qu’il l’assaille d’une manière si divine et si merveil­leuse. Ce sont de véritables assauts qu’il lui livre, afin de la purifier et de la détacher de la chair. Par là, il pénètre toujours plus avant et va jusqu’à diviniser l’essence de cette âme. Sous cette divine opération, l’âme, de son côté, s’assimile toujours davantage l’être de Dieu.

C’est par la force de l’Esprit-Saint que Dieu assaille et presse si vivement cette âme. Or, les communications de l’Esprit-Saint, quand elles sont enflammées, sont essentiellement impétueuses. Il en est ainsi dans l’assaut dont il s’agit. L’âme cependant l’appelle « doux », parce qu’elle y goûte puissamment Dieu lui-même. Non que beaucoup d’autres des touches et des contacts qu’elle expérimente en cet état ne soient également pleins de douceur, mais celui-ci se distingue au-dessus de tous les autres par l’émi­nence de sa suavité. En l’opérant, Dieu a en vue de dégager l’âme et de la glorifier promptement. D’où vient que se sentant des ailes pour voler vers Dieu, elle s’écrie : « Romps enfin le tissu ! »

Résumons à présent la Strophe tout entière. L’âme semble dire : Oh ! Flamme de l’Esprit-Saint, qui transperces si intimement et si vivement ma substance et qui la cauté­rise de ta glorieuse ardeur ! Puisque tu te montres si favo­rable que de vouloir te donner à moi dans l’éternelle vie, exauce ma prière ! Jusqu’ici mes demandes semblaient n’être pas entendues de toi, lorsqu’au milieu des angoisses et des peines d’amour où mon sens et mon esprit étaient plongés par suite de ma faiblesse et de mes souillures, je te suppliais de briser mes liens et de m’appeler à toi. Je te désirais avec ardeur, et l’impatience de mon amour ne me permettait pas de me conformer absolument à ton bon plaisir, qui était de prolonger encore mon existence. Les premiers élans de mon amour n’étaient pas assez élevés pour m’obtenir la faveur que je sollicitais. Mais à présent l’amour a tellement grandi en moi, que non seulement mon sens et mon esprit ne défaillent plus en toi, mais que, fortifiés par toi-même, mon cœur et ma chair exultent dans le Dieu vivant76, entièrement conformes dans leurs aspi­rations. Désormais je demande ce que tu veux que je solli­cite, et pas autre chose ; je ne veux ni ne puis vouloir, et il ne me vient même pas à l’esprit de vouloir ce que tu ne veux pas. Mes demandes sont à présent plus puissantes et plus agréables à tes yeux, parce qu’elles viennent de toi, que tu me portes toi-même à les faire, et que je te les adresse avec joie et saveur dans l’Esprit-Saint.

Mon sort dépend de ton visage77. Le temps est venu où tu reçois favorablement et avantageusement les prières. Brise enfin le léger tissu de la vie présente. N’attends pas que le cours du temps et le nombre des années viennent le trancher naturellement. Accorde-moi de t’aimer dès maintenant avec la plénitude et le rassasiement sans fin auquel j’aspire.


STROPHE II

Oh ! cautère vraiment suave !

Oh ! plaie toute délicieuse !

Oh ! douce main ! touche légère !

Qui a le goût d’éternité !

Par toi toute dette est payée.

Tu me donnes la mort : en vie elle est changée.


EXPLICATION

L’âme expose dans cette Strophe comment ce sont les trois Personnes de la très sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, qui opèrent en elle cette œuvre divine de l’union. La « main », le « cautère » et la « touche » dont elle nous parle sont en substance une même chose. Si elle leur donne ces noms, c’est pour marquer les effets propres à l’action de chacune des divines Personnes. Le « cautère » représente l’Esprit-Saint ; la « main », le Père ; la « touche », le Fils de Dieu. L’âme exalte donc ici le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et elle décrit trois grandes faveurs dont ils l’ont gratifiée, faveurs qui ont changé sa mort en vie et opéré sa divine transformation.

L’âme l’attribue à l’Esprit-Saint, à qui elle donne le nom de « cautère vraiment suave »78. La seconde est « le goût d’éternité ». Elle l’attribue au Fils de Dieu, à qui elle donne le nom79 « touche légère. La troisième est la divine transformation80, don par lequel l’âme se déclare très avantageusement rémunérée. Elle attribue cette faveur au Père, à qui elle donne le nom de « douce main ». Après avoir nommé sous ces symboles les trois divines Personnes, à cause des effets propres à l’action de chacune, elle s’adresse à un seul Dieu en disant : « Tu me donnes la mort, en vie elle est changée », Comme les trois Personnes agissent de concert, elle attribut toutes les opérations à chacune et à toutes à la fois. Voici le premier vers :

Oh ! cautère vraiment suave !

Ici, nous l’avons dit, le cautère représente l’Esprit-Saint. Moise, en effet, dit au Deutéronome : Le Seigneur notre Dieu est un feu consumant81, c’est-à-dire un feu d’amour d’une puissance infinie, capable en conséquence de consumer merveilleusement et de transformer en soi l’âme qu’il touche. Il est à noter cependant qu’il embrase et absorbe les âmes selon qu’il les trouve disposées, les unes plus, les autres moins, et cela autant qu’il lui plaît, quand et comment il lui plaît. Mais comme il est un infini brasier d’amour, lorsqu’il lui plaît de presser une âme un peu vivement, l’ardeur de cette âme s’embrase à tel point, qu’il lui semble brûler avec une violence qui surpasse tous les brasiers de ce monde.

C’est pour cela qu’à l’heure de son contact avec l’amour infini, elle donne à l’Esprit-Saint le nom de « cautère ». On appelle cautère l’endroit où la pointe de feu est plus intense, plus véhémente et plus active qu’aux autres parties de la brûlure. Et c’est parce que l’acte de l’union dont il s’agit est produit par un feu d’amour plus embrasé que les autres, que l’âme se sert du mot de cautère, afin de distinguer cette union des autres unions.

Comme ici le divin feu a déjà transformé l’âme en soi, non seulement elle sent la brûlure d’un cautère, mais elle est devenue en tout son être un cautère de feu brûlant. Chose admirable et digne d’être attentivement pesée ! Ce feu divin, violent et consumant à l’excès, qui dévorerait mille mondes avec plus de facilité que le feu d’ici-bas, ne consume un lambeau d’étoffe de lin, ne dévore ni ne détruit l’âme qu’il consume. Il ne lui cause même aucune souf­france ; au contraire, à proportion qu’il est plus actif, il la divinise plus suavement et le comble de plus pures délices. C’est ce que nous lisons aux Actes des Apôtres. Le feu divin, arrivant avec une véhémence extraordinaire, embrasa les disciples82. Sur quoi saint Grégoire fait remar­quer qu’ils brûlaient intérieurement d’amour, mais avec une grande suavité83. L’Église elle-même nous le donne à entendre lorsqu’elle dit sur le même sujet : Il vint un feu du ciel, qui ne dévorait pas, mais resplendissait, qui ne consumait pas, mais illuminait84.

Comme le but que Dieu se propose dans ces commu­nications est d’élever une âme à un état sublime, il ne l’afflige ni ne la resserre ; il la réjouit au contraire et la dilate. Il ne la plonge pas dans les ténèbres, ni sous la cendre, comme fait le feu à l’égard du charbon, mais il l’éclaire et l’enrichit. Aussi l’âme lui donne-t-elle le nom de « cautère suave ».

L’âme bienheureuse qui a l’insigne avantage de se voir gratifiée de ce cautère sait tout, elle goûte tout, elle fait tout ce qui lui plaît, elle réussit à tout. Nul ne prévaut contre elle, nul ne peut lui préjudicier. C’est d’elle que parle saint Paul lorsqu’il dit : Le spirituel juge de tout et n’est jugé de personne85. Et ailleurs : L’esprit pénètre tout, même les profondeurs de Dieu86. EN EFFET, LE PROPRE DE L’AMOUR EST DE SCRUTER TOUS LES BIENS DE L’AIMÉ87.

Oh ! gloire incomparable des âmes qui ont mérité d’arriver à ce suprême embrasement ! Il a une force infinie pour vous consumer et pour vous anéantir, et cependant, il ne vous dévore point, mais il vous engloutit dans sa glorieuse immensité.

Il n’y a pas lieu de s’étonner que Dieu élève certaines âmes à une pareille hauteur. Si le soleil matériel fait des effets si surprenants, pourquoi le soleil divin n’embra­serait-il pas les montagnes — COMME L’ASSURE L’ESPRIT-SAINT, — je veux dire les âmes des justes ?88

Ce cautère d’amour avant l’excessive suavité que nous indiquons, quelles délices, je le demande, ne goûtera pas une âme qui s’en verra touchée ? Elle voudrait les exprimer, mais, impuissante à le faire, elle se borne à cette excla­mation :

Oh plaie toute délicieuse !

APRÈS S’ÊTRE ADRESSÉE AU CAUTÈRE, L’ÂME S’ADRESSE MAINTENANT A LA PLAIE CAUSÉE PAR LE CAUTÈRE. ET COMME LE CAUTÈRE, NOUS L’AVONS DIT, ÉTAIT SUAVE, LA PLAIE DOIT NÉCESSAIREMENT ÊTRE CONFORME AU CAUTÈRE. LA PLAIE DUE AU CAUTÈRE DE SUAVITÉ SERA DONC UNE PLAIE DÉLICIEUSE. LE CAUTÈRE ÉTANT D’AMOUR SUAVE, ELLE SERA UNE PLAIE D’AMOUR SUAVE, UNE PLAIE SUA­VEMENT DÉLICIEUSE.

POUR BIEN COMPRENDRE LA NATURE DE CETTE PLAIE À LAQUELLE L’ÂME S’ADRESSE, IL FAUT SAVOIR QUE LE CAUTÈRE DE FEU MATÉRIEL, LÀ OÙ ON LE POSE, FAIT TOU­JOURS UNE PLAIE, ET IL A CETTE PROPRIÉTÉ QUE S’IL S’IMPRIME SUR UNE PLAIE QUI N’ÉTAIT PAS CAUSÉE PAR LE FEU, IL LA REND UNE PLAIE DE FEU. IL EN EST DE MÊME DE CE CAUTÈRE D’AMOUR. SI L’ÂME QU’IL TOUCHE PORTE D’AUTRES PLAIES, DES PLAIES DE MISÈRES ET DE PÉCHÉS, OU BIEN SI ELLE EST SAINE, IL LUI LAISSE DES PLAIES D’AMOUR, ET LES PLAIES QUI VENAIENT D’UNE AUTRE CAUSE DEVIENNENT DES PLAIES D’AMOUR. MAIS IL Y A CETTE DIFFÉRENCE ENTRE CET AMOUREUX CAUTÈRE ET LE CAUTÈRE DE FEU MATÉRIEL, QUE LES PLAIES CAUSÉES PAR CELUI-CI NE PEUVENT SE GUÉRIR QUE PAR L’APPLI­CATION DE REMÈDES VENANT D’AILLEURS, TANDIS QUE LA PLAIE DU CAUTÈRE D’AMOUR NE SE PEUT GUÉRIR PAR DES REMÈDES ÉTRANGERS. LE MÊME CAUTÈRE QUI A FAIT LA PLAIE EST ALORS CELUI QUI LA GUÉRIT, ET EN LA GUÉRISSANT, IL L’AUGMENTE. EN EFFET, CHAQUE FOIS QUE LE CAUTÈRE D’AMOUR TOUCHE LA PLAIE D’AMOUR, IL AGRANDIT LA PLAIE D’AMOUR ET IL GUÉRIT DAVANTAGE À PROPORTION QU’IL BLESSE DAVANTAGE. C’EST QUE L’AMANT EST D’AUTANT PLUS SAIN QU’IL PORTE PLUS DE BLESSURES, ET LE REMÈDE QU’APPORTE L’AMOUR EST D’IMPRIMER, DE CREUSER PLUS PROFONDÉMENT LA BLESSURE, JUSQU’À CE QU’ENFIN LA PLAIE AIT UNE TELLE ÉTENDUE QUE L’ÂME EN VIENNE A N’ÊTRE PLUS QU’UNE PLAIE D’AMOUR. 89 Et comme dans cette âme tout est blessé et tout est sain, l’office de l’amour, QUI EST CELUI DU BON MÉDECIN, est d’adoucir la plaie. C’est pour cela que l’âme dit avec raison : “Oh ! plaie toute délicieuse ! Oh ! heureuse plaie ! causée par Celui qui ne sait que guérir ! Oh ! plaie d’autant plus délicieuse, que l’amour qui la cause est plus sublime et plus divin90 ! Comme l’Esprit-Saint n’a fait cette plaie à l’âme que pour la combler de délices, et que son désir, sa volonté de l’en combler est immense, immense sera la plaie, immense sera la jouis­sance dont cette plaie est la source. Oh ! heureuse et bienheu­reuse plaie, qui n’a été faite que pour caresser ! Le mal que tu causes est un comble de délices pour l’âme ainsi blessée. Tu es immense, ô plaie de suavité ! parce que Celui qui t’a faite est immense. Immenses sont les délices que tu causes, parce que c’est le feu d’amour, feu infini, qui te rend abondante en délices autant que tu es capable de les transmettre. Oui, encore une fois, plaie toute de suavité, et d’autant plus sublime en suavité que le cautère d’amour s’est imprimé plus profondément au centre intime de la substance même de l’âme, consumant tout ce qui se peut consumer, afin de verser la suavité autant qu’elle se peut verser.

Ce cautère et la plaie qu’il cause, tels que nous les décri­vons, constituent le plus haut sommet de l’état d’union. Dieu, en effet, a beaucoup d’autres manières de cautériser une âme : mais elles n’arrivent pas jusque-là et sont bien différentes de celle dont nous parlons. Celle-ci est un pur contact de la Divinité accordé à une âme sans forme ni figure, soit intellectuelle, soit imaginaire.

Il existe cependant un cautère d’amour accompagné de forme intellectuelle, qui est très sublime aussi. Voici comment il se produit.

Une âme se trouvera enflammée d’amour pour Dieu, en degré moindre que nous ne venons de dire, mais fort élevé encore, et il faut qu’il le soit pour constituer ce que je vais dépeindre.

Tout â coup un séraphin l’attaquera d’une flèche ou d’un dard embrasé à l’extrême du feu d’amour, et trans­perçant de son dard cette âme qui est déjà à l’état de braise de feu, ou pour mieux dire, â l’état de flamme ardente, il l’en cautérisera de façon sublime. Sous l’action du cautère que produit ce dard de feu, voici que la flamme de cette âme s’élance soudain et monte avec violence. Tel un fourneau ou une forge embrasée, dont on remue et retourne le feu, afin d’en activer l’ardeur.

Sous la blessure de ce dard enflammé, la plaie de l’âme abonde en souveraines délices. Tandis que par la violente et délicieuse agitation causée par cette attaque du séraphin, l’âme se liquéfie tout entière en ardent amour, elle sent à la pointe de la blessure le venin d’amour qui empoisonne l’extrémité du dard, pénétrer dans la substance de son esprit et de son cœur transverbéré91. C’est à cette pointe de la blessure qui a percé, ce lui semble, le centre de son cœur, que l’âme perçoit les plus exquises délices. Qui en pourra dignement parler ?

L’âme, en effet, sent au point que je viens de dire comme un grain de sénevé92 presque imperceptible, mais d’une vivacité et d’une ardeur inexprimables, qui jette autour de lui un feu d’amour embrasé. Ce feu naît de la vitalité et de la puissance de cette vive pointe où se trouve réunie toute la substance, toute la vertu du venin d’amour. Il se répand subtilement, selon toute sa puissance, toute sa capacité de brûler, par toutes les veines spirituelles de l’essence de l’âme, et y fait croître à l’excès l’ardeur.

Au sein de cet incendie, l’âme sent l’ardeur atteindre un degré si élevé et dans cette ardeur l’amour monte â un si haut degré, qu’il forme comme des océans de feu d’amour, qui remplissent les hauteurs et les profondeurs de l’âme, déversant partout l’amour.

IL SEMBLE ALORS A CETTE ÂME QUE L’UNIVERS N’EST PLUS QU’UN OCÉAN D’AMOUR, DANS LEQUEL ELLE-MêME EST ENGLOUTIE. CET AMOUR LUI PARAÎT SANS LIMITE ET SANS FIN, ET ELLE SENT EN ELLE-MÊME, COMME JE VIENS DE LE DIRE, LA VIVE POINTE CENTRALE QUI LUI DONNE NAISSANCE.

Quant à la jouissance dont déborde cette âme, on n’en peut rien dire, sinon que l’âme comprend alors toute la justesse de la comparaison que fait l’Évangile entre le royaume de Dieu et le grain de sénevé, ce grain très petit, mais dont la chaleur est si vive qu’il devient un grand arbre93. Ainsi l’âme est devenue un immense incendie d’amour, né de ce point enflammé qui se trouve au centre de son esprit94.

Peu de personnes atteignent un état aussi élevé ; quelques-unes cependant y sont parvenues. Ce sont spécialement celles dont l’esprit et les vertus95  sont destinés à se répandre dans une postérité spirituelle. Dieu, dans ce cas, se plaît à enrichir de ses trésors ceux dont il fait les chefs d’une race ; il met en eux les prémices de l’esprit, et cela plus ou moins, selon la succession plus ou moins étendue qu’il a dessein de donner à leur doctrine et à leur esprit.

Mais revenons à l’opération du séraphin. Très vérita­blement l’esprit céleste fait une blessure et une plaie inté­rieure à l’esprit. Parfois Dieu permet que des effets se produisent au-dehors et affectent le sens corporel d’une manière conforme à la blessure intérieure. Alors la blessure et la plaie paraissent à l’extérieur, comme il advint à saint François lorsqu’il fut blessé par un séraphin. Ce saint reçut en son âme une blessure d’amour, qui parut au-dehors sous la forme de cinq plaies imprimées sur son corps, en sorte que la blessure de l’âme se trouva en quelque façon reproduite sur les membres.

Dieu, d’ordinaire, n’imprime pas corporellement un effet de grâce, sans l’imprimer d’abord et plus excellemment dans l’âme. Dans ce cas, plus la jouissance, plus l’effet d’amour que la plaie cause dans l’âme sont intenses, plus vive est la douleur que fait éprouver la blessure extérieure imprimée sur le corps, et l’une croît à proportion de l’autre. Cela vient de ce que de telles âmes étant parfaitement purifiées et affermies en Dieu, ce qui est douleur et tour­ment à leur chair corruptible est délices et jouissance à leur esprit fort et entièrement sain.

Chose admirable, en vérité, de sentir la douleur grandir à proportion de la jouissance ! Job expérimentait cette merveille lorsque, couvert de plaies, il disait à Dieu : Quand vous vous retournez sur moi, vous me tourmentez d’une manière admirable96. Oui, c’est une grande merveille et un effet digne de l’abondance des suavités et des douceurs que Dieu tient en réserve pour ceux qui le craignent97, que de verser les délices et la jouissance à proportion de la douleur et des tourments.

Toutefois, quand la plaie n’est produite que dans l’âme seulement et qu’elle ne paraît pas au-dehors, la jouissance peut être plus intense et plus élevée. La chair en effet, réfrène l’esprit, et lorsqu’elle reçoit communication des biens spirituels, elle raccourcit les rênes du léger coursier de l’esprit et resserre son mors, diminuant par là quelque chose de son excessive ardeur. À vrai dire, si le coursier usait de toute sa force, il briserait ses rênes : mais il reste vrai qu’en pareil cas, la chair lui ravit une partie de sa liberté. Le Sage ne dit-il pas que le corps corruptible appe­santit l’âme et que l’habitation terrestre opprime l’esprit qui de lui-même perçoit de grandes choses ?98

Je dis ceci pour bien faire comprendre que ceux qui, pour aller à Dieu, s’attachent à l’activité du discours naturel, ne feront jamais grand progrès dans la spiritualité. Il est en effet des personnes qui se figurent pouvoir arriver à la hauteur et à la puissance de l’esprit surnaturel par la seule opération du sens, si basse et purement naturelle, tandis qu’on n’y parvient qu’en renonçant au sens naturel et à son opération, en les laissant entièrement de côté.

Quand un effet surnaturel dérive de l’esprit dans le sens, c’est toute autre chose. Dans ce cas l’influence spirituelle peut atteindre une grande intensité : nous l’avons montré à propos de la plaie intérieure que la véhémence de l’action divine fait passer au-dehors. Saint Paul en est un exemple. Le sentiment intense qu’il avait des douleurs de Jésus — Christ dans son âme passait jusqu’à son corps. Lui-méme le donne à entendre aux Galates, lorsqu’il dit : Je porte dans mon corps les stigmates de mon Seigneur Jésus99.

Si tel est le cautère spirituel et telle la plaie d’amour, quelle sera, je le demande, la main qui imprime ce cautère, quel le contact de cette main ? L’âme, impuissante à l’expli­quer, cherche à le faire comprendre par l’exclamation qui occupe le vers suivant :


Oh ! douce main ! Touche légère


LA MAIN NOUS L’AVONS DIT, REPRÉSENTE LE MISÉRICORDIEUX100 ET TOUT-PUISSANT. OH ! DOUCE MAIN qui étant101 aussi généreuse et aussi libérale qu’elle est puissante et qu’elle est riche, il est clair que lorsqu’elle s’ouvrira pour répandre sur une âme ses faveurs, elle la comblera de dons aussi précieux que magnifiques.

Oh ! main d’autant plus douce â sentir quand tu veux manifester ta suavité que sous cette même main, si tu voulais en faire sentir quelque peu le poids, le monde entier s’effondrerait en ruines ! N’es-tu pas celui-là méme dont le seul regard fait trembler la terre102 et défaillir les nations, qui réduit en poudre les montagnes103 ?

Oui, encore une fois, « douce main » ! Toi si rigoureuse et si dure à Job lorsque tu le touchais avec quelque rudesse, que tu es pour moi favorable et suave ! Tu le traitais avec rigueur, et pour moi, pleine de grâce et d’amabilité, tu me touches avec une amoureuse douceur. Ah ! c’est que, Seigneur, tu donnes la mort comme tu donnes la vie, et personne ne peut s’échapper de ta main104. Mais, ô Vie divine, tu ne tues que pour donner la vie et tu ne blesses que pour guérir.

Oui, tu m’as blessée pour me guérir, ô divine main ! Tu as donné la mort à ce qui me tenait dans la mort, à ce qui me privait de cette vie divine dont je vis maintenant. Ce fut le don de cette grâce généreuse dont tu m’as prévenue, en m’admettant au contact de la splendeur de ta gloire et de la figure de ta substance105, c’est-à-dire de ton Fils unique, de cette Sagesse par laquelle tu atteins106 fortement d’une extré­mité à l’autre, à cause de ta pureté107. Ô MAIN MISÉRICORDIEUSE DU PÈRE, TU M’AS TOUCHÉE DE TON CONTACT LÉGER DANS LA FORCE DU CAUTÈRE DONT TU M’AS BLESSÉE !108

O. Verbe, Fils de Dieu, touche exquise qui par la déli­catesse de ton Être divin pénètre subtilement la substance de mon âme ! tu l’absorbes avec une suavité infinie tota­lement en toi-même, au milieu d’une abondance de divines délices, dont on n’a pas entendu parler dans la terre de Chanaan, et qu’on n’a jamais vue dans Téman109.

Ô légère et infiniment légère touche du Verbe ! D’autant plus légère pour moi qu’après avoir sur l’Horeb renversé les montagnes et brisé les rochers par l’ombre seule de ta puissance et de la force qui marchait devant toi, tu t’es révélée au prophète dans le souffle d’une brise légère110. O brise légère, dis-moi comment tu peux être une brise légère, comment tu peux toucher avec tant de légèreté et de délicatesse, alors que tu es si terrible en ta puissance !

Oh ! heureuse et bienheureuse l’âme que tu touches si légèrement, ô Dieu puissant et terrible ! Âme bénie, dis-le111 au monde. Ou plutôt non, ne le lui dis pas, car le monde ne connaît pas cette brise légère, il ne te croirait point, parce qu’il est incapable de la recevoir et d’en faire estime112.

Ô mon Dieu ! ô ma Vie ! Ceux-là te connaîtront, ceux-là recevront113 et sentiront ton contact léger, qui seront devenus légers eux-mêmes et par là te seront devenus conformes. Tu les toucheras avec d’autant plus de légèreté que, caché dans la substance de leur âme totalement affinée et purifiée parce qu’ils seront devenus entièrement étrangers à la créature et à tout le créé, tu pourras les cacher dans le secret de ta face, c’est-à-dire de ton divin Fils, pour les mettre à couvert de tous les troubles que peuvent causer les hommes114.

Ah ! redisons-le et répétons-le encore, touche infiniment délicate, qui, par la force même de ta délicatesse, détaches et sépares une âme de tout contact des créatures et te l’adjuges uniquement à toi-même ! Tu laisses en elle un effet si subtil, un vestige si léger, que tout autre contact des choses hautes ou basses paraît à cette âme entachée de souillure, que son seul aspect l’offense, que sa seule approche, son seul attouchement lui est souffrance, intolé­rable tourment.

Or, il faut savoir que plus une substance est déliée, plus elle a d’étendue et de capacité, et que plus elle est subtile et légère, plus elle est diffuse et communicative. LE VERBE EST IMMENSÉMENT SUBTIL ET DÉLICAT, ET C’EST SON CONTACT QUI SE FAIT SENTIR A L’ÂME. L’ÂME EST UN VASE LARGE ET PLEIN D’AMPLEUR, À CAUSE DE LA PURETÉ ET DE LA DÉLICATESSE QU’ELLE A EN CET ÉTAT.

Redisons-le donc encore : Oh ! touche du Verbe ineffa­blement légère ! Tu te répands d’autant plus, que tu es plus légère et que le vase de mon âme115 est devenu par ton contact plus simple et plus pur, plus délié et plus ample !

116 Oh ! touche légère ! si légère que ton contact est d’autant plus puissant et divinise d’autant plus mon âme, que ton Être divin, auteur de cette touche, est étranger à tout mode, à toute forme et à toute figure ! Répétons-le en terminant, touche légère et plus que légère, qui vient de ton Être très simple, qui, par là même qu’il est infini, est infiniment léger ET PAR SUITE, TOUCHE SI SUBTILEMENT SI AMOUREUSEMENT, AVEC TANT D’ÉMINENCE ET DE DÉLI­CATESSE ! Et pour cela aussi,


Il a le goût d’éternité !


Sans aucun doute, cette divine touche117 fait goûter à l’âme la saveur de la vie éternelle, non toutefois en un degré parfait. Ceci n’aura rien d’incroyable, si nous réflé­chissons à cette vérité très certaine : que la touche dont il s’agit est une touche substantielle, je veux dire un divin contact118 entre la substance de Dieu et la substance de l’âme, faveur dont bien des saints ont été gratifiés en cette vie. De là vient que l’exquise jouissance que procure cette touche divine est entièrement inexprimable. Aussi je préférerais n’en rien dire, tant je crains qu’on ne se figure qu’elle peut se rendre par des paroles. En réalité, il n’y a pas de termes pour exprimer, ponr nommer même, des effets aussi sublimes et aussi divins. Il faut se borner à les goûter par expérience et à en jouir au dedans de soi-même dans le silence.

L’âme qui se voit ainsi gratifiée comprend parfaitement qu’il en est ici comme du caillou dont parle saint Jean, et que celui-là recevra qui aura vaincu. Sur ce caillou sera inscrit un nom que personne ne connaît, sinon celui qui le reçoit119. Tout ce que l’on peut dire, et avec vérité, de cette divine touche, c’est qu’elle a le goût d’éternité. En cette vie ce goût ne saurait être parfait comme dans la gloire ; néanmoins, la touche étant divine, elle a très réellement la saveur de la vie éternelle.

L’âme ici perçoit le goût de tous les attributs de Dieu : elle reçoit communication de sa force, de sa sagesse, de son amour, de sa beauté, de sa clémence, de sa bonté, etc. Comme Dieu est tout cela, l’âme goûte tout cela dans cette seule touche divine, et elle le goûte à la fois selon ses puis­sances et selon son essence. Parfois une partie de cette jouissance de l’âme se déverse sur le corps, par suite de l’union qu’il a avec l’esprit. La partie sensitive, les membres, les os et la moelle des os sont imbibés de jouissance, non à un degré médiocre comme en d’autres effets de grâce, mais avec des impressions de délices et de gloire si intenses, qu’elles se font sentir jusqu’aux dernières articulations des pieds et des mains.

Le corps participe ici très abondamment à la béatitude de l’âme. Alors il glorifie à sa manière le Dieu qu’il sent jusque dans ses os, suivant cette parole de David : Tous me os diront : Seigneur qui est semblable à vous120 ?

Mais comme tous les discours qu’on pourrait en faire resteraient au-dessous de la vérité, qu’il suffise de dire qu’au sens corporel comme au sens spirituel, cette divine touche a « le goût d’éternité ».


Par toi toute dette est payée !


Il convient d’expliquer ici quelles sont ces dettes dont l’âme se déclare payée.

L’ÂME PARLE AINSI PARCE QUE DANS CETTE SAVEUR DE VIE ÉTERNELLE QU’IL LUI EST DONNÉ DE GOÛTER, ELLE SE SENT RÉTRIBUÉE DE TOUTES LES PEINES QU’ELLE A SOUFFERTES POUR ARRIVER A CET ÉTAT ET NON SEU­LEMENT ELLE SE SENT EXACTEMENT PAYÉE ET RÉTRIBUÉE, MAIS RÉCOMPENSÉE AVEC EXCÈS. ELLE ENTEND BIEN LA VÉRITÉ DE LA PROMESSE FAITE PAR L’ÉPOUX, DANS L’ÉVAN­GILE, QU’IL RENDRA CENT POUR UN121, CAR IL N’Y A TRIBULATION, TENTATION, PÉNITENCE, PEINE QUELCONQUE ENDU­RÉE EN CE CHEMIN, À LAQUELLE NE CORRESPONDE UN CENTUPLE DE CONSOLATION ET DE DÉLICES EN CETTE VIE, DE FAÇON QUE L’ÂME PEUT DIRE AVEC VÉRITÉ : « TOUTE DETTE EST PAYÉE. »

D’ordinaire, on n’arrive pas122 au sublime royaume spirituel sans avoir passé par des peines et des tribulations sans nombre. C’est en effet, comme il est dit aux Actes des Apôtres, par beaucoup de tribulations qu’il convient d’entrer dans le royaume des cieux123. Ces épreuves ont pris fin et l’âme désormais ne souffre plus.

Les peines que doivent soutenir ceux qui sont appelés à l’union avec Dieu sont124 des adversités et des tentations de bien des genres dans la partie sensitive ; des tribulations, des ténèbres, des angoisses dans la partie spirituelle. L’âme, en effet, a besoin d’être purifiée dans ses deux parties, la spirituelle et la sensitive, ainsi que nous l’avons indiqué en expliquant le quatrième vers de la Strophe.

Voici la raison pour laquelle ces épreuves sont nécessaires. DE MÊME QU’UNE LIQUEUR EXCELLENTE NE SE VERSE QUE DANS UN VASE SOLIDE, BIEN PRÉPARÉ ET BIEN PURIFIÉ, AINSI CETTE TRÈS HAUTE UNION NE PEUT SE VERSER QUE DANS UNE ÂME FORTIFIÉE PAR LES PEINES ET LES TENTA­TIONS, PURIFIÉE PAR LES TRIBULATIONS, LES TÉNÈBRES ET LES ANGOISSES. Les adversités et les amertumes purifient et dégagent le sens, les ténèbres et les angoisses spiritua­lisent et disposent l’esprit. L’âme doit donc passer par là pour devenir capable de se transformer en Dieu, de même que les âmes qui doivent le voir dans l’autre vie ont à passer par le purgatoire. L’intensité et la durée des tribu­lations varient suivant le degré d’union auquel Dieu à dessein d’élever une âme et suivant ce que les âmes ont à purger.

C’est au milieu de ces peines auxquelles Dieu soumet l’âme et le sens, que s’acquièrent dans l’amertume les vertus, la vigueur et la perfection, car la vertu se perfec­tionne dans la faiblesse125, elle atteint son fini dans le creuset de la souffrance. Le fer ne prend la forme conçue dans l’intelligence de l’artisan que sous l’action du feu et du marteau, qui le dépouille de sa forme première. Jérémie nous dit que c’est de cette façon que Dieu l’instruisit. Le Seigneur, dit-il, a envoyé un feu dans mes os, et il m’a instruit126. Il fait allusion au marteau quand il dit : Vous m’avez châtié, Seigneur, et j’ai été instruit127. De son côté, l’Ecclésiastique demande : Celui qui n’a pas été tenté, que sait-il ? Et il ajoute : Celui qui n’a pas été éprouvé sait peu de chose128.

On peut se demander pourquoi il y a si peu d’âmes qui atteignent ce haut degré de perfection129. La volonté divine, sachons-le bien, n’est pas que ces âmes élevées soient en petit nombre. Dieu désire au contraire voir toutes les âmes en venir là, mais il en rencontre peu de capables de soutenir une œuvre si haute et si sublime. La plus légère épreuve les trouve lâches. Elles fuient le travail, elles ne peuvent accepter la moindre désolation, la moindre morti­fication ; elles ne savent ce que c’est que la vraie patience. Dieu qui voulait bien commencer à les dégrossir, cesse de les purifier, de les soulever au-dessus de la terrestre poussière. Il faudrait pour cela plus d’énergie, plus de constance.

AINSI DONC, IL Y EN A BEAUCOUP QUI DÉSIRENT PASSER PLUS AVANT, QUI DEMANDENT CONTINUELLEMENT À DIEU DE LES FAIRE ARRIVER A L’ÉTAT DE PERFECTION, ET QUAND DIEU VEUT LES CONDUIRE, COMME IL EST NÉCESSAIRE, PAR LES PREMIÈRES ÉPREUVES, LES PREMIÈRES MORTIFICATIONS, ILS REFUSENT, ILS SE DÉROBENT. ILS FUIENT LE CHEMIN ÉTROIT QUI CONDUIT A LA VIE, ILS CHERCHENT LEURS AISES, LEUR CONSOLATION, C’EST-A-DIRE LE CHEMIN DE LEUR PERDITION, ET AINSI NE LAISSENT PAS A DIEU LE MOYEN DE LEUR DONNER CE QU’ILS DEMANDENT, ALORS CEPENDANT QU’IL S’APPRÊTAIT A LE FAIRE. PAR SUITE, ILS RESTENT LA COMME DES VASES INUTILES. ILS VOUDRAIENT ATTEINDRE L’ÉTAT I) ES PARFAITS, MAIS ILS REFUSENT D’ÊTRE MENÉS PAR LA VOIE DES SOUFFRANCES, QUI EST CELLE DES PAR­FAITS, ILS NE VEULENT MÊME PAS Y FAIRE LES PREMIERS PAS EN SE SOUMETTANT AUX ÉPREUVES LÉGÈRES ET COMMUNES.

À ceux-là on pourrait adresser ces paroles de Jérémie : Si vous avez eu tant de peine à suivre les piétons., comment pourrez-vous vous adapter d l’allure des cavaliers ? Si vous avez craint de perdre le repos dans la terre de la paix, comment tiendrez-vous tête à l’orgueil du Jourdain130 ? Ou en d’autres termes, vous croyiez courir alors que vous traversiez d’un pas égal les épreuves communes à tous les mortels, et qui ne réclament qu’un courage médiocre et tout humain. Comment pourrez-vous vous modeler sur l’allure des che­vaux, quand il s’agira d’épreuves au-dessus de l’ordinaire et du commun, exigeant une énergie et une vitesse plus qu’humaines ? Si vous avez voulu conserver la paix et la satisfaction en votre propre terre, qui est la sensualité, si vous avez refusé de faire la guerre à cette sensualité et de la contredire en petites choses, que ferez-vous en face de l’orgueil du Jourdain ? En d’autres termes, affron­terez-vous les eaux impétueuses des tribulations et des souffrances, qui sont propres à la région plus intérieure de l’esprit ?

Ô âmes qui voulez parcourir avec consolation et sécurité la carrière spirituelle, si vous saviez combien il vous est bon de souffrir, combien il vous est avantageux, pour atteindre ces biens élevés, d’être affligées et mortifiées, vous ne chercheriez la consolation ni en Dieu ni dans les créatures, mais vous ambitionneriez la croix, le fiel et le vinaigre tout purs131. Les obtenir serait à vos yeux le comble du bonheur, parce que, renonçant ainsi au monde et à vous-mêmes, vous vivriez à Dieu dans les délices de l’esprit.

Si vous saviez endurer ainsi avec patience les épreuves extérieures, vous mériteriez que Dieu jette les yeux sur vous pour vous soumettre à une purification plus inté­rieure, celle des épreuves spirituelles plus intimes.

C’est que pour obtenir la faveur signalée d’être soumis à ces épreuves tout intérieures, en vue d’être enrichi de dons et de mérites spéciaux, il faut avoir rendu au Seigneur de grands services, il faut avoir fait preuve de beaucoup de patience et de constance, il faut s’être rendu très agréable à ses yeux en sa vie et en ses œuvres. C’est ce que nous lisons du saint homme Tobie. L’ange Raphaël lui déclara que parce qu’il était agréable au Seigneur, il fallait que la tentation l’éprouvât pour le rendre apte à recevoir davan­tage132. Aussi, au témoignage de l’Écriture, il passa ensuite le reste de sa vie dans la joie133. Nous voyons de même que Dieu, après avoir loué Job, en présence des bons et des mauvais anges, comme son fidèle serviteur, lui envoya, dans sa bonté, de très dures épreuves, en vue de l’exalter ensuite bien davantage au spirituel et au temporel134.

Dieu en agit de même envers les âmes qu’il veut conduire à une perfection éminente. Il permet qu’elles soient tentées, en vue de les diviniser ensuite par l’union avec la divine Sagesse. Cette union, nous dit David, est un argent éprouvé par le feu, éprouvé en la terre — c’est-à-dire en notre chair, mortelle, — éprouvé jusqu’à sept fois135, ou en d’autres termes, éprouvé jusqu’à la dernière limite.

Il est inutile de nous arrêter à spécifier quelles sont ces sept purifications qui conduisent à la Sagesse, disons seulement qu’en cette vie, si élevée que soit l’union pour elle, c’est l’argent dont parle David, non l’or de l’autre vie. Ce qui importe, c’est de soutenir avec une patience et une fermeté invincibles toutes les tribulations136, toutes les peines spirituelles et corporelles, grandes et petites, les recevant de la main de Dieu pour son avantage et pour son bien. Qu’elle se garde de s’y soustraire, car elles lui apportent la santé ; mais qu’elle se souvienne du conseil du Sage Si l’esprit de Celui qui a la puissance s’aère contre vous, demeurez ferme à votre place, car ce remède vous guérira des plus grands péchés137. En d’autres termes, ce remède coupera en vous la racine de vos péchés et de vos imper­fections, en un mot, il vous guérira de vos habitudes mau­vaises. Les peines, les angoisses éteignent et purifient les tendances au péché, tous les maux de l’âme. Celle-ci doit donc regarder comme une spéciale faveur de Dieu d’être éprouvée à l’intérieur et à l’extérieur, parce qu’ils sont en très petit nombre ceux qui ont mérité, en vue d’être con­duits à un état si élevé, d’être consommés par les souffrances.

MAIS REVENONS A NOTRE EXPLICATION. L’âme reconnaît ici que toutes ses peines passées lui sont très heureusement payées, que sa lumière est maintenant à proportion de ce qu’ont été ses ténèbres138, qu’ayant eu part à la tribulation, elle a part à présent aux consolations139, en un mot que les trésors divins correspondent exactement, pour sa partie spirituelle et sa partie corporelle, aux souffrances inté­rieures et extérieures qu’elle a endurées, sans qu’un seul tourment manque d’une immense rétribution correspon­dante. Elle se déclare donc parfaitement satisfaite et dit : « Toute dette est payée. »

Elle rend grâce à Dieu, à l’imitation de David, qui disait au Seigneur : Quelles tribulations terribles et sans nombre vous avez déchaînées sur moi ! Mais de toutes vous m’avez délivré. Vous m’avez retiré des abîmes de la terre, vous avez multiplié à mon égard vos magnificences, et, vous retournant vers moi, vous m’avez consolé140.

Cette âme reproduit d’une manière frappante le sort de Mardochée. Assis à la porte du palais, revêtu d’un cilice et refusant le vêtement que lui offrait la reine Esther, il se lamentait sur les places publiques de Suse pour le péril qui menaçait ses jours, frustré par ailleurs de toute récompense pour les services qu’il avait rendus au roi, pour sa fidélité à défendre son honneur et sa vie. En un seul jour, il se voit payé de toutes ses peines et de tous ses services141. Ainsi en est-il de cette âme. Non seulement on l’introduit à l’intérieur du palais, revêtue d’habits royaux, et on la présente au monarque, mais on lui met la couronne sur la tête, le sceptre entre les mains, on la fait asseoir sur le trône, on la met en possession de l’anneau royal. Elle fera dans le royaume de son Époux tout ce que bon lui semblera, elle sera libre de s’abstenir de ce qui ne lui agréera point, et par le fait, les âmes parvenues à cet état d’union obtiennent tout ce qu’elles souhaitent. Ainsi cette âme voit ses dettes entièrement payées. Ses ennemis, les appétits qui voulaient lui ôter la vie, ont été mis à mort. Elle-même vit à présent en Dieu. Aussi ajoute-t-elle immédiatement :


Tu me donnes la mort : en vie elle est changée.


La mort n’est autre chose que la privation de la vie. Quand la vie survient, il n’y a plus trace de mort. Au point de vue spirituel, il y a deux sortes de vie. L’une est la vie béatifique, qui consiste dans la vision de Dieu, elle s’obtient par la mort corporelle et naturelle, selon la parole de saint Paul : Nous savons que lorsque notre demeure terrestre se dissoudra, nous avons une autre habitation que Dieu nous a préparée dans les cieux142. L’autre est la vie spirituelle parfaite, ou la possession de Dieu par union d’amour ; elle s’obtient par la totale mortification de tous les vices, de tous les appétits et de toutes les inclinations naturelles. Tant que ce travail n’est pas accompli, l’âme ne peut arriver à la perfection de la vie spirituelle d’union avec Dieu, suivant cette parole du même Apôtre : Si vous vivez selon la chair, vous mourrez : mais si vous mortifiez par l’esprit les œuvres de la chair, vous vivrez143.

Il faut le bien savoir, ce que l’âme appelle ici mort, c’est la destruction complète du vieil homme, c’est-à-dire l’usage des puissances — mémoire, entendement et volonté — à l’égard des choses de ce monde, ce sont les appétits appliqués au goût des choses créées. Tout cela est l’exercice de l’ancienne vie, c’est la mort de la vie nouvelle ou de la vie spirituelle. De cette vie l’âme ne peut vivre parfai­tement si elle ne meurt parfaitement au vieil homme. C’est à quoi nous exhorte l’Apôtre, lorsqu’il dit : Dépouillez-vous du vieil homme, et revêtez-vous de l’homme nouveau qui est créé selon Dieu dans la justice et la vérité144.

Dans cette vie nouvelle, qui résulte de l’union parfaite avec Dieu dont nous traitons, tous les appétits de l’âme, toutes ses puissances selon leurs inclinations et leurs opé­rations — opérations qui par elles-mêmes sont des opé­rations de mort, de privation de vie spirituelle — se trouvent transformées divinement.

Au dire des philosophes, tout vivant vit par son opé­ration. Or, comme l’âme dont il s’agit, par suite de son union avec Dieu, a son opération en Dieu, il s’ensuit qu’elle vit la vie de Dieu. Sa mort est donc devenue une vie véritable. Son entendement qui avant cette union entendait naturellement, par la puissance et la vigueur de sa lumière naturelle, est maintenant mû et informé par un autre principe, plus élevé, celui de la lumière surna­turelle de Dieu. D’entendement humain, il est devenu divin, parce que l’entendement de l’âme et celui de Dieu ne font plus qu’un. La volonté, qui auparavant aimait d’une manière entachée de mort et d’une façon très basse par les seules affections naturelles, se trouve transformée au divin amour, elle aime à présent d’une manière sublime et par des affections divines, parce qu’elle est mue par l’Esprit-Saint, en qui elle vit, la volonté de l’âme et celle de Dieu ne faisant plus qu’une seule et même volonté. La mémoire, qui d’elle-même ne percevait que les formes et les images des créatures, en vient à ne retenir plus que les années éternelles145.

Quant à l’appétit naturel qui n’était capable que de goûter la saveur des objets créés, saveur opérant la mort, il se trouve maintenant transformé en saveur et en goût divin, parce qu’il est mû et attiré par un autre principe, qui l’actionne bien plus puissamment, je veux dire la jouissance de Dieu. D’où il suit que l’appétit de l’âme est désormais un appétit divin146.

Finalement, tous les mouvements, toutes les opérations, toutes les inclinations de cette âme qui tiraient leur prin­cipe de sa vie naturelle, sont devenus dans cet état d’union des mouvements divins147. En vraie fille de Dieu, elle est totalement mue par l’Esprit de Dieu, selon cette parole de saint Paul : Ceux qui sont mus par l’Esprit de Dieu sont enfants de Dieu148.

Pour résumer, l’entendement de cette âme est l’enten­dement de Dieu, sa mémoire149 est l’éternelle mémoire de Dieu, sa jouissance est la jouissance de Dieu. À la vérité, la substance de cette âme n’est pas la substance de Dieu, parce que l’âme ne peut être changée en Dieu, mais étant au point où elle l’est unie à Dieu et absorbée en Dieu, elle est Dieu par participation. Merveille qui est propre à cet état parfait de la vie spirituelle, bien que toujours au-dessous de ce qui est propre à l’autre vie.

Ainsi la vie de cette âme, qui était pour elle une vraie mort, a été changée en vie. Elle est en droit de s’approprier cette parole de saint Paul : Je vis, non, ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi150. C’est ainsi que la mort de cette âme s’est changée en vie divine, afin que s’accomplisse en elle cette autre sentence de l’Apôtre : La mort a été absorbée dans la victoire151, et celle-ci du prophète Osée, qui nous dit parlant au nom de Dieu : O. mort, je serai ta mort152.

Cette âme est réellement absorbée dans la vie divine, étrangère à tout ce qui est du siècle, du temps, de l’appétit naturel désordonné. Elle a été introduite dans la demeure secrète du roi, où elle se réjouit et tressaille d’allégresse en son Bien-Aimé. Au souvenir de ses mamelles supérieures au vin, elle s’écrie : Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem153, car ma noirceur naturelle a été changée en la beauté du roi céleste.154

Dans cet état de perfection, l’âme est toujours en fête. Il lui est d’ordinaire d’éprouver au plus intime d’elle-même une divine jubilation, qui lui fait entonner un chant toujours nouveau, débordant de joie et d’amour, par la connaissance qu’elle a de son heureux état. Parfois elle redit dans son allégresse cette parole de Job : Ma gloire ira se renouvelant et je multiplierai mes jours comme le palmier155. Ce qui revient à dire que Dieu, suivant l’oracle du Sage, étant immuable en lui-même, renouvelle toutes choses156. Sa présence continuelle en moi et son union avec moi renouvellera toujours ma gloire et ne me laissera pas retourner à la vieillesse de mon premier état. Je multi­plierai mes jours, j’enverrai vers le ciel mes mérites, comme le palmier élève ses branches.

Cette âme chante157 intérieurement à Dieu toutes les louanges dont David a rempli le Psaume 29, spécialement les deux derniers versets que voici :

Vous avez changé mes pleurs en joie. Vous avez déchiré le sac qui me tenait captive et vous m’avez environnée d’allé­gresse, afin que ma gloire seule vous chante et que je ne sente plus l’aiguillon de la componction. Seigneur mon Dieu, éternellement je vous adresserai mes louanges158.

Rien d’étonnant que l’âme soit si fréquemment dans cette allégresse, cette jubilation, cette jouissance et ces louanges de Dieu. En effet, outre la connaissance qu’elle a de tant de faveurs dont il l’a comblée, elle expérimente en lui une inexprimable tendresse. Son Bien-Aimé lui adresse des paroles si hautes, des éloges si exquis et si pleins d’amour, il l’enrichit de tant d’autres grâces, qu’il semble en vérité que Dieu n’ait ici-bas nulle autre à caresser et que ce soit sa seule occupation, l’unique objet de son attention. Alors elle s’écrie comme l’Épouse des Cantiques : Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à lui.159




STROPHE III

Oh ! lampes de feu très ardent

Au sein de vos vives splendeurs,

Mon sens avec ses profondeurs,

Auparavant aveugle et sombre.

En singulière excellence

Donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé.


EXPLICATION.

Je prie Dieu de me donner ici son assistance, dans l’extrême besoin que j’en ai pour expliquer le sens profond de cette Strophe. Au lecteur, je demande une grande attention. S’il est dépourvu d’expérience, cette Strophe pourra lui sembler un peu obscure. Si au contraire il a de l’expérience, elle lui paraîtra pleine de lumière et de saveur.

L’âme relève ici les grands biens qui découlent pour elle de l’union divine, et elle en rend grâce à son Époux. Elle expose comment cette union a été pour elle la source de nombreuses et admirables connaissances de Dieu, tout imprégnées d’amour, qui ont illuminé et enflammé ses puissances spirituelles et même son sens, auparavant aveugle et plongé dans l’obscurité par des amours étrangers. Maintenant ses puissances spirituelles, illuminées et enflam­mées d’amour, sont en état de renvoyer lumière et amour à Celui qui les a éclairées et embrasées. Effectivement, le vrai bonheur de celui qui aime est de rendre à son Bien-Aimé tout ce qu’il est, tout ce qu’il vaut, tout ce qu’il a, tout ce qu’il reçoit, et plus tout cela a de prix, plus il goûte de joie à lui en faire hommage.

DISONS D’ABORD QUE LES LAMPES ONT DEUX PROPRIÉTÉS : ELLES ÉCLAIRENT ET ELLES ÉCHAUFFENT. VOICI MAINTENANT LE VERS :








Oh l lampe de feu très ardent !


Pour bien comprendre160 ce vers, il faut savoir qu’en son Être unique et très simple, Dieu est toutes les vertus et toutes les magnificences de ses attributs. Il est tout-puissant, il est sage, il est bon, il est miséricordieux, il est juste ; sans parler d’autres attributs infinis, d’autres vertus infinies, qui nous sont inconnus tant que nous sommes ici-bas.

Comme Dieu est tout cela, si, dans son union avec l’âme, il trouve bon de lui ouvrir l’intelligence, cette âme connaît distinctement tous ces attributs et toutes ces grandeurs, à savoir la toute-puissance, la sagesse, la bonté, la misé­ricorde, etc. en son Être très simple. Elle sait que chacun de ces attributs est l’Être même de Dieu en un seul suppôt soit le Père, soit le Fils, soit le Saint-Esprit. Chacun de ces attributs est Dieu même. Or, Dieu étant lumière infinie et feu infini, comme nous l’avons dit, il resplendit et brûle divinement en chacun de ses attributs, qui, encore une fois, sont sans nombre. Or, en une seule touche d’union, l’âme reçoit connaissance de tous les attributs divins. On peut donc dire avec vérité que Dieu est pour l’âme une multitude de lampes, qui versent chacune en elle la lumière de la sagesse et l’ardeur de l’amour, car elle a une connaissance distincte de chacune, et chacune produit en elle un embrasement d’amour.

Ainsi, au milieu de ces lampes divines, l’âme se trouve enflammée par chacune en particulier et par toutes réunies ensemble, car, répétons-le, tous ces attributs ne forment qu’un seul Être divin. Toutes ces lampes ne sont donc qu’une seule lampe, c’est-à-dire le Verbe, qui, selon la parole de saint Paul, est la splendeur du Père. CETTE LAMPE EST À LA FOIS TOUTES LES LAMPES. PARCE QU’ELLE BRILLE ET BRUI.E DE LA LUMIÈRE ET DE L’ARDEUR DE TOUTES LES LAMPES. L’ÂME COMPREND TRÈS BIEN QUE CETTE SEULE LAMPE LUI EST TOUTES LES LAMPES EN EFFET, ÉTANT UNE, ELLE PEUT TOUT, ELLE A TOUTES LES VERTUS ET EMBRASSE TOUS LES ESPRITS.

De là vient que, par un seul acte de connaissance des lampes divines, l’âme aime selon chacune d’elles et aime selon toutes ces lampes à la fois. En un même acte, elle exerce envers chacune l’amour spécial à chacune et elle reçoit l’amour par chacune en particulier et par toutes ensemble. En effet, la splendeur que lui communique l’Être de Dieu en qualité de toute-puissance, lui verse lumière et amour en tant que tout-puissant. Sous ce rap­port, Dieu est à l’âme une lampe de toute-puissance qui lui verse lumière, amour et plénitude de connaissance selon cet attribut. La splendeur que lui communique l’Être de Dieu en tant que sagesse, lui verse lumière et amour en tant qu’infiniment sage, et sous ce rapport Dieu est à l’âme une lampe de sagesse. La splendeur que lui commu­nique l’Être de Dieu en tant que bonté, lui verse lumière et amour en tant qu’infiniment bon, et sous ce rapport Dieu est à l’âme une lampe de bonté. De même, il lui est une lampe de justice, une lampe de force, une lampe de miséricorde, et ainsi de tous les autres attributs que l’âme connaît en Dieu. En même temps, cette lumière que l’âme reçoit de tous les attributs réunis lui communique un embrasement d’amour qui lui fait aimer Dieu comme étant ces mêmes attributs.

Cette communication et cette révélation que Dieu fait de lui-même à une âme est, selon moi, la plus haute qu’il puisse faire en cette vie. On peut très justement la com­parer à une multitude de lampes qui donnent à cette âme lumière et amour.

Ce sont ces divines lampes161 que Moïse vit sur le mont Sinaï, alors que Dieu passa devant lui. Se prosternant en hâte contre terre, il se mit à en proclamer quelques-unes, en disant : Souverain Monarque, Seigneur Dieu, miséri­ cordieux, clément, patient, enclin à la compassion, véritable, qui exercez votre miséricorde sur des milliers de générations, qui effacez les péchés, les malices et les iniquités du monde, devant qui nul n’est innocent par lui-même162.

On voit que les principaux attributs que Moïse connut alors en Dieu sont ceux de la toute-puissance, de la souve­raineté, de la déité, de la miséricorde, de la justice, de la vérité, de l’équité. Ce fut une très haute révélation de Dieu, une sublime délectation d’amour.

D’où il est à remarquer que la jouissance dont le ravis­sement d’amour causé par le feu de ces lampes inonde une âme, est merveilleux et immense ; elle a l’abondance que peut communiquer une multitude de lampes, dont chacune produit un incendie d’amour. Or, la chaleur de l’une vient se joindre à la chaleur de l’autre, la flamme de l’une à la flamme de l’autre, de même que la lumière de l’une à la lumière de l’autre, car un attribut divin en révèle un autre, en sorte que toutes ces lampes ne forment qu’une seule lumière et un seul embrasement.

L’âme se trouve comme engloutie dans un océan de flammes légères, dont chacune la blesse subtilement d’amour. Blessée par toutes ces lampes réunies, elle ne vit plus que d’amour au sein de la vie de Dieu. Elle voit très bien que cet amour est l’amour même de la vie éternelle, c’est — à-dire l’assemblage de tous les biens, dont elle a comme un avant-goût. Aussi entend-elle la vérité de cette parole de l’Époux au Cantique des Cantiques : Les lampes de l’amour sont des lampes de feu et de flamme163. Et encore : Que vos démarches sont belles en vos chaussures. Ô fille du prince164 ! Qui pourra décrire, ô Dieu, la munificence de votre majesté et la surabondance de vos délices, dans la merveilleuse splendeur et le brûlant amour de vos lampes ?

L’Écriture nous dit qu’une de ces lampes passa autrefois devant Abraham et le remplit d’une excessive et ténébreuse horreur. Cette lampe, en effet, était celle de la rigoureuse justice que Dieu se préparait à exercer sur les Chananéens165.

Toutes ces lampes de connaissance divine qui t’éclairent si favorablement et si amoureusement, ô âme ! t’apportent infiniment plus de lumière et de jouissance que celle dont nous parlons n’apporta jamais à Abraham d’horreur et de ténèbres. Que tes délices sont multipliées, qu’elles sont précieuses, puisque chacune de ces divines lampes t’apporte fruition et amour, et qu’il n’en est pas une par où Dieu lui-même ne se communique à tes puissances selon ses attributs ! Une personne qui en aime une autre et qui lui fait du bien, l’aime et lui fait du bien selon ses qualités, selon ses propriétés personnelles. Ainsi ton Époux résidant en toi en tant que tout-puissant, il t’aime et te fait du bien selon sa toute-puissance. Infiniment sage, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa sagesse. Infiniment bon, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa bonté. Infiniment saint, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa sainteté. Infiniment juste, il t’aime et t’accorde ses grâces selon l’étendue de sa justice. Infiniment miséri­cordieux, clément et compatissant, il te fait éprouver sa clémence et sa compassion. Fort, exquis, sublime en son Être, il t’aime d’une manière forte, exquise et sublime. Infiniment pur, il t’aime selon l’étendue de sa pureté. Souverainement vrai, il t’aime selon l’étendue de sa vérité. Infiniment libéral, il t’aime et te comble de grâces selon l’étendue de sa libéralité, sans aucun intérêt propre et dans la seule vue de te faire du bien. Souverainement humble166, il t’aime avec une souveraine humilité et fait de toi une souveraine estime. Il t’élève jusqu’à lui, il se découvre dans la seule vue de te faire du bien. Souverainement humble, il t’aime avec une souveraine humilité, et fait de toi une souveraine estime. Il t’élève jusqu’à lui, il se découvre à toi joyeusement et avec un visage plein de grâce dans cette voie de sa connaissance. Et tu l’entends te dire : Je suis à toi et pour toi ; je me réjouis d’être ce que je suis, afin de me donner à toi et d’être tien à jamais.

Qui pourra exprimer ce que tu éprouves, ô âme bienheu­reuse, en te voyant à ce point chérie, en te voyant tenue en pareille estime par ton Dieu ? Ta volonté est devenue, suivant la parole du Cantique, semblable à un monceau de blé, couvert et environné de lis167. En effet, dans ces grains de pain de vie que tu goûtes tous ensemble, tu jouis des lis des vertus dont tu es environnée. Ce sont ces filles du Roi qui te réjouissent par les parfums des essences aroma­tiques168. Tu es tellement plongée, abîmée dans ces divines connaissances, que tu deviens le puits des eaux vives qui descendent avec impétuosité du Liban169, c’est-à-dire de Dieu même.

En cet état, tu es inondée de joie selon l’économie de toutes tes parties, et ton corps même y participe. En toi se vérifie cette parole du Psalmiste : L’impétuosité du fleuve réjouit la cité de Dieu170.

Merveilleux spectacle de voir une âme tout inondée des eaux divines ! Elle est comme une fontaine abondante qui déverse de toutes parts ces eaux célestes171. Il est vrai, la communication dont nous parlons est une communication de lumière et de feu, mais ce feu est si suave dans son immensité, qu’on peut le comparer à des eaux vives, qui désaltèrent la soif de l’esprit selon toute la plénitude avec laquelle il y aspire. Ces lampes de feu, comme celles qui descendirent sur les apôtres172, sont en même temps les eaux vives de l’Esprit-Saint. Le prophète Ézéchiel, lorsqu’il annonçait la venue de ce divin Esprit, appelait ses feux des eaux pures et limpides. Je verserai sur vous, disait-il au nom de Dieu, je verserai sur vous une eau pure, et je mettrai mon Esprit au milieu de vous173.

Ce feu est donc en même temps une eau. Il est figuré par ce feu du sacrifice, que Néhémias cacha dans une citerne. Tant qu’il était dérobé aux regards, c’était de l’eau, lorsqu’on le retira pour servir au sacrifice, c’était du feu174.

De même cet Esprit de Dieu, tant qu’il est caché dans les veines de l’âme, est unç eau suave et délicieuse qui, dans la substance même de l’âme, désaltère la soif spirituelle, et lorsqu’il s’exerce en sacrifice d’amour, il devient de vives flammes de feu, c’est la multitude des lampes de l’acte de la dilection, de ces lampes que l’Époux dans les Cantiques déclare être des lampes de feu et de flamme175. L’âme ici leur donne ce nom, çar non seulement elle s’en désaltère comme des eaux de la Sagesse, mais elle les goûte comme des flammes d’amour, dans l’acte de l’amour. Elle s’écrie donc : Oh ! lampes de feu !

Tout ce qui se peut exprimer ici reste au-dessous de la réalité, PARCE QUE CETTE TRANSFORMATION DE L’ÂME EN DIEU EST INEXPRIMABLE. TOUT SERA DIT EN UN SEUL MOT : L’ÂME EST DEVENUE DIEU DE DIEU, EN PARTICIPATION DE SON ÊTRE ET DE SES ATTRIBUTS. CE SONT CES ATTRIBUTS QUE L’ÂME APPELLE ICI DES LAMPES DE FEU.


Au sein de vos vives splendeurs,


AFIN DE FAIRE COMPRENDRE QUE CES SPLENDEURS SONT LES COMMUNICATIONS DES DIVINES LAMPES176 DONT L’ÂME NOUS PARLE ICI ET COMMENT CETTE ÂME RESPLENDIT AU MILIEU D’ELLES, IL FAUT SAVOIR CECI. CES SPLENDEURS SONT LES AMOUREUSES CONNAISSANCES QUE LES LAMPES DES ATTRIBUTS DE DIEU ENVOIENT A L’ÂME. AU MILIEU DE CES CONNAISSANCES, CETTE ÂME, UNIE A DIEU SELON SES PUISSANCES, RESPLENDIT COMME LES LAMPES ELLES — MÊMES, TRANSFORMÉE QU’ELLE EST EN CES AMOUREUSES SPLENDEURS.

Cette illumination de splendeurs, AU SEIN DESQUELLES L’ÂME RESPLENDIT DANS LES ARDEURS DE L’AMOUR, est fort différente de l’illumination des lampes matérielles, qui, par la lumière qu’elles projettent, éclairent et échauffent les objets environnants. Ici l’illumination a lieu au milieu des flammes qui résident en l’âme elle-même. C’est ce qui lui fait dire : « Au sein de vos vives splendeurs. » Elle n’est pas auprès de ces splendeurs, mais au milieu de ces splen­deurs, au milieu des flammes de ces lampes, transformée elle-même en splendeur. On peut donc la comparer à l’air qui est dans la flamme : il est enflammé, il est transformé en feu. La flamme, en effet, n’est autre chose que de l’air enflammé, tellement que les mouvements de la flamme et les splendeurs qu’elle jette ne doivent pas être attribués à l’air seulement, ni seulement au feu dont la flamme est composée. Ils sont produits par l’air et le feu réunis le feu les fait produire à l’air enflammé qu’il renferme en soi.

C’est de la même manière, comprenons-le bien, que l’âme, avec ses puissances, se trouve illuminée au sein des splendeurs divines. Les mouvements de la divine flamme — ces vibrations, ces jets de feu dont nous avons parlé — ne doivent pas être attribués seulement à l’âme transformée dans les flammes de l’Esprit-Saint, ni à l’Esprit. Saint seulement : ils sont produits par l’Esprit-Saint et par l’âme réunis. C’est l’Esprit-Saint qui meut alors cette âme, de même que le feu meut l’air enflammé.

Ces mouvements, qui sont tout à la fois et de Dieu et de l’âme, ne sont pas seulement des splendeurs, ce sont aussi des glorifications. Ce sont ces jeux et ces fêtes joyeuses que l’Esprit-Saint célèbre dans l’âme, et dont nous avons parlé en expliquant le second vers de la Strophe I. Dieu, disions-nous, semble continuellement sur le point de donner à l’âme la vie éternelle et de la transférer dans la gloire totale, en l’introduisant définitivement en lui.

Toutes les grâces que Dieu accorde à une âme de plus grande ou de moindre valeur, soit au début, soit à la fin de la carrière spirituelle, lui sont accordées en vue de la conduire à la vie éternelle. De même, tous les mouvements, tous les jets de feu que la flamme produit au moyen de l’air enflammé, sont destinés à l’entraîner au centre de sa sphère. Ce sont comme des défis que Dieu adresse à cette âme en vue de l’attirer davantage à lui. Tant que l’air se trouve dans sa propre sphère, la flamme ne l’emporte pas. De même ces mouvements de l’Esprit-Saint, quoique d’une merveilleuse efficacité pour absorber l’âme dans la gloire. n’opèrent l’absorption totale que lorsque le temps est venu pour l’âme de sortir de la sphère de cette vie et d’entrer dans le centre parfait de son esprit, c’est-à-dire d’entrer parfaitement en Jésus-Christ.

Remarquons-le, ces mouvements de la flamme sont plus celui de Dieu. Ces avant-goûts de gloire que Dieu accorde à l’âme ne sont ni stables ni parfaits. L’âme177 en jouira un jour sans vicissitudes de plus et de moins, et sans mouvement. Alors elle verra clairement que si Dieu lui semblait se mouvoir en elle, en réalité il restait immuable, de même que le feu est immobile dans sa sphère, ET QUE SI ELLE ÉPROUVAIT CES MOUVEMENTS ET CES JETS DE FLAMME GLORIFICATEURS, C’EST QU’ELLE N’ÉTAIT PAS ENCORE PARFAITEMENT GLORIFIÉE. ET CEPENDANT, PAR CE QUI A ÉTÉ DIT ET CE QUE NOUS ALLONS DIRE, ON VERRA PLUS CLAIREMENT QUE CES SPLENDEURS SONT D’INES­TIMABLES FAVEURS QUE DIEU ACCORDE A UNE ÂME.

On peut178 leur donner aussi le nom d’obombrations.

Pour me faire comprendre, je dirai qu’obombrer veut dire couvrir de son ombre, ce qui a le sens de protéger et de favoriser. Du moment que l’on couvre de son ombre, c’est un signe que l’on est tout proche pour favoriser et pour défendre. De là vient que la faveur insigne accordée à la Vierge Marie de concevoir le Fils de Dieu fut appelée par l’ange saint Gabriel une obombration de l’Esprit-Saint, lorsqu’il dit : L’Esprit-Saint viendra en vous et la Vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre179.

Pour bien entendre cette projection de l’ombre de Dieu, ou cette obombration de splendeurs, ce qui est tout un, remarquons que çhaque objet produit une ombre en rapport avec ses proportions et sa nature. Si l’objet est opaque et obscur, il produira une ombre obscure : si l’objet est lumineux, il produira une ombre lumineuse et légère.

Ainsi, L’OMBRE D’UNE TÉNÈBRE SERA UNE AUTRE TÉNÈBRE, TOUTE CONFORME A LA PREMIÈRE ET L’OMBRE D’UNE LUMIÈRE SERA UNE AUTRE LUMIÈRE ENTIÈREMENT CONFORME A LA PREMIÈRE.

Par suite, ces vertus ou attributs de Dieu, qui sont
lampes enflammées et resplendissantes. se trouvant, comme nous l’avons dit, si près de l’âme, ne pourront manquer de la toucher de leur ombre, et ces ombres seront forcément enflammées et resplendissantes, conformément aux lampes qui les projettent. Ces ombres seront donc des splendeurs. Quelle sera l’ombre projetée par la beauté de Dieu ? Ce sera une autre beauté, toute conforme à la beauté de Dieu. Quelle sera l’ombre projetée par la force de Dieu, sinon une autre force, conforme à celle de Dieu.

L’ombre de la sagesse de Dieu sera une autre sagesse divine, et ainsi des autres lampes. Ou, pour mieux dire, ce sera la sagesse, ce sera la beauté, ce sera la force même de Dieu en tant qu’ombre, parce que l’âme ici-bas ne peut percevoir parfaitement ces divins attributs.

Cette ombre, si conforme à Dieu qu’elle est Dieu même, donne à l’âme une admirable connaissance de l’excellence de Dieu. Quelles seront, je le demande, ces ombres des divers attributs divins que l’Esprit-Saint projettera sur cette âme lorsqu’il est si proche d’elle ? En effet, non seule­ment il la touche par ces ombres, mais encore il lui est uni en ombre et en splendeurs, de telle sorte que cette âme perçoit et goûte en chacune d’elles Dieu même SELON SES PROPRIÉTÉS ET SA FORME EN ELLES. ELLE PERÇOIT ET ELLE GOÛTE LA PUISSANCE DIVINE SOUS L’OMBRE DE LA TOUTE-PUISSANCE. Elle perçoit, elle goûte la Sagesse divine sous l’ombre de la Sagesse divine ; elle perçoit, elle goûte la bonté infinie sous l’ombre de la Bonté infinie, et ainsi du reste. Enfin elle goûte la gloire de Dieu sous l’ombre de cette gloire, qui lui révèle les propriétés et l’étendue de la gloire de Dieu.

Or, tout ceci a lieu par ombres lumineuses et enflammées, produites par toutes ces lampes lumineuses et enflammées qui ne forment toutes qu’une seule lampe, celle de l’Étre de Dieu, unique et simple, qui resplendit pour cette âme en tant de manières diverses.

Oh ! qu’éprouvera donc une âme en recevant ainsi révélation et communication de la vision accordée à Ézéchiel d’un animal ayant quatre faces différentes, et d’une roue composée de quatre roues, dont l’aspect, nous dit l’Écriture, était semblable à des charbons enflammés et à des lampes180 ? Cette roue qui représente la Sagesse de Dieu, était pleine d’yeux au-dedans et au-dehors, figure des connaissances divines et des splendeurs de ses attributs.

Qu’éprouve donc cette âme lorsqu’elle entend en esprit le bruit que font les roues en marchant, ce bruit semblable au bruit d’une multitude et de plusieurs armées en mou­vement, image des grandeurs divines ? Ces grandeurs, l’âme les connaît toutes distinctement dans le son d’un seul des pas de Dieu en elle. Enfin, elle perçoit le battement des ailes des animaux, qui, au dire du prophète, était semblable au bruit des grandes eaux et au son du Dieu Très-Haut : figure de l’impétuosité des eaux divines, qui investissent cette âme au moment où l’Esprit-Saint bat des ailes dans la flamme de l’amour. Elle jouit alors de la gloire des ailes de Dieu en figure et à la faveur de son ombre. C’est l’expression du même prophète, qui nous déclare que la vision des animaux et des roues était la ressemblance de la gloire du Seigneur.

À quelle élévation se sent portée cette âme très heureuse ? Elle se voit avec surprise montée à ce degré de sainte beauté. Qui pourra nous dire ce qu’elle éprouve, quand, noyée dans l’abondance des eaux de ces divines splendeurs, elle reconnaît que le Père Éternel l’a enrichie libéralement des délices supérieures et inférieures comme le père d’Axa le fit pour sa fille qui l’en suppliait181, car effectivement les eaux divines arrosent ici l’âme et le corps, c’est-à-dire la partie supérieure et la partie inférieure.

Oh ! admirable excellence de Dieu ! Ces lampes des attributs divins se réunissent en une seule Essence, très simple, en laquelle elles sont connues et goûtées séparément, l’une aussi embrasée que l’autre, et chacune étant substan­tiellement l’autre. Oh ! abîme de délices ! d’autant plus abondant que tes richesses sont plus parfaitement recueillies dans l’unité et la simplicité de l’Être unique ! Elles se perçoivent et se goûtent de telle façon que l’une ne met point obstacle à la connaissance et au goût parfait de l’autre. Au contraire, chaque grâce et chaque attribut en illumine un autre. C’est à cause de ta pureté, ô divine Sagesse, qu’en voyant en toi une richesse, on en découvre une multitude d’autres, parce que tu es le dépôt des trésors du Père, l’éclat de la lumière éternelle et l’image de sa bonté182.


Mon sens, avec ses profondeurs,


Ces profondeurs sont les puissances de l’âme, la mémoire, l’entendement et la volonté, d’autant plus vastes qu’elles sont capables de biens plus étendus, car elles ne peuvent être remplies que par l’infini. Par la souffrance qu’elles endurent lorsqu’elles sont vides, nous pouvons juger des délices dont elles jouissent lorsqu’elles sont pleines de Dieu, puisque deux contraires s’éclairent l’un par l’autre.

Remarquons tout d’abord que ces profondeurs des puissances, tant qu’elles ne sont pas affranchies et purgées de toute affection des créatures, ne sentent pas le vide immense de leur vaste capacité ! Chose surprenante ! Elles sont capables de biens infinis, et l’objet le plus insignifiant les embarrasse au point qu’elles deviennent incapables de recevoir les biens infinis, ce qui dure tant qu’elles n’ont pas fait en elles le vide total. Nous y reviendrons plus loin, Sont-elles au contraire pures et dégagées, la faim, la soif ; l’anxiété de leur sens spirituel devient intolérable. La capacité de ces profondeurs étant très vaste, excessif est le tourment qu’elles endurent. C’est que l’aliment qui leur manque est immense, puisque, encore une fois, ce n’est rien moins que Dieu même.

Cette souffrance si intense se fait sentir d’ordinaire vers la fin de l’illumination et de la purification de l’âme, et avant qu’elle atteigne l’union où cette faim trouvera son rassasiement. Comme l’appétit spirituel est à vide, qu’il est purgé de tout le créé et de toute affection au créé, qu’il est dépouillé de son tempérament naturel et revêtu d’un tempérament divin, le vide même où il se trouve lui donne la disposition requise, et cependant les biens divins ne lui sont pas encore communiqués par l’union. Il en résulte que le sentiment du vide et de la soif qu’il endure lui cause une souffrance pire que la mort, surtout quand au moyen de quelque avant-goût et, pour ainsi parler, par quelque tente, un rayon divin pénètre jusqu’à lui, sans que toutefois Dieu se communique. C’est ici l’amour impatient, qui ne peut se prolonger sans amener ou la mort ou la satisfaction de son désir.

Parlons de la première profondeur, qui est l’entendement. Le vide et la soif de Dieu se font sentir à lui avec une intensité telle, lorsqu’il est convenablement disposé. que David, faute de meilleure comparaison, assimile sa soif à celle du cerf, qui passe pour être excessive. Comme le cerf soupire après la source des eaux, dit-il, ainsi mon âme soupire après vous, mon Dieu183. Cette soif est celle des eaux de la Sagesse de Dieu, objet de l’entendement.

La seconde profondeur est la volonté. La faim de Dieu qu’elle endure est si intense, qu’elle fait tomber l’âme en défaillance, comme le dit encore David : Mon âme tombe en défaillance, dans le désir qui la porte vers les tabernacles du Seigneur184. Cette faim est celle de l’amour parfait, objet des désirs de l’âme.

La troisième profondeur est la mémoire. Le vide qui s’y fait sentir est une défaillance et une liquéfaction de l’âme qui aspire à posséder Dieu, selon cette parole de Jérémie : Memoria mentor ero et tabescet in me anima mea. C’est-à-dire : Je me souviendrai avec tant d’ardeur, que mon âme se dessé­chera au dedans de moi-même. Je repasserai dans mon cœur l’objet de mes désirs, et fe vivrai de l’espérance de Dieu185.

Nous l’avons dit, la capacité de ces profondeurs est immense, puisqu’elles sont aptes à contenir Dieu même, qui est immense et infini. Leur capacité est donc, en une certaine manière, infinie. Par conséquent la soif de l’âme est infinie, sa faim est immense et infinie, sa défaillance est mortelle et infinie. Ici-bas, il est vrai, la souffrance ne saurait atteindre une intensité semblable à celle de l’autre vie, et cependant il y a ici une image de la privation infinie que souffrent les âmes séparées du corps, parce que l’âme dont il s’agit est en quelque façon disposée à recevoir sa plénitude. Son tourment, il est vrai, est d’une autre nature, car il réside au plus profond de la faculté amative, mais cela ne diminue pas la souffrance, parce que plus l’amour est grand, plus il est impatient de posséder son Dieu, et par instants ses aspirations prennent une intensité inouïe.

Mais, mon Dieu ! puisqu’il est certain que lorsqu’une âme désire Dieu sincèrement, elle possède déjà Celui qu’elle aime, ainsi que le dit saint Grégoire sur l’Évangile selon saint Jean186, comment se tourmente-t-elle ainsi pour obtenir ce dont elle est en possession ? En effet, d’après saint Pierre, le désir qu’ont les anges de voir le Fils de Dieu est sans aucune peine ni anxiété, parce que déjà ils le possèdent187. Il semble donc que plus une âme désire Dieu, plus elle le possède. Or, la possession de Dieu apporte à l’âme délices et rassasiement. C’est ce qui arrive aux anges, qui se délectent dans la possession de ce qu’ils désirent, le rassasiement subsistant toujours en même temps que la faim, sans dégoût ni fatigue. Comme, il n’y a pas pour eux de dégoût, ils désirent sans cesse, et comme ils possèdent ce qu’ils désirent, ils ne souffrent pas. L’âme devrait donc ne pas ressentir de peine, mais au contraire goûter d’autant plus de rassasiement et de jouissance que son désir est plus ardent, puisqu’on nous l’assure, elle possède Dieu à proportion qu’elle le désire.

Il y a ici une remarque à faire. La différence est grande entre posséder Dieu simplement par la grâce et le posséder de plus par l’union. Dans le premier cas, c’est l’affection mutuelle, dans le second, il y a de plus communication. En un mot, il y a la même différence qu’entre les fiançailles et le mariage. Dans les fiançailles, il y a un mutuel accord, une seule et même volonté des deux parties, il y a des joyaux et des ornements de fiancée, offerts gracieusement par le fiancé : dans le mariage, il y a union et communi­cation des personnes. Dans les fiançailles, il y a parfois des visites du fiancé à la fiancée, il y a, nous venons de le dire, des présents faits par le fiancé ; mais il n’y a pas encore union des personnes, ce qui mettrait fin aux fiançailles.

Il en va de même pour l’âme, quand elle est parvenue à une si grande pureté en son essence et en ses puissances, qu’elle se trouve entièrement purgée quant à la volonté de tous les goûts et de tous les appétits étrangers, tant selon sa partie inférieure que selon sa partie supérieure, et qu’elle y a entièrement renoncé pour Dieu.

La volonté de Dieu et celle de l’âme ne font plus qu’un par un consentement volontaire et libre ; l’âme en est venue à posséder Dieu autant qu’il se peut par grâce et par union des volontés ; en un mot, Dieu a répondu au oui de l’âme par le oui plein et entier de sa grâce.

C’est un état très élevé de fiançailles spirituelles entre l’âme et le Verbe. L’Époux fait alors à l’âme de grandes grâces ; il la visite souvent avec beaucoup d’amour. Dans ces visites, l’âme reçoit de grandes faveurs et goûte de merveilleuses délices. Mais tout cela n’a rien à voir avec ce qui a lieu dans le mariage spirituel ; ce n’est qu’une préparation à l’union du mariage. Il est vrai, ces faveurs ne s’accordent qu’à une âme entièrement purgée de toute affection à la créature, car les fiançailles spirituelles, nous l’avons dit, n’ont lieu qu’à ce prix. Néanmoins, pour le mariage, il faut d’autres préparations positives de la part de Dieu, qui ont lieu en des visites et moyennant des dons par lesquels il purifie l’âme, il l’embellit, il la spiritualise, en vue de la disposer convenablement à une union si haute.

Cela demande du temps, pour certaines âmes plus, pour d’autres moins, car Dieu opère suivant que l’âme se dispose. Nous trouvons une figure de ceci dans ce que l’Écriture nous dit des jeunes filles que l’on choisissait pour le roi Assuérus188. On les avait déjà tirées de leur pays et de la demeure de leurs parents ; cependant avant de les conduire dans les appartements du roi, on les gardait une année entière enfermées dans le palais. Pendant la première moitié de cette année, elles usaient de parfums de myrrhe et d’autres aromates ; pendant les six autres mois, elles se servaient de parfums plus relevés. Ce n’est qu’après ces préparatifs qu’elles étaient admises dans la chambre royale.

De même, dans le temps des fiançailles et de l’attente du mariage spirituel, l’âme demeure dans les onctions du Saint-Esprit. Pendant ces dispositions plus élevées à l’union divine, les angoisses des profondeurs de l’âme sont d’ordi­naire extrêmement vives et intenses. La raison en est que les parfums dont il s’agit la disposent d’une manière plus prochaine à l’union divine. Comme ils procèdent plus direc­tement de Dieu, ils attirent l’âme vers Dieu d’une manière plus suave et plus exquise, le désir qu’ils font naître en elle est plus subtil et plus profond. Or, le désir de Dieu est la disposition propre pour s’unir à Dieu.

Oh ! quelle occasion se présente ici d’avertir les âmes que Dieu élève à ces onctions délicates d’être sur leurs gardes et de bien considérer en quelles mains elles se placent, afin de ne pas s’exposer à retourner en arrière ! Mais ce serait nous écarter du sujet que nous traitons. Et cependant, mon cœur est touché d’une pitié si profonde en voyant les âmes résister à ces divines onctions et en arrêter le progrès, que je ne puis m’empêcher de leur dire ici ce qu’elles ont à faire pour éviter un si grand mal.

Je vais donc m’arrêter quelque peu, quitte à revenir ensuite à mon sujet. Ce que j’en dirai jettera d’ailleurs plus de jour sur les profondeurs de l’âme dont j’ai commencé â parler. Enfin, je vois une telle nécessité à cette digression, non seulement pour les âmes qui sont en si bon chemin, mais pour toutes celles qui sont à la recherche de leur Bien-Aimé, que je vais la faire.

Sachons-le tout d’abord, si l’âme cherche son Dieu, son Bien-Aimé la cherche avec infiniment plus d’ardeur. Si elle lui envoie ses amoureux désirs, aussi odoriférants pour lui que la vapeur de la myrrhe et de l’encens189 Dieu de son côté, lui envoie l’odeur de ses parfums, c’est-à-dire ses inspirations et ses divines touches qui l’excitent à courir après lui190. Ces touches, quand elles sont de Dieu, vont toujours à la perfection de la loi divine et de la foi, parce que cette perfection même est le moyen qui approche l’âme toujours davantage de Dieu. L’âme doit le bien comprendre, ces parfums de plus en plus élevés, ces onctions de plus en plus élevées et exquises, de plus en plus divines, sont destinées à produire en elle une disposition assez exquise et assez pure pour lui mériter l’union avec lui et la trans­formation essentielle en lui selon toutes les puissances.

Ainsi c’est Dieu, l’âme le doit bien savoir, qui dans cette affaire est le principal agent ; c’est lui qui doit la guider par la main, comme le conducteur de l’aveugle, jusqu’au but qu’elle est incapable d’atteindre d’elle-même : je veux dire les merveilles surnaturelles que ni son entendement, ni sa volonté, ni sa mémoire ne peuvent saisir telles qu’elles sont. Sa grande préoccupation doit donc être de ne pas entraver l’action de l’Esprit-Saint, son guide, qui la mène par une voie, répétons-le, toujours conforme à la loi divine et à la foi.

Le malheur de voir entraver l’action divine sera le partage de l’âme qui se laissera guider par un autre aveugle191. Or, les aveugles qui peuvent égarer une âme sont au nombre de trois. Il y a le maître spirituel, il y a le démon, il y a l’âme elle-même.

Parlons d’abord du premier aveugle. Je viens de le dire, l’âme qui veut avancer et ne pas reculer, doit bien consi­dérer en quelles mains elle se place, car tel maitre, tel disciple, et tel père, tel fils. Or, pour parcourir ce chemin, ou du moins pour atteindre ce qu’il présente de plus élevé, et même de médiocre comme hauteur, elle aura toutes les peines du monde à rencontrer un guide doué de toutes les qualités voulues. Il faut qu’il soit instruit, prudent, expé­rimenté. Quand il s’agit de direction spirituelle, le savoir et la prudence sont des qualités fondamentales ; mais si l’expérience des voies très élevées fait défaut, le directeur ne saura pas conduire l’âme que Dieu y fait entrer, il pourra même lui nuire extrêmement.

Comme ces maîtres spirituels n’entendent rien aux voies de l’esprit, ils font perdre aux âmes ces délicats parfums au moyen desquels l’Esprit-Saint les dispose à son action. Ils les conduisent par des méthodes vulgaires, qu’ils ont trouvées dans les livres, et qui ne sont bonnes que pour des débutants. Comme ils ne savent gouverner que ceux qui commencent — et encore Dieu veuille qu’ils le sachent — ils ne permettent pas aux âmes de dépasser ces premières méthodes discursives et imaginaires, qui n’élèvent jamais au-dessus de la capacité naturelle et ne sauraient mener loin.

Pour éclaircir un peu le sujet, disons ceci. Ce qui convient aux commençants, c’est de méditer, de produire des actes discursifs. Dans ces débuts, l’âme a besoin qu’on lui four­nisse un sujet sur lequel elle puisse s’exercer et tirer profit de la ferveur sensible que présentent les choses spirituelles. Par là, elle habitue ses sens et ses appétits aux choses de l’esprit. Attirés par cette saveur, ils se détachent de ce qui est du siècle.

Lorsque c’est en partie chose faite, Dieu commence à mettre les âmes en état de contemplation. Chez celles qui professent la vie religieuse, ceci a lieu très promptement. Comme elles ont renoncé au monde, leur sens et leur appétit s’adaptent plus facilement à Dieu. Il n’y a donc qu’à passer de la méditation à la contemplation192.

Alors cessent les actes discursifs produits par l’âne, ainsi que les ferveurs sensibles, l’âme ne pouvant plus discourir comme elle le taisait ni trouver aucun appui dans ce qui vient du sens. Celui-ci est plongé dans la sécheresse, parce que c’est maintenant l’esprit qui s’enrichit, et l’esprit n’a rien à voir avec le sens. Comme toutes les opérations que l’âme peut produire ont lieu par le moyen du sens, c’est Dieu qui dans ce nouvel état devient l’agent opérateur et l’âme se trouve être le sujet passif. Désormais, elle se comporte comme recevant en elle-même une action, et Dieu se comporte comme exerçant cette action. Il lui communique les biens spirituels par le moyen de la contem­plation, qui est tout à la fois connaissance et amour de Dieu, autrement dit connaissance amoureuse. L’âme ne produit plus d’actes, elle n’use plus de discours, et elle se trouve impuissante à le faire.

Par suite, l’âme doit désormais se comporter d’une manière toute différente de la première. Auparavant on lui fournissait un sujet à méditer et elle méditait ; main­tenant il faut le lui ôter et l’empêcher de méditer. Du reste, comme je l’ai dit, elle le voudrait qu’elle ne le pourrait pas, et ne ferait que se distraire. Auparavant, elle cherchait l’amour sensible, la ferveur sensible, et elle les trouvait. Maintenant elle ne doit plus ni les désirer, ni les rechercher, et non seulement ses efforts ne les lui donneront pas, mais ils ne lui apporteront que sécheresse. Elle ne ferait que se détourner du bien tranquille et pacifique qui lui est secrètement versé dans l’esprit pour s’appliquer au travail qui a lieu par le sens. Ce serait perdre beaucoup et ne rien gagner par ailleurs, parce que ce n’est plus par le sens que lui vient désormais le profit spirituel. Ainsi, je le répète, quand l’âme est là, il ne faut en aucune manière l’obliger à méditer et à produire des actes ; elle ne doit plus rechercher la ferveur sensible. Ce serait faire obstacle à l’agent prin­cipal, c’est-à-dire à Dieu, qui infuse secrètement et paisi­blement dans cette âme la Sagesse et une amoureuse connaissance. L’âme doit alors s’abstenir de produire des actes, à moins que Dieu lui-même ne les lui fasse produire avec quelque durée. Elle doit se borner à une amoureuse attention vers Dieu, sans actes particuliers. En un mot, elle doit se comporter passivement, sans effort personnel, se contentant d’une amoureuse et simple attention, à peu près comme une personne qui tient les yeux ouverts pour regarder avec amour.

Dieu se communiquant alors à cette âme en connaissance amoureuse et simple, l’âme, de son côté, doit recevoir la divine communication en simple et amoureuse attention. Ainsi la connaissance répondra à la connaissance et l’amour à l’amour. Il convient en effet que celui qui reçoit conforme sa manière de recevoir au don qui lui est fait, afin de le recevoir et de le retenir tel qu’on le lui communique. C’est un axiome des philosophes que tout ce qui se reçoit prend le mode de celui qui reçoit. Doit il suit que si l’âme ne renonçait pas à son mode naturel actif, elle ne recevrait le don de Dieu que d’une manière naturelle, ce qui équivaut à dire qu’elle ne le recevrait point, parce qu’elle resterait réduite à son opération naturelle et que ce qui est surnaturel ne peut être reçu suivant un mode naturel, n’a même rien à voir avec le naturel.

Si donc, l’âme voulait ici agir d’elle-même, si elle refusait de se borner à l’amoureuse attention passive dont nous avons parlé et de se tenir passive et en repos sans produire d’actes, sinon quand Dieu lui-même l’y incline, elle mettrait obstacle aux trésors que Dieu voulait lui communiquer surnaturellement par cette connaissance amoureuse.

Cette communication se fait d’abord par voie de puri­fication, ainsi que nous l’avons dit plus haut ; ensuite elle a lieu plutôt en suavité d’amour. Si, commue je l’ai indique, cette connaissance amoureuse est reçue dans l’âme selon le mode de Dieu qui est un mode surnaturel, et non selon le mode de l’âme qui est un mode naturel, il s’ensuit que, pour la recevoir l’âme doit se tenir dégagée, oisive, calme, paisible et dans cette sérénité qui convient à l’action divine. Plus l’air est libre de vapeurs, plus il est pur et tranquille, plus aussi le soleil l’illumine et l’échauffe.

Ainsi l’âme ne doit s’attacher à rien, ni à une méthode de méditation ni à un goût quelconque, soit sensitif, soit spirituel. Il faut que l’esprit soit entièrement libre, dégagé de tout, parce que la moindre réflexion, la moindre opé­ration discursive, le moindre goût sensible, sur lequel l’âme voudrait alors s’appuyer, l’entraverait et l’inquiéterait. Ce serait un bruit importun qui viendrait troubler le profond silence qui doit régner en elle selon le sens et selon l’esprit, afin qu’elle puisse entendre la parole si intime et si délicate que Dieu dans la solitude adresse à son cœur comme il le dit par Osée193. C’est en souveraine paix et en profonde tranquillité que l’âme doit prêter l’oreille à ce que Dieu dit en elle. David nous le déclare, parce que ce sont des paroles de paix que Dieu prononce sur cette âme194.

Lors donc que l’âme se sentira ainsi plongée dans le silence et comme mise aux écoutes de Dieu, elle doit oublier même l’exercice d’amoureuse attention dont j’ai parlé, afin de se trouver entièrement libre pour cc que le Seigneur réclamera d’elle. Elle ne doit user de l’attention amou­reuse que hors le temps où on l’introduit dans l’état de solitude et d’oisiveté intérieure, d’oubli et d’audition spirituelle, lequel se produit toujours dans une certaine absorption intérieure.

Toutes les fois donc que l’âme se sent introduite dans l’obscur et simple repos de la contemplation, elle ne doit pas s’attacher à des méditations ni chercher à s’appuyer sur des goûts et des saveurs sensibles. Elle doit rester privée de tout appui, l’esprit dégagé des sens, comme Habacuc nous dit qu’il le faisait : Je me tiendrai debout sur ma redoute et je m’affermirai sur mon mur de défense, afin de voir ce qui me sera dit195. Comme s’il avait dit : J’élè­verai mon esprit au-dessus de toutes les connaissances qui peuvent me venir par l’entremise des sens, au-dessus de tout ce qu’ils sont capables de recevoir et de conserver. J’affermirai le mur de défense de mes puissances, je leur interdirai toute opération propre, afin que je puisse recevoir par la contemplation ce qui nie sera communiqué, car, nous l’avons déjà dit, la contemplation consiste à recevoir.

Que cette très haute sagesse, ce langage de Dieu, qu’est la contemplation, ne puissent être reçus que dans un esprit silencieux, détaché des goûts sensibles et des notions discursives. Isaïe nous le fait comprendre par cet oracle : à qui enseignerai-le la science ? Et à qui Dieu fera-t-il entendre sa parole ? à ceux qui ont été sevrés de lait, c’est-à-dire des goûts sensibles — à ceux qui ont été détachés des mamelles, — c’est-à-dire des consolations particulières196.

Secoue donc, âme spirituelle, la poussière, les atomes et les nuages, purifie ton œil intérieur. Alors le soleil versera sur toi sa lumière et ta vue sera nette. Mets-toi en liberté et en repos, affranchis-toi du joug de ton opération person­nelle, qui est pour toi la servitude d’Égypte197. Là tout, ou à peu près tout, se réduisait à ramasser des pailles pour la cuisson des briques. À présent, que l’on conduise cette âme vers la terre de promission, où coulent le lait et le miel.

Et vous, ô maîtres spirituels, songez que c’est pour jouir de la sainte oisiveté des enfants de Dieu que le Seigneur appelle cette âme au désert198. Elle y marchera vêtue d’habits de fête, ornée de joyaux d’or et d’argent ; car, en quittant l’Égypte, elle en a dérobé les richesses199, c’est-à-dire qu’elle a laissé vide sa partie sensitive. Elle a noyé ses ennemis200 dans la mer de la contemplation, où le sens, privé de tout appui et n’ayant plus où poser le pied, a péri et laissé libre le fils de Dieu, qui est l’esprit. Celui-ci, affranchi des bornes et de la servitude des sens, de son entendement limité, de ses sentiments vulgaires, de ses affections et de ses goûts infirmes, est devenu capable de recevoir de Dieu la manne201 de suavité, qui renferme tous les goûts et toutes les saveurs, pour lesquels l’âme se fatigue en vain. Et cependant, qu’elle y songe, la délicatesse de cet aliment est telle, qu’il se fond dans la bouche et perd toute saveur, si on le mêle à d’autres aliments et à d’autres saveurs.

Efforcez-vous de dégager cette âme de toutes les conso­lations, de toutes les méditations. Ne l’inquiétez par aucune sollicitude ni à l’égard des choses d’en haut ni, moins encore, à l’égard des choses d’en bas, mais qu’on la main­tienne dans une totale abstraction et dans une profonde solitude. Plus complètement et plus promptement elle obtiendra cette paisible oisiveté, plus copieusement aussi elle recevra l’infusion de la divine Sagesse, tranquille, solitaire, pacifique, infiniment suave, enivrante pour l’esprit. Cette âme alors se sentira parfois blessée et doucement ravie, sans savoir par qui ni en quelle manière, parce que cette divine communication lui est faite indépendamment de toute opération personnelle.

La moindre parcelle de cette action de Dieu dans l’âme, en solitude et en sainte oisiveté, est un trésor inappréciable, bien au-dessus de ce que l’âme et son directeur peuvent concevoir. Sa valeur ne se révèle pas entièrement tout d’abord, mais le temps la mettra en lumière. À tout le moins, l’âme se rend compte qu’elle se trouve clans la séparation et l’abstraction de toutes choses, en degré plus ou moins intense, avec l’impression d’une suave respi­ration d’amour qui lui donnera spirituellement la vie, avec une inclination à la solitude, au dégoût des créatures et de tout ce qui est du siècle202. Et, par le fait, quand on commence à goûter l’esprit, la chair devient insipide203.

Les trésors que cette silencieuse contemplation infuse dans l’âme sont, je le répète, inappréciables. Ce sont des onctions de l’Esprit-Saint, très secrètes et infiniment déli­cates, qui le remplissent, en profond mystère, de dons, de richesses et de grâces spirituelles. Et après tout, Celui qui opère tout cela, l’opère en Dieu.

Ces sublimes et délicates onctions — ou si vous le voulez, ces émaux dont l’Esprit-Saint enrichit l’âme — ont quelque chose de si délicat et de si élevé, que ni l’âme ni celui qui la dirige ne peut s’en faire l’idée. Celui-là seul le comprend, qui, pour se rendre une âme plus agréable, lui prodigue de tels dons. Mais hélas ! rien n’est plus facile que de les laisser perdre et de les réduire à rien. Il suffit pour cela, de la part de l’âme, du moindre effort pour produire un acte de la mémoire, de l’entendement ou de la volonté, de la moindre application du sens ou de l’appétit à une connaissance, à une saveur, à un goût quelconque. Un tel malheur est digne de larmes et d’une douleur profonde.

Oh ! quel désastre ! Quel sujet de stupeur ! Au premier abord, le mal ne paraît rien, et l’obstacle apporté semble imperceptible. Et cependant le mal est plus grand, plus lamentable, que s’il s’agissait de déranger et de ruiner un grand nombre d’âmes communes, incapables de recevoir en elles des émaux si précieux et si riches.

Supposez qu’une main grossière se mette à retoucher un portrait de grand maître, en y superposant des couleurs viles et disparates. Le désastre serait mille fois plus grand et plus déplorable que si l’on gâtait des toiles de peu de valeur. Et quand il s’agit des âmes, qui pourra rétablir en son premier état l’œuvre exquise qu’une main grossière aura ruinée ?204

Ce malheur, qui dépasse tout ce qu’on en saurait dire, est cependant si répandu et si fréquent, qu’à peine est-il un maître spirituel qui n’y jette les âmes que Dieu com­mence à introduire dans la contemplation.

Combien souvent arrive-t-il que Dieu répand dans une âme une de ces délicates onctions, faite de connaissance amoureuse, sereine, pacifique, solitaire, bien éloignée du sens et du raisonnement, qui prive l’âme du pouvoir de méditer et de réfléchir, qui ne lui laisse goûter ni les choses d’en haut ni les choses d’en bas, parce que Dieu la tient tout occupée de cette onction solitaire qui incline à l’oisi­veté et à l’isolement ! Or, voici que se présente quelqu’un qui frappe et martelle à la manière des forgerons. Comme sa science ne va pas plus loin, il dira : Voyons, laissez tout cela ! C’est pure oisiveté et perte de temps. Prenez un sujet, méditez, produisez des actes. Mettez en œuvre tous les moyens dont vous disposez ; le reste n’est qu’illumi­nisme et fantasmagorie.

Les gens de cette classe205 n’entendant rien aux degrés de l’oraison et aux voies spirituelles, ils ne s’aperçoivent pas que ces actes qu’ils exigent de l’âme, elle les a déjà produits, et que cette voie discursive, elle l’a déjà parcourue, puisqu’elle est parvenue à la négation de tout le sensible. Voici un voyageur qui poursuit sa route et atteint le terme. S’il s’obstine à marcher encore pour arriver, il ne fera que s’éloigner du terme.

Comme ces directeurs, je le répète, ignorent ce que c’est le recueillement et la solitude spirituelle, où Dieu imprime en l’âme les onctions si élevées dont nous traitons, ils y superposent ou y entremêlent des onctions vulgaires, c’est-à-dire des méthodes inférieures qui consistent à faire travailler l’âme. Et cependant, il y a autant de différence de l’un à l’autre, que d’une œuvre humaine à une œuvre divine, du naturel au surnaturel. D’un côté, en effet, Dieu opère surnaturellement dans l’âme, et de l’autre, l’âme opère naturellement. Et le pire est qu’en voulant exercer son opération naturelle, l’âme perd la solitude et le recueil­lement intérieur, et par conséquent l’œuvre sublime que Dieu accomplissait en elle. Ce ne sont plus que des coups frappés sur une enclume. L’âme voit l’opération de Dieu ruinée en elle et ne tire, d’autre part, aucun profit de celle qu’on lui impose.

Ceux qui gouvernent de telles âmes doivent se dire que dans cette affaire l’agent principal, le guide, le moteur, c’est l’Esprit-Saint, et non pas eux. L’Esprit-Saint ne perd jamais ces âmes de vue. Les directeurs ne sont que des instruments chargés de leur indiquer la voie de la perfection, telle que nous la tracent la foi et la loi de Dieu. Leur soin doit donc être, non de les plier à leur propre façon de faire, mais de bien examiner si eux-mêmes con­naissent ! e chemin par ou Dieu conduit ces âmes, et au cas contraire, de les laisser en repos, en se gardant bien de les troubler. Qu’ils s’efforcent, selon la voie que Dieu tient sur elles, de favoriser leur solitude, leur tranquillité, la liberté de leur esprit. Qu’ils les mettent au large, en sorte que dans les temps ou Dieu les places en cette solitude intime, ils n’enchaînent ni leur sens, ni ! tuf esprit à rien de particulier, soit extérieur, soit intérieur.

Qu’ils ne se troublent ni ne s’inquiètent nullement en se disant qu’une telle âme ne fait rien. Si elle n’agit pas, Dieu agit en elle.

Que tout leur soin aille donc à la dégager. à la mettre en solitude et en oisiveté, sans lui permettre ni de s’attacher aux connaissances particulières, qu’elles viennent d’en haut ou d’en bas, ni de désirer les goûts sensibles, ni de s’appliquer à un objet intérieur, quel qu’il soit. Cette âme doit demeurer vide, en négation de tout le créé, en vraie pauvreté spirituelle. Elle n’a pour sa part rien d’autre à faire, suivant le conseil du Fils de Dieu : Si quelqu’un ne renonce à tout ce qu’il possède, il ne peut être mon disciple206. Ce qui doit s’entendre non seulement du renoncement aux biens matériels et temporels quant à la volonté, mais encore de la désappropriation des biens spirituels, en quoi consiste la pauvreté d’esprit, dont le Fils de Dieu fait une béatitude207.

Lorsqu’une âme renonce ainsi à toutes choses, qu’elle arrive à en être vide et désappropriée — et nous l’avons dit, c’est tout ce que pour sa part elle peut faire, — il est impossible que Dieu de son côté ne se communique pas à elle, au moins en secret et silencieusement. Cela est plus impossible qu’il ne l’est aux rayons du soleil de ne pas donner sur un endroit bien découvert. Voyez l’astre du jour qui se lève et vient frapper sur votre demeure : si vous ouvrez la fenêtre, il entrera certainement chez vous. De même, le Seigneur qui ne dort point lorsqu’il s’agit de garder Israël208, pénétrera dans une âme vide et la remplira de divins trésors.

Dieu est comme le soleil. Il luit sur les âmes pour se communiquer à elles. Leurs guides doivent donc se borner à les mettre dans les dispositions convenables, conformé­ment â la perfection évangélique, c’est-à-dire dans le dénuement et le vide du sens et de l’esprit. Mais qu’ils ne passent pas plus avant et ne pensent pas à édifier. Ceci, c’est l’office de Celui de qui descend toute grâce excellente et tout don parlait209. Si le Seigneur n’édifie lui-même la maison, celui qui la construit travaille en vain210. Il est l’artisan, il élèvera dans chaque âme l’édifice surnaturel qu’il lui plaira. Pour vous, disposez en elle l’édifice naturel en anéantissant ses opérations naturelles, qui nuisent au. lieu d’aider. Voilà votre office. Celui de Dieu, comme dit le Sage, est de diriger la marche 2, c’est-à-dire de la conduire aux biens surnaturels par des voies et des moyens inconnus à l’âme et à vous-même.

Gardez-vous donc bien de dire : cette âme n’avance pas, puisqu’elle ne fait rien. Et moi, je vous dis que si son entendement se dépouille de ce genre de connaissance et des actes de l’intelligence, plus il s’approche du bien surnaturel.

Vous direz : Mais cette âme n’a pas de connaissances distinctes ? Je réponds que si elle en avait, elle ne pourrait avancer. En voici la raison. Dieu est incompréhensible et surpasse notre entendement. Par conséquent, pour s’appro­cher de Dieu, il doit se dégager de lui-même et de ses connaissances, et marcher par la foi, en croyant sans comprendre. C’est par cette voie que notre entendement arrive à la perfection, car la foi est le seul moyen adéquat pour l’union divine, et notre âme atteint Dieu, non en comprenant, mais en ne comprenant pas. Ainsi soyez sans inquiétude. Pourvu que l’entendement ne retourne pas en arrière, c’est-à-dire pourvu qu’il ne s’applique pas à des notions distinctes et à des conceptions terrestres, il avance, car dans le cas dont il s’agit, ne pas reculer, c’est avancer, c’est se plonger de plus en plus dans la foi. En effet, l’entendement, incapable de connaître Dieu tel qu’il est en soi, doit nécessairement s’avancer vers lui sans comprendre.211 Par conséquent, ce que vous blâmez ici est précisément ce qu’il y a de plus excellent, je veux dire l’absence des connaissances distinctes qui ne sont pour lui qu’un embarras.

Oh ! direz-vous encore, si l’entendement n’a pas de connaissances distinctes, la volonté sera nécessairement oisive et ne pourra aimer, puisque la volonté ne peut aimer que ce qu’elle connaît. Ceci est vrai lorsqu’il s’agit des actes et des opérations naturelles de l’âme : l’âme ne peut aimer que ce que l’entendement perçoit distinctement. Pour la contemplation dont nous parlons, il en va d’une tout autre manière. Dieu ici verse quelque chose en cette âme. 11 n’est donc pas nécessaire qu’il y ait connaissance distincte ni que l’âme produise des actes d’intelligence. Par une seule touche, Dieu lui communique tout à la fois lumière et amour, en un mot, il lui donne une connaissance surnaturelle imprégnée d’amour, que nous pouvons appeler une lumière enflammée, parce qu’en illuminant, elle fait naître l’amour.

Cette lumière est obscure et confuse pour l’entendement, parce que c’est une notion de contemplation. C’est, suivant l’expression de saint Denis, un rayon de ténèbres pour l’entendement212. Or, ce que cette notion est à l’entendement, l’amour qu’elle fait naître l’est à la volonté. La notion que Dieu infuse ainsi est générale et obscure, sans concep­tion distincte ; de même, la volonté aime d’une manière générale, sans objet distinct, Dieu est lumière et amour. Lorsqu’il se communique à une âme, il infuse dans ses deux puissances : l’entendement et la volonté, l’intelli­gence et l’amour. Mais comme Dieu n’est pas intelligible pour nous en cette vie, cette intelligence et cet amour qu’il verse en nous sont obscurs.

Parfois, clans cette intime communication, Dieu s’adresse davantage à une puissance qu’à l’autre, et blesse davantage une puissance que l’autre. Parfois c’est l’intelligence qui domine, et parfois c’est l’amour. Parfois aussi l’entendement seul est illuminé et la volonté reste sans amour : ou bien seule la volonté aime et l’entendement reste sans lumière.

Je dis donc que lorsqu’il s’agit d’actes naturels de l’entendement, l’âme ne peut aimer sans comprendre ; mais quand Dieu lui infuse ses dons, il en est autrement, parce qu’il peut très bien se communiquer à une puissance sans se communiquer à l’autre, il peut enflammer la volonté par une touche d’amour sans illuminer l’entendement, de même qu’une personne peut parfaitement sentir la chaleur du feu sans voir la flamme.

Mais il arrivera souvent que la volonté se sentira attendrie et enflammée d’amour, sans être spécialement illuminée sur tel point particulier. C’est alors Dieu même qui ordonne en elle l’amour, comme l’Épouse le dit dans les Cantiques : Le Roi m’a lait entrer dans ses celliers ; il a ordonné en moi la charité213. Il n’y a donc pas lieu de redouter ici que la volonté demeure oisive. Si elle ne produit point par elle — même (l’actes d’amour sur des connaissances particulières, Dieu les produit en elle. Il l’enivre secrètement d’un amour infus, soit au moyen d’une notion de contemplation, comme nous venons de le dire, soit sans elle. Et ces actes sont d’autant plus savoureux et méritoires, que l’agent qui les infuse est plus excellent, puisque c’est Dieu même.

Cet amour, Dieu l’infuse dans la volonté lorsqu’il l’a trouve vide et détachée de toutes sortes de goûts et d’affections, soit des choses d’en haut, soit des choses d’en bas. Il faut donc prendre grand soin que la volonté se tienne dans ce vide et ce détachement. Le seul fait de ne pas retourner sur ses pas pour chercher à goûter quelque saveur, montre qu’elle avance, même si elle ne perçoit pas en Dieu de goût particulier. Dès lors qu’elle ne goûte rien de créé, elle s’élève au-dessus de tout le créé vers Dieu. Bien qu’elle ne goûte en Dieu rien de distinct et de particulier, et qu’elle ne produise aucun acte d’amour distinct, elle le goûte obscurément et secrètement dans cette infusion générale, au-dessus de toutes les conceptions distinctes, puisqu’aucune ne lui donne tant de satisfaction que le repos solitaire où elle est plongée. Elle l’aime au-dessus de tout ce qu’il y a d’aimable, puisqu’elle rejette tous les goûts et toutes les saveurs et qu’elle n’en a que du dégoût.

Il n’y a donc aucune inquiétude à avoir214. Si la volonté ne s’arrête ni aux saveurs sensibles ni aux actes parti­culiers, elle avance. Du moment qu’elle ne recule pas pour s’attacher à ce qui flatte le sentiment, c’est une preuve qu’elle s’enfonce davantage dans l’inaccessible qui est Dieu. Rien d’étonnant donc qu’elle ne le sente pas.

Pour aller à Dieu, il est évident que la volonté doit se dégager de tout ce qui est savoureux et délectable, et non s’y appliquer. En se dégageant ainsi, elle accomplit véri­tablement le précepte de l’amour qui nous enjoint d’aimer Dieu par-dessus toutes choses, ce qui ne peut s’établir sans le dépouillement et le vide spirituel par rapport à toutes choses.

Il n’y a pas non plus à se troubler de ce que la mémoire est vide de formes et d’images. Puisque Dieu n’a ni forme ni figure, elle est en sûreté lorsqu’elle s’en dégage, et elle s’approche alors davantage de Dieu. En effet, plus elle s’appuie sur l’imagination, plus elle s’éloigne de Dieu et s’expose au danger, puisque Dieu, surpassant toute pensée, ne tombe pas sous le domaine de l’imagination.

Comme ces maîtres spirituels ne comprennent pas les âmes qui marchent par cette voie de la contemplation paisible et solitaire, parce que l’expérience leur manque, et qu’ils ne savent autre chose que la méthode du discours et des actes, ils pensent qu’elles sont oisives et ils troublent leur repos. En effet, l’homme animal — c’est-à-dire celui qui n’a pas dépassé le sens animal de la partie sensitive — ne perçoit pas, nous dit saint Paul, les choses de Dieu. Ces maîtres donc troublent la paix de cette contemplation passive et reposée que ces âmes recevaient de Dieu. Ils les font méditer, discourir, produire des actes, à quoi elles sentent une grande répugnance, parce qu’elles n’en retirent que sécheresse et distraction. Ils les obligent à chercher des goûts et des ferveurs sensibles, alors qu’ils devraient leur conseiller tout le contraire.

Comme la pauvre âme n’y réussit point, parce que ce n’en est pas le temps et que ce n’est plus sa voie, son inquié­tude redouble et elle se croit perdue. Les directeurs l’encou­ragent à le penser ; ils lui dessèchent de plus en plus l’esprit et lui enlèvent ces onctions précieuses que Dieu imprimait en elle au sein de la solitude et du repos. J’ai déjà dit toute l’étendue de cette perte. Ils affligent et ravalent cette pauvre âme ; car d’un côté on lui fait perdre ce qu’elle a de précieux et de l’autre, on l’oblige à un travail inutile.

Ces gens n’ont aucune idée des voies spirituelles. Ils infligent à Dieu une grande injure et lui manquent singu­lièrement de respect en portant leur main maladroite sur une œuvre divine. ll en a tant coûté à Dieu pour amener une âme jusque-là ! Il met à si haut prix la réussite de son dessein de l’introduire dans cette solitude, de faire le vide dans ses puissances, de la dégager de ses opérations afin de pouvoir lui parler au cœur215, ce qui est l’objet constant de ses désirs ! Il tenait cette âme par la main, il régnait en elle dans la paix et le repos, il avait anéanti les opérations naturelles de ses puissances, par où elle travaillait tout la nuit sans rien prendre216 ; il la nourrissait d’un aliment spirituel sans le travail ni l’effort du sens, car le sens et son opération sont incapables de nourrir l’esprit.

Combien le Seigneur estime ce repos, ce sommeil, cette séparation du sens, la supplication qu’il fait dans les Cantiques nous le dit assez : Je vous adjure, filles de Jérusalem, par les chevreuils et les cerfs des campagnes de ne pas réveiller ma Bien-Aimée et de ne pas la tirer de son repos, jusqu’à ce qu’elle-même le veuille217. En nommant des animaux si amis de la solitude et du désert, l’Époux marque bien clairement combien il chérit ce sommeil et cet oubli solitaire.

Ces prétendus spirituels, au contraire, ne veulent pas que l’âme s’apaise et se repose ; ils la font agir et travailler sans relâche, sans donner lieu à l’action divine, en sorte que l’opération de Dieu est anéantie et ruinée par l’opé­ration de l’âme. Ils deviennent eux-mêmes les renards qui dévastent la vigne fleurie de l’âme218. C’est d’eux que le Seigneur se plaint, lorsqu’il dit par la bouche : Vous avez ravagé ma vigne219.

Mais, dira-t-on, si ces directeurs font fausse route, n’est-­ce point par un bon zèle, et parce que leur science ne va pas au-delà ? Non, cela ne suffit pas à excuser les avis téméraires qu’ils donnent sans se mettre en peine de con­naître la voie spirituelle par laquelle marchent les âmes. S’ils ne la connaissent pas, qu’ils ne s’y entremêlent point maladroitement, et qu’ils laissent le soin de ces âmes à de plus entendu. Ce n’est pas une faute légère de faire perdre à une âme des biens inestimables, et peut-être de ruiner à tout jamais sa voie par leurs imprudents conseils. Celui qui erre par sa faute là où il est obligé de voir clair — et chacun y est obligé en son office, — n’évitera pas le châti­aient, et ce châtiment sera en proportion du mal qu’il aura fait.

Les affaires de Dieu doivent se traiter avec précaution et en sachant ce que l’on fait, surtout lorsqu’elles sont de cette importance, de cette sublimité. De fait, il s’agit d’un gain presque infini si l’on rencontre juste, et d’une perte presque infinie si l’on a le malheur de faire fausse route.

Supposez que vous ayez encore quelques excuses à faire valoir — bien que je n’en voie point, — à tout le moins vous ne me persuaderez pas qu’il puisse en présenter de valables celui qui, sous de vains prétextes connus de lui, enchaîne une âme à son autorité. Cette conduite téméraire ne restera pas impunie.

Une fois qu’une âme a fait progrès, sous la continuelle assistance de Dieu, dans la carrière spirituelle, elle doit nécessairement changer son style et sa manière de faire oraison. Il lui faut en conséquence une autre direction, un autre esprit. Tous les directeurs ne sont pas en état d’éclairer tous les doutes qui se présentent dans la voie spirituelle ; il ne peut prétendre savoir diriger et conduire les âmes dans tous les états de la vie intérieure. Peut-il se persuader qu’il est fourni d’une science universelle, ou que Dieu n’a pas le droit de mener une âme au-delà du chemin dont il a connaissance ?

Un ouvrier saura dégrossir un bloc de buis et il ne saura pas en tirer une statue. Un artiste saura le sculpter et il ne saura pas lui donner son dernier fini. Un autre qui saura peindre passablement ne saura pas mettre la dernière main au coloris. Le talent de chacun est limité, et s’il voulait l’outrepasser, il ruinerait l’œuvre qui lui est confiée.

Vous qui ne savez que dégrossir, c’est-à-dire apprendre à une âme à mépriser le monde, à mortifier ses appétits ou tout au plus ébaucher, c’est-à-dire enseigner à faire de saintes méditations, et qui n’en savez pas davantage, comment conduirez-vous une âme à la dernière perfection, au dernier coloris, alors qu’il ne s’agit plus de dégrossir et d’ébaucher, ni même de donner un certain fini, mais de mettre une âme en état de recevoir l’action divine ?

Nul doute que si vous la rivez à votre enseignement qui est toujours le même, elle retournera en arrière, ou tout au moins elle n’avancera pas. Qu’en serait-il, je le demande, de l’exécution d’une statue si l’on ne faisait jamais que marteler et dégrossir, je veux dire, si l’âme en demeurait toujours à l’exercice des puissances ? Quand donc la statue s’achèverait-elle ? Quand et comment Dieu lui donnerait-il le dernier coloris ? Se peut-il que vous soyez apte à remplir tous les offices, et si consommé en tout genre qu’une âme n’ait jamais besoin que de vous ? Admettons que vous soyez propre à conduire une âme qui peut-être n’est pas appelée à monter bien haut, il est comme impossible que vous ayez les talents voulus pour toutes celles que vous tenez enchaînées.

Dieu mène chaque âme par un chemin différent, tellement que les voies spirituelles qui se ressemblent davantage ne se ressemblent pas de moitié. Qui sera capable de se faire, comme saint Paul, tout à tous pour les gagner tous ? Mais vous, vous tyrannisez les âmes, vous en faites des captives, et vous vous appropriez à tel point le monopole de la doctrine évangélique, que nom seulement vous mettez tout en œuvre pour qu’elles ne vous quittent point, mais, cc qui est pire, apprenez-vous que l’une d’elles a recouru aux conseils d’un autre sur un point dont peut-être il ne convenait pas de vous parler, — et peut-être est-ce Dieu même qui l’a voulu pour lui procurer l’enseignement que vous ne lui donniez pas, — vous lui faites, je rougis de le dire, des scènes de jalousie comme en pourrait faire un mari ! Tout cela ne vient pas du zèle de la gloire de Dieu, mais de superbe et de présomption. Que savez-vous si cette âme n’a pas eu besoin de s’adresser à un autre ? Dieu s’indigne grandement contre ceux qui en agissent ainsi et il les menace de châtiment par le prophète Ézéchiel, disant : Vous ne paissiez pas mon troupeau, mais vous vous couvriez de sa laine et vous vous nourrissiez de son lait. Je redemanderai mon troupeau de votre main220.

Ainsi donc les maîtres spirituels doivent laisser les âmes libres ; ils sont obligés de les laisser s’adresser à d’autres, et quand elles le feront, ils doivent leur montrer bon visage. Savent-ils par quel moyen Dieu a résolu de faire du bien à une âme ? Lorsqu’elle ne goûte plus leur doctrine, c’est que Dieu les mène par une autre voie et qu’elle a besoin d’un autre guide. En pareil cas, les maîtres spirituels doivent eux-mêmes conseiller ce changement. Tout le reste vient d’un sot orgueil et de présomption.

Mais laissons cette manière de faire et parlons d’une autre plus pernicieuse encore, qui se rencontre chez de tels gens ou d’autres qui valent moins encore. Dieu favorise certaines âmes de saints désirs d’abandonner le monde, de changer d’état de vie, pour se donner à son service en méprisant le siècle. Il se félicite quand il les a conduites jusque-là, car les choses du siècle ne sont pas selon son cœur. Et voici que pour des raisons tout humaines, dans des vues entièrement opposées à la doctrine de Jésus-Christ, à sa mortification, à son mépris de toutes choses, des directeurs, qui ne consultent que leurs intérêts et leurs goûts personnels, ou qui se forgent de périls imaginaires, opposent à ces âmes mille difficultés et mille délais, ou — ce qui est pire encore — travaillent à déraciner ce désir de leur cœur. Comme l’esprit de ces hommes est peu dévot et tout mondain, ils ne goûtent pas l’Esprit de Jésus-Christ, ils n’entrent point, et ils empêchent les autres d’entrer.

C’est à eux que s’adressent ces menaces de notre Sauveur : Malheur à vous qui vous êtes emparés de la clef de la science, qui n’êtes pas entrés et qui n’avez pas laissé entrer les autres221 ! Ces gens, en toute vérité, sont des barres et des pierres d’achoppement placées devant la porte du ciel. Ils en ferment l’entrée à ceux qui viennent prendre leurs conseils. Et cependant, ils ne peuvent ignorer que Dieu leur a commandé non seulement de laisser entrer et d’aider à entrer, mais même de forcer à entrer, par la porte étroite qui conduit à la vie222.

Voilà comment un directeur peut, en véritable aveugle, barrer le passage à l’Esprit-Saint qui voudrait guider une âme. il y aurait bien d’autres choses à dire sur les fautes que l’on commet en ce point, les unes avec connaissance de cause, les autres par ignorance. Mais ni les unes ni les autres ne resteront sans châtiment, parce que ceux qui ont un office sont tenus de connaître leur devoir et de s’en acquitter avec circonspection.

Le second aveugle qui, nous l’avons dit, pourrait entraver l’âme dans le recueillement dont nous parlons, c’est k démon : aveugle lui-même, il cherche à l’entraîner dans les ténèbres. Quand il voit une âme dans ces sublimes solitudes où s’impriment les onctions exquises de l’Esprit-Saint, il est rongé de jalousie et de chagrin, non seulement parce que cette âme s’enrichit de grands trésors, mais parce qu’elle lui échappe et se trouve entièrement hors de sa portée. Il cherche alors à la tirer de sa nudité et de son abstraction en soulevant des nuages de connaissances distinctes et des goûts sensibles, et pour l’amorcer davan­tage, pour la ramener aux notions distinctes et à l’opération du sens, il fera en sorte que l’objet de ces connaissances soit bon. Son but est qu’elle s’occupe de ces saveurs et de ces connaissances bonnes en elles-mêmes, qu’elle les embrasse, qu’elle s’appuie sur elles pour aller à Dieu.

Par ce moyen, il la distrait très aisément et la tire de cette solitude, de ce recueillement, au sein desquels l’Esprit-Saint opérait secrètement en elle des merveilles. L’âme, qui est naturellement portée à sentir et à goûter — plus encore si elle y aspire volontairement, — s’attache aux connaissances et aux goûts sensibles que le démon lui présente et elle sort de la solitude où Dieu fait son œuvre. Dans cette solitude, elle croyait ne rien faire ; elle s’imagine donc gagner au change, puisque maintenant elle fait quelque chose.

Malheur déplorable, en vérité, qu’une âme, pour ne comprendre pas sa voie et pour vouloir prendre une bouchée de connaissance particulière, refuse à Dieu de l’absorber tout entière dans cette solitude où il l’avait introduite, car c’est la merveille qui a lieu par le moyen des onctions spirituelles et solitaires dont il s’agit.

C’est ainsi que le démon, par un obstacle insignifiant, cause à l’âme un trés grand dommage et la prive de richesses immenses. De même que le pécheur attire un poisson par un imperceptible appât, l’ennemi attire cette âme hors des eaux limpides de l’Esprit-Saint, alors qu’elle était plongée et immergée en Dieu, sans trouver pied ni rencontrer d’appui. Il l’amène sur le rivage, où il lui fournit un soutien afin de lui faire prendre pied et cheminer ensuite péniblement sur la terre, au lieu de nager dans les courants de Siloë, qui coulent en silence223, et de se baigner au milieu des onctions divines.

Le démon attache à cette tactique un prix surprenant. C’est que le moindre tort fait à une âme de cette classe lui importe beaucoup plus que des dommages bien plus considérables causés à d’autres âmes. Aussi, à peine s’en rencontre-t-il une seule à qui il ne nuise à l’extrême sous ce rapport et à qui il ne fasse subir des pertes incalculables, Cet esprit malin se place perfidement à la limite qui sépare le sens de l’esprit. Là, il trompe cette âme et l’amorce par des objets sensibles, afin qu’elle s’y attache et tombe en son pouvoir. Cette âme, dans son ignorance, s’arrête aisément à cet appât, sans se douter de la perte qu’elle subit. Elle croit y gagner et recevoir une visite de Dieu. En réalité, elle cesse de pénétrer en son Époux, et demeure à la porte, à regarder ce qui se passe au-dehors.

Le démon, dit Job, voit tout ce qui est élevé224. En d’autres termes, il considère l’élévation des âmes afin de s’y opposer. En aperçoit-il une entrer dans un haut recueillement et voit-il échouer ses efforts pour la distraire, alors il met en œuvre les épouvantes et les douleurs physiques, ou bien les bruits et les fracas extérieurs, afin de ramener son attention vers les objets sensibles et de la faire descendre de la région intérieure, de le tirer en un mot de son occu­pation intime. Il ne la laisse que si tous ses efforts restent vains. Mais hélas ! c’est d’ordinaire avec la dernière facilité qu’il ravage ces âmes si précieuses au Seigneur, et qu’il a plus d’intérêt à renverser qu’un grand nombre d’autres. Je le répète, il n’a pas grand effort à faire et il en vient à bout avec une désolante facilité.

Nous pouvons appliquer à notre sujet ce que Dieu dit à Job : Il absorbera le fleuve sans s’étonner et il se persua­dera que le Jourdain — c’est-à-dire ce qu’il y a de plus élevé en fait de perfection — pourra couler dans sa bouche. Ses yeux saisiront leur proie comme avec un hameçon, et il lui percera les narines comme avec un poinçon225. Ce qui revient à dire : par les pointes des connaissances dont il frappera sa victime, il distraira son esprit ; en effet, l’air entré dans les narines en sort par de nombreuses ouvertures si elles viennent à être perforées.

Il dit encore : Les rayons du soleil seront sous lui, et il répandra l’or au-dessous de lui comme de la boue226. Ou en d’autres termes, il fait perdre aux âmes illuminées de Dieu d’admirables rayons de divines connaissances ; il enlève aux âmes riches des biens spirituels l’or précieux des émaux divins.

Ames à qui Dieu fait la grâce souveraine de marcher par cette voie de solitude et de recueillement, bien loin de votre pénible travail personnel, ah ! ne retournez pas aux choses sensibles, laissez de côté votre opération propre. Elle vous aidait à renoncer au inonde et à vous-même lorsque vous étiez au début de la carrière spirituelle ; mais à présent que Dieu lui-même daigne agir en vous, elle ne vous serait qu’un obstacle et un embarras. Dégagez entiè­rement vos puissances, mettez-les en liberté, C’est ici tout ce que vous avez à faire. Après cela, tenez-vous dans l’attention amoureuse et simple dont j’ai parlé, toutes les fois que vous en sentirez l’attrait. Ne vous violentez aucunement, ne songez qu’à vous dégager, à vous libérer de tout, sans vous troubler, sans laisser n’altérer en rien votre paix et votre tranquillité. Dès que vous serez libres, Dieu vous nourrira d’un aliment céleste227.

Le troisième aveugle est l’âme elle-même. Faute de se rendre compte de son état, elle se jette elle-même dans le trouble et se nuit sans le savoir. Elle ne sait se conduire qu’au moyen du sens. Lors donc qu’il plaît à Dieu de l’introduire dans ce vide et cette solitude, où l’on ne peut plus faire usage de ses puissances ni produire des actes, elle se figure être oisive et s’efforce d’agir, ce qui n’aboutit qu’à la distraire, à la remplir de sécheresse et de dégoût, elle qui jouissait auparavant d’une paix pleine de repos et d’un silence spirituel où Dieu même lui infusait secrè­tement une intime douceur.

Dieu fera des tentatives pour la ramener à ce repos silencieux, et elle luttera contre lui pour mettre en mou­vement son imagination et son entendement. Tels les petits enfants que leur mère veut porter dans ses bras, et qui s’agitent et crient pour marcher d’eux-mêmes. D’où il résulte qu’ils ne marchent pas et qu’ils empêchent leur mère d’avancer. Tel encore le peintre qui veut se mettre au travail et voit remuer sa toile : il ne pourra rien faire.

L’âme doit bien savoir ceci. Elle a beau ne pas sentir qu’elle marche, elle avance beaucoup plus que si elle mettait ses pieds en mouvement, parce que c’est alors Dieu lui-même qui la porte dans ses bras. Si elle ne s’aperçoit point des pas qu’elle fait, c’est que Dieu marche et non pas elle. Ses puissances n’agissent pas, mais une autre opération, bien plus puissante, a lieu, et Dieu même en est l’auteur. Qu’elle ne s’en aperçoive point, ce n’est pas merveille, puisque cette divine opération échappe au sens. Que cette âme s’abandonne228 entre les mains de Dieu et se confie en lui, qu’elle renonce à toute autre conduite et à sa propre opération. Cela fait, tout ira bien. Il n’y a péril pour elle que si elle applique ses puissances à quelque chose.

Mais revenons à ce que nous disions de ces profondeurs de l’âme, qui sont ses puissances. L’âme, nous le faisions remarquer, endure ordinairement de très vives souffrances au temps où Dieu la dispose à l’union avec lui par de sublimes onctions. Les parfums divins sont parfois si sublimes et si exquis, qu’ils pénètrent le fond le plus intime de la substance de l’âme, et ce qu’ils opèrent en elle la fait défaillir dans d’ardents et douloureux désirs, et dans le sentiment d’un vide immense.

Il y a ici une observation à faire. Si les parfums qui disposent les puissances de l’âme à l’union du mariage spirituel sont par eux-mêmes si élevés, quels seront, je le demande, les biens dont elle entre alors en possession ? Nul doute que la jouissance, le rassasiement, les délices qui deviendront alors leur partage ne soient proportionnés à la faim et à la soif que ces profondeurs des puissances auront endurées. Nul doute que la sublimité des biens dont l’âme entrera en possession, que la fruition qui deviendra le partage du sens ne réponde aux exquises dispositions qui auront précédé. Par le sens de l’âme. j’entends la capacité qu’a la substance de l’âme de goûter les biens qui sont l’objet de ses puissances.

C’est très justement qu’elle nomme ses puissances des profondeurs, car elle expérimente qu’elles contiennent les profondes connaissances auxquelles nous avons donné le nom de lampes de feu, elle connaît que leur capacité égale toutes les notions, toutes les saveurs, toutes les jouissances, toutes les délectations qu’elle goûte en Dieu.

Ces divines merveilles sont reçues et viennent se fixer dans ce que j’appelle le sens de l’âme, c’est-à-dire dans la capacité qu’elle a de les posséder, de les goûter et (« en jouir lorsqu’elles lui ont été fournies par les profondeurs des puissances ; de même, le sens de la fantaisie reçoit les formes des objets extérieurs que lui fournissent les sens corporels, et elle en devient en quelque sorte le réceptacle et le dépôt. Or, ce sens de l’âme devenu le réceptacle des merveilles de Dieu se trouve illuminé et enrichi à proportion des sublimes et resplendissants trésors dont il est fait le possesseur.


Auparavant aveugle et sombre.


C’EST À DIRE AVANT QUE DIEU L’ÉCLAIRE ET L’ILLUMINE, COMME IL A ÉTÉ DIT. POUR L’INTELLIGENCE DE CECI, il faut savoir que deux choses peuvent nous priver de la faculté de voir : l’obscurité ou la cécité. Dieu est à la fois l’objet de la vue de notre âme et la lumière qui lui permet de voir. Lorsque cette divine lumière ne brille pas pour elle, notre âme est dans l’obscurité, quelle que soit d’ailleurs la puissance de sa faculté visuelle. Notre âme est-elle en état de péché ou poursuit-elle quelque chose en dehors de Dieu, alors elle est aveugle. La lumière de Dieu a beau l’envelopper, cette âme aveugle ne perçoit pas la divine lumière.

L’obscurité de l’âme, c’est son ignorance, et tant que Dieu ne l’a pas illuminée, transformée, elle reste dan » l’ombre et dans l’ignorance des biens de Dieu. Le Sage confesse qu’il était dans cette nuit, avant que la Sagesse l’eût éclairé : Elle a, dit-il, illuminé mes ignorances229.

Dans le langage spirituel, autre chose est se trouver dans l’obscurité, et autre chose être plongé dans les ténèbres. Être plongé dans les ténèbres, c’est se trouver dans l’aveuglement que cause le péché. Mais on peut être dans l’obscu­rité sans péché, et cela de deux manières : ou bien par rapport aux choses naturelles, lorsqu’on n’est pas éclairé à leur sujet, ou bien par rapport aux choses surnaturelles lorsqu’on manque de lumière sur certaines vérités de l’ordre surnaturel. L’âme nous dit ici qu’avant d’avoir atteint la précieuse union divine, son sens était plongé dans l’ombre sous ces deux rapports. Effectivement, tant que le Seigneur n’a pas dit : Fiat lux !230 les ténèbres règnent sur la face de l’abîme231, c’est-à-dire sur les profondeurs du sens de l’âme. Plus cet abîme est profond, plus profondes sont les ténèbres ou ses profondeurs sont plongées par rapport aux biens surnaturels, et ces ténèbres durent tant que Dieu, qui est la lumière de l’âme, ne l’éclaire pas. Or il est impossible à cette âme de lever les yeux vers la divine lumière ; elle n’a même pas la pensée de le faire, parce que n’ayant jamais vu cette lumière, elle n’en a aucune idée et ne peut par conséquent la désirer.232

Ses désirs la porteront plutôt vers les ténèbres, parce qu’elle les connaît. Ainsi, elle ira de ténèbres en ténèbres, guidée par les ténèbres, car les ténèbres ne peuvent conduire qu’aux ténèbres, selon cette parole de David : Le jour annonce la parole au jour et la nuit enseigne la science à la nuit233. C’est ainsi qu’un abîme en appelle un autre234 : un atome de ténèbres appelle un autre abîme de ténèbres, et un abîme de lumière appelle un autre abîme de lumière, parce qu’un semblable appelle son semblable et se com­munique à lui. La lumière de la grâce que Dieu a donnée à cette âme et dont il a éclairé l’abîme de son esprit, l’a ouverte à la lumière divine et l’a rendue agréable à ses yeux. Cette lumière de la grâce a appelé un autre abîme de grâce, je veux dire la transformation de l’âme en Dieu235, laquelle illumine à tel point le sens de l’âme et le rend si agréable à Dieu, que la lumière de Dieu et la lumière de l’âme ne font plus qu’un. La lumière naturelle de l’âme est alors unie à la lumière surnaturelle, en sorte que la lumière surnaturelle brille seule ; de même qu’à l’origine du monde la lumière créée par Dieu vint se joindre à la lumière du soleil, en sorte que la lumière du soleil brilla seule sans toutefois anéantir la première.

Nous avons dit que l’âme était aveugle tant qu’elle goûtait autre chose que Dieu236. C’est que l’appétit inférieur frappe de cécité le sens raisonnable supérieur. Il couvre la raison comme d’un nuage, de façon qu’elle ne voit plus les objets qui se trouvent devant elle. Ainsi, tant que le sens se proposait un goût quelconque, il était aveugle, et ne pouvait voir les merveilles des richesses et de la beauté divine que ce nuage lui dérobait. Un objet fort petit suffit pour empêcher l’œil de voir les objets qui sont devant lui, si grands qu’ils puissent être. De même, un léger appétit, une intention imparfaite suffit pour priver une âme des merveilles divines qui résident au-delà des goûts et des appétits qu’elle recherche.237

µOh ! qui pourra faire comprendre combien il est impos­sible à une âme qui suit ses appétits, de juger des choses divines telles qu’elles sont en elles-mêmes ! Pour en porter un jugement sain, il lui est indispensable de se défaire totalement de ses goûts et de ses appétits et de ne s’en pas servir, car par cette voie on en viendrait infailliblement à estimer comme n’étant pas de Dieu ce qui est de Dieu, de même on attribuerait à Dieu ce qui ne vient pas de lui, En voici la cause. Le nuage de l’appétit est venu se placer sur la raison, en sorte que celle-ci ne voit plus que lui, et tantôt il sera d’une couleur, tantôt d’une autre, selon la nature de l’appétit. Or, Dieu ne tombe pas sous le domaine du sens.

C’est ainsi que l’appétit et les goûts sensitifs font obstacle aux notions élevées concernant les choses divines. Le Sage nous le fait comprendre quand il dit : La fascination de la bagatelle obscurcit les vrais biens et la mobilité des désirs renverse le sens le plus dépourvu de malice238. De là vient que les personnes médiocrement avancées dans la vie Spirituelle, qui ne sont pas encore purgées de leurs appétits et de leurs goûts propres, qui par conséquent ont encore quelque chose d’animal, donnent dans leur appréciation beaucoup de valeur à ce qui est bas et de peu de prix ; au contraire, elles estimeront fort peu ce qui est de haute valeur au point de vue spirituel, parce que très éloigné du sens, elles le regarderont même comme une folie. C’est ce que nous dit saint Paul : L’homme animal ne perçoit pas les choses de Dieu, elles sont pour lui une folie, et il est incapable de les comprendre239.

Par homme animal il faut entendre ici celui qui vit selon ses appétits naturels. Or, il faut savoir qu’il y a des goûts qui naissent dans l’esprit et descendent ensuite dans le sens. Si l’homme s’y attache naturellement, ce ne sont plus que des appétits naturels. Peu importe que l’objet soit surnaturel. Dès lors que l’appétit est purement naturel, qu’il plonge ses racines dans la nature et en tire sa vigueur, ce n’est qu’un appétit naturel, puisqu’il est de même nature que si son objet était naturel.

Vous me direz : ALORS SI, EN DÉSIRANT DIEU, L’ÂME NE LE DÉSIRE PAS SURNATURELLEMENT, SON DÉSIR NE SERA PAS MÉRITOIRE DEVANT DIEU ?

Je réponds que très réellement le désir de Dieu n’est pas toujours un désir surnaturel. Il n’est surnaturel que lorsqu’il est infusé de Dieu, lorsque c’est de Dieu qu’il tire sa vigueur. Un tel désir est fort différent de l’appétit naturel ET TANT QUE LE DÉSIR N’EST PAS INFUSÉ DE DIEU, IL MÉRITE FORT PEU OU POINT DU TOUT. Si donc vous désirez de vous-même avoir le désir de Dieu, ce n’est qu’un appétit naturel, et ce ne sera rien davantage tant qu’il ne plaira pas à Dieu d’informer ce désir. D’où il suit que lorsque vous faites effort de vous-même pour appliquer votre appétit aux choses spirituelles, lorsque vous en recherchez la saveur, vous couvrez d’un nuage les yeux de votre âme ; en un mot vous êtes animal. Par conséquent, vous êtes incapable de comprendre et d’apprécier ce qui est spirituel, ce qui surpasse totalement le sens et l’appétit naturel.240

Avez-vous encore quelque objection à faire ? Pour moi, je ne sais plus que vous dire. Je ne puis que vous conseiller de relire ce qui précède : peut-être l’entendrez-vous mieux à la seconde lecture. J’ai conscience d’avoir dit sur ce point la substance de la vérité, et il ne m’est pas possible de m’y arrêter davantage.

AINSI DONC, LE SENS DE L’ÂME, AUPARAVANT OBSCUR, PARCE QUE PRIVÉ DE LA LUMIÈRE DE DIEU, AVEUGLÉ PAR SES APPÉTITS ET SES AFFECTIONS, EST MAINTENANT AVEC SES IMMENSES PROFONDEURS ÉCLAIRÉ, ILLUMINÉ PAR SON UNION AVEC DIEU ; BIEN PLUS, IL EST DEVENU AVEC LES PROFONDEURS DE SES PUISSANCES UNE RESPLENDISSANTE LUMIÈRE.


En singulière excellence

Donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé.


Les profondeurs des puissances si hautement, si merveil­leusement pénétrées des admirables splendeurs des lampes dont nous avons parlé, outre la remise qu’elles font d’elles-mêmes à Dieu, renvoient à Dieu, en Dieu même, les splen­deurs qu’elles reçoivent de lui. Tout cela se passe dans une gloire pleine d’amour. Les puissances, inclinées vers Dieu, en Dieu, sont devenues d’autres lampes enflammées au milieu des splendeurs des lampes divines. Elles donnent au Bien-Aimé la même lumière et la même chaleur d’amour qu’elles reçoivent de lui ; elles les donnent de la même manière qu’elles les reçoivent à Celui de qui elles les reçoivent, et avec les mêmes excellences.

Ainsi la vitre jette des splendeurs quand la lumière du soleil la pénètre. Mais ici tout se passe d’une façon bien plus sublime, parce que la volonté humaine s’exerce ici. Et elle le fait en singulière excellence », c’est-à-dire en excellence au-dessus de toute expression, en excellence au-dessus de tout mode créé. C’est que l’excellence avec laquelle l’âme donne ici lumière et chaleur à Dieu, est proportionnée à l’excellence du mode suivant lequel l’enten­dement humain reçoit la Sagesse divine, tandis qu’il ne fait plus qu’un avec l’entendement de Dieu. Effectivement l’âme ne peut donner autrement qu’elle ne reçoit. C’est donc selon toute l’excellence avec laquelle la volonté est unie à la bonté divine, qu’elle renvoie à Dieu cette même bonté, car elle ne la reçoit que pour la renvoyer.

De même, selon toute l’excellence avec laquelle l’âme connaît la grandeur de Dieu dans l’union qu’elle a avec cette divine grandeur, elle donne à Dieu lumière et chaleur d’amour. Telle l’excellence des autres attributs commu­niqués à cette âme : la force, la beauté, la justice, etc. ; telle l’excellence avec laquelle le sens, dans sa fruition, donne son Bien-Aimé à son Bien-Aimé, en lui-même. En d’autres termes, cette âme renvoie à son Bien-Aimé la lumière et la chaleur qu’elle reçoit de lui, parce qu’étant ici une même chose avec lui, elle est en certaine manière Dieu par participation. Cette transformation n’est pas aussi parfaite qu’elle le sera dans la vie future, et cependant on peut dire que l’âme est devenue comme l’ombre Dieu.

Par suite de cette transformation, l’âme, devenue l’ombre de Dieu, fait en Dieu pour Dieu ce que Dieu fait en elle pour lui-même, et de la manière dont il le fait, parce que leurs deux volontés ne font qu’un. L’opération de Dieu et l’opération de l’âme ne sont plus qu’une seule opération. En conséquence, Dieu se donnant par un don libre et gracieux, l’âme, dont la volonté est également libre et généreuse puisqu’elle est unie à celle de Dieu, donne Dieu à Dieu même, en Dieu. Et le don que l’âme fait à Dieu est un don véritable et entier.

L’inestimable bonheur de l’âme est de voir qu’elle fait à Dieu, de ce qui lui appartient à elle-même, un don propor­tionné à l’infinité de l’Être divin.

Il est bien vrai qu’elle ne peut, à proprement parler, donner Dieu à Dieu, puisqu’il reste toujours à lui-même ; et cependant on peut dire qu’autant qu’il est en elle, elle lui fait ce don d’une manière réelle et parfaite. Elle lui donne tout ce qu’elle a reçu de lui, afin de payer la dette de l’amour, qui veut rendre autant qu’il reçoit. Et Dieu consent à être payé par ce don de l’âme, et il ne peut être payé autrement, et il reçoit cette rémunération avec recon­naissance, comme un don que l’âme lui fait volontairement ; et dans cette remise faite à Dieu de Dieu même, l’âme se trouve investie d’un nouvel amour. De son côté, Dieu se livre librement à cette âme, en sorte qu’il se forme entre Dieu et l’âme un nouvel amour réciproque, résultant de l’union et du don mutuel que comporte le mariage.

Ici les biens des deux Époux, qui sont ceux de la divine Essence, sont librement possédés par chacun, à raison du don mutuel qu’ils se sont faits ; et ils sont possédés par tous deux ensemble, chacun disant à l’autre cette parole que le Fils de Dieu adresse à son Père en saint Jean : Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi, et j’ai été glorifié en eux241.

Cette possession mutuelle aura lieu sans intermission et en fruition parfaite dans la vie future ; dans l’état d’union, Dieu l’opère au moyen de cette touche de transformation, non toutefois d’une manière aussi parfaite que dans l’autre vie. Que l’âme puisse faire un don d’une telle immensité et qui dépasse absolument la capacité et les proportions de son être, c’est chose indubitable. Prenons une compa­raison. Celui qui possède en propre des nations et des royaumes qui surpassent en immensité ce qu’il est lui — même, n’est-il pas libre d’en faire présent à qui bon lui semble ? Telle est la source de l’incomparable jouissance de cette âme : elle voit qu’elle donne à Dieu beaucoup plus qu’elle n’est elle-même et beaucoup plus qu’elle ne vaut, lorsqu’elle donne librement à Dieu, Dieu même, comme un bien qui lui est propre, et cela dans la même lumière divine, dans le même embrasement d’amour au sein desquels elle l’a reçu. Ce qui a lieu dans la vie future au moyen de la lumière de gloire, a lieu en celle-ci au moyen de la foi surilluminée. De cette façon « le sens, avec ses profondeurs, donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé ».

L’âme dit « à la fois », parce que le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui sont à la fois lumière et feu, se commu­niquent ensemble à elle.

Mais il nous faut indiquer brièvement avec quelle excellence l’âme fait un tel don. Remarquons-le, l’âme jouit ici d’une certaine image de la fruition céleste, à cause de l’union de son entendement et de sa volonté avec Dieu. Au milieu des intimes délices qui l’inondent et de la gratitude dont elle est pénétrée pour une telle faveur, elle fait don de Dieu et d’elle-même à Dieu d’une admirable manière. Sous le rapport de l’amour, l’âme se comporte ici envers Dieu en singulière excellence et il en est de même sous le rapport de la fruition commencée, sous le rapport de la louange, sous le rapport de la gratitude.

Les excellences de l’amour sont au nombre de trois. D’abord l’âme aime Dieu, non par elle-même, mais par lui-même, ce qui est une merveilleuse excellence242. Elle aime en effet par l’Esprit-Saint, comme s’aiment le Père et le Fils, suivant ce que le Fils lui-même dit en saint Jean : Que l’amour dont vous m’avez aimé soit en eux, et moi en eux243.

Ensuite, elle aime Dieu en Dieu même. De fait, le propre de cette union est d’absorber l’âme très puissamment en l’amour divin ; et Dieu, de son côté, se livre à l’âme très puissamment.

Enfin, elle aime Dieu pour lui-même. Elle ne l’aime pas seulement parce qu’il est infiniment bon, libéral et généreux envers elle, mais parce qu’il est tout cela essen­tiellement en lui-même.

Sous le rapport de la fruition, nous nous trouvons en présence de trois autres excellences merveilleuses et d’un prix inestimable.

D’abord, l’âme jouit ici de Dieu par Dieu même. Comme son entendement est uni à la toute-puissance, à la sagesse, à la bonté divine — moins clairement toutefois que dans la vie future, — elle goûte dans toutes ces merveilles, séparément connues, des délices immenses.

Ensuite elle se délecte, comme il est juste, en Dieu seul, sans aucun mélange de délectation créée.

Enfin, elle jouit de Dieu purement à cause de lui-même, sans aucun mélange de goût propre.

Sous le rapport de la louange donnée à Dieu dans cette union, nous rencontrons également trois excellences :

D’abord, l’âme loue Dieu par office, car elle voit que pieu l’a créée pour le louer, selon cette parole d’Isaïe : J’ai formé un peuple pour moi ; il chantera mes louanges244. »

Ensuite, elle le loue non seulement à cause des biens qu’elle en reçoit, mais pour la jouissance qu’elle trouve à le louer.

Enfin, elle loue Dieu à cause de ce qu’il est en lui-même. N’en reçut-elle aucun bienfait, elle le louerait parce qu’il mérite d’être loué.

Sous le rapport de la gratitude, nous nous trouvons en face de trois autres excellences :

D’abord, l’âme rend grâce à Dieu pour les biens matériels et spirituels qu’elle en reçoit, en un mot, pour tous les bienfaits dont elle lui est redevable.

Ensuite, elle goûte une très vive délectation dans cette Action de grâces, qui l’absorbe profondément.

Enfin, elle lui rend grâce et elle le loue à cause de ce qu’il est en lui-même, ce qui rend la louange plus intense et plus délicieuse.





STROPHE IV


Oh ! combien doux et combien tendre,

Tu te réveilles dans mon sein,

Où seul en secret tu demeures !

Par ta douce spiration

Pleine de richesse et de gloire,

Combien suavement tu m’enivres d’amour !


EXPLICATION.

L’âme ici se tourne avec beaucoup d’amour vers son Époux, et le remercie de deux effets admirables qu’il produit en elle par le moyen de l’union. Elle dit d’abord de quelle manière ces deux effets s’opèrent ; elle indique ensuite les conséquences qui en résultent pour elle.

Le premier de ces effets est le réveil de Dieu dans l’âme ; il a lieu par un mode plein de douceur et d’amour.

Le second est la spiration de Dieu dans l’âme. Son mode est une effusion de richesse et de gloire commu­niquées à l’âme. Il en résulte pour elle un embrasement d’amour, plein d’une exquise tendresse.

L’âme dans cette Strophe semble dire : Qu’il est doux, qu’il est rempli d’amour, ô Verbe, mon Époux, ton réveil dans le centre, dans le fond de mon âme, c’est-à-dire en son essence toute pure, où tu résides seul, en silence, en mystère et en qualité d’unique maître, alors que mon sein est devenu ta demeure, ton vrai lit de repos, clans notre intime et infiniment tendre union. Que ta spiration, au moment de ce réveil, est délicieuse à mon cœur ! Qu’elle est abondante en richesse et en gloire ! Avec quelle infinie tendresse tu gagnes et attires tout mon amour !

L’âme se sert ici de la comparaison d’une personne qui respire fortement au moment où elle sort du sommeil, figure qui représente fort bien ce qui se passe ici :






Oh ! combien doux et. combien tendre,

Tu te réveilles dans mon sein !


Il existe bien des réveils de Dieu dans l’âme. Ils sont même si nombreux que si nous entreprenions de les énumérer tous, nous n’y arriverions pas. Le réveil du Fils de Dieu dont l’âme nous parle ici est, à mon avis, l’un des plus sublimes, l’un de ceux qui apportent à une âme le plus d’avantages.

Ce réveil est un mouvement que fait le Verbe dans l’essence de l’âme. Il est plein de grandeur, de majesté et de gloire. Il a une douceur si intime, qu’il semble à cette âme que tous les baumes, toutes les essences aromatiques, en même temps que toutes les fleurs qui sont dans le monde, s’agitent et se remuent pour répandre leur suavité. Il lui semble que tous les royaumes et tous les empires du monde, que toutes les puissances et toutes les vertus des cieux se mettent en mouvement. Il y a plus. Il lui semble que tout ce qu’il y a dans le monde de créatures, tout ce qu’il y a de forces, de substances, de perfections, d’agréments et de charmes resplendit séparément, et que toutes ensemble s’unissent à ce mouvement.

En effet, selon la parole de saint Jean, toutes choses sont
dans le Verbe245, et, comme le dit saint Paul, toutes ont en
lui la vie, le mouvement et l’être246. Il s’ensuit qu’au moment
ce souverain monarque se meut dans l’âme, lui qui,
au dire d’Isaïe, porte sur son épaule la marque de sa puissance247, c’est-à-dire les cieux, la terre et les enfers, les soutenant, comme parle saint Paul, par la vertu de sa parole248, il s’ensuit, dis-je, que toutes les créatures semblent se mouvoir avec lui.

Ainsi, quand la terre se meut, toutes les créatures qu’oie renferme se meuvent avec elle, comme ne comptant pour rien. Elles se meuvent de même quand se meut le prince qui porte sur lui sa cour et n’est point porté par elle.

La comparaison, il est vrai, est très imparfaite, car ici non seulement les créatures semblent se mouvoir, mais elles font paraître les excellences de leur être, leur force, leur beauté, leurs agréments divers, les bases de leur durée et de leur existence. L’âme, en effet, connaît ici comment toutes les créatures, soit célestes, soit terrestres, tirent du Verbe leur vie et leur durée. Elle entend clairement la vérité de cette parole du Livre de la Sagesse : Les rois règnent par moi, c’est par moi que les princes commandent, que les puissants exercent la justice et qu’ils en ont l’intelli­gence249. Elle voit, il est vrai, que toutes ces choses sont distinctes de Dieu en tant que créatures, et elle les contemple en lui avec toutes leurs forces et la racine de leur vigueur. Et cependant elle voit que Dieu, en son Être infini, est toutes ces choses en suprême éminence, et elle les connaît mieux en l’Être de Dieu qu’en elles-mêmes.

Telle est la délectation propre à ce réveil divin : connaître les créatures par Dieu, au lieu de connaître Dieu par les créatures, ce qui est connaître les effets par leur cause, et non plus la cause par ses effets. Cette dernière connais­sance est déductive, la première est essentielle.

Qu’un tel mouvement ait lieu dans l’âme, alors que Dieu est immuable, il y a lieu de s’en étonner. Dieu en réalité, ne se meut pas, et cependant il semble à l’âme qu’il se meut. En fait, c’est l’âme qui est mue de Dieu pour être rendue capable de cette vue surnaturelle, pour être mise en état de découvrir d’une manière si extraor­dinaire cette vie divine renfermant en elle-même l’être de toutes choses et l’harmonie des créatures, avec le mou­vement qu’elles ont en Dieu250. Et malgré tout, il semble à l’âme que c’est Dieu qui se meut, en sorte que la cause prend le nom de l’effet qu’elle produit.

Suivant cet effet, nous pouvons dire que Dieu se meut. Le Sage nous déclare que la Sagesse est plus mobile que les choses les plus mobiles251. Ce n’est pas à dire qu’elle se meuve, mais elle est la racine et le principe de tout mou­vement, et comme l’écrivain sacré l’ajoute, demeurant stable en elle-même, elle renouvelle toutes choses252. Ce qui signifie qu’elle est plus active que les choses les plus actives.

Nous devons donc dire que dans ce mouvement, c’est l’âme qui est mue, c’est elle qui s’éveille du songe de la vie naturelle à la réalité surnaturelle. C’est donc très juste­ment qu’elle emploie le terme de « réveil ». Quant à Dieu, il demeure toujours en son même état — l’âme en a la vue claire, — imprimant le mouvement, donnant l’être, la vigueur, les charmes, les dons divers à toutes les créatures, les portant toutes en lui-même virtuellement et essentiel­lement. L’âme voit alors d’une seule et même vue ce que Dieu est en lui-même et ce qu’il est dans ses créatures. Ainsi quelqu’un à qui l’on ouvre un palais voit d’un même coup d’œil le grand personnage qui l’habite et ce qu’il y fait.

Voici ma pensée sur ce réveil et sur cette vue accordée à l’âme. L’âme se trouve en Dieu essentiellement, comme y sont toutes les créatures. À un moment donné, il plaît au Seigneur de lever quelques-uns des nombreux voiles, des nombreux rideaux qui le dérobent aux yeux de cette âme, afin qu’elle puisse le voir tel qu’il est. L’âme entrevoit alors obscurément — car tous les voiles ne sont pas levés — la face divine toute pleine de charmes et de beauté. Elle voit en même temps ce que fait ce grand Dieu qui meut toutes choses par sa puissance ; elle croit le voir se mouvoir en ses créatures et les créatures se mouvoir en lui par un mouvement continuel. En réalité, dans cette vue du mouvement et du réveil de Dieu, c’est l’âme elle-même qui est mue et réveillée.

Telle est en effet la bassesse de notre condition : nous nous figurons les autres dans l’état où nous sommes, nous jugeons d’eux par nous-mêmes, parce que notre jugement procède de nous-mêmes avant d’évoluer au-dehors. Ainsi le larron se figure que les autres dérobent comme lui ; l’impudique se figure que les autres ont ses penchants vicieux ; le méchant croit les autres mal intentionnés. Le jugement qu’ils portent vient de leur malice. L’homme juste, au contraire, pense bien de tout le inonde et ce juge­ment part de la bonté de son cœur. Par contre, le négligent et le paresseux jugent des autres par eux-mêmes. De là vient que lorsque nous vivons dans la négligence et l’engour­dissement à l’égard de Dieu, il nous semble que Dieu nous néglige et nous oublie.253

C’est ce que nous voyons au Psaume 43. David dit à Dieu : Levez-vous, Seigneur, pourquoi dormez-vous 254? transférant à Dieu ce qui est réel chez les hommes. Ainsi, ceux qui dorment étendus à terre disent à Dieu de se réveiller et de se lever, alors qu’il ne dort jamais, Celui qui garde Israël255.

Et cependant, comme tout le bien qui est en l’homme vient de Dieu et que de lui-même l’homme est incapable de rien de bon, on peut dire avec vérité que notre réveil est le réveil de Dieu, et notre lever le lever de Dieu. C’est donc comme si David disait : Relevez-vous deux fois, Seigneur, et réveillez-vous, car nous sommes endormis, étendus à terre d’une double manière.

Comme donc notre âme était incapable de se réveiller d’elle-même de ce double sommeil, comme Dieu seul pou­vait lui ouvrir les yeux et la réveiller, c’est à bon droit qu’elle appelle ce réveil le réveil de Dieu et qu’elle dit : « Tu te réveilles dans mon sein. » Réveillez-nous, très doux Seigneur, et faites briller sur nous votre lumière, afin que nous connaissions et que nous aimions les biens que vous nous tenez constamment préparés. Alors nous connaîtrons que vous vous êtes souvenu de nous et que vous vous êtes mis en mouvement pour nous faire du bien.

Ce que l’âme expérimente dans ce réveil, ce qu’elle découvre des excellences de Dieu est au-dessus de toute expression. C’est une communication des excellences divines qui a lieu dans la substance de l’âme, qu’elle appelle ici son sein. C’est une voix d’une immense puissance qui résonne dans l’âme pour proclamer d’innombrables excel­lences, des milliers et des milliers d’attributs qui défient toute énumération. Appuyée sur ces excellences et sur ces attributs divins, l’âme devient terrible comme les escadrons d’une armée rangée en bataille ; et en même temps, elle est pénétrée de toutes les suavités, embellie de toutes le beautés qui se trouvent dans les créatures.

On peut se demander comment une âme encore dans la chair peut porter sans défaillir une si puissante commu­nication, et, en effet, elle n’a en elle ni force ni vigueur qui suffise. La seule vue du roi Assuérus sur son trône, revêtu des ornements royaux, tout resplendissant d’or et de pierres précieuses, jeta la reine Esther dans une telle frayeur, qu’à cet aspect redoutable elle tomba en défaillance. Elle-même avoua qu’une telle gloire l’avait fait défaillir, car le roi lui avait fait l’effet d’un ange et son visage lui était apparu plein de beauté256.

La gloire, en effet, opprime celui qui la considère sans être glorifié par elle. Combien l’âme dont il s’agit aura-t-elle plus de sujet de défaillir, puisque ce n’est pas un ange qu’il lui est donné de contempler, mais Dieu même, le visage rayonnant du charme de toutes les créatures, terrible en son pouvoir et en sa gloire, alors que la voix de ses innombrables excellences résonne de toutes parts. Job demandait comment l’homme pourrait soutenir l’éclat de son tonnerre, puisque le seul murmure de sa voix nous fait trembler. Ailleurs, il conjurait le Seigneur de ne pas agir avec lui dans toute sa force, parce qu’il craignait d’être opprimé du poids de sa grandeur.

Si l’âme ne défaille pas lors de ce réveil de puissance et de gloire, c’est pour deux raisons. En premier lieu, elle est parvenue à un état de perfection, sa partie infé­rieure est entièrement purifiée et rendue conforme à la partie spirituelle ; de là vient qu’elle ne sent pas la lésion et la peine que les communications spirituelles font d’ordi­naire éprouver à l’esprit et au sens imparfaitement purifiés, imparfaitement disposés à les recevoir. Toutefois ceci ne suffit pas encore à expliquer l’absence de toute faiblesse en présence de tant de gloire et de grandeur.

L’âme a beau avoir atteint une grande pureté, un effet qui excède à ce point la nature devrait la faire défaillir, ainsi que la parole de Job alléguée plus haut nous le donne à entendre. Il y a donc une autre raison, qui est la princi­pale, et l’âme en fait mention au premier vers : c’est que Dieu se montre ici plein de douceur et de tendresse.

Comme il découvre à l’âme ses merveilles et sa gloire en vue de la combler de délices et de joie, il la couvre de sa protection afin qu’elle n’en reçoive pas de détriment. Il garantit sa faible nature, il ne découvre ses grandeurs qu’avec amour et suavité, et comme à l’insu de la nature inférieure, l’âme ignorant alors si elle est dans son corps ou hors de son corps. Il est facile de le faire à Celui qui couvrit Moïse257 de sa droite afin qu’il pût contempler sa gloire. L’âme alors expérimente en Dieu autant de douceur et d’amour que de puissance, de souveraineté et de grandeur. En Dieu tous les attributs ne sont qu’un, en sorte que la jouissance qu’ils procurent est puissante, la protection qu’ils offrent est à la fois puissante et douce, elle permet de porter des délices pleines de puissance.

L’âme se sent donc forte, plutôt que défaillante. Si Esther s’évanouit, c’est que de prime abord le roi son époux ne. lui témoigna pas de bienveillance ; au contraire, elle-même le fit remarquer, ses yeux enflammés faisaient paraître l’indignation qui remplissait son cœur258. Mais dès que, s’apaisant, il étendit son sceptre et l’en toucha, dès qu’il l’embrassa en l’assurant qu’il était son frère et qu’elle n’avait rien à craindre259, elle reprit ses sens.

Ici le Roi du ciel se montre à l’âme dès le premier abord rempli de bienveillance, il se fait son égal et son frère. L’âme met donc, dès le premier instant, toute crainte de côté. Dieu, effectivement, lui fait paraître avec douceur et non avec indignation, l’étendue de son pouvoir, l’immen­sité de son amour et de sa bonté. Il épanche tout à la fois en elle sa puissance et sa tendresse. Il descend de son trône, qui est cette âme elle-même où il était caché, comme un époux qui sort de la chambre nuptiale. Il s’incline vers elle, il la touche du sceptre de sa majesté, il l’embrasse comme le ferait un frère.

Voici que les vêtements royaux qui sont les attributs divins répandent leurs parfums ; voici que resplendit l’or de la charité ; voici que brille comme des pierres précieuses la connaissance des substances supérieures et inférieures voici le rayonnement de la face du Verbe plein de grâce' qui enveloppe et revêt cette âme devenue comme reine. Transformée dans les attributs du Roi du ciel, l’âme est réellement reine, et l’on peut justement lui appliquer Cette parole de David dans un Psaume : La Reine siège à votre droite, vêtue d’or et entourée d’une admirable variété260.

Et comme tout cela se passe dans la plus intime substance de l’âme, elle ajoute aussitôt :


Où seul, en secret, tu demeures.


L’âme dit que le Bien-Aimé demeure en son sein en secret parce que, nous venons de le dire, c’est dans le fond de l’essence de l’âme qu’a lieu ce doux embrassement.

Or, il faut savoir que Dieu réside en secret dans toutes les âmes, caché dans leur essence : sans quoi leur existence ne pourrait se soutenir. Mais il y réside de manières bien différentes. Chez les uns, il est seul ; chez les autres, il ne l’est pas. Chez les uns, il réside avec plaisir ; chez les autres, avec répugnance. Chez les uns, il est chez lui, il commande, il dirige en maître ; chez les autres, il est comme un étranger dans une maison d’emprunt où on ne le laisse ni commander ni agir.

C’est dans l’âme la plus dénuée d’appétits et de goûts personnels qu’il habite plus seul et plus volontiers, qu’il est plus chez lui, qu’il commande et gouverne plus libre­ment. Et il y est d’autant plus en secret, qu’il y est plus seul. Ainsi dans une âme totalement dénuée d’appétits, d’images et de formes étrangères, d’affections aux choses créées, le Bien-Aimé réside dans un très profond secret, et l’embrassement dont il la fait jouir est d’autant plus intime et plus étroit, que cette âme est plus pure et plus dépouillée de tout ce qui n’est pas Dieu.

Il y réside en secret, en ce sens aussi que le démon est impuissant à pénétrer le mystère de la résidence de Dieu en cette âme, et l’embrassement dont il la fait jouir. L’entendement humain n’en a pas non plus la connais­sance. Mais pour l’âme parvenue à cet état de perfection, la présence du Bien-Aimé n’est point cachée. Cette âme expérimente sans interruption au plus intime d’elle-même son divin embrassement. Quant à ses réveils, ils sont intermittents. Lorsqu’ils se produisent, il semble réellement à cette âme que le Bien-Aimé se réveille en son sein, où il était auparavant comme endormi. Elle sentait bien sa présence et elle jouissait de lui, mais comme plongé dans le sommeil. Supposez deux personnes dont l’une est endormie : le commerce d’intelligence et d’amour ne reprendra entre elles que lorsque l’une et l’autre seront éveillées.

Oh ! heureuse âme qui sent continuellement son Dieu résider en elle et prendre son repos clans son sein ! Comme elle doit se séparer de tout, fuir les affaires et vivre dans une immense tranquillité, de peur que le moindre atome, que le plus léger mouvement ne vienne troubler ou agiter le sein du Bien-Aimé !

Je le répète, il est ordinairement comme endormi dans l’embrassement de l’Épouse, au plus profond de l’essence de l’âme. Celle-ci en a le sentiment très vif et elle en jouit d’une manière habituelle. S’il était toujours éveillé, s’il lui communiquait sans intermission les notions de l’intel­ligence et de l’amour, ce serait déjà la gloire. Pour une fois qu’il s’éveille à demi, qu’il ouvre en partie les yeux, cette âme entre dans le merveilleux état que nous avons dit. Que serait-ce s’il était toujours en elle parfaitement éveillé ?

Il y a des âmes qui n’ont pas atteint ce degré d’union et où il réside sans répugnance, PARCE QUE, APRÈS TOUT, ELLES SONT EN ÉTAT DE GRÂCE. Mais comme elles sont imparfaitement disposées, il ne leur révèle pas sa présence, toute réelle qu’elle est. Elles n’en ont le sentiment que lorsque le Bien-Aimé opère en elles quelque réveil savoureux, non toutefois de la nature et de la valeur de celui dont nous parlons et, par le fait, il n’y a entre l’un et l’autre nulle comparaison à établir. Ce genre de réveil n’est pas secret pour l’entendement ; il n’est pas non plus dérobé au démon qui peut en découvrir quelque chose par les mouvements qui se produisent dans le sens. Avant l’état d’union, en effet, le sens n’est pas si anéanti qu’il ne soit susceptible de quelque agitation lorsqu’un effet de grâce se produit dans la partie spirituelle : ce qui provient de ce qu’il n’est pas entièrement spiritualisé.

Mais en ce réveil de l’Époux dans les âmes parfaites, tout est parfait, tout a lieu avec perfection, parce qu’ici c’est l’Époux qui fait tout.

L’aspiration qui suit le réveil divin peut très justement se comparer à la respiration d’une personne qui sort du sommeil. IL S’AGIT ICI D’UNE ASPIRATION DE L’ÂME PAR L’ESPRIT-SAINT EN DIEU MÊME, ASPIRATION QUI L’INONDE D’INEXPRIMABLES DÉLICES, QUI LA GLORIFIE MERVEILLEU­SEMENT ET L’EMBRASE MERVEILLEUSEMENT D’AMOUR. Aussi prononce-t-elle les vers suivants :


Par ta douce spiration,

Pleine de richesse et de gloire,

Combien suavement tu m’enivres d’amour !


CETTE SPIRATION EST POUR L’ÂME TELLEMENT PLEINE DE RICHESSE, DE GLOIRE ET D’EXQUISE TENDRESSE DE LA PART DE DIEU, QUE J’AIMERAIS MIEUX N’EN POINT PARLER ET MÊME JE ME REFUSE A LE FAIRE. JE VOIS EN EFFET QUE JE SUIS INCAPABLE DE L’EXPRIMER ET L’ON POURRAIT CROIRE QUE CE QUE J’EN DIRAIS SERAIT L’EXPRESSION DE LA VÉRITÉ. EN FAIT, IL S’AGIT D’UNE ASPIRATION261 DE L’ÂME PAR DIEU, EN LAQUELLE, EN VERTU DE CE RÉVEIL DE SUBLIME CONNAISSANCE DE LA DÉITÉ, ELLE EST ABSORBÉE TRÈS PROFONDÉMENT EN L’ESPRIT-SAINT, À PROPORTION DE LA SUBLIMITÉ D’INTELLIGENCE ET DE NOTION DE DIEU QUI LUI A ÉTÉ COMMUNIQUÉE. L’EXQUISE TENDRESSE QUI LUI TÉMOIGNÉE EST A LA MESURE DE CE QU’ELLE. A VU EN DIEU. CETTE ASPIRATION ÉTANT PLEINE DE RICHESSE ET DE GLOIRE, L’ESPRIT-SAINT Y COMBLE L’ÂME DE RICHESSE ET DE GLOIRE, IL L’ENIVRE DE SON AMOUR PAR-DESSUS TOUTE EXPRESSION ET TOUT SENTIMENT, ET CELA DANS LES PROFONDEURS MÊMES DE DIEU, A QUI SOIT HONNEUR ET GLOIRE. AMEN.



JOSEPH DE  JESUS-MARIA [QUIROGA] témoigne sur JEAN DE LA CROIX


Voici deux extraits de la seule source qui nous fait partager les épreuves du mystique. Elle a été rédigée par son fidèle disciple lui-même mystique262.

L’emprisonnement à Tolède

LIVRE SECOND263, CHAPITRES 1 à 10

Chapitre premier de quelque succès advenu en ce temps entre les deux congrégations de l’ordre de Notre-Dame du mont Carmel, lesquels menaçaient notre bon Père.

Ayant déjà traité en particulier des vertus de notre bon Père Jean de la Croix, il sera nécessaire pour la continuation et poursuite de cette histoire, de nous ressouvenir de ce que nous avons dit en un autre lieu touchant les visiteurs ou Commissaires Apostoliques qu’il y avait pour lors en quelques Religions; et ceux qu’on désigna pour celle de notre Dame du Mont-Carmel, d’autant que plusieurs choses s’en ensuivirent, qui doivent servir à notre propos. Ces Commissaires désiraient fort d’exécuter les desseins et satisfaire aux intentions du saint Pontife Pie V et du Roi Catholique Philippe II qui était d’établir une grande réforme dans les Religions : et ainsi il sembla bon au Père Fernandez, auquel on avait assigné la Castille, et au Père François de Bargas, qui était destiné pour l’Andalousie, (leurs commissions ayant été divisées de la sorte) de se servir des Carmes Déchaussez pour introduire la Réforme en tout le reste de l’Ordre, et y remettre par leur vie exemplaire et parfaite, ce qui était déchu ou aboli de l’ancienne observance. Pour cet effet, ils se servirent de quelques moyens, qui à leurs avis, étaient doux et faciles; mais en l’exécution étaient violents et difficiles : comme de mettre des supérieurs Carmes Déchaussez ès Couvents des Pères de l’Observance, et autres officiers, comme portiers et sacristains, dont on s’assure et se fie davantage; ce qu’ils firent aux couvents d’Avila et de Tolède, qui étaient les principaux de ce royaume.

Ils donnaient semblablement les maisons des Pères de l’Observance aux Carmes Déchaussez, au lieu de nouvelles fondations, afin qu’ils y fondassent, comme il arriva en Andalousie, où ils leur offrirent le couvent de Jaén (bien qu’ils le refusèrent, pour ne faire déplaisir aux Pères susdits) ; et celui de Saint-Jean de Port, lesquels ils acceptèrent, n’étant pas chose de grande conséquence, et l’habitèrent quelques mois, obéissant au Père François Bargas, Commissaire, qui leur commandait cela, et peu de temps après le laissèrent pour les mêmes raisons que celui de Jaén; à savoir pour éteindre et amortir les ressentiments que leurs frères pouvaient avoir de ces changements, et les assurèrent qu’ils ne voulaient point bâtir sur les ruines d’autrui, ni s’étendre ou accroître aux dépens et détriment de personnes; tant s’en faut, qu’on les y avait fait entrer avec violence, et qu’ils faisaient de le même quand on les mêlait avec eux pour marque et témoignage de faveur.

Mais quoi que ces moyens fussent odieux264, et auxquels les Déchaussez n’obéissaient qu’à regret, les Pères Commissaires en attentèrent encore un autre plus violent, et qui troubla entièrement la paix entre les deux Congrégations, qui fut de subdéléguer leur commission à quelques-uns des Carmes Déchaussez, les faisant Juges Apostoliques des Pères de l’Observance, et les chargeant de visiter quelques-uns de leurs couvents. Pour cette fin, le Père Pierre Fernandez fit choix dans la Castille du Père Antoine de Jésus, premier supérieur des Carmes Déchaussez, et lui commanda de faire quelques visites. Mais lui qui avait tant d’expérience des choses de Religion, et qui ne voulait rien avoir à démêler avec ses frères, contenta les deux parties, faisant si peu de bruit en sa commission, qu’à peine put-on découvrir qu’il fut Commissaire. Le Père François de Bargas voulu faire le même en Andalousie, choisissant et destinant pour cela le Père Balthazar de Jésus, homme docte et grand Prédicateur, qui était parti de Tolède avec quelque religieux pour aller à la fondation de Grenade; mais il ne voulut accepter cette commission, sachant combien les Pères de l’Observance auraient cela en horreur, et qu’il s’engageait dans un labyrinthe plein de difficultés c’est pourquoi il en prit un autre nommé le Père Jérôme de la Mère de Dieu, qui était nouveau profès, et aurait aussi été à cette fondation avec ceux de Castille, lequel accepta la commission; et un peu après le Père Fernandez le subdélégua aussi pour Castille, bien qu’avec certaine limitation.

La Congrégation des Déchaussez ressentit grandement cette acceptation du Père Jérôme, tant à cause de l’ennui et déplaisir que cela causait à nos Pères de l’Observance, et qu’ils pouvaient juger de là que les Déchaussez les voudraient déposséder avec leur pouvoir et leur autorité, et les priver de leur liberté; comme aussi à raison du peu d’expérience qu’avait le Père Jérôme ès choses de Religion pour conduire une entreprise si difficile. Car à peine avait-il achevé son année de noviciat, quand le Père Marian de Saint Benoit le prit pour son compagnon, allant en Andalousie; et partant ils jugeaient qu’il ferait peu de profit en ses visites, et craignaient en outre qu’avec sa commission, il n’apportât beaucoup de trouble et d’inquiétude à la nouvelle Congrégation des Déchaussez; à quoi néanmoins ils ne purent obvier, d’autant que l’autorité du Roi Catholique intervenait là-dedans, et que quelques-uns de ses favoris étaient parents du Père Jérôme.

Toutes ces choses donnèrent à penser aux Pères de l’Observance, que l’intention du Pape et du Roi Catholique, était d’accroître et d’étendre les forces des Pères Déchaussez, et de les affaiblir et resserrer pour introduire et établir dans leur Congrégation la rigueur et l’austérité de l’ancienne et première observance, dont ils n’avaient fait profession, comme le Père Jérôme avait déjà tenté de le faire dans la visite de l’Andalousie. Ce qui les aigrit grandement; et pour y obvier, et pourvoir de remède, ils convoquèrent et assemblèrent un chapitre général à Plaisance en Italie, qui fut au commencement de l’année 1576, suivant ce que l’on peut colliger de la concurrence des choses de ce temps; et là ils résolurent et déterminèrent que pour affaiblir et éteindre les Déchaussez, il fallait se servir des mêmes moyens que les Commissaires Apostoliques avaient trouvés et intentés pour affaiblir les Pères de l’Observance, mêlant les Déchaussez avec eux sous le titre de Réforme, pour contenter et assurer le Roi Catholique, et accommodant leur institut et façon de faire de telle sorte, que peu à peu ils fussent tous semblables et conformes, jugeant que selon notre naturel, c’est une chose plus facile de marcher de la rigueur et de l’austérité à la douceur, que d’aller au contraire.

Ils envoyèrent donc en Espagne pour mettre cela en exécution, le Père Jéróme Tosta portugais, homme très capable et très docte, lui donnant le nom de Vicaire général, visiteur et réformateur de toute l’Espagne. Mais comme le Roi Catholique travaillait avec beaucoup de vigilance à ce qui concernait la réformation de son royaume, il eut avis de ce qui s’était passé en ce Chapitre, et de son intention, pour secrète et cachée qu’elle fût. Ensuite de quoi comme le commissaire général arriva en Espagne, il empêcha l’exécution de sa légation, et pria le nonce de Sa Sainteté, Nicolas Hormanet, de commander au commissaire de l’Ordre des Déchaussez de continuer sa visite. Sur quoi il y eut de très grandes difficultés de part et d’autre, qui durèrent trois ans ou environ, lesquelles ne touchent pas une histoire particulière. Ce qui fait à notre propos, est qu’encore que le Commissaire général n’exerça pas sa commission publiquement, d’autant que le Roi l’en empêchait, il tâchait néanmoins couvertement d’écarter les principaux des Carmes Déchaussez, et traita de les faire prendre et emprisonner en quelque lieu qui ne fut su de personnes, jetant premièrement les yeux sur notre bon Père Jean de la Croix, comme le premier et le chef de la réforme.

Chapitre II. D’une assemblée que firent les Pères Carmes Déchaussez en ce temps, pour obvier au dommage qui les menaçait; et y traitèrent encore dautres choses qui concernaient le bien de lOrdre.

Aussitôt que les Carmes Déchaussez eurent su l’arrivée du Père Jérôme Tostat, et le sujet de sa venue, les supérieurs et les plus avisés de leur congrégation avec le B. Père Jean de la Croix, (qui étaient encore à Avila, assistant les religieuses du monastère de l’Incarnation,) s’assemblèrent couvent d’Almodovar, pour traiter des moyens qu’il fallait prendre pour dissiper cette tourmente qui les menaçait de si près. Cette assemblée se fit le huitième août de l’année 1576, en laquelle le Père Jérôme de la Mère de Dieu présida, qui était pour lors supérieur de tous les Déchaussez de Castille et d’Andalousie, par subdélégation des deux Commissaires Apostoliques, par laquelle ils prétendirent de livrer et soustraire les Déchaussez de la conduite et du gouvernement des provinciaux de l’Observance, d’autant qu’il était plus convenable pour leur établissement et leur conservation et c’est la première assemblée que nous trouvons avoir été faite de Déchaussez seulement. Or après une longue conférence, ils trouvèrent bon d’avoir recours à la fontaine265, et que leur cause n’étant pas seulement juste, mais encore héroïque et glorieuse, ils supplièrent le souverain pontife de leur donner un supérieur de leur même profession qui les gouvernât, puisque le saint Concile de Trente l’ordonnait ainsi; et débutèrent les religieux qu’ils jugèrent à propos pour faire cette ambassade, et pour informer le pape et les cardinaux de leur droit.

Après avoir pris résolution touchant la principale affaire, ils traitèrent par après des choses qui étaient convenables pour le bon régime de leur congrégation, d’autant qu’il y avait des sentiments divers entre ceux qui le gouvernaient, chacun suivant son inclination, pour ordonner et établir les choses de religion conformément à icelle. Car comme ils ne reconnaissaient pas pour lors de chef fondamental auquel ils dussent obéir, et que tous n’avaient pas une suffisante instruction de la vie primitive de nos ancêtres, ni que Dieu la voulait ressusciter dans la nouvelle congrégation des Déchaussez; chacun proposait et délibérait à sa mode, et tournait son avis vers le nord le plus favorable, jusques là même qu’ils étaient divisés touchant les moyens principaux et essentiels que l’ordre doit suivre pour parvenir à sa perfection. Car notre bienheureux Père Jean de la Croix, dans l’esprit duquel Dieu versait ses influences immédiatement, dès qu’il commença d’embrasser la réforme, avait déjà entendu de Sa Majesté, et pareillement notre sainte mère Thérèse, que les nouveaux Déchaussez étaient appelés principalement à la vie contemplative, comme notre premier Père Saint Élie l’avait établi dans son école, par le commandement de Dieu, et selon que les apôtres dressèrent nos anciens dans la forme de vie spirituelle qu’ils leur assignèrent, leur donnant pour fondement de leur état la contemplation divine en une vie singulière non divisée, mais unie à Dieu inséparablement, par connaissance et amour, comme nous le vérifions en un autre lieu par l’autorité de saint Denys. Et que les moyens que notre règle prescrit étaient nécessaires pour vaquer à cet exercice des anges : à savoir la retraite ès cellules, la solitude, le silence, et l’austérité de vie; de manière qu’on devait ordonner à cela la nouvelle congrégation regardant nos premiers Pères pour les imiter : et quelques-uns des plus parfaits et en petit nombre qui se trouvèrent en cette assemblée, avait le même sentiment comme le Père Gabriel de l’Assomption, le Père François de la Conception, et le Père Brocard, surnommé le vieillard, auxquels se joignit le Père Nicolas de Jésus Maria, lequel à cause de ses rares parties, et de son zèle éminent de perfection266, bien qu’il fût nouveau dans la religion, ne laissait d’avoir l’autorité d’Ancien.

Mais d’autre part, le Père Antoine de Jésus, comme il était demeuré la plus grande partie de sa vie parmi les Pères de l’Observance qui se portent avec tant de perfection de charité et de zèle, au bien et à l’avancement du prochain et ne se tiennent pas à présent temps obligés à la vie contemplative comme à l’active, avait toujours cette affection et ce désir de s’exercer en une œuvre si pieuse, encore qu’elle fut cause qu’on pratiquât et gardât ces autres moyens avec une observance moins étroite et moins rigoureuse, et pensait être fondée en raison, à cause du titre et du nom de mendiants, que le pape Innocent IV nous avait donné confirmant notre règle. Le Père Jérôme de la Mère de Dieu autorisait fort ce sentiment, pour être puissamment enclin à ce zèle de secourir les âmes, et peut porter à la retraite et récollection ès cellules, fondement substantiel de notre premier institut. Et comme la nature raisonnable et sociable désire naturellement la conversation humaine, plutôt que l’abstraction et la solitude; la plus grande partie de ceux qui gouvernaient et défendaient l’ordre était attirée par ce zèle, et se rendait de ce côté, mettant en oubli ce que les apôtres décrétèrent dans l’institution de nos prédécesseurs; à savoir, que l’office des religieux dédiés à la contemplation, n’était pas de gouverner et de conduire les autres, mais de persévérer en un état singulier et parfait pour la beauté de l’Église, et le bon exemple des fidèles. Et néanmoins le Père Jérôme de la Mère de Dieu, dans le peu de temps qu’il y avait qu’il gouvernait les Déchaussez par subdélégation des commissaires apostoliques, avait déjà commencé à pratiquer le contraire, et étendait les moyens de la communication du zèle des âmes hors de nos monastères : si bien qu’il y avait fort peu de temps de reste, non seulement pour vaquer à la contemplation, mais aussi pour se retirer aux cellules; et même cela avait lieu jusque dans les Déserts, et maisons de solitude, à cause de la quantité des actes communs qu’on avait introduits, et des choses qu’on chantait dans le Chœur; ce qui était en tout bien différent de ce que nos anciens avaient pratiqué et observé, afin que les occupations étrangères ne portassent pas de préjudice aux propres et domestiques.

Or comme notre bon Père Jean de la Croix a toujours eu une sainte liberté ès assemblées et chapitres où il avait voix, pour dire son avis conformément à la lumière que Dieu lui donnait, encore qu’il vit la plus grande partie de ceux de l’assemblée, même celui qui tenait la place de premier supérieur, être d’opinion contraire : il représenta néanmoins avec un zèle d’Élie, combien la nouvelle congrégation, dès sa naissance, et dès son commencement était déjà éloignée de son principal Institut, qui était la retraite ès cellules, pour vaquer à l’oraison et contemplation; et combien les monastères des religieuses surpassaient en cela ceux des religieux, dans lesquels, tant à cause de la grande liberté qu’il y avait d’aller prêcher et confesser dehors (exercice propre et particulier à d’autres ordres que Dieu a mis en son Église pour cette fin) qu’aussi pour la multitude des actes communs qu’on y avait introduits contre la modération que nos anciens Pères avaient en cela, conformément à notre règle; et pour avoir embrassé le culte divin extérieur plus qu’il ne convient au culte intérieur, auquel nous sommes particulièrement appelés de Dieu; on ne pouvait demeurer dans les cellules, et garder la retraite pour y vaquer comme il faut. D’où vient que lors qu’ils s’y retiraient, ils avaient l’esprit tellement suffoqué, et le corps si harassé et fatigué de ces occupations extérieures, qu’ils étaient plus propres à se reposer qu’à prier; d’où il inférait et concluait qu’il était nécessaire de modérer ces deux sortes d’occupations, laissant et quittant d’icelle ce qui ne peut compatir avec la fin principale, sans attendre que Dieu miraculeusement en retranchât; ce qui n’était expédient et convenable, comme il avait fait ès siècles passés, envoyant des anges pour ôter quelques moyens du culte divin extérieur, afin qu’on ne manquât à l’intérieur, auquel nous devons aspirer, Dieu nous l’ayant donné pour but principal, dont notre sauveur avait dit (comme parlant à nous autres) que de même que Dieu était esprit, il voulait être adoré en esprit de ceux qui l’adorent en vérité.

Le courage et le zèle dont notre bon Père soutint et défendit les moyens principaux et fondamentaux de notre institut eurent tant de force et de pouvoir sur le cœur des Pères qui étaient là assemblés, qu’ils arrêtèrent et conclure qu’il fallait retrancher beaucoup de ce que l’on chantait au Chœur, et d’autres prières que l’on disait en communauté, outre les sept heures canoniales de l’office divin; bien que l’on ne modérât pas la multiplicité des actes communs que nos anciens (lesquels nous devons imiter) n’avaient pas pratiquée : car comme le Père Antoine de Jésus les avait établis conformément aux coutumes et exercices des Pères de l’Observance, qui s’occupent principalement en la vie active, il les autorisa et les défendit autant qu’il pût, avec plusieurs autres de l’assemblée, qui avait vécu autrefois dans la mitigation aussi bien que lui. Or pour ce qui concerne la retraite, et la modération du zèle des âmes, conformément à notre institut; on détermina qu’on garderait dans toute la congrégation des Déchaussez, les premières Constitutions qui furent faites à Duruelle : (car jusqu’alors elle ne se gardait pas dans tous les couvents) lesquels favorisent fort la retraite contre la distraction hors de nos monastères; quoique ce soit sous prétexte de secourir le prochain.

Par ce moyen il semble qu’on remédia à propos à ce manquement de retraite, et de recueillement qu’il y avait pour lors, parce que la Constitution qui en traite en parle de cette sorte. « Item, nous ordonnons, quant à la clôture et retraite des religieux que la règle commande, que personne ne puisse sortir au monastère, hormis le procureur et le prédicateur quand il ira prêcher, ou bien pour une occasion d’importance et rare, et non pas autrement, bien que ce soit pour aller aux enterrements, ni pour visiter les parents, non plus que les malades, non pas même sous prétexte de les aller confesser, sauf quelque grande nécessité, qui ferait croire que ce serait contre la charité que de n’aller ouïr cette confession : et qu’alors le prieur ne puisse donner cette licence, si ce n’est du consentement de deux Pères les plus anciens qui se trouveront en la maison, sous peine griève l’espace de trois jours. Et pour plus grande retraite, nous enjoignons que personne de nous autres n’aille quêter par les rues avec des boîtes, ni par les granges avec des besaces, ni en aucune autre manière, qui donne occasion d’être vagabond et de se distraire.»Voilà ce que dit cette constitution faite à Duruelle, laissant à nos monastères la porte ouverte pour aider les âmes qui s’y adresseront; et défendant la sortie d’iceux pour embrasser des exercices et des occupations étrangères, ce que notre bon Père observa en toutes les maisons dont il eut la conduite et le gouvernement. Ils déterminèrent aussi d’autres choses qui concernaient des couvents en particulier, lesquels ne sont à notre propos; et nous verrons en un autre lieu un décret de la sagesse divine en faveur de ces choses, que notre bon Père proposa en cette première assemblée.

Chapitre III. Comme les Pères de l’Observance emprisonnèrent notre bon Père à Avila, pour l’amener à Tolède.

Notre bon Père étant de retour à Avila, où la sainte obéissance l’occupait pour lors, les religieuses de l’Incarnation se sentaient si consolées par sa présence, et se trouvaient si avancées par sa rare doctrine, qu’après que notre sainte mère Thérèse eut achevé le temps de son office de prieure, et qu’elle eut été au monastère de Saint-Joseph de ladite ville pour y exercer la même charge : elles demandèrent au Père commissaire apostolique de leur laisser des Carmes Déchaussez pour confesseurs. Mais comme les Pères de l’Observance mitigée ressentaient vivement que les Déchaussez eussent occupé ce lieu-là, et qu’il considérait que le Père Jean de la Croix en était comme le capitaine et le principal d’entre eux, quand le Père Jérôme Tostat arriva en Castille avec une commission du chapitre général, si peu limitée, et si ample; entre les autres emprisonnements qu’il décréta fut celui des confesseurs de l’Incarnation, et particulièrement du Père Jean de la Croix, outre qu’ils étaient extraordinairement indignés. Notre Seigneur quelques jours auparavant l’avertit en l’oraison de ce que l’on tramait contre lui, lui disant comme on devait l’emprisonner, et le jeter dans de très grands travaux, comme il le déclara par après à la sœur Anne Marie, religieuse du monastère de l’Incarnation, et très vertueuse; laquelle lui répondit, qu’à raison que les pénitences l’avaient tellement gâté et affaibli, il faudrait peu de travaux pour lui faire perdre la vie dans l’état où il était : mais lui voyant qu’elle ne se pouvait persuader qu’on le dut prendre et maltraiter; il l’assura et lui certifia que le tout arriverait de la même sorte qu’il lui disait. Cette religieuse a déposé cela en sa déclaration sous serment, et remarque et pèse grandement qu’il avait une si grande confiance en Dieu, et qu’il était si fort résigné à ce qu’il ordonnerait de lui, qu’encore qu’il eut pu quitter cet emprisonnement et cette persécution, il n’en voulut jamais rien faire.

Les Carmes Déchaussez savaient assez que les Pères de l’Observance avaient fort à contrecœur qu’ils fussent confesseurs de l’Incarnation; et pour tirer de là les deux Pères qui y étaient avec quelque bon prétexte, et sans donner occasion de plainte aux religieuses, qui était si contentes et satisfaites d’eux, ils firent notre bon Père Jean de la Croix prieur de Mancère. Mais sur ces entrefaites, arriva premièrement à Avila le mandement du révérend Père Vicaire général pour le prendre, lequel les Pères de l’Observance n’eurent plutôt reçu, qu’ils sortirent de nuit, et s’en vinrent avec une troupe de gens armés à l’hospice de l’Incarnation, où logeaient les Déchaussez : et après avoir enfoncé et mis par terre les portes, ils leur mirent la main sur le collet avec la même furie dont on a coutume de prendre les criminels, et les menèrent prisonniers en leurs couvents, faisant dans l’hospice et par le chemin de très mauvais traitements à notre bon Père. Lesquels il souffrait avec une telle douceur et patience, que les religieuses de ce monastère disent en leurs déclarations, ayant appris par la relation de ceux qui en furent les exécuteurs, qu’avec son humilité et sa patience, il représentait en sa capture celle de notre Seigneur Jésus-Christ. Les religieuses entendirent bien le bruit; et ayant su le matin ce qui s’était passé, en reçut une très grande affliction, d’autant qu’elle tenait comme leur Père celui qu’on leur disait avoir été si maltraité.

Aussitôt qu’ils furent arrivés, ils les mirent dans deux chambres séparées, et donnèrent ordre promptement pour les faire sortir d’Avila, craignant le grand nombre de personnes qui leur étaient affectionnées; et que si on savait dans la ville qu’ils étaient prisonniers, il ne s’élevât quelques grande émeute et tumulte pour les retirer de la prison. Ils envoyèrent donc le Père Germain de Saint Mathias, l’un des confesseurs, au monastère de Saint Paul de la Moraleche, où sans lui faire entendre la cause ni la raison, ils lui firent souffrir une longue prison avec plusieurs travaux.

Quant à notre bon Père Jean de la Croix, contre lequel était la plus grande indignation, ils lui ôtèrent par force l’habit de carmes Déchaussez, tant à fin qu’il ne put être reconnu par le chemin, que pour le mortifier davantage, et lui firent prendre leur habit. Le bon Père leur disant sur cela qu’il pouvait bien lui chausser les pieds, mais non pas le cœur, lequel était entièrement Déchaussé. En cet état ils le menèrent au couvent de Tolède avec une bonne garde, pensant qu’en une si grande ville, où l’on fait moins de recherche des choses particulières, et étant si éloigné de la ville où on l’avait pris, il serait plus caché qu’en un petit lieu. Le religieux qui le prit en sa charge en ce voyage, ne devait pas être des plus grands amis des Déchaussez, car il le traitait si rudement par le chemin, qu’un jeune garçon qu’il menait avec lui étant indigné des mauvaises paroles qu’il lui disait, et édifié de la patience et modestie dont le Père souffrait tout sans répondre aucune parole d’aigreur, ni témoigner aucune indignation contre celui qui le traitait si mal, proposa de le délivrer de ses mains, et déclara son dessein en secret au bon Père; lequel excusant son compagnon, lui répondit qu’il ne le traitait pas si mal qu’il le méritait : et partant qu’il le suppliait de ne se mettre en peine de lui d’autant qu’il était sans affliction et sans aucun ennui. Ce jeune homme néanmoins ne se contenta pas de cela; car étant arrivé à une hôtellerie, dont l’hôte était fort pieux, il lui conta tous les mauvais traitements qu’on avait fait par le chemin à ce religieux qu’il tenait pour un saint, à cause de la patience dont il les supportait; et lui persuada de le cacher, disant que la passion avec laquelle on le traitait faisait assez paraître qu’il souffrait injustement. L’autre donc parla à notre bon Père, pour être bien informé de la vérité; lequel lui répondit qu’il faisait volontiers ce voyage, d’autant que ses supérieurs le voulaient et l’ordonnaient ainsi : et partant qu’il ne fît aucun bruit ou tumulte, ni en ayant pas de sujet, que pour sa bonne volonté il aurait soin de le recommander à Dieu.

Les Pères de l’Observance à Tolède savaient déjà qu’on y devait amener notre bienheureux Père, et avaient ordre du Père Vicaire général de la façon dont ils se devaient comporter en son endroit à savoir de le faire obéir aux Actes secrets qui avaient été faits au chapitre tenu à Plaisance, lesquels furent trouvés parmi les papiers du dit Vicaire général, avec l’ordre qu’il avait du chapitre, quand le conseil royal de Castille les fit saisir entre ses mains, afin de qu’il ne se servit de sa commission contre ce que les visiteurs apostoliques ordonnaient par le commandement de Sa Sainteté. Le principal de l’ordre du Vicaire général était que les Déchaussez ne fissent plus de nouvelles fondations, et qu’il ne reçût plus de novices : et quant à ceux qui l’étaient, qu’il ne fussent pas si différents des autres religieux de l’ordre en leurs habits, et qu’on ne les appelât plus Déchaussés; en quoi il semble qu’ils étaient fondés sur une constitution de l’ordre fait au chapitre de Venise; auquel le Père Nicolas Audet, général, présida l’année 1524, par laquelle il était ordonné qu’en chaque province il y eut quelques maisons de religieux réformés qui gardassent la première règle, lesquels étant semblables en habit aux autres, fussent différents en la vie. Or faisant exécuter cela en la congrégation des Déchaussés, il leur semblait qu’ils éviteraient plusieurs inconvénients de ceux qui les menaçaient, et naissaient d’une si grande diversité d’habits et de vie, avec un tel applaudissement du peuple : et pour le reste de l’intention du chapitre, ils en avaient laissé la disposition à la prudence et discrétion du Vicaire général, afin d’éteindre peu à peu les Déchaussés, les mêlant avec les autres sous couleur de réforme, comme il a été déjà dit.

Chapitre IV. Les diligences que l’on fit à Tolède vers notre bienheureux Père Jean de la Croix afin qu’il prît l’habit des mitigés, et comme ils l’emprisonnèrent et le tourmentèrent pour n’avoir voulu acquiescer à leur volonté.

Notre bienheureux Père étant arrivé à Tolède, les Pères de l’Observance le reçurent avec un fort mauvais visage, espérant néanmoins qu’ils le pourraient réduire à leur volonté. Le jour suivant on lui intima les Actes du Chapitre général tenu à Plaisance en Italie, dont nous avons parlé naguère; et particulièrement celui par lequel il était enjoint aux Déchaussés, qu’encore qu’il gardassent en leurs couvents la première règle, ils n’eussent pas néanmoins d’habit différent des autres, et qu’ils se chaussassent. Bref qu’ils ne se nommassent pas Déchaussés, mais contemplatifs, ou primitifs. Outre cela, ils lui persuadèrent de quitter cette manière de vie, qui lui causerait toujours de l’inquiétude, et susciterait des persécutions, se résolvant de prendre l’ancienne en laquelle il avait été élevé : et lui promettaient à ce sujet de l’honorer dans leur ordre. Mais notre bon Père, d’un visage serein et d’un esprit constant comme celui qui était fondé sur la pierre et le ciment, leur répondit que l’intention de sa Congrégation était de rétablir et de remettre, non seulement la perfection de vie, mais aussi la rigueur de l’habit des anciens Carmes, qui était celui que les Déchaussez portaient. Et qu’outre cela, ils avaient exprès commandement du nonce de Sa Sainteté (c’était encore Monsieur Nicolas Hermaneten) et du commissaire apostolique, de n’admettre ces actes du chapitre général, ni de rien innover en leur manière de vivre, non plus qu’en leur habit; et d’autant que cette obéissance était plus immédiate au Saint-Siège, qu’il ne pouvait pas aller à l’encontre, pour quelque ordonnance que ce fut du chapitre ou du définitoire de l’Ordre; de sorte qu’il était bien résolu de l’accomplir, encore qu’à ce sujet il dut endurer jusqu’à la mort. Les Pères de l’Observance qui étaient là présents, s’indignèrent fort de cette réponse; et attendu qu’ils jugeaient que notre bon Père était comme la principale source des dommages qu’ils souffraient, ce leur semblait, à cause de la réforme des Déchaussés, et que pour ne vouloir se soumettre aux décrets du chapitre général, ils le tenaient pour un désobéissant et rebelle aux ordonnances des prélats; ce qui est estimé dans toutes les religions pour un très grand crime, et qui bat contre le fondement de l’état de religieux, qui est l’obéissance; personne ne doit s’étonner des mauvais traitements qui lui firent pour ce sujet, encore que le zèle de religion ait été un peu mêlé d’indignation, laquelle il a pour voisine comme les autres vertus les vices prochains, qui ont quelque apparence d’icelle. Ce que notre Seigneur permit, pour épurer et affiner davantage la vertu de son serviteur, par la contradiction des bons, qui d’ordinaire est la plus grande et la plus sensible; et pour honorer et qualifier sa sainteté par l’une des plus grandes excellences qu’un chrétien puisse acquérir en cette vie, qui est qu’étant bon, il soit tenu et estimé pour un méchant homme : car Sa Majesté accorda ce bonheur au Père Jean de la Croix en cette occasion, pour un grand accroissement de ses mérites, et le perfectionna dans une autre persécution qui précéda sa mort, comme nous verrons en son lieu; d’autant qu’il le voulait faire son portrait au vif et au naturel.

Les mêmes Pères de l’Observance commencèrent aussitôt à le traiter comme un désobéissant, et exécuter sur lui les peines rigoureuses dont usent les religions à l’endroit des rebelles; et pour premier sentiment, ils le mirent en une prison fort étroite, que je peux bien décrire pour l’avoir vu267, non sans grande vénération, sachant ce qui s’y était passé; à savoir tant de visite de la très Sainte Vierge, et de notre Seigneur, faites à un serviteur des plus fidèles qu’il eut dans ce siècle, pour le consoler dans les travaux et les afflictions qu’il souffrait d’un si grand et d’un si pur amour pour son service.

Cette prison était une petite cellule bâtie à côté d’une salle, laquelle avait six pieds de largeur, et environ dix de longueur, sans soupirail ni autre ouverture pour recevoir de la clarté, qu’un trou large de trois doigts au haut de la chambre; qui donnait si peu de lumière, que pour dire ses Heures, ou pour lire un livre de dévotion qu’il avait, il fallait qu’il montât sur un petit banc, afin de voir clair : et même cela ne se pouvait faire que lors que le soleil donnait dans une galerie qui était devant la salle, à laquelle répondait le trou de la cellule; laquelle ayant été faite pour servir de garde-robe, ou de lieu commun à cette salle, y mettant ce qu’on a de coutume pour ces nécessités, lorsque quelqu’un des premiers prélats de l’ordre y logeait avait été pourvue suffisamment de jour.

Ils mirent un cadenas à la porte de la chambre, afin que personne ne le pût voir ni visiter que le geôlier : mais après quelques mois, ayant eu avis que le Père Germain de Saint Mathias s’était sauvé de la prison; craignant qu’il n’en arrivât autant de notre bienheureux Père Jean de la Croix, ils ajoutèrent de nouvelles précautions, et une plus sûre garde, fermant à clé la salle qui était au-devant. Le lit qu’ils lui donnèrent était semblable au nôtre, car c’était une table de deux ou trois aix [planches] jointes ensemble, avec deux vieilles couvertures. Pour son manger, il était en quantité et qualité fort médiocre, parce que pour l’ordinaire c’était un peu de pain avec quelque sardine; et quand les religieux avaient du poisson au réfectoire, le geôlier lui en portait quelques restes, car il le traitait en tout comme un rebelle et délinquant; et tout le temps de sa prison, on ne lui fit pas changer de tunique ni d’autres choses nécessaires.

Tous les vendredis on le menait au réfectoire, et ils le faisaient manger en terre, ne lui donnant que du pain et de l’eau; et après que tous avaient dîné, pour le dessert et dernier mets, on lui servait une discipline qu’ils appellent discipline de la roue, d’autant que chacun frappe à son tour; châtiment dont on use en quelques ordres pour punir les religieux atteints de grands crimes, du nombre desquels à leur avis était le bienheureux Père, pour ne vouloir obéir aux actes du chapitre. Les épaules du pauvre patient montraient assez avec quelle pitié et compassion ils lui donnaient cette discipline, puisque les marques y paraissaient encore plusieurs années après sa sortie de prison, comme des indices et des témoignages qu’ils ne l’avaient pas traité de la sorte à regret et à contrecœur.

Une des plus rudes batteries avec lesquelles le diable lui fit la guerre en la prison, et à quoi il eut plus grand besoin de résister, c’était aux jugements qu’il lui suggérait, l’incitant à croire qu’ils lui désiraient la mort : car comme ils le traitaient avec tant de rigueur, et le nourrissaient si maigrement, le diable lui voulait persuader que tout cela n’était à autre dessein que pour se défaire de lui; et fallait qu’il assaisonnât et donna goût et saveur par quelques actes de charité à chaque morceau qu’il mangeait, de peur de tomber en quelque jugement notable et grief.

Ils l’exhortaient souvent à quitter le parti des Déchaussés, et de se conformer à eux, lui promettant de l’honorer des charges et prélatures de leur ordre; mais comme il leur répondit constamment qu’il perdrait plutôt la vie, que de changer de résolution, et de quitter ce qu’il avait entrepris et commencé, où il savait qu’il servait beaucoup Dieu et son ordre, ils renouvelaient leur indignation contre lui : et prenant cette constance héroïque, pour une nouvelle désobéissance et rébellion; ils augmentaient plutôt la rigueur de ses peines, qu’ils ne la modéraient. Tout ceci et le reste qui se dira ci-après, est évidents et manifeste, par les diverses informations qui ont été faites de ces matières, les unes devant le tribunal du nonce de Sa Sainteté, et de quatre assesseurs qui traitèrent avec lui de la cause des Carmes Déchaussés, (dont il est plus amplement parlé dans l’histoire générale de notre ordre,) et les autres faites longtemps après pour sa béatification, outre le rapport de plusieurs personnes de grand crédit qui l’ont ouï dire à lui-même, lesquelles toutes disent les mêmes choses que celles qui sont contenues aux preuves précédentes.

Chapitre V. De quelques travaux qu’il souffrit en la prison, et avec quelle patience il les supportait.

Les Pères de l’Observance, outre le très grand soin qu’il prirent à garder notre bienheureux Père, procurèrent encore autant qui leur fut possible de tenir le tout si secret, que personne ne peut savoir où il était : car comme ils savaient l’estime qu’on en faisait parmi les Déchaussés, ils craignaient que si on découvrait le lieu ils le tenaient prisonnier, ils ne fissent de grandes diligences pour le délivrer. Mais ils usèrent d’une telle retenue et circonspection en ceci, qu’en neuf mois qu’il fut enfermé parmi eux, on ne put savoir s’il était mort ou vif, quoiqu’on y apportât beaucoup de vigilance et de soin; chose qui affligeait infiniment toute la congrégation, et par-dessus tous notre sainte mère Thérèse : car comme elle connaissait les richesses et les trésors que Dieu avait resserrés et enclos dans son esprit, elle ressentait fort qu’en un tel temps il manquât à son ordre, et encore qu’elle le recommandât continuellement à notre Seigneur, jamais elle n’eut aucune lumière en l’oraison s’il travaillait avec les vivants, ou s’il reposait avec les morts; ce qui lui faisait dire et répéter souvent, que Sa Majesté en avait pris la charge, puisqu’elle le celait tant à ses amis.

Or pendant que le temps fut tempéré, la peine de la prison lui fut plus supportable; mais sitôt que le chaud commença, il était en ce lieu comme dans un pénible purgatoire de chaleur et de puanteur : ce qui le tourmentait et travaillait de telles sortes, que ce fut comme un miracle qu’il put vivre quelques jours. Que sera-ce de tant de mois?

Le geôlier qui l’avait en sa charge était des plus zélés pour sa congrégation des Mitigés, et des moins affectionnés à celle des Déchaussés; si bien qu’il contribuait pour sa part à la peine du prisonnier, et afin qu’il reçût de l’affliction de tous côtés : outre toutes les peines précédentes, il lui en survint une autre qui le travaillait extraordinairement; parce que la salle qui était devant sa prison étant comme un logement pour les prélats et les personnes qui étaient de considération dans l’ordre, si bien qu’on les y mettait quelquefois; et eux, ignorant celui qu’ils avaient pour témoin de leur discours, traitaient pendant la nuit des choses qui étaient les plus communes, et les plus fréquentes pour lors dans l’ordre; et disaient que la congrégation des Déchaussés commençait à se dissiper et détruire, d’autant que le nonce de Sa Sainteté, Monsieur Philippe Sega, venait de Rome, pour donner liberté au Père Jérôme Tostat, Vicaire général, d’exécuter sa commission, lequel avec l’autorité et faveur du nonce, leur ferait quitter l’habit des Déchaussés, et prendre celui de l’Observance, afin qu’au plus tôt il n’y eût plus de différence entre eux. Outre cela, il connaissait par leurs paroles, la grande indignation qu’avaient contre lui les Pères de l’Observance mitigée, comme contre le principal et le capitaine de la réforme; et que suivant leur opinion qu’ils donnaient là suffisamment à entendre, il ne sortirait pas de la prison que pour aller au tombeau. Desquels discours le premier lui causait une douleur incroyable; et le second, une consolation particulière, parce qu’il aimait et chérissait grandement les travaux; mais en tout, il s’arrêtait et s’appuyait sur la volonté de Dieu, et soumettait à la profondeur de ses jugements son peu de raison et de discours.

Après avoir passé quelques mois dans une si rigoureuse prison, par les incommodités qu’il y souffrait, et le peu de bienveillance et de caresse du geôlier, il devint si faible et si débile, qu’il voyait palpablement qu’il s’en allait passer à une meilleure vie; et partant il offrait la sienne si libéralement à Dieu, qu’il eut voulu en avoir plusieurs pour les consommer toute à son service, comme celui qui faisait des actes de martyre au milieu des tourments : ensuite de quoi par ce moyen, il parvint dans une occasion si conforme à ses désirs, à ce degré sublime de charité, dont parle notre Seigneur, quand il dit que la plus grande charité qu’on puisse avoir, c’est de donner sa vie pour ses amis; en quoi il imita la charité de Jésus-Christ, qui offrit la sienne de cette manière. Sur les derniers mois de cette prison, lors de sa plus grande nécessité, notre Seigneur le secourut, faisant venir de Valladolid à Tolède un religieux de l’Observance, homme d’un esprit doux, pitoyable et sans passion, digne de mémoire et d’estime (quoique pour cause je taise ici son nom,) auquel on donna la charge de notre bienheureux Père, à cause de quelque occupation nécessaire qui survint au geôlier ordinaire : et dès lors il commença un peu à respirer; car en exécutant le mandement, et accomplissant l’ordre qu’il avait de ses supérieurs, il le faisait avec compassion et douceur, ce qu’il montrait soulageant la peine du prisonnier dans le peu qu’il pouvait. Et notre Seigneur conserva la vie de ce bon religieux jusqu’à ce que l’on fit les informations pour la béatification de notre bienheureux Père, et déposa en icelle ce qu’il savait, afin de que ce qu’il rapporte en sa déposition se trouvant conforme à ce que d’autres témoins avaient ouï dire au bienheureux Père, la vérité ne peut être aucunement révoquée en doute : et partant trouver ceci, nous rapporterons quelques-unes de ces paroles.

Ce religieux donc répond de la sorte à l’une des premières interrogations qu’on lui fit, traitant en général des vertus de notre bienheureux Père. « Je connus le saint Père Jean de la Croix lors quil était prisonnier en notre couvent de Tolède, temps à propos et plein doccasions pour exercer la vertu, à cause de ses pressures; et là je jugeais que c’était un homme dune grande sainteté, et dune vertu héroïque : car au milieu de ses peines et travaux, il montrait une grande humilité, magnanimité et force; de manière que de tout ce qu’il endurait, rien ne l’affligeait ou ne causait de l’altération et de l’inquiétude : tant s’en faut, il témoignait par sa grande patience et égalité d’esprit, qu’il avait une âme pure et un puissant amour de Dieu, avec une ferme espérance en sa divine majesté. Outre cela, il était fort reconnaissant de ce que l’on faisait pour lui; tellement que lors que je lui faisais quelque peu de bien, il men remerciait beaucoup. Il montrait aussi quil était un homme fort adonné à la pénitence, et ami des souffrances, d’autant qu’il supportait ses travaux qui étaient grands, avec une telle patience, que jamais lorsque actuellement il les endurait, ni quand il en était dehors, on ne vit en lui aucune action et on ne l’entendit proférer aucune parole de ressentiment ou de plainte contre personne : mais au contraire, il les souffrait avec une grande tranquillité d’esprit, et avec sa modestie ordinaire, qui était rare et singulière. Et partant de ce que j’ai dit, et du reste que j’ai remarqué en lui, et de ce que j’ai oui diverse fois de ses vertus, je crois pour moi que c’était un saint dans un degré fort sublime et très relevé.» Voilà ce que ce religieux dit en commun des vertus de notre glorieux Père : et à la vérité c’est une chose qui peut bien causer de l’étonnement et de l’admiration, à tout bon et tout sain jugement de voir un tel silence, et une si grande patience, dans des occasions si fortes et si pressantes.

Mais parlant plus en particulier du temps de sa prison, il dit ces paroles : «Il fut pris par les Pères de l’Observance de son ordre; notre Seigneur permettant que son serviteur endurât sans quil eût de sa faute, ni de celle des supérieurs. Et la capture se fit à Avila, lorsquil était confesseur des religieuses de lIncarnation, qui sont de notre ordre; et de là ils le menèrent prisonnier à Tolède, où étant, on le jeta dans une petite et étroite prison, et si obscure, quelle navait de jour que par une canonnière rompue, qui était en un coin dicelle. Le religieux qui était geôlier du saint Père étant pour lors absent, le Père prieur m’en donna la charge, et pareillement de la petite prison. Dans ce temps que j’en eus le soin, je connus qu’étant tout brisé et maltraité, et à cause de l’incommodité du lieu où il était, fort faible et fort débile, il endurait tout avec une grande patience et silence : car jamais je ne le vis ni ouï plaindre de personne, ni accuser ou blâmer ceux qui l’exerçaient de la sorte. Bref, ni montrer aucune faiblesse ou lâcheté à s’attrister, s’affliger ou déplorer l’état auquel il était réduit; mais au contraire, il supportait dun visage serein et content, et avec une grande modestie et tranquillité desprit, sa prison et sa solitude.

« Sur la fin de son emprisonnement, pendant que j’en avais le soin, on le fit venir trois ou quatre fois au réfectoire, lorsque les religieux y étaient afin de recevoir la discipline, laquelle lui était donnée avec quelque sorte de rigueur, sans qu’il n’ouvrît jamais la bouche pour dire une seule parole; contraire, il endurait tout avec patience et amour; et cet acte étant achevé et fini, il sen retournait aussitôt à la prison. Comme je voyais sa grande patience, et touchée de compassion, jouvrais quelquefois la porte de la prison, afin quil prît un peu dair en une salle qui était au-devant d’icelle, et l’y laissait, fermant la salle par dehors, pendant que les religieux s’étaient retirés sur le midi. Et lorsqu’il commençait à sortie au faire un peu de bruit, j’accourais incontinent pour ouvrir la salle, et lui disait qu’il se retirât dans la prison. Et le bienheureux Père est allé aussitôt, joignant les mains et me remerciant de la charité que je lui faisais; et encore que je ne leusse connu auparavant, néanmoins à le voir seulement, et sa façon vertueuse de procéder quil gardait là, outre sa patience à supporter un exercice si rigoureux; je jugeais que c’était une âme sainte. Doù vient que je me réjouissais de lui donner ce petit rafraîchissement : car en ce temps je fus fort édifié de sa sainteté, de sa patience et de sa gratitude, pour le peu que je faisais pour lui.» Tout cela est de ce témoin oculaire est irréprochable, et du temps qui lui fut le moins pénible en la prison.

Outre tous ces travaux qu’il souffrait extérieurement, il en endurait bien d’autres en l’intérieur qui l’affligeaient bien davantage, lesquels il pesait grandement quand parfois il en faisait le récit à ses plus intimes amis et particulièrement deux; l’un fut une batterie continuelle du diable, sans trêve ni sans relâche, par laquelle il lui représentait qu’il avait très mal fait de quitter l’habit commun, et changer la vie des Pères de l’Observance, pour en mener une particulière et singulière : et lui apportait toutes les raisons que les Maîtres spirituels donnent pour condamner les singularités vicieuses parmi les personnes dévotes, par lesquelles il prétendait lui faire entendre qu’il avait beaucoup déplu à Dieu en cela, causant des guerres civiles en l’ordre et troublant la paix qui y était. Et ne procurait pas seulement de l’affliger, mais aussi de le décourager, afin que renonçant à ce qu’il avait entrepris, il se rangeât et conformât à ce que les Pères de l’Observance désiraient. D’abondance, comme Dieu avait permis qu’il souffrît cette prison pour le purifier davantage, et afin qu’il servît de creuset pour affiner l’or de son âme; il donnait lieu au diable pour l’exercer avec ces batteries, et semblait qu’il le laissait tout seul dans ses combats, afin qu’il sentît l’affliction de ceux qui aiment grandement Dieu, quand ils sont plongés comme en obscurité dans les craintes et les doutes pour savoir s’ils lui agréent ou déplaisent. Mais lors que l’attaque était si puissante et si furieuse qu’il avait besoin de nouveau secours, notre Seigneur le consolait et fortifiait par un petit rayon de lumière, lui faisant voir le service qu’il lui avait rendu d’avoir embrassé la réforme, et combien ses travaux lui étaient agréables.

La seconde peine intérieure lui venait d’un autre creuset plus véhément, dont parle Isaïe, et duquel nous avons fait mention autre part; qui fut que notre Seigneur mis de nouveau son esprit dans la fournaise de son influence purgative, et le fit cuire là à bon escient, non plus pour le purger de l’écume des imperfections, comme dans les états inférieurs par où il avait passé, mais pour l’élever par une nouvelle blancheur et pureté à une plus grande ressemblance de Dieu, et une plus rare perfection : car comme il y a une distance infinie entre la plus grande blancheur et pureté de l’esprit créé, pour purger qu’il puisse être, et celle de Dieu, il reçoit une nouvelle purification pour parvenir à une plus grande blancheur et ressemblance divine, comme le dit et l’enseigne saint Denys à notre propos. Or comme la blancheur de notre bienheureux Père devait être en un degré très éminent pour une rare sainteté, il entra souvent dans ce divin creuset; et quelquefois étant dans la prison, par le moyen duquel on le disposait à de nouvelles faveurs qu’il y devait recevoir.

Chapitre VI. Comme notre Seigneur fortifia sa patience ès travaux de la prison par quelques consolations spirituelles des plus extraordinaires.

Les amis de notre bienheureux Père lui ont plusieurs fois ouï dire, qu’il avait reçu beaucoup de consolation de notre Seigneur et de sa très sainte mère dans la prison, pour en supporter avec force et patience tous les travaux et toutes les amertumes; et quoiqu’il n’ait pas déclaré en détail ces caresses et faveurs, néanmoins on en tire la connaissance de quelques-unes de ses informations, par ce que les témoins lui ont ouï dire, et des autres par le moyen de ses livres; et partant nous en ferons mention. Premièrement donc il fut consolé par cette rosée de la gloire du ciel, que notre Seigneur, selon Saint-Augustin, à coutume de communiquer à ceux qui sont tentés et fort affligés pour son amour en cette vie, afin qu’ils puissent supporter leurs travaux et leurs afflictions, avec une grande force et courage, et d’une prudente patience. Et saint Thomas dit que les consolations que Dieu donnait dans les tourments aux martyrs, pour les rendre invincibles, étaient de cette espèce; et notre sainte mère Thérèse ressentait aussi ce même effet avec cette communication divine : d’où vient qu’elle disait que les martyrs n’avaient pas fait grand-chose, souffrant pour Dieu de si grands tourments, supposé qu’il leur donnât dans leur peine un restaurant si cordial. Et ce divin thériaque, secondé des vertus parfaites, desquels son âme était munie, conforta celle de notre bienheureux Père, pour supporter avec cette constance et valeur que nous avons dit les travaux de sa prison.

Le second remède et secours dont notre Seigneur le fortifia en ce temps, afin d’endurer joyeusement toutes ses peines, tant intérieures qu’extérieures, fut une grande connaissance qu’il lui donna de la valeur incomparable des travaux que l’on souffre pour lui : d’où lui venait non seulement cette joyeuse patience, avec laquelle il supportait toutes les traverses et angoisses qui lui survenaient en si grand nombre et si extraordinaires, mais aussi une faim insatiable qu’il lui demeura de souffrir pour l’amour de Dieu : de sorte que la seule mémoire, ou les seuls noms des peines et des travaux lui ravissaient si puissamment l’affection, que d’ordinaire cela le faisait entrer en suspension, comme nous verrons par un exemple ci-après. D’où vient qu’il avait coutume de tenir ce langage à ceux qui le trouvaient quelquefois affligé de ce qu’il souffrait peu de choses pour Dieu : « Ne vous étonnez pas si j’aime tant à pâtir, parce qu’étant en la prison, Dieu m’a donné une grande connaissance de la valeur des travaux soufferts pour son amour »; et touchant ces profits et avantages qu’il avait expérimentés en son âme, en souffrant et en pâtissant pour Dieu, il dit en un de ses livres mystiques, que l’âme qui a commencé d’entrer dans les secrets de Dieu, connaît que les travaux du monde sont des moyens pour parvenir aux choses occultes et cachées de la délectable sagesse de Dieu : et partant elle désire de passer par toutes les presses et amertumes qui se peuvent présenter en cette vie; d’autant que la souffrance la plus pure correspond une connaissance plus pure, et une plus haute jouissance.

Quant à la troisième sorte de consolation spirituelle, dont notre Seigneur le favorisa et recréa en ce temps, ce fut de le faire participant de la béatitude, que l’exercice des vertus cause dans le ciel à ceux qui les possèdent. Et afin d’entendre ceci, il faudra nous ressouvenir de la doctrine de saint Thomas que nous avons rapporté autre part; à savoir que les béatitudes que notre Seigneur prêcha en la montagne sont les actes des vertus parfaites : de manière que chaque acte de vertu est une particulière béatitude dans le ciel, d’autant plus grande qu’on l’aura acquise avec plus de perfection en cette vie. Et bien qu’en cette vie leurs actes tirent directement au mérite; et en la gloire, au loyer; en ce monde, à ce qui perfectionne; et en l’autre à ce qui délecte, d’où vient qu’en cet exil ils sont pénibles, et là délectables : si ès que nonobstant cela ce saint docteur dit, que les hommes parfaits commencent dès cette vie à jouir du prix et de la récompense de ces béatitudes dans les actes des vertus par une félicitée commencée. Notre bienheureux Père donc en jouit, et nous a déclaré l’expérience qu’il en avait faite en l’un de ses livres mystiques, traitant des effets de l’union divine; et en parle encore d’autres endroits, bien que ce ne soit pas avec dessein de même qu’en ce lieu : et partant nous inférerons ici quelques-unes de ces paroles, pour toucher et montrer l’expérience qu’il en avait en ce temps, laquelle lui fut depuis continué dans les communications divines qu’il eut les dernières années de sa vie.

Il parle donc en ces termes à notre propos : [au livre de ses Cantiques. Cantique 1. 26.] «En cet heureux état le vent du Saint-Esprit souffle par cette vigne fleurie et jardins délicieux de l’époux (qui est l’âme transformée en lui par amour et semblance) et donnant dans les dons et les vertus dont elle est embellie et ornée, il les renouvelle et les agite de telle sorte qu’elles exhalent et jettent une odeur suave et admirable, comme quant on remue des parfums, ou des liqueurs aromatiques. Or au temps que se fait cette agitation et mouvement, les vertus épandent l’abondance de leur odeur, laquelle on ne sentait pas auparavant en un tel degré : car l’âme ne sent et ne jouit pas toujours dans l’acte de ses vertus acquises d’autant qu’en cette vie elles sont en l’âme comme des fleurs cachées et resserrées dans leur bouton, où comme des drogues aromatiques qui sont couvertes, dont on ne sent l’odeur que lorsqu’on les découvre et remue. Mais Dieu quelquefois fait que telle grâce à l’âme son époux en cet état; que soufflant avec son divin esprit par ce jardin de l’âme il fait éclore tous ses boutons de vertus, et découvre ses onguents aromatiques et perfections de l’âme, et ouvrant le trésor et les richesses qu’il y a enfermées, il fait paraître sa beauté à découvert, et pour lors c’est une chose admirable de voir, douce et agréable de sentir la richesse des dons que l’on découvre à l’âme, et la beauté des fleurs des vertus déjà toutes ouvertes et épanouies, et la manière dont chacune d’icelle répand l’odeur de suavité qui lui est propre : laquelle est quelquefois en si grande abondance, qu’il semble à l’âme qu’elle est toute comblée de délices, et plongée dans une gloire indicible : et tellement qu’elle ne le sent pas seulement au-dedans, mais encore il a de coutume dans rejaillir tant au-dehors, que ceux qui savent y prendre garde les reconnaissent; dautant que cette âme est comme un jardin plaisant et agréable, rempli de délices et de richesses de Dieu.

« En cette aspiration et souffle du Saint-Esprit dans l’âme (qui est une de ses visites) afin de lui donner un plus grand amour, son époux le fils de Dieu se communique à elle d’une manière sublime, et pour ce sujet, il envoie le Saint-Esprit, qui soit comme son précurseur ou son fourrier, pour lui préparer le logis de l’âme son épouse, l’élevant avec des délices du ciel, et mettant le jardin dans la perfection, faisant épanouir ses fleurs, découvrant ses dons, l’ornant de la beauté de ses grâces et richesses : bref, lui donnant à goûter le très doux exercice des actes parfaits de toutes ces grâces et vertus en participation de gloire, laquelle dure en l’âme tout le temps que l’aimé y séjourne, où l’épouse le va embaumant du parfum de ses vertus, comme elle dit au cantique : “lorsque le roi était couché dans son lit (qui est mon âme) mon nard donna l’odeur de suavité, entendant par son nard odoriférant le plan de plusieurs vertus qui sont en l’âme.

Tout cela est de notre bienheureux Père; en quoi il déclare par son expérience très illuminée, comme en l’état d’union (dans lequel il était au temps dont nous parlons) son âme participait par une illustration particulière du Saint-Esprit, des actes très suaves des vertus, dont les bienheureux jouissent dans les cieux et de la gloire qu’ils leur causent; et en passant, il nous insinue un autre privilège très singulier dont il jouit miraculeusement en cet état, lequel le pouvait grandement recréer, le tenir content et joyeux dans la souffrance de ces maux; pour la déclaration duquel il est à propos de vous rafraîchir la mémoire de ce que nous avons dit ailleurs avec l’autorité des grands docteurs mystiques et scolastiques : à savoir que quelquefois par un spécial privilège, Dieu donne aux grands contemplatifs la connaissance naturelle que les anges voyageurs avaient devant qu’ils fussent glorifiés; à laquelle connaissance appartient de voir sa propre essence, et par icelle, comme par une espèce expresse de Dieu ces esprits angéliques étaient élevés à la contemplation de l’essence divine. Car il semble que notre Seigneur a octroyé quelquefois un privilège semblable à notre bienheureux Père par ces grâces et faveurs, élevant son entendement par des espèces infuses et proportionnées à la connaissance de la beauté de son âme, embellie et ornée de dons et de vertus; afin que par la joie que cela lui causait, il ne sentît l’amertume de ses peines, voyant combien cette même beauté s’accroissait et se perfectionnait par ces souffrances. D’où vient qu’il dit qu’en ce souffle du Saint-Esprit dans les vergers de l’âme, c’est une chose admirable de voir la richesse des dons que l’on découvre en icelle, et la beauté des fleurs des vertus qui sont déjà toutes écloses, comme aussi de sentir la suavité de leurs odeurs.

Il nous déclare aussi et nous fait entendre en ce même lieu, d’où procédait cette merveilleuse splendeur, avec laquelle on l’a vu tant de fois étant dans cet état, dont nous avons fait mention autre part; car parlant à ce propos, il use de ces termes : « Et non seulement on aperçoit cela dans ses âmes, quand ces fleurs sont écloses, mais dordinaire elle porte aussi quand et soit unie ne sait quoi de grandeur et de dignité, qui cause de la révérence aux autres, à cause du respect surnaturel qui se répand dans le sujet, procédant de l’intime et familière conversation et communication avec Dieu : comme il est écrit de Moïse dans l’Exode, où il est dit que les enfants d’Israël ne le pouvaient envisager à cause de la gloire et de la majesté qui lui était demeurée pour avoir traité avec Dieu face-à-face.» De ces paroles nous connaissons que cette splendeur et dignité surnaturelle qu’on a vue et remarquée en lui si souvent, provenait de cette communication divine, si prochaine et si familière; et de ce que l’époux céleste faisait éclore et mouvoir les vertus quand il venait se recréer dans le jardin de son très pur esprit. Ce qui augmentait fort la beauté et la valeur des mêmes vertus, tant par le singulier effort, que dans cette aspiration et souffle du Saint-Esprit, la vertu divine faisait en la perfection de l’âme; comme par la disposition de la même âme, réduite si hautement de la multiplicité des créatures à l’unité du créateur : qui sont les deux choses dans lesquelles les docteurs scolastiques mettent l’accroissement des vertus, qui la perfectionnent et l’enrichissent.

Chapitre VII. De quelques visites très favorables et autres grâces singulières que notre Seigneur et la Sainte Vierge lui firent en la prison.

Attendu que l’union de l’âme avec Dieu (dans lequel état notre bienheureux Père était en ce temps) d’un côté l’acte suprême de la conformité de l’esprit créé avec son Créateur, puisque suivant ce que nous avons vu il vient à à y avoir entre eux une uniformité par participation d’un même esprit (comme dit l’apôtre :) et d’autre part, quel est le lien d’amour qui assemble et joint comme en un les deux unis, afin qu’il y ait entre eux une communication d’amitié. De là vient que la familiarité avec laquelle Dieu traite dès ce temps avec une âme qui est unie avec lui est très grande, et les visites dont il la favorise et gratifie fort fréquentes, comme notre sainte mère Thérèse qui en avait l’expérience ne déclare par ces paroles. « Quand on est parvenue à l’oraison d’union, notre Seigneur a ce soin de se communiquer fort à nous, et de nous prier de demeurer avec lui, si ce n’est que nous ne voulions pas avoir soin de nous-mêmes. »

Notre bienheureux Père jouissait en ce temps de cette familiarité de Dieu, avec une autre circonstance qui la comblait d’une plus grande tendreur [sic] et la rendait plus favorable; à savoir, qu’il souffrait des travaux et des afflictions très pénibles pour son amour et d’autant qu’il a toujours été si sobre et si retenu a déclarer et découvrir cette tendre familiarité, qu’il avait avec le Seigneur d’infinie Majesté. Le même Seigneur nous l’a donné à connaître miraculeusement, en l’une des apparitions que l’on voit en sa chair, dont nous traiterons exprès sur la fin du troisième livre, en laquelle on voit un religieux revêtu de la vie des Pères de l’Observance, sans chappe; (car notre bienheureux Père était de la sorte en la prison) et un petit Jésus qui s’appuyait sur son épaule droite, étant couché d’une façon mignarde et caressante sur le bras du saint Père, et le saint qui paraissait avec une mine riante : par où la divine Sagesse (de laquelle procède ces apparitions) nous insinue que cet enfant Dieu visitait souvent en la prison avec une familiarité et douceur indicible ce sien soldat et fidèle serviteur, lequel souffrait de si grands travaux, et de si grandes incommodités pour son service.

Mais quoique notre bienheureux Père ait été si soigneux de cacher et de taire les visites et caresses qu’il recevait en ce temps de notre Seigneur et de sa sainte mère : néanmoins comme en témoignage de sa gratitude et reconnaissance, il en a découvert quelques-unes à des personnes qui lui étaient très familières, lesquelles les rapportent en leurs déclarations sous serment. L’une d’icelles, et dont il faisait une très grande estime, fut que sa divine Majesté lui envoyait parfois une lumière du ciel au lieu de la matérielle qu’on lui refusait : car cette prison étant si obscure comme elle était, joint que le premier geôlier ne lui donnait pas de lumière la nuit, il s’affligeait quelquefois de se voir toujours environné de ténèbres, outre tant d’incommodités, de chaleur et de puanteur, et les étreintes qu’il souffrait. Voilà pourquoi notre grand Dieu touché de compassion des travaux et des peines de son fidèle serviteur, le secourait quelquefois étant en cet état par cette lumière céleste, laquelle ne venait jamais seule, mais accompagnée d’autres consolations intérieures qui recréaient l’esprit, et par une vertu admirable et divine, rejaillissait jusqu’au corps.

Le bienheureux Père découvrit ceci à un religieux qu’il estimait saint, en un long voyage qu’ils firent ensemble : et partant je rapporterai ici ce qu’il dit en sa déclaration sous serment : « Le saint Père Jean de la Croix me raconta un jour comme il avait été mis prisonnier à Tolède, et comme la prison était étroite, obscure et infecte, et que nonobstant cela on ne lui donnait pas de lumière la nuit, ce qui lui causait quelquefois beaucoup peine et d’affliction : mais qu’étant en cet état, notre Seigneur parfois lui envoyait une lumière du ciel qui lui durait toute la nuit. Et je me souviens de deux fois qu’il me donna à entendre en particulier que cela lui était advenu, et que la nuit qu’il en jouissait il était si consolé, qu’elle lui semblait fort courte. L’une de ces nuits étant fort affligé, notre Seigneur lui envoya cette lumière céleste, sans savoir d’où elle venait. Le geôlier le fut visiter alors : et ouvrant la première porte qui était celle de la salle, il fut bien étonné de voir cette lumière en la chambrette qui était plus avant; car il savait bien quil ne lui en avait pas donné, et quil le tenait enfermé sous deux clés, où personne ne pouvait entrer sil nen avait une fausse. Étant troublé de la sorte, il sen alla trouver le supérieur, et lui dit ce qui se passait, lequel vint à la prison avec deux autres religieux; et comme il ouvrait la première porte, cette lumière s’éteignit aussitôt, puis il découvrit celle quil portait dans une lanterne, et demanda au vénérable Père qui lui avait donné de la lumière, ayant commandé que personne ne lui en portât. Le Saint-Père lui assura que personne du couvent ne lui en avait donné, et qu’il n’y avait aucun moyen de lui en donner : bref, qu’il n’avait là ni chandelle ni lampe, où il pût avoir cette lumière. Ce qui fit croire au supérieur que le geôlier s’était abusé par quelques imaginations qu’il avait eues; et partant il ferma les portes et sen retourna.»

Pour ce qui est des visites, dont notre Seigneur et sa très sainte mère favorisèrent et consolèrent leur serviteur dans la prison, qui endurait tant de travaux pour leur amour et service.

Les témoins des informations qui ont été faites pour sa béatification, qui étaient de ses plus familiers et intimes, disent l’avoir ouï dire à lui-même, et que plusieurs fois ils l’encouragèrent et animèrent pour sortir, lui promettant de lui être propices et favorables. Et d’autant qu’il y en a une, dont ils font mention particulièrement, nous la rapporterons pareillement ici. C’est le propre de l’état d’union auquel se trouvait notre bienheureux Père, qu’entre le divin époux et l’âme son époux uni de cette manière avec lui, il y ait ces subtilités de retour d’amour, et comme aiguillons spirituels qui apportent tant de profit à l’âme (comme a remarqué et pesé saint Laurent Justinien) lorsque pour la porter à un plus grand amour il semble que l’aimé se cache; car le feu d’amour se vit et s’accroît, davantage par la privation, et sa plaie se fait sentir vivement par l’absence. Notre bienheureux Père donc se plaignant un jour amoureusement à notre Seigneur de ce qu’il se cachait de lui après l’avoir blessé; il vit soudainement la prison resplendissante d’une très belle et très agréable lumière; laquelle combla son âme d’une joie si haute et si excellente, qui lui semblait être en gloire. Et notre Seigneur répondant à ses plaintes lui dit : je suis ici avec toi pour te délivrer de tout mal. Avec ces doléances amoureuses procédantes de ces subtilités d’amour, le bienheureux Père commence le traité des effets d’union, lesquels il avait expérimentés en son âme, et l’ébaucha en la prison, comme nous dirons ci-après.

Le frère Martin de l’Assomption, qui a été son compagnon plusieurs années, et que le bienheureux Père chérissait à cause des rares et signalées vertus qu’il reconnaissait en lui, en particulier nous fait foi d’une visite, dont Notre-Dame le gratifia et consola en cette prison, comme l’on peut voir par ces paroles tirées de sa déclaration. « Le saint Père (dit-il) voulut mexciter à la dévotion de Notre-Dame, me compta comme un jour le supérieur entrant en la prison, accompagné de deux religieux, il le trouva à genoux, et prosterné en oraison. Et d’autant que pour les incommodités de la prison, et pour les mauvais traitements qu’il recevait, il était si affaibli, qu’à peine pouvaient-ils se remuer; il demeura en cet état, se persuadant que c’était le geôlier. Lors le supérieur le considérant, et voyant quil ne se levait pas pour le saluer, le toucha du pied, lui demandant pourquoi il ne se levait pas étant en sa présence; à quoi le saint répondit quil le priait de lui pardonner, dautant quil ne savait pas que ce fut lui, et quil ne pouvait se lever si promptement, à cause de ses incommodités. Le supérieur lui demanda par après : à quoi pensiez-vous à cette heure que vous étiez tant absorbé? Je pensais (dis le saint) que c’était demain la fête de Notre-Dame, et que ce serait une grande consolation si je pouvais dire la messe. À quoi lui répliqua le prieur que ce ne serait de son temps, et sen alla, laissant le saint fort affligé de ces nouvelles, de ne pouvoir, ni dire, ni entendre la messe en un jour si solennel (qui était selon la concurrence des choses celui de l’Assomption de la Vierge) quoique le témoin n’en fasse pas de mention.

« La nuit suivante Notre-Dame lui apparut très belle, et pleine de splendeur de gloire, et lui dit : ayez patience, mon fils, car vos travaux finiront bientôt, et vous sortirez de la prison, et direz la messe, et vous serez consolé». Tout cela est de ce témoin, qui l’avait su et entendu de notre bienheureux Père : tellement que ce lieu, bien que petit et humble, est digne de toute révérence, tant pour cette visite que pour les autres, qu’il a dit y avoir reçu de notre Seigneur et sa sainte mère; et lorsque j’entrais, je le regardais avec une dévote vénération, sachant ce qui s’y était passé. Ce témoin avec d’autres, rapporte aussi pour chose notable, que quand notre bienheureux Père disait quelque chose des travaux qu’il avait soufferts en la prison, il ne blâmait et n’accusait jamais personne, non seulement à cause de sa modestie, mais aussi d’autant qu’il voyait que ceux qui lui procuraient ces peines étaient excusables. Car tout ainsi que ceux qui se gouvernent par une conscience erronée, tiennent les moyens injustes pour licites de même aussi ces bons Pères jugeaient que c’était une chose juste, que de punir et tourmenter celui qu’ils tenaient pour désobéissant à leur chapitre général, n’admettant pas les défenses qu’il alléguait pour sa justification, qu’il fondait sur une autre obéissance supérieure, qui lui commandait de ne rien faire de tout ce qui avait été ordonné au susdit chapitre général, laquelle obéissance était très connue et très manifeste.

Chapitre VIII. Comme il commença ses livres mystiques en la prison, suivant la connaissance expérimentale qu’il tirait des effets que Dieu opérait en son âme.

Notre bienheureux Père étant si maltraité des hommes en cette prison, et tant caressé de Dieu, il commença par illustration divine à bâtir l’édifice de ses livres mystiques, si éminent et si profitable aux personnes spirituelles, comme on collige d’iceux, le fondement desquels doit être pris de ce que dit saint Denys : à savoir que le divin Iérothée instruit et enseigné par inspiration de Dieu, très sublime et très relevée, connaissait les choses divines; non seulement par une étude humaine, mais encore en les endurant par union de l’affection avec elles; et de cette manière il parvenait à cette connaissance mystique et savoureuse, qu’on ne peut enseigner par autre voie. Qui est autant à dire, selon saint Thomas, que par les effets qu’il recevait de Dieu en la volonté, l’entendement était élevé à la connaissance pratique que l’on ne peut enseigner par la spéculation. Et pour l’explication de ce lieu, il se sert d’un exemple, disant que comme celui qui est vertueux par l’habitude qu’il a en la volonté, est perfectionné pour juger directement des choses qui concernent cette vertu : de même celui qui est uni par affection aux choses divines, reçoit surnaturellement et divinement une vraie connaissance, et un jugement droit des mêmes choses. D’où nous tirons à notre propos, que cette connaissance expérimentale des choses divines, qu’on ceux qui leur sont unis et qui les goûtent aussi d’une manière divine, est différente de celle qui s’acquiert par l’industrie et l’étude des hommes, comme étant reçue de Dieu d’une façon singulière, dans une étroite et favorable communication. D’où vient qu’on doit une certaine vénération et respect aux écrits des personnes qui ont grandement aimé Dieu, et qui ont été évidemment illuminé de lui, desquels ils nous donnent une doctrine assurée et salutaire, touchant les divins mystères qui nous sont cachés; comme ont été notre sainte mère Thérèse, et notre bienheureux Père Jean de la Croix, afin qu’aucun, pour docte qu’il soit en la science spéculative, ne prenne la hardiesse de les censurer, s’il est ignorant de cette divine sagesse, pratique et secrète, que Dieu enseigne aux hommes purs et humbles, qui l’aiment en vérité.

Or comme en ce temps le divin époux mettait si souvent l’âme de notre bienheureux Père dans la cave des vins mystiques pour l’unir avec lui, et l’enivrer de ses influences célestes : il lui arrivait ce que notre sainte mère Thérèse recréée de Dieu de cette manière, disait de son expérience par ces paroles : «O mon Dieu, comment est une âme qui est en cet état, elle voudrait être convertie toute en langue pour louer notre Seigneur; elle profère mille folies saintes et extravagances amoureuses, tendant toujours à contenter celui qui la tient en cette manière. Je sais une personne, laquelle bien qu’elle ne fut poète, faisait sur-le-champ plusieurs vers excellents et fort judicieux, par lesquels elle expliquait ses peines; non quelle le fit avec lentendement, mais c’était seulement que pour jouir davantage de la gloire que cette agréable et savoureuse peine lui donnait, elle se plaignait d’elle à son Dieu. » Voilà ce que dit notre sainte; et le même arrivait à notre bienheureux Père, car quand Sa Majesté le favorisait de semblables visites, il sentait son esprit enclin et comme ému et poussé à faire retentir les louanges de Dieu, non seulement en prose, mais aussi en vers, exprimant et signifiant l’affection que les influences divines qu’il recevait, causaient pour lors en son âme. Car quelquefois quand la communication était de l’illumination du don de l’entendement, qui produit en l’âme un amour angoisseux d’une grande blessure, comme nous avons vu autre part : sévère expliquait et déclarait la peine si savoureuse qui lui était demeurée, comme dit ici notre sainte : d’autrefois quand cela procédait de la communication du don de sagesse, qui cause un amour satisfactoire, les vers étaient plein de louanges en Action de grâces de tant de faveurs; et ainsi les uns et les autres étaient enveloppés dans la substance de ce que recevait pour lors la volonté. Et notre sainte maîtresse à parler fort à propos et très pertinemment ès paroles ci-dessus alléguées, tant en disant que l’affection qu’elle avait pour lors, lui faisait faire des vers excellents, desquels elle se plaignait de sa peine à son Dieu, comme ajoutant que ce n’était pas son entendement qui les faisait : car la saveur et le goût que contiennent ces vers, comme il se vérifie en ceux de notre bienheureux Père, témoignent assez que celui qui n’eût été actuellement goûtant ce qu’il signifiait par iceux, ne pouvait leur communiquer ou donner une chose si particulière. Et bien que ce fut l’entendement qu’il les composait, ils ne laissaient néanmoins de procéder de la très douce influence divine, qui caressait et délectait sa volonté, et en elle toute son âme; comme il arrivait au prophète David, quand il composait les vers de ses psaumes.

Ce que Cicéron rapporte des sibylles prophétesses, qui parlèrent par le même esprit, était semblable à ce que nous venons de dire, lesquelles étaient comme absorbées en contemplation divine, quand elles prononçaient ces vers, par lesquelles Dieu a voulu découvrir plusieurs de ces mystères à l’aveugle Gentilité; et le même auteur ajoute que les gentils ne tenaient pas pour vers de prophétie partie de l’esprit de Dieu, ce que les sibylles prononçaient quand elles n’étaient pas élevées et absorbées de cette façon. Et presque la même chose arrivait à notre bienheureux Père en ses cantiques, car il les composait après avoir été en quelque très haute contemplation; et lorsque la volonté jouissait encore de ces très doux effets, et que son entendement avait comme quelques éclats et lueurs des splendeurs précédentes : de sorte qu’il n’avait pas besoin de se peiner pour penser à ce qu’il disait en substance; mais seulement il se devait comporter comme celui qui va parlant d’une chose déjà sue, et de l’illustration qui durait encore. Ce que saint Augustin et saint Thomas appellent instinct divin, et le tiennent pour une lumière surnaturelle, et comme une façon imparfaite de révélation prophétique.

Mais comme cette connaissance expérimentale procédait des sentiments de la volonté, ces lueurs de l’entendement ne suffisaient pas à notre bienheureux Père pour composer ces cantiques, si ces doux sentiments d’où ils avaient pris naissance, n’eussent toujours demeuré dans la volonté, comme il l’a déclaré lui-même à deux personnes dévotes, en deux lettres qu’il leur écrivit répondant à leurs demandes, qui était qu’il leur expliquât quelque vers des cantiques qu’il avait faits en la prison; auxquelles il dit que ces cantiques qui avait été composé dans un amour d’intelligence mystique, ne se pouvaient expliquer qu’avec un esprit attendri et pénétré d’amour : si bien qu’il fallait attendre que Dieu lui fit cette grâce une autre fois. Ce qui fut cause qu’il remit et différa tant cette déclaration ou explication, laquelle par après donna naissance à deux de ses traités mystiques, comme nous verrons en son lieu. Nous colligeons aussi que cela arrivait à notre sainte mère Thérèse, comme il appert par ses propres paroles. « Ces manières doraison surnaturelle sexpriment mieux et avec facilité quand Dieu en donne lesprit ou lintelligence; il semble que cest comme celui qui a devant soi un patron ou modèle dont il tire l’art et l’industrie; mais si lesprit manque, il ny a non plus de moyen dajuster ou accorder ce langage, que de lArabe. Si bien quil me semble que ce fut un très grand avantage, comme je l’écrivis, d’être encore en cette oraison; car je vois clairement que ce nest pas moi qui parle, dautant que je ne lordonne pas avec lentendement; et je ne sais par après comme je lai pu dire.» Tout cela est de notre sainte et maîtresse. Or notre bienheureux Père conserva en sa mémoire ces cantiques de matières mystiques, si sublimes et si relevés, qu’il fit en la prison, y étant poussé et aidé de l’influence divine : d’autant qu’il n’avait lors de quoi les mettre par écrit : et outre cela, il lui demeura encore une connaissance que les auteurs mystiques nomment, comme par le moyen d’un voile ou nuage des mystères et des sentiments reçus en la contemplation pour les expliquer en un autre temps, aidé d’une nouvelle illumination, comme il a pareillement fait.

Chapitre IX. Comme la très Sainte Vierge commanda au bienheureux Père Jean de la Croix de sortir de la prison, et lui en enseigna le moyen.

Notre bienheureux Père fut l’espace de neuf mois en ce cachot, souffrant beaucoup de peines et de travaux, suivant ce qui a été dit; avec une telle retenue et un si grand secret des Pères de l’Observance, qu’en tout ce temps les Déchaussés ne purent jamais savoir s’il était mort ou vivant. Pendant l’hiver et le printemps les incommodités de la prison lui furent plus tolérable; mais aussitôt que l’été commença, il fut grandement tourmenté des chaleurs, et la mauvaise odeur du cachot lui fut bien plus pénible; et toutes ces autres peines s’augmentèrent de telle sorte, qu’il n’avait plus déjà d’appétit à manger; et comme les viandes qu’on lui donnait n’étaient pas de haut goût, mais fort maigres et peu savoureuses, il n’en pouvait avaler un morceau de sorte qu’avec cette faiblesse et chaleur continuelle, ne pouvant prendre aucun repos, il s’allait consommant, et courait vers sa fin. Le geôlier qui l’avait en sa charge, en avait assez de compassion; mais il n’avait pas licence de lui donner le soulagement dont il avait besoin; et partant se voyant lié par l’obéissance, et obligé par les règles et les raisons de la confiance, puisqu’on s’était fié à lui de la garde du Père, d’être fidèle à l’ordre qu’il en avait reçu; il ne lui rendait pas le secours qu’il eut fait volontiers, sans cet empêchement.

Or le jour de l’Assomption de Notre-Dame étant venu, cette très sainte et très pitoyable Dame lui dit qu’il sortit de la prison, et qu’elle l’assisterait; mais bien que cela l’encourageât et l’animât beaucoup, si est-ce qu’il ne voyait pas le moyen de le mettre en exécution, vu qu’il était si bien gardé, et que sa prison était fermée sous deux clés. Après ceci, notre Seigneur Jésus-Christ lui vint à faire le même commandement; et notre bienheureux Père lui ayant représenté les difficultés, il lui fit cette réponse : que celui qui avait fait que le prophète Élisée avec le manteau d’Élie, passa le fleuve du Jourdain, les eaux se divisant, le tirerait et délivrerait de tous les obstacles et difficultés qui se présenteraient à sa sortie.

Notre bienheureux Père donc se réjouissant en l’oraison par la mémoire de cette sainte Vierge : un des jours de son octave, elle lui commanda derechef de sortir, et lui fit voir en esprit une autre fenêtre, qui était en une galerie du couvent, laquelle regardait sur le fleuve du Tage, lui disant qu’il descendit par là, et qu’elle l’aiderait; et pour la difficulté qu’il avait touchant les deux serrures de la prison; elle lui enseigna aussi le moyen, duquel il se servit par après, comme nous verrons plus bas. Ensuite de cela, tenant sa sortie pour toute assurée, avec un tels secours et protection, il voulut remercier son geôlier de la charité et des bons offices qui lui avaient rendus, pendant qu’il en avait eu la charge, et fit envers lui ce qu’il dit lui-même par ses paroles en sa déclaration. «Un des derniers jours que le Saint-Père demeura dans la prison, il me supplia de lui pardonner tous les ennuis et toute la peine qu’il m’avait donnés; et quand reconnaissance et Action de grâces de temps de charité quil avait reçue de moi, jacceptasse ce crucifix dont il me faisait présent, quune personne très sainte lui avait donné, et qui devait être estimé, non seulement pour ce qu’il était en soi, mais aussi à cause de la personne de laquelle il venait. La croix était d’un bois exquis, qui avait en relief tous les instruments de la Passion de notre Seigneur; et en icelle, il y avait un crucifix de bronze, que le saint avait coutume de porter dessous le scapulaire du côté du cœur. Je reçus ce don du saint Père, et le garde encore, ne l’estimant pas seulement pour ce qu’il est en soi, mais aussi d’autant que c’est un gage qu’il m’a donné.» Voilà le témoignage et la déposition du geôlier, et le cas que notre bienheureux Père faisait de cette croix, parce qu’elle venait d’une personne si sainte. On croit que ce fut notre sainte mère Thérèse qui la lui donna au monastère de l’Incarnation, où il fut pris et mené prisonnier, bien qu’il voulut supprimer son nom, à cause que les Pères de l’Observance en avaient si grande aversion; à raison qu’elle était le fondement et la base de cette nouvelle congrégation, qui leur donnait tant de peine.

Or le jour suivant que la reine des anges lui avait ordonné et assigné pour sortir, voulant se servir du moyen qu’elle lui avait enseigné, il tâchait par toutes voies de découvrir cette fenêtre qu’elle lui avait montrée en esprit; et après avoir bien prévu son affaire, il trouva occasion de la voir de cette sorte. Le geôlier qui se confiait déjà en lui, lui permettait de porter son vase au lieu commun, pendant que les religieux soupaient, et cela l’espace d’un quart d’heure seulement : si bien qu’il eut la commodité, avec ce peu de temps, de voir cette fenêtre qu’on lui avait montrée, et remarquer de quel côté elle regardait (d’autant qu’étant hôte, et qui avait toujours été prisonnier, il savait bien peu les êtres de la maison.) Pour y aller, il fallait traverser tout le couvent, parce que la prison était au frontispice du monastère, qui répond à la place de Zocodoner [sic], et la fenêtre était à l’opposite, en une galerie qui regarde sur la rivière du Tage. Le bienheureux Père reconnu le tout le mieux qu’il put, et après se retira en sa prison, où le geôlier le vint enfermer à l’ordinaire. Quand l’heure du souper fut venue, ce religieux ayant apporté sa réfection, sortit pour aller quérir de l’eau; et en son absence le bienheureux Père lâcha les fers du cadenas, qui était à vis : de telle sorte, que sans qu’il s’en aperçût, ils demeurassent disposés selon son intention, il se confia du reste en Notre-Dame; à savoir qu’ayant fait ce qu’il pouvait de son côté, elle suppléerait au défaut de son adresse et de ses forces, et lui en donnerait ou enseignerait ce qui serait nécessaire pour l’ouverture de la seconde porte, puisque par sa bonté elle avait procuré et sollicité sa sortie. Et pour l’exécution de ce dessein, il était déjà pourvu et muni de fil et d’une aiguille, le geôlier avait donné pour raccoutrer ses habits, et d’une lampe qu’il lui donnait pour le temps de souper seulement.

Or pour lui rendre la chose aisée, Dieu voulut que le provincial, accompagné de quelques Pères graves de la province, arrivât cette nuit à Tolède; et parce qu’il n’y avait pas assez de cellules pour les loger, on en mit deux dans cette salle qui était devant la prison; lesquels à cause de la chaleur qu’il faisait pour lors, vu que c’était au mois d’août, et à Tolède, laissèrent la porte de la salle ouverte, afin de recevoir la fraîcheur d’une allée qui était auprès : si bien que notre bienheureux Père s’aperçut de cela, et jugeant que Dieu l’avait ainsi ordonné pour sa sortie, commença de s’y disposer et préparer, mettant sa confiance en celui qu’il encourageait, encore qu’elle lui semblât bien difficile.

Il avait déjà cousu les deux couvertures par les bouts, et à l’une d’icelles, une vieille tunique que le geôlier lui avait donnée par compassion, dont il se servit pour cette nécessité. Car s’il n’eut prévu son temps, il n’eut pu coudre cela dans l’obscurité et les ténèbres du cachot. Enfin, ayant préparé sa lampe (du crochet de laquelle il se devait servir pour y pendre les couvertures) il se mit en oraison, attendant que deux heures sonnassent, jugeant que ce temps-là serait le plus commode pour sortir sans être aperçu ou découvert des religieux du couvent.

Chapitre X. De la sortie de prison de notre bienheureux Père Jean de la Croix, et combien elle fut miraculeuse.

L’heure donc étant venue pour laquelle il avait destiné de franchir les portes de la prison et de la salle, il lui survint une grande difficulté après en avoir vaincu d’autres, qui était qu’il ne pouvait sortir sans que les hôtes ne s’en aperçussent, d’autant que la porte de la salle qui répondait à l’allée, était joignante celle de la prison; et comme les hôtes avaient mis leur lit prêt de cette même porte de la salle, afin d’être plus fraîchement : il ne pouvait sortir sans marcher sur eux, ni ouvrir la porte sans faire beaucoup de bruit avec le cadenas; et par conséquent, il jugea qu’il lui était impossible d’exécuter son dessein : mais nonobstant cela, en l’oraison on le pressa tellement de sortir, qu’il se résolut de passer par-dessus toutes les difficultés, tous les obstacles et tous les dangers qui se pouvaient rencontrer en cette entreprise, après avoir mis sa confiance en Dieu, et en la protection de la très sainte Vierge, espérant qu’ils feraient réussir le tout heureusement. Ces deux religieux avaient discouru une grande partie de la nuit; et comme il y avait quelque peu de temps qu’ils gardaient le silence, le bienheureux Père pensant qu’ils dormaient, poussa la porte de la prison d’une telle force et violence, qu’un des fers tombant par terre, et le cadenas pendant à l’autre, la porte demeurera ouverte. Les deux religieux effrayés de ce bruit, crièrent aussitôt, qui va là? Mais lui sans dire mot, se tint coi et en repos, jusqu’à ce qu’ils fussent derechef endormis; ce qu’ils firent tôt ou peu après promptement, car ignorants le trésor qui était là caché, ils tâchèrent de reposer, et le sommeil les reprit incontinent.

Quand notre bienheureux Père jugea qu’ils s’étaient endormis, il prit les deux couvertures et la lampe, et ira vers la fenêtre qui lui avait été montrée, sans que les hôtes s’en aperçussent, bien qu’il marchât dessus eux en passant. Il racontait depuis que la protection divine l’avait tellement accompagnant, qu’on lui disait intérieurement tout ce qu’il devait faire pour sortir; si bien qu’il ne faisait qu’exécuter ce qu’il entendait. Cette fenêtre avait pour parapet une pièce de bois semblable à une solive, assise sur un mur de brique : et entre ce bois et ces briques, il mit le bout de la lampe, laissant pendre le crochet de cette lampe au-dehors; et après l’avoir accroché les couvertures le mieux qu’il pût, et s’être recommandé à Dieu, et à sa sainte Mère, coula et descendit le long des couvertures, et après par la tunique; et quand il fut au bout, il se laissa tomber, croyant qu’il était proche de terre. Mais il trouva étant en bas, que la hauteur ou distance était plus grande qu’il n’avait cru.

Quand il se vit à terre, et qu’il eut considéré le lieu il était tombé sans s’être blessé, il fut surpris d’étonnement et d’admiration, d’autant que c’était sur une pointe de la muraille de la ville qui n’avait pas de carreaux, et qui était toute pleine de pierres que l’on avait taillées pour le bâtiment de l’église du couvent qui en est fort proche; et le tout était si dangereux à se précipiter et se briser, que s’il se fut détourné deux pieds plus avant que la muraille du couvent, il fut tombé d’un côté où la muraille est très haute et très élevée. Or avec tout cela, il se trouvait dans un grand labyrinthe, car il ne savait que faire ou aller, pour sortir hors de l’enceinte du couvent, vu qu’il était encore assez ignorant de ces lieux; qui eussent été difficile et pénible à toute autre personne en une telle heure, quoiqu’ils lui eussent été connus bien particulièrement. Et comme la lune ne luisait pas, et qu’il voyait la hauteur de la muraille, outre ce qu’il entendait de si près le bruit et le murmure de la rivière du Tage, qui joignant ce lieu, se va précipitant entre des roches qui sont des deux côtés : tout cela lui causait de la frayeur, et de l’horreur. Étant de la sorte en suspens et agité de crainte, il aperçut près de soi un chien qui mangeait les restes du réfectoire qu’on avait jeté là; et pensant que ce chien lui pourrait servir de guide, il le menaça afin de lui faire prendre la fuite, et le suivit jusqu’à ce qu’il eut sauté dans une autre cour, joignant celle du couvent où il crut qu’il trouverait quelque issue; mais la muraille était haute vers le côté d’en bas : et pour lui il était si moulu et brisé par sa grande faiblesse, et à cause de la force qu’il s’était faite pour se tenir aux couvertures, qu’à peine se pouvait-il remuer, et à plus forte raison sauter des murailles. Mais enfin, le péril où il était, et la faveur et protection qu’il avait de la Vierge, lui firent tirer des forces de sa faiblesse, et franchir courageusement cette carrière.

Quand il se vit hors les bornes et limites du couvent, après avoir considéré le lieu où il était; il connut que c’était une cour du monastère de la conception des religieuses déchaussées de Saint-François, car le geôlier lui avait dit qu’elles étaient leurs voisines; et cette cour était derrière leur église, bien qu’elle fût hors de la clôture. Il jeta les yeux de tous côtés, pour voir s’il ne découvrirait pas quelque issue, il trouva le tout bien fermé et bien bouclé : car cette cour par les deux côtés qui regardent la rivière du Tage, est entourée du mur de la ville, qui est bâti sur de grandes roches : de l’autre côté elle était joignante au couvent dont il était sorti; et par celui d’en haut qui regarde la ville, par où il lui semblait que le chien avait passé, elle était environnée d’un rempart si haut, qu’encore que le mur fut tombé par terre, quand je l’allais visiter pour décrire ceci, on n’y pouvait entrer qu’avec difficulté. Cela donna des étreintes et des transes très grandes à notre bienheureux Père, se voyant comme en une autre prison plus dangereuse que celle où il était auparavant, et qu’il n’en pouvait sortir, n’y retournez au couvent, bien qu’il ne perdit courage ni l’espérance, que celui qu’il avait affranchi du premier danger, le tirerait encore du second. Il tâcha donc de grimper sur la muraille, mais sans rien avancer, d’autant qu’il n’en avait les forces, et que la sortie n’était à propos ni commode, bien qu’il en eut eu de suffisantes.

Étant dans cette détresse, il s’en alla visiter les autres côtés; mais en vain et sans une plus grande espérance qu’auparavant; et partant il la mit en Dieu seul, le suppliant qu’il achevât ce qu’il avait commencé, puisque se confiant en lui, et lui obéissant, il était sorti du couvent : ensuite de quoi ayant fait toutes ses diligences sans aucun effet, il aperçut auprès de soi une très belle lumière, environnée d’une petite nüe qui jetait une grande splendeur, laquelle lui dit : suis-moi? De quoi se sentant animé et conforté, il la suivit jusqu’à la muraille qui était sur le haut du rempart, où étant sans voir personne, on le prit et enleva sur le mur qui va droit à la porterie des religieuses, et à la rue qui conduit à la place de Zocodover; et là cette lumière disparut, le laissant avec un tel éblouissement, qu’il disait depuis que ses yeux avaient autant été éblouis et tremblotants l’espace de deux ou trois jours, comme quand on a regardé fixement le soleil en sa course, et qu’on retire sa vue de ses rayons. Les témoins qui l’ont ouï dire à lui-même, content cette sortie de la sorte, et la déclaration sous serment du geôlier, s’accorde avec cela en substance, duquel nous rapporteront ici quelques paroles qui aident à vérifier combien cette sortie a été miraculeuse.

« Il arriva (dit-il) en ce temps, qu’une nuit ayant fermé la porte de la prison avec son cadenas, tous ceux du couvent étant déjà retirés, le serviteur de Dieu sortit par la porte de la prison à la salle, comme on le jugea depuis; et après, descendit par un parapet qui était en un endroit très haut et fort périlleux; et je tiens cette descente pour miraculeuse, car le parapet n’avait ni fer ni treillis, ou barreaux, qui pussent résister lors qu’il descendait, vu que ce n’était qu’un petit mur, large seulement d’une demie brique, qui avait au-dessus une pièce de bois de la même largeur, afin que les religieux si pussent appuyer sans gâter leurs habits; et ce bois n’aurait rien au côté qui le peut arrêter ni tenir ferme.

Or le serviteur de Dieu prenant le fer d’une lampe, il le mit entre la brique et le bois, puis à l’instant, ensemble deux vieilles couvertures qui lui servaient de lit, lesquelles il avait mis en pièces pour le dessein de la sortie, il les attacha par les extrémités à une vieille tunique, ou un lambeau d’icelle; et ensuite, il pendit le tout par un bout des couvertures au crochet de la lampe, ce qui n’était pas néanmoins assez long pour aller jusqu’à terre, car il s’en fallait bien une toise et demie. Cette descente était en un endroit si dangereux, qu’à faute de descendre tout droit, et pour gauchir et glisser tant soit peu, il fut tombé dans un grand précipice, vu que tout était bouleversé, à raison du nouvel édifice de l’église.

« Il descendit donc par là selon l’opinion des religieux du couvent, et selon la mienne, ce que nous jugeâmes, ayant découvert le lendemain qu’il était hors de la prison, et voyant les pièces ou lambeaux qui pendaient à cette fenêtre : en quoi nous fûmes grandement étonnés de deux choses; lune de ce que le fer de la lampe ne s’était pas plié par la charge et pesanteur de son corps, d’autant que celle des couvertures était suffisante pour cela; lautre comment il s’était pu faire, quayant mis le bout de la lampe entre le bois et la brique du petit mur, ce bois n’étant nullement tenu, ni arrêté en aucune part, avec la force requise, il ne s’était levé et tombé par terre avec lui, vu que le poids des seules couvertures suffisait pour cet effet, à plus forte raison celui d’un corps semblable. Et tout cela étant demeuré de la sorte qu’il a été dit, sans que le bois sortît de sa place, ni que le manche de la lampe qui était là sans aucun artifice se pliât; et ny ayant aucun signe, ni trace, ni apparence quil fut sorti par là. Et comme je sais certainement quil ne pouvait sortir par un autre endroit, je tiens sa sortie pour miraculeuse, et ordonnés de notre Seigneur, afin que son serviteur ne pâtisse davantage, et qu’il aidât et servit sa congrégation des Déchaussés. Et bien qu’on me privât de voix et de place pour quelques jours, nonobstant je me réjouis avec d’autres religieux particuliers de ce qu’il s’en était allé; car nous avions compassion de ses travaux et de ses peines, lesquelles il souffrait avec tant de vertu.» Le Père qui eut charge de lui rapporte sa sortie de prison en cette manière.

Chapitre XI. Des choses les plus remarquables qui lui advinrent à Tolède, depuis sa sortie, jusqu’à son arrivée au couvent d’Almodovar.

Quand notre bienheureux Père se vit dans la rue, il fut extraordinairement consolé; et rendant grâce à Dieu, et à sa sainte mère, de sa délivrance miraculeuse, il tâcha de s’éloigner du couvent d’où il était sorti : mais d’autant qu’il était encore nuit, pour n’aller par des rues inconnues, il entra dans une maison qu’il trouva ouverte, qui était à une de ces femmes, qui se lèvent de grand matin pour étaler leurs marchandises en la place. Quand le jour fut venu, il sortit, demandant où était le monastère des Carmélites (d’autant que nous n’y en avions pas encore.) Chacun était tout étonné de le voir en si mauvais état; à savoir avec un vieil habit, et sans chappe, ayant plutôt la mine d’un fol que d’un religieux. La sacrée Vierge s’était chargée de tirer hors de prison son serviteur, et de l’affranchir et délivrer de tous les autres dangers, qui se pourraient présenter : et ainsi elle disposait le tout comme il était convenable pour sa sûreté : car à la même heure que le bienheureux Père demandait où était le monastère des Déchaussés de son ordre, elle envoya un accident si extraordinaire, et si fâcheux à l’une des religieuses dudit monastère, qu’il semblait qu’elle allât rendre l’âme; et ainsi elles envoyaient appeler un confesseur au même temps que notre bienheureux Père se trouva à la porte du monastère, et avec cette occasion si pressante, on le fit entrer dedans pour confesser cette religieuse.

Quand les religieuses le virent, elles eurent bien de la peine de le reconnaître, d’autant qu’il avait un vieil habit des Pères de l’Observance, fort gâté et fort sale; et son visage était si maigre et si défait, qu’il semblait plutôt à un mort qu’à un homme vivant. Enfin, elles furent extrêmement consolées de sa présence, d’autant qu’il y avait neuf mois qu’on en avait appris aucune nouvelle, au grand regret de toute notre congrégation, notamment de notre sainte mère Thérèse; laquelle dans ce temps étant à Seuille occupée à la fondation d’un monastère de religieuses, par toutes les lettres qu’elle écrivait à ses filles qui étaient dans la Castille, elle leur en chargeait de lui mander ce qu’elles savaient du Père Jean de la Croix.

Il alla donc confesser la malade devant que de se reposer, quoiqu’il ne pût se tenir debout, à cause de sa faiblesse et lassitude : et à peine était-il entré dans le monastère, quand les Pères de l’Observance l’y vinrent chercher; car ils avaient déjà découvert qu’il s’en était allé, ce qu’ils ressentaient vivement, et pensant que soudain il se serait réfugié au couvent des Carmélites, ils y allèrent le chercher devant que d’aller autre part. Ils visitèrent l’officine de la porte, le parloir, l’église et la sacristie; et de l’ayant trouvé, ils l’allèrent chercher en d’autres lieux. Le mal de cette religieuse dura autant de temps qu’il fallait qu’il demeurât là, afin qu’on lui fît un habit de carme Déchaussé, et que l’on donnât ordre pour le faire sortir de Tolède, sûrement et bien accompagné. Les religieuses s’affligeaient fort de le voir si débile et si maltraité, et se mirent en devoir de lui apporter quelque chose pour manger, mais à peine pouvait-il avaler un morceau. Elles le prièrent de leur conter quelque chose de ses travaux pour entretenir la malade; ce qu’il fit avec grande modestie, excusant toujours ceux qui l’avaient exercé; et il y en a encore aujourd’hui quelques-unes de vivantes de celle qui lui ouïrent faire ce récit. Elles supplièrent par après don Pierre Gonzales de Mendoça, chanoine et trésorier de la sainte Église de Tolède, qui était fort affectionné à la congrégation des Déchaussés, de le mettre dans son carrosse, et de le mener en sa maison (qui était pour lors en l’hôpital de Sainte-Croix, duquel il était intendant cette année-là :) ce qu’il fit étant venu ce soir-là au couvent, et retira quelques jours en ladite maison le bienheureux Père, lui faisant beaucoup de caresses et de bons traitements pour le remettre et le fortifier, afin qu’il pût porter la fatigue du chemin. Ensuite de quoi il le fit conduire par deux de ses serviteurs en notre couvent d’Almodovar du Champ, notre Seigneur l’ordonnant ainsi; afin qu’ayant déjà instruit par son bon exemple et par sa doctrine les deux Castilles, il fit le semblable aux deux Andalousie; car des ce couvent il prit la route vers ces provinces. Ceux qui le conduisirent à Almodovar s’en retournèrent si édifiés, qu’il disait depuis que ce religieux donnait des preuves et des marques d’un saint en toutes choses.

En ce couvent, et en tous les autres, où il fut par après quand l’occasion se présentait de discourir de sa prison, et de tous les mauvais traitements qu’il avait souffert, il ne voulait jamais qu’on dise du mal des Pères de l’Observance : mais au contraire, il les excusait toujours, alléguant en leur faveur plusieurs raisons et convenances; comme disant qu’ils croyaient bien faire, et qu’ils tenaient pour matière de religion, et de juste châtiment les exercices de pénitence qu’ils lui avaient ordonné. Peu de jours après notre sainte mère Thérèse retournant de l’Andalousie arriva à Tolède, laquelle fut remplie d’une joie et consolation très grande de la nouvelle que les religieuses lui donnèrent du Père Jean de la Croix, ayant été tant en peine de lui, et n’ayant su en rien apprendre depuis le temps de sa capture. [fin du chapitre].

La maladie et l’agonie

LIVRE TROISIÈME, CHAPITRES 15 A 23

Chapitre XV. D’une persécution domestique qui s’éleva contre notre bienheureux Père, comme il tomba malade dans ce désert, et fut menée à Ubede pour y être pansé.

Attendu que notre Seigneur imprima en esprit de notre bienheureux Père dès qu’il changeat de profession, ce qu’il dit lui-même depuis à notre sainte mère Thérèse, que ces Déchaussez traitassent peu avec les séculiers, et qu’ils prêchassent plus par œuvres que par paroles, il tâcha et procura toujours de les y inciter, et acheminer, désirant de les faire prédicateurs du bon exemple : mais il s’en suivit de là que quelques-uns qui n’avaient pas tant d’inclination à la solitude et à la retraite des communications humaines ressentaient vivement que notre bienheureux Père en voulut tant mettre, et établir dans la nouvelle congrégation, jugeant que par la communication, les prédications, et les confessions pratiquées à leur mode, et non suivant l’institut de l’ordre, ils pouvaient profiter au prochain; ensuite de quoi ceux qui tiraient de ce côté, se montraient peu affectionnés à notre bienheureux Père, entre lesquels il y en eut deux de remarquables [personnes doctes, et de considération dans l’ordre] qui firent paraître du ressentiment de ce qu’il les avait autrefois mortifiés étant provincial d’Andalousie, et encore que l’on n’ait pas reconnu et vérifié les causes de cette mortification, je me persuade et crois bien que ce ne fut pas pour avoir subi quelque peine, ou châtiment d’aucun délit qu’ils eussent commis, d’autant que tous deux étaient des religieux vertueux et exemplaires, mais parce que, comme ils étaient prédicateurs forts célèbres, et qui avaient une inclination à s’occuper démesurément en cet exercice, l’un demeurant les mois entiers hors du monastère pour ce sujet, notre bienheureux Père peut les empêcher et retirer de cette occupation, pour n’y vaquer de la sorte qu’ils faisaient, et afin qu’ils accommodassent le zèle du salut des âmes à notre profession, non pas à l’institut des autres. Car c’était ce qu’il prêchait toujours à ceux qui s’occupaient à l’avancement et au salut du prochain. Or comme notre bienheureux Père en ce chapitre demeura sans office, et que ces deux religieux en furent pourvus, l’un étant élu définiteur de l’ordre, et l’autre prieur d’Ubede comme personnes qui le méritaient bien à raison de leur vertu et de leurs lettres, ils commencèrent tous deux chacun de son côté à exercer la patience de notre bienheureux Père, lequel eut avis, étant encore en ce désert, de quelques mortifications qu’on lui traçait, et préparait, de l’une desquelles il vit incontinent l’effet, car en prenant occasion de ce que les religieuses justifiaient leur cause, le demandant pour commissaire suivant la teneur du bref, dont nous avons parlé, le définitoire traita de l’éloigner et de l’envoyer aux Indes de la nouvelle Espagne avec 12 religieux, pour achever l’établissement de cette province, et y mettre les affaires en bon ordre. Ce qui fut arrêté et conclu à Madrid le 25e de juin de la même année 1591.

Notre bienheureux Père reçu ce décret du définitoire avec l’ordre de son voyage, et encore que l’on connut facilement par cette résolution, que les auteurs d’icelle le tenaient déjà comme un obstacle et personne inutile à la religion, de là il se consolait de ce que ses désirs commençaient à s’accomplir, qui était d’endurer des travaux et des mépris pour l’amour de ce Seigneur, qui en avait souffert de si grands pour lui. Néanmoins il ressentait beaucoup qu’on eut si peu de satisfaction de lui, qu’on ne crut pas ce qu’encore que les religieuses l’élussent pour leur commissaire, qu’il ne l’accepterait jamais, et ne serait le premier qui défendrait et maintiendrait l’état auquel leur sainte mère les avait laissées.

Il avait aussi un grand ressentiment et déplaisir de l’inquiétude que cela causerait dans toute la congrégation, qu’on chassât d’icelle et reléguât aux Indes comme un banni, celui qui était tant aimé et chéri, communément de tous, et qui était tenu pour la pierre fondamentale de la vie primitive, et s’affligeait beaucoup voyant qu’on en devait rejeter la faute sur le Père Nicolas de Jésus Maria Vicaire général de l’ordre, lequel il aimait pour ses rares parties, et son zèle de religion, et que son crédit en recevrait des atteintes à tort et sans cause, parce qu’il savait bien qu’il n’agissait pas par animosité et passion, et qu’en toutes les actions du définitoire il n’était pas maître des voix et suffrages d’autrui, et partant l’une des choses qui lui causèrent le plus ennui en cette persécution, fut de voir accuser ou blâmer le Père Nicolas, tâchant de défendre constamment et efficacement son innocence. Ensuite de quoi afin de de ne pas entendre de plaintes du définitoire, et de les empêcher ès autre couvent, il donna charge au Père Jean de Sainte Anne d’aller à Grenade et autres lieux de cette province, pour assembler les 12 religieux qui devaient aller avec lui, le priant de lui donner avis lorsqu’ils seraient tous prêts, afin de partir et s’aller embarquer, comme nous avons déjà dit autre part discourant de son obéissance. Mais notre Seigneur arrêta le cours de ce voyage par des fièvres qui le saisirent, étant encore dans ce désert du petit rocher, dont il fit si peu de cas, qu’il les supporta l’espace de 15 jours sans s’aliter, ne voulant pas manger de viande ni prendre aucun allégement de malade, bien que journellement il fut attaqué de ces fièvres, mais enfin il fut contraint de se mettre au lit à cause d’une grande enflure qui lui survint en une jambe. Or en ce temps le Père Jean de Sainte Anne lui donna avis de Grenade qu’il avait déjà assemblé les religieux qui devaient passer à la Nouvelle Espagne, et qu’ils étaient tous prêts de s’embarquer, quand il voudrait partir. Mais comme notre Seigneur ne disposait pour un plus grand voyage, il ne put lors traiter de celui-là. Son mal croissait de jour à autre, et comme on en eut averti le Père provincial [qui était le Père Antoine de Jésus son ancien compagnon,] il lui écrivit aussitôt une lettre de consolation, et lui envoya une licence pour se faire conduire à Ubede, ou à Baëce qui était tout deux à six lieux de là, pour y être pansé, et manda aussi au Père prieur de ce couvent de l’envoyer promptement à cause du peu de commodité qu’il y avait en ce monastère pour secourir des malades, étant une maison de désert.

Le Père Jacques de la Conception qui pour lors en était prieur parle de la sorte en sa déclaration sous serment, touchant le choix que fit notre bienheureux Père de l’un de ces monastères pour y être assisté dans sa maladie. «Voyant quil était nécessaire denvoyer notre bienheureux Père Jean de la Croix en un autre lieu, comme prieur du couvent je traitais de le faire conduire au collège de Baëce et non au couvent d’Ubede à cause que cette maison était plus accommodée et que le Père Ange de la Présentation grand ami du saint en était supérieur. Et au contraire que le couvent d’Ubede était une nouvelle fondation et par conséquent peu commode pour y assister des malades, joint que le prieur qui le gouvernait était fort dégoûté du saint et ne l’affectionnait pas beaucoup. Mais il refusa d’aller à Baëce, d’autant que le supérieur était son intime ami, et qu’il y était fort connu, ayant été comme le fondateur de ce collège, tellement qu’il choisit et préféra le couvent d’Ubede. » Vous pouvez colliger de la déposition de ce Père, et de ce choix tant inégal en une si grande nécessité, l’extrême désir qu’avait notre bienheureux Père de souffrir de grands travaux et incommodités pour Dieu, et combien l’amour déréglé de soi-même était banni de son âme, vu qu’en une occasion si juste il refusait la sa commodité et son soulagement.

Il y avait aussi en ce désert frère appelé frère François de Saint Hilarion, qui devait s’en aller en un autre monastère pour s’y faire panser, et comme il craignait d’aller à Ubede, il faisait son possible pour persuader à notre bienheureux Père de ne prendre pas d’autre couvent que celui de Baëce, lui alléguant pour cela de fortes et prégnantes raisons. Mais notre bienheureux Père fit en sorte qu’on l’envoya à Ubede et le frère à Baëce.

Le prieur du petit rocher envoya donc notre bienheureux Père à Ubede avec un frère convers pour l’assister dans ce voyage, lequel il fit avec beaucoup de travail et de peine, à cause qu’il y avait déjà quelque temps qu’il était malade, et par conséquent fort faible, et tellement dégoûté, qu’il y avait plusieurs jours qu’il ne pouvait avaler un morceau, d’où vient qu’il était si débile, qu’il ne se pouvait tenir sur sa monture. D’ailleurs comme les humeurs de la maladie s’étaient ramassées en sa jambe, et qu’elle s’était fort enflée, le mouvement lui causait des douleurs si grandes et si cuisantes qu’il lui semblait qu’on lui coupait cette partie. Pour alléger le mal ils discouraient de Dieu le long du voyage, et étant près du pont de la rivière de Guadalimar, le frère lui dit, mon Père votre révérence se reposera un peu à l’ombre de ce pont, et le contentement de voir cette rivière vous fera manger un morceau. Notre bienheureux Père lui répondit, je me reposerai fort volontiers, car j’en ai grand besoin, mais de parler de manger c’est une chose inutile, parce que de toutes les choses que Dieu a créées, je n’ai appétit que d’une seule dont la saison est passée, à savoir des asperges.

Étant arrivés au bord de la rivière, le frère le mit à l’ombre du pont près de l’eau, ou ils continuèrent leur discours de Dieu, dont ils tiraient un nouveau sujet, voyant la clarté de l’eau et sentant la fraîcheur de la rivière. Sur ces entrefaites ils aperçurent près d’eux sur une petite Roche, une botte d’asperges, liée d’osier, dont la vue causa tant d’étonnement à ce frère, voyant que ce n’en était nullement le temps en ce pays, d’autant que c’était au commencement de septembre, que notre bienheureux Père pour lui ôter cette admiration, et la créance que ce fut un miracle comme il y avait assez d’apparence, fut contraint de lui dire : « Quelqu’un les aura laissés la part oubliant ce, ou bien en sera allé chercher d’autres, voyez je vous prie si vous ne trouverez pas celui à qui elles appartiennent, afin que nous ne les emportions pas sans sa licence. » Le frère fit un tour par ces collines, et n’ayant trouvé personne il s’en revint trouver notre bienheureux Père, lequel lui dit : « Puisque nous ne trouvons pas le maître de ces asperges, mettez sur la même pierre où elles étaient le prix qu’elles peuvent valoir, afin que celui à qui elles appartiennent trouve à son retour le paiement de sa peine. » Ils poursuivirent par après leur chemin, emportant avec eux ces asperges, ce qui causa beaucoup d’étonnement et d’admiration au couvent, de voir cette nouveauté en un tel temps.


Chapitre XVI. Comme son mal s’accrut à Ubede, et la grande joie, et patience héroïque dont il le supportait.

Quand notre bienheureux Père arriva à Ubede, il fut reçu du prieur avec assez d’ennui et de dégoût, mais avec allégresse et contentement de tous les religieux. Car tout l’ordre l’aimait comme son Père, et le respectait et honorait comme un saint. Son mal en ce lieu s’engagea de telle sorte, les douleurs croissantes et l’humeur s’étendant, que non seulement sa jambe était pourrie et ulcérée, mais aussi une grande partie de son corps, joint qu’il s’engendra une certaine matière entre la chair et la peau qui l’allait consommant peu à peu. Or pour vous donner une plus ample connaissance de sa maladie, de ses douleurs, et par même moyen de la patience dont il les souffrait, nous rapporterons ici quelque chose de ce que dit à ce sujet le frère Bernard de la Vierge son infirmier. Prêt de quatre mois, dit-il, le saint Père fut malade d’un érésipèle qui lui vint en une jambe, et lui causait de très grandes douleurs, qu’il supportait avec tant de patience qu’un chacun en était édifié. Il avait cinq plaies au-dessus du pied en forme de croix, que cette humeur où matière avait causés les quatre aux deux côtés, et la plus grande au milieu, desquelles il sortait tant de matière qu’on en emplissait plusieurs plats, et étaient si ouvertes et pleines de fistules, qu’elles le tourmentaient jour et nuit. Il ne se pouvait en aucune façon remuer ni changer côté, d’autant que le gras ou mollet des deux jambes et aussi une des hanches était ulcérée, et le mal après se répandit partout le corps, si bien qu’il faisait compassion à le voir. On avait pendu une corde au plancher de sa cellule, à l’aide de laquelle il se put tourner dans son lit, laquelle par intervalles il prenait des deux mains pour se soulager quelque temps.

Il endurait tout cela avec une patience extraordinaire, sans que jamais en lui n’entendit proférer aucune parole de plainte, ni souffrant ses douleurs, ni dans les martyrs, et très grands tourments que lui causait les remèdes qu’on lui appliquait. Mais au contraire d’un visage égal et content il offrait au Père éternel tous ses travaux en une mémoire continuelle de la Passion de son Fils, et le remerciait de ce bienfait. Il portait avec soit un crucifix du cuivre, et l’amour avec lequel il souffrait était si grand, qu’en étant quelquefois épris et transporté, il l’embrassait étroitement montrant combien il était profondément gravé dans son cœur, et demeurait là plusieurs parties du jour en une tranquille et paisible contemplation. Il avait tellement mis le boire et le manger en oubli, et les autres allégements corporels, que les malades désirent d’ordinaire, qu’on eût dit que c’était seulement un esprit, et priait toujours un chacun de le recommander à notre Seigneur.

D’ailleurs il se confessait fort souvent, et priait humblement le Père prieur de lui faire donner la sainte communion, et toutes ces paroles, et toutes ses actions publiaient qu’il était un très grand saint. Il remerciait beaucoup tous ceux qui lui rendaient quelque service pour petit qu’il fut, et continuellement il demandait pardon à ceux qui avaient soin de lui dans sa maladie. D’où vient que lorsque je me levais la nuit pour l’aider en quelque chose [comme il m’arrivait souvent] il ne cessait de me priait de lui pardonner, mais plusieurs fois il endurait ses étreintes, et angoisse sans les déclarer, afin de ne troubler le repos de personne. » Voilà comme parle son infirmier. Et voyons par même moyen ce que dit de ses douleurs et de sa patience le Père Barthélemy de Saint Basile religieux de cette province qui l’assista fort en sa maladie.

Le saint Père, dit-il, ne souffrait pas seulement toutes les douleurs et martyrs de cette maladie avec patience, mais encore avec joie et allégresse et avec désir (comme il semblait) de n’en voir sitôt la fin. Car au plus fort de cette souffrance il avait coutume de dire ces mots : Haec requies mea in saeculum saeculi, comme priant Dieu que le pâtir pour lui fut éternel. Toutes les paroles qu’on lui entendait dire pendant sa maladie, n’était que des louanges qu’il donnait à Dieu pour son mal, et de ce qu’il lui envoyait qu’elle de quoi souffrir pour son amour, et semblait être toujours en oraison. Outre les maux qu’un chacun connaissait, il en celait et cachait d’autres qu’il endurait jusqu’à ce qu’ils fussent découverts par ceux qui le venait panser, comme il arriva un jour que je le pris entre mes bras pour le mettre sur un matelas, afin de faire son lit, car l’ayant fait, comme je le voulais reprendre pour le remettre au lit, il me supplia de laisser aller tout seul comme il pourrait, ce que lui ayant accordé, il se traîna jusque-là. Mais m’affligeant de le voir aller de la façon, je lui demandais pourquoi il m’avait voulu donner cette mortification, ne voulant permettre que je lui aidasse, à quoi il me fit cette réponse pour m’ôter ce sentiment.»Je l’ai fait dit-il à cause du mal que je sentais aux épaules». À cette occasion je les voulus voir, et trouvais qu’il y avait une grosse apostume [abcès], dont on tira beaucoup de matière le jour suivant, et je reconnus que je lui avais causé une douleur très sensible, lors que je l’embrassai pour lui faire changer de place, et qu’encore qu’il eut là un grand mal, il n’en avait rien dit ni fait aucune plainte, même quand je le serrais pour le tirer du lit.» C’est ce que rapporte ce témoin oculaire est digne de créances.

Le Père Ferdinand de la Mère de Dieu qui pour lors était sous-prieur de ce couvent, et qui se trouva présent quand le licencié Villareal, qui était le chirurgien qui pansait notre bienheureux Père, lui fit une ouverture depuis le talon jusqu’à la hauteur d’un demi-pied et davantage dans sa jambe; remarque aussi en sa déclaration qu’il ne se plaignit ni altéra en aucune façon, quoiqu’il fût indubitable que cela lui avait causé des douleurs indicibles, et rapporte semblablement que l’ayant vu panser d’autrefois, où on lui coupait de gros morceaux de la jambe, il endurait tout cela avec autant de constance et de vertu comme si s’eût été un autre que lui, auquel on eût appliqué ces remèdes. Mais celui qui pénétrait plus avant cette patience, et qui la tenait pour singulière et miraculeuse était le chirurgien, d’autant qu’il connaissait mieux la force et la rigueur de son mal. Ensuite de quoi il me dit quelquefois avec admiration qu’il lui eut été impossible de souffrir tant de tourments si Dieu le lu secourut est assisté d’une grâce très surnaturelle. Avec tout cela le désir qu’il avait de souffrir des douleurs et des amertumes pour Jésus-Christ excédait et surpassait de beaucoup ce qu’il endurait. Car il tâchait de le supporter à sec et sans allégements, de peur que l’affliction et la peine et diminua se et n’admettait jamais aucune commodité et consolation qui ne fut précisément nécessaire pour la conservation de sa vie, à quoi il était obligé par la loi naturelle, dont nous avons vu la preuve autre part dans l’exemple de la musique avec laquelle on le voulut divertir en une autre maladie.

Les religieux l’allaient voir, non seulement par charité et compassion, mais aussi à cause de l’édification qu’ils en recevaient, et disaient que pour représenter Job au naturel en sa personne, il ne lui manquait que la tuile dont il raclait l’ordure de ses ulcères, d’autant qu’il était son vrai portrait, tant en la maladie et ès mortifications, comme en sa patience, et servait d’un rare exemple de cette vertu à ceux qui le regardaient, de sorte que ce bienheureux Père par cette voie et par ces paroles prêchait si hautement, que ces bons religieux sortaient de là comme renouvelés, et faisant de grands propos de perfection, et semblait que tout le couvent fut rempli de ferveur, d’autant que ses paroles communiquaient le feu céleste dont il était embrasé. Le médecin sentait aussi le même profit, et ainsi il prenait l’occasion et l’opportunité pour le venir entretenir à cause de la consolation qu’il recevait de l’entendre parler de Dieu, et à moi il me disait [ce qu’il a depuis rapporté dans sa déclaration] que cette communication de notre bienheureux Père l’avait changé en un autre homme.

Chapitre XVII. Auquel sont déduits d’autres grands travaux que notre bienheureux Père souffrit de la part de celui qui gouvernait le couvent.

Il arriva plusieurs choses en ce temps qui nous font voir clairement la licence que le diable avait de Dieu pour affliger notre bienheureux Père selon la quantité et diversité des moyens dont il se servit à cet effet desquels j’en omets une bonne partie, et les laisse dans le silence pour vous entretenir à présent d’une, que je ne puis supprimer sans préjudicier à la vertu de notre saint. Qui fut une suite continuelle des mortifications que le prieur du monastère lui faisait endurer, lesquelles furent si grandes et si éloignées de toute humanité, que l’on connaissait facilement l’auteur qui les excitait, et qu’on pouvait bien juger que Dieu les permettait pour des preuves nouvelles et héroïques de la patience et force de ce sien serviteur, comme il avait fait de celle de Job ès siècles passés, afin de satisfaire au grand désir qu’il avait de souffrir pour son amour. Car ce malade étant ulcéré en tant d’endroits, et si accablé de douleur, lesquels il endurait avec une modestie si grande, et une telle douceur qu’il pouvait faire compassion au plus cruel homme de la terre, et par conséquent beaucoup plus à une personne si religieuse comme était le Père prieur, néanmoins il se revêtait d’un esprit si rigoureux contre ce malade qu’il semblait que ce ne fut pas lui qui l’exerça, mais le diable revêtu de sa forme et partant la grande extrémité qu’il suivit en ceci le faisait excuser, les religieux rapportant à une cause supérieure ce qui ne semblait à leur avis pouvoir arriver par la voie ordinaire, et jugeant que Dieu le permettait pour l’avantage et le plus grand mérite du malade.

Et d’autant que quelques-uns touchés d’affections particulières peu favorables à la vérité, veulent mettre en contredit, ou nier ces travaux et souffrances de notre bienheureux Père, alléguant pour ce sujet qu’il est impossible qu’en une religion aussi sainte où l’on a tant de soin de soulager, et de bien traiter les malades, quand ce ne serait qu’un frère convers de deux jours, sans s’excuser sur la pauvreté ni s’arrêter à la dépense; il se commit un manquement si notable de charité contre le Père commun d’icelle dans une telle nécessité : et par ce moyen tachant d’obscurcir l’éclat et les splendeurs brillantes de la couronne au préjudice de notre imitation, la privant d’un si rare exemple de patience; j’affirmerai et rapporterai ici fidèlement quelques paroles qu’ont dit à ce propos des témoins oculaires en leurs déclarations sous serment.

Le Père Jacques de la conception, qui pour lors été prieur du couvent du petit rocher parlera le premier.»Après, dit-il, que le bienheureux Père Jean de la Croix fut arrivé à Ubede, je l’allais visiter et je remarquais que le mal de la jambe laquelle on lui ouvrit pendant que j’y demeurai, lui causait de très grandes douleurs, et qu’il souffrait ces tourments avec autant de joie et d’un visage autant égal que s’il eût été en pleine santé. Il supportait avec la même patience et allégresse la mauvaise humeur du Père prieur de ce monastère, car ayant autant d’obligations au saint comme il avait, les traitements qu’il lui faisait n’y correspondaient aucunement, et quant à moi il me semblait qu’il ne le voyait pas volontiers dans ce couvent, pleurant et plaignant ce qu’il mangeait. Comme je vis son procédé, je lui dis un jour qu’il ne plaignit à ce saint la dépense qu’il faisait pour son regard, et qu’il n’en grondât pas, et ne montrât un visage d’un homme avaricieux et mal conditionné, avec un manquement de charité en un cas semblable : vu même qu’il y avait une personne dévote qui s’offrait de lui envoyer tout ce qui était nécessaire pour le bien traiter, et que si cela ne suffisait, je lui en enverrais de notre monastère, afin qu’il ne se plaignît pas; et ainsi aussitôt que je fus arrivé au couvent, je lui envoyais six boisseaux de blé pour ses religieux, et six poules pour le malade, et voyant ce qu’il endurait de la part du prieur, je fus épris d’admiration et d’étonnement de ce qu’un homme qui était doué de si belles parties comme il était, fut si sec et usât de ces façons de faire vers un homme si saint auquel je sais qu’il avait beaucoup d’obligation. Et partant je jugeais que notre Seigneur le permettait pour un plus grand mérite et couronne du saint et afin que même parmi ses enfants il trouvât une si grande matière de patience et de vertu. Voilà la déclaration sous serment que ce témoin oculaire fit entre les mains de l’évêque de Jaén ès informations qui furent faites pour sa béatification.

Le frère Bernard de la vierge infirmier de notre bienheureux Père tiendra le second rang, lequel parle de la sorte à ce même propos en sa déclaration sous serment. «Le saint Père Jean de la Croix étant malade à Ubede le prieur de ce monastère avait une très grande aversion de lui, et telle qu’il semblait qu’en tout ce qu’il pouvait lui donner de l’ennui, il le faisait, même en la longue et fâcheuse maladie dont il mourut, commandant que personne ne l’allât jamais voir sans son expresse licence, et pour lui, il entrait souvent dans la cellule du malade, et toujours lui disait des paroles fort fâcheuses, lui rafraîchissant la mémoire de certaines choses qui s’étaient passées comme en prenant la vengeance. Or le cas est que notre bienheureux Père étant Vicaire provincial d’Andalousie fut obligé de le mortifier en quelque chose, et pour cette cause il se mit à l’exercer, et le molester de telle sorte qu’il se passait des choses incroyables touchant cela, et il en vint à tel point que sachant le soin que je prenais comme infirmier de le bien traiter et de le secourir en ses nécessités, il m’ôta l’office d’infirmier, et me commanda sous précepte de ne l’assister en aucune façon, quand je vis cette violence, touché de compassion j’écrivis aussitôt au révérend Père Antoine de Jésus le vieillard, qui pour lors était provincial, lui donnant avis de tout ce qui se passait, lequel vint incontinent à Ubede, et repris aigrement le prieur de son peu de charité, et y demeura environ six jours donnant ordre que le malade fut bien traité, et commanda à tous les religieux de visiter et de l’assister en tout ce qu’ils pourraient. Ensuite de cela il me remit en l’office d’infirmier, me commandant de lui faire toute la charité possible, et en cas que le prieur ne voulût fournir ce qui serait nécessaire, que j’empruntasse l’argent dont j’aurais besoin, et lui en donnasse avis, qu’aussitôt il aurait soin de me l’envoyer. En toutes ces occasions d’ennuis, qui furent en grand nombre, jamais je ne lui entendis dire une parole contre le supérieur, mais au contraire il les supportait toutes avec la patience d’un saint.»

Tout ceci est rapporté par l’infirmier, et l’examinant un jour plus particulièrement, il me dit plusieurs autres circonstances, qui montraient bien davantage la rigueur du prieur, et découvraient plus l’affliction et la patience du malade, comme que n’étant pas content des mortifications qu’il lui faisait par le moyen de l’infirmier, déniant et refusant les choses qui pouvaient donner soulagement au malade : en outre il lui envoyait dire par d’autres religieux des choses très rudes et très fâcheuses; et qu’il entrait quelquefois lui-même en sa cellule, non pas pour le consoler, comme font d’ordinaire les autres prélats, mais pour lui dire des paroles après pleine d’ignominie, et indignes d’une personne si simple et si vénérable, disant qu’il était un religieux imparfait et relâché qui détruisait l’ordre, regardant trop à ses propres commodités, et se traitant avec excès et superfluité. Chose néanmoins si éloignée de la vérité, qu’il fallait que l’infirmier devinât ses infirmités et disettes pour y pouvoir subvenir. S’il arrivait que quelques personnes dévotes lui envoyassent des douceurs et des viandes de malades à cause de l’estime qu’elles faisaient de sa sainteté, et qu’elles savaient que son mal était violent et extraordinaire, il leur renvoyait, disant que pour la maladie du Père Jean de la Croix, il y avait un peu de mouton en la maison, ce qui suffisait pour sa nécessité. D’autrefois il recevait ses présents et charité, et commandait qu’on en donnât avis aux malades, sans toutefois lui en donner, non pas même pour le goûter, qui était une plus grande mortification que de ne les pas recevoir.

On lavait ses linges et les bandes qui servaient à ses plaies en la maison de quelques personnes dévotes vertueuses, d’autant qu’on ne les pouvait pas laver commodément au couvent. Le Père prieur, voyant que ses linges étaient fort blancs et fort nets, ne voulut plus permettre que l’oncontinuât à leur donner, disant que c’était trop de délicatesse, et à l’instance de quelques religieux, il ne lui en dit rien. Il avait étroitement commandé qu’aucun religieux n’allât voir le malade sans sa licence expresse, et la refusait à tous ceux qui la lui demandaient, particulièrement à ceux qu’il savait que notre bienheureux Père goûtait davantage. Bref ses paroles et ses actions étaient telles en ce temps qu’on n’eut pas dit qu’il en eût été l’auteur, mais quelque furie infernale, pour provoquer cette sainte âme à quelque impatience. Et le prieur même après la mort de notre bienheureux Père reconnaissait qu’il avait été fortement tenté en cela, et qu’il s’était laissé conduire par les choses que le diable lui persuadait, et s’affligeaient d’avoir fait souffrir des mortifications si étranges à un saint qui s’était retiré en son couvent pour se prévaloir de sa piété, et charité en de si grands travaux, desquelles mortifications plusieurs furent modérées par la venue du Père provincial, avec l’ordre qu’il laissa, afin que sans dépendance du prieur on secourût charitablement le malade dans ses nécessités, et que tous les religieux le pussent visiter à quelque heure que ce fut.

Notre bienheureux Père supportait toutes ces choses, bien que fâcheuses et amères, et plusieurs autres que je passe sous silence, d’une patience si héroïque, que sans consentir qu’on blâmât le Père prieur, il l’excusait toujours, alléguant des raisons en sa faveur avec plus de soin que l’amour-propre n’a coutume de faire pour ses propres excuses; et ceux qu’il croyait attristés et affligés pour les traitements lui faisait le prieur il les apaisait et consolait. Mais sa charité n’en demeurait pas là. Car il procurait encore par les moyens qu’il pouvait de remédier à quelques désordres qu’il y avait au gouvernement de la maison, afin que le supérieur d’icelle ne se discréditât pas envers les prélats de l’ordre : desquelles actions les témoins parlent aussi en leurs déclarations, et un de ceux qui l’assistèrent davantage en sa maladie, qui fut le Père Barthélemy de Saint Basile, dit ces paroles à ce propos. «Le vénérable Père Jean de la Croix ne consola pas seulement tous les religieux à Ubede, mais encore leur servit beaucoup pour leur perfection, y ayant pour lors peu de paix dans le couvent, les religieux étant aigris à cause de l’humeur et du peu d’expérience du prieur, et par l’arrivée du saint, ils s’animèrent beaucoup à la perfection, et tout demeura dans le calme, encore que le prieur persévérât dans son inclination naturelle, laquelle le saint Père lui modérait d’un côté, et de l’autre exhortait les religieux à la souffrir, d’autant que pour toutes les choses que lui faisait le prieur, jamais il ne lui dit une parole de plainte ou de ressentiment, et n’en dit non plus à aucun autre, supportant le tout avec une rare patience, et un profond silence. Tout ceci est rapporté par ce témoin, et c’est la façon de procéder des Enfants de Dieu, qui sont mus de lui en toutes leurs actions, comme dit l’Apôtre, et que les Saints Pères déclarent, les appelants Dieu par participation, et disant qu’ils opèrent divinement.

Chapitre XVIII. De l’aimable providence dont notre Seigneur secourut notre bienheureux Père en sa maladie, et en ses travaux.

Notre bienheureux Père donc étant devenu un pitoyable Job plein d’ulcères, accablé de douleurs, et affligés de mortifications intolérables, supportant tout cela d’une douceur admirable et patience invincible, ayant si peu de petits qu’il ne pouvait avaler chose aucune qui le pût sustenter, et surtout saisi et travaillé d’une fièvre si ardente qu’elle brûlait et embrasait ses entrailles : notre Seigneur incita une dame des principales de la ville, nommée Madame Claire de Benavides, femme de dom Barthélemy d’Ortegue, afin qu’elle prît le soin de le bien traiter. Car quoiqu’elle ne le connut pas, elle était néanmoins fort édifiée du rapport que le médecin et autres personnes lui faisaient touchant la patience avec laquelle il supportait une si grande maladie. Elle en conféra avec son mari lequel le trouva bon. Ensuite de quoi elle se chargea de pourvoir aux commodités et soulagement du malade, de telle sorte que le soin qu’elle mettait en cela était extraordinaire, soit à s’informer de ce qui serait le meilleur et le plus à propos pour lui, soit à épargner ni dépense ni travail pour l’alléger et le bien traiter. Et cette piété que Dieu avait imprimée en son âme, laquelle elle reconnaissait pour un grand bénéfice de sa divine majesté, y jeta de si profondes racines, que son mari étant devenu malade dans ce même temps, lequel elle aimait d’un amour plus qu’ordinaire, il semblait qu’elle le mettait en oubli pour secourir notre bienheureux Père, tant était grande la consolation que Dieu lui donnait en cet exercice de charité.

Après qu’elle eut déposé cela en sa déclaration sous serment, elle me dit quelques circonstances qui arrivèrent dans cette pieuse et charitable sollicitude, par lesquelles il semblait que notre Seigneur lui payait tout comptant le travail qu’elle prenait en cela. Elle mettait au rang d’icelle cette très grande consolation qu’elle sentait en son âme, lors qu’elle ordonnait quelque chose pour lui. Comme aussi le grand profit qu’elle en ressentait, et la facilité avec laquelle on accommodait toutes les choses qui lui étaient nécessaires. Car quand il était question de chercher quelque chose pour notre bienheureux Père, pour difficile et rare qu’elle fût, on la trouvait incontinent et facilement. Mais des choses très ordinaires et très faciles qu’on cherchait pour son mari, ne se trouvaient qu’avec difficulté, et quelquefois on ne les pouvait recouvrer. Toutes les boutiques demeuraient ouvertes jusqu’à la nuit pour le bienheureux Père quoiqu’il fût fort tard, et pour celui-ci on les trouvait fermées quelques heures auparavant, de façon que ses serviteurs mêmes s’en apercevaient et le remarquaient. S’il fallait tirer la substance de quelque viande pour le bienheureux Père, il en sortait toujours la moitié plus que d’une autre semblable, quand on la tirait pour son mari. Et plusieurs autres choses pareilles arrivaient dans les apprêts que l’on faisait pour le ce serviteur de Dieu lesquelles étaient si remarquables, qu’elle connaissait par là [encore qu’elle n’eut pas eu d’autres fondements de la foi] que notre Seigneur avait sa diligence pour agréable.

Les servantes qui lui aidaient à accommoder et assaisonner ce qu’elle devait envoyer à notre bienheureux Père avaient aussi part aux grâces que Dieu lui faisait. Car elles avaient tant de consolation et de joie en cette occupation qu’elles tenaient à grande faveur que leur maîtresse les employât à cela, et travaillaient comme à l’envi et par forme d’émulation. On recevait pour lors dans le couvent sans contradiction les grands effets de piété à cause de l’ample licence que le Père provincial avait donnée au Père Bernard de la Vierge pour secourir et traiter le malade sans aucune dépendance du prieur. Mais notre bienheureux Père connut bien quelques jours après qu’on eut commencé d’apprêter son manger en la maison de cette dame que ces viandes n’étaient pas accommodées dans le monastère, bien qu’on lui eut toujours caché et celé, d’autant qu’elle n’avait l’assaisonnement ordinaire qu’on leur donne dans nos couvents, et en ayant découverte la vérité, jugeant que c’était donné entrée et commencement à quelque relâche, et qu’il importait moins qu’il mourût que d’être cause qu’une mauvaise coutume fut introduite, joint le zèle de réforme qu’il garda toujours inviolable, il ne voulut jamais consentir qu’on apprêtât des viandes qu’on lui donnait hors le monastère, tellement que depuis, cette dame envoya toujours abondamment tout ce qui était nécessaire pour le bon traitement du malade, et on l’apprêtait au couvent; elle envoya aussi du linge et de la charpie pour médicamenter ses plaies. Les servantes reconnurent pour lors l’auteur de la joie qu’elles avaient en cette occupation, et s’affligeaient autant de s’en voir privées comme si elles eussent perdu quelque chose de grande estime et tenaient pour châtiment particulier que Dieu leur eut ôté l’occasion de servir ce saint, car elles le nommaient de la façon.

Le malade était si reconnaissant de la charité qu’on lui faisait que comme celle de ses bienfaiteurs était si grande, il ne se pouvait lasser de les en remercier, et les payait en bonne monnaie, les recommandant à Dieu jour et nuit. Madame Claire voyant qu’il avait tant de gratitude et de reconnaissance du soin qu’elle prenait pour lui, le pria instamment de solliciter notre Seigneur de lui donner un accouchement heureux, d’autant qu’elle était fort grosse et avec appréhension. Notre bienheureux Père après avoir recommandé cela à notre Seigneur lui envoya dire qu’elle perdit cette crainte parce qu’elle accoucherait heureusement, et que les fruits qu’elle aurait jouiraient de Dieu, comme il arriva. Car elle accoucha sans danger d’une fille qui mourut devant un an et s’en alla jouir de Dieu. Notre Seigneur ne montra pas seulement en cela la providence particulière qu’il avait de son serviteur dans le cours de sa maladie, mais aussi en plusieurs autres choses pourvoyant à ses commodités à mesure qu’il les négligeait. Il y en eut une fort remarquable qui est que le monastère ne pouvant fournir et subvenir aux linges nécessaires, pour médicamenter ses plaies à cause qu’étant souvent pleins de matière, il fallait aussi les changer et renouveler souvent. Notre Seigneur en donna le moyen, et ôta cette difficulté, incitant deux damoiselles vertueuses de ce même quartier nommé Inès et Catherine de Salazar, à se charger de laver ces linges, pour l’estime et la grande opinion de la sainteté du malade qui courait déjà par la ville, et elles ont déposées en leurs déclarations sous serment pour choses mystérieuses qu’étant sujettes de leur naturel au mal de cœur, et faciles à recevoir des incommodités, particulièrement Inès de Salazar pour avoir l’estomac fort délicat, jamais elles n’eurent aucune horreur, ni mal de cœur ou dégoût de tout cela, quoi qu’on leur portât des paniers pleins de ces linges et aussi trempés de l’ordure et matière de ces ulcères, que si on les eut plongés dans l’eau, et quelquefois trouvant dans ces linges des morceaux de chair qu’on avait coupés des parties ouvertes et ulcérées, sans qu’elles sentissent aucune mauvaise odeur de quoi que ce fut. Ce qui leur causait une si grande admiration, reconnaissant leur faible complexion, et la débilité de leur estomac, qu’elle leur dure encore aujourd’hui. La consolation que notre Seigneur leur donnait en cette occupation était si grande, et elles en faisaient si grand cas que Catherine de Salazar l’a exprimé en ces termes dans sa déclaration sous serment. Quand nous lavions ces linges pleins d’ordures et de matière, nous étions autant affranchies et exemptes de mal de cœur, comme si nous eussions manié des fleurs, d’autant qu’il nous semblait, lors que nous les prenions entre les mains, que nous ne manions pas une chose qui fut seulement de la terre, mais qui avait un je ne sais quoi du ciel. Or on peut facilement connaître que c’était un spécial privilège que Dieu avait donné en faveur de son serviteur, parce qu’ayant une fois mêlé d’autres linges du Père Mathieu du Saint-Sacrement avec ceux de notre bienheureux Père, Inès de Salazar sentit soudain une très mauvaise odeur en les prenant, et un si grand mal de cœur la saisit qu’elle vomit sur-le-champ, et ne les put laver. Ensuite de quoi elle dit à Marie de Molina sa mère : ou le Père Jean de la Croix a quelque accident mortel de nouveau, ou bien il y a des linges de quelques autres malades qui sont mêlés avec les siens. De là à un peu de temps un frère convers vint en sa maison, et lui ayant demandé d’où cela procédait, il lui dit que le linge du Père Mathieu était parmi les autres lesquels on peut séparer facilement de ceux du bienheureux Père par leurs mauvaises odeurs.

Cette grande consolation que les deux sœurs recevaient en ce charitable exercice, et la créance qu’elles avaient que cela était agréable à Dieu, crûrent de telle sorte que chacune désirant d’être préféré à l’autre en ce travail émérite, elles eurent une sainte et vertueuse contention pour savoir laquelle des deux laverait ces linges et drapeaux, car chacune voulait tout laver et n’en faire part à l’autre. Ce qui fut cause que leur mère pour les accorder et rendre satisfaites, ordonna qu’elles les laveraient l’une après l’autre chacune à son tour, afin que toutes deux exerçassent la charité, et participassent aux mérites de cette action. Madame Claire de Benavides désira puis après d’avoir part à cet exercice, tant pour sa consolation, que pour celle de ses servantes, car elles ressentaient et regrettaient fort l’autre occupation qu’on leur avait ôtée touchant l’apprêt des vivres du malade, et voulut qu’on portât ces linges en sa maison : mais les deux damoiselles et leur mère alléguèrent pour leur raison, et défense, qu’elles étaient déjà en possession, et le procès fut renvoyé par-devers notre bienheureux Père Jean de la Croix pour en avoir la sentence décisive, lequel ayant tant de gratitude et de reconnaissance de la propreté, blancheur et netteté avec lesquels les deux damoiselles lui accommodaient ses linges et de la dévotion, et du soin qu’elles montraient en cela, envoya supplier Madame Claire de se contenter de la grande charité qu’elle lui faisait, sans la vouloir accroître par tant de voies ce qu’elle fit. Plusieurs autres personnes ont aussi remarqué que ces linges et drapeaux ne faisaient pas mal au cœur, et ne sentaient pas mal nonobstant la quantité de matière qui sortait de ses ulcères ce qu’elles ont tenu pour une chose très notable, et la rapportent avec admiration dans leurs déclarations. Car quoi que sa cellule fut fort petite, et que l’ordure et le pus de ses ulcères fut suffisant d’infecter un hôpital entier, jamais on n’y sentit de mauvaise odeur, ni chose aucune qui peut donner de l’ennui et causer du dégoût et partant c’était leur créance que cela ne pouvait se trouver naturellement en un corps si pourri et si corrompu.

Chapitre XIX. Comme le diable enflamma de nouveau la persécution domestique entre notre bienheureux Père, procurant d’obscurcir l’éclat de ses vertus.

Saint-Bernard dit que celui qui a déjà acquis la perfection des vertus, a manqué néanmoins d’une qualité pour être parfaitement heureux en cette vie, qui est qu’étant bon on l’estime méchant, afin qu’il ressemble entièrement à notre Seigneur Jésus-Christ vu qu’une créature ne peut avoir une plus grande béatitude et excellence que d’être semblable à son Créateur. Or notre Seigneur accorda cette félicité des âmes parfaites et généreuses à notre bienheureux Père Jean de la Croix, afin qu’il fût tout consommé en la perfection de cette vie, lui concédant à la fin d’icelle qu’étant si vertueux et parfait, il fut tenu pour un méchant homme. Et partant eu égard à la perfection et excellence de sa vie et à la profonde humiliation et abjection de sa mort, cet illustre personnage fut un portrait de Jésus-Christ des plus conformes à son divin original, que nous puissions trouver entre tous les saints confesseurs.

Le diable en ce temps combattit cette petite nacelle primitive par tant de tourmentes, que si elle n’eut eu sa divine majesté pour pilote elle se fut perdue et abîmée dans les ondes. Et partant les belles parties, le crédit, la prudence, et le zèle héroïque de religion du Père Nicolas de Jésus Maria qui pour lors gouvernait l’ordre, trouvèrent beaucoup de matière pour s’exercer et s’occuper. Car il semble que tout l’enfer s’était assemblé et bordé contre elle, et entre autres moyens domestiques dont il se servit à cette fin fut l’inquiétude d’un certain religieux d’autorité et de considération. On avait déjà commencé pour lors une affaire dans notre congrégation pour laquelle, étant nécessaire de faire des enquêtes dans trois ou quatre couvents des deux royaumes de Grenade et de Seuille, le Définitoire en donna commission à un des définiteurs fort peu affectionné à notre bienheureux Père que nous avons déjà dit autre part. Et comme la passion quand elle est véhémente aveugle la raison afin qu’elle juge convenable ses propositions : celle de ce Père se revêtit d’un zèle de religion, puis le trompant comme elle a de coutume d’en séduire plusieurs, il jugea, voyant que le premier dessein d’envoyer notre bienheureux Père aux Indes, lequel il avait fomenté, n’avait pas eu d’effet, qu’il était encore en danger d’être élu des religieuses pour leur commissaire, par conséquent qu’il ferait un grand service à l’ordre de lui faire perdre son crédit parmi elles, leur faisant voir que sa conversation était fort suspecte, afin que par ce moyen il ne pût être leur prélat.

Avec cette résolution quoi que sa commission fut limitée, n’ayant à s’informer que de l’affaire de ce religieux, ils lui donnèrent le nom de visiteur pour plus grande autorité, mais se voyant de l’autre côté de Sierra Morena, il trouve trouva bon d’étendre son pouvoir, et de faire information contre le bienheureux Père Jean de la Croix. Et partant il s’en alla à Grenade où il avait le plus demeuré, et passant par-dessus les lois divines et humaines, commença à faire une rigoureuse recherche de sa vie, outrepassant les bornes de sa commission, tant en la substance qu’en la façon de l’exercer. Car ce fut par forme d’inquisition qui requiert au préalable une infamie publique principalement parmi les personnes prudentes et vertueuses, sans laquelle il ne pouvait faire enquête des délits d’un particulier, ni les témoins déposer à son préjudice. Et quant à notre cas, non seulement il n’y avait pas de note, ou d’infamie, mais au contraire un si grand applaudissement de vertu et de sainteté qu’on révérait la terre qu’il foulait aux pieds. Il excéda aussi quant aux moyens, se servant de quelques-uns si violent en l’examen des témoins, qu’il donna un scandale notable. Et laissant à part plusieurs choses qui ne concernent pas l’histoire, je rapporterai ici seulement ce que disent deux témoins qui ont concouru à cette information.

La mère Isabelle de l’Incarnation prieure de nos mères de Jaén sera la première, laquelle ayant juré des mains de l’évêque de cette ville pour d’autres informations dit ceci à notre propos. «Touchant l’information qui fut faite contre le saint Père Jean de la Croix, j’ai remarqué que le Père qui examinait les témoins faisait des demandes fort vaines et fort inutiles, comme je l’expérimentai en celle qu’il me fit, car je vis clairement que tout ce qu’il me demandait ne pouvait se trouver au saint, d’autant que c’était une des plus pures âmes que Dieu eût en son église, et qui semblait un homme sanctifié, et à mon avis le Père Visiteur ne pouvait faire les demandes et interrogations qu’il faisait, ni rechercher choses qui répugnât tant à sa sainte vie, ni en quoi il fut plus innocent, et ainsi tant par toutes les interrogations, et la façon de procéder qu’il pratiqua pour les faire, comme par les offres qu’il faisait d’un côté, et par la peine et la gêne des préceptes et excommunications dans laquelle d’autre part il mettait les témoins, jusqu’à les priver pendant ce temps de la communication de leurs confesseurs, et d’autres personnes, sauf la sienne propre, (car je suis témoin de tout) on reconnut qu’il avait procédé comme un jeune homme (aussi l’était-il assez) et comme précipité, ayant aucun fondement de faire tout cela, et je vis qu’en notre couvent de Grenade toutes les religieuses qui y étaient pour lors, ne perdirent un seul point du crédit et de l’opinion qu’elles avaient du saint, nonobstant toutes ces informations, mais au contraire je puis attester quant à moi que cela me fit estimer davantage sa sainteté, car comme j’ai su depuis au même temps que cela se passait à Grenade, notre Seigneur faisait des miracles par les bandes et les linges qu’on tirait de ses plaies. Un peu après la mort du Saint, le Père Augustin des Rois provincial d’Andalousie dont la sainteté est assez connue, me demanda un jour avec un grand sentiment comment j’avais déposé quelque chose contre un si saint personnage qui était le Père Jean de la Croix, et je lui répondis, “mon Père je ne pense pas avoir rien dit contre ce Saint”, aussi ne le pouvais-je pas, car je n’ai rien remarqué en lui qui ne fut saint, et d’une personne très pleine de vertu et très avancée auprès de sa divine majesté. Il m’assura avoir vu en ma déposition des choses qui n’avaient jamais passé par mon esprit, quoi que je les eusse signés ma main, mais je ne les lus pas, quand il me les fit signer, et partant je ne savais pas ce qui était dedans, et je connus depuis par ce qu’on m’en disait, qu’on n’avait pas écrit fidèlement, ou qu’on avait mal interprété ce que je vais dire en bonne part.» C’est ce que dit ce témoin qui reçut une si sensible affliction, ayant su que sa déclaration n’avait pas servi pour confirmer la sainteté d’un si grand serviteur de Dieu, qu’elle en tomba malade au lit, et le saint qui était déjà mort alors la consola par une apparition de laquelle nous ferons mention en son lieu.

Le Père Balthazar de Jésus, confesseur de nos mères de Malaga sera le second, lequel rapporte en sa déclaration comme cette information se fit, et le dit en cette manière. «Je me trouvai à Malaga au temps que le Visiteur y vint pour examiner deux ou trois religieuses qui étaient venues de Grenade à cette fondation, et je sus de son compagnon et des religieuses (dont j’étais le confesseur) la procédure qu’on gardait en cette information. Et lorsque j’étais au monastère desdites religieuses, une d’icelles nommée Catherine de Jésus qui avait été prieure, me vint trouver, étant scandalisée des demandes que le Père Visiteur lui avait faites touchant notre saint Père Jean de la Croix, et me conta comme d’une œuvre de charité que le saint avait exercée envers elle en présence de toutes les religieuses, il en faisait une chimère pour l’accuser d’un grand péché. À la même heure une autre religieuse nommée Lucie de Saint-Joseph toute confuse et troublée ne vint trouver, et me demanda ce qu’elle ferait touchant ce qui lui était arrivé avec le Père Visiteur contre notre Père Jean de la Croix, et ayant répondu la vérité de ce qu’elle savait, elle avait vu comme il n’avait pas écrit fidèlement ce qu’elle avait déclaré, et partant que sa déposition n’allait pas comme elle devait : sur quoi je lui ai conseillé d’écrire une lettre au révérend Père Vicaire général, lui disant naïvement la vérité touchant ce que le Père visiteur lui avait demandé, et la réponse qu’elle y avait faite. Et toutes ces religieuses ne pouvaient se lasser, ni étancher leurs paroles dans le récit des louanges du saint. Et d’autant que cette information qui fut faite contre notre bienheureux Père Jean de la Croix, est un des plus authentiques témoignages que nous puissions apporter de sa vie pure et immaculée, je rapporterai ici ensuite de ses deux précédentes dépositions, quelques paroles de celle du Père Grégoire de Saint-Ange qui était pour lors Définiteur et secrétaire du définitoire, par les mains duquel toutes ces choses ont passé, lequel parle de la sorte touchant notre propos. Ce commissaire n’avait pas pas licence de visiter plus de trois ou quatre couvents, ni pour autre chose que pour faire information de ce qui concernait ce religieux à quoi son voyage était ordonné; mais lui, étendant son pouvoir plus avant, visita les deux provinces de Grenade et de Séville, et de son propre mouvement avec beaucoup de fraude fit information contre le Père Jean de la Croix, usant de grande censure envers les religieuses, tirant d’elles par des craintes et autres artifices des choses qui d’elle-même, et par les termes et il les écrivait, faisait assez voir l’envie qu’il avait d’aggraver et noircir cette affaire, voulant leur faire entendre par des paroles graves et sentencieuses qu’il y avait de grands péchés. J’ai vu et lu moi-même quelquefois cette information, et avec un peu d’attention dans laquelle on apercevait assez l’artifice de celui qui la coucha par écrit. Or quand on eut voulu tirer quelque chose de tout cela, il n’y avait pas de sujet pour lequel on lui pût donner une pénitence plus grande que l’ordinaire. Car on ne crut pas tout ce qui était écrit, joint qu’ôté l’artifice, et l’emphase avec laquelle les paroles pouvaient signifier quelque chose de substantiel, il n’y avait aucune apparence ni marque de péché mortel. D’ailleurs suivant ce qu’on apprit, celui qui fit la formation ne procéda pas selon Dieu en icelle. Et j’ai vu quelques religieuses qui avaient fait leurs déclarations en cette matière, lesquels par après quand on leur a fait entendre ce qu’elles avaient déposé, ont répondu qu’elle n’avait pas dit cela de cette manière, ni avec ce sentiment. Et sur ce sujet on écrivait plusieurs lettres au Définitoire, si bien que le Père Vicaire général ne faisant pas de cas de cette information, on ne traita pas aussi des peines d’icelle.» Tout ceci est de ce religieux grave et d’autorité, lequel fait seulement mention des déclarations des religieuses, car bien que le commissaire tenta d’examiner les religieux, comme il vit qu’il prêchait les louanges de notre bienheureux Père avec tant d’affection, et que méprisant les craintes, ils lui demandaient qu’il montrât la commission qu’il avait pour ce sujet (sur quoi il y eut de grandes prises avec quelques-uns,) il en demeura là, et ne voulut poursuivre son dessein.

Notre bienheureux Père avait employé plus de temps avec une religieuse qu’avec les autres à cause que sa nécessité le requérait, et qu’elle eût été en grand danger si elle n’eut été fort avancée auprès de sa divine majesté; ensuite de quoi le Père commissaire pensait bien trouver là de quoi satisfaire à ses intentions. Or pour l’exemple des confesseurs des religieuses, j’inférerai en ce lieu ce que celle-ci rapporte de cette communication dans la déclaration sous serment qu’elle fit entre les mains de l’évêque de Jaén dont voici sa déposition.

«Tout ce qu’on découvrait au saint frère Jean de la Croix, sa face et ses paroles prêchaient sa pureté, car le très grand et très constant amour qu’il montrait de porter à Dieu, avec la singulière modestie et mortification que je vis en lui, publiaient assez que c’était une âme pure : joint qu’en quatre ans que je conversais fort souvent avec lui, je ne pus jamais remarquer aucune parole qui pût être tenue pour oiseuse, mais au contraire tout ce que je vis en lui était d’un homme saint, et d’une âme grandement pure, et je puis assurer quant à moi que ses discours de Dieu et sa communication du ciel imprimait une certaine pureté et oubli de tout ce qui se trouve dans le monde; d’où vient que lors qu’il entrait au couvent étant Vicaire provincial pour visiter la clôture, confesser quelque religieuse malade, quand nous avions lui baisé les mains quoiqu’il ne le voulut permettre, il exhalait une certaine odeur qui surpassait toutes les autres d’ici-bas, et qui semblait recueillir intérieurement.

Sa modestie et sa composition étaient telles que son seul regard faisait devenir modeste. Lorsque je l’envisageais je sentais en moi une certaine répréhension de mes imperfections comme si notre Seigneur m’eût repris, et eût parlé à mon cœur, et je demeurais avec un désir de travailler à mon avancement et perfection et le faire beaucoup pour servir Dieu, et d’acquérir quelque chose des vertus qui éclataient en ce saint, et ainsi je le regardais comme l’exemplaire d’icelles. Tellement qu’en ses actions et en ses paroles il me semblait être saint, mais d’une sainteté plus éminente que celles d’autres personnes que j’ai vues tenir et estimer pour saintes.» Tout ceci est de cette religieuse laquelle en plusieurs monastères où elle a été prieure, a fait paraître le fond des vertus qu’elle tira de cette communication, et a beaucoup aidé à la perfection de celles qui ont été sous sa direction et conduite.

Chapitre XX. En qu’elle affliction et détresse cette persécution réduisit ceux qui était affectionné à notre bienheureux Père, et la joyeuse patience dont il la supportait.

Cette information et la rigueur que montra le commissaire en icelle, causèrent une affliction notable à tous les enfants et amis de notre bienheureux Père, sur quoi il entendait le rapport de la plupart des choses qui se passaient bien qu’il le dissimulât par sa patience invincible. Car comme le commissaire était Définiteur, et était envoyé en Andalousie du premier prélat de l’ordre et de son définitoire, et qu’il donnait à entendre qu’il avait commission de de faire information de la vie du bienheureux Père, les religieux et les religieuses se persuadaient que tous les premiers supérieurs étaient grandement indignés contre l’accusé, et mal informés élèves de sa vie innocente et irrépréhensible, vu que leur indignation allait jusque-là que de faire des diligences si sanglantes contre une personne si sainte, et qui était comme le Père commun de toute la congrégation des Déchaussés.

Une autre chose courait aussi pour lors, qui servait beaucoup à ce bruit de l’indignation des supérieurs. Car comme le Père Nicolas de Jésus Maria pendant le temps qu’il fut provincial, et depuis qu’on le fit Vicaire général, s’opposa avec un grand courage et un zèle discret et prudent à quelque relâche de l’Observance primitive, à quoi la douceur démesurée et la trop grande indulgence du provincial précédent avaient donné lieu tant ès couvent des religieux que des religieuses, tous ceux auxquels la réformation donnait quelque atteinte qui était en bon nombre décréditaient le gouvernement du Père Nicolas de Jésus Maria, et du nouveau définitoire, et comme ils savaient qu’ils ne pouvait trouver un meilleur moyen de les mettre mal dans l’esprit de tout ce qui était scellant de la réforme dans l’ordre, qu’en publiant qu’il persécutait le Père commun de la congrégation, ils disaient beaucoup de choses de la rigueur et injustice de cette persécution, assurant que le Père Nicolas était l’auteur d’icelle, et que le commissaire qui était en Andalousie avait eu ordre de lui pour faire cette information, et le moindre effet suivant leur dire que devait enfanter et produire ces diligences, était d’ôter l’habit au Père Jean de la Croix, et ainsi ce bruit fut semé dans les deux provinces d’Andalousie, et de là on le fit courir par lettre en celles de Castille, et non seulement les personnes communes de la religion étaient abreuvées de cette nouvelle, mais même les principaux de l’ordre desquels je l’ai appris qui étaient dans la ferme créance de ce succès, lequel n’avait pas d’autre fondement que les rigoureuses diligences que le commissaire fit en cette information.

Les religieux furent saisis d’une crainte si pressante par ces apparences et indices de l’indignation des supérieurs contre le bienheureux Père, laquelle le diable allait oubliant et persuadant par ses artifices et menées, que ceux qui auparavant estimaient à bonheur de se dire ses enfants, et tiraient gloire de lui être affectionné, vacillaient en cela, craignant qu’on ne les dût aussi persécuter en qualité de ses amis, et partant ils abstenaient de communiquer avec lui. Ensuite de quoi il fut délaissé et abandonné de ses amis en ses travaux, comme notre Seigneur de ses disciples en sa passion afin qu’il en fût le vif portrait en toutes choses. Et le diable fomenta tellement cette crainte des religieux et religieuses, que tous ceux et celles qui avaient communiqué familièrement avec ce Saint Père, pensaient qu’ils seraient en danger, si seulement on leur trouvait son nom écrit en quelque endroit. D’où vient qu’ils brûlaient toutes ses lettres lesquelles ils gardaient auparavant soigneusement, et tenaient comme des choses exquises et précieuses, à raison qu’elles contenaient une doctrine céleste, et qu’elles venaient d’un maître si saint. Ils firent aussi le semblable de quelques portraits que des personnes dévotes avaient fait copier sur ce qui avait été tiré à Grenade lors qu’il était en extase. Cette tragédie des lettres fut une très grande perte pour l’ordre, et un des grands profits que le diable tira de ces tourmentes. Car les ayant écrites pour répondre à plusieurs doutes touchants la vie spirituelle; en quoi il communiquait la grande lumière que notre Seigneur lui avait donnée pour ce sujet, et d’autant que souvent on n’en trouve faute, même parmi ceux qui se tiennent pour grands maîtres en ces matières de l’esprit, sans doute qu’on a perdu beaucoup par la perte de ces papiers.

Plusieurs témoins oculaires qui communiquèrent pour lors avec lui, nous donnent une ample connaissance en ses informations de la patience invincible, dont il supporta tous ces orages, et aussi des lettres qu’il écrivit en ce temps, faisant réponse à quelques-unes qu’il recevait sur ce sujet. Car quant à lui il était comblé de joie et de contentement, se voyant méprisé et humilié, vu que c’était ce qu’il avait tant désiré, la joie n’étant autre chose que l’accomplissement du désir, mais il y avait deux choses qui lui ravissaient cette joie dans ces tourmentes. L’une était de savoir les grandes offenses qui se commettaient contre Dieu à cause de cette information, lesquelles, d’autant qu’elles déplaisent à Dieu, à qui il désirait tant d’agréer et de plaire, lui perçait le cœur d’outre en outre. L’autre chose qui l’affligeait était de voir que l’on attribuait toutes ces diligences au Père Nicolas de Jésus Maria Vicaire général qui en était innocent, d’où vient qu’il fit entendre souvent à ses amis que leur premier supérieur n’était pas auteur de cette affaire, ni consentant à ses travaux, et qu’il avait un grand ressentiment de ce qu’on lui attribuait et imputait cela. Et même pour le commissaire il excusait autant que le cas pût admettre des excuses ou défenses, attribuant ces diligences aux décrets de la sa divine majesté qui le permettait ainsi pour ses péchés, et pour la satisfaction d’iceux. Il ne voulait en aucune façon qu’on le blâmât ni qu’on traitât de ces matières, sinon pour persuader et faire voir à tous, que ses défauts étaient en si grand nombre, que bien qu’on n’en dit beaucoup, il ne viendrait jamais à les connaître entièrement, et quelquefois il recevait beaucoup d’ennuis et d’affliction quand il avait fermé le passage, ou arrêté le cours de ces matières, et qu’on renouvelait de semblables propos.

Ses amis lui représentaient pouvaient souffrir la façon dont on parlait de son honneur, et les diligences injurieuses que le commissaire faisait pour rechercher sa vie, et lui persuadaient d’écrire au Père Vicaire sur ce sujet, ou bien qu’il leur permit de recourir à lui pour se plaindre d’un grief et outrage si manifeste, mais il ne leur prêta l’oreille en aucune façon, et ne voulut qu’ils fissent aucune de ces diligences, disposant son esprit à recevoir joyeusement toutes sortes de pénitence qui lui seraient imposés pour ses coulpes, comme il le manda au Père Jean de Sainte Anne, lui faisant réponse à une lettre qu’il lui avait écrite, étant fort affligée de ce qu’on disait, qu’on lui ôterait l’habit, en laquelle il lui tint ce discours. Mon fils, ne vous mettez pas en peine de cela, car ils ne me peuvent ôter la vie, si ce n’est que je sois incorrigible et désobéissant. Or je suis tout prêt de m’amender de toutes mes fautes, et de subir toute sorte de pénitence qu’ils m’imposeront.

Chapitre XXI. Comme cette persécution contre notre bienheureux Père prit fin, et comme l’auteur d’icelle fut puni.

Après que le commissaire eut fait cette information contre notre bienheureux Père en la province de Grenade, avec tant de démonstration de rigueur, il l’envoya au Père Nicolas de Jésus Maria pendant qu’il passait à la province de Séville pour faire l’enquête qui concernait sa commission, et lui fit entendre l’intention qu’il avait eue, s’embarquant à faire une perquisition des défauts du bienheureux Père. Le Père Vicaire général commença d’en faire la lecture, et en ayant lu quelques pages reconnut aussitôt le venin qui y était, en présence du Père Grégoire de Saint-Ange Définiteur et secrétaire du définitoire, et jeta l’information disant : le Père visiteur n’avait pas de charge de s’entremettre de cela, et tout ce qu’il a prétendu rechercher ne se peut trouver au Père Jean de la Croix, puis témoignant un très grand sentiment de tout ce procédé, il dit qu’il trouvait fort mauvais que le commissaire eût voulu décréditer un homme si saint, et qui était comme le fondement et l’exemplaire de la religion, les blâmât la trop grande licence qu’il avait prise de visiter de province, ayant une commission limitée pour une seule affaire, et dans peu de couvents, mais se contentant seulement de ne faire aucun cas de cette information, il ne traita pas de la correction du commissaire, la remettant au chapitre général, où l’on traite des défauts des Définiteurs et de leur correction.

Le Père Nicolas de Jésus Maria mourut devant le chapitre général, et le Père Élie de Saint-Martin qui lui succéda, fit voir à ce commissaire les excès qu’il avait commis en ce voyage, s’entremettant passionnément en ce dont on ne l’avait chargé, et partant on lui en donna une pénitence, bien que non à l’égal de ce qu’il avait mérité, et la sentence cette condamnation fut enregistrée dans le livre des Chapitres, où je l’ai lu. Le Père Élie content de cela fit toutes les diligences possibles pour avoir cette information, et l’ayant trouvée la fit brûler en sa présence, ayant horreur (comme il était juste et raisonnable) de ce qu’en une religion si sainte il se fut rencontré une personne laquelle imitant Cham fils de Noé procurât de déshonorer son Père. Mais comme Dieu a tant de providence de ses serviteurs, et se charge de la vengeance de leurs injures, comme il dit par la bouche de son prophète, il nous voulut faire voir qu’il n’avait pas pas oublié celle qui avait été faite à notre bienheureux Père le temps qu’il en différa le châtiment. Le commissaire susdit fut élu provincial de la province de Grenade en ce chapitre général (qui était ce qu’il avait désiré, et ses amis aussi,) de quoi les enfants et intimes de notre bienheureux Père s’attristèrent grandement, leur semblant qu’au lieu du châtiment et punition qu’ils attendaient de celui qui avait voulu profaner le temple de Dieu, et obscurcir par ses diligences les splendeurs de cette pure et simple âme, il sortait victorieux et comme triomphant au même lieu ou il avait failli. Et ne pouvant témoigner extérieurement l’amertume qu’ils avaient dans le cœur, ils s’affligeaient fort intérieurement, et se plaignaient à Dieu de ce succès, jugeant que c’était autoriser ce qui avait été fait au préjudice du défunt : (car pour lors notre bienheureux Père était mort,) que de récompenser avec honneur et dignité celui qui l’avait persécuté. Le nouveau provincial entra par après en sa province fort content, et se hâtant pour se rendre au centre d’icelle, qui est la ville de Grenade, où ses amis l’attendaient pour lui faire une grande réception, et beaucoup de caresses, il arriva à Alcala la royale distance à huit lieux de Grenade, et donna de là avis du jour qu’il y entrerait. Cette nouvelle fut agréable aux uns et triste pour les autres, particulièrement pour nos religieuses, car ayant été si fidèles témoins du soin que notre bienheureux Père avait pris pour les faire saintes, et les approcher de Dieu, de diligences qu’avait fait le nouveau provincial pour lui ravir son crédit, elles se lamentaient beaucoup de voir que l’on avait récompensé celui qui méritait un châtiment plus rude. Il y avait entre elles une religieuse, ancienne compagne de notre sainte mère Thérèse qui avait été nourrie et élevée de sa main nommée Beatrix de Saint-Michel fort estimée pour sa grande sainteté et fort illuminée de notre Seigneur, laquelle comme plus obligée à notre bienheureux Père à cause des bénéfices qu’elle avait reçus de lui, l’ayant fort aidé par sa doctrine, était celle qui ressentait plus vivement le tort et l’injure qu’on lui avait fait.

Cette religieuse pleurant un jour devant notre Seigneur en l’oraison sur ce sujet, et soumettant à ses profonds jugements la faiblesse et petite capacité des sentiments humains, ne pouvait s’empêcher de s’attrister de l’allégresse et applaudissements dont on devait recevoir comme Père de la province celui qui auparavant à leurs yeux avait persécuté si injustement le Père commun de la congrégation des Déchaussés. Notre Seigneur pour lors lui dit que le nouveau provincial n’entrerait que mort dans Grenade, en punition de cette information qu’il avait faite contre le Père Jean de la Croix. Elle raconta soudain cette révélation à quelques personnes qui avaient une pareille affliction que la sienne, lesquelles bien qu’elles eussent bonne opinion de son esprit, néanmoins en suspendirent leur jugement, sachant qu’il y avait lettre du provincial, par laquelle il avait mandé qu’il entrerait le même jour dans Grenade, mais enfin la révélation se trouva véritable : car entrant dans Alcala la Royalle il fut saisi d’une maladie si violente qu’en peu de jours il finit sa vie, et fut porté mort à Grenade pour y être enterré. Le provincial qui lui succéda examina ce cas, imposant un précepte formel à la même Beatrix de Saint-Michel sur iceluy (dont j’ai vu la réponse,) et la vérité de ce que nous venons de rapporter fut connue par ce qu’elle dit, et ce que les autres religieuses déclarèrent aussi. Par laquelle vérité et les miracles que notre Seigneur fit en grand nombre par le moyen des choses qui avaient touché le corps du saint Père Jean de la Croix, qui lui avait servi dans sa maladie, notre Seigneur a illustré après sa mort l’opinion de saint qu’on avait conçu de lui lors qu’il était au monde.

L’ordre fut si peu satisfait du peu de charité que le prieur d’Úbeda avait exercée envers notre bienheureux Père, que jamais depuis il ne lui donna aucune prélature, et quoi qu’il occupât à la prédication, il ne se servit pas néanmoins des conseils que notre bienheureux Père lui avait donnés, qui était de l’ajuster et accommodé aux lois de sa profession. Au contraire il procura des privilèges hors de l’ordre pour aller prêcher çà et là sans dispense de ses supérieurs, où étant, la mort l’accueillit hors de la compagnie de ses frères, qui est la consolation et le secours que nous sommes venus chercher en la religion. Or les témoins disent aussi que cette mort avec si peu de consolation et le secours, est un châtiment de Dieu à cause de l’affliction qu’il avait donné à notre bienheureux Père, Sa Majesté le privant du secours de ses frères pour n’avoir pas secouru le Père commun de tout l’ordre.

Chapitre XXII. Comme il eut révélation du jour et de l’heure de sa mort, et comme notre Seigneur lui fit part du calice de sa passion, pour comble des grâces qui lui avaient faites.

Notre bienheureux Père ayant demeuré trois mois malades dans le lit souffrant d’une patience indicible et très exemplaire tant d’amertumes et de travaux, notre Seigneur l’en voulant délivrer, et tirer de l’exil pour aller jouir dans le ciel de l’heureuse récompense de ses peines, et de si grands services qu’il lui avait rendus, il le disposa quelques jours auparavant, lui donnant connaissance du jour de sa mort, et aux religieux des conjectures qu’il avait déjà su cette bonne nouvelle. Car au commencement de la semaine qu’il mourut, il avait un grand soin de s’informer combien il y avait de la jusqu’au samedi, et un des jours proches de sa mort le Père Barthélemy de Saint Basile étant avec lui, et d’autres religieux, il leur demanda derechef combien il y avait jusqu’au samedi, et voyant qu’ils ne faisaient pas de compte de cette demande, il ajouta aussitôt, «je le dis parce qu’il m’est venu à présent dans la mémoire le grand bénéfice que Notre-Dame fait en ce jour aux religieux de son ordre, et à ceux qui ont porté son scapulaire, ayant au préalable accompli ce que requiert ce privilège.» Et quoi qu’il voulut dissimuler et cacher le mystère, ceux qui ouïrent ces paroles, et virent l’allégresse dont il les proférait, se doutèrent qu’il savait de bonne part qu’il devait mourir le samedi, et jouir de cette grâce. Ce qu’il fit aussi deux jours devant sa mort, nous insinue cela assez clairement, car gardant soigneusement en un petit sac qui était sous son chevet toutes les lettres qu’il avait reçues pendant sa maladie, de peur qu’on ne les vit, il appela ce jour-là le Père Barthélemy de Saint Basile, et l’ayant prié d’apporter une chandelle allumée il brûla toutes les lettres, comme mettant à l’abri et en assurance ceux qui les avait écrites, à cause du faux bruit qui courait pour lors, que seulement d’être son ami c’était un péché. On sut encore mieux la connaissance qu’il avait du jour et de l’heure de sa mort, au même jour d’icelle, car dès aussitôt que le vendredi fut venu, il eut un grand soin de savoir l’heure qu’il était, et disait de temps en temps qu’il irait cette même nuit chanter Matines dans le ciel, chose qu’il n’eut jamais dite avec tant d’affirmation, étant si retenu et si discret en ses illustrations, s’il n’eut une révélation expresse de l’heure de sa mort, et que de cette infirmité comme de son purgatoire, il s’en irait directement jouir de la gloire du ciel. Un autre indice de ceci, fut que le voyant si bas on lui voulut donner le très Saint sacrement pour viatique plusieurs jours auparavant sa mort, mais il les supplia de ne lui donner que par dévotion, leur disant que lors qu’il serait temps de lui apporter pour viatique il les aviserait : ce qu’il fit quand le temps fut venu, et demanda pareillement celui de l’extrême-onction.

Notre bon Père avait été un vrai portrait de notre Seigneur Jésus-Christ pendant sa vie, où il semble que Sa Majesté ait voulu se figurer, et se représenter plus particulièrement, et ainsi il voulut qu’il fût pareillement son image en sa mort. Car comme notre Seigneur Jésus-Christ pendant sa passion (ce qu’il voulut pour une plus grande démonstration de l’amour qu’il nous portait) souffrit és puissances inférieures de l’âme l’abandonnement et le délaissement de la divinité et la privation des effets de la vision béatifique, dont la partie supérieure jouissait afin de pouvoir sentir la véhémence des douleurs corporelles, et les afflictions de l’esprit très vivement, comme il le donna à entendre par ces paroles douloureuses qu’il dit en la Croix. Mon Père pourquoi m’avez-vous délaissé? De même il voulut que notre bienheureux Père lui fût semblable quant aux douleurs et abandonnements de la mort, l’ayant tant imité en sa vie quant à l’austérité, aux humiliations et au mépris, si bien que quoiqu’il eût tant souffert en tous ces trois mois de sa maladie, si est-ce que tout cela lui était tolérable avec le recours qu’il avait à Dieu, il trouvait la porte ouverte pour sa douce et favorable communication. Mais le dernier jour de sa vie il fut accueilli d’une suite de douleurs spirituelles si sensibles et si véhémentes (outre les corporelles qu’il endurait) accompagnées d’angoisses, d’afflictions, et d’un si grand abandonnement de Dieu, que son corps était comme cloué en une croix, et son esprit tourmenté en une autre, de sorte qu’il semble que notre Seigneur lui ayant communiqué ses vertus en sa vie, lui communiqua aussi ses souffrances et ses peines en sa mort de sa perfection, par une ressemblance est conformité si étroite d’une créature à son créateur.

Et quoi que quand toutes ces maladies il eut toujours caché et dissimulé ses douleurs par une patience si héroïque, si est-ce que celles de cette journée furent si grandes, si violentes, et si intense qu’elles se publiaient d’elles-mêmes, quoiqu’il fit pour les celer et les taire. Le Père Antoine de Jésus son ancien compagnon, qui pour lors était provincial, arriva cette nuit à Ubede, notre Seigneur l’ordonnant ainsi pour la consolation de tous deux. Or quand il entra pour le voir, bien qu’il se réjouit et consola beaucoup d’être avec le malade, si est-ce que notre bienheureux Père était si pressé de douleurs extérieures et intérieures, qu’il ne peut ouvrir la bouche pour lui parler, ni lui faire une démonstration de réjouissance; et de peur que le Père provincial pensant que ce fut manque d’affection, il lui dit ces paroles : mon Père pardonnez-moi si je ne vous parle pas, car je suis consommé de douleur. Le Père croyant qu’il se consolerait de ce propos, lui dit qu’il se réjouit, d’autant que le temps s’approchait auquel il y jouir du loyer et de la récompense des travaux qu’il avait soufferts en sa compagnie au commencement de cette réforme : mais le malade qui ne pouvait souffrir aucune estime de ses vertus, ni entendre aucune louange de ses œuvres, s’efforça de secouer celle-là, débouchant ses oreilles de ses mains lui dit : Votre référence (mon Père) ne me parle d’autre chose que de mes péchés, car je n’en je m’en souviens bien à présent, et vo que je n’ai que les mérites de Jésus-Christ pour la satisfaction d’iceux. Le Père Augustin de Saint-Joseph le vint voir par après, et voyant que les douleurs le serraient de si près, pensant encore le consoler lui dit que ses amertumes et travaux finiraient bientôt, et que notre Seigneur le récompenserait de tout ce qu’il avait fait et enduré pour son amour. Mais par un même effort il chassa et rejeta cette consolation lui disant : Mon Père ne me dites pas cela, car je vous assure que je n’ai fait aucune œuvre qui ne me reprenne à présent. Il sembla au Père provincial que les religieux ne venaient visiter et secourir le malade qu’avec certaine retenue et limites, soit qu’ils le fissent par ce qu’ils jugeaient que le prieur ne le trouvait pas bon ou bien pour d’autres craintes qui couraient alors, et ainsi il dit avec quelque sentiment : Mes Pères je vous prie ouvrez ses portes, afin que non seulement le couvent, mais encore toute la ville voit le grand trésor qu’elle a ici et le reconnaisse.

Chapitre XXIII. De la précieuse mort de notre bienheureux Père Jean de la Croix, et comme il s’y disposa heureusement.

Notre bienheureux Père voyant que l’heure heureuse de son départ s’approchait, commença de se munir des dispositions nécessaires à ce passage. Et bien quand toute sa vie nous eut donné des exemples admirables de douceur et d’humidité, il voulut les renouveler en ce dernier jour. Il demanda ce même soir le Saint sacrement de l’Eucharistie, et le reçut avec grande dévotion et tendreur [tendreté], demandant pardon à tous les religieux du mauvais exemple qui leur avait donné, et par après il envoya supplier le Père prieur, que pour l’amour de notre Seigneur il prit la peine de le venir voir, puis d’une profonde humilité, comme s’il eût été l’offensé, il le pria instamment de lui pardonner l’ennui et l’incommodité qui lui avait donné, et lui demanda que comme pauvre (puisque notre Seigneur les avait tant recommandés) il lui donnât un habit avec lequel on enterrât son corps, et qu’il procurerait envers sa divine majesté qu’elle secourût ce couvent en toutes ses nécessités pour payement des frais qu’on avait faits en sa considération, et qu’il espérât qu’elle lui accorderait cette demande, de quoi il avait déjà signifié quelque chose en un discours qu’il avait tenu un peu auparavant avec le Père sous prieur, touchant la nécessité et pauvreté de cette maison, lui disant que le temps viendrait auquel elle aurait le nécessaire avec abondance, d’où il colligea qu’il en avait déjà prié notre Seigneur, et qu’il avait des arrhes assurées de l’entérinement de sa requête, comme on a reconnu depuis. Car ce monastère ayant été jusqu’alors si pauvre et si nécessiteux qu’on craignait que cette fondation on ne pût passer plus avant. C’est à présent un des meilleurs couvents et des plus accommodés de cette province. Or le Père prieur fut tellement touché de ses paroles et de l’humble affection de notre bienheureux Père qu’il sortit de sa cellule pleurant à chaudes larmes, et comme revenant d’un sommeil léthargique et mortel (car Dieu avait déjà évoqué la licence qu’il avait donnée au diable pour éprouver la patience son serviteur) il connaissait les manquements de piété qu’il avait commis envers ce portrait et exemplaires des vertus, et sans repentait étant déjà affranchi de la mauvaise affection qu’il avait eue contre lui.

Le médecin le vint par après visiter, et connaissant par le mouvement de son pouls qu’il s’en allait au grand pas à la mort, il lui annonça la nouvelle, laquelle il reçut d’une si grande allégresse, et avec un tel contentement que ce congratulant, et se réjouissant en soi-même de ce bonheur, il dit ce verset du prophète roi : Laetatus sum in hic quae dicta sunt mihi, in ddmum Domini ibimus. Le Père François indigne qui se trouve aussi la cette lui demanda si le grand désir qu’il avait de mourir était afin de que ces travaux prissent fin sur quoi le bienheureux Père comme se souriant de ce que l’on donnait une fin si basse à ses souffrances fit réponse, et donna à entendre que le grand désir qu’il avait devoir Dieu lui faisait trouver les heures longues. Or voyant son lit entouré des religieux, avec cet amour paternel qu’il leur avait toujours porté, il les exhorta brièvement avec des paroles amoureuses et efficaces à l’obéissance des supérieurs, et à l’Observance de la règle primitive, puis leur recommanda la charité des uns envers les autres, et les fit ressouvenir que Dieu les avait mis en son Église pour être prédicateur du bon exemple, et imitateurs de la vie apostolique.

Quelques religieux lui demandèrent au gage de l’amour qu’il leur avait porté, il leur donna quelque chose de celles qui avaient servi à son usage; à quoi il répondit :» Devez-vous demander cela à un carme Déchaussé? Ne savez-vous pas que j’ai fait vœu de pauvreté, et que je ne peux disposer d’aucune chose? Avez-vous en révérend Père prieur à qui cela touche s’il vous l’accorde vous emporterez»» quand et quand ma bénédiction.» Son action ordinaire en toute cette journée quand il n’était pas interrompu des allants et venants, était de tenir les yeux fermés et de vaquer à Dieu intérieurement, et de temps en temps il les souffrait et les jetait amoureusement sur un crucifix qu’il avait auprès de soi, comme faisant offre de ses douleurs à ce Seigneur qu’il aimait tant. Sur les huit heures du soir il demanda l’extrême-onction, laquelle il il reçut avec grande dévotion, répondant comme les autres aux oraisons que le prêtre disait. Le Père provincial et quelque religieux anciens voulaient demeurer avec lui, mais il les pria de s’aller reposer y ayant encore assez de temps.

Le Père Barthélemy de Saint Basile qu’il avait assisté en sa maladie et le Père et le frère François qui devait sonner matines matines demeurèrent avec lui. Or un peu après que les autres Pères furent sortis, il prit son crucifix entre les mains, et continuant dans son repos lui baisait les pieds de temps en temps, lui disant quelques paroles amoureuses. Sur les neuf heures du soir il demanda quelle heure il était, et lui ayant été dit, il répondit : Nous irons dire matines au ciel à douze heures. Environ les onze heures il demeura en oraison avec tant de tranquillité que le frère pensant qu’il allât mourir voulut aller faire le signe accoutumé pour assembler la communauté lorsqu’il faut faire la recommandation de l’âme, et l’ayant entendu il lui dit : Quoi les voulez-vous troubler, ne voyez-vous pas qu’il n’est pas encore temps? Rapportant cela à ce qu’il avait dit auparavant, à savoir qu’il devait mourir à l’heure de matines.

Une heure devant que de mourir il montra une force et vigueur extraordinaire comme signifiant que ses peines intérieures avaient cessé, lesquelles avaient tenu les actions extérieures comme empêchées, et faisant assez paraître que notre Seigneur l’assistait ouvertement et suavement s’étant auparavant absenté de lui. Puis prenant la corde qui pendait sur son lit il se mit en son séant lui tout seul, encore que tous les autres fois il eût besoin d’aide, et d’un visage joyeux supplia les religieux et d’autres personnes dévotes qui étaient là (ayant su que c’était leur de sa mort) de réciter quelque psaume en la louange de notre Seigneur, et lui ayant été répondu qu’il commençât, il dit le Miserere mei Deus, et continuèrent ainsi alternativement, les assistants disant un verset, et le malade un autre, ayant toujours le visage joyeux et serein, baisant de temps en temps les pieds du crucifix qu’il tenait entre ses mains. Après avoir dit quelques psaumes, il les pria de lui réciter quelque chose du livre des cantiques dont il était fort dévot à cause des matières mystiques et des retours savoureux entre Dieu et les âmes qui y sont contenus; ils lui en lirent un chapitre dont il témoigna une particulière consolation.

Il avait un grand soin de temps en temps quelle heure il était, et lui ayant été dit qu’il était onze heures e demie, il pria qu’on appelât la communauté. Le Père provincial vint aussitôt avec tous les religieux, et dit au malade que tous désiraient qu’il leur donnât sa bénédiction, et que lorsqu’il se verrait devant Dieu, il les recommandât à sa divine majesté. Il répondit à cela, qu’il s’offrait de les recommander à Dieu, mais pour ce qui était de la bénédiction que c’était son office de la donner comme prélat et Père de toute cette province. Sur quoi les religieux faisant instance et le Père provincial lui ayant enjoint, il leva la main du côté des religieux, et faisant le signe de la Croix sur eux, leur donna la bénédiction avec un grand amour. Les religieux ensuite commencèrent à faire la recommandation de l’âme, et à quelque peu de temps de là, le malade dit au Père Alphonse de la mère de Dieu qui la faisait : Mon Père ne vous lassez point, mais continuez à me recommander à Dieu, j’ai besoin qu’on me laisse un peu en repos. Après lui avoir dit cela, il joignit les mains serrant le crucifix qu’il tenait et ferma les yeux comme une personne qui demeure en oraison.

Peu de temps après, l’horloge sonna douze heures, et le frère François qui veillait à cette heure pour sonner matines, sortit promptement pour aller à la cloche, le malade entendant sonner ouvrit les yeux, et demanda pourquoi l’on sonnait, et lui ayant été répondu que c’était pour aller à matines, il dit : Gloire à Dieu. Puis jetant ses yeux sur tous les assistants comme prenant congé d’eux, il mit sa bouche sur les pieds du crucifix disant ce verset du prophète roi : In manus tuas Domine commendo spiritum meum. Et mourut au même instant comme s’il fut entré dans un doux et agréable sommeil, s’accomplissant en lui ce qu’il a laissé dans un de ses livres, que la mort de ceux qui sont transformés en Dieu n’est pas rigoureuse et amère, mais douce et savoureuse. Cela arriva si promptement que le frère sonnant encore le premier coup de matines (comme il le dit en sa déclaration) on lui vint dire qu’il sonnât à la fin pour un défunt, d’autant que le saint Père Jean de la Croix était décédé, ce qu’il fit. Il mourut à la première heure du samedi le 14 de décembre l’an 1591. Son visage demeura très beau et revêtu d’une blancheur semblable à une splendeur, étant auparavant un peu brun et basané. Ce que les témoins oculaires ont rapporté en leurs déclarations pour une des choses remarquables qui advinrent en sa mort. Et au lieu de donner de l’horreur, comme ont de coutume de faire les autres morts, il donnait de la consolation à ceux qui le regardaient, et l’accompagnaient. Il mourut âgé de 56 [49] ans dont il en avait employé la plus grande partie en religion donnant toujours un très bon exemple à un chacun par sa piété et ses grandes vertus. Bref comme toute sa vie n’avait été qu’une oraison continuelle et communication avec Dieu il rendit aussi son esprit en cette même oraison et quiétude.

Aussitôt qu’il eut rendu son âme à Dieu tous ceux qui se trouvèrent là présents, religieux et séculiers, lui vinrent baiser les pieds et les mains comme à un corps saint, et chacun prenait ce qu’il pouvait attraper de ses habits et des bandes et linges qui avaient servi à ses plaies, jusqu’à prendre pour relique la corde qui pendait sur son lit dont il se servait pour se retourner, et d’autres lui coupaient les cheveux de la couronne. Le Père prieur ramassa quelque chose dont le Père avait eu l’usage pour le diviser et distribuer entre ses amis, et donna sa ceinture à Madame Claire de Benavides pour l’assistance particulière qu’elle lui avait rendue, par laquelle puis après notre Seigneur fit quantité de miracles, et à don Barthélemy d’Ortega son mari il lui donna son bréviaire, lesquels présents furent reçus de ces personnes avec grande estime et vénération, et les conservent encore aujourd’hui avec le même honneur et révérence.





TABLE DES MATIERES


Table des matières

LE NUAGE D’INCONNAISSANCE 5

« Sur le Nuage » (Lilian Silburn) 5

Commence ici un livre de Contemplation nommé LE NUAGE D’INCONNAISSANCE en lequel l’Âme est unie à Dieu. 9

COMMENCE ICI LA PRIÈRE DU PROLOGUE 9

COMMENCE ICI LE PROLOGUE 9

CHAPITRE PREMIER Des quatre degrés dans la vie du chrétien ; et comment les parcourt la vocation que dit ce livre. 11

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DEUXIÈME Courte exhortation à l’humilité et à l’accomplissement de l’œuvre que ce livre dit. 12

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TROISIÈME Comment doit être entreprise l’œuvre que dit ce livre, et de sa précellence sur toutes autres. 13

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUATRIÈME De la brièveté de cette œuvre, et comment on n’y peut parvenir par curiosité d’esprit ni imagination. 14

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUIÈME Que dans le temps de cette œuvre, toutes les créatures qui jamais ont été, sont maintenant ou seront, et toutes les œuvres de ces mêmes créatures, doivent être cachées sous le nuage d’oubli. 18

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SIXIÈME Courte considération de l’œuvre dont s’agit, tirée d’une question. 19

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SEPTIÈME Comment l’homme se gardera, dans cette œuvre, entre toute pensée, et particulièrement contre celles issues de la curiosité et astuce de l’esprit naturel. 19

COMMENCE ICI LE CHAPITRE HUITIÈME Un bon éclaircissement de certains doutes qui peuvent survenir en cette œuvre, tiré d’une question, par la réfutation de la propre curiosité et astuce de l’esprit humain naturel, et par la distinction des degrés et parties entre la vie active et la contemplative. 21

COMMENCE ICI LE CHAPITRE NEUVIÈME Qu’en le temps de cette œuvre, le souvenir de la créature la plus sainte qu’ait jamais faite Dieu est plus nuisible que profitable. 24

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DIXIÈME Comment un homme connaîtra que sa pensée n’est point péché ; ou si elle l’est, quand c’est péché mortel et quand, véniel. 25

COMMENCE ICI LE CHAPITRE ONZIÈME Qu’un homme devrait peser toute pensée et mouvement intérieur, quels qu’ils soient, et toujours se garder de l’indifférence quant au péché véniel. 27

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DOUZIÈME Que par l’efficace et vertu de cette œuvre non seulement le péché est détruit, mais aussi les vertus suscitées. 27

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TREIZIÈME Ce qu’en elle-même est l’humilité ; et quand parfaite elle est, et quand imparfaite elle est. 28

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUATORZIÈME Que sans venir d’abord à l’humilité imparfaite, il est impossible à un pécheur de parvenir en cette vie à la vertu parfaite d’humilité. 30

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUINZIÈME Une courte démonstration contre leur erreur : ceux qui disent qu’il n’est plus parfaite cause à l’humilité, que la connaissance par un homme de sa propre misère. 31

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SEIZIÈME Que par la vertu de cette œuvre, un pécheur sincèrement tourné et appelé à la contemplation parvient plus vite à perfection que par aucune autre œuvre ; et que par elle, il peut plus tôt avoir de Dieu le pardon de ses péchés. 32

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DIX-SEPTIÈME Que le vrai contemplatif n’a point envie de se mêler de vie active, ni d’aucune chose faite ou dite de lui, ni non plus de répondre à ses accusateurs pour s’excuser. 34

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DIX-HUITIÈME Comment et jusqu’à ce jour tous les actifs se plaignent des contemplatifs, ainsi que Marthe, de Marie. De laquelle plainte l’ignorance est cause. 35

COMMENCE ICI LE CHAPITRE DIX-NEUVIÈME Courte excuse de qui a fait ce livre, enseignant combien par tout contemplatif seront excusés pleinement tous les actifs de leurs actions et paroles de reproche. 35

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGTIÈME Comment Dieu le Tout-Puissant veut et a grâce de répondre pour ceux-là tous qui n’ont aucun désir, afin de s’excuser eux-mêmes, de quitter leur affaire qui est l’amour de Dieu. 36

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET UNIÈME L’exacte interprétation de cette parole de l’Évangile : « Marie a choisi la part la meilleure ». 38

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET DEUXIÈME Du merveilleux amour que le Christ eut pour Marie, et en sa personne, de tous les pécheurs sincèrement tournés et appelés à la grâce de la contemplation. 39

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET TROISIÈME Que Dieu répondra de tous et tous pourvoira, en esprit, ceux qui tout occupés de Son amour ne répondent ni se pourvoient pour eux-mêmes. 40

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET QUATRIÈME Ce qu’en elle-même est la charité ; et comment elle est véritablement et parfaitement contenue dans l’œuvre que dit ce livre. 41

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET CINQUIÈME Qu’en le temps de cette œuvre, une âme parfaite ne donne aucune considération plus particulière à quiconque en cette vie. 42

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET SIXIÈME Que sans une grâce toute spéciale, ou un long emploi de la grâce commune, l’œuvre que dit ce livre est tout à fait laborieuse ; et dans cette œuvre, quelle est l’œuvre de l’âme assistée de la grâce, et quelle est l’œuvre de Dieu seul. 44

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET SEPTIÈME Qui œuvrera en l’œuvre de grâce que dit ce livre. 45

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET HUITIÈME Qu’un homme ne saurait prétendre travailler à cette œuvre devant que d’être légitimement en sa conscience purifié de toutes ses actions particulières de péché. 45

COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET NEUVIÈME Qu’un homme doit habiter fidèlement en le travail de cette œuvre, en supporter la peine et la souffrance, et ne juger personne. 46

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTIÈME À qui reviendrait de blâmer et condamner les défauts d’autrui. 47

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME Comment un homme aura, au commencement de cette œuvre, à se garder contre toute pensée et appel du péché. 47

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET DEUXIÈME De deux expédients spirituels, lesquels seront utiles au nouveau et commençant spirituel en l’œuvre que dit ce livre. 47

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET TROISIÈME Que par cette œuvre une âme est purifiée tout ensemble de ses péchés particuliers et de la peine de ceux-ci ; et que pourtant il n’y a pas de parfait repos en cette vie. 48

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET QUATRIÈME Que Dieu donne cette grâce non par des voies, mais librement, et qu’on n’y saurait parvenir par aucune voie. 49

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET CINQUIÈME De trois voies auxquelles doit s’employer un apprenti contemplatif : lecture, pensée et prière. 51

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET SIXIÈME De la méditation de ceux qui sont au continuel travail de l’œuvre que dit ce livre. 52

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET SEPTIÈME Des prières particulières de ceux qui sont au continuel travail de l’œuvre que dit ce livre. 53

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET HUITIÈME Comment et pourquoi cette courte prière perce le ciel. 54

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET NEUVIÈME Comment priera un parfait ouvrier de l’œuvre, et ce qu’est en elle-même la prière ; et si quelqu’un prie avec des mots, quels mots s’accordent le mieux au propre de la prière. 55

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTIÈME Qu’en le temps de cette œuvre, l’âme ne donne aucune attention ni considération particulière à aucun vice en soi-même et aucune vertu en soi-même. 56

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET UNIÈME Qu’en toutes œuvres dessous celle-ci, il faut que les hommes gardent discrétion ; mais en celle-ci, aucune. 57

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET DEUXIÈME Qu’à ne mettre aucune discrétion en celle-ci, les hommes auront la discrétion en toutes les autres choses ; et autrement jamais. 58

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET TROISIÈME Qu’il faut absolument que l’homme perde toute idée et tout sentiment de son être propre, si la perfection de cette œuvre doit réellement être touchée par l’âme en cette vie. 59

COMMENCE ICI LE CHAPITREQUARANTE ET QUATRIÈME Comment une âme se disposera pour sa part, afin de détruire toute connaissance et sentiment de son être propre. 60

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET CINQUIÈME Un bon éclaircissement de quelques et certaines illusions et erreurs qui peuvent survenir en cette œuvre. 61

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET SIXIÈME Un bon enseignement comment l’homme doit fuir ces illusions, et comment il doit œuvrer plus par une inclination de l’esprit que par les violences et la rudesse faites au corps. 63

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET SEPTIÈME Un léger enseignement de cette œuvre en la pureté du cœur, déclarant comment il est qu’une âme montrera son désir à Dieu d’une manière, et vous au contraire d’une autre manière aux hommes. 63

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET HUITIÈME Comment Dieu veut être servi à la fois par le corps et par l’âme, et comment il récompense les hommes en l’un et l’autre ; et comment il faut, pour les hommes, connaître quand sont bonnes, et quand mauvaises, toutes ces harmonies et autres suavités qui tombent en le corps au moment de la prière. 65

COMMENCE ICI LE CHAPITRE QUARANTE ET NEUVIÈME L’essence et substance de toute perfection n’est rien autre qu’une bonne volonté ; et comment toutes ces délices et harmonies et autres consolations que l’on peut avoir en cette vie, ne sont rien que guère des accidents. 67

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTIÈME Quel est le chaste amour ; et comment en de certaines créatures telles consolations sensibles ne sont que rarement, et en d’autres, très fréquentes. 67

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET UNIÈME Que les hommes doivent avoir grande attention et prudence, afin de ne comprendre corporellement une chose dite spirituellement ; et qu’il est particulièrement bon d’être attentif et prudent à ces deux mots : « dedans » et « en haut ». 68

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET DEUXIÈME Que ces jeunes présomptueux disciples entendent mal et se méprennent à ce mot « dedans », et des illusions et erreurs qui s’ensuivent. 70

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET TROISIÈME De diverses pratiques incongrues que suivent ceux qui quittent l’œuvre que dit ce livre. 70

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET QUATRIÈME Comment est-il que par la vertu de cette œuvre, un homme est gouverné en la pleine sagesse, et devient parfaitement décent tant de corps que d’âme. 72

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET CINQUIÈME Comment sont dans l’illusion ceux-là qui, suivant l’ardeur de leur esprit, jugent et condamnent sans discrétion quelqu’un d’autre. 73

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET SIXIÈME De la déception de ceux qui suivent plus la curiosité de l’intelligence naturelle, et plus l’enseignement appris à l’école des hommes, que la doctrine commune et le conseil de la sainte Église. 75

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET SEPTIÈME Comment tels jeunes présomptueux disciples entendent mal et se méprennent à ce mot « en haut », et des illusions et erreurs qui s’ensuivent. 76

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET HUITIÈME Qu’un homme ne doit prendre son exemple à saint Martin ou saint Étienne, pour tendre en haut son imagination corporelle pendant le temps de la prière. 77

COMMENCE ICI LE CHAPITRE CINQUANTE ET NEUVIÈME Qu’un homme ne doit pas prendre exemple à l’ascension corporelle du Christ, pour tendre en haut son imagination corporelle pendant le temps de la prière : et que temps, lieu et corps, tous trois sont à oublier en toute œuvre spirituelle. 79

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTIÈME Que la grand-route et la plus immédiate du ciel est parcourue par les désirs, et non par les pas de la marche. 80

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME Que toute chose corporelle est sujette et obéit à la spirituelle, par laquelle elle est commandée en le cours naturel, et non point le contraire. 81

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET DEUXIÈME Comment un homme doit connaître quand son œuvre spirituelle est au-dessous de lui ou sans lui, et quand elle est avec lui ou en lui, et quand elle est au-dessus de lui et sous son Dieu. corps, néanmoins ils sont au-dessous de ton âme. 82

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET TROISIÈME Des pouvoirs et facultés de l’âme en général, et comment la mémoire en particulier est une principale puissance, laquelle contient en elle toutes les autres facultés et toutes les choses en lesquelles elles œuvrent. 83

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET QUATRIÈME Des deux autres facultés principales : la Raison et la Volonté ; et de l’œuvre de celles-ci avant le péché, et après. 84

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET CINQUIÈME Du premier des pouvoirs secondaires, de son nom l’Imagination ; et des œuvres et de l’obéissance de celle-ci à la Raison, avant le péché et après. 85

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET SIXIÈME De l’autre pouvoir secondaire, de son nom la Sensibilité ; et des œuvres et de l’obéissance de celle-ci à la Volonté, avant le péché et après. 86

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET SEPTIÈME Que qui ne connaît point les facultés d’une âme et la manière de leurs opérations, facilement peut être trompé en la compréhension des paroles spirituelles et des opérations spirituelles ; et comment une âme est faite un Dieu en grâce. 86

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET HUITIÈME Que corporellement nulle part, est partout spirituellement ; et comment l’homme du dehors appelle néant l’œuvre que dit ce livre. 88

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET NEUVIÈME Comment il est que l’affection d’un homme est merveilleusement changée en sentiment spirituel en ce rien, quand il est conçu nulle part. 89

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET DIXIÈME Que par le dépassement et la cessation de nos sens corporels, nous commençons à venir plus promptement à la connaissance des choses spirituelles ; comme par le dépassement et la cessation de nos sens spirituels, nous commençons à venir plus promptement à la connaissance de Dieu, autant qu’il est possible, par grâce, ici-bas. 90

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET ONZIÈME Que certains ne sauraient parvenir à avoir expérience de la perfection de cette œuvre autrement qu’en un temps d’extase, et que d’autres la peuvent avoir quand ils veulent en le commun état de l’âme humaine. 91

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET DOUZIÈME Qu’un ouvrier en cette œuvre ne doit ni juger ni penser du travail d’un autre en cette œuvre, selon son propre sentiment intérieur. 92

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET TREIZIÈME Comment, à l’image de Moïse, de Béséléel et d’Aaron qui s’occupèrent de l’Arche du Testament, nous avons trois manières de perfection en cette grâce de la contemplation, laquelle grâce est figurée par cette Arche. 93

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET QUATORZIÈME Comment il est que le contenu de ce livre, jamais plus ne le lira ou entendra lire, n’en parlera ou entendra parler une âme disposée à cette œuvre, sans éprouver un véritable sentiment de sa convenance et de son efficacité ; et la réitération de l’admonition écrite en le prologue. 94

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SOIXANTE ET QUINZIÈME De quelques signes assurés auxquels un homme peut éprouver s’il est appelé de Dieu à œuvrer en cette œuvre. 95

Hugues de BALMA 97

Théologie mystique 97

DE VIA VNITIVA/LA VOIE UNITIVE 97

Prologue et plan 97

Voie unitive, Sagesse des chrétiens 97

Sagesse unitive, théologie mystique 98

La sagesse dispose l’esprit par rapport à Dieu en soi 98

Par rapport à Dieu créateur 99

En soumettant le corps 100

Par rapport au Verbe incarné. 100

Par rapport aux bienheureux 101

Par un effort constant 101

Par rapport à soi-même 103

La sagesse confirme la foi 103

La sagesse fortifie l’espérance 104

La sagesse enflamme la charité 105

La sagesse établit l’esprit au-dessus de toute spéculation 105

La sagesse dispose l’esprit par rapport au corps 106

Par rapport aux choses du monde 106

Par rapport aux ennemis 107

Par rapport à la force 107

Par rapport à la tempérance 108

Par rapport à la justice envers Dieu 108

Par rapport à la justice envers soi-même 108

Par rapport à la justice envers le prochain 109

Par rapport au mérite 109

Prière 110

Approche de Dieu et illumination 110

Intention de l’auteur 111

Persuasions 112

Cinq raisons de désirer 112

Raison tirée des actes mondains et déraisonnables 112

Raisons tirées de la perfection des puissances, 114

Des animaux, 114

Des végétaux, 115

Des êtres inanimés, 117

Des êtres raisonnables 118

Liberté 118

Indépendance 118

Rassasiement 119

Vérité 120

Raison tirée du progrès de l’esprit 121

La sagesse unitive 122

Élévation par ignorance 123

Triple connaissance 123

Connaissance de Dieu, connue par ignorance 124

Ce qu’il faut abandonner 125

Abandonner les sens et les opérations intellectuelles 125

Abandonner les objets sensibles et intelligibles 126

Abandonner les existants et les non-existants 128

Élévation unitive par ignorance 130

Ignorance de l’ignorance 130

Perfection de la sagesse unitive 132

[omission de la fin § 107 à § 115 ainsi que de la « Question difficile » §1 à §49] 133

JULIENNE DE NORWICH 135

Version brève des Seize Révélations de l’Amour divin 135

I LES TROIS DÉSIRS DE JULIENNE 135

II MALADIE ET DERNIERS SACREMENTS 136

III RÉCONFORT CONTRE LA TENTATION 138

IV DIEU : IL NOUS CRÉE, NOUS AIME, NOUS GARDE. 139

V DIEU EST TOUT CE QU’IL Y A DE BON 140

VI CONTEMPLER JÉSUS QUI EST NOTRE MAÎTRE À TOUS 141

VII TOUS NOUS SOMMES UN DANS L’AMOUR 143

VIII TOUT CE QUI EST FAIT EST BIEN FAIT 144

IX DIEU NOUS PROTEGE TOUJOURS PAREILLEMENT DANS LA CONSOLATION ET LA DÉSOLATION 145

X QUELQUE CHOSE DE LA PASSION 147

XI L’AMOUR FUT SANS COMMENCEMENT 149

XII SI JE POUVAIS SOUFFRIR PLUS ENCORE PLUS ENCORE JE SOUFFRIRAIS 150

XIII VOIS, COMBIEN JE T’AI AIMÉE ! 151

XIV IL NE FAUT NOUS RÉJOUIR QU’EN NOTRE BIENHEUREUX SAUVEUR, JÉSUS. 154

XV DIEU A PITIÉ ET COMPASSION DE NOUS 155

XVI UN RÉCONFORT CONTRE LE PÉCHÉ 157

XVII JE TE GARDE EN TOUTE SÉCURITÉ 157

XVIII TOUTES CHOSES SONT BONNES EXCEPTÉ LE PÉCHÉ 159

XIX SUR LA PRIÈRE 160

XX TU SERAS COMBLÉE DE JOIE ET DE BÉATITUDE 162

XXI MISÉRABLE QUE JE SUIS ! 164

XXII EN NOUS IL A SA DEMEURE LA PLUS INTIME 165

XXIII TOUJOURS IL ASPIRE A POSSÉDER NOTRE AMOUR 167

XXIV L’AMOUR CHANGE POUR NOUS EN DOUCEUR LA PUISSANCE ET LA SAGESSE 169

XXV À JAMAIS DIEU VEUT QUE NOUS SOYONS PLEINS D’ASSURANCE DANS L’AMOUR 170

CATHERINE DE GÊNES 173

Livre de la Vie admirable de la Bienheureuse Catherine de Gênes (choix) 173

CHAPITRE PREMIER 173

CHAPITRE X 184

CHAPITRE XX 197

CHAPITRE XXX 206

CHAPITRE XL 215

CHAPITRE L 228

Traité du purgatoire 231

LA PERLE ÉVANGÉLIQUE 239

LIVRE PREMIER Du noble et excellent principe duquel nous sommes originellement sortis, et auquel par les mérites de Jésus-Christ notre Sauveur et Rédempteur, nous devons retourner. 240

CHAPITRE I 240

CHAPITRE III De l’origine, justice et chute de l’homme. 241

CHAPITRE IV De notre réparation et restauration en notre premier état, par le moyen du fils de Dieu. 244

CHAPITRE V De la triple union en laquelle la vie superessentielle, illuminative et active sont parfaites. 246

CHAPITRE VI De l’ornement de ces trois parties. 248

CHAPITRE VIII Comment nous devons connaître Dieu en nous-mêmes. 249

CHAPITRE XI Comment Dieu est dedans nous. 249

CHAPITRE XVI Cinquièmement, en quoi elles doivent persister et demeurer toujours. 252

CHAPITRE XVIII Comment nous devons parfaitement mourir à nous-mêmes, et vivre à Dieu seul. 253

CHAPITRE XIX Comment l’âme cherche son aimé ès quatre éléments, lequel elle trouve dedans soi-même. 255

CHAPITRE XX Comment Dieu est dedans nous, et comment nous sommes faits à son image. 257

CHAPITRE XXII Comment le Soleil divin attire à soi toutes les facultés ou puissances de l’âme, et les illumine de la lumière céleste. 259

CHAPITRE XXV Aucunes très-belles instructions et enseignements touchant les trois vertus théologales, c’est à savoir, Foi, l’Espérance, et Charité : et premièrement de quatre sortes de foi que nous devons avoir en notre âme. 262

CHAPITRE XXXIII Comme nous devons profiter en l’amour. 266

CHAPITRE XXXVII Qu’en notre infirmité nous ne devons point nous troubler. 267

CHAPITRE XL L’abnégation, la souffrance, et le néant doivent être tout notre exercice. 271

CHAPITRE XLIV En quelle manière nous nous devons unir avec Dieu, quand nous voulons prier pour notre prochain. 274

CHAPITRE L De quelle sorte l’âme se doit comporter lors de la visitation divine, et comment elle ne doit chercher aucune délectation extérieure ni intérieure. 277

CHAPITRE LV Des huit béatitudes qu’il faut exercer en l’esprit. 281

SECOND LIVRE DE LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE 287

CHAPITRE I Dialogue de l’âme seule avec Dieu seul. 287

CHAPITRE XVII Le troisième escalier, qui est l’esprit joyeux de notre Seigneur Jésus-Christ. 292

CHAPITRE XX Comment le sommet et plus haut de cet escalier se joint au Ciel, et comment le Ciel même est en notre âme. 295

CHAPITRE XXXIII Comment tels hommes sont doués de Dieu. 296

CHAPITRE XXXIV Comment nous devons monter et descendre en cette échelle. 300

LIVRE TROISIÈME de LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE 301

CHAPITRE IV Comme nous devons intérieurement et extérieurement suivre notre Seigneur, et être transformés en lui. 301

CHAPITRE XVI Combien grandes richesses l’âme mortifiée expérimente. 302

CHAPITRE XVII De la croix des amis de Dieu. 304

CHAPITRE XXX Comme intérieurement nous devons parler à notre Seigneur, afin que nous puissions le connaître. 307

CHAPITRE XXXI Interne union avec Dieu 308

CHAPITRE XXXII Exercice d’union de notre cœur avec Dieu. 310

CHAPITRE XXXIX Comme nous devons adorer Dieu en esprit, et intérieurement exercer la Passion de notre Seigneur. 311

CHAPITRE LVII Oraison sur cette triple vie. 313

CHAPITRE LXV Du fruit de cet exercice. 315

LIVRE QUATRIÈME DE LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE. 316

CHAPITRE XI Comment quelqu’un réconcilié à Dieu par la voie purgative, et cuit et mortifié par la voie illuminative, peut sûrement monter par la voie unitive. 316

CHAPITRE XIII Oraison qu’il faut faire et prononcer plus de cœur que de bouche, pour l’amoureuse union avec Dieu. 321

JEAN DE LA CROIX 327

La vive flamme d'amovr ( Strophe première de la main de Cyprien) 329

qui traittent de la plus intime vnion & transformation de l'Ame en Dieu. , 329

PROLOGVE DE L'AVTHEVR. 330

CANTIQVE QVE CHANTE l'Ame en l'intime vnion auec Dieu. 332

EXPLICATION DV I. COVPLET, 333

Traduction de la Mère Marie du Saint-Sacrement 349

Avant-Propos à la seconde Vive Flamme d’amour [Marie du S.-S.] 349

Poème de saint Jean de la Croix 355

Chant de l’Âme dans son intime Union avec Dieu 356

La seconde Vive Flamme d’amour 357

PROLOGUE 357

STROPHE 1 359

STROPHE II 381

STROPHE III 402

STROPHE IV 443

JOSEPH DE  JESUS-MARIA [QUIROGA] témoigne sur JEAN DE LA CROIX 453

L’emprisonnement à Tolède 453

LIVRE SECOND, CHAPITRES 1 à 10 453

Chapitre premier de quelque succès advenu en ce temps entre les deux congrégations de l’ordre de Notre-Dame du mont Carmel, lesquels menaçaient notre bon Père. 453

Chapitre II. D’une assemblée que firent les Pères Carmes Déchaussez en ce temps, pour obvier au dommage qui les menaçait; et y traitèrent encore dautres choses qui concernaient le bien de lOrdre. 456

Chapitre III. Comme les Pères de l’Observance emprisonnèrent notre bon Père à Avila, pour l’amener à Tolède. 461

Chapitre IV. Les diligences que l’on fit à Tolède vers notre bienheureux Père Jean de la Croix afin qu’il prît l’habit des mitigés, et comme ils l’emprisonnèrent et le tourmentèrent pour n’avoir voulu acquiescer à leur volonté. 464

Chapitre V. De quelques travaux qu’il souffrit en la prison, et avec quelle patience il les supportait. 467

Chapitre VI. Comme notre Seigneur fortifia sa patience ès travaux de la prison par quelques consolations spirituelles des plus extraordinaires. 471

Chapitre VII. De quelques visites très favorables et autres grâces singulières que notre Seigneur et la Sainte Vierge lui firent en la prison. 475

Chapitre VIII. Comme il commença ses livres mystiques en la prison, suivant la connaissance expérimentale qu’il tirait des effets que Dieu opérait en son âme. 479

Chapitre IX. Comme la très Sainte Vierge commanda au bienheureux Père Jean de la Croix de sortir de la prison, et lui en enseigna le moyen. 482

Chapitre X. De la sortie de prison de notre bienheureux Père Jean de la Croix, et combien elle fut miraculeuse. 485

Chapitre XI. Des choses les plus remarquables qui lui advinrent à Tolède, depuis sa sortie, jusqu’à son arrivée au couvent d’Almodovar. 489

La maladie et l’agonie 491

LIVRE TROISIÈME, CHAPITRES 15 A 23 491

Chapitre XV. D’une persécution domestique qui s’éleva contre notre bienheureux Père, comme il tomba malade dans ce désert, et fut menée à Ubede pour y être pansé. 491

Chapitre XVI. Comme son mal s’accrut à Ubede, et la grande joie, et patience héroïque dont il le supportait. 495

Chapitre XVII. Auquel sont déduits d’autres grands travaux que notre bienheureux Père souffrit de la part de celui qui gouvernait le couvent. 498

Chapitre XVIII. De l’aimable providence dont notre Seigneur secourut notre bienheureux Père en sa maladie, et en ses travaux. 502

Chapitre XIX. Comme le diable enflamma de nouveau la persécution domestique entre notre bienheureux Père, procurant d’obscurcir l’éclat de ses vertus. 506

Chapitre XX. En qu’elle affliction et détresse cette persécution réduisit ceux qui était affectionné à notre bienheureux Père, et la joyeuse patience dont il la supportait. 511

Chapitre XXI. Comme cette persécution contre notre bienheureux Père prit fin, et comme l’auteur d’icelle fut puni. 513

Chapitre XXII. Comme il eut révélation du jour et de l’heure de sa mort, et comme notre Seigneur lui fit part du calice de sa passion, pour comble des grâces qui lui avaient faites. 516

Chapitre XXIII. De la précieuse mort de notre bienheureux Père Jean de la Croix, et comme il s’y disposa heureusement. 518

TABLE DES MATIERES 523

Fin 532





Fin



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1 Fin du manuscrit de L.S.

2 Le Nuage d’Inconnaissance, Traduction par Armel Guerne, Cahiers du Sud, Documents spirituels 6, 1953.

3 C’est presque en propres termes l’Oraison de la Messe Votive du Saint-Esprit (Ad postulandam graciam Spiritus Sancti) : Deus, cui omne cor patet, et omnis voluntas loquitur, et quem nullum latet secretum : purifica per infusionem Sancti Spiritus cogitationes cordis nostri ; ut te perfecte diligere, et digne laudare mereamur. (N. d. T.)

4 Hugues de Balma, Théologie mystique I & II, « Sources chrétiennes » n° 408 & 409, 1995 & 1996, Les éditions du Cerf, Paris. — Ici je reprends le tome II LA VOIE UNITIVE. (Elle est précédée au tome I des Voies PURGATIVE et ILLUMINATIVE).

5Des titres gras précèdent chaque paragraphe numéroté traduits. Ces résumés ne figurent pas dans le texte latin. Outils intellectuels qui rompent la progression contemplative. Ils figurent ici en caractères maigres. Je n’ai pas gardé les notes érudites renvoyant aux auteurs du temps, etc.

6 Tout ces développements sont à prendre comme expérimentaux et non comme l’exposition de quelque philosophie même si cette dernière en permet l’expression.

7 Une expérience forte en « plongée » qui ne peut provenir de nos facultés. Sa mémoire traversera les années.

8Cassien

9 Introduction et édition par Sr. A.M. REYNOLDS, C.P.

Traduit de l’anglais, Bellefontaine, 1977.

10Chapitre précédent : « … je vis, tout à coup, le sang vermeil couler goutte à goutte de sous la couronne d’épines, tout chaud, frais, abondant, et comme vivant, exactement comme il était, me semblait-il, au moment où l’on enfonça la couronne d’épines sur Sa bienheureuse tête, exactement ainsi que Lui, à la fois Dieu et homme, l’avait souffert pour moi. Je saisis vraiment et avec force que c’était Lui-même qui me montrait cela sans aucun intermédiaire, et je dis alors : Benedicite! Dominus. Je le dis avec révérence, d’une voix forte. J’étais tellement étonnée du prodige et de la merveille qui m’arrivaient…»

11 Je ne titre pas les chapitres, mais utilise « […] » pour les sauts entre et surtout dans les chapitres que l’on ne trouvera pas listés en table des matières. (Pour la Perle évangélique j’opère à l’inverse, titrant les chapitres car ils résument leurs contenus, mais omettant des « […] » qui n’apparaitraient qu’entre chapitres, ces derniers livrés intégralement.

12JACOPONE chantait dans la Laude citée ci-après :

Je vis, moi et non moi,

Mon être et non mon être.

13JACOPONE DE TODI, Laude 60:

Là où le Christ est greffé,

Tout l’ancien est décapité.

L’un dans l’autre est transformé

En merveilleuse unité.

141. JACOPONE DE TODI, Laude 81, fin.

Le cœur et la langue crient :

Amour! amour! amour!

À qui tait sa douceur

que lui crève le cœur.

Et je crois que crèverait

le cœur qui te goûte

S’il ne criait : Amour;

il en serait brûlé.

15Il n’est pas fait ici mention de la conversion de Julien; elle eut lieu en 1476, trois ans après celle de Catherine.

    16 Voici un lien pour accéder sur Google books à l’édition première publiée en 1641. J’utilise mon exemplaire augmenté [car doublé en volume par les contributions de Louis de Sainte Therese et de l’excellent Nicolas de Jésus Maria] daté de 1665. Edition utilisée par Mme Guyon dans ses « Justifications »...

    Notez que l’espagnol de Juan de la Cruz est — linguistiquement du moins — aisé par contraste à celui d’une carmélite de la même époque telle que la précieuse Ana de San Bartolomé : courage !

https://books.google.fr/books id=Y4SUoI8_hRMC&printsec=frontcover&dq=les+oeuvres+spirituelles+du+B+pere+Iean+de+la+Croix&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi33JPi1IXmAhWI4IUKHQ3KAW4QuwUILzAA#v=onepage&q=les%20oeuvres%20spirituelles%20du%20B.%20pere%20Iean%20de%20la%20Croix&f=false

17. Je ne reprend pas ici la traduction publiée dans la « Bibliothèque Européenne » : Jean de la Croix/Oeuvres complètes traduites de l’espagnol par le R. P. Cyprien de la Nativité […] /Desclée de Brouwer, 1959. Car l’éditeur achève son introduction propre à la Vive Flamme par une note en petit corps, page 949 : « Ce n’est pas la traduction du Père Cyprien de la Nativité que nous utilisons pour la Vive Flamme, mais un manuscrit français inédit appartenant aux Carmélites de Pontoise. Il ne nous a pas été possible d’identifier l’auteur de cette traduction : tout au plus peut-on proposer l’hypothèse que cet auteur soit Quintanadoine de Brétigny. Aucune certitude ne peut être fournie par les archives du monastère. / De l’avis des experts en grammaire, cette traduction — faite sur la deuxième rédaction espagnole — remonterait aux toutes premières années du XVIIe siècle. Elle nous a paru particulièrement fidèle à l’original. » -

Ce qui est exact ; mais je préfère et de loin « l’adaptation » de Cyprien dont en Avertissement situé en tête d’ouvrage page LXI, le même éditeur déclare : « il y a des choses qui ne trompent point. Ce n’est certes pas la traduction du père Cyprien qu’on pourra accuser de manquer de sens spirituel. Tant le père Cyprien devait savourer non seulement la substance de la doctrine qu’il traduisait, mais aussi le riche vêtement littéraire dont il la trouvait parée dans l’espagnol ! »

Je la donne à la suite de la présente traduction pour appréciation par le lecteur courageux amoureux. Suite inachevée, limitée au premier Cantique - le plus admirable.

18Permet de mieux comprendre « Dieu »

19Petit « s »

20Iudic.13.10 = Juges ch.13.20 : Alors la flamme de l’autel montant vers le ciel, l’ange du seigneur y monta aussi au milieu des flammes ; ce que Manué et sa femme ayant vu, ils tombèrent le visage contre terre. (Sacy).

21Psal.118.40 : Vous savez que j’ai beaucoup désiré vos commandments ; faites-moi vivre dans la justice de votre loi.

22Iere.23.29 = Jérémie 23.29 :Mes paroles ne sont-elles pas comme du feu, dit le Seigneur, et comme un marteau qui brise la pierre ?

23Ioan.6.64 : C’est l’esprit qui vivifie ; la chair ne sert de rien.Les paroles que je vous dis sont esprit de vie.

24Ibid.67: Dès lors plusieurs de ses disciples se retirèrent de sa suite, et n’allaient plus avec lui.

25Ibid.69.

26Psal.83.3

27Cant.5.6.

28Est.2.18.

29Prov.8.31.

30I Cor.5.

31NDE Platon

32 Oeuvres de saint Jean de la Croix, Traduction nouvelle par la mère Marie du Saint-Sacrement carmélite, Bar-le-Duc, imprimerie Saint-Paul, 1933-1937, 4 vol., […] Tome quatrième/La seconde vive Flamme d’amour. […]

33 Jean de la Croix, Oeuvres complètes,/Traduction par Mère Marie du Saint-Sacrement carmélite déchaussée/Edition établie, révisée et présentée par Dominique Poirot carme déchaux, Les Editions du Cerf, 2001.

34 Passages préférés en lecture du texte non différencié publié en « Bibliothèque Européenne ».

35 Marie du Saint-Sacrement (1861-1939) ; Vie courageuse dont en Inde de 1912 à sa mort au carmel de Bangalore, v. le récit attachant in Oeuvres complètes, Cerf, op.cit., 74-84, dont « L’Inde est son lieu d’enracinement […] En Europe, elle avait surtout travaillé la traduction de Thérèse de Jésus, en Inde elle mène à bien le même travail pour Jean de la Croix. »

36 Tome III.µ

37 Filets d’eau provenant très directement de la Source.

38 L’habitude (mot adopté dans la réédition 2001) —A propos de cette reprise — que nous préférons parmi les traductions françaises par sa rigueur, sa table analytique (pp. 1668-1831 en petit corps !), etc.noter le sectionnement du texte en paragraphes fréquents ; l’introduction de numéros pour certains  ; les références bibliques en fil du texte principal. Le texte est allégé à vue et sans notes au prix d’une rupture du « chant », le flux textuel.

39 C’est en la substance de l’âme (rééd.)

40 Jn 14, 2

41 Sg 1, 17

42 Pr 8, 31

43 Jn 14, 23

44 Au feu de Dieu (rééd.]

45 Is 31, 9

46 Cf. Hymne de la Dédicace d’une église : « Jérusalem … beata pacis visio ». (note de la rééd.)

47 Ou l’amour est parfait (rééd.)

48 un four (rééd.)

49 Sg 7, 24

50 Lm 1, 13

51 Ps 16, 3

52 Jb 30, 21

53 Lm 3, 1-9

54 Tb 6, 8

55 Jn 1, 5

56 Ct 8, 5

57 Conforme [à la volonté de DieuNote] Note : Glose traditionnelle de traducteurs (Ed.) (rééd.)

58 I Co 13, 5

59 cf. Rm 8

60 Ps 16, 15

61 Ex 33, 22

62 Ct 2, 10-14

63 Mt 6, 10

64 II Co 5, 1 — Ici longue citation latine dans l’édition 1937 (comme ailleurs, cette édition originelle rapporte en note ses sources en latin — heureusement toutes traduites dans la rééd.).

65 Le verbe « falloir » devrait-il être omis ? Remplacé par la passiveté — et non passivité — dans les épreuves de la vie. Ascèse d’époque. (NDE).

66 Ps 115, 5

67 Is 26, 16

68 Ph 1, 23

69 Ps 89, 9

70 Ps 8, 4

71 Is 40, 17 – Et, comme dit Isaïe, Toutes les nations… (rééd.)

72 pourquoi est exprimé ici (rééd.)

73 La réédition « dans l’assaut, on rompt effectivement le tissu ; on ne le tranche pas », omet l’explication d’origine médiévale : « tournoi » et « bannière », des « précisions » au texte  ajoutées par Marie du S.-St. d’origine noble : « La secunda, porque ell amor es amigo de fuerza de amor y de toque fuerte e impetuoso, le cual se ejecuta màs en el romper que en el cortar y acabar. » — L’explication est suggérée par toque, cortar y acabar. Cette note illustre ce que l’on a reproché à une traductrice/adaptatrice bonne lectrice de Cervantes et méfiante d’un mot-à-mot à quatre siècles d’écart.

74 Qo 7, 9

75 Sg 4, 10-14

76 Ps 83, 2

77 Ps 16, 2

78 Rééd. : « cautère suave »

79 Rééd. : « Fils de Dieu, qu’elle nomme “touche légère”

80 « es dàdiva con que… » Rééd. : « est la transformation »

81 4 DT, 24

82 Ac 2, 3

83 Homilia 30 in Evang., PL [Patrologie Latine] 76, 1220

84 Breviarium romanum, 1er répons des Matines du jeudi dans l’octave de la Pentecôte.

85 I Co 2, 15

86 I Co 2, 10

87 Rééd. : « du Bien-Aimé ».

88 Rééd. : « Si le soleil a des effets si surprenants, pourquoi, comme l’assure l’Esprit Saint, n’embraserait-il pas les montagnes de trois manières (Si 43, 4), je vaeux dire les saints ? » [trois manières ajouté — justes en saints].

89 « Ajout de la Rééd. (justifié, dont le texte espagnol a été “oublié” par Marie du SS.) :… n’être plus qu’une plaie d’amour. Et ainsi, cautérisée et changée en plaie d’amour, elle est entièrement guérie en amour, parce que transformée en amour. /Il faut comprendre que la plaie dont l’âme parle ici est entièrement endolorie et saine. Mais le cautère d’amour ne manque pas de remplir son office qui est de toucher et blesser d’amour. Et comme dans cette âme…

90 Rééd. : « et plus exquis ! »

91 Rééd. : de l’esprit comme dans le cœur de l’âme transpercé.

92 Rééd. : grain de moutarde

93 Mt 13, 31

94 Rééd. : se trouve au cœur de l’esprit.

95 Rééd. : la vertu

96 Jb 10, 16

97 Ps 30, 20

98 Sg 9, 15

99 Ga 6, 17

100 Rééd. (ajout) : le Père miséricordieux

101 Rééd. (omission) : tout-puissant. Cette main

102 Ps 103, 32

103 He 3, 6

104 32 DT, 39

105 He 1, 3

106 Rééd. (modification) : Fils unique, en qui comme il est ta substance tu atteins

107 Sg 7, 24

108 Rééd. (insiste sur la filiation christique) : Pureté. C’est ton Fils unique, ô main miséricordieuse du Père, qui est la touche légère dont tu m’as touchée dans la force de ton cautère et dont tu m’as blessée ! [y este Unigénito Hijo tuyo, ! oh mano misericordiosa del Padre ! Es el toque delicado con que me tocaste en la fuerza de tu cauterio y me llagaste].

109 Ba [Baruch] 3, 22 (Téman : une ville édomite ; près de Pétra ?)

110 I R 19, 11-12

111 Rééd. : terrible ! Dis-le

112 Jn 14, 17

113 Rééd. : O mon Dieu et ma Vie ! Ceux-ci te connaîtront, ceux-ci recevront

114 Ps 30, 21

115 Rééd. (vase omis) : et que mon âme est devenue

116 La « Réédition » transforme ce paragraphe qui devient : « Il faut savoir que plus la touche est légère, plus son contact est délicieux et plus elle apporte la joie. Elle a d’autant moins de grosseur et de lourdeur. Cette touche divine n’a ni grosseur ni lourdeur, par ce que le Verbe qui la produit est étranger à toute lourdeur, libre de forme, de figure et d’accident qui d’ordinaire cernent et limitent la substance. La touche dont nous parlons, si elle est substantielle, est de substance divine et donc ineffable. Ô oui ! Touche ineffablement légère du Verbe qui ne se produit dans l’âme par rien moins que par ta substance très simple et ton être intime. Et comme il est infini, i lest infiniment léger et sa touche est subtile, amoureuse, profonde et délicate. Et pour cela aussi : /Elle a le goût d’éternité ! »

[español : « ! O, pues, toque delicado, y tan delicado que, no sintièndose en el toque bulto alguno, tocas tanto mas al alma, y tanto màs adentro tocandola la yndivinas, cuanto tu divino ser con que tocas està ajeno de modo y manera y libre de toda corteza de forma y figura !O, pues, finalmente, toque delicado y muy delicado !, pues no le haces en el alma sino con tu simplicisimo y sencillisimo ser, que, como es infinito, infinitamente es delicado ; y per eso / que a vida eterna sabe. »]

117 Rééd. : cette touche de Dieu

118 Rééd. : un contact

Dorénavant j’omettrais de nombreuses variantes « mineures » puisqu’il ne s’agit pas d’achever l’édition critique d’une traduction ! Seulement de souligner l’écart entre source et réédition révisée ; de permettre la reprise exacte de notre traduction préférée. Marie du Saint-Sacrement adapte assez souvent sans mise en note. Le travail mené en Inde puis édité en France ne lui facilitait guère une forme érudite.

Se reporter à l’espagnol  est conseillé. Celui de Jean de la Croix est aussi simple que lumineux (comparez par ex. à la langue difficile d’une autodidacte d’origine rurale, l’admirable Ana de San Bartolome). Jean de la Croix veille à l’économie du vocabulaire et à la clarté d’exposition par souci de ses novices et de ses lectrices.

119 Ap 2, 17

120 Ps 34, 10

121 Mt 19, 23

122 Rééd. (ajout) : « Mais pour comprendre quelles sont ces dettes dont l’âme se déclare ici payée, il faut savoir »

123 Ac 14, 22

124 Rééd. : « sont de trois sortes : des peines et des désolations, des craintes… » (paragraphe réécrit).

125 II Co 12, 9

126 Lm 1, 13

127 Jr 31, 18

128 Si 34, 9-11

129 Rééd. (ajout) : « perfection de l’union avec Dieu.

130 Jr 12, 5

131 Cf. Lc 14, 27 et Jn 19, 29

132 Tb 12, 13

133 Tb 14, 4

134 Jb 1-2 ; 42, 10 et 12

135 Ps 11, 7

136 II Co 6, 4

137 Qo 10, 4

138 Ps 138, 12

139 II Co 1, 7

140 Ps 70, 20-21

141 Est 4, 1-6 et 6, 10-11

142 II Co 5, 1

143 Rm 8, 13

144 Ep 4, 22-24 — Rééd. : « justice et la sainteté. »

145 Ps 76, 6

146 Rééd. : « désormais appétit de Dieu. »

147 Rééd. (ajout) : « des mouvements divins, morts à son opération et à son inclination et vivant à Dieu. En vraie fille…

148 Rm 8, 14

149 Rééd. : (ajout justifié de la volonté, corrigeant un oubli : ...y la volundad suya es volundad de Dios...) : « l’entendement de Dieu, sa volonté est la volonté de Dieu, sa mémoire

150 Ga 2, 20

151 I Co 15, 54

152 Os 13, 14 — la réédition ajoute (absent de l’espagnol) : « comme s’il disait : “Moi qui suis la vie, étant la mort de la mort, la mort sera engloutie par la vie.”

153 Ct 1, 3-5

154 La Rééd. ajoute en note : « Un paragraphe entier [à intercaler entre “… roi céleste.” et « Dans cete état de perfection »]n’a pas été repris ici dans la deuxième rédaction (Ed.) » Paragraphe omis également de la traduction du R. P. Grégoire de Saint Joseph, Seuil, 1964.

En effet ! : il figure comme «  Recopilacion de la cancion ; — ! O, pues, cauterio de fuego [….] porque tu vuelves la muerte en vida admirablemente ! » (ed. Crisogono, p. 927 ; ed. E. Pacho, Editorial Monte Carmelo, p.1030, sans la mention Recopilacion).

155 Jb 29, 20 et 18

156 Sg 7, 27

157 Rééd. : « Parce que les mérites de l’âme en cet état sont ordinairement grands en nombre et qualité, elle s’en va chantant communément à Dieu en son esprit tout ce que dit David dans le psaume qui commence ainsi : » — ce qui est loin de la sobriété textuelle respectée chez Marie du SS. : « Y todo lo que David dice en el Salmo 29 anda cantando a Dios entre si, particularmente aquellos dos versos postreros qui dicen : »

158 Ps 29, 2 et 12-13

159 Ct 2, 16

160 Rééd. (conforme au texte espagnol) : « disons d’abord que les lampes ont deux propriétés : elles éclairent et elles échauffent. Pour bien comprendre… »

161 Rééd. : « et amour de Dieu. /Ce sont ces lampes…

162 Ex 34, 6-7

163 Ct 8, 6

164 Ct 7, 1

165 Gn 15, 12-17

166 Gen., xv, 12, 17. (Marie du SS.)

167 Ct 7, 2

168 Ps 44, 9-10

169 Ct 4, 15

170 Ps 45, 5

171 Jn 4, 14

172 Ac 2, 3

173 Ez 36, 25-26

174 2 M [Maccabées] 1, 20-22 ; 2, 1-12

175 Ct 8, 6

176 Rééd. : « des lampes »

177 Rééd. : «  que l’âme, avec ses puissances, se trouve illuminée au sein des splendeurs de Dieu [….] d’inestimables faveurs. On peut… »

178 Reprise de la réédition.

179 Lc 1, 35

180 Ez 1 et 2

181 Jos 15, 18-19

182 Sg 7, 26

183 Ps 41, 1

184 Ps 83, 3

185 Lm 3, 20-21 — La citation latine qui précède en plein texte chez Marie du SS. n’est pas reprise dans la réédition, conformément à sa mise en français de toutes les notes de la traductrice (décision très justifiée de même que leur mise en italique en plein texte de la réédition — que nous appliquons dans notre restitution).

186 Homilia 30 in Evang., PL 76, 1220 (Ed.)

187 I P 1, 12

188 Est 2, 12

189 Ct 3, 6

190 Ct 1, 3

191 Mt 15, 4

192 Passer du sens à l’esprit, Dieu le faisant en elles

193 Os 2, 14

194 Ps 84, 9 — Rééd. : « prononce en cette solitude. »

195 Ha 2, 1

196 Is 28, 9 — Rééd. : « à ceux à qui on a retiré le sein — c’est-à-dire des connaissances et intelligences particulières. »

197 Ex 5, 7-18

198 Ex 5, 1 ; 3, 22

199 Ex 12, 35-36

200 Ex 14, 27-28

201 Ex 16, 14 ss

202 cf. Ph 3, 8

203 Rééd. : «  Cf. L’adage des spirituels : Gustato spiritu, desipit omnis caro. (Ed.) »

204 Rééd. : « de valeur. Et alors qui réussira à appliquer cette main si délicate, qui était celle de l’Esprit saint qu’une main grossière aura détournée ? »

205 Ce paragraphe diffère dans la réédition.

Le §44 est long et absent de l’espagnol : « Ainsi n’entendant rien aux degrés de l’oraison [….] faisant perdre le recueillement déjà atteint. »

Crisogono, 949 ; Pacho, 1075 : « Y asi, no entendiendo [….] volver a alejarse del termino. »

206 Lc 14, 33

207 Mt 5, 3

208 Ps 120, 4

209 Jc 1, 17

210 Ps 126, 1

211 + !

212 Rééd. : cf. MC 2, 8, 6 ; (Ed.)

213 Ct 2, 4

214 +

215 Os 2, 14 (16)

216 Cf. Lc 5, 5

217 Ct 3, 5

218 Ct 2, 15

219 Is 3, 14

220 Ez 34, 3 et 10

221 Lc 14, 23

222 Rééd. : « mais même de les contraindre à entrer, disant en saint Luc : Force-les à entrer, afin que ma maison soit remplie d’invités (Lc 14, 23) ; Eux, au contraire, les contraignent à ne pas entrer. /Voilà comment un maître »

223 Is 8, 6

224 Jb 41, 25 [26]

225 Jb 40, 18

226 Jb 41, 21

227 +

228 Rééd. (ajout justifié suite à oubli) : « échappe donc au sens. Comme dit le Sage : Les paroles de la Sagersse s’entendent en silence (Qo 9, 17). Que l’âme s’abandonne »

229 Qo 51, 26 [19]

230 Gn 1, 3

231 Gn 1, 2

232 +

233 Ps 18, 2

234 Ps 41, 8

235 + (l’échelle)

236 « Autre chose [que Dieu] » : correction justifiée.

237 +

238 Sg 4, 12

239 I Co 2, 14

240 +

241 Jn 17, 10

242 +

243 Jn 17, 26

244 Is 43, 21

245 Jn 1, 3

246 Ac 17, 28

247 Is 9, 6

248 He 1, 3

249 Pr 8, 15-16

250 +

251 Sg 7, 24

252 Sg 7, 27

253 +

254 Ps 43, 23

255 Ps 120, 4

256 Est 15, 16

257 Ex 33, 22

258 Est 15, 10 [5, 1]

259 Est 15, 12-15 [1-2]

260 Ps 40, 10

261 Rééd. : « spiration »

262 L’original espagnol édité sans permission à Bruxelles en 1628 a été réédité : José de Jesus Maria (Quiroga), Historia de la Vida y Virtudes del Venerable Padre Fray Juan de la Cruz, Edicion de Fortunato Antolin, Junta de Castilla y Leon, 1992. — Traductions nombreuses malgré l’interdiction de l’Ordre. La française s’avère exacte.

263 La Vie du Bienheureux Père Iean de la Croix, premier religieux Déchaussé de la Réforme de Nostre Dame du Mont-Carmel, & coadjuteur de Ste Therese, Avec une déclaration des degrez de la vie contemplative, par lesquels N. Seigneur l’éleva à une rare perfection; et du singulier don quil eût pour enseigner la divine Sagesse qui transforme les âmes en Dieu. Composé en Espagnol par le R. P. ioseph de Jesus Maria, carme Déchaussé, traduitte cy-devant en François par le R. P. Elisee de S. Bernard, et nouvellement reveuë par un autre Religieux [Cyprien de la Nativité], tous deux du même Ordre.

https://play.google.com/books/reader?id=eKY6Cssr0n8C&printsec=frontcover&output=reader&hl=fr&pg=GBS.PA417




264 Belle objectivité de l’historien Quiroga qui expose la cause du différend entre Observants et Déchaussés.

265 Recours à la source ?

266 Le bon Quiroga évite toute aigreur : « La Vida de Quiroga se muestra sumamente deferente con los adversarios del Santo. Tanto de los Calzados, como de les Descalzos. En vano se buscara en Quiroga el nombre del prior de Ubeda, que trato con tanta sequedad al Santo en su enfermedad... » (Historia de la Vida rééditée par Fortunato Antolin, 1992, op.cit., p. 26.)

267 mesurée et décrite au § suivant.

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