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Copyright 2020 Dominique Tronc








MYSTIQUES EN TERRES D’ISLAM

I

DU NEUVIÈME AU TREIZIÈME SIÈCLE


Terres d’Islam & Table géographique


RAB’IA c.713-801

BISTAMI 777-841

JUNAID 830-911

SULAMI 937-1021

KHARAQANI 960-1033

ANSARI 1006-1089

GHAZALI 1058-1111

ATTAR 1142-1220

Traité de l’Unité adaptant IBN ARABI -1240

RUMI -1273

NASAFI -1290



Série «  Mystiques  du Monde »


I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque

Des origines au troisième siècle

II. Antiquité chrétienne

Du cinquième au dixième siècle

III. Moyen Âge chrétien

Du douzième au quatorzième siècle

IV. Chrétiens à la Renaissance

Quinzième et seizièmes siècles

V. Chrétiens à l’âge classique

Dix-septième siècle

VI. Figures européennes

Du dix-huitième au vingtième siècle


VII. Sufis en terres d’Islam

Du neuvième au treizième siècle

VIII. Sufis en terres d’Islam

Du quatorzième au vingtième siècle


IX. Figures de l’Inde traditionnelle

X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet

XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon

XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine


XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon

XIV-XVI Poèmes d’Occident


Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.





Un choix



Je propose quelques témoignages pour s’imprégner de l’esprit qui anima des grands mystiques ayant vécu en terres d’Islam.

Pour rester accessible en un millier de pages, mon choix se limite à moins de vingt figures, disposant chacune de quelques dizaines à une centaine de pages. Je ne présente généralement pas les figures dans ce recueil de textes mystiques, se limitant parfois à ne citer que mes sources.

Ces mystiques se succèdent en suivant l’ordre chronologique, nés avant puis après la catastrophe mongole de 1240.

Dates et lieux figurent dans un tableau « géographique » donné infra.







Terres d’Islam

Les pays rapidement recouverts au VIIe siècle par la conquête arabe appartenaient à l’Empire byzantin successeur de Rome sur le pourtour du « lac Méditerranée » et à l’Empire séleucide qui couvrait Irak et Iran.

Les influences furent donc intimes de la culture chrétienne des cités conquises du Moyen-Orient sur les conquérants nomades ; par la suite en sens inverse, les pays chrétiens du nord plus fruste recevant l’influence des civilisations musulmanes, en Espagne et par la Sicile, et lors des croisades. La Perse pour sa part conserva une grande originalité culturelle.

Par la suite, des catastrophes répétées depuis le XIIIe siècle, invasion mongole puis domination turque, ouverture de nouvelles voies maritimes isolant les pays continentaux, enfin colonisations, rendent compte d’une stagnation observée sur les derniers siècles.

Les invasions de Gengis Khan (~1220) qui entraînèrent la destruction de Nichapour (l’exil de Rûmî, la mort d’Attar), puis celles de Tamerlan (~1400), s’ajoutèrent à l’effet dévastateur de grandes pestes (~1350) dans des civilisations urbaines fragiles (le déficit fut plus rapidement compensé dans une Europe paysanne).

Ensuite des dominations étrangères créèrent une coupure entre les peuples soumis et des castes militaires de Turcs ou de mameluks, bloquant l’émergence d’une classe moyenne au profit d’un fonctionnariat parfois étranger toujours soumise à un arbitraire sans frein.

Une telle stagnation n’eut pas lieu en Europe où se mit en place progressivement un cadre légal, l’héritage romain (les procès sont injustes, mais enregistrés). Autre legs de Rome, la confusion des pouvoirs religieux et civils freine le changement de pouvoir au moyen de la seule force brute1.

Enfin la domination maritime des puissances chrétiennes étouffa par isolement les empires terrestres du Grand Soufi en Perse et des Moghols en Inde dont la domination étrangère aux cultures indiennes était instable. Ces deux empires se disloquèrent au XVIIIe siècle. Des régions devenues misérables furent alors aisément colonisées et perdirent toute initiative économique et culturelle.

Il est toujours risqué de postuler des influences diffuses. Certaines ont fait l’objet d’inventaires : venant d’Andalousie, sur l’amour courtois et sur Dante2; par l’intermédiaire de l’école des traducteurs de Tolède ; mêlées à des influences juives, car ces derniers servaient d’interprètes 3  ; thèmes rapportés par les Croisés, comme l’illustre l’histoire devenue « universelle » de Râb’iâ (-801) qui veut mettre le feu au paradis et éteindre l’enfer. Le récit est repris par Joinville (1225-1317), comme par Aflâkî qui rédigea en 1353 la biographie des fondateurs de l’ordre fondé par Rûmî :

Un jour, une compagnie de mystiques virent Râbi’a « Adawiyya prendre dans une main un brandon allumé, et de l’autre une cruche d’eau, et courir avec rapidité. On l’interrogea : “Ô dame du monde futur, où vas-tu, et qu’as-tu à faire ?” Elle répondit : “Je vais mettre le feu au paradis et éteindre l’enfer, afin de faire disparaître ces deux voiles qui nous coupent la route [vers Dieu] ; afin que le but soit désigné, et que les serviteurs de Dieu le servent sans motifs d’espérance ou de crainte…4

Divers auteurs reprennent Joinville jusqu’à l’époque de la querelle du ‘pur amour’ au XVIIe siècle :

Il est remarqué dans la Vie de saint Louis , écrite par M. de Joinville, que saint Louis étant allé dans la Terre sainte, ils trouvèrent dans la ville d’Acre une femme qui tenant un flambeau dans une main, et une cruche d’eau dans l’autre, allait par la ville de cette sorte. Un bon Ecclésiastique qui la vit lui demanda ce qu’elle voulait faire de cette eau et de ce feu ? C’est, dit-elle, pour brûler le Paradis et éteindre l’Enfer, afin qu’il n’y ait jamais plus ni Paradis ni Enfer. […] parce que je ne veux plus qu’aucun fasse jamais de bien en ce monde pour en avoir le Paradis comme récompense, ni aussi qu’on ne se garde plus de pécher par la crainte de l’enfer ; mais bien le doit-on faire pour l’entier et parfait amour que nous devons avoir à notre Dieu créateur, qui est le bien souverain5.

Trois tendances parmi les spirituels vivants en terre d’Islam 6 :

– les soufis : Ils sont attestés à Koufa puis à Bagdad, dans l’actuel Irak, par des figures marquantes telles que Râb’iâ. Ils sont liés à la religion musulmane même si certains traits sont inspirés du monachisme syrien ou indien. Ils se distinguent le plus souvent par leur mode de vie retirée ou communautaire, en contraste avec l’existence laïque de milieux urbains fortement socialisés. Certains s’attachent aux états spirituels et à des pratiques favorisant l’apparition de transes, ou mieux, le partage d’états avec ceux de leur maître. Ainsi repérables par leurs vêtements, leurs règles, leurs monastères, pratiquant l’ascèse, le terme ‘soufi’ devint synonyme de ‘mystique’ en terre musulmane7.

Ils n’ont guère besoin des docteurs de la loi. Par leur pratique parfois inspirée des prophètes, au point de mettre en question le rôle totalisant du dernier d’entre eux, Mohammad, ils font facilement l’objet de persécutions : Hallâj (-922), Hamadâni (-1131), Sarmad (-1661) et beaucoup d’autres sont les figures emblématiques martyrisées en pays arabe, iranien, indien. Ils furent influencés par le modèle présenté par l’avant-dernier prophète Jésus.

– Les gens du blâme ou malâmatîya apparurent à Nichapour dans le Khorassan, province du nord-est de l’Iran. Le premier d’entre eux serait Hamdun al-Qassâr (-884). Ils se réclament de Bistâmî (-849) et sont attestés par des figures telles que Sulamî (-1021), leur premier historien, suivi d’Hujwîrî (-1074), auteur d’un célèbre traité soufi. Le simple et très direct Khâraqânî (-1033) fut le premier au sein des directeurs mystiques : le ‘pôle’ de son époque. Tous demeurent cachés, se méfient des états et rejettent les pratiques, ‘blâmant’ leur moi jusqu’à son effacement complet. Ils ne sont pas à confondre avec certains qalandarîya et d’autres excentriques8.

– Les théosophes : une tendance théosophique (au sens premier du terme, à rapprocher de la théologie mystique telle qu’elle fut pratiquée par des spirituels chrétiens comme Syméon le Nouvau Théologien) s’illustre chez Sohravardî (-1191), Ibn ‘Arabî (-1240), Shabestarî (-1340). Elle est particulière en Iran chiite, reprenant des éléments de la tradition sassanide tels que des symboles propres au jeu lumière/ténèbres, les émanations propres au néo-platonisme supposant un monde intermédiaire. Elle s’illustre chez Molla Sadra (-1640) pour devenir un chemin intellectuel (peut-être sous influence de docteurs du judaïsme médiéval ?).

En fait on ne doit pas cloisonner les mystiques en terre d’islam en plusieurs voies, car elles fonctionnent comme des tendances qui peuvent s’associer chez le même individu : ainsi Abû Sa’id (-1049) apparaît-il à la fois soufi et homme du blâme. Le ‘premier des philosophes’ Abû Hamid al-Ghâzalî (-1111) est devenu soufi : il est l’auteur du bref Al-Munqid, ‘Erreur et délivrance’, autobiographie spirituelle et témoignage du grand philosophe éveillé à la mystique 9 (son frère Ahmad, probablement à l’origine de la conversion du philosophe, fut un soufi éminent). Ibn ‘Arabî demeure le ‘premier des soufis’, né en Andalousie, mort à Damas, d’influence immense10.

Thèmes et influence

L’effacement devant la toute-puissance divine est commun à tous ces spirituels ; ce thème aux références innombrables est mis en relief par la religion musulmane. Mais c’est aussi une clé mystique universelle, présente aussi bien dans le judaïsme et dans le christianisme de manière moins apparente. Un exemple chrétien de cet effacement sera fourni dans les descriptions par Madame Guyon de l’état ‘apostolique’, où le divin est devenu le maître libre d’agir parce que toute volonté propre a disparu. Condition pour être autonome et libéré par une dépossession intime qui peut être vécue au sein d’une société politiquement et religieusement très totalisante, l’umma des croyants — de façon cachée tandis que les danses et les transes ‘soufies’ voilent l’essentiel.

Dans son Erreur et délivrance, Al-Ghâzalî définit clairement et pour la première fois dans l’histoire de la pensée, les domaines distincts de la science, de l’expérience, de la foi, tout en demeurant critique des intellections ou des visions.

Finalement Je quittai donc Bagdad, après avoir distribué mon argent, ne gardant que le strict nécessaire pour nourrir mes enfants. ... Je me rendis à Damas, où je passai près de deux ans consacrés à la retraite et à la solitude… Je séjournai quelque temps dans la Mosquée de Damas : je passais la journée en haut du minaret…

Que dire d’une Voie où la purification consiste, avant tout, à nettoyer le cœur de tout ce qui n’est pas Dieu ; qui débute par la fusion du cœur dans la mention de Dieu ; et qui s’achève par le total anéantissement en Dieu ? Et encore cet anéantissement n’est-il qu’un début par rapport au libre-arbitre et aux connaissances acquises. En fait, c’est le commencement de la Voie, dont ce qui précède n’est que l’antichambre…11.






Table géographique

Cette table situe quelques ‘figures’ d’une foule innombrable. Sur les trois dizaines de noms retenus, la moitié vivent entre 1000 et 1300, grande période des civilisations urbaines arabe et perse détruites par les Mongols (invasion de Gengis Khan en 1240), auxquels succédèrent des Turco-Mongols (Tamerlan/Timur exerce ses ravages autour de 1400). Un double ‘coup de hache’ avant et après des pestes particulièrement meurtrières dans les villes.

On n’oubliera pas que les entités politiques arabes puis turques étaient seules en contact avec le monde chrétien : elles ont fait écran à notre connaissance des mondes musulmans de la Perse, de l’Asie centrale et de l’Inde, eux-mêmes étrangers et souvent hostiles aux mondes arabes et turcs12.

L’image d’une infinie variété affectant les vécus et les pensées doit être substituée à la vision mythique d’un ‘grand califat’ réglé par le seul Coran. Cette variété s’explique par la situation centrale des régions concernées, constituant un carrefour si on la compare à l’excentrement et au relatif isolement d’une presqu’île européenne chrétienne avant sa domination maritime, d’une péninsule indienne, d’une plaine chinoise protégée des zones civilisées par des déserts brûlants ou glacés. Plusieurs appartenances ou groupes : (1) à prédominance soufie, (2) à prédominance marquée par les ‘hommes du blâme’, (3) non classés dont des mystiques d’Afrique du nord, (4) influencés par une théosophie. 

‘CARTE DES LIEUX’ selon des zones réparties en six colonnes de l’ouest vers l’est et en deux rangées du nord au sud. On retient les lieux présumés de naissance et de décès. On n’oubliera pas la mobilité d’un Ibn ‘Arabî (de Murcie à Damas) ou de Ghâzalî le Philosophe (Tus, Bagdad, Damas, Nishapour, Tus) ou de Jîlî (de Bagdad en Inde ?). Une figure est alors présente deux fois (lien signalé par un ‘>’). Le nom figure en caractères gras lorsqu’il est représenté dans nos deux tomes.




ANDALOUSIE


Ibn’ Arabî

Murcie 1165 >

Ibn Abbad

Ronda 1332 >


ANATOLIE


Rûmî (1-2)

> Konya -1273

Sultan Valad (1-2) 

Konya 1226-1318



MAGHREB


Ibn al-Arîf (3)

Marrakech ?-1141

Ibn Abbad (3)

> Fez -1390


ÉGYPTE


Ibn al Faridh (3)  

Le Caire 1181-1235


SYRIE


Sohravardi (4)

> Alep -1168

Ibn « Arabi (4)  

> Damas -1240


ARABIE

Pèlerinages à

La Mecque



AZERBAIJAN

(Nord-Ouest de l’Iran)


Sohravardi

Azerbaijan 1155 >

Shabestarî (4)

Tabriz   ?-1340


KHORASSAN

( Nord-Est de l’Iran )


Bistâmî (2) Bastam

777-848/9

Sulamî (2) Nishapour

937-1021

Kharaqânî (2) Kharaqan

960-1033

Hamid Ghâzâli (2) (philos.)

Tus 1058-1111

(& Bagdad, Damas, Nishapour)

Ahmad Ghâzâli (2) (le sûfî)

Tus apr.1058-1126

Attâr Nishapour 1142-1220

Isfarayini Kasirq 1242 >

Jâmî Khorassan 1414 >


ASIE CENTRALE

(Ouzbékistan,

Afghanistan…)


Kalabadhi (1) 

Boukhara ?-995

Abu-Sa’id (2)

Meyhana 967-1049

Ansari (2)

Herat 1006-1089

Kubrâ 

Khwarezm 1145-1220

Rûmî Balkh 1207 >

Naqshband (2)

Boukhara 1317-1389

Jami (2)

Herat > 1492


IRAK


Rab’ia (1) Basra   ?-801

Junayd (1)

Bagdad 830-911

Hallaj (1) Bagdad > 922

Niffari (1-3)

Irak 879-965

Hamid Ghazali

(philosophe) à Bagdad

Isfarayini (2)

Bagdad > 1317

Jîlî Jîl (Bagdad) 1366 >


IRAN


Hallaj Tûr, FARS ~857 >

Hamadani (1-2) Hamadan

1098-1131

Ruzbehan  (4)  

Shiraz 1128-1209

Nasafi (4)

Iran-sud ?-1290

Saadi (2) Shiraz 1208-1292

Lahiji (4) Shiraz ?-1507

Sarmad >


INDE


Hujwiri (2)

Ghazna Lahore ?-1074

Maneri (2)

Maner, Bihar

1263-1381

Jîlî > Inde ? >1428

Ahmad Sirhindi (2)

Sirhind, Penjab

1564-1624

Sarmad (3)

> Delhi -1661










RAB’IA






Quatrième (= Râb’ia) fille d’une famille très pauvre, s’il faut en croire Attar, elle se serait très tôt retrouvée orpheline. La tradition rapporte que vendue comme esclave, elle fut remise en liberté par son maître qui la découvrit un jour absorbée dans la prière et enveloppée dans la lumière. D’autres sources affirment qu’elle aurait été joueuse de flûte.

Sources et aperçu biographique reportés en fin de citations ou « dits ».

1

On raconte que Rabi'a — le Très-Haut l’ait en sa miséricorde — lorsqu’elle faisait la prière du soir, se tenait debout sur le toit de sa maison, serrait son voile et sa chemise et disait :

« Mon Dieu, les étoiles resplendissent, les yeux dorment, les rois ferment leurs portes, chaque amant se retire avec son aimée. Me voici : je demeure entre tes mains. »

Puis elle s’abîmait dans la prière.

À l’aurore, quand se levait la lumière, elle disait :

« Mon Dieu, la nuit s’en est allée, le jour resplendit Oh, je voudrais savoir si Tu as accepté ma nuit — et quelle serait alors ma joie ! — ou si Tu l’as rejetée — et je saurais alors me résigner.

« Par ta gloire, tel sera mon perpétuel souci, aussi longtemps que Tu me feras vivre et me soutiendras.

« Oui, par ta gloire, si Tu me chassais de ta porte je ne m’éloignerais pas. Car dans mon cœur est tombé l’amour de Toi. »

Puis elle chantait :

Ô ma joie, mon désir, ô mon appui,

Mon compagnon, ma provision, ô mon but,


Tu es l’esprit du cœur, Tu es mon espoir,

Tu es mon confident, mon désir de Toi est mon viatique.


Sans toi, ô ma vie, ô ma confiance,

Je ne me serais jamais lancée dans l’immensité du pays.


Combien de grâce s’est montrée,

Combien de dons et de faveurs Tu as pour moi !


Désormais ton amour est mon but et mon délice

Et la splendeur de l’œil de mon cœur assoiffé.


Tant que je vivrai, je ne m’éloignerai pas de Toi.

Tu es seul maître de l’obscurité de mon cœur.



Si Tu trouves plaisir en moi,

Alors, ô désir du cœur, ma joie débordera ! » (10)13


2

On demanda à Rabi'a :

« Comment as-tu atteint cet état suprême de la vie spirituelle ?

– En répétant ces mots, répondit-elle :

« Mon Dieu, je prends refuge en Toi contre tout ce qui me détourne de Toi.

Contre tout ce qui s’interpose entre Toi et moi » (1)


« Je T’aime de deux amours : l’un, tout entier d’aimer,

L’autre, pour ce que Tu es digne d’être aimé.


Le premier, c’est le souci de me souvenir de Toi,

De me dépouiller de tout ce qui est autre que Toi.


Le second, c’est l’enlèvement de tes voiles

Afin que je Te voie.


De l’un ni de l’autre, je ne veux être louée,

Mais pour l’un et pour l’autre, louange à Toi ! »(2)


*

On rapporte que Rabi'a fit un pèlerinage à La Mecque. Lorsqu’elle vit la kaaba, elle s’exclama :

“Ceci est l’idole adorée sur la terre.

« Dieu n’y est jamais entré. Mais jamais il ne l’a quittée.” (3)


*

« Qui nous fera voir notre Aimé ?, soupirait un jour Rabi'a.

— Notre Aimé est avec nous, lui répondit sa servante. Mais le monde nous a coupés de Lui. »(5)


*

Un jour qu’il était assis devant Rabi'a, Al-Thawri lui fit cette demande :

« Apprends-nous les merveilles de la sagesse que Dieu t’a révélées !

— Heureux serais-tu, s’exclama-t-elle, si tu n’aimais pas le monde ! »

Et pourtant Al-Thawri était un ascète et un sage. Mais elle considérait que scruter les paroles du Prophète et rechercher les hommes était déjà le premier pas vers le monde. (5)


*

Un jour, un groupe de jeunes gens vit Rabi'a qui courait en grande hâte, du feu dans une main et dans l’autre de l’eau.

Ils lui demandèrent : “Où vas-tu ainsi, Maîtresse ? Que cherches-tu ?

– Je vais au ciel, répondit-elle. Je vais porter le feu au Paradis et verser l’eau dans l’Enfer.

“Ainsi le Paradis disparaîtra, et l’Enfer disparaîtra, et seul apparaîtra Celui qui est le but.

« Alors les hommes considéreront Dieu sans espoir et sans crainte, et ainsi ils L’adoreront.

‘Car s’il n’y avait plus l’espoir du Paradis ni la crainte de l’Enfer, est-ce qu’ils n’adoreraient plus le Véridique ? Est-ce qu’ils ne Lui obéiraient plus ?” (4)


*

Al-Thawri dit un jour à Rabi'a :

‘Tout contrat a sa condition, toute foi sa vérité. Quelle est la vérité de ta foi ?

– Je ne L’ai adoré, répondit-elle, ni par crainte de son Enfer ni par espoir de son Paradis.

“Car, alors, j’aurais été comme un mauvais serviteur qui travaille lorsqu’il a peur ou lorsqu’il veut être récompensé.

« Je ne L’ai adoré que par amour et par pure passion de Lui.” (5)


*

Un homme demanda un jour à Rabi'a :

« J’ai commis de nombreux péchés et j’ai multiplié les désobéissances. Si j’en éprouve du repentir, Dieu me pardonnera-t-Il ?

— Non, répondit-elle : c’est seulement s’Il te pardonne que tu te repentiras. » (6)


*

Sahf ben Manzur nous a rapporté ceci :

Un jour, j’entrai chez Rabi'a alors qu’elle était abîmée dans l’adoration.

Quand elle s’aperçut de ma présence, elle leva la tête. Et voici que le lieu où elle se tenait fut comme inondé de l’eau de ses larmes.

Je la saluai. Elle vint vers moi et me dit ces mots : « Mon enfant, que cherches-tu ?

— Je suis venu pour te saluer », répondis-je.

Alors, éclatant en sanglots : « Cache-moi en Toi, mon Dieu ! s’écria-t-elle. Cache-moi en Toi ! »

Elle murmura quelques invocations, puis à nouveau s’enferma dans la prière. (7)


*

Rabi'a dit un jour à Sufyan :

‘Tu n’es qu’une somme de jours. Quand un jour s’en va, avec lui s’en va une part de toi-même.

« Et quand s’en va une partie, le tout est bien près de s’en aller.

‘Tu sais tout cela. Hé bien, agis !’ (7)


*

« La terre pourrait bien appartenir à un homme, disait-elle : il n’en serait pas plus riche pour autant.

— Et pourquoi ? lui demanda-t-on.

— Parce que, répondit-elle, la terre périra. » (8)


*

« Lorsque nous demandons pardon, disait-elle, il faut d’abord nous faire pardonner le manque de sincérité de notre demande. » (8)


*

Certains passaient leur temps à maudire ce monde.

Mais elle leur rappelait : ‘Le Prophète a dit : « Celui qui aime une chose s’en souvient continuellement. »

‘Que vous vous souveniez tant et tant du monde, montre bien comme vos cœurs sont vains.

‘Car si vous étiez vraiment noyés dans ce qui n’est pas le monde, vous n’en auriez pas même le souvenir !’ (8)


*

On raconte que Rabi'a était malade. Quand on lui demanda quelle en était la cause, elle répondit :

« Cette nuit, peu de temps avant l’aurore, mon cœur s’est pris à désirer le Paradis. Et Dieu m’a frappée de cette épreuve pour m’amener à Le craindre. » (9)


*

Sufyan lui dit encore : ‘Rabi'a, quelle est la chose que désire ton cœur ?

– Sufyan, répondit-elle, comment un homme aussi savant que toi peut-il s’exprimer de cette manière ?

“Dieu sait si, depuis douze ans, je désire des dattes mûres ! Et ici, à Basra, elles ne manquent pas… Pourtant, jusqu’à aujourd’hui, je suis restée sans en manger.

« Je ne suis qu’une servante, et il ne m’est pas donné de suivre les penchants de mon cœur. Si j’avais voulu contre sa volonté, j’aurais été une ingrate.” (9)


3

Un spirituel nous a rapporté ceci.

Alors que j’avais invoqué Rabi'a, elle m’apparut dans mon sommeil. Et elle disait :

« Tes dons nous parviennent sur des plateaux de lumière, couverts de voiles de lumière. » (8)


*

Un jour qu’elle était en chemin vers la kaaba, dit-on, elle demeura seule dans le désert et s’écria :

‘Mon Dieu, mon cœur est tout bouleversé parmi tant de merveilles !

« Mais je suis argile et la kaaba est une pierre. Mon désir, c’est de voir ton visage !’

Alors une voix l’appela d’auprès du Très-Haut :

‘Ô Rabi'a ! Comment pourrais-tu accomplir à toi seule ce qui demande le sang du monde entier ?

« Quand Moïse a voulu voir notre visage, Nous n’avons jeté sur la montagne qu’un seul atome de lumière, et il est tombé à terre foudroyé.’ (9)


*

Une nuit, alors que Rabi'a veillait en prière, une écharde de roseau se planta dans son œil.

Mais elle ne s’en aperçut même pas, tant l’amour de Dieu était enraciné dans la profondeur de son cœur. (9)


*

Un jour, dit-on, Rabi'a gravit une montagne. Les gazelles qui l’habitaient vinrent l’entourer et restèrent à ses côtés sans aucune crainte.

Mais lorsque Hasan al-Basri la rejoignit, toutes s’enfuirent.

« Pourquoi les gazelles se sont-elles enfuies en me voyant, lui demanda-t-il, alors qu’elles restaient tranquillement auprès de toi ?

— Hasan, lui dit-elle, qu’as-tu mangé aujourd’hui ?

— Un plat cuisiné à l’huile.

— Toi qui manges leur graisse, comment veux-tu qu’elles ne te fuient pas ? » (9)


*

Un jour Rabi'a était assise sur les bords de l’Euphrate quand Hasan al-Basri l’aperçut.

Il jeta son tapis sur l’eau et y monta

‘Rab’ia, lui cria-t-il-t-il, viens avec moi !. Prions ensemble et prosternons-nous sur l’eau !

Maître, lui répondit Rabi'a, est-ce que ce sont les choses de ce monde que tu souhaites montrer à ceux du monde prochain ?

« Montre-nous plutôt ce que le commun des hommes ne peut pas faire ! »

Ayant ainsi parlé, elle jeta son tapis dans les airs et y monta.

« Hasan, viens ! l’appela-t-elle. Ici nous serons en lieu sûr, loin des yeux de la foule. »

Puis, pour le consoler

‘Maître, lui dit-elle, ce que tu as fait, les poissons aussi peuvent le faire. Ce que j’ai fait, les mouches aussi savent le faire.

« Mais ce qui seul importe, c’est d’atteindre un degré plus élevé que celui auquel nous sommes à présent.’ (9)


*

On rapporte que Hasan al-Basri fit un jour ce récit.

Je restai une fois une nuit et un jour entiers auprès de Rabi'a et nous parlâmes avec une telle ardeur de la voie spirituelle et des mystères du Vrai que nous en avions oublié que j’étais un homme et elle une femme.

Mais, quand nous eûmes terminé cette conversation, je sentis que je n’étais qu’un pauvre homme et combien elle, au contraire, était riche de dévotion. (9)


*

« Te marieras-tu un jour ? demanda Hasan al-Basri à Rabi'a.

— Le mariage, lui répondit-elle, est utile à qui peut choisir. Quant à moi, je n’ai pas le choix de ma vie. Je suis à mon Seigneur et vis dans l’ombre de ses commandements. Ma personne n’a aucune valeur.

— Comment en es-tu arrivée là ? lui demanda-t-il encore.

— Par mon abandon au Tout. » (9)


*

« Toi, tu sais le pourquoi des choses, lui dit Hasan, mais nous, il ne nous est pas donné de le connaître. »

Puis il ajouta : ‘Rabi'a, parle-moi de ce qui t’a été révélé.

– Aujourd’hui, lui répondit-elle, je suis allée au marché avec deux rouleaux de corde.

“Je les ai vendus deux pièces d’or pour acheter à manger.

« Alors j’ai pris l’une des pièces et je l’ai tenue entre mes mains de peur que, si je les avais prises toutes les deux ensemble, elle ne me fassent perdre le droit chemin.” (9)


*

« D’où es-tu venue ? lui demanda-t-on.

— De l’autre monde.

— Et où vas-tu ?

— Vers l’autre monde.

— Et que fais-tu en ce monde-ci ?

— Je m’en moque.

— Et de quelle façon t’en moques-tu ?

— Je mange son pain et je fais les œuvres de l’autre monde. »(9)


*

‘Toi qui es si douée pour la parole, lui demanda-t-on encore, sais-tu aussi garder le lieu où l’on attache les chevaux ?

– Oui, en vérité, répondit-elle : ce lieu-là, j’en suis la gardienne.

« Car je n’ai rien laissé s’échapper de ce qui est au-dedans de moi et je n’ai rien laissé entrer de ce qui est au-dehors. » (9)


*

Rabi'a disait encore ceci :

‘Il est impossible au regard de distinguer les différentes stations de la voie qui mène à Dieu. Il est impossible à la langue de parvenir jusqu’à Lui.

« Aussi éveille ton cœur ! Si ton cœur s’éveille, tes yeux verront le chemin et tu parviendras sans peine à la Station.’ (9)


*

On raconte que Rabi'a se retirait l’été dans une maison isolée dont jamais elle ne sortait.

« Maîtresse, lui dit un jour sa servante, sors un peu de cette maison ! Viens ici contempler les signes de la puissance du Très-Haut.

— Non, toi plutôt, lui répondit Rabi'a, entre ! Viens contempler ici en Elle-même la Puissance. »

Et elle ajouta : « Ma tâche est de méditer la Puissance. » (9)


*

On raconte qu’elle disait avec beaucoup de tristesse : « Mon Dieu, au Jour de la Résurrection, si Tu décidais de m’envoyer dans les flammes, je révélerais un secret qui pourrait éloigner de moi le feu pour mille ans ! » (9)


*

Elle disait :

‘Tout le bien que Tu m’as destiné dans ce monde, donne-le à tes ennemis.

« Tout le bien que Tu m’as destiné au Paradis, donne-le à tes amis.

‘Moi, je n’aspire à rien d’autre que Toi.’ (9)


4

Sufyan al-Thawri nous a rapporté ceci.

Une nuit, j’étais chez Rabi'a. Elle pria jusqu’à l’aube, et je priai moi aussi.

Lorsque vint le matin : « À présent, me dit-elle, jeûnons ! Il nous faut rendre grâce pour les prières que nous avons faites cette nuit. » (9)


*

Rabi'a apparut dans un rêve. On lui demanda ce qu’elle avait répondu à Munkar et à Nakir, les gardiens de l’autre monde, lorsqu’elle s’était trouvée devant eux.

‘Munkar et Nakir, dit-elle, sont venus chez moi et m’ont interrogée : « Qui est ton Seigneur ? »

‘Voici ce que je leur ai répondu : ‘Anges, allez dire ceci à Sa Majesté Dieu le Très-Haut :

« Comment ! parmi tous tes serviteurs, c’est moi que Tu ordonnes d’interroger, moi, une vieille femme ?

le suis celle qui n’a connu personne d’autre queToi. T’ai-je oublié une seule fois pour qu’ainsi Tu envoies Munkar et Nakir me poser des questions ?’ (9)


*

Said ben Uthman nous a rapporté ceci.

J’étais avec Dhu-l-Nun al-Misri — que Dieu l’ait en sa miséricorde — dans la terre de perdition des fils d’Israël. Et voici que quelqu’un s’approcha.

Je dis à mon compagnon : « Maître, il y a ici quelqu’un.

— Regarde qui c’est, me répondit-il. Seul un ami de Dieu peut poser les pieds en ce lieu. »

J’allai voir et constatai que c’était une femme. « C’est une femme, lui dis-je, une amie de Dieu, par le Seigneur de la kaaba ! »

Il se dirigea vers elle et la salua. Elle lui dit : « Convient-il aux hommes de parler avec les femmes ?

— Je suis ton frère, Dhu-l-Nun, lui répondit-il. Je ne suis pas de ceux envers qui l’on peut avoir de tels soupçons.

— Sois le bienvenu ! lui dit-elle alors. Dieu te fasse vivre en paix ! »

Il lui demanda ce qui l’avait poussée à venir jusqu’en ce lieu :

‘C’est, dit elle, un verset du Livre de Dieu — gloire et puissance a Lui — de sa Parole — qu’Il soit exalté : « Mais la terre n’est-elle pas assez vaste devant vous ? Qu’avez-vous à ne pas émigrer ? »

Il lui demanda de lui décrire l’amour :

« Mon Dieu, dit-elle, tu le connais ! Car tu parles avec la langue du savoir. Est-ce à moi que tu demandes cela ?

À qui demande, il faut répondre ! », insista-t-il.

Alors elle chanta :

Ô aimé de mon cœur, je n’ai que Toi.

Aie pitié d’un pécheur qui vient à Toi.


O mon espoir, mon repos, ô ma joie,

Le cœur ne veut aimer d’autre que Toi. (10)


Mon repos, ô frères, est dans ma solitude,

Mon Aimé est toujours en ma présence.


Rien ne peut remplacer l’amour que j’ai pour Lui,

Mon amour est mon supplice parmi les créatures.


Partout où j’ai contemplé sa beauté,

Il a été mon mihrab et ma qibla.


Si je meurs de cet amour ardent et s’Il n’est satisfait,

Oh, cette peine aura été mon malheur en ce monde !


Ô médecin du cœur, Toi qui es tout mon désir,

Unis-moi à Toi d’un lien qui guérisse mon âme.


Ô ma joie, ô ma vie pour toujours !

En Toi mon origine, en Toi mon ivresse.


J’ai abandonné entièrement les créatures dans l’espoir

Que Tu me lies à Toi. Car tel est mon ultime désir. (10)


*

Parmi les paroles de Rabi'a — que Dieu, grâce à elle, nous ait en sa protection —, en voici une :

« Ce qui a paru de mes actions, je le compte pour rien. » (11)

Rabi'a disait :

‘Toute chose porte son fruit.

« Le fruit du savoir et de la connaissance, c’est de s’approcher de Dieu.’ (12)


*

Sufyan l’interrogea un jour :

« Quel est pour le serviteur le meilleur moyen de s’approcher de Dieu ?

— En ce monde comme dans l’autre, ne rien chercher que Lui. » (12)

*

On demanda à Rabi'a à quel moment le serviteur de Dieu se trouve dans un état d’abandon :

« Quand le malheur le réjouit aussi bien que le bonheur. » (6)


*

Azhar b. Haroun a rapporté ceci.

Rabah al-Qaysi, Salih b. ‘Abd al-Galil et Kilab se rendirent chez Rabi'a et commencèrent à parler des choses du monde en les blâmant.

Rabi'a observa alors :

« Dans vos cœurs je vois le monde, avec ses plus beaux herbages de printemps 1

— Qu’est-ce qui peut te faire supposer de nous une telle chose ? s’étonnèrent-ils.

— Vous avez posé le regard sur ce qui était le plus près de vos cœurs, et c’est de cela qu’ensemble vous avez parlé. » (7)


*

Ga'far b. Suleyman nous a rapporté ceci.

Sufyan al-Thawri me prit par la main et me dit : « Viens voir celle qui me guide. Si je la laissais, je ne trouverais personne d’autre à quoi me fier. »

Quand nous entrâmes chez elle, Sufyan leva la main et s’exclama : « Mon Dieu, je te demande le salut ! »

Alors Rabi'a se mit à pleurer.

« Qu’est-ce donc qui te fait pleurer ? lui demanda-t-il.

— C’est toi qui me fais pleurer.

— Et pourquoi ?

— Ne sais-tu pas que le salut consiste dans l’abandon des choses du monde ? Et comment le pourrais-tu, toi qui en es tout souillé ? »


*

Devant Rabi'a, Al-Thawri soupira un jour : ‘Hélas, quelle tristesse !

– Non, s’exclama Rabi'a, ne mens pas ! Dis plutôt : « Quel manque de tristesse ! »

« Si vraiment tu étais triste, tu ne te réjouirais pas autant de la vie. » (7)


*

Alors qu’elle était occupée à recoudre sa tunique à la lumière d’un brasier, elle laissa son cœur s’égarer durant un certain temps.

Puis elle se reprit.

Alors elle déchira la tunique, et son cœur revint à lui. (8)


5

On demanda à Rabi'a comment elle voyait l’amour :

‘Entre l’amant et l’aimé, dit-elle, il n’y a pas de distance.

« Il y a seulement ce que dit la nostalgie, ce que décrit le goût.

‘Qui a goûté a connu. Mais qui a décrit ne s’est pas décrit.

‘En vérité, comment peux-tu décrire une chose quand, en sa présence tu es absent, en son existence tu es dissous, en sa contemplation tu es défait ?

‘Quand, guéri d’elle, tu es ivre, abandonné à elle tu es comblé, joyeux à cause d’elle, tu brûles d’amour ?

‘La grandeur rend la langue muette. La perplexité empêche le lâche de s’exprimer. La jalousie dérobe les regards aux créatures. L’étonnement interdit à l’esprit toute certitude.

‘Alors, il n’y a que continuel étonnement, perplexité incessante, cœurs errants, secrets cachés, corps épuisés. Et l’amour, avec son inflexible pouvoir, gouverneur des cœurs.


Oh, aie pitié des amoureux !

Leurs cœurs sont égarés dans le dédale de l’amour,


Le jour de la résurrection de leur amour est arrivé.

Leurs âmes se tiennent debout, comblées de faveurs,


En vue du Paradis d’une perpétuelle union

Ou de l’Enfer d’un éternel éloignement des cœurs’ (13).


*

‘Ô Rabi'a, lui demanda-t-on, toi qui excelles dans les choses de l’amour, pourquoi t’a-t-on donné ce nom14? Le lieu du repos est unique : d’où vient alors cette multiplicité et cet assemblage ?

– Ô hommes, répondit-elle, l’harmonie est la condition de l’amitié.

« J’ai regardé le Prophète du désir et de la crainte jusqu’à ce qu’il boive l’océan de l’amour.

« Alors je l’ai vu dans la caverne dire à son ami : ‘Ne t’attriste pas ! Dieu est avec nous ! »

‘Que penses-tu de ces deux-là si, avec eux, le troisième est Dieu ?

‘Je me suis approchée de la solitude de la caverne dans une attitude de totale allégeance. Mais, de l’intérieur du rocher, la jalousie m’a crié : ‘Quelle est cette amoureuse craintive qui a ôté le masque et, hors de nous, n’a pas trouvé la joie » (13)


*

Ma coupe, mon vin, mon hôte sont Trois.

Et moi qui vais quêtant l’amour : Quatre.


Celui qui verse le vin remplit sans cesse

La coupe de la joie et de la grâce.


Quand je suis regard, je ne me vois que pour Lui,

Quand je suis présence, je ne me vois qu’avec Lui.


Ô toi qui me blâmes, j’aime sa beauté !

Par Dieu, mes oreilles n’écoutent pas ton reproche.


Combien de nuits avec mes passion et mes peines,

Laissant couler de mes yeux des ruisseaux de larmes !


Aucune de mes larmes n’est remontée.

Et mon union avec Lui n’a pas duré.


Mon œil blessé ne dort jamais. (13)


Alors que Rabi'a se trouvait dans l’amitié de Dieu, Ahmed l’entendit parler ainsi :


Je T’ai placé dans mon cœur comme mon confident.

J’ai offert mon corps à qui veut s’asseoir près de moi.


À celui-là, mon corps prête sa compagnie.

Mais Celui que j’aime est le compagnon de mon cœur. (14)


*

Alors que Rabi'a se trouvait dans la crainte de Dieu, Ahmed l’entendit parler ainsi :


Faible est ma provision, incapable de me mener au terme.

Sont-ils à cause d’elle, mes pleurs ; ou du trop long chemin ?


Ô but de mon désir, me brûleras-tu de ton feu ?

Où donc est mon espoir en Toi, où donc ma crainte ? (14)


*

On demanda un jour à Rabi'a : « De quelle manière aimes-tu le Prophète — que soit sur lui la bénédiction et la paix ?

— je l’aime, dit-elle d’un grand amour, mais mon amour du Créateur m’a détournée de l’amour pour les créatures. » (5)


*

On dit qu’elle resta quarante ans sans lever la tête, tant elle avait de honte à se montrer face à Dieu. (8)


*

Rabi'a se heurta la tête contre un angle et commença à perdre du sang. Mais elle n’y prêta pas attention.

« Tu ne sens donc pas la douleur ? lui demanda-t-on.

— Le souci de me conformer à la volonté de Dieu, dit-elle, dans tout ce qui arrive m’empêche de sentir ce que vous voyez. » (8)


*

Elle entendit un lecteur du Coran proclamer : « Ce jour-là, les habitants du Paradis auront en toutes choses leurs délices.

— Malheureux les habitants du Paradis, soupira-t-elle alors, eux et leurs femmes ! » (8)


*

Un des savants de Basra vint rendre visite à Rabi'a et commença à lui parler des joies de ce monde.

‘Hélas, lui dit Rabi'a il est évident que tu aimes ce monde. Car celui qui aime une chose s’y réfère souvent. Celui qui veut acheter des vêtements, il en parle beaucoup.

« Si vraiment tu as renoncé à ce monde, pourquoi te préoccupes-tu tant de ses bonheurs et de ses malheurs ?’ (9)


*

Au cours d’un de ses entretiens intimes avec Dieu, Rabi'a lui fit un jour cette demande :

« Mon Dieu, pourrais-tu vraiment brûler dans le feu un cœur qui T’aime ? »

Et au fond d’elle-même une voix s’éleva :

‘Non, Nous serions incapables de le faire !

« Ne conçois donc pas contre Nous de pensées si mauvaises !’ (46)


6

Elle dit un jour à Sufyan :

« Quel homme extraordinaire tu serais si seulement tu ne désirais pas le monde !

— En quoi peut-on dire que je le désire ? demanda-t-il.

— Dans les dits et les faits du Prophète, répondit-elle. Dans les hadith, c’est là qu’est ton désir du monde ! » (8)


*

Elle sema. Mais sur ses semis s’abattirent les sauterelles.

Alors elle pria :

‘Mon Dieu, charge-Toi de mon pain quotidien.

« Selon ta volonté, nourris-en tes ennemis comme tes saints.’

Et à ces mots les sauterelles s’en allèrent comme si jamais elles n’étaient venues. (8)


*

‘Je n’ai jamais écouté l’appel à la prière, disait-elle, sans me souvenir de Celui qui annoncera le Jour de la Résurrection.

« Je n’ai jamais regardé la neige sans me souvenir de ce jour où seront déployés les rouleaux.

‘Je n’ai jamais regardé les sauterelles sans me souvenir du Rassemblement.’ (8)


*

Elle demanda à Sufyan al-Thawri :

« Pour toi, qu’est-ce que la générosité ?

— Pour les fils de ce monde, répondit-il, c’est de donner largement leurs propres biens. Pour les fils de l’autre monde, c’est de se donner largement eux-mêmes.

— Non, tu te trompes.

— Qu’est-ce donc alors pour toi ?

— C’est de le servir par amour, sans en chercher aucun avantage ni aucune récompense. » (8)


*

On raconte que la servante de Rabi'a était en train de préparer pour sa maîtresse un plat à l’huile, mais elle n’avait pas d’oignon : « Je vais, dit-elle, en demander à notre voisine et je reviens tout de suite. »

Mais Rabi'a lui déclara alors : « Voici quarante ans que je me suis engagée auprès de Dieu à ne rien demander à personne d’autre qu’à Lui. Si l’oignon manque, hé bien, tant pis ! »

Aussitôt apparut un oiseau qui portait un oignon. La servante le pela, le coupa en morceaux et le jeta dans la poêle.

Mais Rabi'a ne mangea pas de ce plat et se contenta de pain.

« Les hommes, dit-elle, ne doivent pas se laisser séduire par les ruses de Satan. » (9)


*

On raconte que Rabi'a envoya à Hasan al-Basri ces trois choses : de la cire, une aiguille et un cheveu.

Elle ordonna au messager de lui dire ceci :

‘Hasan, brûle-toi comme cette cire, et éclaire les hommes !

« Commence par être nu comme cette aiguille. Et, alors seulement, livre-toi à l’action !

‘Lorsque tu auras fait ces deux choses-là, fais-toi aussi fin que ce cheveu si tu veux que ton effort n’ait pas été en vain.’ (9)


*

On demanda à Rabi'a : « Celui que tu adores, Le vois-tu ?

— Si je ne Le voyais pas, répondit-elle, e ne pourrais pas L’adorer. » (9)


*

On dit qu’elle pleurait sans cesse. Un jour, on lui demanda la raison de toutes ces larmes :

‘ Je crains toujours qu’à la dernière minute une Voix ne s’exclame : « Non, Rabi'a n’est pas digne d’être en notre Présence » (9)


*

Elle disait encore :

‘Le fruit de la science spirituelle est de détourner ton visage du créé pour le tourner vers le Créateur.

« Car il n’est de connaissance que la connaissance de Dieu.’(9)


*

On raconte qu’un groupe de personnes pieuses se rendit chez Rabi'a.

Elle interrogea l’une d’elles : « Dis-moi, pourquoi adores-tu Dieu ?

— Par peur des flammes, répondit celle-ci.

— Par crainte du feu et par désir du Paradis, répondit une autre. »

Rabi'a dit alors : ‘Quel mauvais adorateur, celui qui adore Dieu dans l’espoir d’entrer au Paradis ou par peur des flammes !

« S’il n’y avait pas de Paradis ni d’Enfer, ajouta-t-elle, est-ce qu’alors vous ne L’adoreriez pas ?’

À leur tour, ils lui demandèrent : « Et toi, pourquoi adores-tu Dieu ?

— Je l’adore pour Lui-même. Ne me suffit-il pas que, dans sa grâce, Il m’ordonne de L’adorer ? » (9)


*

On raconte encore que des hommes pieux vinrent rendre visite à Rabi'a.

La voyant couverte de vêtements déchirés, ils lui firent remarquer :

« Beaucoup de gens t’aideraient volontiers si tu leur demandais leur aide. »

Mais elle leur répondit :

‘J’aurais honte de demander aussi peu que ce soit des biens du monde.

« Car les choses de ce monde n’appartiennent à personne. Celui qui les a en mains n’en dispose qu’à titre de prêt.’

Alors les visiteurs se dirent entre eux : « Vraiment cette femme a des sentiments pleins de noblesse ! » (9)


*

Ils lui demandèrent ensuite :

‘Dieu a couronné la tête de ses Amis et les a entourés de la grâce des miracles. Aucune femme, cependant, n’a jamais atteint ses demeures. Toi, comment as-tu donc obtenu ce rang ?

– Ce que vous avez dit est vrai, répondit-elle.

“Mais l’orgueil, le mensonge et la fausse prétention à la divinité n’ont jamais eu leur origine chez une femme.

« Ce n’est pas une femme qui a été corrompue par une autre femme.” (9)


7

Souveraine du lieu de sa réclusion, voilée du voile de la sincérité, brûlée du feu de l’amour et du désir, assoiffée de la Proximité et du Respect, abandonnée dans l’Union, regardée par les hommes comme une autre Marie, pure comme la pureté même, telle fut Rabi'a — que Dieu l’ait en sa miséricorde.

Si l’on me demandait : « Pourquoi l’avoir rangée au nombre des hommes ? », je répondrais ceci :

Les saints prophètes — que la paix soit avec eux — ont dit : « Dieu ne regarde pas à vos formes… »

Ce qui compte n’est pas l’image, mais l’intention. Ainsi que l’a enseigné le Prophète : « Au Dernier Jour les hommes seront rassemblés et jugés selon leur intention. »

Puisque nous avons appris le tiers de notre religion de la fidèle A'isha — que Dieu la garde en son amour —, il nous paraît possible de tirer un profit spirituel de l’une de ses servantes.

Celle qui s’avance vers Dieu sur le même chemin que les hommes, on ne peut l’appeler femme.

De même Abbasa al-Tusi a dit :

Quand, au Jour de la Résurrection, nous serons appelés : « Hommes, venez ! » le premier à s’avancer dans le rang des hommes sera Marie — que la paix soit avec elle.

Si, ce Jour-là, Hasan ne la voyait pas parmi les hommes, alors il quitterait l’assemblée.’

La signification de cette vérité est que, là où sont les mystiques, il n’y a pas entre eux de différence au regard de l’Unité de l’être.

Dans cette Unité, que reste-t-il de l’existence du moi et du toi ? Et donc comment peut-il y avoir encore homme et femme ?

Ainsi que l’a dit aussi Abu Ali al-Farmidhi — que Dieu le garde en son amour — :

La Prophétie est la gloire et la noblesse même. Elle ne connaît ni grandeur ni décadence.

« Et il n’y a pas de doute que l’Amitié soit de même sorte.’ (9)


SOURCE15


Rabi'à, « Les Chants de la recluse », textes choisis et traduits de l’arabe par Mohammed Oudaimah, Arfuyen, 2006. Etabli en collaboration avec Gérard Pfister à partir de l’édition critique de Abdarrahman Badawi Shadihat al-ilahi, Rabia al-Adawiyya, Université du Caire, 1954. (J’ai éliminé « Râbi’a de feu et de larmes », Salah Stétié, Fata Morgana, estimé trop « poétique »).

Les chiffres figurant entre parenthèses à la fin de chaque fragment indiquent la source à laquelle il est pris : (1) Abu Bakr al-Hosni ; (2) Al-Makki ; (3) Ibn Tamiyya ; (4) Aflaki ; (5) Al-Zabidi ; (6) Al-Qushayri ; (7) Ibn al-Gawzi ; (8) Manawi ; (9) Attar ; (10) Hurrayfish ; (11) Al-Amili ; (12) Al-Garni ; (13) Ibn Ganim al-Maqdisi ; (14) Abu Bakr al-Hosni.

Une première édition des textes de Rabi'a a été publiée sous le même titre, Les Chants de la recluse, en novembre 1988 dans la collection Les Cahiers d’Affigen. La présente édition comporte un choix de textes très élargi et donne une traduction nouvelle des textes déjà publiés.


NOTE BIOGRAPHIQUE


Rabi'a al-Adawiyya, issue des Al-Atik, une tribu des Kaïs, serait née en l’an 95 de l’Hégire (713 après J.-C.). Quatrième fille (d’où son nom de Rabi'a : quatrième) d’une famille très pauvre, s’il faut en croire Attar, elle se serait très tôt retrouvée orpheline. Vendue comme esclave, elle fut remise en liberté, rapporte la tradition, par son maître qui la découvrit un jour absorbée dans la prière et enveloppée de lumière. D’autres sources affirment qu’elle aurait été joueuse de flûte et prostituée.

Au sortir de cette période trouble de sa vie, Rabi'a se serait retirée dans le désert, puis à Basra (dans l’actuel Irak). Là, un petit cercle de disciples commence à se former autour d’elle, recueillant ses enseignements et ses conseils. Il faut citer parmi eux Malik b. Dinar, Rabah al-Kais, Sufyan al-Thawri et Shakik al-Balai. Peu à peu, la renommée de Rabi'a s’étend et les plus grands savants et politiques de son temps s’honorent de lui rendre visite dans sa misérable habitation.

Sa vie d’extrême ascétisme et de réclusion attire le respect de tous. Son enseignement suscite l’étonnement et l’admiration. L’amour mystique et la communion avec la Divinité en constituent les thèmes centraux. Pour qui aime d’un tel amour, la recherche du Paradis, la crainte de l’Enfer, la vénération du Prophète perdent toute signification.

Bien avant Hallaj et les grands soufis, Rabi'a est ainsi l’une des premières à dépasser la démarche ascétique traditionnelle pour appeler à l’union parfaite avec Dieu et la célébrer dans des poèmes d’une brûlante ferveur. En cela son influence fut déterminante et une femme, Rabi'a, peut être tenue pour l’un des maîtres fondateurs de la mystique musulmane.

Rabi'a mourut à Basra, âgée de près de quatre-vingt dix ans, en l’an 185 de l’Hégire (801 après J.-C.). Une tradition, plus vraisemblablement relative il est vrai à Rabi'a al-Shamiyya, rapporte que Rabi'a aurait été enterrée à Jérusalem, sur le Mont des Oliviers, et que sa tombe devint un lieu de pèlerinage.













BISTAMI





Sources et aperçu biographique reportés en fin de citations ou « dits ».

« Dits »


Shatahât

1

Chaque jour qu’Abû Yazid ne ressentait nul mal ni souffrance, il s’adressait à son Seigneur, disant :

– Mon Dieu, aujourd’hui, Tu m’as donné mon pain et Tu ne m’as pas donné ma peine, sans laquelle je ne puis manger mon pain 1 [appel de note].

2.

Mon Dieu, demain Tu supplicieras par le feu des étrangers qui ne connaissent pas leur bourreau. Pourquoi ne serait-ce pas moi que Tu vouerais au bûcher ? Au moins saurais-je qui est mon bourreau.

3.

Abû Yazid souffrait, mais il ignorait pourquoi. À qui l’approchait, il disait :

– Connais-tu un remède à ce mal qui atteint mon cœur ?

Certains lui répondaient :

– Mange ceci.

D’autres :

– Bois cela.

Une fois, en pèlerinage, un personnage lui rendit visite. Abû Yazid l’interrogea. Il lui répondit :

– J’ai trouvé dans certains écrits que lorsque Dieu désire prendre un amant, Il lui ravit le cœur et le dépose dans la crainte et la nostalgie, pour qu’il se décante. Une fois épuré, Dieu se fait aimer de lui et l’aime à Son tour.

À ces paroles il saisit pourquoi il souffrait. Le visiteur lui dit encore :

– A mon arrivée, j’ai déposé le bât près du chameau, et je suis venu ; j’aurais parlé, que tu me l’aies demandé ou non.

Ainsi Abû Yazid comprit que le mal du cœur provient de la nostalgie de Dieu et de l’aspiration vers le Vrai 2. Et il obtint liaison et proximité qui lui permirent d’adorer Dieu et de servir la mère jusqu’à ce qu’il fût parvenu où il fut parvenu.

4.

– Dis-nous toi aussi un mot sur le respect du maître.

– Si Dieu ouvre à Son serviteur une vision plus lumineuse que ce soleil et que le maître le convie à une tâche très ordinaire et qu’il abandonne sa vision pour se consacrer à cette tâche, dira-t-on que cela donne un aperçu du respect que l’on doit au maître ?

5.

Abû Yazid était illettré. Et s’il est permis d’émettre des réserves sur sa formation dogmatique, nul doute que sa science ésotérique était parfaite. Or un des docteurs fut choqué par ses paroles.

– Ces paroles sont-elles issues de la science ? lui dit-il.

– As-tu acquis l’intégralité de la science ? lui dit Abû Yazid

– Non.

– Ces paroles font donc partie de la moitié de la science que tu ignores.

Un autre docteur fut non moins heurté par ses paroles.

– Ces paroles ne sont pas issues de la science, lui dit-il.

– Regarde dans tel livre, à telle page, lui dit Abû Yazid ; tu trouveras confirmées mes paroles.

Il chercha à l’endroit indiqué et constata qu’en effet la science corroborait ses affirmations.

6.

Mon Dieu, ne fais pas de moi un savant ou un ascète ou un proche. Si Tu décides de m’introduire dans Ta science, initie-moi à une infime parcelle de Tes secrets.

7.

Jeunesse vouée à la science, réclame la science dans la science, car la science que tu ignores est science.

Jeunesse consacrée à l’ascèse, demande l’ascèse dans l’ascèse, car l’ascèse à laquelle tu n’as pas accès est ascèse.

Jeunesse soumise à la crainte, appelle la crainte dans la crainte, car la crainte qui n’est pas tienne est crainte.

8.

Abû Mûsa3, tu pars en Arménie. Si en chemin tu rencontres un homme qui parle de ces sciences-là et qu’il est renié par les uns et honoré et cru par les autres, propose à ceux-ci de s’adresser à Dieu, leurs vœux seront exaucés.

9.

Ahmad ibn Khidhrawayh4 arriva de Balkh par la porte ouvrant sur la voie qui mène chez Abû Yazid. Il se retourna vers ses disciples qui étaient au nombre de mille et leur dit :

– Quiconque parmi vous vole dans les airs, marche sur l’eau, celui dont les vœux s’exaucent, ou accomplit de semblables prodiges peut m’accompagner chez ce maître ; à ceux qui ne disposent pas de tels pouvoirs cette visite ne sied pas : qu’ils nous quittent.

Personne ne partit. Ils étaient tous confirmés ; chacun d’eux était capable de tels prodiges et avait atteint tel rang ou était parvenu à tel degré. Comme ils sont tous restés, il leur dit :

– Venez ! allons voir comme nous serons assimilés à une pièce d’argent4bis que nul ne considère.

Ils entrèrent chez Abû Yazid qui parla sans que personne ait pu ni s’arrêter sur un mot ni comprendre.

Ahmad l’interrompit :

– Change de registre afin que je saisisse ton propos.

Quand Abû Yazid finit de parler, Ahmad lui dit :

– J’ai vu, à la porte de ta rue, Satan crucifié, battu.

Abû Yazid répliqua :

– Les voleurs sont battus aux portes des sultans.

En sortant de chez lui, Ahmad dit :

– Tous ceux que je rencontre, je les appelle à Dieu, excepté Abû Yazid : j’aurais convié à Dieu quelqu’un issu de Lui.

Dans la maison d’Abû Yazid une pièce était baptisée salle des bâtons. Les compagnons d’Ah-mad y déposèrent les leurs qui étaient au nombre de mille : chacun en possédait un.

10.

Ne cite pas nos paroles à quiconque. Oublie-les. Répète-les aux chameaux dans le déserts.

11.

– Je t’aime, lui dit un disciple.

– Que peut contenir un cœur quand même il serait rempli d’amour ? lui répliqua Abû Yazid.

– Je t’aime d’un amour qui dépasse l’amour d’Abû Mûsa 6 [neveu, serviteur, disciple préféré, premier chaînon de transmission].

_ Soit ! mais Abû Mûsa fait partie de nous-même.

Puis il ajouta :

– Doucement ! si tu aimais vraiment, tu ne connaîtrais pas le repos la nuit et la quiétude le jour. Mais tu es sincère à ta façon.

12.

Dieu, Très Haut, avait un ami nommé Ibrâhîm.

Nous aussi, nous avons un ami du nom d’Ibrâhîm 7 [proche disciple portant le nom même du Prophète].

13.

Il y a ceux qui sont venus à notre amitié avec leur personne, d’autres avec leur argent, d’autres avec leur cœur. Et Ibrâhîm Ma'âdhân y est venu avec sa personne, son argent, son cœur ensemble. Contentant tel ou tel, il trouva honneur et estime. Sans ces choses qui renforcent les cœurs, la vie ne vaudrait rien.

14.

Un des disciples 8 prétendait qu’il faisait autant sinon plus que le maître. Quand Abû Yazid l’apprit, il dit :

– Bien sûr qu’il fait ce que je fais, mais le Prince des croyants est un. Si quelqu’un descend de la montagne et dit : « Je suis le Prince des croyants », il aura bientôt la tête coupée9 [comme le rebelle d’un village proche de Bistam].

15.

– Qu’est-ce que le soufisme ?

– Serrer la corde et contenir le corps.

16.

Je vis le Seigneur de Gloire en rêve. Je lui dis :

– Comment aller vers Toi ?

Il répondit :

– Laisse ton moi et viens.

17.

Je fus englouti pendant quarante ans dans l’océan des œuvres. En émergeant, je vis que j’étais lié par le zonnâr 10 [ceinture des mages, symbole d’incroyance].

18.

Pas un qui ne se soit plongé dans l’océan des œuvres, il n’y a que moi qui me suis immergé dans l’océan de la grâce.

19.

Quelqu’un frappa chez Abû Yazid.

– Qui demandes-tu ?

– Abû Yazid.

– Pars, prends garde ! il n’y a que Dieu dans cette maison.

20.

Un homme vint chez Abû Yazid.

– Qui réclames-tu ?

– Abû Yazid.

– Mon enfant, Abû Yazid réclame Abû Yazid depuis quarante ans.

21.

Un jour, Abû Yazid nous dit :

– Allons voir cet homme qui prétend à la sainteté.

Il y avait dans la localité de Qûmis un homme connu pour son ascèse et sa crainte de Dieu. Nous accompagnâmes le maître. Quand l’homme quitta sa maison et entra dans la mosquée, il lança un crachat vers la qibla. Abû Yazid dit :

– Levez-vous, partons sans le saluer ; cet homme ne respecte pas l’une des convenances prescrites par la loi de Muhammad. Comment peut-il être fiable lorsqu’il déclare atteindre les stations des saints et des véridiques ?

22.

Que de proches loin de nous ; que d’éloignés proches de nous !

23.

Qui a mené Abû « Abbâs de la contrée de Daylam12 [disciple visiteur] jusqu’ici ? Et qui accueille ceux-là qui sont à cette porte ?

24.

Je me suis plongé dans l’océan de la gnose jusqu’à atteindre le palier de Muhammad. Et j’ai vu entre lui et moi mille stations. En m’approchant de l’une d’elles, je fus brûlé.

25.

Dieu, Très Haut, me dirigea dans l’art de la culture. Ainsi ai-je semé en moi toutes sortes de prières. Et Il me guida dans le métier de blanchisseur. Depuis, je n’ai cessé de me laver et de procéder à toutes sortes d’ablutions qui ne m’apportèrent point la pureté.

26.

La condition des femmes est meilleure que la nôtre. La femme se retrouve pure une fois par mois, deux fois peut-être, car elle se lave à grandes eaux après les règles. Quant à nous, nous ne sommes même pas capables d’être purs une seule fois dans notre vie.

27.

Abû Yazid ne cesse de réclamer, mais rien ne peut être ajouté à l’unicité 14.

28.

J’ai répudié par trois fois le monde, irrévocable. ment, sans retour. Puis je suis allé seul à Dieu, Glorieux et Sublime. Je L’ai invoqué à mon secours : Mon Dieu et mon Maître, je T’implore de la voix de celui qui n’a plus personne que Toi. Lorsqu’Il a su que ma supplique était sincère et désespérée, Il m’inspira d’oublier mon moi entier ; puis, devant moi, Il érigea les créatures bien que je m’en fusse déjà détourné.

29.

– Comment as-tu obtenu un tel rang ?

– J’ai rassemblé toutes les nécessités de la vie, je les ai fagotées avec la corde du contentement, je les ai chargées sur le mangonneau de la sincérité, et je les ai lancées dans l’océan du désespoir. Alors je fus soulagé.

30.

– Par quoi as-tu obtenu ce que tu as obtenu ?

– Par rien.

31.

– Par quel moyen parvient-on à Dieu, Très Haut ?

– Par la mutité, la surdité, la cécité.

32.

– Par quoi ont-ils obtenu ce qu’ils ont obtenu ?

– Par la perte de ce qu’ils ont et le constat de ce qu’Il a.

33.

– Comment es-tu parvenu où tu es parvenu ?

– Ainsi ai-je procédé : d’abord, j’ai commencé par Le prendre comme Maître, Lui, le Glorieux. Ensuite, je me suis dis : « Si ton Seigneur ne te contente pas, nul autre dans les cieux ni sur terre ne te contentera. » Aussi ai-je employé ma langue à Son invocation et mon corps à Son service ; dès qu’un organe s’épuisait, j’en stimulais un autre. Enfin, une voix m’interpella : « Abû Yazid, Abû Yazid ! »

34.

Vint à moi un homme d’argent qui me dit :

– Abû Yazid, comment as-tu acquis une telle dignité ?

– La dignité ne s’acquiert pas. Mais le Vrai m’a honoré de huit distinctions pour ensuite m’acclamer : « Abû Yazid ! »

1. Je me suis vu en arrière, devancé par tous.

2. J’ai accepté d’être brûlé par le feu pour qu’en soient épargnées Ses créatures.

3. Mon but est de faire entrer la joie dans le cœur du croyant.

4. Je ne garde rien pour le lendemain.

5. Je désire la miséricorde de Dieu plus pour les autres que pour moi.

6. Je me consacre à déposer la gaité dans le cœur du croyant et à en dissiper l’anxiété.

7. Je salue le premier ceux des croyants que je rencontre pour leur exprimer ma compassion.

8. Si Dieu me pardonnait le jour du Jugement et m’autorisait à intercéder, je commencerais par agir en faveur de ceux qui m’ont porté tort et préjudice.

35.

Louange à moi, louange à moi ! je suis mon Seigneur, Très Haut15 [Subhânî, c’est, avec le Anâ’l-Haqq (Je suis le Vrai) de Hallaj (mort en 922), la parole la plus célèbre et la plus audacieuse dans le soufisme].

36.

– Toi, qui es-tu ?

– Je suis qui est Layla et quiconque est Layla est moi 16 [référence au couple de Layla et Majnûn qui incarne l’amour fou].

37.

Telle est ma joie à Ta rencontre, Toi que je crains. Quelle serait ma joie si, en Ta présence, je me sentais en paix ?

38.

Si vous voyez un homme ayant reçu le don des prodiges au point de s’asseoir en tailleur dans l’air, n’en soyez pas dupes avant de vous assurer comme il agit en ce qui concerne l’exhortation et le déni, le respect des règles et l’application de la loi.

39.

Lorsque tu t’arrêtes devant Dieu Très Haut, agis comme si tu étais un mage voulant là même couper le zonar.

40.

Pas une personne que Dieu ne façonne pour Lui-même, ne consacre à Son invocation, ne préserve de l’erreur, n’entretienne en son cœur, qui ne soit au préalable soumise au pouvoir de Pharaon, lequel la désavoue et la lèse.

41.

J’avais sollicité Dieu pendant trente ans. Dès lors que je croyais Le désirer, c’était Lui en vérité qui me réclamait.

42.

– Compte pour moi, dit quelqu’un à Abû Yazid en lui jetant des pièces de monnaie. Combien as-tu ?

– Un, répondit Abû Yazid.

Il lui jeta encore d’autre pièces.

– Un, dit Abû Yazid.

– Que dis-tu ?

– Je ne connais rien, sinon le un. La somme provient de un et un ne provient pas de la somme. Car le calcul ne se réalise que par le un. Si dans un mille entier, il manque le un, s’effondre le nom de mille parmi les mille.

43.

Abû Yazid parlait des attributs, tu le voyais joyeux, en repos. Et parlant de l’essence, il s’élançait et disait :

– Éterne ! éterne ! éterne ! par le secret de l’éternité !

44.

Quelqu’un reprocha à Abû Yazid :

– Tu es célèbre pour ton ascèse et ta dévotion. Mais je ne te connais pas beaucoup de dévotions.

Alors Abû Yazid s’agita et dit :

– L’ascèse, la dévotion et la connaissance dérivent de moi.

45.

– Comment vas-tu ce matin ?

– Ni matin ni soir ! le matin et le soir sont pour celui sur qui l’attribut a prise ; et moi, j’échappe à tout attribut.

46.

En mon tréfonds, j’eus une intention pieuse. Il me fut alors dit :

– Notre trésor regorge d’œuvres. Si tu Nous veux, tu n’as qu’à être dans l’humilité et le dénuement.

47.

À ses débuts, une nuit parmi les nuits, Abû Yazid n’obtint pas la volupté de l’obéissance qui lui était familière. Il dit à Abû Mûsa :

– Regarde s’il y a de la nourriture ou des mets dans la maison.

Celui-ci chercha et trouva une demi-grappe de raisin. Il l’en informa. Abû Yazid dit :

– Donne-la à quelqu’un ; notre maison s’est transformée en épicerie.

48.

Une nuit parmi les nuits, il alluma une lampe. Mais la lumière de cette lampe l’éclairait mal et lui procurait un sentiment de tristesse. Il en avertit les compagnons, lesquels, après avoir enquêté, dirent :

– Nous avons emprunté une bouteille d’huile pour une seule dose, or nous en avons pris deux doses.

49.

J’ai désobéi à ma mère deux fois et chaque fois j’ai subi un dommage. Une fois, je jetai du toit des branches d’absinthe. Elle me dit :

– Abstiens-toi !

Je me suis avancé et j’ai lancé un bout ; puis j’ai voulu le rattraper pour lui obéir ; je suis alors tombé du toit et me suis blessé au nez. J’attribuai cette blessure à ma désobéissance. Une autre fois, elle me demanda à boire et dit :

– Prends une jarre.

J’en pris deux. Dès que je fus dehors, vint à moi un ivrogne qui me frappa et brisa les deux jarres. J’estimai que cela était dû à mon écart de son ordre.

50.

Abû Yazid dit à sa mère :

Rappelle-moi un fait qui m’aurait entaché jadis et dont je ne puis me souvenir. Car parfois je ne parviens pas à goûter à la volupté de l’oraison. Elle lui dit :

– J’ai réfléchi à ta demande ; j’ai beau chercher, je ne trouve rien sinon qu’une fois, comme tu pleurais, je t’avais porté chez des voisins et t’avais fait lécher un doigt de leur mets.

Depuis, il prit à cœur de s’amender.

51.

Une nuit, l’enfant de ses voisins, les mages, pleurait, car ils étaient sans lumière. Alors il leva sa lampe à la hauteur de leur fenêtre et l’enfant se tut. Ainsi leur était apparue sa mansuétude. La mère — qui était absente pendant que son fils pleurait — dit au père :

– Ne vois-tu pas à travers un tel geste la mansuétude d’Ibn « Issâ Sharûshân « 8 [son grand-père qui professait la religion des mages avant de se convertir] ?

Il s’en étonna en effet. Et par la grâce de cette mansuétude, ils se convertirent tous à l’islam, jusqu’au dernier.

52.

Une nuit, la mère d’Abû Yazid lui dit :

– Donne-moi à boire.

Il sortit à la recherche de l’eau pour la satisfaire.

À son retour, il vit qu’elle dormait. Il garda 1a cruche dans la main jusqu’à son réveil. À moment, elle lui dit :

– Abû Yazid, où se trouve l’eau ?

– La voici !

Elle prit la cruche qui était suspendue à son doigt, lequel avait gelé par l’intensité du froid. Un bout de peau resta collé à l’anse. Voyant cela, elle l’interrogea. Il lui répondit :

– C’est la peau de mon doigt ; je m’étais dit : « Si j’avais posé la cruche et dormi, tu aurais pu la chercher sans la trouver. » En outre, tu ne m’as pas donné l’ordre de la poser. Aussi l’ai-je gardée par désir de te contenter et d’accomplir ta volonté.

Elle dit :

– Que Dieu soit satisfait de toi !

53.

– Comment as-tu atteint ce que tu as atteint ?

– Dites ce que vous voudrez, mais moi je pense que cela est dû au consentement de la mère.

54.

Un vendredi, alors qu’Abû Yazid se dirigeait vers la mosquée pour la prière, qu’il avait plu, et que la boue était partout, son pied glissa. Pour ne pas tomber, il s’appuya du bout de la main sur un mur. Une fois sûr d’avoir retrouvé l’équilibre, pensant à ce qu’il venait de faire, il se dit : « Je dois me mettre à la recherche du propriétaire de ce mur et lui proposer réparation pour ce que je me suis permis ; mieux vaut continuer mon chemin pour la mosquée, la prière n’attend pas ; pour lui j’ai tout mon temps. » Plus tard, il identifia le propriétaire du mur ; on lui dit :

– C’est un mage.

Il s’approcha de sa maison et l’appela. Le propriétaire sortit. Abû Yazid lui relata l’incident et lui demanda quelle réparation lui était due. Le mage dit :

– Votre religion contient une telle précision et toutes ces prévenances ? Je crois en Dieu et en son Prophète !

Il crut, ainsi que tous les gens de sa maison par la grâce d’un tel acte.


« Abd Allah Dastani 19 [«Le shaykh des shaykhs», Dastani] dit :

– Abraham l’ami de Dieu a découvert l’excellence de cette communauté. Il dit : « Seigneur, fais-les entrer dans ma communauté. » Dieu dit : « Je n’en ferai rien ; ils appartiennent à la communauté d’Ahmad20 [Autre nom de Muhammad]. » Il dit : « Alors, consacre-moi par leur intermédiaire l’hymne de la louange. » Dieu Très Haut institua les prières l’invoquant, lui et les siens, dans l’oraison des « Bénédictions 21 [Abraham et les siens sont évoquées dans les Bénédictions par lesquelles s’achève la prière avant le salut final]. Telle fut sa réponse à cette demande. De même, Moïse, sur lui le salut, vit leur éloge dans la Tora. Il dit : « Mon Dieu, fais-les entrer dans ma communauté. » Dieu dit : « Je n’en ferai rien, ils sont de la communauté d’Ahmad. » Il dit : « Si tu ne les fais pas entrer dans ma communauté, laisse-moi entrer dans la leur. » Dieu dit : « Leur pureté va loin, tu ne les rejoindras ni les atteindras. » De même Jésus, sur lui le salut, vit leurs vertus dans l’Évangile. Il dit : « Mon Dieu, fais-les entrer dans ma communauté. » Le Très Haut dit : « Je n’en ferai rien, ils sont dans la communauté de Muhammad. » Il dit : « Si tu ne les fais pas entrer dans ma communauté, laisse-moi entrer dans la leur. » Et Il l’éleva dans les cieux pour le rendre à la terre, à la fin des temps, et le faire entrer dans cette communauté.

Une partie de ce discours est parvenue à Abû Yazid qui dit :

– Crois-tu qu’ils aient quelque attirance pour vos scandales ? C’est qu’ils n’ont vu que les hommes dont la tête dépasse l’empyrée et les pieds s’enfoncent dans la poussière, le reste de leur corps ayant disparu.

56.

La conjonction avec Dieu se réalise par quatre stations :

1. Ils ont essaimé, et les voilà qui s’arrêtent, endoloris par le fardeau des inspirations qui leur adviennent.

2. Il les congédie d’où ils savent entrer et Il vient à eux par une autre porte.

3. Il tarde à se présenter à eux ; alors ils disent : « Nous ne quitterons pas les lieux. »

4. De toutes parts, Il les assiège. et ils ne peuvent plus se dérober.

57.

– Es-tu Abû Yazid ?

– Qui est Abû Yazid ? Plût à Dieu que je voie Abû Yazid 22 !

58.

Je suis entré chez Abû Yazid. Je l’ai vu troublé, debout devant une flaque d’eau. Il me dit :

– Viens !

Puis il ajouta :

– Un homme m’interrogea sur la pudeur ; aussi lui ai-je parlé quelque peu de cette science ; il se mit alors à tourner, tourner jusqu’à devenir comme tu vois : il avait fondu.

59.

– Se peut-il que se dresse un écran entre l’initié et Dieu ?

– Non, car Son voile c’est Son Soi 23 [Huwiyya, ipséité].

60.

À l’origine, les initiés sont égaux dans la connaissance de l’Un. Ensuite, ils diffèrent selon le dessein de Dieu.

61.

Le parachèvement des véridiques correspond aux premiers états des prophètes.

62.

Douze ans, j’étais le forgeron de mon moi, cinq ans le miroir de mon cœur. En une année, je guettais ce qui germait entre eux deux. Or je vis que j’étais ceint à la taille par un zonnâr. Je m’appliquais à le couper, douze ans. Je m’observais encore. Je découvris qu’un autre zonnâr me liait en dedans. Je le coupais de nouveau cinq ans tout en me demandant comment en finir, ce qui me fut révélé. Et je regardai du côté des créatures et je vis qu’elles étaient toutes mortes ; à leur mémoire j’entonnai quatre fois le tekbir25 [Allah Akbar « Dieu est Très Grand »].

63.

S’il arrive à l’homme d’être en accord avec lui-même ; si la gaité emplit son cœur à cause de l’excellente pensée qu’il a de son Seigneur ; si, par acte de volonté, il réalise le bien-fondé de Cette pensée ; si sa volonté même s’attache au bon vouloir de son Créateur ; s’il désire selon le désir de Dieu ; élève son cœur à la hauteur de Dieu ; s’il assujettir son mouvement à l’autorité de Dieu ; si tel serviteur va où il veut selon le vouloir de Dieu Très Haut ; s’il s’arrête où Dieu souhaite, partout, en toute connaissance et en tout vouloir : tel homme sera en tout climat avec Lui ; pas un site, de lui, ne se vide : si ce serviteur a été avec Dieu, certes, il aura été en toute région ; et s’il n’était pas avec Dieu, il n’aurait été nulle part. Le souffle de l’homme est rivé à son cœur, et son cœur est attaché à sa pensée, et sa pensée est liée à sa volonté, et sa volonté est soumise au bon vouloir de Dieu Très Haut. Dieu dit : “Je suis où Mon serviteur M’évoque en pensée 26 [hadith].” Si Dieu est dans la pensée même du serviteur, ce sera comme si tel serviteur était où est Dieu. De même que Dieu n’abandonne jamais Son serviteur, où qu’il se trouve, de même le serviteur ne délaisse point son Dieu où qu’il se trouve. Et Dieu ne quitte point un séjour pour un autre. Si donc le serviteur authentifie l’excellente pensée qu’il a de Dieu, telle pensée dépendra de Dieu comme son cœur dépend de sa pensée, et son souffle de son cœur. Aussi va-t-il d’où il veut à là où il veut selon le bon vouloir de Dieu. Et toute chose lui advient sans qu’il bouge et sans peine : viennent à lui l’Orient et l’Occident au complet. Dès qu’il évoque une contrée, cette contrée à lui se présente, tandis qu’il reste où il est. Car jamais Il ne disparaît d’une contrée. Il est Celui qui jamais ne disparaît et qui en toute pérennité demeure. Il est Celui-là même que rien n’abolit et qui est de toute éternité. Comprends cela. Les choses Le poursuivent, et Lui ne pourchasse rien. C’est que les choses accèdent à l’être par Dieu.

64.

Je passais par Sa porte : on ne s’y bousculait pas : ceux d’ici-bas sont voilés par ce monde ; et ceux de l’au-delà sont occupés par l’autre monde ; et les prétendus soufis sont empêchés par le boire, le manger et la mendicité ; et leurs supérieurs sont obscurcis par les concerts sacrés et les références aux autorités. Tandis que les vrais maîtres du soufisme ne sont couverts par aucun de ces voiles. Aussi les ai-je vus perplexes, ivres.

65.

On rapporta à Abû Yazid que Sahl 27 [un disciple] conférait de la

gnose. Il dit :

– Sahl a cheminé sur le rivage de la gnose, mais il ne s’est pas plongé dans la mer houleuse.

– Abû Yazid, comment serait celui qui plongerait dans une telle mer ?

– Il disparaîtrait aux yeux des créatures et ne compterait plus parmi ceux qui peuplent la terre.

66.

Hatem 28 [maître soufi] dit devant Abû Yazid :

– Ainsi ai-je parlé à mes élèves : « Ne peut être mon disciple quiconque parmi vous n’intercède pas, au jour de la Résurrection, en faveur de ceux qui sont destinés à la fournaise pour les faire entrer dans le Jardin. »

Abû Yazid répliqua :

– Quant à moi, je leur aurais dit : « Ne compte parmi mes disciples que celui qui restera vigilant le jour de la Résurrection : chaque fois qu’un monothéiste sera condamné au feu, il lui prendra la main et le mènera au jardin. »

67.

Dis-moi que faire pour me rapprocher de mon Seigneur?

– Aime les saints de Dieu pour qu’ils t’aiment. Dieu, Très Béni et Très Haut, regarde dans le cœur de ses saints soixante-dix fois chaque jour et nuit. Et peut-être, voyant ton nom inscrit dans le cœur d’un de Ses saints, te pardonnerait-Il.

68.

Un traditionniste 99 [docteur en hadith] dit à Abû Yazid, qui était encore enfant :

– Mon garçon, excelles-tu dans la prière ?

– Oui, si Dieu le veut, répondit Abû Yazid.

– Comment pries-tu ?

– Je proclame : « Dieu est Très Grand », avec acquiescement ; et je récite en psalmodiant ; et je m’incline avec vénération ; et je me prosterne avec humilité ; et je salue empli de paix30.

– Mon garçon, si tu as cette compréhension, ce mérite, cette connaissance, pourquoi laisses-tu les gens te toucher dans l’intention d’être bénis ?

– Ce n’est pas moi qu’ils touchent, mais une parure dont je fus apprêté par mon Seigneur. Comment leur interdirais-je cela ? Telle parure appartient à un autre que moi.

69.

J’étais entré31 chez Abû Yazid. Je m’étais réjouis de sa compagnie. J’avais beaucoup appris. Au moment où je l’allais quitter, il me dit :

– Homme de dévotion 32, quand même Il t’aurait donné tout ce qu’Il avait donné aux prophètes, dis-Lui : « Je Te veux, je ne veux que Toi. »

70.

Circumambulant autour du Temple, je Le sollicitais. Après être parvenu à Lui, je vis le Temple tourner autour de moi33.

71.

J’avais assisté34 à une séance chez Abû Yazid où on entendait certains dire :

– Un tel a appris d’un tel. Abû Yazid dit :

– Les malheureux ! ils s’instruisent de mort à mort ; quant à moi, j’ai acquis notre science du Vivant qui ne meurt pas.

72.

Les humains parlent en se référant à Lui ; et moi, je puise ma parole même en Lui.

73

Comment as-tu reçu cette grâce ?

Je me suis dépouillé de mon moi comme la vipère de sa peau. Puis je me suis regardé : j’étais Lui.

74.

Je n’ai rien mangé de ce que mangent les hommes, pendant quarante ans.

75.

Balkhi arriva chez Abû Yazid qui lui dit :

– Pourquoi erres-tu tant ?

– L’eau stagnante pue.

– Sois un océan, tu ne pueras point.

76.

Une nuit parmi les nuits, j’ai sollicité mon cœur ; mais je ne l’ai pas trouvé ; quand ce fut le point du jour, j’ai entendu une voix dire :

– Abû Yazid, voici que tu sollicites un autre que Nous.

77.

Louange à moi, louange à moi ! que ma condition est grande36 !

78.

Je me suffis à moi, je me suffis37 [détournement à la première personne d’une expression consacrée à Dieu] !

79.

Les humains voient en moi un être à leur ressemblance. S’ils me voyaient paré de mon attribut dans le royaume du Mystère, ils mourraient de stupeur.

80.

La séparation est semblable à la conjonction. Celle-ci fonde celle-là. L’une et l’autre ont un nom et un cours. Sur chaque cours s’exerce le savoir de la séparation. S’Il est conjoint dans la séparation, Il révèle le mystère de Son éternité. Et si telle révélation augmente, la séparation retourne à elle-même, sans abolir la conjonction, ni se renier.

81.

L’affaire38 [par ce terme familier Abû Yazid désigne l’expérience] s’achève avec : Point de dieu hormis Dieu39 [première partie de la shahada, profession de foi].

82.

L’affaire s’achève par la connaissance de mon éloge et au terme de ma perfection.

83.

Tu étais pour moi miroir, et c’est moi qui suis devenu le miroir.

83.

L’homme vraiment homme est celui qui reste assis et à qui les choses viennent, ou parlent, où qu’il soit.

84.

Il m’introduisit dans un endroit où Il me montra que toutes les créatures sont à ma portée.

85.

J’ai accompli le pèlerinage une première fois, là je vis le Temple. La deuxième fois, je vis le Maître du Temple, sans voir le Temple. La troisième fois, je ne vis ni le Temple, ni le Maître.

87

La volupté accordée au serviteur lui procure une joie qui le prive des vérités de la proximité.

88.

Qu’au moins40 courent au-dedans de l’initié les attributs du Vrai et le mode de la souveraineté.

89.

L’orant L’adore selon son état, et l’initié L’adore en tout état.

90.

J’aurais souhaité que Dieu Très Haut fît du monde une seule bouchée. Il me l’aurait offerte, et je l’aurais jetée entre les pattes d’un chien afin que les hommes ne se laissent pas abuser. S’Il me suppliciait dans le feu de la géhenne à la place de tous les hommes, cela ne me coûterait pas tant j’ai prétendu L’aimer. Et s’Il les épargnait tous, cela ne Lui serait pas beaucoup ; n’a-t-Il pas dit : « Je suis, à l’égard des créatures, Clément, Compatissant41 » ?

91.

Les aspirants à la connaissance occupent trois postures dans leur relation avec Dieu : il y a les insouciants qui Lui réclament des faveurs ; et les incapables qui Le fuient ; et ceux qui s’arrêtent où cessent la sollicitation et la fugue.

92.

– Abû Yazid, dirent de nouveaux venues. Nous avons suivi l’enseignement de Dhul Nûn42 [maître égyptien] et d’Abû Sulaymân43 [maître syrien] et nous en avons tiré profit. Mais depuis que nous t’écoutons, nous nous sommes réjouis et détournés de nos premiers maîtres.

– Quels hommes excellents ! s’exclama Abû Yazid. Ils ont parlé de la mer des états limpides ; et moi, je parle de la mer de la pure grâce. Aussi leur discours est-il composite et le mien net. Il y a loin entre celui qui dit : « Moi et Toi », et celui qui dit : « Toi c’est Toi. »

93.

Dhul Nûn l’Égyptien dit à quelqu’un qui allait rendre visite à Abû Yazid :

— Demande à Abû Yazid : « Jusqu’à quand ce sommeil et ce repos alors que la caravane est passée ? »

L’homme arriva et transmit le message. Abû Yazid répliqua :

– Dis à mon frère Dhul Nûn que l’homme, tout l’homme, est celui qui dort la nuit entière. Le matin, il se réveille serein dans la demeure et la caravane n’est toujours pas arrivée.

De retour, le messager rapporta ce qu’il avait entendu ; Dhul Nûn dit :

– Ce sont des paroles que n’atteignent pas nos états : Que la félicité soit son lot !

94.

Interrogé sur la Table conservée, il dit :

– Je suis la Table conservée44 !

95.

Ne vous fiez pas aux fugaces apparences : elles miroitent en ces déserts où se perd qui n’a pas d’antécédents.

96.

Les hommes se repentent de leurs péchés. Et moi, je me repens de dire : « Point de dieu hormis Dieu,. Car je dis cela avec la voix et les lettres. Et le Vrai est hors la voix, hors les lettres.

97.

Lorsque vous péchez, un seul repentir suffit ; mais dans l’obéissance, le repentir est infini.

98.

Mon Dieu, si Tu les graciais tous, depuis Adam jusqu’au jour de la Résurrection, Tu ne gracierais qu’une poignée de terre. Et si Tu les brûlais tous, Tu ne brûlerais qu’une poignée de terre.

99.

Les élus de Dieu se répartissent entre quatre (sic) degrés. Il y a d’abord ceux qui séjournent dans la stupeur ; ils ne supportent pas l’inspiration qu’ils reçoivent ; ils cherchent à se décharger de son poids ; mais ils sont interdits de choix. Il y a ensuite ceux qu’Il séduit et qui disent : « Nous ne céderons pas. » Et il y a enfin ceux qu’Il assiège et qui ne peuvent s’évader.

100.

J’avais, pendant trente ans, invoqué Dieu. Puis je me suis tu. C’est alors que je découvris que mon invocation était mon voile.

101.

Le recueillement se reconnaît à cinq indices : en évoquant son moi, on s’appauvrit ; en se remémorant son péché, on se repent ; en se représentant le monde, on médite ; en imaginant l’au-delà, on se réjouit ; en invoquant le Souverain, on s’honore.

102.

Qui regarde les êtres avec l’œil de la science les honnit et les fuit en se réfugiant en Dieu, Glorieux et Sublime. Et qui les regarde avec l’œil de la vérité, les absout et devient pour eux la voie qui mène à Lui 45.

103.

Depuis trente ans, chaque fois que je voulais invoquer Dieu, Glorieux et Sublime, je m’étais gargarisé et lavé la langue, par déférence pour Lui.

104.

Dans l’oubli du moi, l’invocation du Créateur du moi46.

105.

La perfection de l’initié s’acquiert dans la brûlure d’amour pour son Seigneur.

106.

Qui fait de lui-même jaillir la science de l’éternité doit disposer des lumières de l’essence.

107.

Se trompe sur mon compte celui qui ne voit pas en ma preuve la contrainte, en mes instants le leurre, en mes états la dérision, en mes paroles l’imposture, en mes serviteurs le défi, et en mon propre moi le discrédit.

108.

S’Il distillait en moi une jubilation, je serais indifférent à toute chose.

109.

L’ascète est celui qui, jetant sur Lui un regard furtif, demeure captivé au point de n’en plus détourner les yeux. L’orant est celui qui, en ses oraisons, se voit inonder par la grâce de Dieu Très Haut ; son oraison même se noie dans la grâce.

110.

Tous les noms désignent les attributs, seul « Dieu » désigne l’essence. Le nom est un indice qui mène au sens ; et par le sens on reconnaît l’essence ; et par les noms on saisit les attributs ; et par les attributs on perçoit l’essence. Celui qui admet les attributs sans reconnaître l’essence n’est point musulman. On appelle musulman celui qui consacre l’essence avant de se préoccuper des attributs. Il devra ensuite adopter les attributs. La preuve de cela : si un homme proclame : « Point de dieu hormis le Miséricordieux » ou « Point de dieu hormis le Clément » ; quand il alignerait tous les autres noms, jamais il ne serait musulman avant de prononcer : « Point de dieu hormis Dieu. » Celui qui célèbre ce seul nom qui est Dieu, établis tous les autres noms qui sont contenus en lui et en dérivent. De ce nom proviennent les sens de tous les autres noms. Et tel nom recouvre l’être des noms. Tel nom n’a besoin de nid autre que lui-même. Car Dieu Très Haut S’est réservé la jouissance exclusive de ce nom et a fait participer Ses créatures à tous les autres noms. À l’exception de tel nom. Il est permis de qualifier l’homme de savant, clément, généreux, selon le sens même de ces noms. Mais il n’est pas autorisé d’appeler l’homme « Dieu », Son nom étant : « Point de dieu hormis Dieu. » Et jamais l’on ne s’adresse à Dieu par un de Ses noms sans obtenir pour soi-même quelque avantage ; sauf pour ce qui concerne le nom « Dieu », lequel représente la part de Dieu seul à laquelle ne peut accéder le serviteur. C’est-à-dire : celui qui réclame à Dieu Sa miséricorde dit : « O. Miséricordieux ! », et celui qui demande Sa générosité dit : « O. Généreux ! », et celui qui cherche Sa libéralité dit : « O. Libéral ! » Sous chaque nom git un sens, à répartir entre les humains pour les affaires de ce monde et de l’autre : tous les noms, hormis « Dieu » ; tel nom renvoie à l’unicité de Dieu Très Haut ; le moi n’en a point part. Celui qui veut être doté par Dieu s’adresse à Lui par les noms des attributs ; et celui qui prétend à Son essence, L’invoque par le nom de l’essence.

111.

Je L’invoquais en invoquant la variété de Ses créatures. Il invoqua à Son tour la variété des créatures pendant que je continuais de L’invoquer. Puis je L’invoquais en m’inspirant de Sa propre invocation. Et Il m’invoqua tandis que je ne cessais de L’invoquer.

112.

L’ayant connu par moi-même, je fus anéanti. Le connaissant par Lui, je survis.

113.

J’ai aimé Dieu et haï mon propre moi. J’ai haï ici-bas et aimé Dieu. J’ai délaissé le monde et atteint Dieu. J’ai préféré le Créateur aux êtres créés et vivre dans Son intimité.

114.

J’ai rencontré sur la route du pèlerinage un Noir.

Il me dit :

– Où vas-tu ?

– À La Mecque.

– Tu as laissé Celui que tu cherches à Bistam.

Et tu ne le sais pas ! Tu Le cherches et 11 est plus près

de toi que la veine du cou.

115.

– Quand le serviteur atteint-il Dieu Très Haut ?

– Malheureux, qui a pu L’atteindre ? Si un atome de Lui apparaissait aux créatures, il ne resterait rien du monde ni de ce qu’il contient.

116.

Qui regarde les humains par la science les abomine ; et qui les regarde par la vérité leur accorde sa compassion 49.

117.

Qui regarde les créatures par les créatures les honnit ; et qui les regarde par le Créateur les prend en pitié.

118.

Il entendit quelqu’un dire :

– Je trouve étrange qu’on connaisse Dieu et qu’on Lui désobéisse.

Il répliqua :

– Je trouve étrange qu’on connaisse Dieu et qu’on L’adore.

119.

À Dieu, des serviteurs qui se seraient plaints aussi bruyamment que ceux de l’enfer si le paradis leur était apparu dans sa splendeur.

120.

– Quand agit l’homme en accord avec la servitude ?

– Quand il n’a plus de volonté.

– Comment cela ?

– Quand sa volonté, son souhait, son désir s’assimilent à l’amour de son Seigneur ; quand sa volonté n’entreprend rien sans connaître la volonté et l’assentiment de Dieu, Glorieux et Sublime.

121.

Il dit :

– Le croyant n’a pas de moi.

Puis il récita :

— « Dieu a acheté aux croyants leur personne. »

Comment peut-on conserver son moi quand on a vendu sa personne ?

122.

Dire la science en parlant et en écoutant : telle est l’initiale station de l’unicité.

123.

Interrogé sur le nom suprême, il dit :

– Tu le trouves en proclamant : « Point de dieu hormis Dieu », tout en étant absent à toi-même.

124.

Quelqu’un approcha Abû Yazid et lui dit :

– Je voudrais m’installer avec toi dans la mosquée.

– Tu n’en seras pas capable.

– Sois indulgent et consens.

Il consentit. Le nouveau venu passa une journée sans qu’on l’eût nourri. Il tint bon. Au deuxième jour, il dit :

– Maître, nous voudrions de la nourriture.

– Jeune homme, la nourriture chez nous est à Dieu.

– Maître, il faut ce qu’il faut.

– Jeune homme, il faut Dieu.

– Maître, je voudrais quelque chose qui entretienne mon corps dans l’obéissance de Dieu.

– Jeune homme, les corps ne sont entretenus que par Dieu.

125.

– Qu’est-ce que le soufisme ?

– C’est l’attribut du Vrai dont se vêt le serviteur.

126.

J’ai vu le Seigneur de Gloire en rêve. Il me dit :

– Tout le monde réclame de Moi des faveurs, toi seul ne réclames que Moi.

127.

Abû Yazid fut interrogé sur le sens de cette parole divine : « Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché. »

Il dit :

– Il est le Premier, car Il dévoile les états du monde pour qu’ils n’y succombent pas. Il est le Dernier et Il leur révèle les conditions de l’au-delà afin qu’ils ne le mettent pas en doute. Il est Apparent au cœur de Ses saints, ainsi ils L’aimeront. Il est caché au cœur de Ses ennemis, alors ils Le nieront.

128.

Il y a dans l’obéissance tant de désastres que vous n’avez pas besoin d’exciter la rébellion.

129.

– On dit que la profession de foi : « Point de dieu hormis Dieu », est la clé du paradis.

– On dit vrai. Mais la clé n’ouvre pas sans une serrure. Et la serrure de « Point de dieu hormi Dieu » est composée de quatre choses qui sont une langue sans mensonge ni médisance, un cœur sans ruse ni traîtrise, un ventre sans péché ni soupçon, une œuvre sans caprice ni déviance.

130.

Dieu Très Haut a proposé aux hommes commandements et interdits ; comme ils Lui ont obéi, Il leur offrit certaines de Ses robes d’honneur ; celles-ci les divertirent de Lui. Quant à moi, je ne veux rien de Dieu sinon Dieu.

131.

Mon esprit fut élevé dans les cieux, j’ai traversé le royaume de l’Invisible. En chemin, j’ai salué et honoré l’esprit de chaque prophète, hormis celui de Muhammad, lequel était entouré de mille voiles de lumière qui paraissaient au premier coup d’œil aisés à franchir.

132.

Un jour, il m’a semblé que j’étais le maître du temps. Je suis sorti sur la route du Khorasan ; et je me suis assis ; je me suis imposé cette condition ; j’ai juré que je ne me lèverais pas tant que le Vrai ne m’enverrait pas quelqu’un qui m’identifierait Ainsi suis-je resté assis pendant trois jours et trois nuits. Au quatrième jour vint à moi un homme borgne qui m’observa du haut de sa monture. Je vis en lui un état qui m’incita à dégager les mains et à faire un signe de la tête au chameau. Celui-ci se mit à s’enfoncer dans la terre sèche. L’homme me regarda et dit :

– Tu m’amènes à ouvrir l’œil clos, ce qui ferait engloutir Bistam et ses habitants alors qui Abû Yazid est parmi eux.

Quand il se retourna vers moi, je perdis connaissance. Puis je dis :

– D’où viens-tu ?

– Du temps où j’ai établi le lien entre toi et le Vrai, dit-il. J’ai dû franchir trois mille parasanges pour venir à toi.

Il dit encore :

– Abû Yazid, préserve ton cœur ! Puis il détourna le visage et s’en alla.

133.

Parmi les habitants de Bistam, il y avait un homme qui était assidu aux réunions d’Abû Yazid. Il ne manquait aucune de ses séances.

– Maître, lui dit-il un jour. Depuis trente ans je jeûne sans cesse ; la nuit je prie ; je me suis détourné des plaisirs : et rien dans mon cœur de cela que tu évoques ; pourtant j’ai foi en tout ce que tu dis et l’approuve.

– Si tu jeûnes et pries trois cents ans, lui répondit Abû Yazid, tout en demeurant tel que tu es, tu ne découvriras pas un atome de cette science.

– Pourquoi, maître ?

– Parce que tu es voilé par ton moi.

– À cela il y a remède. Comment ôter ce voile ?

– Oui, mais tu ne consentiras ni ne feras.

– Certainement, je consentirai et ferai ce que tu me diras.

– Va dans l’heure chez le coiffeur. Rase-toi les cheveux et la barbe. Enlève ces vêtements. Enveloppe-toi d’une bure. Mets-toi autour du cou une musette. Remplis-la de noix. Réunis autour de toi les enfants et dis de ta plus haute voix : « Oyez les enfants ! celui qui m’assène une gifle, je lui donne une noix. » Puis entre dans le souk où tu es le plus estimé : que tous ceux qui te connaissent te voient dans cet état.

– Abû Yazid, louange à Dieu ! tu voudrais que je fasse cela ?

– Tu blasphèmes en disant : « Louange à Dieu ! »

– Et pourquoi ?

– Car c’est toi que tu honores et loues.

– Abû Yazid, je suis incapable de faire cela. Mais indique-moi autre chose et je m’exécuterai.

– Commence par cela avant toute chose. Ainsi abaisserais-tu ton prestige et avilirais-tu ton moi. Ensuite, je te ferai savoir ce qui conviendrait pour toi.

– Je ne le supporterai pas.

– Je t’ai dit que tu ne consentirais pas. Je le savais.

134.

Il y avait dans la contrée d’Abû Yazid un docteur de la loi qui était le savant dans la région. Il alla vers Abû Yazid et lui dit :

– On me rapporta sur ton compte des choses extraordinaires.

– Il en existe d’autres bien plus extraordinaires, lui répliqua Abû Yazid.

– Ta science, de qui et d’où te vient-elle ?

– Ma science est un don de Dieu, Glorieux et Sublime ; elle illustre ce dit de l’Envoyé de Dieu : « Qui agit par ce qu’il sait, Dieu lui fait hériter ce qu’il ignore », et cet autre dit : « Il y a deux sciences : la science évidente qui est la preuve de Dieu pour Ses créatures ; et la science ésotérique qui contient le savoir salutaire. » Ta science, ô docteur, fut transmise, d’une voix à l’autre, pour l’enseignement, non pour l’œuvre. Et ma science, ce sont les inspirations qui me viennent de Lui.

– Ma science est corroborée par la chaîne des autorités : des plus grands aux plus grands, jusqu’à l’Envoyé de Dieu, à l’ange Gabriel, à Dieu, Glorieux et Sublime.

– Docteur, le Prophète possédait une science provenant de Dieu et à laquelle n’étaient initiés ni l’ange Gabriel, ni l’ange Michaël.

– Certes, mais je voudrais authentifier cette science dont tu te réclames.

– Oui, je te préciserai cela dans la mesure de la connaissance qui est fixée dans ton cœur.

Puis il reprit :

– Docteur, sais-tu que le Glorieux et Sublime parla formellement à Moïse, qu’Il parla à Muhammad — lequel Le vit ouvertement — comme il parla aux prophètes à travers Ses révélations ?

– Assurément.

Puis il dit :

– Docteur, sais-tu que les paroles des véridiques et des saints proviennent d’une inspiration qu’Il suscite en eux ? Ne sais-tu pas que ce sont Ses bienfaits et Ses confirmations qui les incitent à prononcer la sagesse au profit de la communauté ? Dieu n’a-t-Il pas inspiré la mère de Moïse quand elle mit son enfant dans le coffret et le jeta dans le fleuve ? N’a-t-Il pas inspiré Khadir dans l’affaire du bateau, l’affaire du jeune homme et l’affaire du mur ? Khadir lui-même n’a-t-il pas affirmé à Moïse : « Je n’ai pas agi de ma propre initiative, mais d’après une science provenant de Dieu, Glorieux et Sublime », lequel dit : « Nous lui avons conféré une science émanant de Nous » ? Aussi n’a-t-Il pas inspiré Joseph en sa prison ? De même pour Abû Bakr qui révéla à Aicha que telle femme était enceinte d’une fille ; et quand la mère mit au monde une fille, Abû Bakr dit : « Cela me fut inspiré. » Et « Umar ne fut-il pas inspiré quand il cria sur la chaire : « O Saria, la montagne ! » ? De semblables exemples ne manquent pas. Dieu réserve aux êtres qu’Il inspire Ses bienfaits en puisant dans Sa grâce et Sa générosité. Et Dieu distingue les uns des autres dès qu’il s’agit de l’inspiration et de la sagacité.

Le docteur se leva et dit :

– Tu m’as donné accès au fondement et tu m’as mis du baume au cœur.

135.

Il y a deux paradis : le jardin des délices, qui est provisoire ; et l’éden de la gnose, qui est éternel.

136.

– Dieu est Très Grand, dit quelqu’un.

– Que signifie cette parole ? lui demanda Abû Yazid.

– Il est plus grand que toute chose.

– Prends garde ! tu Le limites. À quoi peut-Il être mesuré pour paraître le Très Grand ?

– Que veut donc dire cette parole ?

– Il est le Très Grand car Il ne peut être comparé aux hommes, ni soumis à l’analogie, ni perçu par les sens.

137.

– Qui nous recommandes-tu comme compagnon ?

– Qui vient à ton chevet lorsque tu es malade et te pardonne quand tu es en faute.

138.

– Faut-il que Dieu accorde aux hommes Sa satisfaction pour qu’Il leur octroie le paradis ?

– S’Il t’accordait Sa satisfaction, que t’apporteraient de plus les palais du paradis ?

139.

Un jour, devant Abû Yazid, un homme s’exclama :

– Dieu !

Abû Yazid le repoussa fortement et dit :

– Tais-toi !

140.

Avance dans le domaine de l’unicité et tu parviendras à la demeure de l’esseulement ; puis vole dans le domaine de l’esseulement et tu atteindras la vallée de la perpétuité. Et si tu as soif, Il te servira à boire dans une coupe qui te désaltérera à jamais de l’invocation.

141.

Abû Yazid sortit pour se rendre au pèlerinage en partageant sa monture avec un compagnon de Bistam. Quand son compagnon souhaita aborder la campagne, Abû Yazid approuva. Mais il alla d’abord acheter quelques objets qu’il déposa sur le chameau dans la partie de la litière qui lui était réservée. Son compagnon lui dit :

– Le chameau ne peut porter tous ces effets. Comme il n’arrêtait pas de l’importuner, Abû Yazid faisait celui qui n’entendait pas, et attribuait son impertinence à son manque de scrupules.

Quand ils se remirent en route, Abû Yazid dit à son compagnon :

– Malheureux, baisse la tête : sommes-nous à dos de chameau ?

Il regarda et constata que la litière flottait au-dessus du chameau. Il en fut étonné et s’écria :

– Abû Yazid, il y a plus d’une coudée entre le dos du chameau et la litière.

– Cesse donc de m’exaspérer.

– Comment as-tu obtenu cela, Abû Yazid ?

– Malheureux, qui d’autre est capable de cela sinon Dieu ?

142.

Quand Abû Yazid souhaitait s’isoler, il entrait dans une maison et en bouchait tous les orifices pour que n’y pénétrât plus une voix qui le distrairait de son Seigneur.

143.

Quelqu’un calomnia Abû Yazid. Cela parvint à l’un de ses adeptes, lequel lui assena un coup de poing. L’ayant su, Abû Yazid dit :

– S’il n’existait pas de tels hommes, qui pourrait assener de tels coups de poing ?

144.

Abû Yazid demanda à l’un de ses disciples de lui acheter un pain. Celui-ci lui rapporta un pain brûlé. Abû Yazid lui ordonna de le rendre et dit :

– Comme s’ils se disaient que ces proches de Dieu mangent n’importe quoi !

Puis il le pria de choisir le pain le plus fin et le plus blanc.

145.

Certes, Il est l’Un, mais que de fois tu auras recours à Lui avant de devenir un homme.

146.

Quelqu’un vint du Khorasan et dit :

– Ceux du Khorasan te saluent.

– Demande aux maîtres du Khorasan s’ils peuvent se réconcilier avec leur état premier de quiétude ; s’ils ne l’ont pas déjà fait, que cette réconciliation souffle sur eux comme une brise.

147.

Abû Yazid apprit qu’un tel, son voisin le mage, était malade. Il lui rendit visite. Lorsque le mage vit Abû Yazid, il dégagea sa tête de son lit et posa son visage à même la terre par considération et déférence pour son visiteur, lequel resta une heure, puis se décida à partir. Parvenu au patio, Abû Yazid leva les yeux vers le ciel comme pour l’interroger sur le sort du malade. Dans le vestibule, voici que l’un des enfants du mage le rattrapa et l’interpella :

– Mon père te dit : “Par le pouvoir de Dieu sur toi, ne pars pas.

Il resta. Le malade lui parla ainsi :

– Abû Yazid, expose-moi les principes de l’islam.

Il les lui exposa. Et le mage devint musulman. Puis il trépassa. Abû Yazid se chargea de tout et l’enterra.

148.

Si tu prétends que ta prière est constante, c’est qu’elle est intermittente. Si tu t’en détournes, tu tombes dans l’incroyance, et si tu t’en prévaux, tu régresses dans le paganisme.

149.

Abû Yazid dit :

– Le soufi du Khorasan dit : « Laisse le dépôt où sont amassées tes richesses ! Laisse-le ! Si tu laisses ce dépôt, ne sois pas tenté par soixante-dix autres. »

150.

Ce sont choses étonnantes que les deux hontes : la honte du serviteur quand il transgresse et la honte du Maître quand Il châtie.

151.

– N’as-tu pas honte ?

– J’aurais honte si j’avais à te brûler dans le feu.

152.

Rien ne perturbe l’initié, et toute chose lui est limpide.

153.

Par ta connaissance de Dieu, tu affaiblis le feu et par ton ignorance tu l’alimentes. Qui connaît Dieu honore le paradis, mais le paradis lui est insalubre.

154.

– Qu’en est-il de toi et de la prédication ?

– Quelle prédication ? Le seul prédicateur est Dieu, et Dieu disant : « Ô Mes serviteurs ! »

155.

Chaque jour, mille individus s’engagent dans cette troupe. Mais le soir venu, ils ne partent pas réconciliés avec la foi.

156.

Le dévot n’attend pas sous le palmier. Il cueille les fruits d’un arbre nain et poussiéreux. et en mange un peu. S’il avait, le malheureux, patienté sous le palmier, il aurait dégusté un fruit bien meilleur.

157.

J’ai pris deux musettes ; j’ai accroché la première derrière toi et j’y ai mis ce qui est à toi ; j’ai accroché la seconde devant toi et j’y ai mis ce qui est aux autres.

158.

Il y avait dans le voisinage d’Abû Yazid un docteur de la loi qui le jalousait. Un homme se présenta à Abû Yazid et lui déclara :

– Souvent ce docteur nous accoste et nous dit : « Pourquoi ne pas vous occuper de ce qui vous importe ? Pourquoi ne pas vous intéresser à ce qui vous profite ? Qu’est-ce qui vous porte à servir cet excité inapte à la purification ? »

Abû Yazid répliqua :

– Dites-lui : « Mêle-toi de tes affaires ; attache-toi à ta religion ; si tu es laissé à ton propre sort, je ne garantis pas que tu mourras musulman. »

Informé de ces propos, le docteur s’irrita. Il arriva que ce docteur tomba gravement malade et recommanda de n’être pas enterré dans un cimetière musulman : c’est qu’il professait la foi des chrétiens. Abû Yazid dit :

– Il ne vous coûte rien de glorifier vos frères et de protéger leur réputation. Mais il n’est pire mal que de les humilier et leur manquer de respect.

159.

Dieu Très Haut répandit les saints sur la terre. Que veulent donc tous ces jaloux ?

160.

Les dévots de Bistam m’accablent. J’aurais souhaité ne les avoir jamais rencontrés.

161.

Dévot, montre-toi tel que tu es.

162.

J’avais pensé me faire construire une coupole verte qui défierait l’air. Après ma mort, ma dépouille y aurait été conservée. Mais je craignis la flèche que m’auraient décochée les dévots. Ils auraient dit : « Regarde cet écervelé ; pour qui se prend-il ? Il veut paraître. » Je dus abandonner le projet et ne fis rien.

163.

Une fois, dans la grande mosquée, son bâton tomba et fit tomber un autre bâton. Il ordonna à l’un de ses disciples de les remettre en place et de demander au propriétaire lésé la réparation qu’il lui devait. Il dit :

– Agis avec discrétion, qu’aucun dévot ne te remarque.

164.

Le dévot, au milieu des hommes, est comme le requin dans la mer. Celui-ci est craint par les poissons tant il frappe et lacère. Mais le dévot se lacère lui-même et ne le sait pas.

165.

Ils font l’éloge de Dieu et le dévot croit qu’ils font leur propre éloge.

166.

Quelqu’un troubla la vision d’Abû Yazid un court instant. Il le vit se secouer.

– Abû Yazid, qu’est-ce qui secoue les hommes ?

– Tu peux peiner vingt ou trente ans sur le chemin de la sincérité ; tu apprendras peut-être ce qui secoue les hommes. Mais depuis quand veux-tu, en tes bégaiements, savoir ce qui secoue les hommes ?

167

Bien que j’en fus quarante ans la sentinelle, le cœur s’était révélé infidèle. Tu es infidèle dès que tu te tournes vers un autre que Lui.

168.

Abû Yazid atteignit le Tigre à la hauteur de Bagdad, Et le fleuve rassembla ses deux rives pour l’honorer, Abû Yazid s’assit et dit :

– Je suis transporté d’une rive à l’autre moyennant quelques sous : je ne renoncerai pas à trente ans de rigueur pour une somme aussi modique.

169.

De la prière je ne retiens que la peine du corps, et du jeûne que la faim du ventre.

170.

La proximité ne s’acquiert pas ; l’être essentiel est celui qui marche et dont les jambes s’enfoncent dans le trésor.

171

Est présomptueux celui qui revendique telle condition tandis qu’il délaisse la lecture du Coran, repousse les privations, refuse d’assister aux funérailles et de rendre visite aux malades.

172.

Abû Yazid n’assistait pas aux funérailles, ni n’allait présenter ses condoléances ; il ne rendait pas non plus visite aux malades. On lui dit :

– Jadis, les saints rendaient visite aux malades, assistaient aux funérailles et allaient présenter leurs condoléances.

Il répondit :

– Ils agissaient ainsi guidés par leur raison ; ils ne sont pas comme moi qui suis dépossédé de ma raison.

173.

On dit à un mage du temps d’Abû Yazid :

– Convertis-toi à l’islam.

Il répondit :

– Si l’islam est tel que le pratique Abû Yazid, je n’en puis endurer l’ardeur ; et s’il est comme ils en usent, je n’en voudrais pas.

174.

J’ai vu le Seigneur de Gloire en rêve.

tion tandis qu’il délaisse la lecture du Coran,

– Que veux-tu ? me dit-il.

– Je ne veux vouloir que selon Ton vouloir.

– Je suis à toi comme tu es à Moi.

175.

Je m’étais trompé au début de mon affaire : j’avais cru que je L’invoquais et voici que Son invocation avait précédé la mienne ; j’avais pensé que je Le sollicitais et que je Le connaissais, mais Sa connaissance avait devancé la mienne ; j’avais estimé que je L’aimais, pourtant c’est Lui qui m’avait le premier aimé, et je m’étais figuré que je L’adorais tandis qu’Il avait déjà mis à mon service les créatures de la terre.

176.

La Tradition recommande l’abandon du monde et la Loi ordonne la compagnie du Seigneur. Celui qui se conforme à la Tradition et à la Loi parfait sa connaissance. Le Livre le conduit à la compagnie du Seigneur et la Tradition le guide à travers le monde.

177.

Le soufi est celui qui prend le Livre de Dieu de sa main droite et la Tradition de Son Envoyé de sa main gauche. Et qui regarde d’un œil le jardin et de l’autre le feu. Et qui se drape de ce monde et se vêt de l’au-delà. Et qui, en attendant, se met à la disposition du Seigneur : « Me voici, ô Dieu, me voici ! »

178.

Le monde pour ceux qui le peuplent est un leurre dans un leurre ; et l’au-delà pour ceux qui lui sont destinés est une joie dans la joie ; et l’amour de Dieu est une joie de lumière.

179.

– Comment vois-tu les créatures ?

– Par Lui, je les vois.

180.

Qui préfère ce monde à l’au-delà voit son ignorance triompher de sa science, ses futilités de son invocation, sa rébellion de son obédience. Et qui choisit l’au-delà constate que son silence domine son discours, et sa pauvreté sa richesse, et sa peine sa joie, et son cœur son amour, et son tréfonds sa proximité ; alors son moi sera enchaîné aux liens du service, et son cœur sera captif dans la crainte de la séparation, et son tréfonds sera en paix dans l’intimité de l’amitié.

181.

Refuge de toute offense ! la femme, qui a ses règles, devient pure après trois jours, dix au plus. Et toi, ô moi, tu demeures impur depuis vingt et trente ans. Quand seras-tu pur ? Tu devrais être pur dans ta station entre les mains du Pur.

182.

– Comment as-tu connu Dieu ?

– Si tu Le connaissais, tu ne m’aurais pas interrogé. Qui ne connaît pas Dieu ne saisit pas le propos de qui Le connaît. Et qui Le connaît se passe de la question.

183.

Dieu dit au mécréant : « Crois ! » ; à l’hypocrite : « Sois loyal ! » ; au rebelle : « Reviens ! » ; à l’amant : « Consens ! » ; à l’initié : « Contemple ! ».

184.

Il y a trois façons de cheminer sur la voie de la servitude vers Dieu Très Béni et Très Haut : ce sont celle du vulgaire, celle de l’élite, et celle de l’élite dans l’élite.

Quant au cheminement qui consiste à sauvegarder la servitude du vulgaire, il varie selon cinq types de serviteurs :

1. Le serviteur coupable, suspect, non repentant, séduit par le monde, oublieux de l’au-delà, acceptant les vanités d’ici-bas : celui-là, quand même il révérerait Son Seigneur, ne saura jamais distinguer la part que réclame Dieu pour que soit préservée Son inviolabilité. Or, il n’est pas nuisible à cet homme de ne craindre pas Dieu. Car il n’est pas repenti, Dieu en décidera selon Son désir : s’Il veut, il le condamnera ; et s’Il veut, Il lui pardonnera : cet acte de justice dépend de Lui seul.

2. Le serviteur simulateur en ses œuvres, briguant la louange et l’éloge des autres ; en se consacrant à l’adoration et au service de Dieu, Glorieux et Sublime, il vise à conquérir la considération des gens, ainsi que l’honneur et la mention parmi les grands. Trouvant son compte en ce monde sans envisager les rétributions de l’au-delà, donnant tout ce dont il dispose pour soigner sa renommée, tel homme est perdant, inconscient.

3. Le serviteur docile à Dieu Très Haut, soumis à Son commandement, se conformant à Ses règles, évitant toutes les infractions, s’éloignant des fautes, obéissant à l’ordre divin, imitant la Tradition de l’Envoyé de Dieu, Glorieux et Sublime : tel serviteur est d’un bon conseil tant pour Dieu et pour lui-même que pour les croyants et les croyantes. Loué par Dieu et Ses serviteurs, vigilant à sauvegarder la servitude envers Dieu, il est la droiture même.

4. Le serviteur désirant se répandre en actes de générosité, prompt à accomplir des oraisons supplémentaires après s’être acquitté de toutes les obligations, abondant en ses prières surérogatoires, solliciteur d’œuvres pies, troquant ici-bas pour l’au-delà, portant ses jours dans l’obédience de Dieu : celui-là se comporte avec Dieu comme demandeur de récompense, cherchant à Le satisfaire, en quête de ce qui loge en Son sein, marchant dans les pas des prophètes et des envoyés : béni soit-il !

5. Le serviteur qui s’attache à fréquenter la demeure où contenter Dieu, précepteur de sou propre moi, appliqué à en extirper les défauts, guerrier contre tel ennemi, homme d’effort, de veille, de sursaut, nourrissant la contradiction avec son moi, ne suivant pas sa passion, indifférent à ses relances, aspirant à le briser, le menant vers une destination claire, tantôt se relevant, tantôt s’écroulant, en constant combat contre son ennemi jusqu’à l’octroi de la victoire : celui-là est un serviteur digne, gardien de la servitude nécessaire à l’exercice du Seigneur.

Quant à la marche de l’élite, elle est aussi illustrée par cinq (sic) figures :

1. Le serviteur repenti à son Dieu, regrettant fût-ce le peu qu’il a pu perdre en ce qui a trait à son Seigneur, allant vers Lui avec son cœur, fuyant les créatures pour se réfugier en Lui.

2. Le serviteur affligé, terrifié, lui qui connaît la menace et la promesse, l’espoir et le désir, chaste, généreux de par Dieu, sincère, Le remerciant pont Ses bienfaits, satisfait de Son décret, convaincu à jamais.

3. Le serviteur s’abstenant de tout ce qui le distrait de Dieu, Glorieux et Sublime, s’écartant d’ici-bas, se tournant vers l’au-delà, préférant à tout le reste l’invocation de son Seigneur.

4. Le serviteur déléguant sa décision à Dieu Très Haut, content de Son don, le cœur reposant en Lui, sans mouvement en Sa demeure, Le mandatant en toute affaire, souhaitant devenir Son intime et Son proche courtisan, ne désirant, d’ici-bas et de l’au-delà, rien d’autre que Lui.

185.

– Quelle est la chose la plus ardue dans l’expérience de Dieu ?

– Je ne puis te répondre.

– Et qu’en est-il de la chose la plus commode ?

– Je ne puis te le dire.

– Et quelle est la chose la plus pénible dans l’expérience du moi ?

– Je ne puis répondre.

– Et la chose la plus aisée ?

– C’est quand, mon moi ayant refusé d’obéir à l’une de mes prescriptions, j’ai décidé de ne rien boire, pas même l’eau, pendant un an.

186.

Mon moi était en larmes tant que je le guidais vers Lui. Maintenant que c’est lui qui m’y a conduit, le rire ne le quitte plus.

187.

J’ai répudié le monde par trois fois, irrévocablement, sans retour. Puis je suis allé seul à Dieu. Je l’ai invoqué à mon secours : « Mon Dieu et mon Maître ! je T’implore de la voix de celui qui n’a plus personne que Toi. » Lorsqu’Il a su que ma supplique était sincère et désespéré, Il m’interdit tous les dons qui étaient à ma portée pour me faire advenir à Son ego et me porter vers l’extrême intelligence dont sont doués les vifs d’esprit : là, Il me fit saisir Sa demande sans recourir au comment, dans le règne de : « Point de dieu hormis Dieu. » En tel lieu, Il me combla de Ses dons durant bien longtemps. Puis Il me fit sortir et me conduisit vers le domaine de l’unicité. Après, Il me fit jouir de Son abondante souveraineté et de la splendeur de Son essentialité. Et Il dit :

– Mon cher, sois Ma puissance, Mon signe, Mon attribut sur ta terre ; sois une lumière dans ton univers et un phare parmi tes créatures.

Ensuite, Il jeta sur moi les tentures de Ses lumières : j’en fus intégralement couvert. Et Il m’éclaira par la lumière de Son essence, disant :

– Toi Ma preuve !

Je répondis :

– Tu es Ta propre preuve, je ne puis être Ta preuve.

188.

Dans le monde du Mystère, j’ai entendu une voix :

– Abû Yazid, comment perçois-tu Mon effet sut

toi ?

Je dis :

– C’est Ton effet sur moi.

Puis Il m’éleva vers l’aire bien gardée de Son mystère et dit :

– Mon cher, sois un mystère dans Mon mystère. Je dis :

– Mon Cher, Tu es Ton propre mystère, rien qu’en Toi-même.

189.

– J’ai appris que trois personnes ont leur cœur sur le cœur de l’ange Gabriel.

– Je suis ces trois personnes ensemble.

– Comment ?

– Mon cœur est un, ma préoccupation est une, mon esprit est un.

– Et j’ai appris qu’une seule personne a son cœur sur le cœur de l’ange Israfel.

– Je suis cette personne unique.

190.

Je suis comme un océan exterminateur qui n’a ni début ni fin.

191.

Mystère connu, vision disparue ; et moi, je suis au mystère présent, à la vision existante.

192.

Esprit sans esprit pour un nom réel : si l’on révélait une part de cette lumière précieusement cachée, l’affaire finirait dans : « Point de dieu hormis Dieu. »

193.

L’affaire s’achève avec la perfection de ma condition.

194.

– Si, le jour du Jugement, Dieu te disait : « Mon serviteur, va-t-on accomplir pour Moi au moins une prosternation ? », que Lui dirais-tu ?

– Je Lui dirais : « Lorsque je m’interrogeais sur Toi, je répondais par Toi ; et lorsque je T’interrogeais sur moi, je Te répondais par Toi. »

195.

Tu as élu des hommes et Tu les as honorés ; ils ont obéi à Tes commandements et n’y sont parvenus que par Toi. La mansuétude que Tu leur a accordée précédait leur obéissance.

196.

Le serviteur ne pourra aimer son Créateur s’il ne s’épuise à solliciter Son consentement, secrètement et publiquement : ainsi Dieu apprendra-t-il en regardant le cœur d’un tel serviteur que celui-ci ne désire que Lui.

197.

Venez au désir de ceux qui sont privés, à la nostalgie de ceux qui progressent, au repos de ceux qui passent par l’oubli, à l’amour de ceux qui sont parvenus, à la volupté de ceux qui sont conjoints, venez à l’intimité du Seigneur des mondes.

198.

Par leurs oraisons, les initiés préservent leur être même auprès de leur Seigneur ; n’ont-ils pas laissé à Son côté toute chose ?

199.

Sur le parvis, voix, cris, agitation de ceux qui sont dans la nostalgie et la crainte du Maître de la maison. Au-dedans, calme, célébration, dignité, bienséance, dans la connaissance du Maître.

200.

L’initié obtient la joie dès qu’il s’aperçoit qu’il est capable de toute chose : il se voit dans la capacité de se mouvoir selon sa propre volonté ; il ne fait aucun cas de l’impulsion qui est à l’origine de son mouvement après avoir su qu’il en est là par sa capacité même ; mais il sait qu’il ne franchit pas les frontières de la servitude au moyen d’une telle capacité.

201.

Cherche Sa passion à l’opposé de ta passion et Son amour dans la haine de ton moi ; tu parviendras Le connaître dans la passion contraire, et à L’aimer dans la haine du moi.

202.

Coupe-toi de l’artifice, de l’usurpation, de la parade, de l’astuce. Ton cœur s’élèvera au-dessus du royaume, à travers l’éclat de Son trône, indifférera à tout ce qui n’est pas Lui.

203.

Ne charge pas ton cœur d’une idée Le concernant, tu risques de L’assimiler à ce qu’Il n’est pas. Méditant Son attribut, tu Le trouves ; imaginant Son essence, tu Le perds.

204.

Tu ne rejoins la créature qu’en allant vers elle, mais tu n’atteint le Créateur qu’en usant de patience. Et si tu désires le solliciter, réclame Sa présence dès que tu seras revenu de ce qui n’est pas Lui.

205.

L’initié ne se lamente pas, quand même on découperait son cœur aux ciseaux. De Lui, il ne désespère point. Il ne se laisse pas tromper par Son stratagème, quand même il serait tenté par le pardon. Il ne se réfère à Lui que par Lui, quand même il marcherait sur l’eau et dans les airs. Il ne repose pas de Sa peine, quand même il garderait le lit. Il ne s’En distrait pas, quand même il se rendrait au marché. Et rien ne l’apaise sinon Lui dans le règne des cieux.

206.

L’initié se tait, il ne voudra dire mot que devant son Maître. Il ferme les yeux, il ne voudra les ouvrir qu’à Sa rencontre. Il pose sa tête sur Son genou, il ne la voudra lever que « le Jour où l’on soufflera dans la trompette » : c’est que Son intimité est intense.

207.

Ton moi est ta monture : laisse-le mourir en chemin, et jamais tu n’arriveras.

208.

Sois le chevalier du cœur, le fantassin du moi.

209.

L’esprit du croyant est comme la mèche dans le verre : il éclaire dans le règne de l’Invisible. Et Dieu Très Haut apparaît à qui Le contemple dans Son essence.

213.

Ils Le connaissent, ils fuient les créatures.

214.

Deux choses les mettent en péril : l’abandon du respect et l’oubli du don.

210.

Le Vrai est comme le soleil éclatant. À Sa vue, on en est convaincu. Court à sa perte celui qui exige une preuve devant l’évidence.

211.

Ils boivent dans Sa coupe d’amour, ils plongent dans l’océan de Son intimité et savourent la douceur de Ses confidences ; ils Le connaissent vraiment, ils sont bouleversés par Sa grandeur.

212.

Ils Le connaissent, ils sont dans la joie ; pour que telle joie ne les abandonne pas, ils logent dans Sa connaissance.

215.

Serais-tu démon ? Je m’entourerais d’une enceinte et t’interdirais d’approcher, ainsi tu ne me disputerais rien. Viendrais-tu de Dieu ? Je Lui demanderais de te transférer de la demeure du service au lieu de la générosité.

216.

Le Vrai fouilla du regard le tréfonds des êtres. Il s’aperçut qu’ils étaient tous vides de Lui, hormis mon cœur où Il s’était vu en plénitude. Il s’adressa à moi en me glorifiant :

– Ils sont tous Mes esclaves, sauf toi qui es Moi.

217.

Je suis mon Seigneur Très Haut.

218.

Un compagnon, s’apprêtant à voyager, dit à Abû Yazid :

– Donne-moi un conseil.

– Je t’en donne trois :

1. Si tu es en compagnie d’un personnage grossier, intègre ses mauvaises manières à ton savoir-vivre : ainsi la cohabitation sera paisible.

2. Si un bienfaiteur te comble de ses faveurs, remercie toujours Dieu : c’est Lui qui éveille la sympathie des cœurs.

3. Dès que surgit en toi une épreuve venue de Dieu, agis vite pour t’en libérer, elle n’est rien pour un être de patience.

219.

– Comment reconnaître l’initié ?

– C’est celui qui ne se laisse pas griser par Son invocation, qui ne se lasse pas de Sa vérité, qui ne partage l’intimité qu’avec Lui.

220.

Dix préceptes constituent la règle du corps : 1. Accomplir les obligations légales ; 2. Éviter les interdits ; 3. Être modeste à Dieu ; 4. S’abstenir d’offenser les frères ; 5. Guider le vertueux et le libertin ; 6. Solliciter le pardon ; 7. Réclamer le consentement de Dieu dans toutes ses affaires ; 8. Délaisser la colère, l’orgueil, l’outrage et la dispute qui engendre l’hostilité ; 9. Être son propre conseil ; 10. Se préparer à la mort.

221.

Dix recommandations font le château du corps : 1. Se protéger les yeux ; 2. Habituer sa langue à l’invocation ; 3. Procéder à l’examen de conscience ; 4. Utiliser la science ; 5. Respecter la bienséance ; 6. Vider le corps des préoccupations mondaines ; 7. Se mettre à l’écart des humains ; 8. Combattre le moi ; 9. Être abondant dans la prière ; 10. Se conformer à la Tradition.

222.

Dix qualités fondent la noblesse du corps : la mansuétude, la pudeur, la science, le scrupule, la crainte, le caractère affable, l’endurance, la conviction, la contenance, l’abandon de l’interrogation.

223.

Dix errements ruinent le corps : l’amitié pour l’indifférent à sa religion, l’évitement des gens de bien, la subordination au moi, l’aversion pour la communauté, la fréquentation des hérétiques, l’immixtion dans les affaires d’autrui, l’accusation de ses semblables, la quête de notabilité, les vanités du monde.

224.

Dix états mènent le corps à la mort : le manque d’éducation, l’excès d’ignorance, la fortune, les désirs charnels, la quête du pouvoir, l’attrait du monde, l’amour du moi, la gloutonnerie.

225.

Dix défauts rendent le corps vil : l’animosité, la colère, l’orgueil, l’outrage, la querelle, l’avarice, l’ostentation du dénuement, l’abandon du respect, la grossièreté, la renonciation à l’équité.

226.

– Comment est la voie ?

– Sois absent à la voie, tu atteindras Dieu.

227.

Il suffit au croyant de savoir que Dieu se passe de son œuvre.

228.

Manifeste ou cachée, la sincérité demeure la même. Cependant, l’amour et la foi collaborent dans le cœur de l’homme sincère : dès que la foi augmente, l’amour de Dieu croît. Dieu Très Haut dit : « Ceux qui ont la foi sont les plus ardents dans l’amour de Dieu. » Pour confirmer cette parole divine, l’homme sincère décoche, avec l’arc d’ici-bas, la flèche de la séparation ; il coupe, avec le couteau du désespoir, la gorge de la cupidité ; il met à son moi le mors de la crainte et le conduit avec le fouet de l’espoir ; il porte la chemise de la constance et s’enveloppe du manteau de l’endurance. Lui sont égaux la privation et la jouissance, la pénurie et l’abondance, le blâme et la louange. L’affectation est en lui abolie tant au-dehors qu’au-dedans : il ne distingue plus entre la petite monnaie et les pièces d’or, sachant que la bénédiction donne à la petite monnaie plus de valeur qu’aux pièces d’or. De se trouver face à un chat lui est plus funeste que d’être affronté à un lion. S’il est en tel état, le paradis dit :

– Mon Dieu, que ce serviteur soit parmi mes habitants.

Le paradis ne réclame que lui. Et si l’enfer le voit ainsi, il saura que sa lumière effacerait ses gerbes d’étincelles ; alors l’enfer s’en préserve. Si tel serviteur était élevé au ciel le plus haut, sa gratitude serait celle même qui aurait été exprimée dans la plus grande calamité. Et si Dieu le descendait du ciel le plus haut pour le faire loger dans le degré le plus bas de l’enfer, sa gratitude serait celle même qu’il eût éprouvée quand il eût été dans le ciel le plus élevé.

229.

Toi qui as vendu tout contre rien, et toi qui n’as rien acheté en cédant tout ! il y a dans ton obédience des fléaux qui te détournent du mal.

230.

Ils étaient quatre et Abû Yazid était leur cinquième,

L’un d’eux dit :

– Comment sont les saints de Dieu dans la sainteté ?

– Ils sont consentants, dit le deuxième, quand même Il les enfermerait dans l’eau ou le feu.

– Et toi, qu’en penses-tu ?

– Qu’aucun souci ne pénètre leur cœur pour ce qui concerne la subsistance qui leur est promise, dit le troisième, quand même Il transformerait le ciel en cuivre et la terre en fer et qu’il ne pleuve plus et que la végétation ne pousse plus.

– Et toi, qu’y ajoutes-tu ?

– Que leur cœur ne change pas à l’égard de Dieu, dit le quatrième, quand même Il abattrait sur eux toutes sortes de catastrophes et qu’Il les broierait cent fois par jour entre la pierre de la calamité et la pierre du désastre.

– Quant à moi je ne dirais pas ce que vous avez dit.

– Que dirais-tu ?

– Le saint est pleinement saint lorsqu’il dit à cette montagne : « Ote-toi de là », et qu’elle se meut. Et la montagne s’ébroua. Et Abû Yazid s’écria :

– À quelle intrigue me mêles-tu ? Tu voudrais que mon secret avec Dieu fût divulgué parmi les créatures ?

Alors la montagne retrouva sa stabilité.

231

Quelqu’un dit à Abû Yazid :

– Épure avec moi ton cœur ; pour cela, une heure suffit ; puis je t’entretiendrai de quelque chose.

– Depuis trente ans, lui répondit Abû Yazid, il en est ainsi : je cherche à épurer mon cœur avec Dieu Très Haut, et il n’est toujours pas épuré. Comment l’épurer avec toi en une heure ?

232.

Renoncer au monde c’est suggérer sa futilité.

233.

– Qu’est-ce que le soufisme ?

– C’est le rejet du moi dans la servitude et l’attachement du cœur à la souveraineté, et l’utilisation de ce qui est conforme à la Tradition, et la conception de Dieu comme totalité.

234.

– Parmi ceux qui me rendent visite, certains s’éloignent de moi poursuivis par la malédiction de Dieu.

– Comment cela ?

– Il se peut qu’une personne me rende visite pendant que je suis sous la domination du Vrai. Puis elle s’éloigne de moi et m’excuse : celle-là sera protégée par la miséricorde divine. Et il y a ceux qui me rendent visite et me voient sous l’empire de l’extase. Alors ils se retournent contre moi et m’attaquent. Ceux-là seront harcelés par par la malédiction de Dieu.

235.

– Je ne parviens pas à obtenir le repentir.

– La gloire est à Dieu, et toi, tu réclames la gloire.

236.

– Qu’est-ce que la Confiance ?

– Et toi, qu’en dis-tu ?

– Voilà ce qu’en disent nos compagnons : « Ton cœur doit rester impassible quand même les fauves seraient à ta droite et les vipères à ta gauche. »

– Oui, c’est presque cela, dit Abû Yazid. Mais écoute ceci : si tu discrimines entre les bienheureux du paradis et les suppliciés de l’enfer, tu quittes le domaine de la Confiance.

237.

Si les humains savaient, ils me renieraient.

238.

Point de Vrai sinon éclatant en moi ; aussi suis-je reconnu dans la conditions même du Vrai ; et il n’y a point de Vrai sinon moi.

239.

Je circumambulais autour du Temple sacré ; après être parvenu à Lui, je vis le Temple tourner autour de moi.

244.

Voilà longtemps, il dit à sa mère :

– Toi qui m’as mis au monde, je t’en conjure ! As-tu agi d’une manière illicite à cause de moi quand tu m’allaitais ? Je ne voudrais pas qu’un événement fâcheux fût inscrit dans mon cœur à mon insu. Cela me voilerait à Dieu.

Sa mère lui dit :

– Je ne me souviens de rien sinon qu’un jour je suis allée chez des voisins, toi dans mon giron ; je me suis servie de leur fiole d’huile et je t’ai oint la tête sans rien leur dire. Une autre fois, je t’ai enduit les yeux de leur kohol, sans leur permission.

Abû Yazid dit :

– Dieu demande des comptes à Son serviteur pour le poids d’un atome.

Puis il dit :

– Ne sais-tu pas que Dieu a dit : « Qui aura fait le poids d’un atome de bien, le verra : et qui aura fait le poids d’un atome de mal le verra » ? Et ce que tu me révèles pèse plus qu’un atome ; aussi suis-je dans la crainte d’être coupé de mon Seigneur.

241.

Son affection est mon affection et mon affection est la Sienne ; Sa passion est ma passion et ma passion est la Sienne ; Son amour est mon amour et mon amour est le Sien.

242.

Les flots de Sa passion ont déferlé, l’eau même a brûlé, moi seul fus épargné, ainsi demeure l’Un tel qu’Il est, unique à jamais, puisqu’Il est l’Un.

243.

Au plus secret du cœur je T’évoque

Je suis anéanti Tu demeures

Mon nom est effacé

Effacés les vestiges de mon corps

Tu me réclames je réponds

II n’y a que Toi

C’est Toi qui me console

Par l’œil de l’imagination

Où que je me trouve Tu es là.

244.

Qui en subit les ravages lui offre tout ce qu’il aura possédé.

245.

Par Toi, je Te désigne. Tu es le commencement et l’aboutissement. Qu’elle est bonne l’inspiration qui émane de Toi et engendre les pensées du cœur ! Que c’est doux de marcher vers Toi, l’imagination fertile, sur la voie du mystère ! Dieu, comme Il est beau cela qu’il est impossible aux créatures de dévoiler, aux langues de décrire, aux intellects de saisir !

246.

Dans l’oubli de mon moi, j’invoque le Créateur du moi.

247.

Rien de surprenant à ce que je T’aime, moi pauvre serviteur ! Mais il est étonnant que Tu m’aimes, Toi le Souverain Omnipotent !

248.

À un inconnu venu frapper à sa porte, Abel Yazid

dit :

– Que veux-tu ?

– Je cherche Abû Yazid.

– Moi aussi, je suis à la recherche d’Abû Yazid depuis vingt ans.

249.

À Dieu des élus parmi Ses serviteurs. S’Il les privait un seul instant de Sa vision, ils appelleraient l’aide pour quitter le paradis, à l’instar de ceux de l’enfer qui implorent pour être délivrés du feu.


250.

Les gens du paradis accomplissent le rite de la visite. À leur retour, Il leur propose des effigies : qui en choisit une ne revient plus à la visite.

251.

Mieux vaut pour le serviteur être à jamais dans la pauvreté. Démuni de tout, il n’aura recours ni au renoncement, ni à la dévotion, ni à la science. Ainsi survivra-t-il à tous les autres. Et leur ayant survécu, il les aura laissés derrière lui.

252.

Il m’est parvenu que Dieu Très Haut dit : « Qui vient à moi coupé de tout, Je lui accorderai une vie sans mort, lui offrirai un royaume impérissable et mettrai Ma volonté dans la sienne.

253

Abû Yazid dit :

— Dieu Très Haut dit : « Si Mon serviteur fait de Moi son occupation dominante, Je mettrai son appétit et sa délectation dans Mon invocation, Je lèverai le voile entre lui et Moi et serai l’image qui ne quitte plus ses yeux. »

254.

– Quand l’homme atteint-il la limite qu’atteignent les hommes dans cette affaire ?

– Dès lors qu’il a connaissance des défauts de son moi, il atteint la limite. Tel est le terme. Puis le Vrai Très Haut le rapproche selon le zèle qu’il déploie pour surveiller son moi instigateur.

255.

Quelqu’un lit :

— « La rigueur de ton Seigneur est redoutable. »

Abû Yazid dit :

– Ma rigueur est plus redoutable que Sa rigueur.

256.

– Il nous est parvenu que tu es un des sept.

– Je suis tous les sept.

257.

– Toutes les créatures se rangent sous la bannière de Muhammad.

– Par Dieu, ma bannière est plus haute que la bannière de Muhammad. Ma bannière est faite d’une lumière derrière laquelle se rangent les démons, les djinns et tous les hommes, y compris les prophètes.

258.

Louange à moi, louange à moi ! Que mon pouvoir est grand !

259.

Pas une image dans les cieux n’est semblable à la mienne, et pas un de mes attributs ne peut être connu sur terre.

260.

Mes attributs ont disparu dans Son mystère ; et le mystère n’a point d’attribut qui puisse être connu.

261.

Moi je ne suis pas moi et pourtant je suis moi ; je suis Lui et je reste moi ; je suis Lui et Il reste Lui.

262.

Dhul Nûn lui envoya un tapis de prière ; il le lui renvoya et dit :

– Qu’en faire ? Qu’il m’envoie plutôt un coussin pour m’y adosser en tout repos.

263.

– J’ai appris que tu te déplaces d’Orient en Occident en un rien de temps.

– Cela est possible, mais pénible. Tandis que le croyant essentiel, où qu’il aille, l’Orient et l’Occident sont entre ses mains : il puise où il veut.

264.

– Par quel moyen as-tu obtenu la connaissance ?

– Par un moi nu et un ventre qui a faim.

265.

Quelqu’un vint à Abû Yazid et lui dit :

– Abû Yazid, les rochers et les montagnes sont desséchés ; les gens ont besoin de pluie.

Abû Yazid dit à son domestique :

– Va voir si les gens ont réparé leurs gouttières.

– Tu t’inquiètes de leurs gouttières ! dit l’homme. Ah ! si seulement Dieu les avait arrosés.

– Ce sont de pauvres gens ; il ne faudrait pas qu’ils subissent des dommages.

A peine l’homme fut-il dehors que la pluie se déversa sur la plaine et la montagne. Pourtant personne ne vit Abû Yazid prier ou invoquer ; seulement, il s’était préoccupé de cela.


266.

Chaque fois qu’Abû Yazid voyait les signes et les prodiges, il demandait à Dieu de les authentifier. Alors se présentait à lui une lumière jaune sur laquelle était inscrit avec une lumière verte : «  Point de dieu hormis Dieu ; Muhammad envoyé de Dieu ; Abraham ami de Dieu ; Moïse confident de Dieu ; Jésus esprit de Dieu » Il acceptait donc Ses signes et Ses prodiges après s’être appuyé sur ces cinq témoignages. Il en était ainsi à ses débuts ; ensuite il se détacha de cette pratique et la dépassa.

267.

– Abû Yazid, un homme est mort au Tabaristan. Les gens ont assisté à ses funérailles. Là, je t’ai vu avec Khadir, sur lui le salut, vous vous donniez l’accolade. Puis les gens se sont dispersés, et je t’ai vu dans les airs.

– Il en fut ainsi.

268.

– Quel est le plus grand nom de Dieu ?

– Dis : « Point de dieu hormis Dieu », tout en t’y fixant résolument.

– Comment cela ?

– Tu le sauras quand tu L’invoqueras.

269.

– Il nous a semblé voir chez toi des êtres comme femmes et hommes. Qui sont-ils ?

– Ce sont des anges qui viennent à moi et m’interrogent sur la science.

270.

– On dit que toute chose est contenue dans la Table.

– Je suis la Table Conservée en entier.

271

Qui parle de l’éternité doit être éclairé par les fanaux de l’éternité.

274.

Qui parle de la splendeur de la souveraineté doit être parcouru par le mode de la souveraineté.

275.

Le Vrai m’arrêta devant Lui à travers mille stations. À chaque station, Il m’offrait le royaume, et moi je disais :

– Je n’en veux pas.

À l’ultime station, Il me dit :

– Que veux-tu ?

Je répondis :

– Je veux ne plus vouloir.

276.

Mon Dieu, les créatures sont à Toi ; Tu es leur propriétaire ; qu’ai-je à m’interposer entre vous, n’était-ce l’insouciance ?

277.

Par Dieu, je progresse ; par moi-même, je régresse ; quand on retrouve son moi, on choisit ; quand on le perd, on est choisi.

278.

L’initié ne cesse d’apprendre. Les connaissances sont destinées à cela. L’initié s’abîme en elles. Lorsqu’il parle de sa condition, l’initié découvre qu’il ne sait rien.

279.

Mon cœur fut élevé dans les cieux. Il déambula, erra et s’en retourna. Je lui dis :

– Qu’as-tu apporté ?

Il me répondit :

– L’amour et le consentement.

280.

Trois sont les plaisirs de ce monde : l’intimité d’un ami cher, la compagnie d’un roi généreux, le débat en de fécondes séances.

281.

– Vienne le jour de la Résurrection ! Je dresserais ma tente aux portes de l’enfer.

– Pourquoi, Abû Yazid ?

– À ma vue, l’enfer s’éteindrait. Aussi serais-je une miséricorde pour les êtres.

282.

Les extatiques ne captent une part de la présence qu’une fois absents dans leur présence ; et c’est moi qui les informe de la présence qui fut la leur. Dès qu’Il s’absente, me voilà tout présent ; à peine présent, me voilà déjà absent. II en est ainsi, car la chose ne s’accorde pas avec son contraire.

283.

Ce monde est aux gens du commun, l’au-delà à l’élite. Qui veut s’associer à l’élite se doit de ne pas participer à ce monde avec les gens du commun. Ce monde est le miroir de l’au-delà. Qui observe à travers ce miroir l’au-delà est sauvé. Et qui s’en divertit est perdu : il aura obscurci son miroir.

284.

Mon Dieu, si Tu sais, dans ta prescience, que Tu infligeras les sévices du feu à l’une de Tes créatures, agrandis ma propre créature, et que l’enfer ne contienne nul autre que moi.

285.

Si Tu disais : fais-Nous don de tout

Aussitôt je me serais exécuté

Il suffirait de mettre au feu de moi le dixième

À la gloire du Souverain j’exsuderais

Ton amour est un devoir comment le suivre

Si je ne renonce pas aux autres devoirs ?

286.

Abû Yazid fit la prière derrière un imam dans quelque mosquée. L’instant d’après, l’imam lui dit :

– D’où tires-tu ta subsistance ?

– Attends que je refasse ma prière. N’est pas licite la prière faite derrière qui ne connaît pas le Dispensateur.

287.

Abû Yazid fut interrogé sur l’élévation des bras dans la prière, il dit :

– C’est un usage établi par l’Envoyé de Dieu. Mais fais en sorte que ton cœur soit élevé vers Dieu, cela vaut mieux.

288.

Peut-être réclamerais-je pour moi les châtiments de Dieu les plus sévères, tant ce moi me maltraite. Or je promène mon esprit à travers tous les châtiments de Dieu Très Haut et je ne trouve pas châtiment plus sévère que l’insouciance. L’insouciance à l’égard de Dieu l’espace d’un clin d’œil est plus redoutable que le feu.

289.

J’ai traversé les déserts et atteint les steppes. J’ai parcouru les steppes et suis arrivé au royaume de l’Invisible. J’ai franchi le royaume de l’Invisible et suis parvenu à la souveraineté même. Et je dis :

– Dispense !

Et Il répondit :

– Je te fais don de tout ce que tu auras vu.

Je dis :

– Tu sais que je n’ai rien vu.

Il dit :

– Que veux-tu ?

Je dis :

– Je veux ne plus vouloir.

Il dit :

– Nous y consentons.

290.

Une fois, je fus élevé et je séjournai entre Ses mains.

Il me dit :

– Abû Yazid, Mes créatures veulent te voir.

– Mon Cher, je ne voudrais pas les voir ; mais si Tu le souhaites, je ne puis refuser. Pare-moi de Ton unicité : si Tes créatures me voient, elles diront : « Nous t’avons vu », et c’est Toi qu’elles auront vu, pas moi.

Ainsi fit-Il : Il me fit lever, me para, m’éleva ; puis Il dit :

– Va vers Mes créatures.

Je fis le premier pas. Au deuxième pas, je m’évanouis. Alors Il clama :

– Rendez Mon ami. Il ne peut se passer de Moi.

291.

Parvenu à Son unicité — et la première seconde est dédiée à la pure unité — je m’étais dirigé à l’aide de l’entendement pendant dix ans. Une fois l’entendement émoussé, je fus changé en oiseau dont le corps était l’unité et les ailes la durée. Je continuais de voler dans les cieux du comment pendant dix ans. Je volais loin, parcourant huit cent mille fois la distance entre le Trône et la poussière. Je ne cessais de voler jusqu’à ce que j’eusse franchi les frontières de la durée. Puis je survolais la scène où l’on témoigne de la pure unité tantôt en initié absent à sa condition d’être créé, tantôt en être créé absent de son état d’initié.

292.

Si l’initié avait dans tous les coins et recoins de son cœur cent mille anges ayant la dignité de Gabriel, Michaël, Israfel, il ne ressentirait point leur présence. Jamais il ne devrait s’apercevoir de leur existence dans l’univers de Dieu. S’il les pressentait, il ne serait pas initié.

293.

Il dit :

– Mon cher, voici Ma splendeur ! sois Mon vaisseau à travers ses flots.

Je répondis :

– Mon Cher, telle est Ta splendeur ! qui est Ton attribut. Sois donc Ton vaisseau à travers Tes propres flots. Quant à moi, je n’ai point besoin de cela.

294.

Il dit :

– Mon cher, tel est le tapis de Ma passion.

Viens ! J’y suis en Ma passion que voici.

Je répondis :

– Je ne viendrai pas. Ce qui m’importe de Toi est autre que Toi.

295

Interrogé sur l’apprentissage de la science, il dit :

– La quête de la science et des chroniques de l’Envoyé conviennent à qui est en quête du Prophète et du Vrai. Mais cette quête éloignera de Dieu et de Son Envoyé si l’on s’en sert pour briller dans le monde

296

– Depuis quarante ans, je ne me suis jamais appuyé sur un mur sinon dans une mosquée ou dans un couvent.

– Pourquoi ne l’as-tu jamais fait ? Cela est permis.

– J’ai entendu Dieu dire : « Qui aura fait le poids d’un atome de bien, le verra ; qui aura fait le poids d’un atome de mal, le verra », qu’est-ce qui peut être permis ?

297

– Es-tu Abû Yazid ?

– Et qui est Abû Yazid ? Ah ! si j’avais vu Abû Yazid !

298.

– Qu’est-ce que le renoncement ?

– Le renoncement est sans importance

– Pourquoi ?

– J’étais dans le renoncement pendant trois jours, au quatrième jour, je m’en suis détourné.

– Comment cela ?

– Le premier jour j’avais renoncé à ce monde et à ce qu’il contient, le deuxième jour j’avais renoncé à l’au-delà et à ce qu’il recèle, le troisième jour j’avais renoncé à ce qui n’est pas Dieu, quand fut venu le quatrième jour, je n’avais plus rien sinon Dieu. Je compris. Et j’entendis une voix dire :

– Abû Yazid, ne te mesure pas à Nous.

Je répondis

– C’est la parole que j’attendais

Et la voix me dit

– Tu as trouvé ! tu as trouvé !

299.

Je n’ai cessé de pleurer jusqu’à ce que j’aie ri. Et je n’ai cessé de rire jusqu’à ce que je n’aie plus ri ni pleuré.

300.

Le serviteur demeure savant tant qu’il est ignorant, mais quand son ignorance cesse, son savoir disparaît.

301.

Il y a trois sortes de connaissances :

1. La connaissance des gens du commun : c’est celle de la servitude et de la souveraineté, de l’obédience et de l’infraction, de l’ennemi et du moi.

2 La connaissance de l’élite : c’est celle de l’honneur et de la grandeur, du bien-agir et du bienfait, de la réussite aussi.

3 La connaissance de l’élite dans l’élite : c’est celle de l’intimité et des confidences, de l’aménité et de l’apaisement, puis c’est celle du cœur, du tréfonds.

302.

Nul besoin qu’il soit invité, il est Son convive à jamais.

303.

J’appelai à moi les humains pendant cinquante ans. Personne ne répondit à mon appel. Je m’en détournai et allai seul à Lui. Je découvris qu’ils étaient déjà auprès de Lui.

304.

Je fus mis à l’épreuve par la parade des dons : on étala devant moi les dons de ce monde : je m’en détournai. On me proposa les dons de l’au-delà mon moi en fut attiré, mais Il me prévint que ce ne sont que leurre : je les refusai. Constatant qu’on ne pouvait me tromper, Il me révéla les dons divins

305.

Quand Il m’a fait surplomber le domaine de l’unicité, j’ai répudié mon moi et suis allé à Dieu Je l’ai appelé à mon secours :

– Mon Dieu, je T’invoque ! Il ne reste que Toi pour ma supplique.

Lorsqu’Il a su que mon invocation était sincère et désespérée, Il m’inspira d’oublier mon moi entier, et les créatures et les règnes. Je me suis alors débarrassé des soucis et suis resté sans tourment. Je n’ai plus cessé de traverser les royaumes l’un après l’autre. Je suis parvenu de nouveau à eux ; je leur dis :

– Levez-vous ! que je passe.

Ils se levèrent et je passai je me suis éloigné d’eux Et Il me fit approcher encore en m’aménageant un sentier plus près de l’esprit que du corps Il dit :

– Abû Yazid, ils sont tous Ma création, sauf toi.

Je dis :

– Je suis Toi et Tu es moi

306.

Connais Ton Seigneur sans connaître ton moi sinon à travers la vision du cœur et ne te laisse pas abuser par ce qui n’est pas Lui

307.

Tel est le testament spirituel qu’Abû Yazid destina à son serviteur et disciple favori Abû Mûsa : il dit :

– Je te recommande de t’adonner entier à ton Seigneur, et tous les jours de ta vie Ne détourne pas ton visage de Lui, pas même un instant. Tes mouvements dépendent de Lui, tu Le rencontreras nécessairement et t’arrêteras devant Lui, responsable de tes actes. Retrousse donc les manches et prépare-toi à la vie future. Ne sois pas insouciant, prête attention, évite la somnolence de ceux qui sont divertis, réveille-toi du sommeil des étourdis. Redresse-toi entre les mains de ton Maître, matin et soir. Sois constant dans Son invocation, régulier dans Son service, bienveillant à Son égard. Ne provoque personne à cause de Lui. Sois patient en cas de calamité. Accepte Son jugement, Son décret, Sa puissance, le bon choix pour Son serviteur, contente-toi de Sa grâce, sois assuré de Lui, crois à Sa rencontre, sois certain de Sa promesse et de Sa menace. Accorde ta confiance au Vivant qui ne meurt pas. Invoque-Le, implore Son secours dans toutes tes affaires. Prends garde à Lui tant que tu vis. Fuis les créatures et réfugie-toi en Lui. Délègue-Lui toute chose.

308.

– Abû Mûsa, quel art enseigne « Abd Rahîm ?

– L’art de renoncer au monde.

– Et quelle est la dignité du monde pour que ce docteur ressente le besoin d’exposer comment y renoncer ?

309.

Abû Yazid sortit de nuit avec Abû Mûsa. Ils entendirent le gardien chanter à tue-tête « Point de dieu hormis Dieu » et « Dieu est Très Grand ». Abû Yazid se retourna vers son compagnon et dit :

– Abû Mûsa !

– Me voici !

– Passe chez ce gardien, demande-lui quel est son salaire pour la nuit, propose-lui le double et dis-lui de chanter autre chose qu’il n’invoque plus mon Cher avec une telle désinvolture.

310

Abû Yazid dit :

– Les plus voilés à Dieu sont trois : l’ascète l’est en raison de son renoncement, l’orant en raison de ses prières, le savant en raison de sa science.

Il poursuivit :

– Pauvre ascète, il porte la vêture du renoncement et court dans le sillage de ses confrères. S’il savait l’insignifiance du monde et ce peu de chose auquel il renonce ! S’il savait quelle est sa place dans le monde parmi les ascètes ! L’ascète est celui qui, du premier coup d’œil, se laisse captiver par Lui et ne détourne son regard vers nul autre Quant à l’orant, c’est celui qui, en sa prière, voit plus la grâce de Dieu que la prière, laquelle disparaît dans la grâce. Et le savant ! s’il savait que toute la science que fit apparaître Dieu se réduit à une ligne de la Table ! que dirait-il ? Que sait-il de cette science ? Et au prix de quels efforts ?

Et il dit :

– Le savant est celui dont la science est Dieu : il puise en Lui quand il veut, ce qu’il veut, sans mémoire ni livres. Ces trois-là seront dotés de quelque chose le jour du Jugement.

311

Un homme, parmi les puissants, vint à Abû Yazid et lui dit :

– Il m’est donné le royaume des deux demeures.

– Ce n’est rien ! ce sont les deux demeures d’Iblis.

Comme l’homme s’en allait, Abû Yazid le fit revenir et lui dit :

– Si tu es sincère dans ce que tu prétends, convoque un astre du ciel.

Cette fois, l’homme resta.

312.

– Abû Yazid, j’ai atteint le but.

– Lequel ?

– Il m’a octroyé le don de voler dans les airs et de marcher sur l’eau.

– Cela compte-t-il ? D’autres créatures de moindre importance font de même : les poissons courent sur l’eau et les oiseaux volent dans les airs. L’excellent serviteur est celui qui embrasse tous les règnes en un clin d’œil.

313

Deux hommes arrivèrent chez Abû Yazid. L’un d’eux dit :

– Abû Yazid, je suis venu à toi par-delà sept mers en moins d’une heure.

Abû Yazid le regarda presque fâché et dit :

– Rien d’extraordinaire ! il ne te fut octroyé que la force motrice des hirondelles.

Le deuxième homme dit :

– Je suis venu à toi par-delà le levant en moins d’un jour.

– Ne te leurre pas ! il ne t’a été donné que la marche d’un jour.

Abû Yazid ajouta :

– Que de créatures marchent sur l’eau et dans les airs sans qu’elles aient auprès de Dieu quelque valeur ! Et cela n’est pas extraordinaire. Ce qui l’est, ce sont les secrets contenus dans le cœur de Ses saints, que pas un ange ne découvre.

314

– Pourquoi Dieu a-t-Il créé les êtres ?

– Dieu a créé les êtres pour manifester Sa force, Il leur accorde la richesse pour révéler Sa générosité, Il les Fait mourir pour déployer Son implacable puissance ; Il les ressuscite pour exprimer Sa grandeur, Il leur demande des comptes pour déclarer Sa justice, Il fait entrer les croyants au paradis pour qu’apparaisse Sa miséricorde.

315

Qui s’en tient à la servitude doit observer deux préceptes : craindre son péché et ne pas s’émerveiller de son œuvre.

316

Livre-moi à Toi, il ne me reste pour les confidences que Toi.

317

Finalement, après l’accomplissement, ils s’en retournent vers cette chose unique demander grâce.

318

En L’invoquant, je prélève de Dieu la part qui me revient Dans mes instants d’insouciance, c’est Lui qui prend de moi la part qui Lui revient.

319

Aucune chose ne met en joie l’initié, et rien ne l’effraie.

320
Abû Yazid entra dans une ville. Il fut suivi d’une foule nombreuse Il quitta la ville. Ils le suivaient encore.

– Qui sont-ils, ceux-là ?

– Ils t’accompagnent.

– Seigneur, je Te demande de n’être pas poux eux Ton propre voile, ni de faite de moi le voile qui Te cacherait à leurs yeux.

Puis il dirigea la prière de l’aube. Et, se retournant vers eux, il dit :

– Je suis moi, point de dieu hormis Moi, adorez-Moi !

Ils dirent :

– Abû Yazid est devenu fou.

Et ils le laissèrent.

321

Il y avait dans le Khotosan une femme, une reine, qui renonça au monde et se consacra à Dieu. Elle emprunta la voie d’Abû Yazid. Elle était fascinée par lui et par son invocation. Elle était assidue dans l’adoration On lui dit :

– Raconte comment Dieu t’a honorée.

– J’étais passionnée par les allusions d’Abû Yazid. J’avais demandé à Dieu ; Glorieux et Sublime, de me le montrer dans le monde du Mystère. Pendant que je Le sollicitais, Il m’éleva une nuit dans les cieux — ce fut une ascension suscitée par une inspiration. Parvenue au septième ciel, je m’en allai vers le Trône, et je fus interpellée : « Empresse-toi ! empresse-toi ! » J’arrivai au Trône. Puis je m’envolai vers les voiles, là aussi je fus interpellée : « Rapproche-toi de Moi ! » Je traversai les voiles et me trouvai dans le lieu d’où je pouvais contempler le Vrai gérant Son œuvre, inspectant Son royaume. Je dis à qui était avec moi : « Où est Abû Yazid ? » Il me dit. « Abû Yazid est devant toi » Puis on me fit porter deux ailes avec lesquelles je volais accompagnée par le témoin de mon anéantissement dans la manifestation du Vrai en moi. Tel témoin m’emporta, en tant que Lui et non en tant que moi, pour atteindre l’unicité rien qu’en elle-même. Telle unicité incite les phénomènes à se révéler par des signes qui leur sont propres.

Elle continuait de raconter et elle reprit.

– Après cela, je surplombai l’espace où se déploie l’essence du Vrai. On me dit « Où aller alors que voici Abû Yazid ? » Je fus ensuite élevée dans un jardin vert et splendide où ployait une branche de perles blanches sur laquelle il était écrit « Point de dieu hormis Dieu, Abû Yazid confident de Dieu. »

Elle parlait et parlait, décrivait ce qu’elle avait vu et franchi, racontait, et elle poursuivit :

– Je dis. « Voici Abû Yazid. » Il dit « C’est l’endroit d’Abû Yazid. Abû Yazid est à la recherche d’Abû Yazid pour le faire venir ici. »

322

Un homme dit à Abû Yazid :

– Il m’est parvenu de toi un signe auquel je crois, mais parfois le doute m’assaille, je voudrais que tu parles et que tu dissipes mon doute.

– Que veux-tu entendre, malheureux ?

– J’ai appris que tu marches sur l’eau et dans les airs et que tu vas à La Mecque entre l’appel et le début de la prière, t’y prosterne et reviens.

– Mais malheureux, ce que tu évoques est sans importance Si le croyant a reçu cela, il aura reçu ce que reçoit l’oiseau qui ignore la rétribution et le châtiment. Un tel croyant est plus grand pour Dieu que le corbeau. Quant au fait que je vais à La Mecque entre l’appel et le début de la prière, n’importe quel djinn s’y rend de cette façon et revient porteur de nouvelles. Si donc le croyant a obtenu cela, il aura obtenu ce qu’obtient n’importe quel djinn. Et le croyant est plus honorable pour Dieu que le djinn.

Puis il s’agita, se convulsa et dit :

– Le croyant excellent est celui vers qui La Mecque vient et tourne autour de lui avant de rejoindre sa place et cela lui advient sans qu’il s’en aperçoive, comme s’il était ravi.

323

– Les disciples ne se lassent pas de l’errance et de la quête.

– Mon Ami est sédentaire, Il n’est pas nomade Et moi je partage son séjour, je ne voyage pas.

Et il dit :

– Que penses-tu de l’eau de mer ? Le Prophète n’en a-t-il pas dit « C’est la pureté même ; et sa charogne est licite » ?

Et il dit :

– Tu vois les fleuves courir, bruire, retentir dès qu’ils approchent la mer et s’y mêlent, leurs bruits et leurs grondements cessent, la mer ne s’en ressent pas ils ne lui ajoutent rien, la quitteraient-ils, ils ne lui retrancheraient rien.

Et il dit :

– Il en est des hommes comme il en est des cours d’eau et de la mer tant que les cours d’eau sont solitaires, ils coulent fougueux et grondent. Dès qu’ils touchent la mer et s’y confondent, leurs bouillonnements et ronronnements s’évanouissent ; ils ne la font pas monter ; s’en détacheraient-ils, elle ne baisserait pas.

324.

– J’ai appris que tu disposes du Très Grand nom, je voudrais que tu me le révèles.

– Le Très Grand nom de Dieu n’a pas de limite fixée. Tu parviendras à l’obtenir si tu purifies ton cœur par Son unicité en tel état, tu prendras n’importe quel nom et tu iras d’est en ouest et tu reviendras et tu décriras.

– Louange à Dieu ! il est donc possible à l’homme d’aller dans l’heure d’est en ouest et de revenir et de décrire ?

– Oui, et il n’y a pas d’inconvénient à ce que l’homme marche en Son Très Grand nom dans les contrées du ciel et de la terre, tout ce qui est autre que Dieu sera sous ses pieds il pourra fouler le soi de son choix.

– Quelle est donc cette station ?

– Cette station ne se décrit pas. Tu peux te la représenter comme un miroir à six faces : si Dieu désire regarder Ses créatures, Il observera à travers cet homme qui est Son miroir ; Il verra Ses créatures à travers lui et prendra en main leurs affaires.

325.

Dhul Nûn l’Égyptien avait offert un tapis de prière à Abû Yazid. Celui-ci le refusa. Il dit au messager :

– Dis à Dhul Nûn : « Ce tapis convient à quelqu’un comme toi, tu prierais dessus. »

Dhul Nûn lui envoya une seconde fois un coussin parfaitement ouvragé. Abû Yazid dit au messager :

– Retourne-le-lui et dis-lui : « Qui est lui-même un coussin ne peut apprécier ton coussin. »

Tout cela eut lieu à la fin de sa vie il avait fondu, il était fané, ne restait de lui que la peau et les os.

326

Jusqu’à quand cet ego s’interposant entre Toi et moi ? Je Te demande d’effacer mon ego. Que mon ego soit Toi. Ainsi il ne restera que Toi, et c’est Toi seul qu’on verra, Cher.

327

Toi qui désires que Ton ego soit mien, ne vois-Tu pas que je T’ai déjà offert mon propre ego ? Fais donc ce que Tu veux.

328

En invoquant Dieu, Glorieux et Sublime, Abû Yazid pissait du sang.

329

– Abû Yazid, il nous parvient souvent de toi des paroles que nous désavouons.

– Les mots sortent de ma bouche sous l’impulsion de l’extase. Et on les saisit d’après le sens courant. Puis on me les attribue.

330

Seigneur, je T’ai demandé d’être à leurs yeux Ton propre voile, or Tu fis de moi le voile.

331

Au commencement et longtemps, le Vrai Très Haut me fit séjourner devant les portes des savants. Il m’accorda l’amitié des hommes instruits. Vint le moment où je considérai suffisantes les sciences que j’avais acquises. Je m’étais dit que j’avais assez appris et que j’étais digne d’accéder au haut rang de savant et d’initié. Alors le Vrai Très Haut me porta et me montra la foule des savants et des initiés : ils se bousculaient et parmi eux il n’y avait place où je pouvais poser pied Ainsi réduit à rien, je m’en fus sans avoir atteint le Vrai Je dis :

– La science et la connaissance sans la vérité ne sont qu’allégation.

Je pensais que la vérité était dans la science et la recherche.

Puis le Vrai Très Haut me fit séjourner longtemps auprès des orants J’avais fréquenté les groupes autour des mihrab. Jamais je n’avais manqué les premiers mots de l’officiant. Alors le Vrai me porta et me montra les orants prosternés, en adoration près de la porte. Et parmi eux il n’y avait place où je pouvais poser pied. Ainsi réduit à rien, je m’en fus sans avoir atteint le Vrai Très Haut.

Et Il me fit séjourner longtemps auprès des jeûneurs Et Il me porta et me montra la foule des jeûneurs souffrant la faim, liant, près de la porte, l’abstinence du jour aux prières de la nuit. Et parmi eux il n’y avait place où je pouvais poser pied. Alors je m’en fus sans avoir atteint le Vrai.

Et II me fit séjourner longtemps auprès des visiteurs de Son Temple. Et Il me porta et me montra la masse des pèlerins, ayant répondu à l’appel, s’étant mis en état de consécration, marchant à vive allure, déferlant « par des chemins encaissés », se dirigeant vers Lui. Et parmi eux il n’y avait place où je pouvais poser pied. Ainsi réduit à rien, je m’en fus sans avoir atteint le Vrai Très Haut.

Puis II me fit séjourner longtemps auprès des guerriers de la foi J’avais sabré avec eux Ses ennemis. Et Il me porta et me montra la troupe pullulante de ces guerriers, ceux qui avaient tué et ceux qui étaient tués, enveloppés dans leurs blessures, ils étaient tous devant Lui. Et parmi eux il n’y avait place où je pouvais poser pied. Ainsi réduit à rien, je m’en fus sans avoir atteint le Vrai.

Je dis :

– Mon Dieu, aie pitié de moi et de ma perplexité. Accorde à Ton serviteur une station qui me rapprocherait de Toi. Que je n’y sois pas bousculé par un concurrent ou un émule. Tu m’as montré tous ceux qui m’ont devancé auprès de Toi. Tu as constaté que je suis incapable de les rejoindre.

Le Vrai m’interpella :

Abû Yazid, personne ne M’approche plus près que celui qui vient à Moi avec ce qui n’est pas à Moi.

– Mon Dieu, qu’est-ce qui n’est pas à Toi et permet de T’approcher ? Où acquérir ce qui n’est pas à Toi ?

– Abû Yazid, le dénuement et la pauvreté ne sont pas à Moi. J’ai le moyen de faire approcher de Mon tapis qui le désire.

– Mon Dieu, montre-moi les gens de la pauvreté et du dénuement.

Il me les montra. C’était une bande disséminée Je n’avais vu chez eux ni bousculade ni concurrence. Il n’y avait à leur porte ni vacarme ni chahut. Je Lui promis de ne rien préférer au dénuement et à la pauvreté. Et je demeure fidèle à ma promesse. Et il ne se passe pas d’heure sans qu’Il m’envoie une marque d’honneur.

Et je dis :

Mon Dieu, ainsi Tu me distingues parmi Tes créatures.

Il dit :

– Seul obtiens ce prestige qui choisit la pauvreté et le dénuement, les supporte, les apprivoise.

332

Les plus voilés à Dieu le sont par trois voiles : par le renoncement, la prière, la science. Si le malheureux savait que le monde est peu ! Qu’a-t-il donc possédé de ce peu et à quoi aura-t-il renoncé ? Puis il dit :

– Le renoncement restaure le paganisme : avec lui une nouvelle croyance s’ajoute à Dieu. L’ascète est celui qui, du premier coup d’œil, est captivé par Dieu et ne détourne son regard ni vers un autre ni vers lui-même. Il en est qui sont voilés par leur renoncement, d’autres par leurs prières, d’autres encore par leur science. Et le paradis est le voile suprême. Les gens du paradis logent dans le paradis et qui loge ailleurs qu’en Lui est voilé.

333

À Dieu des serviteurs : s’Il s’était voilé à eux en ce monde et dans l’au-delà, ils ne L’auraient pas adoré.

334

– Dieu Très Haut est-Il un ?

– Tu dis un comme tu dis mille. Mille est une défectuosité, et un est une défectuosité qui ne renvoie pas à une qualité cela ne peut caractériser Dieu.

335

J’ai disparu dans la majesté de la Toute-Puissance. Et j’ai plongé dans les océans de l’Invisible. Et j’ai traversé les voiles de la divinité. Et j’ai atteint le Trône. Le trouvant vide, je m’en suis emparé et j’ai

Dit :

– Maître, où T’invoquer ?

Or, Il ôta les voiles. Et j’ai vu que j’étais moi. En effet, j’étais moi. Je changeais au gré de ma demande tout en restant moi, je n’étais jamais autre, tout en devenant ce que je devenais.

336

Je suis sorti une première fois pour le pèlerinage. Et la foule eut raison de moi. La deuxième fois, c’est le Temple qui eut raison de moi. La troisième fois, de même. À ma dernière tentative, je fus interpellé dans quelque désert :

– Où vas-tu, Abû Yazid ?

– À Lui.

– Tu L’as laissé derrière toi, à Bistam.

Ainsi fus-je averti de ma méprise.

337

Sorti pour le pèlerinage, je fus accueilli par un homme dans quelque désert. Il me dit :

– Abû Yazid, où vas-tu ?

– À La Mecque.

– Combien as-tu d’argent ?

– Deux cents dirhams.

– Circumambule autour de moi sept fois et donne-moi ton argent, j’ai une famille à charge. J’ai circumnanbulé autour de lui et je lui ai donné les deux cents dirhams.

338

– Comment vois-tu les créatures ?

– Par Lui, je les vois et par Lui, je m’en passe, louange à moi, Très Haut !

339

Qui connaît Dieu est frappé de stupeur et n’est plus disposé à parler.

340

Interrogé sur le rang de l’initié, il dit :

– Il n’y a pas de rang, mais l’avantage le plus élevé de l’initié c’est Son existence.

341

J’ai connu Dieu par Dieu et j’ai connu ce qui n’est pas Dieu par la lumière de Dieu.

342.

L’initié est celui qui mange ce qu’il trouve, dort où qu’il se trouve et ne se préoccupe que de son Seigneur.

343

Survenant, l’amour de Dieu domine tout plus de volupté terrestre, ni de volupté céleste, seule reste la volupté du Miséricordieux.

344.

Dieu Très Haut dit : « Les maîtres ne font pas de leurs esclaves ce que je fais : mes actes ne se décrivent pas. »

345

Les rois ferment leurs portes et Ta porte demeure ouverte à qui Te sollicite, Dieu.

346

Louange à Qui s’éleva et devint le Très Haut ! Louange à l’Illustre Très Illustre, le Plus Près, le Très Proche ! Louange au Créateur de la lumière, grâce au Créateur de la lumière ! Louange au Créateur de la lumière, jugement au Créateur de la lumiére ! Louange au Créateur de la lumière, justice au Créateur de la lumière ! Louange au Créateur de la lumière et par Sa bénédiction ! Louange au Créateur de la lumière, Glorieux et Sublime, en Sa majcsté.

347

Quand même se présenterait à l’initié tout ce que Dieu Glorieux et Sublime a créé, du Trône à la poussière, en un défilé comprenant toutes les contrées du ciel et de la terre, avec cent mille mille Adam et leurs postérités, chacune comptant le double de cent mille mille fois mille, et de celles-là la descendance, chacune à son tour comptant cent mille mille, et les mondes que tous ceux-là ont conquis et qui sont au nombre de cent mille mille milliers de milliers, quand même se cacheraient dans les coins et recoins de son cœur Gabriel, Michaël et Israfel ensemble la vocation d’un tel initié (en état de transe, parvenu à la vaste station où la notion de lieu est abolie) est de ne ressentir rien de tout cela et de ne savoir pas que tout cela existe dans l’univers de Dieu no

348

L’initié est au-delà de ce qu’il dit, le savant en deçà.

L’initié s’occupe de son Seigneur, le savant de son propre moi.

349

L’ascète est préoccupé par ce qu’il mange et l’initié par ce qu’il espère.

350

L’ascète dit « Comment je fais ? », et l’initié dit : « Comment Il fait ? »

351

L’espoir de l’ascète : les prodiges ici-bas, les stations dans l’au-delà. L’espoir de l’initié la pérennité de la foi ici-bas, la grâce accordée aux créatures dans l’au-delà.

352

Ton éloignement est Ta proximité

Tu m’as ravi et investi de Ton esprit

Les attributs entre nous ne discernent pas

On m’appelle et c’est Toi qu’on demande.

353

– Qu’as-tu entendu de plus marquant dans les leçons de ton ami « Abd Rahîm ?

– Il a dit. « Demeure impassible, que tu sois appuyé sur un lion ou sur un coussin. »

– Votre ami, comme nous-même, n’aura rien fait tant qu’il ne se sera pas appuyé sur le Vrai et qu’il n’aura vu rien d’autre que Lui.

354

Quelqu’un frappa à la porte d’Abû Yazid

– Qui demandes-tu ?

– Abû Yazid.

– Pars ! il n’y a dans la maison que Dieu Glorieux et Sublime.

355

Cher au cœur de Tes saints ! la grâce provient de Toi ainsi que le surcroît.

356

Quarante ans, j’étais la sentinelle du cœur. Ainsi aux aguets, je découvris que mon moi était le Seigneur et que le Seigneur était le serviteur.

357

Les soufis sont des enfants dans le giron du Vrai.

358

L’ascète se préoccupe de ne se nourrir point, et l’initié se préoccupe de ce dont il se nourrit.

359

Mon Dieu, Tu as créé ces êtres sans qu’ils aient su et Tu les as liés à leur foi sans qu’ils aient voulu, si. Tu ne les aides pas, qui donc les aidera ?

360

Ils s’étaient rassemblés autour d’Abû Yazid. Après avoir baissé longuement la tête, il la releva soudain et leur dit :

– Depuis qu’ils sont autour de moi, telle est la pensée qui occupe mon esprit je suis à la recherche d’un grain pourri, que je vous révélerais, afin que vous soyez à même d’en supporter la charge, Mais je n’ai pas trouvé.

361

Est empli d’orgueil le serviteur qui croit qu’un mal

plus grand peut émaner d’un autre que lui.

362

Un homme vint à Abû Yazid et dit

– Conseille-moi !

– Regarde le ciel.

Il regarda. Abû Yazid dit :

– Sais-tu qui a créé cela ?

– Dieu.

– Qui l’a créé t’observe où que tu sois. Crains-Le.

363

Quelqu’un envoya une natte, il ajouta à son cadeau ce mot « Prie dessus la nuit » Abû Yazid lui écrivit en réponse : « J’ai rassemblé les prières des peuples habitant les sept cieux et les sept terres et j’en ai bourré un oreiller que j’ai mis sous ma joue. »

364

J’ai lutté trente ans et je n’ai pas trouvé combat plus éprouvant que l’acquisition de la science. J’aurais persévéré dans cette voie, n’était-ce la controverse des savants, laquelle est bénéfique sauf pour ce qui concerne l’esseulement devant la radicale unité.

365

Ne se connaît pas lui-même qui a pour compagne la concupiscence.

366

Le paradis n’a aucune chance de séduire les amants, lesquels sont tout à leur amour.

367

La connaissance pour l’essence du Vrai est une ignorance. Et la science pour la vérité de la connaissance est un délit. Et qui s’exprime par l’allusion risque de restaurer le paganisme.

368

Béni soit celui dont la préoccupation est une, et qui ne charge pas son cœur par ce que ses yeux ont vu, ce que ses oreilles ont ouï. Qui connaît Dieu renonce à tout ce qui le divertit de Lui.

369

À Dieu des serviteurs, s’Il se cachait à eux l’espace d’un clin d’œil et qu’il leur était donné tous les Jardins, ils n’en auraient que faire. Comment donc se fieraient-ils à ce bas monde et à ses parures ?

370

– À qui implorer secours pour affermir sa prière ?

– À Dieu, si tu Le connais.

371

Par Toi, je Te désigne. Et par Toi, je parviens à Toi.

372

Umm « Ali, une fille de grande naissance, a décidé de céder à son époux Ahmad dix mille dinars de sa dot, à condition qu’il la mène chez Abû Yazid. Il la mena. Elle entra et s’assit devant lui en se couvrant le visage. Ahmad lui dit :

– J’ai vu en toi une chose étrange : tu as dévoilé ton visage devant Abû Yazid.

– C’est qu’en le regardant, je perds ce par quoi le sort m’a favorisée. Et quand je te regarde, je me retrouve telle que je suis.

En sortant, Ahmad dit à Abû Yazid :

– Que me recommandes-tu ?

– Apprends l’esprit chevaleresque auprès de ton épouse.

373

– Abû Yazid, j’ai vu une chose extraordinaire.

– Malheureux, qu’as-tu vu ?

– J’ai vu ton sanglot transpercer les voiles et atteindre Dieu.

– Malheureux, le sanglot parfait, quand il survient, n’a pas de voile à passer.

374

Abû Yazid, qu’est-ce qui peut voiler l’initié à Dieu ?

– Malheureux, quoi d’autre peut voiler celui dont Il est le voile ?

375

Qui écoute les hommes et parle avec eux, Dieu lui accorde d’être dans la confidence de son Seigneur.

376

Seigneur, fais-moi comprendre qui Tu es, je ne peux le comprendre que par Toi.

377

L’ascète sincère, tu le rencontres, tu le crains, tu t’en sépares, tu le plains. Et l’initié, tu le crains que tu le rencontres ou t’en sépares.

378

Je préfère qu’on me dise : « Pourquoi n’as-tu pas fait ? », plutôt que « Pourquoi as-tu fait ? »

379

La faim est une nuée. Quand le serviteur a faim, le cœur lui prodigue une pluie de sagesse.

380

Interrogé sur la parole du Très Haut : « Nous sommes à Dieu et à Lui nous retournons », il dit :

– Quand tu dis « Nous sommes à Dieu », tu reconnais que la possession est à Dieu, et quand tu dis « à Lui nous retournons », tu reconnais ce qui t’appartient en propre. »

381

Yahya ibn Mu'âdh écrivit à Abû Yazid : « Je suis ivre tant j’ai bu dans la coupe de Son amour. » Abû Yazid lui envoya cette réponse : « Tu étais ivre, mais tu n’as rien bu quand ce fut à ton tour de boire. Un autre que toi a bu les mers des cieux et de la terre et il ne s’est toujours pas désaltéré, sa langue pend et il dit “Encore ! ” »

382

Les saints de Dieu sont cachés avec Lui dans le voile de l’intimité. Comme les jeunes filles gardées dans la maison, personne ne les voit ni en ce monde ni dans l’au-delà, sinon les quelques proches pour qui la visite est licite. Quant aux autres, ils ne les voient que pris dans leur voile, en vérité, ils ne voient que le voile.

383

– Le serviteur parviendrait-il à Lui en une seule heure ?

– Oui, et il en perçoit le bénéfice, mais le gain est à la mesure du voyage.

384

Ils ne L’invoquent que dans l’insouciance et ne Le servent que par intermittence.

385

Ne me coupe pas de Toi par Toi.

386

Les créatures les plus éloignées de Dieu sont celles qui Le suggèrent le mieux.

387.

– Quel est l’homme d’exception ?

– C’est celui qui n’a pas besoin que tu lui dissimules quoi que ce soit de ce que sait Dieu de toi.

388

Plus proche de Dieu, plus large pour Ses créatures.

389

Il ne porte ses présents que sur des montures dociles, domptées.

390

Ah ! si les créatures m’avaient connu ! Cela leur aurait suffi.

391

Sois aux aguets, il te parviendrait un instant où tu ne venais nul autre que Lui dans le ciel, nul autre que toi sur terre.

392

J’avais regardé Dieu avec l’œil de la science certaine après qu’Il m’eut détourné de tout ce qui n’est pas Lui et éclairé par Sa lumière. Il me montra les merveilles de Son mystère. Il me montra Son Soi et je regardai par Son Soi mon ego, lequel disparut. Je regardai ma lumière par Sa lumière, ma gloire par Sa gloire, ma puissance par Sa puissance. Et je vis mon ego par Son Soi, et ma grandeur par Sa grandeur, et ma dignité par Sa dignité. Je Le vis avec l’œil du Vrai et Lui dit :

– Qui est celui-là ?

Il dit

– Celui-là n’est ni Moi ni autre que Moi, point de dieu hormis Moi.

Et Il changea mon ego par Son Soi. Il fit disparaître mon moi en Son Soi et me montra Son Soi seul que je vis par Son Soi. Regardant le Vrai par le Vrai, je vis le Vrai par le Vrai, et je demeurais dans le Vrai par le Vrai un temps où je m’étais trouvé sans souffle, ni langue, ni oreille, j’étais sans savoir et Dieu créa en moi un savoir issu de Sa science, et une langue provenant de Sa faveur, et un œil émanant de Sa lumière. Et je Le regardais par Sa lumière, et je savais par Sa science, et je me confiais à Lui dans la langue de Sa faveur Et je dis :

– Qu’en est-il de Toi ?

Il dit :

– Je suis à toi par toi, point de dieu hormis toi.

Je dis :

– Ne me trompe pas par mon propre moi. Je ne serais pas satisfait de Toi si je passais par moi et non par Toi, mais je serais satisfait de Toi si je passais par Toi et non par moi.

Il m’accorda le bienfait de Sa présence sans passer par moi. Et je me confiais à Lui sans passer par moi.

Je dis :

– Ce que j’ai m’a été accordé par Ta main généreuse, ô mon espérance.

Il dit :

– À toi de te soumettre à Mon commandement et à Mon interdit.

Je dis :

– Qu’ai-je à faire de Ton commandement et de Ton interdit ?

Il dit :

– L’éloge que Je t’adresse est dans Mon commandement et Mon interdit. Je te félicite d’avoir accepté Mon commandement. Et Je t’aime pour avoir respecté Mon interdit.

Je dis :

– En me félicitant, c’est Toi-même que tu félicites, et lorsque Tu blâmes, ce ne peut être que Toi l’objet du blâme, ô mon espérance, espoir dans mes calamités, remède à mes malheurs Tu es le commandeur et le commandé, point de dieu autre que Toi.

Il se tut. Je sus que Son silence était Son consentement. Puis il dit :

– Qui t’a appris ?

Je dis :

– Celui qui interroge est plus savant que celui qui est interrogé. Tu es Celui qui répond et Celui à qui Tu réponds, Celui qui interroge et Celui qui est interrogé. Point de dieu autre que Toi.

Il me dispensa de Sa preuve Et je fus satisfait de Lui par Lui et Il fut satisfait de moi par Lui : me voilà donc étant par Lui tandis que Lui demeurait Lui, point de dieu hormis Lui. Puis Il m’éclaira par la lumière de l’essence, et je me mis à Le regarder avec l’œil de la grâce. Il dit :

– Demande ce que tu veux de Ma grâce, Je te donnerai.

Je dis :

– Je Te préfère à Ta grâce, à Ta générosité. Je suis satisfait de Toi par Toi. C’est à Toi que j’aboutis. Ne me propose rien d’autre. Viens à moi sans rien d’autre que Toi. Ne me séduis pas par Ta faveur, Ta générosité, Ta grâce. La grâce provient de Toi à jamais et à Toi elle retourne. Tu es Celui qui promet et la chose promise, Celui qui désire et la chose désirée, laquelle s’est détachée de Toi. De même la question s’est détachée de Toi par Toi.

Il garda longtemps le silence. Puis Il me répondit :

– Ce que tu as dit est vrai, vrai ce que tu as entendu, vrai ce que tu as vu, vrai ce que tu as authentifié.

Je dis :

– Assurément Tu es le Vrai, et par le Vrai est perçu le Vrai. Tu es le Vrai et par le Vrai est authentifié le Vrai. Et c’est à l’adresse du Vrai et par le Vrai que s’entend le Vrai. Tu es Celui qui entend et Cela qui s’entend. Tu es le Vrai et Cela qui est authentifié. Point de dieu autre que Toi.

Il dit :

– Tu n’es rien sinon le Vrai. Par le Vrai, tu as parlé.

Je dis :

– C’est Toi le Vrai. Ta parole est vraie. Et le Vrai par Toi est vrai. Tu es Toi, point de dieu autre que Toi.

Il me dit :

– Et toi, qu’es-tu ?

Je Lui dis :

– Et Toi, qu’es-tu ?

Il me dit :

– Je suis le Vrai.

Je dis :

– Je suis par Toi.

Il dit :

– Si tu es par Moi, Je suis toi et tu es Moi.

Je dis :

– Ne me trompe pas par Toi sur Toi. Assurément, Tu es Toi, point de dieu autre que Toi.

Et quand j’allai vers le Vrai et que je séjournai avec le Vrai par le Vrai, Il créa pour moi les ailes de la gloire et de la magnificence. Je volai de mes ailes. Mais je ne pus atteindre la limite de Sa gloire et de Sa magnificence. Je L’appelai pour que le secours vînt de Lui, par Lui afin de pallier mon incapacité d’être avec Lui sinon par Lui. Il me regarda avec l’œil de la prodigalité. Il me rendit fort par Sa force, Il me para, Il me couronna du diadème de Sa noblesse, Il m’isola dans Son esseulement et Son unicité, Il me fit porter Ses attributs que jamais Il ne partage. Puis Il me dit :

– Sois unique dans Mon unicité, esseulé dans Mon esseulement, lève ta tête couronnée du diadème de Ma noblesse, sois altier dans Ma gloire, majestueux dans Ma Toute-Puissance, va vers Mes créatures avec Mes attributs que je voie Mon Soi dans ton moi. Ainsi qui te verrait Me verrait, qui viendrait à toi viendrait à Moi. O Ma lumière dans Ma terre, Ma parure dans Mon ciel.

Je dis :

– Tu es mon œil dans mon œil, ma science dans mon ignorance. Sois ta propre lumière, montre-Toi par Toi-même. Point de dieu hormis Toi.

Il me répondit dans la langue du consentement et dit :

– Comme tu es savant, serviteur !

Je dis :

– Tu es le Savant et Ce qui est su, Tu es l’Esseulé et le Seul, Tu T’isoles dans Ton esseulement, Tu es Unique dans Ton unicité. Ne me divertis pas de Toi par Toi.

Et Il me dispensa de Sa preuve dans Son esseulement et par Son unicité dans Son unicité. Et je séjournais auprès de Lui, sans m’être isolé dans Son esseulement. Je séjournais avec Lui par Lui. Il annihila mes attributs dans Ses attributs, et destitua mon nom par Son nom, et effaça mon antériorité par Son antériorité, et ma postériorité par Sa postériorité. Et je Le regardais en Son essence, laquelle ne peut être perçue par ceux qui décrivent, ni atteinte par ceux qui savent, ni saisie par ceux qui œuvrent. Et Il me regarda avec l’œil de l’essence après que fut destitué mon nom, que furent effacés mes attributs, mon antériorité, ma postériorité, ma qualité. Il m’appela par Son nom, et me surnomma par Son Soi et se confia à moi dans Son unicité. Il dit :

– Ô Moi !

Je dis :

– Ô Toi !

Il me dit :

– Ô toi !

Et Il me dispensa de Sa preuve. A peine m’appelait-Il par un de Ses noms que je L’appelais par le même nom : à peine m’attribuait-Il un de ses attributs que je Lui rendais. Et je fus coupé de toute chose par Lui J’étais resté longtemps sans esprit, ni corps, comme mort. Puis il me fit revivre après m’avoir fait mourir. Et Il dit :

– À qui appartient le règne aujourd’hui ?

Comme Il m’avait ressuscité, je dis :

– À Dieu l’Un l’Irrésistible.

Il dit :

– À qui le nom ?

Je dis

– À Dieu l’Un l’Irrésistible.

Il dit :

– À qui le choix ?

Je dis :

– Au Seigneur Très Puissant.

Il dit :

– Je t’ai redonné vie par Ma vie et Je te concède Mon règne, et Je t’appelle par Mon nom, et Je te laisse juger par Mon jugement, et Je te convaincs de Mon choix et Je te mets en accord avec les noms de la souveraineté et les attributs de l’éternité.

Je dis :

– Je ne sais pas ce que Tu veux. J’étais à moi, Tu n’avais pas consenti. J’étais à Toi par Toi, Tu n’avais pas consenti.

Il dit :

– Ne sois pas à toi ni à Moi Je suis à toi où tu n’es pas. Sois donc à Moi où tu n’es pas. Et sois à toi où tu es déjà, avant d’être à Moi là aussi.

Je dis :

– Mais je ne puis agir ainsi que par Toi.

Il me regarda avec l’œil de la puissance Il m’anéantit par Son être et se manifesta en moi par Son essence. Je fus par Lui. Et Il interrompit le dialogue intime. La parole devint une. Tout, en tout, devint un.

Il me dit :

– Ô toi

Je dis par Lui :

– Ô moi.

Il me dit :

– Tu es l’esseulé.

Je dis :

– Je suis l’esseulé

Il me dit :

– Tu es toi.

Je dis :

– Je suis moi. Si j’étais moi en tant que moi, je ne dirais pas : « Je suis moi. » Mais comme je ne suis pas moi, sois donc Toi, Toi.

Il me dit :

– Moi, Je suis Moi : que Je parle par Son ego ou par Son Soi, Ma parole atteste l’unicité. Mes attributs sont les attributs de la souveraineté et Ma langue est la langue de l’unicité. Et Mes attributs témoignent qu’Il est Lui, point de dieu hormis Lui. Tout ce qui fut le fut par Son être tel qu’il aura été. Et tout ce qui sera par Son être, le sera comme il sera. Mes attributs sont ceux de la souveraineté, Mes allusions sont celles de l’éternité, et Ma langue est celle de l’unicité.

393

Interrogé sur ce qui distingue l’amant de Dieu, il dit :

– Incliné ou prosterné, l’amant de Dieu est préoccupé. Et s’il ne peut plus, il se détend dans l’invocation verbale et la louange. Et s’il ne peut plus, il se réconforte dans l’invocation mentale. Tandis que Dieu accorde à celui qu’Il aime une prodigalité égale à celle de la mer, une sollicitude égale à celle du soleil, une humilité égale à celle de la terre.

394

– Instruis-moi avant que je parte.

– Abû Mûsa, sache que l’enseignement des hommes n’en est pas. Écoute ce récit de ma mère : elle était enceinte de moi, on lui présentait une écuelle de nourriture licite, sa main se tendait et s’attardait, devant une écuelle de nourriture interdite, sa main ne se tendait pas. Tire enseignement de cette histoire et pars.

395

Je suis allé dans le désert et j’ai vu (il avait plu) un herbage dans lequel mon pied s’enfonça comme dans un parterre de neige.

396

Les pèlerins tournent autour du Temple et réclament la pérennité. Les fidèles d’amour tournent autour du Trône et appellent à la rencontre.

397

Mon Dieu, que celui qui m’atteint par ses actes ou en parole soit couvert de Tes félicités comme quand le vent se lève et que la vallée se couvre de neige.

398

Qui retourne à la demeure du moi n’est plus disposé à invoquer la moindre aspérité.

399

Voyant de belles pommes rouges, Abû Yazid dit :

– Quels bons fruits !

Une voix l’interpella :

– Abû Yazid, n’as-tu pas honte d’apposer mon nom sur un fruit ?

Après cela, il ne put se rappeler le nom du Très Grand pendant quarante jours.

Il dit :

– Mon Dieu, Tu m’as averti : je ne toucherai plus aux fruits de Bistam tant que je vivrai.

400

Qui retourne à la demeure du moi n’est plus disposé à invoquer Ses paroles.

401

Je me suis levé la veille, cherchant à invoquer Dieu. Mais je ne pus. Il m’a paru grossier ce mot que j’avais prononcé quand j’étais enfant. Je me suis dit : « Comment L’invoquer par une langue sur laquelle a affleuré un tel mot ? »

402

Cette parole est comme une chute de neige l’été : que cela arrive est étrange, mais que cela dure est encore plus étrange.

403

De tous ceux qui entrent par cette porte, pas un ne réussit à parler ni à écouter. Il est pénible pour l’impotent d’être obligé de faire tout de lui-même et de manger de ses propres mains.

404

Que dis-tu de celui à qui on accorda deux soutiens s’il veut, il s’appuie sur celui-là, et s’il veut, il s’appuie sur celui-ci.

405

Abû Yazid parlait des stations élevées et des degrés supérieurs qu’il avait atteints Cela parvint à quelqu’un qui dit :

– Ceci n’est pas à même d’être.

On rapporta ce propos à Abû Yazid qui répondit

– Dis-lui « Et toi, es-tu à même d’être ? »

406

L’invocation de Dieu à haute voix est une insouciance.

407

Si le maître envoyait en course un de ses élèves et qu’en chemin, passant devant une mosquée, il entende le muezzin et se dise « J’entre d’abord dans la mosquée et je fais ma prière, je remettrai ma course à plus tard », tel élève tomberait dans un puits sans fond.

408

Il te suffit de ne voir en nul autre que Lui l’aide qui te soutient, le trésorier qui gère ton bien, la preuve qui authentifie ton œuvre telle serait la Confiance.

409

Les humains pensent que la voie qui mène à Dieu est plus notoire que le soleil, et plus évidente. Quant à moi, je Lui demande de m’ouvrir de Sa voie serait-ce l’équivalent d’une pointe d’aiguille.

410

– Quel est le signe le plus glorieux de l’initié ?

– Il partage ta table, se mêle intimement à toi, te rend hommage tandis que son cœur demeure dans le royaume du sacré.

411

Qui est sincèrement libre au sein même de l’union s’en tient avec tout son être aux convenances de la servitude tandis qu’en son tréfonds il contemple le Vrai. Et lorsqu’il se retrouve dans la séparation, il réunit les efforts dont sont capables les zélés de Sa servitude une telle somme d’efforts ressemblerait aux atomes de poussière qui voltigent dans une raie de lumière.

412

– Quand l’homme atteint-il la station des hommes dans cette affaire ?

– Lorsqu’il aura connu les défauts de son moi et qu’il en aura triomphé.

413

C’est très beau que tu ne saches pas que tu es un homme du mal, mais si tu es examiné et interrogé, tu tombes dans l’accusation.

414

Il me rendit fou par mon propre moi, j’ai trépassé. Il me rendit fou par Lui, j’ai survécu. Il me rendit fou par Lui et moi ensemble, je suis entré dans l’absence. Puis il me déposa sur la marche de la lucidité et m’interrogea sur mes états. Je dis :

– Venant de moi la folie est anéantissement, de Toi elle est pérennité, de Toi et moi, elle est clarté. Et en tout état, Tu es l’édifice préféré.

415

Junayd dit :

– Les gens marchent d’un pas forcé dans leurs domaines. En atteignant le domaine d’Abû Yazid, ils marchent à leurs aises, et vite.

416

Le soufisme est une resplendissante lumière qui captive les regards dès qu’ils l’entrevoient.

417

Le moi considère le monde, l’esprit la vie future, la connaissance le Maître. Celui en qui le moi triomphe comptera parmi les damnés, celui en qui l’esprit domine rejoindra les zélés, celui en qui la connaissance s’étend accompagnera les pieux croyants.

418

Moïse, sur lui le salut, a désiré voir Dieu. Moi, je n’ai pas cherché à Le voir, c’est Lui qui a voulu me voir.

419

Abû Yazid était à La Mecque avec un de ses élèves. Quand il entra à Médine, La Mecque vint et tourna autour de lui. Or, son élève perdit connaissance et tomba à terre. Quand il retrouva ses esprits, Abû Yazid lui caressa la tête et dit :

– Tu fus surpris.

– Oui.

– Par Dieu, si c’était Bistam qui était venu à moi cela n’aurait pas été assez.

420

Abû Yazid partit voir un de ses frères à Balkh. Après lui avoir rendu visite, il alla au bord de l’Oxus, par-delà Balkh. À son arrivée, les deux rives du fleuve se réunirent. Il dit :

– Seigneur, pourquoi ce stratagème ? Par Ta gloire, mon Cher ! je ne T’ai pas adoré pour cela. Par Ta gloire ! je n’ai pas désiré cela.

Puis il revint sur ses pas sans avoir traversé le fleuve.

421

J’ai convié mon moi à Dieu, il se rétracta, je l’ai abandonné, je suis allé à Lui seul.

422

– Tous craignent le Jugement, ils voudraient en être épargnés, et moi je demande à Dieu de me juger.

– Et pourquoi ?

– Peut-être me dirait-Il : « Mon serviteur », et je répondrais : « Me voici ! » Ainsi Il ferait de moi ce qu’Il voudrait.

423

J’ai vu les hommes ici-bas prendre plaisir à boire, à manger, à convoler. De même dans l’au-delà. J’ai mis alors mon plaisir en Son invocation ici-bas, en Sa contemplation dans l’au-delà.

424

Qui prend connaissance avec le langage, Dieu lui octroie un entendement pour parler avec les hommes. Et si c’est à Lui qu’il désire s’adresser, Dieu lui accorde une intelligence qui le dispose à se confier à son Seigneur.

425

J’ai invité mon moi à l’obéissance de Dieu, il a refusé. Aussi l’ai-je privé d’eau pendant un an.

426

Dieu Très Haut possède un breuvage qu’il offre la nuit à Ses amis. Ils en boivent, et leurs cœurs, mus par Son amour et Sa nostalgie, s’envolent vers le très haut royaume de l’Invisible.

427

Dans mon cœur Tu as semé le grain d’amour

Avant le jour de l’Appel serai-je soulagé

Dans l’union Tu m’as blessé le cœur

Le désir croît dès qu’apparaît l’amour

Il me sert à boire mon cœur renaît

La coupe des amants puise dans la passion

N’était-ce le Vrai qui les protège

Les initiés divagueraient dans les vallées.

428

Abû Yazid vit un homme conduisant un âne. Il dit :

– Quel est ton métier ?

– Je suis le serviteur à l’âne.

– Que Dieu emporte ton âne, ainsi seras-tu le serviteur de Dieu, non d’un âne.

429

– Tu es Abû Yazid !

– Mais qui est Abû Yazid ? Qui le connaît ? Abû Yazid appelle Abû Yazid et ne le trouve pas.

430

Le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché à ces quatre noms les saints ont part. Est parfait qui s’y annihile après en avoir été imprégné. Qui participe à l’Apparent constate les merveilles de Sa puissance. Qui se joint au Caché observe ce qui advient dans les tréfonds. Qui prend part au Premier se voit chargé des temps passés. Et qui scrute le contenu du Dernier établit le lien avec le futur.

431

Interrogé sur la connaissance après que lui furent dévoilés ses pouvoirs, il dit :

— « Quand les rois pénètrent dans une cité, ils la saccagent. »

432

Les êtres ont des états, l’initié n’en a pas. Les vestiges de son moi se sont effacés. Il ne contemple que Dieu Très Haut, dans le sommeil, dans la veille.

433

Interrogé sur l’amour, il dit :

– Réduis ta propre abondance à peu, et transmue la pénurie de ton Aimé en prospérité.

434

Je suis étonné quand on dit

J’invoque mon Seigneur

L’ai-je oublié pour L’invoquer

J’ai bu l’amour coupe après coupe

Il y a toujours à boire

Et j’ai soif encore

435

Dieu fit d’Iblis un chien parmi Ses chiens Il fit de ce monde une charogne. Il fit asseoir Iblis où finit ici-bas, où commence l’au-delà. Il lui dit « Je mets sous ton autorité quiconque se penche sur la

Charogne. »

436

Un des amis d’Abû Yazid raconte :

« Je connaissais un jeune homme consacré à la retraite. Je lui demandai :

— As-tu vu Abû Yazid ?

— Non.

Quelques jours plus tard, à la même question, il répondit aussi :

— Non.

Sui mon instance, il m’expliqua :

— J’ai vu Dieu, je me passe d’Abû Yazid. Je le harcelai. En vain. Il m’irrita. Je dis :

— Voir Abû Yazid une fois te serait plus utile que voir Dieu soixante-dix fois.

Il dit :

— Allons à lui.

Nous partîmes à la recherche d’Abû Yazid. Le voilà sortant du fleuve la pelisse renversée sur l’épaule. À sa vue, le jeune homme cria et expira. Je dis à Abû Yazid :

— Que signifie cela ? Il affirme avoir vu Dieu et il n’en est pas mort, il te voit et il meurt ?

— Oui Il voyait Dieu à la mesure de son état. En me regardant, il vit Dieu à la mesure de mon état, ne pouvant s’y maintenir, il est mort.

Puis, nous l’avons transporté, lavé, enveloppé dans un linceul, Abû Yazid pria sur lui, l’inhuma et pleura. »

437

J’étais assis une nuit dans mon mihrab. Au moment où j’étendis la jambe, une voix m’interpella :

– Qui fréquente les rois doit se conformer aux règles de la bienséance.

438

Qui prétend obtenir l’union en assaillant le Vrai a besoin de s’en tenir à la servitude.

439

Une fois Abû Yazid appela à la prière. Et, en rassemblant les gens, il vit dans une rangée un homme portant les signes du voyage. Il s’en approcha et lui parla. L’homme se leva et quitta la mosquée. Plus tard, interrogé par un des présents, il dit :

– J’étais en voyage. Et en l’absence d’eau, je me suis purifié par ablutions sèches. Et, oubliant mon état, j’ai pénétré dans la mosquée. C’est alors qu’Abû Yazid me dit « L’ablution sèche n’est pas licite en pays habité » Je sortis, donc.

440

À félicité éternelle, grâce éternelle.

441

Il me porta une fois entre Ses mains et me dit :

– Abû Yazid, Mes créatures veulent te voir. Je répondis :

– Pare-moi de Ton unicité, habille-moi de Ton ego, élève-moi à Ton unité. Alors si Tes créatures me voient, elles diront « Nous t’avons vu. » Et c’est Toi qu’elles auront vu, pas moi.

442

– Dès que j’avais atteint le royaume de Son unicité, j’étais changé en oiseau dont le corps était l’unité, et les ailes la durée. Tandis que je continuais de voler dans les cieux du comment dix ans. Je volais en ces cieux jusqu’à cent mille fois. Et je ne cessais de voler au point de franchir le domaine de l’éternité. J’y vis l’arbre de l’unité.

Après avoir décrit son sol, ses racines, son tronc, ses branches, ses fruits, il dit :

– Et je regardais, et je savais que tout cela n’était que leurre.

443

Je survolais le domaine du Non-Être. Et je ne cessais de le survoler dix ans. Et je devins un non-être à l’intérieur du Non-Être, étant par le Non-Être. Et je surplombais le territoire de la déperdition, et je m’étais perdu dans la perte de toute perte. Ainsi m’étais-je perdu je m’étais perdu dans le territoire de la déperdition, étant par le Non-Être, à l’intérieur du Non-Être, dans la perte de toute perte. Puis je survolais la scène où l’on témoigne de la pure unité tantôt en initié absent à sa condition d’être créé, tantôt en être créé absent à son état d’initié.

444

J’ai planté ma tente près du Trône.

445

Traversant un cimetière juif, il dit

– Excusés !

Passant par un cimetière musulman, il dit

– Dupés !

446

Que Tu m’obéisses, Seigneur, est plus glorieux que je T’obéisse.

447

Adam — sur lui le salut — a vendu pour une bouchée la présence de son Seigneur. Si Dieu acceptait mon intercession en faveur des premiers et des derniers, cela ne serait pas pour moi grand-chose : j’aurais intercédé tout au plus pour une bouchée d’argile.

448

S’Il agréait ton intervention en faveur de toutes les créatures, cela ne serait pas beaucoup. Ce ne serait qu’une intercession pour un morceau d’argile.

449

Passant par un cimetière juif, Abû Yazid dit :

– Que sont-ils ceux-là pour que Tu les supplicies ? Suffit ! des os qui ont tant subi ! Pardonne-leur.

450

– Qu’est-ce que le feu ?

– Demain je m’en réclamerais ; Et je dirais « Que je sois pour ceux qui lui sont destinés la victime expiatoire. » Sinon, je l’avalerais.

451

– Qu’est-ce que le paradis ?

– Un jeu d’enfants.

452

Je me suis plongé dans un océan dont les prophètes n’ont pas franchi le rivage.

453.

On récita devant Abû Yazid :

— « Le jour où nous rassemblerons en nobles invités ceux qui craignent le Miséricordieux. » Il s’agita, s’excita et dit :

– Qui demeure chez Lui n’a pas à être invité, il est Son convive à jamais.

454

J’ai aimé Dieu et haï mon moi. J’ai détesté ici-bas et aimé l’obéissance à Dieu.

455

Junayd dit :

– Dans le Vrai de Bistami, ils ont tous péri sous l’empire de l’illusion. Même Bistami.

456

Qui meurt d’amour est racheté par Sa vision. Qui meurt de passion est racheté par Sa commensalité.


457

– Les initiés qui rendent visite à Dieu dans l’au-delà sont de deux sortes : les uns Le rencontrent quand et où ils veulent, les autres Le voient une seule fois.

On lui dit

– Comment ?

Il répondit

– Quand les initiés Le rencontrent pour la première fois, Il leur établit un marché où l’on ne vend rien que des effigies d’hommes et de femmes, ceux qui pénètrent dans le marché ne visiteront plus jamais Dieu.

Il dit :

– Ici-bas comme dans l’au-delà, Il te trompe par le marché. Tu es à jamais l’esclave du marché.

458

J’ai songé demander à Dieu Très Haut de me soustraire au besoin de nourriture et de femmes. Puis je me suis dis : « Comment adresser une telle requête à Dieu alors que Son Envoyé ne l’a pas fait ? » Aussi me suis-je abstenu. Mais Dieu m’a déchargé du désir des femmes, au point que mon indifférence est égale devant une femme ou un mur.

459.

La duplicité des initiés vaut mieux que la droiture des disciples.

460

– Quel âge as-tu ?

– Quatre ans.

– Comment est-ce possible ?

– Pendant soixante-dix ans, j’étais voilé, je ne Le vois que depuis quatre ans, le temps du voile ne compte pas.

461

– Pourquoi exaltes-tu la faim ?

– Si Pharaon était dans la faim, il n’aurait point dit « Je suis votre Seigneur, le Très Haut », et si Coré était dans la faim, il n’aurait pas été rempli de violence, et tant que Tha’laba vivait dans la faim, il était loué de tous ; une fois rassasié, l’hypocrisie en lui apparut.

462

La contraction du cœur dans la dilatation du moi, et la dilatation du cœur dans la contraction du moi.

463

– Qui est le prince ?

– Qui n’a plus de choix, le choix du Vrai devient le sien.

464

L’impiété de ceux qui aspirent ardemment est plus saine que la foi des indolents.





SOURCE

LES DITS DE BISTAMI Shatahât, ttraduit de l'arabe, présentation et notes par Abdelwahab Meddeb, Librairie Arthème Fayard, 1989.

Édition intégrale des « dits ». Les notes érudites sont omises ou parfois résumées entre crochets. Leurs appels sont maintenus.


APERÇU BIOGRAPHIQUE16

L'esseulé et le leurre

Abû Yazid Bistami (777/778-848/849)1 est né et a vécu à Bistam 2, petite ville de la province de Qûmis 3. Située dans une vaste vallée au pied des monts Alborz, Bistam se trouve dans le Tabaristan, au sud de la mer Caspienne, à l'orée du Khorasan et de l'Irak Ajami4 (actuelle province de Rayy), à l'extrémité nord du grand déserts. A part de brefs bannissements, qui seraient au nombre de septs, et dont il convient de minimiser l'importance, à part, peut-être, passant par Bagdad', un pèlerinage à La Mecque'', à part quelques déplacements dans la région, dont un l'aurait mené loin, jusqu'à Balkh, et au-delà, sur les rives de l'Oxus 9, Abû Yazid aurait vécu l'essentiel de ses jours à Bistam. D'ailleurs, il prône la sédentarité comme mode d'être et récuse l'errance'''. L'initié ne se déplace pas, ce sont les lieux, les hommes et les choses qui viennent à lui, où qu'il se trouve ".

Sharûshân, le grand-père de Bistami, est le premier de la famille à se convertir à l'islam 12. Et son père 'Issa, musulman de naissance donc, était un des notables de Bistam. Comme les villes de l'Iran

—9—

à l'époque, Bistam était divisée en un quartier où vivaient les autochtones demeurés mages, et en un quartier fondé par les colons arabes où habitaient les musulmans. Né, élevé dans le quartier des mages, Abû Yazid rejoignit plus tard ses coreligionnaires dans le quartier musulman où il préférait fréquenter une toute petite mosquée plutôt que la mosquée cathédrale, pourtant à quelques dizaines de mètres. Comme cette mosquée était très étroite, une «inspiration divine» engagea son voisin arabe Wâfid à lui céder son fenil (matbana). La mosquée fut agrandie. Puis Abû Yazid construisit un réduit pour ses retraites '3.

Bien que controversée, la question de sa formation n'est pas essentielle. Abû Yazid manifesta très vite son indépendance. C'était un chercheur solitaire. Sunnite de rite hanéfite (très répandu à l'époque dans la région), on sait néanmoins qu'il fut initié à la «science de l'unité» 14 par son ami Abû Sindi, à qui il apprit en échange les rudiments de la Loi. La consonance du nom de cet initiateur introduit la dimension indienne qui se mêlerait à l'islam et au zoroastrisme ainsi qu'au bilinguisme (arabe/persan), installant -Bistam dans la culture du mélange, somme toute naturelle, dès lors qu'on pénètre en Mie centrale.

On dit qu'Abû Yazid fut illettré, que sa formation dogmatique était insuffisante et contrastait avec sa maîtrise ésotérique". En tous les cas, il n'a pas laissé d'écrits. La tradition lui attribue quelque cinq cents dits. Et la monographie que lui consacre Sahlaji (xie siècle) — source principale de ce livre — utilise, en rapportant ses dits et faits, la généalo-

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gie de la transmission (isnâd) qui fut inventée par les fondateurs de la science du hadith (paroles et actes du Prophète). Bien qu'évoqués furtivement, les critères de fiabilité sont similaires: il est exigé que les transmetteurs aient une origine sûre et reconnue et soient véridiques18.

On estime que la première collecte des dits de Bistami fut réalisée par Junayd de Bagdad (mort en 911)19 par l'intermédiaire du transmetteur le plus privilégié, Abû Mûsa, neveu et disciple favori d'Abû Yazid. Cet Abû Mûsa aurait dicté à Junayd les sentences de son oncle et maître en persan; Junayd les aurait traduites en arabe et commen-tées2°.

Outre les preuves historiques et archéologiques, outre la cohérence doctrinale, ces dits sont authentifiés par leurs matériaux. En eux sont déposées les vérités physiques et humaines du lieu. On y rencontre des mages et des musulmans, des Arabes et des Persans. Les citations en persan et les iranismes parsèment le texte. La syntaxe parfois dans l'écart signalerait la langue seconde. Il n'empêche que cette parole transcrite apporte à la langue une étonnante et juvénile fraîcheur. D'avoir ainsi noué l'écriture et la parole évite la rhétorique qui fut funeste en d'autres contextes. Il est émouvant de retrouver dans ces dits anciens certains accents poétiques et inventifs des illettrés contemporains, vifs en leurs paroles, mots que prononcent encore nos mères et grand-mères, derniers témoins d'une ancienneté que le siècle estompe.

Ces textes demeurent en accord avec la valeur commune, la référence convenue, l'adhésion à la mythologie islamique et à ses récurrentes figures 21.

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L'audace et la liberté ne débordent et ne déconstruisent qu'à l'intérieur de ces références. On a tendance à l'oublier, je le rappelle.

En remontant la genèse des images, l'on retrouve les paradoxes du climat et du site. La montagne alentour exhibe sur les cimes ses neiges éternelles. Le désert et son ardeur sont au voisinage. L'hiver déploie sa rudesse, l'été son âpreté. L'on passe du froid intense et des parterres de neige à la canicule et à la poussiéreuse sécheresse. Parfois le vent s'engouffre dans la vallée comme pour châtier et d'autres fois il souffle comme pour réconcilier. Les jardins, en leur chatoiement, constituent un miracle dans l'hostilité environnante. L'ombre, les arbres, les fruits, le bruissement de la rivière ou de la rigole : tant de signes bucoliques sont saisis par la parole d'Abû Yazid, lequel, par l'association du nom seul, aura élevé sa ville natale à la plus haute mémoire. Hors de lui, n'en doutons pas, qu'aurait-on mentionné d'un tel bourg sinon peut-être ses jardins fertiles 22 ?

Surnommé le «sultan des initiés» (sultan al-'arifin)23, Bistami est considéré comme une des plus grandes figures du soufisme. Les manuels les plus anciens lui accordent une place de choix. Il est reconnu et commenté par ceux qui ne professent pas des opinions proches. Junayd — qui prône une théorie contraire fondée sur la sobriété (çahw) —dit: «Abû Yazid est parmi nous comme Gabriel parmi les anges24. » Sa tombe a, depuis toujours, accueilli pèlerins et visiteurs. C'est un lieu qui a la réputation d'être bénéfique. Hujwiri (mort en 1072)

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y séjourna pour chercher à déchiffrer l'énigme d'une vision qui le harcelait25. Ayant aperçu de loin et en surplomb telle tombe, le shaykh Abû Sa'îd ibn Abî al-Khayr (967-1048) déclare: «Là vous pourrez retrouver tout ce que vous aurez perdu26.» Après s'en être approché et s'être recueilli en son enceinte, le même shaykh dit: «Tel est le lieu des purs, n'y pénètrent pas les mauvais 22.» Le nom de Bistami (lequel n'aurait jamais quitté l'Iran profond) continue de veiller en de nombreux sites. Des mausolées en ravivent le souvenir jusque dans la vallée du Nil ou dans les franges ouest du Maghreb.

Il aura été le précurseur des malamatis, ces «gens du blâme», adeptes de l'école fondée par Hamdûn ibn Qaççâr (mort en 885) et qui affichent une apparence scandaleuse pour cacher leur piété et faire s'éloigner d'eux les humains. Ainsi jouiraient-ils de la proximité hors le prestige et en la solitude 28. Ce principe de solitude est recommandé par Bistami à ses disciples directs. Il leur réclame, en effet, d'abandonner toute compagnie et d'orienter leur vie vers les postures du retrait. Ces disciples, soumis à son enseignement, sont appelés tayfûris, mot qui dérive d'un des pronoms de Bistami, Tayfûr, et qui signifie faucon en persan 29.

A l'imitation de leur maître, les tayfûris privilégient l'ivresse (sukr). A l'intérieur du soufisme, un grand débat divise les sectateurs de l'ivresse et les partisans de la sobriété. Le maître de Hujwiri — qui est un disciple de Junayd — disait: «L'ivresse est l'aire de jeu que fréquentent les enfants et la sobriété le vaste espace qu'arpentent les hommes".» S'agit-il de réduire les paroles proférées en telle voie à l'irresponsabilité de l'enfant et de l'homme atteint

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par l'ivresse? N'oublions pas que telle voie élève l'aspiration vers des hauteurs vertigineuses. L'ardeur alimente l'énergie du mot au risque du blasphème. L'aventure spirituelle doit être menée aux confins, au péril de l'impiété. Aux timorés, aux indolents, aux réducteurs, aux requis est laissée l'adhésion à la foi tranquille, sans l'âpre enjeu m. Ibn Taymiyya (mort en 1328), le grand censeur des soufis, qu'il assimile à des incarnationistes, s'empare de l'irresponsabilité due à l'ivresse pour disculper Bistami compté parmi les parfaits (al-açihhâ')32 dont les outrances sont le produit de l'anéantissement, de l'absence. L'extase qui est au bout de l'ivresse ne s'allie pas au discernement. Selon le même Ibn Taymiyya, de tels dits doivent être celés; ils ne peuvent circuler ; personne n'est en droit de les transmettre, ni les diffuser ou rapporter.

Tel appel à la circonspection signale la crainte des voix qui nous parviennent de la part de ceux qui ont franchi et qui habitent l'autre rive; ceux qui font résonner en nous l'écho des paroles d'outre-monde, témoignage poétique et métaphysique de la transfiguration qui rehausse la personne et dont les bribes sublimes ne peuvent guère être associées au balbutiement de celui qui trébuche par incontinente faiblesse sur le terrain de la perte du sens et de la conscience. Certes, en les paroles qui fusent hors la bouche des non-dupes, il y a une tonalité qui ressemble à la grâce édifiante du non-savoir comme il peut fleurir sur les lèvres des enfants et des saints. Mais l'ouïe qui capte et la mémoire qui conserve sont celles de l'homme ayant atteint la maturité cynique et néanmoins innocente.

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Faut-il rappeler que la question de l'ivresse est liée au phénomène du shath (rendant audible la shatha, pluriel shatahât) dont Bistami est le fondateur? Sans en évoquer la diachronie qui, comme toutes les grandes découvertes, est limpide33, vais-je me hasarder à proposer un équivalent français au shath? Non que la tâche soit impossible (notre condition est de voltiger d'une langue à l'autre au risque du vertige), mais pourquoi augmenter un répertoire déjà épais? Chaque proposition s'empare d'une facette et suggère dans son sillage une interprétation qui ébauche une perspective. Qu'ajouter au shath perçu comme locution, colloque, langage extatique, divin ou théopathique, parole inspirée ou à double sens, paradoxe, outrance ou pieux blasphème, ou encore divagation extatique et autre sentence hybride34?

Qu'en est-il du phénomène lui-même? Avant de devenir un terme technique, le mot shath signifie en langue arabe le mouvement qui produit le débordement 33. Deux images l'illustrent : le moulin à grain qui, en tournant, laisse déborder ce qui est moulu; et la rivière dont le lit étroit ne peut contenir une eau abondante, laquelle se répand sur les rives. Ainsi en est-il des extatiques en qui les mystères intensément bougent: ne parvenant pas à se contenir dans la lumineuse tension intérieure, leur extase déborde et court sur leur langue qui les traduit en des expressions étranges, choquantes, paradoxales 36.

Si le shath était une parole inconsciente et obscure, cela ne représenterait qu'un discours pythique de plus, avatar supplémentaire de l'enthousiasme.

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Déclarer que telles paroles d'extase échappent aux commandes de la conscience diminue leur portée. Elles ne seraient pas la manifestation du divin dans l'humain. S'il en était ainsi, la relation serait passive. Or Dieu est une personne. L'initié en est une autre. Si l'un veut parler pour l'autre, le locuteur conquiert un nouveau statut. L'ambition d'être cet autre sujet exige une revalorisation du pronom. Sous prétexte que c'est le moi qui disparaît, l'on destitue l'Autre et l'on occupe sa place. Bistami aura été le premier à franchir ce pas et à dire je en s'attribuant les moyens du grand Autre 37. Il efface les guillemets", il ne cite pas. Il ne sacrifie pas sa signature et ne se contente pas d'être l'enregistreur. C'est lui en personne qui émet en tant que créateur de la lettre. Cette incursion dans le pouvoir du grand Autre permet d'exprimer l'«orgueil de soi». Bistami réalise à la première personne le désir d'être ce qu'il ne peut être. Cette opération s'assimile à un défi qui ébranle l'édifice de la croyance. Certes, telle conquête est provisoire. Le retour au langage commun et à la condition d'homme est vécu comme un exil. Et les instants de la transfiguration sont redéployés dans la lucidité de l'ironie. L'argument du ravissement et de la disparition du moi est destiné à restreindre l'ampleur du scandale.

Dans la relation de la personne à Dieu, l'interrogation sur le pronom se prolonge. Dans le shath, l'appropriation de la première personne est unilatérale et provisoire. Dans les dialogues intimes et les confidences (munâjât), le pronom est au coeur du débat. Dieu s'adresse à la personne par l'intermédiaire du pronom de la deuxième personne, et la personne s'adresse à Dieu par le même moyen. Cette

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équivalence trouble la hiérarchie. Il ne sert de rien à Dieu de proposer à la personne de loger dans le même pronom. Dès lors qu'on est deux et que l'un s'adresse à l'autre, le partage du pronom est acquis. Il semble que la personne entrevoit l'égalité qu'implique un tel partage. Pour que la fusion se réalise, l'un des deux termes doit disparaître. La négociation est âpre. Il arrive que la personne se laisse convaincre. Elle voudrait acquiescer. Au moment où l'accord se profile, au moment où l'un consent à se fondre dans l'autre, le jeu des pronoms est relancé. Dieu parle de lui-même à la troisième personne 39 en s'adressant à celui qui est devenu lui. Voilà donc Dieu parlant de lui-même à travers cette troisième personne comme pour confirmer l'invocation des tiers. C'est lui en personne qui avalise l'indécidable dans lequel ses proches l'ont cantonné. La troisième personne n'est-elle pas la personne absente? N'est-il pas légitime de douter de son existence ? Quoi qu'il en soit, la troisième personne renouvelle la solitude de l'être quand même elle laisserait vacante la place de la première personne.

Passant tour à tour de la fulgurante conquête de la première personne à son refus raisonné, circulant librement entre le grand Je et le je ordinaire, Bistami, dans son attitude d'«esseulé devant la radicale unité 44, diffère la fusion et entretient la séparation et la division au sein de la doctrine de l'union. Telle division l'habite. Bistami est partagé à l'intérieur de sa personne qui se prête à de multiples métamorphoses. Ce n'est pas par incapacité qu'il ne se complaît pas dans l'union. Il en connaît le chemin et l'emprunte quand bon lui

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semble. Mais ce qui est acquis ne l'est pas à jamais. De telle facilité il se détourne. Il est héroïque en son exigence. La relance est de tous les instants.

[...]

La disposition d'Abû Yazid à porter le fardeau de la culpabilité universelle, son expiation des péchés de tous, sa hantise du mal, tout cela l'incite à commencer par repérer la faute en lui en menant une introspection permanente. Il voudrait neutraliser le mal en l'assumant, en l'affrontant. Telle vigilance entraîne Abû Yazid à la recherche du premier souvenir (assimilé au premier oubli) en enquêtant auprès de sa mère Car la faute s'inscrit dans l'être dès le berceau" et la conscience qui la détecte veille jusque dans le séjour utérin51.

La parcimonie n'a pas cours. Le don de soi est aussi intégral que le retrait. Rien n'est acquis, tout est recommencement. La question de l'Absolu demeure irrésolue, telle semble être la stratégie de Dieu que prône Abû Yazid. Aussi se méfie-t-il de la grâce, de la faveur, du bienfait, de la récompense. Il n'y perçoit que séduction, ruse, dessein caché, stratagème, tromperie52. Si glorieuse que puisse être la conquête, il est recommandé de rompre les termes de l'échange, de refuser la logique du marché, de se dépouiller pour retourner à son irrévocable solitude sans avoir été dupé, ni abusé. Les merveilles de l'Invisible pourraient n'être que leurre53.





JUNAID




Traités, lettres, oraisons et sentences


1. La sainteté : les Élus de Dieu et leur mission

Lettre à l’un de ses frères spirituels

« Dieu — que Sa louange soit magnifiée ! — ne laisse pas la terre dépourvue de Ses saints, ni dénuée de ceux qu’Il aime, car c’est grâce à eux qu’Il protège ceux qu’Il maintient en vie, et c’est grâce à eux qu’Il conserve ceux à qui Il donne l’existence. Et je demande à Celui qui est éternellement bienveillant, par Sa faveur et Sa magnanimité, qu’Il nous octroie, toi et moi, d’être du nombre des dépositaires de Son mystère, des gardiens à qui Il confie Ses commandements sublimes, en nous accordant la grâce des degrés spirituels les plus magnifiques, et en nous permettant d’observer tout ce qui est apparent et tout ce qui est caché !

Tu as pu admirer comment Dieu — qu’Il soit exalté et que Ses Noms soient sanctifiés ! —, grâce à l’ornement de Ses saints et de ceux qui possèdent la science à Son sujet, a embelli l’étendue de la terre qu’Il a déployée et le vaste espace de Son royaume (le monde sensible). Il a fait d’eux la splendeur la plus éclatante, dont la lumière se répand et dont l’apparition se manifeste dans le cœur des sages. Leur parure est plus belle encore que celle du ciel, qui pourtant resplendit de la clarté des étoiles et de la lumière du soleil et de la lune.

Ils sont comme des signes placés sur les chemins par lesquels Dieu conduit les hommes, et sur les voies que parcourent ceux qui cherchent à Lui obéir. Ils sont comme des phares qui illuminent les routes que suivent ceux qui s’efforcent d’être en conformité avec Lui. Bien davantage encore que les étoiles sur lesquelles on se guide dans les ténèbres sur terre et sur mer, et dont on suit la trace pour se diriger dans les chemins inextricables, l’exemple laissé par les saints est une source manifeste de bienfaits pour les créatures, et leur influence bénéfique qui protège les hommes contre le mal est évidente ! Les indications fournies par les étoiles assurent en effet la préservation des biens et des corps, tandis que les indications fournies par ceux qui possèdent la science divine assurent la sauvegarde de la vie spirituelle, et il n’y a aucune commune mesure entre réussir à sauvegarder sa religion et réussir à préserver ses biens matériels et son corps ! »



Fragment d’une lettre à Abû-l-’Abbâs Dînawarî

« Celui que l’Être divin s’est réservé pour qu’il Lui consacre exclusivement toutes ses pensées, et qu’Il traite avec affection, celui-là donc sera pour Lui un ami privilégié, qu’Il honorera et avec qui II entretiendra des relations intimes. Il le fera hériter des dons merveilleux des prophètes, Il le rapprochera toujours davantage de Lui, Il établira avec lui des entretiens secrets, et Il le choisira comme confident et comme favori. Il l’élèvera jusqu’au but suprême, en le faisant parvenir enfin au niveau le plus sublime. De cette plus haute cime, il pourra alors, par Lui, dominer les stations du “Droit Chemin” et de “la Bonne Voie”, les degrés atteints par les justes et les hommes pieux, et les demeures des élus et des saints. Tout cela sera harmonieusement ordonné et intégré en lui, grâce à la “stabilisation définitive de son être”. Par les instructions divines, il sera informé et aura la science, et par la vertu du pouvoir divin et par l’assistance qu’Il lui communique, il aura l’autorité sur tout cela.

Il sera alors chargé de diriger vers Lui ceux qui partent à Sa recherche, en leur apportant constamment des informations précieuses, profitables, et bienfaisantes, et en s’attachant fidèlement à sauvegarder ce qui est confié aux soins des chefs spirituels. Il sera en effet le chef des guides et des médiateurs éminents, pleins de majesté et de grandeur, et qu’Il a établi comme colonnes de la religion et pivots de la terre. Puisse Dieu nous mettre, toi et moi, au nombre de ceux qui sont placés au niveau le plus haut dans Son estime et qui sont les plus honorés dans Sa gloire. En vérité mon Seigneur est proche et Il entend ! »

La réalisation spirituelle, et le renvoi du saint auprès des créatures

« Sache que la preuve (de la spiritualité) est donnée aux créatures quand elles peuvent voir la loyauté et les efforts qui sont dépensés pour respecter les règles établies pour toutes les situations. L’homme parcourt celles-ci, l’une menant à la suivante, jusqu’à ce qu’il aboutisse ainsi à la véritable servitude, dans ses manifestations extérieures, par l’abandon du libre arbitre et l’agrément à l’action divine. C’est dans ces conditions que les créatures acceptent les preuves données à son sujet par les critères de la doctrine littéraliste et légaliste, et qui se trouvent rassemblées dans la nature de son comportement.

La vérité qui est en lui le conduit ensuite à la contemplation de l’Être divin, et à la saisie de ce qu’Il lui montre dans les changements qu’Il opère et qui sont dus au fait que ce qui est le mieux pour lui est ce que Dieu choisit à sa place. Dans ce cas les créatures le “quittent”, en raison des modifications de ses attributs individuels à leur égard et du fait qu’il est rendu inconscient de leur existence. Cette station spirituelle est celle de la prédilection divine, illustrée par la parole adressée par Dieu à Moïse : “Et Je t’ai choisi pour Moi-même.” D’où (cela provient-il) et où (cela va-t-il aboutir) ? C’est de Lui que provient son extinction, c’est à Lui qu’elle aboutit et qu’elle est destinée, et c’est par Lui qu’elle s’effectue. “Son extinction s’éteint”, par le fait que demeure sa pérennisation sous l’effet de sa véritable extinction. L’Être divin a en effet des desseins à son sujet en le rendant aux hommes. Il le leur renvoie en l’accompagnant de la triomphante manifestation de Ses grâces. L’éclat de Ses dons brille dans les attributs qu’Il lui a restitués, pour qu’il attire à lui les créatures et qu’elles reconnaissent sa perfection. »

Lettre à Abû Ya'qûb Yûsuf Ibn al-Husayn Râzî

Puisse l’Être divin te dévoiler la vérité profonde de Ses messages, te gratifier de Ses bontés et de Ses bienfaits magnifiques, te confier en les rassemblant en toi Ses grâces abondantes, et puisse-t-Il te les envoyer pour qu’elles t’emportent et t’élèvent vers Lui ! Puisses-tu ainsi être là où les autres ne seront plus des intermédiaires entre Lui et toi, mais où la relation sera ce qu’Il te fera découvrir en toi-même ! Il t’a réservé pour Lui en te choisissant parmi les êtres de pureté qui sont Ses élus, Il t’a mis à part en t’adoptant parmi ceux qu’Il gratifie spécialement de Son attachement, Il t’a montré Sa préférence en t’accordant le privilège d’être du nombre de ceux qui bénéficient de Son affection, et à qui Il marque Sa prédilection en les favorisant de Son amitié.

Pour ces êtres d’élection, le premier pas qu’ils posent sur les chemins bien tracés qui mènent à Lui, qui est leur seule destination, consiste à se détourner, pour Lui, de tout ce qui n’est pas Lui. Grâce à Lui, ils devancent quiconque voudrait lutter de vitesse avec eux, et ils s’élèvent vers Lui seul bien au-dessus des aspirations les plus hautes. Le don des lumières s’épanche sur eux avec libéralité, comme une eau qui se déverse en murmurant ; les faveurs de la générosité divine coulent à profusion et répandent sur eux de merveilleuses bontés, comme une ondée forte et ininterrompue, ou comme le lait abondant et continu des chamelles grasses. Les premières révélations qu’Il leur apporte paralysent la raison de ceux à qui Il marque ainsi Sa considération, et Il éblouit par les premiers témoignages de Sa présence ceux à qui Il les a destinés.

Jusqu’à quel point et par quels moyens cela parvient-il jusqu’au cœur de ceux qui en sont honorés, comment se peut-il et d’où vient que la raison de ceux qui en sont soudain l’objet est épargnée ? Ce ne saurait être le fait de la créature, malgré le charisme dont elle est gratifiée, et quand cela pénètre au fond de l’être d’un saint, il ne saurait s’en préserver par lui-même, même s’il est fermement établi dans sa condition spirituelle. Ils ne peuvent en supporter le poids que grâce à Celui-là même qui entretient avec eux des relations familières et intimes, et qui est Celui qui soutient par Sa force et Sa puissance les Anges porteurs de Son Trône ; car c’est Lui qui assure la protection de ceux qu’Il a choisis pour Lui-même.

Dès lors qu’Il a voulu cela, Il a invité les hommes à se vouer totalement à Son Nom ; Il Se tourne alors avec sollicitude vers ceux qui se consacrent à Lui seul, et II accueille ceux qui du plus profond de leur âme sont en Son entière possession. Pour de tels êtres, ce qu’Il a amassé à l’intention des hommes qui recherchent Ses bonnes grâces et qui se rapprochent de Lui (par les œuvres) vient en second, et tous les saints qui s’attachent à cela se situent après eux. Les dons magnifiques qu’Il leur fait avec libéralité, les bontés et les bienfaits sublimes qu’Il leur accorde généreusement, constituent la part qui leur est prodiguée et un présent qui leur est acquis définitivement et pour toujours. Mais tout cela, malgré sa valeur infinie et le caractère sublime des dons précieux que Dieu dans Sa bonté leur a accordés particulièrement, est un voile qui cache ce qu’Il a réservé à ceux qui se vouent totalement à Son Nom. Il est cependant vrai qu’ils en font, (eux aussi), l’expérience intérieure, et que la descente (des grâces divines) qui se produit alors est la première manifestation de la science chez ceux qui se sont consacrés à Lui seul et à qui Il a destiné cette expérience. Aucun œil en qui subsistent des vestiges de ce monde ne saurait être capable d’une telle vision, et aucun regard en qui il y a place encore pour les misères d’ici-bas ne saurait s’y porter. Puisse Dieu nous mettre, mon ami, toi et moi au nombre de ceux qu’Il a choisis pour Lui-même et qui sont en Son entière possession à l’exclusion de tout autre !

(J’en viens maintenant à l’objet de) ma lettre, mon ami. Le parcours des voies de la Vérité a été aplani, les chemins éclatants de la rectitude ont été préparés et ainsi nivelés pour les pas de ceux qui se mettent en route ; ils ont été élargis et rendus spacieux pour la marche de ceux qui entreprennent leur quête, et ils ont été embellis par la splendeur des lumières destinées au cœur de ceux qui aspirent à Dieu. Et malgré cela, en raison de la rareté de ceux qui s’y engagent et du petit nombre de ceux qui les suivent loyalement, ils sont comme « des chamelles pleines qu’on abandonne » (expression coranique), ou comme des demeures inhabitées et désolées. Bien que Dieu en ait célébré la valeur sublime, et qu’Il ait promis la plus magnifique récompense à ceux qui les parcoureraient, la plupart des hommes les désertent, et leur prestigieuse grandeur n’éveille chez les créatures aucune aspiration. Je constate qu’en dépit du fait qu’un grand nombre d’hommes se parent de la science et que de plus en plus beaucoup s’en réclament qui manquent de loyauté dans leur recherche et négligent de mettre en pratique ce qu’elle exige, cette science reste comme une femme délaissée, traitée en étrangère, tenue à l’écart, et toute seule. Je constate que l’ignorance et la prétention, en revanche, règnent sur la plupart des gens, et que le peu de science dont font preuve ceux qui s’adonnent aux œuvres est d’une éclatante évidence. Je constate que tout le souci de la majorité des créatures se porte sur ce bas monde, qu’elles en recherchent les fragiles biens qui sont à leur portée immédiate, et qu’elles donnent la préférence à la moindre chose qui est présente. La poursuite de ces réalités périssables a aveuglé les esprits et les cœurs, préoccupés par le seul désir des plus vaines d’entre elles. L’objet des convoitises étant si mauvais, la corruption morale étant si forte, et la pratique du bien en vue des fins dernières étant devenue si rare, je constate que l’ivresse des choses d’ici-bas les plonges dans un tel engourdissement, et les réalités funestes qui les subjuguent les mettent dans un tel état d’hébétude, que nul n’est plus capable de lucidité ni ne réclame d’ailleurs qu’on l’exhorte à prendre conscience de la vérité. Les hommes sont totalement fascinés par la vie présente, et les choses de la vie future sont devenues inaccessibles à leur esprit obnubilé.

Le monde qui se trouve dans un pareil état a le plus grand besoin, mon ami, d’un savant compatissant, d’un instructeur et d’un conseiller plein de bonté, d’un prédicateur qui lui montre le chemin. Et toi, mon ami — que Dieu soit satisfait de toi ! —, tu es l’un de ceux-là, et l’un des derniers qui restent, un savant reconnu, un sage éminent parmi les plus grands. Tu sais que Dieu a conclu une alliance avec ceux qui Le connaissent et qui possèdent la science qui Le concerne ; ceux qu’Il a honorés de Son Écriture, à qui Il en a ouvert la compréhension, à qui Il en a réservé l’explication, et à qui Il a confié l’une de Ses plus hautes charges, à savoir celle d’exposer aux hommes l’Écriture sans en rien cacher. Dieu a dit en effet : « … ainsi que les maîtres et les docteurs (juifs), par l’Écriture de Dieu dont la garde leur avait été confiée », et : « Si encore les maîtres et les docteurs ne leur interdisaient pas de pécher par la parole et de se nourrir grâce à leur vénalité. Que leurs œuvres sont donc détestables ! » Et toi, mon ami, tu es l’un de ceux à qui a été confiée la même chose, et tu connais, comme ce fut le cas pour eux, une partie des messages de la Sagesse. Je pense donc qu’il t’incombe d’expliquer ce que Dieu t’a accordé et de dire les vérités sublimes dont Il t’a gratifié.

Dirige donc tes soins vers les novices, tourne ton visage vers eux avec sollicitude, apporte-leur l’autorité de tes arguments, et penche-toi sur eux avec bonté. Quant aux autres, agis sur eux par tes instructions et tes bonnes exhortations, fais-les profiter généreusement de ta science et de ta ferme connaissance pour tout ce qui pourra leur être utile. Sois avec eux nuit et jour, et réserve-leur particulièrement l’expérience qu’Il t’a apportée et dont tu as été l’objet. C’est un droit qu’ont sur toi les hommes de spiritualité, et la part que tu leur dois. N’as-tu point en mémoire ces paroles que Dieu adressait à la créature qu’Il estime le plus et qui a le rang le plus élevé à Ses yeux : « Montre-toi patient avec ceux qui prient leur Seigneur le matin et le soir, dans le désir de Sa Face ! Que tes yeux ne se détournent point d’eux, par amour de la parure de ce monde ! N’obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cœur insouciant envers Notre rappel, à celui qui suit sa passion et dont la conduite est (toute entière) excès ! Et dis : « La Vérité vient de votre Seigneur… » Telle était la recommandation de Dieu à Son Prophète choisi, Muhammad, l’Élu.

Cette remarque, mon ami, n’est point destinée à t’aviser d’une situation qui aurait échappé à ton attention, ni d’une tâche dont je penserais que tu y aurais failli — à Dieu ne plaise ! tu es préservé de toute faute, de toute défaillance, de toute insuffisance, et de tout relâchement —, mais Dieu a dit : « Rappelle ! car le rappel est utile aux croyants. » Si je t’ai adressé cette lettre, c’est d’abord pour établir ainsi des relations plus étroites avec toi, pour que se renforcent la sollicitude et l’amitié que tu me témoignes, et pour que cela te donne une raison de m’écrire. Reste donc tel que tu es, fidèle à ce que j’aime en toi, et accorde-moi davantage encore de ce que j’attends de toi. Que Dieu fasse de toi Son intermédiaire pour le plus grand bénéfice de tes frères, et persiste, mon ami, dans le droit chemin qui est le tien ! Il y avait ensuite une chose que je voulais dire, et l’occasion m’en était offerte. Une chose dont j’avais d’abord fait l’expérience sur moi-même, et dont j’aimerais qu’à ton tour tu me fasses tirer la leçon après toi. Je te présente donc mes excuses, si d’aventure ce que je dis n’avait pas ton agrément. Si mes paroles te paraissent opportunes, accepte-les, et écoute-les comme un conseil loyal et désintéressé, que je te prodigue comme tel. Au cas où tu les déclinerais comme n’ayant pas de raison d’être, je le comprendrais fort bien. Apprends donc mon ami, à connaître tes contemporains et à comprendre ceux de ton temps et de ton époque. Commence avant tout par toi-même, et une fois que tu auras fait cela parfaitement pour ce qui te concerne, penche-toi sur… (le texte s’interrompt ici).

« Le Remède des Esprits » Dawâ' al-arwâh

Au Nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux.

Louange à Dieu, qui a montré par une claire démonstration, aux hommes de la connaissance spirituelle et de la connaissance intelligible, ce qu’Il leur avait réservé dans l’éternité prétemporelle, au moment où il n’y avait pas de « moment », là où il n’y avait pas de « là », ni de « comment ? » ni de « où ? », et où il n’y avait pas non plus de « non-moment », ni de « non-là », ni de « non-comment », ni de « non-où ». Il les avait jugés dignes de la connaissance de Son Unité et de l’esseulement de Sa Transcendance. Et Il a fait d’eux des hommes qui repoussent toute prétention à Le connaître à partir d’une définition. Des hommes qu’Il a choisis pour Lui-même, à qui Il a accordé tous Ses soins, et sur qui, pour Lui-même, Il a répandu Son Amour : « Et Je t’ai choisi pour Moi-même », « … et pour que tu sois l’objet de tous Mes soins », « … et J’ai répandu sur toi Mon Amour » (expressions coraniques concernant Moïse).

L’une des caractéristiques de ceux que Dieu a choisis pour Lui-même, à qui Il a accordé tous Ses soins et sur qui Il a répandu Son Amour, est la suivante : ce n’est jamais à eux que revient l’initiative, qu’il s’agisse de savoir ou de comprendre d’une façon définitive avec l’accord de l’intelligence, ou encore de réfléchir à une décision à prendre pour un dessein à exécuter, car ils sont ceux que la Connaissance transporte vers l’infini, là où la science ne saurait les amener. La raison serait laissée loin derrière, l’esprit serait en perdition, les connaissances acquises seraient réduites à l’impuissance, le temps serait englouti, et la perplexité s’égarerait dans la perplexité, si l’on voulait expliquer la raison de cette harmonie préétablie de l’Amour divin avec la nature de son réceptacle, qui fait que certains reçoivent de Dieu les connaissances dont Il est l’objet et la fin. Arrière donc ! c’est là un mystère divin, qui est à Lui, par Lui et auprès de Lui : « Où allez-vous ? » N’as-tu pas entendu parler du « repli » de ce qu’Il a manifesté, et du dévoilement de ce qu’Il a caché, ainsi que de l’attribution exclusive du secret de la Révélation à ceux qu’Il a élus ? « Il a révélé à Son serviteur ce qu’Il a révélé. Le cœur n’a pas démenti ce qu’il a vu », « … à l’horizon supérieur » (expressions coraniques concernant Muhammad). Il Lui a rendu témoignage qu’il était Son serviteur, et le serviteur de Lui seul, sans que jamais il lui advînt d’être l’esclave de personne d’autre (ni de quoi que ce fût) sous l’effet de l’attirance cachée d’une quelconque aspiration, d’un désir occasionnel, de l’adresse d’un regard, d’une pensée insidieuse, ou d’une parole indue — les hommes de la Vérité divine ne prononcent jamais un mot inconsidéré (ou bien : « ne parlent jamais avant Dieu »), et ils ne donnent jamais la priorité à la moindre considération personnelle.

« Il lui a alors révélé ce qu’Il a révélé », cela implique qu’Il l’avait rendu apte à comprendre ce qu’Il lui confiait, en vertu du fait qu’Il l’avait gratifié de Son Amitié et qu’Il l’avait choisi. Il reçut donc la charge qu’il avait à porter, et il la porta. Il lui a alors révélé ce qu’Il a révélé « à l’horizon supérieur ». L’espace (terrestre) se serait recroquevillé et les créatures (matérielles) auraient reculé, s’ils avaient dû recevoir en eux ou sur eux la révélation de ce qui ne lui a été donné qu’« à l’horizon supérieur » ! « Quand couvrait le Sidra ce qui le couvrait », c’est-à-dire l’un des regards de la Majesté divine sur le Sidra17, et quand « le couvrait ce qui le couvrait », il resta ferme.

Considère en revanche ce qui s’est passé pour « la Montagne » quand Il Se manifesta à elle : “Il la mit en miettes, et Moïse tomba foudroyé. Quand il revint à lui, il s’écria : « Gloire à Toi ! je me repens auprès de Toi », c’est-à-dire : je renonce à Te demander à nouveau la permission de Te voir, après cette expérience. Considère également que Moïse avait pris conscience de l’énormité de sa demande, et que, même si la vision de Dieu, théoriquement possible pour lui, s’était trouvée confirmée par la réalité, il n’aurait rien pu en dire de convenable. Il y a là une connaissance qui ne saurait être formulée, et à laquelle toute transcription serait inadéquate.

Considère encore ce que Dieu nous apprend au sujet de Son Bien-Aimé (Muhammad) : « Certes, il l’a vu une autre fois auprès du Sidra de la Limite ». Le mot « auprès de » n’implique pas dans ce cas qu’il s’agit d’un lieu, mais seulement du « moment » où s’est produit le dévoilement de la connaissance qui lui correspond. Considère alors la valeur respective de ces deux « moments », la différence des deux situations, et la distinction entre les deux degrés, supérieur et inférieur, de la vision !

Il en est de même en ce qui concerne la supériorité spirituelle des croyants dotés de la Connaissance les uns par rapport aux autres. Certains ont la maîtrise du message que Dieu leur adresse intérieurement, et ils savent quel est le degré plus ou moins grand de proximité de Celui qui s’entretient avec eux, sans que la conscience de l’élévation ou du degré inférieur de cette proximité de Dieu ne leur cache le contenu du message. D’autres n’en sont pas capables, et Dieu utilise les causes secondes comme moyen de compréhension, de sorte qu’ils parviennent ainsi à percevoir le sens du message divin et qu’ils y répondent.

Ne fige donc pas tes réflexions sur Sa parole : « Il n’a été donné à aucun homme que Dieu lui parle autrement que par révélation, ou de derrière un voile, ou en lui envoyant un messager, qui révèle, avec Sa permission, ce qu’Il veut ». Ce sont là des matières qui échappent à un exposé théorique, et dont ne s’entretiennent que ceux qui sont gratifiés du « voisinage » divin et dont on ne se préoccupe que si l’on étudie quelles sont les voies suivies par les connaissances qui parviennent aux Purs. Il s’agit de ceux qui ont été libérés de leur solitude, qui sont déchargés de leur volonté propre et rendus inaccessibles à tout désir personnel. Emportés par les vents de la « réalisation » (intelligence, compréhension), ils sont conduits jusqu’aux fleuves de la Sagesse, où ils puisent l’eau limpide de la Vie.

Indifférents aux dangers et insoucieux des malheurs qui peuvent les frapper, ils n’ont plus à s’efforcer avidement d’atteindre leur but, ou plutôt les buts sont devenus pour eux des commencements. Manifestes là où les autres créatures sont cachées, et cachés là où elles sont manifestes, ils sont les dépositaires de Sa Révélation, les gardiens de Son Mystère, les exécutants de Ses Ordres, ceux qui parlent selon Sa Vérité et qui agissent en Lui obéissant. « Ils luttent à la poursuite des œuvres vertueuses et y devancent les autres hommes », se comportant dès le début en parfaite conformité avec les règles qu’implique pour eux l’accomplissement des droits divins. Il n’est aucune action désintéressée qu’ils aient laissée sans la prodiguer, ni aucune œuvre sainte qu’ils n’aient offerte en sacrifice.

Il leur a été octroyé de se livrer de tout leur cœur à ce que réclamait d’eux le premier des droits de Dieu permettant d’obtenir Ses bonnes grâces. Ils l’ont fait avec empressement, sans réserve et sans restriction, considérant plutôt que ce pourquoi ils devaient se dépenser avait plus de prix que leur propre personne. Les premiers signes apparents de la Vérité sont pour eux des instructions, et les sciences qui la concernent abondent en eux. Aucune protestation ne s’empare d’eux en cas de malheur, aucune crainte ne les retient devant l’adversité, et aucune convoitise ne les pousse quand ils prennent des dispositions. Ils sont les gardiens et les témoins désignés du Livre de Dieu, dont la conservation leur a été confiée.

Quand ils pourraient être tentés de chercher un recours et de demander de l’aide pour parfaire leur jugement sur ce qu’ils ont à accomplir, ils ne laissent pas aux délibérations intérieures la possibilité de l’emporter sur la parole que Dieu leur adresse, tant que sa présence demeure vivante dans leur conscience. Ils redoutent en effet l’intrusion dans leur esprit d’une opinion trompeuse, qui vicierait en eux la notion des devoirs à accomplir. Ils renoncent alors à temporiser, et ils font face à l’obligation de se hâter, quand ils reçoivent l’ordre d’agir. Ainsi l’action suit l’ordre, sans qu’on puisse déceler entre les deux un écart qui altérerait la nature de l’ordre.

Telles sont les qualités des hommes que Dieu traite avec amitié et affection. Ils ont le regard perpétuellement fixé sur ce que leur prescrit la parole divine, selon les exigences que leur impose la servitude en cette vie monastique, qui n’a été l’objet d’un blâme que parce que ceux qui l’avaient embrassée n’en avaient pas exécuté les obligations, en négligeant d’en observer les règles.

Ceux qui mettent en application l’enseignement de la Religion présument de leurs œuvres, et la considération de leurs mérites ainsi acquis leur cache la connaissance relative à leurs œuvres et les soustrait à la grâce divine qui leur dévoilerait cette science. L’épaisseur des voiles qui s’accumulent ainsi empêche la découverte des connaissances en liaison avec les voiles, de sorte qu’ils demeurent recouverts par l’enveloppe qu’ils forment sur eux. Ce n’est qu’en sortant de cette situation que peut se manifester la révélation des connaissances cachées : « Tu étais dans l’inconscience de tout cela. Nous t’avons ôté ce qui t’enveloppait, et, aujourd’hui, ta vue est perçante ». L’homme apprend alors quelles sont les valeurs exactes des choses, par le fait que Celui qui les a faites les dévoile et qu’Il révèle comment Il les a revêtues de la Lumière créatrice et de la splendeur de la Volonté divine, qui se manifeste dans la force agissante avec laquelle Sa Puissance les rassemble (en Lui-même), les sépare (de Lui-même), leur assigne leur destin, et leur donne une réalité : « … les conserver ne Lui coûte aucune peine, car Il est le Très-Haut, l’Infini. Il n’y a nulle contrainte en la Religion ; la voie droite a été clairement distinguée de l’égarement ».

2. Discours ascétiques

De l’homme intelligent

“A la question : “Quand peut-on attribuer l’intelligence (avec le sens de “sagesse”) à un homme ?”, Junayd répondit ceci : ‘Quand il distingue les choses et qu’il les scrute, en les étudiant pour découvrir ce que la raison exige de lui. Il examine et cherche ainsi, en se demandant ce qui est le mieux pour lui, pour le mettre en pratique et lui donner la préférence sur les autres choses. L’un des traits caractéristiques d’un tel homme est qu’il agit de la meilleure façon possible dans toutes les situations où il se trouve, après avoir accompli parfaitement les devoirs d’obligation stricte. Ce n’est pas être intelligent, en revanche, que d’omettre de considérer ce qui est le plus convenable et ce qui est le mieux, et ce n’est pas non plus être intelligent que de se contenter de l’imperfection et de l’insuffisance. L’homme qui a la qualité de l’intelligence est donc celui qui, après avoir accompli parfaitement l’œuvre qui lui est imposée, renonce à se préoccuper de ce qui ne dure pas et à agir pour ce qui est éphémère et périssable, comme c’est le cas pour tout ce que renferme ce bas monde. Ainsi il ne s’intéressera pas à la moindre réalité dont l’existence est transitoire, ni à la plus petite chose dont la nature est changeante ; s’en préoccuper et agir en fonction d’elles, le détournerait en effet des réalités de la vie future, dont les délices et les biens sont durables et qui demeureront à jamais sans discontinuer. Il craindrait d’abandonner ce dont le bienfait ne cessera pas d’exister et qui sera le lot de celui qui travaille à l’obtenir, alors que tous les autres biens sont éphémères, et qu’ils doivent être laissés, quittés, ou transmis aux autres ; et en outre il en craindrait les fâcheuses conséquences pour lui, ainsi que les comptes que Dieu lui en demanderait.

Tel est l’homme sage, qui examine et traite les choses avec son intelligence, dont il fait alors plein usage. Dieu a dit : “(Mes serviteurs) qui écoutent la Parole, et qui suivent ce qu’il y a de meilleur en elle. Voilà ceux que Dieu a dirigés ! Voilà ceux qui sont doués d’esprit !” C’est ainsi que Dieu les a définis, et l’expression “ceux qui sont doués d’esprit” désigne ceux qui ont de l’intelligence. Quant à la louange dont ils sont l’objet, elle est due au fait que Dieu les décrit comme des hommes qui extraient “ce qu’il y a de meilleur” de ce qu’ils entendent, et “ce qu’il y a de meilleur” signifie ce dont le bienfait est le plus excellent et le plus durable, pour ceux qui en bénéficient, dans la vie immédiate et dans la vie à venir. C’est à cela que Dieu invite ceux qui appliquent leur intelligence à la compréhension de Son Livre.’

Conseils de Junayd Ibn Muhammad

‘Sache que conseiller loyalement les hommes et t’attacher à ce qui est le plus convenable pour eux et pour toi est la meilleure des œuvres durant ta vie, et celle qui te rapproche le plus de ceux qui sont tes contemporains et tes amis. Sache aussi que la meilleure des créatures dans l’estime de Dieu, et celle qui a le rang le plus grand en tout temps et à toute époque, en tout lieu et en toute région, est celle qui accomplit le plus parfaitement l’obligation qui lui incombe envers elle-même et qui met le plus d’empressement à exécuter ce qu’Il aime, et qui, après cela, est la plus utile à Ses serviteurs. Remplis donc en priorité la tâche qui t’est impartie, et (ensuite seulement) tourne-toi vers ce qui pourra être profitable à autrui. Sache également qu’il ne te sera pas possible de te comporter convenablement envers les autres, tant qu’il te restera à accomplir une obligation qui te concerne.

Sache encore que ceux qui ont été rendus aptes à la charge de guider dans la Bonne Voie, dont le destin est d’être utiles aux créatures, et qui ont été préposés pour avertir les hommes (de l’Enfer) et leur annoncer la bonne nouvelle (du Paradis), sont fortifiés par « l’affermissement spirituel » et secondés par l’enracinement solide de la « science de la certitude. » Les difficultés qui jalonnent le parcours de la religion leur sont dévoilées, et la compréhension du « Livre qui cherche à éclairer » leur est ouverte. Les faveurs qu’Il leur accorde et les dons grandioses dont Il les gratifie leur permettent d’accomplir parfaitement ce qui leur a été ordonné, d’exécuter avec empressement la mission qui leur a été confiée, et de répandre l’appel à Dieu en vertu des pouvoirs dont ils ont été investis. Telle a été la règle pour les prophètes, à l’égard des nations auxquelles ils ont été envoyés, et en ce qui concerne la communication des sagesses dont ils ont été instruits. Et telle est également la règle pour les saints et les justes qui suivent leurs traces, ainsi que pour tous les croyants vertueux qui appellent à Dieu.

De la Foi

‘La foi implique la croyance, la conviction et le savoir véritable, en ce qui concerne ce qui échappe à la constatation de visu. Si, en effet, celui qui m’informe de quelque chose qui m’est caché, est véridique à mes yeux, aucune incertitude ni aucun doute ne me traverseront. Il me faudra nécessairement le croire, à partir du moment où la chose dont il m’informe est devenue une connaissance qui s’est établie en moi. Et la vérité en sera d’autant plus assurée que ma croyance en celui qui est véridique entraînera infailliblement que ce dont il m’informe sera pour moi comme si je le voyais de mes yeux. Telle est la force de la croyance sincère, et telle est la force de la conviction qu’implique le mot de foi. L’on rapporte que l’Envoyé de Dieu dit à un homme : « Adore Dieu comme si tu Le voyais, car si toi tu ne Le vois pas, Lui te voit ! ». Il a ainsi recommandé deux attitudes, dont l’une est plus ferme que l’autre ; en effet, l’attitude, qui consiste de ma part à faire comme si je voyais la “chose” (au sens très général d’“être”, pouvant même s’employer pour Dieu) grâce au savoir que j’en ai et à la véritable croyance en elle, est plus ferme que celle qui découle du fait que cette “chose” me voit, bien que le fait de savoir qu’elle me voit soit une connaissance véritable impliquant l’assentiment. La première de ces deux réalités spirituelles a plus de valeur et elle est plus forte, et la vertu éminente consiste à les réunir en donnant la priorité à la première sur la seconde.’

Ahmad (l’interlocuteur de Junayd) dit alors : ‘Je l’interrogeai sur le signe visible de la foi, et Junayd me répondit : “Ce qui est la marque de la foi, c’est d’obéir à Celui en qui je crois, d’agir selon ce qu’Il aime et qui a Son agrément, d’éviter ce qui distrait de Lui et qui n’a, auprès de Lui, qu’une valeur éphémère, de telle sorte que je me consacre à Lui, que je choisisse ce qui est conforme (à Sa volonté) et que je m’applique à Le satisfaire. L’un des véritables signes caractéristiques de la foi est en effet que je ne Lui préfère aucune chose, qu’aucune autre préoccupation ne vienne détourner de Lui mon attention, pour que Celui en qui je crois et envers qui je suis reconnaissant prenne possession de mes pensées, et qu’Il mette en mouvement mes membres pour accomplir ce qu’Il m’ordonne. C’est alors que s’installe complètement et définitivement l’obéissance à Dieu, ainsi que le refus des passions, le rejet de toute tentation suggérée par les ennemis (les démons), l’abandon de tout ce qui se rapporte à ce bas monde, pour se consacrer à Celui qui vaut infiniment plus. Ce sont là quelques-uns seulement des témoignages et des signes que tu m’avais demandés, car parler de tous réclamerait un trop long développement.”

‘Je lui avais posé la question, dit Ahmad : ‘Quelle est (la nature de) la foi ?’, et Junayd m’avait fourni la réponse suivante : ‘C’est là une question qui ne correspond à aucune vérité définissable ni à aucune notion intelligible susceptibles d’apporter un surcroît de connaissance. Il ne s’agit que de la foi nue en Dieu et de sa réalité toute pure dans les cœurs. Il ne s’agit que de cette connaissance de Dieu qui se fixe dans le cœur, et de la croyance en les informations qu’Il a données sur tout ce qui Le concerne dans Ses cieux et sur Sa terre, et qui font partie de ce qui s’établit fermement dans la conviction, même si je ne le constate pas de visu. Comment se pourrait-il qu’il y ait une sincérité pour la sincérité, et une conviction à l’égard de la conviction ! La sincérité n’est qu’un acte à l’intérieur du cœur, et la conviction est la connaissance qui s’est fixée en moi ; comment se pourrait-il donc que mon action agisse, alors que c’est moi qui agis, ou que ma connaissance connaisse, alors que c’est moi qui connais ! La question concernant le commencement (de la foi) est inadéquate. S’il était possible d’avoir foi en la foi et de croire en la croyance, l’on admettrait alors la succession et la récurrence d’une série de termes indéfiniment multiples ; et il faudrait admettre que, de même que ma foi et ma croyance entraîneront une récompense, cela aboutirait à une récompense pour la foi en ma foi et à une rétribution pour la croyance en ma croyance ! Si je voulais traiter ce sujet d’une façon complète en tout ce qu’il implique, ma lettre prendrait de trop grandes proportions, et l’exposé en serait trop long. Ceci n’est donc qu’une réponse résumée.’

Fragment d’une lettre à ‘Ali Ibn Sahl Isfahânî

« Sache, mon ami, que les vérités impérieuses, les desseins puissants et parfaits, et les résolutions vraies et assurées, ne laissent pas, chez ceux qui en sont habités, la moindre attache sans la trancher, ni le moindre obstacle sans le repousser, ni le moindre vestige de pensée dissimulée sans l’extirper, ni la moindre interprétation insidieuse, mettant en doute le bien-fondé du but recherché, sans la démasquer ! La réalité est en effet mise à nu dans la rectitude de leur état spirituel, et leurs efforts persévérants dans la poursuite de leur marche sont déterminés par les preuves claires de la doctrine et les indications sûres données par l’Être divin. »

Groupe de sentences rapportées par Ja'far Khuldî

‘J’ai entendu Junayd Ibn Muhammad dire ceci : “Ce dont les sages (ou “les gnostiques”) ont besoin, c’est Sa sauvegarde et Sa protection, conformément à la parole de Dieu : ‘Dis : « Qui vous gardera, la nuit et le jour, du Miséricordieux ? » (sous-entendu ‘si ce n’est le Miséricordieux Lui-même’). Quant aux besoins relatifs à ce bas monde, réussir à y mettre fin consiste à y renoncer. Et pour ouvrir n’importe quelle porte (ouvrant sur une réalité) sublime, il faut y dépenser tous ses efforts.’

‘J’ai vu Junayd en songe, et je lui ai demandé : “Les paroles des prophètes ne sont-elles point des indications qui traduisent des visions intérieures ?”. Il a souri, et il m’a répondu : ‘Les paroles des prophètes sont des informations qui proviennent de la présence même (aux réalités divines) ; ce sont les paroles des justes qui constituent des indications traduisant des visions intérieures.’

‘Junayd écrivit à l’un de ses frères spirituels : ‘Quiconque évoque Dieu tout en plaçant sa confiance en un autre que Lui, Dieu le soumet aux épreuves, et Il l’empêche de L’invoquer dans son cœur tout en laissant sa langue prononcer Son Nom. S’il se reprend, en rompant avec ceux sur qui il comptait, et s’il retourne auprès de Celui qu’il évoquait, Dieu lui enlève les épreuves et les afflictions auxquelles il était soumis. Mais s’il persiste à placer sa confiance en un autre que Lui, Dieu ôte du cœur des créatures toute pitié pour lui. Il est alors « revêtu de la tunique de l’avidité » (= ‘il est plongé dans les souffrances de l’avidité’), et il fait appel aux hommes toujours davantage, cherchant en vain de la pitié dans leur cœur. Sa vie ne sera qu’échec, sa mort ne sera que tristesse, et sa fin dernière ne sera que regret. Nous demandons à Dieu qu’Il nous préserve de placer notre confiance en un autre que Lui !’

‘Junayd a dit : ‘Quand bien même un homme loyal se serait consacré à Dieu pendant un million d’années, il suffirait d’un instant où il se serait détourné de Lui, pour que ce seul manquement comptât plus que tout ce qu’il se serait acquis (comme mérites).’

‘Un homme avait demandé à Junayd : “De quoi s’afflige celui qui aime Dieu ?”. Il répondit : “D’un moment d’épanouissement qui engendre un moment de repliement, ou d’un moment de relations familières qui engendre un moment de froideur”. Et il se mit à réciter ce vers :

L’eau à laquelle je m’abreuvais devenait pure à votre vue, mais alors qu’elle était limpide, la main du temps l’a rendue trouble.”

Des dangers de la voie spirituelle

‘Sache, mon ami, puisque tu m’interroges à ce sujet, qu’il y a, au cours du cheminement vers le terme, des étapes désertiques périlleuses et des aiguades mortelles, qu’on ne parcourt qu’avec un guide et qu’on ne franchit qu’avec de la persévérance et en chevauchant une bonne monture ! Je ne te parlerai que de l’une de ces étapes dangereuses, en te demandant de bien te pénétrer de la description que je vais t’en faire, de fixer ton attention sur les indications que je vais te donner, et d’écouter ce que je vais te dire, pour bien comprendre ce que je t’expose ainsi. Il faut en effet que tu saches qu’il y a devant toi un désert périlleux, si tu fais partie de ceux qui sont destinés à en entreprendre la traversée ; je te confie donc à Dieu, et je Lui demande de t’assurer une protection permanente, car le parcours en est très dangereux, et ce que l’on voit quand on y chemine est redoutable.

Dès le début, il te fait pénétrer dans l’étendue sans borne d’une « région intermédiaire ». Il t’y introduit brusquement, et il t’expédie dans son espace inconnu. Ensuite il te laisse seul, abandonné à toi-même et livré à lui. Qui es-tu à ce moment-là, que veut-on avec toi, que veut-on de toi ? Sa protection a été remplacée alors pour toi par la frayeur, Ses relations familières ont fait place au délaissement, à Sa lumière se sont substituées les ténèbres, au lieu de Sa bienveillance c’est la dureté, au témoignage de Sa présence a succédé l’absence, ce n’est plus Sa vie, mais une sorte de mort. C’est alors qu’il n’y a plus de voie d’accès pour celui qui cherche, plus de but pour celui qui erre, plus de salut pour celui qui fuit. La première rencontre que l’on fait est un arrachement, les nouvelles réalités que l’on découvre se manifestent d’abord par une prise de possession, et chaque détour du chemin provoque une terreur sacrée. Si ces emprises te submergent, ces surgissements te renversent ; tu es enfoui et tu disparais ; tu es englouti dans l’épaisseur de l’effacement de toute trace ; tu plonges, entraîné vers le bas dans une chute qui ne mène à aucun but à atteindre ni à aucun terme où elle s’arrêterait. Qui te sauvera de cette situation, qui te fera échapper à ces périls, alors qu’au plus fort de la détresse tu désespéreras de cette délivrance appelée de tout ton être, en sombrant dans les profondeurs de cet abîme ?

Prends garde ! prends bien garde ! Combien d’hommes, qui s’étaient lancés dans cette entreprise, ont en effet été emportés, combien de présomptueux ont été renversés, ayant mené leur âme à sa perte sous l’effet d’une illusion trompeuse, et ayant ainsi hâté leur fin ! Puisse Dieu nous mettre, toi et moi, au nombre de ceux qui échappent à cela, et puisse-t-Il ne pas nous priver de ce qu’Il réserve à ceux qui détiennent la connaissance !

Sache encore, mon ami, que ce que je viens de te dire de ce “désert périlleux”, en t’en faisant une description partielle, n’est qu’une allusion à une science dont je ne te parlerai pas. Dévoiler cette science serait d’ailleurs impossible, puisque celui qui se trouve dans ce désert est comme s’il n’existait plus. Commence donc par ce qui est dit des états spirituels que tu connais, par ce qui est accessible aux descriptions et ce sur quoi l’on peut poser des questions, et par ce qui peut être l’objet d’une prise de conscience chez ceux qui sont à un niveau proche du tien ou semblable au tien ! Cela sera en effet plus à la portée de ta compréhension, et qui est vraiment la tienne, même si c’est encore très loin de la condition spirituelle qui t’est accordée actuellement, et qui est vraiment la tienne. Prends garde de vouloir te mesurer avec les héros dans leurs “rencontres spirituelles”, d’affronter le “moment” où sont visités les êtres inspirés, et de t’attaquer aux demeures spirituelles des “hommes de la perfection”, avant d’être mort à ta propre vie, puis de renaître à la vie en recevant une nouvelle création, et d’être ainsi simple et unifié ! Tout ce que je viens de te dire n’est qu’une allusion à une science dont je ne veux pas te parler.’

Lettre à Abû Bakr Kisâ'î

Où sera l’endroit où tu te trouves maintenant, mon ami, quand (à la fin des temps) « les chamelles pleines seront abandonnées » ? Où sera ta demeure, quand les demeures seront dévastées ? Où sera le pays où tu résides, quand les pays ne seront plus qu’« une vaste plaine unie » et déserte ? Où sera le lieu où tu vis, quand les lieux habités seront effacés et que toute trace en aura disparu ? Que pourras-tu bien apprendre alors, quand il n’y aura plus aucune information sur quoi que ce soit ? De quoi pourras-tu bien discuter, quand les doctes assemblées auront été anéanties ? Sur quoi pourras-tu bien méditer, quand l’heure ne sera plus aux spéculations et aux réflexions ? Comment pourras-tu rester impavide, quand le temps des nuits et des jours se sera arrêté ? À quoi te servira ta prudence, quand s’abattront les terribles calamités du décret divin ? À quoi te servira ta patience, quand toute consolation et toute constance seront impossibles ?

Pleure donc dès à présent, si tu le peux, comme une mère qui a perdu son enfant, et qui est épouvantée et plongée dans le chagrin et la douleur ! Pleure, parce que tu seras privé des amis spirituels qui t’étaient chers et que leur postérité glorieuse aura disparu, parce que c’en sera fini de la protection dont tu étais entouré et que les maîtres pleins de compassion ne seront plus là ! Quand commencera « l’arrachement », quand les secousses se succéderont en rafales, quand les bruits fracassants de la dispersion (des montagnes) se poursuivront sans interruption, quand les gloires éblouissantes immobiliseront les hommes (lors de la « Station » du Jugement dernier), et que flamboieront les lumières au moment de la reconnaissance des fautes. Où sera alors ton refuge ? Quelle sera l’issue pour toi ? Quand les consciences seront mises en morceaux, que les cœurs seront fendus, que les esprits seront entièrement dépouillés, et que toute information leur sera ôtée, tu te trouveras dans des lieux inconnus et ténébreux, toute étoile ayant été effacée, et devant des chemins inextricables, dont les multiples directions, plongées dans l’obscurité, t’égareront, et dont la voûte qui les recouvre se confondra avec le sol. Et cela t’amènera à l’Abîme des flots, à l’Océan débordant, qui recouvre toute chose et l’attire à lui irrésistiblement, et auprès duquel toute autre mer ou tout autre océan n’est qu’un jet de salive ou d’écume. Il te jettera au milieu de ses vagues épaisses, qui te heurteront en tous sens de leur houle et de leur agitation terrifiantes. Qui te sauvera de ces périls qui peuvent t’anéantir ? Qui t’y fera échapper ?...

Voici donc ma réponse, Abû Bakr — et j’adresse à Dieu des louanges abondantes, et je Lui demande ce qui est bon et bien pour ce monde-ci et pour l’autre. — J’avais bien reçu les lettres que tu m’avais écrites, et j’avais bien compris ce dont tu me parlais. Ce qui m’a empêché de te répondre n’est pas ce que tu imaginais. Ce que tu me disais de ton affliction m’avait peiné. L’état dans lequel tu te trouvais n’était nullement répréhensible à mes yeux, mais au contraire il me paraissait digne de sollicitude. Ton épreuve te suffisait déjà, sans que j’aille la rendre plus pénible encore, et j’éprouve vraiment pour toi de la compassion. Ce qui m’a empêché de t’écrire, c’est uniquement le fait que je voulais éviter que le contenu de la lettre que je te destinais ne tombât à ton insu sous les yeux de quelqu’un d’autre. Il y a quelque temps en effet, j’avais écrit à des frères spirituels d’Ispahan, et ma lettre a été ouverte et l’on s’est emparé du texte. Quelques-uns ont mal compris certaines choses qui y étaient dites, et j’ai eu beaucoup de peine à me tirer d’embarras, et à la suite de cela ils m’ont donné beaucoup de souci. Il faut user de ménagements avec les gens, et ce n’est pas faire preuve de mansuétude à leur égard que de les mettre en présence de quelque chose qu’ils ne connaissent pas ou leur parler de quelque chose qu’ils ne comprennent pas, même s’il arrive qu’on ne le fasse pas volontairement et de propos délibéré.

Que Dieu soit ta protection et ton bouclier, et qu’Il nous préserve, toi et moi ! Il te faut donc — que Dieu te fasse miséricorde ! — contrôler tes paroles et bien connaître tes contemporains. Parle aux gens de ce qu’ils connaissent, et épargne-leur ce qu’ils ne connaissent pas ! Il est rare en effet que quelqu’un qui ignore une chose ne la traite pas en ennemie, et « les hommes sont comme les chamelles, dont pas une sur cent n’est une bonne monture » 38. Cependant Dieu a fait que les savants et les sages fussent une miséricorde, issue de la sienne, et dont Il gratifie Ses serviteurs ; agis donc en sorte que tu sois une miséricorde pour les autres, même s’Il a fait que tu sois une épreuve pour toi-même ! Présente-toi devant les hommes non pas selon ton état d’âme personnel, mais en fonction du leur, parle-leur avec ton cœur, mais selon ce qui leur convient, et cela sera plus opérant à la fois pour eux et pour toi !

Que la Paix soit sur vous, ainsi que la Miséricorde de Dieu et Ses Bénédictions ! »

Lettre à Abû Ishâq Mâristânî

Que Dieu fasse, Abû Ishâq ! que je ne perde pas l’affection que j’ai pour toi et l’intérêt que je te porte. Je vais te faire des reproches, ce dont je suis peiné, et je ne saurais te complimenter pour ton comportement ces derniers temps.

T’aurait-il donc plu d’être au service de l’un de ceux qui sont les esclaves de ce bas monde ! Ou bien encore, t’aurait-il plu que, par l’obéissance que tu lui aurais témoignée, il devint pour toi comme un maître exerçant un contrôle absolu ! Il aurait fait de toi son valet au prix de quelques gratifications, il t’aurait traité en serviteur moyennant les quelques largesses qu’il t’aurait accordées avec dédain, et ensuite il t’aurait souillé des saletés de sa nature malpropre et il t’aurait entraîné à sa suite par sa funeste influence. Gloire à Celui qui a étendu sur toi Sa miséricorde et Sa mansuétude, et qui t’a ainsi sauvé du mal pernicieux auquel tu avais arrêté ton choix et qui pour toi avait de l’attrait ! Tu as bien failli, en effet, sombrer dans ce gouffre qui t’attirait, ou périr dans ce lieu de perdition. Et c’est pour moi un devoir de Le remercier pour le nouveau bienfait dont Il t’a gratifié, et pour ce qu’Il m’a accordé en te sauvant. Mais, dans mon impuissance, je ne saurais m’acquitter de ce devoir de reconnaissance que s’Il le fait pour moi. C’est pourquoi je demande à Celui qui est bon, qui prodigue largement Ses faveurs, et qui est la source de tout don généreux et de tout bienfait, de Se substituer à moi dans mon Action de grâces imparfaite, pour que Lui revienne, comme Il en est digne, l’initiative des louanges et de la glorification de Sa générosité surabondante, ou plutôt de toutes Ses grâces que je ne saurais dénombrer.

Comme j’aimerais, Abû Ishâq ! que tu comprennes quelles grâces et quels bienfaits Il t’a de nouveau accordés, et quel péril Il a écarté de toi dans ta redoutable épreuve. Comme j’aimerais que tu saches, après avoir compris cela, ce que t’impose Celui qui a été généreux et bon envers toi en te gratifiant de Ses faveurs et de Ses dons bienfaisants ! La nuit où tu dors, la journée où tu travailles, le délassement que tu prends après la peine, la nourriture familière qui t’attend, et toutes les choses de la vie qui sont l’objet de tes soins (est-ce que ce ne sont point des bienfaits dont tu disposes et pour lesquels tu dois Le remercier) ? Et cela ne suffira pas pour que tu puisses t’acquitter de ce qu’exige la grâce qu’Il t’a faite en t’accordant à nouveau un bienfait grandiose. Tu dois cependant agir jusqu’à la limite de tes possibilités, et dépenser tes efforts pour atteindre la récompense de tes œuvres. Fais donc passer dans tes actes de la meilleure façon possible ce qu’Il a disposé à ton intention, et tourne-toi ainsi vers Lui à chaque moment de ta vie ! Ensuite montre-toi envers Lui soumis et docile, en confessant humblement tes fautes, car c’est là le moins qu’Il exige de toi !

Ceci étant, garde-toi bien désormais, Abû Ishâq ! de te laisser entraîner par les interprétations tendancieuses des vérités spirituelles, et prends à cet égard la plus ferme des résolutions ! L’interprétation est en effet comme une pierre glissante, sur laquelle le pied n’est pas sûr ; et certains de ceux que l’on qualifiait de savants et que l’on désignait comme des hommes éminents, n’ont été menés à leur perte que pour s’être fourvoyés dans les interprétations trompeuses, qui ont complètement dominé leur esprit, quelles que soient d’ailleurs les diverses façons dont ils concevaient l’interprétation. Je te recommande donc à la sauvegarde de Dieu, je fais appel à Lui pour qu’Il te vienne en aide, je souhaite qu’Il te préserve de tout cela, et je Lui demande qu’Il t’accorde, par un effet de Sa bonté, d’être pour toi une cuirasse et une protection.

Ceci dit, mon ami, un homme tel que toi devrait, ô combien ! cesser toute relation avec ceux qui l’exposent aux défaillances et qui l’incitent à la négligence et au relâchement. Et combien il conviendrait que tu les quittes et que tu rompes avec eux, et, bien plus encore, que tes pensées se détournent d’eux, que ton cœur les rejette, et que ta personne s’en détache ! La science sublime et le rang élevé, que Dieu t’a accordés et par lesquels Il t’a distingué, méritent que tu t’éloignes de ceux qui s’occupent de ce bas monde, et que tu leur témoignes, en ton âme et dans ton comportement, ta désapprobation, tout en intercédant auprès de Dieu dans leur épreuve, car cela fait partie de tes droits. Tu es digne en effet de défendre les pécheurs, de les conduire à Dieu en leur faisant comprendre Son message, et de servir d’intermédiaire pour les sauver. Ce sont là les privilèges des savants et les titres des sages, et « les créatures les plus chères à Dieu sont celles dont l’action est la plus salutaire pour ceux qu’Il considère comme les Siens » (littéralement : « la Famille de Dieu ») et qui sont également bénéfiques pour tous les hommes. Puisse Dieu nous compter, toi et moi, parmi ceux qu’Il a choisis particulièrement pour qu’ils se vouent entièrement à Lui, et qu’Il a rapprochés en les plaçant près de Lui au rang le plus avancé !

Pour un homme sage et intelligent, doué de compréhension et discipliné, pour celui qui recherche Dieu et qui est recherché par Lui, qui aime Dieu et qui est aimé de Lui, celui sur qui Dieu veille et qu’Il instruit, qu’Il place aux rangs les plus avancés et qu’Il rapproche de Lui, pour un tel homme donc, est-il convenable qu’il prête attention à ce bas monde et qu’il lui jette un regard approbateur ! Et cela, alors qu’il a entendu la parole qu’adressait son Seigneur et son Maître au plus glorieux de Ses Élus et au seigneur de Ses Envoyés et de Ses Prophètes : « Et ne porte point tes yeux sur ce dont nous avons accordé la jouissance à plusieurs groupes (d’infidèles) parmi eux, comme splendeur (fugitive) de la vie immédiate, pour les éprouver ! » Observe donc quel était le sens de ce message, et quelle réponse pouvait bien lui être donnée : le Prophète aurait-il pu renoncer à la part que Dieu lui octroyait, à l’affection qu’Il lui témoignait, à Sa récompense, au rang qu’il avait près de Lui et à l’amitié fidèle qu’Il lui portait, pour se complaire avec ceux qu’Il n’aimait pas et s’entendre avec ceux qu’Il désapprouvait ! Détourne donc, mon ami, les yeux de ton âme et la vision de ton cœur, pour ne plus jeter le moindre regard sur ces gens et, encore moins, entretenir des relations avec eux, et garde-toi, de tout ton être, d’éprouver de la sympathie à leur égard ! Dieu, en effet, ne traite pas en amis ceux qui s’éloignent de Lui, et Il n’accorde pas Sa sollicitude à ceux qui Lui vouent une haine secrète. Il n’a pas d’estime pour ceux qui donnent de l’importance à ce qu’Il considère comme de peu d’intérêt ou de peu de valeur, à moins qu’ils n’y renoncent. Que cela soit une certitude pour toi, et ne fais plus cas de la position de ceux qui se détournent de la Vérité !

Souffre de ma part, je t’en prie, mon ami, que je te tienne ce langage, même si mes paroles sont rudes ; et supporte-les avec patience, de telle sorte que ton cœur approuve ce que je t’ai écrit ! Il vaut mieux donner des conseils loyaux et parler clairement, plutôt que fermer les yeux et laisser faire.

Je terminerai en invoquant à l’appui de ma lettre cette parole : « Louange à Dieu, qui nous a conduits ici ! Et nous n’aurions pas été à même de nous diriger, si Dieu ne nous avait pas guidés ». Et que Dieu prie sur notre seigneur Muhammad, l’Élu, ainsi que sur sa Famille, et qu’Il leur adresse d’abondantes salutations de Paix !

« Règles de conduite de celui qui dépend de Dieu » Adab al-muftaqir

Au Nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux.

On interrogea le maître Abû-l-Qâsim (Junayd) sur les règles de conduite de celui qui dépend de Dieu. Il répondit : « C’est ton consentement à Dieu dans toutes les situations, et c’est aussi que tu n’adresses de demande à personne d’autre que Dieu. » À la question : « Y a-t-il une seule sorte de pensées qui suggèrent le bien, ou y en a-t-il plusieurs ? », il fournit la réponse suivante : « La pensée qui invite à un acte d’obéissance peut se présenter sous trois aspects : une suggestion diabolique, dont l’origine est l’inspiration du Démon, une suggestion de l’âme (ou du « moi »), provoquée par le désir ou la recherche du repos, et une suggestion qui vient du Seigneur et que fait naître l’assistance divine. Ces suggestions (pourtant différentes) peuvent se confondre dans une même incitation à l’acte d’obéissance. Il faut donc discerner entre elles, quand il s’agit d’agir d’une façon juste, selon la parole du Prophète : « Quand une porte du bien a été ouverte à quelqu’un, qu’il profite de l’occasion ! », et il faut repousser les deux premières sortes de suggestions : celle qui est diabolique, conformément à la parole divine : “Quand ceux qui craignent (d’être impies) sont touché par une passe du Démon, ils se rappellent (Dieu), et alors ils sont clairvoyants” ; celle qui est concupiscente, et qui est une suggestion de l’âme, est à repousser aussi, selon ce qu’a dit le Prophète : « L’enfer est entouré par les désirs ». Chacune de ces sortes de suggestions possède un signe caractéristique qui la distingue des autres.

En ce qui concerne la suggestion de l’âme (ou du « moi »), elle est provoquée par le désir et la recherche du repos. Le désir est soit moral, comme l’amour de la grandeur et des honneurs, vouloir se venger en cas d’offense, ridiculiser l’adversaire obstiné, etc., soit physique, comme l’envie des nourritures, des boissons, des relations conjugales, des parures, des promenades, etc. L’âme éprouve le besoin de ces plaisirs dans la mesure où elle en est tenue éloignée, et où elle soupire après tout ce qui correspond à sa nature. Il y a donc, pour la suggestion qui vient de l’âme, deux signes, qui jouent le rôle de témoignages sûrs (littéralement « de témoins dignes de foi ») et qui permettent de discerner ce qui la caractérise. L’un d’eux est le fait que cette pensée se présente quand l’âme ressent le besoin de l’une de ces choses agréables mentionnées précédemment. C’est ainsi que l’idée du mariage vient à l’esprit quand un vif besoin des relations conjugales est éprouvé, et que l’âme l’habille trompeusement du désir de mettre en application la parole du Prophète : « Unissez-vous par les mariages, multipliez-vous, et ainsi grâce à vous je surpasserai en nombre les anciennes communautés ! », et de suivre sa mise en garde : « Point de vie monastique en Islam ! » Il en est de même pour les nourritures, quand le besoin s’en fait sentir durement. Il arrive alors parfois que ton âme le déguise, quand elle t’incite à abandonner le jeûne ou à absorber certaine de ces nourritures désirées, en prétextant que prolonger le jeûne la rendrait trop faible pour ce que réclament les actes d’obéissance, que renoncer à prendre de cette nourriture appétissante ferait de la peine à un musulman qui t’y invite au nom de l’amitié ou à ta famille si c’est toi qui la lui a apportée. Parfois aussi ton âme peut te tromper d’une autre façon ; elle te dit de couper court à ce désir en absorbant à contrecœur cette nourriture, pour que la pensée n’en pénètre plus en toi et ne trouble plus ta dévotion. Cela vaut également pour les autres désirs, et tout ceci n’est que duperie et tricherie de la part de l’âme.

Il en est de même quand tu lui infliges une dévotion pénible et que tu lui imposes contre son gré un acte d’obéissance. Elle décide alors pour toi qu’il vaut mieux t’en tenir au fait que le Prophète désapprouvait de se couper complètement du monde et d’exiger de soi des efforts épuisants, comme lorsqu’il disait : « Appliquez-vous à faire ce qui est dans vos possibilités ! », ou encore : « Qui est rompu, pays ne franchit ni monture ne garde ». Il peut même arriver, si tu accrois sa lassitude et si tu lui refuses ses plaisirs, qu’elle te pousse à ce qui mène tout droit à sa perte ou à ce qui la prive de sa liberté, et qu’elle t’incite à des actions pouvant aboutir à la mort ou à l’emprisonnement, par exemple, parce que dans l’un et l’autre cas cela signifierait pour elle le repos et la fin de ses peines.

L’un des deux témoignages sûrs en ce domaine est le fait que, lorsque l’âme cherche le repos, c’est que l’effort et la lassitude l’ont précédé, et que, de même, lorsqu’il y a stimulation du désir, c’est que le besoin d’une chose agréable l’a précédée. Il faut donc prendre en considération ces deux situations, et si l’une d’elles est effectivement antérieure immédiatement à la pensée qui surgit en toi, tu sauras que c’est une suggestion qui vient de l’âme. Le besoin ressenti est ce qui a mis en mouvement l’incitation. La conclusion de ceci est donc qu’il s’agit d’une pensée de concupiscence ou de recherche du repos, et qu’elle provient fort probablement de l’âme. L’autre témoignage sûr est l’insistance de cette pensée et le fait qu’elle ne disparaît pas. Elle prend alors un caractère persistant, et plus tu fais d’efforts pour la chasser de ton âme, plus elle insiste et plus elle s’incruste. Et rien n’y fait, ni de lui demander de se réfugier en Dieu, ni de lui faire peur, ni de la mettre en garde, ni de l’exhorter ; la suggestion est toujours là au contraire, aussi pressante, et c’est l’une des meilleures preuves qu’elle provient de l’âme. Elle est comme un enfant qui, plus on lui interdit une chose, plus il la réclame avec insistance. Quand les deux conditions que nous avons indiquées, et qui sont des témoignages sûrs, se trouvent réunies, il n’y a plus de doute : la suggestion vient bien de l’âme. Le seul traitement à lui appliquer dans ce cas est de s’opposer à elle purement et simplement, et de lui infliger une fatigue encore plus dure, en lui interdisant de se reposer, si la suggestion a été provoquée par la peine et la lassitude éprouvées pendant la dévotion, ou en lui prescrivant une tâche encore plus pénible, pour l’empêcher définitivement de faire naître de telles pensées. S’il s’agit d’une suggestion concupiscente, le remède sera de la priver de ce qu’elle recherche, ou de lui interdire une autre chose qui lui était agréable, pour la contrecarrer encore davantage.

Quant à la suggestion diabolique, elle possède, elle aussi, deux signes caractéristiques. L’un d’eux est qu’elle révèle que l’âme a besoin de quelque chose, par le fait que cette pensée est provoquée par le désir ou la recherche du repos aux moments où elle a l’habitude d’obtenir ce qu’elle réclame. Et la différence qui existe dans ce cas entre la suggestion diabolique et celle qui provient de l’âme, est que cette dernière insiste et ne disparaît pas, tandis que l’autre s’en va puis revient. Si l’homme n’y prête plus attention parce que son âme est comme engourdie, elle revient à la charge d’une façon pressante pour lui rappeler le désir. Cette motion, quand le désir est remis en mémoire, est plus puissante que celle de la suggestion qui a l’âme pour origine, car celle-ci ne se manifeste que sous l’effet du besoin ressenti. L’autre signe caractéristique est que la suggestion diabolique commence inopinément et se présente chaque fois à l’esprit d’une façon imprévisible, alors que celle de l’âme a une continuité et que c’est naturellement qu’elle meut vers le désir ou le repos. Il en est ainsi parce que l’inspiration diabolique (« chuchotement intérieur ») opère comme un message adressé à un homme par un autre homme, à la seule différence qu’ici l’interlocuteur est invisible. L’homme agit sur ton cœur par le sens de l’ouïe quand il s’adresse à toi ou se fait entendre de toi, par le sens de la vue quand il te fait signe, ou par les sensations tactiles quand il te touche ; tandis que la motion opérée par le Démon se fait en chuchotant à l’intérieur du cœur, en entrant en contact avec lui, et en s’agitant en lui, sans qu’il s’avise de cet hôte invisible. Et il n’arrive jusqu’à l’âme qu’en passant par les éléments de son caractère qui sont accoutumés à subir son influence. Telle est la différence entre la suggestion de l’âme et la suggestion diabolique.

En ce qui concerne la suggestion qui vient du Seigneur, deux signes caractéristiques lui servent également de témoignage sûr. Le premier est, avant toute chose, sa conformité avec la Loi, qui atteste qu’elle est sans défaut. Le second est le fait que l’âme, qui accueille cette suggestion d’abord avec une certaine apathie, éprouve ensuite une sorte d’encouragement. Cette soudaine irruption dans l’âme, que rien ne laissait prévoir, est semblable à celle de la suggestion diabolique, mais la célérité que met l’âme à se conformer à cette dernière est plus grande ; elle y est plus empressée, alors que pour la suggestion qui vient du Seigneur elle se montre plus indolente. Il en est ainsi parce que la suggestion diabolique l’atteint par la voie de sa concupiscence et de son désir de repos, tandis que l’autre passe par le chemin de l’imposition par la Loi et que l’âme manifeste quand elle la reçoit la même réticence que pour toutes les prescriptions légales.

Voilà donc les différences qui existent entre cette suggestion et celles qui proviennent soit du Démon, soit de l’âme. Quand l’une d’elles se présente à ton esprit, mets-la donc dans la balance selon les trois critères (que nous avons définis), et appuie-toi sur les preuves fournies par les signes sûrs que nous t’avons indiqués, afin de discerner de quelle sorte de suggestion il s’agit. Applique alors à celle qui est diabolique et à celle qui a l’âme pour origine ce que nous t’avons dit, en les repoussant d’une manière définitive. Si la suggestion vient du Seigneur, hâte-toi, ne t’en laisse pas distraire et ne sois pas négligent, car le temps est mesuré et les conditions peuvent changer ! Prends garde aux séductions de l’âme et aux chuchotements tentateurs du Démon, si cette porte du bien a été ouverte pour toi ! Fais-lui donc bon accueil, en t’y appliquant tout de suite. Il se peut, par exemple, que te vienne l’idée de jeûner une partie du mois, comme la Loi du Prophète y encourage, ou de passer en prières une partie de la nuit. Si alors tu te dis qu’il vaut mieux attendre, pour que la nuit soit passée en prières tout entière depuis le début ou que le jeûne dure un mois complet, ce n’est qu’une tromperie, qui ferme la porte de l’assistance divine et de sa récompense. Les suggestions qui viennent du Seigneur ne durent pas en effet, et elles font rapidement place à d’autres pensées ; et l’empressement à s’attacher à la suggestion du Seigneur est une instruction de la Loi du Prophète. Cela présente deux avantages : l’un d’eux est en rapport avec le fait qu’un moment peut être plus favorable qu’un autre, comme ceux dont parle la tradition sur la Générosité de Dieu, et la descente de la Miséricorde et du Pardon, bien que les regards bienveillants que porte l’Être divin sur Ses créatures soient innombrables. L’autre avantage est d’accoutumer l’âme à se hâter de suivre les ordres divins et d’accomplir les actes d’obéissance, avec l’espoir d’obtenir la bénédiction spéciale qui en résulte ; et c’est en même temps mettre fin à l’état d’indolence. C’est ainsi que l’on s’offre aux souffles de la Miséricorde de Dieu, tout en dressant l’âme à s’empresser de suivre les commandements divins. Mais Dieu est plus savant et plus sage. »

Lettre à l’un de ses frères spirituels

« Sache — que Dieu soit satisfait de toi ! — que la chose la plus immédiate à laquelle est invité le cœur des novices, qui est rappelée à l’attention du cœur des insouciants, et dont s’éloigne l’âme des négligents (littéralement « les attardés »), est que la véracité de toute parole soit attestée par l’action qui l’accompagne ! Serait-il convenable en effet, mon ami, qu’un homme incite à faire une chose dont on ne trouverait pas en lui-même le signe visible, et dont la parure et les marques ne seraient pas manifestes sur sa personne ? Serait-il convenable que celui qui en parle ne la mette pas réellement en pratique, par toutes les sortes d’actions qui correspondraient à ce qu’il dit ? Il mentirait, celui qui exhorterait au renoncement et qui porterait sur lui la marque de ceux qui sont habités par les désirs, qui recommanderait de délaisser (les biens de ce monde) et qui serait du nombre de ceux qui s’en emparent, qui enjoindrait d’agir avec diligence tout en faisant partie des négligents, et qui pousserait au zèle sans être lui-même de ceux qui déploient des efforts ! N’est-il point vrai que peu de crédit serait alors accordé à ses paroles par ses auditeurs et que leur cœur éprouverait de la répulsion devant son comportement, cependant que son exemple fournirait un argument à ceux qui se servent de l’interprétation de la religion pour suivre leurs passions, et qu’il encouragerait ceux qui préfèrent leur existence immédiate à la vie future ?

N’as-tu point entendu la parole de Dieu, dans le récit qu’Il fait (de l’histoire) de Chu'ayb, « le vieillard des prophètes » et l’un des plus grands des messagers divins et des saints, lorsque celui-ci dit : « Je ne veux point faire avec vous le contraire de ce que je vous défends », ainsi que cette autre parole de Dieu, adressée à Muhammad, l’Élu : “Dis : je ne vous demande nul salaire. Cela est pour vous. Ma rétribution n’incombe qu’à Dieu ! Dieu lui a également enjoint d’appeler à Lui, par ces mots — et que soit proclamée la Puissance de Celui qui parle ! — : « Appelle dans la voie de ton Seigneur, par la sagesse et par la bonne exhortation, et discute avec eux de la manière la plus bienveillante ! » Tel est le comportement des prophètes, des messagers divins et des saints. Ce que doit faire, mon ami, celui que Dieu a gratifié de la science et de la connaissance à Son sujet, c’est agir entièrement selon ce qu’exigent les états spirituels, et c’est aussi avant tout que ses actes attestent auprès de Dieu la véracité de ses paroles, et qu’ensuite il obtienne la considération de ceux qui prennent exemple sur lui.

Sache aussi, mon ami, que Dieu a des créatures qui lui sont particulièrement précieuses, et dans le cœur desquelles Il a déposé le trésor bien gardé de Son mystère. Par la trace qu’Il a laissée en elles, Il leur en a révélé la grandeur, et elles sont devenues les gardiens de ce qu’Il leur a remis. Ces hommes savent et connaissent le prix magnifique de ce qu’Il leur a confié. Il a ouvert leur esprit à ce qu’Il leur a réservé personnellement, et II a rendu accessibles à leur intelligence les vérités les plus subtiles qu’Il a voulu leur faire comprendre. Il a haussé leurs désirs jusqu’au royaume de Sa Gloire, Il a rapproché leur amour de la demeure suprême en le plaçant près du refuge le plus sûr, et Il a isolé leur cœur en le consacrant entièrement à Son Nom. Ils sont alors introduits dans Sa proximité aux rangs les plus avancés, et dans les demeures les plus élevées, destinées à ceux qui se vouent à Lui. Tels sont ces hommes : s’ils s’expriment, c’est pour parler de Lui, s’ils se taisent, c’est en vertu de la dignité de leur science à Son sujet qu’ils gardent le silence, et s’ils portent un jugement, c’est en fonction de la manière dont Dieu les juge eux-mêmes. Puisse Dieu nous octroyer, mon ami, d’être du nombre de ceux qu’Il gratifie de la science, qu’Il affermit par la connaissance sûre, à qui Il accorde spécialement Sa considération, qu’Il fait agir dans une parfaite obéissance, et qu’Il comble de Ses bienfaits à la fois en cette vie et en l’autre !”

De l’évocation intérieure de Dieu al-dhikr al-khafi

“Abû-l-Hasan “Ali Ibn Hârûn (Ibn Muhammad al-Simsâr) nous a rapporté ceci : ‘J’ai entendu Junayd répondre aux questions suivantes, que lui avait posé Ja'far (Kuldi) : ‘Que peux-tu me dire — puisse Dieu être généreux envers toi ! — sur « l’évocation intérieure » (ou ‘secrète’), sur ce que les anges ‘qui conservent’ (les actes des hommes) ne connaissent pas, et comment se fait-il que l’œuvre

accomplie dans l’intimité vaille soixante-dix fois plus que l’œuvre accomplie publiquement ?’ Junayd lui répondit ceci : “Que Dieu nous apporte Son concours, à vous et à moi, dans les œuvres qui sont les plus droites et qui nous rapprochent le plus de Lui, qu’Il nous fasse agir de la façon qui Lui agrée et qui Lui plaise le plus, et qu’Il les scelle par un bienfait pour nous !”

En ce qui concerne “l’évocation intérieure”, dont la connaissance est le privilège de Dieu seul, il s’agit des sentiments vrais du cœur et de ce qui reste caché au fond de la conscience, et qui ne s’expriment pas par les mouvements de la langue et des membres. Il en va ainsi de la crainte révérencielle de Dieu, du sentiment de Sa grandeur, de la vénération à Son égard, ainsi que de la peur de Dieu éprouvée véritablement. Tout cela se passe entre le serviteur et son Seigneur, et nul ne le sait sinon Celui qui connaît ce qui est caché, comme l’indique Sa parole : ‘Il sait ce que renferme leur « poitrine » et ce qu’ils expriment ouvertement’, parmi d’autres choses semblables, dont Dieu Se glorifie, car l’attribution n’en revient qu’à Lui seul — que Sa louange soit magnifiée !

Quant à ce que connaissent les anges “qui conservent”, et ce dont ils sont chargés, il s’agit de ce qui est mentionné dans Sa parole : ‘(L’homme) ne profère aucune parole sans qu’il n’y ait auprès de lui un observateur préposé (pour être présent à ses côtés)’, et dans celle-ci : ‘(Des anges) nobles qui écrivent, et qui savent ce que vous faites’. Voilà ce dont sont chargés les anges “qui conservent” : ils gardent ce que l’homme profère et manifeste à l’aide de sa langue, ainsi que ce que l’on exprime ouvertement et ce que l’on fait, c’est-à-dire ce qui extériorise la démarche intérieure de l’homme. Mais ce que le cœur conçoit, et que les membres ne font pas apparaître, ainsi que les sentiments profonds et véritables, c’est l’affaire de la Science divine. Il en va ainsi de tous les actes conçus dans le cœur et qui ne sortent pas de la conscience, et Dieu est seul à savoir ce qu’il en est.

En ce qui concerne ce que rapporte la tradition de la supériorité de l’œuvre accomplie dans l’intimité sur celle qui l’est en public, et du fait que la première vaut soixante-dix fois plus que la seconde, cela s’explique — mais Dieu est plus savant — de la façon suivante : celui qui accomplit une œuvre en vue de Dieu, en la gardant secrète, préfère que Dieu soit seul à la connaître. Cela signifie que la science que Dieu a de son œuvre lui suffit, et qu’elle le dispense qu’autrui en soit informé. Quand le cœur se contente de cette connaissance, qui est celle de Dieu à son endroit, l’œuvre qu’il accomplit Lui est entièrement consacrée, sans être détournée par la considération d’un autre que Lui. Quand Dieu connaît la loyauté de l’intention du serviteur, qui est alors tournée vers Lui seul et soustraite à l’idée d’autrui, Il ratifie cette œuvre comme faisant partie de celles qui sont le fait des hommes purs et saints, qui donnent à Dieu la préférence sur tout autre être. Sachant donc qu’une telle œuvre est celle d’un serviteur loyal, Il la sanctionne par une récompense qui est soixante-dix fois plus grande que celle qu’Il accorde à une œuvre accomplie par un homme qui ne se place pas dans cette situation — mais Dieu est plus savant.’

De la différence entre la sincérité totale et la loyauté spirituelle

Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux. Louange à Dieu, et Paix sur les serviteurs qu’Il a choisis.

Le maître et l’imâm, Abû-l-Qâsim Junayd — que Dieu sanctifie son âme et qu’Il illumine son tombeau ! — a dit ceci :

‘Que Dieu te traite avec amitié, et qu’Il renouvelle à chaque instant pour toi le surcroît de Ses bontés ! Qu’Il t’abrite sous l’ombre de l’aile de Sa miséricorde, et qu’Il fasse que ton refuge soit d’être près de Lui ! Car c’est près de Lui qu’Il fait demeurer l’âme de Ses privilégiés, de ceux qu’Il se charge de protéger ; rien ne peut alors les atteindre, ni les arrêter ou les distraire, dans leur marche. Et que Dieu prie sur Son Prophète, sur sa Famille et ses Compagnons, et qu’Il leur accorde la Paix !

Tu m’as demandé quelle est la différence entre la sincérité totale et la loyauté spirituelle ; voici donc ma réponse :

La loyauté spirituelle implique que tu assures le contrôle et la garde de ton âme, après avoir satisfait au respect des règles formelles qui définissent les œuvres selon les indications de la doctrine musulmane, et avec, comme condition préliminaire de ton action, une résolution droite ayant Dieu pour fin. La loyauté se trouve donc dans la nature des attributs de la volonté dès que celle-ci intervient. (Et ceci suppose les conditions suivantes) : tu assures dans la vérité de ta volonté ce que tu es invité à faire et dont l’Être divin t’a frayé le chemin ; tu t’y empresses en évitant ainsi de céder à ton âme et en contrecarrant son désir de repos ; et tu appliques ce que la doctrine a institué, en pleine conformité avec elle et en évitant toute interprétation personnelle. La réalité de la loyauté spirituelle précède celle de la sincérité totale. Dieu a dit : « Afin qu’Il demande compte aux hommes de bonne foi… » ; c’est-à-dire qu’après que la loyauté leur ait été donnée, Il les interroge sur ce qu’ils ont voulu de bonne foi. Dieu a fait mention des hommes de bonne foi à un autre endroit de la Révélation, et d’une façon différente : « Voici le Jour où leur loyauté sera profitable aux hommes de bonne foi ». Le premier passage indique que la loyauté est un signe distinctif pour les créatures, et il marque la différence d’avec la sincérité totale.

La sincérité totale se trouve en effet caractériser les créatures dans deux cas : celui de la conviction et de l’intention, et celui de l’acte effectif et de l’œuvre. La sincérité de l’homme de bonne foi se trouve dans son engagement. Elle ne concerne la loyauté que si elle existe dès le début à l’intérieur de l’homme, et qu’ensuite persiste en lui la conscience de l’origine des choses (qui se présentent à son esprit) quand ses membres passent à l’action, et que celle-ci est pure de toute intrusion de ce qui serait précisément contraire à la sincérité. Ce n’est qu’alors que l’homme mérite le nom de « sincère ». La sincérité totale consiste donc en premier lieu à vouer la volonté exclusivement à Dieu, et en second lieu à purifier l’action de tout défaut.

La loyauté spirituelle, qui est telle pour les créatures, diffère de la sincérité totale, tandis que pour Dieu la loyauté va de pair avec la sincérité. On peut dire : ‘Un Tel est de bonne foi n, parce qu’on voit en lui les caractéristiques de la connaissance de la religion et les efforts qu’il déploie ; mais on ne peut pas dire : « Un Tel est totalement sincère », parce que la conscience de sa totale sincérité échappe à la connaissance des créatures. La loyauté est visible dans la nature de l’homme de bonne foi, alors que la sincérité totale n’est pas du domaine de ce que l’on peut voir. L’homme de bonne foi est ainsi qualifié grâce à l’excellence des qualités dont il témoigne, et on lui attribue la loyauté en raison des signes apparents qui la montrent. La sincérité existe cependant au fond de lui-même comme préliminaire à l’action, et si en toute circonstance il conserve la conscience de la provenance des choses qui peuvent survenir en lui, de sorte qu’il accepte ce qui est conforme à sa résolution première et qu’il rejette ce qui est manifestement contraire à la doctrine musulmane. La sincérité est donc supérieure à la loyauté, parce qu’elle implique un surcroît de connaissance, et du fait également qu’elle repousse avec force toute intervention des tentations de l’Ennemi, grâce à la rectitude du cœur. En revanche, rien n’est supérieur à la sincérité totale, car il n’y a pas dans la servitude un terme à atteindre qui placerait le serviteur au-dessus de la sincérité. On ne peut donc pas parler de rendre plus pur encore l’homme sincère, puisqu’il n’y a pas de but au-delà de cette sincérité totale. Dieu a dit : “Afin qu’Il demande compte aux hommes de bonne foi de leur loyauté”, mais Il n’a pas dit : “Afin qu’Il demande compte aux hommes sincères de leur sincérité”, puisqu’elle est le but à atteindre auquel Il a assujetti Ses créatures. La sincérité est donc bien supérieure à la loyauté, qui se situe à un niveau plus bas.

La loyauté spirituelle concerne trois choses : un homme peut être de bonne foi dans ses paroles ; il dira la vérité, qu’elle soit en sa faveur ou à son désavantage, en évitant toute interprétation personnelle et toute tricherie. Un homme peut être de bonne foi dans ses actions ; il déploiera ses efforts en excluant toute idée de repos. Un homme peut être de bonne foi dans son cœur ; le dessein de son action visera Dieu. Quand on constate l’existence de ces traits caractéristiques chez un homme, il sera donc qualifié de loyal. Par ailleurs, la loyauté, chez un serviteur de bonne foi, se trouve dans tout état spirituel, auquel elle ne saurait faire défaut, comme je l’ai expliqué au début d’une manière résumée. C’est ainsi qu’elle est présente dans l’abstention scrupuleuse, le détachement ascétique et le renoncement, la remise confiante et l’acceptation du destin, l’amour et le désir de Dieu, ainsi que l’attestation de l’Unité divine chez ceux qui font la Prière. Elle se trouve aussi au nombre des qualités qui caractérisent le novice à l’égard de l’Objet de ses vœux, et celui qui invoque à l’égard de l’Objet de son invocation. Tout cela entraîne nécessairement chez le serviteur la présence d’un signe et d’une manifestation extérieure qui témoignent de sa loyauté spirituelle.

La sincérité totale implique que l’intention est consacrée uniquement à Dieu et que la résolution est parfaitement tournée vers Lui ; et ceci, par la présence attentive de l’esprit à la provenance des choses et la vision claire des changements intérieurs qui peuvent se produire, de sorte que l’homme sincère accepte ce qui est parfaitement conforme à sa résolution première et qu’il rejette toute opposition venant de l’âme (ou “du moi”) et de l’Ennemi. Cela implique en même temps que toute considération personnelle a disparu et qu’on ne regarde que la grâce divine. Dans le cas où l’on est critiqué par les hommes, l’on trouve une consolation dans la faveur divine dont on prend conscience, et l’on éprouve de l’aversion pour les louanges, qui risquent de nuire à la connaissance. Ainsi l’on ne tient plus compte du monde quand les états spirituels se manifestent. C’est là une chose qui n’est connue que de la conscience de l’homme totalement sincère, et qui échappe aux autres.

La loyauté spirituelle et la sincérité totale coexistent dans le cas de l’homme sincère, alors que chez l’homme de bonne foi il n’y a que la loyauté, bien que soient présentes en lui les prémices de la sincérité. C’est cette dernière qui est le but à atteindre et auquel sont assujettis ceux qui sont qualifiés par l’attribut de servitude. L’homme de bonne foi dans la réalité de sa loyauté peut être investi de la sincérité, et l’homme sincère dans la réalité de sa sincérité peut être investi de la sauvegarde grâce à la présence du discernement intérieur. Et celui qui détient cette clairvoyance dans la réalité de son discernement intérieur peut être gratifié de la protection contre tout ce dont il redoute l’action néfaste. Ensuite se produit, après ces investitures successives, l’envahissement de son être. Sa raison est alors subjuguée, et elle est mise hors d’état de s’opposer à Celui qui détient son être.

Quand se réalise en lui l’investiture de l’élection, il cesse d’adorer Dieu selon son individualité, et il est introduit dans l’adoration de Dieu selon Son Unicité. Ainsi commence à se réaliser pour lui la connaissance de l’Unité divine qui est réservée aux élus, par le fait que la vision des choses a disparu, remplacée par celle de la Réalité divine. Les événements spirituels qui se déroulent en lui perdent alors, sous l’effet de la volonté de Celui qui en est le maître, tout caractère descriptible. Le serviteur qui est parvenu à cet état sort du domaine de ce que la raison peut décrire, et les interventions de la raison, quand la connaissance de l’Unité devient une réalité, sont des tentations qu’il faut repousser. La raison est en effet la gardienne du serviteur qui, en tant que tel, voue à Dieu le culte de la servitude ; mais quand les réalités divines viennent à prendre possession de lui, il disparaît dans la servitude d’une façon complètement différente de sa nature initiale. Il existe bien, selon ses caractères apparents, mais, dans la révélation dont il fait l’expérience, il n’est plus. Il est devenu alors à la fois existant et non existant.’

« Remède aux insuffisances » Dawâ' al-tafrît

Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux, et de qui nous implorons l’aide.

Le maître Abû-l-Qâsim Junayd Ibn Muhammad — que Dieu lui fasse miséricorde ! — a dit ceci :

“Que Dieu t’attribue la faveur de Lui obéir, qu’Il te rende apte à te conformer à Sa Volonté, qu’Il te mette au nombre de ceux qui sont gratifiés de Son Amitié, et qu’Il t’élise pour Son Amour ! Puisse-t-Il hâter ta course et te guider vers Lui, t’instruire de Son dessein, et te mettre en état d’agir pour Lui selon ce qu’Il attend de toi, en t’accoutumant à être attentif aux découvertes intuitives que fait l’intelligence à Son sujet ! Puisse-t-il aussi te soustraire à l’influence des réalités contingentes qui coupent de Dieu, et à l’obstacle des liens temporels ! Puisse-t-il également faire que tes paroles soient agréées de Lui et sans tache à Ses yeux ! Qu’Il t’épargne tout ce qui pourrait te distraire de Lui, qu’Il te rende apte à Le servir, et qu’Il te soulage en t’en remettant à Lui pour ce qui te concerne ! Qu’Il écarte de toi tout obstacle insurmontable sur le chemin que tu suis pour aller à Lui, et qu’Il te cuirasse contre toute angoisse, pour qu’Il t’aide dans ta recherche de ce qui Lui donnera satisfaction, par un pouvoir victorieux (expression coranique) émanant de Lui, car c’est Lui qui dispense les grâces et qui soulage les angoisses !

Dieu a des serviteurs qui sont présents en ce bas monde avec leur corps, mais qui l’ont quitté à cause des engagements de leur foi. Du haut de la science de la certitude ; ils regardent le but de leur destinée, à quoi ils s’appliquent avec constance et vers quoi ils retournent. Ils ont fui les sollicitations de leur âme, de cette âme qui incite au mal, qui pousse à ce qui serait la perte, qui se fait l’auxiliaire de l’Ennemi, qui prend la passion comme seul maître, qui se plonge dans le malheur, et s’agrippe fermement au mal (ou, selon une autre leçon du texte, « ne s’intéresse qu’au mal sous toutes ses formes »). S’ils ont fui, c’est pour répondre à l’appel de la Révélation, parfaitement clair et sans équivoque possible, après avoir entendu cette parole : « Vous qui avez la foi, acquiescez à Dieu et à l’Envoyé, quand Il vous appelle à ce qui vous fera vivre ! » Cet appel, soumis à l’examen de leur discernement, a retenti suavement dans leur entendement, et leur esprit, purifié des souillures cachées du désir de rester dans ce monde d’illusions, les a conduits là où ils ont humé une brise fraîche. Ils se sont alors hâtés de couper les liens susceptibles de distraire leur cœur, qu’ils tiennent sous leur contrôle, en obligeant leur âme à s’attacher aux œuvres pies, et buvant la potion amère de l’endurance aux souffrances. Ils se sont comportés envers Dieu avec sincérité, observant parfaitement les règles qui convenaient aux sollicitations qu’ils Lui adressaient. Les malheurs sont devenus peu de chose à leurs yeux, car ils savaient quel était le prix de ce qu’ils poursuivaient. Ils ont obtenu que chacun de leurs instants et chacun de leurs gestes fussent exempts de défauts. Ils ont mortifié les désirs de leur âme, et empêché leur attention de se tourner vers un autre objet que leur Maître. Ils ont veillé à ce que leur cœur ne se laissât point entraîner à aucune négligence, quel qu’en fût le degré, en le maintenant sous le contrôle de la pensée de Celui à qui n’échappe aucun atome sur terre ou sur mer, et qui « embrasse toute chose en Sa Science » et en Sa Connaissance. Leur âme est devenue docile après avoir été rétive, ne gardant que l’émulation avec celles de son espèce, c’est-à-dire avec des âmes dirigées par leur Maître, gardées par leur Créateur, et veillées par Celui qui assure leur sauvegarde.

Imagine donc, mon ami, si tu es clairvoyant, ce que peut être la réponse à leurs ferventes oraisons, et ce que peuvent être les événements spirituels qu’ils rencontrent à l’intérieur d’eux-mêmes. Tu verras alors des esprits qui rendent visite à des corps, que la crainte a flétris, que la servitude a rendus soumis, et qui sont revêtus de la tunique de la honte. Ramassés sur eux-mêmes sous l’effet de la proximité divine, silencieux par dignité, ne parlant que pour évoquer le souvenir de Dieu, brisés par les veilles, et paralysés par la circonspection. Leur seule société est la retraite, leur seule conversation est la méditation, et leur seul signe de ralliement est l’invocation de Dieu. Ce qui occupe leur vie de dévotion est en jonction constante avec Dieu, et séparé de ce qui n’est pas Lui ; et ils sont peu soucieux d’aller au devant du (visiteur ?) quand il arrive, et de l’accompagner quand il s’en va. Leur nourriture est celle du jeûne et de la soif, leur unique réconfort est la remise à Dieu, et leur seul trésor est la confiance en Lui. Leur seul appui est de compter sur Lui, leur unique remède est la patience, et leur compagne inséparable dans la vie est l’acceptation du destin. L’âme de tels êtres a été préposée à l’accomplissement des droits de Dieu, promu à l’accès aux secrets précieux de la Science cachée (ou, selon une autre leçon du texte, « elle a consenti aux œuvres précieuses du service de Dieu »), et sauvegardée contre le fardeau des épreuves (des fins dernières) : “La Grande Frayeur ne les affligera pas, et les Anges les accueilleront (par ces mots) : « Voici le Jour qui vous a été promis », et : ‘Nous sommes vos protecteurs (ou “amis”, selon certains traducteurs) dans la vie de ce bas monde et dans la vie dernière. Là il y aura pour vous ce que votre âme désire. Là il y aura pour vous ce que vous réclamez ; comme don accordé par un (Seigneur) absoluteur et miséricordieux’.

Il ne faut pas que fasse défaut à l’homme sage l’une des trois conditions spirituelles suivantes : celle dans laquelle il sait quel est son état, s’il est mieux ou moins bien ; celle dans laquelle il se consacre à corriger son âme, lui imposer d’accomplir ses obligations, et la scruter pour la connaître à fond ; et celle dans laquelle il se recueille pour voir le déroulement de ce que Dieu avait prévu pour lui, et comment les dispositions divines agissent diversement sur lui nuit et jour. Mais l’esprit, qui ne comprend pas d’emblée ce dernier état, ne saurait être clarifié qu’après avoir mené à bien l’action corrective des deux premières conditions spirituelles.

En ce qui concerne la condition dans laquelle il devrait savoir si son état est mieux ou moins bien, elle implique qu’il recherche un lieu de retraite, afin de ne pas s’exposer à des distractions qui risqueraient de compromettre l’action corrective qu’il souhaite. Il s’appliquera ensuite à être en conformité avec l’exécution des obligations qui lui sont imposées, car sans l’accomplissement parfait des devoirs d’obligation stricte il ne saurait s’approcher de Dieu davantage. Puis il prendra l’attitude du serviteur qui est debout devant son Seigneur, avec la volonté d’exécuter Ses ordres. C’est alors que lui seront dévoilées les tendances cachées que l’âme dissimule, et qu’il saura s’il est bien au nombre de ceux qui exécutent leur devoir ou non. Il persévérera dans cette attitude, jusqu’à ce qu’une preuve vienne accompagner la connaissance de ce qu’il a découvert. S’il constate alors en lui-même une imperfection, il s’attachera à la réformer avant de passer à autre chose. Tel est dans ce cas le comportement des « hommes de la sincérité » : « Dieu assiste de Son secours qui Il veut », et : « Dieu est, en vérité, fort et omnipotent ».

En ce qui concerne la condition dans laquelle l’on se consacre à corriger son âme et à la scruter pour la connaître à fond, elle implique qu’on en ait pris la ferme résolution et que l’on veuille faire un examen loyal de son comportement. En cette matière les âmes, en effet, se laissent souvent abuser par un certain nombre de choses, et seul parvient à s’en aviser celui qui examine ce qui se passe quand un élément passionnel (intervention du « moi » dans l’opinion ou le sentiment) s’introduit dans l’amour, devenu habituel, du bien. Quand l’âme s’est accoutumée à faire le bien, cela fait désormais partie de ses qualités morales personnelles, et elle aime à croire qu’elle a le rang dont elle a été jugée digne, pensant que ce qui lui est échu pour avoir fait le bien elle l’a mérité. L’Ennemi (Satan) la guette, et il voit, par le pouvoir de ses prestiges, la défaillance secrète dont elle est inconsciente. Il lui enlève alors furtivement, grâce à la présomption, ce qu’il ne parviendrait pas à lui dérober autrement. Mais si l’homme ressent la douleur du coup qu’il lui porte et reconnaît que c’est lui qui enfonce sa pique, il se hâtera de se mettre en sécurité auprès de Celui qui est le seul à pouvoir assurer sa sauvegarde contre lui. Il s’examinera à fond, pour savoir quel est l’état de son âme qui a permis à son ennemi de l’atteindre. Il la préservera alors en se mettant à l’abri, en dressant une barrière défensive, avec la conscience aiguë de son dénuement, et en demandant protection. C’est ainsi qu’a agi Joseph, fils de Jacob et descendant d’Abraham, tous des prophètes et des êtres nobles ; il s’est écrié en effet : « Seigneur !... si Tu ne détournes point de moi leurs prestiges, je leur céderai et je serai du nombre des insensés » (épisode de Joseph tenté par les femmes séduites par sa beauté). Joseph avait compris que les prestiges des ennemis unis à la puissance de la passion ne sauraient être écartés par les seules forces de l’âme. « Son Seigneur l’exauça, et détourna de lui leurs prestiges. Il est l’Audient, l’Omniscient ».

Quant à la condition dans laquelle il se recueille pour voir le déroulement des dispositions divines et la façon dont le gouverne ce que Dieu a prévu, c’est la situation la plus éminente et l’état le plus élevé. Dieu a ordonné à toutes Ses créatures de L’adorer avec persévérance et de Le servir sans se lasser. Il a dit : « Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent ». Il leur a donc imposé de L’adorer continuellement, et Il leur a garanti en échange pour la vie immédiate ce qui est nécessaire pour subsister, et pour la vie future la plus magnifique des récompenses. Il a dit : « Vous qui croyez, inclinez-vous ! prosternez-vous ! adorez votre Seigneur ! et faites le bien ! Peut-être serez-vous bienheureux ». Et tout ceci est imposé à l’ensemble des créatures. (L’homme sage, de la troisième condition spirituelle) se tient en arrêt pour observer comment agissent les dispositions divines, lui à qui a été proposée la plus haute des sciences et des connaissances. Ne sait-il point que Dieu a dit : « Chaque jour, Il est affairé », c’est-à-dire qu’Il s’occupe des affaires des créatures. Toi donc, qui es en arrêt, vois-tu bien que tu fais partie des créatures dont Il s’occupe des affaires, et vois-tu si ton affaire est agréée de Lui ? Personne ne pourra recueillir son esprit, tant que ce bas monde, et ce qui s’y trouve, ne se sera pas écarté de lui et ne sera pas sorti de son cœur. Quand le monde sera devenu une chose du passé, qu’il aura disparu, ainsi que ses habitants, et qu’il se sera écarté du cœur, celui-ci n’aura pour seul commerce que la vision de la libre action de Dieu, de Ses différentes dispositions et de Sa répartition de ce qu’Il a prédestiné. Le cœur d’un tel homme ne tirera plus aucun profit de ce qui se trouve dans le monde dont il est sorti, qu’il a abandonné et qu’il a fui. Considère le cas de Hâritha, quand il a dit : « J’ai détaché mon âme de ce monde », et ensuite : « et ce fut comme si je voyais se dresser le Trône de mon Seigneur, et comme si j’apercevais les habitants du Paradis », etc. Tel est l’un des états spirituels des soufis.

Aspire donc avec ardeur, mon ami, à œuvrer pour sauver ton âme, à la délivrer, et à la libérer du joug de la passion avilissante et du commerce complaisant des gens du siècle ! Il est rare en effet que le fait pour une âme d’avoir goûté, si peu que ce fût, à l’oubli de Dieu dans la négligence, n’entraîne pas pour elle un certain endurcissement, qui étourdit la raison, lui fait oublier la connaissance, et ouvre discrètement la porte à l’impiété. Celui qui soulève le voile des imperfections, se verra découvrir celui de la mauvaise conscience, et il ne humera plus la douce brise du plaisir de bien agir.

La réussite est pour des hommes de spiritualité sur qui leur Maître a porté Son regard, qui leur a indiqué le chemin le plus court, les a instruits de la voie du salut, et leur a montré clairement le sens caché de l’invitation à rivaliser d’empressement, en leur faisant comprendre la signification de Son message : « Luttez d’empressement vers un pardon de votre Seigneur et vers un Paradis, dont la largeur est celle des cieux et de la terre, et qui a été préparé pour ceux qui craignent ». Chez ceux qui ont répondu à cet appel et qui en ont compris la portée, l’esprit a pris son essor, pressant les membres de bien s’appliquer à accomplir ce qui leur était échu. Maintenus constamment dans la pensée de Sa proximité, heureux de la joie qui est apportée à leur cœur, isolés du monde dans leur retraite avec Lui, ce sont des hommes qui ont l’intelligence de ne rien redouter d’autre que Lui sur le chemin qui mène à Lui, de ne chercher accès auprès de Lui que par Lui, et de ne rien Lui demander d’autre que de continuer à se réjouir de Le servir et de bénéficier du bienfait de Son assistance pour être en conformité (avec Sa volonté). Ils ont découragé les ennemis (les démons), la crainte a tué en eux la passion, et ils ont rempli de joie leurs amis. Ils estiment qu’il n’y a pas de gain plus précieux que celui qu’ils ont obtenu, ils ne souhaiteraient pour rien au monde échanger les bienfaits qu’ils ont reçus, et ils ne désireraient faire place à rien d’autre. La science les a purifiés, la pratique des devoirs les a disciplinés, et se consacrer à Dieu les a rendus forts et leur a permis de se passer de tout ce qui n’est pas Lui.

Ils sont en quête de Dieu et ils sont Ses disciples, ils aiment Dieu et sont Ses bien-aimés. Ils sont éperdus tout à la fois du désir de Le voir, de l’affliction d’en être séparés, et de la joie de s’entretenir avec Lui. Dieu les a désirés, et ils L’ont désiré ; ils ont cherché Dieu, et ils L’ont trouvé.

Que celui qui veut le salut, presse l’esprit de vie qui est en lui de chercher à réaliser ce qu’Il souhaite, car Son vœu ce sont les saints, Son désir ce sont les hommes sages, et ce qu’Il aime ce sont les purs ! Sans Lui, ils ne parviendraient pas jusqu’à Lui. Ceux à la pensée de qui Il s’est rappelé, Il les a conduits vers Lui, sans être arbitraire dans ce qu’Il a exigé d’eux, sans leur faire supporter ce qui aurait été au-dessus de leurs forces, sans les abandonner à eux-mêmes, ni retenir contre eux leurs insuffisances. Bien plus, Il leur a accordé la faveur d’accepter leurs excuses dans le domaine des choses conditionnées (ou « de la relativité des choses »), et il les a absous de leurs défaillances dues à leur incapacité physique. Il leur a appris (par le Coran) comment, par la faveur de Sa direction bienveillante (suhba = lien d’affection entre un maître et un disciple) et par l’abondance de Ses bienfaits, Il a veillé à la sauvegarde des communautés anciennes, en leur assurant un heureux passage de ce monde à l’autre et en les sauvant du funeste châtiment. Il leur a indiqué la voie de la gratitude, celle qui a Son agrément. Il les a préservés de la considération de ce qui est douteux et ambigu, et Il a protégé leur cœur, leurs yeux et leurs oreilles du contact avec les choses grossières. Ils ont été ainsi prémunis contre le commerce de ce genre de réalités périssables ; les misères de ce bas monde n’ont plus compté à leurs yeux, et ils se sont accoutumés à aimer ce que leur Maître avait choisi pour eux. Leur oblation est de proclamer Sa Sainteté et Sa Gloire, de Le louer et d’attester qu’il n’y a pas d’autre divinité que Lui. Leur réconfort et leur joie, ce sont leurs oraisons quand ils Le rencontreront, lors de leur retour à Lui (ma'âd = fins dernières), ils ne se détourneront pas !

Ce qui coupe de Dieu les créatures, c’est uniquement le fait qu’elles suivent leurs passions, qu’elles obéissent aux ennemis, qu’elles ont commerce avec la splendeur (fugitive) de la vie immédiate (expression coranique), et qu’elles préfèrent ce qui est périssable à ce qui demeure. Hâte-toi donc, mon ami, vers le bien, en cette vie qui s’est écoulée et que tu as dissipée par ton oubli, ta négligence, tes insuffisances et tes atermoiements, afin de sauvegarder le temps qu’Il t’a laissé, dans une salutaire inquiétude, dans la crainte, l’effort et la vigilance, avant que ne vienne l’heure et que la mort n’arrive ! Dieu n’agrée en effet de ceux qui sont encore sur cette terre que les mêmes œuvres qu’Il a agréé des pieux anciens. Efforce-toi donc de rompre le joug, en rejetant tout contact avec les liens qui distraient de Dieu ! Car appartient à Dieu un Jour où tout ce qui a été caché apparaîtra clairement et où les œuvres seront montrées, un Jour où même le martyr et le juste seront incertains de leurs œuvres, et où chacun n’espérera qu’en l’absolution et le pardon de son Seigneur, un Jour où les regrets seront innombrables et où les reproches seront pleins d’amertume ! Mais, pour l’heure, les excuses sont encore acceptées, le temps est maintenu dans son déploiement et les actions peuvent continuer à se dérouler ; le repentir est encore agréé, le péché peut être effacé par la contrition et le remords ; la parole du Coran peut être encore entendue et le bien suivi, la Vérité s’exprime clairement et le chemin à suivre reste évident. Attache-toi donc à tout cela !

« À Dieu seul appartient l’argument péremptoire. S’Il avait voulu, Il vous aurait dirigés tous ». La volonté divine de guider a suscité une preuve évidente chez les hommes qui sont mis sur la bonne voie. Parmi les signes qui caractérisent de tels hommes, il y a leur facilité à obéir, leur désir d’être en conformité avec Sa volonté, et la conscience qu’ils ont de leur impuissance et de leur incapacité totale à accomplir par leurs seules forces ce qui est exigé d’eux. Il y a aussi leur fraternité, leur affection sincère, leur amour, leur compassion, le fait qu’ils préfèrent à leur propre personne ceux qui sont proches de Dieu, leur union entre eux au nom de Dieu, et l’aide qu’ils apportent aux amis de Dieu. Il y a encore la défense qu’ils prennent des droits sacrés de la Vérité, et leur consentement dans la patience à leur destin ordonné par Dieu dans l’éternité. Il y a également leur continence, le fait qu’ils s’alimentent légèrement et qu’ils ne se nourrissent que par nécessité, qu’ils se contentent de peu et qu’ils choisissent ce qui est le plus convenable. Il y a aussi le fait qu’ils veillent à respecter ponctuellement les temps prescrits pour la Prière, et qu’ils s’appliquent à l’observance de ce que Dieu a ordonné et de ce qu’Il a interdit, et c’est la chose la plus ardue et la plus difficile. Il y a enfin le fait qu’ils se penchent sur ceux qui vivent dans la pauvreté et qui aspirent à Dieu, pour leur communiquer un peu de joie, en se mêlant à eux, en s’entretenant avec eux, et en rejetant toute attitude hautaine à leur endroit. C’est en effet à leur sujet que Dieu a fait à Son Prophète cette recommandation : « Que tes yeux ne se détournent point d’eux, par amour de la parure de ce monde !

Puisse Dieu nous mettre ensemble au nombre de ceux qui reconnaissent la Vérité divine, qui la mettent en pratique, et qui en font leur unique préoccupation sans se laisser distraire par rien d’autre ! Qu’Il nous préserve dans ce qu’Il a confié à nos soins, et qu’Il nous apporte la perfection de Son assistance ! Veille à Lui rendre grâce comme tu le dois, et à L’invoquer constamment ! Il est Celui qui détient les bienfaits, Celui qui a promis à Ses serviteurs les jardins du Paradis, et qui les a menacés des feux de l’Enfer.

Lettre à “Amr Ibn « Uthmân Makkî

Que te soit accordé le plus haut degré de la science et de la sagesse, et que tu parviennes à t’établir fermement aux ultimes confins de la connaissance ! Puisses-tu être amené aux rangs les plus avancés, qui sont les sièges de la proximité de Dieu ! Puisses-tu accéder à la complète compréhension des signes laissés par la perfection intégrale des messages divins, se traduisant pour toi par une vision définitive ! Puisses-tu être élevé jusqu’à la cime de cette perfection, d’où tu domineras victorieusement sous l’effet de ce pouvoir de compréhension totale qui t’aura été communiqué et que tu n’auras plus besoin de rechercher grâce à la force invincible de cet enracinement solide ! Il résultera en effet de tout cela que l’évidence de la Vérité sera claire pour toi, et que, là où les théories divergent, toi tu auras une entière certitude.

Que Dieu fasse de toi, de surcroît, quelqu’un qui aide ses frères, en leur procurant par ses explications et ses éclaircissements le savoir qui est l’objet de leurs vœux, en leur faisant découvrir par son discours les vérités qui satisfont leur esprit, et en familiarisant ses auditeurs et les autres avec l’élévation de son niveau spirituel ! Bien plus encore, que Dieu fasse de toi une lumière qui remplisse de l’éclat de sa clarté l’Orient et l’Occident, tel l’astre qui au firmament brille et illumine les troupes des humains et des génies ! Chacun d’eux obtiendra alors la perfection qui lui est assignée et atteindra le sublime objet de ses désirs.

C’est ainsi que seront manifestées les réalités dont il aura été investi et qu’apparaîtront les états spirituels qui lui auront été destinés, bien que le souci de les garder pour soi, après les avoir vus en lui-même, le retienne de les montrer, ce qui implique qu’il les préserve, les cache et taise leur présence. Il y a là un mystère auquel la raison ne saurait faire allusion sans s’égarer, et dont l’accès est coupé pour l’intelligence. Arrière ! arrière ! les capacités des savants les plus éminents en sont comme aveuglées, et les plus grands docteurs lâchent prise, car en étant esseulé dans Sa réalité unique Il est suprême, et dans Son pur dépouillement Il maintient isolé Son être subsistant. Nombreux sont ceux qui voulaient Le montrer tel qu’ils se L’imaginaient, ou d’autres qui voulaient manifester sincèrement la Vérité telle qu’ils l’avaient réalisée, et qui, au moment d’en parler, se sont retrouvés balbutiant et plongés dans le désarroi quand il s’est agi pour eux d’en donner une explication claire.

Quand l’ignorant les entend, il pense cependant qu’ils disent juste, alors qu’ils discourent aveuglés et dans les ténèbres. Leur appel, sous l’impulsion de la vérité de l’Être divin qu’ils veulent décrire, fait croire à leurs auditeurs qu’ils ne visent que ce qui est accessible à leur compréhension, à savoir l’accomplissement des commandements de Dieu et l’abstention à l’égard de ce qu’Il a interdit. Mais ils ne font ainsi que partiellement droit à la science dont ils sont dépositaires.

Quand on se réclame de la science, avant de lui accorder ce à quoi elle a nécessairement droit, l’on se soustrait à son profit et à sa lumière, et l’on n’en garde que la forme et l’apparence. C’est ainsi que la science se retourne contre la personne, en dépit de sa forme apparente. Que celui qui est revêtu de la parure extérieure de la science, dont la beauté le fait désigner du doigt alors qu’elle lui échappe dans la pureté de sa vérité profonde, prenne donc garde à la réputation qui lui est faite et aux louanges qui se répandent sur lui ! Un tel homme court à sa perte, et c’est ainsi qu’il fournit à Dieu un argument contre lui lors de sa fin dernière.

Un savant musulman qui avait entendu un sage lui parler ainsi, et qui avait été frappé par la clarté de ses explications, baissa la tête humblement et se mit à réfléchir, puis il éclata en larmes. Il pleura longuement et sanglota bruyamment, en proie à une intense émotion. Le sage lui dit alors avec sollicitude : « Maintenant que le soleil de la sagesse est apparu et brille sur toi, et que la clarté de sa lumière est parvenue jusqu’à toi, dissipant l’obscurité de ce que tu rejetais de ta science et les ténèbres des faiblesses qui entravaient inconsciemment ton entendement, j’ai bon espoir que seront réparés les dommages que tu as causés et qu’il sera porté remède à ce que tu as laissé perdre. » Les paroles compatissantes du sage apaisèrent son émotion et calmèrent ses pleurs amers. Il se tourna alors vers lui : « Continue, le pria-t-il, à m’accorder tes soins, car ils ont pansé mes blessures et ont renforcé mon désir qu’il soit mis fin à la situation dans laquelle je me suis placé ! Sauve-moi donc, par ton savoir-faire bienveillant et ta sagesse charitable, du mal pernicieux tassé au fond de moi-même et de la passion mauvaise cachée en moi à mon insu, mal et passion que toi tu as reconnus ! Le secret qui m’était dissimulé auparavant à moi-même, celui des tendances profondes qui s’étaient enfouies à l’intérieur de ma conscience, tu viens de me le révéler en me le décrivant parfaitement et de m’en faire connaître ce qu’il recélait par une délicate sollicitude de ta part. »

Le sage lui répondit : “Loue Dieu à jamais de la grâce qu’Il t’a accordée en t’éclairant sur cela et en te faisant savoir où se situaient tes défauts ! Sois humble devant Lui, et manifeste-Lui, en L’implorant misérablement et dans l’abaissement, que tu as besoin de Lui ! Les épanchements de ton cœur ne Lui resteront pas cachés, Il les entendra. Et quand tu seras dans ces dispositions, cela intercédera auprès de Lui en ta faveur. Sache cependant que les langues de la Sagesse ne parlent que si la permission leur en est accordée, et qu’alors n’en tire profit que celui à qui elles se font entendre. Cette faveur de Dieu à l’égard de Ses créatures est semblable à la pluie qu’Il fait tomber de Son ciel et qui redonne la vie sur Sa terre à ce qui est mort. N’as-tu pas entendu cette parole de Dieu : « Considère donc les traces de la miséricorde de Dieu : comment il fait revivre la terre après sa mort ! En vérité, Il est Celui qui donne la vie aux morts, et Il est sur toute chose Puissant » ? De même Dieu fait revivre par les langues de la Sagesse ce que les hommes oublieux avaient fait mourir dans leur cœur en se détournant de Lui.”

Le savant dit alors au sage : « Oui effectivement, il en est bien ainsi que tu viens de l’expliquer. Tu m’as confié avec sollicitude ce que dictait ta sagesse, en m’accordant généreusement ton affectueuse compassion ; et cela me donne l’espoir que tu me délivreras de mes funestes insuffisances grâce à tes indications, et que tu me feras sortir de la condition avilissante de ceux qui restent en arrière par la justesse de ton jugement. J’ai appris désormais à voir, pour découvrir en moi quel mal pernicieux m’amenait à ne pas mettre en pratique ce que je savais et à négliger ce que les droits de la connaissance exigeaient de moi, ce qui se cachait en mon âme et se dissimulait secrètement au fond de moi dans mon inconscience et mon ignorance. Je suis d’autant mieux éclairé par le secours dont Dieu m’a fortifié à travers toi et dont Il m’a gratifié, et dans la mesure de ce qu’Il m’a déj à révélé par ton intermédiaire. J’ai compris, par le peu dont je suis maintenant averti, que j’ignorais beaucoup de choses en moi et que se cachaient au fond de moi des tendances que je ne voyais pas et que je ne connaissais pas. Fais-moi donc découvrir, ô sage ! ce que tu sais mieux que moi de mon propre état, car le médecin connaît mieux que le malade le mal dont il souffre, et il est plus compétent que lui pour la prescription du remède capable de le guérir. »

“Les découvertes que vient de faire ton entendement, lui répondit le sage, ont déjà pour résultat que tu connais ce qui est en ta défaveur et ce qui est en ta faveur. Les premiers signes de lucidité commencent à éclairer ton esprit, et les premières manifestations d’éveil mettent en mouvement quelque chose qui était au fond de ton être. Sache donc que les maux spirituels sont pires que les maux physiques, et qu’une maladie des membres et du corps est moins grave que celle du cœur et de l’entendement. Les défaillances spirituelles et les atteintes qui affectent la certitude sont en effet la cause de la perdition, elles mènent leurs victimes à l’enfer et les vouent à la colère du Tout-Puissant. Toute autre maladie ou toute autre infirmité, qui se borne à atteindre les membres et le corps, est un mal dont on peut attendre la guérison et la disparition des effets pénibles et nocifs, et dont on peut également espérer qu’il fera l’objet d’une récompense et d’une rétribution de la part de Dieu. Sache qu’un médecin expérimenté et savant et qu’un sage éprouvé et aux conseils éclairés sont plus compétents que quiconque, l’un quand il s’agit des corps gravement malades, et l’autre quand il s’agit des maux dont les effets pernicieux atteignent la spiritualité. Celui qui s’efforce de traduire la maladie ou le mal dont il souffre, et celui qui tente d’expliquer l’épreuve dont il est le siège ne sauraient parvenir à en définir le caractère, et ils restent inaptes à déterminer ce qu’il y a dans leur cas. C’est le diagnostic du médecin capable, expérimenté et clairvoyant, qui révèle aux malades la nature de ce qu’ils ressentent. Et il leur fournit ainsi, par ce qu’il leur apprend, les explications qui leur manquaient, et qui leur deviennent aussi évidentes que ce que l’on regarde de ses propres yeux. Je vais donc t’expliquer de la même façon un certain nombre de choses, qui fortifieront tes dispositions et te feront aboutir à ce que tu demandes et qui est l’objet de tes vœux — et la force est en Dieu l’Infini !

Sache, toi à qui l’on attribue la science, qu’en devenant lucide tu pourras reconnaître l’hébétude de la conscience enivrée, qu’en restant éveillé tu seras averti des moments d’engourdissement, que par une parfaite vigilance de la mémoire tu découvriras les méfaits de l’inattention, et qu’en étant valide et sain tu discerneras les instants de défaillance. Sache donc que toutes ces choses funestes distraient, par leur présence, de la véritable connaissance, et qu’elles nuisent à ceux qui en sont le siège, par la confusion dont elles les enveloppent du seul fait qu’ils détiennent la science. Une telle science, mêlée d’ambiguïté et d’obscurité, est un argument que Dieu établira à charge contre eux. Toi, qui en es accablé et qui désires avidement en être délivré rapidement, évacues de ton âme les maux funestes de l’hébétude, de l’engourdissement, de l’inattention et de la confusion ! Et cela, en mettant en pratique ce que je t’explique, en te hâtant vers ce à quoi je t’exhorte, et en t’empressant vers ce que je t’indique.

La sincérité véritable et l’intention parfaite te mèneront en effet là où se trouve la porte par laquelle tu pénétreras vers ce que tu aimes et tu sortiras de ce que tu exècres. Rien ne t’empêchera d’atteindre ce que tu désires — et la force est en Dieu ! —, sauf si tu luttes insuffisamment pour accomplir ce que cela exige de toi. Prends garde ! prends bien garde de te montrer inférieur en cette tâche, ou qu’elle ne te trouve relâché et réticent à certains moments, car c’est ta fidélité à la lutte, manifestée dans l’accomplissement sincère des efforts, qui sera pour toi la monture qui te fera parvenir au but. Ainsi t’ai-je appris quelle conduite suivre et comment progresser, et t’ai-je rendu accessible le cheminement sur la voie la plus claire.

Sache, toi qui es maintenant un homme sur ses gardes, encouragé et stimulé, quelle est la disposition qui constitue un obstacle pour tes semblables et toi. C’est, après avoir acquis la science (de la religion) par une longue application, s’être préoccupé continuellement de la recueillir et avoir cherché à la posséder toujours davantage, dévier vers l’interprétation personnelle et introduire en soi d’une façon inconsciente une inclination pour les choses temporelles et s’y reposer. Ceux qui interprètent ainsi sont de différents types : il y a celui qui sait bien qu’au fond de lui-même il y a des choses troubles et des dispositions cachées, mais qui malgré cela se livre à l’interprétation de la religion, avec une conscience critique qui généralement ne le quitte pas, mais qui parfois se dérobe. Il y a aussi celui qui vise à une interprétation correcte et vérifiable, mais elle est accompagnée d’une inclination dont il n’est pas conscient et qui se dissimule derrière son intention. Ce qui est son propos et ce qu’il interprète, voilà ce qui pour lui vaut mieux que toute autre chose, et c’est pourquoi il s’y livre, car telle est sa nature. Mais ce qu’il vise en s’adonnant à l’interprétation est la même chose que dans le premier cas, celui de l’homme qui sait qu’il y a cachées et dissimulées au fond de son âme des réalités troubles. La science est devenue en effet chez lui un prétexte et un moyen ; il s’en pare et s’en revêt, montrant, grâce à l’interprétation, les signes manifestes de la science, faisant lui-même sa propagande et peinant pour obtenir la notoriété, pour que les gens sachent combien il est savant ! Quand sa position et son rang sont connus, qu’il a acquis du renom et que l’on se tourne vers lui avec empressement pour sa science, il trouve agréable que les gens du commun se rassemblent autour de lui et que les ignorants lui adressent des louanges imméritées. L’autorité de l’interprétation se renforce alors à ses yeux, et la présence de la foule autour de lui, la flatteuse réputation qui se répand à son endroit, les nombreuses démonstrations de respect dont il est l’objet, le bon accueil qu’on lui fait, tout cela le plonge dans une illusion trompeuse, qui est due à ce qui paraît de sa personne et dont il est embelli, alors que Dieu sait que c’est tout le contraire de ce qu’il garde secret et caché au fond de son être. Une fois que sa situation prestigieuse est bien établie auprès des gens du commun et des ignorants, dans un flot de louanges décernées par erreur et par manque de clairvoyance, il se laisse aller à troquer la science qu’il distribue et à se satisfaire d’une rétribution immédiate. Il devient un marchand de science, qui la vend à vil prix et avec une faible mise, acceptant ainsi les satisfactions temporelles au lieu de celles de la vie future et de la rétribution que Dieu accorde pour les œuvres pies. Il fait dès lors partie de ceux que Dieu a blâmés dans Son Livre, et dont l’histoire nous a été exposée par la bouche de Son Prophète : “Et quand Dieu reçut l’Alliance de ceux à qui a été donnée l’Écriture, (leur ordonnant) : “Expliquez-la aux hommes et ne la gardez point cachée !”, ils l’ont rejetée derrière leur dos et l’ont vendue à vil prix. Quel détestable troc !” Il a dit aussi : “Après eux sont venus des successeurs, qui ont hérité de l’Écriture. Ils prennent ce qu’offre ce monde immédiat et disent : « Il nous sera pardonné. » S’il leur est offert la même chose, ils la prennent encore.” Dieu les a donc blâmés en nous contant leur histoire dans Son Livre, et d’une façon explicite, à l’intention de ceux de Ses serviteurs qui sont sensés. Il l’a exposée d’une manière parfaitement claire et convaincante, qui ne laisse aucun argument à qui contesterait et aucune justification ni aucune défense à qui discuterait sur cette question. De plus, Dieu nous a conté l’histoire des prophètes et nous a appris quelles étaient les qualités qu’Il louait en eux, ainsi que les engagements qu’ils avaient pris avec Lui, comme de renoncer à ce bas monde et d’œuvrer avec ardeur pour la vie dernière, sans prendre la moindre contrepartie matérielle et sans en attendre le moindre salaire. La science (des vérités religieuses), et sa communication aux créatures, exige en effet, de par sa nature même, qu’elle ne fasse l’objet d’aucune autre rétribution que la récompense de Dieu et le Paradis, qu’Il a instauré comme demeure de ceux qui Le craignent et qui Lui obéissent. Selon la parole que Dieu a adressée à Son Prophète : « Dis : Je ne vous demande en compensation nul salaire, et je ne suis point de ceux qui s’imposent à charge ». Également “Dis : Je ne vous demande en compensation nul autre salaire que le désir

du rapprochement (de Dieu)”. De même, parmi les récits concernant les prophètes, Il nous a conté cette parole de Noé : « Ô mon peuple ! je ne vous demande pas de l’argent. Ma rétribution n’incombe qu’à Dieu », celle-ci de Chu'ayb : « Je ne veux point faire avec vous le contraire de ce que je vous défends », et celle-là de Hûd : « Ma rétribution n’incombe qu’à Celui qui m’a créé ». D’autres paroles semblables sont nombreuses dans le Livre de Dieu. Telle est la conduite des prophètes à l’égard des nations, et des savants à l’égard des hommes : ne pas prendre la moindre contrepartie matérielle pour leur science et ne pas demander le moindre salaire pour ce qu’ils enseignent, et surtout, pour les savants, ne pas accepter de chose illicite en échange de la science, à l’instar plus particulièrement des maîtres et des docteurs (juifs) malgré l’interdiction qu’ils en faisaient, comme l’a dit Dieu : « Si encore les maîtres et les docteurs ne leur défendaient pas de pécher par la parole et de se nourrir grâce à leur vénalité. Que leurs œuvres sont donc détestables ! » Les informations traditionnelles concernant cette interdiction sont également nombreuses, et une argumentation exhaustive sur cette question serait trop longue à exposer. Les quelques éclaircissements qui viennent de t’être donnés constituent ce qui est indispensable et suffisant, avec l’assistance de Dieu.

Quant aux différents interprètes de la religion, qui pensent que leurs commentaires sont fondés, ce sont des hommes voués à l’erreur, car la connaissance de la vérité leur reste cachée. Et cela entraîne pour eux ce genre de difficultés dont les victimes ne s’avisent qu’une fois qu’elles y sont empêtrées et plongées à leur grand dam. Ces gens ont choisi comme guides, pour leurs interprétations, des hommes peu rigoureux et dont les desseins ne sauraient coïncider avec la justesse de la vérité. Des hommes qui proclament que le monde a le plus grand besoin de leur science, et que celle-ci établira la vérité pour tous. C’est ainsi que sont désignés ces guides, qu’on les consulte et qu’on les suit tout comme les princes, les chefs et les descendants des grands de ce monde. Ils entreprennent alors les califes, les princes, les gouverneurs et les familles des personnages importants, pour se consacrer à eux, en escomptant et espérant une récompense pour cette activité qu’ils considèrent comme la plus noble, la plus respectable et la plus rentable. Ils vont frapper à leur porte pour leur apporter la science, la proposant ainsi, par leurs démarches, à des gens qui ne la leur ont pas demandée, qui ne les ont pas invités et qui les ignoraient. Cela s’accompagne pour eux tout d’abord de l’humiliation des sollicitations et des requêtes auprès des chambellans, puis de la vexation de l’attente devant des portes, qui s’ouvrent pour ceux qui sont autorisés à pénétrer et restent fermées pour les autres. Après avoir été humiliés, ils ont été copieusement maltraités et couverts d’outrages, et ils s’en sont retournés piteusement honteux. Ils se fatiguent cependant à revenir constamment à la charge, et c’est ainsi que l’on se perd et que l’on se détruit, jusqu’à ce qu’ils parviennent à leurs fins. Mais ils auront alors oublié le dieu qu’ils adoraient, l’inattention et la négligence les ayant menés sur des chemins mortels, submergés par les défaillances et les atteintes spirituelles, et leurs yeux et leur cœur ayant été enchaînés par la séduction des biens dont disposent les gens du siècle, qu’ils ont préférés aux réalités de la vie dernière, à cause de la beauté de leur éclat, du brillant de leur parure, et de l’amour lancinant de leur splendeur.

Toi qui t’enquiers des exigences de la science et de sa noblesse, et qui recherches l’affection de ton Seigneur en lui consacrant des œuvres pures, sache que les pas de ces gens se sont écartés des chemins de la vérité, et que les bonnes intentions ne se sont pas maintenues dans leur cœur. Ils se sont laissé entraîner, en vertu de leurs tendances inconscientes et en se montrant sous les apparences les plus flatteuses, par le souci d’être ainsi connus du monde, respectés et glorifiés. Ils aiment que les hommes se rassemblent autour d’eux, et il leur plaît de les instruire, pour que leurs avis soient approuvés et qu’on ait foi en leurs opinions, que leur importance grandisse et que les louanges s’attachent à leur personne. Mais s’ils n’y réussissent pas, cela leur est pénible, et si leur attente est déçue, ils se fâchent. Ne parlons pas de leurs excès, dans la colère ou dans la satisfaction, ou encore dans les reproches qu’ils adressent à quiconque les frustre dans leurs passions ! Développer tout ce qui les concerne demanderait un trop long commentaire, et il y aurait trop de choses à dire. Ce que je t’ai exposé à leur sujet est ce qui m’est venu sur les lèvres ; la description et les explications que je t’en ai données devraient suffire.

Quant à toi, revêts donc maintenant la tunique de la prudence, cuirasse-toi de la crainte et fais-toi un bouclier de la piété. Maintiens-toi à l’égard de Dieu dans une constante observance (et dans un continuel contrôle, tiens une rigoureuse comptabilité de toi-même et fais de tes résultats un constat exact et un examen sincère. Que ta conscience reste, en plus de cela, liée à l’évocation perpétuelle de Dieu et à l’activité efficace de la méditation. Sois du nombre de ceux qui mènent en Dieu le vrai combat spirituel qui Lui est dû, et du nombre de Ses serviteurs vertueux, et tu seras gratifié en outre (des bienfaits) de Sa belle promesse et de Sa magnifique récompense. Dieu a dit : « Et ceux qui auront combattu pour Nous, Nous les dirigerons dans Nos voies », et : « S’ils faisaient ce à quoi ils sont exhortés, cela serait meilleur pour eux et les raffermirait encore plus ». Ces deux versets impliquent comment l’on obtient les biens spirituels et comment l’on est mis sur la bonne voie et dans la bonne direction ; prends donc à tâche le plus que tu peux de les mettre en application et de suivre assidûment ce que Dieu a ordonné implicitement dans ces deux versets. Et garde-toi de toute similitude avec cette manière d’interpréter la religion et ces erreurs de jugement que je t’ai décrites précédemment, car cela rend vaines les œuvres et mène aux amers regrets lors du sort final. »

Le savant lui répondit alors : « Ô sage ! tu as tout dit sur ce que j’avais à l’esprit, et tu es allé jusqu’au bout des pensées que je retournais dans mon cœur. Et davantage encore, tu m’as expliqué des choses dont je viens de comprendre le prix et de découvrir combien il est bon de les savoir. J’espère que c’est le signe de la faveur et de la miséricorde de Dieu envers moi. Dieu t’a pris comme intermédiaire pour m’avertir ; sans la grâce que Dieu m’a prodiguée à travers toi, mon incapacité à connaître tout cela m’aurait conduit là où ont été amenés ceux que tu as décrits précédemment. La connaissance vraie que tu en as m’a instruit de leurs fautes et de leurs erreurs de jugement. Dieu m’a accordé Sa grâce en me fortifiant de Son secours à travers ta personne. Il a renforcé à mes yeux l’importance de l’enseignement dont Il a fait de toi un digne dépositaire, quand tu m’as exposé, en les décrivant et en les expliquant, les traits caractéristiques des trois catégories d’interprètes de la religion : leurs erreurs dans le but qu’ils poursuivent, leurs déviations dans leur ligne de conduite, leurs écarts hors du droit chemin. J’aurais maintenant besoin que tu me décrives ceux qui mettent en application à l’intention de Dieu la vérité profonde de la science, qui exécutent ce qu’elle exige et qui accomplissent fidèlement l’enseignement qu’ils ont recueilli et dont ils sont dépositaires. Ceux qui ont droit aux éloges quand ils répandent cette science et la transmettent aux autres, et qui s’acquièrent des mérites en instruisant les hommes avec une volonté droite, une intention irréprochable et un comportement qui les honore. Ceux qui ne se laissent pas entraîner par l’ambition ni séduire par des chimères, que ne font pas dévier les passions, qui ne sont pas esclaves des caprices de l’âme et que ce bas monde n’attire pas. Ceux, enfin, à qui il n’arrive jamais de faire une faute ou de se tromper, mais qui en tout domaine restent dans le vrai. »

« Réjouis-toi, lui dit le sage, que Dieu t’ait ouvert la porte des demandes et qu’il t’ait rendu possible de les formuler bien ! Cela aura en effet comme résultat pour toi, si Dieu le veut, d’entreprendre l’accomplissement des œuvres et d’exécuter des actes louables, et j’ai bon espoir que cela te permettra plus facilement d’être sincère dans ton comportement. Consacre donc à Dieu une volonté pure en toute vraie résolution, et que fortifier ton âme contre toutes les défaillances ennemies soit pour toi le moyen d’accéder à la sagesse et d’implorer d’elle ce que tu désires. Rends conforme toute ta personne à ce qu’elle exige, car la sagesse est pour ceux qui sont totalement envahis par son désir et qui, jusqu’au plus intime de leur être, sont dominés par son amour, plus fortement encore qu’une mère compatissante et un père plein de bonté dans les sentiments d’inclination, d’affection et de tendresse qu’ils peuvent éprouver. C’est comme si également je voyais la science sous la forme agréable d’une nuée gonflée d’eau, étendue au-dessus de toi, et qui te couvre de son ombre, laissant fortement présager que tes espoirs seront comblés. Prie donc pour que ces nuages laissent tomber leur bénéfique ondée en attendant patiemment qu’elle éclate. Supplie avec insistance Celui qui fait tomber la pluie, déploie les nues, enlève le malheur (désignations d’inspiration coranique) et qui affranchit les esclaves. Sache que Dieu — que Sa louange soit glorifiée ! — fait revivre la moindre chose morte de Sa création par une seule goutte de pluie de Sa miséricorde qu’Il fait tomber sur elle, et que rechercher la vie c’est demander à être abreuvé. Les premiers effets de cette ondée seront de te guérir, et si elle est abondante, elle lavera ton cœur de tout penchant pour ce bas monde et ton corps de tous les maux grâce à son contact ; goûter la saveur du peu que tu en absorberas supprimera toute passion en ton âme. Sache également que lorsque Dieu désire l’un de Ses serviteurs, Il lui rend plus aisé le chemin et lui aplanit les obstacles indésirables ; Il lui écourte le voyage, pour le faire parvenir à la demeure sublime et lui offrir la part la plus magnifique. J’ai bon espoir que Celui qui t’a permis d’adresser des demandes favorables et de les formuler avec une intention droite, te fera arriver, par Sa grâce et Sa miséricorde envers toi, jusqu’aux demeures des serviteurs qui sont les saints [« amis »] qu’Il s’est choisis et les élus [« purs »] qu’Il s’est réservés.

Je vais maintenant — si Dieu le veut — te décrire comme tu me l’as demandé les qualités des savants qui se consacrent aux réalités spirituelles. Il s’agit donc de ceux qui mettent en application ce qu’ils savent, qui sont sincères dans leur poursuite de la science, qui s’efforcent d’accomplir ce à quoi elle a droit, et qui la désirent en conformité avec ce qu’elle exige d’eux. Ceux qui, dans leur recherche, ne se laissent pas séduire par les ambitions mondaines ni détourner de l’acquisition de la connaissance véritable ; ceux que ne subornent pas les ennemis égarés (allusion à Iblîs et aux êtres soumis à son pouvoir). « Ceux-là sont les hommes de Dieu. Et les hommes de Dieu ne sont-ils point en vérité les bienheureux ? »

Sache que ce que doivent acquérir en premier lieu les savants qui réalisent la vérité et qui en commencent la quête, c’est la rectitude de l’intention et la justesse du dessein, ainsi que la conformité de l’âme à ce désir de la connaissance qui se manifeste en eux. Ils ne se permettront alors de faire leurs premiers pas et de mettre leurs membres en mouvement qu’après avoir soumis leur entreprise à l’approbation d’un examen rigoureux. Ils s’y engagent ainsi sur la base même des règles que leur science leur a d’abord inculquées, et ils continuent dans la rectitude et avec l’attestation de ce savoir. L’authenticité de ce que la Vérité divine manifeste dans leur cœur implique pour eux la crainte, la prudence et la réserve. Ces sentiments envahissent leur conscience et leur imposent de retenir leurs membres, de maîtriser leurs pensées et de garder le silence. Ils redoutent malgré cela d’être incapables de satisfaire aux exigences requises par la recherche de la science, et ils soumettent leur âme à un contrôle sévère. L’évocation parfaite de Dieu et la méditation continuelle les accompagnent dans les diverses étapes de leur quête. Cela les préserve de la complaisance qui peut naître de la fréquentation de ceux qui, comme eux, recherchent la connaissance et qui la poursuivent à leurs côtés. Leurs compagnons et eux-mêmes peuvent en effet ne pas se trouver dans le même état spirituel. S’il arrive que l’un d’eux exprime quelque parole futile, ils s’en détournent, ou qu’un autre manifeste quelque négligence ou distraction, cela leur inspire la crainte et la prudence. Quand ceux qui sont avec eux sont victimes de quelque chose qui les trouble et qui affecte la stabilité de leur état spirituel et la fermeté de leur maîtrise d’eux-mêmes, ils prient Dieu pour qu’ils se rétablissent et ils souhaitent que tout redevienne normal pour eux et rentre dans l’ordre. Ils n’agissent mal en aucun cas envers leurs compagnons : ils ne méprisent aucun d’eux, ni ne médisent de lui, ni ne le blâment. Bien au contraire, ils le prennent en pitié s’ils le voient dans l’erreur, et ils prient pour lui quand il laisse apparaître quelque défaut. Ils savent reconnaître ce qui est mal, et alors ils le désavouent et l’évitent ; ils savent reconnaître ce qui est bien, et alors ils l’approuvent et le mettent en pratique. Ils n’éprouvent aucun dédain envers ceux qui se montrent déficients par rapport à la richesse de leur propre expérience, et ils ne dénigrent pas ceux qui leur sont inférieurs quand leur état mérite leurs éloges. C’est au contraire la science qui leur sert de référence pour reconnaître tout cela, et rien de ce que Dieu a attribué à leurs compagnons de spiritualité (al-qawm) ne leur échappe. Et dans ce cas c’est encore la science qui leur permet de distinguer le vrai du faux ; ils conservent un jugement sain sans se laisser influencer défavorablement, la crainte de Dieu et la piété restant leur seul souci, et leur poursuite de la science étant leur seul objectif.

Quand ils entendent parler de la connaissance, leur langue adresse des louanges au Seigneur, leur cœur s’engage immédiatement à la mettre en pratique, leurs oreilles écoutent avec la plus grande attention, et leur corps se met en mouvement pour servir Dieu. S’ils réussissent d’abord à recueillir cette science et ensuite à la comprendre, c’est par une conduite irréprochable puis en étant fidèles à la grâce de Dieu. Ils continuent à la poursuivre sans arrêt et à s’y consacrer sans relâche, et ils s’attachent avec empressement à la personne de ceux qui ont reçu la connaissance, pour y participer abondamment et le plus possible. Une fois qu’ils sont parvenus à ce qui est désormais leur recours, et qu’ils ont atteint ce dont ils ont besoin ainsi que les vérités qu’ils mettront en application à tout moment, ils reprennent le contrôle des actes qu’ils font leurs (kasabû) et l’examen de leurs mobiles. Cela leur évite d’avoir à se racheter, et c’est pour eux une récollection dans la retraite intérieure de l’adoration. Ils n’ont dès lors plus besoin des autres ; ils savent où ils en sont quant à la rectitude de leur volonté et quel est leur degré de connaissance. La faveur divine suscite en eux des états spirituels élevés, et tout cela se développe, croît, se manifeste et apparaît.

Certains s’isolent alors dans leur connaissance et se préoccupent exclusivement du culte divin sans être distraits par les créatures. Ils préfèrent actualiser la connaissance à laquelle Dieu les a ouverts, désirant ne rien substituer au service perpétuel de Dieu ni remplacer par quoi que ce soit leur retraite intérieure, née de ce qu’Il a ouvert en eux. Chez d’autres se manifeste l’intention de communiquer cette connaissance, s’impose la décision de l’enseigner, et ils sont amenés à considérer que cela est mieux. Ils se livrent alors à la diffusion de la science d’une façon méritoire et ils consacrent à Dieu cette activité, aspirant à une magnifique récompense de Sa part et en espérant un profit lors du retour auprès de Lui. Ils se trouvent ainsi favorisés avec bonheur d’une vue juste en toute circonstance : s’ils parlent, c’est par la vertu de la science, et s’ils se taisent, c’est par dignité et maîtrise de soi. Quand ils se proposent d’expliquer, ils mettent leur exposé à la portée des entendements, ne cherchant qu’à être utiles à ceux qui les pressent de questions sur la connaissance et qu’à encourager de leurs conseils ceux qui s’en détachent. Ils leur communiquent la science dont ils sont dépositaires, dans un langage clair, par des explications correctes, d’un cœur loyal et avec des paroles sincères. Ils évitent toute précipitation avec les ignorants, et ils ne tiennent pas rigueur à ceux qui se trompent et commettent des erreurs. Ils ne polémiquent avec personne, ils pardonnent à ceux qui sont injustes envers eux, ils donnent à ceux qui les excluent, ils sont bienveillants envers ceux qui les traitent mal, et ils tolèrent ceux qui font preuve d’hostilité à leur égard.

Ils n’attendent des hommes aucune rétribution pour leur activité, et ils ne sont pas attirés par les compliments et les louanges. C’est pour Dieu qu’ils dépensent leurs efforts en Lui consacrant leurs actions, et c’est pour l’amour de Dieu (littéralement : « pour Sa Face ») qu’ils agissent d’une façon aussi admirable. Ils n’acceptent aucun des biens de ce monde de la part de ceux qui les prodiguent, et ils ne se laissent pas détourner par ceux qui en jouissent. Ils laissent les choses de ce bas monde là où les a placées leur Créateur, et ce que leur a attribué Celui qui les nourrit suffit à les satisfaire. Ils ne se préoccupent pas de ces biens périssables, et leur comportement ne saurait dépendre de ce qui est éphémère. Leur cœur délaisse la parure du monde d’ici-bas et il ne répond pas aux invites de la beauté de son éclat. Ils se contentent (pour vivre) de peu pourvu que ce soit pur, et ils se satisfont de ce qui est sain et en quantité raisonnable. Ils s’abstiennent de ce qui est suspect d’illicéité, et ils s’écartent des choses douteuses. Bien plus, ils négligent même ce qui est explicitement licite, et ils usent avec modération de ce qui est indispensable. Ils préfèrent, pour toutes ces choses et pour tout ce qui est tentant en ce monde, adopter l’attitude du renoncement et la pratique constante des efforts sévères et de l’adoration de Dieu. Ils éprouvent de la pitié pour ceux qui dévient vers le siècle leurs aspirations et de la compassion envers ceux qui détournent vers ce bas monde leurs élans. Ils considèrent que l’objet ainsi poursuivi ne mérite aucune estime, et qu’il n’y a rien en ce monde qui vaille la peine qu’on s’en préoccupe. Quand ils le regardent, ils y voient son impermanence et l’imminence de sa disparition. Voilà ce qu’est le monde à leurs yeux et quelle est sa place au regard de leur connaissance.

À la description que je viens de t’en faire, j’ajouterai qu’ils restent constamment à l’écart et qu’ils pratiquent de fréquentes retraites, vivant continuellement dans l’austérité et le service de Dieu. Ils trouvent le repos du cœur, le contentement et la joie intérieure, dans l’accomplissement des œuvres pies consacrées à leur Seigneur, et l’espérance de la récompense qui en sera la rétribution lors du retour à Dieu. S’ils se montrent aux musulmans, quand ceux-ci se rassemblent autour d’eux, en quête de la science « qui veille toute prête à leurs côtés » (réminiscence coranique), c’est avec une intention louable et une volonté droite, car cela fait partie à leurs yeux des œuvres pies qui rapprochent de Dieu. En agissant ainsi, ils ne sortent pas de l’état spirituel qui est le leur dans la solitude quand ils sont en adoration et travaillent à être plus près de Dieu. Ils restent dans ce même état quand se manifeste en eux la détermination qui les tire de leur retraite, et qu’ils paraissent devant les hommes, pour leur enseigner ce dont Dieu les a instruits. Ils persistent dans la peur et la crainte de Dieu, et la méfiance et la prudence ne les quittent jamais. Ils se comportent conformément aux conditions que leur impose leur connaissance, parlant et jugeant avec rectitude.

Ils sont les plus stricts à l’égard des règles, les plus compétents en matière de licite ou d’illicite, et les plus experts en ce qui concerne les lois de l’Islam. Ils marchent sur les traces des messagers de la religion, et ils suivent le comportement des saints et des hommes de vertu. Ils ne se laissent influencer par aucune innovation blâmable, et ils ne manquent jamais de se conformer à la Tradition du Prophète, et cela grâce à leur science, qui est éminente, parfaite et solide, et grâce à leur position claire et équilibrée à l’égard de toutes les écoles doctrinales. Ils recherchent les opinions les plus sûres, sans se laisser entraîner par la théologie dogmatique ni lui prêter la moindre attention. Ils ne disent jamais de mal de ceux qui sont à la tête de la Communauté et ils ne les critiquent pas, mais ils leur souhaitent d’agir bien dans tous les domaines. Ils sont d’avis qu’on leur obéisse docilement et que la Communauté ne se révolte pas contre eux. Ils estiment que s’insurger contre les dirigeants est le fait d’ignorants qui pèchent gravement et de déviationnistes égarés, qui veulent la discorde et cherchent à semer la corruption sur la terre. Ceux-là sont les ennemis impies et les iniques hérétiques, qui n’ont pas suivi la voie de l’orthodoxie, mais qui ont choisi celle de l’égare ment et de la perdition, attirés par les séductions de ce bas monde. Dieu a élevé les mérites des savants à une hauteur qui les met hors d’atteinte de tout cela. Il a fait d’eux des guides sûrs et de bon conseil, des hommes de bien, de vertu et de piété, purs et bienheureux, de nobles seigneurs pleins de majesté et de grandeur, des saints magnanimes et généreux. Dieu a fait d’eux comme les étendards déployés de la Vérité et Il les a dressés comme des phares indiquant la Bonne Voie, ceux dont l’humanité doit suivre le chemin tracé par eux. Tels sont les savants des musulmans, les croyants les plus dignes de confiance, et les plus nobles de ceux qui craignent Dieu. C’est sur eux que l’on prend exemple quand la religion subit des vicissitudes, c’est à leur lumière que l’on se dirige dans les ténèbres de l’ignorance, et c’est à leur science que l’on s’éclaire quand on est plongé dans l’obscurité. Dieu a fait d’eux une (manifestation de Sa) miséricorde envers Ses serviteurs, et une bénédiction pour ceux de Son choix. C’est par eux qu’Il instruit l’ignorant, redonne la mémoire à l’oublieux et dirige celui qui questionne. C’est par eux qu’Il donne à celui qui entre dans Ses bonnes grâces, et qu’Il accorde un surcroît à celui qui œuvre pieusement. C’est par eux qu’Il mène jusqu’à la halte sublime, qu’Il encourage celui qui s’est mis en route, et qu’Il fixe à jamais celui qui est fort et parfait. Tels sont les hommes qui ont passé leur vie entière à invoquer Dieu, et qui ont consacré le temps qui leur était destiné sur cette terre à agir dans la vertu et la sainteté, laissant ainsi aux créatures les traces glorieuses de leur passage et éclairant les hommes de l’éclat de leur lumière. Quiconque allume son flambeau à leur feu resplendissant est illuminé ; s’il marche dans leurs pas, il se met sur la bonne voie, et s’il suit leur comportement exemplaire, il obtient la béatitude et échappe au malheur éternel. Après les avoir vivifiés constamment, Dieu les rappelle à Lui par une bonne mort, car leurs actions passées les ont familiarisés avec l’au-delà. Dieu fait que leur fin soit le couronnement de leur vie, et qu’au moment où la mort les saisit leur état spirituel soit le plus admirable.

Tu m’avais interrogé sur les qualités des savants qui réalisent la vérité et qui mettent en application ce qu’ils savent, et je viens de te donner un certain nombre de détails sur leur condition spirituelle et de te décrire abondamment la beauté de leur comportement. Si maintenant je voulais pousser ma description jusqu’au bout et tuent ionner toutes leurs qualités comme ils le mériteraient, j’en aurais trop à dire et ma réponse prendrait trop d’ampleur. Dans ee que Dieu m’a permis de citer, il y a le viatique indispensable pour poursuivre dans la bonne voie et la suffisance requise pour agir de la façon la plus convenable.

Le savant dit alors au sage « Ô, maître bon et miséricordieux, toi qui instruis en conseiller avisé et plein de sagesse, tu as troublé mon âme en me décrivant ceux qui se consacrent à la spiritualité et tu as rempli mon cœur d’appréhension ! Cela m’a fait comprendre en effet quelles étaient ma situation et ma condition, et je crains de ne pas avoir suffisamment de constance pour être capable de porter le poids de ce que je sais, maintenant que tu m’as éclairé sur mes graves négligences et mes continuels manquements. Je me sens méprisable devant la connaissance, convaincu de ma misère et de mon insuffisance. Comment sortir de la condition avilissante dans laquelle je me trouve du fait de mes manquements, comment échapper aux. défauts condamnables de mon âme, et comment m’engager sur le seuil de la voie que suivent les hommes voués à la spiritualité ? Renoncer serait désormais à mes yeux un péché, et rester dans l’état où je suis serait trop accablant pour moi ! »

Le sage lui répondit : « Ce que tu demandes est une chose très grave, et c’est une entreprise immense et qui se situe au niveau le plus élevé, Pour ceux qui se consacrent à cette recherche sublime, il n’est pas aisé de surmonter les frayeurs qu’elle suscite et de supporter les fardeaux qu’elle impose, de s’expatrier et de se séparer de tout bien matériel, — et rares sont ceux qui aspirent avec assez de force à ce qui se trouve auprès de Dieu —, à moins qu’il leur soit facile de se dépenser corps et âme et de n’attacher d’importance à rien d’autre que le but à atteindre ! Toi qui es en quête des demeures des hommes à l’âme noble, des degrés auxquels sont parvenus les savants, des états spirituels des maîtres éminents qui suivent les traces des prophètes, évite tout ce qui t’éloignerait de la route des hommes voués à la spiritualité et qui te ferait dévier de la bonne voie et du droit chemin, et aspire à ce qui peut t’élever vers Dieu. Sache que prêter une attention avide à la moindre chose de ce bas monde est un voile que tu dresses entre la vie dernière et toi-même et une cause d’affaiblissement de la vision intérieure. Ôte donc de ta conscience ce dont la considération engendrerait en toi insuffisance et négligence. Clarifie tes désirs et purifie tes pensées, par une résolution entièrement dépouillée et une préoccupation totalement unifiée, en te consacrant exclusivement au but que tu t’es proposé et que tu aspires à atteindre. Rectifie ce qu’il y a au fond de ton être, pour le rendre parfaitement conforme à ce que tu proclames et manifestes publiquement. Garde-toi de te laisser attirer par la moindre chose qui t’écarterait de ce qui est clairement pour toi digne d’approbation. L’homme le plus lésé dans ce marché de dupes est en effet celui qui troque à profusion ce qui est durable pour un peu de ce qui est périssable, et qui distrait son âme du souci des réalités de la vie dernière par la préoccupation des objets de ce bas monde. Pour toi qui recherches les états spirituels éminents et les meilleures méthodes qui y mènent, que la première des choses à entreprendre, et dont l’accomplissement te rapprochera de ton Seigneur, soit de renoncer au monde et de te détourner de ce qui pourrait plus ou moins t’attirer. Le moindre penchant pour les choses du siècle s’emparera en effet de ton être, préoccupera ton cœur et distraira ton esprit du souvenir de Dieu. En fonction du désir plus ou moins fort que tu éprouveras pour la moindre réalité d’ici-bas, le trouble apporté par cette distraction sera lui-même plus ou moins fort, et selon l’effet qu’il produira, la conscience de l’objet de tes aspirations s’estompera plus ou moins en toi. Les œuvres ne sont efficaces et le cœur n’est protégé que s’il y a rupture définitive avec les contingences de ce bas monde. Si la moindre d’entre elles fait encore obstacle, elle devient en effet tout à la fois objet du désir et de l’action, et c’est cela qui ôte la lucidité et le discernement, et qui empêche la condition spirituelle d’atteindre son plein achèvement. Méfie-toi donc de ce qui pourrait t’entraîner et t’attirer, même s’il s’agit de choses insignifiantes, et libère-toi vraiment de tout cela, en vue d’une condition spirituelle désormais sans obstacles et d’une rectitude parfaite en actions et en paroles ! »

Le savant s’écria alors : « Je m’en remets entièrement à tes conseils et ils sont désormais mon unique souci, mon cœur leur est tout dévoué et ils m’ont montré clairement la route à suivre ! J’ai l’espoir, maintenant que tes directives m’ont indiqué la bonne voie, et grâce à la vérité de tes exhortations et à la franchise de tes recommandations, que Dieu me fera parvenir à tout ce que j’escompte et au but de ma recherche. Il m’a été accordé de voir les sources de la Sagesse, cachées au fond de ton être, couler par ta bouche. Ce qu’elles m’ont déjà communiqué, et ce que j’ai pu en goûter, m’a revivifié en m’éclairant et a fait naître en moi le désir ardent que tu continues à m’en faire bénéficier. Gratifie-moi encore de cette Sagesse, afin de fortifier la vie qui m’a ranimé et qui m’a tiré de la mort de mon ancien état, et de me permettre de réaliser les promesses de cette transformation. Et je ne trouve rien d’autre, comme requête à adresser à Dieu à ton sujet, que de Le prier du fond de mon cœur pour qu’Il te rétribue à ma place et qu’Il te récompense par ce qu’Il jugera Lui-même le plus digne et le plus convenable. Depuis que tu m’as réveillé, ô sage ! du sommeil de l’oubli de Dieu, et que tu m’as fait reprendre conscience en me tirant de la torpeur de la négligence et de l’indolence, je me suis trouvé en état de saisir ce que tu voulais me faire comprendre. Ce que j’ai découvert ainsi me pousse à passer aux actes, et il m’est désormais interdit de ne pas tenir compte de la révélation des faiblesses qui subsistaient encore en moi, puisque cela m’a été montré d’une façon parfaitement claire et avec une science sûre. »

Les quelques dernières lignes du manuscrit sont peu compréhensibles, et la lettre prend un caractère personnel. En voici cependant la fin :… « Abû “Abd Allâh, puisse Dieu, qui est l’objet de notre adoration, te gratifier spécialement du meilleur de Son affection et te compter parmi Ses bien-aimés privilégiés ! Ta lettre m’est bien parvenue au milieu de l’année, je l’ai lue avec plaisir et je me suis réjoui de son contenu. Tu me parlais — que Dieu t’aide ! — de « Ali Ibn Sahl Abû-l-Husayn (sans doute Isfahânî) — que Dieu lui soit propice ! —, et tu me rappelais de bien vouloir te communiquer les lettres qu’il m’enverrait. Mais je suis toujours dans l’attente d’en recevoir, et aucune ne m’est parvenue depuis que nous nous sommes quittés, jusqu’à maintenant au moment où je t’écris ; j’ai cependant bon espoir d’en recevoir. »

De la Connaissance/ma'rifa

“Tu as posé la question de la connaissance et des moyens d’y parvenir. La connaissance, qu’il s’agisse des hommes qui ont des qualifications spirituelles particulières ou qu’il s’agisse du commun des croyants, est unique, car l’objet de cette connaissance est le même. Elle a cependant un degré initial et un degré suprême, où se situe l’élite spirituelle, bien qu’elle soit dépourvue de toute limite et de toute fin accessibles. Pour ceux qui possèdent la connaissance, son objet est infini. Comment, en effet, la connaissance pourrait-elle englober Celui que la pensée n’atteint pas, que la raison ne cerne pas, que l’esprit n’imagine pas, et dont la manière d’être échappe à la réflexion ! La plus savante des créatures à Son sujet, est celle qui reconnaît avec le plus de force son impuissance à saisir Sa grandeur ; ce qui revient à dire que Son essence se révèle dans le fait même qu’elles sont conscientes de leur impuissance à saisir Celui à qui rien n’est semblable. Il est en effet l’Éternel, et tout ce qui est autre que Lui est produit dans le temps. Il préexiste, et tout ce qui est autre que Lui a un commencement. Il est la Divinité, et tout ce qui est autre que Lui est l’objet de cette Divinité. Il est Celui qui est Puissant, sans que personne L’ait rendu tel, alors que tout autre être puissant n’est tel que grâce à Sa Puissance. Il est Celui qui est Savant, sans que personne L’ait instruit et sans qu’Il retire d’informations d’un autre que Lui, alors que tout autre être savant n’est tel que grâce à Sa Science. Gloire à Lui, qui est le Premier sans commencement, et qui est le Perpétuel sans fin ! Ces qualifications ne sont dignes que de Lui et ne conviennent à nul autre que Lui.

L’élite spirituelle des saints se situe au degré le plus élevé de la connaissance, sans qu’elle ait pour eux de limite et de fin accessibles ; quant aux croyants ordinaires, ils se situent au degré initial de la connaissance, et les sages (ou “les gnostiques”) leur apportent des témoignages et des indications sur ces deux degrés, inférieur et supérieur, de la connaissance. Leur témoignage, en ce qui concerne le niveau le plus bas, consiste dans la proclamation de Son unicité, dans la négation radicale de l’existence d’êtres pareils à Lui, et dans la profession de foi en Son Livre et en les-obligations et les interdictions qui y sont formulées. Leur témoignage, en ce qui concerne le niveau le plus élevé de la connaissance, consiste alors à accomplir leurs devoirs envers Lui (ou “ce à quoi Il a droit”), à Le révérer dans la crainte à tout moment, à Lui donner la préférence sur toutes Ses créatures, à pratiquer les vertus les plus nobles, et à s’abstenir de tout ce qui ne rapproche pas de Lui. La connaissance par laquelle l’élite spirituelle surpasse le commun des croyants, est le sentiment intense, éprouvé par le cœur, de l’infinité de Sa grandeur et de Sa majesté, de Sa puissance agissante et de Sa science qui englobe tout, de Sa générosité débordante, de Sa libéralité et de Ses bienfaits. C’est ainsi que prennent une importance immense, dans le cœur de tels hommes, Sa grandeur et celle de Sa majesté, la crainte révérencielle qu’Il leur inspire, l’efficacité irrésistible de Sa puissance, la dureté de Son châtiment et la violence de Son étreinte, la magnificence de Sa récompense et de Sa libéralité, la surabondance de Son don généreux du Paradis et de Sa compassion, la multiplicité de Ses faveurs, de Ses grâces et de Ses bienfaits, Sa mansuétude et Sa miséricorde.

Quand la conscience de tout cela a pris une pareille ampleur, la grandeur du Tout-Puissant est devenue immense dans leur cœur ; ils Le vénèrent et ils Le révèrent avec crainte, ils L’aiment et ils se sentent indignes devant Lui, ils ont peur de Lui et ils espèrent en Lui. Ils accomplissent alors leurs devoirs envers Lui, ils s’abstiennent de tout ce qu’Il a interdit, et c’est à Lui qu’ils consacrent tous leurs efforts, corps et âme. Ils y sont poussés par ce qui s’est établi dans leur cœur, par cette conscience sublime de l’immensité de Sa grandeur et de celle de Sa récompense et de Son châtiment. Tels sont ceux qui constituent l’élite spirituelle de Ses saints. C’est pourquoi l’on dit : “Un Tel connaît Dieu” et “un Tel est savant au sujet de Dieu”, quand on les voit plongés dans la vénération et la crainte révérencielle, espérant, demandant, désirant, remplis d’une piété scrupuleuse et anxieuse, pleurant et affligés, soumis et humbles. Quand ces marques de vertu apparaissent en eux, les musulmans comprennent alors qu’ils connaissent Dieu et qu’ils sont savants à Son sujet mieux que le commun des croyants. C’est ainsi que Dieu les a décrits : “Les seuls à redouter Dieu, parmi Ses serviteurs, ce sont les savants” ; et David avait dit : “Mon Dieu ! il n’a point de science, celui qui ne Te redoute pas.”

La connaissance par laquelle ceux qui appartiennent à l’élite spirituelle surpassent le commun des croyants, est donc cette connaissance sublime. Quand elle a pris une telle ampleur, qu’elle s’est établie dans leur cœur et qu’elle s’y maintient, elle est désormais une certitude puissante ; les qualités morales du serviteur sont alors parfaites et pures de toute tache. En même temps que la connaissance sublime de la grandeur et de la majesté divines, il lui a été donné de réfléchir et de méditer : sur les créatures, comment Dieu les a créées et comment Il les a produites d’une manière parfaite ; sur les destins, comment il les a déterminés et comment ils s’ordonnent harmonieusement selon les dispositions qu’Il a prévues pour eux et les moments qu’Il a fixés ; sur les affaires (de l’Univers), comment Il les dirige selon Sa volonté (normative) et Son libre vouloir (à la fois volonté créatrice et libre décision), de sorte que rien n’échappe à l’efficace de Sa volonté et à l’ordonnance de Son libre vouloir. L’un de ceux qui possèdent la science a déclaré : “La considération de la puissance divine ouvre dans le cœur la porte du sentiment de la grandeur de Dieu.” Un sage vint à passer près de Mâlik Ibn Dinâr, et Mâlik lui demanda : “Éclaire-nous, que Dieu te fasse miséricorde !” ; le sage lui répondit : “Comment t’éclairerais-je ? si tu connaissais Dieu, cela te dispenserait de tout discours.”

Ils Le connaissent par ailleurs de la manière indiquée (par le Coran), à savoir que si l’on considère “l’opposition de la nuit et du jour”, la révolution du firmament, le fait que la voûte céleste reste suspendue “sans aucun pilier”, l’écoulement des eaux des rivières et des fleuves, l’on comprend que tout cela a un Auteur et un Organisateur, à qui n’échappe, des actions de Ses créatures, “pas même le poids d’un atome”. Ils L’adorent alors selon les indications qu’Il a données sur Lui-même, comme s’ils Le voyaient avec leurs y ux, bien que Dieu, dans la demeure de Sa Majesté, échappe à toute vision. Tout ceci montre bien qu’ils sont ceux qui connaissent et qui savent le mieux l’immensité de Sa grandeur, car ils sont ceux qui Le révèrent et qui Le craignent le plus.”

Recommandations à l’un de ses frères spirituels

“Louange à Dieu, qui s’est réservé pour Lui-même les plus pures de Ses créatures, qui leur a accordé spécialement la science et la connaissance à Son sujet, et qui leur a fait accomplir les œuvres qui Lui sont les plus chères et qui « rapprochent le plus près de Lui » (réminiscence coranique), les amenant ainsi au but ultime et à la cime finale et suprême !

Je te recommande de ne plus prêter attention à tout état mystique qui est passé, car se tourner vers le passé distrait de ce que peut apporter l’état actuel. Et je te recommande aussi de ne pas attarder tes regards sur cet état actuel et de renoncer à y demeurer, en portant tes aspirations spirituelles à la rencontre de ce qui peut être attendu du “moment privilégié” qui s’est présenté ; et cela, par l’évocation de Celui qui l’a fait surgir en toi et auquel sera rattachée la pensée de ce qui fait l’objet de cette expérience intérieure. Si tu te comportes ainsi, tu auras présent à l’esprit Celui qui est infiniment meilleur (que tout état mystique), et la vue des choses sera sans dommage pour toi (ou “la prise de conscience des réalités intérieures sera sans dommage pour toi”).

Je te recommande également “le dépouillement de l’aspiration spirituelle” et “l’esseulement de l’invocation de Dieu”, pour que tu te comportes ainsi envers Dieu avec une totale sincérité. Travaille donc à purifier ton aspiration d’elle-même et en vue d’elle-même, et recherche la pure invocation de Dieu en ton cœur ! Fais en sorte qu’Il te voie en conformité avec ce qui est voulu pour toi, et non pas que soit voulu pour toi ce qui serait en conformité avec ce que tu voudrais pour toi-même ! Travaille aussi à ce que le témoin de ta conscience s’efface lui-même, afin que ce qui témoignait contre toi devienne ce qui témoigne en ta faveur, grâce à cette purification de lui-même exercée par lui-même (le “châhid” désignant tour à tour ce qui est présent à la conscience et la conscience-témoin, l’on peut comprendre : “Travaille à l’effacement de ta propre conscience de toi-même…”).

Sache encore que si tu es tout entier à Lui, Il sera pour toi la totalité de tout ce qui vient de Lui et que tu aimes ! En fonction de tout ce qui en Lui t’a été agréable et de ce qu’Il t’a montré, donne-Lui donc la préférence. C’est alors de Lui et par Lui que te sera octroyé généreusement ce que ta science ne saurait contenir, et ce que tes vœux et tes espérances ne sauraient atteindre !

Si tu es éprouvé par la compagnie d’une certaine sorte de gens, tiens compte, quand tu te trouves au milieu d’eux, de leur niveau (spirituel), et sois compatissant envers eux, en vertu de la grâce que Dieu t’a accordée et dont Il t’a favorisé.”

Connaissance de Dieu, Certitude, Remise confiante, et Illusion

« J’ai entendu Abû-l-Qâsim Junayd Ibn Muhammad dire ceci : “Le premier engagement que le serviteur doit prendre à l’égard de la Sagesse est la connaissance que doit avoir de son « Artisan » celui qui en est l’œuvre. Il doit savoir comment Il a produit l’être temporel (ou “contingent”), comment a eu lieu son commencement, et comment il sera produit (à nouveau) après sa mort. Il distinguera alors l’attribut de Créateur de celui de créature, et l’attribut d’Éternel de celui d’être temporel. Celui qui est sujet professera la connaissance de son Seigneur, et celui qui est l’objet de l’œuvre divine professera la connaissance de son Artisan. Le fragile serviteur professera la connaissance de son Maître ; il L’adorera, confessera Son Unité, proclamera Sa Grandeur, se soumettra à Son Appel (lancé à l’humanité), et reconnaîtra la nécessité de Lui obéir. Celui, en effet, qui ignore son Souverain, ne reconnaît pas ce qu’exige Sa suzeraineté, et il dénie la possession du gouvernement des créatures à Celui qui en est le détenteur.

La croyance à l’Unité, c’est que tu saches et que tu confesses que Dieu est seul dans Sa qualité de Premier et dans Sa préexistence, qu’Il est sans second, et que nul n’agit à Sa place (littéralement : “n’accomplit Son action”), et que nul autre que Lui n’accomplit les actions qu’Il s’est dédiées à Lui-même : nul autre que Lui — que soit magnifiée Sa Majesté ! — n’est la cause d’un dommage ou d’un profit, ne donne ou retient, n’apporte la maladie ou la guérison, n’élève ou humilie, ne crée et assure la subsistance, ne fait mourir ou vivre, ne laisse immobile ou met en mouvement !

On avait demandé à un savant : “Définis-nous la connaissance de l’Unité, et enseigne-nous ce qu’elle est” — “C’est la certitude, répondit-il”, — “Mais encore ?” — ‘C’est que tu saches que les mouvements et les repos des créatures sont l’action de Dieu, de Lui seul, sans associé ; s’il en est ainsi pour toi, alors tu connais Son Unité. Voici ce que cela signifie : lorsque tu reconnais Dieu comme unique agent (littéralement : ‘dans Ses actions’), puisque nul n’accomplit (à Sa place) Ses actions, la certitude n’est alors que le nom que prend la croyance à l’Unité, quand elle est parfaite et pure. Si elle est ainsi, l’amour et la remise confiante sont parfaits à leur tour, et c’est cela que l’on appelle la certitude. La remise confiante est l’acte du cœur, et la confession de l’Unité est la parole du serviteur’. Quand le cœur connaît la doctrine de l’Unité et agit selon celle-ci, il est parfait. Et ceci est conforme à cette parole d’un autre savant : “La remise confiante est la règle de conduite quand on professe l’Unité.” Si le cœur agit selon ce qu’il sait, il s’accompagne de l’amour, de la certitude, et de la remise confiante ; sa foi est parfaite, et il accomplit son devoir d’une façon pure.

Il en est ainsi parce que, si tu reconnais que l’action de Dieu n’est accomplie par nul autre que Lui mais qu’en même temps tu crains quelqu’un d’autre et tu espères en un autre que Lui, tu ne te comportes pas comme tu le dois. Si tu agissais selon ce que tu reconnais, tu n’espérerais qu’en Dieu seul, sachant qu’il n’y a pas d’autre agent que Lui. Ce que l’on peut dire alors de l’homme dont la connaissance qu’il a dans le cœur est défaillante, c’est que sa confession de l’Unité est viciée. Cela provient du fait que son cœur est en proie à l’illusion qui est le mal pernicieux en cette matière.” — « Je demandai alors à Junayd ce que c’était. » — “C’est, me répondit-il, croire qu’un être puisse agir à la place de Dieu ; cette opinion s’appelle « illusion », et ce n’est pas autre chose que du polythéisme (ou “associationnisme”) dissimulé.” — « Je lui posai la question : cette illusion ne fait-elle pas partie des actes du cœur ? » — « Non, me dit-il, mais elle s’insinue en lui, et elle le corrompt. » — « Quelle est sa nature ? » — « C’est d’être une opinion fausse à l’égard de Dieu, quand tu t’imagines que quiconque veut agir accomplit sa propre action. Il y aurait beaucoup trop à dire sur ce sujet, mais celui qui a compris se satisfait des explications les plus courtes. »

Sentences sur la connaissance de l’Unité

Junayd a dit : “La connaissance de l’Unité qui est particulière aux soufis consiste à isoler l’éternité de la temporalité, à quitter sa demeure, à rompre les liens avec ce que l’on aime, à laisser de côté ce que l’on sait et ce que l’on ignore, et (elle consiste enfin) dans le fait que l’Être divin tient alors lieu de tout.”

Interrogé sur la connaissance de l’Unité, Junayd répondit ceci : “C’est isoler Celui dont on proclame l’Unité, par l’assentiment donné à la vérité de Son Unicité dans la perfection de Son Unité, en affirmant qu’Il est l’Unique, Celui qui « n’a pas engendré et n’a pas été engendré », et en rejetant toute croyance à ce qui serait Son contraire, et à des êtres qui seraient Ses égaux, ainsi qu’à tout ce qui Lui serait semblable et à tout être qui serait adoré en dehors de Lui. Cette connaissance doit être pure de tout anthropomorphisme, de toute « modalisation » (de toute conception imaginaire), et de toute représentation. Elle doit être celle d’un dieu unique, impénétrable, et seul : « Rien n’est à Sa ressemblance, alors qu’Il est l’Audient, le Voyant ».

Junayd a dit : « Quand l’intelligence des sages parvient à la connaissance de l’Unité, c’est à la perplexité qu’elle arrive. »

Junayd dit : « La science de l’Unité diffère de sa réalisation intérieure, et celle-ci se sépare de la science de l’Unité ».

Interrogé une autre fois sur la connaissance de l’Unité, Junayd fournit la réponse suivante : ‘C’est une réalité intelligible dans laquelle les « formes » s’évanouissent et les “sciences” sont résorbées, tandis que Dieu est alors tel qu’Il n’a cessé d’être’.

Junayd a dit également : « La connaissance de l’Unité, c’est passer de l’exiguïté des formes de la temporalité à l’immensité de l’espace de la perpétuité ».

Junayd a dit : ‘La parole la plus sublime sur la connaissance de l’Unité est celle qui a été prononcée par Abû Bakr le Juste (al-Siddiq) « Gloire à Celui qui n’a pas octroyé à Ses créatures d’autre voie pour Le connaître que l’impuissance à Le connaître ! »

De la Divinité

Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux. Paroles de Junayd — que Dieu sanctifie son esprit ! — sur la divinité.

Abû-l-Qâsim Junayd — que Dieu lui fasse miséricorde ! — a dit ceci : ‘L’Être divin (al-Haqq = le Réel, le Vrai) s’est retiré avec eux (les Élus), et la divinité s’est dépouillée à leur intention. La première chose que l’Être divin leur a apportée, en leur communiquant les témoignages (de Sa présence), fut de leur montrer et de leur révéler ce qui est premier dans Sa divinité. Il leur a révélé Sa préexistence dans une éternité sans fin, et dans la perpétuité de Sa permanence qui n’a ni limite ni terme. Puis Il a accompagné cela du témoignage de Sa puissance irrésistible, de l’immensité de Sa gloire, du triomphe de Sa domination, de la sublimité de Sa transcendance, de Son pouvoir vainqueur, de Sa force terrible, de Sa grandeur infinie, et de Sa souveraineté redoutable. C’est ainsi qu’Il est à l’écart (des êtres) et seul, magnifié et exalté dans l’infinité de Sa grandeur et de Sa transcendance. L’Être divin “existe” par Lui-même et pour Lui-même, et l’Être divin estpar Lui-même juge de toute décision. Il est unique dans l’isolement de Sa souveraineté, un, seul, impénétrable. Tel est le premier témoignage qu’Il a révélé à ceux qui sont sous l’emprise de ce Nom (Allâh ?), et qu’Il a placés près de Lui.

Il a accompagné cela (de la révélation) de ce qu’Il garde bien caché, et qui concerne Ses “Noms les plus beaux”, ceux sur lesquels l’on possède une indication, et ceux sur lesquels l’on ne possède aucune indication et qui sont les Noms qui président à “l’union” et à “la séparation”, conformément à Sa volonté de les manifester ou de les taire. Certains de ces Noms se montrent dans leurs témoignages, apparaissent dans leurs objets, se manifestent dans leurs expressions, paraissent au grand jour là où ils trouvent une demeure, et ils “circulent” d’un support à l’autre (littéralement : “sur leurs montures”). Puis les attributs divins s’évanouissent, en vertu de la possibilité qu’ils ont de se retirer, et en fonction de ce que la Réalité divine protège et qu’elle recouvre d’un voile, qu’elle dissimule et rend invisible, qu’elle replie et cache, dont elle a la maîtrise et qu’elle fait disparaître, sur quoi elle exerce son emprise et étend sa domination. Les manifestations de la Réalité divine partent alors, mais c’est une séparation et non pas une rupture. (L’Être divin) suscite une “réunion” (ou une “re-jonction”), mais qui n’est pas ce que l’on entend par ce mot normalement. Par la maîtrise des pouvoirs dont Il dispose, Il surélève (ou “sublime”) l’apparence selon laquelle Il s’est manifesté et l’aspect vainqueur selon lequel Il s’est montré, de sorte que la force se soumet à la force, que la gloire se soumet à la gloire, et que la domination se soumet à la domination. “Où” se trouve le “où” à ce moment-là, quand il n’y a plus de “où” pour Lui ? “Où” disparaît le “où”, dans la perpétuité de Sa préexistence ? “Où” se situe ce pourquoi il n’y a pas de “où”, puisque, en vertu de l’isolement de la divinité, il n’y a pas en Lui de “où” ?

Ce ne sont là que quelques éclaircissements donnés par l’Être divin en ce qui concerne la notion d’“union” (ou de “concentration” en Dieu). Il actualise alors en Ses élus ce qu’ils attendaient de voir grâce à Lui, dans les témoignages que l’Être divin apporte à ceux qui sont qualifiés pour cela, et qui se rapportent à Son Nom unique et à la science “dépouillée” (de son Unité). Tout ceci n’est qu’une indication allusive, qui ne saurait être développée davantage. Donner la compréhension de cette question n’est d’ailleurs pas au pouvoir d’une simple indication. Elle ne peut être obtenue que si l’on se trouve d’abord dans la condition (des élus) mentionnés précédemment. C’est pourquoi je me suis exprimé en termes voilés et je n’ai pas parlé ouvertement. Ne tiens donc compte de cette allusion qu’en tant qu’elle t’indique que ce n’est que par Lui que tu peux obtenir (la compréhension de) ce qui Le concerne, et dans la mesure où tu peux atteindre l’Être divin par et dans la saisie qui est la tienne.

En ce qui concerne la notion de “séparation” (ou de ‘distinction), l’Être divin en opère la réalisation intérieure. Il y a notamment, d’une part, le fait que la manifestation dont Il revêt les élus Le concerne d’une façon particulière, et, d’autre part, le fait qu’Il les revêt d’une manifestation qu’Il leur affecte exclusivement. Ils sont alors eux-mêmes, dans ce qu’Il fait apparaître, les témoignages de ce qui est caché dans ce qu’Il dérobe aux regards. Quand Il leur fait découvrir ce qu’Il leur accorde comme une faveur spéciale, Il “enfouit le lieu” de cette perception du fait qu’il s’agit d’un secret à tenir scellé. Et dans les témoignages de ce qu’Il leur montre, ils sont constamment à la poursuite de ce dont il les instruit à Son sujet. Parmi les choses qu’Il leur fait voir, Il leur octroie alors la découverte du mystère bien gardé et redoutable contenu dans la manifestation de ce qu’il recèle, avant de les transporter au-delà du voile merveilleux de cet attribut divin. Puis Il leur montre les témoignages de Sa générosité, et les bontés que Son ordre a prédestinées. Par Sa sollicitude envers eux et en vertu du rang glorieux qu’ils occupent à Ses yeux, Il leur rend manifestes les voies par lesquelles s’accomplissent les promesses, les instruisant également de celles par lesquelles l’on s’empare de tout ce qui est aimé, recherché et désiré, grâce à l’acquisition définitive de la perfection de l’affection divine et à l’obtention du don de Son amitié.

Quand ils sont dans cet état de stabilité rassurante où Il les a placés, Il se tourne à nouveau vers eux, mais en leur faisant réaliser leur “absence” à eux-mêmes, en leur reprenant ce qu’Il leur avait apporté, et en leur retirant les dons auxquels Il les avait habitués et les faveurs qu’Il leur avait accordées généreusement. Et en raison de ce à quoi Il veut les faire parvenir et de ce qu’Il attend d’eux, Il leur octroie de connaître le contraire de ce qui était l’objet de leurs contemplations précédentes. Si l’on pouvait les voir quand Il leur fait réaliser cela, ainsi que l’état dans lequel Il les place alors, on n’apercevrait rien d’autre que des otages, des corps prisonniers, et des âmes captives, frappées par le malheur ! Et comment n’en serait-il pas ainsi, alors qu’ils avaient atteint le royaume de Sa gloire, et que la terrible épreuve que leur fait subir l’Être divin a pour effet de leur en faire perdre la conscience ! Ils en sont accablés, et ils appellent au secours ; ils crient vers Lui, en proie aux affres de l’agonie, car “Il a rassemblé leurs souffles dans leurs souffles, et Il a emprisonné leur esprit dans leur esprit”. C’est en effet par Lui qu’ils sont ramenés à Lui, et c’est à partir de Lui, par Lui, et vers Lui, qu’ils sont unifiés.

Ce ne sont là que quelques éclaircissements sur la science de l’Unité, donnés par l’Être divin à Ses élus.’

Les trois sortes d’hommes

‘Sache qu’il y a trois sortes d’hommes (ou de “musulmans”) : celui qui part à la recherche et qui poursuit son chemin, celui qui arrive et qui s’arrête, et celui qui entre et qui reste.

Celui qui part à la recherche de Dieu, se dirige vers Lui en se laissant guider par les indications de la doctrine littéraliste et légaliste, et son comportement à l’égard de Dieu est strictement extérieur.

Celui qui arrive à la porte et s’y arrête, est celui qui est conscient des voies qui rapprochent de Lui, grâce aux indications que lui procure la purification de son être intérieur et grâce aux dons des précieuses instructions dont il est comblé. Son comportement envers Dieu est intérieur.

Celui qui pénètre (auprès de Lui) avec tout son cœur, qui se tient devant Lui, et qui est arraché à la considération de tout ce qui est autre que Lui, n’ayant d’yeux que pour ce qu’Il lui montre et exécutant avec empressement ce que son Maître lui ordonne, un tel homme donc, est celui qui “réalise” la connaissance de l’Unité de Dieu.’

L’adoration parfaite

‘On avait demandé à Junavd — que Dieu lui fasse miséricorde ! — quel est l’aboutissement ultime chez « les hommes de la connaissance de Dieu » de leur adoration pour Lui. Il fit cette réponse : « C’est la victoire sur leur âme. L’Être divin les charge des tâches qu’accomplissent les plus humbles, et ils s’attachent exclusivement à ce qui Lui est destiné, sans s’arrêter à la considération de leur propre personne. Ils font l’admiration des prophètes, les saints se reconnaissent en eux, et les anges les glorifient. Ils ont en effet renoncé à tout ce qui est leur, pour se vouer entièrement à ce qui concerne Dieu, alors que tous les autres hommes se consacrent à ce qui concerne leur personne et délaissent ce qui est pour Dieu. Et Dieu paye de retour chacun selon son mérite. »

Lettre à l’un de ses frères spirituels

‘Que le bienfait que t’accorde le Munificent et le Généreux soit pour toi sans mélange ! Qu’Il purifie ton être par ce dont Il te gratifie spécialement et te favorise ! Qu’Il te dévoile la réalité profonde de ce qu’Il te montre ! Qu’Il t’honore par ce qu’Il te donne à toi de préférence aux autres ! Puisse-t-Il te rapprocher de Lui et te faire venir près de Lui ! Puisse-t-Il t’octroyer généreusement d’être Son familier et Son confident dans les lieux de Sa Proximité ! Puisse-t-Il te réserver Ses munificences et te traiter avec une affection particulière ! Et puisse-t-Il t’assister en vue de ces demeures spirituelles magnifiques et les stations du rapprochement divin, par la force, l’affermissement, le calme, la quiétude, et l’apaisement !

Qu’il en soit ainsi, pour que ces manifestations qui surviennent et ces révélations extraordinaires qui t’atteignent ne soient pas trop puissantes pour toi ! Pour que l’hébétude, provoquée par la stupeur en face de l’ineffable qu’on ne peut supporter, ne s’empare pas de toi sous l’effet de ces premières réalités spirituelles apparaissant dans toute leur pureté. Comment serait-ce supportable en effet, et comment l’esprit pourrait-il rester alors maître de lui-même, si Dieu ne le maintenait sous Sa sauvegarde et s’Il n’entourait de Sa protection l’intérieur de l’homme !

Où es-tu donc, quand Il te met tout entier en Sa présence, quand Il te met en face de ce qu’Il veut de toi, et qu’Il t’octroie d’entendre l’« Interpellation » (du Pacte primordial ?) et d’y répondre ? A ce moment-là en effet, c’est à toi que la Parole est adressée et c’est à toi de parler ; tu es interrogé sur les révélations qui te sont faites et c’est à toi de questionner. Ce sont alors des instructions précieuses qui coulent à profusion, des témoignages qui se succèdent et qui t’apportent constamment de nouveaux bienfaits et continuellement de nouveaux profits. Tout cela se déverse sur toi abondamment et de tout côté, en vertu de la Toute-Puissance du Munificent.

Si alors les hommes n’étaient pas soutenus par Sa grâce, et s’Il ne maintenait pas le calme dans leur cœur à ce moment-là, ils perdraient définitivement conscience des réalités, et leur esprit, mis en Sa présence, serait “taillé en pièces” ! Mais Dieu — que Sa Louange soit magnifiée et que Ses Noms soient sanctifiés ! — accorde généreusement Ses faveurs à ceux qu’Il a consacrés, et Il se penche avec bonté sur ceux qu’Il s’est choisis ; Il les soulage alors de leur fardeau, celui dont II les avait chargés en leur faisant porter le poids de ce qu’Il voulait d’eux et de la connaissance divine qu’Il leur octroyait. Puisse Dieu nous accorder, toi et moi, le rang spirituel des saints qui sont le plus près de Lui ! En vérité mon Seigneur entend et Il est proche !’

De la réalisation spirituelle des états contraires

“La crainte me contracte, et l’espérance me dilate. La réalité (ou “la vérité divine”) me rassemble, et le droit (de Dieu) me sépare. Quand Il me contracte par la crainte, Il m’éteint à moi-même dans mon expérience intérieure, et Il me préserve de moi-même ; quand Il me dilate par l’espérance, Il me rend à moi-même dans la perte (de mon expérience intérieure), et Il m’impose la conservation de moi-même. Quand Il me rassemble par la réalité, Il me rend présent (à Lui) et Il m’appelle ; quand Il me sépare par le droit (qui est le Sien), Il me fait voir un autre que moi et Il me recouvre d’un voile par lequel Il m’est caché. C’est Lui qui, en tout cela, me meut et ne me laisse point en repos, qui me laisse à l’écart (de moi-même ?) et ne me fait goûter l’agrément d’aucune compagnie dont je prendrais conscience et qui me ferait éprouver la saveur de mon expérience intérieure.

Puisse-t-Il m’éteindre à moi-même et ainsi me procurer une joie, c’est-à-dire me rendre inconscient (ou “absent”) de moi-même et me soulager, et me faire voir cette extinction ! Mon extinction est ma pérennisation. Dans la réalisation de ma véritable extinction, Il m’éteindrait à la fois à ma pérennisation et à mon extinction, et je serais alors ainsi véritablement sans pérennisation ni extinction qui seraient miennes dans cette expérience intérieure, parce que mon extinction à moi-même serait la prise de conscience d’un Être autre que moi !”

Fragments d’une lettre à Yahyâ Ibn Mu'âdh Râzî

1. “Puisses-tu ne pas être « absent », par toi, de ton “témoin intérieur” (ou “ce qui atteste sa présence en toi”), et puisse ton témoin intérieur ne pas être absent, par toi, de toi ! Puisses-tu ne pas être un obstacle à ton état spirituel par le changement que tu opères en toi, et puisse ton état spirituel ne pas être un obstacle à toi-même par le changement qu’il opère en toi ! Puisses-tu ne pas te séparer de la réalité de tes révélations (c’est-à-dire “les révélations qui te sont faites”), et puissent tes révélations ne pas se séparer de toi par l’“absence” (ou l’“inconscience”) qu’elles provoquent ! Puisses-tu ne pas cesser d’être, dans la pré-éternité, le témoin de la prééternité dans ta préexistence, et puisse la prééternité ne pas cesser de confirmer ce qui a cessé de toi ! Puisses-tu alors être là où tu étais, en tant que tu n’étais pas avant d’être rendu unique dans ta singularité et confirmé dans ton unicité, sans aucun témoin pour attester ta présence (ou “pour te faire prendre conscience de toi-même”) ! Puisses-tu ne pas être absent du Mystère divin par ton absence de toi-même ! “Où” est alors ce pour quoi il n’y a pas de “où” à son “où” ?; puisque Celui qui donne un “où” aux “où” est le même qui détruit les “où” qu’Il a produits, et puisque la destruction est elle-même détruite dans l’éternisation du Destructeur des destructions ! Il en est ainsi également du fait que la réunion se trouve dans ce qui a été séparé, et la séparation dans ce qui a été réuni. Il a séparé dans la réunion même de ce qu’Il a totalisé en Lui. La réunion, effectuée par elle-même et en vue d’elle-même, est celle de ce qu’Il a totalisé en Lui.”

2. “Il ensevelit ensuite Son « témoin » dans l’ensevelissement du fait même d’être enseveli, il enfouit son enfouissement dans le Mystère qui efface le fait d’être enfoui, et Il cache en cachant le fait même d’être caché ! Puis Il coupe toute relation susceptible de Le montrer ou de Le désigner, par ce qui n’appartient qu’à Lui seul, qui ne vient que de Lui seul, et qui n’est accompli que par Lui seul !”

Introductions de lettres

1. “Puisse Dieu t’honorer, mon ami, de Son élection, puisse-t-Il te « rassembler » dans la possession intégrale de ton être, te gratifier spécialement de la science des hommes sages et t’instruire dans la connaissance de ce qui est le mieux ! Puisse-t-Il aussi parfaire pour toi ce qu’Il veut de toi en vue de Lui-même, et te retirer ensuite de toi-même, en te laissant seul avec Lui, pour Lui et par Lui ! Ceci afin de t’esseuler, grâce à Son action transformante sur toi, avec ce qu’Il te fera voir, de telle sorte que tu sois hors d’atteinte de toute présence, quelle qu’elle soit, qui te tirerait vers l’extérieur. C’est là la première des réalités principielles, qui opérera l’effacement successif des “formes” dont Il te fera perdre conscience, en vertu de la sublimité de la reprise de possession totale effectuée par Lui, à partir de Lui et pour Lui. Ensuite Il t’isolera de toi-même en raison de toi, dans le premier “esseulement du dépouillement” et la vérité réalisée dans cet esseulement. C’est ainsi qu’une fois isolé de cette façon, Il abolira et fera disparaître la suppression même du “témoin” antérieur de l’Être divin après avoir effectué l’extinction de la présence des créatures ! Alors se produira la “réalisation” de la vérité de l’Être divin pour l’Être divin ! Il suit de là que la réalisation de la science du but ultime mène à celle de la connaissance de l’Unité moyennant la science de “l’esseulement du dépouillement”. Et Dieu la refuse et la cache à beaucoup de ceux qui se l’arrogent, y prétendent, s’en déclarent dignes et s’y consacrent.”

2. “Puisse la réalité intérieure de la vocation spirituelle te faire mourir aux signes extérieurs de l’imperfection ! Puisse l’Être divin te mettre à l’abri de la secrète considération de ta personne, en détournant ton attention de la pensée de toi-même et de ton état spirituel, par la conscience de Sa majesté quand tu L’invoques ! Puisse-t-il ensuite (seulement) te rappeler qu’Il t’a “mentionné” dans l’éternité de la préexistence, avant le temps et la condition de “l’épreuve” (l’existence temporelle et la vie terrestre) ! En vérité Il accomplit ce qu’Il veut et Il est Tout-Puissant”.

3. “Puisse Dieu te conférer l’honneur de Lui obéir, te gratifier spécialement de Son amitié, et t’accorder Son auguste protection ! Puisse-t-Il t’assister dans la conformité à la règle de vie instaurée par Son Prophète, et t’éclairer sur le sens de Son Livre ! Puisse-t-il mettre dans ta bouche les paroles de la sagesse, et te traiter affectueusement en te rapprochant de Lui ! Puisse-t-Il te favoriser particulièrement de Ses informations précieuse, et te combler de bienfaits toujours nouveaux. Puisse-t-Il te permettre de « veiller à Sa porte », et te confier la charge de Le servir !

Qu’il en soit ainsi, afin que tu te conformes parfaitement (à Sa volonté) et que tu goûtes à la coupe de Son amour ! C’est alors que la subsistance (du corps) sera entretenue par la subsistance (divine), la vie par la Vie, et l’esprit par l’Esprit. Ce sera la plénitude des bienfaits, l’absence de tout déplaisir, le bien sera définitivement assuré, et la sauvegarde contre tout mal sera parachevée !”

4. « Puissent les révélations merveilleuses des mystères divins se manifester à toi, te dévoiler les vérités qui s’y dissimulent à l’abri, et t’éclairer sur le secret des réalités prodigieuses qui s’y cachent ! Puissent-elles t’entretenir des dons que ces mystères recèlent, par le langage qu’Il utilise quand il s’agit de ce qui doit rester secret ! Les paroles dont Il se sert pour éclairer sur ce qu’Il décide alors d’exposer ne sont pas en effet le langage par lequel Il s’est exprimé explicitement (dans les Écritures), mais c’est ce dont l’Être divin a différé la communication pour ce qui en est l’objet. Et cela ne se réalise pas avant son heure et avant le moment voulu. Celui à qui en est destinée la compréhension, est un être particulier, qui fait partie des hommes appartenant “à l’aevum et au temps divins”. »

5. « Puisse Dieu veiller sur toi par la protection dont Il entoure les bien-aimés qu’Il s’est choisis, et affermir tes pas et les nôtres sur les voies qui ont Son agrément ! Puisse-t-Il t’introduire “sous les tentes de Ses relations familières”, et t’élever “jusqu’aux parterres fleuris de Sa générosité” ! Puisse-t-Il assurer ta sauvegarde en toute circonstance, tel l’enfant dans le sein de sa mère ! Puisse-t-Il ensuite prolonger indéfiniment ta vie, en la faisant participer à la pure perpétuité de la Vie (divine), dans la durée permanente de Son éternité ! Puisse-t-Il t’écarter à la fois de ce qui te concerne à partir de Lui et de ce qui Le concerne à partir de toi, pour que tu sois esseulé par Lui dans cette éternité : sans toi, sans ce qui t’appartient, sans la science à Son sujet, et qu’il ne reste plus que Dieu seul ! »

Le fardeau de la science, et l’Épreuve al-Balâ »

« Un homme peut être investi de la science dans toute sa réalité, de ses exigences dans toute leur force, et de sa mise en œuvre intégrale. Mais il n’y a pas (encore) harmonisation entre sa nature individuelle et ce que réclame la science. Il prend donc conscience, dans cet état de discordance qui existe en dépit de sa “présence” (à Dieu), de sa “concentration” (sur Lui) et du fait de son “investiture”, qu’il lui est demandé en outre de recourir à l’Être divin. Il retrouve alors la modestie, l’humilité, et le sentiment de sa dépendance et de son indigence, pour Lui demander de le soulager du fardeau que représente la science de la Vérité dont Il l’a chargé. Dans cette nouvelle connaissance, qui lui est octroyée et qu’il s’agit de mettre en œuvre, sa nature individuelle émerge, et il n’est plus conscient de la vérité de la première connaissance, en raison du fardeau que représentaient les conditions impliquées dans son investiture. Quand ces deux connaissances se trouvent réunies, il perçoit qu’il est conscient de la vérité de la seconde et qu’il a perdu la conscience de la vérité de la première.

Il comprend alors que ce qui lui arrive est l’Épreuve dans toute sa réalité, et que la vigilance divine lui fait boire la coupe amère de la mise en évidence de ses derniers attributs individuels et de ce qui restait caché encore de sa nature. Il s’achemine ainsi vers la pureté de la véritable connaissance de l’Unité, par l’Épreuve qui s’abat sur lui dans l’exacte mesure où les satisfactions naturelles qu’il pouvait encore ressentir correspondaient à ses attributs individuels primitifs. Il passe alors, grâce à l’extinction de tout désir (ou “motivation passionnelle”) dans son individualité, à l’avènement de la décision divine en son absolu dépouillement sur la pureté de son individualité d’où tout désir a disparu. Grâce à ce que lui indique la vérité, il s’abandonne à l’Être divin au milieu des vicissitudes et de l’instabilité des choses, puisque tout intermédiaire a disparu du fait même que la pureté de la décision divine rencontre désormais la pureté de sa nature individuelle. »

Lettre à l’un de ses frères spirituels

Puisse ton être continuer de veiller à la porte de Dieu, de rechercher ce qu’Il souhaite de ta part, grâce à Lui et par ce qui vient de Lui et qui retourne vers Lui, et d’aspirer à Lui dans Ses bienfaits et Ses merveilleux messages ! Ton amour pour Lui dépend de Lui, selon ce qu’Il souhaite pour toi et à quoi Il te conduit. Il choisira ce qu’Il veut de toi, pour te favoriser de ce dont Il t’investira, en t’accordant le privilège de ce qu’Il te destine particulièrement. Puis in fera apparaître en toi ce dont Il t’investit, et Il te cachera dans la gloire de ce qu’Il te manifeste, en élevant la vérité de ton être hors de la portée des regards, en maintenant précieusement ton rang à l’écart de la connaissance des cœurs, et en t’enveloppant entièrement dans le secret bien gardé de ta condition. Tu seras alors là où tout lieu est enfoui par Celui-là même qui le crée, et où tout signe perceptible a disparu pour quiconque voudrait le saisir. Tu seras là caché dans l’Invisible, dont les réalités auront cessé d’être un objet de doute et d’incertitude. Il en est ainsi, car les réalités qui sont connues par la véritable certitude, restent cachées à la vision sensible et sont insaisissables pour elle. Au-delà se trouve la connaissance unifiante de Celui qui est proclamé Unique et de la souveraineté de la Divinité, et la connaissance de Celui qui est Seul dans Sa primauté et Sa prééternité et dans la permanence de Son éternité sans fin. C’est là que lâche prise la compréhension des docteurs et que s’arrêtent les connaissances des savants, et c’est le terme ultime que peut atteindre la sapience des sages. C’est la fin pour toute description, puisqu’il s’agit de qualifier ce dont la nature et l’éclat sont si élevés qu’ils se situent aux confins du possible. Et au-delà « il y a une barrière jusqu’au Jour où ils seront ressuscités ». Et quand les créatures seront ressuscitées une fois accompli le temps de leur « état intermédiaire », et qu’elles feront l’expérience de la réalité de la résurrection après avoir subi la mort, elles sauront comment le Vivant ranime ceux à qui Il redonne la vie, et comment Il laisse dans la durée perpétuelle ceux à qui Il accorde la vie éternelle. Ce à quoi je viens de faire allusion serait trop long à exposer, et en donner une explication approfondie serait hors de propos dans cette lettre.

J’ai bien reçu ta lettre, mon ami — que Dieu soit satisfait de toi ! — Dans sa forme et dans son esprit, et du début jusqu’à la fin, elle m’a rempli de joie. J’ai été heureux d’y découvrir ce que tu y as mis de connaissances rares, de précieuses paroles de sagesse, et d’indications claires et lumineuses. Je n’ignorais pas ce que tu m’exposes, et dont tu parles avec tant de netteté. Je savais tout cela, et je connaissais bien déjà ce qui fait l’objet de ton propos : à quelle issue cela mène-t-il, quels en sont les tenants et les aboutissants, quel en est le début et quelle en est la fin, et comment se déroule le destin de ceux que cela concerne ? Puisses-tu ne jamais manquer d’être préservé grâce à Lui, et n’être jamais privé de Sa protection efficace !

(Cela commence par) des emprises victorieuses, des réalités intuitives éblouissantes qui surviennent soudainement, et qui sont accompagnées d’une force qui leur donne tout pouvoir. Ce pouvoir leur permet de lutter victorieusement contre ce dont elles prennent la place. Puis elles montent à l’assaut les unes après les autres, et elles s’apaisent en disparaissant bien qu’elles se manifestent par la force qu’elles exercent. Par la puissance inexpugnable de leurs attaques successives, elles ont établi leur domination, sans (qu’on puisse savoir) où (est son objet) ni où elle va aboutir, car elle n’affecte pas de terrains déterminables, ce qui permettrait d’en connaître l’objectif. Leur action dévastatrice s’effectue d’une façon qui peut paraître arbitraire, bien que le pouvoir total qu’elles exercent avec rigueur soit parfaitement cohérent.

Oui, mais ensuite ? Il fait d’eux la cible de l’Épreuve, Il les expose à la ruine et à l’exil, Il les soumet à tous les maux, selon un décret irrévocable, et Il leur fait « goûter une mort sans mélange », accomplissant ainsi sur eux par Sa Toute-Puissance ce qu’Il veut. L’un cherche alors à s’en préserver en implorant Sa protection, mais il est vaincu ; l’autre s’y soumet, et son être est « saccagé ». Ainsi celui qui se soumet à l’Épreuve ne saurait en être sauvé, et celui qui tente de s’en préserver en ayant recours à Sa protection ne saurait y échapper malgré ses efforts. Ils ont le souffle coupé, étouffant sous la violence de l’Épreuve, et ils suffoquent sous l’effet de la potion amère et mortelle qu’il leur faut absorber, quand ils sont au bord de leur perte. Si les esprits étaient libérés de l’obligation d’expirer, ce serait leur repos, mais, dans la mort, ils sont maintenus prisonniers de la souffrance qui en accompagne l’expérience. Après la mort, ils n’ont pas (non plus) à espérer de soulagement, et, avant la mort, ils n’ont pas la possibilité d’échapper à la violence de l’Épreuve ! Tel est le cas de ces hommes, mon ami. Ce ne sont là que quelques-uns des aspects qui les caractérisent, mais je ne voudrais pas t’imposer de trop longues explications à leur sujet.

Certains, après avoir entendu décrire quelque peu ce à quoi étaient parvenus les êtres d’élection (ou « les hommes de spiritualité) ainsi que les réalités en présence desquelles ils se trouvaient mis, ont poussé la présomption jusqu’à les revendiquer, sans que leur être fût au préalable en accord avec la véritable nature de l’objet de leurs ambitions (spirituelles). Ils étaient dans l’illusion en ce qui concerne la nature exacte de ce qui leur était octroyé, et le caractère sublime de l’investiture accordée par Dieu leur échappait. Le destin qui était celui des êtres d’élection semblait être le leur, alors qu’ils persistaient dans l’erreur au fur et à mesure que leurs jours s’écoulaient. Ils se prenaient pour ces êtres d’élection, alors qu’en fait il n’en était rien ; l’état spirituel dans lequel ils se trouvaient leur faisait croire à tort, et toujours davantage, qu’ils étaient bien là (où se situaient les êtres d’élection). Quelle erreur ! quelle erreur ! Combien en est éloigné ce à quoi ils sont parvenus, et combien il est grave pour eux d’en arriver à se tromper à ce point sur l’appréciation de leur condition spirituelle ! Que Dieu nous préserve, toi et moi, mon ami, de tout état qui ne serait pas ratifié par la Vérité pure, et qui ne serait pas en harmonie avec ce que la Réalité divine a établi avec sagesse !

À ce que j’ai dit de cette condition spirituelle et de ce qu’elle implique, il conviendrait cependant d’ajouter qu’elle se situe entre deux états. Quand ce qui en découle se manifeste à découvert, une différence s’établit entre deux niveaux. Ce que la Réalité divine en attend, ne réside pas en cette condition elle-même, mais sa véritable nature est de dévoiler ce qui se trouve au-delà. Il n’y a de science pour les plus grands, d’« étapes » pour les meilleurs, de « demeures » pour les sages, et de véritable « réalisation » (au sens habituel : « compréhension ») pour ceux à qui elle est accordée, qu’après avoir franchi et dépassé cette condition spirituelle. Si jamais cela était exprimable, et s’il se trouvait qu’on puisse en formuler quelque explication, « les visages seraient humbles devant le Vivant, le Subsistant, et déçu serait celui qui est chargé d’iniquités ».

Puissé-je, mon ami, ne jamais être privé des instructions sur la Vérité, que tu me communiques et dont l’Être divin t’a gratifié, et puissé-je me réjouir de te voir atteindre le but sur lequel Il t’a éclairé ! Tu es l’un de mes amis les plus intimes, et l’un de ceux qui partagent les mêmes aspirations que moi ; tu es l’un de mes frères spirituels les plus éminents, et l’un de ceux que j’aime et à qui mon cœur voue une affection profonde. N’es-tu point en effet l’un des derniers de nos frères éminents qui existent encore, l’un des plus remarquables de notre génération, et l’un de ceux qui constituent pour nous une très grande grâce que Dieu nous a octroyée, en nous faisant bénéficier de ce qu’Il leur a donné généreusement ! Témoigne-nous, ô mon ami, ta faveur, ta bonté et ta bienveillance, en continuant à nous écrire et à entretenir avec nous des relations étroites ! Nous sommes heureux d’avoir de bonnes nouvelles de toi, nous nous réjouissons de te savoir encore actif, et les dons magnifiques dont Dieu te gratifie nous remplissent d’une grande joie. Fais-nous donc ce plaisir, si nous le méritons à tes yeux, ou alors accorde-le-nous comme un bienfait de ta part, parce que tu le veux bien et par pure bonté d’âme envers nous. Que la Paix de Dieu et Sa Miséricorde soients sur toi et sur tous nos frères !

Des différents types de connaissance de l’Unité

« Sache qu’il y a chez les créatures humaines quatre sortes de connaissance de l’Unité : l’une qui est celle du commun des croyants, l’une qui est celle des hommes qui réalisent les vérités de la doctrine littéra-liste et légaliste (« la science de l’extérieur »), et deux autres qui concernent la réalisation de l’Unité chez l’élite spirituelle des « hommes de la connaissance ».

La connaissance de l’Unité chez le commun des croyants consiste dans la confession de Son Unicité, en rejetant toute croyance à d’autres seigneurs que Lui et à des êtres qui seraient Ses égaux, ainsi qu’à tout ce qui serait Son contraire, et à tout ce qui Lui serait comparable ou semblable. Mais, en même temps, ils demeurent en proie au désir et à la crainte, dont l’objet n’est pas Dieu. La réalité de ce type de connaissance de l’Unité s’actualise véritablement (malgré tout) dans le fait qu’elle continue à être confessée.

Chez ceux qui réalisent les vérités de la doctrine littéraliste et légaliste, la connaissance de l’Unité consiste encore dans la confession de Son Unicité, en rejetant toute croyance à d’autres seigneurs que Lui et à des êtres qui seraient Ses égaux, ainsi qu’à tout ce qui serait Son contraire, et à tout ce qui Lui serait comparable ou semblable, mais elle est accompagnée de l’accomplissement formel de ce qu’Il ordonne et de l’abstention de ce qu’Il interdit. Et ceci résulte pour eux de la nature même de l’objet de leur désir, de leur crainte, de leur espoir et de leur ambition. La réalité de ce type de connaissance de l’Unité s’actualise véritablement dans le fait qu’il y a adhésion sincère à ce que sa confession implique.

Chez l’élu, la première sorte de connaissance de l’Unité est d’abord aussi la confession de l’Unicité avec le rejet de tout ce qui a été déjà mentionné, accompagnée de l’accomplissement, non seulement formel, mais également intérieur cette fois, de ce qu’Il ordonne, avec la suppression des assauts du désir et de la crainte portant sûr un autre objet que Dieu. Et tout cela résulte pour lui de la nature même de l’accord réalisé entre le témoignage de la présence de l’Être divin qui l’accompagne et le témoignage de l’Appel divin auquel il répond.

La deuxième sorte de connaissance de l’Unité chez l’élu implique qu’il se tient devant Dieu, sans qu’un tiers s’interpose, comme un corps inerte, se laissant gouverner par les actions qu’Il exerce librement sur lui et qui se déroulent selon les dispositions de Sa Toute-Puissance, (et qu’il est plongé) dans l’abîme des mers de la réalisation de Son Unité par l’« extinction à lui-même » ainsi qu’à l’Appel que Dieu lui avait adressé et à la réponse qu’il Lui avait donnée. Du fait que l’Être divin accomplit alors (immédiatement) sur lui ce qu’Il veut de lui, il n’a plus ni sensation ni mouvement, sous l’effet de la réalisation de Son Unicité dans la vérité de Sa Proximité. Cela signifie que le serviteur est retourné à son état principiel et qu’il est alors tel qu’il était, c’est-à-dire tel qu’il était avant qu’il ne soit. La preuve scripturaire de ceci est la parole de Dieu : “Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam, et qu’Il les fit témoigner envers eux-mêmes : « Ne suis-je point votre Seigneur ? », ils répondirent : “Oui ! nous en témoignons !” (voir le traité de Junavd sur ‘le Pacte intemporel). Mais qui était-il, comment était-il avant qu’il ne soit, et les esprits purs, suaves et sanctifiés, ont-ils été les seuls à répondre “oui” par l’accomplissement de la Toute-Puissance efficiente et de la Volonté parfaite ? Toujours est-il qu’il est maintenant tel qu’il était avant qu’il ne soit, et que c’est cela l’ultime vérité de la connaissance de l’Unité pour celui qui réalise l’Unité de l’Unique, en disparaissant lui-même.”

Des étapes de la connaissance de l’Unité, et de l’exister à l’être

“Sache que l’adoration de Dieu commence par sa connaissance, que le fondement de la connaissance de Dieu est de confesser Son Unité, et que la règle à observer quand on confesse Son Unité est de nier de Lui toute description répondant aux questions “comment (est-Il) ?”, ‘d’où (vient-Il) ?’, et ‘où (est-Il) ?’ C’est par Lui-même que l’on a une preuve à Son sujet, et c’est par Son assistance que l’on peut tirer argument des indications qu’Il fournit sur Lui-même. C’est par Son assistance, que la confession de Son Unité a lieu, et par celle-ci qu’a lieu ensuite l’adhésion de la foi en Lui. Puis, à partir de cette dernière, l’assentiment (ou « la réalisation de la vérité » : à Son sujet ; et ainsi se produit la connaissance de Dieu, à la suite de cet assentiment.

À partir de cette connaissance, aura lieu l’acquiescement à Ses exhortations, qui entraînera l’ascension (de l’esprit) vers Lui, laquelle à son tour mènera à la « jonction » avec Lui. De celle-ci naîtra (pour l’homme) l’« explication », et cette explication sera suivie de la « désorientation » [ou « perplexité »], qui fera disparaître l’explication et qui entraînera pour l’homme qu’il ne pourra plus rien dire de Lui. Dans cette suppression de toute possibilité d’expression à Son sujet, il réalisera ce qu’est son être pour Dieu, et à partir de là se produira la réalisation de la présence divine par la disparition de son existence (individuelle). Par la perte (de conscience) de son existence, son être sera pur, et par cette pureté il sera privé de ses attributs (individuels). Par son absence [ou « inconscience »] à lui-même, il sera totalement présent [ou « conscient » hadara] (à Dieu), et sa totale présence à Dieu sera sa totale perte de lui-même. Il sera à la fois un être privé d’existence et un privé d’être existant, qui est là où il n’était pas et qui n’est plus là où il était. Il sera ensuite, après n’avoir pas été, là où il avait été (avant son existence temporelle). Il sera alors lui-même, après n’avoir pas été lui-même. Il sera un existant qui est, après avoir été un existant privé d’être. Il en est ainsi, parce qu’il sera passé de l ’ «  ivresse » de l’emprise divine à la lucidité du « dégrisement ». Il lui est rendu alors la vision selon laquelle les choses occupent leur vraie place et sont mises là où elles doivent être, en vertu de la perception de Ses attributs et de la « pérennisation » des traces divines, et de la considération de Son action, après avoir atteint le but qu’Il lui assignait. »

La quête de Dieu, et les trois sortes d’« extinction »/fanâ'

‘Sache que tu es voilé à toi-même par toi-même, et que tu ne parviendras pas à Lui par toi-même, mais que c’est par Lui-même que tu pourras L’atteindre ! Il en est ainsi parce que, lorsqu’Il fait apparaître en toi la pensée de te « joindre à Lui » et qu’Il t’invite à Le chercher, c’est ce que tu fais, mais tu es voilé, dans cette pensée de la recherche, par le fait même que tu considères comme étant ta propre quête la recherche de Dieu et les efforts à fournir pour saisir ce que tu désires. Et cela jusqu’au moment où, en prenant conscience que l’on a besoin de Lui quand on Le cherche, tu feras de Lui ton appui et ton soutien dans ta quête, car elle est redoutable, ainsi que dans l’accomplissement des devoirs qu’exige la connaissance qu’Il t’en a donnée à titre privilégié, en exécutant les conditions qu’Il t’impose et en tenant compte de ce qu’Il te demande d’observer. C’est ainsi qu’Il te protège contre toi-même, et qu’Il te fera parvenir alors à ta « pérennisation » par ton « extinction » (fanâ'), pour que tu atteignes le but de ta recherche. Tu « perdureras » par Sa permanence, car la connaissance de l’Unité pour celui qui la réalise perdure par la permanence de l’Unique, bien qu’il soit lui-même « éteint ». Tu seras alors toi-même, puisque tu seras sans toi-même, et tu perdureras en tant que tu seras éteint.

Il y a trois degrés d’« extinction » :

Le premier degré est celui de l’extinction des attributs (individuels), des dispositions du caractère, et des tendances naturelles, dans l’accomplissement de toute œuvre significative [ou « de l’œuvre la plus humble », selon une autre leçon possible du manuscrit]. On prodigue alors tous ses efforts, on contrecarre l’âme (mauvaise : al-nafs), et, malgré sa répugnance, on la prive de ce qu’elle désire.

Le deuxième degré est celui de l’extinction des satisfactions, telles que les douceurs et les délices que tu peux éprouver dans tes actes d’obéissance, conformément à ce que l’Être divin réclame de toi, afin que tu ne te consacres qu’à Lui et qu’il n’y ait plus rien qui s’interpose entre Lui et toi.

Le troisième degré est celui de ton extinction aux expériences réalisées à l’intérieur de ta conscience. Elle se produit sous l’effet des emprises victorieuses de la présence de l’Être divin. C’est alors que tu es éteint et que tu perdures, devenu un être véritable (dont l’existence est effectuée) moyennant ton extinction par l’être d’un Autre que toi, dans la permanence de ta « forme » et la disparition de ton « nom ».

Le traité du Pacte intemporel Kitâb al-Mîthâq

Au Nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux.

‘Ce qui suit sont les remarques de Junayd sur le verset coranique : « Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam… » Le scribe a dit ceci : ‘Il conviendrait que l’on donne à ce texte le titre de « Traité du Pacte intemporel », comme l’a fait Sahl pour ce qu’il a écrit sur le même sujet.’

Louange à Dieu, qui a fait que la manifestation de la grâce qu’Il a accordée à Ses serviteurs fût pour eux un guide les conduisant à Sa connaissance, en les gratifiant de l’intelligence et de l’intuition qui leur permettent de comprendre le sens de la réponse à l’interpellation divine. Je Lui adresse des louanges continuelles et perpétuelles [ou « dignes de Sa continuité et de Sa perpétuité »], et je Le remercie par des actions de grâces constantes et éternelles [ou « dignes de Sa permanence et de Son être subsistant »]. Et j’atteste qu’il n’y a pas d’autre divinité que Dieu, l’Unique et l’Incomparable, l’Un et le Seul, l’Impénétrable et le Très-Saint, et j’atteste que Muhammad — que Dieu prie sur lui et le salue ! — est celui qui a parfait la prophétie et parachevé le message divin — que les Prières de Dieu soient sur lui et sur tous ceux de sa Famille !

Ce que j’ai à dire maintenant est ceci : Dieu a parmi Ses serviteurs des êtres d’élite, et parmi Ses créatures des hommes purs, qu’Il a élus pour les gratifier de Son Amitié (sainteté), qu’Il a choisis pour les faire bénéficier de Sa Générosité (charisme), et qu’Il a isolés (du monde) pour qu’ils soient à Lui seul. Il les a faits de telle sorte que leur corps soit de ce bas monde, mais que leur âme soit lumineuse, que leur intuition soit spirituelle, que leur compréhension soit au degré du Trône, et que leur intellect soit au niveau des Voiles (qui recouvrent l’Essence divine). Il a fait que la patrie de leur esprit soit les réalités qui sont cachées dans le monde invisible de Son Mystère, et Il leur a laissé le libre accès aux secrets occultes du Royaume céleste. Ils n’ont pas d’autre refuge que Lui, ni d’autre demeure qu’auprès de Lui.

Ils sont ceux dont Il a réalisé l’existence en Sa présence, dans l’état de la prééternité qui est le sien et dans les degrés de l’Unité qui Lui appartiennent, quand Il les a convoqués et qu’ils ont répondu à Son appel immédiatement. Par générosité et par pure faveur de Sa part envers eux, c’est Lui qui les a fait répondre « oui », quand Il a réalisé en eux la compréhension du sens de Son appel. Alors qu’ils n’étaient que des objets de Son Vouloir créateur qu’Il maintenait devant Lui, Il s’est fait connaître à eux, en les transférant volontairement de cet état (de non-manifestation) et en faisant d’eux comme des atomes, dont Son Vouloir créateur tira des créatures, et en les déposant dans les reins d’Adam — que la Paix soit sur lui ! — C’est alors — qu’Il est majestueux et puissant ! — que Dieu dit : ‘Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam, et qu’Il les fit témoigner envers eux-mêmes : « Ne suis-Je point votre Seigneur ? », ils répondirent : « Oui ! nous en témoignons ! »

Il nous a ainsi fait savoir — et que soit proclamée Sa Majesté quand il est fait mention de Lui ! — qu’Il s’est adressé à eux alors qu’ils n’avaient pas d’autre existence que celle que Dieu détenait en Lui, et qu’ils étaient conscients de l’Être divin sans être conscients d’eux-mêmes. L’Être divin avait alors une existence perçue par l’Être divin Lui-même, selon un mode que personne d’autre que Lui ne connaît et dont personne d’autre n’est conscient. Il détenait leur être, Il les englobait (dans Sa Science), et ils Lui étaient présents [ou « Il les voyait »]. Il les produisit dans leur état d’impermanence [ou « d’extinction »], eux qui étaient dans la prééternité et qui appartenaient à la prééternité. Ce sont les mêmes êtres qui sont voués à l’extinction dans leur état périssable et qui perdurent dans leur état de pérennisation.

Ils étaient englobés dans les Attributs seigneuriaux, les marques de la prééternité, et les signes de la perpétuité. Il les leur rend manifestes, quand Il veut leur extinction à eux-mêmes en raison de leur pérennisation « là-bas », pour les faire évoluer librement dans Son Mystère par la connaissance des réalités cachées, et pour leur montrer les secrets scellés dans Sa Science et les réunir en Lui. Puis Il les sépare (de Lui), et leur occulte ensuite leur état de « concentration en Lui », et Il rend présent à leur conscience leur état de séparation, de sorte que leur occultation est la cause de leur présence à eux-mêmes et que leur présence à eux-mêmes est la cause de leur occultation [ou « de leur inconscience de Dieu »]. Il les ravit à eux-mêmes par les visions qu’Il leur montre quand Il les rend présents à Lui-même, et II les en dépouille quand Il les occulte. Il parachève leur extinction dans leur état de pérennisation, et leur pérennisation dans leur état d’extinction.

Les ordres divins les concernent, quand Il accomplit sur eux Son dessein selon ce qu’Il veut par la vertu de Son Attribut sublime que nul n’a en partage avec Lui. Cette existence est la plus parfaite ; elle est la meilleure et la plus forte, celle dont on peut dire en toute vérité qu’elle exerce une puissance irrésistible, une emprise absolue et une domination totale sur les serviteurs quand elle se manifeste à eux. Elle efface alors leurs traces, elle fait disparaître leurs formes individuelles, et elle leur enlève leur existence (temporelle). Il n’y a plus en effet d’attribut d’humanité, ni d’être au sens ordinaire du mot, ni de trace telle qu’on la conçoit habituellement, et qui ne sont que des voiles trompeurs dissimulant aux esprits ce qui est leur dans la prééternité.

Il y a là la connaissance savoureuse d’une félicité qui n’est pas du même ordre que les félicités ordinaires ; le mot est le même, mais la signification en est transposée. L’expérience est tout aussi réelle dans les deux cas, mais la félicité diffère en fonction des formes sous lesquelles elle apparaît dans la conscience. La félicité spirituelle se manifeste dès que se montrent les « témoignages divins » à l’intérieur de l’être, alors que la félicité ordinaire varie selon la saveur plus ou moins amère qui en accompagne l’expérience.

Leurs méditations s’étaient attachées passionnément à leur Bien-Aimé, et ils Lui avaient adressé leurs invocations incessantes du plus profond d’eux-mêmes. Les mers de l’amour exclusif se soulèvent alors, et leurs vagues s’entrechoquent. L’épreuve est terrible, quand ils examinent ce qui leur arrive, que leur âme s’évanouit sous le choc de cet événement, que tout ce qu’ils connaissaient leur devient inconnu et que ce qui leur était inconnu prend en eux la place de ce qui leur était connu ! Quand Il leur fait réaliser que la vérité de Son Être Lui appartient en propre et qu’elle n’a aucun rapport avec ceux qui en prennent conscience, c’est pour eux le comble de la détresse. Il rend leur épreuve inexprimable, car si elle avait un nom, ils y trouveraient peut-être un réconfort ; et Il rend leur détresse totalement inaccoutumée, car autrement elle leur offrirait la possibilité de s’en délecter ! Il a distrait une partie de leur être et l’a isolée du reste de leur personne, de telle sorte qu’ils sont, dans leur présence aux réalités spirituelles, privés de conscience individuelle, et que jouir de la contemplation est en même temps pour eux le comble de la détresse !

Il a effacé en eux toute forme individuelle et toute réalité dont ils pourraient avoir l’expérience et dont ils pourraient être conscients en tant qu’individus (ou « en tant qu’ils sont eux-mêmes »), en vertu de ce qui opère sa domination sur eux, les efface et les soustrait à leurs attributs propres. Cela indique comment s’installe en eux et sur eux la Vérité que Dieu veut leur communiquer, et comment elle prend leur place en chassant ce qui était leur et en s’établissant impérieusement sur eux et en eux, en raison de la perfection et de la plénitude de ce qui prend possession d’eux. La félicité est expérimentée alors comme n’étant pas du même ordre que la félicité ordinaire, tandis que celle-ci est ressentie comme une épreuve, et que la réalisation intérieure n’est pas véritablement une prise de conscience (individuelle), sous l’effet de la prise de possession totale opérée par l’Être divin et de la domination de Sa puissance irrésistible.

Les esprits qui sont privés de la félicité appartenant au monde du Mystère divin, que les âmes ne sauraient percevoir et qui est inaccessible aux sens, désirent la disparition de ces derniers. Les hommes sont alors jetés dans les déserts périlleux de leur épreuve, mais ensuite, une fois qu’ils sont accoutumés à cette disparition, ils désirent une extinction (totale ?). Ceci afin de ne plus goûter la saveur des choses connues et de ne plus chercher de réconfort dans les objets de leur expérience (individuelle), et afin d’être remplis de ce qui n’a plus rien de commun avec leurs attributs, ni avec des formes descriptibles et incitatrices. La vision des témoignages divins dans les traces de la Création est alors effacée, et c’est à ce moment que rien ne peut plus soulager l’homme quand s’opère dans toute sa pureté la réalisation intérieure de l’Être divin qui l’envahit entièrement. Il en est ainsi pour quiconque se trouve sous le pouvoir de Son Attribut suprême et sous l’effet de la vision de Sa manifestation impérieuse. Pour les hommes voués à l’Épreuve, la souffrance qui est de règle c’est, qu’après avoir lutté efficacement, avec constance et sans aveuglement, pour s’attirer les grâces divines, ils sont investis de cela même qui les annihile, en vertu précisément de la puissance qui a opéré en eux, et en raison du rang auquel ils ont été élevés, de la grandeur de leur situation, et du caractère sublime des relations que Dieu a établies avec eux.

Il les rend présents à l’extinction dans leur propre extinction, et Il les rend témoins de la réalisation intérieure dans leur conscience d’eux-mêmes. Ils sont remis en présence d’eux-mêmes et reprennent conscience d’eux-mêmes, dans la réalisation intérieure qu’Il opère en eux. Cela leur fait éprouver à la fois une terrible privation et les affres de la prise de possession d’eux-mêmes par ce qui échappe à toute connaissance ordinaire et dont la nature ne saurait laisser de traces intelligibles.

Ils L’ont recherché selon ce qu’Il attendait d’eux, et ils ont renoncé pour Lui à ce qu’Il leur refusait. Ce qu’ils ont appris sur Lui est la connaissance qu’ils ont obtenue de Lui et non d’eux-mêmes, car ils sont devenus le siège de la faculté que Dieu leur a donnée, et ils ont été gratifiés des vérités qui sont accordées aux favorisés, élevés jusqu’à la Réalité divine. Il établit sur eux une manifestation de Sa présence à l’intérieur d’eux-mêmes. Ce qu’ils perçoivent de Lui, c’est par Lui qu’ils le perçoivent. Il maintient chacun d’eux dans sa connaissance, et Il affecte à chacun d’eux exclusivement une connaissance particulière.

Que Dieu soit exalté au-dessus de tout attribut des créatures, et que soit proclamé qu’Il est bien trop Haut pour que les créatures aient une ressemblance quelconque avec Lui !

Traité de l’« extinction » Kitâb al-Fanâ'

Au Nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux.

Louange à Dieu, que Ses Prières s’accomplissent sur Muhammad et sur sa Famille et qu’Il leur accorde la Paix !

Paroles de l’Imâm Abû-l-Qâsim Junayd Ibn Muhammad, que Dieu sanctifie son esprit ! : “Louange à Dieu, qui coupe les liens de ceux qui se consacrent exclusivement à Lui, et qui fait don des vérités à ceux qui se joignent à Lui, quand Il leur accorde la réalisation intérieure et les gratifie de Son amour ! C’est ainsi qu’Il établit au sein de Son « peuple » ceux qui sont dotés de la connaissance, selon les différents degrés de ce qu’Il leur octroie. Il les fait voir par une faculté qu’Il manifeste en eux, et dont Il les gratifie par pure faveur de Sa part. Grâce à la possession de cette faculté, ils ne se heurtent plus aux pensées profanes, et parce qu’elle leur a été attribuée, les dispositions qui engendrent les imperfections ne les atteignent plus. Ils sont mis en effet en relation avec les vérités unifiantes (les vérités de la connaissance de l’Unité), sous l’influence du dépouillement (de leur être), vérités qui font l’objet de la prédication de l’Islam. Cette relation leur permet d’obtenir la manifestation des réalités cachée'sj et la proximité du Bien-Aimé.”

“J’ai entendu Junayd dire ensuite : “Il m’avait fait ce don, puis Il se cacha à moi à cause de moi, de sorte que je suis pour moi-même la plus néfaste des choses et que je suis la source de mon propre malheur, victime d’un piège et d’une trahison à Son égard dont je suis moi-même la cause ! C’est ma présence à moi-même (dans la connaissance) qui est la raison de ma perte de la connaissance. C’est le plaisir personnel que je prenais dans la contemplation qui a entraîné pour moi le comble de la détresse ! Maintenant mes facultés sont annihilées à cause de ce souci de ma personne, et je ne sens plus la saveur de l’expérience intérieure, ne jouissant pas de l’affermissement de la vision spirituelle. Ce que je devrais ressentir comme une félicité, je ne l’éprouve plus comme tel, et il en est de même pour le tourment ! Mes expériences intimes m’ont fui, et les mots pour les expliqiier me font défaut. Je ne saurais les exprimer par aucun qualificatif, ni les suggérer par aucun nom. (Tout ce que je puis dire c’est que) ce qui s’était manifesté était tel qu’il n’a jamais cessé d’être dans son principe.”

“Je demandai alors à Junayd : “Que signifient tes paroles : « il n’y a aucun qualificatif pour exprimer cela, ni aucun nom pour le suggérer » ? Il me répondit : ‘Je parle de la perte de conscience de mon état, puis de la révélation d’une présence irrésistible, d’une manifestation grandiose, qui m’a éteint (à mon existence individuelle) en me faisant naître (à la connaissance), comme elle m’avait fait naître (à l’existence) en étant “éteint” (par rapport à la connaissance). Je ne pouvais rien induire à son sujet, car cette présence est exempte de toute trace, ni communiquer aucune information, car c’est Dieu qui est maître d’informer. N’avait-Il pas effacé la forme de mon individualité par Son Attribut, et ainsi, dans Sa proximité, mon effacement ne me laissait la possibilité de rien savoir ; Il est Celui qui donne un commencement à toute chose, comme Il est Celui qui fait retourner à Lui toute chose.’

“Je lui dis alors : ‘Que veux-tu dire par : « Il m’a éteint en me faisant naître, comme Il m’avait fait naître en étant éteint ? » Et sa réponse fut : ‘Ne sais-tu pas qu’Il a dit : “Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam, et qu’Il les fit témoigner envers eux-mêmes : « Ne suis-Je point votre Seigneur ? », ils répondirent : “Oui ! nous en témoignons !” Il t’a ainsi informé qu’Il s’est adressé à eux alors qu’ils n’avaient pas d’autre existence que celle qu’Il détenait en Lui. Il détenait en effet l’existence des créatures sans qu’elles fussent conscientes d’elles-mêmes, selon un mode que personne d’autre que Lui ne connaît et qui n’a de réalité que pour Lui. Il détenait donc leur être, Il les englobait (dans Sa Science), et ils Lui étaient présents (ou “Il les voyait”). Il les produisit dans leur état d’extinction (où ils sont privés) de leur état de pérennisation, eux qui étaient dans la prééternité et qui appartenaient à la prééternité. Telle est “l’existence seigneuriale” (“la détention seigneuriale de l’être”), et telle est la connaissance divine (littéralement “la perception divine”), qui ne sauraient appartenir qu’à Lui — qu’Il est majestueux et puissant ! — C’est pourquoi nous disons que, puisqu’Il détient l’être du serviteur, Il accomplit sur lui Son dessein selon ce qu’Il veut par la vertu de Son Attribut sublime que nul n’a en partage avec Lui. Cette existence (en Dieu) est, sans conteste, la plus parfaite et la plus efficiente ; elle est la meilleure et la plus forte, celle dont on peut dire en toute vérité qu’elle exerce une emprise absolue, une puissance irrésistible et une domination totale sur celui à qui elle se manifeste, au point d’effacer complètement sa forme individuelle et de lui enlever son existence (temporelle). Il n’y a plus en effet alors d’attribut humain ou d’existence substantielle, en vertu de la sublimité de l’Être divin et de Sa puissance irrésistible, comme nous l’avons dit. Cet attribut humain et cette existence substantielle ne sont que des voiles trompeurs, qui dissimulent aux esprits ce qui est leur dans la prééternité.

Il y a là une félicité qui sort de l’entendement, et des libéralités de la part de l’Être divin qui n’ont rien de commun avec ce que l’on connaît, car Il échappe à tout contact, à toute perception des sens, et à toute modification de Sa nature. Personne ne sait comment Il déploie Ses bontés sur Ses créatures. C’est là une réalité seigneuriale, inintelligible et inaccessible pour tout autre que Lui. C’est pourquoi nous disons qu’Il fait disparaître ce à quoi Il se manifeste ; et quand Il exerce Sa domination, Son emprise et Sa puissance irrésistible, il convient de l’entendre au sens le plus conforme (à la réalité divine) et le plus vrai.”

‘Je demandai alors à Junayd : “Que peuvent donc « réaliser » ceux qui sont ainsi, puisqu’il n’est plus question pour eux d’existence et de connaissance, celles-ci ayant été effacées ?” ‘Leur réalisation intérieure, me répondit-il, est opérée par l’Être divin et non par eux, et elle se manifeste à eux sous l’effet de Sa Parole (créatrice) et de Son pouvoir victorieux. Ce n’est nullement ce qu’ils recherchaient, ce qu’ils évoquaient dans leur esprit et pouvaient imaginer. Après l’emprise divine sur eux, tout cela est annihilé et disparaît, car la réalisation intérieure de l’Être divin est sans lien et sans relation avec eux. Comment pourraient-ils alors décrire ou définir ce qui échappait à leurs possibilités d’appréciation et d’interprétation, ou dont ils n’avaient pu avoir la moindre connaissance, même approchée ? Il y a une tradition qui sert de preuve à ce sujet ; on rapporte en effet cette parole du Prophète : ‘Dieu a dit : « … Mon serviteur continue à se rapprocher de Moi par les œuvres surérogatoires, de telle sorte que Je l’aime ; et quand Je l’aime, Je suis l’ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit…». La tradition (hadith) en question est plus complète, mais je n’ai voulu en citer que l’extrait dont je pouvais tirer argument ici. Si en effet Il devient “l’ouïe par laquelle il entend, et la vue par laquelle il voit”, comment cela pourrait-il être expliqué en fonction de la condition humaine, ou défini en fonction de notre connaissance ? Prétendre cela serait une erreur manifeste, car, à partir de nos moyens naturels de savoir et de connaître, nous ne saurions comprendre comment une telle chose peut se produire. Le seul sens que cela a pour nous est que Dieu confirme ainsi le saint, lui apporte Son assistance, le guide, et lui fait voir ce qu’Il veut et comme Il le veut, avec la possession parfaite de la vérité et la conformité totale à la réalité. Telle est l’action de Dieu en lui, et les dons qu’il reçoit ainsi sont en relation de correspondance avec Dieu et non pas avec ce que le saint trouve en lui-même, car ils n’émanent pas de lui, ne fontpas partie de lui, et ils ne sont pas son œuvre. Ils lui parviennent d’un Autre que lui-même, et c’est à Lui exclusivement qu’ils appartiennent en propre et qu’ils conviennent de droit. C’est de cette manière, cachée à notre entendement qu’ils peuvent se trouver chez le saint, sans correspondance avec lui, comme nous l’avions dit.’

‘Je lui posai cette autre question : ‘Comment la présence (ou “conscience”) peut-elle être la cause de la “perte” (ou “privation”), et comment jouir de la contemplation peut-il être le comble de la détresse, alors que les hommes de spiritualité enseignent dans ce cas que la “présence” leur procure le plaisir et l’extase, et que ce n’est pas pour eux un état pénible ni une privation ?’. ‘C’est, me dit-il, la thèse qui est en effet reconnue par la plupart, et c’est ainsi qu’ils décrivent leur réalisation intérieure ; mais pour l’élite des spirituels et pour ceux qui ont une vocation privilégiée, qui sont à considérer à part en raison du caractère inhabituel de leurs états, la « présence » est une “privation”, et jouir de la contemplation est effectivement le comble de la détresse. Il y a en effet effacement en eux de toute forme individuelle et de toute réalité intérieure dont ils faisaient l’expérience par eux-mêmes, ou dont ils avaient conscience en tant qu’individus. Cela se produit en vertu de ce qui opère sa domination sur eux, les efface et les soustrait à leurs attributs propres, en prenant alors leur place et chassant ce qui était leur pour s’installer, et en s’établissant impérieusement sur eux et en eux, en raison de la perfection et de la plénitude de ce qui prend possession d’eux. Ils découvrent une félicité qui appartient au monde du Mystère divin, bien que la pleine jouissance de cette réalisation intérieure ne soit pas véritablement une prise de conscience (individuelle), sous l’effet de la prise de possession totale opérée par l’Être divin et de la domination de Sa puissance irrésistible.

Les esprits qui sont privés de la félicité appartenant au monde du Mystère divin, que les âmes ne sauraient percevoir et qui est inaccessible aux sens, désirent la disparition de ces derniers (autre sens possible : “leur extinction à eux-mêmes”), et ils prennent conscience du fait que c’est leur disparition (ou “extinction”) qui leur permettra de jouir de leur pérennisation. Quand alors Dieu leur rend la conscience de leur être et leur fait réaliser leur nature, poslacsdain oénditeiot, n dans laquelle ils se trouvaient, ainsi que ce qu’ils leur est occultée. La redécouverte de leur être les accable, et ils se refamiliarisent avec leur nature, car Dieu leur a fait conscience de la perte de leur plénitude première et de leur noblesse parfaite, déchéance qui les contraint à la connaissance théorique et rationnelle. Ils en éprouvent une nostalgie profonde, et l’accablement qu’ils ressentent à cause de ce qu’ils ont perdu, maintenant qu’ils en sont conscients et qu’ils en découvrent l’existence, ne les quitte plus. Comment ne souffriraient-ils pas d’avoir été “tirés au-dehors” après être restés cachés dans le Mystère divin, et d’avoir à désirer après avoir été comblés ! C’est pourquoi l’âme des sages (ou “gnostiques”) se tourne vers les lieux à la beauté éclatante, les paysages pleins de grâce, et les jardins verdoyants. Tout le reste est pour eux une source de tourments, car ils soupirent ardemment après leur condition première, contenue dans le Mystère divin, et dont le Bien-Aimé a l’entière possession, hélas !

L’allusion qui est faite (dans la tradition citée précédemment) à l’attribut divin (manifesté dans l’homme) montre que nul ne l’a en commun avec Lui, et que la signification de cet attribut et de sa manifestation est qu’Il en a la possession exclusive. Cela entraîne que le saint qui en est l’objet, dans un état d’“occultation” ou pendant une invocation ou qui en est favorisé d’une façon particulière, ne saurait alors rester conscient de ce qui se manifestait à lui et des incitations qu’il recevait. C’est ce qui garantit à cet attribut, dans sa réalité, de ne pas disparaître, par la suppression de la conscience (de l’individu sur lequel il opère), qui est alors soumise à la puissance de Celui qui exerce Son emprise sur elle, prend sa place et la domine totalement. On est ainsi assuré que, même lorsque Dieu se rend présent et témoigne de Sa présence, la conscience individuelle est occultée et que toute trace en est effacée dans la vision intérieure. Ainsi rien ne peut plus soulager l’homme quand s’opère dans toute sa pureté la réalisation intérieure de l’Être divin qui l’envahit entièrement. C’est de cette façon qu’il faut considérer Dieu dans cet Attribut sublime, ainsi que dans Ses Noms magnifiques. Pour les hommes voués à l’Épreuve, la souffrance qui est de règle c’est, qu’après avoir lutté efficacement et sans aveuglement pour s’attirer les grâces divines, ils sont investis de cela même qui les annihile, en vertu précisément de la puissance qui a opéré en eux, et en raison du rang auquel ils ont été élevés et de la noblesse des relations que Dieu a établies avec eux.’

‘Je m’écriai : « Combien est surprenant ce que tu m’apprends ! Ainsi, des hommes ayant avec Dieu des rapports aussi sublimes seraient soumis à l’Épreuve ! J’aimerais savoir comment cela est-il possible. » ‘Comprends bien, me dit Junayd, que c’est parce qu’ils L’ont cherché conformément à Son vouloir et en renonçant pour Lui à eux-mêmes, de sorte que leur quête s’effectue sous Sa domination totale, qui déploie sur eux l’Épreuve, en recouvrant alors entièrement leurs attributs individuels. C’est pour qu’ils ne soient plus voilés par la jouissance des choses, qui consistait pour eux à donner satisfaction à leur individualité, à user de leurs sens, et à rester conscients d’eux-mêmes dans la gloire des demeures spirituelles, des résultats obtenus par l’invocation, et des conquêtes intérieures sous l’effet de la puissance divine. Comment saurais-tu cela, alors que ce n’est connu que de ceux qui en sont l’objet, et que personne d’autre qu’eux n’en fait l’expérience et n’en est capable ! Ou alors il faudrait que tu comprennes ce qu’ils cherchent et les obstacles qu’ils surmontent, comment ils se servent de ce qu’Il leur révèle pour s’approcher de Lui, et comment ils tirent profit des réalités spirituelles, qui sont leur recours auprès de Lui. Il leur donne en effet la réalisation intérieure de Son être, et Il établit en eux et sur eux le mystère des secrets qui mènent à Lui. Les traces (de l’individualité) sont alors effacées, et les désirs personnels sont éliminés. C’est ainsi que les relations avec Dieu se développent, et que les degrés spirituels atteints sont de plus en plus élevés, en l’absence de toute perception sensible et grâce à l’extinction du “moi”.

Il les rend présents à l’extinction dans leur propre extinction, et I1 les rend témoins de la réalisation intérieure dans leur conscience d’eux-mêmes. La remise en présence d’eux-mêmes et la reprise de conscience d’eux-mêmes, qu’Il opère ainsi en eux, constituent alors comme un rideau caché et un voile immatériel. Cela leur fait éprouver l’accablement de la privation et les affres de la détresse, par la prise de possession de ce qui échappe à toute connaissance ordinaire, cependant que reste présent à leur conscience ce dont la nature et les effets sont entachés d’imperfections. Ils L’avaient recherché selon leur quête personnelle et selon ce qu’Il leur faisait connaître à partir d’eux-mêmes, mais ils sont devenus le siège de la “faculté” (que Dieu leur a donnée), et ils ont été gratifiés des vérités accordées aux favorisés. Cette connaissance demeure alors leur seul souci, et elle actualise en eux la plénitude qui était de toute éternité d’une façon qui reste ineffable, cependant que l’Épreuve qu’ils vivent les accable davantage encore.’

‘Explique-moi alors, lui dis-je, les diverses phases de cette Épreuve, alors qu’ils se trouvent dans cette situation spirituelle extraordinaire et dans une telle proximité de Dieu ! Voici ce qu’il me répondit : « Riches de ce qui se manifestait à eux, ils étaient sortis de leur état d’indigence, et ils avaient abandonné tout effort de découverte, endossant leur victoire avec un sentiment de puissance totale et de fierté triomphante. Ils jetaient sur les choses le regard de leur propre connaissance, sans se tourner vers ce qui était à Lui, maintenant ainsi la distinction et la séparation pour ce qu’ils voyaient extérieurement et ce qu’ils réalisaient intérieurement. Il se rendit alors maître de leurs deux visions, et quand se manifestèrent à eux les révélations de l’Être divin, Il les contraignit à se dépouiller de tout sentiment de puissance et de fierté à l’égard de leur connaissance. Ils étaient alors sortis de cet état sans se plaindre auprès de Lui, préférant jouir de la seule (contemplation) qui leur restait et qui témoignait de la certitude de Son indulgence, et pensant que rien d’autre ne leur serait réclamé et revendiqué. Et c’est alors que le piège s’est refermé sur eux, sans qu’ils aient pu saisir d’où il venait. »

‘Je m’exclamai : « Tu me dis là des choses trop paradoxales pour mon esprit, et tu accrois mon désarroi ; mets-toi, je t’en prie, à ma portée, pour que je puisse comprendre ! ». ‘Quand les hommes voués à l’Épreuve, me répondit-il, sont mis en contact avec l’événement intérieur que suscite en eux l’Être divin, et avec ce qui découle de Sa décision, leur être profond est comme exilé, et leur esprit comme perdu dans l’éternité. Ils ne sauraient trouver nulle part leur véritable demeure, ni se réfugier en aucun lieu. Ils soupirent ardemment après Celui qui leur inflige cette Épreuve, et ils gémissent sur la disparition de ce qui s’est éloigné d’eux. Ce dont ils ont perdu conscience les afflige, et ce dont ils sont conscients les rend misérables. Ils sont plongés dans la désolation et la souffrance à cause de Lui et à Son sujet, et ils sont remplis de désir sous l’effet de l’amour qu’ils éprouvent pour Lui. Il en résulte pour eux une soif, qui ne cesse de croître dans leurs entrailles, et qui est en eux à la fois le désir ardent de la connaissance et l’angoisse d’en être privé. Cette soif de Lui et de toute la perfection qui L’accompagne, et qu’Il a établie en eux, est pour eux une source de lamentations ! Il leur dévoile en la moindre chose un signe, qui leur fait goûter (l’amère) saveur de la pauvreté, et qui renouvelle en eux la vision du malheur qu’Il leur inflige et dont Il leur fait supporter les souffrances qu’il entraîne. Ils aspirent à ce qui mettra fin à leur affliction, en quête de la guérison, et ils s’attachent aux traces laissées par le Bien-Aimé dans ce qu’Il leur révèle, cherchant à voir ce qui rapproche de Lui dans tout ce qui est éloigné de Lui.

Ces esprits sont alors tirés de leur occultation, par la suppression de ce qui les dissimulait, et ils ne sont plus cachés. Il leur a fait subir l’Épreuve, et ils n’ont pas reculé. Et comment seraient-ils cachés, alors qu’ils se tiennent captifs auprès de Lui, sous Son contrôle, et devant Lui ! Ils ont accepté de Lui qu’Il les fasse périr dans l’Épreuve qu’Il leur révélait, résolus à ne plus se soucier d’eux-mêmes, puisqu’ils étaient riches de Son amour seul, et qu’ils étaient liés à Lui en se trouvant dans Sa proximité. Maintenant qu’ils sont éveillés, ils voient immédiatement les décrets divins issus de Ses regards, et leur perte consommée dans ce qui a été décidé pour eux éternellement et en vue de leur terrible Épreuve. C’est ainsi qu’Il les fait se réjouir de cette Épreuve et qu’Il leur fait aimer leur pérennisation, puisqu’ils Le voient proche d’eux dans leur état de privation d’eux-mêmes, et que c’est Lui qui enfonce en eux l’aiguillon de l’Épreuve. Ils en supportent désormais la charge épuisante et lancinante, sans fléchir et sans se tordre de douleur. Ils se comportent en héros quand ce qui a été prévu pour eux s’accomplit, maintenant que le secret leur en a été confié. Ils restent fermes sous Sa puissance irrésistible, et dans l’attente de Son ordre : “pour que Dieu parachève une œuvre à accomplir” (Coran, VIII, 42 et 44).

Les hommes voués à l’Épreuve sont de deux sortes : il y a celui qui accueille Son Épreuve et en qui Son Vouloir habite ; mais l’amour des choses de ce monde, dû au désir de continuer à jouir de son âme et de la connaissance par le moyen de ses sens, ne disparaîtra pas tant que Dieu n’aura pas contrarié ce désir et trompé son espoir, mettant ainsi fin par cette ruse (miséricordieuse) à cet état invétéré. C’est alors que rien ne comptera davantage à ses yeux que la sublimité de Son Épreuve, et il verra que tout ce qui pourrait l’en écarter serait pour lui une cause d’imperfection et de faiblesse…’18.





Oraisons

Oraison 1

Que Tu sois loué, mon Dieu ! Et que ces louanges soient perpétuelles et surabondantes, qu’elles Te soient en agréable odeur et bénies, toujours plus nombreuses, ininterrompues et incessantes, inépuisables et impérissables, comme il convient à Ta noble Face et à Ta glorieuse Majesté ! De même que Tu es digne de louanges dans Ta Souveraineté et Ta Grandeur infinies, de même proclamer Ta Gloire et Ta Sainteté, T’honorer et affirmer Ta Divinité, T’exalter et Te magnifier, et prononcer à Ton sujet toute parole pieuse est un acte édifiant qui a Ton agrément. Prie, mon Dieu ! sur Ton Serviteur, l’Élu et le Prédestiné, le Choisi et le Béni, notre Seigneur et notre Maître, Muhammad, et sur ceux de sa Famille, sur ceux qui l’ont suivi et sur ceux qui l’ont aidé, ainsi que sur les autres prophètes, ses frères ! Prie aussi, mon Dieu ! sur tous les habitants des cieux et des terres qui t’obéissent, prie sur Jibril (Gabriel), Mîkâ'îl (Michel), Isrâfîl, ‘Izrâ'îl (Azraël), Ridwân et Mâlik ! Prie aussi, mon Dieu ! sur les Karûbiyyûn (Chérubins), les Rûhâniyyûn, les Muqarrabûn (les « rapprochés »), les Sayyâhûn (« ceux qui parcourent la terre »), les Hafaza (« ceux qui gardent » les actes accomplis par les hommes), les Safara (les « scribes » des paroles divines), et les Hamala (les « porteurs » du Trône) ! Accomplis sur Tes anges et les habitants des cieux et des terres et de tout endroit que Ta Science embrasse une Prière qui T’agrée et que Tu aimes, selon ce dont ils sont dignes !

Je Te demande, mon Dieu ! par Ta générosité surabondante et Ta munificence, par Ta libéralité et Ta faveur, par Ta magnanimité et Ta bonté, par Ta bienfaisance et Ta charité, par Ta noblesse dispensatrice et par la grandeur de Ta souveraineté, qui soutient Ton Trône, je Te demande, ô Toi qui es généreux et noble ! de pardonner toutes nos fautes, qui sont connues de Ta Science, et de ne pas nous tenir rigueur de ce qui est de notre fait. Acquitte-nous, mon Dieu ! de nos torts, et soulage-nous des suites de ce dont nous avons été responsables, par Ta générosité et Ta munificence, par Ta libéralité et Ta magnanimité. Remplace nos mauvaises actions par nos bonnes actions, ô Toi qui es Celui qui efface ou qui maintient ce qu’Il veut, et qui a auprès de Lui « la Mère du Livre », car c’est Toi qui es ainsi, et nul autre que Toi ! Préserve-nous (d’agir mal) pendant le temps qui nous reste et jusqu’au terme de notre vie, d’une façon continuelle, parfaite et totale ! Fais que nous détestions tout ce que Tu désapprouves, et fais que nous désirions tout ce qui a Ton agrément et que Tu aimes ! Fais que nous agissions de la manière que Tu souhaites et qu’il en soit ainsi pour nous constamment, jusqu’à ce que nous nous en soyons acquittés auprès de Toi ! Et pour cela, affermis nos résolutions, renforce nos déterminations, ajuste nos pensées, mets nos membres en mouvement, et sois pour nous Celui qui se charge de nous assister, de nous accorder toujours davantage, et de nous assurer ce dont nous avons besoin i Donne-nous, mon Dieu ! de Te craindre et de Te vénérer, d’être conscients de Ta grandeur et d’être vigilants à Ton égard, de nous sentir honteux devant Toi, d’être parfaitement zélés et prompts, et d’être empressés à répondre à toute parole juste et bonne qui a Ton agrément ! Donne-nous aussi, mon Dieu ! comme Tu l’as accordé à Tes élus, à Tes saints et à ceux qui T’obéissent, de T’évoquer constamment, et de consacrer nos actions à Ta Face, de la manière la plus parfaite, la plus durable, la plus pure, et qui T’est la plus chère !

Aide-nous à agir ainsi jusqu’au terme de notre vie ! Bénis-nous dans la mort, quand elle nous atteindra ; fais qu’elle soit comme un jour de dons, d’honneurs et de faveurs, de réjouissance et d’allégresse, fais qu’elle ne soit pas un jour de remords et de désolation ! Mène-nous à notre tombe contents, joyeux et réjouis, et fais. qu’elle soit l’un des parterres fleuris de Ton Paradis et l’un des lieux verdoyants de Ta générosité, de Ta mansuétude et de Ta miséricorde ! Et quand nous y serons, inspire-nous les arguments de notre défense, et mets-nous à l’abri des frayeurs ; fais que nous y demeurions rassurés et apaisés jusqu’au Jour où Tu nous ressusciteras, ô Toi « qui rassembleras les hommes le Jour sur lequel il n’y a point de doute », pas le moindre doute pour nous ! Protège-nous aussi contre les frayeurs de ce Jour-là, sauve-nous de ses affres, dissipe notre terrible angoisse, et soulage-nous de la soif brûlante (infligée ce Jour-là) ! Rassemble-nous au sein de la cohorte de Muhammad, l’Élu, que Tu as prédestiné et choisi, à qui Tu as octroyé d’être l’intercesseur pour ceux qui auront bénéficié de Ton amitié et de représenter ceux que Tn auras favorisés, Muhammad, à qui Tu as accordé que sa cohorte soit à l’abri des frayeurs dernières !

Je Te demande, ô Toi qui es notre recours, notre refuge, et Celui sur qui nous nous appuyons, de nous juger facilement, selon un « compte » exempt de tout reproche violent, de tout blâme sévère, de tout débat et de tout harcèlement. Par Ta générosité et par Ta munificence, traite-nous avec magnanimité ; mets-nous au nombre de ceux qui arrivent le plus vite et qui sont dans l’allégresse ! Remets-nous le livre de nos œuvres dans la main droite, et fais-nous franchir le Sirât avec « ceux qui passent rapidement » ! Fais que nos bonnes œuvres pèsent plus lourd dans la Balance le Jour de la Pesée ; épargne-nous d’entendre les crépitements. et les grésillements du feu de la Géhenne, et préserve-nous-en, ainsi que de toute parole et de tout acte qui nous en rapprocheraient !

Par Ta générosité, par Ta munificence et Ta magnanimité, place-nous dans la demeure où Tu honores et Tu fêtes Tes hôtes, en compagnie des prophètes, des justes, des martyrs et des saints hommes, à qui Tu as accordé Tes grâces, « et quelle noble compagnie que celle-là ! » Réunis-nous avec nos pères et nos mères, nos pfoches et nos descendants, dans la demeure de Ta sainteté, celle où Tu fêtes Tes hôtes, dans la plus parfaite et la plus heureuse des conditions ! Fais que nous rejoignent nos frères, ceux à qui nous rattachait l’amitié spirituelle, ainsi que tous ceux, hommes ou femmes, qui étaient unis par ce même lien ! Fais qu’ils parviennent à ce qu’ils espéraient et même au-delà de leurs espérances, et donne-leur plus encore que ce qu’ils demandaient ! Réunis-les, eux aussi, dans cette demeure de Ta sainteté, celle où Tu fêtes Tes hôtes, dans la plus parfaite et la plus heureuse des conditions ! Étends Ta mansuétude et Ta miséricorde à tous les croyants et à toutes les croyantes, qui ont abandonné ce bas monde en proclamant Ton Unité ; sois Celui qui se charge d’eux et de nous, qui veille sur nous tous et nous assure à tous ce dont nous avons besoin ! Sois miséricordieux, quand le destin qui a été tracé pour eux est accompli (jufûf aqlâmihim : littéralement « une fois que leurs calames sont secs »), que leurs œuvres sont définitivement arrêtées, et que leur épreuve est arrivée à échéance ! Pour ceux qui sont encore en vie, pardonne à celui qui pèche et accepte son repentir, traite avec indulgence celui qui est déraisonnable, et viens au secours de celui qui se fait tort à lui-même et guéris celui dont l’âme est malade ! Pardonne-nous tous, en nous accordant, à eux et à nous, un repentir sincère qui ait Ton agrément, car Tu es Celui qui en fait le don généreux, qui l’accorde spontanément, et qui a le pouvoir de le faire ! Sois, mon Dieu ! Celui qui se charge de ceux qui combattent, qui veille sur eux, qui leur assure ce dont ils ont besoin, et qui les assiste d’un secours puissant contre leur adversaire ! Fais que Tes ennemis et les nôtres subissent « le revers funeste » ; répands leur sang, rends licites leurs épouses (aux combattants), et fais que les prises sur l’ennemi soient rendues à nos frères croyants !

Rends vertueux les sujets et leur souverain, ainsi que tous ceux à qui Tu as confié les affaires des musulmans, et que leur vertu soit permanente et constante ! Rends-les vertueux, mon Dieu ! pour eux-mêmes et pour ceux dont Tu leur as donné la charge ; accorde-leur la bonté, la mansuétude et la miséricorde ; qu’elles soient les sentiments que nous conservions à leur égard et qui les habitent eux-mêmes ! Fais que l’accord règne entre nous, et que le sang ne soit pas versé ! Délivre-nous de toute scission, et, par Ta faveur, sauve-nous de l’épreuve sous toutes ses formes dont Tu nous parles, car Tu la connais (mieux que nous) et elle est en Ton pouvoir ! Fais que nous n’ayons pas à voir à la tête de l’Islam deux sabres rivaux, ni à voir de divergences entre les musulmans ! Réunis-les dans la même obéissance à Toi et dans ce qui rapproche de Toi, comme Tu le mérites et comme Tu en es digne (infiniment) !

Nous Te demandons, mon Dieu ! de nous rendre glorieux et de ne pas nous humilier, de nous élever et de ne pas nous abaisser, d’être pour nous et non pas contre nous. Nous Te demandons de faire que pour nous toutes les réalités concourent au même but : celles de la vie d’ici-bas, qui sont un viatique pour T’obéir et un secours pour nous conformer à Ta volonté, et celles de l’autre vie, qui sont l’objet de nos plus grandes aspirations et de notre confiance, et qui sont notre destinée finale. Ce n’est que par Toi que cela sera accompli pour nous, et ce n’est que par Toi que nous y serons aptes. Donne-nous, mon Dieu ! de Te craindre, de Te vénérer et d’être conscients de Ta grandeur, et accorde-nous, comme Tu l’as fait pour ceux de Tes élus que Tu as favorisés, la science et la connaissance véritables à Ton sujet ! Gratifie-nous, comme eux, de Tes signes et de Tes faveurs spéciales, et fais que cela soit pour nous un bien définitif, ô Toi qui détiens la Royauté et la Puissance sur toute chose !

Accorde-nous, mon Dieu ! de rester valides physiquement et moralement ; accorde cela à nous tous, frères, descendants, et proches, et étends cette grâce à tous les croyants et croyantes ! Accomplis sur nous les décisions qui ont Ton agrément et que Tu préfères, celles selon lesquelles Tu apportes Ton appui à toute parole et à tout acte qui rapprochent de Toi, ô Toi qui entends les voix, qui connais les pensées secrètes, et qui imposes Ta volonté aux cieux ! Prie sur Ton Serviteur, l’Élu, Muhammad, et sur la Famille de Muhammad, et que Ta Prière s’accomplisse sur eux depuis le commencement et jusqu’à la fin, d’une façon apparente et d’une façon cachée ! Écoute et exauce, et fais de nous ce dont Tu es digne, ô Toi qui es le plus généreux des généreux, ô Toi qui es le plus miséricordieux des miséricordieux ! (expression coranique, que l’on trouve dans la bouche de Moïse, de Jacob, de Joseph, et de Job).

Oraison 2

Mon Dieu ! je Te demande ce qui est pour Toi, et je me réfugie en Toi contre tout ce qui Te déplaît. Mon Dieu ! je Te demande la pureté la plus parfaite, celle par laquelle j’obtiendrai de Toi le don le plus noble. Mon Dieu ! ne me donne comme préoccupation que ce qui est pour Toi, et non pas celle de celui que distrait de Toi le souci de ce qu’il veut de Toi ! Mon Dieu ! fais que je sois du nombre de ceux qui T’invoquent avec la volonté de ne mentionner de Toi que ce qui est pour Toi ! Mon Dieu ! fais que le but de mes inten tions à Ton sujet soit ma recherche de Toi ! Mon Dieu ! emplis mon cœur d’une joie qui vienne de Toi, emplis ma bouche de Ton invocation et mes membres des activités qui ont Ton agrément ! Mon Dieu ! efface de mon cœur tout souvenir autre que le Tien, tout amour autre que pour Toi, tout désir qui n’est pas pour Toi, toute vénération qui n’est pas pour Toi, toute dévotion pour une autre grandeur que la Tienne, toute espérance en un autre que Toi, toute crainte envers un autre que Toi, toute ferveur pour un autre que Toi, toute frayeur à l’égard d’un autre que Toi 118, et toute demande adressée à un autre que Toi ! Mon Dieu ! fais que je sois du nombre de ceux qui pour Toi donnent et pour Toi retiennent, qui implorent Ton aide et se réfugient en Toi, qui par Toi deviennent forts et pour Toi sont patients, et qui acceptent le destin que Tu décides ! Mon Dieu ! fais que je sois du nombre de ceux dont Tu es le but et qui ne se tournent que vers Toi ! Mon Dieu ! accorde-moi d’agréer Ta décision dans ce que Tu me fais éprouver, à tout moment, constamment et sans arrêt !

Fais que ma patience pour Toi, en T’obéissant, soit celle du serviteur qui ne peut endurer d’être patient qu’en continuant à être patient ! Fais que je supporte d’être privé de ce qui Te déplaît et que Tu m’as interdit, comme quelqu’un qui n’a plus besoin d’être patient grâce à la protection que Tu lui assures ! Mon Dieu ! fais que je sois du nombre de ceux qui ont recours à Ton aide, qui les dispense, par Ton pouvoir, de celle de toutes Tes créatures ! Mon Dieu ! fais que je sois de ceux qui cherchent refuge auprès de Toi, de ceux qui n’ont pas d’autre refuge que Toi ; fais que je sois parmi ceux qui n’ont pas d’autres consolations que les Tiennes, et que je supporte le destin que Tu as décrété pour moi, durant tout le temps que Tu me laisseras en vie ! Mon Dieu ! que toute demande que je T’adresse soit faite pour obéir à l’injonction que Tu as donnée aux hommes de T’implorer, et qu’elle Te soit agréable ! Fais que je ne sois pas de ceux qui n’ont en vue, quand ils Te sollicitent, que leur satisfaction personnelle,

mais que je sois de ceux qui ne demandent que l’accomplissement des devoirs qu’ils ont envers Toi !

Oraison 3

Que Tu sois loué, Allâh, mon Dieu ! Par des louanges que seule Ta Science puisse dénombrer, et qu’elles montent vers Toi de bouches pures, innocentes de toute fausseté et lavées de tout soupçon, exemptes de tout défaut et de toute équivoque ! Qu’elles s’établissent dans Ton Amour par le désir sincère de ne se vouer qu’à Toi, pour que la lumière grandiose de Ta Face soit leur but, et que la sainteté de Ta Grandeur soit leur fin ! Qu’elles ne se reposent que dans Ta Satisfaction par la consécration fidèle à Ta Volonté et face à elle, afin d’être dignes de diriger et de commander toutes les autre-paroles qui Te glorifient !

Personne d’autre que Toi, mon Dieu ! ne mérite d’être loué, dans les horizons de Tes cieux et dans les vastes régions peuplées de Ta terre. Car c’est Toi qui es l’Auteur de toutes les œuvres de la création, et qui ne connais aucune chose qui ne soit pas de Toi. Comment alors les êtres (al-achyâ : littéralement « les choses ») ne Te reconnaîtraient-ils pas et comment les créatures ne confesseraient-elles pas leur foi en Toi seul, puisque leur commencement vient de Toi, que l’ordre (qu’elles ont reçu) est (de retourner) à Toi, et que leurs manifestations extérieures et leurs pensées intimes sont recensées dans Ta Volonté ! C’est Toi en effet qui donnes et c’est Toi qui retiens, et ce qui est nuisible et ce qui est utile 120 sont l’effet de Ton Décret (gade). Ta Clémence accorde des délais à Tes créatures, et Ton Décret efface ce que Tu veux des destins (que Tu avais fixés). Tu fais arriver à l’existence ce que Tu veux, et Tu rappelles à Toi ce que Tu veux. Tu crées ce que Tu n’as nul besoin de produire, et Tu produis ce qui, par la perfection de Ta Sagesse, éblouit d’émerveillement les intelligences. On ne Te demande pas compte de ce que Tu fais, et c’est à Toi qu’appartient « l’Argument » pour ce que Tu fais.

C’est Toi qui détiens les registres des destins des hommes et de l’histoire des siècles, ainsi que les secrets du mystère de la Résurrection. C’est de Toi que peut venir la compréhension de la vérité de Ton Unicité que proclament les êtres doués de raison. C’est à Toi que rien n’échappe de ce qui se cache au fond de la conscience des athées (mulhidûn), et la connaissance des pensées des négateurs (mubtilûn) ne saurait se soustraire à Ta Science. Seuls les insensés s’égarent en s’immis-cant dans (le mystère de) Ton Décret, et seuls les inconscients négligent de T’invoquer et de Te rendre grâce. Rien ne T’est dissimulé des tentations qui se chuchotent dans les « poitrines » et des suggestions trompeuses, ni des intentions de la volonté et de la nature véritable de ces intentions qui échappe à la clairvoyance des cœurs.

Mon Dieu ! comment, si je regarde, pourrais-je voir autre chose que Ta Miséricorde, et comment fermerais-je les yeux sur Tes bienfaits ! C’est par Ta Faveur, que Tu as fait que Tes décisions s’appuient sur Ta Bonté, et c’est aussi par Ta Faveur, que Tu as fait que Tes bienfaits s’étendent à toutes Tes créatures. Accorde-moi de la Science qui émane de Toi et dont personne d’autre que Toi ne dispose, ô Toi qui es l’éternel Donateur, Toi qui es Celui qui accomplit ce qu’Il veut ! Accorde-moi d’être parmi ceux que Tu favorises de Ton Amitié, ô Toi qui es le meilleur que l’on implore et le plus généreux des miséricordieux ! C’est Toi qui est Puissant sur toute chose !

Oraison 4

Je T’implore, mon Dieu, Toi qui es le meilleur de ceux qui écoutent. Je T’implore par Ta générosité surabondante et Ta munificence, ô Toi qui es le plus généreux des généreux ! par Ta noblesse dispensatrice et Ta faveur, ô Toi qui es le plus magnanime des magnanimes ! et par Ta bienfaisance et Ta mansuétude, ô Toi qui es le meilleur des donateurs ! Je Te sollicite en homme obéissant, soumis, humble, misérable et suppliant, qui est dans la plus terrible pauvreté vis-à-vis de Toi et qui dans la nécessité se décharge sur Toi de ses besoins, qui aspire ardemment à ce qui est près de Toi, mais qui sait que rien ne se fait que par Ta volonté et que rien n’intercède auprès de Toi qu’avec Ta permission.

Sur combien d’actions honteuses as-Tu jeté le voile, combien d’épreuves as-Tu détournées, combien de chutes as-Tu relevées, combien de faux pas as-Tu redressés, à combien d’actes répréhensibles as-Tu remédié, et (malgré cela) combien d’éloges as-Tu répandus ! Je T’implore, ô Toi qui écoutes les voix de ceux qui appellent au secours et qui sais les secrets que cachent ceux qui se taisent, Toi qui connais les actions que les hommes accomplissent dans leur solitude et qui vois les œuvres, petites ou grandes, de ceux qui agissent ! Et je Te demande de ne pas Te dérober à ma voix parce que je me suis mal conduit, de ne pas me disgracier en raison de ce que Tu connais de mes pensées, et de ne pas te hâter de me punir pour ce que Tu sais de mes secrètes actions. En toute circonstance sois compatissant envers moi, en toute circonstance sois bon pour moi !

O Toi qui es mon Dieu, mon Seigneur, Toi qui es mon soutien ! c’est auprès de Toi que je me réfugie, c’est sous Ta protection que je me place, c’est Toi que j’appelle à mon secours, et c’est à Toi que j’ai recours, contre les redoutables faiblesses de mon être, qui s’accumulent et qui s’attachent à ma conscience et à mon cœur. Peu s’en faut qu’elles n’emplissent mon âme et qu’elles n’empêchent mon esprit et ma langue de s’adonner à Ton invocation, interdisant à mon corps toute action en vue de Te servir, de sorte que je suis comme paralysé par l’obstacle de mes imperfections et de mes défaillances. Je Te demande de chasser cela de ma pensée et d’en préserver mon cœur. Fais que tous mes instants, nuit et jour, soient habités par Ton souvenir, et continuellement occupés à Te servir et à T’adorer ! Pour que ce qui survient dans mon âme (wurûd) ne soit qu’une seule chose, et qu’elle reste alors dans la même disposition, sans lassitude ni relâchement, sans impatience ni défaillance. Pour qu’ainsi je m’empresse vers Toi quand le moment est venu de se hâter, et que je marche vers Toi d’un pas rapide « dans les arènes où l’on lutte de vitesse ». Et accorde-moi d’en goûter les délices abondantes, ô Toi qui es le plus généreux des généreux !

Oraison 5

Mon Dieu, mon Seigneur et mon Maître ! qui décide plus sagement que Toi à l’égard de ceux qui ont placé leur certitude en Toi ? Qui étend plus que Toi sa miséricorde sur ceux qui Te vénèrent et pour qui Tu es le but poursuivi ? Qui est plus empressé que Toi dans sa bonté et sa mansuétude envers ceux qui Te désirent et qui s’appliquent à T’obéir ? Tous, ils sont l’objet de Tes bienfaits, et, par la faveur que Tu leur accordes, ils T’adorent. Grâce à Toi, leurs préoccupations se sont portées vers Toi et leur volonté s’est consacrée à Toi exclusivement ; grâce à Toi, leur cœur s’est voué à Toi, la considération de leur personne, qui les distrayait de Toi, a disparu, et toutes leurs aspirations se sont concentrées sur Toi seul. Nuit et jour ils sont tournés vers Toi, en toute circonstance leur souci est dirigé vers Toi, et en toute situation c’est à Toi qu’ils donnent la préférence.

C’est pourquoi je Te demande, Toi qui es mon Dieu, mon Seigneur et mon Maître, d’être pour moi, par Ta faveur, Celui qui veille sur moi et qui m’assure ce dont j’ai besoin, Celui qui me protège et qui a pitié de moi. Car c’est auprès de Toi que je cherche refuge, c’est Toi que j’appelle à mon secours, c’est à Toi que j’aspire avec ferveur, c’est Toi que je révère dans la crainte, et c’est à Toi que je me remets avec confiance pour tout ce qui concerne ce bas monde et l’autre vie. « Il n’y a pas d’autre divinité que Toi ! Gloire à Toi ! J’ai été du nombre des injustes ».


Sentences et définitions

Les fondements traditionnels de la vie spirituelle/Le tasawwuf

1. Toutes les voies sont fermées aux créatures, sauf à celui qui met ses pas dans ceux de l’Envoyé, qui suit sa règle de vie (Sunna) et qui demeure sur la route qu’il a tracée. Le chemin de tous les bienfaits lui est alors ouvert.

2. Cette science qui est nôtre est subordonnée au Livre et à la Sunna ; et quiconque n’a pas appris le Coran, n’a pas transcrit la Tradition (hadîth), et n’a pas étudié la Loi, ne saurait servir d’exemple.

3. Ô jeune homme ! attache-toi à la science (ici la doctrine musulmane), même si des états mystiques surviennent en toi. La science restera ta compagne, alors que les états mystiques se résorberont en toi et disparaîtront ; Dieu n’a-t-Il point dit en effet : « Et ceux qui sont enracinés solidement dans la science disent : « Nous croyons en cela. Tout vient de notre Seigneur… »

4. Junayd disait à ses disciples : « Si je savais qu’une prière de 2 rak'a vaudrait mieux pour moi que de siéger devant vous, je ne resterais pas assis avec vous. »

5. Ja'far Khuldî vit Junayd en songe après sa mort, et il lui demanda ce que Dieu avait fait de lui. Junayd lui répondit : « Toutes ces allusions ésotériques avaient été balayées, tous ces discours théoriques avaient disparu, toutes ces connaissances s’étaient évanouies, tout ce formalisme s’en était allé ; la seule chose qui m’a servi, ce sont ces quelques petites rak'a que nous faisions à l’aube. »

6. Si je savais qu’il existe sous l’azur du ciel une science de Dieu plus noble que celle dont nous nous entretenons avec nos disciples et nos frères, je m’efforcerais de l’atteindre et je partirais à sa recherche.

7. Depuis vingt ans, cette science qui est nôtre et dont nous nous entretenons, a replié son tapis, et les gens ne dissertent que sur ses franges.

8. Le tasawwuf (la vie spirituelle, le « soufisme ») est basé sur 8 vertus qui lui sont propres : la générosité d’âme, l’acceptation du destin, la patience, la discrétion du langage, l’exil volontaire, le port de la laine, la pérégrination, et la pauvreté. La générosité d’âme est représentée par Abraham, l’acceptation du destin par Ismaël, la patience par Job, la discrétion du langage par Zacharie (cf. Coran ; il devait, pendant trois jours, ne s’exprimer que par gestes), l’exil par Jean (selon Mas'ûdî, l’auteur des Murûj al-Dhahab, Élisabeth s’enfuit en Égypte avec Jean, pour éviter la colère d’un roi, sans doute Hérode), le port de la laine par Moïse, la pérégrination par Jésus, et la pauvreté par Muhammad.

9. Le tasawwuf, c’est que l’Être divin te fasse mourir à toi-même, et qu’Il te fasse vivre par Lui.

10. Le tasawwuf, c’est que tu sois avec Dieu, et que tu n’aies plus aucune attache.

11. Le tasawwuf, c’est sortir de toute disposition vile et entrer dans toute disposition noble.

12. Le tasawwuf, c’est une capture violente, sans merci.

13. Le tasawwuf, c’est invoquer avec récollection, c’est éprouver une émotion forte en écoutant, et c’est œuvrer en prenant exemple (sentence en prose rimée).

14. Ce mot de tasawwuf désigne un attribut dans lequel le serviteur est établi. « Un attribut du serviteur, maître ! ou un attribut de l’Être divin ? » lui demanda Abû Bakr al-Malâ’iqi. Un attribut de l’Être divin en réalité, et un attribut du serviteur en apparence, telle fut la réponse de Junayd.

15. Les (vrais) hommes du tasawwuf sont du passé, le tasawwuf est devenu charlatanerie,/le tasawwuf est devenu une gourde à ablutions, un tapis de prières et une tunique bigarrée,/le tasawwuf est devenu des cris que l’on pousse, une extase simulée et un coup de folie,/l’on se trompe, ce comportement n’a rien de commun avec la voie qui permet d’atteindre le But. (Ces vers de Junayd sont cités par Ibn “Arabi dans Rûh al-Quds à propos de la décadence spirituelle de son époque).

16. La science du tasawwuf est une science que seul connaît l’homme doué d’intuition et familiarisé avec la Vérité,/il ne la connaît pas celui qui n’en a pas le témoignage intérieur, et comment un aveugle pourrait-il voir la lumière du soleil ? (Vers cités par Makkî et “Ayn al-Qudât).

17. Le chemin qui mène à Dieu, c’est un repentir qui dissout la persévérance dans la faute, une crainte qui supprime la négligence, une espérance qui entraîne sur la voie du bien, et c’est aussi se savoir observé par Dieu quand les pensées surgissent dans le cœur.

18. Le soufi est semblable à une terre sur laquelle on jette toutes sortes de choses laides et dont il ne sort que des choses belles.

19. Le soufi est comme le sol que foule aussi bien l’homme pieux que l’homme pervers, ou comme le nuage qui abrite de son ombre toute chose, ou encore comme la pluie qui arrose toute chose (variante : « ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas »). Il est important de noter que Quchayrî cite la même sentence comme définissant le « 'ârif », c’est-à-dire le « gnostique », celui qui possède la « ma'rifa » ou « connaissance »). À la question : « Qui la Sagesse prend-elle en amitié, en qui se repose-t-elle et se réfugie-t-elle ? », Junayd répondit : « Celui en qui toutes les convoitises ont été tranchées, celui en qui les désirs dus à la considération des choses ont disparu, celui en qui toutes les aspirations et tous les gestes se sont concentrés sur l’unique objet de l’être de son Seigneur, celui dont les actions bénéfiques rejaillissent sur tous les hommes de son temps ».

Les « stations spirituelles »/maqâmât et les « états mystiques »/ahwâl

20. Le repentir implique trois réalités spirituelles : la première est la contrition, la deuxième le ferme propos de ne plus retomber dans ce que Dieu a interdit, la troisième est de s’employer à réparer ses torts.

21. Le renoncement, c’est que le cœur soit vide de tout ce dont la main est vide.

22. Le renoncement, c’est considérer ce bas monde comme peu de chose et en effacer toute trace dans le cœur.

23. Il est hautement recommandable au novice débutant qu’il ne distraie point son cœur avec les trois préoccupations suivantes : l’acquisition de son gagne-pain, la recherche de la conversation (avec le profane), et le mariage.

24. La pauvreté spirituelle, c’est que le cœur soit vide des formes.

25. Le véritable pauvre, c’est celui qui se passe de toute chose et de qui toute chose se passe.

27. La pauvreté spirituelle est un océan d’épreuves, et chacune d’elles est un honneur.

28. On avait posé à Junayd la question suivante : « Se savoir pauvre envers Dieu est-ce plus parfait que se savoir riche par Lui ? » Il fournit la réponse que voici : « Si la conscience de la dépendance envers Dieu est véritable, celle de pouvoir se passer de tout grâce à Lui l’est aussi, et la richesse est pleinement réalisée ; la question de savoir laquelle des deux est plus parfaite ne se pose plus, car aucun des deux états n’est parfait sans l’autre ».

29. Heureux le pauvre dont la pauvreté est véritable ! quand tu lui jettes un peu de ta science, elle se met à fondre, tel le plomb dans le feu.

30. Dieu a honoré les croyants par la foi, Il a honoré la foi par l’intelligence, et Il a honoré l’intelligence par la patience. Ainsi la foi est l’ornement des croyants, l’intelligence est l’ornement de la foi, et la patience est l’ornement de l’intelligence.

31. Passer de cette vie à l’autre est facile et peu de chose pour le croyant ; abandonner les créatures pour la cause de Dieu est pénible ; passer du « moi » à Dieu est difficile et douloureux ; mais faire preuve de patience à l’égard de Dieu est la chose la plus déchirante.

32. Le devoir de l’action de grâces est la reconnaissance des bienfaits par le cœur en même temps que par la langue.

33. La remise confiante, c’est que le cœur s’appuie sur Dieu.

34. La remise confiante était autrefois une réalité, c’est aujourd’hui une connaissance théorique.

35. Il y a trois sortes de nourritures : la nourriture des aliments, et elle fait que l’on se détourne de Dieu ; la nourriture de l’invocation, et elle fait humer le parfum des Attributs divins ; et la nourriture de la contemplation de l’Invoqué, et celle-là fait disparaître et périr.

36. L’acceptation, c’est le deuxième degré de la connaissance ; chez celui qui accepte, la connaissance de Dieu est véritablement réalisée, par le fait qu’il agrée constamment ce qui vient de Lui.

37. L’acceptation implique que la science qui parvient jusqu’au cœur est véritable ; dès que le cœur entre en contact avec la réalité de la science, elle le conduit à l’acceptation.

38. Vous m’interrogez sur la vie agréable et sur la joie ; eh bien, elles sont pour celui qui accepte ce qui vient de Dieu. L’un de ceux qui savaient s’est écrié : « Quelle belle vie que celle de ceux qui acceptent tout de Dieu ! » Accepter, c’est accueillir l’épreuve qui arrive avec endurance et bonne humeur, et c’est attendre ce qui ne s’est pas encore produit en y pensant et en le prenant en considération. Aux yeux d’un tel homme, son Seigneur agit de la meilleure façon possible, sa miséricorde envers lui est la plus grande possible, et Il sait mieux que lui-même ce qui lui convient le mieux. Quand le destin se manifeste alors, il n’éprouve pour lui aucune aversion, mais bien au contraire c’est ce qu’il veut, et il approuve cette action de son Seigneur. Quand il estime que ce qui lui arrive est un bienfait de Dieu, il est satisfait. L'acceptation, c'est donc vouloir et approuver, c'est-à-dii e vouloir ce qui est Son oeuvre, en l'aimant et en l'agréant de tout son coeur, puisque cela vient de Dieu.

39. « Les hommes des relations familières avec Dieu », quand ils sont seuls et qu’ils parlent et s’entretiennent intimement avec Lui, disent certaines choses qui les feraient traiter d’hérétiques par le commun des croyants s’ils les entendaient.

40. Dieu est proche du cœur de Ses serviteurs dans la mesure où Il voit que leur cœur est proche de Lui ; considère donc qu’est-ce qui rend ton cœur proche de Lui !

41. Sa proximité dans l’extase (wajd, qui peut prendre le sens de wujûd = réalisation spirituelle) est « réunion », et Son absence dans la condition humaine est « séparation » (tafriqa) (rappelons la célèbre formule de Sarrâj : “Toute réunion sans séparation (ou “distinction”) est de l’hérésie, et toute séparation sans réunion est négation des Attributs”, formule à laquelle on ajoutera : « et la réunion affirmée conjointement à la séparation, c’est cela la connaissance de l’Unité »).

42. Dieu prive de l’amour celui qui garde une attache.

43. L’Amour, c’est la pénétration des Attributs de l’Aimé, par permutation avec les attributs de l’amant.

44. “La question de l’amour fut posée dans une assemblée de cheikhs à la Mekke, réunis au moment du Pèlerinage. Ils interrogèrent Junayd, qui était le plus jeune d’entre eux : « À ton tour, qu’en penses-tu, toi, l’iraqien ? » Junayd baissa la tête, et des larmes coulèrent de ses yeux, puis il parla : « L’amour, c’est quand un serviteur s’est quitté lui-même, qu’il invoque constamment son Seigneur, qu’il accomplit tout ce qui Lui est dû, qu’il regarde vers Lui avec son cœur, et que celui-ci est consumé par les lumières de Son Être, qu’il boit l’eau limpide de Son affection, et que Celui qui impose Sa Volonté a enlevé pour lui les voiles qui recouvrent Ses mystères. Si alors il parle, c’est par Dieu ; s’il s’exprime, c’est au sujet de Dieu ; s’il fait un geste, c’est sur l’ordre de Dieu ; s’il reste au repos, c’est avec Dieu. Il est par Dieu, pour Dieu, avec Dieu. » Les cheikhs se mirent alors à pleurer, et avouèrent : “Que dirions-nous de plus ? que Dieu soit ton réconfort, ô toi qui es « la Couronne des Sages » !”

45. Sache que lorsque la connaissance de Dieu a pris de l’ampleur en toi, que ton cœur en est rempli, que ton âme s’épanouit (littéralement : « ta poitrine se dilate »), tout entière consacrée à Lui, que le fond de ton être est purifié par son invocation, et que ton esprit (littéralement : « ta compréhension ») s’est joint à Lui, tes « traces » disparaissent, tes attributs individuels sont effacés, et tes connaissances sont éclairées par Dieu. C’est alors que se manifeste à toi la « science » de l’Être divin.

46. Tu ne seras pas réellement un serviteur, tant que quelque chose d’autre que Lui t’asservira ; et tu ne parviendras pas à la liberté totalement pure, tant qu’il te restera la moindre chose à réaliser de ta servitude envers Lui. Quand tu seras le serviteur de Lui seul, tu seras libre de tout ce qui n’est pas Lui.

47. La dernière station du sage (ou du « gnostique ») est la liberté.

Règles et convenances/adab Maîtres et disciples/suhba

48. Durant plusieurs années, j’assistais à des réunions de la communauté spirituelle, où l’on discutait de « sciences » que je ne comprenais pas et dont j’ignorais tout, mais je n’ai jamais été atteint par le moindre doute ; je les acceptais et je les aimais, sans rien y comprendre.

49. Un cheikh ayant demandé à Junayd : « Qu’ont donc les novices à courir après les histoires édifiantes ? », il fournit la réponse suivante : « Les histoires édifiantes sont des soldats de l’armée de Dieu, qui fortifient le cœur des novices. » « Y a-t-il un argument scripturaire qui témoigne de cela ? », insista le cheikh. “Oui, répondit Junayd, c’est la parole de Dieu : “Et tous les récits que Nous te contons sur les Envoyés sont (destinés) à affermir ton cœur”.

50. Quand tu constates qu’un novice recherche les séances de « samâ' » (« audition spirituelle »), sache bien qu’il y a en lui un reste de frivolité.

51. Il y avait un disciple de Junayd qui, chaque fois qu’il entendait la moindre invocation, se mettait à crier. Junayd l’avertit : « Si tu fais cela encore une fois, tu ne seras plus mon disciple. » Dès lors, quand il entendait quelque chose (ou, selon une variante : « quand Junayd parlait de la science spirituelle »), sa personne changeait, mais il se maîtrisait, au point que des gouttes de transpiration tombaient de chaque poil de son corps, jusqu’au jour où il poussa un seul cri, qui emporta son âme.

52. Au commencement de sa vie spirituelle, Junayd s’agitait au cours des séances de « samâ' », et par la suite cette agitation cessa. On lui en demanda la raison, et il répondit en citant ce verset du Coran (XXVII, 88) : ‘(Le Jour) où tu verras les montagnes que tu crois immobiles passer comme le font les nuages ; œuvre de Dieu qui fait parfaitement toute chose’ (Ghazâlî, I, vol. II, 266-7, qui ajoute ce commentaire : « Junayd indiquait par là que le cœur est ému, et qu’il évolue dans le Royaume céleste, mais que les membres, une fois qu’ils sont disciplinés, donnent l’apparence extérieure du calme ».

53. Un jour où Junayd était chez lui avec son épouse, Chiblî entra. Son épouse voulut alors se revoiler, mais Junayd lui dit : « Il ne se rend pas compte de ta présence, reste comme tu es. » Junayd parla un moment avec Chiblî, et celui-ci se mit à pleurer. Junayd dit alors à son épouse : ‘Voile-toi maintenant, car Chiblî vient de sortir de son état d’« absence » [ou « inconscience »].

54. À quelqu’un qui avait vu Nûrî tendre la main et mendier, et qui avait été choqué de ce spectacle, Junayd déclara : « Ne t’en scandalise pas, car Nûrî ne demande l’aumône aux hommes que pour que sa mendicité soit un don pour eux dans la vie future ! Il ne fait cela que pour qu’ils en soient récompensés et rémunérés ».

55. Quand deux disciples sont devenus frères en Dieu, et qu’ensuite l’un des deux se montre distant à l’égard de l’autre et rougit de son compagnon, c’est qu’il y a une défaillance spirituelle soit en l’un soit en l’autre.

De certains termes techniques

[omission]

SOURCE

Junayd Sayyid al-Tâ’ifa, Enseignement spirituel, Traités, lettres, oraisons et sntences, Traduit de l’arabe et présentés par Roger Deladrière, Sindbad, 1983. J’omets les nombreux termes arabes cités entre parenthèses par le traducteur.


ETUDE [Roger Deladrière]

« Depuis l'an 300 il n'est plus permis de parler de cette Science qui est la nôtre » (Abû Tâlib Makkî, C, II, 41). Cette date correspond, à deux années près, à celle de la mort d'Abû-l-Qâsim Junayd : 298/911. L'auteur de « La Nourriture des coeurs », qui rapporte cette parole, cite dans le même passage un jugement porté par Abû Sa'îd Ibn al-A'râbî (cf. Notice biographique 23) déclarant que « le dernier à avoir parlé (dignement) de cette Science a été notre maître Junayd al-Qawârîrî ».

Les phrases qui précèdent appellent immédiatement plusieurs remarques. La première est que Hallâj, qui est mort « martyr mystique de l'Islam » en 309/922, donc après Junayd, n'est pas reconnu, malgré sa sainteté, comme le dernier et le véritable porte-parole de « cette Science ». Le cas de Hallâj, et ici nous ne pouvons que renvoyer aux travaux de Louis Massignon, a posé un problème de conscience non seulement aux « Docteurs de la Loi » mais aux « soufis », les uns restant passionnément attachés à sa mémoire et à son enseignement, les autres lui reprochant ses outrances et la désobéissance à la discipline de l'arcane. La deuxième remarque est la sévérité du jugement porté par des musulmans du IVe siècle de l'hégire (le Xe de notre ère) sur ceux qui se piquent de spiritualité ; avec Makkî, Sarrâj (A, 18-19) et Kalâbâdhî (B, 23) dénoncent ceux qui se parent d'une connaissance qu'ils ne possèdent pas. La troisième remarque est que la connaissance dont il s'agit est désignée par l'expression énigmatique « cette Science » ou « notre Science », comme si son objet était indéfinissable ou trop vaste. Makkî (loto citato) énonce un nombre impressionnant de composantes de « cette Science », et il cite la parole d'un homme de spiritualité, selon qui : « Les anciens discutaient et étaient experts en 70 « savoirs », dont même plus un n'est connu des gens d'aujourd'hui. »

Ceci donne d'autant plus de valeur au fait que Junayd ait été reconnu unanimement comme ayant été le dernier représentant de la spiritualité de cet Age d'Or, que certains font commencer avec les Compagnons du Prophète, mais que la plupart datent de Hasan Basrî (m. en 110/728), qui fut à la fois « lecteur » du Coran, exégète, traditionniste, prédicateur renommé, ascète et mystique (cf. Massignon, S2, 174-201). Les musulmans du IVe siècle décernèrent à Junayd le titre de « Seigneur de la Tribu spirituelle » (Sayyid al-Tâ'ifa), que la postérité lui conservera et par lequel Ibn 'Arabî, lui-même désigné comme « le plus grand des Maîtres » (al-Chaykh al-akbar), fera suivre son nom chaque fois qu'il le citera. Yâfi'î (N, 4) explicitera le mot « tâ'ifa » en précisant qu'elle est la communauté « gnostique, préoccupée de Dieu seul ». Quant au mot « sayyid », qui s'appliquait avant l'Islam au chef d'une tribu, il implique l'idée d'autorité reconnue et celle du respect qu'imposait l'éloquence du verbe. Khatîb Baghdâdî (F, VII, 243) rapporte à ce sujet le témoignage du mu'tazilite A bûl-Qâsim Ka'bî (Balkhî ; m. en 319/931) 2 : « J'ai vu à Bagdad un cheikh du nom de Junayd. Mes yeux n'avaient jamais contemplé quelqu'un comme lui : les écrivains venaient à lui pour son style, les philosophes le recherchaient pour la profondeur de ses pensées, les poètes se rendaient auprès de lui pour ses métaphores, les théologiens pour sa dialectique; et le niveau de son discours était toujours plus élevé que le leur, en intelligence, éloquence, et enseignement ».

Le titre de « Seigneur de la Tribu spirituelle » est également justifié par la connaissance que Dieu lui avait octroyée, selon une déclaration de Junayd lui-même : « Il n'y a aucune science apportée par Dieu à la terre, ni aucun moyen de parvenir à Dieu octroyé par Lui à Ses créatures, dont Il ne m'ait donné une part » (Ibn al-Jawzî, Kl, II, 235 ; Quchchâchî, P, 105 ; également F, VII, 242). La critique essentielle qu'adressent Sarrâj, Kalâbâdhî et Makkî, à ceux qui « parlent » de spiritualité, c'est qu'il ne s'agit chez eux que de pur verbalisme. Le véritable maître est celui qui n'enseigne que ce dont il a eu lui-même l'expérience intérieure. La connaissance théorique en matière de spiritualité n'a de valeur et de force convaincante que si elle est attestée par la sainteté et la « réalisation ». Là encore les témoignages confirment que Junayd possédait non seulement la « science » ou la « doctrine » ('ilm), mais la « réalisation » (haqâ'iq, hâl), et que les deux s'unissaient en lui pleinement et à un degré éminent (F, VII, 244 ; Kl, II, 235 ; voir également Sulamî, D, 176 ; Quchayrî, G, 13 et 21 ; Hujwîrî, H, 147, où, il est dit que Junayd aurait été le « Pôle »3). Son renom de sainteté était tel, que le lendemain de sa mort soixante mille personnes (selon F, VII, 248 et Kl, II, 239) étaient venues prier quand il fut enseveli aux côtés de Sarî Saqati, son oncle et son illustre maître, au cimetière de la Chûnîziyya 4. Sa tombe est toujours l'objet de la vénération des musulmans de Bagdad, et Ibn 'Arabî (Futûhât, chap. IV) mentionnait la « zâwiya » de Junayd parmi les lieux bénis, qui agissent sur les coeurs.

Sa spiritualité et ses charismes

La dure ascèse pratiquée par Junayd, ses exercices de dévotion intense, auxquels il ne voulait pas renoncer même au moment de mourir, et ses charismes, ont été rapportés par de nombreuses sources. [...]

Jusqu'à la fin de sa vie, et malgré son âge et son état de faiblesse, il n'abandonnait pas ses « oraisons » (awrâd), et il conservait constamment son chapelet à la main, « ne voulant pas renoncer à ce qui lui avait permis d'arriver à Dieu » (A, 208 ; G, 21 ; Hujwîrî, H, 303). Comme nous l'avons vu, il pratiquait un jeûne presque continuel, car « c'est la moitié de la Voie » (H, 320), et ne le rompait que lorsqu'il recevait la visite de ses compagnons, « la grâce du soutien des frères spirituels (ikhwân) n'étant pas moindre que celle du jeûne » (A, 220). Ainsi Junayd était-il le premier à donner l'exemple de la règle de vie, dont il avait indiqué les cinq principes fondamentaux (usûl) : « jeûner pendant le jour, rester debout (pour prier) pendant la nuit, agir avec une sincérité totale (ikhlâs), contrôler ses oeuvres par une constante vigilance, et s'en remettre à Dieu avec confiance (tawakkul) en toute circonstance » (A, 288). Son comportement était en parfait accord avec l'une des définitions du tasawwuf (« vie spirituelle », « soufisme ») qu'il devait donner : « Nous n'avons pas tiré la science du tasawwuf des on-dit, mais de la faim, de l'abandon de ce bas monde, et de la rupture avec les réalités familières et agréables. Le tasawwuf est en effet la pureté de la conduite envers Dieu, elle-même basée sur le détachement du monde, selon la parole de Hâritha (cf. Kalâbâdhî, B, 27) : « J'ai détaché mon âme de ce monde, veillant la nuit et assoiffé pendant le jour » (D, 158 ; E, X, 278 ; G, 20 ; K2, 162-3 ; M, I, 278 ; N, 17 ; S3, 51). Ibn al-Jawzî, dans son Talbîs Iblîs (K2, 170), reconnaît à Junayd la vertu de « rigueur » (jidd), et celle-ci se manifestait dans un certain nombre de positions doctrinales, qui parfois l'opposèrent à ses disciples les plus célèbres, tels que Hallâj et Ibn 'Atâ'. Nous ne citerons, pour l'instant, que celle qu'il avait adoptée concernant la question controversée entre les maîtres : faut-il recommander aux disciples de se fixer là où ils demeurent (iqâma), ou de voyager (safar)? La préférence de Junayd allait à riqâma, et la position qu'il avait ainsi choisie (G, 143) prend toute sa force quand on sait qu'il avait répondu à quelqu'un qui lui demandait comment il avait obtenu sa « réalisation » spirituelle : « En restant en présence de Dieu, pendant trente ans sous cet escalier », c'est-à-dire celui de sa demeure (F, VII, 245 ; G, 20 ; Ki, 236 ; N, 17). [...]

Ses origines, sa formation et ses maîtres

Le nom complet de Junayd est Abû-l-Qâsim al-Junayd Ibn Muhammad Ibn al-Junayd al-Khazzâz al-Qawârîrî al-Nihâwandî. Le nom de Khazzâz indique que sa profession était celle de marchand de soieries (ou d'« étoffes de filoselle » selon Silvestre de Sacy, p. 148 de Vie des Soufis ou Les Haleines de la Familiarité, de Jâmî. Le texte persan de la notice biographique consacrée à Junayd se trouve dans 0, 80-83). Le nom de Qawârîrî signifie que son père était marchand de flacons, et celui de Nihâwandî que ses ancêtres étaient originaires de Nehavend, ville située dans la région du Jibâl (« les montagnes ») en Iran occidental et où se déroula la victoire des Arabes sur l'armée des Perses sassanides en 642. Après la conquête musulmane Nehavend entretint des relations commerciales prospères avec l'Iraq. La famille de Junayd faisait sans doute partie de ces groupes de marchands persans venus s'installer à Bagdad.

Le père de Junayd mourut alors que ce dernier était encore très jeune, et il fut recueilli par son oncle maternel, le soufi Sari Saqad (m. en 2531867). Bien qu'une anecdote rapportée par plusieurs sources nous montre qu'à l'âge de sept ans Junayd était capable de répondre à Saqati, qui l'interrogeait sur le « chukr » (« l'action de grâces ») (A, 240 ; G, 89 ; E, X, 268 ; Kl, 235, et F, VII, 244), il semble que sa vocation spirituelle ait été beaucoup plus tardive. Les témoignages que nous possé dons nous apprennent qu'il se tourna d'abord vers l'étude du Coran, du hadith, et de la Sunna. Il suivit les cours de droit musulman d' Abû Thawr (m. à Bagdad en 2401854 ). Il avait alors vingt ans. C'est la seule indication qui nous permette de connaître approximativement la date de naissance de Junayd, qu'aucune source ne mentionne, sans doute vers 2151830, comme le présume Abdel-Kader (Q, 2). Il se serait montré un juriste particulièrement brillant, rendant des sentences en présence d' Abû Thawr, et qui recevaient l'approbation du maître (E, X, 255 ; F, VII, 241-242 ; G, 20 ; Kl, 239 ; Q, 3-4). Il devait lui-même ensuite enseigner le droit, et d'une façon qui faisait l'admiration de son ami Ibn Surayj (m. à Bagdad en 306/918), l'illustre savant châfi'ite7. Un jour, alors qu'on le félicitait à l'issue d'une leçon sur « les principes fondamentaux et les applications du Droit » (al-usûl wa-l-furû'), Ibn Surayj déclara que c'était là l'effet de « la bénédiction des cours de Junayd auxquels il avait assisté » (G, 20). C'est sa qualité de juriste qui allait, plus tard, permettre à Junayd d'échapper à la persécution et au procès dont furent victimes un certain nombre de soufis, à l'époque de la régence d'al-Muwaffaq, frère du calife al-Mu'tamid, et qui ne durent leur salut qu'au geste de Nûrî, s'offrant le premier au bourreau. Le juge, ému, ne mit pas la sentence de mort à exécution, et les renvoya tous absous. C'est l'affaire dite « de Ghulâm al-Khali' » (m. en 2751888), et elle mérite d'être contée, car c'est à la fois une histoire d'amour banale et le procès de l'Amour divin.

[...]

Plusieurs personnages sont mentionnés comme ayant été des « maîtres » de Junayd. Nous n'avons malheureusement à notre disposition que des notices biographiques extrêmement brèves et des récits à caractère anecdotique. Celui sur qui nous avons le plus de renseignements de ce genre est Abû Ja'far al-Karanbî, dont le nom a subi d'ailleurs diverses déformations entre les mains des scribes : Kurînî ou Kuraynî, Kuraybî, Kuraytî, et même Kûf i! Il est même possible qu'il se confonde avec Abû Ja'far al-Haddâd, mort en 298/911, la même année que Junayd, qui disait de lui qu'il avait le « maqâm al-tawakkul (la réalisation spirituelle de la vertu de « la remise confiante ») et que, pour cette raison, il avait honte de disserter sur le ta wakkul en sa présence (C, III, 24. et I, vol. IV, 231). Il est dit aussi qu'il mendiait en cas de besoin (C, IV, 104, et M, II, 138). Sous le nom d'al-Karanbî ou Ibn al-Karanbî (0, 83, et Abû Nu'aym, E, X, 224, qui l'appelle Ibn al-Kûfî) nos sources tracent le portrait d'un personnage dont la principale caractéristique était d'avoir porté jusqu'à sa mort une « muraqqa'a » (tunique rapiécée), qui avait fini par peser un poids énorme (11 livres ou 13 selon les auteurs ; A, 249 ; K2, 185 et 339 ; M, III, 289). Selon un autre récit, il se serait plongé une nuit dans l'eau glacée, en signe de mortification (I, vol. IV, 347, et K2, 338-339). Pour humilier son âme, et chasser la fierté qu'il tirait de sa bonne réputation, il vole dans un hammân et se fait arrêter volontairement (C, III, 109 ; I, vol. IV, 306 ; K2, 343). Près de lui au moment de sa- mort, Junayd leva la tête vers le ciel, Ibn al-Karanbî lui dit : « C'est de l'éloignement »; Junayd baissa alors les yeux vers le sol, et son maître répéta la même parole. Junayd comprit qu'Ibn al-Karanbî voulait lui dire : « Il est trop près de toi pour que tu regardes vers le ciel ou vers la terre » (A, 280-281, et 414 ; G, 153 ; 0, 83). Un troisième Abû Ja'far, nommé cette fois al-Qassâb « le soufi », est mentionné par Sulamî (D, 155) et Khatîb Baghdâdî

(F, III, 62), et ils citent cette parole de Junayd, qui nous paraît assez surprenante : « Les gens me rattachent à Sari (Saqatî), alors que mon maître est Muhammad (Abû Ja'far) al-Qassâb ». Il serait mort en 2751888, et il n'a laissé que deux sentences, dont l'une est une définition du tasawwuf : « De nobles vertus, manifestées à une époque noble par un homme noble (c'est-à-dire Muhammad), avec des êtres nobles (c'est-à-dire les Compagnons du Prophète) » (A, 45, et G, 139). Il aurait eu comme disciples notoires Junayd, Nûrî, et Samnûn (F, III, 62).

Junayd aurait été le disciple également d'Abû 'Ali al-Masûhî, compagnon de Sarî Saqatî, et maître de la plupart des soufis de Bagdad. Il n'avait pas de domicile fixe et se réfugiait dans une mosquée (F, VII, 366, et 0, 94).

L'on mentionne, comme autre maître de Junayd, Abû Hamza al-Bazzâz (« al-Baghdâdî », pour éviter la confusion qui a été faite fréquemment avec deux autres Abû Hamza, l'un « Dimachqî », l'autre « Khurâsânî », à qui l'on attribue, indifféremment à tous les trois, la même histoire « du puits et du lion » ; cf. Kalâbâdhî, B, 171). Il avait été le disciple de Bichr Hâfî et de Saqatî. Il était versé dans l'exégèse, et il était également traditionniste. L'Imâm Ahmad Ibn Handal le consultait quand il avait à parler du soufisme. Il instruisait dans la mosquée de Rusâfa à Bagdad, avant de le faire dans la moquée de Médine, où il mourut en 2891902 (D, 295-298 ; E, X, 320322 ; F, I, 390-394 ; 0, 71-72).

Un maître « que Junayd vénérait, et qu'il plaçait avant lui » fut Ahmad Ibn Wahb al-Zayyât (F, V, 190). Il semble que Abû Ya'qûb al-Zayyât et lui ne soient qu'une seule et même personne (malgré 0, 131). Il fut le disciple de Bichr Hâfî, de Saqatî et de Muhâsibî. Il restait dans la mosquée de la Chûnîziyya par esprit de tawakkul, et Junayd venait s'entretenir avec lui « de la science des soufis » ('Ayn al-qudât, J, 222, et F, V, 190). Une anecdote rapporte que, désireux de faire profiter ses disciples de l'enseignement d'al-Zayyât sur le tawakkul, Junayd les lui amena, et que le cheikh leur dit : « N'avez-vous donc rien de mieux à faire à l'égard de Dieu que de venir me trouver ? » (E, X, 342 ; Kl, 235 ; K2, 177 ; 0, 131). Il serait mort en 2701883.

Les chroniqueurs citent encore Abû Bakr Ibn Muslim « al-Qantari » (ainsi nommé parce qu'il résidait près du pont (qantara) d'al-Burdân). Ils nous le décrivent comme un ascète « dont le renoncement, la piété scrupuleuse, et le détachement du monde, faisaient penser à Bichr Ibn Hârith (Hâfî ; m. à Bagdad en 227/841-842) ». Il se nourrissait de peu, et il assurait sa subsistance en copiant, pour quelques dirhams, le recueil de traditions (jâmi') de Sufyân Thawrî (m. à Basra en 1611 778 ; cf. B, 202, notice 10). Les paroles prononcées par al-Zayyât à l'adresse de Junayd et de ses disciples se retrouvent dans la bouche d'Ibn Muslim al-Qantarî. Junayd raconte que s'étant rendu auprès de lui, au milieu de la journée, le cheikh l'accueillit par ces mots : « N'as-tu rien de mieux à faire que de venir me trouver à pareille heure ? » (E, X, 309 ; F, III, 256 ; Kl, II, 221). Al-Qantarî serait mort en 260/873.

A l'issue de cette énumération des personnages qui auraient fait bénéficier Junayd de leur enseignement, plusieurs remarques s'imposent. Il est d'abord évident que leur influence n'est pas comparable à celle qu'ont exercée Muhâsibî et Saqatî sur la formation spirituelle de Junayd. Il y a ensuite le mystère des trois Abû Ja'far (Ibn al-Karanbî, al-Haddâd, al-Qassâb), qui n'ont peut-être été qu'un même homme, et le seul probablement à avoir joué, après Muhâsibî et Saqatî, un rôle important auprès de l'âme de Junayd. On pourrait enfin s'étonner du caractère excentrique des paroles et des gestes de ces maîtres spirituels ; il est possible de répondre que les saints sont des êtres d'exception, et que leur comportement échappe aux normes. Mais il y a aussi, et cela est peut-être plus important, l'humour des saints musulmans. Cet humour est sans doute la conséquence de leur prise de conscience du caractère antinomique de la Vérité et du caractère paradoxal de la Réalité.

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SULAMI



La lucidité implacable

(ÉPÎTRE DES HOMMES DU BLÂME)

(RISÂLAT AL-MALÂMATIYYA)



Louange à Dieu, qui a choisi parmi Ses serviteurs des hommes qu’Il a établis comme guides spirituels sur Sa terre ! Par l’effet de l’adoration qu’ils Lui vouent, Il a donné la beauté à ce qu’ils manifestent de leur personne dans leur comportement, et grâce à la connaissance qu’ils ont de Lui et à l’amour qu’ils Lui portent, Il a illuminé leur être intime. Il leur a fait comprendre ce qu’était leur propre âme charnelle, en les rendant capables de la maîtriser et en les instruisant de ses ruses, et Il les a aidés à la traiter avec dédain et mépris. Ainsi, les savants ce sont eux, pour tout ce qui concerne Dieu et les règles qu’Il a instituées, et ce sont eux qui maintiennent l’ordre qu’Il a établi et qui en comprennent les bienfaits, « et Dieu réserve spécialement Sa Miséricorde à qui Il veut » (Coran, II, 105, et III, 74).

Tu m’avais demandé — et que Dieu t’assiste ! — de t’exposer quelle est la voie spirituelle suivie par les Hommes du Blâme, ainsi que leurs principes moraux et leurs états mystiques. Il faut que tu saches qu’ils n’ont écrit aucun traité doctrinal, ni rédigé aucune œuvre biographique ; on ne trouve à leur sujet que morale, vertus, et discipline spirituelle. Je ne vais donc mentionner, dans la mesure de mes moyens et de mes possibilités, que quelques éléments se rattachant à tout cela, mais susceptibles de suggérer ce qu’il y a au-delà et qui touche à leur attitude intérieure et à leurs états mystiques.

Sache — et que Dieu t’assiste dans la voie droite ! — que les maîtres en matière de sciences et d’états spirituels se répartissent selon trois catégories :

La première comprend ceux qui se consacrent aux sciences des règles générales et qui s’évertuent à les compiler, à les mettre à l’abri, à les répandre et à les léguer (à la postérité). Mais ils n’ont aucune compétence dans ce qui est le domaine de l’élite spirituelle, les hommes des pratiques mystiques, des expériences intérieures, et des contemplations. Là où ils sont savants, c’est en ce qui touche à l’aspect extérieur de l’islam, et là où ils sont passés maîtres, c’est en ce qui concerne les points de divergence et les questions juridiques ; c’est ainsi qu’ils se font les gardiens des bases de la Loi et des fondements de la Religion. C’est à eux que l’on se réfère, quand il s’agit de vérifier la correction des pratiques au sein de la communauté, et de les déterminer en fonction du Livre saint et des traditions du Prophète. Ils sont donc les savants de la Loi et les guides de la Religion, mais tant que les vanités de ce bas monde éphémère ne viennent pas se mêler à leurs actes et les souiller en raison de leurs tendances naturelles, car alors on ne saurait les suivre et ils n’en sont plus dignes.

La deuxième catégorie comprend l’élite de ceux à qui Dieu a réservé spécialement de Le connaître, et qu’Il a coupés définitivement de toutes les préoccupations et de tous les désirs qui sont le lot des autres hommes. Pour ces êtres d’élection, c’est Dieu leur unique préoccupation et leur seul désir. Au contraire de tous, ils ne prennent aucune part aux réalités d’ici-bas, dont la valeur n’est que relative. Ils n’ont pas la moindre aspiration pour ce monde dans lequel ils sont plongés de tous côtés, ou, plus exactement, leurs aspirations n’en forment plus qu’une, grâce à Lui, et portée vers Lui. La compagnie du monde ne saurait leur offrir le moindre repos, alors que pour les autres êtres il est impossible qu’il en soit ainsi. Pour être plus précis encore, ils constituent « l’élite de l’élite », ceux à qui Dieu réserve spécialement toute sorte de faveurs exceptionnelles [ou « charismes »], et qu’au plus intime d’eux-mêmes Il a retranché des réalités créées, de sorte qu’ils n’existent que pour Lui, par Lui et vers Lui. Et cela après qu’ils ont suivi parfaitement la voie des pratiques spirituelles, et qu’ils se sont préservés de leur âme charnelle par le moyen des mortifications. La partie secrète de leur être regarde vers la Réalité divine et se tourne vers les mystères divins, tandis que leurs membres sont revêtus de la beauté des actes d’adoration qu’ils accomplissent. Extérieurement, rien en eux n’est en désaccord avec les règles de la Loi, cependant qu’intérieurement ils ne cessent de contempler le monde caché. C’est à eux que s’applique cette parole du Prophète : « Pour celui qui a rassemblé ses aspirations en une seule, Dieu les comble toutes ». Voilà quels sont « les hommes de la connaissance de Dieu ».

La troisième catégorie est représentée par ceux à qui l’on a donné le nom de Malâmatiyya, que Dieu a revêtus de la beauté intérieure de Ses faveurs exceptionnelles, comme le fait d’être gratifié de Sa « proximité », de l’honneur insigne d’être admis en Sa présence, et d’être réuni à Lui. Dans le secret le plus profond de leur être, ils ont réalisé véritablement tout ce qu’implique la notion d’« union », puisque pour eux toute séparation est devenue impossible dans quelque état qu’ils se trouvent. Confirmés dans les degrés sublimes de l’union, de la proximité, des relations intimes avec Dieu, et de la « liaison » avec Lui, ils sont alors l’objet des soins jaloux de l’Etre divin. C’est ainsi qu’Il les cache au monde, ne montrant d’eux aux créatures que leur aspect extérieur, ce qui implique qu’ils apparaissent comme séparés de Dieu, s’adonnant aux sciences exotériques, à l’étude des dispositions de la Loi et des bons usages, et aux pratiques religieuses assidues, en même temps qu’est sauvegardé leur état d’union totale avec l’Etre divin et de « proximité ». En vertu de cet état spirituel sublime, la réalité intérieure de leur être ne laisse aucune trace à l’extérieur. Il en était ainsi pour le Prophète, qui fut élevé aux plus hauts degrés de la proximité divine et de l’approche de Dieu, « à la distance de deux arcs, ou même plus près encore » (Coran, LIII, 9), mais qui, ensuite, lorsqu’il revint vers les créatures, ne parla avec elles que des choses extérieures sans qu’aucune trace de ce rapprochement et de cette proximité ne parut sur sa personne. L’état spirituel dont nous avons parlé précédemment est, quant à lui, comparable à celui de Moïse, dont personne ne put regarder le visage après que Dieu lui eut parlé. Il est semblable à celui des soufis, qui constituent la deuxième catégorie que nous avons mentionnée, et qui laissent paraître les lumières dont leur être intime a été gratifié.

Quand ceux qui aspirent à Dieu deviennent les disciples des Hommes du Blâme, ceux-ci leur recommandent le comportement qu’eux-mêmes adoptent à l’extérieur : accomplir avec empressement les actes d’obéissance (à Dieu), agir selon les prescriptions de la Tradition à tous les moments et respecter à la fois extérieurement et intérieurement les règles des bons usages, constamment et dans toutes les circonstances. Ils ne leur laissent pas la possibilité d’avoir des prétentions spirituelles, de parler des signes miraculeux ou des charismes (dont ils pourraient faire l’objet), ni de se fier à cela pour en tirer argument, mais ils leur suggèrent de veiller plutôt à la correction de leurs pratiques spirituelles et de continuer leurs mortifications. C’est ainsi que le novice suit la voie qui est la leur et qu’il s’éduque selon leurs propres règles. S’ils constatent qu’il accorde une importance exagérée à quelqu’une de ses actions ou à un certain état mystique, ils lui en montrent clairement les défauts qui les entachent et lui recommandent d’y mettre fin. De cette façon, les disciples ne sauraient se complaire dans aucune de leurs actions ni s’y reposer. Quand un novice prétend, devant eux, à un certain état intérieur ou à une certaine « station spirituelle », ils l’amènent à en minimiser l’importance tant que la sincérité de sa volonté n’est pas véritablement confirmée et que les états spirituels ne sont pas réellement apparus en lui. Ils lui recommandent alors d’adopter ce qui est leur propre comportement, tenir secrets les états intérieurs et ne montrer que le respect des règles qui concernent les commandements de Dieu et Ses interdictions, car c’est ainsi que l’on peut vérifier la réalité des stations spirituelles chez le disciple pendant sa période de noviciat. À leurs yeux, de la rectitude du noviciat découle la correction des stations spirituelles, sans parler de « la station de la connaissance ».

Quand celui qui aspire à Dieu est éduqué par d’autres maîtres, ceux-ci l’abandonnent librement à ses prétentions pendant son noviciat. Il s’attribue alors en cachette les états intérieurs des plus grands chefs spirituels, puis il les revendique. Et les jours qui passent ne font que le détourner et l’éloigner toujours davantage des chemins de la vérité divine. C’est la raison pour laquelle Abû Hafs de Nîshâpûr, le cheikh de ce groupe de spirituels, déclarait : “Les disciples des Hommes du Blâme font l’expérience de la « virilité spirituelle » sans le moindre danger pour eux, et il leur est impossible de faire apparaître quoi que ce soit de cette “station”, car leur comportement extérieur est à découvert tandis que leur réalisation intérieure, elle, reste cachée. Il n’en va pas de même pour les disciples des soufis qui manifestent les grossières illusions de leurs prétentions et des charismes, risibles pour tout spirituel averti. Leurs prétentions sont grandes, mais il n’y a guère chez eux de véritable réalisation.” Ces paroles m’ont été rapportées par Muhammad ibn Ahmad ibn Hamdân d’après son père, qui les avait entendues de la bouche même d’Abû Hafs. Je tiens d’Ahmad ibn « Isâ d’après Abû-l-Hasan al-Qannâd qu’on avait posé à Abû Hafs la question : « Pourquoi vous êtes-vous désignés par ce nom ? » Il avait alors répondu : « Les Hommes du Blâme, ce sont des êtres qui ont pris soin de préserver les moments privilégiés où ils sont avec Dieu et de garder le contrôle de leurs secrets les plus intimes, se blâmant alors eux-mêmes de manifester quoi que ce soit de leurs degrés de “proximité” et de leurs états d’adoration. En conséquence, ils ne montrent d’eux-mêmes au monde que des apparences déplaisantes et lui cachent ce qu’il pourrait approuver.

C’est ainsi que le monde les blâme à son tour sur des signes purement extérieurs, tandis que leur propre blâme ne porte que sur les réalités intérieures qu’ils sont les seuls à connaître. Dieu les a gratifiés du dévoilement des mystères, de la connaissance des diverses réalités cachées, du don de clairvoyance à l’égard des créatures et de la manifestation de Ses faveurs exceptionnelles à leur endroit. Mais ils ont tenu caché tout ce qui leur venait ainsi de Dieu, ne montrant d’abord que le blâme de leur propre âme et leur opposition à ses désirs, et ensuite, à l’intention des autres hommes, ce qui pouvait les tenir à l’écart, pour que le monde les repousse et qu’alors soit préservé pour eux leur état d’intimité avec Dieu. Telle est la voie des Hommes du Blâme. »

Ahmad ibn Ahmad le malâmatî m’a rapporté cette information d’Ibrâhîm al-Qannâd : « J’ai demandé à Hamdûn al-Qassâr ce qu’était “la Voie du Blâme”, et voici quelle fut sa réponse : “C’est, en toute circonstance, renoncer à plaire au monde et ne pas rechercher son approbation dans le domaine de la morale et du comportement, sans pour autant donner prise au moindre blâme en ce qui concerne Dieu”. »

Interrogé sur les Hommes du Blâme, « Abd Allâh ibn Manâzil les définit ainsi : « Ce sont des hommes dont la spiritualité ne laisse apparaître pour le monde aucun signe extérieur, qui à l’intérieur d’eux-mêmes n’ont aucune prétention à l’égard de Dieu, et dont le secret de leurs relations avec Lui échappe à la connaissance (limitée) de leur âme et de leur cœur. »

J’ai entendu mon aïeul Ismâ'îl ibn Nujayd dire à leur propos : « Personne n’atteindra à quoi que ce soit de leur degré spirituel, tant qu’à ses propres yeux toutes ses actions n’apparaîtront pas comme de l’hypocrisie et tous ses états intérieurs comme de vaines prétentions. »

On avait demandé à l’un de leurs maîtres par quoi il fallait commencer pour être des leurs, et voici ce qu’il avait répondu : « Maîtriser l’âme charnelle, la traiter avec mépris, lui interdire tout ce qui lui procure la tranquillité, le repos ou la confiance, et avoir de l’estime pour son prochain et bonne opinion de lui, faire preuve de bienveillance à l’égard de ce qui peut être déplaisant en lui, tout en se considérant soi-même comme vil et méprisable et en ayant la pire opinion de soi-même. »

D’après le récit fait par un cheikh qui accompagnait Hamdûn al-Qassâr dans une réunion, on s’y était mis à parler d’un de leurs compagnons, dont on mentionnait les abondantes invocations de Dieu. « Oui, mais il est constamment distrait, dit alors Hamdûn. — Ne doit-il pas rendre grâce à Dieu pour les bienfaits qu’Il lui accorde, et de la manière la mieux appropriée qui est de L’invoquer par la langue ? fit remarquer l’un des assistants. — Ne doit-il pas avant toute chose être conscient de l’imperfection dont il se rend coupable par le manque d’attention de son cœur dans l’invocation ? », répliqua Hamdûn.

Dans une lettre adressée par Abû Hafs à Shâh al-Kirmânî, j’ai relevé ce passage : « Sache, mon frère, que celui qui méconnaît l’indigence et la faiblesse de son âme dans l’accomplissement de tous ses actes d’obéissance les imprègne d’hypocrisie ! Il manque également de perspicacité à l’égard de son âme, celui qui ne prend pas soin de s’en protéger en la conjurant et ainsi de lui tenir la bride haute en toute circonstance. Il sait pourtant très bien que sous des apparences de docilité elle incite par nature au mal (Coran, XII, 53) et qu’elle ne se soumet à l’acte d’obéissance qu’en dissimulant sa rébellion, ce qui nécessite qu’il lui oppose le blâme à tous les instants et qu’il ne la laisse jamais en paix. »

On rapporte cette sentence de Yabyâ ibn Mu'âdh : « Celui dont la sincérité envers Dieu est totalement pure n’aime pas que l’on voie sa personne, ni que l’on répète ses paroles. »

On avait interrogé l’un d’eux sur la situation spirituelle des Hommes du Blâme, et voici sa réponse : « Dieu s’est chargé de préserver leurs secrets et de cacher ceux-ci derrière le rideau de l’apparence extérieure. Quand ils sont avec le monde, c’est en tenant compte du point de vue du monde, et ils ne se distinguent pas des autres hommes (se mêlant à eux) dans les marchés et dans leurs moyens d’existence, et quand ils sont avec Dieu, c’est en tenant compte du point de vue de la vérité profonde (de leur être) et de l’investiture divine dont ils sont l’objet. Ce qui est intérieur, en eux, reproche alors à leur personne apparente sa complaisance à l’égard des hommes et du monde en prenant les traits du commun des croyants, cependant que leur être extérieur reproche à leur personne intime de demeurer dans le voisinage de l’Être divin sans prêter attention aux réalités hostiles dans lesquelles il se trouve plongé. Telle est la situation des plus grands maîtres et des seigneurs de la spiritualité. »

On demanda à Abû Yazîd [Bistami] quel était le signe le plus remarquable du véritable gnostique : « C’est, dit-il, que tu le vois en train de manger et de boire en ta compagnie, de plaisanter avec toi, de te vendre ou de t’acheter quelque chose, cependant que son cœur est dans le Royaume de la Sainteté divine. Tel est le signe le plus prodigieux. »

Selon une autre parole d’Abû Yazîd : « Celui qui a véritablement réalisé la liberté dans l’union parfaite maintient constamment ses membres dans le respect des règles qu’impose la condition de serviteur, alors que sa vision intérieure contemple l’Être divin, mais celui qui est dans l’état de séparation totale aurait beau, pour réaliser cette servitude (parfaite envers le Seigneur), rassembler tous les efforts de ceux qui se mortifient, ce ne serait qu’en pure perte. »

Je tiens de « Abd al-Rahmân ibn Muhammad qu’ayant interrogé « Abd Allâh al-Khayyât sur le « Blâme », il avait obtenu la réponse suivante :

« Celui qui fait une différence entre le blâme qu’il s’adresse à lui-même et le blâme que lui adressent les autres et dont la réaction intérieure et instantanée n’est pas la même en pareil cas, est encore dans l’aveuglement grossier qui l’attache à sa nature, et il ne saurait avoir atteint le degré des hommes de spiritualité. »

L’un d’eux, à qui l’on demandait quel homme méritait qu’on lui attribue les vertus de « la chevalerie de la foi », le définit ainsi :

« C’est celui en qui l’on trouve le repentir implorant d’Adam, l’intégrité de Noé dans la piété, la fidélité d’Abraham à la parole donnée, la sincérité d’Ismaël, la pureté totale de Moïse dans l’intention, la patience de Job, les pleurs de David, la générosité de Mohammad, la bonté d’Abou Bakr, l’ardeur d’Omar, la pudeur d’Othmân, et la science d’Ali. C’est celui qui en plus de tout cela, méprise sa propre personne, qui considère comme dérisoire ce qui le concerne et que n’effleure pas la pensée que la situation dans laquelle il se trouve ait quelque importance ou qu’elle puisse être un motif de satisfaction. C’est celui qui voit les défauts de son âme et les imperfections de ses actes et, en même temps, la supériorité que son prochain a sur lui en toute circonstance. »

Abû Hafs aperçut l’un de ses disciples en train de critiquer la vie d’ici-bas et les hommes ; il lui déclara alors : « Tu viens de montrer ce qu’il était séant pour toi de cacher ; dans ces conditions, tu ne participeras plus à nos assemblées et tu ne seras plus notre disciple. »

Abû Ahmad ibn « Isâ m’a rapporté ces paroles qu’il avait entendues de la bouche « Abû Zakariyyâ » al-Sinjî : « Les états mystiques, pour ceux qui en sont gratifiés, sont comme des dépôts confiés à leurs soins, et s’ils les montrent, ils sortent des limites assignées aux dépositaires. » Sur ce thème, Muhammad ibn » al-Hasan a cité les vers suivants :

1. Quelqu’un à qui on aurait communiqué un secret et qui le dévoilerait publiquement, on ne serait plus sûr de lui et on ne lui ferait jamais plus de confidences.

2. On le tiendrait à l’écart, il ne jouirait plus du bonheur des relations familières, et l’intimité se changerait pour lui en froideur distante.

3. On ne saurait donc porter son choix sur quelqu’un qui divulgue les secrets ; l’affection à son égard serait désormais exclue, tout à fait exclue !

Je tiens d’Abû Tâhir Ahmad ibn Tâhir, d’après Abû-l-Hasan al-Sharkî et Mahfûz, qu’Abû Hafs considérait comme répréhensible pour ses disciples la pratique des voyages en dehors de l’obligation du Pèlerinage (à la Mekke), de la participation aux expéditions militaires, de la visite rendue à un maître spirituel, ou de la recherche de la science (des traditions du Prophète). Ceux qu’il estimait répréhensibles étaient alors les voyages répondant à un désir (de satisfaction purement personnelle). Il disait que « la virilité spirituelle » impliquait la clairvoyance à l’égard des désirs. Hamdûn al-Qassâr lui objecta : « Dieu n’a-t-Il point dit : “N’ont-ils donc pas parcouru la terre et réfléchi (à la fin de ceux qui étaient avant eux) ?” (à six reprises dans le Coran ; par exemple, XXX, 9). Abû Hafs lui répondit : “Ce parcours n’est destiné qu’à ceux qui ne peuvent réfléchir que par ce moyen, mais pour celui à qui la voie (spirituelle) a été ouverte en restant à demeure, voyager reviendrait à quitter le chemin et à s’égarer.”

“Abd Allâh al-Hajjâm (« le barbier, poseur de ventouses ») avait demandé à Hamdûn al Qassâr s’il devait renoncer à gagner sa vie ; sa réponse fut la suivante : “Garde tes moyens d’existence ! il me plaît mieux que l’on t’appelle “Abd Allâh « le barbier » plutôt que “le gnostique” ou “l’ascète”.”

Un maître malâmatî fut interrogé sur l’humilité, et son interlocuteur lui dit : « Tu considères comme condamnable de montrer quoi que ce soit de ses états spirituels, mais l’humilité peut-elle faire autrement que se manifester physiquement ? » — “C’est là, malheureux, une conception très éloignée des vérités spirituelles telles qu’elles sont réalisées ! Il y a humilité quand une instruction divine surgit dans la partie la plus secrète de l’être, qui la reçoit dans la soumission, et tout ce qui est extérieur dans l’homme se plie à la discipline de cette instruction. Pense à cette parole du Prophète : « Quand Dieu Se manifeste à une chose, elle se soumet à Lui humblement. » Y a-t-il donc révélation divine uniquement pour la partie secrète de l’être ? En réalité, quand elle se soumet humblement à la théophanie, elle engendre dans tout ce qui est extérieur chez l’homme le respect de ce qui convient en pareil cas.”

L’un d’eux également a déclaré “La meilleure compagne de l’homme est la science spirituelle, constituée d’exemples à suivre, et où l’âme charnelle et égoïste ne saurait en aucune façon trouver de quoi la satisfaire puisque la science s’emploie à contrecarrer les tendances naturelles. Et la pire compagne de l’homme est la dévotion affichée, car il ne cesse de s’en parer et d’en faire état alors que s’y mirer complaisamment n’est qu’orgueil et glorification de soi. Voyez comment les anges, qu’accompagnaient les actes d’obéissance, échappèrent à toute ostentation par ces paroles : « Nous glorifions Ta louange et nous proclamons Ta sainteté » (Coran, II, 30) ; et, alors qu’ils avaient atteint le degré de la science spirituelle, voyez ce qu’ils dirent : ‘Nous n’avons nulle science (excepté ce que Tu nous as enseigné)’ (II, 32). Voilà pourquoi la meilleure compagne de l’homme est la science, et la pire compagne la dévotion qui s’affiche.”

On demanda à Abû Yazîd quand un spirituel atteignait le niveau des « hommes véritables » : « C’est, répondit-il, quand il connaît les défauts de son âme et que la suspicion dans laquelle il la tient est sans faiblesse. »

Selon un autre malâmatî : « Quiconque veut se soustraire définitivement au sentiment de fierté qu’il éprouve à son propre sujet ou à la considération qu’il accorde à ce qu’il possède, qu’il prenne donc conscience de ceci : d’où vient-il, où est-il, comment est-il, à qui appartient-il, de qui est-il issu et où va-t-il. Quand il aura une véritable connaissance de ces diverses situations, qui le concernent, sa propre personne ne comptera plus à ses yeux et elle lui paraîtra indigne d’intérêt. Bien plus, il verra qu’elle est d’une nature blâmable et que toutes les actions qu’elle accomplit sont entachées de fautes. Rien d’extérieur ne le remplira plus alors de fierté et rien de ce qui est en lui ne donnera plus prise à l’illusion séductrice. »

L’un d’eux a dit aussi : « En matière de foi, le serviteur de Dieu n’atteindra le niveau des hommes de spiritualité que lorsqu’il cessera de penser au passé et à l’avenir et qu’il vivra le moment présent en conformité avec la volonté de Celui à qui il appartient. Et ce comportement a pour effet de suspendre la responsabilité du serviteur de Dieu devant la Loi. »

Pour les Malâmatiyya, l’homme parfait dans ses actes est celui dont l’attitude extérieure offerte aux regards des novices, reste conforme à la discipline liée à la condition de serviteur de Dieu, pour qu’ils la prennent comme modèle à suivre et qu’ils l’adoptent à leur tour. Et, en même temps, le secret de son être et son état intérieur restent, pour ceux qui poursuivent le même but que lui, conformes au bon ordre qui régit les états spirituels et à ce qui convient à la contemplation, conditions selon lesquelles le secret de l’être peut contempler la vérité divine à tout moment. Celui qui y parvient s’y annihile tout en assistant au spectacle des créatures et en gardant un œil sur elles. C’est ainsi que la partie la plus intime de son être est un modèle pour la réalisation spirituelle des gnostiques et qu’en même temps son comportement extérieur est un modèle pour la discipline des novices. Une telle situation est le fait des guides spirituels sincères. Un exemple comparable est fourni par cette parole du Prophète : « Mes yeux dorment, mais mon cœur, lui, ne dort pas. » Il nous a avisés ainsi que la partie extérieure de l’homme dort et est en état de sommeil spirituel, mais que sa partie la plus secrète a le pouvoir de rester constamment éveillée, de contempler, et d’être dans la proximité de Dieu.

On demanda à un malâmatî : “Pourquoi, pour vous, les âmes nécessitent-elles le blâme à tous les instants ? — Parce que, répondit-il, elles sont (par leur nature, comparables à) des mains (liées), dont l’une serait faite d’orgueil, coulée dans le moule des ténèbres opaques et prisonnière des témoignages (admiratifs) du vulgaire, et dont l’autre serait faite d’ignorance, coulée dans le moule de l’aveuglement stupide et prisonnière des filets des désirs insatiables. Le remède à leur administrer est de se détourner d’elles ; la discipline à leur imposer est de contrecarrer leurs désirs ; les mesures de précaution à prendre avec elles consistent à veiller à les blâmer.” Et il ajouta : “Dieu a soustrait Ses prophètes et Ses envoyés à la considération complaisante que même eux pouvaient avoir à l’égard de leurs propres actes. Voyez ce qui s’est passé pour Moïse, l’Interlocuteur de Dieu, quand il a dit “Pour que (mon frère Aaron et moi) nous Te glorifiions abondamment”, et que Dieu lui a répondu “Déjà, une première fois, Nous avons été bienveillant envers toi” (Coran, XX, 33 et 37). Or, cela sous-entend :

Comment saurais-tu te prévaloir auprès de Moi de tes louanges et de tes glorifications, en oubliant toutes les faveurs que tu as reçues de Moi — faveurs incluses dans Sa parole : Je t’ai attaché à Moi en te réservant spécialement Mes bienfaits (XX, 41) — et dont font partie les louanges que tu M’adresses en en faisant grand cas ! ’.”

On posa à l’un d’eux cette question : “Pourquoi humiliez-vous votre propre âme et n’en montrez-vous que ce qui vous attire le blâme du monde ? — C’est, dit-il, parce que l’âme a d’abord été créée dans un état méprisable, à partir d’un « liquide vil » (Coran, XXXII, 8, et LXXVII, 20) et d’une “boue à laquelle il a été donné une forme” (XV, 26, 28, 33), et ce sont les paroles que lui a adressées l’Être divin qui lui ont alors communiqué une certaine noblesse. Elle s’en est enorgueillie, méconnaissant que ce qu’il y a de noble en elle lui est surajouté et confié en dépôt, et ne fait pas partie de sa nature innée. Si l’âme est abandonnée à ses instincts avides, elle se plonge dans l’aveuglement, elle outrepasse ses droits et elle s’enfonce de plus en plus fermement dans ses tendances naturelles. L’homme que Dieu assiste de Ses faveurs est celui qui montre à son âme ce qu’elle vaut exactement et qui lui fait comprendre que tout ce qui la concerne, actions ou états, est blâmable. Cela afin que rien ne la rassure ni soit pour elle un sujet de fierté puisque tout ce qu’il y a de noble chez elle appartient à Dieu et fait partie de ce qu’Il lui a confié généreusement, des faveurs que Son attention bienveillante lui a accordées et des précieuses instructions dont Il l’a gratifiée.”

Selon un autre malâmatî : « Que celui qui désire connaître le degré d’aveuglement de son âme et l’état de corruption de sa nature prête donc l’oreille aux éloges qu’on lui adresse ; s’il décèle alors en son âme la moindre réaction anormale, c’est qu’elle n’est pas faite pour la Vérité divine, puisqu’elle se fie complaisamment à des louanges dénuées de tout fondement et qu’elle s’émeut d’une critique tout aussi imméritée dans la réalité. Mais s’il traite son âme à tous les moments avec le mépris qui lui est dû, aucun éloge n’aura plus d’effet sur lui et il ne prêtera plus la moindre attention aux critiques ; c’est alors qu’il accédera à la condition spirituelle des Hommes du Blâme. »

Abû Yazîd disait : “Douze ans, j’ai été le forgeron de mon âme, et cinq ans le miroir de mon cœur. L’année qui suivit, je considérai le résultat de ce qui s’était passé entre-temps et je découvris qu’une ceinture d’infidélité (la ceinture des mazdéens, symbole du dualisme) s’était nouée en moi. Au bout de cinq ans d’efforts pour tenter de la trancher, j’eus une révélation et c’est alors que les créatures m’apparurent comme des cadavres. Je fis sur elles la prière des morts, avec les quatre takbîr.. »

Cela est conforme à la parole divine : “Ce sont des morts et non pas des vivants qui ne savent point.”(Coran, XVI, 21.) Abû Yasîd est le guide et le chef des “Hommes de la Connaissance” et ce qu’il confiait ainsi de lui-même et de son cas personnel est un exemple des signes distinctifs de ces spirituels et de leurs vertus. Tout ce qu’il avait fait, et la discipline qu’il s’était imposée, jusqu’au moment où les créatures parurent à ses yeux dans leur nature périssable et qu’il cessa de s’intéresser à elles et de chercher à leur plaire, tout cela, dis-je, appartient aux degrés spirituels les plus élevés. Citons à ce propos cette autre parole de Dieu :” Celui qui était mort et à qui nous avons redonné la vie… “(Coran, VI, 122), c’est-à-dire « qui était mort en raison de son âme et de son intérêt pour les créatures, et à qui Nous avons redonné la vie en le soustrayant aux créatures, moyennant Nous-même en échange ».

Selon Abû Yazîd encore : “Ceux qui sont les plus « voilés » par rapport à Dieu sont trois catégories d’hommes, et ils le sont par trois choses : le savant par sa science, le dévot par son culte et l’ascète par son renoncement. Si le savant était conscient de la valeur réelle de ce qu’il sait, s’il se rendait compte que le savoir possédé par toutes les créatures réunies et concernant tout ce que Dieu a fait apparaître dans le monde ne représente qu’une seule ligne de ce que la Plume divine a tracé sur “La Table bien gardée” (Coran, LXXXV, 22), s’il considérait ensuite quelle est sa science en regard de la somme des connaissances communiquées par Dieu aux créatures, il comprendrait que s’en glorifier et s’en parer est de sa part une totale aberration ! Si celui qui s’impose l’ascèse gardait présente à l’esprit la parole divine qualifiant la totalité de ce bas monde de “peu de chose” (Coran, IV, 77), s’il était conscient de ce que représente ce qu’il possède de ce “peu de chose” et de la valeur de ce à quoi il renonce ainsi, il saurait que ce dépouillement ne doit pas être pour lui un sujet de fierté ! Quant au dévot, s’il reconnaissait que le culte qu’il Lui voue n’a été rendu possible que par une pure bonté de la part de Dieu, l’importance qu’il attache à sa dévotion disparaîtrait complètement devant la considération de tous les bienfaits dont Dieu le gratifie !”

On demanda à un maître malâmatî : « Comment faire pour que l’accomplissement d’une œuvre pie n’entraîne pas la vision complaisante de soi-même et la présomption ? — C’est, répondit-il, quand l’homme est tenu occupé à la fois par la joie d’accomplir un ordre et la pensée que c’est de l’Être divin que provient ce commandement, que naît dans son cœur une crainte respectueuse. Cette crainte mêlée à cette joie, toutes deux suscitées par le commandement de Dieu, détournent alors son attention de tout ce qui peut concerner les apparences et les manifestations de sa personne. »

On posa à l’un d’entre eux la question : “Comment se fait-il que ces gens (les Hommes du Blâme) ne reconnaissent à leur âme aucun état spirituel, qu’ils ne font cas d’aucun acte d’obéissance de sa part, qu’ils ne lui attribuent rien de valable et qu’ils l’abandonnent ! — Comment lui reconnaîtrait-on quoi que ce soit, puisqu’elle n’est rien, que rien ne lui appartient, dénuée de tout et condamnée à périr ! Et si un don divin s’effectue dans l’homme, nul besoin pour lui de le manifester, car la réalité spirituelle, pourtant maintenue cachée, parle d’elle-même ; un pieux ancien n’a-t-il point dit : “Il s’en faut de peu que le visage du croyant ne parle de ce qui se trouve dans son cœur. ”” Telle fut sa réponse.

La plupart de leurs maîtres mettaient les disciples en garde contre le fait de trouver du plaisir dans les actes de dévotion et d’obéissance ; c’était à leurs yeux une faute grave. Dès que l’homme de spiritualité se complaît dans quelque chose et qu’il s’en délecte, cela prend de l’importance chez lui et dans son esprit, et quiconque, parmi les disciples, se félicite de ses propres actions, y prend plaisir ou les considère d’un œil satisfait, déchoit du rang de ceux que l’on respecte. Je tiens de “Abd al-Wâbid ibn « Alî al-Sayyârî, d’après son oncle maternel al-Qâsim ibn al-Qâsim al-Sayyârî, la parole suivante de (son maître) Muhammad ibn Mûsâ al-Wâsitî : “En toute circonstance, prenez garde à l’âme (charnelle et égoïste) !” C’est ainsi qu’un malâmatî saluera quiconque met de la mauvaise grâce à lui répondre et qu’il omettra de le faire pour quelqu’un qui lui rend bien volontiers ses salutations. Pour la même raison, il renoncera à la compagnie de celui qui se réjouit de sa présence et il donnera la préférence à la société d’un homme qui le méprise. Il adressera ses demandes à celui dont il essuie les refus et il ne sollicitera pas celui qui lui accorde satisfaction. Il ira au-devant de l’homme qui se détourne de lui et inversement. Il fera des dons à celui qui ne l’aime pas et s’en abstiendra à l’égard de celui qui l’aime. Il préférera séjourner auprès de quelqu’un qui le trouve déplaisant plutôt qu’auprès de celui qui souhaite sa venue. Il fréquentera quelqu’un qui le déteste et non pas quelqu’un qui éprouve de l’affection pour lui. Il mangera ce qui lui inspire du dégoût plutôt que ce qui le met en appétit (variante textuelle : « Il mangera en compagnie de quelqu’un qui lui inspire du dégoût plutôt que d’un convive qui excite son appétit. »). S’il a le désir de rester là où il est, il voyagera, et s’il lui prend l’envie de partir, il demeurera fixé au même endroit. Et ainsi de suite. En toute circonstance, les Malâmatiyya choisissent délibérément de contrecarrer l’âme, renonçant à tenir le moindre compte de ce qui la délasserait et lui procurerait la tranquillité. Ils font, par ailleurs, tous leurs efforts pour ruiner leur réputation et se déconsidérer aux yeux de ceux qui les respectaient. Ils adoptent un comportement qui les expose aux critiques, même s’il reste, au regard de la religion, dans les limites permises, comme le fait d’entretenir des relations avec des individus qui n’appartiennent pas à leur niveau social ou de fréquenter des lieux qui les discréditent. Tout cela est destiné à masquer leur condition spirituelle et à préserver les moments privilégiés (de leurs expériences intérieures) de tout ce qui pourrait y faire obstacle, sans parler de l’humiliation et de l’abaissement qu’ils s’infligent par de telles apparences. Conformément aux recommandations de leurs maîtres, c’est de cette manière qu’ils assurent la protection de leurs « états spirituels » et des secrets de leurs relations avec Dieu contre toute indiscrétion.

Principes des Hommes du Blâme

1. Ils considèrent comme du polythéisme (ou « associationnisme ») le fait de se parer d’un acte extérieur de dévotion et comme de l’apostasie celui de se parer d’un état intérieur.

2. Ils ont pour règle de ne pas accueillir par une manifestation de fierté les dons (matériels) qui leur sont octroyés (par la Providence) et de solliciter avec humilité. Et pourtant, si l’on interroge n’importe qui sur ce sujet, il dira que s’il est vrai que quémander suppose l’abaissement, dans les dons gracieux dont on bénéficie il y a place pour la fierté. Ce n’est pas le cas pour la nourriture, que l’on mange humblement, puisque la condition de serviteur (sous la dépendance de Dieu) ne saurait être un sujet d’orgueil. Les Malâmatiyya se fondent sur cette parole du Prophète : « Je ne suis qu’un serviteur, et je mange comme mangent les serviteurs. » On pourrait objecter que ce principe est en opposition apparente avec ce que la Tradition nous apprend, quand le Prophète dit à Omar : “Cet argent que Dieu t’envoie (sans doute au moment du partage du butin distribué par le Prophète au retour d’une expédition) sans que tu l’aies demandé ou convoité, accepte-le donc !” On répondra qu’Omar considérait cela comme une occasion de se montrer fier et que le Prophète, s’en étant rendu compte, l’engageait à s’opposer à cette réaction personnelle et à se soustraire à l’orgueil. La phrase du Prophète signifiait donc : « Que cela ne soit pas pour toi une raison de te montrer fier. » Rejeter la mansuétude dont on est l’objet est, en effet, une manifestation d’amour-propre, et elle engendre l’orgueil.

1. Satisfaire aux droits (d’autrui) sans exiger (en retour) la satisfaction des siens.

2. S’ils doivent se déposséder d’un bien, ils préfèrent que cela se passe de la façon la plus pénible pour eux, plutôt que le contraire, pour éviter, par exemple, toute complaisance personnelle dans le fait d’en faire don généreusement, ou parce qu’ils ont honte de le faire précisément à contrecœur. C’est ainsi que l’on m’a raconté qu’un cheikh malâmatî avait été dépouillé de son argent et qu’il disait (pour masquer sa satisfaction) à ceux qui s’en saisissaient : “Cet argent est illicite (sous-entendu “pour moi”) et il n’est pas licite pour vous.” On lui demanda pourquoi il l’avait déclaré illicite et il répondit : « En réalité, ils n’ont fait que prendre ce qui leur appartenait, rien n’était à moi, mais c’est de cette façon que ce qui est dû est soutiré à celui qui rechigne à le donner. » Ce comportement de leur part se fonde sur cette parole du Prophète : « Le vœu ne saurait dispenser de ce qui est dû, il ne sert qu’à l’avare qui renâcle à s’en acquitter. »

3. Selon eux, c’est l’inattention qui permet aux hommes de regarder avec complaisance leurs propres actes et leur condition spirituelle. S’ils pouvaient considérer attentivement ce que Dieu leur apporte, ils tiendraient pour méprisable en toute circonstance ce qui vient d’eux-mêmes et ils estimeraient que ce qui est porté à leur crédit représente bien peu de chose en comparaison de ce qui est en leur défaveur.

4. À ceux qui leur témoignent de l’aversion, ils opposent la maîtrise de soi, la patience, l’humilité, l’indulgence et la bienveillance, sans attendre qu’on leur rende la pareille. Et ils s’appuient en cela sur une parole que Dieu adressait à Son Prophète : « Réponds en échange par une action encore meilleure ! »

5. Tenir l’âme en suspicion dans toutes les circonstances, qu’elle marque de l’empressement ou non, qu’elle fasse preuve d’obéissance ou non, et en aucun cas ne l’approuver ni prendre son parti.

6. Selon eux, également, quand une expérience intérieure de l’esprit se manifeste au « secret » (sur la hiérarchie des niveaux de conscience), celui-ci s’en attribue complaisamment l’apparence. Quand une expérience intérieure du secret se manifeste au cœur, elle se transforme pour le secret en appropriation idolâtre. Quand une expérience intérieure du cœur se manifeste à l’âme, elle part en poussière. Quand un homme fait étalage de ses œuvres et de ses expériences intérieures, c’est l’effet de l’aveuglement stupide de sa nature et du Démon qui se joue de lui. Pour celui qui dédaigne ces tromperies, il n’y aura que progression, et son ascension à travers les différents degrés des expériences intérieures ne s’interrompra plus. Il s’élèvera du niveau du secret jusqu’à celui de l’esprit sans que le cœur n’en sache rien ; il s’élèvera du niveau du cœur jusqu’à celui du secret sans que l’âme n’en sache rien ; et il s’élèvera du niveau de l’âme jusqu’à celui du cœur sans que sa nature (inférieure) n’en sache rien. Ce sera pour lui le dévoilement : il regardera de lui-même ce qu’il voudra et il le contemplera tel qu’il est. Son cœur, à son tour, sera doté de la vision, et des informations lui seront communiquées concernant les réalités cachées. Mais la contemplation obtenue par l’esprit et le secret se fera sans qu’il n’y ait plus, en aucun cas, appropriation par le cœur et l’âme. En même temps, sa personne extérieure restera fermement attachée à la science (des pratiques de la Loi) en tenant assidûment l’âme en suspicion, l’accusant d’être dans l’illusion trompeuse et de se laisser entraîner dans les pièges. C’est ainsi que cet homme évitera de se commettre avec elle et de déchoir alors du rang des Justes.

Interrogé sur ce qui caractérise les Hommes du Blâme, l’un d’eux répondit que c’est la suspicion continuelle. Leur circonspection est en effet constante, et celui chez qui elle est solidement établie repousse facilement tout ce qui est douteux et ne commet pas d’actes impies.

Muhammad ibn al-Farrâ » m’a rapporté cette réponse, qu’il avait entendue de la bouche de « Abd Allâh ibn Manâzil, quand on lui avait demandé si un malâmatî pouvait émettre des prétentions : « Qu’est-ce donc qui lui appartiendrait, pour s’en prévaloir ! »

« Abd Allâh ibn Muhammad avait posé à Abû « Amr ibn Nujayd la question : « Le malâmatî a-t-il une caractéristique qui puisse le définir ? », et sa réponse, telle qu’il me l’a répétée, fut la suivante : « Certes oui ! Extérieurement, il est dépourvu de toute affectation, intérieurement, il est dépourvu de toute prétention et rien (de ce monde) ne saurait l’habiter. » « Abd Allâh m’a rapporté également qu’une autre fois il avait interrogé Ibn Nujayd sur la signification de cette appellation d’« Hommes du Blâme », et qu’il avait alors déclaré : « Elle découle nécessairement des qualificatifs qui ont été attribués à l’être humain (par le Coran) : “L’homme a été créé d’impatience” (Coran, XXI, 37) ; “En vérité, l’âme est l’inspiratrice constante du mal” (XII, 53) ; “L’homme a trop de hâte” (XVII, 11) ; “En vérité, l’homme est plein d’ingratitude envers son Seigneur” (C, 6) ; “L’homme a été créé versatile” (LXX, 19). Un être dont la nature est telle mérite-t-il les louanges ou le blâme ! Voilà ce que signifie l’appellation “Ahl al-Malâma”. »

Leurs maîtres aiment revêtir l’aspect des gueux tout en agissant en hommes vertueux, et ils recommandent également aux disciples de rester dans les souks, d’y être présents physiquement tout en s’en échappant mentalement. Mon aïeul (Ibn Nujayd) m’a répété ce que lui avait confié Abû Muhammad al-Jawni, un disciple d’Abû Hafs ; celui-ci lui avait donné la directive suivante : « Tiens-toi au souk pour t’assurer un moyen d’existence, mais garde-toi bien d’utiliser ce que tu y gagneras pour te nourrir, dépense-le en le distribuant aux pauvres et, pour pouvoir manger, mendie auprès des gens ! » Al-Jawnî ajouta : « Mais, quand je leur demandais l’aumône, ils s’exclamaient : “Voyez cet homme insatiable et cupide ! Il travaille toute la journée et en plus il mendie ! ” Cela dura jusqu’à ce qu’ils eurent vent de ce que m’avait ordonné Abû Hafs et, à ce moment-là, ils m’accordèrent leurs dons. Après cette expérience, Abû Hafs me dit alors de renoncer à la fois à gagner ma vie et à pratiquer la mendicité, et c’est ce que je fis. »

Abû Hafs s’était écrié : « Les gens parlent de “proximité”, d’“union”, de degrés spirituels élevés, et moi, tout ce que je demande à Dieu, c’est qu’Il me montre la voie à suivre, ne serait-ce que le premier pas à faire. » Et Abû Yazîd al-Bistâmî déclarait : « Les gens croient que le chemin qui mène à Dieu est plus clair et plus connu que le soleil, et moi, tout ce que je Lui demande, c’est qu’Il m’en accorde ne serait-ce que l’équivalent d’une tête d’aiguille ! »

Plus les relations qu’ils peuvent avoir avec Dieu sont parfaites et plus elles sont élevées, plus les grands cheikhs font preuve d’humilité et moins ils font cas de leur condition spirituelle et de leur propre personne. L’effet de cette discipline est qu’elle sera suivie par les novices et, en même temps, la réalisation parfaite de leurs relations avec l’Être divin leur évitera de porter leur attention sur une autre réalité que Lui et d’être alors privés de cette « station » spirituelle qu’ils ont atteinte. On avait dit à l’un d’eux : « Comment se fait-il que la présomption soit si rare chez vous ! » Et il avait répondu : « Les prétentions ne sont-elles point qu’aveuglement stupide et absurdité ridicule ! Si celui qui les émet faisait un retour sur lui-même, il se rendrait compte que son âme est dépourvue de tout ce qu’il affiche et à cent lieues de tout ce qu’il déclare. Ne se retrouverait-il pas alors dans la situation décrite par le poète : “Il y a de la désolation dans les yeux de celui qui a soif et qui cherche l’eau du regard, quand est coupé le chemin qui le mènerait à l’aiguade. ” »

J’avais demandé à Muhammad ibn al-Farrâ » quelle était la règle fondamentale des Hommes du Blâme, et voici quelle fut sa réponse : « Plus la réalisation de leurs rapports avec Dieu est parfaite et plus l’expérience qu’ils vivent dans un moment privilégié est de nature élevée, plus ils cherchent refuge (en Lui), plus ils supplient humblement, plus ils restent attachés à la voie de la crainte et de la frayeur, car ils ont peur que la condition dans laquelle ils se trouvent ne soit l’occasion de se laisser entraîner dans un piège. Ils sont comme les compagnons des prophètes, décrits par Dieu quand Il dit : “Combien de prophètes, dont des disciples en grand nombre ont combattu (ou' ont été tués ‘, selon une autre lecture coranique) à leurs côtés, sans avoir perdu courage en face de ce qui les atteignait dans la voie de Dieu et sans avoir faibli ! ” (Coran, III, 146). Voilà quelles étaient leurs qualités, telles que Dieu les a énoncées, et Sa Parole est la Vérité. Mais ensuite Il a évoqué leur témoignage à l’égard de leur propre personne en dépit de leur condition spirituelle précédente. Leurs seules paroles étaient : “Seigneur ! pardonne-nous nos péchés et nos écarts de conduite, affermis nos pas, et secours-nous contre le peuple des mécréants ! ” (Coran, III, 147). » Rappelons à ce propos ces mots du Prophète lui-même : « Je ne suis qu’un serviteur, et je mange comme mangent les serviteurs » On peut rapprocher de cette attitude ce que disait Abû Hafs, et qui m’a été rapporté par « Ali ibn Bundâr d’après Makifûz : « Depuis quarante années, ce que j’éprouve dans mes rapports avec Dieu c’est qu’Il me jette le même regard qu’aux réprouvés (Ahl al-shaqâwa), et toutes mes œuvres montrent bien que je suis voué au malheur éternel. »

La méthode suivie par Abû Hafs et ses disciples consistait à exhorter les novices aux œuvres pies et aux mortifications en leur en vantant les nobles mérites et les bienfaits et en les encourageant ainsi à l’accomplissement sans relâche des pratiques spirituelles et à la lutte incessante avec soi-même. (A l’inverse) la méthode de Hamdûn al-Qassâr et de ses disciples était de restreindre aux yeux des novices la portée de ces pratiques et de leur montrer les défauts qui les entachent, afin qu’ils n’en tirent pas vanité, ce qui serait fâcheux pour eux. Quant à Abû « Uthmân, il s’est tenu dans un juste milieu, adoptant une position intermédiaire. Il disait ceci : « Les deux méthodes sont bonnes, mais il y a un temps pour chacune. Quand le novice vient nous trouver, au début, nous lui recommandons la réalisation parfaite des pratiques spirituelles pour qu’il s’applique avec assiduité à l’accomplissement des œuvres et qu’il s’y tienne fermement. Lorsqu’il en est ainsi, que le novice a fait preuve de persévérance et que son âme a trouvé la quiétude, c’est alors que nous lui dévoilons les défauts de ses pratiques. Par la révélation de ses insuffisances, qui rendent ses œuvres imparfaites à l’égard de Dieu, il prendra ces défauts en aversion. De cette façon, il demeurera ferme dans l’accomplissement des œuvres, mais sans en subir la séduction trompeuse. Sinon, comment pourrions-nous lui montrer les défauts des œuvres dont il serait dépourvu ! Il ne peut donc s’agir que de lui dévoiler le défaut d’une chose à laquelle il se sera (préalablement) appliqué avec conviction. » C’est peut-être la méthode la plus équilibrée.

Une autre réponse à la question portant sur « la Voie du Blâme » est la suivante : « C’est, pour le malâmatî, ne pas se faire remarquer par quoi que ce soit qui pourrait le distinguer des autres hommes, ni (par exemple) dans sa façon de se vêtir, ni dans sa manière de marcher ou de se tenir dans une réunion. C’est aussi respecter les préceptes de la vie extérieure quand il est en leur compagnie, tout en gardant une parfaite vigilance qui le maintiendra dans un isolement intime. Ce qu’il manifestera de sa personne ne présentera aucune différence apparente avec la leur ; rien ainsi ne le distinguera d’autrui, mais sa réalité intérieure ne se pliera pas à cette conformité. Il s’associera aux gens pour tout ce qui concerne les choses ordinaires et la vie normale, et c’est de cette façon que rien ne le différenciera des autres hommes. »

« Qu’est-ce que le Blâme ? », et quelqu’un donna cette définition : « C’est ne pas afficher ce qu’il y a de bon en toi et ne pas dissimuler ce qu’il y a de mauvais en toi. »

On avait demandé à un malâmatî : « Comment se fait-il que vous ne participiez pas aux séances de samâ' (réunions mystiques, accompagnées de chants, aboutissant à des transes extatiques) ! — Ce n’est pas, répondit-il, parce qu’elles nous déplaisent ou que nous les désavouons, mais parce que nous craignons qu’elles ne dévoilent malgré nous les “états” intérieurs que nous gardons secrets, et qu’à nos yeux ce serait très grave pour nous. »

Je tiens de Muhammad ibn Ahmad al-Sahmî, d’après Ahmad le fils de Hamdûn, que ce dernier, interrogé une autre fois sur le Blâme, avait dit : « C’est la crainte des Qadarites et l’espérance des Murjites. »

Pour ce qui concerne les séances de samâ », le désir d’y assister ne leur paraissait recommandable qu’à ceux qui restaient maîtres d’eux-mêmes, sans se laisser aucunement dominer par le samâ », même en cas de pratique prolongée.

7. Selon eux, il y a quatre sortes d’invocation de Dieu : par la langue, par le cœur, par le « secret », et par l’esprit. Si l’invocation de l’esprit est réalisée parfaitement, le secret et le cœur se taisent, et c’est l’invocation de la contemplation. Si l’invocation du secret est réalisée parfaitement, le cœur et l’esprit se taisent, et c’est l’invocation de la crainte révérencielle. Si l’invocation du cœur est réalisée parfaitement, celle de la langue cesse, et c’est l’invocation des bienfaits et des grâces ; mais si le cœur est distrait, la langue s’occupe à invoquer, et c’est l’invocation routinière.

D’après eux, également, chacune de ces différentes invocations comporte un risque. Celui qui menace l’invocation de l’esprit est le regard de convoitise du secret. Le danger pour l’invocation du secret est le regard de convoitise du cœur, et pour celle du cœur, c’est le regard de convoitise de l’âme. Le risque de l’invocation de l’âme (!) est qu’elle considère son acquisition avec complaisance et lui accorde une importance exagérée. L’âme peut aussi rechercher dans l’invocation une récompense, comme de parvenir par ce moyen à une « station » spirituelle. L’homme le plus médiocre (en pareil cas) est celui qui voudrait la montrer aux autres et les attirer à lui grâce à elle ou à ce qu’elle implique, et c’est là (le signe de) la disposition naturelle la plus vile et la plus basse.

Un malâmatî a dit ceci : « En créant les hommes, Dieu a revêtu de beauté certains d’entre eux : Il leur a octroyé les dons de Ses lumières, Il leur a accordé de Le contempler et d’être en parfaite harmonie avec Lui, et Il leur a prodigué ce qu’Il avait disposé pour eux avec sollicitude de toute éternité. Il en a mis d’autres dans les ténèbres : celles de leur âme, de leurs tendances naturelles et de leurs passions. Ceux qu’Il a ornés, ce sont « les Hommes du Tasawwuf » Cependant, ils ont montré au monde les faveurs exceptionnelles (ou « les charismes ») de Dieu à leur égard et ils se sont mis à s’en parer et à en parler, dévoilant aux créatures les secrets de l’Etre divin. Mais il y a une troisième catégorie, celle des Hommes du Blâme : ils ne montrent aux autres que ce qui leur convient — pratiques religieuses, conduite morale ou activités naturelles — et ils prennent bien garde que personne ne puisse jeter un regard ou avoir accès aux précieuses réalités cachées qui sont la propriété de l’Être divin et qu’Il leur a confiées en dépôt, évitant aussi d’en retirer du respect et de la considération. Plus encore, ils veillent avec un soin jaloux sur toutes leurs vertus et leurs œuvres méritoires, craignant de les montrer et sachant le parti que l’âme en tirerait. En conséquence, ils ne laissent voir aux autres que ce qui est de nature à les déconsidérer à leurs yeux et à leur attirer l’humiliation et le rejet. Ainsi désapprouvés par le monde, ils sauvegardent tout à la fois la pureté de leurs œuvres extérieures et celle de leur réalité intérieure. Citons à ce propos cette parole de l’un d’eux : “La Voie du Blâme consiste à montrer aux créatures la condition de la « séparation » et à maintenir cachée la réalisation intérieure de “l’Union parfaite” à Dieu.”

8. L’un de leurs principes est de réprimer le plaisir que procurent les actes d’obéissance, car il y a là un poison mortel.

9. Ils ont également pour règle d’exalter l’importance de tout ce qui, en eux, appartient à Dieu dans quelque domaine que ce soit, et de compter pour peu de chose ce qui vient d’eux-mêmes quand ils se confortent à Ses volontés et qu’ils accomplissent des actes d’obéissance. Dans leurs relations avec Dieu, ils s’attachent à respecter les limites qui leur sont imposées et à ne pas délibérément prononcer des paroles qui les trahissent ni à révéler un état mystique qui doit rester secret.

En rapport avec ce principe, on peut citer les paroles suivantes de Muhammad ibn Mûsâ al-Farghânî (al-Wâsitî) : “Dieu a créé Adam de Sa Main et Il lui a insufflé de Son Esprit, Il a dit aux Anges de se prosterner devant lui et Il lui a enseigné tous les noms (des êtres), mais ensuite Il l’a averti : “Il ne dépend que de toi de ne pas y avoir faim et de ne pas y être nu” (Coran, XX, 118 ; allusion aux suites de la Tentation et de la Chute). Il lui faisait ainsi savoir ce qui était en son pouvoir afin qu’il n’excède pas les limites de sa condition.”

On m’a rapporté ces mots d’un de leurs maîtres : « Celui qui ne s’appuie que sur lui-même fait preuve de démesure, et il sera la proie du relâchement. »

Je tiens de Mansûr ibn “Abd Allâh al-Isfahâni, d’après « Umayy al-Bistâmî, ces paroles d’Abû Yazîd : « Celui qui ne considère pas que ce qui est présent dans sa conscience est un phénomène qui s’impose à lui d’une nécessité naturelle, que les événements qui se produisent en lui à certains moments sont du domaine de l’illusion trompeuse, que ses expériences intérieures sont des pièges qui lui sont tendus, que ses paroles sont des mensonges et que sa dévotion est de l’impudence (ou “un acte intéressé”, selon une variante textuelle), un tel homme, dis-je, a une vision fausse. »

Muhammad ibn al-Fadl écrivit à Abû “Uthmân pour lui demander quelles étaient pour le serviteur les œuvres et les expériences intérieures absolument pures, et voici sa réponse : « Sache — et que Dieu t’honore de Sa satisfaction ! — que seules sont ainsi celles que Dieu permet au serviteur de réaliser sans la moindre affectation de sa part, et en le soustrayant à la considération complaisante de lui-même et de ceux qui le regardent ; quant aux expériences intérieures, seule sera absolument pure pour lui celle du secret intime de son être, qui n’est connue que des grands spirituels. Selon la parole divine :

“Voilà (ce qui est prescrit), et quiconque respecte les lois de Dieu, pour lui elles sont alors l’objet de la piété du cœur” (Coran, XXII, 32). Cela signifie pour moi — mais Dieu le sait mieux — que celui qui respecte les lois divines est l’être qui suit le Livre de Dieu et la Tradition de Son Prophète, et que c’est dans son cœur qu’il respecte tout cela, jusqu’à ce qu’il soit devenu impossible pour lui de ne pas s’y conformer et de ne pas renoncer à son libre arbitre. C’est là le signe des hommes sincères, et c’est ce que nous demandait notre maître Abû Hafs et que recommandaient les plus grands de ses disciples. »

Mansûr ibn'Abd Allâh m’a rapporté, d’après “Umayy et le père de ce dernier, ces mots d’Abû Yazîd : « Si je pouvais réciter en toute sincérité la parole sacrée : « Il n’y a absolument pas d’autre divinité que Dieu », je n’aurais plus à me soucier du reste. »

On raconte qu’Abû Hafs aurait dit : « Les actes d’obéissance prescrits sont en apparence une source de satisfaction personnelle alors qu’en réalité cela procède d’une illusion. Ce qui était de l’ordre de la prédestination peut en effet faire partie des prescriptions, et celui qui se réjouit de l’accomplir ne se trouve donc que sous l’empire de l’illusion. » Il aurait dit aussi : « L’âme a été créée malade, sa maladie ce sont ses propres actes d’obéissance, et le remède qui a été prévu pour elle est de ne compter que sur ce qui a été décrété par Dieu de toute éternité. C’est ainsi que le serviteur ne cessera d’exécuter les actes d’obéissance, tout en s’en détachant. »

J’ai lu dans le livre de Ruwaym intitulé La Preuve des gnostiques un chapitre qui se rapproche beaucoup de la position adoptée par les Malâmatiyya. On lui avait en effet posé la question suivante : “Comment l’homme peut-il être dégagé de toute responsabilité dans le « repos » et la “motion” (termes utilisés par la scolastique musulmane, dans la problématique de l’action), alors qu’il a été fait “se reposant” et “se mouvant” ; ou encore comment peut-il être dépourvu de libre arbitre, alors qu’il a été fait “optant volontairement” et “faisant preuve de discernement” ?” Et voici quelle fut la réponse de Ruwaym : “En tout cela sa responsabilité ne saurait être dégagée tant que sa « motion » ne provient pas d’un autre que lui-même et tant que son “repos” n’est pas attribuable à un autre que lui-même ; et il ne saurait être dépourvu de libre arbitre tant que celui-ci n’est pas en parfaite conformité avec le libre arbitre de l’Être divin en lui et à son sujet. Si c’est le cas, “repos” et “motion” lui appartiendront selon les apparences, alors que dans la réalité profonde ni “repos” ni “motion” ne lui sont attribuables, et il en ira de même pour son libre arbitre puisque celui-ci sera le libre arbitre de l’Être divin à son sujet.” C’est l’une des conditions spirituelles les plus sublimes, dont la connaissance cachée est très proche des enseignements que les Hommes du Blâme maintiennent secrets sans rien en divulguer.

10. On m’a communiqué un propos tenu par Sahl ibn “Abd Allâh et qui est également voisin des conceptions des Malâmatiyya. Il disait ceci : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu — Et où s’en est-elle allée ? lui demanda-ton — Elle est partie lors du Pacte conclu avec Dieu, selon Sa Parole : « Dieu a acheté aux Croyants leur âme et leurs biens en échange du Paradis pour eux. » » (Coran IX, 111).

11. L’un de leurs principes est exprimé par ces mots d’Abû Alî al-Jûzjânî, qui m’ont été rapportés par Muhammad ibn “Abd Allâh al-Râzî : « La bonne opinion à l’égard de Dieu est le but de la connaissance dont Il est l’objet, et la mauvaise opinion à l’égard de l’âme est le point de départ de la connaissance dont elle est l’objet. »

Je tiens de Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ”, d’après Abû-l-Hasan al-Sharkî, cette information transmise par Abû “Uthmân : « À un homme qui lui avait demandé une directive personnelle, Abû Hafs fit la recommandation suivante : “Que ta dévotion envers ton Seigneur ne soit pas pour toi un moyen de devenir un objet de culte ! Mais fais en sorte que l’acte d’adoration que tu accomplis envers Lui soit bien le signe visible de ton attachement à Son service et de ta condition de (parfait) serviteur, car celui qui regarde avec complaisance ses actes de dévotion n’adore (en réalité) que lui-même. ” »

Un autre malâmatî a dit : « Celui qui se retourne vers les créatures avant d’être parvenu au terme de la Voie rebrousse chemin, et la discipline qu’il s’était imposée auparavant engendre alors en lui la soif de domination et la recherche d’une position élevée dans le monde. Mais celui qui s’en revient vers les hommes après avoir atteint le terme ultime devient un guide spirituel dont l’enseignement est précieux pour ceux qui aspirent à Dieu. »

Selon ce que m’a rapporté Abû “Amr ibn Muhammad ibn Ahmad ibn Hamdân d’après son père, quand Abû Hafs regagnait sa demeure, il revêtait, entre autres habits portés par les hommes de spiritualité, soit la tunique rapiécée, soit le froc de laine blanche, mais quand il sortait et se mêlait aux gens, il endossait la tenue des habitués des souks, car il estimait que se vêtir autrement, comme s’il était chez lui, aurait été alors sinon de l’ostentation du moins de l’affectation.

12. Il faut être éduqué par un guide spirituel et se référer à lui pour tout ce qui concerne les connaissances théoriques et les expériences intérieures. Ahmad ibn Ahmad m’a répété cette parole d’Abû « Amr al-Zujâjî : « Quand bien même un homme parviendrait aux degrés et aux « stations » les plus élevés, jusqu’au dévoilement des mystères, s’il n’a pas de maître, cela ne lui sert de rien. » Et le cheikh Abû Zayd Muhammad ibn Ahmad le Juriste m’a rapporté ce mot d’Ibrâhîm ibn Shaybân : « Celui qui ne reçoit pas l’éducation d’un maître est un homme vain. »

Chez les Malâmatiyya, la plupart des cheikhs considèrent comme répréhensible que l’on attire l’attention sur soi par certaines pratiques de dévotion telles que le jeûne continu, le silence perpétuel, ou encore les oraisons récitées ostensiblement après la Prière rituelle, pour être connu et faire parler de soi. On peut rapprocher de ceci l’histoire que raconte Bishr al-Hâfî (« le Va-nupieds ») : « Je m’étais rendu chez al-Mu’âfâ ibn “Imrân, et je frappai à la porte. Quand on me demanda qui était là, je répondis : “C’est Bishr”, mais, et ce fut plus fort que moi, j’ajoutai : “le Va-nu-pieds”. J’entendis alors la voix d’une petite fille à l’intérieur de la maison, qui me cria : “Hé ! mon oncle (avec le sens familier et moqueur de ‘mon vieux’), si tu mettais deux sous dans l’achat d’une paire de sandales, tu serais débarrassé de ce nom”. » L’on rapporte une tradition du Prophète dans laquelle il mettait en garde contre « les deux notoriétés fâcheuses » : « Le mal est déjà là pour un homme quand on le montre du doigt soit pour une affaire de ce bas monde, soit pour une chose qui concerne l’autre monde 30. »

La plupart de leurs maîtres désapprouvent également que l’on siège au milieu des gens pour leur adresser des admonitions et des discours édifiants. « C’est, disent-ils, dépenser pour les créatures ce que l’on a de meilleur en soi ; que reste-t-il alors pour l’Être divin ? Et si on leur parle des expériences intérieures des pieux Anciens, on leur fait du tort, car on leur fraye la voie aux prétentions. » Abû « Amr ibn Hamdûn m’a communiqué à ce sujet ce qu’avait déclaré Abû Hafs à Abû « Uthmân : « Siéger ainsi au milieu des gens, c’est quitter Dieu pour s’en revenir vers le monde ; considère donc quelle sorte d’homme tu seras alors devenu ! »

13. Selon eux, toute œuvre et tout acte d’obéissance qui font l’objet d’un regard complaisant de ta part et qui ont ton approbation personnelle sont entachés de nullité. Ils s’appuient en cela sur ce que disait « Alî ibn al-Husayn : « Si ton action est accompagnée par un regard de satisfaction de ta part, c’est le signe qu’elle n’est pas acceptée (par Dieu), car l’acceptation t’est enlevée et t’échappe, mais ce que tu accomplis sans considération complaisante de ta part montre que l’acceptation est effective. »

14. Il est de règle pour eux de considérer que l’on est soi-même imparfait et, en même temps, que les autres ont des excuses pour ce qui les concerne. « Abd Allâh ibn Muhammad al-Mu’allim m’a répété ce que disait en ce sens Abû Bakr al-Fârisî (al-Tamastânî) : « Le meilleur des hommes est celui qui voit le bien chez autrui et qui sait que les voies qui mènent à Dieu sont nombreuses, différentes de celle qu’il suit. C’est de cette façon qu’il considère dans son propre cas les imperfections qui sont en lui, sans voir celles des autres ou leurs insuffisances. » Mon aïeul Ismâ'îl ibn Nujayd m’a rapporté, également à ce sujet, cette parole de Shâh al-Kirmânî : « Celui qui regarde les créatures humaines avec ses propres yeux est toujours en litige avec elles, mais celui qui les regarde avec les yeux de l’Être divin leur trouve des excuses pour ce qui les concerne, et il sait qu’elles ne peuvent que ce qui a été déterminé pour elles (de toute éternité). »

15. Un autre de leurs principes est la garde du cœur, dans les relations avec Dieu, par la perfection de la contemplation, et la garde du moment privilégié de l’expérience intérieure, dans les relations avec le monde, par l’observance parfaite des convenances ; c’est aussi maintenir cachées les faveurs exceptionnelles (accordées par Dieu sous forme de charismes) quand elles se manifestent, sauf s’il est impossible de ne pas les montrer. C’est pour la même raison qu’Abû Muhammad Sahl déclarait : « Le moment privilégié (du recueillement dans l’expérience intérieure) est pour toi la chose la plus précieuse, consacre-lui donc tous tes soins ! » Abû « Abd Allâh al-Harbî disait également : « Il n’y a rien de plus précieux en ce monde que ton cœur et que ton moment privilégié de l’expérience spirituelle, et en privant ton cœur du bénéfice de l’accès à la connaissance des réalités cachées, en ne tirant pas profit de la discipline de l’âme en vue du moment privilégié de l’événement mystique, tu laisserais perdre les choses qui sont les plus précieuses pour toi. »

16. La réalisation de la condition de serviteur se fonde, pour les Malâmatiyya, sur deux éléments essentiels : la conscience parfaite de son propre dénuement à l’égard de Dieu et l’imitation parfaite de Son Envoyé. Cela ne laisse à l’âme ni trêve ni repos.

17. L’homme doit être, selon eux, l’adversaire de son âme, lui refusant son agrément quelles que soient les circonstances. Cela est illustré par les paroles de « Alî ibn Dâwud al'Akkî que m’a rapportées Abû Bakr ibn Shâdhân : « Le croyant est le procureur de Dieu, (il plaide) contre sa propre âme pour tout ce qui le concerne : sa vie intérieure, ses œuvres, ses invocations et ses paroles profanes. »

18. Ils estiment qu’attacher de la considération à l’œuvre que l’on accomplit et en tirer vanité provient d’un manque d’intelligence et de l’aveuglement de la nature. Comment pourrais-tu être fier de ce qui ne t’appartient en aucune façon et qui t’est apporté par quelqu’un d’autre ! Te l’attribuer serait dénué de tout fondement et, dans la réalité, il n’y a entre cette œuvre et toi aucune relation d’appartenance, car tu t’y trouves conduit (par Dieu) et contraint de l’accomplir. En retirer de la fierté n’est-ce donc point manquer de compréhension et être aveuglé par ses dispositions naturelles ? On rapporte à ce sujet la tradition suivante du Prophète : « Celui qui affecte de posséder une chose qu’on ne lui a pas donnée est semblable à l’homme qui revêt une tenue destinée à tromper les gens. »

Muhammad ibn « Abd Allâh m’a répété ce mot de Muhammad ibn « Alî al-Kattânî : « Comment un être doué de raison peut-il se glorifier de son œuvre, alors qu’il sait bien que le pouvoir de l’accomplir ne lui appartient aucunement ! »

19. Ils ont pour règle de ne pas parler de la science de la spiritualité, de ne pas s’en prévaloir, ni de dévoiler devant les profanes les secrets divins qu’elle renferme. Je tiens de Mansûr ibn « Abd Allâh que « Abd Allâh ibn Muhammad alNîsâbûrî (al-Murta’ish) * posa à Abû Hafs la question : « Comment se fait-il que, contrairement aux Bagdadiens, entre autres, vous ne parliez pas (de ces choses) et pourquoi préférez-vous garder le silence ? — C’est, répondit-il, parce que nos maîtres savaient bien ce qu’ils faisaient en restant muets (sur ce sujet) et qu’ils ne parlaient qu’en cas de nécessité, respectant en cela les convenances selon les situations, et en accord avec Dieu, car ils étaient devenus Ses dépositaires sur la terre qui Lui appartient, et le dépositaire veille avec un soin jaloux sur ce qui lui a été confié. »

20. Leur conception concernant le samâ » est que l’effet qu’il produira sur un mystique expérimenté consiste dans la « crainte révérencielle ». Si celle-ci est totale, elle l’empêchera de remuer et de pousser des cris. Muhammad ibn al-Hasan al-Khashshâb m’a rapporté cette parole de « Alî ibn Hârûn al-Husrî : « Quand il y a une correspondance heureuse entre un samâ' véritable et le cœur d’un mystique confirmé, diverses faveurs divines viennent l’orner. La première de toutes est que sa crainte révérencielle se manifeste aux autres participants et elle est à ce point parfaite que plus personne ne bouge en sa présence, ni ne crie, ni ne perd son calme. Ce qui se passe réellement quand il assiste à un samâ, c’est que l’expérience intérieure qu’il vit dans cet instant privilégié l’emporte sur celles des autres participants et qu’elle s’impose à eux ; ils sont alors sous son empire et sous sa loi. »

21. La pauvreté, selon les Malâmatiyya, est un secret de Dieu pour l’homme de spiritualité et, si jamais il la laisse apparaître, il sort des conditions qui définissent la qualité de dépositaire (des secrets divins). Pour eux, le pauvre n’est tel que si personne ne le sait, excepté Celui envers qui il est totalement dénué ; sinon il ne s’agit plus pour lui de ce qui définit la pauvreté, mais l’indigence ; et, s’il y a beaucoup de nécessiteux, rares sont les (véritables) pauvres ! Cette conception est illustrée par ces mots de Shâh al-Kirmânî qui m’ont été transmis par Muhammad ibn Ahmad ibn Ibrâhîm d’après Talla al-Shiblî : « La pauvreté est un secret divin pour le serviteur et, s’il la garde cachée, il est alors un dépositaire digne de confiance, mais, s’il la montre, le nom de pauvre lui est retiré. »

22. Ils recommandent de ne pas se singulariser par une tenue vestimentaire différente de celle des autres et de se comporter au milieu des gens de la même façon qu’eux, tout en s’efforçant de rester intérieurement irréprochables. Ils se fondent en cela sur ce hadîth du Prophète : « Dieu ne regarde pas votre apparence, mais c’est votre cœur et vos intentions qu’Il regarde. »

23. L’une de leurs règles est aussi de détourner leur attention des défauts d’autrui en se préoccupant de ceux qui sont enracinés dans leur propre âme, en se méfiant de sa malfaisance, en la tenant constamment en suspicion, en restant fermes pour la corriger et vigilants à l’égard de ses faux-fuyants et de ses secrètes intentions. Ils s’appuient en cela sur la parole divine : « En vérité, l’âme est l’inspiratrice constante du mal. » Il en est ainsi, sauf, comme il a été dit, pour celui à qui Dieu accorde la maîtrise de cette âme et à qui il permet de la vaincre en s’opposant constamment à elle, puis de lui faire suivre la voie de la conformité (à la volonté divine) après celle du désaccord. Selon cette tradition du Prophète : « Bienheureux celui qui est trop absorbé par le souci de son propre défaut pour s’occuper de ceux des autres hommes. »

24. Celui qui donne ne doit aucunement, selon leurs principes, regarder son geste avec complaisance puisque ce qu’il a à donner appartient à Dieu et qu’il fait seulement parvenir leur dû à leurs destinataires ; et s’il remet à autrui ce qui lui revient de droit, comment, dans ces conditions, pourrait-il faire l’important ? Cette attitude se fonde sur une tradition rapportant les faits suivants : Abû Mûsâ al-Ash’arî, avec d’autres hommes de sa tribu, était allé trouver le Prophète pour lui réclamer des montures (lors d’une redistribution du bétail recueilli par le versement de l’aumône légale) ; le Prophète (mécontent) avait alors juré qu’il ne les leur donnerait pas. Par la suite (grâce à une expédition qui lui fournit des chamelles comme butin), il leur donna les montures qu’ils avaient demandées. Ils pensèrent alors que l’Envoyé de Dieu avait oublié son serment et (par un pieux scrupule) ils se rendirent auprès de lui pour lui rappeler ses paroles. Il leur répondit : « Celui qui vous les a accordées, ce n’est pas moi, mais c’est Dieu. » Il avait dit aussi (en une autre occasion) : « Moi, je distribue, et c’est Dieu qui donne. » Quand le serviteur comprend la vérité profonde de tout cela, il est soustrait à la vision satisfaite de ses largesses et de sa générosité.

25. Selon eux, le serviteur qui connaît le moins bien son Seigneur (ou « qui est dans l’illusion », d’après une variante textuelle) est celui qui croit que ce qu’il fait et l’acte d’obéissance qu’il accomplit lui attirent un don divin, et que celui-ci correspond à ses vertus. Ils estiment que le serviteur n’acquerra rien dans le domaine de la connaissance spirituelle tant qu’il ne comprendra pas que ce qui lui vient de son Seigneur est dans tous les cas un effet de Sa Faveur et non pas de ses propres mérites. Ils se fondent en cela sur cette parole du Prophète : « Nul d’entre vous n’entrera au Paradis du seul fait de ses œuvres. — Pas même toi, ô Envoyé de Dieu ? — Pas même moi, sauf si Dieu me couvre de Sa Miséricorde. »

26. Ils recommandent de ne pas attirer l’attention sur le vice du prochain — à moins qu’il ne soit déshonorant — et ils se réfèrent alors à ce qu’avait dit le Prophète à Hazzâl : « Si tu l’avais caché avec ton manteau, cela n’aurait-il pas mieux valu pour toi ? »

27. Ils désapprouvent que l’on adresse une demande à Dieu, sauf si l’on est dans la détresse totale. N’est tel à leurs yeux que celui qui ne trouve pour lui-même, ni en Dieu, ni auprès des hommes, aucune issue, rien qui lui appartienne, ni aucune assise. Son recours au Seigneur se fera donc avec un cœur brisé et un sentiment d’impuissance, sans qu’il puisse mettre en avant sa vie intérieure et ses œuvres. Il se fera dans la condition de celui qui n’a absolument rien et qui est dépouillé de tout. C’est dans ce cas que la demande est permise et que l’on peut espérer qu’elle sera exaucée. Cette conception peut s’appuyer sur ce qu’avait répondu Abû Hafs quand on lui avait demandé : « Avec quoi te présenteras-tu devant ton Seigneur ? — Qu’est-ce que le pauvre peut bien offrir au Riche, sinon son dénuement envers Lui ! » Abû Yazîd disait également : « Je fus interpellé au plus profond de moi-même : “Mes trésors sont remplis de présents (de Mes serviteurs), mais si c’est Moi (‘Nous’ dans le texte) que tu désires, alors c’est l’abaissement et le dénuement que tu dois M’offrir”. »

28. Selon les Hommes du Blâme, il y a un certain relâchement de l’attention qui peut-être un effet de la miséricorde divine et qui est réservé à celui qui consacre tous ses instants aux mortifications et aux pratiques spirituelles. Quand Dieu veut le traiter avec ménagement et indulgence, il suscite en lui une négligence momentanée qui lui apporte un soulagement. Interrogé sur cette inattention miséricordieuse, leur cheikh Abû Sâlib (Hamdûn) donna la réponse suivante : « Elle pourrait être destinée, par exemple, à quelqu’un qui ne peut regagner sa couche qu’en se traînant sur le sol, épuisé par les efforts qu’il a fournis et qui, dès qu’il est allongé, se comporte “comme une graine sur une poêle à frire” ! »

29. Ils considèrent que s’agiter dans la recherche des moyens de subsistance est un signe annonciateur du malheur, tandis que s’en remettre au destin qui suit son cours et s’y reposer en confiance est un signe annonciateur de la félicité. C’est pourquoi Hamdûn disait : « Dieu a créé les hommes dans un état de totale dépendance envers Lui, sans la moindre échappatoire possible pour eux, et le plus heureux est donc celui qui, conformément à ce que Dieu attend de lui, cherche le moins à se tirer d’affaire par ses propres moyens. »

30. Il leur déplaît d’être servis ou d’être traités avec respect, ou encore que l’on recherche leur compagnie, et ils déclarent : « Qu’a donc à voir un esclave avec de telles prétentions ? Elles ne conviendraient qu’à des hommes qui seraient libres. » Ce comportement trouve sa justification dans la réponse de Hamdûn à la question : « Qu’est-ce que le serviteur ? », et qui m’a été transmise par Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ » d’après « Abd Allâh ibn Muhammad ibn Manâzil : « C’est, dit-il, celui qui adore et qui ne veut pas être adoré. » Rappelons aussi cette parole d’Abû Hafs (citée au paragraphe 13 en termes légèrement différents) : « Que ta dévotion ne soit pas pour toi un moyen de devenir à ton tour un seigneur réclamant que ses serviteurs lui rendent un culte ! »

30. Leur position concernant la clairvoyance (firâsa, également « connaissance intuitive », « lecture des pensées », « divination ») est que l’homme doit s’en méfier pour ce qui le concerne et que le croyant ne saurait la revendiquer pour lui-même. Cela est conforme à cette recommandation du Prophète : « Prenez garde à la clairvoyance du croyant (car il regarde avec la lumière de Dieu). » Et celui qui redoute la clairvoyance d’autrui à son endroit, comment pourrait-il y prétendre pour lui-même ? C’est ce que disait Abû Hafs.

31. Une autre de leurs règles de vie était ainsi énoncée par Abû Sâliki (Hamdûn), dans les termes qui m’ont été rapportés par Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ » d’après Ibn Manâzil : « Le croyant doit être pour ses frères un flambeau pendant la nuit et une canne pendant le jour. » Il entendait par là le parfait soutien qu’il leur apporte dans leurs préoccupations et leurs besoins.

32. Ce que raconte Abû « Uthmân au sujet de son maître Abû Hafs correspond encore à une autre de leurs conceptions : « Abû Hafs avait déclaré que si l’on avait beaucoup de science on agissait peu et que si l’on avait peu de science on agissait beaucoup. Je vins donc le trouver pour lui demander ce que ces paroles signifiaient : “Celui qui a beaucoup de science, me répondit-il, considère la plupart de ses œuvres comme ayant peu de prix parce qu’il est conscient de ses imperfections dans leur accomplissement, tandis que celui qui a peu de science grossit l’importance de la moindre de ses œuvres parce qu’il n’y voit pas ses insuffisances et ses défauts. »

33. Selon eux, ce que l’oreille entend ne doit pas l’emporter sur ce que l’œil voit. Cela veut dire que l’opinion flatteuse que l’on entend à son sujet ne doit pas l’emporter sur l’expérience et la vision que l’on a de ses propres faiblesses. C’est également à Abû Hafs que l’on doit la formulation de ce principe qui peut s’appuyer sur la parole du Prophète (passée en proverbe) : « Être informé, ce n’est pas la même chose que voir de ses propres yeux. » Omar avait dit aussi : « L’homme qui est victime d’une illusion, c’est celui que vous avez vous-mêmes trompé. »

34. Ils ont pour règle de s’abstenir de parler des questions spirituelles délicates et des allusions symboliques, de ne pas s’adonner à leur étude, mais de s’en tenir au domaine de ce qui est ordonné ou défendu. Ce comportement peut se fonder sur ce que m’a rapporté ‘Abd Allâh ibn « Alî d’après Ishâq le fils d’Ibrâhîm ibn Shaybân : « Muhammad ibn al-Qâsim al-Halwânî écrivit à mon père une lettre dans laquelle il multipliait les allusions (aux réalités spirituelles). Mon père lui adressa alors la réponse suivante : « Mon frère, si tu suivais les commandements de Dieu et Ses interdictions, tu t’en porterais mieux. » Mon aïeul m’a communiqué à ce sujet un propos d’Abû' Iyâd : « Quand la pensée des œuvres pies est enlevée à l’homme, il se met à parler des ambitions spirituelles les plus magnifiques et des connaissances les plus subtiles sans la moindre retenue. »

35. Leur point de vue sur la remise confiante à Dieu (concernant les moyens de subsistance) est illustré par ce que disait Abû Yazîd, et qui m’a été transmis par Ibn ‘Abd Allâh (al-Râzî) d’après ‘Umayy al-Bistâmî « Pour t’en remettre à Lui, tu n’as qu’à considérer qu’il n’y a pas d’autre « intendant » que Lui, ni, pour ta subsistance, d’autre “fournisseur” que Lui, ni d’autre témoin de tes actes que Lui. »

36. Ils ont pour principe de maintenir cachés les signes miraculeux et les charismes (dont ils pourraient faire l’objet), et de les considérer comme des pièges qui leur seraient tendus et comme un éloignement de la Voie qui mène à l’Être divin. Muhammad ibn Shâdhân m’a rapporté cette parole d’Abû ‘Amr al-Dimashqî : « De même que Dieu a prescrit aux prophètes de manifester les signes miraculeux et les charismes, il a prescrit de même aux saints de les maintenir cachés pour éviter qu’ils ne fassent tomber les hommes dans l’erreur. »

37. Ils recommandent de s’abstenir de pleurer lors du samâ’, de l’invocation ou de l’instruction spirituelle — entre autres circonstances — mais de s’appliquer à contenir son affliction, ce qui, en outre, est une discipline recommandable pour le corps. On peut citer, pour justifier cette position, les paroles adressées par Abû Bakr Muhammad ibn « Abd al — » Azîz al-Makkî à un homme qui pleurait pendant une réunion spirituelle qu’il tenait — paroles qui m’ont été transmises par Muhammad ibn ‘Abd Allâh : « Le plaisir que les larmes te procurent est le prix qu’elles te font payer. » Abû Hafs, quant à lui, laissait ses disciples libres de pleurer si c’était sous l’effet du regret (des fautes commises), et c’était pour lui très louable. Abû ‘Uthmân était en désaccord avec lui sur ce point, disant que les pleurs de regret faisaient disparaître celui-ci, et qu’il était préférable que se fassent sentir les effets d’un regret prolongé plutôt que de le soulager par les larmes. Mais il y a aussi les pleurs de l’âme qui se consume, et dont chaque larme ruine le corps et l’épuise, comme l’a dit le poète :

« Ce ne sont point des larmes qui coulent de mes yeux, mais c’est mon âme qui fond goutte à goutte. »

38. Voici encore l’une de leurs recommandations : « Ce qu’il faut, c’est que ce soit ta demeure qui apporte à ta place un témoignage édifiant le jour de ta mort, et non pas que tu affiches ta pauvreté tout le long de ta vie. Qu’elle soit donc, quand tu mourras, semblable à celle des pieux Anciens, nos maîtres en matière de pauvreté ! » Ils disent aussi : « Fais, aux yeux du monde, comme si tu étais riche et comme si tu n’étais pas dans le besoin, et cela toute ta vie, et, quand tu mourras, c’est ta demeure qui fera voir que tu étais pauvre. Pour ceux qui ne feront que passer, ta mort apparaîtra alors comme un soulagement, et pour ceux qui resteront, elle sera une leçon exemplaire. » Ils peuvent se fonder en cela sur cette parole qu’adressait Abû Hafs à Abd Allâh al-Hajjâm : ‘Si tu es un « chevalier de la foi » (fityân, “homme véritable”, “homme fort”, spirituellement parlant), ta demeure servira d’exhortation pour les autres “fityân” (pluriel de fatâ) le jour de ta mort.’

39. Il convient, selon eux, de s’abstenir de faire appel à toute créature humaine et de lui demander de l’aide, car on sollicite uniquement ainsi un être qui est lui-même dans le besoin et la dépendance, peut-être encore plus nécessiteux et plus démuni que soi, sans qu’on n’en sache rien. Ils se réfèrent à ce que disait Hamdûn, et qui m’a été communiqué par Mansûr ibn ‘Abd Allâh d’après Abû « Ali al-Thaqafi : « Pour une créature, implorer le secours d’une autre créature, c’est agir comme un prisonnier qui appelle à l’aide un autre prisonnier. »

40. Quand ils constatent qu’une de leurs prières est exaucée, il est de règle, chez eux, de s’en affliger et d’en éprouver de l’inquiétude, estimant que c’est une ruse et un piège qui leur est tendu. Cela est illustré par un récit qui m’a été conté par al-Duqqî d’après Abû Nasr al-Râfi’i, et dans lequel Abû ‘Uthmân al-Nîsâbûrî relate les faits suivants : « Nous nous étions rendus dans un endroit montagneux en compagnie d’Abû Hafs ; il s’était arrêté de marcher et il nous parlait quand soudain une gazelle (ou “un daim”, selon d’autres auteurs) vint s’agenouiller devant lui. Abû Hafs se mit alors à pleurer, bouleversé, et nous lui en demandâmes la raison ; il nous répondit : ‘II m’était venu à l’esprit que si nous avions pour cette nuit quelque animal à manger, nous pourrions faire un repas tous ensemble, et à peine cette pensée s’était-elle imposée à moi qu’une gazelle a surgi, comme vous avez pu le constater. Qu’est-ce qui alors me préservera du danger de devenir comme Fir'awn (le ‘Pharaon’ du Coran, personnage démoniaque et symbole de la prétention à la divinité) dont les demandes étaient exaucées et que pourtant Dieu a voué finalement au malheur ! ’. »

41. Les subsistances doivent être acceptées, selon eux, quand il en résulte un abaissement de la personne, et elles doivent être refusées si elles fournissent l’occasion pour l’âme de se glorifier ou pour la nature de satisfaire son avidité. ‘Isâm al-Balkhî avait envoyé quelque chose (argent ou nourriture) à Hâtim al-Asamm qui l’avait alors accepté. On lui en demanda la raison : « J’ai, dit-il, estimé qu’en le prenant ce serait pour moi une façon de m’abaisser et, pour lui, un motif de fierté, tandis qu’en le refusant c’est moi qui serais fier et lui qui serait abaissé ; j’ai donc préféré sa fierté à la mienne et mon abaissement au sien. »

42. Pour ce qui concerne leurs règles de conduite, voici encore, entre autres exemples, d’après ‘Abd Allâh ibn Muhammad ibn « Abd al-Rahmân al-Râzî, la réponse d’Abû « Uthmân Sa'îd ibn Ismâ'îl, interrogé sur la question des relations fraternelles : « La perfection de ces relations se traduit extérieurement de la façon suivante : tu mets largement tes propres bien à la disposition de ton frère sans, de ton côté, convoiter les siens ; tu fais preuve d’équité à son égard sans exiger la réciprocité ; tu suis ses avis sans que pour autant il se range aux tiens ; tu supportes de sa part qu’il se montre distant envers toi sans que tu lui rendes la pareille ; tu attaches une grande valeur à son moindre bienfait tout en tenant pour peu de chose ce qui lui vient de toi. »

Je citerai enfin, pour résumer tout ce qui a été dit, les paroles de l’un des maîtres de cette communauté spirituelle, Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ ». Al-Ahdab, serviteur et disciple d’al-Qannâd, lui avait demandé ce qu’étaient les Malâmatiyya et ce qu’ils professaient : ‘Ils n’ont, répondit-il, aucun enseignement officiel et ils n’ont rédigé aucun traité. En revanche, ils ont eu un maître, portant le nom de Hamdûn al-Qassâr, qui définissait ainsi le malâmatî : « C’est un homme qui, intérieurement, est dépourvu de toute prétention et qui, extérieurement, est dépourvu de toute affectation et de toute ostentation, et pour qui le secret qui existe entre Dieu et lui échappe aux regards indiscrets de sa propre âme, à plus forte raison aux autres créatures ».’ Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ » ajoutait : ‘On m’a raconté que le cheikh de Bagdad, Abû-l-Hasan al-Husri, informé à leur sujet par al-Hâjib, s’était alors écrié : “Si jamais il était possible qu’à notre époque il y ait un prophète (après Muhammad) ce serait l’un d’entre eux ! ”’







SOURCE



Sulamî, La Lucidité implacable, Epître des Hommes du Blâme, Traduit de l’arabe, présenté et annoté par Roger Deladrière, Arlea, 1991.


BIBLIOGRAPHIE


Futuwah, Traité de chevalerie soufie, Traduction et introduction par Faouzi Skali, Albin Michel, 1989,

Jean-Jacques Thibon, L’œuvre d’Abû ‘Abd al-Rahmân al-Sulamî (325/937-412/1021) et la formation du soufisme, Institut français du Proche-Orient, Damas, 2009. [ouvrage majeur, comporte des extraits].


ETUDE [Roger Deladrière]


I

Bagdad et Nîshâpûr. -Mystique extatique et discipline de l'arcane


L'histoire de la mystique musulmane est marquée par l'apparition au ixe siècle — le iiie de l'ère hégirienne — d'une nouvelle forme de spiritualité, couramment désignée par l'expression « la Voie du Blâme », et qui se distingue de ce que l'on appelle « la Voie du Soufisme ». Ses représentants, les Malâmatiyya ou « les Hommes du Blâme », sont tous originaires de la cité de Nîshâpûr, capitale de la vaste province iranienne du Khurâsân, et dont le rayonnement intellectuel et spirituel commençait déjà à rivaliser avec celui de Bagdad. Les hommes de Nîshâpûr développeront au cours des ixe et x` siècles les principes d'un idéal de vie qui recevra le nom de mystique khurâsânienne, pour l'opposer à mystique extatique des soufis, qualifiée d'irâqienne de bagdadienne. Et ce sont ces notions et ces règles nouvelles que le célèbre hagiographe Sulamî — lui aussi Nîshâpûr, où il mourut en 1021/412 de l'hégire —expose dans l'ouvrage dont nous présentons la traduction.

Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler d'abord, brièvement et en nous permettant de renvoyer à nos précédentes publications, les origines du soufisme. A la fin du viiie siècle/iie de l'hégire, l'appellation collective de « soufis » aurait désigné, pour commencer, un certain groupe parmi les ascètes de Koufa, sans doute parce qu'ils se singularisaient par le port d'un vêtement de laine (sûf) blanche en signe de pénitence. Un siècle plus tard, le mot est appliqué à la corporation des mystiques de Bagdad, tels que Junayd « le seigneur de la Tribu spirituelle » (mort en 911/298) et Hallaj (mort martyr en 922/309). Leur doctrine, « la science du tasawwuf » ou soufisme, était fondée, comme tout ce qui est islamique, sur le savoir et l'enseignement des anciens maîtres, transmis oralement par une « chaîne » remontant jusqu'au Prophète de l'islam, la spiritualité (haqîqa) faisant partie, comme la Loi (sharî'a), du message coranique et traditionnel à communiquer (selon le voeu formulé par Muhammad lors du « Pèlerinage d'Adieu », peu de temps avant sa mort).

Les soufis croyaient à la possibilité d'une expérience intérieure, vécue hic et nunc, et la « réalisation spirituelle » désignée par les mots abwâl, baqâ'iq al-abwâl, ou encore tahqîq — était le but de leur quête mystique. Le point de départ de celle-ci était le pacte initiatique (bay'a, mubâya'a), par lequel le cheikh accordait au disciple sa bénédiction et l'autorisait à pratiquer sous sa direction et sa sauvegarde l'invocation de Dieu (dhikr), sans laquelle la « réalisation » d'une expérience intérieure était considérée comme impossible. Aux yeux des soufis, les prodiges, les phénomènes miraculeux (karâmât), étaient les signes visibles de la sainteté (walâya, à la fois « amitié divine » et «proximité de Dieu »). L'invocation pouvait se faire en collectivité et être accompagnée de la récitation de poèmes mystiques ou de chants, et parfois aussi de danses. Ces séances de « samâ' » (« audition spirituelle ») pouvaient aboutir à l'extase (wajd), et cette pratique s'est maintenue jusqu'à nos jours dans les confréries musulmanes, notamment celle des « derviches tourneurs ».

Les Malâmatiyya de Nîshâpûr prendront vigoureusement le contre-pied de la plupart des thèses et des pratiques des soufis. A commencer par la règle de ne pas se distinguer extérieurement des autres musulmans : pas de vêtement spécial, ni « froc blanc » (sûf), ni « tunique rapiécée » (muraqqa'a), qui pourraient attirer l'attention sur soi et montrer que l'on est un moine vivant dans le siècle. Pas de dévotions surérogatoires et excessives, ce qui serait de l'ostentation si elles sont faites en public. Une extrême réserve à l'égard des séances de « samâ' » et de l'extase provoquée. Une méfiance non moins grande pour ce qui concerne les expériences intérieures (abwâl) et les signes miraculeux (karâmât) qui, pour eux, ne prouvent rien. La plupart des hagiographes considèrent comme un saint (walî) un homme « dont les prières sont exaucées » ; aux yeux des « Hommes du Blâme », c'est plutôt un signe inquiétant, une « ruse » ou « un piège tendu ». S'il arrive que l'un d'entre eux bénéficie de relations particulières avec Dieu, celles-ci doivent rester totalement cachées et à l'abri de toute indiscrétion.

Cette implacable discipline de l'arcane contraste avec la mystique affichée des soufis extatiques, et elle justifie le qualificatif d'umanâ' (« dépositaires dignes de confiance ») que les Malâmatiyya s'efforçaient de mériter. A leurs yeux, la véritable vie intérieure était « un secret entre le Seigneur et le serviteur » que Dieu lui confiait et qu'il se devait de ne pas trahir. Il est remarquable que le cheikh al-Akbar (« le plus grand des Maîtres ») Ibn 'Arabî (mort en 1240/638) placera, comme Sulamî, les Malâmatiyya au-dessus des soufis, et les désignera par ce terme d'umanâ' (cf Futûhât,chap 73, p. 20). Également en accord avec ce que Sulamî écrit au début de son Épître des Hommes du Blâme, Ibn 'Arabi dira que les Malâmattiyya sont des « spirituels » et que les soufis sont des « psychiques ».




II

Le blâme de soi et le refus de toute complaisance


La notion du « moi » haïssable, et l'encouragement au combat qu'il faut mener contre lui, remontent aux origines de l'Islam. Selon une parole du Prophète, « ton pire ennemi est l'âme que tu portes entre tes flancs », et au retour d'une expédition contre les Infidèles il avait déclaré : « Nous voici revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte. » L'âme charnelle (nafs) et ses vices ('uyûb) ont fait l'objet chez les premiers ascètes, et ensuite chez les soufis, de la plus grande vigilance. L'un des plus anciens traités de spiritualité, L'Observance des droits de Dieu, écrit par Muhâsibî (mort à Bagdad en 857/243), contenait un très long chapitre sur le riyâ', à la fois ostentation, hypocrisie, et considération de l'opinion d'autrui, qui enlèvent aux oeuvres toute valeur.

La vertu opposée est l’ikhlâs, la pureté totale de l'intention. L'accent avait déjà été mis sur ce sujet par les soufis, puis par les fityân khurâsâniens, les « chevaliers de la foi », dont les Malâmatiyya sont, pour une bonne part, les héritiers. Mais ceux-ci insisteront davantage encore, non plus sur la considération de l'opinion d'autrui, mais sur la bonne opinion à l'égard de soi-même. L'un des mots qui reviennent le plus souvent dans l'Épître des Hommes du Blâme est celui de « complaisance », ru'yat al-nafs (ru'ya étant un terme de la même racine que celui de riyâ', et dérivé d'un verbe signifiant « voir »). Là encore les fityân avaient frayé la voie aux Malâmatiyya, par leur exaltation de la vertu de sincérité (sidq), énergique et héroïque, capable, comme la foi, d'opérer des miracles. De même que l'opposé de la pureté d'intention était la considération de l'opinion d'autrui, de même l'opposé de la sincérité était, pour les fityân et les Malâmatiyya, le regard de satisfaction porté sur soi-même. Les Hommes du Blâme pourchasseront avec une lucidité impitoyable les formes les plus diverses et les plus subtiles de la complaisance, tout particulièrement dans l'accomplissement des pratiques de dévotion ou des exercices de mortification. Ils mettront en garde leurs disciples contre le plaisir que peuvent procurer les oeuvres pies ou les « actes d'obéissance », et aussi contre l'importance exagérée qu'ils pourraient attacher à leur accomplissement. C'est cela le blâme constant de l'âme.


III

L'expérience intérieure et la hiérarchie des niveaux de conscience


A deux reprises, dans son Épître, Sulami mentionne la conception des Malâmatiyya concernant la hiérarchie des niveaux de conscience. Une première fois à propos de l'« ascension » (taraqqî) aboutissant à la contemplation (mushâhada), et une seconde fois au sujet des différentes sortes d'invocation (dhikr). L'ordre ascendant est le suivant : l'âme (nafs), le coeur (qalb), le « secret » (sirr), l'esprit (rûb). L'expérience intérieure peut se situer aux trois niveaux supérieurs, et elle apparaît comme un transfert de la conscience soit au niveau du coeur, soit à celui plus élevé du « secret », soit au niveau ultime de l'esprit. En aucun cas, il ne saurait y avoir d'expérience intérieure au niveau de l'âme, mauvaise et ténébreuse par nature.

Cette notion de transfert de la conscience au cours de l'expérience intérieure n'était pas nouvelle, et on la trouve chez les soufis. Ce qui semble appartenir en propre aux Hommes du Blâme, c'est l'idée de la dégradation possible de ce qui est « réalisé » à un certain niveau par interférence avec le niveau immédiatement inférieur. Les mauvais regards de l’âme à l'égard de ce qui la dépasse, regards d'indiscrétion et de convoitise (ittilâ'), peuvent, selon les Malâmatiyya, affecter le coeur et même le « secret » qui tentent d'attirer à eux et de s'attribuer l'expérience réalisée au niveau supérieur. Cela explique la prudence et la méfiance des Hommes du Blâme à l'égard des « états mystiques » (ahwâl) qu'ils qualifient volontiers de prétentions illusoires, surtout quand il s'agit des soufis.


IV

De la sainteté cachée dans l'anonymat à la sainteté protégée par la mauvaise réputation

Le mot de Kierkegaard : « La forme du serviteur est l'incognito », convient parfaitement au comportement des Malâmatiyya. « Dépositaires des secrets divins », ils s'appliquaient à les préserver des regards indiscrets. Pour y parvenir, ils s'efforçaient de rester anonymes et inconnus, ne se distinguant en rien de la foule des croyants, « marchant dans les souks et parlant avec les gens », respectant les usages de la vie en société et les coutumes ordinaires. C'est ainsi que leur degré de spiritualité et leur sainteté passaient totalement inaperçus.

Ils auraient pu se contenter de ne pas attirer l'attention sur eux, et se satisfaire de cette discrétion et de cet effacement volontaire. Mais ils sont allés plus loin encore, en s'exposant systématiquement au blâme d'autrui. C'est le principe malâmatî du talbîs, de la dissimulation de la condition spirituelle sous des apparences déplaisantes. A leurs yeux, le meilleur moyen de cacher leur vie intérieure était d'avoir mauvaise réputation, et ils s'y employaient courageusement. Cela explique qu'à partir d'une certaine époque les Malâmatiyya aient été injustement confondus avec les Qalandanjya (les Kalandars), mystiques excentriques, dont certains recherchaient l'extase dans le haschisch. Suhrawardî (mort en 1234/632) remettra les choses au point et rétablira la vérité dans ses 'Awârif al-Ma'ârif.


V

L'auteur : Sulamî


Le cheikh Abû 'Abd al-Rahmân al-Sulamî de Nîshâpûr, qu'Abû Nu'aym désigne constamment par son prénom et ceux de ses ascendants Muhammad ibn al-Husayn ibn Mûsâ, est né en 937/325 et est mort en 1021/412. Il était particulièrement bien placé pour parler des Malâmatiyya et les sortir de l'obscurité dans laquelle ils s'étaient enfermés volontairement. Son grand-père maternel, Ibn Nujayd (Abil 'Amr Ismâ'îl), qui pratiquait le talbîs, était en effet un malâmatî disciple d'Abû 'Uthmân. Parmi ses informateurs, Sulamî comptait aussi des Malâmatiyya de la deuxième génération des disciples formés par le fondateur Hamdûn al--Qassâr, à savoir Ibn al-Farrâ' et Ibn Fadlûya, ainsi que des informateurs issus de la lignée d'Abû 'Uthmân, comme Ibn Bundâr et al-Sha'rânî al-Râzî, ainsi qu'Abû 'Amr ibn Hamdân, fils du malâmatî Ibn Sinân, à la fois disciple d'Abû Hafs et d'Abû 'Uthmân. Sans Sulamî nous ignorerions presque tout de la vie des Hommes du Blâme et de leur doctrine, et les autres hagiographes n'ont fait que reproduire en partie ou en totalité les informations recueillies par Sulamî.

Mais sa notoriété n'est pas due uniquement à son Épître des Hommes du Blâme. Sulamî a composé une centaine d'ouvrages sur la mystique musulmane, dont vingt-sept seulement nous ont été conservés. Le plus important, dont il existe deux éditions, est celui qu'il a consacré à cent trois mystiques, des ixe et xe siècles, regroupés selon cinq générations, sous le titre Les Classes des Soufis (Tabaqât al-Sûfiyya). Chaque mystique y a une notice biographique, puis sont mentionnées ses sentences les plus instructives. On y retrouve celles des Hommes du Blâme, que Sulamî a jugé bon d'inclure parmi les soufis, tenant compte sans doute de ce qui pouvait les rapprocher plutôt que de ce qui les opposait. Il n'est pas seulement un historien de la mystique musulmane, mais aussi un maître spirituel, comme en témoignent d'autres ouvrages, tels que Les vices de l'âme et leurs remèdes et Le recueil des règles en usage chez les soufis, dont le texte arabe a été publié par Etan Kohlberg. Il est important de noter aussi que Sulamî dirigeait à la fin de sa vie un khânqâh, sorte de couvent et de lieu de retraite temporaires, et que l'un de ses plus célèbres disciples fut Qushayrî, l'auteur de l'Épître sur le soufisme, dont toutes les notices biographiques sont la copie de celles de Sulamî. Un autre disciple notoire est al-Bayhaqî, dont Le Livre majeur du renoncement cite plus de cent soixante informations que Sulamî lui avait transmises oralement.







KHARAQANI




La notice « Kharaqânî » de la Tadhkirat

2• On rapporte que le Shaykh Bâyazîd allait en pèlerinage une fois par an à Dihistân, à l’orée de la pierraille, là où sont enterrés les martyrs. En traversant Kharaqân, il s’arrêta tout à coup, comme s’il avait senti quelque chose. « Nous ne sentons rien », dirent les disciples. “Oui, mais moi, je sens monter de ce village de brigands l’odeur d’un Homme. C’est un homme qui s’appelle `Alî, et dont la kunya, le patronyme, est Abû’l-Hasan. Il m’est supérieur de trois degrés. Il supporte une femme abominable. Il cultive la terre et fait pousser des arbres.”

[…]

10• On rapporte qu’un groupe de braves gens décida de partir en voyage. « Maître, demandèrent au Shaykh les voyageurs, pourrais-tu nous conseiller une prière qui nous protégerait en cas de malheur ? » « Si jamais vous êtes en difficulté, invoquez Bû’l-Hasan ! » * « Nous n’invoquerons donc pas Dieu ? » « Non », répondit le Shaykh*, réponse qui n’eut pas l’heur de plaire à tout le monde. Ils partirent néanmoins. Sur la route, ils furent attaqués par des bandits. L’un d’entre eux, aussitôt, invoqua le Shaykh et devint invisible. Les voleurs se dirent : « Il y avait pourtant bien quelqu’un par ici, où est-il donc passé avec sa bête et son chargement ? » Sa personne ainsi que ses biens ne subirent aucun dommage, contrairement aux autres qui se retrouvèrent nus comme des vers et délestés de tous leurs biens. [1. 20] Lorsqu’ils découvrirent leur compagnon sain et sauf, ils ne cachèrent pas leur étonnement. Le rescapé leur révéla alors la clef du mystère. De retour chez le Maître, ils lui demandèrent : « Pour l’amour de Dieu, explique-nous cette énigme ! Nous avons tous invoqué Dieu et nos affaires ont mal tourné, alors que, lui, il t’a invoqué, et il est sorti indemne. » « Vous qui invoquez Dieu, leur dit le Shaykh, vous l’invoquez sans y croire, alors que Bû’l-Hasan, lui, L’appelle de tout son cœur. Invoquez Bû’l-Hasan, il invoquera Dieu à votre place et tout ira bien pour vous. Si vous invoquez Dieu machinalement ou en ayant la tête ailleurs, vous n’en tirerez jamais rien ! »

[…]

16• ***19 On raconte qu’Avicenne, intrigué par la renommée du Shaykh, décida de se rendre à Kharaqân. Lorsqu’il atteignit la demeure du Shaykh, le Shaykh était parti ramasser du bois. Il demanda où il pouvait le trouver. « Qu’est-ce que peut bien fricoter ce traître à la religion qui ne raconte que des mensonges ? » lui lança sa femme. [MM., fol. Sa]. Sa femme s’appelait Maybatî. Elle débita ainsi toutes sortes d’injures sur son compte. [1. 10] Quelle épreuve devait être la vie avec une femme qui le critiquait devant tout le monde ! ? Avicenne se dirigea vers la campagne, dans l’espoir de rencontrer le Shaykh… Il finit par le trouver. Le Shaykh avait chargé une énorme balle de bois sec sur le dos d’un lion. Éberlué, Avicenne demanda au Shaykh des explications. « Lorsque j’ai été capable de supporter le poids de cette bête sauvage — c’est-à-dire sa femme Maybatî —, le lion s’est chargé de mon fardeau. » J’ai entendu de la bouche d’un homme respectable qu’il tenait aussi un serpent à la main ; lorsqu’ils arrivèrent à la porte de l’hospice, le lion et le serpent s’en allèrent. Husayn Wahab, qui en a été le gardien pendant trente ans, dit qu’il a vu le lion rôder autour de la tombe. Ils arrivèrent donc à la maison. Avicenne se mit à son aise et commença à parler. Il fut particulièrement bavard. Le Shaykh avait mis à tremper une motte d’argile pour réparer un mur. Il se leva. « Je te demande de m’excuser, mais je dois réparer ce mur », prétexta le Shaykh. Il grimpa sur le mur. Soudain, la pioche lui glissa des mains. Avicenne se précipita pour la ramasser, mais avant qu’il n’en ait eu le temps, la pioche était retournée dans la main du Shaykh. Avicenne reçut un choc et fut à ce point convaincu par son histoire que, par la suite, il introduisit la voie dans la philosophie, comme on le sait 20 [1. 20].

[…]

18• On raconte qu’un homme vint voir le Shaykh, lui disant qu’il voulait porter le froc. « Permets-moi d’abord de te poser une question, lui dit le Shaykh, si tu me donnes la réponse, tu seras digne de porter le froc. » « Est-ce qu’un homme qui met un voile sur sa tête devient une femme ? » « Bien sûr que non ! » répondit l’homme. [p. 208] « Est-ce qu’une femme qui met des vêtements d’homme devient un homme ? Alors toi aussi, si tu n’étais pas déjà un homme dans cette voie, tu ne le deviendras pas davantage en portant le froc. »

[…]

21• ***On raconte qu’un soir le Shaykh annonça : “Là-bas, dans cette vallée, des voleurs vont se mettre à l’œuvre et il y aura du grabuge. On s’informa, le Shaykh avait vu juste. Par malheur, cela se passa la nuit même où l’on trancha la tête de son fils et où on la déposa sur le seuil de sa porte. Et cela avait totalement échappé au Shaykh. Sa femme, toujours prête à le dénigrer, lui dit : « Qu’est-ce que tu penses d’un bonhomme qui est capable de dire ce qui se passe au diable vauvert et qui ignore que l’on vient de couper la tête de son fils et de la jeter devant sa porte ? » “Lorsque j’ai vu ces choses, répondit le Shaykh, le rideau était levé, mais lorsque l’on a tué mon garçon, il était baissé.” La mère se pencha sur la tête, coupa une mèche de ses cheveux, l’y déposa et commença à se lamenter. A son tour, le Shaykh coupa une touffe de sa barbe et imita son geste. “C’était notre œuvre à tous les deux, et nous l’avons perdue tous les deux, puisque tu coupes tes cheveux, je me coupe la barbe””

22• On rapporte que le Shaykh se trouvait un jour dans l’hospice avec quarante derviches. Ils n’avaient plus rien à manger depuis une semaine. Un inconnu frappa à la porte. Il apportait un sac de farine et un mouton. « J’ai apporté ça pour les soufis ! » cria l’homme. Ayant entendu la nouvelle, le Shaykh déclara : « Que celui qui se prétend soufi accepte ! Quant à moi, je n’ai pas l’audace de me moquer du soufisme. » Les bouches restèrent closes et l’homme repartit avec sa farine et son mouton 27.

23• On raconte que deux frères vivaient avec leur mère. Tous les soirs, l’un des frères se consacrait au service de la mère et l’autre au service de Dieu [1. 20]. Celui qui était employé au service de Dieu y prenait grand plaisir. Il demanda à son frère de le laisser, cette nuit encore, servir Dieu à sa place. La situation resta donc inchangée. Mais cette nuit-là, il s’assoupit au milieu d’une prosternation. Il rêva qu’une voix lui disait : « ***Nous vous avons pardonné à tous les deux, mais c’est grâce à ton frère. » « Mais Seigneur, se plaignit le frère, je me suis attaché au service de Dieu et lui au service de la mère, et c’est à cause de lui que Vous me pardonnez ? » “Tout ce que tu fais, vois-tu, [p. 211] Nous n’en avons nul besoin, tandis que ta mère, ne peut, elle, se passer du dévouement de ton frère 28.”

[…]

28• On raconte qu’un jour, au comble de l’exaltation, il dit des choses scandaleuses. Une voix susurra à son oreille : « Il semble que tu n’aies pas peur de *la mort* 32, Bû’l-Hasan ! » « J’ai eu un frère qui avait peur de *la mort*, Seigneur, mais je n’appartiens pas à cette race. » “Est-ce que la première nuit, tu n’auras pas peur de Nakîr et de Munkar 33 [les deux anges au jugement du défunt] ?” continua la voix. “Le chameau qui a deux dents n’a pas peur de la cloche [de la caravane]” [1,20]. « Tu n’as pas peur, non plus, du Jugement dernier et de ses rigueurs ? » « Je pense que demain, lorsque Tu me sortiras de la tombe et que Tu réuniras les hommes sur la grande esplanade, je me déferai de ce costume qui est moi, Bû’l-Hasan et je plongerai dans la mer de l’Unicité. Tout deviendra un. *Puisqu’il n’y aura plus de Bû’l-Hasan, vers qui se tourneront l’Huissier de l’angoisse et le Héraut de l’espoir ? »

29• On raconte qu’une nuit, comme il était en train de prier, une voix lui dit : « Prends garde, Bû’l-Hasanû ! Est-ce que tu veux que Je raconte à tout le monde ce que Je sais sur toi pour qu’on te lapide ? » « Et Toi, Seigneur, est-ce que Tu veux que je raconte à tout le monde ce que je sais de Ta miséricorde et de Ta générosité, pour que plus personne ne fasse une seule prière pour Toi ? » « Tais-toi et Je me tairai », répondit la voix.

[…]20

36• “Lorsque je fus arrivé tout près du Trône, les anges vinrent m’accueillir, deux par deux. Très fiers, ils se présentèrent : « Nous sommes les chérubins et nous sommes immaculés. » ‘Et moi, je suis celui qui dit “C’est Lui Dieu !”’ répliqua Bû’l-Hasan. Ils en prirent pour leur grade et les Maîtres furent satisfaits de ma réponse.”

39• « On me rassembla comme une poignée de terre, puis un vent violent me dispersa à travers les sept cieux et les sept terres, tandis qu’il ne restait plus rien de moi. »

44• « Je suis, pour ainsi dire, un emprunt à l’immensité de Dieu 39, je veux dire que tout ce qui était moi est effacé en Dieu, et ce qui reste est pure fiction. »

47• “Toutes les choses que l’on m’a fait avaler sur Dieu, je les Lui ai renvoyées avec ce message : « Si Tu me donnes quelque chose, Seigneur, donne-le en t’assurant de ne pas l’avoir déjà laissé passer sur les lèvres de quelqu’un depuis Adam jusqu’au Jour dernier, car je me refuse à manger les restes des autres. »”

70• *« Tu ne parles pas ? » lui dirent les disciples. “On ne peut rien dire de la station qui est la mienne [1. 20]. Si je vous disais ce qu’il y a entre moi et Lui, les hommes ne seraient pas capables de le mettre en pratique, et si je vous disais ce qu’il y a entre Lui et moi, cela reviendrait à mettre le feu à une botte de paille. Je n’aime pas parler de Lui quand je suis avec moi-même, et quand je suis en Sa présence, c’est une respectueuse pudeur qui m’en empêche.”

88• “*Tout ce que je sais sur Dieu est immense, et tout ce que je ne sais pas est encore plus immense.* Tout ce que j’ai dit aux hommes, je l’ai dit en tenant compte de leur capacité à comprendre. Si je parlais aux hommes de Sa grâce, ils me traiteraient de fou […]”

102• « Les savants disent qu’il faut connaître Dieu au moyen de la raison. Mais comment la raison, qui ne se connaît pas elle-même, pourrait-elle conduire à Dieu ? Comment peut-on connaître Dieu autrement que par Dieu 43 ? Nombreux sont les hommes de la raison qui ont cherché dans le monde créé. Je les ai pris par la main, je les ai fait sortir du monde créé et je leur ai montré le chemin vers Dieu. L’endroit que j’ai atteint est inaccessible au créé. »

111• « Le Jour dernier Dieu dira : “Intercède pour mes serviteurs !” “La miséricorde t’appartient, Seigneur, répondrai-je, le serviteur t’appartient. Ta générosité envers les créatures est bien supérieure à la mienne.” »

119• « Je ne suis ni un dévot, ni un ascète, ni un savant, ni un soufi. Mon Dieu est unique et, de par Ton Unicité, je suis unique. »

120• « Serait-il vraiment homme celui qui ne se tiendrait pas devant Dieu comme se tiennent le ciel, la terre et les montagnes »

121• « Quiconque se comporte avec bonté n’est pas bon, car la bonté est un attribut de Dieu. »

126• « Mon Seigneur m’a fait voir les choses qui m’encombraient (litt. : mon bazar). Certaines venaient de ce que je disais, d’autres de ce que j’écoutais, et d’autres encore de ce que je savais. Lorsque je mis le nez dans ce bazar, les encombrements disparurent. »

144• « J’ai laissé ce monde aux habitants du monde et l’autre monde aux habitants du Paradis, je suis entré alors dans un lieu où rien de créé ne peut pénétrer. »

151• « Les hommes parlent de ce qu’il y a entre eux et Dieu, et Bû’l-Hasan parle de ce qu’il y a entre Dieu et lui. »

168• « Les hommes ne sont pas d’accord sur la question de savoir si on Le verra ou non demain. Bû’l-Hasan pratique le commerce au comptant. Est-il concevable, en effet, de vendre à crédit à un mendiant qui n’a rien à manger, qui n’a d’autre couche que ses vêtements et d’autre oreiller que son turban ? »

174• « Le Jour dernier, fis-je remarquer à Dieu, la justice tranchera tout, mais cette justice qui existe entre Toi et moi ne tranchera rien du tout. »

181• « Ô mon Dieu ! [1. 20] ne me laisse pas là où je devrais dire : “les créatures et Dieu” ou : “Toi et moi”. Accueille-moi quelque part où je n’existerai plus, quelque part où tout sera Toi. »

187• « Ô Seigneur ! tout ce qui était à moi, je Te l’ai donné, et tout ce que Tu m’as donné, je Te l’ai rendu afin d’effacer ce qui était moi et que Tu deviennes tout. »

195• « Certains de Tes serviteurs aiment le jeûne et la prière, d’autres le pèlerinage et la guerre sainte, d’autres encore la science ou les exercices de piété. Préserve-moi de tout cela, car ma vie et mon amour ne sont destinés qu’à Toi. » [1. 20]

202• « En toute chose [1. 10], il faut d’abord chercher pour trouver, sauf dans cette affaire, où il faut d’abord trouver pour chercher. »

210• [MM., fol. I2a] « Si jamais on te dit que la porte s’ouvrira grâce à la continence, au jeûne, au Coran, à la science ou au renoncement, n’en crois rien, elle ne s’ouvrira pas. Cette porte s’ouvrira grâce à la générosité, cette porte est la porte de la générosité. C’est ainsi qu’une maison de terre crue a été construite pour HâtimTâ'î 54 en Enfer. »

235• « Le regard des Hommes reste fixé sur l’abscondité de Dieu jusqu’à ce que quelque chose descende dans leur cœur, une chose qui leur fait goûter tout ce que les saints et les prophètes ont goûté. »

243• « Certains ont compris que Dieu était présent du début à la fin 56. Que Dieu nous compte parmi eux ! Les autres sont ceux que Dieu a créés et qui n’ont pas compris que Dieu était avec eux du début à la fin, et qu’à la fin il y a la résurrection. »

« La voix de Dieu m’a dit : “Mon serviteur, ce que tu cherches n’existe pas a priori, alors comment pourrais-tu le trouver a posteriori ? C’est une voie qui commence avec Dieu et qui finit avec Lui, ce serviteur ne l’a-t-il donc pas encore compris ?” »

252• « Tant que Dieu laisse Son serviteur au milieu des hommes, sa pensée ne peut se détacher d’eux, mais lorsqu’Il sépare son cœur des hommes, sa pensée ne s’attache plus à rien de créé. Sa pensée est avec Dieu, cela veut dire que, dans son cœur, toute pensée a disparu. »

263• « Tout homme se flatte de son savoir, jusqu’au moment où il comprend qu’il ne sait rien. Lorsqu’il comprend qu’il ne sait rien, il a honte de ce qu’il sait et cela jusqu’à ce que sa connaissance atteigne la perfection. »

270• « Dans cette foire, il y a un marché appelé le “marché des Hommes” ou encore le “marché de Dieu”. Ce marché fait partie de la voie de Dieu, l’avez-vous déjà visité ? » [Les disciples] ayant répondu non, il leur dit : « Dans ce marché, il y a de belles images. Lorsque les voyageurs y pénètrent, ils n’en sortent plus [1. 20]. Ces belles images sont les pouvoirs surnaturels, les actes de piété en tous genres, ce bas monde et l’autre. Les voyageurs y prennent racine et n’arrivent pas à Dieu. Il vaut mieux pour l’homme qu’il laisse les créatures, qu’il s’installe avec Dieu dans un lieu solitaire, qu’il se prosterne humblement et traverse l’océan de la grâce pour arriver à Dieu et être enfin délivré de lui-même. Tout se meut devant lui et il reste en retrait. »

273• « Le vrai derviche est celui pour lequel n’existe ni ce monde ni l’autre, il est celui qui ne retire de jouissance ni de l’un ni de l’autre. Ce monde et l’autre sont bien trop insignifiants pour être mis en balance avec le cœur. »

278• « On ne peut parler des états, car, si on le pouvait, ce ne serait plus des états, mais une science. »

279• « Tout ce qui est créé se trouve en Bû’l-Hasan, mais, en lui-même, il n’y a plus de place pour Bû’l-Hasan. »

286• « Tu oses dire qu’ils parlent de la Réalité ? Lorsque la Réalité se dévoile, le discours est suspendu, car il est impossible d’en parler. »

287• « Dieu fait venir assoiffés tous les prophètes et les saints et Il les fait revenir assoiffés. »

291• « Il existe deux chemins, celui qui conduit au but et celui qui écarte du but. Celui qui écarte du but est celui que l’homme parcourt lui-même pour arriver à Dieu, et celui qui conduit au but est celui que Dieu parcourt avec l’homme. Par conséquent, celui qui dira : “Je suis arrivé à Lui”, n’y sera pas arrivé, tandis que celui qui dira “On m’a fait arriver à Lui”, y sera arrivé 57. »

292• « Celui qui L’a trouvé cesse d’exister, celui qui L’a trouvé ne meurt pas 58. »

295• « À Dieu appartiennent des hommes dans le cœur desquels il n’y a ni est ni ouest, ni terre ni ciel.

303• “Ne t’imagine jamais être à l’abri d’Iblis, il te parlera de la connaissance dans sept cents stations.”

315• “Quand as-tu vu Dieu ?” “Lorsque j’ai cessé de me voir moi-même.”

316• [p. 238] “Je ne compte pas parmi les hommes accomplis celui qui a l’esprit traversé par la pensée du bien et du mal.”

317• “Je ne t’ai jamais dit de ne pas t’acquitter des œuvres, mais tu dois savoir que tu les fais seul ou qu’On les fait avec toi. Le vrai commerce est celui que l’homme pratique avec le capital de Dieu. Si tu confies ton capital à Dieu, tu seras gagnant : tu as Dieu au départ, tu as Dieu à l’arrivée et tu l’as aussi dans l’intervalle. Tes affaires marcheront grâce à Lui et non grâce à toi. Celui qui voudra diriger lui-même ses affaires n’atteindra jamais le but.”

319• “Ô vous, hommes de cœur ! sachez qu’on ne peut Le voir ni avec le froc ni avec le tapis [de prière]. Celui qui partira avec une telle idée peut être sûr d’échouer, et cela vaut pour tout le monde. L’homme vrai est celui qui n’a plus de moi ni d’existence personnelle.”

324• “Tous les hommes se demandent ce qu’ils pourraient apporter Là-bas qui soit digne de Là-bas. Il est impossible d’apporter Là-bas quelque chose d’ici-bas. Ils apportent *de Là-bas* quelque chose qui est inconnu *ici-bas*, et cette chose est l’inexister.”

325• “Est imam celui qui a parcouru toutes les voies.”

337• “Le soufi est quatre-vingt-dix-neuf mondes. Le premier de ces mondes s’étend du ciel à la terre et de l’orient à l’occident, et son ombre recouvre tout ce qui existe. Quant aux quatre-vingt-dix-huit autres, on ne peut ni les décrire ni les voir.”

341• “Tout le monde parle de celui qui est absent, mais on ne peut pas parler de Celui qui est présent.”

342• “Dieu construit un édifice de lumière sur le cœur de Ses amis, puis un autre et encore un autre au-dessus de celui-ci, jusqu’à ce qu’ils atteignent un lieu où tout devient Dieu.”

343• “Dieu a transféré dans ces Hommes quelque chose de Son exister. Si quelqu’un prétend qu’il s’agit d’incarnationnisme, je répondrai qu’il s’agit de cette lumière de Dieu : ‘Il a créé les créatures dans une ténèbre, puis Il les a inondées de Sa lumière’” [hadith].

357• “Si tu Lui donnes ton inexister, Il te donnera Son Exister.”

366• Un jour, il demanda à un homme où il allait. “Au Hedjaz !” “Et que vas-tu donc y faire ?” “J’y vais chercher Dieu.” “Mais où est donc le dieu du Khorassan pour qu’il faille aller le chercher au Hedjaz ? L’Élu a dit d’aller chercher la science jusqu’en Chine, mais il n’a pas dit d’aller y chercher Dieu.”

378• [p. 243] ***“Il faut un étonnement semblable à celui de l’oiseau qui a quitté son nid pour chercher sa nourriture et qui, ne l’ayant pas trouvée, ne sait plus comment revenir.”

400• ***“Ne parlez que si celui qui écoute voit Dieu et n’écoutez que si celui qui parle voit Dieu.”

410• “Pour atteindre Dieu, il faut passer trois caps. Le premier, c’est atteindre la vision et dire ‘Allâh’, le deuxième, c’est dire ‘Allâh’ en n’ayant plus de moi et, le troisième, c’est dire ‘Allâh’ par Lui et en Lui.”

415• ***“Combien d’hommes vivant sur cette terre sont morts, en réalité, et combien d’hommes couchés sous la terre sont vivants, en réalité.”

419• “Celui dont le cœur aura brûlé à cause de la passion qu’il a pour Lui sera réduit en cendres. Le vent de l’amour se lèvera et emportera ses cendres pour en emplir le ciel et la terre.”

422• ***“Le premier pas, c’est dire ‘Allâh’ et rien d’autre, le deuxième, c’est brûler et, le troisième, être consumé.”

425• [MM., fol. I 2 b] On demanda à un Maître comment il allait. “Comment peut aller quelqu’un de qui Dieu attend une prière sans distraction, dont l’Élu attend qu’il suive sa tradition, dont l’ange de la mort attend l’âme, dont l’âme inférieure attend la satisfaction des désirs, dont lblis attend les péchés, les enfants qu’on leur donne à manger, et les créanciers qu’on leur donne des sous ?!”

427• “Dans l’invisible, il y a une mer et, sur cette mer, la foi des créatures est comme un fétu de paille. Le vent souffle sur la mer et la houle pousse le fétu tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche et ainsi de suite.”

431• “Si quelqu’un te demande si le mortel verra l’Éternel, dis-lui que, aujourd’hui dans ce monde mortel, l’homme mortel connaît l’Éternel. Demain, cette connaissance se changera en lumière, et il verra l’Éternel dans le monde éternel avec la lumière de l’Éternité.”

433• Plus le disciple aura du respect pour le Maître, plus la compréhension qu’il aura de lui sera pénétrante. »

443• « Il y en a beaucoup qui travaillent et peu qui gagnent, il y en a beaucoup qui gagnent et peu qui donnent. L’homme vrai est celui qui travaille, qui gagne et qui donne. »

445• « *Les docteurs* disent que l’on peut connaître Dieu par la preuve. C’est bien sûr par Dieu que l’on peut connaître Dieu. Comment peux-tu imaginer qu’Il puisse être connu par le créé ? »

446• « Celui qui aime trouve Dieu, celui qui trouve Dieu s’est oublié lui-même. »

449• « Je connais des gens qui se consacrent à l’exégèse du Coran, les Hommes se consacrent à l’exégèse d’eux-mêmes. Est savant celui qui est savant sur lui-même, et non celui qui est savant par la science. »

453• On l’interrogea sur la ruse de Dieu. « La ruse de Dieu, c’est Sa grâce, c’est le nom qui a été donné à Sa manière de faire avec les awliyâ' »

469• « Qui est l’emblème de la pauvreté ? » « Celui qui a le cœur noir. » « Que veux-tu dire ? » « Après le noir, il n’y a pas d’autre couleur 69. »

470• « En quoi consiste la confiance dans la Providence ? » « C’est ne plus faire de distinction entre le lion, le serpent, le feu, la mer et l’oreiller, car dans le monde de l’Unitude tout est la même chose. (1. 10) Va le plus loin possible dans ce monde de l’Unitude, car si tu prends la voie, tu en tireras grand profit et tu n’auras plus peur. »

471• « Qu’est-ce que tu fais ? » « Je médite toute la journée et je dégage. » « Qu’est-ce que tu veux dire ? » « Je veux dire que je chasse du cœur toute idée qui est étrangère à Dieu. »

481• « Si Dieu transformait le monde en or et s’Il en faisait cadeau à un croyant, celui-ci le dépenserait en totalité pour Lui plaire. En revanche, si tu donnes une seule pièce d’or à un mesquin, il creusera un puits et l’y cachera afin qu’après sa mort ses héritiers la trouvent et se disputent. »

482• « Je quitte ce monde avec quatre cents pièces d’or de dette. Je n’en ai pas remboursé un seul sou, et mes créanciers se suspendront à mes basques le Jour dernier. Mais au bout du compte, je préfère qu’il en soit ainsi plutôt que d’avoir manqué de secourir celui qui était dans le besoin. »

491• « J’ai rêvé, une nuit, que j’étais transporté au ciel. Je vis un groupe d’anges qui sanglotaient. Je leur demandai qui ils étaient. Ils me répondirent : “Nous sommes ceux qui aiment Dieu.” “Sur cette terre, leur dis-je, on appelle cet état ‘fièvre et frissons’ (fisara), vous n’aimez pas vraiment.” Comme je m’éloignais, je vis arriver les chérubins qui me dirent : “Tu as donné une bonne leçon à ces gens, ils n’aiment pas Dieu vraiment.” Ceux qui aiment vraiment ne font plus la différence entre la tête et les pieds, les pieds et la tête, entre l’avant et l’arrière, l’arrière et l’avant, entre la droite et la gauche, la gauche et la droite. Celui qui retrouve une seule parcelle de lui-même ne verra pas une seule parcelle de Dieu. [1. 10]. Je descendis ensuite dans l’abîme de l’Enfer. Je lui dis : “Brûlons ensemble et l’on verra quel est celui qui brûle le plus fort !” »

492• « Je demandai à Dieu qu’Il me fasse voir à moi-même tel que je suis. Il me fit voir dans des hardes crasseuses. Je me regardais et dis : “C’est donc moi ?” “Oui, c’est bien toi”, répondit la voix. », Mais alors qu’est-ce que cette détermination, cette grandeur d’âme, ce désir passionné, cette langueur et ces pleurs ? » « Tout cela, c’est Moi, et toi, c’est l’autre ! » »

493• « Lorsque je vis Son Exister, mon inexister surgit de Son Exister. Lorsque je vis mon inexister, Son Exister démontra mon inexister. Perplexe, je me retirai un moment en moi-même, puis je dis : “Cela ne me regarde pas.” »

495• Quelque temps après, quelqu’un rêva au Shaykh et lui demanda ce que Dieu avait fait avec lui. « Il m’a remis le livre [de mes actes]. Je lui ai demandé en quoi ce livre pouvait me concerner, puisqu’Il savait ce que je ferais avant que je le fasse, et puisque je le savais moi aussi. “Donne-le donc aux Grands Scribes, ils n’ont qu’à le lire, puisque c’est eux qui l’ont écrit, et permets-moi de passer un moment en Ta compagnie.” »

496• On rapporte que Muhammad ibn al-Husayn 73 a dit : ***« J’étais tombé malade et l’angoisse de la mort me serrait le cœur. Le Shaykh me dit : “Au bout du compte, il faudra mourir, c’est cela qui te fait peur ?” J’acquiesçai. “Si je meurs avant toi, et même si trente ans ont passé, je serai près de toi au moment où tu mourras.” Le Shaykh mourut, et je guéris. [1. 10] On rapporte que son fils Dâwûd [MM.fol. I 5 b] a dit : “Au moment de mourir, mon père s’est redressé en disant : ‘Entre donc, sur toi le salut !’ Je demandai à mon père qui il voyait. ‘C’est le Shaykh Abû’l-Hasan qui est là, comme il me l’a promis autrefois. Il est là pour que je n’aie pas peur. Il est venu avec quelques Hommes.’ Il dit et rendit l’âme — que Dieu lui fasse miséricorde !” »

526• Le Shaykh demanda à un soufi qui, à son avis, méritait de porter le nom de derviche. « C’est celui qui a complètement oublié le monde », répondit-il. « Non point, répliqua le Shaykh, le derviche est celui dont le cœur est vide de toute distraction. Il parle, mais il n’est pas distrait par ce qu’il dit ; il voit, mais il n’est pas distrait par ce qu’il voit ; il entend, mais il n’est pas distrait par ce qu’il entend ; il mange, mais il est indifférent au goût de la nourriture ; il ne connaît ni le mouvement ni l’absence de mouvement, il ne connaît ni la tristesse ni la joie. Voilà qui est le derviche. »

548• « Pour les Hommes, il y a trois niveaux dans la perfection. Le premier niveau consiste à te connaître comme Dieu te connaît — et j’en connais peu qui soient arrivés là —, le deuxième consiste à ce que tu sois et qu’Il soit, et le troisième, à ce que tout soit Lui et que tu ne sois pas. » […]

575• « La souffrance des Hommes est une tristesse qui dépasse les deux mondes. Cette tristesse leur vient du désir qu’ils ont de Le mentionner comme Il Le mérite, mais ils n’y arrivent pas. »

576• « Tous les matins et toutes les nuits, il y en a qui Le cherchent désespérément, mais ne Le trouve que celui qu’Il a choisi. »

594• Abû Yazîd a dit : « Les hommes les plus éloignés de Dieu que je connaisse sont ceux qui s’en disent les plus proches. »

634• Le Shaykh Abû’l-’Abbâs al-Qassâb a dit : “Lorsque Dieu veut couvrir de Ses grâces l’un de Ses serviteurs et le hisser au rang des Hommes parfaits, Il ôte de son cœur tout ce qui n’est pas Dieu. Le serviteur se trouve alors désemparé, car Il l’a dépouillé de tout ce qu’il possédait. Il reste quelque temps dans cet état, jusqu’à ce que s’éveille en lui ce désir : « Ô mon Dieu ! c’est Toi que je veux. » En disant cela, il apporte la preuve à ce que dit Dieu : “Ô mon serviteur ! tu es à Moi.” Lorsque Dieu dit : “Tu es à Moi”, le désir du serviteur augmente dans son cœur, et il dit : “C’est Toi que je veux !” C’est l’amour de Dieu qui l’a conduit à aimer Dieu.”

640• Shiblî a dit : « Ce que je veux, c’est ne pas vouloir. » « Cela, c’est encore vouloir », corrigea le Shaykh Abû’l-Hasan.

664• Une nuit, après avoir terminé ses prières et récité ses litanies, le Shaykh Abû’l-Hasan Kharaqânî ouvrit son cœur à Dieu et dit : « Ô Seigneur ! le jour de la résurrection, lorsque l’on remettra à chacun le livre de ses actes et qu’on lui fera voir tout ce qu’il a fait, lorsque viendra mon tour et que je devrai parler, je sais déjà quelle sage et pertinente réponse sera la mienne. » Aussitôt, une voix retentit dans son cœur :

« Ô Abû’l-Hasan ! tu peux dire dès maintenant tout ce que tu aimerais dire le jour du Rassemblement. » “Ô Seigneur, lorsque Tu m’as créé dans le ventre de ma mère, Tu m’as fait dormir dans la noirceur de l’impuissance et lorsque Tu m’as mis au monde, Tu m’as fait cadeau d’un estomac vide qui fit qu’à peine né je me mis à hurler de faim. Lorsqu’on me coucha dans le berceau, j’ai pensé que c’était la fin de mes misères, mais voilà que l’on me ficela les jambes et les bras et que l’on me rendit la vie impossible. Lorsque j’eus atteint l’âge de raison et que je fus capable de m’exprimer correctement, je me dis qu’à présent j’étais au bout de mes peines. Mais on me confia au maître d’école qui me châtia avec la baguette de la discipline, je restais terrorisé. Lorsqu’enfin je lui échappai, Tu me plaças sous le joug des pulsions sexuelles, elles se firent tellement pressantes que je ne pensais plus qu’à ça. Lorsque je pris femme par peur de l’adultère et du châtiment de la débauche, Tu m’envoyas des enfants, et Tu m’enfonças leur amour dans le cœur, Tu gâchas ainsi mon existence dans le souci de les habiller et de les nourrir. Lorsque je fus libéré de ce tracas, Tu m’imposas la corvée de la vieillesse et Tu rendis mes membres douloureux. Lorsque je fus délivré de ces souffrances, je me dis qu’enfin, maintenant que ma mort était arrivée, j’allais pouvoir me reposer. Mais Tu me jetas dans les bras de l’ange de la mort qui, après m’avoir fait subir mille tourments, m’arracha mon âme avec son sabre sans merci. Lorsque je me fus tiré d’affaire, Tu m’abandonnas dans une tombe aveugle et dans les profondeurs de cette nuit et de cette désolation, Tu m’envoyas deux grands personnages pour me demander : « Quel est ton dieu et quelle est ta religion ? » A peine étais-je sorti indemne du questionnaire, que Tu me tiras de ma tombe et, en ce jour du grand rassemblement, dans l’atmosphère étouffante de la résurrection et dans la plaine des regrets, Tu me remis mon livre et Tu me demandas de le lire. Ô Seigneur, ce livre, c’est celui que je viens de lire. Toutes ces choses m’ont empêché de Te rendre le culte qui T’est dû et c’est à cause de toutes ces peines et de tous ces soucis que je n’ai pu Te servir comme Tu l’attendais. Mais Toi, qu’est-ce qui T’empêche de faire miséricorde et de pardonner les fautes ?” La voix répondit : « Ô Abû’l-Hasan, Je te pardonne par Ma grâce et par Ma générosité ! »


La notice « Abû'l-Hasan Kharaqani » des Nafahât al-uns de Jami :

On lui demanda qui pouvait parler du fanâ' et du baqâ' en connaissance de cause. “C’est celui que l’on a accroché au ciel par un fil et qui ne lâche pas prise lorsque souffle sur lui un vent [d’une telle violence] qu’il arrache les arbres et les maisons, fait s’écrouler les montagnes et se vider les rivières.”

« Les savants et les dévots sont innombrables sur cette terre, il faut que tu fasses partie de ceux qui vivent du matin au soir et du soir au matin comme Dieu le veut. »

« Le cœur le plus pur est celui dans lequel il n’y a plus personne ; les œuvres les meilleures sont celles qui sont vides de toute ingérence du créé, les aumônes les plus licites sont celles qui te coûtent, et les amis les meilleurs sont ceux qui consacrent leur vie à Dieu. »

5. La notice « Abû'PAbbâs Qassâb » du Supplément de la Tadhkirat al-awliyâ' de Farîd al-dîn `Attâr* :

« La différence entre vous et moi ne tient qu’à un détail : vous parlez devant moi et moi, je parle devant Lui, vous écoutez ce que je dis, et moi, j’écoute ce qu’Il dit, c’est moi que vous voyez et c’est Lui que je vois. Autrement, il n’y aurait pas de différence entre vous et moi. » [1. 20]

« Les Maîtres sont ton miroir, tu les vois tel que tu te vois. »

« Quelle importance démesurée accordons-nous ici-bas à des choses qui n’en ont pas la moindre Là-bas ! »

‘Les soufis viennent ; tous, ils demandent une chose [p. 185] ou un degré particulier, mais moi, je ne demande rien. Tous veulent être quelqu’un et, moi, je ne veux être personne. Ce que je veux, c’est ne pas être moi.’

« Il n’y a ni connaissance, ni vision, ni ténèbres, ni lumière, ni anéantissement, il n’y a que l’Exister. »

« Si quelqu’un cherchait Dieu, en plus de Dieu, il y aurait un autre dieu. C’est Dieu qui cherche Dieu, c’est Dieu qui trouve Dieu et c’est Dieu qui connaît Dieu. »

Un homme rêva à la résurrection. Il chercha le Shaykh dans tous les coins, mais ne le trouva nulle part. Le lendemain, il alla raconter son rêve au Shaykh. ‘Ce rêve ne t’a pas été inspiré par hasard. Comme je n’ai pas existé, comment pourrait-on me trouver ?




SOURCE

Kharaqânî, Paroles d’un soufi, Abû’l-Hasan Kharaqânî (960-1033), Présentation, Traduction du persan et notes par Christiane Tortel, Seuil, 1998.

Choix avec suppression de références et de notes.

Extrait de l’ INTRODUCTION [Christiane Tortel]


Le corpus littéraire rassemblé autour de Kharaqânî


Abû'l-Hasan Kharaqânî (mort en 1033) est l'un des premiers grands soufis d'origine iranienne sur lequel nous disposons d'un corpus littéraire.

Comme de nombreuses personnalités mystiques de son époque, il ne savait ni lire ni écrire. Ce corpus ne contient donc aucun écrit personnel, mais des notes biographiques et des dits, soit recueillis par ses disciples, soit dispersés, çà et là, dans la littérature soufie.

L'essentiel de ce corpus se compose de deux textes principaux. Le plus ancien, le Nûr al-'ulûm,« La Lumière des Sciences », a été rédigé par un auteur anonyme appartenant à l'entourage immédiat du Maître. Ce texte nous est parvenu sous une forme abrégée, consignée dans un manuscrit unique datant de la fin du xme siècle, il est conservé au British Museum. Le Nûr al-`1,dûm a été édité plusieurs fois en Iran.

Le second texte est l'oeuvre du très célèbre poète et hagiographe iranien, Farîd al-dîn `Attâr, mort vers 1220. La version de Farîd al-dîn `Attâr est plus complète que celle qui compose le Nûr al-'ulûm. `Attâr a sans doute utilisé la version intégrale de cette source disparue pour composer sa notice sur « Abû'l-Hasan Kharaqânî ». Ladite notice se trouve dans l'unique oeuvre en prose de `Attâr, la Tadhkirat al-awliyâ' . Cette vaste hagiographie a été traduite en français au xixe siècle par Pavet de

stems le titre : Le Mémorial des saints. Cette traduction n'a pas été établie à partir de l'original en persan, mais à partir d'une version en turc ouïgour.

[...]

Abû'l-Hasan Kharaqânî dit lui-même n'avoir eu ni Maître ni disciples. Il a cependant hérité la direction spirituelle d'Abû'1-`Abbâs Qassâb Amulî, « le Boucher » d'Amul. Nous avons donc joint à ce recueil la traduction de la notice « Abû'1-`Abbâs Qassâb » du Supplément de la Tadhkirat al-awliyâ' , ainsi que celle des Nafahât aluns, les « Effluves de l'Amitié », une Vie des Saints achevée au xve siècle par le célèbre hagiographe 'Abd al-Rah. mân Jâmî.

Abû'l-Hasan Kharaqânî a été unanimement reconnu comme le Qutb, le Maître suprême de son époque. Outre le sultan Mahmûd, nombreux furent les chercheurs de vérité qui vinrent lui rendre visite. Certains d'entre eux jouissaient déjà d'une très haute qualification spirituelle, comme Abû Sa`îd ibn Abî'l-Khayr (mort en 1049), tandis que d'autres étaient destinés, grâce à son impulsion, à atteindre un rang encore plus prestigieux dans l'histoire du soufisme iranien, comme Khwâja `Abdullâh Ansârî de Harât (mort en 1088). Ces trois personnalités au fort caractère donnent à cette séquence de l'histoire du soufisme une physionomie particulièrement attachante et émouvante, marquée par le sceau de l'amitié et de la reconnaissance mutuelle ; les textes décrivant cette relation ont été rassemblés dans un chapitre.

Les éléments du corpus réuni autour de Kharaqânî sont constitués en majeure partie par des catalogues de ses dits. L'expressivité rude et presque violente de ces dits est dénuée de toute trace de logomachie ; elle possède en elle-même une efficience initiatique que la célébrité du Maître suffit à démontrer. Un bref chapitre sera donc consacré à l'analyse du discours direct de Kharaqânî.

Abû'l-Hasan Kharaqânî jouit d'une popularité remarquablement pérenne dans le monde islamique qui déborde les limites géographiques de l'Iran. En Turquie, par exemple, parmi les historiettes édifiantes qui sont imprimées sur les almanachs, on peut lire certains récits se rapportant à sa vie merveilleuse'. Au Bangladesh, le Maître Qâdirî Mawlânâ 'Abd al-Jabbâr de Chittagong (né vers 1940), n'illustre pas seulement son enseignement en puisant dans la geste du Maître, mais il fait aussi réciter à ses disciples des litanies dans lesquelles Khara-qânî est invoqué 2.

La célébrité de Kharaqânî n'est pas seulement le fruit du caractère exceptionnel de sa personnalité, elle dérive en même temps d'un certain atavisme spirituel qu'il partage avec le très grand Abû Yazîd Bastâmî, le Maître des Gens du Blâme, mort en 874. Une vingtaine de kilomètres séparent les deux bourgades de Bastâm et de Kharaqân, un siècle et demi séparent Abû'l-Hasan de Bâyazîd. Ces deux personnages sont liés l'un à l'autre par le principe de rattachement initiatique an-historique ; ils se sont, en effet, connus et reconnus dans le monde de l'esprit. Ce principe de rattachement par la via pneumatica caractérisera un certain nombre de confréries, dont la Naqshbandiyya. Le nom de Kharaqânî apparaît donc en amont sur la liste de la généalogie initiatique de cet ordre né au xive siècle en Asie centrale. Dans un chapitre consacré à la succession de Kharaqânî, nous verrons que ce rattachement est d'ordre sympathique et qu'il est fondé sur des instances d'ordre non pas historique, mais doctrinal.








ANSARI





Les déficiences des demeures

Au nom de Dieu, Bon et Miséricordieux !

106. Le cheikh Borhân al-Din Yûsof b. Mohammad b. Moqallad al-Tanûkhî al-Dimashqi a dit (que Dieu l’ait en Sa miséricorde !) : j’ai lu au cheikh, au vertueux imam Abu-l-Fath ‘Abd al-Malik b. Abi-l-Qâsim al-Karûkhi le texte suivant, tiré de son livre où je l’avais copié, et il en a approuvé l’exactitude. Je lui ai dit : Le Cheikh al-Islam Abû Isma’il `Abdalah b. Mohammad al-Ansàri vous a transmis ce qui suit :

b Ceci est la mention de quelques-unes des déficiences inhérentes aux demeures, qui échappent à la considération du novice en ses débuts.

1. LA VOLONTÉ (irada)

107 La volonté est le fait du commun des spirituels. Elle consiste dans l’authenticité du propos, la fermeté de l’intention et la résolution dans la recherche. b Dans la voie des Privilégiés, elle est dispersion et retour à soi-même. En effet, la volonté du serviteur est son propre désir, qui est à l’origine de [toute] prétention, alors que la concentration, la découverte et l’anéantissement ne se trouvent que là où le serviteur est objet de volonté, où l’on veut par lui et pour lui, son Maître étant celui qui veut. S’Il te veut du bien, nul ne saura détourner de toi Sa faveur (Cor., X 107).

2. LE RENONCEMENT (Zohd)

108 Le renoncement est le fait du commun des spirituels. Il consiste à retenir l’âme de se porter vers les plaisirs, à la faire s’abstenir de ce qui est superflu, à faire cesser le trouble et à briser la passion. b Or, avoir présent à l’esprit ce qui ne dispense pas de toute chose, dans la voie du Privilégié, c’est magnifier ce bas-monde et se retenir de le critiquer. c De plus, le principe du renoncement est de châtier l’extérieur en se privant du monde, tout en y demeurant intérieurement attentif. Or, accorder ton attention à ce qui est vil, c’est exactement revenir à ton moi (sinon, c’est que tu as mal lutté contre ton âme charnelle) ; c’est réduire à néant ton instant [d’union à Dieu] en considérant ta perception ; c’est en rester à toi-même. Dispense-le ou garde-le sans mesure (Cor., XXXVIII 38/39).

3. L’ABANDON (tawakkol)

109 L’abandon à Dieu est le fait du commun des spirituels. Il consiste à confier ce qui te concerne à ton Maître et à chercher refuge auprès de Sa science et de Sa bonté, afin qu’Il y pourvoie pour toi et te fournisse ta suffisance. b Or, dans la voie du Privilégié, c’est là être aveugle à ce qui suffit. En effet, Dieu ne laisse rien à l’abandon, sans lui octroyer sa suffisance selon un décret providentiel, même si cela prête à contestation dans les intelligences et que les yeux en soient troublés, ou si l’on s’inquiète de ce qui est stipulé, ou si l’on est constamment tiraillé à ce sujet. Il est le Premier (Cor., LVII 3), Celui qui élabore (y. Cor., X 3, 32/31, XIII 2, XXXII 4/5) et l’élaboration est antérieure.

4. LA PATIENCE (sabr)

110 La patience consiste à se retenir de se plaindre de l’amertume de l’épreuve, à s’empêcher de parler d’éloigner ce qui vous fait mal, et s’habituer à ce qui vous répugne. b Or, dans la voie du Privilégié, c’est là un voile, car c’est une contestation. En effet, le principe en est de contenir la plainte, alors que l’attitude vraie consiste à sortir de la plainte dans le plaisir que l’on prend au choix du Maître, et à l’exclure de tout état nous advenant, qu’il nous soit amer ou délectable. Pour que vous ne désespériez point de ce qui vous a échappé (Cor., LVII 23).

5. LA TRISTESSE (hozn)

111 La tristesse consiste à se défaire de la pétulance et des plaisirs, et à embrasser l’affliction. Elle est le fait du commun des spirituels, car elle revient à oublier les bienfaits de Dieu et à demeurer dans l’esclavage de l’envie. b Or, dans la voie du Privilégié, c’est là un voile, car la lumière de la connaissance de Dieu illumine toutes les ténèbres et sa joie dissipe tous les chagrins. De tout cela, que se réjouissent les Hommes (Cor., X 59/58).

6. LA CRAINTE (khawf)

112 La crainte consiste à s’éveiller à l’appel de la Menace, et à se mettre en garde contre le fruit des négligences et les conséquences inéluctables des fautes graves. Elle est le fait du commun des spirituels. b Or, dans la voie du Privilégié, elle est à l’origine de la complaisance que met le serviteur en son agir, car il est satisfait d’accomplir certaines actions et il redoute d’en commettre certaines autres. Elle l’amène également à chercher la sécurité contre son Maître, alors que Celui-ci mérite son amour. t Enfin, celui qui craint persiste à se considérer soi-même et à se protéger, et il ne croit pas que l’idée qu’on puisse être pieux tout en demeurant loin de l’attention de Dieu et exclu de son intimité est de son propre cru. Tu verras les Injustes tremblant de ce qu’ils se seront acquis, et cela s’abattra sur eux (Cor., XLII 21/22).

7. L’ESPÉRANCE (raja »)

113 L’espérance consiste à attendre quelque chose d’absent et à tâcher de retrouver quelque chose que l’on a perdu. Elle est le fait du commun des spirituels. b Dans la voie de Dieu, elle revient à se plaindre et à être aveugle. En effet, pour qui court dans le chemin de la Bonté et se trouve submergé dans l’océan de la Générosité, inondé par l’averse de la Bienfaisance, ce qu’il voit lui venir de son Maître ne lui permet pas de désirer davantage, et ne lui dévoile rien, dans les deux Séjours, qu’il puisse vouloir au-delà de ce qui lui a été montré. c Ainsi l’espérance est-elle une faiblesse et une entrave, une déficience dans la voie de la religion naturelle, et un trafic sur le service [de Dieu]. Que recherchez-vous d’autre que Dieu ? (Cor., XXXVII 84/86).

8. LA GRATITUDE (shokr)

114 La gratitude consiste à voir le bienfait, à louer Celui qui l’octroie, à tenir l’obligation qu’il entraîne, et à déclarer qu’on en a été gratifié. Elle est le fait du commun des spirituels, car elle met en concurrence Sa puissance et ta capacité. b Dans la voie du Privilégié, elle revient à récompenser Celui qui donne, à fuir la servitude engendrée par le bienfait, à se reposer de l’obligation qu’entraîne la Générosité, à se présenter sur le terrain où l’on s’affronte, et à jeter les yeux sur sa propre force, ce qui est l’essence même de la subsistance. Vous ne sauriez les dénombrer (Cor., XIV 37/34, XVI 18).

9. L’AMOUR (mahabba)

115 L’amour du serviteur pour son Seigneur consiste pour le serviteur à se montrer devant la puissance de son Maître. b Dans la voie du commun des spirituels, il est le soutien de la foi ; dans la voie du Privilégié, il est la déficience de l’anéantissement. C’est en effet grâce à lui que le commun des spirituels s’acquitte du service [de Dieu] et supporte l’épreuve, alors que, dans la voie du Privilégié, toute prétendue œuvre du serviteur n’est qu’une excuse convenant à son impuissance et à sa misère. c Pour le Privilégié, la vision de la Réalité [implique] que Dieu soit l’auteur du dévouement, de l’attachement et de l’attention du serviteur à Son égard, sans que subsiste du serviteur rien qui persiste dans une apparence distinctive, ou qui puisse être nommé, ou qui laisse une trace, ou qu’il soit possible de qualifier, ou qui soit attribuable à un moment déterminé. Ils nous seront certes présentés (Cor., XXXVI 32, 53).

10. LA NOSTALGIE (shawq)

116 La nostalgie consiste à se laisser subjuguer par la pensée de ce que l’on voudrait avoir, à se trouver contraint d’en endurer la perte, et à le rechercher avec fougue. b Elle est le fait du commun des spirituels, et dans la voie du Privilégié elle est une déficience. En effet, on a la nostalgie de ce qui est absent et celui qui l’éprouve est présent, alors que la voie du Privilégié consiste à être absent, Dieu étant présent. c Aucune Écriture ne parle de la nostalgie, ni aucune tradition valable, car la nostalgie informe d’un éloignement, indique une absence et porte les regards vers une saisie. Et il est avec vous où que vous soyez (Cor., LVII 4).

LA VOIE DES PRIVILÉGIÉS

117 Sache que l’homme ne peut rien faire pour remplacer la temporisation envers le disciple qui demande qu’on le dirige, la difficulté de celui qui interroge à comprendre l’inaccessible, la brèche faite dans le vaisseau, ou la mise à mort de. l’adolescent (y. Cor., XVIII 59/60 sq.). b Mais la volonté de ceux qui appartiennent à Dieu de façon privilégiée consiste à se dépouiller de tout vouloir en considérant ce que Dieu veut, en qui Il le veut et pourquoi Il le veut. S’il me veut une grâce, se trouveront-ils retenir Sa grâce ? (Cor., XXXIX 39/38). c Leur renoncement consiste à concentrer leur attention hors de la dispersion de ce qui advient, car, par la lumière du dévoilement, Dieu les a préservés de l’attachement aux états spirituels. Nous les avons purifiés par une pensée pure : le souvenir du Séjour éternel (Cor., XXXVIII 46). d Leur abandon consiste à se complaire dans le gouvernement divin, à se libérer du souci de leurs affaires et de l’angoisse qui pousse à les confier à Dieu pour qu’Il arrange la situation (ils sont en effet parvenus à saisir que Dieu a déjà pourvu à leur suffisance et à son cours selon la connaissance qu’Il a de leurs intérêts), et à s’affranchir de toute contestation avec Lui à ce sujet. Satisfaite et agréée (Cor., LXXXIX 28). e Leur patience consiste à redouter leur propre cœur que menace l’imagination du mal, car Dieu a posé Ses décrets en dehors de toute clémence comme de toute colère afin de faire éprouver aux croyants une faveur venue de Lui (Cor., VIII 17). f Leur tristesse consiste à désespérer de leur âme charnelle, instigatrice du mal. En vérité, l’Homme, envers son Seigneur, est certes ingrat (Cor., C 6). g Leur crainte consiste à révérer la Majesté [divine] et non à redouter le châtiment ; en effet, craindre le châtiment revient à se défendre et à tenir à soi, alors que révérer la Majesté [divine], c’est honorer Dieu et s’oublier soi-même. Ils craignent leur Seigneur, au-dessus d’eux (Cor., XVI 52/50). h Leur espérance consiste à être assoiffés de la boisson dans laquelle ils sont submergés, et dont ils sont ivres. Ne vois-tu pas ton Seigneur... (Cor., XXV 47/45). i Leur gratitude consiste à se réjouir de ce qu’ils ont trouvé. Réjouissez-vous de l’allégeance que vous avez conclue avec Lui ! (Cor., IX 112/111). j Leur amour consiste à s’anéantir dans l’amour que Dieu a pour eux, car tous les amours s’égarent dans l’amour que Dieu a pour ceux qu’Il aime. Qu’existe-t-il, au-delà de la Vérité, sinon l’égarement ? (Cor., X 33/32). k Enfin leur nostalgie consiste à s’enfuir de leur apparence distinctive et de leurs qualités propres. je me suis hdté pour que Tu sois satisfait (Cor., XX 86/84).

RÉSUMÉ-CONCLUSION

118 Ainsi la volonté, le renoncement, l’abandon, la patience, la tristesse, la crainte, l’espérance, la gratitude, l’amour et la nostalgie sont les étapes des gens de la Loi qui vont en quête de l’essence de la Réalité. b Lorsqu’ils ont contemplé l’essence de la Réalité, les états des itinérants s’y évanouissent, si bien que s’anéantit ce qui n’a pas toujours été et subsiste ce qui n’a jamais cessé d’êtrelors que subsistera la Face de ton Seigneur (Cor., LV 27).

c Fin des Déficiences inhérentes aux demeures.


Oraisons

1

119 Mon Dieu ! maintenant que je suis pour moi-même un dommage, Soleil de Pureté, pour moi Tu resplendis. b On ne saurait se délivrer de l’associationnisme par l’associationnisme ; on ne saurait laver l’impureté avec l’impureté ; on ne saurait se délivrer de soi-même par soi-même. c L’étonnant, c’est qu’il soit ordonné de chercher, alors que chercher est un trouble sans fin. d Tout ce qu’on trouve à force de chercher n’est qu’imagination sans consistance. Puissé-je être la rançon de qui déchirera la tente ! Tout ce qu’on trouve à force de recherche, celui qui cherche lui est supérieur. e Comment l’œil chercherait-il ce qui lui permet de voir ? As-tu jamais vu un être animé chercher son âme ? Submergé, l’œil ne voit point l’eau, à cause de l’eau dont il est plein. f A cause du soleil, l’œil ne peut voir, lorsque l’adversaire prend sa flèche, ce qui va provenir de l’arc. g Pour qui trouve, la découverte est plus claire que la vision ; la recherche est donc vaine, et le chercheur se dupe. h Ô Toi que l’on ne trouve que par Toi-même, et dont la découverte est insaisissable !

120 Mon Dieu ! si je n’avais qu’à Te vouloir pour Te trouver, je n’aurais qu’à me réjouir ; mais si Tu n’es à moi que sans moi, alors, que font ici l’eau et l’argile ? b Tout ce qui n’est pas Dieu est voile qui Le cache ; c’est se duper que chercher Dieu avec le voile. c Ton être, seuls Tes amis peuvent le découvrir ; ne voyons pas la découverte partout où il y a connaissance. d Pour toute chose on cherche, puis on trouve ; Lui, on Le trouve, puis on Le cherche. e Ainsi donc, ô mon Dieu, Tu préviens la recherche de celui qui Te trouve ; et celui qui Te cherche ne le fait pas par soi, car Tu es par Toi-même. f La recherche est donc vaine, et le chercheur frustré ; Te chercher relève de l’Instant [présent], et Toi Tu es déjà connu. g Le jour brille, et l’aveugle cherche le jour ; plongé dans ce qui est, il court après, comme de loin !

121 Mon Dieu ! si c’est en se fuyant que le serviteur Te trouve, par lui-même comment pourrait-il Te chercher ? Co Saint ! avec le langage de la dispersion comment pourrait-il Te parler ? b Sans Toi, qui pourrait parvenir jusqu’à Toi ? On ne parvient à Toi que par Toi-même, depuis toujours et à jamais ! c Par Toi-même Tu es, et celui qui Te cherche s’endort et s’en va ; pour lui qu’est-ce que chercher, quand il ne peut s’échapper loin de Toi ? Tu es plus proche que toute proximité au monde ; Tu es avec qui Te cherche, et Tu ne lui es pas caché. d A-t-on jamais vu le gîte d’étape avant la route ? A-t-on jamais entendu qu’il faille trouver avant de chercher ? A-t-on jamais eu accès auprès de l’ami avant toute amitié ? Oui ! celui que de Lui-même le Maître a choisi, pour en disposer à sa guise. e Celui qui dit : « Je T’ai trouvé ! », qu’il se délivre de soi-même ! Ce n’est ni avec l’absent qu’on cherche le présent, ni avec le néant qu’on cherche l’être ! f Quiconque Te trouve Te voit ; et quiconque Te voit disparaît à ses propres yeux. g Étant un voile pour moi-même, je suis cause de mon tourment. C’est vainement que je me hâte ; que pourrais-je trouver avec mon néant ?

122 Mon Dieu ! Avec quoi Te chercherais-je, puisque Tu es, Toi, et c’est tout ? Par devant moi, il n’y a rien ; par derrière Toi, il n’est personne. b Ce que je cherche m’est nécessairement inférieur ; et Te trouver transcende le temps et l’espace. c Le monde, en Ton empire, est moindre qu’un cheveu ; Tu es si manifeste ! à quoi bon Te chercher ? d Celui qui Te cherche est le complice de soi-même ; chercher l’Être avec le néant n’est qu’une imagination d’homme ivre. e Il n’est de temps ni de moyen pour Te trouver ; il est voilé, celui qui tient à la recherche ! f Te chercher est un reste de la dispersion ; Tu es avant toute chose, qu’est-ce donc que Te chercher ? g Avec la dualité, chercher l’Unicité est une pure perte ; rester rivé à la voie de la recherche est une infortune. h Hormis l’Unique, il en va de même pour tous ; l’Être est Unique, et les autres sont moins que rien.

123 Qui cherche ce qui est trouvé est un égaré ; Dieu est connu avant celui qui cherche. b Finissons-en de la recherche et du chercheur ! Qu’on déchire le voile, car Dieu est manifeste ! c Dans la découverte, il suffit d’indiquer Celui qui est trouvé ; car au regard de l’Unification, il n’est personne hormis Un Seul.

2

124 Mon Dieu ! Celui-là Te verra qui T’aura déjà vu. Celui-là T’aura vu pour qui les deux mondes auront disparu ; celui-là T’aura vu qui, ne Te voyant pas, aura été satisfait. b D’autre part, ne T’aura pas vu qui par soi-même T’aura vu. La vision dans laquelle on ne voit plus ni les yeux ni le cœur, telle est la vraie vision ; qu’on coupe ici ce qui dépasse du roseau ! c Submergé, l’œil ne voit point l’eau, précisément parce qu’il en est plein. Celui qui T’aura vu à l’aide d’un seul œil,. qu’aura-t-il bien pu voir ? d Celui-là T’aura vu qui, tout entier, dans la vision, aura disparu. Il aura cessé de Te regarder, celui qui T’aura vu par soi-même. e Pauvre de lui, celui qui T’aura vu et ne T’aura pas vu ! C’est par Toi-même qu’il fallait Te voir ! Il T’aura vu par soi-même… Ce qu’il cherchait, il ne l’aura pas vu ; il n’aura vu que sa propre part ! f Pire encore est celui qui sera satisfait de ce qu’il aura vu ! Le Connaissant, lui, se sera perdu lui-même en Te voyant. Telle est la vraie vision ; qu’on coupe ici ce qui dépasse du roseau !

3

125 Mon Dieu ! qu’est-ce donc là que Tu as fait pour Tes amis ? Quiconque les cherche Te trouve, et tant qu’il ne T’a pas vu, il ne les connaît pas.

4

126 Mon Dieu ! nul ne fait l’amitié, si ce n’est l’Ami ; le reste n’est que ruine. Celui qui se rappelle et celui dont on se souvient sont Un ; l’apparence du dhikr n’est que Son mémorial.

b Mon Dieu ! au secours contre le souvenir limité, contre la vision d’un moment, contre la connaissance par signes, contre l’amitié par messages, contre le souvenir qui supplante la compagnie, et contre le fait de mêler l’invocation au souvenir de Toi !

c Mon Dieu ! comment me souviendrais-je de Toi, quand je suis tout entier souvenir de Toi ? J’ai exposé au vent tout signe de moi-même, comme on expose la récolte. d Avec le trompe-l’œil, comment laverais-je le trompe-l’œil ? et quand parler est une déficience, comment parlerais-je ? e A quoi bon la prière, l’effort et la constance, quand le Maître a dit « Sois ! » à ce qui est ? f Mon Dieu ! hormis Toi-même, qui saurait Te glorifier, quand dans le souvenir de Toi nul ne subsiste, hormis Toi-même ? Hormis Toi-même, qui Te connaît ? Nul n’en saurait avoir la possibilité. Quiconque Te cherche par lui-même ne peut atteindre que ce qui est à sa mesure. g Ce n’est que par Ton pouvoir qu’on Te cherche ; ce n’est qu’avec Toi qu’on parle de Toi ! h Celui qui voit reste muet, et l’intelligent est loquace. Le Voyant est absorbé dans ce qu’il voit, et l’homme dispersé cherche.

5

127 Mon Dieu ! je connais la souffrance, je ne connais pas le remède ; ou bien je le connais, mais je ne puis le prendre. b Je n’ose pas dire : « Toute cette souffrance, pourquoi l’ai-je en partage ? » Aucune main ne se tend vers moi pour me porter secours ! c Tordu de douleur et de crainte, combien de temps peut-on siéger dans une assemblée mortuaire ? d Gloire à Dieu ! quel sort épouvantable ! J’ai bien peur de n’avoir de Ta part d’autre pain quotidien que des soupirs ! e Au cœur l’idée me vient de m’endormir et de m’en aller ; j’avale le poison et je geins de douleur. ne ne suis pas tel que j’imaginais ! Je ne suis pas celui que je paraissais ! Nul n’est jamais revenu d’un aussi grand bien que moi ! g Je tremble de n’en être pas digne, et de n’être accroché pour toujours à ce sort que je mérite, h Que ferais-je d’autre que de brûler, jusqu’à ce que je me relève de cette déchéance ?

128 Mon Dieu ! comment renoncerais-je à ce bonheur que j’ai connu ? Où m’enfuirais-je hors de ce qui est ? Comment me mêlerais-je aux incurables ? Dans le désert sans fin, où prendrais-je la fuite ? b Tantôt je dis : « Je n’ai plus qu’à répandre de la poussière sur ma tête ! », et tantôt, comme les naufragés, au premier bois venu je m’agrippe. c Moi, que puis-je savoir ? Éloignerai-je le feu de ma poitrine, ou n’ai-je plus qu’à gémir sur un sort que j’ai mérité ? d Dans l’espoir de ce bonheur vers lequel puissé-je me hâter, nuit et jour j’accomplis ma tâche. La crainte que. » ai de Toi fait que dans l’existence je me consume, et que dans ma détresse je me mords les doigts. e Comment demeurerais-je privé d’espoir, quand c’est le pain quotidien que je mendie ? Sortant de moi-même, je n’ai qu’à regarder vers Toi pour être heureux.

129 Mon Dieu ! à force d’appeler mon bonheur dans toutes les vallées, et de chercher ce qu’on ne peut trouver, je n’en puis plus. b J’ai beau refaire les comptes avec moi-même, seul Tu me restes ; à Toi je demeure suspendu.

130 Mon Dieu ! si dans Tes comptes Tu fais droit à ma souffrance, je suis beaucoup. Si dans Tes comptes Tu apprécies ceux qui possèdent, je suis un pauvre. Et si Tu détermines en moi mes actes, je ne suis plus entre mes propres mains.

131 Mon Dieu ! comme il convient de pardonner à ce serviteur, pour qui se taire est de l’indifférence, et oser parler, de l’insolence ! b Combient est délicate la conduite de ce serviteur, pour qui rester tranquille c’est se séparer de Dieu, et chercher, c’est choisir l’épreuve ! . c Combien est étroite la voie de ce serviteur, pour qui ne plus se voir c’est abandonner le service, et se voir, c’est se complaire en soi ! d Combien est lourd le poids que doit porter ce serviteur, pour qui ne pas voir est une prétention indue, et voir, un sujet de plainte ! e Dans quelle aventure se trouve engagé ce serviteur, pour qui l’objet désiré est unique, et son obtention incertaine !

132 Avec un flambeau, comment faire le jour ? Pour qui ne réfléchit pas, c’est facile ! b Ah ! cette servitude ! et son terme, si long à venir ! c Dans l’angoisse de l’attente, comment pourrais-je y voir clair ? On a ôté tous les fardeaux, alors que moi, je suis toujours là qui attends…

d Ah ! si, au terme de cette attente, à mon égard on agissait autrement ! Dieu secourable ! ce n’est qu’avec les ennemis qu’on agit de telle façon !

e A mon insu, je me lamente à Ton sujet. J’ai un voile devant les yeux, et je rêve au dévoilement.

f Je me console en écoutant les dires de gens qui n’ont rien à m’apprendre. Aux traces laissées par la brise, je mesure ce que doit être l’ouragan de la Joie.

g Auprès des cœurs, je cherche des informations sur mon compte ; clopin-clopant, je vais çà et là sur la route.

h En pensée, je refais vallée après vallée. Sur la face de mes péchés, je retrace Tes marques d’amour ; et tant qu’elle s’y prête, je contemple cette supercherie.

i Me voilà différent de tout ce que j’imaginais, et à chaque respiration j’empire.

j Ni je puis m’abstraire de tout ce que je vois, ni je puis endurer de demeurer sans Toi. On dirait que je sème du grain sur de la pierre, ou que je lance le lasso pour attraper une montagne.

l De jour en jour je suis plus misérable, et plus loin de l’objet de mes désirs.

m Je ne saurais oser dire que je T’agrée, mais mon cœur n’admet pas que l’on parle de moi comme d’un ennemi.

n Je crains d’avoir fait de ma vie un vain coup de tambour au début de la mélodie, et d’avoir tari l’eau du servage avant que soit le jour de l’affranchissement.

o Nul n’a la moindre idée de ma maladie ; le remède à cette souffrance que j’éprouve n’est à la disposition de personne.

p Il n’est point de réponse qui me satisfasse ; et me réprimander n’est pas une réponse !

6

133 Mon Dieu ! ce que j’ai trouvé, ni mon cœur ni ma langue ne lui sont adéquats. Dans la découverte, as-tu jamais vu un emprunt ? C’est ce que je suis. Ce « je », ce « moi » ne sont que déficience, mais en disant ainsi j’agis en traducteur. Tout « je » que je prononce est un faux ; mais je ne puis rien indiquer à l’auditeur sans stratagème. b Si celui qui parle c’est moi, que ma langue se dessèche, afin d’être réduite au silence ! Si celui qui entend c’est moi, que mes oreilles deviennent sourdes, pour ne pas entendre le blâme ! c Si donc je ne suis pas moi, celui qui parle, c’est Lui qui parle, et celui qui entend, c’est Lui qui entend. Si âme et cœur s’en sont allés, advienne tout ce qu’on voudra ! d Tous sont heureux lorsqu’ils sont hors d’eux-mêmes, et moi, lorsque je suis en possession de Moi. Ce n’est point par l’entendement qu’on peut comprendre ces paroles ! e Je ne suis point partie du Tout ; Dieu n’est pas divisé en parties. Le Tout, c’est Lui ; le reste n’est qu’impuissance. Pour tous, c’est en sortant de soi qu’on connaît le bonheur ; moi, c’est de Moi que me vient le bonheur. f Au moment du partage, tous prendront la part de ceux qui sont sortis de soi ; et moi, je prends la part du Moi. Tous, ils ont mis le feu à la récolte de leur moi ; et moi, j’ai mis le feu à la récolte de la sortie de soi. g Moi, je suis moi tant que je suis en possession de Moi ; et je ne suis pas moi tant que je suis hors de Moi. h Que dirais-je du fait d’être hors de soi, quand moi, je suis tout entier Moi ? Tantôt je suis Moi, et tantôt je suis à la recherche de Moi. i Toutes les fois que j’ai dit « Moi », c’est bien de Toi qu’il s’agissait ; et ce n’est pas moi qui ait dit chacune des paroles que Tu as entendues !

134 La science de l’anéantissement, c’est être hors de soi par soi-même ; la science de la subsistance, c’est user de coquetteries amoureuses envers Soi-même. Pauvre de lui, celui qui n’entend que de moi ! Il ne fait en réalité que se couvrir d’une excuse. b Ni par lui-même il ne voit, ni hors de lui-même il ne chante ! Quand le néant prend place auprès de l’Être, à quoi donc ce néant peut-il jouer avec Lui ? c Tout non-initié, s’il entend cette histoire, sur dix en jettera onze à la mer ; et out impatient, s’il connaît son Moi, de Soi-même se jettera sur ceux qui sont hors de soi. d Celui qui n’est pas par lui-même, comment se délivrerait-il de lui-même ? Celui qui est en possession de Soi, comment renseignerait-il sur le fait d’être hors de soi ? e J’ai parlé de Moi-même ; ceux qui m’ont entendu ont dit : « Comme il se vante ! » Comment comparerais-je le Soi au hors-de-soi, quand une goutte, un atome de Lui suffirait à remplir les deux mondes ? f Ainsi donc, la partie est le Tout, et le Tout est ici ; en Lui, les deux mondes se perdent, l’âme et celui qu’elle anime. g Le Soleil est là-bas, et le rayon ici. Entre soleil et rayon, qui donc a jamais vu une séparation ? Le Soufi est tout entier là-bas, et sa trace est ici ; l’homme de science religieuse n’a plus à poursuivre son enquête. La trace n’est point séparée du Tout : ici il n’y a que Toi, et là-bas il n’y a que lui. h Ceux qui rejettent cette science, dans le monde, sont innombrables. Quel intérêt y aurait-il à ce que l’agneau soit aux mains du loup, et les soupirs aux mains du berger ? i Cette science est le secret de Dieu, et ce Groupe a des secrets en garde ; en quoi donc le secret des rois concerne-t-il la sentinelle ?



SOURCE


S. de Laugier de Beaurecueil, o.p., Khwadja 'Abdullah Ansari (396-481 h. /1006-1089) mystique Hanbalite, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1965.

Je signale du même auteur : Serge de Beaurecueil, Mes enfants de Kaboul, J.C.Lattès, 1983.


RENCONTRE AVEC KHARAQANI


21 une soif insatiable de voir Dieu s'affirmer en eux dans son absolue unicité, aux dépens de leur moi créé. On trouvera aussi chez Kharaqàni: des affirmations de sa propre grandeur, de son pouvoir d'intercession pour le salut des siens et d'expériences spirituelles insignes décrites sous forme de voyage; elles n'auront jamais cependant la démesure presque blasphématoire de celles de Bistâmi, ni ne comporteront le dépit amer de ce dernier. Ceci vient de ce que Kharaqàni estime avoir réalisé en fait ce que Bistâmi n'avait pu que concevoir, arrêté en cours de route par sa certitude d'arriver au but par ses propres forces, en se livrant à une autodestruction spirituelle systématique. Il affirme certes la nécessité pour le moi de s'anéantir, mais il a le sens du don de Dieu dont cet anéantissement n'est que la condition. Il sait que la dualité demeurera, mais que quelque chose de Dieu viendra en lui, réalisant ainsi l'union tant désirée. Et c'est là sans doute le « mélange du moi et de la Réalité » qui frappa Amàri lorsqu'il entendit ses discours.

Kharaqàni n'est pas un penseur, ni à plus forte raison un théoricien de la vie spirituelle. De ses sentences, le sens d'une expérience vécue se dégage cependant, dont les éléments se retrouveront, élaborés et coordonnés, dans l'oeuvre d'Amàri. Nous nous contenterons de signaler quelques points significatifs, où l'influence du maître sur le disciple semble s'être fait sentir de façon particulière: conception de l'anéantissement et de l'union, soif de Dieu qui finalise seul le désir à l'exclusion de tout le reste, désintéressement du ciel et de l'enfer, rôle primordial de l'amour, inefficience de la « recherche » de Dieu pour Le trouver, accord entre Loi religieuse et Réalité spirituelle intérieure, doute sur la valeur absolue des observances et en particulier du pèlerinage à La Mekke, sens de la misère humaine et place de la souffrance dans la vie spirituelle, etc.



[...]

Ce qui bouleversa Ansâri dans sa visite à Kharaqàni, c'est la façon dont ce dernier sut lire dans son coeur et répondre à ses questions sans même qu'il les formulât. Seul, Tà.qi Sijistâni avait ainsi usé de clairvoyance à son égard, et nous avons vu quel attachement le jeune `Abdallàh lui avait voué. Cependant, Ansâri estimera plus tard que la rencontre d'un tel homme ne pouvait vraiment profiter qu'à des gens déjà avancés dans les voies spirituelles. Aux novices, il eût plutôt conseillé de s'adresser au cheikh Mohammad Qassâb, rencontré à Damghân.

[...]


22 Un jour, Ansâri avait déclaré: « Si Dieu me rappelle à Lui en été, il faudra un tapis de cuir, par crainte de la pluie. » C'est effectivement un jour de pluie, où l'on pataugeait dans la boue, qu'on l'enterra au Gâzargâh, près de la klziineh et de la tombe du cheikh 'Amma, là où il aimait faire autrefois, au milieu des tulipes, ses promenades printanières (1). Il était mort la veille au cours de l'après-midi, le vendredi 22 dhii-l-hijja 481 H./8 mars 1089, âgé de quatre-vingt-cinq ans (2).

CONCLUSION

Au cours de cette longue étude, rendue parfois austère par l'enchevêtrement des événements et l'abondance des détails, nous avons essayé de retracer la vie d'Amârï, telle que la documentation actuelle permet de la connaître.

[...]

On peut y distinguer deux grandes périodes: une période de formation, allant de sa naissance (396 H./1006) à son retour à Hérat après l'échec de sa seconde tentative de Pèlerinage (fin 424 H./novembre 1033), et une période d'enseignement, allant de ce retour jusqu'à sa mort (dhû-1-11ijja 481 H. /mars 1089). De longueur très inégale (vingt-sept et cinquante-six ans), elles sont l'une et l'autre étonnamment denses et mouvementées. C'est que nous avons affaire à une riche personnalité, douée de dons exceptionnels, où une mémoire surprenante, une vive sensibilité, des talents poétiques et oratoires s'allient à un tempérament ardent, à une volonté tenace et à un sens aigu de sa mission et de ses responsabilités.

Au cours de la période de formation, nous sommes frappés par la répercussion à longue portée des moindres faits et des moindres rencontres. L'atmosphère familiale l'oriente vers le soufisme dès sa plus tendre enfance. Le fait que ses premiers maîtres aient été des traditionnistes explique son attachement indéfectible au hadith. Ses succès à l'école du lettré l'inciteront à développer et à mettre en oeuvre ses talents poétiques. Le départ prématuré de son père le poussera à adopter ses maîtres successifs avec une ardeur filiale. Sans doute explique-t-il aussi psychologiquement l'attitude d'indépendance, voire de mésestime, qu'il adoptera plus tard à l'égard du bon cheikh `Ammii qui le recueillit alors. La « cour » de Yalâyâ. ibn `Ammàr le fera rêver de devenir un maître, entouré de vénération et à l'abri du besoin, imposant le respect par sa tenue et son équipage. Tàqi, lisant dans son coeur, lui fera prendre conscience de sa vocation spirituelle; Ansàii gardera toujours à son hanbalisme la fidélité que l'on sait. Ses succès d'étudiant à Nishâpûr stimuleront son zèle au travail et sa confiance en soi. Les événements politiques de sa jeunesse le feront, sa vie durant, se méfier des puissants et se tenir à l'écart des grands de ce monde. Enfin, la rencontre de Kharaqâni, lui révélant le sens de ses aspirations les plus profondes, l'engagera définitivement dans la voie qui lui permettra de les combler. Lui-même le reconnaît: sans son père, sans Yakiyà, sans Titqi, et surtout sans Kharaqâni, jamais il ne serait devenu l'homme que le reste de sa longue carrière nous fait connaître. Au cours de sa formation, tout se grave dans sa mémoire, marque sa sensibilité, influe pour toujours sur sa personnalité.

Durant la seconde période de sa vie, nous assistons aux réactions complexes de cette personnalité au fur et à mesure de son insertion dans un monde où le maître a conscience d'avoir à remplir une mission spirituelle.

Ansâri pouvait se tenir à l'écart de la politique, si souvent liée aux intrigues et à la violence, car elle ne compromettait pas la foi. Au contraire, tant les Ghaznévides que les Seldjoukides s'étaient montrés zélés à mener la guerre sainte à l'extérieur et à lutter, en pays d'islam, contre les hérétiques. D'ailleurs, si Hérat se trouvait parfois mêlée de près aux événements politiques, ce n'était qu'accidentellement, les destinées de l'empire se jouant à Ghazna ou à Ispahan. Il n'en allait pas de même des querelles théologiques, qui touchaient à l'essentiel et intéressaient l'entourage immédiat du maître. Là, Amâri eut tout de suite conscience d'avoir une mission à remplir: il s'agissait de sauver l'islam, menacé de corruption par les Mo`tazilites et les Ash`arites, sous le fallacieux prétexte de justifier la foi devant les exigences de la raison. Pour lui, nourri depuis l'enfance dans le culte du Coran et du hadith, la foi n'a pas à être jugée; vouloir la justifier, c'est lui faire injure, et vouloir en interpréter le contenu, c'est le détruire. Il lui fallait donc partir en guerre contre les « innovateurs », qui avaient souvent pour eux l'appui de la science, de la piété et du pouvoir. La lutte serait sans merci, il le savait, décidé qu'il était à ne céder ni devant les discussions ni devant la force. De là cette atmosphère de tension que nous avons vu régner tout au cours de sa longue carrière, scandée par les dénonciations, les comparutions et les exils. Son intransigeance obligeait son entourage à prendre parti: de tempérament bouillant, les gens de Hérat ne demandaient d'ailleurs que cela. Pour certains, Ansàri sera un fanatique borné, avec lequel il n'est pas d'explication possible; ils essaieront par tous les moyens de le réduire au silence, sans d'ailleurs y parvenir. Pour d'autres, de plus en plus nombreux, il sera le héros de l'orthodoxie, le défenseur indomptable du Coran et de la Sunna, souffrant persécution pour la vérité. Haï ou méprisé par les uns, d'autres le porteront aux nues, prêts à mourir à son service. Lui demeurera inébranlable, « monolithique », sans autre évolution que celle imposée par les embûches qu'il lui faudra déjouer et par la nécessité de perfectionner ses attaques.

Il n'en va pas de même dans le domaine plus intime de sa vie spirituelle et de son enseignement. Un progrès sensible s'y dessine, dont les étapes sont liées à une série de chocs successifs. Le premier eut lieu lors des journées de Nobàdhàn, où Ansârï découvrit les dangers du concert spirituel (saine). De façon immédiate, c'est son enseignement qui en fut affecté: nous l'avons vu en effet y abandonner la mystique pour le domaine plus sûr du hadith. Mais lorsqu'on sait à quel point l'enseignement du maître est lié à son expérience personnelle, on peut se demander si les journées de Nobâdhân n'ont pas marqué d'abord profondément cette dernière. Il n'était pas question pour Amàri de révoquer en doute l'authenticité des révélations que Kharaqàni lui avait faites; mais n'avait-il pas été imprudent en se croyant parvenu, dans son enthousiasme, à des sommets qu'il n'avait fait qu'entrevoir ?... Pas plus que ses disciples, il ne devait brûler les étapes. Nobâdhân le rappelait à l'humilité, l'engageant spirituellement sur un long itinéraire où les épreuves scanderont la marche. Ici, la vie du soufi recoupe celle du polémiste: l'emprisonnement de Bûshanj, en 438 H., fera découvrir à Amàri la voie de l'amour, qui inspirera longtemps son commentaire du Coran. L'exil à Balkh, en 458 H., au-delà de l'amour lui révélera que tout vient de Dieu dans la vie spirituelle. Il retrouvera ainsi peu à peu, en l'expérimentant dans la souffrance, la Réalité intérieure sur laquelle Kharaqànî lui avait ouvert de si fulgurantes échappées. Ce sera chose faite, semble-t-il, lorsque, devenu aveugle, il dictera à ses jeunes disciples le Livre des Étapes. Il faudra encore cependant l'exil de 478 H. pour lui permettre de tirer les ultimes conséquences de son expérience.

Ainsi ne peut-on dissocier, dans la biographie d'Ansàrî, la vie du polémiste de celle du soufi; elles se conditionnent intimement l'une l'autre (3). Son attachement farouche au Coran et à la Sunna lui permet de contrôler continuellement son expérience intérieure, de l'interpréter et de la formuler; c'est d'ailleurs au gré des épreuves endurées pour son hanbalisme virulent que se développe cette expérience. En revanche, plus celle-ci lui fait découvrir que Dieu est tout dans la vie spirituelle, un tout exclusif de l'humain quelles que puissent être les apparences, plus Ansâri voit dans les raisonnements de ses adversaires la tentative impie d'adultérer la Parole de Dieu en y mêlant les incohérences et les illusions de la raison qui refuse de se soumettre.

Ceci dit concernant la vie et la personnalité du Pir-è Hérat, il n'y a plus qu'à aborder ses oeuvres qui en sont le reflet fidèle. Les extraits que nous nous proposons d'en présenter achèveront de nous faire connaître une des figures les plus remarquables de l'islam oriental.






GHAZALI



Erreur et délivrance



Première partie : Introduction et position du problème

Au nom de Dieu, le Bienfaiteur Miséricordieux !

Louange à Dieu, par la louange de qui commence tout message et tout discours, et Prière sur Muhammad l’Élu, l’homme de la Prophétie et du message, ainsi que sur sa race et ses Compagnons qui détournent de l’erreur.

Mon frère par la foi!

Tu me demandes de te révéler le but et les secrets des sciences, le mal et les abîmes des écoles de pensée. Tu voudrais que je te dise ce que j’ai enduré pour dégager le vrai de la confu­sion des tendances, malgré les différences de chemins et de voies. Tu veux connaître l’audace qu’il m’a fallu pour m’élever de la plaine du conformisme jusqu’aux hauteurs de l’observation :

1°) le profit que j’ai d’abord retiré de la scolastique, 2°) puis l’aver­sion que m’ont inspirée les partisans de 1' « Enseignement » incapables d’atteindre le vrai par leur soumission à l’Imām, 3°) combien ensuite j’ai méprisé la « Philosophie », et enfin 4°) combien j’ai apprécié le « Mysticisme ». Tu voudrais voir la « pulpe du vrai » qui m’est apparue en redoublant d’efforts à travers les propos des hommes, savoir ce qui m’a fait abandonner mon enseignement à Bagdad (malgré le nombre de mes disciples), et ce qui me l’a fait reprendre, longtemps après, à Nishápúr. Je devance ici tes désirs, que j’ai reconnu sincères, et, attendant de Dieu secours, confiance, succès, asile, j’entre ainsi dans le vif du sujet.

***

– Que Dieu te mette dans la bonne voie et qu’il infléchisse ta conduite vers le vrai !

Sache que les religions et les croyances des hommes sont di­verses ; que les tendances de la communauté diffèrent, entre les groupes et les voies : océan profond où la majorité a sombré et dont une minorité s’est tirée. Chaque groupe pourtant se croit sauvé, « chacun se réjouissant de ce qu’il détient ». Ainsi s’accomplit la promesse du Maître des prophètes, sincère et véridique : « Ma Communauté se fractionnera en soixante-treize groupes, dont un seul sera sauvé ». Cette parole est sur le point de se réaliser.

Pour moi, je n’ai jamais cessé, dès ma prime jeunesse, dès avant mes vingt ans jusqu’à ce jour (j’en ai plus de cinquante), de me lancer dans les profondeurs de cet océan. Je plonge dans ses gouffres en audacieux et non en homme craintif et timoré. Je m’enfonce dans les questions obscures ; je me précipite sur les difficultés ; je me laisse choir hardiment dans les précipices ; je scrute la croyance de chaque secte ; j’examine les aspects cachés, du point de vue doctri­nal, de chaque groupe religieux.

Je le fais pour séparer vrai et vain, tradition et innovation. Je ne quitte pas un « Intérioriste » sans désirer connaître sa doctrine, ou un « Extérioriste », sans chercher à savoir ce qu’est la sienne. Je tiens à connaître la réalité de la pensée du « Philo­sophe ». Je tâche de comprendre à quoi mènent la « scolastique » et sa dialectique. Je veux pénétrer le secret du « Mystique » (Sufi). j’observe le dévôt et ce qu’il tire de sa dévotion, aussi bien que le matérialiste négateur, pour épier les mobiles de son audacieuse attitude.

Ma soif de saisir, dès mon âge le plus tendre, les réalités pro­fondes des choses, était un instinct, une tendance naturelle que Dieu mit en moi, sans choix délibéré de ma part, ni recherche consciente. Aux approches de l’adolescence, déjà s’étaient défaits en moi les liens traditionnels et brisées les tendances héréditaires. Je voyais bien que les enfants chrétiens ne grandissaient que dans le christianisme, les jeunes juifs, que dans le judaïsme et les petits musulmans, que dans l’Islam. Et j’avais entendu le « logion » (hadith) du Prophète : « Tout homme naît dans la nature saine, ce sont ses parents qui font de lui un juif, un chrétien ou un mazdéen ».

Une force intérieure me poussa à rechercher l’authenticité de la nature originelle et celle des croyances issues du conformisme des parents et des maîtres. Je cherchai à discerner, parmi ces tradi­tions dont les prémisses sont passivement reçues, et dont la discrimination laisse place à la controverse.

Mon but, me dis je alors, est de connaître les réalités profondes des choses : il m’importe de saisir l’essence de la connaissance. Or, la science certaine est celle dont l’objet connu se révèle sans laisser de place au doute, sans qu’aucune possibilité d’erreur ou d’illusion ne l’accompagne ; possibilité à laquelle le cœur ne se prêterait même pas. Il faut donc que l’on soit à I'abri de l’erreur, et que ce senti­ment soit lié à la certitude. Ainsi, toute tentative pour changer, par exemple, la pierre en or et la baguette en serpent, n’engendre­rait ni doute, ni probabilité contraire ; je sais bien que dix est plus grand que trois ; si quelqu’un vient me prétendre le contraire, et le veut prouver, devant moi, en changeant incontinent une ba­guette en serpent, aucun doute, de ce fait, ne saurait m’atteindre. Certes je m’étonnerais d’un pareil pouvoir, mais ne douterais point de ma science.

J’ai bien vu que rien de ce que je savais d’autre certitude ne me pouvait donner confiance ou sécurité.

Deuxième partie : les sophistes et le problème radical de la connaissance

Ce genre de science certaine, cependant, l’examen de mes connaissances me montra que j’en étais dépourvu, sauf en ce qui concerne les données sensibles et les nécessités de raison.

Je fus alors livré au désespoir, me trouvant incapable d’aborder les problèmes autres que les évidences — celles des sens et celles de la raison. Il me fallait clairement discerner la nature de ma con­fiance dans les données sensibles et de mon assurance d’être à l’abri de l’erreur dans les nécessités de raison. Ces sentiments sont-ils analogues à ceux qu’éprouvent la plupart des gens à l’égard des connaissances spéculatives ? S’agit-il, au contraire, d’une certitude sans illusion ni surprise ?

Je m’astreignis donc à considérer les données sensibles et les nécessités de raison, m’essayant à les mettre en doute. J’en vins alors à perdre foi en les données sensibles. Et ce doute m’envahissait, se formulant ainsi :

Comment se fier aux données sensibles ? La vue, pourtant le principal nos sens, fixant une ombre, la croit immobile et figée et conclut au non-mouvement. Au bout d’une heure d’observation expérimentale, elle découvre que cette ombre a bougé, non pas d’un coup, mais progressivement, peu à peu, de sorte qu’elle n’a jamais cessé de se déplacer. L’œil regarde une étoile : il la voit réduite à la taille d’une pièce d’un dinâr, alors que les arguments mathématiques montrent que cet astre est plus grand que la terre. Voilà l’exemple de données sensibles au sujet duquel un organe des sens porte un jugement où la raison fait apparaître une erreur indéniable.

Plus de sécurité, me dis-je alors, même dans les données sen­sibles. Peut-être n’en reste-t-il que dans les données rationnelles, qui font partie des notions premières ? Par exemple : dix est plus grand que trois ; négation et affirmation ne peuvent coexister en un même sujet ; rien ici-bas ne peut être à la fois créé et éternel, existant et inexistant, nécessaire et impossible.

Voici la réponse des données sensibles : es-tu bien sûr, me disent-elles, que tu n’a pas, dans les nécessités de raison, le même genre de confiance que celle que tu plaçais dans les données sen­sibles ? Tu avais foi en nous : vint la raison, qui nous taxa d’erreur. Sans elle, tu nous aurais gardé confiance. Mais peut-être y a-t-il, au delà de la raison, un autre jugement dont l’apparition convain­crait d’erreur la raison elle-même, tout comme celle-ci le fit pour les sens ? Que cette intelligence ne se manifeste point, ne prouve pas qu’elle soit impossible…

Je restai quelque peu sans voix. Puis la difficulté me parut de même nature que le problème du sommeil. Je me dis qu’en dor­mant on croit à bien des choses et l’on se voit dans toute sorte de situations : on y croit fermement, et sans le moindre doute. Mais on se réveille, et l’on s’aperçoit de l’inconsistance, de l’inanité des phantasmes de l’imagination. On peut s’interroger, de même, sur la réalité des croyances acquises par les sens ou par la raison. Ne pourrait-on s’imaginer dans un état qui serait, à la veille, ce que celle-ci est au sommeil ? La veille serait alors le rêve de cet état, et ce dernier montrerait bien que l’illusion de la connaissance rationnelle n’est que vaine imagination.

Cet état serait peut-être aussi celui dont les « mystiques » (sufi) se réclament. Ils assurent qu’en s’absorbant en eux-mêmes et en faisant abstraction de Ieurs sens, ils se trouvent dans un état d’âme qui ne concorde pas avec les données rationnelles.

Peut-être cet état n’est-il autre que la Mort ? Le Prophète n’a-t-il pas dit : « les hommes sont endormis ; en mourant, ils se réveillent » ? . La vie ici-bas est peut-être un songe, comparée à l’au-delà. Après la mort, les choses apparaissent sous un jour différent, et, comme il est dit dans le Livre : « Nous t’avons ôté ton voile et ta vue aujourd’hui est perçante ».

Quand ces pensées me vinrent à l’esprit, elles me rongèrent. En vain je tentai d’y porter remède. Seul pouvait les chasser le raisonnement, qui n’est malheureusement possible qu’en recourant aux connaissances premières.

Le mal empira et se prolongea pendant deux mois, durant lesquels je me trouvais en proie au « sophisme » (safsala). C’était là mon état d’âme réel, quoique rien n’en transparût dans mes paroles.

Finalement, Dieu me guérit et je recouvrai la santé et l’équilibre mental. Les données rationnelles nécessaires redevinrent accep­tables ; j’eus confiance en elles ; je m’y retrouvai en sécurité et dans la certitude. Je n’y suis pas arrivé par des raisonnements bien ordonnés, ou des discours méthodiquement agencés, mais au moyen d’une Lumière que Dieu a projeté dans ma poitrine. Cette lumière-là est la clé de la plupart des connaissances. Celui qui croit que le « dévoilement du vrai » est le fruit d’arguments bien ordonnés, rétrécit l’immense miséricorde divine. L’Envoyé de Dieu fut inter­rogé sur la « dilatation » spirituelle et le sens selon lequel il faut l’entendre dans la parole de Dieu : « celui que Dieu veut diriger, Il lui ouvre la poitrine à l’Islam ». Il dit : « c’est une lumière que Dieu projette dans le cœur ». « À quoi la reconnaît-on ? » lui fut-il demandé. Il répondit : « A ce qu’on fuit toute vanité, pour revenir à l’Éternité ». C’est Muhammad aussi qui dit : « Dieu créa l’homme dans les ténèbres, puis il l’aspergea de sa lumière ». C’est à cette lumière que la révélation doit être demandée ; elle jaillit en certaines circonstances, du fond de la bonté divine ; il faut la guetter, selon la parole de Muhammad : « Il arrive à votre Seigneur d’en­voyer ses souffles, à certains jours de votre vie ; exposez-vous donc à ces souffles ».

En somme, sache qu’à la quête du Vrai il faut l’effort de Perfection. Au point de rechercher ce qui n’a nul besoin de l’être… Il n’y a pas à rechercher les notions premières, puisqu’elles sont présentes dans l’esprit. Ce qui est présent disparaît, quand on le cherche. Celui qui se met en quête de ce qu’il ne doit pas chercher, ne saurait étre soupçonné de négligence.

Troisième partie : les catégories des chercheurs

Lorsque Dieu m’eût guéri par un effet de sa miséricorde et de son immense bonté, je vis que les catégories des chercheurs se ramènent à quatre :

1°) Les « Scolastiques » (mutakallimûn), qui prétendent au dis­cernement et à la spéculation ;

2°) Les « Intérioristes » (bālimyya), qui tiennent pour l’« En­seignement » (ta`lim) et (c’est leur caractéristique) pour la nécessité d’un Imām infaillible ;

3°) Les « Philosophes » (falasifa), qui sont férus de logique et de preuve ;

4°) Les « Mystiques » (sûfiyya), qui veulent avoir le privilège de la Présence, de la Vision et de la Révélation.

Le Vrai ne se détourne pas de ces quatre groupes de chercheurs, car ils suivent la voie qui mène jusqu’à lui. S’il restait à l’écart, il n’y aurait plus d’espoir de le rejoindre — surtout pas dans le conformisme, une fois mis de côté. Le conformiste ne peut réussir qu’à condition de se méconnaître pour tel. Sinon, le verre protec­teur se brise irrémédiablement, on n’en peut recoller les morceaux, et il ne reste qu’à les passer au feu pour leur donner une forme nouvelle.

Je me suis mis à suivre ces quatre Voies, en détail, en commen­çant par la Scolastique, en passant à la Philosophie, puis à l’Intériorisme, pour finir par la Mystique des soufis.

Chapitre premier : la scolastique musulmane (kalām) : son but et ses résultats

Je me suis donc mis, en premier lieu, à l’étude de la scolastique et j’en suis venu à bout. J’ai lu les traités de ses docteurs et j’en ai rédigé moi-même à ma guise. J’ai trouvé en elle une science qui convient à ses propres fins, mais non aux miennes. Son unique objet est de conserver la foi « orthodoxe » (sunnite) et de la préserver contre la confusion des novateurs. Dieu a transmis à ses serviteurs, par la voix de son Prophète, la Vraie foi concernant ce bas-monde comme l’Autre, conformément au Coran et aux « logia » (hadith) Le Démon vint ensuite introduire, dans les idées des novateurs, des hérésies contraires à la Tradition (sunna). Les novateurs, en les citant, faillirent troubler les croyants.

C’est alors que Dieu suscita les Scolastiques et leur fit défendre la Tradition par un ensemble de discours bien ordonnés, révélateurs des hérésies fâcheusement novatrices. C’est là l’origine de la Scolas­tique et de ses docteurs.

Certains de ceux-ci ont honnêtement rempli leur tâche : ils ont protégé la tradition, repoussé les assauts contre la foi en la Prophé­tie, et lutté contre les innovations religieuses.

Mais ils se sont servi, pour cela, d’arguments empruntés à leurs adversaires, par esprit de concession : soit au consensus de la com­munauté musulmane, soit simplement à l’adhésion au Coran et aux « logia ». Leur raisonnement s’en tenait, le plus souvent, à révé­ler les contradictions de leurs adversaires et à leur reprocher les conclusions de leurs prémisses. Ce qui ne sert pas à grand’chose à celui qui ne concède rien d’autre que les données nécessaires.

Pour moi, la scolastique était peu satisfaisante. Elle ne pouvait me guérir. Il est vrai qu’au bout d’une longue pratique, ses docteurs voulurent tenter de défendre la Tradition, en scrutant les réalités profondes des choses. Ils ont entrepris des recherches sur les subs­tances, les accidents et leurs lois. Mais, comme le but de leur science était ailleurs, ce qu’ils en ont dit est resté en deçà de son terme. Et le résultat n’a pas dissipé les obscures hésitations des controverses humaines.

Je ne nie pas que d’autres aient été plus heureux que moi, peut-être même toute une catégorie de personnes. Mais ce fut mêlé, pour eux, à l’aveugle admission de questions qui n’ont rien à voir avec les données premières.

Or mon but, maintenant, c’est d’exposer mon état d’âme, non de blâmer ceux qui ont cherché un remède dans la scolastique. Les médecines varient avec les maux… Telles, qui font du bien à cer­tains patients, nuisent aux autres malades…

Chapitre II : La « Philosophie »

Après quoi, en ayant terminé avec la scolastique, je suis passé à la « Philosophie ». Je savais bien qu’il est impossible de savoir par où pèche une science quelconque, sans la pénétrer à fond, pour rivaliser avec ses meilleurs connaisseurs. Il faut même aller plus loin, dépasser ceux-ci et sonder les profondeurs et les périls que toute science dissimule. C’est seulement ainsi qu’on peut espérer en mettre au jour le point faible… Mais je ne connaissais aucun savant qui se fût engagé à ce point.

Les livres de scolastiques — dans la mesure où ils se sont souciés de répondre aux « philosophes » — ne renfermaient que d’obscures allusions éparses, où la contradiction et l’erreur étaient évidentes : elle ne semblaient pas capables de séduire un homme du commun doué d’intellect, et encore moins celui qui prétend connaître les subtilités des sciences. J’ai appris que, réfuter un système avant de le comprendre et de le connaître à fond, serait le faire à l’aveuglette. Je me suis mis donc sérieusement à l’acquisition de cette science dans les livres, par la seule lecture, sans le secours d’un professeur. Je l’ai fait durant les moments de loisir que me laissaient le travail de composition et l’enseignement du droit canon : j’avais alors trois cents étudiants à Bagdad.

Grâce à Dieu, la seule lecture, durant ces moments pris à la dérobée, m’a fait comprendre la « Philosophie » en moins de deux ans. Je continuais, ensuite, à y réfléchir près d’un an : j’y revenais, je la reprenais, j’en scrutais les profondeurs et les périls cachés. Finalement, je me suis rendu compte, indubitablement, de son contenu d’hérésies et d’illusions, aussi bien pratique qu’imaginaire.

Voici donc l’exposé des philosophies et de leurs résultats. Il y a plusieurs catégories de philosophes et plusieurs branches de la philosophie. Mais tous et toutes doivent être taxés d’hérésie, leur éloignement relatif de la vérité dépendant de l’ancienneté de leur naissance.

a. — les catégories des philosophes (toutes hérétiques)

Compte tenu de leurs multiples groupes et de leurs tendances diverses, les Philosophes se divisent en trois catégories : Matérialistes, Naturalistes et Théistes.

L° — Les « Matérialistes » (dahriyyūn) sont les plus anciens. Ils nient l’existence de l’Agent Moteur, du docte Tout-Puissant. Ils soutiennent que l’Univers a toujours existé par lui-même, sans Agent. Selon eux, l’animal serait issu du sperme, et le sperme, de l’animal, indéfiniment. Ce sont des athées (zindiq).

2° — Les « Naturalistes » (tabi’iyyûn) ont multiplié leurs re­cherches sur le monde de la nature et les merveilles du règne animal et végétal ; ils ont poussé bien avant l’étude anatomique des orga­nes des animaux. Ce qu’ils ont vu, alors, des merveilles de la créa­tion, œuvres de la Sagesse divine, les a obligés à reconnaître un Créateur Sage, informé des choses et de leurs fins. On ne saurait, du reste, étudier l’anatomie et l’admirable fonctionnement des orga­nes, sans comprendre, du même coup, la perfection nécessaire de Celui qui a formé le corps de l’animal et surtout celui de l’homme.

Pourtant, les « Naturalistes » ont pensé, à force de recherches, que l’équilibre du tempérament influe grandement sur la constitu­tion physique. Ils ont cru qu’en dépendait la faculté de raisonner, si bien que celle-ci disparaîtrait avec celle-là. Or, il leur paraissait inconcevable que le néant puisse renaître.

Ils ont donc prétendu que l’âme humaine meurt et ne revient plus à la vie. Ils ont nié la fin dernière, le Paradis et l’Enfer, la Résurrection et le Jugement. La récompense de la bonne conduite et le châtiment de la mauvaise devenaient alors sans objet.

Restés sans frein, ces « Naturalistes » se sont plongés, comme des animaux, dans la concupiscence. Ce sont aussi des athées puisque la foi doit être en Dieu et au Dernier Jour, et que les Natu­ralistes, s’ils ont cru en Dieu et en ses attributs, ont nié l’existence du Jugement Dernier.

3° — Les « Théistes » (ilāhiyyūn) sont les derniers venus. Tels Socrate, le maître de Platon, et Platon le maître d’Aristote. C’est Aristote qui leur mit sur pied la logique, leur classifia les sciences, mit le levain dans la pâte et porta les fruits à maturité. Les « Théistes » ont, dans l’ensemble, réfuté les prétentions des Matérialistes et des Naturalistes. En révélant leurs honteuses erreurs, ils ont évité cette tâche aux autres chercheurs. De cc fait, « Dieu épargna aux Cro­yants la peine de les combattre ».

Aristote a longuement réfuté les allégations de Platon, de Socrate et de ses devanciers, dont il s’est séparé, tout en gardant des traces de leurs hérésies et de leurs inventions. Tous doivent être tenus pour hérétiques, y compris leurs successeurs, les « Philosophes » musulmans comme Avicenne ou Al-Fārābi. Ces deux-ci ont, plus que quiconque, contribué à répandre les conceptions d’Aris­tote. Quant aux autres, les erreurs, les confusions de leur message ont troublé leurs lecteurs et leur ont paru inintelligibles (et comment rejeter ou admettre ce que l’on n’entend point ?)

Néanmoins, si l’on s’en tient à ce que nous ont transmis Al-­Fārābi et Avicenne, la Philosophie authentique d’Aristote com­prendrait trois parties : les deux premières seraient condamnées, l’une pour hérésie, l’autre pour innovation ; la troisième ne serait pas frappée sans appel.

b. — les branches de la philosophie

Elles sont au nombre de six : mathématiques, logique, sciences naturelles, théodicée, politique, éthique.

1° — Les mathématiques. — Elles comprennent : l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie. Elles n’ont aucun rapport, positif ou négatif, avec les questions religieuses. Elles traitent plutôt d’objets soumis à la preuve, irréfutables une fois compris et connus. Mais elles présentent un double risque.

a) — Premier risque — L’étudiant en mathématiques est frappé par cette science exacte, par la force convaincante de ses preuves. Il étend alors cette excellente opinion à l’ensemble des disciplines philosophiques et généralise, à leur avantage, la clarté et la solidité des preuves mathématiques. Aussi, lorsqu’il entend reprocher aux mathématiciens d’être hérétiques, négateurs, dédaigneux de la Révélation, il rejette les vérités admises jusque-là par pur confor­misme.

« Si la foi était vraie, se dira-t-il, comment ces savants mathé­maticiens ne l’auraient-ils point reconnue ? Or en prétend qu’ils sont hérétiques et irréligieux. La vérité consiste donc à rejeter et à nier les croyances religieuses ». Que de gens ont perdu la vraie foi pour ce simple raisonnement.

On leur objectera la spécialisation du technicien. Le juriste, le scolastique n’est pas nécessairement un bon médecin, et l’ignorant en métaphysique ne l’est pas forcément en grammaire. Toute technique a ses experts sans rivaux, ignorants et stupides dans d’autres domaines. Les Mathématiques des Anciens sont fondées sur la preuve ; leur Théodicée, sur la conjecture. Mais on ne peut le savoir que par l’expérience.

Malheureusement, ces considérations échappent à ceux qui ne tiennent leur foi que du conformisme. Au contraire, ils per­sistent dans leur bonne opinion de toutes les disciplines philoso­phiques, poussés qu’ils sont par la passion, l’ironie négatrice et le désir de jouer aux beaux-esprits.

Le risque est considérable. En conséquence, il convient de blâmer les mathématiciens. Quoique sans rapport avec la religion, les Mathématiques sont à la base des autres sciences. Celui qui les étudie risque donc la contagion de leurs vices. Peu s’en occupent sans échapper au danger de perdre la foi.

b) Deuxième risque. — C’est celui qui provient du Musulman ignorant. Pensant qu’il faut défendre la foi en rejetant toute « Phi­losophie », il refuse toutes les sciences, allant jusqu’à nier leurs explications des éclipses de soleil ou de lune, qu’il prétend con­traires à la Révélation. Ces propos, revenant aux oreilles d’un homme instruit par la preuve apodictique, ne le font pas douter de celle-ci, mais des bases de l’Islam, qu’il croit alors fondé sur l’ignorance et la méconnaissance des preuves apodictiques. Cela ne peut que l’ancrer dans son amour pour la Philosophie et la haine de l’Islam.

Ceux qui croient défendre l’Islām en rejetant les sciences philosophiques, lui causent, en réalité, le plus grand tort. La Révé­lation n’a d’attitude ni affirmative, ni négative dans ce domaine, et ces sciences ne s’opposent nullement à la religion.

Le Prophète Muhammad a dit : « le soleil et la lune sont deux des signes divins. Ils ne s’éclipsent ni pour la mort, ni pour la nais­sance de personne. Qu’en voyant cela, notre recours soit dans l’invocation de Dieu et la prière ». En quoi ces paroles entraînent-elles le rejet de l’arithmétique, qui calcule la marche du soleil et de la lune, leur conjonction ou leur opposition ? Citera-t-on ces mots apocryphes de Muhammed qui ne se trouvent pas dans les recueils authentiques : « Lorsque Dieu apparaît, dans tout son éclat, à quel­que chose, celle-ci se soumet aussitôt » ?

Et voilà les deux risques que peuvent présenter les Mathéma­tiques.

2°) La logique. — Elle n’a rien à voir avec la foi, qu’elle n’approuve ni ne désavoue. Elle se borne à examiner les méthodes, les arguments et les raisonnements par analogie ; les conditions des prémisses de la preuve et les modalités de leur agencement ; celles de l’exacte définition et de la modalité de son ordonnance. Pour elle, la connaissance se ramène, soit au concept (et c’est affaire de définition), soit au jugement de « véridicité » (et c’est affaire de preuve).

Rien de cela qui doive être rejeté. Chercheurs scolastiques et spéculatifs s’en ont déjà servi. Les logiciens ne se distinguent d’eux que par leurs expressions, leur terminologie, et par leurs définitions et leurs classifications plus approfondies. Exemple de leurs raisonnements : « si l’on admet que tout A est B, il s’ensuit nécessairement qu’un certain B est aussi A. Autrement dit : s’il est vrai que tout homme est un animal, il s’ensuit nécessairement que certains ani­maux sont hommes ». C’est ce qu’ils expriment en disant qu’une affirmation universelle est l’inverse d’une affirmation partielle.

Quel rapport y a-t-il entre cette logique et les questions reli­gieuses, qui permette de rejeter ou de condamner celle-là ? Con­damnée, elle produirait, chez les logiciens, une mauvaise opinion, d’abord de la raison du contradicteur, et surtout de la religion apparemment fondée sur cette condamnation.

Il est vrai qu’il y a quelque injustice, chez les logiciens, à vou­loir accumuler, en vue de la preuve, des conditions qu’ils savent capables d’engendrer infailliblement la certitude. Pourtant, quand ils s’en prennent aux questions religieuses, ils ne peuvent réaliser ces conditions, qu’ils admettent alors avec la plus grande facilité. Ainsi, un admirateur de la logique s’imaginera que les blasphèmes attribués aux « Philosophes » reposent sur de solides preuves sem­blables. Il optera aussitôt pour l’hérésie, avant même d’étudier la théodicée.

La logique n’est donc pas, elle-même, sans danger.

3°) Les sciences naturelles. — Elles traitent du monde céleste et de ses astres, ainsi que des corps simples au-dessous d’eux, tels que l’eau, l’air, la terre et le feu, et des corps composés (tels que les animaux, les végétaux et les minéraux).

Elles examinent aussi les causes de leurs variations et de leurs mélanges, se comportant ainsi comme la médecine dans son étude de l’anatomie des parties du corps et des causes du mélange des humeurs.

Or, il n’appartient pas plus à la religion de rejeter les sciences naturelles que la médecine (sauf pour quelques points mentionnés dans notre traité de « L’incohérence des Philosophes »). Les autres points de désaccord se ramènent, d’ailleurs, à ceux-là.

Au contraire, le principe des sciences naturelles est de recon­naître que la nature est au service du Tout-Puissant : elle n’agit pas par elle-même, elle est utilisée au service de son créateur. C’est ainsi que le soleil, la lune, les astres, les éléments sont soumis aux ordres divins : rien en eux ne saurait agir spontanément.

4°) La théodicée. — C’est elle qui contient la plupart des erreurs des Philosophes.

Ils sont incapables de fournir les preuves dont leur logique a posé les conditions. Aussi sont-ils en contradiction entre eux dans ce domaine. Sur ce point, le système d’Aristote se rapproche de celui des Musulmans (si l’on s’en tient aux transmissions d’Al­-Fārābi et d’Avicenne). Mais l’ensemble de leurs erreurs se ramène à vingt articles, tous susceptibles d’excommunier les Philosophes : trois d’entre eux pour hérésie, et les dix-sept autres pour innovation. C’est pour réfuter ces vingt erreurs que j’ai composé le traité de « L’incohérence des Philosophes ».

Voici d’abord les trois chefs d’hérésie, qui ont exclu leurs tenants de la communauté musulmane :

a) — Ils prétendent qu’au Jugement Dernier les corps hu­mains ne seront pas rassemblés, mais que seules les âmes seront récompensées ou punies. Ils disent aussi que les récompenses et les peines seront spirituelles, et non corporelles. Ils ont raison d’insister sur le spirituel, mais tort de nier le corporel, ce qui est une hérésie ;

b) — Ils assurent que « Dieu connaît l’universel, à l’exclusion du particulier », ce qui est aussi une belle hérésie, puisque, « sur la terre comme au ciel, il ne Lui échappe pas le poids d’un atome » ;

c) — Ils affirment encore la préexistence de l’Univers et son éternité, ce qu’aucun Musulman n’a jamais soutenu.

Pour le reste, ils nient les attributs divins et soutiennent que Dieu connaît par l’essence (au lieu que Sa science s’ajoute à l’essence etc.) Leur doctrine est ici, proche des théories des « Scission­nistes » (Mu`tazila), mais dont l’hérésie ne s’impose pas de manière analogue. Dans mon livre sur « La ligne de démarcation entre l’Islam et le Nihilisme », j’ai cité les esprits faux qui condamnent précipitamment pour hérésie tout ce qui n’est pas leur propre système.

5°) La politique. — Elle concerne, dans son ensemble, le règlement des problèmes temporels de gouvernement. Elle a em­prunté ses maximes aux Livres de Dieu révélés aux Prophètes et aux sentences des Prophètes anciens.

6°) L’éthique. — L’objet de cette science se réduit à l’étude des qualités de l’âme et du caractère, de leurs différentes catégories, de la manière de les cultiver et de s’en rendre maître. Les mora­listes ont emprunté leur doctrine aux mystiques (sûfi). Ceux-ci sont des dévots qui se consacrent à invoquer Dieu, à lutter contre les passions, et à suivre la voie divine en se détachant des biens de ce monde. Ils ont eu la révélation, au cours de leurs « états » spirituels, du caractère humain, de ses défauts et de ses mauvaises actions, et ils s’en sont expliqués clairement.

Les « Philosophes » se sont alors emparé des propos des Mys­tiques, qu’ils ont incorporés aux leurs, pour mieux répandre leurs erreurs sous ces brillantes couleurs. Il y avait, en effet, de leur temps (comme toujours), un de ces groupes d’hommes de Dieu dont Dieu ne laisse jamais le monde privé. Ces hommes sont les piliers qui soutiennent la terre, et la miséricorde divine descend sur elle grâce à leur rayonnement spirituel, conformément à la parole de Muham­mad : « c’est par eux que nous vient la pluie, et par eux votre sub­sistance. Les Dormants de la Caverne étaient de ces hommes-là ».

c. Les dangers de la philosophie

Les Philosophes d’autrefois étaient en accord avec la doctrine du Coran. Mais, depuis, ils ont incorporé à leurs écrits les sentences des Prophètes et les maximes des Mystiques. Ainsi s’est développé un double risque : celui d’admettre, comme celui de rejeter leur enseignement.

1°) Danger de rejeter la « Philosophie ». — C’est un danger considé­rable. En effet, des esprits faibles ont cru devoir écarter les paroles des Prophètes et des Mystiques, sous prétexte qu’ils les retrouvaient dans les écrits et les erreurs des « Philosophes ». Il leur a même paru blâmable de les citer, comme extraites des traités de Philosophie. Ces paroles seraient mensongères, à leurs yeux, puisque ceux qui les mentionnent sont eux-mêmes dans l’erreur.

Cette attitude rappelle celle des gens qui critiquent les chré­tiens de dire : « il n’y a de divinité que Dieu, et Jésus est l’Envoyé de Dieu ». Ils disent : « c’est bien là propos de Chrétien », sans réflé­chir que l’hérésie chrétienne ne s’exprime que dans le rejet de la mission de Muhammad. Un Musulman ne peut être en désaccord avec un Chrétien sur la première partie, négative, de son credo, puisque celle-ci est véridique, même si le Chrétien se trompe pour le reste.

C’est là le tort des esprits faibles : ils ne reconnaissent la vérité que dans la bouche de certains hommes, au lieu de reconnaître les hommes lorsqu’ils disent la vérité. Au contraire, le sage suit le conseil du Commandeur des croyants, `Ali b. Abi Tālib, qui a dit : « ne reconnais pas la vérité dans la bouche de certains hommes, mais reconnais d’abord la vérité, et tu reconnaîtras ensuite les véridiques ». L’Initié, le Sage commence par reconnaître le vrai ; ensuite, il considère telle ou telle parole, en elle-même : si elle est véridique, il l’admet — que son auteur soit lui-même dans l’erreur ou dans le vrai.

Le Sage peut même tenter d’isoler la part de vérité que con­tiennent les propos des égarés. Il sait bien que les pépites d’or sont cachées dans le sable, et que le changeur expérimenté fouille, sans risque, le sac du faux-monnayeur, pour en séparer l’or pur de la fausse monnaie. Bien entendu, on ne laissera pas le rustre traiter avec le faussaire. On éloigne de la côte le débutant, non le nageur habile, et l’on défend à l’enfant de toucher au serpent — sans dan­ger pour le charmeur.

Hélas ! La plupart des gens se croient trop facilement capables, habiles, doués de raison et d’esprit critique, aptes à distinguer le vrai du faux et le droit chemin de l’erreur. Aussi vaut-il mieux défendre à tout le monde, si possible, de lire les livres des égarés, pour éviter à ceux qui échapperaient au risque de rejeter la Philo­sophie, de tomber dans l’inconvénient de l’admettre en bloc.

D’autre part, certains de mes lecteurs ont critiqué quelques passages de mes livres, relatifs aux mystères de la religion. Ils n’ont pas suffisamment approfondi les sciences, et leur esprit n’a pu em­brasser l’éventail complet des tendances. Ils ont cru que certains de mes propos étaient empruntés aux Anciens. En réalité, telles de mes expressions étaient le fruit de mes propres réflexions (et pour­quoi la trace d’un cheval n’irait-elle pas recouvrir celle d’un autre ?) et telles autres se trouvent dans les textes sacrés ; beaucoup d’autres, enfin, sont aussi, en substance, dans les ouvrages des Mystiques.

Et même si mes paroles ne se retrouvaient que dans les écrits des « Philosophes » anciens, pourquoi les écarter, si elles sont admissibles, démontrées, et en accord avec le Coran et la Tradition ? Conviendra-t-on de repousser toute vérité déjà découverte par un auteur égaré ? Il en faudrait alors écarter un grand nombre, avec des versets coraniques, des « logia » du Prophète et des récits des Anciens, des propos des Sages et des Mystiques. Il suffirait de prétexter qu’ils ont été cités par l’auteur du livre des « Frères de la Pureté », qui s’en sert pour appuyer son raisonnement et trom­per les lecteurs stupides. Les égarés nous empruntent ainsi des citations authentiques qu’ils introduisent dans leurs écrits.

Mais, tout de même, le moins qu’on puisse exiger du savant, c’est de se distinguer de l’ignorant, du vulgaire : le miel ne le dé­goûte pas, même s’il se trouve dans la ventouse du barbier… Car il sait bien que le récipient ne change pas la substance du miel. Sa répugnance naturelle est due à l’ignorance du fait que la ventouse est fabriquée pour recueillir le sang vicié : mais ce n’est pas elle qui corrompt le sang, lequel est vicié par lui-même. Le miel, n’étant rien de semblable, ne se gâte pas dans la ventouse.

Pourtant, ce genre d’erreur est commun. La plupart des gens admettent un propos, même faux, s’il est tenu par quelqu’un qu’ils apprécient ; tandis qu’ils n’en veulent pas, même vrai, dans la bouche de ceux qu’ils n’aiment point. C’est encore reconnaître la vérité selon la qualité de ceux qui parlent, au lieu de reconnaître ceux-ci selon qu’ils disent ou non la vérité.

Et voilà pour le danger de rejeter la Philosophie.

2°) Danger d’admettre la Philosophie. — Les ouvrages des Philo­sophes, par exemple le Livre des « Frères de la Pureté », sont truffés de sentences des Prophètes et de maximes des Mystiques. On peut alors les apprécier et les admettre. Mais ce serait accepter l’erreur de leur enseignement, sous prétexte de ménager la part de vérité qu’ils renferment.

En raison de ce danger, il faut interdire de les lire. Cette pré­caution indispensable rappelle la prudence qui doit tenir éloignés de la mer ceux qui ne savent pas nager, et garder les enfants à distance des serpents. Un charmeur de reptiles ne doit pas les mani­puler en présence de son petit enfant, car celui-ci voudra l’imiter à son tour. Il faut donc qu’il prêche d’exemple.

D’autre part, le charmeur expert saisit le serpent, choisit entre le venin et l’antidote, extrait (des glandes) l’antidote et triomphe du poison : il ne doit pas refuser l’antidote à celui qui en a besoin. De même, le changeur perspicace fouille le sac du faussaire, et trie l’or pur de la fausse monnaie : il ne doit pas refuser l’or à celui qui le lui demande.

Encore faut-il vaincre la répugnance du malade pour l’anti­dote qu’il sait être tirée d’un serpent venimeux. Il faut aussi expli­quer à l’indigent, qui n’ose puiser à la bourse du faussaire, qu’il risque d’être victime de son ignorance. Il doit comprendre que la vérité et l’erreur ne se contaminent pas, et surtout qu’elles ne changent pas de sens, du simple fait de leur voisinage…

Et voilà pour les dangers que peut présenter la Philosophie.

Chapitre III : La théorie de l’« enseignement » (ta`lim) et les maux qu’elle engendre

Lorsque j’en eus fini avec la « Philosophie », que j’en eus bien scruté et révélé l’erreur, je vis combien cette science était inadé­quate, car la seule raison ne saurait élucider tous les problèmes, résoudre toutes les difficultés.

Là-dessus, entrèrent en scène les partisans de l’« Enseignement » (ta`lim), dont se répandaient les théories sur l’acquisition de la connaissance par l’intermédiaire de l’Imām véridique infaillible [Ismaélistes chi’ites]. Je comptais me mettre à l’étude de leur doctrine, lorsqu’un ordre formel du Calife vint m’enjoindre d’écrire un traité sur ce sujet. Je ne pouvais me dérober. À mon impulsion personnelle s’ajoutait un moteur externe. J’entrepris donc la collecte des textes et des propos dus aux partisans de l’« Enseignement ». Je tins compte de discours récents, différents de ceux que tenaient les premiers représentants de la secte. J’ai, de la sorte, composé un recueil bien classé, où j’ai apporté des réponses complètes.

Certains des « Gens de la Vérité » m’ont alors reproché mon parti-pris favorable. Ils me disent : « tu as travaillé pour eux ! Sans toi, sans ton étude minutieuse et la logique de ton exposé, ils n’auraient jamais pu préciser le vague de leur pensée ».

Ce reproche n’est pas dépourvu de fondement. Lorsqu’Ahmad b. Hanbal critiqua Al-Hārit Al-Muhāsibi pour ses atta­ques contre les « Scissionnistes », Al-Hārit lui répondit qu’il est « d’obligation de réfuter l’innovation ». Mais Ahmad ré­torqua : « Sans doute, mais tu as commencé par citer leurs incerti­tudes, avant d’y répondre. Comment saurais-tu qu’un de tes lec­teurs n’aura pas absorbé les incertitudes, sans prendre garde à ta réponse, ou lu ta réponse sans l’approfondir » ?

Cette remarque d’Ibn Hanbal est juste, à condition toutefois qu’il s’agisse d’une incertitude, d’une équivoque qui ne soit pas encore répandue. Sinon, il faut bien y répondre, c’est-à-dite com­mencer par l’exposer. Bien entendu, inutile de parler d’un propos équivoque que les partisans de l’« Enseignement » n’auraient pas tenu… Je ne l’ai pas fait. Mais un de mes amis, qui est devenu des leurs, m’a rapporté ce propos. Il me dit que la secte en question se moque de ses détracteurs et prétend qu’ils n’ont rien compris à sa position. C’est alors qu’il m’exposa leur thèse. Je l’ai reprise, à mon tour, pour ne pas être taxé d’ignorance, et je l’ai clairement exposée, pour qu’on ne puisse m’accuser de n’y avoir rien compris. Je l’ai même poussée jusqu’à l’absurde, pour faire la preuve apodic­tique de ses erreurs.

Il résulte de tout cela que ce groupe n’a rien à offrir de quelque valeur. Cette innovation, de faible contenu, n’aurait pas fait tant de bruit, sans l’aide de mon ignorant ami. Mais la passion de la vérité a conduit les défenseurs de la foi à discuter longuement avec ce groupe, pour condamner leurs théories : celle qui proclame la « nécessité de l’enseignement dispensé par un maître », et celle qui prétend que « n’importe quel maître ne convient pas », mais qu’« il faut un Maître infaillible ».

Cette double thèse s’est largement répandue, tandis que pa­raissait faible le raisonnement de ses détracteurs. Certains ont même cru, à la solidité de l’« Enseignement » et à la faiblesse de ses adver­saires, au lieu de n’y voir que l’ignorance de ceux-ci.

Car, il est bien exact qu’il nous faut un maître, et un maître infaillible. Mais il existe, et c’est le Prophète Muhammad. Nous diront-ils qu’il est mort ? Nous leur répondrons : « et votre Imām, lui, est caché ». Diront-ils : « notre maître a formé et envoyé des missionnaires ; il attend leur retour pour s’enquérir de leurs différends et de leurs problèmes » ? Nous répondrons que Notre Maître aussi a formé et envoyé des missionnaires. Et son enseigne­gnement est parfait. Car, Dieu a dit : « Aujourd’hui, j’ai parachevé votre religion et vous ai accordé mon entier bienfait ». Dès lorsque l’enseignement est complet, la mort ou l’absence du maître ne saurait causer de dommage.

Reste une question : “Comment juger de ce dont on n’a pas été instruit ? Par référence à un texte non enseigné, ou bien par l’effort d’interprétation personnelle (ijtihād !) et le discernement — qui sont justement présomption de désaccord” ? Réponse : « Faire comme Ma`âd, lorsque le Prophète l’envoya au Yémen : nous recourons au texte, s’il existe, et, à défaut, au jugement per­sonnel ». Nous imiterons aussi les propagandistes de l’« Enseigne­ment », quand ils se trouvent loin de leur Imām. Ils ne peuvent trancher, avec des textes limités, sur des cas d’espèce en nombre illimité. Ils ne peuvent davantage faire le voyage pour consulter l’Imām, et revenir ensuite auprès de leur consultant (qui serait, sans doute, mort dans l’intervalle).

À celui qui doute de la direction canonique de la prière, il ne reste que de se fier à son jugement personnel. S’il prenait le temps de se rendre en consultation auprès de l’Imām, il laisserait passer l’heure de la prière. Il est donc licite de prier dans une direction conjecturale, qui n’est peut-être pas celle de la Mekke. Il est dit, en effet, que « celui qui se trompe dans son jugement personnel mérite une récompense, tandis que celui qui tombe juste en mérite deux ». Tout ce qui relève de l’effort d’interprétation personnelle est dans ce cas. Par exemple, pour l’aumône légale : le bénéficiaire peut être pauvre, au jugement personnel du donateur, alors qu’il est riche en secret. Mais l’erreur n’est pas blâmable, car elle n’est due qu’à une conjecture.

On dira : « l’opinion de mon adversaire vaut la mienne ». — Réponse : « Il est obligé de suivre sa propre opinion, comme celui qui se fie à son propre jugement pour la direction de la prière, même si les autres ne sont pas d’accord ». Dira-t-on que « le conformiste doit suivre Abū Hanifa, ou bien Shāfi`î, ou d’autres encore » ? — Réponse : « Celui qui, dans le doute, se fie au confor­misme pour identifier la direction de la Mekke, que fera-t-il en cas de désaccord entre les initiés » ? On dira qu’il doit choisir, parmi ceux-ci, le meilleur connaisseur dans ce domaine particulier etc.

C’est ainsi que Prophète et chefs religieux ont dû, par la force des choses, renvoyer, malgré le risque d’erreur, les fidèles à l’interprétation personnelle. Le Prophète lui-même a dit : « Je juge sur les apparences ; c’est Dieu qui a la charge des secrets ». Ce qui signi­fie : « Je juge d’après l’opinion générale, recueillie auprès de témoins faillibles ». Les Prophètes eux-mêmes ne sont pas à l’abri de l’er­reur, en matière de jugement personnel : que dire donc de nous — mêmes ?

Évidemment, on objectera ici sur deux points. Primo : « Cette attitude, admissible dans le cas de la réflexion personnelle, ne s’ap­plique pas aux bases même de la foi. Là, celui qui se trompe est sans excuse. Que répondre à cela » ? — Réponse : « Les fondements de la foi se trouvent dans l’Écriture et la Tradition. Pour le reste (détails ou controverse), ce qu’il renferme de vérité peut s’identifier en recourant à la « Juste Balance », c’est-à-dire à l’ensemble des cinq règles citées dans le Livre et rappelées dans mon traité de « La Juste Balance ».

Objection : « Ce critère n’est pas admis par tes adversaires ». — Réponse : “S’il est bien compris, il est inconcevable qu’il y ait désaccord à son sujet. De la part des partisans de l’« Enseignement » ? Mais c’est au Coran que je l’ai pris. De la part des logiciens ? Mais il est conforme aux conditions et aux règles de la logique. De la part des Scolastiques ? Mais il s’accorde avec leurs idées sur les démonstrations spéculatives et sur le critère du vrai dans le domaine scolastique”.

Objection : « Si tu as en main un pareil critère, que ne sup­primes-tu le désaccord entre les hommes » ? — Réponse : Je le ferais, s’ils voulaient m’écouter. J’ai expliqué comment s’y prendre, dans mon traité de « La Juste Balance ». Réfléchis, et tu verras que mon critère est le bon et qu’il supprime tout désaccord, à condition qu’on m’écoute. Mais tous ne le font pas. Certains l’ont fait, et je les ai mis d’accord.

Et ton Imām, il veut les mettre tous d’accord, quoiqu’ils n’écoutent guère. Pourquoi n’y est-il pas encore arrivé ? Pourquoi “Ali, premier des Imām, n’y a-t-il pas réussi ? Se croit-il capable de les rendre dociles malgré eux ? Pourquoi a-t-il échoué jusqu’ici ? Jusqu’à quand a-t-il remis son affaire ? À quoi a-t-il abouti d’autre qu’à accroître le désaccord et le nombre des adversaires ?

Mais oui : On craignait que ce désaccord ne conduisît à ré­pandre le sang, à ruiner le pays, à rendre les enfants orphelins, à couper les routes, à piller les biens. Or, à travers le monde, votre œuvre de pacification a entraîné des événements inouïs jus­qu’alors.

Secundo : Deuxième objection : « Tu veux faire cesser tout dé­saccord. Mais l’homme hésite entre les écoles qui s’affrontent et les controverses rivales : il n’est pas tenu de n’entendre que toi, et non ton adversaire. Or, la plupart sont contre toi et rien ne vous distingue les uns des autres ».

Réponse : Cette objection se retourne contre son auteur. En effet, le lecteur perplexe, que tu voudrais attirer, peut te demander ce qui te rend supérieur aux autres, alors que les hommes de science sont en désaccord avec toi. Je voudrais bien connaître ta réponse : Diras-tu : « Mon Imam est indiqué par un texte » ? Mais qui te croirait, quand ce texte n’est pas sorti de la bouche du Prophète ? Les hommes de science s’accordent sur tes inventions et tes men­songes.

Admettons, cependant, que le lecteur perplexe te concède la possession de ce texte, hésite sur le fondement de la prophétie et te propose que ton Imām ait recours au miracle de Jésus, en disant : « la preuve de mon authenticité, c’est que je ressuscite ton père » : Admettons qu’il le ressuscite. Mais les hommes ne furent pas una­nimes à reconnaître, à cause de ce miracle, l’authenticité de Jésus.

Dans ce domaine, en effet, il y a des problèmes que seul un raisonnement minutieux peut résoudre. Or, selon toi, le raisonne­ment n’est pas digne de foi. Pourtant, le miracle ne prouve l’authenticité, qu’à condition de connaître aussi la magie et de bien distinguer entre elle et le miracle. Il faut aussi savoir si Dieu n’égare pas ses serviteurs (question délicate, mais bien connue)…

Que répondras-tu ? Ton Imām n’a pas plus de titres à être suivi que ses détracteurs.

Les partisans de l’« Enseignement » reviennent alors aux argu­ments rationnels que pourtant ils rejettent, tandis que leurs adver­saires présentent les mêmes arguments, ou de plus clairs encore.

Cette seconde objection s’est donc retournée contre ses auteurs : du premier au dernier d’entre eux, ils seraient bien incapables d’y répondre.

L’erreur ne s’est répandue que par la faute d’esprits faibles, qui ont voulu les raisonner. Au lieu de mettre en jeu l’activité ra­tionnelle, ils se sont bornés à répondre. Méthode qui prolonge le débat, ne fait pas gagner de temps et ne réduit pas l’adversaire au silence.

On dira : « Voilà bien l’activité rationnelle. Mais y a-t-il une réplique directe » ? — Réponse : Oui. Au lecteur perplexe qui confesse son embarras sans en expliquer l’objet, on peut comparer le malade qui demande la guérison d’un mal dont il ne précise pas la nature. Il faut dire au second qu’il n’y a pas de remède au mal en général, mais seulement pour une affection déterminée (telle que migraine, colique ou autre). Au premier, on fera détailler l’objet de son embarras. Cela fait, on lui montrera comment appliquer mes Cinq Règles. S’il comprend bien celles-ci, il reconnaîtra en elles la norme de la vérité, le fidèle instrument de mesure, le critère de l’exacte pesée. Ainsi l’étudiant en arithmétique comprend à la fois le calcul lui-même, et la science authentique du professeur.

J’ai exposé clairement tout cela en vingt feuillets environ, dans mon traité de « La Juste Balance ».

Mon dessein actuel n’est pas de révéler l’erreur de leur doc­trine. Je l’ai déjà fait dans mes précédents ouvrages : Al-Mustazhir ; le Kitāb Hujjat al-Hagq (qui répond à des propos rapportés à Bagdad), le Mifsal al-Khite, en douze chapitres, où je réponds à des propos recueillis à Hamadān ; Al-Darj, disposé en tableaux, qui contient de médiocres propos réunis à Tūs ; enfin Al-Qistas Al-Mustaqim (« La Juste Balance »), qui vise à exposer le critère des sciences et à montrer qu’on peut se passer de l’Imām.

Je veux me borner à faire ressortir que ces hommes n’offrent aucun remède aux ténèbres des diverses opinions. Malgré leur impuissance à prouver la désignation de l’Imām, nous avons été longtemps d’accord avec eux. Nous avons partagé leur conviction de la nécessité d’un « Enseignement » et d’un maître infaillible, qui serait le leur. Mais, à nos questions sur l’enseignement de ce maître, aux problèmes que nous leur avons posés, ils n’ont rien compris et n’ont su que répondre. Ils nous ont alors renvoyés à l’Imām caché, en disant : « il faut absolument aller le voir ». Ils ont l’étrange prétention d’avoir trouvé le maître qu’ils ont cherché : mais ils n’ont rien appris de lui. Ils sont comme quelqu’un de mal­propre qui s’épuiserait à trouver de l’eau, mais ne se laverait pas et resterait sale.

Certains d’entre eux revendiquent un peu de science, qui se ramène à des bribes insipides de la Philosophie de Pythagore. Celui-ci est un des premiers Anciens, et sa doctrine est plus vaine que celle des « Philosophes ». Aristote l’a réfuté et a révélé la fai­blesse et l’erreur de ses théories (que l’on retrouve dans le livre des « Frères de la Pureté ») ; c’est le rebut de la Philosophie.

Il est étrange de voir ces gens peiner toute leur vie en quête de savoir, et se contenter de banalités sans valeur, tout en croyant avoir atteint la pointe extrême de la science. Nous les avons fré­quentés, et nous avons sondé leur apparence et leur for intérieur. Leurs efforts se bornent à faire peu à peu admettre, au vulgaire et aux esprits faibles, la nécessité de s’en rapporter à un maître. En cas de refus, ils engagent avec eux une ferme discussion qui leur clôt la bouche. En cas d’accord, si l’on demande à connaître la science du maître, à profiter de son enseignement, ils s’arrêtent et vous disent : « puisque tu admets cela, cherche-le toi-même, ce maître. Je n’en demandais pas plus… ». Car ils savent bien qu’en allant plus loin, ils se couvriraient de honte, incapables qu’ils sont de résoudre la moindre difficulté, ou même de la comprendre, à plus forte raison d’y répondre.

Les voilà tels qu’ils sont. Les connaître, c’est les juger à leur taille exigüe. Nous les avons fréquentés, et nous avons secoué leur poussière de nos mains.

Chapitre IV : La Voie mystique

Je passai ensuite à l’étude de la Voie mystique (sûfiyya). Elle consiste à reconnaître science et action pour également nécessaires. Elle vise à lever les obstacles personnels et à purifier le carac­tère de ses défauts. Le cœur finit ainsi par être débarrassé de tout ce qui n’est pas Dieu, pour se parer du seul nom de Dieu.

Mais la science m’était plus aisée que l’action. Je commençai par lire les ouvrages de mystique : « L’Aliment des Cœurs », par Abū Tâlib Al-Makki, les œuvres d’Al-IIârit Al-Muhâsibi des citations d’Al-Junayd, d’Al-Shibli ou d’Abû Zayd Al-Bistâmi et d’autres cheikhs. J’appris ainsi la quintessence de leur dessein spéculatif et ce qu’on peut acquérir par l’enseignement et l’ouïe. Mais il m’apparut que ce qui leur est spécifiquement propre ne se peut atteindre que par le « goût », les états d’âme et la mutation des attributs.

C’est ce qui se passe pour la santé et la satiété, par exemple. Quelle différence entre, d’une part, la simple connaissance de leurs définitions, de leurs causes et de leurs conditions respectives, et, d’autre part, le fait d’être soi-même bien portant ou rassasié ! Entre le fait d’être ivre et la connaissance de la définition de l’ivresse (cet état dû aux vapeurs qui montent de l’estomac au cerveau) ! L’ivro­gne ne connaît pas la définition et la science de l’ivresse : il ne s’en doute même pas. Et celui qui est sobre les connaît bien, quoiqu’il soit à jeûn. De même, un médecin malade connaît bien la définition de la santé, ses causes et les remèdes qui la rétablissent : il est pour­tant malade. Eh bien, connaître la réalité de la vie ascétique, avec ses conditions et ses causes, est une chose ; mais c’en est une tout autre que d’être effectivement dans l’état d’âme de l’ascétisme et du détachement des biens de ce monde.

Or, j’ai compris avec certitude que les mystiques ne sont pas des discoureurs, mais qu’ils ont leurs états d’âme. Ce qui pouvait s’apprendre, je l’avais acquis. Le reste, c’est affaire de gustation et de bonne voie. Grâce à mes recherches dans le domaine des sciences, tant religieuses que rationnelles, j’en étais arrivé à une foi inébranlable en Dieu, à la Révélation et au Jugement Dernier.

Ces trois principes religieux s’étaient fortement gravés dans mon cœur, non comme effet d’arguments choisis et rédigés, mais à la suite de motifs, de circonstances et d’expériences qu’il ne m’est pas possible d’énumérer.

Je voyais bien aussi que je ne pouvais espérer la félicité éter­nelle qu’en craignant Dieu et en chassant les passions, c’est-à-dire en commençant par rompre les attaches de mon cœur avec le monde. Il me fallait quitter les illusions d’Ici-Bas, pour me tourner vers l’Éternel Séjour et vers la pointe extrême du désir de Dieu. Tout cela exigeait d’éviter l’honneur et l’argent et de fuir tout ce qui occupe et attache l’homme.

Je suis donc rentré en moi-même : j’étais empêtré dans les liens qui me ligotaient de partout. J’ai réfléchi à mes actes — l’en­seignement étant le meilleur — et j’ai vu que mes études étaient futiles, sans utilité pour la Voie.

Et puis, à quelle fin dispensais-je mon enseignement ? Mon intention n’était pas pure, elle n’était pas tendue vers Dieu. Mon propos n’était-il pas plutôt de gagner la gloire et la renommée ? J’étais au bord branlant d’un précipice ; si je ne me redressais pas, j’allais tomber dans le Feu.

Je ne cessais d’y penser, tout en restant encore indécis. Un jour, je décidais de quitter Bagdad et de changer de vie ; mais je changeais d’avis, le lendemain. Je faisais un pas en avant, et un autre en arrière. Avais-je, au matin, l’ardente soif de l’Au-Delà, que, le soir, l’armée du désir venait l’attaquer et l’abattre. La concupis­cence m’enchaînait sur place, tandis que le héraut de la foi me criait : « En route ! En route ! La vie est brève, long le voyage. Science et action ne sont pour toi qu’apparence et que faux-semblant. Si tu n’es pas prêt, dès maintenant, pour l’Autre Vie, quand le seras — tu ? Et si tu ne romps pas maintenant tes amarres, quand donc le feras-tu » ? À ce moment, l’impulsion était donnée : ma décision de partir était prise.

Mais Satan revenait me dire : « Ce n’est qu’un accident ! Ne te laisse pas aller, cela va passer vite… Si tu cèdes, tu perdras ces honneurs, cette situation stable et tranquille, cette parfaite sécurité sans rivale. Tu risques de te reprendre et de les regretter : revenir en arrière ne serait pas facile…».

Ces tiraillements, entre la concupiscence et les appels de l’Au­Delà, ont duré près de six mois — à partir du mois de Rajab 488 pendant lequel je passai du libre-arbitre à la contrainte. En effet, Dieu me noua la langue, m’empêchant ainsi d’enseigner. J’eus beau lutter, pour parler au moins une fois à mes élèves, ma langue me refusa tout service. Et ce nœud sur la langue fit naître dans mon cœur une mélancolie. Je ne pouvais plus rien avaler, prendre aucun goût aux aliments, à la boisson.

Mes forces s’affaiblirent. Les médecins désespéraient : « le mal, disaient-ils, est descendu au cœur, d’où il a rayonné dans les hu­meurs ; il n’est d’autre remède que de le délivrer du souci qui le ronge ».

Sentant mon impuissance, incapable de me décider, je m’en remis à Dieu, ultime recours des nécessiteux. Je fus exaucé par celui qui « écoute le nécessiteux, quand celui-ci le prie ». Il me rendit aisé le renoncement aux honneurs, à l’argent, à la famille et aux amis.

Je feignis de vouloir me rendre à la Mekke, alors que je me préparais à partir pour Damas. Je craignais, en effet, de donner l’éveil au Calife et à quelques amis. Il me fallut enfin user de stratagèmes pour quitter Bagdad, bien décidé à n’y plus revenir. Je m’exposai ainsi aux reproches des Irâquiens, dont aucun ne pouvait supposer que je pusse renoncer, pour des motifs religieux, à un enseignement qui représentait, à leurs yeux, le sommet de la religion (« leur plus haute idée du savoir n’allait pas plus loin »),

Ensuite, les gens s’embrouillèrent dans leurs hypothèses. Les uns, à l’extérieur de l’Irâq, crurent mon départ imposé par les autorités. D’autres, proches de celles-ci, voyant leur insistance à me garder et mon propre détachement, disaient : « C’est un coup du ciel, un mauvais œil qui a frappé les Musulmans et les savants » !

Je quittai donc Bagdad, après avoir distribué mon argent, ne gardant que le strict nécessaire pour nourrir mes enfants. En effet, mon argent irâquien était réservé aux bonnes œuvres, investi en fondations pieuses destinées aux Musulmans. Or je ne voyais, dans le monde, d’autre bien que le savant pût mieux utiliser pour sa famille.

Je me rendis à Damas, où je passai près de deux ans, consacré à la retraite et à la solitude, aux exercices et aux combats spirituels, tout occupé à purifier mon âme, à polir mon caractère, à rendre mon cœur propre à accueillir Dieu — selon l’enseignement des Mystiques. Je séjournai quelque temps dans la Mosquée de Damas : je passais la journée en haut du minaret, après m’être enfermé dedans.

De Damas, j’allai à Jérusalem : chaque jour, je m’enfermai dans la Mosquée du Rocher.

Vint alors l’appel des Lieux-Saints, du pèlerinage à la Mekke, à Médine (auprès du Prophète) — après avoir visité la tombe d’Abraham. Et je me mis en route pour le Hejáz.

Plus tard, certaines préoccupations, des affaires de famille me rappelèrent dans ma « patrie ». J’y revins, alors que j’étais l’homme le plus éloigné du retour : je préférais la retraite, par goût de la solitude et désir d’ouvrir mon cœur à la prière. Cependant, les circonstances, les soucis domestiques, les obligations matérielles avaient faussé le sens de ma décision et troublé le meilleur de ma solitude. Mon âme n’était en paix qu’à des intervalles intermittents — auxquels j’aspirais sans cesse, auxquels, malgré les obstacles, je revenais toujours.

Ma période de retraite a duré environ dix ans, au cours desquels j’ai eu d’innombrables, d’inépuisables révélations. Il me suffira de déclarer que les Mystiques (sūfí) suivent, tout particu­lièrement, la Voie de Dieu. Leur conduite est parfaite, leur Voie droite, leur caractère vertueux. Que l’on additionne donc la raison des raisonnables, la sagesse des sages, la science des Docteurs de la Loi ! Peut-on compter ainsi améliorer leur conduite, ou leur carac­tère ? Sûrement point ! Car tout ce qui, en eux, bouge ou repose, leur apparence et leur for intérieur, tout s’allume à la flamme de la Prophétie dans sa niche. Et il n’est pas d’autre Lumière, sur la face de la terre…

Que dire d’une Voie où la purification consiste, avant tout, à nettoyer le cœur de tout ce qui n’est pas Dieu ; qui débute (au lieu de « l’état de sacralisation » qui ouvre la prière) par la fusion du cœur dans la mention de Dieu ; et qui s’achève par le total anéantissement en Dieu ? Et encore cet aboutissement n’est-il qu’un début par rapport au libre-arbitre et aux connaissances acquises. En fait, c’est le commencement de la voie, dont ce qui précède n’est que l’antichambre.

Dès le début, c’est le commencement des Révélations et des visions. En état de veille, les Mystiques contemplent les anges et les esprits des Prophètes ; ils entendent leurs voix et profitent de leurs conseils. Puis ils se haussent, de la vision d’images et de symboles, à des degrés ineffables. Nul ne peut tenter d’exprimer ces états d’âme, sans courir à l’inévitable échec.

Bref, les Mystiques en arrivent à une Proximité qui, pour certains, pourrait presque être l’Inhérence, pour d’autres l’Union et, pour d’autres, la Connexion. Ce qui est faux, comme nous l’avons montré dans notre traité d’A1-Magsad al-Asnā. Tout ce que devrait dire celui qui est dans cet état, c’est ce distique :

« Quoi qu’il se soit passé, je n’en parlerai point.

Toi, penses-en du bien : ne m’interroge point » !

Car celui qui n’a pas eu le privilège de la gustation ne connaît, de la réalité de la Prophétie, que le nom. En fait, les miracles des saints préfigurent les prophètes. Tels furent les débuts de Muhammad, quand il allait s’isoler en prière, sur le mont Herā', et que les Arabes disaient : « Muhammad brûle du désir de Dieu » ! Celui qui pratique la Voie goûte de semblables états d’extase. Et celui qui n’en a pas goûté peut, en fréquentant les Mystiques,
recueillir directement leur témoignage, dont le contexte lui donnera toute certitude, ou, en assistant à leurs séances, profiter de leur foi (car ils ne sont jamais des compagnons d’infortune). Quant à celui qui n’a pu les fréquenter, qu’il soit certain que tout cela est absolu­ment prouvé, comme je l’ai dit au chapitre `Ajā'ib Al-Qalb de mon ouvrage sur « La Régénération des Sciences religieuses ».

Or, la Science, c’est la vérification par la preuve ; la Gustation, c’est l’intime connaissance de l’extase ; et la Foi, fondée sur la con­jecture, c’est l’acceptation des témoignages oraux et de ceux de l’expérience.

Tels sont les trois degrés, et « Dieu élèvera en hiérarchie ceux qui, parmi vous, auront cru et auront reçu la science ».

Les autres, ce sont les ignorants. Ils nient, par principe, tout ce qu’on leur dit à ce sujet, s’étonnent, écoutent encore, se moquent et disent : « Quelle histoire ! Quelles divagations » ! C’est de ces gens que Dieu a dit : « Parmi les Infidèles, il en est qui t’écoutent, mais quand, enfin, ils sortent de chez toi, ils demandent à ceux qui ont reçu la science : Qu’a-t-il dit, tout à l’heure ? Ceux-là sont ceux dont le cœur a été scellé par Dieu et qui suivent leurs doctrines pernicieuses ».

Il faut, maintenant, après avoir parlé des Mystiques, que je traite de la réalité de la Prophétie et de ses particularités. C’est une question tout-à-fait indispensable.

Quatrième partie : la réalité de la prophétie

La substance de l’homme, dans sa nature originelle, a été créée, vide, simple, sans connaître la pluralité des mondes de Dieu, que le Très-Haut est seul à connaître : « Nul ne connaît les armées du Seigneur, sauf Lui ». L’homme n’entre en rapport avec le monde que par la perception, destinée à lui permettre cette prise de contact avec le monde des êtres, c’est-à-dire avec les différentes sortes de créatures.

Le premier sens est celui du toucher. Grâce à lui, l’homme perçoit, par exemple, le chaud et le froid, l’humide et le sec, le lisse et le rugueux. Mais les couleurs et les sons lui échappent : ils n’existent pas pour le toucher.

Et puis c’est l’ouïe, qui fait entendre les sons et les mélodies.

Enfin vient le goût. Alors l’homme franchit les limites du monde des sens, grâce au discernement (qu’il acquiert vers l’âge de sept ans). À cette nouvelle étape, il perçoit de nouvelles choses, étrangères au monde des sens.

De là, il atteint un autre stade, celui de l’intellect, qui lui per­met de saisir ce qui est nécessaire, possible et impossible, et ce qu’il n’avait pas perçu dans les étapes antérieures.

Au delà de l’intellect s’étend un autre domaine, une faculté nouvelle de vision qui permet de voir ce qui est caché, ce qui arrivera dans l’avenir, et bien d’autres choses encore, aussi étran­gères à l’intellect que le sont les connaissances rationnelles au dis­cernement, et celui-ci à la perception des sens. Devant les objets connus par la raison, celui qui n’est qu’à l’âge du discernement se rebiffe et les trouve invraisemblables. De même, certaines per­sonnes restées au stade de l’intellect ont rejeté, comme invraisem­blables, ce qu’elles apprenaient du domaine prophétique. Cette attitude est ignorance pure. Ces sceptiques, n’étant pas arrivés eux-mêmes au stade supra-rationnel (qui n’existe donc pas pour eux), en concluent qu’il n’existe pas du tout.

Si l’aveugle né n’a jamais entendu parler des couleurs et des formes, et qu’on lui en parle tout d’un coup : il n’y comprendra rien et ne voudra pas le croire…

Dieu a rendu ces difficultés intelligibles, en donnant à ses créatures, avec le sommeil, un exemple des propriétés prophétiques, puisque le dormeur a des songes prémonitoires, tantôt transparents, tantôt symboliques. Or, un homme qui n’aurait aucune expérience personnelle du sommeil, et auquel on le décrirait (en disant qu’il y a des gens qui tombent en léthargie, perdent conscience, sensibilité, ouïe et vue, et perçoivent l’invisible), nierait ce conte incroyable, et justifierait son scepticisme en disant : « les facultés sensibles sont les facteurs de la perception ; comment celui qui ne perçoit pas certaines choses à l’état de veille, les percevrait-il quand il dort » ? Et pourtant l’existence et l’intuition sensible infirment ce genre de raisonnement par analogie !

L’intellect ne représente, dans la vie humaine, qu’une étape, avec laquelle l’homme acquiert une faculté nouvelle de vision qui lui permet d’embrasser toutes sortes de connaissances rationnelles, étrangères au domaine des sens. Il en est de même pour les Pro­phètes, qui ont comme un « troisième œil », dont la lumière éclaire l’invisible et le supra-rationnel.

Certains ont des doutes, portant soit sur la possibilité de la Prophétie, soit sur son existence réelle, soit sur son incarnation effective dans une personne donnée. Or, le fait qu’elle existe est bien la preuve qu’elle est possible. D’ailleurs, il y a des connais­sances qu’on n’imaginerait pas d’acquérir par le seul intellect. C’est le cas de la médecine et de l’astronomie. On voit bien, en les étu­diant, qu’il y faut le secours de l’inspiration divine, et qu’on n’y arrive pas par l’expérience ! Il y a des lois astronomiques qui ne se vérifient qu’une fois tous les mille ans : comment pourrait-on le savoir par expérience ? Il en est de même pour les propriétés des remèdes.

Ceci montre qu’il existe une Voie pour percevoir ces phéno­mènes qui échappent à l’intellect — et c’est précisément la Pro­phétie. Mais la connaissance supra-rationnelle n’est que l’une de ses nombreuses propriétés. Ce n’est qu’une goutte d’eau dans la mer.

Je n’ai mentionné cette propriété qu’à cause de l’exemple que propose le sommeil. Et j’ai cité deux cas analogues : ceux de la médecine et de l’astronomie, dont on peut rapprocher les miracles des Prophètes, comme eux inaccessibles à l’intellect.

Quant aux autres propriétés de la Prophétie, on les perçoit par la gustation, en suivant la Voie mystique. Tandis que la connaissance supra-rationnelle ne t’est devenue intelligible qu’à cause de l’exemple du sommeil. Comment croire à une autre propriété prophétique dont on n’aurait, en soi, aucun exemple (car l’enten­dement précède l’assentiment) ? Aussi faut-il, dans ce cas, aborder la Voie mystique : on acquiert une partie de cette faculté supra- rationnelle par gustation, et le reste par une sorte d’assentiment accordé à ce qui échappe au raisonnement analogique. Et cette unique propriété de la Prophétie suffit alors pour croire au principe même de la Prophétie.

Douterais-tu de l’inspiration divine de tel ou tel Prophète ? Il te suffit de connaître ses facultés, soit par intuition, soit par ouï-dire. Du moment, en effet, que tu connais la médecine et le droit, par exemple, tu peux pressentir quelles sont les facultés des médecins et des juristes, les écouter parler, même si tu ne les connais pas personnellement. Et rien ne t’empêche, non plus, de savoir que Shâfi`i était juriste et Galien médecin, et de le savoir réellement, et non par soumission au principe d’autorité. Il te suffit d’étudier quelque peu le droit et la médecine, de lire les ouvrages de ces deux auteurs, pour connaître nécessairement leur mentalité.

Tu dois, de même, si tu as compris le sens de la Prophétie, et si tu as souvent recours au Coran et aux « logia », savoir avec certitude que Muhammad est arrivé au plus haut degré de la Pro­phétie. Tu dois aussi t’aider de l’expérience de ses propos, sur la pratique religieuse et son effet pour la purification des cœurs. Comme il a eu raison de dire que « celui qui agit selon ce qu’il sait, Dieu lui donne en partage de connaître ce qu’il ne savait pas » ! Et encore, que « le valet du tyran deviendra son esclave » ! Ou bien, que « celui qui n’a qu’un souci en tête, Dieu le tiendra quitte des soucis de ce monde et de l’autre » ! Refais fessai de ces paroles mille et mille fois, et tu acquerras une connaissance nécessaire et qui ne laisse place à aucun doute !

Telle est la Voie de la certitude en ce qui concerne la Prophé­tie. Elle vaut mieux que celle des prodiges — tels que baguette changée en serpent, ou lune fendue en deux — qui, dégagés de leur contexte débordant, peuvent se ramener à la magie, à l’illu­sion, ou même au piège tendu par Dieu : car « Il égare qui Il veut et Il guide qui Il veut ».

Tu en arrives maintenant à la question des miracles. Il se peut que tu croies au miracle, en te fondant sur un raisonnement bien ordonné tendant à en démontrer l’existence. Il se peut aussi que ta foi soit tranchée par un autre raisonnement méthodique faisant ressortir les traits extérieurs et l’ambiguïté du phénomène. L’exem­ple de ces faits insolites ne doit être qu’un des arguments, une des parties de ton raisonnement d’ensemble. De cette façon, tu auras acquis une connaissance nécessaire, aux fondements indéfinissables… Comme celui qui tiendrait une information de plusieurs sources différentes : il ne peut préciser celle qui lui a donné la certitude. Il est sûr de son fait, sans en connaître l’origine. Celle-ci fait partie d’un tout, mais elle n’est pas fondée précisément sur telle ou telle affirmation. C’est cela, la foi solide et scientifique. Quant à la « gusta­tion » elle est comme une « vision » : elle consiste à « prendre par la main » et ne se rencontre que dans la Voie mystique.

Et voilà ! Ce que j’ai dit de la réalité de la Prophétie est suffi­sant pour le but que je vise actuellement. Nous allons voir, mainte­nant, comment l’homme en a besoin.

Cinquième partie : raison de mon retour a l’enseignement

[A — Les médecins des cœurs]

Au cours de mes dix années de retraite et de solitude, il m’est apparu (par gustation, démonstration, ou acte de foi) que l’homme est créé avec un corps et un « cœur » — c’est-à-dire un esprit qui est le siège de la connaissance de Dieu, et qui n’a rien à voir avec la chair et le sang (que le cadavre et l’animal ont en commun avec l’homme).

La santé du corps le réjouit, la maladie est sa perte. Le « cœur », aussi, peut être bien portant (et seul sera sauvé « celui qui est venu à Dieu avec un cœur pur », comme il peut succomber à une maladie mortelle [quand « un mal est dans son cœur »]. Ignorer Dieu est un poison mortel ; lui désobéir, pour suivre ses passions, une cause de maladie. Au contraire, reconnaître Dieu est l’antidote de vie ; lui obéir, en contrariant ses propres passions, voilà le remède qui guérit. Le traitement des maux de « cœur » et le retour à la santé (aussi bien que pour les maladies physiques) ne se peuvent attendre que des remèdes.

Or, les remèdes du corps agissent en vertu de leurs propriétés spécifiques, que les gens intelligents ne perçoivent point par l’in­tellect : il leur faut s’en remettre aveuglément aux médecins, qui tiennent leur science des Prophètes [lesquels sont au courant, « ès-qualités »]. Il en est de même des pratiques religieuses : elles sont définies, mesurées par les Prophètes, et leur modalité d’action ne saurait être perçue par l’intellect. Là encore, il faut accepter l’avis conforme des Prophètes, issu de la lumière prophétique, et non du truchement de l’intellect.

Les remèdes sont composés selon des proportions déterminées (certains pèsent deux fois plus que d’autres), dont le secret provient de leurs propriétés spécifiques. C’est aussi le cas des pratiques reli­gieuses — ces remèdes pour les maux de « cœur ». Elles se composent de plusieurs gestes différents, en proportion variable. C’est ainsi qu’une prosternation vaut deux inclinaisons, et que la prière de l’après-midi vaut deux fois celle du matin. La raison secrète en est due à des propriétés particulières que, seule, la lumière de la Pro­phétie peut éclairer. Il faudrait beaucoup de sottise et d’ignorance pour chercher, à ces distinctions, un motif « raisonnable », ou les expliquer par simple coïncidence.

D’autre part, il y a, dans tout remède, un produit de base, auquel on ajoute une « préparation », aux effets complémentaires. De même pour les prières ou les œuvres surérogatoires : leur action parachève celle des éléments de base dans les pratiques rituelles.

En somme, les Prophètes sont les médecins des « cœurs ». L’intellect n’a d’autre objet que de nous le faire comprendre : l’assentiment rationnel qu’il entraîne témoigne en faveur de la Prophétie, car il reconnaît son impuissance à percevoir ce que perçoit « l’œil prophétique ». Nous sommes pris par la main, et, dociles, nous nous laissons guider comme des aveugles, ou des patients par les médecins. Mais là est la limite de l’intellect : il ne va pas au-delà, sauf pour faire comprendre au malade les prescriptions du médecin. Tel est, du moins, le fruit de nos connaissances, développées par nécessité au lieu de simple intuition sensible, dans nos années de retraite et de solitude.

[B — la tiédeur de la foi]

On a vu combien les hommes ont peu de foi dans la Prophétie : son principe, sa réalité, son action. J’ai constaté que les respon­sables de cette tiédeur sont au nombre de quatre : les Philosophes, les Mystiques, les partisans de l’Enseignement, et enfin les hommes de science.

J’ai interrogé quelques-uns de ceux qui se soustraient à la Loi Divine, en scrutant leurs hésitations, leur croyance et leur pensée intime. « Pourquoi donc, leur disais je, rester ainsi en arrière ? Il est stupide de vendre l’Autre Monde pour celui-ci, si tu crois en celui-là sans te préparer à t’y rendre. Toi qui ne vendrais rien de matériel à moitié prix, tu irais vendre l’infini pour des jours qui te sont comptés ? Et si tu n’y crois pas, tu n’es qu’un païen ! Dans ce cas, mets-toi en quête de la foi ! Vois donc la cause de ta secrète impiété, ta doctrine enfouie au plus profond de toi-même ! C’est elle qui te rend si hardi, bien que tu n’en souffles mot — pour te parer d’une foi convenable et profiter des honneurs de la Loi »…

L’un de ceux-ci me répond : « S’il fallait t’écouter, les savants seraient les premiers à donner l’exemple. Pourtant, l’un des plus célèbres ne fait pas sa prière ; un autre boit du vin ; celui-ci dévore les biens de main-morte et mange l’argent des orphelins. Celui-là dilapide le Trésor Public, et ne se garde pas des choses défendues ; un dernier touche des cadeaux, pour infléchir ses jugements ou les témoignages. Et ainsi de suite ».

– Un deuxième se dit fort avancé dans la Mystique, au point de n’avoir plus besoin de pratiquer sa religion !

– Un troisième donne un prétexte équivoque de libertin. Et tous ceux-là sont ceux qui ont perdu la Voie mystique.

Un quatrième a fréquenté les partisans de l’Enseignement. « Le Vrai, dit-il, est difficile : la route est barrée, les controverses multiples, telle tendance ne vaut pas mieux qu’une autre, et les arguments rationnels se contredisent. On ne peut se fier à l’opinion des gens, et les partisans de l’Enseignement tranchent sans avoir besoin de preuve. Dans ces conditions, comment ne pas douter de la certitude » ?

Le cinquième me dit : « Je n’agis pas par simple conformisme. Mais j’ai étudié la Philosophie et perçu la réalité de la Prophétie. Or, elle se ramène à la sagesse et au bien-public. Les pratiques cultuelles qu’elle recommande ont pour unique objet de discipliner le commun des hommes, de les empêcher de s’entre-tuer, de se quereller et de s’abandonner à leurs désirs. Seulement, moi, je ne suis pas un quelconque ignorant, pour me plier aux obligations légales. Je suis plutôt un dialecticien, qui pratique la connaissance rationnelle. J’y vois clair et me passe de conformisme » !

Tel est le summum de la foi pour ceux qui ont appris la Philosophie des Théistes et étudié dans les livres d’Avicenne et d’Al‑Fārābi. L’Islam n’est plus pour eux qu’une parure extérieure ! Peut-être s’en trouve-t-il, parmi eux, qui lisent le Coran, assistent aux réunions et aux prières et exaltent la Loi révélée. Pourtant, ils continuent à boire du vin et à se conduire mal. Si on leur demandait : « à quoi bon faire sa prière, puisque la Prophétie est fausse » ? ils répondraient sans doute : « c’est une bonne gymnas­tique, une coutume locale, et c’est utile à la protection des vies et des biens ». Mais peut-être reconnaîtraient-ils que la Loi révélée est vraie, et la Prophétie réelle. Dans ce cas, pourquoi boire du vin ? Réponse probable : « le vin n’est défendu qu’en raison des excès auxquels il peut conduire. Or, je suis assez raisonnable pour les éviter ; je ne cherche, en buvant, qu’à m’aiguiser l’esprit ». Et il ajoute qu’Avicenne écrit « avoir promis à Dieu de vanter la Révé­lation, de pratiquer sa religion et de ne pas boire par plaisir, mais à titre de remède ». Le plus qu’on puisse donc exiger, tant au regard de la foi que des pratiques religieuses, c’est de faire une exception pour le vin, lorsqu’il est pris comme remède.

Voilà bien la foi de ceux qui se disent des gens de foi ! Beau­coup se sont trompés à leur sujet, ou l’ont été, plus encore, par la faiblesse des objections de leurs détracteurs, qui consistaient seule­ment à rejeter la géométrie, la logique et d’autres sciences exactes…

[C —mon retour à l’enseignement]

Je vis donc que la foi avait faibli à ce point, pour tous ces motifs. Je me sentais capable de dévoiler ces ambiguïtés : démasquer ces gens-là m’était plus facile que boire un verre d’eau, tant j’avais fréquenté leurs sciences et leurs voies — je veux dire celles des Mystiques, des Philosophes, des partisans de l’Enseignement et des prétendus savants. Alors, ma décision jaillit, comme un silex, nette et précise : « à quoi bon la solitude et la retraite, quand le mal est universel, que les médecins sont malades, et les hommes sur le point de périr » ?

Là-dessus, je me mis à réfléchir : « tu vas donc entreprendre de dissiper cette tristesse et de chasser ces ténèbres, alors que le temps est à la torpeur et l’époque à la vanité. Toi qui voudrais remettre tes contemporains dans le droit chemin, sache bien qu’ils vont tous se retourner contre toi. Comment leur tenir tête, et com­ment vivre avec eux, si le moment n’est pas propice, et sans l’appui d’une autorité religieuse contraignante » ?

Il me semble donc que Dieu m’autorisait à continuer ma re­traite, sous prétexte que j’étais incapable d’administrer victorieu­sement la preuve de la vérité. C’est alors que, par la volonté de Dieu, les autorités se décidèrent spontanément, sans pression extérieure, et me donnèrent l’ordre strict de me rendre à Nishāpúr, pour combler le vide de mon absence. L’injonction fut assez impé­rative pour m’exposer, en cas de refus, à tomber en disgrâce.

Ma première résolution me parut devenue caduque. « Il ne faut pas, me dis-je, que tu souhaites rester solitaire par paresse et goût du repos. Tu ne dois pas t’attendre à devenir célèbre et res­pecté. Et tu n’as pas, non plus, à fuir le contact des autres, car tu ne voulais pas continuer ta retraite pour éviter les difficultés de la vie en commun ».

Dieu a dit : « Au nom de Dieu, le Bienfaiteur Miséricordieux A.L.M. Les Hommes croient-ils qu’on les laissera dire : “Nous croyons !” sans qu’ils soient éprouvés ? Nous avons certes éprouvé leurs prédécesseurs ».

Et Dieu dit à son envoyé, qui est la plus chère de ses créatures : « Certes, des Apôtres (venus) avant toi ont été traités d’imposteurs.

Ils supportèrent avec constance d’être traités d’imposteurs et d’être malmenés, jusqu’à ce que leur vint Notre Secours. Nul modifica­teur aux arrêts de Dieu ! Certes tu as reçu quelqu’histoire des Envoyés ».

Et Dieu dit : « Au nom de Dieu le Bienfaiteur Miséricordieux. Y.S. Par la Prédication Sage », jusqu’à sa Parole : « Tu peux seule­ment avertir celui qui suit l’édification ».

– Je consultai alors plusieurs hommes de bon conseil et de prière. Ils convinrent de m’indiquer de renoncer à ma retraite et de sortir de mon « coin » (zāwiya). De plus, des hommes de bien firent, plusieurs fois, des rêves à mon sujet, annonciateurs des bons et heureux effets de mon départ. Telle fut la volonté de Dieu, au début de ce (sixième) centenaire.

Mon espoir s’affermit et se renforça de tous ces témoignages. Finalement, grâce à Dieu, je partis pour Nishāpūr, le onzième mois de l’année 499. Ma retraite avait duré onze ans. Ce changement est l’œuvre de Dieu. Je n’en avais jamais eu l’idée, dans ma solitude. C’était déjà Lui qui m’avait inspiré de quitter Bagdad et d’abandonner mon poste : je n’y aurais pas pensé tout seul. C’est Dieu qui change les cœurs et les situations : « Le Miséri­cordieux tient le cœur du Croyant entre deux de ses doigts ».

Et maintenant, je le sais bien, j’ai beau être revenu à l’ensei­gnement : je n’y suis pourtant pas revenu ! Car revenir, c’est re­tourner à l’état antérieur. Or, autrefois, j’enseignais pour obtenir des honneurs : tels étaient mon but et mon intention. Tandis qu’au­jourd’hui, mon enseignement invite à renoncer aux honneurs, il montre comment cesser de leur donner de l’importance. Tels sont, actuellement, mon intention, mon but et mon désir : Dieu en est témoin ! Je veux me rendre meilleur et améliorer les autres. Y par­viendrai-je ? Je l’ignore. Pourtant, je crois, d’une croyance cer­taine, fondée sur la « Vision », qu’il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu. Je n’ai pas remué, c’est Lui qui m’a déplacé. Je n’ai pas agi, c’est Lui qui s’est servi de moi. Je lui demande donc, d’abord, de me rendre meilleur et puis, d’améliorer les autres par mon exemple ; de me guider, puis de guider les autres à travers moi ; de me montrer la Vérité vraie, et de me donner de la suivre ; de me montrer enfin l’erreur complète, et de m’accorder de lui échapper.

[D — remèdes pour les tièdes]

Revenons maintenant aux causes de tiédeur religieuse et à leurs remèdes.

1) — Pour ceux qui prétendent être embarrassés par les propos des partisans de l’Enseignement, se reporter à notre traité de « La Juste Balance ».

2) — Pour les confusions inventées par les Libertins, elles sont classées en sept catégories, dans notre ouvrage intitulé « L’Al­chimie du Bonheur ».

3) — Pour ceux dont la Philosophie a gâché la foi, et qui rejettent le principe même de la Prophétie, j’ai déjà parlé de la réalité de la Prophétie et de son existence nécessaire. Je me suis fondé, pour cela, sur l’existence des propriétés des remèdes, des astres et d’autres choses encore. Cette prémisse n’a pas d’autre fin. Mais j’ai mentionné cet argument, justement parce qu’il est tiré de la Philosophie. Je veux, en effet, administrer la preuve de la Prophétie à chaque homme de science, en la tirant de sa propre spécialité : astronomie, médecine, sciences naturelles, magie, art des talismans, par exemple.

4) — Il y a aussi celui qui reconnaît la Prophétie en parole, mais qui met les prescriptions de la Loi révélée sur le même niveau que la Sagesse. En réalité, il nie la Prophétie. Il croit seulement aux Sages dialecticiens, nés sous un astre donné, qui détermine d’autres à les suivre. Cela n’a rien à voir avec les Prophètes.

La foi en la Prophétie, c’est la certitude de l’existence d’une zone supra-rationnelle, où s’ouvre un « œil » doué d’une per­ception particulière. L’intellect en est exclu, comme le sont : l’ouïe, de la perception des couleurs, la vue, des celle des sons, et tous les sens, de celle des données rationnelles.

L’ami des Dialecticiens peut nier l’évidence : j’en ai pourtant montré la possibilité, et même l’existence. S’il l’admet, il reconnaît qu’il y a des « propriétés » qui échappent à l’entendement, ou lui paraissent presque impossibles. Exemple : un sixième de drachme d’opium est un poison mortel, parce qu’il glace le sang dans les veines, en raison de sa froideur excessive. Or, pour celui qui se dit naturaliste, les corps composés ne peuvent être froids qu’à cause des deux éléments froids : la Terre et l’Eau. Il est pourtant clair que de grandes quantités de Terre et d’Eau ne suffiraient pas à produire autant de froid. Racontons cela à un Naturaliste. S’il ne l’a pas expérimenté lui-même, il dira : « c’est impossible, puisque l’opium renferme deux autres éléments. — l’Air et le Feu — et que ceux-ci ne peuvent refroidir. Même s’il n’était fait que de Terre et d’Eau, il ne pourrait glacer à ce point. A plus forte raison, s’il comprend deux éléments chauds… ». Et notre « savant » croira que c’est une preuve !

Eh bien, toutes les « preuves » des Philosophes sont de même genre, en Science Naturelle comme en Théodicée. Ils se repré­sentent les choses, en les mettant à la portée de leurs découvertes et de leur entendement. Celles qu’ils ne connaissent pas, ils les déclarent impossibles. Si le rêve véridique n’était pas si courant, pareils raisonneurs refuseraient de croire que l’on puisse prétendre, pendant le sommeil des sens, connaître les choses cachées. Et si on leur disait ceci : « est-il possible qu’il existe quelque chose au monde, qui, gros comme une graine, suffit à détruire une ville, puis se détruit soi-même entièrement » ? Ils répondraient que non, que c’est un conte à dormir debout ! Pourtant, c’est bien ce qui se passe avec le feu, incroyable pour qui ne l’a jamais vu. Et la plupart des merveilles de l’Autre-Monde sont dans ce cas.

Nous dirons donc au Naturaliste : « tu es bien obligé d’avouer que l’opium a la propriété de refroidir, même si ce fait ne se déduit pas par raisonnement analogique ! Dans le même sens, pourquoi les prescriptions de la Loi religieuse ne pourraient-elles renfermer des propriétés (pour traiter et purifier les « cœurs »), inintelligibles à la dialectique, mais perçues par « l’œil » prophétique ?

Les Naturalistes n’admettent-ils pas, dans leurs livres, des propriétés autrement surprenantes ? Par exemple, dans le traite­ment d’un accouchement difficile : la parturiente regarde, puis place sous ses pieds, deux morceaux d’étoffe sur lesquels on a écrit, et qui n’ont pas été mouillés. I1 paraît qu’elle accouche immédiate­ment. Les Naturalistes citent ce cas dans leur traité des « Propriétés merveilleuses ». Le dessin (magique) se compose de neuf carrés, conte­nant neuf chiffres dont la somme fait toujours quinze (qu’on le lise en longueur, en largeur ou en diagonale).

Comment pourrait-on croire à cette histoire et ne pas admettre que l’évaluation de deux inclinaisons du corps pour la prière du matin, quatre pour celle de midi et trois pour celle du crépuscule, correspond à des propriétés irrationnelles ? Il s’agit de moments différents de la journée, et leurs propriétés différentes seraient peut-être perçues à la lumière prophétique.

D’ailleurs, si l’on s’exprimait en termes d’astrologie, on admet­trait fort bien ces différences de comput. Car l’horoscope dépend de la position du soleil au méridien, au levant ou au couchant. C’est là-dessus que se basent les calculs pour différencier les re­mèdes, ou fixer la longueur de la vie et l’heure de la mort. Il n’y a pourtant aucune différence entre le zénith et le soleil à l’équa­teur, ou entre l’Occident et le coucher du soleil. Comment peut-on croire à l’astrologie ?

Pourtant, cette fausse science a ses fidèles, eussent-ils constaté cent fois son imposture! Qu’on leur dise : « le soleil est au milieu du ciel, tel astre est tourné vers lui, et l’ascendant est tel signe du Zodiaque : si tu portes un habit neuf à ce moment-là, tu seras tué dedans » ! — cela suffirait pour qu’ils ne missent point cet habit, dussent-ils mourir de froid (même si l’astrologue en question leur a déjà menti à maintes reprises) !

Comment celui dont l’intellect est assez vaste pour admettre de telles bizarreries, et qui doit reconnaître qu’il s’agit là de pro­priétés prodigieuses chez certains prophètes, comment peut-il nier ce qu’il entend rapporter d’un prophète authentique, d’un faiseur de miracles qui n’a jamais menti ?

Que l’incrédule pense que de telles propriétés sont possibles, en ce qui concerne, par exemple, le nombre d’inclinaisons du corps dans la prière, le jet rituel des pierres, le nombre des éléments de base dans le pèlerinage ou les autres pratiques religieuses ! Elles ne diffèrent, en effet, en rien de celles des remèdes ou des astres. Il peut objecter, alors : « j’ai expérimenté par moi-même certaines propriétés des astres et des remèdes, et j’ai en partie constaté leur existence. J’ai donc cessé de les regarder avec incrédulité et mé­fiance. Mais, les propriétés prophétiques, même si je les crois pos­sibles, comment saurai je qu’elles existent si je ne les constate pas personnellement » ? Réponse : « L’expérience personnelle ne suffit pas, puisque tu fais crédit aux témoignages d’autrui. Tu dois donc te fier aux paroles des prophètes : ils parlent par expérience. Tu n’as qu’à suivre leur Voie, et tu pourras participer à leur Vision des choses ».

Je dois pourtant ajouter : « Et même si tu ne faisais pas cette tentative, ta raison juge que, dans ce domaine, il te faut croire et suivre aveuglément ».

Supposons, en effet, le cas suivant. Un adulte raisonnable, jusque là bien portant, tombe malade. Son père aimant est un bon médecin, comme notre homme le sait depuis l’enfance. Le père prépare un remède pour son fils et lui dit : « voilà ce qu’il te faut, voilà qui va te guérir » ! Même si le remède est amer, d’un goût affreux, le patient va-t-il le prendre, ou, au contraire le repousser en disant : « il est possible que ce remède soit indiqué, mais je n’en ai pas fait l’expérience » ?

Eh bien, tes hésitations te rendent semblable à ce malade, aux yeux des gens clairvoyants. Diras-tu : « comment connaîtrai je la compassion. du Prophète et sa science médicale » ? que je te répondrai : « Comment connaîtras-tu sa compassion, qui ne tombe pas sous les sens! Tu peux pourtant la connaître par les circons­tances de sa vie ou les récits de ses actions, d’une manière indubi­table ».

Il suffit, en effet, de réfléchir aux paroles de l’Envoyé de Dieu, aux récits sur le soin qu’il prenait de mettre les hommes dans la bonne voie et sur ses bontés envers les créatures, à sa bienveillance pour améliorer leur caractère et leurs relations, pour leur assurer ce qu’il leur faut dans ce monde et dans l’Autre. On voit bien que l’amour du Prophète pour sa Communauté dépasse celle d’un père pour son enfant.

Réfléchissons aux prodiges dont il a fait l’objet, aux merveilles du monde invisible que sa voix a révélées dans le Livre et dans les « logia », à ses prédictions sur la fin des Temps, réalisées comme il l’avait dit. On voit bien, avec certitude, que Muhammad franchit la limite supra-rationnelle. Le (troisième) « œil » s’ouvrit en lui, pour révéler les choses cachées (que seuls perçoivent quelques — uns) et tout ce qui échappe à l’intellect.

Voilà ce qu’il faut faire pour être certain de l’authenticité du Prophète. Essaie donc, médite le Coran, lis les « logia » et tu verras tout cela de tes propres yeux.

Cet avertissement aux partisans des Philosophes devrait suffire. Je l’ai donné, parce qu’aujourd’hui il m’a paru particulièrement nécessaire.

5) — La cinquième cause de tiédeur religieuse, c’est le spec­tacle de l’inconduite des savants. J’y vois trois remèdes :

a) Primo. — Réponse : « Tu vois un savant en train de manger des aliments illicites. 11 est parfaitement au courant, autant que toi, pour le vin ou l’usure, la médisance, le mensonge ou la calomnie ; Est-ce que cela t’empêche de pécher ? Mais ce n’est pas par manque de foi, c’est tout simplement par concupiscence. Or, celle du savant vaut la tienne, elle le domine comme toi. Et le fait qu’il connaisse des choses que tu ignores n’augmente pas, pour lui, le degré de prohibition concernant cette question précise.

Que de gens croient à la médecine, sans pourtant se priver de manger des fruits, ou de boire de l’eau glacée, malgré l’interdiction de leur médecin ! Leur imprudence ne prouve pas qu’ils aient eu raison, ni que la médecine ne vaille rien. Et les fautes des savants n’ont pas d’autre cause ».

b) Secundo. — Réponse : « Le savant considère sa science comme un viatique pour l’Autre Monde. Il croit qu’elle le sauvera, qu’elle interviendra en sa faveur, qu’elle fera passer sur ses mau­vaises actions.

En fait, son savoir peut aussi bien se retourner contre lui, que jouer en sa faveur. De toute façon, il peut essayer de se prévaloir de sa science, s’il n’a pas été un croyant pratiquant. Mais toi, qui n’est pas un savant, si tu fais ce calcul et négliges les pratiques reli­gieuses, ton inconduite te perdra et tu n’auras rien pour intervenir en ta faveur ».

e) Tertio. — Réponse (et cette fois, c’est la bonne) : “le vrai savant ne pèche que par inadvertance ; il ne persévère point dans l’erreur. Car la vraie science lui montre bien que le péché est un poison mortel, et que ce bas monde ne vaut certes pas l’Autre. Celui qui sait cela n’ira pas faire une aussi mauvaise affaire !

La vraie science n’a rien à voir avec les autres sciences dont s’occupent la plupart des hommes, et qui ne les poussent qu’à pécher davantage. Elle inspire un surcroît de révérence et de crainte, et elle retient de commettre des péchés (autres que les fautes vénielles, intermittentes, inévitables). Celles-ci ne prouvent point la faiblesse de la foi, car le Croyant succombe et se repent, ce qui est tout autre chose que de persévérer dans l’erreur”.

***

Voilà ce que je voulais dire pour critiquer la Philosophie et l’Enseignement et pour révéler les dangers auxquels s’expose celui qui veut les réfuter par d’autres voies que les leurs.

Nous prions Dieu Tout-Puissant de nous compter au nombre de ceux qu’Il préfère, qu’Il a choisis, qu’Il met dans la bonne route et qu’Il conduit à la Vérité ; ceux auxquels Il inspire de l’Invoquer pour qu’ils ne L’oublient pas, et qu’Il préserve de leur propre mal, pour qu’ils n’aiment rien que Lui seul ; ceux dont Il fait Ses élus, afin qu’ils n’adorent que Lui.




LE TABERNACLE DES LUMIÈRES 23 [Extraits]

[...]

— Cinquièmement, l'oeil ne voit que quelques êtres, puisqu'il est incapable de percevoir les réalités intelligibles et même beaucoup de réalités sensibles. Il ne perçoit ni les sons, ni les odeurs, ni les saveurs, ni la chaleur et le froid. Pas plus que l'oeil ne saisit les facultés de perception elles-mêmes, ouïe, vue, odorat, goût, ni à plus forte raison les états intérieurs et psychologiques, comme la gaieté et la joie, l'affliction et le chagrin, la souffrance et le plaisir, la passion et le désir, ou encore la puissance, la volonté et la connaissance, etc., parmi toutes les choses qui existent et qui sont incalculables et innombrables. Son domaine est donc très restreint et son champ d'action très réduit, puisqu'il ne peut aller au-delà des couleurs et des formes, qui sont ce qu'il y a de plus bas chez les êtres. Dans l'échelle des êtres les corps sont en effet les plus humbles, et parmi les accidents des corps les couleurs et les formes se situent au niveau inférieur. Le domaine de l'intellect, quant à lui, ce sont tous les êtres, ceux que l'on peut énumérer et la multitude innombrable constituée par l'immense majorité des autres êtres. Il se meut librement au milieu d'eux, portant sur chacun un jugement sûr et vrai. Leur nature secrète lui est transparente, et leur essence cachée lui est évidente.

Comment l'oeil externe pourrait-il donc rivaliser de gloire avec l'intellect et lui disputer le titre de « lumière » ? Certainement pas! Il n'est lumière que relativement aux autres choses, mais par rapport à l'intellect il n'est que ténèbres. Plus exactement, il fait partie de ses informateurs, chargés souverainement par lui de son ministère le moins précieux, à savoir celui des couleurs et des formes, dont il lui apporte les renseignements sur lesquels l'intellect décidera selon ce qu'exigent sa perspicacité et son jugement sans appel. Les cinq sens externes sont les observateurs de l'intellect. Mais il en a d'autres à l'intérieur, tels que l'imagination (khayâl), la faculté estimative (wahm), la faculté cogitative (fikr), la faculté de rappel (dhikr) et la mémoire (hifzh). Derrière ces observateurs se tiennent des serviteurs et des défenseurs, qui lui sont soumis en fonction du monde qui est le sien. Il se sert d'eux et les traite à son gré, mieux encore que ne le fait un roi avec ses esclaves. Il serait trop long de développer ce sujet, et d'ailleurs nous en avons parlé au chapitre des « Merveilles du Coeur » dans notre Ihyâ.

— Sixièmement, l'oeil ne voit pas ce qui est illimité, car il voit des corps, qualifiés par certains attributs, selon lesquels un corps ne saurait être conçu que limité. L'intellect, lui, perçoit les objets de la connaissance, et on ne peut les concevoir limités. Sans doute au moment où il considère des choses particulières, le résultat immédiat de cette connaissance se présente-t-il à lui comme limité. Mais il a la possibilité de percevoir ce qui est illimité. Ce serait trop long de développer ce point. Mais si tu veux, prends comme exemples les évidences suivantes : l'intellect appréhende les nombres, or la série des nombres n'a pas de fin. Il peut même saisir le résultat obtenu en doublant le nombre deux, puis le nombre trois et toute la suite des nombres ; là encore on ne saurait concevoir de limite. Il est capable de saisir toutes sortes de relations entre les nombres, donc sans limites concevables. Mieux encore, il perçoit qu'il a connaissance d'une chose, et qu'il a la connaissance de cette connaissance, puis la connaissance de la connaissance de cette connaissance, avec la possibilité de ne jamais s'arrêter et ceci pour un seul et unique objet de connaissance !

— Septièmement, l'oeil voit petit ce qui en réalité est grand; il perçoit le soleil comme ayant la dimension d'un bouclier, et les étoiles sous l'aspect de pièces de monnaie répandues sur un tapis azuré. L'intellect, lui, saisit que les étoiles et le soleil sont cent fois plus grands que la terre. L'oeil voit les étoiles comme immobiles, ainsi que l'ombre qui est devant lui ; de même il ne voit pas sur le moment le petit enfant en train de grandir, alors que l'intellect saisit que la taille de cet enfant augmente…

[…] [49]

Précision

Les lumières célestes auxquelles s'alimentent les lumières terrestres s'ordonnent entre elles selon la façon dont elles puisent les unes aux autres, de telle sorte que la plus proche de la Source première mérite davantage le nom de lumière puisqu'elle occupe le degré le plus élevé. Pour comprendre comment cette hiérarchie peut être représentée symboliquement dans le monde visible, suppose que la lumière de la lune, après être passée par la fenêtre d'une pièce, tombe sur un miroir appliqué sur un mur, se réfléchit sur le mur opposé, pour ensuite être renvoyée sur le sol, qu'ainsi elle éclaire. Tu sais donc que la lumière du sol est due à celle du mur, que celle-ci est due à celle du miroir, et que la lumière du miroir est due à celle de la lune, laquelle est due à celle du soleil, puisque c'est lui qui éclaire la lune. Ces quatre lumières sont disposées selon un ordre hiérarchique, les unes étant plus élevées et plus parfaites que les autres, et chacune ayant une certaine place et un rang qui lui est propre et qu'elle ne saurait dépasser.

Les grands spirituels, qui ont des visions intérieures (ba-çâ'ir), ont la claire conscience de l'existence de cette hiérarchie...

[...][59]

Sache donc que c'est par l'analogie existant avec la lumière extérieure et visible que tu comprendras le fait que Dieu est la lumière des cieux et de la terre ! Quand tu aperçois, par exemple, les fleurs et la verdure du printemps à la clarté du jour, tu ne doutes pas de ta vision des couleurs. Et peut-être croiras-tu ne voir rien d'autre que les couleurs, allant jusqu'à dire que ta perception du vert ne suppose rien d'autre que la couleur verte. Certains s'obstinent et prétendent que la lumière n'a pas de réalité, et que les couleurs ne supposent rien d'autre qu'elles-mêmes. Ils nient ainsi l'existence de la lumière, alors qu'elle fait apparaître les choses; et comment n'en serait-il pas ainsi, puisque c'est grâce à elle que les choses se manifestent, qu'elle est visible en elle-même et que par elle les autres choses sont visibles, comme il a été dit au début? Mais quand le soleil se couche, et que l'ombre tombe après la disparition du luminaire céleste, ils perçoivent une différence incontestable entre l'objet dans l'ombre et le même objet dans la clarté du jour. Ils reconnaissent alors que la lumière est une réalité, existant derrière les couleurs, perceptible avec elles, mais qui n'est pas perçue, comme si elle était trop évidente, et qui reste cachée, 59 comme si elle était trop manifeste. Le fait même d'être apparent peut être la cause de l'invisibilité, car dès qu'une chose dépasse sa limite, elle se traduit en son contraire.

Maintenant que tu as compris cela, sache que ceux qui sont dotés des visions intérieures ne voient aucune chose sans voir Dieu en même temps ! L'un d'eux a même dit plus encore : «Je ne vois aucune chose sans voir Dieu avant elle 66. » Les uns en effet voient les choses par Lui, les autres voient les choses d'abord et Le voient par les choses. C'est aux premiers que fait allusion Sa parole : « Eh quoi ! ne suffit-il pas que ton Seigneur soit, pour chaque chose, témoin?» Et ce sont les seconds que désigne celle-ci : « Nous leur ferons voir Nos signes aux horizons. » Les premiers sont des hommes de contemplation (muchâhada), les seconds des hommes qui Le déduisent par des preuves (istidlâl). Les premiers sont au rang des justes, et les seconds au rang des « savants enracinés solidement » dans la connaissance. A part ces deux catégories, il n'y a que celle des inconscients, qui sont « voilés ».

Après cela, sache que de même que toute chose se manifeste à la vue grâce à la lumière extérieure, de même toute chose se manifeste à la vision intérieure grâce à Dieu! Il est en effet avec toute chose, Il n'en est pas séparé, puis Il fait apparaître toute chose, comme la lumière accompagnant chaque chose, qui apparaît grâce à elle. Mais il subsiste ici une différence : on conçoit que la lumière extérieure puisse disparaître au coucher du soleil et devenir invisible, permettant à l'ombre de se manifester. Tandis qu'on ne saurait concevoir la disparition de la Lumière divine par quoi toute chose apparaît; bien plus, tout changement en Elle est impossible, et Elle reste à jamais avec les choses. Ainsi se trouve coupée la voie de la déduction par la distinction. En effet, si l'on imaginait la disparition de la Lumière divine, les cieux et la terre s'écrouleraient, et la distinction perçue alors entraînerait nécessairement la connaissance de ce qui faisait apparaître les choses. Mais étant donné que les 60 choses continuent uniformément à porter le même témoignage sur l'Unicité de leur Créateur, la distinction est supprimée et ce moyen de connaissance disparaît, puisque la connaissance phénoménale des choses procède de leurs oppositions. Pour Ce qui n'a pas de contraire et qui est immuable, tout ce qui change porte le même témoignage. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'Il soit caché et que Son invisibilité soit due à la force même de Son évidence, et que si on L'ignore ce soit à cause de l'éclat même de Sa clarté. Gloire à Celui qui Se cache aux créatures par la violence de Sa manifestation, et qui Se voile à elles par l'éclat de Sa lumière !

Certains esprits bornés pourraient ne pas parfaitement comprendre ces paroles, et entendre notre phrase : « Dieu est avec toute chose comme la lumière accompagnant les choses » au sens de : «Il est partout» ; mais Il est bien trop Haut et bien trop Saint pour être mis en relation avec le lieu! La meilleure façon d'empêcher qu'on imagine pareille chose est peut-être de dire alors qu'Il est « avant » toute chose, qu'Il est « au-dessus » de toute chose, et Celui qui fait apparaître toute chose. Et l'homme clairvoyant sait bien que Celui qui fait apparaître n'est pas séparé de ce qui est ainsi rendu apparent. Voilà ce que nous voulons dire par notre phrase : « Il est " avec " toute chose. » J'ajouterai qu'il doit être évident pour toi que Celui qui fait apparaître est « avant » ce qui est rendu apparent et également « au-dessus » de lui, tout en étant « avec » lui d'une certaine façon. Il est à la fois « avec » lui et « avant» lui, d'une autre façon. Et ne crois pas que ce soit contradictoire ! Prends un exemple tiré du monde sensible dont la connaissance est à ta portée, et considère comment le mouvement de la main accompagne l'ombre qu'elle projette tout en la précédant !

[...]

Mais il y a une quatrième sorte d'hommes : ce sont uniquement « ceux qui parviennent au terme » (al-wâçilûn). Il leur a été révélé que cet être « obéi » est qualifié par un attribut incompatible avec la pure Unicité et la Perfection accomplie. Ceci en vertu d'une raison profonde, dont l'exposé serait en dehors de cet ouvrage. Et cet être est comme le soleil par rapport aux autres lumières. Ils se sont alors tournés, par-delà celui qui met en mouvement les cieux, par-delà celui qui meten mouvement le Corps céleste le plus éloigné, et par-delà même celui qui donne l'ordre de les mettre en mouvement, vers Celui qui a créé les cieux, qui a créé le Corps céleste le plus éloigné, et qui a créé celui qui donne l'ordre de les mettre en mouvement. Ils sont alors parvenus jusqu'à un Être pur de tout ce qu'avaient perçu leurs regards auparavant. Les Gloires de Sa Face princi-pielle et suprême ont consumé tout ce qu'ils avaient vu à l'extérieur et à l'intérieur d'eux-mêmes. Ils Le découvrirent exempt, par Sa sainteté et Sa transcendance, de tout ce que nous Lui avions attribué !

Mais des distinctions se font ensuite parmi eux. Il y a celui pour qui tout ce qu'il avait vu a été consumé, effacé, et a disparu, mais qui reste lui-même conscient à la fois de la Beauté et de la Sainteté divines et de lui-même dans la beauté qu'il a obtenue en parvenant jusqu'à la Présence divine. Dans son cas, les objets antérieurs de sa vision ont été effacés, mais non lui-même en tant que sujet de sa vision. D'autres, qui constituent l'élite spirituelle (khawâçç al-khawâçç), sont allés plus loin. Les Gloires de Sa Face les ont consumés et la puissance de Sa Majesté les a fait s'évanouir; ils se sont effacés et ont disparu. Ils n'ont plus conscience d'eux-mêmes car ils se sont « éteints » à eux-mêmes. Il ne reste alors que l'Unique Réel; et 95 le sens de Sa parole : « Toute chose est périssable sauf Sa Face » est devenu pour eux une expérience personnelle (dhawq) et un état vécu (hâl). Nous l'avions montré au premier chapitre, et nous avions indiqué comment alors ils employaient le terme d'« identification » (ittihâd) et comment ils le concevaient. C'est là le but ultime de ceux qui parviennent jusqu'à Dieu.

Parmi eux, également, il y en a qui n'ont pas parcouru tous les degrés distincts de la progression et de l'ascension spirituelle, tel que nous les avons décrits en détail. Mais leur cheminement a été court, et ils ont pris les devants en parvenant immédiatement à la connaissance de la sainteté et de la transcendance implacable de la Seigneurie. Ils ont été alors envahis dès le début par ce qui n'arrive aux autres qu'à la fin, et assaillis d'un seul coup par la manifestation divine (tajallî). Les Gloires de Sa Face ont consumé tout ce que leur vue sensible et leur vision intellectuelle pouvaient percevoir. Il semble que la première voie ait été celle d'[Abraham] «l'Ami de Dieu » et la seconde voie celle de [Muhammad] « le Bien-Aimé de Dieu », mais Dieu sait mieux quels furent les secrets de leur cheminement et les lumières de leurs demeures.

Il s'agissait d'indiquer quelles étaient les catégories de ceux qui sont voilés. Il n'est nullement impossible, si l'on étudie le détail des thèses professées et si l'on suit minutieusement les voiles rencontrés par ceux qui parcourent la voie spirituelle, que l'on atteigne le nombre de « soixante-dix mille ». Mais si tu cherches bien, tu n'en trouveras aucun qui soit en dehors des divisions que nous avons délimitées. Ils ne sauraient être voilés que par les attributs inhérents à la nature humaine, ou par les sens, l'imagination, l'analogie intellectuelle, ou alors par la pure lumière, comme il a été dit.

Voilà donc la réponse qui m'est venue, pour toutes ces questions. La requête m'avait pourtant pris à l'improviste, l'esprit harcelé, la pensée dispersée, et à un moment où mes soucis 96 se portaient vers tout autre chose...




SOURCE

Al-Ghazāli, Al-munqid min adalal (Erreur et délivrance), Traduction française avec introduction et notes par Farid Jabre, Beyrouth, 2e éd., 1969.


BIOGRAPHIE [Farid Jabre]24

«La personnalité de celui-ci est loin d'être inconnue dans les milieux tant soit peu familiarisés avec la pensée arabo-musulmane, ou tout au moins avec l'histoire de la philosophie médiévale. ,Né en Iran, à Pis (450/1058), il fait de brillantes études à Nishapfir, où il eut pour maître le grand savant sunnite al-Juwayni, Imam al-Haramayn. Après la mort de ce dernier il ne tarde pas à devenir l'ami de ,Ari.0m al-Mulk. Lorsque celui-ci lui confia la Ni?àrniyya de Bagdad, il avait environ 34 ans. De 484 à 488 (10911095) son enseignement dans la capitale abbdside connaît un succès retentissant: le Calife l'estime et la consulte pour la gestion des affaires de l'Etat. Il est entouré de la vénération universelle; il est «l'honneur de la religion»: c'est là son titre officiel».

«Brusquement, en pleine gloire, il quitte sa chaire, s'éloigne de Bagdad — 16 — et disparaît de la scène publique. Dix années durant, il se réfugie dans une retraite dont on n'est pas arrivé, jusqu'ici, à percer le mystère. On dirait qu'il l'a voulu et cherché à dessein. Force nous est alors de recourir à des conjectures pour essayer de suivre sa trace. Nous ne pouvons pas, en effet accepter aveuglément ce halo de «mysticisme» dont, en certains milieux, la tradition musulmane l'a entouré; pareille réputation ne cadre pas avec sa personnalité telle qu'elle se dégage de l'oeuvre immense et variée qu'il nous a laissée».

«Le voile se lève en 499/1106 et le maître reprend son enseignement, cette fois à Nishdpiir. Peu de temps après, c'est de nouveau la retraite: elle sera définitive. Il mourut à Tris (505/1111), sa ville natale. Les dernières paroles qu'on rapporte de lui à son lit de mort sont celles d'un sage qui se prépare dans la sérénité à se présenter devant «le Roi».

21 — […] Que se passa-t-il, entre 484/1091 et 486/1093, pour qu'il y eût chez lui ce renversement total signalé par tous les chroniqueurs et dont Ibn' l-' Arabi donne la date précise ? Pourquoi s'est-il ainsi détourné de «l'Ici-Bas» et de ses préoccupations, pour se tourner vers «l' Au-Delà» et la «Science des aspects cachés de la religion» (pour reprendre sa propre terminologie) ? Cette «conversion» n'est-elle due qu'à des facteurs d'ordre intime, spirituel et religieux?

Il n'en faut certes pas nier la réalité; mais il semble bien que ces facteurs furent provoqués eux-mêmes par des causes externes et qu'ils doivent leur origine à des circonstances historiques qui ont pesé sur la vie de Ghazali. Ici, les renseignements précis et positifs manquent totalement, mais il n'est pas défendu de recourir, pour y suppléer, à des données dont le recoupement peut mener à une certitude, sinon convaincante, du moins quasi-morale.

C'est que, le 10 Ramadan 485/1092, .IVi.0m al-Molk tombait sous les coups d'un jeune Bâtinite. Il a été dit comment cet événement et les bouleversements qui le suivirent, et ce à Bagdad même, durent affecter Ghazali, le protégé et l'ami du grand ministre seljoukide. La mort de ce dernier représentait pour le Maître l'écroulement d'un rêve de puissance terrestre — 22 —humano-divine qu'ensemble ils avaient longtemps caressé. Est-it alors si téméraire d'affirmer que ces circonstances amenèrent Ghazali à se désintéresser des «choses de l'ici-bas», et à se tourner vers les problèmes spirituels et religieux de «l'au-delà» ? C'est à cette «conversion», en tout cas, qu'Ibn 'l-`Arabi fait allusion lorsqu'il déclare que, dès les débuts de 486/1093 (c'est-à-dire quelques mois après la mort de Nizâm al-Mulk), Ghazali s'était engagé dans le soufisme et qu'il s'y était frayé une voie propre à lui.

Mais Ibn 'l-`Arabi parlait alors de Ghazali tel qu'il l'avait connu en 490/1097, lorsqu'il le rencontra à Bagdad, que le Maître avait regagné après l'avoir quitté en 488/1095. Jusqu'à cette date, et malgré son engagement dans la «voie», le Maître n'avait pas cru nécessaire de renoncer, ni à l'encombrement intellectuel des études, ni à celui de l'enseignement. Il se documente sur la doctrine des falâsifa en lisant leurs oeuvres (1); et il se sent encore mû «par le désir du prestige et d'une vaste renommée». Ce n'est qu'à la dernière date citée qu'il se sent irrévocablement poussé à tout quitter; et la capitale des Califes et la «situation honorable» dans laquelle il se trouvait. Et encore, ne le fait-il, à la suite de longues hésitations, qu'après avoir confié sa chaire à son frère, et assuré la vie de sa famille. Il fait croire, en outre, qu'il allait à la Mekke alors qu'en réalité son intention formelle était de gagner la Syrie. [...]

24 —

Il est bon, tout d'abord, de mentionner les quelques dates certaines qui peuvent servir de jalons à la trame de l'exposé. En 489/1095-1096 Ghazâli est à Damas pour un «court séjour». En juma-da II 490/1097, Abu Bakr Ibn 'l-`Arabi le rencontre à Bagdad, «entouré de vénération», enseignant selon la doctrine des gens de la vérité et commentant le livre de l' «Ihya» (1) En Du'l-qa` da 499/1106, il est de nouveau professeur à la Nipimiyya de .eshdprir; le 14 jumcida 505/1111, enfin, il meurt à Tas, sa ville natale.

Il est inutile de revenir ici sur la discussion relative à la période de Ghazâli après son départ de Bagdad. Sans s'attarder aux détails, on peut la retracer de la manière suivante: Syrie-Palestine (le séjour dans cette contrée aurait duré toute l'année 489/1095 et quelques mois de 490/1106, ce qui ferait environ «deux ans»), puis Hijâz, retour à Bagdad où Ibn 'l-`Arabi le rencontre en jumâda II, 490/1106, et enfin Khorâsân, où il devait se trouver avant la fin de Sha`biin 492/1099, sinon avant jumdda 491-1098 (2).

Il vécut alors retiré à Tûs, consacrant son temps à la méditation, menant une vie de piété et d'étude (T. IV, 108) que «les événements de l'époque» ne manquaient pas de troubler de temps en temps. C'est là qu'il dut recevoir de Fakhr al-Mulk l'invitation pressante de venir reprendre son enseignement à Nishâpûr. Fakhr al-Mulk était le fils de Nizâm al-Mulk, et, comme son père, il avait à coeur la défense du sunnisme arabo-persan contre le Bâtinisme talimite. Le maître ne put se dérober à l'offre qui lui venait de si haut. Mais son enseignement fut de «courte durée»: il débuta en Dur -qa` da 499/1106 et dut être interrompu en 500/1107 après l'assassinat de Fakhr al-Mulk, qui eut lieu le 10 Muharram de cette année. Ghazali revint alors à Tiis et se bâtit, «à côté de sa maison, une école pour faqîh et un monastère pour soufis; il partagea son temps entre divers offices pieux, comme lecture du Coran, conférences spirituelles avec les hommes de piété, enseignement à ceux qui étaient en quête du savoir, prières, jeûne et autres pratiques cultuelles».















ATTAR








Les sept vallées


Un autre oiseau s’avança


3246 Un autre oiseau lui dit : « Toi qui sais le chemin

Ô huppe ! Notre vue est encore obscurcie !


Cette Voie semble longue, pénible et dangereuse !

Combien de parasangs faudra-t-il parcourir ? »


La huppe répondit : « Nous avons devant nous

Sept vallées à franchir avant de voir le Seuil


De ce chemin personne n’est jamais revenu

Et personne ne sait quelle en est la longueur


Impatient que tu es ! Comment donc t’infirmer

De ce lointain rivage dont nul n’est revenu ?


Insensé que tu es ! Tous ceux qui sont partis

Là-bas se sont perdus ; qui pourrait t’informer ?


Au début, il y a la vallée du Désir

Puis, vallée sans rivage, la vallée de l’Amour


La troisième est la vallée de la Connaissance

La quatrième, la vallée de la Plénitude


La cinquième, la vallée de l’Unicité pure

La sixième, terrifiante, est la Perplexité


La septième vallée et aussi la dernière

C’est le Dénuement et l’Anéantissement

Après cela, tu ne pourras plus avancer


Tu seras aspiré sans pouvoir te mouvoir

Lors, pour toi une goutte sera un océan. »


Première vallée : la vallée du Désir


Quand tu pénétreras la vallée du Désir

Tu seras assailli d’épreuves à chaque instant


Ici, à tout moment, mille afflictions te guettent

Le plus beau des oiseaux, ici, n’est qu’une mouche


Ici, il faut peiner bien des années durant

Vivre bien des états changeants et passagers


Ici, il faut jeter tes richesses au vent

Et jeter aux orties tout pouvoir temporel


Il faudra te noyer dedans ton propre sang

Il faudra t’arracher à tout ce qui t’attache


Et puis, quand tu n’auras plus rien entre les mains

te faudra laver ton cœur de ce qui est


Dans ton cœur purifié de tous les attributs

Alors irradiera une lumière pure

Celle de Son Essence et de Sa Majesté


Lorsque cette lumière aura conquis ton cœur

Le Désir essentiel y sera décuplé


Alors, même s’il y a des flammes sur la route

Et cent autres vallées plus pénibles et plus rudes


Par amour, comme un fou, tu embrasses la flamme

Te laissant embraser comme le papillon


Lors, ivre de désir et chercheur de secrets

À l’échanson de l’âme, au repli de ton être

Tu demandes à goûter une gorgée de vin


3268 Et quand tu auras bu à la coupe des secrets

Tu en oublieras tout, ce monde et l’autre monde


3269 Noyé dans l’océan avec des lèvres sèches

Tu chercheras dans l’âme le secret de l’Esprit


Dans l’espoir passionné de percer les secrets

Tu ne craindras pas même le dragon dévoreur


Pour que s’ouvre une porte, tu accueilleras tout

L’incroyance, le blasphème, la malédiction même


La porte une fois ouverte, qu’importe tout cela

Puisqu’il n’y a derrière, ni foi, ni incroyance.


La malédiction d’iblis


Amr ibn al-Osmân, le Mecquois, a consigné

Cette histoire sur Satan, riche d’enseignements :


Quand dans le corps d’Adam pétri d’eau et d’argile

Dieu insuffla une âme de son propre expire


Il voulut faire en sorte qu’aucun être angélique

Ne sût rien de cette âme ni de sa vérité


Et s’adressant aux anges : « Vous, habitants des cieux

Prosternez-vous devant Adam ! » ordonna-t-il


Et les anges posèrent le front jusques à terre

Et ainsi aucun d’eux ne perçut le secret


Mais Iblîs déclara : « À cet instant précis

Personne ne verra se prosterner Iblîs !


Même si pour cela on me tranche la tête

Qu’importe ! Je tiendrai tête sans baisser le front


Je sais que cet Adam n’est pas fait que d’argile

Je donnerai ma tête pour percer ce mystère. »


Ainsi, comme il avait gardé la tête haute

Et qu’il épiait tout, il vit donc le secret


Dieu le Très-Haut lui dit : « Espion de grand chemin

Voilà donc que tu voles Mes secrets en ce lieu !


Tu as vu ce trésor que Je voulais cacher

Il te faut donc mourir si Je veux éviter

Que toi tu le divulgues à l’univers entier


C’est ainsi que les rois, quand ils cachent un trésor

Font périr les agents témoins de la cachette


Afin de les réduire au silence, le sais-tu ?


Et toi donc qui as vu Mon trésor bien caché

Je vais te faire trancher la tête sans tarder


Sinon, si Je te laisse la tête et la vie sauve

Tu vas à l’univers divulguer Mon secret ! »


3288 « Donne-moi un répit, lui répondit Iblîs

Moi qui suis disgracié, trouve-moi un remède ! »

3289 « Tu auras un répit, répondit le Très-Haut

Cependant tu devras porter autour du cou

Le collier, pour toujours, de la malédiction


Et puis tu porteras, pour prix de ta traîtrise

Le titre de “menteur” jusqu’au Jour du Jugement ! »


Alors Iblîs Lui dit : « Je suis maudit ? Qu’importe ?

Puisque ce pur trésor à moi s’est révélé


Tu es Maître absolu du destin et des êtres

De la malédiction comme de la clémence


Si ma part du destin est la malédiction

Je l’accepte sans crainte, car où est l’antidote

Il faut bien en regard une part de poison


Toutes les créatures recherchent la clémence

Mais moi je prends sur moi cette malédiction


La clémence sans doute a bien plus de clients

Mais moi, à corps perdu, j’ose la malédiction ! »


C’est cela le désir qu’il te faut désirer

Mais hélas, tu ne sais ; tu ne cherches qu’à vaincre


Si de jour et de nuit, tu ne Le trouves pas

C’est le désir qui manque et non pas Sa présence.


La mort de Shebli


Au moment de mourir, le cœur rempli d’attente

Les yeux voilés de pleurs, Sheblî se tourmentait


Ayant ceint la ceinture de la perplexité

Il se tenait assis sur un grand tas de cendres


Tantôt, avec ses larmes, il inondait ces cendres

Tantôt il se jetait des cendres sur la tète


Quelqu’un fit remarquer qu’en ce moment suprême

On ne vit pas souvent comportement pareil


« Mais je brûle, dit-il, que veux-tu que je fasse ?

La jalousie me brûle et possède mon âme


Moi qui ai renoncé à ce monde et à l’autre

Voilà que je jalouse Iblîs intensément


Car lui, il a reçu cette malédiction

Et à lui fut échu ce don auquel j’aspire


Tandis que moi, Shebli, j’ai le cœur consumé

Voilà que le Seigneur donne à d’autres Ses gemmes !



Si de la main du Roi tu reçois un présent

Pierre ou joyau, qu’importe et quelle différence ?


Si le joyau t’honore et la pierre t’humilie

Cela veut dire que Lui, ici, ne compte pas


Ne rejette pas l’un pour ne chérir que l’autre

Regarde seulement la main qui l’a donné


Si l’Être aimé te jette une pierre clans l’ivresse

C’est mieux que des joyaux reçus d’une autre main


Les vrais hommes le savent : il faut dans le désir

Chaque heure, avec ardeur, faire don de sa vie


Dans ce chemin jamais il ne faut s’arrêter

Le désir ne doit pas, même un instant, cesser


Si le désir s’essouffle, serait-ce qu’un moment

On n’est qu’un apostat ignorant de la Voie.


La quête de Madjnûn


L’un des proches de Madjnûn le vit un jour en peine

Tamisant la poussière au milieu du chemin


Il lui dit : « Ô Madjnûn, que cherches-tu ainsi ? »

« Ma foi, lui dit Madjnûn, rien d’autre que Leylî »


« Leylî, dans la poussière ? rétorqua son ami

A-t-on jamais trouvé de perle dans la boue ? »


« Je la cherche partout, lui répondit Madjnûn

Dans l’espoir de soudain la trouver quelque part ! »


La patience de Jacob


Yûsof de Hamadan, grand imâm de son temps

Connaisseur des secrets et sage clairvoyant


Disait : “Pour qui sait voir, de la Terre jusqu’aux cieux

Chaque chose qui est, est semblable à Jacob


Chaque parcelle cherche à retrouver Joseph

Chaque atome recherche ce qui lui fut perdu


Il faut sur Son chemin la douleur et l’attente

Que le temps d’une vie passe dans l’une et l’autre


Si tu n’y atteins pas, qu’importe, persévère

Et ne renonce pas à percer les mystères


Dans le désir il faut une infinie patience

Mais comment quand on souffre, assumer la patience ?


3323 Attends avec patience, de gré ou bien de force

Dans l’espoir de trouver une voie de guidance

3324 Comme un enfant lové au sein de la matrice

Sois toi-même avec toi et demeure en toi-même


Ne sors pas de toi-même, ne serait-ce qu’un instant

Et nourris-toi de sang car dedans la matrice


La seule nourriture est nourriture de sang

Tes passions, tes chimères viennent tous du dehors


Nourris-toi donc de sang et attends, comme un homme

Ainsi par la douleur s’ouvriront tous les nœuds.


Les graines de millet


Un jour qu’Abû Sa’id était dans le chagrin

En larmes, le cœur brisé, il alla vers les plaines


Et là, il vit de loin un lumineux vieillard

Qui avait mis le joug à un bœuf, dans un champ


Le sheykh alla vers lui et il le salua

Et puis il lui parla du poids de son chagrin


En entendant cela, le vieillard répondit :

« Sais-tu, Abù Sa’id, que si l’on remplissait


De graines de millets, pas une fois, mais cent fois

Le monde tout entier, de la Terre jusqu’au Trône


Et qu’un oiseau devait picorer une graine

Une seule, tous les mille ans, et puis recommencer


Ainsi cent fois de suite, vider le monde entier


Au bout de tout ce temps, ce serait encore tôt

Pour que parvienne à toi un effluve de Lui. »


Il faut aux désirants une grande patience

Mais tous n’ont pas reçu ce don-là en partage


Il te faut le désir au-dedans de ton être

Pour que dans l’ombilic le sang devienne musc


Quand le désir s’étend du tréfonds de ton être

Il peut noyer de sang l’univers tout entier


Qui n’a pas le désir n’est qu’un mort, sache-le !

Corps dénué de vie, un mur blanc et sans âme


Qui n’a pas de désir n’est qu’un pur animal

Que Dieu nous garde d’être cet être sans esprit !


Même si on te donne un joyau dans les mains

Il faut que ton désir se fasse plus ardent


3342 Celui qui se contente du joyau qu’il possède

Il en devient l’esclave et le joyau l’attache


3343, Car tout ce qui t’arrête en chemin, sache — le

Devient comme une idole et toi, son idolâtre


Ta raison limitée fait que ton cœur se vide

Car le vin, enivré, t’a ravi la raison


Ne te laisse donc pas enivrer pour si peu

Désire toujours plus, désire à l’infini !


Mahmud et le chercheur d’or


Une nuit que Mahmûd allait seul, sans armée

Il vit sur son chemin un de ces chercheurs d’or


Qui tamisent la terre, tout couverts de poussière

Il avait fait autour de lui des tas de terre


Généreux, le sultan y jeta son bracelet

Et s’en fut à cheval, léger comme le vent


La nuit d’après, le roi revint au même lieu

Il y vit le même homme, attelé à sa tâche


« Ce qu’hier dans la terre tu as trouvé, dit-il

Suffirait pour payer dix fois un lourd tribut


Pourquoi te retrouvé-je encore à tamiser ?

Tu n’en as plus besoin, vis donc la vie d’un roi ! »


L’homme lui répondit : « J’ai trouvé ce trésor

Ici dans la poussière, en tamisant la terre


Et comme c’est ainsi que me vint la fortune

Jusqu’à mon dernier souffle il en sera ainsi. »



Toi aussi, sois ainsi, fidèle à cette porte

Afin qu’elle s’ouvre enfin. Et pour qu’elle apparaisse

Ne te détourne pas du chemin qui es tien


Ce sont tes yeux, hélas, qui sont toujours fermés

Entre dans le désir et alors tu verras

Que la porte jamais n’est fermée devant toi !


La porte


Tout ravi à lui-même, un homme un jour disait :

« Ô Dieu, fais que pour moi s’ouvre enfin cette porte ! »


En entendant cela, Râbi’a rétorqua :

« Crois-tu, pauvre ignorant, qu’elle fût jamais fermée ? »


Deuxième vallée : la vallée de l’Amour


Après cela paraît la vallée de l’Amour

Qui atteint à ce point est noyé dans le feu


On ne peut en ce lieu qu’être feu tout entier

Celui qui ne l’est pas, que sa joie soit tristesse !


Car l’amant véritable est semblable à un feu

Brûlant, impétieux, le visage éclatant


Il ne songe jamais à cc qui adviendra

Et il jette avec joie cent mondes dans les flammes


Bien au-delà du doute comme des certitudes

Il ne sait rien de l’incroyance ou de la foi


Dans sa voie, bien et mal sont mêmes, exactement

Car quand advient l’amour, restent ni l’un ni l’autre


Mais prends garde pourtant, ô toi qui es pécheur !

Car ce n’est pas à toi que s’adressent ces mots

Tu es dénégateur : ceci n’est pas pour toi !


L’amant est prêt à perdre au comptant ce qu’il a,

Car ne compte pour lui que l’union de l’Aimé


Les autres comptent sur les promesses de demain

Mais pour lui, tout se joue ici et maintenant


Tant que l’on ne s’est pas consumé tout entier

Comment se libérer des chagrins dévoreurs ?


Comment trouver en soi l’élixir de la joie

Sans fondre tout son être dans le feu et les flammes ?


Tel un faucon qui brûle, palpitant de désir

Tant qu’il n’a pas atteint à son lieu d’origine


Tel un pauvre poisson qui s’agite en tous sens

Quand arraché à l’eau et jeté au désert

Il suffoque et espère retourner à la mer


Ici, l’amour est feu et la raison, fumée

Quand cet amour advient, il fait fuir la raison

La raison ne sait rien des folies de l’amour

L’amour n’est pas l’affaire de la raison humaine


Tu pourrais voir l’amour, en comprendre l’essence

Et savoir d’où il vient, si on te faisait don

Du don de clairvoyance venu de l’invisible


C’est l’être de l’amour qui fait être chaque feuille

C’est l’ivresse d’amour qui les fait se pencher


Si tu ouvrais enfin les yeux de l’invisible

Les atomes du monde t’ouvriraient leurs secrets


Mais si l’œil que tu ouvres est l’œil de la raison

Tu ne pourras jamais voir l’amour tel qu’il est


Seule une âme éprouvée peut éprouver l’amour

Seul qui s’est libéré peut entrer dans l’amour


Toi qui n’es pas amant, qui n’as rien éprouvé

Tu n’es qu’une âme morte, indigne de l’amour !


3379 Dans ce chemin il faut un cœur mille fois vivant

Qui puisse à chaque instant faire don de cent vies !


Le khoja amoureux d’un marchand de foqâ »


3380 il y avait un khoja qui avait tout perdu

Pour l’amour d’un garçon, un marchand de foqâ’ [boisson]


Sa passion était telle qu’il perdit la raison

Et par cette folie, donc sa réputation


Il vendit tous ses biens et ses propriétés

Pour acheter en échange du foqâ' au marchand


Quand il ne resta rien et qu’il devint très pauvre

Dans son cœur son amour s’en accrut tant et plus


Les passants lui donnaient du pain par charité

Et pourtant, tout le temps, il était affamé


Car, voulant seulement rassasier son âme

Il donnait tout le pain en échange du foqâ »

Il restait là, assis, le ventre toujours vide

Pour acheter à boire, assez pour cent personnes


Un homme qui passait un jour lui demanda :

« Pauvre bougre éperdu, dis-moi, qu’est-ce que l’amour ?


Livre-moi ce secret ! » ‘L’amour, répondit-il

C’est vendre l’univers pour un verre de foqâ » !’


Tant que n’adviendra pas cet état, en effet

Que savoir de l’amour et de cette brûlure ?


La peau de mouton


La tribu de Leylî ne laissait pas Madjnûn

S’approcher de l’aimée, jamais, pas même un peu


Il rencontra un jour un berger dans la plaine

À qui il acheta, tout enivré d’amour


3392 Une peau de mouton dont il se recouvrit

Et puis, à quatre pattes, se mêla au troupeau


3393 Demandant au berger de le laisser aller

Au milieu des moutons : « Oh, pour l’amour de Dieu


Mène-nous en troupeau jusqu’auprès de Leyli

Pour que je puisse humer son parfum un instant


Que je jouisse un peu d’être dans sa présence

Caché sous cette peau, invisible à ses yeux ! »



Si même dans un souffle tu pouvais ressentir

La douleur du désir comme le fit Madjnûn

Oui, tu serais un homme dans chacune de tes fibres


Hélas, tu ne sais pas désirer en vrai homme

Tu ne partages pas ce destin dans l’arène.


Caché sous cette peau, au milieu du troupeau

Madjnûn arriva donc en présence de l’aimée


En la voyant si près, il se mit à trembler

Puis, perdant la raison, il perdit connaissance


L’amour le submergea, il fut comme noyé

Et le berger alors l’emporta dans la plaine


Et l’aspergea d’eau fraiche pour dissiper l’ivresse

Et éteindre le feu qui dévorait son âme


À quelque temps de là, Madjnûn, le fou d’amour

Rencontra au désert des gens qui l’accueillirent


L’un d’eux lui dit : « Noble Madjnûn, toi qui vas nu

Choisis un vêtement, celui que tu désires


Je te le donnerai volontiers dans l’instant ! »


« Tout vêtement n’est pas digne de mon aimée

Hors la peau de mouton, quel habit me siérait ?


Il me faut une peau comme tout vêtement

Et brûler du sepand contre le mauvais œil


La soie et le brocart de Madjnûn, c’est la peau

Qui aime Leyli d’amour ne veut que cette peau


Je humai son parfum caché sous cette peau

Comment pourrais-je alors me vêtir autrement ?


Mon cœur sous cette peau reçut d’elle un message

Ne pas le reconnaître, c’est n’être qu’une peau ! »


I “amour, s’il est amour, t’arrache à la raison

Change du tout au tout cela même que tu es


Et le moindre tribut a payer pour cela

Pour cet effacement de tous tes attributs

Est de donner ta vie et fuir les vanités


Si tu es prêt, alors, avance, la tête haute

Car ce n’est pas un jeu que de jouer sa vie.


La balle de polo


Un jour, un pauvre hère tomba fou amoureux

D’Ayâz et la nouvelle s’en répandit partout

C’était un amoureux clairvoyant en tout point

Il savait de l’amour les folles exigences


Quand son aimé allait à cheval par la ville

Derrière lui le pauvre homme courait à perdre haleine


Et quand Ayâz allait au terrain de polo

Son amant, éperdu, suivait des yeux sa balle


On se chargea d’aller raconter à Mahmûd

Qu’un mendiant, un manant, osait aimer d’amour

Ayâz, le bel éphèbe, favori du sultan !


À quelques jours de là, Ayâz s’en retourna

Au terrain de polo et le pauvre mendiant

Tout éperdu d’amour, courait derrière lui


Hébété, il fixait la balle de ses yeux

Lui-même comme une balle frappée de plein fouet


Le sultan, en cachette le regardait agir

Il le vit, l’âme en peine et la face blêmie


Brisé, le dos courbé tel un mail de polo

La tête comme une balle, courant de tous côtés


Il manda donc cet homme et lui parla ainsi :

« Tu veux, pauvre mendiant, boire dans le verre du roi ? »


« Tu me traites de mendiant, lui dit le misérable

Pourtant, au jeu d’amour, moi, je ne t’envie rien


Amour et pauvreté vont ensemble, c’est sûr

Ici, le capital, c’est d’être dépourvu


La pauvreté toujours est le sel de l’amour

L’amour, sans aucun doute, ne sied qu’à un mendiant


3425 Toi, tu possèdes un monde et un cœur éclatant

Mais il faut à l’amour un cœur comme le mien

Il faut un cœur brûlé, consumé par le feu


3426 Tu disposes, il est vrai, des moyens de l’union

Or, il faut en amour l’absence et la patience


Pourquoi tout mettre en œuvre pour jouir de l’union

Quand l’amour ne s’éprouve qu’en la séparation ? »


« Toi qui n’es plus dans l’être, fit remarquer le roi

Pourquoi ne cesses-tu de fixer cette balle ? »


Le mendiant répondit : « La balle est comme moi

Éperdue et vouée tout entière à l’aimé


Elle sait ce que je vaux et je sais ce qu’elle vaut

Nous sommes l’un et l’autre le jouet de son jeu


Nous sommes tous les deux voués à notre errance

L’âme seule nous retient, nous, sans pieds et sans tête


Nous savons l’un et l’autre ce que l’autre ressent

Et nous nous confions les douleurs qu’il nous cause


Pourtant, le plus heureux de nous deux, c’est la balle

Car il lui est donné quelquefois de baiser

Le fer de son cheval au cœur de la mêlée


Certes, je n’ai comme elle, plus ni tête ni pieds

Ma souffrance pourtant est tellement plus intense


Le maillet du polo ne frappe que son corps

Mais moi, pauvre de moi ! c’est mon âme qu’il blesse


S’il est bien vrai qu’Ayâz la frappe tant et plus

Du moins la poursuit-il de ses assiduités !


J’ai beau être cent fois plus blessé qu’elle n’est

Sans lui, je suis derrière, devant elle pourtant


La balle quelquefois jouit de sa présence

Mais moi, je suis toujours, hélas, si loin d’Ayâz !


Parfois elle est unie à lui, dans la Présence

Et peut goûter alors à la joie de l’union


Moi qui n’ai jamais pu goûter à cette union

Je vois bien que je suis, à ce jeu, le perdant ! »


« Pauvre homme, dit Mahmûd, tu prétends devant moi

Que tu as accédé au rang de pauvreté


Mais si ce que tu dis n’est pas qu’un vain mensonge

Il te faut me prouver ce à quoi tu prétends ! »


« C’est vrai, dit le mendiant, tant que j’aurai la vie

Je ne pourrai prétendre à la vraie pauvreté


Si je fais dans l’amour don de ma pauvre vie

Ce sera là le signe que j’ai atteint ce rang


Ô roi, où est en toi l’essence de l’amour ?

Donne ta vie, sinon, ne prétends pas aimer ! »


Sur ces mots, il rendit l’âme à l’Âme des âmes

La vie qui l’animait en ce monde le quitta


Mahmûd, en le voyant étendu sur le sol

En conçut un chagrin qui noircit l’univers.



Si tu crois que donner sa vie est peu de chose

Viens ici, tu verras ce qu’est un vrai pillage


Si on te dit soudain : « Entre ! » pour que tu entendes

Le doux chant de l’appel, le tambour du départ


Tu seras tellement retourné corps et âme

Que tu mettras en jeu tout ce que tu possèdes


Et puis, je te le dis, une fois entré là

Ta raison et ton âme en seront bouleversées.


« Entre ! »


Un Arabe se rendit un jour jusques en Perse

Et fut fort étonné des coutumes locales


Il allait, ignorant, visitant le pays

Et parvint par hasard, au lieu-dit Qalandar


Il vit là une bande de derviches exaltés

Joyeux drilles qui avaient, sans un mot, tout quitté


Filous, escrocs, chanceux, joueurs invétérés

Des purs et durs plongés dans des vices variés


Chacun avait en main une coupe de vin

Du vin trouble que boivent les ivrognes fieffés


3457 En les voyant ainsi, notre homme fut subjugué

Et sa raison, dans ce torrent, fut emportée


3458 Le découvrant ainsi — l’âme toute ravie

La raison emportée — les derviches lui dirent :


« Entre donc, homme de rien ! ». Et lui, s’exécuta

Il entra ; cela suffit ; c’en fut fait de lui


Une coupe de vin suffit à l’enivrer

Il fut anéanti, en vrai déshonoré


Or, il avait sur lui beaucoup d’or et d’argent

Que d’un seul coup d’un seul il perdit dans le jeu


L’un des filous le fit boire encore et encore

Et puis on le chassa, dépouillé, de ces lieux


Il retourna alors au pays des Arabes

Lèvres sèches, l’âme en peine, dénudé, misérable


Ses proches de lui dire : « Tu es bien mal en point

Où sont passés tes biens ? Où étais-tu passé ?


Tu as perdu ton or et récolté l’angoisse

Ainsi donc, ton voyage en Perse a fait ta ruine !


Des bandits t’ont volé ? Où est passé ton or ?

Dis-nous par le menu ce qui t’est arrivé ! »


« J’allais tranquillement par les chemins de Perse

Répondit-il, quand j’arrivai à Qalandar


Après… je ne sais plus si ce n’est que je fus

Dépouillé de mon or et que j’ai tout perdu. »


On demanda : « Décris-nous Qalandar ! ». Et lui :

« Je n’entends de cela qu’“Entre donc !” et c’est tout ! »


3470 De fait, ce pauvre Arabe était anéanti

Il était terrassé par ce seul « Entre donc ! »


3471 Entre donc en ce lieu ou passe ton chemin

Soit tu fuis et renonces, soit tu plonges corps et âme


Tu reçois à ce prix les secrets de l’amour

Tu pénètres à ce prix dans la Voie de l’amour


Tu donneras ta vie, tu seras dénudé

Il ne te restera qu’« entre donc ! » en partage.


L’amoureux qui voulait tuer sa bien-aimée


Il y avait un homme aux vertus élevées

Qui tomba amoureux d’une grande beauté


Mais par un coup du sort la femme qu’il aimait tant

Devint malade et maigre, jaune comme un roseau


Le jour dans son éclat devint la nuit pour elle

Autour d’elle la mort rôdait, venant de loin


En entendant cela, l’amant vint en courant

Un poignard à la main. Il disait : « Il me faut


Tuer ma bien-aimée, mon amour, mon idole

Je ne veux pas la voir mourir de sa belle mort ! »


Les gens lui répondirent : « Tu as perdu tes sens !

Mais pour quelle raison veux-tu l’assassiner ?


Ne souille pas ta main de ce sang et renonce !

Bientôt elle mourra, et de sa propre mort.


Quelle est l’utilité d’assassiner un mort ?

Seul un fou trancherait la tête d’un mourant !


« C’est que si je la tue, rétorqua l’amoureux

La loi du talion s’appliquera à moi


On me tuera et puis, à la Résurrection

On me brûlera pour elle, comme on brûle la chandelle


Je veux dans mon désir qu’aujourd’hui on me tue

Que demain on me brûle. Pour elle. Cela suffit


Ainsi dans l’au-delà aussi bien qu’ici-bas

Je serai son tué, son brûlé, exaucé. »



Les amants sont ceux-là qui dedans cette Voie

Mettent leur vie en jeu et renoncent aux deux mondes


Leur vie ne compte plus et ils ont arraché

Leur cœur, complètement, au monde d’ici-bas


Une fois la vie laissée, ils vont, le cœur léger

Au lieu d’intimité avec la bien-aimée.


La mort d’Abraham, l’Ami de Dieu

Lorsque Abraham était sur le point de mourir

Résistant à l’archange de la mort, Azraël


Il disait : « Retire-toi et va-t’en dire au Roi

De ne pas exiger l’âme de Son Ami ! »


Le Seigneur répondit : « Si tu es Mon ami

Alors à ton Ami, fais le don de ta vie


Faut-il donc t’arracher la vie avec l’épée ?

Entre amis, faudrait-il s’inquiéter de sa vie ? »


Quelqu’un qui était là lui demanda, surpris :

« Ô chandelle du monde, pourquoi ne veux-tu pas

Remettre à Azraël le souffle de ta vie ?


Les amants véritables ne sont-ils pas aussi

Ceux qui donnent leur vie ? Pourquoi la retiens-tu ? »


“Comment rendrais-je l’âme, répondit Abraham

Quand entre Lui et moi se met l’ange de la mort ?


Quand j’étais dans le feu, même quand Gabriel25

Me dit de faire un vœu, j’ai détourné la tête


Car il faisait écran entre mon Dieu et moi


Je n’ai pas regardé un instant Gabriel

Comment puis-je livrer mon âme à Azraël ?


Voilà, je ne peux pas donner mon âme ainsi

Tant que je n’entendrai pas l’ordre de mon Dieu

Tant qu’Il ne dira pas : « Donne-la, Je le veux ! »


Quand j’aurai entendu cette injonction expresse

Même des milliers d’âmes ensemble réunies

Ne seront à mes yeux qu’un tout petit grain d’orge


À qui dans les deux mondes, donnerais-je mon âme

Tant qu’Il ne l’a pas dit ? Cette parole suffit.”


Troisième vallée : vallée de la Connaissance


Après cela, sans début ni fin, tu verras

Apparaître la vallée de la Connaissance


En ce lieu, maintes voies peuvent être choisies

Mais personne ne change pour autant de nature


Aucune voie, ici, n’est pareille à une autre

Il y a les pèlerins du corps et ceux de l’âme


L’âme et le corps sans cesse se dilatent, se rétractent

Ils progressent et régressent, à des degrés divers


Parmi toutes ces voies ici qui se présentent

Chacune est différente, chacune a sa mesure


Comment, dans cette voie propre à l’Ami de Dieu

Une pauvre araignée pourrait-elle marcher

Dans les pas d’un géant, les pas de l’éléphant ?


Chacun chemine donc selon sa perfection

Et sa proximité reflète ce qu’il est


Une mouche qui vole à hauteur de ses forces

Pourra-t-elle jamais égaler l’ouragan ?


3510 Comme chacun chemine à sa manière propre

Aucun oiseau jamais ne volera comme un autre


3511 Ainsi, la Connaissance prend différentes formes

De fait, l’un y accède en priant au mihrab

Quand un autre chemine en priant une idole


Une fois le soleil Connaissance levé

Au firmament sacré de cette Voie céleste


Chacun devient voyant, mais selon ce qu’il est

Trouvant la vérité dans le rang qui est sien


L’énigme de chaque atome s’éclaire alors enfin

La fournaise du monde en devient roseraie


On voit à l’intérieur et non plus l’extérieur

On ne voit plus rien d’autre en dehors de l’Aimé


Dans tout ce que l’on voit, on ne voit que Sa Face

Et dedans chaque atome apparaît Son reflet


Pour toi, cent mille mystères y seront dévoilés

Et ils t’apparaîtront comme un soleil radieux


Mais parmi cent mille hommes égarés et perdus

Seul un seul pleinement pourra voir les secrets


Il faut un homme parfait, une âme hors du commun

Pour plonger et nager en cette mer profonde


Si tu pouvais goûter un peu de ces secrets

Chaque instant, tu verrais ton désir s’attiser


Ici, la perfection de la soif est atteinte

Ici, les sangs versés seront justifiés


Même si tu parviens à atteindre le Trône

N’oublie jamais de dire : « N’y a-t-il rien de plus ? »


Immerge-toi dans l’océan de Connaissance

Sinon, va, couvre-toi la tête de poussière !


Plongé dans le sommeil, ô toi qui ne sais pas

Accueillir cette joie, consacre-toi au deuil !


Si tu ne connais pas les bonheurs de l’union

Pleure et porte le deuil de la séparation !


Si tu ne peux pas voir Sa Face de Beauté

Lève-toi et supplie d’accéder aux secrets !


Ce que tu ne sais pas, désire-le ; aie honte

D’être ainsi comme un âne égaré, sans licou !


Larmes de pierre


Il y a dans les montagnes de la Chine un homme

Pétrifié, qui verse des larmes jour et nuit


Chacune de ses larmes, quand elle atteint le sol

Devient une pierre. Or, si l’une de ces pierres


3530 Atteignait les nuages là-haut dans le ciel

Jusqu’à la fin des temps, il pleuvrait des regrets.


3531 La science est cet homme pur et véridique

Recherche-la toujours, serait-ce jusqu’en Chine


Mais les insouciants, les ingrats, les manants

L’ont fait tellement souffrir qu’elle s’est pétrifiée


Ce monde de souffrances n’est qu’obscures ténèbres

Et la science en elle, un joyau lumineux


Joyau de connaissance, vivifiante pour l’âme

Qui dans l’obscurité peut devenir ton guide


Et toi, dans ces ténèbres sans début ni fin

Tu es comme Alexandre, privé de la guidance


Si de ces beaux joyaux, tu prends une brassée

Tu auras des regrets de ce qu’il faut laisser


Si tu ne reçois rien, toi qui n’es bon à rien

Tu seras plus encore rongé par les regrets


Que tu aies ce joyau ou que tu ne l’aies pas

Tu seras, je le crains, toujours dans les regrets


Ce monde et l’au-delà sont dans l’âme perdus

L’âme est cachée au corps, le corps à l’âme, perdus


Il te faut dépasser ce double égarement

Et tu auras atteint le point propre à l’humain


Si d’ici tu arrives à ce point spécifique

Te seront révélés des secrets bien cachés


Si par un grand malheur tu t’arrêtes en chemin

Tu seras tout entier noyé dans les sanglots


Veille durant la nuit, jeûne durant le jour

Pour qu’en toi se réveille ce désir de savoir


Perds le sommeil et puis l’appétit de ce monde

Entre dans le Désir, à perdre le désir !


L’amoureux endormi


Un amoureux transi, las de pleurs et de larmes

S’était endormi là, sur un talus de terre


Sa bien-aimée s’en vint à son chevet et vit

Qu’il dormait d’un sommeil profond et sans conscience


Elle lui écrivit sur-le-champ une lettre

Qu’elle attacha à la manche de l’endormi


Lorsque l’amant se réveilla, il lut la lettre

Et des larmes de sang coulèrent de son cœur


Elle disait : « Ô toi, muet et endormi Lève-toi !

Il est temps ! Si tu es un marchand


Pour amasser de l’or ; si tu es un ascète

Pour veiller et servir ton Seigneur jusqu’au jour


Si tu es amoureux, sois honteux, car vraiment

On ne doit point dormir quand on est un amant !


Les vrais amants le jour se consacrent au vent

Et la nuit, tout brûlants, à l’éclat de la lune


Toi, tu vas sans éclat, rien le jour, rien la nuit

Alors ne prétends pas être de ces amants


Si un amant s’endort ailleurs qu’en son linceul

Il est bien amoureux, mais de lui seulement


Toi, c’est par ignorance que tu vins à l’amour

Alors dors bien, surtout, car tu n’es pas des miens. »

L’amour sentinelle


Il y avait un jour un homme fort amoureux

Qui était sentinelle et veillait jour et nuit


Dans l’insomnie d’amour, sans jamais de repos

Quand un ami lui dit : « Dors donc pour une nuit ! »


« Pour moi, répondit-il, mes veilles de sentinelle

Font un avec l’amour, alors comment dormir ?


Avez-vous jamais vu dormir la sentinelle

Surtout s’il est en plus fou d’amour pour une belle ?


C’est là un poids en plus par-dessus mes épaules

C’est un poids sur un poids, il n’y a rien à faire


Comment pourrais-je bien trouver quelque repos

À qui emprunterais-je un semblant de sommeil ?


Chaque nuit l’amour vient et m’éprouve à loisir

L’amour m’est sentinelle qui veille le veilleur. »


Il allait par les rues exhibant son bâton

Et tantôt se frappait de chagrin le visage


Lui qui ne mangeait plus, lui qui ne dormait plus

S’il venait, par mégarde, à s’assoupir un peu

L’amour, à tous les coups, l’attendait au tournant


Il ne laissait personne dormir pendant la nuit

Dès que l’on s’endormait, il criait, il hurlait


L’un de ses amis dit : « Ô toi qui brûles ainsi

Ne peux-tu pas dormir un instant dans la nuit ? »


« Il ne sied pas, dit-il, à une sentinelle

De dormir, pas plus qu’à un amant ne convient

Une face qui ne soit pas inondée de larmes. »


Car à la sentinelle il faut les nuits de veille

Et à l’amant il faut dans l’eau perdre la face


Quand les larmes surviennent au moment de dormir

Comment fermer les yeux, glisser dans le sommeil ?


Puisqu’il est sentinelle et amant à la fois

Son sommeil a sombré dans l’océan des larmes


Oui, pour la sentinelle l’amour est excellence

Il en fait un veilleur qui ne peut plus dormir.


3572 Celui qui sait le prix de veiller dans la nuit

Sera-t-il jamais pris dans les rets du sommeil ?


Alors veille ! Ne dors pas si tu es dans la quête !

Mais si tu ne te paies que de mots, endors-toi !


Sois une sentinelle sur les chemins du cœur

Car autour de ton cœur des brigands sont tapis


Nombreux sont ces brigands, voleurs de grands chemins

Toi, préserve contre eux ton cœur, ce pur joyau


Lorsque la vigilance deviendra ta nature

L’amour apparaîtra, et puis la Connaissance


Dans cette mer de sang, par la veille nocturne

Ce qui doit advenir est Connaissance pure


Quiconque à su veiller en longues insomnies

Retourne avec un cœur éveillé au Seigneur


Puisque la condition de l’éveil est la veille

Sois fidèle en ton cœur et dors peu si tu peux !


Mais à quoi bon parler quand ton être se noie ?

Quel cri pourrait sauver un homme qui se noie !


Les amants ont atteint aux limites extrêmes

Tous, ivres dans l’amour, ont trouvé le sommeil


Et toi aussi, patiente en voyant que ces autres

Vaillants et valeureux ont bu ce qu’ils ont bu


Quiconque trouve en lui le goût de Son amour

Trouve la clé qui ouvre les portes des deux mondes


Femme, elle deviendra un homme hors du commun

Et homme, il se muera en une mer profonde.


Femmes et hommes


S’adressant à un homme, Abbâsa dit un jour :

« Sache donc, toi qui aimes, que si le mal d’amour

Se lève même un peu et illumine un cœur


S’il s’agit d’une femme, un homme naîtra d’elle

Et il engendrera une femme s’il est homme. »



La femme n’est-elle pas née du premier Adam ?

Ne sais-tu pas qu’un homme naquit de Marie ?


Tant que cela qui doit illuminer ton cœur

Ne sera pas levé pleinement en ton être

Dans ta vie et ton âme, rien ne se dénouera


Et quand cela viendra, tu auras le Royaume

Tu pourras récolter ce que ton cœur désire


C’est cela le Royaume et aussi la fortune

Un seul de ses atomes est un monde de sens

Et si tu te contentes du royaume d’en bas

Tu resteras sans fruit, et pour l’éternité


Car la vraie royauté est dans la connaissance

Fais tout ce que tu peux pour obtenir cela


Qui est ivre du monde des connaissances pures

Est souverain des mondes et de tout le créé


Le royaume du inonde lui paraît une paille

Les coupoles du ciel ne sont rien qu’une coupe


Ah, si les rois du monde pouvaient seulement

Goûter une gorgée de la mer sans rivage


L’affliction et le deuil enserreraient leur âme

Et ils n’oseraient plus se regarder en face.


La vraie royauté


Un jour que Mahmûd allait son chemin, il vit

Un de ces fous d’amour qui habitent les ruines


Sa tête était ployée sous le poids des malheurs

Son dos était courbé, écrasé de douleurs


Quand son regard tomba sur le roi, il lui dit :

« Va-t’en, je te préviens, ou je te donnerai

Cent bons coups de bâton pour te faire éloigner !


Car tu n’es pas un roi, tu n’es qu’un être vil

Tu es un infidèle aux grâces de ton Dieu ! »


« Je suis le roi Mahmûd, rétorqua le sultan

Et non un infidèle ! Parle-moi autrement ! »


« Pauvre ignorant, répondit l’homme, si tu savais

De qui tu t’es éloigné, toi, perdu, errant !


Tu n’aurais pas assez des cendres et de la terre

Il te faudrait du feu pour t’en couvrir la tête ! »


Quatrième vallée : la vallée de la Plénitude


Après paraît la vallée de la Plénitude

Où il n’y a plus de but et plus de prétention


Quand souffle le vent glacial de l’Indifférence

Qui ravage un pays entier en un instant


Tous les sept océans ne sont rien qu’un étang

Et les sept planètes, rien qu’une pauvre étincelle


Et les huit paradis, un corps mort, rien de plus

Et quant aux sept géhennes, rien qu’un morceau de glace


3608 Et pourtant, chose étrange, une infime fourmi

Peut être à la mesure de centaines d’éléphants


Et pour qu’un seul corbeau remplisse son jabot

Cent mille vies humaines n’y suffiraient pas même


Cent mille anges vêtus de vert furent brûlés

Afin qu’un seul Adam allumât son manteau


Et des milliers de créatures durent rendre l’âme

Pour que Noé construisit l’arche salvatrice


Des milliers de moustiques assaillirent l’armée

De Pharaon pour qu’Abraham pût triompher


Combien de nouveau-nés eurent la tête tranchée

Pour que Moise, enfin, pût voir la Vérité ?


Et combien se ceignirent de l’infidélité

Pour que Jésus devint confident des Secrets !


Combien d’âmes et de cœurs pillés et ravagés

Pour que le Messager pût monter jusqu’au Trône !


Ancien ou bien nouveau, ici, plus rien ne vaut

Rien de ce que l’on fait, rien de ce que l’on veut


Tu peux voir tout un monde de cœurs calcinés

Moi, je pourrais te dire que cela n’est qu’un rêve


Des milliers d’âmes noyées dedans cet océan

Ne sont qu’une rosée dans la mer infinie


Si cent mille personnes sombrent dans le sommeil

Elles ne sont qu’un atome abrité dans une ombre


Si les cieux et les astres s’écroulaient tous ensemble

Ce ne serait pas plus qu’une feuille qui tombe


Si tout s’annihilait, du poisson à la lune

Ce ne serait rien d’autre, en cette perspective

Qu’une fourmi tombée, impuissante, en un puits


Si d’un coup les deux mondes venaient à disparaître

Ce serait une pierre enlevée à la terre


Si humains et démons s’évaporaient soudain

Ce serait une goutte retirée à la pluie


Si tous les corps vivants redevenaient poussière

Ce serait comme un poil en moins dans un pelage


Le tout et la partie seraient anéantis

Que ce serait une paille envolée de la Terre


Si les neuf cieux ensemble perdaient leur chemin

Ce serait une goutte perdue dans les huit mers.


Tombé dans un puit


Il y avait un jeune homme dans notre village

Aussi beau que Joseph et que la pleine lune


Il tomba dans un puits, fut recouvert de terre

Puis sauvé par un homme qui passait près de là


3629 Sa vie avait ainsi basculé sous la terre

Lui qui était passé à deux doigts de la mort !


3630 Cet excellent jeune homme se nommait Mohammad

De lui à l’autre monde, il n’y avait qu’un pas


Et quand son père le vit choqué et sans parole

Il lui dit : « mon fils, lumière de mes yeux


Mohammad, ô mon âme, fais plaisir à ton père

Dis un mot ! » Et son fils répondit : « Mais quel mot ?


Où ? Qui ? Mais où est Mohammad ? Où est ton fils ?

Où, tous ? » Il dit cela, rendit l’âme et c’est tout.



Viator avisé, regarde bien le monde !

Regarde : où sont passés Mohammad et Adam ?


Où sont passés Adam et tous ses descendants ?

Que reste-t-il des noms, du tout et des parties ?


Où sont la terre et les montagnes, les mers, les cieux ?

Les péris, les démons, les humains et les anges ?


Où sont tous ces millions de corps pétris d’argile

Et tous ces millions d’âmes créées du pur Expir ?


Tous ont dû traverser les affres de la mort

Mais où sont-ils passés, néants d’âmes et de corps ?


Si tu passais au crible ce monde et l’autre monde

Et cent fois ces deux-là, pour voir ce qu’il en reste


Tu verrais qu’il ne reste rien sur ton tamis

Quand tu te trouves seul aux dédales de la mort.


Une goutte dans l’océan de l’être


Youssef de Ramadan qui était clairvoyant

Qui avait un cœur pur et éclairé disait :


« Si pendant des années tu voles dans l’Empyrée

Et puis que tu descends aux tréfonds de la terre


Tu verras que tout ce qui fut, est et sera,

Tout le créé, bien ou mal, jusqu’au moindre atome


N’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de l’être

Rejeton du non-être, à quoi lui sert-il d’être ? »


Cette vallée n’est pas si aisée à franchir

Naif et ignorant, c’est toi qui le crois tel


Si du sang de ton cœur, la route devient mer

Tu n’auras guère passé que la première étape


Même si tu parcours des distances infinies

Tu ne seras encore que dans le premier pas


Nul pèlerin n’a vu la fin de ce chemin

Nul ne connut jamais de remède à ce mal


Si tu t’arrêtes là, tu seras pétrifié

Un cadavre immobile, un corps rigidifié


Pourtant, si au contraire tu cours à perdre haleine

Tu ne pourras entendre la voix qui dit : « Entre ! »


Tu ne peux dans ce cas ni rester, ni aller

Il vaudrait mieux pour toi ni naître, ni mourir !


Ta voie est difficile ! Que pourrais-tu bien faire ?

Ton travail est pénible et tu n’as point de maître !


3653 Sois impatient et sois patient, dans le silence

Ne fais plus rien, fais plus que tout, avec constance


Détache-toi de tout et continue ton œuvre !

Dis-toi qu’elle n’est rien et redouble d’efforts !


Ainsi, si les efforts pouvaient être un remède

Tu aurais à la fin de quoi te racheter


Et si aucun effort n’était d’aucun secours

Tu aurais tout ton temps, là-bas, pour ne rien faire


Abandonne à l’oubli tout ce que tu as fait

Oeuvrer et oublier, voilà ce qu’il faut faire !


Comment savoir que faire quand on ne peut savoir ?

Je te souhaite qu’enfin tu saches et que tu fasses !


Que tu chantes la joie, que tu pleures le deuil

Ne perds jamais de vue le détachement pur

Ce détachement-là, fruit de la Plénitude


Cet éclair jaillissant qui enflamme cent mondes

Et les réduit en cendres en son feu dévorant


Cent univers ici sont réduits en poussière

Si un monde n’est plus, en cette vallée, qu’importe ?


Signes sur le sable


N’as-tu donc jamais vu ces savants sans sagesse

Qui tracent sur du sable tous les signes du ciel ?


Et qui font apparaître en des formes diverses

Aussi bien les planètes que les astres mouvants ?


Ils conjurent la Terre et la voûte céleste

Et en tirent des décrets, les formes du destin


Ils montrent le zodiaque, et les constellations

Qui se lèvent et se couchent et qui font l’horoscope


Ils tirent les augures, heureux ou malheureux

Ils disent la naissance et prédisent la mort


Quand ils en ont fini de leurs divinations

Ils renversent le sable et défont les images


Comme si tout cela, au fond, ne fut jamais

Comme si les images n’avaient pas existé


La forme de ce monde instable et tortueux

Est comme la surface de ce carré de sable


3670 Si tu n’as pas la force d’accepter cela

Alors, retire-toi, n’approche pas de là !


C’est ici que les hommes se transforment en femmes

Et c’est ici qu’ils perdent les signes des deux mondes


Si tu n’as pas la force d’aller ce chemin

Quand tu serais montagne, tu ne vaux pas une paille


L’illuminé


Il y avait un homme familier des secrets

Devant qui se levèrent les voiles des mystères


Alors il entendit une voix qui disait :

« Vieux sage, fais un vœu, il sera exaucé ! »


L’homme lui répondit : « Je vois que les prophètes

Ont souffert mille maux, subi mille souffrances

Que toujours, des malheurs, ils eurent la part belle


Si eux, les envoyés, ont reçu ces malheurs

En partage, à quelle joie pourrais-je bien prétendre ?


Moi, vieillard esseulé, je ne veux rien du monde

Ni bonheur, ni malheur, laisse-moi seul, sans rien !


Les meilleurs ont ici reçu le pire sort

À quel heureux destin peut prétendre un vaurien ?


Les prophètes étaient rois au royaume des affres

Mais moi, je ne puis pas les suivre, laisse — moi ! »



Hélas, j’ai beau parler du tréfonds de mon âme

Si cela ne te met pas en branle, à quoi bon ?


Bien que tu sois tombé dans la mer des dangers

Tu es comme l’écume et tu flottes sur l’eau


Si tu savais quel monstre est là, au fond des eaux

Pourrais-tu seulement plonger dans cette voie ?


Dans ton âme, tes pensées sèment d’abord le trouble

Puis, quand tu as plongé, quand ton âme jamais

Trouvera le rivage qui jamais ne se trouve ?


Le goût du miel


Une mouche volait, en quête d’un repas

Quand, voyant une ruche de miel dans un coin


Elle fut tout excitée à l’idée de goûter

De ce nectar sucré, et s’écria ainsi :


« Quelle noble créature pourrait venir m’aider

À entrer dans la ruche en échange d’un grain d’orge ?


Si seulement je pouvais me lover dans ce creux

Je serais si heureuse, petite mouche à miel ! »


Un qui passait par là trouva la solution

Et fit entrer la mouche contre un petit grain d’orge


Une fois dans le miel, la mouche ressentit

Un étau se fermer sur ses pattes menues


Chaque battement d’aile disloquait ses jointures

Plus elle se débattait, plus l’étau se serrait


Alors, désespérée, elle dit dans un cri :

« Ainsi, je vais mourir, c’est là mon châtiment

Ce miel assurément, m’est plus fort qu’un poison


Maintenant je suis prête à payer deux grains d’orge

Pour me sauver d’ici et d’une mort certaine ! »



Ici, nul ne connaît de répit un instant !

Nul ne pourra jamais passer cette vallée

S’il n’est pas arrivé à la maturité


Cela fait si longtemps que ton cœur agité

Promène çà et là sa vaine négligence !


Tu as mené ta vie sans récolter de fruits

Crois-tu qu’il te sera donné une autre vie ?


Lève-toi ! Et franchis cette aride vallée !

Envole-toi ! Renonce à ta vie, à ton cœur !


Car tant que tu seras attaché à toi-même

Tu seras un païen, ou pire, un ignorant !


Sacrifie donc ta vie et fais don de ton cœur !

De peur qu’ils ne t’éloignent de la Plénitude.


La fille du maître-chien


Il y avait un sheykh de grande renommée

Qui tomba amoureux, tout ascète qu’il était


De la fille d’un maître-chien. Amoureux fou !

Cet amour était tel que dans son cœur épris

Tourbillonnaient sans cesse des vagues de sang


3702 Dans l’espoir de la voir, ne serait-ce qu’un instant

Il dormait à son seuil, la nuit, avec les chiens


Ayant appris cela, la mère de la fille

Lui dit : « Te voilà égaré dans le désir


Pauvre homme ! Mais sais-tu bien que nous gardons des chiens ?

Il te faudra entrer dans la même carrière


Et être maître-chien toute une année durant

Si tu veux épouser celle que tu adores. »


L’amoureux, sans faiblir, accepta aussitôt

Il enleva son froc et devint maître-chien


Ainsi se rendit-il, tout une année durant

Tous les jours au bazar, accompagné d’un chien


Il avait un ami, un soufi lui aussi

Qui, voyant son état, lui en fit un reproche :


« Tu as été trente ans un homme pur et droit

Que fais-tu ? A-t-on vu un homme ainsi se perdre ? »


Le sheykh lui répondit : « Tu ne sais rien de rien

Silence ! Si tu lèves le voile sur ce secret


Le Très-Haut qui, Lui, sait la clé de ces secrets

Fera tomber sur toi ce qui m’est arrivé


En t’entendant ainsi me faire des reproches

Il remettra ce chien de ma main dans la tienne. »



Hélas ! J’ai tant parlé de mon cœur et du sang

Versé sur cette Voie, sans homme à qui parler


Hélas ! J’ai trop parlé et j’ai parlé en vain

Puisque nul parmi vous n’a cherché les mystères


Si vous reconnaissiez les secrets de la Voie

Alors à mes paroles, vous seriez éveillés


Mais j’aurais beau parler, tant et plus, et encore

Vous restez endormis ! De quoi vous sert un guide ?


Un mot


Un disciple un beau jour demanda à son maître :

« Donne-moi une perle, un mot sur la Présence ! »


« Laisse-moi ! dit le maître, je ne dirai pas mot

Tant que tu n’auras pas purifié tout ton être


Car à quoi peut servir le musc dans la souillure ?

À quoi bon un tel mot donné à un ivrogne ? »


Cinquième vallée : la vallée de l’Unicité


Alors paraît la vallée de l’Unicité

Station de l’Unité, où tout est unifié


Ceux qui ont traversé ce grand désert aride

Têtes multipliées jaillissant d’un seul col


Se retrouvent un seul ; nombreux ou quelques — uns

Qu’importe ? Ils ne sont qu’un dans leur pluralité


Ici, en ce chemin, le multiple est dans l’Un

Une fois un toujours sera égal à un


Pourtant, l’Un qui advient n’est pas le nombre un


L’un dépasse le nombre et l’autre, les limites :

Alors, renonce donc aux deux éternités


Les deux s’étant perdues à tes yeux pour jamais

D’elles que reste-t-il ? Rien. N’en fais plus mention !


Et puisque tout est rien et que rien est le tout

Que reste-t-il alors qu’un abîme sans fond ?


Monde de cire


Il y avait un fou à qui l’on demanda :

« Dis-nous, qu’est-ce que le monde et de quoi est-il fait ? »


« Ce monde plein d’honneurs et d’infamies aussi

Est un objet de cire, peint de mille couleurs


Mais si quelqu’un venait à caresser l’objet

Il ne resterait plus que de la cire informe


Le monde tout entier n’est autre que cela

Va ! Toutes ses couleurs ne sont qu’une, crois — moi


Alors, tout étant un, le deux n’existe pas

Ni toi non plus, ni moi. » Ainsi parla le fou.


Louche


Une vieille femme un jour alla voir Bou’Ali

Lui offrant en présent quelques pépites d’or


Le vieux sage lui dit : « Mais je me suis promis

De ne rien accepter de personne, sauf de Dieu. »


« Ô mon cher Bou’Alî, lui répondit la vieille

D’où vient que tu vois double ? Tu n’es donc pas un homme


À régler nos affaires ! As-tu les yeux qui louchent ?

Pour croire que tu vois, là, un autre que Lui ? »



Là, dans cette vallée, on voit Lui et rien d’autre

Car il n’y a là-bas ni temple ni Ka'ba


3738 Pour qui parvient ici, toute chose qu’il entend

Provient de Lui. Le pilier de son existence


C’est Lui. Et il ne voit plus rien désormais

Hormis lui. Et il ne sait pas d’autre éternel


Que ce Lui. Il est en Lui, de Lui, avec Lui

Mais aussi en dehors, au-delà, par-delà !


Qui ne s’est pas noyé dedans l’Unicité

Aura beau être humain, il ne sera pas homme !


Bons ou mauvais, les hommes ont reçu en partage

Un soleil au tréfonds invisible de leur être


Ce soleil un beau jour en nous se fera jour

Levant de son visage le voile qui le recouvre


Une fois arrivé au soleil de ton être

Sache que bien et mal ne seront plus de mise


Car le bien et le mal ne sont que si tu es

Quand tu es submergé, l’illusion disparaît


Tant que tu restes pris dans ton egoité

Dans le bien et le mal tu demeures englué

Et pour toi, le chemin paraît long et sans fin


Depuis que du néant tu as été créé

Tu es le prisonnier de ta propre prison


Hélas ! Si tu pouvais être comme tu fus

C’est-à-dire sans être, suspendu au néant !


Purifie donc ton être des souillures du péché

Et puis deviens poussière, comme une poignée d’air


Tu ne sais quelles taches impures et ténébreuses

Se cachent dans ton corps et souillent ta nature


En toi vont en secret des serpents, des scorpions

Ils ont l’air assoupis et tapis dans les coins


Mais si tu les dévoiles, ne serait-ce qu’un peu

Ils deviennent soudain comme mille dragons


Chacun a en lui-même un enfer habité

De serpents qu’il lui faut purifier et vider


Si tu te purifies de tes nombreux démons

Tu pourras reposer, heureux, dessous la terre


Sinon, dedans ta tombe, scorpions ou bien serpents

Te mordront à l’envi jusqu’au Jour du Jugement


Qui ne sait pas ce qu’est cette haute pureté

Quel qu’il soit, il n’est rien qu’un pauvre vermisseau.



Jusqu’à quand, ô « Attâr, parler pour ne rien dire ?

Reviens donc aux mystères secrets de l’Unité


Lorsque l’homme de la Voie arrive dans ce lieu

Dans son cheminement, le lieu même disparaît


Il se perd, car ici justement il se trouve

Et il devient muet, se mettant à parler


3760 Il deviendra partie, il deviendra le tout

La partie et le tout, puis ni partie ni tout

Les attributs ne sont qu’une forme après tout

Mais ils ne sont pourtant ni l’âme ni le corps


De chacun de ces quatre provient chacun des quatre

Cent mille ici, étrange, font bien plus que cent mille


À l’école où s’apprend ce secret prodigieux

Des milliers de raisons ont les lèvres assoiffées


Mais qu’est-ce que la raison ici, pauvre impuissante

Enfant sourd de naissance. hélas, et misérable ?


Qui a reçu l’éclat d’un atome du secret

Détourne le regard des attraits des deux mondes


Dépouillé de lui-même, il ne lui reste rien

Que le néant des mondes qui ne lui sont plus rien


Et bien qu’il ne soit plus, il est, précisément

Car il est à la fois et l’être et le néant.


Libération d’un esclave


Le vieux sage Loqman dit un jour à son Dieu :

« Je suis vieux et perdu, mon errance est sans fin


Or, après une vie de longue servitude

On affranchit l’esclave pour prix de ses services


Moi, je suis ton esclave, ô mon Dieu,

Ô mon Roi Et j’ai sous le harnais blanchi à Ton service


J’ai longuement souffert, accorde-moi la joie !

Je suis devenu vieux, fais de moi un homme libre ! »


Une voix en son âme alors se fit entendre :

« Ô toi, l’ami intime de Mon intimité


Pour qui veut s’affranchir de son état d’esclave

Doivent s’annihiler la raison et la loi

Alors, viens, quitte-les et fais le premier pas ! »


« Seigneur, Lui dit Loqmân, moi, je ne veux que Toi

Qu’ai-je à faire de la raison ou de la loi ? »


Ainsi renonça-t-il à l’une comme à l’autre

Et se mit à danser dans une danse folle


Disant : « Je ne sais plus qui je suis, si je suis

Je ne suis plus esclave, mais que sais-je et que suis-je ?


Disparu l’esclavage ! La liberté aussi !

Dans mon cœur, plus de peine et plus de joie non plus


Je suis sans attribut et je ne le suis pas

Je suis le connaissant sans connaissance aucune


Es-Tu moi ? Suis-je Toi ? Je ne sais même pas !

En Toi, j’ai disparu. Plus de dualité ! »


Noyade


Un amant se jeta un jour dans un cours d’eau

Pour sauver son aimée qui allait se noyer


Quand ils se retrouvèrent ensemble sur le rivage

La belle s’écria : « Mon Dieu, quelle inconscience !


Je suis tombée dans l’eau et j’allais me noyer

Mais pourquoi t’es-tu, toi, mis ainsi en danger ? »


Son amant répondit : “Je me jetai à l’eau

Parce que toi, c’est moi, où est la différence ?


ll a fallu longtemps pour que je puisse dire

Que ton « toi » et mon “moi” ne sont qu’un désormais


Es-tu toi ? Suis-je moi ? Reste-t-il une trace

De la dualité ? Avec toi, je suis toi


Puisque toi, tu es moi et moi, toi, pour toujours

Nous ne sommes qu’un corps. Il n’y a rien d’autre à dire !”



Tant qu’il y a toi et moi, il y a pluralité

Et quand cela se lève, apparaît l’Unité


Il faut te perdre en Lui : voilà l’Unicité

Perdre jusqu’à la perte : voilà l’Unité pure !


La parade


Un jour que la splendide et invincible armée

De Mahmûd paradait pour la gloire, exhibant


Fantassins, éléphants jusqu’à perte de vue

Monté sur une hauteur, le sultan regardait


Ce spectacle grandiose, en compagnie d’Ayâz

Son bien-aimé, et de Hasan, son bon vizir


La terre tout entière grouillait de cette armée


Comme une fourmilière s’agitant tant et plus

Jamais, de mémoire d’homme, on n’avait vu armée


Si formidable en nombre, si vaste, inégalée

Alors, le sultan dit, s’adressant à Ayâz :


« Cette armée si puissante et nombreuse est à moi

Mais moi, je suis à toi, et toi, tu es mon roi ! »


Malgré ces mots émis de la royale bouche

Ayâz demeura impassible, indifférent


Il ne montra aucun signe de gratitude

Et il rit comme si le roi n’avait dit mot


Hasan en fut troublé et dit : « Ne vois-tu pas

Qu’un roi a honoré l’esclave que tu es ?


Et toi, tu restes là, debout, sans te courber ?

Sans montrer aucun signe de reconnaissance ?


3799 Pourquoi ne rends-tu pas les hommages à ton roi ?

Ce n’est pas là la voie de la vraie gratitude. »


« Il y a à cela deux réponses, dit Ayâz

Qui avait écouté les reproches du vizir,


La première c’est que, face au roi, que peut faire

Un pauvre malheureux pour dire sa gratitude ?


Se rouler dans la terre ? Lui parler en geignant ?

Mais même se montrer infime face à lui


C’est se montrer encore, se croire digne de lui


Qui suis-je pour me livrer à une telle action ?

Qui suis-je pour me montrer et prouver que j’existe ?


Il est le maître ici, à lui sont les esclaves

Moi, qui suis-je ? À lui sont l’ordre et la dignité


Pour toutes les bontés qu’il octroie chaque jour

Pour la grâce qu’il fit aujourd’hui à Ayâz


Je ne sais pas de mot. Comment lui rendre hommage ?

Quand les mondes loueraient jour et nuit son essence

Cela ne serait rien pour dire sa grandeur !


Comment faire montre alors du néant de mon être ?

Qui suis-je, moi pauvre Ayâz, pour faire preuve d’être ?


Non, je ne pourrai pas me courber, dire merci !

Qui suis-je pour prétendre à cette dignité ? »


Hasan loua Ayâz pour ce qu’il avait dit.

« Je pourrai certifier, ajouta le vizir


Que tu es, parmi tous, le plus reconnaissant

Et digne des bienfaits que notre roi t’octroie.


Mais quelle était, dis-moi, la deuxième réponse ? »

« Je ne puis la donner devant toi, dit Ayâz


Mais si le roi et moi étions tout seuls ensemble

Je pourrais en parler en toute intimité


Comme tu ne fais pas partie du cercle intime

Comment te parlerais-je, à toi, qui n’es pas roi ? »


À ces mots, le sultan renvoya le vizir

Rejoindre promptement les rangs de son armée


Car dans le cercle intime, il n’y a ni moi ni nous

Et encore moins Hasan, même fin comme un fil !


« Nous voilà entre nous, dit alors le sultan

Dis-moi ce qui ne peut se dire qu’aux initiés ! »


Et Ayâz répondit : « Chaque fois que mon roi

Jette de par sa grâce un regard bienveillant


Sur moi qui ne suis rien, son regard me saisit

Et son éclat absorbe mon être tout entier


Devant la gloire du roi, soleil en majesté

Je me sens si infime que je deviens néant


Comme il ne reste rien de moi, pas même un nom

Comment me prosterner en une action de grâce ?


Si tes yeux voient encore quelqu’un dans ce moment

Ce quelqu’un n’est pas moi, ce quelqu’un est le roi !


Quand tu octroies la grâce, une seule ou bien mille

Tu le fais en seigneur, tu le fais à toi-même !


Quand une ombre se perd dans l’éclat du soleil

Que peut-elle bien faire, comment courber l’échine ?


Ton Ayâz est une ombre au jardin de ta grâce

Perdue et éperdue au soleil de ta face


Puisque ton serviteur est devenu néant

Et qu’il ne reste rien de lui devant ta gloire

Fais, toi, ce que tu veux ; il n’est plus ; toi, tu sais. »


Sixième vallée : la vallée de la Perplexité


Et puis, après cela, vient la Perplexité

Vallée de la douleur et de l’inassouvi


À chaque inspir ici, une lame te lacère

Et chaque expir exhale des plaintes déchirantes


Ici, que de « hélas ! », de douleurs, de brûlures

Ici, la nuit, le jour ne sont ni nuit ni jour


Chaque cheveu, ici, saigne continûment

Et ce sang, en coulant, écrit le mot « hélas ! »


Qui atteint à ce point, à force de douleur

Est un feu pris de glace, une glace brûlée


Quand il arrive ici, dans la Perplexité

La stupeur le saisit et il perd tout repère


Ce que l’Unicité imprima dans son âme

En lui, de lui se perd ; même perdre se perd


Et si on lui demande : « Es-tu sobre, es-tu ivre ?

Es-tu ou n’es-tu pas, dis-moi, existes-tu ?


Te tiens-tu dans le centre ou la périphérie ?

Es-tu au bord des choses ? Caché ou révélé ?


Néant ou éternel ou bien les deux ensemble ?

Ou bien ni l’un ni l’autre ? Es-tu toi ou pas toi ? »


Il dira : « Je ne sais, non, je ne sais plus rien

Je ne sais même pas si vraiment je ne sais


Possédé par l’amour, mais je ne sais de qui

Ni croyant, ni incroyant, mais alors, que suis — je ?


Je ne sais rien, vraiment, de l’amour qui me tient

Mon cœur est plein d’amour et pourtant il est vide. »


Était-ce un rêve ?


Il y avait un roi dans un vaste royaume

Qui avait une fille plus belle que la lune


Ornement du palais et rivale des fées

Joseph par sa beauté, et puits par sa fossettes


3842 Chacune de ses boucles avait cent cœurs blessé

Chacun de ses cheveux se frayait dans les âmes


Sa face-pleine-lune était un paradis

Qui se levait au ciel de ses deux beaux sourcils


Lorsque de ces deux arcs, elle lançait ses flèches

Les deux arcs dans le ciel se courbaient devant elle


De ses narcisses enivrés, les cils étaient

Sur la route des sages de piquantes épines


Elle était un soleil, la Dame des beautés

Damant cent fois le pion à l’éclatante lune !


Ses lèvres, deux rubis, nourriture des esprits

Faisaient l’admiration, même du Saint-Esprit


Et quand elle riait, même l’eau de la vie

Mourante et assoiffée, voulait boire à ses lèvres


Regarder sa fossette, abîme en son menton

C’était tomber au fond du puits le plus profond


Et qui tombait au piège de sa face de lune

S’enfonçait dans le puits sans corde de salut


Or, un jour, un esclave rayonnant de beauté

Entra dans le palais au service du roi


Il conjoignait en lui le soleil et la lune

Et il les éclipsait par l’éclat de sa face


Il n’avait pas d’égal de par le vaste monde

Et sa beauté causait un trouble universel


Partout où il allait, dans la rue, au bazar

Tous étaient fascinés par sa beauté solaire


Il se trouva qu’un jour, la royale princesse

Vit par hasard l’esclave dans toute sa beauté


Son cœur en fut ravi et blessé jusqu’au sang

Sa raison s’échappa et battit en retraite


L’amour alors survint et occupa la place

Et la douce princesse but le calice amer


Un temps, elle pensa, réfléchit, médita

Puis les affres d’amour la prirent tout entière


Le désir la brûlait de son feu incessant

Elle se consumait d’être loin de l’aimé


Cette belle princesse avait à son service

Dix esclaves chanteuses aux voix de rossignol


Des joueuses de flûte sans égales en leur art

Et qui ravissaient l’âme, comme le roi David


Elle leur avoua quel était son état

Sans honte et sans remords, prête à quitter la vie

Car à quoi bon la vie quand on a découvert

Un amour éperdu pour la Vie de la vie ?


3864 « Si j’avoue mon amour à l’esclave, dit — elle

Il pourrait se tromper, car je ne peux tout dire


Et mon honneur, hélas, peut avoir à souffrir

De m’abaisser ainsi au rang de cet esclave


Mais si je ne peux pas conter ce qui m’arrive

Je mourrai de chagrin sous le voile du secret


Cent fois, je me suis dit qu’il faut prendre patience

Mais je n’y puis tenir, ma patience est à bout


Il me faut ce cyprès, que je puisse en jouir

Dans le plus grand secret, sans même qu’il le sache


Si je pouvais ainsi parvenir à mes fins

Mon âme irait enfin en paix, et exaucée. »


Les esclaves chanteuses ayant oui cela

Lui répondirent en chœur : « Sois tranquille, ô princesse


Ce garçon que tu veux, nous te l’amènerons

En secret dans la nuit, sans qu’il n’en sache rien. »


Ainsi, le lendemain, l’une d’elle se rendit

Auprès du bel esclave et fit venir du vin


Dans ce vin, elle versa une drogue spéciale

Qui le ravit, le pauvre, à lui-même et au monde


Une fois qu’il eut bu et qu’il perdit conscience

La belle enchanteresse en fit ce qu’elle voulait


Du matin jusqu’au soir, elle le laissa ivre

Sans conscience de rien et absent aux deux mondes


Puis quand la nuit tomba, vinrent les autres chanteuses


Elles roulèrent l’esclave dans un linge de lit

Et le portèrent ainsi, caché, à leur maîtresse


Ensuite elles l’installèrent sur le trône d’or fin

Et lui couvrirent la tête des perles à foison


Au milieu de la nuit, encore à demi ivre

L’esclave ouvrit des yeux encore tout alanguis


Et vit qu’il se trouvait en un palais sublime

Semblable au paradis et sur un trône d’or !


Il se vit entouré de chandelles ambrées

Et de bâtons d’encens qui embaumaient la pièce


Idoles de beauté, des esclaves chanteuses

Chantaient à ravir l’âme et le corps tout autant


Et le vin circulait parmi cette assemblée

Comme un soleil mêlé aux lueurs des chandelles


Mais parmi ces douceurs et ces plaisirs des sens

ll fixa un visage, celui de la princesse


Sans vie et sans raison, dans la contemplation

Il ne savait plus rien de lui ni des deux mondes


Sa langue était muette, son cœur rempli d’amour

Et son âme en extase devant cette splendeur


Ses yeux ne quittaient plus le visage de l’aimée

Ses oreilles écoutaient la musique des sphères


Le doux parfum de l’ambre emplissait ses narines

Dans sa bouche, il avait le goût d’un feu liquide


3889 La princesse lui tendit une coupe de vin

Et pour l’accompagner lui donna un baiser


Ses veux restèrent alors sur le visage aimé

Devant tant de beauté. il resta stupéfait


Et comme il ne pouvait proférer aucun mot

ll répandait des larmes et se tenait la tête


Et quant à la princesse, belle comme une idole

Elle versait sur lui le torrent de ses larmes


Et puis elle baisait ses lèvres et répandait

Le sucre sur le sel, l’un à l’autre mêlés


Tantôt elle défaisait sa chevelure folle

Et tantôt se perdait dans ses yeux. Subjuguée


Lors l’esclave, enivré de sa douce présence

Ni lui-même ni un autre et les veux grands ouverts


Contempla cette vue jusqu’au lever du jour


Quand l’aube se leva à l’orient du monde

Et que souffla la brise annonçant le matin

Vaincu, le bel élu sombra dans le sommeil


Et tel, il fut porté jusque dedans sa couche


Au bout de quelque temps, quand il revint à lui

Lui, le si bel esclave à la peau d’argent pur


Il resentit en lui une émotion intense

Sans savoir cependant quelle en était la cause

Mais à quoi bon l’émoi quand la cause n’est plus ?


La fortune l’avait submergé tout entier

Lui qui ne possédait ni fortune ni bien


Alors il recouvrit sa tête de poussière

S’arracha les cheveux et déchira sa robe


Quand on lui demanda ce qui lui arrivait

Il dit : « Je ne peux pas vous raconter cela


Ce que dans mon ivresse j’ai vu de mes yeux

Je sais que nul, jamais, ne le verra en songe


Nul jamais ne vécut et ne vivra jamais

Ce qui m’est arrivé et me laisse hébété


Ma langue ne peut dire ce que mes yeux ont vu

Secret inégalable et source de stupeur ! »


« Mais reviens donc à toi, lui dirent ses amis,

Parle-nous, même un peu ! le Et lui de leur répondre :


“Hélas, je ne le puis ! Je ne sais même pas

Si c’est moi qui ai vu, moi qui ai entendu


Ces choses stupéfiantes. C’était peut-être un autre !?”


“Ton trouble et ta folie, suggéra un idiot

Ne sont finalement que le fruit de tes rêves !”


“Je ne sais vraiment pas, lui répondit l’esclave

Si j’étais éveillé ou si c’était un songe


Si c’était de l’ivresse ou la pleine conscience

Il n’y a dans le monde rien de plus étrange


Que cet état mêlé de conscience et de songe


3914 Je ne puis ni le dire et ni pourtant me taire

Et je ne peux pas même ici perdre conscience


Cet état m’a saisi et imprègne mon âme

Pourtant, je ne peux pas en retrouver la trace


J’ai vu une beauté aux perfections sublimes

À laquelle jamais n’accéda un mortel


Le soleil devant elle n’est qu’un atome infime

Je ne sais rien de plus. Dieu seul sait ce qu’elle est !


Que pourrais-je bien dire quand ma raison s’égare ?

Oui, c’est vrai, je l’ai vue et cela est certain


Non, pourtant, je crois bien que je ne l’ai pas vue

C’est entre oui et non qu’est ma perplexité.”


La mère éplorée


Un sage qui avait le don de clairvoyance

Vit une mère pleurer sur la tombe de sa fille


Il se dit en lui-même : “Cette femme l’emporte

En savoir sur les hommes. Contrairement à nous,


Elle voit clairement de qui elle est privée

Elle connaît la cause du chagrin qui la ronge


Bienheureuse, elle sait la raison de son deuil

Et qui elle doit pleurer. Alors que moi, hélas !


Je suis dans le tourment. Nuit et jour dans le deuil

Mais sans savoir jamais pour qui je dois pleurer !


Je souffre, je m’afflige et je verse des larmes

La source de mon mal pourtant m’est inconnue


Je suis perdu, perplexe, noyé dedans mes pleurs

Mais qui est l’être aimé dont je suis séparé ?


Cette femme cent fois, mille fois me dépasse

Pour la seule raison qu’elle sait qui pleurer


Et moi, je n’en sais rien si ce n’est que ce mal

Me ronge et me dévore dans la perplexité !”


En cette station où le cœur disparaît

Que dis-je ?, où la station elle-même disparaît


La raison est vaincue, elle a perdu le fil

La pensée égarée, elle a perdu la clé


Qui arrive à ce point, à coup sûr, perd la tête

De ses quatre murailles, il ne trouve plus la porte


Ici, qui peut trouver la porte et le passage

Trouverait le secret total en un seul souffle.


Où est la clé ?


Un soufi entendit un jour sur son chemin

Un homme qui geignait et qui se lamentait


3934 “Ah, j’ai perdu ma clé ! Quelqu’un l’aurait trouvée ?

Car la porte est fermée et je ne peux entrer


Que faire en ce malheur qui a frappé ma vie ?

Que faire si la porte reste à jamais fermée ?”


“Mais pourquoi t’affliger, dit-il au pauvre hère

Quand, fût-elle fermée, tu sais où est la porte


Si tu restes devant, assis assez longtemps

La porte s’ouvrira, c’est une certitude


Ta peine est surmontable, mais la mienne est terrible

Car la perplexité me brûle tout entier


Je suis là, en suspens, ne sachant rien de rien

Je n’ai ni clé, ni porte, ni maison, ni chemin


Plût à Dieu que je pusse aller vers quelque part

Et trouver une porte, ouverte ou bien fermée !”


Les hommes n’ont de part qu’a de pures illusions

Personne n’a accès à la réalité


À celui qui demande : “Comment faire ?”, je réponds :

“Renonce justement au ‘comment’ qui t’occupe !”


Qui atteint la vallée de la Perplexité

Entre dans des désirs qui n’ont jamais de fin


Jusques à quand errer dans la Perplexité ?

Toute trace effacée, comment m’y retrouver ?


Je ne sais, je ne sais… Si je pouvais savoir

Cette perplexité s’en trouverait accrue


Ici, quand je me plains, c’est une action de grâce

La foi est incroyance et l’incroyance, foi !


Tout est parti au vent


Pris des douleurs du désir, le sheykh Nasrabad

Fit le Pèlerinage quarante années de suite

Seul, à pied, sans secours et dans le dénuement


Puis, les cheveux blanchis et le corps affaibli

On le vit torse nu, ceint du zonnar des guèbres


Le cœur et l’âme en feu, la paume vers les cieux

Il tournait tout autour du feu sacre des guèbres

Sans se vanter pourtant et sans forfanterie


On lui dit “Que fais-tu, vieux sage ? N’as-tu pas honte ?

Toi qui quarante fois fis le pèlerinage

Toi qui es notre maître, te voilà mécréant ?


Voici que tu fais preuve d’immaturité ?

Auprès des grands mystiques, tu souilleras ton nom


Quel sheykh autre que toi se livra sans vergogne

À cette forfaiture ? Sais-tu ce qu’est ce feu ?”


Hélas, leur dit le sheykh, mon état est extrême

Le feu a consumé mon être tout entier


Tout ici a brûlé, ma moisson et ma vie

Tout est parti au vent, mon honneur et mon nom


Me voilà devant moi, hébété et hagard

Je n’ai plus de ressource, je ne sais plus de ruse


Quand le feu prend dans l’âme et la réduit en cendres

Que laisse-t-il du nom ? Où passe le renom ?


Tant que ce feu tiendra mon âme entre ses flammes

Je tiendrai en dégoût le temple et la Ka'ba


Si la perplexité te saisissait aussi

Tu serais comme moi assailli de désirs ! »


Abîmes de perplexité


Il était une fois un novice au cœur pur

Qui rêva de son maître, parti dans l’au-delà


Il lui dit : « J’ai le cœur immergé dans le sang

De la perplexité, et toi, comment es-tu ?


Tu es parti, hélas, et mon cœur a pris feu

Perplexe, loin de toi, je brûle dans ce feu


De la stupéfaction, je cherche le secret

Mais toi, dans l’au-delà, dis-moi comment tu es ? »


« Je suis, lui dit son maître, plus perplexe que toi

Et je me mords sans cesse les mains, dans ma stupeur


lci, au fond du puits, comme en une prison

Notre perplexité dépasse de loin la vôtre


3967 Un seul infime atome de perplexité

Vécue dans l’au-delà est plus immense encore

Que cent hautes montagnes dans le monde d’en bas ! »


Septième vallée : vallée du Dénuement et de l’anéantissement


3968  Puis vient le Dénuement, l’Anéantissement

Quelle langue peut dire cet état, ce néant ?


C’est un monde d’oubli, d’absence et de silence

Où l’âme déambule hagarde, muette et sourde


Tu verras en ce lieu cent mille ombres éternelles

Disparaître, absorbées au cœur d’un seul soleil


Quand l’océan du Tout se met à bouillonner

À la surface de l’eau, quelle image peut rester ?


Les deux mondes ne sont qu’une image, un reflet

De ce vaste océan, c’est la seule certitude

Quiconque dit l’inverse est en pleine illusion


Et celui qui se perd dans l’océan sans fin

Trouvera le repos en se perdant lui-même


Car dans cet océan débordant de repos

Le cœur ne trouve rien que la perte absolue


Puis, s’il lui est donné de revenir à lui

En lui s’ouvrira l’œil qui peut voir les secrets :

Il verra le comment, le pourquoi du créé


Quand les hommes matures, viators véritables

Se jettent dans l’arène, au cœur de la douleur


Ils perdent au premier pas jusqu’au chemin lui — même

Que reste-t-il alors ? Rien de rien, aucun pas !


Ceux qui se sont perdus au début du chemin

Quand bien même des humains, ils ne sont que des pierres


Livrés au feu des flammes, l’aloès et le bois

Brûlent pareillement et se réduisent en cendres


3980 Il semble en apparence que c’est la même chose

Pourtant en qualité, combien de différences !


3981 Quand un être est impur et se fond dans la mer

Il n’en reste pas moins vil de par son essence


Mais si un être pur entre dans l’océan

Il ne sait pas qu’il est et ainsi disparaît


Ses mouvements alors épousent ceux des flots

Et, cessant d’exister, il acquiert la beauté


Il n’est plus et il est, comment cela peut être ?

Je ne sais, car cela échappe à la raison !


Un cheveu dans la chevelure de l’Aimé


Un soir, l’Amant de Tûs, océan des secrets

Conseilla un disciple : « Fonds, encore et toujours


Fonds dans l’amour, entièrement, et à la fin

Tu t’amenuiseras jusqu’à n’être qu’un cheveu


Si infime, si fin que l’Aimé te fera

Une place au milieu de sa belle chevelure. »



C’est une certitude : qui devient un cheveu

Trouvera une place dans cette chevelure


Si tu es de ceux-là qui connaissent la Voie

Si tu es clairvoyant, cela, tu le verras


S’il te reste de l’ego, si infime soit-il

Ta vilenie fera déborder les enfers.


Se libérer de soi


Il y avait un jour un homme qui pleurait

Dans son amour pour Dieu, maintes larmes de sang

Quand on lui demanda la raison de ces larmes


« Demain quand le Seigneur m’appellera à Lui

Et que nous nous verrons Face à face, dit-il


Quarante mille ans durant, Il donnera audience


À Ses élus. Puis soudain, revenant à eux

Des délices de l’union, ils tomberont encore

Dans le désir, la soif et la supplication


C’est cela que je pleure : le retour à moi-même

De voir, même un instant, de mon propre regard


Que pourrais-je bien faire de moi-même, cet instant ?

Cette douleur est telle qu’on pourrait se tuer


Tant que je suis moi-même, tu vois ma vilenie

Libéré de moi-même et de l’égoïté


3998 Je serai sans moi-même, précisément ce Dieu. »


3999 Quand disparaît l’ego : anéantissement

Puis quand le néant même dépasse le néant

Cc qui advient alors : survivance éternelle


Ainsi, ô cœur épris et sens dessus dessous !

Si tu passes le pont et les plus hautes flammes


Ne crains pas de voir l’huile brûler dans la lampe

Et faire une fumée aussi noire qu’un corbeau


Car l’huile dans les flammes perd sa nature d’huile


Et en se consumant, elle devient si noire

Qu’elle peut former les lettres où se donne le Coran


Si tu veux arriver à ce point du chemin

Il te faut arriver au néant et au rien


Annihile le soi, anéantis l’ego

Et puis de ce néant, chevauche une Borâq


Revêts-toi d’un manteau tissé dans le non-être

Et bois jusqu’à plus soif à la coupe du rien


Porte sur toi le voile de l’indignité

Et rabats sur ta tête la cape du non-être


Le pied à l’étrier de la dissolution

Monte sur la monture de l’insignifiance

Pars de rien, va vers rien et accomplis le rien


Ceins ta taille de rien et sens dessus dessous

D’une belle ceinture tressée de beau néant


Ferme bien les deux yeux et après ouvre-les

Pour les enduire alors du kohl noir du néant


Perds-toi et, plus encore, perds que tu t’es perdu

Et puis de cela même ne garde aucune trace


Avance ainsi, toujours, dans un pur abandon

Pour atteindre à la fin au monde où tout se perd


Mais s’il reste dans toi une trace d’ici-bas

Tu ne trouveras pas trace de l’autre monde.


Les papillons

Une nuit, tourmentés, pleins d’un désir ardent

Pour la chandelle, les papillons se réunirent

Ils se disaient entre eux « Il faut que l’un de nous

Nous donne des nouvelles d’elle, notre chandelle ! »

L’un d’entre eux vola donc vers un château lointain

Et vit briller là-bas la flamme de la chandelle

Puis s’en revint conter tout ce qu’il avait vu

Décrivant la chandelle telle qu’il l’avait perçue

Or, il y avait un sage parmi cette assemblée

Qui dit : « Il ne sait rien, hélas, de la chandelle ! »

Un autre s’en fut donc, s’approchant de plus près

Traversant la lumière, il frôla de ses ailes

Le feu de la chandelle, fut vaincu, s’en revint

Révéla quelque chose des secrets de l’Aimée

Et trouva quelques mots pour évoquer l’union

« Cela ne nous dit rien, lui rétorqua le sage

Et tu n’en sais pas plus que l’autre papillon ! »

Un autre papillon tout enivré d’amour

Alla donc en dansant se jeter dans la flamme

Il embrassa le feu, se perdit avec joie

Et le feu l’embrasa, fit rougeoyer ses membres

Faisant de tout son corps un flamboyant brasier

Le sage papillon qui fut témoin de loin

Qui vit que la chandelle avait saisi son être

Dans l’éclatant flambeau de sa propre lumière

Dit : « Ce papillon-là sait de quoi il retourne

Lui seul — et aucun autre — a saisi le secret ! »


Seul parmi tous les autres peut accéder au vrai

Qui ne sait rien et qui ne laisse aucune trace

Tant que tu ne t’es pas abîmé corps et d’âme

Comment saisirais-tu ce qu’est l’Âme de l’âme ?

Et qui veut te montrer un atome de savoir

Met à feu et à sang les tréfonds de ton âme

4031 Ici, où même un souffle ne saurait être admis

Personne, tant qu’il est lui, ne pourrait trouver place.

Un coup derrière la nuque


4032 Un soufi cheminait, sans attache et sans but

Quand il reçut soudain un coup derrière la nuque


Il se retourna donc, surpris, le cœur en sang

Vers l’homme au cœur de pierre qui l’avait agressé


« Celui que tu as frappé, lui dit-il, n’est plus ;

Depuis plus de trente ans, il est mort à ce monde ! »


« Tu es bien prétentieux et bien peu pratiquant !

Rétorqua l’agresseur, les morts parlent-ils donc ?

Tu devrais avoir honte de tenir ce langage ! »


Car tant que tu exhales encore le moindre souffle

Tu ne peux pas rejoindre l’intimité du Souffle

Tant qu’il reste de toi, ne serait-ce qu’un cheveu

Tu ne peux pas prétendre à la Proximité


En toi même une seule once d’appartenance

Devient comme cent mondes de séparation


Si tu veux parvenir à cette station-là

Cela est impossible tant qu’il reste un cheveu


De tout ce que tu as, fais un grand feu de joie

Brûle jusqu’aux sandales qui protègent tes pieds


Lors, dénué de tout, ne songe pas au linceul

Et jette-toi tout nu dedans les hautes flammes


Quand toi et tous tes biens ne seront plus que cendres

Tes pensées, tes croyances vacilleront un peu


Mais si, comme Jésus, il te reste une aiguille

Sache que cent brigands t’attendent au tournant !


Jésus qui avait tout laissé pour Son amour

Garda sur le visage la marque de l’aiguille


Ici où le fait même d’exister forme un voile

Rien ne vaut, ni pouvoirs, ni honneurs et ni biens


Un à un, laisse aller tout ce que tu possèdes

Et puis dedans toi-même, construis ta solitude


Alors, réunifié dans le ravissement

Tu te retrouveras par-delà bien et mal


4047 Et quand ne restera ni le bien ni le mal

Tu connaîtras l’amour et tu deviendras digne

D’entrer dans le néant qui est propre à l’amour.


Le prince et le mendiant


4048 Il y avait un roi qui avait en partage

Tout l’éclat de la lune et la gloire du soleil

Ce roi avait un fils aussi beau que Joseph


Si unique en beauté, en grandeur et en charme

Que jamais on ne vit personne l’égaler


À la cour, les plus beaux, les plus nobles seigneurs

Étaient tous à ses pieds, esclaves de ses charmes


Si jamais dans la nuit on écartait le voile

Un soleil se levait à l’horizon du monde


Face à tant de beauté, la parole perd la face

La beauté de sa face faisait pâlir la lune


Si de ses boucles noires on avait fait une corde

Le long de cette corde, cent mille cœurs seraient

Descendus dans le puits obscur de leur destin


Sa longue chevelure étendait la langueur

Chandelle, il éclairait les ténèbres du monde


Mais je pourrais parler bien des années durant

Sans pouvoir dire vraiment les boucles ensorceleuses

De ce prince en tout point égal à un Joseph


Les narcisses de ses yeux, en une seule œillade

Faisaient un feu de joie du monde tout entier


Et quand il épandait le sucre de ses rires

De toutes parts les fleurs éclosaient, sans printemps


Quant à sa bouche, que dire ? Elle était si menue

Qu’il semblait que soudain elle avait disparu


Quand il sortait du voile qui protège les rois

Il mettait à feu et à sang tout l’univers


Il était la tourmente des âmes et des corps

Mais tout ce que je dis n’en peut rien dire encore


Quand le prince s’en allait à cheval dans la plaine

Des épées dégainées le protégeaient des gens


Ft si quelque étourdi le suivait du regard

Aussitôt il était chassé de son chemin


Parmi tous ses sujets, un derviche inconscient

Tomba éperdument amoureux de ce prince


Il n’avait en retour que chagrin et tourment

Il se mourait d’amour, mais il n’osait rien dire


Et comme il ne pouvait trouver aucun soutien

Dans son âme et son cœur, il cultivait sa peine


Nuit et jour il restait prostré dans son attente

Indifférent aux autres, rivé à son amour


Il n’avait en ce monde ami ni confident

Ainsi en lui croissait en secret son tourment


Sur l’or de son visage coulaient larmes d’argent

Jour et nuit, dans l’attente, le cœur brisé en deux

4069 Pauvre mendiant rongé d’un désir impatient

Seule le tenait en vie la vue du prince au loin


Quand il apparaissait quelquefois au bazar

Un tumulte soudain s’élevait de la foule


Courant de toutes parts, saisie d’émoi, d’effroi

Comme si l’on était à la Résurrection


Les gens du prince allaient derrière et devant lui

Couvrant un grand rayon autour de sa beauté


Versant le sang de ceux qui approchaient trop près

Faisant monter au ciel leurs cris de « Place ! Place ! »


En entendant ces cris le mendiant amoureux

Était pris de vertige et saisi de faiblesse


Privé de sa conscience, submergé de son sang

Il perdait ses moyens, il se perdait lui-même


Il eut fallu alors pour pleurer sur son sort

Des milliers de pleureuses et des larmes de sang


Tantôt, couvert de larmes, il était comme un Nil

Tantôt, il devenait comme un fleuve de sang


Quelquefois ses soupirs glaçaient ses propres larmes

Et tantôt son désir les brûlait dans ses flammes


Mort et vif à la fois, haletant, pantelant

Aussi pauvre que Job et dénué de tout


Comment un malheureux réduit à cet état

Pourrait-il obtenir un tel prince en partage ?


Ce pauvre qui n’était que l’ombre de son ombre

Voulait pourtant saisir le soleil dans ses bras !


Un matin que le prince passait avec sa troupe

Le mendiant n’y tint plus et n’étant plus lui — même


Il éclata en cris pour décrire son état :

« Mon âme est consumée, ma raison envolée,


Combien de temps encor me faudra-t-il brûler ?

Ma patience est à bout, ô Dieu, je n’en puis plus !


Ainsi parlait cet homme égaré par l’amour

De douleur, se frappant la tête sur les pierres


Puis quand il eut fini, la raison le quitta

De ses oreilles et de ses yeux, le sang coula


Or en voyant cela, l’un des gardes du prince

S’en fut auprès du roi et lui conta l’affaire :


“Ô mon roi, lui dit-il, il faut que je te dise

Qu’un mendiant, un infâme, aime d’amour ton fils !


Le roi fut envahi d’une rage jalouse

Et ce feu dans son cœur fit bouillonner son sang


Il ordonna qu’on pende le derviche au gibet

Les pieds et poings liés, la tête renversée


On alla sur-le-champ exécuter ses ordres

Et le pauvre derviche aussitôt arrêté


Fut traîné sans égards jusqu’au pied du gibet

Entouré d’une foule haineuse et vengeresse


Personne ne savait le mal qui le rongeait

Personne ne voulait intercéder pour lui


Une fois arrivé au pied de ta potence

Saisi d’un désir fou, il se mit à crier :


« Ah, pour l’amour de Dieu, donne-moi, ô vizir

Un répit pour prier une dernière fois ! »


Malgré toute sa rage, le vizir accepta

Et le derviche alors tomba face contre terre


Dans sa prosternation, il s’adressa à Dieu :

« Seigneur, je dois mourir, moi qui suis innocent

Puisque le roi le veut. Mais se peut-il pourtant


Avant de rendre l’âme, que Tu me donnes à voir

Le visage du prince, objet de mes désirs ?


Que je le voie encore une fois, une seule

Et qu’à lui, à lui seul, je sacrifie ma vie ?


Ah, si je pouvais voir sa face de beauté

Sans regret, avec joie, je donnerais mille vies !


Ô Seigneur souverain, je suis Ton suppliant

Je suis ivre d’amour et martyr de Ta Voie


Du tréfonds de mon âme, je suis Ton serviteur

Amant, je ne suis pas infidèle envers Toi


Puisque Tu es Celui qui exauce les vœux

Exauce ma prière, mon Dieu, exauce-moi ! »


Lorsque ce malheureux eut fini sa prière

La flèche de son désir atteignit donc la Cible


Le vizir en secret avait tout écouté

Et son cœur fut touché devant tant de souffrance


Les yeux en pleurs, il alla donc trouver le roi

Et lui fit le récit de ce qu’il avait vu


Il parla du derviche, de son état extrême

De l’amour, des prières et des larmes versées

De cet homme prosterné et qui suppliait Dieu


Le roi en fut ému, son cœur était touché

Alors il décida de gracier le mendiant


Il manda donc le prince et lui donna ses ordres :

« Ne te détourne pas de ce pauvre amoureux


Va aussitôt le voir au pied de sa potence

Lui, l’égaré d’amour, dont le cœur saigne encore


Parle-lui à cet homme qui te désire tant

Rends-lui ce cœur sanglant qu’il a perdu pour toi


Donne-lui ta bonté, car il fut rejeté

Donne-lui de ton vin, car il but ton poison


Va le chercher là-bas, sur son chemin de ronces

Mène-le au jardin, ici, auprès de moi ! »


Le prince s’en fut donc, lui, Joseph de son temps

À la rencontre d’un misérable derviche


4115 Lui, soleil éclatant et porteur de lumière

Il s’en alla rejoindre un atome de l’ombre


4116 Lui, océan sublime et débordant de perles

Il s’en alla étreindre une goutte de rien


Oh, éclatez de joie ! Dansez, frappez des mains !


Le prince se rendit au pied de la potence

Élevant un tumulte digne du Jugement


Le mendiant était là, prosterné et mourant


Sur la terre humectée de ses larmes de sang

Et n’ayant récolté que le vent des soupirs


Réduit à rien, perdu, néant, atome infime

Et encore bien pire, s’il y avait rien de pire !


Quand le prince le vit dans ce piteux état

Des larmes de pitié lui montèrent aux yeux


Il voulut les cacher aux gens de son armée

Mais les larmes coulaient sans qu’il pût les combattre


Elles tombaient en pluie et fécondaient le monde

De douleurs, de souffrances, de chagrins infinis


Pour celui qui sait être sincère en amour

Un jour paraît l’Aimé qui devient son amant


Si tu es en amour dans la sincérité

Celui que toi tu aimes se mettra à t’aimer


C’est ainsi que le prince semblable à un soleil

Fit la grâce au mendiant de l’appeler à lui


Ce mendiant qui toujours le contemplait de loin

Sans connaître pourtant le timbre de sa voix


Releva donc sa tête couverte de poussière

Et vit là, devant lui, la face souveraine


Lorsque le feu brûlant rencontre l’océan

Il aura beau brûler, l’eau à la fin l’éteint


Or le derviche amant était lui-même un feu

Qui se trouva soudain au cœur de l’océan


Son âme au bord des lèvres, il s’adressa au prince :

« ô mon roi bien-aimé, quel besoin de l’armée ?


Tu vois qu’il te suffit d’être pour me tuer ! »

Alors il rendit l’âme et s’en fut à jamais


Après ce cri d’amour, le trépas le saisit

Il rit comme une flamme et puis il s’éteignit


Comme il avait atteint l’union avec l’aimé

Rejoignant le néant, il fut annihilé.


Seuls les vrais viators, ceux qui ont su descendre

Dans l’arène de feu, savent ce que fera

Le néant de l’amour aux amants de la Voie


Ô toi dont l’existence est mêlée de néant

Toi dont tous les plaisirs sont teintés de douleur


Tant que tu n’auras pas vécu dans la tourmente

Comment pourrais-tu bien goûter à la vraie paix ?


Les mains ouvertes, tu as jailli comme l’éclair

Et tes impuretés font barrage sur la Voie


Que fais-tu ? II est temps de montrer ton courage

De brûler la raison, d’embrasser la folie !


Si ton âme résiste à cette œuvre alchimique

Viens en contemplation, ne serait-cc qu’un instant !


Combien de temps penser ? Renonce comme moi

À toi-même et en toi, pense au-delà de toi !


Pour pouvoir à la fin atteindre au dénuement

Et goûter à pleine âme aux joies de n’être pas


Pour moi qui ne suis plus moi-même ni un autre

Le bien comme le mal dépassent ma raison


Moi qui me suis perdu tout entier à moi-même

Je n’ai pas d’autre voie que la pauvreté nue


Quand sur moi a brillé le soleil dénuement

Par la lucarne infinie, les deux mondes ont brillé


Et quand j’ai contemplé l’éclat de ce soleil

L’eau a rejoint la mer, me laissant sur la rive


Les choses que j’avais gagnées ou bien perdues

J’ai tout jeté à l’eau, à l’oubli, aux ténèbres


Je me suis effacé, perdu, rien n’est resté

Je ne suis plus qu’une ombre, sans l’ombre d’un repli


Je n’étais qu’une goutte et me voilà perdu

Sans espoir de retour, dans la mer des mystères


Tout un chacun ne peut, c’est vrai, ainsi se perdre

Et pourtant me voilà, néant, parmi tant d’autres


Du poisson à la lune, y a-t-il un seul être

Qui ne veuille se perdre en ce lieu corps et âme ?


Sept océans de lumière et de feu


Un homme droit et pur demanda à Nûri :

« Dis-moi quelle est la voie de nous jusqu’à l’union ? »


« Il faut, dit le vieux maître, un long, très long chemin

De par sept océans de lumière et de feu


Quand tu auras franchi ces océans immenses

Un Léviathan soudain avalera ton être


Cest un monstre marin qui aspire toute chose

Du premier au dernier en un unique inspir


On ne peut distinguer ni sa queue ni sa tête

Il demeure en la mer de la pure Plénitude


4158 S’il engloutit d’un coup les deux mondes ensemble

Il aspire avec eux toutes les créatures. »


SIMORGH


4179 Ainsi, de ces milliers d’oiseaux partis ensemble

Quelques-uns seulement arrivèrent là-bas


De la nuée d’oiseaux envolés vers le ciel

Trente parvinrent au seuil, et trente seulement


Trente oiseaux déplumés, faibles et abattus

Cœur brisé, corps épuisé, et l’âme envolée


De loin leur apparut, Majesté souveraine

La Présence au-delà des attributs, des mots

Présence qui surpasse et raison et science


Présence dont l’éclair de Plénitude brillait

Qui brûlait, chaque instant, cent mondes dans son feu


Ils voyaient des milliers de soleils réunis

Et des milliers de lunes, d’étoiles éclatantes


Ébahis, stupéfaits, ils étaient des atomes

Dansant dans la lumière, ivres de ce spectacle


Ils se disaient en eux : « Ô merveille ! Le soleil

Face à cette Présence, est un atome éteint !


Comment pourrions-nous même apparaître en ce lieu ?

Hélas, toutes nos peines auront donc été vaines !


Il ne reste en nos cœurs pas la moindre espérance

Ce que nous recherchions était inaccessible ! »


Alors, les trente oiseaux restèrent là, prostrés

Comme des volatiles à la tête coupée


Perdus, anéantis, infimes, moins que rien

Ainsi le temps passa pour eux, dans cet état


Enfin, un chambellan de la Cour souveraine

Leur apparut soudain, messager de la Gloire


Il vit là trente oiseaux hébétés, déplumés

La vie au bord des lèvres et le corps consumé


Prostrés et stupéfaits, vidés du vide, du plein

« D’où venez-vous, dit-il, que faites-vous ici ?


Dites-moi votre nom, misérables oiseaux !

Ou dites-moi au moins quelle est votre patrie ?


Comment vous nomme-t-on de par le vaste monde ?

Et que recherchez-vous, faibles et égarés ? »


Les oiseaux répondirent, tous d’une seule voix :

« Nous avons voyagé jusqu’en ce lieu extrême

Pour que Sîmorgh enfin soit notre souveraine


4198 Nous sommes les errants en quête de Son Seuil

Nous avons tout perdu, le cœur et le repos


4199 Et longtemps cheminé le long de cette route

Nous étions des milliers, nous ne sommes que trente !


Nous avons parcouru ce chemin dans l’espoir

De trouver la Présence près de Sa Majesté


Qu’Elle daigne accepter nos peines et nos souffrances !

Qu’Elle jette sur nous un regard par Sa grâce ! »


Mais le chambellan dit : « Ô pauvres égarés

Tout barbouillés encore du sang de votre cœur


Que vous soyez au monde, que vous n’y soyez pas

La Sîmorgh restera toujours la Souveraine

Souveraine absolue, Majesté éternelle


Des milliers d’univers pleins d’innombrables troupes

Ne sont qu’une fourmi devant Sa Majesté


Que pouvez-vous donner si ce n’est vos soupirs ?

Allons, rentrez chez vous, partez, ô pauvres fous ! »


À ces mots, les oiseaux tombèrent en désespoir

Au point qu’ils semblaient morts et perdus pour toujours


Ils dirent tous en chœur : « Sa Majesté Sîmorgh

Ne donnera-t-Elle pas audience à Ses sujets

À nous, plus bas que terre, couverts d’ignominie ?


Avilit-Elle jamais aucun de Ses sujets ?

Venant d’Elle, cela même serait un honneur ! »


Son injure est louange


Madjnûn disait toujours, lui l’amant des amants :

« Quand les hommes sur Terre me loueraient jour et nuit


Moi, je ne voudrais pas de si belles louanges

Auxquelles je préfère les mots durs de Leylî


Car une injure d’elle vaut mieux que cent louanges

Et son seul nom vaut plus que l’empire des cieux mondes.


Voilà ma religion, je la déclare telle

Qu’importe si le prix en est l’ignominie ? »



« Mais l’éclair de la Gloire, reprit le chambellan

Quand il se manifeste, anéantit les âmes


À quoi sert de subir les douleurs de la flamme ?

Qu’importe alors la gloire ou bien l’ignominie ? »


4215 Les oiseaux dont les ailes étaient déjà brûlées

Dirent : « Voici nos âmes. Que le feu les dévore !


4216 Le papillon jamais eut-il peur de la flamme

Lui qui dans le feu même atteint à la Présence ?


Il se peut que jamais nous n’atteignions l’Aimée

Mais nous pouvons au moins ici nous consumer


Si l’Être désiré est pour nous hors d’atteinte

Il nous reste ici même à nous anéantir. »


Eteindre le néant

Un jour, tous les oiseaux stupéfaits d’observer

Le papillon de nuit, posèrent cette question :


« Dis-nous, ô papillon délicat et fragile

Jusqu’à quand joueras-tu ta vie, ce bien suprême ?


Jamais tu ne pourras t’unir à la chandelle

Pourquoi alors donner ta vie en pure perte ? »


Ces paroles enivrèrent le papillon de nuit

Qui fit cette réponse à ces simples d’esprit :


« Ravi par cet amour, il me suffit d’étreindre

Si je ne peux l’atteindre, en elle, mon néant. »


Révélation


Les trente oiseaux noyés de désir et souffrance

Avaient ainsi prouvé leur valeur en amour


La Plénitude était déjà surabondante

Mais la Grâce montra un visage nouveau


Le gardien de la Grâce ouvrit enfin la porte

Et leva devant eux cent voiles à chaque instant


Alors se révéla le monde du non voile

Jusqu’à l’irradiation de la Lumière Suprême


Il les fit se poser dans la Proximité

Sur un siège d’honneur paré de haute gloire


Puis, devant chacun d’eux, il posa un écrit

En leur disant de lire jusqu’au bout ce livre


Ce texte devant eux était comme une image

De la réalité des tourments de leur âme.


De leur propre écriture

Joseph, devant qui les astres se prosternaient

Fut vendu par ses frères à Malik l’égyptien


La transaction étant tout à son avantage

Comme preuve de la vente, Malik leur demanda


4234 Un écrit de leur main. Et quand cela fut fait

Il rentra en Égypte où il vendit Joseph

À l’Azîz qui alors gouvernait le pays26


4215 À quelque temps de là, quand Joseph devint roi

La preuve de la traîtrise tomba entre ses mains


Or, les dix frères un jour vinrent supplier le roi

Sans savoir que le roi, c’était Joseph, leur frère


Ils demandaient du pain, s’abaissant devant lui

L’implorant, prosternés, renonçant à l’honneur


Joseph qui, lui, savait la vérité, leur dit :

« Je possède un écrit dans l’idiome des Hébreux


Qu’aucun homme de ma cour ne saurait déchiffrer

Si vous me le lisez, je vous donnerai du pain. »


Or, comme ils étaient juifs, ils connaissaient l’hébreu

Ravis, ils répondirent : « Montre-nous cet écrit ! »


Hélas, qu’il est aveugle celui qui en Présence

N’entend pas par orgueil le récit de sa vie !


Ainsi Joseph montra aux dix frères leur écrit

Et tous, à cette vue, tremblèrent de tout leur être


Incapables d’en lire même une seule ligne

Ils ne savaient que dire ni quoi inventer


Submergés de remords, ils comprirent soudain

Qu’ils devraient rendre compte de ce qu’ils avaient fait


Au souvenir amer d’avoir trahi leur frère

Leur langue devint muette et ils crurent mourir


Alors Joseph leur dit : « Vous voilà interdits !

Quand vous devriez lire, vous voilà donc muets ? »


Ensemble ils répondirent : « Oui, il vaut mieux nous taire

Car si nous te lisions ce qui est écrit là

Nous aurions, c’est certain, tous, la tête tranchée ! »



Ainsi, quand les oiseaux regardèrent de près

Ce qui était écrit dans le livre des comptes


Ils y virent reflétés tous leurs actes passés

Sans exception aucune, du premier au dernier


C’était déjà pour eux une cause d’affliction

Mais quand ces prisonniers regardèrent de plus près


Ils virent qu’ils avaient longuement cheminé

Mais qu’ils avaient jeté au fond d’un puits obscur


Le Joseph de leur âme, avili, humilié

Et puis l’avaient vendu en esclave, à vil prix


Ne sais-tu pas que toi, misérable ignorant

Tu vends à chaque instant un Joseph de ton être ?


Et puis quand ce Joseph sera devenu roi

Qu’il aura tout pouvoir et un rang éminent


Tu te retrouveras devant lui, suppliant

Nu, mendiant, affamé et sans autre recours ?


Puisqu’un jour tu auras ta vie entre ses mains

Pourquoi le vendre ainsi pour juste un peu d’argent ?


Les trente oiseaux voient Simorgh


L’âme des trente oiseaux s’anéantit de honte

Alors, le corps en poudre, ils obtinrent la Vie


Purifiés de tout, détaches, libérés

Ils furent vivifiés par l’éclat de Sa gloire


Le lien qui les liait à l’Être souverain

En fut renouvelé ; prenant nouvelle vie

Ils furent stupéfaits de nouvelles manières


Tous leurs actes passés et tous leurs manquements

Disparurent à jamais, effacés de leurs cœurs


Le soleil éclatant de la Proximité

Resplendit du lointain, et irradia leur être


Alors dans le reflet de la Sîmorgh des mondes

Ils virent, luminescente, la Face souveraine


Ils virent reflétés trente oiseaux, les si morgh27

Ils virent que Sîmorgh n’était autre qu’eux — mêmes


Que sans l’ombre d’un doute Sîmorgh était sî morgh

Stupéfiés de se voir autres et pourtant eux — mêmes

Ils ne savaient plus quoi, avant d’arriver là


C’était exactement la Sîmorgh qu’ils voyaient

Et Sîmorgh était là ; et Elle était sî morgh


Quand ils La regardaient, Sîmorgh était Sîmorgh


Quand ils se regardaient, ils étaient bien sî morgh.

Pourtant, ils étaient autres et Sîmorgh était là


Et quand ils regardaient et Sîmorgh et eux — mêmes

Ils ne se voyaient qu’Un, en Sîmorgh, ou bien presque


Ceci était ceux-là et les uns étaient l’Autre

Personne n’entendit jamais pareille chose !


Les oiseaux submergés par la perplexité

Tentaient de le penser, mais sans pouvoir penser !


Ne pouvant rien comprendre, les oiseaux hébétés

Sans user de la langue, interrogèrent Sîmorgh


Ils demandèrent la clé de ce puissant mystère

Et la résolution de ce « toi » qui est « nous »


Sa Majesté Sîmorgh leur dit, mais sans parler :

« Le Soleil de la Majesté est un miroir


Celui qui vient à Elle ne peut voir que lui-même

Il se voit corps et âme, tout entier reflété


Vous êtes venus trente et c’est aussi pourquoi

Ce miroir vous renvoie l’image de trente oiseaux


Quand vous seriez venus à quarante ou cinquante

Vous n’auriez pu lever ce voile que sur vous — mêmes


Vous avez cherché l’Autre en cheminant longtemps

Vous ne voyez pourtant que vous, vous seulement !


4278, Car quel regard jamais peut atteindre où Nous sommes ?

La vue d’une fourmi peut-elle voir les Pléiades ?


4279 Avez-vous jamais vu de par le vaste monde

Une pauvre fourmi se saisir d’une enclume

Ou bien un moucheron happer un éléphant ?


Tout ce que vous saviez, à cette vue, n’est plus

Ce que vous avez dit ou entendu, non plus


Vous avez traversé les sept hautes vallées

Et vous avez fait preuve d’un courage viril


Pourtant c’est dans Mes œuvres que vous cheminiez

Vous n’avez que rêvé la vallée de l’Essence

Vous étant endormis au creux des Attributs


Vous voilà trente oiseaux hébétés et perplexes

Aux cœurs enamourés, impatients et sans vie


Mais Moi, Je suis la seule véritable Sîmorgh

Je suis la pure Essence de l’Oiseau souverain


Il vous faut maintenant, dans la grâce et la joie

Annihiler votre être tout entier en Moi

Afin de vous trouver vous-mêmes dedans Moi. »



Ils s’annihilèrent donc, cette fois pour toujours

Et l’ombre disparut dans le Soleil, enfin !


Pendant qu’ils cheminaient, la parole régnait

Une fois le but atteint, il ne resta plus rien


4288 Ni début et ni fin, ni guide, ni chemin

Et c’est pourquoi, ici, la parole s’éteint.



SOURCE

Attar, Le Cantique des Oiseaux, trad. Leili Anvar, Diane de Selliers, 2012, « Les Sept Vallées & Simorgh »


Du même Fariddudin Attar, nombreuses traductions à lire.


BIOGRAPHIE

INTRODUCTION28

La vie et les oeuvres d'Attar.

Deux tombeaux voisinent à quelque quatre kilomètres au sud-est de la ville de Neïchabour dans la province du Khoras-san à l'est de la Perse. Depuis le 111e siècle de l'ère chrétienne, Neïchabour a occupé une place prépondérante dans l'histoire de ce pays. Elle fut un foyer de science, de philosophie et de poésie et aussi la scène des catastrophes les plus terribles : invasions et massacres, incendies et tremblements de terre; détruite et reconstruite, a-t-on dit, plus de fois que toute autre ville du monde. Les deux tombeaux distants d'environ un kilomètre gardent la mémoire de deux des plus grands parmi les poètes persans, qui moururent à un siècle d'intervalle. Ce furent Omar Khayyam et Fariddudine Attar qui, contemplant chacun l'existence sous un angle différent, ont enrichi l'héritage commun de l'humanité.

[...]

Fariddudine hérita la profession et les boutiques de son père.

Les auteurs des premières esquisses biographiques ont essayé de démontrer que le mysticisme d'Attar fut déclenché par une conversion subite. Un jour, dit-on, alors qu'il était à ses malades, un mendiant s'arrêta devant sa boutique et demanda l'aumône. Trouvant que, malgré ses prières réitérées, l'apothicaire ne lui prêtait aucune attention, il lui dit : « Tu finiras bien par mourir, mais de quelle manière mourras-tu? » Interloqué, Attar aurait répondu : « De la même manière que toi, mais dis-moi, comment vas-tu mourir? —Comme cela », répondit le mendiant qui s'étendant sur le sol posa sa tête sur son écuelle et rendit l'âme. Il existe certaines variations sur ce thème : celle par exemple d'un fou

qui, apercevant l'abondance des biens contenus dans la boutique, se mit à en faire remontrance à Attar et à l'adjurer d'alléger son fardeau. Selon les biographes, l'un ou l'autre de ces épisodes aurait provoqué un tel choc dans son esprit qu'il quitta sa boutique sur-le-champ, renonçant à ses biens et se vouant tout entier à la recherche mystique. A notre avis, cette conclusion, avec les anecdotes dont elle a été tirée, n'est pas digne de foi. […] Les oeuvres d'Attar semblent écarter la supposition qu'il ait renoncé à sa profession.

[...]

...on signale une rencontre entre Attare et le plus grand poète mystique de la Perse, Jalaluddine Maulavi Roumi. Le père de celui-ci, Bahauddine, un des disciples de Nadjmuddine Kobra, avait encouru le déplaisir du roi Kharazmchah à cause de ses tirades contre certains théologiens et savants contemporains, et il jugea prudent de quitter sa ville natale de Balkh. Il se mit en route en compagnie des siens, d'après les uns pendant l'année 610, et d'après une autre version généralement considérée comme plus fondée, en 618-1222. Se dirigeant vers Bagdad et les Lieux saints, il passa par Neïchabour. A la nouvelle de son passage, Attar se hâta d'aller lui rendre visite et il fut très impressionné par son fils Jalaluddine, qui avait alors six ou quatorze ans (selon que l'on accepte l'une ou l'autre des deux dates précitées). Les biographes relatent qu'Attar exprima à Bahauddine son admiration pour l'enfant en ces termes : « Ton fils ne tardera pas à enflammer le coeur de ceux qui ont déjà reçu l'empreinte brûlante de Dieu. » Ils ajoutent qu'il offrit un exemplaire de son Asrar-Nâmeh (Livre des mystères) à celui qui devait devenir un poète illustre et qui ne s'en sépara jamais, lui empruntant des anecdotes pour illustrer le développement de ses thèmes mystiques. La grande estime que Jalaluddine ressentit plus tard pour Attar est bien connue; elle s'exprime en peu de mots, mais combien éloquents, dans ce vers : « Attar fut l'âme (du mysticisme personnifié) et Sanaï fut ses yeux; je ne fais que suivre leur trace. » Sanaï est le premier en date (décédé en 545-1149) de ce merveilleux trio de poètes mystiques que formèrent Sanaï, Attar et Maulavi dont les vies chevauchèrent…


EXTRAITS du LIVRE DIVIN (ELAHI-NAMEH)29


11. Des paroles de Farmadi.

Un homme à l'âme grande et avisée rapporte ces paroles de Bou-Ali de Farmade :

« Au jour du Jugement, Dieu remettra à quelqu'un la tablette de ses actes 194 en disant : « Regarde et lis. »

L'homme regardera attentivement une heure ou deux mais

ne verra inscrite aucune action mauvaise ou bonne. Déliant sa langue, il dira : « Seigneur, rien n'est inscrit sur

cette tablette; que veux-Tu? »

La voix divine répondra : « Je n'inscris pas sur les tablettes de mes amants leurs actes bons ou mauvais.

Dans ma toute-puissance, Je considère comme peu de chose le mal et le bien venant de toi. Tu peux à ton tour faire peu de cas du paradis et de l'enfer.

Lorsque entre nous s'effacent les marchandages, tu Nous appartiens, et Nous sommes à toi, pour l'éternité.

Si tu veux davantage tes efforts seront vains, car Nous sommes tout et tu n'es rien.

[...]


5. Chebli interrogé.

Chebli tenait un jour un séminaire. Quelqu'un lui demanda : « Toi qui illumines le monde,

Dis-nous ce qu'est un mystique. » Il répondit : « C'est un homme qui, trouvant devant lui les deux mondes,

Pourrait les soulever à la force d'un seul de ses cils; la puissance du mystique est même encore plus grande. »

Un autre jour quelqu'un lui demanda encore : « Maître des mystères qu'est-ce qu'un mystique? »

Il répondit : « C'est un homme très faible qui ne peut même pas supporter la piqûre d'un moucheron. »

Quelqu'un alors bondit et protesta : « Toi qui illumines le monde, tu as donné une tout autre définition l'autre jour; En te contredisant tu introduis le doute sur certains points de la foi. »

Chebli répondit sans ambages : « Inquisiteur, ce jour-là je n'étais pas moi-même ,

Mais aujourd'hui je suis bien moi, un pauvre être impuissant; je ne pourrais te donner une meilleure réponse. »

Celui qui de la beauté ne voit qu'une face ne possède pas la vision parfaite.

Il faut voir en même temps le bien et le mal; il faut éprou-

ver l'état de la conscience et celui aussi de l'inconscience. Si tu peux tout ramener à une vision unique dans laquelle le

mal n'est pas séparé du bien,

Lorsque tu apercevras le mal tu l'identifieras avec le bien, car tout provient de Lui.

En contemplant ton bien-aimé, si tu es un homme de la vision, ne vois pas seulement l'un de ses membres mais apprécie son harmonieuse unité.

Ne te perds pas dans la contemplation d'un seul membre; seule la vision simultanée des sept membres est parfaite.

Si tu peux voir la maison tout entière et pas seulement les murs sans le toit, tu seras capable d'un amour sans limite.






TRAITÉ DE L’UNITÉ adaptant IBN ARABI





Les effets de l'amour [Ibn ‘Arabi]


[…] C'est donc grâce aux attributs positifs (çifât thubûtiyya) de Dieu que nous L'aimons.

Après que Dieu eut présenté de la sorte les rapports d'analogie (nisab) et affirmé les causes et les relations devant régir l'amour, Il précisa : Aucune chose n'est comme Son semblable... (Coran XLII, 11). Il confirma ainsi les causes (asbâb) obligées de l'amour que la raison infirme par ses arguments propres. Tel est le sens de ce hadith saint : «J'étais un Trésor (caché); Je n'étais pas connu et J'ai aimé être connu. Je créai donc les créatures et Je Me fis connaître à elles de sorte qu'elles Me connurent. »

Dieu est donc connu par la seule révélation qu'Il donne de Lui en raison de l'amour, de la miséricorde, de la bienveillance, de la compassion et de l'amitié qu'Il a pour nous et en raison aussi de la Révélation par laquelle Il détermine des similitudes qui Le concernent — exalté soit-Il. Nous faisons alors de Lui l'objet de notre attention dans notre coeur, dans notre orientation ainsi que dans notre imagination, au point de nous trouver comme si nous Le voyions. Nous pouvons même dire plus ! nous Le voyons en nous, car nous Le connaissons du fait qu'Il s'est rendu connu (à nous) et non pas par le truchement de la spéculation. Il n'empêche que certains de nous Le voient tout en L'ignorant (33).

Dieu n'est pas tributaire des autres; c'est Lui qu'Il aime à travers les êtres existenciés. C'est donc Lui qui se manifeste à tout être aimé et au regard de tout amant. Il n'y a ainsi qu'un seul Amant dans l'Existence universelle (et c'est Dieu) de telle sorte que le monde tout entier est amant et aimé. Tout cela se ramène, en définitive, à Lui comme dans l'adoration car Lui seul est adoré. Aucun être n'est capable de L'adorer s'il ne se représente en imagination la Fonction divine (ulûhiyya) qui est en lui et en l'absence de laquelle il ne pourrait jamais servir Dieu.30

Traité de l’Unité [Al-Balabânî]


RISALATUL-AHADIYAH

par le plus grand des Maîtres spirituels Mohyiddin ibn Arabi31

Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux. Nous implorons Son secours.


Gloire à Allah, avant l’Unité duquel il n’y a pas d’antérieur, si ce n’est Lui qui est ce Premier ; après la Singularité duquel il n’y a aucun après, si ce n’est Lui qui est ce Suivant. A propos de Lui, il n’y a ni avant, ni après, ni haut, ni bas, ni près, ni loin, ni comment, ni quoi, ni où, ni état, ni succession d’instants, ni temps, ni espace, ni être : « Il est tel qu’Il était »32.

– « Il est l’Unique, le Dompteur sans (les conditions ordinaires de) l’Unité. Il est le Singulier sans singularité. Il n’est pas composé de nom et de nommé, car le nom est Lui et le nommé est encore Lui. Il n’y a pas de nom sauf Lui. Il n’y a pas de nommé en dehors de Lui. C’est pourquoi il est dit qu’Il est le nom et le nommé.

Il est le Premier sans antériorité. Il est le Dernier sans les conditions ordinaires de la finalité, c’est-à-dire sans finalité absolue. Il est l’Évident sans extériorité. Il est l’Occulte sans intériorité.

Je veux dire qu’Il est l’existence des Glyphes [lettres] de l’externe comme Il est l’existence de ceux de l’interne. Il n’y a ni externe ni interne hormis Lui, et cela sans que ces Glyphes se changent pour devenir Lui, ou que Lui, Il se change pour devenir ces Glyphes.

Il importe de bien comprendre cet arcane, de peur de tomber dans l’erreur de ceux qui croient aux incarnations de la Divinité. Il ne se trouve pas dans quelque chose et aucune chose ne se trouve dans Lui par une entrée ou une sortie quelconque. Il faut le connaître de cette façon, non par la science, l’intelligence, l’imagination, la sagacité, les sens, la vision extérieure, la vision intérieure, la compréhension ou le raisonnement.

Personne ne peut Le voir, sauf Lui (— même). Personne ne Le saisit, sauf Lui (— même). Personne ne Le connait, sauf Lui (— même). Il Se voit par Lui (— même). Il Se connaît par Lui (— même). Autre-que-Lui ne peut Le voir. Autre-que-Lui ne peut Le saisir. Son impénétrable voile est Sa propre Unicité. Autre-que-Lui ne Le dissimule pas. Son voile est Son existence même. Il est voilé par Son Unicité d’une façon inexplicable. Autre-que-Lui ne Le voit pas : aucun prophète envoyé, aucun saint parfait ou ange approché. Son prophète est Lui (— même). Son messager (apôtre) est Lui. Sa missive (apostolat) est Lui. Sa Parole est Lui. Il a mandé Son ipséité par Lui-même de Lui-même vers Lui — même, sans aucun intermédiaire ou causalité (extérieure), que Lui-même.

Il n’y a aucune disparité (de temps, d’espace ou de nature) entre Celui qui envoie, entre le Message, et le Destinataire de cette missive. Son existence est celle des Lettres de la prophétie, pas d’autre. Autre-que-Lui n’a pas d’existence (ou de nominalité) et ne peut donc s’anéantir (n’ayant jamais existé). C’est pourquoi le Prophète a dit : “Celui qui connaît son âme (c’est-à-dire soi-même) connaît son Seigneur”. Il dit encore : « J’ai connu mon Seigneur par mon Seigneur ».

Le Prophète d’Allah a voulu faire comprendre par ces mots que tu n’es pas toi, mais Lui ; Lui et non toi ; qu’Il n’entre pas dans toi et tu n’entres pas dans Lui ; qu’Il ne sort pas de toi et tu ne sors pas de Lui. Je ne veux pas dire que tu es ou que tu possèdes telle ou telle qualité.

Je veux dire que tu n’existes absolument pas, et que tu n’existeras jamais ni par toi-même ni par Lui, dans Lui ou avec Lui. Tu ne peux cesser d’être, car tu n’es pas. Tu es Lui et Lui est toi, sans aucune dépendance ou causalité. Si tu reconnais à ton existence cette qualité (c’est-à-dire le néant), alors tu connais Allah, autrement non.

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La plupart des initiés disent que la Gnose, ou la Connaissance d’Allah, vient à la suite du Fanâ el-wujûdi et du Fanâ el-fanâ'i, c’est-à-dire par l’effet de l’extinction de l’existence et de l’extinction de cette extinction. Or, cette opinion est tout à fait fausse. Il y a là une erreur manifeste.

La Gnose n’exige pas l’extinction de l’existence (du moi) ou l’extinction de cette extinction ; car les choses n’ont aucune existence, et ce qui n’existe pas ne peut cesser d’exister. Dire qu’une chose a cessé d’exister, qu’elle n’existe plus, équivaut à affirmer qu’elle a existé, qu’elle a joui de l’existence.

Donc, si tu connais ton âme, c’est-à-dire toi-même, si tu peux concevoir que tu n’existes pas et, partant, que tu ne t’éteins pas, alors tu connais Allah, autrement non. Attribuer la Gnose au Fanâ et au Fanâ el-fanâ'i est un credo idolâtre. Car, si tu attribues la Gnose au Fanâ et au Fanâ el-fanâ'i, tu prétends qu’autre-qu’Allah puisse jouir de l’existence. C’est Le nier, et tu es formellement coupable d’idolâtrie.

Le Prophète a dit : “Celui qui connaît son âme (c’est-à-dire lui-même) connaît son Seigneur”. Il n’a pas dit : « Celui qui éteint son âme connaît son Seigneur ». Si l’on affirme l’existence d’un autre, on ne peut plus parler de son extinction, car on ne doit parler de l’extinction de ce qu’on ne doit affirmer. Ton existence est néant, et néant ne peut s’ajouter à une chose, temporaire ou non. Le Prophète a dit : « Tu n’existes pas maintenant, comme tu n’existais par avant la création du monde ». Le mot « maintenant » (est pris ici dans son sens de présent absolu), signifie l’éternité sans commencement, aussi bien que l’éternité sans fin.

Or, Allah est l’existence de l’éternité sans commencement, et de l’éternité sans fin, ainsi que la préexistence. Ces trois aspects de l’éternité sont Lui. (Allah est l’existence de ces trois aspects de l’éternité, sans qu’Il cesse d’être l’Absolu). S’il n’en était pas ainsi, Sa Solitude ne serait pas ; Il ne serait pas sans partenaire.

Or, il est d’obligation (rationnelle, dogmatique et théologique) qu’Il soit seul et sans compagnon aucun. Son partenaire serait celui qui existerait par lui-même, non par l’existence d’Allah. Un tel n’aurait pas besoin d’Allah, et serait, par conséquent, un second Seigneur Dieu, ce qui est impossible. Allah n’a pas de partenaire, de semblable ou d’équivalent.

Celui qui voit une chose avec Allah, d’Allah ou dans Allah, même en la faisant relever d’Allah par la Seigneurie, rend cette chose partenaire d’Allah, relevant de Lui par la Seigneurie. Quiconque prétend qu’une chose puisse exister avec Allah (peu importe que cette chose existe par elle-même ou bien par Lui), qu’elle s’éteigne de son existence ou de l’extinction de son existence, un tel homme, dis-je, est loin d’avoir la moindre perception de la connaissance de son âme et de soi-même. Car celui qui prétend qu’autre-que-Lui puisse exister (peu importe que ce soit par lui-même ou bien par Lui ou dans Lui), puis disparaisse et s’éteigne, puis s’éteigne dans son extinction, etc., etc., un tel homme tourne en un cercle vicieux par l’extinction sur l’extinction indéfiniment. Tout cela est idolâtrie sur idolâtrie et n’a rien à faire avec la Gnose. Un tel homme est idolâtre, et il ne connaît rien ni d’Allah ni de lui-même ou de son âme.

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Si l’on demande par quel moyen on arrive à connaître son « âme » (c’est-à-dire le « proprium », soi-même) et à connaître Allah, la réponse est : La voie vers ces deux connaissances est indiquée par ces paroles : « Allah était et le néant avec Lui. Il est maintenant tel qu’Il était ».

Si quelqu’un dit : “je vois mon âme (mon “proprium”, moi-même) autre qu’Allah, et je ne vois pas qu’Allah soit mon âme”, la réponse est : Le Prophète veut dire par le terme « âme » le « proprium », ton existence (particulière), ce que tu appelles « moi-même », et non pas l’élément psychique qui s’appelle tantôt « l’âme impérieuse » ou « celle qui pousse irrésistiblement vers le mal », « l’âme qui reproche », « la rassérénée », etc., etc. ; mais il veut dire par « âme » tout ce qui est autre qu’Allah, comme il a dit : “Fais-moi voir (ô Dieu !) les choses telles qu’elles sont”, désignant par « les choses » tout ce qui n’est pas Allah (qu’Il soit exalté). Il a voulu dire : “Fais-moi connaître ce qui n’est pas Toi, afin que je sache et afin que je connaisse (la vérité sur) les choses, si elles sont Toi ou bien autre-que-Toi ; sont-elles sans commencement ni fin, ou bien ont-elles été créées et vont-elles disparaître ?” Alors, Allah lui fit voir que tout ce qui n’est pas Lui est (l’homme) lui-même, et que tout ce qui n’est pas Lui n’a aucune existence.

Et il vit les choses telles qu’elles sont ; je veux dire qu’il vit qu’elles étaient la quiddité d’Allah, hors du temps, de l’espace et de toute attribution. Le terme « les choses » peut s’appliquer à l’âme comme à n’importe quoi. L’existence de l’âme et celle des choses s’identifient dans l’idée générale de chose. Donc, celui qui connaît les choses connaît son âme, son « proprium », c’est-à-dire lui-même, et celui qui se connaît soi-même connaît le Seigneur.

Car ce que tu crois être autre-qu’Allah n’est pas autre-qu’Allah, mais tu ne le sais pas. Tu Le vois, et tu ne sais pas que tu Le vois. Du moment que ce mystère a été dévoilé à tes yeux, que tu n’es pas autre-qu’Allah, tu sauras que tu es le but de toi-même, que tu n’as pas besoin de t’anéantir, que tu n’as jamais cessé d’être, et que tu ne cesseras jamais d’exister, jamais, comme nous l’avons déjà expliqué. Tous les attributs d’Allah sont tes attributs. Tu verras que ton extérieur est le Sien, que ton intérieur est le Sien, que ton commencement est la Sien et que ta fin est la Sienne, cela incontestablement et sans doute aucun. Tu verras que tes qualités sont les Siennes et que ta nature intime est la Sienne, cela sans que tu sois devenu Lui ou que Lui soit devenu toi, sans (transformation), diminution ou augmentation quelle qu’elle soit.

« Tout périt sauf Sa face », dans l’extérieur et dans l’intérieur. Cela veut dire qu’il n’existe aucun autre-que-Lui ; qu’autre-que-Lui n’a aucune existence, mais est fatalement perdu, de sorte qu’il ne reste que Sa figure ; autrement dit : rien n’est stable hormis Sa figure. (Quelques manuscrits ajoutent : « Partout où vous vous tournez, vous vous tournez vers la Face de Dieu » : Qorân, II, 109).

Un exemple : Un homme ignore quelque chose, puis il l’apprend. Ce n’est pas son existence qui s’est éteinte, mais seulement son ignorance. Son existence reste elle n’a pas été changée, contre celle d’un autre ; l’existence du savant n’est pas venu s’ajouter à l’existence de l’ignorant ; il ne s’agit d’aucun mélange de ces deux existences individuelles ; il n’y a que l’ignorance qui a été enlevée.

Ne pense donc pas qu’il est nécessaire d’éteindre ton existence, car alors tu te voiles avec cette même extinction, et tu deviens toi-même (pour ainsi dire) le voile d’Allah. Comme maintenant le voile est autre-qu’Allah, il s’ensuit qu’autre-que-Lui puisse Le vaincre en repoussant les regards vers Lui, ce qui est une erreur et une méprise grave. Nous avons dit plus haut que l’unicité et la singularité sont les voiles d’Allah, pas d’autres. C’est pourquoi il est permis au Wáçil, c’est-à-dire à celui qui est arrivé à la Réalité (personnelle), de dire : « Je suis le Vrai Divin », ou bien : « Gloire à moi ; que ma certitude est grande ! ».

Un tel Wâçil n’est pas arrivé à un degré aussi sublime sans avoir vu que ses attributs sont les attributs d’Allah et que son être intime est l’être intime d’Allah, sans aucune transformation d’attributs ou transsubstantiation d’être intime, sans aucune entrée dans Allah ou sortie de Lui (ou vice versa). Il voit qu’il ne s’éteint pas dans Allah et qu’il ne persiste avec Allah non plus. Il voit que son âme (c’est-à-dire son « proprium ») n’existe pas du tout, non pas comme ayant existé, puis s’étant éteinte, mais il voit qu’il n’y a ni âme ni existence sauf la Sienne.

Le Prophète a dit : « N’insultez pas au Siècle, car il est Allah ». Il a voulu dire par ces paroles que l’existence du Siècle est l’existence d’Allah (qu’il soit glorifié et magnifié). Il est trop élevé pour avoir un partenaire, un semblable ou équivalent quelconque.

Le Prophète dit dans une tradition Qodsî [dite directement au prophète] : « Allah dit : Mon serviteur ! J’étais malade, et tu ne M’as pas visité. J’avais faim, et tu ne M’as pas donné à manger. Je t’ai demandé l’aumône, et tu l’as refusée ». Il a voulu dire que c’était Lui qui était le malade et le mendiant. Comme le malade et le mendiant peuvent être Lui, alors toi et toutes les choses de la création, accidents ou substances, peuvent aussi être Lui.

Quand on découvre l’énigme d’un seul atome, on peut voir le mystère de toute la création, tant intérieure qu’extérieure. Tu verras qu’Allah n’a pas seulement créé toutes choses, mais tu verras encore que, dans le monde invisible aussi bien que dans le monde visible, il n’y a que Lui, car ces deux mondes n’ont point d’existence propre. (Tu verras) qu’Il n’est pas seulement leur nom, mais aussi Celui qui (les) nomme et Celui qui est nommé (par eux), ainsi que leur existence. Tu verras qu’Il n’a pas seulement créé une chose une fois pour toutes, mais tu verras « qu’Il est tous les jours en l’état de Créateur sublime », par l’expansion et l’occultation de Son existence et de Ses attributs en dehors de toute condition intelligible. Car Il est le Premier et le Dernier, l’Extérieur et l’Intérieur. Il paraît dans Son unité et Se dissimule dans Sa singularité. Il est le Premier par Sa perséité. Il est le Dernier par Son éternelle permanence. Il est l’existence des Glyphes du Premier et du Dernier, de l’Extérieur et de l’Intérieur, comme l’existence de ces Glyphes est Lui. Il est Son nom ; Il est celui qui est nommé. Comme Son existence est fatale, logique et dogmatique, de même est fatale la non-existence de tout autre-que-Lui.

Ce que nous pensons être autre-que-Lui n’est pas, au fond, une bi-existence, car Son existence à Lui signifie qu’une bi-existence n’existe pas ; sans, quoi cette bi-existence serait Son semblable. Or, autre-que-Lui n’est pas, car Il est exempt de ce qu’un autre-que-Lui soit autre-que-Lui. Cet autre est encore Lui sans aucune différence intérieure ou extérieure. Celui qui est ainsi possède des attributs sans nombre ni fin.

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Celui qui est ainsi qualifié possède des attributs innombrables. Comme celui qui meurt, dans le sens propre du mot, est séparé de tous ses attributs louables ou blâmables, de même, celui qui meurt, au sens figuré, est séparé de tous ses attributs louables ou blâmables.

Allah qu’Il soit béni et exalté — est à sa place dans toutes les circonstances. La « nature intime » d’Allah tient lieu de sa « nature intime » ; les « attributs » d’Allah tiennent lieu de ses « attributs ». C’est pourquoi le Prophète — qu’Allah prie sur lui et le salue — a dit : « Mourez avant que vous ne mouriez », c’est-à-dire : « connaissez vous-mêmes (vos âmes, votre “proprium”) avant que vous ne mouriez ». Il a dit encore : « Allah dit : Mon adorateur ne cesse de s’approcher de Moi par des ouvres surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Et lorsque Je l’aime, Je suis son ouïe, sa vue, sa langue, sa main, etc. ». Le Prophète veut dire : Celui qui tue son âme (son « proprium »), c’est-à-dire celui qui se connaît, voit que toute son existence est Son existence. Il ne voit aucun changement en sa « nature intime » ou en ses « attributs ». Il ne voit aucune nécessité à ce que ses attributs deviennent les Siens. Car (il a compris qu’) il n’était pas lui-même l’existence de sa propre « nature intime », et qu’il avait été ignorant de son « proprium » et de ce qu’il était au fond. Lorsque tu prends connaissance de ce que c’est que ton « proprium », tu es débarrassé de ton dualisme, et tu sauras que tu n’es autre qu’Allah. Si tu avais une existence indépendante, une existence « autre qu’Allah », tu n’aurais pas à t’effacer ni à connaître ton « proprium ». Tu serais un Seigneur Dieu autre que Lui. Qu’Allah soit béni, de sorte qu’il n’y a pas de Seigneur Dieu autre que Lui.

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L’intérêt de la connaissance du « proprium » consiste à savoir, mais à avoir la certitude absolue que ton existence n’est ni une réalité ni une nihilité, mais que tu n’es pas, que tu n’as pas été et que tu ne seras jamais. Tu comprendras clairement le sens de la formule : Lâ ilaha ill'Allah (= il n’y a pas de Dieu si ce n’est Le Dieu), c’est-à-dire il n’y a pas de Dieu autre que Lui, il n’y a pas d’existence autre que Lui, il n’y a d’autre autre que Lui, et il n’y a pas de Dieu si ce n’est Lui.

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Si quelqu’un objecte : « Tu abolis Sa Seigneurie », je réponds : Je n’abolis pas Sa Seigneurie, car Il ne cesse pas d’être (Seigneur) magnifiant, non plus qu’Il ne cesse d’être (adorateur) magnifié. Il ne cesse pas d’être Créateur, non plus qu’Il ne cesse d’être créé. Il est maintenant tel qu’Il était. Ses titres de Créateur ou de Seigneur magnifiant ne sont point conditionnés par (l’existence) d’une chose créée ou d’un (adorateur) magnifié. Avant la création des choses créées, Il possédait tous Ses attributs. Il est maintenant tel qu’Il était. Il n’y a aucune différence, dans Son Unité, entre la création et la préexistence. Son titre de l’Extérieur implique la création des choses, comme Son titre de l’Occulte ou de l’Intérieur implique la préexistence. Son intérieur est Son extérieur (ou Son expansif, Son évidence), comme Son extérieur est Son intérieur ; Son premier est Son dernier et Son dernier est Son premier ; le tout est unique et l’unique est tout. Il est qualifié : « Tous les jours Il est en l’état de Créateur Sublime : rien autre que Lui n’était avec Lui ; Il est maintenant tel qu’Il était ». En réalité, autre-que-Lui n’a pas d’existence. Tel qu’Il était de toute éternité, tous les jours en l’état de Créateur Sublime. (Il n’y a) aucune chose (avec Lui) et aucun jour (de création, à l’exclusion d’un autre), comme il n’y a dans la préexistence de chose ni de jour, car l’existence des choses ou leur néant est tout un. S’il n’en était pas ainsi, il aurait fallu la création de quelque chose de nouveau qui ne fût pas compris dans Son Unicité, ce qui serait absurde. Son titre de l’Unique Le rend trop glorieux pour qu’une pareille supposition fût vraie.

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Lorsque tu peux voir ton « proprium » ainsi qualifié sans combiner l’Existence Suprême avec un adversaire, partenaire, équivalent ou associé quelconque, alors tu le connais tel qu’il est (c’est-à-dire tu te connais réellement).

C’est pourquoi le Prophète a dit : « Celui qui connaît son “proprium” connaît son Seigneur ». Il n’a pas dit : « Celui qui éteint son “proprium” connaît son Seigneur ». Il sut et il vit qu’aucune chose n’est autre que Lui. Ensuite, il dit que la connaissance de soi-même, du « proprium » (de son âme), c’est la Gnose ou la connaissance d’Allah. Connais ce que c’est que ton « proprium », c’est-à-dire ton existence ; connais qu’au fond tu n’es pas toi, mais que tu ne sais pas. Sache que (ce que tu appelles) ton existence n’est (en réalité) ni ton existence ni ta non-existence. Sache que tu n’es ni existant ni néant, que tu n’es pas autre qu’existant ou autre que néant. Ton existence et ta nihilité constituent Son Existence (absolue, telle que l’on ne peut ni doit discuter si Elle est ou si Elle n’est pas). La substance de ton être ou de ton néant est Son Existence. Donc, lorsque tu vois que les choses ne sont pas autres que ton existence et la Sienne, et lorsque tu peux voir que la substance de Son Être est ton être et ton néant dans les choses, sans (toutefois) voir quoi que ce soit avec Lui ou dans Lui, alors tu connais ton âme, ton « proprium ». Or, se connaître soi-même d’une telle manière, c’est là la Gnose, la connaissance d’Allah, au — dessus de toute équivoque, doute ou combinaison d’une chose temporaire avec l’éternité, sans voir dans l’éternité ou par elle ou à côté d’elle autre chose que l’éternité.

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Si quelqu’un demande : « Comment alors s’opère l’Union, puisque tu affirmes qu’autre-que-Lui n’est pas ? une chose qui est unique ne peut s’unir qu’avec elle — même », la réponse est : En réalité, il n’y a ni union ni séparation, comme il n’y a ni éloignement ni approchement. On ne peut parler d’union qu’entre deux, et non lorsqu’il s’agit d’une chose unique. L’idée d’union ou d’arrivé comporte l’existence de deux choses, analogues ou non. Analogues, ils sont semblables. S’ils ne sont pas analogues, ils se font opposition. Or, Allah — qu’Il soit exalté — est exempt de tout semblable ainsi que de tout rival, contraste ou opposant. Ce qu’on appelle ordinairement « union », proximité ou éloignement, ne sont point tels (dans le sens propre du mot,). Il y a union sans unification, approchement sans proximité, et éloignement sans aucune idée de loin ou de près.

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Si quelqu’un demande : « Qu’est-ce que c’est que la jonction sans la jonction, la proximité sans la proximité, ou l’éloignement sans l’éloignement ? », la réponse est : Je veux dire que, dans l’état que tu appelles « proximité », tu n’étais pas autre que Lui — qu’Il soit exalté. Tu n’étais pas autre que Lui, mais tu ne connaissais pas ton « proprium » ; tu ne savais pas que tu étais Lui et non pas toi. Lorsque tu arrives à Allah, c’est-à-dire lorsque tu te connais toi-même « sans les lettres de la connaissance », tu connaîtras que tu es Lui, et que tu ne savais pas auparavant si tu étais Lui ou non. Lorsque la connaissance te sera arrivée, tu sauras que tu as connu Allah par Allah, non par toi-même. Prenons un exemple : Supposons que tu ne sais pas que ton nom est Mahmûd, ou que tu dois être appelé Mahmûd — car le vrai nom et celui le porte sont, en réalité, identiques. Or, tu t’imagines que tu t’appelles Mohammad ; mais, après, quelque temps d’erreur, tu finis par savoir que tu es Mahmûd et que tu n’as jamais été Mohammad. Cependant, ton existence continue (comme par le passé), mais le nom Mohammad est enlevé de toi ; cela est arrivé parce que tu as su que tu es Mahmûd et que tu n’ais jamais été Mohammad. Tu n’as pas cessé d’être Mohammad par une extinction de toi-même, car cesser d’exister suppose l’affirmation d’une existence antérieure. Or, qui affirme une existence quelconque hormis Lui, donne un associé à Lui — qu’Il soit béni, et que Son nom soit exalté. (Dans notre exemple), Mahmûd n’a jamais rien perdu. Mohammad n’a jamais vécu (mot à mot : respiré) dans Mahmûd, n’est jamais entré dans lui ou sorti de lui. De même Mahmûd par rapport à Mohammad. Aussitôt que Mahmûd a connu qu’il est Mahmûd et non Mohammad, il se connaît, c’est-à-dire il connaît son « proprium », cela par lui-même et non par Mohammad. Celui-là n’était pas. Comment aurait-il pu informer d’une chose quelconque ?

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Donc, « celui qui connaît » et « ce qui est connu » sont identiques, de même que « celui qui arrive » et « ce à quoi on arrive », « celui qui voit » et « ce qui est vu » sont identiques. « Celui qui sait » est Son attribut ; « Ce qui est su » est Sa substance ou « nature intime ». « Celui qui arrive » est Son attribut ; « Ce à quoi on arrive » est Sa substance. Or, la qualité et ce qui la possède sont identiques. Telle est l’explication de la formule : Celui qui se connaît, connaît son Seigneur. Qui saisit le sens de cette similitude comprend qu’il n’y a ni union (jonction ou arrivée) ni séparation. Il comprend que « Celui qui sait » est Lui, et que « Ce qui est su » est encore Lui. « Celui qui voit » est Lui ; « Ce qui est vu » est encore Lui. « Celui qui arrive » est Lui ; « Ce à quoi on arrive » dans l’union est encore Lui. Aucun autre que Lui ne peut se joindre à Lui ou arriver à Lui. Aucun autre que Lui ne se sépare de Lui. Quiconque peut comprendre cela est tout à fait exempt de la grande idolâtrie.

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La plupart des initiés qui croient connaître leur « proprium » ainsi que leur Seigneur et qui s’imaginent échapper aux liens de l’existence disent que la Voie n’est praticable ou même visible que par « l’extinction de l’existence » et par l’extinction de cette extinction ». Ils ne dogmatisent ainsi que parce qu’ils n’ont point compris la parole du Prophète — qu’Allah prie sur lui et le salue. Comme ils ont voulu remédier à l’idolâtrie (qui résulte de la contradiction, ils ont parlé tantôt de « l’extinction », c’est-à-dire celle de l’existence, tantôt de « l’extinction de cette extinction », tantôt de « l’effacement » et tantôt de « la disparition ». Mais toutes ces explications reviennent à l’idolâtrie pure et simple, car quiconque avance qu’il existe quoi que ce soit autre que Lui, laquelle chose s’éteint par la suite, ou bien parle de l’extinction de l’extinction de cette chose, un tel homme, disons-nous, se rend coupable d’idolâtrie par son affirmation de l’existence présente ou passée d’un autre que Lui. Qu’Allah — que Son nom soit exalté — les conduise, et nous aussi, dans le vrai chemin.

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(Vers :)

Tu pensais que tu étais toi.

Or tu n’es pas et tu n’ais jamais existé.

Si tu étais toi, tu serais Le Seigneur, le second de deux !

Abandonne cette idée,

Car il n’y a aucune différence entre vous deux par rapport à l’existence.

Il ne diffère pas de toi et tu ne diffères pas de Lui.

Si tu dis par ignorance que tu es autre que Lui,

Alors tu es d’un esprit grossier.

Lorsque ton ignorance cesse, tu deviens doux,

Car ton union est ta séparation et ta séparation est ton union.

Ton éloignement est une approche et ton approche est un départ.

C’est ainsi que tu deviens meilleur.

Cesse de faire des raisonnements et comprends par la lumière de l’intuition.

Sans quoi t’échappe ce qui rayonne de Lui

Garde-toi bien de donner un partenaire quelconque à Allah,

Car alors tu t’avilis, et cela par la honte des idolâtres.

Si quelqu’un dit : « Tu prétends que la connaissance de ton “proprium” est la Gnose, c’est-à-dire la connaissance d’Allah — que Son nom soit exalté ; — l’homme est autre qu’Allah, dût-il connaître son “proprium” ; or, celui qui est autre qu’Allah, comment peut-il Le connaître ? comment peut-il arriver jusqu’à Lui ? », la réponse est : « Qui connaît son “proprium” connaît son Seigneur ». Sache que l’existence d’un tel homme n’est ni la sienne, ni celle d’un autre, mais celle d’Allah (sans une fusion quelconque de deux existences en une), sans que son existence entre dans Dieu, sorte de Lui, collatère avec Lui ou réside dans Lui. Mais il voit son existence telle qu’elle est. Rien n’est devenu qui n’a pas existé auparavant, et rien ne cesse d’exister par un effacement, extinction ou extinction d’extinction. L’annihilation d’une chose implique son existence antérieure.

Prétendre qu’une chose existe par elle-même signifie croire que cette chose s’est créée elle-même, qu’elle ne doit pas son existence à la puissance d’Allah, ce qui est absurde aux yeux et aux oreilles de tous. Tu dois bien noter que la connaissance que possède celui qui connaît son « proprium », c’est là la connaissance qu’Allah possède de Son « proprium », de Lui-même, car Son « proprium » n’est autre que Lui. Le Prophète — qu’Allah prie sur lui et le salue — a voulu désigner par « proprium » (nafs) l’existence même. Quiconque est arrivé à cet état d’âme, son extérieur et son intérieur ne sont autres que l’existence d’Allah, la parole d’Allah : son action et celle d’Allah, et sa prétention de connaître son « proprium » est la prétention à la Gnose, c’est-à-dire à la connaissance parfaite d’Allah. Tu entends sa prétention, tu vois ses actes, et ton regard rencontre un homme qui est autre qu’Allah (comme tu te vois toi-même autre qu’Allah), mais cela ne provient que du fait que tu ne possèdes pas la connaissance de ton « proprium ». Donc, si « le Croyant est le miroir du croyant », alors il est Lui-même (par sa substance, ou par son œil), c’est-à-dire par son regard. Sa substance (ou son œil) est la substance (ou œil) d’Allah ; son regard est le regard d’Allah sans aucune spécification. Cet homme n’est pas Lui selon ta vision, ta science, ton avis, ta fantaisie ou ton rêve, mais il est Lui selon sa vision, sa science et son rêve. S’il dit : « Je suis Allah », écoute-le attentivement, car ce n’est pas lui, mais Allah Lui-même qui (par sa bouche) prononce les mots : « Je suis Allah ». Mais tu n’es pas arrivé au même degré de développement mental que lui. Si tel était le cas, tu comprendrais sa parole, tu dirais comme lui et tu verrais ce qu’il voit.

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Résumons : l’existence des choses est Son existence sans que les choses soient. Ne te laisse pas égarer par la subtilité ou l’ambiguïté des mots, de sorte que tu t’imagines qu’Allah soit créé. Certain initié a dit : « Le çûfî est éternel », mais il n’a parlé ainsi que depuis que tous les mystères (lui) ont été dévoilés et que tous les doutes ou superstitions ont été dispersés. Cependant, cette immense pensée ne peut convenir qu’à celui dont l’âme est plus vaste que les deux mondes. Quant à celui dont l’âme n’est qu’aussi grande que les deux mondes, elle ne lui convient pas. Car, en vérité, cette pensée est plus grande que le monde sensible et le monde hypersensible, tous les deux pris ensemble.

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Enfin, sache que « Celui qui voit » et « Ce qui est vu », que « Celui qui fait exister » et « Ce qui existe », que « Celui qui connaît » et « Ce qui est connu », que « Celui qui crée », et « Ce qui est créé », que « Celui qui atteint par la compréhension » et « Ce qui est compris » sont tous Le — même. Il voit Son existence par Son existence, Il la connaît par elle-même et Il l’atteint par elle-même, sans aucune spécification, en dehors des conditions ou formes ordinaires de la compréhension, de la vision ou du savoir. Comme Son existence est inconditionnée, Sa vision de Lui-même, Son intelligence de Lui-même et Sa science de Lui-même sont également inconditionnées.

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Si quelqu’un demande : « Comment regardez-vous ce qui est repoussant ou attrayant ? si tu vois par exemple une saleté ou une charogne, est-ce que tu dis que c’est Allah ? », la réponse est : Allah est sublime et pur, Il ne peut être ces choses. Nous parlons avec celui qui ne voit pas une charogne comme une charogne ou une ordure comme une ordure. Nous parlons aux voyants, et non aux aveugles. Celui qui ne se connaît pas est un aveugle, né aveugle. Avant que cesse son aveuglement, naturel ou acquis, il ne peut comprendre ce que nous voulons dire. Notre discours est avec Allah, et non avec autre que Lui, ou avec des aveugles-nés. Celui qui est arrivé à la station spirituelle qu’il est nécessaire d’avoir atteint pour comprendre, celui-là sait qu’il n’y a rien qui existe, hormis Allah. Notre discours est avec celui qui cerche avec ferme intention et parfaite sincérité à connaître son « proprium » (au nom) de la connaissance d’Allah — qu’Il soit exalté — lequel, en son cœur, garde en tout sa fraîcheur la forme dans sa demande et dans son désir d’arriver à Allah. Notre discours n’est pas adressé à ceux qui n’ont ni intention ni but.

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Si quelqu’un objecte : « Allah — qu’Il soit béni et saint — a dit : Les regards ne peuvent L’atteindre, mais Lui, Il atteint les regards ; toi, tu dis le contraire ; où est la vérité ? », la réponse est : Tout ce que nous avons dit revient à la parole divine : Les regards ne peuvent L’atteindre, c’est-à-dire ni personne, ni les regards de qui que ce soit ne peuvent L’atteindre. Si tu dis qu’il y a dans ce qui existe un autre que Lui, tu dois convenir que cet autre que Lui puisse L’atteindre. Or, (dans cette partie de Sa parole arabe) : « les regards ne peuvent L’atteindre », Allah avertit (le croyant) qu’il n’y a pas un autre que Lui. Je veux dire qu’un autre que Lui ne peut L’atteindre, mais celui qui L’atteint, c’est Lui, Allah, Lui et aucun autre. Lui seul atteint en comprend Sa véritable « nature intime », pas un autre. Les regards ne L’atteignent pas, car ils ne sont autre chose que Son existence.

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À propos de celui qui dit que les regards ne peuvent L’atteindre, car ils sont créés, et le créé ne peut atteindre l’incréé ou l’éternel, nous disons que cet homme ne connaît pas encore son « proprium ». Il n’y a rien, absolument rien, regards ou autres choses, qui existent hormis Lui, mais Il comprend Sa propre existence sans (toutefois) que cette compréhension existe d’une façon quelconque.

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(Vers :)

J’ai connu mon Seigneur par mon Seigneur sans confusion ni doute.

Ma « nature intime » est la Sienne, réellement, sans manque ni défaut.

Entre nous deux il n’y a aucun devenir, et mon âme est le lieu où le monde occulte se manifeste.

Depuis que je connus mon âme sans mélange ni trouble,

Je suis arrivé à l’union avec l’objet de mon amour sans qu’il y a ait plus de distances entre nous, ni longues ni courtes.

Je reçois des grâces sans que rien descende d’en haut (vers moi), sans reproches, et même sans motifs.

Je n’ai pas effacé mon âme à cause de Lui, et elle n’a eu aucune durée temporelle pour être détruite après.

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Si quelqu’un demande : « Tu affirmes l’existence d’Allah et tu nies l’existence de quoi que ce soit (hormis Lui) ; que sont donc ces choses que nous voyons ? », la réponse est : Ces discussions s’adressent à celui qui ne voit rien hormis Allah. Quant à celui qui voit quelque chose hormis Allah, nous n’avons rien avec lui, ni question ni réponse, car il ne voit que ce qu’il voit ; tandis que celui qui connaît son « proprium » ne voit pas autre chose qu’Allah (en tout ce qu’il voit). Celui qui ne connaît pas son « proprium » ne voit pas Allah, car tout récipient ne laisse filtrer que de son contenu. — Nous nous sommes déjà beaucoup étendu sur notre sujet. Aller plus loin serait inutile, car celui qui n’est point fait pour voir ne verra pas davantage (au moyen de nos efforts). Il ne comprendra pas et ne pourra atteindre la vérité. Celui qui peut voir, voit, comprend et atteint la vérité (d’après ce que nous avons dit). À celui qui est (hyperconsciemment) arrivé, il suffit d’une légère indication pour qu’à cette lumière il puisse trouver la vraie Voie, marcher avec toute son énergie et arriver au but de son désir, avec la grâce d’Allah.

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Qu’Allah nous prépare à ce qu’Il aime et agrée en fait de paroles, d’actes, de science, d’intelligence, de lumière et de vraie direction. Il peut tout, et Il répond à toute prière par la juste réponse. Il n’y a de moyen ou de pouvoir qu’auprès d’Allah, le Très-Haut, l’Immense. Qu’Il prie sur la meilleure de Ses créatures, sur le Prophète ainsi que sur tous les membres de sa famille. Amen.



SOURCES


Le Traité de l’Unité dit d’Ibn « Arabî

suivi de l’Epître sur le Prophète Al-Malamatiyah

Traduction d’Abdul-Hâdî,

Editions de l’Echelle, Paris, 1977

Le Traité de l’Unité

...”L’auteut Al-Balabânî appartient bien à l’école akbarienne par sa référence explicite à la Wahdatu-l-Wujûd, l’”Identité Suprême”…” (Gérard Leconte, Introduction à l’édition 1977.

Autre édition :

Abdul-Hâdî (John Gustav Agelii, dit Ivan Aguéli)

Écrits pour La Gnose

comprenant la traduction de l’arabe

du Traité de l’Unité

Archè, Milano, 1988









RUMI





Odes mystiques (extraits)

Ode 1 (p.17)

O Résurrection soudaine, ô miséricorde infinie!

Ô toi qui dans le buisson des pensées as jeté le feu,

Te voici aujourd’hui arrivé riant, arrivé telle la clé d’une prison.

Tu es venu chez les pauvres comme une aumône, pareil à la grâce divine.

Toi le chambellan du soleil, toi nécessaire à l’espoir,

Tu es le but et le chercheur, tu es la fin et le commencement,

Tu es apparu dans les cœurs, tu as orné les pensées.

C’est toi qui présentes la demande, et c’est toi aussi qui l’exauces.

O Donneur incomparable de vie, ô joie de la connaissance et de l’action,

Tout le reste n’est que prétextes et fourberies : ce sont des maux, c’est toi le remède.

Cette tromperie a troublé notre vision, elle nous a rendus hostiles envers l’innocent,

Parfois ivres des houris, parfois affamés de pain et de nourriture.

Vois cette ivresse : quelle place pour la raison? Vois ce festin : quelle

place pour des discours?

Pour un peu de pain et de graines, tant de discussions vaines!

Tu te livres à cent intrigues, contre des peuples différents,

Tu sèmes entre eux, de façon subreptice, la discorde.

Réprimande ton âme en secret, et pour autrui trouve des excuses.

Quand ton âme dit : «Sauve-moi, ô mon Seigneur!» Dieu sait, ô maître! que ce sont là oisives paroles.

Silence, le temps me presse, je vais rejoindre l’étendard.

Laisse le papier, brise le calame. L’Échanson est arrivé : louanges à lui!



Ode 642 (p.204)

Qui a dans sa maison une beauté pleine de ruses et de coquetteries?

Qui possède un Bien-Aimé au visage rayonnant?

Qui peut regarder le soleil en face sans se brûler les yeux?

Qui donc peut supporter la vision sans voiles?

Tu as dit : «Je n’ai rien à faire dans la Taverne».

Pourtant, c’est ton affaire : qui d’autre s’en occuperait?

Tous les Rend33 sont enivrés par le vin matinal.

O. Zohra! Qui détient la clé de la porte du vendeur de vin?

Nous sommes les perroquets de l’invisible, amoureux mangeurs de sucre;

Qui possède ces réserves illimitées de douceur?

Un regard de tendresse du Bien-Aimé vaut mieux que des poignées d’or;

Quand existe la vision, qui se soucie de l’or?

Alors que les âmes ont vu la façon dont chasse ce lion,

Qui pourrait à présent désirer, comme les chiens, la charogne?

Puisqu’il est l’unique Réalité, qui peut se targuer d’affirmation?

Quand l’affirmation est sans valeur, qui peut prétendre à la négation?

Ô toi dont le visage, comme le Jour de la Résurrection, cause des tremblements,

Dans le paradis de ta beauté, qui se soucierait du feu de l’enfer?

Celui sur lequel se posent les doux regards de cet ami sincère,

Comment craindrait-il ce monde plein de ruses?

Tu as dit : «Donne-moi des nouvelles des amis qui nous sont chers».

Devant ton beau visage, qui s’intéresse aux nouvelles?

Ô Ménestrel à la voix mélodieuse, au chant suave, toi qui connais les mystères,

Viens à notre aide; dis-nous qui possède un tel ami ?

Le bazar des beautés est par toi détruit et sans clients :

Qu’est-ce que le bazar? Qui désire s’y rendre?

La passion que tu inspires fait qu’aujourd’hui personne ne tient à sa tête :

Que ferait-on d’un turban? Qui s’occupe de telles choses?

Puisque Shams-ul-Haqq de Tabrîz est venu à présent devant nous,

À quoi bon parler de l’an dernier ou se soucier de ce qui s’est passé auparavant?



Ode 648 (p.205)

Ô vous qui êtes allés en pèlerinage à la Mecque, où donc êtes-vous?

Venez, venez : c’est ici même que se trouve le Bien-Aimé.

Ton Bien-Aimé est ton voisin le plus proche, seul un mur vous sépare :

Quelle idée avez-vous d’errer dans le désert?

Si vous voyez la forme sans forme du Bien-Aimé,

Vous êtes à la fois le Seigneur, la Maison et la Ka'ba.

Dix fois par ce chemin vous êtes entrés dans cette maison :

Une seule fois, sortez de cette maison, montez sur la terrasse.

La maison de Dieu est belle, vous l’avez décrite dans tous ses détails.

Montrez-nous donc un signe du Seigneur de cette maison.

Où est le bouquet que vous avez cueilli, si vous avez visité ce jardin?

Où est la perle de l’âme, si vous sortez de l’océan de Dieu?

Puissent tant de peines subies être transformées en trésor!

Hélas! c’est vous-mêmes qui cachez votre propre trésor.



Ode 649 (p.206)

Au firmament une lune apparut, à l’aube,

Elle descendit du ciel et jeta sur moi son regard.

Tel un faucon qui saisit un oiseau, lors de la chasse,

Elle me ravit et m’emporta en haut des cieux.

Quand je me regardai, je ne me vis plus moi-même,

Car en cette lune mon corps, par grâce, était devenu l’âme.

Quand je voyageai dans l’âme, je ne vis que la lune,

Jusqu’à ce que me fût dévoilé le mystère de la Théophanie éternelle.

Les neuf sphères célestes étaient plongées tout entières en cette lune.

L’esquif de mon être était tout entier caché dans cette mer.

La mer en vagues se brisa; l’Intelligence revint

Et lança son appel : il en fut ainsi, et ainsi advint-il.

La mer se couvrit d’écume, et de chaque flocon d’écume

Quelque chose revêtait une forme, quelque chose revêtait un corps.

Chaque flocon d’écume corporel qui reçut un signe de cette mer

Fondit aussitôt et suivit le cours de ses flots.

Sans le secours salvifique de mon seigneur Shams-ul-Haqq de Tabrîz,

Nul ne peut contempler la lune, ni devenir la mer.



Ode 828 (p.229)

Celui à qui s’est dévoilé le mystère de l’amour,

Celui-là n’est plus, car il s’est effacé dans l’amour.

Place devant le soleil la chandelle ardente

Et vois comme son éclat disparaît devant ces lumières :

La chandelle n’existe plus, la chandelle s’est transmuée en lumière.

Il n’y a plus de signes d’elle, elle-même est devenue signe.

Il en va de même du feu corporel dans la lumière de l’esprit :

Il ne reste pas feu, il devient cette flamme.

Le ruisseau court à la recherche de l’océan;

Il se perd quand il s’est noyé dans l’océan.

Tant que la recherche existe, le cherché n’est pas connu;

Quand l’objet de la recherche est atteint, cette recherche devient vaine.

Donc, tant que la recherche existe, cette quête est imparfaite.

Quand la recherche n’est plus, elle acquiert alors la suprématie.

Tout être sans amour qui cherche un turban

Est dépourvu de tête, il n’est que turban,

Jusqu’à ce qu’il aperçoive soudain une beauté au visage de rose :

Ce tut ban et sa tête ne sont alors pour lui qu’une épine.

Comme moi, il est devenu, dans la passion qu’inspire Shams-od-Dîn,

Celui qui dans son cœur recèle tous ces secrets.

Ode 841 (p.234)

De nouveau, le soleil de la joie est monté à l’horizon,

De nouveau, l’espoir des âmes est arrivé par le chemin des âmes,

De nouveau, avec le consentement de Rezwan34 se sont ouvertes les portes du Paradis.

Chaque âme est tout entière plongée dans la source du Kawthar,

De nouveau est venu ce roi qui est la qibla des rois,

De nouveau est arrivée cette beauté plus éclatante que la lune.

Les amants que la passion fait errer sont tous montés à cheval,

Car le roi, l’unique cavalier, s’est avancé au milieu de l’armée.

Tous les atomes de poussière sombre sont émerveillés, éblouis;

D’au-delà de l’espace, ils ont entendu : «Levez-vous, voici la Résurrection».

L’appel de l’Inconditionné est venu, non de l’intérieur ni de l’extérieur,

Ni de gauche, ni de droite, ni de derrière ni d’en avant,

Tu dis : «Quelle est cette direction, cette direction de la quête?»

Tu demandes : «Où tournerai-je ma face?» — Vers ce lieu où apparut ce Visage.

C’est de là que provient la maturité des fruits,

C’est de là que la pierre se transforme en pierrerie,

C’est de là que le poisson desséché est rendu vivant par Khezr2,

C’est de là que la main de Moïse est devenue comme une lune rayonnante.

Cette brûlure dans notre cœur est venue comme une torche flamboyante,

Ce décret est descendu sur nous comme une couronne de gloire.

Il n’est pas permis à l’âme de dévoiler ces mystères,

Sinon, partout où se trouve un impie, il échapperait à l’impiété.

Au moment du malheur, c’est vers cette direction que se tourne le mécréant,

Quand il voit la douleur ici-bas, il croit à l’au-delà.

Recherche la douleur, afin qu’elle te montre l’autre direction,

Cette direction que découvre celui que la douleur afflige.

Ce grand Roi avait tenu sa porte close :

Il a revêtu l’habit de l’homme et est apparu aujourd’hui sur son seuil.

Ode 909 (p.254)

Quel est ce Roi qui de la poussière façonne des rois?

Pour quelques pauvres derviches, il se transforme en pauvre, Pareil aux malheureux, il va mendier, disant : «Prêtez à Dieu»!

Afin qu’Il vous donne le royaume et vous prépare un appui. Il passe devant le mort, il lui redonne la vie,

Il jette les yeux sur le malade et guérit sa maladie.

Quand Il refroidit l’air, Il transforme l’air en eau;

Quand Il fait bouillir l’eau, Il transforme l’eau en air.

Ne regarde pas avec mépris ce monde, parce qu’il est éphémère :

Il en fera à la fin un monde éternel.

On s’étonne que la pierre philosophale transmute le cuivre en or,

Vois un cuivre qui produit sans cesse la pierre philosophale.

Si mille verrous ferment ton cœur, ne crains pas :

Cherche la boutique de l’Amour, il t’ouvrira le cœur.

Celui qui, sans plume et sans outil dans le temple,

Modèle et dessine mille merveilleuses idoles,

À créé pour nous mille Leylâ et Madjnûn.

Oh! mon Dieu! Quelle est cette image que le Seigneur a créée!

Si ton cœur est fait de fer, ne déplore pas sa dureté.

En le polissant, la miséricorde divine rend le miroir clair.

Quand tu seras séparé de tes amis, que tu iras sous la terre,

Il fera pour toi des serpents et des fourmis d’agréables compagnons

N’a-t-Il pas fait du serpent le secours et l’aide de Moïse?

Ne transforme-t-Il pas constamment en fidélité l’iniquité?

Imagine à présent ton propre corps dans le tombeau,

Ce corps qui se forme à chaque instant de ravissantes images :

Quand tu ouvrirais ta poitrine, tu ne trouverais plus rien dedans;

Mais avant de mourir, comment pourrais-tu le savoir?

C’est passé en proverbe : «Mange le raisin et n’interroge pas sur le jardin».

Dieu a fait jaillir de la pierre des centaines de sources de joie :

Or, si tu cherches à l’intérieur de la pierre, tu ne trouves aucun signe d’eau.

C’est de l’invisible qu’Il fait tout cela, non pas dans l’espace.

Celui qui est sans «comment» et sans «pourquoi» cause ces «comment» et ces «pourquoi».

Du néant, Il crée cent mille êtres qui attestent qu’Il est leur Seigneur.

Vois comme deux ruisseaux de lumière coulent de deux yeux de chair.

Ne t’étonne pas s’Il transforme un bâton en dragon35.

Considère ces deux oreilles : où est l’aimant qui attire les paroles?

Combien est merveilleux Celui qui fait d’un orifice un aimant!

Il donne une demeure à l’âme, Il fait d’elle son maître;

Quand Il tue le maître de la maison, Il lui redonne une maison.

Bien que la forme du corps s’en aille sous la terre,

Le for intérieur de ce maître devient la patrie de la Majesté divine.

Aux yeux de ceux qui adorent la forme, le maître est parti;

Pourtant, le maître prend pour habit une autre forme.

Garde le silence, ne loue pas Dieu en paroles,

Afin que ce soit Dieu Lui-même qui te loue et te glorifie.



Ode 950 (p.273)

Nous rendons grâces pour ce néant qui nous a ravi l’existence :

Par l’amour de ce néant, le monde de l’âme est venu à l’existence.

Partout où pénètre le néant, l’existence disparaît :

Oh! merveille! quand arrive le néant, l’existence s’accroît!

Pendant des années, j’ai dérobé mon existence au néant;

D’un seul regard, le néant m’a tout repris.

On échappe à soi-même, à ses proches et à l’âme qui a peur de la mort,

On échappe à la crainte, à l’espoir, et à tout le créé.

Le monde de l’existence est pareil à une paille dans le vent du néant :

Quelle montagne n’a été saisie par le néant comme un brin de paille?

Qu’est-ce que l’existence? Qu’est-ce que le néant? Qu’est-ce que la paille ou la montagne?

Ô vaines paroles! Sortez par la porte et descendez du toit!



Ode 963 (p.276)

Qu’est-ce que mon cœur s’il ne T’appartient pas?

Qu’est-ce que mon corps, s’il n’est pas anéanti par Toi

L’un est comme le firmament, l’autre comme la lune :

Que font-ils tous deux quand il n’y a pas de lumière?

Dans le paradis même, au sein des délices,

Quelle torture s’il n’existe pas la vision!

[…]



Ode 964 (p.277)

J’ai dit : « Ô mon âme»! Mais qu’est-ce que l’âme?

« Ô Toi la douleur et le remède»! Mais qu’est-ce que le remède?

Je désire posséder cent âmes et cent cœurs

Pour Te les sacrifier : mais qu’est-ce que le sacrifice?

O Toi dont la lumière de Ton visage, ô Toi dont le parfum de Ta demeure

Sont les secrets de la foi : qu’est-ce donc que la foi?

Tu as dit : «Tu as choisi une autre boutique que la nôtre».

Pourquoi adresser à un innocent une telle accusation?

[…]



Ode 1047 (p.304)

Dans ce froid et cette pluie, qu’il est doux de se trouver auprès de l’Amie!

La Bien-Aimée dans les bras, et l’amour dans le cœur.

La Bien-Aimée dans les bras, et quelle bien-aimée!

Gracieuse, jolie, légère, fraîche.

Dans ce froid, nous nous enfuyons vers sa demeure.

Il n’est personne née d’une mère qui soit pareille à elle.

La neige tombe, et nous baisons ses lèvres;

Le sorbet de neige et de sucre rafraîchit le cœur.

Il ne me reste plus de force; je suis anéanti.

On m’a emporté, on m’a remporté de nouveau.

Quand son image passe soudain dans mon cœur,

Mon cœur est bouleversé : que Dieu est grand!



Ode 1048

Ô Seigneur des seigneurs des secrets!

Ô toi Soleil, et Soleil des lumières!

Par amour de Ta beauté, les beautés, telles des astres,

Dansent comme la voûte tournante du ciel.

Quand Ta bonté accomplit un prodige,

L’intelligence demeure paralysée devant toi.

Ton feu fait jaillir la source de vie,

Ô mon ami! quel est le meilleur de cette eau, de ce feu?

Ce feu a fait s’épanouir des roseraies

Et ces roseraies ont fait surgir des univers d’âmes,

De ces fleurs qui deviennent à chaque instant plus fraîches,

Non pas de ces fleurs depuis longtemps fanées.

Nul ne peut cacher l’amour qu’il a pour Lui

Bien que nous ne soyons pas dignes de Son amour pour nous.

La séparation d’avec Lui est une caverne pleine de feu;

Étrange chose! Sortirai-je un jour de cette caverne?

Si tu Le nies, des voiles s’étendent;

Ne te livre pas à la négation au sujet du Bien-Aimé.

Joseph revêtirait l’apparence d’un loup,

Si l’hostilité tendait un voile d’aveuglement.

De l’âme de l’homme naît la jalousie :

Sois un ange, et confie le royaume à Adam.

L’aliment de l’âme charnelle, ce sont ces graines de malignité :

Quand tu les sèmes, elles poussent inéluctablement.

La vache ne peut pas chanter comme le rossignol;

L’intelligence lucide ignore le goût de l’ivresse.

Le loup ne peut engendrer la grâce du visage de Joseph,

Le paon ne peut pondre des œufs de serpent.

L’âme charnelle a ravi toutes ces vies,

Tel un voleur adroit, et te fait miroiter des lendemains :

Or, toute ta vie consiste en aujourd’hui, non en un autre jour.

N’écoute pas la promesse de cette nature rusée,

Dénoue les liens de l’existence et ceins-toi les reins

Afin d’échapper à ce nafsi étranger.

Comment ta prière serait-elle exaucée, puisque ton visage

Au moment de la prière est tourné vers Bûlghâr?

[…]



Ghazal II (p.322)

Chaque forme que tu vois a son archétype au-delà de l’espace.

Si la forme disparaît, qu’importe? Son origine est éternelle.

Chaque image que tu vois, chaque parole subtile que tu entends,

Ne t’afflige pas de leur disparition : il n’en est pas ainsi.

Puisque la source est éternelle, les eaux qui en proviennent ruissellent éternellement.

Puisqu’elles sont impérissables, pourquoi te lamenter?

Sache que l’Âme est la source, et toutes les choses créées, des ruisseaux.

Tant que demeure la Source, s’écoulent les ruisseaux.

Chasse le chagrin de ton esprit, bois l’eau de ce ruisseau;

Ne crains pas que l’eau tarisse, car elle est sans fin.

Dès l’instant où tu vins dans le monde de l’existence,

Une échelle fut placée devant toi pour te permettre de t’enfuir.

D’abord, tu fus minéral, ensuite végétal,

Puis tu devins animal : comment serait-ce caché à tes yeux?

Après cela tu' devins homme, doué de connaissance, de raison et de foi.

Vois comme est devenu un tout ce corps, qui est une partie de ce monde de poussière!

Quand tu auras voyagé à partir de ta condition d’homme, sans nul doute, tu deviendras un ange.

Quand tu en auras fini avec la terre, ta demeure sera le ciel.

Dépasse le niveau de l’ange : pénètre dans cet océan,

Afin que ta goutte d’eau devienne une mer plus vaste que cent mers de Omân.

Renonce à cette notion de «Fils» (valad), dis, de toute ton âme : «Dieu est Un» (Ahad).

Si ton corps a vieilli, qu’importe? Puisque ton âme est jeune.



Ghazal V (p.325)

Regarde-moi, car c’est moi ton compagnon dans la tombe.

En cette nuit où tu quitteras ta boutique et ta demeure,

Tu entendras mon salut dans la tombe et tu sauras alors

Que jamais tu ne fus caché à mes yeux.

Je suis comme l’intelligence et la raison dans ton sein,

Au moment du plaisir et de la joie, au moment de la peine et de la nécessité.

En cette étrange nuit, quand tu entendras cette voix du Bien-Aimé,

Tu échapperas à la morsure des serpents, à la terreur des fourmis.

L’ivresse de l’amour apportera dans ta tombe des présents :

Le vin, la bien-aimée, la chandelle, les mets, les friandises, et l’encens.

En cet instant où s’allume la lampe de l’intelligence,

Quel tumulte s’élève des morts dans les tombeaux!

La terre du cimetière est bouleversée par leurs cris,

Par le battement du tambour de la Résurrection et la pompe du lever des morts.

Ils ont déchiré leurs linceuls, et bouché leurs oreilles, de peur.

Qu’est-ce que la tête, qu’est-ce que l’oreille, devant le son de la trompette?

Sois attentif à tes regards, pour ne pas commettre d’erreur,

Et afin qu’en toi même celui qui voit et celui qui est vu ne soient qu’un.

Où que tu jettes les yeux, tu verras mon visage;

Que tu te contemples toi-même, ou que tu regardes ce tumulte.

Renonce à une vision déformée, purifie tes yeux,

Car alors le mauvais œil sera loin de ma beauté.

Prends garde à ne pas te méprendre sur ma forme humaine.

Car l’esprit est très subtil et l’amour est très jaloux.

Qu’est-ce que la forme? Même avec cent épaisseurs de feutre,

Les rayons du miroir de l’âme rendent le monde manifeste.

Si les hommes, au lieu de la nourriture et de l’or, avaient cherché Dieu,

Tu n’aurais pas vu un seul aveugle assis au bord du fossé.






SOURCE

Éva de Vitray-Meyerovich et Mohammad Mokri, Éditions Klincksieck, Paris, 1973





NASAFI





Le livre de l’homme parfait

NEUVIÈME TRAITÉ De la maturité et de la liberté

Un groupe de derviches, que Dieu augmente leur nombre, demanda à ma chétive personne de rédiger un traité sur la maturité et la liberté. Je répondis à sa requête et priai Dieu Très Haut de m’accorder aide et assistance afin qu’Il me garde de la faute et de l’erreur, car Il est puissant et prêt à exaucer.


Du sens de la maturité et de la liberté.

Sache, béni sois-tu dans les deux mondes, que tout ce qui est a une apogée et une fin. L’apogée est la maturité; la fin, la liberté. Un exemple te rendra ces paroles claires. Lorsque le fruit est à son apogée, qu’il a atteint sa maturité, on dit en arabe qu’il est mûr (balegh). Et lorsque le fruit, une fois mûr, se détache de l’arbre, que le lien qui l’y retenait se rompt, on dit en arabe qu’il est libre (horr).

Ayant appris ce que sont l’apogée et la fin, sache maintenant que le signe de l’apogée est le retour au commencement. Ainsi le grain de blé. Lorsque le grain est semé dans les conditions requises, il croît nécessairement; chaque jour, il progresse et grandit jusqu’à ce que le fruit apparaisse. Le fruit de toute chose est le grain même de cette chose. Et lorsque le fruit fait retour au grain, il atteint son apogée; le cycle est clos. De même, le grain, pour le corps de l’homme, est la goutte de semence. Lorsque le corps humain arrive au stade où la semence apparaît en lui, on dit qu’il est adulte : il a fait retour à la semence. Donc, accéder à la maturité signifie rejoindre l’origine; accéder à la liberté signifie rompre le lien.

Ayant vu ce que sont la maturité et la liberté au plan du sensible, apprends maintenant qu’il en est de même au plan de l’intelligible. Le sensible est la forme de l’intelligible et le corps, le moule de l’esprit. Le monde sensible, le Molk, est l’épiphanie du monde intelligible, le Malakût. Un Sage a dit :

«En vérité, Dieu Très Haut créa le Molk à l’image de Son Malakùt; Il constitua Son Malakut à l’image de Son Jabarùt, afin que Son Molk symbolise avec Son Malakût et Son Malakùt avec Son Jabarùt.»

Voilà des paroles excellentes. Le Molk, le monde corporel, est l’être sensible; le Malakût, le monde spirituel, l’être intelligible; et le Jabarut, le monde des Intelligences chérubiniques, l’être vrai. Tant que les monades du monde sensible ne rejoignent pas leur propre origine, n’accomplissent pas leur cycle, elles n’accèdent pas à la maturité. Donc les monades du monde intelligible aussi, tant qu’elles ne rejoignent pas leur propre origine, qu’elles n’accomplissent pas leur cycle, n’accèdent pas à la maturité. Et, une fois les monades du Molk et du Malakût devenues adultes et le cycle bouclé, tant que de ce cycle et des étapes de ce cycle elles ne se séparent pas, qu’elles ne coupent pas le lien qui les y rattache, elles ne sont pas libres. Connaître la relation entre le Molk, le Malakût et le Jabarut est un principe fondamental en même temps qu’un grand mystère. Celui qui pénètre ce mystère voit s’ouvrir devant lui les portes de la connaissance. Il perçoit, tels qu’ils sont, le monde matériel visible, le monde spirituel et le monde des Pures Intelligences.

O Derviche! Notre but par ces paroles est qu’à partir de la maturité et de la liberté du Molk tu conçoives la maturité et la liberté du Malakût. Certains disent que le grain des êtres du monde intelligible est constitué par les natures; de celles-ci les êtres procèdent, à celles-ci ils font retour. D’autres disent que le grain des êtres du monde intelligible est l’intelligence; de celle-ci les êtres procèdent, à celle-ci ils font retour. D’autres encore disent que tous procèdent de Dieu et vers Lui font retour.

Pensiez-vous que nous vous ayons créés sans but

et que vous ne seriez pas ramenés vers Nous?

Que Dieu soit exalté,

le Roi, la Vérité!

Il n’y a de Dieu que Lui.

Qoran XXIII/115,16

Toute chose périt, à l’exception de sa Face.

Le Jugement lui appartient.

Vous serez ramenés vers Lui!

Qorân XXVIII/88


Notre intention ici n’est pas d’expliquer ces paroles. Pour nous, il ne fait aucun doute que tout procède de Dieu, que tout fait retour à Dieu : De Lui l’origine; vers Lui le retour. Notre but à ce niveau est d’exposer ce que sont la maturité et la liberté. De quelque manière qu’on l’exprime, notre but est atteint lorsque nous disons que toute chose qui fait retour à son origine devient adulte. Comme on demandait à un maître éminent quel était le signe de l’apogée, il répondit : «Le retour à la source.»


De la maturité et de la liberté de l’homme.

Nous poserons comme fondement que l’origine, la semence de tous les êtres, est l’Intelligence première. Les prophètes et les philosophes s’accordent pour dire que la première chose que Dieu créa fut une substance nommée Intelligence première. Puisque l’origine des êtres est l’Intelligence première, les intelligences, les âmes, les sphères, les étoiles, les éléments, les règnes minéral, végétal et animal sont donc en puissance dans l’Intelligence première, comme l’est dans le grain de blé, la racine, le pédoncule, la branche, la feuille, la fleur et le fruit. Lorsque apparaît le fruit, l’apogée est atteinte, le cycle est clos. De la même manière, tous les êtres s’originent à l’Intelligence première et, par hiérarchie, aboutissent à l’homme. Comme après l’homme il n’est rien, il est clair que l’homme est le fruit de l’arbre de la création. Lorsque l’homme parvient à l’intelligence, comme après l’intelligence il n’est rien, il est clair que le grain initial est l’Intelligence. Et lorsque l’homme parvient à la perfection de l’intelligence, il atteint son apogée et devient adulte; le cycle est clos.

O Derviche! Sache de science certaine que Dieu Très Haut ne créa rien de plus excellent, de plus précieux, de plus grand que l’Intelligence première. C’est l’Intelligence la plus noble des choses créées; c’est elle qui est proche de Dieu. D’entre les créatures, aucune ne se connaît soi-même ni ne connaît Dieu à l’exception de l’Intelligence. De plus savant et de plus proche, il n’est rien. Mais voici : l’Intelligence a des niveaux. D’un plan à l’autre, il y a une grande différence. Quiconque accède à une parcelle de l’intelligence s’imagine avoir atteint la perfection de l’intelligence. Il n’en est rien. C’est celui qui accède à l’apogée de l’intelligence qui atteint cette perfection. Et si l’on dit qu’à la fin apparaît la Lumière divine et qu’au-delà de cette Lumière il n’y a plus rien, l’on aura raison :

«Prenez garde à l’intelligence de l’homme de foi : elle est éclairée par la lumière de Dieu Très Haut.»

Les êtres sont tous des épiphanies de la Lumière divine. C’est Dieu qui, à travers eux, à travers l’homme en particulier, se manifeste :

«Je suis pour lui l’oreille, l’œil, la main et la langue;

par Moi, il entend, il voit, il palpe, il articule.»

Bref, disons, ô Derviche! que celui qui accède à l’Intelligence première et devient adulte, si de ce cycle, c’est-à-dire de tout ce qui est dans le cycle, il se détache et coupe le lien — il devient libre. Autrement, il est adulte, mais n’est pas libre.

O Derviche! Tout ce qui fut, est, sera — tout est dans le cycle. L’adulte qui reste attaché à une seule chose du cycle et veut cette chose, n’est pas libre. Or quiconque n’est pas libre est esclave. Ainsi, celui qui désire l’or et les femmes, la fortune et la position, un jardin et un verger; qui convoite le titre de gouverneur ou de ministre, de prince ou de roi, de prédicateur ou de maître, de juge ou de professeur; qui aspire à la Proximité et à l’Amitié de Dieu, à la mission et au message prophétique et à d’autres semblables choses, par le fait même qu’il veut une de ces choses, que par l’une d’elles il est lié — il n’est pas libre. Seul peut se rendre libre celui qui n’est retenu par rien, qui ne veut rien.

O Derviche! Ce qui est le fait de la nécessité ne relève pas de cette catégorie. Par exemple, celui qui en cas de besoin se rend aux lieux d’aisance n’est pas pour autant attaché à ces lieux. Celui qui par temps froid se rend au soleil n’est pas pour autant attaché au soleil. Celui qui par temps chaud se rend à l’ombre n’est pas pour autant attaché à l’ombre. À rien de tout ceci il n’est lié. La preuve en est que sans la contrainte, jamais il n’irait aux latrines, au soleil ou à l’ombre. Ce n’est donc pas le désir, mais la nécessité qui le meut : il lui faut écarter une gêne. De même en toute affaire, sache que la nécessité n’entrave en rien la liberté et le détachement. Mais voici : quiconque par un vêtement de coton peut se protéger du froid ou de la chaleur et, possédant pareille vêture, ne s’en couvre pas disant : «Il me faut une tunique de brocart ou de toile de lin», celui-là est esclave.

O Derviche! Pour l’un, l’idole est un vêtement usé; pour l’autre, un vêtement neuf. L’homme libre est celui pour qui les deux vêtements sont égaux. Son but en se couvrant est de se protéger du froid ou du chaud. Qu’importe que le vêtement soit neuf ou vieux; le premier qui vient fait l’affaire.

O Derviche! Celui qui réclame un vêtement neuf et ne veut pas d’un usé est aux liens; de même celui qui réclame un vêtement usé et ne veut pas d’un neuf. Il n’est pas de différence entre les deux. Que le lien soit d’or ou de fer, il est toujours un lien. L’homme libre est celui qui n’est retenu par aucune sorte d’attache; qui, adorateur d’idoles, a brisé toutes les idoles, les a toutes dépassées. Il s’est, des idoles, purifié le cœur — ce cœur qui est la maison de Dieu.

O Derviche! Il est toujours une idole majeure; les autres sont les idoles mineures; celles-ci procèdent de celles-là. Pour certains, l’idole majeure est la richesse; pour d’autres, la position; pour d’autres encore la bonne réputation. D’entre les idoles majeures, la bonne réputation est la plus grande de toutes. Viennent ensuite la position et la richesse.

O Derviche! De tout ce qui n’est pas une nécessité et ne procure pas la paix à autrui, ne fais pas une habitude. Autrement, celle-ci deviendrait ton idole; et toi, tu serais idolâtre. Ces intimes résolutions telles : «Désormais je ne sortirai plus de chez moi!» ou «Désormais je ne me lèverai plus devant personne!» sont autant d’idoles. Celui qui les prend, cependant qu’il n’a de cesse de vitupérer l’idolâtrie, ignore qu’il est lui-même idolâtre.

O Derviche! Ne t’imagine pas pour autant que l’homme libre n’ait ni maison, ni sérail, ni jardin, ni verger. Il se peut qu’il ait tout cela; que même il soit gouverneur ou roi. L’homme libre est celui qui, si on lui remet le pouvoir, ne se réjouit pas; si on le lui ôte, ne s’afflige pas. Accéder au trône ou le quitter, pour lui, est égal. Avoir bonne ou mauvaise réputation, pour lui, est égal. S’il est accepté, il ne cherche pas à être rejeté; et s’il est rejeté, il ne cherche pas à être accepté. Tel est le sens de la «maturité», du «contentement», de la «soumission». Béni soit celui qui le comprend!

Gloire à Dieu le Seigneur des deux mondes.


DIX-NEUVIÈME TRAITÉ De ce que disent les Témoins de l’Unicité

Sache, béni sois-tu dans les deux mondes, qu’en les dix-huit traités précédents ont été rapportés les paroles des théologiens, des philosophes et des maîtres. Dans les deux traités suivants seront rapportées celles des gens de l’Unicité.

O Derviche! Le contenu de ces deux traités ne ressemble pas à celui des autres; il en est à l’extrême éloigné. Tout ce qui, par ces doctes familles a été affirmé et appelé la vérité même, est, par celle-ci, appelé vaine imagination et ses adeptes sont «les gens du leurre».

O Derviche! L’impartialité voudrait qu’aucun groupe ne blâmât l’autre; que plutôt ils se justifient réciproquement, car l’Etre est rempli de magnificence et de sagesse; nul ne peut le percevoir tel qu’Il est.

O Derviche! Dans la genèse d’une mouche — encore que celle-ci se produise en un instant — il est déployé tant de sagesse que si un Sage, des années durant, réfléchissait à la raison d’être de la mouche, il ne pourrait, malgré toute l’étendue de son savoir, entièrement y parvenir. Considère l’œuvre de cet atelier où le moindre fétu de paille, le moindre copeau, est ainsi! À chacun selon son rang est donné une parcelle de cet Être.

Chaque fraction s’est réjouie de ce qu’elle détenait.

Qoran XXIII/53


de l’apparence et du sens caché de l’Etre

Sache, béni sois-tu dans les deux mondes, que l’être est un; que cet être unique possède une apparence et une réalité. Cette réalité est la lumière; cette lumière, l’âme du monde. D’elle, le monde est empli. C’est une lumière illimitée, infinie; un océan sans fond et sans rive. La vie, la connaissance, la volonté, la puissance des étants procèdent de cette lumière. La vue, l’ouïe, la parole, la préhension, le devenir des étants procèdent de cette lumière. La nature, la particularité, l’acte des étants procèdent de cette lumière — que dis-je! sont cette lumière même. L’apparence de l’être est l’épiphanie de cette lumière — son miroir, la manifestation de ses attributs.

O Derviche! La lumière voulut contempler sa propre beauté, témoigner de ses attributs, de ses noms et de ses actes. À cette fin, elle se manifesta. Elle revêtit l’attribut de l’acte, passa du caché à l’apparent, de l’invisible au visible, de l’un au multiple.

O Derviche! L’homme beau qui veut contempler sa propre beauté cherche d’abord une mine de fer. De cette mine, il extrait la terre ferrugineuse qu’il place dans un creuset et fait entrer en fusion. La crasse une fois séparée, le fer devient pur et limpide. Il chauffe ce fer purifié et le martèle jusqu’à ce qu’il devienne lisse comme un miroir. Puis, il polit et égalise le miroir et alors contemple sa propre beauté.

O Derviche! Quoique toutes les monades qui existent soient les miroirs de cette lumière — seul l’homme est la coupe, le miroir-qui-reflète-l’univers. L’homme est le sceau de la création. Autrement dit, avec l’homme, le monde fut achevé et le miroir poli; les attributs, les noms et les actes de la lumière devinrent tous manifestes; la lumière vit sa beauté et sa gloire dans la perfection de l’homme — elle y contempla ses attributs, ses noms et ses actes.

O Derviche! Il suffit qu’un seul homme de par le monde atteigne la perfection pour que la lumière contemple sa propre beauté, témoigne de ses noms, de ses attributs et de ses actes. Si tous les hommes atteignaient la perfection, les attributs, les noms et les actes de la lumière ne seraient pas tous manifestés et l’ordre du monde ne serait pas. Il faut que les hommes soient, chacun à un rang, la manifestation d’un attribut; qu’à chacun soit une aptitude.

Ô Derviche!

«Après que Je l’aurai harmonieusement formé

et que J’aurai insufflé en lui de mon Esprit :

tombez prosternés devant lui.»

Qoran XV/29

«Être harmonieusement formé» signifie avoir l’aptitude — celle à recevoir la lumière. «L’Esprit insufflé» signifie la Lumière reçue. «Se prosterner devant quelqu’un» signifie se ranger au service de, être conquis par, se soumettre à celui-ci.

O Derviche! Tous les êtres participent à l’homme. Tous les composants du monde, à leur office, progressèrent et s’élevèrent jusqu’à ce que, à la fin, l’homme apparut. Il s’avère évident que l’ascension des étants est de ce côté; que la perfection est là où est l’homme. La perfection est dans le fruit; le fruit de l’arbre de la création est l’homme. Puisqu’il en est ainsi, l’homme est la Ka'ba des êtres — tous vers lui sont tournés; l’objet d’adoration des anges — tous à son service sont rangés.

Il a mis à votre service

ce qui se trouve dans les cieux et sur la terre.

Qoran XLV/13

O Derviche! «Se prosterner» n’est pas seulement poser le front contre terre. «Se prosterner devant quelqu’un» signifie se ranger au service de celui-ci. Tous les étants se prosternent devant les hommes parce que, parmi ceux-ci, est l’Homme Parfait. Donc, tous les hommes sont tributaires de l’Homme Parfait.

O Derviche! Quand nous disons de l’homme qu’il est la coupe, le miroir-qui-reflète-l’univers, la manifestation des attributs de la lumière — nous entendons l’Homme Parfait. Il n’est rien de plus grand et de plus savant que l’Homme Parfait, parce que celui-ci est le substrat et la quintessence des êtres; parce que la hiérarchie aboutit à lui; parce que les Anges, les Chérubins, les Purs esprits, le Trône, l’Empyrée, les Cieux, les Étoiles sont tous ses serviteurs, tournent autour de lui en d’incessantes circumambulations, œuvrent pour lui.

O Derviche! Seul l’homme, parmi tous les étants, possède cette noblesse et cette grandeur. L’homme a tout ce que possèdent les autres êtres et aussi cette chose qu’ils n’ont pas — l’intelligence. L’intelligence est propre à l’homme. La supériorité de l’homme sur les autres étants est dans l’intelligence; la supériorité les uns sur les autres de ceux qui sont doués d’intelligence est dans la connaissance et l’éthique.

O Derviche! Seul l’homme, parmi tous les étants, reçut ce trésor. Par l’intelligence il accéda à la perfection.


Du rang de l’essence; du rang de la face.

Ayant appris que l’être est un, sache maintenant que l’être est à la fois pré-éternel — ab aeterno — et advenu; premier et dernier; apparent et caché; créateur et créé; pourvoyeur et pourvu; adorateur et adoré; serviteur et servi; contemplateur et contemplé; louangeur et loué; connaissant et connu; disciple et maître; puissant et objet de puissance; aimant et aimé; envoyeur et envoyé; imaginaire et réel — et ainsi en tous ses attributs.

O Derviche! Si tu dépasses le monde du multiple, parviens à l’océan de l’unicité et plonges dans cet océan, tu vois qu’amant, aimé et amour sont un; tu comprends que connaissant, connu et connaissance sont un — que tous ces noms sont au plan de la face. Lorsque tu vas au-delà de la face et parviens à l’essence, plus aucun de ces noms ne subsiste. L’essence est simple parce que tous les attributs, les noms et les actes qui sont dans le monde sont tous les attributs, les noms et les actes de l’être. Mais les attributs sont au plan de l’essence, les noms au plan de la face, les actes au plan de l’âme. Chaque monade qui existe possède ces trois plans : l’essence, la face et l’âme; ces deux formes, l’universelle et la singulière. La forme générale est la forme de l’essence; la forme particulière, la forme de la face. Le rang de l’essence est la Nuit du destin, la Nuit du rassemblement. Le rang de la face est le Jour de la résurrection, le Jour du rassemblement.


De la manifestation des attributs.

O Derviche! À ce propos une question se pose. Puisqu’il n’est qu’une seule lumière, laquelle est l’âme du monde, que de cette lumière, le monde d’un bout à l’autre est empli, pourquoi, dans le monde, y a-t-il le multiple et pourquoi, entre ses habitants, tant de différence?

Réponse : La lumière a de nombreux attributs; partant, les manifestations des attributs aussi sont nombreuses. D’où l’apparition du multiple. Si le multiple n’était pas, l’unification ne serait pas.

Une autre question se pose. Puisque chaque monade qui existe est la manifestation d’un attribut, que l’homme est la manifestation de l’attribut de la connaissance, pourquoi y a-t-il une différence entre les hommes? Pourquoi les hommes ne manifestent-ils pas tous également la connaissance?

Réponse : Sache que dans le monde chaque étant ne possède une chose qu’en fonction de son aptitude. De même, l’homme n’acquiert une chose qu’en fonction de son aptitude. L’épiphanie de la lumière diffère selon l’aptitude. À chaque chose est une aptitude particulière. Si toutes avaient la même, les attributs de la lumière ne seraient pas tous manifestés. Mais les hommes, dont l’aptitude est de manifester la connaissance, diffèrent dans cette aptitude même parce qu’il est maintes sortes de connaissances; qu’à chacune correspond une aptitude particulière. Certains ont l’aptitude à une sorte de connaissance; d’autres à deux, dix ou cent. L’aptitude des uns est défectueuse; celle d’autres est moyenne; celle d’autres encore est parfaite. D’où la grande différence qui existe entre les hommes.

O Derviche! Combien d’individus ont forme d’homme, mais n’ont pas l’esprit de l’homme. Ceux-là sont au nombre des animaux. En eux se manifestent les qualités et les actes de la bête.

O Derviche! L’homme se distingue par quatre choses : les paroles bonnes, les actes bons, le beau caractère et les connaissances. L’Homme Parfait est celui qui porte ces choses à la perfection.

O Derviche! Certains désignent l’aptitude sous le nom de a vertu naturelle». Pour ceux-là, chaque homme possède une qualité particulière. Ainsi l’un fera des vers, un autre saura réciter, un troisième pensera juste; et d’autres ne pourront rien de tout cela. L’un acquerra la connaissance, l’autre la richesse et le troisième ne pourra acquérir ni l’une ni l’autre. Il n’est pas de doute que tout cela dépend de l’aptitude; chacun à l’aptitude pour une chose : il porte cette aptitude en lui. L’aptitude ne s’acquiert pas; elle est liée aux quatre temps. Toutefois, l’aptitude est développée par l’instruction et l’éducation; elle est rendue caduque lorsque de celles-ci elle est privée. Par exemple, l’un aura l’aptitude à faire maints rêves véridiques; un autre, à l’état de veille, à ce que son intérieur reçoive rapidement l’image des choses, en sorte que quiconque s’approchant de lui avec une chose en tête, l’image de cette chose se reflète aussitôt en lui. L’un et l’autre peuvent, par l’ascèse et l’effort, accroître leur aptitude au point que toute chose venant du monde invisible au monde visible, avant même que cette chose ne parvienne à ce monde, son reflet apparaît en eux, les informant de cet état. Ce reflet, s’il se manifeste pendant le sommeil est appelé rêve véridique»; pendant la veille, «inspiration».

O Derviche! Quoique chaque monade qui existe soit l’épiphanie d’un attribut de cette lumière, il est deux manifestations particulièrement éclatantes : l’homme majeur et l’homme mineur. L’homme majeur est la manifestation de la puissance; l’homme mineur, celle de la connaissance. Autrement dit, les Sphères, les Étoiles, les Éléments sont les manifestations de la puissance et l’Homme Parfait est celle de la connaissance. De là vient que les habitants de ce monde ne peuvent être que selon les décrets de la Voûte céleste.

O Derviche! La Voûte céleste est la Table Préservée, le Livre divin. Tout ce qui est écrit dans le Livre divin est la volonté de Dieu : ne se manifeste ici-bas que ce qui est écrit dans le Livre.


De l’analogie

O Derviche! Ayant appris qu’il n’est qu’une seule lumière, laquelle est l’âme du monde, sache maintenant que la distinction des choses entre elles est par la forme et par la qualité. Cette lumière unique a de nombreux attributs; partant, de nombreuses manifestations, pour que tous ses attributs deviennent apparents. La lumière s’épiphanise et apparaît sous plusieurs milliers de formes, chaque forme étant la manifestation d’un attribut. Cette forme, toujours, accompagne ces attributs et inversement. Parmi les formes, il n’en est pas de plus parfaite que celle de l’homme. Aussi, cette forme est-elle qualifiée par un attribut particulier, le plus parfait des attributs : le langage. Donc, l’homme se distingue de tous les animaux par cette forme, le corps humain, et cette qualité, le langage. Il se distingue de ses semblables par la connaissance, l’éthique et l’accès à la perfection.

Par ailleurs, puisque tu sais que toutes les monades sont les manifestations des attributs de la lumière, donc, si l’on dit : a C’est nous qui étions, c’est nous qui sommes, c’est nous qui serons», on aura raison. Et si l’on dit : «Ce n’est pas nous qui étions, ce n’est pas nous qui sommes, ce n’est pas nous qui serons» — on aura également raison.

Par ailleurs encore, puisque tu sais que cette lumière unique n’a ni commencement ni fin, que toutes les monades sont les manifestations des attributs de cette lumière, donc, chaque forme qui vient à ce monde est qualifiée par un attribut, caractérisée par un nom. Et lorsque cette forme quitte ce monde, une autre la remplace, qualifiée par le même attribut, appelée par le même nom. Ceci est le fait de l’analogie (tanasob) — non de la métempsychose (tanasohk). Si mille fois tu tires l’eau de la mer et la rejettes, c’est à chaque fois la même eau que tu tires, quant à l’analogie et non cette eau, quant à la réalité.

O Derviche! Le point de vue exposé dans ce traité n’est pas celui des partisans de l’incarnation ni de ceux de l’union, parce que incarnation et union ne peuvent s’opérer qu’entre deux êtres. Or dans ce traité il est dit et affirmé qu’il n’est qu’un être — que l’être est un. Incarnation et union se trouvent donc réfutées.


Exhortation

O Derviche! Efforce-toi d’être juste en paroles et en actes; d’être bon de caractère; de procurer la quiétude, afin d’être, par toi-même, en paix et que les autres, par toi, également le soient. Là où est la paix est le Paradis; là où elle n’est pas, l’Enfer.

Gloire à Dieu le Seigneur des deux mondes.

Première préface (m. 4899 de la bibliothèque Nur-e-Uthmani)


Un groupe de derviches, que Dieu augmente leur nombre, demanda à ma chétive personne de rédiger un livre sur les étapes des pèlerins — qui est le pèlerin; quelle est la voie; combien il y a d’étapes; quelle est la destination? — qui soit pour moi un trésor et un souvenir et pour eux un compagnon et un modèle. Je répondis à sa requête et priai Dieu Très Haut de m’accorder aide et assistance afin qu’Il me garde de la faute et de l’erreur, car Il est puissant et prêt à exaucer.


Du pèlerin; de la destination

Qui est le pèlerin?

O Derviche! Le pèlerin premier est le sensorium. Après un temps, le pèlerin devient l’intelligence, celle dont l’Envoyé décréta : «L’intelligence est une lumière dans le cœur; elle nous fait distinguer le vrai du faux.» — non l’intelligence pratique. Après un autre temps, le pèlerin devient «la lumière de l’intelligence».

Ayant appris ce qu’est le pèlerin, sache maintenant que la destination et le but suprême de tous ceux qui sont sur la voie est la connaissance de Dieu. Cette connaissance est le fait de la lumière de Dieu; le sensorium et l’intelligence pratique n’y ont aucune part. Les dix sens sont les ouvriers de l’intelligence. L’intelligence pratique règne sur la terre : construire, ici-bas, est son rôle. Donc, l’affaire du pèlerin est de s’adonner au travail et à l’effort sous la direction d’un sage, afin de parvenir à la lumière de Dieu, de connaître Dieu.

des étapes des pèlerins

Ayant appris ce qu’est le pèlerin, quel est son but et son désir suprême, sache maintenant que les derviches me demandèrent : «Quelle est la voie? Combien y a-t-il d’étapes?

O Derviche! Si l’on interroge sur les étapes du voyage vers Dieu, sache qu’il n’en est pas; qu’il n’en est pas une seule — que dis-je, qu’il n’est pas même de voie.

O Derviche! De toi à Dieu, il n’est pas de chemin, que ce soit dans le sens latitudinal ou dans le sens longitudinal. Il n’y a qu’un point. C’est à l’homme apte que la connaissance de Dieu est donnée par une seule parole du sage; et voici : le voyage vers Dieu est achevé.

Ô Derviche De toi à Dieu il n’est pas de chemin. Et s’il en est un, tu es toi-même ce chemin. Efface donc l’être qui est tien afin d’abolir la distance. Sache avec certitude que l’être est à Dieu seul.

«Pose un pas sur ton ego et l’autre dans la ruelle de l’Ami;

en tout vois l’Ami — qu’as-tu affaire de ceci ou de cela!»

Quant aux étapes où s’arrêtent les pèlerins et la foi de ceux-ci à chacune d’elles, je les énoncerai, car les connaître est d’un grand profit.

O Derviche! Bien qu’il soit au monde maintes religions et d’innombrables croyances, celles-ci tiennent toutes sur dix niveaux. Nous exposerons en détail ces dix plans. La connaissance de ceux-ci est d’un grand profit. Elle est pour le pèlerin le secours dans le voyage en Dieu. Elle est pour le sage ce qui, dans l’enseignement et l’éducation des disciples, lui permet de connaître le défaut de chacun et d’y remédier. Toutefois, bien entendre ne suffit pas, car d’entendre à savoir, le chemin est long. À chaque étape, le pèlerin fait une pause afin de connaître véritablement l’harmonie et le désordre de cette étape; puis, à partir de là, de progresser.

O Derviche! Les hommes font une lourde erreur : tout ce qu’ils entendent, ils s’imaginent le connaître; et lorsqu’ils le répètent, ils s’imaginent l’accomplir. De chacune de ces étapes, il est un chemin vers Dieu. Quelle que soit l’étape d’où il part, le pèlerin qui accomplit le pèlerinage selon la règle parvient au but. Aucune de ces étapes n’est antérieure ou postérieure à l’autre. Qu’importe à partir de laquelle s’ouvre la voie, car tous les hommes sont des imitateurs. Ce qu’ils entendent, ils le croient. Tout le jour, ils sont en conflit les uns avec les autres, chacun affirmant détenir seul la vérité. Celui qui achève le pèlerinage, qui recueille la connaissance divine, n’est à aucune de ces étapes — il est au but. Celui-là est en paix avec tout le monde. Le pèlerin, une fois au but, sait lesquelles de ces étapes sont éloignées, lesquelles sont proches, lesquelles sont au connaît à de nombreux signes. Ici, la parole est sans valeur; c’est l’acte et le déchiffrement des symboles qui importent.

Pour celui qui parvient à Dieu, qui connaît Dieu, le voyage vers Dieu est achevé. Celui-là, d’emblée, est en paix avec toutes les créatures du monde. Pour celui qui, après avoir connu Dieu, sait et voit la réité des choses et la sagesse de cette réité, le voyage en Dieu est achevé. Celui-là sait tout; il ne reste rien qu’il ne connaisse. Le Prophète, sur lui le salut!, assurément est arrivé à Dieu, a connu Dieu — lui qui faisait cette ardente prière : «Seigneur! montre-nous les choses telles qu’elles sont!»

Bref, pour en revenir à notre propos, les pèlerins, à chaque étape, parlent selon une règle et une loi.

O Derviche! Sur cent mille pèlerins qui prennent la Voie, un seul parvient à Dieu, connaît Dieu. Sur cent mille pèlerins qui parviennent à Dieu, connaissent Dieu, un seul arrive à ce point où il sait et voit la réité des choses et la sagesse de cette réité. Tous les autres restent en chemin.

O Derviche! Sois d’une haute force d’âme et, tant que tu es en vie, sois à l’œuvre, car la science et la sagesse de Dieu sont illimitées.

J’ai humblement, dans ce livre et les traités qui précèdent, rédigé et assemblé des propos sur quatre étapes. Je n’ai pu écrire sur plus de quatre, n’ayant pas rencontré de pèlerin à la force d’âme plus élevée. Si d’aucun possède la perspicacité, la compréhension, la diligence, l’agilité, l’amour, la sincérité, la constance, la loyauté, la reconnaissance, la circonspection, la discrétion — pour celui-là, les dix étapes sont assemblées et écrites; Ma réussite ne dépend que de Lui; je m’abandonne à Lui, je m’en remets à Lui.

Nous avons commencé par l’étape des théologiens; tous les théologiens sont à la première étape.


ÉPILOGUE du Livre des Étapes des Pèlerins

Un groupe de derviches, que Dieu augmente leur nombre, demanda à ma chétive personne de donner au Livre des Etapes, à présent terminé par la grâce de Dieu, l’épilogue et l’exhortation dignes des pèlerins. Je répondis à sa requête et priai Dieu Très Haut de m’accorder aide et assistance afin qu’Il me garde de la faute et de l’erreur, car Il est puissant et prêt à exaucer.


Du pèlerin à la station de l’Unicité

Sache, béni sois-tu dans les deux mondes, que lorsque le pèlerin arrive à la station de l’Unicité, il est au seuil de déserts sanguinaires. S’il traverse sain et sauf ces immensités redoutables, il devient Homme et le titre de «monothéiste» lui sied. Il gravit les dix échelons — les neuf premiers étant les étapes, le dixième le but — et atteint la perfection. S’il ne peut traverser ces déserts, il demeure imparfait et, dans ces étendues désolées, éperdu, il s’égare et périt.

O Derviche! Au seuil de la station de l’Unicité, le pèlerin voit d’abord s’ouvrir devant lui le désert de l’Hérésie. Dans ce désert, nombreuses sont les créatures. Toutes sont égarées, en déréliction, pour avoir manqué à la Loi religieuse et délaissé la ruelle de la Vérité. Éperdues, égarées, elles s’imaginent pourtant avoir atteint la perfection, avoir accédé au but. Ce sont là, à leur propre insu, les plus déficients des hommes. Celui que la grâce touche, qui rencontre le guide sage et qui, grâce à l’assistance bénie de celui-ci, traverse le désert de l’Hérésie, voit s’ouvrir devant lui le désert de la Licence. Dans ce désert aussi, nombreuses sont les créatures. Toutes sont égarées, en déréliction. Le pèlerin que la grâce touche, qui rencontre le guide sage et qui, grâce à l’assistance bénie de celui-ci, traverse également le désert de la Licence, est délivré; l’espoir lui est permis, le salut est proche. Le signe que le pèlerin a franchi ces deux déserts sanguinaires est que la Loi religieuse qu’il avait perdue, il la retrouve et la chérit. Orné par la piété, il sait avec certitude que jusque-là il était égaré, qu’il faisait fausse route, qu’à présent, il est sur la Voie, C’est alors qu’un troisième désert non moins effrayant s’ouvre devant lui : celui de l’ambition d’être shaykh et guide. Cette ambition est un voile épais.

O Derviche! Arrivé là, le pèlerin, émerveillé, s’enorgueillit. Il ne voit et ne peut voir personne au-dessus de soi, ni en science ni en acte. Il n’écoute la parole et n’accepte le conseil de personne. Bien plus, il veut que tous l’écoutent, acceptent ses conseils, deviennent ses disciples. Et lorsqu’en son cœur cette ambition s’affermit, et malgré tout augmente, lorsqu’en outre, adonné avec ferveur à l’ascèse et à l’effort, il passe ses nuits et ses jours en adorations et en dévotions, n’omet aucune prière, ne néglige aucun point dans le rituel de la Tariqat et de la Shari'at — la Voie mystique et la Loi religieuse — et accomplit tout cela par vanité, afin que les hommes le prennent à son tour en affection et deviennent ses disciples, alors l’illusion d’une mission prophétique s’empare de lui. Désormais, pareille personne ne se contente plus d’être un maître. C’est là encore un désert sanguinaire. Le pèlerin, à ce stade, ne peut assurément échapper à cette tentation. Le voici pour longtemps affligé de ce fléau; la proie, jour et nuit, de cette pensée. Son cœur lui souffle : «Proclame-toi prophète!» Son intelligence réplique : «Tais-toi! Tu serais aussitôt renié, désavoué; le désordre s’ensuivrait.» Certains sont forts et sages; ils n’expriment pas cette pensée secrète et, par devoir, le rejettent. Ceux-là recouvrent la santé. D’autres sont faibles et ignorants; ils ne peuvent la réprimer. Que ceux-là s’ouvrent aussitôt de leur état à des amis compatissants et propices; qu’ils demandent conseil à ceux qui furent guéris du même mal. Ils verront alors clairement que le désir de guider est le fait de l’âme charnelle, le fruit de l’ambition. Ils renonceront aisément à cette vaine prétention et passeront en paix le reste de leurs jours.


De l’ambition d’être guide et maître

Sache que cette ambition est inhérente à la nature de tous les hommes. L’âme charnelle est présomptueuse : elle ne souffre personne au-dessus de soi. Pourtant, certains hommes prévalent sur d’autres; les tiennent solidement sous leur joug; les conquièrent et les soumettent. Les uns font acte d’allégeance, contraints par la nécessité; d’autres, Dar cupidité et ambition. Aucune âme librement ne se soumet; cet attribut est inhérent à l’âme. Tous les hommes, à leur mesure, sont présomptueux; certains même prétendent être Dieu.

Quand les sages, instruits de ce secret, voient cet attribut prévaloir sur l’âme, ils savent que l’ego s’oppose à l’union.

Celui qui aura préservé son âme des passions,

le Paradis sera son refuge.

Qoran LXXI/41

Ils contrarient leur ego; s’arrachent du cœur ce désir de guider; ils deviennent libres et sereins. C’est pourquoi il a été dit que le dernier obstacle devant l’Ami véridique est l’ambition.

Ce qui importe est la liberté et la quiétude. Tous les pèlerins sont en route vers ce double but. Le renoncement est ce qui les y conduit; partant, il n’est rien de meilleur pour le pèlerin que le renoncement. Les paroles creuses, les futilités, les prétentions sont innombrables. Nous parlons beaucoup, nous entendons beaucoup. Tout cela en vain. Seul le renoncement compte, parce que seul le renoncement conduit à la liberté et à la quiétude.

O Derviche! L’appétit de régner, de gouverner, de diriger, de guider, de prêcher, de juger, de faire la leçon et autres choses de la sorte sont les portes de l’Enfer. L’ignorant, à longueur de temps, s’acharne à rendre devant soi ces portes plus larges et plus béantes. Le sage, au contraire, n’a de cesse de les rendre plus étroites, de les clore devant soi. Renoncer à l’ambition revient à clore devant soi les portes de l’Enfer.

O Derviche! Il faut que ces portes soient; le monde sans elles n’existerait pas. Mais il n’est pas nécessaire que tu te tiennes devant.

Donc, c’est lorsque le pèlerin franchit ce dernier désert et renonce à s’imposer en guide qu’il trouve le salut. Jusque-là, il était dans la crainte et le désarroi. À présent, il est fort et sûr, au seuil de la Vérité.


Exhortation

O Derviche! En science et en connaissance, à quelque rang que tu accèdes, ne te fie ni à ton intellect ni à ta connaissance; ne prétends pas détenir la vérité; n’inaugure pas de toi-même une nouvelle voie; ne fonde pas une nouvelle secte. En science et en connaissance, à quelque rang que tu sois, imite ton prophète; ne manque pas à sa Loi. Les innovateurs et les hérétiques ont toujours été parmi les hommes de science et les théologiens qui se sont fiés à leur savoir et à leur intellect, qui ont prétendu détenir seuls la vérité. Prends garde de ne pas compter parmi eux.

O Derviche! Sache avec certitude que c’est la vanité de ton ego qui affirme que tu es dans le vrai, que les autres sont dans l’illusion. Ne sois pas davantage vaniteux; sors du leurre! Sache avec certitude que la base de tout égarement est la vaine préséance de l’ego sur ce qui agrée à Dieu. Cela, ne le tolère pas! Accepte de moi ce conseil — nul mal n’en viendra jamais : ne t’écarte pas de la tempérance. Autrement dit, ne manque pas à la Loi religieuse. L’âme charnelle a la nature de la paille — il faut la battre pour en séparer le grain.

Gloire à Dieu le Seigneur des deux mondes.


SOURCE

Recueil de traités de soufisme connu sous le titre de Le Livre de l’Homme parfait (Kitâb al-Insân al-Kämil) par ‘Azîzoddîn Nasafî, Traduit du persan par Isabelle de Gastines, Fayard, 1984 .

« Les renseignements que l’on peut glaner sur la vie d’Azîzoddîn Nasafî sont trop rares pour permettre d’établir une biographie... » Né à Nasaf en Transoxianne au XIIIe siècle il mourut dans le sud de l’Iran vers 1300.


Table des matières

MYSTIQUES EN TERRES D’ISLAM 3

I 3

DU NEUVIÈME AU TREIZIÈME SIÈCLE 3

Un choix 5

Terres d’Islam 7

Trois tendances parmi les spirituels vivants en terre d’Islam  : 9

Thèmes et influence 10

Table géographique 13

RAB’IA 17

SOURCE 39

NOTE BIOGRAPHIQUE 39

BISTAMI 41

« Dits » 43

SOURCE 126

APERÇU BIOGRAPHIQUE 126

JUNAID 133

Traités, lettres, oraisons et sentences 135

1. La sainteté : les Élus de Dieu et leur mission 135

Lettre à l’un de ses frères spirituels 135

Fragment d’une lettre à Abû-l-’Abbâs Dînawarî 136

La réalisation spirituelle, et le renvoi du saint auprès des créatures 136

Lettre à Abû Ya'qûb Yûsuf Ibn al-Husayn Râzî 137

« Le Remède des Esprits » Dawâ' al-arwâh 141

2. Discours ascétiques 145

De l’homme intelligent 145

Conseils de Junayd Ibn Muhammad 146

De la Foi 146

Fragment d’une lettre à ‘Ali Ibn Sahl Isfahânî 148

Groupe de sentences rapportées par Ja'far Khuldî 148

Des dangers de la voie spirituelle 149

Lettre à Abû Bakr Kisâ'î 151

Lettre à Abû Ishâq Mâristânî 153

« Règles de conduite de celui qui dépend de Dieu » Adab al-muftaqir 155

Lettre à l’un de ses frères spirituels 160

De l’évocation intérieure de Dieu al-dhikr al-khafi 161

De la différence entre la sincérité totale et la loyauté spirituelle 163

« Remède aux insuffisances » Dawâ' al-tafrît 166

Lettre à “Amr Ibn « Uthmân Makkî 173

De la Connaissance/ma'rifa 190

Recommandations à l’un de ses frères spirituels 193

Connaissance de Dieu, Certitude, Remise confiante, et Illusion 194

Sentences sur la connaissance de l’Unité 195

De la Divinité 196

Les trois sortes d’hommes 199

L’adoration parfaite 199

Lettre à l’un de ses frères spirituels 199

De la réalisation spirituelle des états contraires 200

Fragments d’une lettre à Yahyâ Ibn Mu'âdh Râzî 201

Introductions de lettres 202

Le fardeau de la science, et l’Épreuve al-Balâ » 204

Lettre à l’un de ses frères spirituels 204

Des différents types de connaissance de l’Unité 208

Des étapes de la connaissance de l’Unité, et de l’exister à l’être 209

La quête de Dieu, et les trois sortes d’« extinction »/fanâ' 210

Le traité du Pacte intemporel Kitâb al-Mîthâq 211

Traité de l’« extinction » Kitâb al-Fanâ' 215

Oraisons 224

Oraison 1 224

Oraison 2 228

Oraison 3 229

Oraison 4 230

Oraison 5 231

Sentences et définitions 232

Les fondements traditionnels de la vie spirituelle/Le tasawwuf 232

Les « stations spirituelles »/maqâmât et les « états mystiques »/ahwâl 234

Règles et convenances/adab Maîtres et disciples/suhba 237

De certains termes techniques 238

SOURCE 239

ETUDE [Roger Deladrière] 239

SULAMI 245

La lucidité implacable 247

Principes des Hommes du Blâme 260

SOURCE 280

BIBLIOGRAPHIE 280

ETUDE [Roger Deladrière] 280

KHARAQANI 285

La notice « Kharaqânî » de la Tadhkirat 287

La notice « Abû'l-Hasan Kharaqani » des Nafahât al-uns de Jami : 299

SOURCE 301

Extrait de l’ INTRODUCTION [Christiane Tortel] 301

ANSARI 303

Les déficiences des demeures 305

1. LA VOLONTÉ (irada) 305

2. LE RENONCEMENT (Zohd) 305

3. L’ABANDON (tawakkol) 306

4. LA PATIENCE (sabr) 306

5. LA TRISTESSE (hozn) 306

6. LA CRAINTE (khawf) 306

7. L’ESPÉRANCE (raja ») 307

8. LA GRATITUDE (shokr) 307

9. L’AMOUR (mahabba) 307

10. LA NOSTALGIE (shawq) 308

LA VOIE DES PRIVILÉGIÉS 308

RÉSUMÉ-CONCLUSION 309

Oraisons 309

SOURCE 316

RENCONTRE AVEC KHARAQANI 316

CONCLUSION 317

GHAZALI 321

Erreur et délivrance 323

Première partie : Introduction et position du problème 323

Deuxième partie : les sophistes et le problème radical de la connaissance 325

Troisième partie : les catégories des chercheurs 327

Chapitre premier : la scolastique musulmane (kalām) : son but et ses résultats 328

Chapitre II : La « Philosophie » 329

a. — les catégories des philosophes (toutes hérétiques) 330

b. — les branches de la philosophie 331

c. Les dangers de la philosophie 335

Chapitre III : La théorie de l’« enseignement » (ta`lim) et les maux qu’elle engendre 338

Chapitre IV : La Voie mystique 343

Quatrième partie : la réalité de la prophétie 348

Cinquième partie : raison de mon retour a l’enseignement 351

LE TABERNACLE DES LUMIÈRES [Extraits] 361

SOURCE 367

BIOGRAPHIE [Farid Jabre] 367

ATTAR 371

Les sept vallées 373

SOURCE 459

BIOGRAPHIE 459

TRAITÉ DE L’UNITÉ adaptant IBN ARABI 463

Les effets de l'amour [Ibn ‘Arabi] 464

Traité de l’Unité [Al-Balabânî] 465

SOURCES 479

RUMI 481

Odes mystiques (extraits) 483

SOURCE 500

NASAFI 501

Le livre de l’homme parfait 503

SOURCE 519

Fin 525







Fin



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1Il n’est pas facile dans les royaumes chrétiens de saisir le pouvoir par un assassinat trop visible, comme c’est le cas dans des sultanats où l’assassin est cité le vendredi suivant à la mosquée comme nouveau détenteur du pouvoir — c’est l’effet pervers d’une séparation de pouvoirs à priori souhaitable.

2Miguel Asin Palacios, La escatologia musulmana en la divina comedia, ediciones Hiperion. (trad. : Dante e l’Islam, Milano, 2005).

3G.Théry, Tolède, Grande ville de la renaissance médiévale, Point de jonction entre cultures musulmanes et chrétienne, Ed. Heintz, Oran.

4Aflaki, Les saints des Derviches tourneurs, trad. Huart, § 272 (rééd. Paris, 1978).

5Madame Guyon, Œuvres mystiques, «  Discours spirituel 2.52, Sur le sacrifice absolu et l’indifférence du salut  », Champion, 709.

6Sources majeures : Encycl. of Islam ; Encycl. Iranica ; M. Molé, Les Mystiques musulmans, PUF, 1965 ; J. S. Trimingham, The sufi orders in Islam, Oxford, 1971 ; A. Schimmel, Mystical dimensions of Islam, Chapel Hill, 1975 ; etc. — Les commentaires indispensables à la compréhension des textes traduits font souvent défaut. Le Divan d’Hafez de Chiraz commenté par C.H. de Fouchécour, Verdier, 2006, constitue l’exception remarquable qui, introduisant aux symboles maniés dans des poèmes à la fois codés et personnels, aide à l’approche des grands poètes de la Perse.

7Nombreux, mais peu visibles sont ceux qui évitèrent tout étalage de dévotion. Ainsi les membres de la naqshbandiyya, largement répandue dans les milieux urbains d’artisans, ne portent aucun vêtement distinctif, pratiquent une prière (dikr) silencieuse, ce qui facilite le maintien d’une véritable vie intérieure dans les conditions oppressives des pouvoirs timourides, safavides, turcs. Un tel ordre regroupe des traits « soufis » propres aux périodes de consolidation (une organisation rendue nécessaire par l’état anarchique provoquée par les invasions mongoles et leurs suites), avec des traits propres aux « hommes du blâme » du Khorassan.

8Sulami, La lucidité implacable, par R. Deladrière, Arlea, 1991, 1999 ; Kharaqani, Paroles d’un soufi, par C. Tortel, Seuil, 1998.

9Descartes reprendra une démarche parallèle avec une clarté d’exposé comparable, mais sans atteindre au terme mystique ; Bergson établira à la fin de sa vie une hiérarchie couronnée par le vécu mystique.

10Sa pensée est d’un accès difficile sinon par sa poésie auto-commentée (comme le fera plus tard Jean de la Croix) dont L’interprète des désirs, présentation et traduction par Maurice Gloton, Albin Michel, 1996 ; très nombreuses traductions disponibles ; on lui a longtemps attribué le beau et bref Traité de l’Unité (retenu en fin de ce tome I).

11Al-Ghazali, Al-Munqid min adalal (erreur et délivrance), trad. F. Jabre, Beyrouth, 1969, 99 & 100.

12 On complétera les sources précédemment indiquées par : M. Mujeeb, The Indian muslims, Allen, 1967 ; S. A. A. Rizvi, A History of sufism in India, I et II, Munshiram, 1983 ; The Heritage of Sufism, 3 vol., ed. by L. Lewisohn, Oxford, 1999 (contributions à la connaissance du soufisme persan et indien).

13 Référence de la source, Cf. en fin de section « Rabia » la « Note sur le présent texte ».

14Le nom de Rabi'a signifie en arabe : la quatrième.

15 Râb’ia, Les chants de la recluse, traduit de l’arabe par Mohamed Oudaimah, Paris, Arfuyen, 2002, 71. — Farid-ud-Din «Attar, Le mémorial des saints, «Sentences de Râb’ia “Adaviyeh», trad. du ouïgour par A. Pavet de Courteille, Seuil, «Sagesses», 1976, 82-100.

16

17Le Sidra serait un arbre situé au septième ciel.

18Le texte du manuscrit d’Istanbul s’interrompt ici, et le scribe a ajouté cette annotation : « L’exemplaire qui a servi pour les copies est d’origine persane, et il est douteux en de très nombreux passages. Nous espérons, si Dieu veut, en trouver un autre plus satisfaisant, qui nous permette d’avoir un texte correct. »

19 Voir la préface de C.Tortel pour les astérisques, etc.

20À parti d’ici je ne signale plus les sauts par « […] »

21 S. DE LAUGIER DE BEAURECUEIL, O.P., KHWADJA 'ABDULLAH ANSARI, « La vie... », 66.

22 Ibid, 145.

23 LE TABERNACLE DES LUMIÈRES (MICHKÂT AL-ANWÂR),TRADUCTION DE L'ARABE ET INTRODUCTION PAR ROGER DELADRIÈRE, ÉDITIONS DU SEUIL, 1981, pp.42-43, 49, 59-61, 94-95.

24 pp.15-16, 21-22, 24.

25Allusion à l’histoire selon laquelle Abraham fut jeté dans le feu par Nemrod. Pendant qu’il était dans les flammes, Gabriel lui aurait proposé de l’aider, mais Abraham, ne s’appuyant que sur Dieu, aurait décliné l’offre. À la fin, le feu fut transformé en roseraie et Abraham sauvé.

26Il s’agit du gouverneur de l’Égypte qui, dans la légende de Joseph inspirée du récit coranique, lui-même inspiré de la Bible, acheta Joseph comme esclave et dont la femme, Zoleykhà, tomba éperdument amoureuse de Joseph.

27Littéralement : « trente oiseaux ».

28 FARIDDUDINE ATTAR, LE LIVRE DIVIN (ELAHI-NAMEH), Traduction française de FUAD ROUHANI, ALBIN MICHEL, 1961., Introduction pp.11, 14, 18.

29 Ibid., pp. 198, 223.

30 IBN `ARABÎ, Traité de l'amour

Introduction, traduction de l'arabe et notes

par MAURICE GLOTON ALBIN MICHEL, 1986, p.59.

31Abdul-Hadi (John Gustav Agelii, dit Ivan Aguéli), Ecrits pour la Gnose comprenant la traduction de l’arabe du Traité de l’Unité, Arche Milano, 1988.

32J’allège en paragraphant très souvent ce texte livré sous une forme continue. Le saut pointé d’une ligne signalent les paragraphes d’origine.

33Esprit non conformiste, par extension mystique.

34Ange gardien

35Allusion au bâton de Moïse.

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