SULTAN VALAD 1226-1318
IBN ABBAD DE RONDA 1332 -
SHABESTARI -1340 & LAHIJI -1507
HAFEZ DE CHIRAZ ~ 1316~1390
NAQSBAND 1317-1389
JILI apr.1428
JAMI apr.1492
SAYD BAHODINE MAJROUH 1928-1988
Série « Mystiques du Monde »
I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque
Des origines au troisième siècle
II. Antiquité chrétienne
Du cinquième au dixième siècle
III. Moyen Âge chrétien
Du douzième au quatorzième siècle
IV. Chrétiens à la Renaissance
Quinzième et seizièmes siècles
V. Chrétiens à l’âge classique
Dix-septième siècle
VI. Figures européennes
Du dix-huitième au vingtième siècle
VII. Sufis en terres d’Islam
Du neuvième au treizième siècle
VIII. Sufis en terres d’Islam
Du quatorzième au vingtième siècle
IX. Figures de l’Inde traditionnelle
X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet
XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon
XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine
XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon
XIV-XVI Poèmes d’Occident
Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.
Fils aîné et successeur de Rumi à Konya. À l’ombre de son père puis à l’insistance de ses proches, il rassembla les disciples et organisa l’ordre mystique. Son œuvre propre mérite pleine appréciation.
Sultân Valad, Maître et disciple, traduit du persan par Éva de Vitray-Meyerovitch, Sindbad, Paris, 1982.
Sous le titre de Maître et disciple, nous présentons, dans sa première traduction dans une langue européenne, le « Livre des connaissances mystiques » (Kitâb al-Ma’ârif) de Sultân Valad, fils aîné de Djalâl-ud-Dîn Rûmî.
Né à Balkh dans le Khorassan, le 30 septembre 1207, Rûmî était lui-même le fils d’un théologien et prédicateur éminent, Bahâ-ud-Dîn Valad, surnommé le « sultan des savants » (sultan ul-ulama). C’est en sa mémoire que Sultân Valad fut nommé, lui aussi, Baha-ud-Dîn.
En 1219, la famille dut s’enfuir de l’Iran devant l’invasion mongole, et finit par s’installer en Anatolie, à Konya, capitale de l’Empire seldjoukide. C’est là que Djalâl-ud-Dîn Rûmî, succédant à son père à la tête d’un Collège de théologie, enseigna jusqu’à sa mort, en 1273, et fonda l’Ordre (ou Confrérie) des Mawlavis, connus en Occident en raison de leur célèbre danse sous le nom de Derviches tourneurs. C’est là aussi qu’il composa une œuvre considérable, en vers et en prose, comprenant notamment les six livres du Mathnawî, vaste théodicée de 47 000 vers 2, le Dîwân de Shams de Tabriz, dédié à son propre maître 3, des Quatrains (Ruba'iyât) et, en prose, Fihî-mâ-fîhi (traduction française : Le Livre du Dedans) 4, série d’entretiens de Rûmî avec ses disciples et ses amis, recueillis par son fils Sultân Valad, lui-même auteur de plusieurs ouvrages, notamment un Diwân, le Valad-nameh en vers, Ibtida-nameh, Rabâbnameh, Intiha-nameh, ainsi que des Ruba'iyât en persan. […]
Au Nom de Dieu, le Compatissant, le Miséricordieux1.
Les prophètes et les saints sont tous connus et distingués en raison des miracles et des prodiges qu’ils accomplissent. Les savants et les chercheurs de la Vérité disent que Dieu le Très-Haut a octroyé à chacun d’eux une faveur. Ce qu’Il a donné à l’un, Il ne l’a pas donné à l’autre. À chacun, Il a accordé un domaine distinct et un monde séparé. Mon père disait que chacun des prophètes était capable d’accomplir tous les miracles et qu’il avait tous les pouvoirs. Mais, à chacun d’eux, Dieu a accordé quelque don selon les nécessitée du moment, en vue d’un besoin ou désir. Par exemple, un savant qui connaît à la fois la médecine, l’astronomie et d’autres sciences : quand il soigne un malade, on ne peut pas dire qu’il sait seulement l’art de la médecine. Mais, selon la circonstance, il montre l’un des savoirs qu’il maîtrise. Ou une personne qui connaît à la fois l’orfèvrerie, la cordonnerie, la couture… Si elle coud des vêtements, on ne dit pas qu’elle connaît seulement cet art. Ou encore, lorsqu’un ruisseau fait tourner un moulin, un homme sensé ne dira pas que là est la seule tâche du ruisseau, lequel est capable de mille choses : laver les habits, rendre les jardins frais et verdoyants, contribuer à la croissance des plantes et des fleurs. Mais, en ce lieu précis, il fait tourner le moulin ; et dans un jardin ou à la campagne, on voit que le même ruisseau rend d’autres services.
Or, chaque prophète est capable d’accomplir tous les miracles ; mais c’est selon son peuple et les besoins de celui-ci qu’il opère des miracles et des prodiges. Donc, tout ce qui, en matière de miracles et de prodiges, appartenait à tous les prophètes et à tous les saints, appartenait aussi à chacun d’entre eux séparément.
Le prophète est la manifestation et l’instrument de Dieu. Il est anéanti en Dieu et annihilé en Lui. C’est par son intermédiaire que Dieu montre les choses. Or, comment pourrait-on dire que Dieu n’est pas capable de tout faire ? C’est Dieu qui agit. Eux sont comme la plume dans la main du scribe. Chaque signe que marque la plume, c’est le scribe qui l’a tracé. Ou encore ils sont semblables à l’arc et la flèche : la flèche qui est tirée par l’arc provient de l’archer, et non pas de l’arc. C’est pourquoi Dieu le Très-Haut a dit : « Tu ne lançais pas toi-même les traits quand tu les lançais, mais Dieu les lançait », 12 c’est-à-dire : « O. Mohammad ! Cette flèche que tu tires, c’est Nous qui la tirons. Tout ce que tu fais, c’est par l’ordre et le commandement de Dieu. Quel est donc ton rôle ? Puisque c’est Nous qui agissons, et que tout s’opère par notre désir et notre volonté, celui qui lutte et combat contre toi lutte et combat contre Nous. Celui qui te témoigne de l’amitié et de l’amour, c’est à Nous qu’il a témoigné cette amitié et cet amour. »
13
Quelqu’un a dit : « Le principal, c’est l’action ; la parole n’est pas importante. » J’ai dit : « Moi aussi, je veux trouver quelqu’un qui connaisse l’action et qui puisse voir, afin que je lui montre l’action. Or, tu aimes la parole, on peut parler avec toi, car tu n’es pas un homme d’action. Comment pourrais-tu comprendre ce que c’est que l’action ? En tant qu’actions, tu comprends seulement la prière, le jeûne, le pèlerinage à La Mecque, l’aumône, le dhikr, la méditation, les veilles, les lamentations, les larmes, la dévotion. Mais tout cela n’est pas l’action. Ce sont des moyens pour parvenir à l’action. Il est possible que, lorsque tu accomplis toutes ces actions, elles exercent une influence sur toi et te transforment par rapport à ce que tu fus. Dieu le Très-Haut a dit : « La prière éloigne l’homme de la turpitude et des actions blâmables. 2 » La prière permet de fuir les péchés et les fautes, et détruit le mal. L’action consiste en ce que tu te purifies de tes fautes. Quand tu es impur, tu n’as pas accompli la prière.
Le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille) a dit aussi : « Lève-toi et fais la prière quand ta prière n’était pas valable. » Il a dit à une personne qui avait prié : « Lève-toi, accomplis la prière, car tu n’avais pas fait la prière. » Et enfin il dit : « Il n’y a de prière qu’avec le recueillement du cœur. »
Toutes ces formes et ces modes, pris à la lettre, ne constituent pas l’action. Celle-ci consiste en la transmutation du cœur, passant d’un état à un autre état. À l’instar du liquide séminal et de l’embryon dans le sein de la mère, qui se transforme d’un état en un autre, et devient un caillot de sang, puis un fœtus, jusqu’à ce qu’il prenne la forme et le visage de l’homme, soit doué d’une âme, vienne au monde et grandisse. En tel accroissement et changement se trouve l’action, montée du sens profond. L’ascension (mi'râj), est similaire
à l’action : dans les deux cas s’observe le changement d’un état en un autre. Le deuxième état est meilleur que le premier, et le troisième meilleur que le second, et ainsi de suite ad infinitum. Il en va de même pour ce que le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille) a dit : « Si une personne reste deux jours dans le même état, elle subit un dommage. »
Il a dit aussi : « Celui dont l’hier est meilleur que le lendemain est maudit. »
Chacun, dans le bazar de ce monde, sème et récolte, car
« ce
monde-ci est le champ moissonné dans l’autre monde ».
Celui dont deux des jours sont semblables subit un dommage.
Il
faut, jour après jour, et instant après instant,
s’élever et grandir. C’est là la véritable
action. Qui peut voir une telle action ?
Sauf Dieu, personne ne connaît ni ne voit cette action. Car
« mes
saints sont sous mon dôme ;
sauf Moi,
personne ne les connaît ».
Or, cette action ressemble à l’action matérielle. Elle est pareille aux efforts et aux pratiques corporelles, comme la prière, le jeûne, etc. Étant donné qu’il est possible que la connaissance soit séparée de l’action et vaine, il est encore davantage possible que les actions soient plus séparées (de la connaissance). Car le mécréant et l’hypocrite peuvent se figurer de telles configurations, mais ils ne peuvent parcourir le chemin de la religion et démontrer l’existence de Dieu. S’ils savaient et s’ils pouvaient, ils ne seraient pas mécréants. Tout ce que l’on dit et montre au sujet des différents modes et chemins et signes et dévotions, ce que les gens connaissent et voient, ce sont les moyens de l’action, mais non l’action elle-même.
Barsisa4 durant plusieurs années accomplissait des œuvres extérieures, telles que la prière rituelle, les dévotions, la retraite, etc., de telle façon qu’aucun dévot n’aurait effectué autant. Mais à la fin il est mort mécréant (kâftr). Iblis5, lui aussi, pendant des milliers d’années, a accompli dans le ciel des actes de dévotion. Si toutes ces pratiques extérieures étaient réelles quand Dieu lui ordonna de se prosterner devant Adam, il aurait agi autrement. Jésus (que la paix soit sur lui) n’a pas effectué d’actions extérieures, mais il a accompli la véritable action, de telle sorte qu’il fut transformé de l’état d’enfance en celui de maturité spirituelle. Ce que Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille) a déclaré à l’âge de quarante ans, Jésus l’a déclaré, avec la même inspiration (wahy) dans son berceau, lorsqu’il a dit : « Je suis en vérité le serviteur de Dieu, Il m’a donné le Livre : Il a fait de moi un Prophète 3. »
La réalité de l’action consiste en ce que tu te transformes à chaque instant, et que tu progresses. Lorsque la pierre philosophale est mise en contact avec du cuivre, la transmutation de celui-ci en or constitue l’action véritable. Si le cuivre ne se transforme pas en or, il est martelé de tous côtés, il s’allonge et s’élargit, mais il reste cuivre. Ceux qui ne savent pas reconnaître l’or et considèrent la seule apparence de l’action, ne regardant cette dernière que sous sa forme extérieure, disent : « S’il existe de l’or dans le monde, c’est cela qui a été martelé de tous côtés et ressoudé plusieurs fois, et qui est devenu large et long. » Mais celui qui connaît l’or examine le métal avec la pierre de touche et l’accepte s’il est devenu de l’or pur. Et s’il n’est pas devenu de l’or, il ne l’achète même pas au prix d’un demi-sou. Car Dieu a dit : « Dieu ne regarde pas vos visages ni vos actions, mais Il regarde vos cœurs. » Moi qui suis Dieu, Je ne regarde pas votre visage ni vos actions, mais J’ai l’œil sur vos cœurs, afin de savoir comment est votre cœur en ce qui concerne l’amour que vous avez pour Moi et pour connaître son degré. « À l’homme intelligent, un signe suffit. » « S’il y a quelqu’un dans la maison, un seul mot suffit. »
Les saints (awlya) sont les amis proches de Dieu et Ses élus. Ils sont même les détenteurs des secrets de Dieu. La connaissance de Dieu est plus facile que la connaissance de Ses secrets. De même, en ce monde-ci, quand tu veux voir quelqu’un, tu fais sa connaissance et tu le fréquentes. Avec peu de peine, ce désir de le connaître se réalise. Mais si tu fournis tant d’efforts pour connaître les secrets qui se trouvent dans son cœur et les comprendre, tu ne le pourras pas. Nous savons que la connaissance de l’apparence est plus facile à obtenir que la connaissance des secrets. Si quelqu’un veut rendre visite à un savant et être reçu par lui, avec quelques efforts et tentatives il y réussit. Mais s’il désire connaître ce que sait ce savant, il lui faudra pendant de longues années s’y consacrer et prendre de la peine afin d’obtenir une part de ce trésor.
Dans une ville, il y a cent mille personnes. Toutes souhaitent que Dieu exauce leurs vœux. Ils considèrent Dieu comme Unique, Puissant, Généreux, Éducateur, Guide, comme Celui qui pardonne et Celui qui châtie, ils sont soumis à Dieu avec un cœur et une âme sincères, et ils L’adorent. Tous sont pareils ; certains au point de vue de l’action sont plus forts, certains sont plus faibles, proportionnellement à la connaissance qu’ils ont de Dieu. Mais parmi ces cent mille personnes, il y en a peu qui se conduisent comme de véritables saints. Entre eux tous, il y a une ou deux personnes qui connaissent bien le véritable saint. L’adoration et la connaissance de Dieu sont générales, et tous, sans exception, peuvent mettre le pied dans cette voie de la connaissance. Les mécréants eux-mêmes adorent Dieu.
L’impiété et la foi toutes deux courent dans Sa voie, disant : « Il est unique, Il n’a pas d’associé 4. »
Si tu considères les soixante-douze sectes, toutes adorent Dieu, mais sous diverses formes, avec différentes pratiques et maints langages. Il ne s’agit pas seulement des hommes : même les minéraux, la terre, la montagne, la pierre, le ciel, les étoiles, la lune, le soleil, la poussière, l’air, l’eau, le feu, tous adorent Dieu et célèbrent Ses louanges, avec une langue que tu ne connais pas et que tu ne comprends pas. « Il n’y a rien qui ne célébre Ses louanges, mais Vous ne comprenez pas leurs louanges 5. »
Toutes les créatures sont les chambellans et les hérauts de Dieu, pour qu’on L’adore et qu’on se tourne vers Lui. Les mets délicieux, les habits de soie, les beautés du pays de Khata et de Chine empêchent les serviteurs élus d’accomplir les actes de servitude et d’obéissance à l’égard de Dieu. Ils sont comme des brigands de grand chemin pour les chercheurs de Dieu et les pèlerins mystiques. Ces derniers se trouvent à l’abri des attaques de ces brigands grâce à leurs supplications, leur abandon à Dieu et leur mémoration de Lui. Et ils sauvent leurs bagages et leurs vêtements de soumission jusqu’au relais de la résignation et de la soumission à Dieu. Mais c’est Dieu qui protège les saints de Dieu, afin qu’il ne soit pas possible pour n’importe qui de les trouver et de les connaître. « Mes saints sont sous mon dôme, sauf Moi nul ne les connaît. » C’est-à-dire, Mes saints et Mes amis sont cachés sous le dôme de Ma jalousie, afin que personne ne les voie ni ne les connaisse.
Dans ce monde-ci, quand les grands rois siègent sur le trône de la justice, ils reçoivent à leur Cour le notable et le vulgaire, exaucent les désirs de chacun selon son rang, et leur accorde des faveurs. Mais ils ne montrent pas à ces gens leurs fils et leurs filles dont la beauté est pareille à la lune. Et même, si quelqu’un demande au roi de devenir son confident et son compagnon, il risque sa tête, sauf quand le roi, de par sa propre volonté et de son propre gré — connaissant la loyauté et la foi de cette personne — en fait son confident.
Là où se trouvent un brigand et un obstacle, qui n’est pas Dieu, mais les diables et les démons, on peut les chasser avec la prière de « La-haul 6 » et le dhikr 7. Par quel « La-haul » et quel dhikr pourrait-on chasser Dieu ?
Tout le monde connaît Dieu et Lui témoigne de la soumission. Mais on ne peut voir, connaître ni comprendre le saint de Dieu, et même si on voit ce saint, on lui est hostile et on le récuse. Or, des savants et des saints, tels que Jonayd et Shibli, apparemment récusèrent Mansûr al-Hallaj et décidèrent de verser son sang. Tous à l’unanimité donnèrent un fetwa 8 en faveur de son supplice, et pendirent au gibet un homme aussi précieux et unique. Et quand ils le descendirent du gibet et le brûlèrent dans le feu, ils jetèrent ses cendres dans le fleuve afin qu’il ne demeure de lui en ce monde aucun vestige. On raconte que tout ce qu’ils faisaient inscrivait sur l’eau « Ana’l-Haqq 9 ». Ils jetèrent ses cendres dans l’eau et elles inscrivirent « Ana’l-Haqq ». Quand ils virent ces prodiges, tous le regrettèrent. Jusqu’à nos jours, l’auditoire d’un prédicateur ne s’échauffe pas avant qu’on ne prononce le nom de Hallaj et qu’on ne se souvienne de lui. C’est au Jour de la Résurrection, c’est-à-dire lors de la manifestation de Dieu Lui-même (combien exaltée est Sa grandeur !) que viendra le moment de la glorification de Mansûr al-Hallaj.
Il en va de même pour Moïse qui était l’un des grands prophètes et l’Envoyé de Dieu, et à qui Dieu a parlé sans intermédiaire. « Dieu a réellement parlé à Moïse 10 ». » Malgré sa grandeur et sa connaissance, Moïse était à la recherche de Khezr6 11 (que la paix soit sur lui) et il supplia Dieu de le lui faire rencontrer. Après tant de lamentations et d’oraisons, ses prières furent exaucées et Dieu lui dit : « Pars en voyage et cherche Notre pur serviteur afin de parvenir à lui. » Il fit ainsi, et quand il arriva au bord de la mer, il trouva Khezr. « Ils trouvèrent un de nos serviteurs 12 » Et ses yeux et son cœur furent illuminés par cette rencontre. Car « Dieu le Très-Haut a des serviteurs. Quand ils regardent les (autres) serviteurs, ils les couvrent des vêtements de prospérité ». Quand un seul regard de Khezr le fit revêtir tant d’habits d’honneur, et goûter tant de bienfaits, de telle sorte que « ni l’œil ne l’a vu, ni l’oreille ne l’a entendu, et rien n’en est passé dans le cœur 13 », Moïse devint désireux de l’amitié et de la compagnie de Khezr ; sans l’avoir vu et sans avoir goûté ces joies, il avait déjà souhaité le voir.
Sans t’avoir vu, nous sommes en cet état :
si tu nous apparais, qu’adviendra-t-il de nous ?
Khezr (que la paix soit sur lui !) dit : « Ô Moïse, satisfais-toi de tout ce que tu as trouvé en nous et repars, car il est dangereux de faire route avec nous. Comme il y a des risques, mieux vaut que tu ne les coures pas. »
Moïse (le salut soit sur lui) se lamenta avec sincérité et amour. Lorsqu’ils eurent passé un certain temps ensemble, en cours de route ils trouvèrent au bord de la mer un bateau dont le pareil ne pouvait, en aucun temps, être construit. Khezr fit un trou dans ce bateau, de sorte qu’il fut mis hors d’usage. Moïse (le salut soit sur lui) dit : « Ce que tu as fait là n’est pas bien, car cette action est contraire à la sagesse et à la loi. Si on lui applique la pierre de touche de la justice, elle ne sera pas trouvée de bon aloi, et dans la balance de l’équité et de la loi elle s’avérera trop légère. »
Khezr (le salut soit sur lui) répondit : « Ne t’ai-je pas dit que tu ne pourrais pas t’accorder avec moi ? » Moïse (le salut soit sur lui) s’excusa, disant : « J’avais oublié notre convention. C’est mon premier péché, mais le pardon vaut mieux », et il pleura beaucoup ; jusqu’à ce que Khezr (le salut soit sur lui) lui pardonnât. Ensuite, il s’écoula un certain temps ; ils voyageaient ensemble. Ils arrivèrent à une île dans laquelle se trouvait un jeune enfant : on ne pouvait trouver sur la terre, à cette époque, un autre qui fût aussi beau, aussi gracieux et aussi doux. Tous deux s’émerveillèrent et dirent : « Béni soit Dieu, le meilleur des Créateurs ! 14 » I1 est le Seigneur des Mondes. Alors Khezr (la paix soit sur lui) prit cet enfant par la main, avec douceur et tendresse, et l’emmena. Moïse (que la paix soit sur lui) le suivait de loin avec étonnement, en se demandant où Khezr (le salut soit sur lui) amènerait cet enfant. Quand ils se furent éloignés de la vue des gens, et qu’ils furent arrivés à un endroit désert, aussitôt Khezr (le salut soit sur lui) plaça l’enfant sous ses pieds et lui coupa la tête. Moïse (que la paix soit sur lui) éleva une violente protestation, s’écriant : « Est-ce que tu tues un être pur ? 15 » Convenait-il de faire périr un tel enfant pur et innocent ? Khezr (que la paix soit sur lui) répondit : « Ne t’ai-je pas dit : retourne, ne m’accompagne pas, tu n’auras pas suffisamment de constance pour supporter mes actions et m’accompagner ? »
Moïse (que la paix soit sur lui) revint à lui-même et dit : « J’ai commis une faute, c’est l’oubli qui m’a vaincu. » Khezr (la paix soit sur lui) dit : « Ta langue est bien pendue ! Chaque fois, tu protestes contre mes actions, et tu dis : j’ai commis une faute, et c’est l’oubli qui m’a vaincu. » Moïse (que la paix soit sur lui) dit : « Pour l’amour de Dieu, pardonne-moi encore, car la coutume est de pardonner trois fois. Si une autre fois je proteste, tu n’accepteras pas mes excuses. »
Si une autre fois tu aperçois en moi une faute,
ne viens à mon secours en aucun malheur.
Khezr (la paix soit sur lui) pardonna aussi la deuxième faute, sous réserve que, si Moïse en commettait une troisième, ils se sépareraient, sans qu’il puisse alléguer de prétextes ni d’excuses. Puis ils firent route ensemble pendant un temps. Il arriva par hasard que, durant ce voyage, ils ne trouvèrent aucune nourriture pendant sept ou huit jours, et ils manquèrent mourir de faim. Dans le cas de nécessité, la loi canonique permet de manger de la chair de charogne, laquelle est habituellement illicite. En un tel dénuement, ils parvinrent à une grande île et aperçurent une vaste cité et une foule de gens. Ils virent qu’il y avait une brèche dans le mur appartenant à des orphelins, riches et d’une extrême prospérité, qui possédaient d’innombrables trésors. Ce mur menaçait de s’écrouler. Khezr (que la paix soit sur lui) redressa ce mur qui était de travers, répara ces ruines et les restaura. « Tous deux trouvèrent ensuite un mur qui menaçait de s’écrouler. Le Serviteur le releva 16. »
Quand Moïse vit cela, il fut sûr qu’après tant de misère et de faim le bien-être, la richesse, l’argent, les présents allaient affluer. Khezr (la paix soit sur lui) prit Moïse par la main et s’éloigna avec lui. Moïse perdit patience et s’écria : « Ô Khezr ! Nous sommes morts de faim, la charogne et l’illicite sont pour nous licites. Tu relèves un mur que personne d’autre n’aurait pu redresser ni réparer, et le maître de cette maison était extrêmement riche. Tu aurais pu au moins réclamer un salaire, afin que nous puissions manger pendant quelques jours. Même si tu avais renoncé à tout, tu aurais pu demander un morceau de pain, afin que nous mangions. Ton geste est contraire à la loi et l’équité. Personne n’autorise cela. »
Khezr (que la paix soit sur lui) dit : « O. Moïse, voici les trois fautes accomplies. Il ne reste plus d’excuses. C’est la séparation entre toi et moi. je vais t’apprendre l’interprétation de ce que tu n’as pas pu endurer avec constance 17. » C’est la troisième faute, la séparation se produit entre Moi et toi. Pourtant, je vais te donner des explications au sujet des trois cas qui ont causé tes protestations, afin que tu saches que ces actions étaient dignes d’approbation et non de désapprobation. Sinon, j’aurais fait le contraire. Or, « le bateau appartenait à de pauvres gens » 18. La raison pour laquelle j’ai fait un trou dans ce bateau — bien qu’il appartînt à des pauvres qui étaient des croyants et des gens de bien — c’est que j’ai vu avec l’œil intérieur que des mécréants et des tyrans avaient l’intention de s’approprier ce bateau et d’attaquer avec lui les forteresses des musulmans, anéantissant des hommes bons et croyants. J’ai détruit ce bateau et l’ai mis hors d’usage afin qu’il n’en soit pas ainsi.
« Le jeune homme avait pour parents des croyants 19. » Le meurtre de ce jeune enfant a eu pour cause que son père et sa mère étaient des croyants et des saints. Et ce garçon, qui avait une mauvaise nature, aurait agi plus tard de telle sorte que ses parents auraient failli devenir mécréants et se rebeller contre Dieu. J’ai voulu que son père et sa mère échappent à la mécréante et qu’ils ne s’écartent pas, par la faute de cet enfant, du chemin de la religion, mais qu’ils atteignent leur but parfait. Cela est à l’instar du jardinier qui coupe la branche mauvaise afin que les autres branches prennent de la force.
Le mur de ces riches orphelins, qui était délabré et menaçait de s’écrouler, je l’ai redressé et restauré ; voici pourquoi je ne leur ai pas demandé un salaire et une récompense : c’est parce que leur père était un homme de bien. « Leur père était un homme juste 20. »
Les commentateurs sont d’avis qu’à la septième génération il y avait un homme de bien. Et certains disent qu’à la soixante-dixième génération il y avait un homme de bien. C’est ainsi qu’a agi un homme comme Khezr, à qui appartenait, non seulement le trésor de l’autre monde, mais qui était le trésor de la générosité même, par respect de l’aïeul à la septième, ou à la soixante-dixième génération. Et il a témoigné une telle déférence, et a rendu à ses descendants un service si grand que personne d’autre ne pouvait le rendre. Et lorsqu’il se trouvait dans une si grande nécessité et difficulté, il n’a pas accepté de salaire. Vous qui êtes misérables et pauvres, pleins de péchés, ayant besoin de l’absolution, rendez-vous compte comment il convient de rendre des services aux enfants des saints.
Dans la ville de Tabriz, un descendant d’Ali était tombé ivre dans le bazar. Sa tête, son visage et sa barbe étaient souillés de vomissements et de poussière. Un grand maître dévot le vit en cet état ; il l’injuria, et cracha sur lui. La même nuit, le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille) lui apparut en rêve et lui dit avec colère : « Tu prétends être à mon service, me suivre et te conformer à ma tradition. Tu t’attends à être parmi ceux qui seront au Paradis. Or, tu m’as vu souillé de vomissements au milieu du bazar. Pourquoi ne m’as-tu pas emmené chez toi et ne m’as-tu pas soigné, pourquoi ne m’as-tu pas lavé de mes souillures, et ne m’as-tu pas fait coucher, à la manière des serviteurs servant leur maître ? Non seulement tu ne m’as pas servi, mais encore ton cœur t’a permis de cracher sur moi. » Dans son for intérieur, le maître se dit à lui-même : « Ce n’est pas au Prophète (le salut soit sur lui) que je n’ai pas rendu ces services. » Le Prophète lui dit aussitôt : « Ne sais-tu pas que nos enfants sont nos cœurs, et s’il n’en était pas ainsi comment les enfants hériteraient-ils des biens du père ? » De crainte le maître s’éveilla, et il se mit à la recherche de ce descendant d’Ali. Il le fit amener chez lui et lui donna sa maison et la moitié de ses biens. Et tant qu’il vécut, il demeura à son service, en lui prodiguant des marques de respect.
Khezr a expliqué à Moïse l’essence de la sagesse en trois secrets, puis ils se séparèrent. « Ne t’avais-je pas dit que tu ne saurais être patient avec moi ? 21 »
À l’appui de ce qui précède, on raconte qu’un saint a dit à un autre saint : « Chaque jour, Dieu le Très-Haut se manifeste à moi soixante-dix fois. » L’autre saint lui répondit : « Si tu as tant de courage, va voir une seule fois Bayazid7. » Un certain temps se passa ainsi. L’un disait : « Je vois Dieu chaque jour soixante-dix fois. » Et l’autre répondait : « Si tu as tant de courage, va voir une seule fois Bayazid. » Comme cette histoire dura longtemps, ce mystique pur décida d’aller voir Bayazid, lequel se trouvait dans un bosquet. Par miracle, il eut l’intuition que ce mystique venait lui rendre visite. Il sortit du bosquet et alla au-devant de lui, et il le rencontra près du bosquet. Dès que ce mystique aperçut Bayazid et vit son visage béni, il ne put le supporter : aussitôt il rendit l’esprit et quitta ce monde.
Étudions à présent quel est le sens profond du bosquet. Le bosquet, c’est le for intérieur de Bayazid. Les arbres du bosquet étaient ses pensées, sa connaissance et ses degrés spirituels. Quand le mystique arriva là où se trouvait Bayazid, comment aurait-il pu entrer et pénétrer dans ce bosquet ? Bayazid alla vers lui, sortant du bosquet, afin que le mystique pût le voir. De même, quand un homme intelligent parle à un enfant, il doit alors sortir du bosquet de sa propre intelligence, et de sa propre connaissance, pour aller vers l’enfant et lui parler selon son intelligence, afin qu’il puisse comprendre. « Parle aux gens à la mesure de leur intelligence 22. »
Ce soufi voyait Dieu selon sa propre capacité. Quand la lumière et la splendeur de Dieu se projetèrent sur lui à la mesure de Bayazid, il ne put le supporter et fut anéanti. Gabriel recevait le rayonnement de la splendeur divine, et même il en tirait sa subsistance. Il était, comme un poisson, perpétuellement dans l’océan de l’union divine. Et quand il amena Mohammad vers Dieu, lors du mi'raj8, il l’accompagna jusqu’à son propre degré de proximité avec Dieu. Lorsqu’il arriva à un endroit supérieur, il s’arrêta et demeura immobile. Le Prophète lui dit : « Viens, pourquoi restes-tu là ? » Gabriel répondit : « Il n’y a personne parmi nous qui n’ait une place marquée. » Je ne peux avancer plus loin, car ce n’est pas permis. Si j’avance d’un pas, je serai brûlé. « Si j’avance d’un pouce, je serai brûlé. » Le Prophète partit alors tout seul et vit par l’œil du cœur la Beauté divine. « Son regard ne dévia pas et ne fut pas abusé 23. »
Celui qui voit Dieu le voit selon sa propre capacité, depuis la fourmi jusqu’à Salomon ; pour tous, Dieu est celui qui est devant les yeux. L’existence et la vie de tous proviennent de la manifestation de Dieu. Mais où se situe la manifestation de Salomon, où celle de la fourmi ?
Un seigneur a dix esclaves. L’un est âgé de cinq ans, l’autre de dix, l’autre de vingt, l’autre de trente, l’autre de cinquante, un autre de soixante. Tous sont à son service et lui témoignent leur soumission. Mais le service de l’un est moindre que celui de l’autre. Le seigneur parle à chacun, et entretient avec chacun des rapports qui diffèrent selon sa capacité. S’il se conduisait avec le plus petit de la même façon qu’avec le plus grand, le plus petit ne pourrait le supporter. O Bien-aimé qui est la paix de mon cœur ! l’habit est taillé à la mesure de l’homme.
De même, Dieu Se manifeste aux croyants et aux saints selon leur degré spirituel. La Lumière de Dieu descend sur eux de manière qu’ils puissent le supporter. Quand l’homme désire s’unir avec le feu, il chauffe le hammam : par un tel intermédiaire, il s’unit au feu. Car s’il entrait à même le feu, il serait brûlé. Les hommes parfaits, pareils à la salamandre, se trouvent dans le feu même comme le poisson dans l’eau. Le reste des croyants et des chercheurs de Dieu n’ont pas la force qui leur permette d’être dans le feu. Le sens profond de ce que nous avons dit, à savoir qu’il est plus difficile de voir et de connaître les hommes de Dieu et les saints parfaits que de connaître Dieu lui-même sans leur intermédiaire, n’est pas que les saints seraient différents de Dieu. Ce serait là une impiété que de le prétendre. Mais par la puissance avec laquelle ces saints voient Dieu, vous, vous ne pouvez Le voir. Recherchez cet homme parfait afin que, par son truchement, vous ayez la même vision que lui.
2
Quelqu’un demanda : « Nous avons vu certains derviches s’adonner au sama' 24 et jouer d’instruments de musique, tels que la flûte, etc. Comment est-il possible que ce soit permis dans la règle des derviches ? Convient-il au derviche d’agir ainsi ? »
J’ai dit : « Notre réponse sera longue. S’il existe un derviche sincère qui se livre à différentes mortifications : recherche, prière rituelle, jeûne, retraite, dhikr, etc., depuis des années, et qui a obtenu, à cause de ces pratiques, un état spirituel (hal) et une fruition (zawq) ; si en outre il a évalué ces dispositions selon le critère intérieur (misan anderoun) et les a jaugés, lorsqu’il prend part au sama' ou qu’il entend un chant, cet état divin qui demeure en lui s’intensifie. Alors le jurisconsulte de la pauvreté mystique (faqr) et de l’amour le lui rend licite. Car le but de ce sama' consiste à se rapprocher de Dieu et non à rechercher le plaisir.
Mais si, au cours de la prière rituelle, il lui advient un état spirituel comparable à celui-ci, on ne lui permet pas de prendre part au sama', car le but est obtenu d’une meilleure façon.
Cependant si, malgré tout, il accomplit le sama' et y prend plaisir, on ne peut pas comparer son état avec celui des autres ; car, bien que ce plaisir constitue apparemment une impiété, cette impiété recouvre en fait la religion. Et selon le sens profond, il est plongé dans la foi même. Le plaisir des autres personnes est impiété et ténèbres profondes. Quant au reste, la voie de la pauvreté est l’essence même de la sharia 25 et l’essence ne peut s’opposer à la chose. On n’appelle pas le cerneau de la noix pêche ou abricot. La sharia est la soumission exigée de tous. Un chemin très facile a été instauré, afin que les hommes accomplissent leur devoir en effectuant cinq fois par jour le service envers Dieu, et en se souvenant de Lui. Comme leur penchant et leur amour sont faibles, ils ne peuvent supporter davantage. Les oiseaux terrestres ne peuvent vivre perpétuellement dans l’eau, car il ne leur convient pas de quitter leur élément. « De la terre Nous vous avons créés, et en elle Nous vous ramènerons 26. » Sauf que, de temps en temps, ils volent autour de l’eau, en boivent et lavent leurs plumes, ils reviennent à leurs propres nids, quittant les rives de la mer et des ruisseaux. Mais pour les oiseaux aquatiques, cette habitude est invariable. « Ceux qui sont constants dans leur prière 27. » Leur séparation d’avec la mer est impossible, car leur nature provient d’elle. « Il a répandu Sa lumière sur eux. »
Le but de la sharia consiste à faire tourner le visage vers l’eau de la mer, à l’instar des poissons qui se tournent entièrement vers l’océan, et dont l’âme est l’océan. Ils vivent de l’océan, leur nourriture, leurs vêtements, leur demeure et leur couche, tout cela est l’océan. Leur sommeil et leur éveil sont dans l’océan. « Assis, debout, couchés, ils se souviennent de Dieu et méditent sur la création des cieux et de la terre 28. »
Le commun des hommes, qui sont attachés à la terre, ne peut pas accomplir l’œuvre de l’élite attachée à la mer. Il leur est prescrit selon la mesure de leurs forces et endurance. « Dieu n’impose à chaque homme que ce qu’il peut porter 29. » Mais ce qui constitue la perfection de l’obéissance à Dieu et l’essence de la sharia, c’est ce que font les poissons. Celui qui considère les états des mystiques et des saints qui sont perpétuellement avec Dieu comme en contradiction avec la sharia, c’est comme s’il pensait que le pain contenu en dix man (30 kg) est contraire à une waqiqyat (une once) de pain ; ou bien que l’eau de l’Euphrate est contraire à l’eau d’une cruche ; ou encore que l’eau de roses est autre que la rose, ou l’huile d’amandes autre que l’amande. Celui-ci peut prétendre que les amandes sont séparées les unes des autres ; on peut les compter ; quand on les réunit dans le creux de la main, et qu’on les remue, elles font un bruit et un cliquetis. Dans l’huile d’amandes, ces caractéristiques n’existent plus. L’huile serait une autre chose que les amandes. Or, de ces paroles, il résulte que les gens ne connaissent pas l’amande, ils n’en ont compris que le décompte et le bruit. Ils n’ont pas compris en quoi consiste l’amande en elle-même. On dit de ces personnes qu’elles sont des formalistes, et les chercheurs de Vérité n’éprouvent pour la foi des formalistes ni estime, ni respect.
Le sens réel de la sharia est de se soumettre à Dieu, de se tourner vers Lui et de tourner le dos à ce bas monde et à Satan. Si la prière rituelle, la soumission et la sharia reviennent toutes à cette même forme, il faudrait que toutes les sharia, les religions et les voies aient la même forme et la même apparence. Car Dieu dit : « Ceci se trouvait déjà dans les Livres des Anciens 30. » C’est-à-dire que ce Qor'ân et la sharia étaient déjà contenus dans les Écritures et les lois des prophètes antérieurs. Bien sûr, ils n’existaient pas sous cette forme et cette apparence, ils n’étaient pas composés selon cet ordre. Le Qor'ân est en arabe, les autres Écritures en syriaque et en hébreu. Chacune préconise une autre sorte de jeûne, d’autres fêtes, et décrète que certains actes sont justes et licites, d’autres illicites.
Il est évident que la réalité de la religion ne concerne pas la forme et la langue. Elle apparaît en chaque forme et en chaque langue. Les langues et les sharia sont pareilles aux mesures, et la religion et la connaissance de Dieu sont comme l’eau et le vin, qui sont contenus dans les coupes, les cruches, les sources, les jarres, les outres et les vases. Mais le vin n’est pas le vase. Celui qui adore la cruche ignore l’eau. Avant qu’il ne voie quelque cruche, il n’admet pas l’existence de l’eau. Une telle personne n’a aucune familiarité et homogénéité avec l’eau, elle est formaliste et n’adore que la forme. Quand celui qui adore le vin et connaît l’eau voit l’eau et le vin dans n’importe quelle mesure, il les reconnaît du fond de l’âme et du cœur et se prosterne devant le vase. « Tous les anges donc se prosternèrent, tous 31. » Le but, c’est le vin, et non le vase. Le goût de ce vin dépend d’un état réel et non d’une imagination. À l’instar de ce qu’on raconte du Prophète (le salut sur lui et sa famille). Il embrassa Aïsha ; celle-ci se regarda et s’émerveilla. Pendant quelques jours, le Prophète ne jeta pas les yeux sur elle. Aïsha se plaignit à Dieu de la douleur que cela lui causait. Un message vint alors au Prophète : « Va consoler Aïsha. » Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille) alla s’excuser auprès d’Aïsha, l’embrassa et dit : « Ô, Aïsha, ne suppose pas que je t’embrasse pour l’amour de ton visage. Je t’embrasse pour l’amour de Dieu, car je vois dans ton visage la Face de l’Ami, et dans la nuit sombre c’est la lumière de l’aurore divine que je vois dans ton corps. Je me prosterne devant Dieu l’Éternel, et non devant le corps éphémère. Il faut t’abstenir de te regarder pendant quelques jours. »
Or, la raison profonde de la diversité d’apparences des prophètes, des saints, des sharia des religions, des voies, du commencement jusqu’à la fin, c’est cela. On ne considère pas l’imitateur et le chercheur de la Vérité comme semblables. La beauté de l’essence du chercheur de la vérité apparaîtra, et la laideur et la vilenie de l’imitateur seront dévoilées.
La révélation de cette évidence remonte à l’état, à la nature et à la condition d’Iblis plein de ruses, qui a été au nombre des anges. Même il était le maître des anges. Dans l’école céleste, il était le guide, l’imam et l’instructeur des anges chercheurs de la connaissance, qui invoquent Dieu et qui le louent. « Nous célébrons Tes louanges en Te glorifiant 32. »
Mais, en réalité, il hésitait et n’appartenait pas à la catégorie des anges. « Il était au nombre des incrédules 33. » Dieu le Très-Haut voulut montrer que, bien qu’Iblis se trouvât avec les anges, il ne faisait pas partie de ceux-ci. Il fit apparaître Adam sous la forme d’eau et d’argile et fit de son être la mesure de Sa propre lumière, et Il mit à l’épreuve Iblis et les anges par le moyen d’Adam. Il dit : « Prosternez-vous devant Adam. » Ceux qui étaient familiers avec cette lumière et qui la connaissaient se sont prosternés devant la mesure et la manifestation de cette même lumière devant laquelle ils se prosternaient auparavant. « Prosternez-vous devant Adam. Et ils se prosternèrent, sauf Iblis qui refusa et s’enorgueillit. Il était du nombre des incrédules 34. » Ainsi, la fausse monnaie fut séparée de celle de bon aloi, et il devint évident que, bien qu’Iblis en apparence fût unique et proche de Dieu, en réalité, et en vérité, il était opposé et étranger. L’existence d’Adam causa la discrimination entre le vrai et le faux.
La souveraineté et la puissance divines sont plus parfaites dans cette image et cette manifestation, car auparavant elles se manifestaient en Un seul. La fausse monnaie et celle de bon aloi avaient la même valeur. Dans cette manifestation, la splendeur et l’éclat ont été accrus. Il sépara la fausse monnaie de la monnaie d’or ; à l’instar des graines amères et douces, des épines et des fleurs, qui sont toutes pareilles quand elles sont enfouies dans la terre, et rivalisent les unes avec les autres, disant : « Nous sommes la récolte de Dieu, et nous sommes toutes prêtes à surgir et Lui nous arrose. » Les graines douces enfouies dans la terre tournent leur visage vers le ciel et sortent leur langue verte d’une fissure du sol, en disant : « Ó Dieu ! Libère-nous de cette prison et ne dissimule pas notre valeur, afin que le rang et la valeur de chacun soient évidents. » Le séraphin du printemps surgit du signe du Bélier et par son souffle chaud il les attire rapidement hors de la terre. « Le jour où certains visages s’éclaireront tandis que d’autres seront noirs 35. » Les belles du jardin et des prés, pareilles aux plumes de paon, et ornées de charmes et de grâces divers, apparaissent resplendissantes. Les graines amères et vilaines sont méprisées dans le jardin. Le critère de la justice ne permet pas de les évaluer toutes de la même façon, ni de considérer le bien comme semblable au mal. Dieu a séparé ce qui est bon de ce qui est mauvais, et a réuni ce qui est du même genre. « Les femmes mauvaises aux hommes mauvais, celles qui sont bonnes à ceux qui sont bons 36. »
De même, après Adam, certains étaient des chercheurs de Vérité et d’autres des conformistes, certains adorateurs du vin, et d’autres adorateurs du récipient. Le critère de la justice ne permettait pas qu’une catégorie soit unie et mélangée à ce qui n’était pas de son espèce. Dieu fit apparaître un autre prophète. De nouveau, quand la coupe fut changée, ceux qui étaient de l’ordre de la lumière et connaisseurs du vin ne tombèrent pas dans l’erreur. Et bien que la coupe fût différente, ils considérèrent ce prophète comme le même qu’Adam. Car ils se sentaient proches d’Adam et de même « souffle » (dam).
Le but de l’univers était Adam.
Et le but d’Adam était ce « souffle » (dam).
Ceux qui adoraient la coupe témoignèrent de l’hostilité (envers ce nouveau prophète) et le récusèrent, disant : « Nous sommes les amoureux et les serviteurs d’Adam, et ce prophète est un autre qu’Adam. » Mais ce prophète leur fait comprendre, avec une éloquence muette (Zeban-e Hal) 37 : « Ô adorateurs de la coupe ! Je suis le même Vin et le même Adam. Si tu possèdes un palais et une bouche, goûte ce vin. Et si tu as un odorat, respires-en le parfum. Si tu as des yeux, regarde-le. Si tu n’as rien de tout cela, prends place dans les rangs des aveugles. Tu n’as pas vu Adam et tu ne le connais pas. Comment peux-tu parler de lui, et que sais-tu de lui ? Tu chasses et expulses Adam, en disant : “C’est Adam que je cherche.” Quant aux chercheurs de la Vérité et aux justes, ils se présentèrent devant les prophètes d’autrefois et leur donnèrent leur cœur. »
Les époques et les siècles s’écoulèrent. De nouveau, les chercheurs de Vérité et les conformistes ne se distinguaient pas. « Vous êtes une seule communauté. » Puis, la discrimination et le critère de la justice ne permirent pas que fussent considérés comme une même chose et enfilés sur un même fil de la verroterie et des pierres précieuses, ni que fussent mélangées des pièces fausses et de la monnaie d’or, ni placés ensemble l’aigle et le corbeau. Dieu envoya Moïse (que la paix soit sur lui) afin que les magiciens de Pharaon soient distingués des autres magiciens et les israélites des Coptes. Il en allait ainsi jusqu’à l’avènement du Prophète des derniers temps, Mohammad (que la miséricorde de Dieu soit sur lui). Avant lui, Abu Jahl 38 et Saddiq 39 (Abu-Bakr) ne se distinguaient pas. Même le nom de Abu Jahl (père de l’ignorance) était Abu'l Hakam (Père de la sagesse). En raison de son impiété et de son refus, il fut nommé Abu Jahl.
Jusqu’à la fin du monde, les véritables saints et sheikhs sont les héritiers des prophètes ; ils possèdent la même lumière et la même âme. Ils appellent les créatures à Dieu, à l’instar des prophètes. Celui qui est un chercheur de Vérité procède de cette origine et de cette lumière. Il a la foi et il se soumet, et son état spirituel croît, grâce à l’âme des prophètes, comme l’oranger et le grenadier qui croissent grâce au printemps et progressivement deviennent plus vivaces et plus verdoyants. Ils portent des fruits et deviennent plus doux. Ceux qui sont adorateurs de la forme et conformistes de jour en jour deviennent plus desséchés et plus misérables. Autant les chercheurs de Vérité progressent et croissent à cause de leur soumission, autant les conformistes deviennent débiles et affligés à cause de leur refus. Mawlânâ (Rûmî) déclare cela et met en vers ce sens profond en commentant l’unicité de Dieu :
Cet ami à la tunique rouge, qui vint l’an dernier, éclatant comme la lune,
cette année-ci s’est revêtu d’un froc gris.
Ce Turc que tu avais vu alors se livrer au pillage,
c’est le même qui est venu cette année sous les traits d’un Arabe.
L’ami est le même bien que son vêtement ait changé :
il a ôté son autre vêtement, puis il est revenu 40.
Sache aussi ceci : les gens, d’une manière
générale, ne sont pas dépourvus totalement de
cette Essence. Chez tous les êtres existent cette ferveur et
cette Essence. Mais comme la Majesté divine avait décrété
que chez certains la jalousie, l’orgueil et la vanité
s’opposeraient à la soumission, la modestie et
l’humilité devant Dieu bien que cela aussi soit
universel et que chez tous les êtres existent cet
égocentrisme et cet orgueil — cependant, certains, chez
qui cette lumière et cette Essence originelles sont plus
grandes, et qui par nature ont été créés
plus fort, déchirent les voiles de l’orgueil et de
l’égocentrisme et les rejettent. Ils voient cette
lumière originelle sans ces voiles originels, et se
prosternent devant elle. Et ceux chez qui cette lumière et
cette Essence sont petites et faibles, et qui n’ont pas la
force de déchirer les voiles, ceux-là sont vaincus par
les voiles, et le vaincu est néant. Bien que dans l’argent
pur il ne se trouve qu’un peu de cuivre, cependant on considère
le tout comme du cuivre, car l’argent est « vaincu »
(par le cuivre).
Ainsi, lorsqu’un prophète est doué de grandeur, personne n’a honte d’être son serviteur, et même, les gens s’estiment honorés de l’être. Il a pris la place de Dieu. Le faible et le fort, la monnaie de bon aloi et la fausse, tous sont également à son service. Puis, Dieu le Très-Haut envoie parmi eux un nouveau prophète, afin que les voiles de l’orgueil et de la jalousie soient retirés de devant celui en qui triomphe la Lumière divine.
Quant à celui en qui cette Lumière ne brille que faiblement, si Dieu le Très-Haut, par Son décret, lui témoigne de la faveur, Il l’enverra chez un maître spirituel, afin que celui-ci l’admette comme disciple sans qu’il soit mis à l’épreuve. Peu à peu, grâce à la compagnie des chercheurs de Vérité qui sont les véritables disciples de ce maître, et grâce au regard de ce maître, il est possible que cette faible lumière grandisse et s’intensifie, et que les voiles de l’égocentrisme s’amenuisent. Ce sujet se prêterait à de longs développements : Dieu a des voies et des œuvres sans limites. Ce qui est sans limites ne peut être expliqué, car le commentaire et l’explication sont des procédés limités. L’infini ne peut être contenu dans le fini. Mais les sages comprennent beaucoup de choses à partir de ce peu, et ceux qui sont indifférents ne comprennent que peu de choses à partir de beaucoup.
Revenons à notre premier discours. Nous avons dit en réponse à celui qui nous interrogeait : « Lorsqu’un derviche s’est livré à des recherches ferventes et sincères, et qu’un certain effluve du parfum de son Bien-Aimé est arrivé, et qu’il a consacré toute son existence à l’adoration, il est préférable qu’il accomplisse tout ce qui lui apporte de la joie et qu’il évite tout ce qui l’assombrit et l’éloigne de son Bien — Aimé, même s’il s’agit de la soumission envers Dieu. Car « combien de fautes sont heureuses, et combien d’actes d’adoration sont néfastes, et combien de choses sont pareilles au Qor'ân que le Qor'ân maudit ! »
Tout ce qui t’écarte de Son chemin, qu’importe que ce soit l’impiété ou la foi.
Tout ce qui t’éloigne de l’Ami, qu’importe que ce soit une image laide ou belle.
Si le chercheur, dans la voie du bien et de la soumission à Dieu, trouve le même plaisir que dans ce qui est à déconseiller (makrou), il ne convient pas qu’il se livre à autre chose qu’à des actes de soumission, afin qu’il ne devienne pas un voleur de grand chemin pour les musulmans et les pèlerins. Bien plus, il se réjouit dans la voie de la soumission et ce qui n’appartient pas à la soumission devient pour lui un poison mortel.
Toutes ces explications et ces conseils que nous donnons sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire concernent les chercheurs sincères et les amoureux prêts à sacrifier leur vie. Mais pour ceux qui ont écarté le voile de leur propre existence et sont enracinés en Dieu, et dont il n’est resté de leur propre existence qu’un nom et une image, pour ceux-là il ne convient pas de donner des conseils et de juger leur état bon ou mauvais.
C’est comme un animal tombé dans une mine de sel, par exemple un cheval, ou un mulet, qui y serait resté pendant des années, afin de devenir de sel, et qui s’est transformé en sel. La forme demeure celle du cheval, mais le cheval n’existe plus. Tu retrouves du sel en chacune de ses parties découpées. De lui, il ne reste que le nom.
L’amour est arrivé, il est devenu le sang qui coule dans mes veines et sous ma peau.
L’amour m’a vidé de moi-même et empli de l’Ami.
Toutes les parcelles de mon existence sont envahies par l’Ami, de moi il ne reste plus rien sinon le nom.
Il est demeuré si longtemps dans la mine de sel que son individualité a disparu ; il ne reste en lui ni la dualité, ni l’existence séparée que possédait la charogne qu’il fut.
Un homme parfait parcourait la voie de l’anéantissement.
Il traversa l’océan de l’existence ;
un seul cheveu restait en lui de son propre être,
ce cheveu apparut comme un zonnar 41 aux yeux du détachement.
On demanda à Bayazid : « Que veux-tu ? » Il répondit : « Je veux ne pas vouloir. » Car, s’il voulait, cela montrerait qu’il existait encore. S’il était resté un seul nerf ou un boyau en cet animal transformé en sel, cela montrerait qu’il n’a pas traversé l’individualité, et qu’on sent encore en lui le parfum de la dualité. Et la dualité est une impiété. De même, est impie celui qui déclare que la Face de Dieu est double. Dans le monde spirituel, la dualité fonde l’incroyance. Bayazid dit : « Je veux ne pas vouloir, afin que ce soit Toi seul qui veuilles, comme Tu le faisais avant mon existence vile. »
Quand apparaît la Face de ma beauté pareille à la lune,
qui suis je, pour exister devant elle ?
Moi, je n’existe qu’au moment oà je suis hors de moi-même.
Quand le détachement est parfait, Dieu est là.
Est-ce moi qui te cherche, ou toi qui me cherches ?
Malheur à moi : tant que je reste moi-même, je suis un autre et tu es un autre.
Quand existe la véritable recherche, le chercheur est le cherché même.
Il n’est ni chercheur ni cherché, celui qui, dans l’Unité divine, a distingué les attributs du chercheur et du cherché.
On conseilla à Majnoun 42 de procéder à une saignée, afin que son mal de tête s’apaise. Lui, ivre et hors de lui-même, par inadvertance acquiesça. Quand on amena le chirurgien pour lui ouvrir la veine, il poussa un cri : « Oh ! que fais-tu là ? Pourquoi verses-tu le sang de Leyla ? Bien que je fusse Majnoun, je suis tombé dans la mine de sel de l’amour pour Leyla, et il ne reste en moi rien d’autre que Leyla. »
Toutes les parcelles de mon être sont envahies par l’Ami,
il ne reste de moi, pour moi, qu’un nom, et tout le reste, c’est Lui.
Si tu enfonces en moi une lancette, c’est en Leyla que tu l’as enfoncée.
Quand le regard a découvert l’océan,
ô miracle ! Tout l’océan est devenu regard.
Mon cœur a pris la parole et dit à Salâh-ud-Dîn :
tu es le dieu de mon existence, ô toi qui as vu Dieu !
Celui qui a vu Dieu est devenu Dieu, car c’est Dieu qui a vu Dieu. « Les regards des hommes ne l’atteignent pas, mais Il scrute les regards 43. » Les yeux ne peuvent Le voir sans que sa propre Lumière n’octroie la lumière, afin que grâce à cette lumière on puisse Le voir. Donc, c’est Lui qui Se voit Lui-même.
C’est Dieu qui voit Dieu : comment serait-Il contenu en autrui ?
Dans l’océan de l’Unité, il n’y a pas de place pour les étrangers.
L’homme de Dieu montre Dieu, et l’étranger montre l’étranger. Il faut une poignée de sel pour démontrer l’existence de la mine de sel. Comment la peau et la chair de la charogne pourraient-elles faire comprendre ce que c’est que le sel et comment pourraient-elles indiquer qu’il existe une mine de sel ?
« Tu ne lançais pas toi-même les traits quand tu les lançais, mais Dieu les lançait 44. » Ô Mohammad ! Ton lancement est ton lancement et ta parole est notre parole. Car tout ce qu’on apporte de la mine de sel est du sel. Devant une telle personne, qui est devenue entièrement Dieu, et n’est que Lui, qui aurait l’audace d’intervenir et de dire : « Cela est mal, cela est bien ? Tout ce qu’il fait n’est pas ce qui convient ? » La Ka'ba et la Qibla 45 des créatures, c’est lui. La foi, le péché, la soumission, tout s’adresse à lui. L’impiété est mauvaise parce qu’il ne l’admet pas et qu’elle éloigne de son seuil. La foi lui plaît, parce qu’elle répond à ce qu’il désire. Si ces choses ont une valeur et une existence, c’est parce qu’elles sont la manifestation de ce que Dieu opère et veut.
L’impiété et la foi courent toutes deux dans Son chemin, disant : « Il est Unique, Il n’a pas d’associé. »
Il n’y a pas lieu de contester ce qu’il fait, et quiconque le conteste est un descendant d’Iblis. Car il s’est opposé à Dieu et s’est mis à disputer et à discuter avec Dieu : « Tu m’as créé de feu, et Tu l’as créé d’argile 46. » Car Adam a commis une erreur, et une faute, il a mangé du blé 47 et fut exilé du Paradis. Il répétait : « Notre Seigneur ! Nous nous sommes lésés nous-mêmes ! 48. » Et il se lamentait sur lui-même, en gémissant et en pleurant, et il insista si humblement dans ses demandes de pardon que la faveur de l’absolution lui fut accordée. Après la séparation est venue l’union, et après la brisure l’intégrité. « Dieu est auprès de ceux qui ont le cœur brisé 49. » C’est-à-dire : “Ô mes amis ! le nom de Dieu me convient et me sied. Vous êtes brisés quand vous êtes éloignés de Mon amitié. Si vous Me cherchez, renoncez à vous-mêmes et acceptez-Moi du fond de l’âme et du cœur, afin que Je devienne votre guide. Anéantissez-vous que Je vienne à votre secours. Demeurez constants, afin que Je vous sauve. « Quand J’aime un serviteur, Je deviens son ouïe, sa vue, sa langue et sa main. Par Moi il entend, par Moi il voit, par Moi il parle 50. »
Quand tu es vaincu par Dieu et que tu meurs devant Lui, ton mouvement devient le mouvement de Dieu, et ta parole la parole de Dieu. Quand quelqu’un boit beaucoup de vin, il est vaincu par le vin. Quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, les sages ne s’en formalisent pas, parce qu’ils disent que ce n’est pas l’ivrogne qui a parlé ; ils attribuent ses actions et ses paroles à l’ivresse, et ils considèrent cette personne comme un instrument. L’ivrogne dévoile des secrets cachés comme un possédé, et on l’entend parler en différentes langues qu’il ne connaissait pas auparavant. Les sages disent que c’est une Péri qui parle par sa bouche, que ce n’est pas lui. Le vin, qui est une chose non vivante, inanimée, et la Péri, qui est inférieure à l’être humain, possèdent un pouvoir tel que l’homme devient leur instrument et qu’ils se manifestent par son intermédiaire, de sorte que cette personne n’y est pour rien, et que les sages ne se formalisent pas, disant que ce n’est pas l’action de l’ivrogne, que c’est l’action du vin ou de la Péri. Pourquoi ne serait-il pas possible que Dieu, qui est le Créateur du firmament, de l’homme, des djinns, des Péris, des animaux, etc., Se manifeste dans un cœur pur, et que tout ce qu’une personne fait soit considéré comme venant de Dieu et soit attribué à Lui ? La surdité et l’aveuglement conduisent à ce que l’on ne considère pas cela comme faction et la parole de Dieu. À l’instar de Bayazid qui disait dans l’ivresse spirituelle : « Gloire à moi ! Que ma dignité est grande ! Il n’y a dans ma tunique d’autre que Dieu. »
Les disciples, dans l’état de sobriété, protestèrent. Ils dirent à Bayazid : « Tu es telle personne, il ne te convient pas de dire cela. » Leur conformisme apparut clairement à Bayazid ; il dit : « Si ceux-ci étaient dans la Voie, depuis tout ce temps où ils se sont trouvés en ma compagnie et où mon souffle s’est posé sur eux et où mes paroles sont entrées dans leurs oreilles, ils seraient devenus éveillés. Maintenant, puisqu’ils sont ignorants, il vaut mieux que je les blesse avec leur propre glaive et que je coupe leur tête vide avec leur propre sabre. »
C’est le licou qui convient à la tête vide,
la tête pleine de pensées est souveraine du monde.
Bayazid leur dit : « Ô amis ! Prenez garde ! Si vous êtes des croyants et des hommes sincères, au moment où je prononce ces paroles, prenez tous des couteaux et des glaives, et frappez-moi, afin que vous soyez parmi ceux qui sont approuvés par Dieu. » Quand ce même état advint à Bayazid de nouveau, il répéta ce qu’il avait dit auparavant. Les disciples tirèrent leurs couteaux et le frappèrent. Quand ils revinrent à eux, après l’ivresse, ceux qui l’attaquèrent découvrent qu’ils avaient coupé leurs propres mains, d’autres avaient blessé leur propre ventre et leur poitrine. Mais d’autres, qui n’avaient pas frappé, étaient sans blessures, et Bayazid n’en avait subi aucune. Quelle audace aurait le glaive qui pénétrerait dans sa chair et le blesserait ! Car il était le descendant d’Ismaël. Le glaive ne coupe pas leur gorge. Mais, au contraire, ils coupent la gorge à tous les autres, qui sont leurs victimes.
« Toute chose périt, à l’exception de Sa Face 51. » Toutes choses périssent et s’anéantissent et disparaissent, sauf Mon Visage, à Moi Dieu. Ne vous détournez pas de cette Face, car, chaque visage qui se tourne d’un autre côté et voit autre chose que Moi, considérez ce visage comme une nuque. Ma Face n’a pas de revers. Je suis tout entier Face. Je suis tout entier Lumière. Je suis tout entier Regard, Je suis tout entier Flambeau, Je suis tout entier Connaissance. Tout ce qui existe disparaîtra, sauf Moi. Votre visage est un visage au moment où il se tourne vers Moi. Vos yeux sont des yeux au moment où ils se posent sur Mon Visage. Prenez garde, ne vous séparez pas de cette Ombre puissante et ne vous éloignez pas, afin que le soleil brûlant de la séparation ne vous consume pas dans ces vallées dépourvues de refuge, et qu’il ne vous détruise pas. Soyez mes amis à Moi, Dieu, revêtez-vous de Mes attributs, et devenez semblables à Moi. « Conformez-vous aux attributs de Dieu. »
Ô vagabond au cœur volage qui papillonnes en tous lieux,
sépare-toi de toute chose, c’est à nous que tu appartiens.
Deviens notre ami, car un jour, enfin,
je viendrai chez toi durant la nuit, tout seul.
À celui qui est ivre de Dieu, tout est permis ;
tout ce qu’il fait est juste, dans sa voie il n’y a pas d’erreur.
Quelqu’un m’a demandé : « Comment tout ce qu’il fait peut-il être permis ? S’il commet une faute, comment pourrait — on la considérer comme juste ? Et comment le saurons-nous ? »
J’ai répondu : “Tout ce que fait l’homme de Dieu est juste. Mais à l’ignorant, cela paraît de travers. C’est comme quelqu’un qui se trouve devant la Ka'ba. Où qu’il se tourne, sa prière est acceptée par Dieu. Aucun côté n’est autre que la Qibla. Mais, en dehors de la Ka'ba, à part le côté qui est dans la direction de la Ka'ba, aucun des autres côtés vers lesquels on se tourne n’est la Qibla, et la prière orientée vers ces directions n’est pas licite ni acceptée, le visage des orants n’étant pas tourné vers la Ka'ba. Puisque la visée de la Qibla est la Ka'ba, lorsqu’une personne se trouve à l’intérieur de la Ka'ba, elle est face à la Qibla de quelque côté qu’elle se tourne. À l’intérieur de la Ka'ba, on n’observe pas la direction de la Qibla. S’il vient à l’esprit d’un ignorant priant à l’intérieur de la Ka'ba que son visage n’est pas orienté vers la Qibla, cet ignorant se fait tort à lui-même ; en considérant la Qibla comme autre chose que la Qibla, il juge de travers.
Parlons maintenant de l’intérieur de l’homme, qui est pareil à une grande ville, et même à un univers, sans limites et sans fin. Chez certains hommes, c’est leur âme concupiscente (nafs), Satan et les démons, qui règnent dans leur for intérieur. Et chez certains autres, le gouverneur est Salomon qui règne dans un pays indépendant et sans rival. Quand la puissance de Satan est vaincue, c’est la Lumière de la miséricorde du Miséricordieux qui illumine son for intérieur. Est juste tout ce que Salomon fait et ordonne : les interdictions et les mises en garde ont pour but que l’homme se donne à la lumière de Dieu et non aux ténèbres, et qu’il soit guidé par Dieu et non égaré par Satan. Donc, tout ce que Salomon veut, ordonne et fait, tout cela est méritoire et représente la soumission envers Dieu, même si ces actions ont l’air d’être un péché et une iniquité. Mais l’iniquité et le péché, le bien et le mal, le juste et l’injuste appartiennent seulement à la créature. Par rapport à Dieu, ces choses n’existent pas. « Dieu fait ce qu’Il veut 52. »
Si on jette un regard sur l’action de Dieu et sur Ses œuvres, on ne peut qu’être soumis, consentir et admettre, d’un cœur sincère et pur. Quiconque pense autrement est impie et réprouvé. Dans les deux mondes, la soumission des créatures est destinée à satisfaire Dieu. Tout acte de Dieu est juste. Lorsque les démons ont été battus et chassés du royaume intérieur d’un homme, dans ce royaume ne règnent plus que l’ordre et la volonté de Dieu. Dès lors, tout ce qu’accomplit cette personne est juste.
Quand un homme sage monte hardiment un cheval, et que le cheval est soumis et dompté, la marche du cheval devient celle du cavalier. Si on laisse le cheval à lui-même, il va soit vers le pâturage pour manger de l’herbe, soit vers la jument, soit encore vers la forêt pour devenir la proie des loups. Si le cheval va vers un lieu habité et vers ce qui est bon et convenable, certes il n’agit pas de sa propre initiative, car il ignore ce qui lui convient et lui est profitable. Le cheval ne connaît qu’âneries (hari) et égarements. Nous ne disons pas que le cheval se dirige vers la maison, la ville et le jardin, bien qu’apparemment il se rende à ces lieux. Le cheval est soumis à celui qui le guide. En vérité, c’est comme si c’était le cavalier, cet homme sage qui marchait, et non le cheval.
Le cœur des saints n’est troublé que par Dieu. « Le cœur du croyant est entre deux des doigts du Miséricordieux. Il le tourne dans la direction où Il veut 53. » Les cœurs des croyants sont dans les deux doigts de la Puissance divine, de telle façon que, selon Sa volonté, Il les tourne. Si cette parole s’appliquait à tous les hommes, et que tous rentraient dans cette catégorie, le terme de « croyant » ne serait pas spécifié. Or ce cœur est devenu l’instrument de Dieu. L’homme tourne son cœur de lui-même sans l’intermédiaire de Dieu, de même que le cheval est l’instrument du cavalier. Partout où le cavalier veut aller, il conduit son cheval. Aussi tout ce que réalise le croyant est juste. Et celui qui le considère en erreur commet une erreur.
Pour eux, l’erreur n’est pas une erreur.
Tout ce que font les amants est juste.
3
Toutes les créatures qui sont vivantes et en mouvement, qui ressentent de la douleur et de la joie et qui sont conscientes se répartissent en trois catégories.
Une de ces catégories est constituée par ceux qui ignorent l’autre monde et ce qui s’y passe et qui ne s’y intéressent pas. Ce sont les animaux.
La deuxième catégorie est celle de ceux qui sont étrangers à ce bas monde et n’ont besoin ni de sommeil ni de nourriture. Leur force et leur nourriture, c’est la soumission à Dieu et sa mémoration (dhikr), et c’est là leur vie ; ils s’y trouvent comme des poissons dans l’eau. Ce sont les anges.
Les hommes constituent une troisième catégorie. On appelle l’homme un « animal raisonnable ». Sa connaissance et sa raison sont angéliques, son corps, composé de limon, est animal.
On ne peut adresser de reproches aux anges, ils ne reçoivent pas non plus de récompenses pour leurs bonnes actions et leur soumission, cela provient de leur nature ; à l’instar de l’homme qui mange des aliments agréables et des boissons pures, s’amuse et se divertit. Il n’a pas de récompense ni de châtiment à recevoir. Pour les anges, la soumission et les bonnes actions sont également dans leur nature.
Les animaux, non plus, n’encourent pas de reproches, ce n’est pas l’affaire de l’animal que de se soumettre à Dieu. Ils sont uniquement des corps, et ils ne font que dormir et manger.
Une moitié de l’être humain est ange, l’autre moitié animal ; une moitié appartient au monde d’ici-bas, et l’autre à l’au-delà. Une moitié appartient à la terre, et l’autre au monde de la pureté.
L’être humain est un étrange amalgame,
il est composé d’ange et d’animal.
S’il penche vers l’animal, il lui devient inférieur,
s’il va vers l’ange, il le surpasse.
Sache que les animaux sont pareils aux serpents qui demeurent dans la terre ; les anges sont comme les poissons qui nagent dans la mer, et l’homme ressemble à l’anguille, serpent de mer ; la moitié de son corps, qui est serpent, le dirige vers la terre. Et la moitié de son être, qui est poisson, l’amène vers la mer. Cette moitié est en conflit et en lutte avec l’autre moitié. Comme dans une ville dont une moitié des habitants est composée de mécréants, et l’autre moitié de musulmans. Dans cette ville, ces deux groupes se battent perpétuellement. Les musulmans veulent que les mécréants soient détruits, et les mécréants veulent le contraire.
Nous voulons, et les autres veulent aussi.
Voyons à qui la fortune sourira et qui elle favorisera.
Mais quand l’Islam l’emporte, bien que dans la ville ces mécréants soient nombreux, étant donné qu’ils sont vaincus, on dit que toute la ville est musulmane. Car c’est le vainqueur qui gouverne.
Bien que le cheval soit maîtrisé par le cavalier, c’est à ce dernier qu’on impute la marche, malgré l’apparence du cheval qui marche. Les sages disent : « Telle personne est allée à telle ville, à tel endroit. » La marche du cheval sur les routes, étapes et directions, est entre les mains de l’homme. Les pattes du cheval deviennent les pieds de l’homme. Quand le mécréant est vaincu dans l’homme, ainsi que Pâme concupiscente, on dit que cette personne est un homme de Dieu. Bien qu’il y ait en lui un démon, comme le démon est vaincu par l’homme, il est devenu ange, et non plus démon. Pour cette raison le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille) déclarait : « Mon démon est devenu musulman grâce à moi. »
Autour de Toi se tiennent en rangs les armées des démons et des Péris.
Le royaume de Salomon t’appartient : ne perds pas ton anneau.
L’essence de l’homme est le Salomon de son temps. Autour du trône de celui-ci se tiennent en rangs les anges et les armées des démons et des Péris. Ils se tiennent debout devant lui, pareils à des esclaves. Comme il garde l’anneau du « Dépôt » (amana) 54 quand le démon s’empare de son cœur au moyen d’un visage, ou de richesses, ou d’une dignité, à ce moment il ne possède plus l’anneau. Alors, dans la ville de son existence, c’est le démon qui règne à la place de Salomon, et la qualité angélique qui était en lui est vaincue et sans pouvoir.
L’âme, à l’intérieur, est misérable ; la nature, à l’extérieur, est prospère.
Le démon est gorgé de nourriture, et Gabriel est à jeun.
Cherche à guérir à présent que le Messie est sur terre.
Quand il montera au ciel, tu n’en auras plus l’occasion.
Puisque le Démon et les Péris règnent à la place de Salomon, ils sont pareils à un instrument, à l’instar du cheval tenu en main par un cavalier ; mais en réalité la marche provient de l’homme. L’action du Démon et des Péris est l’action de Salomon, car ils sont dominés par Salomon et ils agissent sur l’ordre d’un homme. « Le cœur du croyant est entre deux des doigts du Miséricordieux, Il le tourne où il veut. » Le cœur du croyant se trouve entre les deux doigts de la puissance de Dieu, Il le tourne selon Sa volonté. Les voyants considèrent que ce n’est pas du cœur que proviennent le mouvement et le déplacement, mais de Dieu. Si une tente ou un étendard s’agitent dans l’air, les sages savent que c’est le mouvement du vent, car la tente et l’étendard ne remuent jamais en l’absence de vent. C’est pourquoi Dieu a dit : « Tu ne lançais pas toi-même les traits quand tu lançais, mais Dieu les lançait 55. » C’est-à-dire : Ô Mohammad ! Cette flèche que tu lances et qui jaillit de l’arc de ton être, ce n’est pas toi qui l’a tirée, c’est Moi, car tu es comme un cadavre devant Ma majesté. Il ne t’est resté ni l’existence, ni la liberté. Avant l’instant fatal de la mort, tu es mort et anéanti dans Mon amour. « Mourez avant de mourir 56. » Le mort ne remue pas, et s’il remue ce n’est pas de lui que provient le mouvement, il y a quelqu’un qui le fait bouger. Les hommes de Dieu ne restent plus en vie et sont anéantis. Ils sont dissous dans l’amour et la majesté de Dieu. Ils sont comme la porte et le mur, sans pensées et sans conscience. Si une voix et un appel proviennent d’un mur, tout le monde sait que c’est la voix d’un orateur invisible, et qu’il y a quelqu’un qui crie derrière le mur ; le mur n’a pas l’aptitude à crier. Telle voix vient des saints, des prophètes et des maîtres parfaits qui sont morts avant de mourir.
Ils sont morts à eux-mêmes, et vivant éternellement dans l’Ami.
Il est étrange qu’ils existent encore tout en n’existant plus.
Si tu entends une voix et une parole, sache avec certitude que c’est une autre personne qui parle sous leur apparence : eux-mêmes n’existent plus. Lorsque tu entends une parole venant du mur, tu te tournes vers le mur et tu es troublé ; quand tu entends une parole des saints, il doit en être de même. Or, lorsque l’homme est possédé par un esprit, il parle différentes langues qu’il ne parlerait pas et ne comprendrait pas s’il n’était pas dans cet état. Il parle arabe et lit le Qor'ân, alors qu’il n’avait pas lu le Qor'ân auparavant et ne l’avait pas appris. Tout le monde est unanime pour reconnaître que c’est l’esprit qui parle, et non pas lui. Et aussi quand quelqu’un est ivre et hors de lui-même ; il parle. Les gens sensés disent : « Ne lui faites pas de reproches, ce n’est pas lui qui parle, c’est le vin. » Puisque l’esprit et le vin ont ce pouvoir de faire d’un être humain leur propre instrument, et de parler à travers lui -- étant donné que les paroles qu’il prononce ne sont pas les siennes -- pourquoi ne conviendrait-il pas que le Créateur de l’homme et des Péris, de la terre, du ciel, du Trône céleste, du monde et des créatures fasse de l’homme son instrument et parle par son intermédiaire, que l’homme ne soit pas en jeu, et que dans cette parole il ne soit pour rien, de telle sorte que ces paroles elles-mêmes soient les paroles de Dieu ? Il en va ainsi pour le Qor'ân, qui est sorti du palais, de la bouche, des lèvres, de la langue de Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille) par la voix, les lettres et les sons ; pourtant, c’est la Parole de Dieu et non les paroles de Mohammad. Et quiconque dit que le Qor'ân est la parole de Mohammad est un impie.
Quand le détachement atteint sa perfection, Dieu est là, pur. Il est l’Unique, Il n’a pas d’associés ; pour cette raison Mansour a dit : « Ana’l-Haqq » et Bayazid a déclaré : « Il n’y a pas dans ma tunique autre que Dieu. » Tant que, dans ce détachement, il reste une part de ta propre existence, on dit que tu es un impie qui associe un autre à Dieu. Ceux qui attestent l’Unicité de Dieu ne te reconnaissent pas pour un des leurs. Il y a un shirk 57 de paroles (qal) et il y a un shirk de l’état (hal). Le shirk de paroles consiste à affirmer que Dieu a un fils, ou un associé. Le shirk de l’état consiste à avoir en soi-même quelqu’un, autre que Dieu.
Un homme parfait parcourait le chemin de Dieu.
Soudain, il traversa l’océan de l’existence.
Un seul cheveu de son existence était resté en lui.
Au regard du détachement, ce cheveu était comme un zonnar.
Hier soir, un Maître m’a dit en rêve :
« Le risque, sur le chemin de l’amour, provient de « moi » et de « nous ».
Je demandai : “Qu’est-ce que « nous », qu’est-ce que “moi” ?
Car toutes les difficultés sont résolues par toi.”
Il répondit : “Tout ce qui n’est pas de Dieu,
tout est « nous » et “moi”, et c’est l’erreur même.”
« Toute chose périt, à l’exception de Sa Face 58. » Les commentateurs ont ainsi commenté ce verset : L’impérissable, c’est Dieu seul, et sauf Dieu, à savoir, les anges, les Péris, les prophètes, les saints, les croyants, les animaux, les oiseaux, le bétail, la terre, le ciel, le Trône céleste, le monde, tous seront anéantis. Cette parole est une miséricorde et un appel ; c’est-à-dire : si vous désirez la pérennité, c’est Moi qui suis impérissable. Unissez-vous à Moi et sortez de vous-mêmes, afin que mon « Moi » devienne votre « moi ». Et sortez de votre existence afin que Mon existence soit votre existence. Car, « quand J’aime un serviteur, Je deviens pour lui l’oreille, l’œil, la langue et la main » 59. Puisque J’aime mon serviteur, c’est Moi qui suis sa vue, c’est Moi qui suis sa parole, c’est par Moi qu’il parle, c’est par Moi qu’il voit, c’est par Moi qu’il entend. Je suis sa parole, Je parle avec sa langue, c’est Moi la lumière de ses yeux, il voit les choses par Moi. Je suis son ouïe, c’est par Moi qu’il entend. De même, au commencement c’est l’âme partielle qui le rendait vivant, et la lumière de ses yeux, son ouïe, sa connaissance et sa science provenaient de cette âme, quand son âme partielle, qui était une goutte de cet océan total, s’est unie à cet océan, et que le voile de la séparation a été ôté, alors c’est Moi qui deviens son âme. Son mouvement, sa vie, sa vue, son ouïe, ses gestes et son repos, tout vient de Moi. Il est soutenu par Dieu, quand telle est sa condition, il ne meurt pas, et il demeure avec Moi éternellement.
C’est comme, par exemple, un lieu éloigné de la mer, où il est resté de l’eau séparée de la mer. Aux yeux des étrangers, des ennemis, et des non-initiés, cette eau diminue et s’amenuise d’instant en instant ; sa couleur et son odeur s’atténuent, son goût s’affaiblit ; la terre absorbe cette eau et le vent l’emporte ; les rayons du soleil l’attirent. Alors, Dieu le Très-Haut envoie à cette eau stagnante un torrent, c’est-à-dire un Maître parfait et un ravissement qui est un ravissement d’entre les ravissements de Dieu, qui vaut mieux que l’adoration des hommes et des djinns ; ce maître et ce ravissement constituent tous deux des vagues de cette mer ; la seule différence est que l’une se manifeste sous la forme d’un être humain, mais, en réalité, tous deux sont des vagues de cet océan.
Quand Dieu, par Sa miséricorde, fait parvenir cette goutte d’eau, par l’intermédiaire de cette vague, à son océan, la goutte devient l’océan, et son essence ne périt pas. « Nous sommes à Dieu, et nous retournons à Lui 60. »
Ce verset concerne une telle goutte, qui s’est unie à l’océan. L’eau de la mer, partout où elle se trouve, appartient à la mer et retourne à la mer. Les âmes des prophètes, des saints, des croyants sont les rayons du soleil de l’Essence divine. « Il a créé les créatures dans les ténèbres, puis Il projeta sur elles de Sa lumière. » Il a créé les édifices des corps à partir de l’eau et de l’argile, qui sont les ténèbres ; puis Il fit présent de Sa lumière à cette création faite de ténèbres, et la répandit sur elle. De même que le soleil dans le ciel répand sa lumière sur les villes, les palais et les maisons, et de même aussi que le soleil dans le ciel se déplace d’une maison du Zodiaque à une autre et que ses rayons le suivent dans ces maisons ; quand le soir arrive, il se couche à l’occident, et les rayons de sa lumière, qui s’étaient étendus dans les maisons comme les branches d’un arbre, se couchent avec lui. Il en est ainsi pour les âmes des saints (awlya) qui sont les rayons du soleil éternel. Bien qu’ils brillent dans les maisons des corps et les emplissent de lumière, ils sont unis au Soleil éternel.
Je suis le rayon de ta lumière, ô Soleil !
Uni à toi, partout où tu me projettes.
Dans le monde des ténèbres, ô toi,
Soleil de l’âme je brille comme un clair de lune.
La clarté de la lune provient, elle aussi, du soleil. En réalité, l’éclat de la lune est aussi l’éclat du soleil, puisque les chercheurs de Dieu ne peuvent pas supporter la lumière du Soleil de la Majesté divine (que sa majesté est grande !) et n’en ont pas la force, car la montagne non plus n’a pu la supporter. « Lorsque Son Seigneur Se manifesta sur le Mont, Il le mit en miettes 61. »
Elle se réduisit en parcelles et en poussière. « Et Moïse tomba foudroyé 62. » Le soleil de Dieu remplit de la lumière de sa beauté et de sa majesté les âmes des prophètes et des saints qui ont été courbés et affaiblis par amour pour Lui. Puis Il les envoya pour guider les créatures. Pour cette raison les corps perçoivent cette lumière et sont capables de la supporter. Dans les ténèbres du monde contingent et de la corruption, par la clarté de cette lune, les créatures distinguent le chemin de l’égarement du chemin de la bonne orientation et le reconnaissent. Ils discernent le mal et le bien. Les astres du ciel sont pareils aux disciples autour du Maître qui est le Soleil éternel, et ils tirent de lui leur lumière. « Mes compagnons sont comme les astres ; quel que soit celui que vous suiviez, vous serez bien guidés 63. »
Le Maître agit à la façon du soleil éternel. C’est lui seul qui est éternel. La pleine lune est le Pôle (qutb) de son temps, et la manifestation du soleil clément. Les astres sont comme les disciples et les croyants, qui sont tous remplis de la lumière du soleil. Dans le paradis de l’éternité, c’est-à-dire l’union avec Dieu, les saints sont comme la pleine lune et sont devenus les coupes emplies de la lumière du Soleil de la Majesté, et les vicaires (califes) éternels de Dieu. « Je vais établir un lieutenant sur la terre 64. » je ferai apparaître sur terre un lieutenant ; bien qu’il emprunte la forme d’un lieutenant terrestre, en réalité il est un lieutenant céleste. Sa forme corporelle, composée d’eau et d’argile, est la Qibla des terrestres. La beauté sans forme de l’âme et du cœur est le vicaire des célestes.
Pour cela Dieu a donné aux anges, qui sont célestes, cet ordre : « Prosternez-vous devant Adam 65. » Et les anges se prosternèrent tous ensemble. Tous les anges se soumirent à cet ordre, et se prosternèrent devant leur Imam. Le maître est le vicaire de Dieu sur terre et au ciel. Les habitants de la terre sont obligés de le suivre, et c’est pour eux une nécessité ; il en va de même pour les habitants du ciel.
Sur terre, grâce à la personne du maître, vicaire de Dieu, ce qui est faux est séparé de ce qui est juste, ce qui est de travers de ce qui est droit, ce qui est mal de ce qui est bien, l’ami de l’étranger, la monnaie fausse de la vraie. Dans les ténèbres de la nuit, en l’absence de la pleine lune, c’est-à-dire du maître, tout était indistinct, le beau et le laid étaient pareils. Grâce à la personne du maître, qui est la pleine lune, tout apparaît clairement.
Quand le soleil des saints s’est levé, il dit : « O toi l’impur, éloigne-toi ; ô toi le pur, approche-toi. »
Et le véridique (Abu Bakr) se distingue d’Abu-Jahl.
L’autre monde et ce monde-ci sont ornés et parés par la personne du maître, vicaire de Dieu, et ils deviennent prospères grâce à lui. Toutes ses actions sont les actions de Dieu, comme la pleine lune qui répand la lumière du soleil. Dieu le Très-Haut règne sous la forme du sheikh et par son intermédiaire. Et Dieu sait mieux !
4
« Méditez sur les bienfaits de Dieu et ne méditez pas sur l’Essence de Dieu 66. » Si vous voulez contempler Dieu, ne méditez pas sur Son Essence même, car vous n’avez pas la force de le supporter et cette contemplation vous contractera le cœur et vous paralysera, et vous n’en tirerez aucun accroissement, car vos ailes seront liées. Méditez sur la création et l’œuvre de Dieu, afin que vous soyez dilatés et épanouis.
De même, si quelqu’un réfléchit à la nature du printemps et fixe son attention sur ce sujet, se demandant quelle est cette beauté et en quoi elle consiste, afin de la voir et de la connaître ; bien entendu, il sera privé de la vision du printemps et ne pourra le contempler. Il restera ébahi, sombre et stérile. Quels que soient ses efforts, sa « contraction » et son obscurité ne cesseront de croître.
Mais, au contraire, s’il attache son regard sur la campagne, les prés, les jardins, les roseraies, et contemple les arbres, les fruits, les fleurs, les bourgeons, les différentes couleurs, la verdure, les eaux vives, il verra la beauté et la grâce du printemps dans ses manifestations. Sa dilatation s’épanouira et échappera à la contraction, à la langueur et au chagrin. Plus il regardera ces phénomènes, plus sa dilatation et son épanouissement augmenteront, et plus il connaîtra la beauté et la suavité du printemps.
De même, figurez-vous l’Essence de Dieu à l’instar du printemps, et contemplez le ciel, la terre, la lune, le soleil, les astres, les montagnes, les mers, les diverses créatures, les beaux visages des femmes et des garçons, et les beautés spirituelles, c’est-à-dire les saints et les prophètes. Adonnez-vous à cette contemplation et enivrez-vous de ces beautés et de ces qualités, et allez de la création vers le Créateur, afin que vous voyiez Dieu et que vous le connaissiez. Ainsi qu’Il a dit dans le Qor'ân : « Ne regardent-ils donc pas le firmament au-dessus d’eux, comme Nous l’avons édifié 67 ? » Et Dieu a dit aussi : « Et la terre, que nous avons déployée 68. » C’est-à-dire : comment n’apercevez-vous pas et ne comprenez-vous pas de quelle façon nous avons élevé le ciel et nous avons étendu la terre ? Et Dieu dit encore : « Ne considèrent-ils pas comment les chameaux ont été créés ? Comment a été élevé le ciel, comment ont été placées les montagnes, comment fut aplanie la terre 69 ? »
C’est-à-dire : ils ne voient pas de quelle façon étrange J’ai créé le chameau, et comment J’ai élevé le ciel, et comment J’ai fait tenir debout les montagnes, et comment J’ai étalé la terre. Dieu dit aussi : « Ceux qui assis, debout, couchés, se souviennent de Dieu et méditent sur la création des cieux et de la terre : « Seigneur ! Tu n’as pas créé tout cela en vain ? 70 »
Tous ceux qui se souviennent de Dieu, debout, assis, couchés sur un côté ou l’autre, et dont les pensées et les méditations portent sur la création des cieux et des terres, disent : « O. Seigneur ! Tu n’as pas créé toutes ces créatures en vain, inutilement, sans but et sans effet. » Les raisons d’être de cette création sont illimitées et incalculables. Ils contemplent ces étranges créatures et en tirent des profits et des leçons sans nombre. Ils cherchent aussi d’autres bénéfices qu’ils n’ont pas encore obtenus. D’instant en instant, ils croissent grâce à ces fruits, et leur connaissance, leur science et leur vision augmentent.
« Celui qui pendant deux jours reste sans progrès est lésé. » Le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille) a dit : « Quiconque passe deux jours dans le même état, et qui tire du deuxième jour un profit qui n’est pas supérieur à celui du premier jour, dans ce bazar du monde, parmi les marchands de l’autre monde qui achètent l’autre monde en échange des marchandises de ce monde, une telle personne est lésée. » Il faut qu’elle fasse des progrès et qu’elle avance continuellement. Si l’homme ne se trouve pas dans cet état, il lui faut savoir en réalité qu’il subit une perte et a été lésé et évincé par Celui qui est hors de toute qualification.
Si vous voulez voir la beauté du printemps, regardez les prairies, les bourgeons, les feuilles de différentes couleurs, les fruits mûrs et sucrés, afin que vous soyez perpétuellement dans la « dilatation » et immergés dans la vision.
Cette beauté pareille à la lune, venue dans ce monde, et qui est à la fois cachée et manifeste,
elle est l’âme de cet univers tout entier.
Ainsi que je l’ai dit, au point de vue de Son Essence Dieu est caché, et il n’est pas possible de Le voir. Mais au point de vue de la création et de Ses attributs, Il est manifeste et il est possible de Le voir. Il est à la fois caché et apparent comme l’âme dans le corps est à la fois manifeste et cachée. L’âme n’est pas visible. On ne peut pas voir l’âme de façon tangible : mais elle est apparente et manifeste par ses effets.
Les mouvements du corps, les pieds qui marchent, les mains qui saisissent, les yeux qui brillent, les oreilles qui entendent, l’odorat, l’intelligence, la parole, tels sont les effets de l’âme. Quand on considère ces effets, on aperçoit la beauté de l’âme de manière évidente, on connaît sa valeur, et on en devient amoureux.
Mais si quelqu’un se rend au cimetière, en disant que, sans l’intermédiaire des vivants et de leur corps, il veut voir l’image de cette âme, cette vision ne lui est pas possible. Le corps a été affecté à l’âme afin que l’âme se montre. Car voir l’âme en dehors du corps est impossible. « J’étais un Trésor caché et J’ai voulu être connu » 71 : J’étais un Trésor sans qualifications et caché, J’ai voulu Me manifester afin qu’on Me voie et qu’on sache que J’ai créé le monde et que, par cette création, on Me voie et Me connaisse. Or, quand une personne veut se montrer, elle prononce une parole, ou exécute un acte, ou réalise une action ou une œuvre d’art, afin de se manifester et de se montrer. Avant que cette personne ait exécuté cette œuvre d’art, les gens connaissaient seulement son visage. Mais ils disaient : « Nous ne connaissons pas cette personne, et nous ne comprenons pas qui elle est en réalité. » Bien qu’ils la vissent quotidiennement, lorsqu’ils ont vu de sa part une réalisation, un trait de caractère, un talent, une grâce, une œuvre d’art, tous ont dit : « Nous voyons maintenant quelle personne elle est en réalité et comment elle est. »
Tout ce qu’ils savent après cette action diffère de son visage apparent. C’est son visage apparent qu’ils voyaient toujours, et ils disaient unanimement qu’ils ne saisissaient pas qui était cette personne. Cet homme qu’ils ont découvert, après n’avoir connu que son aspect extérieur, n’était qu’une essence spirituelle cachée, sans qualifications. Dès qu’ils l’ont vue et l’ont comprise, ils se disent l’un à l’autre : « Cet homme a un sens profond et son essence est noble, car il possède tel talent et accomplit telle œuvre. Il agit convenablement, il est généreux à propos, et il est avare, violent et cruel quand il le faut. »
Plus il montre ces qualités, plus les gens le voient et plus ils le comprennent, et le connaissent encore mieux. Quant à cette personne qui manifeste tant d’œuvres et de vertus, son dessein est de se faire connaître davantage. Et plus ceux qui la voient connaissent ses vertus et ses qualités, mieux ils la comprennent.
Or, Dieu le Très-Haut est le Créateur de cette personne et Il est le Créateur de centaines de milliers de créatures de toutes sortes, et le Créateur des cieux, des terres, de l’homme, des djinns, des démons, des Péris, des animaux, des bêtes qui vivent dans la mer, c’est-à-dire les requins, les oiseaux aquatiques, ainsi que de la lune, du soleil, des astres, du zodiaque, du zénith, de l’empyrée du Trône céleste, de la Tablette (Laulh), du Calame, du Paradis, de l’Enfer, des méchants, des purs, des prophètes, des saints et des anges : étant donné toutes ces œuvres, ces créations et ces qualités, pourquoi les gens, qui se connaissent les uns les autres, n’ont-ils pas une connaissance encore mille fois plus grande de Dieu et ne Le voient-ils pas et ne Le comprennent-ils pas ? À cause d’une petite action commise par quelqu’un, les gens se disent qu’ils l’ont bien vue et connue, et affirment quel est cet homme, quel genre de personne c’est, et de quoi elle est capable. Pourquoi se sont-ils rendus aveugles, ignorants et stupides en ce qui concerne la connaissance de Dieu ? Et par ignorance et négligence, ils disent : « Comme c’est étonnant qu’il y ait un Dieu ! S’Il existe, qui L’a vu et qui Le verra ? Il est impossible de Le voir. Celui qui prétend L’avoir vu, ou le voir, se vante et ment ; il raconte des choses impossibles. »
O. ignorant ! À cause d’une petite action ou d’une œuvre d’un homme, tu déclares que tu l’as beaucoup vu et que tu le connais bien. Tout ce que tu sais de lui n’était autre que son aspect extérieur. Car c’est cet aspect extérieur que tu voyais toujours, et qui t’apprenait qui il était. Pourquoi ne vois-tu pas et ne comprends-tu pas Dieu grâce à tant d’œuvres, de qualités, de vertus, de connaissances sans limites et sans nombre ?
Ton cas ressemble à celui de quelqu’un qui entre dans un jardin et dit : « Je vois dans ce jardin une petite feuille, mais je ne vois pas le jardin. » Il y a là sujet à rire. Comment qualifier de tels yeux et une telle intelligence ? Cela mérite toutes sortes de reproches et de railleries. Cela ne vaut même pas des reproches et des railleries ; car les railleries et les reproches doivent être adressés à quelqu’un qui puisse être pris en considération. Une telle façon de voir et une intelligence de cette sorte ne sont rien. Pour eux, le néant vaut mieux que l’existence.
C’est pourquoi le mécréant dit : « Si seulement je pouvais être poussière 72 ! » Hélas ! Si j’étais de la poussière, comme j’étais auparavant ! Si j’étais de la poussière, les herbes et les plantes pousseraient hors de moi et serviraient aux hommes et deviendraient leur nourriture. Maintenant que je suis venu à l’existence, la plante qui pousse de mon être voit dans le jardin une petite feuille, mais ne voit pas le jardin immense. Puisse une telle plante empoisonnée, et qui ne porte pas de fruits, ne pas pousser même dans un désert de sel ! J’étais heureux quand je suis venu à l’existence du sein caché du néant, et d’arriver du dernier rang au premier rang. Maintenant, je pense que c’est l’inverse qui est vrai. En réalité, je suis retourné en arrière ; je regrette et je dis : « Hélas ! Si j’étais la même poussière que je fus ! »
Il dit aussi : “La Vérité divine (Haqq) est plus évidente que le soleil. Celui qui cherche une explication après la vision subit une perte.”
Dieu le Très-Haut est plus manifeste et plus apparent que le soleil. Celui qui cherche un argument et un témoignage à propos de l’existence de ce soleil divin est plongé dans le malheur, il est comme un aveugle-né, sa souffrance et son infirmité sont sans aucun remède et sans guérison. Il est un véritable animal, pire qu’un animal et inférieur à l’inanimé. La terre, qui est inanimée, fut douée de sensibilité, elle accomplit son devoir. La terre fut créée afin que les végétaux poussent ; tout ce que l’on met en elle, labeur et dépôts, elle l’accroît et le multiplie. Elle donne le centuple. Si on lui confie de l’orge, elle produit de l’orge. Si on sème du blé, il pousse du blé. De même pour l’animal. Il est créé pour traîner les fardeaux et les objets des hommes et pour transporter les hommes de ville en ville, pour qu’ils arrivent à destination. L’homme a été créé pour connaître Dieu et son service. Quand il n’accomplit pas son devoir il ne connaît pas Dieu et ne Le sert pas, il est pire que l’animal. « Ils sont semblables aux bestiaux, ou plus égarés encore 73. » Le cœur de telles personnes est plus dur que la pierre. De la pierre, l’eau jaillit et s’écoule. Mais de leur cœur de pierre ne proviennent que le feu de la colère et la fumée de la haine.
Le soleil ne possède que deux qualités, la clarté et la chaleur ; les voyants aperçoivent sa clarté et les aveugles ressentent sa chaleur. Le soleil n’est caché ni aux voyants, ni aux aveugles, il se manifeste par ces deux qualités et ne se dissimule pas. Dieu (qu’Il soit glorifié et exalté !) qui est le Créateur du soleil, des cieux, des terres, et qui est le Créateur de ce qui est manifeste et de ce qui est caché, comment pourrait-Il être dissimulé et non manifesté ? Puisque Ses innombrables qualités et Ses créations sans limites, tout ce que tu vois : en bas, en haut, à gauche, à droite, en avant, en arrière, chaud et froid, bon et mauvais, tout cela constitue des signes et des attributs de Dieu. Par conséquent, comment pourrait-Il être caché ?
Pour cette raison, Il a dit : « Quel que soit le côté vers lequel vous vous tourniez, la Face de Dieu est là 74. » Dans quelque direction que tu te tournes est la face de Dieu. Quelle est la direction que tu regardes où Il ne Se trouve pas, et où Il est absent à tes yeux, et où tu sois éloigné et caché pour Lui ?
Quand le soleil se couche à l’occident, sous la terre, tu es caché au soleil, dans la nuit sombre tu ne perçois pas ses attributs : ni sa clarté, ni sa chaleur. Si le soleil n’est pas couché, si tu vas sous la terre, ou que tu t’enfonces dans un gouffre profond, tu es également caché au soleil, parce que le soleil comporte deux qualités, la clarté et la chaleur. Dans le gouffre profond, tu ne peux apercevoir ces deux qualités. Aussi, est-ce toi qui es caché au soleil. Pourtant, puisque toutes ces choses sont les attributs et l’œuvre de Dieu, il n’est pas possible qu’elles soient séparées de Dieu. Où peux-tu aller que Dieu ne s’y trouve pas ? Et que peux-tu regarder qui ne soit pas l’œuvre et les attributs de Dieu ? Dieu est plus manifeste et plus apparent que tout ce qui existe. Celui qui cherche la preuve et l’explication concernant une telle évidence, celui-là est plongé dans l’égarement et le malheur.
Ô toi qui es mort dans la recherche de Celui qui dénoue les nœuds,
ô toi qui es né dans l’union, et mort dans la séparation,
ô toi qui demeures assoiffé au bord de l’océan,
ô toi qui es mort de misère au-dessus d’un trésor,
un trésor qui n’est ni avec nous, ni sans nous. Où est-il ?
Où se trouve un roi qui ne réside en aucun lieu ?
Ne dis pas « ici », ne dis pas « là-bas », dis la Vérité.
Le Monde tout entier est Lui. Mais où se trouve un voyant ?
Dans la douleur, j’aperçois toujours le remède,
dans le courroux et la tyrannie, je trouve la grâce et l’amitié fidèle.
Sur la surface de la terre, sous la voûte des cieux,
où que je porte mes regards, c’est Toi seul que je vois.
Anecdote. J’ai vu en rêve que dans l’école de notre Maître (que Dieu sanctifie son sirr sublime !) de nombreux amis étaient assis sur l’estrade et je me mis à parler avec eux. Je disais à haute voix : « La vie est une faveur qui se déverse sur les créatures et chacun en éprouve un autre effet. La faveur et la lumière qui ont été répandue sur Mohammad étaient la même faveur et la même lumière qui avait été répandue sur Abu Jahl. Elles firent de Mohammad l’ami uni à Dieu, et rendirent Abu Jahl étranger à Dieu ; elles rendirent Mohammad voyant et Abu Jahl aveugle. »
Le printemps brille partout de la même façon. Mais dans un lieu il fait croître des épines, et dans un autre des fleurs. Il rend certains fruits doux, d’autres amers, d’autres encore acides. Mohammad (le salut soit sur lui) a apporté sa loi (sharia) et promulgué des interdictions pour les hommes, afin qu’ils renoncent à leurs défauts et acquièrent des vertus, pour qu’augmentent les bonnes qualités et diminue le mal. À l’instar d’un jardinier qui abat l’abricotier aux fruits amers pour planter et soigner un abricotier aux fruits doux. Le corps de l’être humain participe à l’animalité. Il possède les caractéristiques de l’animal, telles que la négligence, l’indolence, le sommeil, la gourmandise, la rébellion, l’inhumanité, le manque de discernement, l’avarice, la cupidité, l’injustice, l’oppression, l’absence de générosité, la cruauté. (Mohammad) a dit : « Renoncez à ces défauts, et acquérez les qualités des anges, conformément à l’ordre de Dieu, afin que vous soyez parmi ceux qui entrent dans le Paradis et que vous soyez agréés auprès de nous. Ne trahissez pas, mais soyez patients et généreux, et tenez-vous-en à la vérité, ne mentez pas, ne vous adonnez pas à la médisance, ne calomniez pas les gens, rendez — vous utiles, mangez avec modération, ne profitez pas des biens illicites, donnez de vos biens licites pour plaire à Dieu, n’éprouvez pas de cupidité à l’égard des richesses d’autrui, et gardez-vous bien de ces défauts. Coupez les branches qui portent de mauvais fruits, opposés, comme on l’a dit, aux qualités angéliques, et remplacez-les par des branches aux bons fruits ; afin que, lorsque la faveur du Printemps éternel se déversera sur ces branches, celles qui portent des fruits agréables et angéliques croissent davantage. Les attributs de l’animal sont infernaux, et les attributs angéliques lumineux. Le feu provient de l’enfer, et la lumière du Paradis. Les parcelles à la fin s’unissent à leur tout, et le genre s’unit au genre. “Toute chose retourne à son origine.” Si vous voulez que le but de votre retour soit le Paradis, transformez les attributs animaux en attributs angéliques, afin que vous apparteniez au Paradis, non à l’Enfer. »
Sache que l’existence et l’ivresse de tes sens proviennent toujours du feu ;
sache que l’origine et la source de ta nature, c’est l’enfer.
Si à présent tu as de l’inclination pour l’enfer, quoi d’étonnant ?
Car les parties vont toujours vers leur tout.
On lisait ce verset coranique : « Lorsque viennent les secours de Dieu et la victoire 75. » Les commentateurs exotériques disaient : « Dieu le Très-Haut déclare :
« Ô Mohammad ! Quand tu verras les gens arriver groupe par groupe, les uns à la suite des autres, et se faire musulmans, cela attestera que ta fortune est parvenue à son apogée. Ils viendront sans que tu aies besoin de faire la guerre ni de fournir des efforts. Demande pardon à Dieu pour les péchés que tu as commis ; cela sera le signe que ton heure est venue. Car ensuite il ne sera plus nécessaire que tu appelles les hommes vers Dieu. Sans que tu fasses des efforts, cela arrivera. Ta présence en ce monde ne sera plus indispensable.
« Un autre sens dit que les choses de ce monde sont destinées à arriver à maturité et à la perfection. L’homme, l’animal, les fruits, etc., quand ils parviennent à la maturité et à la perfection, n’ont plus d’existence ni de permanence quant à leur forme extérieure. S’il s’agit d’un fruit, on le mange. Si c’est un tubercule, il grossit et la terre l’absorbe comme un fruit mûr. Et il en va de même pour tout le reste.
« Maintenant que ton appel est parvenu à la perfection, cette situation où il fallait recourir à la guerre, aux combats, aux miracles, à la proclamation du Qor'ân, constamment à mille moyens pour attirer une seule personne, n’existe plus ; maintenant, ta puissance et ton appel sont si forts que, sans ces moyens, groupe par groupe, les gens viennent vers toi. Rends grâces à Dieu et loue-Le, et demande-Lui pardon de cette pensée que tu avais ; la foi ne s’obtient pas par tes efforts. À présent que tu ne fournis plus d’efforts, tu vois qu’ils viennent vers toi. Depuis le début jusqu’à la fin, c’est Moi qui ai tout fait, et qui ferai tout. Tous ces moyens ne sont que des apparences. Demande pardon de la pensée que tu avais et repens-toi. Sache que ce repentir provient aussi de Moi. Toutes ces choses sont Mes bienfaits, Mes lumières, Mes instructions et Mes dons. »
Certains chercheurs de la Vérité disent que ce verset concerne celui qui s’adonne au combat spirituel. Au commencement, il accomplissait des efforts et d’innombrables mortifications et dépensait ses forces corporelles dans la voie de Dieu pendant des années ; jusqu’à ce que, après tant de luttes et de peines, lui apparaisse quelque signe du monde invisible. Et au moment où il vieillit et s’affaiblit, et où toutes ses forces ont été dépensées et où l’espoir l’abandonne, il a à chaque instant des visions merveilleuses, visions de l’au-delà, prodiges divins, « stations » innombrables et incalculables. Dieu le Très-Haut lui adresse un appel, en disant : « Ô mon serviteur ! Songe que toutes ces choses que tu voyais auparavant étaient dues au service que tu me rendais et à ta soumission assidue. Vois, tous ces moyens ont disparu. Mais nos dons arrivent l’un après l’autre, cent mille fois plus grands. Demande pardon de cette pensée, et sache que tout provient de Nous et que tout le reste n’est qu’apparence. »
Les saints de Dieu appartiennent à deux catégories : certains sont fiers, et d’autres humbles ; certains inspirent la crainte, et d’autres sont aimables. Un cœur qui aime la grandeur inspire la crainte ; sa fierté, c’est la majesté divine. Mais son âme concupiscente (nafs) est morte, selon l’ordre : « Mourez avant de mourir. » Il ne reste rien de lui. Sa fierté provient de la majesté divine, il est l’attribut de Dieu, les caractéristiques humaines n’existant plus chez ce saint. La fierté des hommes ordinaires vient de l’âme charnelle et elle est blâmable. De même, les rois de ce monde possèdent deux états : quand ils sont sur leur trône, les chambellans et les émirs se tiennent debout, les serviteurs et les commandants d’armées dégainent leur sabre afin de protéger les opprimés contre les oppresseurs. Ils sont puissants et ne regardent personne. Lorsqu’ils ne se trouvent plus dans cette situation, ils fréquentent leurs intimes dans le harem et dans la vie privée sans réserve et avec amabilité, ils laissent de côté la majesté inspirant la crainte. Ils permettent à la plus humble personne mille sortes d’audace et de manques aux bonnes manières.
De même, Dieu le Très-Haut a assimilé Son serviteur à un instrument. Comme le caractère chaleureux d’une part, et la crainte révérencielle de l’autre : bien que ces deux dispositions soient apparemment différentes, et que les actions, ou inactions, par lesquelles elles s’expriment semblent différentes, en réalité il n’y a pas de différence. Les deux dispositions se manifestent en la personne du même roi : d’un côté l’humilité, de l’autre la fierté.
Certains d’entre les saints ne se préoccupent pas du commun des hommes et témoignent de l’orgueil à l’égard des rois ; ils ne rient pas en présence des hommes, mais ils incitent au bien et ils adressent des reproches pour la moindre faute et des réprimandes, disant : « Pourquoi avez-vous agi ainsi ? »
D’autres saints saluent les gens, nobles ou modestes, et leur témoignent de l’humilité et les fréquentent ; ils n’adressent de reproches à personne, et on n’éprouve à leur égard ni frayeur, ni crainte.
Ces deux catégories de saints sont les saints de Dieu. La fierté de l’un s’appelle majesté, tel attribut de Dieu se manifeste en lui, et les caractéristiques de l’homme ne subsistent pas en lui. Celui qui régnait et gouvernait dans la maison du corps de l’impie a disparu ; et c’est Dieu qui règne et gouverne en lui. Désormais, les mouvements qui ont lieu dans la maison sont l’effet de l’ordre de Dieu et non de l’ordre du nafs. L’enveloppe, après la mort de cette âme charnelle, est devenue l’instrument et la manifestation de Dieu : « Le cœur du croyant est entre les deux doigts du Miséricordieux, Il le tourne et le retourne comme Il veut. » Le mouvement et la rotation du cœur sont ceux qu’accomplit Dieu. À l’instar d’une personne qui donne à une autre des coups de bâton. On attribue ces coups à la personne, et non au bâton. Ainsi que Dieu a dit : « Quand J’aime Mon serviteur, Je deviens pour lui l’oreille, la langue, la main. C’est par Moi qu’il entend, par Moi qu’il voit et parle. » C’est-à-dire : tout ce qu’il dit, ce sont Mes paroles. Chaque serviteur dont le corps est débarrassé de l’âme charnelle et rempli de Dieu, tout ce qui provient de lui est la droiture même. Il est le guide et celui qui montre le chemin aux hommes, même si son apparence est l’impiété et le libertinage. Dans tout ce qui vient de lui, lui-même ne se trouve pas. Cela provient de Dieu. On ne peut pas intervenir dans leurs actions et leurs œuvres en alléguant que ceci est bien, ceci est mal, ceci est injuste, ceci est juste. Cette intervention, ce jugement et cette discrimination concernant les actions des serviteurs de Dieu sont l’instrument de l’âme charnelle. Il n’y a pas lieu de blâmer les actions de Dieu. Que Dieu ressuscite ou qu’Il fasse mourir, cela est juste. « Il fait tout ce qu’Il veut, et Il ordonne ce qu’Il veut. »
Quand, dans ce monde, quelqu’un commet une action, bonne ou mauvaise, on dit : « Cette action est juste, ou injuste. » On dit ainsi, parce qu’il est possible que cette action soit conforme (ou non) à la volonté de Dieu ; car l’homme est libre d’accomplir cette action. L’existence et l’âme charnelle sont là, elles ne sont pas devenues l’instrument de Dieu, de telle sorte que tout ce qui provient d’elles soit l’œuvre de Dieu. Mais les prophètes et les saints ont déclaré que la satisfaction de Dieu réside dans l’action méritoire, la justice, la bonté, la soumission envers Dieu, la dévotion et l’éloignement de ceux qui sont mauvais, injustes, traîtres, égarés, rebelles, négligents, malfaisants : cela plaît à Dieu et empêche que l’on soit jeté dans l’enfer, qui est le courroux de Dieu.
Les divergences dans les actions ont pour but ce bien dont nous avons parlé : si le but n’était pas de plaire à Dieu, le bien et le mal n’existeraient pas en eux-mêmes. Et on ne préférerait pas la bonté de quelqu’un à la méchanceté d’un autre. Tout mal qui mène à Dieu, les anges le préfèrent à mille biens. « Il y a beaucoup de péchés bénis, et beaucoup d’actes de soumission envers Dieu qui sont néfastes. »
Le mal et le bien ne sont pas recherchés pour eux-mêmes. On attribue une certaine valeur à ces actions dans la mesure où elles plaisent à Dieu, et dans cet espoir. La différence établie par les sages entre ces actions est fondée sur cela. De même qu’un Arabe arrive dans un désert lorsque le soleil est caché par les nuages. Il ne peut savoir quelle est la direction de la Qibla, et il ne trouve personne à interroger. Là où il croit trouver la Qibla, là, en réalité, elle se trouve. C’est dans telle direction qu’il oriente sa prière. Si, après la prière, il se rend compte qu’il s’est trompé, il ne lui est pas nécessaire de renouveler la prière, laquelle était valide. Là où le soleil n’est pas caché et où la Qibla est évidente, il doit prier en se tournant vers la Qibla. Et si quelqu’un se tourne dans une autre direction, sa prière est immédiatement invalidée et ne convient pas.
Pourquoi cette prudence, ces précautions, ces instructions ? C’est parce que la prosternation doit être accomplie dans la direction de la Ka'ba. Mais quand on entre dans la Ka'ba, de chaque côté où l’on tourne le visage, la prière est licite. L’interdiction de se tourner à gauche ou à droite évite de se tromper de direction. Mais dans la Ka'ba, de quelque côté que l’on se prosterne, c’est autorisé. Une direction déterminée a été fixée comme un critère, afin que les croyants puissent se conformer à la volonté de Dieu. L’homme de Dieu qui est devenu vide de lui-même et rempli de Dieu — « Il n’y a dans ma tunique que Dieu » — tout ce qu’il fait est bien. Quand il prie dans la Ka'ba même, il n’y a pas lieu de distinguer la direction exacte : toutes les directions se valent.
Ce que fait l’homme de Dieu est juste ;
tout ce qu’il fait est bien, sa voie est exempte d’égarement.
Dieu le Très-Haut ressuscite et tue les justes ; Il fait mourir certains pendant leur jeunesse, et Il prolonge la vie des tyrans jusqu’à la vieillesse. Il octroie dans le pays des impies la paix et la sécurité. Et Il cause parmi les musulmans des troubles, des dangers et la famine. Il laisse les impies vaincre les musulmans, et Il rend captifs les musulmans, les hommes de bien et ceux qui se soumettent à Dieu. Il maintient en sécurité les voleurs et les pirates dans leurs bateaux, et Il fait se noyer les gens dévots et craignant Dieu. Les riches et les rois se sont assujetti tout le monde au moyen de leurs largesses et de leurs richesses et sont victorieux. Pourtant, ils supplient Dieu avec mille gémissements de leur accorder un enfant, et ils épousent plusieurs femmes nobles afin d’avoir des enfants, mais ils ne parviennent pas à réaliser leurs souhaits. Aux pauvres, qui sont dégoûtés de leur propre vie et qui sont incapables de se suffire à eux-mêmes et qui ne sont pas en mesure de gagner le pain de chaque soir, Il donne dix et même quinze enfants, filles et garçons. Les prophètes et les saints périssent brûlés, coupés en morceaux, morts de faim. « Ils tuent injustement les prophètes 76. »
Étant donné que toutes ces actions proviennent de Dieu, celui qui formule des distinctions et des critiques est impie. De même que dans la Ka'ba, c’est égal de prier vers la droite, vers la gauche, vers l’avant, vers l’arrière, de même, en ce qui concerne les hommes de Dieu qui sont devenus Son instrument, leur fierté et leur humilité, leur avarice et leur générosité, leur justice et leur tyrannie, leur sommeil et leur veille, toutes ces considérations sont pareilles et égales.
Et de même qu’il ne convient pas de critiquer les actions de Dieu, le disciple doit aussi se comporter pareillement à l’égard du maître uni à Dieu. La mortification et le bien-être, le sommeil et la veille, et toutes les autres actions qu’accomplit le maître et que le disciple pourrait considérer comme enfantines, il doit les regarder comme des prodiges et des miracles. Et, comme le disciple croît et progresse à cause des prodiges du maître, chaque action, la plus humble fût-elle, doit opérer le même effet sur le disciple, sans un atome de différence ; sinon, on ne dit pas qu’il est un véritable disciple. Car le véritable disciple est celui qui connaît le sucre et a perçu son goût. Si on prépare un halva à base de sucre, sous différentes formes et présentations, celui qui connaît le sucre n’établit aucune différence entre elles et il les mange toutes avec le même plaisir. Il ne dira pas que telle présentation était plus sucrée. S’il le disait, cela montrerait qu’il existe encore en lui des traces d’immaturité et qu’il ne connaît pas vraiment le sucre.
Il en va ainsi pour l’homme de Dieu. Quand il se transforme et que le cuivre de son être est transmué en or, il devient un guide, et les disciples perçoivent dans cette opération une saveur divine, et sont illuminés et éclairés. « Ô croyant ! Ta lumière a éteint mon feu. » C’est-à-dire : Laisse-moi, ô croyant ! Ta lumière a tué le feu de ma concupiscence.
Le commentaire serait long, sans limites et sans bornes. Pour l’homme intelligent, un seul signe suffit. S’il y a quelqu’un à l’intérieur de la maison, un seul mot convient. Mais sache qu’un tel disciple est rare. En réalité, s’il s’en trouve un, ce disciple est déjà un maître. Ils ne sont pas deux ; en réalité, l’enfant né de l’homme est homme. Il n’est pas oiseau, il n’est pas ânon ; puisqu’il boit le lait de sa mère, il arrivera au rang du père et de la mère. L’âme du serviteur de Dieu lui aussi, en ce monde, se trouve dans l’enveloppe corporelle et elle est liée à une nature concupiscente ; elle est faible, exilée, et pareille à un petit enfant. Elle tète le lait de la miséricorde divine par la soumission, l’adoration et l’orientation vers Dieu. Elle croît et grandit, et dit : « Gloire à moi, combien ma dignité est élevée ; il n’y a dans mon froc nul autre qu’Allah ! »
Celui qui établit une distinction entre le chercheur et le cherché,
celui-là n’est ni chercheur ni cherché en ce qui concerne l’Unité divine.
5
Le récitant du Qor'ân dit : « Allah est la lumière des cieux et de la terre 77. » Dieu le Très-Haut déclare : « Je suis la lumière du ciel et de la terre. Tout ce que vous apercevez sur la terre, dans le ciel, les ténèbres, la clarté, la vie et la beauté : considérez que tout cela vient de Moi. En réalité, tous ces bienfaits sont Moi-même. Puisque vous n’avez pas un regard assez pur pour voir Ma beauté, sans intermédiaire et sans accompagnement, Je vous la montre au moyen des formes et des voiles. Car votre perception de ce qui est sans qualifications passe par la forme. Vous ne pouvez pas voir ce qui est sans alliage. Ma beauté s’est alliée à la forme, afin d’être à la mesure de votre capacité de vision. L’univers ressemble à un corps dont la tête est dans le ciel et les pieds sur la terre. De même que le corps humain vit par l’âme, pour ce corps le ciel est sa tête, et les astres sont comme les sens. L’œil, l’oreille, la langue vivent, voient, entendent, parlent, sentent, grâce à l’âme. La vision, la clarté, la vie, la faculté que les yeux ont de voir et les autres membres et sens de percevoir, tout provient de l’âme. On aperçoit l’âme par l’intermédiaire de cet ensemble. Quand l’âme quitte le corps, la beauté, le charme et l’éclat ne demeurent plus en lui.
La beauté appartenait à l’âme qui se manifestait par le moyen du corps.
De même, ce corps de l’univers, qui est composé par le ciel, la terre, les astres, le soleil, la lune, la fraîcheur de la terre, les hommes, les animaux, les bêtes féroces, l’inerte, les végétaux, les arbres, les fruits, est tout entier la lumière de Dieu. La vie et l’activité de toute chose proviennent de Dieu. À l’instar de la lumière du corps, depuis le front, le visage, les yeux, les sourcils, les lèvres, la bouche et les sept membres 78, tout vient de là. Par exemple, l’âme dit : « Je suis l’âme, je suis la lumière du corps, je suis sa tête et ses pieds. Cela veut dire que sa clarté et sa vie viennent de moi qui suis l’âme. » Quand l’âme se sépare du corps, celui-ci devient malade ; il est détruit ; les astres du ciel de la tête, c’est-à-dire les yeux, les oreilles, les lèvres et le nez, tous deviennent hors service ; incapables d’agir, ils pourrissent et s’anéantissent ; et les autres membres, c’est-à-dire l’avant-bras, le bras, la cuisse, le genou, le pied, la main, les tendons, les jointures et les articulations sont disloqués et corrompus et se transforment en poussière. Au Jour de la Résurrection et du Rassemblement, l’Être, c’est-à-dire le ciel et la terre, se sépareront de l’univers, comme Dieu, qui est l’âme de l’univers, se séparera de lui. Il restera l’univers sans âme. Les hommes, qui sont les parties et les fruits de l’univers, meurent à 70 ou à 80 ans. L’univers tout entier a une vie plus longue. C’est comme les fruits de l’arbre qui tombent chaque année et ne peuvent durer davantage. La vie des arbres dans les bois est beaucoup plus longue.
Quand le terme de l’univers arrivera, ce sera le Jour de la Résurrection. Le ciel, qui est la tête, sera morcelé et se fendra. « Lorsque le ciel se déchirera 79. » « Lorsque le, soleil sera décroché et les étoiles obscurcies, lorsque les montagnes se mettront en marche ; lorsque les bêtes sauvages seront rassemblées ; lorsque les mers seront en ébullition 80. » Au sujet de l’anéantissement de l’existence, en dépit de ceux qui croient que ce monde est incréé et qu’il sera éternel, Dieu dit aussi : « Lorsque le ciel se rompra et que les étoiles seront dispersées, lorsque les mers franchiront leurs limites et que les sépulcres seront bouleversés 81 » : le ciel se fendra, les astres se disperseront, les mers se déverseront les unes dans les autres, et les montagnes seront renversées. « Lorsque la terre sera secouée par son tremblement 82 » et qu’elle rendra ses fardeaux, c’est-à — dire les trésors et les morts, « Et que les montagnes seront comme la laine cardée » : les montagnes deviendront comme de la laine qu’on a peignée avec une carde, pour qu’elles se dispersent, et Dieu transformera cette terre et ce ciel en une autre terre et un autre ciel. « Le Jour où la terre sera remplacée par une autre terre, où les cieux seront remplacés par d’autres cieux. Les hommes seront alors présentés à Dieu, l’Unique, le Dominateur suprême 83. »
Ces versets décrivent la mort du corps de l’univers. De même, le microcosme (saxs-e djozvi), c’est-à-dire l’homme : lorsque son âme le quitte, le ciel de sa tête se fend et se morcelle, et la terre de ses pieds, détruite, devient poussière. Le macrocosme, qui est la totalité de l’univers, est comme un arbre. Sa mort est pareille à la mort des parties et des fruits. Il ne restera ni ciel, ni terre, ni soleil, ni lune, ni mers, ni montagnes : tout sera disloqué, séparé et dispersé, et deviendra poussière.
« Toute chose périt à l’exception de Sa Face 84. » Toutes choses s’anéantiront et seront détruites. Les âmes pures des anges, les cieux, la terre, l’empyrée, le Trône céleste, la Tablette et le Calame, et le reste. Mais la mort du croyant, bien qu’elle soit en apparence une mort et un anéantissement, on ne l’appelle pas mort. Le bien qui existait en lui, et qui semblait détruit et anéanti, en réalité est multiplié par mille. Ce n’est pas une mort. Sa mort n’est pas en réalité une mort. Lorsqu’il meurt, il devient mille fois plus grand. C’est comme le grain de blé ou le noyau de l’arbre enfouis dans le sol. Cette graine éclate dans la terre. Elle est détruite. Elle pourrit et s’anéantit. Quand on soufflera dans la trompette du printemps, toutes les semences revivront ; cela montre qu’en réalité elles n’étáient pas anéanties ; et elles seront, au contraire, cent mille fois accrues. En vérité, cette graine n’était pas morte.
Quelle graine était enfouie dans la terre qui n’en a surgi ?
Pourquoi doutes-tu de la semence de l’homme ?
La mort consiste en ce qu’une graine amère ou une épine piquante, qui s’écrie à chaque instant : « Puissé-je ne pas exister et ne pas être venue en ce monde ! » devient, quand elle meurt et s’anéantit, cent mille fois plus laide. On appelle une telle mort une mort véritable. Cet état est pire que la mort. Car il y a beaucoup d’hommes qui, au sein des tortures et des peines, souhaitent mourir. Et l’impie lui aussi, quand il voit sa propre laideur, s’écrie : « Malheur à moi ! Si seulement je pouvais être poussière 85 ! » De même, quand les impies, dans le pire des malheurs, souhaitent la mort, Dieu le Très-Haut n’exauce pas leurs vœux, la mort étant préférable à leur état. Quand on parle de mort en tel état, il ne s’agit pas d’un mensonge. Ce n’est même pas la centième part de la vérité. Si on donne à quelqu’un cent dirhams, et que cette personne dit qu’on lui a donné cinq dirhams, telle personne ne ment pas. Car cent dirhams contiennent cinq : cinq dirhams font partie de cent. Cet état est cent fois pire que la mort ; si quelqu’un l’appelle mort, il n’a pas menti. La mort des méchants et des pervers, c’est vraiment la mort. Au Jour du Jugement, leur interrogatoire sera mille fois plus long que celui des autres.
Quant à la mort des croyants, des hommes de bien et des saints, leur mort n’est pas la mort, mais c’est une vie. « Ne crois surtout pas que ceux qui sont tués dans le chemin de Dieu sont morts. Ils sont vivants ! Ils seront pourvus de biens auprès de leur Seigneur, ils seront heureux de la grâce que Dieu leur a accordée 86. » Le blé de leur existence est centuplé. Dieu le Très-Haut dit : « Toutes ces choses s’anéantissent, elles ne demeurent pas, que ce soit l’ange, le Péri, le démon. Je reste, Moi, seul. » « Toute chose périt, à l’exception de Sa Face. » Les croyants et les anges, bien qu’ils meurent et s’anéantissent, nous n’appellerons pas cela la mort ; mais la vie même ; à l’instar de la destruction du grain de blé dans la terre. Mais nous appelons la mort des méchants et des égarés une véritable mort. Car après la mort et la destruction, l’existence qui sera la leur au Jour du Jugement sera pire que mille morts.
Cette interprétation et ce commentaire que nous donnons sont conformes aux paroles et à l’opinion des mystiques. Le verset « Toute chose périt » exige cette interprétation. C’est son sens profond : c’est-à-dire que tout meurt : les croyants, les anges et les hommes purs, et qu’il ne reste que Dieu seul.
Je l’ai démontré, conformément à ce qu’ils disent et croient, à savoir qu’une telle mort, bien qu’on soit mort et anéanti, est pourtant la vie même.
Celui qui nie cela, on lui adresse des reproches, en disant : « Pourquoi ne pas ressusciter ces graines, afin que ce qui existe devienne cent fois, ou même mille fois plus grand, et pourquoi garder ces graines dans la maison et ne pas les semer dans la terre ? Tu causes là un dommage à toi-même et au blé. » Nous savons qu’une telle mort est la vie même.
« Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est comparable à une niche où se trouve une lampe, la lampe est dans un verre, le verre est semblable à une étoile brillante, cette lampe est allumée à un arbre béni, l’olivier, qui ne provient ni de l’Orient, ni de l’Occident — et dont l’huile est près d’éclairer, sans que le feu la touche. — Lumière sur lumière ! Dieu guide vers Sa lumière qui Il veut ; Dieu propose aux hommes des paraboles. Dieu connaît toute chose 87. »
Dieu dit : « Le Dieu sublime et Très-Haut est la lumière du ciel et de la terre. Il est comparé à une lampe qui est dans une niche, dans la direction de la Qibla, au coin d’un mur. Il y a dans cette lampe une lumière, et cette lumière se trouve dans un verre, pareille à un astre qui brille, flamboie, et rayonne, grâce à un olivier qui n’est ni d’Orient, ni d’Occident. De l’huile de cette lampe provient une lumière comme une flamme. »
Le sens véritable nous appelle à interpréter cette lampe comme l’être du saint (wali). L’huile est son cœur pur. Dieu le Très-Haut réside en ce cœur et y est attaché. « Ni la terre, ni le ciel ne Me contiennent, Mais le cœur de Mon fidèle serviteur Me contient 88. » Le reflet de la lumière que dégage cette lampe rend l’existence de l’univers lumineuse et vivante. Une partie de cette lumière n’est pas tangible, mais intelligible. Elle brille de façon inconditionnée et non contingente, dans les âmes et les intelligences. Et à partir des âmes et des intelligences, elle brille sur les animaux. Et à partir des animaux, sur les végétaux qui poussent et s’accroissent ; et à partir des végétaux, sur les minéraux, afin qu’ils se réchauffent et se refroidissent. Tels rayonnements sont les signes de cette lumière. La vie réelle appartient au saint, qui est soutenu par Dieu et qui est le vicaire de Dieu dans le ciel et sur la terre. Et tout le reste des créatures sont vivantes par le reflet de sa lumière. La vie pour elles est un emprunt, comme la chaleur et la couleur rouge sont empruntées par le fer au feu. Quand le fer se sépare du feu, cette couleur rouge et cette chaleur disparaissent, à l’inverse du feu qui possède la chaleur et la couleur rouge par lui-même. Et ces deux attributs en lui ne sont pas empruntés. C’est son essence même qui est ainsi.
Le Pôle (qutb) 89 tourne autour de lui-même ; c’est-à-dire qu’il ne reçoit l’aide de personne. Les autres tournent autour de lui et reçoivent de lui aide et bénéfice au besoin de leur capacité spirituelle. De même, le soleil qui se trouve au quatrième ciel répand d’abord ses rayons sur ce quatrième ciel, puis au troisième, puis au deuxième, jusqu’à ce qu’il atteigne le ciel qui est au-dessus de la terre, et enfin la terre. Le Pôle est comme le soleil des âmes et des intelligences. D’abord, il brille sur le premier rang ; ensuite, il parvient aux autres degrés, rang par rang, catégorie par catégorie. De même que les cieux ont sept étages, et la terre sept profondeurs ; les voiles lumineux sont pareils aux étages du ciel et les voiles des ténèbres semblables à la terre. Sauf que les voiles sont spirituels, comme les natures angéliques, celles des croyants et des saints. Et les étages des ténèbres pareils aux démons, aux Péris et aux génies. Tous reçoivent de lui le secours, selon leur nature.
L’essence de ce Pôle est la lumière du ciel et de la terre. De même que chaque clarté qui éclaire les portes et les murs provient de la lumière de cette lampe : ceux qui n’ont pas une vision parfaite supposent que cette lumière appartient au mur. Mais ceux qui savent comprennent que cette lumière vient de la lampe. Par l’apparence et la forme, on peut connaître et voir l’âme qui se trouve dans le corps de l’homme, bien qu’elle n’ait pas de signe ni de qualités visibles. Les corps sont conçus pour manifester les âmes.
Si quelqu’un interroge : « Qu’est-ce que l’âme ? », on lui répond : « aveugle ignorant ! Que demandes-tu là ? Un corps sans âme peut-il marcher, ou saisir avec la main, ou voir avec les yeux, ou entendre avec les oreilles, ou parler avec la langue ? L’âme n’est pas un mur qu’on peut toucher de la main. L’âme est un sens profond, qui donne la vie et le mouvement là où elle parvient. Le corps de chaque chose est susceptible de la recevoir. Voir ce que sont le musc et la rose, c’est les sentir ; voir ce que sont le son aigu et grave, c’est les entendre ; voir ce que sont le goût amer ou doux, c’est les éprouver par la bouche et le palais. Jamais on ne peut voir avec les oreilles le visage de l’homme, jamais on ne peut entendre une voix avec les yeux. Voir ce qu’est le myrobalan, c’est savoir qu’il purge l’intestin ; voir ce qu’est l’huile d’amandes, c’est savoir qu’elle enlève la sécheresse du corps ; voir ce qu’est le vin, c’est savoir qu’il apporte l’ivresse. La forme apparente des épices, ce sont leurs propriétés. Recherchez-les, achetez-les et augmentez leur prix selon leurs propriétés. On ne peut pas voir la propriété avec les yeux, on peut la voir avec l’œil de l’entendement. De même, on voit le sens du Qor'ân par les yeux de chair et on le voit aussi par l’œil de la compréhension et de l’intuition.
L’âme, c’est une chose qui te rend vivant quand elle est avec toi. Et cent mille activités sont produites par toi : marcher, saisir, parler, s’asseoir, voir, entendre, le repos, la souffrance ; et quand l’âme te quittera et que tu deviendras inanimé et que tu seras comme une pierre et une motte de terre, alors, âne que tu es ! comment verras-tu l’âme, puisque tu demandes comment est l’âme ? Or, voir le sens profond qui est intérieur est plus saisissant et plus évident que voir les choses tangibles.
Tu vois le corps d’une personne avec le sens de la vue. Quand tu fermes les yeux, tu ne le vois pas ; ou tu entends la parole de quelqu’un : quand tu bouches tes oreilles, tu ne l’entends plus. Mais quand, dans ton for intérieur, il y a un chagrin ou une joie, tu dis aux gens : « En ce moment, je suis gai, ou je suis triste. » Si tu fermes, ou tu ouvres, les yeux ou les oreilles, cette joie et ce chagrin ne disparaissent pas, ne s’évanouissent pas, et ne s’absentent pas. Il est sûr que ce qui est ressenti intérieurement est plus apparent que ce qui est visible. La joie et le chagrin qui parfois montent et parfois s’estompent, ainsi que la colère, la patience, la générosité, l’avarice, la bravoure, la concupiscence, le désir, l’amour, tu peux voir tout cela, et tu dis : « En ce moment, je suis dans tel ou tel état. » Alors que l’âme qui est jour et nuit avec toi, comment peux-tu demander comment elle est ? Le plus étonnant est que personne n’a dit : « Quelle étrange vache es-tu ? » Car ton corps est le lieu de la manifestation de l’âme. Dans chaque partie de ton être, l’âme se trouve, de la tête aux pieds, dans la santé du corps, le mouvement des membres, l’éclat du visage et des yeux. Quand l’âme est partie, les astres des sens qui sont dans la tête, tels que l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût, le toucher, sont hors service et se corrompent. La force des pieds et des jambes disparaît et les doigts se séparent les uns des autres.
De même que le corps de l’homme est rendu vivant par l’âme, le corps du ciel et de la terre est aussi rendu vivant par l’âme. Quand cette âme s’en va, la fraîcheur, l’éclat et la beauté disparaissent. C’est pourquoi le ciel se fend, les astres tombent, le soleil et la lune s’éteignent.
Le calife de Dieu, qui est le Pôle, rend, par le reflet de la lumière de son âme, les hommes, le ciel et la terre vivants et lumineux. « L’huile est près d’éclairer 90. » L’huile de cette lampe, qui est son corps et son âme, avant qu’il devienne le Pôle et arrive à la perfection, est brillante et rayonnante. Et quand la lumière de l’amoureux s’unit à celle du Bien — Aimé, c’est-à-dire, quand la partie s’unit au tout, et que la goutte d’eau parvient à l’océan, c’est Lumière sur lumière ; car si lui-même ne faisait pas partie de la lumière, il ne s’unirait pas à cette lumière. Car tous les mouvements des membres sont dirigés vers leur tout.
Puisque le Sheikh a dit : Ana’l-Haqq 91 et est parvenu à son but,
il a triomphé de tous ses adversaires aveuglés.
Lorsque la forme corporelle du serviteur de Dieu a été vidée de l’existence,
ô obstiné ! Réfléchis : que peut-il rester ?
Si tu as des yeux, ouvre-les et regarde bien :
après la non-existence, que demeurera-t-il enfin ?
Avant d’arriver à l’union, l’âme, qui est une lumière particulière, était séparée de la Lumière (de Dieu), mais elle en tirait son rayonnement. Maintenant, la lumière de l’âme a atteint sa perfection, et elle est unie à son origine. Son éclat a augmenté et est arrivé à son apogée, et l’âme est devenue le Pôle de son temps. « Dieu guide vers Sa Lumière qui Il veut 92. » C’est-à-dire : Il ne guide pas et ne conduit pas n’importe qui vers le Pôle, sauf ceux qui sont élus et aimés et qui proviennent de cette origine. Et tous ceux sur qui cette lumière ne s’est pas déversée depuis la pré-éternité, Dieu les a créés misérables dès l’origine, et a soumis leur existence aux ténèbres et à l’égarement. Eux n’ont pas la possibilité de parvenir jusqu’à ce Pôle. Tous ceux qui sont attirés vers Dieu depuis le jour du Covenant (alast) sont depuis ce moment ivres de Dieu. « Heureux celui qui est heureux dès le sein de sa mère, misérable celui qui est misérable dès le sein de sa mère. »
L’organe que nous appelons cœur ne consiste pas en des gouttes de sang, en un morceau de chair. Une telle description est valable pour tous les animaux : la vache, l’âne, le chameau, le mouton. Tous possèdent un cœur, des poumons, un foie. Le cœur est une lumière sans qualifications dont les gouttes de sang sont le lieu de manifestation et de passage. Telle lumière est infinie et sans limites. À l’instar de la lumière de l’œil qui n’a rien à voir avec la blancheur et noirceur de l’organe ; pourtant la vue passe par la forme de l’œil. De même, l’ouïe ne se limite pas à l’oreille, laquelle n’en est que le lieu de passage. Les sens sont pareils aux gouttières par où passe l’eau. Bien que les cinq sens, c’est-à-dire l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût et le toucher soient différents, ils servent grâce à l’âme seule, laquelle passe par les cinq gouttières des sens.
Dans une chambre, une chandelle ou une lampe est allumée. Aux murs, à gauche et à droite, en avant et en arrière, sont suspendus des miroirs. À l’extérieur, de tous côtés, on aperçoit la lumière de la chandelle reflétée par les miroirs. Bien que ceux-ci soient nombreux, la lumière provient d’une unique bougie. Mais la différence est la suivante : dans les chambres visibles, qui sont inanimées et tangibles, chaque miroir reflète la même lumière que tous les autres miroirs. À l’inverse, en ce qui concerne les miroirs des sens appartenant à la chambre du corps humain, la lumière qui leur arrive produit en chacun d’eux un autre effet et revêt un autre aspect. Quand elle parvient au miroir de l’œil, elle donne la vue ; quand elle arrive au miroir de l’oreille, elle donne l’ouïe, et ainsi de suite. Dans chaque miroir, elle opère une action propre ; de sorte que, quand cette lumière arrive, chaque sens produit un effet que les autres ne produisent pas.
Il en va de même pour le printemps et sa chaleur. Quand il atteint le noyer, cet arbre produit des noix, et quand il rejoint le palmier, cet arbre produit des dattes, et quand il touche le pommier, cet arbre produit des pommes, et ainsi ad infinitum. Le printemps en réalité est une seule saison. Mais il produit pour chaque arbre un effet spécifique.
Il en est ainsi pour les arbres des sens. Le printemps de l’âme, qui est une seule réalité et une seule lumière fait apparaître une action et un effet propres à chaque sens. Et quand cette lumière parvient aux différents sens, dans chacun de ces sens se manifestent une autre opération, une autre propriété et une autre action. Quand cette même lumière arrive chez chacun des innombrables hommes, qu’ils soient de Byzance, de Zanzibar, ou turcs, elle produit une action et un effet différents, et elle incite à une autre activité et une autre œuvre. Elle rend l’un tyran, l’autre juste ; l’un homme de bien, l’autre mauvais ; l’un généreux, l’autre avare.
Toutes ces multiples opérations sont mises en œuvre par une seule lumière. Et ceux qui considèrent que cette diversité provient d’une Lumière unique croient à l’unicité de Dieu, et leur regard se fixe sur cette Lumière. Pour eux, il n’existe pas de dualité. Et s’ils disent : « Pour nous, toutes ces choses sont une », cela est juste : car les images et les formes leur font atteindre cette Lumière unique, qui est leur but. Comme lorsque tu es à la recherche d’une personne. Si un Turc ou un Arabe te donne des indications et te montre la personne que tu cherchais, tous les deux ne font pour toi qu’un. Car ils ont servi un seul but et t’ont guidé vers ce que tu cherchais.
L’impiété et la foi courent toutes deux dans Sa voie, en disant : « Il est unique, Il n’a pas d’associé. »
Ce vers indique ce qu’est l’état d’une telle personne. Un peintre peut exécuter un beau portrait, mais il n’est pas capable d’exécuter un portrait laid. L’art de celui qui peut peindre les deux est certainement plus grand. Bien que l’image soit laide, elle témoigne de la perfection de son art aussi bien que le beau portrait. Pour celui qui recherche le peintre à travers son œuvre et qui voit la perfection et la beauté de cette œuvre, la laideur et la beauté sont égales, car tout cela représente le peintre et le manifeste. Aussi, tout n’est qu’un.
Ne regarde pas celui qui est laid avec mépris,
car la mouche joue ici le même rôle que le paon.
De même que le paon est le lieu où se manifeste la perfection de l’œuvre divine, la mouche, elle aussi, est le lieu où se manifeste cette perfection. À cet égard, tous deux sont pareils et expriment la même réalité.
Quant à ceux qui ignorent le peintre et ne le recherchent pas, ils se bornent à leur propre forme et ils n’adorent qu’elle. À leurs yeux, le laid et le beau ne sont jamais un. Comment l’amer et le doux pourraient-ils avoir pour eux le même goût ? Il ne convient pas qu’une telle catégorie de gens parlent du monde de l’unicité. Ils sont eux-mêmes multiples et ils sont prisonniers de la multiplicité, négligeant l’Unique. S’ils prétendent que la laideur et la beauté, l’amertume et la douceur ne font qu’un, ils mentent, et se contentent de répéter ce qu’ils ont entendu, en s’attribuant ces paroles qui ne viennent pas d’eux-mêmes.
Sache la différence qui existe entre ce que l’on s’attribue et ce qui vient de soi-même.
Cette considération vaut pour toutes choses.
S’il s’agit de quelqu’un dépourvu d’âme, d’une lampe sans lumière, personne ne tire profit de ses paroles. Celui qui a le droit de parler, c’est celui qui par-dessus tout cherche l’Un. Plus il voit d’images, plus il s’avance vers l’unicité. Son but, entre toutes les choses, c’est Lui, non les choses.
L’océan est un, mais ses vagues sont multiples :
si tu dépasses la multiplicité, tu verras l’océan dans la vague.
Tu es comme l’intelligence, dont la splendeur provient de
cent arts.
Tout cela n’est qu’un, et non pas cent, si tu regardes bien.
Si une personne, ou un ami, qui se trouve auprès de toi, exécute mille gestes et actions dont les uns ne ressemblent pas aux autres : tantôt la paix, tantôt la querelle, tantôt l’avarice, tantôt la générosité, tantôt la ruine, tantôt la prospérité, tantôt la bravoure, tantôt la peur, tantôt le sommeil, tantôt l’éveil, tantôt le rire, tantôt les larmes, tantôt le silence, tantôt les discours, ad infinitum ; en toutes ces manifestations, c’est la même personne que tu aimes, et c’est la connaissance de cette personne que tu acquiers. Si nombreuses que soient les actions que tu le vois accomplir, cela ne change pas à tes yeux le fait qu’il soit un et que tu l’aimes. De même, il faut que tu saches que Dieu fait apparaître tant de merveilles et d’œuvres, telles que la rotation du ciel et de la terre, les diverses saisons, l’été, l’hiver, et les différentes créatures : savants, ignorants, justes, tyrans, la terre sèche et la mer, l’oiseau et le poisson, à l’infini, afin que tu connaisses Son unicité et Sa puissance et que tu sois continuellement enivré et immergé dans l’amour pour Lui, que, sauf Lui, rien n’attire ton regard et que tu ne jettes les yeux sur rien qui ne soit Son œuvre. Si tu regardes vers le haut, le ciel, c’est Son œuvre. Devant, derrière, à gauche, à droite, « Quel que soit le côté où vous vous tournez, la Face de Dieu est là » 93. C’est-à — dire : Tu vois Celui qui se manifeste par certaines actions, et tu le connais ainsi. Quant à Moi, qui Me manifeste en toutes choses, comment ne Me vois-tu pas et comment ne Me connais-tu pas ? Tu ressembles à ce sot qui dit : « Je vois l’oiseau sur l’arbre, mais je ne vois pas l’arbre, je ne vois pas la campagne. » Il y a de quoi se moquer et rire ! Appelle-t-on une telle saisie de l’intelligence, et un tel déchiffrement de la compréhension ? La vérité est plus manifeste que le soleil ; celui qui cherche l’explication après la vision est dans l’erreur !
Le Dieu Très-Haut est plus manifeste que le soleil. Celui qui voit de ses yeux et demande des explications et des preuves au sujet de l’existence de ce qu’il voit est plus âne qu’un âne. Sache qu’il est plongé dans l’erreur et ne sert à rien. Le soleil a deux propriétés : la clarté et la chaleur. Grâce à ces deux qualités, il est évident pour tout le monde. Le Créateur du soleil, dont toutes les créatures, à gauche, à droite, devant, derrière, en bas et en haut, sont la création, l’œuvre, et manifestent Ses attributs, il serait surprenant qu’Il soit voilé aux yeux de cet âne grossier et ignorant.
Il est le premier et le dernier, Il est le caché et le manifeste,
Il est Celui qui est là-haut, Celui qui est là-haut, et tous L’ignorent.
7
Les formes révèlent le sens profond et l’expliquent, car tout le monde ne parvient pas au sens et ne voit pas la beauté du sens devant ses yeux. La forme voit la forme et l’âme voit l’âme. Il est nécessaire de revêtir d’une forme le sens, afin que ceux qui ne connaissent que la forme découvrent l’existence du sens et croient un peu à ce sens, et soient informés. Les cieux ont été créés sous un aspect très élevé afin de faire comprendre ce que sont les hauteurs de l’âme.
Il y a des cieux dans le royaume de l’âme
qui gouvernent le ciel de ce monde 94.
Puisque l’élévation des cieux est attribuée à l’âme et est sans qualifications, sa hauteur est au-delà des mesures de l’espace. Elle est spirituelle. Il en va de même quand tu dis : « Cet homme est supérieur à cet autre homme. » Telle supériorité ne dépend pas de l’apparence, elle dépend de l’estime, de la valeur, du degré de la perfection. C’est comme quand tu dis : « Le dinar est supérieur au dirham. » Sa supériorité ne dépend pas de la forme, mais de la valeur et du prix. Si on place le dirham sur la terrasse d’une maison, et le dinar au rez-de-chaussée, le dinar demeure supérieur et le dirham inférieur parce que leur supériorité ne dépend pas du lieu qu’ils occupent. Comme dans le monde spirituel et sans qualifications, il y a des hauteurs abstraites (manawi) et ceux qui ne s’en tiennent qu’à la forme ne sont pas capables de les apercevoir. C’est pourquoi l’élévation du ciel symbolise ces hauteurs, afin qu’on sache ce qu’est la hauteur. De même, la terre est un symbole qui permet de comprendre ce qu’est le bas. S’il n’existait pas de haut et de bas dans le monde abstrait, ces deux dimensions n’existeraient pas dans le monde matériel. De la même manière, quand il t’advient un état spirituel (hal), tu le décris afin qu’on en saisisse le sens. Si cet état spirituel ne t’est pas advenu, tu ne peux le décrire. II en est ainsi pour les prodiges et les miracles qui se présentent sous une certaine forme. Ils sont destinés à ceux qui nient et qui ignorent, et qui ne sont pas au courant des miracles et des prodiges purement spirituels. Ainsi quand un maître opère une transformation dans un disciple, qu’il lui ressuscite le cœur mort et rend voyants ses yeux aveugles afin que ses ténèbres deviennent lumière : il transmute en or son cœur de cuivre ; il fait croître en lui cent mille jardins de sagesse et de roseraies de connaissance, de science et de vision, et fait apparaître en lui des Houris et des palais. Alors, un tel disciple qui a vu son maître opérer à chaque instant de tels miracles et prodiges, quel intérêt éprouverait-il pour le prodige consistant à deviner ce qu’il a mangé la veille au soir ou ce qu’il fera le lendemain, et comment pourrait-il le prendre en considération ?
Ces prodiges apparents sont destinés aux faibles qui ne peuvent parvenir à comprendre les prodiges spirituels. Ainsi, le déluge de Noé eut lieu pour symboliser un des déluges de l’âme ; la métamorphose et l’engloutissement dans la terre provoqués par Dieu symbolisent les phénomènes dans le monde des âmes. Les âmes de cent mille personnes, grossières et de mauvaise conduite, qui s’opposaient aux commandements de Dieu et manquaient de soumission envers Lui, ont été métamorphosées. Cette métamorphose de l’âme n’est pas perceptible à n’importe qui. La métamorphose de la forme a été rendue apparente afin que ceux qui ont une vision faible et qui ne voient que la forme comprennent tout de même un peu, et qu’ils sachent ce qu’est la métamorphose de l’âme. Tout ce qui a pris forme, soit bon, soit mauvais, est destiné à la saisie des abstractions qui existent dans le monde invisible, de telle sorte que les gens attachés à la forme perçoivent une part de ces abstractions. Les arbres, les jardins, les eaux vives sont comme un effluve du Paradis spirituel ; et les beautés apparentes, c’est-à-dire les jeunes gens et les femmes, témoignent de l’existence des Houris. La paix et la joie sont un indice des joies et de la paix de l’autre monde. « Dis : les biens de ce monde sont peu de chose » : J’ai envoyé de ces mondes infinis et de ces trésors sans limites une part aux gens attachés à la forme. Car tout cela est en dehors des formes. On ne peut verser l’océan dans une aiguière, elle ne peut le contenir. Même les états de ce monde et des cieux ne sont qu’un jouet par rapport à l’autre monde, et sont des symboles devant cette réalité. « La vie de ce monde est un jeu et un divertissement 95. »
On appelle la vie d’ici-bas « un divertissement et un jeu ». Ainsi, les enfants, dans les quartiers, choisissent quelqu’un pour roi et un autre pour ministre, un autre comme chambellan, un autre comme interprète, et ainsi de suite. Ils chevauchent des bâtons en remontant le bas de leur tunique. Ils ont imité dans leurs jeux ce qui est sérieux et réel. S’ils n’avaient pas vu les choses sous leur forme réelle, comment pourraient-ils en tirer ces amusements ?
Chaque jeu imite ce qui existe vraiment et chaque métaphore provient d’une réalité, chaque faux d’un original, chaque mensonge d’une vérité. On exhibe devant les yeux ce qui est faux comme original, afin de faire croire qu’il s’agit de ce qui est véritable, et qu’on l’accepte comme tel. Et on déguise le mensonge en vérité, en supposant qu’il est possible que les gens le croiront. S’il n’existait pas dans le monde un original, il n’aurait pas été question de faux. Et s’il n’existait pas des paroles véridiques, personne ne pourrait dire de mensonges. L’homme sage, en présence du jeu et de la métaphore, s’informe pour savoir s’il y a derrière quelque chose d’authentique et ensuite se met à sa recherche. Il essaie d’atteindre l’essentiel par l’intermédiaire du secondaire. Il s’efforce de trouver l’homme au moyen de l’ombre, et il ne se laisse pas leurrer par la beauté de l’ombre. Si tu lances pendant des années des flèches sur l’ombre d’un oiseau, tu ne pourras pas atteindre l’oiseau. Et si tu vois dans l’eau, pendant un siècle, un arbre, le soleil, la lune, les astres, et que tu les recherches dans cette eau, jamais tu ne pourras cueillir les fruits de cet arbre, ni t’adosser à lui, ni parvenir jusqu’aux astres. Car ce qui apparaît dans l’eau, ce n’est que le reflet et l’image, non la réalité.
L’homme sensé cherche la vérité à partir du reflet et de l’image. L’existence de ce monde est le reflet et l’ombre de l’autre monde. Les hommes sages recherchent dans ce monde-ci l’autre monde, et ils accourent vers la personne en suivant l’ombre. Les hommes de cette sorte sont permanents et éternels. Ils sont arrivés au trésor infini et ils ont goûté aux bienfaits du Paradis et en jouissent encore, car « ses fruits et ses ombrages sont perpétuels » 96, et ceux qui étaient amoureux de ce monde et qui se sont efforcés, leur vie entière, ne sont parvenus à rien, et à la fin ils ont quitté ce monde sans avoir rien obtenu, car
Ce monde-ci est une imagination, mais pourtant il est réel. Quiconque comprend cela est unique dans la Voie mystique.
8
Les âmes dans les corps ressemblent à l’eau dans les bassins. Les professions, les tentations, l’attachement à ce monde, tout cela ressemble à la terre mêlée à l’eau et qui rend trouble l’eau pure. À cause de ce trouble, l’homme, si profondément qu’il scrute sa propre âme, ne voit rien. Il s’enfuit bien vite loin de son for intérieur, et tourne ses yeux et son attention vers les gens, afin de se divertir et de passer sa vie.
Il en va de même pour un homme qui n’a dans sa maison ni tapis, ni nattes, ni pain, ni pâtes, ni galettes sans levain, ni viande, ni yaourt, ni fromage. Il a chez lui une femme stérile, laide et décrépite. Quand il rentre chez lui, à cause de cette laideur et de ce manque d’argent, il sort de sa maison aussi vite qu’il le peut ; il erre dans les bazars et regarde les gens. À l’inverse, un homme dont la maison est prospère et qui y trouve des ornements variés, une beauté voilée que jalousent les Péris et les Houris : comment son cœur lui permettrait-il de renoncer à ce plaisir et à cette joie et de sortir de sa maison ? Et même si par hasard il la quitte pour un travail ou une affaire importante, son âme tout entière reste à la maison. Il effectue son travail en hâte, afin de rentrer chez lui le plus vite possible. Ce qu’il a à la maison est plus agréable, meilleur et plus aimé que tout ce qu’il voit dehors. Et il cherche des prétextes pour refuser à la plupart de ses amis qui viennent le demander à sa porte pour sortir avec lui et se trouver en sa compagnie. Il recommande aux gens de sa maisonnée de dire qu’il n’est pas là pour ne pas avoir à sortir. Pour une telle personne, quitter la maison constitue une corvée et un supplice, alors que pour tel autre, dont nous avons parlé, c’est d’entrer chez lui qui était une corvée et un supplice. Tout ce qui est agrément pour l’un est peine pour l’autre.
Pour cela, Dieu a dit à Mohammad (que le salut soit sur lui et sa famille) : « Apporte le message. » C’est-à — dire : « Ô Mohammad ! Sors de la maison de ton for intérieur, et fais parvenir de Notre part cette nouvelle aux hommes. Guide-les et apporte-leur Notre message. » Le fait qu’il s’agissait de s’adresser aux hommes prouve que la sortie de lui-même paraissait au Prophète amère et dure et qu’il éprouvait une grande répugnance à agir. Jamais on n’oblige quelqu’un de manger du halva, ou à un affamé de manger du potage, ou à un assoiffé de boire de l’eau. Toute obligation se rapporte à un accomplissement pénible que la nature n’accepte pas. Comme d’effectuer la prière rituelle à l’heure prescrite, de jeûner pendant le mois de Ramadhan, de distribuer l’aumône sur ses propres biens. Or, dans le secret de sa demeure, il avait des lieux d’agrément, de contemplation, des prairies, des Houris, des palais, et était l’ami intime et le compagnon de Dieu. Renoncer à une telle compagnie éternelle et à une telle joie perpétuelle, et se mêler à une poignée d’hommes pauvres, misérables, déplaisants, dénués de tout, orgueilleux, frustes, et s’enfoncer jusqu’au cou dans la boue de ce monde pour leur tendre la main et les en tirer ; et qu’ensuite, à cause de leur sottise, de leur ignorance et de leur aveuglement, ils traitent ce roi unique comme leur obligé et fassent des manières (naz kerden) en disant : « C’est nous qui t’avons tendu la main et avons écouté tes paroles et nous sommes soumis à toi » — comment Mohammad aurait-il préféré un tel état à celui qu’il avait auparavant ? Comment pouvait-il ne pas éprouver de la répugnance et s’enfuir en comparant cette nouvelle situation à l’ancienne ? Puisque cette mission était pour lui dure et difficile et réclamait un énorme effort, nécessairement l’ordre est arrivé d’apporter le message.
Celui qui ne s’adonne pas à la recherche de son moi démontre qu’il est misérable et inutile.
Puissé-je moi-même, et cent autres comme moi, être serviteurs de celui qui a fait de lui-même un compagnon.
L’eau de ton âme était, à l’origine, pure. Avec ces eaux boueuses que sont les métiers, et les brindilles des tentations, tu l’as rendue laide, trouble et noire. Quand tu t’adonnes à la mémoration (dhikr) de Dieu, et que tu prends l’amour de Dieu pour Qibla, et que tu renonces aux attachements de ce monde : professions, tentations, et tout ce qui est en dehors de Dieu, tu seras pur, tu échapperas à l’orgueil et à l’ivresse, tu te conduiras modestement et tu deviendras limpide.
Comme les hommes véritables, rejette ton orgueil (manî) ;
ne sois pas pareil aux femmes qui reçoivent manî (le liquide séminal).
Puisque c’est l’existence de Dieu que tu as choisie, oublie ta propre existence. Puisque ton but est de voir Dieu, renonce à tes propres buts. Puisque tu es amoureux de la majesté divine, abandonne ton orgueil et sois un amant humble, ne cherche à gêner personne. Sois pauvre, opprimé, pardonne. Laisse la tyrannie, l’injustice, à l’âme charnelle, ce vaurien. Car l’orgueil est un voile qui te sépare de Dieu et en réalité c’est comme Pharaon qui se considérait l’égal et l’associé de Dieu. Tous les métiers, les tentations et les attachements de ce monde ont pour origine et essence le « moi » et le « nous ». Le « nous » et le « moi » sont la source d’où tout provient. Bien que tu coupes les branches de l’arbre, si la racine demeure, d’autres branches poussent. Il faut que dans cette recherche tu ne recules devant rien, qu’il s’agisse de connaissance ou de pratique, du règne et du gouvernement, de l’émirat ou du rang. Car, ô pèlerin ! les voiles sont innombrables, tant de ténèbres que de lumière. Tu dois passer au-delà de tous, comme un homme véritable. Le moyen, c’est la douleur et la sincérité, l’amour et le désir. La douleur doit détruire le plaisir et l’homme doit avancer à grands pas. Si la femme enceinte connaît, au sujet de l’enfantement, cent sortes de sciences et de méthodes, cela ne l’aidera en rien au moment de l’accouchement, et ce n’est pas par le moyen de ses connaissances que l’enfant sortira d’elle. C’est plutôt la douleur qui lui fera atteindre son but, et non la science et l’art. Quand la douleur donne de fortes poussées, l’enfant arrive vite. Au moment d’enfanter Jésus (le salut soit sur lui), c’est la douleur qui amena Marie (le salut soit sur elle) au pied du palmier et la fit enfanter l’esprit de Dieu 97. Ton corps et ton enveloppe sont comme Marie. Car l’âme charnelle (nafs) est pareille à une femme, et l’intellect (aql) pareil à un homme. Ta foi et ta connaissance (marifat) qui proviennent de l’intelligence véritable, c’est là ton Jésus. Si la douleur divine te domine et t’envahit sans cesse, cette douleur ne te laisse pas le temps à autre occupation. Nul doute, de ton âme pareille à Marie, Jésus, qui est l’esprit de Dieu, naîtra. Quand tu as compris cela, ne fournis pas tant d’efforts pour acquérir la science et les arts. Augmente ta sincérité et ta douleur, afin que tu sois toujours immergé dans le désir et dans l’amour. Sépare-toi de ce qui est autre que le Bien-Aimé, et autre chose que Le voir, de sorte que tu dépasses tous les voiles.
Hier soir, en rêve, un Maître m’a dit :
le risque du chemin de l’amour provient de « Moi » et de « Nous ».
Je lui demandai : « Qu’est-ce que “Nous” et “Moi”,
car toutes les difficultés sont résolues par toi ? »
Il répondit : « Tout ce qui est en dehors de Dieu,
tout est « Nous » et « Moi » et c’est l’erreur même.
Quand tu te conduis ainsi, tu mets le pied sur l’échelle de l’ascension, tu deviens ivre et tu dis :
Notre « Nous » s’est éloigné de nous quand tu t’es tourné vers nous.
Entre, ô mon âme ! Tu es venu, plein de beauté
quand tu as entendu nos gémissements plaintifs.
Soudain tu es apparu sans voiles.
Tout est rempli de fleurs multiples
depuis que tu as pénétré dans notre âme.
Bien que l’homme ne puisse pas faire disparaître de lui — même le « Nous » et le « Moi » par les efforts et la volonté et qu’il n’ait pas le pouvoir de chasser un tel ennemi, cependant Dieu dit : “Lamente-toi et gémis auprès de Moi à cause de cet ennemi ; car le chasser n’est possible que par Ma puissance absolue. Telle est Ma loi, ô Mon serviteur ! Bien que tu sois impuissant devant son hostilité, fournis quand même des efforts et ne te réconcilie pas avec lui. Sois toujours en guerre contre lui et, autant que tu le peux, lutte contre son hostilité et implore Mon secours, à Moi Dieu, avec supplications et humilité. Quand tu demandes Mon secours, du fond de l’âme et d’un cœur sincère, J’envoie Ma puissance vers tes mains et Je rends ta main forte et dominatrice contre lui, afin que tu coupes la tête de cet adversaire avec Ma force et par le glaive de la sincérité. En vérité, ce n’est pas toi qui le tues, c’est Moi qui le tue, et Je te complimente et te donne comme nom et surnom « Haydar » 98, héros. Et Je t’octroie en récompense une robe d’honneur, des présents et le royaume et le règne éternels, car c’est là le salaire de la tâche que tu as accomplie. Tu pourrais dire : ‘û mon Seigneur ! Ce n’est pas moi qui ai fait cela. D’où aurais-je pu tirer cette force et cette puissance, pour affronter un tel ennemi ? Cet adversaire s’est opposé à Toi, Dieu, et a discuté avec Toi, en disant : « Je suis meilleur que lui, Tu m’as créé de feu et Tu l’as créé d’argile 99. » Alors que je suis si faible et plus infime qu’une paille, comment pourrais-je arracher une telle montagne, l’écraser comme des cailloux et la jeter au vent comme de la poussière et de la terre ?’
Dieu le Très-Haut dit : ‘Quand Ma force s’attache à une paille, les montagnes devant elle sont moindres qu’un atome. Mais puisque toi, dans cette impuissance et cette faiblesse, tu M’as témoigné ta fidélité, et en t’appuyant sur Moi, tu as affronté un tel ennemi, et M’as considéré comme Présent, Voyant, et Dominateur, pour cette raison, J’ai transformé en force ta faiblesse. J’accepte tout de toi et Je suis ton obligé. Mais en vérité, c’est Moi qui ai tout fait. C’est comme un père qui joue par affection avec son enfant. Il place un lourd fardeau dans la main de l’enfant et il prend sa main et soulève le fardeau ; puis il félicite l’enfant et le complimente, en disant : « Quel héros ! Bravo ! Quelle force ! » Bien qu’en réalité ce soit le père qui ait soulevé le fardeau, et non l’enfant. Il serait étonnant que Mon amour, Ma générosité et Ma tendresse, à Moi qui suis le Créateur, soient moindres que ceux de cette créature. J’octroie la force à Mes serviteurs et Je les guide, afin que, grâce à Mes dons et à Ma direction, il chasse l’ennemi. Et j’accepte cela d’eux, Je suis leur obligé, et c’est à eux que J’attribue cela. En revanche, Je leur donnerai des récompenses et des bienfaits innombrables et sans limites, et Je célébrerai leurs louanges et leurs compliments avec mille langues, et Je jure sur leur nom. Et chaque miséricorde que Je répandrai sur les créatures, ce sera par amour pour eux. Et chaque courroux que Je montre et chaque peine que J’inflige aux rebelles, c’est pour venger ces bons serviteurs. Leur rendre service, c’est Me rendre service. Celui qui les a vus M’a vu. Et celui qui s’attaque à eux, c’est à Moi qu’il s’attaque. Celui qui les choisit, c’est Moi qu’il a choisi. Leur amitié pour eux est l’amitié pour Moi. L’hostilité envers eux est l’hostilité envers Moi. « Celui qui te voit M’a vu, celui qui t’attaque, c’est Moi qu’il a attaqué. » Et Je pardonne et fais miséricorde pour les contenter et leur donner de la satisfaction. Et Je témoigne Mon courroux en enfer et Je cause de la peine pour compenser la peine et la souffrance que Mes serviteurs avaient subies. Car Je suis Dieu, Je suis sans opposé et sans pareil. J’ai créé des serviteurs et leur ai permis de venir vers Moi, afin qu’ils deviennent le miroir de Mon existence. On ne peut décrire les liens qui existent entre eux, car là ne peut avoir lieu aucune séparation, qui ferait qu’il se trouvât parmi eux quelqu’un qui Me fût opposé et hostile. Celui qui leur témoigne de l’opposition et de l’hostilité, c’est à Moi qu’il les témoigne. Quiconque veut devenir compagnon de Dieu et parler avec Lui doit fréquenter un véritable soufi. « Celui qui désire être en la compagnie de Dieu doit être en la compagnie des mystiques. »
À celui qui désire être en la compagnie de Dieu,
dis : « Demeure en la compagnie des saints.
Si tu t’éloignes de la présence des saints,
Tu seras anéanti, car tu es la partie, et non le tout. »
C’est pour expliquer et commenter cette idée que Dieu le Très-Haut a dit à Moïse : « Je suis tombé malade, et tu ne m’as pas rendu visite. Moi, qui suis Dieu, Je suis devenu souffrant, pourquoi n’es-tu pas venu Me voir ? » Moïse répondit : « Ô mon Seigneur ! Je ne comprends pas. Comment pourrais-Tu être malade ? » Dieu le Très-Haut répéta ces mots. Moïse (que la paix soit sur lui) s’étonna. Enfin, Dieu lui dit : « Mon serviteur était malade, et tu ne lui as pas rendu visite. Ne savais-tu pas que sa guérison est Ma guérison, et que sa peine est Ma peine ? S’intéresser à sa santé et lui témoigner de l’affection, c’est s’intéresser à Ma santé et Me témoigner de l’affection. » De même, Dieu le Très-Haut a juré par Ses serviteurs élus : « Par la clarté du jour ! Par la nuit quand elle s’étend 100 ! » Je jure par le jour, c’est-à-dire, par la lumière de l’esprit de Mohammad (que le salut soit sur lui et sa famille) ; et Je jure par la nuit, c’est-à-dire par la nuit du corps de Mohammad (que le salut soit sur lui et sa famille). Les chercheurs de la vérité disent que « le jour » (duha) est le reflet de la lumière de son visage, et que « la nuit » (leyl) est le reflet de la noirceur de ses cheveux. Le sens de ce serment « par le jour et par la nuit » est évident. Tout le monde sait que ce serment exprime le plus grand respect et la plus parfaite grandeur et la direction par excellence. C’est le reflet de la lumière de son visage et le reflet de la noirceur de ses cheveux. Ici le respect est plus accentué. Qu’en serait-il s’Il jurait sur la tête et l’âme de Mohammad ? Dieu le Très-Haut a juré par un lieu et par la poussière où ils ont mis leurs pas : Je jure « Par le Mont ! Par un Livre écrit 101 ! » C’est-à-dire : Je jure par le Mont Sinaï où Moïse a mis le pied, et Je jure par le Livre qui est descendu pour Moïse et qui a été écrit par sa plume. Il dit aussi : Je jure « Par le figuier et par l’olivier 102. »
C’est-à-dire, par ces arbres auprès desquels ils sont arrivés et dont ils ont mangé les fruits. Le respect et l’estime pour eux sont tels que Dieu jure sur les « stations » et les lieux où ils se sont trouvés, et où ils ont posé leurs pas bénis. La proximité de Dieu et leur grandeur sont telles que l’intelligence ne peut le comprendre.
Ce que nous venons de dire n’est qu’une goutte d’océan et un atome du soleil, un grain de blé d’une meule. Mais cette quantité infime est digne des grandes intelligences qui sont proches de Lui et qui sont ses familiers et peuvent comprendre. N’importe quelle intelligence ne peut le supporter. Elle deviendrait mécréante et égarée ; elle serait désorientée et ne pourrait demeurer saine et sauve.
Revenons à présent à notre premier discours. En ce qui concerne les âmes pures, elles sont comme les eaux de cet océan, et dans ces récipients et ces amphores des corps qui sont pareils aux bassins, elles sont restées emprisonnées et séparées de cet océan. Si elles abandonnent ces métiers, ces tentations et les attachements de ce monde, qui rendent boueuses, limoneuses et troubles ces eaux pures, afin que cette boue se dépose au fond du bassin, sur le sol « Toute chose retourne à son origine » — alors, on voit dans cette eau pure le reflet des cieux, les visages des anges, la Tablette, le Trône et l’Empyrée, et rien des merveilles de Dieu n’est caché aux yeux. Car celui qui voit à la fois les créatures et le Créateur est comme le Homa l03.
Tu vois à la fois le peintre et le portrait,
à la fois la fortune et celui qui la distribue.
Les métiers et les attachements de ce monde ressemblent à la rouille qui recouvre le miroir du cœur. Si la rouille est infime, le miroir réfléchit les images de façon imparfaite. Mais si la face du miroir en est complètement couverte, on a beau le regarder, on n’y aperçoit rien, ni peu, ni beaucoup, ni image, ni réalité. Et quand on retire la rouille au moyen de l’ascèse de l’amour, et que la beauté de l’œuvre de Dieu apparaît dans le miroir, à ce moment, on se trouve soi — même, car la rouille a été enlevée du miroir du cœur. À présent, quand on parvient à soi-même et qu’on se trouve soi-même, on découvre Dieu en soi-même, et jamais on ne voit Dieu séparé de soi. C’est-à-dire : « Celui qui se connaît connaît son Seigneur 104. »
9
« L’équité d’un instant vaut mieux que le culte adressé à Dieu pendant soixante ans. » Dieu le Très-Haut vous a donné un rang, une grandeur, une dignité tels qu’Il considère qu’un instant d’équité équivaut à soixante-dix années de culte. Il faut veiller aux biens que l’on possède. Le rang, la dignité et la grandeur suscitent d’innombrables ennemis. « Les purs courent de grands risques. » Il n’existe de Satan pour aucun animal, cheval, chameau, bœuf, mouton : ils ne possèdent pas d’esprit (manî). Comment Satan pourrait-il leur couper la route ? Puisqu’ils n’ont pas de marchandises, que pourrait-il leur dérober ? Il coupe la route aux hommes, afin de les dégrader de l’humanité à l’animalité. Il coupe aussi la route à ceux d’entre les hommes qui se sont élevés et qui, par leur rang sublime, le trésor de leur foi et de leur intelligence, et par la connaissance et la vision, se sont ennoblis. « Nous avons ennobli les fils d’Adam. Nous les avons portés sur la terre ferme et sur la mer 105. » Satan guette cent fois plus cette catégorie de gens, afin de leur couper la route et de les dégrader.
Quand Dieu le Très-Haut a octroyé à Adam des trésors de science « Il apprit à Adam le nom de toutes les choses » 106 — Iblis devint son ennemi et son rival. Adam se trouvait au Paradis, parmi les Houris, les palais, les jardins, les fleurs, les prairies, les roseraies, les arbres, les fruits, au sein d’innombrables plaisirs, auprès des fleuves de lait, de miel, de vin, des eaux vives. « Il y aura là des fleuves dont l’eau pure est incorruptible, des fleuves de lait au goût inaltérable, des fleuves de vin, délices pour ceux qui en boivent, des fleuves de miel purifié 107. » Adam se réjouissait, et cet ennemi jaloux devenait de plus en plus accablé de chagrin. Il disait : “Hélas ! J’étais le maître des anges dans le ciel. Là où je me promenais, où je me mouvais et me déplaçais, c’était autour du Trône céleste et de Saturne. Je suis tombé du lieu le plus élevé sur cette terre. Et ma demeure sera ensuite, à cause de lui, le plus profond de l’abîme. Je suis créé du Feu lumineux et pur, et lui du limon noir et troublé. « Tu m’as créé du Feu et tu l’as créé du limon. » Moi qui avais une telle adoration pour Dieu, je suis resté si loin de Sa présence, séparé et privé de Lui. Et Adam, sans avoir témoigné aucune adoration ni avoir accompli aucun acte, est dans le Paradis éternel, sur le trône de la royauté, appuyé sur des coussins. Il est le Caliphe approuvé par Dieu. (“Je vais désigner un lieutenant sur terre 108.”) Il se trouve au sein des plaisirs, entouré de bienfaits et tous lui adressent des louanges. À quelle ruse pourrais-je me livrer pour le priver de ce bonheur ?”
Satan ne trouvait aucun moyen de lui porter du tort au Paradis. Il trompa le paon et le serpent, qui étaient les portiers du Paradis, et se fit de tous deux des amis. Et il pénétra dans leurs veines et leurs nerfs. « Satan circule dans les veines, dans les canaux sanguins. » Il les supplia de l’amener avec eux au Paradis, car il voulait s’entretenir avec Adam ; et il prétendait que son intention était pure et non coupable. Le paon et le serpent lui répondirent : « Nous pouvons exaucer tous tes désirs, sauf celui-là. Nous ne pouvons t’emmener au Paradis. Tous les habitants du Paradis te connaissent, et ils protesteront tous. » Satan répondit : « Si vous ne pouvez m’emmener ouvertement, j’entrerai en vous et sous votre forme je parlerai à Adam. Les habitants du Paradis ne me reconnaîtront pas. » Ils dirent : « Nous ne le ferons pas, car notre cœur craint que ce ne soit là une rébellion contre Dieu. » Satan répondit : « Il y aurait rébellion si j’entrais avec une mauvaise intention. Puisque mon intention est pure, votre bienveillance et votre bonté constituent une œuvre pie, digne de la miséricorde divine et qui vous vaudra une élévation. »
Il les tenta tellement qu’il réussit à les tromper. Et, comme le sang, il pénétra dans leurs veines, et ils entrèrent au Paradis et vinrent auprès d’Adam. Ensuite, il tenta Adam, en disant : « Tous ces fruits sont pour toi licites. Pourquoi le blé te serait-il interdit ? » — Il réussit ainsi à tromper Adam (le salut soit sur lui). Car cette pensée, selon le décret divin et la jalousie de Dieu, vint à l’esprit d’Adam à cause de son audace, de son manque de courtoisie et de son orgueil : « Dieu a interdit de manger du blé. Comme c’est étrange ! S’agit-il d’une prohibition, d’une chose illicite, ou bien cette interdiction est-elle destinée à me corrompre ? »
Comme cette idée lui vint et qu’il fit preuve d’audace en s’opposant à l’ordre de Dieu et en ne lui témoignant pas de respect, Iblis se saisit de l’occasion pour l’inciter à manger du blé et à désobéir à Dieu. Car le voleur entre dans une maison quand il peut y pénétrer à l’aide d’un complice se trouvant à l’intérieur et partageant son dessein ; lorsque le voleur se présente à la porte, de l’intérieur on lui ouvre et il peut entrer. S’il n’y a pas une prédisposition satanique dans le cœur de l’homme, Satan ne peut rien. L’homme ne doit pas être sûr de lui-même avant que son existence soit anéantie en Dieu.
Un homme parfait parcourait le chemin de Dieu
soudain, il traversa l’océan de l’existence.
Un seul cheveu de son existence était resté en lui :
au regard du détachement, ce cheveu était comme un zonnar.
Tel événement advint à Adam, et l’erreur naquit dans son esprit, afin qu’après lui ses descendants, qui sont les prophètes et les saints, ne se sentent pas sûrs d’eux-mêmes, et qu’ils se consacrent sans cesse à se purifier. Et s’ils voient en eux-mêmes différents prodiges et « stations » spirituelles, qu’ils tremblent, et ne renoncent pas à leurs efforts et à leur peine. Nul doute, ces descendants sont arrivés à un point où Satan s’enfuit loin de leur ombre. « Satan s’enfuit loin de l’ombre du croyant. »
Dès que les yeux d’Adam aperçurent la lumière pure,
l’existence et le secret des noms lui furent révélés.
Quand les anges virent la lumière divine qu’il reflétait,
tous tombèrent prosternés devant lui.
Pour célébrer les louanges de cet Adam, et le qualifier,
je resterais impuissant, même si je les répétais jusqu’au jour du Jugement.
Il connaissait tout ; mais quand arriva le décret divin,
la compréhension d’une interdiction lui fit défaut.
Il dit : « Comme c’est étrange ! S’agit-il d’une prohibition de l’illicite,
ou bien est-ce destiné à me faire tomber dans l’erreur ? »
Quand cette dernière interprétation l’emporta dans son esprit,
son penchant naturel le fit se précipiter vers le blé.
Lorsque l’épine est entrée dans le pied du jardinier,
le voleur saisit l’occasion et s’empare en hâte des fruits.
Quand le jardinier revient à lui-même après cet égarement,
il reconnaît le voleur sous dix déguisements.
Il s’écrie : « 0 notre Seigneur ! Nous avons commis une faute, hélas !
Les ténèbres sont venues, et nous nous sommes égarés.
Le décret divin est comme un nuage qui cache le soleil,
le lion et le dragon sont devant lui comme des souris. »
Adam, qui avait possédé un si grand bonheur et qui avait abandonné un tel royaume et une telle souveraineté, fut exilé et devint misérable et privé de tant de trésors. Alors, il frappa à la porte, disant : « Notre Seigneur ! Nous nous sommes lésés nous-mêmes 109 ! »
Plus le bien a de la valeur, plus le risque de vol est grand. Celui qui possède beaucoup de richesses doit être prudent et vigilant sur la route.
Tu as dans ton chemin une embuscade, que ton cœur soit sans crainte !
Quand, de cette embuscade on s’attaque à toi, tire virilement ton arc.
Les idées et les pensées qui ne sont pas divines constituent les recrues des démons. Quand Satan sort sa tête de l’embuscade, le combattant de Dieu doit, à l’instar du héros Rostam, lui couper le cou, afin de pouvoir parcourir le chemin et emporter chez lui, en toute sécurité, le joyau de sa foi. Satan envoie son armée proportionnellement au courage et à la bravoure de son adversaire. Il ne s’attaque pas à n’importe qui de façon impromptue. De même que dans le monde il est coutumier que, parmi les soldats et les lutteurs, l’enfant s’affronte à l’enfant, l’athlète à l’athlète, de même Satan ne se présente pas en personne devant ceux qui s’égarent par la pensée. En revanche, il se présente personnellement devant les prophètes et les saints qui l’affrontent à l’instar de Rostam. On n’envoie pas un Rostam devant un homme efféminé ; on ne brandit pas le sabre et la massue devant les puces et les poux. Puisque par une griffure d’ongle une femme peut être tuée, quel besoin d’avoir recours à la massue et au sabre ? Pour le reste, que les sages le déduisent de cela.
10
L’action et la soumission ne transforment ni l’origine ni la nature ; mais elles révèlent dans l’homme cette essence et la font atteindre la perfection. S’il n’y a pas d’action, cette essence est détruite et ne produit pas de fruits. Ainsi le pêcher et le grenadier : quand on les plante avec soin dans un jardin, ils croissent davantage et donnent plus de fruits. Mais en ce qui concerne l’accomplissement, il est impossible que la grenade devienne une pêche. Un exemple : tu as planté des pêchers et des grenadiers : plus tu bêcheras la terre, plus tu les arroseras, meilleurs ils deviendront. Et si tu ne t’en occupes pas, ils disparaîtront. Mais ils ne deviendront jamais autre chose. De même, quand on sème du blé, en arrosant la terre et en y consacrant des soins jusqu’à ce qu’il mûrisse, qu’on le moissonne et qu’on le broie. Une fois qu’il est mis en gerbes, on jette au vent la paille, on la sépare des grains, et l’on apporte ces derniers dans les granges : ces opérations constituent la pratique qui fait parvenir le blé à la perfection. Mais ces opérations ne transforment pas le blé en riz ; l’orge non plus ne deviendra pas du blé. Un enfant né d’une négresse ou d’une blanche, après qu’il a été allaité, soigné, couché dans le berceau et préservé des calamités : avec cela, l’enfant parviendra à l’âge adulte et à l’instruction. Pourtant, jamais l’enfant noir ne deviendra blanc, ni l’enfant blanc noir. Quand l’enfant sort du sein de sa mère, c’est à ses parents qu’incombent son éducation et sa survie. C’est Dieu qui l’a octroyé, et ils doivent le soigner, l’allaiter et le préserver de la chaleur et du froid selon ce qu’ils savent bon. S’ils n’agissent pas ainsi, l’enfant mourra, et les parents auront des regrets, disant : « Dieu le Très-Haut nous a octroyé un joyau et nous l’avons détruit, nous ne l’avons pas soigné. Nous avons mis au monde un enfant, et nous avons attesté l’unicité de Dieu et récusé l’impiété. Hélas pour nous ! Pourquoi n’avons-nous pas soigné cette fleur de la foi et ne l’avons-nous pas élevée à la perfection ? Voici qu’à cause de notre méfait nous nous trouvons dans les flammes de l’enfer avec tous les méchants. »
La pratique est indispensable. Personne n’obtient rien sans efforts. Mais ces actions ne transforment pas l’origine ni la nature. Mettre de l’or et de l’argent dans un creuset et les séparer ainsi des scories, c’est la pratique. Mais cela ne transforme pas l’or en argent. À l’origine, les âmes différaient les unes des autres : sublimes, moyennes, viles. « Les hommes sont des mines, telles celles d’or et d’argent 110. » Dieu le Très Haut a comparé les degrés des âmes et les différences entre les hommes aux mines d’or et d’argent. Ces différences sont subtiles, elles n’ont pas de formes et ne sont pas tangibles. Dieu a illustré cette notion par une image, pour qu’on comprenne les différences. Une âme qu’on a envoyée d’une certaine mine dans un corps se perfectionnera grâce à la soumission et aux efforts. Sans efforts, elle sera sans utilité et imparfaite. Il dit aussi, dans cet ordre d’idée : « Les âmes sont comme les armées assemblées, celles qui se connaissent s’unissent, et celles qui se détestent se distinguent 111. » Chaque amitié et inimitié qui existent entre deux personnes en ce monde s’expliquent par la mine, le quartier ou la ville d’où proviennent leurs âmes. Là, elles se trouvaient ensemble. Plus encore, à l’origine elles n’étaient qu’une. Comme elles se sont retrouvées ici-bas, elles sont devenues une seule essence. Et le genre tend à s’unir au genre. Toutes celles qui ne provenaient pas de la même mine ne se sont pas unies les unes aux autres. « Toutes celles qui se connaissent s’unissent, et toutes celles qui se détestent se distinguent. »
11
J’ai dit à Sultan Masoud : « Tu es venu vers les saints de Dieu et tu offres des largesses pour le mausolée pur de Mawlâna (que Dieu sanctifie son sirr). Cependant, ne renonce pas à tes efforts pour l’équipement de l’armée et le service des Mongols, témoigne-leur des égards et sacrifie tes biens pour eux, afin que tu disposes de tous les moyens de la sécurité, et que tu accomplisses tout ce qui t’est possible. Après cela, Dieu le Très-Haut t’aidera, et ces moyens causeront ta sauvegarde. Car si Dieu ne le veut pas, tu ne disposeras pas de ces moyens, ils seront la cause de ta mort. Mohammad l’Élu a dit : « Attache le genou du chameau, puis résigne-toi à ce que Dieu veut. »
Le Prophète a dit à liante voix :
« attache le genou du chameau et résigne-toi. »
Un Arabe s’était résigné à la volonté de Dieu et avait mis en Lui sa confiance ; puis il avait lâché son chameau dans le désert pour qu’il paisse. Le chameau s’égara. L’Arabe vint auprès du Prophète, en criant : “Je m’étais résigné à la volonté de Dieu et j’avais placé ma confiance en Lui, et mon chameau est perdu. Le Prophète lui répondit : « Attache son genou, et ensuite résigne-toi à la volonté de Dieu. »
Ce monde-ci est pareil à un voile, et les états de l’autre monde sont cachés par ces voiles. Dieu octroie à Son serviteur la récompense, la robe d’honneur et le Paradis lorsque ce dernier croit à l’invisible et accomplit des actes de soumission, qu’il voit Dieu et Ses œuvres en ce monde, et croit en Lui. Car quand le Dieu Très-Haut se manifeste sans voiles, l’acte de soumission ne mérite pas de récompense et le repentir n’est pas accepté. Au Jour du Jugement, Dieu Se montrera sans voiles, et les secrets les plus cachés seront dévoilés. « Le jour où les secrets seront dévoilés 112. » Le repentir, les lamentations et les gémissements n’auront alors aucun prix. Dieu le Très-Haut cache les affaires de ce monde sous un voile et Il aide les créatures sous le voile des moyens, afin qu’elles regardent les moyens et ne soient pas inconscientes de Dieu. Quelqu’un se jette en bas d’un minaret par confiance dans les hommes de Dieu. Il s’écrase en miettes. Ou bien il enfonce dans son ventre un couteau ou un glaive. Dans cette confiance, il s’anéantit et meurt sur-le-champ. Et ainsi de suite ad infinitum. Mais si quelqu’un, avec l’aide de Dieu, accomplit toutes ces actions dont j’ai parlé et ne meurt pas, il a vu Dieu sans voiles.
Les lois divines ne consistent pas à montrer le but en ce monde-ci ; sinon, Sa parole « Ils croient aux mystères » 113 ne se réaliserait pas. Le serviteur intelligent et éveillé voit Dieu sous le voile des moyens, et non pas à cause des moyens. Car on a vu et expérimenté pie, pour certaines gens, ces moyens ne servent à rien. Si la santé, la paix, et la réalisation des désirs étaient possibles à cause des moyens, jamais ils ne seraient à l’opposé des moyens, et la réalisation des désirs ne se séparerait jamais des moyens.
Pour le croyant intelligent, le but n’est pas rendu possible par l’effet des moyens. Avant que Dieu le veuille, et n’aide sous le voile des moyens, aucun but ne peut être réalisé et ne devient possible. Les croyants considèrent ces moyens comme un prétexte et une apparence recouvrant les choses. Ils voient que le bonheur et le malheur viennent de Dieu, et c’est pour cela que les prophètes ont fui les impies. Il est bien connu que le Prophète (que le salut soit sur lui) et Abu Bakr s’enfuirent dans une grotte et s’y réfugièrent. Le Très-Haut fit tisser aux araignées des toiles devant l’entrée de la grotte ; quand les impies vinrent à leur recherche et qu’ils virent les toiles des araignées devant la grotte, ils dirent : « S’ils étaient venus, ces voiles ne se seraient pas trouvés là ; il y a des années que les araignées ont tissé ces toiles à l’entrée. » Ils repartirent. Pour Dieu le Très-Haut, il eût été possible d’ordonner à Mohammad et à Abu Bakr de ne pas s’enfuir devant les impies ; et aussi d’ordonner aux flèches et aux sabres de ne pas les blesser, de la même façon qu’Il a ordonné au couteau qui était dans la main du père d’Ismaël : celui-ci a eu beau passer sa lame acérée comme un diamant sur la gorge d’Ismaël, avec une grande force, cela ne produisit aucun effet. Or, si le Dieu Très-Haut avait manifesté une telle puissance, Il aurait renoncé au voile des moyens. Et qui aurait eu le courage de s’opposer à Lui ? Il n’existerait plus d’impies ni de négateurs dans le monde. L’Enfer et le Paradis seraient inutiles. Ils n’auraient même pas été créés. Car le Paradis appartient aux croyants et à ceux qui sont soumis à Dieu dans le voile de l’invisible, et qui Le craignent et considèrent tous les moyens comme venant de Lui. Ils ne connaissent que Lui comme détenteur de la puissance et du commandement. Et ils ne se détournent pas de la foi en Dieu, en dépit du voile des moyens de ce monde.
En récompense de cette foi et de cette droiture qui renoncent aux plaisirs d’ici-bas, Dieu a créé le Paradis. Et pour ceux qui s’opposent à Lui et ces négateurs qui prennent les moyens pour leur propre Seigneur et qui s’enfuient et se réfugient constamment en ces moyens, et qui s’inclinent devant la concupiscence et les plaisirs de ce monde et préfèrent le présent aux promesses à venir, récusant les prophètes et les saints, Il a créé l’Enfer. Car « Il y a une partie dans le Paradis, il y a une partie dans l’Enfer 114. » Le Paradis et l’Enfer mêmes sont venus à l’existence à cause de ces gens. Un roi de ce monde voit un émir ou un esclave accomplir un acte de soumission et de sincérité. Il lui offre une robe d’honneur ou un présent. Dès que la semence de la sincérité et de la soumission a été cultivée dans le cœur de ce roi, elle a pris l’apparence d’un fief et d’une robe d’honneur. Cette robe d’honneur et ce fief ont poussé à partir de la graine de sincérité. Bien que l’arbre et la robe d’honneur ne ressemblent pas à la graine de la soumission et de la sincérité, il n’y a là rien d’étonnant. Ne vois-tu pas que le plaisir de la volupté se transforme en liquide séminal ! Et aucun homme ressemble-t-il à ce liquide ? De même, le noyau de l’abricot et de la pêche, qu’on place en terre : les branches et les feuilles ressemblent-elles au noyau d’abricot ou de pêche ? Dans ce monde, Dieu le Très — Haut t’a montré cent mille graines qui ne ressemblent pas aux arbres qui poussent à partir d’elles. Quoi d’étonnant à ce que des graines de la soumission, de la prière, du jeûne, du pèlerinage, de l’aumône, pousse un paradis rempli de fruits, de palais, de houris, d’eaux vives, avec quatre ruisseaux de lait, de miel, de vin et d’eau pure, etc. Le Paradis croît à partir des bonnes actions de l’homme, et l’Enfer à partir des mauvaises actions.
Quelqu’un a commis un vol. Il a semé la graine de l’hostilité et de la trahison. Il a comme punition d’être crucifié, torturé, châtié, et d’avoir les mains coupées. Cette graine de vol ressemble-t-elle à ce supplice ? La semence de l’hostilité et de la trahison ressemble-t-elle à cette mise à mort, à cette torture et à cette crucifixion ? Quoi d’étonnant, si la graine de ton manque de prières et de ta mécréance prend la forme de l’enfer, de la poix bouillante, du scorpion, du serpent ?
Dieu le Très-Haut a suspendu ce voile du monde afin que le sincère se distingue du menteur, l’hypocrite du juste, et que devienne évident pour tous l’arbre qui poussera à partir de cette graine-ci ; que de cette graine-là proviendront la noblesse et la grandeur des bienheureux, et qu’apparaissent le mépris et le malheur pour ceux qui sont chassés. Toutes ces mesures divines ont des effets lorsque le Bien-Aimé est caché. Les saints et les croyants, sous ce voile des moyens et du monde, voient Dieu à l’œuvre, et nul autre que Lui. « Je n’ai rien vu sans y voir Dieu. » C’est-à-dire : Dans toutes les choses que je regarde, je vois Dieu. S’Il était sans voiles, comment pourrait-on dire « dans toutes ces choses » ? Lorsque je parle d’« une chose », en vérité je vois Dieu dans le voile, et dans le voile des moyens et du monde je vois Dieu à l’œuvre, et considère tout cela, en le comparant à la puissance de Dieu, comme un instrument inutile, et je ne vois et ne connais que
Dieu à l’œuvre. Je suis arrivé au point où, si l’on retire le voile, ma foi en Dieu n’augmentera pas. « Si on enlève le voile, ma certitude n’augmentera pas. » Les hommes de Dieu ne perdaient pas Dieu dans le voile de ce monde. Ils voyaient et connaissaient toutes choses comme venant de Dieu. Leur connaissance était arrivée au point où ils disaient : « Si on enlevait la couverture des moyens et le voile de ce monde de devant mes yeux, et que la Résurrection apparût, notre certitude n’augmenterait pas. Nous L’avons connu et compris dans le voile, de la même façon que sans voile. Notre connaissance est la même qu’elle était dans le voile, et elle ne s’accroîtra pas au jour de la Résurrection, qui est le jour de la vision de Dieu. »
Vois notre beauté en ce secret caché,
si tu as des yeux pour voir, nous l’avons manifestée.
Si tu n’as pas d’yeux, sache bien ceci :
nous avons placé le joyau devant l’aveugle.
12
« Celui qui s’humilie pour l’amour de Dieu, Dieu élève son rang. » L’humilité pour l’amour de Dieu, c’est la gloire ; puisqu’il s’est humilié pour l’amour de Dieu, c’est comme si en réalité il s’était humilié devant Dieu.
L’humilité est le miroir de la connaissance mystique. La connaissance s’obtient proportionnellement à l’humilité. Par cette humilité, se manifeste sa propre grandeur. C’est-à-dire : j’ai une vision claire, et je suis connaisseur en joyaux.
Celui qui loue le soleil se loue lui-même :
ses yeux voient clair, et n’ont pas d’ophtalmie.
Au sujet de ce qu’on a dit, à savoir que celui qui s’humilie pour Dieu, Dieu élève son rang : Puisque l’humilité est pour Dieu, et non pour le monde, Dieu l’élève, afin que son nom soit honoré. Mais s’il s’humilie devant les gens de ce monde, et pour ce monde, il ne bénéficiera pas de cette promesse. Même, il s’est rebellé contre Dieu, car il est dit : « L’amour pour ce monde est l’origine de toutes les fautes. » L’humilité des hommes d’ici-bas à l’égard de ce monde est un péché. Il ne sied pas de se prosterner devant un autre que Dieu. Et si on se prosterne devant un autre que Dieu, on est mécréant et associateur. L’amour-propre, le sentiment de sa propre grandeur et l’orgueil sont désirables ici. Devant ce qui est autre que Dieu et n’est pas destiné à Dieu, il faut éprouver de l’orgueil et témoigner de l’indifférence, afin que, lorsqu’on s’humilie pour Dieu, telle action soit estimée et ait de la valeur. Si Pharaon s’était humilié devant Moïse, son rang auprès de Dieu aurait été proche de celui des saints. La grandeur et l’amour-propre qu’il avait, s’il les avait brisés pour Dieu, il aurait reçu une robe d’honneur et une haute dignité. L’humilité convient à ceux qui sont nobles, et elle émeut autrui. Si un porteur de fardeaux s’humilie devant une personne, celle-ci ne sera pas aussi flattée que s’il s’était agi d’un émir ou d’un roi.
Anecdote. On raconte que, dans un hammam, un vieillard chenu s’humiliait devant un saint derviche : il lui lavait la tête, il lui grattait le dos, il baisait ses pieds, et frottait sa barbe blanche sur la plante de ses pieds. Il lui rendait ainsi des services avec une grande humilité. Quand le sheikh sortit du hammam, et se mit à s’habiller, il sentit peser lourdement sur son cœur l’humilité de ce vieillard. Il se disait : « Que faire, et comment puis-je le récompenser ? Si je lui donne ma tunique et mon turban, cela ne compensera pas ses services. Et si je lui offre de l’argent, cela non plus ne représentera rien. » Il résolut, avec l’aide du Dieu Très-Haut, de lui faire obtenir un présent venant de l’au-delà, d’entre les présents qui sont offerts à ceux qui sont aimés de Dieu et saints. « Dieu a des serviteurs qui, lorsqu’ils jettent un regard sur les créatures, les revêtent d’un habit de béatitude. » Dieu a des serviteurs proches, et Il les a envoyés en ce monde afin que par eux arrivent aux créatures la béatitude et la miséricorde. « Nous t’avons seulement envoyé. Comme une miséricorde pour les mondes 115. » Quand ces serviteurs proches jettent un regard sur le commun des hommes, avec ce regard de faveur et d’approbation ils les revêtent de l’habit de la béatitude.
Le sheikh était sur le point de lui faire obtenir un présent, mais il ignorait que le vieillard était en réalité un barbier du hammam ; il conduisait les clients de l’intérieur du hammam jusqu’au vestiaire, avec une aiguière pleine d’eau à la main. Et quand il versait l’eau sur les pieds de cette personne, il lui frottait les pieds avec sa barbe. Et les autres à qui il avait lavé la tête et qui venaient dans le vestiaire pour s’habiller et sortir, il leur baisait les pieds à chacun séparément et leur témoignait de l’humilité. Quand le sheikh le vit, il dit : « La barbe de ce vieillard était en réalité le gant de toilette du hammam, et j’ignorais cela. Dieu soit loué, maintenant je le sais, et je serai allégé de ce lourd fardeau qui pesait sur mon cœur et libéré. »
Considère tous les actes d’humilité et les services de cette façon. S’ils sont pour tout le monde pareils, on les appelle « gant de toilette du hammam ». C’est devant les mystiques qu’il faut manifester abaissement, humilité, silence, effacement, afin que cela ait une valeur et que ce soit reconnu. Si tu te brises devant eux, ils te rajustent et transforment en or le cuivre de ton être par l’élixir de leur regard. Tu as trouvé la réalité de l’existence dans cet anéantissement, et la perfection dans cette brisure.
Meurs, ô mon ami, si tu veux la vie !
Idriss déjà, par une telle mort, est monté au ciel.
Si tu meurs par amour pour Dieu, tu seras ressuscité par l’Amour. L’âme te rendait vivant, dansant, mouvant. Après cela, l’amour de Dieu t’a rendu vivant. L’amour ne meurt pas. Il est incréé et éternel. « Il les aimera et ils L’aimeront 116. » L’amour est un attribut divin. S’il existe chez les créatures un amour, c’est un reflet de l’amour de Dieu qu’ils ont trouvé en eux-mêmes. La clarté des chambres et des maisons provient sans doute du rayonnement du soleil. Dieu a mentionné en premier Son amour à Lui, c’est-à-dire : « C’est Moi qui vous aime d’abord, et c’est par Mon amour que vous M’aimez. Mon amour, c’est le soleil qui brille dans votre sein. C’est le rayonnement de Mon soleil qui est votre amour pour Moi. Tous les deux viennent de Moi. Vous n’êtes qu’un instrument. C’est Moi qui agis. »
Il faut manifester de l’humilité et de la soumission envers les hommes de Dieu et envers Dieu. « Sa puissance apparaît au Prophète et aux croyants 117. »
Dieu est vénéré, la vénération s’adresse à Lui, ainsi qu’à Ses envoyés et aux croyants à qui Il a octroyé la vénération. Les vénérer, c’est vénérer Dieu. Et ce verset montre qu’il ne sied d’accomplir des actes d’humilité et de soumission qu’à l’égard de ces derniers. Ce sont les prophètes, les saints et les croyants qui méritent les louanges. Et rendre des louanges aux gens de ce monde est un péché.
Le trône céleste a horreur des louanges des méchants ;
l’homme pieux se méfie de ces louanges.
Il ne convient pas de s’humilier devant les gens de ce monde.
Va, sois dur pour les impies,
sois comme la poussière dans l’amour pour les bons.
L’amitié pour les gens de ce monde noircit le cœur lorsque l’amitié pour les saints rend le cœur lumineux. Quand la nourriture est saine, elle est profitable. Quand elle est malsaine, elle est nuisible. Les gens de ce monde sont infernaux : si tu leur tends la main, ils t’entraînent vers les abîmes. Les saints sont célestes ; quand tu leur tends la main, ils t’élèvent vers les hauteurs et ils te délivrent du fléau de l’enfer. L’homme humble est comme une branche verte : tu as beau la tirer vers le bas, elle ne se brise pas.
Quelqu’un demanda : « Je vois et je comprends la brisure du bois sec. Comment pourrais-je comprendre la brisure de l’être humain ? » Je lui répondis : « Quand l’homme se sent heureux dans l’humilité et la modestie et qu’il est lui-même satisfait et content de ses actions, cela prouve sa fraîcheur (comme une branche verte). Au contraire, pour celui en qui l’humilité n’est pas naturelle, si par artifice il témoigne d’une grande humilité et s’il offre son cœur à quelqu’un et se tient à un rang inférieur, son cœur se lasse et il éprouve constamment des regrets : « Pourquoi ai-je agi ainsi ? » Et il se considère comme ruiné par cette action. Et toujours dans son for intérieur il ressasse cette action, se disant : « Pourquoi me suis-je abaissé, pourquoi ai-je jeté au vent ma dignité et ma fierté ? Dorénavant, les gens me considéreront avec mépris. » Il se torture avec ces pensées. Il était une branche sèche, et l’humilité lui a causé une brisure. La brisure de l’être humain est de cette sorte : on dit d’un homme qui a été chassé de sa situation qu’il est devenu misérable et a le cœur brisé. Il est pauvre et endeuillé. On parle de l’homme chagriné et déçu de la même manière. Puisque l’humilité l’a rendu ainsi, chagriné et désespéré, il est du nombre des gens brisés. Mais l’homme sage sait que la vénération et le bonheur viennent de Dieu, et que cette vénération ne s’obtient pas par ses propres efforts. Personne n’aura un rang supérieur à celui de Pharaon et ne le dépassera. Comme Dieu ne l’a pas aimé, il est devenu le plus méprisé de tous. Il est devenu la cible des malédictions et des mépris jusqu’au Jour du Jugement.
Celui qui recherche sa propre grandeur sera abaissé ; et celui qui recherche la gloire de Dieu et qui s’oublie lui-même est constamment occupé à affirmer la gloire de Dieu ; et tout ce qu’il fait en ce monde, que ses actions soient amicales ou inamicales, tout cela il le fait pour Dieu et non pour sa propre personne. À l’instar du faucon qui a renoncé à son propre moi et qui chasse pour le roi. Le bras du sultan est devenu son siège, et la faveur du roi est son partage. À l’inverse des autres faucons, ses congénères, qui chassent pour eux-mêmes : ils se nourrissent de charognes et sont affamés. Chaque pas qu’ils font les amène vers la captivité. Le faucon qui chasse pour le roi chasse pour lui-même. C’est pourquoi le nom des prophètes et des saints restera vénéré jusqu’au Jour du Jugement. Ils ont échappé à leur propre « moi » en ce monde et en l’autre, et ils ont trouvé en échange un autre « Moi ». Ils ont sacrifié leur vie limitée, dans la soumission et la servitude à l’égard de Dieu, et ils ont trouvé une vie illimitée. L’être humain, pour gagner la vile richesse de ce monde, parcourt des déserts aux risques mortels ; il subit les peines de la route, de la chaleur et du froid, et goûte le poison de la séparation d’avec ses amis, sa famille et ses concitoyens, afin de gagner dix ou quinze dinars de bénéfice. Dieu le Très-Haut, Lui aussi, te montre un commerce et un marché : « Si l’être humain brise son propre moi devant Moi, et devient Mon serviteur proche et élu, Je lui donnerai une intégralité telle qu’elle ne puisse jamais être détruite. Si vous consacrez un peu de votre vie limitée à Mon service, Je vous octroierai la vie illimitée. Je vous ai appris un tel commerce, afin que vous soyez héroïques et que vous n’écoutiez pas les paroles de Satan, sa sorcellerie et sa ruse. Car il était l’ennemi de votre aïeul, Adam. » Dieu le Très-Haut, par Son extrême grâce, miséricorde et faveur, qu’Il avait témoignées à Adam et à ses enfants, envoya plusieurs milliers de prophètes et plusieurs milliers de saints proches de Lui, afin que, en diverses langues et expressions, ils dévoilent et fassent voir les signes d’Iblis et ses ruses et sorcelleries ; et afin que demain, au Jour du Jugement, quand les hommes entreront dans l’enfer, il ne reste en eux aucun argument ni prétexte, et qu’ils ne puissent pas dire : « Nous ne connaissions pas les ruses d’Iblis et nous n’étions pas informés de ses œuvres. »
Celui qui s’humilie devant les saints et les maîtres spirituels, et qui renonce à son autorité propre et à son orgueil, devient digne de l’extrême proximité de Dieu. L’humilité est la cause de la proximité. Et puisque Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille !) était plus humble que les autres, sa proximité de Dieu était plus grande que celle des autres. Les mécréants lui témoignaient une impolitesse sans bornes et une extrême insolence, au point de suspendre à son cou béni des boyaux dégoûtants de mouton, d’où tombaient des saletés. Les enfants, les jeunes gens, les vieillards criaient derrière lui, battant des mains et riant pour se moquer. Ses compagnons dont le cœur était affligé l’entouraient et disaient : “O envoyé de Dieu ! Tu es le roi des prophètes, tu es le but de la création. Les autres prophètes, quand leur peuple les a insultés, il a été anéanti par la malédiction : ainsi le peuple de Noé, de Hud, de Lot, de Sala, et les autres. Certains peuples ont été anéantis par le déluge, d’autres ont été métamorphosés en singes et en ours ; certains autres ont été soulevés de terre dans l’air, et renversés sur le sol. Par le rang et la valeur, tu es supérieur aux autres prophètes ; l’insolence et l’impolitesse que ces gens t’ont témoignées ne furent jamais proférées aux prophètes qui t’ont précédé. « Aucun prophète n’a été lésé comme je l’ai été. » Tu dis qu’aucun prophète n’a été lésé autant que toi. Prie Dieu que ce peuple insolent et insultant soit anéanti.”
Le Prophète répondit : « Ô mes compagnons ! Levez maintenant les mains, afin que je prie. » Le Prophète éleva ses mains et, tournant sa face vers le ciel, il dit : « Ô grand Dieu ! Conduis mon peuple, car il est ignorant. » « Ô Dieu ! Montre — leur le chemin, et rends-les conscients, ne sois pas courroucé contre eux, car ils ne savent pas et sont ignorants. » Les compagnons dirent : « Nous te demandons de les maudire, et tu pries pour eux ! » C’est à cette occasion que ce verset a été révélé : « Tu es d’un caractère élevé 118. »
Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille) était le plus humble des hommes et le plus effacé. Il était patient, endurant, résigné, compatissant, affectueux pour l’élite et le commun des gens ; pour l’ennemi et l’ami. « Nous t’avons seulement envoyé comme une miséricorde pour les mondes 119. » Le fait qu’il tuait les mécréants était dû à son extrême affection et compassion, afin de sauver dès que possible les gens de l’impiété. Le jardinier, en raison de sa grande sollicitude, coupe les branches chétives qui sont préjudiciables à l’arbre, pour que les branches saines croissent et prennent de la force, et pour que leur action néfaste ne nuise pas aux branches encore faibles, et que leur être n’empêche pas les branches bonnes de porter des fruits. De même, lorsqu’un doigt ou une main sont envenimés, on les coupe afin qu’un autre membre ne soit pas contaminé, et que le corps échappe à ce risque. Cette amputation est motivée par une extrême compassion. Tuer les mécréants servait cette religion pure (l’Islam) et aidait à sa perpétuation chez les descendants des mécréants tués, et cela génération après génération, jusqu’au Jour du Jugement. C’est pourquoi Moïse a dit : « Que ne suis-je de la communauté de Mohammad ! » Mohammad (le salut soit sur lui et sur sa famille !) faisait partie des Voyants ; les enfants de son âme et de son cœur sont en réalité ceux qui sont à la recherche de la vision. À l’instar de Moïse (la paix soit sur lui !) qui aurait souhaité avoir le même rang que Mohammad, il est bon d’obtenir la grandeur et la dignité en ce monde, à condition que l’on humilie cette grandeur devant les saints et les maîtres. Il est bon de se tenir debout tout droit, à condition de se prosterner ; on relève la tête après une prosternation pour se prosterner à nouveau. Comment les prosternations pourraient-elles exister s’il n’y avait pas les positions assise et debout ? Et s’il n’y a pas en l’homme la droiture, la grandeur et la noblesse, comment l’humilité pourrait-elle exister ? Plus tu t’humilies devant Dieu, plus tu grandis et plus tu progresses. Puisque tu n’as pas des yeux et un discernement capables de distinguer ce qui est droit de ce qui est de travers, tu dois t’humilier devant ceux qui sont revêtus du froc (khirga) et qui disent qu’ils sont des mystiques. Si tu es amoureux et sincère, tu dois les vénérer tous. Majnoun ne rendait-il pas visite aux chiens du quartier de Leyla, et ne baisait-il pas leurs pattes ? Et toi, si tu es amoureux, dois-tu te montrer moins humble que lui à l’égard d’un mystique ? Quand l’amour atteint son apogée, tu baises le seuil de la maison du derviche, à cause de ton extrême vénération ou tu baises la plante de ses pieds. Or, cette plante des pieds et ce seuil ne sont pas le mystique lui-même, ce sont des parties séparées. Par exagération dans la vénération tu agis ainsi, c’est-à-dire que, partout où son pied s’est posé, tu baises cet endroit afin de témoigner ton affection et ta sincérité.
Un Mongol de Tun, qui ne dépend pas d’un grand personnage, du seul fait qu’il porte une coiffe mongole ne peut-il nuire aux émirs et aux vizirs ? L’autorité des Mongols de Tun et la crainte qu’ils inspirent sont tellement enracinées dans leur esprit et ont tellement impressionné leur cœur que, tout en sachant qu’en réalité il ne s’agit que d’un pauvre misérable qui n’a aucune valeur chez les Mongols, ils lui témoignent du respect et supportent son insolence et son impolitesse. Si Dieu avait à vos yeux cette valeur, ce rang, cette dignité, auriez-vous jeté sur le derviche un regard inquisiteur, en vous demandant s’il présente ou non pour vous de l’intérêt et pour réprouver : « Possède-t-il la sainteté ? Existe-t-il en lui ou non ce dont il se vante ? » Or, ce Mongol, alors qu’il n’avait ni situation ni rang, le seul critère de son apparence lui apportait du respect. Et ce derviche, qui parle de mysticisme et qui est vêtu à la façon des mystiques, ils ne savent pas avec certitude qu’il ne présente aucun intérêt, car les dispositions de l’homme, en cet état, sont cachées : Dieu connaît le secret de chacun, ou le saint de Dieu, qui l’aperçoit grâce à la lumière de Dieu. « Le croyant voit grâce à la lumière de Dieu. » Cela est caché au reste des créatures, sauf au Jour du Jugement, qui est le jour où tous les secrets seront dévoilés : ils voient, et le secret est révélé. Celui qui a le visage blanc sera alors distingué de celui qui a le visage noir. « Le Jour où certains visages s’éclaireront tandis que d’autres seront noirs 120. »
Puisqu’il n’est pas clair pour toi que le derviche est mauvais ou bon, véridique ou hypocrite, si tu vénères les hommes de Dieu, pourquoi ne vénères-tu pas ce derviche et ne te montres-tu pas prudent ?
Quelqu’un apporta à Mawlânâ (que son sirr sublime soit sanctifié !) cette nouvelle : « J’ai vu notre maître Shams-ûd-Dîn. » Mawlânâ lui fit don de tous ses vêtements. Les gens dirent à Mawlânâ : « Il ment. C’est faux. Pourquoi lui as-tu offert tout cela ? » Mawlânâ répondit : « Je lui ai donné tout rien que pour ce mensonge. Si ç’avait été la vérité, je lui aurais donné ma vie. » C’est en cela que consistent l’amour et la vénération : offrir des présents pour des nouvelles mensongères, et témoigner de bonnes intentions. Pourtant, il savait que le porteur de nouvelles mentait, car il possédait cette vision qui permet de distinguer le mensonge de la vérité.
Pourquoi, toi, ne vénères-tu pas les derviches et ne leur témoignes-tu pas de sollicitude ? Pour toi Dieu n’a pas de valeur ni de grandeur, puisque tu dis que tel derviche a commis des actes défendus, comme boire du vin, se livrer à la fornication, etc. Cette pensée n’est pas convenable, ni selon la Loi canonique, ni selon la voie de la Vérité. Selon la Loi canonique, quand tu ne vois pas un acte déterminé de tes propres yeux, il ne sied pas que tu penses ainsi au sujet d’un musulman ; ta pensée est mauvaise. Et si tu as vu de tes propres yeux cette action, puisqu’il y a renoncé et y renonce, et qu’intérieurement et extérieurement il montre qu’il a abandonné ces vices, également selon la Loi canonique il ne convient pas que tu penses ainsi à son sujet. Car Dieu a dit : « Dieu pardonne tous les péchés 121. » Et l’envoyé de Dieu (que le salut soit sur Lui et sa famille) a dit : « Celui qui se repent d’un péché, c’est comme s’il n’avait pas péché. » Tu ne dois pas nourrir de telles pensées à son égard. Nous considérons qu’au point de vue de la vérité non plus ce n’est pas exact ; car, selon la vérité, il est possible que celui qui agit mal et commet des fautes, libertinage ou débauche, soit bon, pieux, et élu par Dieu. Et peut-être que celui qui agit de façon convenable et qui se montre soumis envers Dieu appartient à la catégorie des libertins et des impies. Ce que le Dieu Très-Haut regarde, c’est son for intérieur (sirr).
L’homme intelligent cherche une chose telle qu’il n’ait pas à éprouver de la honte au cas où il ne la trouverait pas, et qu’il ne soit pas en désaccord avec lui-même au cas où il la trouve. Il doit s’agir d’une quête telle que sa vision devienne plus lumineuse et que sa joie croisse de jour en jour, à cause d’elle. Il n’aura alors ni peur de la mort, ni crainte de la séparation. « Nul ne sait ce qui lui est réservé comme joie 122. C’est une chose merveilleuse que cette joie soit au-delà de toute description. Quelles oreilles pourraient l’entendre, quelle intelligence pourrait la comprendre ? Cette parole fait tomber la montagne en poussière et la nivelle. À l’être humain qui prononce une telle parole ou qui l’entend, parvient l’appel de Dieu : « Ce qui empêche la montagne de tomber en poussière, c’est le voile du doute. »
Un petit démon choisit la fille d’un roi, laquelle était d’une beauté incomparable. Le petit démon entra dans le cerveau de cette jeune fille et la rendit folle et malade. Le roi convoqua les médecins et les sages. Tous s’avérèrent impuissants à la guérir. Satan entra dans l’habit d’un homme dévot, et dit : « Si vous voulez que cette jeune fille guérisse de sa maladie, amenez-la chez Barsisa afin qu’elle recouvre la santé. » On ne trouva pas d’autre solution, et on amena la jeune fille au monastère de Barsisa. Barsisa pria Dieu pour elle, et le démon la quitta ; elle recouvra enfin la santé. La jeune fille resta toute seule dans le monastère. Si Barsisa avait été un dévot savant et spirituel, jamais il n’aurait accepté cette jeune fille dans la clôture du monastère. Le Prophète (la paix soit sur lui !) a dit : « Ne laissez pas un homme et une femme seuls dans une maison, car la troisième personne sera Satan. » Barsisa ressentit une grande inclination pour la jeune fille, il resta avec elle et elle devint enceinte. De nouveau Satan, sous la forme humaine, se présenta devant Barsisa et le trouva pensif. Il lui demanda quelle était la cause de ses soucis. Barsisa lui raconta l’histoire, et lui dit que la jeune fille était enceinte. Satan lui dit : “La solution consiste à tuer la jeune fille et à dire : « Elle est morte, et je l’ai enterrée. »” Barsisa ne trouva aucune autre issue que de tuer la jeune fille. Il l’enterra là. Les serviteurs du roi et ses officiers vinrent la chercher. Barsisa dit : « La jeune fille est morte, et je l’ai enterrée. » Ils repartirent, et rapportèrent la chose au roi. Celui-ci célébra la cérémonie du deuil pour sa fille. Satan, sous la forme d’un homme, vint auprès du roi, et demanda : « Qu’est devenue ta fille ? » Le roi répondit : « Nous l’avons amenée auprès de Barsisa, et là elle est morte et on l’a enterrée. » Satan demanda : « Qui l’a dit ? » Le roi répondit : « Barsisa. » Satan déclara : « Il ment. Il est resté avec ta fille et l’a rendue enceinte, et par peur de toi il a tué cette pauvre jeune fille. Si tu ne le crois pas, je t’informe qu’il l’a enterrée à tel endroit ; creusez la fosse, et vous verrez. » Le roi se leva de son siège et se rassit, sept fois, de bouleversement et d’agitation. Puis il monta à cheval, et accompagné de plusieurs personnes, il entra dans le monastère de Barsisa. Il lui demanda : « Où est ma fille ? » Il répondit : « Elle est morte, je l’ai enterrée. » Le roi dit : « Pourquoi ne nous en as-tu pas informé ? » Il répondit : « J’étais occupé à la prière et au dhikr. » Le roi dit : « Si les choses s’avèrent être l’inverse de ce que tu dis, qu’arrivera-t-il ? » Le dévot se mit à parler avec irritation, dans l’espoir de le convaincre. Le roi, qui avait trouvé l’endroit, ordonna de creuser la terre, et on exhuma le corps de la jeune fille. Ils virent qu’elle avait été tuée. Ils lièrent les mains de Barsisa et attachèrent une corde à son cou. Une nombreuse foule s’assembla. Barsisa se disait : « O mon nafs néfaste ! Tu étais content parce que ta prière était exaucée et que tu étais considéré aux yeux des gens et dans leur cœur, et leurs louanges te faisaient plaisir. En réalité, toutes ces choses n’étaient que serpents et scorpions. L’amitié que témoignent les hommes est un serpent venimeux. » Il se lamentait, en vain. On l’amena au pied cl'un haut gibet, on apporta une échelle et on suspendit la corde. À l’instant où on plaça son cou (sans la corde, Satan sous sa forme précédente, se montra à lui et dit : « C’est moi qui ai tout manigancé, et ton salut encore est entre mes mains. Prosterne-toi devant moi, et je te sauve. » Barsisa répondit : « Est-ce ici le lieu de prosternation ? Mon cou est lié par une corde. » Satan dit : « Fais un signe de tête, pour exprimer l’intention de te prosterner devant moi. n « A l’homme sage, un seul signe suffit. » Barsisa, par peur et par amour de la vie, fit ainsi. À ce moment, la corde serra son cou. Satan s’écria : ‘Oui, je te désavoue 123. » En fin de compte, Barsisa perdit aussi la foi et mourut impie.
Revenons au sujet de la débauche et de l’égarement : Fozayl'Ayas, qui était un voleur et un brigand de grand chemin, depuis plusieurs années avait pour métier et pour occupation de s’attaquer aux caravanes. Il rendait pauvres les riches et dépouillait les femmes. Il versait même injustement le sang. Un jour, dans les marchandises d’une caravane, il trouva une amulette sur laquelle était inscrit le nom de Dieu. La pensée lui vint que les gens qui avaient mis leur espoir en ce nom de Dieu avaient pris ce nom comme leur forteresse, leur gardien et leur protecteur. « Moi, se dit-il, avec quel appui et quelle audace est-ce que je commets ces actes d’impudence et de grossièreté ? » Cela n’était qu’un prétexte. Un état spirituel lui advint. Il poussa un cri et déchira son vêtement. Il arrachait ses cheveux et les poils de sa barbe, il se frappait contre les pierres, jusqu’à ce que son corps ruisselât de sang. Il criait et pleurait, hors de lui-même, bouleversé. Il gémit, se lamenta et se mortifia jusqu’à ce que le Dieu Très-Haut lui ouvrît une porte vers Son Paradis. Enfin, il devint l’un des élus et proches de Dieu et l’un des véritables saints parfaits.
Dieu le Très-Haut manifeste telles choses pour que Ses serviteurs ne placent pas leur confiance dans leurs propres actions et leur propre dévotion et ne deviennent pas orgueilleux, qu’ils ne perdent pas la crainte de Dieu et qu’ils ne regardent pas avec dédain ceux qui n’accomplissent pas les mêmes exercices qu’eux. Quand ils voient que Dieu a des saints qui se livrent à des actions mauvaises et des hommes méchants qui font de bonnes actions, ils ont peur de se trouver parmi les méchants alors qu’ils agissent bien. Et ils ne considèrent personne avec dédain, par crainte que cette personne ne soit un saint d’entre les saints de Dieu. Celui qui est de nature noble, dans son imagination peut devenir rebelle, pécheur et fautif, mais il ne désespère jamais de la miséricorde divine. Car il a vu que Dieu a rendu vénérés beaucoup d’hommes rebelles. « Il fait sortir le vivant du mort, Il fait sortir le mort du vivant 124. » Il fait sortir du ventre du mort un vivant, afin que l’on sache que les moyens ne sont que des prétextes. L’Originateur, l’Ordonnateur et le Créateur, c’est Lui.
Chanaan, qui était le fils de Noé, était impie, tandis que Noé était prophète et le second Adam — car en son temps le Déluge avait fait disparaître tous les hommes, et c’est Noé qui est le père de cette postérité, tous sont ses descendants. Il fut englouti par le courroux de Dieu avec tous les autres impies. Tous ces événements étaient destinés à montrer que personne ne doit s’appuyer sur les moyens, lesquels sont des prétextes et des voiles. Il ne convient pas de reprocher quelque chose à quiconque, ni selon la loi coranique, ni selon la coutume, ni selon la vérité. Le musulman est celui de la langue et de la main de qui les autres musulmans sont à l’abri.
13
“Ceux qui n’espèrent pas Notre rencontre disent : « Si seulement on avait fait descendre sur nous les anges ! Ou bien si nous voyions notre Seigneur ! » Ils sont gonflés d’orgueil eux-mêmes et remplis d’une grande insolence 125.”
Les mécréants disent : “Dieu le Très-Haut nous a envoyé comme Son envoyé un être humain, qui mange comme nous, qui dort, qui tombe malade, qui guérit, qui s’attriste et se réjouit, et qui a les mêmes caractéristiques que nous. Comment pourrions-nous accepter de lui ces vanteries et ces prétentions ? Si Dieu avait envoyé un ange pour nous communiquer Ses messages, nous aurions tout accepté de lui. Ou bien si Dieu (qu’Il soit exalté et glorifié !) S’était manifesté Lui-même à nous, afin que nous acceptions de Lui Ses commandements et Ses interdictions, nous nous y serions soumis.” Dieu le Très-Haut leur dit : “O chiens de l’enfer ! Quelles sont cette insolence et cette audace ? Je vous ai octroyé la vie à partir de la poussière morte, et Je vous ai fait don de Mes attributs infinis : Je suis voyant, Je vous ai donné la vision ; Je suis audiant, Je vous ai donné l’ouïe ; Je suis puissant, Je vous ai octroyé la puissance ; Je suis plein de grâces, Je vous ai donné la grâce ; et aussi, Je suis Celui qui pardonne, Je suis le Victorieux, Je suis Celui qui sait, ad infinitum. « Il ne vous a été donné que peu de science 126. »
J’ai placé en vous un peu de Mes attributs infinis, un peu de chaque connaissance, afin que vous ne soyez pas inconscients et ignorants de Ma propre science. De même, si on montre à un homme sage et avisé une poignée de blé tirée d’une immense grange, à partir de ce peu il comprend beaucoup. Vous avez reçu une goutte de chaque attribut provenant des océans de Mes attributs infinis. Par quel pouvoir et quelle audace M’adressez-vous des reproches ? Vous vous placez au-dessus de Moi, c’est-à-dire que vous prétendez être plus sages et plus savants que Moi. Vous Me donnez des conseils, et vous M’apprenez des choses, en disant : « Si au lieu de cet Envoyé un ange était venu, cela aurait mieux valu. » Je vous ai envoyé un homme pour que, par son intermédiaire, vous puissiez comprendre ce qu’est un ange, et que vous puissiez Me voir, après que vous avez atteint la perfection et dépassé l’étape de l’ange. Grâce à cet Envoyé, dont les yeux possèdent la lumière et voient l’ange, et Me voient, vous obtenez la lumière et par cette lumière qui vous est procurée par lui, vous parvenez à voir l’ange. Les anges sont dépourvus de qualifications. Leur nourriture et leur boisson, leur compagnie et leurs baisers, leur chant et leurs paroles sont sans qualifications. Toi, qui es dans la forme contingente, comment pourrais-tu voir ce qui est dépourvu de qualifications ? Sois dépourvu de qualification, afin de pouvoir voir celui qui est sans qualifications. Il te faut avoir l’œil de l’âme pour voir l’âme : on peut voir ce qui est du même genre que soi. Jamais la corneille ne peut chanter comme le rossignol, ni le mulet galoper comme Doldol 127. Bien que le sabre coupe, il ne peut trancher comme Dhulfarar 12 s.
Le printemps, qui est le produit de la contingence, est au-delà des formes ; il n’a ni corps, ni couleur ; on ne peut voir sa bonté et sa beauté -- bien qu’il appartienne à ce monde — avant qu’il ne se manifeste dans les prairies, les jardins, les arbres, les roseraies, les vergers. Lorsque le printemps qui, en lui-même, est sans couleurs agit, ces lieux sont fécondés et les multiples couleurs apparaissent. Alors, le printemps devient visible. Sans la médiation de ces couleurs et formes, il demeure invisible. De même, avant que le vent n’agisse sur la poussière, et ne fasse mouvoir un arbre, une tente, ou un étendard, tu ne peux le voir : le vent est invisible sans l’intermédiaire des formes.
Pourtant, le printemps et le vent, sans qui ce monde ne peut subsister, n’appartiennent pas à l’autre monde. Or, le monde (invisible) est l’opposé de ce monde (contingent) : celui-là est lumière, celui-ci est feu. Quand la lumière se manifeste, le feu disparaît. Avant que n’intervînt la forme, c’est-à-dire la poussière dans le vent et la verdure dans l’arbre, on ne voyait ni le vent, ni le printemps.
Les anges, qui sont pure lumière, en dehors des quatre éléments et des six directions, au-delà de la terre et du ciel, ne sont rien qu’esprit. Ils sont submergés dans l’amour de la Majesté divine. Leur nourriture est la lumière de la mémoration de Dieu. Leur boisson et leur ivresse, c’est la pensée de Dieu. Ils vivent et se meuvent, comme des poissons, au sein de l’océan de la Miséricorde. Ils existent tant que l’océan existe. Ils demeurent éternellement et sont à jamais enivrés, pareils à la lumière sans qualifications du soleil, à la chaleur du feu, au parfum des roses, à la douceur du sucre. Comment espères-tu les voir sans l’intermédiaire d’un être humain ? Or, je vous ai envoyé un de vos congénères comme Messager, afin que grâce à lui vous deveniez peu à peu apprivoisés et dignes de voir les anges, le Paradis, l’autre monde. Car si l’ange, sans l’intermédiaire de l’être humain, prenait forme et qu’on le voyait face à face, on mourrait de peur, on serait anéanti. Ce soleil qui brille sur la terre du haut du quatrième ciel, s’il brillait du troisième ciel, la terre tout entière s’embraserait et ses habitants périraient. C’est par Sa sagesse que Dieu a maintenu le soleil un peu plus loin, afin que vous puissiez en jouir. L’autre monde est gardé derrière le voile, parce que tu ne peux supporter de le voir sans intermédiaire.
Lorsque Dieu le Très-Haut parla à Moïse dans le Buisson ardent, au moment où il cherchait où était le feu, Il lui dit : « Ô Moïse ! Qu’as-tu dans la main ? » Moïse répondit : « Ô mon Seigneur ! C’est un bâton sur lequel je m’appuie et avec lequel je pousse mes moutons et fais tomber les feuilles des arbres. » Dieu lui dit : « Cela te semble un bâton, mais ce n’en est pas un. Il possède d’autres qualités et une autre utilité, en dehors de ce que tu as compris. Jette-le par terre, afin de voir ce qu’il est en réalité. » Quand Moïse, sur l’ordre du Dieu Très-Haut, jeta le bâton sur le sol, il le vit se transformer en un serpent terrifiant, qui s’attaqua à Moïse. Celui-ci s’enfuit avec une peur extrême. Dieu le Très-Haut dit : « Ô Moïse ! Pourquoi as-tu peur et t’enfuis-tu en ma présence ? Sans mon ordre et ma volonté, qui aurait l’audace de te nuire ? Eh bien ! saisis-le par le cou ! ». Aussitôt, Moïse saisit le serpent par la gorge, et il redevint bâton. Puis Dieu dit : “Ô Moïse ! Je t’ai fait voir cela, afin que désormais tu juges autrement tout ce que tu vois : la montagne, la campagne, l’eau, l’air, le désert et la mer ne sont pas uniquement ce que tu perçois. Je manifeste chaque chose comme Je veux et ordonne. Tout n’est-il pas rendu vivant par l’eau ? « Nous avons créé, à partir de l’eau, toute chose vivante 129. » Et quand J’ai ordonné à l’eau d’être l’ennemi des mécréants et des négateurs, le Déluge a anéanti tout.
L’air aussi donne vie à toute chose. Si l’on empêche de respirer, on meurt. Et quand je le veux, cet air — qui fait croître les organismes et leur donne la force de vie — devient pour eux une cause de souffrance. Et au lieu de les caresser, il les brûle et les étouffe, au point que les joies de la vie les abandonnent pour n’être plus que la proie de la colique et des douleurs dans le dos et le bas-ventre.
J’opère tout cela dans l’homme, afin que, grâce à l’une de ces choses, il comprenne toutes les autres. Alors toutes leurs parties et membres, de la tête aux pieds, seront mes serviteurs ; ils me seront soumis et sous Mes ordres. Chaque ami devient un serpent, chaque fleur une épine, chaque paix une brûlure, chaque ami compatissant un ennemi : tous les entourent et les piquent, et deviennent les dénonciateurs et les témoins de leurs actions. « Le jour où leurs langues, leurs mains et leurs pieds témoigneront contre eux sur ce qu’ils ont fait 130. »
Au jour de la Résurrection, chaque membre de l’homme témoignera de l’action qu’il a faite. Ainsi, toi, Moise, ce bâton qui t’étais compagnon et appui, tu l’as vu devenir serpent et ennemi qui, sans mon secours, t’aurait dévoré. Mais comme le serpent a vu ma grâce, il est redevenu bâton dans ta main. Que sera la fin des rebelles misérables et hostiles privés de ma faveur ! Si les océans se transformaient en encre et les arbres en plume, et les terres et les cieux en papier, et qu’on écrivît sur eux, et qu’il ne restât ni encre, ni plume, même une petite partie de ces peines ne pourrait être décrite. Le courroux et la grâce sont à la mesure de la personne concernée. La tendresse de celui qui est faible ne dure qu’un instant, son courroux et sa violence ne durent, aussi, qu’un instant. La grâce et la tendresse d’un seigneur sont précieuses. De même, son courroux et sa colère sont également grands. La grâce et la générosité, le courroux et la colère d’un émir sont à sa mesure. Mais la grâce du roi est plus grande que toutes les autres ; il a une générosité suprême. Or, le courroux d’un émir qui possède un haut rang, qui a droit aux tambours et aux étendards, qui détient le commandement et la souveraineté, qui a des ministres, ce courroux est égal à sa grâce, et les autres chefs subissent les effets de sa colère. Puisque la souveraineté de Dieu est sans limites, sa grâce et son courroux sont proportionnels à sa grandeur. De même que Son amour et Sa miséricorde sont infinis, Son courroux et Sa colère sont aussi infinis. Ceux qui se trouvent au Paradis y demeurent éternellement, et ceux qui sont en enfer restent enchaînés dans leur prison. ‘Une partie d’entre eux sera au Paradis, et une autre dans le brasier 131. “
Connais de cette façon tous les modes : miséricorde, colère, prospérité, sursis, promesse. Toutes ces actions de Dieu sont grandes et durables. S’Il dit : « Je ferai telle chose », peut-être cela arrivera-t-il au bout de cent années. Ô Moïse ! Lorsqu’il a mal aux dents, ou à un membre, l’homme sage doit savoir que les autres membres qui ne souffrent pas lui viennent en aide. Mais, en réalité, ils sont ses ennemis. Dieu le Très-Haut a fait se produire cette douleur particulière afin qu’on connaisse et qu’on comprenne les autres, et qu’on les compare à celle-ci ; qu’on ne compte pas sur les autres membres et qu’on n’aie pas confiance en eux ; et qu’on sache que leur aide et leur secours proviennent de la volonté et de la grâce de Dieu, et qu’on ne connaisse d’autre refuge que Lui. Dans la détresse seule la robe de Sa grâce est à saisir. Tous les moyens ne sont que prétextes et voiles, c’est Lui seul qui agit.
Moïse, toi aussi, grâce à ce bâton terrestre, comprends les autres parties de la terre. Tant que la terre est immobile et en repos, elle est étalée et déroulée sous les pas des hommes, déroulée et étalée comme un tapis. Mais au Jour de la Résurrection, elle se mettra à tanguer comme le chameau. « Quand la terre sera secouée par son tremblement 132. » D’elles se déverseront les serpents, les amis, les beautés, et elle projettera en l’air les morts des tombeaux. Les cieux se déchireront, les montagnes seront cardées comme laine fine. Le soleil, la lune et les étoiles tomberont, et l’on verra qu’en réalité ils n’étaient pas ce qu’ils paraissaient. De même que ce bâton s’est transformé en serpent, le monde entier est, dans la main de Ma puissance, mou comme la cire. Parfois je le transforme en bâton, parfois en dragon, parfois en serpent. Tantôt je le transforme en feu, tantôt en roses, tantôt en épines. Combien est étrange le fils de l’homme ! Tu es faible et misérable ; Je t’ai donné une main qui tantôt est l’objet de baisers, tantôt sert de massue : elle fait goûter à la fois la douceur et le poison, elle est tout ensemble paix et peine. De même, tu transformes en injure le souffle de ta bouche, et parfois en louange, ce qui rend les gens tantôt joyeux, tantôt tristes. Toi qui es une créature, par un seul aspect tu te révèles amer et doux, peine et joie ; tu transformes une chose en ce que tu veux. Moi qui suis le Créateur, ne puis-Je pas transformer le bâton en serpent, et le serpent en bâton, et faire de la terre et du ciel, qui sont le secours et le moyen de subsistance des créatures, des ennemis pour elles, de sorte qu’à la fin ce même monde devienne leur enfer et les engloutisse ? Quand le roi envoie un chef d’armée pour châtier quelqu’un, même si cet officier est l’ami de la personne à punir, ou son frère, ou un membre de sa famille, il se transforme pour elle en ennemi. Et malgré l’amitié et l’affection, il la blesse plus qu’un autre et rend son cœur affligé. Sache que les parties de la terre et du ciel sont Mes chefs d’armée. Ne vois-tu pas que lorsque J’ai ordonné au commandant du feu d’être tendre à l’égard d’Abraham, il est devenu pour lui roses et roseraie. Et quand J’ai ordonné à l’eau paisible de rendre Pharaon et ses suivants misérables, elle les a engloutis et noyés à l’instar d’un dragon. Le vent, qui était le porteur du trône de Salomon, est devenu un fléau et une calamité pour les gens de ‘Ad. La terre a avalé comme une bouchée Qarun. Le bâton devant Moïse en apparence était bâton ; mais pour Dieu, dans l’invisible, il avait pour nom serpent. De même, en apparence, la terre, le ciel, et leurs parties, chacun ont un nom : quel est en réalité leur nom auprès de Dieu ? Transformer le bâton en serpent est un signe du Jour du Jugement, un échantillon, un spécimen, afin qu’on sache ce qu’est la mort, et que par ce petit malheur on comprenne ce qu’est le grand malheur. O. Moïse ! Ces petits signes du Jour de la Résurrection, c’est-à-dire le serpent, le déluge, le vent, le tremblement de terre, le choléra, la famine, tout cela indique qu’il est inévitable que ce Jour arrive. De même, les souffrances jouent le rôle de messagers, et c’est la mort qui vient à la fin. Toutes ces choses étranges sont les signes du Jour de la Résurrection et ses envoyés : le Jour de la Résurrection arrivera en fin de compte. Puisqu’un bâton si infime s’est transformé en serpent et a avalé et anéanti Pharaon et ses suivants, qui avaient conquis le monde, qu’une parcelle, qui était un bâton, a revêtu une apparence si terrifiante, que deviendra l’océan de l’existence, que sont la terre et le ciel ?
Ô toi, fils d’Adam ! Tu as été vaincu par Satan, ce monde trompeur et rusé qui montre du blé, mais vend de l’orge à sa place. Il est pareil à une vieille femme noire qui s’est fardée avec de la couleur blanche, et qui paraît jeune et exquise ; tu la courtises, et tu te promènes joyeux comme les habitants du Paradis dans le Paradis, et tu te réjouis. Quand tes yeux s’ouvrent et que tu t’éveilles de ce sommeil de l’inconscience, tu t’aperçois avec certitude que tu te trouvais dans l’enfer même et que tu as les ailes attachées comme un oiseau ignorant dans ce piège où tu picores des graines.
Les saints sont venus du monde des lumières dans ce monde trompeur, afin de sauver les hommes d’un feu sans merci. Moïse prenait le serpent pour un bâton, qui était son appui et son soutien ; or c’était un ennemi qui l’aurait dévoré, n’étaient la faveur et la grâce de Dieu. Sur l’ordre de Dieu, ce serpent redevint un bâton dans sa main. De même, les créatures mécréants ou musulmans — considèrent ce monde comme leur propre forteresse, leur propre demeure, leur propre refuge, leur ami loyal et leur secours. Mais quand le voile de l’ignorance est retiré, ils apercoivent précisément l’enfer, et ils ont la certitude que ce monde, qui leur paraissait un Paradis, était en réalité l’enfer, et que cette jeune trompeuse était une vieille sorcière infernale. Ils voient alors sa laideur et vivent avec elle en l’évitant comme des étrangers. Ils n’ont que la grâce et la faveur de Dieu comme refuge. Ils sont contents de satisfaire à la volonté de Dieu, et se soumettent au jeûne pour Dieu, de peur que la satiété et l’abondance donnent des forces à l’âme charnelle vile, qu’elle l’emporte sur l’intelligence obéissante et qu’elle les fasse manquer à la soumission, à la persévérance, au service, à l’humilité, et à la sobriété.
« L’amour est pour Dieu, l’inimitié est pour Dieu. »
De même, dans ce monde, les esclaves et les serviteurs d’un roi sont remplis d’amour pour lui. Ils n’ont à l’égard des gens ni amitié ni inimitié. Lorsque le roi est satisfait de quelqu’un, eux aussi l’aiment, lui baisent les mains et les pieds, lui rendent des services, lui témoignent de l’amabilité, l’invitent et l’aident dans les circonstances graves.
Ô Moïse ! l’utilité du bâton n’était pas ce que tu supposais et disais. Ce bâton présente de grandes et importantes utilités, permanentes et éternelles. Tout ce monde périssable, qu’est-il, qu’on le déclare ou le considère comme utile en raison d’un infime intérêt ? Cent mille mondes pareils au ciel et à la terre sont exigus devant le déploiement de Son amour. Que dire de ce bâton ? C’est un soleil qui illumine le monde entier, et l’éclat de sa lumière chasse les ténèbres de l’univers. Grâce à lui, le laid se distingue du beau, celui qui est rejeté de celui qui est désiré, la bonne monnaie de la fausse, le lion du chien. Bien plus, c’est une balance céleste descendue sur la terre, afin de faire apparaître la vérité et de discriminer les justes des injustes, de séparer et d’opérer un choix entre ce qui est léger et ce qui est lourd, ce qui est vivant et ce qui est mort, la roseraie et les ronces, les égoïstes et les adorateurs de Dieu, le périssable et l’éternel, le terrestre et le céleste, ce qui est de ce monde-ci et ce qui est de l’au — delà, l’aveugle et le voyant, la rose et l’épine ; et afin de noyer dans la mer Pharaon avec les siens, et d’envoyer aux israélites, qui subissaient de la part de Pharaon des peines et la tyrannie, une nourriture et des aliments célestes, alors que, à cause de leur orgueil, de leur ingratitude et de leur ignorance, ils disaient : « Nous voulons de l’ail et des oignons, des grains, des lentilles, et des oignons de la terre 133. »
Si tous les arbres se transformaient en plumes, et les mers en encre, et les cieux et les terres en papier, et que tout soit employé et rédigé même pas une seule ligne traitant des utilités de ce bâton ne serait encore écrite et expliquée. Or toi, ô Moïse, tu connaissais dans cette mesure l’utilité de ce bâton ; et cette mesure était tellement grande qu’elle dépassait toute mesure. Elle était bénie et sacrée comme la Nuit du destin. Nous connaissons l’utilité de chaque chose, car c’est Nous qui les avons créées et Nous t’avons un peu informé de cela afin que tu puisses accomplir ton œuvre et que tes besoins soient satisfaits, et que tu ne sois pas privé de la connaissance des choses en général. « Il n’y a rien dont les trésors ne soient pas auprès de Nous ; Nous ne les faisons descendre que d’après une mesure déterminée 134. » « Il ne vous a été donné que peu de science 135. » Dieu le Très-Haut t’a envoyé sur terre quelques bouchées de la nourriture des êtres célestes et des anges, et cela est la science et la connaissance. Si tu es céleste, tu te mettras à la recherche d’une telle nourriture, afin que par elle ta science et ta connaissance s’accroissent. Si tu es terrestre, que tu proviens de la terre et que l’animalité te domine, ta bouchée aussi provient de la terre. Mange de la terre afin d’accroître ton volume de terre : l’espèce s’accroît par sa propre espèce, l’eau par l’eau, le feu par le feu, le vent par le vent, la terre par la terre, le pur par le pur. Si ton origine est celle des purs, recherche la pureté, et cela est la science. Si tu es de l’espèce de ceux qui sont de terre, recherche la terre, et cela est la forme et la matière.
Ne nourris pas ton corps, car le corps est une victime à immoler ;
nourris ton âme, l’âme remonte vers les hauteurs.
Sers moins d’aliments gras et sucrés à cette charogne,
car celui qui a nourri son corps sera humilié.
Apporte à l’âme sa nourriture, qui est la sagesse
afin qu’elle se fortifie, car elle a un voyage à faire dans l’au — delà.
La sagesse arrive grâce au roi Salah ud-Din 136
lui qui est pareil à l’âme des corps.
Dans l’homme existent ces deux caractères : céleste et terrestre. La caractéristique qui l’emporte chez lui permet sa qualification : si, dans l’argent le cuivre l’emporte, on ne dit pas que c’est de l’argent, on le nomme cuivre et on dit que tel argent est faux. Celui qui n’est pas devenu un ange, de sorte qu’on l’appelle céleste, on dit de lui que c’est un animal qui porte des fardeaux et est exploité par les autres.
« Voilà ceux qui sont semblables aux bestiaux, ou plus égarés
encore 137. »
« Ils
sont indécis ;
ils ne suivent ni les uns, ni les autres 138. »
On
rapporte qu’un loup s’accoupla avec une gazelle ;
un
petit naquit d’eux. On posa à un jurisconsulte
la question suivante : “Faut-il
appeler ce petit « loup » ou “gazelle” ?
Si nous disons loup, sa chair est impure, et la consommation en est
illicite. Et si nous le considérons gazelle, sa chair est
licite. Nous flottons entre les deux appellations, “loup”
et “gazelle”. Comment devons-nous le nommer ?”
Le jurisconsulte avisé donna la décision juridique
(fetwa)
suivante : « Il
ne s’agit pas d’un jugement simple, mais d’un
jugement complexe. Placez une touffe d’herbes parfumées
et un os souillé devant ce petit. S’il se tourne vers
l’os, c’est un loup, et sa chair est illicite. S’il
se tourne vers l’herbe, c’est une gazelle, et sa chair
est licite. »
De même, Dieu le Très-Haut a mêlé et uni l’autre monde avec ce monde, le ciel avec la terre. Nous qui sommes les enfants de l’un et de l’autre, si nous inclinons vers la science et la sagesse, nous sommes purs et célestes. Et si nous penchons vers le sommeil, la nourriture, le bien-être, les vêtements, la férocité, l’oppression, la corruption, notre demeure est le fond de l’abîme et non le sommet des hauteurs.
Si tu connais cette subtilité et ce mystère, tu comprendras : tu es ce que tu recherches.
Mets-toi à danser, ô parcelle de métal pur, si tu proviens de la mine :
sache que tu es l’objet même de ta quête.
Et Dieu est le plus savant.
14
Le Dieu Très-Haut a créé les esprits six cent mille ans avant les corps, et ils sont restés, sans formes, dans l’océan de la Miséricorde. Dans cet océan, les esprits vivaient comme des poissons. Le Dieu Très-Haut s’adressa à eux : « Ne suis-Je pas votre Seigneur 139 ? » Tous répondirent « Oui. » Ces « Oui » variaient d’intensité, il y avait une grande diversité d’un « Oui » à l’autre. Certains étaient tout à fait purs. Le Dieu Très-Haut n’a pas permis que le bien et le mal, le supérieur et l’inférieur soient mélangés et mis au même rang. Il dit : “Vous avez tous dit « Oui » d’une voix unanime pour que Je vous envoie de ce monde de l’âme et du cœur dans le monde de l’eau et de l’argile, afin que la bonne et la fausse monnaie apparaissent et que ce qui est pur soit séparé de ce qui est mélangé.”
Si dans la boutique d’un épicier un haricot tombe dans le tiroir des dattes, ou une datte dans le tiroir des haricots, le patron aussitôt les sépare et place chaque graine dans son tiroir. « Toute chose retourne à son origine. » Comme Mawlânâ (que mon âme lui soit sacrifiée) l’a dit :
Vois les tiroirs devant l’épicier :
il a tout arrangé, espèce par espèce,
il a ajouté chaque sorte à sa propre sorte.
Par cette homogénéité, il a créé un bel ordre.
Si le bois d’aloès se mêle au sucre,
il les sépare l’un de l’autre.
Les tiroirs sont brisés et les âmes sont tombées.
Le bien et le mal sont mêlés
Dieu a envoyé les prophètes avec un Livre,
afin qu’ils trient les graines sur le plateau.
Dieu a placé chez l’épicier balance et discrimination. Comment permettrait-Il que la fausse monnaie soit confondue avec la vraie, le bien avec le mal ? Il a ordonné aux esprits, pour les examiner et les mettre à l’épreuve : « Descendez tous 140 ! » Vous tous, les esprits, quittez cet océan de la Miséricorde pour aller dans le monde de l’eau et de l’argile, rempli de souffrances, afin que se révèle la valeur de chacun : que le sincère soit distingué de l’hypocrite, et ce qui est digne de ce qui est indigne. Quand Je vous laisse dans ce monde d’eau et d’argile, et que Je répands devant les oiseaux que sont les âmes les graines douces de ce monde, alors apparaît l’impureté du « oui », celui qui s’attache à telles graines et oublie l’alliance, l’affirmation, la joie et le secret de son « oui » initial. Quant à celui qui ne succombe pas aux plaisirs de ce monde, qui ne s’abaisse pas et ne s’abandonne pas au repos, il apparaît clairement que son « oui » était pur.
Dieu a fait de ce monde la pierre de touche afin que ce qui est de bon aloi retourne au trésor du cœur et que ce qui est fausse monnaie reste sur terre parmi les ronces de ce monde d’eau et d’argile. La justice appelle à ce que l’espèce soit unie à sa propre espèce. Dieu le Très-Haut a un ange qui ramène l’espèce vers l’espèce.
Les anges de Dieu sont nombreux. Le service de l’un ne ressemble pas à celui de l’autre. Les anges du côté droit écrivent les bonnes actions. Les anges du côté gauche écrivent les mauvaises actions. Certains portent la Tablette et le Trône. Certains portent le firmament, certains veillent sur les créatures. D’autres prient pour les hommes au caractère noble et les bienfaiteurs. D’autres encore maudissent les méchants et les avares, en disant : « Ô grand Dieu ! Donne à tous les donateurs une compensation, et à tous les avares une privation. » Ils s’occupent de différentes choses. Le rôle de certains consiste à réunir le congénère avec son congénère : ils ne laissent pas le chameau avec le cheval, ni les hommes sincères avec les menteurs, et ils s’empressent de réunir les sincères avec les sincères et les menteurs avec les menteurs.
L’ange est sans qualifications et incorporel. Dans la nature de chacun, il est caché comme l’âme. Celui qui s’enfuit loin de ceux qui ne sont pas ses congénères se rapproche de ses congénères, qu’il s’agisse d’un animal, d’une Péri, d’un oiseau ou d’un homme. Telle est la condition de l’ange. Depuis la prééternité, la coutume divine a été ainsi. Puisque, à l’origine, Iblis était au nombre des mécréants, Dieu n’a pas permis qu’il soit parmi les anges. De même, l’océan bouillonne afin que l’écume qui est en lui et qui est cachée dans ses eaux et mélangée à elles soit rejetée en dehors, qu’elle soit séparée de lui, et qu’il reste pur et sans dépôt. Ceux qui ne sont pas des congénères sont des étrangers. Les exemples sont multiples ; cela dépend de la façon dont l’homme considère les choses. Quand Dieu le Très-Haut rend un homme lumineux, éveillé et voyant, celui-ci aperçoit tous les atomes de la terre et du ciel et les univers au-delà de l’espace ainsi que l’autre monde. Tout ce qui existe travaille et s’agite pour se séparer de ce qui n’est pas de son espèce ; la joie et la perfection mêmes consistent en cela. L’homme simple et sans intelligence le découvre dans certaines choses. Celui qui est plus savant en voit davantage. Et celui qui est plus parfait découvre le sens caché de toutes choses.
Quand l’écume est séparée de la mer, de nouveau la mer bouillonne, s’agite, est au travail : à l’instant où elle a rejeté l’écume, les eaux pures se rassemblent et de nouveau tentent de rejeter leur dépôt, afin que chaque partie s’unisse à son origine.
Cela ne peut être contenu dans les commentaires et les paroles, la description de Dieu est au-delà de tout.
Quand Adam (que la paix soit sur lui !) devint prophète, le monde entier se prosterna devant lui. Les conformistes, les chercheurs de vérité, les disciples, les hypocrites, tous se prosternèrent devant lui pour l’adorer. Là encore, Dieu le Très-Haut n’a pas permis que le pur et le voleur, la fausse monnaie et la vraie, le juste et le mauvais, l’illusion et la réalité soient mis au même rang, qu’on les désigne du même nom et qu’on les unifie. Il envoya un autre prophète, avec un autre langage et d’autres commandements, afin que, par la pierre de touche de son être, la bonne monnaie se distingue de la fausse, et le conformiste du chercheur de vérité. Ainsi, époque après époque, les prophètes ont changé en apparence, mais le sens de la prophétie demeure un. Les prophètes semblent, formellement et en apparence, multiples. Mais en réalité ils sont un, jusqu’au temps du Sceau des prophètes, Mohammad l’élu (que le salut soit sur lui et sa famille !). À chaque époque, au nom de la sagesse dont nous avons parlé, venait un prophète, un envoyé. Avant l’avènement de Mohammad, Abu-Bakr et Abu-Jahl étaient semblables. « Vous êtes une seule communauté. »
Avant eux, nous étions tous semblables,
personne ne savait si nous étions bons ou mauvais,
le faux et le vrai avaient cours dans le monde,
tout n’était que ténèbres et nous agissions dans la nuit.
Dès que le soleil des prophètes s’est levé,
il dit : « O faux, éloigne-toi, ô pur, approche ! »
Quand Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille !) est apparu, sa communauté n’est pas demeurée unie ; ils se sont séparés, car son être était la pierre de touche : elle a discriminé la monnaie fausse de la vraie, le croyant sincère et l’impie se sont manifestés ; car le Prophète était le soleil éternel et le flambeau de l’autre monde, et l’univers sans lui était sombre comme la nuit. Le monde de l’animalité est obscur. Sans prophètes, personne ne peut marcher dans le chemin de Dieu. Comment pourrait-on trouver ce chemin dans les ténèbres ? Comment séparer le bien du mal et discerner le blanc du noir ? « Le Jour où certains visages s’éclaireront tandis que d’autres visages seront noirs. » Le signe de la Résurrection consiste en ce que celui qui a la face blanche apparaît grâce au soleil du visage des prophètes, et cette blancheur et cette noirceur sont apparentes comme le jour aux yeux des prophètes et des croyants qui ont cru en eux. Aux yeux des vrais croyants, l’être des prophètes sera comme la résurrection. Comme ils ont déchiré le voile de l’ignorance, ce jour-là tous le voient.
Inévitablement, rien n’est caché à leurs yeux. On appelle cette Résurrection universelle la résurrection, parce que le monde est le refuge et la demeure des mécréants, et nécessairement, quand le voile de leur ignorance est déchiré, ils voient clairement la noirceur de leur propre visage. La Résurrection et les merveilles de Dieu ne sont pas absentes, elles sont devant nos yeux ; ce qui empêche de les apercevoir, c’est le voile de l’ignorance. Pour celui qui traverse ce voile, la résurrection est immédiatement là.
« Pour celui qui meurt, le jour de la résurrection est venu. » Celui qui meurt aux attributs de l’animalité s’est anéanti et sa résurrection est advenue. La résurrection c’est sortir du voile de l’ignorance et de l’égoïté, et percevoir le soleil de la Beauté du Parfait. L’être du Prophète, c’est la résurrection. Celui qui attend la résurrection par ses propres moyens, ou qui considère qu’elle est hors du Prophète, celui-là voit de travers. Il prend deux pour un, et il est étranger à l’Unicité de Dieu. La Résurrection sera sous cette forme de beauté, de son, de clarté, et ne sera pas autre. Dieu et la Lumière de Dieu ne sont pas deux, ne l’ont pas été et ne le seront jamais. Le commencement et la fin étaient Un ; dans chaque forme s’est manifesté l’Un, mais il s’est laissé voir comme deux, afin d’attirer à lui qui lui est uni, et d’écarter qui lui est étranger.
Dieu a donné à Sa grâce le nom de Soleil,
car le soleil montre la beauté de ce qui est rouge et jaune
la Vérité est le Soleil du secret des saints ;
auprès de leur soleil, le soleil est comme une ombre.
L’existence du monde est agitée, afin que l’étranger se sépare de l’ami et que la fausse monnaie se distingue de la bonne, et la lie du pur. Quand tu regardes avec l’œil du cœur, ne vois-tu pas que tout le monde est plongé dans l’agitation et l’effort, pour que chacun s’unisse à sa propre origine ?
Les femmes pures sont destinées aux hommes purs,
les femmes impures aux hommes impurs.
Ce qui est amer s’unit aux choses amères,
comment une âme impie s’unirait-elle à la Vérité suprême ?
Si tu appartiens à l’enfer, songes-y bien :
la partie est destinée à se conjoindre à la totalité.
Si tu appartiens au paradis, ô toi à la bonne renommée !
ta joie sera durable comme le paradis même. »
15
Les prédicateurs disent que dans le tombeau on ouvre sur les morts une porte donnant sur la résidence qui leur est destinée : s’ils sont du paradis, telle porte s’ouvre sur le paradis, afin que dans la tombe ils contemplent leur demeure dernière ; et s’ils sont de l’enfer, s’ouvrira une porte vers l’enfer, afin qu’ils voient les châtiments et les tortures qui leur seront réservés éternellement.
À présent notre corps ressemble à la tombe et notre âme y reste misérablement emprisonnée. Si son sort est heureux, il y a une porte qui donne sur le paradis, et s’il est malheureux, il y a une porte vers l’enfer. Le paradis représente un sens (mâni) spirituel, et l’enfer aussi. Dieu le Très-Haut a donné forme aux plaisirs du paradis à travers les beaux visages des femmes et des hommes, les jardins, les prés, la verdure, les champs, les ruisseaux d’eaux vives, l’or et les parures, les joyaux, le royaume, le Trône, le Bien-Aimé, ad infinitum, afin que les gens sachent et comprennent que ces formes belles et plaisantes ont en réalité une signification spirituelle. Et c’est pour cela que Dieu le Très-Haut, dans le Qor'ân a décrit le paradis sous ces aspects. Sinon quel rapport y a-t-il entre les plaisirs du paradis et de telles apparences formelles ? Ces formes ne sont pas une goutte de l’océan ni un atome du soleil ; mais étant donné que l’homme est doué d’une forme corporelle et d’une quiddité, comment pourrait-il comprendre le plaisir spirituel et ce qui est sans qualifications, et sans attributs, sinon par une interprétation qui passe par les formes ? De même, l’on dit à l’enfant impubère que les lèvres d’une bien-aimée sont suaves comme le sucre et le miel. Quel rapport y a-t-il entre le goût du miel et du sucre et le goût des lèvres ? Pourtant, l’enfant se dit : « Puisque le miel et le sucre sont agréables et désirables, les lèvres de la bien-aimée aussi sont agréables et désirables. » De même encore, la mère admire son enfant et lui dit : « Ô mon halva, ô mon sucre, ô clarté de mes yeux, ô ma vie, ô mon jardin et ma prairie ! » En réalité, cet enfant n’est ni du sucre, ni du halva, ni un jardin, ni une prairie. Bien qu’il ne soit pas ces choses même, il est encore plus agréable, plus aimé et plus désirable qu’elles. On n’échangerait pas un de ses doigts contre cent mille halvas, sucreries, jardins ou prairies.
Or, sache qu’on ne peut décrire les plaisirs du paradis tels qu’ils sont, et qu’on ne peut les dépeindre ni les expliquer. Ils sont au-delà de toute explication et de toute description. Et on aurait beau exagérer, le paradis est cent mille fois supérieur à toute exagération. Il est sans fin et sans limites.
De même, l’enfer a un sens spirituel. Les châtiments et les souffrances qu’on lui attribue sont infinis et sans mesure. Dieu le Très-Haut a montré dès ce monde une petite part de l’enfer, sous forme de supplices, pendaisons, maladies, douleurs, agonies, chagrins, angoisses, déceptions et séparations des amis ; afin qu’on comprenne les douleurs, les supplices, la laideur, le courroux de l’enfer. Il a aussi expliqué dans le Qor'ân les divisions de l’enfer, de son feu, et sa condition, afin que, par telles formes rapportées et visualisées, on comprenne ce que sont les tourments de l’autre monde, supplices et douleurs de l’enfer.
Or, à la fin les formes seront anéanties : les plaisirs et les déplaisirs de ce monde sont éphémères. Le monde des formes, et ce monde-ci, qui est le lieu de manifestation de ces formes, c’est-à-dire le ciel et la terre, sont périssables. Et, en fin de compte, ils seront anéantis et détruits. « Le Jour où Nous plierons le ciel comme on plie un rouleau sur lequel on écrit. De même que Nous avons procédé à la première création, Nous la recommencerons. C’est une promesse qui Nous concerne. Oui, nous l’accomplirons 141. »
La pérennité est spécifiée ; nul doute, le bonheur et les plaisirs de l’autre monde sont perdurables. Les peines et les supplices de l’autre monde sont eux aussi éternels et infinis.
Dans l’homme dont le corps est, on l’a dit, pareil à la tombe, il y a une fenêtre ouverte sur l’invisible, c’est-à-dire sur le paradis ou l’enfer. Celui qui, dans son for intérieur, possède une paix, une joie, une ivresse, une dilatation, et un bonheur, non à cause de ce monde, mais du détachement qui l’en éloigne, et de l’amour et l’affection de Dieu provenant de l’autre monde et se manifestant au fond de son âme, cela lui annonce la bonne nouvelle : « Tu es d’ici, et ce paradis que tu contemples par ta fenêtre t’appartiendra. »
Le croyant, lorsqu’il considère les plaisirs de ce monde, tels que les jardins, les prés, les beautés, la musique, sait que cet amour est dû à la correspondance de ces plaisirs apparents avec le paradis. En réalité, c’est le paradis qu’il aime et non le monde. De même, si une personne décrit la bien-aimée de quelqu’un, soit en vers, soit en prose, cette description plaît à l’amoureux, cela l’enivre, il écrit cette description, il la lit, et il n’est jamais rassasié de l’entendre. On ne dit pas de lui qu’il est concerné par autre chose que la bien-aimée, car tout cela ce sont les formes extérieures de la description de la bien-aimée et son portrait. Pour une telle personne, ce monde-ci et l’autre monde sont un et non deux.
Dans la douleur, je vois toujours le remède,
dans le courroux et la tyrannie, je vois la grâce et la fidélité.
Sur la surface de la terre, au-dessous de cette voûte élevée,
dans tout ce que je vois, c’est Toi que je vois.
Sur chaque endroit où je pose ma tête, c’est Lui qui est prosterné,
en chaque direction où je tourne mon visage, c’est Lui qui est l’Adoré.
La commémoration de la rose, du rossignol, de la musique, et de la beauté,
de tout cela, dans les deux mondes, c’est Lui qui est le but.
Au contraire, celui dont la fenêtre s’ouvre sur l’enfer ressent à chaque instant en son for intérieur une crainte, un chagrin, une angoisse, une mort, une déception, de l’obscurité. Tout cela, ce sont les signes de l’enfer, c’est à l’enfer qu’il appartient et c’est à lui qu’il retournera. Il s’enfuit loin des ténèbres, de l’obscurité et de la corruption qu’il perçoit dans son propre cœur. Au-dehors, il voit les palais, le ciel, la terre, les jardins, les prés, les belles, les amis, la musique, la beauté, et il s’adonne à ces plaisirs afin de se divertir de lui-même et de ne pas penser à sa fin misérable ; et il veut imaginer d’une façon mensongère les états de son for intérieur afin de jouir un peu plus des plaisirs de ce monde.
Pharaon voyait en songe des images qui tombaient renversées des hauteurs et des cimes, et différentes choses vilaines et laides. Quand il s’éveillait, il se consolait en se disant que c’était un songe, c’est-à-dire des imaginations. Mais enfin il comprit que ce n’étaient pas là des illusions, mais la réalité quand Moïse (que la paix soit sur lui !) apparut et s’empara du royaume et du trône de Pharaon et que celui-ci vit clairement sa propre misère et sa chute et qu’il fut noyé dans l’eau noire et rejoignit l’enfer, son origine. « Les femmes mauvaises aux hommes mauvais 142. »
Qu’une beauté voie son beau visage dans le miroir et se réjouisse et admire sans cesse sa propre image, et dise : « Oh ! comme je suis belle ! » Les beaux visages révèlent les plaisirs de l’autre monde ; par ces visages on comprend et on aperçoit ce sens caché. Le croyant, qui est ce sens même, voit dans ces formes son propre visage, au contraire de l’homme infernal : le visage de ce dernier est intérieurement laid. Il fuit la vision de son visage intérieur et s’accroche, par usurpation et transgression, aux belles apparences qui appartiennent, en vrai, aux êtres paradisiaques. Il est en dehors de ces plaisirs, il est misérable et destiné à retourner à sa misère. Ces joies ne lui appartiennent pas, elles ne lui seront pas abandonnées, il en sera séparé, et s’unira à la misère qu’il cherche à fuir. Or, s’il avait été sage et que la chance l’avait aidé, il aurait fui les formes attrayantes, et aurait constamment contemplé sa propre laideur ; il aurait pleuré lamentablement et aurait changé ses gémissements en litanie, en demandant miséricorde au Dieu Très-Haut ; il aurait dit, avec une extrême sincérité : « Ô Puissant absolu qui donne l’être au néant et qui anéantis l’être ! Tu as pouvoir sur toutes choses, tu ressuscites les morts, tu achèves les vivants, tu transformes l’ange en démon et le démon en ange. Accorde — moi ta miséricorde à moi le laid démon par ta générosité illimitée. Éloigne de moi la laideur. »
Si tu te promènes dans les cimetières comme ceux qui sont endeuillés, avec les yeux pleins de larmes et le cœur déchiré, que tu gémis, et que tu deviens comme la poussière aux pieds des saints et de ceux qui sont aimés de Dieu, et qu’à chaque instant tu augmentes ces lamentations et cet anéantissement, et que tu persévères dans cette conduite en y ajoutant la bienfaisance : alors, l’océan de la Miséricorde se mettra en mouvement et viendra à ton secours ; il te fera passer de cet état misérable à une condition heureuse. « Tels sont ceux pour qui Dieu changera les mauvaises actions en œuvres bonnes 143. » Ton existence sera transmuée en or par l’alchimie de la Miséricorde, et la goutte d’eau de ton âme dans la coquille de ton corps deviendra une perle : tu prendras inéluctablement place dans le trésor de Dieu. « Les trésors des cieux et de la terre appartiennent à Dieu 144 » et tu parviendras à la béatitude, loin de la détresse.
16
Un prédicateur était mort. Le ministre du roi se présenta auprès de sa dépouille et dit : « Ô prédicateur ! J’ai entendu beaucoup de tes bons sermons. Mais un sermon tel que tu en as prononcé aujourd’hui, je n’en avais jamais entendu. L’essentiel tu l’as dit aujourd’hui. Tout ce que tu as prôné avant était accessoire. »
À Boukhara, on ne défile pas avec le cadavre devant la madrassah, par peur que les étudiants ne perdent l’ardeur à l’étude. Ils étudient afin d’obtenir un rang, d’avoir la prééminence, de devenir des chefs et des maîtres estimés, d’avoir une dignité supérieure, de devenir renommés et réputés, d’obtenir honneurs et richesses. La jurisprudence, les cours et autres matières semblables constituent des obstacles dans le chemin de Dieu et Sa connaissance. L’existence et l’anéantissement sont contraires ; plus l’existence grandit, plus l’homme s’éloigne de l’anéantissement et lui devient étranger, et plus le glaive de la mort frappe fortement son existence. La mort est l’anéantissement. Elle vient détruire l’existence et la transformer en non-existence.
Celui qui est anéanti a échappé au glaive de la mort, laquelle tire de lui force et secours. Ceci ressemble à une rivière qui parvient à une autre rivière et s’unit à elle. L’une tire de l’autre sa force et s’accroît. L’eau est rendue pure par l’eau. L’œil obtient la vision et devient voyant. Alors que le savant est appelé vers de nombreux espoirs et désirs, quand il voit passer le cadavre devant la madrassah, il se dit : « Puisque je mourrai, à quoi bon tant de peines ? » Si l’homme renonce à son entêtement et à son obstination, il comprendra que tout cela n’est qu’illusion et perte de vie. Lorsque arrivent un tremblement de terre, ou un naufrage, ou un grand malheur, ou la mort, aucune de ces questions, subtilités, finesses, géométrie, astrologie, logique, controverses, ne sert à rien pour assurer le salut ; on oublie et rejette tout cela. On s’adonne aux lamentations, supplications, commémorations de Dieu, secours. On prononce du fond de l’âme et du cœur le nom de Dieu avec une parfaite sincérité. À cet instant où le cœur s’éclaircit et s’éveille du sommeil de l’ignorance, l’homme s’accroche à ce qui peut lui procurer le salut. Il faut que le sage et bienheureux se conduise ainsi, et éloigne de lui-même cet état affreux.
La mort se tient debout sur le chemin, aux aguets.
Le seigneur se promène en flânant.
La mort est plus proche de nous que notre propre esprit.
Où s’en va l’esprit de l’homme sage ?
Ne nourris pas ton corps, car le corps est une victime à sacrifier :
nourris ton cœur, car le cœur va vers les sommets.
Or, considère les prophètes qui sont venus en messagers vers les créatures, et qui les appellent de ce monde périssable, sanguinaire et trompeur vers le monde de la pérennité, lieu du repos : comment était la science de leur direction spirituelle, et quelle connaissance nous ont-ils fait parvenir ? Telle est la science, le reste n’est que métiers et arts. Tu les apprends par égocentrisme, pour qu’on sache que tu es savant. Celui qui est voyant, connaisseur en spiritualité qui s’occupe de l’au-delà ne reconnaît pas comme savant une telle personne, laquelle est semblable à un brigand qui agresse les savants véritables. Le sabre, dans la main du combattant en guerre sainte, est la force de la religion, et dans la main de l’impie, c’est l’arme de l’incroyance. Comme son désir cherchait ce monde-ci, la science devient pour lui une chaîne et un piège pour l’oiseau de son âme.
17
Seul, celui qui a perdu le sens est le confident de ce sens secret ; seule l’oreille peut entendre ce que lui confie la langue.
De même qu’il faut une oreille pour entendre ce que dit la langue et qu’on ne peut pas entendre avec les yeux, la bouche et le visage, de même on ne peut pas concevoir la Beauté et la Perfection par l’intelligence (hûsh) et la connaissance. La faculté d’entendre les secrets cachés consiste à être hors de soi et à être conscient de cet état sans qualifications et inconscient de ce monde-ci.
« Abandonne ta propre personne et ensuite viens » : Dieu le Très-Haut dit : « Renonce à toi-même et viens ensuite. » Le Soi n’est pas le corps, c’est la connaissance qui est dans le corps. Cette connaissance ressemble à la neige et à la glace. Le signe de son union avec le soleil, c’est qu’elle fond. Toute cette neige et glace de la connaissance fondent et se liquéfient.
Avant que ta propre existence ne soit détruite,
tu ne seras pas comme un oiseau qui vole dans l’anéantissement en Dieu.
Mon « Moi » s’est enfui quand Tu es venu auprès de moi.
Entre, ô mon âme ! Tu es venue avec toute ta beauté.
La voie c’est l’anéantissement et l’inconscience de ce monde. Les gens d’ici-bas renforcent leur propre existence et la conscience qu’ils ont de ce monde ; ils s’éloignent de la connaissance mystique (marifa) et de la véritable science. Ils prennent l’égarement pour le bon chemin. Plus ils avancent, plus ils restent éloignés, sans pouvoir atteindre leur but.
Comment arriveras-tu à ta destination en marchant ?
Comment obtiendras-tu des fruits avec un tel comportement ?
Tu es si languissant, ton esprit est si lourd !
Comment rejoindras-tu ceux qui ont le cœur léger et ont une même âme ?
Dieu n’a pas créé les formes pour les connaître Lui-même. Le Créateur a créé afin que les créatures aillent du créé au Créateur. Une belle jette des mottes de terre et des cailloux du haut d’une terrasse afin qu’on regarde en l’air et qu’on voie celle qui jette pierres et mottes et non pour qu’on s’intéresse à ce qu’elle jette.
Les cieux, les terres, le soleil, les astres, les créatures, les formes, les choses imaginaires, les accidents, tout cela n’est que mottes de terre que le Bien-Aimé de l’âme jette à partir du monde subtil dans ce monde contingent. Et l’utilité véritable de ce lancement, c’est de voir et connaître Celui qui lance et qu’on croie au Créateur par l’intermédiaire du créé. Tout ce qui est hors cela est inutile, vain, constitue un éloignement et une chute dans l’erreur et l’égarement.
Considère les soixante-douze sectes qui s’adonnent à ce lancement de mottes de terre. Certaines sont enfoncées dans l’astrologie, d’autres dans la cosmographie. Certaines autres s’adonnent à la connaissance des substances, et à des sciences et métiers innombrables. Dans chacune de ces cent mille sciences, elles sont comme ces belles pleines de grâces et d’attrait. Ces arts innombrables sont pareils à des voiles, et chacun à sa façon rend les gens amoureux de soi et ravit leur cœur.
Chaque catégorie a choisi une science et un métier, une voie et une religion ; quand tu entres dans une taverne tu vois clairement que chacun est épris d’une femme, d’une beauté, ils sont pris dans ses lacets comme des oiseaux. Or, lorsqu’on est plongé dans l’inutilité et la vanité des choses, dans l’erreur, la privation et l’éloignement, lorsqu’on s’en trouve satisfait, réjoui, heureux, enivré par l’attrait et le plaisir qu’offre chaque chose, on se dit : « Qui est pareil à moi ? » et on considère les prophètes et les saints comme des ignorants dépassés, et cela jusqu’au jour du Jugement ! Les gens ont pris comme critère, pour connaître les prophètes et les saints, les superstitions qu’ils ont entendues à chaque époque. Après l’avènement de notre Prophète, ils ont vu que sa condition était sainte, et que leur critère ne pouvait s’appliquer à lui.
Les gens, en se conformant aux paroles des savants, ont injurié, maudit et tué les prophètes et les saints. De même qu’il est écrit dans tous les livres : « Chaque fraction se réjouissant de ce qu’elle détient 145. »
Ceux qui ont perçu la véritable utilité et qui en ont tiré profit ont découvert par le moyen de la motte de terre Celui qui l’a lancée. Considère ce groupe d’hommes justes qui sont l’âme du monde et la lumière d’Adam : combien ils auront de mondes, de pays, de royaumes, de plaisirs, de joies, de souveraineté !
Puisque le voile est si beau et si ravissant, Comment seront l’intérieur et la vue du Bien-Aimé ? Puisque le corps possède cette grâce et cette parure, comment sera l’âme dans le secret ?
Dieu est à l’œuvre en toutes choses. Le reste n’est qu’instrument. Celui qui sait que cette œuvre vient de Lui reste détaché des œuvres et paralysé : en ce sens, il est mort. Reconnaître partout la main de Dieu, c’est mourir. Celui qui a compris cela est devenu uni à Dieu et Son ami. Celui qui est resté derrière le voile, même s’il compte parmi les gens heureux, demeure éloigné de Dieu. Celui qui sait, est mort, il n’est plus là. Ce n’est pas par l’action qu’on va vers Dieu.
Ils sont morts à eux-mêmes et vivants dans l’Ami.
Chose étrange ! Ils n’existent pas, et pourtant ils existent.
Si quelqu’un a placé un bouclier devant lui, jamais un homme sensé ne dira que le bouclier bouge ou tourne de lui — même : ses mouvements proviennent de l’homme. « Le cœur du croyant est entre deux des doigts du Miséricordieux, Il le tourne comme Il veut. » Chaque mouvement qui provient du cœur du croyant est bon, convenable et parfait. Toutes les choses qui arrivent par le destin sont égales. On ne peut pas dire : « Dieu a bien agi ici ; mal agi là. » S’Il fait périr un prophète, ou le plonge dans le malheur, et qu’Il donne à un impie et à un tyran vie, santé, plaisirs, royaume et souveraineté, puisque c’est Dieu qui a décidé ainsi, il faut considérer bonnes les deux conditions. Celui qui cherche des raisons et des motifs à l’action de Dieu devient impie. Toutes les œuvres de Dieu sont bonnes et appropriées. L’homme n’est pas un moule : le moule est comme un caravansérail. À chaque instant arrivent de nouvelles personnes, puis s’en vont. Si le patron du caravansérail est sage et avisé, il veille continuellement et cherche à connaître les différentes gens qui arrivent. Sont-ils célestes ou terrestres ? Viennent-ils du Trône céleste (arsh) ou de ce qui couvre la terre (farsh) ? Chaque pensée est une personne. Ton corps est comme un bouclier ou un outil, et c’est la pensée qui le porte. La pensée est venue, t’a fait partir. Elle est venue, et elle t’a rendu immobile. Le corps est un outil entre les mains de la pensée.
Ô frère, tu es seulement cette pensée,
le reste, ce ne sont que des os et des nerfs.
Si la pensée est une rose, tu es une roseraie.
Si elle est une épine, tu es un fagot pour la chaudière.
Maintenant, considère combien, dans le for intérieur de l’homme, se trouvent d’innombrables pensées, sans limites, bonnes et mauvaises, combien de Péris et de démons, de terres et de cieux. « Les armées des cieux et de la terre appartiennent à Dieu 146. » Dieu le Très-Haut déclare : l’armée du ciel et de la terre M’appartient, les pensées de Dieu et la connaissance de Dieu sont l’armée des cieux, et les pensées de ce monde, les conditions et les moyens de subsistance sont l’armée de la terre. Les pensées sont sous Mon ordre. Elles ne sont accessibles à personne. Chaque pensée que j’envoie à quelqu’un, si ce dernier appelle à son secours toutes les créatures de la terre pour la chasser, il ne le pourrait pas, à moins que Je ne le lui indique. « Il n’y a de refuge et, de force qu’en Dieu, le Très-Haut, le Très-Grand. » C’est-à-dire : je ne possède le pouvoir de chasser la mauvaise pensée que par Son ordre précis et Son secours.
Les philosophes disent que le macrocosme c’est le ciel, la terre et l’univers, et que le microcosme c’est l’être humain. Les mystiques (awliyâ) disent le contraire. Les philosophes considèrent la forme, en disant : « Le ciel et la terre sont grands, et la forme humaine petite, et cette forme humaine sont le fruit de l’arbre terrestre. » Pourtant, ils ne voient pas qu’il y a beaucoup de choses petites qui sont grandes, et qu’il y a beaucoup de choses grandes qui sont petites. Un dram d’argent 147 en apparence est moindre que cent man de cendre 148. Mais, en réalité, il est plus grand. De même, le corps humain : ventre, cuisses, jambes, sont plus grands que la prunelle de l’œil. Mais l’importance de l’œil et de l’oreille ne se trouve pas dans le ventre, le dos et les jambes. Il en va de même pour l’esprit qui est plus petit, plus subtil et plus caché que la prunelle, mais il est au-dessus de tout. Bien plus, tout dépend de lui et est maintenu en vie par lui.
Tous les prophètes sont venus seuls, à cause des différends sur terre et parce que le monde était rempli d’adversaires et de négateurs. Bien qu’en apparence ces adversaires leur fussent supérieurs en nombre, en réalité ils étaient infimes et peu nombreux : tous n’étaient rien. L’être véritable, c’était le prophète, il était un pareil à mille. Les awliyâ considèrent le sens profond. Bien que le corps humain provienne du firmament et de la terre, le firmament et la terre proviennent du sens profond (mâni) de l’homme et de sa connaissance. Le monde est né en réalité de l’homme, et cette connaissance n’est pas complète. Ce que signifie cette connaissance, c’est d’être une connaissance qui, après l’anéantissement de l’homme, devient la connaissance de Dieu. « Tu ne lançais pas toi-même les traits quand tu les lançais, mais Dieu les lançait 149. »
Dans plusieurs passages de ce livre, ceci est expliqué en détail. Le ciel et la terre sont la demeure des corps et des volumes. Les corps, qui sont l’enveloppe de l’homme, sont la demeure des âmes, de la raison et de la foi. Le corps est la demeure du sens profond et l’univers la demeure de la forme. La forme est limitée, et le sens profond illimité. L’enveloppe de l’homme est le macrocosme, le ciel et la terre le microcosme. Le corps de l’homme est un animal, il est ta monture ; ainsi que le Prophète (que le salut soit sur lui et sur sa famille !) l’a dit : « Ta personne est ta monture, traite-la bien. » Puisque le corps est une monture, le ciel et la terre sont l’auge des animaux de selle, car ils sont la demeure des formes et des corps. Pour l’âme, en dehors de l’auge de ce monde, il existe une autre auge. « L’autre monde vaut mieux pour toi que ce monde-ci. »
L’âme est sans qualifications. Sois son palais. Son palais, aussi, est sans qualifications. Le corps est une forme, sa demeure aussi est une forme.
Autour de ton visage s’est rangée l’armée des démons et des Péris. Le royaume de Salomon t’appartient ; ne perds pas ton anneau.
Les pensées de l’autre monde sont des anges. Les pensées de ce monde-ci sont des Péris. Les pensées impies et injustes sont des démons. Les saints de Dieu sont ceux sous les ordres de qui se trouvent toutes ces créatures. Ce sont eux qui envoient les pensées aux créatures, car ils sont les lieutenants et les vicaires de Dieu. « Je vais désigner un lieutenant sur terre. »
Puisque Dieu n’apparaît pas aux yeux,
ce sont les prophètes qui sont ses lieutenants ;
non, je me trompe : car considérer comme deux
le lieutenant et son chef, c’est une action vile et qui ne convient pas.
Ils sont deux tant que tu es adorateur de la forme.
Pour celui qui s’est libéré de la forme, ils sont devenus un.
Tous les prophètes, les saints et les croyants ne constituent qu’une seule âme. En voir un, c’est les voir tous ; en repousser un, c’est les repousser tous. Celui qui est l’ennemi d’un prophète est l’ennemi de tous les prophètes, et celui qui l’insulte et lui profère des injures est un impie ; même s’il loue les autres prophètes, cela ne sert à rien, il devient quelqu’un qui louche, car il est ami de l’un et ennemi de l’autre. Un maître dit à son apprenti : « Il y a une bouteille dans telle pièce, va la chercher. » Lorsque le loucheur arrive dans la pièce, il voit deux bouteilles. Lorsqu’il revient devant le maître, il dit : « Il y a deux flacons dans la chambre. » Le maître répond : « Il n’y en a qu’un. » Le loucheur insiste qu’il y a bien deux bouteilles. Le maître lui crie alors d’en casser une et d’apporter l’autre. Le loucheur en casse une, et il n’y a plus de bouteille. Il en voyait deux parce qu’il louchait. Lorsqu’il en a cassé une, il n’en reste plus.
Devant un saint présent, il se rappelle un saint passé, c’est la même chose de voir un comme deux. Le fait de se le rappeler démontre l’infirmité de la vision. Il est évident qu’il connaissait les maîtres et les saints seulement par ouï-dire. Il a pris le nafs et le corps du saint pour ce saint lui-même. Il ignorait la connaissance et Pâme du saint.
Comme lorsque devant quelqu’un qui se fie à ce qu’il a entendu, tu montres un pain. Comme il n’a jamais mangé de pain, et qu’il connaît le pain seulement par ouï-dire et non pas en le mangeant et le goûtant, il dira : « Le pain est rond. Ce que tu as apporté est long. Si c’était du pain, il serait rond, c’est ainsi que je l’ai entendu décrire. »
Ou bien on lui apporte de l’eau dans une coupe. Il dit « Ceci n’est pas de l’eau. C’est ce qui était dans l’aiguière qui était de l’eau. » Il apparaît clairement qu’il a compris que l’eau c’est l’aiguière, et qu’il ne sait pas ce qu’est l’eau.
Comme quand on met devant lui un bout de sucre. Il dit : « Le sucre est moulé et pèse un man. Comment ce morceau de sucre pourrait-il être du sucre ? » Il existe d’innombrables exemples de ce genre.
Le conformiste est celui qui se base sur la forme. Il n’a pas atteint le sens véritable. Il ne connaît pas les prophètes et les saints. Il se fie aux apparences (zahari) apprises de son instituteur et de ses parents et il s’attache à ceux qui n’existent plus. Il n’attache pas foi au Maître de son époque. Il se nourrit des histoires et des fables du passé. Les histoires et les fables ne peuvent servir d’aliments ni être goûtés. Il adore les morts.
Les prophètes sont comme des bougies. La lumière de Dieu est cette flamme qui, si elle allume les bougies, leur donne le même attribut, le même aspect et la même essence. Toutes les bougies ont un seul attribut, mais en nombre elles sont multiples.
Si tu considères la forme, ta vision est double.
Considère Sa lumière, car elle est unique.
La première épreuve s’est passée dans le ciel parmi les anges : Dieu le Très-Haut S’est manifesté sous la forme d’Adam. Iblis a dit : « La manifestation de Dieu était dans l’Empyrée. Ici, je ne vois que du limon. Comment pourrais-je me prosterner devant de la terre ? » Les anges, eux, ne louchaient pas. Ils ont su que c’était la manifestation de Dieu, ils se sont prosternés. Iblis au commencement était au nombre des anges. Par ce geste, il n’était plus de leur espèce. Il s’est séparé d’eux. La monnaie de bon aloi était mélangée à la fausse monnaie ; c’est à cause de l’obscurité qu’on confond la bonne et la fausse monnaie et qu’on les considère de même valeur. Par l’être d’Adam (que la paix soit sur lui !) qui était la pierre de touche, la fausse monnaie a été séparée de la monnaie de bon aloi et en a été distinguée. Il en va de même à l’époque de chaque prophète. Celui qui l’accepte est monnaie de bon aloi, et celui qui le récuse est fausse monnaie. L’être de chaque prophète ressemble au soleil ou à une lampe. Dans la maison obscure, les Blancs sont assis à côté des Nègres d’Abyssinie. Quand telle clarté baigne la maison, la noirceur et la blancheur de chacun apparaissent et se manifestent. C’est un mystère, celui qui le connaît comprend la portée de ces paroles.
Un derviche disait : « Je vois Dieu quarante fois par jour. » Quelqu’un lui dit : « Va voir une seule fois Bayazîd. » Le derviche répondit : « Eh ! que dis-tu là ? Je vois quarante fois par jour le Dieu de Bayazîd. Où m’envoies-tu ? » En fin de compte, il vit Bayazîd et il rendit l’âme.
La connaissance de Dieu est plus facile que la connaissance des saints. Tout le monde sans exception adore Dieu et se prosterne devant Lui. Sur cent mille personnes, il n’en existe qu’une seule qui puisse connaître un saint de Dieu. Moïse était l’ami de Dieu. Dieu lui parlait sans intermédiaire. Il demandait à Dieu, avec des supplications et des larmes, de voir des saints. À la fin, Dieu le Très-Haut exauça sa prière : Dieu lui ordonna de quitter sa propre communauté et de voyager. Il fit ainsi, jusqu’à ce qu’il trouvât, au cours d’un voyage, Khezr. « Ils trouvèrent un de nos serviteurs 150. » J’ai raconté son histoire du commencement jusqu’à la fin, au début de ce livre.
Revenons maintenant à notre premier discours.
Ils (les saints) sont une seule âme. Au point de vue de l’apparence, ils sont dénombrables, mais en réalité ils sont une seule essence et une seule lumière. « Nous ne faisons pas de différence entre eux. »
Le sens profond s’exprime en turc, ou en persan, ou en arabe, ou en kurde, etc. Si tu considères l’apparence, il existe d’innombrables différences au point de vue de la langue, parce que la langue turque est différente de la langue arabe. Mais en réalité il n’y a aucune différence. Le sens exprimé dans toutes les langues tend en définitive à un même but. Les prophètes et les saints sont comme ces langues, ils sont divers en apparence, mais en réalité ils sont unis et liés entre eux. Tous sont un, comme alif. Si tu écris alif avec n’importe quelle plume et n’importe quelle couleur, et sur n’importe quelle tablette, c’est toujours le même alif. Alif manifeste symboliquement Dieu. La tablette et le parchemin sont les figures des saints. Bien que les formes changent et se diversifient, en tout cas, le sens est unique, il ne se transforme pas.
Lorsqu’un roi monte sur un chameau, ou sur un cheval, ou sur un mulet, ou en général sur un animal de selle, la diversité existe dans la monture ; le cavalier est le même. Si quelqu’un voit le roi comme multiple, son regard est fixé sur la monture et non sur le cavalier. Si un prophète accomplit un miracle, et un autre une autre sorte de miracle, si un prophète transforme un bâton en serpent, si un autre ressuscite un mort et un autre possède la connaissance et la Parole, tous trois ne sont qu’un. On ne dit pas : « Pourquoi celui-ci est-il ainsi, et celui-là autre ? » Beaucoup d’erreurs se produisent à cause de cela.
Pour le saint Prophète (que le salut soit sur lui et sa famille !) on insista beaucoup : « Pourquoi, toi, n’es-tu pas comme eux ? » Si un prophète saint accomplit un prodige, nous disons que c’est un miracle de la part de ce prophète-ci. Cela ne veut pas dire que nous devions croire que chaque prophète n’a pas le pouvoir d’accomplir tous les miracles. Seulement, il a manifesté ce qui convenait à sa communauté par son autorité et sa bienveillance, non qu’il soit incapable d’accomplir un autre miracle.
À l’instar d’un médecin qui applique un traitement pour la bile, et un autre pour la colique, et un autre pour le délire, et un autre pour la fièvre ou le foie. Nous ne disons pas que chaque médecin n’est pas capable d’appliquer d’autres traitements. Il applique dans chaque cas le traitement qui convient. Ou bien un mufti accorde à une certaine personne le divorce, et un autre mufti paraphe à une autre un mariage ; chaque mufti sait tout le droit ; mais à chaque occasion il agit selon les exigences du cas à régler. « Le poids d’un atome n’échappe pas à ton Seigneur, ni sur la terre, ni dans les cieux 151. »
18
Tout le monde est épris du sens ; mais les gens disent qu’ils sont amoureux de la forme. Ils commettent une erreur : c’est du sens qu’ils sont épris, la forme n’a pas d’importance. Tu as peur de quelqu’un parce qu’il a mauvais caractère et qu’il est fou ; et tu aimes quelqu’un parce qu’il est intelligent et a bon caractère. Or, l’intelligence et le bon caractère ne sont pas une forme, mais un sens. Donc, il est certain que c’est le sens qu’on considère, parce que c’est à cause du sens qu’on s’éloigne ou que l’on devient amoureux. Les gens disent : « Nous ne voyons pas le sens, c’est la forme que nous voyons. » Ils disent des choses fausses et erronées. Lorsqu’on voit une belle femme avoir de la fidélité, on l’aime davantage qu’on ne l’aimait au début, bien que la fidélité ne change pas son apparence. Une beauté sans fidélité, on la déteste. Cette infidélité qui est la sienne ne change pas non plus son apparence. La fidélité n’est pas une forme, c’est un sens. L’amour et la haine ne sont pas dus à l’apparence, mais au sens.
La forme est comparable à un récipient, et le sens à un aliment. L’utilité du récipient vient de l’aliment, non du récipient, et l’attrait ou la répugnance qu’on éprouve pour le vase proviennent de la qualité de l’aliment. Si l’aliment est doux, le récipient est agréable ; s’il est amer, le récipient est rejeté.
Un serviteur se tient devant un émir, les bras croisés (dans l’attitude de la soumission). Or, il ne reste pas uniquement devant sa forme, car, si l’émir dormait ou était mort, sa forme demeurerait, mais le serviteur n’attendrait pas, prêt à le servir, il vaquerait à ses propres affaires. Lorsque l’émir se réveille, le serviteur se tient de nouveau prêt. Celui qu’il sert, et devant qui il se tient prêt, c’est quelqu’un de conscient, non une forme, et c’est cette conscience qui a un sens. Le serviteur comprend que cette conscience a un sens. Lorsque, auprès de cet émir conscient, il se tient prêt à servir et qu’il demeure infatigablement assidu dans cette disposition, c’est afin d’obtenir la dignité, le rang et la grandeur, et de devenir distingué des autres quant aux faveurs et grâces.
Toi aussi, au service du Dieu Très-Haut, avec ton âme et ton tueur, sois sans repos dans l’humilité et la soumission, afin que tu voies ses richesses et ses faveurs, car c’est Lui qui est conscient de ce que tu fais. Il faut que tu saches que la voie de la religion est la soumission et l’effort, et non les paroles et les discussions.
Chaque geste et chaque action possède une propriété. Si tu témoignes de l’amabilité et que tu te livres aux supplications, tu obtiendras miséricorde. Et si tu montres de la grossièreté, de la révolte et de l’impolitesse, tu seras maudit. Si tu demandes, pendant mille années, pourquoi par l’amabilité on obtient la miséricorde, tu n’arriveras jamais à le savoir en discutant ; c’est l’expérience qui te le démontrera. Le myrobalan purge et l’oxymel fait disparaître la bile. Les graines poussent hors du sol ou le sperme devient dans la matrice un homme. C’est Dieu qui possède cette connaissance. Les hommes constatent par expérience que ceci résulte de cela, et cela de ceci.
Les prophètes, les saints et les anciens ont rendu des services et accompli des actes de soumission et en ont tiré du profit et des bienfaits. La soumission a pour caractéristique de produire l’amitié, alors que la révolte engendre la peine et l’humiliation. Le feu a pour propriété la chaleur ; l’eau et la glace, la froideur. Les hommes de jadis étaient sages et sont arrivés à leur but en rendant des services. Les gens de ce temps veulent parvenir au but sans rendre de services et seulement par la science et la controverse. C’est pourquoi ils restent sans réussite et sans profit.
19
« Les Ulamas sont les héritiers des prophètes. » Le terme d’ulama désigne les saints et les amoureux, car leur connaissance a les ailes déployées et non attachées. La connaissance est leur attribut, à l’instar de la lumière, qui est l’attribut du soleil, de la chaleur, qui est l’attribut du feu, de la douceur, qui est l’attribut du sucre. La connaissance découle de leur cœur comme d’une source. Comme l’a dit le Prophète, « Celui qui sert Dieu purement pendant quarante jours, les sources de la sagesse coulent de son cœur vers sa langue. » Et tous les prophètes avaient de telles connaissances et sciences, ainsi que nous allons l’expliquer.
Le Prophète (que le salut soit sur lui et sa famille !) était illettré (ummi) ; il ne savait pas écrire. Sa connaissance de l’écriture avait des ailes déployées, et non attachées. Le mot ummi comporte deux acceptions : l’une est qu’on ne peut ni lire, ni écrire, et souvent c’est en ce sens qu’on prend ce terme de ummi. Mais, pour les chercheurs de Vérité, le mot ummi veut dire celui dont la science est innée. Ce que les autres écrivent avec la plume et la main, lui l’écrit sans plume et sans main. Ô Muhammad (le salut soit sur lui et sa famille) ! Tu étais ummi et orphelin. Tu n’avais ni père, ni mère pour t’amener à l’école, afin qu’on t’apprenne l’écriture et la science. D’où as-tu appris ces milliers de connaissances et de sciences ? Tout ce qui existait depuis le commencement de l’existence, à savoir, le Jardin du Paradis et l’arbre, tu l’as indiqué, à tel point que tu as décrit les Houris et leurs boucles d’oreilles par leur nom et selon leur manière d’être. Tu as parlé de l’enfer, endroit par endroit, niveau de feu par niveau de feu ; et tout ce qui aura lieu jusqu’à la fin du monde, que ce soit bon ou mauvais, tu l’as annoncé. Or, où as-tu appris tout cela ? Le Prophète a dit : « Puisque Dieu est devenu mon éducateur et mon instructeur, Il m’a enseigné. » « Le Très Miséricordieux a enseigné le Qor'ân 152. » Et si j’avais dû apprendre cette connaissance des créatures, je n’aurais pu l’obtenir qu’avec des centaines de milliers d’années. Et si même je l’avais apprise, la connaissance apprise n’est qu’une copie, et ses clés ne se seraient pas trouvées dans mes mains. Elle aurait eu des ailes attachées et non déployées, et elle ne serait qu’une image de la science, et non pas la réalité et l’âme de la science.
Tout le monde peut dessiner une figure sur un mur ; cette image a une tête, mais elle n’a pas de raison ; elle a des yeux, mais ne possède pas la vision ; des mains, mais n’a pas de générosité, elle a une poitrine, mais elle n’a pas un cœur lumineux ; elle a un sabre à la main, mais elle ne peut pas brandir ce sabre. Dans chaque mihrâb, il se trouve l’image d’une lampe ; mais quand la nuit tombe, elle ne donne pas la moindre lumière. On dessine un arbre sur un mur ; mais, si tu le secouais, il ne donnerait pas de fruits. De même ces formes, à savoir la forme humaine, la forme de l’arbre, la forme de la lampe, que le peintre a dessinées sur le mur, ne peuvent obtenir le vrai sens des formes vivantes et réelles, bien que ces formes soient exactement les mêmes. Il en va ainsi pour les sciences apprises, qui ont leurs ailes attachées. Qu’ont-elles de commun avec les sciences des prophètes et des saints, qui ont les ailes déployées ? Il existe les mêmes différences entre ces deux sortes de sciences. À entendre une telle science, personne ne peut être sauvé de la prison de ce monde-ci et des liens de l’existence. Et par la connaissance de ces sciences, le cœur ne devient pas vivant. Cette science est morte et sans âme, elle provient du monde de la mort et de l’ignorance. Elle n’est qu’une image. Une telle connaissance, capable de ressusciter les morts, appartient aux prophètes et aux saints. Celui qui possède une telle connaissance est l’héritier des prophètes et des saints.
20
Il y a des gens pour qui rester loin du sheikh vaut mieux que d’être près, et de l’éloignement du sheikh et du saint ils tirent davantage de profit. Selon ce principe, les saints de jadis, lorsqu’ils voyaient dans leur disciple cet état d’esprit, lui ordonnaient de voyager. Et aussi, les merveilles du Dieu Très-Haut, telles la lumière, les formes de l’invisible, les voix venant du ciel, et tout ce qui ressemble à cela, il est plus utile pour certaines personnes de ne pas les percevoir ; et s’ils les voient et les contemplent, cela leur cause un préjudice.
Le marchand Majd ud-Dîn de Marâgha disait à ce sujet au saint Mawlânâ (que Dieu bénisse son sirr !) : « Il y a plusieurs années que je suis à votre service, avec mon âme et mon cœur. En vérité, en vérité, toute l’ignorance que j’avais a été dissipée, et j’ai obtenu beaucoup de connaissances mystiques. Des goûts, des plaisirs, des ivresses et des états spirituels m’arrivent, de telle sorte que, à cause de ces plaisirs, le monde ne peut me contenir, et le royaume des deux mondes n’est rien à mes yeux. Je suis délivré et détaché de ce monde et de l’autre, du paradis et de l’enfer, et je ne désire pas les plaisirs du paradis, ni ne crains les tourments de l’enfer, et aucun goût et état ne surpasse pour moi ces choses ; ma conviction est que tout ce qui existe est moi-même, et que rien d’autre que moi n’existe. De temps en temps, je reviens de cet état et je m’éveille de cette ivresse, et je tourne mon visage de la présence du Créateur vers les créatures. Et j’entends dire à certains disciples, qui n’ont pas rendu de tels services : “Nous avons vu de nos yeux des lumières pourpres et de chaque couleur qui est dans le monde, et nous voyons de nos propres yeux les anges, et les créatures du monde invisible nous apparaissent sous certaines formes et nous parlent avec la voix.” Moi, je n’ai jamais vu de telles choses de mes propres yeux. »
Mawlânâ (que Dieu sanctifie son sirr) dit : « Peut-être ton intérêt est-il de ne pas voir cela, et si tu le voyais, cela te serait préjudiciable. Ne te plains pas. »
« Il se peut que vous ayez de l’aversion pour une chose et elle est un bien pour vous 153. »
Il y a tant de prières qui causent la perte et la mort,
le Dieu Pur ne les écoute pas, à cause de Sa miséricorde.
Le Dieu Très-Haut ne donne pas la royauté à tout le monde. Certains sont des rois, d’autres des serviteurs des saints de Dieu. Ces derniers sont comme les branches gracieuses et frêles d’un arbre qui tremble dans l’amour de Dieu. Eux se tiennent au tronc de l’arbre. Le tronc de l’arbre ne produit pas de fruits, à cause de sa grosseur, et les branches frêles donnent des fruits grâce à la force et à l’aide apportées par le tronc de l’arbre. Le disciple doit servir le sheikh avec son âme et ses biens, afin que, par le secours du sheikh, lequel est semblable au tronc de l’arbre, il devienne une branche pleine de grâce. Ce disciple produit des fruits. La branche tremble à cause de la brise, mais le vent ne fait pas trembler le tronc. Au cas où l’arbre est coupé, sa tête tremble. Il vaut mieux qu’il ne tremble pas, donc. Le tronc est épargné du tremblement des branches frêles.
Les fruits et la prospérité consistent en ce qu’augmente l’attachement des branches, pour que se réalise une unité. Et si la branche donne des fruits, c’est comme si c’était le tronc qui les donnait.
Le corps de l’homme souffre à cause des yeux, mais non à cause des oreilles. L’estomac dit-il : « L’œil voit et l’oreille entend. Pourquoi n’ai-je pas, moi, ces sens ? » Du fait de la vision de l’œil, tous les membres de l’homme deviennent heureux. Si l’œil ne voit pas, tout devient malheureux, puisqu’il y a une unité, il n’y a pas de séparation : la vision des yeux, c’est la vision de tous les membres.
Le serviteur du roi, dans le bazar, émet des prétentions et se vante : « Nous avons conquis une partie du monde, et nous avons défait des armées. » Bien que ce soit le roi qui ait triomphé parce qu’il est attaché, et uni au roi, le serviteur s’attribue à lui-même ces victoires, et s’imagine en être l’auteur. Il devient heureux par l’accroissement de la prospérité du roi, et il s’attriste lorsque cette prospérité diminue.
Il n’est pas inéluctable que celui qui n’accède pas à de telles visions ne soit pas un saint de Dieu. Il est possible qu’il voie bien l’une de ces choses, et ne voie aucunement l’autre. Cela est encore plus grand. S’il existait d’ici-bas jusqu’à la présence du Roi, par exemple, des jardins, des palais, ou qu’il se trouve des beautés dans le chemin, et qu’à chaque étape et à chaque station on lui montre l’une d’entre elles, et qu’exprès on ne lui montre pas une autre de ces stations, cependant à la fin il voit le Roi. La grandeur des saints ne consiste pas en la vision des merveilles et de l’invisible. Les Péris et les démons voient cent mille de ces choses invisibles et merveilleuses, tandis que l’homme ne les perçoit pas. Dans la nuit sombre, le chat voit tout, et le chien annonce la mort du voisin et par avance devine cet événement.
Si le saint uni à Dieu voit de telles choses, cela a de la valeur parce que c’est une telle personne qui voit, et non pas parce que la vision de ces choses implique la grandeur et la sainteté. C’est le cœur des gens simples qui voit les choses, le cœur des penseurs et des savants voit moins. Or, Dieu le Très-Haut est juste. À celui qui Le sert et qui supporte des peines, Il offre nécessairement en échange un don. Les vins et les boissons du monde spirituel sont innombrables. Comme dans l’intelligence abstraite et dans les âmes n’existe pas un pouvoir capable d’apercevoir le dévoilement des vérités et des secrets et la vision du monde non contingent, bien qu’un homme ne soit pas digne de tels bienfaits, Dieu ne l’en prive pas, et lui montre des formes, ainsi qu’il arrive dans les rêves. Néanmoins, ce qui existe à l’état de veille est plus fort et meilleur que ce qui est dans le rêve, même s’il s’agit du même genre d’images que celles qu’on voit en songe.
La sainteté et la pauvreté sont en dehors de cela. Pour ceux qui sont unis à Dieu, la sainteté est la vision de Dieu. Pour celui qui l’a obtenue, quelle valeur présentent toutes ces choses ? Le propre d’une telle personne est de ne pas désirer de telles choses, car elle voit et elle sait : elle a vu l’origine, elle n’a pas de penchant pour ce qui est secondaire.
21
Si tu le peux, n’opprimes pas le faible, et n’usurpes pas sa fonction et son travail avant qu’ils ne deviennent vacants, telle fonction lui appartenait avant que tu la sollicites, il en tirait ses moyens d’existence. « La prééminence appartient à celui qui possède l’antériorité. » Ne sois pas inférieur à un chien, le plus sale des animaux. Or, lorsqu’on apporte à un chien faible un os ou un morceau de viande, un chien vigoureux ne le saisit pas avec ses dents et ne s’en empare pas. Qu’est un homme inférieur à un chien ?
22
L’attribut de la certitude est le sheikh parfait, et les pensées justes et bonnes sont ses disciples, selon leur diversité et ce qui prédomine en elles. Les bonnes pensées rivalisent entre elles. Les voies sont nombreuses, et les divergences multiples. « Si on pèse la foi de l’homme juste, elle l’emporte sur la foi de toutes les créatures. » Si on place sa foi dans la balance et qu’on la pèse, sa foi l’emporte sur la foi de toutes les créatures et elle est même encore supérieure à cela. Il y a une grande distance entre les pensées. Or, les disciples, qui sont les pensées justes et bonnes, se tournent en rangs vers le sheikh de la certitude, à l’instar de la première rangée de fidèles qui se tiennent derrière l’imam, et qui se trouvent devant une autre rangée, et ainsi rang par rang jusqu’au fond de la mosquée. Ceux qui sont devant et ceux qui sont derrière occupent leur place selon leur connaissance et leur foi, et non pas selon le hasard de la situation et du lieu. Il y a des degrés qui sont d’ordre matériel, et d’autres d’ordre spirituel.
Les pensées justes, pareilles aux lionceaux, tètent le lait du lion de la certitude, croissent et prennent de la force, et ils vont de l’incertitude vers la certitude, se revêtent de la couleur de la certitude, comme le raisin vert qui devient mûr, se dépouille de son acidité et de son immaturité et s’emplit de la douceur de la maturité ; et cela peu à peu, jusqu’à ce qu’il devienne raisin mûr. Après cela, on ne l’appelle plus raisin vert, mais raisin mûr. Quand le raisin vert de l’incertitude va vers la certitude, il boit le lait de la certitude, jusqu’au moment où il devient lui-même certitude. Il s’est transformé, l’état d’incertitude l’a totalement abandonné, et il est devenu pure certitude. Alors, il ne l’appelle plus disciple, car ce qui le rendait disciple, c’était l’incertitude, laquelle a disparu et s’est transformée en certitude. Le disciple s’est anéanti et annihilé, et son existence est devenue l’existence du sheikh. Or, ce sheikh de la certitude et ses disciples, qui étaient des pensées justes, sont devenus éternels et stables dans ce monde et dans l’autre. La preuve en est que, depuis l’époque d’Adam jusqu’à la personne du sheikh de la certitude, toutes les formes corporelles des disciples qui avaient des pensées justes ont disparu, mais le sens même de la certitude et les pensées justes demeurent, et se revêtent d’autres formes : âge après âge, siècle après siècle, ils changent de vêtements et se manifestent sous d’autres habits. Celui qui ne considère que le vêtement et n’aperçoit pas la personne voit autrui et la dualité. Celui qui connaît la réalité de la personne sait qu’après mille époques il s’agit toujours de la même personne.
Ce Turc que tu as vu l’autre année en train de piller,
c’est celui qui cette année est venu en Arabe.
L’apparence du sheikh et de ses disciples est comparable à des mesures. Si les récipients sont changés, le blé est le même. Sache la vérité au sujet de l’apparence et de la forme du sheikh, et pense juste au sujet de l’apparence et de la forme des disciples. Ils sont constants et permanents dans les deux mondes. Sache que ces apparences ne sont que leur manifestation, afin que les créatures les voient toujours sous ces formes.
Sache et comprends que les disciples après la mort sont auprès du sheikh comme ils étaient dans ce monde-ci avec lui. « Comme ils ont vécu ils mourront, et comme ils sont morts ils ressusciteront. » Le disciple qui a une mauvaise pensée et une mauvaise opinion, et qui rejette le sheikh dans le fonds de son cœur, bien qu’il soit en apparence aimable envers lui, pourtant le chasse de son cœur. Cela montre qu’il a une vision inverse de celle qu’il avait au commencement. Son opinion, qui se rapprochait de la certitude, à présent recule. Sa bonne opinion est devenue mauvaise, et il se dirige vers la négation et l’impiété. Telle bonne opinion était comme une personne en parfaite santé, puis atteinte de maladie. « Leur cœur est malade, Dieu aggrave cette maladie 154. »
Dans leur cœur, nous avons mis une maladie, afin qu’ils aillent, de cette conviction qui était pareille à une personne en bonne santé, vers la négation. Les opinions justes et bonnes des gens allant vers le sheikh qui leur inculque la conviction courent vers la certitude. Et les opinions mauvaises, erronées, sont chassées par le sheikh qui donne la certitude, et ces gens vont vers l’impiété et l’enfer, à cause de la maladie qu’ils ont dans le cœur. Les uns mangent des dattes, et les autres des épines, les uns du sucre et les autres du venin, les uns s’unissent au Dieu Clément, les autres à Satan. Il y a une catégorie dans le paradis, une autre dans l’enfer, sauf ceux qui se repentent et font de bonnes œuvres : Dieu transforme leurs péchés en œuvres pies 155.
On ne peut être déçu, même si l’on éprouve un préjudice. Il faut se repentir de cette négation et de cette mauvaise opinion, afin que la miséricorde descende et que cette maladie se transforme en bonne santé. De même qu’ils reculaient, ils progressent à nouveau, et leur mauvaise opinion devient bonne. Ils téteront le lait de la certitude, et ils passeront du rang d’exclu à celui d’approuvé. Lorsque de telles personnes, qui rejettent la rébellion et s’y opposent, entrent dans le droit chemin, elles sont agréées par Dieu, et à la fin deviennent sheikhs et guides. Leur rôle en tant que sheikh est plus utile aux créatures que celui d’un sheikh qui n’a pas connu la négation et la révolte.
À l’instar d’un préfet de police qui était voleur, qui détroussait les gens et était brigand. Quand il devient préfet de police, tous ses défauts, tous ses artifices et ses ruses, ainsi que les ennuis qu’il causait, tout cela se transforme en justice et en bienfaits. Et sous sa direction, la sécurité, la quiétude et le repos des musulmans sont mieux assurés que sous la direction d’un préfet de police qui ne s’était pas auparavant livré à de telles actions. Le premier connaît les ruses et les astuces des voleurs, leurs lieux d’évasion et leurs stratagèmes ne lui sont pas cachés. Il les trouve vite, et il lui est facile de les réprimer et de les supprimer.
23
Le Prophète (que le salut soit sur lui et sa famille !) a dit : « Quand vous êtes ennuyé par vos affaires, il vous faut demander le secours des gens qui sont dans les tombes. » Le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille !) a dit : « Dans les affaires difficiles et les nécessités, recherchez l’aide des gens qui sont au cimetière. » Puisque l’aide parvient de tous les cimetières qui ne sont pas un lieu de pèlerinage, elle arrive à plus forte raison des tombes des prophètes et des saints, eux qui sont toujours vivants et qui existent en Dieu. Ils sont vivants auprès de Dieu, ils sont nourris et se réjouissent 156. Cette mort est comme un sommeil, car « le sommeil est le frère de la mort ». Dans le sommeil, deux personnes sont couchées l’une près de l’autre. L’une est dans la paix, dans une roseraie, dans la vision des amis ; l’autre, dans la séparation, la douleur, les tourments et la rencontre des ennemis. Dans la tombe même, elles sont couchées dans un seul lit ; l’une est dans le paradis et l’autre dans l’enfer.
Quant à la prière « Que la terre leur soit légère ! », elle n’est pas dépourvue de sens. Il est possible que la paix soit la condition des morts en état de décomposition, de liquéfaction et d’anéantissement. Car ils deviennent pure poussière. Et telle poussière est dans la joie et la paix, telle autre se trouve dans la peine et les tourments. Mais la poussière n’a pas de langue pour exprimer son état. Que Dieu purifie la poussière, que la poussière soit dans la joie, et la tombe pleine de lumière et de miséricorde !
Les saints n’ont pas dit des propos vains. Il y a d’autres secrets. Les uns peuvent être exprimés par la langue, les autres non. Ce que la langue ne peut exprimer, ce sont des secrets dont Dieu n’a pas permis la révélation.
Il en va de même pour ceux qui se livrent aux mortifications et à l’ascèse et qui désirent que leur corps soit amaigri et qu’en eux s’anéantisse ce qu’ils ont de surcroît de graisse et de chair. Dans l’anéantissement, ils sont plongés dans la joie et la fruition. Une autre catégorie de gens s’anéantit dans la tombe. L’état de ces deux catégories ressemble à ce qui arrive à une graine douce que tu écrases dans un mortier : elle reste douce. Et si tu écrases une graine amère, elle reste amère ; et si tu écrases un morceau d’aloès ou de coloquinte, l’amertume ne les quitte pas. « Comme ils ont vécu, ils mourront, et comme ils sont morts ils ressusciteront. » Ce qui rappelle la graine semée au sein de la terre. Au commencement, elle pourrit, elle est détruite et se liquéfie. Ensuite, elle pousse. Si la semence est douce, un arbre doux pousse, et donne des fruits doux ; si c’est une graine amère, un arbre infernal croît, dont les fruits sont une nourriture pour les gens de l’enfer. Oh ! chose étrange ! La graine que l’on sème dans la terre, cette graine, après l’anéantissement, devient vivante. Crois-tu que la semence du corps de l’homme ait une valeur moindre que cette graine, et ne penses-tu pas qu’après l’anéantissement il redeviendra vivant de la même façon ?
Quelle est la graine enfouie qui n’a pas ressurgi ?
Pourquoi ne penses-tu pas de même en ce qui concerne la semence de l’homme ?
Or, cette graine qui a été anéantie dans la terre et qui s’est liquéfiée, peux-tu saisir par ton intelligence ce qui lui est arrivé ? Il est sûr que non. Par l’expérience, tu as vu ce qu’elle était devenue, et cela t’a paru normal. De même, les saints de Dieu, à qui Dieu après l’anéantissement donne l’existence : mille fois le Dieu Très-Haut les anéantit et ils revivent. L’existence après l’anéantissement leur paraît intelligible. « Mourez avant de mourir. » C’est ce que cela signifie. Lorsque l’homme a agi ainsi, il devient un d’entre les saints. « Celui qui est pour Dieu, Dieu est pour lui. »
Comme un chasseur qui lance un faucon ou un chien de chasse vers un gibier. Si l’animal saisit la proie pour son propre maître ou pour le roi et ne la mange pas, il est le favori et l’aimé du roi. Mais s’il la mange et la prend pour lui, alors il est repoussé et rejeté parmi les chiens du quartier. « Nous vous désavouons, vous et ce que vous adorez en dehors de Dieu 157. »
Pourquoi parler de faucon et de roi ? Cela a été dit pour que l’idée soit claire. Quand la créature a cette grâce qui la fait agir pour Dieu et non pour elle-même, alors son moi n’existe pas, elle est devenue un instrument. Dieu accomplit Sa volonté par la forme de la créature. « Celui que Dieu dirige est bien dirigé 158. » Louanges à Celui à qui conviennent les louanges, c’est Lui qui loue et qui est loué.
Ce monde-ci comporte deux degrés. En l’un, l’homme chasse pour lui-même, a des relations avec autrui comme les chiens de quartier. Il est méprisé et mangeur de charognes. « Les impies sont impurs. » Ils mangent des saletés, car chaque genre s’en tient à son propre genre et ils tirent leur force de leur propre genre. L’eau s’accroît par l’eau, et en tire sa force, la poussière de la poussière, le feu du feu, et l’air de l’air. Ce qui est d’un autre genre l’affaiblit et le rend sans force.
C’est par l’eau que l’eau devient limpide,
c’est par la vue que l’œil devient clairvoyant.
L’autre catégorie de croyants et de « pèlerins » ne sont pas encore parvenus à l’étape de l’union avec Dieu, et sont restés longtemps dans la séparation, mais sont prêts à atteindre la Ka'ba de l’union. Ils cherchent avec une extrême ardeur des moyens de parvenir à leur but. « Celui qui se noie saisit la moindre brindille. » Alors, ils entendent, de leur propre âme, une voix disant : « Nous avons une souveraineté, une origine et une patrie. L’amour de la patrie vient de la foi. »
Nous sommes d’en haut, et nous retournons vers les hauteurs.
Nous sommes de la mer, et nous retournons à la mer.
Nous ne sommes pas de ce lieu-ci ni de ce lieu-là ;
nous sommes sans lieu et nous retournons au-delà des lieux.
Nous sommes tombés ici-bas comme des exilés. Ces créatures et ces compagnons ne correspondent pas à notre état spirituel. D’eux nous vient un parfum de séparation ; le parfum de la réunion ne nous parvient pas. Il est étrange que nous cherchions quelqu’un qui nous apporte des nouvelles de notre pays natal. Il faut se consacrer à la recherche d’un tel ami.
Tu as inspiré à mon cœur le goût de la recherche ;
la recherche m’a conduit jusqu’à ton ruisseau.
Et lorsqu’ils entendent la parole des prophètes et des saints dans les Livres, ils admettent avec amour commandements et interdictions. Ils se sacrifient, eux-mêmes et leurs désirs, au prescrit. Et tant qu’ils persévèrent dans cet état d’esprit, jour après jour, ils respectent avec zèle les commandements. Le signe de leur sincérité, dans cet exercice, consiste en ce que, d’instant en instant, ils deviennent plus illuminés et plus doux. Ils trouvent en ce zèle une douceur telle que les douceurs de ce monde ne leur présentent aucun attrait. Lorsqu’ils obtiennent cette force, ils deviennent des contemplatifs. Les formes du monde invisible commencent à apparaître dans leur âme, et lorsque leur force s’accroît, les formes spirituelles qui apparaissaient dans leur âme prennent aussi forme devant leurs yeux de chair. Ainsi, la sainte Maryam vit l’ange Gabriel sous une forme tangible. « Il se présenta à elle sous la forme d’un homme parfait 159. » De la même façon, les prophètes voyaient Gabriel ; et devant Lot, les anges se présentèrent sous la forme de jeunes impubères. Bayazid, lui aussi, a vu et a dit : « Il n’y a sous mon froc que Dieu. » Et lorsque la force augmenta encore, et que son effet arriva à son apogée, il dit : « J’ai vu Dieu sous une forme. » Cette idée que Dieu était dans son froc s’est objectivée.
Or, après cela il y a d’autres étapes. Toutes ces perfections ne constituent pas encore l’union avec Dieu. Car il dit, à la fin de son aventure : « J’ai vu Dieu. » Le pronom personnel exprime l’ipséité. Avant qu’on devienne pur dans l’unité, la diversité demeure.
Après, il y a encore trois degrés. Le premier est un état qui se pose sur l’homme, tel état n’est pas sous son contrôle. Comme un oiseau qui vient d’en haut et se pose sur la tête de quelqu’un. Cet homme, à chaque instant, a peur qu’en bougeant la tête il fasse s’envoler l’oiseau. Là est la première étape.
La deuxième étape consiste à apprivoiser tel oiseau. Chaque fois qu’il l’appelle, il vient. À l’instar d’un sorcier : chaque fois qu’il prononce des incantations dans une bouteille, une Péri y apparaît. De même, quand le serviteur croyant et sincère se livre à la mémoration (dhikr) de Dieu, les beautés invisibles se lèvent et apparaissent dans le flacon de son cœur. C’est là l’étape médiane. La troisième étape, qui est l’étape de la perfection, consiste en ce que, à aucun moment, la Péri ne s’absente du flacon.
Le débutant, celui qui est dans le stade intermédiaire, et celui qui est parvenu au but sont dans la même situation. Mais le débutant ne s’est pas trouvé lui-même ; lorsqu’il s’est un peu trouvé lui-même, il a trouvé le monde entier. « Celui qui se connaît son Seigneur 160. » La preuve que Dieu n’est pas absent du monde et qu’Il est présent à tous, continuellement, est dans le texte révélé ; telle présence nous est aussi confirmée par notre raison. Quant au texte révélé, il déclare : « Où que vous soyez, Il est avec vous » 161 et « Nous sommes plus près de lui que la veine de son cou » 162 et « Quel que soit le côté où vous tourniez, la Face de Dieu est là 163. » Quant à ce qui procède de la raison puisque tout est rendu vivant par la vie, comment la vie pourrait-elle être absente de l’être vivant ? Et si la vie est absente de l’être vivant, là il n’y a plus de vie. La perfection, c’est que l’homme devienne Dieu Lui-même. Lorsque le cuivre a été transmué en or, on l’appelle or, on ne dit pas qu’il est cuivre. Quand un animal a été transformé en sel, on l’appelle sel, on le vend au même prix que le sel, et comme le sel on le met dans les aliments et la marmite. Quand le sperme s’est transformé en homme, on ne l’appelle plus sperme. Sache que, lorsque l’homme atteint l’Être, on ne l’appelle plus homme.
Regarde l’apparence : elle dit que les anges se prosternent devant lui.
O. ignorant ! Peux-tu dire que j’appartienne encore à l’espèce humaine ?
Cet Être est l’Être de Dieu. L’Être de Dieu n’est pas l’être de l’homme, parce que l’un est permanent et l’autre périssable. Celui-ci est composé des quatre humeurs, des cinq sens, des six points cardinaux et des sept membres. Et l’Être de Dieu est dénué de tout cela. C’est une vie qui se suffit à elle-même ; tout tire sa vie de Lui et c’est Lui qui donne la vie. Il ne prend rien, mais Il donne. « Et Dieu est riche et vous êtes pauvres. » Les parties du ciel, de la terre, de l’Empyrée et du Trône de Dieu, toutes sont pauvres et dans le besoin. Si elles ont quelque chose, elles le tiennent de Dieu. « Dieu est la Lumière des cieux et de la terre 164. » C’est-à-dire : « Il n’y a rien qui ne célèbre Ses louanges 165. » Les choses tirent de Lui leur existence, et ont la vie et la lumière qui conviennent à leur essence. Par conséquent, elles L’adorent. Lorsque quelqu’un mange de la nourriture grasse et sucrée que lui donne un autre, s’il ne profère pas de louanges, ni de remerciements, le goût et la douceur de cette nourriture qui lui sont parvenus constituent le remerciement et la louange. S’il souffre de la peine et de l’amertume et qu’on l’oblige à remercier, ce n’est pas là un remerciement. La formulation de ce remerciement, l’oreille corporelle ne l’entend pas, mais celui qui « entend » et qui est sage n’a pas besoin d’interprète et de déclaration. Or, ces hommes qui se consacrent aux interdictions et aux prescriptions (divines) et qui ont renoncé à leurs propres desseins vivent continuellement dans l’amour. Une telle personne qui se conforme à la teneur du Qor'ân, aux avis des awliya, et à l’intuition qu’elle reçoit de son for intérieur et qui est en accord avec le Qor'ân une telle personne est rare en ce monde. Et plus rare encore est celle dont l’état est arrivé à un stade où tout ce qu’elle fait elle se l’ordonne à elle-même, sans Livre et sans citations. En vérité, cette personne est plus merveilleuse et plus rare. La première de ces personnes, tout le monde l’accepte et a accès à elle. Quant à la seconde, il y a peu de gens qui la comprennent, parce qu’elle est la manifestation même de ce verset : « Dieu fait ce qu’Il veut 166. » Dieu fait tout, sans tenir compte de ce qui est juste ou injuste, bien que tout soit juste pour Lui, mais non selon le critère de la raison : il fait périr les fidèles et les hommes de bien, par la misère, la souffrance et la faim, et Il octroie la prospérité, la richesse et les biens aux malfaiteurs et aux oppresseurs ; et Il fait couler le bateau des gens bons et pieux qui se rendent à La Mecque, et il fait arriver sain et sauf le bateau des chrétiens et des zoroastriens qui est rempli de vin et de viande de porc. Puisque cela vient de Dieu, personne ne peut critiquer Dieu et lui adresser des reproches. Tout le monde subit la justice ou l’injustice, selon le cas, et l’on ne peut établir une distinction entre les actions de Dieu.
Tout ce qui existe doit être comme cela,
ce qui ne devrait pas être ainsi n’existe pas.
Or, si cet attribut et cette autorité se manifestent dans le monde de la part d’un homme extraordinaire, tout le monde le récuse. Moïse s’est indigné et a fait des reproches à Khezr lui disant : « As-tu tué un être pur 167 ? » Puisqu’un homme tel que Moïse n’a rien pu faire, que peut faire une souris ? Il y a peu de gens qui comprennent une telle chose.
Bayazid a dit : « Celui qui m’a vu au début est devenu mon ami, et celui qui m’a vu à la fin est devenu impie. » Parce qu’au début il faut la servitude, la servitude est exigée de la part d’un esclave, et c’est bien et convenable. Lorsqu’à la fin la divinité s’est exprimée par lui, les gens ne pensaient pas qu’en fait cette affirmation de divinité était provoquée par Dieu même, et que Bayazid n’était qu’un instrument. Les gens ne voyaient que le côté extérieur des choses ; ils voyaient, selon l’apparence, les actions comme effectuées par lui-même et non par Dieu, et devenaient impies et négateurs. Quand le serviteur renonce à ses propres desseins et qu’il se conforme aux intentions de Dieu, Dieu lui apparaît sans voiles. Dieu transforme les desseins de l’homme en ses propres desseins. D’abord, Il dit : « Ne mange pas. » Ensuite, il dit : « Mange. » De même que l’homme a respecté tous les desseins de Dieu, et qu’il vivait selon Ses prescriptions, le Dieu Très-Haut, en conformité avec les desseins que l’homme avait au début et auxquels il a renoncé, donne alors un ordre. Et même si tout ce qu’Il a ordonné est récusé par les gens, ce saint (wali) n’est pas en mesure de ne pas l’exécuter. Puisque c’est un ordre, comment pourrait-il s’y opposer ? Au début, il s’est consacré à l’amour, lequel était conforme au Livre et à la Tradition, avec une obéissance absolue, sincérité et révérence. Et maintenant que Dieu lui ordonne expressément, comment pourrait-il s’y refuser ? Sans l’ordre de Dieu, le Prophète n’aurait pas épousé neuf femmes, n’aurait pas exercé la souveraineté et mené la guerre, et n’aurait pas tué des hommes ni capturé femmes et enfants. Le serviteur atteint finalement un stade où tout ce qu’il fait il le fait sur l’ordre de Dieu. « Tu ne lançais pas toi-même les traits quand tu les lançais, mais Dieu les lançait. »
Quand la manifestation de « Dieu fait ce qu’Il veut » est révélée à ce serviteur, il y a peu de gens qui le croient, sauf celui qui est arrivé à l’union avec Dieu, car « le croyant voit par la lumière de Dieu ».
Ce n’est pas l’affaire de n’importe quel tisserand ou cardeur que de lancer la flèche d’un arc à la corde dure.
Le poids de ce fardeau et la dureté de cette parole ne peuvent être décrits en détail.
24
« Ô mon Seigneur, Tu m’as conféré un certain pouvoir et tu m’as enseigné l’interprétation des récits. Créateur des Cieux et de la Terre, Tu es mon Maître en ce monde et dans l’autre. Fais-moi mourir soumis à Toi et accorde-moi de rejoindre les justes 168. »
Joseph dit : « Ô mon Dieu, Tu m’as conféré un certain pouvoir en ce monde-ci et Tu m’as enseigné l’interprétation des récits. » Le sens de ce verset est : Tu m’as octroyé le royaume de ce monde et le royaume de l’autre monde. Ici-bas, c’est le monde de l’eau et de l’argile, celui de la forme tangible ; et le royaume de l’autre monde est la connaissance qu’on ne peut saisir au moyen des sens, mais par l’entendement, la compréhension et la science. Et les hadîths sont de deux sortes : dans certains, ce sont les mots mêmes qui transmettent la vérité ; dans d’autres, les mots n’expliquent pas le sens réel. Quand le Prophète a dit : « Quand une femme se marie sans la permission de son parent, ce mariage est invalide. » Le sens réel de ce hadîth ne réside pas dans ces mots ; car si une femme nubile et majeure veut se marier sans le consentement de son parent, elle le peut. De même, quand quelqu’un dit : « J’ai vu un lion qui lançait des flèches. » Ou quand le Prophète a dit : « Il n’y a pas de prière pour celui qui habite tout près de la mosquée, si ce n’est dans la mosquée même », et « Il n’y a pas de prière sans recueillement du cœur. » Et aussi, quand il dit : « Dès que vous avez mangé, retirez-vous quand vous êtes désacralisés, livrez-vous à la chasse 169. » C’est un hadîth. Dieu le Très-Haut a enseigné l’interprétation des hadîths.
À présent, aucune science ne m’est voilée. Je possède deux royautés, l’une ici-bas, l’autre dans l’au-delà. Ce monde est le monde du manger et du boire, et la vision tangible. L’autre monde est le monde de la connaissance. « Le Créateur des cieux et de la terre » : le Créateur du ciel et de la terre, dans ce monde et dans l’autre, c’est Toi, mon ami, et Celui que je recherche. « Fais-moi mourir soumis à Toi, et accorde-moi de rejoindre les justes. » Fais-moi mourir dans la religion, et fais-moi rejoindre les hommes pieux et élus qui ont échappé au danger, car il est dit : « Les hommes purs sont dans un grand danger. » Donc, l’invocation est à propos : « Ô hommes de bien et sincères, ô pèlerins amoureux, sachez qu’on ne peut voir Dieu avec les yeux de chair. Pour la connaissance et la parole, les instruments sont les yeux et les oreilles. Et pour le goût il y a un autre instrument : c’est la langue, les lèvres, le palais, qui perçoivent le goût de chaque aliment. Le nez sent les odeurs agréables ; jamais l’œil n’a la possibilité de percevoir au moyen de l’odorat. L’oreille et la bouche sont l’un et l’autre des instruments différents. Avec l’instrument de la vision, on ne peut pas connaître le plaisir du goût, et avec l’instrument du goût, on ne peut pas apercevoir les objets de la vue. Avec l’instrument de l’ouïe, on ne peut pas distinguer les odeurs. En toi il existe un autre instrument caché avec lequel tu peux percevoir Dieu et Le voir. On ne doit pas avoir l’intention de voir sans cela. Il y a deux sortes de regard : l’un est du domaine de la chair, et l’autre du domaine de l’intériorité. Le regard sensoriel consiste à voir avec les yeux de la tête ; et le regard intérieur consiste en ce que nous voyons en nous-mêmes des états différents. Nous trouvons à un moment en nous la colère, à un autre moment la paix, à un moment le courroux, à un autre moment la bénignité ; à un moment la générosité, à un autre l’avarice, à un moment la sécurité, à un autre la crainte, à un moment la faim, à un autre la satiété, à un moment la richesse, à un autre la misère, à un moment la sincérité, à un autre le mensonge, à un moment l’amitié, à un autre l’hostilité, à un moment la concorde, à un autre le désaccord, à un moment la concupiscence, à un autre la chasteté. Tu vois tout cela en toi-même, non par l’œil charnel, et cette vision de l’intérieur, qui est plus forte et qui se trouve dans le cœur, fait apparaître la concupiscence ou la colère ou la crainte, et tu les aperçois. Si tu fermes les yeux et qu’ensuite tu les rouvres, ces choses ne disparaissent pas de ta vue.
La vision intérieure est plus forte que la vision charnelle.
Ô sot ! Pourquoi attaches-tu tant d’importance à ce qui est le plus faible et le plus vil, au point de vue de la vision et de la connaissance ? Et ce qui est supérieur, plus élevé et plus fort, tu le considères comme une illusion, sans force et sans valeur. C’est toi-même qui manques de valeur et qui es faible et quelconque. Tu ne vois pas et tu ne connais pas les choses à leur place.
Comme nous avons parlé de ces significations dont la subtilité empêche et prive les yeux charnels de les apercevoir, à plus forte raison comment voudrais-tu voir avec les yeux de chair Dieu qui est plus subtil que ces significations et plus éloigné des contingences ? Les corps ont une densité. Essaie de voir Dieu dans l’âme, de la même façon que tu vois l’âme dans le corps. Le corps est rendu vivant par l’âme, et l’âme vit par Dieu. Tous les sens profonds proviennent de nous. Ce sens profond, qui est fondamental et préférable, on doit l’accroître en prenant de la peine ; car il est démontré que chaque chose grandit par l’application, l’effort et le labeur, et s’amoindrit par l’abandon.
De même, la force de l’homme s’amoindrit par l’abandon, mais elle s’accroît par l’exercice : soulever des pierres, lutter comme les athlètes, tirer à l’arc. Quand on pratique chaque jour de tels exercices, les forces viennent et augmentent. Mais par l’abandon, elles diminuent. Ainsi, le lait qui coule des seins, si on le tète, si on le tire et si on le suce, augmente ; et si on le laisse, il diminue et même il tarit. C’est pourquoi Dieu a dit : « Occupez-vous à la prière et faites l’aumône. » Il y a dans le puits de votre existence une eau, et cette eau c’est la foi et la sincérité. Elle augmente avec la mémoration de Dieu (dhikr), la soumission envers Dieu, la prière la nuit et le jeûne dans la journée, l’aumône, etc. Et quand on abandonne ces pratiques, la foi diminue, et même elle tarit. Or, tu sais et tu as expérimenté que chaque action que tu commets et à laquelle tu t’adonnes, à laquelle tu as pensé et réfléchi, une telle action progresse et se développe ; dans ce cas, tu l’emportes sur les autres. Considère et préfère, parmi toutes les actions, celle qui est la plus noble, la meilleure et la plus élevée ; choisis celle-là et consacre-lui ton temps. Seul celui qui a dépassé ce monde connaît notre valeur et peut écrire à ce propos et comprendre. Le dépassement de ce monde ne consiste pas à creuser un trou dans le ciel et à en sortir, ou bien à percer un orifice dans la montagne ou la terre ; car de telles pratiques appartiennent à ce monde.
Ô vous, auditeurs qui entendez mes paroles et les comprenez, quand vous sortirez de ce monde, inéluctablement vous connaîtrez ma valeur. Et plus vous avancerez, plus vous saurez. Que nous nous donnions la main, afin que nous quittions allégrement cette route pénible et pleine de dangers. Nous remontons de la terre au ciel comme Jésus. La terre est l’existence et l’oubli ; le ciel, c’est la connaissance et la gnose. Si un brigand paraît devant nous pour nous couper la route, avec le glaive de la connaissance, nous lui couperons le cou. Nous couperons les cous des pensées ténébreuses, qui sont l’armée des démons, avec les pensées spirituelles et lumineuses, qui sont l’armée de Dieu, et nous les briserons. Car « les couvres pieds chassent les mauvaises actions ».
Si nous coupons le cou de l’âme charnelle et du désir, nous les anéantissons ; quand tu coupes le cou du désir de la taverne, c’est le désir de la mosquée qui naît. Comme si tu avais transformé le cuivre en or, et le démon en ange.
Si je brise une seule des marmites de désir de mon existence,
dans la voie de l’anéantissement je placerai cent marmites.
Ne sais-tu pas que l’eau, sur les graviers et sur les marais salins, coule sans profit et est perdue. Lorsque tu détournes la source de cette eau, tu peux arroser les roseraies, les vergers, et les herbes odoriférantes. La vie est dans ce changement. « Mourez avant de mourir. » Meurs à ces mauvaises pensées afin que de toi provienne le bien. Ici, on a nommé la vie la mort, afin que les lâches s’enfuient et que ceux qui ne voient que l’apparence soient privés. De même qu’avec la pierre philosophale le cuivre meurt et devient or, et que dans le sein de la mère le sperme meurt et un Joseph naît, et que dans la terre la graine meurt et qu’elle devient arbre, et que dans l’estomac le pain devient vie. « Pour celui qui est intelligent, un signe suffit. »
L’homme a plusieurs façons de penser ; chaque parole a plusieurs aspects, chacun voit ce qui lui convient. L’homme, qui en est l’origine, a plusieurs aspects. Que sont devenues l’enfance, la jeunesse, la vieillesse ? Dans chaque étape, il y a un aspect. Il faut qu’à chaque instant l’homme fasse des efforts afin de voir en lui-même un aspect et de le dépasser, afin qu’il voie un autre aspect, ad infinitum. La viande crue a un aspect dans sa crudité, un autre aspect quand elle est à demi cuite, et quand elle est cuite, un autre aspect encore.
Tout est dans l’homme : il est à la fois terrestre et céleste,
ténèbres et lumière, enfer et paradis.
On dit qu’il y a sept cents voiles : ce sont des voiles de ténèbres à l’extérieur, et des voiles de lumière à l’intérieur. Le Mi'râj, c’est l’être même de l’homme, qui s’élève en lui-même, en partant de l’extérieur, qui est ténèbres, vers l’intérieur, qui est lumière, et de l’intérieur vers le Créateur. Son corps est comme une échelle d’ébène noir, et dans son intérieur se trouve une échelle d’ivoire blanc. Lorsque tu as dépassé les deux échelles, alors tu es arrivé en haut de l’empyrée, là où Dieu réside assis sur son trône. Et tu vois le Roi sur le trône et l’empyrée. Il est à la fois sur le tapis du monde et sur l’empyrée, et rien n’est dépourvu de Lui, et Il est présent en tout, et Il est à l’extérieur de tout. Alors, tout devient pareil pour toi, et à tes yeux l’empyrée et le tapis sont identiques. Et l’impiété et la foi sont identiques, elles disparaissent comme entités.
L’impiété et la foi disent dans chaque souffle :
notre Créateur est Unique et tout-puissant.
Et un tel regard appartient à celui qui a renoncé à tout, qui est devenu pur et lumineux, qui est devenu uni à la mer, qui est devenu la mer même. Il sait : « Je suis la mer, je suis l’océan, il n’est pas d’endroit où je ne sois pas, et tous vivent par l’eau de ma Miséricorde, et leur vie dépend de moi. »
Il y a d’autres secrets pour cette explication, mais ils ne sont pas contenus dans le langage et on ne peut les révéler. Peut-être que Dieu, sans l’intermédiaire des corps et du langage, te le dira dans le secret de ton âme et te renseignera. « Le Miséricordieux a fait connaître le Qor'ân 170. » Il est Celui qui a rendu le soleil rayonnant et la lune lumineuse et leur a assigné des maisons pour que vous connaissiez le nombre des années et que vous puissiez le calculer.
« Il est Celui qui… » : c’est une allusion qui consiste en ce sens :
« Moi, Je suis absolument évident et apparent. »
Les hommes se voient en apparence les uns les autres ; ils ne connaissent pas leurs caractéristiques, leurs attributs et leurs connaissances. Et après qu’ils ont parlé et agi, ils se connaissent bien et disent : « Nous connaissons très bien Un tel, parce que nous nous sommes beaucoup entretenus, et il y a des années que nous sommes ensemble. » Or, durant ces nombreuses années, ils ne tenaient plus compte de l’apparence qu’ils avaient vue au début. Ce qui a été vu et connu au cours de ces années, c’était le sens profond, et non pas l’apparence. Ce sens qui n’est pas visible avec les yeux de chair a été perçu grâce aux actes et aux paroles. « Dieu est Celui qui… » : signifie que les bonnes qualités, les sciences et les connaissances viennent de Lui. Ce n’est pas avec les yeux de chair que les gens se voient les uns les autres, mais avec ce même regard de « Dieu est Celui qui… » : à savoir que toi, tu es tel homme, qui as agi de telle façon et qui as dit telle parole.
Un Tel ! tous se voient de cette façon, voir les autres en dehors de cette façon n’est pas possible. Moi, qui suis Dieu, vous devez Me regarder de cette façon. Donc, Je Me montre à vous et Je dis : « Dieu est Celui qui a fait du soleil une clarté et de la lune une lumière 171. » Il aurait fallu que vous Me voyiez et que vous Me connaissiez sans que Je vous dise : « Dieu est Celui qui… ». Mais, puisque vous n’avez pas une pureté et une grandeur suffisantes, Je vous parle et Je vous montre, afin que vous Me voyiez clairement selon « Dieu est Celui qui… ». Or, votre Dieu est le Dieu qui a rendu le soleil rayonnant et la lune lumineuse. Cela a deux sens : l’un des sens est qu’il est pure lumière, il ne tire sa lumière de personne, et il donne sa lumière. L’appeler lumière, c’est un pléonasme. C’est pourquoi Dieu a dit : « Nous avons rendu le soleil rayonnant » ; cela signifie que sa lumière brille. Et Il a dit : « Nous avons donné à la lune la clarté. » La lumière de la lune ne provient pas d’elle-même, elle tire sa lumière du soleil. Nous savons que nous accordons à la lune le don de la clarté. Quant au soleil, comme il est entièrement lumière, nous disons que nous lui accordons la qualité d’être rayonnant.
Et le second sens est que, comme la lumière du soleil est plus forte et celle de la lune plus faible, il faut donner à chacune un nom distinct, afin d’en distinguer les degrés. Il en va ainsi pour l’eau : quand elle coule en petite quantité, on l’appelle ruisseau, et quand son volume augmente, on l’appelle rivière, et lorsqu’il augmente encore, on l’appelle l’Euphrate, et lorsqu’il augmente davantage, on l’appelle le Jaihun. Et, de même, on appelle quelqu’un qu’on aime un ami ; lorsque l’affection augmente, on l’appelle un amoureux ; et de tels exemples sont innombrables.
Nous avons montré les maisons du soleil et de la lune afin que vous puissiez enregistrer et calculer les années et les dénombrer. Pour le soleil et la lune, il y a cent mille autres utilités ; certaines sont évidentes, et certaines le sont moins. Le soleil illumine le monde et échauffe la terre ; il fait pousser les arbres et les plantes et les fait croître, et rend les fruits mûrs et sucrés. La lune éclaire la nuit et donne des couleurs aux fruits et aux fleurs. Bien qu’elle ait d’autres utilités et d’autres raisons d’être, tout cela ne convient pas à votre intelligence, parce que vous n’êtes pas parvenu à ce degré de compréhension et vous n’en savez rien. Quelle utilité présentent pour vous les raisons d’être de ces astres, et comment pouvez-vous la comprendre ? Les raisons d’être que j’ai indiquées conviennent à votre état. « Parle avec les gens selon le degré de leur intelligence 172. » « La tunique est coupée à la mesure de l’homme, ô mon ami. » C’est pourquoi Il a déclaré : « Il a rendu le soleil rayonnant et la lune lumineuse. » En ce qui concerne les saints, il existe un autre ciel que ce ciel-ci, et un soleil et une lune autres que ceux que vous voyez. Il y a des cieux dans le royaume de l’âme qui gouvernent les cieux de ce monde 173.
Tout ce qui prend forme est un échantillon du monde spirituel. « Dis : les biens de ce monde sont peu de chose 174. » Cela veut dire : l’autre monde est permanent et illimité. Dieu a envoyé un peu de ce monde illimité ici-bas, et Il a montré cela afin que par ce peu on comprenne ce qu’est l’immense jardin du Paradis. Chaque forme de ce monde représente l’autre monde, et apporte des informations concernant l’autre monde. Puisque le ciel matériel a un soleil et une lune, comment l’âme du ciel, qui est l’origine et qui est permanente, n’aurait-elle pas de soleil et de lune ?
Cette saison n’est pas le printemps, c’est une autre saison ;
l’ivresse de tes yeux vient d’une autre intelligence.
Bien que les branches soient visibles pour tous,
l’épanouissement de chaque branche vient d’une autre origine.
Et Dieu connaît mieux ce qui est juste, vers Lui est le retour, à Lui on revient. O mon Dieu, bénis notre seigneur Muhammad et toute sa famille, avec Ta grâce et Ta générosité, ô Toi le plus généreux des généreux. Et louanges à Dieu, Seigneur des Mondes.
Toutes les références coraniques sont extraites de la traduction de Denise Masson Coll. « La Pléiade », Gallimard éd., Paris, 1967.
1. Qor'ân, vii [, 17.
2. Qor'ân, xxix, 45.
3. Qor'ân, xix, 30.
4. Distique du célèbre poète mystique iranien Sanâ't que Rûmi cite à maintes reprises.
5. Qor'ân, XVII, 44.
6. « Je me réfugie (en Dieu). »
7. Mémoration de Dieu.
8. Décision juridique.
9. « Je suis la vérité suprême » : parole du mystique Al-Hallaj, pour laquelle il fut supplicié en 922 de l’ère chrétienne. Cf. Louis Massignon, La passion de AlHallaj, Gallimard éd., Paris, 1975.
10. Qor'ân, iv, 164.
11. Khadir : en arabe, personnage mystérieux dont parle la sourate xviii, auquel la tradition musulmane a donné le nom de Khadir (le verdoyant).
12. Qor'ân, xviii, 65.
13. Hadith (parole) du Prophète Muhammad.
14. Qor'ân, XXIII, 14.
15. Cf. Qor'ân, xviii, 74.
16. Qor'ân, Xviii, 77.
17. Cf. Qor'ân, xviii, 78.
18. Qor'ân, xvIiI, 79.
19. Qor'ân, xviii, 80.
20. Qor'ân, xviii, 82.
21. Qor'ân, xvIII, 75.
22. Parole du Prophète.
23. Qor'ân, LIII, 17.
24. Oratorio spirituel accompagné d’une danse rituelle dans la Confrérie fondée par Rûmî.
25. Loi canonique.
26. Qor'ân, xx, 55.
27. Qor'ân, LXx, 23.
28. Cf. Qor’ân, IV, 103.
29. Qor'ân, II, 286.
30. Qor'ân, xxvi, 196.
31. Cf. Qor'ân, n, 34.
32. Qor'ân, II, 30.
33. Qor'ân, n, 34.
34. Ibid.
35. Qor'ân, III, 106.
36. Qor'ân, xxiv, 26.
37. Littéralement : « La langue de son état (spirituel) ».
38. Oncle et ennemi acharné du Prophète.
39. Fidèle compagnon et beau-père du Prophète.
40. RûmI, Odes mystiques, n. 639, p. 202.
41. Cordon sacré porté par les Brahmanes et pris comme symbole de l’impiété.
42. Devenu fou (majnoun) par amour pour Leyla, c’est le Roméo de la tradition musulmane.
43. Qor'ân, vi, 103.
44. Qor'ân, viii, 17.
45. Direction de la prière (orientée vers la Ka'ba de La Mecque).
46. Qor'ân, vil, 12.
47. Selon la tradition musulmane, ce n’est pas une pomme, mais du blé qu’Adam a mangé.
48. Qor'ân, vu, 23.
49. Parole du Prophète.
50. Hadith qudsî, c’est-à-dire parole du Prophète lorsque Dieu parle directement par sa bouche.
51. Qor'ân, xxviii, 88.
52. Qor'ân, xiv, 27.
53. Hadith.
54. Cf. Qor'ân, XXXIII, 72.
55. Qor'ân, viii, 17.
56. Hadith.
57. Le péché qui consiste à associer quelque chose à Dieu.
58. Qor'ân, XXVIII, 88.
59. Hadith qudsî.
60. Qor'ân, II, 156.
61. Qor'ân, vil, 143.
62. Ibid.
63. Hadith.
64. Qor'ân, ii, 30.
65. Qor'ân, ii, 34.
66. Hadith.
67. Qor'ân, L, 6.
68. Qor'ân, LI, 48.
69. Qor'ân, LXXXVIII, 17, 18, 19, 20.
70. Qor'ân, III, 191.
71. Hadith qudsî.
72. Qor'ân, LxxviII, 40.
73. Qor'ân, VII, 179.
74. Qor'ân, II, 115.
75. Qor'ân, CX, 1.
76. Qor'ân, III, 112.
77. Qor'ân, xxiv, 35.
78. C’est-à-dire les sept parties du corps qui touchent la terre pendant la prosternation rituelle : front, mains, genoux, pieds.
79. Qor'ân, LXXXIV, 1.
80. Qor'ân, Lxxxi, 1-6.
81. Qor'ân, LXXXII, 1-4.
82. Qor'ân, xClx, 1.
83. Qor'ân, xiv, 18.
84. Qor'ân, xxvIII, 88.
85. Qor'ân, LXXViII, 40.
86. Qor'ân, III, 169.
87. Qor'ân, xxly, 35.
88. Hadith qudsî.
89. Littéralement : pôle : le plus haut degré de la sainteté.
90. Qor'ân, xxiv, 35.
91. Cf. n. 9.
92. Qor'ân, xxiv, 35.
93. Qor'ân, ii, 115.
94. Distique de Sanâ'î.
95. Qor'ân, XLVII, 36.
96. Qor'ân, xIII, 35.
97. Cf. Qor'ân, xix, 23.
98. « Lion de Dieu », surnom de « Ali.
99. Qor'ân, vii, 12.
101. Qor'ân, Ln, 1-2.
102. Qor'ân, XLV, 1.
103. Oiseau fabuleux.
104. Hadith.
105. Qor'án, xvii, 70.
106. Qor'ân, n, 31.
107. Qor'ân, xLvn, 15.
108. Qor'ân, Ii, 30.
109. Qor'ân, vii, 23.
110. Hadith.
111. Hadith.
112. Qor’ân, Lxxxvi, 9.
113. Qor’ân, n, 3.
114. Cf. Qor'ân, xLii, 7.
115. Qor'ân, xxi, 107.
116. Qor'ân, v, 54.
117. Qor'ân, Lxlu, 8.
118. Qor'ân, LxvnI, 4.
119. Qor'ân, xxi, 107.
120. Qor'ân, III, 106.
121. Qor'ân, xxxix, 53.
122. Cf. Qor'ân, xxxx, 17.
123. Cf. Qor'ân, vm, 48.
124. Qor'ân, xxx, 19.
125. Qor'ân, xxv, 21.
126. Qor'ân, xvii, 85.
127. Cheval de “Ali.
128. Épée de “Ali.
129. Qor'ân, xxi, 30.
130. Qor'ân, xxiv, 24.
131. Qor'ân, min, 7.
132. Qor'ân, xcix, 1.
133. Cf. Qor'ân, ii, 61.
134. Qor'ân, xv, 21
135. Qor'ân, xvii, 85.
136. Ami et conseiller spirituel de Rûmî.
137. Qor'ân, vu, 179.
138. Qor'ân, iv, 143.
139. Cf. Qor'ân, vu, 172.
140. Qor'ân, u, 38.
141. Qor'ân, xxi, 104.
142. Qor'ân, xxiv, 26.
143. Qor'ân, xxv, 70.
144. Qor'ân, LXIII, 7.
145. Qor'ân, xxx, 32.
146. Qor'ân, xi.vrn, 7.
147. Faible mesure de poids.
148. Un man : 3 kg.
149. Qor'ân, vm, 17.
150. Qor’ân, xviii, 65.
151. Qor’ân, x, 61.
152. Qor’ân, Lv, 1–2.
153. Qor’ân, Ii, 216.
154. Qor'ân, II, 10.
155. Cf. Qor'ân, xxv, 70.
156. Cf. Qor’ân, in, 169–170.
157. Qor'ân, LX, 4.
158. Qor'ân, xvII, 97.
159. Qor'ân, xix, 17.
160. Hadith.
161. Qor'ân, LVII, 4.
162. Qor'ân, L, 16.
163. Qor'ân, u, 115.
164. Qor'ân, xxiv, 35.
165. Qor'ân, xvII, 44.
166. Qor'ân, n, 253.
167. Cf. Qor'ân, xvIII, 74.
168. Qor'ân, XII, 101.
169. En réalité, il ne s’agit pas d’un hadith, mais de fragments appar aux versets coraniques suivants : xxiv, 28, v, 1-2.
170. Qor'ân, LV, 1.
171. Qor'ân, x, 5.
172. Hadith.
173. Distique de Sanâ'i.
174. Cf. Qor'ân, rv, 77 et XL, 39.
« Un précurseur hispano-musulman de saint Jean de la Croix », Miguel Asin Palacios, Etudes carmélitaines, Avril 1932, 113-167
… nous savons particulièrement gré à Ibn as-Sakkâk d'avoir si bien peint la bonté et la simplicité d'Ibn `Abbâd dans un passage, remarqué autrefois par Asin Palacios, et qui mérite d'être cité ici in extenso :
« Un des dons mystérieux de ce maître spirituel, écrit donc Ibn as-Sakkâk évoquant ses souvenirs d'enfance, était sa façon de captiver le coeur des enfants, de ces petits enfants bénis qui méritent de Dieu, en apprenant son Livre sacré, que le monde soit épargné. Ils étaient unanimes dans leur affection pour lui et l'aimaient infiniment plus que leurs parents. Ils attendaient en nombre incalculable qu'il sortit de sa maison pour aller à la mosquée à l'heure de la prière, arrivant en groupe de tous les quartiers et même des écoles les plus éloignées de la ville, attirés par le seul désir de voir de près son visage et de baiser sa main. J'avais alors sept à dix ans et j'étais un de ceux que son amour subjuguait davantage. Je n'avais éprouvé pour personne ni pouraucune chose une affection semblable à celle que Dieu m'inspira envers le Maître, sans que je susse d'ailleurs à quelle force j'obéissais, car nul ne m'enseigna que je devais l'aimer ni même ne me le recommanda. Un jour, je n'y pus aller et le jour suivant, j'arrivais à l'heure où il sortait de sa maison pour l'oraison du soir. La bibliothèque était déjà remplie d'étudiants. Dès qu'il me vit, il s'arrêta jusqu'à ce que je fusse arrivé près de lui. Je n'étais qu'un faible petit ver, qui se traînait sur le sol: «Qu'as-tu ? As-tu été malade?» Et il resta ainsi un long moment debout, me parlant alors que je restais silencieux ne sachant que dire, car je manquais du discernement indispensable pour maintenir une conversation avec qui que ce fût. J'entrais souvent dans sa maison, et parfois je partageais son repas ».9
[...]
Enfin en 1933, Miguel Asin Palacios publiait dans Al-Andalus (vol.I, pp. 7-79) son fameux article sur Ibn `Abbâd, sous un titre qui indiquait bien le sens de sa thèse : Un précursor hispano-musulman de San juan de la Cruz. Il convient de nous arrêter quelque peu à cet article.
L'étude d'Asin Palacios vise à être à la fois une démonstration par l'analyse d'un cas privilégié, de l'origine et de l'inspiration chrétiennes du mysticisme musulman, et une recherche hypothétique sur les sources — encore mystérieuses — où S. Jean de la Croix aurait puisé son symbolisme de la «nuit» mystique.
a) Le cas privilégié analysé par l'auteur est «l'attitude profondément chrétienne de renoncement aux charismes adoptés par les soufis hispano-musulmans de l'École âadilite, particulièrement par Ibn `Abbâd de Ronda» (p. 114).
[…]
« ...nous cherchons avant tout en ce moment à éliminer l'arbitraire et le vague dans la détermination d'une hypothèse, nous pouvons, semble-t-il, préciser quel serait le moment de la vie de Saint Jean. de la Croix où il y aurait le plus de chances de supposer avec vraisemblance une influence à cet égard : ce serait la période de Pastrana (1570), alors que Saint Jean de la Croix était Maître des novices, constituant sans doute sa doctrine, exerçant la plus grande influence, se trouvant dans une Cité où les statistiques nous révèlent un nombre considérable de Morisques et où nous savons d'autre part qu'il y avait un important foyer d'illuminisme. Qu'il ait détesté alors aussi bien les Morisques que les «Alumbrados», la chose est possible; qu'il ne s'en soit pas alors soucié, la chose est possible aussi. Au moins pouvons-nous difficilement imaginer qu'il n'en ait jamais rien entendu dire » (p. 139 [de l’étude critique d’Asin Palacios par J. Baruzi, 1935]).
Contrairement à ce qu'il avait écrit autrefois (1), J. Baruzi ne croit pas qu'on puisse retenir le séjour à Grenade comme un moment important de cette rencontre avec l'Islâm: «Il est clair cependant, écrit-il, que la période de Grenade serait ici capitale, d'autant plus que nous savons de façon ferme que la vie d'écrivain de Jean de la Croix y fut intense. Mais sa doctrine est alors construite, ses oeuvres sont écrites déjà pour la plupart, et la Montée du Carmel, de même que la Nuit obscure, qui sont les deux oeuvres dont il s'agit, sont depuis longtemps composées» (p. 140).
L'étude de J. Baruzi dont nous venons de retracer les grandes lignes dit, croyons-nous, l'essentiel des difficultés auxquelles se heurte l'hypothèse d'Asin Palacios. Ces difficultés, comme le note Baruzi lui-même, n'infirment en rien la valeur de cette hypothèse; elles font seulement saillir le nombre considérable de questions suscitées par elle ou à son occasion, et sollicitent l'esprit à ne pas se contenter d'une vérité facile et à pousser toujours plus loin ses investigations. […]
[SENTENCE 11] : « Enterre ton existence dans le sol de l’obscurité, car la plante qui naît, sans que la graine ait été bien enfouie, jamais ne fructifiera parfaitement ».
Rien n’est plus préjudiciable au novice que la célébrité et le renom, car la réputation est une des plus grandes satisfactions de l’amour-propre qu’il doit combattre et éviter. Facilement et joyeusement, le commençant se prive de tous les autres goûts sensibles, qui ne sont pas celui-là. L’amour de la gloire mondaine, le désir d’être connu des autres est contraire au sentiment de la servitude que Dieu exige du novice.
Ibrahim Ibn Adham disait : « Celui qui aime la célébrité n’est pas sincère envers Dieu ». Et un mystique disait : « Notre règle de vie ne sert qu’aux personnes qui ont balayé avec leurs propres âmes les latrines » (I, 10, ligne 4 infra).
[SENTENCE 89] : « Dieu te met dans la dilatation d’esprit pour ne pas t’abandonner quand tu seras dans l’angoisse, et il te met à l’étroit pour ne pas te laisser lorsque tu seras dans la dilatation d’esprit. Il te retire des deux états pour que tu n’appartiennes à chose quelconque, sinon à Lui ».
Le resserrement [apretura] et la dilatation [anchura] sont des états d’âme que les mystiques intuitifs expérimentent alternativement. Ils tiennent lieu respectivement de la crainte et de l’espérance, états propres aux novices commençants. Ils obéissent, comme à une cause occasionnelle, aux subites inspirations qui surviennent dans l’intime du serviteur de Dieu. Leur intensité et leur faiblesse sont dues à l’intensité et à la faiblesse des inspirations.
Le sens de cette sentence, c’est que ces deux états d’âme sont des qualités imparfaites, si on les compare aux états supérieurs. Les deux, en effet, impliquent nécessairement que le serviteur de Dieu est encore avec lui-même [et non avec Lui], qu’il se considère encore à lui-même [et non à Dieu]. Par contre, c’est une singulière faveur de Dieu envers son serviteur si, après l’avoir mis successivement en l’un ou l’autre état, il le retire des deux pour lui faire perdre la conscience de soi et le faire demeurer avec son Seigneur. Fâris disait : « D’abord le resserrement, ensuite la dilatation, ensuite ni resserrement ni dilatation, parce que le resserrement et la dilatation surviennent en état de conscience, mais non lorsque le sujet perd la conscience de soi, ni lorsqu’il demeure avec son Seigneur ». Et Al-jonayd disait : « La crainte me met à l’étroit et l’espérance me place dans la dilatation d’esprit ; la vérité réelle me met dans le recueillement, et la conscience de demeurer avec Dieu me met en dispersion. Lorsque
avec la crainte I1 m’angoisse, il faut que mon être s’anéantisse ; lorsqu’Il me console avec l’espérance, il me rend à moi-même. Lorsque avec la vérité il me met dans le recueillement, Il me place en sa présence. Lorsqu’avec sa présence il disperse mon recueillement, Il me fait contempler les choses en dehors de moi, et celles-ci comme avec un voile me Le cachent. C’est Lui qui en tout cela me met en mouvement et en repos. Lui qui m’abîme dans une triste désolation, au lieu de me consoler par sa familiarité. Si je sens ma présence, c’est parce que je goûte la saveur de mon existence. Plût à Dieu qu’Il m’anéantisse et me fisse sien, ou bien qu’Il m’absente de mon être et m’accorde le repos » (I, 58, ligne 8).
[SENTENCE 90] : « Les parfaits ont plus à craindre lorsque Dieu les met dans la dilatation d’esprit que lorsqu’Il les met à l’étroit, car peu nombreux sont ceux qui s’astreignent aux lois de la courtoisie qu’exige le commerce avec Dieu ».
Si les parfaits craignent beaucoup plus la consolation de la dilatation d’esprit [59] que la désolation du resserrement, c’est parce que, celle-là s’accommode aux inclinations de l’amour-propre, au contraire de ce qui arrive avec la désolation du resserrement, selon ce que va dire l’auteur. Pour cette cause, les parfaits craignent de retourner à leur égoïsme, de goûter à nouveau la saveur de l’amour-propre, et conséquemment d’être expulsés de la présence de Dieu et éloignés de Lui. Yoûsof ibn al-Hosayn écrivit à al-jonayd : « Que Dieu ne te fasse pas goûter la saveur de ton amour-propre, car si tu le goûtes, tu ne goûteras jamais plus la saveur de la vertu. » Et de là naît l’obligation plus étroite, qui incombe aux parfaits, de s’en tenir strictement aux conditions qu’exige la conduite respectueuse vis-à-vis de Dieu, s’efforçant d’être toujours tristes et abattus. Chose certes très difficile à atteindre en cet état. Et pour cela bien peu nombreux sont ceux qui s’astreignent aux dites conditions de la conduite spirituelle dans la dilatation d’esprit, comme le dit ici l’auteur… Le même ajoute dans son livre Latayf Al-Minan : « La consolation ou dilatation d’esprit est l’écueil où trébuchent les pieds des parfaits. En cet état ils doivent donc être plus attentifs et vigilants à éviter le danger. La désolation de l’angoisse spirituelle est par contre beaucoup plus proche de la rencontre du salut, car elle est réellement la patrie du serviteur de Dieu, puisqu’il est prisonnier et retenu par Sa main, qui le soutient et l’entoure complètement. D’où peut donc venir au serviteur la dilatation d’esprit, si telle est sa condition ? L’expansion est en dehors des conditions propres du moment où vit le serviteur. Au contraire, la désolation du resserrement est l’état d’esprit qui convient à sa vie en cette demeure, puisque la vie présente est pour lui un séjour où l’on accomplit des lois, où il ignore toujours quelle sera l’ultime fin que Dieu lui prépare, quel sera son destin éternel, et les comptes qu’Il lui demandera de ses devoirs envers Lui. » Il dit ensuite : Un soufi m’a rapporté : ‘Notre directeur spirituel vit son maître dans un rêve après sa mort. Remarquant son angoisse, il lui dit : « O. maître ! Pourquoi es-tu dans l’angoisse ? » Et lui, répondit : “O mon petit enfant ! l’angoisse et la dilatation d’esprit sont deux demeures telles que celui qui ne les a pas traversées en ce monde doit les traverser dans l’autre”. Et cela venait de ce que ce maître spirituel avait joui presque toujours dans sa vie de la consolation de la dilatation d’esprit’. Ceci est le texte du Latayf. (I, 58, ligne 2 infra.)
[SENTENCE 91] : « Dans la dilatation d’esprit, l’âme sensitive trouve sa jouissance, expérimentant la joie ; alors que, dans le resserrement, la sensualité ne rencontre aucune joie. »
Dans cette sentence l’auteur fait allusion à ce qu’il a dit précédemment c’est-à-dire que c’est chose très difficile d’accomplir la courtoisie révérencielle envers Dieu, dans l’état de dilatation d’esprit, et cela est ainsi parce que, dans la dilatation, l’âme sensitive trouve sa jouissance et, comme la joie s’empare d’elle, elle ne peut ni se dominer ni se contenir, jusqu’au moment où à cause de cela elle tombe dans des fautes contre la conduite révérencielle envers Dieu. Par contre, dans le resserrement, il n’existe pour la sensualité aucune jouissance, et c’est pourquoi cet état spirituel est plus sûr…
Pour ce qui touche aux règles de la conduite spirituelle dans la dilatation et dans le resserrement, je ne sache qu’aucun des savants soufis ni de leurs auteurs aient traité à fond la question. Nous ne trouvons à cet égard dans les œuvres que de simples allusions à des principes généraux comme il arrive, par exemple, dans ce que dit le docteur Aboû al-Qâsim al-Qoshayri qui, après avoir parlé des deux mots « resserrement », et « dilatation » et expliqué leur signification, ajoute : ‘Parfois la cause qui occasionne le resserrement reste douteuse pour le sujet : lui trouve qu’il se sent à l’étroit ; mais il ignore le motif et la cause de son oppression. La conduite qu’il doit suivre, c’est l’abandon dans les mains de Dieu, jusqu’à ce que passe cet état momentané, parce que s’il s’efforce à le dissiper, ou s’il lui fait face par un acte délibéré de son propre jugement avant que le resserrement ne l’attaque avec violence et à l’improviste, il n’arrivera qu’à augmenter ce resserrement et cela le mènera peut-être à manquer aux règles de la conduite révérencielle envers Dieu. Au contraire, s’il se livre et s’abandonne aux décrets divins du moment, très vite l’oppression cessera… Parfois aussi, la dilatation survient tout d’un coup et attaque le sujet à l’improviste, sans que celui-ci connaisse la cause qui le remplit d’émotion et de vive allégresse. La conduite que doit suivre le sujet est le repos et l’observance de la bonne règle, parce qu’en de tels moments il est en grave danger que Dieu le soumette à la ruse cachée d’une illusion spirituelle dont il doit bien se garantir. Quelqu’un disait : « Dieu m’ouvrit la porte de la dilatation, je fis un faux pas et me vis privé de la demeure où j’étais. » Voilà ce que dit le docteur Aboû al-Qâsim.
J’ai vu également un discours très complet et étendu, concernant les normes de la conduite spirituelle dans la dilatation et l’oppression, de mon seigneur Aboû al-Hasan al-Shâdhilî, et je voudrais le citer ici pour rendre plus profitable ce que l’auteur explique dans cette sentence, car ce que dit le maître spirituel Aboû al-Hasan est par sa portée beaucoup plus général que ce que disent tous les autres docteurs soufis.
Il parle ainsi : « L’oppression et la dilatation sont deux états dont est rarement exempt le serviteur de Dieu. Tous deux se succèdent alternativement dans l’âme, comme se succèdent la nuit et le jour. Ce qui plaît à Dieu que tu conserves dans l’un ou l’autre état, c’est la servitude. Ce serviteur qui se voit momentanément à l’étroit, ou il connaît la cause qui occasionne son oppression, ou il ne la connaît pas. Il y a trois causes occasionnelles de l’oppression : ou un péché que tu as commis, ou le bien temporel que tu as perdu, tout ou en partie, ou un tort injuste que tu as souffert dans ta personne, ta réputation ou ton honneur, contre tous les droits. »
“Lorsque l’oppression surviendra pour n’importe lequel de ces motifs [60], la servitude que tu dois à Dieu exige que tu diriges ton regard vers la doctrine ascétique et accomplisses ce qu’à travers elle, Dieu t’ordonne ; s’il s’agit du péché, par la pénitence, la contrition et la demande du pardon ; s’il s’agit de perte totale ou partielle des biens temporels, par l’abandon entre les mains de Dieu, te conformant à sa volonté et restant satisfait ; et s’il s’agit d’une injustice dont tu as été victime, par la patience à supporter l’offense. Garde toi alors de t’offenser toi-même, car tu accumulerais contre toi deux offenses : celle imposée par l’agresseur injuste et celle que tu imposes à ta propre âme. En échange, si tu supportes patiemment l’offense étrangère, Dieu te récompensera, élargissant ta poitrine, jusqu’au point de te faire pardonner et oublier l’offense, et peut-être aussi te donnera-t-il la joie d’inspirer une telle lumière et une telle grâce à celui qui t’a offensé qu’Il pardonnera son péché. Prie donc Dieu pour lui, car ton oraison sera écoutée. Ah I que cela est beau, que par ta médiation Dieu se soit incliné et apitoyé sur celui-là même qui t’a offensé I Voilà les degrés de vertus propres aux justes et charitables. Ensuite confie-toi à Dieu, car Dieu aime ceux qui se livrent à Lui. Si l’oppression s’empare de toi soudainement et que tu ignores sa cause, sache que le temps devient double : nuit ou jour. L’oppression est ce qui ressemble le plus à la nuit, comme la dilatation est ce qui ressemble le plus au jour. Si donc te survient l’oppression sans que tu en connaisses la cause, ce à quoi tu es alors obligé c’est à demeurer en repos. Le repos doit se manifester : dans les paroles, dans les mouvements et les volitions. Si tu agis ainsi, très vite la nuit disparaîtra pour toi, avec l’apparition du soleil de ta journée, ou d’un astre qui te guidera, ou de la lune qui t’éclairera, ou d’un soleil avec lequel tu verras. Les astres sont les astres de la connaissance, la lune est la lune de l’union extatique, le soleil est le soleil de l’intuition mystique. Mais si tu te meus au milieu de l’obscurité de la nuit, tu te sauveras rarement de la ruine. Médite bien ces paroles de Dieu (Coran, XXVIII, 73) : “Par sa miséricorde, Il vous donna la nuit et le jour, soit pour que vous reposiez, soit pour que vous désiriez sa grâce. Peut-être ainsi serez-vous reconnaissants.”
“Ceci est ce que réclame le devoir de la servitude, dans les deux états d’oppression [lorsqu’on connaît sa cause et lorsqu’on l’ignore].”
“Quant à celui qui se trouve momentanément dans la dilatation, de deux choses l’une : ou il en connaît la cause ou non : Il y a trois causes : la première est un progrès dans la vertu ou une faveur divine atteinte par elle, par exemple les grâces d’illumination ou d’intuition ; la seconde est un accroissement des biens temporels, obtenus soit par le gain, soit par un charisme gratuit de Dieu, soit par un don ou un cadeau des hommes ; la troisième cause est la louange et les éloges des hommes qui viennent à toi pour te demander de les recommander à Dieu dans tes oraisons, et pour te baiser les mains. Lorsque la dilatation surviendra subitement par une quelconque de ces causes, la servitude exige de toi que tu regardes la grâce ou le don reçu comme un effet ou une touche de Dieu sur toi. Garde-toi bien de regarder n’importe lequel de ces bienfaits comme bien propre et t’appartenant. La force qui défend ta servitude consistera en ce que celle-ci ne soit pas accompagnée de la crainte de perdre la grâce par laquelle Dieu t’en distingue, car tu te rendrais odieux à ses yeux. Ceci même se rapportant à la première cause, c’est-à-dire à la vertu et aux grâces par elle obtenues. Quant à la seconde cause, l’accroissement des biens temporels, c’est aussi un bienfait ou grâce de Dieu, comme la première cause ; mais crains les occultes périls spirituels qui s’y cachent. Quant à la troisième cause, les louanges et les éloges des hommes, la servitude exige de toi que tu remercies Dieu de la grâce qu’Il te fait en cachant aux hommes tes défauts, et crains que Dieu ne mette en évidence le plus insignifiant d’entre eux qui te ferait détester même de tes parents les plus proches. Ce sont les normes de la courtoisie spirituelle dans le resserrement et dans la dilatation, au moyen de la servitude. Quant à la dilatation dont on ne connaît pas la cause, la servitude exige de s’abstenir d’aborder avec véhémence les hommes et les femmes pour les accabler de questions. On doit seulement se limiter à dire : « Sauve-moi Seigneur, sauve-moi jusqu’au jour de ma mort ! »
“Ce sont là les normes du resserrement et de la dilatation dans la servitude, si tu es discret. Salut ! « Ici finit ce que dit le maître spirituel Abou al-Hasan… (I, 59, ligne 19)
[SENTENCE 114] : “Pour te rendre légère la douleur de la tribulation Dieu te fait savoir, que c’est Lui qui te l’envoie. Et ainsi, Celui même de qui te viennent les fatals décrets du destin, c’est celui qui t’habitue à les préférer comme meilleurs pour ton salut spirituel.”
Lorsque le serviteur connaît que Dieu est compatissant, tendre et bienveillant pour lui et qu’Il le regarde avec des yeux miséricordieux, il est naturel qu’il ne fasse pas le moindre cas et ne se préoccupe de toutes les tribulations et épreuves qui surviendront [70] — car il ne peut en résulter pour lui que ce qui sera meilleur pour son âme ; et ainsi il devra toujours penser et croire fermement que tout ce qui lui arrive est ce qu’il doit préférer, car cela contient à l’état latent des avantages spirituels mystérieux que personne ne connaît sauf Dieu. Ainsi le dit-il Lui-même (Coran, II, 213) : “Il est facile que cela même vous répugne qui soit pour vous le plus profitable”. A propos de ce verset, Aboû Tâlib de la Mecque 45 disait :
Le serviteur de Dieu abhorre l’indigence, la pauvreté, l’obscurité et le mal physique qui cependant sont pour lui le meilleur du point de vue de la vie future. En échange, il aime la richesse, la réputation et la santé qui sont pour lui des maux qui aux yeux de Dieu ont les pires conséquences.’ Dans ce sens Lui-même dit (Coran XXXI, 19) : « Il vous comble de ses grâces intérieures et extérieures ». Il veut dire : de ses grâces extérieures que sont les biens temporels, et de ses biens intérieurs que sont les tribulations, parce que celles-ci sont des bénéfices pour l’autre vie. À cause de cela, tout ce qui survient au serviteur de Dieu, quelque chose que ce soit, est un bénéfice pour lui, dont il doit rendre grâces à Dieu… (I, 69, ligne 2 infra.)
[SENTENCE 115] « Il a la vue courte celui qui croit que les divins décrets ne sont pas pour lui accompagnés des faveurs divines. »
Cette vue si courte, qui ne voit pas la divine faveur en tout décret, vient surtout de la faiblesse de la foi vive, qui ne permet pas de bien penser, comme l’on devrait, de la sagesse de l’Auteur des décrets éternels. Si le regard du serviteur de Dieu était parfait et sa vue pénétrante, il verrait sûrement une somme innombrable d’avantages et d’utilités, et la plupart ne lui seraient pas cachés, mais il agirait comme ce saint mystique et contemplatif qui disait : « J’eus une maladie et je désirai ne pas en guérir. » Un autre soufi, ‘Imrân ibn al-Hosayn 4U, frappé d’hydropisie dut pendant trente ans rester étendu sur le dos sur une couche faite de feuilles de palmier, sans pouvoir ni se lever ni s’asseoir. Or Motarrif (ou un frère de celui-ci appelé Al — ‘Alâ ibn al-Shakîr) vint le voir et, le trouvant dans un si triste état, il se mit à pleurer. Le malade lui demanda : “Pourquoi pleures-tu ?” Lui répondit : “De te voir dans une situation si terrible”. L’autre répliqua : “Eh bien I ne pleure pas, car je veux ce que Dieu veut pour moi”. Et il ajouta : 4 Je vais te raconter quelque chose dont tu profiteras peut-être ; mais garde ce secret jusqu’à ma mort : les anges me visitent et avec eux je cause familièrement, et ils me saluent et j’entends leurs saluts’. Un autre contait : “Nous sommes entrés voir Sowayd ibn Sho'ba et nous ne vîmes là qu’un drap jeté à terre. Nous pensions qu’il n’y avait personne dessous, jusqu’à ce que nous le découvrîmes. Sa femme lui dit : « Mon époux ! pour ta vie I ne te donnerons-nous rien à manger, ni à boire ? » Il lui répondit : « Demeurer en cette posture dure bien longtemps certes : mes jambes ont des ulcères et je suis exténué, ne mangeant ni buvant depuis tant de jours. Mais si de ces épreuves Dieu m’en enlevait seulement une quantité grosse comme l’ongle, je ne me réjouirais pas ».
Tous ceux-ci voyaient dans leurs tribulations, des faveurs divines, dans leurs épreuves, des grâces, dans leurs adversités, des bienfaits et cette vue leur inspirait une telle conformité, complaisance et bien-être dans leur triste situation que cela les portait jusqu’à l’extrême : ne vouloir guérir de leurs maladies ni complètement, ni même en partie.
Les genres de faveurs et de grâces qui se cachent dans les tribulations sont innombrables. Cependant, nous en citerons ici quelques-unes qui aideront à augmenter chez le commençant l’énergie spirituelle pour supporter les adversités avec la confiance qu’il doit avoir dans le Seigneur.
1. — Nous dirons d’abord que les tribulations, par lesquelles Dieu éprouve ses serviteurs, contrarient leur volonté et mettent un obstacle à l’inclination naturelle de leur désir et appétit. Ainsi donc, tout ce qui contrarie l’amour propre de l’âme sensitive, la trouble et lui cause de la douleur est par ces dernières conséquences chose louable. En effet, ceci la fait revenir à Dieu [71] et s’abriter à sa porte avec un sincère ! désir de chercher en Lui un refuge dans l’indigence. Et c’est le plus grand avantage de la tribulation. Celui qui se voit soumis à n’importe quelle épreuve, ou qui souffre l’adversité, l’expérimente effectivement.
2. — Des tribulations naît aussi une certaine faiblesse de l’âme sensitive dont les énergies disparaissent et dont les qualités mauvaises restent comme oisives devant l’adversité. C’est une chose bien connue que le serviteur doit à la sensualité de tomber dans le péché et dans l’offense contre Dieu, parce que c’est elle qui le meut à convoiter les biens d’ici-bas et à désirer satisfaire ses passions. C’est pour cela qu’on a déclaré que le croyant ne doit pas être libéré de maladie, de misère, de vilenie, de dénuement ou de pauvreté. Et, dans une tradition du Prophète, Dieu dit : « La pauvreté est ma geôle, et la maladie ma chaîne, avec lesquelles J’emprisonne ceux de mes serviteurs que J’aime ».
3. — C’est dans les tribulations que l’homme pratique les vertus intérieures, dont la plus petite est plus méritoire que des montagnes d’œuvres extérieures de vertu. Ce sont, par exemple, la patience, la conformité, le renoncement aux choses de ce monde, l’abandon confiant à la providence, et le désir d’aller au-devant de Dieu. On dit à ‘Abd ibn Zayd : « Il y a ici un homme qui se consacre depuis cinquante ans à la vie religieuse ». Il se dirige vers lui et dit : « Mon ami, dis-moi : es-tu si satisfait de Dieu que Lui seul te suffise ? » « Non », répondit l’autre. — « T’es-tu familiarisé avec Lui ? » — « Non », répondit l’autre. « Et te conformes-tu joyeux à ses désirs ? » — « Non », répondit l’autre. « Alors la seule chose dans laquelle tu aies progressé, c’est la prière et le jeûne ? » « Oui ». — « Eh bien ! regarde. Si je n’avais honte, j’oserais te dire, que toute ta vie religieuse consacrée durant cinquante ans au service de Dieu souffre d’un vice occulte qui la rend inutile ». Et Aboû Tâlib de la Mecque dit que de cette façon ‘Abd al-Wâhid voulut lui faire entendre ceci : « Dieu ne t’a pas élevé par tes pratiques de dévotion jusqu’aux demeures de ses amis intimes. Il ne t’a pas non plus fait connaître les états mystiques des contemplatifs. Ton progrès spirituel aurait alors consisté dans des actes de vertu intérieure que pratiquent tous ceux qui sont l’objet de l’amour divin. Aussi, la première vertu, celle qui consiste à être satisfait de Dieu, c’est l’état mystique de celui qui a une foi vive et pense que Dieu seul suffit ; la familiarité est la demeure de celui que Dieu aime ; la conformité est la qualité propre de celui qui n’a foi qu’en Dieu seul et s’abandonne à Lui. C’est dire qu’au regard de Dieu, en admettant que tu appartiennes au groupe de ceux qui sont à sa droite, tes progrès à son service te placent cependant dans la catégorie vulgaire de ceux-là qui pratiquent les œuvres de dévotion externe, qu’on fait avec les membres du corps ».
Ces paroles de Aboû Tâlib rappellent ce que nous avons dit déjà, c’est-à-dire la supériorité du mérite et de l’excellence que les actes intérieurs de vertu ont sur les pratiques de dévotion. Celui donc que Dieu aide par sa grâce, pour l’élever au degré de ces demeures et pour accomplir les devoirs qu’elles exigent au milieu des tribulations, aura gagné des trésors de piété.
Aboû Ibrahim Ishâq ibn Ibrahim al-Todjîbî, juriste mâliki de Cordoue, dans son Livre des avis salutaires rapporte que Dieu éprouva `Orwa ibn al-Zobayr par une plaie à la jambe, dont la gravité en vint à une telle extrémité qu’il fallut lui scier l’os dans la partie saine. Les médecins lui dirent : « Ne te semble-t-il pas que nous devrions te donner un narcotique, et ainsi tu ne sentirais pas ce que nous allons te faire ? » Mais lui leur répondit : « Non, faites ce que vous devez avec ma jambe. » Ils la scièrent donc et la cautérisèrent avec du feu, sans que lui remuât un seul de ses membres, ni donnât le moindre signe de douleur, jusqu’à ce qu’on le touchât avec le cautère, où il se borna à dire : « Assez ». Son fils Mohammad qui était son préféré était présent. Lorsque le malade vit son pied dans la main d’un des médecins il s’écria : « Est-ce que Dieu, par hasard, ignorait que jamais ce pied ne fît un pas vers le péché ? » Et s’adressant à son fils il ajouta : « Lave-le, enveloppe-le dans un suaire et enterre-le dans le cimetière des musulmans… » [72].
4. — Les tribulations servent également à l’expiation des péchés et des fautes passées, en même temps qu’elles méritent de Dieu, comme prix, des dons magnifiques et des faveurs que le serviteur de Dieu ne peut atteindre qu’en supportant les adversités que Dieu lui envoie. L’homme, en effet, est par lui-même incapable d’accomplir ses devoirs religieux, et il est négligent à persévérer dans la pratique de ses dévotions surérogatoires. Il se voit donc privé du mérite qui correspondrait, s’il accomplissait ces devoirs et pratiquait ces dévotions, et ainsi, il ne peut non plus expier les fautes commises. Même en supposant qu’il soit capable d’accomplir ses devoirs religieux et diligent dans la pratique de ses dévotions, il ne peut jamais être sûr que ses bonnes œuvres soient parfaites, c’est-à-dire exemptes de défauts, pures de toute tâche, saines de tout vice intérieur ; il en résulte donc que tout ce qu’il fera sera inutile et que ses espoirs de progrès spirituels seront frustrés. Mais, grâce aux tribulations, le serviteur de Dieu peut attendre confiant en son Seigneur et être sûr que ce que Celui-là préfère pour lui lui sera meilleur que ce qu’il préférerait lui-même, comme plus conforme à ses propres appétits et passions… On rapporte que Jésus dit : « Il n’est pas avisé, celui qui ne se réjouit pas des calamités et des maladies qui lui surviennent dans son corps et dans sa fortune, étant donné l’espérance certaine que toutes ces tribulations lui profiteront pour l’expiation de ses péchés… » [73].
5. — Les tribulations offrent en plus au serviteur de Dieu une occasion propice de renouveler sa pénitence, payer avec elles les dettes, peines et iniquités contractées envers Dieu, de multiplier les actes de contrition et enfin de trouver une excellente matière de méditation. C’est alors qu’avec plus de fruit et plus continuellement peut être rappelée la pensée de la mort, car c’est avec raison qu’il a été dit : « La fièvre est le courrier de la mort… » Les saints des premiers siècles étaient tristes, lorsque l’année finissait sans qu’ils aient souffert dans leurs personnes ou dans leur biens. Voilà pourquoi on a dit que le bon croyant ne doit point passer quarante jours sans motif de crainte ou sans disgrâce qui l’afflige. Aussi est-il dans l’ennui, si pendant cet espace de temps il se voit privé de quelqu’adversité.
6. — Dans les tribulations l’homme trouve finalement le moyen de suppléer à ses manquements dans l’accomplissement des préceptes et des dévotions. Ainsi, par exemple, s’il est malade, comme prix de sa maladie on crédite son compte du mérite correspondant aux bonnes œuvres de précepte et de dévotion, qu’il aurait pratiqué étant en bonne santé. Considère donc que ceci lui sera plus utile, pour arriver à obtenir sa fin, qui est l’union avec Dieu, parce que c’est Dieu qui a voulu pour lui cette maladie, et ce que Dieu préfère est toujours meilleur pour l’homme que ce que lui-même choisit…
Les adversités ont bien d’autres avantages que nous ignorons. Si nous n’avons cité ici que celles-là, c’est parce qu’elles s’adaptent si bien au texte de l’auteur que d’une certaine façon elles servent de commentaire à sa sentence. De plus ces idées sont très nécessaires au serviteur de Dieu, car, lorsque les tribulations s’abattent sur lui, il s’indigne, s’irrite, s’impatiente, sa foi se trouble et la fermeté de sa confiance vacille comme agitée par un tremblement de terre. Il a besoin alors de quelqu’un qui l’exhorte avec des pensées semblables à celles-ci. Il fera alors des actes de conformité, de confiance en Dieu et de charité, grâce auxquelles on peut espérer que, s’il mourait subitement, il aurait une bonne fin et abandonnerait ce monde avec le désir d’aller retrouver Dieu… Ceci est la raison qui nous a obligé à nous étendre davantage sur le commentaire de cette sentence, ajoutant des traditions et récits, et citant dans la plupart des cas le témoignage des narrateurs dignes de foi, pour qu’avec de semblables exemples les cœurs troublés par l’adversité se tranquillisent et puissent marcher vers Dieu par ces mêmes chemins ouverts (I, 70, ligne 21).
[SENTENCE 120] : « Tous ceux qui sont l’objet de la divine prédilection ne possèdent point pour cela une perfection sans tache. »
La prédilection à laquelle il est fait allusion ici consiste en ce que Dieu donne des marques palpables de sa préférence, de sa singulière providence, de sa protection et de sa faveur, pour n’importe lequel de ses serviteurs. Dieu accorde à quelques-uns d’une manière permanente ces marques de prédilection, pour qu’ils atteignent la contemplation divine, et ne voient plus les choses qui lui sont étrangères. Ceux-là sont ses amis intimes et privilégiés, ceux qui Le connaissent et L’aiment. Mais il y en a d’autres qu’Il empêche d’arriver à la cime de la perfection, et s’Il leur accorde ses faveurs, c’est seulement pour les maintenir dans leur état, par les aspirations et les bonnes œuvres correspondantes qu’Il leur suggère. Ceux-ci sont les simples ascètes et dévots, le vulgaire par rapport à ses intimes amis, quoiqu’ils puissent se considérer comme privilégiés eu égard au commun des fidèles. Les derniers, ceux qui vivent consacrés au combat ascétique et aux pratiques dévotes, ont ceci de commun avec les premiers, qu’ils sont l’objet comme eux de la récompense divine des faveurs et charismes ainsi que des grâces qu’Il communique en vue de l’accomplissement assidu des préceptes et des exercices de surérogation. Toutefois, ils ne sont pas libérés de l’imperfection, car ils agissent encore pour eux-mêmes, et ne se sont pas dessaisis de la préoccupation de leur propre intérêt. Ils se reposent dans les choses et sont encore liés par l’apparente réalité des voiles. Dieu cependant fait de ceux-là l’objet de sa prédilection, permettant qu’entre leurs mains et à travers eux apparaissent les prodiges charismatiques, dans le seul but de tranquilliser leurs propres âmes, et de fortifier leur cœur dans la vive foi. Par contre il refuse les charismes aux premiers, parce qu’ils n’en ont plus besoin, car la certitude de la vision mystique, l’énergie spirituelle, le calme et la quiétude intérieure s’enracinent déjà profondément en leurs âmes…
L’auteur dit dans son livre intitulé Latâyf al-Minan : « N’oublie pas que les charismes apparaissent parfois en faveur du saint, et d’autres fois en faveur d’une autre personne. Lorsqu’ils apparaissent en faveur même du saint, ce que Dieu veut par de tels prodiges, c’est montrer sa Toute-puissance et l’unité sans pareille de son Être souverain. Alors, le saint se convainc que le pouvoir de Dieu ne s’arrête pas à la limite du créé, mais que tous les phénomènes habituels, sont soumis à son arbitrage décisif. Dieu n’a établi dans le monde les causes occasionnelles, les phénomènes habituels et les moyens, que pour voiler son omnipotence, nuages derrière lesquels brille le soleil de son unité. Celui qui s’arrêtera à ces voiles se verra abandonné par Dieu. Celui qui les traversera pour arriver jusqu’à Lui se verra aidé par sa providence particulière. »
Il ajoute ensuite : ‘Le maître spirituel Aboû al-Hasan. [al-Shâdhili] dit : “L’avantage du charisme, c’est pour Dieu d’infuser dans l’âme l’intuition certaine de sa sagesse, de sa toute-puissance, de sa volonté et de ses autres attributs éternels, conçus d’une manière synthétique et non analytique, comme s’ils ne formaient tous qu’un seul attribut, subsistant dans l’essence de l’Être unique. Celui à qui Dieu se fait connaître par Sa propre lumière n’est pas pareil à celui qui s’informe par son propre entendement pour arriver à connaître Dieu. Le charisme sert pour confirmer dans la foi le sujet même en qui il apparaît. Le cas se présente de commençants qui en jouissent parfois aux premiers pas de leur vie spirituelle, alors que les parfaits arrivés aux dernières étapes du chemin s’en voient privés, parce que leur certitude mystique, leur énergie spirituelle, et leur calme intérieur ont si profonde racine, qu’ils n’ont plus besoin de plus grande confirmation. Par cela même, il ne fut pas nécessaire à Dieu d’accorder aux saints des premiers siècles les charismes extérieurs et sensibles, puisqu’Il les favorisait du don des secrètes intuitions et des grâces de contemplation, car il est clair qu’une montagne n’a pas besoin d’une ancre. Le charisme élimine les vacillations du doute touchant l’amitié de Dieu, il montre à l’âme intuitivement que Dieu veut l’honorer et la favoriser et cela est pour elle un témoignage sûr de sa rectitude morale dans ses rapports avec Dieu.”
‘Les hommes se divisent en trois groupes, par rapport aux charismes : les uns les considèrent comme le terme et l’objectif de la vie spirituelle, et ils admirent celui qui en est favorisé, et par contre font peu de cas de celui qui en est privé. D’autres au contraire disent : Que sont donc les charismes ? Ce ne sont que des illusions, grâce auxquels les commençants se laissent enjôler par Dieu et, séduits, s’arrêtent au degré spirituel où ils se trouvent de telle sorte qu’ils ne peuvent prétendre à des demeures plus hautes, qu’ils ne méritent pas. Aboû Torâb al-Nakhshabî demanda à Aboû al — “Abbâs al-Raqqi : « Que disent tes collègues de ces choses par lesquelles Dieu honore ses serviteurs ? » Il répondit : ‘Je n’en ai vu aucun qui ne croit à sa vérité’. Aboû Torâb lui répliqua : ‘Il est clair que celui qui ne croit pas à sa vérité sera infidèle. Mais je te demande uniquement ce qu’ils pensent de la valeur des charismes dans la vie mystique ?’ Il répondit : ‘Je ne sache pas qu’on en parle’. Aboû Torâb répondit alors. : ‘Au contraire, tes collègues prétendent que les charismes sont des artifices de Dieu, mais il n’en est pas ainsi : ce ne sont pas en soi des artifices ; l’illusion consiste en ce que l’âme en jouit et s’y repose, et pour ceux, par contre, qui ne s’y attachent ni en jouissent, les charismes constituent le degré des mystiques divins’. Cependant, il est clair que ce qu’Aboû Torâb dit là, il le dit après que, pressé par ses disciples dévorés par la soif, il eût frappé le sol de sa main pour en faire jaillir de l’eau. Alors, ayant ajouté : ‘Je veux boire l’eau dans une coupe’, il avait frappé de nouveau la terre, et une coupe de verre transparente lui était apparue dans laquelle il but et nous fit boire. Et cette coupe disparut — ajoute Aboû al-eAbbâs al-Raqqî — lorsque nous fûmes à la Mecque.” Le maître spirituel Aboû Al-Hasan [al-Shâdhili] dit aussitôt : “Mais la conclusion de la question, c’est que tu ne dois pas exiger que s’assujettissent aux règles de la courtoisie spirituelle avec Dieu ceux [tels Aboû Torâb] qui méritent tous les honneurs pour avoir été favorisés de charismes, c’est-à-dire, du témoignage le plus digne de foi de leur rectitude morale envers Lui.”
‘Le troisième cas est celui où les charismes sont donnés non pour le saint lui-même, mais pour l’utilité du prochain. Ce que Dieu désire alors, c’est faire connaître au prochain, qui contemple les charismes, la salutaire vérité du mode de vie de ce saint, chez qui les charismes se réalisent. Et ceci, soit qu’il s’agisse d’un incrédule qui a renié l’Islam et retourne ainsi à sa foi [76], soit qu’il s’agisse d’un infidèle qui se convertisse à l’Islam, soit que tu doutes de la singulière prédilection de Dieu pour ce saint et des charismes qui apparaissent en lui et font connaître effectivement que Dieu a déposé dans son âme les dons de sa bonté’. Ce sont les paroles de Aboû al-Hasan al-Shâdhilî.
Aboû Nasr al-Sarrâdj dit : « J’ai demandé à Aboû al-Hasan ibn Sâlim 56 : “Que signifient les charismes [comme preuve que Dieu veut honorer les saints], si précisément ceux-là ont à honneur d’abandonner toutes les choses de ce monde librement ? Comment peuvent-ils s’estimer honorés de ce que Dieu par sa faveur convertisse pour eux les pierres en or ? Comment expliquez-vous cela ?” Il me répondit : “Dieu ne leur accorde pas des charismes, pour la souillure inhérente au don qu’Il leur fait, mais plutôt pour qu’ils s’en servent comme d’un argument envers leurs propres âmes, au moment où celles-ci vacilleront devant le danger de manquer de l’aliment qu’Il leur destine. Et ainsi, ils pourront dire à leur âme : « Celui qui a le pouvoir de convertir pour toi cette pierre que tu vois en or, a le pouvoir de faire parvenir à tes mains la sustentation de la manière que tu attends le moins ». Ils peuvent donc par ce raisonnement convaincre leurs propres âmes que le nécessaire ne leur manquera pas, et cette conviction les aidera efficacement à mieux discipliner et réfréner leurs appétits…”
Un certain docteur dit : « Je n’ai vu ces charismes que dans les mains des pauvres d’esprit, des simples et ingénus ». Un disciple de Sahl ibn `Abd Allâh 57 lui dit un jour : « Peut-être irai-je faire mon ablution pour l’oraison rituelle, et l’eau s’écoulera-t-elle par des tuyaux d’or et d’argent ». Son maître Sahl lui répondit : « Ignores-tu donc que lorsque les enfants pleurent, on leur donne un hochet pour les distraire ? »
..........
Au contraire, les mystiques contemplatifs fuient les charismes, ils les craignent lorsqu’ils sont arrivés à l’intuition extatique. À cause de cela un ancien disait : « La plus subtile des illusions auxquelles sont exposés les amis de Dieu sont les charismes et faveurs… » Et Aboû Yazîd [al-Bistâmî] disait : « Dès mes premiers pas, Dieu me faisait voir des prodiges et charismes, mais je ne leur prêtais aucune attention. Lorsque Dieu me vit dans cet état d’âme il me prépara le chemin pour arriver à sa contemplation ». (I, 75, ligne 2).
[SENTENCE 136] : ‘Comment s’interromprait en ton honneur le cours [des lois naturelles], si tu n’interromps les habitudes de ta propre âme ?’
Dieu n’honore, par l’interruption du cours habituel des lois physiques, qui révèle sa toute-puissance, que celui qui interrompt les habitudes de son âme, annihilant sa volonté et ses appétits. Que celui qui n’est pas parvenu à ces demeures n’ambitionne pas les faveurs des charismes. Même si en sa personne se manifeste quelque signe d’apparence charismatique, il doit toujours craindre de porter en lui quelqu’astucieuse et occulte illusion. Il ne doit donc ni le désirer, ni le demander, car s’il le désire ou le demande, c’est la preuve qu’il n’a renoncé ni à sa volonté, ni à ses appétits et habitudes. Et comment Dieu pourrait-il interrompre les règles des lois physiques en faveur et en honneur de celui qui se trouve dans un pareil état ? Cela ne serait-il pas impossible et incorrect ?...
Le maître spirituel Aboû ‘Abd Allâh al-Qorashî disait : « Pour celui qui ne sent pas une répugnance à voir se manifester en lui les prodiges et les miracles qui interrompent le cours habituel des lois physiques, pareille à celle que lui cause ses péchés, la manifestation publique de ses charismes sera un voile et un obstacle qui l’empêchera d’arriver à Dieu. Par contre, s’il les cache ce sera pour lui le gage certain de la divine miséricorde. Par conséquent, celui qui a rompu déjà les liens de son égoïsme ne peut vouloir que Dieu fasse apparaître en son honneur prodige quelconque ou miracle. Il doit considérer que son âme par sa petitesse et vilenie est indigne de telles faveurs. Au contraire, lorsqu’il aura complètement anéanti sa volonté propre, lorsqu’il sera parvenu à la véritable et profonde connaissance de soi-même par un regard d’avilissant mépris, c’est alors qu’il acquerra la dignité qui le rendra apte à recevoir les divines faveurs… » (I, 86, ligne 3).
[SENTENCE 138] : « De toi on n’exige rien d’autre que la reconnaissance de ton absolue nécessité ; il n’existe pas d’autre moyen plus efficace pour obtenir promptement les dons divins que l’humble confession de ta propre bassesse et de ta misère. »
La reconnaissance de la nécessité absolue que le serviteur a de Dieu est ‘le plus caractéristique des attributs propres à sa servitude. C’est pour cela qu’on n’exige pas du serviteur obligation plus précieuse que celle-là. Aboû Mohammad “Abd Allâh ibn Monâzil disait : « La servitude consiste à recourir à Dieu en toutes choses, reconnaissant l’absolue nécessité que nous avons de Lui. Là-dessus se fonde l’assurance de ce que nos supplications seront écoutées. »
..........
Cette reconnaissance requise du serviteur de Dieu consiste en ce qu’il ne prétende pas posséder par lui-même la dose de pouvoir la plus minime ni aucune capacité pour rien. Elle consiste en ce qu’il ne croie disposer d’aucun secours créé sur lequel il puisse compter et s’appuyer, mais au contraire en ce qu’il se considère comme un naufragé sur le point de se noyer, ou comme un voyageur perdu au milieu du désert, c’est-à-dire qu’il ne voit d’autre aide possible que celle de son Seigneur et n’espère d’être sauvé que par Lui. Un mystique contemplatif disait : ‘Le serviteur qui reconnaît le besoin qu’il a de Dieu est celui qui se met en la présence de son Seigneur, élève ses mains vers Lui pour le supplier ; mais, voyant qu’entre lui et Dieu il n’existe chose quelconque lui appartenant qui lui soit d’aucun mérite, il s’écrie : « Donne-moi Seigneur, le non-être. » C’est pour cela que la bassesse et la misère sont les deux sentiments profonds de cette reconnaissance, ils ont nécessairement comme résultat l’obtention rapide des dons divins par le serviteur animé de ces deux sentiments’. (I, 87, ligne 9 infra).
[SENTENCE 139] : « Si, pour arriver à l’union, il te fallait annihiler les défauts de ton âme, supprimer tes prétentions, jamais tu n’arriverais. Mais par contre, lorsque Dieu veut te faire atteindre à l’union, Il couvre de ses attributs les tiens, et avec ses qualités les tiennes, ainsi fi t’unit à Lui par le moyen des grâces qu’Il t’accorde, et non par la déférence et le respect que tu lui témoignes. »
… Mon seigneur Aboû al — `Abbàs de Murcie disait : « Le saint n’arrivera à Dieu, qu’en supprimant en soi-même le désir d’arriver à Lui ; mais, entendez que cette suppression doit être inspirée par une courtoise révérence et non par le dégoût ». Et mon Seigneur Aboû al-Hasan [al-Shâdhilî] disait aussi : ‘Le saint n’arrivera pas à Dieu tant qu’il aura un désir, une initiative, quelque libre décision. Mais si Dieu abandonnait son serviteur, celui-ci par lui-même n’arriverait jamais à l’atteindre. Au contraire, lorsque Dieu veut le faire arriver jusqu’à Lui, il le lui facilite de cette manière : Il lui manifeste ses attributs élevés et ses qualités saintes dont la divine épiphanie cache à l’âme du serviteur ses propres attributs et qualités et lui sert de preuve pour connaître que Dieu l’aime. Ainsi l’insinue la tradition divine suivante, rapportée par le Prophète : « Et lorsque Je l’aime J’en viens à être l’oreille par laquelle il entend, les yeux par lesquels il voit, la main par laquelle il prend, et le pied avec lequel il marche ». Le serviteur de Dieu n’a plus alors ni libre arbitre ni jugement, sinon pour vouloir ce que son Seigneur préfère et aime. Et c’est ainsi qu’il arrive à l’union avec Dieu ; non par les hommages qu’il lui rend par son effort personnel à le servir, mais par les grâces que Dieu lui accorde par sa miséricorde et sa bonté.’ (I, 88, ligne II).
[SENTENCE 156] : « Si tu éprouves, lorsque Dieu t’accorde ses faveyrs, la consolation et te sens désolé lorsqu’Il te les refuse, c’est un signe certain que tu es encore dans l’enfance, et que tu manques de sincérité à son service. »
Se sentir dans l’angoisse par la privation des faveurs divines, et dans la dilatation d’esprit en les recevant, c’est le symptôme que l’âme désire encore son bien-être et s’efforce de l’atteindre ; et ceci, au jugement des contemplatifs, est contraire à la servitude. Celui qui expérimente en lui-même cet état d’esprit doit reconnaître qu’il lui manque la pureté d’intention indispensable pour servir Dieu. Pareil au jeune garçon quémandeur, il prétend que Dieu lui donne les demeures des contemplatifs qu’il ne mérite pas encore. C’est un parasite celui qui va aux festins et aux banquets comme un intrus en compagnie des invités [96] sans que personne ne l’invite… (I, 95, ligne 4 infra).
[SENTENCE 159] : « Fréquemment Dieu t’enseigne dans la nuit de la désolation, ce qu’Il ne t’enseigne pas dans la splendeur du jour de la consolation. Ignorerais-tu par hasard lequel des deux t’est le plus utile ? »
On a dit déjà antérieurement que les contemplatifs préfèrent la désolation sensitive et trouvent mieux qu’en la consolation les moyens d’accomplir les conditions de la courtoisie révérencielle qu’ils doivent à Dieu. De plus, dans la désolation, on leur ouvre les portes de la contemplation qui leur restent fermées dans la consolation. Il convient donc que le serviteur reconnaisse la grâce que Dieu lui fait dans la nuit de l’angoisse [layl-al-qabd], il connaît bien celle qu’Il lui fait dans la splendeur du jour de la dilatation — et se rende compte que la nuit possède des avantages qui n’existent pas dans le jour. Demandez à Dieu avec confiance qu’Il vous les fasse connaître, car le serviteur ignore lequel des deux, de la nuit ou du jour, lui est plus profitable, ainsi que l’insinue le verset cité du Coran. La comparaison du resserrement avec la nuit, et de la dilatation avec le jour, est une métaphore originale, à propos de laquelle nous avons cité déjà antérieurement le texte du maître Aboû al-Hasan [al-Shâdhilî]. (I, 96, ligne 7 infra.)
[SENTENCE 170] : « Ton désir de voir connu par les hommes que tu es l’objet de la divine prédilection est le signe de ton manque de sincérité dans le service de Dieu. »
La divine prédilection signifie ici les grâces spéciales par lesquelles Dieu favorise quelques-uns de ses serviteurs, soit pour réaliser des actes de vertus, soit pour arriver à mieux Le connaître.
La sincérité dans le service de Dieu consiste pour le serviteur à se contenter de ce que Dieu seul connaisse son état spirituel, sans se préoccuper de ce qu’il soit connu d’aucune autre créature. La crainte révérencielle que Dieu lui inspire et la gratitude qu’il ressent de ses faveurs l’absorbent complètement, l’empêchent de désirer d’être connu du monde, et le gardent jalousement de laisser voir à qui que ce soit son état spirituel, sauf à Dieu. À cause de cela, l’acte de vertu pratiqué en secret est soixante-dix fois plus méritoire que celui qui se fait en public, selon la sentence du Prophète. Jésus dit aussi : « Lorsque l’un d’entre vous jeûnera, qu’il oigne sa tête et s’essuie les lèvres, afin que ceux qui le verront ne croient pas qu’il a jeûné. Et lorsque l’un d’entre vous donnera quelque chose, que sa main gauche ignore ce que la droite aura donné. Lorsque l’un d’entre vous voudra prier qu’il laisse tomber le voile qui couvre sa porte. En vérité que Dieu distribue la louange, comme Il distribue le nécessaire ».
...........
Mohammad ibn Wâsi’ disait : « L’un des hommes que j’ai connus humectait, des larmes qui coulaient le long de ses joues, l’oreiller sur lequel était posée sa tête contre celle de sa femme et celle-ci ne s’en apercevait point. Et je suis arrivé à en connaître d’autres qui, faisant oraison dans une même rangée à la mosquée, laissaient courir sur leurs joues des larmes. de dévotion sans que leurs voisins le remarquassent… »
Ainsi donc, lorsque par hasard, il arrivera au serviteur de Dieu d’avoir à manifester et à publier les divines faveurs, qu’il veille attentivement sur son propre cœur, et se préserve du danger de sentir de la joie à voir que d’autres connaissent les grâces dont il est l’objet ; qu’il en conçoive bien plutôt du dégoût et de la répugnance ; qu’il ne s’y complaise ni s’en réjouisse ; au contraire, qu’il contredise et combatte de toute son énergie son amour-propre. Parce que s’il n’agit ainsi, s’il désire et cherche que d’autres que Dieu connaissent son état spirituel ; s’il néglige de lutter contre son égoïsme dans un moment où la faveur de Dieu se rend publique, quand ce ne serait que durant le temps d’ouvrir et fermer les yeux, il est bien à craindre qu’une brèche se fasse dans son cœur par ce goût ressenti et qu’il ne tombe sans tarder dans la tentation. Si sa volonté est faible, il ne manquera pas de tomber dans la vanité spirituelle, manifeste et secrète… Et même, si sa volonté est ferme et s’il va déjà par la voie de la contemplation, il ne se délivrera pas du danger de s’attarder et de se reposer en son état spirituel. Il perdra alors le zèle qui lui faisait cacher les divines faveurs et il déchoira, par là des cimes de la perfection. À cause de cela précisément, le discrédit social est une des conditions nécessaires à ceux qui cheminent par ce sentier de la vie spirituelle, ainsi que le dit l’auteur, dans une autre de ses sentences : « Enfouis ton existence dans la terre de l’obscurité, car la plante qui naît sans que la graine ait été enterrée ne fructifiera jamais parfaitement ».
Lorsque le serviteur de Dieu aura obtenu d’arriver à l’intuition et à la contemplation pure de l’unité divine, il lui sera licite de découvrir ses bonnes œuvres et de manifester ses états mystiques, parce qu’il ne verra déjà plus ses actes comme siens, mais comme venant de Dieu et paiera mieux la dette de gratitude qu’il a contractée envers Lui. Un des premiers ascètes disait à son réveil : « Hier soir j’ai fait une oraison de tant d’inclinations et récité autant de chapitres du Coran ». Et comme on lui répondait : « Mais ne crains-tu pas, en disant ceci, de tomber en vanité spirituelle ? » Il répliquait : « Ah ! aurais-tu vu par hasard quelqu’un s’enorgueillir des actes qu’il ne fait pas ? » À un autre ascète qui agissait comme lui, on dit : « Pourquoi ne caches-tu pas tes bonnes œuvres ? » Il répondit : ‘Mais Dieu ne dit-il pas Lui-même (Coran, XCIII, 11) : “Parle des grâces de ton Seigneur ?” Pourquoi alors, me dites-vous de n’en pas parler ?’ Si le mystique contemplatif, dont tel est l’état spirituel, ne se propose d’autre fin que d’inviter son prochain à servir Dieu et à le diriger vers Lui, la publication de ses états mystiques et de ses actes de vertu sera utile pour que les autres le suivent et l’imitent. Ce second cas est donc complètement différent du premier. Là, effectivement, publier est plus méritoire que garder secret, parce que non seulement sont exclus les dangers de vanité qui existaient dans le premier cas, mais il en résulte d’autres avantages propres à la notoriété et à la divulgation. Il est vrai qu’il est dit dans une sentence du Prophète que le secret est plus excellent que la publicité ; mais celle-ci par contre est plus méritoire pour qui se propose par elle de susciter l’émulation du prochain [7]…
L’auteur dans son livre intitulé Latâyf al-Minan dit : “Rappelle-toi que tout le désir de l’ami de Dieu repose sur cette connaissance : croire que Dieu seul lui suffit, se satisfaire d’être connu par Dieu seul, se contenter de n’être contemplé que par Lui… Pour cela, dans les débuts de leur entreprise, les amis de Dieu mettent tous leurs soins à fuir les créatures pour s’isoler avec le Roi de la vérité ; ils cachent leurs bonnes œuvres, taisent leurs états mystiques pour mieux réaliser leur propre anéantissement, confirmer l’austérité de leur ascèse, faire le bien avec un cœur pur et donner des marques de la sincère intention avec laquelle ils veulent servir leur Seigneur, — jusqu’à ce que la certitude mystique pénètre dans leurs âmes et, avec l’aide de Dieu, s’y enracine et s’y affermisse. Ils arrivent à acquérir l’intime conviction qu’ils ne sont rien par eux-mêmes et réduisent tout leur être à la conscience de ce que Dieu seul demeure et subsiste. Alors si Dieu le désire, Il manifeste aux autres les vertus et charismes de ses amis et, si tel est son désir, Il les cache. Cela veut dire que s’il Lui plaît, Il permet que ses faveurs soient connues des hommes et qu’elles soient ainsi dirigées vers Lui ; et, s’Il ne veut pas cela, Il les cache aux yeux du prochain, pour mieux les isoler de toute créature. De sorte que si l’ami de Dieu se manifeste 8comme tel, ce n’est pas par sa propre volonté, mais par la volonté de Dieu qui ainsi le lui fait vouloir. Plus encore : son désir, si tant est qu’il en ait un, c’est de se cacher, et non de se manifester, comme nous l’avons dit précédemment. De façon que, ne cherchant pas à se manifester, et en réalité Dieu seul voulant le mettre en évidence, c’est Lui-même qui réalise cette manifestation et aide par sa grâce et ses inspirations. C’est ce que dit le Prophète à « Abd-Al-Rahmân ibn Salma : « Ne demande pas qu’on te nomme chef, car si on te nomme sans que tu le demandes Dieu t’aidera, et si on te nomme parce que tu l’as demandé, c’est dans ta pétition et non en Dieu que tu auras mis ta confiance ». Finalement les amis de Dieu, qui croient véritablement en leur condition de serviteurs, jamais ne Lui demandent qu’Il les manifeste ou — qu’Il les cache, mais leur volonté s’en tient à ce que Dieu a choisi pour eux. À cause de cela le maître spirituel Aboû al — » Abbâs de Murcie 66 disait : « Celui qui aime à être connu est le serviteur de la notoriété, et celui qui aime à être ignoré est le serviteur de l’obscurité. Par contre à celui qui est serviteur de Dieu peu importe que Dieu le manifeste ou qu’Il le cache aux regards des hommes ». (II, 6, ligne 1.)
[SENTENCE 173] : « Ne demande point, comme si ta pétition devait etre cause de ce que Dieu te concède ce que tu lui demandes, ce serait le signe que tu ne comprends pas la raison pour laquelle Dieu t’ordonne de Lui demander. Demande-lui plutôt, pour manifester ta servitude et accomplir les devoirs que sa souveraineté réclame de toi ».
Dieu n’ordonne à ses serviteurs de le prier et de le supplier que pour obtenir qu’ils manifestent ainsi la nécessité qu’ils ont de Lui ainsi que l’humilité et la soumission qu’ils éprouvent en sa présence, c’est-à-dire pour Lui donner d’évidentes marques de leur servitude et de leur désir d’accomplir les devoirs que réclame d’eux la souveraineté du Seigneur. Ils ne croient cependant pas que leur pétition doive être une cause efficace pour obtenir ce qu’ils demandent et arriver à ce qu’ils désirent, c’est-à-dire à ces choses en lesquelles ils trouvent leur goût et leur profit. Ceci est la fin que Dieu se propose et que les mystiques intuitifs comprennent, comme l’indique l’auteur. Mon Seigneur Aboû al-Hasan [al-Shâdhilî] dit : « Ne te préoccupe pas lorsque tu pries de la satisfaction de ton désir et de ta nécessité, car cette préoccupation t’empêcherait, comme un voile, d’arriver à Dieu. Que ta seule préoccupation en priant, soit de converser avec ton Seigneur… » C’est pour cela qu’il a été dit : « Une tribulation qui t’oblige à chercher refuge en la présence de Dieu est meilleure pour toi qu’une faveur qui te fasse oublier Dieu et t’éloigner de Lui » (II, 9, ligne 2).
[SENTENCE 179] : « Souvent la courtoisie révérencielle leur suggère de ne demander à Dieu chose quelconque, confiants qu’ils sont en la prévoyante distribution de ses dons, et plus occupés de son souvenir que de Le supplier. »
Parfois, ne pas demander est un devoir de courtoisie pour celui qui, déjà submergé dans la pensée de Dieu, se complaît dans toutes les vicissitudes qui par divins décrets peuvent l’accabler et s’y conforme. Ceci est une des voies des mystiques.
Le docteur Aboû al-Qâsim al Qoshayrî dit : “Les hommes discutent entre eux pour savoir ce qui sera le plus excellent et méritoire, ou de demander à Dieu, ou de garder le silence et se conformer à sa volonté. Certains disent que supplier est en soi-même un acte du service divin, parce que, selon le Prophète, la prière est la moelle de la dévotion. Donc, la pratique [11] de ce qui est en soi service de Dieu est plus méritoire que son omission. Il s’agit d’un devoir du serviteur envers son Seigneur, de sorte qu’en admettant que Celui-ci n’écoute pas la prière, et que de ce fait même celui-là n’atteigne pas son propre désir, ce dernier aura cependant accompli le devoir contracté envers la souveraineté de son Seigneur, la prière étant la manifestation de la nécessité propre à la servitude… D’autres disent que garder le silence sans rien demander, se soumettre au cours des décrets divins est plus parfait ; que la conformité à la volonté éternelle de Dieu est plus adéquate... D’autres enfin disent que le serviteur de Dieu doit concilier les deux choses, supplier avec sa langue, mais se conformer cordialement au bon plaisir divin. Le docteur Aboû al-Qâsim, ajoute qu’il est plus juste de dire qu’il convient de distinguer selon les occasions : dans certains états d’âme, la prière est plus méritoire que le silence inspiré par la courtoisie révérencielle ; tandis qu’en d’autres états, à cause même de cette règle spirituelle, il faudra conclure que le silence est plus excellent que la prière. Et ceci ne se peut discerner qu’au moment même, car seulement alors on aura conscience de l’état d’âme. Ainsi lorsque dans son cœur le serviteur expérimentera quelque symptôme lui intimant de prier, la prière lui conviendra davantage et il ne le devra pas dans le cas contraire. Cependant, le serviteur ne doit jamais perdre, par oubli ou distraction, la présence de Dieu, et il doit observer avec toute son attention ses états d’âme durant la prière : s’il trouve dans l’oraison une expansion d’âme et une consolation, l’oraison lui est donc profitable. Mais, s’il ressent, au moment de la prière, quelque chose semblable à de la répulsion, de la désolation ou de l’angoisse dans son cœur, c’est qu’à ce moment-là il ne doit pas prier ; finalement s’il ne trouve dans son cœur lorsqu’il prie ni consolation ni dégoût, c’est que la prière et son omission lui conviennent également” (II, 10, ligne 4 infra).
[SENTENCE 181] : « Les tribulations sont les pâques de ceux qui cherchent Dieu. »
Pâques est une date qui tous les ans revient et se caractérise par les fêtes et réjouissances du monde. Mais, en ceci les hommes diffèrent entre eux : pour les uns, la joie et le contentement consistent en ce qui satisfait leur amour-propre, dans l’atteinte de leurs désirs et de leurs aspirations, et c’est la condition générale du commun des musulmans. Mais, d’autres font consister leur joie et leur contentement dans la privation de leur bien-être et dans la frustration de leurs espérances et de leurs projets. Telle est la condition particulière de ceux qui cherchent Dieu : toute leur affaire consiste exclusivement à examiner leur cœur avec vigilance, et à libérer l’intime de leur conscience de toute pensée et tout désir des choses créées, qui ne sont pas Dieu, mais des vestiges de Dieu, lesquelles sont choses qui obscurcissent l’âme. Ceci ils ne l’atteignent qu’en expérimentant ce qui les contrarie : nécessités, misères et tribulations. C’est pourquoi tu les vois préférer la pauvreté à la richesse, l’austérité à la mollesse, la bassesse aux honneurs, et la maladie à la santé, car cela les comble d’une telle douceur et délectation que personne sauf eux ne peut apprécier, car elle naît de ce qu’ils se sentent proches de leur Seigneur et de ce qu’ils le contemplent, étant en cet état dépourvus de tout égoïsme. Ainsi, à mesure que croissent leurs misères et leurs tribulations, le Seigneur les rapproche davantage de sa grâce et de son amitié… [12].
L’auteur dans son livre intitulé Al-Tanwîr dit : “De secrètes faveurs divines se cachent dans les tribulations et les misères, que seuls peuvent comprendre ceux qui sont doués d’une vue intérieure. Ne crois-tu donc pas que les adversités étouffent le feu des passions, les laissant comme affaiblies et oublieuses de ce que l’appétit réclame ? Grâce aux tribulations l’âme se rend compte de sa propre bassesse, et il est bien connu que ce sentiment coïncide toujours avec le secours de Dieu, selon ce qu’il dit Lui-même (Coran, III, 119) : « En vérité Dieu vous secourut dans la journée de Bedr, alors que vous étiez bien faibles ».
Aboû Ishâq Ibrahim al-Harawî disait : « Celui qui voudra atteindre le plus haut sommet de toute noblesse spirituelle, devra préférer sept choses à leurs contraires, que les saints toujours préférèrent afin d’escalader la cime de la vertu. Il doit préférer la pauvreté à la richesse, la faim à la satiété, la bassesse à l’élévation, la vilenie à la noblesse, l’humiliation à la grandeur, la tristesse à la joie, et la mort à la vie ». L’auteur abonde dans ce même sens dans une sentence antérieure 74 lorsqu’il dit : « Celui qui croit que les décrets divins ne sont pas pour lui accompagnés des divines faveurs, c’est que son regard ne porte pas loin ». Pour ceux qui cherchent Dieu, les jours de tribulation doivent être des pâques, ainsi que l’affirme l’auteur ; et lorsqu’au contraire, par la réussite des choses, ils sont privés des tribulations, ils remarquent que ce bonheur de la terre est un voile qui leur cache Dieu et les éloigne de l’enceinte de son intimité. Et, s’en apercevant, ils s’en attristent et s’en affligent, regrettant l’état antérieur, désirant de nouveau l’adversité…
Sur ce thème des pâques de ceux qui cherchent Dieu et des mystiques contemplatifs, on a coutume de réciter la poésie suivante attribuée à Aboû `Ali al-Roudhabârî :
On me dit : C’est Pâques demain. Quel habit revêtiras-tu ? — Je lui réponds : la tunique d’honneur dont s’enveloppe celui qui épuise en une fois la coupe de son amour.
Les vêtements qui me recouvrent sont la pauvreté et la patience, et sous leur étoffe bat un cœur, qui dans sa propre faiblesse voit ses pâques et ses festivités.
Il n’est rien de mieux pour aller à la rencontre de l’Ami au jour de la visite, que de revêtir la tunique que Lui-même te donna.
Tout le temps est pour moi triste fête, lorsque Tu es absent, Toi mon espérance. Et il est toujours pâques lorsque mes yeux Te voient et mes oreilles entendent ta voix.
[SENTENCE 182] : « Souvent tu trouveras dans les tribulations un accroissement de ferveur que tu ne trouveras, ni dans le jeûne, ni dans l’oraison ».
Par la visite des tribulations celui qui cherche Dieu, obtiendra une grande pureté de cœur et une délicatesse de conscience que, parfois, il n’obtient ni par l’oraison, ni par le jeûne. Il arrive en effet que le jeûne et l’oraison se prêtent à la satisfaction de quelqu’appétit, goût ou amour-propre ; il est rare que les bonnes œuvres où ces sentiments prennent place soient exemptes d’un défaut caché, lequel par cela même les prive du mérite de la pureté d’intention. Les tribulations, au contraire, contredisent les passions et appétits, toujours et dans tous les cas. (II, 12, ligne 19.)
[SENTENCE 183] : « Les tribulations ouvrent avec largesse le trésor des dons divins. Si tu veux que Dieu les verse sur toi, vérifie auparavant si en toi se réalise la pauvreté et la misère, car c’est seulement aux pauvres que se distribuent les aumônes ».
Les tribulations portent l’âme à la présence de Dieu et lui apprennent à converser avec Lui sur le tapis de la sincérité. Il convient donc de considérer combien grandes seront les faveurs et les inspirations que le Seigneur lui accordera dans cette audience et cet entretien !
Ce qui prouve à l’âme qu’elle possède réellement la pauvreté et la misère c’est qu’elle se revêt des qualités propres au serviteur, de celles auxquelles l’auteur fait allusion dans la sentence qui suit immédiatement celle-ci… (II, 12, ligne 11 infra).
[SENTENCE 184] : « Acquiers la profonde conviction de tes qualités réelles, et Dieu t’aidera par les siennes : sois convaincu de ta propre bassesse, et Dieu t’aidera par sa noblesse ; convainc-toi de ton incapacité et, Lui, t’aidera par sa toute-puissance ; et, si tu te convaincs de ta faiblesse, Il t’aidera par sa force et son pouvoir ».
Cette sentence garde un lien étroit avec toutes celles que l’auteur consacre aux tribulations et aux faveurs divines… Mon seigneur Aboû al-Hasan al Shâdhili disait [13] : ‘La réalité de la servitude de l’âme envers Dieu consiste dans son constant et sincère attachement à la pauvreté, à la faiblesse, à l’impuissance et au mépris de soi-même pour Dieu. Les qualités contraires sont justement celles qui sont inhérentes à la souveraineté du Seigneur. Que peux-tu donc, toi, avoir de commun avec celles-ci ? Sois donc convaincu de tes propres qualités, et demeure dépendant des miennes, et dis à ton Seigneur, prosterné sur le tapis de la pauvreté spirituelle : « O Riche I Qui aidera le pauvre sinon Toi ? » Et, prosterné sur le tapis de la faiblesse, dis-lui : “O Fort ! qui aidera le faible, sinon Toi ?” Et, prosterné sur le tapis de l’incapacité, dis-lui : “O. Puissant ! Qui, sinon Toi, aidera l’impuissant ?” Et, prosterné sur le tapis du mépris de soi-même, dis-lui : “O. Noble ! Qui aidera celui qui est vil, si ce n’est Toi ?” Sans tarder tu t’apercevras que ta supplication a été entendue et que Dieu vient à ton secours, comme s’Il le faisait spontanément…’ Ces ont les paroles de mon seigneur Aboû al-Hasan, dont le sens coïncide avec ce que dit l’auteur dans cette sentence. La plupart des sentences de celui-ci répondent en effet à la méthode spirituelle d’Aboû al-Hasan [al-Shâdhilî] (II, 12, ligne 4 infra).
[SENTENCE 185] : « Souvent Dieu accorde les charismes à qui ne possède pas la parfaite rectitude ».
Le véritable charisme n’est pas autre chose que la possession de la rectitude et l’atteinte de la perfection spirituelle. Il consiste en deux choses : la foi vive en Dieu et la soumission intérieure et extérieure aux enseignements de son Envoyé. Le serviteur de Dieu. ne doit donc aspirer qu’à ces deux choses et ne se préoccuper que de les atteindre. Au contraire, les contemplatifs ne doivent pas se préoccuper des charismes, c’est-à-dire des prodiges qui interrompent le cours habituel ; car parfois, Dieu les concède à ceux qui ne possèdent pas la rectitude et la perfection spirituelle.
Mon seigneur Aboû al-Hasan al-Shâdhilî dit : ‘Il n’y a que deux charismes universels, qui comprennent tous les autres : le charisme de la foi vive, accompagné de la certitude intime que donne l’intuition mystique ou contemplation, et celui de l’imitation du Prophète qui consiste à suivre fidèlement son enseignement, sans fraude aucune, évitant toute initiative personnelle. Si celui-là à qui Dieu accorde ces deux charismes commence ensuite à en désirer d’autres, quels qu’ils soient, il deviendra un serviteur de Dieu égaré et menteur, faute de tact dans la doctrine spirituelle et dans la vie ascétique. En effet, sa condition ressemblerait à celle de celui qui, se voyant appelé par le roi à l’honneur d’être admis en sa présence et considéré par lui avec les yeux de l’amitié, se mettrait alors à désirer la fréquentation de son palefrenier, ou de son valet. Tout charisme, qui n’est pas accompagné de l’amitié de Dieu et de son bon plaisir, est le patrimoine des âmes égarées, illusionnées et imparfaites, ou irrémissiblement perdues et en disgrâce avec Dieu.
Et mon Seigneur Aboû al — “Abbâs de Murcie disait : « Le mérite ne consiste pas à parcourir en un instant de très longues distances, laissant derrière soi terres et villes et d’arriver toit d’un coup à la Mecque, mais le mérite consiste bien plutôt à laisser derrière soi les défauts de l’âme sensitive, pour se présenter tout d’un coup devant son Seigneur ».
On parlait des charismes devant Sahl ibn ‘Abd-Allâh [al-Tostarî], il dit : « Que sont donc les prodiges et les charismes, puisque ce sont choses qui passent et cessent d’exister ? Le plus grand des charismes serait de substituer aux habitudes blâmables de ton âme des habitudes louables ».
Un maître spirituel disait à ses disciples : « Ne vous émerveillez pas de celui qui, n’ayant rien mis dans sa poche, y met la main et en retire ce qu’il désire. Émerveillez-vous plutôt de celui qui, ayant mis quelque chose dans sa poche, n’y trouve rien et n’en éprouve en son âme aucune altération ».
On dit à Aboû Mohammad al-Morta’ish : « Un tel, marche sur les eaux ». Lui répliqua : « Celui qui avec l’aide de Dieu arrive à contredire ses propres passions est beaucoup plus grand que celui qui va sur les eaux ou par les airs ».
Aboû Yazîd [al-Bistamî] disait : « Lorsque tu vois un homme étendre son tapis sur l’eau pour faire oraison, ou s’asseoir dans les airs les jambes croisées, ne te laisse pas séduire par tout cela, regarde plutôt la façon dont il accomplit les commandements de Dieu, et obéit à ses interdictions ». On lui dit encore : « Un tel dit qu’en une seule nuit il va jusqu’à la Mecque ». Lui, répondit : « Satan aussi, le temps d’ouvrir et fermer les yeux, passe d’Orient en Occident. Et cependant il est maudit de Dieu ». Une autre fois on lui dit : « Il paraît qu’un tel marche sur les eaux. » Il répliqua : « Les poissons dans l’eau et les oiseaux dans les airs font des choses plus admirables que celles-là ».
Al-Jonayd dit : « Les voiles qui couvrent les cœurs des élus sont ceux-ci : poser sa vue sur les grâces, se réjouir des faveurs, et se reposer dans les charismes ».
La pensée de cette sentence est semblable à une autre antérieure : « Tous ceux qui sont l’objet de la divine prédilection ne possèdent point pour cela une perfection sans tache » (II, 13, ligne 6)
[SENTENCE 195] : « Le commençant ne doit communiquer à personne les inspirations dont Dieu le favorise, car cela contribuerait à diminuer le bon effet sur son cœur de telles inspirations, et serait un obstacle à la pureté d’intention avec laquelle il doit servir son Seigneur ».
Le commençant ne doit révéler à personne, par propre et libre initiative, les divines inspirations, mais les garder cachées et fermées, comme derrière un mur, sans les faire connaître à qui que ce soit, excepté à son maître et directeur spirituel, parce que l’amour-propre trouve satisfaction et plaisir à les révéler. Cette satisfaction contribuerait à fortifier dans l’âme l’égoïsme, ce qui diminuerait le bon effet que ces inspirations divines auraient produit dans le cœur ; et celui-ci, dominé alors par l’amour-propre et résolu à préférer ce qui lui plaît, se verra empêché d’atteindre la pureté d’intention au service du Seigneur. Déjà précédemment 84 ce thème a été traité, lorsque l’auteur a dit : « Ton désir qu’on sache que tu es l’objet de la divine prédilection est le signe de ton manque de sincérité dans le service de Dieu ». (II, 19, ligne 10 infra.)
[SENTENCE 198] : « Lorsque ton choix hésite entre deux choses considère celle qui sera plus lourde à ton âme et choisis-la, car à ton âme toujours sera la plus lourde celle qui lui conviendra ».
Ceci est en effet le véritable critère pour la plupart des âmes, car elles se sentent instinctivement entraînées vers l’ignorance et la recherche des biens sensibles, et s’obstinent à ne chercher que la satisfaction de leurs goûts et à fuir l’accomplissement de leurs devoirs… Lors donc que le novice trouvera dans son âme une plus grande inclination, facilité ou légèreté à réaliser un acte plutôt qu’un autre, que cela suffise à le lui rendre suspect. Qu’il renonce à faire ce qui lui paraît plus léger, et vers quoi son âme s’incline, pour pratiquer au contraire ce qui lui apparaît le plus pénible et le plus lourd.
Un des mystiques contemplatifs disait : « Depuis vingt ans, jamais mon cœur ne reposa en mon âme sensitive, pas même durant une heure ». Reposer le cœur en l’âme sensitive équivaut à suivre son inclination vers le plus léger au lieu du plus pénible. Cette inclination appartient, suivant les contemplatifs, aux défauts de l’hypocrisie spirituelle. Celui qui éprouve encore dans la sensibilité quelque regain de passion si faible qu’il soit, ne peut être sûr de se libérer de ces défauts. L’âme ne sent de légèreté et de facilité â faire une chose que lorsque celle-ci s’harmonise avec ses passions ; mais ses passions ne s’inclinent naturellement que vers ce qui est vain. Lorsque tu hésites entre une obligation ou une simple dévotion, et que tu ne sais des deux laquelle est pour toi plus méritoire pour la préférer à l’autre, pratique celle qui est la plus pénible à ton âme.
Ceci « est le véritable critère pour la plupart des âmes » avons-nous dit, car l’âme qui est déjà dans le repos ne souffre pas du double vice de l’ignorance et du désir des biens sensibles, et pour cela, bien que parfois une œuvre lui semble facile, ce n’est pas un signe que pour cette âme elle soit vaine ou imparfaite. Dans ces cas-là, le serviteur de Dieu devra examiner laquelle de ces œuvres est pour lui d’un plus grand mérite et profit spirituel, et la préférer à d’autres… [27].
Un autre critère existe encore, plus sûr que le premier. Que le serviteur de Dieu examine l’œuvre à laquelle il voudrait être occupé au moment même de mourir et qu’il la choisisse et s’abstienne des autres, comme vaines et inutiles. L’auteur dit à ce propos, dans son livre Latdyf al-Minait : « La mort est la balance qui sert à peser les œuvres et les états d’âme… lorsque tu doutes d’une chose, car tu ne sais pas s’il plaît à Dieu que tu la fasses ou non, et lorsque tu doutes d’un état d’âme parce que tu doutes s’il est inspiré par le devoir ou la passion, mets-toi en présence de la mort et réfléchis à ce que tu choisirais à ce moment-là, et toute œuvre ou état qui résistera fermement devant cette hypothèse devra être préféré ; par contre, tout état d’âme ou œuvre qui s’évanouirait devant la mort devra être écarté, car la mort est vérité et la vérité met l’erreur en fuite… » Il ajoute ensuite : ‘Je discutais avec un homme de science à propos de la pureté d’intention, nécessaire au mérite dans l’étude et l’enseignement, et je soutenais que la pureté d’intention exige de ne se vouer à la science que pour Dieu. Je lui dis donc : “Celui qui enseigne pour Dieu est celui-là qui, si tu lui dis : « Demain tu mourras », ne laisse pas le livre tomber de sa main”. Tel est le texte du Latâyf.
C’est là, effectivement, la loi décisive et l’exact critère. Le serviteur de Dieu, en un tel état d’âme, ne réalisera jamais un acte qui ne soit bon, exempt de toute tâche d’hypocrisie spirituelle et pur de tout mélange d’égoïsme et de passion. Aussi bien, est-ce cela que le serviteur de Dieu doit toujours rechercher. Mais il n’atteindra entièrement ce desideratum, qu’en se plaçant devant la mort. Et voilà en quoi consiste « la courte espérance » qui est la racine de toute bonne œuvre. Par « l’espérance courte », en effet l’homme ne suppose pas que son âme a droit à une seconde minute, qui suivra la présente, où elle continuera à vivre. C’est ainsi que son œuvre deviendra pure de tout défaut et de toute tache, l’idée de mourir à chaque respiration et à chaque clignement d’yeux supprime complètement tout cela, comme dit l’auteur. Au contraire, l’œuvre pratiquée avec la pensée d’une vie plus longue et sans l’idée que la mort puisse survenir, n’échappe pas à ces dangers, si l’âme ne se pénètre pas d’une foi vive, pour n’agir que pour Dieu… (II, 26, ligne 12).
SENTENCE 199] : « Le signe qu’une âme se laisse emporter par son propre goût, c’est sa précipitation à accomplir les œuvres de simple dévotion, et sa négligence paresseuse pour celles d’obligation ».
Ce sont en effet deux façons d’agir qui mettent bien en évidence que ce qui est inutile est léger et facile à l’âme, et que ce qui est obligatoire lui est pénible. Ce que dit l’auteur est en vérité l’état d’âme de la plupart des hommes. Tu verras, en effet, que lorsqu’on se propose de faire pénitence, on ne pense et on n’aspire plus qu’à pratiquer des actes de dévotion surérogatoires, par exemple : jeûner, passer des nuits en oraison, visiter souvent la maison de Dieu. Et, d’autre part, on ne s’occupe nullement de réparer les fautes commises en transgressant la loi de Dieu, ni à redresser les torts ou injustices dont la responsabilité nous incombe. Et ceci parce qu’on ne s’est jamais préoccupé de discipliner ses appétits qui trahissent et trompent, ni à combattre ses passions qui dominent et assujettissent, car si on y avait mis la main, il est certain que cela serait devenu [28] la plus grande occupation, et qu’on ne trouverait ni le temps ni le loisir de se consacrer à aucune autre pratique de pure dévotion. Et voilà pourquoi un maître spirituel disait : « Il se trompe, celui qui se préoccupe davantage de ses dévotions que de ses obligations ». Et Mohammad Ibn Aboû al-Ward 85 disait « Les spirituels meurent de deux manières : en s’occupant de choses surérogatoires tout en négligeant d’accomplir ce qui est obligatoire, et en pratiquant les œuvres extérieures, sans que la ferveur du cœur les accompagne… » (II, 27, ligne 6 infra).
[SENTENCE 204] : « Souvent les ténèbres t’environnent pour que tu connaisses la valeur des grâces dont Dieu te favorise ».
Les ténèbres sont le contraire des lumières : il n’y a pas de lumière sans qu’existe face à elle une obscurité ; toute obscurité est proportionnée à sa lumière correspondante. On connaît ce que valent les choses par leurs contraires. Comme dit le proverbe : « Par leurs contraires, on connaît les choses. » Les ténèbres de ses voiles et de ses absences que Dieu laisse tomber sur toi dans les nuits de l’abandon et de la séparation [fî layalî al-hadjr wa’l forqa], Il ne te les envoie que pour mieux te faire connaître la valeur des grâces dont Il te favorise, cette illumination et cette présence des jours du rapprochement et de l’union : grâces que Dieu répand sur toi, sans que tu ne t’en rendes compte toi-même (II, 31, ligne 8).
[SENTENCE 213] : « Il y a des devoirs qui s’imposent à certains moments et qui peuvent toujours s’accomplir, mais il y a aussi les devoirs du moment présent. Ceux-ci ne peuvent pas toujours s’accomplir, parce qu’il n’existe pas de moment où Dieu n’assigne un nouveau devoir ou un précepte ferme. En effet, comment pouvoir accomplir à chaque moment le devoir imposé précédemment, si l’on n’a pas encore accompli celui qu’Il impose au moment présent ? »
Les devoirs prescrits à des moments déterminés sont ceux qui correspondent aux obligations religieuses externes, comme l’oraison rituelle, le jeûne etc. Celui qui laisse passer le temps assigné pour l’accomplissement de l’un de ces devoirs peut l’accomplir à un autre moment, puisque la loi lui permet de retarder son accomplissement et d’en réparer ainsi l’omission. Mais, les autres devoirs de chaque moment sont les actes de la vie intérieure, provoqués par les états d’âme qui surviennent chez le serviteur et par les diverses inspirations que Dieu communique à son cœur. On appelle donc moment du serviteur de Dieu ce qu’il doit faire dans chacun de ces moments ou états d’âme et que Dieu exige de lui comme un devoir lorsqu’Il lui infuse tel état, ou lui envoie son inspiration. Dieu, en effet, impose à chacun de ses serviteurs, au moment où il lui envoie une inspiration ou le soumet à un état d’âme, un nouveau devoir et un ferme précepte qu’il ne peut pas ne pas accomplir à l’instant même, car s’il laisse passer ce moment mû le faire, il ne retrouvera ni l’opportunité ni la possibilité de réparer son omission. Il ressort de ceci que le serviteur de Dieu devra surveiller attentivement son propre cœur, afin d’accomplir scrupuleusement ces devoirs, qu’il lui sera impossible d’accomplir passé ce moment.
Mon seigneur Aboû al — `Abbâs de Murcie dit : “Il y a quatre moments : la félicité, l’adversité, la vertu [34], et le péché. À chacun d’eux t’incombe envers Dieu, comme obligation, l’accomplissement des devoirs propres à ta servitude envers Lui, dont Il est créditeur, en vertu de sa souveraineté. Celui dont le moment est la vertu doit le considérer comme une grâce que Dieu lui fait pour mériter d’être acheminé à la pratiquer et aidé à accomplir tout ce qu’exige cette grâce. Celui dont le moment est le péché doit ressentir intérieurement regrets et contrition. Celui dont le moment est la félicité doit ressentir de la reconnaissance, c’est-à-dire une joie spirituelle envers Dieu. Celui dont le moment est l’adversité doit se soumettre de plein gré au décret divin et souffrir avec patience. La conformité consiste pour l’âme sensitive à être contente de ce que Dieu veut. La patience consiste à se maintenir ferme devant les coups du destin comme la cible sous les flèches. Dans une des traditions de l’Envoyé de Dieu, il est dit : « Celui qui remercie Dieu de ses dons lorsqu’il les lui accorde, et souffre patiemment lorsqu’il l’éprouve par l’adversité, pardonne lorsqu’il reçoit une injure et demande pardon lorsqu’il la commet… » Le Prophète se tut et ses disciples l’interrogèrent : « Qu’arrivera-t-il à celui-là, Envoyé de Dieu ? » Il répondit : « C’est là leur sécurité et ils marchent par le droit chemin. » C’est-à-dire : ils ont assuré leur salut dans la vie future et Dieu les dirigera par le droit chemin dans la vie présente (II, 33, ligne 9 infra).
[SENTENCE 215] « Tu ne peux aimer une chose sans t’en rendre esclave, et Il ne veut pas que tu sois esclave de personne, sauf de Lui. »
L’amour de la chose exige la soumission et l’étroite sujétion à elle, sans rien désirer en échange. Comme dit le proverbe : « L’amour t’aveugle et te rend sourd. » Ce qui signifie que l’amant reste l’esclave de son amour. Si donc tu aimes quelque chose autre que Dieu, cet objet de ton amour, quel qu’il soit, te rend son esclave, et Dieu ne veut, ni il ne Lui plaît que tu sois esclave de personne, sauf de Lui. Malheureux esclave de l’or et de l’argent, de la tunique, du manteau et de l’épouse. (II, 35, ligne 7.)
[SENTENCE 224] : « Ne désespère pas de voir ta bonne œuvre agréable à Dieu, même si en la faisant tu ne sens pas Sa présence, parfois l’œuvre de laquelle tu n’attends aucun fruit immédiat est celle-là même qui Lui est le plus agréable. »
Il convient de ne pas désespérer de voir Dieu accepter l’œuvre en laquelle l’âme ne sent pas Sa présence, car c’est Dieu qui en décide, et souvent Il accepte parmi les œuvres justement celles-là même dont toi tu ne perçois le résultat immédiat, c’est-à-dire le sentiment de sa divine présence ou la douceur du goût spirituel ou tout autre fruit, ne serait-ce que l’intention de te rapprocher de Dieu ou l’idée d’avoir démérité à ses yeux… (II, 37, ligne 4, infra).
[SENTENCE 225] : ‘Ne te glorifie pas intérieurement d’une inspiration divine dont tu ne connais pas encore le fruit [38]. On n’aime pas le nuage pour la pluie ; on l’aime uniquement pour les fruits qu’elle apporte.’
L’inspiration divine doit être désirée pour son utilité et non pour le contentement que l’âme sensitive trouve en elle. Ainsi le nuage est-il désiré à cause des fruits que la pluie fera naître dans les arbres et non à cause de la pluie en elle-même. Le fruit de l’inspiration divine n’est pas autre chose, que l’impression qu’elle produit dans le cœur, pour changer ses qualités blâmables en œuvres salutaires. Si donc tu ne constates pas ce fruit, ne te glorifie pas de l’inspiration et ne te réjouis pas de la recevoir, car ce contentement n’est qu’une illusion que tu subis, et une tromperie dont tu souffres, en te fiant aux apparences extérieures qui te revêtent. Garde-toi donc bien de cette illusion (II, 37, ligne 1, infra).
[SENTENCE 226] : « Ne désire ni ne cherche à faire durer les inspirations divines après que Dieu aura versé à travers elles ses lumières dans ton âme, ainsi que ses mystères ; puisque, possédant Dieu, tu n’as plus besoin de rien, et par contre rien ne te sert de rien, sans Lui. »
Les clartés des inspirations répandues par Dieu sur son serviteur modifient son extérieur et son intérieur, le revêtant des qualités de la servitude ; et, les mystères qu’à travers elles Dieu dépose dans son cœur lui font contempler la majesté de sa souveraineté. Lors donc que la divine inspiration produira en toi ces mystiques effets, ne désire pas que Dieu te conserve davantage en un tel état ; que sa perte, si elle survient, ne te désespère ni ne t’afflige, puisque Dieu suffit à ne plus te faire désirer ni cette inspiration ni une autre, alors que sans Lui aucune chose ne te suffira, ni servira de rien, comme dit le poète :
Toute chose si tu la perds a sa compensation ;
Mais si tu perds Dieu il n’y a chose qui Le compense.
Pour cela Aboû ‘Abd Allâh ibn `Atâ Allâh disait : « Garde-toi de poser ton regard sur les choses créées, tant que tu pourras poser tes yeux en Dieu ». Et l’idée exprimée par Ibn ‘Atâ Allâh dans la parole « chose créée » comprend tous les êtres qui ne sont pas Dieu, inclus les lumières divines, les demeures et les états mystiques, les récompenses de la vie future ainsi que les biens de la vie présente, les grâces intérieures et extérieures. Ne pose donc pas tes yeux sur aucune de ces choses, ne te repose ni ne t’appuie sur elles soit qu’elles durent, soit qu’elles disparaissent, car cela détruirait la pureté d’intention avec laquelle tu dois servir Dieu seul.
L’auteur, dans son livre intitulé Tanwîr, dit : “Si Dieu t’introduit dans un état mystique, c’est seulement pour que tu en tires profit, mais non pour que tu prétendes l’en tirer de toi-même. Cet état ne t’a été accordé que pour t’amener de la part de Dieu à une contemplation intuitive de Lui-même. Reçois-le donc en son nom, car Dieu est l’initiateur de toutes choses. C’est Lui qui crée ton état et qui te le conserve jusqu’à te faire arriver à la limite qui te correspond. Lorsque tu te trouveras en sécurité, reçois-la au nom de Dieu. C’est Lui qui crée ton état, c’est Lui qui l’achève et le complète. Ne cherche donc et ne désire pas que le messager continue après avoir apporté son message. Ceux qui vainement présument d’être parfaits sont les seuls qui se sentent honteux de se voir privés de leurs états mystiques et des honneurs de la divine communication. C’est alors que le vice caché se manifeste et que tombent les voiles. Ils sont nombreux ceux qui s’imaginent se contenter de Dieu seul, et dont le contentement se réduit à ses vertus, ses illuminations, et ses révélations. Et combien y en a-t-il qui semblent ne chercher que la gloire de Dieu, et n’aiment que leur propre glorification pour le prestige dont ils jouissent parmi les hommes, basé précisément sur leur réputation de contemplatifs. Sois donc esclave de Dieu et non des choses créées. Comme Dieu est pour toi Seigneur, sans motif ; sois toi pour Lui, serviteur sans motif, afin que tu sois pour Lui, tel qu’Il est pour toi.”
Et mon Seigneur Aboû al —’ Abbâs de Murcie disait : « Il y a deux sortes de serviteurs : celui qui dans l’état mystique se complaît en son état, et celui qui est avec Dieu qui le lui accorde. Le premier est serviteur de son état, et le second est le serviteur de Dieu qui le lui accorde. Le signe distinctif du premier est qu’il s’afflige lorsqu’il perd son état et se réjouit lorsqu’il l’obtient. Le signe caractéristique du second est celui-ci : qu’il ne se réjouit lorsqu’il l’obtient, ni ne s’attriste lorsqu’il le perd... » (II, 38, ligne 4.)
[SENTENCE 227] « Si tu t’obstines à conserver quelque chose qui n’est pas Dieu, c’est le signe que tu ne L’as pas encore trouvé. Et si tu t’attristes de perdre quelque chose qui n’est pas Dieu, c’est le signe que tu n’es pas encore arrivé à t’unir à Lui. »
La rencontre de son Seigneur et l’union avec Lui est le comble des aspirations du serviteur, l’objet et la fin de ses espérances et désirs, grâce auxquels il obtient d’atteindre sa félicité qui consiste à jouir de la grâce du Roi de Majesté. Il oublie alors tout autre objet digne d’étr ; aimé, et se désintéresse de tout autre être, digne d’être, avec joie, aimé et désiré. Ceci est la véritable condition des mystiques qui ne vivent qu’en Dieu, éloignés de tout ce qui n’est pas Lui, cachés derrière le voile du souvenir de leur glorieux Seigneur. (II, 38, ligne 6 infra.)
[SENTENCE 239] : « Dieu permet que les hommes te nuisent, pour que tu ne t’appuies pas sur eux, car I1 veut te détacher de toutes choses, pour qu’aucune ne t’empêche de t’appuyer sur Lui seul ».
Le tort que le serviteur de Dieu reçoit des hommes est une grâce immense dont I1 le favorise, surtout lorsque ce tort lui vient de ces mêmes personnes dont il pouvait espérer la bienveillance et la pitié, le respect et la vénération. Ces maux, en effet, empêchent le serviteur de Dieu de s’appuyer et de se reposer sur les hommes et ainsi il cesse de se familiariser avec eux pour mettre toute sa constance à réaliser parfaitement sa condition de serviteur du Seigneur.
Mon Seigneur Aboû al-Hasan al-Shâdhill 8a disait : ‘Une fois, certaine personne m’infligea un tort que je ne pus supporter ; mais je m’endormis, et en songe j’entendis une voix qui me disait : « Le signe caractéristique des vrais amis de Dieu est celui-ci : qu’ils aient beaucoup d’ennemis et que cependant ils ne s’en préoccupent pas ».
Un mystique contemplatif disait : « Le cri de douleur arraché par l’injuste attaque d’un ennemi est le fouet avec lequel Dieu frappe les cœurs, lorsque ceux-ci cherchent le repos en dehors de Lui. Sans ce fouet, le serviteur de Dieu dormirait confiant à l’ombre des hommes et de la gloire mondaine, qui sont les voiles qui le séparent du Dieu de la Majesté ».
Et mon Seigneur Aboû Mohammad ‘Abd al-Sallam, maître de mon seigneur Aboû al-Hasan al-Shâdhilî disait dans une de ses prières : « O mon Dieu ! Il y a des gens qui te demandent de soumettre les créatures à leurs ordres. Tu leur concèdes ce qu’ils demandent et ils en sont satisfaits. O mon Dieu I moi en échange, je te demande de me soumettre à la tyrannie de tes créatures, afin que je n’aie d’autre refuge qu’en Toi… »
L’auteur dans son livre Latâyf al-Minan dit : ‘Tiens compte qu’il est normal que les amis de Dieu, dans les premiers pas de leur vie spirituelle, se voient soumis au dur commerce des gens, pour qu’ainsi ils se purifient des défauts qui leur restent et se revêtent complètement des vertus qui leur manquent. Dieu en dispose ainsi, afin qu’ils ne cherchent ni leur repos, ni leur appui dans les créatures, et ne s’inclinent vers elles pour leur demander secours. Celui qui t’accorde un bienfait, il est évident qu’il te rend son esclave, à cause de la gratitude que tu dois à sa faveur. Le Prophète dit à ce propos : « Il est juste que tu correspondes à celui qui te tend la main pour te donner quelque chose ; et si cela ne t’est pas possible, tu dois du moins prier Dieu pour lui ». Tout ceci afin de libérer le cœur de l’esclavage contracté par le bienfait reçu de la créature et ne rester obligé qu’envers le Créateur. Pour cela, le maître Aboû al-Hasan [al-Shâdhilî] disait « Fuis l’homme bon, bien plus que tu ne fuis le méchant, car l’homme bon blessera ton cœur, tandis que le méchant ne blessera que ton corps, et cette blessure te sera meilleure que l’autre. Un ennemi par le moyen duquel tu arrives à Dieu vaut mieux pour toi qu’un ami qui te sépare de Lui. Du bon accueil que te font les hommes te vient la nuit obscure, comme de leurs contradictions te vient le jour joyeux. Ne vois-tu donc pas que par leur accueil ils te séduisent et te tentent ? » À cause de cela les durs traitements, auxquels les gens soumettent les saints dans les débuts de leur vie spirituelle, sont la conduite habituelle de Dieu envers ses amis et ses élus. À ce propos, le même maître Aboû al-Hasan disait : « O mon Dieu Tu as décrété pour eux la vilenie afin de les anoblir, et le non-être, afin qu’il trouvent l’être. Toute noblesse qui de Toi nous sépare, nous te demandons de la changer en bassesse, accompagnée des dons de ta miséricorde. Toute rencontre qui Te voile à nos yeux, nous te demandons que tu la changes en perte, accompagnée des lumières de ton amour ».
… De la même manière, ceux qui ressentent une spirituelle douceur dans un état mystique, ou qui expérimentent l’agréable repos d’une demeure, c’est la conduite habituelle de Dieu envers ses amis que de les troubler, ou de leur inspirer un état de malaise, car Dieu est jaloux des cœurs qui Lui appartiennent et veut qu’ils ne se familiarisent avec rien autre que Lui-même, ni ne se laissent enchaîner par l’affection aux créatures.
Le docteur Aboû al-Qâsîm al-Qoshayrî disait : ‘Une des causes cachées qui séparent l’âme de Dieu c’est le repos confiant dans la douceur spirituelle que Dieu te fait sentir dans les divers degrés de ton rapprochement envers Lui, comme si dans les moments où Il te parle familièrement, Il te comblait d’encouragements et de caresses. Toute nouvelle faveur par laquelle Il te console et te distingue garde, cachée, une trompeuse illusion spirituelle. L’âme qui a le bonheur de l’éviter, c’est celle à qui Dieu se révèle par la contemplation de sa majesté et de sa beauté, et non par le repos et l’apaisement dans les douceurs de son état mystique et les grâces et faveurs par lesquelles il la distingue. C’est pourquoi la pratique des exercices de piété en vue de la recherche de la douceur spirituelle est considérée par les mystiques comme une sensuité ou volupté secrète. Et cela fait comprendre ce qui arriva à mon seigneur Aboû al-Hasan al-Shâdilî lorsqu’il entra en relation avec son maître spirituel Aboû Mohammad “Abd al-Sallâm et le questionna sur son état d’âme. “Abd-al-Sallâm lui répondit : « Je me plains à Dieu de la douce fraîcheur que me procurent la résignation et l’abandon à sa volonté, de la même façon que tu te plains à Lui de l’ardeur fébrile que te cause l’activité et l’exercice de ta propre liberté. » Aboû al-Hasan répliqua : « Il est vrai que j’ai goûté et que je goûte encore mes plaintes au sujet de l’ardeur fébrile que je ressens dans l’exercice de mon libre arbitre et de ma propre activité, mais que tu te plaignes à Dieu de la douce fraîcheur que répand en toi la conformité à son bon plaisir divin, et ton abandon entre ses mains, cela je ne puis le comprendre ». — « C’est que je crains, lui répondit “Abd al-Sallâm, que la douceur de ces deux états soit une distraction et me sépare de Dieu ».
Mon seigneur Aboû al — ‘Abbâs de Murcie disait aussi à ce propos : « La faveur est un voile qui cache celui qui l’accorde, car on se complaît dans la faveur reçue, on s’y repose, on s’y attarde et l’on se réjouit de la posséder… » (II, 52, ligne 3.)
Traduit [de l’espagnol] par M. L. de Céligny.
MIGUEL ASIN PALACIOS.
Shabestarî, La Roseraie du Mystère suivi du Commentairede Lahîjî
Mafâtih ul-a’jâz fî sharh-e Golshan-e Raz (extraits), traduit du persan, présenté et annoté par Djamshid Mortazavi et Éva de Vitray-Meyerovitch, Sindbad, , Paris, 1991.
‘Le shaykh Sa`ud-Dîn Mahmûd Shabestarî, appelé ainsi en raison de son lieu de naissance à Shabestar, près de Tabriz, alors capitale de l’Azerbaïdjan, passa dans cette ville la plus grande partie de sa courte vie et y mourut en 720/1320.
Nous savons assez peu de choses sur lui. D’après différentes chroniques, il semble qu’il naquit au temps de la conquête de la Perse, de la Syrie et de la Mésopotamie par les Mongols, sous la conduite de Hulaku Khan. Tabriz était alors le centre du nouvel empire mongol et un lieu de controverses entre musulmans et missionnaires chrétiens s’efforçant de gagner à leur foi respective les sultans mongols, jusqu’à ce que l’empereur Gazhan Khan embrasse l’islam en 696 de l’hégire, avec cent mille de ses sujets. C’est à cette époque que Tabriz reçut la visite du célèbre explorateur Marco Polo.
[…]
‘La Roseraie du Mystère a été rédigé en 1317 de notre ère pour répondre aux questions posées par Amîr Sayyed Huseinî Herawî (mort en 718 de l’hégire), lui-même célèbre shaykh soufi. Ces questions, au nombre de quinze, portent sur les principaux sujets du soufisme dont certains, en raison de leur caractère ésotérique, avaient provoqué des disputes et des querelles tant entre les soufis et leurs adversaires qu’entre les soufis eux-mêmes ; ils avaient également soulevé l’hostilité des autorités religieuses contre les confréries.
‘L’audace remarquable avec laquelle Shabestarî traite de sujets difficiles et délicats explique le succès et la réputation du livre. La clarté et la sincérité du texte lui confèrent une particularité rare dans cette sorte de littérature. Tout ce qu’enseigne Shabestarî peut se résumer en une seule phrase : le but de la recherche est l’amour de Dieu et le désir d’union avec Lui, sans intermédiaire extérieur à l’esprit de l’homme. Sa philosophie et sa conception du monde peuvent se définir ainsi : l’unité absolue de tout ce qui existe. Dieu et l’univers, le Créateur et la créature ne font qu’un. La multiplicité n’est qu’une illusion humaine ; la fin de la quête est de parvenir à cette Réalité.
[…]
[Le commentateur Lahiji vécut à Shiraz où il mourut en 1507]
[…]
‘Nous en avons conservé un quart. Son intérêt est double : il explique tout d’abord de façon détaillée le traité de Shabestari et rapporte d’autre part certaines des propres expériences mystiques de son auteur.
L’édition sépare La Roseraie du Mystère de Shabestari du Commentaire de Lahîjî.
Au Nom de Dieu, le Compatissant, le Miséricordieux
Au Nom de Celui qui enseigna la pensée à l’âme
Et alluma, de Sa lumière spirituelle, la lampe du cœur ; (c. 1)10
Celui dont la Lumière illumine les deux mondes
Et dont la grâce transforme la poussière d’Adam en roses ;
Le Tout-Puissant qui, en un clin d’œil,
À créé les deux mondes par le Kaf et le Nun1
Quand le Kaf de Son pouvoir a soufflé sur la Plume211,
Il a projeté des milliers d’images sur les pages du Non-être.
De ce souffle proviennent les deux mondes3 ;
Ce souffle fit naître l’âme d’Adam
En qui se manifestèrent la raison et le discernement
Grâce auxquels il perçut le principe de toutes choses.
Lorsqu’il se vit personne distincte,
Il se demanda : « Qui suis-je ? »
Il voyagea de la partie vers le tout,
Puis de là revint à ce monde, (c. 2)
Et vit que le monde est imagination (c. 3)
Comme l’unité divisée en plusieurs nombres4.
D’un seul souffle, proviennent les mondes de l’ordre divin (amr) et des créatures ; (c. 4)
À l’instant où ils paraissent, ils disparaissent de nouveau.
Bien qu’il n’existe ni véritable arrivée, ni véritable départ5,
Les choses retournent à leur propre origine.
Visibles ou invisibles, elles sont toutes une.
Le Dieu Très-Haut est l’Éternel qui, d’un souffle,
Fait venir à l’existence, puis supprime, les deux mondes. (c. 5)
Le monde de l’ordre divin et celui des créatures sont un,
L’un devient pluriel, et le pluriel, un.
De ton imagination, naissent toutes ces formes variées : (c. 6)
Elles ne sont qu’un seul point qui décrit rapidement un cercle 6.
Du début à la fin, les créatures de ce monde
Ne parcourent qu’une ligne circulaire. (c. 7)
Les prophètes sont les caravaniers de cette voie,
Les guides, les conseillers.
Notre seigneur Mohammad en est le chef,
À la fois le premier et le dernier. (c. 8)
L’un (Ahad) fut manifesté dans le Mim de Ahmad7.
La première émanation, dans ce circuit, devient la dernière.
Un seul Mim 8 sépare Ahad de Ahmad,
Le monde est immergé dans ce seul Mim.
En lui, est la fin de cette route,
En lui, se trouve la station de « J’invoque Dieu » 9.
Son état de ravissement est l’union de l’univers,
Sa beauté qui enchante, la Lumière de la lumière.
Il s’en alla le premier, et toutes les âmes le suivent,
Accrochées aux pans de ses vêtements.
Et les saints sur cette voie, quant à eux,
Qu’ils soient avant ou après,
Donnent chacun des nouvelles de leur propre degré (maqam) 10.
Parvenus à leurs limites,
Ils discourent sur le « connaissant » et le « connu » 11.
Dans cet océan de l’Unité, l’un dit : « Ana’l-Haqq ».
L’autre évoque ce qui est proche ou lointain 12, et l’esquif mouvant.
Ayant acquis la connaissance exotérique, un autre
Apporte des signes de la rive desséchée n. (c. 9)
L’un ôte la perle, elle devient pierre d’achoppement,
L’autre laisse la perle, elle reste dans sa coquille 14. (c. 10)
L’un parle ouvertement de la partie et du toutes,
L’autre discourt sur l’éternel et le temporel 16,
L’un évoque la boucle de cheveux, le grain de beauté, le sourcil 17,
L’autre décrit le vin, la lampe, la beauté 18.
L’un intervient sur son propre être et son illusion19,
L’autre se consacre aux idoles et au cordon des Mages (zonar) 20.
Chacun a le langage qui dépend de son « degré »,
Ils sont donc difficiles à comprendre pour le commun des mortels.
Qui s’interroge sur ces mystères
Doit en apprendre le sens.
Dix-sept années s’étaient écoulées, après sept cents
À partir de l’hégire21,
Lorsqu’au mois de shawâl
Arriva, à la demande des habitants du Khorassan,
Un messager doué de mille grâces et vertus.
Un grand homme, dans ce pays, célèbre22
Pour son savoir varié comme une source de lumière,
Que tous ceux du Khorassan, grands et petits,
Déclarent meilleur que tous les hommes de son époque,
Avait rédigé une épître sur les mystères
Adressée aux maîtres du mystère.
Il s’y trouvait des expressions difficiles,
Usitées par les maîtres de l’enseignement,
Versifiées sous forme de questions :
Un monde de mystère en quelques mots.
Sitôt lue cette épître par le messager,
De nombreuses bouches en reprirent la nouvelle.
Tous les nobles présents dans l’assemblée
Tournèrent leurs yeux vers lui.
L’un d’eux, homme versé en ces choses23,
Et qui avait entendu de moi cent fois ces mystères,
Me dit : « Donne-nous les réponses sur-le-champ,
Afin que les humains puissent en profiter. »
« À quoi bon, répondis-je, car maintes et maintes fois,
J’ai exposé ces problèmes dans des ouvrages. »
« Cela est vrai, admit-il, mais j’espère obtenir de toi
Des réponses en vers correspondant aux questions. »
Pour déférer à sa demande, je commençai
À répondre en termes concis à cette épître.
Dans cette assemblée illustre,
Je prononçai ce discours sans hésitation ni répétition.
Avec indulgence et bonté,
Ils excuseront mes déficiences.
Tous savent que cette personne, de sa vie,
N’avait jamais tâté de la poésie.
Et bien que ses talents eussent pu y parvenir,
Elle eut rarement à composer des vers.
Bien qu’elle ait écrit plusieurs œuvres en prose,
Elle n’a jamais rédigé un mathnawî en vers.
Rimes et prosodie ne sauraient être les normes des mystères 24, (c. 11)
La perle du mystère ne repose pas dans tous les réceptacles.
Le mystère ne peut être enfermé dans des lettres,
Pas plus que la mer Rouge contenue dans une aiguière.
Pourquoi moi, à qui les mots font défaut,
Pourquoi donc assumerais-je une charge supplémentaire ?
Ce n’est pas là vantardise, mais manière de compliment
Et d’excuse adressés aux « hommes de cœur ».
Je n’ai pas honte d’être un poète
Mais il ne naît pas un ‘Attar25 en une centaine de siècles,
Et cent univers de mystère présentés de cette façon
Ne seraient qu’un grain de la boutique de Uttar.
Tout ceci, je l’ai écrit de ma propre expérience,
Je n’ai pas imité, comme le font les démons des paroles des anges 26
En résumé, j’ai apporté des réponses aux questions,
De manière improvisée, chacune à chacune, ni plus ni moins.
Le messager prit la lettre avec respect
Et reprit la route par laquelle il était venu.
De nouveau, le noble se montra pressant :
« Ajoute quelque chose à ce que tu as accompli,
Expose ces mystères dont tu nous as parlé.
De la théorie, porte-les à la certitude27. »
Je ne jugeai pas alors pour moi possible
De parler là du goût et de l’état28.
Car les paroles sont impuissantes à l’expliquer.
Seul le maître de l’état sait ce qu’est l’état.
Néanmoins, pour suivre la Parole de l’Enseignant de la foi,
Je ne repoussai pas le chercheur de la foi29 ;
Et pour tenter d’expliquer ces mystères,
Le perroquet de mon éloquence éleva la voix.
Par la grâce et la bénédiction divines,
Je prononçai ce discours en quelques heures.
Quand mon cœur, pour ce livre, implora du ciel un titre,
La réponse lui vint : “C’est notre Roseraie”.
Puisque le ciel l’a nommé “Roseraie”,
Puisse-t-il illuminer les yeux de toutes les âmes !
Tout d’abord, je m’interroge sur ma propre pensée : Qu’appelle-t- on “penser” ? (c. 12)
Réponse 1 30
Tu me dis : “Explique-moi ce qu’est penser,
Car je m’interroge là-dessus.”
Penser, c’est aller de l’erreur à la Vérité,
Et voir le Tout absolu dans la partie.
Les philosophes dans leurs écrits
Donnent ce qui suit comme définition :
Lorsqu’une idée31 se forme dans l’esprit,
Elle est tout d’abord nommée réminiscence32.
Et quand on passe d’elle à la pensée33,
Les savants l’appellent interprétation 34.
Une fois les concepts ordonnés,
Les logiciens désignent comme pensée le résultat obtenu.
Par l’ordonnance convenable de concepts connus,
La proposition inconnue35 devient connue.
La prémisse majeure est un père, la mineure, une mère,
Et la conclusion, un fils, ô mon frère !
Mais pour saisir cet arrangement,
Il faut se référer aux ouvrages de logique.
En outre, à moins d’être guidé par l’aide divine,
La logique n’est, en vérité, que pur conformisme36. (c. 13)
Cette route est longue et dure, abandonne-la.
Comme Moïse jeta au loin, pour un temps, son bâton,
Pour un temps, viens dans la “Vallée de la Paix” 37.
Écoute avec foi l’appel : “En vérité, Je suis Dieu” 38.
Celui qui connaît la Réalité, à qui est révélée l’Unicité 39
Voit au premier regard la lumière de l’Être ; (c. 14)
Il perçoit par l’illumination cette pure lumière ;
Il voit d’abord Dieu en tout ce qu’il voit.
L’abstraction 40 est la condition d’une pensée authentique,
Car l’éclair du secours divin alors nous illumine.
À celui que Dieu ne guide pas sur cette voie,
Elle ne sera pas révélée par le recours à la logique.
Le savant philosophe, dans sa perplexité,
Ne voit dans les choses rien d’autre que la contingence. (c. 15)
Par la contingence, il s’efforce de prouver le nécessaire,
C’est pourquoi il est perplexe devant l’essence du nécessaire.
Tantôt, il voyage à reculons sur un cercle41 ;
Tantôt, il est prisonnier des chaînes de la pensée.
Alors que sa raison pénètre loin avant dans l’existence phénoménale,
Ses pieds demeurent attachés par les liens des preuves.
Toutes choses sont manifestées par leurs contraires,
Mais la Réalité n’a ni semblable, ni contraire ; (c. 16)
Et puisqu’Elle n’a ni semblable, ni égal,
Je ne sais comment vous pouvez La connaître.
Le nécessaire n’est point du ressort du contingent : (c. 17)
Comment l’homme le connaîtrait-il, dites-le moi ?
Fou qu’il est de rechercher le soleil flamboyant
À la faible lueur d’une chandelle dans le désert !
Illustration 42
Si le soleil demeurait fixe,
Si son éclat était toujours le même,
Nul ne saurait que les rayons viennent de lui, (c. 18)
Il n’y aurait nulle différence entre le noyau et la coquille.
Sache que le monde entier est un rayon de la lumière de la Réalité (c. 19)
Cependant, la Réalité en son sein est cachée à la manifestation.
Et puisque Sa lumière ne change ni ne varie, (c. 20)
Qu’elle est sans changement ni fugacité,
Tu imagines ce monde lui-même permanent,
Et perdurant en sa propre nature.
L’homme qui se fonde sur la raison qui voit loin 43
Est d’une grande perplexité.
Car de la perspicacité de la raison qui se juge toute-puissante, (c. 21)
L’un tire la philosophie 44, l’autre l’Incarnation45. (c. 22)
La raison ne peut supporter la lumière de ce Visage : (c. 23)
Va ! pour Le contempler, cherche un autre regard !
Comme le philosophe de ses deux yeux voit double,
Il est incapable de contempler l’unité de la Réalité.
De la cécité est née la doctrine de l’assimilation 46 ; (c. 24)
Da la vision d’un seul œil, celle de la transcendance de Dieu 47,
Et la notion vaine et fausse de la métempsychose 48, (c. 25)
Provoquée par la même déficience de la vision.
Il est semblable à l’aveugle-né, incapable de percevoir la Réalité,
L’homme qui suit la voie du schisme49. (c. 26)
Les hommes de l’extériorité ont de l’ophtalmie dans les deux yeux 50,
Car de l’objet ils ne voient que l’extérieur. (c. 27)
Le théologien51, qui ne perçoit rien de l’Unicité divine 52,
Demeure dans une profonde obscurité et dans les liens du conformisme.
Ce que dit chacun à propos de l’Unité
Montre son degré de connaissance.
L’Essence divine est dépourvue du où, du comment, du pourquoi 53.
“Que Sa gloire soit exaltée au-dessus de ce que l’on a dit de Lui.” 54
Quelle pensée est la condition de ma voie ?
Comment est-elle tantôt un devoir et tantôt un péché ? (c. 28)
Penser aux bienfaits de Dieu55 est la condition de ta voie,
Mais penser à l’essence de la Réalité est un grave péché,
Y penser est vain. (c. 29)
Sache qu’il est impossible de démontrer ce qui est manifeste 56.
Ses œuvres sont manifestées à partir de Son essence,
Mais Son essence n’est pas manifestée à partir de Sesœuvres 57. (c. 30)
L’univers apparaît grâce à Sa lumière,
Mais comment apparaîtrait-Il dans l’univers58 ?
La lumière de Son essence n’est pas contenue dans les phénomènes,
Car la gloire de Sa majesté est extrêmement grande.
Laisse -là la raison et demeure dans la Réalité.
L’œil de la chauve-souris ne supporte pas l’éclat du soleil.
En ce lieu où la lumière de Dieu est notre guide,
Quelle place y a-t-il pour le message de Gabriel 59 ?
Les anges se tiennent autour du Trône,
Ils n’atteignent pourtant pas la station de “Je suis avec Dieu” 60. (c. 31)
De même que Sa lumière consume les anges 61,
De même détruit-elle la raison.
La lumière de la raison comparée à la Lumière des lumières
Est tel l’œil cherchant à fixer le soleil.
L’objet placé trop près
Obscurcit l’œil qui ne peut le voir 62. (c. 32)
Sache-le : cette obscurité est la lumière de l’Être même.
Au pays des ténèbres jaillit la Fontaine de la vie63.
Puisque l’obscurité annihile la lumière de la vision,
Cesse de regarder, ce n’est pas ici le lieu.
Quelle relation a la poussière avec le monde de la pureté 6-1.?
Sa perception est impuissante à percevoir la perception 65. (c. 33)
La noirceur du visage66 n’est pas séparée du contingent
Dans les deux mondes, “Dieu est Celui qui sait tout”. (c. 34)
La noirceur du visage dans les deux mondes, est le détachement 67 (c. 35)
La noirceur du visage est sublime, sans pourquoi ni comment.
Que dirais-je ? Car cette parole est subtile.
“Une nuit lumineuse qui brille en un jour sombre” 68
En ce lieu du témoignage qui est lumière de l’épiphanie, (c. 36)
J’ai beaucoup à dire, mais se taire vaut mieux.
Pour contempler l’œil du soleil,
Il te faut un autre corps,
Car tes yeux n’ont pas assez de force.
Regarde dans l’eau le soleil flamboyant,
Son éclat s’y affaiblit ;
Tu pourras le regarder plus longtemps.
Le Non-être est le miroir de l’Être absolu,
S’y reflète le rayonnement de la Réalité.
Quand le Non-être est opposé à l’Être, (c. 37)
Il saisit son reflet en un instant.
Cette unité est manifeste dans cette pluralité,
De même que, lorsque vous comptez un, il devient plusieurs.
Tous les nombres commencent par le un,
Néanmoins on ne peut arriver à leur fin.
Étant donné que le Non-être en lui-même est pur,
C’est là que se reflète le “trésor caché” 69.
Lisez la Tradition : “J’étais un trésor caché”, (c. 38)
Afin de saisir clairement ce mystère profond.
Le Non-être est le miroir, le monde le reflet, et l’homme
L’œil réfléchi de la personne invisible.
Tu es cet œil reflété et Lui, la lumière de l’œil.
Dans cet œil, Son œil voit Son propre œil’. (c. 39)
Le monde est un homme et l’homme est un monde 7i. (c. 40)
Il n’y a pas plus explicite !
Quand tu plonges dans les abysses de ce mystère,
Il est à la fois voyant, œil qui voit, et chose vue. (c. 41)
La sainte Tradition72 l’a affirmé
Et, « sans yeux ni oreilles », l’a démontré.
Sache que le monde entier est un miroir73. (c. 42)
Dans chaque atome nichent cent soleils flamboyants.
Du cœur fendu d’une seule goutte d’eau,
Émergent cent purs océans.
De l’examen d’un seul grain de poussière,
Surgissent mille Adam.
Dans ses membres, un moucheron est tel un éléphant,
Et dans ses qualités, une goutte de pluie comme le Nil.
Un univers se cache dans un grain de millet,
Le cœur d’un grain-d’orge vaut cent moissons,
Dans l’aile d’un moucheron se trouve l’océan de la vie 74, (c. 43)
Et dans la pupille de l’œil, un ciel.
Si petit que soit le grain du cœur 75, (c. 44)
Le Seigneur des deux mondes y fait Sa demeure.
Là sont réunis les deux mondes,
Parfois Iblis et parfois Adam76.
Contemple le monde entremêlé :
Les anges avec les démons, Satan avec l’archange, (c. 45)
Tous assemblés comme la graine et le fruit, (c. 46)
L’incroyant avec le croyant, le croyant avec l’infidèle,
Tous réunis, dans le point du présent 77,
Les cycles et les saisons, le jour, le mois, l’année ;
Le monde sans commencement est le monde sans fin.
La mission de Jésus coïncide avec la création d’Adam :
De chaque point de ce cercle qui tourne
Sont tirées des formes par milliers. (c. 47)
Dans sa rotation, chaque point
Est tantôt un centre, tantôt une circonférence 78.
Si tu retires un atome de sa place,
L’univers tout entier tombera en ruine. (c. 48)
Le Tout est un tourbillon vertigineux, cependant aucune partie
La Roseraie du Mystère
Ne se trouve en dehors des limites de la contingence ;
L’être phénoménal79 maintenant chacune en dépendance,
Chacune est désespérée d’être séparée du Tout. (c. 49)
Chacune voyage sans cesse et est pourtant à l’attache, (c. 50)
Chacune est constamment dévêtue et vêtue 80,
Toujours en mouvement et pourtant en repos,
Ne commençant jamais, ne finissant jamais. (e. 51)
Chacune connaît sa propre essence et, pour cette raison,
Se hâte sans relâche vers le Trône de l’Empyrée (`Arsh), (c. 52)
Sous le voile de chaque atome est cachée
La beauté ravissante de la Face du Bien-Aimé ! (c. 53)
Tu as81 tellement appris sur l’univers,
Viens, dis-moi, qu’en as-tu vu ?
Que sais-tu de la forme ou de la substance ?
Qu’est-ce que l’autre monde, qu’est-ce que celui-ci ? (c. 54)
Dis-moi ce qu’est le Simorgh et ce qu’est le mont Qaf 82 ? (c. 55)
Que sont le ciel, l’enfer, Al-`arâf 83 ?
Qu’est donc ce monde invisible
Dont un jour égale une année du nôtre ? (c. 56)
En vérité, ce monde-là n’est pas ce que tu perçois.
N’as-tu pas entendu la Parole : « Ce que vous ne voyez pas » 84 ?
Viens, montre-moi ce qu’est Jabulca 85 !
Quelle est cette cité nommée Jabulsa ? (c. 57)
Considère l’Orient avec l’Occident, (c. 58)
Car ce monde-ci ne contient pas plus qu’un de chaque 86.
Viens apprendre le sens de « semblable à eux » 87
Entends-le d’Ibn Abbas, puis connais-toi toi — même ! (c. 59)
Tu dors, tu rêves,
Tout ce que tu vois n’est qu’illusion. (c. 60)
À l’aube du dernier Jour, quand tu t’éveilleras,
Tu sauras que tout cela n’était qu’imagination vaine. (c. 61)
Lorsque l’impression de voir double s’évanouira,
Les cieux et la terre seront transfigurés.
Quand le Soleil véritable te montre Son visage,
La lumière de Vénus, celle de la lune ou du soleil sont éclipsées.
Si l’un de Ses rayons frappe le dur rocher,
Il le met en pièces, comme la laine bigarrée 88.
C’est maintenant, sache-le, que tu as le pouvoir d’agir89 : (c. 62)
À quoi te sert le savoir, si tu es impuissant ?
Comment ferai-je le récit des « états » du coeur90
À toi, ô homme ! dont la tête est basse
Et dont les pieds sont dans la boue ? (c. 63)
Le monde t’appartient, tu restes pourtant dans l’indigence :
Vit-on jamais quelqu’un plus pitoyable que toi ? (c. 64)
Confiné comme le prisonnier,
Tu te lies les pieds de ta propre et faible main.
Comme les femmes, tu t’assieds dans la rue du mauvais sort,
Tu n’éprouves nulle honte de ton ignorance.
Les braves de ce monde baignent dans leur sang,
Et toi, tête couverte, tu ne fais pas un pas. (c. 65)
Aurais-tu lu la parole « croyance de vieille femme » (c. 66)
Que tu considères l’ignorance licite pour toi91 ?
Les femmes « manquent d’intelligence et de foi »,
Pourquoi les hommes choisiraient-ils leur chemin ?
Si tu es un homme, va, poursuis ta route,
Et tout ce qui te fait obstacle, écarte-le.
Ne t’arrête ni la nuit, ni le jour, dans les étapes,
Ne traîne pas derrière tes compagnons de voyage et derrière les chameaux. (c. 67)
À l’instar d’Abraham, pars en quête de la Vérité92,
Transforme la nuit en jour, et le jour en nuit93.
Les étoiles, la lune, le soleil éclatant
Représentent les sens, l’imagination, la brillante raison.
Ô pèlerin ! de tout cela, détourne ton visage,
Et répète toujours : « Je n’aime pas ce qui disparaît ».
Tel Moïse, fils d’Amran, poursuis ton chemin
Jusqu’à entendre : « En vérité, je suis Dieu » 94. (c. 68)
Tant que le mont de ton être demeure devant toi95,
La réponse à « Montre-toi » sera « Tu ne Me verras pas » 96
La Vérité, semblable à l’ambre, t’attire comme une paille97..
S’il n’y avait pas de « toi-même », où serait la route ?
Lorsque son Seigneur paraît dans Sa gloire sur le mont de l’existence,
Celle-ci n’est plus que la poussière du chemin.
Par un seul ravissement, le mendiant devient roi98,
En un instant, il fait de la montagne une paille.
Suis les pas du prophète dans son ascension.
De tous les signes sublimes99, émerveille-toi.
Sors de la demeure de Umhâni100, (c. 69)
Dis seulement : « Qui m’a vu a vu la Réalité suprême » 101,
Renonce au Qaf du coin des deux mondes,
Assieds-toi sur le mont Qaf « à deux portées d’arc » 102, (c. 70)
La Réalité t’accordera alors tout ce que tu désires,
Et te montrera toutes choses « telles qu’elles sont » 103.
Pour l’âme parvenue à la vision béatifique,
L’univers est le livre de la Réalité suprême.
Les accidents sont ses voyelles, la substance, ses consonnes,
Les degrés des créatures, ses versets et ses pauses.
Là, chacun des mondes est une des sourates :
L’un, l’« Ouverture », l’autre la « Foi pure ». (c. 71)
De ce livre, le premier verset est la Raison universelle,
Car elle est semblable au B de Bismillah ; (c. 72)
Puis vient l’Âme universelle, le « verset de la lumière » 104, (c. 73)
Car elle est comme une lampe éclatante.
Le troisième est « le plus haut ciel » 105,
Le quatrième est celui du Trône 106. (c. 74)
Puis viennent les sept sphères célestes ;
La sourate des « sept membres » correspond à celles-là107 (c. 75)
Puis contemple les corps des quatre éléments
Dont chacun correspond à l’un de ces versets.
Il y a ensuite les trois règnes de la nature
Dont on ne peut dénombrer les versets. (c. 76)
Ce qui descendit en dernier, ce fut l’âme de l’homme 108, (c. 77)
C’est pourquoi le Coran s’achève sur la sourate : « Les hommes ».
Ne demeure pas prisonnier des liens de la nature,
Viens contempler l’ouvrage divin.
Observe la structure des cieux
Afin de pouvoir louer la Réalité pour Ses signes 109. (c. 78)
Lève les yeux, vois comment la voûte du « plus haut ciel » 110
S’étend autour des mondes.
Pourquoi le nomme-t-on le « Trône du Miséricordieux » ? (c. 79)
Quel rapport a-t-il avec le cœur de l’homme 111 ?
Pourquoi sont-ils tous deux en perpétuel mouvement,
Sans jamais prendre un instant de repos ?
Le cœur est peut-être le centre de ce ciel,
Le cœur le centre, et le ciel, la circonférence.
Ô derviche ! en un jour et une nuit, plus ou moins,
Le plus haut ciel surpasse tes déambulations 112.
Son mouvement entraîne les autres sphères célestes :
Remarque comment toutes tournoient dans la même direction,
D’est en ouest, telle la roue du moulin,
Se hâtant sans relâche, sommeil ou nourriture.
Chaque jour et chaque nuit, cette plus haute sphère
Accomplit une rotation complète autour de ce monde.
Ainsi mises en mouvement, les autres sphères célestes
Tournent de même en orbites circulaires.
Mais, contrairement à la rotation de la sphère cristalline 113,
Ces huit sphères inférieures se meuvent à l’inverse 114.
L’écliptique enferme les signes du zodiaque115,
Entre eux, ni intervalle, ni interstice.
La Roseraie du Mystère 39
Le Bélier, le Taureau, les Gémeaux, le Cancer
Y sont suspendus avec le Lion et la Vierge116,
Puis la Balance et le Scorpion, ensuite le Sagittaire,
Le Capricorne, le Verseau et, enfin, les Poissons.
Les étoiles fixes, au nombre de mille vingt-quatre,
Ont leurs stations autour du Trône 117.
Du septième ciel, Saturne est le veilleur,
Le sixième est la maison de Jupiter,
Le cinquième, celle de Mars,
Le quatrième, celle du soleil qui embellit la terre,
Le troisième, celle de Vénus, le second, celle de Mercure ;
La lune a son orbite autour de la sphère terrestre.
Saturne a sa maison dans le Capricorne et le Verseau,
Jupiter croît et décroît dans le Sagittaire et les Poissons118.
Mars a sa place dans le Bélier et le Scorpion,
Le soleil se repose dans le Lion,
Vénus a sa maison dans le Taureau et la Balance,
Mercure demeure dans les Gémeaux et la Vierge.
Dans le Cancer, la lune voit une créature qui lui est analogue,
Quand sa tête devient queue, elle se noue119.
La lune passe par vingt-huit maisons 120,
Puis revient en opposition avec le soleil121.
Alors, elle devient telle “une branche de palmier recourbée 122
Sur l’ordre du Tout-Puissant, qui est Omniscient.
Ô homme parfait ! si tu réfléchis à cela,
Tu diras sûrement : « Tout ceci n’est pas en vain » 123. (c. 80)
Les paroles de la Réalité sont claires à cet égard,
Dire que cela est vain est un manque de foi.
Ô imbécile, le corps d’un moucheron enclôt la sagesse 124
Comment serait-elle absente en Mercure et en Mars ?
Mais si tu examines le fond des choses,
Tu verras que les cieux sont soumis au Tout-Puissant 125.
Quand l’astrologue, dépourvu de foi, dit
Que les influences astrales proviennent des mouvements célestes,
Il ne voit pas que ces cieux tournoyants
Sont tous sous l’empire et la domination de la Réalité.
Tu peux voir ces cieux tourner,
Au rythme du jour et de la nuit, comme la roue du potier.
À chaque instant, la sagesse du Maître
Façonne un nouveau vase fait d’argile et d’eau.
Un seul maître, d’un seul atelier,
Crée toute chose existant dans le temps et dans l’espace.
Pourquoi les étoiles, qui sont parmi les êtres de perfection,
Subissent-elles sans fin la contrainte du coucher126 ?
Pourquoi leur position varie-t-elle sans cesse
Dans leur place, leur orbite, leur couleur et leur taille ?
Pourquoi sont-elles tantôt au nadir et tantôt au zénith ?
Tantôt en opposition, tantôt en conjonction ?
Pourquoi le cœur du ciel est-il brûlé de feu ?
Que désire-t-il pour être toujours en tourbillon ?
Toutes les planètes tournent en cette quête
Tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de la terre.
Les éléments : eau, air, feu, terre,
Occupent leur place sous les cieux ;
Chacun sert avec diligence à la place assignée :
Devant ou au-delà, jamais il ne s’aventure.
Bien qu’opposés dans leur nature et dans leur position,
On peut, cependant, les voir tous quatre toujours réunis127.
Hostiles l’un à l’autre dans leur essence et dans leur forme,
Ils sont, cependant, composés en corps uniques par le décret de la nécessité.
C’est d’eux que jaillit le triple règne de la nature,
Minéraux, plantes, animaux,
Élaborent en leur sein la matière première128,
À l’instar des soufis qui se purifient de la forme129.
Tous, selon l’ordre et la faveur du Maître,
Se tiennent à leur place, soumis à Sa volonté.
Les minéraux, par Son courroux, gisent dans la poussière,
Les plantes, par Sa faveur, se dressent.
Par la passion sexuelle, les animaux, avec ardeur,
Préservent leurs genres, leurs espèces et les individus.
Tous reconnaissent l’empire de leur Maître,
Recherchant, jour et nuit, Sa volonté.
Réfléchis bien à ta propre origine :
La première mère avait un père qui était aussi sa mère130. (c. 81)
Contemple le monde inclus en toi131 ;
Ce qui fut créé en dernier était en premier dans la pensée,
Ce qui fut créé en dernier, c’était l’âme d’Adam,
Les deux mondes ont été les moyens de sa production132.
Il n’est pas d’autre cause finale que l’homme,
Son être même le manifeste133.
Celui qui a le cœur noir et l’imbécile sont le contraire de la lumière,
Pourtant ils sont tous deux le lieu de la théophanie.
Quand une face du miroir est noircie, (c. 82)
L’autre réfléchit les visages 134.
Les rayons du soleil, dans le quatrième ciel,
Ne sont pas réfléchis avant de toucher la poussière terrestre. (c. 83)
Tu es le reflet de « Celui qui est adoré par les anges » 135
Et pour cela tu es adoré par les anges. (c. 84)
Chaque créature qui passe devant toi a une âme,
Et cette âme, une corde, à toi, la relie 136. (c. 85)
Voici pourquoi toutes sont soumises à ta souveraineté :
L’âme de chacune d’elles est cachée en toi.
Tu es le noyau du monde, c’est pourquoi tu en es son milieu.
Sache que tu es, toi, l’âme de l’univers. (c. 86)
Le nord137 de ce monde est le lieu de ta demeure
Car le cœur se trouve dans la partie gauche du cœur.
La raison et l’intelligence sont tes outils,
La terre et les cieux ton vêtement.
Contemple ce Non-être qui est la preuve de l’Être,
Cette élévation, essence de la profondeur 138.
Tes pouvoirs naturels 139 sont dix mille 140,
Tes volontés transcendent les limites et les nombres.
Pour cette raison, chaque homme est doté d’instruments,
D’organes, de membres, de muscles
Dont les médecins s’émerveillent ;
Ils restent stupéfaits devant l’anatomie de l’être humain.
Nul n’a maîtrisé cette science
Sans reconnaître son ignorance
La Réalité accorde à chacun sa part et ses limites ;
D’un seul Nom chacun provient, à un seul Nom il retourne 141.
Dans ce Nom, chaque créature a son être,
À ce Nom, elle adresse constamment des louanges. (c. 87)
À son commencement, chacune procède de cette source,
À son retour, c’est la porte du départ.
Par la porte qu’emprunte chacune d’elle, elle s’en va,
Bien que chacune, durant sa vie, erre de porte en porte 142.
C’est ainsi que vous apprenez tous les noms de Dieu,
Car vous êtes une image reflétée du « Nommé » 143.
La puissance, la connaissance et la volonté sont manifestées
En toi, ô serviteur du Seigneur de béatitude !
Tu es entendant, voyant, vivant, parlant,
Cependant, tu ne vis pas de toi, mais de Lui !
Ô premier qui est aussi l’essence du dernier144 !
Ô intérieur qui est aussi l’essence de l’extérieur ! (c. 88)
Tes jours et tes nuits se passent à t’interroger sur toi-même, (c. 89)
Il convient que tu ne penses plus à toi-même 145,
Étant donné que l’aboutissement de la pensée est la perplexité 146.
Ici s’achève ce discours sur la pensée.
Qui suis-je ? Que signifie « Je » ?
Que veut dire « voyage en toi-même » ? 147
De nouveau, tu m’interroges : ‘Qui suis-je ?
Donne-moi des nouvelles de moi, de la signification de « je ».
Quand il faut désigner l’Être absolu,
Les hommes utilisent le mot « Je ».
Lorsque la Réalité Se manifeste en un phénomène,
On l’exprime par le mot « Je » 148. (c. 90)
« Je » et « Tu » sont des accidents 149 de l’Être Lui-même,
Les ouvertures des niches de la lampe de l’Être nécessaire150.
Sache que corps et esprits sont tous la Lumière unique,
Jaillissant tantôt des miroirs, tantôt desflambeaux. (c. 91)
Tu dis : ‘Le mot « je » dans toutes les relations
Désigne l’esprit de l’homme.’
Mais comme tu as fait de l’intellect humain ton guide, (c. 92)
Tu ne distingues par ton « moi » de l’une de tes parties.
Va et apprends à bien connaître ton « Moi ». (c. 9.3)
« Je » et « Tu » sont plus hauts que corps et âme,
Car âme et corps sont des parties du « Moi ».
Le mot « Je » ne se limite pas à l’homme
Pour que tu puisses dire qu’il désigne seulement l’âme 151.
Élève-toi au-dessus du temps et de l’espace, (c. 94)
Laisse le monde et sois un monde pour toi-même 152. (c. 95)
La ligne imaginaire du H de Hu 153
Produit deux yeux au moment où H regarde 154.
Mais ne demeurent au milieu ni pèlerin, ni route,
Lorsque ce H de Hu est conjoint au nom d’Allah.
L’Être nécessaire est comme le ciel, et le contingent, l’enfer.(c. 96)
« Je » et « Tu » sont entre eux les voiles du Barzakh 155.
Quand le voile est ôté de devant tes yeux 156, (c. 97)
Il ne reste rien des liens des écoles et des croyances.
Toute l’autorité de la Loi religieuse pèse sur ce « Je » et sur ce «Tu » (c. 98)
Puisqu’elle touche ton âme et ton corps 157.
Lorsque « Je » et « Tu » ne demeurent pas au milieu,
Qu’est-ce que la mosquée ? la synagogue ? le temple du feu ?
L’être phénoménal est comme le point sur le `ayn ;
Quand le `ayn est clair, ghayn devient `ayn 158.
Le voyage du pèlerin ne comporte que deux pas,
Quoiqu’il comporte de nombreux risques :
La première étape consiste à dépasser ce H et Hu 159,
La deuxième à transcender le domaine de l’existence.
En ce lieu de vision, pluralité et individualité sont Un160
Comme le un qui entre dans tous les nombres,
Tu es cette pluralité qui devient l’Unité161,
Tu es cette Unité qui devient la pluralité.
L’homme connaît ce mystère lorsqu’il abandonne
La partie pour voyager vers le Tout.
Comment est ce voyageur ? Qui est ce migrateur ?
De qui puis-je dire qu’il est « l’homme parfait » ?
À nouveau, tu demandes : « Qui est le voyageur sur la route ? » (c. 99)
C’est celui qui est conscient de sa propre origine.
Sache que son voyage progresse, de la perception du contingent
Vers le nécessaire, s’écartant de l’obscurité et de la déficience 162 ;
Pèlerin qui s’éloigne en hâte,
Il est purifié du « moi » comme le feu l’est de la fumée ;
Il revient de son premier voyage, étape par étape,
Jusqu’à ce qu’il parvienne au degré de l’homme parfait 163. (c. 100)
Sache comment l’homme parfait vient à l’existence,
De l’instant où il a été engendré.
Créé d’abord matière inanimée,
Il devient, par l’esprit qui lui est ajouté, conscient 164,
Et acquiert les pouvoirs inconditionnés du Tout-Puissant.
Puis il est fait seigneur de la volonté par la Réalité.
Pendant l’enfance, s’ouvre pour lui la perception du monde
Et les tentations d’ici-bas l’assaillent.
Quand toutes les particularités sont ordonnées en lui,
Il progresse de ces sources à des notions générales 165.
La colère naît en lui, puis naissent les désirs de la chair
Qui engendrent avarice, gourmandise et orgueil.
Les mauvaises dispositions se mettent à l’œuvre. (c. 101)
Il devient pire qu’un animal, un démon, une brute.
Ce degré est le plus bas de la descente
Car il est celui directement opposé à l’Union.
Des actions, provient une pluralité sans fin.
Il se trouve ainsi à l’inverse de son origine.
S’il demeure captif de ce piège,
Il s’égare davantage que les bêtes du troupeau 166 ;
Mais si, du monde spirituel, brille une lumière
De l’attraction de la grâce ou du reflet de la preuve 167,
Alors son cœur se familiarise avec la lumière du Haqq
Et il revient sur ses pas.
Par cette attraction divine ou preuve certaine,
Il trouve la voie vers une foi authentique,
Il s’élève loin du septième enfer des pervers,
Il tourne son visage vers le septième ciel des justes.
Alors, il est revêtu de repentance 168. (c. 102)
Il est l’un des élus des enfants d’Adam.
Des mauvaises actions, il est purifié 169 ;
Comme le prophète Idriss, il monte vers le ciel.
Une fois délivré de ses habitudes perverses,
Comme Noé, il devient le sauveur de sa propre Vie 170. (c. 103)
Le pouvoir de ses parties ne demeure pas dans le Tout
Et, tel l’« Ami de Dieu », il acquiert la confiance en Dieu. (c. 104)
Sa volonté s’unit à celle de la Réalité suprême,
Et, comme Moïse, il entre par la plus haute porte.
Il se libère de son savoir personnel,
Et, comme le prophète Jésus, devient céleste.
Il offre son existence, entièrement sacrifiée, (c. 105)
Et s’élève dans les pas de Ahmad 171 (c. 106)
Mais quand son dernier état est conjoint au premier, (c. 107)
« Il n’y a pas de place pour un ange ni un prophète envoyé » 172. (c. 108)
Le prophète est comparable au soleil, le saint à la lune, (c. 109)
Il est rapproché de lui au degré « Je suis avec Dieu ».
La prophétie resplendit dans sa propre perfection, (c. 110)
La sainteté y est manifeste et non cachée.
Mais si la sainteté en un saint n’est pas révélée,
Chez un prophète, elle apparaît clairement. (c. 111)
Quand un saint, par son abandon, parvient à la proximité,
Et à l’intimité avec le prophète dans la sainteté 173, (c. 112)
Alors, depuis la parole « Si vous aimez Dieu », il pénètre
En ce lieu secret « Dieu vous aimera » 174. (c. 113)
En cette retraite, il est bien aimé,
Il devient ravi en la Réalité.
Le saint est soumis quant à son essence,
Il est un serviteur dans la voie de l’essence ;
Son œuvre est terminée quand vient le moment
Où sa fin, de nouveau, est jointe à son commencement175. (c. 114)
Est un homme parfait celui qui, en toute perfection,
Agit comme un esclave malgré sa seigneurie 176.
Ensuite, lorsqu’il a terminé son parcours,
La Réalité pose sur sa tête la couronne du califat 177.
Il trouve la vie éternelle après être mort à lui-même 178.
Il parcourt un nouveau chemin de sa fin jusqu’à son origine. (c. 115)
Il revêt la Loi comme une enveloppe extérieure
Et fait de la Voie mystique son intériorité 179. (c. 116)
Mais sache que la vérité est le degré de sa nature ; (c. 117)
Il comprend à la fois la croyance et l’incroyance ;
Il est doué de belles vertus,
Renommé pour sa connaissance, sa dévotion, sa piété. (c. 118)
Toutes choses sont en lui, mais lui est loin de tout,
Abrité sous le dais des voiles du mystère.
L’amande est complètement gâtée
Si on l’ôte de sa coque avant maturité ;
Mais quand elle mûrit dedans, elle est bonne.
Si on retire l’amande, on brise le noyau.
La loi est le noyau et la vérité, l’amande, (c. 119)
La Voie mystique se trouve entre les deux.
L’erreur, sur le chemin du voyageur, est d’abîmer l’amande ;
Mûre, l’amande est bonne sans sa coque.
Lorsque le connaissant expérimente la certitude,
L’amande à maturité fait éclater la coque.
Son existence ne reste plus en ce monde ;
Il part, et ne revient plus. (c. 120)
Un autre brille comme un soleil éclatant en conservant la coquille 180.
En cet état, il effectue un autre parcours 181.
De l’eau et de la terre, il surgit comme un arbre
Dont les branches s’élèvent au-dessus des cieux 182.
À son tour, l’arbre produit une autre semence
Qui se multiplie au centuple sur l’ordre du Tout-Puissant.
Comme la croissance d’une graine en la ligne d’un arbre,
Du point provient une ligne, et de cette ligne un cercle.
Lorsque le pèlerin en a achevé le circuit,
Son dernier point rejoint le premier.
On peut le comparer à la branche d’un compas
Qui repart du point même d’où elle est partie 183.
Quand il a terminé sa course,
La Réalité pose sur sa tête la couronne du califat.
Ces circuits ne sont pas la transmigration des âmes, car, en vérité,
Ils sont manifestés dans les visions des épiphanies 184.
« Ils interrogent, disant : quelle est la fin ?
Et la réponse est : le retour à l’origine. » 185
La première apparition de la prophétie se manifesta en Adam
Et sa perfection dans le « Sceau des prophètes » 186. (c. 121)
La sainteté demeure derrière elle pendant son voyage