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Copyright 2020 Dominique Tronc













MYSTIQUES D’ISLAM

II

DU QUATORZIÈME AU VINGTIÈME SIÈCLE









SULTAN VALAD 1226-1318

IBN ABBAD DE RONDA 1332 -

SHABESTARI -1340 & LAHIJI -1507

HAFEZ DE CHIRAZ ~ 1316~1390

NAQSBAND 1317-1389

JILI apr.1428

JAMI apr.1492

SAYD BAHODINE MAJROUH 1928-1988

Série «  Mystiques  du Monde »



I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque

Des origines au troisième siècle

II. Antiquité chrétienne

Du cinquième au dixième siècle

III. Moyen Âge chrétien

Du douzième au quatorzième siècle

IV. Chrétiens à la Renaissance

Quinzième et seizièmes siècles

V. Chrétiens à l’âge classique

Dix-septième siècle

VI. Figures européennes

Du dix-huitième au vingtième siècle



VII. Sufis en terres d’Islam

Du neuvième au treizième siècle

VIII. Sufis en terres d’Islam

Du quatorzième au vingtième siècle



IX. Figures de l’Inde traditionnelle

X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet

XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon

XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine



XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon

XIV-XVI Poèmes d’Occident



Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.











SULTAN VALAD




Fils aîné et successeur de Rumi à Konya. À l’ombre de son père puis à l’insistance de ses proches, il rassembla les disciples et organisa l’ordre mystique. Son œuvre propre mérite pleine appréciation.



SOURCE



Sultân Valad, Maître et disciple, traduit du persan par Éva de Vitray-Meyerovitch, Sindbad, Paris, 1982.



Introduction

Sous le titre de Maître et disciple, nous présentons, dans sa première traduction dans une langue européenne, le «Livre des connaissances mystiques» (Kitâb al-Ma’ârif) de Sultân Valad, fils aîné de Djalâl-ud-Dîn Rûmî.

Né à Balkh dans le Khorassan, le 30 septembre 1207, Rûmî était lui-même le fils d’un théologien et prédicateur éminent, Bahâ-ud-Dîn Valad, surnommé le «sultan des savants» (sultan ul-ulama). C’est en sa mémoire que Sultân Valad fut nommé, lui aussi, Baha-ud-Dîn.

En 1219, la famille dut s’enfuir de l’Iran devant l’invasion mongole, et finit par s’installer en Anatolie, à Konya, capitale de l’Empire seldjoukide. C’est là que Djalâl-ud-Dîn Rûmî, succédant à son père à la tête d’un Collège de théologie, enseigna jusqu’à sa mort, en 1273, et fonda l’Ordre (ou Confrérie) des Mawlavis, connus en Occident en raison de leur célèbre danse sous le nom de Derviches tourneurs. C’est là aussi qu’il composa une œuvre considérable, en vers et en prose, comprenant notam­ment les six livres du Mathnawî, vaste théodicée de 47 000 vers 2, le Dîwân de Shams de Tabriz, dédié à son propre maître 3, des Quatrains (Ruba'iyât) et, en prose, Fihî-mâ-fîhi (traduction française : Le Livre du Dedans) 4, série d’entretiens de Rûmî avec ses disciples et ses amis, recueillis par son fils Sultân Valad, lui-même auteur de plusieurs ouvrages, notamment un Diwân, le Valad-nameh en vers, Ibtida-nameh, Rabâb­nameh, Intiha-nameh, ainsi que des Ruba'iyât en persan. […]

§

Maître et disciple (Kitâb al-Ma’ârif)



Au Nom de Dieu, le Compatissant, le Miséricordieux1.

Les prophètes et les saints sont tous connus et distingués en raison des miracles et des prodiges qu’ils accomplissent. Les savants et les chercheurs de la Vérité disent que Dieu le Très-Haut a octroyé à chacun d’eux une faveur. Ce qu’Il a donné à l’un, Il ne l’a pas donné à l’autre. À chacun, Il a accordé un domaine distinct et un monde séparé. Mon père disait que chacun des prophètes était capable d’accomplir tous les miracles et qu’il avait tous les pouvoirs. Mais, à chacun d’eux, Dieu a accordé quelque don selon les nécessitée du moment, en vue d’un besoin ou désir. Par exemple, un savant qui connaît à la fois la médecine, l’astronomie et d’autres sciences : quand il soigne un malade, on ne peut pas dire qu’il sait seulement l’art de la médecine. Mais, selon la circonstance, il montre l’un des savoirs qu’il maîtrise. Ou une personne qui connaît à la fois l’orfèvrerie, la cordonnerie, la couture… Si elle coud des vêtements, on ne dit pas qu’elle connaît seulement cet art. Ou encore, lorsqu’un ruisseau fait tourner un moulin, un homme sensé ne dira pas que là est la seule tâche du ruisseau, lequel est capable de mille choses : laver les habits, rendre les jardins frais et verdoyants, contri­buer à la croissance des plantes et des fleurs. Mais, en ce lieu précis, il fait tourner le moulin; et dans un jardin ou à la campagne, on voit que le même ruisseau rend d’autres services.

Or, chaque prophète est capable d’accomplir tous les miracles; mais c’est selon son peuple et les besoins de celui-ci qu’il opère des miracles et des prodiges. Donc, tout ce qui, en matière de miracles et de prodiges, appartenait à tous les prophètes et à tous les saints, appartenait aussi à chacun d’entre eux séparément.

Le prophète est la manifestation et l’instrument de Dieu. Il est anéanti en Dieu et annihilé en Lui. C’est par son intermédiaire que Dieu montre les choses. Or, comment pour­rait-on dire que Dieu n’est pas capable de tout faire? C’est Dieu qui agit. Eux sont comme la plume dans la main du scribe. Chaque signe que marque la plume, c’est le scribe qui l’a tracé. Ou encore ils sont semblables à l’arc et la flèche : la flèche qui est tirée par l’arc provient de l’archer, et non pas de l’arc. C’est pourquoi Dieu le Très-Haut a dit : «Tu ne lançais pas toi-même les traits quand tu les lançais, mais Dieu les lançait», 12 c’est-à-dire : «O. Mohammad! Cette flèche que tu tires, c’est Nous qui la tirons. Tout ce que tu fais, c’est par l’ordre et le commandement de Dieu. Quel est donc ton rôle? Puisque c’est Nous qui agissons, et que tout s’opère par notre désir et notre volonté, celui qui lutte et combat contre toi lutte et combat contre Nous. Celui qui te témoigne de l’amitié et de l’amour, c’est à Nous qu’il a témoigné cette amitié et cet amour.»



13

Quelqu’un a dit : «Le principal, c’est l’action; la parole n’est pas importante.» J’ai dit : «Moi aussi, je veux trouver quelqu’un qui connaisse l’action et qui puisse voir, afin que je lui montre l’action. Or, tu aimes la parole, on peut parler avec toi, car tu n’es pas un homme d’action. Comment pourrais-tu comprendre ce que c’est que l’action? En tant qu’actions, tu comprends seulement la prière, le jeûne, le pèlerinage à La Mecque, l’aumône, le dhikr, la méditation, les veilles, les lamentations, les larmes, la dévotion. Mais tout cela n’est pas l’action. Ce sont des moyens pour parvenir à l’action. Il est possible que, lorsque tu accomplis toutes ces actions, elles exercent une influence sur toi et te trans­forment par rapport à ce que tu fus. Dieu le Très-Haut a dit : «La prière éloigne l’homme de la turpitude et des actions blâmables. 2» La prière permet de fuir les péchés et les fautes, et détruit le mal. L’action consiste en ce que tu te purifies de tes fautes. Quand tu es impur, tu n’as pas accompli la prière.

Le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille) a dit aussi : «Lève-toi et fais la prière quand ta prière n’était pas valable.» Il a dit à une personne qui avait prié : «Lève-toi, accomplis la prière, car tu n’avais pas fait la prière.» Et enfin il dit : «Il n’y a de prière qu’avec le recueillement du cœur.»

Toutes ces formes et ces modes, pris à la lettre, ne consti­tuent pas l’action. Celle-ci consiste en la transmutation du cœur, passant d’un état à un autre état. À l’instar du liquide séminal et de l’embryon dans le sein de la mère, qui se trans­forme d’un état en un autre, et devient un caillot de sang, puis un fœtus, jusqu’à ce qu’il prenne la forme et le visage de l’homme, soit doué d’une âme, vienne au monde et gran­disse. En tel accroissement et changement se trouve l’action, montée du sens profond. L’ascension (mi'râj), est similaire

à l’action : dans les deux cas s’observe le changement d’un état en un autre. Le deuxième état est meilleur que le premier, et le troisième meilleur que le second, et ainsi de suite ad infinitum. Il en va de même pour ce que le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille) a dit : «Si une personne reste deux jours dans le même état, elle subit un dommage.»

Il a dit aussi : «Celui dont l’hier est meilleur que le lendemain est maudit.»

Chacun, dans le bazar de ce monde, sème et récolte, car «ce monde-ci est le champ moissonné dans l’autre monde». Celui dont deux des jours sont semblables subit un dommage.
Il faut, jour après jour, et instant après instant, s’élever et grandir. C’est là la véritable action. Qui peut voir une telle action? Sauf Dieu, personne ne connaît ni ne voit cette action. Car «mes saints sont sous mon dôme; sauf Moi,
personne ne les connaît
».

Or, cette action ressemble à l’action matérielle. Elle est pareille aux efforts et aux pratiques corporelles, comme la prière, le jeûne, etc. Étant donné qu’il est possible que la connaissance soit séparée de l’action et vaine, il est encore davantage possible que les actions soient plus séparées (de la connaissance). Car le mécréant et l’hypocrite peuvent se figurer de telles configurations, mais ils ne peuvent parcourir le chemin de la religion et démontrer l’existence de Dieu. S’ils savaient et s’ils pouvaient, ils ne seraient pas mécréants. Tout ce que l’on dit et montre au sujet des différents modes et chemins et signes et dévotions, ce que les gens connaissent et voient, ce sont les moyens de l’action, mais non l’action elle-même.

Barsisa4 durant plusieurs années accomplissait des œuvres extérieures, telles que la prière rituelle, les dévotions, la retraite, etc., de telle façon qu’aucun dévot n’aurait effectué autant. Mais à la fin il est mort mécréant (kâftr). Iblis5, lui aussi, pendant des milliers d’années, a accompli dans le ciel des actes de dévotion. Si toutes ces pratiques extérieures étaient réelles quand Dieu lui ordonna de se prosterner devant Adam, il aurait agi autrement. Jésus (que la paix soit sur lui) n’a pas effectué d’actions extérieures, mais il a accompli la véritable action, de telle sorte qu’il fut transformé de l’état d’enfance en celui de maturité spirituelle. Ce que Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille) a déclaré à l’âge de quarante ans, Jésus l’a déclaré, avec la même inspi­ration (wahy) dans son berceau, lorsqu’il a dit : «Je suis en vérité le serviteur de Dieu, Il m’a donné le Livre : Il a fait de moi un Prophète 3.»

La réalité de l’action consiste en ce que tu te transformes à chaque instant, et que tu progresses. Lorsque la pierre philo­sophale est mise en contact avec du cuivre, la transmutation de celui-ci en or constitue l’action véritable. Si le cuivre ne se transforme pas en or, il est martelé de tous côtés, il s’allonge et s’élargit, mais il reste cuivre. Ceux qui ne savent pas reconnaître l’or et considèrent la seule apparence de l’action, ne regardant cette dernière que sous sa forme extérieure, disent : «S’il existe de l’or dans le monde, c’est cela qui a été martelé de tous côtés et ressoudé plusieurs fois, et qui est devenu large et long.» Mais celui qui connaît l’or examine le métal avec la pierre de touche et l’accepte s’il est devenu de l’or pur. Et s’il n’est pas devenu de l’or, il ne l’achète même pas au prix d’un demi-sou. Car Dieu a dit : «Dieu ne regarde pas vos visages ni vos actions, mais Il regarde vos cœurs.» Moi qui suis Dieu, Je ne regarde pas votre visage ni vos actions, mais J’ai l’œil sur vos cœurs, afin de savoir comment est votre cœur en ce qui concerne l’amour que vous avez pour Moi et pour connaître son degré. «À l’homme intelligent, un signe suffit.» «S’il y a quelqu’un dans la maison, un seul mot suffit.»

Les saints (awlya) sont les amis proches de Dieu et Ses élus. Ils sont même les détenteurs des secrets de Dieu. La connaissance de Dieu est plus facile que la connaissance de Ses secrets. De même, en ce monde-ci, quand tu veux voir quelqu’un, tu fais sa connaissance et tu le fréquentes. Avec peu de peine, ce désir de le connaître se réalise. Mais si tu fournis tant d’efforts pour connaître les secrets qui se trouvent dans son cœur et les comprendre, tu ne le pourras pas. Nous savons que la connaissance de l’apparence est plus facile à obtenir que la connaissance des secrets. Si quelqu’un veut rendre visite à un savant et être reçu par lui, avec quelques efforts et tentatives il y réussit. Mais s’il désire connaître ce que sait ce savant, il lui faudra pendant de longues années s’y consacrer et prendre de la peine afin d’obtenir une part de ce trésor.

Dans une ville, il y a cent mille personnes. Toutes souhaitent que Dieu exauce leurs vœux. Ils considèrent Dieu comme Unique, Puissant, Généreux, Éducateur, Guide, comme Celui qui pardonne et Celui qui châtie, ils sont soumis à Dieu avec un cœur et une âme sincères, et ils L’adorent. Tous sont pareils; certains au point de vue de l’action sont plus forts, certains sont plus faibles, proportionnellement à la connais­sance qu’ils ont de Dieu. Mais parmi ces cent mille personnes, il y en a peu qui se conduisent comme de véritables saints. Entre eux tous, il y a une ou deux personnes qui connaissent bien le véritable saint. L’adoration et la connaissance de Dieu sont générales, et tous, sans exception, peuvent mettre le pied dans cette voie de la connaissance. Les mécréants eux-mêmes adorent Dieu.

L’impiété et la foi toutes deux courent dans Sa voie, disant : «Il est unique, Il n’a pas d’associé 4.»

Si tu considères les soixante-douze sectes, toutes adorent Dieu, mais sous diverses formes, avec différentes pratiques et maints langages. Il ne s’agit pas seulement des hommes : même les minéraux, la terre, la montagne, la pierre, le ciel, les étoiles, la lune, le soleil, la poussière, l’air, l’eau, le feu, tous adorent Dieu et célèbrent Ses louanges, avec une langue que tu ne connais pas et que tu ne comprends pas. «Il n’y a rien qui ne célébre Ses louanges, mais Vous ne comprenez pas leurs louanges 5.»

Toutes les créatures sont les chambellans et les hérauts de Dieu, pour qu’on L’adore et qu’on se tourne vers Lui. Les mets délicieux, les habits de soie, les beautés du pays de Khata et de Chine empêchent les serviteurs élus d’accomplir les actes de servitude et d’obéissance à l’égard de Dieu. Ils sont comme des brigands de grand chemin pour les chercheurs de Dieu et les pèlerins mystiques. Ces derniers se trouvent à l’abri des attaques de ces brigands grâce à leurs supplications, leur abandon à Dieu et leur mémoration de Lui. Et ils sauvent leurs bagages et leurs vêtements de soumission jusqu’au relais de la résignation et de la soumission à Dieu. Mais c’est Dieu qui protège les saints de Dieu, afin qu’il ne soit pas possible pour n’importe qui de les trouver et de les connaître. «Mes saints sont sous mon dôme, sauf Moi nul ne les connaît.» C’est-à-dire, Mes saints et Mes amis sont cachés sous le dôme de Ma jalousie, afin que personne ne les voie ni ne les connaisse.

Dans ce monde-ci, quand les grands rois siègent sur le trône de la justice, ils reçoivent à leur Cour le notable et le vulgaire, exaucent les désirs de chacun selon son rang, et leur accorde des faveurs. Mais ils ne montrent pas à ces gens leurs fils et leurs filles dont la beauté est pareille à la lune. Et même, si quelqu’un demande au roi de devenir son confident et son compagnon, il risque sa tête, sauf quand le roi, de par sa propre volonté et de son propre gré — connaissant la loyauté et la foi de cette personne — en fait son confident.

Là où se trouvent un brigand et un obstacle, qui n’est pas Dieu, mais les diables et les démons, on peut les chasser avec la prière de «La-haul 6» et le dhikr 7. Par quel «La-haul» et quel dhikr pourrait-on chasser Dieu?

Tout le monde connaît Dieu et Lui témoigne de la soumis­sion. Mais on ne peut voir, connaître ni comprendre le saint de Dieu, et même si on voit ce saint, on lui est hostile et on le récuse. Or, des savants et des saints, tels que Jonayd et Shibli, apparemment récusèrent Mansûr al-Hallaj et décidèrent de verser son sang. Tous à l’unanimité donnèrent un fetwa 8 en faveur de son supplice, et pendirent au gibet un homme aussi précieux et unique. Et quand ils le descendirent du gibet et le brûlèrent dans le feu, ils jetèrent ses cendres dans le fleuve afin qu’il ne demeure de lui en ce monde aucun vestige. On raconte que tout ce qu’ils faisaient inscrivait sur l’eau «Ana’l-Haqq 9». Ils jetèrent ses cendres dans l’eau et elles inscrivirent «Ana’l-Haqq». Quand ils virent ces prodiges, tous le regrettèrent. Jusqu’à nos jours, l’auditoire d’un prédi­cateur ne s’échauffe pas avant qu’on ne prononce le nom de Hallaj et qu’on ne se souvienne de lui. C’est au Jour de la Résurrection, c’est-à-dire lors de la manifestation de Dieu Lui-même (combien exaltée est Sa grandeur!) que viendra le moment de la glorification de Mansûr al-Hallaj.

Il en va de même pour Moïse qui était l’un des grands prophètes et l’Envoyé de Dieu, et à qui Dieu a parlé sans intermédiaire. «Dieu a réellement parlé à Moïse 10».» Malgré sa grandeur et sa connaissance, Moïse était à la recherche de Khezr6 11 (que la paix soit sur lui) et il supplia Dieu de le lui faire rencontrer. Après tant de lamentations et d’oraisons, ses prières furent exaucées et Dieu lui dit : «Pars en voyage et cherche Notre pur serviteur afin de parvenir à lui.» Il fit ainsi, et quand il arriva au bord de la mer, il trouva Khezr. «Ils trouvèrent un de nos serviteurs 12» Et ses yeux et son cœur furent illuminés par cette rencontre. Car «Dieu le Très-Haut a des serviteurs. Quand ils regardent les (autres) serviteurs, ils les couvrent des vêtements de prospérité». Quand un seul regard de Khezr le fit revêtir tant d’habits d’honneur, et goûter tant de bienfaits, de telle sorte que «ni l’œil ne l’a vu, ni l’oreille ne l’a entendu, et rien n’en est passé dans le cœur 13», Moïse devint désireux de l’amitié et de la compagnie de Khezr; sans l’avoir vu et sans avoir goûté ces joies, il avait déjà souhaité le voir.

Sans t’avoir vu, nous sommes en cet état :

si tu nous apparais, qu’adviendra-t-il de nous?

Khezr (que la paix soit sur lui!) dit : «Ô Moïse, satisfais-toi de tout ce que tu as trouvé en nous et repars, car il est dan­gereux de faire route avec nous. Comme il y a des risques, mieux vaut que tu ne les coures pas.»

Moïse (le salut soit sur lui) se lamenta avec sincérité et amour. Lorsqu’ils eurent passé un certain temps ensemble, en cours de route ils trouvèrent au bord de la mer un bateau dont le pareil ne pouvait, en aucun temps, être construit. Khezr fit un trou dans ce bateau, de sorte qu’il fut mis hors d’usage. Moïse (le salut soit sur lui) dit : «Ce que tu as fait là n’est pas bien, car cette action est contraire à la sagesse et à la loi. Si on lui applique la pierre de touche de la justice, elle ne sera pas trouvée de bon aloi, et dans la balance de l’équité et de la loi elle s’avérera trop légère.»

Khezr (le salut soit sur lui) répondit : «Ne t’ai-je pas dit que tu ne pourrais pas t’accorder avec moi?» Moïse (le salut soit sur lui) s’excusa, disant : «J’avais oublié notre conven­tion. C’est mon premier péché, mais le pardon vaut mieux», et il pleura beaucoup; jusqu’à ce que Khezr (le salut soit sur lui) lui pardonnât. Ensuite, il s’écoula un certain temps; ils voyageaient ensemble. Ils arrivèrent à une île dans laquelle se trouvait un jeune enfant : on ne pouvait trouver sur la terre, à cette époque, un autre qui fût aussi beau, aussi gracieux et aussi doux. Tous deux s’émerveillèrent et dirent : «Béni soit Dieu, le meilleur des Créateurs! 14» I1 est le Seigneur des Mondes. Alors Khezr (la paix soit sur lui) prit cet enfant par la main, avec douceur et tendresse, et l’emmena. Moïse (que la paix soit sur lui) le suivait de loin avec étonnement, en se demandant où Khezr (le salut soit sur lui) amènerait cet enfant. Quand ils se furent éloignés de la vue des gens, et qu’ils furent arrivés à un endroit désert, aussitôt Khezr (le salut soit sur lui) plaça l’enfant sous ses pieds et lui coupa la tête. Moïse (que la paix soit sur lui) éleva une violente pro­testation, s’écriant : «Est-ce que tu tues un être pur? 15» Convenait-il de faire périr un tel enfant pur et innocent? Khezr (que la paix soit sur lui) répondit : «Ne t’ai-je pas dit : retourne, ne m’accompagne pas, tu n’auras pas suffisamment de constance pour supporter mes actions et m’accompagner?»

Moïse (que la paix soit sur lui) revint à lui-même et dit : «J’ai commis une faute, c’est l’oubli qui m’a vaincu.» Khezr (la paix soit sur lui) dit : «Ta langue est bien pendue! Chaque fois, tu protestes contre mes actions, et tu dis : j’ai commis une faute, et c’est l’oubli qui m’a vaincu.» Moïse (que la paix soit sur lui) dit : «Pour l’amour de Dieu, pardonne-moi encore, car la coutume est de pardonner trois fois. Si une autre fois je proteste, tu n’accepteras pas mes excuses.»

Si une autre fois tu aperçois en moi une faute,

ne viens à mon secours en aucun malheur.

Khezr (la paix soit sur lui) pardonna aussi la deuxième faute, sous réserve que, si Moïse en commettait une troisième, ils se sépareraient, sans qu’il puisse alléguer de prétextes ni d’excuses. Puis ils firent route ensemble pendant un temps. Il arriva par hasard que, durant ce voyage, ils ne trouvèrent aucune nourriture pendant sept ou huit jours, et ils man­quèrent mourir de faim. Dans le cas de nécessité, la loi canonique permet de manger de la chair de charogne, laquelle est habituellement illicite. En un tel dénuement, ils parvinrent à une grande île et aperçurent une vaste cité et une foule de gens. Ils virent qu’il y avait une brèche dans le mur appar­tenant à des orphelins, riches et d’une extrême prospérité, qui possédaient d’innombrables trésors. Ce mur menaçait de s’écrouler. Khezr (que la paix soit sur lui) redressa ce mur qui était de travers, répara ces ruines et les restaura. «Tous deux trouvèrent ensuite un mur qui menaçait de s’écrouler. Le Servi­teur le releva 16.»

Quand Moïse vit cela, il fut sûr qu’après tant de misère et de faim le bien-être, la richesse, l’argent, les présents allaient affluer. Khezr (la paix soit sur lui) prit Moïse par la main et s’éloigna avec lui. Moïse perdit patience et s’écria : «Ô Khezr! Nous sommes morts de faim, la charogne et l’illicite sont pour nous licites. Tu relèves un mur que personne d’autre n’aurait pu redresser ni réparer, et le maître de cette maison était extrêmement riche. Tu aurais pu au moins réclamer un salaire, afin que nous puissions manger pendant quelques jours. Même si tu avais renoncé à tout, tu aurais pu demander un morceau de pain, afin que nous mangions. Ton geste est contraire à la loi et l’équité. Personne n’autorise cela.»

Khezr (que la paix soit sur lui) dit : «O. Moïse, voici les trois fautes accomplies. Il ne reste plus d’excuses. C’est la sépa­ration entre toi et moi. je vais t’apprendre l’interprétation de ce que tu n’as pas pu endurer avec constance 17.» C’est la troisième faute, la séparation se produit entre Moi et toi. Pourtant, je vais te donner des explications au sujet des trois cas qui ont causé tes protestations, afin que tu saches que ces actions étaient dignes d’approbation et non de désap­probation. Sinon, j’aurais fait le contraire. Or, «le bateau appartenait à de pauvres gens» 18. La raison pour laquelle j’ai fait un trou dans ce bateau — bien qu’il appartînt à des pauvres qui étaient des croyants et des gens de bien — c’est que j’ai vu avec l’œil intérieur que des mécréants et des tyrans avaient l’intention de s’approprier ce bateau et d’attaquer avec lui les forteresses des musulmans, anéantissant des hommes bons et croyants. J’ai détruit ce bateau et l’ai mis hors d’usage afin qu’il n’en soit pas ainsi.

«Le jeune homme avait pour parents des croyants 19.» Le meurtre de ce jeune enfant a eu pour cause que son père et sa mère étaient des croyants et des saints. Et ce garçon, qui avait une mauvaise nature, aurait agi plus tard de telle sorte que ses parents auraient failli devenir mécréants et se rebeller contre Dieu. J’ai voulu que son père et sa mère échappent à la mécréante et qu’ils ne s’écartent pas, par la faute de cet enfant, du chemin de la religion, mais qu’ils atteignent leur but parfait. Cela est à l’instar du jardinier qui coupe la branche mauvaise afin que les autres branches prennent de la force.

Le mur de ces riches orphelins, qui était délabré et mena­çait de s’écrouler, je l’ai redressé et restauré; voici pourquoi je ne leur ai pas demandé un salaire et une récompense : c’est parce que leur père était un homme de bien. «Leur père était un homme juste 20.»

Les commentateurs sont d’avis qu’à la septième génération il y avait un homme de bien. Et certains disent qu’à la soixante-dixième génération il y avait un homme de bien. C’est ainsi qu’a agi un homme comme Khezr, à qui appar­tenait, non seulement le trésor de l’autre monde, mais qui était le trésor de la générosité même, par respect de l’aïeul à la septième, ou à la soixante-dixième génération. Et il a témoigné une telle déférence, et a rendu à ses descendants un service si grand que personne d’autre ne pouvait le rendre. Et lorsqu’il se trouvait dans une si grande nécessité et diffi­culté, il n’a pas accepté de salaire. Vous qui êtes misérables et pauvres, pleins de péchés, ayant besoin de l’absolution, rendez-vous compte comment il convient de rendre des ser­vices aux enfants des saints.

Dans la ville de Tabriz, un descendant d’Ali était tombé ivre dans le bazar. Sa tête, son visage et sa barbe étaient souillés de vomissements et de poussière. Un grand maître dévot le vit en cet état; il l’injuria, et cracha sur lui. La même nuit, le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille) lui apparut en rêve et lui dit avec colère : «Tu prétends être à mon service, me suivre et te conformer à ma tradition. Tu t’attends à être parmi ceux qui seront au Paradis. Or, tu m’as vu souillé de vomissements au milieu du bazar. Pourquoi ne m’as-tu pas emmené chez toi et ne m’as-tu pas soigné, pourquoi ne m’as-tu pas lavé de mes souillures, et ne m’as-tu pas fait coucher, à la manière des serviteurs servant leur maître? Non seulement tu ne m’as pas servi, mais encore ton cœur t’a permis de cracher sur moi.» Dans son for inté­rieur, le maître se dit à lui-même : « Ce n’est pas au Prophète (le salut soit sur lui) que je n’ai pas rendu ces services.» Le Prophète lui dit aussitôt : «Ne sais-tu pas que nos enfants sont nos cœurs, et s’il n’en était pas ainsi comment les enfants hériteraient-ils des biens du père?» De crainte le maître s’éveilla, et il se mit à la recherche de ce descendant d’Ali. Il le fit amener chez lui et lui donna sa maison et la moitié de ses biens. Et tant qu’il vécut, il demeura à son service, en lui prodiguant des marques de respect.

Khezr a expliqué à Moïse l’essence de la sagesse en trois secrets, puis ils se séparèrent. «Ne t’avais-je pas dit que tu ne saurais être patient avec moi? 21»

À l’appui de ce qui précède, on raconte qu’un saint a dit à un autre saint : «Chaque jour, Dieu le Très-Haut se manifeste à moi soixante-dix fois.» L’autre saint lui répondit : «Si tu as tant de courage, va voir une seule fois Bayazid7.» Un certain temps se passa ainsi. L’un disait : «Je vois Dieu chaque jour soixante-dix fois.» Et l’autre répondait : «Si tu as tant de courage, va voir une seule fois Bayazid.» Comme cette histoire dura longtemps, ce mystique pur décida d’aller voir Bayazid, lequel se trouvait dans un bosquet. Par miracle, il eut l’intuition que ce mystique venait lui rendre visite. Il sortit du bosquet et alla au-devant de lui, et il le rencontra près du bosquet. Dès que ce mystique aperçut Bayazid et vit son visage béni, il ne put le supporter : aussitôt il rendit l’esprit et quitta ce monde.

Étudions à présent quel est le sens profond du bosquet. Le bosquet, c’est le for intérieur de Bayazid. Les arbres du bosquet étaient ses pensées, sa connaissance et ses degrés spi­rituels. Quand le mystique arriva là où se trouvait Bayazid, comment aurait-il pu entrer et pénétrer dans ce bosquet? Bayazid alla vers lui, sortant du bosquet, afin que le mystique pût le voir. De même, quand un homme intelligent parle à un enfant, il doit alors sortir du bosquet de sa propre intelligence, et de sa propre connaissance, pour aller vers l’enfant et lui parler selon son intelligence, afin qu’il puisse comprendre. «Parle aux gens à la mesure de leur intelligence 22.»

Ce soufi voyait Dieu selon sa propre capacité. Quand la lumière et la splendeur de Dieu se projetèrent sur lui à la mesure de Bayazid, il ne put le supporter et fut anéanti. Gabriel recevait le rayonnement de la splendeur divine, et même il en tirait sa subsistance. Il était, comme un poisson, perpétuellement dans l’océan de l’union divine. Et quand il amena Mohammad vers Dieu, lors du mi'raj8, il l’accompagna jusqu’à son propre degré de proximité avec Dieu. Lorsqu’il arriva à un endroit supérieur, il s’arrêta et demeura immobile. Le Prophète lui dit : «Viens, pourquoi restes-tu là?» Gabriel répondit : «Il n’y a personne parmi nous qui n’ait une place marquée.» Je ne peux avancer plus loin, car ce n’est pas permis. Si j’avance d’un pas, je serai brûlé. «Si j’avance d’un pouce, je serai brûlé.» Le Prophète partit alors tout seul et vit par l’œil du cœur la Beauté divine. «Son regard ne dévia pas et ne fut pas abusé 23.»

Celui qui voit Dieu le voit selon sa propre capacité, depuis la fourmi jusqu’à Salomon; pour tous, Dieu est celui qui est devant les yeux. L’existence et la vie de tous proviennent de la manifestation de Dieu. Mais où se situe la manifestation de Salomon, où celle de la fourmi?

Un seigneur a dix esclaves. L’un est âgé de cinq ans, l’autre de dix, l’autre de vingt, l’autre de trente, l’autre de cinquante, un autre de soixante. Tous sont à son service et lui témoignent leur soumission. Mais le service de l’un est moindre que celui de l’autre. Le seigneur parle à chacun, et entretient avec chacun des rapports qui diffèrent selon sa capacité. S’il se conduisait avec le plus petit de la même façon qu’avec le plus grand, le plus petit ne pourrait le supporter. O Bien-aimé qui est la paix de mon cœur! l’habit est taillé à la mesure de l’homme.

De même, Dieu Se manifeste aux croyants et aux saints selon leur degré spirituel. La Lumière de Dieu descend sur eux de manière qu’ils puissent le supporter. Quand l’homme désire s’unir avec le feu, il chauffe le hammam : par un tel intermédiaire, il s’unit au feu. Car s’il entrait à même le feu, il serait brûlé. Les hommes parfaits, pareils à la salamandre, se trouvent dans le feu même comme le poisson dans l’eau. Le reste des croyants et des chercheurs de Dieu n’ont pas la force qui leur permette d’être dans le feu. Le sens profond de ce que nous avons dit, à savoir qu’il est plus difficile de voir et de connaître les hommes de Dieu et les saints parfaits que de connaître Dieu lui-même sans leur intermédiaire, n’est pas que les saints seraient différents de Dieu. Ce serait là une impiété que de le prétendre. Mais par la puissance avec laquelle ces saints voient Dieu, vous, vous ne pouvez Le voir. Recherchez cet homme parfait afin que, par son truchement, vous ayez la même vision que lui.

2

Quelqu’un demanda : «Nous avons vu certains derviches s’adonner au sama' 24 et jouer d’instruments de musique, tels que la flûte, etc. Comment est-il possible que ce soit permis dans la règle des derviches? Convient-il au derviche d’agir ainsi?»

J’ai dit : «Notre réponse sera longue. S’il existe un derviche sincère qui se livre à différentes mortifications : recherche, prière rituelle, jeûne, retraite, dhikr, etc., depuis des années, et qui a obtenu, à cause de ces pratiques, un état spirituel (hal) et une fruition (zawq); si en outre il a évalué ces dispositions selon le critère intérieur (misan anderoun) et les a jaugés, lorsqu’il prend part au sama' ou qu’il entend un chant, cet état divin qui demeure en lui s’intensifie. Alors le jurisconsulte de la pauvreté mystique (faqr) et de l’amour le lui rend licite. Car le but de ce sama' consiste à se rapprocher de Dieu et non à rechercher le plaisir.

Mais si, au cours de la prière rituelle, il lui advient un état spirituel comparable à celui-ci, on ne lui permet pas de prendre part au sama', car le but est obtenu d’une meil­leure façon.

Cependant si, malgré tout, il accomplit le sama' et y prend plaisir, on ne peut pas comparer son état avec celui des autres; car, bien que ce plaisir constitue apparemment une impiété, cette impiété recouvre en fait la religion. Et selon le sens profond, il est plongé dans la foi même. Le plaisir des autres personnes est impiété et ténèbres profondes. Quant au reste, la voie de la pauvreté est l’essence même de la sharia 25 et l’essence ne peut s’opposer à la chose. On n’appelle pas le cerneau de la noix pêche ou abricot. La sharia est la soumission exigée de tous. Un chemin très facile a été ins­tauré, afin que les hommes accomplissent leur devoir en effec­tuant cinq fois par jour le service envers Dieu, et en se souvenant de Lui. Comme leur penchant et leur amour sont faibles, ils ne peuvent supporter davantage. Les oiseaux terrestres ne peuvent vivre perpétuellement dans l’eau, car il ne leur convient pas de quitter leur élément. «De la terre Nous vous avons créés, et en elle Nous vous ramènerons 26.» Sauf que, de temps en temps, ils volent autour de l’eau, en boivent et lavent leurs plumes, ils reviennent à leurs propres nids, quittant les rives de la mer et des ruisseaux. Mais pour les oiseaux aquatiques, cette habitude est invariable. «Ceux qui sont constants dans leur prière 27.» Leur séparation d’avec la mer est impossible, car leur nature provient d’elle. «Il a répandu Sa lumière sur eux.»

Le but de la sharia consiste à faire tourner le visage vers l’eau de la mer, à l’instar des poissons qui se tournent entière­ment vers l’océan, et dont l’âme est l’océan. Ils vivent de l’océan, leur nourriture, leurs vêtements, leur demeure et leur couche, tout cela est l’océan. Leur sommeil et leur éveil sont dans l’océan. «Assis, debout, couchés, ils se souviennent de Dieu et méditent sur la création des cieux et de la terre 28.»

Le commun des hommes, qui sont attachés à la terre, ne peut pas accomplir l’œuvre de l’élite attachée à la mer. Il leur est prescrit selon la mesure de leurs forces et endurance. «Dieu n’impose à chaque homme que ce qu’il peut porter 29.» Mais ce qui constitue la perfection de l’obéissance à Dieu et l’essence de la sharia, c’est ce que font les poissons. Celui qui considère les états des mystiques et des saints qui sont perpétuellement avec Dieu comme en contradiction avec la sharia, c’est comme s’il pensait que le pain contenu en dix man (30 kg) est contraire à une waqiqyat (une once) de pain; ou bien que l’eau de l’Euphrate est contraire à l’eau d’une cruche; ou encore que l’eau de roses est autre que la rose, ou l’huile d’amandes autre que l’amande. Celui-ci peut pré­tendre que les amandes sont séparées les unes des autres; on peut les compter; quand on les réunit dans le creux de la main, et qu’on les remue, elles font un bruit et un cliquetis. Dans l’huile d’amandes, ces caractéristiques n’exis­tent plus. L’huile serait une autre chose que les amandes. Or, de ces paroles, il résulte que les gens ne connaissent pas l’amande, ils n’en ont compris que le décompte et le bruit. Ils n’ont pas compris en quoi consiste l’amande en elle-même. On dit de ces personnes qu’elles sont des formalistes, et les chercheurs de Vérité n’éprouvent pour la foi des formalistes ni estime, ni respect.

Le sens réel de la sharia est de se soumettre à Dieu, de se tourner vers Lui et de tourner le dos à ce bas monde et à Satan. Si la prière rituelle, la soumission et la sharia reviennent toutes à cette même forme, il faudrait que toutes les sharia, les religions et les voies aient la même forme et la même apparence. Car Dieu dit : «Ceci se trouvait déjà dans les Livres des Anciens 30.» C’est-à-dire que ce Qor'ân et la sharia étaient déjà contenus dans les Écritures et les lois des prophètes antérieurs. Bien sûr, ils n’existaient pas sous cette forme et cette apparence, ils n’étaient pas composés selon cet ordre. Le Qor'ân est en arabe, les autres Écritures en syriaque et en hébreu. Chacune préconise une autre sorte de jeûne, d’autres fêtes, et décrète que certains actes sont justes et licites, d’autres illicites.

Il est évident que la réalité de la religion ne concerne pas la forme et la langue. Elle apparaît en chaque forme et en chaque langue. Les langues et les sharia sont pareilles aux mesures, et la religion et la connaissance de Dieu sont comme l’eau et le vin, qui sont contenus dans les coupes, les cruches, les sources, les jarres, les outres et les vases. Mais le vin n’est pas le vase. Celui qui adore la cruche ignore l’eau. Avant qu’il ne voie quelque cruche, il n’admet pas l’existence de l’eau. Une telle personne n’a aucune familiarité et homogénéité avec l’eau, elle est formaliste et n’adore que la forme. Quand celui qui adore le vin et connaît l’eau voit l’eau et le vin dans n’importe quelle mesure, il les reconnaît du fond de l’âme et du cœur et se prosterne devant le vase. «Tous les anges donc se prosternèrent, tous 31.» Le but, c’est le vin, et non le vase. Le goût de ce vin dépend d’un état réel et non d’une imagination. À l’instar de ce qu’on raconte du Prophète (le salut sur lui et sa famille). Il embrassa Aïsha; celle-ci se regarda et s’émerveilla. Pendant quelques jours, le Prophète ne jeta pas les yeux sur elle. Aïsha se plaignit à Dieu de la douleur que cela lui causait. Un message vint alors au Pro­phète : «Va consoler Aïsha.» Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille) alla s’excuser auprès d’Aïsha, l’embrassa et dit : «Ô, Aïsha, ne suppose pas que je t’embrasse pour l’amour de ton visage. Je t’embrasse pour l’amour de Dieu, car je vois dans ton visage la Face de l’Ami, et dans la nuit sombre c’est la lumière de l’aurore divine que je vois dans ton corps. Je me prosterne devant Dieu l’Éternel, et non devant le corps éphémère. Il faut t’abstenir de te regarder pendant quelques jours.»

Or, la raison profonde de la diversité d’apparences des prophètes, des saints, des sharia des religions, des voies, du commencement jusqu’à la fin, c’est cela. On ne considère pas l’imitateur et le chercheur de la Vérité comme semblables. La beauté de l’essence du chercheur de la vérité apparaîtra, et la laideur et la vilenie de l’imitateur seront dévoilées.

La révélation de cette évidence remonte à l’état, à la nature et à la condition d’Iblis plein de ruses, qui a été au nombre des anges. Même il était le maître des anges. Dans l’école céleste, il était le guide, l’imam et l’instructeur des anges chercheurs de la connaissance, qui invoquent Dieu et qui le louent. «Nous célébrons Tes louanges en Te glorifiant 32.»

Mais, en réalité, il hésitait et n’appartenait pas à la catégorie des anges. «Il était au nombre des incrédules 33.» Dieu le Très-Haut voulut montrer que, bien qu’Iblis se trouvât avec les anges, il ne faisait pas partie de ceux-ci. Il fit apparaître Adam sous la forme d’eau et d’argile et fit de son être la mesure de Sa propre lumière, et Il mit à l’épreuve Iblis et les anges par le moyen d’Adam. Il dit : «Prosternez-vous devant Adam.» Ceux qui étaient familiers avec cette lumière et qui la connaissaient se sont prosternés devant la mesure et la manifestation de cette même lumière devant laquelle ils se prosternaient auparavant. «Prosternez-vous devant Adam. Et ils se prosternèrent, sauf Iblis qui refusa et s’enorgueillit. Il était du nombre des incrédules 34.» Ainsi, la fausse monnaie fut séparée de celle de bon aloi, et il devint évident que, bien qu’Iblis en apparence fût unique et proche de Dieu, en réalité, et en vérité, il était opposé et étranger. L’existence d’Adam causa la discrimination entre le vrai et le faux.

La souveraineté et la puissance divines sont plus parfaites dans cette image et cette manifestation, car auparavant elles se manifestaient en Un seul. La fausse monnaie et celle de bon aloi avaient la même valeur. Dans cette manifestation, la splendeur et l’éclat ont été accrus. Il sépara la fausse monnaie de la monnaie d’or; à l’instar des graines amères et douces, des épines et des fleurs, qui sont toutes pareilles quand elles sont enfouies dans la terre, et rivalisent les unes avec les autres, disant : «Nous sommes la récolte de Dieu, et nous sommes toutes prêtes à surgir et Lui nous arrose.» Les graines douces enfouies dans la terre tournent leur visage vers le ciel et sortent leur langue verte d’une fissure du sol, en disant : «Ó Dieu! Libère-nous de cette prison et ne dissimule pas notre valeur, afin que le rang et la valeur de chacun soient évidents.» Le séraphin du printemps surgit du signe du Bélier et par son souffle chaud il les attire rapidement hors de la terre. «Le jour où certains visages s’éclaireront tandis que d’autres seront noirs 35.» Les belles du jardin et des prés, pareilles aux plumes de paon, et ornées de charmes et de grâces divers, apparaissent resplendissantes. Les graines amères et vilaines sont méprisées dans le jardin. Le critère de la justice ne permet pas de les évaluer toutes de la même façon, ni de considérer le bien comme semblable au mal. Dieu a séparé ce qui est bon de ce qui est mauvais, et a réuni ce qui est du même genre. «Les femmes mauvaises aux hommes mauvais, celles qui sont bonnes à ceux qui sont bons 36.»

De même, après Adam, certains étaient des chercheurs de Vérité et d’autres des conformistes, certains adorateurs du vin, et d’autres adorateurs du récipient. Le critère de la justice ne permettait pas qu’une catégorie soit unie et mélangée à ce qui n’était pas de son espèce. Dieu fit apparaître un autre prophète. De nouveau, quand la coupe fut changée, ceux qui étaient de l’ordre de la lumière et connaisseurs du vin ne tombèrent pas dans l’erreur. Et bien que la coupe fût diffé­rente, ils considérèrent ce prophète comme le même qu’Adam. Car ils se sentaient proches d’Adam et de même «souffle» (dam).

Le but de l’univers était Adam.

Et le but d’Adam était ce «souffle» (dam).

Ceux qui adoraient la coupe témoignèrent de l’hostilité (envers ce nouveau prophète) et le récusèrent, disant : «Nous sommes les amoureux et les serviteurs d’Adam, et ce prophète est un autre qu’Adam.» Mais ce prophète leur fait com­prendre, avec une éloquence muette (Zeban-e Hal) 37 : «Ô adorateurs de la coupe! Je suis le même Vin et le même Adam. Si tu possèdes un palais et une bouche, goûte ce vin. Et si tu as un odorat, respires-en le parfum. Si tu as des yeux, regarde-le. Si tu n’as rien de tout cela, prends place dans les rangs des aveugles. Tu n’as pas vu Adam et tu ne le connais pas. Comment peux-tu parler de lui, et que sais-tu de lui? Tu chasses et expulses Adam, en disant : “C’est Adam que je cherche.” Quant aux chercheurs de la Vérité et aux justes, ils se présen­tèrent devant les prophètes d’autrefois et leur donnèrent leur cœur.»

Les époques et les siècles s’écoulèrent. De nouveau, les chercheurs de Vérité et les conformistes ne se distinguaient pas. «Vous êtes une seule communauté.» Puis, la discrimi­nation et le critère de la justice ne permirent pas que fussent considérés comme une même chose et enfilés sur un même fil de la verroterie et des pierres précieuses, ni que fussent mélangées des pièces fausses et de la monnaie d’or, ni placés ensemble l’aigle et le corbeau. Dieu envoya Moïse (que la paix soit sur lui) afin que les magiciens de Pharaon soient distingués des autres magiciens et les israélites des Coptes. Il en allait ainsi jusqu’à l’avènement du Prophète des derniers temps, Mohammad (que la miséricorde de Dieu soit sur lui). Avant lui, Abu Jahl 38 et Saddiq 39 (Abu-Bakr) ne se distin­guaient pas. Même le nom de Abu Jahl (père de l’ignorance) était Abu'l Hakam (Père de la sagesse). En raison de son impiété et de son refus, il fut nommé Abu Jahl.

Jusqu’à la fin du monde, les véritables saints et sheikhs sont les héritiers des prophètes; ils possèdent la même lumière et la même âme. Ils appellent les créatures à Dieu, à l’instar des prophètes. Celui qui est un chercheur de Vérité procède de cette origine et de cette lumière. Il a la foi et il se soumet, et son état spirituel croît, grâce à l’âme des prophètes, comme l’oranger et le grenadier qui croissent grâce au printemps et progressivement deviennent plus vivaces et plus verdoyants. Ils portent des fruits et deviennent plus doux. Ceux qui sont adorateurs de la forme et conformistes de jour en jour devien­nent plus desséchés et plus misérables. Autant les chercheurs de Vérité progressent et croissent à cause de leur soumission, autant les conformistes deviennent débiles et affligés à cause de leur refus. Mawlânâ (Rûmî) déclare cela et met en vers ce sens profond en commentant l’unicité de Dieu :

Cet ami à la tunique rouge, qui vint l’an dernier, éclatant comme la lune,

cette année-ci s’est revêtu d’un froc gris.

Ce Turc que tu avais vu alors se livrer au pillage,

c’est le même qui est venu cette année sous les traits d’un Arabe.

L’ami est le même bien que son vêtement ait changé :

il a ôté son autre vêtement, puis il est revenu 40.


Sache aussi ceci : les gens, d’une manière générale, ne sont pas dépourvus totalement de cette Essence. Chez tous les êtres existent cette ferveur et cette Essence. Mais comme la Majesté divine avait décrété que chez certains la jalousie, l’orgueil et la vanité s’opposeraient à la soumission, la modestie et l’humilité devant Dieu bien que cela aussi soit uni­versel et que chez tous les êtres existent cet égocentrisme et cet orgueil — cependant, certains, chez qui cette lumière et cette Essence originelles sont plus grandes, et qui par nature ont été créés plus fort, déchirent les voiles de l’orgueil et de l’égocentrisme et les rejettent. Ils voient cette lumière originelle sans ces voiles originels, et se prosternent devant elle. Et ceux chez qui cette lumière et cette Essence sont petites et faibles, et qui n’ont pas la force de déchirer les voiles, ceux-là sont vaincus par les voiles, et le vaincu est néant. Bien que dans l’argent pur il ne se trouve qu’un peu de cuivre, cependant on considère le tout comme du cuivre, car l’argent est «vaincu» (par le cuivre).

Ainsi, lorsqu’un prophète est doué de grandeur, personne n’a honte d’être son serviteur, et même, les gens s’estiment honorés de l’être. Il a pris la place de Dieu. Le faible et le fort, la monnaie de bon aloi et la fausse, tous sont également à son service. Puis, Dieu le Très-Haut envoie parmi eux un nouveau prophète, afin que les voiles de l’orgueil et de la jalousie soient retirés de devant celui en qui triomphe la Lumière divine.

Quant à celui en qui cette Lumière ne brille que faiblement, si Dieu le Très-Haut, par Son décret, lui témoigne de la faveur, Il l’enverra chez un maître spirituel, afin que celui-ci l’admette comme disciple sans qu’il soit mis à l’épreuve. Peu à peu, grâce à la compagnie des chercheurs de Vérité qui sont les véritables disciples de ce maître, et grâce au regard de ce maître, il est possible que cette faible lumière grandisse et s’intensifie, et que les voiles de l’égocentrisme s’amenuisent. Ce sujet se prêterait à de longs développements : Dieu a des voies et des œuvres sans limites. Ce qui est sans limites ne peut être expliqué, car le commentaire et l’explication sont des procédés limités. L’infini ne peut être contenu dans le fini. Mais les sages comprennent beaucoup de choses à partir de ce peu, et ceux qui sont indifférents ne comprennent que peu de choses à partir de beaucoup.

Revenons à notre premier discours. Nous avons dit en réponse à celui qui nous interrogeait : «Lorsqu’un derviche s’est livré à des recherches ferventes et sincères, et qu’un certain effluve du parfum de son Bien-Aimé est arrivé, et qu’il a consacré toute son existence à l’adoration, il est préfé­rable qu’il accomplisse tout ce qui lui apporte de la joie et qu’il évite tout ce qui l’assombrit et l’éloigne de son Bien — Aimé, même s’il s’agit de la soumission envers Dieu. Car «combien de fautes sont heureuses, et combien d’actes d’adoration sont néfastes, et combien de choses sont pareilles au Qor'ân que le Qor'ân maudit!»

Tout ce qui t’écarte de Son chemin, qu’importe que ce soit l’impiété ou la foi.

Tout ce qui t’éloigne de l’Ami, qu’importe que ce soit une image laide ou belle.

Si le chercheur, dans la voie du bien et de la soumission à Dieu, trouve le même plaisir que dans ce qui est à déconseiller (makrou), il ne convient pas qu’il se livre à autre chose qu’à des actes de soumission, afin qu’il ne devienne pas un voleur de grand chemin pour les musulmans et les pèlerins. Bien plus, il se réjouit dans la voie de la soumission et ce qui n’ap­partient pas à la soumission devient pour lui un poison mortel.

Toutes ces explications et ces conseils que nous donnons sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire concernent les chercheurs sincères et les amoureux prêts à sacrifier leur vie. Mais pour ceux qui ont écarté le voile de leur propre existence et sont enracinés en Dieu, et dont il n’est resté de leur propre existence qu’un nom et une image, pour ceux-là il ne convient pas de donner des conseils et de juger leur état bon ou mauvais.

C’est comme un animal tombé dans une mine de sel, par exemple un cheval, ou un mulet, qui y serait resté pendant des années, afin de devenir de sel, et qui s’est transformé en sel. La forme demeure celle du cheval, mais le cheval n’existe plus. Tu retrouves du sel en chacune de ses parties découpées. De lui, il ne reste que le nom.

L’amour est arrivé, il est devenu le sang qui coule dans mes veines et sous ma peau.

L’amour m’a vidé de moi-même et empli de l’Ami.

Toutes les parcelles de mon existence sont envahies par l’Ami, de moi il ne reste plus rien sinon le nom.

Il est demeuré si longtemps dans la mine de sel que son individualité a disparu; il ne reste en lui ni la dualité, ni l’existence séparée que possédait la charogne qu’il fut.

Un homme parfait parcourait la voie de l’anéantissement.

Il traversa l’océan de l’existence;

un seul cheveu restait en lui de son propre être,

ce cheveu apparut comme un zonnar 41 aux yeux du déta­chement.

On demanda à Bayazid : «Que veux-tu?» Il répondit : «Je veux ne pas vouloir.» Car, s’il voulait, cela montrerait qu’il existait encore. S’il était resté un seul nerf ou un boyau en cet animal transformé en sel, cela montrerait qu’il n’a pas traversé l’individualité, et qu’on sent encore en lui le parfum de la dualité. Et la dualité est une impiété. De même, est impie celui qui déclare que la Face de Dieu est double. Dans le monde spirituel, la dualité fonde l’incroyance. Bayazid dit : «Je veux ne pas vouloir, afin que ce soit Toi seul qui veuilles, comme Tu le faisais avant mon existence vile.»

Quand apparaît la Face de ma beauté pareille à la lune,

qui suis je, pour exister devant elle?

Moi, je n’existe qu’au moment oà je suis hors de moi-même.

Quand le détachement est parfait, Dieu est là.

Est-ce moi qui te cherche, ou toi qui me cherches?

Malheur à moi : tant que je reste moi-même, je suis un autre et tu es un autre.

Quand existe la véritable recherche, le chercheur est le cherché même.

Il n’est ni chercheur ni cherché, celui qui, dans l’Unité divine, a distingué les attributs du chercheur et du cherché.

On conseilla à Majnoun 42 de procéder à une saignée, afin que son mal de tête s’apaise. Lui, ivre et hors de lui-même, par inadvertance acquiesça. Quand on amena le chirurgien pour lui ouvrir la veine, il poussa un cri : «Oh! que fais-tu là? Pourquoi verses-tu le sang de Leyla? Bien que je fusse Majnoun, je suis tombé dans la mine de sel de l’amour pour Leyla, et il ne reste en moi rien d’autre que Leyla.»

Toutes les parcelles de mon être sont envahies par l’Ami,

il ne reste de moi, pour moi, qu’un nom, et tout le reste, c’est Lui.

Si tu enfonces en moi une lancette, c’est en Leyla que tu l’as enfoncée.

Quand le regard a découvert l’océan,

ô miracle! Tout l’océan est devenu regard.

Mon cœur a pris la parole et dit à Salâh-ud-Dîn :

tu es le dieu de mon existence, ô toi qui as vu Dieu!

Celui qui a vu Dieu est devenu Dieu, car c’est Dieu qui a vu Dieu. «Les regards des hommes ne l’atteignent pas, mais Il scrute les regards 43.» Les yeux ne peuvent Le voir sans que sa propre Lumière n’octroie la lumière, afin que grâce à cette lumière on puisse Le voir. Donc, c’est Lui qui Se voit Lui-même.

C’est Dieu qui voit Dieu : comment serait-Il contenu en autrui?

Dans l’océan de l’Unité, il n’y a pas de place pour les étrangers.

L’homme de Dieu montre Dieu, et l’étranger montre l’étranger. Il faut une poignée de sel pour démontrer l’exis­tence de la mine de sel. Comment la peau et la chair de la charogne pourraient-elles faire comprendre ce que c’est que le sel et comment pourraient-elles indiquer qu’il existe une mine de sel?

«Tu ne lançais pas toi-même les traits quand tu les lançais, mais Dieu les lançait 44.» Ô Mohammad! Ton lancement est ton lancement et ta parole est notre parole. Car tout ce qu’on apporte de la mine de sel est du sel. Devant une telle personne, qui est devenue entièrement Dieu, et n’est que Lui, qui aurait l’audace d’intervenir et de dire : «Cela est mal, cela est bien? Tout ce qu’il fait n’est pas ce qui convient?» La Ka'ba et la Qibla 45 des créatures, c’est lui. La foi, le péché, la soumission, tout s’adresse à lui. L’impiété est mauvaise parce qu’il ne l’admet pas et qu’elle éloigne de son seuil. La foi lui plaît, parce qu’elle répond à ce qu’il désire. Si ces choses ont une valeur et une existence, c’est parce qu’elles sont la manifestation de ce que Dieu opère et veut.

L’impiété et la foi courent toutes deux dans Son chemin, disant : «Il est Unique, Il n’a pas d’associé.»

Il n’y a pas lieu de contester ce qu’il fait, et quiconque le conteste est un descendant d’Iblis. Car il s’est opposé à Dieu et s’est mis à disputer et à discuter avec Dieu : «Tu m’as créé de feu, et Tu l’as créé d’argile 46.» Car Adam a commis une erreur, et une faute, il a mangé du blé 47 et fut exilé du Paradis. Il répétait : «Notre Seigneur! Nous nous sommes lésés nous-mêmes! 48.» Et il se lamentait sur lui-même, en gémis­sant et en pleurant, et il insista si humblement dans ses demandes de pardon que la faveur de l’absolution lui fut accordée. Après la séparation est venue l’union, et après la brisure l’intégrité. «Dieu est auprès de ceux qui ont le cœur brisé 49.» C’est-à-dire : Ô mes amis! le nom de Dieu me convient et me sied. Vous êtes brisés quand vous êtes éloignés de Mon amitié. Si vous Me cherchez, renoncez à vous-mêmes et acceptez-Moi du fond de l’âme et du cœur, afin que Je devienne votre guide. Anéantissez-vous que Je vienne à votre secours. Demeurez constants, afin que Je vous sauve. «Quand J’aime un serviteur, Je deviens son ouïe, sa vue, sa langue et sa main. Par Moi il entend, par Moi il voit, par Moi il parle 50.»

Quand tu es vaincu par Dieu et que tu meurs devant Lui, ton mouvement devient le mouvement de Dieu, et ta parole la parole de Dieu. Quand quelqu’un boit beaucoup de vin, il est vaincu par le vin. Quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, les sages ne s’en formalisent pas, parce qu’ils disent que ce n’est pas l’ivrogne qui a parlé; ils attribuent ses actions et ses paroles à l’ivresse, et ils considèrent cette personne comme un instrument. L’ivrogne dévoile des secrets cachés comme un possédé, et on l’entend parler en différentes langues qu’il ne connaissait pas auparavant. Les sages disent que c’est une Péri qui parle par sa bouche, que ce n’est pas lui. Le vin, qui est une chose non vivante, inanimée, et la Péri, qui est inférieure à l’être humain, possèdent un pouvoir tel que l’homme devient leur instrument et qu’ils se manifestent par son intermédiaire, de sorte que cette personne n’y est pour rien, et que les sages ne se formalisent pas, disant que ce n’est pas l’action de l’ivrogne, que c’est l’action du vin ou de la Péri. Pourquoi ne serait-il pas possible que Dieu, qui est le Créateur du firmament, de l’homme, des djinns, des Péris, des animaux, etc., Se manifeste dans un cœur pur, et que tout ce qu’une personne fait soit considéré comme venant de Dieu et soit attribué à Lui? La surdité et l’aveuglement conduisent à ce que l’on ne considère pas cela comme faction et la parole de Dieu. À l’instar de Bayazid qui disait dans l’ivresse spirituelle : «Gloire à moi! Que ma dignité est grande! Il n’y a dans ma tunique d’autre que Dieu.»

Les disciples, dans l’état de sobriété, protestèrent. Ils dirent à Bayazid : «Tu es telle personne, il ne te convient pas de dire cela.» Leur conformisme apparut clairement à Bayazid; il dit : «Si ceux-ci étaient dans la Voie, depuis tout ce temps où ils se sont trouvés en ma compagnie et où mon souffle s’est posé sur eux et où mes paroles sont entrées dans leurs oreilles, ils seraient devenus éveillés. Maintenant, puis­qu’ils sont ignorants, il vaut mieux que je les blesse avec leur propre glaive et que je coupe leur tête vide avec leur propre sabre.»

C’est le licou qui convient à la tête vide,

la tête pleine de pensées est souveraine du monde.

Bayazid leur dit : «Ô amis! Prenez garde! Si vous êtes des croyants et des hommes sincères, au moment où je pro­nonce ces paroles, prenez tous des couteaux et des glaives, et frappez-moi, afin que vous soyez parmi ceux qui sont approuvés par Dieu.» Quand ce même état advint à Bayazid de nouveau, il répéta ce qu’il avait dit auparavant. Les dis­ciples tirèrent leurs couteaux et le frappèrent. Quand ils revinrent à eux, après l’ivresse, ceux qui l’attaquèrent découvrent qu’ils avaient coupé leurs propres mains, d’autres avaient blessé leur propre ventre et leur poitrine. Mais d’autres, qui n’avaient pas frappé, étaient sans blessures, et Bayazid n’en avait subi aucune. Quelle audace aurait le glaive qui pénétrerait dans sa chair et le blesserait! Car il était le descendant d’Ismaël. Le glaive ne coupe pas leur gorge. Mais, au contraire, ils coupent la gorge à tous les autres, qui sont leurs victimes.

«Toute chose périt, à l’exception de Sa Face 51.» Toutes choses périssent et s’anéantissent et disparaissent, sauf Mon Visage, à Moi Dieu. Ne vous détournez pas de cette Face, car, chaque visage qui se tourne d’un autre côté et voit autre chose que Moi, considérez ce visage comme une nuque. Ma Face n’a pas de revers. Je suis tout entier Face. Je suis tout entier Lumière. Je suis tout entier Regard, Je suis tout entier Flambeau, Je suis tout entier Connaissance. Tout ce qui existe disparaîtra, sauf Moi. Votre visage est un visage au moment où il se tourne vers Moi. Vos yeux sont des yeux au moment où ils se posent sur Mon Visage. Prenez garde, ne vous séparez pas de cette Ombre puissante et ne vous éloignez pas, afin que le soleil brûlant de la séparation ne vous consume pas dans ces vallées dépourvues de refuge, et qu’il ne vous détruise pas. Soyez mes amis à Moi, Dieu, revêtez-vous de Mes attributs, et devenez semblables à Moi. «Conformez-vous aux attributs de Dieu.»

Ô vagabond au cœur volage qui papillonnes en tous lieux,

sépare-toi de toute chose, c’est à nous que tu appartiens.

Deviens notre ami, car un jour, enfin,

je viendrai chez toi durant la nuit, tout seul.

À celui qui est ivre de Dieu, tout est permis;

tout ce qu’il fait est juste, dans sa voie il n’y a pas d’erreur.

Quelqu’un m’a demandé : «Comment tout ce qu’il fait peut-il être permis? S’il commet une faute, comment pourrait — on la considérer comme juste? Et comment le saurons-nous?»

J’ai répondu : Tout ce que fait l’homme de Dieu est juste. Mais à l’ignorant, cela paraît de travers. C’est comme quel­qu’un qui se trouve devant la Ka'ba. Où qu’il se tourne, sa prière est acceptée par Dieu. Aucun côté n’est autre que la Qibla. Mais, en dehors de la Ka'ba, à part le côté qui est dans la direction de la Ka'ba, aucun des autres côtés vers lesquels on se tourne n’est la Qibla, et la prière orientée vers ces direc­tions n’est pas licite ni acceptée, le visage des orants n’étant pas tourné vers la Ka'ba. Puisque la visée de la Qibla est la Ka'ba, lorsqu’une personne se trouve à l’intérieur de la Ka'ba, elle est face à la Qibla de quelque côté qu’elle se tourne. À l’intérieur de la Ka'ba, on n’observe pas la direction de la Qibla. S’il vient à l’esprit d’un ignorant priant à l’intérieur de la Ka'ba que son visage n’est pas orienté vers la Qibla, cet ignorant se fait tort à lui-même; en considérant la Qibla comme autre chose que la Qibla, il juge de travers.

Parlons maintenant de l’intérieur de l’homme, qui est pareil à une grande ville, et même à un univers, sans limites et sans fin. Chez certains hommes, c’est leur âme concupiscente (nafs), Satan et les démons, qui règnent dans leur for intérieur. Et chez certains autres, le gouverneur est Salomon qui règne dans un pays indépendant et sans rival. Quand la puissance de Satan est vaincue, c’est la Lumière de la miséricorde du Miséri­cordieux qui illumine son for intérieur. Est juste tout ce que Salomon fait et ordonne : les interdictions et les mises en garde ont pour but que l’homme se donne à la lumière de Dieu et non aux ténèbres, et qu’il soit guidé par Dieu et non égaré par Satan. Donc, tout ce que Salomon veut, ordonne et fait, tout cela est méritoire et représente la soumission envers Dieu, même si ces actions ont l’air d’être un péché et une iniquité. Mais l’iniquité et le péché, le bien et le mal, le juste et l’injuste appartiennent seulement à la créature. Par rapport à Dieu, ces choses n’existent pas. «Dieu fait ce qu’Il veut 52.»

Si on jette un regard sur l’action de Dieu et sur Ses œuvres, on ne peut qu’être soumis, consentir et admettre, d’un cœur sincère et pur. Quiconque pense autrement est impie et réprouvé. Dans les deux mondes, la soumission des créatures est destinée à satisfaire Dieu. Tout acte de Dieu est juste. Lorsque les démons ont été battus et chassés du royaume intérieur d’un homme, dans ce royaume ne règnent plus que l’ordre et la volonté de Dieu. Dès lors, tout ce qu’accomplit cette personne est juste.

Quand un homme sage monte hardiment un cheval, et que le cheval est soumis et dompté, la marche du cheval devient celle du cavalier. Si on laisse le cheval à lui-même, il va soit vers le pâturage pour manger de l’herbe, soit vers la jument, soit encore vers la forêt pour devenir la proie des loups. Si le cheval va vers un lieu habité et vers ce qui est bon et convenable, certes il n’agit pas de sa propre initia­tive, car il ignore ce qui lui convient et lui est profitable. Le cheval ne connaît qu’âneries (hari) et égarements. Nous ne disons pas que le cheval se dirige vers la maison, la ville et le jardin, bien qu’apparemment il se rende à ces lieux. Le cheval est soumis à celui qui le guide. En vérité, c’est comme si c’était le cavalier, cet homme sage qui marchait, et non le cheval.

Le cœur des saints n’est troublé que par Dieu. «Le cœur du croyant est entre deux des doigts du Miséricordieux. Il le tourne dans la direction où Il veut 53.» Les cœurs des croyants sont dans les deux doigts de la Puissance divine, de telle façon que, selon Sa volonté, Il les tourne. Si cette parole s’appli­quait à tous les hommes, et que tous rentraient dans cette catégorie, le terme de «croyant» ne serait pas spécifié. Or ce cœur est devenu l’instrument de Dieu. L’homme tourne son cœur de lui-même sans l’intermédiaire de Dieu, de même que le cheval est l’instrument du cavalier. Partout où le cavalier veut aller, il conduit son cheval. Aussi tout ce que réalise le croyant est juste. Et celui qui le considère en erreur commet une erreur.

Pour eux, l’erreur n’est pas une erreur.

Tout ce que font les amants est juste.



3

Toutes les créatures qui sont vivantes et en mouvement, qui ressentent de la douleur et de la joie et qui sont conscientes se répartissent en trois catégories.

Une de ces catégories est constituée par ceux qui ignorent l’autre monde et ce qui s’y passe et qui ne s’y intéressent pas. Ce sont les animaux.

La deuxième catégorie est celle de ceux qui sont étrangers à ce bas monde et n’ont besoin ni de sommeil ni de nourriture. Leur force et leur nourriture, c’est la soumission à Dieu et sa mémoration (dhikr), et c’est là leur vie; ils s’y trouvent comme des poissons dans l’eau. Ce sont les anges.

Les hommes constituent une troisième catégorie. On appelle l’homme un «animal raisonnable». Sa connaissance et sa raison sont angéliques, son corps, composé de limon, est animal.

On ne peut adresser de reproches aux anges, ils ne reçoivent pas non plus de récompenses pour leurs bonnes actions et leur soumission, cela provient de leur nature; à l’instar de l’homme qui mange des aliments agréables et des boissons pures, s’amuse et se divertit. Il n’a pas de récompense ni de châtiment à recevoir. Pour les anges, la soumission et les bonnes actions sont également dans leur nature.

Les animaux, non plus, n’encourent pas de reproches, ce n’est pas l’affaire de l’animal que de se soumettre à Dieu. Ils sont uniquement des corps, et ils ne font que dormir et manger.

Une moitié de l’être humain est ange, l’autre moitié animal; une moitié appartient au monde d’ici-bas, et l’autre à l’au-delà. Une moitié appartient à la terre, et l’autre au monde de la pureté.

L’être humain est un étrange amalgame,

il est composé d’ange et d’animal.

S’il penche vers l’animal, il lui devient inférieur,

s’il va vers l’ange, il le surpasse.

Sache que les animaux sont pareils aux serpents qui demeurent dans la terre; les anges sont comme les poissons qui nagent dans la mer, et l’homme ressemble à l’anguille, serpent de mer; la moitié de son corps, qui est serpent, le dirige vers la terre. Et la moitié de son être, qui est poisson, l’amène vers la mer. Cette moitié est en conflit et en lutte avec l’autre moitié. Comme dans une ville dont une moitié des habitants est composée de mécréants, et l’autre moitié de musulmans. Dans cette ville, ces deux groupes se battent perpétuellement. Les musulmans veulent que les mécréants soient détruits, et les mécréants veulent le contraire.

Nous voulons, et les autres veulent aussi.

Voyons à qui la fortune sourira et qui elle favorisera.

Mais quand l’Islam l’emporte, bien que dans la ville ces mécréants soient nombreux, étant donné qu’ils sont vaincus, on dit que toute la ville est musulmane. Car c’est le vainqueur qui gouverne.

Bien que le cheval soit maîtrisé par le cavalier, c’est à ce dernier qu’on impute la marche, malgré l’apparence du cheval qui marche. Les sages disent : «Telle personne est allée à telle ville, à tel endroit.» La marche du cheval sur les routes, étapes et directions, est entre les mains de l’homme. Les pattes du cheval deviennent les pieds de l’homme. Quand le mécréant est vaincu dans l’homme, ainsi que Pâme concupis­cente, on dit que cette personne est un homme de Dieu. Bien qu’il y ait en lui un démon, comme le démon est vaincu par l’homme, il est devenu ange, et non plus démon. Pour cette raison le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille) décla­rait : «Mon démon est devenu musulman grâce à moi.»

Autour de Toi se tiennent en rangs les armées des démons et des Péris.

Le royaume de Salomon t’appartient : ne perds pas ton anneau.

L’essence de l’homme est le Salomon de son temps. Autour du trône de celui-ci se tiennent en rangs les anges et les armées des démons et des Péris. Ils se tiennent debout devant lui, pareils à des esclaves. Comme il garde l’anneau du «Dépôt» (amana) 54 quand le démon s’empare de son cœur au moyen d’un visage, ou de richesses, ou d’une dignité, à ce moment il ne possède plus l’anneau. Alors, dans la ville de son existence, c’est le démon qui règne à la place de Salomon, et la qualité angélique qui était en lui est vaincue et sans pouvoir.

L’âme, à l’intérieur, est misérable; la nature, à l’extérieur, est prospère.

Le démon est gorgé de nourriture, et Gabriel est à jeun.

Cherche à guérir à présent que le Messie est sur terre.

Quand il montera au ciel, tu n’en auras plus l’occasion.

Puisque le Démon et les Péris règnent à la place de Salomon, ils sont pareils à un instrument, à l’instar du cheval tenu en main par un cavalier; mais en réalité la marche provient de l’homme. L’action du Démon et des Péris est l’action de Salomon, car ils sont dominés par Salomon et ils agissent sur l’ordre d’un homme. «Le cœur du croyant est entre deux des doigts du Miséricordieux, Il le tourne où il veut.» Le cœur du croyant se trouve entre les deux doigts de la puissance de Dieu, Il le tourne selon Sa volonté. Les voyants considèrent que ce n’est pas du cœur que proviennent le mouvement et le déplacement, mais de Dieu. Si une tente ou un étendard s’agitent dans l’air, les sages savent que c’est le mouvement du vent, car la tente et l’étendard ne remuent jamais en l’absence de vent. C’est pourquoi Dieu a dit : «Tu ne lançais pas toi-même les traits quand tu lançais, mais Dieu les lançait 55.» C’est-à-dire : Ô Mohammad! Cette flèche que tu lances et qui jaillit de l’arc de ton être, ce n’est pas toi qui l’a tirée, c’est Moi, car tu es comme un cadavre devant Ma majesté. Il ne t’est resté ni l’existence, ni la liberté. Avant l’instant fatal de la mort, tu es mort et anéanti dans Mon amour. «Mourez avant de mourir 56.» Le mort ne remue pas, et s’il remue ce n’est pas de lui que provient le mouvement, il y a quelqu’un qui le fait bouger. Les hommes de Dieu ne restent plus en vie et sont anéantis. Ils sont dissous dans l’amour et la majesté de Dieu. Ils sont comme la porte et le mur, sans pensées et sans conscience. Si une voix et un appel provien­nent d’un mur, tout le monde sait que c’est la voix d’un orateur invisible, et qu’il y a quelqu’un qui crie derrière le mur; le mur n’a pas l’aptitude à crier. Telle voix vient des saints, des prophètes et des maîtres parfaits qui sont morts avant de mourir.

Ils sont morts à eux-mêmes, et vivant éternellement dans l’Ami.

Il est étrange qu’ils existent encore tout en n’existant plus.

Si tu entends une voix et une parole, sache avec certitude que c’est une autre personne qui parle sous leur apparence : eux-mêmes n’existent plus. Lorsque tu entends une parole venant du mur, tu te tournes vers le mur et tu es troublé; quand tu entends une parole des saints, il doit en être de même. Or, lorsque l’homme est possédé par un esprit, il parle différentes langues qu’il ne parlerait pas et ne comprendrait pas s’il n’était pas dans cet état. Il parle arabe et lit le Qor'ân, alors qu’il n’avait pas lu le Qor'ân auparavant et ne l’avait pas appris. Tout le monde est unanime pour reconnaître que c’est l’esprit qui parle, et non pas lui. Et aussi quand quelqu’un est ivre et hors de lui-même; il parle. Les gens sensés disent : «Ne lui faites pas de reproches, ce n’est pas lui qui parle, c’est le vin.» Puisque l’esprit et le vin ont ce pouvoir de faire d’un être humain leur propre instrument, et de parler à travers lui -- étant donné que les paroles qu’il prononce ne sont pas les siennes -- pourquoi ne conviendrait-il pas que le Créateur de l’homme et des Péris, de la terre, du ciel, du Trône céleste, du monde et des créatures fasse de l’homme son instrument et parle par son intermédiaire, que l’homme ne soit pas en jeu, et que dans cette parole il ne soit pour rien, de telle sorte que ces paroles elles-mêmes soient les paroles de Dieu? Il en va ainsi pour le Qor'ân, qui est sorti du palais, de la bouche, des lèvres, de la langue de Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille) par la voix, les lettres et les sons; pourtant, c’est la Parole de Dieu et non les paroles de Mohammad. Et quiconque dit que le Qor'ân est la parole de Mohammad est un impie.

Quand le détachement atteint sa perfection, Dieu est là, pur. Il est l’Unique, Il n’a pas d’associés; pour cette raison Mansour a dit : «Ana’l-Haqq» et Bayazid a déclaré : «Il n’y a pas dans ma tunique autre que Dieu.» Tant que, dans ce détachement, il reste une part de ta propre existence, on dit que tu es un impie qui associe un autre à Dieu. Ceux qui attestent l’Unicité de Dieu ne te reconnaissent pas pour un des leurs. Il y a un shirk 57 de paroles (qal) et il y a un shirk de l’état (hal). Le shirk de paroles consiste à affirmer que Dieu a un fils, ou un associé. Le shirk de l’état consiste à avoir en soi-même quelqu’un, autre que Dieu.

Un homme parfait parcourait le chemin de Dieu.

Soudain, il traversa l’océan de l’existence.

Un seul cheveu de son existence était resté en lui.

Au regard du détachement, ce cheveu était comme un zonnar.

Hier soir, un Maître m’a dit en rêve :

«Le risque, sur le chemin de l’amour, provient de «moi» et de «nous».

Je demandai : Qu’est-ce que « nous », qu’est-ce que “moi”?

Car toutes les difficultés sont résolues par toi.”

Il répondit : Tout ce qui n’est pas de Dieu,

tout est « nous » et “moi”, et c’est l’erreur même.”

«Toute chose périt, à l’exception de Sa Face 58.» Les com­mentateurs ont ainsi commenté ce verset : L’impérissable, c’est Dieu seul, et sauf Dieu, à savoir, les anges, les Péris, les prophètes, les saints, les croyants, les animaux, les oiseaux, le bétail, la terre, le ciel, le Trône céleste, le monde, tous seront anéantis. Cette parole est une miséricorde et un appel; c’est-à-dire : si vous désirez la pérennité, c’est Moi qui suis impérissable. Unissez-vous à Moi et sortez de vous-mêmes, afin que mon «Moi» devienne votre «moi». Et sortez de votre existence afin que Mon existence soit votre existence. Car, «quand J’aime un serviteur, Je deviens pour lui l’oreille, l’œil, la langue et la main» 59. Puisque J’aime mon serviteur, c’est Moi qui suis sa vue, c’est Moi qui suis sa parole, c’est par Moi qu’il parle, c’est par Moi qu’il voit, c’est par Moi qu’il entend. Je suis sa parole, Je parle avec sa langue, c’est Moi la lumière de ses yeux, il voit les choses par Moi. Je suis son ouïe, c’est par Moi qu’il entend. De même, au commen­cement c’est l’âme partielle qui le rendait vivant, et la lumière de ses yeux, son ouïe, sa connaissance et sa science prove­naient de cette âme, quand son âme partielle, qui était une goutte de cet océan total, s’est unie à cet océan, et que le voile de la séparation a été ôté, alors c’est Moi qui deviens son âme. Son mouvement, sa vie, sa vue, son ouïe, ses gestes et son repos, tout vient de Moi. Il est soutenu par Dieu, quand telle est sa condition, il ne meurt pas, et il demeure avec Moi éternellement.

C’est comme, par exemple, un lieu éloigné de la mer, où il est resté de l’eau séparée de la mer. Aux yeux des étrangers, des ennemis, et des non-initiés, cette eau diminue et s’ame­nuise d’instant en instant; sa couleur et son odeur s’atté­nuent, son goût s’affaiblit; la terre absorbe cette eau et le vent l’emporte; les rayons du soleil l’attirent. Alors, Dieu le Très-Haut envoie à cette eau stagnante un torrent, c’est-à-dire un Maître parfait et un ravissement qui est un ravissement d’entre les ravissements de Dieu, qui vaut mieux que l’adora­tion des hommes et des djinns; ce maître et ce ravissement constituent tous deux des vagues de cette mer; la seule diffé­rence est que l’une se manifeste sous la forme d’un être humain, mais, en réalité, tous deux sont des vagues de cet océan.

Quand Dieu, par Sa miséricorde, fait parvenir cette goutte d’eau, par l’intermédiaire de cette vague, à son océan, la goutte devient l’océan, et son essence ne périt pas. «Nous sommes à Dieu, et nous retournons à Lui 60.»

Ce verset concerne une telle goutte, qui s’est unie à l’océan. L’eau de la mer, partout où elle se trouve, appartient à la mer et retourne à la mer. Les âmes des prophètes, des saints, des croyants sont les rayons du soleil de l’Essence divine. «Il a créé les créatures dans les ténèbres, puis Il projeta sur elles de Sa lumière.» Il a créé les édifices des corps à partir de l’eau et de l’argile, qui sont les ténèbres; puis Il fit présent de Sa lumière à cette création faite de ténèbres, et la répandit sur elle. De même que le soleil dans le ciel répand sa lumière sur les villes, les palais et les maisons, et de même aussi que le soleil dans le ciel se déplace d’une maison du Zodiaque à une autre et que ses rayons le suivent dans ces maisons; quand le soir arrive, il se couche à l’occident, et les rayons de sa lumière, qui s’étaient étendus dans les maisons comme les branches d’un arbre, se couchent avec lui. Il en est ainsi pour les âmes des saints (awlya) qui sont les rayons du soleil éternel. Bien qu’ils brillent dans les maisons des corps et les emplissent de lumière, ils sont unis au Soleil éternel.

Je suis le rayon de ta lumière, ô Soleil!

Uni à toi, partout où tu me projettes.

Dans le monde des ténèbres, ô toi,

Soleil de l’âme je brille comme un clair de lune.

La clarté de la lune provient, elle aussi, du soleil. En réalité, l’éclat de la lune est aussi l’éclat du soleil, puisque les chercheurs de Dieu ne peuvent pas supporter la lumière du Soleil de la Majesté divine (que sa majesté est grande!) et n’en ont pas la force, car la montagne non plus n’a pu la supporter. «Lorsque Son Seigneur Se manifesta sur le Mont, Il le mit en miettes 61.»

Elle se réduisit en parcelles et en poussière. «Et Moïse tomba foudroyé 62.» Le soleil de Dieu remplit de la lumière de sa beauté et de sa majesté les âmes des prophètes et des saints qui ont été courbés et affaiblis par amour pour Lui. Puis Il les envoya pour guider les créatures. Pour cette raison les corps perçoivent cette lumière et sont capables de la supporter. Dans les ténèbres du monde contingent et de la corruption, par la clarté de cette lune, les créatures distinguent le chemin de l’égarement du chemin de la bonne orientation et le recon­naissent. Ils discernent le mal et le bien. Les astres du ciel sont pareils aux disciples autour du Maître qui est le Soleil éternel, et ils tirent de lui leur lumière. «Mes compagnons sont comme les astres; quel que soit celui que vous suiviez, vous serez bien guidés 63.»

Le Maître agit à la façon du soleil éternel. C’est lui seul qui est éternel. La pleine lune est le Pôle (qutb) de son temps, et la manifestation du soleil clément. Les astres sont comme les disciples et les croyants, qui sont tous remplis de la lumière du soleil. Dans le paradis de l’éternité, c’est-à-dire l’union avec Dieu, les saints sont comme la pleine lune et sont devenus les coupes emplies de la lumière du Soleil de la Majesté, et les vicaires (califes) éternels de Dieu. «Je vais établir un lieutenant sur la terre 64.» je ferai apparaître sur terre un lieutenant; bien qu’il emprunte la forme d’un lieutenant terrestre, en réalité il est un lieutenant céleste. Sa forme cor­porelle, composée d’eau et d’argile, est la Qibla des terrestres. La beauté sans forme de l’âme et du cœur est le vicaire des célestes.

Pour cela Dieu a donné aux anges, qui sont célestes, cet ordre : «Prosternez-vous devant Adam 65.» Et les anges se prosternèrent tous ensemble. Tous les anges se soumirent à cet ordre, et se prosternèrent devant leur Imam. Le maître est le vicaire de Dieu sur terre et au ciel. Les habitants de la terre sont obligés de le suivre, et c’est pour eux une nécessité; il en va de même pour les habitants du ciel.

Sur terre, grâce à la personne du maître, vicaire de Dieu, ce qui est faux est séparé de ce qui est juste, ce qui est de travers de ce qui est droit, ce qui est mal de ce qui est bien, l’ami de l’étranger, la monnaie fausse de la vraie. Dans les ténèbres de la nuit, en l’absence de la pleine lune, c’est-à-dire du maître, tout était indistinct, le beau et le laid étaient pareils. Grâce à la personne du maître, qui est la pleine lune, tout apparaît clairement.

Quand le soleil des saints s’est levé, il dit : «O toi l’impur, éloigne-toi; ô toi le pur, approche-toi.»

Et le véridique (Abu Bakr) se distingue d’Abu-Jahl.

L’autre monde et ce monde-ci sont ornés et parés par la personne du maître, vicaire de Dieu, et ils deviennent pros­pères grâce à lui. Toutes ses actions sont les actions de Dieu, comme la pleine lune qui répand la lumière du soleil. Dieu le Très-Haut règne sous la forme du sheikh et par son intermé­diaire. Et Dieu sait mieux!



4

«Méditez sur les bienfaits de Dieu et ne méditez pas sur l’Essence de Dieu 66.» Si vous voulez contempler Dieu, ne méditez pas sur Son Essence même, car vous n’avez pas la force de le supporter et cette contemplation vous contractera le cœur et vous paralysera, et vous n’en tirerez aucun accrois­sement, car vos ailes seront liées. Méditez sur la création et l’œuvre de Dieu, afin que vous soyez dilatés et épanouis.

De même, si quelqu’un réfléchit à la nature du printemps et fixe son attention sur ce sujet, se demandant quelle est cette beauté et en quoi elle consiste, afin de la voir et de la connaître; bien entendu, il sera privé de la vision du printemps et ne pourra le contempler. Il restera ébahi, sombre et stérile. Quels que soient ses efforts, sa «contraction» et son obscurité ne cesseront de croître.

Mais, au contraire, s’il attache son regard sur la campagne, les prés, les jardins, les roseraies, et contemple les arbres, les fruits, les fleurs, les bourgeons, les différentes couleurs, la verdure, les eaux vives, il verra la beauté et la grâce du printemps dans ses manifestations. Sa dilatation s’épanouira et échappera à la contraction, à la langueur et au chagrin. Plus il regardera ces phénomènes, plus sa dilatation et son épanouissement augmenteront, et plus il connaîtra la beauté et la suavité du printemps.

De même, figurez-vous l’Essence de Dieu à l’instar du printemps, et contemplez le ciel, la terre, la lune, le soleil, les astres, les montagnes, les mers, les diverses créatures, les beaux visages des femmes et des garçons, et les beautés spiri­tuelles, c’est-à-dire les saints et les prophètes. Adonnez-vous à cette contemplation et enivrez-vous de ces beautés et de ces qualités, et allez de la création vers le Créateur, afin que vous voyiez Dieu et que vous le connaissiez. Ainsi qu’Il a dit dans le Qor'ân : «Ne regardent-ils donc pas le firmament au-dessus d’eux, comme Nous l’avons édifié 67?» Et Dieu a dit aussi : «Et la terre, que nous avons déployée 68.» C’est-à-dire : comment n’apercevez-vous pas et ne comprenez-vous pas de quelle façon nous avons élevé le ciel et nous avons étendu la terre? Et Dieu dit encore : «Ne considèrent-ils pas comment les cha­meaux ont été créés? Comment a été élevé le ciel, comment ont été placées les montagnes, comment fut aplanie la terre 69?»

C’est-à-dire : ils ne voient pas de quelle façon étrange J’ai créé le chameau, et comment J’ai élevé le ciel, et comment J’ai fait tenir debout les montagnes, et comment J’ai étalé la terre. Dieu dit aussi : «Ceux qui assis, debout, couchés, se souviennent de Dieu et méditent sur la création des cieux et de la terre : «Seigneur! Tu n’as pas créé tout cela en vain? 70»

Tous ceux qui se souviennent de Dieu, debout, assis, cou­chés sur un côté ou l’autre, et dont les pensées et les méditations portent sur la création des cieux et des terres, disent : «O. Seigneur! Tu n’as pas créé toutes ces créatures en vain, inutilement, sans but et sans effet.» Les raisons d’être de cette création sont illimitées et incalculables. Ils contemplent ces étranges créatures et en tirent des profits et des leçons sans nombre. Ils cherchent aussi d’autres bénéfices qu’ils n’ont pas encore obtenus. D’instant en instant, ils croissent grâce à ces fruits, et leur connaissance, leur science et leur vision augmentent.

«Celui qui pendant deux jours reste sans progrès est lésé.» Le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille) a dit : «Qui­conque passe deux jours dans le même état, et qui tire du deuxième jour un profit qui n’est pas supérieur à celui du premier jour, dans ce bazar du monde, parmi les marchands de l’autre monde qui achètent l’autre monde en échange des marchandises de ce monde, une telle personne est lésée.» Il faut qu’elle fasse des progrès et qu’elle avance continuelle­ment. Si l’homme ne se trouve pas dans cet état, il lui faut savoir en réalité qu’il subit une perte et a été lésé et évincé par Celui qui est hors de toute qualification.

Si vous voulez voir la beauté du printemps, regardez les prairies, les bourgeons, les feuilles de différentes couleurs, les fruits mûrs et sucrés, afin que vous soyez perpétuellement dans la «dilatation» et immergés dans la vision.

Cette beauté pareille à la lune, venue dans ce monde, et qui est à la fois cachée et manifeste,

elle est l’âme de cet univers tout entier.

Ainsi que je l’ai dit, au point de vue de Son Essence Dieu est caché, et il n’est pas possible de Le voir. Mais au point de vue de la création et de Ses attributs, Il est manifeste et il est possible de Le voir. Il est à la fois caché et apparent comme l’âme dans le corps est à la fois manifeste et cachée. L’âme n’est pas visible. On ne peut pas voir l’âme de façon tangible : mais elle est apparente et manifeste par ses effets.

Les mouvements du corps, les pieds qui marchent, les mains qui saisissent, les yeux qui brillent, les oreilles qui entendent, l’odorat, l’intelligence, la parole, tels sont les effets de l’âme. Quand on considère ces effets, on aperçoit la beauté de l’âme de manière évidente, on connaît sa valeur, et on en devient amoureux.

Mais si quelqu’un se rend au cimetière, en disant que, sans l’intermédiaire des vivants et de leur corps, il veut voir l’image de cette âme, cette vision ne lui est pas possible. Le corps a été affecté à l’âme afin que l’âme se montre. Car voir l’âme en dehors du corps est impossible. «J’étais un Trésor caché et J’ai voulu être connu» 71 : J’étais un Trésor sans qualifications et caché, J’ai voulu Me manifester afin qu’on Me voie et qu’on sache que J’ai créé le monde et que, par cette création, on Me voie et Me connaisse. Or, quand une personne veut se montrer, elle prononce une parole, ou exécute un acte, ou réalise une action ou une œuvre d’art, afin de se manifester et de se montrer. Avant que cette personne ait exécuté cette œuvre d’art, les gens connaissaient seulement son visage. Mais ils disaient : «Nous ne connaissons pas cette personne, et nous ne comprenons pas qui elle est en réalité.» Bien qu’ils la vissent quotidiennement, lorsqu’ils ont vu de sa part une réalisation, un trait de caractère, un talent, une grâce, une œuvre d’art, tous ont dit : «Nous voyons maintenant quelle personne elle est en réalité et comment elle est.»

Tout ce qu’ils savent après cette action diffère de son visage apparent. C’est son visage apparent qu’ils voyaient toujours, et ils disaient unanimement qu’ils ne saisissaient pas qui était cette personne. Cet homme qu’ils ont découvert, après n’avoir connu que son aspect extérieur, n’était qu’une essence spiri­tuelle cachée, sans qualifications. Dès qu’ils l’ont vue et l’ont comprise, ils se disent l’un à l’autre : «Cet homme a un sens profond et son essence est noble, car il possède tel talent et accomplit telle œuvre. Il agit convenablement, il est généreux à propos, et il est avare, violent et cruel quand il le faut.»

Plus il montre ces qualités, plus les gens le voient et plus ils le comprennent, et le connaissent encore mieux. Quant à cette personne qui manifeste tant d’œuvres et de vertus, son dessein est de se faire connaître davantage. Et plus ceux qui la voient connaissent ses vertus et ses qualités, mieux ils la comprennent.

Or, Dieu le Très-Haut est le Créateur de cette personne et Il est le Créateur de centaines de milliers de créatures de toutes sortes, et le Créateur des cieux, des terres, de l’homme, des djinns, des démons, des Péris, des animaux, des bêtes qui vivent dans la mer, c’est-à-dire les requins, les oiseaux aqua­tiques, ainsi que de la lune, du soleil, des astres, du zodiaque, du zénith, de l’empyrée du Trône céleste, de la Tablette (Laulh), du Calame, du Paradis, de l’Enfer, des méchants, des purs, des prophètes, des saints et des anges : étant donné toutes ces œuvres, ces créations et ces qualités, pourquoi les gens, qui se connaissent les uns les autres, n’ont-ils pas une connaissance encore mille fois plus grande de Dieu et ne Le voient-ils pas et ne Le comprennent-ils pas? À cause d’une petite action commise par quelqu’un, les gens se disent qu’ils l’ont bien vue et connue, et affirment quel est cet homme, quel genre de personne c’est, et de quoi elle est capable. Pourquoi se sont-ils rendus aveugles, ignorants et stupides en ce qui concerne la connaissance de Dieu? Et par ignorance et négligence, ils disent : «Comme c’est étonnant qu’il y ait un Dieu! S’Il existe, qui L’a vu et qui Le verra? Il est impossible de Le voir. Celui qui prétend L’avoir vu, ou le voir, se vante et ment; il raconte des choses impossibles.»

O. ignorant! À cause d’une petite action ou d’une œuvre d’un homme, tu déclares que tu l’as beaucoup vu et que tu le connais bien. Tout ce que tu sais de lui n’était autre que son aspect extérieur. Car c’est cet aspect extérieur que tu voyais toujours, et qui t’apprenait qui il était. Pourquoi ne vois-tu pas et ne comprends-tu pas Dieu grâce à tant d’œuvres, de qualités, de vertus, de connaissances sans limites et sans nombre?

Ton cas ressemble à celui de quelqu’un qui entre dans un jardin et dit : «Je vois dans ce jardin une petite feuille, mais je ne vois pas le jardin.» Il y a là sujet à rire. Comment qualifier de tels yeux et une telle intelligence? Cela mérite toutes sortes de reproches et de railleries. Cela ne vaut même pas des reproches et des railleries; car les railleries et les reproches doivent être adressés à quelqu’un qui puisse être pris en considération. Une telle façon de voir et une intelli­gence de cette sorte ne sont rien. Pour eux, le néant vaut mieux que l’existence.

C’est pourquoi le mécréant dit : «Si seulement je pouvais être poussière 72!» Hélas! Si j’étais de la poussière, comme j’étais auparavant! Si j’étais de la poussière, les herbes et les plantes pousseraient hors de moi et serviraient aux hommes et deviendraient leur nourriture. Maintenant que je suis venu à l’existence, la plante qui pousse de mon être voit dans le jardin une petite feuille, mais ne voit pas le jardin immense. Puisse une telle plante empoisonnée, et qui ne porte pas de fruits, ne pas pousser même dans un désert de sel! J’étais heureux quand je suis venu à l’existence du sein caché du néant, et d’arriver du dernier rang au premier rang. Mainte­nant, je pense que c’est l’inverse qui est vrai. En réalité, je suis retourné en arrière; je regrette et je dis : «Hélas! Si j’étais la même poussière que je fus!»

Il dit aussi : La Vérité divine (Haqq) est plus évidente que le soleil. Celui qui cherche une explication après la vision subit une perte.”

Dieu le Très-Haut est plus manifeste et plus apparent que le soleil. Celui qui cherche un argument et un témoignage à propos de l’existence de ce soleil divin est plongé dans le malheur, il est comme un aveugle-né, sa souffrance et son infirmité sont sans aucun remède et sans guérison. Il est un véritable animal, pire qu’un animal et inférieur à l’inanimé. La terre, qui est inanimée, fut douée de sensibilité, elle accomplit son devoir. La terre fut créée afin que les végétaux poussent; tout ce que l’on met en elle, labeur et dépôts, elle l’accroît et le multiplie. Elle donne le centuple. Si on lui confie de l’orge, elle produit de l’orge. Si on sème du blé, il pousse du blé. De même pour l’animal. Il est créé pour traîner les fardeaux et les objets des hommes et pour transporter les hommes de ville en ville, pour qu’ils arrivent à destination. L’homme a été créé pour connaître Dieu et son service. Quand il n’accomplit pas son devoir il ne connaît pas Dieu et ne Le sert pas, il est pire que l’animal. «Ils sont semblables aux bestiaux, ou plus égarés encore 73.» Le cœur de telles personnes est plus dur que la pierre. De la pierre, l’eau jaillit et s’écoule. Mais de leur cœur de pierre ne proviennent que le feu de la colère et la fumée de la haine.

Le soleil ne possède que deux qualités, la clarté et la cha­leur; les voyants aperçoivent sa clarté et les aveugles ressen­tent sa chaleur. Le soleil n’est caché ni aux voyants, ni aux aveugles, il se manifeste par ces deux qualités et ne se dissi­mule pas. Dieu (qu’Il soit glorifié et exalté!) qui est le Créateur du soleil, des cieux, des terres, et qui est le Créateur de ce qui est manifeste et de ce qui est caché, comment pourrait-Il être dissimulé et non manifesté? Puisque Ses innombrables qualités et Ses créations sans limites, tout ce que tu vois : en bas, en haut, à gauche, à droite, en avant, en arrière, chaud et froid, bon et mauvais, tout cela constitue des signes et des attributs de Dieu. Par conséquent, comment pourrait-Il être caché?

Pour cette raison, Il a dit : «Quel que soit le côté vers lequel vous vous tourniez, la Face de Dieu est là 74.» Dans quelque direction que tu te tournes est la face de Dieu. Quelle est la direction que tu regardes où Il ne Se trouve pas, et où Il est absent à tes yeux, et où tu sois éloigné et caché pour Lui?

Quand le soleil se couche à l’occident, sous la terre, tu es caché au soleil, dans la nuit sombre tu ne perçois pas ses attributs : ni sa clarté, ni sa chaleur. Si le soleil n’est pas couché, si tu vas sous la terre, ou que tu t’enfonces dans un gouffre profond, tu es également caché au soleil, parce que le soleil comporte deux qualités, la clarté et la chaleur. Dans le gouffre profond, tu ne peux apercevoir ces deux qualités. Aussi, est-ce toi qui es caché au soleil. Pourtant, puisque toutes ces choses sont les attributs et l’œuvre de Dieu, il n’est pas possible qu’elles soient séparées de Dieu. Où peux-tu aller que Dieu ne s’y trouve pas? Et que peux-tu regarder qui ne soit pas l’œuvre et les attributs de Dieu? Dieu est plus manifeste et plus apparent que tout ce qui existe. Celui qui cherche la preuve et l’explication concernant une telle évidence, celui-là est plongé dans l’égarement et le malheur.

Ô toi qui es mort dans la recherche de Celui qui dénoue les nœuds,

ô toi qui es né dans l’union, et mort dans la séparation,

ô toi qui demeures assoiffé au bord de l’océan,

ô toi qui es mort de misère au-dessus d’un trésor,

un trésor qui n’est ni avec nous, ni sans nous. Où est-il?

Où se trouve un roi qui ne réside en aucun lieu?

Ne dis pas «ici», ne dis pas «là-bas», dis la Vérité.

Le Monde tout entier est Lui. Mais où se trouve un voyant?

Dans la douleur, j’aperçois toujours le remède,

dans le courroux et la tyrannie, je trouve la grâce et l’amitié fidèle.

Sur la surface de la terre, sous la voûte des cieux,

où que je porte mes regards, c’est Toi seul que je vois.

Anecdote. J’ai vu en rêve que dans l’école de notre Maître (que Dieu sanctifie son sirr sublime!) de nombreux amis étaient assis sur l’estrade et je me mis à parler avec eux. Je disais à haute voix : «La vie est une faveur qui se déverse sur les créatures et chacun en éprouve un autre effet. La faveur et la lumière qui ont été répandue sur Mohammad étaient la même faveur et la même lumière qui avait été répandue sur Abu Jahl. Elles firent de Mohammad l’ami uni à Dieu, et rendirent Abu Jahl étranger à Dieu; elles rendirent Mohammad voyant et Abu Jahl aveugle.»

Le printemps brille partout de la même façon. Mais dans un lieu il fait croître des épines, et dans un autre des fleurs. Il rend certains fruits doux, d’autres amers, d’autres encore acides. Mohammad (le salut soit sur lui) a apporté sa loi (sharia) et promulgué des interdictions pour les hommes, afin qu’ils renoncent à leurs défauts et acquièrent des vertus, pour qu’augmentent les bonnes qualités et diminue le mal. À l’instar d’un jardinier qui abat l’abricotier aux fruits amers pour planter et soigner un abricotier aux fruits doux. Le corps de l’être humain participe à l’animalité. Il possède les carac­téristiques de l’animal, telles que la négligence, l’indolence, le sommeil, la gourmandise, la rébellion, l’inhumanité, le manque de discernement, l’avarice, la cupidité, l’injustice, l’oppres­sion, l’absence de générosité, la cruauté. (Mohammad) a dit : «Renoncez à ces défauts, et acquérez les qualités des anges, conformément à l’ordre de Dieu, afin que vous soyez parmi ceux qui entrent dans le Paradis et que vous soyez agréés auprès de nous. Ne trahissez pas, mais soyez patients et géné­reux, et tenez-vous-en à la vérité, ne mentez pas, ne vous adonnez pas à la médisance, ne calomniez pas les gens, rendez — vous utiles, mangez avec modération, ne profitez pas des biens illicites, donnez de vos biens licites pour plaire à Dieu, n’éprouvez pas de cupidité à l’égard des richesses d’autrui, et gardez-vous bien de ces défauts. Coupez les branches qui portent de mauvais fruits, opposés, comme on l’a dit, aux qualités angéliques, et remplacez-les par des branches aux bons fruits; afin que, lorsque la faveur du Printemps éternel se déversera sur ces branches, celles qui portent des fruits agréables et angéliques croissent davantage. Les attributs de l’animal sont infernaux, et les attributs angéliques lumi­neux. Le feu provient de l’enfer, et la lumière du Paradis. Les parcelles à la fin s’unissent à leur tout, et le genre s’unit au genre. “Toute chose retourne à son origine.” Si vous voulez que le but de votre retour soit le Paradis, transformez les attributs animaux en attributs angéliques, afin que vous apparteniez au Paradis, non à l’Enfer.»

Sache que l’existence et l’ivresse de tes sens proviennent toujours du feu;

sache que l’origine et la source de ta nature, c’est l’enfer.

Si à présent tu as de l’inclination pour l’enfer, quoi d’étonnant?

Car les parties vont toujours vers leur tout.

On lisait ce verset coranique : «Lorsque viennent les secours de Dieu et la victoire 75.» Les commentateurs exotériques disaient : «Dieu le Très-Haut déclare :

«Ô Mohammad! Quand tu verras les gens arriver groupe par groupe, les uns à la suite des autres, et se faire musulmans, cela attestera que ta fortune est parvenue à son apogée. Ils viendront sans que tu aies besoin de faire la guerre ni de fournir des efforts. Demande pardon à Dieu pour les péchés que tu as commis; cela sera le signe que ton heure est venue. Car ensuite il ne sera plus nécessaire que tu appelles les hommes vers Dieu. Sans que tu fasses des efforts, cela arrivera. Ta présence en ce monde ne sera plus indispensable.

«Un autre sens dit que les choses de ce monde sont destinées à arriver à maturité et à la perfection. L’homme, l’animal, les fruits, etc., quand ils parviennent à la maturité et à la perfection, n’ont plus d’existence ni de permanence quant à leur forme extérieure. S’il s’agit d’un fruit, on le mange. Si c’est un tubercule, il grossit et la terre l’absorbe comme un fruit mûr. Et il en va de même pour tout le reste.

«Maintenant que ton appel est parvenu à la perfection, cette situation où il fallait recourir à la guerre, aux combats, aux miracles, à la proclamation du Qor'ân, constamment à mille moyens pour attirer une seule personne, n’existe plus; maintenant, ta puissance et ton appel sont si forts que, sans ces moyens, groupe par groupe, les gens viennent vers toi. Rends grâces à Dieu et loue-Le, et demande-Lui pardon de cette pensée que tu avais; la foi ne s’obtient pas par tes efforts. À présent que tu ne fournis plus d’efforts, tu vois qu’ils viennent vers toi. Depuis le début jusqu’à la fin, c’est Moi qui ai tout fait, et qui ferai tout. Tous ces moyens ne sont que des apparences. Demande pardon de la pensée que tu avais et repens-toi. Sache que ce repentir provient aussi de Moi. Toutes ces choses sont Mes bienfaits, Mes lumières, Mes instructions et Mes dons.»

Certains chercheurs de la Vérité disent que ce verset concerne celui qui s’adonne au combat spirituel. Au commen­cement, il accomplissait des efforts et d’innombrables mortifi­cations et dépensait ses forces corporelles dans la voie de Dieu pendant des années; jusqu’à ce que, après tant de luttes et de peines, lui apparaisse quelque signe du monde invisible. Et au moment où il vieillit et s’affaiblit, et où toutes ses forces ont été dépensées et où l’espoir l’abandonne, il a à chaque instant des visions merveilleuses, visions de l’au-delà, pro­diges divins, «stations» innombrables et incalculables. Dieu le Très-Haut lui adresse un appel, en disant : «Ô mon serviteur! Songe que toutes ces choses que tu voyais aupara­vant étaient dues au service que tu me rendais et à ta sou­mission assidue. Vois, tous ces moyens ont disparu. Mais nos dons arrivent l’un après l’autre, cent mille fois plus grands. Demande pardon de cette pensée, et sache que tout provient de Nous et que tout le reste n’est qu’apparence.»

Les saints de Dieu appartiennent à deux catégories : cer­tains sont fiers, et d’autres humbles; certains inspirent la crainte, et d’autres sont aimables. Un cœur qui aime la gran­deur inspire la crainte; sa fierté, c’est la majesté divine. Mais son âme concupiscente (nafs) est morte, selon l’ordre : «Mourez avant de mourir.» Il ne reste rien de lui. Sa fierté provient de la majesté divine, il est l’attribut de Dieu, les caractéristiques humaines n’existant plus chez ce saint. La fierté des hommes ordinaires vient de l’âme charnelle et elle est blâmable. De même, les rois de ce monde possèdent deux états : quand ils sont sur leur trône, les chambellans et les émirs se tiennent debout, les serviteurs et les commandants d’armées dégainent leur sabre afin de protéger les opprimés contre les oppresseurs. Ils sont puissants et ne regardent personne. Lorsqu’ils ne se trouvent plus dans cette situation, ils fréquentent leurs intimes dans le harem et dans la vie privée sans réserve et avec amabilité, ils laissent de côté la majesté inspirant la crainte. Ils permettent à la plus humble per­sonne mille sortes d’audace et de manques aux bonnes manières.

De même, Dieu le Très-Haut a assimilé Son serviteur à un instrument. Comme le caractère chaleureux d’une part, et la crainte révérencielle de l’autre : bien que ces deux dispositions soient apparemment différentes, et que les actions, ou inac­tions, par lesquelles elles s’expriment semblent différentes, en réalité il n’y a pas de différence. Les deux dispositions se mani­festent en la personne du même roi : d’un côté l’humilité, de l’autre la fierté.

Certains d’entre les saints ne se préoccupent pas du commun des hommes et témoignent de l’orgueil à l’égard des rois; ils ne rient pas en présence des hommes, mais ils incitent au bien et ils adressent des reproches pour la moindre faute et des réprimandes, disant : «Pourquoi avez-vous agi ainsi?»

D’autres saints saluent les gens, nobles ou modestes, et leur témoignent de l’humilité et les fréquentent; ils n’adressent de reproches à personne, et on n’éprouve à leur égard ni frayeur, ni crainte.

Ces deux catégories de saints sont les saints de Dieu. La fierté de l’un s’appelle majesté, tel attribut de Dieu se manifeste en lui, et les caractéristiques de l’homme ne sub­sistent pas en lui. Celui qui régnait et gouvernait dans la maison du corps de l’impie a disparu; et c’est Dieu qui règne et gouverne en lui. Désormais, les mouvements qui ont lieu dans la maison sont l’effet de l’ordre de Dieu et non de l’ordre du nafs. L’enveloppe, après la mort de cette âme charnelle, est devenue l’instrument et la manifestation de Dieu : «Le cœur du croyant est entre les deux doigts du Miséricordieux, Il le tourne et le retourne comme Il veut.» Le mouvement et la rotation du cœur sont ceux qu’accomplit Dieu. À l’instar d’une personne qui donne à une autre des coups de bâton. On attribue ces coups à la personne, et non au bâton. Ainsi que Dieu a dit : «Quand J’aime Mon serviteur, Je deviens pour lui l’oreille, la langue, la main. C’est par Moi qu’il entend, par Moi qu’il voit et parle.» C’est-à-dire : tout ce qu’il dit, ce sont Mes paroles. Chaque serviteur dont le corps est débarrassé de l’âme charnelle et rempli de Dieu, tout ce qui provient de lui est la droiture même. Il est le guide et celui qui montre le chemin aux hommes, même si son apparence est l’impiété et le libertinage. Dans tout ce qui vient de lui, lui-même ne se trouve pas. Cela provient de Dieu. On ne peut pas intervenir dans leurs actions et leurs œuvres en alléguant que ceci est bien, ceci est mal, ceci est injuste, ceci est juste. Cette intervention, ce jugement et cette discrimination concer­nant les actions des serviteurs de Dieu sont l’instrument de l’âme charnelle. Il n’y a pas lieu de blâmer les actions de Dieu. Que Dieu ressuscite ou qu’Il fasse mourir, cela est juste. «Il fait tout ce qu’Il veut, et Il ordonne ce qu’Il veut.»

Quand, dans ce monde, quelqu’un commet une action, bonne ou mauvaise, on dit : «Cette action est juste, ou injuste.» On dit ainsi, parce qu’il est possible que cette action soit conforme (ou non) à la volonté de Dieu; car l’homme est libre d’accomplir cette action. L’existence et l’âme charnelle sont là, elles ne sont pas devenues l’instrument de Dieu, de telle sorte que tout ce qui provient d’elles soit l’œuvre de Dieu. Mais les prophètes et les saints ont déclaré que la satisfaction de Dieu réside dans l’action méritoire, la justice, la bonté, la soumission envers Dieu, la dévotion et l’éloi­gnement de ceux qui sont mauvais, injustes, traîtres, égarés, rebelles, négligents, malfaisants : cela plaît à Dieu et empêche que l’on soit jeté dans l’enfer, qui est le courroux de Dieu.

Les divergences dans les actions ont pour but ce bien dont nous avons parlé : si le but n’était pas de plaire à Dieu, le bien et le mal n’existeraient pas en eux-mêmes. Et on ne préférerait pas la bonté de quelqu’un à la méchanceté d’un autre. Tout mal qui mène à Dieu, les anges le préfèrent à mille biens. «Il y a beaucoup de péchés bénis, et beaucoup d’actes de soumission envers Dieu qui sont néfastes.»

Le mal et le bien ne sont pas recherchés pour eux-mêmes. On attribue une certaine valeur à ces actions dans la mesure où elles plaisent à Dieu, et dans cet espoir. La différence établie par les sages entre ces actions est fondée sur cela. De même qu’un Arabe arrive dans un désert lorsque le soleil est caché par les nuages. Il ne peut savoir quelle est la direction de la Qibla, et il ne trouve personne à interroger. Là où il croit trouver la Qibla, là, en réalité, elle se trouve. C’est dans telle direction qu’il oriente sa prière. Si, après la prière, il se rend compte qu’il s’est trompé, il ne lui est pas nécessaire de renouveler la prière, laquelle était valide. Là où le soleil n’est pas caché et où la Qibla est évidente, il doit prier en se tournant vers la Qibla. Et si quelqu’un se tourne dans une autre direction, sa prière est immédiatement invalidée et ne convient pas.

Pourquoi cette prudence, ces précautions, ces instructions? C’est parce que la prosternation doit être accomplie dans la direction de la Ka'ba. Mais quand on entre dans la Ka'ba, de chaque côté où l’on tourne le visage, la prière est licite. L’interdiction de se tourner à gauche ou à droite évite de se tromper de direction. Mais dans la Ka'ba, de quelque côté que l’on se prosterne, c’est autorisé. Une direction déterminée a été fixée comme un critère, afin que les croyants puissent se conformer à la volonté de Dieu. L’homme de Dieu qui est devenu vide de lui-même et rempli de Dieu — «Il n’y a dans ma tunique que Dieu» — tout ce qu’il fait est bien. Quand il prie dans la Ka'ba même, il n’y a pas lieu de dis­tinguer la direction exacte : toutes les directions se valent.

Ce que fait l’homme de Dieu est juste;

tout ce qu’il fait est bien, sa voie est exempte d’égarement.

Dieu le Très-Haut ressuscite et tue les justes; Il fait mourir certains pendant leur jeunesse, et Il prolonge la vie des tyrans jusqu’à la vieillesse. Il octroie dans le pays des impies la paix et la sécurité. Et Il cause parmi les musulmans des troubles, des dangers et la famine. Il laisse les impies vaincre les musulmans, et Il rend captifs les musulmans, les hommes de bien et ceux qui se soumettent à Dieu. Il maintient en sécurité les voleurs et les pirates dans leurs bateaux, et Il fait se noyer les gens dévots et craignant Dieu. Les riches et les rois se sont assujetti tout le monde au moyen de leurs largesses et de leurs richesses et sont victorieux. Pourtant, ils supplient Dieu avec mille gémissements de leur accorder un enfant, et ils épousent plusieurs femmes nobles afin d’avoir des enfants, mais ils ne parviennent pas à réaliser leurs souhaits. Aux pauvres, qui sont dégoûtés de leur propre vie et qui sont incapables de se suffire à eux-mêmes et qui ne sont pas en mesure de gagner le pain de chaque soir, Il donne dix et même quinze enfants, filles et garçons. Les prophètes et les saints périssent brûlés, coupés en morceaux, morts de faim. «Ils tuent injustement les prophètes 76.»

Étant donné que toutes ces actions proviennent de Dieu, celui qui formule des distinctions et des critiques est impie. De même que dans la Ka'ba, c’est égal de prier vers la droite, vers la gauche, vers l’avant, vers l’arrière, de même, en ce qui concerne les hommes de Dieu qui sont devenus Son instru­ment, leur fierté et leur humilité, leur avarice et leur généro­sité, leur justice et leur tyrannie, leur sommeil et leur veille, toutes ces considérations sont pareilles et égales.

Et de même qu’il ne convient pas de critiquer les actions de Dieu, le disciple doit aussi se comporter pareillement à l’égard du maître uni à Dieu. La mortification et le bien-être, le sommeil et la veille, et toutes les autres actions qu’accomplit le maître et que le disciple pourrait considérer comme enfan­tines, il doit les regarder comme des prodiges et des miracles. Et, comme le disciple croît et progresse à cause des prodiges du maître, chaque action, la plus humble fût-elle, doit opérer le même effet sur le disciple, sans un atome de différence; sinon, on ne dit pas qu’il est un véritable disciple. Car le véri­table disciple est celui qui connaît le sucre et a perçu son goût. Si on prépare un halva à base de sucre, sous différentes formes et présentations, celui qui connaît le sucre n’établit aucune différence entre elles et il les mange toutes avec le même plaisir. Il ne dira pas que telle présentation était plus sucrée. S’il le disait, cela montrerait qu’il existe encore en lui des traces d’immaturité et qu’il ne connaît pas vraiment le sucre.

Il en va ainsi pour l’homme de Dieu. Quand il se transforme et que le cuivre de son être est transmué en or, il devient un guide, et les disciples perçoivent dans cette opération une saveur divine, et sont illuminés et éclairés. «Ô croyant! Ta lumière a éteint mon feu.» C’est-à-dire : Laisse-moi, ô croyant! Ta lumière a tué le feu de ma concupiscence.

Le commentaire serait long, sans limites et sans bornes. Pour l’homme intelligent, un seul signe suffit. S’il y a quel­qu’un à l’intérieur de la maison, un seul mot convient. Mais sache qu’un tel disciple est rare. En réalité, s’il s’en trouve un, ce disciple est déjà un maître. Ils ne sont pas deux; en réalité, l’enfant né de l’homme est homme. Il n’est pas oiseau, il n’est pas ânon; puisqu’il boit le lait de sa mère, il arrivera au rang du père et de la mère. L’âme du serviteur de Dieu lui aussi, en ce monde, se trouve dans l’enveloppe corporelle et elle est liée à une nature concupiscente; elle est faible, exilée, et pareille à un petit enfant. Elle tète le lait de la miséricorde divine par la soumission, l’adoration et l’orientation vers Dieu. Elle croît et grandit, et dit : «Gloire à moi, combien ma dignité est élevée; il n’y a dans mon froc nul autre qu’Allah!»

Celui qui établit une distinction entre le chercheur et le cherché,

celui-là n’est ni chercheur ni cherché en ce qui concerne l’Unité divine.



5

Le récitant du Qor'ân dit : «Allah est la lumière des cieux et de la terre 77.» Dieu le Très-Haut déclare : «Je suis la lumière du ciel et de la terre. Tout ce que vous apercevez sur la terre, dans le ciel, les ténèbres, la clarté, la vie et la beauté : consi­dérez que tout cela vient de Moi. En réalité, tous ces bienfaits sont Moi-même. Puisque vous n’avez pas un regard assez pur pour voir Ma beauté, sans intermédiaire et sans accompa­gnement, Je vous la montre au moyen des formes et des voiles. Car votre perception de ce qui est sans qualifications passe par la forme. Vous ne pouvez pas voir ce qui est sans alliage. Ma beauté s’est alliée à la forme, afin d’être à la mesure de votre capacité de vision. L’univers ressemble à un corps dont la tête est dans le ciel et les pieds sur la terre. De même que le corps humain vit par l’âme, pour ce corps le ciel est sa tête, et les astres sont comme les sens. L’œil, l’oreille, la langue vivent, voient, entendent, parlent, sentent, grâce à l’âme. La vision, la clarté, la vie, la faculté que les yeux ont de voir et les autres membres et sens de percevoir, tout provient de l’âme. On aperçoit l’âme par l’intermédiaire de cet ensemble. Quand l’âme quitte le corps, la beauté, le charme et l’éclat ne demeurent plus en lui.

La beauté appartenait à l’âme qui se manifestait par le moyen du corps.

De même, ce corps de l’univers, qui est composé par le ciel, la terre, les astres, le soleil, la lune, la fraîcheur de la terre, les hommes, les animaux, les bêtes féroces, l’inerte, les végétaux, les arbres, les fruits, est tout entier la lumière de Dieu. La vie et l’activité de toute chose proviennent de Dieu. À l’instar de la lumière du corps, depuis le front, le visage, les yeux, les sourcils, les lèvres, la bouche et les sept membres 78, tout vient de là. Par exemple, l’âme dit : «Je suis l’âme, je suis la lumière du corps, je suis sa tête et ses pieds. Cela veut dire que sa clarté et sa vie viennent de moi qui suis l’âme.» Quand l’âme se sépare du corps, celui-ci devient malade; il est détruit; les astres du ciel de la tête, c’est-à-dire les yeux, les oreilles, les lèvres et le nez, tous deviennent hors service; incapables d’agir, ils pourrissent et s’anéantissent; et les autres membres, c’est-à-dire l’avant-bras, le bras, la cuisse, le genou, le pied, la main, les tendons, les jointures et les articulations sont disloqués et corrompus et se transforment en poussière. Au Jour de la Résurrection et du Rassemblement, l’Être, c’est-à-dire le ciel et la terre, se sépareront de l’univers, comme Dieu, qui est l’âme de l’univers, se séparera de lui. Il restera l’univers sans âme. Les hommes, qui sont les parties et les fruits de l’univers, meurent à 70 ou à 80 ans. L’univers tout entier a une vie plus longue. C’est comme les fruits de l’arbre qui tombent chaque année et ne peuvent durer davan­tage. La vie des arbres dans les bois est beaucoup plus longue.

Quand le terme de l’univers arrivera, ce sera le Jour de la Résurrection. Le ciel, qui est la tête, sera morcelé et se fendra. «Lorsque le ciel se déchirera 79.» «Lorsque le, soleil sera décroché et les étoiles obscurcies, lorsque les montagnes se mettront en marche; lorsque les bêtes sauvages seront rassem­blées; lorsque les mers seront en ébullition 80.» Au sujet de l’anéantissement de l’existence, en dépit de ceux qui croient que ce monde est incréé et qu’il sera éternel, Dieu dit aussi : «Lorsque le ciel se rompra et que les étoiles seront dispersées, lorsque les mers franchiront leurs limites et que les sépulcres seront bouleversés 81» : le ciel se fendra, les astres se disperse­ront, les mers se déverseront les unes dans les autres, et les montagnes seront renversées. «Lorsque la terre sera secouée par son tremblement 82» et qu’elle rendra ses fardeaux, c’est-à — dire les trésors et les morts, «Et que les montagnes seront comme la laine cardée» : les montagnes deviendront comme de la laine qu’on a peignée avec une carde, pour qu’elles se dispersent, et Dieu transformera cette terre et ce ciel en une autre terre et un autre ciel. «Le Jour où la terre sera remplacée par une autre terre, où les cieux seront remplacés par d’autres cieux. Les hommes seront alors présentés à Dieu, l’Unique, le Dominateur suprême 83.»

Ces versets décrivent la mort du corps de l’univers. De même, le microcosme (saxs-e djozvi), c’est-à-dire l’homme : lorsque son âme le quitte, le ciel de sa tête se fend et se mor­celle, et la terre de ses pieds, détruite, devient poussière. Le macrocosme, qui est la totalité de l’univers, est comme un arbre. Sa mort est pareille à la mort des parties et des fruits. Il ne restera ni ciel, ni terre, ni soleil, ni lune, ni mers, ni montagnes : tout sera disloqué, séparé et dispersé, et deviendra poussière.

«Toute chose périt à l’exception de Sa Face 84.» Toutes choses s’anéantiront et seront détruites. Les âmes pures des anges, les cieux, la terre, l’empyrée, le Trône céleste, la Tablette et le Calame, et le reste. Mais la mort du croyant, bien qu’elle soit en apparence une mort et un anéantissement, on ne l’appelle pas mort. Le bien qui existait en lui, et qui semblait détruit et anéanti, en réalité est multiplié par mille. Ce n’est pas une mort. Sa mort n’est pas en réalité une mort. Lorsqu’il meurt, il devient mille fois plus grand. C’est comme le grain de blé ou le noyau de l’arbre enfouis dans le sol. Cette graine éclate dans la terre. Elle est détruite. Elle pourrit et s’anéantit. Quand on soufflera dans la trompette du prin­temps, toutes les semences revivront; cela montre qu’en réalité elles n’étáient pas anéanties; et elles seront, au contraire, cent mille fois accrues. En vérité, cette graine n’était pas morte.

Quelle graine était enfouie dans la terre qui n’en a surgi?

Pourquoi doutes-tu de la semence de l’homme?

La mort consiste en ce qu’une graine amère ou une épine piquante, qui s’écrie à chaque instant : «Puissé-je ne pas exister et ne pas être venue en ce monde!» devient, quand elle meurt et s’anéantit, cent mille fois plus laide. On appelle une telle mort une mort véritable. Cet état est pire que la mort. Car il y a beaucoup d’hommes qui, au sein des tortures et des peines, souhaitent mourir. Et l’impie lui aussi, quand il voit sa propre laideur, s’écrie : «Malheur à moi! Si seule­ment je pouvais être poussière 85!» De même, quand les impies, dans le pire des malheurs, souhaitent la mort, Dieu le Très-Haut n’exauce pas leurs vœux, la mort étant préfé­rable à leur état. Quand on parle de mort en tel état, il ne s’agit pas d’un mensonge. Ce n’est même pas la centième part de la vérité. Si on donne à quelqu’un cent dirhams, et que cette personne dit qu’on lui a donné cinq dirhams, telle personne ne ment pas. Car cent dirhams contiennent cinq : cinq dirhams font partie de cent. Cet état est cent fois pire que la mort; si quelqu’un l’appelle mort, il n’a pas menti. La mort des méchants et des pervers, c’est vraiment la mort. Au Jour du Jugement, leur interrogatoire sera mille fois plus long que celui des autres.

Quant à la mort des croyants, des hommes de bien et des saints, leur mort n’est pas la mort, mais c’est une vie. «Ne crois surtout pas que ceux qui sont tués dans le chemin de Dieu sont morts. Ils sont vivants! Ils seront pourvus de biens auprès de leur Seigneur, ils seront heureux de la grâce que Dieu leur a accordée 86.» Le blé de leur existence est centuplé. Dieu le Très-Haut dit : «Toutes ces choses s’anéantissent, elles ne demeurent pas, que ce soit l’ange, le Péri, le démon. Je reste, Moi, seul.» «Toute chose périt, à l’exception de Sa Face.» Les croyants et les anges, bien qu’ils meurent et s’anéantissent, nous n’appellerons pas cela la mort; mais la vie même; à l’instar de la destruction du grain de blé dans la terre. Mais nous appelons la mort des méchants et des égarés une véri­table mort. Car après la mort et la destruction, l’existence qui sera la leur au Jour du Jugement sera pire que mille morts.

Cette interprétation et ce commentaire que nous donnons sont conformes aux paroles et à l’opinion des mystiques. Le verset «Toute chose périt» exige cette interprétation. C’est son sens profond : c’est-à-dire que tout meurt : les croyants, les anges et les hommes purs, et qu’il ne reste que Dieu seul.

Je l’ai démontré, conformément à ce qu’ils disent et croient, à savoir qu’une telle mort, bien qu’on soit mort et anéanti, est pourtant la vie même.

Celui qui nie cela, on lui adresse des reproches, en disant : «Pourquoi ne pas ressusciter ces graines, afin que ce qui existe devienne cent fois, ou même mille fois plus grand, et pourquoi garder ces graines dans la maison et ne pas les semer dans la terre? Tu causes là un dommage à toi-même et au blé.» Nous savons qu’une telle mort est la vie même.

«Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est comparable à une niche où se trouve une lampe, la lampe est dans un verre, le verre est semblable à une étoile brillante, cette lampe est allumée à un arbre béni, l’olivier, qui ne provient ni de l’Orient, ni de l’Occident — et dont l’huile est près d’éclairer, sans que le feu la touche. — Lumière sur lumière! Dieu guide vers Sa lumière qui Il veut; Dieu propose aux hommes des paraboles. Dieu connaît toute chose 87.»

Dieu dit : «Le Dieu sublime et Très-Haut est la lumière du ciel et de la terre. Il est comparé à une lampe qui est dans une niche, dans la direction de la Qibla, au coin d’un mur. Il y a dans cette lampe une lumière, et cette lumière se trouve dans un verre, pareille à un astre qui brille, flamboie, et rayonne, grâce à un olivier qui n’est ni d’Orient, ni d’Occident. De l’huile de cette lampe provient une lumière comme une flamme.»

Le sens véritable nous appelle à interpréter cette lampe comme l’être du saint (wali). L’huile est son cœur pur. Dieu le Très-Haut réside en ce cœur et y est attaché. «Ni la terre, ni le ciel ne Me contiennent, Mais le cœur de Mon fidèle ser­viteur Me contient 88.» Le reflet de la lumière que dégage cette lampe rend l’existence de l’univers lumineuse et vivante. Une partie de cette lumière n’est pas tangible, mais intelli­gible. Elle brille de façon inconditionnée et non contingente, dans les âmes et les intelligences. Et à partir des âmes et des intelligences, elle brille sur les animaux. Et à partir des animaux, sur les végétaux qui poussent et s’accroissent; et à partir des végétaux, sur les minéraux, afin qu’ils se réchauf­fent et se refroidissent. Tels rayonnements sont les signes de cette lumière. La vie réelle appartient au saint, qui est soutenu par Dieu et qui est le vicaire de Dieu dans le ciel et sur la terre. Et tout le reste des créatures sont vivantes par le reflet de sa lumière. La vie pour elles est un emprunt, comme la chaleur et la couleur rouge sont empruntées par le fer au feu. Quand le fer se sépare du feu, cette couleur rouge et cette chaleur disparaissent, à l’inverse du feu qui possède la chaleur et la couleur rouge par lui-même. Et ces deux attributs en lui ne sont pas empruntés. C’est son essence même qui est ainsi.

Le Pôle (qutb) 89 tourne autour de lui-même; c’est-à-dire qu’il ne reçoit l’aide de personne. Les autres tournent autour de lui et reçoivent de lui aide et bénéfice au besoin de leur capacité spirituelle. De même, le soleil qui se trouve au quatrième ciel répand d’abord ses rayons sur ce quatrième ciel, puis au troisième, puis au deuxième, jusqu’à ce qu’il atteigne le ciel qui est au-dessus de la terre, et enfin la terre. Le Pôle est comme le soleil des âmes et des intelligences. D’abord, il brille sur le premier rang; ensuite, il parvient aux autres degrés, rang par rang, catégorie par catégorie. De même que les cieux ont sept étages, et la terre sept profondeurs; les voiles lumineux sont pareils aux étages du ciel et les voiles des ténèbres semblables à la terre. Sauf que les voiles sont spirituels, comme les natures angéliques, celles des croyants et des saints. Et les étages des ténèbres pareils aux démons, aux Péris et aux génies. Tous reçoivent de lui le secours, selon leur nature.

L’essence de ce Pôle est la lumière du ciel et de la terre. De même que chaque clarté qui éclaire les portes et les murs provient de la lumière de cette lampe : ceux qui n’ont pas une vision parfaite supposent que cette lumière appartient au mur. Mais ceux qui savent comprennent que cette lumière vient de la lampe. Par l’apparence et la forme, on peut connaître et voir l’âme qui se trouve dans le corps de l’homme, bien qu’elle n’ait pas de signe ni de qualités visibles. Les corps sont conçus pour manifester les âmes.

Si quelqu’un interroge : «Qu’est-ce que l’âme?», on lui répond : «aveugle ignorant! Que demandes-tu là? Un corps sans âme peut-il marcher, ou saisir avec la main, ou voir avec les yeux, ou entendre avec les oreilles, ou parler avec la langue? L’âme n’est pas un mur qu’on peut toucher de la main. L’âme est un sens profond, qui donne la vie et le mouvement là où elle parvient. Le corps de chaque chose est susceptible de la recevoir. Voir ce que sont le musc et la rose, c’est les sentir; voir ce que sont le son aigu et grave, c’est les entendre; voir ce que sont le goût amer ou doux, c’est les éprouver par la bouche et le palais. Jamais on ne peut voir avec les oreilles le visage de l’homme, jamais on ne peut entendre une voix avec les yeux. Voir ce qu’est le myro­balan, c’est savoir qu’il purge l’intestin; voir ce qu’est l’huile d’amandes, c’est savoir qu’elle enlève la sécheresse du corps; voir ce qu’est le vin, c’est savoir qu’il apporte l’ivresse. La forme apparente des épices, ce sont leurs propriétés. Recher­chez-les, achetez-les et augmentez leur prix selon leurs pro­priétés. On ne peut pas voir la propriété avec les yeux, on peut la voir avec l’œil de l’entendement. De même, on voit le sens du Qor'ân par les yeux de chair et on le voit aussi par l’œil de la compréhension et de l’intuition.

L’âme, c’est une chose qui te rend vivant quand elle est avec toi. Et cent mille activités sont produites par toi : marcher, saisir, parler, s’asseoir, voir, entendre, le repos, la souffrance; et quand l’âme te quittera et que tu deviendras inanimé et que tu seras comme une pierre et une motte de terre, alors, âne que tu es! comment verras-tu l’âme, puisque tu demandes comment est l’âme? Or, voir le sens profond qui est intérieur est plus saisissant et plus évident que voir les choses tangibles.

Tu vois le corps d’une personne avec le sens de la vue. Quand tu fermes les yeux, tu ne le vois pas; ou tu entends la parole de quelqu’un : quand tu bouches tes oreilles, tu ne l’entends plus. Mais quand, dans ton for intérieur, il y a un chagrin ou une joie, tu dis aux gens : «En ce moment, je suis gai, ou je suis triste.» Si tu fermes, ou tu ouvres, les yeux ou les oreilles, cette joie et ce chagrin ne disparaissent pas, ne s’évanouissent pas, et ne s’absentent pas. Il est sûr que ce qui est ressenti intérieurement est plus apparent que ce qui est visible. La joie et le chagrin qui parfois montent et parfois s’estompent, ainsi que la colère, la patience, la géné­rosité, l’avarice, la bravoure, la concupiscence, le désir, l’amour, tu peux voir tout cela, et tu dis : «En ce moment, je suis dans tel ou tel état.» Alors que l’âme qui est jour et nuit avec toi, comment peux-tu demander comment elle est? Le plus étonnant est que personne n’a dit : «Quelle étrange vache es-tu?» Car ton corps est le lieu de la manifestation de l’âme. Dans chaque partie de ton être, l’âme se trouve, de la tête aux pieds, dans la santé du corps, le mouvement des membres, l’éclat du visage et des yeux. Quand l’âme est partie, les astres des sens qui sont dans la tête, tels que l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût, le toucher, sont hors service et se corrompent. La force des pieds et des jambes disparaît et les doigts se séparent les uns des autres.

De même que le corps de l’homme est rendu vivant par l’âme, le corps du ciel et de la terre est aussi rendu vivant par l’âme. Quand cette âme s’en va, la fraîcheur, l’éclat et la beauté disparaissent. C’est pourquoi le ciel se fend, les astres tombent, le soleil et la lune s’éteignent.

Le calife de Dieu, qui est le Pôle, rend, par le reflet de la lumière de son âme, les hommes, le ciel et la terre vivants et lumineux. «L’huile est près d’éclairer 90.» L’huile de cette lampe, qui est son corps et son âme, avant qu’il devienne le Pôle et arrive à la perfection, est brillante et rayonnante. Et quand la lumière de l’amoureux s’unit à celle du Bien — Aimé, c’est-à-dire, quand la partie s’unit au tout, et que la goutte d’eau parvient à l’océan, c’est Lumière sur lumière; car si lui-même ne faisait pas partie de la lumière, il ne s’unirait pas à cette lumière. Car tous les mouvements des membres sont dirigés vers leur tout.

Puisque le Sheikh a dit : Ana’l-Haqq 91 et est parvenu à son but,

il a triomphé de tous ses adversaires aveuglés.

Lorsque la forme corporelle du serviteur de Dieu a été vidée de l’existence,

ô obstiné! Réfléchis : que peut-il rester?

Si tu as des yeux, ouvre-les et regarde bien :

après la non-existence, que demeurera-t-il enfin?

Avant d’arriver à l’union, l’âme, qui est une lumière parti­culière, était séparée de la Lumière (de Dieu), mais elle en tirait son rayonnement. Maintenant, la lumière de l’âme a atteint sa perfection, et elle est unie à son origine. Son éclat a augmenté et est arrivé à son apogée, et l’âme est devenue le Pôle de son temps. «Dieu guide vers Sa Lumière qui Il veut 92.» C’est-à-dire : Il ne guide pas et ne conduit pas n’importe qui vers le Pôle, sauf ceux qui sont élus et aimés et qui proviennent de cette origine. Et tous ceux sur qui cette lumière ne s’est pas déversée depuis la pré-éternité, Dieu les a créés misérables dès l’origine, et a soumis leur existence aux ténèbres et à l’égarement. Eux n’ont pas la possibilité de parvenir jusqu’à ce Pôle. Tous ceux qui sont attirés vers Dieu depuis le jour du Covenant (alast) sont depuis ce moment ivres de Dieu. «Heureux celui qui est heureux dès le sein de sa mère, misérable celui qui est misé­rable dès le sein de sa mère.»

L’organe que nous appelons cœur ne consiste pas en des gouttes de sang, en un morceau de chair. Une telle description est valable pour tous les animaux : la vache, l’âne, le chameau, le mouton. Tous possèdent un cœur, des poumons, un foie. Le cœur est une lumière sans qualifications dont les gouttes de sang sont le lieu de manifestation et de passage. Telle lumière est infinie et sans limites. À l’instar de la lumière de l’œil qui n’a rien à voir avec la blancheur et noirceur de l’organe; pourtant la vue passe par la forme de l’œil. De même, l’ouïe ne se limite pas à l’oreille, laquelle n’en est que le lieu de passage. Les sens sont pareils aux gouttières par où passe l’eau. Bien que les cinq sens, c’est-à-dire l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût et le toucher soient différents, ils servent grâce à l’âme seule, laquelle passe par les cinq gout­tières des sens.

Dans une chambre, une chandelle ou une lampe est allumée. Aux murs, à gauche et à droite, en avant et en arrière, sont suspendus des miroirs. À l’extérieur, de tous côtés, on aperçoit la lumière de la chandelle reflétée par les miroirs. Bien que ceux-ci soient nombreux, la lumière provient d’une unique bougie. Mais la différence est la suivante : dans les chambres visibles, qui sont inanimées et tangibles, chaque miroir reflète la même lumière que tous les autres miroirs. À l’inverse, en ce qui concerne les miroirs des sens appartenant à la chambre du corps humain, la lumière qui leur arrive produit en chacun d’eux un autre effet et revêt un autre aspect. Quand elle parvient au miroir de l’œil, elle donne la vue; quand elle arrive au miroir de l’oreille, elle donne l’ouïe, et ainsi de suite. Dans chaque miroir, elle opère une action propre; de sorte que, quand cette lumière arrive, chaque sens produit un effet que les autres ne produisent pas.

Il en va de même pour le printemps et sa chaleur. Quand il atteint le noyer, cet arbre produit des noix, et quand il rejoint le palmier, cet arbre produit des dattes, et quand il touche le pommier, cet arbre produit des pommes, et ainsi ad infinitum. Le printemps en réalité est une seule saison. Mais il produit pour chaque arbre un effet spécifique.

Il en est ainsi pour les arbres des sens. Le printemps de l’âme, qui est une seule réalité et une seule lumière fait apparaître une action et un effet propres à chaque sens. Et quand cette lumière parvient aux différents sens, dans chacun de ces sens se manifestent une autre opération, une autre pro­priété et une autre action. Quand cette même lumière arrive chez chacun des innombrables hommes, qu’ils soient de Byzance, de Zanzibar, ou turcs, elle produit une action et un effet différents, et elle incite à une autre activité et une autre œuvre. Elle rend l’un tyran, l’autre juste; l’un homme de bien, l’autre mauvais; l’un généreux, l’autre avare.

Toutes ces multiples opérations sont mises en œuvre par une seule lumière. Et ceux qui considèrent que cette diversité provient d’une Lumière unique croient à l’unicité de Dieu, et leur regard se fixe sur cette Lumière. Pour eux, il n’existe pas de dualité. Et s’ils disent : «Pour nous, toutes ces choses sont une», cela est juste : car les images et les formes leur font atteindre cette Lumière unique, qui est leur but. Comme lorsque tu es à la recherche d’une personne. Si un Turc ou un Arabe te donne des indications et te montre la personne que tu cherchais, tous les deux ne font pour toi qu’un. Car ils ont servi un seul but et t’ont guidé vers ce que tu cherchais.

L’impiété et la foi courent toutes deux dans Sa voie, en disant : «Il est unique, Il n’a pas d’associé.»

Ce vers indique ce qu’est l’état d’une telle personne. Un peintre peut exécuter un beau portrait, mais il n’est pas capable d’exécuter un portrait laid. L’art de celui qui peut peindre les deux est certainement plus grand. Bien que l’image soit laide, elle témoigne de la perfection de son art aussi bien que le beau portrait. Pour celui qui recherche le peintre à travers son œuvre et qui voit la perfection et la beauté de cette œuvre, la laideur et la beauté sont égales, car tout cela représente le peintre et le manifeste. Aussi, tout n’est qu’un.

Ne regarde pas celui qui est laid avec mépris,

car la mouche joue ici le même rôle que le paon.

De même que le paon est le lieu où se manifeste la perfection de l’œuvre divine, la mouche, elle aussi, est le lieu où se manifeste cette perfection. À cet égard, tous deux sont pareils et expriment la même réalité.

Quant à ceux qui ignorent le peintre et ne le recherchent pas, ils se bornent à leur propre forme et ils n’adorent qu’elle. À leurs yeux, le laid et le beau ne sont jamais un. Comment l’amer et le doux pourraient-ils avoir pour eux le même goût? Il ne convient pas qu’une telle catégorie de gens parlent du monde de l’unicité. Ils sont eux-mêmes multiples et ils sont prisonniers de la multiplicité, négligeant l’Unique. S’ils pré­tendent que la laideur et la beauté, l’amertume et la douceur ne font qu’un, ils mentent, et se contentent de répéter ce qu’ils ont entendu, en s’attribuant ces paroles qui ne viennent pas d’eux-mêmes.

Sache la différence qui existe entre ce que l’on s’attribue et ce qui vient de soi-même.

Cette considération vaut pour toutes choses.

S’il s’agit de quelqu’un dépourvu d’âme, d’une lampe sans lumière, personne ne tire profit de ses paroles. Celui qui a le droit de parler, c’est celui qui par-dessus tout cherche l’Un. Plus il voit d’images, plus il s’avance vers l’unicité. Son but, entre toutes les choses, c’est Lui, non les choses.

L’océan est un, mais ses vagues sont multiples :

si tu dépasses la multiplicité, tu verras l’océan dans la vague.

Tu es comme l’intelligence, dont la splendeur provient de

cent arts.

Tout cela n’est qu’un, et non pas cent, si tu regardes bien.

Si une personne, ou un ami, qui se trouve auprès de toi, exécute mille gestes et actions dont les uns ne ressemblent pas aux autres : tantôt la paix, tantôt la querelle, tantôt l’avarice, tantôt la générosité, tantôt la ruine, tantôt la pros­périté, tantôt la bravoure, tantôt la peur, tantôt le sommeil, tantôt l’éveil, tantôt le rire, tantôt les larmes, tantôt le silence, tantôt les discours, ad infinitum; en toutes ces mani­festations, c’est la même personne que tu aimes, et c’est la connaissance de cette personne que tu acquiers. Si nombreuses que soient les actions que tu le vois accomplir, cela ne change pas à tes yeux le fait qu’il soit un et que tu l’aimes. De même, il faut que tu saches que Dieu fait apparaître tant de merveilles et d’œuvres, telles que la rotation du ciel et de la terre, les diverses saisons, l’été, l’hiver, et les différentes créatures : savants, ignorants, justes, tyrans, la terre sèche et la mer, l’oiseau et le poisson, à l’infini, afin que tu connaisses Son unicité et Sa puissance et que tu sois continuellement enivré et immergé dans l’amour pour Lui, que, sauf Lui, rien n’attire ton regard et que tu ne jettes les yeux sur rien qui ne soit Son œuvre. Si tu regardes vers le haut, le ciel, c’est Son œuvre. Devant, derrière, à gauche, à droite, «Quel que soit le côté où vous vous tournez, la Face de Dieu est là» 93. C’est-à — dire : Tu vois Celui qui se manifeste par certaines actions, et tu le connais ainsi. Quant à Moi, qui Me manifeste en toutes choses, comment ne Me vois-tu pas et comment ne Me connais-tu pas? Tu ressembles à ce sot qui dit : «Je vois l’oiseau sur l’arbre, mais je ne vois pas l’arbre, je ne vois pas la campagne.» Il y a de quoi se moquer et rire! Appelle-t-on une telle saisie de l’intelligence, et un tel déchif­frement de la compréhension? La vérité est plus manifeste que le soleil; celui qui cherche l’explication après la vision est dans l’erreur!

Le Dieu Très-Haut est plus manifeste que le soleil. Celui qui voit de ses yeux et demande des explications et des preuves au sujet de l’existence de ce qu’il voit est plus âne qu’un âne. Sache qu’il est plongé dans l’erreur et ne sert à rien. Le soleil a deux propriétés : la clarté et la chaleur. Grâce à ces deux qualités, il est évident pour tout le monde. Le Créateur du soleil, dont toutes les créatures, à gauche, à droite, devant, derrière, en bas et en haut, sont la création, l’œuvre, et manifestent Ses attributs, il serait surprenant qu’Il soit voilé aux yeux de cet âne grossier et ignorant.

Il est le premier et le dernier, Il est le caché et le manifeste,

Il est Celui qui est là-haut, Celui qui est là-haut, et tous L’ignorent.



7

Les formes révèlent le sens profond et l’expliquent, car tout le monde ne parvient pas au sens et ne voit pas la beauté du sens devant ses yeux. La forme voit la forme et l’âme voit l’âme. Il est nécessaire de revêtir d’une forme le sens, afin que ceux qui ne connaissent que la forme découvrent l’existence du sens et croient un peu à ce sens, et soient informés. Les cieux ont été créés sous un aspect très élevé afin de faire comprendre ce que sont les hauteurs de l’âme.

Il y a des cieux dans le royaume de l’âme

qui gouvernent le ciel de ce monde 94.

Puisque l’élévation des cieux est attribuée à l’âme et est sans qualifications, sa hauteur est au-delà des mesures de l’espace. Elle est spirituelle. Il en va de même quand tu dis : «Cet homme est supérieur à cet autre homme.» Telle supériorité ne dépend pas de l’apparence, elle dépend de l’estime, de la valeur, du degré de la perfection. C’est comme quand tu dis : «Le dinar est supérieur au dirham.» Sa supériorité ne dépend pas de la forme, mais de la valeur et du prix. Si on place le dirham sur la terrasse d’une maison, et le dinar au rez-de-chaussée, le dinar demeure supérieur et le dirham inférieur parce que leur supériorité ne dépend pas du lieu qu’ils occupent. Comme dans le monde spirituel et sans quali­fications, il y a des hauteurs abstraites (manawi) et ceux qui ne s’en tiennent qu’à la forme ne sont pas capables de les apercevoir. C’est pourquoi l’élévation du ciel symbolise ces hauteurs, afin qu’on sache ce qu’est la hauteur. De même, la terre est un symbole qui permet de comprendre ce qu’est le bas. S’il n’existait pas de haut et de bas dans le monde abstrait, ces deux dimensions n’existeraient pas dans le monde matériel. De la même manière, quand il t’advient un état spirituel (hal), tu le décris afin qu’on en saisisse le sens. Si cet état spirituel ne t’est pas advenu, tu ne peux le décrire. II en est ainsi pour les prodiges et les miracles qui se présentent sous une certaine forme. Ils sont destinés à ceux qui nient et qui ignorent, et qui ne sont pas au courant des miracles et des prodiges purement spirituels. Ainsi quand un maître opère une transformation dans un disciple, qu’il lui ressuscite le cœur mort et rend voyants ses yeux aveugles afin que ses ténèbres deviennent lumière : il transmute en or son cœur de cuivre; il fait croître en lui cent mille jardins de sagesse et de roseraies de connaissance, de science et de vision, et fait apparaître en lui des Houris et des palais. Alors, un tel disciple qui a vu son maître opérer à chaque instant de tels miracles et prodiges, quel intérêt éprouverait-il pour le pro­dige consistant à deviner ce qu’il a mangé la veille au soir ou ce qu’il fera le lendemain, et comment pourrait-il le prendre en considération?

Ces prodiges apparents sont destinés aux faibles qui ne peuvent parvenir à comprendre les prodiges spirituels. Ainsi, le déluge de Noé eut lieu pour symboliser un des déluges de l’âme; la métamorphose et l’engloutissement dans la terre provoqués par Dieu symbolisent les phénomènes dans le monde des âmes. Les âmes de cent mille personnes, grossières et de mauvaise conduite, qui s’opposaient aux commande­ments de Dieu et manquaient de soumission envers Lui, ont été métamorphosées. Cette métamorphose de l’âme n’est pas perceptible à n’importe qui. La métamorphose de la forme a été rendue apparente afin que ceux qui ont une vision faible et qui ne voient que la forme comprennent tout de même un peu, et qu’ils sachent ce qu’est la métamorphose de l’âme. Tout ce qui a pris forme, soit bon, soit mauvais, est destiné à la saisie des abstractions qui existent dans le monde invi­sible, de telle sorte que les gens attachés à la forme perçoivent une part de ces abstractions. Les arbres, les jardins, les eaux vives sont comme un effluve du Paradis spirituel; et les beautés apparentes, c’est-à-dire les jeunes gens et les femmes, témoignent de l’existence des Houris. La paix et la joie sont un indice des joies et de la paix de l’autre monde. «Dis : les biens de ce monde sont peu de chose» : J’ai envoyé de ces mondes infinis et de ces trésors sans limites une part aux gens attachés à la forme. Car tout cela est en dehors des formes. On ne peut verser l’océan dans une aiguière, elle ne peut le contenir. Même les états de ce monde et des cieux ne sont qu’un jouet par rapport à l’autre monde, et sont des symboles devant cette réalité. «La vie de ce monde est un jeu et un divertissement 95.»

On appelle la vie d’ici-bas «un divertissement et un jeu». Ainsi, les enfants, dans les quartiers, choisissent quelqu’un pour roi et un autre pour ministre, un autre comme cham­bellan, un autre comme interprète, et ainsi de suite. Ils che­vauchent des bâtons en remontant le bas de leur tunique. Ils ont imité dans leurs jeux ce qui est sérieux et réel. S’ils n’avaient pas vu les choses sous leur forme réelle, comment pourraient-ils en tirer ces amusements?

Chaque jeu imite ce qui existe vraiment et chaque méta­phore provient d’une réalité, chaque faux d’un original, chaque mensonge d’une vérité. On exhibe devant les yeux ce qui est faux comme original, afin de faire croire qu’il s’agit de ce qui est véritable, et qu’on l’accepte comme tel. Et on déguise le mensonge en vérité, en supposant qu’il est possible que les gens le croiront. S’il n’existait pas dans le monde un original, il n’aurait pas été question de faux. Et s’il n’existait pas des paroles véridiques, personne ne pourrait dire de mensonges. L’homme sage, en présence du jeu et de la métaphore, s’informe pour savoir s’il y a derrière quelque chose d’authentique et ensuite se met à sa recherche. Il essaie d’atteindre l’essentiel par l’intermédiaire du secondaire. Il s’efforce de trouver l’homme au moyen de l’ombre, et il ne se laisse pas leurrer par la beauté de l’ombre. Si tu lances pendant des années des flèches sur l’ombre d’un oiseau, tu ne pourras pas atteindre l’oiseau. Et si tu vois dans l’eau, pendant un siècle, un arbre, le soleil, la lune, les astres, et que tu les recherches dans cette eau, jamais tu ne pourras cueillir les fruits de cet arbre, ni t’adosser à lui, ni parvenir jusqu’aux astres. Car ce qui apparaît dans l’eau, ce n’est que le reflet et l’image, non la réalité.

L’homme sensé cherche la vérité à partir du reflet et de l’image. L’existence de ce monde est le reflet et l’ombre de l’autre monde. Les hommes sages recherchent dans ce monde-ci l’autre monde, et ils accourent vers la personne en suivant l’ombre. Les hommes de cette sorte sont permanents et éter­nels. Ils sont arrivés au trésor infini et ils ont goûté aux bienfaits du Paradis et en jouissent encore, car «ses fruits et ses ombrages sont perpétuels» 96, et ceux qui étaient amou­reux de ce monde et qui se sont efforcés, leur vie entière, ne sont parvenus à rien, et à la fin ils ont quitté ce monde sans avoir rien obtenu, car

Ce monde-ci est une imagination, mais pourtant il est réel. Quiconque comprend cela est unique dans la Voie mystique.



8

Les âmes dans les corps ressemblent à l’eau dans les bas­sins. Les professions, les tentations, l’attachement à ce monde, tout cela ressemble à la terre mêlée à l’eau et qui rend trouble l’eau pure. À cause de ce trouble, l’homme, si profondément qu’il scrute sa propre âme, ne voit rien. Il s’enfuit bien vite loin de son for intérieur, et tourne ses yeux et son attention vers les gens, afin de se divertir et de passer sa vie.

Il en va de même pour un homme qui n’a dans sa maison ni tapis, ni nattes, ni pain, ni pâtes, ni galettes sans levain, ni viande, ni yaourt, ni fromage. Il a chez lui une femme stérile, laide et décrépite. Quand il rentre chez lui, à cause de cette laideur et de ce manque d’argent, il sort de sa maison aussi vite qu’il le peut; il erre dans les bazars et regarde les gens. À l’inverse, un homme dont la maison est prospère et qui y trouve des ornements variés, une beauté voilée que jalousent les Péris et les Houris : comment son cœur lui permettrait-il de renoncer à ce plaisir et à cette joie et de sortir de sa maison? Et même si par hasard il la quitte pour un travail ou une affaire importante, son âme tout entière reste à la maison. Il effectue son travail en hâte, afin de rentrer chez lui le plus vite possible. Ce qu’il a à la maison est plus agréable, meilleur et plus aimé que tout ce qu’il voit dehors. Et il cherche des prétextes pour refuser à la plupart de ses amis qui viennent le demander à sa porte pour sortir avec lui et se trouver en sa compagnie. Il recommande aux gens de sa maisonnée de dire qu’il n’est pas là pour ne pas avoir à sortir. Pour une telle personne, quitter la maison constitue une corvée et un supplice, alors que pour tel autre, dont nous avons parlé, c’est d’entrer chez lui qui était une corvée et un supplice. Tout ce qui est agré­ment pour l’un est peine pour l’autre.

Pour cela, Dieu a dit à Mohammad (que le salut soit sur lui et sa famille) : «Apporte le message.» C’est-à — dire : «Ô Mohammad! Sors de la maison de ton for intérieur, et fais parvenir de Notre part cette nouvelle aux hommes. Guide-les et apporte-leur Notre message.» Le fait qu’il s’agissait de s’adresser aux hommes prouve que la sortie de lui-même paraissait au Prophète amère et dure et qu’il éprouvait une grande répugnance à agir. Jamais on n’oblige quelqu’un de manger du halva, ou à un affamé de manger du potage, ou à un assoiffé de boire de l’eau. Toute obligation se rapporte à un accomplissement pénible que la nature n’accepte pas. Comme d’effectuer la prière rituelle à l’heure prescrite, de jeûner pendant le mois de Ramadhan, de distribuer l’aumône sur ses propres biens. Or, dans le secret de sa demeure, il avait des lieux d’agrément, de contemplation, des prairies, des Houris, des palais, et était l’ami intime et le compagnon de Dieu. Renoncer à une telle compagnie éternelle et à une telle joie perpétuelle, et se mêler à une poignée d’hommes pauvres, misérables, déplaisants, dénués de tout, orgueilleux, frustes, et s’enfoncer jusqu’au cou dans la boue de ce monde pour leur tendre la main et les en tirer; et qu’ensuite, à cause de leur sottise, de leur ignorance et de leur aveuglement, ils traitent ce roi unique comme leur obligé et fassent des manières (naz kerden) en disant : «C’est nous qui t’avons tendu la main et avons écouté tes paroles et nous sommes soumis à toi» — comment Mohammad aurait-il préféré un tel état à celui qu’il avait auparavant? Comment pouvait-il ne pas éprouver de la répugnance et s’enfuir en comparant cette nouvelle situation à l’ancienne? Puisque cette mission était pour lui dure et difficile et réclamait un énorme effort, nécessairement l’ordre est arrivé d’apporter le message.

Celui qui ne s’adonne pas à la recherche de son moi démontre qu’il est misérable et inutile.

Puissé-je moi-même, et cent autres comme moi, être serviteurs de celui qui a fait de lui-même un compagnon.

L’eau de ton âme était, à l’origine, pure. Avec ces eaux boueuses que sont les métiers, et les brindilles des tentations, tu l’as rendue laide, trouble et noire. Quand tu t’adonnes à la mémoration (dhikr) de Dieu, et que tu prends l’amour de Dieu pour Qibla, et que tu renonces aux attachements de ce monde : professions, tentations, et tout ce qui est en dehors de Dieu, tu seras pur, tu échapperas à l’orgueil et à l’ivresse, tu te conduiras modestement et tu deviendras limpide.

Comme les hommes véritables, rejette ton orgueil (manî);

ne sois pas pareil aux femmes qui reçoivent manî (le liquide séminal).

Puisque c’est l’existence de Dieu que tu as choisie, oublie ta propre existence. Puisque ton but est de voir Dieu, renonce à tes propres buts. Puisque tu es amoureux de la majesté divine, abandonne ton orgueil et sois un amant humble, ne cherche à gêner personne. Sois pauvre, opprimé, pardonne. Laisse la tyrannie, l’injustice, à l’âme charnelle, ce vaurien. Car l’orgueil est un voile qui te sépare de Dieu et en réalité c’est comme Pharaon qui se considérait l’égal et l’associé de Dieu. Tous les métiers, les tentations et les attachements de ce monde ont pour origine et essence le «moi» et le «nous». Le «nous» et le «moi» sont la source d’où tout provient. Bien que tu coupes les branches de l’arbre, si la racine demeure, d’autres branches poussent. Il faut que dans cette recherche tu ne recules devant rien, qu’il s’agisse de connaissance ou de pratique, du règne et du gouvernement, de l’émirat ou du rang. Car, ô pèlerin! les voiles sont innombrables, tant de ténèbres que de lumière. Tu dois passer au-delà de tous, comme un homme véritable. Le moyen, c’est la douleur et la sincérité, l’amour et le désir. La douleur doit détruire le plaisir et l’homme doit avancer à grands pas. Si la femme enceinte connaît, au sujet de l’enfantement, cent sortes de sciences et de méthodes, cela ne l’aidera en rien au moment de l’accouche­ment, et ce n’est pas par le moyen de ses connaissances que l’enfant sortira d’elle. C’est plutôt la douleur qui lui fera atteindre son but, et non la science et l’art. Quand la douleur donne de fortes poussées, l’enfant arrive vite. Au moment d’enfanter Jésus (le salut soit sur lui), c’est la douleur qui amena Marie (le salut soit sur elle) au pied du palmier et la fit enfanter l’esprit de Dieu 97. Ton corps et ton enveloppe sont comme Marie. Car l’âme charnelle (nafs) est pareille à une femme, et l’intellect (aql) pareil à un homme. Ta foi et ta connaissance (marifat) qui proviennent de l’intelligence véritable, c’est là ton Jésus. Si la douleur divine te domine et t’envahit sans cesse, cette douleur ne te laisse pas le temps à autre occupation. Nul doute, de ton âme pareille à Marie, Jésus, qui est l’esprit de Dieu, naîtra. Quand tu as compris cela, ne fournis pas tant d’efforts pour acquérir la science et les arts. Augmente ta sincérité et ta douleur, afin que tu sois toujours immergé dans le désir et dans l’amour. Sépare-toi de ce qui est autre que le Bien-Aimé, et autre chose que Le voir, de sorte que tu dépasses tous les voiles.

Hier soir, en rêve, un Maître m’a dit :

le risque du chemin de l’amour provient de «Moi» et de «Nous».

Je lui demandai : «Qu’est-ce que “Nous” et “Moi”,

car toutes les difficultés sont résolues par toi?»

Il répondit : «Tout ce qui est en dehors de Dieu,

tout est «Nous» et «Moi» et c’est l’erreur même.

Quand tu te conduis ainsi, tu mets le pied sur l’échelle de l’ascension, tu deviens ivre et tu dis :

Notre «Nous» s’est éloigné de nous quand tu t’es tourné vers nous.

Entre, ô mon âme! Tu es venu, plein de beauté

quand tu as entendu nos gémissements plaintifs.

Soudain tu es apparu sans voiles.

Tout est rempli de fleurs multiples

depuis que tu as pénétré dans notre âme.

Bien que l’homme ne puisse pas faire disparaître de lui — même le «Nous» et le «Moi» par les efforts et la volonté et qu’il n’ait pas le pouvoir de chasser un tel ennemi, cependant Dieu dit : Lamente-toi et gémis auprès de Moi à cause de cet ennemi; car le chasser n’est possible que par Ma puissance absolue. Telle est Ma loi, ô Mon serviteur! Bien que tu sois impuissant devant son hostilité, fournis quand même des efforts et ne te réconcilie pas avec lui. Sois toujours en guerre contre lui et, autant que tu le peux, lutte contre son hostilité et implore Mon secours, à Moi Dieu, avec supplications et humilité. Quand tu demandes Mon secours, du fond de l’âme et d’un cœur sincère, J’envoie Ma puissance vers tes mains et Je rends ta main forte et dominatrice contre lui, afin que tu coupes la tête de cet adversaire avec Ma force et par le glaive de la sincérité. En vérité, ce n’est pas toi qui le tues, c’est Moi qui le tue, et Je te complimente et te donne comme nom et surnom «Haydar» 98, héros. Et Je t’octroie en récom­pense une robe d’honneur, des présents et le royaume et le règne éternels, car c’est là le salaire de la tâche que tu as accomplie. Tu pourrais dire : û mon Seigneur! Ce n’est pas moi qui ai fait cela. D’où aurais-je pu tirer cette force et cette puissance, pour affronter un tel ennemi? Cet adversaire s’est opposé à Toi, Dieu, et a discuté avec Toi, en disant : « Je suis meilleur que lui, Tu m’as créé de feu et Tu l’as créé d’argile 99. » Alors que je suis si faible et plus infime qu’une paille, comment pourrais-je arracher une telle montagne, l’écraser comme des cailloux et la jeter au vent comme de la poussière et de la terre?’

Dieu le Très-Haut dit : Quand Ma force s’attache à une paille, les montagnes devant elle sont moindres qu’un atome. Mais puisque toi, dans cette impuissance et cette fai­blesse, tu M’as témoigné ta fidélité, et en t’appuyant sur Moi, tu as affronté un tel ennemi, et M’as considéré comme Présent, Voyant, et Dominateur, pour cette raison, J’ai transformé en force ta faiblesse. J’accepte tout de toi et Je suis ton obligé. Mais en vérité, c’est Moi qui ai tout fait. C’est comme un père qui joue par affection avec son enfant. Il place un lourd fardeau dans la main de l’enfant et il prend sa main et soulève le fardeau; puis il félicite l’enfant et le complimente, en disant : «Quel héros! Bravo! Quelle force!» Bien qu’en réalité ce soit le père qui ait soulevé le fardeau, et non l’enfant. Il serait étonnant que Mon amour, Ma générosité et Ma tendresse, à Moi qui suis le Créateur, soient moindres que ceux de cette créature. J’octroie la force à Mes serviteurs et Je les guide, afin que, grâce à Mes dons et à Ma direction, il chasse l’ennemi. Et j’accepte cela d’eux, Je suis leur obligé, et c’est à eux que J’attribue cela. En revanche, Je leur donnerai des récompenses et des bienfaits innombrables et sans limites, et Je célébrerai leurs louanges et leurs compliments avec mille langues, et Je jure sur leur nom. Et chaque miséricorde que Je répandrai sur les créatures, ce sera par amour pour eux. Et chaque courroux que Je montre et chaque peine que J’inflige aux rebelles, c’est pour venger ces bons serviteurs. Leur rendre service, c’est Me rendre service. Celui qui les a vus M’a vu. Et celui qui s’attaque à eux, c’est à Moi qu’il s’attaque. Celui qui les choisit, c’est Moi qu’il a choisi. Leur amitié pour eux est l’amitié pour Moi. L’hostilité envers eux est l’hos­tilité envers Moi. «Celui qui te voit M’a vu, celui qui t’attaque, c’est Moi qu’il a attaqué.» Et Je pardonne et fais miséricorde pour les contenter et leur donner de la satisfaction. Et Je témoigne Mon courroux en enfer et Je cause de la peine pour compenser la peine et la souffrance que Mes serviteurs avaient subies. Car Je suis Dieu, Je suis sans opposé et sans pareil. J’ai créé des serviteurs et leur ai permis de venir vers Moi, afin qu’ils deviennent le miroir de Mon existence. On ne peut décrire les liens qui existent entre eux, car là ne peut avoir lieu aucune séparation, qui ferait qu’il se trouvât parmi eux quelqu’un qui Me fût opposé et hostile. Celui qui leur témoigne de l’opposition et de l’hostilité, c’est à Moi qu’il les témoigne. Quiconque veut devenir compagnon de Dieu et parler avec Lui doit fréquenter un véritable soufi. «Celui qui désire être en la compagnie de Dieu doit être en la compagnie des mystiques.»

À celui qui désire être en la compagnie de Dieu,

dis : «Demeure en la compagnie des saints.

Si tu t’éloignes de la présence des saints,

Tu seras anéanti, car tu es la partie, et non le tout.»

C’est pour expliquer et commenter cette idée que Dieu le Très-Haut a dit à Moïse : «Je suis tombé malade, et tu ne m’as pas rendu visite. Moi, qui suis Dieu, Je suis devenu souffrant, pourquoi n’es-tu pas venu Me voir?» Moïse répon­dit : «Ô mon Seigneur! Je ne comprends pas. Comment pour­rais-Tu être malade?» Dieu le Très-Haut répéta ces mots. Moïse (que la paix soit sur lui) s’étonna. Enfin, Dieu lui dit : «Mon serviteur était malade, et tu ne lui as pas rendu visite. Ne savais-tu pas que sa guérison est Ma guérison, et que sa peine est Ma peine? S’intéresser à sa santé et lui témoigner de l’affection, c’est s’intéresser à Ma santé et Me témoigner de l’affection.» De même, Dieu le Très-Haut a juré par Ses servi­teurs élus : «Par la clarté du jour! Par la nuit quand elle s’étend 100!» Je jure par le jour, c’est-à-dire, par la lumière de l’esprit de Mohammad (que le salut soit sur lui et sa famille); et Je jure par la nuit, c’est-à-dire par la nuit du corps de Mohammad (que le salut soit sur lui et sa famille). Les cher­cheurs de la vérité disent que «le jour» (duha) est le reflet de la lumière de son visage, et que «la nuit» (leyl) est le reflet de la noirceur de ses cheveux. Le sens de ce serment «par le jour et par la nuit» est évident. Tout le monde sait que ce ser­ment exprime le plus grand respect et la plus parfaite grandeur et la direction par excellence. C’est le reflet de la lumière de son visage et le reflet de la noirceur de ses cheveux. Ici le respect est plus accentué. Qu’en serait-il s’Il jurait sur la tête et l’âme de Mohammad? Dieu le Très-Haut a juré par un lieu et par la poussière où ils ont mis leurs pas : Je jure «Par le Mont! Par un Livre écrit 101!» C’est-à-dire : Je jure par le Mont Sinaï où Moïse a mis le pied, et Je jure par le Livre qui est descendu pour Moïse et qui a été écrit par sa plume. Il dit aussi : Je jure «Par le figuier et par l’olivier 102.»

C’est-à-dire, par ces arbres auprès desquels ils sont arrivés et dont ils ont mangé les fruits. Le respect et l’estime pour eux sont tels que Dieu jure sur les «stations» et les lieux où ils se sont trouvés, et où ils ont posé leurs pas bénis. La proximité de Dieu et leur grandeur sont telles que l’intelli­gence ne peut le comprendre.

Ce que nous venons de dire n’est qu’une goutte d’océan et un atome du soleil, un grain de blé d’une meule. Mais cette quantité infime est digne des grandes intelligences qui sont proches de Lui et qui sont ses familiers et peuvent comprendre. N’importe quelle intelligence ne peut le sup­porter. Elle deviendrait mécréante et égarée; elle serait déso­rientée et ne pourrait demeurer saine et sauve.

Revenons à présent à notre premier discours. En ce qui concerne les âmes pures, elles sont comme les eaux de cet océan, et dans ces récipients et ces amphores des corps qui sont pareils aux bassins, elles sont restées emprisonnées et séparées de cet océan. Si elles abandonnent ces métiers, ces tentations et les attachements de ce monde, qui rendent boueuses, limoneuses et troubles ces eaux pures, afin que cette boue se dépose au fond du bassin, sur le sol «Toute chose retourne à son origine» — alors, on voit dans cette eau pure le reflet des cieux, les visages des anges, la Tablette, le Trône et l’Empyrée, et rien des merveilles de Dieu n’est caché aux yeux. Car celui qui voit à la fois les créatures et le Créateur est comme le Homa l03.

Tu vois à la fois le peintre et le portrait,

à la fois la fortune et celui qui la distribue.

Les métiers et les attachements de ce monde ressemblent à la rouille qui recouvre le miroir du cœur. Si la rouille est infime, le miroir réfléchit les images de façon imparfaite. Mais si la face du miroir en est complètement couverte, on a beau le regarder, on n’y aperçoit rien, ni peu, ni beau­coup, ni image, ni réalité. Et quand on retire la rouille au moyen de l’ascèse de l’amour, et que la beauté de l’œuvre de Dieu apparaît dans le miroir, à ce moment, on se trouve soi — même, car la rouille a été enlevée du miroir du cœur. À présent, quand on parvient à soi-même et qu’on se trouve soi-même, on découvre Dieu en soi-même, et jamais on ne voit Dieu séparé de soi. C’est-à-dire : «Celui qui se connaît connaît son Seigneur 104.»



9

«L’équité d’un instant vaut mieux que le culte adressé à Dieu pendant soixante ans.» Dieu le Très-Haut vous a donné un rang, une grandeur, une dignité tels qu’Il considère qu’un instant d’équité équivaut à soixante-dix années de culte. Il faut veiller aux biens que l’on possède. Le rang, la dignité et la grandeur suscitent d’innombrables ennemis. «Les purs courent de grands risques.» Il n’existe de Satan pour aucun animal, cheval, chameau, bœuf, mouton : ils ne possèdent pas d’esprit (manî). Comment Satan pourrait-il leur couper la route? Puisqu’ils n’ont pas de marchandises, que pourrait-il leur dérober? Il coupe la route aux hommes, afin de les dégrader de l’humanité à l’animalité. Il coupe aussi la route à ceux d’entre les hommes qui se sont élevés et qui, par leur rang sublime, le trésor de leur foi et de leur intelligence, et par la connaissance et la vision, se sont ennoblis. «Nous avons ennobli les fils d’Adam. Nous les avons portés sur la terre ferme et sur la mer 105.» Satan guette cent fois plus cette catégorie de gens, afin de leur couper la route et de les dégrader.

Quand Dieu le Très-Haut a octroyé à Adam des trésors de science «Il apprit à Adam le nom de toutes les choses» 106 — Iblis devint son ennemi et son rival. Adam se trouvait au Paradis, parmi les Houris, les palais, les jardins, les fleurs, les prairies, les roseraies, les arbres, les fruits, au sein d’innombrables plaisirs, auprès des fleuves de lait, de miel, de vin, des eaux vives. «Il y aura là des fleuves dont l’eau pure est incor­ruptible, des fleuves de lait au goût inaltérable, des fleuves de vin, délices pour ceux qui en boivent, des fleuves de miel purifié 107.» Adam se réjouissait, et cet ennemi jaloux deve­nait de plus en plus accablé de chagrin. Il disait : Hélas! J’étais le maître des anges dans le ciel. Là où je me promenais, où je me mouvais et me déplaçais, c’était autour du Trône céleste et de Saturne. Je suis tombé du lieu le plus élevé sur cette terre. Et ma demeure sera ensuite, à cause de lui, le plus profond de l’abîme. Je suis créé du Feu lumineux et pur, et lui du limon noir et troublé. « Tu m’as créé du Feu et tu l’as créé du limon. » Moi qui avais une telle adoration pour Dieu, je suis resté si loin de Sa présence, séparé et privé de Lui. Et Adam, sans avoir témoigné aucune adoration ni avoir accompli aucun acte, est dans le Paradis éternel, sur le trône de la royauté, appuyé sur des coussins. Il est le Caliphe approuvé par Dieu. (“Je vais désigner un lieutenant sur terre 108.”) Il se trouve au sein des plaisirs, entouré de bienfaits et tous lui adressent des louanges. À quelle ruse pourrais-je me livrer pour le priver de ce bonheur?”

Satan ne trouvait aucun moyen de lui porter du tort au Paradis. Il trompa le paon et le serpent, qui étaient les portiers du Paradis, et se fit de tous deux des amis. Et il pénétra dans leurs veines et leurs nerfs. «Satan circule dans les veines, dans les canaux sanguins.» Il les supplia de l’amener avec eux au Paradis, car il voulait s’entretenir avec Adam; et il prétendait que son intention était pure et non coupable. Le paon et le serpent lui répondirent : «Nous pouvons exaucer tous tes désirs, sauf celui-là. Nous ne pouvons t’emmener au Paradis. Tous les habitants du Paradis te connaissent, et ils protesteront tous.» Satan répondit : «Si vous ne pouvez m’emmener ouvertement, j’entrerai en vous et sous votre forme je parlerai à Adam. Les habitants du Paradis ne me reconnaîtront pas.» Ils dirent : «Nous ne le ferons pas, car notre cœur craint que ce ne soit là une rébellion contre Dieu.» Satan répondit : «Il y aurait rébellion si j’entrais avec une mauvaise intention. Puisque mon intention est pure, votre bienveillance et votre bonté constituent une œuvre pie, digne de la miséricorde divine et qui vous vaudra une élévation.»

Il les tenta tellement qu’il réussit à les tromper. Et, comme le sang, il pénétra dans leurs veines, et ils entrèrent au Paradis et vinrent auprès d’Adam. Ensuite, il tenta Adam, en disant : «Tous ces fruits sont pour toi licites. Pourquoi le blé te serait-il interdit?» — Il réussit ainsi à tromper Adam (le salut soit sur lui). Car cette pensée, selon le décret divin et la jalousie de Dieu, vint à l’esprit d’Adam à cause de son audace, de son manque de courtoisie et de son orgueil : «Dieu a interdit de manger du blé. Comme c’est étrange! S’agit-il d’une prohibition, d’une chose illicite, ou bien cette interdiction est-elle destinée à me corrompre?»

Comme cette idée lui vint et qu’il fit preuve d’audace en s’opposant à l’ordre de Dieu et en ne lui témoignant pas de respect, Iblis se saisit de l’occasion pour l’inciter à manger du blé et à désobéir à Dieu. Car le voleur entre dans une maison quand il peut y pénétrer à l’aide d’un complice se trouvant à l’intérieur et partageant son dessein; lorsque le voleur se présente à la porte, de l’intérieur on lui ouvre et il peut entrer. S’il n’y a pas une prédisposition satanique dans le cœur de l’homme, Satan ne peut rien. L’homme ne doit pas être sûr de lui-même avant que son existence soit anéantie en Dieu.

Un homme parfait parcourait le chemin de Dieu

soudain, il traversa l’océan de l’existence.

Un seul cheveu de son existence était resté en lui :

au regard du détachement, ce cheveu était comme un zonnar.

Tel événement advint à Adam, et l’erreur naquit dans son esprit, afin qu’après lui ses descendants, qui sont les prophètes et les saints, ne se sentent pas sûrs d’eux-mêmes, et qu’ils se consacrent sans cesse à se purifier. Et s’ils voient en eux-mêmes différents prodiges et «stations» spirituelles, qu’ils tremblent, et ne renoncent pas à leurs efforts et à leur peine. Nul doute, ces descendants sont arrivés à un point où Satan s’enfuit loin de leur ombre. «Satan s’enfuit loin de l’ombre du croyant.»

Dès que les yeux d’Adam aperçurent la lumière pure,

l’existence et le secret des noms lui furent révélés.

Quand les anges virent la lumière divine qu’il reflétait,

tous tombèrent prosternés devant lui.

Pour célébrer les louanges de cet Adam, et le qualifier,

je resterais impuissant, même si je les répétais jusqu’au jour du Jugement.

Il connaissait tout; mais quand arriva le décret divin,

la compréhension d’une interdiction lui fit défaut.

Il dit : «Comme c’est étrange! S’agit-il d’une prohibition de l’illicite,

ou bien est-ce destiné à me faire tomber dans l’erreur?»

Quand cette dernière interprétation l’emporta dans son esprit,

son penchant naturel le fit se précipiter vers le blé.

Lorsque l’épine est entrée dans le pied du jardinier,

le voleur saisit l’occasion et s’empare en hâte des fruits.

Quand le jardinier revient à lui-même après cet égarement,

il reconnaît le voleur sous dix déguisements.

Il s’écrie : «0 notre Seigneur! Nous avons commis une faute, hélas!

Les ténèbres sont venues, et nous nous sommes égarés.

Le décret divin est comme un nuage qui cache le soleil,

le lion et le dragon sont devant lui comme des souris.»

Adam, qui avait possédé un si grand bonheur et qui avait abandonné un tel royaume et une telle souveraineté, fut exilé et devint misérable et privé de tant de trésors. Alors, il frappa à la porte, disant : «Notre Seigneur! Nous nous sommes lésés nous-mêmes 109!»

Plus le bien a de la valeur, plus le risque de vol est grand. Celui qui possède beaucoup de richesses doit être prudent et vigilant sur la route.

Tu as dans ton chemin une embuscade, que ton cœur soit sans crainte!

Quand, de cette embuscade on s’attaque à toi, tire virilement ton arc.

Les idées et les pensées qui ne sont pas divines constituent les recrues des démons. Quand Satan sort sa tête de l’embus­cade, le combattant de Dieu doit, à l’instar du héros Rostam, lui couper le cou, afin de pouvoir parcourir le chemin et emporter chez lui, en toute sécurité, le joyau de sa foi. Satan envoie son armée proportionnellement au courage et à la bravoure de son adversaire. Il ne s’attaque pas à n’importe qui de façon impromptue. De même que dans le monde il est coutumier que, parmi les soldats et les lutteurs, l’enfant s’affronte à l’enfant, l’athlète à l’athlète, de même Satan ne se présente pas en personne devant ceux qui s’égarent par la pensée. En revanche, il se présente personnellement devant les prophètes et les saints qui l’affrontent à l’instar de Rostam. On n’envoie pas un Rostam devant un homme efféminé; on ne brandit pas le sabre et la massue devant les puces et les poux. Puisque par une griffure d’ongle une femme peut être tuée, quel besoin d’avoir recours à la massue et au sabre? Pour le reste, que les sages le déduisent de cela.



10

L’action et la soumission ne transforment ni l’origine ni la nature; mais elles révèlent dans l’homme cette essence et la font atteindre la perfection. S’il n’y a pas d’action, cette essence est détruite et ne produit pas de fruits. Ainsi le pêcher et le grenadier : quand on les plante avec soin dans un jardin, ils croissent davantage et donnent plus de fruits. Mais en ce qui concerne l’accomplissement, il est impossible que la gre­nade devienne une pêche. Un exemple : tu as planté des pêchers et des grenadiers : plus tu bêcheras la terre, plus tu les arroseras, meilleurs ils deviendront. Et si tu ne t’en occupes pas, ils disparaîtront. Mais ils ne deviendront jamais autre chose. De même, quand on sème du blé, en arrosant la terre et en y consacrant des soins jusqu’à ce qu’il mûrisse, qu’on le moissonne et qu’on le broie. Une fois qu’il est mis en gerbes, on jette au vent la paille, on la sépare des grains, et l’on apporte ces derniers dans les granges : ces opérations constituent la pratique qui fait parvenir le blé à la perfection. Mais ces opérations ne transforment pas le blé en riz; l’orge non plus ne deviendra pas du blé. Un enfant né d’une négresse ou d’une blanche, après qu’il a été allaité, soigné, couché dans le berceau et préservé des calamités : avec cela, l’enfant parviendra à l’âge adulte et à l’instruction. Pourtant, jamais l’enfant noir ne deviendra blanc, ni l’enfant blanc noir. Quand l’enfant sort du sein de sa mère, c’est à ses parents qu’incom­bent son éducation et sa survie. C’est Dieu qui l’a octroyé, et ils doivent le soigner, l’allaiter et le préserver de la chaleur et du froid selon ce qu’ils savent bon. S’ils n’agissent pas ainsi, l’enfant mourra, et les parents auront des regrets, disant : «Dieu le Très-Haut nous a octroyé un joyau et nous l’avons détruit, nous ne l’avons pas soigné. Nous avons mis au monde un enfant, et nous avons attesté l’unicité de Dieu et récusé l’impiété. Hélas pour nous! Pourquoi n’avons-nous pas soigné cette fleur de la foi et ne l’avons-nous pas élevée à la perfection? Voici qu’à cause de notre méfait nous nous trouvons dans les flammes de l’enfer avec tous les méchants.»

La pratique est indispensable. Personne n’obtient rien sans efforts. Mais ces actions ne transforment pas l’origine ni la nature. Mettre de l’or et de l’argent dans un creuset et les séparer ainsi des scories, c’est la pratique. Mais cela ne trans­forme pas l’or en argent. À l’origine, les âmes différaient les unes des autres : sublimes, moyennes, viles. «Les hommes sont des mines, telles celles d’or et d’argent 110.» Dieu le Très Haut a comparé les degrés des âmes et les différences entre les hommes aux mines d’or et d’argent. Ces différences sont subtiles, elles n’ont pas de formes et ne sont pas tangibles. Dieu a illustré cette notion par une image, pour qu’on com­prenne les différences. Une âme qu’on a envoyée d’une certaine mine dans un corps se perfectionnera grâce à la soumission et aux efforts. Sans efforts, elle sera sans utilité et imparfaite. Il dit aussi, dans cet ordre d’idée : «Les âmes sont comme les armées assemblées, celles qui se connaissent s’unissent, et celles qui se détestent se distinguent 111.» Chaque amitié et inimitié qui existent entre deux personnes en ce monde s’expliquent par la mine, le quartier ou la ville d’où proviennent leurs âmes. Là, elles se trouvaient ensemble. Plus encore, à l’origine elles n’étaient qu’une. Comme elles se sont retrouvées ici-bas, elles sont devenues une seule essence. Et le genre tend à s’unir au genre. Toutes celles qui ne provenaient pas de la même mine ne se sont pas unies les unes aux autres. «Toutes celles qui se connaissent s’unissent, et toutes celles qui se détestent se dis­tinguent.»



11

J’ai dit à Sultan Masoud : «Tu es venu vers les saints de Dieu et tu offres des largesses pour le mausolée pur de Mawlâna (que Dieu sanctifie son sirr). Cependant, ne renonce pas à tes efforts pour l’équipement de l’armée et le service des Mongols, témoigne-leur des égards et sacrifie tes biens pour eux, afin que tu disposes de tous les moyens de la sécurité, et que tu accomplisses tout ce qui t’est possible. Après cela, Dieu le Très-Haut t’aidera, et ces moyens causeront ta sauvegarde. Car si Dieu ne le veut pas, tu ne disposeras pas de ces moyens, ils seront la cause de ta mort. Mohammad l’Élu a dit : «Attache le genou du chameau, puis résigne-toi à ce que Dieu veut.»

Le Prophète a dit à liante voix :

«attache le genou du chameau et résigne-toi.»

Un Arabe s’était résigné à la volonté de Dieu et avait mis en Lui sa confiance; puis il avait lâché son chameau dans le désert pour qu’il paisse. Le chameau s’égara. L’Arabe vint auprès du Prophète, en criant : Je m’étais résigné à la volonté de Dieu et j’avais placé ma confiance en Lui, et mon chameau est perdu. Le Prophète lui répondit : «Attache son genou, et ensuite résigne-toi à la volonté de Dieu.»

Ce monde-ci est pareil à un voile, et les états de l’autre monde sont cachés par ces voiles. Dieu octroie à Son serviteur la récompense, la robe d’honneur et le Paradis lorsque ce dernier croit à l’invisible et accomplit des actes de soumission, qu’il voit Dieu et Ses œuvres en ce monde, et croit en Lui. Car quand le Dieu Très-Haut se manifeste sans voiles, l’acte de soumission ne mérite pas de récompense et le repentir n’est pas accepté. Au Jour du Jugement, Dieu Se montrera sans voiles, et les secrets les plus cachés seront dévoilés. «Le jour où les secrets seront dévoilés 112.» Le repentir, les lamentations et les gémissements n’auront alors aucun prix. Dieu le Très-Haut cache les affaires de ce monde sous un voile et Il aide les créatures sous le voile des moyens, afin qu’elles regardent les moyens et ne soient pas inconscientes de Dieu. Quelqu’un se jette en bas d’un minaret par confiance dans les hommes de Dieu. Il s’écrase en miettes. Ou bien il enfonce dans son ventre un couteau ou un glaive. Dans cette confiance, il s’anéantit et meurt sur-le-champ. Et ainsi de suite ad infinitum. Mais si quelqu’un, avec l’aide de Dieu, accomplit toutes ces actions dont j’ai parlé et ne meurt pas, il a vu Dieu sans voiles.

Les lois divines ne consistent pas à montrer le but en ce monde-ci; sinon, Sa parole «Ils croient aux mystères» 113 ne se réaliserait pas. Le serviteur intelligent et éveillé voit Dieu sous le voile des moyens, et non pas à cause des moyens. Car on a vu et expérimenté pie, pour certaines gens, ces moyens ne servent à rien. Si la santé, la paix, et la réalisation des désirs étaient possibles à cause des moyens, jamais ils ne seraient à l’opposé des moyens, et la réalisation des désirs ne se séparerait jamais des moyens.

Pour le croyant intelligent, le but n’est pas rendu possible par l’effet des moyens. Avant que Dieu le veuille, et n’aide sous le voile des moyens, aucun but ne peut être réalisé et ne devient possible. Les croyants considèrent ces moyens comme un prétexte et une apparence recouvrant les choses. Ils voient que le bonheur et le malheur viennent de Dieu, et c’est pour cela que les prophètes ont fui les impies. Il est bien connu que le Prophète (que le salut soit sur lui) et Abu Bakr s’enfuirent dans une grotte et s’y réfugièrent. Le Très-Haut fit tisser aux araignées des toiles devant l’entrée de la grotte; quand les impies vinrent à leur recherche et qu’ils virent les toiles des araignées devant la grotte, ils dirent : «S’ils étaient venus, ces voiles ne se seraient pas trouvés là; il y a des années que les araignées ont tissé ces toiles à l’entrée.» Ils repartirent. Pour Dieu le Très-Haut, il eût été possible d’ordonner à Mohammad et à Abu Bakr de ne pas s’enfuir devant les impies; et aussi d’ordonner aux flèches et aux sabres de ne pas les blesser, de la même façon qu’Il a ordonné au couteau qui était dans la main du père d’Ismaël : celui-ci a eu beau passer sa lame acérée comme un diamant sur la gorge d’Ismaël, avec une grande force, cela ne produisit aucun effet. Or, si le Dieu Très-Haut avait manifesté une telle puissance, Il aurait renoncé au voile des moyens. Et qui aurait eu le courage de s’opposer à Lui? Il n’existerait plus d’impies ni de négateurs dans le monde. L’Enfer et le Paradis seraient inutiles. Ils n’auraient même pas été créés. Car le Paradis appartient aux croyants et à ceux qui sont soumis à Dieu dans le voile de l’invisible, et qui Le craignent et consi­dèrent tous les moyens comme venant de Lui. Ils ne connaissent que Lui comme détenteur de la puissance et du commande­ment. Et ils ne se détournent pas de la foi en Dieu, en dépit du voile des moyens de ce monde.

En récompense de cette foi et de cette droiture qui renoncent aux plaisirs d’ici-bas, Dieu a créé le Paradis. Et pour ceux qui s’opposent à Lui et ces négateurs qui prennent les moyens pour leur propre Seigneur et qui s’enfuient et se réfugient constamment en ces moyens, et qui s’inclinent devant la concupiscence et les plaisirs de ce monde et préfèrent le présent aux promesses à venir, récusant les prophètes et les saints, Il a créé l’Enfer. Car «Il y a une partie dans le Paradis, il y a une partie dans l’Enfer 114.» Le Paradis et l’Enfer mêmes sont venus à l’existence à cause de ces gens. Un roi de ce monde voit un émir ou un esclave accomplir un acte de soumission et de sincérité. Il lui offre une robe d’honneur ou un présent. Dès que la semence de la sincérité et de la soumis­sion a été cultivée dans le cœur de ce roi, elle a pris l’apparence d’un fief et d’une robe d’honneur. Cette robe d’honneur et ce fief ont poussé à partir de la graine de sincérité. Bien que l’arbre et la robe d’honneur ne ressemblent pas à la graine de la soumission et de la sincérité, il n’y a là rien d’étonnant. Ne vois-tu pas que le plaisir de la volupté se transforme en liquide séminal ! Et aucun homme ressemble-t-il à ce liquide? De même, le noyau de l’abricot et de la pêche, qu’on place en terre : les branches et les feuilles ressemblent-elles au noyau d’abricot ou de pêche? Dans ce monde, Dieu le Très — Haut t’a montré cent mille graines qui ne ressemblent pas aux arbres qui poussent à partir d’elles. Quoi d’étonnant à ce que des graines de la soumission, de la prière, du jeûne, du pèlerinage, de l’aumône, pousse un paradis rempli de fruits, de palais, de houris, d’eaux vives, avec quatre ruisseaux de lait, de miel, de vin et d’eau pure, etc. Le Paradis croît à partir des bonnes actions de l’homme, et l’Enfer à partir des mau­vaises actions.

Quelqu’un a commis un vol. Il a semé la graine de l’hostilité et de la trahison. Il a comme punition d’être crucifié, torturé, châtié, et d’avoir les mains coupées. Cette graine de vol ressemble-t-elle à ce supplice? La semence de l’hostilité et de la trahison ressemble-t-elle à cette mise à mort, à cette torture et à cette crucifixion? Quoi d’étonnant, si la graine de ton manque de prières et de ta mécréance prend la forme de l’enfer, de la poix bouillante, du scorpion, du serpent?

Dieu le Très-Haut a suspendu ce voile du monde afin que le sincère se distingue du menteur, l’hypocrite du juste, et que devienne évident pour tous l’arbre qui poussera à partir de cette graine-ci; que de cette graine-là proviendront la noblesse et la grandeur des bienheureux, et qu’apparaissent le mépris et le malheur pour ceux qui sont chassés. Toutes ces mesures divines ont des effets lorsque le Bien-Aimé est caché. Les saints et les croyants, sous ce voile des moyens et du monde, voient Dieu à l’œuvre, et nul autre que Lui. «Je n’ai rien vu sans y voir Dieu.» C’est-à-dire : Dans toutes les choses que je regarde, je vois Dieu. S’Il était sans voiles, comment pour­rait-on dire «dans toutes ces choses»? Lorsque je parle d’«une chose», en vérité je vois Dieu dans le voile, et dans le voile des moyens et du monde je vois Dieu à l’œuvre, et consi­dère tout cela, en le comparant à la puissance de Dieu, comme un instrument inutile, et je ne vois et ne connais que

Dieu à l’œuvre. Je suis arrivé au point où, si l’on retire le voile, ma foi en Dieu n’augmentera pas. «Si on enlève le voile, ma certitude n’augmentera pas.» Les hommes de Dieu ne perdaient pas Dieu dans le voile de ce monde. Ils voyaient et connaissaient toutes choses comme venant de Dieu. Leur connaissance était arrivée au point où ils disaient : «Si on enlevait la couverture des moyens et le voile de ce monde de devant mes yeux, et que la Résurrection apparût, notre certi­tude n’augmenterait pas. Nous L’avons connu et compris dans le voile, de la même façon que sans voile. Notre connais­sance est la même qu’elle était dans le voile, et elle ne s’accroîtra pas au jour de la Résurrection, qui est le jour de la vision de Dieu.»

Vois notre beauté en ce secret caché,

si tu as des yeux pour voir, nous l’avons manifestée.

Si tu n’as pas d’yeux, sache bien ceci :

nous avons placé le joyau devant l’aveugle.



12

«Celui qui s’humilie pour l’amour de Dieu, Dieu élève son rang.» L’humilité pour l’amour de Dieu, c’est la gloire; puis­qu’il s’est humilié pour l’amour de Dieu, c’est comme si en réalité il s’était humilié devant Dieu.

L’humilité est le miroir de la connaissance mystique. La connaissance s’obtient proportionnellement à l’humilité. Par cette humilité, se manifeste sa propre grandeur. C’est-à-dire : j’ai une vision claire, et je suis connaisseur en joyaux.

Celui qui loue le soleil se loue lui-même :

ses yeux voient clair, et n’ont pas d’ophtalmie.

Au sujet de ce qu’on a dit, à savoir que celui qui s’humilie pour Dieu, Dieu élève son rang : Puisque l’humilité est pour Dieu, et non pour le monde, Dieu l’élève, afin que son nom soit honoré. Mais s’il s’humilie devant les gens de ce monde, et pour ce monde, il ne bénéficiera pas de cette promesse. Même, il s’est rebellé contre Dieu, car il est dit : «L’amour pour ce monde est l’origine de toutes les fautes.» L’humilité des hommes d’ici-bas à l’égard de ce monde est un péché. Il ne sied pas de se prosterner devant un autre que Dieu. Et si on se prosterne devant un autre que Dieu, on est mécréant et associateur. L’amour-propre, le sentiment de sa propre gran­deur et l’orgueil sont désirables ici. Devant ce qui est autre que Dieu et n’est pas destiné à Dieu, il faut éprouver de l’orgueil et témoigner de l’indifférence, afin que, lorsqu’on s’humilie pour Dieu, telle action soit estimée et ait de la valeur. Si Pharaon s’était humilié devant Moïse, son rang auprès de Dieu aurait été proche de celui des saints. La grandeur et l’amour-propre qu’il avait, s’il les avait brisés pour Dieu, il aurait reçu une robe d’honneur et une haute dignité. L’humilité convient à ceux qui sont nobles, et elle émeut autrui. Si un porteur de fardeaux s’humilie devant une per­sonne, celle-ci ne sera pas aussi flattée que s’il s’était agi d’un émir ou d’un roi.

Anecdote. On raconte que, dans un hammam, un vieillard chenu s’humiliait devant un saint derviche : il lui lavait la tête, il lui grattait le dos, il baisait ses pieds, et frottait sa barbe blanche sur la plante de ses pieds. Il lui rendait ainsi des services avec une grande humilité. Quand le sheikh sortit du hammam, et se mit à s’habiller, il sentit peser lourdement sur son cœur l’humilité de ce vieillard. Il se disait : «Que faire, et comment puis-je le récompenser? Si je lui donne ma tunique et mon turban, cela ne compensera pas ses ser­vices. Et si je lui offre de l’argent, cela non plus ne représen­tera rien.» Il résolut, avec l’aide du Dieu Très-Haut, de lui faire obtenir un présent venant de l’au-delà, d’entre les présents qui sont offerts à ceux qui sont aimés de Dieu et saints. «Dieu a des serviteurs qui, lorsqu’ils jettent un regard sur les créatures, les revêtent d’un habit de béatitude.» Dieu a des serviteurs proches, et Il les a envoyés en ce monde afin que par eux arrivent aux créatures la béatitude et la miséricorde. «Nous t’avons seulement envoyé. Comme une misé­ricorde pour les mondes 115.» Quand ces serviteurs proches jettent un regard sur le commun des hommes, avec ce regard de faveur et d’approbation ils les revêtent de l’habit de la béatitude.

Le sheikh était sur le point de lui faire obtenir un présent, mais il ignorait que le vieillard était en réalité un barbier du hammam; il conduisait les clients de l’intérieur du hammam jusqu’au vestiaire, avec une aiguière pleine d’eau à la main. Et quand il versait l’eau sur les pieds de cette personne, il lui frottait les pieds avec sa barbe. Et les autres à qui il avait lavé la tête et qui venaient dans le vestiaire pour s’habiller et sortir, il leur baisait les pieds à chacun séparément et leur témoignait de l’humilité. Quand le sheikh le vit, il dit : «La barbe de ce vieillard était en réalité le gant de toilette du hammam, et j’ignorais cela. Dieu soit loué, maintenant je le sais, et je serai allégé de ce lourd fardeau qui pesait sur mon cœur et libéré.»

Considère tous les actes d’humilité et les services de cette façon. S’ils sont pour tout le monde pareils, on les appelle «gant de toilette du hammam». C’est devant les mystiques qu’il faut manifester abaissement, humilité, silence, efface­ment, afin que cela ait une valeur et que ce soit reconnu. Si tu te brises devant eux, ils te rajustent et transforment en or le cuivre de ton être par l’élixir de leur regard. Tu as trouvé la réalité de l’existence dans cet anéantissement, et la perfection dans cette brisure.

Meurs, ô mon ami, si tu veux la vie!

Idriss déjà, par une telle mort, est monté au ciel.

Si tu meurs par amour pour Dieu, tu seras ressuscité par l’Amour. L’âme te rendait vivant, dansant, mouvant. Après cela, l’amour de Dieu t’a rendu vivant. L’amour ne meurt pas. Il est incréé et éternel. «Il les aimera et ils L’aimeront 116.» L’amour est un attribut divin. S’il existe chez les créatures un amour, c’est un reflet de l’amour de Dieu qu’ils ont trouvé en eux-mêmes. La clarté des chambres et des maisons provient sans doute du rayonnement du soleil. Dieu a mentionné en premier Son amour à Lui, c’est-à-dire : «C’est Moi qui vous aime d’abord, et c’est par Mon amour que vous M’aimez. Mon amour, c’est le soleil qui brille dans votre sein. C’est le rayonnement de Mon soleil qui est votre amour pour Moi. Tous les deux viennent de Moi. Vous n’êtes qu’un instrument. C’est Moi qui agis.»

Il faut manifester de l’humilité et de la soumission envers les hommes de Dieu et envers Dieu. «Sa puissance apparaît au Prophète et aux croyants 117.»

Dieu est vénéré, la vénération s’adresse à Lui, ainsi qu’à Ses envoyés et aux croyants à qui Il a octroyé la vénération. Les vénérer, c’est vénérer Dieu. Et ce verset montre qu’il ne sied d’accomplir des actes d’humilité et de soumission qu’à l’égard de ces derniers. Ce sont les prophètes, les saints et les croyants qui méritent les louanges. Et rendre des louanges aux gens de ce monde est un péché.

Le trône céleste a horreur des louanges des méchants;

l’homme pieux se méfie de ces louanges.

Il ne convient pas de s’humilier devant les gens de ce monde.

Va, sois dur pour les impies,

sois comme la poussière dans l’amour pour les bons.

L’amitié pour les gens de ce monde noircit le cœur lorsque l’amitié pour les saints rend le cœur lumineux. Quand la nourriture est saine, elle est profitable. Quand elle est mal­saine, elle est nuisible. Les gens de ce monde sont infernaux : si tu leur tends la main, ils t’entraînent vers les abîmes. Les saints sont célestes; quand tu leur tends la main, ils t’élèvent vers les hauteurs et ils te délivrent du fléau de l’enfer. L’homme humble est comme une branche verte : tu as beau la tirer vers le bas, elle ne se brise pas.

Quelqu’un demanda : «Je vois et je comprends la brisure du bois sec. Comment pourrais-je comprendre la brisure de l’être humain?» Je lui répondis : «Quand l’homme se sent heureux dans l’humilité et la modestie et qu’il est lui-même satisfait et content de ses actions, cela prouve sa fraîcheur (comme une branche verte). Au contraire, pour celui en qui l’humilité n’est pas naturelle, si par artifice il témoigne d’une grande humilité et s’il offre son cœur à quelqu’un et se tient à un rang inférieur, son cœur se lasse et il éprouve constam­ment des regrets : «Pourquoi ai-je agi ainsi?» Et il se consi­dère comme ruiné par cette action. Et toujours dans son for intérieur il ressasse cette action, se disant : «Pourquoi me suis-je abaissé, pourquoi ai-je jeté au vent ma dignité et ma fierté? Dorénavant, les gens me considéreront avec mépris.» Il se torture avec ces pensées. Il était une branche sèche, et l’humilité lui a causé une brisure. La brisure de l’être humain est de cette sorte : on dit d’un homme qui a été chassé de sa situation qu’il est devenu misérable et a le cœur brisé. Il est pauvre et endeuillé. On parle de l’homme chagriné et déçu de la même manière. Puisque l’humilité l’a rendu ainsi, cha­griné et désespéré, il est du nombre des gens brisés. Mais l’homme sage sait que la vénération et le bonheur viennent de Dieu, et que cette vénération ne s’obtient pas par ses propres efforts. Personne n’aura un rang supérieur à celui de Pharaon et ne le dépassera. Comme Dieu ne l’a pas aimé, il est devenu le plus méprisé de tous. Il est devenu la cible des malédictions et des mépris jusqu’au Jour du Jugement.

Celui qui recherche sa propre grandeur sera abaissé; et celui qui recherche la gloire de Dieu et qui s’oublie lui-même est constamment occupé à affirmer la gloire de Dieu; et tout ce qu’il fait en ce monde, que ses actions soient amicales ou inamicales, tout cela il le fait pour Dieu et non pour sa propre personne. À l’instar du faucon qui a renoncé à son propre moi et qui chasse pour le roi. Le bras du sultan est devenu son siège, et la faveur du roi est son partage. À l’inverse des autres faucons, ses congénères, qui chassent pour eux-mêmes : ils se nourrissent de charognes et sont affamés. Chaque pas qu’ils font les amène vers la captivité. Le faucon qui chasse pour le roi chasse pour lui-même. C’est pourquoi le nom des prophètes et des saints restera vénéré jusqu’au Jour du Juge­ment. Ils ont échappé à leur propre «moi» en ce monde et en l’autre, et ils ont trouvé en échange un autre «Moi». Ils ont sacrifié leur vie limitée, dans la soumission et la servitude à l’égard de Dieu, et ils ont trouvé une vie illimitée. L’être humain, pour gagner la vile richesse de ce monde, parcourt des déserts aux risques mortels; il subit les peines de la route, de la chaleur et du froid, et goûte le poison de la séparation d’avec ses amis, sa famille et ses concitoyens, afin de gagner dix ou quinze dinars de bénéfice. Dieu le Très-Haut, Lui aussi, te montre un commerce et un marché : «Si l’être humain brise son propre moi devant Moi, et devient Mon serviteur proche et élu, Je lui donnerai une intégralité telle qu’elle ne puisse jamais être détruite. Si vous consacrez un peu de votre vie limitée à Mon service, Je vous octroierai la vie illimitée. Je vous ai appris un tel commerce, afin que vous soyez héroïques et que vous n’écoutiez pas les paroles de Satan, sa sorcellerie et sa ruse. Car il était l’ennemi de votre aïeul, Adam.» Dieu le Très-Haut, par Son extrême grâce, miséricorde et faveur, qu’Il avait témoignées à Adam et à ses enfants, envoya plusieurs milliers de prophètes et plusieurs milliers de saints proches de Lui, afin que, en diverses langues et expressions, ils dévoilent et fassent voir les signes d’Iblis et ses ruses et sorcelleries; et afin que demain, au Jour du Jugement, quand les hommes entreront dans l’enfer, il ne reste en eux aucun argument ni prétexte, et qu’ils ne puissent pas dire : «Nous ne connaissions pas les ruses d’Iblis et nous n’étions pas informés de ses œuvres.»

Celui qui s’humilie devant les saints et les maîtres spirituels, et qui renonce à son autorité propre et à son orgueil, devient digne de l’extrême proximité de Dieu. L’humilité est la cause de la proximité. Et puisque Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille!) était plus humble que les autres, sa proximité de Dieu était plus grande que celle des autres. Les mécréants lui témoignaient une impolitesse sans bornes et une extrême insolence, au point de suspendre à son cou béni des boyaux dégoûtants de mouton, d’où tombaient des saletés. Les enfants, les jeunes gens, les vieillards criaient derrière lui, battant des mains et riant pour se moquer. Ses compagnons dont le cœur était affligé l’entouraient et disaient : O envoyé de Dieu! Tu es le roi des prophètes, tu es le but de la création. Les autres prophètes, quand leur peuple les a insultés, il a été anéanti par la malédiction : ainsi le peuple de Noé, de Hud, de Lot, de Sala, et les autres. Certains peuples ont été anéantis par le déluge, d’autres ont été métamorphosés en singes et en ours; certains autres ont été soulevés de terre dans l’air, et renversés sur le sol. Par le rang et la valeur, tu es supérieur aux autres prophètes; l’insolence et l’impoli­tesse que ces gens t’ont témoignées ne furent jamais proférées aux prophètes qui t’ont précédé. « Aucun prophète n’a été lésé comme je l’ai été. » Tu dis qu’aucun prophète n’a été lésé autant que toi. Prie Dieu que ce peuple insolent et insultant soit anéanti.”

Le Prophète répondit : «Ô mes compagnons! Levez main­tenant les mains, afin que je prie.» Le Prophète éleva ses mains et, tournant sa face vers le ciel, il dit : «Ô grand Dieu! Conduis mon peuple, car il est ignorant.» «Ô Dieu! Montre — leur le chemin, et rends-les conscients, ne sois pas courroucé contre eux, car ils ne savent pas et sont ignorants.» Les compagnons dirent : «Nous te demandons de les maudire, et tu pries pour eux!» C’est à cette occasion que ce verset a été révélé : «Tu es d’un caractère élevé 118.»

Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille) était le plus humble des hommes et le plus effacé. Il était patient, endurant, résigné, compatissant, affectueux pour l’élite et le commun des gens; pour l’ennemi et l’ami. «Nous t’avons seulement envoyé comme une miséricorde pour les mondes 119.» Le fait qu’il tuait les mécréants était dû à son extrême affection et compassion, afin de sauver dès que possible les gens de l’impiété. Le jardinier, en raison de sa grande sollicitude, coupe les branches chétives qui sont préjudiciables à l’arbre, pour que les branches saines croissent et prennent de la force, et pour que leur action néfaste ne nuise pas aux branches encore faibles, et que leur être n’empêche pas les branches bonnes de porter des fruits. De même, lorsqu’un doigt ou une main sont envenimés, on les coupe afin qu’un autre membre ne soit pas contaminé, et que le corps échappe à ce risque. Cette amputation est motivée par une extrême compassion. Tuer les mécréants servait cette religion pure (l’Islam) et aidait à sa perpétuation chez les descendants des mécréants tués, et cela génération après génération, jusqu’au Jour du Jugement. C’est pourquoi Moïse a dit : «Que ne suis-je de la communauté de Mohammad!» Mohammad (le salut soit sur lui et sur sa famille!) faisait partie des Voyants; les enfants de son âme et de son cœur sont en réalité ceux qui sont à la recherche de la vision. À l’instar de Moïse (la paix soit sur lui!) qui aurait souhaité avoir le même rang que Mohammad, il est bon d’obtenir la grandeur et la dignité en ce monde, à condition que l’on humilie cette grandeur devant les saints et les maîtres. Il est bon de se tenir debout tout droit, à condition de se prosterner; on relève la tête après une pros­ternation pour se prosterner à nouveau. Comment les pros­ternations pourraient-elles exister s’il n’y avait pas les posi­tions assise et debout? Et s’il n’y a pas en l’homme la droiture, la grandeur et la noblesse, comment l’humilité pour­rait-elle exister? Plus tu t’humilies devant Dieu, plus tu grandis et plus tu progresses. Puisque tu n’as pas des yeux et un discernement capables de distinguer ce qui est droit de ce qui est de travers, tu dois t’humilier devant ceux qui sont revêtus du froc (khirga) et qui disent qu’ils sont des mystiques. Si tu es amoureux et sincère, tu dois les vénérer tous. Majnoun ne rendait-il pas visite aux chiens du quartier de Leyla, et ne baisait-il pas leurs pattes? Et toi, si tu es amoureux, dois-tu te montrer moins humble que lui à l’égard d’un mystique? Quand l’amour atteint son apogée, tu baises le seuil de la maison du derviche, à cause de ton extrême vénération ou tu baises la plante de ses pieds. Or, cette plante des pieds et ce seuil ne sont pas le mystique lui-même, ce sont des parties séparées. Par exagération dans la vénéra­tion tu agis ainsi, c’est-à-dire que, partout où son pied s’est posé, tu baises cet endroit afin de témoigner ton affection et ta sincérité.

Un Mongol de Tun, qui ne dépend pas d’un grand person­nage, du seul fait qu’il porte une coiffe mongole ne peut-il nuire aux émirs et aux vizirs? L’autorité des Mongols de Tun et la crainte qu’ils inspirent sont tellement enracinées dans leur esprit et ont tellement impressionné leur cœur que, tout en sachant qu’en réalité il ne s’agit que d’un pauvre misérable qui n’a aucune valeur chez les Mongols, ils lui témoignent du respect et supportent son insolence et son impolitesse. Si Dieu avait à vos yeux cette valeur, ce rang, cette dignité, auriez-vous jeté sur le derviche un regard inqui­siteur, en vous demandant s’il présente ou non pour vous de l’intérêt et pour réprouver : «Possède-t-il la sainteté? Existe-t-il en lui ou non ce dont il se vante?» Or, ce Mongol, alors qu’il n’avait ni situation ni rang, le seul critère de son apparence lui apportait du respect. Et ce derviche, qui parle de mysticisme et qui est vêtu à la façon des mystiques, ils ne savent pas avec certitude qu’il ne présente aucun intérêt, car les dispositions de l’homme, en cet état, sont cachées : Dieu connaît le secret de chacun, ou le saint de Dieu, qui l’aperçoit grâce à la lumière de Dieu. «Le croyant voit grâce à la lumière de Dieu.» Cela est caché au reste des créatures, sauf au Jour du Jugement, qui est le jour où tous les secrets seront dévoilés : ils voient, et le secret est révélé. Celui qui a le visage blanc sera alors distingué de celui qui a le visage noir. «Le Jour où certains visages s’éclaireront tandis que d’autres seront noirs 120.»

Puisqu’il n’est pas clair pour toi que le derviche est mau­vais ou bon, véridique ou hypocrite, si tu vénères les hommes de Dieu, pourquoi ne vénères-tu pas ce derviche et ne te montres-tu pas prudent?

Quelqu’un apporta à Mawlânâ (que son sirr sublime soit sanctifié!) cette nouvelle : «J’ai vu notre maître Shams-ûd-­Dîn.» Mawlânâ lui fit don de tous ses vêtements. Les gens dirent à Mawlânâ : «Il ment. C’est faux. Pourquoi lui as-tu offert tout cela?» Mawlânâ répondit : «Je lui ai donné tout rien que pour ce mensonge. Si ç’avait été la vérité, je lui aurais donné ma vie.» C’est en cela que consistent l’amour et la vénération : offrir des présents pour des nouvelles men­songères, et témoigner de bonnes intentions. Pourtant, il savait que le porteur de nouvelles mentait, car il possédait cette vision qui permet de distinguer le mensonge de la vérité.

Pourquoi, toi, ne vénères-tu pas les derviches et ne leur témoignes-tu pas de sollicitude? Pour toi Dieu n’a pas de valeur ni de grandeur, puisque tu dis que tel derviche a commis des actes défendus, comme boire du vin, se livrer à la fornication, etc. Cette pensée n’est pas convenable, ni selon la Loi canonique, ni selon la voie de la Vérité. Selon la Loi canonique, quand tu ne vois pas un acte déterminé de tes propres yeux, il ne sied pas que tu penses ainsi au sujet d’un musulman; ta pensée est mauvaise. Et si tu as vu de tes propres yeux cette action, puisqu’il y a renoncé et y renonce, et qu’intérieurement et extérieurement il montre qu’il a abandonné ces vices, également selon la Loi canonique il ne convient pas que tu penses ainsi à son sujet. Car Dieu a dit : «Dieu pardonne tous les péchés 121.» Et l’envoyé de Dieu (que le salut soit sur Lui et sa famille) a dit : «Celui qui se repent d’un péché, c’est comme s’il n’avait pas péché.» Tu ne dois pas nourrir de telles pensées à son égard. Nous consi­dérons qu’au point de vue de la vérité non plus ce n’est pas exact; car, selon la vérité, il est possible que celui qui agit mal et commet des fautes, libertinage ou débauche, soit bon, pieux, et élu par Dieu. Et peut-être que celui qui agit de façon convenable et qui se montre soumis envers Dieu appar­tient à la catégorie des libertins et des impies. Ce que le Dieu Très-Haut regarde, c’est son for intérieur (sirr).

L’homme intelligent cherche une chose telle qu’il n’ait pas à éprouver de la honte au cas où il ne la trouverait pas, et qu’il ne soit pas en désaccord avec lui-même au cas où il la trouve. Il doit s’agir d’une quête telle que sa vision devienne plus lumineuse et que sa joie croisse de jour en jour, à cause d’elle. Il n’aura alors ni peur de la mort, ni crainte de la séparation. «Nul ne sait ce qui lui est réservé comme joie 122. C’est une chose merveilleuse que cette joie soit au-delà de toute description. Quelles oreilles pourraient l’entendre, quelle intelligence pourrait la comprendre? Cette parole fait tomber la montagne en poussière et la nivelle. À l’être humain qui prononce une telle parole ou qui l’entend, parvient l’appel de Dieu : «Ce qui empêche la montagne de tomber en poussière, c’est le voile du doute.»

Un petit démon choisit la fille d’un roi, laquelle était d’une beauté incomparable. Le petit démon entra dans le cerveau de cette jeune fille et la rendit folle et malade. Le roi convoqua les médecins et les sages. Tous s’avérèrent impuissants à la guérir. Satan entra dans l’habit d’un homme dévot, et dit : «Si vous voulez que cette jeune fille guérisse de sa maladie, amenez-la chez Barsisa afin qu’elle recouvre la santé.» On ne trouva pas d’autre solution, et on amena la jeune fille au monastère de Barsisa. Barsisa pria Dieu pour elle, et le démon la quitta; elle recouvra enfin la santé. La jeune fille resta toute seule dans le monastère. Si Barsisa avait été un dévot savant et spirituel, jamais il n’aurait accepté cette jeune fille dans la clôture du monastère. Le Prophète (la paix soit sur lui!) a dit : «Ne laissez pas un homme et une femme seuls dans une maison, car la troisième personne sera Satan.» Barsisa ressentit une grande inclination pour la jeune fille, il resta avec elle et elle devint enceinte. De nouveau Satan, sous la forme humaine, se présenta devant Barsisa et le trouva pensif. Il lui demanda quelle était la cause de ses soucis. Barsisa lui raconta l’histoire, et lui dit que la jeune fille était enceinte. Satan lui dit : La solution consiste à tuer la jeune fille et à dire : « Elle est morte, et je l’ai enterrée. »” Barsisa ne trouva aucune autre issue que de tuer la jeune fille. Il l’enterra là. Les serviteurs du roi et ses officiers vinrent la chercher. Barsisa dit : «La jeune fille est morte, et je l’ai enterrée.» Ils repartirent, et rapportèrent la chose au roi. Celui-ci célébra la cérémonie du deuil pour sa fille. Satan, sous la forme d’un homme, vint auprès du roi, et demanda : «Qu’est devenue ta fille?» Le roi répondit : «Nous l’avons amenée auprès de Barsisa, et là elle est morte et on l’a enterrée.» Satan demanda : «Qui l’a dit?» Le roi répondit : «Barsisa.» Satan déclara : «Il ment. Il est resté avec ta fille et l’a rendue enceinte, et par peur de toi il a tué cette pauvre jeune fille. Si tu ne le crois pas, je t’in­forme qu’il l’a enterrée à tel endroit; creusez la fosse, et vous verrez.» Le roi se leva de son siège et se rassit, sept fois, de bouleversement et d’agitation. Puis il monta à cheval, et accompagné de plusieurs personnes, il entra dans le monastère de Barsisa. Il lui demanda : «Où est ma fille?» Il répondit : «Elle est morte, je l’ai enterrée.» Le roi dit : «Pourquoi ne nous en as-tu pas informé?» Il répondit : «J’étais occupé à la prière et au dhikr.» Le roi dit : «Si les choses s’avèrent être l’inverse de ce que tu dis, qu’arrivera-t-il?» Le dévot se mit à parler avec irritation, dans l’espoir de le convaincre. Le roi, qui avait trouvé l’endroit, ordonna de creuser la terre, et on exhuma le corps de la jeune fille. Ils virent qu’elle avait été tuée. Ils lièrent les mains de Barsisa et attachèrent une corde à son cou. Une nombreuse foule s’assembla. Barsisa se disait : «O mon nafs néfaste! Tu étais content parce que ta prière était exaucée et que tu étais considéré aux yeux des gens et dans leur cœur, et leurs louanges te faisaient plaisir. En réalité, toutes ces choses n’étaient que serpents et scor­pions. L’amitié que témoignent les hommes est un serpent venimeux.» Il se lamentait, en vain. On l’amena au pied cl'un haut gibet, on apporta une échelle et on suspendit la corde. À l’instant où on plaça son cou (sans la corde, Satan sous sa forme précédente, se montra à lui et dit : «C’est moi qui ai tout manigancé, et ton salut encore est entre mes mains. Prosterne-toi devant moi, et je te sauve.» Barsisa répondit : «Est-ce ici le lieu de prosternation? Mon cou est lié par une corde.» Satan dit : «Fais un signe de tête, pour exprimer l’intention de te prosterner devant moi. n « A l’homme sage, un seul signe suffit. » Barsisa, par peur et par amour de la vie, fit ainsi. À ce moment, la corde serra son cou. Satan s’écria : ‘Oui, je te désavoue 123.» En fin de compte, Barsisa perdit aussi la foi et mourut impie.

Revenons au sujet de la débauche et de l’égarement : Fozayl'Ayas, qui était un voleur et un brigand de grand chemin, depuis plusieurs années avait pour métier et pour occupation de s’attaquer aux caravanes. Il rendait pauvres les riches et dépouillait les femmes. Il versait même injuste­ment le sang. Un jour, dans les marchandises d’une caravane, il trouva une amulette sur laquelle était inscrit le nom de Dieu. La pensée lui vint que les gens qui avaient mis leur espoir en ce nom de Dieu avaient pris ce nom comme leur forteresse, leur gardien et leur protecteur. «Moi, se dit-il, avec quel appui et quelle audace est-ce que je commets ces actes d’impudence et de grossièreté?» Cela n’était qu’un prétexte. Un état spirituel lui advint. Il poussa un cri et déchira son vêtement. Il arrachait ses cheveux et les poils de sa barbe, il se frappait contre les pierres, jusqu’à ce que son corps ruisselât de sang. Il criait et pleurait, hors de lui-même, bouleversé. Il gémit, se lamenta et se mortifia jusqu’à ce que le Dieu Très-Haut lui ouvrît une porte vers Son Paradis. Enfin, il devint l’un des élus et proches de Dieu et l’un des véritables saints parfaits.

Dieu le Très-Haut manifeste telles choses pour que Ses serviteurs ne placent pas leur confiance dans leurs propres actions et leur propre dévotion et ne deviennent pas orgueilleux, qu’ils ne perdent pas la crainte de Dieu et qu’ils ne regardent pas avec dédain ceux qui n’accomplissent pas les mêmes exercices qu’eux. Quand ils voient que Dieu a des saints qui se livrent à des actions mauvaises et des hommes méchants qui font de bonnes actions, ils ont peur de se trouver parmi les méchants alors qu’ils agissent bien. Et ils ne consi­dèrent personne avec dédain, par crainte que cette personne ne soit un saint d’entre les saints de Dieu. Celui qui est de nature noble, dans son imagination peut devenir rebelle, pécheur et fautif, mais il ne désespère jamais de la miséricorde divine. Car il a vu que Dieu a rendu vénérés beaucoup d’hommes rebelles. «Il fait sortir le vivant du mort, Il fait sortir le mort du vivant 124.» Il fait sortir du ventre du mort un vivant, afin que l’on sache que les moyens ne sont que des prétextes. L’Originateur, l’Ordonnateur et le Créateur, c’est Lui.

Chanaan, qui était le fils de Noé, était impie, tandis que Noé était prophète et le second Adam — car en son temps le Déluge avait fait disparaître tous les hommes, et c’est Noé qui est le père de cette postérité, tous sont ses descendants. Il fut englouti par le courroux de Dieu avec tous les autres impies. Tous ces événements étaient destinés à montrer que personne ne doit s’appuyer sur les moyens, lesquels sont des prétextes et des voiles. Il ne convient pas de reprocher quelque chose à quiconque, ni selon la loi coranique, ni selon la coutume, ni selon la vérité. Le musulman est celui de la langue et de la main de qui les autres musulmans sont à l’abri.



13

Ceux qui n’espèrent pas Notre rencontre disent : « Si seulement on avait fait descendre sur nous les anges! Ou bien si nous voyions notre Seigneur! » Ils sont gonflés d’orgueil eux-mêmes et remplis d’une grande insolence 125.”

Les mécréants disent : Dieu le Très-Haut nous a envoyé comme Son envoyé un être humain, qui mange comme nous, qui dort, qui tombe malade, qui guérit, qui s’attriste et se réjouit, et qui a les mêmes caractéristiques que nous. Comment pourrions-nous accepter de lui ces vanteries et ces prétentions? Si Dieu avait envoyé un ange pour nous communiquer Ses messages, nous aurions tout accepté de lui. Ou bien si Dieu (qu’Il soit exalté et glorifié!) S’était manifesté Lui-même à nous, afin que nous acceptions de Lui Ses commandements et Ses interdictions, nous nous y serions soumis.” Dieu le Très-Haut leur dit : O chiens de l’enfer! Quelles sont cette insolence et cette audace? Je vous ai octroyé la vie à partir de la poussière morte, et Je vous ai fait don de Mes attributs infinis : Je suis voyant, Je vous ai donné la vision; Je suis audiant, Je vous ai donné l’ouïe; Je suis puissant, Je vous ai octroyé la puissance; Je suis plein de grâces, Je vous ai donné la grâce; et aussi, Je suis Celui qui pardonne, Je suis le Victorieux, Je suis Celui qui sait, ad infinitum. «Il ne vous a été donné que peu de science 126.»

J’ai placé en vous un peu de Mes attributs infinis, un peu de chaque connaissance, afin que vous ne soyez pas inconscients et ignorants de Ma propre science. De même, si on montre à un homme sage et avisé une poignée de blé tirée d’une immense grange, à partir de ce peu il comprend beaucoup. Vous avez reçu une goutte de chaque attribut provenant des océans de Mes attributs infinis. Par quel pouvoir et quelle audace M’adressez-vous des reproches? Vous vous placez au-dessus de Moi, c’est-à-dire que vous prétendez être plus sages et plus savants que Moi. Vous Me donnez des conseils, et vous M’apprenez des choses, en disant : «Si au lieu de cet Envoyé un ange était venu, cela aurait mieux valu.» Je vous ai envoyé un homme pour que, par son intermédiaire, vous puissiez comprendre ce qu’est un ange, et que vous puissiez Me voir, après que vous avez atteint la perfection et dépassé l’étape de l’ange. Grâce à cet Envoyé, dont les yeux pos­sèdent la lumière et voient l’ange, et Me voient, vous obtenez la lumière et par cette lumière qui vous est procurée par lui, vous parvenez à voir l’ange. Les anges sont dépourvus de qualifications. Leur nourriture et leur boisson, leur compa­gnie et leurs baisers, leur chant et leurs paroles sont sans qualifications. Toi, qui es dans la forme contingente, comment pourrais-tu voir ce qui est dépourvu de qualifications? Sois dépourvu de qualification, afin de pouvoir voir celui qui est sans qualifications. Il te faut avoir l’œil de l’âme pour voir l’âme : on peut voir ce qui est du même genre que soi. Jamais la corneille ne peut chanter comme le rossignol, ni le mulet galoper comme Doldol 127. Bien que le sabre coupe, il ne peut trancher comme Dhulfarar 12 s.

Le printemps, qui est le produit de la contingence, est au-delà des formes; il n’a ni corps, ni couleur; on ne peut voir sa bonté et sa beauté -- bien qu’il appartienne à ce monde — avant qu’il ne se manifeste dans les prairies, les jardins, les arbres, les roseraies, les vergers. Lorsque le printemps qui, en lui-même, est sans couleurs agit, ces lieux sont fécondés et les multiples couleurs apparaissent. Alors, le printemps devient visible. Sans la médiation de ces couleurs et formes, il demeure invi­sible. De même, avant que le vent n’agisse sur la poussière, et ne fasse mouvoir un arbre, une tente, ou un étendard, tu ne peux le voir : le vent est invisible sans l’intermédiaire des formes.

Pourtant, le printemps et le vent, sans qui ce monde ne peut subsister, n’appartiennent pas à l’autre monde. Or, le monde (invisible) est l’opposé de ce monde (contingent) : celui-là est lumière, celui-ci est feu. Quand la lumière se manifeste, le feu disparaît. Avant que n’intervînt la forme, c’est-à-dire la poussière dans le vent et la verdure dans l’arbre, on ne voyait ni le vent, ni le printemps.

Les anges, qui sont pure lumière, en dehors des quatre éléments et des six directions, au-delà de la terre et du ciel, ne sont rien qu’esprit. Ils sont submergés dans l’amour de la Majesté divine. Leur nourriture est la lumière de la mémoration de Dieu. Leur boisson et leur ivresse, c’est la pensée de Dieu. Ils vivent et se meuvent, comme des pois­sons, au sein de l’océan de la Miséricorde. Ils existent tant que l’océan existe. Ils demeurent éternellement et sont à jamais enivrés, pareils à la lumière sans qualifications du soleil, à la chaleur du feu, au parfum des roses, à la douceur du sucre. Comment espères-tu les voir sans l’intermédiaire d’un être humain? Or, je vous ai envoyé un de vos congénères comme Messager, afin que grâce à lui vous deveniez peu à peu apprivoisés et dignes de voir les anges, le Paradis, l’autre monde. Car si l’ange, sans l’intermédiaire de l’être humain, prenait forme et qu’on le voyait face à face, on mourrait de peur, on serait anéanti. Ce soleil qui brille sur la terre du haut du quatrième ciel, s’il brillait du troisième ciel, la terre tout entière s’embraserait et ses habitants périraient. C’est par Sa sagesse que Dieu a maintenu le soleil un peu plus loin, afin que vous puissiez en jouir. L’autre monde est gardé derrière le voile, parce que tu ne peux supporter de le voir sans intermédiaire.

Lorsque Dieu le Très-Haut parla à Moïse dans le Buisson ardent, au moment où il cherchait où était le feu, Il lui dit : «Ô Moïse! Qu’as-tu dans la main?» Moïse répondit : «Ô mon Seigneur! C’est un bâton sur lequel je m’appuie et avec lequel je pousse mes moutons et fais tomber les feuilles des arbres.» Dieu lui dit : «Cela te semble un bâton, mais ce n’en est pas un. Il possède d’autres qualités et une autre utilité, en dehors de ce que tu as compris. Jette-le par terre, afin de voir ce qu’il est en réalité.» Quand Moïse, sur l’ordre du Dieu Très-Haut, jeta le bâton sur le sol, il le vit se transformer en un serpent terrifiant, qui s’attaqua à Moïse. Celui-ci s’enfuit avec une peur extrême. Dieu le Très-Haut dit : «Ô Moïse! Pourquoi as-tu peur et t’enfuis-tu en ma pré­sence? Sans mon ordre et ma volonté, qui aurait l’audace de te nuire? Eh bien! saisis-le par le cou! ». Aussitôt, Moïse saisit le serpent par la gorge, et il redevint bâton. Puis Dieu dit : Ô Moïse! Je t’ai fait voir cela, afin que désormais tu juges autrement tout ce que tu vois : la montagne, la campagne, l’eau, l’air, le désert et la mer ne sont pas uniquement ce que tu perçois. Je manifeste chaque chose comme Je veux et ordonne. Tout n’est-il pas rendu vivant par l’eau? «Nous avons créé, à partir de l’eau, toute chose vivante 129.» Et quand J’ai ordonné à l’eau d’être l’ennemi des mécréants et des néga­teurs, le Déluge a anéanti tout.

L’air aussi donne vie à toute chose. Si l’on empêche de respirer, on meurt. Et quand je le veux, cet air — qui fait croître les organismes et leur donne la force de vie — devient pour eux une cause de souffrance. Et au lieu de les caresser, il les brûle et les étouffe, au point que les joies de la vie les abandonnent pour n’être plus que la proie de la colique et des douleurs dans le dos et le bas-ventre.

J’opère tout cela dans l’homme, afin que, grâce à l’une de ces choses, il comprenne toutes les autres. Alors toutes leurs parties et membres, de la tête aux pieds, seront mes serviteurs; ils me seront soumis et sous Mes ordres. Chaque ami devient un serpent, chaque fleur une épine, chaque paix une brûlure, chaque ami compatissant un ennemi : tous les entourent et les piquent, et deviennent les dénonciateurs et les témoins de leurs actions. «Le jour où leurs langues, leurs mains et leurs pieds témoigneront contre eux sur ce qu’ils ont fait 130.»

Au jour de la Résurrection, chaque membre de l’homme témoignera de l’action qu’il a faite. Ainsi, toi, Moise, ce bâton qui t’étais compagnon et appui, tu l’as vu devenir serpent et ennemi qui, sans mon secours, t’aurait dévoré. Mais comme le serpent a vu ma grâce, il est redevenu bâton dans ta main. Que sera la fin des rebelles misérables et hostiles privés de ma faveur! Si les océans se transformaient en encre et les arbres en plume, et les terres et les cieux en papier, et qu’on écrivît sur eux, et qu’il ne restât ni encre, ni plume, même une petite partie de ces peines ne pourrait être décrite. Le courroux et la grâce sont à la mesure de la personne concernée. La tendresse de celui qui est faible ne dure qu’un instant, son courroux et sa violence ne durent, aussi, qu’un instant. La grâce et la tendresse d’un seigneur sont précieuses. De même, son courroux et sa colère sont également grands. La grâce et la générosité, le courroux et la colère d’un émir sont à sa mesure. Mais la grâce du roi est plus grande que toutes les autres; il a une générosité suprême. Or, le courroux d’un émir qui possède un haut rang, qui a droit aux tambours et aux étendards, qui détient le commandement et la souveraineté, qui a des ministres, ce courroux est égal à sa grâce, et les autres chefs subissent les effets de sa colère. Puisque la souveraineté de Dieu est sans limites, sa grâce et son courroux sont propor­tionnels à sa grandeur. De même que Son amour et Sa miséri­corde sont infinis, Son courroux et Sa colère sont aussi infinis. Ceux qui se trouvent au Paradis y demeurent éter­nellement, et ceux qui sont en enfer restent enchaînés dans leur prison. Une partie d’entre eux sera au Paradis, et une autre dans le brasier 131. “

Connais de cette façon tous les modes : miséricorde, colère, prospérité, sursis, promesse. Toutes ces actions de Dieu sont grandes et durables. S’Il dit : «Je ferai telle chose», peut-être cela arrivera-t-il au bout de cent années. Ô Moïse! Lorsqu’il a mal aux dents, ou à un membre, l’homme sage doit savoir que les autres membres qui ne souffrent pas lui viennent en aide. Mais, en réalité, ils sont ses ennemis. Dieu le Très-Haut a fait se produire cette douleur particulière afin qu’on connaisse et qu’on comprenne les autres, et qu’on les compare à celle-ci; qu’on ne compte pas sur les autres membres et qu’on n’aie pas confiance en eux; et qu’on sache que leur aide et leur secours proviennent de la volonté et de la grâce de Dieu, et qu’on ne connaisse d’autre refuge que Lui. Dans la détresse seule la robe de Sa grâce est à saisir. Tous les moyens ne sont que prétextes et voiles, c’est Lui seul qui agit.

Moïse, toi aussi, grâce à ce bâton terrestre, comprends les autres parties de la terre. Tant que la terre est immobile et en repos, elle est étalée et déroulée sous les pas des hommes, déroulée et étalée comme un tapis. Mais au Jour de la Résurrection, elle se mettra à tanguer comme le cha­meau. «Quand la terre sera secouée par son tremblement 132.» D’elles se déverseront les serpents, les amis, les beautés, et elle projettera en l’air les morts des tombeaux. Les cieux se déchireront, les montagnes seront cardées comme laine fine. Le soleil, la lune et les étoiles tomberont, et l’on verra qu’en réalité ils n’étaient pas ce qu’ils paraissaient. De même que ce bâton s’est transformé en serpent, le monde entier est, dans la main de Ma puissance, mou comme la cire. Parfois je le transforme en bâton, parfois en dragon, parfois en serpent. Tantôt je le transforme en feu, tantôt en roses, tantôt en épines. Combien est étrange le fils de l’homme! Tu es faible et misérable; Je t’ai donné une main qui tantôt est l’objet de baisers, tantôt sert de massue : elle fait goûter à la fois la douceur et le poison, elle est tout ensemble paix et peine. De même, tu transformes en injure le souffle de ta bouche, et parfois en louange, ce qui rend les gens tantôt joyeux, tantôt tristes. Toi qui es une créature, par un seul aspect tu te révèles amer et doux, peine et joie; tu trans­formes une chose en ce que tu veux. Moi qui suis le Créateur, ne puis-Je pas transformer le bâton en serpent, et le serpent en bâton, et faire de la terre et du ciel, qui sont le secours et le moyen de subsistance des créatures, des ennemis pour elles, de sorte qu’à la fin ce même monde devienne leur enfer et les engloutisse? Quand le roi envoie un chef d’armée pour châtier quelqu’un, même si cet officier est l’ami de la personne à punir, ou son frère, ou un membre de sa famille, il se transforme pour elle en ennemi. Et malgré l’amitié et l’affection, il la blesse plus qu’un autre et rend son cœur affligé. Sache que les parties de la terre et du ciel sont Mes chefs d’armée. Ne vois-tu pas que lorsque J’ai ordonné au commandant du feu d’être tendre à l’égard d’Abraham, il est devenu pour lui roses et roseraie. Et quand J’ai ordonné à l’eau paisible de rendre Pharaon et ses suivants misérables, elle les a engloutis et noyés à l’instar d’un dragon. Le vent, qui était le porteur du trône de Salomon, est devenu un fléau et une calamité pour les gens de ‘Ad. La terre a avalé comme une bouchée Qarun. Le bâton devant Moïse en apparence était bâton; mais pour Dieu, dans l’invisible, il avait pour nom serpent. De même, en apparence, la terre, le ciel, et leurs parties, chacun ont un nom : quel est en réalité leur nom auprès de Dieu? Transformer le bâton en serpent est un signe du Jour du Jugement, un échantillon, un spécimen, afin qu’on sache ce qu’est la mort, et que par ce petit malheur on com­prenne ce qu’est le grand malheur. O. Moïse! Ces petits signes du Jour de la Résurrection, c’est-à-dire le serpent, le déluge, le vent, le tremblement de terre, le choléra, la famine, tout cela indique qu’il est inévitable que ce Jour arrive. De même, les souffrances jouent le rôle de messagers, et c’est la mort qui vient à la fin. Toutes ces choses étranges sont les signes du Jour de la Résurrection et ses envoyés : le Jour de la Résurrection arrivera en fin de compte. Puisqu’un bâton si infime s’est transformé en serpent et a avalé et anéanti Pharaon et ses suivants, qui avaient conquis le monde, qu’une parcelle, qui était un bâton, a revêtu une apparence si terrifiante, que deviendra l’océan de l’existence, que sont la terre et le ciel?

Ô toi, fils d’Adam! Tu as été vaincu par Satan, ce monde trompeur et rusé qui montre du blé, mais vend de l’orge à sa place. Il est pareil à une vieille femme noire qui s’est fardée avec de la couleur blanche, et qui paraît jeune et exquise; tu la courtises, et tu te promènes joyeux comme les habitants du Paradis dans le Paradis, et tu te réjouis. Quand tes yeux s’ouvrent et que tu t’éveilles de ce sommeil de l’in­conscience, tu t’aperçois avec certitude que tu te trouvais dans l’enfer même et que tu as les ailes attachées comme un oiseau ignorant dans ce piège où tu picores des graines.

Les saints sont venus du monde des lumières dans ce monde trompeur, afin de sauver les hommes d’un feu sans merci. Moïse prenait le serpent pour un bâton, qui était son appui et son soutien; or c’était un ennemi qui l’aurait dévoré, n’étaient la faveur et la grâce de Dieu. Sur l’ordre de Dieu, ce serpent redevint un bâton dans sa main. De même, les créatures mécréants ou musulmans — considèrent ce monde comme leur propre forteresse, leur propre demeure, leur propre refuge, leur ami loyal et leur secours. Mais quand le voile de l’ignorance est retiré, ils apercoivent précisément l’enfer, et ils ont la certitude que ce monde, qui leur paraissait un Paradis, était en réalité l’enfer, et que cette jeune trom­peuse était une vieille sorcière infernale. Ils voient alors sa laideur et vivent avec elle en l’évitant comme des étrangers. Ils n’ont que la grâce et la faveur de Dieu comme refuge. Ils sont contents de satisfaire à la volonté de Dieu, et se soumet­tent au jeûne pour Dieu, de peur que la satiété et l’abondance donnent des forces à l’âme charnelle vile, qu’elle l’emporte sur l’intelligence obéissante et qu’elle les fasse manquer à la soumission, à la persévérance, au service, à l’humilité, et à la sobriété.

«L’amour est pour Dieu, l’inimitié est pour Dieu.»

De même, dans ce monde, les esclaves et les serviteurs d’un roi sont remplis d’amour pour lui. Ils n’ont à l’égard des gens ni amitié ni inimitié. Lorsque le roi est satisfait de quelqu’un, eux aussi l’aiment, lui baisent les mains et les pieds, lui rendent des services, lui témoignent de l’ama­bilité, l’invitent et l’aident dans les circonstances graves.

Ô Moïse! l’utilité du bâton n’était pas ce que tu supposais et disais. Ce bâton présente de grandes et importantes utilités, permanentes et éternelles. Tout ce monde péris­sable, qu’est-il, qu’on le déclare ou le considère comme utile en raison d’un infime intérêt? Cent mille mondes pareils au ciel et à la terre sont exigus devant le déploiement de Son amour. Que dire de ce bâton? C’est un soleil qui illu­mine le monde entier, et l’éclat de sa lumière chasse les ténèbres de l’univers. Grâce à lui, le laid se distingue du beau, celui qui est rejeté de celui qui est désiré, la bonne monnaie de la fausse, le lion du chien. Bien plus, c’est une balance céleste descendue sur la terre, afin de faire apparaître la vérité et de discriminer les justes des injustes, de séparer et d’opérer un choix entre ce qui est léger et ce qui est lourd, ce qui est vivant et ce qui est mort, la roseraie et les ronces, les égoïstes et les adorateurs de Dieu, le périssable et l’éternel, le terrestre et le céleste, ce qui est de ce monde-ci et ce qui est de l’au — delà, l’aveugle et le voyant, la rose et l’épine; et afin de noyer dans la mer Pharaon avec les siens, et d’envoyer aux israélites, qui subissaient de la part de Pharaon des peines et la tyrannie, une nourriture et des aliments célestes, alors que, à cause de leur orgueil, de leur ingratitude et de leur ignorance, ils disaient : «Nous voulons de l’ail et des oignons, des grains, des lentilles, et des oignons de la terre 133.»

Si tous les arbres se transformaient en plumes, et les mers en encre, et les cieux et les terres en papier, et que tout soit employé et rédigé même pas une seule ligne traitant des utilités de ce bâton ne serait encore écrite et expliquée. Or toi, ô Moïse, tu connaissais dans cette mesure l’utilité de ce bâton; et cette mesure était tellement grande qu’elle dépas­sait toute mesure. Elle était bénie et sacrée comme la Nuit du destin. Nous connaissons l’utilité de chaque chose, car c’est Nous qui les avons créées et Nous t’avons un peu informé de cela afin que tu puisses accomplir ton œuvre et que tes besoins soient satisfaits, et que tu ne sois pas privé de la connaissance des choses en général. «Il n’y a rien dont les trésors ne soient pas auprès de Nous; Nous ne les faisons des­cendre que d’après une mesure déterminée 134.» «Il ne vous a été donné que peu de science 135.» Dieu le Très-Haut t’a envoyé sur terre quelques bouchées de la nourriture des êtres célestes et des anges, et cela est la science et la connaissance. Si tu es céleste, tu te mettras à la recherche d’une telle nourriture, afin que par elle ta science et ta connaissance s’accroissent. Si tu es terrestre, que tu proviens de la terre et que l’ani­malité te domine, ta bouchée aussi provient de la terre. Mange de la terre afin d’accroître ton volume de terre : l’espèce s’accroît par sa propre espèce, l’eau par l’eau, le feu par le feu, le vent par le vent, la terre par la terre, le pur par le pur. Si ton origine est celle des purs, recherche la pureté, et cela est la science. Si tu es de l’espèce de ceux qui sont de terre, recherche la terre, et cela est la forme et la matière.

Ne nourris pas ton corps, car le corps est une victime à immoler;

nourris ton âme, l’âme remonte vers les hauteurs.

Sers moins d’aliments gras et sucrés à cette charogne,

car celui qui a nourri son corps sera humilié.

Apporte à l’âme sa nourriture, qui est la sagesse

afin qu’elle se fortifie, car elle a un voyage à faire dans l’au — delà.

La sagesse arrive grâce au roi Salah ud-Din 136

lui qui est pareil à l’âme des corps.

Dans l’homme existent ces deux caractères : céleste et terrestre. La caractéristique qui l’emporte chez lui permet sa qualification : si, dans l’argent le cuivre l’emporte, on ne dit pas que c’est de l’argent, on le nomme cuivre et on dit que tel argent est faux. Celui qui n’est pas devenu un ange, de sorte qu’on l’appelle céleste, on dit de lui que c’est un animal qui porte des fardeaux et est exploité par les autres.

«Voilà ceux qui sont semblables aux bestiaux, ou plus égarés

encore 137.»

«Ils sont indécis; ils ne suivent ni les uns, ni les autres 138.»
On rapporte qu’un loup s’accoupla avec une gazelle
; un
petit naquit d’eux. On posa à un jurisconsulte la question suivante :
Faut-il appeler ce petit « loup » ou “gazelle”? Si nous disons loup, sa chair est impure, et la consommation en est illicite. Et si nous le considérons gazelle, sa chair est licite. Nous flottons entre les deux appellations, “loup” et “gazelle”. Comment devons-nous le nommer?” Le juris­consulte avisé donna la décision juridique (fetwa) suivante : «Il ne s’agit pas d’un jugement simple, mais d’un jugement complexe. Placez une touffe d’herbes parfumées et un os souillé devant ce petit. S’il se tourne vers l’os, c’est un loup, et sa chair est illicite. S’il se tourne vers l’herbe, c’est une gazelle, et sa chair est licite.»

De même, Dieu le Très-Haut a mêlé et uni l’autre monde avec ce monde, le ciel avec la terre. Nous qui sommes les enfants de l’un et de l’autre, si nous inclinons vers la science et la sagesse, nous sommes purs et célestes. Et si nous pen­chons vers le sommeil, la nourriture, le bien-être, les vête­ments, la férocité, l’oppression, la corruption, notre demeure est le fond de l’abîme et non le sommet des hauteurs.

Si tu connais cette subtilité et ce mystère, tu comprendras : tu es ce que tu recherches.

Mets-toi à danser, ô parcelle de métal pur, si tu proviens de la mine :

sache que tu es l’objet même de ta quête.

Et Dieu est le plus savant.



14

Le Dieu Très-Haut a créé les esprits six cent mille ans avant les corps, et ils sont restés, sans formes, dans l’océan de la Miséricorde. Dans cet océan, les esprits vivaient comme des poissons. Le Dieu Très-Haut s’adressa à eux : «Ne suis-Je pas votre Seigneur 139?» Tous répondirent «Oui.» Ces «Oui» variaient d’intensité, il y avait une grande diversité d’un «Oui» à l’autre. Certains étaient tout à fait purs. Le Dieu Très-Haut n’a pas permis que le bien et le mal, le supé­rieur et l’inférieur soient mélangés et mis au même rang. Il dit : Vous avez tous dit « Oui » d’une voix unanime pour que Je vous envoie de ce monde de l’âme et du cœur dans le monde de l’eau et de l’argile, afin que la bonne et la fausse monnaie apparaissent et que ce qui est pur soit séparé de ce qui est mélangé.”

Si dans la boutique d’un épicier un haricot tombe dans le tiroir des dattes, ou une datte dans le tiroir des haricots, le patron aussitôt les sépare et place chaque graine dans son tiroir. «Toute chose retourne à son origine.» Comme Mawlânâ (que mon âme lui soit sacrifiée) l’a dit :

Vois les tiroirs devant l’épicier :

il a tout arrangé, espèce par espèce,

il a ajouté chaque sorte à sa propre sorte.

Par cette homogénéité, il a créé un bel ordre.

Si le bois d’aloès se mêle au sucre,

il les sépare l’un de l’autre.

Les tiroirs sont brisés et les âmes sont tombées.

Le bien et le mal sont mêlés

Dieu a envoyé les prophètes avec un Livre,

afin qu’ils trient les graines sur le plateau.

Dieu a placé chez l’épicier balance et discrimination. Com­ment permettrait-Il que la fausse monnaie soit confondue avec la vraie, le bien avec le mal? Il a ordonné aux esprits, pour les examiner et les mettre à l’épreuve : «Descendez tous 140!» Vous tous, les esprits, quittez cet océan de la Miséricorde pour aller dans le monde de l’eau et de l’argile, rempli de souffrances, afin que se révèle la valeur de chacun : que le sincère soit distingué de l’hypocrite, et ce qui est digne de ce qui est indigne. Quand Je vous laisse dans ce monde d’eau et d’argile, et que Je répands devant les oiseaux que sont les âmes les graines douces de ce monde, alors apparaît l’impureté du «oui», celui qui s’attache à telles graines et oublie l’alliance, l’affirmation, la joie et le secret de son «oui» initial. Quant à celui qui ne succombe pas aux plaisirs de ce monde, qui ne s’abaisse pas et ne s’abandonne pas au repos, il apparaît clairement que son «oui» était pur.

Dieu a fait de ce monde la pierre de touche afin que ce qui est de bon aloi retourne au trésor du cœur et que ce qui est fausse monnaie reste sur terre parmi les ronces de ce monde d’eau et d’argile. La justice appelle à ce que l’espèce soit unie à sa propre espèce. Dieu le Très-Haut a un ange qui ramène l’espèce vers l’espèce.

Les anges de Dieu sont nombreux. Le service de l’un ne ressemble pas à celui de l’autre. Les anges du côté droit écrivent les bonnes actions. Les anges du côté gauche écrivent les mauvaises actions. Certains portent la Tablette et le Trône. Certains portent le firmament, certains veillent sur les créatures. D’autres prient pour les hommes au caractère noble et les bienfaiteurs. D’autres encore maudissent les méchants et les avares, en disant : «Ô grand Dieu! Donne à tous les donateurs une compensation, et à tous les avares une privation.» Ils s’occupent de différentes choses. Le rôle de certains consiste à réunir le congénère avec son congénère : ils ne laissent pas le chameau avec le cheval, ni les hommes sincères avec les menteurs, et ils s’empressent de réunir les sincères avec les sincères et les menteurs avec les menteurs.

L’ange est sans qualifications et incorporel. Dans la nature de chacun, il est caché comme l’âme. Celui qui s’enfuit loin de ceux qui ne sont pas ses congénères se rapproche de ses congénères, qu’il s’agisse d’un animal, d’une Péri, d’un oiseau ou d’un homme. Telle est la condition de l’ange. Depuis la prééternité, la coutume divine a été ainsi. Puisque, à l’origine, Iblis était au nombre des mécréants, Dieu n’a pas permis qu’il soit parmi les anges. De même, l’océan bouillonne afin que l’écume qui est en lui et qui est cachée dans ses eaux et mélangée à elles soit rejetée en dehors, qu’elle soit séparée de lui, et qu’il reste pur et sans dépôt. Ceux qui ne sont pas des congénères sont des étrangers. Les exemples sont mul­tiples; cela dépend de la façon dont l’homme considère les choses. Quand Dieu le Très-Haut rend un homme lumineux, éveillé et voyant, celui-ci aperçoit tous les atomes de la terre et du ciel et les univers au-delà de l’espace ainsi que l’autre monde. Tout ce qui existe travaille et s’agite pour se séparer de ce qui n’est pas de son espèce; la joie et la perfection mêmes consistent en cela. L’homme simple et sans intelligence le découvre dans certaines choses. Celui qui est plus savant en voit davantage. Et celui qui est plus parfait découvre le sens caché de toutes choses.

Quand l’écume est séparée de la mer, de nouveau la mer bouillonne, s’agite, est au travail : à l’instant où elle a rejeté l’écume, les eaux pures se rassemblent et de nouveau tentent de rejeter leur dépôt, afin que chaque partie s’unisse à son origine.

Cela ne peut être contenu dans les commentaires et les paroles, la description de Dieu est au-delà de tout.

Quand Adam (que la paix soit sur lui!) devint prophète, le monde entier se prosterna devant lui. Les conformistes, les chercheurs de vérité, les disciples, les hypocrites, tous se prosternèrent devant lui pour l’adorer. Là encore, Dieu le Très-Haut n’a pas permis que le pur et le voleur, la fausse monnaie et la vraie, le juste et le mauvais, l’illusion et la réalité soient mis au même rang, qu’on les désigne du même nom et qu’on les unifie. Il envoya un autre prophète, avec un autre langage et d’autres commandements, afin que, par la pierre de touche de son être, la bonne monnaie se distingue de la fausse, et le conformiste du chercheur de vérité. Ainsi, époque après époque, les prophètes ont changé en apparence, mais le sens de la prophétie demeure un. Les prophètes semblent, formellement et en apparence, multiples. Mais en réalité ils sont un, jusqu’au temps du Sceau des prophètes, Mohammad l’élu (que le salut soit sur lui et sa famille!). À chaque époque, au nom de la sagesse dont nous avons parlé, venait un prophète, un envoyé. Avant l’avènement de Mohammad, Abu-Bakr et Abu-Jahl étaient semblables. «Vous êtes une seule communauté.»

Avant eux, nous étions tous semblables,

personne ne savait si nous étions bons ou mauvais,

le faux et le vrai avaient cours dans le monde,

tout n’était que ténèbres et nous agissions dans la nuit.

Dès que le soleil des prophètes s’est levé,

il dit : «O faux, éloigne-toi, ô pur, approche!»

Quand Mohammad (le salut soit sur lui et sa famille!) est apparu, sa communauté n’est pas demeurée unie; ils se sont séparés, car son être était la pierre de touche : elle a discriminé la monnaie fausse de la vraie, le croyant sincère et l’impie se sont manifestés; car le Prophète était le soleil éternel et le flambeau de l’autre monde, et l’univers sans lui était sombre comme la nuit. Le monde de l’animalité est obscur. Sans prophètes, personne ne peut marcher dans le chemin de Dieu. Comment pourrait-on trouver ce chemin dans les ténèbres? Comment séparer le bien du mal et discerner le blanc du noir? «Le Jour où certains visages s’éclaireront tandis que d’autres visages seront noirs.» Le signe de la Résurrection consiste en ce que celui qui a la face blanche apparaît grâce au soleil du visage des prophètes, et cette blancheur et cette noirceur sont apparentes comme le jour aux yeux des pro­phètes et des croyants qui ont cru en eux. Aux yeux des vrais croyants, l’être des prophètes sera comme la résurrection. Comme ils ont déchiré le voile de l’ignorance, ce jour-là tous le voient.

Inévitablement, rien n’est caché à leurs yeux. On appelle cette Résurrection universelle la résurrection, parce que le monde est le refuge et la demeure des mécréants, et nécessai­rement, quand le voile de leur ignorance est déchiré, ils voient clairement la noirceur de leur propre visage. La Résurrection et les merveilles de Dieu ne sont pas absentes, elles sont devant nos yeux; ce qui empêche de les apercevoir, c’est le voile de l’ignorance. Pour celui qui traverse ce voile, la résur­rection est immédiatement là.

«Pour celui qui meurt, le jour de la résurrection est venu.» Celui qui meurt aux attributs de l’animalité s’est anéanti et sa résurrection est advenue. La résurrection c’est sortir du voile de l’ignorance et de l’égoïté, et percevoir le soleil de la Beauté du Parfait. L’être du Prophète, c’est la résurrection. Celui qui attend la résurrection par ses propres moyens, ou qui considère qu’elle est hors du Prophète, celui-là voit de travers. Il prend deux pour un, et il est étranger à l’Unicité de Dieu. La Résurrection sera sous cette forme de beauté, de son, de clarté, et ne sera pas autre. Dieu et la Lumière de Dieu ne sont pas deux, ne l’ont pas été et ne le seront jamais. Le commencement et la fin étaient Un; dans chaque forme s’est manifesté l’Un, mais il s’est laissé voir comme deux, afin d’attirer à lui qui lui est uni, et d’écarter qui lui est étranger.

Dieu a donné à Sa grâce le nom de Soleil,

car le soleil montre la beauté de ce qui est rouge et jaune

la Vérité est le Soleil du secret des saints;

auprès de leur soleil, le soleil est comme une ombre.

L’existence du monde est agitée, afin que l’étranger se sépare de l’ami et que la fausse monnaie se distingue de la bonne, et la lie du pur. Quand tu regardes avec l’œil du cœur, ne vois-tu pas que tout le monde est plongé dans l’agitation et l’effort, pour que chacun s’unisse à sa propre origine?

Les femmes pures sont destinées aux hommes purs,

les femmes impures aux hommes impurs.

Ce qui est amer s’unit aux choses amères,

comment une âme impie s’unirait-elle à la Vérité suprême?

Si tu appartiens à l’enfer, songes-y bien :

la partie est destinée à se conjoindre à la totalité.

Si tu appartiens au paradis, ô toi à la bonne renommée!

ta joie sera durable comme le paradis même.»



15

Les prédicateurs disent que dans le tombeau on ouvre sur les morts une porte donnant sur la résidence qui leur est destinée : s’ils sont du paradis, telle porte s’ouvre sur le paradis, afin que dans la tombe ils contemplent leur demeure dernière; et s’ils sont de l’enfer, s’ouvrira une porte vers l’enfer, afin qu’ils voient les châtiments et les tortures qui leur seront réservés éternellement.

À présent notre corps ressemble à la tombe et notre âme y reste misérablement emprisonnée. Si son sort est heureux, il y a une porte qui donne sur le paradis, et s’il est malheureux, il y a une porte vers l’enfer. Le paradis représente un sens (mâni) spirituel, et l’enfer aussi. Dieu le Très-Haut a donné forme aux plaisirs du paradis à travers les beaux visages des femmes et des hommes, les jardins, les prés, la verdure, les champs, les ruisseaux d’eaux vives, l’or et les parures, les joyaux, le royaume, le Trône, le Bien-Aimé, ad infinitum, afin que les gens sachent et comprennent que ces formes belles et plaisantes ont en réalité une signification spirituelle. Et c’est pour cela que Dieu le Très-Haut, dans le Qor'ân a décrit le paradis sous ces aspects. Sinon quel rapport y a-t-il entre les plaisirs du paradis et de telles apparences formelles? Ces formes ne sont pas une goutte de l’océan ni un atome du soleil; mais étant donné que l’homme est doué d’une forme corpo­relle et d’une quiddité, comment pourrait-il comprendre le plaisir spirituel et ce qui est sans qualifications, et sans attri­buts, sinon par une interprétation qui passe par les formes? De même, l’on dit à l’enfant impubère que les lèvres d’une bien-aimée sont suaves comme le sucre et le miel. Quel rap­port y a-t-il entre le goût du miel et du sucre et le goût des lèvres? Pourtant, l’enfant se dit : «Puisque le miel et le sucre sont agréables et désirables, les lèvres de la bien-aimée aussi sont agréables et désirables.» De même encore, la mère admire son enfant et lui dit : «Ô mon halva, ô mon sucre, ô clarté de mes yeux, ô ma vie, ô mon jardin et ma prairie!» En réalité, cet enfant n’est ni du sucre, ni du halva, ni un jardin, ni une prairie. Bien qu’il ne soit pas ces choses même, il est encore plus agréable, plus aimé et plus désirable qu’elles. On n’échangerait pas un de ses doigts contre cent mille halvas, sucreries, jardins ou prairies.

Or, sache qu’on ne peut décrire les plaisirs du paradis tels qu’ils sont, et qu’on ne peut les dépeindre ni les expliquer. Ils sont au-delà de toute explication et de toute description. Et on aurait beau exagérer, le paradis est cent mille fois supé­rieur à toute exagération. Il est sans fin et sans limites.

De même, l’enfer a un sens spirituel. Les châtiments et les souffrances qu’on lui attribue sont infinis et sans mesure. Dieu le Très-Haut a montré dès ce monde une petite part de l’enfer, sous forme de supplices, pendaisons, maladies, dou­leurs, agonies, chagrins, angoisses, déceptions et séparations des amis; afin qu’on comprenne les douleurs, les supplices, la laideur, le courroux de l’enfer. Il a aussi expliqué dans le Qor'ân les divisions de l’enfer, de son feu, et sa condition, afin que, par telles formes rapportées et visualisées, on com­prenne ce que sont les tourments de l’autre monde, supplices et douleurs de l’enfer.

Or, à la fin les formes seront anéanties : les plaisirs et les déplaisirs de ce monde sont éphémères. Le monde des formes, et ce monde-ci, qui est le lieu de manifestation de ces formes, c’est-à-dire le ciel et la terre, sont périssables. Et, en fin de compte, ils seront anéantis et détruits. «Le Jour où Nous plierons le ciel comme on plie un rouleau sur lequel on écrit. De même que Nous avons procédé à la première création, Nous la recommencerons. C’est une promesse qui Nous concerne. Oui, nous l’accomplirons 141.»

La pérennité est spécifiée; nul doute, le bonheur et les plaisirs de l’autre monde sont perdurables. Les peines et les supplices de l’autre monde sont eux aussi éternels et infinis.

Dans l’homme dont le corps est, on l’a dit, pareil à la tombe, il y a une fenêtre ouverte sur l’invisible, c’est-à-dire sur le paradis ou l’enfer. Celui qui, dans son for intérieur, possède une paix, une joie, une ivresse, une dilatation, et un bonheur, non à cause de ce monde, mais du détachement qui l’en éloigne, et de l’amour et l’affection de Dieu provenant de l’autre monde et se manifestant au fond de son âme, cela lui annonce la bonne nouvelle : «Tu es d’ici, et ce paradis que tu contemples par ta fenêtre t’appartiendra.»

Le croyant, lorsqu’il considère les plaisirs de ce monde, tels que les jardins, les prés, les beautés, la musique, sait que cet amour est dû à la correspondance de ces plaisirs apparents avec le paradis. En réalité, c’est le paradis qu’il aime et non le monde. De même, si une personne décrit la bien-aimée de quelqu’un, soit en vers, soit en prose, cette description plaît à l’amoureux, cela l’enivre, il écrit cette description, il la lit, et il n’est jamais rassasié de l’entendre. On ne dit pas de lui qu’il est concerné par autre chose que la bien-aimée, car tout cela ce sont les formes extérieures de la description de la bien-aimée et son portrait. Pour une telle personne, ce monde-ci et l’autre monde sont un et non deux.

Dans la douleur, je vois toujours le remède,

dans le courroux et la tyrannie, je vois la grâce et la fidélité.

Sur la surface de la terre, au-dessous de cette voûte élevée,

dans tout ce que je vois, c’est Toi que je vois.

Sur chaque endroit où je pose ma tête, c’est Lui qui est prosterné,

en chaque direction où je tourne mon visage, c’est Lui qui est l’Adoré.

La commémoration de la rose, du rossignol, de la musique, et de la beauté,

de tout cela, dans les deux mondes, c’est Lui qui est le but.

Au contraire, celui dont la fenêtre s’ouvre sur l’enfer ressent à chaque instant en son for intérieur une crainte, un chagrin, une angoisse, une mort, une déception, de l’obscurité. Tout cela, ce sont les signes de l’enfer, c’est à l’enfer qu’il appartient et c’est à lui qu’il retournera. Il s’enfuit loin des ténèbres, de l’obscurité et de la corruption qu’il perçoit dans son propre cœur. Au-dehors, il voit les palais, le ciel, la terre, les jardins, les prés, les belles, les amis, la musique, la beauté, et il s’adonne à ces plaisirs afin de se divertir de lui-même et de ne pas penser à sa fin misérable; et il veut imaginer d’une façon mensongère les états de son for intérieur afin de jouir un peu plus des plaisirs de ce monde.

Pharaon voyait en songe des images qui tombaient ren­versées des hauteurs et des cimes, et différentes choses vilaines et laides. Quand il s’éveillait, il se consolait en se disant que c’était un songe, c’est-à-dire des imaginations. Mais enfin il comprit que ce n’étaient pas là des illusions, mais la réalité quand Moïse (que la paix soit sur lui!) apparut et s’empara du royaume et du trône de Pharaon et que celui-ci vit claire­ment sa propre misère et sa chute et qu’il fut noyé dans l’eau noire et rejoignit l’enfer, son origine. «Les femmes mauvaises aux hommes mauvais 142.»

Qu’une beauté voie son beau visage dans le miroir et se réjouisse et admire sans cesse sa propre image, et dise : «Oh! comme je suis belle!» Les beaux visages révèlent les plaisirs de l’autre monde; par ces visages on comprend et on aperçoit ce sens caché. Le croyant, qui est ce sens même, voit dans ces formes son propre visage, au contraire de l’homme infernal : le visage de ce dernier est intérieurement laid. Il fuit la vision de son visage intérieur et s’accroche, par usurpation et transgression, aux belles apparences qui appar­tiennent, en vrai, aux êtres paradisiaques. Il est en dehors de ces plaisirs, il est misérable et destiné à retourner à sa misère. Ces joies ne lui appartiennent pas, elles ne lui seront pas abandonnées, il en sera séparé, et s’unira à la misère qu’il cherche à fuir. Or, s’il avait été sage et que la chance l’avait aidé, il aurait fui les formes attrayantes, et aurait constam­ment contemplé sa propre laideur; il aurait pleuré lamenta­blement et aurait changé ses gémissements en litanie, en demandant miséricorde au Dieu Très-Haut; il aurait dit, avec une extrême sincérité : «Ô Puissant absolu qui donne l’être au néant et qui anéantis l’être! Tu as pouvoir sur toutes choses, tu ressuscites les morts, tu achèves les vivants, tu transformes l’ange en démon et le démon en ange. Accorde — moi ta miséricorde à moi le laid démon par ta générosité illimitée. Éloigne de moi la laideur.»

Si tu te promènes dans les cimetières comme ceux qui sont endeuillés, avec les yeux pleins de larmes et le cœur déchiré, que tu gémis, et que tu deviens comme la poussière aux pieds des saints et de ceux qui sont aimés de Dieu, et qu’à chaque instant tu augmentes ces lamentations et cet anéantissement, et que tu persévères dans cette conduite en y ajoutant la bienfaisance : alors, l’océan de la Miséricorde se mettra en mouvement et viendra à ton secours; il te fera passer de cet état misérable à une condition heureuse. «Tels sont ceux pour qui Dieu changera les mauvaises actions en œuvres bonnes 143.» Ton existence sera transmuée en or par l’alchimie de la Miséricorde, et la goutte d’eau de ton âme dans la coquille de ton corps deviendra une perle : tu prendras inéluctablement place dans le trésor de Dieu. «Les trésors des cieux et de la terre appartiennent à Dieu 144» et tu parviendras à la béatitude, loin de la détresse.



16

Un prédicateur était mort. Le ministre du roi se présenta auprès de sa dépouille et dit : «Ô prédicateur! J’ai entendu beaucoup de tes bons sermons. Mais un sermon tel que tu en as prononcé aujourd’hui, je n’en avais jamais entendu. L’essentiel tu l’as dit aujourd’hui. Tout ce que tu as prôné avant était accessoire.»

À Boukhara, on ne défile pas avec le cadavre devant la madrassah, par peur que les étudiants ne perdent l’ardeur à l’étude. Ils étudient afin d’obtenir un rang, d’avoir la pré­éminence, de devenir des chefs et des maîtres estimés, d’avoir une dignité supérieure, de devenir renommés et réputés, d’obtenir honneurs et richesses. La jurisprudence, les cours et autres matières semblables constituent des obstacles dans le chemin de Dieu et Sa connaissance. L’existence et l’anéantisse­ment sont contraires; plus l’existence grandit, plus l’homme s’éloigne de l’anéantissement et lui devient étranger, et plus le glaive de la mort frappe fortement son existence. La mort est l’anéantissement. Elle vient détruire l’existence et la transformer en non-existence.

Celui qui est anéanti a échappé au glaive de la mort, laquelle tire de lui force et secours. Ceci ressemble à une rivière qui parvient à une autre rivière et s’unit à elle. L’une tire de l’autre sa force et s’accroît. L’eau est rendue pure par l’eau. L’œil obtient la vision et devient voyant. Alors que le savant est appelé vers de nombreux espoirs et désirs, quand il voit passer le cadavre devant la madrassah, il se dit : «Puisque je mourrai, à quoi bon tant de peines?» Si l’homme renonce à son entêtement et à son obstination, il comprendra que tout cela n’est qu’illusion et perte de vie. Lorsque arrivent un tremblement de terre, ou un naufrage, ou un grand malheur, ou la mort, aucune de ces questions, subtilités, finesses, géométrie, astrologie, logique, controverses, ne sert à rien pour assurer le salut; on oublie et rejette tout cela. On s’adonne aux lamentations, supplications, commémorations de Dieu, secours. On prononce du fond de l’âme et du cœur le nom de Dieu avec une parfaite sincérité. À cet instant où le cœur s’éclaircit et s’éveille du sommeil de l’ignorance, l’homme s’accroche à ce qui peut lui procurer le salut. Il faut que le sage et bienheureux se conduise ainsi, et éloigne de lui-même cet état affreux.

La mort se tient debout sur le chemin, aux aguets.

Le seigneur se promène en flânant.

La mort est plus proche de nous que notre propre esprit.

Où s’en va l’esprit de l’homme sage?

Ne nourris pas ton corps, car le corps est une victime à sacrifier :

nourris ton cœur, car le cœur va vers les sommets.

Or, considère les prophètes qui sont venus en messagers vers les créatures, et qui les appellent de ce monde périssable, sanguinaire et trompeur vers le monde de la pérennité, lieu du repos : comment était la science de leur direction spirituelle, et quelle connaissance nous ont-ils fait parvenir? Telle est la science, le reste n’est que métiers et arts. Tu les apprends par égocentrisme, pour qu’on sache que tu es savant. Celui qui est voyant, connaisseur en spiritualité qui s’occupe de l’au-delà ne reconnaît pas comme savant une telle personne, laquelle est semblable à un brigand qui agresse les savants véritables. Le sabre, dans la main du combattant en guerre sainte, est la force de la religion, et dans la main de l’impie, c’est l’arme de l’incroyance. Comme son désir cherchait ce monde-ci, la science devient pour lui une chaîne et un piège pour l’oiseau de son âme.



17

Seul, celui qui a perdu le sens est le confident de ce sens secret; seule l’oreille peut entendre ce que lui confie la langue.

De même qu’il faut une oreille pour entendre ce que dit la langue et qu’on ne peut pas entendre avec les yeux, la bouche et le visage, de même on ne peut pas concevoir la Beauté et la Perfection par l’intelligence (hûsh) et la connais­sance. La faculté d’entendre les secrets cachés consiste à être hors de soi et à être conscient de cet état sans qualifications et inconscient de ce monde-ci.

«Abandonne ta propre personne et ensuite viens» : Dieu le Très-Haut dit : «Renonce à toi-même et viens ensuite.» Le Soi n’est pas le corps, c’est la connaissance qui est dans le corps. Cette connaissance ressemble à la neige et à la glace. Le signe de son union avec le soleil, c’est qu’elle fond. Toute cette neige et glace de la connaissance fondent et se liquéfient.

Avant que ta propre existence ne soit détruite,

tu ne seras pas comme un oiseau qui vole dans l’anéantissement en Dieu.

Mon «Moi» s’est enfui quand Tu es venu auprès de moi.

Entre, ô mon âme! Tu es venue avec toute ta beauté.

La voie c’est l’anéantissement et l’inconscience de ce monde. Les gens d’ici-bas renforcent leur propre existence et la conscience qu’ils ont de ce monde; ils s’éloignent de la connaissance mystique (marifa) et de la véritable science. Ils prennent l’égarement pour le bon chemin. Plus ils avan­cent, plus ils restent éloignés, sans pouvoir atteindre leur but.

Comment arriveras-tu à ta destination en marchant?

Comment obtiendras-tu des fruits avec un tel comportement?

Tu es si languissant, ton esprit est si lourd!

Comment rejoindras-tu ceux qui ont le cœur léger et ont une même âme?

Dieu n’a pas créé les formes pour les connaître Lui-même. Le Créateur a créé afin que les créatures aillent du créé au Créateur. Une belle jette des mottes de terre et des cailloux du haut d’une terrasse afin qu’on regarde en l’air et qu’on voie celle qui jette pierres et mottes et non pour qu’on s’intéresse à ce qu’elle jette.

Les cieux, les terres, le soleil, les astres, les créatures, les formes, les choses imaginaires, les accidents, tout cela n’est que mottes de terre que le Bien-Aimé de l’âme jette à partir du monde subtil dans ce monde contingent. Et l’utilité véritable de ce lancement, c’est de voir et connaître Celui qui lance et qu’on croie au Créateur par l’intermédiaire du créé. Tout ce qui est hors cela est inutile, vain, constitue un éloignement et une chute dans l’erreur et l’égarement.

Considère les soixante-douze sectes qui s’adonnent à ce lancement de mottes de terre. Certaines sont enfoncées dans l’astrologie, d’autres dans la cosmographie. Certaines autres s’adonnent à la connaissance des substances, et à des sciences et métiers innombrables. Dans chacune de ces cent mille sciences, elles sont comme ces belles pleines de grâces et d’attrait. Ces arts innombrables sont pareils à des voiles, et chacun à sa façon rend les gens amoureux de soi et ravit leur cœur.

Chaque catégorie a choisi une science et un métier, une voie et une religion; quand tu entres dans une taverne tu vois clairement que chacun est épris d’une femme, d’une beauté, ils sont pris dans ses lacets comme des oiseaux. Or, lorsqu’on est plongé dans l’inutilité et la vanité des choses, dans l’erreur, la privation et l’éloignement, lorsqu’on s’en trouve satis­fait, réjoui, heureux, enivré par l’attrait et le plaisir qu’offre chaque chose, on se dit : «Qui est pareil à moi?» et on consi­dère les prophètes et les saints comme des ignorants dépassés, et cela jusqu’au jour du Jugement! Les gens ont pris comme critère, pour connaître les prophètes et les saints, les supersti­tions qu’ils ont entendues à chaque époque. Après l’avène­ment de notre Prophète, ils ont vu que sa condition était sainte, et que leur critère ne pouvait s’appliquer à lui.

Les gens, en se conformant aux paroles des savants, ont injurié, maudit et tué les prophètes et les saints. De même qu’il est écrit dans tous les livres : «Chaque fraction se réjouis­sant de ce qu’elle détient 145.»

Ceux qui ont perçu la véritable utilité et qui en ont tiré profit ont découvert par le moyen de la motte de terre Celui qui l’a lancée. Considère ce groupe d’hommes justes qui sont l’âme du monde et la lumière d’Adam : combien ils auront de mondes, de pays, de royaumes, de plaisirs, de joies, de souveraineté!

Puisque le voile est si beau et si ravissant, Comment seront l’intérieur et la vue du Bien-Aimé? Puisque le corps possède cette grâce et cette parure, comment sera l’âme dans le secret?

Dieu est à l’œuvre en toutes choses. Le reste n’est qu’ins­trument. Celui qui sait que cette œuvre vient de Lui reste détaché des œuvres et paralysé : en ce sens, il est mort. Reconnaître partout la main de Dieu, c’est mourir. Celui qui a compris cela est devenu uni à Dieu et Son ami. Celui qui est resté derrière le voile, même s’il compte parmi les gens heureux, demeure éloigné de Dieu. Celui qui sait, est mort, il n’est plus là. Ce n’est pas par l’action qu’on va vers Dieu.

Ils sont morts à eux-mêmes et vivants dans l’Ami.

Chose étrange! Ils n’existent pas, et pourtant ils existent.

Si quelqu’un a placé un bouclier devant lui, jamais un homme sensé ne dira que le bouclier bouge ou tourne de lui — même : ses mouvements proviennent de l’homme. «Le cœur du croyant est entre deux des doigts du Miséricordieux, Il le tourne comme Il veut.» Chaque mouvement qui provient du cœur du croyant est bon, convenable et parfait. Toutes les choses qui arrivent par le destin sont égales. On ne peut pas dire : «Dieu a bien agi ici; mal agi là.» S’Il fait périr un pro­phète, ou le plonge dans le malheur, et qu’Il donne à un impie et à un tyran vie, santé, plaisirs, royaume et souveraineté, puisque c’est Dieu qui a décidé ainsi, il faut considérer bonnes les deux conditions. Celui qui cherche des raisons et des motifs à l’action de Dieu devient impie. Toutes les œuvres de Dieu sont bonnes et appropriées. L’homme n’est pas un moule : le moule est comme un caravansérail. À chaque instant arrivent de nouvelles personnes, puis s’en vont. Si le patron du caravansérail est sage et avisé, il veille continuellement et cherche à connaître les différentes gens qui arrivent. Sont-ils célestes ou terrestres? Viennent-ils du Trône céleste (arsh) ou de ce qui couvre la terre (farsh)? Chaque pensée est une personne. Ton corps est comme un bouclier ou un outil, et c’est la pensée qui le porte. La pensée est venue, t’a fait partir. Elle est venue, et elle t’a rendu immobile. Le corps est un outil entre les mains de la pensée.

Ô frère, tu es seulement cette pensée,

le reste, ce ne sont que des os et des nerfs.

Si la pensée est une rose, tu es une roseraie.

Si elle est une épine, tu es un fagot pour la chaudière.

Maintenant, considère combien, dans le for intérieur de l’homme, se trouvent d’innombrables pensées, sans limites, bonnes et mauvaises, combien de Péris et de démons, de terres et de cieux. «Les armées des cieux et de la terre appar­tiennent à Dieu 146.» Dieu le Très-Haut déclare : l’armée du ciel et de la terre M’appartient, les pensées de Dieu et la connaissance de Dieu sont l’armée des cieux, et les pensées de ce monde, les conditions et les moyens de subsistance sont l’armée de la terre. Les pensées sont sous Mon ordre. Elles ne sont accessibles à personne. Chaque pensée que j’envoie à quelqu’un, si ce dernier appelle à son secours toutes les créa­tures de la terre pour la chasser, il ne le pourrait pas, à moins que Je ne le lui indique. «Il n’y a de refuge et, de force qu’en Dieu, le Très-Haut, le Très-Grand.» C’est-à-dire : je ne possède le pouvoir de chasser la mauvaise pensée que par Son ordre précis et Son secours.

Les philosophes disent que le macrocosme c’est le ciel, la terre et l’univers, et que le microcosme c’est l’être humain. Les mystiques (awliyâ) disent le contraire. Les philosophes considèrent la forme, en disant : «Le ciel et la terre sont grands, et la forme humaine petite, et cette forme humaine sont le fruit de l’arbre terrestre.» Pourtant, ils ne voient pas qu’il y a beaucoup de choses petites qui sont grandes, et qu’il y a beaucoup de choses grandes qui sont petites. Un dram d’argent 147 en apparence est moindre que cent man de cendre 148. Mais, en réalité, il est plus grand. De même, le corps humain : ventre, cuisses, jambes, sont plus grands que la prunelle de l’œil. Mais l’importance de l’œil et de l’oreille ne se trouve pas dans le ventre, le dos et les jambes. Il en va de même pour l’esprit qui est plus petit, plus subtil et plus caché que la prunelle, mais il est au-dessus de tout. Bien plus, tout dépend de lui et est maintenu en vie par lui.

Tous les prophètes sont venus seuls, à cause des différends sur terre et parce que le monde était rempli d’adversaires et de négateurs. Bien qu’en apparence ces adversaires leur fussent supérieurs en nombre, en réalité ils étaient infimes et peu nombreux : tous n’étaient rien. L’être véritable, c’était le prophète, il était un pareil à mille. Les awliyâ considèrent le sens profond. Bien que le corps humain provienne du fir­mament et de la terre, le firmament et la terre proviennent du sens profond (mâni) de l’homme et de sa connaissance. Le monde est né en réalité de l’homme, et cette connais­sance n’est pas complète. Ce que signifie cette connaissance, c’est d’être une connaissance qui, après l’anéantissement de l’homme, devient la connaissance de Dieu. «Tu ne lançais pas toi-même les traits quand tu les lançais, mais Dieu les lançait 149.»

Dans plusieurs passages de ce livre, ceci est expliqué en détail. Le ciel et la terre sont la demeure des corps et des volumes. Les corps, qui sont l’enveloppe de l’homme, sont la demeure des âmes, de la raison et de la foi. Le corps est la demeure du sens profond et l’univers la demeure de la forme. La forme est limitée, et le sens profond illimité. L’enveloppe de l’homme est le macrocosme, le ciel et la terre le microcosme. Le corps de l’homme est un animal, il est ta monture; ainsi que le Prophète (que le salut soit sur lui et sur sa famille!) l’a dit : «Ta personne est ta monture, traite-la bien.» Puisque le corps est une monture, le ciel et la terre sont l’auge des animaux de selle, car ils sont la demeure des formes et des corps. Pour l’âme, en dehors de l’auge de ce monde, il existe une autre auge. «L’autre monde vaut mieux pour toi que ce monde-ci.»

L’âme est sans qualifications. Sois son palais. Son palais, aussi, est sans qualifications. Le corps est une forme, sa demeure aussi est une forme.

Autour de ton visage s’est rangée l’armée des démons et des Péris. Le royaume de Salomon t’appartient; ne perds pas ton anneau.

Les pensées de l’autre monde sont des anges. Les pensées de ce monde-ci sont des Péris. Les pensées impies et injustes sont des démons. Les saints de Dieu sont ceux sous les ordres de qui se trouvent toutes ces créatures. Ce sont eux qui envoient les pensées aux créatures, car ils sont les lieutenants et les vicaires de Dieu. «Je vais désigner un lieutenant sur terre.»

Puisque Dieu n’apparaît pas aux yeux,

ce sont les prophètes qui sont ses lieutenants;

non, je me trompe : car considérer comme deux

le lieutenant et son chef, c’est une action vile et qui ne convient pas.

Ils sont deux tant que tu es adorateur de la forme.

Pour celui qui s’est libéré de la forme, ils sont devenus un.

Tous les prophètes, les saints et les croyants ne constituent qu’une seule âme. En voir un, c’est les voir tous; en repousser un, c’est les repousser tous. Celui qui est l’ennemi d’un pro­phète est l’ennemi de tous les prophètes, et celui qui l’insulte et lui profère des injures est un impie; même s’il loue les autres prophètes, cela ne sert à rien, il devient quelqu’un qui louche, car il est ami de l’un et ennemi de l’autre. Un maître dit à son apprenti : «Il y a une bouteille dans telle pièce, va la chercher.» Lorsque le loucheur arrive dans la pièce, il voit deux bouteilles. Lorsqu’il revient devant le maître, il dit : «Il y a deux flacons dans la chambre.» Le maître répond : «Il n’y en a qu’un.» Le loucheur insiste qu’il y a bien deux bouteilles. Le maître lui crie alors d’en casser une et d’apporter l’autre. Le loucheur en casse une, et il n’y a plus de bouteille. Il en voyait deux parce qu’il louchait. Lorsqu’il en a cassé une, il n’en reste plus.

Devant un saint présent, il se rappelle un saint passé, c’est la même chose de voir un comme deux. Le fait de se le rappeler démontre l’infirmité de la vision. Il est évident qu’il connaissait les maîtres et les saints seulement par ouï-dire. Il a pris le nafs et le corps du saint pour ce saint lui-même. Il ignorait la connaissance et Pâme du saint.

Comme lorsque devant quelqu’un qui se fie à ce qu’il a entendu, tu montres un pain. Comme il n’a jamais mangé de pain, et qu’il connaît le pain seulement par ouï-dire et non pas en le mangeant et le goûtant, il dira : «Le pain est rond. Ce que tu as apporté est long. Si c’était du pain, il serait rond, c’est ainsi que je l’ai entendu décrire.»

Ou bien on lui apporte de l’eau dans une coupe. Il dit «Ceci n’est pas de l’eau. C’est ce qui était dans l’aiguière qui était de l’eau.» Il apparaît clairement qu’il a compris que l’eau c’est l’aiguière, et qu’il ne sait pas ce qu’est l’eau.

Comme quand on met devant lui un bout de sucre. Il dit : «Le sucre est moulé et pèse un man. Comment ce morceau de sucre pourrait-il être du sucre?» Il existe d’innom­brables exemples de ce genre.

Le conformiste est celui qui se base sur la forme. Il n’a pas atteint le sens véritable. Il ne connaît pas les prophètes et les saints. Il se fie aux apparences (zahari) apprises de son instituteur et de ses parents et il s’attache à ceux qui n’exis­tent plus. Il n’attache pas foi au Maître de son époque. Il se nourrit des histoires et des fables du passé. Les histoires et les fables ne peuvent servir d’aliments ni être goûtés. Il adore les morts.

Les prophètes sont comme des bougies. La lumière de Dieu est cette flamme qui, si elle allume les bougies, leur donne le même attribut, le même aspect et la même essence. Toutes les bougies ont un seul attribut, mais en nombre elles sont multiples.

Si tu considères la forme, ta vision est double.

Considère Sa lumière, car elle est unique.

La première épreuve s’est passée dans le ciel parmi les anges : Dieu le Très-Haut S’est manifesté sous la forme d’Adam. Iblis a dit : «La manifestation de Dieu était dans l’Empyrée. Ici, je ne vois que du limon. Comment pourrais-je me prosterner devant de la terre?» Les anges, eux, ne lou­chaient pas. Ils ont su que c’était la manifestation de Dieu, ils se sont prosternés. Iblis au commencement était au nombre des anges. Par ce geste, il n’était plus de leur espèce. Il s’est séparé d’eux. La monnaie de bon aloi était mélangée à la fausse monnaie; c’est à cause de l’obscurité qu’on confond la bonne et la fausse monnaie et qu’on les considère de même valeur. Par l’être d’Adam (que la paix soit sur lui!) qui était la pierre de touche, la fausse monnaie a été séparée de la monnaie de bon aloi et en a été distinguée. Il en va de même à l’époque de chaque prophète. Celui qui l’accepte est monnaie de bon aloi, et celui qui le récuse est fausse monnaie. L’être de chaque prophète ressemble au soleil ou à une lampe. Dans la maison obscure, les Blancs sont assis à côté des Nègres d’Abyssinie. Quand telle clarté baigne la maison, la noirceur et la blan­cheur de chacun apparaissent et se manifestent. C’est un mys­tère, celui qui le connaît comprend la portée de ces paroles.

Un derviche disait : «Je vois Dieu quarante fois par jour.» Quelqu’un lui dit : «Va voir une seule fois Bayazîd.» Le derviche répondit : «Eh! que dis-tu là? Je vois quarante fois par jour le Dieu de Bayazîd. Où m’envoies-tu?» En fin de compte, il vit Bayazîd et il rendit l’âme.

La connaissance de Dieu est plus facile que la connais­sance des saints. Tout le monde sans exception adore Dieu et se prosterne devant Lui. Sur cent mille personnes, il n’en existe qu’une seule qui puisse connaître un saint de Dieu. Moïse était l’ami de Dieu. Dieu lui parlait sans intermédiaire. Il demandait à Dieu, avec des supplications et des larmes, de voir des saints. À la fin, Dieu le Très-Haut exauça sa prière : Dieu lui ordonna de quitter sa propre communauté et de voyager. Il fit ainsi, jusqu’à ce qu’il trouvât, au cours d’un voyage, Khezr. «Ils trouvèrent un de nos serviteurs 150.» J’ai raconté son histoire du commencement jusqu’à la fin, au début de ce livre.

Revenons maintenant à notre premier discours.

Ils (les saints) sont une seule âme. Au point de vue de l’apparence, ils sont dénombrables, mais en réalité ils sont une seule essence et une seule lumière. «Nous ne faisons pas de différence entre eux.»

Le sens profond s’exprime en turc, ou en persan, ou en arabe, ou en kurde, etc. Si tu considères l’apparence, il existe d’innombrables différences au point de vue de la langue, parce que la langue turque est différente de la langue arabe. Mais en réalité il n’y a aucune différence. Le sens exprimé dans toutes les langues tend en définitive à un même but. Les prophètes et les saints sont comme ces langues, ils sont divers en appa­rence, mais en réalité ils sont unis et liés entre eux. Tous sont un, comme alif. Si tu écris alif avec n’importe quelle plume et n’importe quelle couleur, et sur n’importe quelle tablette, c’est toujours le même alif. Alif manifeste symboli­quement Dieu. La tablette et le parchemin sont les figures des saints. Bien que les formes changent et se diversifient, en tout cas, le sens est unique, il ne se transforme pas.

Lorsqu’un roi monte sur un chameau, ou sur un cheval, ou sur un mulet, ou en général sur un animal de selle, la diversité existe dans la monture; le cavalier est le même. Si quelqu’un voit le roi comme multiple, son regard est fixé sur la mon­ture et non sur le cavalier. Si un prophète accomplit un miracle, et un autre une autre sorte de miracle, si un prophète trans­forme un bâton en serpent, si un autre ressuscite un mort et un autre possède la connaissance et la Parole, tous trois ne sont qu’un. On ne dit pas : «Pourquoi celui-ci est-il ainsi, et celui-là autre?» Beaucoup d’erreurs se produisent à cause de cela.

Pour le saint Prophète (que le salut soit sur lui et sa famille!) on insista beaucoup : «Pourquoi, toi, n’es-tu pas comme eux?» Si un prophète saint accomplit un prodige, nous disons que c’est un miracle de la part de ce prophète-ci. Cela ne veut pas dire que nous devions croire que chaque prophète n’a pas le pouvoir d’accomplir tous les miracles. Seulement, il a mani­festé ce qui convenait à sa communauté par son autorité et sa bienveillance, non qu’il soit incapable d’accomplir un autre miracle.

À l’instar d’un médecin qui applique un traitement pour la bile, et un autre pour la colique, et un autre pour le délire, et un autre pour la fièvre ou le foie. Nous ne disons pas que chaque médecin n’est pas capable d’appliquer d’autres traite­ments. Il applique dans chaque cas le traitement qui convient. Ou bien un mufti accorde à une certaine personne le divorce, et un autre mufti paraphe à une autre un mariage; chaque mufti sait tout le droit; mais à chaque occasion il agit selon les exigences du cas à régler. «Le poids d’un atome n’échappe pas à ton Seigneur, ni sur la terre, ni dans les cieux 151.»



18

Tout le monde est épris du sens; mais les gens disent qu’ils sont amoureux de la forme. Ils commettent une erreur : c’est du sens qu’ils sont épris, la forme n’a pas d’importance. Tu as peur de quelqu’un parce qu’il a mauvais caractère et qu’il est fou; et tu aimes quelqu’un parce qu’il est intelligent et a bon caractère. Or, l’intelligence et le bon caractère ne sont pas une forme, mais un sens. Donc, il est certain que c’est le sens qu’on considère, parce que c’est à cause du sens qu’on s’éloigne ou que l’on devient amoureux. Les gens disent : «Nous ne voyons pas le sens, c’est la forme que nous voyons.» Ils disent des choses fausses et erronées. Lorsqu’on voit une belle femme avoir de la fidélité, on l’aime davantage qu’on ne l’aimait au début, bien que la fidélité ne change pas son apparence. Une beauté sans fidélité, on la déteste. Cette infidélité qui est la sienne ne change pas non plus son apparence. La fidélité n’est pas une forme, c’est un sens. L’amour et la haine ne sont pas dus à l’apparence, mais au sens.

La forme est comparable à un récipient, et le sens à un aliment. L’utilité du récipient vient de l’aliment, non du récipient, et l’attrait ou la répugnance qu’on éprouve pour le vase proviennent de la qualité de l’aliment. Si l’aliment est doux, le récipient est agréable; s’il est amer, le récipient est rejeté.

Un serviteur se tient devant un émir, les bras croisés (dans l’attitude de la soumission). Or, il ne reste pas uniquement devant sa forme, car, si l’émir dormait ou était mort, sa forme demeurerait, mais le serviteur n’attendrait pas, prêt à le servir, il vaquerait à ses propres affaires. Lorsque l’émir se réveille, le serviteur se tient de nouveau prêt. Celui qu’il sert, et devant qui il se tient prêt, c’est quelqu’un de conscient, non une forme, et c’est cette conscience qui a un sens. Le serviteur comprend que cette conscience a un sens. Lorsque, auprès de cet émir conscient, il se tient prêt à servir et qu’il demeure infatigablement assidu dans cette disposition, c’est afin d’obtenir la dignité, le rang et la grandeur, et de devenir distingué des autres quant aux faveurs et grâces.

Toi aussi, au service du Dieu Très-Haut, avec ton âme et ton tueur, sois sans repos dans l’humilité et la soumission, afin que tu voies ses richesses et ses faveurs, car c’est Lui qui est conscient de ce que tu fais. Il faut que tu saches que la voie de la religion est la soumission et l’effort, et non les paroles et les discussions.

Chaque geste et chaque action possède une propriété. Si tu témoignes de l’amabilité et que tu te livres aux suppli­cations, tu obtiendras miséricorde. Et si tu montres de la grossièreté, de la révolte et de l’impolitesse, tu seras maudit. Si tu demandes, pendant mille années, pourquoi par l’ama­bilité on obtient la miséricorde, tu n’arriveras jamais à le savoir en discutant; c’est l’expérience qui te le démontrera. Le myrobalan purge et l’oxymel fait disparaître la bile. Les graines poussent hors du sol ou le sperme devient dans la matrice un homme. C’est Dieu qui possède cette connaissance. Les hommes constatent par expérience que ceci résulte de cela, et cela de ceci.

Les prophètes, les saints et les anciens ont rendu des services et accompli des actes de soumission et en ont tiré du profit et des bienfaits. La soumission a pour caracté­ristique de produire l’amitié, alors que la révolte engendre la peine et l’humiliation. Le feu a pour propriété la chaleur; l’eau et la glace, la froideur. Les hommes de jadis étaient sages et sont arrivés à leur but en rendant des services. Les gens de ce temps veulent parvenir au but sans rendre de services et seulement par la science et la controverse. C’est pourquoi ils restent sans réussite et sans profit.



19

«Les Ulamas sont les héritiers des prophètes.» Le terme d’ulama désigne les saints et les amoureux, car leur connais­sance a les ailes déployées et non attachées. La connaissance est leur attribut, à l’instar de la lumière, qui est l’attribut du soleil, de la chaleur, qui est l’attribut du feu, de la douceur, qui est l’attribut du sucre. La connaissance découle de leur cœur comme d’une source. Comme l’a dit le Prophète, «Celui qui sert Dieu purement pendant quarante jours, les sources de la sagesse coulent de son cœur vers sa langue.» Et tous les prophètes avaient de telles connaissances et sciences, ainsi que nous allons l’expliquer.

Le Prophète (que le salut soit sur lui et sa famille!) était illettré (ummi); il ne savait pas écrire. Sa connaissance de l’écriture avait des ailes déployées, et non attachées. Le mot ummi comporte deux acceptions : l’une est qu’on ne peut ni lire, ni écrire, et souvent c’est en ce sens qu’on prend ce terme de ummi. Mais, pour les chercheurs de Vérité, le mot ummi veut dire celui dont la science est innée. Ce que les autres écrivent avec la plume et la main, lui l’écrit sans plume et sans main. Ô Muhammad (le salut soit sur lui et sa famille)! Tu étais ummi et orphelin. Tu n’avais ni père, ni mère pour t’amener à l’école, afin qu’on t’apprenne l’écriture et la science. D’où as-tu appris ces milliers de connaissances et de sciences? Tout ce qui existait depuis le commencement de l’existence, à savoir, le Jardin du Paradis et l’arbre, tu l’as indiqué, à tel point que tu as décrit les Houris et leurs boucles d’oreilles par leur nom et selon leur manière d’être. Tu as parlé de l’enfer, endroit par endroit, niveau de feu par niveau de feu; et tout ce qui aura lieu jusqu’à la fin du monde, que ce soit bon ou mauvais, tu l’as annoncé. Or, où as-tu appris tout cela? Le Prophète a dit : «Puisque Dieu est devenu mon éducateur et mon instructeur, Il m’a enseigné.» «Le Très Miséricordieux a enseigné le Qor'ân 152.» Et si j’avais dû apprendre cette connaissance des créatures, je n’aurais pu l’obtenir qu’avec des centaines de milliers d’années. Et si même je l’avais apprise, la connaissance apprise n’est qu’une copie, et ses clés ne se seraient pas trouvées dans mes mains. Elle aurait eu des ailes attachées et non déployées, et elle ne serait qu’une image de la science, et non pas la réalité et l’âme de la science.

Tout le monde peut dessiner une figure sur un mur; cette image a une tête, mais elle n’a pas de raison; elle a des yeux, mais ne possède pas la vision; des mains, mais n’a pas de générosité, elle a une poitrine, mais elle n’a pas un cœur lumi­neux; elle a un sabre à la main, mais elle ne peut pas brandir ce sabre. Dans chaque mihrâb, il se trouve l’image d’une lampe; mais quand la nuit tombe, elle ne donne pas la moindre lumière. On dessine un arbre sur un mur; mais, si tu le secouais, il ne donnerait pas de fruits. De même ces formes, à savoir la forme humaine, la forme de l’arbre, la forme de la lampe, que le peintre a dessinées sur le mur, ne peuvent obtenir le vrai sens des formes vivantes et réelles, bien que ces formes soient exactement les mêmes. Il en va ainsi pour les sciences apprises, qui ont leurs ailes attachées. Qu’ont-elles de commun avec les sciences des prophètes et des saints, qui ont les ailes déployées? Il existe les mêmes différences entre ces deux sortes de sciences. À entendre une telle science, personne ne peut être sauvé de la prison de ce monde-ci et des liens de l’existence. Et par la connaissance de ces sciences, le cœur ne devient pas vivant. Cette science est morte et sans âme, elle provient du monde de la mort et de l’ignorance. Elle n’est qu’une image. Une telle connaissance, capable de ressusciter les morts, appartient aux prophètes et aux saints. Celui qui possède une telle connaissance est l’héritier des prophètes et des saints.



20

Il y a des gens pour qui rester loin du sheikh vaut mieux que d’être près, et de l’éloignement du sheikh et du saint ils tirent davantage de profit. Selon ce principe, les saints de jadis, lorsqu’ils voyaient dans leur disciple cet état d’esprit, lui ordonnaient de voyager. Et aussi, les merveilles du Dieu Très-Haut, telles la lumière, les formes de l’invisible, les voix venant du ciel, et tout ce qui ressemble à cela, il est plus utile pour certaines personnes de ne pas les percevoir; et s’ils les voient et les contemplent, cela leur cause un préjudice.

Le marchand Majd ud-Dîn de Marâgha disait à ce sujet au saint Mawlânâ (que Dieu bénisse son sirr!) : «Il y a plusieurs années que je suis à votre service, avec mon âme et mon cœur. En vérité, en vérité, toute l’ignorance que j’avais a été dissipée, et j’ai obtenu beaucoup de connaissances mysti­ques. Des goûts, des plaisirs, des ivresses et des états spirituels m’arrivent, de telle sorte que, à cause de ces plaisirs, le monde ne peut me contenir, et le royaume des deux mondes n’est rien à mes yeux. Je suis délivré et détaché de ce monde et de l’autre, du paradis et de l’enfer, et je ne désire pas les plaisirs du paradis, ni ne crains les tourments de l’enfer, et aucun goût et état ne surpasse pour moi ces choses; ma conviction est que tout ce qui existe est moi-même, et que rien d’autre que moi n’existe. De temps en temps, je reviens de cet état et je m’éveille de cette ivresse, et je tourne mon visage de la présence du Créateur vers les créatures. Et j’entends dire à certains disciples, qui n’ont pas rendu de tels services : “Nous avons vu de nos yeux des lumières pourpres et de chaque couleur qui est dans le monde, et nous voyons de nos propres yeux les anges, et les créatures du monde invisible nous apparaissent sous certaines formes et nous parlent avec la voix.” Moi, je n’ai jamais vu de telles choses de mes propres yeux.»

Mawlânâ (que Dieu sanctifie son sirr) dit : «Peut-être ton intérêt est-il de ne pas voir cela, et si tu le voyais, cela te serait préjudiciable. Ne te plains pas.»

«Il se peut que vous ayez de l’aversion pour une chose et elle est un bien pour vous 153.»

Il y a tant de prières qui causent la perte et la mort,

le Dieu Pur ne les écoute pas, à cause de Sa miséricorde.

Le Dieu Très-Haut ne donne pas la royauté à tout le monde. Certains sont des rois, d’autres des serviteurs des saints de Dieu. Ces derniers sont comme les branches gracieuses et frêles d’un arbre qui tremble dans l’amour de Dieu. Eux se tiennent au tronc de l’arbre. Le tronc de l’arbre ne produit pas de fruits, à cause de sa grosseur, et les branches frêles donnent des fruits grâce à la force et à l’aide apportées par le tronc de l’arbre. Le disciple doit servir le sheikh avec son âme et ses biens, afin que, par le secours du sheikh, lequel est semblable au tronc de l’arbre, il devienne une branche pleine de grâce. Ce disciple produit des fruits. La branche tremble à cause de la brise, mais le vent ne fait pas trembler le tronc. Au cas où l’arbre est coupé, sa tête tremble. Il vaut mieux qu’il ne tremble pas, donc. Le tronc est épargné du tremble­ment des branches frêles.

Les fruits et la prospérité consistent en ce qu’augmente l’attachement des branches, pour que se réalise une unité. Et si la branche donne des fruits, c’est comme si c’était le tronc qui les donnait.

Le corps de l’homme souffre à cause des yeux, mais non à cause des oreilles. L’estomac dit-il : «L’œil voit et l’oreille entend. Pourquoi n’ai-je pas, moi, ces sens?» Du fait de la vision de l’œil, tous les membres de l’homme deviennent heureux. Si l’œil ne voit pas, tout devient malheureux, puis­qu’il y a une unité, il n’y a pas de séparation : la vision des yeux, c’est la vision de tous les membres.

Le serviteur du roi, dans le bazar, émet des prétentions et se vante : «Nous avons conquis une partie du monde, et nous avons défait des armées.» Bien que ce soit le roi qui ait triomphé parce qu’il est attaché, et uni au roi, le serviteur s’attribue à lui-même ces victoires, et s’imagine en être l’auteur. Il devient heureux par l’accroissement de la pros­périté du roi, et il s’attriste lorsque cette prospérité diminue.

Il n’est pas inéluctable que celui qui n’accède pas à de telles visions ne soit pas un saint de Dieu. Il est possible qu’il voie bien l’une de ces choses, et ne voie aucunement l’autre. Cela est encore plus grand. S’il existait d’ici-bas jusqu’à la présence du Roi, par exemple, des jardins, des palais, ou qu’il se trouve des beautés dans le chemin, et qu’à chaque étape et à chaque station on lui montre l’une d’entre elles, et qu’exprès on ne lui montre pas une autre de ces stations, cependant à la fin il voit le Roi. La grandeur des saints ne consiste pas en la vision des merveilles et de l’invisible. Les Péris et les démons voient cent mille de ces choses invisibles et merveilleuses, tandis que l’homme ne les perçoit pas. Dans la nuit sombre, le chat voit tout, et le chien annonce la mort du voisin et par avance devine cet événement.

Si le saint uni à Dieu voit de telles choses, cela a de la valeur parce que c’est une telle personne qui voit, et non pas parce que la vision de ces choses implique la grandeur et la sainteté. C’est le cœur des gens simples qui voit les choses, le cœur des penseurs et des savants voit moins. Or, Dieu le Très-Haut est juste. À celui qui Le sert et qui supporte des peines, Il offre nécessairement en échange un don. Les vins et les boissons du monde spirituel sont innombrables. Comme dans l’intelligence abstraite et dans les âmes n’existe pas un pouvoir capable d’apercevoir le dévoilement des vérités et des secrets et la vision du monde non contingent, bien qu’un homme ne soit pas digne de tels bienfaits, Dieu ne l’en prive pas, et lui montre des formes, ainsi qu’il arrive dans les rêves. Néanmoins, ce qui existe à l’état de veille est plus fort et meilleur que ce qui est dans le rêve, même s’il s’agit du même genre d’images que celles qu’on voit en songe.

La sainteté et la pauvreté sont en dehors de cela. Pour ceux qui sont unis à Dieu, la sainteté est la vision de Dieu. Pour celui qui l’a obtenue, quelle valeur présentent toutes ces choses? Le propre d’une telle personne est de ne pas désirer de telles choses, car elle voit et elle sait : elle a vu l’origine, elle n’a pas de penchant pour ce qui est secondaire.



21

Si tu le peux, n’opprimes pas le faible, et n’usurpes pas sa fonction et son travail avant qu’ils ne deviennent vacants, telle fonction lui appartenait avant que tu la sollicites, il en tirait ses moyens d’existence. «La prééminence appartient à celui qui possède l’antériorité.» Ne sois pas inférieur à un chien, le plus sale des animaux. Or, lorsqu’on apporte à un chien faible un os ou un morceau de viande, un chien vigoureux ne le saisit pas avec ses dents et ne s’en empare pas. Qu’est un homme inférieur à un chien?



22

L’attribut de la certitude est le sheikh parfait, et les pen­sées justes et bonnes sont ses disciples, selon leur diversité et ce qui prédomine en elles. Les bonnes pensées rivalisent entre elles. Les voies sont nombreuses, et les divergences multiples. «Si on pèse la foi de l’homme juste, elle l’emporte sur la foi de toutes les créatures.» Si on place sa foi dans la balance et qu’on la pèse, sa foi l’emporte sur la foi de toutes les créatures et elle est même encore supérieure à cela. Il y a une grande distance entre les pensées. Or, les disciples, qui sont les pen­sées justes et bonnes, se tournent en rangs vers le sheikh de la certitude, à l’instar de la première rangée de fidèles qui se tiennent derrière l’imam, et qui se trouvent devant une autre rangée, et ainsi rang par rang jusqu’au fond de la mosquée. Ceux qui sont devant et ceux qui sont derrière occupent leur place selon leur connaissance et leur foi, et non pas selon le hasard de la situation et du lieu. Il y a des degrés qui sont d’ordre matériel, et d’autres d’ordre spirituel.

Les pensées justes, pareilles aux lionceaux, tètent le lait du lion de la certitude, croissent et prennent de la force, et ils vont de l’incertitude vers la certitude, se revêtent de la couleur de la certitude, comme le raisin vert qui devient mûr, se dépouille de son acidité et de son immaturité et s’emplit de la douceur de la maturité; et cela peu à peu, jusqu’à ce qu’il devienne raisin mûr. Après cela, on ne l’appelle plus raisin vert, mais raisin mûr. Quand le raisin vert de l’incer­titude va vers la certitude, il boit le lait de la certitude, jusqu’au moment où il devient lui-même certitude. Il s’est transformé, l’état d’incertitude l’a totalement abandonné, et il est devenu pure certitude. Alors, il ne l’appelle plus disciple, car ce qui le rendait disciple, c’était l’incertitude, laquelle a disparu et s’est transformée en certitude. Le disciple s’est anéanti et annihilé, et son existence est devenue l’existence du sheikh. Or, ce sheikh de la certitude et ses disciples, qui étaient des pensées justes, sont devenus éternels et stables dans ce monde et dans l’autre. La preuve en est que, depuis l’époque d’Adam jusqu’à la personne du sheikh de la certitude, toutes les formes corporelles des disciples qui avaient des pensées justes ont disparu, mais le sens même de la certitude et les pensées justes demeurent, et se revêtent d’autres formes : âge après âge, siècle après siècle, ils changent de vêtements et se manifestent sous d’autres habits. Celui qui ne considère que le vêtement et n’aperçoit pas la personne voit autrui et la dualité. Celui qui connaît la réalité de la personne sait qu’après mille époques il s’agit toujours de la même personne.

Ce Turc que tu as vu l’autre année en train de piller,

c’est celui qui cette année est venu en Arabe.

L’apparence du sheikh et de ses disciples est comparable à des mesures. Si les récipients sont changés, le blé est le même. Sache la vérité au sujet de l’apparence et de la forme du sheikh, et pense juste au sujet de l’apparence et de la forme des disciples. Ils sont constants et permanents dans les deux mondes. Sache que ces apparences ne sont que leur mani­festation, afin que les créatures les voient toujours sous ces formes.

Sache et comprends que les disciples après la mort sont auprès du sheikh comme ils étaient dans ce monde-ci avec lui. «Comme ils ont vécu ils mourront, et comme ils sont morts ils ressusciteront.» Le disciple qui a une mauvaise pensée et une mauvaise opinion, et qui rejette le sheikh dans le fonds de son cœur, bien qu’il soit en apparence aimable envers lui, pourtant le chasse de son cœur. Cela montre qu’il a une vision inverse de celle qu’il avait au commencement. Son opinion, qui se rapprochait de la certitude, à présent recule. Sa bonne opinion est devenue mauvaise, et il se dirige vers la négation et l’impiété. Telle bonne opinion était comme une personne en parfaite santé, puis atteinte de maladie. «Leur cœur est malade, Dieu aggrave cette maladie 154.»

Dans leur cœur, nous avons mis une maladie, afin qu’ils aillent, de cette conviction qui était pareille à une personne en bonne santé, vers la négation. Les opinions justes et bonnes des gens allant vers le sheikh qui leur inculque la conviction courent vers la certitude. Et les opinions mauvaises, erronées, sont chassées par le sheikh qui donne la certitude, et ces gens vont vers l’impiété et l’enfer, à cause de la maladie qu’ils ont dans le cœur. Les uns mangent des dattes, et les autres des épines, les uns du sucre et les autres du venin, les uns s’unis­sent au Dieu Clément, les autres à Satan. Il y a une catégorie dans le paradis, une autre dans l’enfer, sauf ceux qui se repentent et font de bonnes œuvres : Dieu transforme leurs péchés en œuvres pies 155.

On ne peut être déçu, même si l’on éprouve un préjudice. Il faut se repentir de cette négation et de cette mauvaise opinion, afin que la miséricorde descende et que cette maladie se transforme en bonne santé. De même qu’ils reculaient, ils progressent à nouveau, et leur mauvaise opinion devient bonne. Ils téteront le lait de la certitude, et ils passeront du rang d’exclu à celui d’approuvé. Lorsque de telles personnes, qui rejettent la rébellion et s’y opposent, entrent dans le droit chemin, elles sont agréées par Dieu, et à la fin deviennent sheikhs et guides. Leur rôle en tant que sheikh est plus utile aux créatures que celui d’un sheikh qui n’a pas connu la négation et la révolte.

À l’instar d’un préfet de police qui était voleur, qui détrous­sait les gens et était brigand. Quand il devient préfet de police, tous ses défauts, tous ses artifices et ses ruses, ainsi que les ennuis qu’il causait, tout cela se transforme en justice et en bienfaits. Et sous sa direction, la sécurité, la quiétude et le repos des musulmans sont mieux assurés que sous la direction d’un préfet de police qui ne s’était pas auparavant livré à de telles actions. Le premier connaît les ruses et les astuces des voleurs, leurs lieux d’évasion et leurs stratagèmes ne lui sont pas cachés. Il les trouve vite, et il lui est facile de les réprimer et de les supprimer.



23

Le Prophète (que le salut soit sur lui et sa famille!) a dit : «Quand vous êtes ennuyé par vos affaires, il vous faut demander le secours des gens qui sont dans les tombes.» Le Prophète (le salut soit sur lui et sa famille!) a dit : «Dans les affaires difficiles et les nécessités, recherchez l’aide des gens qui sont au cimetière.» Puisque l’aide parvient de tous les cimetières qui ne sont pas un lieu de pèlerinage, elle arrive à plus forte raison des tombes des prophètes et des saints, eux qui sont toujours vivants et qui existent en Dieu. Ils sont vivants auprès de Dieu, ils sont nourris et se réjouissent 156. Cette mort est comme un sommeil, car «le sommeil est le frère de la mort». Dans le sommeil, deux personnes sont couchées l’une près de l’autre. L’une est dans la paix, dans une roseraie, dans la vision des amis; l’autre, dans la séparation, la douleur, les tourments et la rencontre des ennemis. Dans la tombe même, elles sont couchées dans un seul lit; l’une est dans le paradis et l’autre dans l’enfer.

Quant à la prière «Que la terre leur soit légère!», elle n’est pas dépourvue de sens. Il est possible que la paix soit la condition des morts en état de décomposition, de liquéfaction et d’anéantissement. Car ils deviennent pure poussière. Et telle poussière est dans la joie et la paix, telle autre se trouve dans la peine et les tourments. Mais la poussière n’a pas de langue pour exprimer son état. Que Dieu purifie la poussière, que la poussière soit dans la joie, et la tombe pleine de lumière et de miséricorde!

Les saints n’ont pas dit des propos vains. Il y a d’autres secrets. Les uns peuvent être exprimés par la langue, les autres non. Ce que la langue ne peut exprimer, ce sont des secrets dont Dieu n’a pas permis la révélation.

Il en va de même pour ceux qui se livrent aux mortifica­tions et à l’ascèse et qui désirent que leur corps soit amaigri et qu’en eux s’anéantisse ce qu’ils ont de surcroît de graisse et de chair. Dans l’anéantissement, ils sont plongés dans la joie et la fruition. Une autre catégorie de gens s’anéantit dans la tombe. L’état de ces deux catégories ressemble à ce qui arrive à une graine douce que tu écrases dans un mortier : elle reste douce. Et si tu écrases une graine amère, elle reste amère; et si tu écrases un morceau d’aloès ou de coloquinte, l’amertume ne les quitte pas. «Comme ils ont vécu, ils mourront, et comme ils sont morts ils ressusciteront.» Ce qui rappelle la graine semée au sein de la terre. Au commencement, elle pourrit, elle est détruite et se liquéfie. Ensuite, elle pousse. Si la semence est douce, un arbre doux pousse, et donne des fruits doux; si c’est une graine amère, un arbre infernal croît, dont les fruits sont une nourriture pour les gens de l’enfer. Oh! chose étrange! La graine que l’on sème dans la terre, cette graine, après l’anéantissement, devient vivante. Crois-tu que la semence du corps de l’homme ait une valeur moindre que cette graine, et ne penses-tu pas qu’après l’anéantisse­ment il redeviendra vivant de la même façon?

Quelle est la graine enfouie qui n’a pas ressurgi?

Pourquoi ne penses-tu pas de même en ce qui concerne la semence de l’homme?

Or, cette graine qui a été anéantie dans la terre et qui s’est liquéfiée, peux-tu saisir par ton intelligence ce qui lui est arrivé? Il est sûr que non. Par l’expérience, tu as vu ce qu’elle était devenue, et cela t’a paru normal. De même, les saints de Dieu, à qui Dieu après l’anéantissement donne l’existence : mille fois le Dieu Très-Haut les anéantit et ils revivent. L’existence après l’anéantissement leur paraît intelligible. «Mourez avant de mourir.» C’est ce que cela signifie. Lorsque l’homme a agi ainsi, il devient un d’entre les saints. «Celui qui est pour Dieu, Dieu est pour lui.»

Comme un chasseur qui lance un faucon ou un chien de chasse vers un gibier. Si l’animal saisit la proie pour son propre maître ou pour le roi et ne la mange pas, il est le favori et l’aimé du roi. Mais s’il la mange et la prend pour lui, alors il est repoussé et rejeté parmi les chiens du quartier. «Nous vous désavouons, vous et ce que vous adorez en dehors de Dieu 157.»

Pourquoi parler de faucon et de roi? Cela a été dit pour que l’idée soit claire. Quand la créature a cette grâce qui la fait agir pour Dieu et non pour elle-même, alors son moi n’existe pas, elle est devenue un instrument. Dieu accomplit Sa volonté par la forme de la créature. «Celui que Dieu dirige est bien dirigé 158.» Louanges à Celui à qui conviennent les louanges, c’est Lui qui loue et qui est loué.

Ce monde-ci comporte deux degrés. En l’un, l’homme chasse pour lui-même, a des relations avec autrui comme les chiens de quartier. Il est méprisé et mangeur de charognes. «Les impies sont impurs.» Ils mangent des saletés, car chaque genre s’en tient à son propre genre et ils tirent leur force de leur propre genre. L’eau s’accroît par l’eau, et en tire sa force, la poussière de la poussière, le feu du feu, et l’air de l’air. Ce qui est d’un autre genre l’affaiblit et le rend sans force.

C’est par l’eau que l’eau devient limpide,

c’est par la vue que l’œil devient clairvoyant.

L’autre catégorie de croyants et de «pèlerins» ne sont pas encore parvenus à l’étape de l’union avec Dieu, et sont restés longtemps dans la séparation, mais sont prêts à atteindre la Ka'ba de l’union. Ils cherchent avec une extrême ardeur des moyens de parvenir à leur but. «Celui qui se noie saisit la moindre brindille.» Alors, ils entendent, de leur propre âme, une voix disant : «Nous avons une souveraineté, une origine et une patrie. L’amour de la patrie vient de la foi.»

Nous sommes d’en haut, et nous retournons vers les hauteurs.

Nous sommes de la mer, et nous retournons à la mer.

Nous ne sommes pas de ce lieu-ci ni de ce lieu-là;

nous sommes sans lieu et nous retournons au-delà des lieux.

Nous sommes tombés ici-bas comme des exilés. Ces créa­tures et ces compagnons ne correspondent pas à notre état spirituel. D’eux nous vient un parfum de séparation; le parfum de la réunion ne nous parvient pas. Il est étrange que nous cherchions quelqu’un qui nous apporte des nouvelles de notre pays natal. Il faut se consacrer à la recherche d’un tel ami.

Tu as inspiré à mon cœur le goût de la recherche;

la recherche m’a conduit jusqu’à ton ruisseau.

Et lorsqu’ils entendent la parole des prophètes et des saints dans les Livres, ils admettent avec amour commandements et interdictions. Ils se sacrifient, eux-mêmes et leurs désirs, au prescrit. Et tant qu’ils persévèrent dans cet état d’esprit, jour après jour, ils respectent avec zèle les commandements. Le signe de leur sincérité, dans cet exercice, consiste en ce que, d’instant en instant, ils deviennent plus illuminés et plus doux. Ils trouvent en ce zèle une douceur telle que les douceurs de ce monde ne leur présentent aucun attrait. Lorsqu’ils obtien­nent cette force, ils deviennent des contemplatifs. Les formes du monde invisible commencent à apparaître dans leur âme, et lorsque leur force s’accroît, les formes spirituelles qui appa­raissaient dans leur âme prennent aussi forme devant leurs yeux de chair. Ainsi, la sainte Maryam vit l’ange Gabriel sous une forme tangible. «Il se présenta à elle sous la forme d’un homme parfait 159.» De la même façon, les prophètes voyaient Gabriel; et devant Lot, les anges se présentèrent sous la forme de jeunes impubères. Bayazid, lui aussi, a vu et a dit : «Il n’y a sous mon froc que Dieu.» Et lorsque la force aug­menta encore, et que son effet arriva à son apogée, il dit : «J’ai vu Dieu sous une forme.» Cette idée que Dieu était dans son froc s’est objectivée.

Or, après cela il y a d’autres étapes. Toutes ces perfections ne constituent pas encore l’union avec Dieu. Car il dit, à la fin de son aventure : «J’ai vu Dieu.» Le pronom personnel exprime l’ipséité. Avant qu’on devienne pur dans l’unité, la diversité demeure.

Après, il y a encore trois degrés. Le premier est un état qui se pose sur l’homme, tel état n’est pas sous son contrôle. Comme un oiseau qui vient d’en haut et se pose sur la tête de quelqu’un. Cet homme, à chaque instant, a peur qu’en bougeant la tête il fasse s’envoler l’oiseau. Là est la première étape.

La deuxième étape consiste à apprivoiser tel oiseau. Chaque fois qu’il l’appelle, il vient. À l’instar d’un sorcier : chaque fois qu’il prononce des incantations dans une bouteille, une Péri y apparaît. De même, quand le serviteur croyant et sincère se livre à la mémoration (dhikr) de Dieu, les beautés invisibles se lèvent et apparaissent dans le flacon de son cœur. C’est là l’étape médiane. La troisième étape, qui est l’étape de la perfection, consiste en ce que, à aucun moment, la Péri ne s’absente du flacon.

Le débutant, celui qui est dans le stade intermédiaire, et celui qui est parvenu au but sont dans la même situation. Mais le débutant ne s’est pas trouvé lui-même; lorsqu’il s’est un peu trouvé lui-même, il a trouvé le monde entier. «Celui qui se connaît son Seigneur 160.» La preuve que Dieu n’est pas absent du monde et qu’Il est présent à tous, continuellement, est dans le texte révélé; telle présence nous est aussi confirmée par notre raison. Quant au texte révélé, il déclare : «Où que vous soyez, Il est avec vous» 161 et «Nous sommes plus près de lui que la veine de son cou» 162 et «Quel que soit le côté où vous tourniez, la Face de Dieu est là 163.» Quant à ce qui procède de la raison puisque tout est rendu vivant par la vie, comment la vie pourrait-elle être absente de l’être vivant? Et si la vie est absente de l’être vivant, là il n’y a plus de vie. La perfec­tion, c’est que l’homme devienne Dieu Lui-même. Lorsque le cuivre a été transmué en or, on l’appelle or, on ne dit pas qu’il est cuivre. Quand un animal a été transformé en sel, on l’appelle sel, on le vend au même prix que le sel, et comme le sel on le met dans les aliments et la marmite. Quand le sperme s’est transformé en homme, on ne l’appelle plus sperme. Sache que, lorsque l’homme atteint l’Être, on ne l’appelle plus homme.

Regarde l’apparence : elle dit que les anges se prosternent devant lui.

O. ignorant! Peux-tu dire que j’appartienne encore à l’espèce humaine?

Cet Être est l’Être de Dieu. L’Être de Dieu n’est pas l’être de l’homme, parce que l’un est permanent et l’autre péris­sable. Celui-ci est composé des quatre humeurs, des cinq sens, des six points cardinaux et des sept membres. Et l’Être de Dieu est dénué de tout cela. C’est une vie qui se suffit à elle-même; tout tire sa vie de Lui et c’est Lui qui donne la vie. Il ne prend rien, mais Il donne. «Et Dieu est riche et vous êtes pauvres.» Les parties du ciel, de la terre, de l’Empyrée et du Trône de Dieu, toutes sont pauvres et dans le besoin. Si elles ont quelque chose, elles le tiennent de Dieu. «Dieu est la Lumière des cieux et de la terre 164.» C’est-à-dire : «Il n’y a rien qui ne célèbre Ses louanges 165.» Les choses tirent de Lui leur existence, et ont la vie et la lumière qui conviennent à leur essence. Par conséquent, elles L’adorent. Lorsque quel­qu’un mange de la nourriture grasse et sucrée que lui donne un autre, s’il ne profère pas de louanges, ni de remerciements, le goût et la douceur de cette nourriture qui lui sont parvenus constituent le remerciement et la louange. S’il souffre de la peine et de l’amertume et qu’on l’oblige à remercier, ce n’est pas là un remerciement. La formulation de ce remerciement, l’oreille corporelle ne l’entend pas, mais celui qui «entend» et qui est sage n’a pas besoin d’interprète et de déclaration. Or, ces hommes qui se consacrent aux interdictions et aux prescriptions (divines) et qui ont renoncé à leurs propres desseins vivent continuellement dans l’amour. Une telle per­sonne qui se conforme à la teneur du Qor'ân, aux avis des awliya, et à l’intuition qu’elle reçoit de son for intérieur et qui est en accord avec le Qor'ân une telle personne est rare en ce monde. Et plus rare encore est celle dont l’état est arrivé à un stade où tout ce qu’elle fait elle se l’ordonne à elle-même, sans Livre et sans citations. En vérité, cette personne est plus merveilleuse et plus rare. La première de ces personnes, tout le monde l’accepte et a accès à elle. Quant à la seconde, il y a peu de gens qui la comprennent, parce qu’elle est la manifes­tation même de ce verset : «Dieu fait ce qu’Il veut 166.» Dieu fait tout, sans tenir compte de ce qui est juste ou injuste, bien que tout soit juste pour Lui, mais non selon le critère de la raison : il fait périr les fidèles et les hommes de bien, par la misère, la souffrance et la faim, et Il octroie la prospérité, la richesse et les biens aux malfaiteurs et aux oppresseurs; et Il fait couler le bateau des gens bons et pieux qui se rendent à La Mecque, et il fait arriver sain et sauf le bateau des chrétiens et des zoroastriens qui est rempli de vin et de viande de porc. Puisque cela vient de Dieu, personne ne peut criti­quer Dieu et lui adresser des reproches. Tout le monde subit la justice ou l’injustice, selon le cas, et l’on ne peut établir une distinction entre les actions de Dieu.

Tout ce qui existe doit être comme cela,

ce qui ne devrait pas être ainsi n’existe pas.

Or, si cet attribut et cette autorité se manifestent dans le monde de la part d’un homme extraordinaire, tout le monde le récuse. Moïse s’est indigné et a fait des reproches à Khezr lui disant : «As-tu tué un être pur 167?» Puisqu’un homme tel que Moïse n’a rien pu faire, que peut faire une souris? Il y a peu de gens qui comprennent une telle chose.

Bayazid a dit : «Celui qui m’a vu au début est devenu mon ami, et celui qui m’a vu à la fin est devenu impie.» Parce qu’au début il faut la servitude, la servitude est exigée de la part d’un esclave, et c’est bien et convenable. Lorsqu’à la fin la divinité s’est exprimée par lui, les gens ne pensaient pas qu’en fait cette affirmation de divinité était provoquée par Dieu même, et que Bayazid n’était qu’un instrument. Les gens ne voyaient que le côté extérieur des choses; ils voyaient, selon l’apparence, les actions comme effectuées par lui-même et non par Dieu, et devenaient impies et négateurs. Quand le serviteur renonce à ses propres desseins et qu’il se conforme aux intentions de Dieu, Dieu lui apparaît sans voiles. Dieu transforme les desseins de l’homme en ses propres desseins. D’abord, Il dit : «Ne mange pas.» Ensuite, il dit : «Mange.» De même que l’homme a respecté tous les desseins de Dieu, et qu’il vivait selon Ses prescriptions, le Dieu Très-Haut, en conformité avec les desseins que l’homme avait au début et auxquels il a renoncé, donne alors un ordre. Et même si tout ce qu’Il a ordonné est récusé par les gens, ce saint (wali) n’est pas en mesure de ne pas l’exécuter. Puisque c’est un ordre, comment pourrait-il s’y opposer? Au début, il s’est consacré à l’amour, lequel était conforme au Livre et à la Tradition, avec une obéissance absolue, sincérité et révérence. Et maintenant que Dieu lui ordonne expressément, comment pourrait-il s’y refuser? Sans l’ordre de Dieu, le Prophète n’aurait pas épousé neuf femmes, n’aurait pas exercé la sou­veraineté et mené la guerre, et n’aurait pas tué des hommes ni capturé femmes et enfants. Le serviteur atteint finalement un stade où tout ce qu’il fait il le fait sur l’ordre de Dieu. «Tu ne lançais pas toi-même les traits quand tu les lançais, mais Dieu les lançait.»

Quand la manifestation de «Dieu fait ce qu’Il veut» est révélée à ce serviteur, il y a peu de gens qui le croient, sauf celui qui est arrivé à l’union avec Dieu, car «le croyant voit par la lumière de Dieu».

Ce n’est pas l’affaire de n’importe quel tisserand ou cardeur que de lancer la flèche d’un arc à la corde dure.

Le poids de ce fardeau et la dureté de cette parole ne peuvent être décrits en détail.



24

«Ô mon Seigneur, Tu m’as conféré un certain pouvoir et tu m’as enseigné l’interprétation des récits. Créateur des Cieux et de la Terre, Tu es mon Maître en ce monde et dans l’autre. Fais-moi mourir soumis à Toi et accorde-moi de rejoindre les justes 168.»

Joseph dit : «Ô mon Dieu, Tu m’as conféré un certain pouvoir en ce monde-ci et Tu m’as enseigné l’interprétation des récits.» Le sens de ce verset est : Tu m’as octroyé le royaume de ce monde et le royaume de l’autre monde. Ici-bas, c’est le monde de l’eau et de l’argile, celui de la forme tangible; et le royaume de l’autre monde est la connaissance qu’on ne peut saisir au moyen des sens, mais par l’entende­ment, la compréhension et la science. Et les hadîths sont de deux sortes : dans certains, ce sont les mots mêmes qui transmettent la vérité; dans d’autres, les mots n’expliquent pas le sens réel. Quand le Prophète a dit : «Quand une femme se marie sans la permission de son parent, ce mariage est inva­lide.» Le sens réel de ce hadîth ne réside pas dans ces mots; car si une femme nubile et majeure veut se marier sans le consentement de son parent, elle le peut. De même, quand quelqu’un dit : «J’ai vu un lion qui lançait des flèches.» Ou quand le Prophète a dit : «Il n’y a pas de prière pour celui qui habite tout près de la mosquée, si ce n’est dans la mosquée même», et «Il n’y a pas de prière sans recueillement du cœur.» Et aussi, quand il dit : «Dès que vous avez mangé, retirez-vous quand vous êtes désacralisés, livrez-vous à la chasse 169.» C’est un hadîth. Dieu le Très-Haut a enseigné l’interprétation des hadîths.

À présent, aucune science ne m’est voilée. Je possède deux royautés, l’une ici-bas, l’autre dans l’au-delà. Ce monde est le monde du manger et du boire, et la vision tangible. L’autre monde est le monde de la connaissance. «Le Créateur des cieux et de la terre» : le Créateur du ciel et de la terre, dans ce monde et dans l’autre, c’est Toi, mon ami, et Celui que je recherche. «Fais-moi mourir soumis à Toi, et accorde-moi de rejoindre les justes.» Fais-moi mourir dans la religion, et fais-moi rejoindre les hommes pieux et élus qui ont échappé au danger, car il est dit : «Les hommes purs sont dans un grand danger.» Donc, l’invocation est à propos : «Ô hommes de bien et sincères, ô pèlerins amoureux, sachez qu’on ne peut voir Dieu avec les yeux de chair. Pour la connaissance et la parole, les instruments sont les yeux et les oreilles. Et pour le goût il y a un autre instrument : c’est la langue, les lèvres, le palais, qui perçoivent le goût de chaque aliment. Le nez sent les odeurs agréables; jamais l’œil n’a la possibilité de percevoir au moyen de l’odorat. L’oreille et la bouche sont l’un et l’autre des instruments différents. Avec l’instrument de la vision, on ne peut pas connaître le plaisir du goût, et avec l’instrument du goût, on ne peut pas apercevoir les objets de la vue. Avec l’instrument de l’ouïe, on ne peut pas distinguer les odeurs. En toi il existe un autre instrument caché avec lequel tu peux percevoir Dieu et Le voir. On ne doit pas avoir l’intention de voir sans cela. Il y a deux sortes de regard : l’un est du domaine de la chair, et l’autre du domaine de l’intériorité. Le regard sensoriel consiste à voir avec les yeux de la tête; et le regard intérieur consiste en ce que nous voyons en nous-mêmes des états différents. Nous trouvons à un moment en nous la colère, à un autre moment la paix, à un moment le courroux, à un autre moment la bénignité; à un moment la générosité, à un autre l’avarice, à un moment la sécurité, à un autre la crainte, à un moment la faim, à un autre la satiété, à un moment la richesse, à un autre la misère, à un moment la sincérité, à un autre le mensonge, à un moment l’amitié, à un autre l’hostilité, à un moment la concorde, à un autre le désaccord, à un moment la concupiscence, à un autre la chasteté. Tu vois tout cela en toi-même, non par l’œil charnel, et cette vision de l’intérieur, qui est plus forte et qui se trouve dans le cœur, fait apparaître la concupiscence ou la colère ou la crainte, et tu les aperçois. Si tu fermes les yeux et qu’ensuite tu les rouvres, ces choses ne disparaissent pas de ta vue.

La vision intérieure est plus forte que la vision charnelle.

Ô sot! Pourquoi attaches-tu tant d’importance à ce qui est le plus faible et le plus vil, au point de vue de la vision et de la connaissance? Et ce qui est supérieur, plus élevé et plus fort, tu le considères comme une illusion, sans force et sans valeur. C’est toi-même qui manques de valeur et qui es faible et quelconque. Tu ne vois pas et tu ne connais pas les choses à leur place.

Comme nous avons parlé de ces significations dont la sub­tilité empêche et prive les yeux charnels de les apercevoir, à plus forte raison comment voudrais-tu voir avec les yeux de chair Dieu qui est plus subtil que ces significations et plus éloigné des contingences? Les corps ont une densité. Essaie de voir Dieu dans l’âme, de la même façon que tu vois l’âme dans le corps. Le corps est rendu vivant par l’âme, et l’âme vit par Dieu. Tous les sens profonds proviennent de nous. Ce sens profond, qui est fondamental et préférable, on doit l’accroître en prenant de la peine; car il est démontré que chaque chose grandit par l’application, l’effort et le labeur, et s’amoindrit par l’abandon.

De même, la force de l’homme s’amoindrit par l’abandon, mais elle s’accroît par l’exercice : soulever des pierres, lutter comme les athlètes, tirer à l’arc. Quand on pratique chaque jour de tels exercices, les forces viennent et augmentent. Mais par l’abandon, elles diminuent. Ainsi, le lait qui coule des seins, si on le tète, si on le tire et si on le suce, augmente; et si on le laisse, il diminue et même il tarit. C’est pourquoi Dieu a dit : «Occupez-vous à la prière et faites l’aumône.» Il y a dans le puits de votre existence une eau, et cette eau c’est la foi et la sincérité. Elle augmente avec la mémoration de Dieu (dhikr), la soumission envers Dieu, la prière la nuit et le jeûne dans la journée, l’aumône, etc. Et quand on aban­donne ces pratiques, la foi diminue, et même elle tarit. Or, tu sais et tu as expérimenté que chaque action que tu com­mets et à laquelle tu t’adonnes, à laquelle tu as pensé et réfléchi, une telle action progresse et se développe; dans ce cas, tu l’emportes sur les autres. Considère et préfère, parmi toutes les actions, celle qui est la plus noble, la meilleure et la plus élevée; choisis celle-là et consacre-lui ton temps. Seul celui qui a dépassé ce monde connaît notre valeur et peut écrire à ce propos et comprendre. Le dépassement de ce monde ne consiste pas à creuser un trou dans le ciel et à en sortir, ou bien à percer un orifice dans la montagne ou la terre; car de telles pratiques appartiennent à ce monde.

Ô vous, auditeurs qui entendez mes paroles et les comprenez, quand vous sortirez de ce monde, inéluctablement vous connaîtrez ma valeur. Et plus vous avancerez, plus vous saurez. Que nous nous donnions la main, afin que nous quit­tions allégrement cette route pénible et pleine de dangers. Nous remontons de la terre au ciel comme Jésus. La terre est l’existence et l’oubli; le ciel, c’est la connaissance et la gnose. Si un brigand paraît devant nous pour nous couper la route, avec le glaive de la connaissance, nous lui couperons le cou. Nous couperons les cous des pensées ténébreuses, qui sont l’armée des démons, avec les pensées spirituelles et lumineuses, qui sont l’armée de Dieu, et nous les briserons. Car «les couvres pieds chassent les mauvaises actions».

Si nous coupons le cou de l’âme charnelle et du désir, nous les anéantissons; quand tu coupes le cou du désir de la taverne, c’est le désir de la mosquée qui naît. Comme si tu avais transformé le cuivre en or, et le démon en ange.

Si je brise une seule des marmites de désir de mon existence,

dans la voie de l’anéantissement je placerai cent marmites.

Ne sais-tu pas que l’eau, sur les graviers et sur les marais salins, coule sans profit et est perdue. Lorsque tu détournes la source de cette eau, tu peux arroser les roseraies, les vergers, et les herbes odoriférantes. La vie est dans ce chan­gement. «Mourez avant de mourir.» Meurs à ces mauvaises pensées afin que de toi provienne le bien. Ici, on a nommé la vie la mort, afin que les lâches s’enfuient et que ceux qui ne voient que l’apparence soient privés. De même qu’avec la pierre philosophale le cuivre meurt et devient or, et que dans le sein de la mère le sperme meurt et un Joseph naît, et que dans la terre la graine meurt et qu’elle devient arbre, et que dans l’estomac le pain devient vie. «Pour celui qui est intelli­gent, un signe suffit.»

L’homme a plusieurs façons de penser; chaque parole a plusieurs aspects, chacun voit ce qui lui convient. L’homme, qui en est l’origine, a plusieurs aspects. Que sont devenues l’enfance, la jeunesse, la vieillesse? Dans chaque étape, il y a un aspect. Il faut qu’à chaque instant l’homme fasse des efforts afin de voir en lui-même un aspect et de le dépasser, afin qu’il voie un autre aspect, ad infinitum. La viande crue a un aspect dans sa crudité, un autre aspect quand elle est à demi cuite, et quand elle est cuite, un autre aspect encore.

Tout est dans l’homme : il est à la fois terrestre et céleste,

ténèbres et lumière, enfer et paradis.

On dit qu’il y a sept cents voiles : ce sont des voiles de ténèbres à l’extérieur, et des voiles de lumière à l’intérieur. Le Mi'râj, c’est l’être même de l’homme, qui s’élève en lui-même, en partant de l’extérieur, qui est ténèbres, vers l’inté­rieur, qui est lumière, et de l’intérieur vers le Créateur. Son corps est comme une échelle d’ébène noir, et dans son intérieur se trouve une échelle d’ivoire blanc. Lorsque tu as dépassé les deux échelles, alors tu es arrivé en haut de l’empyrée, là où Dieu réside assis sur son trône. Et tu vois le Roi sur le trône et l’empyrée. Il est à la fois sur le tapis du monde et sur l’empyrée, et rien n’est dépourvu de Lui, et Il est présent en tout, et Il est à l’extérieur de tout. Alors, tout devient pareil pour toi, et à tes yeux l’empyrée et le tapis sont identiques. Et l’impiété et la foi sont identiques, elles disparaissent comme entités.

L’impiété et la foi disent dans chaque souffle :

notre Créateur est Unique et tout-puissant.

Et un tel regard appartient à celui qui a renoncé à tout, qui est devenu pur et lumineux, qui est devenu uni à la mer, qui est devenu la mer même. Il sait : «Je suis la mer, je suis l’océan, il n’est pas d’endroit où je ne sois pas, et tous vivent par l’eau de ma Miséricorde, et leur vie dépend de moi.»

Il y a d’autres secrets pour cette explication, mais ils ne sont pas contenus dans le langage et on ne peut les révéler. Peut-être que Dieu, sans l’intermédiaire des corps et du langage, te le dira dans le secret de ton âme et te renseignera. «Le Miséricordieux a fait connaître le Qor'ân 170.» Il est Celui qui a rendu le soleil rayonnant et la lune lumineuse et leur a assigné des maisons pour que vous connaissiez le nombre des années et que vous puissiez le calculer.

«Il est Celui qui…» : c’est une allusion qui consiste en ce sens :

«Moi, Je suis absolument évident et apparent.»

Les hommes se voient en apparence les uns les autres; ils ne connaissent pas leurs caractéristiques, leurs attributs et leurs connaissances. Et après qu’ils ont parlé et agi, ils se connaissent bien et disent : «Nous connaissons très bien Un tel, parce que nous nous sommes beaucoup entretenus, et il y a des années que nous sommes ensemble.» Or, durant ces nombreuses années, ils ne tenaient plus compte de l’apparence qu’ils avaient vue au début. Ce qui a été vu et connu au cours de ces années, c’était le sens profond, et non pas l’appa­rence. Ce sens qui n’est pas visible avec les yeux de chair a été perçu grâce aux actes et aux paroles. «Dieu est Celui qui…» : signifie que les bonnes qualités, les sciences et les connais­sances viennent de Lui. Ce n’est pas avec les yeux de chair que les gens se voient les uns les autres, mais avec ce même regard de «Dieu est Celui qui…» : à savoir que toi, tu es tel homme, qui as agi de telle façon et qui as dit telle parole.

Un Tel! tous se voient de cette façon, voir les autres en dehors de cette façon n’est pas possible. Moi, qui suis Dieu, vous devez Me regarder de cette façon. Donc, Je Me montre à vous et Je dis : «Dieu est Celui qui a fait du soleil une clarté et de la lune une lumière 171.» Il aurait fallu que vous Me voyiez et que vous Me connaissiez sans que Je vous dise : «Dieu est Celui qui…». Mais, puisque vous n’avez pas une pureté et une grandeur suffisantes, Je vous parle et Je vous montre, afin que vous Me voyiez clairement selon «Dieu est Celui qui…». Or, votre Dieu est le Dieu qui a rendu le soleil rayonnant et la lune lumineuse. Cela a deux sens : l’un des sens est qu’il est pure lumière, il ne tire sa lumière de personne, et il donne sa lumière. L’appeler lumière, c’est un pléonasme. C’est pourquoi Dieu a dit : «Nous avons rendu le soleil rayonnant»; cela signifie que sa lumière brille. Et Il a dit : «Nous avons donné à la lune la clarté.» La lumière de la lune ne provient pas d’elle-même, elle tire sa lumière du soleil. Nous savons que nous accordons à la lune le don de la clarté. Quant au soleil, comme il est entièrement lumière, nous disons que nous lui accordons la qualité d’être rayonnant.

Et le second sens est que, comme la lumière du soleil est plus forte et celle de la lune plus faible, il faut donner à chacune un nom distinct, afin d’en distinguer les degrés. Il en va ainsi pour l’eau : quand elle coule en petite quantité, on l’appelle ruisseau, et quand son volume augmente, on l’appelle rivière, et lorsqu’il augmente encore, on l’appelle l’Euphrate, et lorsqu’il augmente davantage, on l’appelle le Jaihun. Et, de même, on appelle quelqu’un qu’on aime un ami; lorsque l’affection augmente, on l’appelle un amou­reux; et de tels exemples sont innombrables.

Nous avons montré les maisons du soleil et de la lune afin que vous puissiez enregistrer et calculer les années et les dénombrer. Pour le soleil et la lune, il y a cent mille autres utilités; certaines sont évidentes, et certaines le sont moins. Le soleil illumine le monde et échauffe la terre; il fait pousser les arbres et les plantes et les fait croître, et rend les fruits mûrs et sucrés. La lune éclaire la nuit et donne des couleurs aux fruits et aux fleurs. Bien qu’elle ait d’autres utilités et d’autres raisons d’être, tout cela ne convient pas à votre intelligence, parce que vous n’êtes pas parvenu à ce degré de compréhension et vous n’en savez rien. Quelle utilité présentent pour vous les raisons d’être de ces astres, et comment pouvez-vous la comprendre? Les raisons d’être que j’ai indiquées conviennent à votre état. «Parle avec les gens selon le degré de leur intelligence 172.» «La tunique est coupée à la mesure de l’homme, ô mon ami.» C’est pour­quoi Il a déclaré : «Il a rendu le soleil rayonnant et la lune lumineuse.» En ce qui concerne les saints, il existe un autre ciel que ce ciel-ci, et un soleil et une lune autres que ceux que vous voyez. Il y a des cieux dans le royaume de l’âme qui gouvernent les cieux de ce monde 173.

Tout ce qui prend forme est un échantillon du monde spirituel. «Dis : les biens de ce monde sont peu de chose 174.» Cela veut dire : l’autre monde est permanent et illimité. Dieu a envoyé un peu de ce monde illimité ici-bas, et Il a montré cela afin que par ce peu on comprenne ce qu’est l’immense jardin du Paradis. Chaque forme de ce monde représente l’autre monde, et apporte des informations concer­nant l’autre monde. Puisque le ciel matériel a un soleil et une lune, comment l’âme du ciel, qui est l’origine et qui est permanente, n’aurait-elle pas de soleil et de lune?

Cette saison n’est pas le printemps, c’est une autre saison;

l’ivresse de tes yeux vient d’une autre intelligence.

Bien que les branches soient visibles pour tous,

l’épanouissement de chaque branche vient d’une autre origine.

Et Dieu connaît mieux ce qui est juste, vers Lui est le retour, à Lui on revient. O mon Dieu, bénis notre seigneur Muhammad et toute sa famille, avec Ta grâce et Ta géné­rosité, ô Toi le plus généreux des généreux. Et louanges à Dieu, Seigneur des Mondes.



Toutes les références coraniques sont extraites de la traduction de Denise Masson Coll. «La Pléiade», Gallimard éd., Paris, 1967.

1. Qor'ân, vii [, 17.

2. Qor'ân, xxix, 45.

3. Qor'ân, xix, 30.

4. Distique du célèbre poète mystique iranien Sanâ't que Rûmi cite à maintes reprises.

5. Qor'ân, XVII, 44.

6. «Je me réfugie (en Dieu).»

7. Mémoration de Dieu.

8. Décision juridique.

9. «Je suis la vérité suprême» : parole du mystique Al-Hallaj, pour laquelle il fut supplicié en 922 de l’ère chrétienne. Cf. Louis Massignon, La passion de Al­Hallaj, Gallimard éd., Paris, 1975.

10. Qor'ân, iv, 164.

11. Khadir : en arabe, personnage mystérieux dont parle la sourate xviii, auquel la tradition musulmane a donné le nom de Khadir (le verdoyant).

12. Qor'ân, xviii, 65.

13. Hadith (parole) du Prophète Muhammad.

14. Qor'ân, XXIII, 14.

15. Cf. Qor'ân, xviii, 74.

16. Qor'ân, Xviii, 77.

17. Cf. Qor'ân, xviii, 78.

18. Qor'ân, xvIiI, 79.

19. Qor'ân, xviii, 80.

20. Qor'ân, xviii, 82.

21. Qor'ân, xvIII, 75.

22. Parole du Prophète.

23. Qor'ân, LIII, 17.

24. Oratorio spirituel accompagné d’une danse rituelle dans la Confrérie fondée par Rûmî.

25. Loi canonique.

26. Qor'ân, xx, 55.

27. Qor'ân, LXx, 23.

28. Cf. Qor’ân, IV, 103.

29. Qor'ân, II, 286.

30. Qor'ân, xxvi, 196.

31. Cf. Qor'ân, n, 34.

32. Qor'ân, II, 30.

33. Qor'ân, n, 34.

34. Ibid.

35. Qor'ân, III, 106.

36. Qor'ân, xxiv, 26.

37. Littéralement : «La langue de son état (spirituel)».

38. Oncle et ennemi acharné du Prophète.

39. Fidèle compagnon et beau-père du Prophète.

40. RûmI, Odes mystiques, n. 639, p. 202.

41. Cordon sacré porté par les Brahmanes et pris comme symbole de l’impiété.

42. Devenu fou (majnoun) par amour pour Leyla, c’est le Roméo de la tradition musulmane.

43. Qor'ân, vi, 103.

44. Qor'ân, viii, 17.

45. Direction de la prière (orientée vers la Ka'ba de La Mecque).

46. Qor'ân, vil, 12.

47. Selon la tradition musulmane, ce n’est pas une pomme, mais du blé qu’Adam a mangé.

48. Qor'ân, vu, 23.

49. Parole du Prophète.

50. Hadith qudsî, c’est-à-dire parole du Prophète lorsque Dieu parle directement par sa bouche.

51. Qor'ân, xxviii, 88.

52. Qor'ân, xiv, 27.

53. Hadith.

54. Cf. Qor'ân, XXXIII, 72.

55. Qor'ân, viii, 17.

56. Hadith.

57. Le péché qui consiste à associer quelque chose à Dieu.

58. Qor'ân, XXVIII, 88.

59. Hadith qudsî.

60. Qor'ân, II, 156.

61. Qor'ân, vil, 143.

62. Ibid.

63. Hadith.

64. Qor'ân, ii, 30.

65. Qor'ân, ii, 34.

66. Hadith.

67. Qor'ân, L, 6.

68. Qor'ân, LI, 48.

69. Qor'ân, LXXXVIII, 17, 18, 19, 20.

70. Qor'ân, III, 191.

71. Hadith qudsî.

72. Qor'ân, LxxviII, 40.

73. Qor'ân, VII, 179.

74. Qor'ân, II, 115.

75. Qor'ân, CX, 1.

76. Qor'ân, III, 112.

77. Qor'ân, xxiv, 35.

78. C’est-à-dire les sept parties du corps qui touchent la terre pendant la pros­ternation rituelle : front, mains, genoux, pieds.

79. Qor'ân, LXXXIV, 1.

80. Qor'ân, Lxxxi, 1-6.

81. Qor'ân, LXXXII, 1-4.

82. Qor'ân, xClx, 1.

83. Qor'ân, xiv, 18.

84. Qor'ân, xxvIII, 88.

85. Qor'ân, LXXViII, 40.

86. Qor'ân, III, 169.

87. Qor'ân, xxly, 35.

88. Hadith qudsî.

89. Littéralement : pôle : le plus haut degré de la sainteté.

90. Qor'ân, xxiv, 35.

91. Cf. n. 9.

92. Qor'ân, xxiv, 35.

93. Qor'ân, ii, 115.

94. Distique de Sanâ'î.

95. Qor'ân, XLVII, 36.

96. Qor'ân, xIII, 35.

97. Cf. Qor'ân, xix, 23.

98. «Lion de Dieu», surnom de «Ali.

99. Qor'ân, vii, 12.

101. Qor'ân, Ln, 1-2.

102. Qor'ân, XLV, 1.

103. Oiseau fabuleux.

104. Hadith.

105. Qor'án, xvii, 70.

106. Qor'ân, n, 31.

107. Qor'ân, xLvn, 15.

108. Qor'ân, Ii, 30.

109. Qor'ân, vii, 23.

110. Hadith.

111. Hadith.

112. Qor’ân, Lxxxvi, 9.

113. Qor’ân, n, 3.

114. Cf. Qor'ân, xLii, 7.

115. Qor'ân, xxi, 107.

116. Qor'ân, v, 54.

117. Qor'ân, Lxlu, 8.

118. Qor'ân, LxvnI, 4.

119. Qor'ân, xxi, 107.

120. Qor'ân, III, 106.

121. Qor'ân, xxxix, 53.

122. Cf. Qor'ân, xxxx, 17.

123. Cf. Qor'ân, vm, 48.

124. Qor'ân, xxx, 19.

125. Qor'ân, xxv, 21.

126. Qor'ân, xvii, 85.

127. Cheval de Ali.

128. Épée de Ali.

129. Qor'ân, xxi, 30.

130. Qor'ân, xxiv, 24.

131. Qor'ân, min, 7.

132. Qor'ân, xcix, 1.

133. Cf. Qor'ân, ii, 61.

134. Qor'ân, xv, 21

135. Qor'ân, xvii, 85.

136. Ami et conseiller spirituel de Rûmî.

137. Qor'ân, vu, 179.

138. Qor'ân, iv, 143.

139. Cf. Qor'ân, vu, 172.

140. Qor'ân, u, 38.

141. Qor'ân, xxi, 104.

142. Qor'ân, xxiv, 26.

143. Qor'ân, xxv, 70.

144. Qor'ân, LXIII, 7.

145. Qor'ân, xxx, 32.

146. Qor'ân, xi.vrn, 7.

147. Faible mesure de poids.

148. Un man : 3 kg.

149. Qor'ân, vm, 17.

150. Qor’ân, xviii, 65.

151. Qor’ân, x, 61.

152. Qor’ân, Lv, 1–2.

153. Qor’ân, Ii, 216.

154. Qor'ân, II, 10.

155. Cf. Qor'ân, xxv, 70.

156. Cf. Qor’ân, in, 169–170.

157. Qor'ân, LX, 4.

158. Qor'ân, xvII, 97.

159. Qor'ân, xix, 17.

160. Hadith.

161. Qor'ân, LVII, 4.

162. Qor'ân, L, 16.

163. Qor'ân, u, 115.

164. Qor'ân, xxiv, 35.

165. Qor'ân, xvII, 44.

166. Qor'ân, n, 253.

167. Cf. Qor'ân, xvIII, 74.

168. Qor'ân, XII, 101.

169. En réalité, il ne s’agit pas d’un hadith, mais de fragments appar aux versets coraniques suivants : xxiv, 28, v, 1-2.

170. Qor'ân, LV, 1.

171. Qor'ân, x, 5.

172. Hadith.

173. Distique de Sanâ'i.

174. Cf. Qor'ân, rv, 77 et XL, 39.









IBN ‘ABBAD DE RONDA



SOURCE

« Un précurseur hispano-musulman de saint Jean de la Croix », Miguel Asin Palacios, Etudes carmélitaines, Avril 1932, 113-167



ELEMENTS BIOGRAPHIQUES

… nous savons particulièrement gré à Ibn as-Sakkâk d'avoir si bien peint la bonté et la simplicité d'Ibn `Abbâd dans un passage, remarqué autrefois par Asin Palacios, et qui mérite d'être cité ici in extenso :

« Un des dons mystérieux de ce maître spirituel, écrit donc Ibn as-Sakkâk évoquant ses souvenirs d'enfance, était sa façon de captiver le coeur des enfants, de ces petits enfants bénis qui méritent de Dieu, en apprenant son Livre sacré, que le monde soit épargné. Ils étaient unanimes dans leur affection pour lui et l'aimaient infiniment plus que leurs parents. Ils attendaient en nombre incalculable qu'il sortit de sa maison pour aller à la mosquée à l'heure de la prière, arrivant en groupe de tous les quartiers et même des écoles les plus éloignées de la ville, attirés par le seul désir de voir de près son visage et de baiser sa main. J'avais alors sept à dix ans et j'étais un de ceux que son amour subjuguait davantage. Je n'avais éprouvé pour personne ni pouraucune chose une affection semblable à celle que Dieu m'inspira envers le Maître, sans que je susse d'ailleurs à quelle force j'obéissais, car nul ne m'enseigna que je devais l'aimer ni même ne me le recommanda. Un jour, je n'y pus aller et le jour suivant, j'arrivais à l'heure où il sortait de sa maison pour l'oraison du soir. La bibliothèque était déjà remplie d'étudiants. Dès qu'il me vit, il s'arrêta jusqu'à ce que je fusse arrivé près de lui. Je n'étais qu'un faible petit ver, qui se traînait sur le sol: «Qu'as-tu ? As-tu été malade?» Et il resta ainsi un long moment debout, me parlant alors que je restais silencieux ne sachant que dire, car je manquais du discernement indispensable pour maintenir une conversation avec qui que ce fût. J'entrais souvent dans sa maison, et parfois je partageais son repas ».9

[...]

Enfin en 1933, Miguel Asin Palacios publiait dans Al-Andalus (vol.I, pp. 7-79) son fameux article sur Ibn `Abbâd, sous un titre qui indiquait bien le sens de sa thèse : Un précursor hispano-musulman de San juan de la Cruz. Il convient de nous arrêter quelque peu à cet article.

L'étude d'Asin Palacios vise à être à la fois une démonstration par l'analyse d'un cas privilégié, de l'origine et de l'inspiration chrétiennes du mysticisme musulman, et une recherche hypothétique sur les sources — encore mystérieuses — où S. Jean de la Croix aurait puisé son symbolisme de la «nuit» mystique.

a) Le cas privilégié analysé par l'auteur est «l'attitude profondément chrétienne de renoncement aux charismes adoptés par les soufis hispano-musulmans de l'École âadilite, particulièrement par Ibn `Abbâd de Ronda» (p. 114).

[…]

« ...nous cherchons avant tout en ce moment à éliminer l'arbitraire et le vague dans la détermination d'une hypothèse, nous pouvons, semble-t-il, préciser quel serait le moment de la vie de Saint Jean. de la Croix où il y aurait le plus de chances de supposer avec vraisemblance une influence à cet égard : ce serait la période de Pastrana (1570), alors que Saint Jean de la Croix était Maître des novices, constituant sans doute sa doctrine, exerçant la plus grande influence, se trouvant dans une Cité où les statistiques nous révèlent un nombre considérable de Morisques et où nous savons d'autre part qu'il y avait un important foyer d'illuminisme. Qu'il ait détesté alors aussi bien les Morisques que les «Alumbrados», la chose est possible; qu'il ne s'en soit pas alors soucié, la chose est possible aussi. Au moins pouvons-nous difficilement imaginer qu'il n'en ait jamais rien entendu dire » (p. 139 [de l’étude critique d’Asin Palacios par J. Baruzi, 1935]).

Contrairement à ce qu'il avait écrit autrefois (1), J. Baruzi ne croit pas qu'on puisse retenir le séjour à Grenade comme un moment important de cette rencontre avec l'Islâm: «Il est clair cependant, écrit-il, que la période de Grenade serait ici capitale, d'autant plus que nous savons de façon ferme que la vie d'écrivain de Jean de la Croix y fut intense. Mais sa doctrine est alors construite, ses oeuvres sont écrites déjà pour la plupart, et la Montée du Carmel, de même que la Nuit obscure, qui sont les deux oeuvres dont il s'agit, sont depuis longtemps composées» (p. 140).

L'étude de J. Baruzi dont nous venons de retracer les grandes lignes dit, croyons-nous, l'essentiel des difficultés auxquelles se heurte l'hypothèse d'Asin Palacios. Ces difficultés, comme le note Baruzi lui-même, n'infirment en rien la valeur de cette hypothèse; elles font seulement saillir le nombre considérable de questions suscitées par elle ou à son occasion, et sollicitent l'esprit à ne pas se contenter d'une vérité facile et à pousser toujours plus loin ses investigations. […]

§

Extraits du Shark Hikam



[SENTENCE 11] : «Enterre ton existence dans le sol de l’obscurité, car la plante qui naît, sans que la graine ait été bien enfouie, jamais ne fructifiera parfaitement».

Rien n’est plus préjudiciable au novice que la célébrité et le renom, car la réputation est une des plus grandes satisfactions de l’amour-propre qu’il doit combattre et éviter. Facilement et joyeusement, le commençant se prive de tous les autres goûts sensibles, qui ne sont pas celui-là. L’amour de la gloire mondaine, le désir d’être connu des autres est contraire au sentiment de la servitude que Dieu exige du novice.

Ibrahim Ibn Adham disait : «Celui qui aime la célébrité n’est pas sincère envers Dieu». Et un mystique disait : «Notre règle de vie ne sert qu’aux personnes qui ont balayé avec leurs propres âmes les latrines» (I, 10, ligne 4 infra).



[SENTENCE 89] : «Dieu te met dans la dilatation d’esprit pour ne pas t’abandonner quand tu seras dans l’angoisse, et il te met à l’étroit pour ne pas te laisser lorsque tu seras dans la dilatation d’esprit. Il te retire des deux états pour que tu n’appartiennes à chose quelconque, sinon à Lui».

Le resserrement [apretura] et la dilatation [anchura] sont des états d’âme que les mystiques intuitifs expérimentent alternativement. Ils tiennent lieu respectivement de la crainte et de l’espérance, états propres aux novices commençants. Ils obéissent, comme à une cause occasionnelle, aux subites inspirations qui surviennent dans l’intime du serviteur de Dieu. Leur intensité et leur faiblesse sont dues à l’intensité et à la faiblesse des inspirations.

Le sens de cette sentence, c’est que ces deux états d’âme sont des qualités imparfaites, si on les compare aux états supérieurs. Les deux, en effet, impliquent nécessairement que le serviteur de Dieu est encore avec lui-même [et non avec Lui], qu’il se considère encore à lui-même [et non à Dieu]. Par contre, c’est une singulière faveur de Dieu envers son serviteur si, après l’avoir mis successivement en l’un ou l’autre état, il le retire des deux pour lui faire perdre la conscience de soi et le faire demeurer avec son Seigneur. Fâris disait : «D’abord le resserrement, ensuite la dilatation, ensuite ni resserrement ni dilatation, parce que le resserrement et la dilatation surviennent en état de conscience, mais non lorsque le sujet perd la conscience de soi, ni lorsqu’il demeure avec son Seigneur». Et Al-jonayd disait : «La crainte me met à l’étroit et l’espérance me place dans la dilatation d’esprit; la vérité réelle me met dans le recueillement, et la conscience de demeurer avec Dieu me met en dispersion. Lorsque

avec la crainte I1 m’angoisse, il faut que mon être s’anéantisse; lorsqu’Il me console avec l’espérance, il me rend à moi-même. Lorsque avec la vérité il me met dans le recueillement, Il me place en sa présence. Lorsqu’avec sa présence il disperse mon recueillement, Il me fait contempler les choses en dehors de moi, et celles-ci comme avec un voile me Le cachent. C’est Lui qui en tout cela me met en mouvement et en repos. Lui qui m’abîme dans une triste désolation, au lieu de me consoler par sa familiarité. Si je sens ma présence, c’est parce que je goûte la saveur de mon existence. Plût à Dieu qu’Il m’anéantisse et me fisse sien, ou bien qu’Il m’absente de mon être et m’accorde le repos» (I, 58, ligne 8).



[SENTENCE 90] : «Les parfaits ont plus à craindre lorsque Dieu les met dans la dilatation d’esprit que lorsqu’Il les met à l’étroit, car peu nombreux sont ceux qui s’astreignent aux lois de la courtoisie qu’exige le commerce avec Dieu».

Si les parfaits craignent beaucoup plus la consolation de la dilatation d’esprit [59] que la désolation du resserrement, c’est parce que, celle-là s’accommode aux inclinations de l’amour-propre, au contraire de ce qui arrive avec la désolation du resserrement, selon ce que va dire l’auteur. Pour cette cause, les parfaits craignent de retourner à leur égoïsme, de goûter à nouveau la saveur de l’amour-propre, et conséquemment d’être expulsés de la présence de Dieu et éloignés de Lui. Yoûsof ibn al-Hosayn écrivit à al-jonayd : «Que Dieu ne te fasse pas goûter la saveur de ton amour-propre, car si tu le goûtes, tu ne goûteras jamais plus la saveur de la vertu.» Et de là naît l’obligation plus étroite, qui incombe aux parfaits, de s’en tenir strictement aux conditions qu’exige la conduite respectueuse vis-à-vis de Dieu, s’efforçant d’être toujours tristes et abattus. Chose certes très difficile à atteindre en cet état. Et pour cela bien peu nombreux sont ceux qui s’astreignent aux dites conditions de la conduite spirituelle dans la dilatation d’esprit, comme le dit ici l’auteur… Le même ajoute dans son livre Latayf Al-Minan : «La consolation ou dilatation d’esprit est l’écueil où trébuchent les pieds des parfaits. En cet état ils doivent donc être plus attentifs et vigilants à éviter le danger. La désolation de l’angoisse spirituelle est par contre beaucoup plus proche de la rencontre du salut, car elle est réellement la patrie du serviteur de Dieu, puisqu’il est prisonnier et retenu par Sa main, qui le soutient et l’entoure complètement. D’où peut donc venir au serviteur la dilatation d’esprit, si telle est sa condition? L’expansion est en dehors des conditions propres du moment où vit le serviteur. Au contraire, la désolation du resserrement est l’état d’esprit qui convient à sa vie en cette demeure, puisque la vie présente est pour lui un séjour où l’on accomplit des lois, où il ignore toujours quelle sera l’ultime fin que Dieu lui prépare, quel sera son destin éternel, et les comptes qu’Il lui demandera de ses devoirs envers Lui.» Il dit ensuite : Un soufi m’a rapporté : Notre directeur spirituel vit son maître dans un rêve après sa mort. Remarquant son angoisse, il lui dit : « O. maître! Pourquoi es-tu dans l’angoisse? » Et lui, répondit : “O mon petit enfant! l’angoisse et la dilatation d’esprit sont deux demeures telles que celui qui ne les a pas traversées en ce monde doit les traverser dans l’autre”. Et cela venait de ce que ce maître spirituel avait joui presque toujours dans sa vie de la consolation de la dilatation d’esprit’. Ceci est le texte du Latayf. (I, 58, ligne 2 infra.)

[SENTENCE 91] : «Dans la dilatation d’esprit, l’âme sensitive trouve sa jouissance, expérimentant la joie; alors que, dans le resserrement, la sensualité ne rencontre aucune joie.»

Dans cette sentence l’auteur fait allusion à ce qu’il a dit précédemment c’est-à-dire que c’est chose très difficile d’accomplir la courtoisie révérencielle envers Dieu, dans l’état de dilatation d’esprit, et cela est ainsi parce que, dans la dilatation, l’âme sensitive trouve sa jouissance et, comme la joie s’empare d’elle, elle ne peut ni se dominer ni se contenir, jusqu’au moment où à cause de cela elle tombe dans des fautes contre la conduite révérencielle envers Dieu. Par contre, dans le resserrement, il n’existe pour la sensualité aucune jouissance, et c’est pourquoi cet état spirituel est plus sûr…

Pour ce qui touche aux règles de la conduite spirituelle dans la dilatation et dans le resserrement, je ne sache qu’aucun des savants soufis ni de leurs auteurs aient traité à fond la question. Nous ne trouvons à cet égard dans les œuvres que de simples allusions à des principes généraux comme il arrive, par exemple, dans ce que dit le docteur Aboû al-Qâsim al-Qoshayri qui, après avoir parlé des deux mots «resserrement», et «dilatation» et expliqué leur signification, ajoute : Parfois la cause qui occasionne le resserrement reste douteuse pour le sujet : lui trouve qu’il se sent à l’étroit; mais il ignore le motif et la cause de son oppression. La conduite qu’il doit suivre, c’est l’abandon dans les mains de Dieu, jusqu’à ce que passe cet état momentané, parce que s’il s’efforce à le dissiper, ou s’il lui fait face par un acte délibéré de son propre jugement avant que le resserrement ne l’attaque avec violence et à l’improviste, il n’arrivera qu’à augmenter ce resserrement et cela le mènera peut-être à manquer aux règles de la conduite révérencielle envers Dieu. Au contraire, s’il se livre et s’abandonne aux décrets divins du moment, très vite l’oppression cessera… Parfois aussi, la dilatation survient tout d’un coup et attaque le sujet à l’improviste, sans que celui-ci connaisse la cause qui le remplit d’émotion et de vive allégresse. La conduite que doit suivre le sujet est le repos et l’observance de la bonne règle, parce qu’en de tels moments il est en grave danger que Dieu le soumette à la ruse cachée d’une illusion spirituelle dont il doit bien se garantir. Quelqu’un disait : «Dieu m’ouvrit la porte de la dilatation, je fis un faux pas et me vis privé de la demeure où j’étais.» Voilà ce que dit le docteur Aboû al-Qâsim.

J’ai vu également un discours très complet et étendu, concernant les normes de la conduite spirituelle dans la dilatation et l’oppression, de mon seigneur Aboû al-Hasan al-Shâdhilî, et je voudrais le citer ici pour rendre plus profitable ce que l’auteur explique dans cette sentence, car ce que dit le maître spirituel Aboû al-Hasan est par sa portée beaucoup plus général que ce que disent tous les autres docteurs soufis.

Il parle ainsi : «L’oppression et la dilatation sont deux états dont est rarement exempt le serviteur de Dieu. Tous deux se succèdent alternativement dans l’âme, comme se succèdent la nuit et le jour. Ce qui plaît à Dieu que tu conserves dans l’un ou l’autre état, c’est la servitude. Ce serviteur qui se voit momentanément à l’étroit, ou il connaît la cause qui occasionne son oppression, ou il ne la connaît pas. Il y a trois causes occasionnelles de l’oppression : ou un péché que tu as commis, ou le bien temporel que tu as perdu, tout ou en partie, ou un tort injuste que tu as souffert dans ta personne, ta réputation ou ton honneur, contre tous les droits.»

“Lorsque l’oppression surviendra pour n’importe lequel de ces motifs [60], la servitude que tu dois à Dieu exige que tu diriges ton regard vers la doctrine ascétique et accomplisses ce qu’à travers elle, Dieu t’ordonne; s’il s’agit du péché, par la pénitence, la contrition et la demande du pardon; s’il s’agit de perte totale ou partielle des biens temporels, par l’abandon entre les mains de Dieu, te conformant à sa volonté et restant satisfait; et s’il s’agit d’une injustice dont tu as été victime, par la patience à supporter l’offense. Garde toi alors de t’offenser toi-même, car tu accumulerais contre toi deux offenses : celle imposée par l’agresseur injuste et celle que tu imposes à ta propre âme. En échange, si tu supportes patiemment l’offense étrangère, Dieu te récompensera, élargissant ta poitrine, jusqu’au point de te faire pardonner et oublier l’offense, et peut-être aussi te donnera-t-il la joie d’inspirer une telle lumière et une telle grâce à celui qui t’a offensé qu’Il pardonnera son péché. Prie donc Dieu pour lui, car ton oraison sera écoutée. Ah I que cela est beau, que par ta médiation Dieu se soit incliné et apitoyé sur celui-là même qui t’a offensé I Voilà les degrés de vertus propres aux justes et charitables. Ensuite confie-toi à Dieu, car Dieu aime ceux qui se livrent à Lui. Si l’oppression s’empare de toi soudainement et que tu ignores sa cause, sache que le temps devient double : nuit ou jour. L’oppression est ce qui ressemble le plus à la nuit, comme la dilatation est ce qui ressemble le plus au jour. Si donc te survient l’oppression sans que tu en connaisses la cause, ce à quoi tu es alors obligé c’est à demeurer en repos. Le repos doit se manifester : dans les paroles, dans les mouvements et les volitions. Si tu agis ainsi, très vite la nuit disparaîtra pour toi, avec l’apparition du soleil de ta journée, ou d’un astre qui te guidera, ou de la lune qui t’éclairera, ou d’un soleil avec lequel tu verras. Les astres sont les astres de la connaissance, la lune est la lune de l’union extatique, le soleil est le soleil de l’intuition mystique. Mais si tu te meus au milieu de l’obscurité de la nuit, tu te sauveras rarement de la ruine. Médite bien ces paroles de Dieu (Coran, XXVIII, 73) : Par sa miséricorde, Il vous donna la nuit et le jour, soit pour que vous reposiez, soit pour que vous désiriez sa grâce. Peut-être ainsi serez-vous reconnaissants.”

“Ceci est ce que réclame le devoir de la servitude, dans les deux états d’oppression [lorsqu’on connaît sa cause et lorsqu’on l’ignore].”

“Quant à celui qui se trouve momentanément dans la dilatation, de deux choses l’une : ou il en connaît la cause ou non : Il y a trois causes : la première est un progrès dans la vertu ou une faveur divine atteinte par elle, par exemple les grâces d’illumination ou d’intuition; la seconde est un accroissement des biens temporels, obtenus soit par le gain, soit par un charisme gratuit de Dieu, soit par un don ou un cadeau des hommes; la troisième cause est la louange et les éloges des hommes qui viennent à toi pour te demander de les recommander à Dieu dans tes oraisons, et pour te baiser les mains. Lorsque la dilatation surviendra subitement par une quelconque de ces causes, la servitude exige de toi que tu regardes la grâce ou le don reçu comme un effet ou une touche de Dieu sur toi. Garde-toi bien de regarder n’importe lequel de ces bienfaits comme bien propre et t’appartenant. La force qui défend ta servitude consistera en ce que celle-ci ne soit pas accompagnée de la crainte de perdre la grâce par laquelle Dieu t’en distingue, car tu te rendrais odieux à ses yeux. Ceci même se rapportant à la première cause, c’est-à-dire à la vertu et aux grâces par elle obtenues. Quant à la seconde cause, l’accroissement des biens temporels, c’est aussi un bienfait ou grâce de Dieu, comme la première cause; mais crains les occultes périls spirituels qui s’y cachent. Quant à la troisième cause, les louanges et les éloges des hommes, la servitude exige de toi que tu remercies Dieu de la grâce qu’Il te fait en cachant aux hommes tes défauts, et crains que Dieu ne mette en évidence le plus insignifiant d’entre eux qui te ferait détester même de tes parents les plus proches. Ce sont les normes de la courtoisie spirituelle dans le resserrement et dans la dilatation, au moyen de la servitude. Quant à la dilatation dont on ne connaît pas la cause, la servitude exige de s’abstenir d’aborder avec véhémence les hommes et les femmes pour les accabler de questions. On doit seulement se limiter à dire : «Sauve-moi Seigneur, sauve-moi jusqu’au jour de ma mort!»

“Ce sont là les normes du resserrement et de la dilatation dans la servitude, si tu es discret. Salut! «  Ici finit ce que dit le maître spirituel Abou al-Hasan… (I, 59, ligne 19)

[SENTENCE 114] : “Pour te rendre légère la douleur de la tribulation Dieu te fait savoir, que c’est Lui qui te l’envoie. Et ainsi, Celui même de qui te viennent les fatals décrets du destin, c’est celui qui t’habitue à les préférer comme meilleurs pour ton salut spirituel.”

Lorsque le serviteur connaît que Dieu est compatissant, tendre et bienveillant pour lui et qu’Il le regarde avec des yeux miséricordieux, il est naturel qu’il ne fasse pas le moindre cas et ne se préoccupe de toutes les tribulations et épreuves qui surviendront [70] — car il ne peut en résulter pour lui que ce qui sera meilleur pour son âme; et ainsi il devra toujours penser et croire fermement que tout ce qui lui arrive est ce qu’il doit préférer, car cela contient à l’état latent des avantages spirituels mystérieux que personne ne connaît sauf Dieu. Ainsi le dit-il Lui-même (Coran, II, 213) : “Il est facile que cela même vous répugne qui soit pour vous le plus profitable”. A propos de ce verset, Aboû Tâlib de la Mecque 45 disait :

Le serviteur de Dieu abhorre l’indigence, la pauvreté, l’obscurité et le mal physique qui cependant sont pour lui le meilleur du point de vue de la vie future. En échange, il aime la richesse, la réputation et la santé qui sont pour lui des maux qui aux yeux de Dieu ont les pires conséquences.’ Dans ce sens Lui-même dit (Coran XXXI, 19) : «Il vous comble de ses grâces intérieures et extérieures». Il veut dire : de ses grâces extérieures que sont les biens temporels, et de ses biens intérieurs que sont les tribulations, parce que celles-ci sont des bénéfices pour l’autre vie. À cause de cela, tout ce qui survient au serviteur de Dieu, quelque chose que ce soit, est un bénéfice pour lui, dont il doit rendre grâces à Dieu… (I, 69, ligne 2 infra.)

[SENTENCE 115] «Il a la vue courte celui qui croit que les divins décrets ne sont pas pour lui accompagnés des faveurs divines.»

Cette vue si courte, qui ne voit pas la divine faveur en tout décret, vient surtout de la faiblesse de la foi vive, qui ne permet pas de bien penser, comme l’on devrait, de la sagesse de l’Auteur des décrets éternels. Si le regard du serviteur de Dieu était parfait et sa vue pénétrante, il verrait sûrement une somme innombrable d’avantages et d’utilités, et la plupart ne lui seraient pas cachés, mais il agirait comme ce saint mystique et contemplatif qui disait : «J’eus une maladie et je désirai ne pas en guérir.» Un autre soufi, Imrân ibn al-Hosayn 4U, frappé d’hydropisie dut pendant trente ans rester étendu sur le dos sur une couche faite de feuilles de palmier, sans pouvoir ni se lever ni s’asseoir. Or Motarrif (ou un frère de celui-ci appelé Al — ‘Alâ ibn al-Shakîr) vint le voir et, le trouvant dans un si triste état, il se mit à pleurer. Le malade lui demanda : Pourquoi pleures-tu?” Lui répondit : De te voir dans une situation si terrible”. L’autre répliqua : Eh bien I ne pleure pas, car je veux ce que Dieu veut pour moi”. Et il ajouta : 4 Je vais te raconter quelque chose dont tu profiteras peut-être; mais garde ce secret jusqu’à ma mort : les anges me visitent et avec eux je cause familièrement, et ils me saluent et j’entends leurs saluts’. Un autre contait : Nous sommes entrés voir Sowayd ibn Sho'ba et nous ne vîmes là qu’un drap jeté à terre. Nous pensions qu’il n’y avait personne dessous, jusqu’à ce que nous le découvrîmes. Sa femme lui dit : «Mon époux! pour ta vie I ne te donnerons-nous rien à manger, ni à boire?» Il lui répondit : «Demeurer en cette posture dure bien longtemps certes : mes jambes ont des ulcères et je suis exténué, ne mangeant ni buvant depuis tant de jours. Mais si de ces épreuves Dieu m’en enlevait seulement une quantité grosse comme l’ongle, je ne me réjouirais pas».

Tous ceux-ci voyaient dans leurs tribulations, des faveurs divines, dans leurs épreuves, des grâces, dans leurs adversités, des bienfaits et cette vue leur inspirait une telle conformité, complaisance et bien-être dans leur triste situation que cela les portait jusqu’à l’extrême : ne vouloir guérir de leurs maladies ni complètement, ni même en partie.

Les genres de faveurs et de grâces qui se cachent dans les tribulations sont innombrables. Cependant, nous en citerons ici quelques-unes qui aideront à augmenter chez le commençant l’énergie spirituelle pour supporter les adversités avec la confiance qu’il doit avoir dans le Seigneur.

1. — Nous dirons d’abord que les tribulations, par lesquelles Dieu éprouve ses serviteurs, contrarient leur volonté et mettent un obstacle à l’inclination naturelle de leur désir et appétit. Ainsi donc, tout ce qui contrarie l’amour propre de l’âme sensitive, la trouble et lui cause de la douleur est par ces dernières conséquences chose louable. En effet, ceci la fait revenir à Dieu [71] et s’abriter à sa porte avec un sincère! désir de chercher en Lui un refuge dans l’indigence. Et c’est le plus grand avantage de la tribulation. Celui qui se voit soumis à n’importe quelle épreuve, ou qui souffre l’adversité, l’expérimente effectivement.

2. — Des tribulations naît aussi une certaine faiblesse de l’âme sensitive dont les énergies disparaissent et dont les qualités mauvaises restent comme oisives devant l’adversité. C’est une chose bien connue que le serviteur doit à la sensualité de tomber dans le péché et dans l’offense contre Dieu, parce que c’est elle qui le meut à convoiter les biens d’ici-bas et à désirer satisfaire ses passions. C’est pour cela qu’on a déclaré que le croyant ne doit pas être libéré de maladie, de misère, de vilenie, de dénuement ou de pauvreté. Et, dans une tradition du Prophète, Dieu dit : «La pauvreté est ma geôle, et la maladie ma chaîne, avec lesquelles J’emprisonne ceux de mes serviteurs que J’aime».

3. — C’est dans les tribulations que l’homme pratique les vertus intérieures, dont la plus petite est plus méritoire que des montagnes d’œuvres extérieures de vertu. Ce sont, par exemple, la patience, la conformité, le renoncement aux choses de ce monde, l’abandon confiant à la providence, et le désir d’aller au-devant de Dieu. On dit à Abd ibn Zayd : «Il y a ici un homme qui se consacre depuis cinquante ans à la vie religieuse». Il se dirige vers lui et dit : «Mon ami, dis-moi : es-tu si satisfait de Dieu que Lui seul te suffise?» «Non», répondit l’autre. — «T’es-tu familiarisé avec Lui?» — «Non», répondit l’autre. «Et te conformes-tu joyeux à ses désirs?» — «Non», répondit l’autre. «Alors la seule chose dans laquelle tu aies progressé, c’est la prière et le jeûne?» «Oui». — «Eh bien! regarde. Si je n’avais honte, j’oserais te dire, que toute ta vie religieuse consacrée durant cinquante ans au service de Dieu souffre d’un vice occulte qui la rend inutile». Et Aboû Tâlib de la Mecque dit que de cette façon Abd al-Wâhid voulut lui faire entendre ceci : «Dieu ne t’a pas élevé par tes pratiques de dévotion jusqu’aux demeures de ses amis intimes. Il ne t’a pas non plus fait connaître les états mystiques des contemplatifs. Ton progrès spirituel aurait alors consisté dans des actes de vertu intérieure que pratiquent tous ceux qui sont l’objet de l’amour divin. Aussi, la première vertu, celle qui consiste à être satisfait de Dieu, c’est l’état mystique de celui qui a une foi vive et pense que Dieu seul suffit; la familiarité est la demeure de celui que Dieu aime; la conformité est la qualité propre de celui qui n’a foi qu’en Dieu seul et s’abandonne à Lui. C’est dire qu’au regard de Dieu, en admettant que tu appartiennes au groupe de ceux qui sont à sa droite, tes progrès à son service te placent cependant dans la catégorie vulgaire de ceux-là qui pratiquent les œuvres de dévotion externe, qu’on fait avec les membres du corps».

Ces paroles de Aboû Tâlib rappellent ce que nous avons dit déjà, c’est-à-dire la supériorité du mérite et de l’excellence que les actes intérieurs de vertu ont sur les pratiques de dévotion. Celui donc que Dieu aide par sa grâce, pour l’élever au degré de ces demeures et pour accomplir les devoirs qu’elles exigent au milieu des tribulations, aura gagné des trésors de piété.

Aboû Ibrahim Ishâq ibn Ibrahim al-Todjîbî, juriste mâliki de Cordoue, dans son Livre des avis salutaires rapporte que Dieu éprouva `Orwa ibn al-Zobayr par une plaie à la jambe, dont la gravité en vint à une telle extrémité qu’il fallut lui scier l’os dans la partie saine. Les médecins lui dirent : «Ne te semble-t-il pas que nous devrions te donner un narcotique, et ainsi tu ne sentirais pas ce que nous allons te faire?» Mais lui leur répondit : «Non, faites ce que vous devez avec ma jambe.» Ils la scièrent donc et la cautérisèrent avec du feu, sans que lui remuât un seul de ses membres, ni donnât le moindre signe de douleur, jusqu’à ce qu’on le touchât avec le cautère, où il se borna à dire : «Assez». Son fils Mohammad qui était son préféré était présent. Lorsque le malade vit son pied dans la main d’un des médecins il s’écria : «Est-ce que Dieu, par hasard, ignorait que jamais ce pied ne fît un pas vers le péché?» Et s’adressant à son fils il ajouta : «Lave-le, enveloppe-le dans un suaire et enterre-le dans le cimetière des musulmans…» [72].

4. — Les tribulations servent également à l’expiation des péchés et des fautes passées, en même temps qu’elles méritent de Dieu, comme prix, des dons magnifiques et des faveurs que le serviteur de Dieu ne peut atteindre qu’en supportant les adversités que Dieu lui envoie. L’homme, en effet, est par lui-même incapable d’accomplir ses devoirs religieux, et il est négligent à persévérer dans la pratique de ses dévotions surérogatoires. Il se voit donc privé du mérite qui correspondrait, s’il accomplissait ces devoirs et pratiquait ces dévotions, et ainsi, il ne peut non plus expier les fautes commises. Même en supposant qu’il soit capable d’accomplir ses devoirs religieux et diligent dans la pratique de ses dévotions, il ne peut jamais être sûr que ses bonnes œuvres soient parfaites, c’est-à-dire exemptes de défauts, pures de toute tâche, saines de tout vice intérieur; il en résulte donc que tout ce qu’il fera sera inutile et que ses espoirs de progrès spirituels seront frustrés. Mais, grâce aux tribulations, le serviteur de Dieu peut attendre confiant en son Seigneur et être sûr que ce que Celui-là préfère pour lui lui sera meilleur que ce qu’il préférerait lui-même, comme plus conforme à ses propres appétits et passions… On rapporte que Jésus dit : «Il n’est pas avisé, celui qui ne se réjouit pas des calamités et des maladies qui lui surviennent dans son corps et dans sa fortune, étant donné l’espérance certaine que toutes ces tribulations lui profiteront pour l’expiation de ses péchés…» [73].

5. — Les tribulations offrent en plus au serviteur de Dieu une occasion propice de renouveler sa pénitence, payer avec elles les dettes, peines et iniquités contractées envers Dieu, de multiplier les actes de contrition et enfin de trouver une excellente matière de méditation. C’est alors qu’avec plus de fruit et plus continuellement peut être rappelée la pensée de la mort, car c’est avec raison qu’il a été dit : «La fièvre est le courrier de la mort…» Les saints des premiers siècles étaient tristes, lorsque l’année finissait sans qu’ils aient souffert dans leurs personnes ou dans leur biens. Voilà pourquoi on a dit que le bon croyant ne doit point passer quarante jours sans motif de crainte ou sans disgrâce qui l’afflige. Aussi est-il dans l’ennui, si pendant cet espace de temps il se voit privé de quelqu’adversité.

6. — Dans les tribulations l’homme trouve finalement le moyen de suppléer à ses manquements dans l’accomplissement des préceptes et des dévotions. Ainsi, par exemple, s’il est malade, comme prix de sa maladie on crédite son compte du mérite correspondant aux bonnes œuvres de précepte et de dévotion, qu’il aurait pratiqué étant en bonne santé. Considère donc que ceci lui sera plus utile, pour arriver à obtenir sa fin, qui est l’union avec Dieu, parce que c’est Dieu qui a voulu pour lui cette maladie, et ce que Dieu préfère est toujours meilleur pour l’homme que ce que lui-même choisit…

Les adversités ont bien d’autres avantages que nous ignorons. Si nous n’avons cité ici que celles-là, c’est parce qu’elles s’adaptent si bien au texte de l’auteur que d’une certaine façon elles servent de commentaire à sa sentence. De plus ces idées sont très nécessaires au serviteur de Dieu, car, lorsque les tribulations s’abattent sur lui, il s’indigne, s’irrite, s’impatiente, sa foi se trouble et la fermeté de sa confiance vacille comme agitée par un tremblement de terre. Il a besoin alors de quelqu’un qui l’exhorte avec des pensées semblables à celles-ci. Il fera alors des actes de conformité, de confiance en Dieu et de charité, grâce auxquelles on peut espérer que, s’il mourait subitement, il aurait une bonne fin et abandonnerait ce monde avec le désir d’aller retrouver Dieu… Ceci est la raison qui nous a obligé à nous étendre davantage sur le commentaire de cette sentence, ajoutant des traditions et récits, et citant dans la plupart des cas le témoignage des narrateurs dignes de foi, pour qu’avec de semblables exemples les cœurs troublés par l’adversité se tranquillisent et puissent marcher vers Dieu par ces mêmes chemins ouverts (I, 70, ligne 21).



[SENTENCE 120] : «Tous ceux qui sont l’objet de la divine prédilection ne possèdent point pour cela une perfection sans tache.»

La prédilection à laquelle il est fait allusion ici consiste en ce que Dieu donne des marques palpables de sa préférence, de sa singulière providence, de sa protection et de sa faveur, pour n’importe lequel de ses serviteurs. Dieu accorde à quelques-uns d’une manière permanente ces marques de prédilection, pour qu’ils atteignent la contemplation divine, et ne voient plus les choses qui lui sont étrangères. Ceux-là sont ses amis intimes et privilégiés, ceux qui Le connaissent et L’aiment. Mais il y en a d’autres qu’Il empêche d’arriver à la cime de la perfection, et s’Il leur accorde ses faveurs, c’est seulement pour les maintenir dans leur état, par les aspirations et les bonnes œuvres correspondantes qu’Il leur suggère. Ceux-ci sont les simples ascètes et dévots, le vulgaire par rapport à ses intimes amis, quoiqu’ils puissent se considérer comme privilégiés eu égard au commun des fidèles. Les derniers, ceux qui vivent consacrés au combat ascétique et aux pratiques dévotes, ont ceci de commun avec les premiers, qu’ils sont l’objet comme eux de la récompense divine des faveurs et charismes ainsi que des grâces qu’Il communique en vue de l’accomplissement assidu des préceptes et des exercices de surérogation. Toutefois, ils ne sont pas libérés de l’imperfection, car ils agissent encore pour eux-mêmes, et ne se sont pas dessaisis de la préoccupation de leur propre intérêt. Ils se reposent dans les choses et sont encore liés par l’apparente réalité des voiles. Dieu cependant fait de ceux-là l’objet de sa prédilection, permettant qu’entre leurs mains et à travers eux apparaissent les prodiges charismatiques, dans le seul but de tranquilliser leurs propres âmes, et de fortifier leur cœur dans la vive foi. Par contre il refuse les charismes aux premiers, parce qu’ils n’en ont plus besoin, car la certitude de la vision mystique, l’énergie spirituelle, le calme et la quiétude intérieure s’enracinent déjà profondément en leurs âmes…

L’auteur dit dans son livre intitulé Latâyf al-Minan : «N’oublie pas que les charismes apparaissent parfois en faveur du saint, et d’autres fois en faveur d’une autre personne. Lorsqu’ils apparaissent en faveur même du saint, ce que Dieu veut par de tels prodiges, c’est montrer sa Toute-puissance et l’unité sans pareille de son Être souverain. Alors, le saint se convainc que le pouvoir de Dieu ne s’arrête pas à la limite du créé, mais que tous les phénomènes habituels, sont soumis à son arbitrage décisif. Dieu n’a établi dans le monde les causes occasionnelles, les phénomènes habituels et les moyens, que pour voiler son omnipotence, nuages derrière lesquels brille le soleil de son unité. Celui qui s’arrêtera à ces voiles se verra abandonné par Dieu. Celui qui les traversera pour arriver jusqu’à Lui se verra aidé par sa providence particulière.»

Il ajoute ensuite : Le maître spirituel Aboû al-Hasan. [al-Shâdhili] dit : L’avantage du charisme, c’est pour Dieu d’infuser dans l’âme l’intuition certaine de sa sagesse, de sa toute-puissance, de sa volonté et de ses autres attributs éternels, conçus d’une manière synthétique et non analytique, comme s’ils ne formaient tous qu’un seul attribut, subsistant dans l’essence de l’Être unique. Celui à qui Dieu se fait connaître par Sa propre lumière n’est pas pareil à celui qui s’informe par son propre entendement pour arriver à connaître Dieu. Le charisme sert pour confirmer dans la foi le sujet même en qui il apparaît. Le cas se présente de commençants qui en jouissent parfois aux premiers pas de leur vie spirituelle, alors que les parfaits arrivés aux dernières étapes du chemin s’en voient privés, parce que leur certitude mystique, leur énergie spirituelle, et leur calme intérieur ont si profonde racine, qu’ils n’ont plus besoin de plus grande confirmation. Par cela même, il ne fut pas nécessaire à Dieu d’accorder aux saints des premiers siècles les charismes extérieurs et sensibles, puisqu’Il les favorisait du don des secrètes intuitions et des grâces de contemplation, car il est clair qu’une montagne n’a pas besoin d’une ancre. Le charisme élimine les vacillations du doute touchant l’amitié de Dieu, il montre à l’âme intuitivement que Dieu veut l’honorer et la favoriser et cela est pour elle un témoignage sûr de sa rectitude morale dans ses rapports avec Dieu.”

‘Les hommes se divisent en trois groupes, par rapport aux charismes : les uns les considèrent comme le terme et l’objectif de la vie spirituelle, et ils admirent celui qui en est favorisé, et par contre font peu de cas de celui qui en est privé. D’autres au contraire disent : Que sont donc les charismes? Ce ne sont que des illusions, grâce auxquels les commençants se laissent enjôler par Dieu et, séduits, s’arrêtent au degré spirituel où ils se trouvent de telle sorte qu’ils ne peuvent prétendre à des demeures plus hautes, qu’ils ne méritent pas. Aboû Torâb al-Nakhshabî demanda à Aboû al — Abbâs al-Raqqi : «Que disent tes collègues de ces choses par lesquelles Dieu honore ses serviteurs?» Il répondit : Je n’en ai vu aucun qui ne croit à sa vérité’. Aboû Torâb lui répliqua : Il est clair que celui qui ne croit pas à sa vérité sera infidèle. Mais je te demande uniquement ce qu’ils pensent de la valeur des charismes dans la vie mystique?’ Il répondit : Je ne sache pas qu’on en parle’. Aboû Torâb répondit alors. : Au contraire, tes collègues prétendent que les charismes sont des artifices de Dieu, mais il n’en est pas ainsi : ce ne sont pas en soi des artifices; l’illusion consiste en ce que l’âme en jouit et s’y repose, et pour ceux, par contre, qui ne s’y attachent ni en jouissent, les charismes constituent le degré des mystiques divins’. Cependant, il est clair que ce qu’Aboû Torâb dit là, il le dit après que, pressé par ses disciples dévorés par la soif, il eût frappé le sol de sa main pour en faire jaillir de l’eau. Alors, ayant ajouté : Je veux boire l’eau dans une coupe’, il avait frappé de nouveau la terre, et une coupe de verre transparente lui était apparue dans laquelle il but et nous fit boire. Et cette coupe disparut — ajoute Aboû al-eAbbâs al-Raqqî — lorsque nous fûmes à la Mecque.” Le maître spirituel Aboû Al-Hasan [al-Shâdhili] dit aussitôt : Mais la conclusion de la question, c’est que tu ne dois pas exiger que s’assujettissent aux règles de la courtoisie spirituelle avec Dieu ceux [tels Aboû Torâb] qui méritent tous les honneurs pour avoir été favorisés de charismes, c’est-à-dire, du témoignage le plus digne de foi de leur rectitude morale envers Lui.”

‘Le troisième cas est celui où les charismes sont donnés non pour le saint lui-même, mais pour l’utilité du prochain. Ce que Dieu désire alors, c’est faire connaître au prochain, qui contemple les charismes, la salutaire vérité du mode de vie de ce saint, chez qui les charismes se réalisent. Et ceci, soit qu’il s’agisse d’un incrédule qui a renié l’Islam et retourne ainsi à sa foi [76], soit qu’il s’agisse d’un infidèle qui se convertisse à l’Islam, soit que tu doutes de la singulière prédilection de Dieu pour ce saint et des charismes qui apparaissent en lui et font connaître effectivement que Dieu a déposé dans son âme les dons de sa bonté’. Ce sont les paroles de Aboû al-Hasan al-Shâdhilî.

Aboû Nasr al-Sarrâdj dit : «J’ai demandé à Aboû al-Hasan ibn Sâlim 56 : Que signifient les charismes [comme preuve que Dieu veut honorer les saints], si précisément ceux-là ont à honneur d’abandonner toutes les choses de ce monde librement? Comment peuvent-ils s’estimer honorés de ce que Dieu par sa faveur convertisse pour eux les pierres en or? Comment expliquez-vous cela?” Il me répondit : Dieu ne leur accorde pas des charismes, pour la souillure inhérente au don qu’Il leur fait, mais plutôt pour qu’ils s’en servent comme d’un argument envers leurs propres âmes, au moment où celles-ci vacilleront devant le danger de manquer de l’aliment qu’Il leur destine. Et ainsi, ils pourront dire à leur âme : « Celui qui a le pouvoir de convertir pour toi cette pierre que tu vois en or, a le pouvoir de faire parvenir à tes mains la sustentation de la manière que tu attends le moins ». Ils peuvent donc par ce raisonnement convaincre leurs propres âmes que le nécessaire ne leur manquera pas, et cette conviction les aidera efficacement à mieux discipliner et réfréner leurs appétits…”

Un certain docteur dit : «Je n’ai vu ces charismes que dans les mains des pauvres d’esprit, des simples et ingénus». Un disciple de Sahl ibn `Abd Allâh 57 lui dit un jour : «Peut-être irai-je faire mon ablution pour l’oraison rituelle, et l’eau s’écoulera-t-elle par des tuyaux d’or et d’argent». Son maître Sahl lui répondit : «Ignores-tu donc que lorsque les enfants pleurent, on leur donne un hochet pour les distraire?»

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Au contraire, les mystiques contemplatifs fuient les charismes, ils les craignent lorsqu’ils sont arrivés à l’intuition extatique. À cause de cela un ancien disait : «La plus subtile des illusions auxquelles sont exposés les amis de Dieu sont les charismes et faveurs…» Et Aboû Yazîd [al-Bistâmî] disait : «Dès mes premiers pas, Dieu me faisait voir des prodiges et charismes, mais je ne leur prêtais aucune attention. Lorsque Dieu me vit dans cet état d’âme il me prépara le chemin pour arriver à sa contemplation». (I, 75, ligne 2).

[SENTENCE 136] : Comment s’interromprait en ton honneur le cours [des lois naturelles], si tu n’interromps les habitudes de ta propre âme?’

Dieu n’honore, par l’interruption du cours habituel des lois physiques, qui révèle sa toute-puissance, que celui qui interrompt les habitudes de son âme, annihilant sa volonté et ses appétits. Que celui qui n’est pas parvenu à ces demeures n’ambitionne pas les faveurs des charismes. Même si en sa personne se manifeste quelque signe d’apparence charismatique, il doit toujours craindre de porter en lui quelqu’astucieuse et occulte illusion. Il ne doit donc ni le désirer, ni le demander, car s’il le désire ou le demande, c’est la preuve qu’il n’a renoncé ni à sa volonté, ni à ses appétits et habitudes. Et comment Dieu pourrait-il interrompre les règles des lois physiques en faveur et en honneur de celui qui se trouve dans un pareil état? Cela ne serait-il pas impossible et incorrect?...

Le maître spirituel Aboû Abd Allâh al-Qorashî disait : «Pour celui qui ne sent pas une répugnance à voir se manifester en lui les prodiges et les miracles qui interrompent le cours habituel des lois physiques, pareille à celle que lui cause ses péchés, la manifestation publique de ses charismes sera un voile et un obstacle qui l’empêchera d’arriver à Dieu. Par contre, s’il les cache ce sera pour lui le gage certain de la divine miséricorde. Par conséquent, celui qui a rompu déjà les liens de son égoïsme ne peut vouloir que Dieu fasse apparaître en son honneur prodige quelconque ou miracle. Il doit considérer que son âme par sa petitesse et vilenie est indigne de telles faveurs. Au contraire, lorsqu’il aura complètement anéanti sa volonté propre, lorsqu’il sera parvenu à la véritable et profonde connaissance de soi-même par un regard d’avilissant mépris, c’est alors qu’il acquerra la dignité qui le rendra apte à recevoir les divines faveurs…» (I, 86, ligne 3).

[SENTENCE 138] : «De toi on n’exige rien d’autre que la reconnaissance de ton absolue nécessité; il n’existe pas d’autre moyen plus efficace pour obtenir promptement les dons divins que l’humble confession de ta propre bassesse et de ta misère.»

La reconnaissance de la nécessité absolue que le serviteur a de Dieu est le plus caractéristique des attributs propres à sa servitude. C’est pour cela qu’on n’exige pas du serviteur obligation plus précieuse que celle-là. Aboû Mohammad Abd Allâh ibn Monâzil disait : «La servitude consiste à recourir à Dieu en toutes choses, reconnaissant l’absolue nécessité que nous avons de Lui. Là-dessus se fonde l’assurance de ce que nos supplications seront écoutées.»

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Cette reconnaissance requise du serviteur de Dieu consiste en ce qu’il ne prétende pas posséder par lui-même la dose de pouvoir la plus minime ni aucune capacité pour rien. Elle consiste en ce qu’il ne croie disposer d’aucun secours créé sur lequel il puisse compter et s’appuyer, mais au contraire en ce qu’il se considère comme un naufragé sur le point de se noyer, ou comme un voyageur perdu au milieu du désert, c’est-à-dire qu’il ne voit d’autre aide possible que celle de son Seigneur et n’espère d’être sauvé que par Lui. Un mystique contemplatif disait : Le serviteur qui reconnaît le besoin qu’il a de Dieu est celui qui se met en la présence de son Seigneur, élève ses mains vers Lui pour le supplier; mais, voyant qu’entre lui et Dieu il n’existe chose quelconque lui appartenant qui lui soit d’aucun mérite, il s’écrie : « Donne-moi Seigneur, le non-être. » C’est pour cela que la bassesse et la misère sont les deux sentiments profonds de cette reconnaissance, ils ont nécessairement comme résultat l’obtention rapide des dons divins par le serviteur animé de ces deux sentiments’. (I, 87, ligne 9 infra).

[SENTENCE 139] : «Si, pour arriver à l’union, il te fallait annihiler les défauts de ton âme, supprimer tes prétentions, jamais tu n’arriverais. Mais par contre, lorsque Dieu veut te faire atteindre à l’union, Il couvre de ses attributs les tiens, et avec ses qualités les tiennes, ainsi fi t’unit à Lui par le moyen des grâces qu’Il t’accorde, et non par la déférence et le respect que tu lui témoignes.»

… Mon seigneur Aboû al — `Abbàs de Murcie disait : «Le saint n’arrivera à Dieu, qu’en supprimant en soi-même le désir d’arriver à Lui; mais, entendez que cette suppression doit être inspirée par une courtoise révérence et non par le dégoût». Et mon Seigneur Aboû al-Hasan [al-Shâdhilî] disait aussi : Le saint n’arrivera pas à Dieu tant qu’il aura un désir, une initiative, quelque libre décision. Mais si Dieu abandonnait son serviteur, celui-ci par lui-même n’arriverait jamais à l’atteindre. Au contraire, lorsque Dieu veut le faire arriver jusqu’à Lui, il le lui facilite de cette manière : Il lui manifeste ses attributs élevés et ses qualités saintes dont la divine épiphanie cache à l’âme du serviteur ses propres attributs et qualités et lui sert de preuve pour connaître que Dieu l’aime. Ainsi l’insinue la tradition divine suivante, rapportée par le Prophète : « Et lorsque Je l’aime J’en viens à être l’oreille par laquelle il entend, les yeux par lesquels il voit, la main par laquelle il prend, et le pied avec lequel il marche ». Le serviteur de Dieu n’a plus alors ni libre arbitre ni jugement, sinon pour vouloir ce que son Seigneur préfère et aime. Et c’est ainsi qu’il arrive à l’union avec Dieu; non par les hommages qu’il lui rend par son effort personnel à le servir, mais par les grâces que Dieu lui accorde par sa miséricorde et sa bonté.’ (I, 88, ligne II).



[SENTENCE 156] : «Si tu éprouves, lorsque Dieu t’accorde ses faveyrs, la consolation et te sens désolé lorsqu’Il te les refuse, c’est un signe certain que tu es encore dans l’enfance, et que tu manques de sincérité à son service.»

Se sentir dans l’angoisse par la privation des faveurs divines, et dans la dilatation d’esprit en les recevant, c’est le symptôme que l’âme désire encore son bien-être et s’efforce de l’atteindre; et ceci, au jugement des contemplatifs, est contraire à la servitude. Celui qui expérimente en lui-même cet état d’esprit doit reconnaître qu’il lui manque la pureté d’intention indispensable pour servir Dieu. Pareil au jeune garçon quémandeur, il prétend que Dieu lui donne les demeures des contemplatifs qu’il ne mérite pas encore. C’est un parasite celui qui va aux festins et aux banquets comme un intrus en compagnie des invités [96] sans que personne ne l’invite… (I, 95, ligne 4 infra).



[SENTENCE 159] : «Fréquemment Dieu t’enseigne dans la nuit de la désolation, ce qu’Il ne t’enseigne pas dans la splendeur du jour de la consolation. Ignorerais-tu par hasard lequel des deux t’est le plus utile?»

On a dit déjà antérieurement que les contemplatifs préfèrent la désolation sensitive et trouvent mieux qu’en la consolation les moyens d’accomplir les conditions de la courtoisie révérencielle qu’ils doivent à Dieu. De plus, dans la désolation, on leur ouvre les portes de la contemplation qui leur restent fermées dans la consolation. Il convient donc que le serviteur reconnaisse la grâce que Dieu lui fait dans la nuit de l’angoisse [layl-al-qabd], il connaît bien celle qu’Il lui fait dans la splendeur du jour de la dilatation — et se rende compte que la nuit possède des avantages qui n’existent pas dans le jour. Demandez à Dieu avec confiance qu’Il vous les fasse connaître, car le serviteur ignore lequel des deux, de la nuit ou du jour, lui est plus profitable, ainsi que l’insinue le verset cité du Coran. La comparaison du resserrement avec la nuit, et de la dilatation avec le jour, est une métaphore originale, à propos de laquelle nous avons cité déjà antérieurement le texte du maître Aboû al-Hasan [al-Shâdhilî]. (I, 96, ligne 7 infra.)



[SENTENCE 170] : «Ton désir de voir connu par les hommes que tu es l’objet de la divine prédilection est le signe de ton manque de sincérité dans le service de Dieu.»

La divine prédilection signifie ici les grâces spéciales par lesquelles Dieu favorise quelques-uns de ses serviteurs, soit pour réaliser des actes de vertus, soit pour arriver à mieux Le connaître.

La sincérité dans le service de Dieu consiste pour le serviteur à se contenter de ce que Dieu seul connaisse son état spirituel, sans se préoccuper de ce qu’il soit connu d’aucune autre créature. La crainte révérencielle que Dieu lui inspire et la gratitude qu’il ressent de ses faveurs l’absorbent complètement, l’empêchent de désirer d’être connu du monde, et le gardent jalousement de laisser voir à qui que ce soit son état spirituel, sauf à Dieu. À cause de cela, l’acte de vertu pratiqué en secret est soixante-dix fois plus méritoire que celui qui se fait en public, selon la sentence du Prophète. Jésus dit aussi : «Lorsque l’un d’entre vous jeûnera, qu’il oigne sa tête et s’essuie les lèvres, afin que ceux qui le verront ne croient pas qu’il a jeûné. Et lorsque l’un d’entre vous donnera quelque chose, que sa main gauche ignore ce que la droite aura donné. Lorsque l’un d’entre vous voudra prier qu’il laisse tomber le voile qui couvre sa porte. En vérité que Dieu distribue la louange, comme Il distribue le nécessaire».

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Mohammad ibn Wâsi’ disait : «L’un des hommes que j’ai connus humectait, des larmes qui coulaient le long de ses joues, l’oreiller sur lequel était posée sa tête contre celle de sa femme et celle-ci ne s’en apercevait point. Et je suis arrivé à en connaître d’autres qui, faisant oraison dans une même rangée à la mosquée, laissaient courir sur leurs joues des larmes. de dévotion sans que leurs voisins le remarquassent…»

Ainsi donc, lorsque par hasard, il arrivera au serviteur de Dieu d’avoir à manifester et à publier les divines faveurs, qu’il veille attentivement sur son propre cœur, et se préserve du danger de sentir de la joie à voir que d’autres connaissent les grâces dont il est l’objet; qu’il en conçoive bien plutôt du dégoût et de la répugnance; qu’il ne s’y complaise ni s’en réjouisse; au contraire, qu’il contredise et combatte de toute son énergie son amour-propre. Parce que s’il n’agit ainsi, s’il désire et cherche que d’autres que Dieu connaissent son état spirituel; s’il néglige de lutter contre son égoïsme dans un moment où la faveur de Dieu se rend publique, quand ce ne serait que durant le temps d’ouvrir et fermer les yeux, il est bien à craindre qu’une brèche se fasse dans son cœur par ce goût ressenti et qu’il ne tombe sans tarder dans la tentation. Si sa volonté est faible, il ne manquera pas de tomber dans la vanité spirituelle, manifeste et secrète… Et même, si sa volonté est ferme et s’il va déjà par la voie de la contemplation, il ne se délivrera pas du danger de s’attarder et de se reposer en son état spirituel. Il perdra alors le zèle qui lui faisait cacher les divines faveurs et il déchoira, par là des cimes de la perfection. À cause de cela précisément, le discrédit social est une des conditions nécessaires à ceux qui cheminent par ce sentier de la vie spirituelle, ainsi que le dit l’auteur, dans une autre de ses sentences : «Enfouis ton existence dans la terre de l’obscurité, car la plante qui naît sans que la graine ait été enterrée ne fructifiera jamais parfaitement».

Lorsque le serviteur de Dieu aura obtenu d’arriver à l’intuition et à la contemplation pure de l’unité divine, il lui sera licite de découvrir ses bonnes œuvres et de manifester ses états mystiques, parce qu’il ne verra déjà plus ses actes comme siens, mais comme venant de Dieu et paiera mieux la dette de gratitude qu’il a contractée envers Lui. Un des premiers ascètes disait à son réveil : «Hier soir j’ai fait une oraison de tant d’inclinations et récité autant de chapitres du Coran». Et comme on lui répondait : «Mais ne crains-tu pas, en disant ceci, de tomber en vanité spirituelle?» Il répliquait : «Ah! aurais-tu vu par hasard quelqu’un s’enorgueillir des actes qu’il ne fait pas?» À un autre ascète qui agissait comme lui, on dit : «Pourquoi ne caches-tu pas tes bonnes œuvres?» Il répondit : Mais Dieu ne dit-il pas Lui-même (Coran, XCIII, 11) : “Parle des grâces de ton Seigneur?” Pourquoi alors, me dites-vous de n’en pas parler?’ Si le mystique contemplatif, dont tel est l’état spirituel, ne se propose d’autre fin que d’inviter son prochain à servir Dieu et à le diriger vers Lui, la publication de ses états mystiques et de ses actes de vertu sera utile pour que les autres le suivent et l’imitent. Ce second cas est donc complètement différent du premier. Là, effectivement, publier est plus méritoire que garder secret, parce que non seulement sont exclus les dangers de vanité qui existaient dans le premier cas, mais il en résulte d’autres avantages propres à la notoriété et à la divulgation. Il est vrai qu’il est dit dans une sentence du Prophète que le secret est plus excellent que la publicité; mais celle-ci par contre est plus méritoire pour qui se propose par elle de susciter l’émulation du prochain [7]…

L’auteur dans son livre intitulé Latâyf al-Minan dit : Rappelle-toi que tout le désir de l’ami de Dieu repose sur cette connaissance : croire que Dieu seul lui suffit, se satisfaire d’être connu par Dieu seul, se contenter de n’être contemplé que par Lui… Pour cela, dans les débuts de leur entreprise, les amis de Dieu mettent tous leurs soins à fuir les créatures pour s’isoler avec le Roi de la vérité; ils cachent leurs bonnes œuvres, taisent leurs états mystiques pour mieux réaliser leur propre anéantissement, confirmer l’austérité de leur ascèse, faire le bien avec un cœur pur et donner des marques de la sincère intention avec laquelle ils veulent servir leur Seigneur, — jusqu’à ce que la certitude mystique pénètre dans leurs âmes et, avec l’aide de Dieu, s’y enracine et s’y affermisse. Ils arrivent à acquérir l’intime conviction qu’ils ne sont rien par eux-mêmes et réduisent tout leur être à la conscience de ce que Dieu seul demeure et subsiste. Alors si Dieu le désire, Il manifeste aux autres les vertus et charismes de ses amis et, si tel est son désir, Il les cache. Cela veut dire que s’il Lui plaît, Il permet que ses faveurs soient connues des hommes et qu’elles soient ainsi dirigées vers Lui; et, s’Il ne veut pas cela, Il les cache aux yeux du prochain, pour mieux les isoler de toute créature. De sorte que si l’ami de Dieu se manifeste 8comme tel, ce n’est pas par sa propre volonté, mais par la volonté de Dieu qui ainsi le lui fait vouloir. Plus encore : son désir, si tant est qu’il en ait un, c’est de se cacher, et non de se manifester, comme nous l’avons dit précédemment. De façon que, ne cherchant pas à se manifester, et en réalité Dieu seul voulant le mettre en évidence, c’est Lui-même qui réalise cette manifestation et aide par sa grâce et ses inspirations. C’est ce que dit le Prophète à «Abd-Al-Rahmân ibn Salma : «Ne demande pas qu’on te nomme chef, car si on te nomme sans que tu le demandes Dieu t’aidera, et si on te nomme parce que tu l’as demandé, c’est dans ta pétition et non en Dieu que tu auras mis ta confiance». Finalement les amis de Dieu, qui croient véritablement en leur condition de serviteurs, jamais ne Lui demandent qu’Il les manifeste ou — qu’Il les cache, mais leur volonté s’en tient à ce que Dieu a choisi pour eux. À cause de cela le maître spirituel Aboû al — » Abbâs de Murcie 66 disait : «Celui qui aime à être connu est le serviteur de la notoriété, et celui qui aime à être ignoré est le serviteur de l’obscurité. Par contre à celui qui est serviteur de Dieu peu importe que Dieu le manifeste ou qu’Il le cache aux regards des hommes». (II, 6, ligne 1.)

[SENTENCE 173] : «Ne demande point, comme si ta pétition devait etre cause de ce que Dieu te concède ce que tu lui demandes, ce serait le signe que tu ne comprends pas la raison pour laquelle Dieu t’ordonne de Lui demander. Demande-lui plutôt, pour manifester ta servitude et accomplir les devoirs que sa souveraineté réclame de toi».

Dieu n’ordonne à ses serviteurs de le prier et de le supplier que pour obtenir qu’ils manifestent ainsi la nécessité qu’ils ont de Lui ainsi que l’humilité et la soumission qu’ils éprouvent en sa présence, c’est-à-dire pour Lui donner d’évidentes marques de leur servitude et de leur désir d’accomplir les devoirs que réclame d’eux la souveraineté du Seigneur. Ils ne croient cependant pas que leur pétition doive être une cause efficace pour obtenir ce qu’ils demandent et arriver à ce qu’ils désirent, c’est-à-dire à ces choses en lesquelles ils trouvent leur goût et leur profit. Ceci est la fin que Dieu se propose et que les mystiques intuitifs comprennent, comme l’indique l’auteur. Mon Seigneur Aboû al-Hasan [al-Shâdhilî] dit : «Ne te préoccupe pas lorsque tu pries de la satisfaction de ton désir et de ta nécessité, car cette préoccupation t’empêcherait, comme un voile, d’arriver à Dieu. Que ta seule préoccupation en priant, soit de converser avec ton Seigneur…» C’est pour cela qu’il a été dit : «Une tribulation qui t’oblige à chercher refuge en la présence de Dieu est meilleure pour toi qu’une faveur qui te fasse oublier Dieu et t’éloigner de Lui» (II, 9, ligne 2).



[SENTENCE 179] : «Souvent la courtoisie révérencielle leur suggère de ne demander à Dieu chose quelconque, confiants qu’ils sont en la prévoyante distribution de ses dons, et plus occupés de son souvenir que de Le supplier.»

Parfois, ne pas demander est un devoir de courtoisie pour celui qui, déjà submergé dans la pensée de Dieu, se complaît dans toutes les vicissitudes qui par divins décrets peuvent l’accabler et s’y conforme. Ceci est une des voies des mystiques.

Le docteur Aboû al-Qâsim al Qoshayrî dit : Les hommes discutent entre eux pour savoir ce qui sera le plus excellent et méritoire, ou de demander à Dieu, ou de garder le silence et se conformer à sa volonté. Certains disent que supplier est en soi-même un acte du service divin, parce que, selon le Prophète, la prière est la moelle de la dévotion. Donc, la pratique [11] de ce qui est en soi service de Dieu est plus méritoire que son omission. Il s’agit d’un devoir du serviteur envers son Seigneur, de sorte qu’en admettant que Celui-ci n’écoute pas la prière, et que de ce fait même celui-là n’atteigne pas son propre désir, ce dernier aura cependant accompli le devoir contracté envers la souveraineté de son Seigneur, la prière étant la manifestation de la nécessité propre à la servitude… D’autres disent que garder le silence sans rien demander, se soumettre au cours des décrets divins est plus parfait; que la conformité à la volonté éternelle de Dieu est plus adéquate... D’autres enfin disent que le serviteur de Dieu doit concilier les deux choses, supplier avec sa langue, mais se conformer cordialement au bon plaisir divin. Le docteur Aboû al-Qâsim, ajoute qu’il est plus juste de dire qu’il convient de distinguer selon les occasions : dans certains états d’âme, la prière est plus méritoire que le silence inspiré par la courtoisie révérencielle; tandis qu’en d’autres états, à cause même de cette règle spirituelle, il faudra conclure que le silence est plus excellent que la prière. Et ceci ne se peut discerner qu’au moment même, car seulement alors on aura conscience de l’état d’âme. Ainsi lorsque dans son cœur le serviteur expérimentera quelque symptôme lui intimant de prier, la prière lui conviendra davantage et il ne le devra pas dans le cas contraire. Cependant, le serviteur ne doit jamais perdre, par oubli ou distraction, la présence de Dieu, et il doit observer avec toute son attention ses états d’âme durant la prière : s’il trouve dans l’oraison une expansion d’âme et une consolation, l’oraison lui est donc profitable. Mais, s’il ressent, au moment de la prière, quelque chose semblable à de la répulsion, de la désolation ou de l’angoisse dans son cœur, c’est qu’à ce moment-là il ne doit pas prier; finalement s’il ne trouve dans son cœur lorsqu’il prie ni consolation ni dégoût, c’est que la prière et son omission lui conviennent également” (II, 10, ligne 4 infra).



[SENTENCE 181] : «Les tribulations sont les pâques de ceux qui cherchent Dieu.»

Pâques est une date qui tous les ans revient et se caractérise par les fêtes et réjouissances du monde. Mais, en ceci les hommes diffèrent entre eux : pour les uns, la joie et le contentement consistent en ce qui satisfait leur amour-propre, dans l’atteinte de leurs désirs et de leurs aspirations, et c’est la condition générale du commun des musulmans. Mais, d’autres font consister leur joie et leur contentement dans la privation de leur bien-être et dans la frustration de leurs espérances et de leurs projets. Telle est la condition particulière de ceux qui cherchent Dieu : toute leur affaire consiste exclusivement à examiner leur cœur avec vigilance, et à libérer l’intime de leur conscience de toute pensée et tout désir des choses créées, qui ne sont pas Dieu, mais des vestiges de Dieu, lesquelles sont choses qui obscurcissent l’âme. Ceci ils ne l’atteignent qu’en expérimentant ce qui les contrarie : nécessités, misères et tribulations. C’est pourquoi tu les vois préférer la pauvreté à la richesse, l’austérité à la mollesse, la bassesse aux honneurs, et la maladie à la santé, car cela les comble d’une telle douceur et délectation que personne sauf eux ne peut apprécier, car elle naît de ce qu’ils se sentent proches de leur Seigneur et de ce qu’ils le contemplent, étant en cet état dépourvus de tout égoïsme. Ainsi, à mesure que croissent leurs misères et leurs tribulations, le Seigneur les rapproche davantage de sa grâce et de son amitié… [12].

L’auteur dans son livre intitulé Al-Tanwîr dit : De secrètes faveurs divines se cachent dans les tribulations et les misères, que seuls peuvent comprendre ceux qui sont doués d’une vue intérieure. Ne crois-tu donc pas que les adversités étouffent le feu des passions, les laissant comme affaiblies et oublieuses de ce que l’appétit réclame? Grâce aux tribulations l’âme se rend compte de sa propre bassesse, et il est bien connu que ce sentiment coïncide toujours avec le secours de Dieu, selon ce qu’il dit Lui-même (Coran, III, 119) : «En vérité Dieu vous secourut dans la journée de Bedr, alors que vous étiez bien faibles».

Aboû Ishâq Ibrahim al-Harawî disait : «Celui qui voudra atteindre le plus haut sommet de toute noblesse spirituelle, devra préférer sept choses à leurs contraires, que les saints toujours préférèrent afin d’escalader la cime de la vertu. Il doit préférer la pauvreté à la richesse, la faim à la satiété, la bassesse à l’élévation, la vilenie à la noblesse, l’humiliation à la grandeur, la tristesse à la joie, et la mort à la vie». L’auteur abonde dans ce même sens dans une sentence antérieure 74 lorsqu’il dit : «Celui qui croit que les décrets divins ne sont pas pour lui accompagnés des divines faveurs, c’est que son regard ne porte pas loin». Pour ceux qui cherchent Dieu, les jours de tribulation doivent être des pâques, ainsi que l’affirme l’auteur; et lorsqu’au contraire, par la réussite des choses, ils sont privés des tribulations, ils remarquent que ce bonheur de la terre est un voile qui leur cache Dieu et les éloigne de l’enceinte de son intimité. Et, s’en apercevant, ils s’en attristent et s’en affligent, regrettant l’état antérieur, désirant de nouveau l’adversité…

Sur ce thème des pâques de ceux qui cherchent Dieu et des mystiques contemplatifs, on a coutume de réciter la poésie suivante attribuée à Aboû `Ali al-Roudhabârî :

On me dit : C’est Pâques demain. Quel habit revêtiras-tu? — Je lui réponds : la tunique d’honneur dont s’enveloppe celui qui épuise en une fois la coupe de son amour.

Les vêtements qui me recouvrent sont la pauvreté et la patience, et sous leur étoffe bat un cœur, qui dans sa propre faiblesse voit ses pâques et ses festivités.

Il n’est rien de mieux pour aller à la rencontre de l’Ami au jour de la visite, que de revêtir la tunique que Lui-même te donna.

Tout le temps est pour moi triste fête, lorsque Tu es absent, Toi mon espérance. Et il est toujours pâques lorsque mes yeux Te voient et mes oreilles entendent ta voix.



[SENTENCE 182] : «Souvent tu trouveras dans les tribulations un accroissement de ferveur que tu ne trouveras, ni dans le jeûne, ni dans l’oraison».

Par la visite des tribulations celui qui cherche Dieu, obtiendra une grande pureté de cœur et une délicatesse de conscience que, parfois, il n’obtient ni par l’oraison, ni par le jeûne. Il arrive en effet que le jeûne et l’oraison se prêtent à la satisfaction de quelqu’appétit, goût ou amour-propre; il est rare que les bonnes œuvres où ces sentiments prennent place soient exemptes d’un défaut caché, lequel par cela même les prive du mérite de la pureté d’intention. Les tribulations, au contraire, contredisent les passions et appétits, toujours et dans tous les cas. (II, 12, ligne 19.)



[SENTENCE 183] : «Les tribulations ouvrent avec largesse le trésor des dons divins. Si tu veux que Dieu les verse sur toi, vérifie auparavant si en toi se réalise la pauvreté et la misère, car c’est seulement aux pauvres que se distribuent les aumônes».

Les tribulations portent l’âme à la présence de Dieu et lui apprennent à converser avec Lui sur le tapis de la sincérité. Il convient donc de considérer combien grandes seront les faveurs et les inspirations que le Seigneur lui accordera dans cette audience et cet entretien!

Ce qui prouve à l’âme qu’elle possède réellement la pauvreté et la misère c’est qu’elle se revêt des qualités propres au serviteur, de celles auxquelles l’auteur fait allusion dans la sentence qui suit immédiatement celle-ci… (II, 12, ligne 11 infra).



[SENTENCE 184] : «Acquiers la profonde conviction de tes qualités réelles, et Dieu t’aidera par les siennes : sois convaincu de ta propre bassesse, et Dieu t’aidera par sa noblesse; convainc-toi de ton incapacité et, Lui, t’aidera par sa toute-puissance; et, si tu te convaincs de ta faiblesse, Il t’aidera par sa force et son pouvoir».

Cette sentence garde un lien étroit avec toutes celles que l’auteur consacre aux tribulations et aux faveurs divines… Mon seigneur Aboû al-Hasan al Shâdhili disait [13] : La réalité de la servitude de l’âme envers Dieu consiste dans son constant et sincère attachement à la pauvreté, à la faiblesse, à l’impuissance et au mépris de soi-même pour Dieu. Les qualités contraires sont justement celles qui sont inhérentes à la souveraineté du Seigneur. Que peux-tu donc, toi, avoir de commun avec celles-ci? Sois donc convaincu de tes propres qualités, et demeure dépendant des miennes, et dis à ton Seigneur, prosterné sur le tapis de la pauvreté spirituelle : « O Riche I Qui aidera le pauvre sinon Toi? » Et, prosterné sur le tapis de la faiblesse, dis-lui : “O Fort! qui aidera le faible, sinon Toi?” Et, prosterné sur le tapis de l’incapacité, dis-lui : “O. Puissant! Qui, sinon Toi, aidera l’impuissant?” Et, prosterné sur le tapis du mépris de soi-même, dis-lui : “O. Noble! Qui aidera celui qui est vil, si ce n’est Toi?” Sans tarder tu t’apercevras que ta supplication a été entendue et que Dieu vient à ton secours, comme s’Il le faisait spontanément…’ Ces ont les paroles de mon seigneur Aboû al-Hasan, dont le sens coïncide avec ce que dit l’auteur dans cette sentence. La plupart des sentences de celui-ci répondent en effet à la méthode spirituelle d’Aboû al-Hasan [al-Shâdhilî] (II, 12, ligne 4 infra).



[SENTENCE 185] : «Souvent Dieu accorde les charismes à qui ne possède pas la parfaite rectitude».

Le véritable charisme n’est pas autre chose que la possession de la rectitude et l’atteinte de la perfection spirituelle. Il consiste en deux choses : la foi vive en Dieu et la soumission intérieure et extérieure aux enseignements de son Envoyé. Le serviteur de Dieu. ne doit donc aspirer qu’à ces deux choses et ne se préoccuper que de les atteindre. Au contraire, les contemplatifs ne doivent pas se préoccuper des charismes, c’est-à-dire des prodiges qui interrompent le cours habituel; car parfois, Dieu les concède à ceux qui ne possèdent pas la rectitude et la perfection spirituelle.

Mon seigneur Aboû al-Hasan al-Shâdhilî dit : Il n’y a que deux charismes universels, qui comprennent tous les autres : le charisme de la foi vive, accompagné de la certitude intime que donne l’intuition mystique ou contemplation, et celui de l’imitation du Prophète qui consiste à suivre fidèlement son enseignement, sans fraude aucune, évitant toute initiative personnelle. Si celui-là à qui Dieu accorde ces deux charismes commence ensuite à en désirer d’autres, quels qu’ils soient, il deviendra un serviteur de Dieu égaré et menteur, faute de tact dans la doctrine spirituelle et dans la vie ascétique. En effet, sa condition ressemblerait à celle de celui qui, se voyant appelé par le roi à l’honneur d’être admis en sa présence et considéré par lui avec les yeux de l’amitié, se mettrait alors à désirer la fréquentation de son palefrenier, ou de son valet. Tout charisme, qui n’est pas accompagné de l’amitié de Dieu et de son bon plaisir, est le patrimoine des âmes égarées, illusionnées et imparfaites, ou irrémissiblement perdues et en disgrâce avec Dieu.

Et mon Seigneur Aboû al — Abbâs de Murcie disait : «Le mérite ne consiste pas à parcourir en un instant de très longues distances, laissant derrière soi terres et villes et d’arriver toit d’un coup à la Mecque, mais le mérite consiste bien plutôt à laisser derrière soi les défauts de l’âme sensitive, pour se présenter tout d’un coup devant son Seigneur».

On parlait des charismes devant Sahl ibn Abd-Allâh [al-Tostarî], il dit : «Que sont donc les prodiges et les charismes, puisque ce sont choses qui passent et cessent d’exister? Le plus grand des charismes serait de substituer aux habitudes blâmables de ton âme des habitudes louables».

Un maître spirituel disait à ses disciples : «Ne vous émerveillez pas de celui qui, n’ayant rien mis dans sa poche, y met la main et en retire ce qu’il désire. Émerveillez-vous plutôt de celui qui, ayant mis quelque chose dans sa poche, n’y trouve rien et n’en éprouve en son âme aucune altération».

On dit à Aboû Mohammad al-Morta’ish : «Un tel, marche sur les eaux». Lui répliqua : «Celui qui avec l’aide de Dieu arrive à contredire ses propres passions est beaucoup plus grand que celui qui va sur les eaux ou par les airs».

Aboû Yazîd [al-Bistamî] disait : «Lorsque tu vois un homme étendre son tapis sur l’eau pour faire oraison, ou s’asseoir dans les airs les jambes croisées, ne te laisse pas séduire par tout cela, regarde plutôt la façon dont il accomplit les commandements de Dieu, et obéit à ses interdictions». On lui dit encore : «Un tel dit qu’en une seule nuit il va jusqu’à la Mecque». Lui, répondit : «Satan aussi, le temps d’ouvrir et fermer les yeux, passe d’Orient en Occident. Et cependant il est maudit de Dieu». Une autre fois on lui dit : «Il paraît qu’un tel marche sur les eaux.» Il répliqua : «Les poissons dans l’eau et les oiseaux dans les airs font des choses plus admirables que celles-là».

Al-Jonayd dit : «Les voiles qui couvrent les cœurs des élus sont ceux-ci : poser sa vue sur les grâces, se réjouir des faveurs, et se reposer dans les charismes».

La pensée de cette sentence est semblable à une autre antérieure : «Tous ceux qui sont l’objet de la divine prédilection ne possèdent point pour cela une perfection sans tache» (II, 13, ligne 6)

[SENTENCE 195] : «Le commençant ne doit communiquer à personne les inspirations dont Dieu le favorise, car cela contribuerait à diminuer le bon effet sur son cœur de telles inspirations, et serait un obstacle à la pureté d’intention avec laquelle il doit servir son Seigneur».

Le commençant ne doit révéler à personne, par propre et libre initiative, les divines inspirations, mais les garder cachées et fermées, comme derrière un mur, sans les faire connaître à qui que ce soit, excepté à son maître et directeur spirituel, parce que l’amour-propre trouve satisfaction et plaisir à les révéler. Cette satisfaction contribuerait à fortifier dans l’âme l’égoïsme, ce qui diminuerait le bon effet que ces inspirations divines auraient produit dans le cœur; et celui-ci, dominé alors par l’amour-propre et résolu à préférer ce qui lui plaît, se verra empêché d’atteindre la pureté d’intention au service du Seigneur. Déjà précédemment 84 ce thème a été traité, lorsque l’auteur a dit : «Ton désir qu’on sache que tu es l’objet de la divine prédilection est le signe de ton manque de sincérité dans le service de Dieu». (II, 19, ligne 10 infra.)

[SENTENCE 198] : «Lorsque ton choix hésite entre deux choses considère celle qui sera plus lourde à ton âme et choisis-la, car à ton âme toujours sera la plus lourde celle qui lui conviendra».

Ceci est en effet le véritable critère pour la plupart des âmes, car elles se sentent instinctivement entraînées vers l’ignorance et la recherche des biens sensibles, et s’obstinent à ne chercher que la satisfaction de leurs goûts et à fuir l’accomplissement de leurs devoirs… Lors donc que le novice trouvera dans son âme une plus grande inclination, facilité ou légèreté à réaliser un acte plutôt qu’un autre, que cela suffise à le lui rendre suspect. Qu’il renonce à faire ce qui lui paraît plus léger, et vers quoi son âme s’incline, pour pratiquer au contraire ce qui lui apparaît le plus pénible et le plus lourd.

Un des mystiques contemplatifs disait : «Depuis vingt ans, jamais mon cœur ne reposa en mon âme sensitive, pas même durant une heure». Reposer le cœur en l’âme sensitive équivaut à suivre son inclination vers le plus léger au lieu du plus pénible. Cette inclination appartient, suivant les contemplatifs, aux défauts de l’hypocrisie spirituelle. Celui qui éprouve encore dans la sensibilité quelque regain de passion si faible qu’il soit, ne peut être sûr de se libérer de ces défauts. L’âme ne sent de légèreté et de facilité â faire une chose que lorsque celle-ci s’harmonise avec ses passions; mais ses passions ne s’inclinent naturellement que vers ce qui est vain. Lorsque tu hésites entre une obligation ou une simple dévotion, et que tu ne sais des deux laquelle est pour toi plus méritoire pour la préférer à l’autre, pratique celle qui est la plus pénible à ton âme.

Ceci «est le véritable critère pour la plupart des âmes» avons-nous dit, car l’âme qui est déjà dans le repos ne souffre pas du double vice de l’ignorance et du désir des biens sensibles, et pour cela, bien que parfois une œuvre lui semble facile, ce n’est pas un signe que pour cette âme elle soit vaine ou imparfaite. Dans ces cas-là, le serviteur de Dieu devra examiner laquelle de ces œuvres est pour lui d’un plus grand mérite et profit spirituel, et la préférer à d’autres… [27].

Un autre critère existe encore, plus sûr que le premier. Que le serviteur de Dieu examine l’œuvre à laquelle il voudrait être occupé au moment même de mourir et qu’il la choisisse et s’abstienne des autres, comme vaines et inutiles. L’auteur dit à ce propos, dans son livre Latdyf al-Minait : «La mort est la balance qui sert à peser les œuvres et les états d’âme… lorsque tu doutes d’une chose, car tu ne sais pas s’il plaît à Dieu que tu la fasses ou non, et lorsque tu doutes d’un état d’âme parce que tu doutes s’il est inspiré par le devoir ou la passion, mets-toi en présence de la mort et réfléchis à ce que tu choisirais à ce moment-là, et toute œuvre ou état qui résistera fermement devant cette hypothèse devra être préféré; par contre, tout état d’âme ou œuvre qui s’évanouirait devant la mort devra être écarté, car la mort est vérité et la vérité met l’erreur en fuite…» Il ajoute ensuite : Je discutais avec un homme de science à propos de la pureté d’intention, nécessaire au mérite dans l’étude et l’enseignement, et je soutenais que la pureté d’intention exige de ne se vouer à la science que pour Dieu. Je lui dis donc : Celui qui enseigne pour Dieu est celui-là qui, si tu lui dis : « Demain tu mourras », ne laisse pas le livre tomber de sa main”. Tel est le texte du Latâyf.

C’est là, effectivement, la loi décisive et l’exact critère. Le serviteur de Dieu, en un tel état d’âme, ne réalisera jamais un acte qui ne soit bon, exempt de toute tâche d’hypocrisie spirituelle et pur de tout mélange d’égoïsme et de passion. Aussi bien, est-ce cela que le serviteur de Dieu doit toujours rechercher. Mais il n’atteindra entièrement ce desideratum, qu’en se plaçant devant la mort. Et voilà en quoi consiste «la courte espérance» qui est la racine de toute bonne œuvre. Par «l’espérance courte», en effet l’homme ne suppose pas que son âme a droit à une seconde minute, qui suivra la présente, où elle continuera à vivre. C’est ainsi que son œuvre deviendra pure de tout défaut et de toute tache, l’idée de mourir à chaque respiration et à chaque clignement d’yeux supprime complètement tout cela, comme dit l’auteur. Au contraire, l’œuvre pratiquée avec la pensée d’une vie plus longue et sans l’idée que la mort puisse survenir, n’échappe pas à ces dangers, si l’âme ne se pénètre pas d’une foi vive, pour n’agir que pour Dieu… (II, 26, ligne 12).

SENTENCE 199] : «Le signe qu’une âme se laisse emporter par son propre goût, c’est sa précipitation à accomplir les œuvres de simple dévotion, et sa négligence paresseuse pour celles d’obligation».

Ce sont en effet deux façons d’agir qui mettent bien en évidence que ce qui est inutile est léger et facile à l’âme, et que ce qui est obligatoire lui est pénible. Ce que dit l’auteur est en vérité l’état d’âme de la plupart des hommes. Tu verras, en effet, que lorsqu’on se propose de faire pénitence, on ne pense et on n’aspire plus qu’à pratiquer des actes de dévotion surérogatoires, par exemple : jeûner, passer des nuits en oraison, visiter souvent la maison de Dieu. Et, d’autre part, on ne s’occupe nullement de réparer les fautes commises en transgressant la loi de Dieu, ni à redresser les torts ou injustices dont la responsabilité nous incombe. Et ceci parce qu’on ne s’est jamais préoccupé de discipliner ses appétits qui trahissent et trompent, ni à combattre ses passions qui dominent et assujettissent, car si on y avait mis la main, il est certain que cela serait devenu [28] la plus grande occupation, et qu’on ne trouverait ni le temps ni le loisir de se consacrer à aucune autre pratique de pure dévotion. Et voilà pourquoi un maître spirituel disait : «Il se trompe, celui qui se préoccupe davantage de ses dévotions que de ses obligations». Et Mohammad Ibn Aboû al-Ward 85 disait «Les spirituels meurent de deux manières : en s’occupant de choses surérogatoires tout en négligeant d’accomplir ce qui est obligatoire, et en pratiquant les œuvres extérieures, sans que la ferveur du cœur les accompagne…» (II, 27, ligne 6 infra).



[SENTENCE 204] : «Souvent les ténèbres t’environnent pour que tu connaisses la valeur des grâces dont Dieu te favorise».

Les ténèbres sont le contraire des lumières : il n’y a pas de lumière sans qu’existe face à elle une obscurité; toute obscurité est proportionnée à sa lumière correspondante. On connaît ce que valent les choses par leurs contraires. Comme dit le proverbe : «Par leurs contraires, on connaît les choses.» Les ténèbres de ses voiles et de ses absences que Dieu laisse tomber sur toi dans les nuits de l’abandon et de la séparation [fî layalî al-hadjr wa’l forqa], Il ne te les envoie que pour mieux te faire connaître la valeur des grâces dont Il te favorise, cette illumination et cette présence des jours du rapprochement et de l’union : grâces que Dieu répand sur toi, sans que tu ne t’en rendes compte toi-même (II, 31, ligne 8).



[SENTENCE 213] : «Il y a des devoirs qui s’imposent à certains moments et qui peuvent toujours s’accomplir, mais il y a aussi les devoirs du moment présent. Ceux-ci ne peuvent pas toujours s’accomplir, parce qu’il n’existe pas de moment où Dieu n’assigne un nouveau devoir ou un précepte ferme. En effet, comment pouvoir accomplir à chaque moment le devoir imposé précédemment, si l’on n’a pas encore accompli celui qu’Il impose au moment présent?»

Les devoirs prescrits à des moments déterminés sont ceux qui correspondent aux obligations religieuses externes, comme l’oraison rituelle, le jeûne etc. Celui qui laisse passer le temps assigné pour l’accomplissement de l’un de ces devoirs peut l’accomplir à un autre moment, puisque la loi lui permet de retarder son accomplissement et d’en réparer ainsi l’omission. Mais, les autres devoirs de chaque moment sont les actes de la vie intérieure, provoqués par les états d’âme qui surviennent chez le serviteur et par les diverses inspirations que Dieu communique à son cœur. On appelle donc moment du serviteur de Dieu ce qu’il doit faire dans chacun de ces moments ou états d’âme et que Dieu exige de lui comme un devoir lorsqu’Il lui infuse tel état, ou lui envoie son inspiration. Dieu, en effet, impose à chacun de ses serviteurs, au moment où il lui envoie une inspiration ou le soumet à un état d’âme, un nouveau devoir et un ferme précepte qu’il ne peut pas ne pas accomplir à l’instant même, car s’il laisse passer ce moment mû le faire, il ne retrouvera ni l’opportunité ni la possibilité de réparer son omission. Il ressort de ceci que le serviteur de Dieu devra surveiller attentivement son propre cœur, afin d’accomplir scrupuleusement ces devoirs, qu’il lui sera impossible d’accomplir passé ce moment.

Mon seigneur Aboû al — `Abbâs de Murcie dit : Il y a quatre moments : la félicité, l’adversité, la vertu [34], et le péché. À chacun d’eux t’incombe envers Dieu, comme obligation, l’accomplissement des devoirs propres à ta servitude envers Lui, dont Il est créditeur, en vertu de sa souveraineté. Celui dont le moment est la vertu doit le considérer comme une grâce que Dieu lui fait pour mériter d’être acheminé à la pratiquer et aidé à accomplir tout ce qu’exige cette grâce. Celui dont le moment est le péché doit ressentir intérieurement regrets et contrition. Celui dont le moment est la félicité doit ressentir de la reconnaissance, c’est-à-dire une joie spirituelle envers Dieu. Celui dont le moment est l’adversité doit se soumettre de plein gré au décret divin et souffrir avec patience. La conformité consiste pour l’âme sensitive à être contente de ce que Dieu veut. La patience consiste à se maintenir ferme devant les coups du destin comme la cible sous les flèches. Dans une des traditions de l’Envoyé de Dieu, il est dit : «Celui qui remercie Dieu de ses dons lorsqu’il les lui accorde, et souffre patiemment lorsqu’il l’éprouve par l’adversité, pardonne lorsqu’il reçoit une injure et demande pardon lorsqu’il la commet…» Le Prophète se tut et ses disciples l’interrogèrent : «Qu’arrivera-t-il à celui-là, Envoyé de Dieu?» Il répondit : «C’est là leur sécurité et ils marchent par le droit chemin.» C’est-à-dire : ils ont assuré leur salut dans la vie future et Dieu les dirigera par le droit chemin dans la vie présente (II, 33, ligne 9 infra).



[SENTENCE 215] «Tu ne peux aimer une chose sans t’en rendre esclave, et Il ne veut pas que tu sois esclave de personne, sauf de Lui.»

L’amour de la chose exige la soumission et l’étroite sujétion à elle, sans rien désirer en échange. Comme dit le proverbe : «L’amour t’aveugle et te rend sourd.» Ce qui signifie que l’amant reste l’esclave de son amour. Si donc tu aimes quelque chose autre que Dieu, cet objet de ton amour, quel qu’il soit, te rend son esclave, et Dieu ne veut, ni il ne Lui plaît que tu sois esclave de personne, sauf de Lui. Malheureux esclave de l’or et de l’argent, de la tunique, du manteau et de l’épouse. (II, 35, ligne 7.)



[SENTENCE 224] : «Ne désespère pas de voir ta bonne œuvre agréable à Dieu, même si en la faisant tu ne sens pas Sa présence, parfois l’œuvre de laquelle tu n’attends aucun fruit immédiat est celle-là même qui Lui est le plus agréable.»

Il convient de ne pas désespérer de voir Dieu accepter l’œuvre en laquelle l’âme ne sent pas Sa présence, car c’est Dieu qui en décide, et souvent Il accepte parmi les œuvres justement celles-là même dont toi tu ne perçois le résultat immédiat, c’est-à-dire le sentiment de sa divine présence ou la douceur du goût spirituel ou tout autre fruit, ne serait-ce que l’intention de te rapprocher de Dieu ou l’idée d’avoir démérité à ses yeux… (II, 37, ligne 4, infra).



[SENTENCE 225] : Ne te glorifie pas intérieurement d’une inspiration divine dont tu ne connais pas encore le fruit [38]. On n’aime pas le nuage pour la pluie; on l’aime uniquement pour les fruits qu’elle apporte.’

L’inspiration divine doit être désirée pour son utilité et non pour le contentement que l’âme sensitive trouve en elle. Ainsi le nuage est-il désiré à cause des fruits que la pluie fera naître dans les arbres et non à cause de la pluie en elle-même. Le fruit de l’inspiration divine n’est pas autre chose, que l’impression qu’elle produit dans le cœur, pour changer ses qualités blâmables en œuvres salutaires. Si donc tu ne constates pas ce fruit, ne te glorifie pas de l’inspiration et ne te réjouis pas de la recevoir, car ce contentement n’est qu’une illusion que tu subis, et une tromperie dont tu souffres, en te fiant aux apparences extérieures qui te revêtent. Garde-toi donc bien de cette illusion (II, 37, ligne 1, infra).



[SENTENCE 226] : «Ne désire ni ne cherche à faire durer les inspirations divines après que Dieu aura versé à travers elles ses lumières dans ton âme, ainsi que ses mystères; puisque, possédant Dieu, tu n’as plus besoin de rien, et par contre rien ne te sert de rien, sans Lui.»

Les clartés des inspirations répandues par Dieu sur son serviteur modifient son extérieur et son intérieur, le revêtant des qualités de la servitude; et, les mystères qu’à travers elles Dieu dépose dans son cœur lui font contempler la majesté de sa souveraineté. Lors donc que la divine inspiration produira en toi ces mystiques effets, ne désire pas que Dieu te conserve davantage en un tel état; que sa perte, si elle survient, ne te désespère ni ne t’afflige, puisque Dieu suffit à ne plus te faire désirer ni cette inspiration ni une autre, alors que sans Lui aucune chose ne te suffira, ni servira de rien, comme dit le poète :

Toute chose si tu la perds a sa compensation;

Mais si tu perds Dieu il n’y a chose qui Le compense.

Pour cela Aboû Abd Allâh ibn `Atâ Allâh disait : «Garde-toi de poser ton regard sur les choses créées, tant que tu pourras poser tes yeux en Dieu». Et l’idée exprimée par Ibn Atâ Allâh dans la parole «chose créée» comprend tous les êtres qui ne sont pas Dieu, inclus les lumières divines, les demeures et les états mystiques, les récompenses de la vie future ainsi que les biens de la vie présente, les grâces intérieures et extérieures. Ne pose donc pas tes yeux sur aucune de ces choses, ne te repose ni ne t’appuie sur elles soit qu’elles durent, soit qu’elles disparaissent, car cela détruirait la pureté d’intention avec laquelle tu dois servir Dieu seul.

L’auteur, dans son livre intitulé Tanwîr, dit : Si Dieu t’introduit dans un état mystique, c’est seulement pour que tu en tires profit, mais non pour que tu prétendes l’en tirer de toi-même. Cet état ne t’a été accordé que pour t’amener de la part de Dieu à une contemplation intuitive de Lui-même. Reçois-le donc en son nom, car Dieu est l’initiateur de toutes choses. C’est Lui qui crée ton état et qui te le conserve jusqu’à te faire arriver à la limite qui te correspond. Lorsque tu te trouveras en sécurité, reçois-la au nom de Dieu. C’est Lui qui crée ton état, c’est Lui qui l’achève et le complète. Ne cherche donc et ne désire pas que le messager continue après avoir apporté son message. Ceux qui vainement présument d’être parfaits sont les seuls qui se sentent honteux de se voir privés de leurs états mystiques et des honneurs de la divine communication. C’est alors que le vice caché se manifeste et que tombent les voiles. Ils sont nombreux ceux qui s’imaginent se contenter de Dieu seul, et dont le contentement se réduit à ses vertus, ses illuminations, et ses révélations. Et combien y en a-t-il qui semblent ne chercher que la gloire de Dieu, et n’aiment que leur propre glorification pour le prestige dont ils jouissent parmi les hommes, basé précisément sur leur réputation de contemplatifs. Sois donc esclave de Dieu et non des choses créées. Comme Dieu est pour toi Seigneur, sans motif; sois toi pour Lui, serviteur sans motif, afin que tu sois pour Lui, tel qu’Il est pour toi.”

Et mon Seigneur Aboû al —’ Abbâs de Murcie disait : «Il y a deux sortes de serviteurs : celui qui dans l’état mystique se complaît en son état, et celui qui est avec Dieu qui le lui accorde. Le premier est serviteur de son état, et le second est le serviteur de Dieu qui le lui accorde. Le signe distinctif du premier est qu’il s’afflige lorsqu’il perd son état et se réjouit lorsqu’il l’obtient. Le signe caractéristique du second est celui-ci : qu’il ne se réjouit lorsqu’il l’obtient, ni ne s’attriste lorsqu’il le perd...» (II, 38, ligne 4.)



[SENTENCE 227] «Si tu t’obstines à conserver quelque chose qui n’est pas Dieu, c’est le signe que tu ne L’as pas encore trouvé. Et si tu t’attristes de perdre quelque chose qui n’est pas Dieu, c’est le signe que tu n’es pas encore arrivé à t’unir à Lui.»

La rencontre de son Seigneur et l’union avec Lui est le comble des aspirations du serviteur, l’objet et la fin de ses espérances et désirs, grâce auxquels il obtient d’atteindre sa félicité qui consiste à jouir de la grâce du Roi de Majesté. Il oublie alors tout autre objet digne d’étr; aimé, et se désintéresse de tout autre être, digne d’être, avec joie, aimé et désiré. Ceci est la véritable condition des mystiques qui ne vivent qu’en Dieu, éloignés de tout ce qui n’est pas Lui, cachés derrière le voile du souvenir de leur glorieux Seigneur. (II, 38, ligne 6 infra.)



[SENTENCE 239] : «Dieu permet que les hommes te nuisent, pour que tu ne t’appuies pas sur eux, car I1 veut te détacher de toutes choses, pour qu’aucune ne t’empêche de t’appuyer sur Lui seul».

Le tort que le serviteur de Dieu reçoit des hommes est une grâce immense dont I1 le favorise, surtout lorsque ce tort lui vient de ces mêmes personnes dont il pouvait espérer la bienveillance et la pitié, le respect et la vénération. Ces maux, en effet, empêchent le serviteur de Dieu de s’appuyer et de se reposer sur les hommes et ainsi il cesse de se familiariser avec eux pour mettre toute sa constance à réaliser parfaitement sa condition de serviteur du Seigneur.

Mon Seigneur Aboû al-Hasan al-Shâdhill 8a disait : Une fois, certaine personne m’infligea un tort que je ne pus supporter; mais je m’endormis, et en songe j’entendis une voix qui me disait : «Le signe caractéristique des vrais amis de Dieu est celui-ci : qu’ils aient beaucoup d’ennemis et que cependant ils ne s’en préoccupent pas».

Un mystique contemplatif disait : «Le cri de douleur arraché par l’injuste attaque d’un ennemi est le fouet avec lequel Dieu frappe les cœurs, lorsque ceux-ci cherchent le repos en dehors de Lui. Sans ce fouet, le serviteur de Dieu dormirait confiant à l’ombre des hommes et de la gloire mondaine, qui sont les voiles qui le séparent du Dieu de la Majesté».

Et mon Seigneur Aboû Mohammad Abd al-Sallam, maître de mon seigneur Aboû al-Hasan al-Shâdhilî disait dans une de ses prières : «O mon Dieu! Il y a des gens qui te demandent de soumettre les créatures à leurs ordres. Tu leur concèdes ce qu’ils demandent et ils en sont satisfaits. O mon Dieu I moi en échange, je te demande de me soumettre à la tyrannie de tes créatures, afin que je n’aie d’autre refuge qu’en Toi…»

L’auteur dans son livre Latâyf al-Minan dit : Tiens compte qu’il est normal que les amis de Dieu, dans les premiers pas de leur vie spirituelle, se voient soumis au dur commerce des gens, pour qu’ainsi ils se purifient des défauts qui leur restent et se revêtent complètement des vertus qui leur manquent. Dieu en dispose ainsi, afin qu’ils ne cherchent ni leur repos, ni leur appui dans les créatures, et ne s’inclinent vers elles pour leur demander secours. Celui qui t’accorde un bienfait, il est évident qu’il te rend son esclave, à cause de la gratitude que tu dois à sa faveur. Le Prophète dit à ce propos : «Il est juste que tu correspondes à celui qui te tend la main pour te donner quelque chose; et si cela ne t’est pas possible, tu dois du moins prier Dieu pour lui». Tout ceci afin de libérer le cœur de l’esclavage contracté par le bienfait reçu de la créature et ne rester obligé qu’envers le Créateur. Pour cela, le maître Aboû al-Hasan [al-Shâdhilî] disait «Fuis l’homme bon, bien plus que tu ne fuis le méchant, car l’homme bon blessera ton cœur, tandis que le méchant ne blessera que ton corps, et cette blessure te sera meilleure que l’autre. Un ennemi par le moyen duquel tu arrives à Dieu vaut mieux pour toi qu’un ami qui te sépare de Lui. Du bon accueil que te font les hommes te vient la nuit obscure, comme de leurs contradictions te vient le jour joyeux. Ne vois-tu donc pas que par leur accueil ils te séduisent et te tentent?» À cause de cela les durs traitements, auxquels les gens soumettent les saints dans les débuts de leur vie spirituelle, sont la conduite habituelle de Dieu envers ses amis et ses élus. À ce propos, le même maître Aboû al-Hasan disait : «O mon Dieu Tu as décrété pour eux la vilenie afin de les anoblir, et le non-être, afin qu’il trouvent l’être. Toute noblesse qui de Toi nous sépare, nous te demandons de la changer en bassesse, accompagnée des dons de ta miséricorde. Toute rencontre qui Te voile à nos yeux, nous te demandons que tu la changes en perte, accompagnée des lumières de ton amour».

… De la même manière, ceux qui ressentent une spirituelle douceur dans un état mystique, ou qui expérimentent l’agréable repos d’une demeure, c’est la conduite habituelle de Dieu envers ses amis que de les troubler, ou de leur inspirer un état de malaise, car Dieu est jaloux des cœurs qui Lui appartiennent et veut qu’ils ne se familiarisent avec rien autre que Lui-même, ni ne se laissent enchaîner par l’affection aux créatures.

Le docteur Aboû al-Qâsîm al-Qoshayrî disait : Une des causes cachées qui séparent l’âme de Dieu c’est le repos confiant dans la douceur spirituelle que Dieu te fait sentir dans les divers degrés de ton rapprochement envers Lui, comme si dans les moments où Il te parle familièrement, Il te comblait d’encouragements et de caresses. Toute nouvelle faveur par laquelle Il te console et te distingue garde, cachée, une trompeuse illusion spirituelle. L’âme qui a le bonheur de l’éviter, c’est celle à qui Dieu se révèle par la contemplation de sa majesté et de sa beauté, et non par le repos et l’apaisement dans les douceurs de son état mystique et les grâces et faveurs par lesquelles il la distingue. C’est pourquoi la pratique des exercices de piété en vue de la recherche de la douceur spirituelle est considérée par les mystiques comme une sensuité ou volupté secrète. Et cela fait comprendre ce qui arriva à mon seigneur Aboû al-Hasan al-Shâdilî lorsqu’il entra en relation avec son maître spirituel Aboû Mohammad Abd al-Sallâm et le questionna sur son état d’âme. Abd-al-Sallâm lui répondit : «Je me plains à Dieu de la douce fraîcheur que me procurent la résignation et l’abandon à sa volonté, de la même façon que tu te plains à Lui de l’ardeur fébrile que te cause l’activité et l’exercice de ta propre liberté.» Aboû al-Hasan répliqua : «Il est vrai que j’ai goûté et que je goûte encore mes plaintes au sujet de l’ardeur fébrile que je ressens dans l’exercice de mon libre arbitre et de ma propre activité, mais que tu te plaignes à Dieu de la douce fraîcheur que répand en toi la conformité à son bon plaisir divin, et ton abandon entre ses mains, cela je ne puis le comprendre». — «C’est que je crains, lui répondit “Abd al-Sallâm, que la douceur de ces deux états soit une distraction et me sépare de Dieu».

Mon seigneur Aboû al — Abbâs de Murcie disait aussi à ce propos : «La faveur est un voile qui cache celui qui l’accorde, car on se complaît dans la faveur reçue, on s’y repose, on s’y attarde et l’on se réjouit de la posséder…» (II, 52, ligne 3.)



Traduit [de l’espagnol] par M. L. de Céligny.

MIGUEL ASIN PALACIOS.









SHABESTARI & LAHIJI










SOURCE



Shabestarî, La Roseraie du Mystère suivi du Commentairede Lahîjî

Mafâtih ul-a’jâz fî sharh-e Golshan-e Raz (extraits), traduit du persan, présenté et annoté par Djamshid Mortazavi et Éva de Vitray-Meyerovitch, Sindbad, , Paris, 1991.



Extraits de la PREFACE



Le shaykh Sa`ud-Dîn Mahmûd Shabestarî, appelé ainsi en raison de son lieu de naissance à Shabestar, près de Tabriz, alors capitale de l’Azerbaïdjan, passa dans cette ville la plus grande partie de sa courte vie et y mourut en 720/1320.

Nous savons assez peu de choses sur lui. D’après différentes chroniques, il semble qu’il naquit au temps de la conquête de la Perse, de la Syrie et de la Mésopotamie par les Mongols, sous la conduite de Hulaku Khan. Tabriz était alors le centre du nouvel empire mongol et un lieu de controverses entre musulmans et missionnaires chrétiens s’efforçant de gagner à leur foi respective les sultans mongols, jusqu’à ce que l’empereur Gazhan Khan embrasse l’islam en 696 de l’hégire, avec cent mille de ses sujets. C’est à cette époque que Tabriz reçut la visite du célèbre explorateur Marco Polo.

[…]

La Roseraie du Mystère a été rédigé en 1317 de notre ère pour répondre aux questions posées par Amîr Sayyed Huseinî Herawî (mort en 718 de l’hégire), lui-même célèbre shaykh soufi. Ces questions, au nombre de quinze, portent sur les principaux sujets du soufisme dont certains, en raison de leur caractère ésotérique, avaient provoqué des disputes et des querelles tant entre les soufis et leurs adversaires qu’entre les soufis eux-mêmes; ils avaient également soulevé l’hostilité des autorités religieuses contre les confréries.

L’audace remarquable avec laquelle Shabestarî traite de sujets difficiles et délicats explique le succès et la réputation du livre. La clarté et la sincérité du texte lui confèrent une particularité rare dans cette sorte de littérature. Tout ce qu’enseigne Shabestarî peut se résumer en une seule phrase : le but de la recherche est l’amour de Dieu et le désir d’union avec Lui, sans intermédiaire extérieur à l’esprit de l’homme. Sa philosophie et sa conception du monde peuvent se définir ainsi : l’unité absolue de tout ce qui existe. Dieu et l’univers, le Créateur et la créature ne font qu’un. La multiplicité n’est qu’une illusion humaine; la fin de la quête est de parvenir à cette Réalité.

[…]

[Le commentateur Lahiji vécut à Shiraz où il mourut en 1507]

[…]

Nous en avons conservé un quart. Son intérêt est double : il explique tout d’abord de façon détaillée le traité de Shabestari et rapporte d’autre part certaines des propres expériences mystiques de son auteur.



L’édition sépare La Roseraie du Mystère de Shabestari du Commentaire de Lahîjî.

§


Shabestari La Roseraie du Mystère



Prologue

Au Nom de Dieu, le Compatissant, le Miséricordieux

Au Nom de Celui qui enseigna la pensée à l’âme

Et alluma, de Sa lumière spirituelle, la lampe du cœur; (c. 1)10

Celui dont la Lumière illumine les deux mondes

Et dont la grâce transforme la poussière d’Adam en roses;

Le Tout-Puissant qui, en un clin d’œil,

À créé les deux mondes par le Kaf et le Nun1

Quand le Kaf de Son pouvoir a soufflé sur la Plume211,

Il a projeté des milliers d’images sur les pages du Non-être.

De ce souffle proviennent les deux mondes3;

Ce souffle fit naître l’âme d’Adam

En qui se manifestèrent la raison et le discernement

Grâce auxquels il perçut le principe de toutes choses.

Lorsqu’il se vit personne distincte,

Il se demanda : «Qui suis-je?»

Il voyagea de la partie vers le tout,

Puis de là revint à ce monde, (c. 2)

Et vit que le monde est imagination (c. 3)

Comme l’unité divisée en plusieurs nombres4.

D’un seul souffle, proviennent les mondes de l’ordre divin (amr) et des créatures; (c. 4)

À l’instant où ils paraissent, ils disparaissent de nouveau.

Bien qu’il n’existe ni véritable arrivée, ni véritable départ5,

Les choses retournent à leur propre origine.

Visibles ou invisibles, elles sont toutes une.

Le Dieu Très-Haut est l’Éternel qui, d’un souffle,

Fait venir à l’existence, puis supprime, les deux mondes. (c. 5)

Le monde de l’ordre divin et celui des créatures sont un,

L’un devient pluriel, et le pluriel, un.

De ton imagination, naissent toutes ces formes variées : (c. 6)

Elles ne sont qu’un seul point qui décrit rapidement un cercle 6.

Du début à la fin, les créatures de ce monde

Ne parcourent qu’une ligne circulaire. (c. 7)

Les prophètes sont les caravaniers de cette voie,

Les guides, les conseillers.

Notre seigneur Mohammad en est le chef,

À la fois le premier et le dernier. (c. 8)

L’un (Ahad) fut manifesté dans le Mim de Ahmad7.

La première émanation, dans ce circuit, devient la dernière.

Un seul Mim 8 sépare Ahad de Ahmad,

Le monde est immergé dans ce seul Mim.

En lui, est la fin de cette route,

En lui, se trouve la station de «J’invoque Dieu» 9.

Son état de ravissement est l’union de l’univers,

Sa beauté qui enchante, la Lumière de la lumière.

Il s’en alla le premier, et toutes les âmes le suivent,

Accrochées aux pans de ses vêtements.

Et les saints sur cette voie, quant à eux,

Qu’ils soient avant ou après,

Donnent chacun des nouvelles de leur propre degré (maqam) 10.

Parvenus à leurs limites,

Ils discourent sur le «connaissant» et le «connu» 11.

Dans cet océan de l’Unité, l’un dit : «Ana’l-Haqq».

L’autre évoque ce qui est proche ou lointain 12, et l’esquif mouvant.

Ayant acquis la connaissance exotérique, un autre

Apporte des signes de la rive desséchée n. (c. 9)

L’un ôte la perle, elle devient pierre d’achoppement,

L’autre laisse la perle, elle reste dans sa coquille 14. (c. 10)

L’un parle ouvertement de la partie et du toutes,

L’autre discourt sur l’éternel et le temporel 16,

L’un évoque la boucle de cheveux, le grain de beauté, le sourcil 17,

L’autre décrit le vin, la lampe, la beauté 18.

L’un intervient sur son propre être et son illusion19,

L’autre se consacre aux idoles et au cordon des Mages (zonar) 20.

Chacun a le langage qui dépend de son «degré»,

Ils sont donc difficiles à comprendre pour le commun des mortels.

Qui s’interroge sur ces mystères

Doit en apprendre le sens.

La raison pour laquelle ce livre fut écrit

Dix-sept années s’étaient écoulées, après sept cents

À partir de l’hégire21,

Lorsqu’au mois de shawâl

Arriva, à la demande des habitants du Khorassan,

Un messager doué de mille grâces et vertus.

Un grand homme, dans ce pays, célèbre22

Pour son savoir varié comme une source de lumière,

Que tous ceux du Khorassan, grands et petits,

Déclarent meilleur que tous les hommes de son époque,

Avait rédigé une épître sur les mystères

Adressée aux maîtres du mystère.

Il s’y trouvait des expressions difficiles,

Usitées par les maîtres de l’enseignement,

Versifiées sous forme de questions :

Un monde de mystère en quelques mots.

Sitôt lue cette épître par le messager,

De nombreuses bouches en reprirent la nouvelle.

Tous les nobles présents dans l’assemblée

Tournèrent leurs yeux vers lui.

L’un d’eux, homme versé en ces choses23,

Et qui avait entendu de moi cent fois ces mystères,

Me dit : «Donne-nous les réponses sur-le-champ,

Afin que les humains puissent en profiter.»

«À quoi bon, répondis-je, car maintes et maintes fois,

J’ai exposé ces problèmes dans des ouvrages.»

«Cela est vrai, admit-il, mais j’espère obtenir de toi

Des réponses en vers correspondant aux questions.»

Pour déférer à sa demande, je commençai

À répondre en termes concis à cette épître.

Dans cette assemblée illustre,

Je prononçai ce discours sans hésitation ni répétition.

Avec indulgence et bonté,

Ils excuseront mes déficiences.

Tous savent que cette personne, de sa vie,

N’avait jamais tâté de la poésie.

Et bien que ses talents eussent pu y parvenir,

Elle eut rarement à composer des vers.

Bien qu’elle ait écrit plusieurs œuvres en prose,

Elle n’a jamais rédigé un mathnawî en vers.

Rimes et prosodie ne sauraient être les normes des mystères 24, (c. 11)

La perle du mystère ne repose pas dans tous les réceptacles.

Le mystère ne peut être enfermé dans des lettres,

Pas plus que la mer Rouge contenue dans une aiguière.

Pourquoi moi, à qui les mots font défaut,

Pourquoi donc assumerais-je une charge supplémentaire?

Ce n’est pas là vantardise, mais manière de compliment

Et d’excuse adressés aux «hommes de cœur».

Je n’ai pas honte d’être un poète

Mais il ne naît pas un Attar25 en une centaine de siècles,

Et cent univers de mystère présentés de cette façon

Ne seraient qu’un grain de la boutique de Uttar.

Tout ceci, je l’ai écrit de ma propre expérience,

Je n’ai pas imité, comme le font les démons des paroles des anges 26

En résumé, j’ai apporté des réponses aux questions,

De manière improvisée, chacune à chacune, ni plus ni moins.

Le messager prit la lettre avec respect

Et reprit la route par laquelle il était venu.

De nouveau, le noble se montra pressant :

«Ajoute quelque chose à ce que tu as accompli,

Expose ces mystères dont tu nous as parlé.

De la théorie, porte-les à la certitude27.»

Je ne jugeai pas alors pour moi possible

De parler là du goût et de l’état28.

Car les paroles sont impuissantes à l’expliquer.

Seul le maître de l’état sait ce qu’est l’état.

Néanmoins, pour suivre la Parole de l’Enseignant de la foi,

Je ne repoussai pas le chercheur de la foi29;

Et pour tenter d’expliquer ces mystères,

Le perroquet de mon éloquence éleva la voix.

Par la grâce et la bénédiction divines,

Je prononçai ce discours en quelques heures.

Quand mon cœur, pour ce livre, implora du ciel un titre,

La réponse lui vint : C’est notre Roseraie”.

Puisque le ciel l’a nommé Roseraie”,

Puisse-t-il illuminer les yeux de toutes les âmes!

Question 1

Tout d’abord, je m’interroge sur ma propre pensée : Qu’appelle-t- on penser”? (c. 12)

Réponse 1 30

Tu me dis : Explique-moi ce qu’est penser,

Car je m’interroge là-dessus.”

Penser, c’est aller de l’erreur à la Vérité,

Et voir le Tout absolu dans la partie.

Les philosophes dans leurs écrits

Donnent ce qui suit comme définition :

Lorsqu’une idée31 se forme dans l’esprit,

Elle est tout d’abord nommée réminiscence32.

Et quand on passe d’elle à la pensée33,

Les savants l’appellent interprétation 34.

Une fois les concepts ordonnés,

Les logiciens désignent comme pensée le résultat obtenu.

Par l’ordonnance convenable de concepts connus,

La proposition inconnue35 devient connue.

La prémisse majeure est un père, la mineure, une mère,

Et la conclusion, un fils, ô mon frère!

Mais pour saisir cet arrangement,

Il faut se référer aux ouvrages de logique.

En outre, à moins d’être guidé par l’aide divine,

La logique n’est, en vérité, que pur conformisme36. (c. 13)

Cette route est longue et dure, abandonne-la.

Comme Moïse jeta au loin, pour un temps, son bâton,

Pour un temps, viens dans la Vallée de la Paix” 37.

Écoute avec foi l’appel : En vérité, Je suis Dieu” 38.

Celui qui connaît la Réalité, à qui est révélée l’Unicité 39

Voit au premier regard la lumière de l’Être; (c. 14)

Il perçoit par l’illumination cette pure lumière;

Il voit d’abord Dieu en tout ce qu’il voit.

L’abstraction 40 est la condition d’une pensée authentique,

Car l’éclair du secours divin alors nous illumine.

À celui que Dieu ne guide pas sur cette voie,

Elle ne sera pas révélée par le recours à la logique.

Le savant philosophe, dans sa perplexité,

Ne voit dans les choses rien d’autre que la contingence. (c. 15)

Par la contingence, il s’efforce de prouver le nécessaire,

C’est pourquoi il est perplexe devant l’essence du nécessaire.

Tantôt, il voyage à reculons sur un cercle41;

Tantôt, il est prisonnier des chaînes de la pensée.

Alors que sa raison pénètre loin avant dans l’existence phénoménale,

Ses pieds demeurent attachés par les liens des preuves.

Toutes choses sont manifestées par leurs contraires,

Mais la Réalité n’a ni semblable, ni contraire; (c. 16)

Et puisqu’Elle n’a ni semblable, ni égal,

Je ne sais comment vous pouvez La connaître.

Le nécessaire n’est point du ressort du contingent : (c. 17)

Comment l’homme le connaîtrait-il, dites-le moi?

Fou qu’il est de rechercher le soleil flamboyant

À la faible lueur d’une chandelle dans le désert!



Illustration 42

Si le soleil demeurait fixe,

Si son éclat était toujours le même,

Nul ne saurait que les rayons viennent de lui, (c. 18)

Il n’y aurait nulle différence entre le noyau et la coquille.

Sache que le monde entier est un rayon de la lumière de la Réalité (c. 19)

Cependant, la Réalité en son sein est cachée à la manifestation.

Et puisque Sa lumière ne change ni ne varie, (c. 20)

Qu’elle est sans changement ni fugacité,

Tu imagines ce monde lui-même permanent,

Et perdurant en sa propre nature.

L’homme qui se fonde sur la raison qui voit loin 43

Est d’une grande perplexité.

Car de la perspicacité de la raison qui se juge toute-puissante, (c. 21)

L’un tire la philosophie 44, l’autre l’Incarnation45. (c. 22)

La raison ne peut supporter la lumière de ce Visage : (c. 23)

Va! pour Le contempler, cherche un autre regard!

Comme le philosophe de ses deux yeux voit double,

Il est incapable de contempler l’unité de la Réalité.

De la cécité est née la doctrine de l’assimilation 46; (c. 24)

Da la vision d’un seul œil, celle de la transcendance de Dieu 47,

Et la notion vaine et fausse de la métempsychose 48, (c. 25)

Provoquée par la même déficience de la vision.

Il est semblable à l’aveugle-né, incapable de percevoir la Réalité,

L’homme qui suit la voie du schisme49. (c. 26)

Les hommes de l’extériorité ont de l’ophtalmie dans les deux yeux 50,

Car de l’objet ils ne voient que l’extérieur. (c. 27)

Le théologien51, qui ne perçoit rien de l’Unicité divine 52,

Demeure dans une profonde obscurité et dans les liens du conformisme.

Ce que dit chacun à propos de l’Unité

Montre son degré de connaissance.

L’Essence divine est dépourvue du où, du comment, du pourquoi 53.

Que Sa gloire soit exaltée au-dessus de ce que l’on a dit de Lui.” 54



Question 2

Quelle pensée est la condition de ma voie?

Comment est-elle tantôt un devoir et tantôt un péché? (c. 28)



Réponse 2

Penser aux bienfaits de Dieu55 est la condition de ta voie,

Mais penser à l’essence de la Réalité est un grave péché,

Y penser est vain. (c. 29)

Sache qu’il est impossible de démontrer ce qui est manifeste 56.

Ses œuvres sont manifestées à partir de Son essence,

Mais Son essence n’est pas manifestée à partir de Sesœuvres 57. (c. 30)

L’univers apparaît grâce à Sa lumière,

Mais comment apparaîtrait-Il dans l’univers58?

La lumière de Son essence n’est pas contenue dans les phénomènes,

Car la gloire de Sa majesté est extrêmement grande.

Laisse -là la raison et demeure dans la Réalité.

L’œil de la chauve-souris ne supporte pas l’éclat du soleil.

En ce lieu où la lumière de Dieu est notre guide,

Quelle place y a-t-il pour le message de Gabriel 59?

Les anges se tiennent autour du Trône,

Ils n’atteignent pourtant pas la station de Je suis avec Dieu” 60. (c. 31)

De même que Sa lumière consume les anges 61,

De même détruit-elle la raison.

La lumière de la raison comparée à la Lumière des lumières

Est tel l’œil cherchant à fixer le soleil.

L’objet placé trop près

Obscurcit l’œil qui ne peut le voir 62. (c. 32)

Sache-le : cette obscurité est la lumière de l’Être même.

Au pays des ténèbres jaillit la Fontaine de la vie63.

Puisque l’obscurité annihile la lumière de la vision,

Cesse de regarder, ce n’est pas ici le lieu.

Quelle relation a la poussière avec le monde de la pureté 6-1.?

Sa perception est impuissante à percevoir la perception 65. (c. 33)

La noirceur du visage66 n’est pas séparée du contingent

Dans les deux mondes, Dieu est Celui qui sait tout”. (c. 34)

La noirceur du visage dans les deux mondes, est le détachement 67 (c. 35)

La noirceur du visage est sublime, sans pourquoi ni comment.

Que dirais-je? Car cette parole est subtile.

“Une nuit lumineuse qui brille en un jour sombre” 68

En ce lieu du témoignage qui est lumière de l’épiphanie, (c. 36)

J’ai beaucoup à dire, mais se taire vaut mieux.



Illustration

Pour contempler l’œil du soleil,

Il te faut un autre corps,

Car tes yeux n’ont pas assez de force.

Regarde dans l’eau le soleil flamboyant,

Son éclat s’y affaiblit;

Tu pourras le regarder plus longtemps.

Le Non-être est le miroir de l’Être absolu,

S’y reflète le rayonnement de la Réalité.

Quand le Non-être est opposé à l’Être, (c. 37)

Il saisit son reflet en un instant.

Cette unité est manifeste dans cette pluralité,

De même que, lorsque vous comptez un, il devient plusieurs.

Tous les nombres commencent par le un,

Néanmoins on ne peut arriver à leur fin.

Étant donné que le Non-être en lui-même est pur,

C’est là que se reflète le trésor caché” 69.

Lisez la Tradition : J’étais un trésor caché”, (c. 38)

Afin de saisir clairement ce mystère profond.

Le Non-être est le miroir, le monde le reflet, et l’homme

L’œil réfléchi de la personne invisible.

Tu es cet œil reflété et Lui, la lumière de l’œil.

Dans cet œil, Son œil voit Son propre œil’. (c. 39)

Le monde est un homme et l’homme est un monde 7i. (c. 40)

Il n’y a pas plus explicite!

Quand tu plonges dans les abysses de ce mystère,

Il est à la fois voyant, œil qui voit, et chose vue. (c. 41)

La sainte Tradition72 l’a affirmé

Et, «sans yeux ni oreilles», l’a démontré.

Sache que le monde entier est un miroir73. (c. 42)

Dans chaque atome nichent cent soleils flamboyants.

Du cœur fendu d’une seule goutte d’eau,

Émergent cent purs océans.

De l’examen d’un seul grain de poussière,

Surgissent mille Adam.

Dans ses membres, un moucheron est tel un éléphant,

Et dans ses qualités, une goutte de pluie comme le Nil.

Un univers se cache dans un grain de millet,

Le cœur d’un grain-d’orge vaut cent moissons,

Dans l’aile d’un moucheron se trouve l’océan de la vie 74, (c. 43)

Et dans la pupille de l’œil, un ciel.

Si petit que soit le grain du cœur 75, (c. 44)

Le Seigneur des deux mondes y fait Sa demeure.

Là sont réunis les deux mondes,

Parfois Iblis et parfois Adam76.

Contemple le monde entremêlé :

Les anges avec les démons, Satan avec l’archange, (c. 45)

Tous assemblés comme la graine et le fruit, (c. 46)

L’incroyant avec le croyant, le croyant avec l’infidèle,

Tous réunis, dans le point du présent 77,

Les cycles et les saisons, le jour, le mois, l’année;

Le monde sans commencement est le monde sans fin.

La mission de Jésus coïncide avec la création d’Adam :

De chaque point de ce cercle qui tourne

Sont tirées des formes par milliers. (c. 47)

Dans sa rotation, chaque point

Est tantôt un centre, tantôt une circonférence 78.

Si tu retires un atome de sa place,

L’univers tout entier tombera en ruine. (c. 48)

Le Tout est un tourbillon vertigineux, cependant aucune partie

La Roseraie du Mystère

Ne se trouve en dehors des limites de la contingence;

L’être phénoménal79 maintenant chacune en dépendance,

Chacune est désespérée d’être séparée du Tout. (c. 49)

Chacune voyage sans cesse et est pourtant à l’attache, (c. 50)

Chacune est constamment dévêtue et vêtue 80,

Toujours en mouvement et pourtant en repos,

Ne commençant jamais, ne finissant jamais. (e. 51)

Chacune connaît sa propre essence et, pour cette raison,

Se hâte sans relâche vers le Trône de l’Empyrée (`Arsh), (c. 52)

Sous le voile de chaque atome est cachée

La beauté ravissante de la Face du Bien-Aimé! (c. 53)

Règle 1

Tu as81 tellement appris sur l’univers,

Viens, dis-moi, qu’en as-tu vu?

Que sais-tu de la forme ou de la substance?

Qu’est-ce que l’autre monde, qu’est-ce que celui-ci? (c. 54)

Dis-moi ce qu’est le Simorgh et ce qu’est le mont Qaf 82? (c. 55)

Que sont le ciel, l’enfer, Al-`arâf 83?

Qu’est donc ce monde invisible

Dont un jour égale une année du nôtre? (c. 56)

En vérité, ce monde-là n’est pas ce que tu perçois.

N’as-tu pas entendu la Parole : « Ce que vous ne voyez pas » 84?

Viens, montre-moi ce qu’est Jabulca 85!

Quelle est cette cité nommée Jabulsa? (c. 57)

Considère l’Orient avec l’Occident, (c. 58)

Car ce monde-ci ne contient pas plus qu’un de chaque 86.

Viens apprendre le sens de « semblable à eux » 87

Entends-le d’Ibn Abbas, puis connais-toi toi — même! (c. 59)

Tu dors, tu rêves,

Tout ce que tu vois n’est qu’illusion. (c. 60)

À l’aube du dernier Jour, quand tu t’éveilleras,

Tu sauras que tout cela n’était qu’imagination vaine. (c. 61)

Lorsque l’impression de voir double s’évanouira,

Les cieux et la terre seront transfigurés.

Quand le Soleil véritable te montre Son visage,

La lumière de Vénus, celle de la lune ou du soleil sont éclipsées.

Si l’un de Ses rayons frappe le dur rocher,

Il le met en pièces, comme la laine bigarrée 88.

C’est maintenant, sache-le, que tu as le pouvoir d’agir89 : (c. 62)

À quoi te sert le savoir, si tu es impuissant?

Comment ferai-je le récit des « états » du coeur90

À toi, ô homme! dont la tête est basse

Et dont les pieds sont dans la boue? (c. 63)

Le monde t’appartient, tu restes pourtant dans l’indigence :

Vit-on jamais quelqu’un plus pitoyable que toi? (c. 64)

Confiné comme le prisonnier,

Tu te lies les pieds de ta propre et faible main.

Comme les femmes, tu t’assieds dans la rue du mauvais sort,

Tu n’éprouves nulle honte de ton ignorance.

Les braves de ce monde baignent dans leur sang,

Et toi, tête couverte, tu ne fais pas un pas. (c. 65)

Aurais-tu lu la parole « croyance de vieille femme » (c. 66)

Que tu considères l’ignorance licite pour toi91?

Les femmes « manquent d’intelligence et de foi »,

Pourquoi les hommes choisiraient-ils leur chemin?

Si tu es un homme, va, poursuis ta route,

Et tout ce qui te fait obstacle, écarte-le.

Ne t’arrête ni la nuit, ni le jour, dans les étapes,

Ne traîne pas derrière tes compagnons de voyage et derrière les chameaux. (c. 67)

À l’instar d’Abraham, pars en quête de la Vérité92,

Transforme la nuit en jour, et le jour en nuit93.

Les étoiles, la lune, le soleil éclatant

Représentent les sens, l’imagination, la brillante raison.

Ô pèlerin! de tout cela, détourne ton visage,

Et répète toujours : « Je n’aime pas ce qui disparaît ».

Tel Moïse, fils d’Amran, poursuis ton chemin

Jusqu’à entendre : « En vérité, je suis Dieu » 94. (c. 68)

Tant que le mont de ton être demeure devant toi95,

La réponse à « Montre-toi » sera « Tu ne Me verras pas » 96

La Vérité, semblable à l’ambre, t’attire comme une paille97..

S’il n’y avait pas de « toi-même », où serait la route?

Lorsque son Seigneur paraît dans Sa gloire sur le mont de l’existence,

Celle-ci n’est plus que la poussière du chemin.

Par un seul ravissement, le mendiant devient roi98,

En un instant, il fait de la montagne une paille.

Suis les pas du prophète dans son ascension.

De tous les signes sublimes99, émerveille-toi.

Sors de la demeure de Umhâni100, (c. 69)

Dis seulement : « Qui m’a vu a vu la Réalité suprême » 101,

Renonce au Qaf du coin des deux mondes,

Assieds-toi sur le mont Qaf « à deux portées d’arc » 102, (c. 70)

La Réalité t’accordera alors tout ce que tu désires,

Et te montrera toutes choses « telles qu’elles sont » 103.

Règle 2

Pour l’âme parvenue à la vision béatifique,

L’univers est le livre de la Réalité suprême.

Les accidents sont ses voyelles, la substance, ses consonnes,

Les degrés des créatures, ses versets et ses pauses.

Là, chacun des mondes est une des sourates :

L’un, l’«Ouverture», l’autre la «Foi pure». (c. 71)

De ce livre, le premier verset est la Raison universelle,

Car elle est semblable au B de Bismillah; (c. 72)

Puis vient l’Âme universelle, le «verset de la lumière» 104, (c. 73)

Car elle est comme une lampe éclatante.

Le troisième est «le plus haut ciel» 105,

Le quatrième est celui du Trône 106. (c. 74)

Puis viennent les sept sphères célestes;

La sourate des «sept membres» correspond à celles-là107 (c. 75)

Puis contemple les corps des quatre éléments

Dont chacun correspond à l’un de ces versets.

Il y a ensuite les trois règnes de la nature

Dont on ne peut dénombrer les versets. (c. 76)

Ce qui descendit en dernier, ce fut l’âme de l’homme 108, (c. 77)

C’est pourquoi le Coran s’achève sur la sourate : «Les hommes».

Règle 3 Pensées sur les cieux

Ne demeure pas prisonnier des liens de la nature,

Viens contempler l’ouvrage divin.

Observe la structure des cieux

Afin de pouvoir louer la Réalité pour Ses signes 109. (c. 78)

Lève les yeux, vois comment la voûte du «plus haut ciel» 110

S’étend autour des mondes.

Pourquoi le nomme-t-on le «Trône du Miséricordieux»? (c. 79)

Quel rapport a-t-il avec le cœur de l’homme 111?

Pourquoi sont-ils tous deux en perpétuel mouvement,

Sans jamais prendre un instant de repos?

Le cœur est peut-être le centre de ce ciel,

Le cœur le centre, et le ciel, la circonférence.

Ô derviche! en un jour et une nuit, plus ou moins,

Le plus haut ciel surpasse tes déambulations 112.

Son mouvement entraîne les autres sphères célestes :

Remarque comment toutes tournoient dans la même direction,

D’est en ouest, telle la roue du moulin,

Se hâtant sans relâche, sommeil ou nourriture.

Chaque jour et chaque nuit, cette plus haute sphère

Accomplit une rotation complète autour de ce monde.

Ainsi mises en mouvement, les autres sphères célestes

Tournent de même en orbites circulaires.

Mais, contrairement à la rotation de la sphère cristalline 113,

Ces huit sphères inférieures se meuvent à l’inverse 114.

L’écliptique enferme les signes du zodiaque115,

Entre eux, ni intervalle, ni interstice.

La Roseraie du Mystère 39

Le Bélier, le Taureau, les Gémeaux, le Cancer

Y sont suspendus avec le Lion et la Vierge116,

Puis la Balance et le Scorpion, ensuite le Sagittaire,

Le Capricorne, le Verseau et, enfin, les Poissons.

Les étoiles fixes, au nombre de mille vingt-quatre,

Ont leurs stations autour du Trône 117.

Du septième ciel, Saturne est le veilleur,

Le sixième est la maison de Jupiter,

Le cinquième, celle de Mars,

Le quatrième, celle du soleil qui embellit la terre,

Le troisième, celle de Vénus, le second, celle de Mercure;

La lune a son orbite autour de la sphère terrestre.

Saturne a sa maison dans le Capricorne et le Verseau,

Jupiter croît et décroît dans le Sagittaire et les Poissons118.

Mars a sa place dans le Bélier et le Scorpion,

Le soleil se repose dans le Lion,

Vénus a sa maison dans le Taureau et la Balance,

Mercure demeure dans les Gémeaux et la Vierge.

Dans le Cancer, la lune voit une créature qui lui est analogue,

Quand sa tête devient queue, elle se noue119.

La lune passe par vingt-huit maisons 120,

Puis revient en opposition avec le soleil121.

Alors, elle devient telle une branche de palmier recourbée 122

Sur l’ordre du Tout-Puissant, qui est Omniscient.

Ô homme parfait! si tu réfléchis à cela,

Tu diras sûrement : «Tout ceci n’est pas en vain» 123. (c. 80)

Les paroles de la Réalité sont claires à cet égard,

Dire que cela est vain est un manque de foi.

Ô imbécile, le corps d’un moucheron enclôt la sagesse 124

Comment serait-elle absente en Mercure et en Mars?

Mais si tu examines le fond des choses,

Tu verras que les cieux sont soumis au Tout-Puissant 125.

Quand l’astrologue, dépourvu de foi, dit

Que les influences astrales proviennent des mouvements célestes,

Il ne voit pas que ces cieux tournoyants

Sont tous sous l’empire et la domination de la Réalité.

Illustration

Tu peux voir ces cieux tourner,

Au rythme du jour et de la nuit, comme la roue du potier.

À chaque instant, la sagesse du Maître

Façonne un nouveau vase fait d’argile et d’eau.

Un seul maître, d’un seul atelier,

Crée toute chose existant dans le temps et dans l’espace.

Pourquoi les étoiles, qui sont parmi les êtres de perfection,

Subissent-elles sans fin la contrainte du coucher126?

Pourquoi leur position varie-t-elle sans cesse

Dans leur place, leur orbite, leur couleur et leur taille?

Pourquoi sont-elles tantôt au nadir et tantôt au zénith?

Tantôt en opposition, tantôt en conjonction?

Pourquoi le cœur du ciel est-il brûlé de feu?

Que désire-t-il pour être toujours en tourbillon?

Toutes les planètes tournent en cette quête

Tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de la terre.

Les éléments : eau, air, feu, terre,

Occupent leur place sous les cieux;

Chacun sert avec diligence à la place assignée :

Devant ou au-delà, jamais il ne s’aventure.

Bien qu’opposés dans leur nature et dans leur position,

On peut, cependant, les voir tous quatre toujours réunis127.

Hostiles l’un à l’autre dans leur essence et dans leur forme,

Ils sont, cependant, composés en corps uniques par le décret de la nécessité.

C’est d’eux que jaillit le triple règne de la nature,

Minéraux, plantes, animaux,

Élaborent en leur sein la matière première128,

À l’instar des soufis qui se purifient de la forme129.

Tous, selon l’ordre et la faveur du Maître,

Se tiennent à leur place, soumis à Sa volonté.

Les minéraux, par Son courroux, gisent dans la poussière,

Les plantes, par Sa faveur, se dressent.

Par la passion sexuelle, les animaux, avec ardeur,

Préservent leurs genres, leurs espèces et les individus.

Tous reconnaissent l’empire de leur Maître,

Recherchant, jour et nuit, Sa volonté.

Règle 4 Pensées sur les âmes

Réfléchis bien à ta propre origine :

La première mère avait un père qui était aussi sa mère130. (c. 81)

Contemple le monde inclus en toi131;

Ce qui fut créé en dernier était en premier dans la pensée,

Ce qui fut créé en dernier, c’était l’âme d’Adam,

Les deux mondes ont été les moyens de sa production132.

Il n’est pas d’autre cause finale que l’homme,

Son être même le manifeste133.

Celui qui a le cœur noir et l’imbécile sont le contraire de la lumière,

Pourtant ils sont tous deux le lieu de la théophanie.

Quand une face du miroir est noircie, (c. 82)

L’autre réfléchit les visages 134.

Les rayons du soleil, dans le quatrième ciel,

Ne sont pas réfléchis avant de toucher la poussière terrestre. (c. 83)

Tu es le reflet de «Celui qui est adoré par les anges» 135

Et pour cela tu es adoré par les anges. (c. 84)

Chaque créature qui passe devant toi a une âme,

Et cette âme, une corde, à toi, la relie 136. (c. 85)

Voici pourquoi toutes sont soumises à ta souveraineté :

L’âme de chacune d’elles est cachée en toi.

Tu es le noyau du monde, c’est pourquoi tu en es son milieu.

Sache que tu es, toi, l’âme de l’univers. (c. 86)

Le nord137 de ce monde est le lieu de ta demeure

Car le cœur se trouve dans la partie gauche du cœur.

La raison et l’intelligence sont tes outils,

La terre et les cieux ton vêtement.

Contemple ce Non-être qui est la preuve de l’Être,

Cette élévation, essence de la profondeur 138.

Tes pouvoirs naturels 139 sont dix mille 140,

Tes volontés transcendent les limites et les nombres.

Pour cette raison, chaque homme est doté d’instruments,

D’organes, de membres, de muscles

Dont les médecins s’émerveillent;

Ils restent stupéfaits devant l’anatomie de l’être humain.

Nul n’a maîtrisé cette science

Sans reconnaître son ignorance

La Réalité accorde à chacun sa part et ses limites;

D’un seul Nom chacun provient, à un seul Nom il retourne 141.

Dans ce Nom, chaque créature a son être,

À ce Nom, elle adresse constamment des louanges. (c. 87)

À son commencement, chacune procède de cette source,

À son retour, c’est la porte du départ.

Par la porte qu’emprunte chacune d’elle, elle s’en va,

Bien que chacune, durant sa vie, erre de porte en porte 142.

C’est ainsi que vous apprenez tous les noms de Dieu,

Car vous êtes une image reflétée du « Nommé» 143.

La puissance, la connaissance et la volonté sont manifestées

En toi, ô serviteur du Seigneur de béatitude!

Tu es entendant, voyant, vivant, parlant,

Cependant, tu ne vis pas de toi, mais de Lui!

Ô premier qui est aussi l’essence du dernier144!

Ô intérieur qui est aussi l’essence de l’extérieur! (c. 88)

Tes jours et tes nuits se passent à t’interroger sur toi-même, (c. 89)

Il convient que tu ne penses plus à toi-même 145,

Étant donné que l’aboutissement de la pensée est la perplexité 146.

Ici s’achève ce discours sur la pensée.

Question 3

Qui suis-je? Que signifie «Je»?

Que veut dire «voyage en toi-même»? 147

Réponse 3

De nouveau, tu m’interroges : Qui suis-je?

Donne-moi des nouvelles de moi, de la signification de «je».

Quand il faut désigner l’Être absolu,

Les hommes utilisent le mot «Je».

Lorsque la Réalité Se manifeste en un phénomène,

On l’exprime par le mot «Je» 148. (c. 90)

«Je» et «Tu» sont des accidents 149 de l’Être Lui-même,

Les ouvertures des niches de la lampe de l’Être nécessaire150.

Sache que corps et esprits sont tous la Lumière unique,

Jaillissant tantôt des miroirs, tantôt desflambeaux. (c. 91)

Tu dis : Le mot « je » dans toutes les relations

Désigne l’esprit de l’homme.’

Mais comme tu as fait de l’intellect humain ton guide, (c. 92)

Tu ne distingues par ton «moi» de l’une de tes parties.

Va et apprends à bien connaître ton «Moi». (c. 9.3)

«Je» et «Tu» sont plus hauts que corps et âme,

Car âme et corps sont des parties du «Moi».

Le mot «Je» ne se limite pas à l’homme

Pour que tu puisses dire qu’il désigne seulement l’âme 151.

Élève-toi au-dessus du temps et de l’espace, (c. 94)

Laisse le monde et sois un monde pour toi-même 152. (c. 95)

La ligne imaginaire du H de Hu 153

Produit deux yeux au moment où H regarde 154.

Mais ne demeurent au milieu ni pèlerin, ni route,

Lorsque ce H de Hu est conjoint au nom d’Allah.

L’Être nécessaire est comme le ciel, et le contingent, l’enfer.(c. 96)

«Je» et «Tu» sont entre eux les voiles du Barzakh 155.

Quand le voile est ôté de devant tes yeux 156, (c. 97)

Il ne reste rien des liens des écoles et des croyances.

Toute l’autorité de la Loi religieuse pèse sur ce «Je» et sur ce «Tu» (c. 98)

Puisqu’elle touche ton âme et ton corps 157.

Lorsque «Je» et «Tu» ne demeurent pas au milieu,

Qu’est-ce que la mosquée? la synagogue? le temple du feu?

L’être phénoménal est comme le point sur le `ayn;

Quand le `ayn est clair, ghayn devient `ayn 158.

Le voyage du pèlerin ne comporte que deux pas,

Quoiqu’il comporte de nombreux risques :

La première étape consiste à dépasser ce H et Hu 159,

La deuxième à transcender le domaine de l’existence.

En ce lieu de vision, pluralité et individualité sont Un160

Comme le un qui entre dans tous les nombres,

Tu es cette pluralité qui devient l’Unité161,

Tu es cette Unité qui devient la pluralité.

L’homme connaît ce mystère lorsqu’il abandonne

La partie pour voyager vers le Tout.

Question 4

Comment est ce voyageur? Qui est ce migrateur?

De qui puis-je dire qu’il est «l’homme parfait»?

Réponse 4

À nouveau, tu demandes : «Qui est le voyageur sur la route?» (c. 99)

C’est celui qui est conscient de sa propre origine.

Sache que son voyage progresse, de la perception du contingent

Vers le nécessaire, s’écartant de l’obscurité et de la déficience 162;

Pèlerin qui s’éloigne en hâte,

Il est purifié du «moi» comme le feu l’est de la fumée;

Il revient de son premier voyage, étape par étape,

Jusqu’à ce qu’il parvienne au degré de l’homme parfait 163. (c. 100)

Règle 1

Sache comment l’homme parfait vient à l’existence,

De l’instant où il a été engendré.

Créé d’abord matière inanimée,

Il devient, par l’esprit qui lui est ajouté, conscient 164,

Et acquiert les pouvoirs inconditionnés du Tout-Puissant.

Puis il est fait seigneur de la volonté par la Réalité.

Pendant l’enfance, s’ouvre pour lui la perception du monde

Et les tentations d’ici-bas l’assaillent.

Quand toutes les particularités sont ordonnées en lui,

Il progresse de ces sources à des notions générales 165.

La colère naît en lui, puis naissent les désirs de la chair

Qui engendrent avarice, gourmandise et orgueil.

Les mauvaises dispositions se mettent à l’œuvre. (c. 101)

Il devient pire qu’un animal, un démon, une brute.

Ce degré est le plus bas de la descente

Car il est celui directement opposé à l’Union.

Des actions, provient une pluralité sans fin.

Il se trouve ainsi à l’inverse de son origine.

S’il demeure captif de ce piège,

Il s’égare davantage que les bêtes du troupeau 166;

Mais si, du monde spirituel, brille une lumière

De l’attraction de la grâce ou du reflet de la preuve 167,

Alors son cœur se familiarise avec la lumière du Haqq

Et il revient sur ses pas.

Par cette attraction divine ou preuve certaine,

Il trouve la voie vers une foi authentique,

Il s’élève loin du septième enfer des pervers,

Il tourne son visage vers le septième ciel des justes.

Alors, il est revêtu de repentance 168. (c. 102)

Il est l’un des élus des enfants d’Adam.

Des mauvaises actions, il est purifié 169;

Comme le prophète Idriss, il monte vers le ciel.

Une fois délivré de ses habitudes perverses,

Comme Noé, il devient le sauveur de sa propre Vie 170. (c. 103)

Le pouvoir de ses parties ne demeure pas dans le Tout

Et, tel l’«Ami de Dieu», il acquiert la confiance en Dieu. (c. 104)

Sa volonté s’unit à celle de la Réalité suprême,

Et, comme Moïse, il entre par la plus haute porte.

Il se libère de son savoir personnel,

Et, comme le prophète Jésus, devient céleste.

Il offre son existence, entièrement sacrifiée, (c. 105)

Et s’élève dans les pas de Ahmad 171 (c. 106)

Mais quand son dernier état est conjoint au premier, (c. 107)

«Il n’y a pas de place pour un ange ni un prophète envoyé» 172. (c. 108)

Illustration 1

Le prophète est comparable au soleil, le saint à la lune, (c. 109)

Il est rapproché de lui au degré «Je suis avec Dieu».

La prophétie resplendit dans sa propre perfection, (c. 110)

La sainteté y est manifeste et non cachée.

Mais si la sainteté en un saint n’est pas révélée,

Chez un prophète, elle apparaît clairement. (c. 111)

Quand un saint, par son abandon, parvient à la proximité,

Et à l’intimité avec le prophète dans la sainteté 173, (c. 112)

Alors, depuis la parole «Si vous aimez Dieu», il pénètre

En ce lieu secret «Dieu vous aimera» 174. (c. 113)

En cette retraite, il est bien aimé,

Il devient ravi en la Réalité.

Le saint est soumis quant à son essence,

Il est un serviteur dans la voie de l’essence;

Son œuvre est terminée quand vient le moment

Où sa fin, de nouveau, est jointe à son commencement175. (c. 114)

Réponse 4 (suite)

Est un homme parfait celui qui, en toute perfection,

Agit comme un esclave malgré sa seigneurie 176.

Ensuite, lorsqu’il a terminé son parcours,

La Réalité pose sur sa tête la couronne du califat 177.

Il trouve la vie éternelle après être mort à lui-même 178.

Il parcourt un nouveau chemin de sa fin jusqu’à son origine. (c. 115)

Il revêt la Loi comme une enveloppe extérieure

Et fait de la Voie mystique son intériorité 179. (c. 116)

Mais sache que la vérité est le degré de sa nature; (c. 117)

Il comprend à la fois la croyance et l’incroyance;

Il est doué de belles vertus,

Renommé pour sa connaissance, sa dévotion, sa piété. (c. 118)

Toutes choses sont en lui, mais lui est loin de tout,

Abrité sous le dais des voiles du mystère.

Illustration 2

L’amande est complètement gâtée

Si on l’ôte de sa coque avant maturité;

Mais quand elle mûrit dedans, elle est bonne.

Si on retire l’amande, on brise le noyau.

La loi est le noyau et la vérité, l’amande, (c. 119)

La Voie mystique se trouve entre les deux.

L’erreur, sur le chemin du voyageur, est d’abîmer l’amande;

Mûre, l’amande est bonne sans sa coque.

Lorsque le connaissant expérimente la certitude,

L’amande à maturité fait éclater la coque.

Son existence ne reste plus en ce monde;

Il part, et ne revient plus. (c. 120)

Un autre brille comme un soleil éclatant en conservant la coquille 180.

En cet état, il effectue un autre parcours 181.

De l’eau et de la terre, il surgit comme un arbre

Dont les branches s’élèvent au-dessus des cieux 182.

À son tour, l’arbre produit une autre semence

Qui se multiplie au centuple sur l’ordre du Tout-Puissant.

Comme la croissance d’une graine en la ligne d’un arbre,

Du point provient une ligne, et de cette ligne un cercle.

Lorsque le pèlerin en a achevé le circuit,

Son dernier point rejoint le premier.

On peut le comparer à la branche d’un compas

Qui repart du point même d’où elle est partie 183.

Quand il a terminé sa course,

La Réalité pose sur sa tête la couronne du califat.

Ces circuits ne sont pas la transmigration des âmes, car, en vérité,

Ils sont manifestés dans les visions des épiphanies 184.

«Ils interrogent, disant : quelle est la fin?

Et la réponse est : le retour à l’origine.» 185

Règle 2

La première apparition de la prophétie se manifesta en Adam

Et sa perfection dans le «Sceau des prophètes» 186. (c. 121)

La sainteté demeure derrière elle pendant son voyage

Et, comme un point, accomplit un autre parcours dans le monde 187.

Sa totalité apparaît dans le «Sceau des saints» 188

En lui sera parachevé le circuit du monde. (c. 122)

Les saints individuels sont pour ainsi dire ses membres,

Car il est le tout, et ils sont les parties. (c. 123)

Comme il est en liaison étroite avec notre Seigneur,

La miséricorde la plus grande, à travers lui, sera manifestée 189.

Il sera l’imam des deux mondes,

Il sera le calife des enfants d’Adam.

Illustration 3

Quand la lumière du soleil se sépare de la nuit,

On voit son aurore, son lever et sa pleine ascension.

De même voit-on, grâce à la rotation des cieux,

L’après-midi, le déclin du jour, le soleil couchant.

La lumière du Prophète est un soleil sublime 190 (c. 124)

Brillant tantôt en Moïse et tantôt en Adam.

Si tu lis les chroniques du monde,

Tu connaîtras clairement ses nombreux degrés.

De ce soleil, à chaque instant, se projette une ombre : (c. 125)

Elle est l’un des degrés dans l’ascension de la foi.

La ligne méridienne est le temps de notre Seigneur 191

Car il est pur de toute ombre ténébreuse.

Il se tient debout, sur la ligne méridienne,

Sans ombre devant lui, ni derrière, ni à droite, ni à gauche.

Comme il se trouve sur le «chemin étroit» de la Réalité192

Et s’y tient sur l’ordre de «sois ferme» 193,

Il ne projette aucune ombre qui impliquerait une obscurité.

Salut à toi, ô lumière de Dieu, ô ombre de la Divinité!

Sa qibla est entre l’Orient et l’Occident194,

Parce qu’il est noyé au sein de la lumière.

Lorsque, par son pouvoir, Satan deviendra musulman 195,

Il sera comme une ombre cachée sous ses pas :

Tous les «degrés» sont en dessous de son «degré»,

Les existences terrestres proviennent de son ombre;

À partir de sa lumière, sa sainteté projette des ombres;

L’Occident est rendu pareil à l’Orient196.

À chaque ombre projetée au commencement de son parcours,

Une autre correspond, projetée à la fin.

Chaque docteur de la foi, au temps présent,

Correspond aux prophètes quant à la prophétie 197;

Mais comme un prophète, en raison de la prophétie, est au sommet de la perfection,

Il est nécessairement plus parfait que n’importe quel saint.

La sainteté est manifestée dans le «Sceau de saints»

Le dernier degré est achevé dans le premier.

Par lui, la terre sera remplie de paix et de foi;

Par lui, les pierres et les animaux recevront la vie 198;

Il ne restera plus dans le monde aucune âme impie;

La véritable justice sera totalement manifestée.

Par le secret de l’Unité, il parviendra à la Réalité;

En lui sera montré le visage de l’Absolu 199.

Question 5

Qui donc parvient au secret de l’Unité?

Que comprend le connaissant? 200

Réponse 5

L’homme qui parvient au secret de l’Unité

Est celui qui ne s’arrête pas aux étapes de la route.

Le connaissant est celui qui connaît l’Être même,

Celui qui est témoin de l’Être absolu 201. (c. 126)

Il ne perçoit d’autre être que l’Être (c. 127)

Et rejette au loin sa propre existence.

Ton existence n’est que ronce et ivraie :

Rejette le tout loin de toi.

Va balayer la chambre de ton coeur202, (c. 128)

Prépare-la à devenir la demeure du Bien-Aimé.

Quand tu en partiras, Lui, Il y entrera;

En toi, vidé de toi, Il manifestera Sa beauté.

L’homme aimé pour ses œuvres pieuses203,

Que les souffrances de la «négation» 204 purifient telle une chambre balayée,

Trouve sa demeure dans une «station louable»

Et obtient sa part de «ce que l’œil n’a pas vu ni l’oreille entendu» 205

Mais tant que la souillure de sa propre existence reste en lui,

La connaissance du connaissant ne revêt pas la forme de l’expérience 206.

Tant que tu n’écartes pas les obstacles devant toi,

La lumière n’entre pas dans le secret de ton cœur.

Comme il est quatre obstacles en ce monde,

Considère qu’il est quatre purifications :

La première est la purification de la souillure charnelle;

La seconde est celle du péché et du mal, «murmures du tentateur» 207,

La troisième, celle des mauvaises habitudes

Qui rendent les hommes semblables aux animaux des champs;

La quatrième est la purification du tréfonds du coeur208,

Car c’est là que s’achève la route du pèlerin.

Celui qui, par ses purifications, s’est rendu pur,

En vérité, est digne de communier avec Dieu.

Avant d’avoir totalement renoncé à toi-même,

Comment ta prière pourrait-elle être véritable?

Quand ton essence est pure de toute tache209,

Tes prières sont «une joie pour les yeux».

Il n’y a plus alors de distinction,

Le connaissant et le connu sont une seule et même chose.

Question 6

Si le connaissant et le connu sont tous deux l’unique Essence

Quelles sont les aspirations de cette poignée de poussière?

Réponse 6

Ne sois pas ingrat envers la grâce de la Réalité,

Car c’est par la lumière de la Réalité que tu connais la Réalité 211.

En dehors de Lui, n’existe ni connaissant, ni connu; sois assuré

Cependant, que la poussière tire sa chaleur du soleil 212. (c. 129)

Il n’est pas étonnant que les atomes de poussière éprouvent de l’espoir 213

Et du désir pour la chaleur et la lumière du soleil.

Rappelle-toi les circonstances de ta création,

Car par là tu apprendras d’où provient ta pensée.

À qui Dieu a-t-il dit : Ne suis-Je pas votre Seigneur?» 214

Qui donc, alors, a répondu : «Oui»? (c. 130)

En ce jour où Il a «façonné l’argile» 215,

Il a inscrit, par Sa grâce, la foi dans le cœur.

Si tu lis sur le champ cette écriture 216,

Tu comprendras tout ce que tu désires. (c. 131)

La nuit dernière, tu as attaché le lien «du pacte d’allégeance» 217

Mais tu l’as oublié en raison de ton ignorance.

Voici pourquoi la parole de la Réalité est descendue218

Pour te faire souvenir de ce pacte primordial.

Si tu as vu la Réalité au commencement,

Tu la verras de nouveau en ce lieu219.

En ce lieu, aujourd’hui, contemple Ses attributs,

Afin de pouvoir, demain, contempler Son essence. (c. 132)

Et si tu ne le peux, ne t’afflige pas pour autant.

Va, écoute la parole du Coran : «Tu ne peux diriger.» 220

Illustration

L’aveugle-né ne croira pas tes dires sur les couleurs,

Lui donnerais-tu exemples et preuves durant un siècle.

Blanc, jaune, rouge, vert clair, vert foncé,

Ne sont pour lui que le noir le plus sombre.

Considère son malheur :

Le collyre du médecin lui rendra-t-il jamais la vue? (c. 133)

La raison ne peut percevoir l’état du monde à venir,

Pas plus que l’aveugle-né ne peut voir ce monde 221. (c. 134)

Mais l’homme possède, outre la raison, une faculté222

Grâce à laquelle il saisit les mystères cachés.

Dieu l’a placée dans l’âme et le corps de l’homme,

Comme le feu dans le silex et le briquet.

Lorsque silex et briquet sont frappés ensemble,

L’éclair qui en jaillit illumine les deux mondes 223,

Par cette rencontre, le mystère s’éclaircit. (c. 135)

Maintenant que tu l’as entendu, va t’occuper de ton «moi».

Ton «moi» est une copie faite à l’image de Dieu,

Recherche en lui tout ce que tu désires connaître224.

Question 7

À quel degré appartient la parole «Je suis la Réalité suprême» (Ana’l-Haqq) 225?

Qu’en dis-tu? Est-ce le bavardage d’un imposteur226? (c. 136)

Réponse 7

«Ana’l-Haqq», en vérité, est la révélation d’un mystère absolu. (c. 137)

Qui, sauf la Réalité, peut affirmer : «Je suis la Réalité suprême»?

Tous les atomes du monde, à l’instar de Mansour,

Tu les croirais ivres et gorgés de vin.

Continuellement, ils célèbrent ces louanges (tahlîl et tasbîh) 227,

Continuellement, ils recherchent cette signification.

Si tu désires que ce sens s’éclaire pour toi,

Prononce la Parole : «Toute chose célèbre Dieu.» 228

Quand tu auras cardé ton «moi» comme du coton,

Tel le cardeur de laine (hallâj), tu pousseras ce cri.

Ôte de tes oreilles le coton de ton illusion,

Écoute l’appel de l’Un, le Tout-Puissant229.

Cet appel t’arrive constamment de la Réalité.

Pourquoi attends-tu qu’arrive le Jour du jugement?

Entre dans la «Vallée de la Paix», car, aussitôt,

Le buisson ardent te dira : «En vérité, Je suis Dieu.» 230

Cette parole fut permise au buisson,

Pourquoi serait-elle interdite à la bouche d’un juste?

Tout homme dont le cœur est dénué de doute

Sait avec certitude qu’il n’est d’autre être que l’Un. (c. 138)

Dire : «Je (Anâ)» appartient seulement à la Réalité

Car parler de Hu (Lui) 231 convient à ce qui est absent, et ce qui est absence est illusion.

La sublimité de «Haqq» n’admet point de dualité :

Dans cette sublimité, il n’y a ni «je», ni «nous», ni «toi».

Je, nous, toi et Lui ne sont qu’un.

Car dans l’unité, il n’y a pas de distinction de personnes.

Quiconque renonce au «pourquoi» et au «comment»

Trouve en lui-même l’écho de «Ana’l-Haqq».

Il rejoint son côté éternel, l’autre disparaît232;

Le voyage, le chemin et le voyageur deviennent un.

L’incarnation et l’assimilation proviennent de l’altérité. (c. 139)

Mais l’Unité même provient de la Voie 233.

Ce qui est séparé de la Réalité, c’est l’existence phénoménale.

La Réalité ne devient pas une créature,

Pas plus que la créature ne devient une avec Dieu 234.

Incarnation et assimilation sont ici impossibles,

Car la dualité dans l’Unité est clairement absurde.

L’existence des créatures et la pluralité ne sont qu’apparence,

Et chaque chose qui semble être, en réalité, n’est pas.

Illustration 235

Place un miroir devant toi,

Regarde, et vois en lui cet autre. (c. 140)

Considère ensuite ce reflet :

Ce n’est ni ceci, ni cela, qu’est-ce donc?

Comme je suis limité à mon propre moi,

Je ne sais pas ce qu’est cette ombre de moi.

Comment le non-être peut-il être conjoint à l’être?

Tous deux, lumière et obscurité, ne peuvent être un.

L’avenir n’existe pas plus que le passé.

Qu’y a-t-il d’autre que ce seul point du présent?

Le temps est un point imaginaire qui toujours se déroule,

Et toi, tu le nommes une rivière qui coule.

Il n’y a personne d’autre que moi dans ce désert.

Dis-moi, quels sont ce bruit et cet écho?

Les accidents sont éphémères, ils constituent l’essence : (c. 141)

Dis-moi comment cela existe-t-il, où se trouve ce composé?

Les corps n’existent que par la longueur, la largeur, la profondeur.

Comme leur existence provient de ces non-entités236,

De cette sorte est faite l’étoffe des deux mondes.

Puisque tu sais cela, aie une foi solide.

Puisqu’en réalité il n’est d’autre existence que la Réalité,

Que tu dises : «Il est la Réalité» ou «Je suis la Réalité» (c. 142)

Sépare les choses imaginaires de l’Être véritable.

D’étranger, transforme-toi en ami 237.

Question 8

Pourquoi dit-on d’une créature qu’elle est «unie»?

Comment peut-elle réussir son voyage et sa route?

Réponse 8

L’Union avec la Réalité est la séparation de l’état de créature 238. (c. 143)

L’amitié avec Lui, c’est être étranger à soi-même.

Quand le contingent essuie la poussière de la contingence,

Il ne reste rien d’autre que l’Être nécessaire.

L’existence des deux mondes est pareille à un rêve.

Au moment de l’éternité, ils sont anéantis.

Celui qui est «uni» n’est pas une créature239 :

L’homme parfait ne dit pas cela.

Comment le non-être entrerait-il par cette porte?

Quelle relation y a-t-il entre la poussière et le Seigneur des seigneurs?

Comment le non-être serait-il uni à la Réalité?

Comment le non-être pourrait-il effectuer voyage et parcours?

Si ton âme était consciente de ce Mystère 240,

Tu dirais aussitôt : «J’implore le pardon de Dieu.»

Tu es non-existant 241 et le non-être est toujours immuable. (c. 144)

Comment ce contingent non-existant parviendrait-il au Nécessaire?

Aucune essence ne possède d’objectivité (`ayn) sans accident. (c. 145)

Et qu’est-ce qu’un accident? Ce qui «ne demeure pas deux instants».

Les savants qui ont traité des sciences naturelles

Définissent les corps par leurs trois dimensions 242.

Qu’est donc la matière première, sinon un néant absolu

Dans lequel se manifeste la forme? (c. 146)

De même que la forme sans la matière n’existe pas par elle-même,

De même la matière sans forme n’est, elle aussi, que non-être. (c. 147)

Tous les corps dans l’univers consistent en ces deux néants

Dont on ne sait rien d’autre que leur non-existence.

Considère donc leur quiddité, sans «plus» ou «moins»;

En elle-même, elle n’est ni existante, ni non-existante 243 :

Regarde l’être contingent en esprit et en vérité,

Car, séparé de l’Être nécessaire, il n’est rien 244 :

L’Être absolu, par Sa propre perfection, emplit toutes choses 245.

Les objets phénoménaux ne sont que choses imaginaires 246,

Les choses imaginaires n’existent pas en réalité.

Bien que les nombres soient multiples, seul l’un est compté.

Le monde ne possède qu’une existence apparente,

Son état n’est que dérision et jeu vain247. (c. 148)

Illustration Sur les modalités de l’Être

La brume sur la mer s’élève

Et, sur l’ordre de la Réalité, s’épanche dans le désert.

Du quatrième ciel envoyés, les rayons du soleil

Se mélangent à l’eau.

La chaleur monte dans les airs

Se mélange à la brume

Et, avec terre et air,

Donne de belles et vertes pousses 248,

Nourriture des animaux, qui en eux se transforment. (c. 149)

Mangés, ils se transmuent dans l’homme (c. 150)

Et de l’homme vient une semence qui à son tour évolue

Avant de donner un autre homme.

Puis, quand la lumière de l’âme pénètre le corps249,

Naît une forme belle et brillante;

Elle deviendra enfant, adolescent, adulte, vieillard,

Connaîtra sagesse, raison, jugement, savoir.

Et au temps fixé par la Présence pure,

L’esprit pur retournera à l’esprit, la poussière à la poussière.

Toutes les parties du monde, comparables aux plantes,

Ne sont que gouttes isolées de l’océan de la vie 250.

Quand le moment de leur manifestation s’est écoulé,

Leur fin, à nouveau, devient leur commencement251.

Chacune d’elle tend vers son centre,

Comme il est prescrit par sa nature.

L’unité est comme une mer, mais une mer de sang252

D’où jaillissent des milliers de vagues folles. (c. 151)

Considère combien une goutte issue de cette mer

A revêtu de noms et de formes!

Brume, nuage, pluie, rosée, argile,

Plante, animal, homme parfait.

Une seule goutte à l’origine

A tout façonné 253.

Cet univers de la raison, de l’âme, des cieux et des corps,

Est comme une goutte d’eau en son commencement et sa fin. (c. 152)

Quand le temps fixé arrive pour le ciel et les étoiles,

Leur existence se perd dans le néant 254.

Quand une vague le frappe, le monde s’évanouit;

Alors est accomplie la Parole : «N’avait pas été florissante la veille.» 255

En un instant, le monde disparaît.

Ne reste en la demeure que la Réalité,

C’est alors que tu parviens à la proximité.

Tu te dépouilles de ton «moi» et t’unis au Bien-Aimé. (c. 153)

L’Union, ici, signifie la fin de ce rêve.

Quand le rêve s’évanouit, c’est l’Union.

Ne dis pas : «Le contingent transcende ses limites» 256,

Le contingent ne devient pas nécessaire, ni le nécessaire contingent.

L’être versé dans les mystères spirituels

Ne dit pas cela, car c’est le contraire des vérités.

Ô mon noble ami! tu as devant toi un millier d’«étapes» 257

Réfléchis à ton arrivée et à ton départ.

De cet exposé sur la partie et le tout, et de la progression de l’homme,

Je te confie chaque détail, à la fois manifeste et secret.

Question 9

Quelle est l’union du nécessaire et du contingent?

Qu’est-ce que «près» et «loin», «plus» et «moins» 258

Réponse 9

Entends de moi un discours sans «plus» ou «moins».

C’est par la proximité que tu deviens éloigné de toi-même.

Comme l’Être est manifesté dans le non-être,

De là aussi proviennent «près» et «loin», «plus» et «moins» 259.

Il est «près» celui sur qui «se répand la lumière» 260

«Loin» est ce non-être qui est distant de l’Être;

S’Il fait briller sur toi une lumière venant de Lumême,

Cela te délivre de ta propre existence; (c. 154)

À quoi te sert cette existence non-existante,

D’où te vient tantôt la crainte, et tantôt l’espoir?

L’homme ne craint pas Celui qu’il connaît, (c. 155)

Seuls les petits enfants ont peur des ombres.

La peur ne demeure plus quand tu t’es mis en route261.

Le coursier arabe n’a pas besoin de fouet. (c. 156)

Quelle crainte éprouverais-tu pour les feux de l’enfer,

Quand ton âme et ton corps sont libérés de l’existence?

Fais brûler dans le feu de l’or pur :

S’il ne contient pas d’alliage, qu’y a-t-il à brûler? (c. 157)

Il n’y a d’autre obstacle sur la Voie que toi-même.

Mais réfléchis bien à ta propre existence illusoire.

Quand tu es enveloppé dans ton «moi»,

Le monde est toujours un voile devant tes yeux.

Alors, tu es au point le plus bas du cercle de l’être.

Alors, tu es le plus opposé au point de l’Unité!

Les phénomènes du monde dominent sur toi 262.

C’est pourquoi, tel Satan, tu dis : «Qui est pareil à moi?»

Et c’est pourquoi tu dis : «J’ai mon libre arbitre,

Mon corps est la monture, mon âme le cavalier;

Les rênes du corps sont dans les mains de l’âme,

La direction tout entière m’est octroyée.»

Ne sais-tu pas que tout cela est la voie des Mages (zoroastriens) 263,

Que tous ces mensonges et tromperies viennent de l’existence illusoire?

Comment, ô insensé! le libre arbitre peut-il appartenir

À une personne dont l’existence est néant?

Étant donné que ton être n’est rien d’autre que non-être,

Dis-moi, d’où viendrait le libre arbitre?

L’homme, dont l’existence réelle ne vient pas de lui-même,

N’est ni bon, ni mauvais dans sa propre essence 264.

Qui as-tu vu dans le monde entier

Se procurer du plaisir sans douleur? (c. 158)

Qui, en vérité, réalisa jamais tous ses désirs265?

Qui demeura jamais à l’apogée de la perfection?

Les dignités sont permanentes, mais leurs détenteurs

Sont soumis au pouvoir de la Réalité. «Dieu est au-dessus de tout.» (c. 159)

Reconnais l’action de la Réalité en tous lieux 266,

Ne pose pas le pied hors de tes propres limites.

Demande à ton propre état ce qu’est le libre arbitre,

Et par là sache qui sont les gens du libre arbitre.

Tout homme dont la foi est autre que celle en la prédestination

Est, selon le prophète, pareil à un mazdéen.

De même que ces mazdéens parlent de Yazdan et Ahriman,

De même les ignorants stupides disent «je» et «lui».

Attribuer nos actions à nous-mêmes est pure imagination,

Cette attribution n’est qu’un jeu et qu’une farce.

Tu n’existais pas quand tes actions furent créées,

Tu as été mandaté pour accomplir un certain dessein267. (c. 160)

Par la volonté souveraine et inconditionnée de la Réalité,

Par Sa prescience donnant un ordre absolu,

Fut prédestinée, avant qu’aient existé l’âme et le corps,

Pour chaque homme sa tâche à accomplir.

L’un, obéissant pendant sept cent mille ans 268,

Porta ensuite sur son cou un joug de malédiction.

Un autre, après sa transgression, contempla la pure lumière.

Quand il se repentit, il obtint le nom de « Choisi» 269;

Et, plus merveilleux encore, ce fut par la désobéissance

Qu’Adam obtint de la Réalité la miséricorde et le pardon270,

Tandis qu’à cause du péché d’Adam, Satan fut maudit.

Ô merveilleuses actions de Toi, sans comment ni pourquoi!

La Majesté divine «ne regarde pas» 271,

Exaltée au-delà de raisonnements fantaisistes.

Comment se fait-il, ô homme stupide, que de toute éternité

Cet homme devait être Mohammad, et cet autre Abu Jah1272?

Qui discute du «comment» et du «pourquoi» par rapport à Dieu,

Tel un impie, parle d’une manière indigne de Sa majesté. (c. 161)

C’est à Lui qu’il convient de demander comment et pourquoi;

Les discussions de Ses serviteurs ne sont pas convenables. (c. 162)

La Divinité consiste tout entière dans la souveraineté.

La causalité n’est pas applicable aux actions de Dieu.

La miséricorde et le courroux conviennent à la Divinité,

Mais la pauvreté et la contrainte à la condition d’esclave.

L’«honneur» de l’homme réside dans le fait d’être obligé 273,

Et non pas en ayant part au libre arbitre. (c. 163)

L’homme ne possède rien par lui-même, (c. 164)

Cependant, Dieu l’interroge sur le bien et le ma1274.

L’homme est dépourvu de libre arbitre, il est contraint.

Ah! pauvre créature, paraissant libre, et pourtant esclave!

Ce n’est pas là injustice, mais véritable prescience et justice.

Ce n’est pas là oppression, mais pures grâce et miséricorde.

Il t’a imposé la Loi pour cette raison

Qu’Il t’a conféré quelque chose de Son essence275.

Puisque tu es impuissant dans les mains de la Réalité,

Abandonne ton «moi», renonce à lui.

Dans le «Tout», tu obtiendras la délivrance de ton «moi»,

Dans la Réalité, tu deviendras riche, ô derviche 276!

Va, âme de ton père! Soumets-toi à la volonté de Dieu,

Résigne-toi à la prédestination divine. (c. 165)

Question 10

Quelle est cette mer dont la parole est le rivage?

Quelle est cette perle trouvée en ses profondeurs?

Réponse 10

L’être est l’océan, la parole est la rive,

Les coquilles sont les lettres, les perles, la connaissance du coeur 277

Dans chaque vague, elle projette mille perles royales

De traditions, de paroles saintes, de textes.

À chaque instant, en surgissent des milliers de vagues278,

Cependant, son eau ne diminue pas d’une goutte.

La connaissance prend naissance dans cette mer,

L’enveloppe des perles sont les lettres et la voix279.

Puisqu’une allégorie présente ces mystères,

Il convient d’avoir recours à une illustration.

Illustration 1

J’ai entendu dire qu’au mois de nisân

Les huîtres perlières de la mer d’Oman font surface,

Elles remontent des profondeurs des flots

Et se posent, bouche ouverte, sur la surface.

La brume s’élève au-dessus de la mer

Et retombe en pluie sur l’ordre de Dieu.

Quelques gouttes pénètrent alors dans l’orifice de chaque coquille

Qui se ferme, comme scellée par mille liens.

Chaque huître redescend, le cœur rempli, dans l’abîme,

Et chaque goutte de pluie donnera une perle.

Le plongeur s’enfonce dans les profondeurs océaniques

Et en rapporte les perles étincelantes.

La rive est ton corps, la mer est celle de l’Être 280,

La brume est la grâce, la pluie, la connaissance des noms 281.

Le plongeur dans cette mer est la raison humaine

Qui contient cent perles enveloppées dans ses plis.

Le cœur est une aiguière pour la connaissance,

La voix et les lettres sont les coquilles de la connaissance du cœur.

L’âme s’élance tel un éclair soudain 282

Elle apporte ces lettres à l’oreille attentive.

Brise donc la coquille, recueille la perle royale; (c. 166)

Rejette au loin le noyau, emporte la douce amande.

Glossaires, étymologie, syntaxe, morphologie,

Ne sont que l’enveloppe des lettres.

Qui leur consacre sa vie

Gaspille en inutilités un temps précieux.

De la noix, il n’obtient que la coque sèche.

On ne trouve pas l’amande sans briser le noyau :

C’est de la connaissance exotérique que naît la douce connaissance de la foi.

Ô cher frère, écoute mon conseil :

De tout ton cœur, de toute ton âme, cherche cette connaissance de la foi,

Car celui qui sait obtient une place élevée

Dans les deux mondes; si humble soit-il, il sera exalté.

L’action qui provient de bons «états» du cœur vaut mieux

Que la simple connaissance de la «parole» 283.

Mais l’action qui provient de l’eau et de l’argile

N’est pas comme cette connaissance, car cette dernière est l’action du coeur 284.

Considère la différence entre le corps et l’âme :

Une distance aussi grande qu’entre l’Orient et l’Occident.

Apprends ainsi comment les actions corporelles

Sont, par rapport à la connaissance de la parole,

Comme cette connaissance par rapport aux « états» 285.

La connaissance n’est pas l’attachement au monde,

Possession des formes, non de réalité.

La connaissance ne va jamais de pair avec le désir pour le monde 

Si tu souhaites l’ange, chasse au loin le chien 286.

La connaissance de la foi tire son origine des vertus angéliques,

Elle n’entre pas dans un cœur semblable à celui du chien.

Ainsi le déclare la tradition «des élus»,

Et penses-y bien, car, en vérité, il en est ainsi.

Lorsqu’une image figure dans la maison

Les anges n’y entreront jamais.

Va laver les tablettes de ton cœur

Pour qu’un ange puisse demeurer avec toi.

Acquiers de lui la connaissance qui est ton héritage.

Commence à labourer ton champ pour la moisson de l’autre monde.

Lis les livres de la Réalité — ton âme et les cieux 287.

Sois orné du principe de toutes les vertus.

Règle Des vertus et des bonnes dispositions

Un bon caractère est équitable,

Sage, tempérant, courageux.

L’homme doué de ces quatre qualités

Est un sage parfait, en pensée et en action.

Son âme et son cœur sont imprégnés de sagesse.

Ni trop rusé, ni non plus trop naïf,

Il domine ses appétits par sa sobriété,

Bannit l’intempérance et l’insensibilité.

L’homme courageux est dénué de servilité et de vantardise,

Exempt de lâcheté et de témérité.

L’équité est le vêtement de sa nature.

Dépourvu d’injustice, son caractère est bon.

Toutes les vertus se trouvent dans un juste milieu,

Éloigné à la fois de l’excès et du manque.

Le juste milieu est la «voie étroite»

Que borde de chaque côté l’abîme sans fond de l’enfer,

Aussi fine et acérée que le fil de l’épée

Sur lequel on ne peut se tenir.

Étant donné que l’équité n’a qu’un seul vice qui lui soit contraire,

Le nombre total des vices opposés est sept.

Derrière chaque nombre est caché un mystère,

C’est pourquoi l’enfer a sept portes 288. (c. 167)

De même que l’enfer est préparé pour l’iniquité,

Le ciel est de toujours désigné pour l’équité.

La lumière et la miséricorde récompensent l’équité,

L’obscurité et la malédiction châtient l’iniquité.

Le bien est rendu manifeste dans l’équité,

L’équilibre en un corps est l’apogée de sa perfection.

Étant donné qu’un composé est comme une seule entité 289,

Dans sa nature et ses différences il s’écarte de ses parties.

Il devient pareil à une essence simple,

Et, entre lui et l’essence simple, existe un lien.

Non pas le lien qui subsiste entre le composé et ses éléments

(Car l’esprit est libre des attributs de la corporalité)

Mais quand l’eau et l’argile sont totalement purifiés290,

L’esprit leur est donné par la Réalité 291.

Lorsque les éléments parviennent à l’équilibre,

Les rayons du monde spirituel tombent sur eux.

Les rayons de l’Esprit brillant sur le corps équilibré

Sont semblables aux rayons du soleil illuminant la terre.

Illustration 2

Bien que292 le soleil demeure dans le quatrième ciel,

Ses rayons émettent la lumière qui gouverne la terre.

Les tempéraments élémentaires n’existent pas dans le soleil,

Les étoiles ne sont ni chaudes, ni froides, ni sèches, ni humides.

Cependant, il réchauffe ou refroidit les éléments

Qu’il rend blancs, rouges, verts, roses ou jaunes.

Son ordre est décrété comme celui d’un prince juste,

L’on ne peut dire s’il est à l’extérieur ou à l’intérieur des éléments.

Lorsque ceux-ci sont ajustés en équilibre,

L’âme est, pourrait-on dire, éprise de leur beauté.

Un mariage mystique s’effectue selon la « véritable foi» 293.

Le monde est le douaire donné à l’homme par l’Âme universelle 294.

De ce mariage, la descendance est l’éloquence,

La connaissance, le langage, la vertu, la beauté terrestre.

La beauté céleste descend du monde invisible295,

Elle descend comme enivrée.

Elle dresse son étendard dans la ville forte de la beauté terrestre,

Jette dans la confusion tout l’apparat du monde,

Tantôt chevauche royalement le coursier de la sobriété,

Tantôt brandit la lame acérée de l’épée du langage.

En une personne, elle est appelée beauté,

Dans le langage, éloquence.

Saints, rois, derviches, Envoyés,

Tous pareillement se prosternent

Et reconnaissent son empire.

Quel est ce charme dans la beauté d’une figure ravissante296?

Si ce n’est pas seulement une beauté terrestre, dis-moi ce que c’est?

Ce ravissement du cœur ne peut provenir que de laR éalité, (c. 168)

Car il n’y a pas d’associé dans l’action divine297.

Comment serait-ce le désir qui enchante le cœur des hommes?

Car la Réalité paraît parfois comme mauvaise.

Reconnais l’œuvre de la Réalité en tous lieux,

Ne pose pas les pieds hors de tes propres limites.

La Réalité sous l’aspect du bien est la foi véritable,

La Réalité sous l’apparence du mal est l’œuvre de Satan 298. (c. 169)

Question 11

Quelle est cette partie qui est plus grande que le tout?

Quel est le chemin pour la trouver?

Réponse 11

Sache que l’Existence (wujûd) absolue est cette partie

Qui est plus grande que le tout.

Le tout est l’existant (mawjûd), lequel est l’univers 299.

L’existant comporte la pluralité à l’extérieur de lui-même

Car il ne contient l’unité qu’intérieurement :

Chaque existant est manifesté par la pluralité,

Ceci est comme un voile de son unité.

Bien que ce tout soit, selon l’aspect extérieur, multiple,

Il est, du point de vue de la quantité, plus petit que sa propre partie 300

Mais, en vérité, l’existant n’est pas l’Être nécessaire,

Car l’existant Lui est soumis.

Ce tout n’a pas de véritable être,

Il est comme un accident contingent de la Réalité.

L’existence de ce tout est à la fois multiple et unique

Et apparaît multiple en raison de cet aspect de multiplicité.

L’existant est contingent parce que c’est une conjonction 301.

Le contingent se hâte toujours vers le Non-être,

Dans chaque partie de ce tout, lorsqu’il devient non-existant,

Ce tout lui-même devient non-existant sous son aspect contingent.

Le monde est ce tout, et dans chaque «clin d’œil»

Il devient non-existant et «ne dure pas deux moments».

Puis un autre univers est de nouveau créé.

À chaque instant, un nouveau ciel et une nouvelle terre » 2!

À chaque instant303, c’est un jeune homme et un vieillard 304. (c. 170)

Illustration

Si tu désires comprendre ce Mystère,

Considère comment toi aussi tu es soumis à la vie et à la mort. (c. 171)

De toute chose dans le monde, au-dessus ou au-dessous 305,

Une image est manifestée dans ton âme et dans ton corps.

Comme toi, le monde est une personne :

Pour lui, tu es une âme, et c’est un corps pour toi. (c. 172)

La mort advient à l’homme de trois manières306 :

L’une, à chaque instant, est celle due à sa nature 307;

Des deux autres, sache que l’une est la mort de sa volonté,

La troisième étant celle qui est pour lui inéluctable.

Comme vie et mort se répondent,

Sa vie est de trois sortes et en trois étapes 308.

Le monde ne possède pas la mort de la volonté

Car tu es la seule de toutes les créatures à la connaître.

Mais à chaque instant le monde est transformé,

Et son dernier état devient semblable à son premier.

Tout ce qui sera vu dans le monde au Jour dernier,

Sera vu aussi en toi dans l’agonie de ta mort.

Ton corps est comme la terre, ta tête comme le ciel,

Tes sens sont pareils aux étoiles et ton âme est semblable au soleil.

Tes os durs sont comparables aux montagnes,

Tes cheveux aux plantes, tes membres aux arbres.

Le jour de la mort, ton corps, de repentir,

«Tremblera» comme la terre au Jour du jugement» 309.

Ton cerveau sera troublé et ton âme noircie,

Tes sens s’obscurciront comme les étoiles 310,

Tes pores ruisselleront de sueur telles des rivières.

Tu seras là noyé comme une bûche impuissante.

Dans l’agonie de ta mort, ô pauvre homme!

Tes os deviendront «flocons de laine cardée

La jambe se crispera contre la jambe312.

Chaque ami sera séparé de son compagnon313.

Et lorsque l’esprit sera entièrement séparé du corps,

Ton pays sera «une plaine nivelée» sans collines, ni vallées 314.

De même sera l’état de ce monde

Que tu contemples en toi-même à cette heure.

La permanence appartient à la Réalité; tout le reste est éphémère.

Le tout est révélé dans les «sept chapitres» (c. 173)

Qui disent : «Tout ce qui est sur la terre est transitoire» 315

Et qui montrent «la nouvelle création» 316.

L’annihilation et la rénovation constantes des deux mondes

Sont comme la création et la résurrection des fils d’Adam :

Continuellement, la Création renaît en une nouvelle création,

Bien que la durée de sa vie semble longue 317.

Continuellement, la générosité débordante de la Réalité

Se révèle à travers Son «action» perpétuelle 318.

D’un côté, le monde est renouvelé et perfectionné,

De l’autre, il est annihilé à chaque instant 319.

Mais quand la figure de ce monde passera

Tout sera éternel dans le monde à venir,

Car chaque objet que tu vois, nécessairement,

Contient deux mondes : la forme et la réalité.

L’union du premier est une véritable séparation,

L’autre est ce qui demeure à jamais en Dieu 320.

La permanence est un nom qui convient à l’Être nécessaire,

Mais cependant le lieu où demeure l’Être est aussi permanent 321

Quand ceux qui manifestent conviennent à ce qui est manifesté.

Dans ce monde est vu le monde à venir322 :

Tout ce qui existe en puissance dans cette «maison»

Parviendra à la réalisation dans le monde à venir323.

Règle

Quelle que soit l’action effectuée une fois par toi,

Si tu la répètes plusieurs fois, tu en deviens le maître,

Chaque fois que tu la répètes, gain ou perte,

L’un de ces deux s’enracine dans ton âme.

Par la répétition, les dispositions deviennent habituelles.

Par la durée, les fruits acquièrent leur saveur,

Par la pratique, les hommes apprennent leur métier,

Par l’habitude, ils organisent leurs pensées.

Toute action et toute parole enracinées en l’homme

Seront rendues manifestes au Jour dernier324.

Quand tu seras dépouillé du vêtement corporel,

Vices et vertus apparaitront aussitôt.

Tu auras un corps, mais un corps pur de toute tache.

Les formes s’y reflèteront comme dans de l’eau pure.

Tous les secrets seront révélés en ce lieu.

Lis la Parole : «Tous les secrets seront dévoilés» 325, (c. 174)

Ensuite, de la façon qui convient à ce monde particulier,

Tes dispositions seront incarnées et personnifiées.

De même qu’en ce monde-ci, d’après les potentialités des éléments,

Les trois règnes de la nature sont produits326,

De même, toutes tes dispositions dans le monde des esprits

Seront rendues manifestes, tantôt comme des lumières, tantôt comme des flammes327.

Les limitations phénoménales seront écartées de l’Être,

L’on ne verra plus ni hauteur ni profondeur.

La mort du corps ne restera pas dans la «maison de la vie» 328.

La forme éternelle et l’âme apparaitront comme une seule entité sans tache.

Ta tête, ton pied, ton œil, deviendront comme un cœur, (c. 175)

Purifiés de la tache de la forme humaine :

Alors, la lumière de la Réalité t’illuminera.

Tu contempleras face à face la Réalité Très-Haute, (c. 176)

Je ne sais quel enivrement s’emparera de toi.

Tu disperseras en désordre les deux mondes.

Réfléchis à ce que signifie : «Leur Seigneur leur donne à boire» 329 (c. 177)

Et qu’est-ce que ce «vin pur»? La purification de soi.

Quelle breuvage! quelle suavité! quelle douceur!

Quelle béatitude! quelle extase! quelle ivresse!

Oh! l’heureux moment quand nous quitterons nos «moi»,

Quand nous serons les plus riches dans la pauvreté la plus grande ! 330

Sans foi ni raison, sans piété ni perception,

Prosternés dans la poussière, ivres et hors de nous-mêmes!

Que vaudront alors le paradis et les houris ? 331(c. 178)

Car aucun étranger ne pénètre dans cette chambre secrète.

Lorsque j’aurai contemplé cette vision et bu à cette coupe,

Je ne sais ce qui arrivera ensuite.

Mais après l’ivresse vient le désenchantement; 332

Cette pensée à nouveau noie mon âme dans le sang.

Question 12

Comment l’éternel et le temporel sont-ils séparés?

Celui-ci est le monde, et cet autre, Dieu?

Réponse 12

L’éternel et le temporel ne sont pas séparés, (c. 179)

Car dans cet Être, le non-existant a son être.

Le premier existant dans tout, l’autre est comme le « Anqâ» 333(c. 180)

Sauf la Réalité, aucun nom n’a de choses qui lui corresponde.

Pour le non-être, devenir existant est impossible,

Mais l’Être réel, quant à l’existence, est impérissable;

Ni ceci ne devient cela, ni cela, ceci;

Toutes les difficultés t’apparaissent clairement à présent.

Le monde tout entier n’est qu’imagination,

Tel un point qui tourne autour d’un axe.

Fais tournoyer une étincelle de feu

Et la rapidité du mouvement te fera voir un cercle.

Bien que l’Un soit compté, maintes et maintes fois,

Sûrement, Il ne devient pas multiple de ce fait.

Ne pense pas qu’il existe rien d’autre que Dieu.

Par ton jugement, sépare ceci de cela.

Comment peux-tu douter que ceci est un rêve334?

Car la dualité, à côté de l’Unité, n’est que pure llusion.

Le Non-être est unique comme l’Être,

Toute pluralité provient de l’attribution 335.

La manifestation des différences et de la pluralité des choses

Provient du contingent semblable au caméléon 336.

Puisque l’Être, en eux tous, est unique,

Ils attestent tous l’unité de la Réalité.

Question 13 Le langage symbolique

Que signifient les expressions du mystique337?

Que désigne-t-il par «l’œil» et par «la lèvre»,

«La joue», «la boucle de cheveux», «le duvet sur la lèvre», «le grain de beauté»,

«Les stations», «les états»?

Réponse 13

Tout ce que l’on voit dans le monde visible

Est comme un reflet du soleil de l’autre monde.

Ce monde-ci est comme la boucle, le duvet, le grain de beauté, le sourcil,

Car toute chose est belle à la place qui lui revient. (c. 181)

L’épiphanie est tantôt beauté, tantôt majesté338 : (c. 182)

Joue et boucle ne sont que les symboles de ces vérités.

Tendresse et courroux sont des attributs de Dieu :

Joue et boucle des beautés en sont des images. (c. 183)

Perçus par l’oreille sensorielle,

Ces mots désignent des objets sensibles.

Le monde spirituel étant infini,

Comment des mots finis peuvent-ils l’atteindre?

Comment interpréter par des mots

Les mystères contemplés dans la vision extatique?

Les mystiques qui traitent de ces mystères

Les traduisent par des images,

Car les objets sensoriels sont comme les ombres de l’autre monde.

Ce monde-ci est un nouveau-né et ce monde-là sa nourrice.

Je crois que ces mots, dans leur emploi originel,

Furent d’abord assignés aux mystères.

Ensuite seulement, ils désignèrent les objets sensoriels

Par l’usage du vulgaire,

Car que sait le vulgaire de ces mystères?

Et quand la raison a tourné son regard ici-bas,

Elle a transféré certains termes339.

L’homme sage considère l’analogie

Quand il dirige son esprit vers les mots et les mystères.

Bien qu’on ne puisse atteindre l’analogie parfaite,

Continue néanmoins à la rechercher sans relâche.

En ce domaine, nul ne peut te juger340,

Car il n’est point de chef à cette secte, sauf la Vérité. (c. 184)

Cependant, aussi longtemps que tu te conserves toi-même,

Prends garde! prends garde!

Et tiens-t’en aux expressions usitées dans la Loi. (c. 185)

Trois «états» provoquent la licence des mystiques :

L’annihilation, l’enivrement et la ferveur de l’amour. (c. 186)

Tous ceux qui les ont expérimentés

Connaissent l’emploi et le sens de ces termes.

Mais si tu n’en as pas fait l’expérience,

Ne sois pas l’infidèle ignorant qui les répète machinalement341.

Ces «états» mystiques ne sont pas de vaines illusions,

Tous les hommes ne percent pas les mystères de la voie mystique.

Ô mon ami, les hommes sincères ne se livrent pas au vain bavardage :

Connaître ces «états» requiert la révélation ou la foi 342. (c. 187)

Je t’ai expliqué brièvement l’usage et la signification des mots,

En t’en servant, considère leur intention véritable,

Et considère les attributs de chacun,

Uses-en pour des comparaisons convenables,

Abstiens-toi de les employer autrement.

À présent que cette règle est bien établie,

Je vais t’enseigner quelques autres images.

L’œil et la lèvre

Vois ce qui procède des yeux et de la lèvre du Bien-Aimé,

Considère leurs attributs en ce lieu343 :

Ses yeux dispensent la nostalgie et l’ivresse,

Sa lèvre de rubis, l’essence de l’être 344.

Par Ses yeux, tous les cœurs sont embrasés,

Ses lèvres de rubis sont le remède du cœur malade.

Par Son œil, les cœurs sont ivres et douloureux,

Par Sa lèvre de rubis, toutes les âmes voilées.

Bien que Son œil ne regarde pas le monde,

Sa lèvre toujours montre de la compassion.

Parfois, par Son humanité, Il charme nos cœurs.

Parfois, Il accorde Son aide au misérable.

Par Ses sourires, Il donne la vie à l’eau et à l’argile de l’homme.

Par Son souffle, Il embrase le ciel 345.

Chaque regard de Son œil est un piège,

Chaque recoin est une taverne.

D’un froncement de sourcils, Il détruit le monde des créatures;

D’un baiser, Il le reconstruit à chaque instant.

Par Son œil, notre sang bouillonne,

Par Sa lèvre, nos âmes sont hors d’elles.

D’un regard charmeur, Il dévaste le cœur;

D’un sourire sur Ses lèvres, Il attire l’âme.

Quand tu demandes à Son œil et à Sa lèvre une étreinte346,

L’un dit «non» et l’autre «oui».

Par Ses grâces, il met fin aux affaires du monde.

Par un baiser, Il revivifie l’âme.

Un regard de Lui, et nous donnons nos vies,

Un baiser de Lui, et nous ressuscitons.

Comme un «clin d’œil» arrive le Jour dernier347.

Un souffle créa l’esprit d’Adam.

Quand le monde réfléchit à Son œil et à Sa lèvre,

Il s’abandonne à l’adoration du vin 348.

Toute existence n’est pas regardée par Ses yeux,

Ils la regardent seulement comme l’illusion d’un rêve.

L’existence humaine n’est qu’une ivresse ou un sommeil.

Quelle relation entre la poussière et le Seigneur des seigneurs?

La raison éprouve cent perplexités

De ce qu’Il a dit : «Afin que selon Mon regard tu fusses façonné» . 349

De la boucle

L’histoire de la boucle350 du Bien-Aimé est très longue,

Que convient-il d’en dire? (c. 188)

Ne me demande pas l’histoire de cette tresse,

Chaîne qui rend les amants fous captifs!

Hier soir, j’ai parlé sans ambages de cette belle forme 351,

Mais le bout de la boucle répondit : «Cache-la!

De là, la perversité prévalut sur la droiture,

Et le chemin du chercheur devint tortueux.

Cette boucle enchaîne tous les cœurs,

Elle emporte les âmes çà et là;

Cent mille cœurs sont attachés à ses côtés,

Aucun d’eux n’échappe à son joug.

S’Il secoue ses boucles noires,

Pas un impie ne demeurera en ce monde.

S’Il les laisse continuellement en place,

Il ne restera pas une seule âme croyante.

Sa toile d’araignée s’étend tel un filet pour prendre au piège.

Par coquetterie, Il l’écarte de Sa face.

Si Ses boucles étaient coupées, quel mal?

Si la nuit était détruite, le jour ne serait-il pas accru? (c. 189)

Quand il pille la caravane de la raison,

De Ses propres mains, il l’attache avec des noeuds352.

Cette boucle n’est jamais en repos un seul instant, (c. 190)

Elle apporte parfois le matin, parfois le soir.

De Son visage et de Sa boucle, Il crée le jour et la nuit,

Jouant avec eux de façon merveilleuse353.

L’argile d’Adam se façonna au moment

Où elle perçut le parfum de cette boucle à l’odeur d’ambre354.

De cette boucle, mon cœur tire un exemple355,

Il ne peut donc se reposer un instant356.

Je dois, à chaque instant, me remettre à l’œuvre

Et l’arracher de ma poitrine.

Cette boucle trouble mon cœur

Parce qu’elle voile Sa face à ce cœur embrasé.

De la joue et du duvet357

La joue exprime la Beauté divine

Et le duvet l’accès vers la Toute-Puissance.

Sa joue rend manifeste la beauté

Disant : «Sans moi, il n’est pas de beau visage.» 358

Le duvet est la croissance dans le monde spirituel,

Il est appelé «la demeure de la vie» 359.

Par la noirceur de Sa boucle, Il transforme en nuit le jour,

Dans Son duvet, recherche la source de vie,

Comme Khadir le prophète, en un lieu caché.

Par Son duvet, bois l’eau de la vie 360.

Si tu vois Son visage et Son duvet, à coup sûr,

Tu sauras tout de la pluralité et de l’unité361.

Par la boucle, tu apprends les affaires de ce monde,

Par le duvet, tu lis ouvertement le «secret caché».

Si l’un voit le duvet sur Son visage,

Mon cœur voit Son visage en ce duvet362.

Sa joue est pareille aux «sept versets» 363

Dans chaque lettre gît un océan de mystères.

Derrière chaque brin de cette joue

Sont cachés mille océans de mystères du monde invisible.

Sache que le cœur est «le trône de Dieu sur l’eau» 364,

Le duvet sur la joue est l’ornement des âmes.

Du grain de beauté

Sur cette joue, unique est le signe de Son grain de beauté365 :

Le centre de la circonférence.

De ce centre naît le cercle des deux mondes,

Naissent le cœur et l’âme d’Adam.

De ce grain de beauté, le cœur est ensanglanté,

Il en est le noir reflet366.

Comme ce grain de beauté, l’état du cœur est le sang noir,

À cette station, nulle échappatoire.

La pluralité ne pénètre pas l’Unité,

Pas de distinctions dans la racine de l’unité367.

Je ne sais si Son grain de beauté reflète mon cœur

Ou si mon cœur reflète le grain de ce beau visage,

Si mon cœur est né de son reflet

Ou si le reflet de mon cœur se voit sur ce visage368,

Si mon cœur est dans Son visage, ou ce grain de beauté dans mon cœur :

Ce secret mystérieux m’est caché.

Si mon cœur est le reflet de ce grain de beauté,

Pourquoi ses «états» sont-ils si divers 369?

Tantôt malade, tel Son œil enivrant,

Tantôt voltigeant, telle Sa boucle de cheveux,

Tantôt brillant, telle une lune semblable à ce visage,

Tantôt sombre, tel ce noir grain de beauté,

Tantôt mosquée, tantôt synagogue,

Tantôt enfer et tantôt ciel,

Tantôt exalté plus haut que le septième ciel,

Tantôt enfoncé sous «ce monticule de terre». (c. 191)

Après la dévotion et l’ascétisme, il devient à nouveau

Attaché au vin, à la lampe et la beauté.

Question 14

Que signifient le vin, le flambeau, la beauté? (c. 192)

Que veut dire être un habitué des tavernes 370?

Réponse 14

Vin, flambeau, beauté sont des épiphanies de la Réalité,

C’est ce qui se révèle à travers toutes les formes.

Le vin et le flambeau sont la suavité et la lumière du connaissant (c. 193)

Contemple la Beauté : elle n’est dissimulée à personne 371.

Ici, le vin est le verre, le flambeau, la lampe,

Et la Beauté, le rayon de la lumière des esprits.

La Beauté alluma des étincelles dans le cœur de Moïse, (c. 194)

Son vin était le feu, son flambeau, le buisson ardent.

Le vin et le flambeau sont l’âme de cette lumière éclatante,

La Beauté signifie «le plus grand de tous les signes» 372. (c. 195)

Le vin, la torche et la beauté sont tous présents;

Ne néglige pas d’étreindre cette Beauté,

Bois le vin de la mort à toi-même et, pendant un temps,

Peut-être seras-tu délivré de la tyrannie du «moi».

Bois du vin, afin qu’il te libère de toi-même

Et puisse conduire l’être de la goutte à l’océan373.

Bois du vin, car sa coupe est le visage de l’Ami,

La coupe est Son œil ivre et débordant de vin.

Recherche le vin, sans coupe ni gobelet. (c. 196)

Le vin est le buveur, l’échanson est la coupe374 :

Bois dans celle de «la Face qui demeure» 375,

La parole : «Leur Seigneur leur a donné à boire» est son échanson 376.

Le vin pur est ce qui te purifie

De la tache de l’existence au moment de l’ivresse.

Bois, et guéris-toi de la froideur du cœur,

Car l’homme ivre vaut mieux que le «bien pensant». (c. 197)

Pour celui qui demeure loin du portail de la Réalité suprême,

Le voile de l’obscurité est préférable au voile de la lumière 377. (c. 198)

Ainsi, Adam tira de l’obscurité cent bénédictions 378,

Mais Iblis fut maudit éternellement à cause de la lumière. (c. 199)

À quoi sert-il que le miroir du cœur soit poli379

Si on ne voit sur sa face que soi-même?

Qu’un rayon de Son visage tombe sur le vin,

Et de nombreuses formes surgissent à sa surface, comme des bulles 380.

Ce monde et le monde de l’esprit paraissent sur lui telles des bulles,

Ces bulles sont pour les saints semblables à des voiles.

La raison universelle, dans la stupeur, est alors hors d’elle,

Elle est réduite en esclavage 381.

L’univers tout entier est Sa taverne,

Le cœur de chaque atome Sa coupe de vin382.

Ivre est la raison, ivres sont les anges, ivre est l’âme,

Et l’air, et la terre, et le ciel.

Les cieux, étourdis de ce vin, chancellent

Et désirent en leur cœur sentir son parfum.

Les anges qui le boivent pur dans des calices purs

Déversent la lie de leur boisson sur la terre 383.

Les éléments, ivres de ce breuvage,

Tombent tantôt dans le feu, tantôt dans l’eau.

Par l’odeur de ces gouttes épandues sur terre,

L’homme s’élève jusqu’à atteindre le ciel. (c. 200)

Par son reflet, le corps desséché devient âme vivante 384,

Par sa chaleur, le corps gelé se réchauffe, la vie et le mouvement l’habitent.

Le monde des créatures en est grisé sans cesse,

Sans cesse il s’égare loin de la maison et du foyer.

Du parfum de la lie, l’un devient philosophe,

En voyant la couleur du vin pur385, l’autre devient un traditionniste 386.

Une demi-gorgée rend l’un à la vertu,

Et une seule coupe rend l’autre à l’amour. (c. 201)

Un autre, enfin, d’une unique gorgée,

Avale la coupe, le buveur, l’échanson et la taverne. (c. 202)

Il les avale tous, pourtant sa bouche bée. (c. 203)

Bravo! ô océan du cœur, ô puissant buveur!

Toute l’existence, il la boit d’une gorgée,

Et obtient la délivrance des affirmations et des négations.

Libéré des sèches dévotions et des rituels vides,

Il saisit le pan du vêtement de l’ancien de la taverne387. (c. 204)

Les habitués des tavernes

Être un habitué des tavernes 388, c’est être libéré de soi-même, (c. 205)

L’égotiste, même pieux, est un impie.

On nous a apporté des nouvelles de la taverne :

L’unification est le renoncement aux liens de parenté.

La taverne appartient au monde sans analogue,

C’est le lieu des amoureux insouciants.

Elle est le nid de l’oiseau de l’âme,

Le sanctuaire au-delà de l’espace.

L’habitué des tavernes est désolé en un lieu désolé,

Dans son désert, le monde est tel un mirage389.

Ce désert n’a ni limites, ni bornes,

Nul n’a vu son commencement ou sa fin.

Même si tu y erres pendant cent années,

Tu n’y trouveras ni toi-même, ni un autre.

Ceux qui y demeurent sont sans tête ni pieds,

Ils ne sont ni croyants, ni impies.

Le vin de l’oubli de soi leur est monté à la tête,

Ils ont renoncé au mal comme au bien.

Chacun a bu, sans lèvres ni palais,

Chacun a cessé de penser à sa renommée, à sa réputation,

De parler merveilles, visions, états spirituels,

Rêves, lieux de retraites, lumière, prodiges 390. (c. 206)

Par l’odeur de ce breuvage, ils ont tout rejeté,

Par le goût de cette annihilation, ils gisent enivrés.

Bâton de pèlerin, cruche, chapelet :

Ils ont tout offert en échange de ce breuvage.

Ils tombent et se relèvent au sein de l’eau et de l’argile 391,

Leurs yeux versent des larmes de sang.

Ils sont tantôt par l’ivresse élevés dans la béatitude,

Cou dressé comme des hérauts,

Tantôt visage noirci, contemplant le mur,

Tantôt visage rougi, et pendus au gibet392,

Tantôt dans la danse mystique de joie du Bien-Aimé,

Perdant la tête et le pied comme les cieux tournoyants.

Chaque accord qui leur parvient du ménestrel

Leur transmet le ravissement du monde invisible.

Car le chant mystique n’est pas seulement paroles et sons :

Chaque note recèle un précieux mystère.

Ils rejettent de leur tête le décuple manteau 393,

Éloignés de toute couleur et de tout parfum,

Ils lavent dans le vin purifié

Toutes les teintes, noires, vertes ou bleues,

Ils boivent une seule coupe de ce vin pur

Et par là deviennent des soufis, purs et sans attributs394,

Balayant la poussière des ordures de leur âme,

Sans raconter la centième partie de ce qu’ils voient,

Saisissant le pan du vêtement des enivrés,

Las d’être des disciples autant qu’être des maîtres.

Qu’est-ce que dévotion et piété?

Que sont ces hypocrisies?

Qu’est-ce que d’être shaykh ou novice?

Qu’est-ce que cette tromperie?

Si ton regard est encore tourné vers ce qui est grand ou petit 395,

Les idoles, les cordons sacrés, le christianisme sont faits pour toi 396.

Question 15

Idoles, cordons sacrés et christianisme, dans ce discours,

Sont tous de l’impiété. Sinon, dis-moi ce que c’est.

Réponse 15

Ici, l’idole est la manifestation de l’amour et de l’unité.

Le cordon sacré est le nœud des liens de l’obéissance;

Étant donné que impiété et foi se fondent toutes deux sur l’Être,

La signification profonde de l’idolâtrie, c’est l’Unité divine397.

Puisque toutes choses sont des manifestations de l’Être,

L’une d’entre elles doit être une idole.

Considère bien, ô homme sage!

Une idole, pour ce qui est de son être réel, n’est pas chose vaine.

Sache qu’elle a été créée par le Dieu Très-Haut,

Et tout ce qui vient du Bien est bon.

L’existence, où qu’elle se trouve, est bonne.

Si elle renferme du mal, cela provient de l’«altérité» 398.

Si le musulman savait ce qu’est la foi,

Il saurait que la foi se trouve dans l’idolâtrie.

Et si l’impie savait ce que sont les idoles,

Comment pourrait-il s’égarer dans sa propre religion? (c. 207)

Il ne voit dans les idoles que la créature visible 399,

C’est pourquoi, il est, selon la Loi, un impie.

Toi non plus, si tu ne vois pas la Réalité cachée dans les idoles,

Tu n’es pas musulman, aux yeux de la religion.

Égrener un chapelet, réciter ses prières et lire le Coran

Ne font pas de l’impie un musulman.

Cet homme est dégoûté de la foi superficielle de l’islam,

À qui la véritable impiété, a été révélée.

En chaque corps est cachée une âme,

Et dans l’impiété la véritable foi.

L’impiété loue constamment la Réalité,

La Parole : «Toutes choses louent Dieu» le démontre : qui pourrait le nier?

Que dis-je? Me suis-je détourné de la Voie 400?

«Laisse-les, et après tout ce qui est révélé, dis “Dieu”» 401.

Qui a orné le visage de l’idole de tant de beauté?

Qui est devenu idolâtre sans que la Réalité l’ait voulu? (c. 208)

C’est Lui qui a fait, Lui qui a dit 402, Lui qui est.

Qui a fait ce qui est bien, a dit ce qui est bon, est bon.

Ne vois que l’Un, ne dis que l’Un, ne connais que l’Un. (c. 209)

Voilà résumées les racines et les branches de la foi.

Ce n’est pas moi qui le déclare, entends-le du Coran :

«Il n’y a pas de distinction entre les créatures du Miséricordieux.» 403

Du cordon sacré

Le cordon sacré est le symbole de la soumission.

J’ai cherché à connaître l’origine de toutes choses.

Car le sage ne trouve aucune information valable

En quoi que ce soit, sauf dans son acception originelle.

Ceins tes reins de virilité, en homme vaillant.

Joins-toi à ceux qui «obéissent à Mon pacte» 404. (c. 210)

Par le coursier de la connaissance et la crosse de l’obéissance

Gagne au terrain de jeu la balle du bonheur.

C’est pour ce devoir que Dieu t’a créé,

Bien qu’Il ait créé de nombreuses autres créatures que toi405.

La connaissance est comme un père, la pratique comme une mère

Des états spirituels qui sont «une joie pour les yeux» 406.

Sans doute, il n’est pas de mortel sans père 407, (c. 211)

Il n’y eut jamais qu’un seul Messie dans le monde 408.

Laisse -là les contes vains, les états mystiques et les visions,

Les rêves de lumières, et les merveilles des prodiges. (c. 212)

Tes miracles sont inclus dans l’adoration de la Réalité.

Tout le reste n’est qu’orgueil, vanité, illusion de l’existence.

Dans ce sentier, tout ce qui n’est pas détachement

N’est rien d’autre qu’enflure d’orgueil et recherche de gloire 409.

Par Iblis le maudit, qui refuse le témoignage,

Sont effectués des milliers de miracles.

Il arrive tantôt du mur et tantôt du toit.

Il demeure parfois en ton cœur et parfois en ton corps.

Il connaît toutes les intentions secrètes de ton cœur,

Il crée en toi l’impiété, la transgression et le péché.

Iblis est l’imam de tous ceux qui le suivent 410.

Mais comment peux-tu rivaliser avec lui dans ses prodiges?

Si tes miracles sont pure ostentation,

Tu es un pharaon qui usurpe le droit de la Divinité.

Mais celui qui est le familier de la Réalité

N’est jamais celui qui se vante de lui-même.

Tu es toujours occupé à te mêler aux autres,

Ne deviens pas captif de cette maladie41.

Si tu t’associes aux êtres vils, tu deviens un animal;

Que dis-je, un animal? bien plutôt une pierre412.

Ne te mêles pas aux gens du commun,

Car ta nature s’abaissera à leur niveau.

Tu perds ta précieuse vie dans des bagatelles,

Tu ne réfléchis pas à son utilité.

On dénomme paix ce qui n’est que confusion,

On prend un âne pour guide - voyez sa barbe 413! (c. 213)

La direction ayant été à présent impartie à des imbéciles,

Tous les hommes sont en proie à des jours mauvais.

Considère le Dajjal borgne414, vois de quelle manière

Il est envoyé dans le monde en exemple.

Pèse cet exemple, ô homme sage!

Reconnais l’âne dont le nom est Jassâs.

Observe tous ces ânes soumis aux labeurs de cet âne, (c. 214)

Eux-mêmes précurseurs de son ignorance.

Quand notre seigneur Mohammad a raconté l’histoire des derniers jours,

Il a expliqué ces choses en plusieurs endroits.

Vois comme à présent ils sont aveugles et gloutons. (c. 215)

Toute connaissance de la foi s’est enfuie vers le ciel,

Il ne demeure chez eux ni courtoisie, ni modestie,

Personne n’a honte de son ignorance.

L’état du monde entier est bouleversé, (c. 216)

Si tu es sage, vois en quel état il se trouve.

Un être maudit, banni, haï,

Fut à son époque un shaykh, parce que son père était bon. (c. 217)

Cependant, ce mauvais fils fut tué par Khadîr415,

Parce que son père et son grand-père étaient des justes.

Ô imbécile! Tu as maintenant choisi pour shaykh

Un être encore plus stupide que toi.

Alors qu’il ne distingue pas «un chat d’une souris»,

Comment pourrait-il purifier le tréfonds de ton âme? (c. 218)

Si le fils suit les traces de son père,

Que dirais-je? En vérité, il est lumière sur lumière.

Si le fils est de bon jugement et de bonne conduite,

Il est pareil au fruit mûr, perfection de l’arbre.

Mais comment peut-il être shaykh de la religion,

Celui qui ne distingue pas le bien du mal, le mal du bien?

Être disciple, c’est apprendre la connaissance de la foi.

Illuminant de lumière la lampe du cœur.

A-t-on jamais appris des morts la connaissance?

Vit-on jamais les cendres allumer la lampe?

Pour cette raison, mon cœur a résolu ceci :

Ceindre mes reins du cordon des Mages416,

Non pour obtenir la renommée : (c. 219)

Je la possède, mais j’en ai honte.

Mon rival étant vil,

Mon obscurité est préférable à sa notoriété.

À nouveau, une inspiration me parvient de la Réalité :

«Ne dispute pas avec la Sagesse à cause d’un imbécile» 417

S’il n’y avait de balayeurs en ce monde,

La poussière l’ensevelirait.

Les liens de l’espèce nous relient tous.

Ainsi va le monde, «Dieu sait tout.»

Fuis néanmoins la compagnie des êtres vils,

Si tu es un véritable adorateur, renonce à la routine; (c. 220)

Elle ne s’accorde pas à la véritable obéissance;

Pratique la soumission, et abandonne la routine.

Du christianisme

Le but du christianisme, tel que je le perçois, est la purification de soi,

La délivrance des chaînes du conformisme.

Le portail béni de l’Unité est le sanctuaire de l’âme

Qui est le nid de l’Éternel - le Simorgh.

Cette doctrine fut enseignée par l’Esprit de Dieu (Jésus)

Qui procédait de l’Esprit-saint 418.

Dieu a placé en toi une âme,

Parcelle de l’Esprit-saint.

Si tu parviens à te libérer de ton âme charnelle,

Tu obtiendras l’accès à la vie de la Divinité :

Tout homme purifié comme le sont les anges purs,

Montera au quatrième ciel comme l’Esprit de Dieu.

Illustration

Le nourrisson qui tète le sein de sa mère

Auprès d’elle doit demeurer, dans son berceau.

Mais une fois grand et capable de voyager,

S’il est viril, il va avec son père.

Les éléments sont pour toi comme la mère selon la chair : (c. 221)

Tu es un petit enfant, et ton père est le Père Très-Haut.

C’est pourquoi Jésus a dit au moment de son ascension :

«Je vais retrouver mon Père le Très-Haut.»

Toi aussi, ô âme de ton père, tourne-toi vers ton Père.

Tes compagnons sont partis, pars, toi aussi!

Si tu veux t’élancer comme un oiseau,

Jette aux vautours la charogne qu’est ce monde.

Laisse aux êtres vils le monde perfide,

Et aux chiens, la charogne 419.

Qu’importe la parenté? Recherche ton ami véritable;

Tourne ton visage vers la Réalité, laisse -là les parents.

Pour celui qui se noie dans la mer du Non-être,

La Parole «pas de parenté» 420 est la marque de son état.

Toute relation qui provient du désir

N’a pour progéniture qu’orgueil et arrogance.

Si le désir ne demeurait pas au sein des humains,

Toutes les relations deviendraient fable vaine.

Quand le désir est à l’œuvre entre eux,

L’un devient un père, un autre une mère.

Je ne dis pas ce que sont ton père et ta mère

Car il convient que tu les considères avec respect.

Le faible en intelligence est appelé «sœur»,

L’envieux «frère»;

Ton propre ennemi est dénommé «ton fils» 421

Et un étranger, «un homme de ta famille».

Qui sont donc tes oncles paternel et maternel?

Que provient-il d’eux, sinon le chagrin et les soucis? (c. 222)

Tes compagnons sur la voie mystique,

Ô mon frère, sont aussi des compagnons de jeu422.

Si tu te laisses prendre au piège d’une relation superficielle,

Quel bien puis-je dire que tu vois en eux?

Toutes les relations sont conte de fées, sortilège, lien.

Par l’âme du Prophète! Elles ne sont qu’illusion!

Avec bravoure, libère-t’en en homme vaillant,

Mais ne rend vaine la vérité de quiconque.

Si un atome de la Loi est négligé,

Tu seras exclu de la foi dans les deux mondes.

Prends garde! N’omets pas les devoirs de la Loi,

Mais, dans le même temps, prends garde à toi-même. (c. 223)

L’or et les femmes n’infligent que des souffrances,

Abandonne-les comme le fit Jésus, fils de Maryam.

Sois un «vrai croyant» 423, renonce aux entraves desÉcoles (c. 224)

Entre dans le cloître de la foi comme un moine chrétien424

Si «l’autre» et «les autres» restent devant tes yeux,

Même dans une mosquée, tu n’es pas mieux qu’en un cloître chrétien;

Mais si le vêtement de «l’autre» disparaît de ta vue,

Le cloître devient pour toi comme une mosquée 425.

Je ne sais dans quel état religieux tu te trouves,

Rejette la chair, ton ennemie, afin de te libérer. (c. 225)

Les idoles, les cordons, le christianisme, les cloches des églises,

Sont tous le signe du renoncement à la renommée et à la célébrité.

Si tu veux devenir un serviteur fidèle,

Prépare-toi en fidélité et en sincérité.

Va, sors de ton chemin,

À chaque instant, renouvelle ta foi.

Quand l’infidélité demeure au tréfonds de ton âme,

Ne te contente pas d’un islam extérieur.

À chaque instant, de toi-même, renouvelle ta foi,

Sois un croyant, sois un croyant, sois un croyant!

La foi peut naître de l’incroyance :

Ce qui accroît la foi n’est pas de l’incroyance.

Renonce à l’étude qui cherche à se faire reconnaître des hommes. (c. 226)

Rejette le manteau des derviches, ceins-toi du cordon.

Sois semblable à notre Pîr, fais montre d’impiété 426. (c. 227)

Si tu es un homme, donne ton cœur à la vaillance,

«Libère-toi des affirmations et des négations,

Consacre entièrement ton âme au jeune chrétien. (c. 228)

Des idoles et des jeunes chrétiens

Idoles et jeunes chrétiens sont la lumière rendue manifeste

Car elle s’exprime dans le visage de l’idole.

Elle captive tous les cœurs,

Elle est tantôt le ménestrel et tantôt l’échanson. (c. 229)

Quel ménestrel celui qui, d’une douce mélodie,

Brûle les récoltes de cent amoureux427!

Quel échanson celui qui, d’une seule coupe,

Enivre deux cents hommes de soixante-dix ans!

S’il entre dans la mosquée, à l’aube,

Il n’y laisse aucun homme éveillé428.

Si, la nuit, il pénètre, ivre dans le cloître,

Des histoires de soufis il fait un conte vain.

Si, dans le collège, il pénètre en ivrogne voilé,

Le maître devient désespérément ivre.

Par amour pour lui, les dévots perdent la tête,

De leur maison et de leur foyer, ils s’exilent.

Il rend l’un croyant et l’autre, impie429, (c. 230)

Il emplit le monde de tumulte et de maux.

Ses lèvres ont édifié des tavernes,

Sa joue a illuminé des mosquées 430,

Il a réalisé tous mes vœux.

Par lui, j’ai obtenu la délivrance des désirs impies.

Cent voiles cachaient à mon cœur sa connaissance :

L’orgueil, la vanité, la suffisance et l’illusion. (c. 231)

À l’aube, cette ravissante idole entra par ma porte;

Elle m’éveilla du sommeil de la négligence;

Son visage illumina la chambre secrète de mon âme.

Je découvris ce que je suis en réalité.

Lorsque je jetai un regard sur ce beau visage,

Je poussai un soupir d’émerveillement du fond de l’âme.

Elle me dit : «Ô pharisien et hypocrite!

Ta vie s’est écoulée à la recherche de la célébrité et de la renommée.

Considère cette connaissance, cette dévotion,

Cette recherche de soi et cette illusion

Et ce dont elles t’ont tenu éloigné, ô paresseux!

Jeter un regard sur mon visage, un seul instant,

Vaut mille années de dévotion.»

Enfin, la face de Celui qui embellit le monde

Fut révélée et dévoilée à mes yeux.

La honte noircit mon âme

Quand j’évoquai ma vie perdue et mes jours gaspillés.

Mais cet astre, au visage comme le soleil,

Voyant que j’avais abandonné tout espoir,

Emplit une coupe qu’il me donna à boire 431.

«À présent, dit-il, avec ce vin, sans goût et sans odeur 432,

Lave de toi-même ce qui est inscrit sur la tablette de ton existence.»

Cette pure boisson bue jusqu’à la dernière goutte,

Je tombai évanoui dans la poussière.

Maintenant, je n’existe plus à moi-même, sans être mort.

Je ne suis ni sobre, ni malade, ni ivre.

Parfois, comme Ses yeux, je suis plein de joie,

Parfois, comme Ses boucles, je volète,

Parfois, de par ma nature, je gis dans les cendres,

Parfois, de par Son regard, j’entre dans la roseraie 433.

Épilogue

Dans cette roseraie, j’ai cueilli ce bouquet

Que j’ai appelé : «la Roseraie du Mystère».

Ici, s’épanouissent les roses du mystère des cœurs

Dont nul n’avait jamais parlé.

Ici, les langues des lys sont éloquentes

Et les yeux des narcisses voient au loin.

Regarde-les avec les yeux du cœur

Jusqu’à ce que tes doutes t’aient abandonné.

Contemple les vérités,

Traditionnelles, rationnelles ou mystiques,

Classées, détaillées.

N’y cherche pas des fautes d’un œil critique :

Les roses, alors, se métamorphoseraient en ronces.

L’ingratitude est signe d’ignorance,

Mais la connaissance réside dans la gratitude.

Si cet ami cher évoque mon souvenir, j’espère

Qu’il pourra dire de moi : Qu’il lui soit f ait miséricorde!

Je conclus et termine avec mon propre nom :

«Ô Dieu, accorde-moi une fin digne de louange.» 434





Lahîjî Commentaire (extraits)



De longues années durant, des chercheurs de la Vérité m’ont pressé, moi, Mohammad ibn Yahiâ ibn al-Jillanî al-Lahîjî al-Nurbakhshî, de rédiger un commentaire de La Roseraie du Mystère, écrit par la lumière des mystiques et des savants, le shaykh parfait, l’étoile des nations et de la religion, Mohammad al-Tabrizî al-Shabestarî, que Dieu bénisse son âme!

Je n’osais entamer ce travail, conscient de mon manque de talent. Mais quand les demandes de mes frères en religion s’accrurent, j’ai fait istikhara (Consultation du Coran en vue d’être guidé dans la solution d’un problème et de recevoir à cet effet la bénédiction divine) et imploré de Dieu l’inspiration. Finalement, m’est parvenue une réponse à laquelle je ne pouvais qu’obéir. J’ai commencé ce commentaire en l’an 877 de l’hégire.

Je me suis donc mis à l’ouvrage, mais, pour rendre ce commentaire clair et simple, en en étudiant chaque vers, j’ai utilisé la langue courante de mon temps; car notre but n’est pas de nous faire valoir, mais de permettre à chaque chercheur de la Vérité, selon son intelligence, de comprendre le contenu du livre et d’étudier les états spirituels et les dévoilements de la communauté (des soufis). Nous plaçons notre espoir en Dieu, souhaitant que ce genre d’études ait pour effet d’affermir en leur chemin les êtres au cœur pur afin que, par la purification continue de leur nature, ils puissent parvenir à une vision spirituelle; atteindre le sens mystique n’est pas possible par la seule étude livresque. Le poète n’a-t-il pas dit : «Celui qui n’a pas goûté à cette coupe de vin, comment peut-il en connaître la saveur?»

c.1

«Au Nom de Celui qui enseigna la pensée à l’âme…» La pensée représente un voyage spirituel de l’extériorité à l’intériorité (zaher et bâtin), de l’apparence à la réalité. L’âme, c’est-à-dire l’esprit humain, est la faculté qui permet de comprendre les significations mystiques. L’inspiration de tous les connaissants et des professeurs de toutes les sciences provient de Dieu, et tous les savants, les prophètes et les saints ne sont qu’une goutte de Son océan infini. Le cœur est ce qui constitue l’humanité de l’homme, car c’est le lieu des connaissances et des qualités de l’esprit et des lumières divines; c’est pour cela que Shabestarî dit : «Il a allumé la lampe du cœur avec la lumière de l’âme.» Il veut signifier par là que le cœur est nourri par l’esprit et il l’a comparé à une lampe parce que, dans les ténèbres de la nuit, la connaissance n’est possible que grâce à la lumière de la lampe. On ne peut voir la beauté de l’Unité absolue dans la ténèbre de la multiplicité, sauf par la pureté du cœur.

La coupe où se reflète le monde, en vérité, est le cœur de l’homme parfait.

Le miroir qui montre la Réalité, c’est le cœur.

Le cœur est le trésor des mystères divins,

Demande-lui quel est le but des deux mondes.

c.2.

Adam, qui est l’homme parfait, s’éleva après sa création vers l’Existence unique qui est l’origine, puis il redescendit dans le monde phénoménal qui est celui d’ici-bas. Mais il comprit que tous les êtres sont dépendants de la Réalité ultime. Et, à ses yeux voyant la vérité, il ne resta rien que la Vérité suprême.

c.3.

«Il vit que le monde est imagination.» Le mystique, dans sa recherche de Dieu, constate que l’existence de tous les êtres dépend de l’Un et comprend que, en dehors de l’Existence unique, il n’y a aucune existence réelle. L’apparence des êtres et leur finitude, leur caractère général ou particulier, dérivent de cette unique Réalité. Leur indépendance n’est qu’imagination. La répartition de l’Existence unique et absolue dans tous les existants est semblable à la répétition de l’un dans tous les nombres, car la multiplicité des chiffres n’est que la répétition de l’un, et la relation de l’existence avec la multiplicité, au point de vue des différences extérieures, est exactement comme la relation de l’un avec les chiffres. Je ne sais comment l’on peut douter que deux est deux fois un.

c.4.

Le monde des créatures est un monde devenu existant par la matière et la durée, comme le firmament, les phénomènes, et les vivants. Mais celui de l’ordre divin est un monde devenu existant sans matière ni durée. Ce dernier est appelé le monde de la raison et des esprits, ou encore, monde de la royauté (malakût) et de l’invisible (ghayb). Les deux sont apparus par un souffle divin qui est l’épiphanie (tajallî) de Dieu; et en descendant dans la multiplicité, le souffle divin a créé tous les existants et les êtres possibles, dans leur mouvement descendant, afin qu’ils arrivent au degré le plus inférieur, qui est l’homme. Ce souffle divin, à partir du niveau humain, entreprend un retour vers l’origine, lequel est l’inverse de la première évolution; c’est-à-dire qu’il a quitté la multiplicité et est parvenu à son point de départ et devient l’Absolu.

D’après ce que nous venons de dire, quoique les épiphanies divines soient devenues comme un cercle et soient descendues de l’Unité absolue jusqu’au niveau de l’humanité, en un arc de descente, et soient retournées de ce niveau humain jusqu’à l’Unité absolue, en un arc de remontée, quand un chercheur de la Vérité parvient au dévoilement et à la vision, il perçoit qu’il n’y a qu’une Réalité qui, à chaque instant, se manifeste de façon différente. Puisque la multiplicité est une chose relative, le mouvement d’oscillation entre le départ et l’arrivée ne peut non plus être réel. C’est pour cela que Shabestarî dit qu’il n’y a pas de véritable allée et venue.

c.5.

Donc, il apparaît clairement qu’il n’y a pas d’existence réelle, sauf l’Existence unique et absolue. L’existence des choses n’est que la manifestation de la Réalité qui a revêtu leur apparence. Quand le chercheur perçoit la relativité des choses et leur succession, il a l’impression qu’existe une oscillation. En fait, ce n’est pas une oscillation, mais le renouvellement des grâces divines. Si ce va-et-vient de l’oscillation était réel, il faudrait que dans le mouvement de descente d’un niveau à l’autre, le niveau précédent soit anéanti, et que dans le mouvement d’ascension du niveau humain à l’absolu, tous les êtres soient annihilés, car ils sont libérés des limites de la multiplicité; et, dans ce cas, nécessairement, ils doivent s’anéantir. Mais pourtant nous voyons que les choses continuent à avoir leur apparence; il est donc clair que ce va-et-vient n’est qu’une manifestation divine.

Comme le dit Djalâl ud — Dîn Rûmî dans son Mathnavî :

Une forme est sortie de ce qui est sans forme,

Et y est retournée, car Dieu a dit : «Toutes choses viennent de Lui et retourneront à Lui.»

Donc, à chaque instant, il y a pour toi une mort et un retour.

Mostapha a dit que le monde n’est qu’un instant.

À chaque souffle, le monde et nous, nous nous renouvelons,

Pourtant, nous ignorons ce renouvellement et croyons à notre permanence.

Dans la vision mystique, il n’y a qu’un seul visible qui Se manifeste sous des formes apparentes et Se contemple sous des aspects différents; et, de temps en temps, Il retire ce voile imaginaire et Se manifeste dans Son unicité sans apparence.

c.6.

«Toutes ces formes variées naissent de ton imagination…», c’est-à-dire : la manifestation de la multiplicité des choses provient de l’imagination et ne possède aucune réalité. En fait, il n’y a qu’un seul point de l’unité : par la vitesse de son renouvellement, de son mouvement et du changement de ses formes, il devient tel un cercle qui tourne. Et en raison des formes qui se ressemblent et se succèdent, notre imagination crée la durée et la pluralité des phénomènes. Or, si on regarde bien, elles ne sont que Réalité unique. L’imagination est une faculté qui perçoit des vérités partielles; la compréhension de la vérité des choses n’étant possible que par le dévoilement et la vision mystique en raison des graves erreurs commises par les sens corporels, les phénomènes proviennent donc tous de l’imagination qui ne peut concevoir la Réalité.

c.7.

Du premier niveau des êtres les premiers créés, au dernier — niveau de l’humanité —, et du niveau de l’humanité au niveau divin où le dernier point du cercle rejoint le premier, existe une ligne circulaire imaginaire qui se manifeste par la répétition de ce point unique. Toutes les créatures voyagent sur cette ligne circulaire, c’est-à-dire qu’elles sortent du sein maternel et retournent du monde extérieur au monde intérieur. Le retour à l’origine et la Résurrection, les esprits, les corps, les âmes, les raisons, la succession temporelle, tout dépend de la relation avec le point de l’Unité.

La volonté divine a décidé que ce va-et-vient des créatures sur ce chemin imaginaire ne serait possible que grâce à un guide parfait dans l’équilibre et l’harmonie divins. Ceux qui possèdent par essence ces qualités sont les Envoyés de Dieu, ils sont les symboles de la prophétie. Une seconde catégorie est constituée par les saints en raison de leur obéissance aux prophètes. Dans le chemin de retour à l’origine et à la Résurrection, et de descente et de remontée, les prophètes qui, en raison de leur perfection d’esprit et de leur compréhension des vérités, ont perçu les dangers et les risques de cet itinéraire, sont semblables à des chefs de caravane qui gardent et dirigent les chameaux et conduisent les caravanes à destination. Les prophètes dirigent les âmes des êtres humains en les préservant de tous les excès et ils les conduisent sur «la voie droite» en les aidant à parvenir au but final, c’est-à-dire, l’arrivée à l’origine.

c.8.

Notre seigneur Mohammad est devenu le chef des prophètes, c’est-à-dire qu’il est le guide de tous les être humains, prophètes ou autres. Le terme nubuwat (prophétie) vient du mot anba (nouvelle, information) : le prophète est celui qui nous apporte des informations venant de Dieu. On peut dire que notre Prophète est le précurseur et, en même temps, le dernier; il est tout entier absorbé dans le monde de l’Absolu. Les cœurs de tous les prophètes et de tous les saints lui obéissent de bon gré et le suivent, car ils sont libérés de la multiplicité illusoire et sont parvenus à l’Absolu. Grâce à leur perception parfaite, ils sont arrivés à l’origine et ont obtenu la connaissance véritable du connaissant et du connu. Le `arif (chercheur de la Vérité) est parvenu au niveau où il est devenu connaissant, et le connu c’est la Vérité suprême qui est le commencement et la fin. La connaissance mystique (ma’rifat) consiste en ce que le chercheur se plonge dans l’océan de la Vérité et perde ses limites en tant que goutte d’eau pour devenir la mer, et la mer devient la goutte.

Les saints de Dieu diffèrent. Certains sont enivrés; dans leur ivresse, ils divulguent les mystères divins qui sont passés dans leur cœur pur et ils racontent ce qu’ils ont vu. Quand les chercheurs de Dieu, par la purification, ont dépassé le niveau de la multiplicité et sont anéantis dans l’océan de l’Unité, ils ont compris que, bien qu’étant une goutte d’eau, ils sont identiques à l’océan : raconter cet état, en raison de leur enivrement, n’est pas chose étrange. Mais si d’autres, dont l’état se situe entre l’ivresse et la sobriété, veulent révéler ces mystères, c’est pour que les chercheurs de la Vérité renoncent aux plaisirs sensuels et aux attachements terrestres, obstacles devant la connaissance véritable : c’est pour cela qu’ils sont obligés d’expliquer les étapes de la proximité et de l’éloignement, afin que le chemin soit évident. Sache que la proximité de Dieu est le mouvement de la goutte vers l’océan, ainsi que nous l’avons dit. L’éloignement, c’est être paralysé par les attributs humains et les plaisirs sensuels qui écartent de l’origine réelle et sont la cause de l’ignorance de la Vérité. La traversée dans une embarcation désigne le passage de l’homme par des étapes différentes au sein des vagues de la multiplicité, et l’arrivée à la «station» de l’Unité. Ce que l’on entend par «barque» ou «bateau», c’est l’individualité humaine (ta’ayyun).

c.9.

Celui qui a acquis la connaissance exotérique (shariah) et respecte parfaitement les observances religieuses nous indique le rivage — la Loi religieuse — car il considère que le salut s’y trouve. Il le fait par sa science, non par son état spirituel, car sa nature innée n’appréhende que l’aspect extérieur. Tout le monde n’a pas la capacité de percevoir les mystères des connaissances mystiques. C’est pourquoi les prophètes ont ordonné de respecter la shariah sans expliquer les secrets à tout un chacun. Car la compréhension des mystères est ardue : on ne peut y parvenir sans combat contre l’âme charnelle (nafs) et les désirs, sans purification de l’âme. En outre, suivre cette voie réclame la direction d’un shaykh parfait. Si d’aventure un mystique, bénéficiant de dévoilements et de visions, révèle certains de ces secrets, les ignorants se mettent à le maudire. Voilà pourquoi certains plongeurs dans l’océan de la Vérité qui, après avoir découvert des perles dans les coquilles exotériques, ont expliqué et divulgué ces mystères, se sont vu maudire et calomnier par le commun des mortels. L’ignorance — attribut unique du vulgaire — les a fait accuser d’incroyance et d’impiété. Certains ont même été condamnés à mort.

Quand la décision est dans la main d’un tyran,

Un homme tel que Mansour m once sur le gibet.

Quand l’autorité et la puissance sont entre les mains des ignorants,

Ce sont les prophètes qui sont leurs victimes.

c.10.

Une autre catégorie de saints garde les mystères enfermés dans leur coquille : ils ne parlent pas des mystères, seulement de la coquille, c’est-à-dire la shariah dont nous avons déjà souligné l’importance. D’autres saints, enfin, ont voulu faire connaître leurs visions et leurs dévoilements d’une façon inaccessible au commun des mortels et ont eu recours à des expressions symboliques.

Nos paroles sont différentes, mais Ta beauté est unique.

Toutes nos paroles ne décrivent que cette beauté unique.

Les chercheurs qui ont progressé dans cette voie ont compris qu’atteindre au but n’est possible que par la négation et l’affirmation. C’est pourquoi les maîtres ont commencé par apprendre à leurs disciples «Lâ ilâha illa Allah» (Il n’y a de dieu que Dieu), afin que, avec la négation , ils nient l’existence de tout ce qui n’est pas Dieu et, avec l’affirmation «illa Allah», ils attestent l’Existence absolue. Car, si la multiplicité n’est pas entièrement anéantie, l’Unité sans aucune association ne se manifeste pas.

Un chercheur de Dieu ne rencontre pas d’obstacle plus dangereux que sa propre existence et sa propre imagination. Un maître spirituel se doit donc de préciser aux débutants les difficultés qui les attendent sur la Voie. C’est pour cette raison que tous les saints parlent du voile de l’existence individuelle et de l’imagination, en mettant en garde contre ce risque. On ne peut définir avec des mots le savoir et les connaissances de la communauté (des soufis) qui consistent en intuitions et en états spirituels. Pourtant, le sens dépendant des mots, on est obligé d’apprendre ces expressions. Il n’est pas impossible que, grâce à cette étude, un débutant doué de compréhension atteigne à ces états spirituels et bénéficie de la grâce dispensée par les saints.

c.11.

Les expressions : «unité», «essence», «attributs», «manifestations», «changements», «divergences», «épiphanies» ne peuvent être contenues dans des mots, pas plus qu’une mer ne peut être contenue dans un récipient. L’analogie ne peut expliquer les expressions générales. En résumé, les expressions sont incapables de transmettre le sens profond. Ce qui relève du domaine du dévoilement ou de la vision ne peut être exprimé, pas plus en prose qu’en poésie, la forme prosodique comportant même une difficulté supplémentaire. Ainsi que le dit Rûmî :

Je pense aux rimes, mais mon Bien-Aimé me dit :

«Ne pense à rien d’autre qu’à Moi.»

Je renonce aux mots, aux phrases, aux paroles,

Afin de parler avec Toi sans recourir à ces trois.

c.12.

Pour les chercheurs, la première obligation est la connaissance de Dieu, origine de toutes les sciences certaines, et la deuxième, l’observance de tous les devoirs religieux qui en découlent. La voie de la connaissance est multiple, ainsi qu’il est dit : «Il existe autant de chemins vers Dieu qu’il existe d’êtres humains». Mais, d’une façon générale, on peut distinguer deux branches de la connaissance : discursive et illuminative. La première exige des preuves qui nous permettent d’aller des créatures au Créateur. Quant à la deuxième, elle consiste à retirer du Créateur le voile du créé. Ces deux modes passent par la pensée, car elle est un voyage de l’extériorité à l’intériorité et de l’apparence au sens. C’est pour cela que, dans la première question, Shabestarî s’interroge sur la nature de la pensée. La connaissance de Dieu dépendant de la connaissance de la pensée, cette dernière est indispensable : en effet, la véritable connaissance consiste à être relié à l’origine et requiert une ascension vers Dieu, car tous les êtres possibles et la multiplicité constituent des obstacles devant la vision de l’Unité divine.

La réalité peut être essentielle ou relative, et il en va de même pour la non-réalité. La véritable réalité est l’Existence unique et absolue et ce qui lui est opposé est la non-existence. Donc la non-réalité équivaut au néant. C’est ainsi que Shabestarî déclare que «penser, c’est aller de l’erreur à la vérité». Ce vers montre que, pour les soufis, la pensée signifie la progression du chercheur par la contemplation illuminative : il passe de la multiplicité et des êtres individuels qui, en fait, sont non-réels, c’est-à-dire néant, à la vérité, c’est-à-dire l’unité de l’Existence absolue, seule véritable Réalité. Ce voyage désigne celui du chercheur qui tend à parvenir à l’étape de l’annihilation mystique (fanâ).

Dans la deuxième partie, Shabestarî parle d’une connaissance parfaite persistante en Dieu (baqâ fi'l-Llah). C’est là le niveau ultime de la connaissance.

Puisque l’individualité et la personnalité empêchent de parvenir à la contemplation de l’Unité absolue, il dit que le chercheur doit noyer dans l’océan de l’Unité toutes les individualités, la sienne ou celle des autres. Une fois parvenu à l’annihilation, il percevra que tout ce qui apparaît différent n’est que la manifestation de l’Unité.

c.13.

En dépit de toutes les règles de la logique, sans l’aide de Dieu qui donne la capacité et la pureté intérieures, il est impossible au cœur du chercheur d’être illuminé par la lumière divine. Avec les preuves et les raisonnements, on n’obtient qu’une imitation (taqlîd) vaine. La multiplicité et l’unité étant opposées, les principes premiers ne sont pas suffisants pour atteindre la connaissance de Dieu et, comme le dit Shabestarî, la route est longue et ardue.

Tous les savants et philosophes scolastiques s’accordent à reconnaître la difficulté de parvenir à la vérité au moyen de la seule raison : la connaissance de l’essence et des attributs divins lui est cachée. Lorsque nous possédons une certaine compréhension des choses, imaginaires ou démontrées, si nous voulons l’acquérir de façon parfaite, nous devons nécessairement tourner notre pensée vers une connaissance infuse et aller du connu à un autre connu. Arriver à la compréhension de la vérité des choses, avec leurs accidents et leurs attributs, nécessite de grands efforts; la connaissance de la Vérité suprême avec Ses attributs, affirmés ou niés, est, elle, impossible. Car ce savoir, nécessairement entaché d’erreurs et d’illusions, ne peut aboutir à la connaissance parfaite que seule procure la purification du cœur. Celle-ci ne peut être obtenue ni par la seule pensée, ni par la seule remémoration de Dieu qui ne suffisent pas pour parvenir au véritable tawhîd (unicité divine), mais elle peut l’être par la négation de tout ce qui est autre que Dieu.

La seule voie qui mène vers Dieu est celle des amoureux, car ils possèdent un cœur pur et poursuivent leur chemin vers l’unicité divine grâce au dévoilement et à la contemplation.

Par l’expression «Vallée de la Paix», Shabestarî entend le moyen de purification du cœur qui le rende capable de recevoir la manifestation divine; la contemplation de la beauté divine n’est, elle aussi, possible que de cette façon.

Quand il parle de l’arbre (le buisson ardent), il entend par là la nature de l’homme et se réfère au Coran (XXVIII, 30) : «Quand il fut arrivé, on l’appela du côté droit de la vallée dans la contrée bénie et du milieu de l’arbre : “Ô Moïse, Je suis en vérité le Seigneur des mondes!»

Il dit ensuite que l’on doit pénétrer dans la voie de la purification en nettoyant le miroir du cœur de toutes les souillures que sont les reflets d’autres que Dieu; ainsi, l’esprit sera subjugué par la puissance de la manifestation divine et l’unité du manifestant et du manifesté; l’on pourra entendre, au fond de l’être, la Parole : «En vérité, Je suis le Seigneur des mondes» et l’on pourra, avec les yeux du cœur, voir soi-même et Dieu. Un vrai mystique, arrivé au degré ultime des dévoilements et de la vision, peut contempler la beauté divine, sans être troublé par l’illusion, et percevoir l’unicité de l’unique absolu. Parler de l’unité signifie que la Réalité suprême est unique, tout en Se manifestant sous des apparences multiples et en illuminant toutes choses par Sa propre lumière. La vision, c’est la contemplation de Dieu par Dieu. L’homme parfait est celui qui a dépassé le niveau de la multiplicité imaginaire, formelle et même spirituelle, et qui arrive au degré de l’unicité divine visible. Avec l’œil du cœur, il peut voir, en tout ce qui existe, Dieu lui-même; comme il se voit, à l’instar de tous les autres êtres, existant en Dieu, la dualité et la multiplicité disparaissent pour lui, et il ne voit la vérité que par la Vérité. Qui possède cet état regarde avec deux sortes d’yeux. Il perçoit la Réalité suprême comme manifeste et les créatures comme cachées. Elles sont tel un miroir dans lequel se reflète la Réalité, le miroir demeurant invisible.

Le mystique est celui dont Dieu a voulu qu’il parvienne au niveau de la vision de l’essence, des noms et des attributs divins, par le dévoilement et non par le savoir.

Certains disent «Je n’ai rien vu qui ne soit Dieu», et d’autres : «Je n’ai pas vu une seule chose dans laquelle Dieu n’était pas», car, en vertu de l’union, le manifestant et le manifesté, l’amour et le Bien-Aimé ne sont pas séparés; c’est la raison qui les distingue et les considère comme différents. Qui voit Dieu dans les créatures, et les créatures en Dieu, et qui s’est libéré des voiles de l’ignorance et de la multiplicité, est appelé «celui qui possède une double raison et une double vision».

Qu’est-ce que le monde? Le lieu de la manifestation de la beauté du Bien-Aimé.

Qu’est-ce que le monde? Tout n’est que Lui.

Quoiqu’il soit en apparence manifestation,

Si tu regardes bien, le lieu de la manifestation et la manifestation ne sont autres que Lui.

En vérité, il n’est rien d’autre que le Bien-Aimé.

Si tu vois autre chose, c’est le produit de ta vaine imagination.

Le Bien-Aimé est Son propre miroir,

Ce qui s’y reflète n’est que le Bien-Aimé Lui-même.

c.14.

Ceux qui cherchent à atteindre leur but par le raisonnement et le savoir estiment que la pensée requiert une organisation particulière : en premier lieu, elle a besoin d’être libre de tout attachement. Mais pour les mystiques, la pensée signifie le voyage vers Dieu, en Dieu et avec Dieu. Ce voyage n’est possible que grâce à la purification intérieure et extérieure, c’est-à-dire qu’il faut renoncer à toutes les occupations mondaines, se détourner de tout ce qui sépare de la remémoration du Bien-Aimé, et libérer le cœur et l’esprit de tout ce qui n’est pas Dieu.

15.

Quant à ceux qui n’ont pas dépassé le niveau du conformisme (taqlîd) en raison de leur incapacité et qui ne sont pas parvenus à la vision mystique, ils veulent démontrer l’origine unique, origine de toute la multiplicité, par des raisonnements et par la logique; ils ne connaissent rien d’autre que le contingent. Ils veulent prouver l’Existence nécessaire par les existences contingentes.

Sache que l’Existence nécessaire est ce dont l’existence dépend de l’essence. Mais le contingent est ce dont l’existence ne provient pas de l’essence; pour exister, il a besoin d’autre chose qui soit sa cause. Voilà pourquoi Shabestarî dit qu’on ne peut prouver le nécessaire par le contingent et que lorsque la raison discursive réfléchit sur les choses et poursuit ce processus, elle comprend qu’un contingent dépend d’un autre contingent; et si l’on continue, on tourne sans fin en un cercle vicieux qui paralyse la pensée philosophique. Il faut donc admettre qu’il y a une Existence nécessaire. Mais la connaissance mystique, connaissance de la réalité des choses, ne s’acquiert pas par cette logique, car ce qui y est affirmé se fonde sur une négation et n’est pas une véritable affirmation; et quand on affirme l’existence de plusieurs choses, on s’éloigne de l’unicité divine. Celui qui connaît Dieu au moyen des choses est en fait un ignorant. Mais celui qui connaît les choses par Dieu est un connaissant. On demanda au Prophète : «Comment as-tu connu Dieu?» Il répondit : «J’ai connu Dieu par Dieu et les autres choses aussi par Dieu.»

c.16.

Shabestarî dit que pour Dieu n’existe ni associé, ni égal, ni rival; sauf Lui, il n’y a pas d’autre existence, de sorte que nous ne pouvons Le connaître par ce qui Lui est opposé. En effet, Sa lumière infinie parvient à tous les atomes du monde et elle est si éclatante, si éblouissante, qu’on ne la voit pas.

O Toi qui Te caches au sein de Ta manifestation,

O Toi qui Te caches derrière Ta lumière.

En effet, il n’y a rien que Dieu : comment pourrions-nous Le connaître par autre chose? Car la connaissance implique celle de son opposé : la nuit par le jour, le noir par le blanc, la pauvreté par la richesse.

Si le chercheur dans le chemin de Dieu se libère de tous les désirs, si l’œil de son cœur reçoit la lumière de l’Unité et s’il comprend le secret : «Dieu est la lumière des cieux et de la terre», il saura que celui qui s’efforce de connaître Dieu par les choses est un ignorant; le véritable mystique connaît les choses par Dieu.

c.17.

Le nécessaire est l’Existence absolue. Le contingent est, en réalité, néant. La compréhension de quelque chose dont l’esprit n’a pas d’exemple est impossible et l’existence contingente n’est que relative. L’essence, les attributs et les effets des choses sont tous le contraire de l’essence, des attributs et des effets divins. Ces derniers sont manifestés dans les choses et, à chaque minute, dans chaque miroir, ils revêtent des couleurs différentes. Si tu regardes bien, ce que tu considères comme preuve est identique à ce qui est prouvé. Le vrai mystique est celui dont l’existence relative et irréelle est anéantie dans la lumière de l’unité divine.

Le mystique est celui qui, par sa vision intérieure,

Ne vois en toute chose que Dieu.

Dieu est l’âme, l’univers le corps,

Cela est aussi évident que le soleil.



c.18.

Le changement de clarté fait comprendre que la lumière du soleil provient du soleil. Le monde, en fait, est ténèbres et néant, et ce qui se manifeste comme existant est une lumière qui nous parvient de l’existence divine. Dans les deux mondes, il n’y a qu’une seule Réalité et, entre les êtres et le non-être, il n’y a pas de relation, non plus qu’entre l’existence et le néant. Nous savons que l’existence est Dieu; et le monde, qui est autre que Lui, est sans nul doute néant. Le néant signifie l’absence absolue de toutes choses. Et de même qu’on ne peut voir ce qui est caché, on ne peut davantage voir ce qui est tout à fait manifeste : par exemple, à midi, on ne peut voir le soleil.

c.19.

La lumière divine et sa manifestation infinie ne présentent aucun changement ni mouvement, de sorte que l’on peut ainsi percevoir que celle des êtres contingents est un reflet de la lumière de l’Existence nécessaire qui se manifeste en eux. L’existence des êtres possibles est une illusion et une imagination de l’esprit, car la lumière qui vient de l’Existence nécessaire ne change pas.

c.20.

Cette illusion est due à la permanence de la lumière divine. Étant donné que les esprits faibles ne sont pas capables de voir la lumière du soleil de l’Unité réelle, ils croient que les choses ont des existences séparées et admettent le caractère incréé du monde au point de vue du temps (qidam-e zamani). Et tant que l’on n’est pas parvenu au degré de la vision mystique, on ignore que c’est l’Existence nécessaire qui se manifeste sous l’apparence des êtres contingents. Cette erreur a provoqué la prolifération des courants de pensée.

Notre but est plus proche de nous que nous-mêmes, mais en raison de cette proximité, il nous paraît éloigné. La compréhension de ce sujet dépend de l’anéantissement du chercheur que la recherche des preuves et des arguments ne fait qu’égarer.

c.21.

En parlant de raison, Shabestarî pense à la raison spéculative qui cherche la réalité des choses par la méthode discursive, raison fondée sur ses propres connaissances, reliées à l’objet de sa recherche. Elle a beau utiliser un long processus, elle ne parvient néanmoins pas à une connaissance parfaite.

Si l’on juge exactement, on s’aperçoit que la divergence des courants de pensée ou des sectes provient de leur conception de l’Existence nécessaire et contingente, et de l’incarnation (hulûl) et de l’union (ettehad). En fait, les amis de Dieu, qui sont les soufis au cœur pur, sont les seuls à avoir choisi une voie directe et sûre. Les autres n’ont pas compris la vérité des choses : leur propre raisonnement les égare.

c.22.

La raison impuissante a conduit à croire que l’existence des choses est distincte de l’Existence absolue; la façon de concevoir ces deux sortes d’existence a divisé les doctrines, représentées par des courants de pensée portant chacun un nom.

Les penseurs qui admettent que l’Existence nécessaire est la cause de l’existence contingente sont appelés philosophes. D’autres croient que Dieu S’est incarné avec Son essence et Ses attributs — ainsi les chrétiens à propos de Jésus (sur lui la paix!), les Naziriyah à propos de «Ali, et certains soufis ignorants, appelés Hulûliah (incarnationnistes).

c.23.

Le fait de ne pouvoir percevoir la beauté divine que par l’éveil du cœur me rappelle un épisode de mon existence. J’avais obtenu, par la grâce de Dieu, l’autorisation de me trouver dans l’entourage de Sayyed Mohammad Nurbaksh, que Dieu le bénisse! Après être parvenu à la station du repentir (tawba), m’être mortifié en sa compagnie et avoir passé les nuits éveillé en dhikr (remémoration) et fikr (méditation), je parvins finalement à une certaine purification de l’âme. Une nuit, après l’accomplissement de mes devoirs religieux, en état d’extase (ghaybat), je vis le monde entier devenir semblable à une roseraie aux fleurs d’une indescriptible beauté. Vision si lumineuse et si splendide que la vue ne pouvait la supporter. Moi, comme un fou, je courais en criant à travers la roseraie. À un moment, je levai la tête, regardai le ciel qui brillait comme le soleil, et pensai que le firmament était empli de soleils dont la lumière se répandait en ce monde d’une façon inexprimable. Je me sentis ébloui et transporté davantage encore. Soudain, j’aperçus un homme avec une auréole qui me demanda : «Veux-tu voir Dieu? — Oui, répondis-je, je souhaite ardemment Le voir, je n’ai pas d’autre désir.» Il s’éloigna et me fit signe de le suivre, ce que je fis.

c.24.

Certains sont incapables de percevoir la lumière de l’unité divine : la raison en est que leur vision est imparfaite, qu’ils voient double, à l’instar des philosophes qui ne comprennent pas que le deux n’est que l’un, que l’Unité suprême est unique, extérieurement et intérieurement.

Les «assimilateurs» (anthropomorphistes) (mushabbihûn) prétendent que Dieu possède un corps, qu’Il demeure dans les hauteurs et se trouve au-dessus du firmament; ils ne saisissent pas Sa transcendance (tanzîh). Ces erreurs proviennent de leur cécité; leur ignorance les empêche de comprendre l’Unicité absolue de Dieu au point de vue de l’essence et des attributs.

La transcendance divine est l’éloignement de Dieu de tous les attributs relatifs ou spécifiques des êtres contingents. Les borgnes parlent seulement de la transcendance, mais ignorent l’immanence de Dieu dans Ses manifestations. Ces deux catégories se trompent. Ont raison ceux qui opèrent la synthèse entre immanence et transcendance, car si Dieu Se manifeste en apparence dans les phénomènes, Son essence est une Réalité unique, au-delà de la diversité des attributs. Il n’existe donc ni dualité, ni multiplicité. Telle est la doctrine des véritables connaissants de Dieu.

Si tu crois à la seule transcendance, tu donnes des limites à Dieu.

Si tu crois à la seule immanence, tu Le restreins et Le personnalises.

Mais si tu admets les deux, tu es dans le droit chemin,

Et tu peux être un guide dans la voie de la connaissance.

c.25.

Selon certains penseurs, l’esprit humain n’a pas d’existence indépendante, sans pour autant être néant. Il est donc obligé de posséder un lieu corporel pour se manifester. Quand ce lieu est détruit, il lui faut en chercher un autre : la transmigration (tanâsukh) est le passage de l’esprit d’un corps à un autre, qui peut être d’un niveau supérieur ou inférieur, comme un livre copié d’une page à une autre. Cette doctrine de la transmigration est impie; Shabestarî a parlé de sa fausseté, car il considère que la croyance en elle provient de l’imperfection de la vision de la manifestation divine.

Je vais à présent évoquer ses différentes branches.

1. Pour certains, les corps qui sont le lieu des esprits ne sont que matériels, mais ils ne comprennent pas qu’il existe des corps archétypaux et subtils, et ils ne croient pas aux châtiments décrits par les prophètes.

2. D’autres croient au nombre déterminé des âmes et disent que ce sont toujours les mêmes âmes qui reviennent dans les corps qui leur conviennent. Ceux-là non plus n’ont pas compris que la manifestation divine est différente. À chaque instant, ces manifestations sont nouvelles et sans répétition. Ainsi qu’il est dit : «Dieu ne Se manifeste pas deux fois de la même façon, et pas une seule fois dans des choses semblables.»

3. Les êtres qui n’ont pas reçu un effluve de la roseraie sainte de Dieu et dont l’esprit n’est pas familier du monde de la pureté invisible, nient l’indépendance des esprits du monde de la sainteté. Ils pensent que l’esprit, pour persister, a besoin d’un corps matériel, alors que ce n’est pas exact.

c.26.

Les mutazilites forment un courant de la pensée islami
que. Ils croient à l’impossibilité de contempler Dieu, avancent que, ni ici-bas ni dans l’au-delà, on ne peut Le voir, et prétendent que l’homme est libre de ses actes. Ils croient en outre à la double origine des actions, affirmant que la source du bien est Dieu et que le mal provient de l’âme charnelle. Selon une autre de leur conception, les grands pécheurs ne sont ni croyants, ni incroyants, mais dans un état intermédiaire. On raconte que Wasil ibn Atâ, leur chef, alors disciple de Hasan Basrî, exposait un jour à ses élèves, dans la mosquée, cette notion d’état intermédiaire dans lequel se trouvent les coupables de péchés graves. Shaykh Hasan, entendant ces paroles, dit : «
Wasil ibn Atâ s’est séparé et éloigné de nous, car il croit à une idée qui n’appartient pas à notre croyance.» C’est depuis ce temps qu’on appelle les adeptes d’Ibn Atâ, les mutazilites, c’est-à-dire schismatiques.

Shaykh Shabestarî explique dans ce distique que celui qui est né aveugle ne peut être guéri. Les mu`tazilites, eux non plus, n’ont pas la possibilité de percevoir la vérité des choses, car ils sont dénués de perfection spirituelle. Comme pour les aveugles de naissance, il n’est pour eux de remède. Leur doctrine est en totale contradiction avec les croyances des mystiques et des soufis, car ils nient la possibilité de la contemplation de Dieu, alors qu’un vrai mystique peut parvenir, grâce à la purification de son esprit, à ce degré où il contemple Dieu avec l’œil du cœur.

Quand j’ai ouvert les yeux qui voient la Vérité,

J’ai vu Sa beauté briller, tel le soleil, dans tous les atomes del'univers.

Qu’importe ce que disent certains, que l’on ne peut voir Dieu,

Pour celui dont l’œil du cœur a été illuminé, comme le mien, par la beauté du Bien-Aimé!

Tous les savants s’accordent pour dire que le degré le plus élevé pour l’esprit humain, c’est de pouvoir contempler le visage de Dieu; et le perfectionnement de la conscience, pour le mystique, c’est d’arriver à la certitude qu’il n’est rien d’autre que Dieu.

Ne raconte pas les histoires des aveugles à ceux qui sont doués d’intelligence.

Aux voyants, ne parle pas de ceux qui ne voient rien.

La certitude obtenue, abandonne le doute et l’imagination.

Quand Il montre Sa face, ne cherche plus d’autre preuve.

Renonce à la piété et à l’impiété, laisse-les à ceux qui s’y intéressent;

Plonge dans Son amour, et ne parle plus de piété ou d’impiété.

c.27.

Les théologiens scolastiques s’efforcent de comprendre la vérité des choses par les preuves rationnelles; ignorant la voie de l’illumination et la réalité de l’Unité absolue, ils poursuivent leur recherche par le raisonnement discursif et conservent par conformisme ce qu’ils ont recueilli par ouï-dire. Ils ne tentent même pas de comprendre la vérité de ce qu’ils ont entendu et restent dans les ténèbres du doute et le brouillard de l’imitation, sans jamais parvenir à la certitude.

Le savoir conformiste est un danger pour notre esprit; C’est un emprunt et nous croyons qu’il nous appartient. Les connaissances sont les serviteurs des êtres spirituels, Elles sont cause d’égarement pour les êtres matériels.

c.28.

La manifestation divine est toujours semblable; ce qui la différencie et la distingue, c’est la diversité des capacités de ceux qui la perçoivent. En raison de cette divergence, chaque communauté croit à un Dieu particulier, alors qu’Il est unique et que ni dualité, ni pluralité ne sont possibles en ce qui Le concerne. La grâce universelle de Dieu est répandue sur toute la création, car il n’y a rien d’autre que Lui qui puisse recevoir Sa grâce. En fait, ce qui existe en Lui et, hors de Lui, il n’y a que le néant. Le raisonnement seul ne permet pas de comprendre cette vérité. Si Dieu n’existait pas, rien n’existerait, ni dans la pensée, ni dans les choses extérieures. Tout persiste en Lui.

La question 2 est de savoir quelle sorte de pensée peut nous guider dans la voie de la Vérité, et pourquoi elle est tantôt un devoir et tantôt un péché.

c.29.

La réponse commence par un hadîth du Prophète : «Pensez aux bienfaits de Dieu, non à Son essence.» Le souvenir de Ses miséricordes peut constituer un guide pour le chercheur, car il lui permet de passer de l’ignorance à l’éveil. Mais l’interrogation sur l’essence de Dieu est un péché, car le caractère universel et infini de l’essence divine est tel que, sauf Lui-même, nul ne peut L’atteindre : penser à Son essence est une cause d’égarement. L’essence divine est l’Existence absolue : chercher une preuve dans la pensée ou à l’extérieur, pour connaître Dieu, est vain, car est la cause première de toutes choses; c’est donc Lui que l’on a pris comme preuve. Comment peut-on prendre comme preuve ce qui est moins évident que ce que l’on veut démontrer? En outre, la notion de Dieu est innée dans l’esprit humain; elle ne peut donc être affirmée ou niée par la pensée, car la pensée même peut constituer un voile devant cette connaissance intuitive.

Les savants disent que celui qui veut connaître l’essence divine au moyen des noms, des attributs et des actes, est comparable à celui qui, dans le sommeil, voit des images qui ne sont pas réelles. Ceux qui connaissent les véritables noms, attributs et actions de Dieu, sont ceux qui, tout d’abord, par la voie de la vision mystique, sont parvenus à la compréhension de l’essence et qui, ensuite, sont redescendus au niveau des noms et des attributs. Ils ont compris que c’est l’Essence absolue de Dieu qui, à chaque instant, Se manifeste sous l’apparence d’un nom et d’un attribut. Ceux-là sont semblables à ceux qui sont bien éveillés et perçoivent la réalité des choses.

Si tu regardes bien, tu verras que dans chaque atome, il y a un signe de Dieu qui témoigne de Sa présence, comme le soleil qui se répand sur toutes choses. Mais, contrairement au soleil, il n’est pas nécessaire de chercher une preuve de la présence divine.

c.30.

Shabestarî dit que la lumière de l’essence n’est pas contenue dans les lieux de la manifestation. Donc, demande-t-il, comment la raison humaine pourrait-elle atteindre la connaissance réelle de Dieu, car elle juge au moyen des phénomènes? À ce sujet, je vais raconter ce qui m’est advenu quand j’étais dans l’état de retrait. Durant mon sommeil, je me vis voler en l’air et tourner au-dessus d’une grande ville, tout entière remplie de bougies et de lampes, et si lumineuse qu’on ne saurait le dire. Soudain, je commençai à m’élever vers le firmament et j’arrivai au premier ciel. Je m’aperçus que j’étais devenu comme étant ce ciel même et éprouvai beaucoup de choses étranges. Je suis alors monté au deuxième ciel et suis devenu comme lui. Là aussi, j’éprouvai des choses extraordinaires et inexplicables. Je continuai ainsi jusqu’au septième ciel. Je sentis que je volais dans un monde subtil et vis la Réalité suprême Se manifester comme Lumière absolue. Par Sa splendeur, par l’émerveillement qu’Elle inspirait et par Son épiphanie, l’univers entier s’embrasa et tout fut consumé. Moi-même, je sentis ce feu et fus anéanti. Je vis ensuite que j’étais redevenu moi-même et, dans mon ivresse, je récitai ce distique :

Ô mon Roi, Toi qui brûles le monde entier et confères à tous une âme,

Ô Toi, ma brûlure et ma patience, quand pourrais-je Te voir une nouvelle fois?

Une autre fois, Dieu S’est manifesté à moi de la même façon :

Tous les atomes du monde s’anéantissaient par Sa manifestation,

Puis revenaient à l’existence.

Ce que mon âme a appris en cet état,

Il m’est impossible de le décrire.

Tout cela continua de m’arriver pendant mon extase, jusqu’à ce que je revienne à moi-même. Je perdis la raison, déchirai mes vêtements et courus partout. Pendant quelques jours, je demeurais dans cet état d’enivrement jusqu’au moment où, avec l’aide du saint imam, je revins à mon état normal.

Ce que j’ai vu par l’œil du cœur,

Il n’est pas possible d’en rapporter le centième.

Car l’espoir ne peut se limiter,

Pas plus que l’océan ne peut avoir de bornes.

c.31.

La proximité signifie qu’il n’existe aucune distance entre une chose et sa cause. Bien que se trouvant auprès de Dieu, les anges ne peuvent cependant parvenir à la station de l’homme parfait qui est celle du fanâ en Dieu. Ils ont, il est vrai, un degré élevé; mais la perfection qui consiste à connaître tous les noms de Dieu et les vérités des mondes, appartient à l’homme parfait. Celui-ci est donc supérieur aux anges. C’est pour cela que le Prophète a dit : «J’ai un “état” avec mon Seigneur dont ne peut s’approcher ni un ange, ni un prophète envoyé.» L’ange, qui est raison et intelligence pures, ne peut parvenir à la station d’annihilation en Dieu, étape ultime de la recherche. En effet, dans la manifestation de la lumière de l’essence divine — qui est la totalité des noms et des attributs —, le pouvoir de la raison est comparable à l’œil corporel par rapport au soleil : de même que sa lumière éblouit les yeux, de même la lumière de la manifestation de l’essence divine aveugle l’œil de la raison. Au moment de la manifestation de la lumière de l’essence, la raison se perd dans les ténèbres du néant, de la même façon que lorsque le contingent s’unit à l’éternel, son ipséité disparaît.

c.32.

Shabestarî indique ici que, lorsque la chose visible est tout à fait proche, l’œil corporel ne peut la voir. Il en va de même en ce qui concerne l’œil intérieur. Quand le chercheur sur la Voie de Dieu, pour arriver à Lui, transcende les lumières de la manifestation des noms et des attributs et devient capable de percevoir l’épiphanie de l’essence divine, la lumière de cette épiphanie lui paraît semblable à la lumière noire, en raison de sa proximité. L’œil du chercheur s’obscurcit donc et ne peut la percevoir.

En accord avec ce qui précède, je vais raconter ce qui m’est arrivé : je me trouvais dans un monde subtil et lumineux; montagnes et prairies, tout était baigné de lumières bigarrées, rouge, jaune, blanc et noir. Fasciné par ces lumières et transporté d’extase et d’amour, je vis soudain l’univers plongé dans une lumière noire. Ciel, terre, air, et tout ce qui existait, étaient devenus la même lumière noire. Anéanti moi aussi dans cette lumière, je perdis la raison. Plus tard, je revins à moi. Cette annihilation, que nous venons de décrire, n’est pas identique à celle qui survient chez certains mystiques non possesseurs de la vision mystique. Elle leur arrive pendant qu’ils se trouvent dans l’état de «persistance» individuelle (baqâ). Voilà pourquoi parler d’annihilation avec les êtres qui ne la connaissent pas provoque leur éloignement. Cet état ne peut être compris par la discussion ou la parole; seuls en possèdent la connaissance complète, la Vérité suprême, les hommes parfaits qui ont la gloire de parvenir à ce niveau, degré de l’épiphanie de l’essence divine.

Qui est plongé dans l’océan de l’Unité peut savoir ce qui se passe dans notre cœur,

Mais qui reste au bord de la mer, comment pourrait-il comprendre notre état?

En évoquant les ténèbres et la lumière noire, Shabestarî voulait peut-être faire allusion à la multiplicité, car l’essence des êtres

multiples est ténèbres et néant, et leur manifestation vient de l’épiphanie divine. Shabestarî parle ensuite de lumière noire comme résultat de la proximité. L’œil intérieur ne peut voir ce qui est trop proche, car, de même que l’éloignement, la proximité absolue rend impossible la vision. Nous savons que l’homme n’est capable de voir ni lumière absolue, ni ténèbre absolue. Ce qu’il voit, c’est le mélange des deux.

Quand le soleil de Ton visage s’est mis à briller,

Sa lumière a chassé les ténèbres.

c.33.

Parvenir à comprendre que l’on ne sait rien après s’être livré à la recherche de la connaissance, constitue la véritable connaissance. En effet, la dernière étape de l’être contingent est le retour à son origine, qui est le néant, et la compréhension de son ignorance et de son néant; il faut qu’il sache que le summum du savoir et de la compréhension est de ne pas comprendre. Car, étant donné que le seul qui comprenne est infini et que la science est limitée, ce qui est perçu est intégré dans celui qui perçoit. En fait, la connaissance de Dieu par ce qui est autre que Dieu est impossible.

c.34.

Shabestarî a dit précédemment que le but du chercheur de la Vérité est d’arriver à l’annihilation et de comprendre la non-existence (`adam) de son individualité. Il précise à présent que, pour les êtres contingents dans les deux mondes, il n’y a que deux attributs : la non-existence et la ténèbre — il n’est pas exact qu’ils existaient et qu’ensuite ils sont devenus non-existants; car il est impossible qu’un existant devienne non-existant, et l’inverse. En effet, les choses réelles ne changent pas et l’aspect non-existant d’un être contingent est toujours non-existant; mais l’aspect existant de cet être est toujours existant. Comme Dieu l’a dit dans le Coran : «Toutes choses sont périssantes, sauf la Face de Dieu.» L’existence d’un être contingent n’est que la manifestation de l’Existence nécessaire sous une apparence. Selon les soufis, le détachement (fakr) signifie l’annihilation en Dieu et l’union de la goutte d’eau avec la mer. Pour les hommes parfaits, c’est là la fin du voyage.

La septième étape est celle du détachement et de l’annihilation, Ensuite, on ne peut aller plus loin.

Voilà pourquoi l’on a dit : «Quand tu es arrivé à la station du détachement, tu deviens la Vérité suprême», c’est-à-dire que tu as vu Dieu et L’as connu. Car l’état de celui qui se suffit à lui-même est celui de l’essence divine et ce qui est irréel ne peut y exister. Cet état appartient à Celui qui possède tout, l’existence et la perfection de toutes choses s’y trouvent réalisées. Étant donné que ce que nous venons de dire n’est pas accessible à tout le monde et que les mots sont impuissants à l’exprimer, il est préférable d’en parler de façon symbolique : celui qui a la capacité de comprendre, comprendra; et celui qui ne l’a pas, ne le pourra pas.

c.35.

Parler de l’épiphanie (tajallî) signifie que la lumière du monde invisible rend les cœurs lumineux. Quand le cœur d’un mystique devient pur, la lumière divine bigarrée s’y reflète; la Réalité suprême Se manifeste dans une forme sans visage et sans qualité, comme ce fut le cas pour Moïse devant le buisson ardent et pour le Prophète, ainsi que le rapporte la Tradition : «J’ai vu mon Seigneur sous la plus belle des formes.»

Dans la Roseraie du Mystère, le mot tajallî est toujours employé en ce sens et non dans d’autres acceptions. À chaque instant, dans l’état de vision, les lumières des épiphanies divines se manifestent de différentes façons. J’aurais beaucoup à raconter à ce propos, mais mieux vaut me taire, car l’impossibilité de s’expliquer clairement peut entraîner des malentendus et être la cause d’égarements pour le commun des mortels.





c.36.

Shabestarî dit que le non-être est un archétype opposé, par nature, à l’existence. En raison de cette opposition, le miroir du non-être reflète l’existence, et les diverses formes apparaissent. La multiplicité des réceptacles, que nous avons comparés à des miroirs, fait que la Réalité unique assume différents aspects.

c.38.

Un hadîth qudsi déclare : «J’étais un trésor caché et J’ai voulu être connu, c’est pour cela que J’ai créé le monde.» Dieu, en Son essence, était dans l’éternité, avec Ses noms et attributs, et rien n’existait — ni n’existe encore — sauf Lui. Sans Sa manifestation parfaite, une connaissance véritable est impossible. En résumé, l’essence de la Réalité suprême, qui est l’Existence absolue, bien qu’elle soit une lumière pure, était cachée. Il était nécessaire qu’elle apparaisse visiblement pour être une théophanie parfaite (tajallî). Mais qu’est-ce que le tajallî? La manifestation de la Réalité suprême sous la forme des archétypes. C’est ce que signifie ce hadîth qudsî et, en vérité, la manifestation et l’occultation sont choses relatives.

Par l’amour est apparu tout ce qui existe,

Et par l’amour ce qui n’existe pas apparaît comme existant.

c.39.

Shabestarî veut dire ici que l’homme est l’œil du monde, que le monde est le reflet de Dieu et que Dieu Lui-même est la lumière de cet œil. L’homme est l’œil qui regarde dans le miroir. Et comme le miroir reflète le visage de celui qui y regarde, le reflet possède, lui aussi, un œil. Dans le même temps que l’œil regarde dans le miroir, le reflet de cet œil le regarde aussi. Dieu, qui est l’œil de l’homme, Se regarde Lui-même par l’homme.

Ce point est très subtil : d’un côté, Dieu est l’œil de l’homme, d’un autre, l’homme est l’œil du monde; car le monde et l’homme ne font qu’un, l’homme étant son œil : cela s’appelle «le Grand Homme». Puisque l’homme est un résumé de tout ce qui existe, il est un monde en lui-même, et la relation qui existe entre Dieu et l’homme existe entre l’homme et le monde.

c.40.

La Réalité suprême s’est manifestée dans l’homme, est devenue son œil et, de cet œil, Elle se contemple. Alors, l’homme est apparu dans le monde, est devenu l’œil du monde et s’est contemplé. En bref, comme l’homme est le lieu de la manifestation des noms de Dieu, comme Celui-ci renferme tous les noms et que c’est en Lui que tous les noms se manifestent, l’homme — lieu de la manifestation de Son nom — doit contenir tous les aspects du monde, et toutes les réalités de celui-ci doivent être le lieu de la manifestation de l’homme. Car chaque aspect du monde et chaque phénomène est le lieu de la manifestation d’un nom divin. Or la totalité des noms divins existant dans le nom de Dieu, la totalité du monde s’appelle «le Grand Homme», car l’homme est apparu comme le monde et, à cause de cette totalité, est devenu capable d’être le représentant (calife) de Dieu sur la terre. C’est là que doit être cherchée la signification de la parole : «Dieu a créé l’homme à Son image.»

c.41.

Selon un hadîth qudsî, dont parle Shabestarî, Dieu dit : «Mon adorateur ne cessera de se rapprocher de Moi par des prières surérogatoires en sorte que Je l’aimerai, et quand Je l’aimerai, Je serai l’oreille avec laquelle il entendra, l’œil avec lequel il verra, la main avec laquelle il frappera, le pied avec lequel il marchera» (Bukhârî, Sahîh, IV, 296).

L’amour de Dieu s’épiphanise pour les mystiques parfaits grâce au flux de l’océan de la miséricorde; il purifie de tous les désirs charnels l’âme de celui qui le reçoit et retire tous les voiles. Mais l’amour du serviteur pour Dieu consiste à recevoir le don que le Seigneur lui fait.

Celui à qui cette joie advient,

Pose le pied au plus haut du firmament.

Celui qui n’est pas totalement libéré de lui-même

Ne peut obtenir la perle de cet océan.

L’amour est éloigné du «moi» et du «nous»,

Celui qui L’aime se hait lui-même.

Ce que nous venons d’énoncer à propos de l’amour est exactement ce que disait le pôle des savants, Sayyed «Ali Hamadanî, que nous citons afin que notre travail soit béni. Et ce hadîth qudsî explique précisément que l’œil et le voyant sont Dieu. Car l’homme n’est que ces organes dont Il a dit qu’Il Se les attribuait à Lui-même. Donc, tout est Lui.

Ce que je possède n’est qu’un nom, le reste n’est que Lui.

C’est là la station de l’annihilation et c’est pour cela qu’il est dit : «Obéis-Moi afin que Je te rende pareil à Moi, quoique nul n’est pareil à Moi.»

c.42.

Le monde entier étant un miroir, grâce à ce processus de réflexion, chaque atome est potentiellement un miroir de l’un des noms divins ou de tous les noms; et quand un atome rejette ses limites et son caractère phénoménal, il devient le Tout. L’univers entier est contenu dans chaque grain de moutarde. Mais son ipséité est un obstacle à la manifestation de cette réalité. Voilà pourquoi on dit que le mystique voit en chaque chose tout ce qui existe.

Quand tu retires le voile de Ton visage,

Chaque atome brille comme un soleil.

c.43.

Toute vie dépendant de l’existence de Dieu, l’aile d’un moucheron n’est pas loin de Sa grâce et est, elle aussi, un lieu de manifestation de la Réalité suprême. Quoique toute petite, cette aile contient donc tout ce qui se trouve dans le monde, mais cela n’apparaît pas si elle n’est pas libérée des limites de l’ipséité.

c.44.

Le cœur de l’homme est un lieu de la manifestation divine et il devient, selon sa capacité, le miroir des attributs divins infinis.

Ce que Shabestarî appelle le grain du cœur, c’est une goutte de sang noir niché dans sa cavité; il est le principe de la vie et parvient par là à tous les organes. Il est le lieu de l’épiphanie malgré sa minuscule dimension. Rien n’a la possibilité de contenir cette goutte, sauf le cœur humain. Ainsi que le dit le hadîth qudsî : «Mon ciel et Ma terre ne peuvent Me contenir, mais Je suis tout entier contenu dans le cœur de celui qui M’adore.» Selon Shabestarî, il faut considérer que dans ce monde anges et démons sont mélangés et, comme on le sait, Satan était du nombre des anges. Dans ce monde, cieux, âmes, raison, esprit et nature sont tous liés l’un à l’autre; ils ne sont pas séparés. La cause en est la volonté divine qui rassemble tous les noms, qu’ils soient jamâl (de beauté) ou jalâl (de majesté), par le désir de Se manifester.

c.45.

Ce vers signifie que tous les êtres humains et toutes les choses sont étroitement liés entre eux, comme la graine au fruit. En effet, le but et le bénéfice, le bien et le mal, le profit et la perte, se rattachent les uns aux autres et sont la cause de leur perfection. En vertu de cette relation, l’impie donne naissance au croyant et le croyant à l’impie, comme Noé et son fils et Azar et Abraham. On peut le constater dans l’organisation du monde. La Raison universelle donne naissance à l’âme, l’âme donne naissance au corps subtil, le corps subtil engendre le corps matériel et le simple produit les êtres composés. Les composés aboutissent à l’homme, le plus parfait et le résumé de tout ce qui existe.

c.46.

Sache que le mouvement circulaire de l’existence se produit par la grâce divine qui descend à tous les instants du degré le plus haut au degré le plus bas, c’est-à-dire celui de l’humanité. Et de là s’effectue l’ascension de l’homme en un mouvement de retour jusqu’à l’origine. À chaque niveau, apparaissent des milliers de formes différentes, à l’instar de la Raison universelle qui se divise en d’innombrables raisons particulières, de l’Âme universelle qui se multiplie en un nombre infini d’âmes individuelles, et des cieux qui contiennent toutes les existences partielles et temporelles; et enfin on parvient au niveau humain.

c.47.

Selon la Sagesse éternelle, la causalité lie tellement les êtres entre eux que, si un atome disparaît, l’univers tout entier est détruit; dans ce cas, la causalité n’opère plus.

c.49.

La raison de la création du monde étant l’amour et le désir de la manifestation, cet amour existe dans chaque atome; il éblouit tous les êtres qui cherchent à retrouver leur origine. L’influence réciproque qu’exercent tous les êtres est due à l’attraction de l’amour.

c.50.

Par ce vers, Shabestarî veut dire que les individualités et leurs limites sont la cause de leur captivité; celle-ci ne leur permet pas de se déplacer jusqu’au monde de l’Absolu pour pouvoir se libérer de ce monde de l’illusion. D’où la séparation subie d’avec le Bien-Aimé.

c.51.

Ce vers signifie que les êtres contingents qui composent le monde tendent naturellement à se rapprocher du néant, en raison de leur origine. À chaque instant, ils reçoivent donc un souffle divin qui les maintient dans leur état d’existants; car le monde entier, à chaque instant, se dévêt de l’enveloppe existentielle pour retourner au néant, mais par ce souffle divin il s’en revêt à nouveau. Ainsi, à chaque instant, s’effectue une création nouvelle. Comme le dit le Coran : «Cependant, ils doutent d’une nouvelle création.» (L, 15).

c.52.

Tous les êtres sont en perpétuel mouvement, selon leur nature, et ce mouvement les conduit vers le néant. Nul ne peut connaître leur commencement et leur fin. Comme le dit le Coran : «Il ne vous a été donné que peu de science.» (XVII, 85).

c.53.

Le caractère le plus extraordinaire de Dieu, c’est que, tout en étant parfaitement manifeste, Il est totalement caché; quoiqu’il n’y a rien d’autre que Lui et que c’est Lui qui est manifesté dans l’apparence des choses multiples, ces apparences dissimulent Son visage. Mais la beauté du Bien-Aimé qui Se montre dans toutes les formes existantes est cachée sous le voile de chaque atome, dans les deux mondes.

c.54.

Quand on parle du monde, on entend un seul mot sans comprendre qu’il y en a de nombreux. Si l’on appelle donc «monde», la totalité des êtres, c’est parce qu’ils constituent une possibilité de connaître Dieu. Voilà pourquoi Shabestarî pose la question de savoir ce qui est perçu de l’univers et des différents mondes existants, car de nombreux mondes nous sont invisibles.

c.55.

Sache qu’on raconte de nombreuses anecdotes au sujet du Simorgh : ce que je comprends, moi, c’est que le Simorgh est l’essence divine et que le mont Qaf, sa demeure, représente, à mon avis, la réalité humaine, lieu de manifestation de la Réalité suprême avec tous Ses noms et attributs. Si l’on a dit que le mont Qaf est tellement grand qu’il entoure le monde, c’est que l’essence humaine contient tout ce qui existe et qu’elle en est le résumé. Celui qui parvient à connaître la réalité humaine peut percevoir la Réalité suprême. Comme le rapporte le hadith : «Celui qui se connaît connaît son Seigneur», de même que celui qui arrive au mont Qaf peut voir le Simorgh.

Si la Beauté n’était pas manifestée,

Qui pourrait dire «Je suis la Vérité» ou «Gloire à Moi»?

Qui, sauf Lui, peut dire :

«Il n’y a rien sous mon froc que Dieu»

Tout ce qui existe existe en toi-même :

Pourquoi ne te connais-tu pas toi-même?

Sache que dans tous les «royaumes» divins, il y a des lieux de manifestation de l’enfer et du paradis, car ces notions archétypales se trouvent, sans nul doute, dans la science de Dieu; elles existent sur le plan spirituel avant d’exister dans le monde matériel. La descente du paradis d’Adam et d’Ève se réfère à ce que nous venons d’énoncer. L’enfer aussi existe dans le monde spirituel, car celui-ci est un archétype de ce qui se trouve dans la science divine. De nombreux hadîth-s abordent ce sujet; le Prophète a dit que le monde est la prison des croyants et le paradis des impies, et le Coran : «Le tombeau est un jardin du paradis ou un fossé de l’enfer.» Dans le monde humain, choisi parmi les autres, le paradis et l’enfer existent, car le degré de l’esprit et du cœur et la perfection spirituelle équivalent au paradis; le degré de l’âme charnelle et des désirs et ce qui en découle équivalent à l’enfer. La dernière étape de leur manifestation, c’est le Jour de la résurrection.

c.56.

Sache que «les royaumes» du monde sont au nombre de cinq.

Le premier est le monde de l’essence divine, qu’on appelle lahut; c’est celui de «l’Invisible de l’invisible» (ghayb al-ghayb) et de la Réalité des réalités.

Le deuxième est le monde des attributs, appelé jabarut, celui du barzakh (plan intermédiaire).

Le troisième est le monde du malakût, celui des esprits et des actes, le inonde de l’amr (ordre divin), du ghayb (invisible) et du bâtin (intériorité).

Le quatrième est le monde visible, celui de l’apparence et de la manifestation phénoménale. On l’appelle le monde du mulk (souveraineté).

Le cinquième, appelé le monde de nâsut, est celui des êtres et le dernier niveau de la descente.

De ces cinq mondes ou «royaumes», les trois premiers appartiennent à l’invisible, car on ne peut les percevoir; les deux derniers sont perceptibles, car on peut les appréhender par les sens. Donc, quand Shabestarî dit : «Quel est le monde qui n’est pas visible, et dont une journée équivaut à une de nos années?» il évoque le monde intermédiaire archétypal (barzakh), situé entre l’invisible et le visible. Par son caractère d’intermédiaire, il conjoint les spécificités des deux. Dans notre monde corporel, le temps, l’espace et la durée sont relatifs à la condensation de la matière. Plus cette condensation diminue, plus la distance entre l’origine et le retour, la pré-éternité (azal) et la post-éternité (abord), diminue elle aussi. C’est pour cette raison qu’un jour du monde intermédiaire est égal à une année terrestre. Et un jour du monde malakût équivaut à mille années d’ici-bas. Un seul jour pour Dieu est en vérité comme mille ans (d’après votre manière de compter).” (Coran, XXII, 47). Et aussi : «Les anges et l’esprit montent vers Lui en un jour dont la durée est de cinquante mille ans.» (Coran, LXX, 4).

c.57.

Anecdotes et histoires mentionnent souvent ces deux villes, Jabulca et Jabulsa. On a dit que Jabulca est une grande cité d’Orient et que Jabulsa se trouve en face d’elle, en Occident. Sans imiter les autres, je peux mentionner deux choses : l’une, c’est que Jabulca est le monde des archétypes, qui se situe à l’orient de l’esprit, est intermédiaire entre les mondes visible et invisible et contient les images de l’univers. Jabulsa aussi est un monde d’archétypes et intermédiaire : c’est là que se rendent les esprits — après la séparation d’avec le corps — avec toutes les actions, bonnes ou mauvaises, qu’ils ont commises sur terre. Ainsi que l’affirment les versets du Coran et les hadîth-s, ils demeurent dans le barzakh. Ce monde intermédiaire se situe à l’occident des corps. Enfin, les habitants de Jabulca sont plus subtils et plus purs, alors que ceux de Jabulsa, en raison de leurs mauvaises actions terrestres, sont plus ténébreux.

La majorité des êtres humains croient que ces deux mondes intermédiaires sont semblables; en fait, celui des deux qui reçoit les esprits séparés des corps (Jabulsa) est différent de celui qui est intermédiaire entre les esprits purs et les corps.

c.58.

Shabestarî dit qu’il faut se souvenir, à propos des orients des occidents de la pensée, de ce qui est écrit dans le Coran : «J’en jure par le Seigneur des orients et des occidents.» (LXX, 40). Il convient de remarquer que la Réalité suprême jure «par le Seigneur des orients et des occidents», en employant le pluriel, tandis que le monde sensoriel ne possède qu’un seul orient et qu’un seul occident. Il est donc certain qu’il y a d’autres mondes, des mondes subtils, non perceptibles par les sens. Dans chacun d’eux existent un ciel, un soleil, des étoiles; ces mondes sont l’essentiel.

c.59.

Ibn «Abbas, roi des commentateurs (des traditions prophétiques), a dit : Si je me livrais au commentaire de la parole divine : « Dieu est Celui qui a créé les sept cieux et qui en a fait autant pour la terre », on me lapiderait ou l’on me traiterait d’incroyant.” Shabestarî remarque que l’on entend seulement le mot «monde», sans savoir qu’il en existe de nombreux, imperceptibles et subtils. Si quelqu’un s’avisait de décrire ces différents mondes, incompréhensibles aux humains ignorants, ces derniers le jugeraient impie et incroyant et voudraient sa mort. On raconte que Bayazîd Bistâmî, accusé d’impiété, a été chassé douze fois de la ville de Bistâm. Et chaque fois qu’il partait, il disait : «Heureuse la ville dont l’incroyant est Bayazîd.» Pourtant, son tombeau est aujourd’hui l’objet d’une grande vénération, alors que de son vivant il était incompris. Maintenant que son esprit saint est entré dans l’au-delà et que, dans son mausolée, ne se trouvent plus que pierres et poussière, les hommes rendent un culte à son tombeau. Pour être équitable, il faut considérer le verset où Dieu a dit : «Oh! quelle affliction pour les serviteurs de Dieu! Aucun prophète ne vient à eux qu’ils ne se moquent de lui.» (Coran, XXXVI, 30).

c.60.

Lorsqu’un homme endormi rêve, il croit à la réalité de son songe, sans comprendre qu’il s’agit d’images illusoires. Vous aussi, qui pensez que le monde a une réalité, vous rêvez sans comprendre que séparer ce monde de la Réalité suprême est imagination vaine. Ce que vous voyez est, en fait, les reflets de l’existence unique apparus dans les miroirs des êtres contingents. Et il n’y a d’autre existence que la Réalité suprême.

c.61.

Selon la Tradition prophétique : «Les hommes dorment et, quand ils meurent, ils se réveillent.» C’est-à-dire : à l’aube de la Résurrection, qui représente la mort à l’individualité, en se réveillant du sommeil de l’insouciance (ghaflat), la multiplicité disparaît; ce qui se manifestait comme séparé et différent, et était la cause de l’insouciance et de l’erreur, se réunit; la véritable Unité apparaît. L’on peut alors comprendre que l’Existence n’était qu’une.

c.62.

Shabestarî a pu vouloir dire, dans le premier hémistiche : «C’est maintenant que tu as le pouvoir d’agir», que lorsque l’esprit de l’homme quitte le corps après avoir perdu la capacité d’acquérir la perfection et sans avoir obtenu ce qu’il désirait, il prie Dieu. Comme il est dit dans le Coran : «Fais-nous revenir sur la terre, nous ferons le bien, nous croirons fermement.» (XXXII, 12). Mais ce regret est alors vain.

c.63.

Ce distique signifie : Comment pourrais-je te décrire les conditions de l’ascension du cœur vers les mondes subtils et vers la contemplation des lumières des épiphanies divines, alors que tu es descendu au degré le plus bas de la sensualité et que tes pieds sont immobilisés dans la boue des désirs charnels? Tu t’es rendu esclave de la richesse et de la prospérité matérielle, tu t’es privé de la perfection spirituelle, sans te rendre compte que les joies éternelles, seules, sont réelles.

c.64.

C’est-à-dire, le monde t’appartient, il est créé pour toi, et toi tu es créé pour parvenir à la connaissance mystique. Mais les plaisirs charnels te font négliger la recherche de la connaissance et tu perds la joie éternelle de l’au-delà pour les désirs périssables d’ici-bas. Tu es donc le plus pitoyable des êtres, car, contrairement aux autres créatures qui ont des limites qui leur sont assignées, tu avais la possibilité de transcender les tiennes; mais ton ignorance t’en a empêché.

c.65.

Ceux que leur courage fait rechercher la proximité du Seigneur combattent sans relâche leur âme charnelle; conformément à la Tradition prophétique : «L’un de tes plus grands ennemis est ton âme charnelle qui se trouve entre tes côtes», ils la mortifient continuellement.

c.66.

Shabestarî demande ce qui est compris du hadîth évoquant «la croyance d’une vieille femme». Il interroge : «Crois-tu que, pour connaître Dieu, il est interdit de penser?» Par ce hadîth, le Prophète entendait-il qu’à l’instar des vieilles femmes qui ne peuvent tenir un raisonnement logique, vous ne devez par rechercher une connaissance certaine, mais vous contenter d’une simple imitation? Cette fausse interprétation t’entraîne à ne pas rechercher la Vérité et à ne faire aucun effort en ce sens. Voici sa véritable signification : À l’égard de la Loi tout entière, vous devez être obéissants comme une vieille femme — qu’il s’agisse d’obligations ou de prohibitions —; vous n’avez pas à les modifier en vue de les adapter à vos goûts personnels et à vos désirs charnels, car l’intelligence humaine ne peut saisir les raisons de la Loi religieuse. Cela ne veut pas dire qu’il faut rester dans une foi conformiste, à l’instar des vieilles femmes, et ne pas réfléchir à la connaissance de Dieu et à sa recherche perpétuelle.

c.67.

La nostalgie et l’amour des chercheurs de Dieu doivent être tels qu’ils ne demeurent dans aucune étape jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à l’Union, le véritable but. Aucune caravane, aucune halte ne doit ralentir leur voyage, sauf si un shaykh les guide; mais, sans guide, un tel voyage est impossible. L’amoureux doit être à ce point enivré et fou du désir de contempler son Bien-Aimé qu’il ne doit accepter ni étape, ni repos, ni caravane, ni halte, ni compagnon.

Je voyage pieds nus sur les pierres et les ronces,

Car je suis émerveillé, ébloui, insensé.

Ne crois pas que mes pieds touchent terre,

Car l’amoureux marche sur son cœur.

Pour lui, une seconde de séparation dure plus que des années,

Mais une année d’union, pour lui, n’est qu’une image fugace.

c.68.

Sache que l’épiphanie et la manifestation de Dieu dans le cœur pur s’expriment de quatre façons : par des signes, par des actes, par des attributs et par l’essence.

La première consiste à voir la Vérité suprême dans les corps du monde matériel et à comprendre qu’ils manifestent la Réalité suprême.

La deuxième consiste à voir la Réalité suprême dans un attribut d’entre les attributs actifs que sont les attributs divins. Cette sorte d’épiphanie apparaît comme une lumière bigarrée, verte, bleue, rouge, jaune, blanche.

La troisième, c’est la manifestation de la Réalité suprême dans l’un de Ses sept attributs essentiels qui sont : la vie, la science, la puissance, la volonté, l’ouïe, la vue et la parole. Cette sorte d’épiphanie se manifeste parfois comme une lumière noire.

La quatrième, c’est l’anéantissement du chercheur dans cette épiphanie et la perte du savoir, de l’intelligence, de la compréhension. Cette épiphanie varie selon le degré de pureté de celui qui la reçoit. Si, par exemple, le chercheur se considère comme étant au sein de la Réalité suprême, elle est parfaite; mais s’il se voit comme étant la Réalité suprême, elle est plus que parfaite. Contempler les manifestations de la Réalité suprême ou se voir comme la Réalité suprême dépend, au cours de ces étapes, d’une purification parfaite. Ce que Moïse a entendu : «Je suis le Seigneur des mondes» et ce que le Prophète a dit : «J’ai vu mon Seigneur sous la plus belle des formes», prouvent la possibilité des épiphanies. La persistance en Dieu qui advient aux hommes parfaits signifie que le chercheur de la Vérité parvient, après son anéantissement, à l’épiphanie de l’essence qui l’amène à l’état de surexistence; il se voit ensuite dans l’Absolu, sans plus d’individualité matérielle, corporelle ou spirituelle; il constate que sa connaissance embrasse tout ce que contient l’univers, tous les attributs divins, et il ne voit plus qu’une seule Réalité. C’est là la véritable Unicité divine.

Celui qui clamait : «Gloire à moi!», à ce moment

Avait compris ces vérités.

Pour cette raison, cet océan de pureté

Disait : «Il n’y a rien sous mon froc que Dieu.»

Celui qui annonçait : Je suis la Réalité suprême

Avait compris, lui aussi, la même vérité

Que l’on a pris pour une prétention vaine.

Celui qui a proclamé : Il n’y a rien dans les deux mondes

(que Dieu)” avait raison.

Il a parlé subtilement.

S’il ne reste en toi aucune trace d’individualité,

Tu peux comprendre ce que je viens d’exprimer.

Les paroles des shaykhs Mohammad Ruzbehân et Shams od -Dîn Mohammad al-Dailamî sur ce qui leur advint en extase se rapportent à cet état. Car aux étapes élevées de la purification, les chercheurs parviennent à l’ascension spirituelle; ils se voient monter aux cieux et contemplent les esprits des prophètes et des anges.

c.69.

Umhânî était la fille d’Abû Talib, oncle du Prophète. Umhânî est un surnom, son vrai nom, Fakhteh. L’ascension du Prophète eut lieu, dit-on, de sa maison, située près du Haram, mais, selon une autre tradition, elle s’effectua de celle de `Aïsha. Comme les commentateurs ont rapporté que le Prophète avait eu deux ascensions, l’une corporelle, l’autre spirituelle, la première s’est peut-être déroulée chez `Aïsha et la deuxième chez Umhânî. En général, celles des saints ressemblent à ce qui s’est passé chez Umhânî.

Ici, la maison de Umhânî est pour le chercheur semblable à la demeure matérielle : il faut sortir de la maison de la nature et des désirs charnels et renoncer aux attachements terrestres et même spirituels, pour s’anéantir dans la Beauté absolue. Ainsi le hadîth déclare-t-il : «Celui qui m’a vu a vu Dieu», car le Prophète était entré dans la surexistence en Dieu, grâce à sa perfection spirituelle.

Qui a contemplé la beauté du Bien-Aimé

A purifié le miroir de son cœur.

Dans leur émerveillement, ils ont répété : «Je suis la Réalité suprême.»

Ne prends pas ces paroles comme les leurs : ils n’étaient pas eux-mêmes.

c.70.

Shabestarî déclare qu’il faut dépasser les mondes des formes, de l’esprit, de l’invisible et du visible, ne rester en aucun d’entre eux et ne s’arrêter qu’à la station «à la portée de deux arcs», plan de l’Unité et de la Divinité (Coran, LIII, 9). Quand le chercheur parvient à l’état d’unicité, son essence et ses attributs partiels se fondent dans l’essence et les attributs universels; sa connaissance et sa volonté s’unissent dans celles de Dieu.

c.71.

Ce vers rappelle que de même que la substance et les accidents sont l’origine de tout ce qui existe dans le Livre de l’univers, de même les lettres, voyelles et consonnes sont l’origine de tout ce qui se trouve dans le Livre révélé (le Coran). Donc, la substance (jawhar) du premier correspond aux consonnes du second. Et les accidents correspondent aux voyelles, car l’accident requiert un élément qui le structure. Les sourates du Coran sont composées de versets et les versets de mots. Shabestarî ajoute que, dans le Livre de l’univers, chaque monde est comme une sourate coranique; par exemple : l’un d’eux est comme la Fâtiha, la première, et un autre comme le sourate al-Ikhlas, la «Foi pure».

c.72.

Le premier verset du livre de l’univers est la Raison universelle (`aql-i kulli), la première créée. Par rapport aux êtres, elle est comme le B de Bismillah. De même que Bismillah est le résumé du Coran, la Raison universelle est le résumé du monde.

c.73.

Le deuxième verset du Livre de l’univers est l’Âme universelle qui occupe le degré inférieur à celui de la raison universelle. Cette dernière est le lieu de la manifestation de l’unité et comporte les lois abstraites. L’Âme universelle est le lieu de la manifestation de l’unicité et comporte les lois explicites; elle est évoquée par le verset de la lumière (Coran, XXIV, 35) et, comme tout est perçu grâce à la lumière, toutes choses deviennent visibles en elle qui est le lieu de la manifestation de la science divine. Elle est comparable à la lampe qui éclaire toutes choses.

c.74.

Le troisième verset, dans ce même Livre, est l’empyrée, que l’on appelle «firmament des firmaments». Il évoque la sourate XX, 5, où le Miséricordieux se trouve en majesté sur le Trône. Le quatrième, quant à lui, est le huitième firmament qu’on appelle le Trône (kurst) et il évoque le verset 255 de la sourate II (âyat al-k ursî).

c.75.

Après le huitième ciel, celui du Trône, un verset du Livre de l’univers est celui des sept sphères; il évoque la sourate al-Fâtiha (aux sept membres).

c.76.

Après les sept sphères célestes viennent les quatre éléments : eau, air, terre, feu. Chacun d’eux, signe clair et manifeste dans le livre de l’univers, évoque aussi un verset du Livre révélé. Viennent ensuite les trois règnes de la nature : minéral, végétal et animal.

c.77.

L’homme est le dernier être créé car, il est la cause déterminante de la création. Dans le Livre de l’univers, le dernier verset est l’homme, résumé de toutes choses; à ce sujet, un hadîth rapporte : «Dieu a créé Adam le vendredi après-midi et le samedi il n’a rien créé, car c’était l’achèvement de la création.» Dans le Coran également, la dernière sourate (CXIV) est consacrée aux hommes (an-Nass).

c.78.

Pensez à la création des cieux, considérez leur harmonie, leurs mouvements et les effets de ces derniers, Dieu alors sera satisfait de vous, car Il a dit : «Dans la création des cieux et de la terre, dans la succession de la nuit et du jour, il y a vraiment des signes pour ceux qui sont doués d’intelligence.» (Coran, III, 190).

c.79.

Shabestarî veut dire que l’empyrée, ce qu’il y a de plus grand et qui ne contient aucune étoile, enveloppe les deux mondes — ici-bas et au-delà — appelés aussi mondes visible et invisible. C’est pour cela que le Prophète a dit : «La terre du paradis est le Trône et son ciel est l’empyrée du Miséricordieux.» De cette terre du paradis coulent des ruisseaux, donc le paradis se trouve dans l’empyrée; mais l’enfer s’y trouve également, car un verset du Coran dit : «La géhenne enveloppera sûrement les incrédules.» (IX, 49).

c.80.

Selon le Coran : «Dans votre propre création et dans les animaux que Dieu multiplie, il y a des signes pour un peuple qui croit fermement.» (XLV, 4). On doit donc comprendre que l’existence des planètes ne peut être dépourvue de raison. Il faut savoir que les influences réciproques des cieux et des planètes sont soumises à la volonté divine et ne possèdent aucune liberté. Le vrai connaissant est celui qui, dans toutes les causes, voit le Causateur.

c.81.

Shabestarî explique dans ce vers que votre véritable origine, la Raison universelle, est devenue un père pour votre mère, l’Âme universelle.

c.82.

Un verset du Coran rappelle que Dieu a proposé un dépôt (amânat) aux cieux, aux esprits, à la terre, aux choses et aux montagnes. Tous ont refusé, car ils étaient incapables de le recevoir. Mais l’homme l’a accepté et reçu. En fait, il est ignorant et injuste; c’est là, en dépit des apparences, un grand compliment. En effet, on peut dire que zalûm (injuste) vient de zulmat (ténèbre) et le Prophète a dit : «L’injustice est une ténèbre du Jour de la résurrection.» Et Muhy ud — Dîn ibn Arabi, à la fin de l’histoire de Noé, commentant le verset : «Augmente seulement la perdition des injustes» (LXXI, 24), reprend cette étymologie de zâlmin (injustes) comme provenant de zulmat (ténèbre).

Or, comme l’homme est la fin de la manifestation divine, qu’après lui rien n’a été créé, et qu’un de ses côtés est ténèbre, il a la capacité de recevoir tous les noms et attributs et donc aussi le dépôt divin, car les choses sont connues par leur opposé. En effet, comme le dit Shabestarî, le dos du miroir doit être noirci pour refléter le visage de celui qui le regarde. C’est-à-dire que si un côté de l’homme n’était pas néant et ténèbre et qu’il était, sous tous ses aspects, l’Existence absolue, il ne pourrait être porteur de la Réalité suprême, pas plus que les noms et les attributs ne pourraient se refléter en lui.

c.83.

L’air est plus subtil que la terre, ni obscur, ni ténébreux, ni condensé comme elle. Les rayons du soleil le touchant en premier, ils ne peuvent donc s’y réfléchir comme ils le font sur la terre.

c.84.

L’essence et les attributs divins se reflétant dans le miroir du visage humain, il est dit que le Très-Haut a créé l’homme à Son image. Adam étant le reflet du visage de leur Bien-Aimé, les anges se prosternèrent donc devant lui. Reflet divin, tous les noms divins étaient en lui. Ce que signifie ici la prosternation, c’est l’obéissance : puisque l’homme est le représentant de Dieu sur la terre, tous doivent lui obéir.

c.85.

Tous les êtres sont le lieu des manifestations de la Réalité, l’homme en est l’essentiel et le symbole. Toutes les choses sont donc le corps par rapport à l’homme, et l’homme parfait est leur âme. De même que les corps ont besoin d’un esprit, de même tous les êtres ont besoin de lui.

La même relation liant le corps et l’homme existe entre les êtres et l’homme; le lien dont parle Shabestarî est cette relation que nous venons d’évoquer.

c.86.

L’homme, noyau et centre du monde entier, est la raison de la création. Et de même que le noyau se trouve toujours dans la coquille, de même le lieu de l’homme est-il le milieu de l’univers qui l’enveloppe. Sache que tu es l’âme de toutes choses. Il est dommage que l’homme ne se connaisse pas lui-même et se laisse emprisonner par les désirs charnels. Sans lui, le monde ne serait qu’un corps sans âme et un miroir sans reflet.

c.87.

Il faut savoir que les archétypes, réalités des êtres contingents, sont les images des noms divins; ils sont comme les corps, et les esprits sont ces noms. De même que les corps subsistent par l’esprit, de même les êtres subsistent-ils par les noms divins. Pour cette raison, Shabestarî dit que chaque créature subsiste en ce Nom, que tous les êtres vivants et tous ceux de l’univers proviennent d’un nom, et sont le lieu de Sa manifestation; ils s’adonnent constamment à Sa louange. «Il n’y a rien qui ne célèbre Sa louange.» (Coran, XVII, 44). L’archétype humain est le lieu de la manifestation du nom divin et l’image de Dieu qui est son esprit, sa réalité et son intériorité. tout ce qui existe dans l’image divine se manifeste dans l’être humain et comme ce dernier comporte la totalité des attributs de Dieu, il est devenu capable d’être Son représentant sur terre. Shabestarî s’émerveille que le premier se manifeste comme le dernier, et que celui-ci soit devenu le lieu de l’épiphanie des attributs divins. Avec l’homme, le cercle de l’existence est bouclé.

c.88.

Puisque l’être humain ne peut avoir une connaissance certaine de lui-même, il reste dans le doute et la perplexité quant à sa véritable origine; il est comme celui qui voit double. En ce cas, il vaut mieux rester dans l’ignorance et ne pas prétendre posséder la connaissance. Car la seule pensée ne permet pas de parvenir à la Vérité, sans le secours de la grâce divine.

Si tu veux connaître Dieu,

Connais-toi toi-même, non par analogie,

Mais par le dévoilement et la certitude.

Connais-toi toi-même, car c’est là la vraie connaissance de Dieu.

c.89

La succession des épiphanies de l’essence et des attributs divins, et la continuité des rayons de lumière des noms infinis provoquent l’émerveillement, aboutissement de la pensée.

Je ne sais si je suis moi-même ou si je suis Lui.

Je m’étonne de ne pas être moi-même.

Suis-je l’amoureux, ou le Bien-Aimé, ou l’amour?

Enivré par la coupe de l’émerveillement, je ne suis pas moi-même.

Qui suis-je? Je suis sans signe ni nom.

Exilé sur le mont Qaf de la solitude, je ne suis pas moi-même.

Annihilé par ma propre âme, je subsiste dans le Bien-Aimé.

Je suis dans les hauteurs, et ne suis pas moi-même.

Vois Dieu sur notre visage,

Car nous demeurons dans Son existence.

Notre visage est le talisman qui ouvre le trésor de la Réalité.

Nous sommes le masque de la face de Dieu :

Qu’on le retire,

Il devient évident que nous sommes la manifestation divine.

Nous verrons l’univers entier empli d’un seul soi,

Si nous nous libérons de notre captivité.

c.90.

Quand la Réalité absolue, qui est l’Existence absolue, se limite, elle sort de l’Absolu et entre dans la dimension de l’espace. Elle part du monde invisible pour pénétrer dans le monde visible; tu la nommes «je». En effet, «je» n’est rien d’autre que cette Réalité absolue qui s’est limitée. Et tous les pronoms, «moi», «toi», «lui», ne désignent qu’Elle. Il n’y a aucune possibilité de dualité dans l’unité divine.

c.91.

Selon ces vers, «je» et «tu» désignent l’individualité. Nous sommes comparables aux ouvertures pratiquées dans la niche de la lampe de l’Existence unique; par chacune d’elles, brille la lumière. Shabestarî compare l’Existence absolue à cette image, et l’univers à son verre. Chaque être est semblable à une de ces ouvertures et, bien que la lumière soit unique, elle se manifeste dans la multiplicité. La multiplicité est donc dénuée de toute réalité, elle est une apparence et non une véritable existence.

c.92.

La pénétration de l’esprit dans chaque partie du corps est semblable à celle de l’Existence absolue dans tous les êtres spirituels et matériels, ainsi que Dieu l’a déclaré dans le Coran : «Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est comparable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un verre; le verre est semblable à une étoile brillante.» (XXIV, 35). Commentaire : Dieu le Très-Haut est la lumière des cieux, des esprits, des archétypes, de tout ce qui est immatériel, et aussi des corps et de tout ce qui est matériel. Sa lumière est dans le lieu de la manifestation, les corps, comparés au tabernacle de la lampe; l’esprit est comparé à la lampe et la flamme est dans le verre qui est en vérité le cœur. Les philosophes appellent le cœur : nafsi-natiqa (raison). Il est telle une étoile brillante.

c.93.

Si tu prends la raison pour guide, que tu considères que ce qu’elle admet est exact et que ce qu’elle refuse est faux, tu te trompes; car la raison n’a aucun pouvoir dans le domaine du dévoilement, et elle y est aussi impuissante que la perception sensorielle. Tu ne comprends pas que l’esprit est une partie de toi et que ton «moi» n’est pas égal à l’esprit. Car ton «moi» comporte et le corps et l’esprit; chacun d’eux est une manifestation de ce «moi».

c.94.

Ces vers rappellent la réponse à la deuxième question qui portait sur la signification du voyage en soi-même. Il faut accomplir un itinéraire spirituel en dehors de la nature et de l’existence corporelle, sortir du monde des noms et des attributs, s’élever plus haut que le plan de la multiplicité et de l’individualité, et parvenir au plan de l’Absolu en s’annihilant tant corporellement que spirituellement, pour atteindre la subsistance en Dieu. Ainsi, tu pourras voir que tu es le monde entier, que toutes choses sont de petites parties de toi, que tu pénètres dans tous les atomes, et qu’il n’y a rien en dehors de toi. Dès lors, tu peux comprendre qu’il n’existe rien d’autre que ton «moi».

L’homme est le dernier degré de la «descente» et le premier de la «remontée» qui est un voyage vers Dieu. Au cours de ce voyage, contrairement à la descente où il se revêt à chaque étape d’un attribut, l’homme s’en débarrasse afin de pouvoir arriver à son but. Et ce n’est possible que s’il se défait de l’individualité, de la corporalité et de la spiritualité pour s’immerger dans la lumière de l’Unité absolue. C’est là la véritable Unicité divine.

Si tu cesses de parler de «moi» et de «nous» un instant,

Tu verras les deux mondes emplis de toi-même.

Ton individualité est un voile entre toi et le Bien-Aimé :

Qu’elle disparaisse, seul restera le Bien-Aimé.

Pour faire comprendre ce que sont l’ascension spirituelle, le ravissement et l’anéantissement dans la surexistence, je vais raconter ce qui m’est advenu; ceux qui s’en tiennent à la seule raison verront qu’il existe des états qui leur sont inaccessibles.

Une nuit, je vis la lumière noire emplir la totalité de l’univers à un point tel que tout avait pris sa couleur. Je fus submergé en elle, ivre et fou. Des fils lumineux se lièrent en moi et m’entraînèrent rapidement dans les hauteurs. Il m’est impossible de décrire comment chaque traction m’élevait de plusieurs millénaires. J’accédai ainsi au premier ciel et y contemplai une multitude de merveilles et d’étrangetés. De là, une nouvelle traction m’emporta jusqu’au second ciel et ainsi de suite; chaque fois une traction nouvelle m’élevait de ciel en ciel et, dans chacun d’eux, je percevais des merveilles infinies. Enfin, j’arrivai à l’empyrée. Là, la lumière de la théophanie resplendit sur moi, sans quantité, qualité ou dimension; je contemplai la majesté divine sans modalité. Complètement anéanti en elle, je fus privé de conscience. Puis je revins à moi en ce monde. De nouveau, l’Être divin s’épiphanisa et, de nouveau, je fus anéanti à moi-même. Je fus anéanti et revins plusieurs fois à moi, et je contemplai la théophanie jusqu’à ce que je parvienne à la subsistance en Dieu.

Mais une fois atteinte ma surexistence en Dieu, je vis que cette lumière absolue, c’était moi, qu’il n’y avait rien d’autre que moi : celui qui maintient et dirige l’univers, c’est moi, tout est subsistant par moi.

En cet état, j’eus la révélation de connaissances étranges et merveilleuses concernant la création du monde, par exemple, la réponse à ces questions : pourquoi l’empyrée est-il si vide qu’il ne s’y trouve aucun astre? Pourquoi tous les astres fixes sont-ils dans le huitième ciel? Pour quelle raison y a-t-il un astre différent dans chacun des autres cieux? Pourquoi les esprits ne se manifestent-ils pas dans les éléments? Et d’autres points semblables qu’il m’est impossible d’exprimer comme il le faudrait et que seul peut comprendre le mystique qui en a fait l’expérience.

c.95.

Tant que le chercheur de la Vérité n’a pas commencé à purifier son âme sous la direction d’un shaykh, qu’il n’est pas arrivé à la fin de l’itinéraire vers Dieu et n’a pas atteint l’Union — degré de la disparition de la dualité —, il ne peut comprendre que l’essence et les attributs, les actes, l’unité et la multiplicité, l’apparent et le caché, le commencement et la fin, le visible et l’invisible, la proximité et l’éloignement, la réunion et la séparation, sont tous illusoires. Il fait toujours une différence entre «moi», «toi» et «lui», et ne peut se libérer de l’associationnisme ni comprendre la véritable unicité divine.

c.96.

L’Être, qui est l’existence, est le paradis, et le contingent, l’enfer. Le premier est une notion sereine, le second une notion troublée. Tous les attributs négatifs, dont l’enfer est la cause, proviennent du contingent. Et «moi», «toi», qui sont des limites individuelles, sont comme un intermédiaire entre l’existence et le contingent. À chaque fois que les attributs de la multiplicité, attributs négatifs, augmentent dans l’homme, il se trouve en enfer. Mais si les attributs de l’Existence nécessaire, attributs de perfection, s’accroissent et se rapprochent de l’origine, c’est-à-dire de l’Unité, l’homme entre dans le paradis éternel, et il est l’un de ceux dont le Coran dit : «Ils trouveront ici tout ce qu’ils voudront.» (L, 35).

c.97.

Quand les voiles de «moi» et de «toi», qui forment un écran devant la beauté divine, sont enlevés grâce à l’annihilation mystique, et quand l’individualité corporelle et spirituelle est abolie, les différentes croyances et toutes les obligations religieuses qui en découlent disparaissent, car ces obligations sont la conséquence des divergences entre les hommes.

La communauté de l’amour diffère des autres :

Pour les amoureux, la communauté et la religion, c’est Dieu.

c.98.

Tant que la grâce divine descendant n’est pas arrivée au point médian (du cercle de l’existence), la remontée ne commence pas. Et comme ce point médian est la dernière étape de la descente et la première de la remontée, l’homme se situe là. Les prescriptions de la Loi religieuse s’imposent donc à lui. Voilà pourquoi Shabestarî dit que ses règles proviennent du «moi» et du «toi», car si le composé âme-corps n’existait pas, l’homme ne serait pas tenu de les observer. À bien y regarder, la différence entre celui qui prie et Celui qui est prié réside seulement dans le caractère absolu ou limité. En fait, la véritable Existence est unique, et «moi», «toi», «lui» ne sont que des concepts formés par l’esprit humain.

c.99.

Aux demandes : «qui est le voyageur sur la route?», que signifie «voyager en soi-même?» on peut répondre : le voyageur est celui qui, par la recherche et la discipline mystiques, parvient au degré où il peut prendre conscience de sa propre origine et savoir qu’il n’est pas seulement telle apparence ou tel visage. Son origine et sa vérité proviennent du monde divin, c’est au niveau de la descente qu’il a revêtu sa forme actuelle.

c.100.

Contrairement au premier voyage, où il descend du monde de l’Absolu vers celui de la contingence, et du monde de l’unité vers celui de la multiplicité, le voyageur mystique remonte, lors de son deuxième voyage vers Dieu, du monde de la multiplicité vers celui de l’Unité. On appelle ce second parcours le voyage de la remontée et de l’ascension vers Dieu. L’homme remonte en tant qu’homme parfait, exactement comme il était descendu. Cet état est celui de l’annihilation en Dieu, dernier degré des chercheurs de la Réalité et de la disparition de la dualité; la réunion de la goutte d’eau et de l’océan.

c.101.

L’homme éprouve des désirs charnels et des besoins corporels — le boire, le manger, la sexualité — et possède des défauts — la vanité, l’instinct de domination — qui constituent autant de pièges pour lui et l’empêchent de se libérer de la prison du corps pour s’envoler vers la spiritualité. Désirs et défauts l’éloignent du but de sa création, c’est-à-dire le progrès dans la voie de la perfection par l’obéissance aux saints et aux prophètes, et le maintiennent au niveau le plus bas. «Voilà ceux qui sont semblables aux bestiaux, ou plus égarés encore.» (Coran, VII, 179). Les animaux qui n’ont pas la capacité de parvenir à la Vérité sont donc excusables, car ils obéissent à la loi de leur être. Mais l’homme a été créé dans un état de perfection pour ce qui est de sa capacité d’accéder à la Vérité. Obéir à son âme charnelle le maintient au niveau inférieur et, s’il persévère dans cette attitude, il risque de tomber plus bas que les animaux.

Si la grâce et l’attirance divines sont accordées à l’homme, la lumière de Dieu lui parvient de deux façons : l’attrait divin et la preuve. L’attrait divin, c’est-à-dire la grâce que Dieu accorde à un être sans qu’il fasse d’efforts, est la voie spécifique des prophètes et des saints. Par les preuves et les signes — la deuxième voie, différente de la première —, l’homme sait que l’âme subsistera après la séparation d’avec le corps; et que s’il a commis de mauvaises actions durant sa vie, il en subira les conséquences dans l’autre monde. Il résiste donc aux désirs charnels pour s’occuper de l’au-delà et fortifie son âme de qualités positives et pures.

c.102.

Sache que dans la Voie vers Dieu et dans l’itinéraire du retour, la première «station» que le voyageur doit franchir est celle du repentir. Dans la terminologie soufie, tawba (le repentir), est appelé «la Porte des portes», car c’est le premier pas que le chercheur doit faire vers Dieu. Étymologiquement, tawba signifie «retour». «Dieu est Celui qui revient sans cesse vers le pécheur repentant, Il est miséricordieux» (Coran, IX, 118), c’est-à-dire que le Très-Haut, en raison de Sa miséricorde, pardonne pour que l’on se repente et que l’on revienne vers Lui.

Selon la Loi religieuse, le repentir signifie regretter d’avoir commis ce qui est interdit, ainsi : ne plus boire de vin parce que c’est prohibé, non parce que cela provoque le mal de tête.

Le repentir a quatre degrés. Le premier est celui de l’incroyant qui retourne à la croyance. le deuxième est le repentir de ceux qui ont fait le mal et ont péché contre la Loi. Le troisième est le repentir de ceux qui ont de mauvaises habitudes dans le domaine de l’éthique. Le quatrième consiste à se détourner de tout ce qui n’est pas Dieu : c’est celui des prophètes, des saints et des hommes parfaits.

c.103.

Tant que le chercheur se trouve au degré du changement perpétuel, il ne peut comprendre la perfection des prophètes. Mais quand il se libère de l’emprise des sentiments tels que la jalousie, la vanité, la colère, le mensonge, et des attitudes mauvaises, telle que la luxure, il peut devenir un homme parfait à l’instar du prophète Noé. On dit que ce dernier a vécu 950 ans. Il appelait sa communauté vers Dieu : «Renoncez à toutes choses, sauf à Dieu, et rattachez-vous au monde de l’Unité», mais elle ignorait ses exhortations. On alla jusqu’à l’attaquer. Noé, obéissant à l’ordre divin, ne cessa pas pour autant ses objurgations et ne se laissa pas troubler par les ennuis qu’on lui suscitait. Mais il adressait ses plaintes à Dieu : «Il dit : Mon Seigneur! J’ai appelé mon peuple jour et nuit et mon appel ne fait qu’augmenter son éloignement» (Coran, LXXI, 5-6). Le chercheur doit donc, dans son combat contre son âme charnelle, se montrer ferme et déterminé comme le prophète Noé dans son combat contre l’incroyance. Il ne doit jamais changer d’attitude intérieure, car il est dit : «Si un homme respecte les observances religieuses pendant mille années et se détourne de Dieu un seul instant, ce qu’il a perdu est plus grand que ce qu’il avait gagné durant ces mille ans.»

c.104.

Quand le chercheur comprend que tout est en Dieu et qu’il n’y a d’autre puissance que la sienne, il acquiert la stabilité. Il se rend compte que les pouvoirs qu’il jugeait siens appartiennent en réalité à Dieu, qu’il n’est qu’un lieu de la manifestation divine et un réceptacle. Comme le prophète Abraham, il atteint la station de tawakkul (confiance en Dieu) et comprend que tout ce qui se passe provient de Dieu. Ainsi que le dit Abraham dans le Coran : «C’est Lui qui me dirige; c’est Lui qui me nourrit et qui me donne à boire; c’est Lui qui me guérit lorsque je suis malade; Il me fera mourir puis Il me rendra la vie; c’est Lui qui, selon mon ardent désir, me pardonnera mes fautes le jour du Jugement.» (XXVI, 78-82). Et à l’instant où Nemrod voulut le jeter dans le feu, l’ange Gabriel lui demanda : «Désires-tu quelque chose?» Abraham, totalement confiant en Dieu, répondit : «Rien venant de toi.»

c.105.

Shabestarî veut dire que la volonté du chercheur s’unit à celle de Dieu et ne cherche rien d’autre que ce qu’Il veut. Toutes ses actions et toutes ses paroles visent à Le satisfaire. Comme il est dit dans le Coran : «Ô toi, âme apaisée! Retourne vers ton Seigneur, satisfait et agréé!» (LXXXIX, 28). Ce verset indique que le voyage de remontée dépend de la volonté divine, car il n’est pas possible de retourner vers Dieu sans Son autorisation. Pour ce faire, Moïse avait dû éteindre sa volonté propre en celle de Dieu. Les shaykhs ont dit que la station de satisfaction en Dieu (ridha) est la plus grande porte vers Lui; c’est le paradis sur terre. La signification profonde de ridha, c’est que la créature doit renoncer à sa volonté propre et se soumettre à l’absolue volonté divine. Comme le dit le Coran : «Mais vous ne le voudrez que si Dieu le veut.» (LXXVI, 30). On demanda à Bayazîd Bistâmî : «Que veux-tu?» Il répondit : «Je veux ne pas vouloir», c’est-à-dire : que ma volonté s’abolisse dans la volonté divine.

Qui possède la satisfaction en Dieu n’élève aucune objection à ce qui lui arrive. On questionna Râbi`a : «Quand la créature parvient-elle à la satisfaction en Dieu?» Elle répondit : «Quand dans le malheur et la détresse, elle est aussi satisfaite que dans la joie et la prospérité.» Pour Abû Mohammad Rawim, la satisfaction en Dieu est d’accepter les ordres divins avec joie et de prendre également l’agréable et le désagréable. Pour le shaykh Jonayd, la satisfaction est le renoncement à toute volonté propre. Quelqu’un rapporta à Hussein, fils de `Alî, que Abâzar avait déclaré qu’à ses yeux la pauvreté était meilleure que la richesse et la maladie préférable à la santé. L’imam Hussein répondit : «Dieu bénisse Abâzar! Mais moi je dis qu’il vaut mieux s’en remettre à Dieu pour nos affaires; car celui qui Lui a remis ses affaires ne demande rien, sauf ce qu’Il veut.»

Le shaykh Abû Turâb Nûrbakshî a dit : Qui accorde la moindre importance à ce monde ne parvient pas à la station de la satisfaction en Dieu. Une nuit, Atabat al-Gholâm se tint debout jusqu’au matin, répétant : «Ô mon Dieu! Si Tu me supplicies, je T’aime, et si Tu me combles de joie, je T’aime aussi.»

Je suis amoureux de Sa grâce et de Son courroux.

Que d’étrangeté! Je suis amoureux de deux choses opposées.

Ô Toi dont la douleur que Tu provoques est préférable à toute joie,

Ton hostilité est meilleure que la vie divine.

De nombreux récits évoquent la connaissance que Jésus avait du nom divin. Par exemple, sa naissance miraculeuse est un symbole de la science et de la vie. Quand il naquit, il dit à sa mère : «Ne t’attriste pas! Ton Seigneur a fait jaillir un ruisseau à tes pieds.» (Coran, XIX, 24). Et au berceau, il dit encore : «Je suis, en vérité, le serviteur de Dieu. Il m’a donné le Livre, il a fait de moi un prophète.» (Coran, XIX, 30). Et à ses amis et aux hypocrites : «Je vous dis ce que vous mangez et ce que vous cachez dans vos demeures.» (Coran, III, 49).

Le signe de la satisfaction de Dieu envers Sa créature est que celle-ci est satisfaite de Dieu. «Dieu est satisfait d’eux, ils sont satisfaits de Lui.» (Coran, LVIII, 22).

On raconte qu’un jour, un disciple demanda à son maître : «L’homme peut-il savoir si Dieu est satisfait de lui ou non?» Le maître répondit : «Non, parce que la satisfaction de Dieu est chose secrète.» L’élève reprit : «La créature peut connaître en elle-même la satisfaction de Dieu. — Et comment cela?» s’enquit le maître. «Si la créature est satisfaite de Dieu, elle peut savoir que Dieu est satisfait d’elle. — Bravo!» s’exclama le maître.

D’après ce que nous venons d’énoncer, il convient de mettre l’état de satisfaction en Dieu avant celui de la confiance en Dieu. Mais comme ces étapes, selon Shabestarî, sont énumérées selon l’apparition chronologique des prophètes, la satisfaction en Dieu est venue avant la confiance en Lui.

c.106.

Après l’annihilation de la volonté et du pouvoir de la créature dans la volonté et la puissance divines, la créature se libère de sa science partielle et sa connaissance rejoint la connaissance totale de Dieu. Elle perçoit alors clairement que n’existent ni actions, ni attributs, ni lumière, ni savoir, sauf pour Dieu, et que ce sont le savoir et les attributs divins qui sont manifestés dans les êtres contingents. Comme Jésus, fils de Maryam, — la paix soit sur lui! — qui a connu le grand nom de Dieu, l’un des noms de l’essence divine, et est passé du monde de la multiplicité, de l’individualité et de l’ignorance, à celui de l’Unité, degré de la science divine. De nombreux récits évoquent la connaissance que Jésus avait du nom divin. Par exemple sa naissance miraculeuse est une symbole de la science et de la vie. Quand il naquit, il dit à sa mère : Ne t’attriste pas! Ton Seigneur a fait jaillir un ruisseau à tes pieds! (Coran, XIX, 24); Et au berceau il dit encore : «Je suis en vérité, le serviteur de Dieu. Il m’a donné le Livre, il a fait de moi un prophète.» (Coran, XIX, 30). Et à ses amis et aux hypocrites : «Je vous dis ce que vous mangez et ce que vous cachez dans vos demeures» (Coran, III, 49).

c.107.

La vision illuminative de l’Unicité divine possède trois degrés. Au premier, Dieu Se manifeste au chercheur par des actes : ce dernier contemple l’épiphanie divine et ne voit rien d’autre que Dieu dans les actes et les choses. Les mystiques appellent cet état «extinction» (mahw). Au deuxième, Dieu Se manifeste par l’épiphanie des attributs : le chercheur voit que les attributs de toutes choses s’abolissent dans les attributs divins; et il comprend que les premiers ne sont que les seconds. Les chercheurs appellent cet état «effacement» (tams). Au troisième, Dieu Se manifeste par la théophanie de l’essence, et le chercheur voit s’anéantir les essences des choses de l’univers; les quiddités limitatives s’évanouissent dans l’unicité divine. Alors il comprend ce verset du Coran : «Toutes choses sont périssantes, à l’exception de Son visage.» (XXVIII, 88). En cet état, il s’aperçoit que la dualité et la pluralité sont illusoires et qu’il n’y a qu’une Essence nécessaire unique. Pour les mystiques, c’est l’annihilation (fanâ). Le degré le plus élevé étant celui du Prophète Mohammad, Shabestarî dit que le chercheur qui, après avoir quitté le monde de la multiplicité, suit Mohammad, Sceau des prophètes, s’élève dans l’ascension vers la surexistence en Dieu.

c.108.

Shabestarî fait ici allusion au hadith dans lequel le Prophète évoque un état que ne peut approcher ni ange, ni prophète envoyé. Cela signifie que, dans l’état d’union de la goutte d’eau avec l’océan, il est impossible de parler d’ange ou de prophète, car dans l’Unité absolue la pluralité ne peut se concevoir. Le Prophète Mohammad lui-même, messager divin, n’aurait pu conserver une personnalité distincte, car dans cet état «moi» et «lui» représentent la dualité qui est abolie.

Chaque époque possède son saint confirmé;

Jusqu’au jour de la Résurrection, il en sera ainsi.

Les saints, symbole de la communauté de Mohammad,

En raison de leur soumission totale envers le Prophète,

Acquièrent toutes les perfections nécessaires, sauf la prophétie,

Car les saints sont les héritiers des prophètes.

Le saint (walî) est un nom d’entre les noms divins, et à toutes les époques il en existe un. Mais le cycle de la prophétie est clos. Pour cette raison, Shabestarî dit, dans les vers précédents, que la recherche d’une voie directe nécessite de prendre en considération la spécificité de chaque prophète et d’arriver à Mohammad — la paix soit sur lui! — pour accéder à l’Unité divine et devenir le tout, par l’anéantissement de soi.

c.109.

Être prophète (nabuwwat) constitue un degré situé entre celui du saint (wilâyat) et celui de l’envoyé ou messager divin (risâ-lat), car la prophétie consiste à transmettre des enseignements touchant à la Réalité suprême, c’est-à-dire, la connaissance de l’essence, des attributs, des noms et des ordres divins.

Ces enseignements sont de deux sortes : la première traite de la connaissance que nous venons de mentionner; elle appartient aux saints, mais peut aussi émaner des prophètes. La deuxième consiste à conjoindre ces enseignements aux prescriptions de la Loi; elle est propre aux messagers divins (rasûl). On l’appelle la «prophétie de la Loi» : elle a pris fin avec la venue du Prophète Mohammad. La sainteté est plus répandue que la prophétie, elle-même plus répandue que le fait d’être un messager divin. Car chaque messager divin est un prophète (nabî), mais le contraire n’est pas nécessairement vrai. Comme l’a dit Mûhy ud — Dîn Ibn ul — `Arabî : «La sainteté est comparable à un ciel entourant le monde; elle est inséparable de ce dernier et englobe la prophétie et la transmission. La sainteté existera aussi longtemps que durera le monde. Mais la transmission et la prophétie ne continueront pas après le Prophète Mohammad, car ne viendront après lui ni envoyé porteur d’un message — tel Mohammad —, ni prophètes porteurs d’une Loi — tels Moïse et Jésus — ou acceptant la Loi antérieure — tels les prophètes d’Israël.»

c.110.

La raison pour laquelle les choses sont créées est la connaissance mystique; la connaissance parfaite est particulière à l’homme. Celle qui est réelle et parfaite, qui ne peut être troublée par le doute, n’est possible que grâce à la vision mystique; cette dernière ne s’acquiert que par la destruction des désirs charnels. Or la raison seule ne suffit pas pour se libérer des dangers moraux. La volonté divine a donc décidé que, à chaque siècle et à chaque époque, il existerait un personnage dont les hommes pourraient solliciter l’aide afin d’apprendre les prescriptions et les sciences religieuses. Sans nul doute, un homme inspiré par Dieu possède la pureté de l’âme et les facultés nécessaires.

c.111.

Le saint qui n’est pas prophète obtient les qualités spirituelles parfaites grâce à ses efforts personnels et avec l’aide d’un shaykh. Les savants ont dit que le saint est celui qui connaît Dieu et Ses attributs, observe toutes les obligations religieuses et repousse tous les désirs charnels. S’il effectue des prodiges, attirant ainsi l’attention des humains, il risque de devenir vaniteux. Comme le dit le Coran : «Seuls, les perdants se croient à l’abri du stratagème de Dieu.» (VII, 99). Si les saints s’enorgueillissent, ils perdent leur valeur morale, un voile s’étend entre eux et Dieu et ils régressent dans leur état. Voilà pourquoi les savants et les hommes parfaits ont dit que les saints ne doivent pas effectuer de prodiges et que, s’il s’en produit un involontairement, il faut tenter de le dissimuler. Les grands mystiques affirment que faire des prodiges est contraire à la pureté de l’âme. Aussi Shabestarî dit-il qu’un saint doit cacher sa sainteté, car elle est la proximité de Dieu et ne doit pas être divulguée. Dans l’état d’annihilation de l’individualité, le saint doit attribuer tous ses actes à Dieu, non à lui-même, afin que la pureté de son âme et de son esprit ne courre pas de risques.

En revanche, la prophétie apparaît clairement, car le rôle du prophète est d’appeler les hommes à aller vers Dieu. Le miracle est alors une preuve de la véracité de sa prophétie; sa sainteté se manifeste ouvertement et il ne doit pas la dissimuler, sinon les hommes ne se sentiront pas obligés de le suivre.

c.112.

Ici, selon Shabestarî, lorsque le saint obéit au prophète, ne sort pas — dans tous les domaines, apparents ou cachés, en paroles ou en actes — des limites qu’il a indiquées, et accomplit toutes les obligations en s’abstenant de ce qui est interdit, tant du point de vue de la Loi que de la Voie, alors, il devient le compagnon du prophète et, comme lui, il est l’ami de Dieu.

c.113.

Ce vers évoque le verset du Coran (III, 31) : «Dis : Suivez-moi, si vous aimez Dieu; Dieu vous aimera et vous pardonnera vos péchés.» Et ce hadîth du Prophète : «Obéissez-moi, je suis l’envoyé de Dieu. Par l’amour pour moi, vous pouvez arriver à être aimés par Dieu et vous deviendrez Ses amis.» Ainsi, l’obéissance au Prophète abolit l’individualité et la multiplicité, et l’on parvient au degré de l’amitié avec Dieu.

c.114.

Toutes les obligations et toute obéissance sont supprimées pour le saint quand il parvient au degré de l’annihilation en Dieu et que son individualité est anéantie dans la théophanie unique, dans un état d’enivrement et d’immersion. Mais ce n’est là qu’apparence, car, en réalité, s’il est parvenu à ce niveau, c’est par l’observance de ces obligations. Quand il arrive à l’état que nous venons de mentionner, la dualité n’existe plus, donc le culte non plus.

Deux situations peuvent se présenter à celui qui parvient au degré de l’annihilation en Dieu. Dans la première, il perd totalement la raison et demeure dans l’état d’ivresse et d’inconscience. On l’appelle majzûb-i mutlaq. Dieu l’exempte alors de l’observance des prescriptions religieuses, car la responsabilité découle de la raison. Les fous de Dieu ne peuvent être critiqués, mais l’on ne leur doit pas non plus obéissance. D’après les savants soufis, ces hommes qui sont dans l’état d’enivrement, d’anéantissement et d’union, ne sont pas arrivés au degré de la perfection totale. Dans la deuxième situation, ils sont parvenus à l’état de surexistence, après l’annihilation, et à l’union dans l’Union qui est le degré de Mohammad.

c.115.

Le chercheur qui, grâce à son obéissance à la Loi et à sa conduite conforme au droit chemin, achève son itinéraire vers Dieu, arrive au degré de l’annihilation en Lui, parvient à la sainteté et s’abolit comme une goutte d’eau dans l’océan de l’Unité, celui-ci n’a cependant pas acquis une perfection totale. En effet, avant de s’immerger totalement, il percevait les êtres comme différents et demeurait dans le monde de la séparation et de la pluralité; après sa plongée dans l’océan de l’Unité, il n’est plus conscient de la multiplicité, ne fut-elle qu’apparente. Tandis que la véritable perfection consiste à voir dans le miroir de la multiplicité l’Unité absolue et, dans le miroir de l’unité, la multiplicité. Il ne faut pas que la multiplicité constitue un voile devant l’unité, ni l’unité un voile devant la multiplicité. Il faut voir la Réalité suprême dans les créatures et les créatures dans la Réalité. C’est-à-dire qu’il faut voir, d’un côté, l’existence unique comme la Réalité suprême et, d’un autre, comme la création. Et il faut concevoir l’essence unique de Dieu dans chaque chose avec l’un de Ses attributs particuliers et comprendre que la multiplicité des attributs ne résulte pas de la multiplicité de l’essence.

c.116.

La Loi, ensemble des obligations religieuses prescrites par Dieu à Ses créatures par l’entremise du Prophète, s’applique à toute la communauté. La Voie, quant à elle, est un itinéraire, qui va du créé vers l’éternel, particulier aux chercheurs dans la Voie de Dieu. Ces derniers, après être passés du degré de l’annihilation à celui de la surexistence en Dieu, doivent donc observer continûment les règles de la Loi, du début à la fin.

c.117.

La Vérité (haqîqat) est la manifestation de l’essence divine sans aucun voile de multiplicité et de détermination. Un jour, Komeîl ibn Zyâd Nakhaî, disciple de `Alî — le gendre du Prophète — demanda : «Qu’est-ce que la vérité?» `Alî répondit : «Qu’as-tu à faire avec la vérité?» Komeîl rétorqua : «Ne suis-je pas ton confident?» `Alî répondit : «Certes, mais tu ne peux apprendre, ni comprendre tout ce que nous savons, car nous sommes comme une aiguière : quand nous sommes remplis, ce qui déborde vous parvient.» Il voulait ainsi faire comprendre à Komeîl que l’on ne peut dévoiler les secrets à ceux qui n’ont pas atteint un niveau spirituel suffisamment élevé. En effet, il est impossible de faire percevoir les subtilités intuitives uniquement par un enseignement didactique et la discussion; cette méthode peut même être cause d’égarement. Komeîl reprit alors : «Pourquoi un homme aussi généreux que toi désespère-t-il celui qui l’interroge?» `Alî, parfait symbole de la générosité, répondit : «La vérité, c’est que les splendides lumières de l’essence divine se manifestent sans aucune qualification ni limite.» Komeîl supplia : «Explique-moi ce que tu viens de dire.» `Alî conclut : «La vérité, c’est que les êtres multiples, qui ont une existence illusoire, sont anéantis dans la Réalité unique au moment de la théophanie, et il ne demeure qu’une seule Réalité.»

c.118.

L’homme parfait est celui qui a acquis toutes les qualités morales : générosité, charité, savoir, discrétion, pitié, fidélité, détachement, patience, résignation, non-obéissance à l’âme charnelle, abstention de toute vanité, hypocrisie, fanatisme, et spécialement de l’ostentation, observance assidue des prescriptions religieuses, sincérité, pureté, confiance totale en Dieu, concentration sur l’intériorité, invariabilité de l’attitude intérieure, aussi bien dans la solitude que dans le monde. Enfin, il est instruit en pratique religieuse (`ibâdat), mais n’est pas tenu de connaître les sciences usuelles. S’il les connaît, tant mieux. En revanche, il est indispensable qu’il soit versé dans la connaissance de la voie mystique, des dévoilements et dans les sciences ésotériques, afin de pouvoir distinguer les inspirations divines des intuitions personnelles ou des incitations sataniques. Sur cette voie, il n’est pas possible d’avancer dans la bonne direction sans un guide parfait qui peut aider le chercheur.

c.119.

Pour les soufis, les sciences exotériques protègent les sciences ésotériques contre l’égarement; cet aspect extérieur, par rapport à l’intérieur comparable à un noyau, est comme une coquille. Pour Shabestarî, la Loi est l’enveloppe et la Vérité, le noyau : la Loi comprend les prescriptions formelles relatives à la Voie, méthode particulière à ceux qui possèdent le dévoilement (kashf). Tous les chercheurs sont donc d’accord pour affirmer qu’afin de parvenir à la Vérité, la Loi et la Voie sont nécessaires. Ainsi que le dit le Coran (LI, 56) : «Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent.»

c.120.

Le but de la Loi et des pratiques religieuses, pour tout chercheur, est de parvenir à la Vérité suprême. Les pèlerins sur la Voie qui parviennent à l’état parfait et deviennent amis de Dieu appartiennent à deux catégories.

Dans la première, on trouve ceux qui, par l’épiphanie divine, perdent la raison et sont submergés dans l’océan de la Réalité où ils demeurent à jamais. Saints et savants sont unanimes à déclarer que ceux-là, étant dénués de raison, ne sont soumis à aucune obligation religieuse.

La deuxième comprend ceux qui, une fois leur but atteint — à savoir l’annihilation du «moi» et la subsistance en Dieu — reviennent pour aider les hommes. Ceux-ci sont obligés de respecter toutes les règles, comme ils le faisaient auparavant.

Cette deuxième catégorie se subdivise elle-même en deux : la première englobe ceux qui, après être redescendus dans le monde de la multiplicité, oublient, en raison des manifestations de celle-ci, l’Unité absolue de toutes choses. Pour eux aussi, le respect de tous les rites religieux est donc obligatoire afin de recouvrer leur état antérieur.

La deuxième comprend ceux qui sont renvoyés pour guider les hommes après s’être immergés dans le monde de l’Unité divine et être parvenus au degré de subsistance après l’annihilation. En raison de leur perfection absolue, la multiplicité ne peut les éloigner de l’Unité absolue. Mais eux aussi sont tenus d’accomplir les obligations rituelles pour servir d’exemple aux hommes imparfaits et guider les autres. Quoiqu’amis de Dieu et dans l’état de dévoilement, ils ne s’écartent jamais de la voie de la shariah et de la tarîqat.

c.121.

La lignée prophétique est comparable à un cercle. Ainsi que le dit le Coran : «Nous avons envoyé des prophètes avant toi. Il en est parmi eux dont Nous t’avons raconté l’histoire, et d’autres, dont Nous ne t’avons pas raconté l’histoire.» (XL, 78). Le premier point sur le cercle est Adam. Il est donc le commencement de la lumière de la prophétie; chaque prophète sur ce cercle est le symbole d’un attribut parmi les attributs des prophètes. La perfection du cercle prophétique est atteinte par Mohammad qui en est le Sceau; il les résume tous.

c.122.

Shabestarî veut dire ici que le point ultime de la sainteté et la dernière étape de sa perfection sont le Sceau des saints, l’imam Mohammad Mahdî, annoncé par le Prophète, et dont l’apparition sera le signe de la fin des temps. Les secrets divins seront alors révélés. Avec le Prophète ont été données les prescriptions de la Loi et les règles gouvernant la communauté; le cycle de la prophétie a été clos. À la fin du cycle de la sainteté, les mystères divins et la réalité de toutes les connaissances certaines parviendront à leur apogée. Le Prophète a dit : Les habitants du ciel et de la terre seront satisfaits de Lui; le firmament ne conservera pas ses eaux, mais les déversera sur la terre, et la terre ne conservera pas ce qui est en elle, mais le fera naître. Alors, tous les vivants diront : « Oh! si les morts pouvaient être vivants et voir ce qui se passe ici-bas! »’

Sache que toutes les communautés humaines qui croient à la création du monde croient également à sa fin. Certains, toutefois, estiment qu’elle n’est pas inéluctable et, tout en acceptant la création du monde, croient à son éternité. Ils se livrent donc à l’exégèse de tous les versets du Coran qui annoncent cette fin.

c.123.

Dans le cycle de la sainteté, la sainteté absolue dont le symbole est le Sceau des saints, tous les saints sont comme les membres de celui-ci. Chez chacun d’eux, la sainteté a revêtu un caractère particulier et chez l’imam Mahdî, point final de ce cycle, elle est totale. De même que tous les prophètes reçoivent la lumière de la prophétie provenant du Sceau des prophètes, de même tous les saints reçoivent-ils la lumière de la sainteté du Sceau des saints. Celle de ce dernier est aussi appelée «solaire» et celle des autres saints «lunaire», car la lune reçoit sa lumière du soleil. Le Sceau est donc la totalité et les autres sont les parties.

c.124.

La première détermination (ta âyyun) provient de ce qui est totalement indéterminé : l’Esprit sublime et la Raison universelle, laquelle est la lumière mohammadienne (nûr mohamma-dîya). Le calife de Dieu, l’imam unique et le but de la création, c’est cette lumière. Comme Dieu l’a dit par la bouche du Prophète Mohammad : «Si ce n’avait été pour toi, Je n’aurais pas créé les cieux.» De même que du nom Dieu, la grâce et le secours parviennent à tous les noms, universels et partiels, de même la grâce et le secours parviennent aux autres êtres de la Réalité mohammadienne. Le Prophète est donc le soleil sublime, source de toutes les lumières de l’existence. Et la réalité de tous les hommes parfaits, qu’ils soient prophètes ou saints, est la manifestation de ces lumières parfaites. À chaque époque, chacun d’eux se manifeste, selon sa capacité, sous un nom différent. Quoiqu’en apparence Adam, Noé, Moïse, Jésus, diffèrent de Mohammad, pourtant, en vérité, tous sont des lieux de manifestation de la lumière mohammadienne; le centre du cercle de l’existence, de la pré-éternité à la post-éternité, n’est que la Réalité mohammadienne. Avant que le cycle soit bouclé, cette Réalité s’épiphanise dans l’apparence des saints.

c.125.

Sache que le mouvement solaire crée à chaque instant des ombres différentes. À l’aube, quand le soleil paraît, les ombres sont longues, mais au fur et à mesure de son élévation, elles raccourcissent; à midi, il n’y en a plus. Par cette comparaison, Shabestarî veut signifier que le soleil de la Réalité mohammadienne, à chaque instant et à chaque époque, fait apparaître des saints. Les degrés de l’ascension solaire continuant jusqu’au zénith, conformément à la volonté divine, à chacune de ses étapes, il se crée des ombres différentes; elles sont comme les échelons d’une échelle équivalant aux degrés de l’ascension du soleil jusqu’à ce qu’il atteigne son apogée et sa totale perfection.

c.126.

Quand Shabestarî parle du cœur du connaissant, il veut faire comprendre que la connaissance de l’Existence unique est une science du cœur. Excepté les «gens du cœur» (ahl-e-dil), intérieurement purifiés, nul ne peut détenir une telle connaissance; autrement, on se contente de répéter les paroles des vrais connaissants et de les imiter. Le véritable connaissant est, en fait, celui qui sait que l’existence est unique, qu’il n’y a rien d’autre que son unicité et que la multiplicité n’est rien d’autre que ses différentes manifestations. À chaque instant, il doit voir l’Existence unique en toutes choses qu’il considère comme multiples, sinon il demeure associationniste. Il faut savoir, bien entendu, que cette Existence absolue n’a aucune sorte de limite : elle est le seul Être nécessaire, ni universel, ni partiel, ni général, ni particulier, ni un, ni possédant une unicité extérieure à son essence. Elle est absolue, en dehors de toute détermination; elle peut, enfin, devenir le tout, sans qu’un changement intervienne en elle.

c.127.

Pour les grands soufis, possesseurs du dévoilement et de la vision mystique, la Réalité suprême est l’existence absolue, c’est-à-dire dépourvue de toute détermination et limite. Leur dévoilement, qui est intérieur et spirituel, constitue leur preuve. C’est pourquoi ils ont dit que ce dévoilement ne peut être une preuve pour autrui, mais seulement pour celui à qui il advient. Ils ont insisté sur ce point pour réfuter les arguments de ceux qui, étant incapables d’en faire l’expérience, rejettent cette preuve. L’un des arguments à ce sujet est celui de Saîd `Alî al-Sharîf al-Shirâzi qui, dans son supplément aux commentaires du Tajrîd (esseulement), résumé de ses œuvres, écrit : Chaque notion différente du terme « existence » — par exemple, “l’homme” — tant qu’on ne lui a pas ajouté le mot “existant” est dépourvue de signification.’ Cela signifie qu’elle n’existe pas et que tant que la raison n’a pas ajouté cette notion d’existence à un terme, elle ne peut admettre sa réalité. Donc, pour être, toutes les choses ont besoin de l’existence. Elles sont des êtres possibles, car une chose qui, pour exister, a besoin d’une autre, ne peut être nécessaire, sauf l’existence qui existe en soi, et qui est l’Être nécessaire. En conséquence, l’Existence unique et l’Être nécessaire sont identiques et cette existence subsiste en elle-même; elle est sans limites et sans quiddités.

Kâshî, auteur d’un traité sur les termes techniques des soufis, déclare que pour ces derniers le connaissant est celui qui contemple l’essence, les noms et les attributs divins, grâce à un état spirituel (hâl) et au savoir (`ilm). Mais l’auteur de la Roseraie du Mystère et la plupart des chercheurs appellent «connaissant» celui qui sait qu’il n’y a rien d’autre que Dieu, sans distinguer si cette connaissance est fondée sur' des preuves ou sur la vision.

c.128.

Au début de ma recherche mystique, j’étais ignorant; je me suis attaché à l’imam Sayyed Mohammad Nûrbaksh. Au cours de ma deuxième retraite de quarante jours, je vis en rêve l’imam qui me demandait : «Peux-tu te lever et céder ta place à quelqu’un d’autre?» Au réveil, je pensai que, comme je n’avais guère accompli de progrès, ce rêve voulait me suggérer de laisser ma place à un autre pour qu’il puisse bénéficier de la présence du shaykh. Le soir, je racontai mon songe à ce dernier et ce que j’en avais déduit. Il me répondit : «Voici l’interprétation de ton rêve : tu dois t’oublier toi-même et laisser la place à la Réalité suprême.» Cette parole, qui causa une douleur dans mon cœur, marqua le début de mon évolution spirituelle. Voilà pourquoi Shabestarî dit ici qu’il ne faut rien voir d’autre que Dieu, et ne pas même se considérer soi-même comme une entité.

c.129.

Ce vers et les suivants évoquent le Coran (VII, 172) : «Quand Ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam, Il les fit témoigner d’eux-mêmes : « Ne suis Je pas votre Seigneur? » Ils dirent : ‘Oui, nous en témoignons.» Ici, Shabestarî compare les possibles dans la science de Dieu aux grains de poussière visibles seulement dans la lumière du soleil. Les archétypes ne se manifestent pas, eux non plus, tant que la lumière du soleil divin ne les a pas illuminés.

Quand a brillé le soleil de Ton visage,

Les atomes des deux mondes furent illuminés.

Par le soleil de Ton visage, chaque atome

Est devenu brillant comme un soleil.

c.130.

Le pacte de l’alastAlastu bi-Rab bîkum ?» «Ne suis-Je pas votre Seigneur?») concernait tous les êtres et s’adressait à tous; et tous ont reconnu la souveraineté de Dieu. Cependant, comme seul l’homme avait la faculté de la connaissance parfaite et que c’était à lui qu’avait été conféré l’enseignement des noms et des attributs, c’était donc lui le détenteur de la véritable Connaissance. Au moment où Dieu interrogea, qui lui répondit? Ne fut-ce pas l’essence humaine? Si la connaissance de Dieu n’avait pas existé dans la nature de la postérité d’Adam, les hommes n’auraient pu attester la souveraineté divine. Cet amour, cette recherche de l’Unicité, cette connaissance mystique se trouvaient donc dans l’homme avant qu’il vint à l’existence.

Nous étions fous de Ton amour, depuis la pré-éternité.

Depuis lors, nous étions ivres, amoureux, connaissants.

Avant la création du monde et d’Adam, au banquet de l’amour,

Nous étions Tes compagnons, et des coupes pleines d’amour.

c.131.

Si tu peux lire ce qui a été écrit sur les tablettes de ton archétype, tu sauras que ce qui émane de toi — connaissance ou ignorance, perfection ou imperfection — provient de ta nature essentielle; la manifestation de Dieu, pour chacun, est selon sa capacité. Celui qui, originellement, est dénué de cette capacité, ne pourra jamais l’acquérir. Et Dieu Lui-même ne décide jamais rien qui soit contraire à ce qui existe dans l’archétype.

c.132.

Shabestarî entend qu’il faut voir les attributs divins ici-bas, comprendre comment les noms et les attributs sont apparus en ce monde et y ont fait naître ce qui n’existait pas. Pour percevoir l’essence divine au jour de la Résurrection, il faut que tu puisses voir Ses attributs en ce monde, sinon tu ne la verras pas. Voilà pourquoi Dieu a dit dans le Coran que celui qui possède un cœur aveugle en ce monde sera également aveugle dans l’autre. En disant qu’il faut voir les attributs divins ici-bas pour pouvoir contempler l’essence divine dans l’au-delà, Shabestarî parle pour le commun des hommes pieux, car les parfaits et les saints ont déjà le jour de la Résurrection ici-bas. En effet, leur résurrection a eu lieu en ce monde et ils y ont contemplé l’essence, les noms et les attributs divins.

c.133.

L’aveuglement de l’esprit n’a pas de remède physique, seule la grâce divine peut le guérir. Même les maîtres parfaits, qui sont des médecins spirituels, ne peuvent guérir les aveuglés, si cette guérison n’a pas été prédestinée.

c.134.

La raison ne suffit pas pour comprendre ce que révèlent les dévoilements et les états mystiques. Quelques philosophes ont admis les paroles des prophètes sans bénéficier d’aucun dévoilement mystique, grâce à leur raisonnement logique. Mais on sait que la compréhension des états spirituels n’est possible que par l’amour, la recherche mystique et la purification de l’âme.

c.135.

La volonté divine a décidé que si on frappe une pierre d’un morceau de fer, la flamme jaillit. Mais si la pierre et le fer sont séparés, rien ne se passe. Il en va de même en ce qui concerne l’amour : quand le corps et l’âme se contrecarrent, le feu de l’amour surgit et, par lui, tous les mystères se révèlent. Ce que nous venons d’énoncer à propos de l’opposition entre le corps et l’âme signifie qu’il faut s’occuper de recherche mystique, se livrer aux mortifications et combattre l’âme charnelle, afin que le feu de l’amour vienne consumer tout ce qui n’est pas Lui.

c.136.

Le chercheur anéanti et parvenu à la Connaissance certaine saura alors comment et par quel moyen il peut arriver à la Réalité suprême, et se libérer de tous les doutes que nourrissent les philosophes dans leur raisonnement.

Shaykh «Attar rapporte, dans son Mémorial des Saints, que l’imam Shâfei (selon d’autres versions, il s’agirait de Ghazâlî) a dit : «À mon époque, au point de vue de la science, j’étais sans égal; mais mon savoir n’atteignait pas celui des soufis.» Dans le même ouvrage, il raconte qu’Ahmed Hanbal se rendait souvent auprès de Bishr Hâfî pour qui il éprouvait un profond respect. Ses élèves lui dirent : Tu es l’imam du monde. Tu es un grand savant. Tu as une connaissance inégalée des hadîth-s et du fiqh (jurisprudence). Il n’est pas digne de toi d’aller voir ce fou!’ L’imam Ahmed répondit : «Vous avez raison. Je possède tous ces savoirs que vous m’avez attribués et je connais ces sciences mieux que lui. Mais il connaît Dieu mieux que moi.» On rapporte que lorsque l’imam allait voir Bishr Hâfî, il lui demandait : «Parle-moi de mon Dieu.»

c.137.

Prononcer ces mots : Je suis la Réalité suprême (Ana’l-Haqq), c’est révéler les mystères, comme l’indique Shabestarî. Cette révélation n’est possible que dans l’état d’enivrement; la shariah et la tarîqat l’interdisent. En fait, il était inutile pour Mansûr de dire «Je suis la Réalité suprême», car tous les atomes du monde lui sont semblables, et on ne peut parler de «lui» à propos de Dieu, car cela implique une dualité. Il faut donc parler de «je» comme le seul existant. Tout, à l’exception de Dieu, n’étant que néant, l’existence est Dieu et Il se manifeste dans toutes les parcelles de l’univers. Donc, tout peut dire : «Je suis la Réalité suprême.» Mais seule la purification absolue de l’âme permet de le comprendre.

À ce sujet, je vais raconter ce qui m’est arrivé. Une nuit, après mes prières et l’accomplissement des obligations religieuses, je vis en rêve une khânegah (maison de derviches) très élevée où je me trouvais. Soudain, je m’en vis sortir : le monde entier était composé d’une lumière d’une même couleur et tous les atomes des êtres, chacun d’une façon particulière, murmurait : «Je suis la Réalité suprême». Je ne peux interpréter clairement ce que je contemplai et ressentis. Devant cette vision, l’enivrement, la nostalgie et la délectation s’emparèrent de moi. J’aurais voulu voler dans les airs. Je sentis qu’un poids, attaché à un de mes pieds, m’empêchait de prendre mon essor. Je frappai du pied par terre pour m’en libérer; quand j’y parvins, je m’élançai comme une flèche, ou plutôt avec cent fois plus de force, vers les cieux. Lorsque j’arrivai au premier ciel, je vis que la lune s’était fendue et je passai à travers elle. En revenant de cet état d’absence, je me retrouvai présent.

c.138.

Il existe deux sortes de compréhension de l’Unicité divine. La première conception est de l’ordre du savoir et diffère de celle manifeste et perçue par la vision mystique. Dans le premier cas, c’est comprendre qu’il n’est rien d’autre que Dieu, que toutes choses sont le théâtre de Sa manifestation et que c’est Lui qui apparaît en elles. Tous les êtres, par la langue de leur état spirituel (zebân-e hâl) répètent : «Je suis la Réalité suprême», c’est-à-dire qu’ils subsistent en Dieu et, sans Lui, sont néant.

Mais l’Unicité divine perçue par la vision mystique, celle de Mansûr, est — comme nous l’avons dit auparavant — différente le chercheur parvient, par la purification de l’âme, à un état où disparaît son existence individuelle, voile devant la beauté divine qui l’empêche de contempler Dieu. Il se voit alors comme étant la Réalité suprême, il parle par la langue de Dieu et dit : «Je suis la Réalité suprême». Voilà pourquoi Shabestarî déclare que lorsque l’on a détruit l’existence individuelle et que l’on s’est libéré de toutes les chaînes, déterminations et souillures, à l’instar de Mansûr, on commence à dire «Je suis la Réalité suprême» par la langue de Dieu.

c.139.

L’incarnation (hulûl) est la descente d’une entité dans une autre, et l’union (ettehad) consiste en ce qu’une entité devienne exactement une autre entité. Selon Shabestarî, toutes deux sont impossibles : la manifestation de Dieu en toutes choses, comme l’affirment les soufis, n’est ni une incarnation, ni une union, car les deux impliquent une dualité. Les soufis disent, au contraire, que dans les deux mondes il n’est rien d’autre que Dieu. Parler de deux dans une Unité réelle est de l’aberration.

c.140.

Quand tu regardes dans un miroir et que tu y vois un visage, réfléchis : qu’y vois-tu? Il n’y a rien d’autre qu’un miroir et une personne. Le visage dans le miroir ne s’y trouve pas réellement, et il n’est pas, non plus, identique à la personne. Car quand l’homme ne se trouvait pas devant le miroir, il ne se trouvait pas non plus dedans. Qu’est donc ce reflet? Sache qu’il est une image archétypale que Dieu a donné à voir pour servir d’exemple quant à l’apparition d’une chose irréelle, afin que les humains doués d’intelligence puissent comprendre la non-existence des choses, bien qu’elles apparaissent comme existantes.

c.141.

Les mutakallîmin (penseurs scolastiques musulmans) n’admettent pas l’existence de substances non matérielles, telles que la raison et l’âme. Pour eux, il n’y a qu’une seule substance, l’atome insécable qui comporte toutes choses. Une autre catégorie de penseurs estime que les substances sont le résultat de la conjonction des accidents (araz). D’autres encore croient que les accidents appartiennent à la réalité substantielle des choses. Ils disent que la substance est ce qui existe en soi et l’accident ce qui n’existe pas en soi (et a besoin d’une substance pour exister). Shabestarî dit que l’accident est périssable (fanî) et que la substance existe en fonction de la conjonction des accidents. L’accident est fugace. À chaque instant, il s’anéantit pour revenir, ensuite, à l’existence.

Certains penseurs, nous l’avons vu, considèrent la substance comme une conjonction d’accidents et d’autres, nous l’avons également dit, pensent que l’accident appartient à la réalité de la substance. Si Shabestarî discute l’opinion de ces derniers, c’est pour montrer que la manifestation est possible dans une existence véritable. Les saints de cette communauté (des soufis) pensent que si la substance qui, prétendument, existe en elle-même provient de la conjonction des accidents, puisque les accidents sont fugaces, donc, ce qui provient d’une chose fugace ne peut exister vraiment. Qu’est-ce que le composé si ce qui le constitue est dépourvu de véritable existence?

c.142.

Ici, Shabestarî dit qu’il n’y a d’autre existence que la Réalité suprême qui est l’Existence absolue; tous les êtres possibles sont des manifestations dépourvues d’existence. Quand tu arrives à comprendre cette vérité, si tu dis ‘« lui » est la Réalité suprême’, ce n’est pas une faute, car ici la troisième personne est une façon de parler. Si tu dis ‘« je » suis la Réalité suprême’, ce n’est pas non plus une faute, car il n’y a pas dualité. Enfin, le connaissant mystique, quelle que soit la phrase par laquelle il veut exprimer cette vérité, a raison, car ce qu’il dit est juste.

c.143.

Lorsque Shabestarî, dans les vers précédents et dans ceux qui suivent, affirme qu’il faut oublier le «moi», se séparer de l’existence individuelle et s’écarter de toutes les manifestations illusoires, il veut dire que l’on doit persévérer pour parvenir au degré d’annihilation en Dieu, puis à celui de subsistance en Dieu, par la recherche mystique et la méthode des chercheurs sur la voie, et grâce à la direction d’un shaykh parfait. L’annihilation et la subsistance en Dieu sont les deux degrés des hommes parfaits. La véritable union n’est possible qu’après eux. Il ne faut pas dire, en s’illusionnant : «Je n’existe pas. Où sont mon existence et mon individualité?» Ce genre de réflexion est cause d’égarement pour les humains. Et tant qu’ils n’ont pas goûté le miel, ils ne peuvent en connaître la suavité. En prononçant le mot «miel», la bouche n’en ressent pas la saveur. S’il n’en allait pas ainsi, l’ascèse, les mortifications et le combat contre l’âme charnelle, auxquels se sont livrés tous les prophètes et les saints, seraient vains. Quiconque est doué de raison et de perspicacité comprendra que ce n’est pas possible.

c.144.

C’est l’Être nécessaire qui se manifeste en tant qu’univers et, hors la Réalité suprême, il n’y a que néant : ce qu’on appelle le monde n’est donc qu’une manifestation dépourvue d’existence, telles les formes imaginaires dénuées de réalité. Le shaykh Mûhy ud — Dîn ibn al`Arabî, dans le chapitre sur Youssef, écrit : «Comme nous venons de le dire, il faut que tu saches que tu n’es qu’une imagination : ce que tu perçois et dont tu dis que c’est autre chose que toi n’a d’existence qu’imaginaire. Le monde de l’existence n’est qu’une imagination dans une imagination, et la seule existence qui possècle une existence réelle est celle de la Réalité suprême; bien entendu, au point de vue de l’essence, mais non au point de vue des noms.»

c.145.

Shabestarî dit ici que l’univers est fait de substances et d’accidents. La substance existe en soi, mais non les accidents. La substance sans accident n’a pas d’existence réelle en dehors de la pensée. Car tant que des accidents ne s’ajoutent aux substances simples, elles ne revêtent pas d’existence individuelle réelle. De même si elles sont composées et matérielles. Et, nous l’avons dit, l’accident est éphémère, il périt à chaque instant. Donc, l’accident et la substance ne sont que néant.

c.146.

Les savants disent que la substance ou bien est le lieu d’une autre substance, ou bien est entrée dans un lieu. Si elle est réceptacle, c’est la matière première (hylé). Si elle est reçue, elle est forme (sourate). Et si elle est les deux, on l’appelle corps (jism). Shabestarî demande : Qu’est-ce que la matière première, sinon un néant absolu, car elle ne peut être séparée de la forme. Et la forme, non plus, ne peut exister sans la matière première. Car ce dont l’existence dépend de l’union avec une autre chose, elle-même néant, est également néant. Réfléchis : si les substances qui sont l’origine des corps sont tels, que seront les côrp' s dont l’origine est une substance irréelle?

c.147.

Selon les philosophes, les corps sont composés de matière première et de forme, et l’une sans l’autre est néant. La totalité de l’univers est donc venue à l’existence par ces deux non-entités.

Or, nous savons qu’il est impossible qu’une chose vienne à l’existence à partir du néant. Par ailleurs, si la réalité extérieure d’un corps composé de matière première et de forme dépend de ses trois dimensions : longueur, largeur, profondeur, ces trois dimensions ne sont, elles aussi, que des notions imaginaires et irréelles. Nous savons que la matière première et la forme ne sont que néant. Donc, l’existence d’un corps, quel que soit sa composition : matière première et forme, ou longueur, largeur et profondeur, ou l’ensemble, est fait de néant. C’est pourquoi Shabestarî, dans sa Risalat haqq wa'l yaqîn (La certitude de la vérité), dit que le corps et la corporalité, qu’ils soient substance ou accident, sont des notions imaginaires, n’ayant aucune réalité extérieure et «semblables à un mirage dans une plaine. Celui qui est altéré croit voir de l’eau; mais quand il y arrive, il ne trouve rien.» (Coran, XXIV, 39).

148.

Shabestarî évoque ici un verset du Coran selon lequel le monde n’a aucune existence véritable et est une chose irréelle et imaginaire. La totalité de l’univers : vie et mort, chagrin et plaisir, grandeur et petitesse, joie et douleur sont les jeux d’enfants qui ont fabriqué des poupées et leur ont donné à chacune un nom. Ils ont façonné des jouets de terre et d’argile et se battent pour ces objets sans valeur. Voilà à quoi ressemble ce monde.

Cette vie éphémère ne demeure pour personne;

La prospérité temporaire de ce monde est sans valeur.

Trône, couronne, royaume et fastes,

Armée, fortune, efforts, tout est vain.

149.

Le monde des quatre éléments est appelé celui de la création et de la destruction parce que ces éléments ont la faculté de changer de forme et d’en revêtir une autre. La destruction est l’abandon de la première forme, et la création l’emprunt d’une seconde. Par exemple, le feu devient air, c’est-à-dire se transforme en flamme, puis en air. L’air aussi devient feu, comme on le voit dans l’âtre du forgeron. Et la pierre devient eau, comme le font les alchimistes, et l’eau devient pierre, on peut le constater partout. L’air devient eau; exemple : les gouttelettes sur la faïence. On a donné de nombreuses preuves de ces phénomènes qui sont évidents. Enfin, l’eau devient air sous l’influence de la chaleur, de l’ardeur du soleil sur les mers, les rivières et tous les endroits où elle se trouve : c’est par la chaleur que la vapeur s’élève.

150.

La connaissance est le but de la création et la connaissance parfaite appartient à l’homme. Tout ce qui existe tend à s’élever afin de parvenir au niveau humain et à acquérir la perfection pour laquelle le monde a été créé. Shabestarî rappelle que les animaux ingurgitent les végétaux, puis que l’homme à son tour mange les animaux qui se transmuent en lui, car la perfection voulue par Dieu n’est atteinte que graduellement.

151.

«L’unité est une mer, mais une mer de sang» : c’est en raison de la rapidité de la destruction des êtres que se produit continuellement dans l’univers le renouvellement des entités. Quand Shabestarî évoque les vagues folles qui apparaissent et disparaissent, il se livre à une comparaison entre les vagues et la multiplicité, d’une part, et l’océan et l’unité, d’autre part. Les vagues n’ayant aucune existence réelle, il en va de même pour la multiplicité des êtres possibles. À chaque instant, les vagues surgissent et disparaissent : ainsi font les êtres multiples. Le terme de «folie» qualifiant les flots s’explique par le fait qu’ils n’ont jamais de repos et que leur mouvement est involontaire : ils sont dénués de la raison qui leur ferait percevoir leur caractère éphémère et fugace.

152.

L’univers, depuis le début de la création des différents plans : raison universelle, âme universelle, galaxies, cieux, planètes, et êtres simples et composés, ne représente que la goutte initiale dont nous avons parlé. De même que cette goutte, surgie de l’océan de la Réalité, a revêtu de nombreuses formes et noms pour apparaître en tant qu’homme que la mort fait finalement retourner à son origine, de même, la raison universelle, sortie de l’océan de l’Unité, s’est propagée aux divers niveaux de l’individualité et de la multiplicité, s’est manifestée dans les formes infinies des êtres simples et composés, et a été désignée par d’innombrables noms. Et quand le temps de la manifestation se termine, elle s’anéantit, conformément à la volonté divine.

153.

Quand tu te libères de ton individualité illusoire, qui était la cause de la pluralité et de la séparation, c’est à ce moment-là que tu peux parvenir à la véritable proximité de Dieu. Tu peux alors comprendre que la distance que tu imaginais était due à ton individualité. Et, toi sans toi, tu peux t’unir au Bien-Aimé. Car, quand il n’y a pas de «toi», il ne peut exister de dualité. En effet, tu es Lui : comprendre cette vérité constitue le passage vers l’Union, car il n’existe pas de réelle séparation.

Je m’imaginais que j’étais moi,

Alors que je n’étais que Toi, mais je l’ignorais.

Quand tombe le masque de notre individualité,

Il devient évident que nous ne sommes pas «nous», mais «Vous».

Un événement heureux m’advint lors d’une de mes retraites où j’avais l’intention de demeurer quarante jours, et alors que j’en étais à ce passage de la Roseraie du Mystère. Après le dhikr et les prières de l’aube, je me mis à méditer et, durant cette méditation, m’endormis. Je vis en rêve quelqu’un entrer dans ma retraite et me dire : «Bismillah!» En ouvrant la porte, je vis un personnage si lumineux qu’il en inspirait la crainte. Il me prit dans ses bras et s’envola vers les cieux, en m’emmenant dans les hauteurs. L’univers entier était rempli de clarté et de lumière. Soudain, ce personnage disparut et je m’aperçus que mon individualité, ma personnalité, et celles du monde entier s’étaient évanouies. L’univers était devenu lumière unique. Je compris que cette lumière était moi, que j’étais délivré de tous les caractères individuels, de toutes les limitations, parce qu’il n’y avait rien d’autre que moi. Je revins ensuite à moi. Ce fut là une grâce du monde invisible; je la raconte donc pour qu’elle soit une bénédiction.

154.

Ce vers évoque la Tradition prophétique : «Dieu a créé le monde dans la ténèbre, ensuite Il y a déversé Sa lumière; et celui qui a reçu cette lumière est guidé dans la voie droite, et celui qui ne la reçoit pas reste dans la ténèbre.» La ténèbre désigne les archétypes (`ayân) qui étaient des non-entités relatives et qui se sont manifestés par la grâce de l’épiphanie divine. La création, dans ce contexte, signifie l’ordre divin, c’est-à-dire que la décision et le commandement divins sont antérieurs à la création.

Quand Shabestarî parle de l’apparition de la lumière, il s’agit de la lumière de l’existence, dans les formes archétypales qu’on appelle épiphanies existentielles. La partie du hadîth cité plus haut évoque celui qui a reçu la lumière et est sur le droit chemin. Il s’agit des archétypes qui sont arrivés à l’existence extérieure et sont passés de la science (divine) à l’existence. Mais dans la partie évoquant ceux qui n’ont pas reçu cette lumière et sont demeurés dans la ténèbre de l’égarement, il s’agit des archétypes qui, selon la volonté divine, sont restés dans la science (divine) et ne sont pas venus à l’existence.

Sache que la proximité de Dieu est de deux sortes. La première est celle qui provient du fait de la création et qui est due à la grâce divine; c’est-à-dire que la Réalité suprême est apparue avec une épiphanie existentielle, revêtant les formes de tous les êtres. À ce sujet, `Alî a dit : En vérité, Dieu est avec toutes choses, mais non à côté d’elles. En effet, comment serait-il possible de dire qu’une chose est à côté d’une autre qui est en fait néant et dont l’existence provient de la manifestation divine? Celui qui a reçu la lumière de l’existence est venu à l’existence; c’est donc là une proximité avec Dieu. Voilà pourquoi Shabestarî affirme que ceux qui ont reçu la lumière de l’existence et sont venus à l’existence, sont proches de Dieu. La continuité des choses dépend de cette proximité : si la manifestation divine n’existait pas dans leurs formes, elles seraient toutes perdues dans le monde des ténèbres. Ce que Shabestarî désigne donc comme «loin», par opposition à ce qu’il appelle «proche», concerne ceux à qui la lumière de l’existence n’est pas parvenue, qui sont restés dans la ténèbre du néant et ne sont pas passés de la science divine à l’extérieur.

155.

Le connaissant connaît la Réalité suprême et ne craint pas Dieu, car il s’est libéré de son existence individuelle. La crainte provient soit de la peur de perdre cette vie vaine, soit de perdre ce qui nous est nécessaire et nous apporte la sécurité, soit de voir survenir difficultés et malheurs. Mais le connaissant, qui est au nombre de ceux qui ont l’expérience de l’anéantissement en Dieu — ainsi que le dit le Coran : «Non, vraiment, les amis de Dieu n’éprouveront plus aucune crainte, ils ne seront pas affligés.» (X, 62) — celui-là n’a pas peur, car ce qui provoque la peur et le chagrin s’abolit devant la vision mystique. Quand Shabestarî dit que l’enfant a peur de son ombre, voici ce qu’il veut exprimer : comment un mystique pourrait-il éprouver de la crainte lorsqu’il s’est anéanti pour subsister en Dieu, que la dualité a disparu et qu’il a compris que toutes les illusions concernant l’agréable ou le désagréable, le sensoriel ou le raisonné, sont des ombres de son existence véritable? Il n’est pas un enfant, mais un homme parfait, et n’éprouve plus aucune crainte.

156.

Le chercheur mystique, qui ressent la douleur de l’amour et qui voyage vers Dieu par Sa grâce, n’éprouve pas de crainte, lui non plus. Comme il ne désire que l’union avec le Bien-Aimé, il a renoncé à tout ce qui pouvait constituer un obstacle sur son chemin. La crainte de Dieu, Son courroux, les supplices de l’enfer sont comparables au fouet qui contraint les êtres humains à se livrer à la recherche mystique et à l’ascèse, au lieu d’obéir aux désirs charnels : manger, dormir, s’adonner aux plaisirs. C’est par crainte de ce fouet qu’ils se hâtent dans le chemin de Dieu, pour parvenir le plus tôt possible à leur but. Mais le véritable amoureux, qui n’a aucune patience dans la recherche de son Bien-Aimé, est semblable au coursier arabe galopant sans avoir besoin d’être cravaché.

Les états spirituels des amoureux et des chercheurs diffèrent. Au début de ma recherche mystique, j’étais auprès de Sayyed Mohammad Nurbaksh que je restai quelque temps à servir; je n’étais pas encore parvenu à l’état spirituel souhaité. Une nuit, je vis en songe le shaykh assis; j’allai vers lui pour lui dire : «Puisque le degré de la sainteté et la perfection ne peuvent être obtenus par tous, et que je n’ai peut-être pas, moi non plus, la capacité nécessaire, permettez-moi, si vous en êtes d’accord, de me retirer dans un coin où je continuerai à accomplir mes devoirs religieux.» Toujours en rêve, je vis le shaykh se fâcher à ces paroles : «Pourquoi serait-ce impossible? C’est davantage possible pour toi que pour quiconque.» Il tenait en main un grand marteau de fer dont il fit mine de me frapper à la tête. Effrayé, je m’écriai «Je me repens! Je me repens!» Mais, soudain, en cet état je pensai : «Laisse-le te frapper et meurs, cela vaut mieux.» Je sentis alors la peur m’abandonner et je me résignai. Quand il me frappa la tête du marteau, je m’évanouis, perdis la raison et sombrai dans l’inconscience. Puis je revins à moi.

Si cet amour, cette éducation n’existaient pas, comment pourrait-on arriver à ce degré? Mais celui qui ne s’est pas adonné à la mortification de la recherche mystique ne connaîtra que par ouï-dire les états spirituels qui adviennent dans l’ascèse des derviches.

157.

En se libérant de tous les attachements charnels et en se purifiant, le chercheur mystique devient semblable à l’or sans alliage qui ne change pas, car il ne craint pas le feu qui ne brûle que les impuretés. Quelle peur du feu pourrait éprouver l’homme qui s’est purifié cte la colère, des désirs sexuels, de l’avarice et des autres penchants mauvais? Tout ce que nous venons de dire à propos de l’homme est comparable à l’alliage de l’or. Quand l’homme peut se corriger de ses défauts, le feu de l’âme charnelle se transforme en feu de l’amour, de la nostalgie, de la remémoration de Dieu, de la pensée. L’âme s’étant purifiée a acquis une plus grande perfection.

Quant à moi, je rêve souvent de montagnes de feu; je m’en approche pour m’y jeter afin de brûler. Mais plus je cours vers le feu, plus il s’éloigne, et je ne l’atteins jamais.

Shaykh Farîd ud-Dîn Attar raconte, dans l’histoire du shaykh San'ân, que les disciples de ce dernier lui ayant conseillé de renoncer à son amour, un autre dit : «L’enfer est devant nous, L’homme intelligent ne risque pas d’y tomber.» Il répondit : «Si je m’approche de l’enfer, sept enfers seront embrasés par un seul de mes souffles.»

L’enfer est la demeure de ceux qui sont soumis à leur âme charnelle. Les amoureux de Dieu ne se soucient ni du paradis ni de l’enfer.

158.

Si l’homme était libre de ses actions, il serait normal qu’elles soient conformes à ses désirs. Mais réfléchis équitablement : en va-t-il ainsi? Et considère le monde entier : s’y trouve-t-il un seul homme qui a pu un seul instant éprouver une joie dépourvue de chagrin? Y a-t-il un seul jour où tous les événements seront à son gré? Dans la plupart des cas, ils sont contraires à sa volonté. Cet état de choses montre qu’il est dénué de libre arbitre. L’imam `Alî a dit : «J’ai connu Dieu par les changements de volition.» Cette parole prouve l’absence de libre arbitre, car si l’homme le possédait, il ne changerait pas de décisions.

159.

Exemple : un homme, à la suite de beaucoup d’efforts, de recherches et d’études, acquiert une perfection spirituelle ou bien devient savant, roi, gouverneur ou ministre. L’acquisition de ces dignités semble due à ses efforts personnels et est considérée comme une preuve de libre arbitre : pourtant, la perte de ces fonctions constitue une preuve plus forte encore de l’absence de cette liberté humaine. Voilà pourquoi Shabestarî dit que ces dignités restent, mais que ceux qui les détiennent changent, car Dieu veut leur changement. En effet, Dieu fait ce qu’Il veut. Regarde bien : la sainteté et la perfection spirituelle persistent, mais les saints changent et disparaissent sur ordre divin. Ils sont éphémères. L’un part, l’autre arrive à sa place. Ils se renouvellent sans cesse. Mais les dignités, les sciences, les pouvoirs restent immuables. Cela démontre également que l’homme est dénué de liberté, car, s’il était libre, il ne voudrait jamais perdre sa perfection spirituelle et les privilèges qu’il détient; il les conserverait éternellement.

160.

Si tu crois être le créateur de tes actes et posséder la liberté d’agir, tu te trompes. Car, au moment où tu n’existais pas, tes actions existaient dans la science divine. Or, ce qui existait avant toi, comment peut-on le considérer comme ton œuvre? Tu n’as pas été créé et doué de l’esprit pour agir de façon indépendante et faire ce que tu veux. Au contraire, tu as été créé pour un devoir plus grand. «Nous avons ennobli les fils d’Adam.» (Coran, XVII, 70). Cet important devoir consiste à refléter l’essence, les attributs et les noms divins; toi, tu dois être pareil à un miroir poli, afin que Dieu puisse Se voir en toi. Un miroir destiné à refléter les visages ne possède aucun libre arbitre.

161.

L’essence divine et l’existence sublime étant en dehors du pouvoir de la raison et de l’intelligence, qui pose des questions à propos des manifestations successives des actes divins (par exemple, pourquoi Dieu a-t-il rendu pauvre telle personne et riche telle autre, pourquoi l’un est-il malade et l’autre en bonne santé, l’un savant et l’autre ignorant, pourquoi certains meurent-ils dans l’enfance et d’autres vivent-ils jusqu’à un âge avancé?), celui-là est pareil à un impie associationniste et parle d’une façon indigne de Dieu. En effet, poser des questions sur les actes divins implique que l’on se mêle de ce qui appartient seulement à la science divine, c’est-à-dire qu’on interroge Dieu : «Pourquoi as-Tu fait cela?» Et chercher la cause des actes divins, c’est s’associer à la Divinité. Celui qui pose ce genre de questions est donc un associationniste.

162.

La souveraineté et la majesté appartenant à Dieu, c’est Lui seul qui peut poser des questions à Ses créatures, non par ignorance de Son fait, mais pour rendre manifestes les fautes, la faiblesse et les manques de Ses serviteurs et leur faire comprendre leur ignorance.

163.

Dans son traité, La certitude de la vérité, Shabestarî dit qu’un acte libre a davantage besoin de l’être nécessaire qu’un acte obligatoire, car l’acte libre présuppose qu’aient été créés le pouvoir, la volonté, la liberté, l’activité et la sensibilité des organes, en fonction de la volonté humaine — et tout cela nécessite des causes innombrables. Celles-ci attestent un déterminisme, mais non pas un déterminisme qui engendre une création nouvelle. L’homme libre étant contraint dans sa liberté, la liberté équivaut donc à un déterminisme, comme le dit le Coran : «Ils n’avaient aucune liberté.» Shabestarî dit ensuite que le prodige pour l’homme est une chose obligatoire, car il est le lieu de la manifestation de l’essence et des noms divins; c’est donc en lui que se manifestent les prodiges. Il est certain que l’homme n’a aucun choix ni aucune liberté dans ses actions inhabituelles. C’est Dieu qui le fait agir bien qu’il semble agir de son propre chef; en réalité, il est contraint d’effectuer ces actions. La liberté appartient à Dieu seul et l’homme est obligé de manifester les prodiges. Parler de libre arbitre à propos de l’homme, c’est signifier qu’il est le lieu de la manifestation divine, non qu’il détient un choix quelconque. Quand Shabestarî parle de prodiges, il entend une attribution relative, non réelle; comme le dit le Coran : «Dieu vous a créés et ce que vous faites.» L’homme n’a aucune liberté en ce qui concerne sa propre création, il n’en a non plus aucune relative à ses actes. La créature et l’action dépendent toutes deux du Créateur. Comme nous le lisons dans le Coran : «Dieu fait ce qu’Il veut et Il ordonne comme Il le décide.»

164.

L’homme ne possède rien par lui-même; tout ce qu’il a vient de Dieu, existence, attributs ou actes. L’être possible originellement est néant, et l’existence possible n’est que l’épiphanie divine qui revêt sa forme. Comment Dieu peut-il juger l’homme selon ses actions, bonnes ou mauvaises, alors que ce dernier n’a de lui-même ni existence ni agissement? Pourquoi lui infliger des châtiments ou lui accorder des récompenses? Ces interrogations démontrent que l’action divine ne peut être jaugée à l’aune humaine, elles témoignent de la perfection et de l’indépendance absolues de Dieu. Contraint et sans liberté, l’homme doit cependant satisfaire aux obligations religieuses qui ont une raison cachée dans la science divine et non révélée à l’intelligence humaine.

165.

Tu dois admettre la prédestination, maintenant que tu comprends que tu ne possèdes aucune liberté et que tu es contraint. Sache que ce que Dieu a prédestiné pour toi et qui existe dans Sa science ne changera jamais. Accomplir des efforts pour une action contraire à Sa volonté ne sert à rien. Ce que Dieu a voulu se réalisera dans tous les cas : accepte donc la prédestination divine et ne te disperse pas inutilement. Ne te soucie pas de ce que tu ne pourras obtenir, n’attends pas ce qui ne se réalisera jamais. Renonce à l’illusion d’une liberté que tu ne possèdes pas, reconnais que tu es obligé et contraint d’obéir à l’ordre de Dieu.

166.

Si tu ne brises pas la coquille de l’huître, tu ne trouveras pas la perle qu’elle renferme. Sons, lettres et mots sont comparables aux coquilles qui contiennent la perle du sens; ils n’existent que pour le sens. Tant que tu ne t’en es pas libéré, ainsi que de l’aspect exotérique des sciences, tu ne peux arriver à l’intériorité, c’est-à-dire à la véritable signification des connaissances illuminatives et ésotériques.

167.

Les sept oppositions sont les attitudes mauvaises, maligne ou exagération. Un mystère se cache derrière chacune d’elles, l’un d’eux évoquant les sept portes de l’enfer, comme le dit le Coran (XV, 44) : (Il) a sept portes. Un groupe d’entre eux se tiendra devant chaque porte.’ Shabestarî a comparé ces sept portes infernales aux sept oppositions, mais sans parler des huit degrés du paradis.

En effet, tant que le chercheur dans la Voie ne s’est pas libéré du manque et de l’exagération, qu’il n’a pas progressé sur le droit chemin — c’est-à-dire le juste milieu et l’équité —, il ne peut atteindre le paradis des huit épiphanies de l’essence et des attributs divins. Ces huit degrés représentent sept attributs essentiels de Dieu, à savoir : la vie, la science, le pouvoir, la volonté, l’ouïe, la vue, la parole, et le degré de l’ipséité de l’essence invisible de Dieu. Le paradis ultime est celui de l’essence : l’habitent ceux qui sont parvenus à l’annihilation en Dieu, les prophètes et les saints. Ce sont eux qui «n’éprouveront pas de crainte et ne seront pas affligés», car les actes accomplis ou inaccomplis — cause de crainte et de manque qui dépendent de l’existence en ce monde — sont abolis au niveau élevé de ces hommes parfaits : ils sont, avec tout ce qui existe, anéantis.

Il est possible, pour ce qui est des huit degrés du paradis évoqués plus haut, que les sept degrés de l’enfer soient le symbole de l’absence des sept attributs essentiels de Dieu. Ces négations sont la mort, l’ignorance, la faiblesse, la laideur, la surdité, la cécité et la mutité. Comme face à l’essence divine, Existence absolue, il n’y a que le néant, non-existence absolue, les degrés du paradis sont au nombre de huit et ceux de l’enfer au nombre de sept.

168.

Sache que les termes «vrai» et «faux» utilisés par la Loi religieuse désignent des choses différentes qui font partie de la Vérité réelle, Existence absolue, par opposition à la fausseté réelle, néant absolu. Tout ce qui n’est pas Dieu étant dépourvu de réalité et néant, et le néant ne pouvant exercer une influence sur l’existence, Shabestarî a dit : «Comment le désir charnel peut-il ravir le cœur des hommes?» L’attirance de l’amoureux pour une beauté n’est pas le désir charnel. Au contraire. Comme on l’a dit, Dieu seul peut agir sur l’existence et c’est Lui qui attire les cœurs, même s’il n’y paraît pas, car c’est Lui qui Se manifeste sous l’aspect de la majesté (jalâlî). Ce qui provient de l’amour vient aussi de Dieu, tout est manifestation divine, que ce soit sous l’aspect de la beauté (jamâlî) ou de la majesté.

169.

Voir la lumière de la Réalité suprême dans le vêtement de la vérité religieuse est considéré comme la véritable religion, laquelle, immuable, est celle de ceux qui ont obtenu la certitude. C’est là la voie droite. Mais voir la Réalité sous un mauvais aspect est l’affaire de Satan et de l’âme charnelle, et provoque l’éloignement du sentier des hommes parfaits. En résumé, l’amour terrestre éprouvé pour une beauté, pour autant qu’il soit pur et chaste, est une contemplation de Dieu; un tel amour ne s’écarte pas de la religion, c’est une attitude juste, non une faute. Bien entendu, il conduit vers l’amour réel, car le véritable amour chasse du cœur de l’amoureux tout ce qui n’est pas l’amour même; quand l’amour l’emplit et que le feu de l’amour l’embrase, l’individualité du bien-aimé terrestre se consume, la dualité disparaît et l’amoureux demeure avec un amour sans objet.

Le véritable amour rend réel l’irréel,

Il abolit les limites et devient absolu.

Quand il allume un feu dans le cœur de l’amoureux,

Ce qui s’y trouvait est consumé, sauf le bien-aimé.

Il est une corde solide pour l’amoureux.

L’amour importe plus que la piété ou l’impiété.

Si l’amour se fonde sur le désir charnel, il exprime la nature animale de l’homme; c’est une déviation de son aspect divin, ce qui constitue une faute religieuse. Acte satanique qui provient de l’âme concupiscente, cause du mal, c’est un égarement hors de la religion et du droit chemin. Une telle attitude signifie l’attachement au monde terrestre; elle est motif de l’éloignement de l’origine réelle et de l’ignorance de la Vérité. La Loi religieuse la prohibe et ceux qui l’adoptent sont condamnables.

170.

Le monde se renouvelle à chaque instant et revêt un autre aspect. Mais le don de l’existence étant unique, le monde apparaît lui aussi comme un. Continuellement, il vieillit, puis rajeunit; il est rassemblement et dispersion. C’est-à-dire que, comme à tout moment les choses phénoménales retournent à leur origine unique, la totalité devient une : c’est le rassemblement. Ensuite, en raison de la persistance de la grâce divine, du soutien apporté aux existants, du secours provenant de l’essence divine et de l’épiphanie des noms, la Réalité unique apparaît sous la forme de tous les êtres phénoménaux du monde. C’est là la dispersion qui consiste en expansion et manifestation. Ainsi l’univers va continuellement de la multiplicité à l’unité et de l’unité à la multiplicité. Cette descente et cette remontée, ce rassemblement et cette dispersion sont perpétuels.

171.

Rien n’est stable en ce monde, toutes les choses changent constamment, mais leur mouvement est si rapide qu’on les croit immobiles. En fait, à l’instant où elles meurent, elles renaissent; c’est-à-dire que par le souffle divin et les épiphanies de l’existence, elles viennent à exister, de telle sorte qu’elles apparaissent comme uniques et continuelles. Nous percevons les mêmes phénomènes dans le firmament et les astres : leur existence semble être aujourd’hui la même qu’hier ou avant-hier, alors qu’elle change à tout moment et n’est pas identique deux instants durant. La mort et la naissance vont de pair, la mort, en réalité, n’est rien d’autre que la naissance, et vice versa. La première est le retour du multiple à l’unique, et la seconde l’apparition de l’unique sous la forme de la multiplicité et des êtres phénoménaux.

Ce que Shabestarî vient d’exprimer peut donner à penser que cette mort et cette renaissance sont le jour de la Résurrection; il veut donc corriger cette impression et dit qu’en ce Jour, tous les êtres phénoménaux s’anéantiront. Le Dieu Très-Haut fera mourir tous les êtres, même les anges et Azraël, puis les fera renaître pour le Jugement. Dans son traité, La certitude de la Vérité, Shabestarî écrit que l’on peut donner trois exemples de la Résurrection :

Le premier, c’est qu’à chaque instant ce Jour existe, pour tous et pour chacun, ce qu’il a mentionné au vers précédent.

Le deuxième est spécifique au connaissant mystique, après la mort iniatique, en raison de l’élévation de son état spirituel et du dévoilement des mystères.

Le troisième est ce qui advient à tous les êtres humains après la mort naturelle. Mais la grande Résurrection survient à la fin des temps pour le monde entier et toute l’humanité.

172.

L’univers, en sa totalité, ressemble à l’homme qui possède un corps et un esprit; la vie et la perfection du premier dépendent du deuxième : un corps sans esprit est pareil à un objet inanimé. Le shaykh Mûhy ud — Dîn ibn ul-Arabî dit : «Dieu a créé le monde, qui n’avait pas d’âme et était semblable à un miroir non poli. Il était nécessaire de le polir. L’homme est donc devenu sa clarté et son âme.» En effet, l’univers est parvenu à sa perfection grâce à l’homme, chacune de ses parcelles est le lieu de la manifestation d’un des noms divins, et seul l’homme est le lieu de la manifestation de la totalité de ces noms, car il est le lieu de la manifestation du nom de Dieu qui les totalise. Voilà pourquoi ibn ul — `Arabî a comparé l’univers, avant la création de l’homme, à un objet, car le miroir de Dieu est l’homme. Sans ce dernier, le Visage de Dieu ne Se refléterait pas dans le monde. Puisque la réalité de tous les noms est Celui de Dieu, l’esprit et la réalité de l’univers est l’homme parfait, lieu de la manifestation de ce Nom. En raison de l’union, dans l’existence, du lieu de la manifestation et du manifesté, il faut savoir que de même que la Divinité rayonne dans tous les êtres, de même l’homme parfait rayonne dans le monde. C’est pourquoi Shabestarî a dit : Le monde est comme toi un individu qui s’appelle le « Grand Homme » parce que la réalité humaine s’incarne en lui.”

Nous détenons le secret du «fiai» (kun fâ yakun) créateur,

Nous sommes les modèles parfaits de l’univers.

Ce monde tout entier est comparable au corps,

Nous sommes l’âme du monde, et l’âme de l’âme.

Nous contenons les deux mondes.

Vois : nous sommes telle une mer sans rivage.

Ce trésor caché nous est apparu.

Nous sommes habiles à briser les sortilèges,

Nous sommes le symbole de l’apparent et du caché,

Nous sommes le manifeste et le secret,

Nous sommes en dehors des limites du monde,

Nous sommes plus haut que la terre et que l’espace.

173.

On ne peut parler de permanence absolue que pour Dieu. Tout ce qui est autre que Lui est Sa manifestation, et lors de la grande Résurrection, toutes les apparences disparaîtront. La définition de l’anéantissement de l’univers entier est donnée dans «les sept redoublées» (sabda al-masânî, la sourate al-Fâtiha) qui est la parole de Dieu; les croyants ne nourrissent aucun doute à ce sujet.

Pour certains, al-Fâtiha a été désignée ainsi parce que, outre Bismillah, il existe sept (sabda) versets et masanî, parce qu’elle est répétée dans chaque prière. Pour d’autres, parce qu’elle est divisée en deux parties, l’une consacrée au Créateur, l’autre à la créature; ou bien parce que les habitants de la terre la récitent, et ceux des cieux également; ou encore parce que les mots sont doublés; ou enfin parce qu’elle a été révélée une première fois à La Mecque et une seconde à Médine.

Par ailleurs, certains disent que l’expression sabda al-masânî concerne les sept sourates les plus longues du Coran : al-Baqara, Ahl-Imran, an-Nissâ, al-Mâ’ida, al-An fâl : sept, parce qu’elles sont au nombre de sept, et redoublées parce que les prescriptions et les métaphores sont expliquées dans deux de ces sourates.

D’autres disent enfin que le Coran tout entier s’appelle sabda al-masânî; sept, parce que le Livre a sept parties, et redoublées parce que les prescriptions et les métaphores représentent un double caractère du Coran.

Quand Shabestarî évoque la permanence absolue de Dieu et le caractère éphémère de tous les êtres, qui sont mentionnés dans le Coran, il parle donc de ces versets.

174.

Les habitudes et les actions de l’âme apparaissent dans le monde intermédiaire des archétypes (barzakh i-mathâlî) et dans ce monde lorsque le voile ténébreux du corps a été retiré; ce qui était caché se révèle. Car ce monde est tel, que le manifeste et le caché, l’intérieur et l’extérieur sont clairement dévoilés afin que toutes choses soient évidentes et que l’on ne puisse les mettre en doute.

À propos du verset 9 de la sourate LXXXVI, «les secrets seront dévoilés», Shabestarî recommande : Lis-le et sois certain que, comme le dit le Coran : «Celui qui aura fait le poids d’un atome de bien le verra, et celui qui aura fait le poids d’un atome de mal le verra.» (XCIX, 7, 8). Tous les mouvements de l’âme et les états spirituels qui restaient cachés et invisibles seront manifestes dans l’autre monde.

175.

Sache que le dévoilement et la vision démontrent que la Réalité suprême, dans l’unité de Son essence et de Ses attributs, se manifeste dans chaque atome de ce monde. En vertu des déterminations des choses, cet aspect est caché. Mais quand l’obstacle — la ténèbre de la phénoménalisation — disparaît, ce que nous pouvons percevoir en toutes choses, nous pouvons le voir aussi dans une chose isolée. Ainsi Shabestarî dit que ta tête, ton pied, ton œil paraîtront comme un cœur; c’est-à-dire que tous les organes et sens deviendront intelligents, voyant, entendant et parlant et que chacun d’eux possédera toutes les perfections des autres. La ténèbre de la forme humaine, faite d’argile et d’autres éléments, sera purifiée, car son caractère grossier provenait de sa nature phénoménale. Donc, quand la détermination s’évanouit, la réalité de toutes choses est une; elles sont lumineuses et subtiles. Il n’y a plus aucune différence entre les mains, les pieds, la tête et le cœur : par la lumière unique de la Réalité, ils se réunissent et sont identiques.

Quand tu seras libéré du corps,

Tu sauras que l’oreille et le nez peuvent devenir un œil.

176.

Le chercheur sincère qui, par désir de la contemplation de la beauté de Dieu, renonce à ce monde et à l’autre, se libère de tous les plaisirs illusoires et spirituels et, jour et nuit, brûle dans le feu de l’amour et la joie de la vision, obtient la lumière de la théophanie du Bien-Aimé; il peut voir Dieu sans qualité ni direction. Par la sublimité de sa béatitude, il rejette les deux mondes. Par le vin de l’épiphanie, il est totalement enivré. Comme le dit le Coran : «Lorsque son Seigneur Se manifesta sur le Mont, Il le mit en miettes et Moïse tomba foudroyé.» (VII, 143). L’existence des deux mondes et celle, personnelle, du chercheur mystique s’abolissent; il parvient à un anéantissement total et perd la raison et la conscience.

Ô échanson! Verse-moi de ce vin dont l’ivresse procure l’anéantissement,

Pour qu’il me libère de l’illusion du «moi» et du «nous»,

De ce vin dont une seule goutte

Nous délivre du souci du monde et de la religion.

177.

Ce vers fait allusion au verset du Coran (LXXVI, 21) : «Leur Seigneur les abreuvera d’une boisson très pure.» Demande-toi ce qu’est ce vin dont Dieu a parlé et ne reste pas insouciant, car les amis de Dieu ont avec Lui une relation que la raison ne peut concevoir et que seul peut révéler le dévoilement mystique. Que signifie en outre le qualificatif «pur» appliqué à ce vin? Que l’ivresse qu’il procure purifie de l’existence illusoire. Il purifie les buveurs à un point tel qu’il ne demeure en eux ni actes, ni attributs. Ils sont entièrement annihilés. Celui qui n’est pas parvenu à cet état spirituel, et ne croit pas aux paroles des prophètes et des saints, juge que ce que la raison n’admet pas est illusoire.

178.

À l’étape spirituelle de la contemplation de la beauté du Bien-Aimé, de l’ivresse et de l’anéantissement de l’amoureux, le paradis et les houris n’ont aucune valeur, malgré leur permanence. Dans la retraite de l’Unicité, il n’y a pas de place pour l’altérité, que ce soit houris ou paradis; l’existence même du chercheur ne peut s’y trouver, car, au niveau de l’Unité et de l’Absolu, la pluralité et l’existence phénoménale sont complètement impossibles. Pour le connaissant mystique, les houris et les palais paradisiaques sont identiques à l’enfer pour ses habitants, car regarder autre chose que le Bien-Aimé est impie pour l’homme parfait.

179.

L’éternel et le temporel, c’est-à-dire le nécessaire et le possible, ne sont pas séparés l’un de l’autre, ils sont toujours ensemble. L’éternel se manifeste sous l’aspect du temporel; le temporel, qui est possible, n’est que néant sans la manifestation divine; son existence dépend de l’Existence absolue qui est à la fois l’éternel et l’être nécessaire. Si la manifestation divine n’apparaissait pas sous l’aspect du temporel, elle n’aurait ni l’existence, ni même la forme.

180.

Ce qui existe, en fait, n’est que l’éternel. Ce qu’on appelle temporel ressemble au Anqa (oiseau fabuleux), autre nom du Simorgh, à l’existence illusoire. On l’appelle ainsi, car, selon la croyance, toutes les couleurs de toutes les plumes de tous les oiseaux se retrouvent dans ses ailes. De même que du Simorgh ou `Anqa, nous ne connaissons que le nom, de même, en ce qui concerne tous ceux qui sont, ils ne sont que des noms dépourvus de réalité, sauf Dieu; car excepté Lui, seule Réalité, tout est néant.

181.

Comme nous l’avons déjà dit, tous les êtres de l’univers sont des rayons du soleil de l’essence, des attributs et des noms divins, devenus visibles dans une épiphanie. Dans la forme humaine, résumé des formes créées, la bouche, la boucle de cheveux, le sourcil, le grain de beauté sont nécessaires pour composer le visage. Chaque trait possède une signification particulière et a une relation symbolique avec la Réalité unique. Voilà pourquoi Shabestarî compare le monde à la boucle, au duvet, au grain de beauté, au sourcil. Et de même que tous les traits sont rassemblés, chacun à sa place, pour la beauté du visage, de même toutes les objectivations de la manifestation des noms et attributs divins, symbolisés par ces images (boucle, œil, etc.), sont, chacune à son niveau, les plus belles et les plus parfaites possible.

182.

La théophanie est tantôt beauté (jamâl), tantôt majesté (jalâl). La beauté est ce qui apporte la grâce, la bonté et la proximité; la majesté, ce qui apporte le courroux, le châtiment et l’éloignement. En fait, chaque épiphanie de beauté en requiert une de majesté et, en réalité, chaque majesté est beauté, car la majesté est le voile majestueux dissimulant Dieu, afin que nul ne puisse Le connaître. Ainsi qu’il est dit : «Nous ne T’avons pas connu comme il fallait Te connaître» et, comme le dit le Coran : «Ils n’ont pas glorifié Dieu comme il l’aurait fallu.»

183.

Shabestarî veut dire que Dieu possède les attributs de la grâce — il est le Lumineux, le Guide, le Nourricier, Celui qui donne la vie — et ceux du courroux, comme l’autorité, la possession, la violence, le châtiment. Parler du visage, c’est évoquer les attributs de la grâce divine; parler des boucles, c’est faire allusion à ceux du courroux divin. Car la grâce, la luminosité, la tendresse du visage des bien-aimées le fait comparer à l’épiphanie de la beauté; et la noirceur et l’éparpillement des boucles les fait comparer à un voile; ils évoquent donc l’attribut de majesté. En outre, le visage et les boucles des êtres beaux ne sont pas seulement un symbole de l’épiphanie de la beauté et de la majesté, ils en sont l’épiphanie même.

184.

Sache que les savants ne sont pas d’accord sur ce sujet, à savoir : peut-on, ou non, attribuer à Dieu les noms des attributs et des actes, et cette attribution nécessite-t-elle l’autorisation des envoyés divins? Les uns croient que, si la raison démontre que Dieu peut être qualifié par un attribut, affirmatif ou négatif, on peut désigner cet attribut par un nom, que l’envoyé de Dieu l’ait permis ou non. D’autres pensent que les noms divins sont restrictifs : ceux que l’on n’a pas entendu prononcer par l’envoyé divin ne peuvent être attribués, car notre intelligence et notre compréhension sont insuffisantes à cet égard. Cette dernière opinion est celle des traditionnalistes (ahl-e sunnat). Shabestarî dit ici que l’on est libre, car le seul maître de la religion, c’est Dieu, c’est la Vérité.

La religion de l’amour diffère de toutes les autres,

Pour les amoureux, la religion et la communauté, c’est Dieu.

Ce qui est dévoilé à ceux qui possèdent un hâl (état) mystique surpasse les possibilités de la raison. La responsabilité est pour les êtres raisonnables, non pour ceux qui sont dans l’état d’anéantissement et d’enivrement : ils sont les amis de Dieu.

185.

Aussi longtemps que le chercheur n’a pas perdu conscience et raison, il ne doit pas prononcer un seul mot contre la Loi. Les maîtres spirituels qui ont toujours conseillé de ne pas révéler les mystères n’admettent pas un tel acte. Aussi les hommes parfaits ont-ils pour habitude de conformer leurs actes à la raison, bien qu’ils parviennent à l’état mystique. Hajjî Abdullâh Ansarî a dit : «Un chien mort et tombé dans une poubelle vaut mieux qu’un soufi égaré.»

186.

Certains états spirituels et stations mystiques adviennent aux saints, aux mystiques et aux chercheurs par le dévoilement et la conscience intérieures; on les appelle mawâjid; par ce terme, on entend la conscience intuitive et non la conscience savante (`ilm). L’un de ces états, le fanâ, est la disparition de la dispersion et de la discrimination entre l’éternel et le créé. Car quand l’esprit sagace est attiré par la contemplation de la beauté divine, la puissance de la lumière divine obscurcit celle de la raison qui était le critère des choses, comme disparaissent les astres dans la lumière du soleil. Ainsi que le dit le Coran, quand la Vérité suprême Se manifeste, l’erreur disparaît. Et lorsque le temporel s’unit à l’éternel, il ne reste de lui aucune trace. L’état dans lequel l’existence illusoire du chercheur et tous les multiples sont anéantis dans la lumière de l’épiphanie de l’essence divine, est appelé l’état d’union (jam), car tous les multiples y ont revêtu une couleur unique et sont devenus Un; il n’y reste que le Vivant éternel. En cet état, les paroles du chercheur ne sont pas de lui : c’est Dieu qui parle par sa bouche.

187.

Il faut savoir que les hommes parfaits et les chercheurs ne prononcent pas de paroles vaines; il ne convient pas de nourrir des doutes à cet égard. Notre incompréhension est due à notre ignorance, non à la fausseté de leurs propos. Il existe deux façons de les comprendre. Ou bien le chercheur, par sa quête mystique et par la direction d’un maître spirituel, est parvenu à l’état de dévoilement et de la vision mystique, et contemple ce que les autres ont contemplé : il est alors certain de la véracité de leurs paroles. Ou bien, par la grâce divine, il a foi en la parole des saints et est sûr que la description de leurs visions est véritable. Il comprend sa propre infirmité et son incapacité à parvenir à leur état. Comme le dit le Coran, quand ils n’ont pas compris et ne sont pas arrivés, ils nient.

188.

La longueur des boucles symbolise le nombre infini des êtres et des choses multiples; la comparaison entre les boucles et les êtres phénoménaux signifie que les boucles forment comme un voile devant le visage de la bien-aimée. Par ailleurs, chaque chose individuelle forme aussi un voile devant le visage de la Réalité unique, cachée sous celui des êtres phénoménaux et des individualités.

Mais pour ce qui est des manifestations divines, le plus merveilleux est que Dieu apparaît sous la forme de toutes choses et y demeure en même temps caché. Ainsi qu’il est dit : «Louanges à Dieu qui est manifeste en même temps qu’Il est caché, et est caché en même temps qu’Il est manifeste.»

On ne peut donner une explication parfaite de ce sujet complexe. Il ne faut pas dévoiler les mystères, car leur révélation risque de provoquer égarement, dispersion et attaques.

189.

Shabestarî veut dire que plus la ténèbre de la nuit de la multiplicité et de la phénoménalité diminue, plus le jour de l’Unité augmente. En effet, chaque individualité existante a deux aspects : l’un provient de la multiplicité, l’autre de l’Unité. Plus l’aspect multiple diminue, plus l’aspect unique s’accroît. Je ne veux pas dire que l’existence devient néant, car l’un comme l’autre sont éternels. Quand Shabestarî parle de couper les boucles, cela signifie, pour les savants, l’annihilation et les changements dans le monde. Ces changements sont liés à la temporalité, et les savants déduisent de la temporalité l’existence du nécessaire. Couper les boucles, pour les mystiques qui possèdent le dévoilement et la vision, évoque l’abolition de la pluralité et des déterminations. Cette abolition advient par la vision de l’épiphanie de l’essence divine.

190.

En parlant du mouvement des boucles, Shabestarî fait allusion au changement et à l’altération des êtres qui sont, à chaque instant, dans un état différent. Parfois, l’agitation de Ses boucles les éloigne, parfois, Il les fait se rapprocher de l’aurore de l’unité, parfois encore, Il dissimule le visage de l’Unité et fait apparaître la nuit; il ne reste que la ténèbre de la pluralité. Ces deux situations alternent chez le chercheur dans le cœur duquel la lumière de l’Unité absolue brille de temps à autre : il voit alors en toutes choses Dieu manifesté. À d’autres moments, la multiplicité devient si puissante qu’elle le vainc et qu’il ne peut plus percevoir la lumière de l’Unité divine. Une interprétation différente de ce vers peut être avancée : le matin désigne la théophanie dans les lieux de la manifestation, et la nuit sa disparition derrière les déterminations et les êtres individuels.

191.

Sache que l’itinéraire du cœur connaît des montées et des descentes; Shabestarî, dans ce vers, évoque les deux. La décadence, tout d’abord : si un pieux ascète renonce, en raison de la puissance de l’âme charnelle, à la piété et à l’ascétisme, désire le vin, les beautés, les banquets, il tombe d’un niveau très élevé à un très bas niveau. À l’inverse, dans l’ascension, le chercheur commence par l’ascétisme et la prière; sa sainteté devient notoire. Dans le chemin de la recherche, après avoir franchi les degrés et les étapes, ce qu’il désire, enfin, c’est le vin et le Bien-Aimé spirituels. Et il parvient à un niveau tel qu’il peut bénéficier de l’épiphanie divine, de la lumière de la connaissance mystique et de la contemplation du Bien-Aimé, but ultime. Cet état provient de la métamorphose du cœur qui s’élève d’un degré à l’autre jusqu’au plus haut, et passe de l’apparence à l’intériorité, et de la forme au sens, sans jamais se contenter de demeurer à la même étape.

192.

Le vin, le Bien-Aimé et les flambeaux recèlent des significations que seule la vision mystique permet de saisir. Car nous avons vu que c’est la Réalité unique qui Se manifeste sous la forme de toutes choses et qu’il n’existe nulle autre vérité, tout, sauf Dieu, étant néant.

Les atomes du monde, apparents ou cachés,

Deviennent visibles par l’épiphanie de Ton visage.

L’océan de l’éternité comporte des bulles et des remous,

Des vagues, en apparence, en réalité, la mer.

La réponse de Shabestarî est ici conforme aux idées du shaykh Muhy ud — Dîn ibn ul’Arabî. Mais dans sa réponse à une question précédente sur l’œil, la boucle, le grain de beauté, il aurait pu donner la même qu’ici, car la Réalité Se manifeste en toutes choses. Pourquoi donc diffère-t-elle à présent? Parce que, dans le premier cas, il parlait au point de vue des connaissants mystiques et, dans le deuxième, au point de vue de ceux qui sont en état d’ivresse mystique.

193.

Le vin signifie ici la délectation (dhawq) et l’état spirituel qui, par la manifestation du Bien-Aimé, arrivent soudain au cœur de l’amoureux, l’enivrent et le privent de conscience. Le flambeau est la lumière de la connaissance qui illumine le cœur du mystique détenteur de la vision; c’est le signe de la Réalité suprême. Dans le deuxième hémistiche, Shabestarî dit qu’il faut prêter attention aux épiphanies de la beauté divine qui est manifeste et nullement cachée, mais que notre individualité nous empêche de voir.

194.

Pour Shabestarî, l’épiphanie divine est devenue tel un feu dans le cœur de Moïse, et ce flamboiement, pour lui, était comme le vin. Ainsi qu’il l’a dit : «J’aperçois un feu.» (Coran, XXVIII, 29). Dans sa contemplation, Moïse a senti le feu de la délectation, de la nostalgie, de l’ivresse. Le buisson ardent a été son flambeau, il n’avait nul besoin d’une autre lumière. Il entendit une voix : «Ô Moïse! Je suis en vérité le Seigneur des mondes!» (Coran, XXVIII, 30).

195.

Au point de vue de la voie mohanunadienne et de ceux qui la suivent, le vin et le flambeau représentent la lumière que le Prophète a aperçue la nuit de son ascension. Et quand `Aïsha lui demanda : «As-tu vu ton Seigneur?», il répondit : «Je L’ai vu comme une lumière.» Mais quand ses proches compagnons, qui pouvaient mieux comprendre ce sujet, l’ont interrogé, il a répondu : «Je L’ai vu sous la plus belle des formes.»

196.

Il faut désirer, selon Shabestarî, la coupe de vin sans coupe. Elle désigne l’épiphanie de l’essence divine qui requiert l’annihilation totale des déterminations; dans cet état absolu, il n’y a aucune limitation ni différence. La caractéristique de ce vin, c’est qu’il est à la fois le buveur et la boisson, l’échanson et la coupe, et qu’il fait disparaître toutes les séparations, car la différence entre la coupe, le buveur, l’échanson et le vin n’existe que sur le plan de la descente de l’essence divine, en raison des noms et attributs. Au contraire, dans l’état d’unité dont nous avons parlé, tous les noms, attributs, déterminations, individualités et manifestations sont abolis.

Sache que ce que Shabestarî désigne dans ces vers, ce sont les états spirituels de ceux qui possèdent le dévoilement et la vision qu’ils n’ont pas obtenus par le raisonnement, mais par la contemplation directe. Les chercheurs qui parviennent au niveau de la vision des épiphanies contemplent en ces moments Dieu sous un aspect archétypal intermédiaire, sous une forme perceptible aux sens, par exemple, en tant qu’homme. Ainsi que l’a dit l’imam Ghazâlî, pour Dieu, il n’y a aucune ressemblance et la parole du Prophète : «Je L’ai vu sous la plus belle des formes», en constitue une preuve. Les théologiens ont beaucoup disputé à ce sujet. Certains mystiques ont parfois vu Dieu devenu l’Échanson et servant le vin, et quand ils en eurent bu, ils furent anéantis. Les livres des soufis sont remplis d’histoires de ce genre, mais la signification de ce qu’ils ont raconté ne peut être comprise que par ceux qui en ont fait l’expérience. Comme elle est mal perçue, chacun présente une interprétation différente, conforme à ses propres conceptions. Plus on discute de ce sujet, plus on s’en écarte, ainsi qu’il a été constaté : «Celui qui n’a pas goûté ne sait pas.»

197.

Shabestarî conseille de boire le vin de l’amour, seul moyen de contempler la beauté du Bien-Aimé et de se libérer de la froideur et du désabusement caractéristiques des sectaires, pieux en apparence, mais intérieurement mauvais, et persuadés qu’il n’existe pas de niveau supérieur au leur. Il estime donc qu’il vaut mieux être un ivrogne qu’un hypocrite satisfait de lui-même, car l’amour, la nostalgie et la recherche intérieure — accompagnés de l’enivrement qui est absence d’attachement aux règles apparentes — valent mille fois mieux qu’une piété de façade. L’illusion et l’indifférence possèdent les faux dévots; la vanité, la suffisance, l’amour du pouvoir et la ruse souillent leur cœur, siège de la présence divine. Ils semblent pieux et bons, alors qu’ils sont prisonniers de leurs désirs charnels.

198.

Les obligations et les sciences religieuses ont pour but d’amener à la proximité divine, mais si elles deviennent cause de fierté, d’orgueil, de vanité, de ruse et de suffisance, elles éloignent de Dieu. Ainsi l’énonce le hadîth : Il y a beaucoup de bonnes actions qui sont pires pour l’homme qu’une action mauvaise.

Si on devient fier de soi après une action pieuse,

Une malédiction vous arrive à chaque instant.

Mais chaque péché qui provoque le repentir, la peine et le retour vers Dieu, devient une bénédiction. Ainsi que le dit la Tradition prophétique : «Il y a beaucoup de mauvaises actions qui sont plus profitables pour vous que n’importe quelle bonne action.» Shabestarî écrit donc : «Pour celui qui demeure loin du portail de la Réalité suprême, le voile de l’obscurité est préférable au voile de la lumière.» Les actions interdites, les désirs charnels tissent le voile de ténèbre, les sciences religieuses et les pratiques cultuelles le voile lumineux. Pourquoi Shabestarî affirme-t-il que le premier est meilleur que le deuxième? Parce que celui qui se livre à de mauvaises actions, en sachant qu’elles sont telles, se repent et en éprouve de la peine. Mais reste voilé par la lumière celui qui juge ses actions bonnes, parce qu’elles paraissent telles. Il ne comprend alors pas qu’il est un pécheur. Ainsi que le déclare le Coran : Dis : « Vous ferai-je connaître ceux dont les actes sont les plus inutiles? et ceux dont l’effort se perd dans le créé de ce monde alors qu’ils pensent avoir bien agi? »’ (XVIII, 103-104). On raconte que lorsque ces versets ont été révélés, Dieu a montré aux hommes ce qu’ils n’imaginaient ni n’attendaient. On interrogea le Prophète sur ce que cela signifiait, il répondit : «C’était les actions qu’ils croyaient bonnes, mais ils les ont vues dans la balance, pesées comme des péchés et de mauvaises actions.»

199.

Quand Shabestarî dit que le voile de la ténèbre est préférable au voile de la lumière, c’est parce que le premier causa le péché d’Adam qui mangea le fruit interdit, mais qui néanmoins avoua sa faute. Il dit : «Notre Seigneur, nous nous sommes lésés nous-mêmes» (Coran, VII, 23), ce qui fut cause de son pardon. Mais Satan, orgueilleux en raison de sa nature de lumière et plein de lui-même, ne s’inclina pas : «Je suis meilleur que lui, Tu m’as créé de feu, et Tu l’as créé d’argile.» (Coran, VII, 12). Il fut chassé et maudit.

Le chercheur sur le chemin de la Vérité ne doit pas s’enorgueillir d’accomplir ses obligations et devoirs religieux, extérieurs et intérieurs. Il doit au contraire être plus humble que quiconque, car la seule voie vers Dieu est celle de l’humilité et du besoin.

200.

Le parfum du vin de l’amour est pour certains comme la raison à laquelle ils obéissent, à l’instar des philosophes qui cherchent le chemin de Dieu par la déduction. Sa couleur, pour d’autres, est semblable aux preuves de la Tradition, à l’instar des scolastiques qui accordent plus d’importance à cette dernière qu’à la raison et se conforment au seul enseignement des prophètes et des théologiens. La couleur perçue est claire et pure, car ils cheminent sur la voie des prophètes. L’itinéraire de ceux qui suivent la Tradition — la couleur — sera plus sûr que celui de ceux qui se contentent de la raison — le parfum. Mais ces deux catégories n’ont pas la délectation intérieure, car ils n’ont perçu que la couleur et le parfum de la vérité.

201.

Il existe une autre catégorie de chercheurs qui ont dépassé le niveau du parfum et de la couleur, de la raison et de la Tradition. Ils ont acquis une capacité intérieure et une gorgée du vin de l’amour qui les ont fait avancer sur le chemin direct de l’amour divin. C’est le degré des hommes parfaits. L’amour est devenu la véritable nature de certains d’entre eux, et le vin de l’amour les a rendus insoucieux des obligations formelles. Ils sont enivrés. Tel est le degré des saints d’un très haut rang (awtad).

202.

Une autre catégorie de chercheurs dont le degré est encore plus élevé est celui des Pôles (Qutb) qui, en raison de leur immense pouvoir spirituel, ont transcendé toutes les limites de la pluralité des actes, des noms et des attributs. Ils sont parvenus au plan de l’Absolu et sont enivrés par le vin de l’épiphanie de l’essence divine. Pour atteindre un tel degré, il faut dépasser la dualité et atteindre l’étape de l’annihilation et de la surexistence en Dieu. C’est-à-dire qu’en un instant, le tonneau de vin — symbole de la multiplicité —, la taverne — étape de la connaissance des noms et des déterminations —, l’échanson — l’essence divine Se manifestant —, et le buveur de vin — la raison —, tous sont absorbés en eux; ils deviennent ivres de la pré-éternité et de la post-éternité.

203.

Shabestarî rappelle ici que l’être humain, qui a pu transcender le niveau de la multiplicité, de l’individualité et de toutes les limitations terrestres, arrive à boire le monde entier comme une coupe de vin. Il insiste sur ce point pour faire comprendre que ce que peuvent voir les possesseurs de la vision mystique est bien supérieur à ce que voient ceux qui se fondent sur la seule raison.

Je vais raconter, à ce propos, ce qui m’est advenu durant une retraite de quarante jours, afin d’attirer l’attention des chercheurs en quête de perfection sur la nécessité de l’ascèse et de la démarche mystique. Je rêvais qu’au milieu d’une plaine emplie de lumière coulait un fleuve pareil à une mer. Je restais sur le rivage, cherchant je ne sais quoi. Je vis de nombreuses personnes s’agiter et courir dans une direction donnée : je pensai qu’elles se rendaient à une assemblée. Soudain, je me vis sous un grand dôme, si immense que je n’en apercevais pas les côtés. Il était si plein de lumière et de rayonnement qu’il aveuglait, il était impossible de fixer le regard sur lui. Moi, je volais sous ce dôme, tellement ivre et si inconscient que je ne pouvais ouvrir les yeux. Dieu le Très-Haut versait continuellement du vin dans ma bouche, sans interruption, comme un flot qui pénétrait en moi. J’ouvrais mes lèvres et buvais ce vin sans coupe ni verre, sans couleur ni odeur. Cet état me parut durer des années innombrables. Soudain, l’univers entier, du ciel jusqu’à la terre, devint une lumière unique, presque noire. J’étais cette lumière et n’avais plus aucune sorte d’individualité, corporelle ou autre. J’étais science pure, et le vin dont Dieu m’abreuvait était aussi cette même lumière, sans directions ni qualités. Je bus cent mille océans de ce vin et, en cet état, perçus que tous les saints antérieurs étaient immergés dans cette lumière, qu’ils étaient elle. J’y progressais par la connaissance. Tout à coup, je m’aperçus que tous les êtres de l’univers, du plus bas au plus haut degré, matériels et spirituels, étaient devenus comme le vin; moi, je les bus en une gorgée, m’anéantis complètement et devins néant. Ensuite, je pris conscience que la Réalité unique existant en toutes choses, c’était moi, que tout ce qui existait, c’était moi, et qu’il n’y avait rien d’autre que moi-même. L’univers entier subsistait en moi, et tout était manifesté par ma manifestation.

Puis je revins à moi, mais restais quelques jours encore dans l’ivresse et l’inconscience.

Je vis cent mille océans en moi-même,

Je les bus d’une gorgée, mais en désirais davantage.

Puis je vis les deux mondes devenus vin et, moi, dans mon désir,

Je les avalai en une coupe de Lui.

Dans cette ivresse, mon individualité s’anéantit,

Et le mystère de l’univers se révéla à moi tout entier.

204.

Une fois libéré de l’individualité, on se libère de la piété formaliste (tâmât) qui consiste à présenter les apparences de la piété, sans avoir de véritable spiritualité intérieure : on fait étalage de religiosité, on s’en vante, on prononce des paroles destinées à attirer et à tromper le commun des mortels. Le vrai croyant n’a nul besoin de ces attitudes, il s’attache à son maître spirituel, laisse de côté les coutumes et les observances. Les perfections qu’il acquiert sont dues à l’enseignement et à la direction de son maître qui conseille au disciple de renoncer au formalisme pour avancer vers le détachement et l’annihilation. Le disciple obéit avec constance au maître pour s’élever du niveau de débutant à celui de la stabilité.

205.

Parler de taverne (kharâbât), c’est évoquer l’abandon des pratiques formelles et le renoncement à toute pluralité, car le «moi» est une impiété (kufr) qui consiste à voiler Dieu par sa propre existence ou tout autre existence, c’est-à-dire à attribuer une action, une existence ou une qualité à un autre que Dieu. La piété est l’abstention des désirs charnels et des plaisirs sensuels, mais si elle rend vaniteux l’homme qui la pratique, c’est qu’il n’est pas encore sorti de l’impiété : son existence personnelle est un voile devant Dieu, il ne possède pas les caractéristiques des gens de la taverne.

Tant que tu es manifeste, Il t’est caché.

Disparais à toi-même pour qu’Il t’apparaisse.

Tant que tu te regardes, tu ne peux voir le Bien-Aimé.

Anéantis-toi, tu contempleras Sa beauté.

206.

Le retour vers l’Origine essentielle et l’union avec elle requièrent une connaissance certaine apportée par le dévoilement. Les fous de Dieu (majzûb) exceptés, les hommes ne peuvent parvenir au dévoilement que par l’aide d’un guide parfait, l’ascèse et la retraite. Les grands shaykhs choisissent une retraite complète pour s’isoler de leurs sens, car tous les voiles de l’esprit humain proviennent de la sensorialité. Grâce à cet isolement, les désirs charnels disparaissent, les tentations de Satan et de l’âme concupiscente s’évanouissent, et l’homme parvient à la vision mystique.

Le chercheur, avant de parvenir à l’Unicité divine, but essentiel de l’ascèse et de la prière, passe par plusieurs états spirituels et par plusieurs étapes : il contemple, par exemple, sept lumières, appelées dans le soufisme, bawâreq, lawâme' et lawâ'eh, effectue des prodiges, donne des indications sur le monde invisible, lit les pensées, prononce des locutions théopathiques (shatahât). Ces paroles expriment, pour les soufis sincères, leur progression dans l’état de ravissement vers un état au-delà de leurs capacités; elles paraissent inacceptables aux «orthodoxes» (zaher) qui les désapprouvent et les attaquent. En réalité, ces états et paroles ne représentent pas le but ultime, qui est l’Union absolue et la disparition de la dualité.

207.

Shabestarî continue ici à évoquer les sujets abordés dans les précédents distiques. Selon lui, l’existence est toujours bonne, ce que nous voyons comme le mal n’étant que néant. Si le musulman, qui croit à l’Unité divine et réprouve les idoles, connaissait vraiment la nature de celles-ci et savait qui se manifeste sous leur apparence, il comprendrait que la vraie foi peut consister aussi en leur adoration. Et si le païen savait quelle est la réalité de l’idole à laquelle il rend un culte, qu’elle est en fait le lieu de la manifestation divine, il ne serait pas à considérer comme païen. Mais s’il ne voit que l’apparence extérieure de l’idole, il est un véritable idolâtre. Toi aussi, si tu ne perçois pas en chaque chose la Réalité divine, tu dois être jugé comme un impie car, toi qui prétends être musulman, tu ne vois, toi aussi, que l’apparence. Les musulmans qui prétendent que les êtres possibles sont différents et séparés de l’être nécessaire sont donc des incroyants, adeptes d’un islam superficiel et non véritable. Ce n’est pas que ne soit pas un vrai musulman celui qui n’aime pas l’islam superficiel : au contraire, il en est un. La raison ne peut admettre que soit considéré comme un incroyant celui qui croit à l’existence unique et pense que les autres existants ne sont que des manifestations de celle-ci.

208.

L’idole, comme l’idolâtre, est elle aussi créée par Dieu. C’est Lui, en fait, qui S’est manifesté sous cette forme. Tout ce que fait le Bien-Aimé est adorable et le Coran ordonne de ne pas Le questionner sur Ses actes.

209.

L’œil ne doit voir que Dieu dans tout ce qui existe, islam ou non. La langue doit attester qu’il n’y a qu’une seule existence, qui est Dieu, et qu’il n’est rien d’autre que Lui. Le cœur doit avoir la certitude que tout, sauf Dieu, est néant. Il faut croire à l’Unique, que ce soit au point de vue des actions, des attributs ou de l’essence. C’est là la véritable Unicité divine.

210.

Ce vers évoque un verset du Coran : «Soyez fidèles à Mon alliance, Je serai fidèle à votre alliance» (II, 40) et un autre qui parle du pacte pré-éternel : «Ne suis Je pas votre Seigneur? Ils répondirent : “Oui, nous en témoignons!”» (VII, 172). Dieu déclare que les hommes ont accepté de Lui faire allégeance, qu’en retour Il sera fidèle et qu’en échange de leur soumission et de leurs prières, Il leur accordera la proximité et la connaissance de la Vérité suprême.

211.

Sans père ni mère, il ne peut naître un être humain; Jésus est le seul en ce monde à ne pas avoir eu de père. Cette exception ne constitue pas une contradiction du principe général. On ne peut obtenir un état spirituel par des actions — semblables à la mère — et sans la connaissance — comparable au père —, sauf en de rares exceptions et avec l’autorisation d’un maître parfait. Quand nous parlons de la connaissance, il s’agit de celle des obligations et des devoirs, car le chercheur de la Réalité suprême n’a aucun rapport avec la science des savants, il accomplit son ascèse et sa recherche sur l’ordre d’un maître. Comme l’a dit le shaykh Junayd Baghdâdî : «Si tu es un disciple sincère, tu n’as pas besoin de la science des savants.» Et, selon le Coran, si l’on est pieux, Dieu donne la possibilité de distinguer entre la vérité et l’erreur.

212.

Nous savons que la perfection totale, sur le plan humain, est l’annihilation et l’anéantissement. Il faut donc renoncer aux locutions théopathiques et aux prodiges qui adviennent au commencement de la Voie, et ne pas prendre pour habitude de se vanter, de se montrer, d’être hypocrite : ces pratiques fortifient l’individualité et éloignent de la véritable perfection.

Ne cache jamais les vertus d’autrui et tes propres défauts.

Tais les défauts des autres, non les tiens.

21.3.

Un shaykh hypocrite craint en permanence de perdre sa réputation et la confiance placée en lui. La croyance qu’ont ses disciples en sa totale perfection est fausse. L’attention exagérée portée aux règles et aux obligations distrait l’esprit, mais peut aussi, au contraire, sembler être en apparence une concentration intérieure. Shabestarî dit que le shaykh qui a un tel comportement ressemble à un âne; il se moque de lui, s’étonnant qu’il porte la barbe, caractéristique de l’homme. Mais, du point de vue de l’ignorance et de la stupidité, il est vraiment un âne. Shabestarî explique ensuite que la dignité de guide et de maître appartient, dans la communauté musulmane, aux hommes parfaits. Ceux-ci doivent être accomplis aussi bien dans la Loi, que dans la Voie et la Vérité; ils doivent connaître le cœur humain, ses faiblesses et leurs remèdes. Malheureusement, de nos jours, le destin fixé par l’ordre divin fait que la gouverne et la conduite sont tombées aux mains de shaykhs ignorants, cause de mauvais comportements, de malheurs et d’égarements. Ils invitent à suivre le droit chemin et ne sont que des brigands sur la voie mystique.

214.

Quand le Prophète a parlé de la fin du monde, il a fait allusion à maintes reprises aux ignorants semblables à l’Antéchrist qui prononcent des paroles dépourvues de sens et égarent les esprits. Abû Hurira raconte que le Prophète — le salut soit sur lui! — a dit : «La Résurrection n’arrivera qu’après que soient venus les antéchrists menteurs.» Il rapporte également qu’un jour où le Prophète parlait, un Arabe entra et demanda : «Quand viendra la Résurrection?» Il répondit : «Quand la loyauté aura disparu, attends-toi à la venue de la Résurrection.» L’Arabe reprit : «Quand la loyauté disparaîtra-t-elle?» Le Prophète répondit : «Quand les affaires de ce monde tomberont entre les mains des gens malhonnêtes. Attends-toi alors à la Résurrection.» Et il ajouta : «Les plus vils d’entre eux seront leurs chefs.» D’autres dits du même genre prévoient l’apparition de ces menteurs ignorants et vaniteux. Mais apprendre par ouï-dire n’est pas identique à voir directement. Nous voyons à présent qu’appartient à ce genre la majorité des shaykhs de notre temps qui se considèrent comme des maîtres parfaits et acceptent des disciples, alors qu’ils n’ont aucune notion du détachement et de la sainteté, et n’y croient même pas. Et des malheureux, trompés par leurs ruses, deviennent leurs disciples.

215.

Considère attentivement que ce que disait le Prophète — sur lui la paix! — à propos des menteurs ignorants, est à présent réalité. Les aveugles et les sourds sont devenus bergers et gardiens de troupeaux. Car la fonction de shaykh et de guide est comparable à celle du berger qui garde ses brebis et les protège contre les loups et les fauves. Le shaykh est le guide qui doit garder ses disciples et les protéger contre les tentations et les désirs de l’âme charnelle, mais comme le shaykh ignorant est un aveugle, dépourvu de clairvoyance, il ne voit pas que les âmes des disciples, ses ouailles, sont exposées aux dangers des loups et des bêtes féroces, les mauvais comportements. Il n’a pas davantage d’oreilles pour entendre leurs appels au secours et s’efforcer de les délivrer. Le Prophète — sur lui la paix! — a dit que l’un des signes de la venue du jour de la Résurrection est le fait que le savoir diminue et l’ignorance augmente.

216.

Quand la volonté divine a décidé l’organisation paisible de l’univers, elle a envoyé les prophètes et les saints pour maîtres et guides. Mais quand il a été ordonné qu’à la fin les lois seraient perturbées et les situations bouleversées, la direction et la conduite des peuples ont été dévolues aux ignorants et aux émules de l’Antéchrist. Il ne demeure ni principes scientifiques, ni règles pratiques, ni véritable harmonie. Qui est perspicace peut se rendre compte que tel est devenu l’état du monde. Tout y est contraire à la raison et à la logique.

217.

Même s’il a été chassé de la cour divine en raison de ses mauvaises actions et a encouru la colère de Dieu, celui dont le père était un homme de bien devient shaykh. Les hommes deviennent ses disciples et le prennent pour maître et guide. Or, être guide suppose un esprit pur et une perfection procurée par la pensée et l’action justes. On raconte qu’un jour le shaykh Dâwûd Tâï se rendit auprès de l’imam Ja`far Sâdiq et lui dit : «Ô fils du Prophète! Donne-moi quelques conseils, car mon cœur est devenu sombre.» L’imam répondit : «O Abû Sulaïmân ! Tu es le plus grand ascète de ce temps. Tu n’as pas besoin de mes conseils.» Tâï reprit : «Ô imam! Tu es le fils du Prophète et tu es plus grand que tout le monde : il convient que tu donnes des conseils aux solliciteurs.» L’imam répondit : «Ô Abû Sulaï-mân ! Ce ne sont pas les liens du sang et de la parenté, mais les actions de l’homme qui comptent aux yeux de Dieu.» Le shaykh Dâwûd se mit à pleurer : «Ô mon Dieu! Si l’imam Ja`far qui est un descendant du Prophète et un imam parle ainsi, qui suis-je pour être fier de mes actes?»

Au vers suivant, Shabestarî fait allusion à l’histoire de Khadir et de Moïse dans la Sourate de la Caverne : «Ils repartirent tous deux et ils rencontrèrent un jeune homme. Le serviteur (Khadir) le tua. Moïse lui dit : “N’as-tu pas tué un homme qui n’est pas un meurtrier?” (…) Le serviteur dit : “Le jeune homme avait pour parents deux croyants; nous avons craint qu’il ne leur imposât la rébellion et l’incrédulité.”» (XVIII, 74, 80).

218.

La conduite et la direction reviennent à l’être versé dans les sciences théologiques, d’une conduite et d’une spiritualité parfaites, capable de purifier l’âme de son disciple de toutes les mauvaises actions qui sont autant d’obstacles sur la voie de la Vérité. Une connaissance approfondie des détours de l’esprit humain, et non des liens de parenté, rend seule la chose possible. Voilà pourquoi Shabestarî dit : «Celui qui ne distingue pas le bien du mal, comment peut-il être un shaykh?» Mais par conformisme aveugle, le commun des mortels accorde sa confiance aux fils des grands shaykhs, sans se rendre compte de leur incompétence et de leur comportement inacceptable.

219.

Considérez la situation lors du vivant d’un shaykh tel que Shabestarî : on choisissait pour guide le fils ignorant d’un shaykh et certains, malheureux et crédules, le suivaient, sans tirer aucun profit des saints et des hommes de Dieu. Voilà pourquoi Shabestarî dit qu’il songe parfois à ceindre le zonar (signe de l’impiété), à s’écarter de la honte que représentent les soi-disant musulmans qui ne sont que des hypocrites, à s’éloigner de leurs habitudes et attitudes, et à se présenter comme un chrétien, tout en restant intérieurement un vrai musulman. Mais comme ce passage peut laisser penser que Shabestarî ne possédait pas une célébrité égale à celle de ces shaykhs ignorants, il précise que ce n’est pas par manque de renommée et de disciples qu’il veut ceindre le zonar. Il déclare au contraire qu’il jouit d’une grande notoriété, mais qu’il en a honte, car les hommes ne savent pas distinguer le bien du mal, l’homme parfait de l’être vil, et le connaissant mystique de l’ignorant.

220.

Les pratiques rituelles («ibâdât) exigent d’être accomplies uniquement pour Dieu et non par routine. Un culte authentique ne se contente pas de règles formelles et d’habitudes. Nous voyons de nombreux hommes en ce monde effectuer les prières, le jeûne, l’aumône, le pèlerinage, par pur conformisme, mais ces rites ne les conduisent jamais dans la proximité de Dieu et n’aboutissent pas à une véritable connaissance. Parfois, au contraire, ils provoquent leur éloignement. Pour cette raison, Shabestarî dit qu’en accomplissant ses devoirs religieux, on doit transcender toutes les formes et toutes les habitudes afin qu’il en résulte la proximité de Dieu et la connaissance. Si la pratique rituelle ne produit pas d’effets bénéfiques, c’est en raison d’une mauvaise attitude intérieure que nous ignorons.

221.

Les quatre éléments — terre, eau, air et feu — sont pour toi, homme, comme la mère. Ton père est le firmament. Toi, tu es l’enfant de ces quatre éléments et du ciel, car tu es né de leur union.

222.

Ici, Shabestarî veut dire que tous les liens de parenté — père, mère, frères, sœurs, enfants, membres de la famille qui nous accompagnent au cours de la vie — ne sont, à bien considérer, qu’illusion et imagination. Ils forment une chaîne qui entrave l’homme et l’empêche de parvenir au monde de la spiritualité, de l’unité, de l’absolu, et à la perfection. En affirmant qu’il faut respecter les droits des parents et des amis, on rend l’homme prisonnier des habitudes mondaines et on l’éloigne du but essentiel : la proximité, l’union et la connaissance. Shabestarî conseille ici de se libérer de tous ces obstacles avec courage, en homme vaillant, et de concentrer toute son attention sur le monde de l’Unité. Ne souille pas ton cœur, dit-il, avec les attachements sensuels, ne te prive pas de la perfection prévue pour l’homme. N’oublie pas pour autant les droits légitimes d’autrui et remplis tes devoirs religieux, mais libère-toi intérieurement de tous ces attachements et n’oublie pas le perfectionnement des états spirituels qui reste l’objectif essentiel.

223.

Shabestarî remarque qu’il ne faut pas oublier les droits des parents et des amis, mais, ainsi qu’il est dit, ton «moi» a des droits sur toi. Ne t’oublie pas toi-même, prends garde que toutes les possibilités offertes par ce monde et par l’autre sont uniquement destinées à obtenir la connaissance et la proximité de Dieu qu’il ne faut pas perdre pour les vaines affaires d’ici-bas. Si les devoirs religieux provoquent l’éloignement de l’âme de la perfection, il convient de s’en écarter.

On raconte que la mère de Bâyazîd Bistâmî l’avait envoyé à l’école. Quand il arriva à la Sourate Luqman qui déclare : «Sois reconnaissant envers Moi et envers tes parents» (XXXI, 14), Bâyazîd demanda la signification de ce verset à son maître qui la lui donna. Ce verset impressionna profondément le cœur de Bâyazîd qui posa sa tablette et sollicita du maître la permission de rentrer chez lui. Sa mère s’enquit : «Ô Tayfûr! Pourquoi es-tu revenu à la maison?» Il répondit «Nous sommes arrivés au verset où Dieu dit : “Sers-Moi et sers ta mère”, et moi, je ne peux servir deux maîtres. Je suis venu te demander à toi, ma mère, si je dois rester complètement à ton service ou être entièrement au service de Dieu.» Elle lui répondit : «Je te laisse aux affaires de Dieu et je renonce à mes droits.» Alors Bâyazîd quitta la ville de Bistam et partit pour l’étranger. Pendant trente ans, il se livra aux mortifications, à la recherche mystique, et servit cent treize maîtres spirituels (pîrs) avant d’être au service de l’imam Ja`far Sadiq; il acquit auprès de lui la compréhension de la raison et du but de la création.

En conclusion : si les droits légitimes constituent des obstacles à l’obtention de la perfection, on peut y renoncer, car la connaissance de Dieu est le but absolu.

224.

De même que le prophète Abraham a rejeté la religion de ses ancêtres et a dit qu’il haïssait le comportement des idolâtres, de même tu dois, toi aussi, te libérer des confessions et orientations particulières. Bien qu’il ait été un idolâtre, Abraham est appelé, dans le Coran, «un véritable croyant».

Shabestarî recommande ensuite : «Entre dans le monastère comme un moine chrétien.» Les moines chrétiens sont des hommes pieux qui vivent dans la solitude des couvents, lieux de leur vocation. Shabestarî veut donc dire qu’il faut être, comme eux, libérés et purifiés de tous les attachements, limitations et habitudes, entrer dans le monastère de la foi — qu’il soit mosquée ou temple —, ceindre le zonar du service et adopter un détachement total. Il ne faut pas être prisonnier des notions d’islam et d’impiété : ce qui est bien est bien, et ce qui peut être la cause de la perfection de l’esprit humain est bien, quelle que soit la religion. Les termes «idole», «zonar», «monastère», «christianisme», tels qu’ils sont utilisés par les différentes confessions, ne doivent donc pas être considérés comme relevant de l’impiété et tenus pour condamnables aux yeux des connaissants mystiques.

225.

Shahestarî déclare qu’il ne te comprend pas quand tu affirmes : ceci est l’islam, cela est l’incroyance, et quand tu établis une distinction entre monastère. mosquée, Ka'ba, zonar ou chapelet. Où que tu sois, dit-il, dans un monastère ou dans une mosquée, qui que tu sois, chrétien ou musulman, tu as un seul devoir : combattre l’âme charnelle et retirer le voile de ton individualité, le pire de tous, cause de toutes les incroyances, de l’associatio-nisme, du formalisme et des blocages intérieurs. Le Coran parle à ce sujet de l’âme tentatrice qui ordonne le mal; lutter contre elle constitue donc la plus belle des prières et le plus grand des actes de foi.

226.

Il faut renoncer à tout désir de plaire, d’acquérir la célébrité, d’être respecté, et rechercher uniquement la sincérité et le détachement. Il faut rejeter le froc (khirqa), ceindre le zonar, pour éloigner de soi les hommes, et se consacrer au service de Dieu, afin de se protéger de tous les défauts : ruse, vanité, illusion d’être parfait. Le Coran a dit, à la fin de la Sourate de la Caverne (XVIII, 110) : «Celui qui aspire à la rencontre de son Seigneur doit accomplir de bonnes actions et n’associer personne dans l’adoration de son Seigneur.» C’est ainsi que l’on peut atteindre la vision de la Beauté absolue. En réalité, seuls les hommes parfaits véritables, parvenus à l’étape de la stabilité spirituelle, ne sont pas susceptibles d’être tentés par Satan, ni dans l’obscurité, ni dans la célébrité. Tous les autres chercheurs qui sont encore dans le chemin de la quête divine doivent rester dans la solitude et l’absence de notoriété, sinon, ils retombent dans la ténèbre.

227.

Sois comme notre shaykh et notre maître spirituel, le maître parfait, sans égal dans la mécréance (formaliste). Bien entendu, le maître d’un shaykh tel que Shabestarî doit être le parfait d’entre les parfaits. Être un maître sans égal dans la mécréance (apparente) comporte deux significations. Premièrement, c’est assumer totalement toutes ces «mécréantes» : être idolâtre, chrétien, moine, ceindre le zonar, sonner les cloches, fréquenter la taverne, désirer le vin, les chandelles, les beautés; tant que le chercheur véritable n’a pas intégré tout cela, il ne peut être un guide. Deuxièmement, au-delà de la mécréance apparente (qui est la véritable croyance), faire disparaître tous les multiples dans l’Unité absolue, immerger tous les êtres phénoménaux, toutes les individualités dans l’océan de l’unité et, après s’être annihilé en Dieu, devenir existant par l’épiphanie divine et subsister en Lui.

Voiler la Réalité absolue dans le moi individuel est mécréance pécheresse,

Cacher son moi en Dieu est mécréance juste, ô homme sage!

Tant que tu penses à toi, tu voiles Dieu en toi-même.

Avec cette sorte d’incroyance, comment peux-tu comprendre la nôtre?

Si tu es voilé et caché par Dieu, tu deviens un mécréant,

Et devenu mécréant, tu peux comprendre la véritable croyance.

Pour qui a bu à la source de l’incroyance juste,

L’océan d’incroyance des deux mondes devient imagination.

Pour symboliser une direction parfaite, être sans égal dans la mécréance, dans les deux acceptions que nous avons mentionnées, doit être le fait d’un maître authentique. Atteindre ce niveau n’est possible pour un maître que s’il a bénéficié lui-même de la direction d’un maître spirituel. Voilà pourquoi Shabestarî dit qu’il faut donner son cœur à un homme parfait si l’on a du courage.

228.

Il faut s’abstenir de toute affirmation et négation concernant le monde des formes, ne jamais peser les actions des autres sur sa balance personnelle, ne jamais penser à soi, et se considérer sans cesse comme un ignorant. Il est nécessaire de se confier à un maître spirituel authentique, appelé ici «jeune chrétien» et ne jamais désobéir à ses ordres, même s’ils paraissent impies. Si son comportement vous semble étrange, souvenez-vous de l’histoire de Khadir et de Moïse dans le Coran.

229.

L’homme parfait peut attirer tous les cœurs et les rendre captifs de son amour afin qu’ils obéissent à ses ordres et qu’il puisse les conseiller et les guider dans le chemin de la connaissance et de l’Unicité divine. Les hommes parfaits ont coutume de parler à chacun d’une façon particulière. Avec les uns, ils chantent; leurs paroles d’amour et de connaissance mystique séduisent et sensibilisent les cœurs. Avec les autres, ils sont les échansons; ils versent le vin de l’amour et de la nostalgie dans la coupé de l’âme des amoureux et les rendent ivres et inconscients. De même que l’éducation divine diffère pour chaque créature, de même celle des hommes parfaits adopte elle aussi une méthode particulière. On raconte que lorsque le shaykh Abû Saîd Abû’l-Khayr voulait instruire un disciple, il l’invitait à s’asseoir près de lui et commençait à réciter les noms divins. Ce faisant, il observait le disciple pour voir à quel nom il témoignait de l’émotion. Il lui recommandait alors de faire sa remémoration avec ce nom jusqu’à ce que le disciple en ait terminé avec lui. Puis le shaykh recommençait et continuait ainsi jusqu’à ce que le disciple ait acquis un détachement parfait.

230.

On sait qu’avant les prophètes, comme l’a dit le Coran, les hommes ne formaient qu’un seul peuple. Dieu envoya les prophètes pour qu’ils les conseillent et les enseignent. Après leur venue, les uns crurent, d’autres refusèrent le message et demeurèrent dans l’incroyance. Voilà pourquoi Shabestarî dit ici que c’est Dieu qui a rendu les uns croyants et les autres incroyants, et a rempli le monde de tumulte et de maux. Car la distinction entre croyance et incroyance, homme pieux et pécheur, ascète et négateur est due aux hommes parfaits. Le disciple qui leur obéit et croit en eux parvient à la perfection spirituelle, celui qui les rejette est voilé du courroux divin et ne peut atteindre la connaissance certaine. L’impiété, c’est ce même voile.

231.

Le raisonnement discursif, la vanité, l’orgueil, les ruses de l’existence individuelle, les vaines illusions des sciences exotériques voilaient l’esprit de Shabestarî : «Moi aussi, déclare-t-il, j’étais voilé, je ne percevais pas les mystères et restais éloigné de la vision mystique. Mais soudain, le soleil de mon heureux sort a brillé : le Bien-Aimé, l’homme parfait de l’époque, est entré dans ma vie. C’était à l’aurore, symbole de la lumière, du soleil, de la fin des ténèbres nocturnes, et de la nuit de la séparation des amoureux. C’est alors que les insouciants se réveillent de leur sommeil.»

Dans le vers qui suit, Shabestarî dit que c’est l’éclat de la beauté du maître parfait qui a illuminé son âme, jusque-là égarée par la ténèbre, l’illusion, la vanité, et incapable de parvenir à la voie de la Vérité. Par la lumière du soleil de la perfection, il a compris qui il était, dit-il, et s’est connu lui-même.

Heureuse la douleur dont tu es le remède,

Heureux le chemin dont tu es la fin.

Heureux les yeux contemplant ton visage,

Heureuse l’âme dont tu es le Bien-Aimé.



Notes

1. Cf. Coran, VII, 52.

2. La Plume (calame), l’un des noms de l’Aql-e Kul, la Raison universelle, première émanation de l’Un.

3. Cf. Coran, XIX, 35 : «Sois, et cela fut.» (Kun).

4. Le monde phénoménal n’a pas d’existence «objective» réelle, c’est seulement la répétition de l’Un.

5. Cf. Réponse 11. La venue et le départ ne sont que des impressions subjectives, produites sur l’esprit de celui qui perçoit, par le renouvellement rapide des manifestations divines.

6. Cf. Réponse 12, c’est-à-dire l’unique Être divin.

7. Ahmad ou Mohammad est le modèle de «l’homme parfait», lieu de manifestation de tous les noms et attributs divins.

8. Mim, les quarante degrés des émanations de la Raison universelle jusqu’à l’homme.

9. Coran, XII, 108.

10. Cf. Réponse 5.

11. Cf. Réponse 7.

12. Cf. Réponse 9.

13. Cf. Réponse 10.

14. Cf. Réponse 4, Illustration 2. La loi positive est la coquille, et les mystères sont la perle qui s’y trouve. L’un expose les mystères au vulgaire et provoque le scandale, l’autre les garde cachés.

15. Cf. Réponse 11.

16. Cf. Réponse 12.

17. Cf. Réponse 13.

18. Cf. Réponse 14.

19. C’est-à-dire de la nature illusoire et irréelle de tous les phénomènes a axviina).

20. Cf. Réponse 15.

21. 717/1317.

22. C’est-à-dire Amir Hosayni.

23. Selon Lahîjî, il s’agissait du shaykh Amin ud-Dîn et l’entretien eut lieu à Tabriz.

24. La prosodie peut «évaluer» des syllabes, longues ou brèves, mais non les mystères soufis.

25. Farîd ud — Dîn Uttar (mie siècle), célèbre poète mystique iranien, auteur notamment du Mantîq u-Tayr (trad. Le langage des oiseaux, Sindbad éd., Paris, 1982).

Notes 209

26. Cf. Coran, XV, 18.

27. «De la connaissance démontrée (`ilm ul-yaqtrn), conduis-les au degré de la connaissance expérimentée ou certaine (`ayn ul-yaqin).» La première est obtenue par la démonstration logique, la seconde, «discernée spirituellement», l’est par l’illumination (kashf).

28. Dhawq, «le goût»; hâl, «l’état».

29. Allusion au hadith : «Ne repousse pas le questionneur.»

30. La pensée est le moyen de parvenir à la connaissance de Dieu (mdrifât). Elle est de deux sortes : la démonstration logique et l’illumination spirituelle.

31. Tasawwur, «concept», «idée».

32. Tasakkur, «réminiscence», l’anamnèse de Platon. «Toutes les prémisses majeures, ou premiers principes, dit Lahliji, sont obtenues par l’intuition ou par la réminiscence d’idées connues par l’esprit dans un état antérieur.»

33. Cf. la Risâla Shamsiya, 5 : «Une partie est intuitive et une autre provient d’une inférence et est le résultat de la pensée, c’est-à-dire d’un arrangement de choses connues, tel qu’il conduit à la connaissance des choses inconnues.»

34. Ibrat, de abr, «interprétation», «explication».

35. Tasdtq, «affirmation», «vérification», «proposition». (Cf. Risâla Shamsiya, 3).

36. Taqltd, «conformisme», «opinion fondée sur l’autorité d’idées reçues».

37. Coran, XX, 17-20 : «Qu’est cela dans ta main droite, 6 Moïse? Il répondit : “C’est mon bâton sur lequel je m’appuie et avec lequel j’abats du feuillage pour mes moutons; il me sert encore à d’autres usages.” Dieu dit : “Jette-le, â Moïse!” Il le jeta, et le voici serpent qui rampait.» Et XX, 11-12 : «Comme il s’approchait, on l’appela : “Ô Moïse! Je suis, en vérité Ton Seigneur! Ôte tes sandales : tu es dans la vallée sainte de Tuwa.”»

38. C’est-à-dire la tartqa, progression et processus d’illumination conduisant à la véritable connaissance de Dieu.

39. La Vérité ou Réalité suprême (Haqq) désigne l’Être divin absolu.

40. Tajrtd, «dépouillement», «retraite loin du monde», «abstraction logique», «purification de soi». Lahijî l’explique comme «passer par les étapes des désirs charnels et des relations et plaisirs humains, et émerger de la limitation du moi qui voile la véritable essence de l’homme.»

41. Il argumente en un cercle vicieux, prouvant une proposition contingente par une autre également contingente, laquelle à son tour est prouvée par la première, et ainsi de suite, indéfiniment.

42. Tamstl, «comparaison», «analogie».

43. La raison qui voit loin s’égare parce qu’elle recherche au loin la Réalité, plus proche de nous que «la veine de notre cou».

44. Le philosophe considère le nécessaire et le contingent comme deux entités distinctes, alors qu’il y a seulement l’«Un».

45. Hulal, «descente de l’Esprit», «incarnation de Dieu dans le Christ».

46. Tashbfh, «assimilation». Les assimilateurs (anthropomorphistes), dit Lahîji, comparent Dieu à un corps matériel demeurant au-dessus du plus haut ciel (`arsh). Pour lui, les deux doctrines sont erronées si on les sépare, mais vraies si on les conjoint. Dieu est éloigné de la contingence, mais relié au monde phénoménal en ce que ce dernier est son reflet.

47. Tanzth : déclarer que Dieu est sans égal, exalté au-dessus de la matière et éloigné d’elle.

48. Tanâsukh, «transmigration des âmes».

49. Les schismatiques, ou mu`tazilites, nient l’éternité (baqâ) de Dieu et ne peuvent donc parvenir à une véritable connaissance des vérités.

50. Les hommes de l’extériorité (ahl-i-zahtr) sont dominés par ce qui est extérieur et ne parviennent pas à la Réalité à l’intérieur d’eux-mêmes.

51. Les mutakallimtin, ou théologiens scolastiques, sont ceux «qui foulent le chemin vers la connaissance divine avec le pied de la logique et non celui de l’illumination.»

52. Tawhtd, «unification», «croyance en l’Unité de Dieu» reconnaissant que toutes choses sont Une.

\53. C’est-à-dire de la quantité, de la qualité et de la relation. Elle est donc inconnaissable pour l’esprit humain tant qu’il n’est pas illuminé par la grâce divine.

54. Coran, XVI, 3 : «Qu’Il soit exalté au-dessus des dieux qu’ils Lui adjoignent.»

55. Allusion au hadîth : «Pensez aux bienfaits de Dieu, non à l’essence de Dieu.»

56. La Réalité est plus générale que Ses œuvres, aussi La démontrer par Ses œuvres, c’est démontrer le général et le mieux connu par le particulier et le moins connu. En outre, la connaissance de Dieu est obtenue par l’illumination et l’intuition, et la démonstration des faits ultimes de la conscience est impossible.

57. Ayât, versets du Coran, œuvres ou signes de Dieu.

58. La face de la Réalité n’est pas manifestée tant que tous les phénomènes illusoires qui la voilent ne sont pas annihilés.

59. Gabriel est «l’ange de la Révélation». Cf. Coran, II, 97.

60. Allusion à la Tradition : «Il y a des moments où je suis avec Dieu de telle façon que ni l’ange le plus élevé ni le prophète envoyé ne peuvent y atteindre.»

61. Tous les phénomènes sont annihilés en Lui.

62. L’éblouissement mental, ou obscurité, qui advient au mystique, est la lumière de l’Être absolu s’approchant de lui.

63. Allusion à «l’Eau de la vie» trouvée par le prophète Khadir au pays des ténèbres.

64. La poussière, c’est-à-dire le contingent, n’est rien d’autre que le reflet sur le non-être de l’Être nécessaire qui est en Lui-même pur de la tache de la contingence et de la pluralité. C’est pourquoi le contingent est impuissant à percevoir la Réalité de manière ordinaire. Son plus haut degré de perception consiste à être absorbé dans la Réalité quand ses yeux sont aveuglés par l’excès de lumière et quand sa vision est l’inconscience (l’incapacité d’avoir conscience de voir).

65. Quand le mystique annihile tous les phénomènes, y compris le «soi», qui voilent la face de la Réalité, et qu’il est attiré par la Réalité et uni à Elle, celui qui voit et celui qui est vu ne forment plus qu’un : la vision n’est plus possible.

66. La noirceur du visage, c’est-à-dire le néant, le non-être. Le contingent n’est autre que le non-être, et sa plus haute perfection est d’en être conscient, et d’annihiler le «soi» en se fondant dans la Réalité.

67. Allusion au hadith : «La pauvreté est ma paix». La pauvreté pour les soufis signifie l’annihilation de soi-même.

68. Cette obscurité est lumière parce qu’elle montre la Réalité libérée du voile de la pluralité. Elle brille en une journée, c’est-à-dire le monde visible des phénomènes, mais ce jour est sombre, car les phénomènes la voilent. (Cf. Lahîjî).

69. Allusion à la Tradition : «David demanda : “Ô Seigneur! Pourquoi as-Tu créé l’humanité?” Dieu dit : “J’étais un trésor caché, et J’ai désiré être connu. J’ai créé le monde afin d’être connu.”»

70. «L’homme, dit Lahîji, est l’œil du monde par lequel Dieu voit Ses propres œuvres.»

71. L’homme, résumé de tous les noms et attributs divins, est le microcosme. Le monde est «le grand homme» (macrocosme) parce qu’il a, par rapport à l’homme, «œil du monde», la relation de l’être humain avec un de ses membres. (Cf. Lahiji, c. 39 et 40).

72. «Mon serviteur se rapproche de Moi par ses œuvres pieuses jusqu’à ce que Je l’aime, et quand Je l’aime, Je suis son œil, son ouïe, sa langue, son pied, sa main, et par Moi, il voit, entend, parle, marche et goûte.» (hadith qudsî).

73. Grâce à ce processus de réflexion, chaque atome est potentiellement le miroir de n’importe quoi, et de tous les noms et attributs divins. Quand un atome se libère de sa limitation et de son caractère phénoménal, il devient le Tout.

74. C’est-à-dire l’Être absolu. (Cf. Lahîjî, c. 43).

75. L’intime du cœur — la goutte de sang noir dans le cœur. (Cf. Lahîji, c. 44).

76. Adam est une manifestation de la Beauté divine (Jamâl), Iblis, de la Majesté et du Courroux divins (Jalâl). (Cf. Lahîji, c. 45).

77. Le dernier événement dans l’histoire divine coïncide dans le temps avec le premier. Toutes choses, quels que soient les moments de leur manifestation, sont présentes ensemble en Dieu. Il n’y a pas de temps en Dieu.

78, Il y a un grand cercle d’émanations jusqu’à l’homme, et de retour vers Dieu; et de plus petits cercles causés par chaque émanation particulière ayant un parcours qui lui est propre; par exemple, la raison universelle circule dans toutes les raisons particulières. Chaque maillon est en puissance tous, c’est pourquoi la destruction de l’un est la destruction de tous. (Cf. Lahîji, c. 48).

79. Tdayyun, «phénoménalisation» ou «émanation».

Notes 211

80. Allusion au Coran, L, 15 : «Cependant, ils sont dans le doute (ou “revêtus de”, labos) concernant une nouvelle création.» Chaque atome non-existant en lui-même est à chaque moment revêtu d’une nouvelle enveloppe phénoménale provenant de l’Être absolu et en est ensuite dépouillé. Quand il dépouille le phénoménal, il est uni à l’absolu; quand il s’en revêt à nouveau, il est écarté de l’union, et «agit dans les liens de la servitude».

81. Ces règles sont l’élaboration de la thèse selon laquelle on parvient à la connaissance de la Réalité par l’illumination, non par les sens et la raison.

82. Le Simorgh, oiseau fabuleux, est censé demeurer sur le mont Qaf, symbole de l’Être suprême et de la pluralité dans l’Unité.

83. Al2arâf ou barzakh, «partition», «voile» ou «barrière» entre la mort et la résurrection, ou entre ce monde et l’au-delà, un purgatoire dans lequel les morts seront interrogés. Cf. Coran, XXIII, 100.

84. Coran, LXIX, 39.

85. Pour LahIjt, il s’agit des mondes des idéaux et des esprits désincarnés. Il localise l’un à l’est et l’autre à l’ouest.

86. Les sens ne nous indiquent rien quant aux mondes invisibles.

87. Allusion à la parole : «Si je vous expliquais le verset “Dieu a créé sept cieux et terres semblables à eux”, vous me lapideriez ou me traiteriez d’incroyant.» Cf. Coran, LXV, 12.

88. «Le jour où les montagnes deviendront comme de la laine cardée de différentes couleurs.» Coran, CI, 5.

89. Du fait de l’universalité de sa nature, à savoir qu’il comprend en lui tous les noms et attributs de la Réalité, l’homme est capable de percevoir les épiphanies divines et de parvenir à la connaissance de la Réalité.

90. C’est-à-dire des états extatiques dans lesquels les épiphanies et les visions divines sont manifestées au cœur.

91. Il existe une autre Tradition : «Vous avez la croyance des vieilles femmes», c’est-à-dire un simple conformisme, taqltd.

92. «Et quand la nuit l’enveloppa, Abraham vit une étoile, et il dit : “Voici mon Seigneur”; mais quand elle disparut, il dit : “Je n’aime pas ceux qui disparaissent.” Et quand il vit la lune qui se levait, il dit : “Voici mon Seigneur”; mais lorsqu’elle eut disparu, il dit : “En vérité, si mon Seigneur ne me dirige pas, je serai au nombre des égarés.”» Coran, VI, 76-77.

93. Ne relâchez vos efforts en aucune saison.

94. Allusion au «buisson ardent» (Coran, XXVIII, 30), c’est-à-dire jusqu’à ce que vous soyez illuminé par les épiphanies divines.

95. La montagne : l’existence phénoménale illusoire qui cache l’Être réel, absolu.

96. Allusion au don de la Loi sur le Sinaï : «Et quand Morse vint au temps prescrit et que le Seigneur lui parla, il dit : “Ô Seigneur, montre-Toi à moi que je puisse Te contempler.” Dieu répondit : “Tu ne peux Me contempler, mais regarde la montagne, et si elle reste ferme à sa place, alors tu Me verras.” Mais quand son Seigneur apparut dans toute Sa gloire sur la montagne, Il la réduisit en poussière et Moïse tomba sur sa face, évanoui, et fut hors de lui-même.» Coran, VII, 143.

97. L’ambre est appelé : kah raba, «ce qui attire les pailles». Quand votre existence phénoménale, votre «vous», est évacuée, il n’y a plus d’intervalle entre vous et Dieu.

98. L’attraction des grâces divines enrichit le mendiant ou faqir (l’homme «pauvre en esprit» et dépouillé de lui-même) par la richesse de l’union avec l’Absolu.

99. C’est-à-dire les épiphanies divines.

100. Fille d’Abu Talith; le Prophète effectua son ascension au ciel à partir de sa maison. (Cf. Lai-0, c. 69).

101. Parole attribuée au Prophète.

102. «Ensuite, il (Mohammad) s’approcha jusqu’à ce qu’il fut à la distance de deux arcs de Lui au ciel.» Coran, LIII, 9.

103. Allusion au hadith : «L’inspiration est une lumière qui descend dans le cœur et montre la nature des choses telles qu’elles sont.»

104. «Une lumière provenant de l’huile d’un arbre bénit». Coran, XXIV, 35. `Arsh, ou le ciel des cieux. Cf. Coran, VII, 55.

105. Le huitième ciel. Cf. Coran, II, 255.

106. La sourate I, la Fâtiha, qui contient sept versets.

107. Nazîl, «descente», désigne la révélation d’un verset du Coran.

108. Ou «dans les versets du Coran». Cf. supra, n. 57.

109. Cf. supra, n. 106.

110. Allusion au hadith : «Le cœur du croyant est le plus haut ciel.» Le plus haut ciel et le cœur de l’homme sont tous les deux le lieu de la manifestation des perfections divines, mais le plus haut ciel, étant moins parfait que le cœur, peut être inférieur à celui-ci.

111. Allusion au tawâf, perambulation ou circumambulation autour des sanctuaires, notamment à La Mecque.

112. Dans le système de Ptolémée, les sept planètes et leurs sphères respectives, cycle et épicycle, constituent le système solaire. Au-delà est la huitième sphère, celle des étoiles fixes et, encore plus haut, la neuvième, ou sphère cristalline.

113. Littéralement «recourbées comme un arc». La huitième sphère et celles qui se trouvent en dessous ont deux mouvements, l’un d’est en ouest, comme la plus haute sphère, l’autre, d’ouest en est.

114. L’écliptique est aussi appelé la «ceinture» ou le «Trône» ou la huitième sphère.

115. Khushah, la Vierge, signifie aussi grappe de raisin; c’est pourquoi l’on dit qu’elle est accrochée.

116. Le huitième ciel.

117. Les maisons (anwâ) des planètes sont les signes du Zodiaque dans lesquelles elles parviennent à leur ascension maximum.

118. Les points où l’orbite de la lune recoupe l’écliptique sont appelés «noeuds» et les parties de son orbite au nord et au sud de l’écliptique sont appelées respectivement la «tête» et la «queue» du dragon.

119. «Et la lune à laquelle Nous avons fixé des phases, jusqu’à ce qu’elle devienne semblable à la palme desséchée.» Coran, XXXVI, 39. La lune passe chaque nuit dans les maisons ou divisions du Zodiaque.

120. C’est-à-dire devient pleine.

121. C’est-à-dire dans son dernier quartier.

122. Bâtit, «vain», «ce qui est sans Dieu». Cf. Coran, III, 191 : «Réfléchis à la création des cieux et de la terre. Les avons-Nous créés en vain?»

123. Cf. Coran, II, 26.

124. S’il est faux de nier la sagesse manifestée dans la structure des cieux, il est également faux de dire avec l’astrologue qu’ils se meuvent d’eux-mêmes et régissent les êtres et les événements terrestres.

125. La perfection d’une étoile est son ascension, son «défaut» son coucher.

126. Ils sont, dans les corps composés, la preuve de l’entière soumission de toutes choses au premier agent, la Réalité.

127. Hayûlû, «substance», correspond au grec hylé, l’élément intérieur des choses, par opposition à la forme extérieure.

128. Quand les éléments simples sont unis dans les composés, chacun d’eux perd sa propre «forme» et est mêlé aux autres en une substance commune.

129. La raison universelle, première émanation de l’Absolu, est comparée à Adam, et l’âme universelle à Ève, étant donné que l’âme universelle a été tirée de la raison universelle comme Ève de la côte d’Adam.

130. La raison universelle est aussi «l’essence même de l’homme», de sorte que ce qui était premier dans la pensée divine a été aussi dernier, l’homme ayant été ainsi la cause finale de la création.

131. Toutes les choses créées sont soumises à l’homme, mais celui-ci est une fin en lui-même et non un moyen vers un but ultime.

132. Cf. Coran,) (XXIII, 72 : «Nous avons proposé au ciel, à la terre, aux montagnes, le dépôt de la foi. Ceux-ci ont refusé de s’en charger, ils en ont été effrayés. Seul, l’homme s’en est chargé, mais il est injuste et ignorant.»

notes

À

134. L’homme, miroir de la divinité, a une face obscurcie par la noirceur du Non-être afin de refléter l’Étre même.

135. Et Il dit aux anges : « Prosternez-vous devant Adam » et ils se prosternèrent, à l’exception d’Iblis.” (Coran, II, 34).

136. L’essence de l’homme, ou raison universelle, est l’âme qui anime toutes choses et constitue le lieu de l’union mystique entre elles et l’homme. (Cf. Lahiji, c. 85)

137. Shamâli, «le nord», veut dire aussi «la gauche».

138. La raison universelle, la première émanation, est aussi l’essence de l’homme, émanation la plus basse.

139. Naturels, c’est-à-dire involontaires comme la digestion, la croissance.

140. Ou «chaque pouvoir».

141. Chaque créature, ou chaque pouvoir, reflète quelques-uns des noms et attributs divins. À partir de ce nom, chacun est d’abord manifesté et c’est à lui qu’il retourne.

142. Mubda, «commencement» ou «origine», est considéré comme étant le degré de wujild `ilmât; ma`âsh, «la durée de la vie», celui de tvujt2d eaynt, c’est-à-dire les idées divines manifestées à la vue. Mu`o, d, «le retour», est la rétrocession de la créature à wujad `ihneit. Chaque créature erre, durant cette manifestation, dans l’oubli de son origine.

143. C’est-à-dire Dieu. Les noms qui suivent sont ceux des sept attributs divins essentiels. L’argument est le suivant : chaque créature étant la manifestation de l’un des noms de Dieu et chacun étant le résumé de toutes les créatures, on voit donc en soi-même les reflets de tous les noms de Dieu.

144. Cf. Coran, LVII, 3.

145. Aucun processus de logique ou de pensée ne permet d’échapper à l’égoïsme et à la dualité, et de parvenir à la véritable connaissance au moyen de la pensée.

146. Quand le penseur et l’objet de sa pensée sont unis, penser n’est plus possible, car penser implique la dualité. Lorsque l’union a été réalisée, la fin de la pensée est l’émerveillement, l’éblouissement de l’œil mental en raison de sa proximité de la Réalité.

147. Allusion au hadith : «Celui qui se connaît connaît son Seigneur.»

148. L’Être absolu, en ce qui concerne Son éloignement des relations et des attributs, n’est manifesté en aucun phénomène, mais en ce qui concerne Sa connexion accidentelle avec l’univers visible, Il est manifesté par le phénomène «le soi de l’homme», «je» et «vous».

149. Ariz, «accident logique». L’unique lumière brille par de nombreux rayons à travers les «fenêtres» des diverses personnalités.

150. Allusion au Coran, XXIV, 35 : «Dieu est la lumière des cieux et de la terre, et Sa lumière est comme une lampe à l’intérieur de laquelle est un flambeau dans un verre, et le verre brillant comme une étoile avec l’huile d’un arbre bénit.» Les corps sont comparés à des miroirs et les esprits à des flambeaux.

151. «Je» et «tu» sont les théâtres de l’Être absolu dans sa totalité, tandis que le corps et l’âme manifestent seulement les attributs divins particuliers. (Cf. Lahîji, c.93).

152. Ici commence la réponse à la deuxième partie de la question. Le voyage en toi-même, c’est devenir annihilé (fard) dans ton «toi» et demeurer (baq () en Dieu.

153. Huwiya, «ipséité». Hu, Lui, c’est-à-dire Dieu.

154. Allusion à la forme arrondie du H. Le H de Huwiya (l’ipséité divine) est le phénomène manifestant l’Être absolu dans l’univers visible. Ainsi avons-nous une dualité «je» i «lui», mais elle est seulement imaginaire et s’évanouit aussitôt que «je» et «lui» sont rassemblés dans l’union mystique.

155. «Je» est le phénomène manifestant l’Être absolu dans Sa totalité, Sa beauté (jamâl) aussi bien que Son courroux et Son mal (jale. C’est donc un voile ou une barrière entre le ciel, représentant l’être bon et nécessaire, et l’enfer, contingent et mauvais.

156. Les soufis appellent «voile» tout ce qui s’oppose à l’union parfaite avec la Divinité.

157. C’est en raison de l’éloignement phénoménal de l’homme par rapport à Dieu, et de sa personnalité individuelle qui comprend les tendances mauvaises, comme les bonnes, que la Loi est nécessaire pour le guider.

158. L’être phénoménal est comparé au point diacritique sur la lettre `ayn (ciel ou essence) qui le transforme en ghayn (nuage ou obscurité). Lorsque `ayn est débarrassé de ce point, ghayn, nuage de l’être phénoménal, est sublimé en `érzyn, l’Essence divine.

159. C’est-à-dire : 1. aller par l’annihilation de soi vers l’Être absolu, à partir de l’être phénoménal, et 2. demeurer en union mystique avec l’Être absolu, et avec Lui être à nouveau manifesté dans la pluralité. On dit que la voie consiste en deux pas, séparer et unir; I Tu es uni à « l’Ami » quand tu es séparé de toi-même.”

160. C’est-à-dire dans la vision du soufi illuminé et parvenu à la perfection.

161. En raison du «voyage vers Dieu de l’homme», il est pluralité dans l’Unité et, en raison de son «voyage avec Dieu en venant de Dieu», il descend à nouveau dans la pluralité.

162. Nuksan, «déficience».

163. Dans la réponse précédente, l’auteur parle du «voyage jusqu’à Dieu» et de celui qui «descend de Dieu avec Dieu». Ici, il mentionne un autre voyage ou descente, antérieur aux deux autres, à savoir celui du premier passage de l’Unité à la pluralité phénoménale.

164. «L’esprit ajouté». Lahîjî se demande si cela signifie l’homme animal — ou principe vital ou l’âme humaine.

165. Lorsque les sensations et les perceptions sont acquises, la raison en déduit des notions générales.

166. Cf. Coran, VII, 179.

167. C’est-à-dire l’illumination ou la démonstration logique.

168. Tawba, la repentance ou retour vers Dieu comporte trois étapes : se détourner 1. de l’incroyance, 2. des mauvaises actions, 3. des mauvaises habitudes et de tout ce qui n’est pas Dieu.

169. C’est-à-dire qu’il parvient à l’annihilation et effacement total du moi, immersion de l’âme dans l’océan de la sublimité divine (fand). Cet état implique l’effacement du pouvoir individuel, de la volonté, de la connaissance et de l’existence tout entière, ainsi qu’il est indiqué dans ce vers et dans les trois suivants.

170. Cf. Coran, VII, 64.

171. C’est-à-dire Mohammad.

172. Allusion au hadith cité, n. 60. saints,

173. La sainteté (walîyât), se rapprocher de Dieu en effaçant le soi, est commune aux prophètes et aux

maisItHa713i1.s que les premiers doivent prêcher, les seconds doivent seulement obéir.

174. Cf.Coran,

175. Ici, «commencement» signifie l’état de l’existence phénoménale et «fin» l’état d’absorption dans l’Absolu. Le saint effectue d’abord le «voyage vers Dieu», se terminant dans l’annihilation (fanâ) et la permanence ou vie éternelle en Dieu (baqt1), puis voyage de nouveau en retournant au commencement de son «voyage avec Dieu en venant de Dieu», et il est conscient d’être l’Unité dans la pluralité.

176. La servitude, l’obéissance (`ubudiye, est la qualité caractéristique du saint. Dans son voyage de retour, il doit observer la Loi positive révélée, en dépit de son union antérieure avec Dieu.

177. C’est-à-dire la vice-régence de Dieu sur terre (Coran, II, 30) : «En vérité, Nous allons pla-

cer quelqu’un sur terre comme calife.»

178.11 est dans l’état d’absorption en Dieu comme Moïse au mont Sinaï. (Coran, VII, 143).

179. Ce chapitre traite de la distinction entre la Loi (shariah), la Voie soufie (taillât) et la Vérité (haqtqât) qui contribuent à former l’homme parfait.

180. Le connaissant, c’est-à-dire celui qui obtient l’illumination divine.

181. Certains restent dans l’état d’absorption extatique dans l’Unité, et la Loi n’exerce plus d’empire sur eux; ils sont majzub-i mutlâq, azad ou be shara, dévots. D’autres, plus parfaits, passent au stade de la «sobriété après l’ivresse» et, emportant avec eux la Réalité, descendent jusqu’à l’existence phénoménale; dans cette descente, ils remplissent toutes les obligations de la Loi pour servir d’exemple aux autres.

une 182.lumière

La Réalité, telle un noyau ou une graine incarnée dans le connaissant, descend comme rayonnante ou un archétype vers le monde phénoménal, tout en conservant la coquille de la Loi. Cette graine, semée dans le bon terrain des disciples, surgit au-dessus d’eux comme

un arbre

qui à nouveau s’élève vers le ciel, c’est-à-dire refait le même circuit vers Dieu. 183

O.

issant à la Loi dans son voyage de descente, comme dans son premier voyage vers le haut.

184. Dans la métempsychose, un corps périt et un autre lui succède comme réceptacle de l’âme, mais, dans ces circuits, la Vérité peut se manifester aussitôt chez le maître et chez le disciple.

185. Cf. Coran, LVII, 5 : «Et à Dieu, toutes choses retourneront.»

186. Mohammad.

187. Quand la prophétie cessa avec Mohammad, seule la sainteté demeura et effectua le circuit du monde dans la personne des différents saints.

188. Le Mahdi qui apparaîtra à la fin du monde.

189. Coran, XXI, 107 : «Nous ne t’avons envoyé que comme une miséricorde pour toutes les créatures.»

190. C’est-à-dire Mohammad. On dit qu’il est le rouh-i azam, aql-i kuli et haqîqat-i insant, la première émanation de la Déité; les prophètes mineurs sont ainsi des émanations provenant de lui. C’est pourquoi il est comparé au soleil, parce que «la première chose créée par Dieu fut la lumière.»

191. Quand le soleil est au méridien, au moment de l’équinoxe, il n’y a pas d’ombre dans les pays proches de l’Équateur.

192. Il s’agit du sirat, pont étroit au-dessus de l’enfer sur lequel tous les hommes devront passer au jour du Jugement.

193. «Sois donc ferme comme il te l’a été ordonné.» (Coran, XI, 115).

194. La qibla, la direction de La Mecque, vers laquelle les orants se tournent dans leur prière. Selon Lahîji, la qibla de Moïse était à l’ouest, celle de Jésus à l’est, mais celle de Mohammad est au centre.

195. Il existe une tradition selon laquelle Satan deviendra un ange de lumière.

196. Les prophètes mineurs et les saints sont des reflets de sa lumière. Les reflets, durant l’ascension du soleil de la prophétie jusqu’à Mohammad, sont les prophètes, et ceux durant sa descente sont les saints, qui sont aussi des prophètes en un certain sens.

197. Allusion au hadîth : «Les `ulamâ de ma religion sont comme les prophètes des enfants d’Israël.»

198. Le Mahdi est Mohammad lors de sa seconde venue.

199. Coran, XXVIII, 88 : «Toute chose périt excepté Son visage.»

200. Le connaissant, celui qui contemple la Réalité par l’âme illuminée et non par la raison. Le «secret de l’unité» est qu’il n’existe pas d’autre être que la Réalité.

201. L’Être absolu est libre de toute limitation, kaid.»

202. Cf. Hafez Balaie la vie de Hafez comme un rêve/Tant que Tu es, nul ne m’entendra dire : «Je suis».

203. «Veille en prière, durant la nuit : ce sera pour toi une œuvre surérogatoire. Peut-être ton Seigneur te ressuscitera-t-Il dans un état glorieux.» (Coran, XVII, 79).

204. Dans la profession de foi musulmane, la shahâda («Il n’y a de Dieu que Dieu et Moham-mad est Son prophète»), la première partie est appelée négation, naft. Ici, négation signifie nier toute existence en dehors de Dieu.

205. Cf. le hadith déclarant que Dieu réserve aux élus «ce que l’œil n’a pas vu, ni l’oreille entendu».

206. Sa connaissance théorique n’est rien, tant qu’il n’a pas expérimenté et senti personnellement le «secret de l’Unité».

207. Coran, CXIV, 4.

208. Le «secret», c’est-à-dire le cœur, les pensées secrètes.

209. C’est-à-dire la tache de ton être individuel ou «moi».

210. Quelle est la cause de l’amour et du désir ardent de la connaissance existant en l’homme?

211. N’ayant pas d’existence réelle propre, on ne peut connaître Dieu que par la communication de Son existence et de Sa connaissance.

212. De même que l’homme tire son désir de connaître la Réalité, de la Réalité elle-même.

213. Les atomes de poussière ne sont perçus que dans les rayons du soleil, comme les hommes ne sont manifestés, en tant que phénomènes, que par le rayonnement de la Réalité.

témoigner172).

o

214. Quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam, [Cran, VII,

Il les fit

contre eux-mêmes : « Ne suis-Je pas votre Seigneur? » Ils dirent : “oui”.’ La connaissance de Dieu fut donc l’une des capacités données à l’homme dès son origine.

215. Allusion au hadîth : «Il façonna l’argile d’Adam pendant quarante jours.»

216. C’est-à-dire, la connaissance innée gravée dans le cœur lors de la création.

217. La créature nouvellement créée par Dieu et non entachée de pluralité connaissait et

confessait sa dépendance à l’égard de la Réalité.

218. Dans la bouche des prophètes.

219. C’est-à-dire dans le monde à venir. Ceci ne s’adresse qu’aux hommes ordinaires, car les saints et les connaissants parviennent au monde à venir dès ici-bas.

220. «En vérité, tu ne diriges pas celui que tu aimes, mais Dieu dirige qui Il veut.» (Coran, XXVIII, 56).

221. Les êtres dénués de la capacité de connaître Dieu et ceux que n’illumine pas la grâce divine sont semblables aux aveugles de naissance. La faculté religieuse leur manque; ils n’ont que la raison sur quoi s’appuyer.

222. Taur, littéralement «mode», «manière», «condition», «état», «action». Cette faculté, dit Lahiji, prend son origine dans l’amour et le désir de connaître la Réalité et s’achève dans l’illumination divine au terme de la progression soufie. Le principe fondamental de tout mysticisme est que, indépendamment de la raison, l’homme possède un sens, ou faculté, ou «lumière intérieure», ou intuition, qui lui apporte la connaissance directe de Dieu, analogue à l’évidence fournie par les sens dans le monde sensoriel.

223. Le fait de frapper ensemble le silex et le briquet désigne la démarche soufie, la purification du cœur de la tache de l’altérité. Ce choc allume la flamme de l’amour qui consume l’être phénoménal du soufi et lui montre son véritable «moi», partie intégrante du «tout».

224. C’est-à-dire en votre véritable moi, après être mort au moi phénoménal et vivant éternellement dans la Réalité.

225. Le degré, i. e. celui du mystique qui a trouvé la vie éternelle dans la véritable unité après l’annihilation de son moi.

226. Hossein Mansûr Hallaj (le cardeur de laine) qui fut mis à mort en 309/922, à Bagdad, pour avoir employé ces termes.

227. Expressions les plus fréquemment usitées.

228. Coran, XVII, 44.

229. Coran : «Avec qui sera le pouvoir en ce jour? Avec Dieu, l’Un, le Tout-Puissant.»

230. Coran, XX, 14.

231. Essence, littéralement «Lui» ou Hu qui est le nom de l’essence métaphysique quant à sa nature cachée. Cf. supra, n. 153.

232. Chaque chose existante comporte deux «côtés» ou aspects. L’un en tant qu’être phénoménal qui est «autre», et l’autre en tant qu’être réel, partie intégrante de l’Unité qui est son côté éternel.

233. C’est-à-dire l’annihilation du moi phénoménal de l’homme, qui obscurcit son véritable «soi», la Réalité, comme les vagues recouvrent la mer.

234. Comme dans l’assimilation et l’incarnation.

235. Ce passage donne des exemples d’existences apparentes qui ne sont pas réellement apparentes, à savoir : les reflets, le passé et le futur, les échos et même les substances, étant donné qu’ils ne sont composés que d’accidents fugaces.

236. C’est-à-dire les accidents que sont la longueur, la largeur et la profondeur.

237. Ce sont seulement ces apparences phénoménales, pures additions accidentelles à l’Être véritable, qui vous Le voilent et font de vous un étranger à Son égard.

238. «L’état de créature» : l’illusion phénoménale de la dualité.

239. Son côté phénoménal disparaît et il ne demeure plus rien que son «côté» éternel de l’Être

véritable.

240. C’est-à-dire en appelant une créature «unie».

241. C’est-à-dire dans l’état de créature.

242. C’est-à-dire par de simples accidents.

243. L’essence totale, la matière plus la forme.

244. S’il était existant, il ne pourrait devenir non-existant et vice versa.

245. Sa perfection doit être manifestée.

216

Notes 217

1.>

0

est la rive parce que la parole est ce qui différencie l’homme (animal rationnel), lequel est le résumé de l’existence phénoménale; et la différenciation d’une catégorie est sa limite, ou frontière, la séparant des autres catégories. Connaissance du cœur : les vérités divines.

278. Vague signifie ici «l’âme humaine» ou la «raison».

279. La connaissance n’est communicable que par le langage.

280. La rive, comparée auparavant à la parole, l’est ici au corps.

281. Cf. Coran, II, 31 : «Et Il enseigna à Adam les noms de toutes choses.»

282. Nafs a ici le double sens d’âme et de vent emportant les huîtres perlières jusqu’au rivage.

283. La finalité de la connaissance est l’action ou la pratique, et la pratique d’actes vertueux conduit à l’acquisition de bonnes habitudes, d’«états», ou connaissance du cœur, d’états extatiques.

284. C’est-à-dire du corps, actions purement corporelles.

285. Les actions corporelles sont, par rapport à la connaissance verbale ou à la foi, comme le corps et l’âme; et la connaissance verbale est, par rapport aux «états» ou connaissance du cœur, comme les actions corporelles par rapport à la connaissance verbale. Cf. supra, n. 27.

286. Allusion au hadith : «Un ange n’entre pas dans une maison où se trouvent des chiens ou des images.»

287. Coran, XLI, 53 : «Nous leur montrerons bientôt Nos signes aux horizons et en eux-mêmes.»

288. Coran, XV, 44 : «L’enfer a sept portes.»

289. Lahljî dit que le feu, l’eau, la terre et l’air — les quatre éléments dont sont composés les corps — perdent leurs qualités individuelles dans les corps composés; l’équilibre est ce qui les unit en composés homogènes.

290. C’est-à-dire le corps de l’homme.

291. Coran, XV, 29 : «Nous avons insufflé en lui de Notre esprit.»

292. Pour expliquer comment la connexion de l’esprit et du corps n’est pas due à un composé; mais par le nexus, l’esprit étant attaché ab extra au corps.

293. Coran IX, 36 : «C’est là la véritable foi.» Le mariage entre l’âme raisonnable, nafs-i-nattka, «l’essence de l’homme», et le corps, la «forme de l’homme».

294. L’Âme universelle est la totalité de toutes les âmes individuelles.

295. Mulakât, «céleste», qui est la puissance incitatrice de la beauté terrestre. Laie dit que c’est une étincelle de la lumière de l’Unité, c’est l’un manifesté à travers différents aspects.

296. Cf. Coran, XXXIII, 52 : «Bien que leur beauté te charme».

297. C’est la Beauté divine manifestée dans les beautés terrestres qui attire tous les cœurs.

298. Lahiji dit que le bien et le mal sont tous deux des manifestations de la Réalité, car «il n’y a d’autre agent dans la création que Dieu»; cependant le mal ne provient pas de Lui mais de l’altérité, c’est-à-dire du non-être.

299. Selon Laie : «L’Être absolu, wujûd, par l’individualisation, tashakhas, et la phénoménalisation, ta'ayyun, qui lui advient, acquiert le nom de mawjûd, existant, et c’est pourquoi wujad est une partie de chaque mawjûd, car mawjûd est wujiid plus tdayyun. L’Être absolu est plus grand que Sa totalité, parce qu’Il contient tous les mawjûd.»

300. Parce que l’Être absolu embrasse toutes les sortes d’existence.

301. Conjonction (ijtamâ't). Un composé qui contient une partie périssable est dissous et périt quand cette partie périt.

302. À chaque instant, le monde change en temps, espace et qualité. À chaque instant, il est revêtu de nouveau de l’effluve des manifestations divines.

303. Tam & i-kubra, littéralement «la grande calamité» (cf. Coran, LXXIX, 34), aussi appelé yawm i-dtn, le «jour de la foi», c’est-à-dire le Jour dernier ou le Jour du jugement. (Coran, I, 4).

304. Le Jour du jugement est à la fois mort et résurrection des phénomènes qui se produisent à chaque moment, de la même manière que l’année l’est pour le jour.

305. C’est-à-dire les esprits et les éléments matériels.

306. Laldji dit : La première mort est à chaque instant la mort et la renaissance de chaque chose existante; la seconde est la mort ascétique au monde, selon la Parole : «Mourez avant de mourir»; et la troisième est la séparation de l’âme et du corps.

307. C’est-à-dire nécessitée par l’élément contingent phénoménal qui se trouve en lui.

308. L’un est ce monde, l’autre le monde à venir, le troisième dans le barzakh. (Cf. supra, n. 83).

246. Aime itibârt : «ce qui n’a pas d’existence, sauf dans l’esprit de celui qui le conçoit et aussi longtemps qu’il le conçoit», c’est-à-dire, purement subjectif.

247. Cf. Coran, XXIX, 64 : «La vie présente n’est que récréation et que jeu.»

248. C’est-à-dire des modalités selon lesquelles l’Être absolu est manifesté dans plusieurs objets phénoménaux.

249. Cf. Coran, XV, 29 : «J’ai insufflé en l’homme Mon esprit.»

250. Distinctes, parce que chacune manifeste l’un des noms divins.

251. Ils finissent tous dans la «mer de l’Unité».

252. C’est une mer de sang en raison de la continuelle annihilation en elle de ses vagues, les phénomènes et la pluralité.

253. Cf. Coran, XXI, 30 : «Nous avons fait toute chose vivante à partir de l’eau.»

254. Les textes coraniques au sujet du dernier Jour sont appliqués par les soufis à l’annihilation continuelle des phénomènes dans l’Unité.

255. Coran, X, 24 : «La vie de ce monde est seulement comparable à une eau : Nous la faisons descendre du ciel pour qu’elle se mélange à la végétation terrestre dont se nourrissent les hommes et les bêtes. Quand la terre revêt sa parure et s’embellit, ses habitants s’imaginent posséder quelque pouvoir sur elle. Notre ordre vient alors, de nuit ou de jour, Nous en faisons un champ moissonné, comme si, la veille, elle n’avait pas été florissante.»

256. C’est-à-dire, le non-être.

257. Nisha. Lahîjî dit que cela inclut le processus de mubda, «venue» ou «origine», mdash,

« subsistance», et mu`âd, «retour» ou «départ». Cf. Coran, XXIX, 19 : «Ne voient-ils pas comment Dieu donne un commencement à la création? Il la renouvellera ensuite.»

258. L’union ayant déjà été expliquée, le poète passe aussitôt à l’explication de «près» et de

« loin». Nous sommes plus près de lui (l’homme) que la veine de son cou.” (Coran, L, 16).

259. Le «plus» de l’Être est reflété dans l’homme qui est le plus près de «la lumière».

260. Allusion au hadith : «Dieu a formé la création dans l’obscurité, puis Il y déversa Sa lumière; et celui qui la rencontre est guidé dans la voie droite, et celui qui la manque marche dans les ténèbres.»

261. Celui qui a commencé le «voyage vers Dieu» est captivé par sa course.

262. Tous les attributs de Dieu sont manifestés en tant que phénomènes chez l’homme. D’où l’orgueil, comme celui de Satan : «Je suis plus noble que lui.» (Coran, VII, 12).

263. Allusion au hadith : «Les hommes du libre arbitre sont des Guèbres.» Ils opposent la volonté de l’homme à celle de Dieu, comme Ahriman et Ormuzd. Cf. Coran, xxil, 17.

264. Les qualités et la volonté découlent de l’essence; quand il n’y a pas d’essence, il n’y a pas de qualités.

265. Selon Lahiji, cette argumentation signifie que si la volonté de l’homme était libre, rien n’empêcherait la réalisation de ses désirs.

266. Allusion au hadith «Dans l’existence, nul n’agit, sauf Dieu» et au Coran, LV, 29.

267. Selon Lahîjî : refléter l’être, les qualités et les noms de Dieu comme un miroir poli et non choisir les actions qui plaisent le plus.

268. Iblis ou Satan.

269. «Oui, Dieu a choisi de préférence aux mondes, Adam.» (Coran, III, 33).

270. Ce sont là des exemples de la nature insondable de la volonté divine qui n’est pas déterminée par des causes que l’on puisse discerner. L’obéissance originelle de Satan et la désobéissance d’Adam furent comptées pour rien.

271. Allusion au hadith : «Ceux-ci sont au ciel et Dieu ne regarde pas leurs péchés, et ceux-là en enfer et Dieu ne regarde pas leurs bonnes œuvres.»

272. Abat Jahl était un ennemi invétéré de Mohammad.

273. «Et Nous avons ennobli les fils d’Adam.» (Coran, XVII, 70).

274. Autre exemple de la nature insondable de Dieu.

275. Être soumis à la contrainte est une conséquence nécessaire de l’acceptation par l’homme du «fardeau» consistant à manifester les attributs divins en contrepartie de son exaltation.

276. Si l’on est uni à la Réalité, on perçoit la volonté divine agissant dans son «moi» véritable.

277. L’existence est une mer dont les vagues sont les manifestations phénoménales; la parole

218

309. Coran, XCIX, 1 : «La Terre tremblera de son tremblement.»

310. Coran, LXXXI, 2.

311. Coran, CI, 5.

312. Coran, LXXV, 29.

313. Coran, LXX, 10 : «Nul ami dévoué ne s’enquerra de son ami.»

314. Coran, XX, 105-107.

315. Coran, LV, 26.

316. Coran, XXIX, 19 et L, 15.

317. En raison de la rapidité des émanations provenant de l’Être, la vie phénoménale du monde des créatures semble continue.

318. Coran, LV, 29 : «Il crée chaque jour quelque chose de nouveau.»

319. Ce côté-ci : Dieu; ce côté-là : le contingent phénoménal.

320. Coran, XVI, 96.

321. C’est-à-dire aussi longtemps que l’Être y demeure.

322. Quand les miroirs contingents des émanations divines sont polis et en mesure de refléter le manifesté, alors l’invisible est perçu dans le monde visible.

323. Cette règle explique comment les qualités mentales seront, dans l’autre monde, incarnées dans des formes et des corps convenant à leur exacte manifestation. Lorsque les noms divins sont manifestés dans des miroirs convenables, ces miroirs sont éternels.

324. Les dispositions, purifiées de la tache du phénoménal, seront alors reflétées dans des miroirs parfaits.

325. Coran, LXXXVI, 9.

326. Lahijî, citant le Hcuiq ul-yaqih (Sur la certitude), dit que les potentialités de l’origine, mubda, sont actualisées dans la vie présente, mdash; des potentialités des éléments proviennent les minéraux, les animaux et les hommes; de la sorte, les virtualités acquises par les hommes en ce monde-ci, se développent par l’habitude dans l’autre monde, mu`âd, et là, trouvent des miroirs ou des formes convenables pour les représenter.

327. C’est-à-dire le ciel et l’enfer.

328. Coran, XXIX, 64 : «La demeure dernière est vraiment la vie.» Lahtjf dit que les connaissants parviennent à ce degré dans la vie présente.

329. Coran, LXXVI, 21 : «Et leur Seigneur les abreuvera d’une boisson très pure.»

330. Pauvre, par l’effacement du «moi», et riche, de l’union avec la Réalité.

331. Ils appartiennent tous au phénoménal et sont extérieurs à la véritable Unité.

332. Les états extatiques en cette vie sont seulement temporaires et suivis par la réapparition des voiles et des phénomènes.

333. Oiseau fabuleux dont il est dit que «son nom est connu, mais son corps inconnu». Comme lui, le temporel est un nom vide.

334. C’est-à-dire la temporalité.

335. L’attribution de l’Être en Ses divers aspects et «Noms» au non-être.

336. Chacun reflète un nom particulier selon sa capacité.

337. Le mystique, mord-i-mdniy, celui qui détourne son visage du monde des formes pour le tourner vers celui de la Vérité, et qui possède la certitude intuitive.

338. Coran, LV, 27 : «La face de ton Seigneur subsiste, pleine de magnificence et de majesté.»

339. C’est-à-dire du spirituel aux objets sensibles.

340. Quand les mystiques, hors d’eux-mêmes, sont incapables de contrôler leurs expressions.

341. À moins d’éprouver personnellement les états extatiques, leur description n’est que pur conformisme, répétition aveugle (taqltd).

342. Si on ne peut les expérimenter, on doit alors y croire.

343. Le monde du mystère. L’œil signifie la coquetterie se tenant à distance de son esclave; la lèvre, la compassion et la bienveillance accordant l’union.

344. Coran, XV, 29 : «Nous avons insufflé en lui de Notre esprit» que les soufis interprètent comme étant la constante émanation de l’Être par laquelle toutes choses subsistent.

345. C’est-à-dire, de la jalousie, parce que le «dépôt» divin fut confié à l’homme.

346. L’union avec l’Absolu.

Notes 219

347. Coran, LIV, 40.

348. L’échanson éternel verse le vin de l’Être dans la coupe du Non-être et la, remplit ainsi de l’ivresse et de l’illusion de l’existence phénoménale.

349. Coran, XX, 39 : «Et J’émanai sur toi une force d’amour, afin que selon Mon regard tu fusses façonné.»

350. La boucle désigne la pluralité voilant la face de l’unité à ses amoureux.

351. L’Unité.

352. La raison ne peut transcender la Réalité.

353. En voilant et en dévoilant Son visage, Il fait la lumière et l’ombre, la foi et l’incroyance, etc.

354. Adam obtint le «dépôt» — la faculté de manifester les attributs divins — lorsque le dépôt de la pluralité lui fut conféré.

355. Le cœur est le résumé de l’homme, résumé du monde phénoménal. Ainsi, il contient toutes les qualités opposées, lumière et obscurité, bien et mal, etc.

356. La pluralité obscurcit à nouveau l’Unité.

357. La joue désigne l’Essence divine en ce qui concerne la manifestation de tous Ses noms et qualités. Le duvet, le monde des purs esprits qui est le plus proche de la Divinité.

358. Sa beauté manifestée totalise et surpasse toute beauté.

359. Coran, XXIX, 64 : «La demeure dernière est vraiment la vie.»

360. Passant du pays de la ténèbre, c’est-à-dire, le voile de la pluralité, bois l’eau de la vie dans la prairie verdoyante, ou oasis, ou duvet (le monde spirituel).

361. Le duvet est la première émanation multiple qui voile la face de l’Unité. La boucle est le monde des sens.

362. L’un voit le monde phénoménal et en déduit la Réalité; l’autre voit d’abord la Réalité en tout ce qu’il voit.

363. La première sourate, al-Fâtiha, qui contient toute l’essence du Coran, comme la joue est la manifestation des sept Noms de Dieu.

364. Allusion au hadith : «Le cœur du croyant est le trône de Dieu» et au verset : «Son trône était alors sur l’eau» (XI, 7). Le cœur est le duvet, ou l’oasis surgissant sur le visage comme l’eau.

365. Le grain de beauté signifie le point de l’Unité — l’ipséité cachée —, simple en elle-même, mais embrassant tous les phénomènes.

366. Tous deux sont des sources de vie et d’existence.

367. Donc, l’unité et le cœur doivent être un. Lequel est l’original, lequel le reflet?

368. Son visage.

369. Le point de l’Unité est fixe et stable, mais le cœur est troublé par de constants changements d’émotion, illuminé par les épiphanies divines et obscurci par le voile de la pluralité, tantôt dans la mosquée spirituelle, tantôt dans la synagogue formelle, tantôt plongé dans l’enfer des affections charnelles, tantôt élevé jusqu’au ciel des émotions spirituelles.

370. Le vin et le ravissement transportant le soufi hors de lui-même à l’apparition ou aux émanations du Bien-Aimé; le flambeau : la lumière allumée dans le cœur par la même apparition; et la beauté : la Réalité elle-même manifestée et présente.

371. Quand le voile est retiré.

372. Allusion à Mohammad qui contempla une révélation plus sublime que celle de Moïse, lorsqu’il monta au ciel pendant la nuit et vit Dieu comme une lumière. «Il a vu les plus grands signes de son Seigneur.» (Coran, Lin, 18).

373. La goutte libérée de sa limitation phénoménale.

374. Le vin de l’absorption extatique dans l’Unité annihile toute pluralité phénoménale, nous rend «hors de nous-mêmes», et réduit tout à l’Unité.

375. Coran, LV, 27.

376. Coran, LXXVI, 21.

377. Le «voile d’obscurité» signifie demeurer dans l’iniquité, le «voile de lumière», pratiquer les bonnes œuvres. Celui qui est voilé par le premier connaît sa propre bassesse, mais celui qui est voilé par le second ne la connaît pas, car il est enténébré par sa vanité et sa bonne conscience. Coran, XVIII, 103-104 : «Dis : “Vous ferai-je connaître ceux dont les actes sont les plus inutiles? et ceux dont l’effort se perd dans la vie de ce monde, alors qu’ils pensent avoir bien agi?”»

220 Notes 221

378. Adam confessa son péché, disant : «Notre Seigneur! Nous nous sommes lésés nous-mêmes.» (Coran, VII, 23). L’orgueil que Satan tire de son origine le mena au contraire à sa perte : «Tu m’as créé de feu.» (Coran, XXXVIII, 76).

379. C’est-à-dire, par de bonnes actions.

380. Les phénomènes sont comme des bulles sur la mer de l’Être.

381. Le vin de l’amour divin et de l’extase enivre tous les phénomènes depuis la première émanation jusqu’à la dernière.

382. L’existence de chaque atome procède du vin de l’amour divin. Tous sont des réceptacles contenant l’Être dans la mesure de leurs diverses capacités.

383. Le monde spirituel, le premier créé, boit donc le vin de l’émanation divine au plus près de sa source. Le monde phénoménal est une émanation ultérieure.

384. Aspirant ou se dirigeant vers sa source.

385. Pur parce que les traditionnistes répètent les paroles des prophètes.

386. Les différents degrés que les hommes atteignent, proportionnellement à leur capacité à recevoir le vin pur.

387. Le pîr-i-kamil : le maître spirituel du pèlerin soufi.

388. La taverne signifie l’Unité.

389. Un phénomène irréel dans le domaine de l’Être d’où toute altérité est absente. Kharâbât signifie «désert» aussi bien que «taverne».

390. Toutes choses expérimentées dans le voyage vers l’Unité, mais à présent laissées derrière soi.

391. C’est-à-dire, tantôt dans les délices de l’Union, tantôt dans le vide douloureux de la séparation.

392. Allusion à l’exécution de Mansûr Hallaj. Tantôt noircis par la séparation d’avec la lumière par le mur des phénomènes, tantôt le visage rougi par le vin enivrant de l’Union.

393. À savoir les sens externes et internes.

394. La dualité n’existe plus pour le soufi uni.

395. Percevant des distinctions alors que toutes sont abolies.

396. Comme moyen de vous entraîner à percevoir la véritable Unité.

397. Car si «l’autre» existe, l’unification est impossible. L’altérité implique le shirk qui consiste à donner des associés à Dieu.

398. C’est-à-dire, le non-être et la pluralité.

399. Le phénoménal.

400. C’est-à-dire : loin de la voie de la loi positive externe. Mais, cependant, «laisse -là les contradicteurs et dis que tout est Dieu.»

401. «Dis : “Dieu a fait descendre (le Coran) et ensuite laisse-les s’amuser avec leurs vains discours.”» (VI, 91).

402. «À dit», sous-entendu : «sois un idolâtre».

403. Coran, LXVII, 3.

404. Coran, II, 40 : «Ô fils d’Israël! Soyez fidèles à Mon alliance!» c’est-à-dire la soumission.

405. Coran, LI, 56 : «Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent.»

406. Coran, Man, 17 : «Nul ne sait ce que Je leur réserve en fait de joie comme récompense.»

407. La connaissance (le père) est nécessaire tout autant que l’obéissance ou la pratique (la mère), pour conduire les hommes au bonheur de l’Union.

408. Cf. Coran, III, 45.

409. S’ils sont effectués pour être vus des hommes, les miracles sont cause de vanité.

410. Parce que vous accomplissez des miracles par ostentation.

411. Le désir d’être considéré comme un puissant faiseur de miracles.

412. La transmigration (naskh) de l’âme dans les hommes, dans les animaux (maskh), dans les plantes et les minéraux (raskh), en toutes choses (faskh).

413. Marque distinctive du shaykh populaire.

414. Dajjal, l’Antéchrist, Jassâs, l’espion, apparaîtront comme précurseurs du Jour dernier.

415. Coran, XVIII, 74-81. Khadir tua le jeune homme parce qu’il craignait que ses parents n’aient à souffrir de sa perversité.

416. Pour se distinguer du shaykh ignorant qui ne s’attache qu’à la forme extérieure.

417. Parce que toutes choses ont été créées pour un but déterminé.

418. Cf. Coran, III, 45.

419. Allusion au hadith : «Le monde est une charogne, et ceux qui le recherchent sont des chiens.»

420. Coran, XXIII, 101 : «Quand on soufflera dans la trompette, ce jour-là, il ne sera plus question pour eux de généalogies.»

421. Coran, LXIV, 14 : «vous les croyants! Vos épouses et vos enfants sont pour vous des ennemis.»

422. Il faut même renoncer aux amitiés de la Voie soufie.

423. Coran, III, 67 : «Abraham n’était ni juif, ni chrétien, mais il était de la vraie religion, un vrai croyant, soumis à Dieu.»

424. C’est-à-dire, par le renoncement à toutes les relations de ce monde.

425. Coran, II, 62 : «Ceux qui croient, ceux qui pratiquent le judaïsme, ceux qui sont chrétiens ou sabéens, ceux qui croient en Dieu et au dernier Jour, ceux qui font le bien : voilà ceux qui trouveront leur récompense auprès de leur Seigneur.»

426. Le jeune chrétien : le pîr ou guide spirituel.

427. Leur contentement d’eux-mêmes.

428. Ils apprennent que leur veille n’est qu’une illusion.

429. Tel est l’effet de l’enseignement de la Vérité.

430. La taverne manifeste le jalâl divin et la mosquée le jamâl.

431. La coupe de la connaissance divine.

432. C’est-à-dire : pur de qualités phénoménales.

433. Description de l’alternance de la sobriété (sahw) et de l’ivresse de l’union (mahw).

434. Mahmûd, prénom de Shabestari, signifie «digne de louange».







HAFEZ de CHIRAZ ~ 1316 ~1390











Ghazals

GHAZAL 1

1. Eh! l’Échanson, fais circuler une coupe et présente-la! Car l’amour parut facile à l’origine, puis surgirent les difficultés.

2. Dans l’espoir de humer le parfum de la poche de musc qu’à la fin le zéphyr ouvrirait de Cette mèche bouclée, parmi les torsades de Sa sombre tresse, que de sang a coulé dans les cœurs!

3. Colore de vin le tapis de prière si le Maître des Mages te le dit! Car le Pèlerin n’ignore pas la Voie et la conduite à tenir aux étapes.

4. Pour moi quelle assurance d’une vie heureuse, à l’étape où est l’Aimé, alors qu’à chaque instant, les clochettes lancent cet appel : «Attachez les litières!»

5. Nuit sombre, frayeur de la vague, tourbillon si terrifiant! Comment comprendraient-ils ce que nous éprouvons, ceux qui sur les rivages prennent tout à la légère?

6. Toute mon histoire m’a tiré des caprices du désir au renom d’infamie. Eh oui! Comment ce secret resterait-il enfoui, quand il provoque les attroupements?

7. Si tu souhaites toujours audience, ne te cache pas de Lui, Hâfez! Dès que tu trouveras Celui que tu désires, dis adieu au monde, abandonne-le!

Mètre n° 4. Q, I; N, I; Kh, 1/91. — el-hâ = le refrain du poème est fait du morphème — lui, désinence du pluriel. Sa répétition note ici l’abondance de ce que signifient les termes qu’il marque : abondance des difficultés, des cœurs, des étapes, des attroupements. Mais en arabe (premier et dernier mesrâ», — hâ est la marque du féminin. La rime est la terminaison en — el de mots divers. Exemples à la rime : nâvel et ahmel.

Parmi les personnes nommées dans le ghazal 1, l’Échanson, le Maître des Mages, le Pèlerin, l’une est désignée une fois, jânân, l’Aimé, mais Sa présence court le long du poème sous forme de pronom [u, «Lui»], ou sous forme de démonstratif ou de possessif : Cette mèche, Sa tresse. Hâfez est nommé comme toujours au dernier beyt. Il est ici apostrophé, ailleurs il se présente autrement. Enfin, il v a «moi» (beyts 4 et 6) et «nous» (beyt 5), qui est un «moi» d’humilité, entendu aussi de ceux qui ressemblent à «moi», opposé à divers délocutaires, les clochettes, ceux qui prennent tout à la légère, «on» du beyt 6. Il s’oppose aussi à «toi», ici celui à qui est donné un conseil (beyt 3).

Les beyts 1 et 2 vont ensemble par leur sens. Les beyts 3 à 6 vont aussi ensemble : on y voit une règle générale et, mise en regard, la condition spéciale de «moi», son chemin d’exception, dans l’infamie où l’a mené la Voie suivie jusqu’à ses conséquences ultimes. Le beyt 7 forme le bouquet conclusif.

1. Le premier mesrâc et le dernier du poème sont en arabe. Il s’agit d’une forme de poème où persan et arabe sont mêlés variablement, ce qu’on nomme mlammac. Les rhétoriciens persans, depuis Râdûyâni (xie/ve siècle), la connaissent bien. On ne comprend pas que les commentateurs aient multiplié les hypothèses sur cet usage normal par Hâfez. L’appel à l’Échanson se fait au temps où il faut reprendre courage entre compagnons. Pour un poète, c’est aussi l’appel à l’inspiration. Pour le spirituel, c’est sa prière. l’Échanson fait circuler une coupe, puis la présente aux buveurs selon un rituel auquel Hâfez se réfère souvent. «Est apparu» (namud) : plus qu’une apparence, c’est de la manifestation originelle de l’Amour dont il semble être question ici : à l’origine, Il s’est montré dans toute son accessibilité.

2. Dans l’espoir de humer le parfum de la poche de musc qu’à la fin le zéphyr ouvrirait de Cette mèche bouclée, parmi les torsades de Sa sombre tresse, que de sang a coulé dans les cœurs!

2. Mot à mot : «par le parfum [qui annonce ce qu’on espère] » : be buy-e. Au circonstanciel «à l’origine» (avval) du premier beyt s’oppose «à la fin» (âkhar) de ce beyt 2. Le zéphyr (sabâ) joue le rôle essentiel de messager, grâce au parfum-message qu’il apporte de l’Aimé. «Torsade» (tâb) est aussi une allusion aux convulsions amoureuses que suscite chez l’amant la torsade. Nâfe est la poche de musc du bouquetin du Khotan, nécessaire à ses appels nuptiaux. On pouvait recueillir ce musc, à condition d’empêcher à temps l’écoulement du sang; d’où sans doute ici la présence du sang, indiquant le trouble. Les cheveux de l’Aimé semblent posséder ces poches de musc que le zéphyr ouvrirait. «Sombre» traduit le mot meskin, dont le sens premier est «musqué», mais qui implique aussi la couleur du musc, sombre, noire. Les cheveux de l’Aimé sont à la fois musqués et sombres. La traduction empêche de répéter le mot musc.

3. Colore de vin le tapis de prière si le Maître des Mages te le dit! Car le Pèlerin n’ignore pas la Voie et la conduite à tenir aux étapes.

3. Le tapis de prière est un lieu pur, que le vin souille. Le Maître des Mages [pir « ancien, maître, sage » ; mogh, « mage, prêtre zoroastrien »] est l’image traditionnelle en poésie persane du maître qui sait conduire le disciple à la paix et à la félicité, là où la piété formelle ne peut mener. À l’origine, les zoroastriens, pour qui le vin était licite, en étaient de bons fournisseurs. Le Maître des Mages est devenu l’image poétique du vrai maître sur la Voie de l’amour. «Le Pèlerin» (sâlek) est ici une image du Maître, pèlerin expérimenté qui connaît le chemin et les étapes à parcourir.

4. Pour moi quelle assurance d’une vie heureuse, à l’étape où est l’Aimé, alors qu’à chaque instant, les clochettes lancent cet appel : «Attachez les litières!»

4. Il y a une opposition forte entre les beyts 3 et 4 : l’étape (manzel) où est celui qui parle est différente des étapes où le Maître sait conduire. Ici, le locuteur est dans la caravane de l’Aimé sans cesse en train de partir : les clochettes attachées aux bêtes signalaient que l’on reformait la caravane. La scène est très traditionnelle en poésie arabe.

5. Nuit sombre, frayeur de la vague, tourbillon si terrifiant! Comment comprendraient-ils ce que nous éprouvons, ceux qui sur les rivages prennent tout à la légère?

6. Toute mon histoire m’a tiré des caprices du désir au renom d’infamie. Eh oui! Comment ce secret resterait-il enfoui, quand il provoque les attroupements?

5. «Ce que nous éprouvons» traduit le mot hâl : celui-ci désigne un état mental, l’esprit en tant qu’affecté par une cause externe. C’est un terme technique en spiritualité musulmane et en musique. Voir à ce sujet l’étude pertinente de Nasrollâh Pûrjavâdi, «Zabân-e hâl», dans Nasr-e Dânes 17, 3 (1379/2000), 4-12.

6. Les beyts 4, 5 et 6 montrent le locuteur au tourment, entre l’Aimé qui se dérobe, les gens qui prennent tout à la légère dans une vie facile, «sur les rivages», et l’attroupement provoqué par le secret divulgué de l’itinéraire personnel du poète, infamant à leurs yeux.

7. Si tu souhaites toujours audience, ne te cache pas de Lui, Hâfez! Dès que tu trouveras Celui que tu désires, dis adieu au monde, abandonne-le!

Avoir audience (hozur), c’est être nus en présence (ce que signifie d’abord hozur) de celui qui donne audience. Ici, c’est l’Aimé. Être mis en Sa présence fait rejeter tout ce qui n’est pas Lui. Paradoxalement, l’exhortation à ne pas se cacher s’adresse à l’amant, non à l’Aimé. Celui-ci ne peut être présent qu’à celui qui ne s’est pas détourné de Lui.





GHAZAL 50

1. L’intime solitude des pauvres est jardin au plus haut paradis. /Le service des pauvres est l’essence de la magnificence.

2. L’ouverture du trésor de la grandeur, pourtant muni d’étranges talismans,/se fait par le regard de miséricorde pour les pauvres.

3. La forteresse du paradis, dont l’ange Rezvân est allé garder l’entrée,/offre l’aspect d’allées où se délassent les pauvres.

4. Ce dont le rayon lumineux transmute en or la fausse pièce du cœur noir,/c’est la pierre philosophale que l’on trouve à fréquenter les pauvres.

5. Ce devant quoi le soleil dépose sa couronne d’orgueil,/c’est la grandeur que possède la splendeur des pauvres.

6. L’armée de la tyrannie s’étend d’un bout à l’autre du monde, pourtant,/de toute éternité et pour l’éternité, c’est le temps favorable aux pauvres.

7. L’heureuse fortune sans déclin à déplorer,/— écoute donc sans manières — c’est la fortune des pauvres!

8. Le trésor de Coré qui s’enfonce encore en terre par la colère divine,/est un coup provoqué par l’effet du zèle jaloux des pauvres.

9. Homme riche, n’étale pas tant de vanité, car chez toi,/la tête et l’or sont sous l’aile protectrice du haut dessein des pauvres.

10. Le Visage désiré que les rois recherchent en suppliant,/a pour point d’apparition le miroir qu’est la face des pauvres.

11. Hâfez, sois ici circonspect, car royauté et pouvoir/dépendent entièrement du service accompli sur le seuil des pauvres.

12. Je suis l’esclave de l’Âsaf de notre temps, puisqu’en ce royaume,/il a la prestance de la seigneurie et la conduite des pauvres.

Mètre n° 1. Q 49; N, 32; Kh, 3 o/292. — at-e darvisân ast = la rime de ce poème est la terminaison en — at de substantifs dont le nom du refrain est en annexion (at-e; ainsi khalvat et sirat). Le refrain (darvisân ast) comporte le mot darvisân, pluriel de darvis qui est le mot essentiel de tout le ghazal. Le ghazal 50 est un poème à la gloire des pauvres. Le verbe être conjugué (ast) clôt ce refrain.

Darvis n’est pas le derviche des siècles suivants, il ne désigne pas le membre d’un ordre soufi, ni un ascète errant. C’est d’abord et réellement le pauvre, celui qui est démuni de biens. Le mot est opposé à tavângar, «le riche» (beyt 9), à Coré (beyt 8), sorte de Crésus coranique. Le pauvre est aussi la contre-figure du roi (beyts 10 et 11). Le mot darvis est fréquent dans le Divân de Hâfez (près de cinquante occurrences). Hâfez se qualifie volontiers de pauvre (ainsi, ghazal 176,6), en contre-figure du roi (ghazal 442.6), mais il est surtout l’amant devant l’Aimé (ghazal 5,6; et encore ghazal 263,2). Il est l’homme le plus libre du monde (ghazal 285.5), et les larmes de son visage de pauvre sont l’argent et l’or que devrait désirer le riche (ghazal 252.3). Sa richesse est d’arriver à allier pauvreté et contentement (ghazal 431.7). Il est clair que, pour Hâfez, la pauvreté est d’abord la conscience d’être démuni de tout devant l’Objet de son amour. Mais cette conscience n’exclut pas celle aussi d’une dépendance financière réelle à l’égard d’un bienfaiteur. La première est le modèle, la seconde en est une dérivation qui s’ouvre ensuite au monde des pauvres.

1. L’intime solitude des pauvres est jardin au plus haut paradis. /Le service des pauvres est l’essence de la magnificence.

1. «L’intime solitude», persan khalvat. Cette solitude du pauvre est aussi bien l’esseulement que l’isolement en compagnie d’un être intime (voir ghazal 29,5). C’est cette richesse du pauvre qui vaut paradis. Mieux, elle vaut le jardin du plus haut des paradis (khold-e barin ; assonance avec khalvat). L’esseulement lui permet d’être librement tout à l’intimité qui s’offre à lui. «Le service des pauvres» traduit le persan khedmat-e darvisân; cette traduction se trouve confirmée par ce qui est dit au beyt 11.

2. L’ouverture du trésor de la grandeur, pourtant muni d’étranges talismans,/se fait par le regard de miséricorde pour les pauvres.

2. «Le trésor de la grandeur» traduit le persan ganj-e «ezzat, construction comparative par annexion : la grandeur est comme un trésor, dont l’accès est protégé par des talismans «étranges» («ajâyeb; sur ce terme, employé comme adjectif, voir Riyâhi, 1988, 137-138). Malgré ces talismans qui en empêchent l’accès, une clé permet d’acquérir ce trésor, à savoir le regard (nazar) de miséricorde pour les pauvres.

3. La forteresse du paradis, dont l’ange Rezvân est allé garder l’entrée,/offre l’aspect d’allées où se délassent les pauvres.

3. Rezvân (rezvân), terme non coranique, est le nom traditiomael (courant à partir du ive-xesiècle) de l’ange gardien du paradis (voir Encyclopédie de l’Islam, VIII, 1994, p. 536); le nom peut provenir du terme coranique rizwân, «faveur de Dieu» que le croyant attend au paradis. Deux termes sont mis en opposition dans ce beyt 3, la «forteresse» (qasr), car le paradis est un château fort, et «allées du jardin» (caman; voir Riyâhi, 1988, 120). L’ange est à la porte, les pauvres se délassent et se prélassent (nozhat) dans les allées du jardin. «Offre l’aspect» traduit le persan manzar, proprement : «le lieu qui s’offre à la vue». Ce terme peut signifier ailleurs le lieu d’où l’on voit, comme une terrasse, une fenêtre, l’œil même, ou encore ce qui s’offre de façon privilégiée à la vue et sur quoi aussi se trouve l’œil qui voit, à savoir le visage.

4. Ce dont le rayon lumineux transmute en or la fausse pièce du cœur noir,/c’est la pierre philosophale que l’on trouve à fréquenter les pauvres.

4. «La fausse pièce du cœur noir» est une façon de rendre ce que signifie le syntagme qalb-e siyâh, lift. «cœur noir». Le cœur noir est le cœur cruel. Mais l’expression a aussi un sens technique et désigne la fausse pièce de monnaie. Elle est à l’inverse de la pierre philosophale (kimiyâ). Celle-ci est capable de changer en or la fausse pièce de monnaie. Mais elle est aussi l’image de la fréquentation (sohbat) des pauvres, et son rayon lumineux change en or les cœurs cruels et noirs.

5. Ce devant quoi le soleil dépose sa couronne d’orgueil,/c’est la grandeur que possède la splendeur des pauvres.

5. Deux termes sont ici mis en opposition, l’orgueil (takabbor) et la grandeur (kebriyâ). D’origine arabe, ces deux termes sont construits sur une même racine (k b r). Le poète en joue et marque aussi une assonance avec le terme kimiyâ du beyt précédent. «La splendeur», persan besmat, est synonyme de sokuh. Voir au beyt 1 le terme mohtasamimagnificence») et, au beyt 2, ezzatgrandeur»). Le poète exploite ces notions qui sont chères aux yeux des princes, pour les appliquer volontairement aux pauvres.

6. L’armée de la tyrannie s’étend d’un bout à l’autre du monde, pourtant,/de toute éternité et pour l’éternité, c’est le temps favorable aux pauvres.

6. «Le temps favorable» : le terme forsat recouvre une notion essentielle de la culture persane. Il désigne le temps propice à la réalisation de ce qu’autrement le cycle du temps ne permet pas (voir ghazal 5,3). Tandis que la tyrannie ne s’étend que dans l’espace terrestre, le temps a une prééternité (azal) et une postéternité (abad), dont l’étendue infinie est justement le temps propice aux pauvres. La bonne fortune est ultimement à eux.

7. L’heureuse fortune sans déclin à déplorer,/— écoute donc sans manières — c’est la fortune des pauvres!

8. Le trésor de Coré qui s’enfonce encore en terre par la colère divine,/est un coup provoqué par l’effet du zèle jaloux des pauvres.

7. Le poète développe dans les beyts 7 à 11 ce qu’il a dit en une fois au beyt 6. On s’y attendait, il parle d’abord de la «bonne fortune» (dowlat) réservée aux pauvres. Point de crainte à avoir pour son déclin, elle ne leur manquera finalement jamais.

8. Coré (Qârun) est un personnage coranique. Il est question de lui dans Coran, XXVIII, 76-82. Au verset 81, il est dit, à propos du châtiment divin, que Nous [Dieu] fîmes engloutir par la terre Coré et sa maison […]’ Sur l’histoire de Coré, sorte de Crésus coranique, voir Tabari Bal'ami, Chronique, trad. Zotenberg, I, 381-388). Homme du peuple de Moïse, sa richesse l’avait rendu insolent. Le peuple le lui avait reproché, reproche que Hâfez interprète comme issu d’un «zèle jaloux» (gheyrat) pour la cause de Dieu. Voir un développement du sujet dans Partov-e Alavi, Bâng-e jaras, 1960/1349, 45-47.

9. Homme riche, n’étale pas tant de vanité, car chez toi,/la tête et l’or sont sous l’aile protectrice du haut dessein des pauvres.

9. La situation réelle du riche et du pauvre est à l’inverse des apparences. C’est le riche qui est sous l’aile (kanaf) et la dépendance de la haute ambition (hemmat) du pauvre. Les riches n’existent qu’à cause des pauvres, le haut dessein de ceux-ci implique pour sa réalisation que l’or nécessaire soit chez le riche. Il n’y a pas là motif à vanité (nakhvat) de la part des riches, motif à ce qu’ils se vantent de leur richesse. «N’étale pas» (ma -forus), comme fait le marchand.

10. Le Visage désiré que les rois recherchent en suppliant,/a pour point d’apparition le miroir qu’est la face des pauvres.

10.«Le Visage désiré» (ruy-e maqsud) est sans doute le Visage de l’Aimé, que les rois, comme tout homme, recherchent. Ce Visage a un point d’apparition (mazhar) parmi les humains. Ce lieu, c’est le miroir où il se reflète. Ce miroir, c’est la face des pauvres, où «face» traduit le mot tal’at, qui nomme d’abord la face solaire au moment de son apparition à l’orient. La face des pauvres est le miroir où pointe le Visage de l’Aimé.

11. Hâfez, sois ici circonspect, car royauté et pouvoir/dépendent entièrement du service accompli sur le seuil des pauvres.

12. Je suis l’esclave de l’Âsaf de notre temps, puisqu’en ce royaume,/il a la prestance de la seigneurie et la conduite des pauvres.

11. Les princes n’ont de raison d’être que le service des pauvres, plus exactement le service au «seuil» des pauvres, où hazrat désigne le seuil où, d’ordinaire, on se présente et on se tient pour servir les princes!

12. L’Âsaf de notre temps est le vizir du prince, dédicataire du ghazal. Au temps de Salomon, Âsaf était le vizir de celui-ci. L’éloge du vizir ramasse la leçon du ghazal, montrant en lui l’alliance de la condition du maître et de celle du pauvre. La tradition veut que ce «Âsaf de notre temps» soit Tourânshâh, l’un des vizirs de Shâh Shodjâc (voir Ahûr, Kelk, 247).



[A partir du ghazal 50 les commentaires sont abrégés. De plus j’omets le Mètre donné en début. Enfin je ne reprends pas les beyts.]



GHAZAL 297

1. J’ai perçu une senteur d’amitié, aperçu un éclair d’union : viens-t’en, brise du nord, car je meurs pour ton parfum!

2. Toi qui chantes pour mener les chameaux de l’aimée, arrête, fais étape! Car je manque de belle patience, par passion de la beauté.

3. Mieux vaut négliger le récit sur la Nuit de la Séparation, et rendre grâce puisque le Jour de l’Union a levé son voile.

4. Puisque le Compagnon pense à la paix et demande pardon, on peut passer sur les coups du gardien en toute circonstance.

S. Vois donc! Le voile brodé de roses couvrant les sept demeures

de l’œil, nous l’avons suspendu pour qu’on le décore à l’atelier

de l’imaginaire!

6. Dans mon cœur serré il n’y a que le fantasme de Ta bouche. Ah, que personne ne poursuive comme moi ce fantasme impossible!

7. Je trouve un intérêt à la lassitude que cause l’Aimé, alors que personne ne se lasse vraiment de sa propre âme.

8. Hâfez l’étranger a été victime de son amour pour Toi, pourtant passe une fois par notre tombe, car verser notre sang T’est licite!

Le ghazal 297 montre un poète-amant dans une situation inverse de celle du ghazal précédent : le Bien-Aimé veut faire la paix et demande pardon (beyt 4), si bien que le poète peut passer par-dessus «les coups» (jowr, litt. «l’oppression») du gardien qui défend l’accès à l’Aimé. La Nuit de la Séparation passe, le Jour de l’Union se lève (beyt 3). Mais tout n’est pas si simple. Assurément (beyt 5), le poète a cessé de pleurer : il a retiré le voile fait de larmes de sang qui était sur ses yeux, (le voile brodé de roses qui couvrait les sept demeures [dont est fait] l’œil’). Plus précisément, il l’a étendu, ou suspendu (kaside-am be) pour qu’il soit enjolivé (tahrir) à l’atelier des fantasmes. Le Jour de l’Union n’avait donc fait que lever seulement son voile. L’atelier de l’imagination, c’est le cœur serré de l’amant (beyt 6). N’y tient bien que ce qui est serré, justement la belle bouche de l’Aimé. Son image de rêve, cette bouche si fine, est si cruelle que le poète ne souhaite à personne de vivre à la recherche d’un fantasme «impossible» (mohâl, sans réalité (autre interprétation ci-dessous). Le beyt 7 comporte un terme important, malâl. Il nomme la lassitude, voire le dégoût (be sotuh âmadan, selon Dehkhodâ, Loghat-nâme, s. v.). Hâfez trouve à cette lassitude en amour un profit (maslahat), dans la mesure où il est inspiré par la quête amoureuse, c’est-à-dire par l’Aimé (jânân), qui est l’âme (jân) de son âme. Bien sûr, personne n’éprouve sérieusement de la lassitude pour son âme, sa vie. Voir, sur la lassitude les ghazals 83,6; 275,8; 357,6 et 400,10. Victime de son amour, Hâfez ne peut en vouloir à son Aimé, qu’Il vienne visiter sa tombe sans remords (beyt 8).

Le beyt 2 débute par un mesrâc en arabe de formulation traditionnelle (voir Ahûr, Kelk, 709). Le poète interpelle le conducteur de la caravane qui emporte sa bien-aimée, et lui demande de s’arrêter et de faire étape. La proposition persane donne ensuite le juste sens de ce formulaire. Mais Hâfez construit formellement son beyt sur un jeu de mots, à partir de la racine arabe j m l. Il emploie trois mots formés sur cette racine : jimâlchameaux»], jamilbeau, belle»] et jamâlbeauté»].

Au beyt 5, «les sept demeures de l’œil» (haft khâne-ye casm) désignent les sept «voiles de l’œil» (parde-hâ-ye casm ; voir Dehkhodâ, Loghat-nâme, s. v.) qui forment, selon la médecine ancienne, le globe de l’œil : cornée, rétine, sclérotine, uvée, choroïde, iris, corps ciliaire. En clair : le poète-amant a cessé de pleurer, il a congédié la pensée de la séparation et se réfugie dans son imagination pour l’orner de la figure de Son aimé. Voir un développement sur les riches images dont est chargé ce beyt dans Ahûr, Kelk, 524-5.

Au beyt 6, le fantasme de la bouche est aussi «impossible», parce qu’elle est si fine, si belle donc, qu’on ne la voit pas. La beauté de l’Aimé est inimaginable.



GHAZAL 301

I. Chaque point que j’avançai pour décrire ces belles qualités, quiconque l’entendit s’écria : «Par Dieu, quel maître!»

2. Parvenir à l’amour et à la vie libertine parut d’abord facile. Mon âme se brûla finalement à gagner ces hauteurs.

3. Je demandai : «Quand feras-Tu grâce à mon âme impuissante?» Lui : «Au temps où ton âme ne sera plus en travers du chemin!»

4. Au haut du gibet, Hallâdj explique bien ce point. On n’interroge pas Shâfé’i sur pareilles questions!

5. Je me suis livré à un Compagnon effronté et gracieux, Belle Figure au caractère agréable, aux qualités louées.

6 : Au cœur même de ma retraite il détourna mes yeux du chemin et maintenant vers Ton sourcil j’incline comme les ivres.

7. Cent fois j’ai connu des larmes de mes yeux le Déluge de Noé, jamais Ton image ne s’est effacée de la table de mon cœur.

8. Ami, la main de Hâfez est le talisman contre le mauvais œil! Ah Seigneur, puissé-je le voir à ton cou comme un baudrier!

Le ghazal 301 est écrit par Hâfez avec la conscience forte de dire au mieux l’essentiel de ce qu’il importe de savoir en spiritualité et qu’il faut emporter toujours avec soi (beyt 8). Ses mots [nokte, «fin mot», «point» disant l’essentiel, ou «point» du discours mis en valeur; beyt 4], enchâssés dans un poème bref et qui va à l’essentiel, sont dits de sorte qu’ils provoquent l’admiration [beyt 1; «quel maître» rend l’expression empruntée à l’arabe : darru qâ’el, «quel don de parleur»]. Il s’agit plus précisément du couple de mots «amour et vie libertine» ('esq-o rendi, beyt 2.). On se brûle à gagner ces hauteurs [fa’zâ’el, mot à mot ces «excellences»]. Comment cela? Réponse au beyt 3 : l’âme de l’amant, si impuissante soit-elle, est encore de trop, dans l’amour total, où ne doit plus exister que l’Aimé. Le modèle est Hallâdj, le saint pendu au gibet pour avoir osé dire ce qu’il vivait : n’être plus que l’Aimé (beyt 4), sans son moi. L’amour libre de tout ('esq-o rendi) n’est pas de ces choses sur lesquelles on interroge le maître al-Shâfi’î (767/150-820/204, fondateur éponyme de la grande école juridique de l’islam sunnite, majoritaire à Chiraz au temps de Hâfez. Voir Encyclopédie de l’Islam, IX, 1998, 187-195; et Hamdollâh Mostowfi, Nozhat al-qolub, éd. Dabir-Siyâqi, 1336/1957, p. 136). Sur l’amour, ce juriste n’a rien à dire! Les beyts 5, 6 et 7 disent en peu de mots suggestifs la séduction totale qu’a exercée l’Aimé sur l’amant. Le beyt 6 fait sonner des mots dont l’aura de sens fait comprendre que l’ivresse d’amour s’est introduite dans les yeux et les oreilles de l’amant et le pousse à s’incliner vers le sourcil de l’Aimé, d’une inclination qui s’identifie à la courbure de ce même sourcil (voir Khorramshâhi, op. cit., p. 905). On sait que le sourcil de l’Aimé est le mirhrab de l’amant.

Au beyt 1, samâ’el, traduit par «belle qualités», nomme les habitus moraux loués. Où l’on voit que la morale qu’annonce Hâfez est toute entière dans l’amour dont il va être ensuite question.

Le beyt 2 évoque ce qui est dit dès le début du Divân, ghazal beyt 2. «Parvenir», le persan tahsil implique l’idée d’un effort pour acquérir quelque chose.

Beyt 4 : «explique», persan sarâyad, verbe sorudan, litt. «composer» (un poème), le «chanter».

Au beyt 5, «gracieux» : persan gasi où gas (ou kas) joint les notions de beauté et de perfection.

Le beyt 6 a été lu différemment par Qazvini et par Neysâri. Je garde la lecture de Khânlari. «Il», pronom sujet du verbe «détourna», représente le nom «sourcil» : les sourcils de l’Aimé ont séduit l’amant au point de le détourner de sa route et de l’incliner vers eux. Jeu sur le mot eyn que je traduis par «cœur» (de ma retraite). Le choix du mot est voulu à cause de son autre sens, «œil».



GHAZAL 310

1. Je le dis ouvertement et j’en ai le cœur en joie : je suis esclave de l’amour et libre du souci des deux mondes!

2. Je suis oiseau de la sainte Roseraie. Comment expliquerais-je la Séparation? Je veux dire : comment suis-je tombé en ce piège de la contingence?

3. J’étais ange, mon séjour était le paradis le plus haut. Adam m’entraîna en ce monastère où prospère la ruine.

4. L’ombre de l’Arbre Tûbâ, les attentions de la houri, le bord du Bassin/ont quitté ma mémoire à cause de ma passion pour Ta rue!

5. Sur le tableau de mon cœur, il n’y a que l’alif de la taille de l’Ami. Que ferais-je? Mon maître ne m’a pas appris d’autre lettre.

6. Aucun astrologue n’a reconnu l’étoile de ma fortune. Ah, Seigneur, sous quel astre suis-je né de ma mère la Terre?

7. Depuis que je suis esclave à la porte de la Taverne de l’amour, à tout instant me vient à nouveau un chagrin et ses bons vœux!

8. La pupille de mes yeux boit le sang de mon cœur et c’est bien! Car pourquoi ai-je livré mon cœur à Celui que chérissent les humains?

9. Essuie les larmes du visage de Hâfez avec le fil de Tes cheveux, sinon ce flot continu emportera mes fondations.



Le ghazal 310 s’ouvre par un superbe beyt qui met en attente d’une explication. La rime — âdam fait naturellement attendre Adam et son histoire et, par rapport à elle, l’histoire du poète-amant, mais aussi de tout homme. La faute d’Adam a conduit l’ange du paradis qu’était cet homme, amant-poète (beyts 2 et 3), «en ce piège de la contingence» qu’est ce bas monde. Alors le souvenir des délices du paradis s’est effacé de sa mémoire (beyt 4). Était-ce la faute d’Adam? La cause énoncée est cette passion d’amour pour l’Aimé : elle est telle que le poète-amant n’a que l’alif de Sa taille pour savoir, tenu de son Maître sur la Voie d’amour. Alif première lettre de l’alphabet et unique objet de sa science, est droit comme la seule unité verticale qu’il connaisse. Quel destin! L’astrologue n’a su déchiffrer son horoscope à sa naissance (beyt 6). La réalité, c’est à la fois cette joie et cette douleur (beyts 1, 7 et 8) de l’amour. Il n’y a pas de réponse à la question sur le pourquoi de l’amour pour l’Aimé, Être chéri des humains (beyt 8). Dans cette distance, cette séparation (feràq, beyt 2), seul un geste d’attention de l’Aimé pourrait empêcher l’amant de glisser vers sa perte (beyt 9).

Au beyt 2, «la sainte Roseraie» (golsan-e qods) est le paradis.

La façon dont, aux beyts 4 et 5, Hâfez traite de la mémoire et de l’oubli est essentielle : il n’est pas un nostalgique de la patrie perdue. Sur les houris (beyt 4), voir Ch. Pellat, Encyclopédie de l’Islam, III, 1971, p. 601-2. Sur le Bassin d’Abondance, voir J. Horovitz, Encyclopédie de l’Islam, IV, 1978, p. 838. La lettre alif s’écrit d’un trait vertical, image de la taille de l’Aimé.

Au beyt 6, «l’astre» est l’astre ascendant [tâle»] qui donne le chiffre de l’horoscope.

Au beyt 8, «Celui que chérissent les humains» (jegargu se-ye mardom) est une image de l’Aimé. La pupille tient du cœur ses larmes de sang, et elle pleure de douleur pour ce cœur livré à l’Aimé. En citant ce beyt, Dehkhodâ (Loghat-nâme, s. v.) donne à jegarguse le sens d’«enfant».

GHAZAL 314

1. Devenu vieux, triste et incapable, pourtant/chaque fois que je me souviens de Ton visage, je rajeunis.

2. Grâces soient à Dieu, car quoi que j’aie demandé à Dieu, j’ai été exaucé au mieux de mon haut dessein.

3. Jeune Rosier, jouis du fruit de Ta fortune, puisque à Ton ombre je suis devenu le rossignol du jardin du monde!

4. Au commencement, j’ignorais tout de l’existence. À l’école du chagrin pour Toi, je devins ce fin connaisseur!

S. Le sort transfère toujours ma créance à la Taverne, en quelque situation que je sois.

6. Je ne suis pas vieux en mois et en années. Le Compagnon est infidèle, c’est pourquoi, la vie passant comme Lui, j’ai vieilli.

7. La porte du vrai sens s’est ouverte à mon cœur du jour où je devins l’un des résidants à la Porte du Maître des Mages.

8. Sur la voire royale de l’éternelle Fortune, au trône du sort heureux, j’ai rejoint la coupe de vin, comme les amis le souhaitaient.

9. Depuis le temps où je fus pris de convulsions par l’effet de tes yeux, je ne souffre plus à la pensée des convulsions de la Fin des Temps.

10.La nuit dernière, la divine Providence me donna la nouvelle : «Hâfez, reviens! Je suis devenu la garante du pardon de tes fautes!»

Le ghazal 314 est marqué par le sens du refrain et, d’un beyt à l’autre, on parcourt des transformations survenues au poète-amant, ou bien, au dernier beyt, au comportement de la Providence à son égard. La vieillesse en particulier est un état survenu au locuteur, mais de différentes façons. Au beyt 1, elle se transforme en jeunesse au souvenir du visage du Bien-Aimé. Au beyt 6, la vieillesse est sa douleur d’amour, elle lui est venue de la durable infidélité de l’Aimé, au rythme du temps. Mais il y a un pîr, un maître d’une sagesse qui est habituellement le propre des gens d’âge, c’est le Maître des Mages (pir-e moghân, beyt 7). Devenu l’un des habitants de sa Porte (dargah), le poète-amant a vu en même temps s’ouvrir à lui la porte (dar) du sens (m’anâ), le «vrai sens», la réalité ultime au-delà de toutes ses images. Telle est la transformation que l’on éprouve auprès de l’«ancien». Le beyt 8 complète la description du beyt 7, montrant le poète-amant en pleine et heureuse fortune, coupe en main parmi ses amis, habitants du Seuil de ce Maître. Un autre thème développé dans le ghazal est celui de la bonne fortune. Elle est annoncée triomphalement au beyt 2, et finement expliquée aux beyts 3 et 4.

Le beyt 8, on l’a dit, touche aussi au thème. Finalement, tout le ghazal entraîne à parcourir un grand «devenir», le passage de la triste vieillesse à l’heureuse fortune, et ceci pour l’éternité.

À propos de l’action de grâces, dont il est question au beyt 2, Khorramshâhi (loc. cit.) montre justement l’importance que revêt en islam le fait de rendre grâces à Dieu. «Haut dessein» : hemmat.

Au beyt 3, le «jeune Rosier» est sans doute, non un mécène, mais le Maître dont il sera question au beyt 7. Le «rossignol» est le poète, le jardin du monde, la ville de Chiraz peut-être. Le poète est une chance pour le Maître.

Le beyt 4, d’une grande importance dans la pensée de Hâfez, est sur le chagrin comme école de l’amour. «Ce fin connaisseur» (que tu vois) traduit le persan c’onin nokte-dân. Le chagrin d’amour apprit au poète le secret de l’existence.

Au beyt 5, Hâfez emploie un terme de droit, havâlat, qui est le transfert d’une créance d’un débiteur à quelqu’un d’autre. La taverne est responsable de la dette contractée par le poète-amant. Elle a à rendre compte des actes de celui-ci. Lui n’a pas de compte à rendre, puisque c’est le destin qui le voue à l’amour, à la Taverne.

Au beyt 9, «la Fin des Temps» traduit le persan âkhar zamân, proprement : la fin du septième et dernier millénaire, le temps du monde durant au total 7 000 ans. Le bouleversement de l’amour rend insignifiante la peur de la fin du monde.



GHAZAL 343

1. À Dieu ne plaise qu’à la saison de la rose je renonce au vin! Je me vante d’être raisonnable : comment ferais-je cela?

2. Où est le ménestrel? Que toute ma récolte d’ascèse et de science, je la consacre au son du luth, à la voix de la flûte!

3. Mon cœur est maintenant saturé des bavardages de l’école. Je suis quelque temps encore au service de l’Aimé et du vin.

4. Où est le messager de l’aube? Que de la Nuit de Séparation je lui dise/mes plaintes, cet être d’heureuse fortune, au pas de bon augure!

S. Quand vit-on fidélité en ce monde du temps? Apporte la coupe de vin, je raconterai ce qui arriva à Djamshîd, à Kâvous et à Key!

6. Je n’ai pas peur du Livre de Comptes, car au Jour du Jugement, avec Sa bonté débordante j’enroulerai cent livres de ce genre!

Cette âme d’emprunt que l’Ami confia à Hâfez, un jour je verrai Sa face et la Lui remettrai.

Le ghazal 343 est comme un chant de libération intérieure, même si le poète est encore dans la Nuit de la Séparation. Il proclame à nouveau ce que la vie lui a enseigné : que la raison est de boire quand c’est le printemps (beyt 1), que tout ce qu’ascèse et science peuvent apporter de bien se trouve bien mieux dans le chant du ménestrel (beyt 2). L’école n’est qu’un lieu de bavardages (beyt 3), et la seule occupation qui reste encore valable, «pour quelque temps encore» (yek cand niz), c’est d’être au service de «l’aimé» (macsuq) et du vin. Il appelle le vent, ce «messager de l’aube» (peyk-e sobh, beyt 4) aux pas de bon augure, pour qu’il porte les plaintes que lui arrache la Nuit de Séparation où il est. Nulle est la fidélité en ce monde temporel (zamâne, beyt 5) et l’on sait ce qui est arrivé aux plus grands rois des temps anciens, comme Djamshîd, Kâvous et Key (Qobâd, sans doute). Le Jour du Jugement (litt. «du Rassemblement», hasr) ne fait pas peur au poète (beyt 6), car il sait qu’il enroulera et mettra de côté (tey konam) cent livres comme le sien, où sont consignées ses turpitudes (nâme-ye siyâh, « le livre noir »). Il le fera en compagnie de «Sa» bonté (litt. «de l’effusion de Sa bonté»), celle du Bien-Aimé. De Celui-ci, «l’Ami» (dust, beyt 7), il tient son âme d’emprunt (jan-e âriyat). Un jour, il verra Sa face (ruzi rokh-as bebinam) et Lui rendra son âme confiée.

Au beyt 3, dans : «je serai quelques temps encore», «encore» (non : «aussi») traduit le persan niz, en suivant Dehkhodâ (Loghat-nâme, s. v.). Le poète veut sans doute dire que, ce qui lui reste de vie, il l’emploiera seulement au service de l’Aimé et du Vin.

On remarquera que quatre beyts comportent les interrogations key (« comment? », beyt 1), kojâ (e où?» beyt 2), ku (« où est le messager de l’aube? », beyt 4) et key (« quand y eut-il fidélité en ce monde? », beyt 5). Ces interrogations voulues en bonne place donnent au poème une note de désarroi.

Au beyt 7, Hâfez énonce une conviction courante en sunnisme ash’arite, que le croyant verra la face de Dieu quand il lui aura rendu la vie que Dieu lui prêta. Sur cette question importante au chapitre de la théologie des fins dernières, voir l’importante étude de Nasrollâh Pûrjavâdi, Royat-e mâh dar âsmân. Barresi-e târikhi-e mas'ale-ye leqâ’allâh dar Kalâm va tasavvof «La Vision de Dieu en théologie et en mystique musulmanes», préface de C.-H. de Fouchécour et remarques complémentaires de Fritz Meier, Téhéran, Presses universitaires d’Iran, 1375/1996, XII-267 p.



GHAZAL 392

1. L’Être à la haute stature, mon séducteur et mon ensorceleur, écourta la longue histoire de mon ascèse.

2. Tu vis, mon cœur, au terme de l’âge, de l’ascèse et de la science, ce que me firent mes yeux voluptueux!

3. Je me dis que je voilerai du froc d’hypocrisie les signes de l’amour. Les pleurs me dénoncèrent en révélant mon secret.

4. Le Compagnon est ivre, Il ne se souvient pas de Ses partenaires. Que bien nommé soit mon échanson accueillant aux pauvres!

5. Ah Seigneur, quand soufflera Ce zéphyr dont l’effluve m’apportera Sa générosité comme un bouquet de parfums?

6. Pour l’heure, je trace sur l’eau un dessin fait de larmes. Quand donc ma fiction approchera-t-elle la réalité?

7. Je crains la ruine de ma foi, car Tes sourcils en forme de mihrab me distraient de la présence à Dieu dans la prière.

8 Comme la chandelle je pleure sur moi tout en riant, attendant l’effet sur Toi, cœur de pierre, de ma consomption et de ma patience.

9. Ascète, puisque par ta prière rien n’arrive, mon ivresse nocturne et mes secrets désirs seront plus utiles!

10. Hâfez s’est consumé de chagrin. Zéphyr parle de son état au roi : il a souci de l’ami et réduit à néant l’ennemi!

Le ghazal 392 est un beau traitement poétique de thèmes de la tradition lyrique choisis par Hâfez. Le Bien-Aimé est un être qui a subverti toutes les valeurs que la société pratique et maintient dans l’hypocrisie : la piété soufre, la prière (namâz, beyts 7 et 9), l’ascèse, la science, la «foi» même (imân; beyt 7). Ce Bien-Aimé est à la fois tout séduisant et dans l’oubli de ceux qu’Il a ainsi saisis, pris qu’Il est par l’ivresse (beyt 4). Quant au poète-amant, le «moi» (man) du refrain, l’amour a défait en lui toute autre valeur, biaisée par la société. Il a bien tenté de dissimuler ce qui lui arrivait, l’amour, mais il a été trahi par ses larmes (beyt 3). Son Aimé est absent, il espère de Lui un signe, Son parfum (beyt 5) apporté par le vent. Il n’a de Lui que l’image tremblante qu’il s’en fait dans ses larmes, dessin sur l’eau (beyt 6), fragile autant qu’il est possible. Les sourcils de l’Aimé, en forme de mihrab, le distraient de sa prière, lui enlèvent sa présence à Dieu (hozur; beyt 7). D’ailleurs, à quoi bon la prière (beyt 9)? Il aspire à la «réalité» (haqiqat; beyt 6) de la présence de l’Aimé, toute «fiction» (majâz) dissipée. Il rit et pleure sous la douleur d’amour, sans illusion sur l’effet produit auprès de son Aimé au cœur de pierre. Sa vraie vie? L’ivresse de la nuit, le secret (râz) de l’amour enfoui, le besoin du désir (niyâz; beyt 9). Il est un pauvre (maskin; beyt 4) de l’amour.

Au beyt 1, «mon ensorceleur» correspond au persan naqs-bâz-e man, où naqs-bàz (litt. «qui joue avec les dessins») est donné par les dictionnaires comme équivalent de neyrang-bâz, «ensorceleur. Aux jeux, il nomme le tricheur. Au second mesrâc, «la longue histoire de mon ascèse» traduit le persan qesse-ye zohd-e derâz-e man, où derâzlongue») se rapporte à «l’histoire» (qesse), non à «l’ascèse» (zohd).

Au beyt 2, «au terme», c’est après avoir parcouru le temps jusqu’à la vieillesse, et l’ascèse et la science dans toutes leurs étapes. Alors est arrivé l’amour. «Voluptueux» traduit le persan ma'sûqe-bâz, litt. «qui joue avec la bien-aimée». Ce sont les yeux voluptueux de l’amant, non l’Aimé séducteur, qui sont en cause dans l’événement en question.

Au beyt 4, l’opposition est entre l’oubli de l’Aimé et la mémoire faite de l’échanson. Il s’agit d’un appel à la consolation du vin servi par l’échanson.

Au beyt 5, «le bouquet de parfums», persan samâme, nomme un rouleau de matières odoriférantes (ou une «pastille odoriférante» (Kazimirsky, Dictionnaire), ou une «pomme de senteur contre les vapeurs pestilentielles» (Dozy, Dictionnaire) que l’on gardait en main et que l’on respirait à volonté.

Au beyt 6, le «dessin fait de larmes» (naqsi az gerye) est la figure de l’Aimé. L’amant voit en imagination cette figure, fragile comme les larmes, bien plus : elle est comme dessinée sur l’eau!

Au beyt 8, le poète utilise habilement l’image de la chandelle qui semble à la fois pleurer et rire, pleurer à cause des gouttes de la cire qui fond, et rire par sa flamme et son crépitement. «Consomption et patience», persan suz-o sâz. Sâz est le fait de s’accommoder de quelque chose.

Sur la relation entre deux propositions établie par le morphème ham, au beyt 9, voir l’explication de Khorramshâhi, loc. cit. : ham introduit une comparaison selon le degré, haussé en deuxième proposition.



GHAZAL 474

1. À l’aube, en un pays, un cheminant/confiait cette métaphore à un proche :

2. Soufi, le vin devient pur au moment où/dans le flacon de verre il a parcouru quarante jours!

3. Si manque le doigt de Salomon, quelle efficacité procure la gravure sur le sceau?

4. Dieu est écœuré par ce froc, cent fois! car il a cent idoles par manche!

5. Même si le courage a bon renom sans preuve, fais part d’un besoin qui te vient à un être délicat!

6. Propriétaire de la récolte, tu seras récompensé, si tu es indulgent pour un glaneur.

Les cœurs se sont assombris. Du monde invisible, peut-être, un solitaire va dresser une lampe.

8. Pour la haute ambition, il n’y a ni espoir d’être exalté, ni consolation, ni passion soufferte pour la religion.

9. Les belles créatures ont certes l’habitude de s’emporter, mais qu’importe, si elles l’adaptent à un être chagriné.

10. Montre-moi le chemin de la Taverne, pour que je m’enquière auprès d’un être clairvoyant de l’issue de mon état.

11. Hâfez n’a pas plus de présence à l’étude et à la solitude que le savant n’a de science certaine.

Le ghazal 474 est un grand poème de Hâfez, en forme de conseils forts et de réflexions fines. Les conseils visent principalement le soufi, finalement tout «cheminant» (rahrow; bey 1) sur la voie spirituelle. Les réflexions sont le fruit d’une expérience sûrement personnelle. Pour preuve, l’humilité de Hâfez au beyt 11. Chaque conseil et chaque réflexion forme un tout en soi et leur formulation est faite assez clairement pour qu’il ne soit besoin d’ajouter à leur lecture que peu de mots. On notera l’insistance du poète à se référer à un maître attendu, solitaire venu du monde invisible (beyt 7), un être clairvoyant que l’on consulte à la Taverne (beyt 10), voire un «être délicat» (nâzenini) à qui confier un besoin (beyt 5). Au beyt 1, je traduis par «métaphore» le persan mo’ammâ, litt. «énigme», qui ne convient pas.

La métaphore du beyt 2 porte sur la purification du vin, sa décantation de la lie. Quarante jours sont nécessaires pour cela. «Quarante jours», persan arba’ini, l’allusion est aux quarante jours durant lesquels Moïse, selon le Coran (VII, 138), dut jeûner avant de rencontrer Dieu. En soufisme, la pratique du jeûne et de l’isolement durant quarante jours (celle -nesini) est une pratique importante. «Il a parcouru» traduit le persan bar-ârad, équivalent de gozârad (voir Dehkhodâ, Loghat-nâme, s. v.). Au soufi est donné l’exemple imagé de la décantation du vin pour l’encourager à la purification de la retraite.

Au beyt 3, la référence est au dessin gravé sur la bague de Salomon. Selon la tradition, ce dessin était fait du nom de Dieu, ce qui donnait tout pouvoir à Salomon. Mais sorti de son doigt, plus précisément passé au doigt de Satan qui avait volé la bague, elle perdait sa propriété, son «efficacité» (khâssiyat). Hâshem Jâvid (1375, 109 — III) voit une autre référence, plus proche des mots du beyt, celle de la transmission par David à Salomon de son pouvoir, un sujet traité dans les commentaires anciens du Coran. Tant qu’il n’y eut pas le doigt de Salomon, David ne pouvait transmettre son pouvoir, par l’intermédiaire de la célèbre bague.

Beyt 5 : être courageux (morovvat) est une notion louable, mais en faire preuve par un signe (nesân) change la notion en réalité.

Le superbe beyt 7 montre la foi de Hâfez dans le pouvoir de rayonnement des «solitaires».

Au beyt 8, il est question d’une autre vertu éminente, le «haut dessein» (hemmat). Ce beyt semble bien être la suite de ce qui est dit au beyt 7. Les hommes n’ont plus le cœur à l’œuvre, de sorte que la haute ambition ne se voit plus estimée. La «passion soufferte pour la religion» (dard-e dini; voir Dehkhodâ, Loghat-nâme, s. v.) manque maintenant comme visée de haut dessein.

Au beyt 10, on trouve une autre expression pour désigner le Maître de la taverne, il est le «clairvoyant» (pisbin).



GHAZAL 477

1. De la branche du cyprès, le rossignol à belle voix aux accents rythmés/récitait la leçon des séances spirituelles la nuit dernière,

2. à savoir : «Fais attention, la rose a fait voir le feu de Moïse, pour que du buisson tu perçoives le mot subtil d’unification!»

3. Les oiseaux au jardin agencent les rimes et font des mots d’esprit, pour que le maître boive le vin sur des ghazals de grande tenue.

4. Heureuse la natte de mendiant et paisible le sommeil, car cette belle vie n’est pas un sort pour le trône royal!

5. Djamshid n’a gagné de ce monde que son histoire de la coupe. Prends garde, n’attache pas ton cœur aux affaires du monde!

6. Entends cet étrange récit sur la bonne fortune à l’envers : le compagnon nous tua par ses souffles dignes de Jésus!

7. Par sa séduction Ton ceil a ruiné la demeure des humains. Ne va pas T’assoupir dans le vin, Tu avances si bien en ivresse!

8. Cornme a bien parlé à son fils le vieux paysan : «Lumière de mes yeux, tu ne récolteras que ce que tu as semé!»

9. L’échanson a sans doute dépassé ce que doit recevoir Hâfez, car la mèche sortie de son turban s’est mise en désordre…

Le ghazal 477 est fait d’un ensemble de beyts à caractère didactique et sentencieux. Mais les trois premiers beyts sont spéciaux. Pris ensemble, ils parlent du chant poétique du rossignol et de celui des oiseaux. Le chant du rossignol est cependant spécial et superbe, livrant en peu de mots (beyt 2) le plus fort de ce que Hâfez a pu dire de la rose. Les beyts 4 et 5, peut-être inspirés par le mot pahlavi, s’il est une allusion au style épique des temps anciens, traitent de la condition royale. Aux beyts 6 et 7, on passe aux délicieux ravages du Bien-Aimé séducteur. Voici, au beyt 8, le «paysan» (dehqân, plus justement le propriétaire resté sur ses terres et gardien de la sagesse ancestrale). Le beyt 9 est un mot d’esprit, voire une «facétie»; il en était question au beyt 3 (bazleguy). On peut voir dans ce ghazal la volonté de présenter les quatre religions, juive avec Moïse, musulmane avec la notion d’unification (towhid), zoroastrienne avec le cyprès (l’arbre d’immortalité introduit par Zoroastre) et le feu, chrétienne avec Jésus et son souffle résurrecteur.

Au beyt 1, «belle voix» traduit le persan golbâng, un mot usuel mais dont l’étymologie fait question. Il va bien à Hâfez, parce qu’il contient le mot gol, «la rose», pour qui chante le rossignol, bâng étant la clameur, plus forte que le chant. Gol pourrait étre, en composition, un adjectif, «beau, doux» comme dans golgast. Pour Ahûr (Kelk, 1965), il serait un adjective qualifiant, «fort», équivalent de bozorg, car golbâng nomme aussi le cri d’une foule.

L’adjectif pahlavi (à la rime aux beyts 1 et 3) à son tour fait question. Il peut référer à la langue pehlvi, c’est-à-dire celle des récits héroïques anciens. Je le traduis au beyt 3 par «de grande tenue», s’agissant des ghazals, qui relèvent de la lyrique. Il peut référer à la langue en usage dans le nord-ouest de l’Iran et dont traitait encore, au XIIIe siècle à Chiraz, le rhétoricien Shams-e Qeys, comme d’un parler perse spécifique, dont il évalue des faits de poétique (Shams-e Qeys, al-Mo’jam, M. Qazvini éd., 1909, p. 28, 105, 173, 176 et 177). Le mot a dû sans doute aussi désigner, comme aujourd’hui, un mode musical. Dans un usage ancien, il a également servi à qualifier de «rythmée» la poésie (mowzun). Les dictionnaires donnent aussi le sens de «citadin» (sahri), opposé à campagnard. Voir surtout Mallâh, p. 75-80, 179-182 et 200.

Au beyt 1 encore, «séances spirituelles» traduit le persan maqâmât-e ma'navi. En spiritualité, le singulier, maqâm, nomme un certain état stable dans l’ascension de l’âme. Le pluriel, outre le pluriel du mot précédent, est le titre donné à un genre d’œuvres littéraires, pour lesquelles le terme de Séances convient.

Le beyt 2 est un célèbre énoncé de Hâlez. Il se fonde sur le récit coranique (Coran, XXVIII, 30-31) du buisson ardent [«l’arbre», derakht, dit le texte]. «La rose a fait voir le feu» traduit le persan namud gol : la rose, par son incandescence, enseigne au rossignol l’amour, qui est effort d’unification à l’Aimé (towhid). Sur les figures littéraires impliquées dans les beyts 1 et 2, voir Sâleh Hoseyni, «Naqs-e talmih dar ghazali az Hâfez», Nasr-e Dânes, 12, 2, 1991, 16-21.

Au beyt 4, l’opposition entre la natte du mendiant et le trône du roi rappelle à Hâshem Jâvid (1375, 331-2) le fait très général que la sécurité des rois a exigé leurs fréquents déplacements.

Au beyt 9, «turban» traduit le persan mowlavi, sorte de turban court propre aux soufis.





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SOURCE

Hâfez de Chiraz, Le Divan, Oeuvre lyrique d’un spirituel en Perse au XIVe siècle, Introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour, Verdir/poche, 2006.



Mon choix :

Parmi tous les poètes, je retiens le plus célébré d’Iran parce qu’il est lisible à tous niveaux, dispose de la présentation et de la traduction par un éminent iranologue12. L’introduction déborde le cadre du seul Hâfez parce qu’elle nous permettra d’apprécier toute la poésie persane. Les commentaires sont détaillés pour nous ouvrir des portes. Le traducteur souligne l’influence de Shabestari.

J’ai retenu dix ghazals : 1, 50, 297, 301, 310, 314, 343, 392, 474, 477.



Extrait de l’introduction par Charles-Henri de Fouchécour



«Je possède un joyau et cherche quelqu’un qui sache le regarder.»

(Hâfez, Divân, 373,4)



I. LE JOYAU ET SON ÉCRIN

En volume, le Divân de Hâfez est léger. Pour notre connaissance de l’Orient, il est un monument. Hâfez se savait possesseur d’un joyau inestimable. Il a cherché au long de sa vie à en faire briller les facettes, à dire ce qu’il y percevait. Il l’a dit en poète lyrique. Après tant de générations et puisqu’en nous tous il y a de l’oriental, nous sommes à notre tour héritiers du recueil de ses poèmes, invités à le bien regarder.

Je n’ai passé que seize ans à m’essayer à ce regard. Les maîtres iraniens y passent leur vie. Le Divân de Hâfez se prêterait volontiers à une lecture infinie, par sollicitation du texte, distique après distique. Il sert encore à tirer les augures. Mais à fréquenter le recueil et à entendre ces maîtres, on comprend vite qu’un poème, un ghazal, forme un tout. Chacune de ses pièces, les distiques, est de remarquables entités, comme sont les perles d’un collier. Mais c’est le collier qui met les perles en valeur, c’est le poème qui fait rendre aux distiques tout leur sens. C’est le tapis ou la miniature qui justifie l’existence des dessins et des figures; c’est le Divân entier qui livre le sens des mots essentiels. Je ne puis tirer du monument ce que j’attends qu’il me dise. Hâfez cherche encore quelqu’un qui sache regarder. Il serait vain de ne livrer que des éclats, des morceaux choisis.

Pour connaître le Divân de Hâfez, je n’ai trouvé d’autre manière de faire que de le traduire. La traduction est déjà une interprétation. J’ai cherché à corriger cet écart en écrivant en marge ce que je comprenais, dans ma familiarité du texte. J’espère offrir au lecteur de langue française un certain accès au texte même de Hâfez. J’ai aussi ambitionné de ne pas dire plus que Hâfez, essayant de rester en retrait de ma compréhension, pour que Hâfez puisse parler encore à travers ma traduction. Le commentaire est au minimum, pour que le lecteur découvre encore ce que dit le poète. Le persan n’est pas notre langue maternelle. En traduisant ainsi, j’offre aux étrangers que nous sommes la possibilité d’entreprendre une lecture nouvelle du Divân. Chaque ghazal mériterait plusieurs pages de commentaire. Mon but fut seulement de mettre le lecteur sur la voie de sa fréquentation de Hâfez. Entre une traduction dominée par le souci philologique et une autre où l’inspiration porterait à versifier une première prose, je suis resté à dire au mieux ce qui se lit dans le texte. Sur cette base, chacun pourra aller plus loin. On sait cependant qu’en traduisant de la poésie, on en détruit le tissu poétique fait à la fois de sons et de rythmes où se love la pensée. Je puis au moins tenter de permettre au lecteur d’approcher le texte, s’il veut bien s’y prêter, plutôt que d’étirer le texte jusqu’à lui.

Hâfez était habité par un secret resté secret à lui-même. L’un des aspects de ce secret fut le comportement de l’être aimé de lui. Cet être ne lui en a rien révélé et l’a beaucoup déconcerté. Le poète nous a quittés avec son secret il y a six siècles. Chaque ghazal est très finement ciselé, il n’y a pas de mot qui n’ait été choisi. Il n’y a pas de ghazal sans au moins un point subtil, un nokte. Comme l’amour, l’abord des poèmes semble facile. Plus on y avance, plus on pénètre dans l’enchevêtrement des pensées. De la vie de Hâfez nous ne connaissons presque rien, il ne reste vraiment de lui que son Divân. C’est ce poète qu’il me revient de présenter au lecteur à l’aide de son œuvre.

L’œuvre poétique de Hâfez n’a pas de titre. Divân est un nom commun, il convient à tout recueil des poèmes d’un auteur. Mais c’est un merveilleux outil de culture. Il en est un condensé que l’on peut emporter partout avec soi. Au temps des Mongols, les manuscrits ont beaucoup voyagé, la lyrique des divân-s avec eux. Hâfez venait après Firdousi (xe-xie siècles) et ses grands récits épiques, il venait après les spirituels comme «Attâr ou Mowlavi-Roumi et leurs immenses poèmes, après Nézâmi de Gandja et ses incomparables romans médiévaux, après Saadi et sa sagesse séculaire. Apparemment, Hâfez n’a fait à ses prédécesseurs que des clins d’œil. En réalité, il était pétri de leurs œuvres. On n’aborde pas Hâfez sans avoir mesuré cela. Mais le poète a choisi de ne se mettre que dans la longue file des poètes lyriques qui, depuis le IXe siècle, profitaient du mécénat des cours. Il l’a dit, les récits, longs ou courts, ne lui convenaient pas. Or, c’est dans la lyrique que la poésie persane, en tant que telle, a le mieux déployé son inspiration spécifique, par le travail d’une technique des plus raffinées. Si le raffinement n’a pas toujours évité la préciosité, il a exigé aussi son dépouillement. Ainsi est-on arrivé à Hâfez, chez qui la richesse de l’expression est venue d’un impératif précis. Il a consisté à réduire les éléments constitutifs des figures poétiques et à en tirer toutes les possibilités. La boîte à outils du poète est élémentaire, faite de figures imposées. Il la tient de la tradition et il en tire ce que l’on n’aurait pu imaginer possible. Si la coupe de vin a une telle densité de sens, c’est que la pensée du poète est la dépositaire et le terreau d’une tradition qui traversa trois mondes antérieurs, depuis le culte du Mithra des Scythes.

En optant pour la lyrique, Hâfez se privait de la puissance du récit. La lyrique lui convenait. Il lui a semblé devoir mettre à son apogée le registre littéraire persan qui restait en son temps à parfaire. Historiquement, le poème nommé ghazal était parvenu à une forme très épurée, faite pour un talent se plaisant à œuvrer dans l’exigence. Le ghazal est un poème fait de distiques qui tendent, chacun, à être un poème. Poèmes dans un poème, ils concourent à créer un monde propre à ce dernier. On en imagine les possibilités. La construction est très solide. Le distique est fait de deux parties ayant même rythme, travaillées pour que les figures se fassent écho, très souvent ordonnées en deux propositions d’une phrase, articulées par la conjonction ke, simple, innombrable, polysémique. Le poème à son tour, le ghazal, est fait d’un cadre fort. S’il est contraignant, il offre aussi des repères. La rime du poème est unique, elle est souvent suivie d’un refrain. Celui-ci donne volontiers son sens au poème entier. Le rythme aussi est unique et affecte chaque portion de distique. Souvent, le premier et le dernier distique d’un ghazal se répondent, le dernier marquant le sens du chemin parcouru depuis le premier. La contrainte, on le sait, libère. Elle permet de presser tout le sens des mots et des figures. À travailler dans ces conditions, le poète met en œuvre des forces dont il éprouve la puissance. Il y peine, il en jouit, il s’enthousiasme à la fin pour ce que son œuvre poétique lui a fait vivre et dire. Un ghazal est une coupe de vin qui enivre.

Se pliant à un canevas fourni par la tradition, il en tire une broderie si libre qu’il en exulte volontiers. Aussi : les exigences de la technique poétique étaient connues des auditeurs du poète, ils attendaient de voir comment il innoverait en les respectant. L’innovation (badihi) fut au cœur de la technique poétique dès le XIe siècle. Une autre contrainte extérieure à la poésie était la rivalité entre les poètes de la cour. Il fallait donc être assez sûr de la qualité de sa production pour aller jusqu’à défier le rival, Hâfez ne s’en est pas privé.

Les distiques du Divân, les beyt-s, ne sont pas faits d’effusions spontanées. Ils confinent parfois à l’exercice scolaire, il faut le reconnaître. Entre ces deux penchants, il arrive qu’ils soient formulés comme des sentences. Par nature ils tendraient vers les proverbes et conviennent à merveille à la mémoire. Hâfez appartient aussi à la longue tradition sapientiale du monde iranien. Bien de ses distiques ont quelque chose qui relève de la sentence. Il a parlé bien des fois aux princes et savait que l’éducation des rois s’est toujours faite par imprégnation de sentences dans la mémoire.

Le Divân paraît être un livre achevé et comme fermé. Les poèmes y sont classés par ordre alphabétique des rimes ou des refrains, de a à y. Comme si le poète avait commencé par la lettre a et fini par la lettre y. Comme s’il avait voulu qu’on le lise dans cet ordre. Comme s’il avait trouvé une fin à son livre. La légende n’a pas manqué de raconter qu’il présenta son livre à la cour de Chiraz en 1368. La réalité est tout autre. Plus d’un siècle après la mort de Hâfez (1389 ou 1390), son Divân n’existait pas encore en un volume complet. C’est à l’initiative du fils d’un prince timouride de Hérat, Hoseyn Bayqara, un descendant de Tamerlan, que l’on commença à assembler, en 1501, les manuscrits comportant des ghazals de Hâfez. Des copies de ghazals avaient circulé du vivant du poète. Il nous reste un ghazal venu du lot, et deux venues par copie de copie. Le plus ancien manuscrit connu (Tadjikistan n° 555) date de 1404. Il contient quarante et un ghazals signés. Parviz Nâtel Khânlari écrivait en 1983 que nous ne possédons pas deux manuscrits du Divân qui soient sous tous rapports exactement les mêmes”. Or il comptait alors plus d’un millier de manuscrits dispersés dans les bibliothèques du monde. Le travail d’assemblage des ghazals authentiques a commencé dans le bricolage, il s’est affiné et constitue une entreprise critique gigantesque. Celle-ci n’est pas close, mais elle a été menée à un terme satisfaisant par l’immense labeur de chercheurs de haute compétence. Les plus grands noms sont aujourd’hui Mohammad Qazvini, Qâsem Ghani, Parviz Nâtel Khânlari, Modjtabâ Minovi, Iraj Afshâr, Salim Neysâri, plusieurs autres toujours au travail.

Ainsi, le Divân de Hâfez est un monument ouvert de plusieurs façons. Il fut inachevé du temps du poète, car il l’était par nature. Le fait que pas une lettre de l’alphabet ne manque au classement des ghazals, fait par la rime ou le refrain, montre que le poète a pensé à l’unité d’un divân à composer au cours de sa vie. Mais le classement est d’une telle souplesse que nul commencement et nulle fin ne s’imposent. Ni l’histoire ni les idées n’ont présidé à ce classement formel. Le livre est fait pour être ouvert au moment qui plaît et au hasard des pages. Le ghazal qui se présente au hasard de l’ouverture du volume est lui-même un texte ouvert, résistant au sens unique, artificiellement achevé quand le poète décide de se taire et s’impose, bien des fois ostensiblement, une clôture suspensive. Il est comme le monde du poète, livre ouvert, écrit par Dieu et inachevé jusqu’au Dénouement final». Le Divân fonctionne comme un psautier. Compagnon quotidien, il donne peu à lire et beaucoup à penser. Il ne pouvait que tourner le dos aux récits, qui sont une intrigue en développement.

Pour entrer dans le Divân de Hâfez, il faut sortir de l’idée que l’on y trouvera un chantre du «vin, de l’ivresse, de la taverne, de l’amour, des femmes, de la nature, de la beauté», comme il est encore écrit dans un ouvrage sérieux paru en 2003. Le livre ne se prête pas simplement à «de multiples lectures». Le Divân n’est pas fait non plus de confidences, il n’est pas le recueil d’épanchements faits sur le divan. Les ghazals de Hâfez furent faits pour être déclamés en public au son de la musique, pour être lus dans un cercle de poètes, ou lus sous le manteau au temps de l’oppression, ou encore expédiés en message à la cour d’un prince. Ils n’existeraient pas s’ils n’étaient pas de quelque façon le miroir de ce qui se vivait publiquement ou secrètement à Chiraz. Quand le poète âgé déclare qu’il est amoureux d’une jeune beauté de quatorze ans, ce n’est pas une confidence, c’est le fait d’hommes âgés à la place desquels il se met pour faire écho à ce qu’ils vivent, ou pourrait vivre. Un ghazal est une pièce majeure des échanges en société, il est en lui-même un fait social. Du Divân, on ne tirera jamais une biographie de Hâfez. Jusqu’à un certain point, le poète est le double du monde qu’il fréquente, son poème est une coupe-miroir du monde». Le Divân est à la convergence d’un monde où le lecteur du Coran, le poète médiéval, l’homme politique ou le spirituel y reconnaît ce qui le concerne. Tenter d’expliciter une philosophie de Hâfez ne peut se faire que si l’on est bien sûr de sa connaissance du monde culturel de l’époque.



II. POUR UN REGARD EXPERT

Hâfez a donné une grande importance à la réception de sa poésie. Il n’a pas dit la même chose à tout le monde. Ses poèmes ont eu des destinataires variés, mais on peine à les identifier. Prince, protecteur, maître, ami, disciple, groupe d’appartenance se laissent apercevoir de temps à autre. Sauf le cas des deux premiers, aucun nom de personne de son entourage n’apparaît avec certitude. Pourtant, si son monde culturel n’est plus le nôtre, il y a, au centre de son attention, des personnes auxquelles trois pronoms personnels réfèrent et qui concernent tout auditeur ou tout lecteur du Divân jusqu’à nous : je, tu et il. «Je» est le poète de la poésie, pas nécessairement l’homme Hâfez. «Tu» peux être «tu» ou «Tu», Toi l’unique Aimé, il peut être encore cette instance du «je» qui est «mon cœur», ou toute autre personne proche. Il y a «lui», mais surtout «Lui», l’Aimé encore, tandis que les autres délocutaires sont parfois à deviner : le monde, le sort, voire, avec le pluriel de verbes sans sujet, «on», le ciel, le destin, les exécuteurs des ordres divins. Enfin, il y a «soi», référence au sujet en tant que son centre d’appropriation, cette «troisième personne» du «je», qui est l’obstacle au pur amour.

Deux difficultés se présentent ici. L’une est que les lettres majuscules n’existent pas en graphie persane, de sorte que la distinction entre «lui» et «Lui», par exemple, n’est pas lisible. Ceci permet au poète d’effacer la marque entre les deux niveaux, de glisser d’un plan à l’autre. L’autre difficulté est l’absence de marque distinctive, en grammaire persane, entre masculin et féminin. […]



NAQSHBAND

















Autour du Daré Mansour : l’apprentissage mystique de Baha' al-din Naqshband (Marijan Molé)



Dans son étude consacrée à la légende halladjienne en pays turcs, M. Massignon a abordé également le problème de l’origine du meïdan initiatique des Bektashis, le Daré Mansûr. Les éléments shiites duodécimains qui prédominent dans le rituel actuel peuvent remonter soit aux hurûfis, soit à BâIim Sultân (le second Pir et le vrai fondateur de la congrégation sous sa forme actuelle); mais primitivement, à l’époque de Yusuf Hamadani et d’Ahmad Yasawi, le meïdan devait être entièrement halladjien.

Nous croyons être en mesure d’apporter ici un argument en faveur de cette hypothèse. Yusuf Hamadâni n’est pas revendiqué seulement par les Bektashis. Bien que nous ne soyons pas bien renseigné sur sa vie et son activité, son rôle dans le développement du soufisme dans le Khorasan et la Transoxiane apparaît primordial. Directement ou indirectement, l’activité de Sanâ-î et celle de `Attâr paraissent se rattacher à son enseignement. Il parait également avoir exercé une certaine influence sur les premiers kubrawis. Mais c’est surtout une congrégation spécifiquement bukhariote qui revendique son patronnage spirituel : les Naqshbandis.

Il est caractéristique que, dans toute la tradition naqshbandie, le véritable fondateur de l’ordre n’est pas Bahà' al-din Naqshband; il ne fait que reprendre la tradition du dhikr exclusivement mental enseigné par Abd al-Khâliq Ghujdawâni, le quatrième khalifa de Yusuf Hamadânî et fondateur de la tariqa-i khwâjagân. Fakhr al-din Alî b. al-Husain al-Wâ’iz Kâshifi, auteur des Rashâhât ain al-hayat, commence son histoire de l’ordre par une notice consacrée à Yusuf Hamadâni. Il parle ensuite de ses trois premiers vicaires et de disciples d’Ahmad Yasawi. Alors seulement il passe à Abd al-Khâliq Ghujdawâni désigné comme sar-i daftar-i tabaqa-i khwàjagàn wa sar-i silsila-i ïn `azizân; c’est à propos de lui qu’il expose les principales marques distinctives de l’ordre avant de passer à la biographie de ses successeurs jusqu’à `Ubaidullâh Ahrâr dont la «Vie» occupe la seconde moitié de l’ouvrage. La biographie de Bahâ' al-din n’est ni plus ni moins longue que la moyenne; il est vrai qu’en parlant de ses devanciers, on souligne à plusieurs reprises qu’un tel fut parmi les précurseurs directs de Bahâ' al-dîn, tandis que le nom de la congrégation est parfois donné comme Khwajagan-i Naqshbandiya; dans la préface on parle de Khwajagan-i silsila-i Naqshbandiya. D’autre part, les notices sur les élèves de Bahâ' al-dîn ne font, souvent, que rapporter les paroles du maître par eux transmises.

Citons un document beaucoup plus récent : un guide des tombeaux publié à Bukhâra à la veille de la première guerre mondiale, «par les soins du Mullâ Muhammadi Makhdûm» : l’énumération des tombeaux des soufis commence par une notice consacrée à Yusuf Hamadâni, sar-i khalqa-i masha’ikh-i Turkistan; viennent ensuite les deux premiers successeurs du maître — mais non Ahmad Yasawi — et on passe à Khwâja-i Khwâjagân Khwâja ‘Abd al-Khàliq Ghujdawâni, khalifa-i cahârum-i hadrat khwâja Yusuf wa sar-i daf far-i tabaqa-i Khwajagân wa sar-i tabaqa-i in `azizân. La désignation du maître a changé, conformément aux conditions ethniques nouvelles du pays; celle de son successeur n’a pas varié. Mais même ici Bahâ' al-din n’est pas présenté comme le fondateur de la congrégation qui porte son nom.

Mentionnons encore la biographie du shaikh naqshsbandi `Alà al-dïn Abiwardi Kûrâni, la Rawdat al-sâlikin. L’ouvrage proprement dit est précédé par des notices relatives à dix de ses prédécesseurs; le premier en est «Abd al-Khâliq, le cinquième Bahâ» al-din; la préface mentionne les paroles sacrées du Vénérable Khwâja Abd al-Khilliq Ghujdawâni, les paroles sacrées du Vénérable Khwâja Baha’al-dîn Naqshband, les paroles sacrées de leurs successeurs. Les deux «fondateurs» sont mis ici sur le même plan.

Les données fournies par la biographie de Bahâ” al-din sont à la fois plus riches, plus variées et plus nuancées.

Citons tout d’abord le récit de l’initiation du khwâja :

On rapporte que notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — avait habitude de raconter : À l’époque où j’ai commencé à subir des états mystiques, des ravissements, des extases et des troubles, j’avais habitude de me promener dans les environs de Bukhârâ la nuit et de visiter tous les tombeaux. Une nuit je visite trois tombeaux de saints; à chaque tombeau j’aperçois une lampe allumée, pleine d’huile et ayant la mèche comme il convient; mais il faut donner un coup de pouce à la mèche pour qu’elle sorte de l’huile, puisse se rallumer et ne s’éteigne pas. Au début de la nuit je me rends ainsi au saint tombeau du khwâja Muhammad Wasî — Dieu ait pitié de lui! — On me dit de me rendre à la tombe du khwâja Mahmud Anjir Faghnawi. Arrivé là, j’aperçois deux hommes qui tirent leurs épées devant moi et me forcent à m’asseoir sur un cheval qu’ils dirigent vers le mausolée de Mazdâkhân. En fin de nuit nous arrivons à Mazdâkhân. La lampe et la mèche ont le même aspect qu’aux deux autres tombeaux. Nous nous installons tournés vers la qibla. Je perds connaissance et vois que la muraille s’ouvre du côté de la qibla pour laisser apparaître un grand trône sur lequel est assis un homme noble, caché par un rideau vert. Autour du trône on peut voir un groupe d’hommes parmi lesquels je reconnais le khwâja Muhammad Bâbâ'; or, je sais qu’il est mort. Il me vient alors à l’esprit de me demander : «Qui est ce Grand et qui sont ces hommes?» — L’un d’eux me dit : «Ce grand est le Vénérable Khwâja “Abd al-Khâliq Gujdawâni; les autres sont ses successeurs». Il énumère alors leurs noms et me les montre : le khwâja Ahmad-i Sadiq, le khwâja Awliyâ-i Kalân, le khwâja Arif-i Rewagari, le khwâja Mahmud Anjir Faghnawi et le khwâja Ali Ramaitani — que Dieu sanctifie leurs âmes! En arrivant au khwâja Muhammad-i Bâbâ Sammâsi, il dit en me le montrant : «Tu l’as bien rencontré de son vivant. C’est ton maître, il t’a donné un chapeau et tu le connais». Je répondis : Je le connais, mais (un temps assez long s’était écoulé depuis l’histoire du chapeau) je ne sais rien du chapeau’. — Il dit : «Le chapeau est chez toi. Il t’a accordé cette faveur pour qu’un malheur puisse être réparé par sa bénédiction.» — Les assemblés dirent alors : «Le Vénérable Grand Khwâja — que Dieu, gloire à Lui, sanctifie son âme! — te dira maintenant le chemin que tu dois nécessairement emprunter dans la voie de Dieu». — Je demandai alors aux assemblés de pouvoir saluer le Vénérable Khwâja. On retira le rideau, je saluai le Khwâja. Le Vénérable Khwâja me dit alors des paroles relatives au début, au milieu et à la fin de la voie. Une de ces paroles fut : «Les lampes que tu viens de voir indiquaient ton état et se rapportaient à lui : tu es bien disposé et capable d’emprunter cette voie, mais il convient de donner un coup de pouce à la mèche de la disposition pour qu’elle s’allume et révèle les mystères; il faut bien mettre en œuvre une capacité pour qu’elle produise le résultat escompté.» — Il dit également avec insistance : «A toutes les étapes il faut suivre la voie de la Loi et observer les commandements et les interdictions, tenir ferme à la tradition, éviter les licences et les hérésies, suivre toujours les hadiths du Prophète — salut et bénédiction sur Lui, sa Famille et ses Compagnons! — étudier et apprendre les récits et les œuvres du Prophète — bénédiction et salut sur Lui! — et de ses nobles Compagnons Dieu soit content d’eux!»

Quand le Khwâja eut terminé, ses disciples me dirent : Voici une preuve de ce que ton état correspond à la vérité : Tu iras auprès du Mawlânâ Shams Aibankatawi et lui diras que dans la dispute qui oppose un certain Turc à un porteur d’eau déterminé, c’est le Turc qui a raison. Qu’il aille l’expliquer au porteur d’eau; si celui-ci n’admet pas que c’est le Turc qui a raison, il faut que tu lui dises : « O. porteur d’eau qui a soif! » Il comprend ces paroles. Une autre preuve est : Le porteur d’eau a fauté avec une femme; devenue enceinte, il la fit avorter et enterra l’avorton à tel endroit sous une vigne’. Ils dirent encore : Quand tu auras rapporté ce message au Mawlânâ Shams al-Din, il faut que tu prennes le lendemain à l’aube trois raisins secs et te rende à Nasaf auprès du Révérend Sayyid Amir Kulâl en empruntant le chemin traversant le sable mort. Arrivé au désert de Farâjûn, tu rencontreras un vieillard qui te donnera un pain chaud. Tu prendras le pain sans rien dire. Après l’avoir dépassé, tu rejoindras une caravane, la dépasseras à son tour et rencontreras un cavalier. Tu lui parleras et il se repentira devant toi. Il faudra aussi que tu amènes avec toi, pour aller chez Amir Sayyid Kulâl, le chapeau de `Azizân.»

Alors les assemblés me congédièrent et je revins à moi. Au lever du jour, je me rendis à la hâte à la maison, à Rèwartûn, pour demander aux miens ce qu’il en était du chapeau. Ils dirent : «Il y a bien longtemps qu’il se trouve à tel endroit». Voyant le chapeau de `Azizan, je changeai et me mis à pleurer. À l’heure même, je me rendis à Aibankata et accomplis la prière du matin à la mosquée de Mawlânâ Shams al-Din. Après la prière je me levai et dis : «Je suis chargé d’un message»; et je racontai l’affaire à Mawlânà. Mawlânâ s’étonna. Le porteur d’eau était présent, mais ne voulut pas admettre que c’était le Turc qui avait raison. Alors je lui dis : «Voici mes preuves : toi, ô porteur d’eau, tu as soif et tu n’as pas de situation dans le monde». Il se tut. «Voilà mon autre preuve : tu as fauté avec une femme; devenue enceinte, tu la fis avorter et enterras l’avorton à tel endroit.» Le porteur d’eau nia. Mawlânâ et les gens de la mosquée se rendirent à l’endroit recherché et firent des recherches. Ils trouvèrent l’avorton. Le porteur d’eau implora pardon. Mawlânâ et les gens de la mosquée se mirent à pleurer et le véritable état des choses se révéla.

Le lendemain, au lever du soleil, je pris trois raisins secs, ainsi qu’il m’a été ordonné en songe et me rendis à Nasaf par le chemin du sable mort. Mawlânâ, apprit ce que j’envisageais, m’appela, me témoigna beaucoup d’amitié et dit : «Tu es devenu malade de chercher ce chemin; nous en possédons le remède. Reste ici, que nous te donnions une éducation!» Je me permis de lui répondre : «Je suis enfant d’autres que vous; si vous tendez le sein de l’éducation sur mon chemin, il ne faut pas que je le saisisse.» Le Vénérable Maw — lima se tut et me donna la permission de m’en aller. Le matin même je ceignis fortement ma taille en ordonnant à deux hommes de tirer avec force de chaque côté. Après m’être mis en route, j’arrivai dans le désert de Farâjûn et rencontrai un vieillard qui me donna du pain chaud. Je le pris et partis sans rien dire; j’arrivai à une caravane; les voyageurs me demandèrent d’où je venais. Je répondis : «D’Aibankata». Ils demandèrent : «Quand es-tu parti de là?» Je dis : «Au lever du soleil» (c’est à l’heure de déjeuner que je les rejoignis). Ils s’en étonnèrent et dirent : «Il y a quatre parasanges d’ici là; et c’est au début de la nuit que nous en sommes partis.» — Après les avoir dépassés, je rencontrai un cavalier, le rejoignis et saluai. Le cavalier dit : «Qui es-tu, j’ai peur de toi?» Je répondis : «C’est devant moi que tu dois te repentir.» Il descendit rapidement de son cheval, (me) supplia beaucoup et fit sa pénitence. Il avait avec lui des outres de vin : il les renversa toutes. Ayant abandonné le cavalier, j’arrivai à la frontière de Nasaf et me rendis à l’endroit où habitait le Révérend Sayyid Amir Kulal — que Dieu sanctifie son âme! Il me reçut; je déposai devant lui le chapeau sacré de Azizân. L’Amîr se tut un moment; au bout de quelque temps il dit : « C’est bien le chapeau de ‘Azizân. » Je dis : “Si”. On décida que je le garderai entre deux rideaux; j’y consentis et repris le chapeau. L’Amir m’enseigna ensuite le dhikr et me fit réciter secrètement (ba-tarig-i, khafiya) la négation et l’affirmation. Pendant un certain temps il me fit suivre cette voie. Comme j’en étais occupé, je n’entrepris pas le dhikr public (‘alâniya).’

Le voyage à travers le désert est un motif initiatique banal; la révélation par un songe revient fréquemment dans les Vies soufies; ces deux motifs ne sont donc pas caractéristiques ici. Le contenu de la révélation est plus important, la conformité à la shari`a est en effet un trait distinctif de la tariqa naqshbandie. Un autre est l’absence du dhikr public, et c’est là un trait commun aux Naqshbandis et aux Bektashis. Une allusion discrète y est faite à la fin du passage traduit; ailleurs on nous dit que c’était là la différence essentielle entre Bahâ' al-Din et son murshid, comme d’ailleurs déjà entre Abd al-Khâliq Ghujdawànî et Ahmad Yasawi. Soulignons d’autre part que dans notre récit c’est Abd al-Khàliq qui apparaît comme le véritable fondateur de la congrégation; cela revient à plusieurs reprises dans le Anisu «l talibin. La version abrégée de l’ouvrage fournit cependant une autre indication.

Tandis que la version longue donne l’isnâd naqshbandi avec ses quatre variantes, la version brève se contente de dire :

«Et notre Vénérable Khâja — que son âme soit sanctifiée! — énumérait parfois la succession de ses maîtres jusqu’au Shaikh Yusuf Hamadàni — que son âme soit sanctifiée! — parfois en entier, ainsi qu’elle est citée dans la Risâla-i qudsiya. Mais un savant qui a fait ses débuts auprès de lui, prit le courage de lui demander : «Jusqu’où aboutit, votre chaîne?» Il sourit et dit : «La chaîne de personne n’aboutit nulle part.»

La dernière phrase enlève évidemment beaucoup de valeur à l’isnad; et elle est d’accord avec ce que nous lisons ailleurs que Bahâ’al-Din était un Uwaisî. Il n’en reste pas moins que les Naqshbandis se réclameront toujours de Yusuf Hamadâni et de son quatrième vicaire.

Voyons maintenant les rapports entre les Khwajagân et une autre branche des disciples de Yûsuf Hamadâni, ceux qui se réclament de son troisième khalîfa, Ahmad Yasawi.

Telle que la présentent les Rashahât, la différence est surtout d’ordre ethnique et géographique. Yûsuf Hamadâni vient de l’Iran occidental et ne pénètre pratiquement pas en pays turc. Ses disciples représentent le milieu urbain tadjik de Bukhârâ. Ahmad Yasawi, en revanche, vient de Yasi, « une ville du pays de Turkistân ». Il commence son apprentissage auprès d’Arslan Bâbâ, “un des plus notables shaikh turcs”. C’est seulement après sa mort qu’il se rend à Bukhârà pour achever sa formation auprès de Yûsuf Hamadâni. Il devient bien son troisième khalifa, mais, après avoir gouverné la petite communauté pendant un certain temps, il passe la main à Ghujdawâni et revient dans le Turkistân pour devenir “le chef du cercle des shaikhs turcs” (sar-i silsila-i masheikh-i turk) dont les plus grands se rattachent à lui.

Ahmad Yasawi est un des premiers poètes turcs; les écrits de sa congrégation emploient cette langue dès le début. La plus ancienne littérature naqshbandie est par contre en persan, et cette langue fut employée par les membres de l’ordre jusqu’à ces derniers temps à Bukhârâ. Dans la biographie de Bahâ’ al-Din on mentionne parfois le fait que quelqu’un lui adresse la parole en turc, le fait paraît digne d’être mentionné, donc exceptionnel. On ne dit jamais que quelqu’un l’aborde en persan, cela doit are normal. On dit aussi qu’un jour, des présents lui posaient des questions en persan, en arabe et en turc; il leur répondait dans la même langue. Il y a surtout le fait que les adhérents du maître se recrutent dans des milieux sociaux bien déterminés. Sa vie se passe à Bukhârâ et dans ses environs, parmi des commerçants; le bazar de Bukhârâ est souvent mentionné, et tel de ses adeptes

y a sa boutique. Or, les milieux urbains sont restés le plus longtemps tadjiks (47), et à l’époque timouride ils devaient être encore beaucoup moins turquisés que plus tard.

Il faut d’ailleurs se garder de porter ici des jugements trop tranchés; tout est en nuances. Le développement est continu, le changement lent à se produire. Les Samanides furent la dernière dynastie aryenne qui ait régné sur Bukhârâ (48), mais le persan était langue officielle du pays jusqu’en 1918 où il dut céder la place à l’uzbek.

Au fond, la situation linguistique et les rapports ethniques à Bûkhâra à l’époque de Naqshband ne devaient pas différer sensiblement de ceux que nous connaissons de nos jours dans une ville comme Qazvin : les deux langues coexistent, aussi bien dans la ville elle-même que dans les campagnes environnantes; Téhéran, d’un côté, où il n’y a qu’une minorité turque relativement faible, constituée par des Azéris attirés par la capitale., et Tabriz, de l’autre, qui est presque entièrement turque, offrent des points de comparaison beaucoup moins favorables.

Car, par ailleurs, des rapports entre Bahâ' al-din et des derviches turcs, expressément désignés comme teIs, ne sont pas niables. Un d’eux, Kalil Àtà, joue même un certain rôle dans son initiation (50). Le jeune homme l’aperçoit en songe et le raconte à sa grand-mère. Elle lui explique que son rêve signifie qu’il lui viendra du bien des shaikhs turcs.

Il n’en reste pas moins que la distinction entre les Naqshbandis et les Yasawis correspond d’une certaine façon à une différence ethnique. Et c’est aux Yasawis, que se rattachent, au moins en théorie, les Bektashis. Leur fondateur présumé, Hàjî Bektash, passe pour avoir été disciple d’un Yasawi, Lokman Perende; et c’est du Khorasan qu’il serait venu en Anatolie.

Assurément, Hàjî Bektash ne veut pas encore dire Bektashi; et la tarîqa ne sera organisée que bien après sa mort. Il n’en reste pas moins que l’isnâd bukhariote de Hâjî Bektash fut l’un de ceux acceptés par les Babaïs et que les Bektashis devaient les suivre ici. Avec les Naqshbandis, ils partagent aussi bien l’isnàd bakît que l’allégeance à Yûsuf Hamadâni et, surtout, l’absence de séances du dhikr. Malgré toutes les divergences de doctrine et de pratique, une certaine attitude spirituelle commune apparaît ici au point de départ.

La tradition d’une origine commune persista pendant longtemps. Au temps de la persécution des janissaires elle eut même des conséquences pratiques : tandis que les Bektashis étaient persécutés, leurs cloîtres. — au moins les moins importants parmi eux — furent donnés à des Naqshbandis, jugés représentants plus orthodoxes de la même tariqa des Khwâjagân. C’est de cette époque également que datait la présence d’un shaikh naqshi dans la mosquée se trouvant à côté du cloître central de l’ordre. D’autre part, des Bektashis sont restés dans leurs tekkes après avoir obtenu une ijâza naqshie. C’est de cette époque que daterait une certaine contamination des Naqshbandis par des idées extrémistes.

Auparavant déjà, des groupes de type qalandarî, tels les Bayramiya-Malâmatiya se réclamaient des Naqshbandiya; et l’auteur des Tarâ'iq al-haqâ’iq distingue parmi ces derniers trois groupes. Le premier est formé par des qalandar qui se suivent pas la loi et mènent un train de vie errant. Les vrais Naqshbandis, par contre, sont des sunnites qui observent méticuleusement les prescriptions de la sharîa. Un troisième groupe, enfin, serait constitué par des Naqshbandis shi’ites dont l’auteur affirme avoir rencontré deux dans sa vie; il n’est pourtant pas convaincu de la vérité de ce qu’ils lui ont dit. Seule une enquête approfondie sur le terrain, en des pays où les Naqshbandis sont nombreux, comme le Kurdistan iranien ou iraqien, pourrait nous éclairer sur ce point précis; et cette enquête s’avère comme une des lignes de recherches possibles. Selon M. Edmonds, dans le Kurdistan iraqien, les Naqshis seraient plus portés vers l’extrémisme que les Qâdiris; mais le même auteur affirme que dans le Sud, tout au moins, les premiers sont appelés de préférence sofi, et les second dervîsh, ce qui fournirait une indication dans le sens contraire. Selon des renseignements recueillis à Téhéran, les Naqshbandis des environs de Màhâbàd observeraient strictement la shari’a (tout en pratiquant un ascétisme rigoureux) et seraient versés dans les sciences islamiques, tandis que les Qàdiris représenteraient un type de derviches plus populaire, se produisant dans les foires comme avaleurs de sabres, etc.

Quoi qu’il en soit, l’existence des qalandar naqshis est attestée pour l’Inde; d’après les documents que nous avons pu voir, ces qalandar gardent mieux les quatre variantes de l’isnâd naqshbandi de l’époque timouride que les représentants de l’école mujaddidi qui ne se souviennent plus que de leur isnâd bakri.

Revenons-en maintenant aux rapports entre les Naqshis et les Bektashis. Nous avons devant nos yeux un ouvrage qui vient de paraître, l’hiver dernier, à Téhéran; ouvrage sans prétention scientifique, avec le seul souci d’apologétique, dédié en entier à la polémique contre les soufis, à qui on assimile, d’ailleurs, les ismaéliens et les baha’i. Hallàj, Bistàmî et Ibn `Arabi y sont attaqués en bonne place; on reproche. aux soufis aussi bien la doctrine de la watidat al-wujûd que des doctrines christianisantes; `Alà' al-dawla Simnâni, avec son takfir d’Ibn Arabi s’en tire encore le mieux parmi les grands maîtres du passé.

Le reproche cependant qui vient le plus souvent est le sunnisme de la plupart des grands shaikh connus : et comment les soufis qui se prétendent imamites peuvent-ils se réclamer d’un isneid initiatique où figurent des sunnites notoires? Car non seulement la plupart de précurseurs lointains de Shah Ni'matullàh Wali étaient des sunnites, mais même son maître direct, `Abdullah Yafii. La même chose vaut également pour Najm al-Din Kubrà et les Dhahabi qui se réclament de lui. Cet anti-sunnisme de l’auteur ne l’empêche d’ailleurs nullement d’emprunter parfois des arguments à des Ulama sunnites; et il enregistre avec satisfaction, dans un chapitre spécial, les condamnations que Hallàj a encourues de leur part.

On y trouve entre autres le chapitre suivant :

«53. Sayyid Muhammad Ridawi Naqshband.

Muhammad-i Naqshband-i Bukhari fait partie de la même silsila; et c’est à lui qu’aboutit la silsila des Bektashiya. Tout le monde est d’accord que Hàji Bektash fait partie des soufis sunnites, point n’est besoin de s’étendre à ce sujet. Les Bektashiya étaient répandus surtout dans l’Inde et dans l’Iràq arabe. Certains affirment que c’est précisément ce Sayyid Muhammad Ridawi qui est connu sous le nom de Hâji Bektash.

Autrefois j’ai rencontré un groupe de Bektashïya à Najaf-i Ashraf; c’étaient des sunnites fanatiques. Ils avaient leur khanqah à l’ouest du Palais pur de Najaf-i Ashraf, connu sous le nom de Bektashiya. En fin de journée, les fonctionnaires ottomans, en chapeaux rouges, ainsi que leurs juges, s’y rassemblaient; et peu de pèlerins passaient de ce côté. La mosquée qui se trouve sous la coupole, au-dessus du : tombeau du Vénérable Ami; était entre leurs mains et leur servait de lieu de prière du vendredi, jusqu’au jour où la domination ottomane sur l’Iràq s’effondra. Tous ces établissements tombèrent alors aux mains des shi’ites et la silsila naqshbandie cessa d’exister en Iraq. Hâji Bektash est mort en 738.»

La confusion entre les deux congrégations est ici totale. Non seulement leurs noms paraissent interchangeables, mais encore leurs deux fondateurs se trouvent confondus. Cette confusion est sans doute duc ici aux événements consécutifs à la dissolution des janissaires et ne prouve rien pour l’époque ancienne; elle n’en est pas moins digne d’être soulignée.

** *

Le récit sur la vision de Bahâ' al-Din Naqshband au tombeau de Mazdkhân présente son affiliation mystique de deux façons différentes : matériellement, il est disciple du Sayyid Amir Kulal; mais, en esprit, il reçoit son initiation directement d’Abd al-Khâliq. Bien que l’isnâd du premier remonte au second, il s’agit ici, dans la conscience des adeptes, de deux chaînes initiatiques indépendantes. Historiquement cela signifie que l’enseignement de Bahâ' al-Din ne continue pas purement et simplement celui de Kulal, mais s’en distingue par certaines particularités.

Le biographe de Naqshband présente cependant son affiliation à Yusuf Hamadànî encore d’autres façons.

Lorsque trois jours s’étaient passés depuis la naissance du mystique, Khwâja Muhammad Bàbà Sammàsi vint, entouré de — ses disciples, à Qasr-i Hinduwân. Le père de Bahâ' al-Din, très attaché à la personne de Sammâsi, lui apporta l’enfant. Le Khwaja le prit, dans ses bras, déclara qu’il l’avait accepté comme enfant et rappela à ses disciples que plusieurs fois, en pissant à cet endroit, il leur fit observer qu’un parfum sortait du sol; la dernière fois le parfum était plus fort : c’est qu’un homme y était né. L’homme en question est l’enfant qu’il tient dans ses bras, il sera un grand chef. Une autre fois, avant même la naissance de Baha al-Din, Muhammad Bàbà prédit que le village de Qasr-i Hinduwàn deviendrait vite Qasr-i Arifan.

Pratiquement, c’est à l’âge de dix-huit ans que Bahà' al-Din est envoyé par son père chez Muhammad Babà à Sammâs et sert son maître avec une ferveur et un dévouement si grands que ce dernier doit tempérer son ardeur.

Après la mort de Sammasi, Naqshband est amené par son grand-père, qui veut le marier, à Samarqand et présenté à plusieurs derviches qui le bénissent. Revenu à Bukhâra, il se trouve possesseur du chapeau de Azizàn, tandis que Savyid Àmir Kulàl, fidèle à l’engagement qu’il a pris envers son maître, complète son éducation.

Les personnages cités jusqu’ici font tous partie du cercle des disciples de Ghujdawàni; mais le récit suivant, cité par M. Koprülü — mais non par M. Gordlevskij — nous montre l’adolescent en rapport également avec les représentants de l’autre branche des disciples de Yùsuf Hamadâni :

On rapporte sur notre Vénérable Kwâja — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il racontait : Vers le même temps j’ia vu en rêve que le Vénérable Hakim Atâ — que Dieu sanctifie son âme! qui étais du nombre des grands shaikh turcs, me confiait à un derviche. Réveillé, j’ai retenu le visage de ce derviche en mémoire. J’avais une grand-mère pieuse à qui j’ai confié ce songe. Elle me dit : «Mon enfant, du bien te viendra des shaikhs turcs». Tout le temps je cherchais à rencontrer ce derviche. Un jour je l’ai rencontré au bazar de Bukhârà. Je l’ai reconnu. Son nom était Khalil. Mais à ce moment je ne réussis pas à lui parler. Lorsque, effrayé, je revins à la maison et que le soir arriva, on vint me chercher pour me dire que le derviche Khalil voulait me voir. Je me rendis rapidement chez lui avec impatience. Admis devant lui, je voulus lui raconter mon songe. Il me dit en turc : Ce que tu penses, nous savons, point n’est besoin de nous le raconter. Je n’en revins pas et éprouvai une grande sympathie pour lui; et j’ai pu observer, en le fréquentant, des choses étonnantes. Il se fit qu’au bout d’un certain temps, il parvint à s’emparer du pouvoir sur le pays de Transoxiane. On l’appelait Sultan Khalil et par l’œuvre de ses contemporains la royauté lui revint. Il fallait le servir et peiner pour lui. Sous son règne, il fut possible d’observer de grandes actions, et ma sympathie envers lui augmenta encore. Il me témoigna beaucoup de faveurs; et, de gré ou de force, il m’apprit les coutumes du service; le profit en fut grand pour moi. Le fait d’avoir appris ces coutumes me servit dans la voie. Je suis resté ainsi six ans à son service : en public j’exécutais ses ordres, dans l’intimité j’étais son confident. Je l’avais fréquenté pendant six ans qui ont précédé son arrivée au pouvoir. Souvent, parmi les familiers de sa cour il disait : «Tous ceux qui me servent pour plaire à Dieu Très Haut deviendront grands parmi les hommes». Je comprenais à qui et à quoi se rapportait l’allusion; et il pensait qu’il ne fallait pas exalter et magnifier les princes pour leur brillant et leur puissance apparents, mais parce que le Noble par excellence — que son royaume soit puissant! — les a faits manifestation de sa propre puissance et de sa propre grandeur. Lorsque, plus tard, son empire s’effondra, et que, dans un instant, son royaume, ses serviteurs et ses courtisans se dissipèrent, et que tout ce monde et les affaires de ce monde devinrent sans attrait pour mon cœur, je revins à Bukhârâ et m’établis à Rèwartun, un des villages de Bukhârà.

Hakim Atà que Bahâ' al-Din voit en rêve est, selon les Rashahat, le quatrième successeur d’Ahmad Yasawi; Khalil à qui le jeune homme se trouve confié est également turc : et c’est de cette façon que se trouvent établis les rapports avec l’autre branche de la même congrégation dont il n’adoptera cependant pas les usages.

L’image que donnent ces différentes traditions est claire : le milieu où le jeune Bahà’al-Din vit et où il achève sa formation est un milieu où restent vivantes les traditions de Yûsuf Hamadàni et de ses disciples. Son père est lié à Sammâsi, et c’est auprès de lui et de ses élèves qu’il commence son apprentissage. Des vicissitudes du destin l’amènent au contact d’un Yasawi; mais tout profitable que fût ce contact pour lui, il faillit interrompre sa carrière mystique; et, en effet, celle-ci ne commencera vraiment qu’après la chute de sultan Khalil.

L’expérience de vie publique tentée par Bahâ' al-Din auprès du sultan s’est ainsi soldée par un échec; et cet échec le détourne définitivement de la vie de ce monde et le pousse à s’engager résolument dans la voie mystique. Il commence à fréquenter un homme envers qui il éprouva une certaine attirance et à parler avec lui. Un jour, tout d’un coup, une voix lui dit : «Le temps est arrivé pour toi de te tourner vers notre Majesté». Bouleversé, il sort de la maison où il se trouve, prend un bain dans le ruisseau qui coule à côté et accomplit une prière de deux rak’a; des années durant il n’arrivera à prier avec la même ferveur.

Le rite qu’il vient d’accomplir ainsi signifie le renouvellement de son adhésion à l’islam, sa conversion à l’islam véritable, sa mort à la vie profane et sa naissance à la vie mystique.

Bientôt, et après une nouvelle épreuve, il réussira à dire sa tawba; il a ainsi la partie gagnée, mais montre encore parfois quelques faiblesses. La vision au tombeau de Mazdakhan, impliquant son adhésion définitive à la congrégation des Khwâjagân et I'établissement des rapports avec Sayyid Amir Kulal, ont lieu peu après.

Rien désormais ne pourra le détourner; des amis d’autrefois qu’il rencontre un jour l’invitent en vain à reprendre sa vie antérieure. Et quand, pendant six mois la grâce divine l’aura abandonné et quand il voudra, découragé, revenir au service des choses créées, l’inscription sur la porte d’une mosquée invitant le passant à entrer et à ne pas se sentir étranger, lui fera retrouver son état d’âme antérieur.

Bahà' al-Din ne tarde pas maintenant à subir des états mystiques. Une nuit, au tombeau de Mazdàkhàn, son âme quitte son corps et est transportée jusqu’au quatrième ciel. Une autre nuit, il est à la mosquée de Rèwartûn, assis derrière une colonne, tourné vers la qibla. Il s’évanouit et éprouve une fana' complète. On lui dit qu’il a atteint son but. Un jour il se trouve dans le jardin qui maintenant abrite son tombeau. Une inquiétude s’empare de lui, il s’assoit tourné vers la qibla : une fana' complète s’ensuit, son esprit est transporté dans la malakut des cieux et, sous la forme d’une étoile, se dissout dans l’océan des lumières infinies.

Ce que l’on rapporte sur ses débuts comprend quelques récits où la ferveur se mêle à une volonté d’ascèse, où aucun obstacle ne lui paraît assez fort pour l’arrêter. Un jour Kulal trace une ligne devant ses disciples en leur disant de ne pas la dépasser; tout le monde s’arrête, mais Bahâ' al-Din passe outre, et en est loué par son maître : c’est que, dans la voie mystique, il doit toujours aller en avant. Ce récit a la valeur d’un symbole. Celle de la nuit passée devant la porte de son maître est voisine, mais une nuance malamati est décelable :

«On rapporte de notre Vénérable Khwàja. -- que Dieu sanctifie son àme ! -- qu’il racontait : Dans cet état de désir et d’obsession j’errais tout autour. Mes pieds furent blessés par des épines et des copeaux. J’avais sur moi un vieux costume en cuir. C’était l’hiver et il faisait très froid. Une nuit j’éprouvai le désir de parler au Sayyid Amir Kulal — miséricorde sur lui! — Lorsque je suis arrivé chez lui, il était assis dans un coin, entouré de derviches. Son regard béni se posa sur moi; il demanda qui j’étais. L’ayant appris, il ordonna de me chasser vite de sa maison. J’en sortis, il s’en fallut de peu que mon âme en fût excédée et qu’elle déchirât la bride de la soumission et du respect; mais la grâce divine m’a aidé dans cette circonstance. J’ai dit : «Cette humiliation a lieu pour satisfaire le Puissant — que sa Parole soit exaltée! — C’est bien cela, et il n’y a rien à faire». J’ai posé ma tête sur le seuil de la puissance et dit : Quoi qu’il arrive, je laisse ma tête sur ce seuil; Il neigea un peu et il faisait très froid. Au lever du jour, le Révérend Sayyid Amir Kulal — que Dieu sanctifie son âme! — sortit de sa maison et posa son noble pas sur ma tête. Il releva ma tête de son seuil, rentra chez lui et m’amena. Il dit : «Mon enfant, c’est à ta taille qu’on a cousu ce vêtement de bonheur». Il retira de sa propre main bénie les épines et les copeaux de mon pied, lava mes blessures et me témoigna beaucoup d’amitié.

Le Khwàja, Ala' al-Haqq wal-Din — que Dieu parfume son lieu de repos — rapporta de notre Vénérable Khwaja — que Dieu sanctifie son âme! — Quand il parlait de ses exercices ascétiques et de ses efforts, il mentionnait la paresse des postulants et finissait par dire : « Tous les matins quand je sors de la maison, je me dis que peut-être un postulant a posé sa tête sur mon seuil; mais tout le monde est maître, il n’y a pas de novices. »

Si l’on n’arrive pas jusqu’à l’Ami,

La règle de l’amitié est de mourir en quête.”

L’attachement au maître et l’obéissance aveugle à lui font partie de la discipline du novice; Baha’ al-Din en donne des exemples éclatants. Ainsi, en allant chez Kulal, il ne fait pas attention à Khidr qui l’aborde dans le désert : rien ne saurait le détourner de son but, et c’est uniquement par son maître qu’un novice peut atteindre les plus hauts sommets de la vie mystique.

D’autres récits témoignent de la même volonté de persévérance du jeune mystique. Une nuit d’hiver, à Rewartun, il a besoin d’accomplir un ghusl.

Ne voulant pas déranger les autres, il sort et va à la recherche de l’eau. Il arrive ainsi jusqu’à Qasr-i Arifan où il trouve un bassin d’eau couvert de glace. Il la brise et prend le bain, pour revenir tout de suite à Rewartun.

D’autres récits font état de son service dévoué à son maître et à d’autres derviches, mais sont peu significatifs. C’est surtout deux groupes de faits qui retiendront ici notre attention : tont d’abord ceux qui trahissent une tendance malamati; la manière dont le jeune Baha al-Din imite les anciens maîtres du soufisme.

Le malamati se considère pire que toutes les créatures, et plus indigne qu’elles; il ne fait pas montre de sa piété qui demeure connue de Dieu seul, mais étale ses turpitudes — vraies ou feintes devant les hommes. Il provoque leur mépris qui lui est gage du respect divin, la puissance de le supporter lui prouvequ’il a dompté son âme.

Des tendances malamaties semblent avoir été répandues à Bukhârâ avant le temps de Bahà' al-Din; ainsi quand il exhorte un de ses disciples à nettoyer des latrines, il donne comme exemple non seulement lui-même qui l’a fait pour toutes les écoles de la ville, mais aussi un aurez derviche qui s’est mis, en plus, le torchon sur la tête.

Il y a aussi le cas d’un savant qui, s’estimant indigne et craignant souiller par sa présence les séances de Baha' al-Din, n’y venait que rarement. L’ayant appris, le maître l’amena dans la cour et lui montra son chien : «Voilà mon compagnon».

C’est que Baha’al-Din se considère moins qu’un chien.

Le Khwaja «Ala al-Haqq wa’l-Din — que Dieu éclaire son lieu de repos — rapporta sur notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme — qu’il disait : Dans cette voie, le fait de se nier soi-même, de s’annihiler et de s’humilier est une affaire importante; c’est le fondement même de la possibilité de prétendre réussir. C’est ainsi que je suis passé à travers toutes les classes d’êtres et que j’ai apprécié toutes les particules. Et j’ai vu que toutes étaient, dans leur essence, meilleures que moi. Finalement j’en suis arrivé à traverser la classe des déchets, et trouvé partout du profit en eux, mais aucun profit en moi-même. J’en vins à ce déchet de chien, j’ai cru que je n’y trouverais aucun profit; pendant un certain temps j’ai entretenu cette conviction dans mon âme; mais j’ai fini par reconnaître qu’il y avait du profit également en lui :

Je suis renseigné sur moi-même mieux que sur personne, je ne suis pas meilleur qu’un chien, mais pire.

Tant que je regarde mon état,

il ne vaut pas plus d’un grain, de la tête aux pieds.»

C’est ainsi qu’il peut apprendre de n’importe qui, et n’importe quelle action humaine peut lui inspirer des pensées qui le mèneront vers Dieu :

Le Khwâja `Ala' al-Haqq — que Dieu parfume son lieu de repos! rapporta au sujet de notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il racontait : Au début de mon noviciat je passai, un jour, à côté de la maison de jeux; j’y vis un groupe d’hommes occupés à jouer; dans ce groupe, deux hommes étaient plongés entièrement dans leur passion. Un d’eux avait perdu, il avait joué tout son argent et tout son crédit. Malgré cela, sa passion et son ardeur augmentaient à chaque instant. Il disait à son ami qui avait gagné : «Mon cher, si tout est fini, je ne bouge pas d’ici». J’ai vu son état, je fus étonné de sa passion et de son attachement à cette activité. Depuis ce jour, mon désir et mes efforts dans la Voie ont continué de progresser :

Aussi longtemps que tu ne mets pas du feu dans tout ce que tu as,

Jamais tu n’arriveras à ce que la réalité du temps t’apparaisse bien.»

L’attitude qui est à la base de ces représentations est celle qu’engendre la conscience de l’absolue nullité de l’homme en face de Dieu : toutes les créatures sont nulles, mais aucune ne vaut mieux qu’une autre, le respect est dû à toutes. De là la solidarité universelle de toutes les créatures, l’amour porté aux animaux et le désir d’en apprendre. Des accents franciscains font aussi leur apparition :

On rapporte au sujet de notre Vénérable Khwaja — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il racontait : Au début de mes ravissements et de mon noviciat, j’ai rencontré un des amis de Dieu — que sa puissance s’exerce! — qui m’ordonna de suivre les connaissances (?). Je dis : «J’espère en arriver à connaître la bénédiction du regard des Amis.» — Ce chéri, ami de Dieu, me demanda : «Comment considères-tu le fait de gagner ta subsistance ?» Je dis : «Si j’en trouve, je remercie Dieu, sinon, je patiente», Ce chéri sourit et dit : «Cela est facile, mais tu dois amener ton âme à la contrition, afin que, si pendant une semaine tu ne trouves rien, elle ne se révolte pas». Avec humilité, je lui ai demandé de m’aider. Il m’ordonna : Sors dans le désert afin que les espoirs de ton âme se séparent entièrement de là créature. Continue ainsi pendant trois jours. Au lever du quatrième jour tu arriveras aux pieds d’une montagne. Un cavalier royal viendra à ta rencontre, assis sur une monture nue. Tu le salueras et continueras ton chemin. Quand tu te seras éloigné de trois pas de lui, il dira : « O. jeune homme! J’ai du pain, prends-en! » Ne l’acceptes pas’. Suivant ces instructions je sortis alors clans le désert et poursuivis mon chemin de la sorte. Lorsque trois jours se furent passés, j’arrivai aux pieds d’une montagne; le cavalier en question vint à ma rencontre, tel qu’il avait été décrit. Je le saluai et continuai mon chemin. Il m’offrit du pain, je ne l’acceptai pas.

Ce chéri m’ordonna également; «Il faut que tu te mettes à penser aux pauvres, aux faibles, aux malheureux, à ceux dont personne ne s’occupe, et à les servir; et c’est ainsi que tu apprendras humilité et soumission». D’après ces instructions, je me mis à pratiquer œ qui m’a été dit et ce fut pendant un certain temps la manière dont j’ai suivi la Voie.

Il m’ordonna alors : «Il faut que tu tiennes ferme à respecter et à servir les animaux et que tu les traites avec humilité; car ils font également partie des créatures de Dieu Très-Haut et le Seigneur les a sous sa Providence. Si tu vois des plaies ou des blessures à leur peau ou à leurs côtes, soignes-les et occupes-toi de les guérir!» Obéissant à cet ordre, je me mis à le faire, et suivis pendant un certain temps cette voie. Quand je rencontrai un animal sur mon chemin, je m’arrêtais, le laissais passer le premier et n’essayais pas de le devancer. La nuit, je frottais mon visage contre le sol, à l’endroit où les chevaux avaient laissé la trace de leurs fers. J’ai pratiqué cela pendant huit ans.

Il me dit encore : «Pour t’humilier, vas servir les chiens de cette cour, et suis-les; tu finiras par arriver à un chien dont il te viendra du bonheur». Je profitai de son conseil et les servis. Une nuit j’arrivai vers un chien; je n’étais pas dans mon état normal; accablé et humble j’abordai le chien tandis que des pleurs puissants me secouaient. À cet instant j’ai vu l’animal se coucher sur son dos par terre, tourner son visage vers le ciel, soulever ses quatre-pattes tandis qu’en l’entendait pousser un cri triste et plaintif. Abattu et accablé, je tendis mes deux mains et disais : «Amin !» Finalement l’animal se tut et moi, je retrouvai mes esprits.

À la même époque, par un jour d’été, au mois de tammuz, je me promenais à Qasr-i `Arifân. J’aperçus tout d’un coup l’animal que l’on appelle s adorateur du soleil». Je l’ai vu plongé en extase devant la beauté du soleil. Son état m’inspira un immense désir et je pensai à lui demander d’intercéder pour moi. Je me mis debout avec respect, vénération et humilité et tendis mes deux mains. L’animal sortit de son extase, se coucha le dos par terre, tourna son visage vers le ciel et resta ainsi pendant un long moment. Cependant je disais : «Amin».

Il m’ordonna encore : «Il faut que tu te mettes au service des routes. Si dans les routes tu trouves quelque chose qui pourrait causer du scandale aux hommes, il faut que tu le caches devant leur regard afin que le tort n’en soit pas causé». Je me mis à le faire, et sept années durant, mes manches et mon chapeau ne sont jamais restés libres de poussière.

Tout ce que m’ordonnait cet ami de Dieu, je l’exécutais fidèlement et observais le résultat de chaque action en moi; je m’aperçus que je faisais de véritables progrès dans mon état.»

En ce qui concerne le respect des animaux et le désir d’en apprendre, on pourrait songer ici à un substrat bouddhique : nous sommes bien à Bukhârà; et faut-il rappeler que le village natal de Bahâ' al-Din s’appelait encore au moment de sa naissance Qasr-i Hinduwàn? M. Gordlevskij est allé jusqu’à supposer une origine bouddhique de la méthode naqshbandie du dhikr, tandis que M. Osman Yahya croit découvrir une influence hindoue chez Hakim Tirmidhi. Tout cela devrait être élaboré et vérifié. En tout cas, et quoi qu’il en soit, ces éléments sont ici incorporés dans un contexte malamati bien précis. On ne respecte pas les animaux parce qu’on y voit des âmes humaines réincarnées, mais parce qu’on se sent plus indigne que la plus indigne des créatures et parce que l’on croit pouvoir en apprendre.

Le vrai malamati aspire sans doute à progresser dans la voie spirituelle, mais ne le montre pas aux autres; son état est méprisé par les humains et il jouit d’une mauvaise réputation. Citons un verset caractéristique de cet état d’esprit que le jeune Naqshband se plaisait à répéter à l’époque où il commençait son apprentissage mystique :

Moi et mon ami, nous craignions de jouir de mauvaise réputation,

De quoi aurions-nous peur maintenant que nous sommes devenus mal famés?

***

Des tendances malâmaties sont diffuses dans le mysticisme islamique dès le début; au quatrième siècle de l’hégire elles trouvent leur expression dans l’école de Neshapur, autour d’Abu Hafs Haddâd et Hamdun Qassar. Ce mouvement khorassanien des malamatiya constitue une sorte de protestation contre la dégénérescence du soufisme bagdadien, qui commence. Contrairement au soufi, le malamati ne fera pas montre de piété extérieure, ne se distinguera pas par des prières surérogatoires, ne participera pas aux séances du dhikr ou du sama`. Il gagnera sa vie, se mêlera aux autres dans les suq. Il ne se distinguera pas du reste des humains, sinon en se montrant plus méprisable, mais son cœur sera avec Dieu. Méprisé par les hommes, il se tournera vers Dieu.

`Abd al-Rahmàn al-Sulami considère les malamatis comme la classe la plus élevée des serviteurs de Dieu, au-dessus des `ulama et des soufis. Il est caractéristique que le bagdadien `Umar al-Suhrawardi préférera, en revanche, les soufis aux malamatis. Ibn Arabi, d’autre part, acceptera en bloc, la distinction du Sulami, tout en lui conférant une signification différente; car, à l’origine, le mouvement malamati n’a rien à voir avec la doctrine de l’unicité de l’être. Un peu plus tôt, Najm al-Din al-Kubrà, aura également accepté la distinction en dressant son schéma classique des trois voies menant à Dieu.

Pour Sulami déjà, les malamatiya ne sont pas limités à l’école de Neshâpûr; à l’occasion il cite d’autres maîtres soufis, Sahl Tustari, Yahyâ b. Ma'âd etc. Mais c’est surtout cet autre maître du soufisme khorassanien, Bayàzid Bistami qui apparaît fréquemment; et il est cité comme un des maîtres malàmatis à qui sont attribuées des doctrines spécifiques de l’école en question.

On demanda à Abu Yazid «Quel est le signe le plus grand du gnostique?» Il répondit : Que tu le vois manger avec toi, boire avec toi, plaisanter avec toi, vendre et acheter avec loi — tandis que son cœur, est dans le royaume du Saint (malakut al-quds). C’est cela le plus grand des signes.’

Cette attitude est restée celle des Naqshbandis. Un des onze principes de leur tariqa, traditionnellement attribuée à Abd al-Khâliq Ghujduwâni, est «solitude dans la foule» (khalwat dar anjaman). Ce principe a des implications qui vont très loin. Voici comment Baha’ àl-Din présente sa tariqa au roi de Hérat :

Le roi demanda : Y a-t-il dans votre tariqa dhikr public, Sama` ou clausure (khalwa)?” Le Khwaja dit : «Il n’y en a pas». Le roi d. emanda : «En quoi consiste donc votre tariqa?» Le Khwaja dit : La parole de la famille du Khwâja “Abd al-Khaliq Ghujduwàni — que Dieu sanctifie leurs âmes! — est : Solitude dans la foule (khalwat dar anjaman)’. Le roi demanda : Qu’est-ce donc «solitude dans la foule»? — Le Khwaja dit : Qu’on soit extérieurement avec la créature et intérieurement avec Dieu :

«Intérieurement tourné vers le connu, extérieurement vers l’étranger

une conduite aussi bonne est rare dans le monde.’

Le roi dit : «Comment est-ce possible?» — Le Khwâja répondit : Dieu Très-Haut dit lui-même dans son Noble Livre : Les hommes que ni commerce ni troc ne détournent de commémorer Dieu (s. 24 v. 37)’

Un trait caractéristique des malamatiya survit ainsi chez les Naqshbandiya, le dhikr secret; parfois, notamment dans des derniers siècles, le nom même de leur congrégation devient khafiya. Et, tandis que les Naqshbandis postérieurs tout au moins ont adopté les khanqah, ils ne sont jamais allés jusqu’à organiser des séances de sama`13.

L’attitude des malamatis recélait plusieurs dangers évidents. Le premier en fut l’antinomianisme : on ne condamnait pas seulement la démonstration de piété, mais on refusait également d’accomplir ses actes; autrement dit, on ne faisait pas seulement montre d’impiété, mais on abandonnait totalement les devoirs du culte.

À cela, le naqshbandisme a échappé. Ses adhérents suivaient scrupuleusement les prescriptions de la Loi et adhéraient à l’orthodoxie sunnite qu’ils ne jugeaient pas incompatible avec une vie mystique profonde. Ils ont en revanche succombé, ici et là, à un autre danger implicite dans les principes malâmatis.

Quand les anciens malâmatis allaient dans les suq, ce n’était pas seulement pour se mêler à la foule, mais aussi pour gagner leur vie, Cela leur était recommandé, et ils étaient autorisés à faire du commerce. Le verset coranique cité par Naqshband indique qu’il en était de même pour lui et ses disciples.

Cette attitude explique l’accueil fait à la tariqa par des milieux urbains; et nous avons déjà mentionné le fait que plusieurs de ses adhérents semblent se recruter dans le bazar de Bukhàrâ. Mais si le commerce est considéré comme ne pouvant pas détourner de la vie mystique, des abus deviennent inévitables. Ce qui, à l’origine, était un pari héroïque : vivre dans le siècle tout en lui étant étranger, peut facilement servir de prétexte à une activité séculière drapée d’un manteau religieux. Il n’est pas permis de juger de ce qui se passe dans le cœur des hommes; mais le principe malamati réaffirmé

par Bahâ' al-Din n’a-t-il pas servi de justification à la richesse fabuleuse d’un Ahrar, à la puissance des shaikh de Juibâr, à tant d’autres choses faites par tant d’autres ishan d’Asie Centrale?

Le problème se pose s’il y a une connexion historique entre les Naqshbandis et les anciens malamatis. Il ne semble pas qu’il y ait eu des rapports directs avec l’école de Neshapur proprement dite. Mais nous avons vu que Sulami comptait Abu Yazid Bistami parmi les maîtres des malâmatis; et ici la filiation est facile à établir, car le maître de Bistàm figure dans l’isnad naqshbandi.

Cent années plus tard, Abu «l-Hasan Kharraqâni se considérait comme disciple spirituel de Bâyazid; or Kharraqani est regardé par les Naqshbandis comme un des leurs. Nous arrivons ainsi dans le voisinage immédiat de Yusuf Hamadâni : soit par Ali Farmâdî (et Abu l — Qàsim Karrakâni), soit par Abd allâh Ansari ; celui-ci se rattache sûrement à Abu «l Hasan. Nous nous trouvons dans un milieu de stricte observance sunnite, ce qui permet de rendre compte de l’orthodoxie des Naqshbandis.

L’étude des éléments malâmatis dans le récit de l’apprentissage mystique du jeune Bahâ» al-Din nous a permis ainsi de remonter un peu plus haut dans la préhistoire de la congrégation des Khwàjagân celle-ci continue les traditions du mysticisme khorassanien, à tendance malâmati, mais strictement orthodoxe.

Le milieu khorassanien en question est pourtant encore autre chose : il est halladjien.

***

C’est ici que nous devons considérer un autre groupe de faits rapportés sur la jeunesse de Bahâ’ al-Din, la manière dont il imite les anciens maîtres soufis.

Comme il se doit, cette imitation est tout d’abord celle du Prophète et de ses compagnons, ce qui constitue un autre témoignage de sa parfaite orthodoxie, mais n’est pas autrement caractéristique.

Plus significative est sa qualification de `Uwaisi qui a ici une double implication; tout d’abord en faisant allusion au fait que, tous comme `Uwais al-Qarani, il avait reçu une instruction directe en esprit (en l’occurrence s’agit de la vision de Ghujduwânï au tombeau de Mazdàkhàn ensuite du fait qu’il a acquis, au cours de son apprentissage, les mêmes degrés et les mêmes qualités que le célèbre compagnon du Prophète.

On rapporte sur notre vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — Vers la fin de sa vie, il racontait ses débuts et relatait comment il s’adressait aux âmes bonnes des shaikh de la voie et des grands — que Dieu sanctifie leurs âmes! — et quel était le résultat de son attention pour l’âme de chacun d’eux. Il disait : Quand je me tournais vers l’âme de `Uwais Qarani — Dieu soit content de lui! — le résultat en fut la rupture complète et la séparation parfaite d’avec les désirs extérieurs et intérieurs. Toutes les fois que je me tournais vers l’âme du Khwâja Muhammad Ali Hakim Tirmidhi — que Dieu sanctifie leurs âmes! le résultat en était que je contemplais l’état exempt de tout attribut et dans cet état on n’apercevait aucun résultat ni action.

En sept cent quatre-vingt-neuf, je me trouvais auprès de notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — Il dit : Depuis vingt ans je suis la tariqa du Khwâja Muhammad-i Ali Hakim Tirmidhi — que Dieu sanctifie leurs âmes! Il était sans attribut; et si quelqu’un sait voir, je suis également, pendant ce temps, sans attribut.

Un homme pieux rapporta : Au temps de ses débuts, notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — s’adonnait à des exercices ascétiques très sévères. Parfois j’arrivais à lui parler. Une fois, par un matin d’hiver, quand il faisait très froid, il vint chez moi. On remarquait sur lui des traces laissées par ses exercices ascétiques, il se trouvait dans un état d’esseulement et de séparation complets. Il dit alors : «Pendant huit mois, je m’étais tourné vers l’âme de `Uwais Qarani — que Dieu soit satisfait de lui! — et j’éprouvai tous les attributs qu’il a éprouvés; mais maintenant je me suis dépouillé de ses attributs.»

Le vrai mystique traverse les degrés de tous les grands maîtres du passé, mais ne s’y arrête pas. C’est un apprentissage nécessaire, mais le but n’est pas d’atteindre la position d’un shaikh déterminé, mais de progresser toujours plus loin dans la voie. Tout cependant ne doit pas être imité chez les anciens soufis.

Le Khwaja «Ala al-Haqq wa’l-Din — que son lieu de repos soit parfumé! — rapporte au sujet de notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il dit : On rapporte sur le prince des gnostiques Abù Yazid Bistâmi — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il dit : Pendant ma progression j’ai traversé les attributs des Prophètes — paix sur eux! — et suis arrivé au château de Muhammad voulant éprouver sa qualité. Mais arrivé là, je ne fis pas l’insolent et, en prosternation et humilité, j’ai posé ma tête sur le seuil de sa puissance.

Un derviche rapporta : À Nasaf j’ai suivi notre Vénérable Khwaja — que Dieu sanctifie son âme! — Il racontait des choses relatives à sa progression dans la voie, en mentionnant plusieurs grands shaikhs. Il dit : J’ai atteint le degré du sultan Abu Yazid — que Dieu sanctifie son âme! — je suis arrivé là où il est arrivé. J’ai atteint le degré du shaikh Junaid, celui du shaikh Shibli, et celui du shaikh Mansur Hallâj; je suis arrivé là où ils sont arrivés. Finalement j’ai atteint le château qui était le plus majestueux de tous; J’ai su que c’était le château de Muhammad. Je ne fis pas l’insolent et ne fis pas ce que le shaikh Abu Yazid a fait.»

Cette appropriation successive de degrés atteints par les grands maîtres du mysticisme constitue la contrepartie positive de l’appropriation des qualités d’êtres inférieurs dont il a été question plus haut. Le choix des maîtres dont on parle est significatif, deux des trois mystiques dont on parle un peu plus longuement sont des khorassaniens Abu Yazid Bistâmi et Hakim Tirmidhî. Nous avons déjà parlé du premier. Quant au second — dont on sait l’influence sur les malamatiya — il revient plusieurs fois dans l’Anisu l — tâlibin : c’est entre autres, la principale autorité citée dans la première partie de l’ouvrage traitant du problème de la walaya.

***

C’est dans ce contexte qu’est mentionné Mansur Hallâj :

«Le Khwâja `Ala' al-Haqq wa’l-Din — que Dieu parfume son lieu de repos! — rapporta sur notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il disait : ‘Pendant que je traversais les étapes et les demeures, la qualité de Mansur Hallàj apparut deux fois en moi; et le cri qu’il avait poussé, je faillis le pousser. Il y avait à Bukhàrà, un gibet, les deux fois je me rendis à ses pieds et dis : Ta place est au sommet de ce gibet. Avec la grâce de Dieu j’ai traversé ce degré».

On rapporte du Vénérable ‘Azizan « — miséricorde et clémence sur lui! — Au temps où il traitait avec compassion la rupture d’habitudes d’un derviche qu’il formait, et que, par sa compassion parfaite, le sortit des difficultés de l’être et empêcha la manifestation de cet état en lui, il dit : «Si sur toute la surface de la terre il y avait eu un seul des descendants du Khwâja `Abd al-Khaliq — que Dieu sanctifie leurs âmes! — jamais Mansur n’aurait été exposé au gibet.»

Le récit sur `Azizàn permet de situer la représentation en question dans son cadre idéologique : celui du mysticisme orthodoxe, opposé à l’incarnationisme de Hallàj comme à la doctrine de l’unicité de l’être d’Ibn `Arabi. L’état dans lequel Hallâj fut amené à s’exclamer Ana l-Haqq s est considéré ici comme passager; il faut le dépasser pour progresser dans la voie mystique, et l’aide d’un bon maître est indispensable pour arracher le postulant à ses illusions. L’argument est classique, la prétention de Hallâj (et de Bistami) est souvent comparée aux affirmations de la divinité du Christ par les chrétiens. Sous cette forme, le raisonnement est très répandu, il revient chez Ghazzali, chez «Ala» al-Dawla Simnâni, mais aussi chez des ennemis déclarés des soufis comme Ibn Taimiya. Or, les Naqshbandis resteront toujours opposés (malgré Jami) aux doctrines d’Ibn «Arabi; et avec Imâm Rabbâni, mujaddid-i alf-i Thâni, Ahmad Fâraqi Sarhindi, la doctrine simnânienne, transformée, deviendra la doctrine officielle de l’ordre.

Mais cela ne représente qu’un côté du problème. La manière dont est mentionné la gibet de Mansur nous permet de tirer certaines conclusions d’ordre historique et de revenir ainsi à notre point de départ.

C’est au moment où il atteint le degré atteint par Hallâj que Bahâ» al-Din se rend au pied d’un gibet. Il est tentant de voir ici un gibet initiatique, comparable au Daré Mansur des Bektashis. Si tel est le cas, ce dernier remonte bien à Yusuf Hamadâni, ainsi que l’a soupçonné M. Massignon; et c’est là une nouvelle preuve de la connexion des deux congrégations.

Structurellement, la place du meïdan hallajjien est analogue ici et là. Chez les Bektashis aussi le fait d’être placé au Dâr équivaut à l’acquisition d’un certain degré mystique. On n’a qu’à rappeler ici le rituel d’initiation bektashi traduit par M. Birge dans son ouvrage consacré à cette congrégation.

Le postulant se place tout d’abord au post d’Ahmad Mukhtâr : tous ceux qui aspirent à atteindre la Vérité doivent passer par là; il passe au post de «Ali : c’est la première porte menant à la shari’at, la tariqat, la ma`rifat et la haqiqat, on passe ensuite au post du Khrâsân et au Qânun çiràgi. La dernière station est celle du gibet de Mansur. On n’arrive nulle part sans passer par là, mais en arrivant là on atteint la Réalité divine.

On s’aperçoit aisément ici en quoi consiste la différence entre les Bektashis et Bahâ» al-Din. Chez les premiers, l’état mystique atteint par Hallâj représente le degré suprême de l’expérience mystique. Chez les Naqshbandis, il s’agit d’un état passager qu’il faut dépasser si l’on veut continuer de progresser dans la voie.

Or, chez ces mystiques tardifs, l’expérience de Hallâj symbolise éminemment la wahdat al-wujûd. Cette dernière est admise par les Bektashis, mais rejetée par les Naqshbandis. Cela nous explique à la fois la place subordonnée que le gibet de Mansur occupe déjà chez Bahâ' al-Din et la disparition complète du rituel chez les Naqshbandis postérieurs.

Il reste que la tradition n’a pas tout à fait tort en attribuant aux deux congrégations, dont les idées et la structure diffèrent si profondément, les Naqshbandis et les Bektashis, une origine commune.

***

Selon M. Massignon, le meïdan initiatique des Bektashis est indéniablement apparenté à celui de la futuwwa. Y a-t-il des traces de l’influence de la futuwwa chez les Naqshbandis? Ici encore nous croyons être en mesure de donner une réponse affirmative. Deux indices surtout l’indiquent avec une clareté suffisante : les rapports avec les malamatîya que nous avons relevés plus haut; l’isnad salmanien.

Il y a quarante ans déjà, M. Richard Hartmann attira l’attention des orientalistes sur les rapports étroits entre la futuwwa et la malama; cela semble aujourd’hui généralement admis. M. Affifi, pour sa part, considère que les malâmatiya du Khorasan sont issus directement d’une organisation de la futuwwa; leurs principes se rattacheraient davantage à l’idéologie de cette dernière qu’à celle des groupements soufis plus anciens.

Quoi qu’il en soit de ce dernier point, les rapports sont indéniables. Sulami écrit non seulement une Risala al-malamatiya, mais aussi un Kitab al — futuwwa; et, dans le premier ouvrage, il semble traiter parfois les deux phénomènes comme équivalents.

La parenté du naqshbandisme avec les malâmatiya n’exclut donc pas des rapports étroits avec la futuwwa, plutôt les rend plus compréhensibles. L’isnad bakri est une particularité commune aux Bektashis et aux Naqshbandis. Il est possible que cet isnad soit imité de l’isnad généalogique des Suhrawardi; mais en tout cas cette imitation se limite aux deux ou trois premiers chaînons, le dernier descendant en ligne mâle d’Abu Bakr qui apparaît dans l’isnad naqshbandi est son petit-fils Qâsim à qui succède l’imam Ja`far al-Sàdiq. On voit mal, d’autre part, ce que vient faire Salmàn Fârsi dans une généalogie siddiqi.

Or, d’un côté, Salmân joue un rôle de premier plan en tant que patron des corporations de la futuwwa; de l’autre — M. Massignon nous le fait remarquer — Umar Suhrawardi était un agent du calife al-Nâsir dont on sait le rôle dans la réorganisation de la futuwwa. L’isnad bakri n’a pas ici, primitivement, ce caractère ostensiblement sunnite qu’il assumera dans l’école mujaddidi.

Il convient, d’autre part, de souligner que cet isnad bakri-salmani est spécifiquement naqshbandi et n’apparaît que sporadiquement chez les Qadiris. Aussi bien la tradition indienne (Dàrà Shikôh, Khazinatu «l-asfiya, etc.) qu’anatolienne considère les Qâdiris comme devant leur affiliation spirituelle à Ali b. Abi-Talib et réserve l’affiliation bakri aux Naqshbandis. Que cette branche aberrante et aujourd’hui shiite des Qàdiriya, les Ni`matullahiya, ne connaisse que l’isnad alide n’a par contre rien d’étonnant et ne saurait être invoqué ici.

Il est possible que l’apparition de l’isnad bakri chez les Qâdiris est due simplement à la pratique de double affiliation, fréquente encore aujourd’hui chez les Kurdes et attestée pour les Naqshbandis au moins à partir d’Ahmad Fârùqi Sarhindi. C’est ainsi que le ms. Esad Éfendi 1419 mentionne aussi bien l’isnâd naqshbandi de Muhammad Murad Ma`suimi Bukhàri, un élève de Muhammad Ma`sum, fils du Mujaddid, que son isnad qâdirï. Le premier est donné avec ses quatre variantes, le second aboutit uniquement à l’imam `Ali.

Rien n’interdit ainsi la supposition que certains Qàdiris aient revendiquée un isnad bakri parce que, en tant que Naqshbandis, ils s’en réclamaient. Un dernier fait doit être mentionné ici. Nous avons déjà dit que, tout en recevant une signification nouvelle, le terme des malamatiya fut accepté par Ibn Arabi pour désigner la classe la plus élevée des serviteurs de Dieu. Or, d’autre part, Ibn Arabi considère Salmân comme le prototype de qutb. Il est en conséquence possible qu’il en fut de même chez les anciens malamatiya, bien que ce ne soit pas une certitude. S’il en est ainsi, nous disposons d’un autre indice de la parenté entre les Naqshbandis, les malamatis et la futuwwa.

Ainsi les faits disparates à première vue que nous avons analysés au cours de cette étude concourent à former une image cohérente et nous permettent de reculer de quelques siècles les origines du naqshbandisme, issu du mouvement mystique sunnite du Khorasan, où les tendances malamatis étaient très fortes et où les traditions de la futuwwa et le souvenir de Hallâj étaient vivants. Ce groupe se divisera plus tard en deux. Les Yasawiya-Bektashiya accentueront les tendances antinomianistes latentes du malâmatisme et finiront par adopter des doctrines shiites extrémistes, allant jusqu’à la déification complète de la double personnalité de Muhammad-`Ali. Les Naqshbandiya, par contre, resteront fidèles à la grandeur austère de l’islam sunnite et, notamment à partir d’Ahmad Fâruqi Sarhindï, se feront champions de son orthodoxie.

Istanbul, Téhéran, novembre 1958-janvier

1959, M. MOLÉ.



[Tableau de l’isnad initiatique de Naqsband omis].

SOURCE



Revu des Etudes Islamiques, 1957, pages 35-66. Marijan Molé, « Autout du Daré Mansour : l’pprentissage mystique de Bahâ’ al-dîn Naqsband »,

J’édite ce rare article très révélateur — ses traductions ici reproduites au fil du texte en italiques — de Marijan Molé.

J’omet la plupart de ses notes malgré leur grand intérêt.



M. Molé est le meilleur des «historiographes courts» introduisant à la mystique musulmane : M. Molé, Les Mystiques musulmans, PUF, 1965.







JILI









De l’Essence (adh-Dhât)

Sache que par «essence» on entend, d’une manière générale, ce à quoi les noms et les qualités se rattachent par leur principe, et non par leur existence [contingente]. Tout nom et toute qualité se rattache à une réalité sous-jacente qui, elle, est son essence…

Quant à l’existence, elle comporte deux degrés : elle est l’Etre pur, en tant qu’Essence du Créateur, ou bien l’existence atteinte du néant, en tant qu’essence relative des créatures.

Par l’Essence de Dieu» — exalté soit-Il ! — on entend Dieu Lui-même, c’est-à-dire Ce par quoi Il est; Dieu subsiste en effet par Lui-même, et c’est à cette Aséité divine qu’appartiennent essentiellement les Noms de [perfection] et les Qualités [universelles]. On conçoit donc l’Essence à travers toute forme [idéelle] qui découle logiquement d’une des significations qu’Elle implique; j’entends que toute propriété qui résulte d’un de Ses attributs Lui appartient réellement; c’est à l’Essence — à son Être — que se rapporte tout nom impliquant une idée de perfection; or, la somme des perfections comporte l’infinité et par suite l’impossibilité de L’embrasser par l’intelligence, d’où il résulte, d’une part, qu’Elle est inconnaissable, et d’autre part que cela même peut être connu, puisqu’il est impossible de l’ignorer :



Est-ce que j’ai tout appris, globalement et distinctement,

De Ton Essence, ô Toi, en Qui s’unissent les Qualités?

Ou est-ce que Ta Face est trop sublime pour que Sa nature puisse être saisie?

Je saisis donc que son Essence ne peut être saisie.

Loin de Toi que quelqu’un Te sonde, et loin de Toi

Que quelqu’un T’ignore, — ô perplexité!



Sache que l’Essence de Dieu le Suprême est le mystère de l’Unité que tout symbole exprime sous un certain rapport, sans qu’il puisse L’exprimer sous beaucoup d’autres rapports. On ne La conçoit donc pas par quelque idée rationnelle, pas plus qu’on ne La comprend par quelque allusion conventionnelle; car on ne comprend une chose qu’en vertu d’une relation, qui lui assigne une position, ou par une négation, donc par son contraire; or, il n’y a, dans toute l’existence, aucune relation qui «situe» l’Essence, ni aucune assignation qui s’applique à Elle, donc rien qui puisse La nier et rien qui Lui soit contraire. Elle est, pour le langage, comme si Elle n’existait pas, et sous ce rapport Elle se refuse à l’entendement humain. Celui qui parle devient muet devant l’Essence divine, et celui qui est agité devient immobile; celui qui voit est ébloui. Elle est trop noble pour être conçue par les intelligences… Elle est trop élevée pour que les pensées La saisissent. Son fond primordial n’est atteint par aucune sentence de la science, ni par aucun silence qui La tait; aucune limite, aussi fine et incommensurable soit-elle, ne L’embrasse…

L’oiseau saint vola dans l’étendue illimitée de cette atmosphère vide, en exaltant Dieu par sa totalité dans l’air de la sphère suprême; alors il fut ravi hors des existences et transperça les Noms et les Qualités par réalisation et vision directe. Puis il plana autour du zénith de la non-existence, après avoir traversé les étendues du devenir et de ce qui précède les temps; alors il Le trouva nécessaire­ment, Lui dont l’existence n’est pas sujette au doute et dont l’absence n’est point cachée. Et lorsqu’il voulut retourner au monde créé, il demanda qu’un signe de reconnaissance lui fût donné; et il fut écrit sur l’aile de la colombe : «En vérité, ô Toi, talisman, qui n’es ni quiddité ni nom, ni ombre ni contour, ni esprit ni corps, ni qua­lité ni désignation ni signe, à Toi appartiennent l’existence et la non-existence, et à Toi le devenir et ce qui précède les temps; Tu es non-existant comme Essence, existant dans Ta Personne, connu par Ta grâce, absent selon le genre; Tu es comme si tu n’avais créé que des métaphores et comme si Tu n’étais que par façon de parler; Tu es l’évidence de Toi-même par la spontanéité de Ton langage; je viens de Te trouver Vivant, Connaissant, Voulant, Puissant, Parlant, Ecoutant et Voyant; j’ai embrassé la Beauté et j’ai été transpercé par la Majesté; j’ai sondé par Toi-même les modes de l’Infinité; quant à ce que Tu as imagé en affirmant l’existence d’un autre que Toi, il n’est pas là, mais Ta Beauté resplendissante est parfaite; et à qui ces paroles sont-elles adressées, est-ce à Toi, est-ce à Moi? O Toi qui es absent là, nous T’avons trouvé ici!».

Ensuite il fut écrit sur l’aile de l’oiseau vert avec la plume à l’encre de soufre rouge : «En vérité, la Grandeur, est feu et la Science est eau et la Force est air et la sagesse est terre, éléments par lesquels se réalise notre essence unique. Il y a pour cette essence deux dimensions, dont la première est le non-commen­cement et la seconde la non-fin, et deux désignations, dont la première est Dieu et la seconde la créature, et deux attributions, dont la première est l’éternité et la seconde le devenir, et deux noms, dont le premier est le Seigneur et le second le serviteur. Elle a deux faces : la première est apparente, c’est le monde et la deuxième est intérieure, c’est l’au-delà; et elle a deux prin­cipes : le premier est la nécessité et le se­cond la possibilité; et elle a deux rapports : selon le premier elle est absente pour elle-même et existante pour ce qui est autre qu’elle-même, et selon le second elle est absente pour ce qui est autre qu’elle-même est existante pour elle-même. Il y a d’elle deux connaissances, la première concerne d’abord son affirmation nécessaire, ensuite sa négation; la seconde concerne d’abord sa négation, ensuite son affirmation nécessaire. Sa conception implique un point d’erreur; car il y a dans les symboles des déviations et dans les allusions des détournements de leurs sens : à toi la pru­dence, ô oiseau, en gardant cet écrit qu’un autre ne lira pas!»

Et l’oiseau ne cessa de planer dans ces sphères, vivant en la mort, impérissable dans l’anéantissement; enfin, déployant ses ailes, il promena son regard, le tourna et le retourna, mais il ne le vit pas sortir de lui-même, ni aller vers une nature étrangère à la sienne; que l’oiseau plongeât dans l’océan, qu’il en ressortît, qu’il en bût, qu’il s’enivrât ou qu’il désirât plus encore, rien qui lui parle et rien qui soit absent de lui. «Perfection absolue» est devenu l’expression qui s’applique réellement à lui-même, car il ne saisit pas les bornes d’une de ses qualités; les Noms de l’Essence et les Qualités divines lui appartiennent en vertu d’une assimilation réelle; il n’y a pas de brides qui le régissent par la loi de l’adéquation et de la contradiction, il jouit pleinement des possibilités inhérentes à ses qualités, et il n’y a pourtant point de chose qui lui appartienne entièrement dans sa forme individuelle; il possède toute la liberté d’évoluer dans son lieu et dans son monde et il est en même temps limité par ses stations. Il voit la perfection de sa pleine lune réellement en son âme et il est mentalement incapable à cause de l’éclipse de son soleil; il ignore la chose tout en la connaissant et il se déplace tout en restant sur place; le monde le plus intimement contenu en sa connaissance est celui qu’il peut prouver le moins; les gens les plus éloignés de sa route sont les plus proches de lui; sa lettre (hart) ne se lit pas et sa signification ne se comprend pas, ne se voit pas…

Du nom (al-Ism)

… La perfection du Nommé se manifeste éminemment par le fait qu’Il se révèle par Son Nom à celui qui L’ignore, en sorte que le Nom est au Nommé ce qu’est l’extérieur à l’intérieur, et sous ce rapport le Nom est le Nommé Lui-même.

Le sujet d’un nom peut être inexistant comme tel et n’exister qu’idéalement, comme c’est le cas du Phénix, qui tient toute son existence de son nom, et dont les qualités ne se déduisent que de ce nom; car, selon l’allégorie conventionnelle, le Phénix signifie ce qui échappe aux intelligences et aux pensées; aussi le représente-t-on par une figure sans égale dans sa magnitude. Son nom ne résulte donc pas de son essence, mais il est au contraire comme superposé à une conception idéale pour la maintenir à son rang d’existence. Tu comprendras qu’il n’en va pas de même dans l’ordre ontologique, mais que le nom de l’Etre véritable est une voie à la connaissance réelle du Nommé… Le nom du Phénix est donc, dans l’ordre créé, l’inverse du Nom de Dieu dans la vérité, car, si le nommé Phénix n’existe pas en lui-même, ce qui est nommé Allâh est en Lui-même Etre pur. Comme on n’atteint le Phénix que par l’intermédiaire de son nom, — et sous ce rapport le Phénix existe, — de même il n’y a d’accès à la connaissance de Dieu que par l’intermé­diaire de Ses Noms et de Ses Qualités, et tout Nom et toute Qualité [divins] étant contenus dans le Nom Allâh, il s’en suit qu’il n’y a d’accès à la connaissance de Dieu que par la voie de ce Nom.

En vérité c’est ce nom qui communique réellement l’Etre et qui conduit vers Lui; il est donc comme le sceau du sens universel [l’aspect métaphysique, donc supra-individuel] de l’homme; c’est par lui que l’élu de la Grâce s’unit au Clément. Celui qui regarde les traits du sceau est avec Dieu par l’entremise de Son Nom; celui qui les interprète, est avec Lui par l’entremise de Ses Qualités; et celui qui brise le sceau, transperçant ainsi la Qualité et le Nom, est avec Dieu par l’Essence, sans que les Qualités divines lui soient voilées…

Dieu a fait de ce Nom le miroir de l’homme; quand celui-ci y mire son visage, il y reconnaît lé sens de la parole sacrée : «Dieu était et nulle chose avec Lui», et c’est alors qu’il lui sera révélé que son ouïe est l’Ouïe de Dieu, sa vue la Vue de Dieu, sa parole la Parole de Dieu, sa vie la vie de Dieu, sa connaissance la Connaissance de Dieu, sa volonté la Volonté de Dieu et sa puissance la Puissance de Dieu, — tout cela par voie d’union, -- et il sait dès lors que toutes ces qualités ne se rapportent à lui que par prêt et par transposition, tandis qu’elles appartiennent à Dieu selon leur réalité. Dieu dit : «Dieu vous créa et ce que vous faites» et Il dit ailleurs : «Vous n’adorez hors Dieu que des idoles, et vous créez du mensonge»; ici la faculté créatrice est prêtée à l’homme, car c’est Dieu qui crée réellement [ce dont il s’agit]. Celui qui mire son visage dans le miroir de ce Nom (Allâh) savoure cette connaissance directement. Et il se peut qu’il atteigne, d’entre les sciences de l’Union, la connaissance de l’Unicité; s’il parvient à ce degré de contem­plation, il répondra à ceux qui adressent une demande à Dieu, car il est devenu le lieu de manifestation du Nom divin. Ensuite, s’il s’élève des ténèbres du néant [relatif] vers la connaissance de l’Être nécessaire, et que Dieu le purifie des contingences par la révélation de l’éternité, il devient le miroir du Nom divin, en sorte que lui-même et le Nom sont comme deux miroirs confrontés et se reflétant l’un l’autre; et si quelqu’un parvient à ce degré de contemplation, c’est Dieu qui répondra à ceux qui lui adressent une demande; la Colère divine sera sur ceux qui évoquent sa colère, et Dieu sera content de ceux qui s’attirent son conten­tement. Et il se peut qu’il atteigne, d’entre les sciences de l’Union, la connaissance de l’Unité qui, elle, implique toute autre connaissance. Il y a cependant. entre cet état et le dévoilement de l’Essence même une différence subtile qui consiste en ceci que le contemplatif atteignant cet état ne lit que le Furgân, tandis que le connaissant de l’Essence lira tous les Livres révélés…

De la Qualité (aç-çffah)

La qualité est ce qui te communique la manière d’être du sujet dont elle dépend, c’est-à-dire qu’elle te fait comprendre son «comment», le condensant dans ton imagination, le rendant évident pour ta pensée et le rapprochant de ton intellect; ainsi tu goûtes l’état du sujet au moyen de sa qualité. Or, si tu l’as goûté et que tu l’as considéré en ton âme, il se peut que ta nature soit attirée vers lui, suivant son affinité, ou bien qu’elle se détourne de lui parce que sa saveur la contrarie. Comprends bien ceci, réfléchis-y et goûte-le afin que cela s’imprime en ton enten­dement par le cachet divin de ton intégralité; et ne te laisse pas intimider par cette écorce, car elle n’est qu’une enveloppe du noyau et un voile sur le visage.

La qualité dépend de son sujet, c’est-à-dire que tu ne t’appropries ni les qualités d’autrui ni tes propres qualités et que tu ne les possèdes d’aucune manière, avant que tu ne saches que tu es le sujet même dont elles dépendent, et que tu réalises que tu es Celui qui connaît; c’est alors seulement que la connaissance sera vraiment tienne, et dès lors ta certitude n’aura plus besoin de confirmations, car la qualité est inséparable de son sujet.

On distingue communément dans l’homme deux catégo­ries de qualités : celles qui lui sont inhérentes, comme la vie, et celles qui émanent de lui, comme la générosité, par exemple. Ceux qui réalisent la Vérité subdivisent les Noms de Dieu en deux groupes. Les Noms qui se suffisent qualitativement à eux-mêmes — appelés en grammaire noms attributifs — constituent le premier groupe : ce sont les Noms de l’Essence comme l’Un, l’Unique, le Singulier, l’Indépendant, l’Immense, ainsi que le Vivant, le Glorieux. Le deuxième groupe est constitué par les Noms qualitatifs comme ceux qui se rapportent à la Science, à la Puissance ou bien aux qualités dites de la Personne, ou encore aux Activités divines.

La racine de l’aspect «qualitatif» dans les Qualités divines est le Nom divin ar-rahmânLe Clément») qui, par son universalité, se place pour ainsi dire en face du Nom d’Allâh; la distinction entre ces deux Noms consiste en ce que le Nom ar-rahmân synthétise tous les aspects «qualita­tifs» de la Divinité, tandis que le Nom Allâh en synthétise tous les Noms.

Sache que ar-rahmân implique la connaissance de l’Etre envisagé dans son universalité pure, sans regard envers la créature, tandis que le Nom Allâh implique la connaissance de l’Essence suprême sous le rapport de sa totalisation qui embrasse tant la perfection divine que toute la nature imparfaite du créé. Par ar-rahmân l’on entend donc la Qualité qui embrasse toutes les Qualités divines.

Pour celui qui a réalisé la Vérité, c’est la Qualité et non pas [l’Essence] qu’il ne peut atteindre ni intégrer comme telle, contrairement à ce qui a lieu pour l’Essence divine, tandis qu’il ne connaît pas toute la plénitude universelle des Qualités; l’Essence de Dieu lui est donc évidente, mais les Qualités ne le sont pas d’une manière immédiate. Car si le serviteur s’élève des degrés cosmiques vers le degré de la Réalité éternelle et qu’il se découvre lui-même, il reconnaît que l’Essence divine est sa propre essence, en sorte qu’il atteint réellement l’Essence et La connaît, ainsi que l’exprime le Prophète : «Qui se connaît soi-même, connaît son Seigneur». Mais il lui reste encore à savoir ce qui dépend de cette Essence — comme lui-même en dépend de par sa réalité — en fait de Qualités propres; or, il n’y a pas moyen d’épuiser jamais les Qualités. Ainsi, par exemple, pour ce qui est de la qualité de la Science [divine], si le serviteur de Dieu la réalise, il n’en saisit en mode distinctif que la partie descendue en son cœur; et lorsque par cette qualité de la Science il saisit, par exemple, le nombre total des hommes dans l’existence, il lui reste encore à connaître leurs noms en détail, puis leurs attributs, puis leurs caractères, leurs états et ainsi de suite indéfini­ment. Il en est de même pour toute autre qualité; l’indéfini ne peut être épuisé distinctivement, mais seulement par intégration, car l’intégration procède de l’Essence, étant la perception de l’Essence par Elle-même, perception immédiate à laquelle rien d’elle-même n’échappe. Il n’est donc de connaissable que l’Essence et il n’est d’inconnaissable que les Qualités; l’indéfinité n’appartient qu’aux Qualités de l’Es­sence et non pas à l’Essence comme telle, en sorte que l’Essence est saisissable et réalisable, et que les Qualités sont inconnues et indéfinies.

Ceci est un voile pour beaucoup d’initiés, car lorsque Dieu leur révèle Son Essence, leur montrant qu’Il est eux-mêmes, ils tendent à percevoir Ses Qualités et ne les trouvent pas en eux-mêmes; ils en arrivent alors à Le nier et ne Lui répondent pas quand Il les appelle, et ne l’adorent pas lorsqu’Il dit à leur Moïse : «En vérité, Moi je suis Dieu, il n’y a de divinité si ce n’est Moi, adore-Moi!» : ils Lui disent : «tu n’es que la créature», car leur croyance en Dieu n’implique pas l’idée que son Essence est connaissable, tandis que Ses Qualités sont inconnues; et puisque le dévoilement contredit leur croyance, ils tombent dans la négation, ayant supposé que les Qualités sont objectivement saisissables dans l’Essence, de la même manière que l’Essence peut être connue, et ne sachant pas que cela s’interdit même par rapport à la créature; car ne vois-tu pas ta propre personne comme une chose évidente, tandis que les qualités qui sont en toi, telles que la bravoure, la générosité, la science, ne sont pas immédiatement percep­tibles, mais se manifestent au fur et à mesure et selon des modes déterminés? C’est en vue de ses effets qu’on t’attribue telle qualité; à part cela toutes tes qualités sont en toi à l’état virtuel, aucune d’elles n’étant perceptible directement; mais l’intelligence les rapporte à toi suivant l’habitude et selon la règle généralement admise.

Et sache que la perception de l’Essence Suprême consiste en ce que tu sais, par voie d’intuition divine, que toi c’est Lui, et que Lui c’est toi, sans qu’il y ait fusion des deux, le serviteur étant serviteur et le Seigneur étant Seigneur, non pas que le serviteur devienne Seigneur, ni que le Seigneur devienne serviteur. Or, si tu connais cette vérité par la voie du goût [intellectuel] et de l’intuition divine qui dépasse la science et la vision directe, — et ce ne sera qu’après «l’écrasement» et «l’effacement» essentiel, le signe de cette intuition consistant en ce qu’il y a d’abord extinction du «moi» par le dévoilement du Seigneur, ensuite extinction de la présence du Seigneur par le dévoilement du secret de la Seigneurie et enfin extinction de ce qui dépend des Qualités par la réalisation de l’Essence, — si donc ceci t’arrive, tu as atteint l’Essence. En elle-même, ta connaissance de l’Essence ne saurait être augmentée par quoi que ce soit; quant aux qualités qui appartiennent à ton Ipséité, comme la Science, la Puissance, l’Ouïe, la Vue, la Grandeur et d’autres, sache que chacun, de ceux qui ont réalisé l’Essence, s’en assimile selon le degré d’intensité de sa volonté spirituelle et selon la pénétration de sa science.

Dis donc ce que tu veux : si tu dis que l’Essence ne peut être atteinte, cela est vrai en ce sens qu’elle est la source même des Qualités, — et c’est à cette vérité que fait allusion la parole divine : «Les regards ne L’atteignent pas», car les regards font partie des Qualités, et la Qualité comme telle ne pouvant être comprise, à plus forte raison l’Essence ne peut être saisie [par l’intermédiaire des Qualités]; si tu affirmes au contraire qu’Elle est connaissable, cela se rapporte à ce que nous disions plus haut.

D’ailleurs, ces questions sont cachées à beaucoup d’initiés et personne ne les a traitées avant moi; réfléchis-y donc, car c’est là un des rares dons de l’instant. Quant à celui qui est illuminé par cette intuition, il goûte la jouissance que Dieu goûte par la possession de Ses propres Qualités, et s’il progresse davantage en cette intuition, il parvient à connaître comment les Qualités dépendent de leur sujet, c’est-à-dire de Dieu. C’est là l’épuisement et la toute-pénétration; com­prends donc! Mais ceci n’est compris que par ceux qui ont été façonnés pour la perfection et qui se sont approchés de Celui qui est l’Essence de la Majesté et de la Générosité; mais, avant d’arriver à cette station, que d’arbres épineux et de lames de sabres!

Nous pouvons parler aussi de ces idées d’une manière toute différente, qui contredit en apparence ce que nous venons de dire, mais en apparence seulement; du reste, toutes les vérités contradictoires s’unifient dans la Vérité. Nous dirons donc que les Qualités sont, d’une manière générale, des idées définies, tandis que l’Essence est chose indéfinissable; or, les idées définies sont plus proches de la perception qu’une chose indéfinissable. Et s’il est exact qu’il faut nier la cognoscibilité des Qualités, il n’y a pas moyen de connaître l’Essence sous quelque rapport que ce soit; donc en réalité, ni Ses Qualités, ni Son Essence ne sont connaissables…

De la Qualité de Divinité

Sache que la Nature divine qui embrasse toutes les réalités de l’Être et les maintient à leurs degrés respectifs est appelée «Qualité de Divinité». Et j’entends par «réalités de l’Être» à la fois les principes conditionnant les différents états de manifestation, et ce qui s’y manifeste, c’est-à-dire Dieu et la créature en même temps. La «Qualité de Divinité» signifie donc ce qui totalise les dignités divines (aspects divins) en même temps que tous les degrés de l’existence, et qui assigne à toute chose ce qui lui revient de la part de l’Être. Le Nom Allâh désigne le Maître de cette dignité suprême qui ne peut appartenir qu’à l’Essence absolue. L’affirmation suprême de l’Essence est donc celle de la «Qualité de Divinité» qui, Elle, englobe et synthétise toutes les affirmations et régit toute Qualité et tout Nom.

La «Qualité de Divinité» correspond à la «Mère du Livre», comme l’Unité correspond au «Coran», l’Unicité à la «Discrimination» et la Clémence au «Livre Glorieux». Ou encore, d’après l’ancien symbolisme en usage chez les initiés, la «Mère du Livre» est la «Substance principielle», le «Coran», l’Essence, la «Discrimination» les Qualités, le «Livre» l’Exis­tence. Si Dieu le veut, nous expliquerons ces symboles à leur tour dans ce livre; du reste, si tu connais le symbolisme habituel, et que tu conçois la réalité à laquelle nous faisons allusion, tu sauras que le sens des deux sortes d’analogie est essentiellement le même.

Si donc tu saisis ce que nous venons de dire, tu sauras que l’Unité est le suprême des Noms qui se trouvent sous la domination de la «Qualité de Divinité», et que l’Unicité est la première des descentes divines de l’Unité.

La suprême des dignités contenues en l’Unicité est la «Clémence», la suprême affirmation de la «Clémence» est la «Seigneurie», et la suprême affirmation de la «Seigneurie» est dans le Nom divin (Le Roi), de façon que l’ordre hiérarchique de ces aspects divins est, en sens ascendant : la Royauté, la Seigneurie, la Clémence, l’Unicité, l’Unité, et en dernier lieu «la Qualité de Divinité», car celle-ci donne aux réalités de l’existence et de la non-existence ce qui leur revient de réalité et englobe tout, tandis que l’unité est une réalité contenue dans la somme des réalités de l’Être.

La «Qualité de Divinité» est don supérieure à l’Unité; par conséquent, le Nom Allâh est le Nom suprême, supérieur au nom al-ahad14 (L’Un).

L’Unité est l’affirmation la plus exclusive de l’Essence pour Elle-même, tandis que la «Qualité de Divinité» est l’affirmation sublime de l’Essence pour Elle-même et pour autre qu’Elle-même.

C’est pour cela que les initiés n’ont pas accès à l’état de l’Unité, tandis que l’accès à l’état de connais­sance de la «Qualité de Divinité» ne leur est pas interdit; car l’Unité est Essence pure, dans laquelle n’apparaît aucune Qualité et à plus forte raison nulle créature; il n’y a donc pas de corrélation possible entre Elle et le crée, quelle que soit la perspective. Elle n’appartient qu’à l’«Ancien», au «Subsistant par Soi-même», auquel aucune chose de Lui-même n’est cachée en ce sens que, si tu es Lui, tu n’es pas toi, mais Lui est Lui-même, et si Lui est toi, Il n’est pas Lui, mais c’est toi qui est toi-même.

Pourtant, que celui qui reçoit cette révélation sache que c’est là une des révélations de L’Unicité, car à l’état de l’Unité aucune mention de «toi» ou de «Lui» ne saurait se référer. Comprends-donc! D’ailleurs, nous parlerons de l’Unité à son tour, si Dieu le veut.

Et sache que l’existence et la non-existence se trouvent pour ainsi dire en confrontation réciproque, et que la sphère de la «Qualité de Divinité» englobe toutes les deux; car la «Qualité de Divinité» unit les contrastes, tels que l’éternel et l’éphémère, Dieu et la créature, ou l’existence et la non-existence, en sorte que le [logiquement] nécessaire apparaît en Elle comme [logiquement] impossible après s’être affirmé comme nécessaire, et qu’inversement le contradictoire, après s’être affirmé en Elle comme tel, apparaît comme nécessaire; de même, Dieu apparaît en la «Qualité de Divinité» sous la forme de la créature, comme l’exprima le Prophète en disant : «Je vis mon Seigneur sous la forme d’un adolescent imberbe», tandis que la créature apparaît à l’image de Dieu, suivant la parole divine : «Il créa Adam à Son image». C’est ainsi que les contrastes apparaissent dans la «Qualité de Divinité», car Elle donne à chaque chose, de tout ce qu’Elle embrasse, la réalité qu’elle a. Dieu apparaît, dans la «Qualité de Divinité», en Sa dignité la plus parfaite et la plus haute, en Ses affirmations [purement] universelles et en Ses Noms les plus nobles. D’autre part, le contingent apparaît en la «Qualité de Divinité» dans tous ses genres et selon tous ses changements et ses effacements ou affirmations possibles. Quant à l’Etre, il se révèle en la «Qualité de Divinité» dans toute la perfection de sa hiérarchie, aussi bien dans ses aspects unitifs, qui unissent la créature à Dieu, que dans ses aspects séparatifs. La non-existence se révèle dans la «Qualité de Divinité» en son «intériorité», sa limpidité, et aussi selon son «aspect» le plus parfait, comme non-étant dans son «extinction» pure.

Ceci ne peut pas être connu par la raison ni conçu par la pensée; seulement celui qui est parvenu à l’intuition divine savoure le goût pur de cette révélation totale qu’on appelle le «Dévoilement divin»; et c’est là l’objet de la perplexité des parfaits parmi les initiés. C’est au secret de la «Qualité de Divinité» que le Prophète fit allusion en disant : «Je suis d’entre vous celui qui connaît Allâh le mieux et qui Le craint le plus»; il ne craignait ni le Seigneur ni le Clément, mais il craignait Allâh, et c’est ce qu’il exprima par ces paroles : «Je ne perçois pas ce qu’Il fera de moi, ni ce qu’Il fera de vous»; il dit cela alors qu’il connaissait mieux que tout autre, et par Dieu même, ce qui existe et ce qui émane du côté divin; mais il voulait dire par là : «Je ne sais pas sous quel aspect Il se révèle, dans ce Dévoilement divin». C’est qu’Il s’y révèle selon le principe de cet état, principe qui n’est assujetti à aucune loi ni à aucun contraste, en sorte qu’Il est connaissable et qu’Il ne l’est pas, ou qu’Il est inconnaissable et qu’Il ne l’est pas; car il n’y a aucune limite à laquelle cet état divin s’arrête distinctement; aussi la connaissance distinctive ne s’y rapporte pas, quel que soit le point de vue; puisqu’il est impossible que Dieu ait une limite, et qu’il n’y a pas moyen de connaître ce qui n’a pas de limite. Mais Dieu se révèle dans cet état par voie de totalisation et d’intégration.

Les parfaits se distinguent dans leur participation à cette révélation par leurs capacités de transposer l’intégral en connaissance distinctive, par égard à ce en quoi le Grand, l’Elevé en Lui-même, les approche, et en raison de ce qui apparaît sur leurs confins des traces de la Plénitude infinie…

La «Qualité de Divinité» est manifestée par ses effets, mais Elle n’est pas accessible à une vision directe; on connaît Son «principe d’agir», mais on ne saisit pas Son contour. Quant à l’Essence, Elle est évidente sans qu’on connaisse Son «»; on La voit directement sans qu’on puisse La prouver…

Il y a un secret qui se rapporte à la «Qualité de Divinité», et qui consiste en ce que chaque chose particulière, qu’elle soit préexistante ou éphémère, non-manifestée ou manifestée, implique en son essence toutes les autres choses particulières qui rentrent sous la domination de la «Qualité de Divinité», — de manière que l’on peut comparer les existences à des miroirs confrontés reflétant chacun l’ensem­ble des autres. Or, considérant qu’en chacun de ces miroirs confrontés on trouve autant que dans n’importe lequel des autres, et que chacun ne contient donc en particulier que ce qu’il reflète lui-même, c’est-à-dire qu’il laisse en dehors de lui tous les multiples reflets réverbérés par les autres miroirs, — considérant cela, disons-nous, il est juste d’affirmer que chaque être singulier ne contient que ce qui revient à sa propre essence et rien de plus; mais si au contraire on considère que la totalité des miroirs est contenue en chacun d’eux, on peut dire en toute justice que chaque être singulier contient en lui la totalité des existences. En réalité, toute cette question est comme une écorce enveloppant le sens visé; elle te fut posée comme un piège, afin que ton oiseau tombe dans le lacet de l’Unité, et que tu reconnaisses ainsi dans l’Essence même ce qui Lui revient des Qualités. Laisse donc l’écorce et prends le noyau; ne sois pas de ceux qui ignorent le visage, mais ôte le voile!

De l’Unité (al-ahadiyah)

Le mot «Unité» désigne la révélation de l’Essence en laquelle n’apparaissent ni les Noms ni les Qualités ni aucune trace de leurs effets; il est donc un Nom de l’Essence en tant que Celle-ci est au-delà de toutes les comparaisons divines et créaturielles.

Or, il n’existe pour l’Unité, dans tout le cosmos, aucun lieu de manifestation plus parfait que toi-même, lorsque tu te plonges dans ta propre essence en oubliant toute relation, et que tu te saisis toi-même par toi-même, dépouillé de tes apparences, en sorte que tu sois toi-même en toi-même et que de toutes les Qualités divines ou des attributs créés — qui t’appartiennent par ailleurs — aucun ne se réfère plus à toi. C’est cet état de l’homme qui est le lieu de manifestation le plus parfait de l’Unité dans toute l’existence.

Et c’est là la première «descente» de l’Essence, des ténèbres du «Nuage» vers la lumière des révélations, et aussi la première de toutes Ses révélations à cause de sa pureté et de son absence de toute qualité, tout nom, allusion, rapport ou analogie; car tout y est contenu en mode non-manifesté.

Dans le langage commun, le mot «unité» désigne la détermination principielle de la série des multiples. En parabole, l’unité est comme si quelqu’un voit de loin un mur construit de pisé, de chaux, de plâtre et de bois, sans toutefois pouvoir distinguer quelque chose de ces matériaux; or, l’unité de ce mur est l’ensemble du pisé, de la chaux, du plâtre et du bois, non pas que le nom «mur» soit une désignation globale de ces choses, mais en tant qu’il désigne telle forme proprement «murale».

De même, si tu es plongé dans la contemplation de ton sujet par lequel tu es toi-même, tu n’es témoin que de ton ipséité (ou aséité), sans que t’apparaisse dans cet état quelque chose des réalités qui se rapportent à toi; pourtant, tu es toi-même la synthèse de ces réalités. C’est là ton unité, en tant que celle-ci affirme ton essence sous le «rapport» de ton ipséité, non pas en tant que tu es la synthèse des réalités qui te définissent. Bien que tu sois ces réalités relatives, cet état de révélation essentielle qui est l’affirmation de l’Unité en toi, exprime l’Essence par abstraction de toute relation. Attribué à Dieu, l’Unité désigne la pureté de l’Essence isolée de tous les Noms, de toutes les Qualités, de toute cause et de tout effet. Elle est la révélation suprême parce que toute autre révélation sera nécessaire­ment particularisée par quelque chose, à l’exception de la «Qualité de Divinité» qui ne se distingue que par sa non-exclusivité. L’Unité est donc la première manifestation de l’Essence.

Il est interdit à la créature de s’attribuer l’état de l’Unité, car l’Unité est la pure Essence abstraite du Divin et du créé, tandis que celui-ci, à savoir le serviteur, est déterminé par la condition de créature. D’ailleurs, s’attribuer quelque chose signifie se la rendre sujette et en user, ce qui serait contraire au principe même de l’Unité, qui de ce fait n’appartiendra jamais à la créature; elle est exclusivement à Dieu. Si tu te contemples toi-même dans cet état de révélation, tu te contemples en vertu de ton Dieu et de ton Maître; ne prétends donc pas posséder cet état en tant que tu es créature, car cet état de révélation n’est pas de ceux dont puisse jamais participer la créature [comme telle], mais il est à Dieu seul, comme première révélation essentielle. Or, comme tu sais par toi-même que tu es [dans ta réalité métaphysique, donc supra-individuelle] ce qu’on entend par l’Essence et que le vrai sens de la créature est Dieu, juge la créature en la retranchant, et témoigne de Dieu qu’Il est tel que l’expriment les Noms et les Qualités qui reviennent à son Essence, afin que tu témoignes de Dieu ce qu’Il témoigne de Lui-même (62).

De l’Unicité (al-Wâhidiyah)

L’Unicité est une révélation de l’Essence

Qui apparaît comme synthèse à cause de la distinction de mes qualités.

Tout en Elle est unique et différencié en même temps.

Admire donc la multiplicité essentiellement une!

En Elle, celui-ci est cela même, et ce qui s’en va est comme
ce qui vient.

Elle est la Réalité divine de la multiplicité

Contenue dans la Solitude divine sans dispersion.

Par Elle tout se retrouve dans le principe de chaque chose.
Et sous ce rapport la négation est égale à l’affirmation.

La «Discrimination» essentielle est Sa forme totale.
Et la multiplicité des Qualités apparaissant en Elle est comme celle des versets [dans le Livre sacré].

Récite-le donc, et lis en toi-même le secret de [Son Livre];

Car c’est toi le «Modèle évident» et c’est en toi que se cache «Le Livre caché».

Sache que le mot «Unicité» désigne la révélation suivante de l’Essence : l’Essence apparaît comme Qualité et la Qualité comme Essence, en sorte que, sous ce rapport, chaque Qualité divine se présente comme la détermination essentielle de chacune des autres. Ainsi, par exemple, le Vengeur y est Dieu même, et Dieu est le Vengeur même; d’autre part, le Vengeur y est le Bienfaisant même; pareillement, l’Unicité se manifeste Elle-même dans la grâce et se manifeste essentiellement dans la vengeance; la grâce, qui est un aspect de la miséricorde, se présente ainsi comme l’essence même de la vengeance qui, elle, est un aspect du châtiment même; et d’autre part, la vengeance, qui n’est autre que le châtiment, se montre comme aspect de la grâce qui s’identifie à la miséricorde. Il en est ainsi en vertu de l’apparition de l’Essence dans les Qualités et dans leurs effets.

En toute chose où l’Essence se manifeste selon la loi de l’Unicité, Elle est la détermination essentielle de toute autre chose; mais ceci ne se réfère qu’à l’aspect divin de l’Unicité, non pas à l’Essence en tant qu’Elle donne à tout réel ce qui lui revient de réalité, car ce serait là la révélation de l’Essence même.

La distinction entre l’Unité, l’Unicité et la «Qualité de Divinité» consiste en ce que, dans l’Unité, rien des Noms et des Qualités ne se manifeste; elle se rapporte donc à l’Essence pure dans son actualité immédiate, tandis que dans l’Unicité les Noms et les Qualités et leurs activités se manifestent, mais par égard à l’Essence seulement, non pas en mode séparatif, de façon que chacune y est la détermination essentielle de l’autre. Quant à la «Qualité de Divinité», les Noms et les Qualités s’y manifestent selon ce qui est propre à chacun d’eux; le Bienfaisant y est le contraire du Vengeur et vice-versa. Il en est de même des autres Noms et Qualités; l’Unité, cependant, apparaît dans la «Qualité de Divinité» suivant ce qu’exige la loi de l’Unité même et suivant ce qu’exige la loi de l’Unicité, de sorte que la «Qualité de Divinité», qui englobe en sa révélation les lois de toutes les révélations, donne à tout réel ce qui lui revient de réalité.

L’Unité correspond à la parole divine : «Dieu était et aucune chose avec Lui», et l’Unicité à la suite : «et Il est maintenant tel qu’Il était».

Dieu dit : «Toute chose est périssable sauf Sa Face». C’est pour cela que l’Unité est supérieure à l’Unicité, puisqu’elle est l’Essence pure, et que la «Qualité de Divinité» est supérieure à l’Unité, puisqu’elle lui donne sa réalité; car la loi de la «Qualité de Divinité» consiste en ce qu’elle est le suprême des Noms, le plus complet, le plus noble et le plus excellent; sa supériorité sur l’Unité est comme la supériorité du tout sur la partie, tandis que la supériorité de l’unité sur les autres révélations de l’Essence est comme celle de la racine sur les branches. Quant à la supériorité de l’Unicité sur le reste des révélations, elle est comme celle de l’Union sur la séparation.

Recherche donc ses significations en toi-même et médite — les!

De la Béatitude miséricordieuse (ar-rahmâniyah)

Dans la Béatitude miséricordieuse se manifestent les réalités divines des Noms et des Qualités; elle tient pour ainsi dire le milieu entre ce qui se rapporte exclusivement à l’Essence divine, comme les Noms de l’Essence, et ce qui a une face tournée vers les créatures, comme le Connaissant, le Puissant, l’Entendant, ou d’autres connexions avec les réalités de l’existence. Par conséquent, le terme ar-rahmâniyah synthétise toutes les dignités divines à l’exclusion des ordres créés, en sorte qu’il a un sens plus «exclusif» que celui d’al-ulûhiday, en raison de l’exclusivité divine elle-même, car la «Qualité de Divinité» comprend aussi bien les principes divins que les conditions créaturielles. Le rapport entre la «Qualité de Divinité» et la Béatitude-Miséricorde est donc analogue à celui qui existe entre le général et le particulier. À ce point de vue la Béatitude miséricordieuse est plus noble que la «Qualité de Divinité», puisqu’elle désigne la manifestation de l’Es­sence dans les ordres supérieurs, et Sa pureté hors d’atteinte des ordres inférieurs. Elle est même, parmi les affirmations de l’Essence, la seule qui concerne spécialement les dignités supérieures sous l’aspect de la non-séparativité.

Ainsi, le rapport hiérarchique entre la Béatitude-Miséri­corde et la «Qualité de Divinité» est comparable à celui qui existe entre le sucre et la canne à sucre elle-même : le sucre tient le rang suprême parmi tout ce qu’on trouve dans la canne, mais la canne contient aussi bien le sucre que d’autres choses. Or, si tu affirmes la supériorité du sucre sur la canne, cela correspond à ce que tu préconises la supériorité de la Béatitude-Miséricorde sur la «Qualité de Divinité», mais si tu affirmes au contraire la supériorité de la canne, considérant qu’elle englobe le sucre et autre chose encore, c’est comme si tu affirmais la supériorité de la «Qualité de Divinité» sur la Béatitude-Miséricorde.

Le Nom qui se manifeste dans la dignité de cette Béatitude est ar-rahmân (le Clément); il résume les Noms de l’Essence et les sept Qualités de la Personne, qui sont : la Vie, la Connaissance, la Puissance, la Volonté, la Parole, l’Ouïe et la Vue. Quant aux Noms de l’Essence, il s’agit de Noms tels que l’Unité, l’Unicité, la Sainteté et ceux qui leur ressemblent. Et tout ceci ne revient qu’à l’Essence dont l’Etre est nécessaire; exaltée soit la Sainteté du Roi adoré!

On désigne cette Dignité par ce Nom à cause de la miséricorde qui enveloppe tout ordre divin ou créé, car c’est par l’apparition du Nom ar-rahmân dans les Dignités divines que furent manifestés les ordres créés. La miséricorde universelle découle de la présence du Clément (ar-rahmân).

La première miséricorde que Dieu eut pour les existences fut la manifestation du monde de Lui-même. Car Il dit : «Et Il vous assujettit ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre, tout vient de Lui». Pour cette raison Il se manifeste dans les existences révélant Sa Perfection en toute parcelle singulière du monde, sans qu’Il Se multiplie par la multiplicité de Ses lieux de manifestation; car Il reste unique dans tous ces lieux de manifestation, et Un selon ce qu’exige Sa noble Essence en Elle-même.

C’est à cette apparition de Dieu dans toutes les moindres particules de l’existence que les initiés font allusion en parlant de l’Être pénétrant toutes les existences. Le secret de cette pénétration consiste en ce qu’Il créa le monde de Lui-même; or, comme Il n’est point divisible, toute chose du monde est pour ainsi dire entière­ment Lui-même. Quant au nom de créature, il ne revient aux choses que comme un prêt; ce n’est pas, comme l’admettent certains, que les Qualités divines soient prêtées au serviteur; ce qui est prêté aux choses n’est que leur condition de créature, car leur origine est l’Etre principiel.

Dieu (al-haqq) prête donc à Ses réalités essentielles le nom de créature afin que se manifestent les secrets de la «Qualité de Divinité» et ses possibilités de contraste. Ainsi Dieu est, à ce point du vue, la hylé 15 du monde. Car Dieu dit : «Nous n’avons créé les cieux et la terre et ce qui est entre ces deux que par la Vérité (al-haqq)».

Le monde est comparable à de la glace, et al-haqq à l’eau qui est l’origine de cette glace. Or, le nom de «glace» n’est que prêté à cette coagulation, et c’est le nom d’eau qui lui revient selon sa réalité essentielle.

D’ailleurs, je fis allusion à cela dans mon ode appelée «Les Eclairs du Mystère dans les Singularités essentielles», — une qacîdah sublime, dont le temps ne retracera pas la riche broderie de vérités et que cette époque ne comprendra pas. Quant à l’allusion dont je viens de parler, elle se trouve dans le passage suivant :

En parabole, la création est pareille à de la glace,

Et c’est Toi qui en es l’eau jaillissante.

La glace n’est, si nous la réalisons, autre que son eau, Et n’est en cette condition que par des lois contingentes. Mais la glace se fondra et sa condition se dissoudra,

La condition liquide s’établira, de fait.

Les contrastes s’unifient dans une seule beauté.

C’est en elle qu’ils s’anéantissent et c’est d’eux qu’elle rayonne.

La Béatitude-Miséricorde est l’affirma­tion divine la plus grande et la révélation la plus parfaite et la plus synthétique, et pour cette raison la Seigneurie est son Trône, la Royauté son Piédestal, la Grandeur sa Tenture, la Puissance sa Cloche, et la Contrainte son Retentissement.

C’est le nom ar-rahmân qui apparaît en elle avec tout ce que comporte la Plénitude divine, parce qu’il domine et pénètre les existences et que son principe les régit; et c’est là [la signification de l’expression coranique] «le Clément (ar-rahmân) s’assit sur le Trône», car toute chose existante dans laquelle l’Essence divine est présente en mode dominant, est le trône de tel aspect de l’Essence divine, aspect qui se manifeste plus particulièrement en elle. Quant à la domination du Clément, on entend par là l’acte de Dieu de s’établir en Maître des choses par Sa Puissance, Sa Science, par Sa faculté d’embrasser les existences tout en étant présent en elles, à la manière de celui qui s’assied sur un trône, et cela d’une manière transcendante, sans qu’il y ait localisation de Dieu, ni contact avec les choses; et comment la localisation et le contact seraient-ils possibles, vu qu’Il est [essentiellement] les existences elles-mêmes? Ce mode de la Présence divine dans les existences se rattache à Son nom ar-rahmân, parce qu’Il est miséricordieux pour le créé en Se manifestant en celui-ci en manifestant le créé en Lui-même; car les deux choses sont vraies. Sache que si l’imagination façonne une forme quelconque dans le mental, cette forme imaginaire est créée; or, en toute créature le Créateur est présent; d’autre part, cette imagination est en toi, en sorte que tu es, par rapport à elle, comme Dieu (al-haqq). Le façonnement des formes [mentales] revient nécessairement à toi, mais en Dieu, et Dieu y est présent.

Dans ce chapitre je viens de faire allusion à un secret d’une portée immense, par lequel on peut connaître beau­coup de mystères divins, comme par exemple le mystère de la prédestination et celui de la science divine, qui est une science unique embrassant le Divin et le créé; on peut savoir que la Puissance divine découle de l’Unité en vertu de la Béatitude-Miséricorde qui en est comme le lieu de révélation, et que la racine de la connaissance [distinctive] est l’Unicité, et cela également en vertu de la Béatitude miséricordieuse. Et derrière tout cela il y a des allusions subtiles. Médite donc ces choses depuis le commencement du chapitre, jette l’écorce et prends le noyau, Dieu accorde le succès à la rectitude.

Sache que ar-rahmân (le Clément) et ar-rahîm (le Misé­ricordieux) sont deux Noms dérivés de ar-rahmah (la Miséricorde), mais la signification de ar-rahmân est plus générale et celle de ar-rahîm plus exclusive et [en un certain sens] plus parfaite : ar-rahmân est plus général parce qu’il manifeste sa rahmah (miséricorde) dans toutes les existences, et ar-rahîm est plus exclusif parce que sa rahmah s’adresse aux élus seulement. La miséricorde de ar-rahmân est mélangée de châtiment comme une médecine rebutante et malodorante qui, bien qu’elle soit une rahmah pour le malade, contient quelque chose qui est contraire à sa constitution, tandis que la rahmah de ar-rahîm n’est troublée par aucun mélange, elle est pure béatitude et on ne la trouve que chez les gens de la béatitude parfaite. Quant à la miséricorde dont Dieu régala Ses propres Qualités et Noms en manifestant leurs activités et leurs effets, elle vient de la miséricorde régie par le Nom ar-rahîm, en sorte que ar-rahîm est contenu en ar-rahmân comme l’essence individuelle dans la constitution physique de l’être humain : l’un des deux est plus noble, plus exclusif et plus élevé, pourtant l’autre synthétise le tout. C’est pourquoi on dit que ar-rahîm ne manifeste sa pleine miséricorde que dans l’au-delà, parce qu’elle est trop vaste pour ce monde inférieur, et parce que toute béatitude de ce monde est nécessairement troublée par un mélange, en sorte qu’elle se rattache aux révélations de la Béatitude-Miséricorde.

De l’Obscurité divine (al — « Amâ)

L’Obscurité divine est le lieu primordial

Où les soleils de la beauté se couchent.

C’est le Soi de Dieu-même.

Par lequel Il est, et dont Il ne procède jamais,

En sorte qu’Il ne change pas.

Son symbole est l’état latent du feu dans le silex.

Si le feu émane d’une pierre,

Il ne s’en sépare pourtant pas, en principe et dans son état latent;

Il y subsiste toujours non-manifesté,

Et sa manifestation ne change rien à son état principiel.

Nous vous montrâmes un spectateur,

Aveugle à son propre sujet; Dieu, exalté soit-Il, ne Se compare pas!

Elle est la consternation des intelligences

Dans leur impuissance de saisir ce qui, pour elles, est obscurité.

Elle est le Soi divin, non pas par ce qu’elle comporte de ténèbres,

Mais par ce qu’elle comporte de lumières, si l’on comprend bien.

Autre que l’Unité inconnaissable,

Ou l’Unicité connaissable du multiple,

Insaisissable en Elle-même, soustraite à toute vision,

On l’appelle l’Obscurité divine.

Par «Obscurité» divine on désigne la Réalité des réalités qui ne saurait être qualifiée de «divinité» ni de «créature», étant Essence pure sans rapport avec aucun degré divin ou créaturiel, en sorte qu’on ne peut pas lui attribuer de qualité ni de nom. C’est là le sens de la parole du Prophète : «Il n’y a pas d’air au-dessus du Nuage obscur, ni en dessous de lui», c’est-à-dire : il n’y a pas de divinité au-dessus, ni de nature créée en dessous d’elle. L’obscurité divine est donc le parèdre de l’Unité : de même que tout Nom et toute Qualité s’effacent dans l’Unité, en laquelle aucune chose ne se manifeste, rien ne se manifeste ni ne se révèle non plus dans l’Obscurité divine. Il y a cependant une distinction à faire entre l’Obscurité divine et l’Unité, en ce sens que l’Unité affirme l’Essence dans l’Essence par exaltation; c’est la manifestation essentielle unique, tandis que l’Obscurité divine est l’Essence sous le rapport de Sa réalité absolue, Réalité dont on ne comprend rien, tant Elle est sublime, ou infime; c’est la non-manifestation obscure de l’Essence, logiquement opposée à la manifestation suprême qu’est l’Unité; celle-ci révèle la pureté de l’Essence, comme celle-là se cache par la pureté de l’Essence. Dieu, toutefois, est trop sublime pour qu’Il se cache à Lui-même par quelque manifestation, ou qu’Il se manifeste à Lui-même hors d’un état d’occultation; mais Il se trouve éternellement dans les états d’occultation, de non-manifestation ou de manifestation qui découlent de Son Essence, de même qu’Il possède toujours Ses activités, Ses aspects, Ses rapports, relations, Noms et Qualités, sans qu’Il Se change ou Se transforme, sans qu’Il revête une chose en quittant une autre, ou qu’Il Se dépouille d’une chose pour en saisir une autre; le principe de Son Essence reste toujours tel qu’il était, et sera toujours tel qu’il est, — «Il n’est pas de changement pour la nature de Dieu», — tous ces changements ou évolutions dans les formes et ailleurs, en tout ce qui est relation ou rapport, ne provenant que des modes selon lesquels Dieu Se révèle à nous, alors qu’Il reste en Lui-même éternellement tel qu’Il était avant qu’Il ne Se manifestât à nous. Or, quels que soient ces modes, Son Essence n’assume jamais qu’un seul état de révélation, à savoir celui qui Lui est essentiel, en sorte qu’Il n’a qu’une seule irradiation qui, elle, ne possède qu’un seul nom, et auquel ne correspond qu’une seule qualité; car en tout, il n’existe qu’un seul, exempt de toute multiplicité; c’est Lui qui Se révèle à Lui-même à tout jamais, ainsi qu’Il S’est révélé de toute éternité…

C’est cet état de révélation unique qui Lui est exclusif, en sorte que la créature n’y participe jamais, car cet état n’assume pas d’aspects ni de division interne, ni d’attribution, ni de qualités ni rien de semblable; si la créature pouvait y participer, il faudrait qu’il ait des aspects, des relations, des qualités ou quelque chose de cet ordre; mais tout cela est exclu de ce monde de révélation qui Lui est essentiellement propre, du non-commencement à la non-fin. Par contre, toutes les autres révélations, qu’elles se rapportent à l’Essence, à la Divinité, aux Activités, aux Qualités ou aux Noms, correspondent toujours, bien qu’elles Lui appartien­nent essentiellement, à Sa manifestation envers Ses créatures. D’une manière générale, aucune espèce de révélation ne L’empêche d’être dans cet état de révélation essentielle, mais tous les autres modes de révélation en dépendent, comme les planètes dépendent du soleil, dont elles reçoivent leur lumière; de même, toutes les autres révélations ne sont qu’un reflet du ciel de cette révélation suprême, ou une goutte de son océan; tout en étant réelles, elles s’annihilent cependant sous la puissance de cette révélation essentielle, qui est exclusivement à Dieu en vertu de Sa connaissance de Lui-même, tandis que les autres révélations sont à Dieu en vertu de la connaissance d’autrui…

Or, après t’avoir exposé que l’Obscurité divine est l’Essence même sous le rapport de Sa non-manifestation absolue, et que l’Unité est l’Essence même sous le rapport de Son affirmation suprême, abstraite de tout rapport interne, nous dirons que ces expressions «sous le rapport de Sa non-manifestation» ou «sous le rapport de Son affirma­tion suprême» ne confèrent pas de sens valable, car l’Obscu­rité divine ne comporte aucun rapport de non-manifestation, ni l’Unité aucun rapport de manifestation.

Sache que tu es à l’égard de toi-même dans un état d’obscurité — «à Dieu est le symbole suprême» — en ce sens que ta totalité ne se manifeste guère à toi-même, quel que soit l’horizon de ta connaissance de toi-même; or, sous ce rapport, tu es une essence cachée dans une obscurité; n’as-tu donc pas appris que Dieu est ton essence et ton ipséité? Or, tu n’es pas conscient de ce qui est éminemment ta réalité; tu es donc à l’égard de toi-même dans l’obscurité, bien que, sous le rapport de la réalité divine, tu ne sois pas voilé à toi-même, car le principe de cette réalité veut qu’elle ne soit pas inconsciente d’elle-même; il s’ensuit que tu es divinement révélé à toi-même et en même temps, de par ta nature créée, insconcient de ta réalité divine; tu es donc simultanément manifesté et caché à toi-même. C’est là un de ces symboles «que Dieu formule pour les hommes», et que ne comprennent que les connaissants.

Lorsqu’on demanda au Prophète où Dieu se trouvait avant la création, il répondit : «dans une obscurité», parce qu’une manifestation procède toujours d’un état de non-manifestation, bien qu’il ne s’agisse là que d’une antériorité purement principielle, non pas temporelle. Dieu est trop sublime pour qu’il y ait entre Lui et Sa création de relation temporelle; de même qu’il n’y a, entre Lui et elle, ni séparation, ni discontinuité, ni rapport de contrainte, puisque tous ces rapports sont eux-mêmes créés et ne sauraient donc s’interposer entre Dieu et Ses créatures, — à moins de conclure à une chaîne sans fin, ce qui serait absurde. Il n’est pas de doute que Son antériorité comme Sa postériorité, Sa primauté comme Son ultériorité ne sont que des aspects principiels et non des rapports temporels ou spatiaux; de même qu’Il était dans une obscurité avant la création, Il est nécessairement dans cet état après la création. Il en résulte que l’Obscurité divine est l’état principiel de l’Essence exempt de tout rapport, tandis que la création exige la manifestation qui, elle, résulte des rapports que l’Essence peut assumer; tel est l’état d’antériorité principielle, et tel l’état de postériorité; mais il n’y a pas d’«avant» ni d’«après», dès lors qu’Il est avant et après, qu’Il est le Premier et le Dernier; quel mystère, que Sa manifestation soit Sa non-manifestation même! Cela n’est pas seulement vrai sous un certain rapport, ou sous tel aspect, ou d’un certain point de vue; mais celle-ci est vraiment celle-là : Sa primauté est essentiellement Son ultériorité, Son antériorité est Sa postériorité; les intelligences en sont consternées et ne conçoivent que Son immensité; car aucune idée ne saurait embrasser Ses formes.

Du Dévoilement (tajalli) des Activités divines (al-af’âI)

La révélation de Dieu dans Ses activités correspond à un état contemplatif où le serviteur voit la Puissance divine évoluer dans les choses. Il voit Dieu comme l’auteur de leur mouvement et de leur repos, toute action étant abstraite de la créature et attribuée à Dieu seul. Dans cette contemplation, le serviteur est dépouillé de tout pouvoir, force et volonté propres.

Les contemplatifs participent à cet état spirituel de différentes manières. À certains, Dieu montre d’abord Sa volonté puis ensuite Son action, et le serviteur se trouve ainsi dépouillé de pouvoir, d’action et de volonté. C’est là la contemplation la plus parfaite des Activités divines. À d’autres, Dieu montre Sa volonté, en leur faisant contempler Ses dispositions dans les créatures et l’évolution de celles-ci sous la domination de Sa puissance. Certains voient l’Acte divin à l’instant même où l’action se produit du côté de la créature, en sorte qu’ils l’attribuent à Dieu seul; d’autres contemplent cela rétrospectivement, quand l’action s’est déjà manifestée du côté créé. Toutefois, celui qui a cette dernière vision des choses ne peut être justifié que si sa vision concerne autrui, non pas si elle se rapporte à lui-même, à moins qu’il ne s’agisse d’une action obéissant aux règles extérieures de la religion. Par contre, lorsque Dieu révèle à quelqu’un d’abord Sa volonté puis Sa disposition en lui, avant même que l’action ne se produise de la part de l’homme — ou chez l’homme ou à partir de lui, — nous acceptons cette vision comme légitime, nous la recherchons même par les lois religieuses; si l’homme ayant cette vision des choses est sincère, sa relation envers Dieu sera pure.

Si je dis que la vision de ce dernier est justifiée, tandis que nous ne pouvons pas justifier la vision de l’autre qui ne voit l’impulsion divine qu’après l’action, cela revient à dire que ni l’un ni l’autre ne peuvent être justifiés s’ils se réfèrent à la Puissance divine en une chose qui serait en contradiction avec l’«ordre» ou la «défense», alors que l’acte, dans sa forme apparente, exige précisément cette discrimination. Nous appliquons donc la discrimination à ce qui est objet de discrimination selon la loi sacrée, et cela parce que le principe même de la révélation divine [dont il s’agit] nous l’impose : en effet, celui qui est dans cet état contemplatif agit selon le principe divin, et il est donc juste que nous le jugions conformément à sa propre contempla­tion; c’est par elle que Dieu l’oblige, de même que nous sommes obligés de juger l’impie selon ce que Dieu nous prescrit dans Son Livre. Toute cette considération revient donc en définitive à ce que j’ai dit de la relation intime du contemplatif envers Dieu, relation dont la sincérité garantit la justesse de la vision. Quant à ma remarque concernant celui qui n’est conscient de l’impulsion divine qu’après l’action, à savoir qu’il ne peut être justifié que dans sa contemplation d’autrui, non pas de lui-même, sauf pour ce qui se fonde sur le Livre révélé et la coutume sacrée, elle fut dite pour que le contemplatif n’accepte pas une telle chose de lui-même, car l’hypocrite qui accomplit une action impie dit également : «C’est par la volonté, la puissance et l’action divines qu’elle fut manifestée, et je n’y suis pour rien.» Or, un tel degré spirituel existe.

Certains se voient l’objet de l’action divine; leur propre action suit celle de Dieu. Ils se considèrent eux-mêmes comme obéissants dans une action conforme aux prescrip­tions divines, et ils se considèrent comme désobéissants lorsque l’action est contraire à ces prescriptions, tout en étant eux-mêmes dépouillés de pouvoir, de force et de volonté propres. D’autres ne sont pas conscients de leur propre action du tout; ils ne voient que la seule action de Dieu. Un tel homme ne se considère aucunement comme l’auteur d’une action, il ne se dira pas obéissant dans l’action conforme à la Loi sacrée, ni ne se dira désobéissant dans une action contraire. Dans cette catégorie de contemplatifs, il s’en trouve qui, ayant partagé ton repas, jurent ensuite ne pas avoir mangé, qui boivent et qui jurent ne pas avoir bu; puis ils jurent ne pas avoir juré, et au regard de Dieu ils seront sincères et véridiques. Il y a là un point que ne comprendra que celui qui a lui-même savouré et réellement vécu cet état contemplatif.

Certains ne contemplent l’action de Dieu que chez autrui et non pas chez eux-mêmes, c’est-à-dire en ce qui les concerne individuellement. D’autres ne contemplent l’action de Dieu, qu’en eux-mêmes et non pas chez d’autres, et cette contemplation est supérieure à la première.

Quelques-uns contemplent l’action de Dieu en eux-mêmes pour les actes conformes aux prescriptions divines, tandis qu’ils ne voient pas l’influence de la Puissance divine dans les transgressions. C’est qu’ils contemplent Dieu en vertu de Sa révélation dans les actes conformes, alors que Dieu leur cache Son action en eux pour les transgressions, par miséricorde, pour qu’ils ne tombent pas en désobéissance; c’est là un signe de leur faiblesse, car s’ils étaient forts, ils verraient Dieu agir en eux pour les transgressions comme pour l’obéissance, leur conformité à la Loi extérieure étant préservée.

À d’autres, l’action divine ne se révèle que dans les transgressions; ils sont ainsi éprouvés par Dieu, ne pouvant guère Le contempler dans les actes d’obéissance. Celui qui a cette qualité se trouve dans l’un de ces deux cas : soit que Dieu Se cache à lui dans les actes d’obéissance, parce qu’il désire être obéissant et qu’il préfère l’obéissance à autre chose, en sorte que Dieu S’y cache à lui et Se révèle dans les transgressions, afin qu’il y voie Dieu et qu’il atteigne par là la Plénitude divine — le signe de cela c’est qu’il revient à l’obéissance et ne continue pas à transgresser —, soit que cet homme tombe graduellement, jusqu’à s’établir dans la désobéissance; dans ce cas, Dieu Se cache à lui [définitive­ment], et il reste à tout jamais dans le péché; que Dieu nous en préserve!

D’autres encore contemplent Dieu tantôt dans l’obéis­sance, tantôt dans le contraire…

Les uns, contemplant l’action divine dans la désobéis­sance, ne s’y apaisent pas, mais pleurent et se chagrinent et s’attristent et demandent à Dieu de leur pardonner et de les préserver des transgressions, pendant qu’ils y versent sous la contrainte de la Puissance divine; c’est là la preuve de leur sincérité, de la pureté de leur vision et de l’absence de désir individuel dans ce qui leur a été destiné. D’autres ne se chagrinent pas, ne s’attristent pas et ne demandent pas d’être préservés des transgressions, mais restent tranquilles sous l’écoulement de la Puissance et agissent comme Elle les tourne, sans y trouver de sensation. C’est là la preuve de la force de leur intuition dans cet état contemplatif, qui est supérieur au premier, s’il ne s’y mêle aucune suggestion de l’âme.

Chez certains Dieu transformera leurs désobéissances en obéissance, en sorte que leurs actions ne seront pas comptées comme transgressions auprès de Dieu. Chez d’autres, leur apparente désobéissance est en elle-même obéissance, puis­qu’elle est conforme à la Volonté divine, bien que le Commande­ment divin contredise ce que la Volonté divine exige d’eux. Dans cet état, le serviteur sera désobéissant à l’égard du Commandement et à la fois désobéissant et conforme à la Volonté. C’est qu’il contemple, avant l’action, la Volonté divine à son égard; il est donc en réalité conforme à la Volonté divine, tout en voyant l’influence de la Puissance divine sur lui et comme Dieu le tourne et retourne.

Certains sont éprouvés par ce que Dieu Se révèle à eux en une chose qui est blâmable à la fois en son essence et selon la loi extérieure; ils contemplent Dieu les versant dans l’hérésie, et ils s’y abandonnent, tout en sachant qu’ils sont hérétiques. C’est qu’ils sont déterminés par l’apparition de Dieu en telle action…

Or, sache qu’à ces hommes qui contemplent les Activités divines, l’essentiel reste voilé, quelle que soit la grandeur de leur degré spirituel et la clarté de leur vision. Ils ignorent de la Vérité plus qu’ils n’en connaissent, car la révélation de Dieu dans Ses Activités est un voile pour Sa révélation dans Ses Noms et Ses Qualités. Que cela suffise au sujet de la contemplation des Activités, qui comporte encore beaucoup d’autres états; car nous suivons dans ce livre une voie moyenne entre l’exposition succincte et le développement.

Dieu dit la vérité, et c’est lui qui guide sur le juste chemin.

Du Dévoilement (tajallî) des Noms divins

Quand Dieu, le Très-Haut, Se révèle à un de Ses serviteurs par un Nom, ce serviteur est ravi hors de lui-même sous les fulgurations du Nom divin, en sorte que, si tu invoques alors Dieu par ce Nom, c’est le serviteur qui te répondra, le Nom divin s’appliquant désormais à lui.

Le premier degré dans cet ordre spirituel, c’est la contemplation de Dieu Se révélant comme Celui-qui-existe, et ce Nom se rapporte dès lors à l’adorateur même. Par-delà ce degré, Dieu Se révèle d’abord par Son Nom L’Unique, puis par le Nom Allâh; à ce point, le serviteur s’évanouit sous l’irradiation divine, sa montagne se fend, et Dieu l’appelle du haut du Sinaï de sa Réalité essentielle : «En vérité, Je suis Dieu, il n’y a pas de divinité si ce n’est Moi : adore-Moi! » ; alors Dieu efface le nom du serviteur et établit à sa place le Nom Allâh, en sorte que, si tu dis : Allâh! le serviteur te répond : «Je suis à ta disposition!»

Si le serviteur s’élève plus haut et que Dieu le fortifie et le confirme, après son extinction, dans l’état de subsistance, Dieu répondra Lui-même à quiconque invoquera ce serviteur; ainsi par exemple, quand tu dis : «O. Muhammad!» c’est Dieu qui te répond : «Je suis à ta disposition!»

Ensuite, si le serviteur continue son ascension, Dieu Se révèle à lui par le Nom Le Clément, puis par le Nom Le Seigneur, puis par le Nom Le Roi, puis par le Nom Le Connaissant, puis par le Nom Le Puissant; chacun de ces Noms implique une révélation supérieure à celle que confère le Nom précédent, car Dieu Se communique d’une manière plus parfaite en Se révélant distinctement : lorsqu’Il Se dévoile à Son adorateur comme Le Clément, Il différencie par là Sa révélation globale, exprimée par le nom Allâh; de même, lorsqu’Il se manifeste comme le Seigneur, Il différencie sa révélation — relativement globale — «Le Clément», et Il différencie Sa manifestation «Le Seigneur» en vertu du Nom Le Roi. Cet ordre est l’inverse de celui qui s’applique aux manifestations de l’Essence à Elle-même, manifestations dont l’excellence diminue de l’universel au particulier, Le Clément étant supérieur au Seigneur, et Allâh supérieur à l’un et l’autre. En vertu de cette analogie inverse entre la hiérarchie des manifestations de l’Essence et de la hiérarchie des «révélations nominales», l’adorateur épuise les révéla­tions des Noms — dont la réalité intrinsèque est toujours l’Essence — en subissant chacun d’eux, car chaque Nom divin l’exige à son tour et s’applique à lui comme à son propre sujet. C’est alors que l’oiseau de son intimité chantera sur les branches de sa réalité sainte :

À celui qui invoque les noms de ma bien-aimée, je réponds; J’appelle, et Laylâ répond à mon cri.

Ainsi en est-il parce que nous ne sommes qu’un seul esprit;

Vous nous appelez deux corps, c’est étrange.

Nous sommes comme une seule personne ayant deux noms et une seule essence.

Par quel nom que tu invoques l’Essence, c’est ce nom qui te visitera. Mon essence est Son Essence, et mon nom est Son Nom.

Ma relation envers Elle, c’est que je m’abîme dans l’union.

En réalité nous ne sommes pas deux essences dans un seul être,

Mais l’amant est lui-même la Bien-Aimée.

Chose étrange, l’homme qui reçoit les révélations des Noms divins, ne contemple rien que l’Essence pure, sans qu’il soit conscient du Nom qui La lui révèle; toutefois, l’on discerne le Nom divin qui le domine, parce que le contemplatif se réfère à l’Essence par le Nbm qui régit à rinstant même sa contemplation de l’Essence.

Dans cette contemplation par les Noms divins, les hommes diffèrent les uns des autres. Nous parlerons de quelques-unes de leurs voies, sans les décrire toutes, étant donné qu’il est impossible d’énumérer tous les Noms divins et à plus forte raison toutes les voies d’approche à chacun de ces Noms; car les hommes qui reçoivent la Révélation divine par un seul et même Nom divin diffèrent cependant par leurs attitudes. Je ne mentionnerai donc de tout cela que ce qui m’arriva lors de mon propre voyage spirituel en Dieu; d’ailleurs, je ne raconte rien dans ce livre, ni de moi-même ni d’autrui, sans que je l’aie éprouvé moi-même au temps où je parcourais en Dieu le chemin de l’intuition et de la vision directe. Je reviens donc à ce que j’allais dire des différentes manières dont les hommes reçoivent les révélations des Noms divins : à certains, Dieu Se révèle comme l’Ancien des Jours, et ils accèdent à cette révélation par l’intuition de leur préexistence dans la Connaissance divine : ils reconnaissent qu’ils étaient avant la création, par là-même que la Connaissance divine, dont ils sont eux-mêmes l’objet, était de toute éternité. Dieu est essentiellement connaissant; or, l’objet de la connaissance ne saurait être séparé d’elle, car c’est par égard à son objet que la connaissance est connaissance; autrement dit, c’est la connaissance de l’objet qui définit la nature du sujet connaissant, en sorte que, si la connaissance est éternelle, son objet doit aussi être éternel; d’où il suit que les êtres préexistent dans la Connaissance divine. Certains reviennent donc à Dieu en vertu de Son Nom L’Ancien des Jours; quand l’Ancienneté de l’Essence se dévoile à eux, leur existence éphémère s’évanouit, et ils subsistent éternellement par Dieu, inconscients de leur condition temporelle.

À d’autres, Dieu Se révèle comme La Vérité, et ils y accèdent parce que Dieu leur découvre la Vérité divine exprimée dans la parole coranique : «Nous n’avons créé les Cieux et la terre et ce qui est entre les deux que par la Vérité». Quand l’Essence Se dévoile par Son Nom La Vérité, la nature créée du contemplatif s’évanouit, et il ne subsiste que son essence sainte et transcendante.

À d’autres, Dieu Se révèle par Son Nom L’Unique, et Il les conduit à cette révélation en leur montrant l’unité intrinsèque du monde, qui procède de l’Essence divine comme les vagues émanent de l’océan; ils contemplent la manifestation de Dieu dans la multitude des créatures qui se différencient en vertu de l’Unicité divine; dès lors, leur montagne se fend : l’invoquant tombe en défaillance; sa multiplicité se fond dans la solitude de l’Unique; les créatures sont comme si elles n’étaient jamais, et Dieu comme s’Il ne cessait jamais.

À d’autres, Dieu Se révèle par Son Nom Le Très-Saint, et ils accèdent à cette révélation par ce qu’ils comprennent intuitivement le secret de la parole divine : «Et je lui insufflai de Mon Esprit» (à savoir au corps d’Adam); Dieu leur apprend que l’Esprit de Dieu n’est autre que Dieu même, et qu’il est saint et transcendant. Or, dès que Dieu Se dévoile dans Son Nom Le Très-Saint, le serviteur est dépouillé des impuretés de l’existence et subsiste par Dieu, transcendant toute éphé­mérité.

À d’autres Dieu Se révèle par Son Nom L’Apparent; ils ont l’intuition de la Lumière divine se manifestant dans les choses corporelles, et ils reconnaissent par là que c’est Dieu seul qui apparaît. Or, dès que Dieu Se dévoile comme L’Apparent, le serviteur s’éteint avec toute la création, non-manifestée comme telle, dans la manifestation de l’Être divin.

À d’autres, Dieu Se révèle par Son Nom L’Intérieur, et ils y accèdent par l’intuition de ce que les choses subsistent par Dieu, qui en est la réalité intérieure. Dès que Dieu Se dévoile comme L’Intérieur, la manifestation du serviteur, projetée par la Lumière divine, s’éteint; Dieu devient l’intérieur du serviteur, et celui-ci l’extérieur de Dieu.

Quant à la révélation divine par le Nom Allâh, le chemin qui y conduit ne peut être délimité; d’ailleurs, il en va de même pour la révélation de tout autre Nom divin, comme nous le disions plus haut : on ne saurait définitivement fixer les voies d’accès à ces révélations, car leurs modalités varient en vertu des réceptacles humains. Quand Dieu se révèle à Son serviteur par le Nom Allâh, l’âme du serviteur s’éteint, et Dieu Se met à sa place, purifiant son temple des entraves de l’éphémérité, et rompant le lien qui le relie aux existences; alors, Il est seul par Son essence et seul par Ses qualités, ne connaissant ni pères ni mères. — «Souviens-toi de Dieu, et Dieu Se souviendra de toi»; contemple Dieu, et Dieu te contemplera! — Alors il chante par la langue de son état :

Elle m’attira, se substituant à moi en moi;

Elle me remplaça, certes, mais où donc suis-je maintenant?

Je devins Elle, et Elle est moi-même;

Il n’existe pour Elle aucun être singulier qui La désire.

Je subsiste par Elle en Elle; il n’existe pas de «toi» entre nous.

Mon état avec Elle était dans le passé comme il sera dans l’avenir, Cependant, j’ai élevé mon âme, et Elle a ôté la cloison;

Je me suis réveillé de mon sommeil et levé de ma couche.

Elle m’a montré à moi-même par l’œil de ma réalité essentielle; C’est sur le front de la Beauté que je lis ces caractères.

J’ai poli ma beauté intérieure, devenant le miroir

Où s’impriment les traits de la Plénitude.

Ses qualités sont les miennes, mon essence la Sienne,

Et dans Ses vertus se lève pour moi [le soleil] de la Beauté.

Mon nom est réellement Son Nom; et le Nom de Son essence est mon nom,

Et tous ces attributs me reviennent par nature.

À d’autres encore, Dieu se révèle par Son Nom Le Clément. C’est que Dieu, Se révélant à eux par Son Nom Allâh, les dirige par Sa propre Essence vers le degré divin suprême, qui synthétise les aspects de la Gloire et qui pénètre toutes les existences; c’est là le chemin qui conduit à la révélation de l’Essence par le Nom Le Clément. Dans cet état de dévoilement divin, l’actualité spirituelle du serviteur veut que les Noms divins descendent sur lui l’un après l’autre, et qu’il en reçoive selon la mesure de ce que Dieu déposa en lui de Sa Lumière essentielle. Les Noms se succèdent jusqu’à ce que le serviteur reçoive la révélation divine par le Nom Le Seigneur; alors descendent sur lui les Noms de la Personne divine, qui se trouvent sous la domination du Nom Le Seigneur et qui synthétisent les aspects du divin et du créé, comme Le Connaissant, Le Puissant et leurs sembla­bles. Leur série aboutit au Nom Le Roi; lorsque le serviteur reçoit celui-ci et que Dieu Se dévoile à lui essentiellement, tous les autres Noms, dans toute leur plénitude, descendent également sur lui l’un après l’autre, jusqu’au Nom Le Subsistant. Quand le serviteur reçoit ce dernier et que Dieu Se révèle à lui par ce Nom, il passe des «dévoilements des Noms divins» aux «dévoile­ments des Qualités divines».

Du Dévoilement (tajallî) des Qualités divines

Quand Dieu Se révèle à Son serviteur dans une de Ses Qualités, le serviteur plane dans la sphère de cette Qualité jusqu’à ce qu’il en ait atteint la limite par voie d’intégration, non par connaissance distinctive, car ceux qui réalisent les Qualités divines n’ont pas de connaissance distinctive si ce n’est en vertu de l’intégration. Si le serviteur plane dans la sphère d’une Qualité, et qu’il la réalise entièrement par intégration [spirituelle], il s’assied sur le trône de cette Qualité, en sorte qu’il se l’assimile et en devient le sujet; dès lors, il rencontre une autre Qualité, et ainsi de suite jusqu’à réaliser toutes les Qualités divines. Que cela ne te confonde pas, mon frère, car, pour ce qui est du serviteur, Dieu, voulant Se révéler à lui par un Nom ou par une Qualité, l’éteint, annihilant son moi et son existence; puis, quand la lumière créaturielle s’est éteinte, et que l’esprit individuel est effacé, Dieu fait résider dans le temple créaturiel, sans qu’il y ait pour cela localisation divine, une réalité subtile qui ne sera ni détachée de Dieu ni conjointe à la créature, remplaçant ainsi ce dont Il le dépouilla, car Dieu Se révèle à Ses serviteurs par générosité; s’Il les annihilait sans compensation, ce ne serait pas de la générosité de Sa part, mais de la rigueur; loin de Lui qu’il en soit ainsi! Cette réalité subtile est ce qu’on appelle le Saint-Esprit. Or, puisque Dieu établit, de Son Essence, une réalité subtile à la place du serviteur, Sa révélation se communique à cette réalité, en sorte Qu’Il ne Se révèle qu’à Lui-même, bien que nous appelions alors cette réalité subtile divine «serviteur», vu qu’elle en tient la place; ou bien : il n’y a là ni serviteur ni Seigneur, car s’il n’existe plus de serviteur, le Seigneur cesse d’être Seigneur; en réalité, il n’y a plus que Dieu seul, l’Unique, l’Un.

La créature n’a d’être que par attribution contingente,

En réalité elle n’est rien.

Lorsque les lumières divines apparaissent,

Elles effacent cette attribution,

En sorte que les créatures n’étaient pas ni ne cessaient d’être.

Dieu les éteignit, mais dans leurs essences elles n’ont jamais

existé,

Et dans leur extinction elles subsistent…

Lorsqu’elles s’anéantissent, l’Etre revient à Dieu;

Il est alors tel qu’Il était avant qu’elles ne devinssent;

Le serviteur devient comme s’il n’avait jamais existé,

Et Dieu est comme si jamais rien n’avait cessé.

Cependant, lorsqu’apparaissent les fulgurations divines,

La créature se revêt de la lumière de Dieu et devient une avec Lui.

Il l’éteint, puis Il Se substitue à elle;

Il demeure à la place des créatures, et cependant elles n’ont jamais rien occupé.

Comme les vagues, dont le principe est l’unité de la mer,

Et qui, dans leur multitude, sont unies par elle;

Quand elle est en mouvement, ce sont les vagues qui sont elle dans leur totalité,

Et quand elle est au repos, il n’y a ni vagues ni multiplicité.

Sache que les dévoilements des Qualités divines ne sont que l’assimilation, par l’essence du serviteur, des Qualités du Seigneur, cette assimilation étant foncière, principielle et définitive, de la même manière dont une qualité se rattache à son propre sujet. Et cela doit s’entendre, comme nous le disions, dans ce sens que la réalité subtile divine, qui se substitue au serviteur et en occupe l’organisme, s’assimile elle-même les Qualités divines d’une manière foncière, principielle et définitive, en sorte que c’est Dieu seul qui S’attribue les Qualités qui sont les Siennes, le serviteur n’y étant pour rien.

Les hommes participent à cette révélation des Qualités divines selon leurs réceptivités spirituelles, selon la continuité de leur science et la force de leur décision.

Le serviteur auquel Dieu Se révèle par la Qualité de la Vie, devient lui-même la vie du monde entier; il voit l’écoulement de sa propre vie dans tout ce qui existe, corps et esprits. Il contemple les idées comme des formes qui tiennent leur vie de lui-même; il n’existera pour lui ni formes idéelles — comme les paroles et les actes — ni formes subtiles — comme les esprits — ni formes corporelles dont il ne serait pas la vie, et il sera conscient de la manière dont cette vie émane de lui. I1 reconnaît cela directement, sans intermédiaire, par une intuition divine essentielle et mysté­rieuse. J’étais moi-même dans cet état pendant un certain temps; je contemplais la vie des êtres en moi-même, et je distinguais en quelle mesure chacun d’eux participait à ma vie; or, chacun y participait selon sa propre essence; cependant j’étais unique dans ma vie et sans séparativité interne. Cela dura jusqu’à ce que la main de l’Assistance divine me transportât vers un autre état de connaissance, — et cependant il n’y a pas d’autre».

À certains, Dieu Se révèle dans la Qualité de la Connais­sance. Car, Dieu S’étant révélé dans la Vie qui pénètre toute chose, le serviteur savoure, par l’unité de cette vie, tout ce qui constitue la nature des choses; dès lors, l’Essence Se révèle à lui dans la qualité cognitive, en sorte qu’il connaîtra l’univers entier avec le déploiement de tous ses mondes, de leur origine jusqu’à leur retour dans le principe; il sait de toute chose comment elle était, comment elle est et comment elle sera; il sait ce qui n’exista pas et ce qui, n’existant pas, ne fut pas non-existant; il sait comment serait ce qui n’est pas, si cela était. Il a de tout cela une connais­sance foncière, principielle et intuitive, par sa propre essence et en vertu de sa pénétration à la fois intégrale et distinctive des objets de connaissance; il connaît d’une manière distinctive dans son intégration, bien que sa connaissance se réalise dans la non-manifestation pure.

Celui qui réalise l’Essence divine puise ses intellections distinctives dans la non-manifestation pure, les sortant du non-manifesté à la conscience du monde objectif; il est conscient de la différenciation de sa connaissance intégrale

– différenciation qui s’opère dans la non-manifestation

relative — et il connaît en même temps l’intégration totale dans la non-manifestation absolue. Quant à celui qui participe aux Qualités divines, il n’a que la connaissance qui lui échoit directement dans la non-manifestation pure. C’est là un discours que comprendront seulement les «étrangers» [au monde] et que ne savourent que les plus fidèles, les plus «polis» [envers Dieu].

À certains, Dieu Se révèle dans la Qualité de la Vue. Car, S’étant révélé d’abord par la vision intellec­tuelle totale qui pénètre tout, Dieu Se révélera plus parti­culièrement dans la Qualité de la Vue, en sorte que la vue du serviteur deviendra l’organe de sa connaissance; il n’y a dès lors ni science divine ni science créaturielle qui ne soit l’objet de la vision de ce serviteur; il voit les êtres tels qu’ils sont dans la non-manifestation pure; cependant — chose étrange — il les ignore dans sa conscience extérieure. Considère donc cette vision sublime; qu’existe-t-il de plus étonnant et de plus délicieux? C’est que le serviteur qui réalise les Qualités divines ne participe pas dans sa nature créée à ce qu’embrasse sa nature divine; il n’y a donc pas de conjonction; j’entends que ce qu’il réalise dans son état non-manifesté n’apparaît dans sa conscience «objective» que d’une manière accidentelle, et pour certaines choses seule­ment que Dieu lui manifeste par générosité. Le serviteur qui réalise l’Essence, par contre, connaît le monde objectif par sa réalité non-manifestée, et il connaît la non-manifestation «objectivement»; il convertit donc l’un dans l’autre.

À certains, Dieu Se révèle par la Qualité auditive, en sorte qu’ils entendent les énonciations des minéraux, des plantes et des animaux, de même que le langage des anges et diverses langues; les choses éloignées se manifestent à eux comme les proches. C’est que le serviteur auquel Dieu Se révèle par la Qualité auditive, entend en vertu de l’unité de cette qualité toutes ces diverses langues comme aussi les appels subtils des minéraux et des plantes. Dans cet état de dévoilement j’entendis la science de la Béatitude — Miséricorde énoncée par Le Clément; de là j’appris la récitation du Coran; j’étais le rythme, et Il en était la mesure. Mais cela ne le comprendront que les «gens du Coran», qui sont les élus parmi les hommes de Dieu.

À d’autres, Dieu Se révèle par la Qualité de la Parole; dès lors, les êtres existent par la parole du serviteur. Dieu, disions-nous, Se révèle d’abord à Son serviteur par la Qualité de la Vie, puis Il lui fait connaître, par la Qualité cognitive, le secret de la Vie divine en lui, puis Il la lui fait voir, puis entendre; c’est alors que le serviteur «parle» par la force de l’unité de sa vie, en sorte que les êtres existent par sa parole. En même temps il est conscient, d’une manière non temporelle, de ce que ses paroles ne s’épuiseront jamais. C’est dans cet état de révélation, également, que Dieu parle à Ses serviteurs sans le voile des Noms et avant que ceux-ci ne soient manifestés.

Certains — de ceux qui réalisent la Parole divine — entendent en eux-mêmes l’appel de la Réalité essentielle, sans que cet appel leur parvienne de quelque côté ou qu’ils le perçoivent par un organe sensoriel; le serviteur l’écoute avec sa totalité et il l’entend lui dire : «Tu es Mon ami; tu es Mon bien-aimé; tu es l’objet; tu es Ma face parmi Mes serviteurs; tu es le terme ultime; tu es le but suprême; tu es Ma conscience intime entre les consciences; tu es Ma lumière entre les lumières; tu es Mon œil; tu es Mon ornement; tu es Ma beauté; tu es Ma perfection; tu es Mon nom; tu es Mon essence; tu es Mon attribut; tu es Mes qualités. Je suis ton nom; Je suis ta forme; Je suis tes caractères; Je suis ta marque, mon ami! C’est toi, la quintessence des êtres; c’est toi le but de l’existence et du devenir. Approche-toi pour Me contempler, car Je Me suis approché de toi par Mon être; ne reste pas loin, car c’est Moi qui ai dit : “Nous sommes plus proches de Lui (c’est-à-dire de l’homme) que sa veine jugulaire”. Ne te conditionne pas en te nommant serviteur, car s’il n’y avait pas de serviteur, il n’y aurait pas de Seigneur; tu M’as manifesté comme Je t’ai manifesté; sans ta condition de serviteur, Ma seigneurie ne serait pas apparente; tu Me fais donc exister, comme Je te donne l’existence. Viens, Mon ami, car Je te veux comme attribut, et Je t’ai préparé pour Moi; ne t’abandonne donc pas à autre-que-Moi; Je ne t’abandonnerai pas à autrui. Mon ami, sens-Moi dans les odeurs, mange-Moi dans la nourriture, imagine-Moi dans l’imaginable, connais-Moi dans les intellections, contemple-Moi dans le sensible, touche-Moi dans le tangible, revêts-Moi dans le vêtement! Mon ami, tu es Mon but; par toi on Me nomme, et c’est toi qu’on désigne quand on Me nomme!» — Y-a-t-il appels amoureux plus doux, caresses plus suaves?

À d’autres — parmi ceux qui ont réalisé la Parole divine -- Dieu parle par la bouche de la créature; le serviteur entend la parole venir de quelque part, et il reconnaît en même temps qu’elle ne vient d’aucun côté; le son lui parvient de la créature, mais il l’entend émaner de Dieu.

Occupé de Laylâ, je suis distrait d’autrui.

Quand je vois une chose inanimée, je lui parle comme à Elle.

Il n’est pas étonnant que je m’adresse à d’autres

Comme à des choses inanimées, mais c’est étonnant qu’elles me répondent.

Parmi ceux qui ont réalisé la Parole divine il y a certains que Dieu emporte du monde corporel vers le monde des esprits; ils occupent le rang suprême [de cette catégorie de spirituels]. Certains de ceux-ci entendent Dieu leur parler dans leur cœur; d’autres s’élèvent en leur esprit vers le ciel inférieur, d’autres encore vers le deuxième ou le troisième ciel, suivant ce qui leur fut prédestiné. Certains sont élevés jusqu’à l’«Arbre-Lotus de l’extrême Limite» où Dieu leur parle. Or, chacun de ceux qui participent à cette Qualité divine entend Dieu parler selon sa propre pénétration des Réalités essentielles, car Dieu pose chaque chose à sa place.

Chez certains, la manifestation de la Parole divine est accompagnée de tourbillons de lumière.

À d’autres sera dressée une chaire de lumière.

D’autres voient une lumière dans leur intérieur, la Parole émanant de cette lumière; ils voient plus ou moins de lumière, une lumière ronde ou une lumière allongée.

D’autres encore voient une forme spirituelle qui leur adresse la parole. Mais tout cela ne s’appelle une manifes­tation de la Parole divine que si Dieu nous apprend que c’est Lui-même qui parle; or, cela n’exige pas de preuve, car on le sait immédiatement. Il en est ainsi particulièrement pour la Parole divine, qui n’est point cachée : celui qui saura que tout ce qu’il entend est Parole divine, ne demandera ni preuve ni explication; c’est par la seule connaissance auditive que le serviteur reconnaît la Parole divine.

À certains de ceux qui sont élevés jusqu’à l’«Arbre-Lotus de l’extrême Limite», il sera dit : «Mon ami, ton moi est Mon Soi; tu es l’essence de Lui, et Lui n’est autre que Moi. Mon ami, c’est par Mon œuvre que tu es déployé, et par Mon unicité que tu es différencié, mais]'œuvre que tu es, Me déploie, et ton ignorance Me couvre. Je suis ton but; Je suis à toi, non à Moi; tu es Mon but; tu es à Moi, non à toi. Mon ami, tu es le point que la circonférence de l’existence a pour centre, en sorte que tu es l’adorateur en elle et l’adoré en même temps. Tu es la lumière; tu es la manifestation; tu es la beauté et l’ornement; tu es comme]'œil par rapport à l’homme et comme l’homme par rapport à l’œil (ou à l’essence : al — “ayn)».

O esprit de l’esprit, ô «Signe suprême»!

O soulagement des chagrins pour le foie brûlant!

O terme des espoirs, but ultime des désirs,

Quoi de plus doux et de plus réel pour moi que Tes paroles!

O. Kaaba de la réalisation, ô qiblah de la pureté,

O mont Arafat de l’invisible, ô lever de la beauté éblouissante;

Nous nous sommes rendus à Toi; nous T’avons institué gérant du royaume de notre être.

Tout ce monde-ci et l’au-delà sont à Ta disposition.

Si ce n’était pour Toi, nous ne serions pas,

Et si ce n’était pour moi, Tu ne serais pas.

C’est ainsi que Tu es et que nous sommes;

Et la Réalité essentielle ne se perçoit pas.

C’est Toi que nous visons par l’indigent, — et il n’y a pas d’indigence!

Parmi ceux qui réalisent la Parole divine, certains enten­dent les choses cachées; ils ont donc connaissance des événe­ments avant qu’ils n’arrivent, soit qu’ils le sachent en réponse à leurs questions, — et c’est ce qui se produit le plus souvent, -- soit que Dieu les prévienne de Sa seule initiative.

D’autres — de ceux qui réalisent cette Qualité divine — demandent des miracles, et Dieu les en comble, afin qu’ils aient une preuve de Lui quand ils reviennent à leur conscience corporelle tout en gardant intègre leur attitude envers Dieu. — Que ces exemples suffisent pour ce qui est de la participation à la Parole divine.

Nous revenons donc aux dévoilements des Qualités divines en général. Parmi ceux qui les contemplent, il y a certains auxquels Dieu Se révèle par la Qualité volitive, en sorte que les créatures sont à la mesure de la volonté du serviteur. C’est qu’en recevant la révélation divine dans la Qualité de la Parole, le serviteur veut, par l’unité de cette qualité, ce qu’il réalise des créatures, et c’est ainsi que les choses existent par sa volonté. Beaucoup de ceux qui parviennent à cet état de contemplation reculent, en sorte qu’ils arrivent à nier ce qu’ils ont aperçu de Dieu. Le serviteur qui, ravi dans le monde du mystère divin, a contemplé les choses, dans une vision essentielle, comme existantes par sa propre volonté, et qui ensuite revient à sa conscience extérieure, est tenté de rechercher cette même relation entre lui-même et les choses [sur le plan individuel; alors, comme il ne la retrouve pas, il rejette sa contemplation essentielle et fait marche en arrière; aussitôt le verre qui contient la lampe] de son cœur se brise, et il parvient à nier Dieu après L’avoir contemplé, à Le perdre après L’avoir trouvé.

À d’autres — de ceux qui contemplent les Qualités divines — Dieu Se révèle par la Qualité de la Toute-Puissance, en sorte que les choses se constituent, dans le monde non-manifesté, par la volonté du contemplatif, et que tout ce que contient le monde individuel se conforme à son modèle… C’est dans cet état que j’ai entendu le bruit de la Cloche [que le Prophète entendit lors de la révélation]; alors ma composition fut dissoute, mes contours disparurent et mon nom s’effaça. J’étais, sous l’emprise intense qui me saisit, comme un vieux froc qui est accroché sur un haut arbre et qu’un vent puissant emporte lambeau par lambeau. Je ne pus voir objectivement que des éclairs, du tonnerre, des nuages dont pleuvaient des lumières et des océans dont les vagues étaient de feu. «Les cieux et la terre se serraient les uns contre les autres», et je me trouvais dans les «ténèbres sur des ténèbres». La Puissance ne cessa de m’arracher une faculté après l’autre, et de transpercer un désir après l’autre, jusqu’à ce que la Majesté divine me foudroyât, et que la Beauté suprême jaillît par le chas d’aiguille de l’imagination; alors se desserra, dans l’aspect suprême, le serrement de la Main droite. Aussitôt les choses vinrent à l’existence; l’obscurité cessa, et après que l’arche se fût assise sur le mont Jûdi, on entendit crier : «O vous, cieux et terre, venez à Nous bon gré mal gré! Ils répondirent : nous venons obéissants»…

Du Dévoilement (majlâ) de l’Essence

C’est de la pureté du vin que jouit l’Essence en toi;

Toute union hors d’Elle n’est que dispersion.

Elle Se dévoile transcendante à l’égard de toute description,

Sans analogie et sans qu’il y ait en Elle de relations.

Comme le soleil levant efface la lueur des planètes,

Alors qu’elles subsistent en principe par lui,

Elle est ténèbres sans jour et sans crépuscule,

Mais en dehors de Sa demeure la troupe erre dans le désert.
Que de limites insurpassables se montrent à la caravane qui tend vers Elle!

En sorte qu’elle reste perplexe à Son égard et n’en saisit pas les caractères.
Cachés sont les sentiers vers Elle, ni contours ni science ne La trahissent.

Elle refuse l’intimité; Ses beautés orgueilleuses La défendent.

Un chemin couvert. effacé et étroit mène vers Elle;

C’est à l’écart que le voyageur illusionné s’arrête.

Comme l’ignorance, Elle nivelle les sciences des mondes;

Dans Son sein, guidance et égarement se valent.

Jamais l’intellect n’en vainc la pureté pour s’y mêler

Jamais la pensée ne flaire Son parfum enivrant.

Le feu qui guide reste ignorant de Ses sentiers;

La lumière sûre n’éclaire pas Ses chemins.

Le plus perplexe des perplexes La démontre le plus clairement;

Car ils ne vivent pas en Elle ni ne meurent.

Ses qualités se noient dans l’Océan de Sa gloire,

Sans mourir elles meurent dans Son fond.

Rien ne répond à la question : qu’est-Elle?

Ni nom ni attribut; l’Essence est trop sublime pour cela.

Sache que l’Essence signifie, l’Être absolu dans son dépouillement de tout rapport, relation, assignation et aspect. Ce n’est pas que tout cela se situe en dehors de l’Être absolu, au contraire, tous ces aspects et ce qu’ils impliquent sont contenus en Lui. Ils ne s’y trouvent ni individuellement ni comme rapports, mais ils sont essentiellement l’Être absolu. Celui-ci est l’Essence pure dans laquelle ne se manifestent ni noms ni attributs ni relations ni rapports ni rien d’autre. Dès qu’il s’y manifeste quelque chose, l’aspect dont il s’agit est attribué à ce qui supporte cette manifesta­tion et non pas à l’Essence pure, puisque le principe de l’Essence est précisément la synthèse des réalités universelles et individuelles, des assignations et des rapports, synthèse qui est à la fois leur subsistance et leur disparition sous l’emprise de l’Unité de l’Essence. Lorsqu’on envisage dans Celle-ci une qualité ou un nom ou un attribut quelconque, c’est toujours en vertu de tel point de vue que cette qualité existe et non pas dans l’Essence comme Telle. Pour cela nous disons que l’Essence est l’Être absolu; nous ne disons pas qu’Elle est l’«Être ancien», ni l’«Être nécessaire», pour éviter toute condition qui La limiterait. Cependant, on sait bien que l’Essence n’est autre que l’Essence dont l’Etre est nécessaire et ancien. Notre expression «Être absolu» n’indique aucune condition, puisque la signification du mot «absolu» est précisément de nier toute condition.

Sache que l’Essence pure et simple possède, en tant qu’Elle «descend» de Sa pureté et simplicité première, trois irradiations qui participent [d’une certaine] manière à Sa pureté et simplicité. La première de ces irradiations est l’Unité, dans laquelle ne se manifeste rien des rapports, assignations, noms, qualités ni aucune autre chose; elle est Essence pure; cependant, comme l’idée de l’unité lui est assignée, elle se détache en quelque sorte de la simplicité absolue.

La deuxième irradiation est l’Aséité. En elle, aucune des choses mentionnées ne se manifeste, à l’exception de l’Unité; elle participe donc à la simplicité divine, mais à un moindre degré que l’Unité, car elle est caractérisée par l’idée de la non-présence, selon la signification du pronom Lui qui symbolise la personne absente [par opposition au moi et toi]

La troisième irradiation est le Moi divin (ou le Sujet divin : aniyah, de anâ, «Moi»). En elle non plus, rien ne se manifeste sauf l’Aséité, en sorte qu’elle participe également à la simplicité divine, mais à un moindre degré que l’Aséité, puisqu’elle est caractérisée par l’idée de conscience person­nelle et de présence, ce qui fait qu’elle est plus proche de notre rang que l’Aséité, qui implique l’idée de l’inaccessible et du non-manifesté…

Par «ceux qui ont réalisé l’Essence» on entend les hommes en qui demeure la réalité subtile divine, dans le sens où nous disions que Dieu, lorsqu’Il Se révèle à Son serviteur et qu’Il en éteint l’individualité, établit en lui une réalité subtile divine qui, elle, peut être de la nature de l’Essence ou de la nature des Qualités divines. Quand elle est de la nature de l’Essence, la constitution humaine [où elle demeure] sera l’être unique parfait, le support universel, le pôle autour duquel tourne l’existence, celui auquel s’adressent l’inclinaison et la prosternation [dans l’oraison rituelle]. Par lui Dieu sauvegarde le monde. Il est le Mahdi, le Sceau de la Sainteté et le représentant de Dieu sur terre. C’est à lui que se réfère l’histoire d’Adam16. Il influence les réalités de l’existence comme l’aimant attire le fer. Il dompte le cosmos par sa grandeur, et par sa puissance il fait ce qu’il veut. Aucune chose ne lui est cachée, et ceci parce que la réalité divine subtile, qui demeure dans ce saint, est essence pure, libre de toute condition divine ou créaturielle, en sorte que rien ne l’empêche d’accorder à chaque degré des existences divines ou créées la réalité qu’il a. Car ce qui pourrait empêcher l’essence de s’identifier aux réalités n’est qu’une condition quelconque, divine ou créaturielle, qui lui serait imposée; or, aucune contrainte n’existe, puisqu’elle est essence pure; toute chose s’y trouve en acte et non pas en puissance seulement, dès lors qu’il n’y a pas d’empêchement. Car les choses sont contenues dans les essences des êtres, tantôt en puissance et tantôt en acte, suivant les conditions limitatives. Ces conditions disparaissent, soit par un aperçu qui atteint l’essence, soit par ce qui jaillit spontanément de celle-ci. En fait, les conditions limitatives peuvent être dissoutes par un état spirituel, par une intuition instantanée, par une Qualité ou encore par d’autres actualisations de cet ordre. Or, l’Essence transcende tout cela, et c’est pourquoi Elle «donne à toute chose sa nature, puis la guide».

Si les hommes de Dieu n’étaient pas individuellement exclus du dévoilement de l’Unité, et à plus forte raison du dévoilement de l’Essence, nous pourrions parler de l’Essence en décrivant d’étranges états de révélation et en donnant de merveilleuses preuves divines essentielles, pures de toute apparition ou interférence des Noms et des Qualités ou de toute autre chose. Ces preuves, nous les sortirions des trésors cachés de la Non-Manifestation au moyen de clefs non-manifestées, et nous les étalerions, moyennant des expressions subtiles et mesurées, sur la face évidente de la conscience «objective», afin que les serrures des intelligences s’ouvrent par ces mêmes clefs, et que le serviteur glisse à travers les chas d’aiguille de la Voie vers le paradis de l’Essence que voilent les Qualités divines, et que protègent les lumières et les ténèbres.

«Dieu guide vers Sa lumière quiconque Il veut; Dieu donne des symboles pour les hommes, et Dieu connaît toute chose».













§

SOURCE



De l’homme universel,

Extraits du livre al-insân al-kâmil

Traduits de l’arabe et commentés par Titus Burckhardt

Dervy-Livres, mars 1975.



INTRODUCTION [Titus Burckhardt]



Les textes dont nous présentons ici la traduction sont extraits du célèbre livre al-insân al-kâmil (« L'Homme universel ») du Soufi 'Abd al-Karîm al-Jîlï. Ils traitent de quelques aspects fondamentaux de la doctrine soufique.

'Abd al-Karim ibn Ibrâhîm al-Jîlî, qui naquit en 1366 (l'an 767 de l'Hégire) à Jîl dans la région de Bagdad et dont le maître fut le shaykh Sharaf ad-dîn Ismâïl ibn Ibrâhîm al-Jabartî, est un continuateur de l'enseignement métaphysique du « Très Grand Maître » (ash-shaykh al-akbar). Muhyi-d-dîn ibn 'Arabî. S'il contredit parfois ce dernier, ce n'est que dans la forme et non pour le fond ; il nous rappelle du reste lui-même que « toutes les vérités contradictoires s'unifient dans la Vérité » (une, al-haqq).

Comparé à l'enseignement d'Ibn 'Arabî, celui de Jîlî est à certains égards plus systématique ; il comporte une architecture dialectique plus apparente, ce qui est plutôt un avantage pour le lecteur peu familiarisé avec cet aspect du Soufisme.

Nous reproduisons ici les premiers chapitres d' al-insân al-kâmil, en laissant toutefois de côté certaines parties qui s'éloignent du thème principal et qui nécessiteraient des commentaires trop étendus. Ces chapitres ne représentent qu'un quart de l'ouvrage entier, mais il en contiennent la quintessence, sous le double rapport de la doctrine et des applications spirituelles.

[...]

La « forme » /3 macrocosmique de l'Homme universel est cette multitude de sujets connaissants dont les innombrables visions se coordonnent selon une seule continuité logique, celle qui constitue le monde ; — « Tu ne verras pas de lacunes dans la création du Clément ; regarde encore : y vois-tu des fissures ? » (Coran, LXVII, 2) ; — ou bien —selon un point de vue complémentaire — elle est cette inépuisable variété d'objets de connaissance qui s'intègre dans une seule vérité, l'essence unique de toutes les intelligences ; — « Nous n'avons créé les cieux et la terre et ce qui est entre les deux que par la Vérité » (Coran, XV, 85 ; XLVI, 2).

Chaque être a du monde une « vision » suffisante et homogène, et tous ces multiples « mondes » forment un seul tissu de réalité. L'existence comporte une unité « objective », qui est obnubilée par la variété des sujets, de même qu'elle implique une unité « subjective », que cache la diversité des objets.

Sous le rapport de son unité interne, le cosmos est donc comme un seul être ; — « Nous avons compté toute chose dans un prototype évident » (Coran, XXXVI, 11). — Si on l'appelle « Homme universel », ce n'est pas en raison d'une conception anthropomorphe de l'univers, mais parce que



/3 Par « forme » (çûrah), les auteurs arabes n'entendent pas nécessairement un ensemble défini par ses limites ; est également « forme » tout ce qui représente une synthèse de qualités.


l'homme en représente, sur terre, l'image la plus parfaite.

Mais l'idée de l'« Homme universel » relève avant tout d'une perspective étroitement liée à la réalisation spirituelle, dont il sera comme le modèle permanent. Il se présente comme un aspect qui recule au fur et à mesure qu'on l'approche, jusqu'à disparaître dans l'Unité divine. C'est dans ce sens qu'on dit que personne ne rencontrera Dieu avant d'avoir rencontré le Prophète.

Le contemplatif musulman ne vise pas d'autre but que la connaissance de Dieu ; c'est l'Unité divine qu'il se rappelle constamment ; mais il sait qu'il n'atteindra jamais Dieu en tant qu'individu, et que Dieu ne déverse Ses grâces pleinement que sur l'Homme universel, qui est à lui seul tout ce que Dieu, en regardant Sa création, appela « très bon ». — Dans un sens analogue, le bouddhiste aspire au Nirvâna « pour le bonheur de tous les êtres » et doit réaliser l'effacement de l'individu dans la totalité « innocente » et primordiale de l'univers.

Pour le contemplatif musulman, la synthèse qualitative des choses, qui est aussi le Médiateur universel, se manifeste le plus directement dans la personne du prophète Muhammad. C'est en demandant l'effusion de grâces sur lui que le « pauvre envers Dieu » (al-faqîr ilâ-Llâh) se prépare à recevoir l'éclair divin qui jaillit sans cesse de l'Obscurité divine vers le « meilleur de la création » (khayr al-khalq) (6).

Comme illustration de cette attitude spirituelle, nous citerons la célèbre prière du Soufi 'Abd as-Salâm ibn MashîSh (7), le maître d'Abu-I-Hasan ash-Shâdhîtî : «

Dieu, bénis celui de qui dérivent les secrets spirituels, de qui jaillissent les lumières, en qui s'unissent les vérités, et en qui

furent déposées les sciences d'Adam, en sorte qu'il rendit les créatures impuissantes : les intelligences errent à son égard, et aucun de nous ne le comprit, ni ses devanciers ni ses suivants. Les jardins des mondes célestes (al-malakût) sont fleuris par sa beauté. Les réservoirs des mondes supraformels (al-jabarût) débordent du flux de ses lumières. Il n'y a pas de chose qui ne porte son sceau, car sans le médiateur, tout ce qui dépend de lui disparaîtrait... O Dieu, il est Ton secret qui englobe tout et qui Te démontre, et Ton voile suprême devant Toi entre Tes deux Mains. O Dieu, joins-moi à sa parenté, juge-moi selon son compte, et fais-moi connaître par une connaissance qui me guérisse des influences de l'ignorance et qui m'abreuve des eaux de la grâce. Porte-moi dans sa voie vers Ta présence en me protégeant par Ton secours. Frappe par moi sur la vanité afin que je l'anéantisse. Verse-moi dans les mers de l'Unité (al-ahadiyah), retire-moi des bourbiers de l'Union (at-tawhîd) (12) et noie-moi dans l'essence (al-’ayn) de l'océan de la Solitude divine (al-wahdah), afin que je ne voie ni entende ni ne trouve ni ne sente que par Elle... »

[...]

Bien que la connaissance de l'Essence ne comporte pas, comme l'assimilation des Qualités, de processus graduel, il n'y en a pas moins, dans la voie contemplative, deux modes complémentaires d'approche vers Dieu : l'un se réfère aux Qualités divines et par là-même à la Divinité « personnelle » qui se manifeste dans l'univers ; l'autre se réfère au « Soi » de l'homme, à son essence intime qui s'identifie mystérieusement à l'Essence divine (20).

Les Qualités sont l'objet de la contemplation. Le « Soi » ne peut être contemplé ; il est connu par identification. Les Qualités divines ont une « saveur », tandis que l'Essence — ou le Soi — est sans saveur aucune. Les Qualités ont des « couleurs », tandis que l'Essence est incolore comme la lumière blanche, ou plus exactement comme l'obscurité au sein de la lumière.

C'est par l'irradiation des Qualités divines — ou des Noms divins — que le contemplatif passe d'un état spirituel (hâl) à l'autre ; l'identification essentielle transcende tous les « états » (ahwâl).


(20) L'Essence impersonnelle transcende le « Dieu personnel qui Se révèle par l'ensemble des Qualités et des Activités divines à l'égard de la créature. Mais ce n'est certes point par une abstraction mentale que la Divinité personnelle peut être transcendée, car il va sans dire qu'Elle est immensément plus réelle que tout aperçu mental de l'Essence.



JÂMI





Les Jaillissements de Lumière



AU NOM DE DIEU LE CLÉMENT LE MISÉRICORDIEUX

«Ma louange ne parvient pas jusqu’à Toi» 14. Or, si «toute louange remonte à Toi», Ta sainte Seigneurie resplendit bien au-dessus de ma louange, car Tu es tel que Tu T’es louangé Toi-même.

Seigneur! Nous n’arrivons pas à articuler Ta louange, et à proclamer Ta gloire jusqu’à Ta hauteur. Tout ce qui, dans le livre de la création, est louange et glorification, renvoie à Ta majesté et à Ta grandeur. Que peuvent exprimer nos mains et nos lèvres en action de grâces et de louange qui Te convienne? Toi-même Tu dis comment Tu es. Le joyau qui Te rend hommage est celui que Tu as Toi-même taillé.

Quatrain

Dans l’immensité de Ta grandeur

Le monde n’est qu’une goutte de l’océan de Ta générosité.

N’est-il pas au-dessus de nos forces de Te louer?

Seule Ta propre louange est digne de Toi.

14. Un dit du Prophète. Cf. Wensinck, I, p. 305, 47-50, Muslim Salât», 222. Ibn Hanbal, Musnad, I, 96.

Là où celui qui a proféré15 «Je suis le meilleur orateur» a baissé l’étendard de l’éloquence et s’est avoué incapable de proférer Ta louange, comment un bègue pourrait-il ouvrir la bouche, et comment peut-il oser parler celui dont l’esprit n’est pas clair? Ici, l’impuissance même consiste à avouer sa faiblesse et son impuissance : et chercher à partager le rang de ce Prince de la Religion et du monde, c’est manquer à tous les usages.

Quatrain

Qui suis-je? Pour qui me prendrai-je?

Par mes passions je ne peux prétendre que partager le sort de Ses chiens

Je sais. Je n’arriverai pas jusqu’à Sa suite.

Que parvienne au moins à mon oreille le grelot lointain de Sa caravane!

Ô Dieu bénis Mohammad, qui porte l’étendard de la louange et possède l’«état glorieux» 16, ainsi que sa Famille et ses Compagnons qui ont obtenu par leur persévérance les faveurs auxquelles ils aspiraient. Donne-leur en abondance Ton salut!

Invocations

Dieu, ô mon Dieu, délivre-nous de l’empire des vanités et fais-nous voir dans leur quiddité la réalité ontologique des choses!

Ôte de nos yeux ces œillères d’insouciance, et montre-nous les choses comme elles sont. Ne nous montre pas le néant sous la forme de l’être. Ne mets pas le voile du néant sur l’éclat de l’être, et fais, de ces formes imaginales, non une cause de dissimulation et de distance, mais des miroirs épiphaniques de Ta beauté! Transforme ces figures imaginaires en capital de savoir et de vision, non en instrument d’égarement et d’aveuglement.

15. Le Prophète, meilleur orateur des Arabes.

16. Coran, XVII, 81/79. Litt. «station louangée

Notre aliénation et notre éloignement (de Toi) viennent de nous seuls. Que Ta munificence nous délivre de nous-mêmes, et nous donne de Te connaître.

Quatrain

Ô, Seigneur donne-moi un cœur pur et un esprit éveillé!

Donne-moi les sanglots du crépuscule et les larmes de [l’aube!

Dans la voie qui mène à Toi, arrache-moi d’abord à mon [ego!

Alors, délivré de moi-même, donne-moi accès à Toi!

Quatrain

Ô, Seigneur rends-moi toute la création amère

Et éloigne-moi de la société des humains!

Détourne mon cœur de tout autre que Toi!

Fais-moi tout entier l’amoureux exclusif de Toi!

Quatrain

Seigneur, Tu pourrais me sauver du désespoir — pourquoi pas?

Me guider vers la Connaissance mystique — pourquoi pas?

Dans Ta bonté Tu as converti tant de guèbres17 à l’Islam :

Tu ferais (de moi) un musulman de plus… pourquoi pas?

17. Les guèbres, ou zoroastriens, dont la religion était le culte officiel de l’Iran avant l’islam, encore présents aujourd’hui en Inde et en Iran.

Quatrain

Seigneur, rends-moi les deux mondes superflus!

Accorde-moi la couronne de pauvreté!

Dans cette quête, fais-moi le confident de Ton mystère!

Et détourne-moi de toute voie qui ne conduit pas vers Toi!

Avant-propos

Voici un traité intitulé «Illuminations» (Lavâyeh), dans lequel on présente les connaissances discursives et intuitives qui ont illuminé les Tables des mystères18 et les esprits des maîtres spirituels et des mystiques. On y trouvera les mots appropriés, et des formules bien tournées. Il est souhaitable que l’existence de l’auteur de ce discours y soit indiscernable, et que le lecteur ne se complaise pas à la critique et au dénigrement : l’auteur n’a en effet ici d’autre rôle que d’interpréter (tarjomâni), et seul le style du discours peut lui être attribué.

Quatrain

Je ne suis rien et bien moins que rien.

Rien n’advient de rien et de moins que rien.

Sinon du dire lui-même je n’ai aucun mérite

Chaque fois que je dis l’un des mystères de la Réalité.

Quatrain

En terre de dénuement, mieux vaut passer inaperçu.

En affaire d’amour, mieux vaut être muet.

Pour qui n’est pas initié à la mystérieuse saveur de l’Être (vojud)

Mieux vaut en parler comme un simple interprète.

18. Jeu de mots sur «Lavdyeh» et «alvah» (pl. de lowh) qui sont de racine semblable. Lowh est la «table bien gardée» sur laquelle sont inscrits éternellement les mystères du monde.

Quatrain

J’ai poli comme font les sages, quelques pierres précieuses

Pour embellir une tradition venue de haute source.

Qu’on m’ignore, moi qui ne suis rien — mais que des gens sûrs

Fassent parvenir ce présent au Roi de Hamadân19!

19. Probablement Sâh Manucehr, qui gouvernait Hamadân (l’ancienne Ecbatane, petite ville à l’ouest de l’Iran) lorsque Jâmi y passa en 877/1473. Il y a un jeu de mots sur le nom, «hama-dân» voulant dire «qui sait tout» : le Roi saura bien qui je suis!

Première illumination

“Dieu n’a créé aucun homme avec deux cœurs (dans sa poitrine).” 20

Le Seigneur ineffable qui t’a donné la grâce d’exister n’a mis en toi qu’un seul cœur, afin que dans ton amour pour Lui tu n’aies qu’un esprit et qu’un cœur, que tu te détournes de tout autre que Lui pour te diriger vers Lui, et que tu ne déchires pas ce cœur unique en mille morceaux, chacun s’égarant vers son propre but.

Quatrain

Ô toi qui te tournes vers le pôle spirituel 21 de Fidélité,

Pourquoi l’enveloppe charnelle étouffe-t-elle ton esprit?

Il n’est pas beau pour toi de laisser aller ton cœur à poursuivre ceci ou cela.

Tu n’as qu’un cœur, un Ami est assez pour toi.

20. Coran, XXXIII, 4.

21. Qebla, litt. : la direction de La Mecque, vers laquelle il faut se tourner pour accomplir la prière rituelle.

Deuxième illumination

La désunion (tafreqa), c’est de disperser son cœur en l’attachant à des objets multiples. L’union (jam'iyat) c’est de se servir de toute chose pour la contemplation de l’Unique (vâhed). Certains s’imaginent que l’union consiste à réunir les choses22 et ils restent éternellement dans la dispersion. D’autres, ayant acquis la certitude que la réunion des choses est une cause de dispersion, se sont détachés de tout.

Quatrain

Ô toi dont le cœur est plein de mille soucis divers

Qu’il est difficile de satisfaire tous les désirs de ton cœur!

Car tout ce qui en résulte, c’est la désunion du cœur.

Ne livre plus ton cœur qu’à un seul désir et libère-toi de tous les autres!

Quatrain

Tant que tu es tiraillé par les tentations

Tu n’es, pour les «gens de l’union» 23, que le plus vil des hommes.

Par Dieu! tu n’es même plus un humain, mais un monstre!

Et, dans ton ignorance, tu es inconscient de ta [monstruosité!)

22. Asbab, pl. de sabab, a le double sens de chose et de cause.

23. Ahl-e jam', les soufis.

Quatrain

Ô toi qui chemines sur la Voie, ne parle pas à tout propos.

N’emprunte que le chemin qui conduit à l’union avec le Seigneur Suprême.

Les choses de ce monde provoquent la désunion :

Ne cherche pas l’union du cœur dans l’accumulation des choses.

Quatrain

Ô mon cœur, jusqu’à quand iras-tu chercher la perfection dans les écoles?

Jusqu’à quand ces leçons sur les principes de la sagesse et de la géométrie?

Toute pensée qui n’est pas remémoration de Dieu n’est qu’un leurre.

Aie la crainte de Dieu : jusqu’à quand ces vaines sollicitations?

Troisième illumination

Le Vrai24 — loué et exalté soit-Il! — est présent partout, et à tout moment Il a regard sur l’aspect apparent et la réalité cachée de toute chose. Quel dommage que tu détournes les yeux de la rencontre avec Lui pour regarder ailleurs! et qu’ainsi tu délaisses la Voie de Son contentement pour parcourir un autre chemin…

Quatrain

Il est venu à l’aube ce Charmeur qui déchire les cœurs.

«Quelle peine atroce j’endure à cause de toi!» dit-Il,

«Quelle honte! mon regard est toujours tourné

Vers toi! et toi tu tournes les yeux vers un autre!»

Quatrain

C’est nous qui cheminons toute la vie sur la voie d’amour

Et recherchons de toutes nos forces l’union avec Toi toute la vie.

Mieux vaut avoir de Toi la vision d’un éclair26

Que se délecter des beautés humaines toute la vie!

24. Haqq, la «Vérité créatrice», c’est-à-dire Dieu.

25. Zâher va bâten, le manifeste et le caché; ces deux concepts sont inséparables

26 Litt. «T’imaginer pendant un clin d’œil»

Quatrième illumination

Tout autre que le Vrai (Haqq) — qu’Il soit loué et exalté! est sujet au déclin et à l’anéantissement (zavâl va fanâ) : il a pour réalité (haqiqat) un idéat sans existence (ma lum-i-st ma “dum), et pour forme un étant imaginaire. Hier, le monde contingent n’avait ni l’être ni le paraître, et aujourd’hui c’est une apparence sans être. On voit avec évidence ce qu’il en restera demain! Pourquoi te laisser gouverner par les vains désirs (âmâl va arnâniy), et pourquoi t’appuyer sur ces impostures évanescentes? Arrache ton cœur à tout cela, et attache-le à Dieu. Libère-toi de tout, et lie-toi avec Dieu. C’est Lui qui a toujours été et qui sera toujours. Son visage d’éternité n’a été égratigné par les épines d’aucune contingence.

Quatrain

La roue du destin arrachera bientôt de ta vue

Tout visage charmant qui se manifeste à toi.

Va! donne ton cœur à Celui qui dans (tous) les modes de l’être

À toujours été avec toi — et le sera toujours…

Quatrain

C’est fini pour moi cette fascination des belles idoles27

Et cette plaine que le chagrin gravait ensuite en mon cœur.

Je me tourne désormais vers la beauté éternelle :

Je suis las de tout charme qui ne soit pas infini!

27. Bot : idole, et, par extension, objet aimé charmeur.

Quatrain

Toute chose qui ne te plonge pas dans la perdurance (baqâ)

T’exposeras pour finir aux flèches inexorables de l’anéantissement (fanâ).

Ce dont tu seras séparé fatalement à la mort,

Sépare-t-en plutôt déjà de ton vivant!

Quatrain

Bien-aimé! que ce soit les enfants ou l’argent,

Il est clair que cela ne dure qu’un temps!

Bienheureux celui qui s’attache au Charmeur

Dont les liens sont ceux des «fidèles du cœur» 28!

28. Ahl-e del, litt. les gens de cœur •, référence à l’amour spirituel.

Cinquième illumination

Le Beau absolu est le Seigneur, maître de l’éclat et des grâces. Toute beauté ou perfection qui se manifeste à tous les niveaux est une émanation de Sa beauté et de Sa perfection rayonnantes. La beauté et la perfection de ceux qui possèdent un «rang» élevé sont un reflet et ce rayonnement. Toute connaissance est un effet de Sa Connaissance. Partout où tu la découvres, l’intelligence visionnaire est le produit de Son intelligence. En un mot, ce sont tous des attributs qui Lui appartiennent, et qui se sont dégradés, en descendant des hauteurs de l’universalité et de l’absolu vers les abîmes de la particularité et de la détermination, où ils opèrent une théophanie (tajalli) afin que tu puisses remonter du particulier à l’universel et du déterminé à l’absolu. De la sorte, on ne doit pas voir de séparation entre le particulier et l’universel, ni arrêter la pensée dans son mouvement du conditionné à l’inconditionné (l’absolu).

Quatrain

J’étais allé contempler les fleurs. Cette beauté du Turkestan 29

Me vit dans la roseraie et me réprimanda jalousement :

«C’est moi le principe originel, les fleurs du monde ne sont que des rameaux.

Pourquoi t’arrêtes-tu aux copies sans remonter à l’original?»

29. Litt. : «luminaire de Tarâs». Tarâs (ou Talâs) au Turkestan était célèbre pour ses femmes, comme du reste tout le Turkestan (les visages sur les miniatures sont toujours asiatiques). L’Ami reproche au poète de se tourner vers les fleurs de son jardin pour découvrir une exemplification de la beauté. On peut comprendre aussi que c’est une fleur, comparée à un brillant luminaire, qui est jalouse de l’attention portée aux autres.

Quatrain

Qu’ai-je à faire de cette svelte silhouette, de ce gracieux visage?

Qu’ai-je à faire de ces mèches de cheveux bouclés?

De tout côté, c’est une beauté qui se love…

Insensé! qu’ai-je à faire de ces charmes soumis aux conditions (de la finitude)?

Sixième illumination

Bien qu’au regard de sa corporéité l’homme soit dans une extrême opacité matérielle, il est, de par sa spiritualité, au summum de la diaphanéité. Il est soumis à tout ce vers quoi il se tourne et prend la couleur de ce vers quoi porte son regard. C’est pourquoi les philosophes ont dit que lorsque l’âme raisonnable épiphanise (motajalli savad) les formes correspondant aux réalités ontologiques et qu’elle réalise en elle leurs statuts (ahkâm) véridiques, «elle devient comme la totalité de ce qui existe».

Le commun des mortels ne peut, il est vrai, en raison des liens trop forts qui l’y enserrent, se distinguer de cette forme corporelle et de ce réceptacle matériel. C’est ce que dit l’auteur du Masnavi — que Dieu sanctifie son esprit — :

Ô frère, ton être est à l’image de ta pensée.

Pour le reste tu n’es que des os et des nerfs.

Si ta pensée est une fleur, tu es comme un parterre fleuri

Mais si elle est faite d’épines, tu n’es que ronces à brûler30

Il faut donc que tu t’efforces de te dissimuler à ton propre regard, pour t’approcher de cette Essence — t’occuper de cette Réalité ontologique (haqiqat) — dont la beauté se manifeste à travers les étants (mowjudât) à leurs différents degrés, et dont la perfection se reflète comme en un miroir dans les différents niveaux des êtres (marâteb-e kâyerât). Persévère dans cette mise en rapport des êtres (avec Dieu) jusqu’à y insérer ton âme et que ton être s’élève devant ton regard. Dès lors, si tu te regardes toi-même, c’est vers Lui que tu te tourneras : ce que tu voudras exprimer de toi, c’est de Lui que tu l’exprimeras; ce qui était conditionné par la finitude (mogayyad) deviendra absolu (motlaq) et «Je suis le Vrai» (anâ l-Haqq) deviendra «Il est le Vrai» 31.

Quatrain

S’Il pose une fleur en ton cœur, sois fleur!

Si c’est un rossignol passionné, sois rossignol!

Tu es une partie — le Vrai est le Tout. Si pour quelques jours

Ta pensée se concentre sur le Tout — sois Tout!

Quatrain

Ce mélange de mon âme et de mon corps c’est Toi qui en es la raison ultime!

Ma vie et ma mort — c’est Toi qui en es le but ultime!

Toi, vis longtemps! car «moi» j’ai déjà disparu…

Si je dis encore «moi» en parlant de moi — c’est Toi le sens ultime!

Quatrain

Quand déchirera-t-on enfin ce voile où l’Être se cache?

La beauté du Visage absolu devenue resplendissant

(Mon) cœur se mourant dans la violence de Sa lumière,

Mon âme se noyant dans les conquêtes de Son amour?

30. Jalâloddin Rumi, Masnavi, éd. Nicholson, II, 277-278.

31. Le célèbre aphorisme mystique cité ici est attribué à Mansur al-Hallâj. Massignon traduit : «Je suis la Vérité créatrice». La suppression du «je» et de la dualité je-Dieu permet de contourner les objections théologiques qui voient dans la formule hallajienne une vision incarnationniste, condamnée par l’Islam. Commentaire de Mollâ Emâd, folio 17 b : Ana’l-Haqq ne renvoie pas ici à la parole de Mansur (Hallâj), mais au ‘sens intuitif du moi’ auquel sont rapportés les actes du fidèle quand il dit ‘mon esprit’, ‘mon cœur’, etc. Ce sens intuitif, dans l’ordre naturel, revendique le degré divin par rapport aux autres facultés naturelles. Lorsque apparaissent les attraits mystiques, et que disparaît le moi, tout ce qui se rattachait au moi se rattache désormais au Vrai.”

Septième illumination

Il faut t’entraîner à maintenir ce noble rapport32 de sorte qu’à aucun moment et dans aucune situation tu n’en sois démuni : quand tu vas et que tu viens, quand tu manges et que tu dors, quand tu écoutes et que tu parles — en un mot, dans tous tes gestes et tes attitudes cette relation doit être présente à chaque instant afin que ta vie ne dégénère pas en vanité. Surveille même ton souffle pour ne pas le disperser33.

Quatrain

Bien que, année après année, Tu ne montres toujours pas Ta face

Mon amour pour Toi est loin de souffrir un soupçon de déclin.

J’ai, partout, avec tous et en toute circonstance,

Dans le cœur l’espoir de Toi et dans les Yeux Ton image.

32. Il s’agit du rapport des êtres à l’Être absolu évoqué dans la sixième illumination, dans lequel l’âme est invitée à se redéfinir.

33. Allusion aux techniques de méditation par contrôle du souffle, permettant une meilleure concentration par le ralentissement des fonctions organiques. Commentaire de Mollâ Emâd : Certains disent qu’il faut prendre appui sur le souffle : chaque souffle est un joyau précieux dont le Donateur du souffle connaît le prix. On ne peut obtenir la vie éternelle si on laisse s’échapper le souffle dans la négligence. On appelle cela la ‘garde du souffle’ (pds-e anfeis) ou la ‘conscience dans le souffle’ (hui dar dam). Khwâja Naqsdband était partisan de cette méthode : de même que la plus importante occupation du temps est de remémorer le passé et de penser au futur. Et il ne faut pas laisser se perdre le souffle…’

Sur ce sujet, voir Une technique soufie de la Prière du cœur’, in Petite Philocalie de la Prière du cœur, Paris, 1953, réédition 1979.

Huitième illumination

De même que l’extension à tous les instants et à tous les temps (de la vie) de ce rapport à l’absolu est une nécessité, de même son approfondissement qualitatif, qui consiste à se défaire du vêtement des êtres créés (akvân) et à se garder de prêter attention aux formes de la contingence (sovar-e emkân) — est impérative. Or ceci n’est réalisable que par un zèle inlassable et par un effort radical pour effacer de l’esprit les images fugitives et les fantasmes. Le rapport à l’absolu sera d’autant plus fort que ces images fugitives auront été mieux effacées et les tentations mieux dissipées. Il faut s’efforcer de faire en sorte que ces images dispersées aillent se loger en dehors de la poitrine et que la lumière de l’apparition de l’être du Vrai (Haqq) — loué soit-Il! — envoie ses rayons vers l’intérieur (bâten) et te ravisse à toi-même en te libérant des ennuis causés par tout autre que Lui. Il ne te restera ainsi ni conscience de toi, ni conscience de ton inconscience : mais il ne restera que Dieu l’Unique et l’Un’ (al-Vâhed al-Ahad)’.

Quatrain

Seigneur, par ton secours je suis délivré de ma propre animalité!

Coupe-moi du mauvais, délivre-moi de mon mal!

Dans Ton Être, rends-moi inconscient de moi (az xod bixod)!

Pour me libérer de la conscience et de l’inconscience de moi.

34 Cf. la technique du souffle à laquelle la septième illumination a fait allusion.

35 Commentaire de ce passage dans Izutsu, Unicité de l’existence, pp.20-21.

Quatrain

Pour Pour celui dont l’anéantissement est la méthode et la pauvreté la règle

Il n’y a plus ni vision ni certitude, ni mystique, ni religion.

Celui-là a disparu : ne reste que Dieu, Dieu!

Voilà ce que veut dire la pauvreté parfaite c’est Dieu!” 36

36. Sentence classique du soufisme, présentée comme un hadith.

Neuvième illumination

L’anéantissement (fanâ) consiste en ceci : la conscience secrète (bâten) est envahie par la manifestation de l’Etre du Vrai, et il ne lui reste plus aucune conscience de ce qui est autre que Lui.

L’anéantissement de l’anéantissement consiste en qu’il ne reste même pas le sentiment de cette inconscience. Il est clair que l’anéantissement de l’anéantissement fait partie du processus de l’anéantissement. En effet, si ce qui s’anéantit garde conscience de son anéantissement, il n’accède pas vraiment à l’anéantissement, car l’attribut anéantissement” et celui-qui-en-est-affecté” font partie de la catégorie autre que le Vrai” — loué soit-Il! — la conscience qu’on en a est contradictoire avec (la définition de) l’anéantissement.

Quatrain

Si c’est ta propre perdurance (baqâ) que tu recherche

Comment videras-tu d’un seul grain le grenier de ton être?

Tant que tu gardes conscience d’une seule pointe de tes cheveux

Si tu te vantes de suivre la voie de l’anéantissement, tu t’égares.

Dixième illumination

(Confesser) l’unicité (towhid) 37 consiste à unifier le cœur, c’est-à-dire à le libérer et à le purifier, à la fois par la quête et la volonté, par la connaissance et la mystique, de toute attache à ce qui n’est pas Dieu — loué soit-Il! C’est-à-dire que (le soufi) doit détourner sa volonté et son désir de tout ce à quoi ils visaient, et que tout ce qu’il savait et intelligeait doit être ôté de son regard. Qu’il se détourne de tout et qu’il ne garde la conscience que du Vrai — loué soit-Il!” 38

Quatrain

L’unicité selon le soufisme, ô toi qui chemines,

C’est de libérer son cœur de l’attention qu’il porte à d’autres (que Dieu).

Je te livre ici un secret de haut degré dans la spiritualité des oiseaux — À condition bien sûr que tu comprennes le «Langage des Oiseaux» 39…

dieu que Dieu.»

37. Towhid désigne généralement la reconnaissance de l’unicité de dieu, selon la formule de la profession de foi musulmane : «Il n’y a de dieu que dieu.»

38. Le ms. du British Museum Add. 16 819 ajoute ici ce dit de Khwâja Abdollâh Ansâri : «Le towhid n’est pas seulement de croire qu’il est unique, mais d’être en toi-même un avec Lui.» (Whinfield).

39. développé par Faridoddin «Attâr dans Le langage des oiseaux”, qui est le récit d’une quête […]

Onzième illumination

Tant que l’homme est pris au piège de la concupiscence et du désir, son rapport (à l’absolu) peut difficilement maintenir. Mais quand l’attrait de la grâce (divine) agit lui, et repousse de sa conscience secrète (bâten) l’accaparement des choses sensuelles et intelligibles, sa délectatin domine ces plaisirs corporels et les délices spirituels. Les peines de l’effort spirituel se dissipent alors et une délectation contemplative envahit son âme : l’esprit se débarrasse des impedimenta causés par d’autres (que Dieu) et, d’une langue inspirée, se met à chanter cette hymne :

Quatrain

Ô Toi que le rossignol40 de mon âme est ivre de remémorer

Ô Toi dont la remémoration fait disparaître la cause de ma nostalgie

La ferveur qui m’étreint quand je Te remémore

Renverse dans leur fondement tous les délices du monde.

40. Image de la poétique persane classique : le rossignol amoureux chante toute la nuit pour la rose de son cœur.

Douzième illumination

Quand le chercheur sincère aura ressenti41 les prémices de ce rapport mystique42 — de cette délectation — il trouvera en lui le Vrai — loué soit-Il! Il faut qu’il emploie tout son zèle à éduquer et à renforcer ce rapport” et qu’il se garde de tout ce qui est en contradiction avec lui. Ainsi il saura que s’il consacrait la vie éternelle à ce rapport (à l’absolu), il n’aurait encore rien fait; ce ne serait pas suffisant pour lui rendre ce qui lui est dû.

Quatrain

L’amour a fredonné une mélodie sur le luth de mon cœur.

Et cet air m’a transformé en amour de la tête aux pieds.

En vérité on ne s’acquitte pas, même pendant des siècles

De la dette contractée pour un souffle d’amour!

41. Litt. remémoré

42. Litt. : ce rapport de séduction (spirituelle)”.

Treizième illumination

La réalité ontologique du Vrai (haqiqat-e Haqq) — loué soit-Il — n’est autre que l’Être (hasti), et Son Être ne connaît ni la décadence ni la vilenie. Il est pur de toute qualification de changement ou d’évolution, ou de toute disgrâce, comme la pluralité et la multiplicité. Il est dépourvu de toute sorte de signe extérieur. Il n’est contenu ni dans la connaissance ni dans la perception visuelle. Toutes les quantités et les qualités (les combien” et les comment”) sont comprises en Lui, et Lui-même n’a ni combien” ni comment”. Toutes choses sont perçues par Lui, mais Lui-même est inaccessible aux perceptions. L’œil est ébloui par la contemplation de Sa beauté, et la vision mystique43 serait obscurcie sans la considération de Sa perfection.

Quatrain

Celui pour l’amour de Qui je fais don de mon esprit»

Tu es à la fois en haut et en bas, ni en haut ni en bas.

L’essence de toutes les choses est autre que leur existence, et subsiste par elle.

Mais Ton essence est l’Existence pure et l’Être par excellence.

Quatrain

Qu’Il est incolore l’Aimé que tu cherches, ô mon cœur!

Ne te laisse pas surprendre par les couleurs, ô mon cœur!

Le principe de toutes les couleurs, c’est cet Incolore.

«Pas de meilleur coloriste que Dieu» 44 ô mon cœur!

43. Jeu de mots : «l’œil de la tête», physique, et «l’œil des mystères», la vision mystique.

44. Coran, II, 132/138. D. Masson traduit «L’onction de Dieu! Qui peut mieux que Dieu donner cette onction?, en indiquant en note le sens concret de sebqa, “teinture”.

Quatorzième illumination

On donne à “Existence” (vojud) 45 deux sens :

— tantôt le sens de “réalisation” et d’“acquisition” : il prend alors des acceptions de nom d’action et de concepts relatifs; sous cet aspect, l’existence fait partie des intelligibles “seconds”, qui n’ont pas de corrélat dans le monde extérieur : l’existence est alors “ajoutée” par une opération de l’intellect à des quiddités, comme l’ont expliqué savamment les philosophes et les théologiens;

— tantôt on emploie “existence” pour désigner une réalité ontologique (haqiqat-i) dont l’être est par son essence; et les autres étants existent également par elle : en réalité il n’y a pas d’autre étant qu’elle dans le monde extérieur, et l’ensemble des étants sont ses accidents qui subsistent par elle, ainsi que l’ont prouvé par intuition les grands mystiques et les plus avancés parmi les “hommes de certitude”.

On applique ce terme (“existence”) au Seigneur Vrai -- qu’Il soit loué et exalté! — dans le second sens, uniquement.

Quatrain

L’existence (hasti) ne serait, selon l’intellect des esprits bornés,

Qu’un accident des essences des réalités ontologiques…

Par contre, selon les révélations des mystiques,

Les essences sont toutes des accidents, le substrat c’est l’existence (vojud).

45. Voir le lexique. La critique faite ici par Jami de la première défi-

nition, intellectualiste, de l’existence, est inspirée par le principe de

l’unité de l’acte d’exister» (vahdat al-vojud) d’Ebn «Arabi, souvent appelé trompeusement monisme existentiel”.

Quinzième illumination

Les attributs sont autre que l’essence (zât), selon ce que l’intellect comprend, mais ils sont l’Essence même réellement et ontologiquement46. Par exemple, Celui qui connaît” est l’essence par rapport à l’attribut connaissance”, Celui qui peut” par rapport à la puissance”, Celui qui veut” par rapport à la volonté»… Aucun doute que, autant qu’ils sont différents entre eux quant au concept, ces attributs diffèrent aussi de l’essence. Mais, selon la réalité et l’être, ils sont l’Essence même, puisqu’ici, il n’y a pas plusieurs existences (vojudât-e mota'added), mais une unique Existence (vojud-i-st vahed), et les Noms et les Attributs ne sont que des rapports à Elle et Ses aspects.

Quatrain

Ô Toi dont l’essence est pure de tout défaut à tous les niveaux,

Dans Ta réalité on ne peut trouver ni «comment» ni «».

Par l’abstraction de l’intellect, les attributs sont tout autres (que l’essence)

Mais avec Ton essence, en réalité, ils sont identiques.

46. Jâmi analyse ici le malentendu de la conscience naïve qui croit à une multiplicité de l’existence : l’intellect décompose les différents attributs et les impute à des essences diverses, alors que la réalité est tout autre. En partant de la réalité d’une Essence unique, on peut déduire les différents rapports selon lesquels cette Essence se manifeste.

47. Comprendre ici l’Essence absolue, identique à l’Être, dont on a parlé juste avant.

Seizième illumination

L’Essence, en tant que telle, est exempte de tout nom ou tout attribut, et pure de toute relation ou proportion. On ne peut en effet l’en qualifier qu’à partir du moment où elle se tourne vers le monde phénoménal ('âlam-e zohur). Dans la première épiphanie (tajalli), au cours de laquelle elle se révèle à elle-même, par elle-même, le rapport entre la connaissance, la lumière, l’existence et la vision intuitive (sohud) est ainsi posé dans la réalité : la connaissance nécessite un être connaissant et un être connu, la lumière a pour conséquence le fait de se manifester (zâheriyat) et le fait de manifester (mazhariyat); l’existence et la «vision intuitive» (vojud va sohud) sont dérivées du fait de «trouver» et d’«être trouvé» (vâjediyat va mowjudiyat), ainsi que du fait d’«être présent visionnaire» et d’«être objet -de -la -vision» (sahediyat va meshudiyat) 48. De la sorte, l’apparition (zohur) qui est le concomitant de la lumière, est précédée par l’occultation (botun), qui possède donc l’antériorité ontologique et la primauté par rapport à l’apparition. Ainsi (dans la première épiphanie) le Nom divin est individué en «Premier» et «Dernier», «Apparent» et «Caché» 49.

48. C’est déjà dans la première épiphanie que l’Essence absolue se revêt des attributs et des relations. Comparer à l’illumination XXXVI où sont décrites deux sortes d’épiphanies de l’Être absolu : à Soi-même et au monde. Voir aussi Kâsâni, Estelahât, p. 174, s.v. al-tajalli il distingue trois sortes d’épiphanies; la première, de l’Être à Soi-même; la seconde, celle des êtres individués éternels; la troisième, celle du Vrai sous la forme de Ses Noms dans les êtres contingents (al-tajalli al-sohudi).

49. Allusion au verset du Coran, LVII, 3 : • Il est le Premier et le Dernier. Celui qui est apparent et celui qui est caché. Il connaît parfaitement toute chose.»

Et de même, dans la deuxième épiphanie, et la troisième, -- etc., tant que Dieu le veut — les rapports et les relations doublent. Plus Ses relations et Ses noms s’ajoutent, plus Sa manifestation et surtout Sa dissimulation (xafâ) augmentent. «Gloire à celui qui Se dissimule par les manifestations de Sa lumière et Se manifeste en étendant devant Lui Ses voiles!» Sa dissimulation (xafâ) est fonction de la pureté et de l’absoluité (serâfat va etlâq) de Son Essence, et Sa manifestation fonction de Ses lieux de manifestation et de Ses individuations.

Quatrain

J’ai parlé avec ma mie au visage de rose : « — ô toi dont la bouche est en bouton

Ne cache pas toujours ton visage comme les bouches coquettes!»

Elle éclata de rire : «— À l’encontre des belles de ce monde

Dans les voiles je suis visible — et sans voiles cachée!»

Quatrain

On ne peut voir Tes traits sans voile.

On ne peut découvrir Ton regard sans écran.

Pour autant qu’on soit dans l’Orient le plus parfait

On ne peut découvrir la source du Soleil.

Quatrain

Quand le Soleil projette sur le globe son étendard de lumière

Son rayonnement nous aveugle à distance.

Mais s’il se manifeste derrière un voile de nuées

Le spectateur en est illuminé sans être gêné.

Dix-septième illumination

La première individuation (ta'ayyon) est la pure unité (vahdat), la pure réceptivité (qâbeliyat) qui englobe toutes les réceptivités, que ce soit l’aptitude (qâbeliyat) à la privation de tout attribut ou aspect, ou bien l’aptitude à l’attribution de tout attribut.

– En tant que dégagement (tajarrod) de tout aspect, qui inclut à la limite le dégagement de l’aptitude à ce dégagement, c’est le degré de l’«unitude divine» (ahadiyat) 50 cette unitude reviennent le secret (botun), la priorité ontologique et la prééternité (azaliyat).

– En tant qu’attribution à l’unité pure de tous les attributs et aspects, c’est le niveau de l’«unité seconde» (vâhediyat) qui possède la manifestation, la postériorité ontologique, l’éternité (abadiyat).

* Certains aspects du niveau de l’«unité seconde» (vâhediyat) sont tels qu’on peut en qualifier l’Essence sous l’aspect du niveau de la «totalisation» (jam) — qu soient sous la condition d’une réalisation actuelle, et l’existence de certaines réalités ontologiques du monde devenir (kowniya) comme l’état de ce qui crée, et nourrit, etc. — ou non, comme la Vie, la Connaissance, la Volonté, etc. Ce sont les Noms et les Attributs de la Divinité et de la Seigneurie. Alors la forme de l’être-connu (ma’lumiyat) l’Essence est revêtue de ces Noms et Attributs que sont réalités ontologiques divines. Le fait que l’apparence l’Être (zâher-e vojud) en soit revêtue n’entraîne pas une multiplicité de l’existence.

50. Ou «unitude foncière»; nous empruntons cette terminologie à H. Corbin.

* Certains autres (aspects) sont tels qu’en qualifier l’Essence revient à Lui attribuer les niveaux du monde du devenir (kowniya) : comme les différences spécifiques (fosul), les propriétés caractéristiques (xavâss), les individuations (ta'ayyonât) — qui distinguent les unes des autres les essences individuelles (a'yân) du monde extérieur. Les formes de l’être-connu de l’Essence, revêtues de ces aspects, sont les réalités ontologiques du monde du devenir. Or le fait que l’apparence de l’Être soit revêtue de leurs statuts (ahkâm) et de leurs effets entraîne nécessairement une multiplicité de l’existence (ta'addod-e vojudi).

Certains êtres du monde du devenir, au cours de l’effusion en eux de l’existence (vojud) par l’«unitude de la totalisation» des niveaux de l’existence, et par la manifestation, en elle, des effets et des statuts propres à ces niveaux, ont l’aptitude à manifester tous les Noms divin — sans avoir cependant la nécessité ontologique (al vojub al-zâti) — selon des différences de degré dans la manifestation : plus ou moins intense, ou selon sa qualité de dominante ou de dominée51. Ce sont les individus parfaits du genre humain, les Prophètes et les Saints.

D’autres ont l’aptitude à la manifestation de certains (Noms) seulement, et exclusivement, selon les différences évoquées, comme pour les autres étants.

La Présence de l’Essence Se diffuse par l’unitude foncière de la totalisation (ahadiyat-e jam) des niveaux divins et du monde du devenir, dans la prééternité et la postéternité, dans toutes ces réalités ontologiques qui sont la particularisation de l’étape de l’unité seconde (vâhediyat); Elle S’y épiphanise, que ce soit dans le monde des Esprits (alam-e arvâh) ou dans le «monde imaginal» 52 ou dans le monde des sens et de la vision intuitive (sahâdat) soit dans ce monde ou dans l’au-delà.

51. Cf. Naqd al-nosus, p. 93, 1. 4-8. La difficulté de ce accentuée par le mélange du persan et de l’arabe.

52. «Âlam al — mesal, trad. empruntée à H. Corbin



Ce qui est visé tout au cours de ce processus est la réalisation ontologique et la manifestation de la perfection des Noms, qui est la perfection de l’épiphanie (de l’Etre) au monde et à Soi-même (kamâl-e jalâ va estejlâ) 53 : la perfection de l’épiphanie au monde, c’est-à-dire Sa manifestation selon ces aspects; la perfection de Son épiphanie même, c’est-à-dire Sa vision intuitive de Soi-même, selon ces mêmes aspects. Cette manifestation et cette vision présentielle ont l’évidence d’une essence individus (a’yâni'eyni), telle la manifestation et la vision intuitive dans les parties. C’est l’inverse pour la perfection de l’Essence (kamâl-e zâti) qui est la manifestation de l’Essence à Soi-même, en Soi-même et pour Soi-même, sans référence à autre que Soi ni à l’altruité; cette dernière perfection est une manifestation accessible à la connaissance secrète (zohur-i-st elmi qeybi), comme la manifestation des parties dans le Tout.

L’autosuffisance absolue (qanâ-ye motlaq) est un concomitant de la perfection de l’Essence. L’autosuffisance absolue, cela veut dire que, quels que soient leurs statuts et leurs concomitants, les niveaux, les états et les aspects de l’Essence, qui apparaissent tous ensemble d’une manière universelle et générale dans le secret de l’essence à tous les niveaux des réalités ontologiques divines ou du monde du devenir, ont une existence visible et établie; et de même tout est inclus dans l’unité de l’Essence (fi vahdatehâ). Cela se manifeste, s’établit et se perçoit dans les différents niveaux des réalités, pour la totalité de leurs formes et de leurs statuts54. En ce sens l’Essence n’éprouve pas le besoin de l’existence de tous les étants, comme Il le dit — loué soit-Il!

— «Dieu se suffit à Lui-même; Il n’a pas besoin de l’univers» 55.

53. Cf. Naqd al-nosus, p. 41, l. 24, et 85, l. 13.

54. Malgré la construction compliquée du passage, le sens est clair. l’autosuffisance de l’Être n’est pas un isolement, mais un englobement de toutes choses.

55. Coran, XXIX, 5.



Quatrain

La robe de suffisance de l’Amour reste pure, toute pure!

De cette souillure : avoir besoin d’une poignée d’argile.

N’est-Il pas Lui-même Celui qui resplendit et Celui qui contemple…

Si «toi» et «moi» ne sommes pas là… quelle importance?



Quatrain

L’Être du Vrai a en Lui-même la connaissance et la réalité

De tout degré ou attribut qui existe en Lui.

Il n’a absolument nul besoin de voir

Les êtres contingents qui dépendent de Lui.



Quatrain

Le Nécessaire n’a que faire de l’existence du bien et du mal.

L’Un se passe des degrés du nombre :

Comme Il les voit tous éternellement en Lui

Il n’éprouve pas le besoin de les voir hors de Lui.

Dix-huitième illumination

Quand tu auras «dépassé» les particularité : térisent les individus et les différentes espèces dans l’ensemble «animal», les individus de chaque espèce seront regroupés en elle, et quand tu auras «dépassé» ce qui distingue ces espèces — les différences et les caractères spécifiques — tous se rassembleront dans la réalité «animal». Si tu dépasses les distinctions entre «animal» et ce qui est inclus avec lui sous (le concept de) «corps en croissance», tout cela sera rassemblé dans la catégorie «corps en croissance». Si tu dépasses ce qui distingue le «corps en croissance» de ce qui est inscrit avec lui dans la réalité ontologique «corps», et si tu dépasses ce qui distingue le corps d’avec ce qui est compris avec lui dans la catégorie «substance», c’est-à-dire les Intelligences et les Âmes, tous seront rassemblés dans la réalité «substance». Si tu dépasses la distinction entre «sbstance» et «accident», tous se rassemblent dans la catégorie du «possible». Si tu dépasses la différence entre le «possible» et le «nécessaire», tous deux se rassemblent dans la catégorie de l’«étant absolu» (mowjud-e motlaq), qui est la réalité même de l’existence, existant par sa propre essence, non par une existence ajoutée à son essence La nécessité sera son attribut apparent, la contingence son attribut caché. Ce sont les «essences individuelles éternelles» (a’yân-e sâbeta) engendrées par l’épiphanie (de l’Être) à lui-même lorsqu’Il Se revêt de Ses modes.

Toutes ces distinctions, qu’on les appelle «différences spécifiques» et «propres» (fosul va xavâss) ou «individuations» et «déterminations» (ta'ayyornât va tasaxxosât), ce sont tous des modes divins qui sont inscrits et inclus dans l’unité de l’Essence.

– Au niveau de la Connaissance (divine) ils sont apparus sous la forme des essences individuelles éternelles (surat-e a'yân-e sâbeta)_

– Au niveau de l’essence individuelle («eyn), en revêtent de leurs statuts et effets (ahkâm va âsâr) l’apparence de l’Être (zâher-e vojud) qui est un lieu épiphanique et un miroir pour le secret de l’Être (bâten-e vojud), ils ont pris la forme des essences individuelles du monde extérieur (a'yân-e xârejiya).

Donc, il n’y a dans le monde extérieur qu’une réalité ontologique unique (haqiqat-i vâhed) qui, en se revêtant des modes et des attributs, se montre multiple et nombreuse à ceux qui sont prisonniers des degrés les plus bas (étroits) et conditionnés par leurs statuts et leurs effets.



Quatrain

Nous avons consulté feuillet après feuillet

Comme un manuel, ce grand recueil de l’histoire du monde :

C’est vrai, nous n’y avons vu et déchiffré

Que l’Essence du Vrai, que les modes ontologiques du Vrai.



Quatrain

Jusqu’à quand faudra-t-il parler du corps, des dimensions, des directions?

Jusqu’à quand ce discours sur les minéraux, les animaux et les plantes?

Il n’y a réellement qu’une seule essence, non des essences.

Cette pluralité illusoire vient des modes et des attributs.



Dix-neuvième illumination

Quand on parle d’inclure la pluralité des modes dans l’unité de l’Essence, on ne veut pas dire l’inclusion de la partie dans le tout ou du contenu dans le contenant. C’est plutôt l’inclusion des attributs et des concomitants dans ce dont ils sont concomitants, comme l’inclusion dans l’Essence une de la fraction de moitié, du tiers, du quart, du cinquième, jusqu’à l’infini : cette proportion peut lui être incluse et ne jamais se manifester, tant que l’existence ne se répète pas réellement dans les fractions de deux, trois, quatre, cinq… parties.

A partir de là il est clair que le Vrai — qu’Il soit loué et exalté! — englobe tous les étants, à la manière dont la cause englobe son concomitant, non à la manière dont le tout englobe les parties ou le vase son contenu. Dieu transcende tout ce qui n’est pas digne de Sa sainte Seigneurie!



Quatrain

L’inclusion des modes dans l’Essence du Vrai est bien connue.

Le mode est comme l’attribut : le qualifié comme l’Essence du Vrai.

Retiens bien cette loi : là où est Dieu

Il n’y a ni partie ni tout, ni contenant ni contenu.



Vingtième illumination

L’apparition et la disparition des modes et des aspects, selon que l’apparence extérieure de l’Être (zâhzer-e vojud) s’en revêt ou non, n’entraîne aucun changement réalité ontologique de l’Être ni dans Ses attributs essentiels, mais elles font suite à une modification de Ses relations et de Ses connexions qui ne nécessite pas de changement dans l’Essence (zât). Si Amr se lève à la droite de Zeyd et s’assied à sa gauche, sa position relative par rapport à Zeyd change, mais son essence et ses essentiels restent les mêmes; et de même que la réalité de l’Être ne reçoit pas un surcroît de perfection en revêtant de nobles attributs, pas plus qu’elle ne s’amoindrit en se manifestant en des lieux épiphaniques vulgaires. La lumière du Soleil peut briller sur le pur et l’impur, aucune modification n’intervient dans l’irradiation de sa luminosité. Du musc il ne prend le parfum, ni de la rose la couleur, ni de l’épine la disgrâce, ni du caillou la grossièreté.



Quatrain

Comme le Soleil illumine le monde de son éclat,

Il lui convient de briller sur le pur comme sur l’impur.

Sa lumière ne se souille pas plus de l’impur

Que sa pureté n’augmente en brillant sur le pur.

Vingt et unième illumination

Il n’y a pas d’absolu sans conditionné, et pas de conditionné sans absolu; mais le conditionné a besoin de l’absolu, alors que l’absolu se passe parfait du conditionné56. Il y a donc concomitance réciproque, mais dépendance unilatérale entre les deux. C’est comme le mouvement de la main et celui de la clé dans la main.



Quatrain

Oh! Toi, personne n’a accès au Tabernacle de ta sainteté :

C’est par Toi que le monde apparaît, mais Toi-même n’apparaît pas.

Toi et nous, ne sommes pas séparés, mais nous

Nous avons besoin de Toi, et Toi de nous, non!



De même l’Absolu est lié par concomitance à un conditionné interchangeable, non à un conditionné en particulier. Et comme rien ne peut permuter avec l’Absolu, c’est Lui et nul autre le pôle de nécessité de tous les conditionnés.



Quatrain

La proximité de Toi ne peut se gagner par les causes proches ni lointaines.

On ne T’approche pas sans l’aide de la grâce prééternelle.

À tout ce qui existe on peut trouver un semblable (interchangeable).

Mais Tu es sans semblable : qui pourrions-nous substituer à Toi?

56. Cf. la fin de la dix-septième illumination.



Quatrain


O Toi dont la très haute Essence n’est ni substance ni accident,

La grâce et la grandeur ne peuvent pas être affectées par l’accident.

S’il manque quelqu’un Tu peux prendre sa place

Mais ce que Tu ne serais pas, personne ne le sera à Ta place.



Que l’Absolu se passe du conditionné, c’est un aspect de Son Essence; mais l’apparition des Noms divins et la réalisation des Relations de Seigneurie (nasab-e robubiyat) sont inconcevables sans le conditionné 57.



Quatrain

O Toi dont la beauté a provoqué en moi le désir et la quête,

C’est dans ma quête que se manifeste Ton être désirable.

Si le miroir aimant que je suis n’était pas

N’apparaîtrait pas non plus la beauté de Ton être aimé.



Mais que dis-je? Celui qui aime, c’est le Vrai (Haqq) et l’aimé c’est aussi Lui58. Celui qui est en quête c’est le Vrai, l’objet de la quête (matlub), c’est Lui aussi. Au niveau de la totalisation de l’unitude foncière (maqâm-e jam'-e abadiyat) Il est celui qu’on cherche et qu’on aime — au niveau

57. Dieu, en tant que le Vrai (Haqq), est parfaitement indépendant des créatures (qaniy 'an al —'âlamin), mais, en tant que Seigneur, II a_ besoin d’elles pour exercer Sa Seigneurie. Cf. Fusus, Verbe de S’o'eyb, p. 119.

58. Cf, Corbin, Imagination créatrice, p. 121 et n. 112, et cette citation des Fotuhât : «Dieu s’épiphanise à elle selon l’essence même de cette âme, physique à la fois et spirituel, grâce à ce signe. Alors elle prend conscience qu’elle voit Dieu, mais par lui, non par elle-même; elle n’aime que Lui, non par elle-même, mais de telle sorte que c’est lui qui s’aime soi-même,, ce n’est pas elle qui l’aime; elle contemple Dieu en tout être, mais par ce regard qui est le regard divin lui-même. Elle prend conscience qu’il n’aime point d’autre que lui-même : il est l’Amant et l’Aimé. Celui qui cherche et celui qui est cherché.» (Trad. H. Corbin).

de la particularisation (tafsil) et de la pluralité Il est celui qui est en quête et qui aime.



Quatrain

Ô Toi, hors de Qui il n’y a pas de voie pour T’atteindre!

Pas de mosquée ni de couvent où Tu ne sois!

Je les ai tous vus ceux qui désirent et ceux qui sont désirés :

Tous, c’est Toi : parmi eux point d’autre (que Toi)!

Vingt-deuxième illumination

La réalité ontologique (haqiqat) d’une chose, c’est l’individuation (ta'ayyon) de l’Être dans la Connaissance seigneuriale, selon le mode dont cette chose est la manifestation, ou bien l’Être lui-même S’individuant selon ce même mode, dans cette même Connaissance. Les choses existantes (asyâ'-e mowjuda) sont ainsi les individuations de l’Être sous l’aspect où l’apparence de l’Être se teinte des effets et des statuts de leurs réalités ontologiques, ou bien l’Être Lui-même individué selon ces aspects; de telle sorte que les réalités ontologiques sont toujours cachées dans le secret (bâten) de l’Être, mais que leurs effets et leurs statuts se montrent dans son apparence (zâher). En effet, il n’est pas possible qu’il y ait une dégradation des formes intelligibles (sovar-e «elmiya) issues du secret (bâten) de l’Être : ce serait admettre une absurdité impie (jahl). Dieu est trop grand pour une telle supposition59.



Quatrain

C’est nous qui sommes les modes (vojuh) et les aspects de l’Être. Dans le monde extérieur et l’intelligible : les accidents de l’Essence de l’Être.

Nous sommes rendus invisibles dans l’obscurité du néant (adam), Mais notre image apparaît grâce au miroir de l’Être.

59. Jâmi évoque ici un problème théologique : si la Connaissance divine est immuable, comment peut-elle englober les êtres contingents? La distinction de la «réalité ontologique» et des «choses existantes», qui sont les deux aspects des «essences individuées», permet de renvoyer la problématique à celle du couple «caché-apparent», bâten-zâher.

Dès lors une chose, en tant que réalité ontologique et qu’existence (haqiqat va vojud) est soit un être existant individuel (vojud-e mota'ayyan), soit l’individuation qui affecte l’être existant (ta'ayyon-e ârez mar vojud-râ). Et l’individuation est l’attribut de l’individué : en tant que concept, l’attribut est autre que celui qu’il qualifie60, mais, en tant qu’existence, il est identique à lui. Altruité dans le concept et identité de l’être valident le jugement exprimé61.



Quatrain

Le prochain, le voisin, le compagnon, tous, c’est Lui!

Dans les haillons du mendiant et la pourpre du roi, c’est Lui!

Dans les sociétés de la désunion comme dans les lieux secrets du rassemblement62,

Par Dieu! tous, c’est Lui! et encore par Dieu! tous, [c’est Lui!

60. Cf. la définition donnée de l’Existence au début de l’Illumination XIV.

61. Haml, le «jugement» logique qui attribue l’être aux étants. Pour que le jugement soit juste, il faut qu’il y ait bien distinction entre le sujet et son prédicat.

62. Cf. Sa'di, Golestân : les Soufis avant de se «réunir» en confréries étaient extérieurement séparés, mais proches en pensée. En se «réunissant» ils ont perdu leur union.

Vingt-troisième illumination

Bien qu’on puisse attribuer à tous les étants — ceux qui existent dans la pensée et ceux du monde extérieur (zehni va xâreji) — la réalité ontologique de l’Être, cette réalité a des degrés différents, certains plus élevés que les autres. À chaque degré elle a des noms, des attributs, des relations et des aspects particuliers qui n’existent pas dans les autres degrés, comme par exemple les degrés de «divinité» et «seigneurie», ou ceux de «servitude» ou de «créature». Ainsi, appliquer les Noms du degré de la divinité, comme «Allâh», «le Compatissant», etc., aux degrés du monde du devenir (kowniya), c’est une pure infamie et impiété. De même, appliquer à la divinité les noms spécialement destinés aux degrés du monde du devenir, voilà le comble de l’hérésie et de l’ineptie.



Quatrain

O toi qui t’imagines capable de discernement,

Toi qui es sincère dans la véridicité et la certitude!

À chaque degré de l’être on attribue une appellation :

Si tu ne respectes pas cette hiérarchie, tu es un impie (zendiq).

Vingt-quatrième illumination

Il y a seulement une chose qui existe réellement (ontologiquement) : c’est l’Être même du Vrai, l’Être absolu ('eyn-e vojud-e Haqq va hasti-e motlaq). Mais cet Être a de nombreux degrés.

1. Degré de la non-individuation et de la non-limitation (lâ-ta'ayyon va adam-e enhesâr) et du rejet de toute condition et tout aspect : en tant que tel l’Être est pur de toute qualification et de toute attribution, et hors d’atteinte dt toute désignation par les mots et les vocables. Dans la Tradition (naql), nul langage ne peut effleurer l’évocation de Sa beauté, et la raison (aql) n’arrive pas à soupçonner la réalité profonde (konh) de Sa perfection. Les grands initiés restent pantois quand ils cherchent à connaître Sa réalité ontologique, et les grands savants sont perplexes de n’avoir pas accès à Sa connaissance. Le meilleur indice de Son existence est l’absence de tout indice et la meilleure intuition qu’on puisse avoir de Lui est la perplexité (heyrâni) 63.



Quatrain

O Toi en qui tous les discours et toutes les visions sont néant,

En qui toute certitude, toute intuition est nulle…!

Il est absolument impossible de donner une indication sur Ton Essence

Car là où Tu es, tous les indices sont nuls.

63. Voir Naqd al — nosus, pp. 278-281, sur l’étonnement (heyrat).



Quatrain

Même si l’âme du visionnaire est éveillée au monde spirituel

Quand trouvera-t-elle la voie vers le Tabernacle de ta sainteté

Aucun des maîtres spirituels et des contemplatifs

N’arrive à épancher sa soif de Te voir.



Quatrain

Notre raison ne pourra donc jamais appréhender

Cet amour qui est partie indissociable de nous-mêmes

Heureux celui pour qui la lumière de cet amour fera pointer l’aurore de la certitude :

Qu’elle nous délivre des ténèbres de notre doute.



2. Le deuxième degré est celui de l’individuation (de l’Être), individuation qui englobe toutes les individuations divines actives et nécessaires (ta «ayyon-i jâme» mar jd ta “ayyonât-e feliya-ye vojubiya-ye elâhiya-râ), comme toutes les individuations du monde du devenir, passives et contingentes. Ce degré est appelé «Individuation première (ta ayyon-e avval), car c’est celui de la première individuation de la réalité ontologique de l’Être, et il n’y a au-dessus d’elle que la non-individuation, rien d’autre.

3. Le troisième degré est celui de l’unitude foncière totalisation (ahadiyat-e j’am) de toutes les indivis actives et efficientes, c’est le degré de divinité (oluhi :,

4. Le quatrième degré est la particularisation (tafs degré de l’état divin : c’est le degré des Noms et de Présences (hazarât). L’aspect de ces deux degrés (3 vient de la spécificité de l’apparence manifeste de l’Ê la définition duquel la nécessité est inhérente.

5. Le cinquième degré est celui de l’unitude foncière de la totalité de toutes les individuations passives dont le propre

64. Sur l’impuissance de la raison, voir Jâmi, Dorrat al-fâxera Naqd al-nosus, pp. 23-24.

propre est l’affectivité et la passivité : c’est le degré du monde du devenir (kowniya) et de la contingence (emkân).

6. Le sixième degré est la particularisation du degré du monde du devenir, c’est-à-dire le degré du monde («âlam).

Ce qu’affectent les deux derniers degrés (5 et 6) selon l’apparence extérieure, c’est la Connaissance (» elm) dont la contingence est un concomitant. (La Connaissance) est l’épiphanie (de l’Être) à Lui-même selon les formes des réalités ontologiques et des essences individuelles (a'yân) des êtres contingents65.

L’Être n’est donc en réalité qu’une seule (chose) qui se diffuse dans tous ces degrés et les réalités ontologiques qui s’y trouvent. Dans ces degrés et ces réalités, Il est les degrés et les réalités ontologiques mêmes, ainsi que ces degrés et ces réalités en Lui (avant leur déploiement) étaient identiques à Lui : «Alors Dieu était et rien que Lui n’était.» 66



Quatrain

Si tu veux comprendre le rapport à toutes choses

De cet Être qui Se manifeste en toutes choses,

Va voir l’écume à la surface du vin nouveau :

Le vin dans l’écume est écume et l’écume dans le vin — vin!



Poème

Sur la page vide du non-être la lumière d’éternité

À jailli67 et personne

Mieux qu’Adam

N’a été initié à ce mystère.



Ne fais pas du Vrai un être coupé du monde, car,

Le monde en Dieu est Dieu et Dieu dans le monde

N’est autre que le monde.

65. Cf. l’Illumination XXII.

66. Célèbre dit du Prophète. Cf. Boxâri, Towhid, 22.

67. Jeu de mots sur la racine LWH Lowh, tablette (page); lavâyeh (jaillissements de) lumière; lâyeh (luisant comme) un éclair. Cf. l’Avant-propos.

Vingt-cinquième illumination

«La réalité des réalités ontologiques» (haqiqat al-haqâyeq), c’est-à-dire l’Essence divine — que Son rang soit exalté! — est la Réalité de toutes choses. De par la définition de Son Essence, c’est une unité (vâhed-i) qui ne donne point accès au nombre : mais selon les épiphanies multiples et les individuations nombreuses, tantôt Elle S’identifie aux réalités ontologiques des substances qui sont le substrat des accidents, tantôt aux réalités ontologiques qui affectent (les substances). Elle Se manifeste donc au moyen des attributs nombreux des substances et des accidents multiples, comme une essence unique (zât-i vâhed). En tant que réalité ontologique elle est unique, et n’est absolument pas multiple.



Quatrain

Toi qui n’as pas encore osé rayer tel ou tel mot (du langage commun) 68

(Sache que) le dualisme t’éloigne (de Dieu) et provoque Sa colère.

Regarde sans te tromper dans toute la création :

Tu n’y verras qu’une seule entité individuelle et une Essence unique.



En tant que dépouillement et rejet (etlâq) des individuations et des conditionnements dont on a parlé, cette Essence individuelle unique69 est le Vrai; et en tant que pluralité et

68. Comprendre : tu attribues encore, comme le sens commun, réalité aux choses d’ici-bas, tu n’es pas arrivé à la perception de unique.

69. Eyn-e vâhed. On pourrait traduire «Essence unique», précisant «Essence individuelle», on évite le double emploi avt «Substance» ne convient pas à cause de la confusion avec jowbar. «Entité» est trop vague.

pluralité et multiplicité — qu’Elle manifeste en Se revêtant des individuations — Elle est la création et le monde [xalq va «âlam]. Donc le monde est l’apparence extérieure du Vrai (zâher-e Haqq) et le Vrai est l’aspect secret (bâten) du monde. Avant son apparition, le monde était le Vrai Lui-même, comme le Vrai, après son apparition, est le monde lui-même. Mais en réalité ils ne forment qu’une réalité ontologique dont le secret et l’apparition, l’état initial et l’état final, ne sont que des aspects relationnels. «Il est le Premier et le Dernier, Celui qui est apparent et Celui qui est caché.» 70



Quatrain

Avec des traits d’objet aimé, celui qui séduit les amoureux, c’est le Vrai!

Plus encore, ce qu’on voit à tous les horizons, c’est le Vrai!

Ce qui, conditionné, est devenu le monde

Par Dieu! cela même, sous l’aspect absolu, c’est le Vrai!



Quatrain

C’est quand le Vrai, grâce à la diversification des modes (de l’existence) est devenu visible,

Que ce monde de génération et de corruption est apparu.

Si ce monde et ses occupants se retiraient

Apparaîtrait le Vrai au faîte de Sa splendeur.

70. Coran, LVII, 3. (Cf. l’Illumination XVI.) Idée reprise des Fosus. Verbe de Salomon : Dieu est l’essence de tout ce qui se manifeste et qui est appelé créature. C’est en ce sens qu’on peut attribuer les noms « L’Extérieur » (az-zâhir) et “Le Dernier” (al-âkhir) au serviteur; le deuxième de ces noms lui appartient d’ailleurs parce que le serviteur vient de la non-existence à l’existence. Selon cette même signification, les noms “L’Intérieur” (al-bâtin) et “Le Premier” (al-awwal) reviennent à Dieu parce que c’est de Lui que dépendent et la manifestation du serviteur et celle de ses actes. Donc, lorsque tu vois la créature tu contemples le Premier et le Dernier, l’Extérieur et l’Intérieur.’ Trad. T. Burckhardt, p. 145.

Vingt-sixième illumination

Le Sheykh (Ebn ’Arabi) — que Dieu l’agrée! — dit dans le chapitre des Fosus consacré à Sho' eyb71 que le monde est composé des accidents rassemblés en une Essence individuelle unique ['eyn-e vâhed] qui est la réalité ontologique de l’Être (haqiqat-e hasti). Cette réalité change et se renouvelle à chaque souffle et à chaque instant. À chaque instant un monde s’annule et un autre semblable vient à l’existence. Et la plupart des habitants du monde en sont inconscients. Ainsi Il a dit — loué soit-Il! — : «Mais ils sont dans la confusion concernant une nouvelle création» 72.

Parmi les penseurs spéculatifs, seuls les Ash'arites se sont avisés de cette vérité lorsqu’ils disent, au sujet de certaines parties du monde qu’on appelle les accidents : Les accidents ne durent pas deux instants (de suite).’ Il y a aussi les Hesbânites (idéalistes), qu’on appelle aussi sophistes, qui le disent de toutes les parties du monde, substances et accidents. Or ces deux écoles ont fait des erreurs, d’un certain point de vue :

– Les Ash'arites, en raison du fait qu’ils ont établi l’existence de substances multiples en plus de la réalité ontologique de l’Être, et ils ont pensé que les accidents changeants et renouvelés dépendent de ces substances, sans voir que le monde, dans toutes ses parties, n’est fait que d’accidents qui se renouvellent et changent à chaque souffle, et qui sont rassemblés en une Essence individuelle unique ['eyn-e vâhed] : à

71. En réalité, toute cette Illumination paraphrase les Fosus, Sagesse du cœur dans le Verbe de So'eyb, éd. Afifi, p. 125 sq.

72. Coran, L. 14/15.

chaque instant ils disparaissent de cette essence («eyn) et d’autres semblables viennent la revêtir; ainsi le spectateur est victime d’une illusion en raison de la succession du semblable, et il pense qu’il s’agit d’une seule action qui dure.



Quatrain

C’est un océan qui ne diminue ni n’augmente :

En lui les vagues vont et viennent.

Comme le monde est semblable à ces vagues,

Il ne reste fixe un seul moment un seul instant.



Quatrain

Si tu n’es pas (tout à fait) dénué de jugement, sache

Que le monde est comme un fleuve au cours capricieux

Et dans tous les détours de ces eaux qui s’écoulent

Il y a un mystère : la Réalité des réalités qui coule.



– Quant à l’erreur des sophistes c’est cela : dans théorie du changement universel du monde, ils ne se sont pas fondés sur le fait que c’est une réalité (haqiqat) unique qui se revêt des formes et des accidents du monde, et apparaît (sous la forme d’) étants (mowjudât) individués et multiples, cette réalité ontologique ne pouvant se manifester dans les degrés du monde du devenir que par ces formes et ces accidents qui n’ont pas d’existence dans le monde extérieur en dehors d’elle.



Quatrain

Le Sophiste, qui a perdu la raison,

Dit que le monde est une illusion qui passe.

Oui, le monde est une illusion, mais

Éternellement en elle une Réalité se manifeste.



Quant aux mystiques et aux visionnaires73, ils voient que le Seigneur Vrai — loué et exalté soit-Il! — Se manifeste à chaque souffle, dans une nouvelle épiphanie

73. Litt. : les maîtres de l’intuition mystique (kâsf) et de la présence visionnaire (sohud). Comme Salomon, Cf. Fosus, Verbe de Salomon

dans Son épiphanie, il n’y a absolument pas de répétition, c’est-à-dire qu’Il ne s’épiphanise pas dans une même individuation et un même mode pendant deux instants consécutifs, mais qu’à chaque souffle Il apparaît dans un autre mode.



Quatrain

L’Être qui n’apparaît pas deux instants selon le même mode

Se montre à chaque instant sous un mode nouveau.

Tu peux tirer cette vérité du verset «chaque jour sous un mode nouveau» 74

S’il te faut une preuve dans la parole du Vrai.



Le mystère ici vient de ce que le Seigneur Vrai — exalté soit-Il! — a des Noms antinomiques (motaqâbela), certains de tendresse, d’autres de violence, et tous sont en permanente activité, il n’est permis à aucun d’être «en vacance». En conséquence, lorsqu’une réalité ontologique contingente devient apte à l’existence, en remplissant les conditions voulues et en surmontant les obstacles, la «Compatissance du Miséricordieux» (rahmat-e rahmâniya) 75 la perçoit et fait émaner l’existence sur elle. Ainsi l’apparence extérieure de l’Être qui se revêt des effets et des statuts de cette réalité ontologique, se soumet à une individuation particulière et s’épiphanise selon cette individuation.

Ensuite, en raison de la violence de l’unitude réelle (ahadiyat-e haqiqi) qui exige l’anéantissement des individuations et des effets de la multiplicité formelle, Elle se dénude de cette individuation, et Se soumet dans cet instant

p. 155, trad. p. 152; Jâmi, Naqd al-nosus, pp. 220; Corbin, Imagination créatrice, p. 183.

74. Lat. : «Dieu est chaque jour dans une œuvre» (D. Coran. LV, 29.

75. Appelée par Ebn Arabi Nafas al-rahmân, « l’Expir du miséricordieux».

instant même du dénudement, de par l’exigence de la Compatissance du Miséricordieux, à une autre individuation particulière, semblable à l’individuation précédente… et dans l’instant qui suit, de par la violence et l’unitude foncière (cette individuation) est anéantie et une autre est réalisée grâce à la Compatissance du Miséricordieux, e ainsi de suite tant que Dieu le veut…

Aucune épiphanie n’a donc lieu en deux instants consécutifs dans la même individuation : à chaque instant un monde est réduit à néant et un autre semblable vient à l’existence. Mais celui pour qui cela est voilé croit, en raison de la succession des semblables et de l’accord entre leurs états, que l’existence du monde n’est faite que d’un état d’être (hâl) et, à travers les moments successifs, d’un seule trame.



Quatrain

Dieu soit exalté! Gloire au Seigneur très-aimant

Qui rassemble la générosité, la grandeur et la compatissance de l’Être!

À chaque souffle Il réduit un monde au néant —

Et au même souffle il en appelle un autre comme lui à l’existence.



Quatrain

Dieu nous gratifie bien de toutes sortes de faveurs

Mais chaque Nom apporte séparément son présent :

À chaque instant la réalité ontologique du monde

Reçoit d’un Nom l’anéantissement et d’un autre la perdurance.



Voici la preuve que le monde est la somme des accidents rassemblés dans une Essence individuelle unique ('eyn-e vâhed) qui est la Réalité ontologique de l’Être : cherche-t-on à définir avec précision les réalités ontologiques des étants, il n’apparaît dans leur définition rien d’autre que les accidents. Par exemple, on dit : l’homme est un animal raisonnable”; l’animal est un corps en croissance et sensible mû par sa volonté”; le corps est une substance dotée de trois dimensions”; la substance est un étant qui n’est pas inhérent à un substrat” et un étant est une essence qui a une existence réelle concrète” (tahaqqoq va hosul). Tout ce qui est décrit dans ces définitions appartient à la catégorie de l’accident, sauf cette essence” (zât) vague qu’on entrevoit; en effet raisonnable” désigne une essence douée de raison; croissance” désigne une essence douée de croissance, et ainsi de suite pour les autres. Et cette essence” c’est exactement l’Être du Vrai et l’Être réel ontologique qui a pour substrat Sa propre Essence et qui est le support de ces accidents.

Les spéculatifs (arbâb-e nazar) quant à eux disent que de tels concepts ne sont pas des différences spécifiques (fosul), mais les concomitants des différences spécifiques servant à désigner celles-ci — car on ne peut pas désigner (directement) les réalités ontologiques des différences spécifiques pour les distinguer de ce qu’elles ne sont pas sans passer par ces concomitants ou d’autres encore plus cachés (axfâ). Mais (cette théorie) est une prémisse interdite (par la logique) et une affirmation irrecevable.

En admettant même (leur) hypothèse, pour qui l’esprit spéculatif (nazar) constate une substance essentielle (jowhar-e zâti), celle-ci sera comme un accident comparée à l’Essence individuelle unique ('eyn-e vâhed). En effet, bien que (cette réalité qu’ils décrivent) fasse partie de la réalité ontologique de la substance, elle reste extérieure à cette Essence individuelle unique qu’elle a pour substrat. Et l’objection, selon laquelle nous aurions ici une chose substantielle en plus de l’Essence individuelle unique, c’est le comble de l’erreur, surtout quand l’expérience mystique des grands spirituels, qui puise son inspiration à la Niche (aux lumières) de la Prophétie, témoigne de l’inverse, et que le contradicteur est incapable de produire des preuves. Et Dieu dit le Vrai, et c’est guide dans la Voie.” 76

76. Coran, XXXIII, 4. Pour la Niche des lumières (Meskât al-anvâr), voir Coran, XXIV, 35.



Quatrain

Ne cherche pas le sens (spirituel) dans les mots!

Ne cherche pas sans avoir dépassé les déterminations et les mots!

Si tu veux trouver la Guérison (Sefâ) du mal

Ne cherche pas la loi (Qânun) du Salut (Nejât) dans les Remarques (Ezarat) 77



Quatrain

Si tu te contentes d’accéder aux Étapes (Mavaqef)

Ce que tu vises dans ces Buts (Maqâsed) ne saurait être atteint

Tant que tu n’opères pas le Dévoilement (kasf-e hojob), jamais

Les lueurs de la Réalité ontologique ne perceront de ces Orients de lumière” (Matâle) 78

77. Allusions directes aux ouvrages célèbres d’Avicenne al-Sefâ, al Qânun, al-Nejat, al-Esârât va'l-tanbihât. Avicenne représente en Islam le courant philosophique péripatéticien” (rnassâ'i) opposé ici au soufisme. Pour le rejet de la philosophie par Jâmi, voir la fin de Leyli-a Majnun, où il donne des conseils à son fils Ziâ'oddin Yusof : a Ne mêle pas, comme les philosophes impies, les œuvres de la religion à la philosophie. Tu as devant toi les mystères célestes : pourquoi faire appel aux mortels.’ (Cité par Hekmat, Jâmi, p. 148).

78. Allusions claires à des ouvrages classiques : les Étapes (Mavâqef) de Azododdin Iji (cf. J. van Ess, Die Erkenntnislehre des “Aduddadin al-Ici, Wiesbaden, 1966); Maqâsedd al-tâlebin fi osul al-din ou kalâm fi aqâyed al-en'ân de Sa'doddin Mas'ud al-Taftàzfâni éd. Istanbul, 1277 q.; Matâle'al-anvâr fil-rnanteq de Serâjodi al-Ormavi (m. à Qonya 682/1283).



Quatrain

Efforce-toi de supprimer les voiles, non d’accumuler les livres!

Car l’entassement des livres ne supprime pas les voiles.

Parmi les livres, où est cette fontaine d’amour?

Plie-les tous, tourne-toi vers Dieu et repens-toi! 79

79. Ce quatrain complète bien les deux précédents : ce n’est pas dans la philosophie, ni même dans les traités de mystique que tu feras ton salut; c’est l’expérience spirituelle qui te permettra de supprimer les voiles (hojob) qui te cachent Dieu. C’est la conclusion de cette réfutation des raisonneurs développée dans l’Illumination XXVI.

Vingt-septième illumination

Le voile le plus épais, l’écran le plus opaque qui nous cache la splendeur de l’unité ontologique (vahdat-e haqiqi), ce sont les conditionnements et la multiplication de l’Essencee qui se produisent dans l’apparence de l’Être (zâher-e vojud), quand Celui-ci Se revêt des statuts et des effets des «essences individuelles éternelles» (a'yân-e sâbeta) 80 dans le Seigneur Connaissance, qui est le secret de l’être (bâten-e vojud). Et il semble à ceux qui sont derrière ce voile que les essences individuelles (a'yân) ont reçu l’existence dans le monde extérieur, alors que même l’odeur de l’existence extérieure n’est pas arrivée jusqu’à leurs narines : elles sont toujours restées dans leur non-être originel et y resteront81. Ce qui existe et qu’on perçoit (mahud), c’est la réalité ontologique de l’existence, mais en tant que revêtue des statuts et des effets des «essences individuelles» (a'yân), non pas en tant que dégagée (tajarrod) d’eux, car, en tant que telle, ses concomitants sont le secret et l’invisibilité.

Donc, en réalité, la réalité ontologique de l’Être reste toujours dans Son unité ontologique comme elle l’a toujours été et le sera à jamais.

Mais du point de vue des autres (aqyâr), Elle s’extériorise comme conditionnée et individuée en raison de ce voilement par la forme des statuts et effets multiples, et Elle apparaît nombreuse et multiple.

80 souvent traduit «Archétypes éternels»

81. Cf. lzutsu, Unicité de l’existence, p. 79.



Quatrain

L’Etre est un océan en perpétuelle agitation

De cet océan les gens ne perçoivent que les vagues.

À la surface apparente de l’océan qui en elles est caché,

Regarde surgir les vagues issues des profondeurs secrètes! 82



Quatrain

Vois le mystère divin caché dans l’univers

Comme l’Eau vive enfouie dans la ténèbre83.

Dans l’océan est apparu un foisonnement de poissons :

C’est (en réalité) l’océan qui s’est caché dans les multiples poissons.

82. Comparer au quatrain sur le vin et l’écume, Illumination XXIV (fin); Sur la métaphore de l’océan et des vagues, voir Izutsu, Unicité…, p. 32, p. 61, et surtout p. 42 sq.

83. Thème bien connu de la Source de vie, que Xezr (Elie) découvrit au pays des ténèbres (pôle); voir Nezâmi Ganjavi. Eskandar-nâma. Cf. Coran, XVIII, 84/86.

Vingt-huitième illumination

Chaque fois qu’une chose se montre dans une autre, celle qui apparaît (zâher) est différente de celle en qui elle apparaît (mazhar); c’est-à-dire que la chose qui apparaît est une chose et que le lieu d’apparition en est une autre. De même ce qui se montre de la chose qui apparaît dans le lieu d’apparition est l’image (Sabah) et la forme (surat), non l’essence et la réalité ontologique. Mais l’Être du Vrai, l’Être absolu est une exception; partout où Il apparaît, Il est identique aux choses dans lesquelles Il apparaît (mazâher), et Il est par essence ce qui apparaît (zâher) dans tous ces lieux épiphaniques84.



Quatrain

Le «cœur-miroir» est, dit-on, bien étonnant! 85

En lui, le visage des jeunes beautés s’y mire lui-même, quel étonnement! 86

Dans le miroir, voir le visage des beautés n’a rien d’étonnant…

Que tu sois toi-même et la beauté inspirante et le miroir, voilà l’étonnant!

84. H. Corbin, Imagination créatrice, p. 180, propose d’appeler «théophanisme» ce type de pensée qui valorise la «forme» de ce qui apparaît en affirmant sa valeur ontologique (à l’opposé de la caricature dénoncée souvent sous le nom de docétisme) : c’est une valorisation de l’image comme forme et condition des théophanies.

85. Lire : del-e dyena-d’in, le cœur aux propriétés de miroir.

86. Allusion à la méditation sur la beauté de jeunes adolescents, pratiquée par certains soufis et par ailleurs réprouvée par Jâmi, cf. le dernier quatrain de l’Illumination XXI.



Quatrain

Ô Toi dont le portrait (surat) donne l’éclat au miroir!

Personne n’a jamais vu un miroir sans Ton portrait…

Non! non, car par (Ta) grâce dans tous les miroirs

C’est Toi-même qui apparais, non pas Ton portrait!

Vingt-neuvième illumination

Par la totalité de Ses modes, attributs, relations e aspects — qui sont les réalités ontologiques de tous le étants, la Réalité ontologique de l’Être (haqiqat-e hasti) se diffuse dans la réalité de tout étant. C’est pourquoi il est dit que «Tout est dans tout»; et l’auteur de la Roseraie du Mystère dit87 :

Si tu ouvres le cœur d’une goutte d’eau

Il en sortira cent océans purs.



Quatrain

L’Être est l’Essence du Seigneur bien-aimé :

Toutes choses sont en Lui, et Lui aussi en toutes choses

C’est cela l’explication du dire du gnostique (âref)

Que toute chose est contenue en toute chose.

88. Mahmud Sabestari, Golan-e rdz, éd. Whinfield, distique 146.

Trentième illumination

Toute puissance et tout acte produits dans un phénomène88 sont en réalité manifestés par le Vrai, qui apparaît dans ces phénomènes, non par les phénomènes.

Le Sheykh (Ebn ’Arabi) — que Dieu l’agrée! — dans la Sagesse élevée du Verbe d’Esmâ'il : On ne attribuer d’acte à l’essence individuelle (“eyn) : il faut attribuer l’acte à son maître qui agit en elle. L’essence individuelle est apaisée de savoir qu’on ne lui attribue aucun acte.’ 89 Donc l’attribution de la puissance et de l’acte au serviteur (banda) ne vient pas du serviteur lui-même, de ce que le Vrai se manifeste dans sa forme (= la forme du serviteur). Récite ce verset : «C’est Dieu qui vous a créés, vous et ce que vous faites» 90 et attribue ta puissance et ton acte au Seigneur inconditionné.



Quatrain

Tout ce qu’on peut nous demander c’est l’impuissance et le néant :

On nous dénie l’Être et ce qui en découle.

C’est Lui qui est apparu sous la forme qui est la nôtre,

Et on nous attribue cette puissance et cet acte qui sont les Siens.

89. Litt. toute puissance et tout acte que ce qui apparaît (zâher) produit dans ses lieux d’apparition (mazâher) sont en réalité manifestées par le Vrai qui apparaît dans ces lieux d’apparition, etc.

90. Ebn » Arabi, Fosus al-hekam, éd. Afifi, p. 91. Trad. franc p. 102. Sur ce problème de l’attribution des actes à la créature, classique dans la tradition islamique, voir Jâmi, Dorrat al-faxera, § 74.

91. Coran, XXXVII, 94/96.



Quatrain

Ô toi dont l’essence est négative, sache, avec bon sens

Être discret sur l’attribution à toi des actes.

Écoute bien ce dicton savoureux, sans faire la moue :

“Établis d’abord bien les fondations — ensuite pense au décor!



Quatrain

Jusqu’à quand te vanteras-tu devant ce Jaloux?

Jusqu’à quand répandras-tu une aussi mauvaise marchandise?

Tu n’es que néant — ce rêve d’être que tu as

Est malsain -- jusqu’à quand auras-tu ces fantasmes malsains?

Trente et unième illumination

puisque les attributs, les statuts et les actes qui apparaissent dans les phénomènes (mazâher) sont en réalité à réattribuer au Vrai qui Se manifeste dans ces phénomènes, s’il se trouve à l’occasion dans certains d’entre eux un mal (sarr-i) ou un manque, cela peut venir du non-être de quelque chose d’autre, car l’existence, en tant qu’existence, est le Bien pur (Xeyr-e mahz). Et en n’importe quelle chose, l’existence supposée mauvaise l’est de par le non-être d’une autre chose existante ('adamiyat-e amr-e vojudi-e digar), non de par cette chose qui existe en tant qu’elle est chose qui existe (amr-e vojudi).



Quatrain

Chaque fois qu’on fait l’éloge du Bien et de la perfection

On rend hommage à la pure Essence du Très-haut.

Chaque fois qu’on dénonce le mal et la méchanceté

On finit par découvrir de (simples) carences d’aptitude.

Trente-deuxième illumination

Les philosophes ont cherché à montrer qu’à l’évidence l’Être est le Bien pur, et pour illustrer cette thèse, apporté plusieurs exemples. Ils disent par exemple que le froid, qui est nuisible pour les fruits, est donc un mal pour la production fruitière; or son maléfice n’est pas tel soit une qualification (de mal) parmi d’autres, car alors (à classer comme) une perfection — mais (c’est un maléfice) en tant qu’il a empêché l’évolution des fruits vers les perfections qui leur sont propres. Et ainsi également l’exemple du meurtre, qui est un mal : son maléfice vient pas de la puissance exercée par le meurtrier sur son acte criminel, ni de la qualité tranchante de l’instrument ni de l’aptitude du membre de la victime à être sectionné, il vient de la suppression de la vie, qui est un acte négatif (adami), etc. ; on peut apporter d’autres exemples.

Quatrain

Partout où il y a l’Être, ô mon cœur!

Sache avec certitude que c’est le Bien pur, ô mon cœur!

Tout mal vient d’un non-être : non-être est autre que l’Etre.

Donc tout mal est causé par un autre (que l’Être), ô mon cœur!

Trente-troisième illumination

Le Sheykh Sadroddin Qonyavi — que Dieu le Très-haut sanctifie son esprit! — dit dans les Nosus91 que la connaissance est liée à l’existence en ce sens que chacune des réalités ontologiques qui a l’existence (vojud) a a connaissance (» elm). La différence de connaissance portionnée à la différence d’aptitude, plus ou moins parfaite ou défectueuse, des réalités ontologiques à recevoir l’existence (vojud). Ce qui est apte à l’existence de la manière la plus complète est donc aussi plus complètement apte à la connaissance, et inversement. La source de cette différence est la suprématie ou l’infériorité des statuts de nécessité (ou) de contingence. Dans toute réalité où les statuts de nécessité sont dominants, l’existence et la connaissance sont plus parfaites. À l’inverse, si les statuts de contingence y dominent, l’existence (vojud) et la connaissance y seront déficientes. Et il est pratiquement sûr que l’analyse exprimée par le Sheykh sur la liaison de la connaissance à l’existence a été donnée à titre d’exemple; en effet, toutes les perfections qui sont liées à l’Être (vojud), comme la Vie (Hayât), la Puissance (Qodrat), la Volonté (Erâdat), etc., sont dans la même situation (hâl).

92. Sadroddin Qonyavi, al-Nosus, imprimé à la suite de ‘Abdorrazzâq Kâsâni, Sarh Manazel al-sâ'erin, p. 274 sq. ; cette citation : p.277. Qonyavi, voir la thèse de S. Ruspoli, La Clef du monde suprasensible, Paris. EPHE (1976). Sadroddin Mohammad b. Eshâq Qonyavi (607-673/1210-1274), né à Qonya (Turquie actuelle), est la personnalité importante de l’école d’Ebn Arabi, après le maître. Ebn “Arabi a d’ailleurs épousé la mère de Sadroddin quand elle fut devenue veuve. Sadroddin Qonyavi devint le disciple direct de son beau-père, et Jâmi dit, dans les Nafahât al-ons (éd. Towhidipur, p. 556) que la seule voie pour comprendre ce qu’on entend par Vahdad al-vojud, c’est la lecture de Qonyavi.

Certains — que Dieu le Très-haut sanctifie leurs esprits! — disent qu’aucun étant n’est dénué de l’attribut de connaissance; mais que la connaissance s’entend en deux sens : le sens courant, et un autre sens que ne reconnaît pas le langage commun. Certains maîtres (arbâb-e haqiqat) considèrent les deux sens dans la catégorie de la connaissance : ils contemplent la diffusion (serâyat) de la Connaissance essentielle du Vrai (Haqq) — qu’Il soit loué! — dans la totalité des étants. Au deuxième sens, on peut donner l’exemple de l’eau, que le langage commun dit ne pas être douée de connaissance; et nous voyons cependant qu’elle distingue entre ce qui est élevé et ce qui est bas : elle s’écoule d’un endroit élevé vers le bas; et pénètre à l’intérieur du corps poreux alors qu’elle se contente de passer sur le corps compact en humidifiant sa surface extérieure, etc.

La connaissance a donc la particularité de se diffuser selon l’aptitude de ce qui la reçoit ou la non-résistance lui est présentée. À ce niveau, la connaissance apparaît dans la forme de la nature : selon ce modèle, il y a diffusion dans les autres étants, non seulement de la connaissance, mais aussi de toutes les perfections qui sont liés à l’Être (vojud) dans la totalité des étants.



Quatrain

L’Être se diffuse par les attributs qui étaient caché

Dans toutes les essences individuelles du monde.

Chacune de Ses qualités devient ainsi perceptible, selon la capacité

De l’essence individuelle qui s’y est montrée apte.

Trente-quatrième illumination

De même que la réalité ontologique de l’Être, de par la pureté de Sa propre absoluité (serâfat-e etlâq), Se diffuse dans les essences de tous les étants, de telle sorte que dans ces essences elle devient identique à ces essences — comme ces essences, en Elle, étaient identiques à Elle —; de même, Ses Attributs parfaits, de par leur caractère universel et absolu, se diffusent dans tous les attributs des étants, de telle sorte que, dans ces attributs, Ils sont identiques à ces attributs — comme ces attributs étaient, dans les Attributs parfaits, ces Attributs parfaits eux-mêmes.

Par exemple, l’attribut de Connaissance : tout en étant la Connaissance que le sujet connaissant a des particuliers, c’est la Connaissance même des particuliers; tout en étant la connaissance que le connaissant a des universels (kolliyât), c’est la Connaissance même des universels; tout en étant connaissance active et passive, c’est la Connaissance active et passive même; tout en étant connaissance savoureuse et extatique (zowqi va vajdâni), c’est la Connaissance savoureuse et extatique même; en allant jusqu’à l’extrême : tout en étant connaissance des étants — que le langage commun ne reconnaît pas comme connaissants — elle est la Connaissance même qui convient à leur état. Et ainsi de suite de la même manière pour les autres attributs et perfections.



Quatrain

Ô Toi dont l’essence se diffuse dans l’essence des êtres!

Tes qualités se répandent dans leurs attributs.

Qu’on Te qualifie d’Essence absolue, cela ne supprime pas

Les mises en condition qui affectent (Ton Essence) dans les lieux où elle apparaît.

Trente-cinquième illumination

La réalité ontologique de l’Être est l’Essence du Seigneur Vrai — loué et exalté soit-Il! — et Ses modes, Ses relations et Ses aspects sont Ses attributs : c’est en Se revêtant de ces relations et aspects qu’Il Se manifeste à Soi-même. Son action et l’activité qu’Il exerce (fe’l va ta'sir), les individuations qui apparaissent à la suite de cette manifestation (à lui-même), ce sont Ses effets (âsâr).



Quatrain

Pour Lui-même, dans Ses modes essentiels, ce Voilé

S’est manifesté dans les lieux d’apparition de ce monde et de l’autre.

A partir de ce que je t’ai dit, ô chercheur de certitude!

Vois ce qu’est l’Essence, l’attribut, l’acte et l’effet!

Trente-sixième illumination

Dans certains passages92, des Fosus, le Sheykh (Ebn ’Arabi) dit que l’existence des essences individuelles (a'yân) des choses contingentes et celle des perfections qui dépendent de l’Être (kamâlât-e tâbe'a mar vojud-râ) sont à attribuer au Seigneur Vrai — loué et exalté soit-Il! — et, dans d’autres passages94, il dit que seule l’effusion même de l’existence est à attribuer au Seigneur Vrai — loué et exalté soit-Il! — c’est seulement l’effusion même d’existence (hamin efâza-ye vojud) et c’est tout; les conséquents de l’Être (tavâbe'-e vojud) étant impliqués par les essences individuelles (as moqtaziyât-e a'yân).

Ce qui peut accorder ces passages, c’est que le Seigneur Vrai a deux épiphanies. L’une est l’épiphanie secrète de la Connaissance (tajalli-e qeybi-e «elmi) que les soufis désignent comme l’«Émanation très-sainte» (feyz-e aqdas) 94, qui est en fait l’apparition éternelle à Soi-même du Vrai — loué soit-Il! — sous les formes des essences individuelles, des capacités et des aptitudes (be-sovar-e a’yân va qâbeliyât va este’dâdât).

La deuxième est l’épiphanie présentielle de l’existence (tajalli-e vojudi) qu’on désigne comme l’Émana -

93. Par exemple, au début, ch. I, Sagesse divine dans le Verbe adamique (éd. Afifi, p. 49, trad. fr., pp. 23-24) : «Car toute chose, de son début à la fin, vient de Lui et revient tout entière à Lui comme elle en est venue.» (Cf. Coran, LVII, 5.)

94. Par exemple, ch. 14, Verbe de Ozeyr, éd. Afifi, p. 131 : «Le destin, c’est ce que Dieu ordonne dans les choses en raison de la connaissance qu’Il a d’elles et en elles.»

95. Voir le Lexique. Cf. Corbin, Imagination créatrice, p. 151.

tion sainte” (feyz-e mogaddas) 95, et qui renvoie à l’apparition de l’Être du Vrai (zohur-e vojud-e Haqq) — loué soit-Il! -- revêtue des statuts et des effets des essences individuelles (a'yân). Cette deuxième épiphanie succède à la première, et en elle apparaissent les perfections qui, à la première épiphanie, avaient été incluses dans les aptitudes et capacités des essences individuelles.



Quatrain

Par une de Tes libéralités, Tu conçois cent sortes de mendiants.

Par une autre libéralité, Tu donnes à chacun son lot, séparément.

Cette première libéralité est de toute éternité, et à sa suite,

La libéralité seconde lui succède éternellement.



Donc l’attribution (ezâfat) au Vrai — qu’Il soit loué et exalté! — de l’existence (vojud) et des perfections qui s’y rattachent a lieu selon l’ensemble des deux épiphanies. L’existence est attribuée au Vrai et les choses qui s’y rattachent aux essences individuelles (a'yân) au cours de la deuxième épiphanie; rien, en effet, ne résulte de la deuxième épiphanie, sinon l’effusion d’existence vers les essences individuelles et la manifestation de ce qui avait été inclus en elles selon les implications de la première épiphanie.



Quatrain

Écoute cette parole difficile et ce mystère bien caché :

Tout acte et tout attribut rattaché aux essences individuelles

Est à attribuer, d’une part, dans son entier, à nous,

Et aussi, d’autre part, dans son entier, au Vrai.

Conclusion

Ce que nous nous proposions dans ces forrnules, ces réflexions, était d’attirer l’attention sur l’Essence (zâti) du Seigneur Vrai — loué et exalté soit-il! — et la diffusion de Sa lumière dans tous les niveaux de l’existence (marâteb-e vojud), afin que les gens ce qui cheminent sur la Voie et les chercheurs attentifs ne soient pas distraits, en présence d’aucune essence, de la contemplation de Sa beauté, et ne soient pas écartés, par l’apparition d’aucun attribut, de l’étude de la perfection de Ses attributs. Ce qui a été rappelé ici dans ce sens suffisant pour exposer notre propos. On doit s’en tenir là, et se contenter pour finir de ces quelques quatrains :



Quatrain

Jâmi! tiens-toi! jusqu’à quand seras-tu enjoliveur de discours?

Fabulateur et fabricant de légendes — jusqu’à quand?

Exprimer les réalités ontologiques par des paroles : quel rêve!

N’es-tu pas naïf? Entretenir ce rêve : jusqu’à quand?



Quatrain

Il vaut mieux se cacher quand on est dans les haillons de la pauvreté.

Dans les aphorismes de l’amour, il vaut mieux avoir de l’esprit.

Le discours est un écran qui nous cache la face de celui auquel nous aspirons :

À notre entretien il faut préférer le silence96.

96. Comparer au deuxième quatrain de l’Avant-propos.



Quatrain

Jusques à quand vas-tu crier et sonner comme une cloche?

Cesse un instant ce tintamarre et tais-toi!

Tu ne deviendras jamais le réceptacle des perles des réalités

Tant que, comme la coquille (d’huître) tu ne tout deviendra pas toute oreille…

Quatrain

Ô toi qui es démangé par le verbe!

Sache, en homme de science, assurer la garde du verbe.

N’ouvre pas la bouche pour livrer les mystères de l’Être,

Car cette perle-là ne se perce pas avec les diamants du verbe96.



Quatrain

Tire un trait sur le «beau» et un autre sur le «laid» :

Retire alors ce voile devant la splendeur du secret.

Comme l’éclat de Sa beauté n’est pas extérieur à toi,

Assieds-toi dans ton vêtement et incline la tête sur ta poitrine97.



Quatrain

Ô toi dont le linceul est fendu par le chagrin qu’Il te donne!

Que le verbe ne souille pas ton cœur pur!

Comme on peut en Lui rester muet; si désormais

Tes lèvres s’ouvraient pour parler : que ta bouche s’emplisse de poussière! 98

97. Allusion à une image de la poétique persane : quand une belle ouvre la bouche pour parler, il en sort des perles (c’est-à-dire ses dents brillantes apparaissent).

98. Le beau ou le bien (honar) et le laid ou le mal (eyb) ne sont plus des valeurs existant réellement : si tu abandonnes cette quête extérieure à toi, et que tu te tournes vers toi-même, tu contempleras Dieu.

99. La vie terrestre est comme une sépulture. L’amour mystique (la nostalgie amoureuse, qamm) te fait «ressusciter» et ouvre ton linceul. Mais si tu romps le silence de cet amour, retourne à la tombe!





§

SOURCE



Jâmî, Les Jaillissements de Lumière, Texte persan édité et traduit avec introduction et notes par Yann Richard, Les Deux Océans, Paris, 1983, 1992.

[existe en traduction anglaise : Lawâ’ih, A treatise on Sûfism by Nûr-ud-dîn ‘Abd-ur-Rahmân Jâmî, […] translation by E.H.Whinfiels and Mîrzâ Muhammad Kazvînî, London, 1906]

Voir aussi : Abd-ar Rahmân al Jâmî, Vie des soufis ou les Haleines de la familiarité, traduit du person par Sylvestre de Sacy, réédition Michel Allard, Paris, 1977.



INTRODUCTION [Yann Richard]

Jâmi et son temps

Nuroddin 'Abdorrahmân b. Ahmad est né en 817/1414 à Jâm, près de Harât (ou Hérat), dans l'Afghanistan actuel. Son père était originaire de Daà't, près d'Ispahan. On peut imaginer qu'il était venu s'installer près de Harât, attiré par la prospérité de cette région, à une époque où de grandes invasions n'étaient plus à craindre, et où le plateau iranien central n'avait pas encore accédé à la paix d'un grand empire stable, comme le royaume timuride au Xorâsân.

L'Iran au ixe/xve siècle est partagé en deux zones politiques dont les frontières n'ont cessé d'évoluer jusqu'à l'instauration du pouvoir safavide (907/1501). A l'ouest, les tribus turkmènes basées en Anatolie, les « Moutons-noirs » et les « Moutons-blancs », se disputent les provinces autour d'Ispahan, Qazvin et Tabriz. Les premiers, Qarâ-qoyunlu, étaient les ennemis jurés des Timurides. Ils furent dispersés lorsque Jahân-Sâh fut vaincu, en 872/1467, par son rival Uzun Hasan Âq-qoyunlu. Avec ce dernier, et son fils Ya'qub Beyk, Jâmi. entretint des relations épistolaires. Il fit une longue étape dans sa capitale, Tabriz, au retour du Hajj en 878/1473. Les Moutons-blancs avaient des convictions sunnites très prononcées, et leur dynastie ne survécut pas à la conquête safavide.

Plus à l'ouest, à partir de 857/1453, la dynastie ottomane commence à prendre un poids politique important, et menace tant l'Europe, après la prise de Constantinople, que les émirats islamiques situés sur le plateau iranien. La renommée de Jâmi fut rapide dans cette terre où le soufisme et la poésie persane étaient fort prisés. Bien qu'il ait décliné les invitations et évité les offres financières, Jâmi eut des relations épistolaires avec les sultans Moham-mad II et Bâyazid II (886-918/1481-1512). Il écrivit sur la requête de Mohammad II, en 886/1481, un traité en arabe intitulé La Perle précieuse pour départager les opinions des théologiens, des soufis et des philosophes. On dit même qu'il céda à l'invitation insistante de Bâyazid II et se mit en route pour Istambul quelques années avant sa mort. Mais, une épidémie de peste s'étant déclarée en Anatolie, il se fit excuser et fit demi-tour à Hamadân.

C'est bien entendu les Timurides qui eurent le plus d'importance pour Jâmi : après les grandes conquêtes de Tamerlan, qui fonda un empire allant de l'Inde au Bosphore, la dynastie se maintint dans un grand royaume comprenant en gros le Xorâsân, l'Afghanistan et le Tadjikistan actuels. Ses deux brillantes capitales étaient Samar-qand et Harât.

Sâh-Rox, qui exerça le pouvoir entre 807/1405 et 850/1447, avait décrété, en 815/1412, le retour à la loi islamique (. ari'at) en remplacement de la loi mongole. C'est sous son règne que Jâmi commencera ses brillantes études. Ses successeurs Abo'l-Qâsem Bâbor et surtout Abu Sa'id Gurkân (assassiné en 873/1469) furent de grands hommes politiques. Le premier, qui était attiré par la spiritualité du soufisme, eut certainement de bons rapports avec Jâmi, qui lui dédia un livre. Quant à Abu Sa'id, son nom n'est cité que quelques rares fois par le poète, qui avait peut-être à se plaindre de ses mauvais traitements.

Avec Soltân Hoseyn Bâyqarâ (873-911/1469-1506), on peut parler sans exagération de l'âge d'or de la dynastie timuride, pendant trente-cinq ans. La prospérité et la stabilité politique vont permettre aux artistes, poètes, peintres, calligraphes, architectes, etc., de s'épanouir. Sous le règne de ce roi lettré et poète lui-même, les bâzârs de la ville, qui regorgeaient de marchandises apportées d'Inde, d'Asie centrale et du Moyen-Orient, débordaient des murs trop étroits de l'ancienne cité. Les faubourgs s'agrandissent jusqu'à farsang (environ 12 km). Des jardins splendides sont plantés sur les collines autour de la capitale encombrée, du côté du tombeau d'Ansâri. On en voit des reproductions symboliques dans les miniatures du

Soltân Hoseyn Bâyqarâ était plus qu'un protecteur pour Jâmi, puisque celui-ci était également.son confident, et exerçait une réelle influence sur lui. Jâmi dédia de nombreuses oeuvres à ce souverain, et son nom revient souvent dans les qasida de son Divân, que ce soit pour faire la louange du sultan lui-même, ou pour décrire ses jardins et palais. Jâmi mourut en 898/1492 alors que Hoseyn Bây-qarâ était au faîte de sa gloire : il fit faire des funérailles grandioses à son poète.

Mais si Harât était devenue la capitale des arts, c'était peut-être surtout grâce à la personnalité d'un autre ami et protecteur de Jâmi, Mir 'Ali Sir Navâ'i (m. 906/1501), qui fut élevé en même temps que le sultan et devint son ministre. Mir 'Ali Sir fut un véritable mécène et un écrivain, en turc comme en persan. On lui doit notamment une biographie de Jâmi en turc êaqatâ'i, Xamsat al-motahayyerin.

La gloire de Harât ne devait pas survivre longtemps à ces hommes : la ville, qui avait déjà été attaquée par les Uzbeks en 850/1446, fut pillée à nouveau par eux après la mort de Hoseyn Bâyqarâ. C'est Mohammad Seybâni qui y régna, avant d'être délogé à son tour par le fondateur de la puissante monarchie safavide, Sâh Esmâ'il, en 916/1510. Dans son ardeur anti-sunnite, Esmâ'il fit changer, dans les livres qu'on trouva à Harât, le nom de Jâmi en « Xâmi » (le niais). Mais son fils, le prince Sâm Mirzâ, qui fut gouverneur de Harât entre 928 et 936, fit un portrait élogieux de Hoseyn Bâyqarâ dans l'anthologie poétique qu'il rassembla, Tohfa-ye Sâmi, dans laquelle il rend également hommage à Jâmi.

Jaillissements de lumière

Jâmi et le soufisme Naqsbandi

Les succès littéraires de Jâmi et sa familiarité avec les grands de ce monde ne doivent pas faire oublier qu'il fut d'abord un grand spirituel.

Enfant prodige, Jâmi commença ses études à Harât. Il surprenait ses contemporains pur la rapidité avec laquelle il comprenait les leçons de logique et d'astronomie. 'Abd al-Qafur Lâri rapporte que 'Ali Qu'éi, astronome réputé, chargé de construire l'observatoire de Samarqand, était confronté à un problème dont il ne trouvait pas la solution. Jâmi le résolut aussitôt.

Mais c'est dans les sciences religieuses, Coran, commentaires, tradition (hadith) que Jâmi s'illustra. Pendant son voyage à La Mecque, il n'hésita pas à faire un détour important pour aller s'entretenir avec le Qâzi Mohammad Heysari (ou Xeyzari) à Damas, chez qui il resta quarante-cinq jours pour profiter de ses connaissances en hadith3. Profondément croyant et possédant une riche culture théologique, Jâmi s'engagea toute sa vie au service du soufisme et plus précisément de la confrérie Naqgbandi.

La tradition naq.bandi commence avec Abu Ya'qub Yusof Hamadâni (m. 534/1140). Son successeur, 'Abd al-Xâleq al-Qojdavâni (m. 617/1220), originaire de la région de Boxârâ, a mis l'accent sur les exercices spirituels intériorisés (zekr) qui sont restés dans la « chaîne » des naq.0yandi. A l'origine il y avait huit règles, et Bahâ'oddin Naeband en ajouta trois autres :

1. Yâd kard : remémorer (zekr) à la fois oralement et mentalement le nom de Dieu, jusqu'à atteindre la vision béatifique. « Le but dans le zekr est que le coeur soit toujours conscient du Vrai (Haqq), car cette pratique bannit l'inattention. » Sa'doddin

Kâgqari décrit ainsi le zekr : « Au début le maître doit dire en son coeur Lâ elâha ellâ’Llâh Mohammad rasul-Allâh. Le disciple doit préparer son coeur et le mettre face à celui du maître ; il ferme les yeux, ferme la bouche, colle sa langue au palais, serre les dents, retient son souffle et se met à prononcer le zekr en s'inclinant et de toutes ses forces, avec l'accord du maître. Il le dira avec le coeur, non avec la langue. Il retiendra patiemment son souffle, de telle sorte que l'effet de douceur de ce zekr parvienne jusqu'à son coeur. Pour faciliter la retenue du souffle, il retiendra l'air plus bas que le nombril, collera l'une à l'autre les lèvres et la langue sur le palais, afin que le souffle ne soit pas trop comprimé et que la réalité du coeur soit débarrassée des idées (suggérées) et se tourne vers ce morceau de chair qui a la forme d'une pomme de pin (le coeur). Il faut occuper (le coeur) à dire le zekr de telle sorte que le mot "" soit tiré du nombril vers le haut, "elâha" fasse mouvement vers la main droite, et "ellâ'Llâh" vigoureusement vers le coeur en forme de pomme de pin, pour que sa chaleur soit communiquée à tous les membres. »

2. Bâz gast (retour) : chaque fois que le pratiquant du zekr prononce la formule sacrée, « Il n'y a de dieu que Dieu, Mohammad est son Prophète », il doit ajouter du même souffle : « Seigneur, c'est à Toi que j'aspire, et à Ta satisfaction. » Ainsi il évitera les idées suggérées intempestives.

3. Negâh dâst : attention portée à la conscience ; dans un même souffle le soufi doit dire la formule sacrée de profession de foi et son esprit ne pas s'en écarter. Sa'doddin Kâgqari (m. 860, maître de Jâmi) ajoutait qu'il fallait s'efforcer pendant une heure ou deux de fixer son attention, et d'éliminer les pensées subreptices.

4. Yâd dâst : la fixation dans la mémoire de la présence du Vrai comme d'une saveur qui ne fasse jamais défaut à la conscience.

5. Hus dar dam (conscience dans le souffle) : chaque expiration doit être faite avec une conscience présente, et sans négligence de l'attention. « La base extérieure de cette Voie mystique, dit Bahâ'oddin, c'est le souffle. »

6. Safar dar vatan : c'est le voyage vers la patrie véritable ; les attributs humains doivent être délaissés pour les attributs angéliques.

7. Nazar bar qadam (regard porté vers le pas) : où qu'il soit, dans la ville ou la plaine désertique, le pèlerin doit être attentif à son pas, à l'endroit d'où il vient et au lieu où il se rend, et ne pas laisser égarer sa pensée.

8. Xalvat dar anjoman (isolement en société) : selon l'expression de Bahâ'oddin, c'est d'être extérieurement avec la société des hommes, mais intérieurement, spirituellement, dans l'intimité et la retraite avec le Vrai. Il y a complémentarité entre la retraite et la participation à la vie sociale collective.

9. Voquf-e zamâni : « pause temporelle » consistant à faire le bilan des occupations ; si elles sont bonnes, en rendre grâce, et si elles sont mauvaises, en demander pardon.

10. Voquf-e 'adadi : faire le bilan numérique des remémorations du coeur, en prenant en considération les pensées errantes.

11. Voquf-e qalbi : se représenter son propre coeur avec, gravé, le Nom de Dieu, pour mettre l'accent sur le fait que le coeur n'ait d'autre but que Dieu.

Les origines de ces exercices spirituels ne sont pas bien connues, on les retrouve dans le yoga et aussi dans les pratiques ascétiques des chamans et dans le christianisme oriental. En tout cas, c'est une pratique courante, avec des variantes selon les ordres spirituels, chez les mystiques musulmans. Jâmi y fait clairement allusion, à deux reprises, dans le texte que nous éditons ici, quand il évoque la technique du souffle : voir les « Illuminations » VII et VIII, et aussi l'avant-dernier quatrain de la Conclusion, qui fait le portrait du soufi méditatif.

Après 'Abd al-Xâleq, les maîtres suivants se succèdent dans l'ordre des Naqsbandi :

'Aref Rivgaravi (m. 657/1259);

Mahmud Anjir Faqnavi (m. 643/1245 ou 670/1272);

'Azizân 'Ali Râmtani (m. 705/1306 ou 721/1321);

Mohammad Bâbâ Sammâsi (m. 740/1340 ou

755/1354);

Amir Seyyed Kolali Boxâri (m. 772/1371);

Mohammad b. Mohammad Bahâ'oddin Naqà'band

(717-791/1318-1389) qui donna son nom à l'ordre ;

'Alâ'oddin 'Attâr (m. 802/1400);

'Ali b. Mohammad Jorjâni (m. 816/1413);

Xvâja Mohammad Pârsâ (m. 822/1419);

Sa'doddin Mohammad Kâgqari (m. 860/1455).

C'est par ce dernier que Jâmi fut initité à la Voie spirituelle de l'ordre Naqsbandi. Mais son premier contact avec l'ordre était plus ancien : lorsque Xvâja Mohammad Pârsâ se rendait au pèlerinage de La Mecque pendant lequel il trouva la mort, il passa par Harât. Jâmi, qui avait cinq ans, accompagna son père qui vint écouter le saint homme, et raconte lui-même dans les Nafahât al-ons le souvenir que lui a laissé cette rencontre :

« Il y a maintenant soixante ans, mais le ravissement de sa présence lumineuse est encore dans mes yeux, et le délice de sa rencontre bénie dans mon coeur. Les rapports d'inclination spirituelle, de croyance et d'amour que j'ai eus avec la famille des X'Sjagân (= l'ordre Naqsbandi) sont venus de la bénédiction de son regard... »6

Sa première rencontre avec Sa'doddin Kâgari, qui devint son maître et son beau-père, fut, si l'on en croit la biographie de notre poète par Lâri, un « événement spirituel » (vâqe'a) : Jâmi, qui étudiait alors à Samargand, eut une vision qui le persuada de rentrer au Xorâsân pour y suivre l'enseignement de ce maître à la grande mosquée de Harât.

Son deuxième grand maître spirituel, X'âja Nâserod-din 'Obeydollâh Ahrâr (805-895/1404-1490), jouissait d'une grande influence, tant politique que spirituelle. C'est lui qui succéda, à la tête de l'ordre, à Sa'doddin en 860/1455. Jâmi ne le rencontra personnellement que quatre fois, mais échangea avec lui une copieuse correspondance, et le mentionne souvent dans son oeuvre. Il lui a même dédié un grand poème, Tohfat al-Ahrâr, consacré, entre autres, à la louange des grands saints naqsbandi.

Sans devenir lui-même « pôle » spirituel de l'ordre, Jâmi y avait reçu le titre de seyx (maître) et initiait lui-même par délégation certains disciples, comme par exemple 'Abd al-Qafur Lâri, qui devint son biographe. Le soufisme a profondément marqué toute l'oeuvre de Jâmi, tant par sa référence constante aux Naq'gbandi que par la mention non moins fréquente de l'héritage spirituel des grands soufis, de Hallâj à Mowlânâ Rumi. Mais c'est à l'école d'Ebn 'Arabi que se rattachait en premier lieu la pensée de Jâmi. Ce lien spirituel est primordial dans le texte des Lavâyeh. Nous y reviendrons après avoir donné la liste des oeuvres de Jâmi.

De par son affiliation aux Naqsbandi, ordre resté encore aujourd'hui vivant dans les communautés sunnites d'Afghanistan, du Kurdistan et d'Anatolie, Jâmi confessait lui-même un sunnisme rigoureux et rendait hommage aux trois premiers califes considérés par les chi'ites comme des usurpateurs. Le milieu sunnite intransigeant de la cour timuride ne permettait pas d'audace en ce domaine, malgré certains glissements de sympathie chi'ite auxquels les soufis n'étaient probablement pas étrangers (comme la « découverte » d'un soi-disant tombeau de 'Ali à Mazâr-e Sarif). Outre la place importante qu'il accorde à 'Ali dans ses invocations, Jâmi eut l'occasion de prouver qu'il n'était pas hostile à 1 'imamisme. Pris à partie par les communautés chi'ites d'Irak, sur une provocation, il sut montrer ses sentiments à 1 'égard des Imams et gagna leur respect.

La tombe de Jâmi est dans les faubourgs de Harât, non loin de Gozargâh, où est enterré Ansâri. C'est une simple sépulture ombragée (aujourd'hui) de pistachiers. Autour, on identifie les tombes de Sa'doddin Kâgqari (son maître et beau-père), de 'Abd al-Qafur Lâri (son disciple et biographe), et du poète Hâtefi.

[...]







SAYD BAHODINE MAJROUH









Rire avec dieu



La farce divine

Après une vie particulièrement chargée de péchés, un méchant homme vint à mourir. Le chef spirituel de sa communauté, un ascète, refusa de prononcer les prières et bénédictions rituelles à l’occasion des funérailles.

Au cours de la nuit suivante, l’ascète, en rêve, reçut vision de cet homme exécrable, pleinement réjoui, menant grande vie au Paradis.

– Seigneur ! s’écria-t-il, dans Vos Jardins, une âme aussi ignoble ! Comment cela est-il possible ?

D’En Haut tomba la Réponse :

– C’est à cause de toi. Quand tu l’as insulté au point de lui dénier le droit à la dernière prière, J’ai oublié tous ses péchés.

– La divine farce ! murmura intérieurement l’ascète.

Attâr (MuT, 99)

Celui qui comprend

Ma'ruf Karkhi, le Soufi, accompagné d’un grand nombre de disciples, se promenait sur les berges du Tigre, à Bagdad. Il y avait là, sur les plages du fleuve, un groupe de jeunes gens qui s’amusaient d’indécente manière : ils criaient, chantaient, dansaient, buvaient, et leur exubérance choqua grandement les disciples, qui prirent Ma'ruf Karkhi à témoin :

– Maître, s’il vous plaît, prévenez Dieu et priez-Le de noyer ces âmes damnées dans les tourbillons du Tigre !

Le Soufi leva les mains au ciel et pria :

– Ô Seigneur ! En ce monde-ci, Vous leur avez donné la joie et le bonheur. De grâce, accordez-leur bonheur et joie dans l’autre monde !

Étrange prière aux yeux des disciples, qui les choqua davantage encore. Ils pressèrent Ma'ruf Karkhi de leur livrer la raison d’une telle supplique.

Vous ne comprendriez pas, dit-il, mais Il est d’accord.



(TuO, 341)

Le misérable

Shebli chemine au désert en compagnie de ses disciples, quand ils découvrent un crâne portant cette inscription :

« Ce misérable aura perdu ce monde-ci ainsi que l’autre. »

– Ce devait être un prophète ou un saint, quelqu’un qui a trouvé Dieu, murmure respectueusement Shebli.

– Comment cela ? s’exclament les disciples, interloqués.

– Faute d’abandonner aussi bien l’autre monde que celui-ci, comme l’a fait ce sage, répond Shebli, nul ne saurait atteindre Dieu.

(TuO, 143)



L’errant, la clef

Un errant entend un homme se lamenter :

– J’ai perdu ma clef, et me voici assis sur ce talus, face à cette porte close ! Que faire ?

– Ô ami, dit l’errant, si tu restes assez longtemps devant cette porte, quelqu’un finira bien par te l’ouvrir. Mais tu as plus de chance que moi : tu as une clef, et tu connais la porte — alors que je n’ai ni clef ni porte et n’en ai jamais eu.

– Qui es-tu donc ? demande l’autre.

– Je ne suis qu’un errant dans l’errance infinie.

Attâr (MuT, 199)

Qui, le meilleur maître ?

Il était une fois, au Khorassan, un homme très riche qui se nommait ‘Amid. Il possédait une centaine d’esclaves, tous jeunes, beaux, bien nourris et parés de robes d’or.

L’estomac dans les talons, les vêtements en loques, un Fou vint à passer par là.

– Qui sont ces élégantes personnes ? demanda-t-il.

– Ce sont les esclaves de « Amid, le richissime maître de la ville.

Le Fou renversa son visage vers le haut :

– Toi, Tout-Puissant Seigneur de la terre et des cieux ! Regarde-moi : regarde ta créature, regarde ton esclave — et cours apprendre chez « Amid comment T’occuper de Tes esclaves !

Attâr (MuT, 145)



Imprudente création

C’était la désolation en Égypte. La famine sévissait, et le nombre des victimes allait chaque jour en augmentant. Face à cette situation tragique, un Fou s’adressa à Dieu :

– Ô Seigneur de l’univers ! Si Tu n’es même pas capable de nourrir Tes enfants, pourquoi T’amuses-Tu à les créer en si énormes quantités ? Sois sérieux !

(MuT, 147)



Le jugement de Dieu

Un miséreux avait emprunté un baudet à son voisin pour transporter un chargement de grain au moulin, fort distant de chez lui. La nuit venue, l’homme s’assoupit. Le baudet en profita pour s’échapper, et s’en alla errer à l’aventure. Mal lui en prit, puisqu’il fut dévoré par un loup.

Mais son propriétaire exigea réparation, réclamant au pauvre homme le prix de la bête disparue. Ils en vinrent à une querelle et eurent recours au juge local, qui se trouvait être un Soufi.

– Ton emprunteur n’est nullement en faute, dit-il au plaignant, et il n’a rien à payer. Le véritable responsable est Celui qui a créé les loups pour les lâcher dans la plaine. Va Le chercher, et amène-Le au tribunal !

(MuT, 96)



Le grand calamiteux

Un voyageur du Chemin allait pieds nus sous une pluie glaciale. Trempé, frissonnant, il trouva refuge dans des ruines.

Alors qu’il croyait être enfin à l’abri, une brique se descella du mur et lui tomba rudement sur le crâne.

– Ô Toi l’Omnipotent, Toi le Bâtisseur de l’Univers ! s’écria-t-il, de quelle sorte de maçonnerie es-Tu, Toi qui ne peux même pas tenir une brique en place ?

(MuT, 146)



Le malhabile

Rude hiver à Ghazni. Parmi les passants chaudement couverts, un Fou de Dieu s’en va nu à travers les ruelles glaciales. Il prie :

– Seigneur ! un chaud vêtement de laine, et je serai la plus heureuse de Tes créatures !

– J’ai créé le soleil, lui répond la Voix. Va, et sème tes balivernes dans ses rayons !

– Ô Seigneur ! N’as-Tu pas mieux à m’offrir ?

– Va et attends dix jours. Un manteau te sera donné.

Au soir du dixième jour, un homme extrêmement pauvre se présente.

Il fait offrande au Fou d’un vieil habit rapiécé de cent manières et de mille tissus, complètement hétéroclite et dépenaillé.

– Ô Tout-Puissant ! s’exclame le Fou, T’a-t-il donc fallu dix jours pour assembler ce patchwork ? Tes infinis trésors sont-ils en faillite, pour que Tu aies eu à récupérer ces chiffons usés ? Et puis, dis-moi : où donc as-tu appris à coudre si mal ?

(Mut 94)



Les mains vides

Kharraqânî disait qu’au jour du Jugement Dieu lui demanderait :

– Ô Abdul Hassan ! qu’as-tu emporté de ton existence terrestre ?

Et Kharraqânî précisait qu’il répondrait ainsi :

– Rien, Seigneur, rien. Toute ma vie passée, Tu m’as confié un chien méchant : mon ego, et j’ai dû constamment veiller à l’empêcher de nuire aux autres et à moi-même. Tu m’as donné une cabane crasseuse : mon âme ; j’ai passé mon temps à la nettoyer, et j’ai échoué. Que T’attendais-Tu à me voir emporter ?

(TuO, 212)

La question retournée

En rêve, quelqu’un vit Bayezid Bistami, le célèbre maître soufi. C’était largement après la mort de celui-ci.

– Ô maître ! s’exclama l’heureux visionnaire, dis-moi : que t’a-t-il été offert, dans l’autre monde ?

– On m’a bien au contraire interrogé sur ce que j’avais apporté, répondit Bistami, et j’ai dit : « À un pauvre voyageur qui arrive jusqu’aux marches du palais royal, on ne demande jamais s’il vient avec un présent — mais on s’informe de ce qu’il souhaite recevoir. »

(NuU, 57)



Une mendiante à la porte du ciel

Une femme dont toute la vie s’était déroulée dans la mendicité fut reconnue en rêve longtemps après sa mort.

Le rêveur la questionna :

– Que t’est-il arrivé dans l’autre monde ?

– On m’a demandé ce que j’avais apporté. J’ai rétorqué que j’avais passé mon existence à mendier de porte en porte, et que je l’avais toujours fait en référence à cette divine Porte et à la grâce de Dieu. Puis j’ai dit : « Et maintenant, je devrais, moi, la mendiante, offrir quelque chose ? »

– Que s’est-il passé ?

– Il a parlé à Son gardien, et Il a dit : « Elle a raison, laisse-la entrer. »

Jâmi (NuU, 57)



La conspiration du silence

Abdul Hassan Kharraqânî, l’amoureux de Dieu, est profondément recueilli. Il prie. Le grand silence est là. Soudain, la Voix :

– Ô Abdul Hassan ! Désires-tu que Je dise aux gens ce que Je sais de toi, en sorte qu’ils te tuent ?

– Ô Seigneur ! répond Kharraqânî, désires-Tu que je dise aux gens ce que je sais de Ton indulgence et de Ta miséricorde, en sorte qu’ils cessent de prier ?

– Alors…, dit la Voix, gardons le silence.

(TuO, 178)

L’insolent pèlerin

Un pèlerin soufi, à l’issue d’un long et dur voyage, atteignit enfin La Mecque et se rendit à la Maison de Dieu, à la sainte Ka'aba. Totalement épuisé, il s’effondra sur place et s’endormit jambes tournées vers le Lieu sacré. Un dévot, à la vue de cette irrespectueuse posture, secoua violemment le Soufi, le sermonnant avec aigreur :

– Misérable ! N’as-tu pas honte d’avoir ainsi étalé tes pieds crasseux face à la Demeure où se tient Dieu ?

– Oui, assurément, répondit le pèlerin, mais je ne sais que faire. S’il te plaît, aide-moi : place mes pieds dans une direction où Il ne se tiendrait point.

(Histoire relatée par Ustad Khalili)

Porte close

Nuit et jour un ignorant ânonnait cette prière :

– Seigneur ! Ouvrez-moi une porte par où fuir ma misère.

Rab'ia, la sainte femme soufie, l’entendit :

– Pauvre idiot ! Cette porte n’a jamais été fermée.

(MuT, 174)

Le chat

Shebli raconte :

Un jour, je rendis visite à Noori.

Je le trouvai profondément recueilli, dans un état de pleine concentration, absolument immobile.

De son corps, pas un cheveu, pas un cil, pas un poil ne bougeait.

Quand il sortit de cette plongée sans bords, je lui demandai qui lui avait enseigné une si parfaite quiétude.

Il me dit : « Je l’ai apprise d’un chat qui guettait une souris. Mais il parvenait à une immobilité bien supérieure à celle que je ne fais qu’approcher. »

(TuO, 44)



Le secret de Satan

Dieu dit à Son ami :

– Tu veux connaître le secret ? Demande à Satan.

L’homme fut donc amené à rencontrer le Diable, et à l’interroger sur son secret.

– Mon cher, répondit Satan, souviens-toi simplement de ceci : si tu ne souhaites pas devenir moi, évite de dire « je ».

(MuT, 154)



Strangers in the night

Au cœur de la nuit.

Kharraqânî médite.

Surgit la Voix :

– O Abdul Hassan, Je dois te donner tout ce que tu souhaites, sauf Mon divin pouvoir.

– Seigneur, murmure Kharraqânî, « donner, ne pas donner » : à quoi rime ce discours ?... Seuls des étrangers peuvent se parler de la sorte, et nous ne sommes pas des étrangers.

(TuO, 188)



Une querelle à propos de rien

Shebli vit deux enfants se battre pour une noix. Il prit cette noix en expliquant qu’il allait la diviser en deux parts égales, une pour chacun. Il en brisa la coque. Elle se révéla vide.

La Voix céleste intervint :

– A présent, Shebli, partage-la puisque tu prétends être le juste partageur !

Le maître soufi fut instantanément en proie à la honte, mais il trouva la force de soupirer :

– Seigneur ! Toute cette dispute entre deux enfants à propos d’une coquille creuse, et maintenant cette querelle entre Toi et moi à propos du juste partageur qui n’a rien à partager !...

(TuO, 146)



En pays inconnu

Kharraqânî raconte : Prends Dieu comme ami. Il est réconfortant pour un étranger d’avoir un complice en pays inconnu.

(TuO, 202)

J’ai vu Dieu en rêve. Je L’ai questionné

– Seigneur, quel est le chemin qui mène jusqu’à Toi ?

– Passe au-dessus de toi-même, et tu y es !

Bayezid Bistami (NuU, 57)



Le sens de l’appel

Shebli, un jour, à l’un de ses disciples :

– Sais-tu ce qu’il y a de faux dans ton effort pour t’unir à Dieu ?

– Non, maître. Qu’est-ce ?

– Tu prends uniquement soin de L’appeler à toi.

(TuO, 149)



Le mentir vrai

Shebli dit :

– Je dois faire face à trois disgrâces, chacune pire que la précédente.

– Quelle est la première ? demande-t-on.

– La Vérité a quitté mon cœur.

– Et la seconde, plus grave encore que celle-ci ?

– Le Mensonge a pris toute la place restée vacante !

– Et la troisième de ces infortunes, la plus terrible ?

– Ah, celle-là ! Elle tient à ce que je n’éprouve aucune douleur de cette situation, ni le moindre désir de lui chercher remède…

(TuO, 140)



Miroir

Dieu fut mon miroir durant trente années. Je suis désormais mon propre miroir. Cela veut dire que rien de ce que je fus n’a été abandonné. Je ne suis plus, c’est tout : Dieu est à Lui-même son miroir. Aussi est-il légitime de dire que je suis mon propre miroir. Son regard seul s’y lit. Il parle avec ma langue et je ne suis pas là.

Attâr (TuO, 151)



Sans où

Ceux du Paradis iront au Paradis.

Ceux de l’Enfer iront en Enfer.

Mais ceux de Dieu n’iront nulle part.

Ici-bas comme en l’autre monde, nulle place pour eux.

Abu Abbas Qassab (TuO, 157)



Le sens de la marche

Un voyageur, venu de la lointaine cité de Balkh rencontrer Umn Ali, une femme soufie, soupira en la saluant enfin :

– J’ai tant marché ! j’ai erré si longtemps pour me mettre à ton service afin de trouver Dieu !

– Pourquoi ne t’es-tu pas placé à Son service afin de me trouver ? lui rétorqua Umn Ali.

(NuU, 622)



Fausse prière

Un Soufi, dans le silence de sa méditation, eut soudain la vision d’une femme se livrant aux jeux de l’amour dans une maison de passe.

– Seigneur, soupira le Soufi, de grâce, donne-moi cette femme !

– Non ! fit la Voix : pourquoi n’as-tu pas prié que Je te donne, toi, à elle ?

Jâmî (NuU, 454)



Les deux coureurs

Ansârî dit que Dieu est sans cesse avec celui qui Le cherche. Il le tient par la main, et chacun court avec l’autre à la recherche de soi.

(NuU, 35)



Les gémissants

Fatima, la sœur de Mathna, une femme soufie de grand réputation, dit :

– Je suis toujours étonnée d’entendre des Soufis déclarer vivre dans l’amour de Dieu, et pleurer amèrement. N’ont-ils pas honte ? Si, comme ils le prétendent, ils sont unis à leur Bien-Aimé, que ne sont-ils heureux et pleins de gaieté ?

(NuU, 630)

Les chaînes sont à mes pieds

Abubakr Wasseti visite un asile d’aliénés. Il y rencontre un jeune homme chargé de fers, de lourdes chaînes aux chevilles, qui chante, rit et esquisse des pas de danse.

– Comment peux-tu te réjouir ainsi ? demande le Soufi.

– Ô maître ignorant ! s’esclaffe le fou. Les chaînes sont à mes pieds, non dans mon cœur.

(TuO, 224)



L’avez-vous réellement vu ?

On demande à Kharraqânî :

– Maître, les gens disent que vous avez vu Dieu. L’avez-vous réellement vu ? Quand, et où ?

– Bien sûr : en tout lieu et à tout instant où je ne me vois pas, je Le vois, Lui.

(TuO, 199)



§

SOURCE

Aphorismes et contes soufis, Texte français de Serge Sautreau, Albin Michel, 1995



“AVANT-PROPOS



Beaucoup s’agitent sur la surface de la planète, qui sont cependant des âmes mortes.

Beaucoup, enfouis au cœur de la terre, reposent — et sont vivants.

Kharraqâni.



Liberté de Majrouh



Un intellectuel qui ne plie pas face aux dogmes doit être éliminé : telle est la commune certitude des adeptes de la tyrannie, quels que soient les oripeaux idéologiques dont se pare celle-ci. En Afghanistan, étoile rouge et barbes vertes auront partagé cet aberrant axiome en vertu duquel la défense et l’illustration de leurs « pensées » devaient se fonder sur le meurtre. Tout homme dénonçant cette indignité, cette vieille barbarie — a fortiori s’il s’agit d’un lettré aimé et respecté —, ne saurait donc survivre. C’est dans cette sinistre perspective que s’inscrit l’assassinat de Sayd Bahodine Majrouh le 11 février 1988, à la veille du soixantième anniversaire du poète.

Créateur et infatigable animateur du Centre afghan d’information qui, durant la guerre soviéto-afghane, se donna mission d’informer et d’alerter l’opinion internationale de l’état de la lutte réelle menée à l’intérieur de l’Afghanistan face à l’occupant soviétique, Sayd Bahodine Majrouh n’a cessé, au fil d’une œuvre de conteur et de visionnaire, de mettre en garde contre les hystéries de l’histoire : dogmatismes, fanatismes, intégrismes en tous genres ne lui paraissaient porteurs ni d’espoir ni de vérité. Voilà de quoi se rendre insupportable aux yeux de ceux que rebute l’exigence de liberté. Leur réponse : une anonyme et honteuse rafale de mitraillette — doublement honteuse même, puisque jamais revendiquée. Sayd Bahodine Majrouh : sa stature d’homme éclairé, nourri de Diderot comme de Rûmî, manque désormais cruellement à l’Afghanistan, dont il avait prévu et redouté, dans l’immense Ego-Monstre, les terribles vicissitudes. Son meurtrier restera sans visage. Au moins savons-nous quel type d’« esprit » aura armé ce bras.

C’est en 1987 que Majrouh a recueilli et rassemblé ces différents contes et aphorismes. Si les traces de son intérêt pour le soufisme sont aisément repérables dans son œuvre, il n’en est pas moins significatif qu’il ait tenu à faire partager le goût très vif qu’il entretenait pour ces textes. Le sens du sacré dont ils témoignent, la liberté qui les habite : voici très précisément esquissé le profil de l’homme qui les a choisis et mis en perspective. Et cet homme est vivant.

SERGE SAUTREAU



Les Soufis, maintenant

URGENCE DES « FOSSILES »

En dépit d’une enfance tout imprégnée de l’atmosphère des classiques persans et, plus tard, de nombre d’années consacrées à la lecture et à la fréquentation des orientalistes de l’Occident, j’ai délibérément souhaité tenir cette anthologie à l’écart de toute prétention « érudite ».

Au cours des années 1960, à Kaboul, à l’occasion d’un séminaire international consacré à Ansârî, le célèbre maître spirituel de Hérat, la question fut posée de savoir si le soufisme était encore porteur d’un sens quelconque pour notre modernité. Symptomatiquement, les spécialistes occidentaux semblaient considérer les écrits soufis comme les manifestations d’une langue morte, et les Soufis eux-mêmes comme des manières de dinosaures dont ils étaient heureux d’avoir pu découvrir les fossiles. Ainsi les spécialistes se satisfaisaient-ils de produire des études scientifiques uniquement destinées à d’autres spécialistes… Il convient toutefois d’excepter les travaux de certains érudits hors pair tels que Louis Massignon, Henry Corbin et quelques autres *, qui ne considèrent nullement les textes soufis comme de simples monuments historiques, ni leur propre recherche comme un exercice savant, mais consacrent l’attention la plus pénétrante à l’« actualité métaphysique » de cette parole de naguère.

* Ainsi, Serge de Beaurecueil, dont l’immense travail consacré à Ansâri est bel et bien le fruit d’une investigation toute spirituelle de la vie et de l’œuvre de ce très grand Soufi. De Ansâri, nous pouvons aujourd’hui lire, grâce à Serge de Beaurecueil : Chemin de Dieu, et les admirables Cris du Cœur. Vie d’Anse (Éd. Sindbad). (N.d.T.)

Le message des Soufis au monde moderne, tel était le titre du bref exposé que je présentai pour ce séminaire sur Ansârî. Cet exposé suscita des réactions positives. Sa perspective était la suivante : bien que le langage des savants et des philosophes de l’Islam médiéval, à la suite des enseignements d’Aristote, puisse être tenu pour défunt au regard de la science, de la technologie et de la philosophie modernes, la littérature soufie reste cependant parfaitement vivante et possède une haute signification pour l’homme du XXe siècle.

Depuis Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, l’exploration spirituelle a visiblement perdu de sa pertinence pour les Occidentaux, et la notion même de mysticisme a été entachée de connotations négatives particulièrement virulentes. Ainsi est-elle devenue pour beaucoup synonyme d’irrationalité, d’égarement non scientifique, sinon de mystification. Mais le soufisme — c’est-à-dire, de son nom d’origine, le Tassawuf, et nous le désignerons aussi bien par ce mot dans notre ouvrage — qui constitue, au moins dans l’Orient islamique, l’équivalent du mysticisme, n’a nullement perdu son sens originel. Il est vrai que dans les pays musulmans il y a toujours eu, et il y a encore, des charlatans pour se poser en maîtres soufis, pseudo-guérisseurs et faiseurs de miracles, qui abusent les gens pour accumuler puissance et richesses personnelles. Reste que les véritables Soufis se situent précisément à l’opposé de ces entreprises de duperie. Le soufisme est essentiellement une expérience intime de rapproche de Dieu : il est donc absolument urgent, moderne, et porteur de sens pour l’homme d’aujourd’hui, qui est aussi l’homme de toujours.



L’APPROCHE ET LE TEMPS

Le Soufi pratique un idéal de perfection. À ses yeux, chaque être est un monde : singulier, concret, doté d’un rythme spécifique. Aussi le Tassawuf ne se présente-t-il pas comme une doctrine pourvue de règles, de principes et de lois que chacun aurait à observer. Chaque voyageur du Chemin (c’est-à-dire tout homme vivant sa vie en la consacrant à la recherche de la réalisation spirituelle) doit trouver sa propre-voie, spécifique et personnelle, vers la perfection. Et le meilleur guide spirituel est bien celui qui se montre capable d’emmener son disciple sur cette voie, en accord avec les aptitudes et limites individuelles de celui-ci.

Si le Soufi ne se préoccupe guère de l’histoire, il se montre en revanche profondément sensible au temps. Il est conscient du fait que l’effort de l’homme vers la perfection se déploie dans la dimension temporelle : d’où la nécessité de travailler jour et nuit sur lui-même, sur son âme, sur son corps, pour gravir, degré après degré, la grande Échelle du Temps. Chaque échelon doit être atteint, habité, vécu en profondeur avant d’être abandonné pour le prochain, plus haut, plus intense. Le voyageur peut retomber, reculer, déchoir, mais il ne saurait sauter les étapes. La révolution intérieure ne surgit qu’au-dedans de l’arche du temps. Le progrès spirituel n’apparaît que dans le royaume du temps. L’homme n’est pas un être sans fin ni sans âge. Il n’est pas Dieu. Kharraqâni, le célèbre maître soufi*, disait :

* Abrupt, inflexible et visionnaire, il fut l’orienteur spirituel du grand Ansârî de Hérat. Celui-ci relate leur première entrevue, en 1033, au village de Khama : « Dès qu’il me vit, il s’écria (en déformant les mots dans son dialecte) : Entre, 6 mon Bien-Aimé ! C’est de l’Océan que tu es venu ! Dieu seul sait le sens de ces paroles, qui lui vinrent du monde invisible (…) Je lui posai cinq questions, trois avec la langue et deux avec le cœur. Il répondit à toutes puis (…) poussa un cri, les larmes se mirent à ruisseler de ses yeux, et il me parla. » Plus tard, à la fin de sa vie, Ansàrî n’hésitera pas à déclarer : « Si je n’avais pas rencontré Kharraqâtd, je n’aurais jamais connu la Réalité. » (Voir Cris du Cœur. Vie d’Amati, par Serge de Beaurecueil, op. cit. (N.d.T.)



« L’homme véritable est celui qui sait comment se soumettre au pouvoir du temps. »

À propos de la voie vers la perfection, longuement explorée au cours de toute une vie, il ajoutait :

Un homme, pour accéder à lui-même en tant qu’homme véritable, a besoin de quarante années de souffrance :

Dix pour que ses pieds et ses mains se meuvent avec justesse.

Dix pour que sa langue parle avec justesse.

Dix pour que son esprit pense avec justesse.

Dix pour que son cœur s’émeuve avec justesse.



LE MOI ET LA CITÉ

Si Dieu est chassé de la ville des hommes — qui est la Cité de l’Âme — un désastre s’ensuit nécessairement : le Moi de l’homme s’abat sur la Cité de l’Âme. S’imaginant libéré d’un pouvoir discrétionnaire, il aspire à en posséder un semblable. Il prétend à être Dieu sur Terre. L’incontrôlée, l’incontrôlable volonté de puissance le plonge sous peu dans la folie. L’Ego se fait Monstre, et la Cité bascule et retourne au néant. D’anciennes légendes nous laissent des échos de ces sinistres destinées.

Ainsi, il était une fois un monstre qui, sous l’aspect d’un guerrier chevauchant un gigantesque cheval noir, arriva d’une contrée inconnue pour faire main basse sur la ville des hommes. Il s’en proclama le maître absolu, exigeant d’être aveuglément adoré, prié et obéi. Des sacrifices lui furent quotidiennement donnés en offrande. Sa vérité ? Il engloutissait les cœurs. Un par un, il dévora ses sujets. La Cité fut plongée dans un silence de plus en plus oppressant, qui préluda à l’anéantissement complet. À la fin tout retourna au désert, avec des ruines spectrales dressées dans la ténèbre sanguinolente d’un crépuscule sans fin*.

* Voir Ego-Monstre I et II : Le voyageur de minuit et Le rire des amants, éd. Phébus 1989 et 1991.



C’est exactement ce qu’un Moi délié de toute préoccupation spirituelle produit au creux des âmes. Tyrannie et despotisme apparaissent. Répression et injustice règnent. Aussi les plus dangereux d’entre les êtres sont-ils ceux qui décident d’améliorer ou de « libérer » les hommes et les sociétés en provoquant des révolutions. Le Soufi, à sa manière, est un révolutionnaire, mais sa révolution est essentiellement intérieure. Elle est de nature spirituelle. Elle opère sur lui-même. Le Soufi constate que quiconque n’a pas mené à leur terme des transformations authentiques et radicales au-dedans de soi, et décrète cependant la transformation du monde alentour, n’apporte qu’un surcroît de misère et de souffrance. Si une révolution doit être un bouleversement violent qui nécessite destructions et bains de sang, alors il s’agit d’une calamité qui jamais n’ouvrira les vivants à la bonté. La fin, on le sait ou on croit le savoir, ne justifie pas les moyens. Seul un être ayant achevé sa propre révolution sera capable de guider autrui sur des chemins judicieux : non par des traverses chaotiques, mais au fil d’une évolution mesurée, pas à pas dans la marche du temps.

Le Soufi est spontanément non conformiste. Dissident qui défend sa liberté individuelle, il nargue sans cesse le despotisme et s’en réfère à sa seule discipline. Il respecte les lois qui n’attentent pas à sa démarche. Il prie plus et mieux que les autres hommes de foi : non par ostentation, mais pour aller vers la maîtrise de soi. Jamais il ne passe compromis avec le mensonge et l’iniquité. Que la société se corrompe au point de lui interdire toute action utile à autrui, il abandonne alors la cité. Retiré au désert, il choisit, là comme ailleurs, la solitude et la liberté.



LE RIRE QUI NE RIT POINT

Attâr, Jâmî, Muni, Hujwîrî, Ibn Arabi : telles sont les principales sources auxquelles puise cette anthologie. À eux seuls, ces maîtres en convoquent ici une quarantaine d’autres, non moins véhéments, surprenants, décapants. Tous nous parlent du fond des siècles — disons : depuis les années 1000 pour les plus anciens, jusqu’en 1300-1400.

Enfin, le grand poète afghan contemporain Ustad Khalilallah Khalîli, mort à Islamabad, en exil, le 3 mai 1987, était lui-même un trésor vivant quant à sa connaissance des classiques persans, et tout spécialement de la littérature soufi : ses conseils et ses indications me furent des plus précieux, et pas seulement pour cette anthologie.

Afin de maintenir un caractère vivant à cette approche, nous nous épargnerons les digressions savantes relatives aux différentes écoles du Tassawuf, à leurs origines historiques liées aux néoplatoniciens, aux tendances mystiques préislamiques de l’ancienne Perse et de l’Inde, etc. La première partie de ce livre, Tassawuf, nous permettra d’entendre les maîtres soufis et ce qu’ils ont à nous dire sur eux-mêmes et sur leur discipline. La seconde partie, Humour, et la troisième, Sagesse, tentent de rendre sensible le rapport extrêmement particulier, à la fois grave et enjoué, solennel et familier, subtil et contestataire, vivifiant donc, du Soufi face à Dieu.

Les musulmans dévots, les théologiens et les chefs religieux considèrent volontiers le rire comme une manifestation dangereuse, perverse et diabolique : il convient donc de l’éviter, voire de le réprimer. Un bon croyant, un homme de foi est ainsi supposé devoir être d’un sérieux mortel, constamment recroquevillé dans la crainte de Dieu. De ces sévères pleureurs, on doit à la vérité de reconnaître qu’il en existe également pas mal jusque chez les Soufis. Ceux-là accordent crédit à cette croyance : puisqu’en ce monde l’homme vit dans la séparation du Bien-Aimé, l’affliction est donc de rigueur, et les larmes sont les signes les plus flagrants de l’amour qu’on Lui porte.

Pourtant, se gaussant au passage de ces ostentatoires du Toujours-Mieux-Gémir qui semblent ignorer qu’il leur reste à mourir à eux-mêmes, les Soufis — et non les moindres — rient et savent comment rire. Leur humour possède une double fonction : à l’égard des hommes, il est un fluide spirituel ; il fait passer le courant, et le sens du courant. À l’égard du divin, il se révèle un canal supérieur de communication ; mieux que de l’intuition : la présence.

J’ai esquissé, dans Le Rire des amants, une brève théorie du rire. Je ne la reprendrai pas ici, sinon pour situer le rire des Soufis encore au-delà de la clarté du rire amoureux, tel qu’il peut être vécu par des amants. Il semble bien que les Soufis, parmi tous les mystiques, aient bénéficié de cette faculté, de ce privilège insigne et rare, de pouvoir rejoindre Dieu à travers un rire authentiquement partagé avec Lui. Certes, plutôt que d’un fou rire, il s’agit d’un sourire, et pas de n’importe lequel :

Le rire suprême ne rit point.

Terrible est Son regard.

Abyssal, Son amour.

(Hujwîrî)

Nous voici prévenus : au rendez-vous des Soufis, les paradoxes guettent. Le lecteur désireux d’écouter leur voix et d’éprouver le déclic de ce rire qui ne rit point peut maintenant entamer son pèlerinage à travers leurs aphorismes, au fil de leurs récits. Tandis qu’il en goûtera la saveur, nous prierons Dieu qu’Il le protège des érudits et des dévots.

SAYD BAHODINE MAIROUH Peshawar, 1987.







TABLE

Table des matières

MYSTIQUES D’ISLAM 3

II 3

DU QUATORZIÈME AU VINGTIÈME SIÈCLE 3

SULTAN VALAD 5

SOURCE 6

Introduction 6

§ 6

Maître et disciple (Kitâb al-Ma’ârif) 7

IBN ‘ABBAD DE RONDA 137

SOURCE 137

ELEMENTS BIOGRAPHIQUES 137

§ 138

Extraits du Shark Hikam 139

SHABESTARI & LAHIJI 175

SOURCE 176

Extraits de la PREFACE 176

§ 177

Shabestari La Roseraie du Mystère 178

Prologue 178

La raison pour laquelle ce livre fut écrit 180

Question 1 182

Question 2 185

Réponse 2 185

Illustration 186

Règle 1 188

Règle 2 190

Règle 3 Pensées sur les cieux 191

Illustration 192

Règle 4 Pensées sur les âmes 194

Question 3 195

Réponse 3 195

Question 4 197

Réponse 4 197

Règle 1 197

Illustration 1 199

Réponse 4 (suite) 199

Illustration 2 200

Règle 2 200

Illustration 3 201

Question 5 202

Réponse 5 202

Question 6 203

Réponse 6 203

Illustration 204

Question 7 205

Réponse 7 205

Illustration 235 206

Question 8 207

Réponse 8 207

Illustration Sur les modalités de l’Être 208

Question 9 210

Réponse 9 210

Question 10 213

Réponse 10 213

Illustration 1 213

Règle Des vertus et des bonnes dispositions 215

Illustration 2 216

Question 11 217

Réponse 11 217

Illustration 218

Règle 220

Question 12 222

Réponse 12 222

Question 13 Le langage symbolique 222

Réponse 13 223

L’œil et la lèvre 224

De la boucle 225

De la joue et du duvet357 226

Question 14 228

Réponse 14 228

Les habitués des tavernes 230

Question 15 232

Réponse 15 232

Du cordon sacré 233

Du christianisme 236

Illustration 236

Des idoles et des jeunes chrétiens 238

Épilogue 240

Lahîjî Commentaire (extraits) 241

Notes 326

HAFEZ de CHIRAZ ~ 1316 ~1390 351

351

Ghazals 353

GHAZAL 1 353

GHAZAL 50 356

GHAZAL 301 361

GHAZAL 310 362

GHAZAL 314 364

GHAZAL 343 365

GHAZAL 392 367

GHAZAL 474 368

GHAZAL 477 370

§ 373

SOURCE 373

Extrait de l’introduction par Charles-Henri de Fouchécour 373

NAQSHBAND 379

Autour du Daré Mansour : l’apprentissage mystique de Baha' al-din Naqshband (Marijan Molé) 381

SOURCE 407

JILI 409

De l’Essence (adh-Dhât) 411

Du nom (al-Ism) 413

De la Qualité (aç-çffah) 415

De la Qualité de Divinité 418

De l’Unité (al-ahadiyah) 422

De l’Unicité (al-Wâhidiyah) 423

De la Béatitude miséricordieuse (ar-rahmâniyah) 425

De l’Obscurité divine (al — « Amâ) 428

Du Dévoilement (tajalli) des Activités divines (al-af’âI) 432

Du Dévoilement (tajallî) des Noms divins 435

Du Dévoilement (tajallî) des Qualités divines 439

Du Dévoilement (majlâ) de l’Essence 446

§ 450

SOURCE 450

INTRODUCTION [Titus Burckhardt] 450

JÂMI 453

Les Jaillissements de Lumière 455

AU NOM DE DIEU LE CLÉMENT LE MISÉRICORDIEUX 455

Invocations 456

Avant-propos 457

Première illumination 458

Deuxième illumination 458

Troisième illumination 459

Quatrième illumination 460

Cinquième illumination 461

Sixième illumination 461

Septième illumination 463

Huitième illumination 464

Neuvième illumination 464

Dixième illumination 465

Onzième illumination 466

Douzième illumination 466

Treizième illumination 466

Quatorzième illumination 467

Quinzième illumination 468

Seizième illumination 469

Dix-septième illumination 470

Dix-huitième illumination 473

Dix-neuvième illumination 474

Vingtième illumination 475

Vingt et unième illumination 475

Vingt-deuxième illumination 477

Vingt-troisième illumination 478

Vingt-quatrième illumination 479

Vingt-cinquième illumination 481

Vingt-sixième illumination 483

Vingt-septième illumination 488

Vingt-huitième illumination 489

Vingt-neuvième illumination 490

Trentième illumination 490

Trente et unième illumination 491

Trente-deuxième illumination 492

Trente-troisième illumination 492

Trente-quatrième illumination 494

Trente-cinquième illumination 494

Trente-sixième illumination 495

Conclusion 496

§ 499

SOURCE 499

INTRODUCTION [Yann Richard] 499

Jâmi et son temps 499

Jâmi et le soufisme Naqsbandi 501

SAYD BAHODINE MAJROUH 505

Rire avec dieu 507

§ 516

SOURCE 516

“AVANT-PROPOS 516

Liberté de Majrouh 516

TABLE 522

TABLE REDUITE 527

Fin 528





TABLE REDUITE

Table des matières

MYSTIQUES D’ISLAM 3

II 3

DU QUATORZIÈME AU VINGTIÈME SIÈCLE 3

SULTAN VALAD 5

IBN ‘ABBAD DE RONDA 137

SHABESTARI & LAHIJI 175

HAFEZ de CHIRAZ ~ 1316 ~1390 351

NAQSHBAND 379

JILI 409

JÂMI 453

SAYD BAHODINE MAJROUH 505

TABLE 522

TABLE REDUITE 527





Fin

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1Je donne l’intégrale de ce long texte que l’on découvrira progressivement.

2Première note : « 1”. Les appels des notes de la traduction renvoient en fin de la section «Valad». Il s’agit généralement de références au Coran.

3 Première section.

4Un saint reclus tenté par le démon.

5Iblis : figure citée dans le Coran, généralement dans un contexte lié à la création d’Adam (en) et l’ordre de se prosterner devant lui. Après son refus, il a été chassé du ciel. En raison de sa chute, il est souvent comparé à Satan des traditions chrétiennes.

6Khezr ou Khidr : a righteous servant of God possessing great wisdom or mystic knowledge. In various Islamic and non-Islamic traditions, Khidr is described as a messenger, prophet.

7 Bistami (IXe siècle, v. tome I).

8Le voyage nocturne de Mohammad.

9Paul Nwyia, Ibn ‘Abbad de Ronda (1332-1390), 21-22.

10 Commentaire de Lahiji n° 1 donné infra

11 Note n° 2 (les notes sont situées après le commentaire de Lahîjî).

12Hâfez de Chiraz, Le Divân/Œuvre lyrique d’un spirituel en Perse au XIVe siècle, Introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour, Verdier/poche, 2006.



13(note 118 reprise :) On trouve, parmi les conseils laissés par «Abd al-Khaliq à ses disciples [transmis par lesRashahat, p. 20] le passage suivant :… “Ne construis pas de khanqah; ne t’assieds-toi dans les khanqha; ne fais pas beaucoup de sama, parce que le sama’ sème la discorde; et que souvent le sama tue le cœur; mais ne nie pas le sama, parce que nombreux sont ceux qui le pratiquent… -- On comparera directement ici la sentence attribuée à, un malamati par Sulami, p. 103-104 : ‘Nous n’abandonnons pas les séances de sama’ parce que nous les blâmons ou rejetons, mais de peur que ne soit révélé notre état que nous tenons secret ».

Les conseils qui précèdent interdisent de chercher la renommée [shuhrat ; cf. Sulami, 103 : la renommée provoque une séparation avec les autres hommes, et c’est également la raison pour laquelle il est recommandé de se distinguer par quoi que ce soit d’eux], demandent de faire la prière avec les autres, défendent de vivre aux dépens des autres — tout cela se retrouve chez les malamatiya. Et le conseil de ne pas fréquenter les soufis ignorants peut être significatif dans ce contexte.

Je trouve, dans une petite brochure do propagande soufie, publiée le 15 décembre 1058 par le shaikh shuyiuh furuq al-sufiya d’Égypte, relevé comme marque distinctive de `Abd al-Khaliq, considéré comme le fondateur des Naqshhandiya, le fait qu’il ait caché son état.


14Sauf ici nous omettons les termes arabes et les parenthèses des traductions qui suivent.

15Substance primordiale

16Qui reçut tous les noms et devant lequel les anges durent se prosterner

1