José de Jésus
Maria [Quiroga]
Adaptation
par la Mère Marie du Saint-Sacrement
&
Apologie mystique
en défense de la Contemplation divine
Traductions par le Père Max
de Longchamp
Dossier assemblé par Dominique Tronc
Selon saint Jean de la Croix, saint Thomas d’Aquin et saint Denis
L’accueil inattendu fait récemment à 1’austère Retraite tirée des Écrits du nouveau Docteur mystique de 1’Église[1] (1), le goût que non seulement les habitants du cloître et les âmes sacerdotales, mais les gens du monde sincèrement désireux de s’approcher de Dieu, ont témoigné prendre à cet enseignement, nous ont donné la pensée de présenter aux uns et aux autres un moyen approprié de s’assimiler pleinement la doctrine de notre incomparable Saint sur l’oraison.
La matière de ce livre nous a été fournie par un frère de saint Jean de la Croix, son contemporain, profondément imbu de ses enseignements. Nous voulons parler du P. Joseph de Jésus-Marie de Quiroga. Entre un grand nombre d’autres ouvrages, dont une Vie de son bienheureux Père, il composa deux opuscules, dont le premier est intitulé : Don que tuvo el venerable Padre, Fray Juan de la Cruz para guiar las almas à Dios, et le second: Respuesta a algunas razones contrarias a la contemplación afectiva y oscura que N. santo Padre Fr. Juan de la Cruz, guiado de Dios, de la Escritura y de los Santos, enseño en sus escritos.
L’un et l’autre se trouvent parmi les Manuscrits de la Bibliothèque nationale de Madrid ; l’un et l’autre ont été publiés en entier dans le Tome III des Œuvres de saint Jean de la Croix (Édition de Tolède, 1912 - 1914).
Ces opuscules furent écrits au XVIIe siècle, en vue de défendre et expliquer la doctrine spirituelle de notre Docteur mystique, que l’ignorance s’efforçait alors d’obscurcir. Ils avaient aussi pour but de donner aux nouveaux contemplatifs, qui hésitent ou tâtonnent dans la voie de l’oraison, des directives sûres, tirées des écrits du Saint et des grands maîtres de la vie spirituelle. La doctrine de saint Jean de la Croix est depuis longtemps hors des atteintes de la critique, il ne saurait donc plus être question de la défendre. Mais les directives aux nouveaux contemplatifs sont de tous les temps. Ces opuscules répandent tant de clarté sur la voie de l’oraison, qu’il nous a paru désirable de les faire connaître, dans les pays de langue française, aux âmes avides d’union avec Dieu.
Ils montrent d’abord que la doctrine du grand contemplatif espagnol est celle de saint Denis, le prince de la théologie mystique, et celle de 1’angélique docteur saint Thomas, le prince de la théologie scolastique. Notre bienheureux Père les suit l’un et l’autre pas à pas, en ajoutant à leurs lumières celles de son expérience personnelle.
En second lieu, ils rendent lumineuse et facile une voie qui paraît à beaucoup ardue et impraticable.
Enfin — et c’est là pour les âmes d’oraison un point du plus haut intérêt — ils mettent en relief cette vérité, trop oubliée de plusieurs, qu’il faut distinguer de la contemplation entièrement passive à laquelle on n’a entrée que d’une manière toute gratuite, la contemplation surnaturelle[2] qui s’exerce avec le secours ordinaire de la grâce, dans la lumière de la foi et sous l’illumination du don de Sagesse[3].
On nous dira : Y a-t-il donc plus d’une contemplation surnaturelle ? – si 1’on y prête une sérieuse attention, répondrons-nous, on se voit obligé d’admettre non une contemplation surnaturelle en général, mais plusieurs, que l’on peut diviser en deux grandes classes — auxquelles plusieurs viennent plus ou moins se rattacher — puis d’autres encore, qui sont plus rares, plus exceptionnelles et bien distinctes des deux premières.
La première des deux grandes classes de contemplation est celle de sainte Thérèse, c’est-à-dire la contemplation totalement infuse, la contemplation passive dans toute son ampleur et sa plénitude. Elle comporte non seulement le goût savoureux des mystères de la foi, mais l’oraison d’union, les ravissements, les visions, les locutions surnaturelles et se couronne par le mariage spirituel.
La seconde classe de contemplation surnaturelle est la contemplation obscure de saint Jean de la Croix. Elle débute par la contemplation mixte[4], exercée avec le secours ordinaire de la grâce, sous l’illumination du don de Sagesse. Cette contemplation mixte est ainsi nommée parce qu’elle est tout d’abord mi-partie acquise, mi-partie infuse. Elle doit néanmoins se ramener à la contemplation infuse. Sous l’action progressive de Dieu et la fidélité de l’âme, elle aboutit à une contemplation totalement infuse, qui peut comporter — mais ne comporte pas toujours — les ravissements et le mariage spirituel. Il est toutefois à remarquer que dans cette voie les visions et les révélations doivent, autant que possible, être écartées, en sorte que tout soit ramené à la contemplation obscure, générale et confuse.
Ce qui permet de distinguer ces deux classes de contemplation, ce sont leurs caractères bien distincts. Les confondre et les mêler, comme on ne le fait que trop souvent, constitue, a notre avis, une erreur grosse de conséquences[5].
Ces deux contemplations, nous l’avons dit, ne sont pas les seules. Il y en a d’autres, qui sont tout à fait exceptionnelles, et les cas qui s’y rattachent se rencontrent rarement. Ce sont les diverses contemplations que décrivent respectivement le bienheureux Ruysbroek, sainte Angèle de Foligno, sainte Catherine de Gênes, Jean de Saint-Samson et quelques autres.
Le P. de Quiroga, dans les opuscules que nous suivons, s’attache à la contemplation mixte[6], qui, nous l’avons dit, est la contemplation initiale de saint Jean de la Croix. Il l’explique très clairement dans le texte qui forme nos chapitres I et VIII. Il nous dit que cette contemplation « est accordée de Dieu selon notre mode humain[7], par le moyen de la lumière de la foi et des secours ordinaires de la grâce ». « Et cette contemplation-1à, affirme-t-il, nous pouvons l’exercer toutes les fois que nous le voulons, de même que nous pouvons produire tout autre acte de foi avec ces mêmes secours. On y est illuminé surnaturellement par le don de Sagesse, également selon notre mode humain[8]. »
Nous pouvons l’exercer toutes les fois que nous le voulons. Voilà qui peut surprendre au premier abord. Et cependant saint Jean de la Croix, qui décrit la même contemplation, est de cet avis. Nous lisons en effet dans la Montée du Carmel, L.II, ch.XIII, oú le Saint parle des personnes qui commencent à expérimenter ce genre de faveurs surnaturelles[9] : « Au commencement de leur progrès, dit-il, l’habitude de cette connaissance simple n’est pas si parfaite, qu’elles puissent toutes les fois qu’elles le veulent la faire passer en acte. » C’est bien nous dire qu’il vient un moment ou les personnes spirituelles peuvent exercer la contemplation mixte, dans la lumière de la foi et sous l’illumination du don de Sagesse, à peu près quand elles le veulent. C’est ce qui faisait dire[10] au grand mystique Ruysbroek, qui connaissait tous les genres de contemplation, qu’il lui était « aussi facile d’entrer en contemplation que d’étendre la main ». Evidemment il ne pouvait parler ici que de la contemplation qui nous occupe, de celle que l’on appelle « contemplation mixte ».
Toutes les fois que nous le voulons, nous dit le P. de Quiroga. Mais il prend soin d’expliquer sa pensée. Il en est ainsi pour ceux qui savent écarter tous les obstacles qui s’opposent à l’illumination du don de Sagesse, et ce n’est pas chose si facile, puisque — il nous l’assure — assez rares sont les contemplatifs qui y réussissent.
Ce qu’il nous dit de cette contemplation exercée avec le secours ordinaire de la grâce, sous la lumière de la foi et l’illumination du don de sagesse, se trouve corroborée par l’enseignement du célèbre Cardinal Billot[11], S.J. D’après ce grand théologien, le Saint-Esprit meut les âmes de deux façons : 1. selon le mode commun, qui ne dépasse pas les lois ordinaires de la grâce, 2. selon un mode extraordinaire et préternaturel, « alors qu’il s’agit d’oraison de quiétude, d’union simple, d’union extatique et d’union consommée, toutes choses dont sainte Thérèse, redescendue, ce semble, du troisième ciel, a divinement écrit ». Les dons s’exercent donc d’une double manière, « selon la diversité de l’opération multiforme du Saint-Esprit, qui, suivant le libre vouloir de sa toute-puissance, souffle oú il veut et se départ à chacun comme il lui plaît ». (De Virtutibus infusis – De Donis Spiritus Sancti, p. 181-187)
D’après le P. de Quiroga, la contemplation surnaturelle exercée dans la lumière de la foi, rentre dans le mode commun des opérations de l’Esprit-Saint, qui ne dépassent point les lois ordinaires de la grâce, le divin Esprit accommodant alors 1’action de ses dons à l’ordre de notre nature.
De son côté, le docteur de l’Église saint Basile-le-Grand[12] nomme formellement « la connaissance intellectuelle par la foi », et il la recommande en ces termes : « Ne cherche pas en Dieu une connaissance visuelle, mais confie à ton esprit le trésor de la foi, et tu obtiens aussitôt une connaissance de Dieu intellectuelle. »
Il importe de le remarquer, la contemplation mixte, base de la contemplation obscure de saint Jean de la Croix, ne doit pas s’identifier avec la contemplation acquise[13]. Celle-ci, à le bien prendre, n’est qu’une forme de méditation, dans laquelle les vues simples et les affections dominent. Mais il serait entièrement inexact de dire — ainsi qu’on l’a fait il y a quelques années — que la contemplation acquise est toute la contemplation de saint Jean de la Croix. I1 est clair que si saint Jean de la Croix n’avait été que le docteur de la contemplation acquise, il ne serait pas appelé « le docteur mystique » de l’Église. La vérité est, répétons-le, qu’à la base de sa contemplation infuse se trouve la contemplation mi-partie acquise, mi-partie infuse, par laquelle, si le Seigneur le juge bon, l’âme peut arriver progressivement à une surnaturelle et directe communication avec lui, à la participation entièrement infuse à ses perfections, et par là aussi à la transformation d’amour, ce qui est proprement la contemplation de saint Jean de la Croix[14].
Dira-t-on que la contemplation simple sous la lumière de la foi, que notre docteur mystique met à la base de sa contemplation infuse, doit s’assimiler à l’oraison que sainte Thérèse nomme de quiétude, et que ce n’est qu’une seule et contemplation infuse encore a ses débuts ? Ce serait se tromper beaucoup. Au témoignage de sainte Thérèse, parlant de l’oraison de quiétude au chap. XV du Livre de sa Vie, « il est impossible de ne pas se rendre compte sur-le-champ que ce n’est pas chose qui s’acquière ». Et au Château intérieur, IVe Dem., ch.II, elle dit plus expressément encore : « Cette eau procède de la source même, qui est Dieu... N’étant pas amenée par des canaux, si la source refuse à la donner, nous nous fatiguerons en vain. Je veux dire que nous aurons beau multiplier nos méditations, nous pressurer le cœur et verser des larmes, tout sera inutile. Ce n’est point la voie par laquelle arrive cette eau. »
C’est nous dire clairement que dans cette oraison passive, bien qu’initiale, l’âme n’apporte point sa part d’activité qu’elle ne peut y contribuer en rien. Evidemment cet état passif n’est pas continu. Il y a des intervalles, pendant lesquels la méditation et même la prière vocale redeviennent possibles. Mais il n’en est pas moins vrai que l’oraison de quiétude, comme telle, procède de la source même, qui est Dieu", que le concours de l’âme y est nul.
Au contraire, la contemplation initiale de saint Jean de la Croix comporte le concours de l’âme. Et c’est là une des nombreuses différences qui distinguent les contemplations de nos deux grands mystiques. Dans tout le cours de la voie qui conduit à l’union consommée — il serait facile de le faire voir — la double modalité s’accuse. Puis les deux contemplations se rejoignent dans les sommets, lorsqu’il s’agit soit de la glorieuse blessure d’amour infligée par le séraphin, soit des ravissements ou extases avec leur contemplation sublime, soit du mariage spirituel, faveur rare et privilégie entre toutes, qui consomme la transformation d’amour et la divinisation de l’âme.
Revenant à la contemplation mixte, base de la contemplation obscure de saint Jean de la Croix, nous dirons qu’en ceci le P. de Quiroga n’a pas fait une innovation et que son texte n’est pas facilement controversable, puisque — il le démontre péremptoirement — cette contemplation est réellement à la base de la doctrine mystique de saint Jean ds la Croix. Nous n’en voulons pas d’autre preuve que ces lignes de la Montée du Carmel, citées plus haut : « Au commencement de leur progrès, l’habitude de cette connaissance simple n’est pas si parfaite, qu’elles (les personnes qui commencent à expérimenter ce genre de faveur) puissent toutes les fois qu’elles le veulent la faire cesser en acte ». Redisons-le donc, ceci montre bien que d’après notre saint docteur les personnes spirituelles peuvent, lorsqu’un certain temps d’exercice les a mises à même d’écarter les obstacles à l’illumination divine, user à peu près quand elles le veulent, de cette contemplation simple, exercée dans la lumière de la foi, et que la chose dépend en grande partie de leur fidélité.
Aussi bien, cette contemplation est-elle admise par Richard de Saint-Victor, autorité de premier ordre lorsqu’il s’agit de contemplation. Le grand mystique du XIIe siècle distingue, en effet, la contemplation entièrement infuse, in sola gratia, et la contemplation ex adjuncta industria, où notre exercice personnel opère avec la coopération de la grâce, Dei quidem cooperatione. (De gratis contemplationis, T . V., cap. I.)
Des auteurs spirituels plus modernes parlent de même.
Il y a quelques années, un Carme Déchaussé de Belgique, le P. Alphonse de la Mère des Douleurs — qui écrivait avant la publication des opuscules du P.de Quiroga — se basant sur une étude personnelle et impartiale des écrits de nos deux Saints, s’exprimait ainsi : « Sainte Thérèse et saint Jean de la Croix n’emploient pas le mot contemplation dans le même sens. Sainte Thérèse lui donne une acception très restreinte : elle ne s’en sert que pour désigner une oraison tout à fait surnaturelle. Saint Jean de la Croix au contraire l’emploie fréquemment dans le sens d’une oraison mixte en partie naturelle ou acquise, qui dépend de nos propres efforts aidés de la grâce, et dont les effets dans notre âme ne peuvent être opérés que par Dieu seul. » (Pratique de l’oraison mentale, T. Ier, p. 4.)
Rien de plus juste que cette remarque[15]. Il y a peu d’années, le P. Gabriel de Sainte Marie-Madeleine[16], également Carme Déchaussé, alors professeur au Collège philosophique de Courtrai, dans une remarquable étude sur la « Contemplation acquise », avait un paragraphe entier sur la Contemplation mixte ramenée à l’infuse. Il commence par nous dire que « le principe surnaturel de la contemplation infuse est le plus fréquemment la motion divine actualisant les dons du Saint-Esprit. » Il poursuit : « Ce sera parfois une lumière plus élevée que celle des dons, communiquée transitoirement à l’âme ». Il nous dit ensuite que la contemplation mixte tient le milieu entre la contemplation acquise et la contemplation passive la plus élevée, la plus parfaite. Elle est tout à fait distincte de la contemplation acquise. D’après lui, c’est à la contemplation mixte qu’il faut ramener le commencement de contemplation infuse dont saint Jean de la Croix nous parle dans la Nuit_du sens. Il nous fait remarquer que les grands théologiens Carmes Déchaussés du XVIIe siècle, qui s’appellent Thomas de Jésus, Philippe de la Trinité et Joseph du Saint Esprit, ont notés dans leurs ouvrages l’existence d’une contemplation mixte c’est-à-dire mi-partie acquise, mi-partie infuse, devant par conséquent être regardée comme une contemplation surnaturelle.
À notre avis — et nous pourrions en apporter les preuves — c’est celle dont parlent les anciens, comme saint Grégoire, saint Albert-le‑Grand, saint Thomas. Il est facile de la distinguer de la contemplation de sainte Thérèse, laquelle — tous les écrits de la Sainte en font foi — est une contemplation lumineuse et distincte, entièrement surnaturelle et passive, telle par exemple que celle de sainte Catherine de Sienne, de saint Ignace de Loyola et d’autres grands Saints.
Nous pourrions, en faveur de la contemplation mixte, invoquer hors du Carmel des noms connus, soit dans la Compagnie de Jésus au XVIIe siècle, soit de nos jours dans l’Ordre de Saint Benoît. Mais nous croyons pouvoir nous borner aux autorités, la plupart Carmélitaines, que nous avons mentionnées.
Aussi bien en donnant en français les textes du P. de Quiroga, n’est-ce pas un bien de famille que nous mettons en œuvre ? [17].
La contemplation mixte, exercée dans la lumière de la foi et sous l’influence du don de Sagesse, a des degrés divers. Les opuscules sur lesquels repose notre livre la présentent en son degré le plus élevé. Ils jettent sur le sujet une lumière si vive, que le P. Gérard de Saint-Jean de la Croix, en les publiant en espagnol en 1914, a pu dire avec beaucoup de raison, et nous ne croyons pas qu’il se trouve personne pour y contredire : « Les points touchés sont souverainement pratiques et d’une importance transcendante pour tirer profit de l’oraison et de la contemplation. » Il ajoute : « Nous demandons instamment aux personnes qui se consacrent a ces saints exercices de ne pas manquer de lire ces traités, car elles y trouveront exposés, avec abondance de preuves et d’autorités, des enseignements qu’elles rencontreront difficilement dans d’autres ouvrages. »
Des deux opuscules du P. de Quiroga, le premier et le plus important est celui qui a pour titre : Du don qu’a eu le P. Jean de la Croix de conduire les âmes à Dieu. Le texte étant extrêmement compact — il se compose de vingt-deux paragraphes tout d’une venue — et par là même d’une lecture difficile, le P. Gérard crut devoir le diviser en chapitres auxquels il donna des titres. Nous avons suivi son exemple, en donnant à nos chapitres non seulement des titres, mais des sommaires. De plus, nous nous sommes permis de retrancher du texte du P. de Quiroga des longueurs ayant trait à l’antiquité du Carmel, à la vie des anciens moines, et généralement ce qui arrêtait par des digressions inutiles le mouvement du sujet. Nos chapitres XXV, XXVI et XXVII sont empruntés au second opuscule du P.de Quiroga : Réponse à quelques objections, écrit de peu d’étendue, qui est un complément du premier.[18].
Un mot pour terminer. Qu’il y ait, de nos jours encore, des âmes en qui se vérifient les hauts effets de la contemplation simple, exercés dans la lumière de la foi, qui arrivent par elle à l’union consommée et à la transformation d’amour, qui pourrait en douter ? Alors surtout qu’il a plu à Dieu de nous découvrir quelque chose des opérations de sa grâce dans une jeune carmélite, morte il y a peu d’années en odeur de sainteté au monastère de Dijon. La courte existence de cette fidèle disciple de saint Jean de la Croix ne s’est-elle pas écoulée, pour ainsi parler, dans une extase de foi ? N’est-ce pas la foi qui l’a introduite et lui a fait hâter le pas dans les voies de l’oraison surnaturelle ? N’est-ce pas la foi qui l’a menée jusqu’aux sommets d’où elle semble inviter les âmes à la suivre ?
Puissent ces pages[19] éclairer la route, aplanir les sentiers des âmes qui poursuivent leur marche sous les ombres d’ici-bas, les aider à s’exposer librement, sous la lumière de la foi, aux influences de la grâce céleste, à obtenir ainsi l’union divine et la sainteté de sœur Elizabeth de la Trinité.
Fête de la très sainte Trinité, 1933.
Par la mère Marie du Saint-Sacrement.
Le P. Joseph de Jésus-Marie appartenait à la famille de Quiroga et était le propre neveu du Cardinal de ce nom, archevêque de Tolède ; il naquit à Castro Caldelas, du diocèse d’Astorga. Il occupa d’abord un canonicat à la cathédrale de Tolède, mais bientôt renonçant à toutes les espérances du siècle, il revêtit l’habit du Carmel réformé au couvent de Madrid (1593). Ses hautes vertus, non moins que son talent d’écrivain, ne tardèrent pas à le faire distinguer. Partout, et toujours il se montra un ardent champion de la vie mystique en général et de la doctrine de saint Jean de la Croix en particulier.
Entré dans l’Ordre deux ans seulement après la mort de son bienheureux Père, le P. de Quiroga connut tous les religieux qui avaient vécu avec lui, ainsi que les religieuses instruites par lui des secrets de la vie intérieure. De plus, la charge d’Historien Général de la Réforme, qui lui fut confiée aussitôt après sa profession, lui fournit l’occasion de parcourir les couvents des diverses provinces et d’acquérir une connaissance approfondie de la direction que le Père de la Réforme donnait à ses enfants spirituels. Enfin, chargé d’écrire la Vie du bienheureux Père, il se renseigna de la manière la plus complète sur son existence publique et privée, soit en écoutant ceux qui avaient été ses disciples, soit en compulsant les dépositions données en vue de sa Béatification. Il est difficile, on le voit, de trouver un interprète de saint Jean de la Croix plus sûrement et plus complètement informé.
Le P. de Quiroga a composé un grand nombre d’ouvrages ou opuscules, dont dix-sept se conservent encore. La plupart ont pour but de mettre en lumière la doctrine de saint Jean de la Croix.
Le petit traité qui nous occupe principalement parut lorsque les œuvres du docteur mystique eurent vu le jour. Le P. Joseph a indiqué lui-même le motif qui le porta à l’écrire. Des objections s’étaient élevées contre la doctrine du bienheureux Père. Il résolut de les réduire à néant par l’autorité des grands mystiques et celle du prince de la scolastique, saint Thomas d’Aquin, L’apologie ne pouvait être plus convaincante.
Le P. Joseph de Jésus-Maria mourut en 1626, au couvent de Cuenca, laissant la réputation d’un religieux non moins exemplaire que savant.
La contemplation qu’il enseigne est celle que S. Denis et les autres Saints nous ont apprise —Il facilite la contemplation qui s’exerce dans la lumière de la foi et avec le secours ordinaire de la grâce — Cette contemplation est le moyen et la disposition aux degrés entièrement surnaturels.
Si notre glorieuse Mère sainte Thérèse fut singulièrement éclairée par rapport à la science mystique très surnaturelle et très haute, comme il ressort des ouvrages qu’elle nous a laissés, notre Père Jean de la Croix reçut, lui aussi, concernant cette science cachée, des lumières divines très abondantes. Elles lui furent versées dans ce degré élevé dont parle S. Thomas, qui embrasse non seulement la connaissance et la contemplation des plus hauts mystères, mais encore leur enseignement, et rend capable d’en instruire les autres en leur communiquant la lumière reçue selon la disposition de chacun. Cette grâce lui fut départie en un degré si excellent, que tout en illuminant l’intelligence de ses disciples, il enflammait leur volonté.
Cette science céleste, le P. Jean de la Croix l’avait acquise par l’expérience personnelle puisée dans l’oraison, et aussi par l’étude approfondie des divines Écritures et des ouvrages des saints, spécialement de S. Denis, qu’il entendait et expliquait très hautement, en vertu d’une illumination d’en haut. Don céleste, qui lui fut accordé non seulement par rapport aux degrés sublimes de la contemplation surnaturelle, à laquelle on n’atteint que par une illumination divine particulière, mais encore par rapport aux degrés ordinaires de la contemplation, que nous pouvons acquérir à notre mode humain, par le moyen de la lumière de la foi et avec les secours ordinaires de la grâce, contemplation qui est à notre portée et sur laquelle nous devons principalement appuyer notre oraison mentale, parce qu’elle est un moyen et une disposition adéquate pour les autres degrés plus élevés. Et c’est pour ces motifs que les Saints nous la recommandent si instamment.
Notre bienheureux Père a un don tout spécial pour éclaircir les difficultés de cette science secrète et toute divine, et pour faciliter les moyens de l’atteindre. Ce que S. Denis et d’autres saints ont dit de cette contemplation en termes obscurs et si abstraits que bien souvent les doctes eux-mêmes ne les entendent point, notre Maître l’a rendu si souple et si maniable, il l’a exprimé en termes si simples, si clairs et si aisés, que l’intelligence en devient accessible aux ignorants eux-mêmes.
Et cependant, comme cette lumineuse doctrine purifie l’entendement de ceux qui se l’assimilent de beaucoup d’ignorances et de méprises, qui s’étaient introduites dans l’exercice de l’oraison, faute d’étudier ce que les saints en ont dit ; comme elle fait briller la vérité et découvre l’erreur — ce qui cet l’office propre de la lumière, ainsi que S. Denis lui-même nous le déclare, — il se produit un combat entre les ténèbres et la lumière. Certains maîtres spirituels rejettent cette doctrine céleste comme contraire à ce qu’ils ont enseigné jusqu’ici, et il semble que ce soient ceux-là mêmes que S. Denis a eus en vue quand, après, avoir exposé ce que c’est que la contemplation, — celle-là même qu’enseigne notre bienheureux Père, — il dit à son disciple Timothée : « Dérobe cette doctrine à ceux qui, ne sachant pas chercher Dieu au-dessus d’eux-mêmes, s’efforcent de revêtir de figures connues Celui qui ne peut être connu par aucune figure. »
Nous serons donc obligés d’écarter de cette brillante lumière les nuages de quelques objections, que lui opposent ceux qui ont les yeux éblouis par une si grande splendeur. Nous le ferons de crainte que les personnes désireuses de s’avancer vers leur perfection par un chemin si facile et si court ne soient embarrassées dans leur marche par des ombres qu’il importe de dissiper.
Pour cela, nous répondrons brièvement aux principales difficultés que l’on a formées contre des ouvrages écrits, cependant, en abondance de lumière mystique et en adhérence très étroite à la doctrine de S. Denis et des autres saints, qui ont été les canaux du Saint-Esprit et sont regardés par l’Église comme des maîtres en cette science. Avec ces docteurs éminents, notre bienheureux Père, bien qu’il ne les nomme pas, est toujours en parfait accord.
Notre but est de mettre la vérité en plein jour et de faire connaître davantage l’esprit merveilleusement éclairé de notre Maître, surtout à ses enfants, qu’il guide si suavement à la perfection par les sentiers très droits propres à notre Institut. C’est spécialement pour eux qu’il a écrit bien que sa doctrine s’étende à tous les contemplatifs qui désirent tirer du fruit de leur oraison.
Dieu présent à tous les êtres pour leur communiquer ses biens — Trois qualités dont l’âme a besoin pour recevoir cette communication.
On objecte d’abord que notre Père n’a pas traité d’une façon complète la science mystique, puisque, laissant de côté la méditation, qui se fait au moyen de représentations sensibles, il traite immédiatement de la contemplation divine intellectuelle, abstraite de tout le sensible, alors que le préambule et, pour ainsi parler, l’échelon de cette contemplation est la méditation par représentations sensibles.
Nous répondons que notre saint Père n’a eu en vue que d’enseigner les moyens principaux par lesquels l’âme se dispose prochainement à l’union divine, qui est le but de la vie contemplative et la dernière perfection de l’homme, commencée dans l’exil et consommée dans la patrie, où l’âme raisonnable s’unira à son principe et se reposera dans son centre. C’est dans cette vue qu’il a traité du dépouillement des obstacles qui empêchent l’âme d’être illuminée et de s’enrichir des vertus, puis des dons divins qui la disposent à l’union. En demandant le dépouillement, si nécessaire à cette union, il a imité S. Denis qui, traitant de la manière dont il faut s’approcher de Dieu dans l’oraison pour avoir part à ses dons, indique les qualités dont l’âme doit être revêtue[20]. « Dieu par son immensité », explique S. Thomas en commentant S. Denis, « est présent à tous les êtres pour leur communiquer ses biens ; mais tous les êtres ne sont pas présents à Dieu de façon à recevoir cette divine communication ». Et il marque immédiatement les trois qualités que doit avoir l’âme contemplative pour recevoir cette communication.
1. La partie sensitive doit être pure des affections charnelles et mondaines, parce que la violence des passions sépare la faculté intellective de la contemplation intellectuelle où Dieu se communique à l’âme, et la rabaisse aux choses sensibles qu’elle affectionne. De là, la nécessité des vertus morales, qui réfrènent les passions[21].
2. Durant l’oraison l’âme doit se tenir revelata facie[22]. Et S. Thomas nous donne cette explication : « Cela veut dire que notre entendement ne doit pas être obscurci par les images des figures procédant de l’imagination, ainsi qu’il arrive à ceux qui ne veulent pas saisir les choses spirituelles au-delà des corporelles, mais qui se représentent Dieu sous un mode connu, ce qui entrave leur ascension vers lui. C’est pour ce motif que S. Denis nous recommande que notre entendement soit à découvert, c’est-à-dire dégagé de toutes les représentations sensibles[23].
3. Durant l’oraison, notre volonté doit être tournée vers Dieu par amour et dévotion.
Telles sont les trois qualités ou dispositions que ce prince de la théologie requiert de l’âme contemplative, afin que durant l’oraison elle soit présente à Dieu et en état de recevoir son illumination et son influence, vêtement divin nécessaire pour l’union avec Dieu.
C’est à l’acquisition de ces trois qualités que se rapportent tous les ouvrages de doctrine mystique qu’a composés notre bienheureux Père.
Il traite de la première au 1er Livre de la Montée du Carmel, où il développe un admirable enseignement concernant les dommages causés par les passions et les moyens de les mortifier.
Toutefois, il faut bien remarquer que lorsqu’il dit que l’âme doit être dépouillée de tous ses appétits, parce que leurs désordres, soit qu’ils procèdent du péché, soit qu’ils naissent de l’imperfection, sont un obstacle à l’union divine, il ne veut pas dire que ce dépouillement est requis pour la contemplation intellectuelle simple, ainsi que quelques-uns le pensent.
Dans l’union en effet, il y a transformation totale de l’âme en Dieu ; l’âme, comme le dit S. Denis, cesse d’être à elle-même, pour être tout entière à Dieu[24]. Il est donc nécessaire qu’elle soit affranchie de tout appétit, pour ne plus vivre à elle-même, mais à Jésus-Christ, ainsi que le disait l’Apôtre quand il eut atteint ce degré de l’amour parfait[25]. Mais pour passer du discours, ou de la méditation discursive à la contemplation simple, cette mortification totale des appétits et des passions n est pas requise, puisqu’au contraire il faut, pour en venir là, passer par la contemplation[26]. C’est elle, en effet, qui ouvre la porte à l’illumination divine, qui purifie l’âme de toutes ses imperfections et la renouvelle surnaturellement, en vue de cette divine union. C’est ce que dit très bien S. Denis, quand il enseigne que la contemplation dépouille l’entendement de toutes les représentations des objets sensibles, pour le revêtir de la simple lumière de la foi, qui, en tant que forme surnaturelle, l’adapte à Dieu pour l’unir ensuite à lui[27].
Notre bienheureux Père traite de la seconde qualité ou disposition dans tout le IIe Livre[28], où il enseigne en maître expérimenté, d’une manière à la fois très substantielle, très facile et très simple, la contemplation dans laquelle, suivant S. Denis, l’entendement doit se tenir dépouillé de toute représentation des objets créés, dans une pure extase de foi[29].
C’est ce qu’explique admirablement S. Thomas quand il dit : “L’entendement ramené à la vérité par une extase de foi, ce n’est pas autre chose que l’entendement” dépouillé de toute connaissance tirant son origine des sens, et “totalement uni à la vérité surnaturelle”, révélée de Dieu. Notre bienheureux Père enseigne la même doctrine dans tout le Livre de la Montée du Carmel, en vue de communiquer à l’entendement du vrai contemplatif la seconde qualité réclamée par S. Denis pour l’oraison et la communication avec Dieu.
Quant à la troisième qualité, qui est la direction de la volonté vers Dieu par l’amour et la dévotion, notre Maître en traite avec beaucoup de clarté et de justesse dans le IIIe Livre du même ouvrage, à partir du Chapitre XIII.
Ainsi, c’est parce que le but de notre bienheureux Père était de dépouiller l’âme de tout ce qui fait obstacle à l’union et à la communication avec Dieu, et de la disposer ainsi à cette divine union, qu’il parle spécialement de ces obstacles, et non de la méditation. La méditation, il la présuppose, comme la voie qui conduit à la contemplation, ainsi qu’il le dit du reste en plusieurs endroits, et spécialement en parlant des marques auxquelles on reconnaît qu’il est temps de l’abandonner pour passer à la contemplation de foi.
La représentation des mystères —La réflexion —L’attention amoureuse a Dieu —Importance de cette troisième partie de l’oraison.
Si notre bienheureux Père dans ses ouvrages ne traite pas directement de la Méditation, mais la suppose comme conduisant à la contemplation, il la faisait pratiquer à ses disciples d’une manière très utile et très judicieuse, non en bloc, comme le font certains maîtres spirituels, mais en la divisant à l’exemple de S. Denis[30], en trois parties, qui vont perfectionnant l’exercice lui-même, aussi bien que ceux qui le pratiquent.
La première est la représentation des mystères que l’on va méditer, au moyen d’images sensibles formées par l’imagination. La seconde est la réflexion intellectuelle sur les mystères représentés. La troisième est le repos amoureux et attentif a Dieu, où l’on recueille le fruit des deux premières et où l’on ouvre la porte de l’entendement à l’illumination divine pour les effets surnaturels qu’on se propose dans l’oraison, en vue du perfectionnement de l’âme.
S. Denis conseille de passer promptement de la première partie de l’oraison — qui est la plus imparfaite et qui affaiblit la tête si on la continue longtemps — à la seconde, dont le but est de perfectionner la connaissance naturelle, ainsi que l’explique S. Thomas[31]. Et de celle — ci on passe à la connaissance surnaturelle, en entrant dans le repos paisible, calme et amoureux de la foi.
S. Bernard divise de même la Considération profitable, et après avoir indiqué très clairement ces trois parties, il les gradue en disant que la troisième — à savoir l’attention simple à Dieu — est le fruit de la représentation et de la réflexion ; et que si celles-ci ne conduisent pas à la troisième, elles paraissent quelque chose, mais en réalité elles ne sont rien. La première, en effet, si elle n’aboutit à la troisième, sème beaucoup et ne recueille pas ; et la seconde, si elle n’est pas ordonnée à la troisième, chemine et n’arrive pas à destination, puisqu’elle n’atteint pas son but. Il termine en disant que la première désire, que la seconde respire le parfum et que la troisième goûte l’aliment[32].
Dans les deux premières parties de l’oraison, l’âme se prépare à prier et à parler à Dieu ; mais si elle ne passe à la troisième, elle ne prie pas et ne parle pas à Dieu, elle se parle à elle-même. C’est ce qu’affirment les maîtres de la théologie mystique et scolastique. C’est pour cela que S. Bernard nous dit que la troisième est le fruit des deux autres, parce que là seulement on négocie avec Dieu. Aussi n’appelle-t-il pas la méditation discursive une oraison. Il ne donne ce nom qu’à la considération attentive à Dieu, qui vient après le discours, et où l’âme reçoit le fonds surnaturel qui est le but de la méditation[33].
Le même Saint dit ailleurs : » Que sert à l’homme de reconnaître par la méditation discursive ce qu’il doit faire, s’il ne reçoit pas dans l’oraison paisible le secours surnaturel et la grâce de Dieu qui le font exécuter ? [34] En effet, comme le dit S. Thomas, « le discours de la raison restera sans effet, s’il ne se termine à la vérité et à la simplicité de la pureté intellectuelle."[35]
S. Denis lui-même, après avoir traité du discours imaginatif et de la réflexion intellectuelle qui le suit, ajoute : « Après toute la réflexion que nos efforts personnels peuvent produire sur les mystères représentés, apaisons les opérations intellectuelles de notre vertu active et, laissant notre âme ouverte à l’illumination divine, plongeons-nous en Dieu autant que cela est possible en cette vie, et cela par la lumière simple de la foi »[36].
Cette façon de méditer, conseillée par les saints, est celle que notre Père Jean de la Croix enseignait et inculquait à ses disciples ; c’est par elle qu’il les amenait rapidement à la contemplation et qu’il les mûrissait à cet effet. Il leur recommandait de donner peu de temps a la représentation des figures formées dans l’imagination, et de ne pas faire de grands efforts pour former ces images, ni pour les retenir une fois formées, ni pour entrer dans beaucoup de détails, parce qu’il en résulte des inconvénients. En effet l’expérience, non moins que la philosophie et le témoignage des maîtres de la vie spirituelle, nous enseigne que la puissance ou vertu qui produit ces représentations se sert pour cela des organes corporels, et par conséquent elle se fatigue, et parfois même défaille dans son opération, si elle la continue longtemps. Car lorsqu’une pensée se forme profondément et fortement dans la faculté imaginative et estimative, elle cause une lésion à celui qui imagine de la sorte.
Aussi notre bienheureux Père recommandait-il beaucoup que cette première partie de la méditation s’exerçât avec modération, et seulement en vue de fournir matière suffisante à la réflexion. Il conseillait de prendre un mystère de la Vie ou de la Passion de Jésus-Christ ou un autre sujet profitable, brièvement représenté. Il demandait qu’on sortît promptement des objets corporels et particuliers, pour s’attacher aux spirituels et universels, et qu’on se servît des premiers comme d’échelons pour monter aux seconds ainsi que le veut S. Denis[37].
Il tâchait aussi de sevrer promptement ses disciples de cette méditation figurative, de crainte qu’à la longue la fatigue ne survînt, et que d’autre part ils ne se rendissent inaptes à une oraison plus spirituelle. Péril que signalent également les autres mystiques, et où tombent fréquemment les âmes qui ne sont pas guidées dans cette voie par un maître expérimenté.
Dans la seconde partie de la méditation, qui est la réflexion active sur le sujet qu’on s’est représenté, il leur apprenait à approfondir par la lumière surnaturelle le mystère des figures qui s’étaient gravées dans leur esprit. Il recommandait de s’arrêter davantage à cette partie qu’à la première.
S’agissait-il de la Passion de Notre-Seigneur, il leur faisait peser la grande miséricorde du Fils de Dieu, du Dieu qui a voulu souffrir tant d’indignités pour ceux-là mêmes qui l’avaient offensé. À quoi il ajoutait les autres circonstances qu’on conseille d’envisager : qui est Celui qui souffre, l’amour avec lequel il souffre, comment il souffre, etc. puis l’abominable malice du péché, que Jésus-Christ a détesté et pour lequel il a voulu satisfaire par tant d’ignominies et de douleurs. Il leur apprenait a s’unir à leur Sauveur par une compassion pleine de reconnaissance, à déplorer les péchés qu’ils avaient commis et à recevoir les leçons que Jésus-Christ leur enseigne de sa croix comme du haut d’une chaire, afin de reproduire ensuite les vertus qui resplendissent héroïquement en lui. Et ceci revient à ce que notre Mère sainte Thérèse explique au Chapitre XIII du Livre de sa Vie.
Il leur enseignait ensuite à passer de cette réflexion active à une autre plus lumineuse, produite par la motion divine lorsque l’âme s’élève des actes de la raison à la lumière simple de la foi. Il leur disait qu’on en venait là en apaisant l’opération intellectuelle mue de l’industrie propre, l’âme se tenant attentive a Dieu dans l’acte de l’amour. Or, l’acte de l’amour, comme l’explique S. Thomas, n’est autre chose que l’application de la volonté à Dieu comme a son souverain Bien[38]. Et plus cet acte est continué, plus l’effet en est efficace, comme le même Saint le prouve par l’exemple de celui qui s’expose à l’action du soleil ou du feu pour en être échauffé, et qui reçoit d’autant plus de chaleur qu’il s’y expose plus longtemps[39].
C’est à cette troisième partie de l’oraison, c’est-à-dire au repos en attention à Dieu, qui perfectionne la méditation et en fait recueillir les fruits, que notre bienheureux Père recommandait de s’arrêter davantage, parce que c’est là qu’on ouvre la porte à l’illumination divine et que l’âme se met en état d’être mue surnaturellement, en vue d’effets également surnaturels. Et par le fait, comme le disent S. Denis et S. Thomas, tant que nous nous appuyons sur notre opération propre, mue par la raison naturelle, nous sommes à nous-mêmes : mais lorsque nous apaisons cette opération pour nous transférer au repos de la foi et nous unir par elle aux choses divines, au-dessus de tout ce que l’entendement et la raison peuvent atteindre, alors, disent ces deux Saints, nous nous divinisons et cessons d’être à nous : nous devenons divins. Alors aussi nous recevons les accroissements des dons infus, qui nous détachent véritablement de nous-mêmes et nous unissent à Dieu.
Dans le repos attentif, 1’âme, une fois ouverte aux
illuminations divines, doit porter ses désirs vers l’acquisition des vertus. –
L’Esprit-Saint favorise l’âme conformément au mode de son recueillement. –
Comment hors de l’oraison il convient de combattre les appétits
désordonnés — S’élever de ce qu’il y a de visible en Jésus-Christ à ce qu’il y
a en lui d’invisible.
C’est ainsi que notre bienheureux Père conduisait ses disciples par les degrés sensibles aux degrés spirituels, les disposant à passer de la méditation à la contemplation, de l’aliment des enfants, comme parle l’Apôtre, a l’aliment et a la nourriture solide de ceux qui sont hommes faits dans la vie spirituelle[40]. À mesure qu’ils profitaient, il perfectionnait progressivement leur méditation, leur faisant hâter le pas dans ses parties encore imparfaites, et s’arrêter davantage à ce qu’elle offre de plus parfait. De cette façon, avant même d’avoir laissé de côté les moyens sensibles, ils étaient déjà contemplatifs. Leur méditation se terminait à la contemplation, et avant d’aborder directement celle-ci, ils avaient vaincu la plus grande difficulté qui se rencontre dans la vie contemplative, celle qui fait, au dire des maîtres en la science mystique, qu’il y a peu de contemplatifs, je veux dire : savoir apaiser l’âme en Dieu, afin qu’elle soit illuminée et mise en mouvement par lui. En effet, l’homme est si habitué à agir activement, par son industrie propre et par le mouvement de sa raison, que si on le retire des actes qui en procèdent, il se figure aussitôt perdre le temps, alors cependant qu’il reçoit d’une manière passive l’illumination et l’influence divine, non toutefois communiquée si puissamment qu’elle suspende l’opération propre.
Ainsi c’est dans ce repos attentif que le Père Jean de la Croix apprenait à ses disciples à s’entretenir avec Dieu, non par le discours de l’entendement, mais par la voix des affections, qui, au dire de S. Grégoire, résonne plus suavement aux oreilles de Dieu que tout autre, et négocie avec lui plus sûrement[41].
Il leur enseignait aussi l’application de leur volonté et de leur oraison à la mortification de leurs passions et de leurs affections désordonnées, ainsi qu’à l’acquisition des vertus nécessaires pour y arriver. Dans ce but, il leur indiquait deux moyens donnés par S. Thomas pour cet exercice[42]. Le principal est pour l’oraison même ; l’autre, moins essentiel, pour le reste du temps. Le premier procède du secours de la grâce, l’âme se disposant à recevoir ce secours. L’autre vient de l’effort personnel, aidé de ce même secours.
Premier moyen. Il conseillait que pendant le repos attentif de l’oraison, dans la lumière simple de la foi, alors que l’âme est ouverte aux illuminations et aux influences divines, tandis qu’elle reçoit les accroissements des dons infus, comme parle S. Denis[43], on portât fortement ses désirs vers Notre-Seigneur, en vue de recevoir de lui les vertus dont on sentait davantage le besoin, et la guérison des vices dont on était plus violemment molesté.
Suivant l’enseignement de S. Thomas, les influences divines se communiquent dans l’oraison suivant le mode de celui qui les reçoit[44], soit d’une façon particulière, soit d’une façon universelle. À raison donc de ce désir spécialement formé, l’influence divine se communique ce désir. Pour en convaincre ses disciples, notre Maître avait coutume de leur apporter cette doctrine de S. Thomas : que le Saint-Esprit favorise l’âme recueillie suivant le mode de son recueillement[45]. Cette autre parole du même Saint lui était aussi très familière : que « les effets de la grâce divine se multiplient à la mesure des désirs."[46].
Pour tous ces motifs, disait-il, le vrai moyen d’acquérir les vertus dans l’oraison est de les obtenir de Dieu au moyen d’ardents désirs, portés sur le besoin spécial qu’on en a. Il blâmait les longs discours dans l’oraison, même en vue de se pénétrer de l’utilité des vertus, disant que c’est un exercice propre à un autre temps et que ces longs discours font obstacle à l’influence divine. Or, c’est de l’influence divine que les vertus infuses reçoivent leur accroissement et leur perfection, ainsi que nous le verrons plus loin.
Second moyen. Tout le reste du jour, il conseillait de mortifier et de combattre tous les appétits désordonnés et imparfaits, de réprimer les mouvements impétueux qui naissent des passions mauvaises, pour empêcher qu’ils n’éclatent au dehors en actes désordonnés - ce qui est l’œuvre de nos efforts aidés de la grâce, - enfin d’ordonner à ce but les dons reçus dans l’oraison.
Pour faciliter cette réforme des appétits, il indiquait divers moyens, aussi prompts qu’efficaces à conduire au but qu’on se propose. I1 en a marqué quelques-uns au Chapitre XIII du Livre Ier de la Montée du Carmel.
Enfin, comme modèle de toutes les vertus, il leur présentait Jésus-Christ, divin exemplaire de notre perfection : « Entretenez avant tout, disait-il, un désir habituel d’imiter Jésus-Christ en toutes choses, en vous conformant à sa vie, qu’il importe de considérer afin de la reproduire et de se comporter en tout comme il se comporterait lui-même[47].
Cette méditation de la Vie et de la Passion de Jésus-Christ, il enseignait d’abord à s’y exercer d’une manière sensible - bien qu’avec la modération indiquée plus haut, - disant comment il fallait se représenter brièvement par l’imagination le fait ou le mystère a méditer, et passer ensuite aux autres parties de la méditation. Puis, quand ses disciples avaient progressé et acquis les connaissances qui sont la porte conduisant à la contemplation, il faisait à leur égard comme on fait avec les petits enfants à qui l’on apprend d’abord à marcher appuyés sur un petit chariot, et que l’on en prive ensuite, afin qu’ils marchent sans appui.
C’est ainsi qu’il leur apprenait à se déshabituer de l’appui que nous trouvons dans ce qu’il y a de corporel en Jésus-Christ, afin qu’une fois entrés par la porte, qui est la sainte Humanité, ils eussent accès à l’appartement et au but lui-même, c’est-à-dire à la Divinité, en quoi, nous dit S. Thomas, consiste principalement la dévotion[48].
Dans cette vue, il leur inculquait le magistral enseignement que donne à ce sujet S. Bonaventure, lorsqu’il dit : « Bien que la chair de Jésus-Christ soit la porte donnant accès à la Divinité, qui réside secrètement en elle, néanmoins l’aliment fourni par cette Humanité sacrée n’est pas suffisant à la dignité de notre âme, laquelle ne peut être rassasiée que par Celui qui, sous le voile de la chair, se cache aux regards humains. Il faut donc, durant l’oraison, écarter ce voile autant qu’il nous est permis de le faire, nous tenir à l’écart de ce qui est corporel et humain, et nous plonger, par la pure et simple intelligence, en ce qu’il y a dans ce divin Maître de spirituel et de divin[49].
Par une doctrine toute semblable, notre Maître élevait l’entendement de ses disciples de ce qu’il y a de visible en Jésus-Christ à ce qu’il y a en lui d’invisible. Il les invitait à se faire de sa grandeur et de son excellence un concept très sublime, fondé sur la foi plutôt que sur les sens, afin que l’entendement, fermant les yeux à ce que le raisonnement peut lui fournir par rapport à cette souveraine Grandeur, se plongeât, à l’aide d’une autre lumière, dans son incompréhensible immensité. En quoi il imitait S. Denis, qui apprenait à ses disciples à se former du Christ Notre Seigneur un concept supérieur à tout ce que notre entendement peut percevoir en cette vie.
S. Jean de la Croix indiquait d’avance à ses disciples le
but vers lequel ils marchaient —Importance du choix des moyens pour arrivera
l’illumination divine —De deux dissemblances de notre entendement avec la
lumière divine —De la fuite des révélations.
Chaque artisan enseigne à ses élèves non seulement les principes de son art, mais encore les secrets plus parfaits qui s’y rencontrent, afin qu’ils les connaissent d’avance et soient capables de les mettre en pratique quand le temps et les circonstances le demanderont. De même, notre bienheureux Père faisait connaître à ses enfants la fin et le terme où les conduiraient ces débuts de la méditation, à savoir : la contemplation simple de Dieu, par une notion de foi simple, amoureuse et pure. Il leur disait comment par la porte de l’Humanité de Jésus — Christ ils entreraient dans l’appartement de la Divinité, où l’âme se repose comme dans son centre.
Il leur indiquait aussi les marques auxquelles on reconnaît qu’il est temps d’entrer par cette porte au lieu de notre repos, c’est-à -- dire de faire l’heureux passage de la méditation à la contemplation, ainsi qu’il l’a marqué aux Chapitres XIII et XIV du Livre II de la Montée du Carmel. Ils savaient dès lors jusqu’où ils devaient diriger la proue de leur navigation ; et avant même de quitter la conduite de leur maître, ils connaissaient les moyens et la fin de leur Institut et de leur Profession — qui sont ceux de la vie contemplative — en un mot, les sommets où ils avaient à se fixer et à s’établir.
De cette façon, il les garantissait d’un notable dommage et d’un grand obstacle qui se rencontrent en ce chemin, qui est de s’attacher volontairement aux moyens les moins profitables, et cela, parce qu’on ignore qu’il y en a de plus utiles. C’est ce qui advint à cet ancien solitaire, qui toute sa vie avait prié au moyen de représentations matérielles, et qui, lorsqu’on voulut le ramener a une oraison plus spirituelle, se plaignait qu’en lui enlevant ses figures, on lui avait enlevé son Dieu.
Surius rapporte, dans la Vie de S. Jean Damascène que ce Saint ayant pris l’habit de moine dans le monastère de S. Sabas, près de Jérusalem, il y fut instruit par un vénérable vieillard, son maître, sur la manière de faire oraison. Parmi les premières leçons que ce maître lui donna, il lui marqua deux choses, auxquelles se rapporte la plus grande partie des écrits de notre bienheureux Père.
Première Leçon. Il lui faisait apporter tous ses soins à obtenir que son esprit fût illuminé de Dieu. Pour s’y disposer, il devait s’efforcer de ramener au-dedans toutes les forces sensibles et spirituelles dont il disposait, en sorte que le corps et la partie inférieure de l’âme s’unissent à leur manière à la partie supérieure de l’esprit. Ainsi, ce qu’il y a en nous de sensible se joint en quelque façon à ce qu’il y a en nous de spirituel, ce qui s’obtient par la modération de nos opérations inquiètes et le rejet des figures ou représentations sensibles. L’union de ces trois parties : le corps, l’âme et l’esprit étant faits, l’esprit peut s’unir sans obstacle à la bienheureuse et très simple Trinité, et le contemplatif est en état de passer de l’état charnel et sensible à l’état spirituel.
Ceci nous montre que dans les noviciats des Pères du désert on mettait en pratique la doctrine de S. Denis concernant la contemplation. Ce Saint, en effet, parle du mouvement circulaire, qu’il dit être l’acte propre de la contemplation, et suivant lequel l’âme se retire de toutes les choses extérieures, entre dans son intérieur, et là rassemble toutes ses forces pour ensuite s’unir a Dieu[50]. Cette disposition, dit S. Thomas expliquant S. Denis, s’obtient en purifiant l’entendement de deux dissemblances qu’il a avec la lumière divine, à savoir, la représentation imaginaire des objets sensibles et le discours de la raison sur ces mêmes objets ; en réduisant ensuite toutes les opérations de l’âme à la contemplation simple de la souveraine Vérité[51]. C’est cette même doctrine que notre bienheureux Père enseignait à ses disciples et qu’il a laissée dans ses Écrits.
Seconde Leçon. On apprenait de plus à S. Jean Damascène à se garder de tout désir relativement aux visions surnaturelles et aux révélations des choses cachées, afin de fermer la porte aux pièges nombreux que le démon peut sur ce point tendre aux contemplatifs.
En ceci également notre bienheureux Père insistait beaucoup auprès de ses disciples, comme on peut le voir au Livre II de la Montée du Carmel. Il avait coutume de les affermir solidement dans 1’estime des vertus et de déraciner en eux celle des visions et des révélations. Il a laissé sur cette matière une doctrine si sure et si admirable, qu’on n’en rencontre pas d’aussi achevée dans les autres auteurs mystiques ; car il marque d’une manière claire et précise toutes les notions surnaturelles que les contemplatifs reçoivent d’ordinaire dans l’oraison, et il indique nettement celles qu’on doit rejeter comme dangereuses, celles qu’on peut admettre comme assurées.
Cependant, lorsque ses disciples lui faisaient part de quelques notions surnaturelles qu’ils avaient eues, il les écoutait bénignement ; puis il s’efforçait de les ramener de ces notions distinctes aux communications simples et indistinctes, reçues par la foi, et à ne s’attacher qu’à celles-là. Effectivement, c’est dans ce but que Dieu les présente, ainsi que l’explique S. Denis[52], et pour qu’elles servent comme d’échelons pour arriver aux communications indistinctes. Par la il mettait les âmes en sûreté, les détachants des notions distinctes, et en même temps leur faisant recueillir le fruit que Dieu attache à celles qui viennent de lui.
S. Bonaventure en usait de mène et donnait le même conseil, non seulement à l’égard des révélations, mais encore relativement aux joies et aux consolations surnaturelles, de crainte que les âmes ne reçoivent avec celles qui viennent de Dieu, celles dont le démon est l’auteur, ou qu’elles n’usent mal des premières par crainte des secondes[53].
Du petit nombre de maîtres spirituels qui entendent les voies de l’esprit —Malheur d’une âme qu’on applique au travail de l’imagination quand Dieu l’appelle au repos intérieur —S. Paul déplorait déjà l’erreur des contemplatifs qui s’arrêtent plus qu’il ne faut aux premiers moyens —Pourquoi la plupart des contemplatifs travaillent beaucoup et recueillent peu —Plaintes de S. Thomas a ce sujet.
Le P. Jean de la Croix déplorait que parmi tant d’hommes qui se donnent pour maîtres spirituels, il y en ait si peu qui conduisent les âmes contemplatives par le vrai chemin de l’esprit, et qu’il s’en rencontre tant qui, au lieu de les rapprocher de Dieu tous les jours davantage, les éloignent de lui, et cela parce qu’ils ne les conduisent point par la voie où Dieu les mène, mais par des chemins de leur invention. Dans un exposé des dommages que ces maîtres spirituels causent aux âmes, exposé digne d’être gravé dans notre mémoire, il s’exprime ainsi : « Mon cœur est touché d’une pitié profonde en voyant des âmes reculer au service de Dieu parce qu’elles résistent aux divines onctions, en arrêtent le cours et en perdent le fruit. »
Et un peu plus loin. « Le malheur de voir entraver l’action divine sera le partage de l’âme qui se laissera guider par un aveugle. Or les aveugles qui peuvent égarer une âme sont au nombre de trois : il y a le maître spirituel, il y a le démon et il y a l’âme elle-même. »
Il poursuit : « Parlons d’abord du premier aveugle. L’âme qui veut avancer dans le recueillement intérieur et dans la perfection doit bien considérer en quelles mains elle se place ; car tel maître, tel disciple, et tel père, tel fils. Or, pour parcourir ce chemin, ou du moins pour atteindre ce qu’il présente de plus élevé, et même de médiocre comme hauteur, elle aura toutes les peines du monde à rencontrer un guide capable et doué des qualités voulues. Il faut qu’il soit instruit, prudent, expérimenté. Quand il s’agit de direction spirituelle, le savoir et la prudence sont des qualités fondamentales. Mais si l’expérience des voies très élevées fait défaut, le directeur ne saura pas conduire l’âme que Dieu y fait entrer, et il ne comprendra même pas qu’elle marche par ces voies. Nombreuses sont les âmes auxquelles de tels maîtres spirituels font ainsi le plus grand tort. Comme ils n’entendent rien aux voies de l’esprit, ils font perdre à ces âmes l’onction de ces délicats parfums, au moyen desquels l’Esprit-Saint les dispose à son action. Ils les conduisent par des méthodes vulgaires, dont ils se servent pour eux-mêmes ou qu’ils ont trouvées dans les livres, et qui ne sont bonnes que pour les débutants. Comme ils ne savent gouverner que ceux qui commencent — et encore Dieu veuille qu’ils le sachent : - ils ne permettent pas aux âmes de dépasser ces premières méthodes dis — cursives et imaginaires, qui n’élèvent jamais une âme au-delà de sa capacité naturelle et qui ne sauraient mener loin."[54].
La grandeur du dommage subi par les âmes et la douleur qu’en éprouve notre bienheureux Père remplissent tout ce long discours. Bien grand, en effet, est le tourment infligé par les maîtres spirituels, quand Dieu appelle d’un côté et que le directeur appelle d’un autre : Dieu à la pureté, à la simplicité, au repos de l’esprit, le directeur, au contraire, au mouvement de l’imagination et au travail inquiet de la raison, qui contrarient dans l’âme la très pure communication de Dieu. C’est ce que S. Thomas démontre parfaitement[55].
L’Apôtre S. Paul ne se lamentait pas moins de voir les personnes d’oraison perdre un temps considérable en s’arrêtant plus qu’il ne convenait aux premiers moyens. C’est ainsi que s’adressant aux contemplatifs — c’est S. Denis, son disciple, qui l’affirme dans son Epître à Tite, disant qu’il a entendu l’Apôtre traiter ce sujet de sa propre bouche, — il dit dans son Épître aux Hébreux : « Lorsqu’en raison du temps, vous devriez être maîtres, vous avez encore besoin qu’on vous enseigne les premiers éléments de la parole de Dieu. Ainsi, vous êtes devenus tels, qu’il vous faut du lait et non de la nourriture solide. Or quiconque se nourrit de lait, est privé des paroles de la justice, parce qu’il est encore petit enfant. Mais c’est pour les parfaits qu’est la nourriture solide, pour ceux qui ont habituellement exercé leur esprit au discernement du bien et du mal[56].
S. Denis, expliquant ce passage dans son Épître à Tite, son condisciple, dit que l’Apôtre appelle lait, aliment liquide et peu substantiel, celui que l’on tire de la méditation des objets sensibles et distincts, et nourriture solide et substantielle celle qui nous est communiquée dans la contemplation intellectuelle, simple, des choses divines. Dans sa conclusion, l’Apôtre nous enseigne que lorsque l’âme a l’habitude de la méditation, elle est apte a laisser de côté le lait des enfants, pour passer à l’aliment solide. En même temps, il nous apprend que l’âme tire peu de substance du lait des enfants, et que, tant qu’elle continuera à s’en nourrir, elle restera petite et imparfaite. Chose qui se vérifie clairement en beaucoup de personnes qui, après dix et vingt ans d’oraison imaginative et discursive, semblent n’avoir pas fait le premier pas dans la vertu.
Les grands maîtres de la science mystique sont du même sentiment. Ils déplorent que, faute d’une conduite sage et expérimentée, la plupart des contemplatifs travaillent beaucoup, animés qu’ils sont de bons désirs, et néanmoins recueillent fort peu.
L’un de ces maîtres, homme docte et de grande expérience en matières spirituelles, Jean Tauler, parlant de la contemplation intellectuelle de foi, qui est le moyen le plus proche pour l’union divine, se lamente ainsi d’une telle perte : « Cette contemplation, — dit-il, est le chemin raccourci de toute sainteté, par lequel on atteint facilement le but suprême de la vraie perfection. Et cependant, sur mille qui s’adonnent à 1’oraison, à peine en est-il un qui y tende véritablement, chacun perdant son temps et ses forces en des moyens de peu de valeur. La plupart passent de longues années sans faire aucun progrès dans les voies de l’esprit parce qu’ils dédaignent pour leur malheur ce bien incomparable[57]. »
Mais qui portait plus impatiemment semblable perte et sentait un plus vif regret en voyant que, faute de maîtres expérimentés, une foule de personnes ayant de bons désirs passaient de longues années à se briser la tête avec peu de profit, c’était S. Thomas. La peine qu’il en ressentait le pressait si fort, que, tout modeste qu’il était par tempérament lors même qu’il s’adressait aux païens et aux hérétiques, il oubliait, ce semble, cette réserve quand il était question d’une perte si déplorable et si commune, que souffrent les contemplatifs. Écoutons-le à ce propos : « Grand aveuglement et folie profonde que celle de tant de gens, qui sans cesse cherchent Dieu, qui soupirent continuellement pour lui, qui crient sans relâche vers lui dans la prière, alors que, selon la parole de l’Apôtre, ils sont eux-mêmes le temple du Dieu vivant, que Dieu habite véritablement en eux, puisque leur âme même est le trône où il repose sans cesse : Qui donc, si ce n’est l’insensé, cherche hors de chez lui l’outil qu’il sait y être enfermé ? Et qui peut se servir utilement d’un outil qu’il cherche de tous côtés ? Qui se trouvera réconforté d’un aliment dont il a faim et qu’il ne goûte jamais ? Telle est pourtant l’existence que mène un juste qui cherche Dieu sans répit par les raisonnements de la méditation, et ne jouit jamais de lui dans le repos de la contemplation.[58] »
Ainsi parle S. Thomas. Rien d’étonnant donc si notre bienheureux Père éprouvait la même douleur et exprimait de si amers regrets, puisqu’il était conduit par le même esprit.
De l’habitude de la méditation —Deux points constituent
cette habitude : la connaissance et l’amour sensible —Très peu d’actes
suffisent pour acquérir la connaissance —L’acquisition de l’amour sensible
demande un peu davantage —Combien il est important de tenir compte de l’appel
de Dieu —La contemplation de foi, participation à celle des Bienheureux.
Puisqu’au dire de l’Apôtre, ceux qui ont l’habitude de la méditation de manière à faire la distinction entre le bien et le mal — méditation qui doit avoir pour objet la Vie et la Passion de Jésus-Christ, ainsi que les fins dernières — sont aptes à passer à — la contemplation, il convient, pour éclaircir davantage la doctrine de notre bienheureux Père, de dire quelque chose de la substance de cette habitude.
Il nous en parle lui-même au Chapitre XIII du Livre de la Montée du Carmel, après avoir indiqué plusieurs marques qui montrent que l’âme est apte à la contemplation : « Quand ces marques se rencontrent dans une âme, dit-il, elle possède l’esprit de la méditation, en substance et en habitude. Le but de la méditation discursive sur les choses divines est d’en retirer quelque connaissance et quelque amour de Dieu.
Chaque fois que l’âme obtient cette connaissance amoureuse, c’est un acte qu’elle produit, et comme des actes répétés, quels qu’ils soient, finissent par engendrer une habitude, ainsi un grand nombre d’actes de connaissance amoureuse finissent, grâce à la continuation, par former dans l’âme une habitude. Cette connaissance, Dieu la produit souvent en elle sans le secours de ces actes de la méditation, ou du moins sans qu’un grand nombre de ces actes aient précédé, et il la met sur-le-champ en contemplation amoureuse. »
S. Bonaventure, parlant de l’acte de la connaissance, dit que c’est le premier fondement dont nous pouvons nous aider, pour nous élever ensuite à la contemplation qui se fait sans l’appui des objets créés, mais par la lumière de la foi et l’illumination divine[59].
Lorsque notre bienheureux Père nous dit que la substance de l’habitude de la méditation consiste dans la connaissance amoureuse, il indique les deux points qui constituent cette habitude : la connaissance et l’amour sensible. La première se rapporte à l’entendement, la seconde à l’affection. Pour acquérir l’habitude de cette connaissance, peu d’actes suffisent, parce que lorsque l’énoncé d’une vérité a de lui-même une fermeté et une certitude indubitables — comme sont les vérités de la foi et celles qui se démontrent par elles-mêmes, — il faut très peu d’actes pour que l’habitude se forme. C’est ce qu’enseigne S. Thomas[60]. Or les vérités sur lesquelles s’exerce notre méditation sont de cette nature, puisqu’il s’agit de la Vie et de la Passion de Jésus-Christ, de la mort, du jugement, des peines de l’enfer de la gloire du ciel. Il ne faut donc pas grand temps à celui qui s’y exerce fréquemment pour en acquérir l’habitude. Ainsi, pour ce qui regarde la connaissance, l’âme est promptement assez faite à la méditation pour passer à la contemplation.
Du côté de l’affection, il y a plus de difficulté. En effet, pour arriver à l’aptitude nécessaire, il faut que l’appétit sensitif, qui correspond à l’imagination, se dispose par la douceur de la méditation à suivre, comme parle S. Denis[61], le mouvement de la volonté qui se porte vers les choses divines, et qu’il s’adapte à elles à sa manière.
C’est ce qu’indique notre Maître quand il dit : « Ce qui convient aux commençants, c’est de méditer, de produire des actes discursifs. Dans ces débuts, l’âme a besoin qu’on lui fournisse un sujet sur lequel elle puisse s’exercer et tirer profit de la ferveur sensible que présentent les choses spirituelles. Par là, elle habitue ses sens et ses appétits aux choses de l’esprit. Attirés par cette saveur, ils se détachent de ce qui est du siècle[62].
Pour l’adaptation de l’appétit sensitif, S. Bonaventure estime que c’est assez d’un mois ou deux de méditation et de l’exercice d’aspiration à Dieu, qui s’y pratique.[63].
Mais quand Notre-Seigneur favorise les nouveaux contemplatifs de recueillements savoureux infus, procédant de l’influence que S. Denis appelle diffusive, parce qu’elle se répand de la partie supérieure a l’inférieure comme par redondance, il faut alors bien moins de temps. C’est ce que notre bienheureux Père a déjà indiqué dans les paroles citées plus haut, parce que ces recueillements pleins de suavité mûrissent plus promptement l’appétit. Ce sont, dit encore S. Denis, des appels de Dieu pour attirer l’âme au-dedans d’elle-même, là oú Dieu tient avec elle ses amoureux colloques et ses retours d’amour. Par là, il la prend en quelque sorte par la main, la retirant de la multiplicité et de la division des actes de l’imagination et de la raison, pour l’amener a la connaissance intellectuelle, pure et simple, et à la lumière de la foi.[64].
Quand l’âme a ce qu’il lui faut en fait de moyens sensibles, elle n’a plus envie de méditer ni de discourir, et c’est là une marque très assurée qu’elle est apte à passer à la contemplation.
Hugues de Saint-Victor applique à ce sujet les paroles de David : « Il a disposé des degrés en son cœur, dans la vallée des larmes, afin d’avancer par leur moyen de vertu en vertu jusqu’à contempler le Dieu des dieux dans Sion.[65] L’âme étant arrivée à goûter en chaque degré la nourriture qui lui convient, elle cesse d’y avoir du goût, parce qu’elle est disposée à monter au degré suivant.
C’est cette doctrine que notre bienheureux Père nous enseigne au Chapitre XII du Livre II de la Montée du Carmel, lorsqu’il dit : « Pour entrer dans la voie de l’esprit, qui est la contemplation, l’âme spirituelle doit quitter la voie imaginative de la méditation sensible au temps où elle n’y trouve plus de goût et où elle se sent incapable de discourir. Cette absence de goût et cette impossibilité de discourir ont deux causes, qui, à le bien prendre, n’en font qu’une. La première c’est que l’âme a reçu en quelque manière tout le bien qu’elle pouvait tirer des choses de Dieu par la voie de la méditation et du discours. Ce qui l’indique, c’est son impuissance à méditer et à discourir, comme aussi la soustraction du goût et de la saveur qu’elle y rencontrait, alors qu’elle n’avait pas épuisé la grâce qui s’y trouvait pour elle. D’ordinaire en effet, quand l’âme reçoit un bien spirituel, elle goûte le moyen qui le lui procure, parce que ce moyen lui est préférable, et ce serait merveille qu’elle goûtât un moyen qui ne lui profite pas... La seconde cause, c’est que l’âme possède maintenant l’esprit de la méditation en substance et en habitude. »
La raison donc pour laquelle méditer lui est devenu impossible c’est qu’elle n’y rencontre plus ni saveur ni profit.
La doctrine de notre Mère sainte Thérèse concorde bien avec celle de notre bienheureux Père. Parlant des âmes aptes à passer de l’oraison discursive à celle de simple vue, elle dit : « Il est certain qu’après avoir été élevée à la contemplation, l’âme se trouve dans l’impuissance de discourir comme auparavant sur les mystères de la Passion et de la Vie de Jésus-Christ. La cause, je l’ignore, mais le fait est qu’ordinairement l’esprit se trouve ensuite peu capable de la méditation.. Dans la méditation tout consiste à chercher Dieu ; une fois qu’il est trouvé et que l’âme a pris l’habitude de ne plus le chercher que par les actes de la volonté, elle ne veut plus se fatiguer en faisant agir l’entendement. Je crois aussi qu’une fois la volonté enflammée, cette généreuse puissance voudrait, s’il était possible, se passer du secours de l’entendement."[66].
Elle conseille ensuite la connaissance de simple vue, appuyée sur les mystères de la sainte Humanité ; car pour ce qui est de la contemplation de la Divinité exercée uniquement par la lumière de la foi, avec le secours ordinaire de la grâce — c’est-à-dire en un miroir et en énigme, comme parle S. Paul[67], — elle n’eut personne pour l’en instruire avant qu’elle entrât en relation avec notre bienheureux Père et son compagnon[68]. Ainsi, toutes les fois que dans ses livres elle nomme la contemplation, elle entend parler de la contemplation totalement infuse.
Nous savons maintenant ce que c’est l’habitude de la méditation, et comment quand une âme l’a acquise, elle est apte à passer à la contemplation. Nous savons également que, pour l’acquérir, le temps considérable qu’on y emploie d’ordinaire n’est nullement requis. Aussi, il nous est facile de comprendre avec combien de raison notre bienheureux Père se plaignait des maîtres spirituels qui se mettent peu en peine de garder leurs disciples d’un si grand inconvénient.
Pour lui, il possédait en un degré très rare le don de conduire les âmes contemplatives et de les faire passer promptement de l’enfance spirituelle à l’âge parfait de la vertu. Il pénétrait avec facilité deux points sans la connaissance desquels les maîtres spirituels sont incapables de guider sûrement les âmes. En premier lieu, il distinguait à quel degré se trouvait chaque âme. En second lieu, il discernait la voie par où Dieu la conduisait, afin de la guider par cette voie heureusement et sûrement. Aussi avait-il en horreur ces maîtres qui, sans examiner les appels de Dieu — qui ne manquent jamais de se manifester en toute âme détachée — veulent les adapter toutes à leur mode à eux, mode commun et vulgaire, et les réduire toutes à un même niveau, parce qu’ils ne connaissent qu’un seul chemin, et un chemin peu spirituel et encore moins profitable. S’adressant à ces directeurs, il leur donne l’admirable enseignement que voici :
« Combien souvent arrive-t-il que Dieu répand dans une âme contemplative une de ces délicates onctions, faite de connaissance amoureuse, sereine, pacifique, solitaire, bien éloignée du sens et du raisonnement, qui prive l’âme du pouvoir de méditer et de réfléchir, qui ne lui laisse goûter ni les choses d’en haut, ni les choses d’en bas, parce que Dieu la tient tout occupée de cette onction solitaire qui incline à l’oisiveté et à l’isolement.
« Or voici que se présente un de ces maîtres spirituels qui ne savent enseigner qu’à se servir des puissances pour frapper et marteler à la manière des forgerons. Comme il ne connaît pas autre chose et que toute sa science se réduit à l’exercice de la méditation, il dira : allons ! laissez tout cela ! C’est pure oisiveté et perte de temps. Prenez un sujet, méditez, produisez des actes. Mettez en œuvre tous les moyens dont vous disposez : le reste n’est qu’illuminisme et fantasmagorie.
« Les gens de cette classe n’entendant rien aux degrés de l’oraison et aux voies spirituelles, ne s’aperçoivent pas que ces actes qu’ils exigent de l’âme, elle les a déjà produits, et que cette voie discursive, elle l’a déjà parcourue, puis qu’elle est parvenue à la négation de tout le sensible... Voici un voyageur qui a fourni sa route et est parvenu au terme. S’il s’obstine à marcher encore pour y arriver, outre qu’il se rendra ridicule, il ne fera plus que s’éloigner du but atteint.
« Mais les directeurs dont je parle ignorent ce que c’est que le recueillement et la solitude spirituelle, oú Dieu imprime en l’âme les onctions si élevées dont nous traitons. Ils y superposent ou y entremêlent des onctions vulgaires, c’est-à-dire des méthodes inférieures, qui consistent à faire travailler l’âme. Et cependant il y a autant de différence de l’un à l’autre que d’une œuvre humaine à une œuvre divine, du naturel au surnaturel. D’un côté, en effet, Dieu opère surnaturellement dans l’âme ; de l’autre, l’âme opère naturellement. Et le pire est qu’en voulant exercer son opération naturelle, l’âme perd la solitude et le recueillement intérieur, et par conséquent l’œuvre sublime que Dieu accomplissait en elle. Ce ne sont plus que des coups frappés sur une enclume. D’où il suit que l’âme voit l’opération de Dieu ruinée en elle et ne tire aucun profit de ce qu’on lui impose. "[69].
S.Grégoire de Naziance formulait les mêmes plaintes au sujet des directeurs qui ignorent les voies spirituelles par où Dieu attire les âmes contemplatives à l’union avec lui, et qui se font les tyrans de ces âmes. « Si le titre de médecin et de peintre, dit-il, se donne ceux-le seulement qui ont appris à discemer les maladies, à mêler les couleurs et à dessiner les figures, comment osent-ils prendre le titre de maîtres et de gouvemeurs des âmes, ceux qui n’ont pas étudié l’art de ce gouvemement ? »
Certes, dirons-nous, ils n’ont jamais entendu parler de cet enseignement de S.Thomas : « La connaissance de Dieu s’acquiert d’abord par la connaissance des objets créés. Mais une fois qu’on connaît Dieu de cette manière, il faut avancer dans sa connaissance, non plus par ces mêmes objets, mais par lui-même et par la lumière qu’il nous communique pour être mieux connu de nous,"[70].
Et ailleurs le même Saint dit encore : « Il y a deux sortes de contemplation : la contemplation philosophique par le raisonnement, qui a été pratiqué des philosophes, et la contemplation de foi par la révélation divine, qui est propre aux chrétiens. »[71].
Plus loin, après avoir montré combien la première est insuffisante et imparfaite, il dit de la seconde : “Il est une autre contemplation, celle des âmes qui voient Dieu en son Essence, et celle-là est parfaite et propre aux Bienheureux dans la Patrie. L’homme peut y participer en cette vie par le moyen de la lumière de la foi. Or, il convient que les objets qui se réfèrent à la fin s’adaptent à cette fin, et que l’homme, dans l’état de la vie présente, soit guidé vers cette contemplation par une connaissance qui ne procède des créatures, mais immédiatement de l’illumination divine ».[72].
Par oú il montre combien notre contemplation par la lumière de la foi, en cette vie, est semblable à celle des Bienheureux dans la Patrie. En effet, ainsi qu’il l’explique ailleurs, telle est la ressemblance entre la lumière de foi et la lunière de gloire des Bienheureux, que ce qu’ils voient, nous le croyons, et ce que nous croyons, ils le voient.
Comment on sèvre les âmes des méditations sensibles —De
l’illumination par le do de Sagesse. Du retranchement des opérations
intellectuelles —Ce que c’est que contempler Dieu revelata facie —De deux sortes
de contemplation.
Notre bienheureux Père insiste beaucoup dans ses écrits, et spécialement au Livre II de la Montée du Carmel, sur la nécessité de sevrer les âmes des méditations sensibles, dans lesquelles notre noble entendement se rabaisse à des objets qui lui sont inférieurs, en goûtant la saveur des choses créées. Bien que l’entendement s’en serve pour aller à Dieu, le Seigneur veut l’en trouver séparé pour lui communiquer ses divines illustrations, car il a dit par le Prophète Isaïe : à qui enseignerai-je la science ? À ceux qui sont sevrés de lait et qui ont quitté la mamelle.[73] C’est-à-dire à ceux qui ont laissé les choses sensibles et leurs images, qui ne sont que le lait des enfants, dont parle l’Apôtre.
À ceux qui ont été sevrés de la sorte, Dieu communique la saveur des divines perfections en elle-même, et cela par le moyen du don de Sagesse. Or l’illumination de la Sagesse, ainsi que l’explique S. Thomas, est toujours accompagnée de la lumière simple de la foi, et en effet aucune de ces illuminations surnaturelles n’est discursive, aucune ne s’obtient ni ne s’exerce par des raisonnements et des discours, à la façon des sciences humaines ; toutes se reçoivent de Dieu en repos attentif et en opération surintellectuelle. De là vient que le même Saint nous assure que la sagesse acquise réside dans la partie supérieure de l’esprit, là où l’intelligence ne divise et ne compose point.
S.Bonaventure applique à cette doctrine reçue parmi les saints ces paroles du Cantique, dans lesquelles l’Epoux céleste s’adresse à l’âme contemplative, apte à cette simple et tranquille opération, et lui dit : lève-toi, hâte-toi, mon amie ; car le temps de tailler la vigne est arrivé.[74] En effet, de même qu’on émonde les sarments de la vigne, afin qu’elle porte plus de fruit, ainsi dans la contemplation on retranche les discours qui mènent à la connaissance de Dieu par les images des créatures, afin que l’entendement puisse être plus hautement illuminé.
S. Bonaventure continue, en poursuivant l’application : ‘Toutes les fois que nous voulons nous élever surnaturellement, pour participer à la lumière divine en elle-même, autant de fois devons-nous retrancher les opérations intellectuelles de la connaissance personnelle, comme l’enseigne S. Denis. Nous devons retrancher de même les représentations des objets créés, parce que, dans l’exercice surintellectuel, les opérations intellectuelles procédant de la raison et les formes ou représentations qui sont comme la sphère où se meut la raison, sont réputées des ombres et des obstacles."[75].
L’Apôtre nous enseigne la même doctrine lorsqu’il dit qu’il contemplait Dieu revelata facie ou revelata mente, ainsi que le déclare son disciple S. Denis et que l’explique S. Thomas. ‘Contempler Dieu en ayant la vue intellectuelle dégagée des voiles, dit ce dernier, c’est dire que notre entendement n’est plus assombri par l’obscurité des représentations qui procèdent de l’imagination : inconvénient auquel sont condamnés ceux qui ne veulent pas recevoir les impressions spirituelles au-delà des corporelles, ce qui les arrête dans leur ascension vers Dieu."[76].
Ainsi, ce sont ces ombres et ces obstacles que notre bienheureux Père travaillait à écarter, afin que l’entendement, délivré de la prison des représentations sensibles, pût voler à Dieu et être illuminé de ses divines splendeurs.
Afin de connaître plus parfaitement l’intime communication avec Dieu qu’il enseignait, fondé sur la vraie théologie mystique et scolastique, il faut bien remarquer que d’après la doctrine de S. Thomas et celle de Richard de Saint Victor[77], il y a deux sortes de contemplation surnaturelle. L’une est accordée de Dieu selon notre mode humain, par le moyen de la lumière simple de la foi et des secours ordinaires de la grâce. Et celle-là, nous pouvons l’exercer toutes les fois que nous le voulons, de même que nous pouvons produire tout autre acte de foi avec ces mêmes secours. On y est illuminé surnaturellement par le don de Sagesse, également selon notre mode humain. ‘Illumination, dit S. Thomas, qui n’est refusée à aucun de ceux qui sont en état de grâce, s’ils savent se disposer à la recevoir."[78].
L’autre est plus élevée et précédée de secours particuliers plus efficaces ; elle produit une illumination supérieure à celle du don de Sagesse ; elle élève l’âme à une connaissance et à un amour de Dieu au-dessus de notre mode humain. L’homme ne peut y atteindre que lorsque Dieu lui en fait la grâce, et ce serait orgueil d’y prétendre par nos efforts personnels. Cette prétention, notre Mère sainte Thérèse la blâme à diverses reprises, et c’est dans ce sens qu’il faut entendre cette parole qu’elle a écrite :” L’âme ne doit pas s’élever si Dieu ne l’élève."[79].
De même que dans cette seconde contemplation plus élevée et plus heureuse, Notre-Seigneur a rendu notre Sainte Mère une maîtresse divinement éclairée et lui a communiqué la connaissance de mystères nombreux et sublimes, comme on le voit dans ses ouvrages ; de même, dans cette autre contemplation, exercée selon notre mode humain, comme en un miroir et en énigme, c’est-à-dire par un concept surintellectuel, formé à notre mode et dans l’obscurité de la foi — contemplation qui n’est refusée à personne — Dieu a rendu notre bienheureux Père Jean de la Croix un maître éminent, ainsi que le prouvent ses ouvrages et l’expérience qu’en ont fait ses disciples.
C’est cette dernière contemplation qu’enseigne et inculque avec tant d’insistance S. Denis, spécialement au Chapitre I de la Théologie Mystique. S. Thomas et les autres commentateurs de S. Denis l’ont entendue de même. L’autre n’étant pas en notre puissance, on ne saurait y prétendre pour soi-même ni l’inculquer aux autres.
C’est aussi de cette même contemplation, enseignée par les Apôtres que nous avons parlé jusqu’ici.
Les puissances de l’âme réduites à un acte général et pur
—L’âme entre en participation de Dieu même —De l’acte suprême de l’intelligence
—Comment l’âme contemplative se comporte par rapport à l’Humanité de
Jésus-Christ —Pourquoi les puissances ne peuvent trouver de repos dans les
actes particuliers.
Quelques personnes peu expérimentées dans la vraie théologie mystique ont incriminé certains passages des écrits du P. Jean de la Croix. Pour éviter que la lumière ne passe pour obscurité et ténèbres, expliquons trois de ces passages.
Notre Père dit au Chapitre XI du Livre II de la Montée du Carmel : « À mesure que l’âme se spiritualise, ses puissances produisent moins d’actes particuliers. L’âme va s’établissant dans un seul acte général et pur, et ses puissances cessent d’avancer vers le terme, qui est désormais atteint. De même, les pieds s’arrêtent quand le voyage est achevé... Il faut apprendre à ces personnes à se tenir dans le repos, en amoureuse attention à Dieu, sans se soucier de l’imagination et de son opération. Ici, les puissances se reposent et n’agissent plus ; ou si parfois elles agissent, ce n’est ni par force ni par un raisonnement cherché, c’est en suavité d’amour et beaucoup plus sous la motion divine que sous la poussée de l’industrie personnelle. »
Notre bienheureux Père a résumé en ces quelques lignes ce que les Apôtres et les Saints nous ont dit sur ce sujet. Pour ce qui est des premiers mots : À mesure que l’âme se spiritualise, ses puissances produisent moins d’actes particuliers. L’âme va s’établissant dans un seul acte général et pur, personne ne peut en révoquer en doute l’exactitude, personne ne peut nier que ce ne soit là l’acte de la divine contemplation, dans laquelle l’âme entre en participation de Dieu même.
En effet, comme l’affirment Hugues de Saint-Victor, S. Bonaventure et tous les grands maîtres de la vie mystique, l’acte de la contemplation, dans lequel l’entendement s’applique immédiatement à Dieu pour recevoir de lui, comme en leur source même, l’illumination et l’influence divines, n’est autre chose que l’intelligence pure, c’est-à-dire l’acte suprême de l’entendement.[80] Dans cet acte, enseigne S. Thomas, il n’y a ni composition ni division des objets distincts et particulier autour desquels se meut le discours de la raison, il n’y a que des concepts universels et indistincts.[81].
En cet acte donc on se représente Dieu, non sous une notion distincte et connue, mais au contraire sous une notion immense et inconnue, comme le dit S. Denis[82], notion d’une excellence qui surpasse tout ce que l’entendement peut connaître. Si au contraire l’entendement se représente Dieu sous la similitude du soleil, du ciel, ou de quelque autre chose grande et admirable qui nous est connue, il ne s’adapte plus à la lumière divine ; il quitte son opération surintellectuelle dans la lumière de la foi, qui l’adaptait à la lumière divine ; il abandonne l’acte de l’intelligence pure, dans lequel il participait immédiatement à Dieu, et recevait sa divine illumination avec l’influence des dons infus, et il descend à l’acte inférieur de l’entendement, exercé suivant le raisonnement humain et l’effort de la lumière naturelle. En effet, quand il y a comparaison d’un objet à un autre, il y a raisonnement, et par le moyen de ces objets sur lesquels il raisonne, l’entendement place des entre-deux entre son opération et la lumière divine.
S’il y arrive que dans cet acte suprême de l’intelligence, il se mêle quelque notion de ce qui a fait l’objet de 1 a méditation dans les actes inférieurs, par exemple de l’Humanité du Christ Notre Seigneur, en vue de fournir à l’âme un motif d’amour et de gratitude, elle doit envisager cette notion d’une manière universelle, et comme proposition détachée de la substance des raisonnements précédents.
Ainsi que l’affirment ces auteurs, tous les souvenirs qui viennent se mêler à cette contemplation doivent lui être proportionnés et s’exercer d’une façon simple et universelle, comme serait par exemple : Un Dieu mort ! Un Dieu flagellé ! Un Dieu conspué ! Et autres concepts du même genre, sans autre discours ni composition plus distincte.
Comme ces concepts détachés procèdent de l’habitude acquise de la méditation, toute la substance des méditations précédentes s’y trouve contenue, mais plus enflammée, plus spiritualisée, semblable à une quintessence passée par de multiples creusets et, pour ce motif, ayant plus d’efficacité pour émouvoir. C’est ce que veut dire S. Thomas, quand il enseigne « qu’on apprend d’autant plus parfaitement une chose par le moyen d’une autre, que l’image est plus spiritualisée et plus abstraite. »[83]. C’est de cette façon que les saints se servaient dans la contemplation de la pensée de Jésus-Christ Notre Seigneur : ils respiraient le parfum du Bouquet de Myrrhe tout entier, et non fleur par fleur, comme on le fait dans la voie discursive.
Ce que notre bienheureux Père dit encore, que dans cet acte universel les puissances se reposent, est parfaitement exact. S. Thomas le prouve péremptoirement.[84]. Il ajoute qu’elles ne peuvent se reposer et trouver leur entier développement en aucun acte particulier, si excellent qu’il puisse être, parce que l’objet propre de l’entendement est l’Essence divine universelle et que l’objet propre de la volonté est le Bien universel, c’est-à-dire Dieu. Tant que Dieu n’est pas présenté à la volonté de cette manière, elle n’est point mue avec toute l’efficacité dont elle est susceptible, quoique pourtant on lui présente un attribut particulier.
Si donc les puissances se trouvent alors comme dans leur centre — autant que le comporte l’état de la vie présente — oú elles ne peuvent voir ce qu’il y a en Dieu de particulier et de distinct, - rien d’étonnant qu’elles jouissent en lui du repos.
De rame, quand notre Maître nous dit d’inculquer aux âmes contemplatives la pratique de se tenir dans le repos en amoureuse attention à Dieu sans se soucier de l’imagination, cela revient à leur enseigner d’une manière simple et facile à se placer dans l’acte de la contemplation surintellectuelle et de la participation à Dieu, mode de prier que nous ont enseigné les Apôtres.
En effet, les auteurs mystiques s’accordent à dire que l’acte de la contemplation est une vue simple de la suprême Vérité, simplex intuitus Veritatis[85], sans discours actuel, mais en supposant qu’un discours a précédé. S. Denis appelle cet acte un mouvement circulaire de l’âme.[86] Car de même que la figure circulaire est la plus parfaite, qu’elle n’a ni commencement ni fin, de même l’acte de la contemplation parfaite en cette vie se représente Dieu sans forme particulière distincte, mais de la manière immense et ineffable propre à la lumière simple de la foi. C’est ce que S. Denis explique ailleurs quand il dit : « Par un concept surintellectuel, supérieur à tout ce que l’entendement peut atteindre, tiens-toi soumis aux pieds de cette souveraine Grandeur incompréhensible. »
Cette soumission profonde est une haute connaissance de Dieu, et, comme l’enseigne S. Thomas, la plus parfaite qui puisse exister en cette vie.[87].
Le même Saint, expliquant le mouvement circulaire dont parle S. Denis, y remarque trois qualités spéciales, qui renferment toute l’oraison qui noua vient des Apôtres, exercée dans sa perfection.
La première est le dépouillement de l’entendement par rapport à toutes les images des objets matériels procédant de l’imagination. La seconde est la cessation du discours de la raison, cessation qui ramène les puissances de l’âme à la contemplation simple de la suprême Vérité. La troisième est la cessation de tout autre mouvement ou inquiétude quelconque, en sorte que l’âme tout entière soit ramenée à une sérénité pleine de repos. »Car, dit S. Thomas, l’immobilité appartient au mouvement circulaire.[88].
S. Denis a réduit la pratique de ce qui précède à l’enseignement suivant : « Dans cette contemplation, toutes les opérations intellectuelles procédant de la raison et de la connaissance personnelle, comme aussi toutes les images distinctes, non seulement sensibles, mais même intellectuelles, doivent se réunir afin de se joindre à Dieu, dans la lumière de la foi, au-delà de toutes les substances créées et de leur connaissance, de manière que l’entendement demeure dans une pure extase de foi, dégagé de tout le créé et uni à la lumière divine.[89].
S. Thomas explique ailleurs cette extase de foi, en disant : « L’entendement entre par la foi véritable dans une extase de vérité, et, ravi en quelque sorte à tout le sensible, il se trouve uni à la vérité surnaturelle."[90].
Telle est, d’après S. Denis, la manière dont l’entendement doit se comporter dans la contemplation véritable.
C’est alors, dit S. Thomas, que s’accomplit la parole du
Sauveur : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qu’ils verront
Dieu.[91].
Parole que ce Saint applique la contemplation de la vie présente. « En
cet exil, dit-il, nous contemplons Dieu plutôt en connaissant ce qu’il n’est
pas, qu’en apprenant ce qu’il est. Aussi, quand il est question de la vie
présente, la pureté du cœur s’entend non seulement de l’éloignement de l’amorce
des passions, mais encore des représentations de l’imagination, et même des
formes spirituelles. De tout cela,
S. Denis enseigne que ceux-là doivent se dépouiller, qui tendent à la divine
contemplation : c’est ce qu’on lit au Chapitre I de sa Théologie
Mystique ».[92].
Notre bienheureux Père a eu cette doctrine en vue, lorsqu’il a dit, à l’endroit déjà cité, que les âmes doivent se tenir dans le repos, en amoureuse attention à Dieu, sans actes particuliers et distincts. Il résume en ces mots les deux dispositions que S. Denis réclame de l’âme qui se met en la présence de Dieu pour recevoir ses divines influences : la première, que son entendement se rende attentif à Dieu, dépouillé de toutes les images et de tous les objets distincts ; la seconde, que sa volonté soit dirigée vers lui par amour et dévotion : Notre bienheureux Père a renfermé ces deux dispositions dans le terme d’amoureuse attention à Dieu. Par attention, il désigne l’acte de l’entendement, par amoureuse, celui de la volonté.
Des actes produits sous la motion de Dieu —La puissance
active et la puissance passive —Les deux regards et les deux connaissances —Les
actes procédant de 1’illumination divine accroissent les dons infus.
Le P.Jean de la Croix dit encore que, dans la contemplation, l’âme doit produire des actes qui procèdent plutôt de la motion de Dieu que de l’activité personnelle procédant de la raison. Ceci est indispensable pour plusieurs motifs. Nous nous contenterons pour l’instant d’en apporter un seulement.
Les actes produits sous la motion de Dieu accroissent les dons infus, qui proviennent de la vertu divine en l’âme. Cet accroissement ne peut venir de la puissance active de l’me, puisqu’il excède sa capacité naturelle, mais il provient de sa puissance passive mue par un agent surnaturel, comme S . Thomas l’explique par un bel exemple.
« Bien que la puissance active de l’air, dit-il, ne puisse arriver à produire un mouvement enflammé, sa puissance passive le rend capable de se changer en flamme, et une fois la transformation accomplie, il peut produire le mouvement enflammé qui dépasse sa puissance active. De même, bien que la puissance active de l’âme ne puisse s’étendre à des objets surnaturels et à l’accroissement des vertus infuses, sa puissance passive la rend capable d’être changée en flamme de charité ; et cela fait, les actes qu’elle émet produisent les effets de la charité dont elle est revêtue. Cette transformation s’opère dans la divine contemplation dont nous parlons, alors que le contemplatif abandonne la lumière de la raison pour se revêtir de la lumière de la foi, que le don de Sagesse vient faire resplendir. C’est alors, dit S. Denis, que l’âme est divinisée, en tant que sortie d’elle-même et transformée en Dieu, et qu’elle reçoit l’accroissement des dons divins. "[93].
Notre bienheureux Père, par les termes cités plus haut, ne fait que suivre cette doctrine.
La raison pour laquelle cette attention amoureuse est requise, c’est afin que l’âme entre en oraison et s’entretienne avec Dieu. Dans le discours, en effet, elle ne parle pas à Dieu, elle se parle à elle-même. Et l’on peut dire à proprement parler qu’elle est en oraison que quand, laissant de côté le discours, elle se tient paisiblement et amoureusement attentive à Dieu, comme l’explique le grave docteur scolastique Suarez, s’appuyant sur S. Thomas.[94].
La raison en est claire. L’oraison proprement dite, selon la définition de S. Jean Damascène, est « une élévation de l’esprit vers Dieu ».[95]. Ce qui revient à dire que l’entendement ayant deux regards, l’un qui se tourne vers les objets corporels pour en recevoir les images qui constituent la connaissance naturelle, et l’autre qui se tourne vers Dieu pour en recevoir l’illumination qui constitue la connaissance surnaturelle, il doit durant l’oraison retrancher le regard qui se tourne vers les objets corporels, en renonçant aux images formées par l’imagination et le discours procédant de la raison, pour donner lieu au regard qui se tourne vers Dieu.
Par là on peut voir avec quelle justesse s’est exprimé S.Denis à l’entrée de sa Théologie Mystique, quand il a dit que « Dieu remplit de ses splendeurs les intelligences aveugles, c’est-à-dire qui ferment les yeux destinés à regarder les objets corporels et ouvrent ceux-là seulement qui sont destinés à regarder Dieu, afin d’en être illuminé ».[96].
Nous avons dit que les actes qui procèdent de cette illumination accroissent les vertus infuses, ce que ne font pas les actes qui procèdent de la raison. C’est pour cela que notre Maître nous exhorte à nous mettre en état de les recevoir. C’est pour cela aussi que notre Dieu a coutume, au commencement de l’oraison, de faire entrer l’âme dans le repos, afin qu’elle y reçoive le fonds surnaturel qu’elle fera ensuite valoir. Une fois qu’elle est en possession, il lui rend la liberté et l’anime à mettre en œuvre ce fonds surnaturel, au moyen d’actes particuliers procédant de l’affection. C’est ce qu’enseigne Ruysbroek, ce maître très expérimenté.[97].
Il importe de ne pas interposer d’autres lumières entre
l’âme et l’illumination surnaturelle —La lumière de la foi, disposition
adéquate pour l’illumination divine —Proportion nécessaire entre le moteur et
le mobile —Ressemblance de conformité avec Dieu conférée à l’âme par la lumière
de la foi.
Il est un autre passage de notre bienheureux Père qui offusque certains mystiques. Le voici : « Pour recevoir avec plus de simplicité et d’abondance cette divine lumière, l’âme doit avoir soin de ne pas lui interposer des lumières palpables provenant d’autres connaissances, de formes et de figures exercées par le discours, parce que rien de tout cela n’a rapport avec cette paisible et pure lumière. »
Et il ajoute : « Une fois devenue simple et pure, l’âme se transforme en la simple et pure Sagesse divine."[98].
Par où il résume très à propos la science mystique de S. Denis, trop peu connue de tant de gens qui se donnent pour des maîtres spirituels.
Afin de bien entendre ceci, il faut se rappeler ce que se propose notre Père dans ce Livre II de la Montée du Carmel qui est de dépouiller de toutes les images créées l’âme qui a déjà l’habitude de la méditation, pour ne la laisser revêtue que de la lumière simple de la foi, en vue de recevoir, grâce à cette disposition surnaturelle, l’illumination du don de Sagesse qui guérit tous les maux de l’âme, ainsi que parle l’Esprit-Saint.[99]. Cette lumière de foi la dispose et la divinise, pour ensuite l’unir à Dieu. L’illumination divine, en effet, est toujours accompagnée de la lumière simple de la foi, et ce que le don de Sagesse illumine n’est autre que ce que la foi nous présente. C’est S. Thomas qui nous le déclare.[100].
S. Denis a commencé le livre des Noms Divins en se proposant exactement ce que notre bienheureux Père s’est proposé dans le Livre II de la Montée du Carmel. S. Thomas nous explique S. Denis en ces termes : « C’est par le moyen de la lumière de la foi que nous nous unissons aux choses ineffables et inconnues, telles que sont les divines, et elle nous y unit d’une manière ineffable et inconnue, d’une union bien différente de celle qui provient de l’activité de notre raison et de l’opération de notre entendement. Union bien autre et bien meilleure assurément, puisque, par le moyen de la lumière de la foi, nous nous unissons à la vertu divine, qui surpasse toute connaissance humaine, et à des choses bien au-dessus de celles que peut atteindre la raison naturelle, et cela avec une certitude d’autant plus grande que la révélation l’emporte en certitude sur la connaissance humaine. »[101].
Tel est l’enseignement de S. Denis et de S. Thomas, suivi par notre Maître.
Il nous dit, à l’endroit déjà cité, que les notions, les formes et les figures qui procèdent de la connaissance naturelle n’ont aucun rapport avec la pure et simple lumière que Dieu communique à l’âme dans la contemplation par le moyen du don de Sagesse. Aussi l’entendement doit se dépouiller de tout cela, pour n’être plus revêtu que de la lumière simple de la foi, qui, étant elle-même divine, est à l’entendement une disposition prochaine et adéquate à recevoir l’illumination de ce don divin, destiné à éclairer l’âme et à la faire resplendir.
Cette disposition adéquate est tellement indispensable pour recevoir l’illumination divine, que, faute d’en être pourvus, la plupart des contemplatifs travaillent beaucoup et profitent peu dans l’oraison, parce qu’ils appliquent leur travail plutôt à s’entraver qu’à s’aider.
c’est effectivement chose certaine et connue qu’il doit y avoir proportion entre 1’objet à mouvoir et son moteur, pour que le mouvement s’ensuive. C’est ce que dit fort bien S. Thomas. « Il est manifeste, enseigne-t-il, que tout objet à mouvoir doit être proportionné à son moteur. Or, voici la perfection du mobile en tant que mobile : une disposition qui le rend apte à être bien mû par son moteur."[102].
Tout l’avancement de l’âme contemplative consistant à être mue de Dieu, il est nécessaire qu’elle s’adapte à lui en vue de cette motion. Et comme ce qu’elle doit recevoir est surnaturel, elle a besoin d’une disposition également surnaturelle. C’est encore S. Thomas qui le dit : « Tout ce qui doit être élevé à ce qui surpasse sa nature, doit s’en rendre capable par une disposition qui soit également au-dessus de sa nature."[103].
Cette doctrine très assurée, qu’il pose ainsi d’une manière générale, S. Thomas l’applique en termes très forts à notre contemplation, distinguant, comme nous l’avons vu, la contemplation des philosophes de la nature, de la contemplation des chrétiens, précisément par cette adaptation surnaturelle. C’est pour cela que notre bienheureux Père y revient tout de fois dans son livre.
Mais cette lumière simple de la foi ne se borne pas à rendre l’entendement capable de recevoir l’illumination divine. Elle la divinise, comme le dit S. Denis, et le rend alors l’image de Dieu, non suivant la ressemblance naturelle avec Dieu, qui est commune aux bons et aux méchants, mais suivant une ressemblance de conformité. Cette seconde ressemblance élève l’âme contemplative à une participation surnaturelle à ses divines perfections. Or, de même que l’homme reçoit sa personnalité de la connaissance qui lui vient de la raison, de même, dit notre bienheureux Père, par la connaissance pure et simple de la foi, il cesse d’être lui-même et devient divin.
Cette ressemblance de conformité, que notre bienheureux Père s’efforce d’implanter dans le cœur de ses disciples, S. Thomas l’élève si haut que, d’après lui, la communication et la contemplation dont elle rend capable est comme une imitation et, en une certaine manière, une participation de la communication ineffable et étemelle qui existe entre les Personnes divines. C’est ce qu’il explique par les paroles suivantes : « Dans la connaissance par laquelle l’entendement humain saisit les objets temporels, il n y a point expresse ressemblance de Dieu par conformité, parce que ces objets sont moins semblables à Dieu que ne l’est l’âme elle-même ; mais dans la connaissance par laquelle l’entendement connaît Dieu (il parle de la lumière de la foi), il y a une représentation de la Trinité divine suivant la conformité que l’âme se trouve avoir avec cette très sainte Trinité. En effet l’entendement, en connaissant Dieu de cette manière, engendre une parole qui est son concept ; et de l’entendement et de son concept procède l’amour. De même, le Père Etemel, en sc connaissant lui-même, engendre éternellement sa parole, qui est son Fils, et de tous les deux procède l’Esprit-Saint. D’où il suit que lorsque l’âme connaît Dieu en lui-même, elle est proprement 1’image de la bienheureuse Trinité.[104].
C’est ainsi que ce grand Saint nous explique la ressemblance de conformité par laquelle l’âme, dans la contemplation, est rendue merveilleusement semblable à Dieu et participe à ses divines perfections.
La divine lumière communiquée passivement à notre âme —
Nuages qui font obstacle à cette communication —La divine lumière toujours à
découvert devant les yeux de notre âme —Quels sont ceux à qui elle se
communique —L’aigle dépassant les nuages, symbole des contemplatifs.
Bien notables aussi sont les paroles suivantes de notre Maître, paroles trop peu comprises des contemplatifs qui ne peuvent se décider à se dégager de leurs opérations propres, pour se livrer entièrement à celle de Dieu, ce qui est le but propre de la contemplation. “En cet état, dit-il, Dieu se communique passivement à l’âme, et l’âme est comme une personne qui aurait les yeux ouverts, et qui passivement, sans rien faire d’autre que de les tenir ouverts, recevrait la lumière du jour."[105].
S. Bonaventure emploie la même comparaison. “De même, dit-il, que la lumière du soleil n’a besoin qu’on lui fasse violence pour la faire entrer dans une demeure, afin de l’échauffer et de l’éclairer, mais seulement qu’on lui ouvre la porte et qu’on ôte les obstacles : ainsi la lumière divine, bien plus active et plus efficace que celle du soleil n’a besoin qu’on lui fasse violence pour entrer dans une âme, l’illuminer et la perfectionner, il suffit de lever les obstacles."[106].
Comparaison bien propre à nous faire comprendre les effets que la lumière divine produit en nous, si nous n’y mettons obstacle. Aussi S. Denis assure-t-il que le soleil qui éclaire notre globe est l’image expresse de la divine Bonté, spécialement à cause de sa communication si favorable, de sa puissance d’opérer dans les êtres tant d’effets si divers, à la seule condition qu’ils consentent à recevoir son influence. Passant ensuite à expliquer les effets que l’illumination divine, dont le soleil est l’image, produit dans les âmes qui la reçoivent sans obstacle, il dit de quelle manière, quand on lui donne libre et large entrée, elle illumine et purifie 1’entendement, comment, passant à la volonté, elle l’enflamme et lui fait goûter la saveur des choses divines pour de là passer à toutes les autres facultés de l âme, les renouvelants, les divinisant, pour enfin les unir à Dieu.[107].
Ce sont de tous ces merveilleux effets que se privent les contemplatifs qui refusent de se disposer à recevoir la lumière divine, et lui font obstacle par les discours de la raison et les images des choses créées, qui sont la sphère où se meut la raison : en un mot, par ce que notre âme appelle très justement des nuages. Ces nuages font obstacle à la lumière divine en s’interposant entre elle et l’entendement, de façon à empêcher celui-ci d’être éclairé.
S. Denis et S. Thomas ne parlent pas différemment. “La lumière divine, dit le premier, par là même qu’elle dépasse notre entendement, nous met en obscurité et en ignorance. Pourtant elle est au-dessus de toutes nos connaissances, et pour y atteindre il nous faut les abandonner toutes, parce que chaque image des objets qui nous sont connus est comme un voile qui nous dérobe cette lumière, et se place devant elle pour l’empêcher de nous éclairer."[108].
Cette doctrine de S. Denis est suivie de tous les autres saints ; mais il y a peu de contemplatifs qui s’en pénètrent.
Notre bienheureux Père, poursuivant son sujet, nous donne un enseignement non moins important que le précédent. “Il est donc évident, conclut-il, qu’une fois purifiée et bien vide de toutes les formes et de toutes les images perceptibles, l’âme se trouve dans la pure et simple lumière divine”.[109].
S. Denis expose la même doctrine en maint endroit de ses ouvrages, et spécialement dans une lettre à un religieux nommé Caius, qui lui avait demandé si, pour recevoir dans 1’oraison l’illumination divine surnaturelle, il fallait dépouiller l’entendement de toutes les connaissances s provenant de la lumière naturelle. Il lui répond en substance ce qui suit. “La lumière divine qui, par là même qu’elle dépasse infiniment notre entendement, lui paraît obscure et ténébreuse, se dérobe et se couvre comme d’un voile devant la lumière de notre raison, et beaucoup plus si les nuages des objets créés au milieu desquels discourt la raison sont en grand nombre. La Sagesse divine très secrète, qui, à cause de sa profondeur incompréhensible, nous paraît ignorance, est voilée par nos connaissances grossières et limitées, surtout si ces connaissances sont multiples”. [110].
Il explique ensuite comment cette divine lumière, cette Sagesse secrète, se dérobe à toute autre lumière et se cache à toute autre connaissance. S. Thomas nous en donne la raison scolastique. “Il est impossible, dit-il, qu’un même sujet soit perfectionné en même temps par plusieurs formes d’un même genre et d’espèces diverses, de même qu’il est impossible qu’un même corps reçoive en même temps diverses figures. Toutes les images intellectuelles sont d’un même genre, en tant que perfectionnement d’une même puissance intellective ; mais les objets qu’elles représentent sont d’espèces diverses. Or, il est impossible qu’un entendement soit perfectionné en même temps par deux formes intellectuelles différentes entre elles”.[111] Paroles qui appuient ce que dit notre bienheureux Père en divers endroits : que tant que 1’entendement ne se dépouille pas des images provenant de la connaissance naturelle, au milieu desquelles opère la raison lorsqu’elle discourt, il est incapable de recevoir l’illumination surnaturelle, ce qui est le but de l’oraison. La raison en est que ce sont des formes d’un même genre, en tant que formes intellectuelles, et pourtant de deux espèces différentes, comme l’explique ailleurs plus au long S. Thomas. L’une, dit-il, est tirée des créatures par abstraction au moyen de l’entendement, et l’autre vient de la participation de Dieu en lui-même, au moyen du don de Sagesse.[112]
Ceci nous montre avec combien de raison S.Denis nous exhorte, en vue de la contemplation divine, à dépouiller notre entendement non seulement des images matérielles, mais encore des images intellectuelles distinctes, puisque les unes et les autres procèdent de de la connaissance naturelle, et à s’en tenir uniquement au concept surintellectuel et indistinct que nous fournit la foi, touchant la grandeur incompréhensible de Dieu. C’est là ce que notre Maître appelle l’attention simple et amoureuse à Dieu, qui, ainsi que nous l’avons dit tant de fois, dispose l’âme à l’union divine.
Cet enseignement qui nous est donné par ces éclatantes lumières de l’Église, S. Denis et S. Thomas, S. Grégoire la confirme par ces paroles : “L’influence de la lumière divine est incompatible dans l’entendement avec l’image des objets corporels, car 1 a lumière invisible n’a pas entrée dans notre esprit tandis qu’il s’occupe des choses visibles. »[113].
D’où l’on voit que c’est avec beaucoup d’exactitude que s’exprime le très docte Rupert de Lincoln, célèbre commentateur de S. Denis, lorsqu’expliquant le passage cité plus haut, il dit : “La disposition prochaine pour recevoir l’illumination divine, c’est la privation de la connaissance actuelle de toutes les choses créées. »[114].
Et finalement notre bienheureux Père lui-même dit au Chapitre XIII du Livre II de la Montée du Carmel : “Cette divine lumière est toujours prête à se communiquer à l’âme ; mais à cause des formes et des voiles des créatures dont l’âme est enveloppée, elle ne s’infuse pas en elle. Si l’âme se dégageait de tous ces voiles et demeurait en nudité d’esprit une fois simple et pure, elle se transformerait en la pure et simple Sagesse divine qui est le Fils de Dieu ; car aussitôt que l’âme est libre des objets naturels, ce qui est divin lui est surnaturellement infusé.”
S. Denis enseigne la même doctrine en nombre d’endroits : » La lumière divine, dit-il, est toujours à découvert devant les yeux de l’entendement, pour se communiquer bénignement à lui. L’entendement peut donc la recevoir, puisqu’elle est présente et toujours prête à se communiquer."[115].
Et ailleurs, marquant la disposition oú doit être l’entendement pour recevoir cette divine lumière, il nous dit, ainsi que nous l’avons vu déjà, que Dieu est au-dessus de toutes choses et environne toutes choses, mais qu’il ne se communique véritablement qu’à ceux-là seuls qui, dépassant toutes choses créées, tant matérielles que spirituelles, pénètrent dans l’obscurité de la foi, ou l’Écriture nous dit que l’on rencontre Dieu.[116]
Ailleurs encore, il dit à notre sujet des paroles bien conformes à l’enseignement de notre Maître. S. Thomas les explique ainsi : « Les opérations intellectuelles de notre raison sont superflues quand l’âme, rendue conforme à Dieu par la lumière de la foi, se plonge dans la contemplation des choses divines, non au moyen des images procédant de l’imagination, mais au moyen de la foi elle-même. Alors, la divine lumière, inconnue et inaccessible, s’unit et se communique à nous."[117].
Ainsi s’expriment ces deux grands maîtres de la théologie mystique et scolastique. Paroles substantielles, qui expliquent lumineusement notre sujet, et où nous remarquerons surtout deux points : l’un, que par la lumière simple de la foi, en abstraction de nos connaissances, l’entendement se conforme à Dieu et devient capable de son illumination ; l’autre, qu’au moment même où il se conforme et s’adapte ainsi, la lumière divine, sans autre ministère ni secours, s’unit à l’entendement et se communique à lui.
Pour nous convaincre de cette vérité S. Bonaventure nous propose la comparaison du soleil, qui environne notre demeure et y pénètre dès qu’on lui ouvre la fenêtre. Ouvrir la fenêtre n’est autre chose que découvrir l’entendement en le dépouillant de toutes les connaissances provenant de la connaissance naturelle, ainsi qu’il a été dit.[118]
Telle est la doctrine enseignée par notre Maître. Il ne veut pas que nous nous comportions comme des animaux terrestres, qui ne savent pas sortir de leur région basse et impure, il veut que nous imitions l’aigle royal, symbole de la contemplation. L’aigle, en effet, non seulement regarde le soleil en face sans cligner des yeux, mais s’il se rencontre des nuages, dans la partie inférieure de l’air, voisine de la montagne, il passe au travers de la région chargée de nuages et pénètre jusqu’à la région supérieure, afin d’y trouver les rayons du soleil dans leur pureté. Là, il reste à jouir des rayons de cet astre, et renouvelle ses plumes sous l’influence de leur chaleur.
C’est ce que nous devons faire nous-mêmes, comme nous l’enseignent les saints dont notre Maître suit la doctrine. Que notre entendement quitte la région inférieure de notre âme, c’est-à-dire les représentations de 1’imagination et les discours de la raison, ces actes chargés de nuages, au milieu desquels les rayons du Soleil divin ne se perçoivent pas dans leur pureté et leur éclat. Que, dégagé de ces obstacles, il pénètre jusqu’à la région supérieure de l’esprit, c’est-à-dire à l’intelligence pure et à l’acte dirigé immédiatement vers Dieu, comme il a été dit. Et qu’il se repose sous les rayons du divin Soleil, où a lieu le renouvellement de l’esprit. À la vérité, tant que l’esprit ne sera pas purgé de ce qui oppose résistance à l’opération divine, il ne connaîtra pas toujours sa rénovation. La lumière divine pénètre sur-le-champ l’esprit purifié, comme le rayon de soleil pénètre le cristal limpide ; mais elle ne pénètre pas de même l’esprit souillé. Le feu prend sur-le-champ au bois sec, mais il ne prend pas de même au bois vert. Ce sont les comparaisons dont S. Denis se sert, pour nous faire comprendre toute la différence qu’il y a entre l’effet que produit l’illumination divine dans l’entendement purifié et celui qu’elle produit dans l’entendement qui ne l’est pas.[119] Cependant, si l’on persévère dans cette oraison dénuée d’obstacles, l’illumination divine opère progressivement la purification voulue, ainsi que le même Saint l’explique ailleurs.[120].
Combien il importe de détacher de notre raison le concept
universel de Dieu —L’illumination divine communiquée à chacun conformément au
mode suivant lequel il se dispose —Deux degrés de la contemplation
intellectuelle —Ne pas attirer Dieu à soi, mais se livrer à lui comme présent.
Quelques contemplatifs, qui n’ont pas pénétré aussi avant que notre Maître dans la substance de la science mystique, condamnent l’acte de contemplation qu’il enseigne à ses disciples sous le nom d’attention amoureuse. Il est donc important d’éclaircir la propriété et l’utilité de cet acte.
À cet effet, remarquons qu’il se rencontre communément, chez ceux qui font l’oraison mentale, deux obstacles qui les empêchent d’être mus et illuminés de Dieu tandis qu’ils la font. Le premier provient des images distinctes et particulières de l’imagination, au milieu desquelles la raison est en mouvement dans ses discours, et nous avons déjà traité de cet obstacle. Le second, moins connu encore de ceux qui se croient grands contemplatifs, est celui que nous nous proposons de dévoiler en ce Chapitre.
Il consiste à n’avoir pas le courage de détacher de la raison le concept universel de Dieu sous lequel on se présente devant la Grandeur divine dans la contemplation. Ces contemplatifs ne peuvent se décider à envisager Dieu d’un regard direct, en tant qu’objet présent, dans l’obscurité de la foi, mais ils l’envisagent sous un concept formé et distinctement connu. En un mot, ne pouvant comprendre Dieu, ils veulent du moins comprendre le concept sous lequel ils le contemplent. Or, ceci est contraire à l’enseignement de S. Denis, qui nous dit, comme nous l’avons vu déjà, que lorsque il s’agit de choses ineffables et non connues de nous, telles que sont les choses divines, nous devons nous unir à l’ineffable et à l’inconnu.[121].
Ce n’est point ainsi que se comporte celui qui veut limiter et comprendre comme chose connue le concept qu’il se forme de Dieu. Dans ces conditions il ne se trouve point dans l’opération surintellectuelle oú se reçoit l’illumination divine sans obstacle, il n’est point participant de Dieu en lui-même, à quoi dispose et adapte la lumière simple de la foi. Cette lumière de la foi, son entendement n’en est pas alors revêtu, puisqu’elle se mélange en lui à celle de la raison. Il n’est pas non plus transféré à cette divine lumière de la foi — transfert que S. Denis pose comme condition essentielle de la contemplation, — puisque, tout au contraire, il transfère la lumière de la foi à sa raison, la limitant et la raccourcissant à son mode particulier. Les contemplatifs de cette classe se rendent incapables de recevoir l’illumination divine qui se communique à chacun conformément au mode suivant lequel i1 se dispose.
C’est ce qu’explique également S.Laurent Justinien. « C’est l’affaire de Dieu, dit-il, de donner la dévotion et le goût spirituel à celui qui prie, mais c’est l’affaire de celui qui prie de chercher le mode convenable de sa prière. »[122].
Effectivement, suivant la mesure où chacun entre en oraison, il recueille les effets de l’oraison, puisqu’il est très certain que les influences divines se communiquent suivant le mode de celui qui les reçoit. C’est ce qu’affirme S.Thomas en maint endroit. « La faveur reçue, dit-il, suit le mode de celui qui reçoit, selon l’objet qu’il a en vue. Elle est matérielle ou immatérielle, multiple ou uniforme, suivant l’exigence du sujet qui reçoit."[123].
Pour mieux élucider cette vérité, d’oú dépend le bon succès de la contemplation, il faut observer que la contemplation intellectuelle a des degrés, marqués par Richard de Saint-Victor, $. Thomas, S. Laurent Justinien, S. Bonaventure et bien d’autres.[124].
Le premier, qui est imparfait, est appelé super rationem, sed non praeter rationem. C’est-à-dire que cette contemplation, bien qu’au-dessus de la raison, n’est pas dégagée de la raison. Celle-ci forme, à sa manière, un concept de Dieu, le plus élevé qu’il lui est possible. Elle se sert, par exemple, du soleil ou de quelque autre chose créée grande et admirable, et elle admet que Dieu est quelque chose de très haut et de très merveilleux, dans le genre de ces objets connus.
Cette manière de contempler Dieu peut se tolérer chez ceux qui débutent dans la contemplation, qui ne font que sortir de la méditation imaginative et ne sont pas encore en état de se livrer totalement à la contemplation intellectuelle simple, chez ceux qui marchent encore appuyés au chariot de la raison, comme des enfants à qui l’on enseigne encore à marcher spirituellement. Cependant c’est un mode de contempler Dieu extrêmement imparfait, et l’entendement y oppose beaucoup d’obstacles à l’illumination divine et aux autres effets de la contemplation : cela, pour bien des motifs, qu’il serait trop long d’énumérer. Qu’il nous suffise de dire, comme nous l’avons fait maintes fois, que l’entendement lorsqu’il produit cet acte, n’est pas en opération surintellectuelle, ni dans la région où l’illumination divine se reçoit dans sa pureté, oú l’on participe à Dieu en lui-même. Il reste dans la dépendance de ce concept qu’il forme à son mode, conformément aux objets créés qui lui sont connus, et non sous l’action de la lumière pure et simple.
Le second degré, qui est l’acte propre et parfait de la contemplation, est appelé par tous ces auteurs : supra rationem et praeter rationem. Ici l’entendement ne s’élève pas seulement au-dessus de la raison, mais il s’en dégage entièrement. Il refuse de mesurer Dieu par aucune comparaison, et se contente de l’envisager comme ineffable et inconnu, uniquement selon la foi, qui nous apprend qu’il est incompréhensible, inexprimable et incomparable. Lorsque l’entendement admet qu’il en est ainsi et que, de plus, Dieu est en toutes choses par son immensité, comme la cause en ses effets, qu’en outre il réside en l’âme du juste par un mode plus favorable encore, alors il l’envisage d’un regard direct comme présent, et non d’un regard réflexe, comme on envisage d’ordinaire les objets absents.
C’est à ce second mode de contemplation que nous invite notre bienheureux Père, quand il nous dit que nous devons contempler Dieu en attention amoureuse. Par là il exclut les comparaisons et les concepts que nous pourrions nous former de Dieu selon notre mode restreint et limité. Ailleurs il explique admirablement combien sont bas et mesquins les sentiments que l’âme a de Dieu tant qu’elle ne se dégage pas des images et des concepts formés à notre mode humain, et n’entre pas, dégagée de tout, dans la lumière simple de la foi, qui nous montre Dieu ineffable et incompréhensible.
S. Denis travaille à nous dégager de cette imperfection, qui consiste à mesurer l’immensité de Dieu à notre entendement et à notre courte connaissance, sans vouloir nous plonger dans l’ineffable au moyen de la seule lumière de la foi, qui nous le montre tel. Il écrit ces remarquables paroles : « Dans l’oraison nous devons nous comporter non comme attirant Dieu à nous, puisqu’il est présent partout et plus favorablement encore dans l’âme du juste, mais comme nous livrant et nous unissant à lui, par le moyen des mémoires et des invocations divines."[125].
C’est dans ces paroles tien entendues que consiste la perfection de notre contemplation. Elles résument aussi la doctrine enseignée par notre bienheureux Père à ses disciples.
Co soin de ne pas attirer Dieu à nous, mais de nous livrer à lui comme présent, S. Denis nous l’inculque d’une façon plus précise encore dans un autre endroit, « Lorsque, dit-il, dans la contemplation des choses divines qui surpassent tout ce que nous pouvons connaître, nous voulons les entendre à notre mode en nous appuyant sur notre raison, nous sommes sujets à bien des erreurs. Afin de les éviter, remarquons que notre entendement dispose de deux sortes de lumières pour connaître les choses intellectuelles : l’une qui procède de la raison et lui sert à connaître les choses qui lui sont proportionnées, l’autre qui vient de la foi et qui lui sert à percevoir celles qui surpassent sa connaissance. C’est à l’aide de cette seconde lumière qu’il convient de contempler les choses divines, et non à l’aide de celle de la raison. Et nous devons les contempler non en les attirant à nous, mais en nous transférant à elles, afin d’en être déifiés, car il nous est meilleur d’être à Dieu qu’à nous-mêmes. C’est quand nous nous unissons à Dieu de cette manière que ses dons divins nous sont communiqués."[126].
Ce que nous dit ce prince de la théologie mystique est bien à remarquer. Quand nous sommes dans la lumière de la foi, nous sommes divins, et nous recevons les dons divins par l’opération de Dieu lui-même, qui agit alors en nous. Quand au contraire nous ne dépassons pas la lumière de notre raison, nous sommes nous-mêmes. Notre âme alors n’opère pas sous la motion de Dieu, mais sous la sienne propre. Or cette manière d’opérer ne donne pas lieu à des effets surnaturels, mais simplement à des effets proportionnés à la raison qui en est le moteur.
L’expérience nous le fait bien voir en nombre de contemplatifs de cette classe, qui après de longs exercices d’oraison continués nombre d’années, ne montrent pas dans la vertu le progrès que donnait à espérer un exercice si prolongé.
Ajoutons que S. Denis, en nous enseignant cette manière de contempler Dieu au-dessus de nos propres connaissances, la donne comme reçue des Apôtres, ses maîtres, qui l’apprenaient à leurs disciples.[127].
On peut aimer Dieu parfaitement sans le connaître de même
—Puissance des cris du désir —Des mémoires et des invocations —Rapport de notre
parole mentale avec le Verbe divin —La connaissance directe et la connaissance
réflexe.
Les paroles de S. Denis citées au Chapitre précédent nous apprennent que nous devons, dans l’oraison, nous livrer à Dieu comme nous étant présent et nous unir à lui par des mémoires et des invocations. Ces mémoires et ces invocations sont d’une telle importance que nous sommes obligés de nous y arrêter un peu.
Au sujet des mémoires, il a dit quelques lignes plus haut les qualités qu’elles doivent avoir, et comment elles doivent se pratiquer « l’esprit découvert et dans l’aptitude à la divine union »[128]. C’est ce que notre bienheureux Père explique quand il enseigne que nous devons nous tenir devant Dieu en attention amoureuse et simple.
Ceci étant très important pour ceux qui sont déjà contemplatifs, les maîtres de cette science secrète nous exhortent avec insistance plutôt appuyer notre oraison sur l’affection que sur la connaissance. La raison en est que nous ne pouvons connaître Dieu parfaitement en cette vie, tandis que nous pouvons l’aimer parfaitement, « parce qu’il suffit pour la perfection de l’amour d’aimer en proportion de ce que l’on perçoit. On peut donc aimer plus qu’on ne connaît, et l’on peut aimer parfaitement même en ne connaissant qu’imparfaitement."[129].
D’ailleurs, ce que nous avons à percevoir de Dieu dans l’oraison ne s’obtient pas par le raisonnement, mais par les affections et les désirs, S. Thomas, nous l’avons vu déjà, dit que les effets de la grâce divine se multiplient à la mesure du désir et de l’amour. S. Grégoire dit à ce même sujet : « Les cris que Dieu entend sont ceux du désir, et si le désir est grand, grande est la clameur qui résonne aux oreilles de Dieu. » Et encore : « Les désirs sont les paroles de l’âme. Si les désirs n’étaient point des paroles, le Prophète n’aurait pas dit : Le Seigneur a entendu les désirs de leur cœur. »[130]
En disant que nous devons nous unir Dieu dans l’oraison, non seulement par des mémoires, mais encore par des invocations, S. Denis nous fait voir l’utilité des paroles intérieures, si recommandées par les grands maîtres de cette science mystique, et qui sont un des grands moyens de la contemplation paisible et simple.
Ces paroles que ne prononce point la bouche, mais que forme l’esprit, Hughes de Saint-Victor les dit très favorables à ce qu’il appelle l’oraison pure, sans formes et sans figures. « Ces paroles, dit-il, aident beaucoup l’oraison simple à se changer en jubilation spirituelle. Elles aident l’âme à s’approcher davantage de Dieu, à l’atteindre plus promptement, à obtenir plus sûrement l’effet de ses désirs. » Et il ajoute : « Plus elles sont brèves, plus elles sont propres à produire ces effets."[131]
S. Bonaventure conseille, lui aussi, ce genre de paroles dans l’oraison. Il les appelle « la manière de prier la plus efficace. » Il dit encore : « Il est bon de rechercher le silence et le lieu qui facilite le plus le repos, afin que les affections s’écoulent en Dieu plus pleinement et plus sûrement."[132]
Par où il nous enseigne que cet exercice convient parfaitement à l’oraison simple, sereine et paisible, parce que les affections, une fois portées par ces paroles intérieures, se versent en Dieu avec plus d’abondance et de sécurité.
S. Thomas recommande également cet exercice en beaucoup d’endroits de ses ouvrages, et il le désigne sous le nom « d’actes intérieurs », d’actes intellectuels, parce que l’esprit les forme pour exprimer intérieurement ses affections à Dieu. Il s’exprime excellemment sur ce sujet lorsqu’il dit : « L’amour intime a une liaison étroite avec la parole. Aussi je considère que la parole mentale a du rapport à la génération éternelle du Verbe divin, Parole du Père. En effet, comme du Verbe Etemel et du Père procède l’Esprit-Saint, ainsi de la parole intérieure procède l’amour. »
D’où nous apprenons que ces paroles intérieures pratiques dans l’oraison engendrent l’amour ; et cela, non d’une manière quelconque. En effet, elles engendrent un amour très intime et elles sont parfaitement en rapport avec la contemplation simple, dans laquelle l’entendement envisage Dieu d’une vue directe, comme présent, et non d’après des concepts formés et réflexes. Ainsi que le prouve pertinemment un auteur scolastique, docte et spirituel, c’est la connaissance directe qui fait jaillir les affections dans l’oraison, au lieu que la connaissance réflexe distrait la volonté, plus qu’elle ne la joint et ne l’unit à Dieu.
Il faut cependant, au sujet de ces paroles intérieures, faire la même remarque que pour les autres actes particuliers : elles ne doivent pas être très fréquentes, parce que les actes particuliers, nous l’avons dit, causent plus de lassitude que les actes universels. La remarque est de S. Bonaventure.[133].
L’exercice de ces paroles doit aussi être très bref, parce qu’autrement il enlèverait la dévotion au lieu de l’accroître. Il faut observer en outre que lorsque l’âme répugne à produire ces actes et sent du dégoût pour prononcer ces paroles, ayant plus d’attrait pour rester dans le repos, c’est un signe que l’influence divine lui est alors communiquée et opère en elle des effets sumaturels. Or, tout mouvement particulier les troublerait et les entraverait. L’âme doit alors se conformer à ce que réclame l’opération divine et ne point sortir de son repos pour produire des actes particuliers.
La lumière divine, bien que communiquée, n’est pas toujours perçue —De l’illumination non formée —Nous pouvons ici-bas participer au banquet des élus —Obstacle qu’y apporte notre opération inquiète —De ceux qui accommodent perpétuellement la nourriture de l’âme sans y goûter jamais —Obstacle formé par les péchés véniels.
Les nouveaux contemplatifs ne percevant pas encore l’illumination divine, tandis qu’ils se tiennent dans l’acte pur et simple de contemplation, ils ne peuvent se décider à y demeurer paisibles. Mais s’ils ne la perçoivent point, en voici la raison, donnée par S. Thomas. Écoutons ses magistrales paroles.
« La science divine, dit-il, n’est pas discursive
comme celle de notre raison, elle est simple et dégagée. Telle est aussi la
science qui vient du don du Saint-Esprit, parce qu’elle est une image et une
participation de ce même Esprit divin."[134].
Comme donc cette illumination n’est pas communiquée à l’entendement par la voie des images et des formes connues, mais d’une manière pure et simple - bien différente en cela de la connaissance humaine qui s’appuie sur le discours de la raison, exercé par le moyen des images, - il résulte que le contemplatif, tout en recevant cette communication, ne la perçoit point. J’excepte le cas où elle investit l’âme si efficacement qu’on ne peut manquer d’en percevoir les effets, ou bien celui où l’esprit, étant déjà purifié et le palais spirituel divinement affecté, l’âme perçoit sur-le-champ la saveur de l’influence et de l’illumination divine.
Notre bienheureux Père nous donne à ce sujet un enseignement admirable, bien propre aussi à prouver aux nouveaux contemplatifs qu’ils ne sont pas oisifs et ne perdent pas le temps, alors qu’en réalité ils sont divinement illuminés et renouvelés. « Que l’homme spirituel, dit-il, apprenne à se tenir en amoureuse attention à Dieu et dans le repos de l’entendement, même s’il lui semble ne rien faire. Qu’il persévère et il verra que peu à peu et très promptement la paix et la quiétude divine lui seront versées dans l’âme, avec d’admirables et sublimes notions de Dieu, tout imprégnées d’amour. Qu’il ne se mette donc nullement en peine de formes, d’imaginations, de méditations ou de quelques discours que ce soit ; autrement il troublera son âme et la fera sortir du contentement et de la paix dont elle jouit, pour l’occuper à ce qui ne lui apportera que du dégoût. S’il lui vient quelque scrupule à la pensée qu’il ne fait rien, qu’il sache que ce n’est pas faire peu de choses que de pacifier son âme et de la mettre en repos, en l’affranchissant de tout effort et de tout désir. C’est ce que le Seigneur demande de nous par la bouche de David, qui nous dit : Apprenez à demeurer vides de tout en votre intérieur, et vous verrez savoureusement que je suis Dieu."[135].
S. Thomas nous dit de son côté, en confirmation de l’enseignement de notre maître « L’entendement est toujours environné de l’illumination sans forme, car l’illumination ne se forme pas toujours. On la nomme alors non formée, à cause de la connaissance indistincte et confuse qu’elle communique. L’homme ne s’aperçoit pas que son entendement a toujours auprès de lui cette illumination non formée, et cela pour trois raisons. La première est la surprise qu’elle cause par elle-même à l’entendement ; la seconde est sa profondeur ; la troisième est sa subtilité. Voilà pour l’âme. Le corps, de son côté, entrave cette illumination de l’entendement. En effet, l’âme est opprimée par le corps, en même temps qu’elle est obscurcie par les ténèbres des objets matériels qui environnent le corps et des images que l’esprit en retient."[136]
S. Denis parle de même dans ses Epîtres à Caïus, ce qui confirme bien ce qu’enseigne notre bienheureux Père : que l’illumination divine, universelle et non formée, non seulement n’est point perçue par l’entendement, mais le met dans les ténèbres, parce qu’elle le prive des formes et des images, qui sont incompatibles avec elle.
Notre Maître déplorait vivement que ces vérités fussent si mal comprises de ceux-là mêmes dont l’office est de les enseigner. Il disait que Dieu a mis dans l’âme en état de grâce un paradis de délices, où nous pouvons commencer dès cette vie à goûter, dans la paix et la joie du Saint-Esprit, ce royaume de Dieu, qui, ainsi que le Seigneur lui-même nous l’assure, est au-dedans de nous. Dieu, disait-il, a préparé là une table fournie des mets du ciel, afin que nous puisions, comme l’enseigne S.Denis, participer, au milieu des misères d’ici-bas au banquet divin que Dieu lui-même sert à ses élus dans la patrie.[137] Mais l’homme refuse d’en jouir en paix et en repos, pour aller, par ses raisonnements, accomoder sans cesse une nourriture spirituelle qu’il ne mange jamais, ne travaillant qu’à s’embarrasser.
Aussi, dans tous ses ouvrages, comme aussi dans ses enseignements oraux à ses, mettait-il tous ses soins à reposer et pacifier les âmes, pour qu’à l’abri de leur opération inquiète elles pussent goûter l’aliment céleste que l’opération divine communique sans effort.
Les saints et les personnages les plus illustres dans la science mystique ont déploré comme lui le sort de ces contemplatifs inquiets, et ils ont écrit nombre de traités pour les désabuser. S. Thomas en particulier éprouvait sur ce point un si vif déplaisir, qu’il les reprenait, ainsi que nous l’avons vu, en termes pleins d’âpreté, les appelant des aveugles et des insensés, qui, ayant Dieu au-dedans d’eux-mêmes et pouvant jouir de lui en joie et en repos, le cherchent hors d’eux-mêmes dans une agitation perpétuelle, qui préfèrent sans relâche une nourriture à laquelle ils ne goûtent point et qui refusent de goûter celle que Dieu leur présente toute préparée.[138] Ce qui n’est que le développement de cette doctrine de S. Denis : que nous ne devons pas chercher attirer Dieu en nous, puisqu’il est présent dans notre âme, mais nous livrer et nous unir à lui pour en jouir.[139].
Il y a un autre obstacle, même pour les contemplatifs déjà avancés, à la perception de l’illumination divine et de ses effets : ce sont les péchés véniels, surtout s’ils sont volontaires. S. Thomas nous en avertit et nous indique les dommages qu’ils causent à l’âme, tant dans la partie intellective que dans la partie affective. Nous n’en signalerons que deux, qui reviennent à notre sujet.
Il nous dit du premier : « L’obscurité engendrée par sa faute, si minime qu’elle soit, met obstacle à la contemplation, parce qu’elle rend 1’entendement incapable de s’adapter à la lumière divine. Aussi S. Augustin nous déclare-t-il que le souverain Bien ne s’envisage qu’avec des yeux parfaitement purifiés. »
Voilà pour l’entendement. Il dit du second dommage, qui touche l’affection : « La souillure de la faute empêche également la contemplation, en ce sens qu’elle laisse dans l’affection une dissemblance qui infecte le palais spirituel, et fait qu’il ne peut plus se nourrir de Dieu avec délices. S. Augustin dit à ce sujet : « Le palais malade trouve amer et désagréable le pain savoureux à celui qui est sain. » «
S. Thomas conclut par ces paroles remarquables : « De ce qui vient d’être dit il ressort que quant à la délectation surnaturelle, le contemplatif imparfait, s’il est exempt de péché véniel, trouve plus de saveur en Dieu que le parfait s’il est actuellement lié et infecté de péchés véniels."[140].
Ailleurs, parlant du malheur de cette vie, où l’on perd si facilement l’intimité avec Dieu, il dit à notre sujet : « Tant que nous sommes en cette vallée de larmes, si féconde en chutes, les péchés véniels suffisent à séparer l’âme de la familiarité avec Dieu. »
Notre bienheureux Père met tous ses soins à nous préserver de ce dommage dans le Livre II de la Montée du Carmel, où il traite en détail des péchés véniels et des imperfections, montrant combien ils font obstacle à la contemplation.
Obscurité et repos dans lesquels doivent être tenus les
mouvements intérieurs —De deux opérations procédant de deux connaissances — le
mobile doit s’adapter à son moteur — c’est dans l’acte universel,
souverainement paisible, que Dieu communique la Sagesse.
Notre bienheureux Père montre bien à quel point il était éclairé dans la conduite des vrais contemplatifs, lorsqu’il dit : « Il faut bien savoir que les actes et les mouvements intérieurs de l’âme, pour être en état d’être mus de Dieu hautement et divinement, doivent au préalable être en sommeil, en obscurité et en repos au point de vue naturel, c’est-à-dire par rapport à leur activité et à leur opération propre, tellement que cette opération naturelle en vienne à défaillir."[141].
Pour bien comprendre la justesse de ces paroles, il faut admettre ce que S. Denis nous enseigne et ce que nous avons indiqué déjà, des deux opérations de notre âme, procédant de deux connaissances. L’une nous est propre et procède de la raison naturelle ; l’autre est l’effet d’une motion divine et se produit quand l’âme s’élève au-dessus de la raison, dans la lumière de la foi ; pour être mue de l’illumination et de l’influence divine.[142].
Pour couronner ce sujet, S. Denis ajoute : « Dans la première opération, l’homme est lui-même et mû par sa raison ; dans la seconde, il est divin en tant que mû de l’illumination et de l’influence de Dieu. C’est durant cette seconde opération que 1’âme reçoit l’accroissement des vertus et des dons infus.[143].
S. Thomas fait mention en nombre d’endroits de ces deux opérations si différentes, et nous l’avons déjà entendu sur ce sujet. Il dit encore : « Par l’opération qui procède de la raison et qui est un principe naturel, on peut acquérir les vertus qui ordonnent l’homme à quelque fin humaine et pour ce motif s’appellent vertus acquises. Elles se rencontrent chez les philosophes de la nature. Les mystiques appellent cette opération active, parce que l’âme s’y meut elle-même. Ils appellent l’opération qui procède de l’illumination divine passive, parce que 1’âme y est mue de Dieu. "[144].
Ceci une fois entendu, notre Maître nous dit que pour que l’âme en vienne à être mue de Dieu surnaturellement et divinement, elle doit se mettre en repos et en obscurité par rapport à son activité naturelle et à son opération propre. Et traitant plus expressément ce sujet, il emploie la comparaison du peintre qui perfectionne un portrait. La toile, dit-il, doit nécessairement se tenir en repos : autrement elle empêcherait le travail du peintre.
Cette recommandation de notre bienheureux Père, de laquelle dépend le succès de notre contemplation, est fondée sur plusieurs raisons, tant mystiques que scolastiques, que nous avons déjà touchées nombre de fois, je n’en rapporterai que deux, en substance.
La première, tirée de S. Thomas[145], est que le mobile doit être adapté à son moteur, si l’on veut qu’une motion soit produite. Or, toute la fin de la contemplation est d’arriver à ce que l’âme soit mue de Dieu surnaturellement, et qu’elle reçoive en elle-même les effets de sa divine opération, qui, nous dit l’Apôtre, réforme notre bassesse à, la ressemblance de sa clarté[146]. Cette opération divine, nous explique S. Denis, est très simple et très paisible. Il convient donc que l’âme aussi devienne simple et paisible, si elle veut que Dieu fixe en elle sa demeure et lui fasse sentir sa motion, pour la rendre participante de son divin Esprit.[147].
En effet, comme le remarque S. Thomas en commentant ce passage de S. Denis, l’opération divine est accompagnée de silence et de repos. Or tout bruit, toute inquiétude de l’âme, quels qu’ils soient, marquent que sa paix est troublée ; ils sont opposés à la tranquillité, au silence pacifique et souverainement tranquille de Dieu, comme aussi à la disposition où l’âme doit se trouver pour recevoir en elle l’opération divine.
Cette adaptation très paisible de l’âme à son Dieu durant l’oraison le Seigneur la demande au contemplatif en beaucoup d’endroits de la sainte Écriture, spécialement lorsqu’il dit par l’Ecclésiastique : La divine Sagesse s’apprend dans l’oisiveté et le repos des actes.[148].
Dieu nous assure par ces paroles que celui-là recevra la Sagesse et en sera rempli, qui inquiétera le moins, son âme par le bruit des actes particuliers, parce que c’est dans 1’acte universel, souverainement paisible, qu’il communique à l’âme cette Sagesse. C’est ce que S. Denis nous démontre.[149].
S. Grégoire applique à notre contemplation le passage de l’Ecclésiastique que nous venons de citer. Et, en un autre endroit, il dit à notre sujet : « Dieu demande par le prophète Isaïe : Sur qui se reposera mon Esprit sinon sur l’humble et celui qui se tient en repos ? En effet, ce divin Esprit s’enfuit des esprits des hommes à proportion qu’il trouve en eux plus d’inquiétude, et nul ne reçoit parfaitement la Sagesse, sinon celui qui travaille à s’éloigner du mouvement inquiet des opérations sensibles. C’est pour cela que le Seigneur nous dit : Écris la Sagesse au temps de l’oisiveté, et celui oui diminue ses actes, la recevra, et il en sera rempli. Et pour que l’âme expérimente qu’il est Dieu, le Seigneur lui ordonne par le Psalmiste de s’abstenir de tout tumulte et de se tenir en repos."[150].
Comment les substances angéliques reçoivent l’avènement
de la Divinité —De deux obstacles à la paix et à la sérénité de l’âme —
Comparaison bien propre à les faire entendre.
L’âme du juste, dit l’Esprit-Saint, est le siège de Dieu. Elle doit donc, disent S. Denis et ses commentateurs, recevoir son Dieu dans les dispositions où le reçoivent ces sublimes substances angéliques qui s’appellent Trônes, et sur lesquelles Dieu repose comme sur un siège. Albert-le-Grand, qui suit S. Denis, marque quelles sont ces dispositions : « Ce sont, dit-il, une souveraine tranquillité, une agréable sérénité, une paix pleine de repos."[151].
Pour le même motif, le Psalmiste nous dit que « l’habitation de Dieu est dans la paix."[152].
Cette paix, cette sérénité dans laquelle le contemplatif doit recevoir Dieu en son âme à l’imitation d’un Trône céleste, parce qu’il est lui-même le siège de Dieu, est entravée par deux obstacles. Le premier est la représentation des images distinctes de la connaissance naturelle, qui servent au discours de la raison. Le second n’est autre que l’agitation du mouvement actif par lequel l’âme se meut elle-même, en suivant la connaissance de la raison, vers les objets que la raison lui représente et que l’âme elle-même convoite.
Ces deux obstacles entravent la divine contemplation et la réception des dons surnaturels qui procèdent de l’illumination et de l’influence divine. Or, c’est par ces dons que l’âme est mue de Dieu et mise en repos par rapport à son opération personnelle, provenant de la raison et de l’impulsion naturelle.
C’est pour ce motif que les Saints grands contemplatifs exhortent l’âme à s’abstenir de ces deux opérations, au temps de la contemplation et à se mettre en repos par rapport à l’une et l’autre. Notre bienheureux Père fait de même, ainsi qu’on peut le voir par les paroles que nous avons citées au Chapitre précédent.
Pour preuve de ceci, je n’apporterai qu’un seul passage de S. Grégoi re, qui nous inculque fortement la vérité dont nous parlons. Par 1à nous apprendrons plus parfaitement en quoi consiste la substance de la vraie contemplation, et nous comprendrons mieux encore l’erreur de ces contemplatifs, qui travaillent tant dans l’oraison et tirent si peu de profit de leur travail.
Écoutons parler S.Grégoire : « Jamais, dit-il, la contemplation ne fait alliance avec la commotion, et jamais un esprit agité ne percevra ce qu’à peine un esprit tranquille arrive à saisir : pas plus que les rayons du soleil ne sont visibles lorsque la face du ciel est voilée par les nuées en mouvement, pas plus qu’une fontaine aux eaux troublées ne peut reproduire le visage de celui qui s’y considère. Parfaitement tranquille, elle rend fidèlement son image, mais à la moindre ondulation des eaux, l’image s’obscurcit et disparaît ».[153]
Le saint Docteur touche ici les deux défauts qui peuvent se rencontrer dans notre contemplation. L’air obscurci et chargé de nuages, qui empêchent la splendeur des rayons du soleil, marque les représentations distinctes qui voilent l’illumination divine. La fontaine, qui ne reproduit point l’image de celui qui s’y considère, signifie le mouvement naturel de l’âme qui se meut activement à la production des actes de la raison. Tout cela, le Saint demande que l’âme le réduise au repos, et en bien d’autres endroits du Livre des Morales il nous prêche cette même doctrine, comme étant de la dernière importance en matière de contemplation.
La connaissance de Dieu par affirmation —La connaissance
de Dieu par négation —La connaissance de Dieu perçue en ignorance —Trois
dispositions nécessaires pour cette dernière et toute divine contemplation —L’acte
de la contemplation est un acte parfait, parce que le mouvement en est exclu —Comment
le Trône céleste adhère au Trés Haut —Très rare chez les contemplatifs le
parfait repos quant à l’opération naturelle —Désordre de ceux qui veulent
gouverner l’influence divine.
D’après le prince de la science mystique, le dépositaire fidèle de la doctrine des Apôtres, ses maîtres, il y a trois manières d’atteindre la connaissance et l’amour de Dieu, et elles sont plus parfaites les unes que les autres.
La première procède par affirmation, en montant des perfections des créatures, qui nous sont connues, à celles de Dieu, qui nous sont inconnues, et en nous figurant entre elles quelque rapport. C’est le moyen le plus bas de connaître Dieu, puisque son excellence et ses perfections sont à une distance infinie de la plus élevée des excellences et des perfections qui se rencontrent dans les créatures.
La seconde procède par négation, en niant que Dieu soit semblable à quoi que ce soit que nous connaissons, et en croyant qu’il est une Essence supérieure et bien plus excellente. Cette connaissance est plus parfaite que la précédente, parce qu’en cette vie nous connaissons Dieu d’une manière plus haute et nous nous faisons mieux l’idée de son incomparable excellence en connaissant ce qu’il n’est pas qu’en connaissant ce qu’il est.[154].
C’est l’explication de S. Thomas. Comme nous ne pouvons comprendre ici-bas l’incompréhensible Essence divine, les affirmations concernant Dieu tirées des créatures sont impropres, tandis que les négations sont exactes et véritables.
Après nous avoir parlé de ces deux premières connaissances, communes aux philosophes chrétiens et aux philosophes de la nature, S. Denis nous donne en peu de mots une idée très profonde de la contemplation et de la science mystique propre aux chrétiens, par laquelle nous tendons, d’une manière bien plus surnaturelle et plus divine que les philosophes de la nature, à la véritable connaissance et à l’amour de Dieu. Cette contemplation a lieu par la lumière de foi et l’illustration du don de Sagesse. Citons ses propres paroles, qui montrent comment le contemplatif doit lever les deux obstacles dont nous avons parlé. La doctrine de notre Maître se trouvera ainsi parfaitement éclaircie et appuyée.
« Outre ces deux connaissances, l’affirmative et la négative, dit S. Denis, il y a encore une autre connaissance de Dieu, très divine, qui est perdue par ignorance. Elle a lieu quand l’esprit, se séparant de toutes choses et se quittant ensuite lui-même, s’unit aux resplendissants rayons de la Divinité : et par là se trouve illuminé des investigables profondeurs de la Sagesse de notre Dieu. ».[155].
C’est ainsi que S. Denis résume toute la profondeur de la science mystique, qu’il assure, dans ses ouvrages, tenir des Apôtres, ses Maîtres.
Ce qu’il demande dans cette toute divine contemplation, c’est qu’on se tienne en ignorance par rapport à toutes les choses connues, l’entendement uni à la lumière de la foi, au-dessus de lui-même et de toutes ses connaissances. Conne disposition à ceci, il indique trois qualités nécessaires, qui reviennent à notre sujet.
1. Que l’entendement se dépouille de toute représentation distincte des objets créés. 2. Qu’il se quitte lui-même ; ce qui équivaut, comme il l’explique ailleurs, à l’apaisement des opérations intellectuelle[156], ou, comme porte une autre version, à « la répression des opérations de notre esprit"[157]. En un mot, il s’agit de réfréner cette impulsion active par laquelle notre esprit se meut de lui-même naturellement, afin que, cette impulsion une fois arrêtée, il puisse être mû de Dieu surnaturellement ce qui revient à ce que notre Maître nous enseignait plus haut. 3. Que l’esprit se tienne en opération surintellectuelle revêtu seulement de la lumière simple de la foi.
Plus, loin, expliquant ce que c’est que se tenir en opération surintellectuelle, il dit que c’est, pour l’entendement, se tenir en la connaissance de Dieu par la seule lumière de la foi, séparé de tous les objets qui lui sont connus et de leurs images ; c’est aussi se tenir en repos par rapport à toutes les opérations intellectuelles, en envisageant Dieu non par comparaison avec quelque objet créé, mais comme absolument incomparable. Quand l’entendement se trouve, dans 1’oraison, orné de ces trois qualités alors, dit-il, il est illustré par les profondeurs de la Sagesse divine, que notre propre raisonnement est incapable de percevoir et de connaître.[158].
S. Thomas nous inculque la même doctrine en beaucoup d’endroits de ses ouvrages. Il dit entre autres choses : « L’acte de contemplation que S. Denis appelle circulaire se fait dans l’immobilité[159], c’est-à-dire dans le complet repos de l’âme.
Par où S. Thomas nous montre que le mouvement est l’acte d’un agent imparfait, et que par suite los opérations mêlées de mouvement s’exercent avec d’autant moins de suavité, qu’elles participent plus au mouvement.[160]
Ailleurs il s’exprime sur le même sujet de la manière suivante, quant à la substance : on appelle la contemplation oisiveté, parce que l’âme s’y tient en repos, non seulement quant aux mouvements extérieurs du corps, mais aussi quant aux mouvements intérieurs de l’esprit. L’acte de la contemplation est parfait, par cela même qu’il est paisible et que le mouvement en est exclu.[161].
Richard de Saint-Victor, habile pilote de cette céleste navigation, dit de son côté : « Le contemplatif doit se persuader que plus il en viendra à réduire entièrement et parfaitement au silence les puissances de son âme, plus il les acheminera vers la paix et la tranquillité, intime dans laquelle Dieu repose, plus aussi il s’unira fermement et étroitement, dans la contemplation, à la suprême Lumiere, qui est Dieu."[162].
La raison fondamentale de ce que nous dit ce grand maître est bien claire. Si l’âme du juste est le siège de Dieu, comme le déclare l’Ecriture et si dans la Contemplation elle se dispose à recevoir Dieu en elle-même, l’inquiétude est une mauvaise disposition pour le siège de la Tranquillité suprême. Aussi S. Denis, expliquant les propriétés par lesquelles les Trônes angéliques se disposent à recevoir Dieu en eux-mêmes — et nous avons vu que le vrai contemplatif doit se rendre semblable à eux, — il nous dit ce qui suit : « De toutes ses forces le Trône adhère immobile et ferme au Très-Haut, et c’est sans aucun mouvement, sans rien de commun avec la matière qu’il reçoit l’avènement divin.[163].
Ce qui revient à dire que pour recevoir Dieu en soi comme un Trône, soit angélique, soit humain, il faut s’unir à lui paisiblement et fermement, il faut le recevoir au-dessus de tout ce qui est matériel, sans nul mouvement ni inquiétude.
Pour ce qui regarde la première des dispositions réclamées par S. Denis, qui est l’union à Dieu par la lumière de la foi, au-dessus de toutes les connaissances distinctes, l’entendement étant dépouillé de tout ce qui est matériel et sensible, beaucoup de contemplatifs la possèdent. Quant à la seconde, qui consiste à se tenir en parfait repos pour ce qui est de l’opération naturelle par laquelle l’âme se meut elle-même activement, bien rares sont ceux qui l’ont en partage dans l’oraison. Et c’est faute de savoir ainsi s’arrêter et se reposer en Dieu, qu’au dire des auteurs mystiques, il y a peu de contemplatifs qui reçoivent en eux l’opération divine sans empêchement.
Pour nous convaincre qu’il faut en venir là, les saints nous disent que l’âme doit se comporter, dans l’oraison., comme un vivant instrument de Dieu et se mettre en état d’être mû par lui. S. Thomas, en particulier, nous explique qu’il doit, pour cela, y avoir une certaine union préalable entre Dieu et l’âme.
Nul n’est mû par l’Esprit-Saint, dit-il, s’il n’est en quelque manière uni, de même qu’un outil ne peut être mis en mouvement par l’artisan, si celui-ci ne le tient en quelque union avec lui. Cette union a lieu par le moyen de la foi. Si le pinceau ne se laissait point gouverner par la main du peintre et la plume par celle de l’écrivain, ni l’une ni l’autre des œuvres qu’ils exécutent n’arriverait à sa perfection. Il en est de même quand l’âme, dans l’oraison, met obstacle aux opérations divines.
C’est pour ce motif que S. Thomas compare les influences de la grâce, par rapport à la volonté, au moteur qui meut le mobile et au cavalier qui conduit son cheval.[164] De même que ce serait un grand désordre si le cheval prétendait gouverner les mouvements du cavalier, de même c’en serait un si l’âme voulait dans l’oraison gouverner l’influence divine, au lieu de se laisser gouvemer par elle.
S.Laurent Justinien, en maître expérimenté, reprend ce désordre par les remarquables paroles que voici : « L’esprit humain doit se soumettre à l’influence divine et toujours s’adapter soigneusement à elle. De quelque manière que cette influence dirige l’esprit de celui qui prie, l’âme doit y consentir. Celui qui voudra redresser l’inspiration surnaturelle et la visite du Seigneur selon le bon plaisir de sa propre volonté, ne retirera de l’oraison aucun profit, il en retirera même du dommage. Dans l’oraison, l’homme doit se soumettre à Dieu, et non Dieu à l’homme. Celui qui tiendra une autre ligne de conduite ne sera jamais enrichi des dons divins, car c’est l’esprit simple que Dieu daigne visiter, et il habite avec lui amicalement. Et c’est la simplicité de la voie qui révèle l’homme véritablement dévot."[165].
Pourquoi l’œuvre de Dieu en l’âme est imperceptible —Comment
Dicu réforme notre bassesse à la ressemblance de sa clarté —Rapidité de son
opération —La spéculation, obstacle à l’illumination divine —Comment les vertus
s’acquièrent passivement dans l’oraison et activement hors de l’oraison.
Il arrive souvent que ceux qui se tiennent ainsi simples et tranquilles dans l’oraison se figurent demeurer oisifs et perdre le temps. Notre Maître les console et les rassure par un enseignement admirable et d’une parfaite évidence.
« L’âme, dit-il, doit bien savoir ceci. Elle a beau ne pas sentir qu’elle marche, elle a beau se figurer qu’elle est oisive, elle avance beaucoup plus en se tenant dans ce repos que si elle marchait par elle-même, car c’est alors Dieu lui-même qui la porte dans ses bras. Si elle ne s’aperçoit point des pas qu’elle fait, c’est que Dieu marche et non pas elle. Ses puissances n’agissent pas, mais une autre opération, bien plus puissante, a lieu, et Dieu même en est l’auteur. Qu’elle ne s’en aperçoive pas, ce n’est pas merveille, puisque cette opération de Dieu est une opération silencieuse. Qu’elle s’abandonne entre les mains de Dieu et renonce à se conduire elle-même. Qu’elle n’applique ses puissances à aucun objet distinct, et tout ira bien."[166]
Par là notre Maître nous apprend que l’âme avance d’autant plus le travail de sa réforme et de sa perfection, qu’elle arrête davantage dans l’oraison son opération naturelle active, afin d’être mue passivement de celle de Dieu, comme le disait S. Denis parlant de Hiérothée.[167]. Il nous apprend également que lorsque l’âme se tient ainsi en repos, livre à l’opération divine, elle n’est point oisive et ne perd pas le temps, mais elle est, au contraire, très avantageusement occupée.
Pour prouver cette vérité, si peu comprise de la plupart des contemplatifs, répétons ce que S. Denis nous a dit déjà, que lorsque l’âme agit et opère selon la lumière naturelle, l’homme est lui-même, mais lorsque l’âme se transfère à la lumière de la foi, l’homme se déifie et les dons divins lui sont communiqués.[168] Car la différence qui existe entre l’opération de Dieu et l’opération de l’homme existe aussi entre les avantages que procure l’opération divine et ceux que procure l’opération humaine. Dans l’opération de l’homme, qui est une opération naturelle, les effets sont naturels et très bornés puisque, ainsi que le prouve S. Thomas, la connaissance et l’opération qui procèdent de la capacité naturelle de l’homme ne peuvent surpasser en leurs effets sa capacité naturelle.[169] Au contraire, dans l’opération où Dieu est lui-même le moteur, des effets sumaturels sont produits dans l’âme, les vertus et les dons infus reçoivent accroissement. C’est ce que dit ici S. Denis et ce que S. Thomas prouve en maints endroits de ses ouvrages.[170].
C’est de cette opération divine — qui a lieu quand l’âme dans la contemplation renonce à son opération propre, pour avoir sa conversation dans le ciel — que parle S. Paul lorsqu’il dit aux Philippiens qu’elle réforme notre bassesse à la ressemblance de la clarté divine. Et il ajoute — ce qui revient à notre sujet — que cette opération s’assujettit toutes choses.[171].
C’est donc elle qui réforme nos âmes. Le désordre des appétits et des passions, que l’opération propre n’a pu réformer en beaucoup d’années, cette opération le réforme en peu de temps, en ceux qui ne lui opposent pas de résistance et qui, au moyen des secours ordinaires de la grâce, se disposent à en recevoir de plus élevés. « Dieu, dit S. Thomas, peut mouvoir l’âme si puissamment, qu’elle atteigne sur-le-champ une justice parfaite ».[172].
S. Thomas prouve aussi la doctrine suivante, qui revient à notre sujet. Quand il s’agit des vertus acquises, qui ordonnent l’homme au bien humain — bien qui est du ressort de la raison — il y a dans la nature humaine un principe suffisant à leur production, un principe non seulement passif, mais actif. L’homme peut donc les acquérir par ses actes propres. Mais quand il est question des vertus infuses, qui ordonnent l’homme aux biens surnaturels et divins, l’homme a bien à sa disposition un principe passif, mais non un principe actif. Il est donc hors d’état de les acquérir par son opération naturelle ; il ne le peut que par l’opération divine, lorsque l’âme ne se meut as, elle-même, mais se dispose seulement à être mue de Dieu.
De même que l’air est illuminé par le soleil et ne s’illumine point lui-même, ainsi l’homme reçoit le fonds des richesses surnaturelles de l’opération divine, et non de la sienne propre. De là il est facile de juger combien il est plus avantageux à l’âme d’apaiser comme le dit notre Maître son opération active afin d’être mue passivement de Dieu que de passer tout le temps de l’oraison à insister sur des actes humains qui ne font qu’empêcher la communication de l’influence divine. Celle-ci doit se recevoir en complet repos, tandis que l’âme laisse de côté sa motion naturelle, par laquelle elle chemine au milieu de la production des actes de la raison.
De là aussi nous pouvons nous rendre compte du peu d’intelligence avec laquelle procèdent, dans l’exercice des vertus, ceux qui passent une grande partie de l’oraison à spéculer subtilement sur ces mêmes vertus, à grand renfort de discours de la raison, se répétant alors à eux-mêmes ce qu’ils ont vu maintes fois dans les livres, ce qu’ils savent parfaitement, sans jamais donner lieu à l’opération divine, qui produirait son effet dans l’âme et y introduirait des vertus. Souvent même il arrive que le démon lui-même suggère ces discours et ces spéculations, afin d’empêcher les effets de l’illumination et de l’influence divine, qui auraient lieu dans une oraison paisible. Ainsi, ceux qui se sont livrés à ces spéculations sont d’autant plus persuadés qu’ils ont fait une excellente oraison, que leurs discours ont été plus subtils, tandis qu’en réalité leur âme est demeurée vide de la vraie substance de l’oraison.
Qu’on veuille bien revoir ce que nous avons dit en commençant de la manière dont notre bienheureux Père enseignait à ses disciples l’acquisition des vertus. Très utile aussi ce que S. Thomas nous dit à ce sujet : « L’homme atteint les vertus de deux manières. La première et la principale a lieu par un don de la grâce, recevant alors de Dieu intérieurement le fonds des vertus et les exerçant ensuite à l’extérieur par des actes. La seconde a lieu par un effort humain, lorsque, extérieurement l’homme réfrène les actes extérieurs désordonnés - ce que nous appelons les mortifier, et par là s’achemine à la réforme de la racine vicieuse qui se trouve l’intérieur, et qui est la source de ces actes désordonnés. »[173].
La première manière regarde l’oraison, où l’homme se dispose, par le secours ordinaire de la grâce et la lumière simple de la foi à recevoir en soi l’opération de Dieu, dans l’apaisement complet de son opération propre, en tant qu’exercée activement. Il applique le secours ordinaire de la grâce et la lumière simple de la foi à recevoir en soi l’opération de Dieu dans l’apaisement complet de son opération propre, en tant qu’exercée activement. Il applique alors son désir, le plus efficacement qu’il lui est possible, à obtenir de Dieu les vertus qu’il sent lui être plus nécessaires, puisque, selon la doctrine de S. Grégoire déjà cite, les désirs sont les cris de l’âme qui parviennent jusqu’aux oreilles de Dieu, et, selon celle de S. Thomas, les effets de sa grâce se répartissent à la mesure des désirs. « C’est par cette voie, dit encore S. Thomas, et non par les discours que se négocient dans l’oraison les accroissements des vertus."[174].
La seconde manière d’exercer les vertus consiste en l’effort personnel. Elle regarde la vie active et se pratique à toutes les heures du jour, hors de l’oraison. On s’y aide du discours de la raison et de l’opération naturelle de l’âme, en rappelant à son souvenir les exemples de Jésus-Christ. On y cherche de toutes ses forces à réprimer et à mortifier tous les actes désordonnés, en leur opposant les vertus contraires et en s’acheminant ainsi vers la perfection do ces mêmes vertus. Tout cela se fera d’autant plus facilement, qu’on aura reçu de Dieu pour se vaincre un fonds surnaturel plus abondant.
Ce que c’est que d’être passif —L’âme instrument de Dieu —
Deux sortes d’opérations —L’opération de l’âme dans la contemplation est une
opération passive —Dieu agent principal, l’âme matière qui reçoit la forme
divine.
Quelques scolastiques, peu versés dans la doctrine spirituelle des saints, s’étonnent des termes d’actif et de passif, qui se rencontrent dans celle de notre bienheureux Père. Les auteurs mystiques se servent tous du terme de passif, pour marquer la disposition de l’âme qui, dans la contemplation, ouvre la porte a la réception des dons surnaturels de Dieu. D’ailleurs, l’âme n’est pas alors dénuée d’opération propre, ainsi que plusieurs le pensent, mais elle en a une plus parfaite.
Selon la doctrine d’Aristote[175], souvent invoquée par S. Thomas, de même que l’on appelle passives les puissances mues par un autre, de même on appelle passive cette motion elle-même, et on appelle pâtir recevoir en vertu de cette notion la connaissance et l’amour, soit qu’il s’agisse d’une motion naturelle, soit qu’il s’agisse d’une motion surnaturelle.[176] C’est dans le même sens que S. Denis disait de Hiérothée qu’il était patiens divina, c’est-à-dire, comme l’explique S. Thomas[177], que par l’effet d’une illustration ou opération divine, non seulement son entendement était instruit des choses de Dieu, mais encore sa volonté en goûtait surnaturellement la saveur et l’amour.
Si donc les trois princes de la philosophie, de la théologie mystique et de la théologie scolastique ont usé de ces termes, ils n’ont pas de quoi nous étonner.
Lorsque l’on dit que dans la divine contemplation exercée au-dessus de la raison humaine, l’âme reçoit l’illumination divine en disposition passive, comme un vivant instrument mû de Dieu même, il ne faut pas entendre que l’âme, durant cette motion et illumination, n’a pas d’opération propre, elle qui est un instrument animé, alors que les instruments inanimés eux-mêmes en ont une. Un exemple apporté par S.Thomas nous donnera sur ce point une lumière suffisante.
« Il est conforme à la raison, dit-il, et il est aussi de la nature de l’instrument d’agir par une motion étrangère, et cependant l’instrument ne laisse pas d’avoir son opération propre. Il en est ainsi pour la scie qui divise le bois. L’opération de diviser appartient à sa forme propre ; mais en même temps elle a une autre op6ration, qui ne lui appartient pas en propre, mais en tant que mue par l’artisan : celle de diviser correctement et d’après les règles du métier. L’instrument a donc deux opérations : l’une qui lui appartient quant à sa forme propre, l’autre qui dépend de la motion donnée par l’artisan. Cette dernière, en tant que supérieure à l’autre, surpasse la capacité de sa forme propre."[178].
Simplicité quant à la connaissance —Repos quant au raisonnement —Quels sont les effets de la lumière divine sur l’entendement et sur la volonté —Comparaisons tirées de l’action du soleil —Comment l’âme pénètre dans l’obscurité où Dieu réside.
Nous avons vu que pour recevoir les dons de Dieu et l’accroissement des vertus, il est meilleur pour l’âme de se tenir simple quant à la connaissance et paisible quant à l’opération active, que d’exercer le discours et le mouvement de la raison. De même, pour goûter la suavité de la dévotion, la meilleure disposition est encore cette simplicité paisible ; car, ainsi que le dit saint Laurent Justinien, maître éminent en cette science secrète, « la prudence humaine et le discours de la raison sont opposés à la simplicité, la mère de la suavité intérieure. » Prudentia humana et discursus rationis adversantur simplicitati, quæ mater est internae dulcedinis ; (De custo Connub., Cap.XI).
C’est ce que explique admirablement l’abbé Gilbert, auteure grave et expérimenter, disciples de saint Bernard, par ces paroles brèves et substantielles : « la vérité simple engendre la ferveur de l’amour. Quand le voile des représentations distinctes formées par l’imagination est élevé, la vérité resplendit, elle jette des étincelles, qui allument le feu de l’amour. Au contraire, quand on admet la représentation imaginative, l’entendement se couvre d’un voile, qui ne lui permet plus de contempler la vérité divine dans son essence et dans sa pureté. Simplex veritas gignit fervorum amoris. Cum ablatunc fuerit velamen imaginationum, tunc rutilat veritas ; tunc scintillat et succendit amorum; imaginatione quasi velamine tenetur intellectus, ne sinceram contempletur veritatem. (Gilb. ap. Div. Bernard, Serm. 45 in Cant.)
St Denis nous fournit la raison fondamentale de cette doctrine, en vous expliquant comment l’illumination divine introduit la dévotion et l’amour de Dieu dans l’âme qui lui donne libre accès en elle ; comment cette lumière divine purifie d’abord les yeux intellectuels de la boue des erreurs et des ignorances, et les ouvre à la contemplation de la vérité divine ; comment elle passe ensuite à la volonté, lui communique sa saveur et éveille en elle la dévotion et l’amour. À mesure que la dévotion et l’amour vont croissants, l’illumination augmente, pour donner à l’amour de nouveaux accroissements. Elle passe ensuite à toutes les autres facultés de l’âme et la renouvelle, pour la disposer à l’union divine.
Tout ceci est de S. Denis. Mais si magistrales que soient ces paroles, celles qui suivent sont particulièrement notables par rapport au sujet qui nous occupe.
“La lumière divine avance toujours les âmes vers leur
perfection, à proportion que leur regard intellectuel s’adapte à la lumière
elle-même.” [179].
Cette adaptation, nous l’avons vu par la doctrine de ce saint et celle de S. Thomas, consiste en ce que l’entendement soit revêtu de la seule lumière simple de la foi, dépouillée de toutes les autres connaissances et de leurs images ou représentations.
Si donc, comme le disent ces deux saints, l’illumination divine a pour première opération dans l’âme qui lui ouvre la porte et lève les obstacles qui lui font opposition, de purifier l’entendement des nuages qui l’obscurcissent ; si de là, elle va enflammer la volonté de l’amour de Dieu et renouveler divinement les autres facultés, il est clair que cette purification et ces autres effets ne peuvent se produire et s’apercevoir aussi rapidement que quelques-uns le souhaiteraient.
Nous avons de ceci une image très frappante dans l’action du soleil. Quand un matin d’hiver il se lève sur notre horizon, avant qu’il ait purifié l’air des vapeurs qui montent de la terre, avant qu’il se mette sans obstacle à échauffer le sol et à produire par sa vertu les fruits qui doivent l’embellir, il se passe quelquefois une grande partie de la matinée, et d’autres fois la plus grande partie du jour.
C’est ce qui arrive aux contemplatifs, qui, dans l’oraison, ont à faire disparaître les obstacles qui s’opposent à l’illumination divine. Dans les esprits qui ne sont pas encore purifiés, il monte de l’appétit sensitif à l’appétit intellectif des vapeurs denses, provenant des puissances non encore ordonnées, vapeurs qui obscurcissent tellement l’entendement, qu’au moment où la lumière divine pénètre dans l’âme, les effets qu’elle produit sur les affections ne se sentent pas immédiatement. Son premier travail est de purifier l’entendement, et plus l’âme sera attentive à Dieu, calme et pure de toute connaissance distincte, en un mot plus elle sera fixée dans cette attention amoureuse que recommande notre Maître, et qui est l’acte même de la contemplation, plus promptement aussi la lumière divine, qui a pénétré l’entendement, ira embraser la volonté. C’est faute de ce repos attentif que beaucoup passent tout le temps de l’oraison sans éprouver les effets de la lumière divine dans la partie affective.
Un auteur docte et très spirituel, Louis de Grenade, explique ceci par un exemple vulgaire, mais très approprié.
“De même, dit-il, que pour le sommeil naturel il est nécessaire de s’assouplir quelque peu dans une quiétude vide de pensées, de même pour le sommeil surnaturel de la contemplation, dont l’épouse a dit : ‘Je dors et mon cœur veille’, l’âme doit se mettre en repos”. [180].
Par où l’on peut voir combien sont dans l’erreur ceux qui ne veulent pas apaiser leur âme par rapport à leurs connaissances, pour s’endormir ainsi du sommeil dans les bras de l’Epoux divin.
Cet assouplissement de l’âme dans l’oraison, en vue de goûter le sommeil vital de la contemplation, entre les bras du céleste Époux et en participation de sa divinité, S. Denis l’indique dans un profond enseignement mystique, qu’il rapporte comme ayant été donné par les Apôtres ses maîtres, et en particulier par l’apôtre S. Barthélemy.
Dieu, bien qu’il soit au-dessus de tout et qu’il environne tout de son immensité, ne se communique pourtant en vérité, sans voiles et sans obstacle, car cela seulement qui dépasse toutes choses, pures et impures, qui montent au-dessus des sommets les plus saintes, et qui entrent dans les ténèbres où réside véritablement, comme le disent nos saints Livres, Celui qui est au-delà de tout. » [181].
Ces paroles, Rupert de Lincoln, célèbre commentateur de S. Denis, les explique en disant : « Dieu dans l’oraison ne se communique en vérité, sans voiles et sans obstacle, qu’à ceux qui surpassent toutes choses, non seulement les sensibles, mais même les spirituelles créées, ainsi que leurs images, à ceux qui s’élèvent saintement au-dessus des actes les plus sublimes de la faculté appréhensive active, si intense soit-elle, et qui entrent dans l’obscurité de la foi, en ignorance actuelle de tout le créé : obscurité, dit l’Écriture, où Dieu réside au-dessus de toutes choses. »
Ce que nous avons surtout à retenir de cette magnifique doctrine, c’est que, dans la véritable contemplation où Dieu est participé en lui-même, l’âme contemplative doit s’élever non seulement au-dessus des choses créées et de leurs images, ainsi qu’il a été tant de fois répété, mais encore au-dessus de tous les actes de la faculté appréhensive active. Ce qui revient à dire que l’âme doit alors se dépouiller non seulement de toutes les représentations des choses distinctes, mais encore de la faculté qui lui sert à s’appliquer aux choses qu’elle comprend. Cela est si important pour ceux qui sont dans l’état de contemplation, et néanmoins si peu comprise, que notre Maître a cherché de toutes façons à le faire bien entendre. Il ne sera donc pas inutile de les éclaircir davantage encore.
[Manque la page manuscrite correspondante oubliée lors de la photographie, numérotée 198 [182]]
... Se porte avec véhémence à l’opération d’une puissance, soit retirée de l’opération d’une autre puissance, parce qu’il ne peut y avoir dans l’âme qu’une seule intention.[183]
Ailleurs, appliquant davantage cette doctrine à notre sujet, il dit : « La capacité affective et la capacité compréhensive diffèrent entre elles, bien que résidant en une même âme. De là vient que lorsque l’intention de l’âme s’applique avec force à l’acte d’une de ses puissances, elle se rend inapte à l’acte des autres puissances.[184].
En un autre endroit, il explique ce qu’il entend par l’intention : « L’intention, dit-il, est l’acte de la volonté s’ordonnant à une chose comme à la fin qu’elle a en vue. Et comme la volonté meut toutes les autres puissances de l’âme vers la fin qu’elle envisage, il s’ensuit que là où s’appuie l’intention, là se porte toute la force de l’âme. »[185].
C’est cette attention, si efficace et si puissante dans les actes de l’âme, que S. Denis nous dit de retrancher et d’apaiser quant à la connaissance et d’appliquer à l’affection, afin que l’âme en vienne à goûter ce qu’elle est incapable de connaître. C’est pour cela qu’en cette vie l’âme doit s’ordonner plutôt à l’amour qu’à la connaissance. « Il est bien vrai, selon S. Thomas, que l’essence de la contemplation appartient en premier ressort à la connaissance, puisqu’elle est la contemplation de la suprême Vérité. Et cependant, remarque le même Saint, quant à la fin que l’on se propose dans la contemplation (qui est d’enflammer l’âme de l’amour de Dieu), l’essence de la contemplation appartient à la volonté. » [186].
C’est à cet embrasement d’amour, affirme S. Thomas, que doit être dirigée l’intention de l’âme. Et il le prouve par l’autorité de S. Grégoire, qui dit : « La vie contemplative consiste à remplir son âme de l’amour de Dieu et du prochain, à s’attacher uniquement au désir de posséder son Créateur. »[187]. Et encore : « La contemplation, méprisant toute sollicitude étrangère, s’enflamme du désir de voir le visage de son Auteur. »[188].
Pour ce qui est de l’essence de la contemplation qui appartient à la connaissance, elle s’exerce par cette vue simple et universelle, dans laquelle l’entendement est attentif à Dieu. Il s’applique à son objet propre, qui est, dit S. Thomas, l’essence universelle de Dieu ; [189] et de son côté, la volonté s’applique à son objet propre, qui est le Bien universel. C’est donc à la volonté et à son opération que doivent s’appliquer toutes les forces de l’âme, qui ont leur siège dans son intention. Et ainsi les deux puissances ont leur emploi.
Ce soin, durant la contemplation, de lâcher les rênes à la volonté et de retenir l’entendement — en quoi consiste tout le succès de la contemplation — nous est recommandé aussi par Gerson, auteur mystique et très docte. Il s’exprime ainsi : « Le contemplatif doit faire en sorte de ne pas se fixer dans la connaissance, mais de se tenir seulement dans une vue de Dieu simple et suave, quant à l’entendement, tandis qu’il aspirera à lui par la volonté, comme par la bouche du cœur, altérée de s’abreuver de la Sagesse et de la Bonté divine, et de la savourer. [190]Ailleurs le même auteur nous exhorte à ne pas nous appliquer curieusement à Dieu dans l’oraison, en voulant spéculer ce qu’il est, alors que nous sommes incapables de le connaître en cette vie, mais à tenir plutôt notre entendement soumis au pied de la Grandeur divine, en reconnaissant humblement son ignorance et sa capacité bornée, qui ne lui permettent pas de pénétrer l’immense Sagesse de Dieu.
Puis il ajoute : « Pendant plus de quarante ans, j’ai travaillé et fait effort, j’ai étudié, j’ai lu, j’ai médité, j’ai prié, durant de longues et paisibles heures d’oraison. Et après tout cela, je n’ai rien trouvé de plus utile et de plus efficace pour atteindre la science mystique, que de placer son âme et son esprit comme un petit enfant sous les pieds du Seigneur, là où la mendicité spirituelle et la foi simple occupent la place d’honneur, car Dieu est né pour nous enfant, et petit enfant il nous a été donné. » [191].
L’âme attentive et en repos exerce l’acte de l’amour —Ayant les dispositions requises pour la réception des influences divines, elle les reçoit indubitablement —Du repos de désir —Comparaison propre à éclaircir ce qui vient d’être dit.
Ceux qui débutent dans la contemplation sont parfois, nous l’avons dit, tristes et inquiets ; ils se disent que dans cette quiétude attentive à Dieu, ils demeurent sans rien faire et perdent le temps.
Nous allons leur dire une fois encore combien ils opèrent, au contraire, et combien ils reçoivent. Pour cela, nous leur citerons de nouveau le passage suivant de notre bien heureux Pèe, dans la Montée du Carmel, L.II., Ch.XIII : « Que l’homme spirituel apprenne à se tenir en amoureuse attention à Dieu, et dans le repos de l’entendement, même s’il lui semble ne rien faire. Qu’il persévère, et il verra que peu à peu et très promptement la paix et la suavité divine lui seront versées dans l’âme, avec des admirables et sublimes notions de Dieu, tout imprégnées d’amour. Qu’il ne se mette nullement en peine de formes, d’imaginations, de méditations ou de quelques discours que ce soit ; autrement il troublera son âme et la fera sortir du contentement et de la paix dont elle jouit, pour l’occuper à ce qui ne lui apportera que du dégoût. S’il lui vient quelque scrupule à la pensée qu’il ne fait rien, qu’il sache que ce n’est pas faire peu de choses que de pacifier son âme et de la mettre en repos, en l’affranchissant de tout effort et de tout désir. C’est ce que le Seigneur demande de nous par la bouche de David, qui nous dit : Apprenez à demeurer vides de tout en votre intérieur, et vous verrez savoureusement que je suis Dieu. » [192].
Notre bienheureux Père s’adresse ici à ceux qui ont déjà acquis l’habitude de la méditation et se trouvent aptes à passer à la contemplation, suivant les marques qu’il indique. La plus ordinaire est que l’âme ne peut plus méditer — n’ayant plus de goût à la méditation, qui lui cause au contraire amertume et dégoût — et que les discours lui sont devenus à charge.
Pour que le contemplatif soit pleinement convaincu de ce que lui dit notre saint Maître, qu’il lui suffise de savoir qu’en cet état il a les dispositions que S. Denis réclame de l’âme contemplative pour recevoir sans empêchement l’illumination et l’influence divine. La première est qu’elle soit résignée et humble, qu’elle ne prétende pas avec orgueil à plus que l’illumination divine ne lui accorde. La seconde est que son entendement, revêtu de la lumière de la foi, se tienne ferme dans l’opération surintellectuelle, sans descendre aux connaissances distinctes de la raison ; et s’il y descend involontairement, qu’il revienne à la connaissance indistincte de la foi. La troisième est que cette connaissance de foi soit accompagnée d’un amour proportionné, qui est l’acte de la volonté. Tant que l’âme, durant l’oraison, se tient dans cette disposition devant Dieu, dit ce grand théologien, elle reçoit sans discontinuer la ressemblance et l’illumination divines, même s’en s’en apercevoir. [193] Ce qui revient à l’enseignement de notre Maître.
Ces contemplatifs inexpérimentés seront aidés à se convaincre que dans cette pieuse qui étude il ne perd pas le temps, si son présent cette vérité, que lorsque l’âme est orientée vers Dieu, elle se trouve par là même, dans l’acte de son amour. En effet, comme l’explique S. Thomas, l’acte de l’amour de Dieu n’est autre chose que l’application et l’inclination de l’appétit vers Dieu, comme vers son bien propre. [194] Et ailleurs, le même Saint marque deux sortes de repos de l’âme en Dieu : l’un qu’il appelle de terme et qui est propre aux Bienheureux, l’autre qu’il nomme de désir et qui est propre aux contemplatifs en cette vie.
Ainsi, quand l’âme est dans ce repos de l’oraison, avec le désir de s’approcher de Dieu, elle ne peut être oisive, puisque sa volonté est appliquée à Dieu par un acte qui est son désir. De plus, elle est convenablement disposée à recevoir les effets de la grâce divine, qui se versent dans les âmes à proportion de l’intensité de leurs désirs, ainsi que nous l’avons vu plus haut d’après l’autorité du même S.Thomas. [195]
Enfin, pour que le contemplatif se persuade de cette vérité qu’il ne perd pas le temps dans ce repos attentif, mais qu’il y travaille au contraire à sa perfection, il suffit que tant et de si grands Saints, tant et de si doctes auteurs, expérimentés en ces matières nous l’enseignent par des comparaisons tirées des choses naturelles très connues, qui ne peuvent laisser aucun doute sur des effets surnaturels inconnus. Il suffit en particulier que notre bienheureux Père l’ait dit et répété tant de fois, lui qui savait combien il importe au contemplatif de se persuader de cette vérité et de la graver dans son esprit.
Pour couronner tout ce que nous avons dit sur ce sujet, donnons seulement deux comparaisons, entre beaucoup d’autres. C’est S. Denis qui nous les présente.
La première est prise du soleil, image expresse de la bonté de Dieu et les effets qu’elle produit. « Si notre soleil visible, dit-il, étend ses rayons à toute la substance matérielle, pour les renouveler, les perfectionner et les accroître, faisant ici fleurir les unes, là mûrir les autres, combien le soleil divin, par sa vertu infinie, produira-t-il dans les âmes des effets analogues et supérieurs, si elles reçoivent sans obstacle ses influences ! [196]
La seconde comparaison est celle du feu, que le même Saint nous dit être l’image de l’opération divine. Si le feu est si actif dans son opération et si communicatif de sa nature, qu’il communique ses propriétés à tout ce qu’il touche et le transforme en soi, comment le feu divin, que le feu matériel représente, agirait — 'il autrement envers ceux qui s’approchent de lui dans la contemplation et reçoivent sans obstacle son influence ? [197].
Il est donc que clairement établi que l’âme ne peut être regardée comme oisive durant la contemplation, puisque, si elle a soin de ne pas s’entraver elle-même, mais ouvre la porte à l’influence divine, qui rentre comme une splendeur dans son entendement et un feu brûlant dans sa volonté, elle ne manquera pas d’en recevoir les effets. D’ordinaire, ses effets ne se trouvent empêchés que parce que l’on ne sait pas apaiser, calmer et disposer son âme à la recevoir, ainsi que nous le dit notre Maître.
Cette contemplation, voie royale qui mène à l’union divine —Elle accroît la charité —Elle est le parfait renoncement —Elle est la racine de tout progrès spirituel —Elle a du rapport avec l’acte par lequel Dieu et les anges exercent l’amour —Les nouveaux contemplatifs doivent se rassurer en se disant que toutes leurs puissances sont alors orientées vers Dieu —Ils feront bien d’user parfois d’actes particuliers —Précautions à observer.
Les saints nous inculquent encore l’utilité de cette contemplation simple en amoureux repos, en lui donnant de très grands éloges. C’est d’elle que parle S. Denis lorsqu’il nous dit : « Par la paix divine (c’est-à-dire par le repos dans la lumière divine), les âmes arrivent comme par une voie royale et un progrès assuré, au moyen de la connaissance simple, dénuée de tout ce qui est matériel, à l’union divine qui a lieu au-dessus de l’entendement. » [198].
Ces paroles d’un Saint aussi excellemment éclairé sont une preuve puissante en faveur de l’éminence de la simplicité et du repos, qui sont essentiellement propres à disposer et adapter l’âme aux accroissements de la charité et à l’union avec Dieu, but et terme de la vie spirituelle. C’est ce que prouve S. Thomas quand il dit : « La fin de la vie spirituelle est d’unir l’homme à Dieu, ce qui a lieu par la charité, et tout ce qui regarde la vie spirituelle est ordonné à cette union comme à sa fin. C’est pour cela que l’Apôtre nous dit : la fin du précepte est la charité, qui vient d’un cœur pur, d’une conscience droite et d’une foi sincère. » [199].
Comment l’attention amoureuse à Dieu est le moyen de l’union, nous l’avons vu déjà par les paroles de S. Denis. Qu’elle soit également le moyen de l’accroissement de la charité, qui, une fois parfaite, produit l’union, S. Thomas le prouve par ces remarquables paroles : « De la part de Dieu, la charité augmente en nous quand augmente l’efficacité de sa vertu. De la part de notre disposition personnelle, cet accroissement se produit quand l’âme passe de la multiplicité à l’unité. C’est pourquoi S. Denis ramène toute la perfection de la sainteté à ce point : que l’âme s’élève de la vie répandue à la vie unique. » [200].
Cette parole de S. Denis est bien confirmée par celle que Jésus-Christ adressait à sainte Marthe : « Marthe, Marthe, tu es dans la sollicitude et tu t’embarrasses de beaucoup de choses, et cependant il n’y en a qu’une de nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée. [201].
Notre Maître nous dit la même chose presque dans les mêmes termes, lorsqu’il nous recommande le renoncement et la pure simplicité de l’acte de contemplation dont nous parlons. Voici ses paroles : « Je voudrais faire comprendre aux personnes spirituelles que ce divin chemin ne consiste pas dans la multiplicité des considérations, ni des méthodes, ni des goûts - bien que tout cela soit jusqu’à un certain point nécessaire aux commençants, --, mais en une seule chose, savoir se renoncer véritablement pour l’intérieur et extérieur, en se livrant à la souffrance pour Jésus-Christ et se rendant de tout point conforme à lui. Si l’on s’y exerce, tout le reste suit. Si au contraire cet exercice fait défaut, comme il est la racine et l’essence de la vertu, tout ce que l’on fait par ailleurs équivaut à faire effort pour escalader un arbre par l’extrémité des branches. On aura beau produire de très hautes considérations, avoir des communications angéliques, on n’avancera pas, car tout l’avancement consiste à imiter Jésus-Christ, qui est la Voie, la vérité et la Vie. [202].
En ces paroles, notre Maître a résumé la doctrine de tous
les saints et marqué les grands avantages que l’on retire de cette simplicité
pure et dénuée.
Que le contemplatif juge maintenant si celui qui se tient
dans ce repos, racine de tout progrès spirituel, demeure oisif et ne fait rien
qui vaille. Supposé que dans cet état simple et tranquille son âme a la
disposition que nous avons indiquée, il est clair qu’il ne perd pas le temps,
mais qu’il fait au contraire un gain considérable. En effet, si la charité
croît alors en lui, les autres vertus croissent également, puisque la charité
en est la forme, et que, comme l’enseigne S.Thomas, c’est elle qui meut les
actes des autres vertus et les ordonne à leur fin. [203].
Si les nouveaux contemplatifs, pour les raisons que nous avons indiquées, se persuadent perdre le temps durant cette oraison paisible et dénuée de tout le créé, il est une autre cause, non moins importante à signaler, de la méprise où ils tombent. Ils ne distinguent pas l’acte de la volonté, qui est un mouvement simple en tant que procédant d’une puissance spirituelle, de l’acte de l’appétit sensitif, bien différent cependant, qui réside dans le cœur et qui, par là même qu’il est accompagné d’une révolution physique, est inquiet, remuant et par conséquent plus perceptible. C’est ce qu’explique S. Thomas : « Il y a, dit-il, cette différence entre la délectation des deux appétits, que celle de l’appétit sensitif est accompagnée d’une certaine révolution physique, tandis que la délectation de l’appétit intellectif n’est qu’un simple mouvement de la volonté. » [204].
Mais l’acte simple et tranquille de la volonté est d’autant plus excellent, qu’il a du rapport à celui par lequel Dieu et les anges aiment et se délectent. Leur acte, dit S. Thomas, est, lui aussi, simple et parfaitement paisible. Or c’est à cet acte que nous invite Jésus-Christ quand il dit : Dieu est esprit, et c’est en esprit qu’il veut être adoré. [205].
En effet, comme le prouve S. Thomas, Dieu ne peut être l’objet de l’appétit sensitif, et ce n’est point par l’appétit sensitif que peut s’exercer l’acte de la charité. Tout cela appartient à l’appétit intellectif, c’est-à-dire à la volonté.
Comme, dans la contemplation, cet acte simple de la volonté s’exerce en repos d’esprit, plutôt que par révolution inquiète dans l’appétit sensitif, la saveur sensible venant à manquer aux nouveaux contemplatifs - bien que leur volonté soit appliquée à Dieu, — il leur semble qu’ils n’ont point de dévotion et perdent le temps. Alors cependant, leur âme, étant dans l’exercice de la charité, a sa volonté orientée vers Dieu, sa volonté, dis-je, qui est le centre où réside la charité.
Or, si la volonté est orientée vers Dieu, toutes les autres puissances le sont aussi, puisqu’entre toutes les forces de l’âme la volonté tient le rang de premier moteur, et que, dans le mouvement de son opération vers sa dernière fin, elle entraîne l’opération de toutes les autres puissances, de même que le ciel supérieur entraîne toutes les sphères inférieures.
Comment donc sera-t-elle regardée comme oisive, l’âme qui se trouve dans un acte où s’exercent toutes les vertus et où toutes les puissances sont orientées vers Dieu ? Ne faut-il pas, au contraire, croire très fermement qu’elle est dans un acte d’amour de Dieu très digne de la créature raisonnable, acte qui n’est autre que ce mouvement simple et paisible de la volonté auquel nous exhorte notre bienheureux Père, quand il nous dit de nous tenir devant Dieu en attention simple et amoureuse ?
Ceux qui ont besoin d’être aidés, parce qu’ils ne sont pas encore parfaits contemplatifs et que leur palais spirituel n’est pas encore divinement conformé, de façon à savourer l’influence céleste qui leur est communiquée dans cet acte simple et tranquille, ceux-là, dis-je, peuvent de temps à autre se servir de quelques actes particuliers, compatibles avec la contemplation en intelligence de Dieu pure et immédiate, dans laquelle l’âme se trouve alors.
Cela, néanmoins, doit se faire de telle sorte que ces actes particuliers ne séparent point l’âme de son Objet, mais l’aide contraire à se délivrer davantage à lui. Ce seront, par exemple, ces paroles intérieures dont nous avons dit plus haut l’excellence, ou bien quelque mémoire de notre Seigneur par mode universel, comme celles-ci : Dieu mort pour moi ! Dieu humilié ! Dieu abattu ! Ces rappels seront comme la conclusion des méditations qui ont précédé. Mais on ne s’en servira qu’autant qu’il le faut pour produire dans l’âme un mouvement d’amour et de reconnaissance. Les mouvements de cette sorte l’emportent tellement sur ce que produit le discours que Tauler, ce docteur aussi spirituel que savant, nous assure qu’un seul acte de ces mémoires ou rappels de Jésus-Christ notre Seigneur par mode de connaissance substantielle, vaut mieux que cent par mode de discours. [206]
Cependant, remarquons-le de nouveau, ces actes particuliers ne doivent jamais se pratiquer quand l’âme répugne à les produire, car cette répugnance indiquerait qu’elle va contre l’exigence actuelle de l’influence divine. Il faut aussi observer sur ce point la modération recommandée par S. Bonaventure, à savoir, que ces actes soient brefs et peu fréquents, et ne pas oublier non plus la recommandation de notre bienheureux Père : qu’ils s’exercent plus par le mouvement de l’influence divine que par l’industrie personnelle de l’âme. Ces actes doivent se produire lorsque l’âme se sera tenue quelque temps dans cette oraison paisible et simple, où se reçoivent les effets des divines influences, et lorsqu’elle se sent encouragée à mettre en œuvre le fond surnaturel qui lui a été communiqué dans l’acte universel, afin de s’enrichir grâce à lui par la production des actes particuliers.
Il ne condamne point cette manière d’oraison —Il l’indique aux commençants — Il la déconseille à ceux qui ont atteint la vie unitive, ou qui s’en rapprochent.
Notre bienheureux Père, en écrivant ses ouvrages, n’a pas débuté par les enseignements qui regardent la commençants, ceux qui marchent — et doivent continuer à marcher — par la voie de la méditation discursive, en se servant des objets corporels et sensibles, ceux qui ne font qu’effleurer les choses intelligibles et spirituelles, et cela en un degré imparfait et vulgaire. Et cependant, ceux-là mêmes trouveront dans les écrits de notre bienheureux Père des enseignements admirables et une peinture au vif des nombreuses imperfections auquel ils sont sujets.
Mais de ce qu’il n’a pas traité de la méditation, il ne faut pas inférer, comme quelques-uns le font à tort, que sa doctrine condamne ou mésestime le chemin de la méditation discursive. Il ne faut pas croire qu’il blâme ceux qui s’appliquent à l’acquisition méthodique de la mortification et des autres vertus, en s’aidant du sentiment et de la raison, ceux qui se servent des moyens qui dans l’ordre surnaturel sont regardés comme moyens acquis, parce que le discours, l’industrie et l’effort personnel y ont grande part, bien qu’aidés et surnaturalisés par la grâce de Dieu.
Que ce soit la vérité, il est facile de le prouver. En effet, premièrement il approuve expressément le chemin de la méditation discursive et il engage à le suivre, jusqu’à ce que l’on ait des marques que notre Seigneur appelle âme à passer à une vue plus simple et à une oraison plus surnaturelle, et il parle admirablement de ces marques au chapitre treize et quatorze du livre de la Montée du Carmel. Deuxièmement. Si l’état de perfection dont il traite est supérieur à la méditation et l’exclut, comme le plus parfait exclut le moins parfait, il est clair que celui qui traite de cet état plus parfait ne peut approuver pour ce même état ce qui est moins parfait. Mais ne pas l’approuver pour ceux qui sont très avancés, qui ont atteint la vie unitive ou s’en rapprochent, ce n’est pas, absolument parlant, le désapprouver. De même celui qui fait donner à son fils déjà un peu grand du pain et de la croûte, et ne lui permet plus de prendre le lait de sa mère, ne défend point la mamelle à l’enfant nouveau-né. C’est la comparaison dont se sert saint Paul au chapitre cinq de l’Epître aux Hébreux.
Au reste, la prudence de notre bienheureux Père se voit
clairement par la remarque qu’ont lit au chapitre treize du même livre, à
savoir que ceux qui ne font qu’entrer dans la connaissance générale de la
contemplation, feront bien parfois de se servir du discours et de faire agir
leurs puissances. À cette demande : si les profitant doivent s’aider de la
méditation discursive, il répond : « Ce qui précède ne veut pas dire
que les personnes qui commencent à expérimenter la connaissance simple et
amoureuse ne doivent plus jamais user de la méditation ni s’y essayer. En
effet, au commencement de leur progrès, l’habitude de cette connaissance simple
n’est pas si parfaite, qu’elles puissent toutes les fois qu’elles le veulent la
faire passer en acte, et elles ne sont pas si éloignées de la méditation, qu’elle
ne puisse jamais méditer comme auparavant, en approfondissant les mystères, et
qu’elles ne trouvent encore dans ce travail quelque profit.
« En ces commencements, au contraire, continue notre Maître, lorsqu’auw marques indiquées elles reconnaîtront que leur âme n’est pas occupée à ce repos et à cette connaissance en nous avons parlé, elles auront besoin de se servir de la méditation discursive, jusqu’à ce qu’elle leur ait servie à acquérir l’habitude de cette connaissance en quelque degré de perfection, c’est-à-dire que toutes les fois qu’elles voudront méditer, elles se trouveront dans cette connaissance et cette paix, sans pouvoir méditer ni avoir envie de le faire. »
Ceci montre suffisamment combien dans la doctrine de notre bienheureux Père les moyens sont proportionnés à la fin, et avec quelle sagesse il a prévu les objections que l’on pourrait lui faire.
Première objection tirée de cet axiome, que les images sont indispensables à l’acte de l’entendement —Réponse à cette objection —Seconde objection tirée de cet axiome, que la considération est indispensable à l’acte de la volonté —Réponse à cette objection —
Il est des personnes qui, pouvant se mêler par la foi aux choses divines et éternelles, pouvant boire l’eau céleste à sa source, vont la mendier aux canaux troubles et souillés des objets créés, et beaucoup d’entre elles, non contente de souffrir elles-mêmes cette perte incalculable voudrait y faire participer les autres. Ces personnes s’opposent à la contemplation enseignée par les saints, celles que notre Maître a inculquée ; elles publient que cette contemplation est contraire à la saine philosophie et produisent à l’appui de leur dire des raisons et des arguments.
Il ne sera pas inutile, pour rassurer les esprits imparfaitement éclairés, de répondre à quelques-uns de leurs arguments, afin de montrer que la contemplation simple n’est pas en contradiction avec la philosophie humaine - pour cela il suffit qu’elle ait été enseignée par S. Thomas d’après S. Denis, -, mais qu’elle lui est supérieure, en tant que philosophie divine et parce que la Sagesse éternelle est venue l’enseigner au monde pour nous rendre, dès cet exil, de terrestres divins, et d’hommes que nous sommes, nous faire monter au rang des anges.
La première raison qu’on nous oppose est fondée sur cette parole d’Aristote : Oportet intelligentem phantasmae speculari, pour comprendre, il faut spéculer des images. Si, dans la contemplation, ces images nous sont soustraites, l’entendement, semble-t-il, comprendra mal, puisque les moyens de la connaissance lui font défaut.
On répond à cela que Aristote parle de la connaissance affirmative, pour laquelle il est nécessaire que l’entendement ait recours aux représentations philosophiques. Mais il s’agit ici d’une connaissance négative, pour laquelle il est au contraire indispensable de dénuer l’entendement de toutes ses représentations, afin de rentrer sans elle dans l’obscurité de la foi, qui nous assure que Dieu ne ressemble à rien de ce que nous connaissons, mais qu’il est un Être infiniment distant de tout cela. C’est pour ce motif que S. Denis, S. Thomas, et après eux les Saints, les auteurs graves et expérimentés font tant d’efforts pour dépouiller notre entendement, durant la contemplation, de toute image des objets créés, en sorte que nous ne nous attachions à aucune image, quelles qu’elles soient.
S. Thomas, nous l’avons vu, nous déclare que « dans l’état de la vie présente nous connaissons beaucoup mieux les choses spirituelles — et surtout la Divinité — en sachant ce qu’elles ne sont pas, qu’en sachant ce qu’elles sont. » Nous l’avons aussi entendu nous dire « qu’il convient de rejeter comme des erreurs les images et les formes particulières, et que S. Denis recommande au contemplatif de les rejeter toutes sans exception »[207], afin que par-dessus toutes ses formes et toutes ces images, l’entendement se fasse de Dieu et des choses divines un concept supérieur à tout le créé et à tout ce qu’il est capable de percevoir.
De plus, Aristote parle de la connaissance naturelle, qui a son principe dans les sens et, par conséquent, a besoin que l’entendement ait recours à l’imagination pour obtenir d’elle les images des objets sensibles, au moyen desquels la connaissance doit s’exercer. Ici, il s’agit d’une connaissance surnaturelle, pour laquelle nous disposons d’une autre lumière, supérieure à celle de la raison et de l’entendement, ainsi que l’ont expliqué sur le sujet qui nous occupe S. Denis et S. Thomas. [208].
La seconde raison qu’on nous oppose est que pour cette vie affective ou unitive le discours de la raison n’est pas moins nécessaire que pour les degrés inférieurs, puisque, comme le dit saint Thomas, « tous les actes de la volonté procèdent de quelques considérations préalables, l’objet de la volonté étant autre chose qu’un bien présenté à la volonté par l’entendement. » [209]. Si donc on supprime le discours et la considération, par là même on supprime ce semble, cette considération sans laquelle l’acte de la volonté ne peut avoir lieu.
Nous répondons que pour cette considération et cette représentation faite à la volonté, un nouveau discours de la raison n’est pas nécessaire. En effet, la considération est un acte de l’entendement qui envisage la vérité de ce qu’il perçoit, afin d’en juger sainement. C’est encore l’enseignement de S. Thomas : « La considération, dit-il, comporte un acte de l’intelligence, qui envisage la vérité d’une chose. » [210]. Et encore : « Ce jugement appartient à l’entendement, de même que l’inquisition appartient à la raison. » [211], afin que la connaissance soit proportionnée à l’amour, et l’amour proportionné à la connaissance, comme l’effet à sa cause. Cette connaissance provenant de la lumière surnaturelle est reçue dans l’entendement, quand celui-ci se dépouille de toutes les représentations de l’imagination.
C’est dans ce sens, d’après S. Grégoire, que l’Ecclésiastique a dit cette parole que nous avons citée déjà : écris la Sagesse au temps de l’oisiveté, et celui qui réduira ses actes la recevra. [212] Et S. Denis enseigne sur le même sujet que l’entendement, pour entrer en participation de la divine lumière - qui à cause de son inaccessibilité est pour nous ténèbres —, doit rejeter toutes les images des choses créées, qui la dérobe à nos yeux, chacune de ces images étant comme un nuage qui vient se placer entre la lumière divine et notre entendement, pour la lui voiler.[213].
« Aussi, poursuit ce même Saint, les vrais contemplatifs écartent toutes ces images, qui voilent et obscurcissent la forme divine ; et par là ils découvrent cette beauté cachée, et contemplent sans voiles la divine Obscurité, cette Essence supérieure qui se dérobe à toute lumière créée. » [214].
Ainsi, c’est de cette connaissance et de la considération qui en procède que viennent l’amour surnaturel et la dévotion qui accroît la charité. C’est pour cela que les Saints déjà cités nous disent que la simplicité est mère de la dévotion et que Dieu visite les esprits simples.
Comment l’âme s’élève vers Dieu par la participation à sa perfection —La foi est une habitude des principes surnaturels —L’entendement adhère à la Sagesse, qui est un don du Saint-Esprit —De la perception qui a lieu par le don de Sagesse —Comment l’entendement s’unit à l’Excellence souveraine.
Les raffinements de l’esprit humain vont plus loin, et présentent d’autres difficultés encore à l’encontre de notre contemplation.
On nous oppose cette sentence de S. Thomas : « De même que l’esprit humain ne pénètre l’essence des objets que par leurs accidents, de même il ne pénètre les choses spirituelles qu’à l’aide des corporelles et par la représentation des choses sensibles, comme le remarque S. Denis. » [215]
Nous répondons, en suivant le même S. Thomas, que ceci a lieu quand nous avançons vers la connaissance des choses spirituelles et divines par abstraction des objets créés, en vue de comparer ces objets créés aux choses sacrées et divines. Mais il en va tout autrement dans cette divine contemplation, où l’on s’avance vers la connaissance de Dieu et de ses perfections par participation à ces mêmes perfections. Notre entendement reçoit alors la notion spirituelle des choses divines dans sa partie la plus spiritualisée et la plus pure, et cela par le moyen de la lumière simple de la foi et l’illumination du don de Sagesse.
Et si la connaissance naturelle arrive à l’entendement par une habitude des premiers principes sans discours préalable de la raison, par ce que les vérités sont manifestées évidentes, combien plus la connaissance surnaturelle lui arrivera-t-elle sans discours par la lumière de la foi, qui est une habitude des principes surnaturels ?
« La foi, dit S. Thomas, est la connaissance simple des articles qui sont les principes de toute la sagesse chrétienne » [216], vérités plus fermes que toutes celles que la connaissance naturelle admet comme évidentes. Et de même que l’entendement admet celles-ci immédiatement, en tant que premiers principes — « qui sont, nous dit S. Thomas, une image de la Vérité incréé », Prima principia sunt quaedam similitudines increatae Veritatis [217], — de même, par l’habitude de la foi, il approuve sur-le-champ les vérités surnaturelles que la foi lui propose, sans autre raisonnement que de les admettre comme révélées de Dieu à son Église et comme ayant une certitude indubitable.
De même aussi que par ces principes naturels on adhère à la sagesse, qui est une faculté intellectuelle, et que par eux également on recherche les choses élevées et difficiles, proportionnées à l’entendement humain ; de même par les principes de la foi on adhère à la Sagesse, qui est un don du Saint-Esprit, pour recevoir dans l’entendement l’illumination des choses surnaturelles qui lui sont supérieures, et s’élever à la contemplation divine déifiée, comme l’explique à notre sujet le même S. Thomas. [218].
On objecte finalement que cette manière d’aller à Dieu par négation et en éloignant toute image des objets créés reçus par les sens, prive l’entendement de tout acte et le laisse sans application à Dieu, puisque, d’après S. Thomas, l’entendement ne peut entendre sans être actuellement informé par une représentation quelconque de la chose qu’il doit entendre. » [219].
Si donc, conclut-on, aucune image des objets qui nous sont connus ne vient informer l’entendement — et par le fait la connaissance négative la dépouille de tout cela, — il ne perçoit rien et, par conséquent, n’exerce point l’acte de la contemplation, pour lequel la perception est nécessaire.
S. Denis répond à ces difficultés lorsqu’il dit qu’on peut former une image de deux manières, l’une en ajoutant, comme dans la peinture, l’autre en retranchant, comme dans la sculpture, et que de même, dont la contemplation, on peut former un concept de Dieu de deux manières : l’une par connaissance affirmative, en lui appliquant la perfection des créatures en un degré supérieur, en tant que Créateur, qui ne peut manquer de la perfection communiquée par lui à ses créatures ; l’autre, par connaissance négative, en refusant à Dieu toute perfection créée, comme entièrement hors de proportion avec la sublimité de sa divine et incomparable nature, et en envisageant en lui une autre perfection et une autre excellence, infiniment distante de toute autre excellence et de toute autre perfection. C’est ce que nous avons déjà montré.
Ainsi, quand l’entendement s’élève à Dieu par voie de
négation, pour entrer dans l’obscurité de la foi, dépouillé de toutes les
images des objets créés - comme il le fait dans cette contemplation, - à mesure
qu’il se dépouille de toutes ces images, il se relevait un autre concept de
Dieu, plus élevé et plus excellent, il se forme une magnifique image la
perfection divine, qui dépasse tout ce qu’il est capable d’atteindre. Quemadmodum
per se naturale agalmae faciens, et ipsam in se ip cesa, ablatione solae
occultam manifestantes pulchritudinem.
Supposez une image splendide, couverte d’un grand nombre de voiles, qu’on lèverait tous afin de laisser à découvert la beauté qu’ils cachent. Cette beauté, les voiles une fois levés par le moyen de la négation, la lumière de la foi, illustrée des dons du Saint-Esprit, le découvre. S. Thomas, répondant à l’objection, nous dit que c’est de cette perception que l’entendement a besoin, et non de la raison : « Dans la contemplation, enseigne-t-il, il y a une perception nécessaire, et elle a lieu moyennant le don de Sagesse.[220].
Notre Mère sainte Thérèse en bien des endroits de ses ouvrages, nous fait admirablement connaître cette sagesse secrète qu’elle avait expérimentée d’une manière si intime. En un passage spécialement, elle montre la différence qu’il y a entre la beauté de l’Image divine communiquée dans sa pureté et les images que nous extrayons des créatures. « Il arrive soudain, dit-elle, et d’une manière inexplicable, que Dieu montre en lui-même une vérité qui obscurcit, ce semble, toutes celles qui se trouvent dans les créatures. »[221]. Paroles qui sont comme une démonstration expérimentale de celle de S. Denis que nous avons citée plus haut. Et ailleurs, décrivant ces communications célestes, reçues dans leur pureté toute spirituelle, elle les appelle des « embrasements » divins. [222].
Les principales difficultés que l’on forme contre cette contemplation étant écartées, grâce à la doctrine de ces deux flambeaux de l’église, S. Denis et S. Thomas, il reste établi que si nous voulons arriver par le droit chemin et par une marche régulière à l’union avec Dieu, et devenir un même esprit avec lui, nous devons parcourir, au moyen de cette contemplation secrète et inconnue, la voie affective qui est au-dessus de la raison, dépouillés de toutes images connues et revêtus de la lumière simple de la foi.
« Les esprits divins, dit S. Denis, et après lui S. Thomas, montent vers les choses inconnues, au-dessus de l’esprit, et parviennent ainsi, en suivant une voie et une marche régulière, par l’intelligence immatérielle et simple, à l’union qui a lieu au-dessus de l’entendement. »[223].
Et ailleurs, traitant le même sujet et montrant avec quelle excellence l’entendement s’avance vers Dieu, revêtu de la seule lumière de la foi et dégagé de toute autre connaissance, en même temps que des images des objets créés, les mêmes Saints nous assurent que l’entendement ainsi dépouillé, vole vers Dieu en obscurité, comme le comporte l’état de la vie présente, s’unit à lui, et rejetant tout le créé, se fixe dans le Créateur.
« Ces esprits divins, disent-ils, ayant ainsi dépassé toutes choses, s’unissent à Dieu même, autant qu’il est possible à l’homme de lui être uni. » [224].
C’est-à-dire, comme l’explique saint Thomas, que lorsque l’entendement a dépassé les derniers sommets des créatures les plus universelles et les plus excellentes, il s’unit à cette excellence souveraine et s’y arrête, n’ayant plus rien à poursuivre, puisque son entendement ne peut aller plus loin en cette vie.
Lors donc que ce raisonnement négatif et ces concepts supérieurs ont été renouvelés plusieurs fois, l’entendement se trouve pratiquement illuminé et convaincu de cette magnificence et de cette supériorité de Dieu par delà tout être créé, en sorte qu’il n’a plus besoin de refaire ce raisonnement et cette appréciation sublime. Il n’a plus qu’à entrer par la lumière simple de la foi dans le concept qu’il s’est déjà formé, et à donner à l’opération de la volonté ce qu’il devait d’abord donner à celle de l’entendement.
Pour conclure, disons que S. Denis lui-même, pour recommander cette manière de s’élever à Dieu en négation de toutes les choses connues et de toutes leurs images, en prenant pour guide les notions divines que nous fournit la foi touchant cet Être suprême, et pour appui la communication surnaturelle des dons du Saint-Esprit, S. Denis, dis-je, nous assure qu’elle a été introduite par les Apôtres, qui la recommandaient comme supérieure à toutes les autres manières de s’élever à Dieu, comme de beaucoup la plus excellente et la meilleure.
« Nos théologiens, dit-il, ont mis en première ligne l’élévation
par négation, celle qui, par là même qu’elle éloigne l’esprit des objets qui
lui sont connus et familiers, lui donne un libre essor au sein des notions et
des perceptions divines. [225]
QUIROGA : DON QUE TUVO SAN JUAN DE LA
CRUZ PARA GUIAR LAS ALMAS A DiOS 4
DON QUE TUVO SAN JUAN DE LA CRUZ
PARA GUIAR LAS ALMAS A DiOS 4
[Présentation :] 4
Capítulo primero. Dios ilustró a
San Juan de la Cruz con sabiduría celestial para que fuese guía Je las almas.
Propósito del autor en esta obra. 7
Capitulo II Respóndese por qué no
trató el Santo en sus Libros de la meditación ordinaria, y se dice cómo señala
tres cualidades que ha de tener el alma para poder llega a la contemplación. 9
Capítulo III. Enseñaba el Santo
prácticamente a sus discípulos las tres partes da la oración, a saber: la
representación de los misterios, la ponderación y la aleación amorosa a Dios,
Inculcándoles sL detuviesen más en esta última. 11
[Chapitre III chez Marie du
SaintSacrement : Les trois parties de l’oraison] 11
Capítulo IV. Enseñaba a sus
discípulos que para llegar a la contemplación era necesario adquirir las
virtudes y desarraigar los afectos desordenados. 1s
[Chapitre IV. Nécessité des
vertus pour parvenir à la contemplation] 1s
Capítulo V. Decláranse dos casas
que el Místico Doctor proponía para subir a la contemplaoión, a saber: recoger
todas las fuarzas del alma para ser ilustradas de Dios, y no hacer pie en
revelaciones. 15
[Chapitre V. La contemplation de
Dieu par une notion de foi simple et amoureuse, but de la méditation] 15
Capítulo VI. Sentía mucho el Santo
que algunos maestros espirituales, por no entender !as vías del espíritu,
atasen las almas contemplativas a lo sensible, impidiendo con esto la obra del
Espíritu Santo en ellas. 18
[Chapitre VI. Des maîtres
spirituels qui entravent la marche des âmes contemplatives] 18
Capítulo VII. Explica el autor con
doctrina del Santo cómo se adquiere el hábito de la meditación y dice que las
almas que han llegado a contemplación no deben ejercitarse en actos discursivos
como los principiantes. 19
[Chapitre VII. Du moment où
les âmes doivent laisser de côté les actes discursifs des commençants.] 19
Capítulo VIII. Pruébase que la
Orden Carmelitana siempre ha tenido por fin principal la contemplación, y que a
éste encaminaba San Juan de la Cruz a sus discípulos. 22
[De la nécessité pour les
contemplatifs de purifier leur entendement des images sensibles] 22
Capítulo IX. Demuestra el autor que
los medios porque el Santo conducía a sus dirigidos a la contemplación los
sacaba de los fundamentos de la Orden Carmelitana. 24
[Chapitre IX. Comment les âmes
arrivées à la contemplation doivent éviter les actes particuliers] 24
Capítulo X. Que para la
contemplación es necesario purificar el entendimiento de las imágenes y semejanzas
de las cosas corpóreas. Dice también el autor que hay dos especies de
contemplación. 27
[Chapitre X. Des actes produits
sous la motion divine qui accompagnent l’attention générale et simple] 27
Capítulo XI. Defiéndese con
autoridad de gravísimos autores lo que enseña el Santo, de que las almas
entradas ya en la contemplación deben cesar en actos particulares y quedarse en
una advertencia general amorosa y sencilla. 28
[Chapitre XI. Pureté et
simplicité où l’âme doit se trouver pour recevoir la lumière divine] 28
Capítulo XII. Defiende otro pasaje
del Místico Doctor, y prueba con su doctrina que para la contemplación debe el
alma estar en gran puraza y sencillez, y vestida de la luz de la fe. 32
[Chapitre XII. Comment Dieu
communique à l’âme la divine lumière] 32
Capítulo XIII. Pruébase cómo al
punto que el alma está dispuesta, sin hacer nada de suyo Dios la comunica la
luz divina de la contemplación. 34
[Chapitre XIII. De certains
contemplatifs qui ne savent pas se dégager entièrement de la raison] 34
Capítulo XIV. Explicase en qué
consiste la ADVERTENCIA AMOROSA que enseña San Juan de la Cruz, y se deshacen
varios engaños de los que no han comprendido esta doctrina. 37
[Chapitre XIV. Des affections
simples et enflammées] 37
Capítulo XV. En la contemplación se
debe ocupar el alma en sencillos y encendidos afectos. 39
[Chapitre XV. Difficulté
qu’éprouvent les nouveaux contemplatifs à persévérer dans l’acte pur de la
contemplation.] 39
Capítulo XVI. Se explica y defiende
lo que dice el Santo que para ser movida el alma alta y divinamente han de
quedar antes adormidos sus movimientos naturales. 43
[Chapitre XVI. Comment, pour être
mue hautement et divinement l’âme doit réduire au repos ses opérations
naturelles] 43
Capítulo XVII. Pruébase que la paz
y serenidad con que el contemplativo ha de recibir las influencias divinas es
perturbada por la representación de las imágenes del discurso y por el
movimiento activo y solícito del alma. 44
[Chapitre XVII. Où l’on insiste sur
la paix et la sérénité indispensables à la réception des influences divines.] 44
Capítulo XVIII. Explícase cómo en
la contemplación no está ociosa el alma y cómo en ella se imprimen las
virtudes. 48
[Chapitre XVIII. De trois
connaissances de Dieu.] 48
Capítulo XIX. Pruébase que los términos
ACTIVO y PASIVO que usa el Santo Padre son admitidos, no sólo en la Teología
Mística, sino también en la Escolástica. 50
[Chapitre XIX. Comment dans la
contemplation l’âme n’est point oisive.] 50
Capítulo XX. La mejor disposición
para conseguir la devoción y gustar la dulzura y suavidad que Dios comunica en
la contemplación es la sencillez y paz del alma. 51
[Chapitre XX. Comment l’âme
dans la contemplation exerce une opération plus parfaite.] 51
À classer : Chapitre XXI.
De la meilleure disposition pour goûter Dieu dans la contemplation. 51
Chapitre XXII. De quelle
manière l’entendement et la volonté se comportent durant la contemplation. 51
Chapitre XXIII. Erreur des
nouveaux contemplatifs qui se figurent rester oisifs. 51
Chapitre XXIV. Éloges donnés
par les saints à la contemplation simple. Conseils aux nouveaux contemplatifs. 51
Chapitre XXV. Réponse à ceux
qui se plaignent que notre bienheureux Père semble condamner la méditation
discursive. 51
Chapitre XXVI. Réponse à ceux
qui avancent que la contemplation simple est contraire à la saine philosophie. 51
Chapitre XXVII (annot. :
le dernier) Réponse à deux autres objections contre la contemplation exercée en
négation des formes sensibles et intellectuelles. 51
Capítulo XXI. Declárase más la
doctrina del capítulo anterior. 52
Capítulo XXII. Se refiere cómo San
Juan de la Cruz hizo gran fruto en la Descalzez con su doctrina sobre la
contemplación. Tráense a este propósito dos pasajes de Nuestra Madre Santa
Teresa. 58
RESPUESTA
a algunas razones contrarias a la
contemplació9 afectiva oscura que
Nuestro Santo Padre Fray duap de la Cruz, guiado de Dios, de la Escritura y de
los Santos, enseña er) sus escritos, por eI Padre Frac`J, dosé de Jesús 1Vlaría
(Quiroga). Historiador General de la Reforma del Carmen). (1)
Le texte que nous donnons dans ces pages est un
complément de l’Apologie Mystique en
Défense de
D’un ton nettement moins polémique que l’Apologie,
La méthode
reste ici le simple recours aux autorités, tant mystiques que scolastiques, et
cette fois encore, Quiroga va puiser dans son extraordinaire fichier de
lectures spirituelles. Cependant, ce sont toujours les mêmes textes qui lui
fournissent ses principaux arguments : sur 27 citations traditionnelles,
20 étaient déjà exploitées dans l’Apologie.
Toutes sont puissantes et éclairantes, le génie de Quiroga étant de faire
défiler en bon ordre les meilleurs témoins en défense de son maître. Montrons
ici les ressorts de cette défense dans cette Réponse à un Doute :
– D’emblée (§
2), Quiroga établit la contemplation à l’intérieur de la foi. Voilà qui est
simple, mais évacue d’avance tous les faux problèmes liés à une conception
illuministe de l’illumination. Celle-ci en effet n’est pas psychique, mais
spirituelle : « l’Esprit-Saint
ne donnera pas mieux sa lumière à l’entendement que dans la foi. » Et
la face humaine de la foi, c’est le recueillement, l’« attention simple et amoureuse à Dieu »
disait Jean de la Croix[229]. De la foi à la
contemplation, l’illumination suppose le transfert à Dieu de l’entendement,
qui, dès lors, participera dans cette désappropriation à la connaissance de
Dieu : « cette lumière divine
transforme en Dieu l’entendement. » Il y a là un retournement du
regard de l’âme qui est au cœur de toute la phénoménologie mystique développée
par Jean de la Croix : c’est au moment où l’âme croit avoir perdu le
Bien-Aimé que celui-ci lui est rendu, plus présent à elle-même qu’elle-même. Ce
jeu est celui d’un miroir (§§ 2-3), mais d’un miroir d’eau, à la fois
réfléchissant et transparent, permettant une certaine ambiguïté entre regardant
et regardé, deux personnes tellement unies qu’elles coïncident au point de
paraître identiques. Ce miroir est celui de la onzième strophe du Cantique Spirituel, lorsque l’âme
penchée sur la source vive, s’aperçoit que le visage qu’elle prenait pour son
propre reflet est en fait le visage du Christ qui l’a transformée en lui.
– Cette
transformation est aussi bien passage de l’image à la ressemblance de Dieu (§
3), thème fondamental de la tradition spirituelle. Quiroga souligne qu’il ne
peut s’opérer que passivement : à la fois certaine et invérifiable, parce
qu’ouverte sur l’infini divin, la foi est pure réception de la forme divine, qui
vient comme « épouser » surnaturellement sa propre image présente
en l’homme par création, la développant, au sens photographique du terme, la
révélant et la portant à son accomplissement.
– Le § 4
aborde pour lui-même le thème de la quiétude : elle est plénitude d’attention
à Dieu, plénitude de foi, coïncidence parfaite des deux visages du miroir.
Cette quiétude n’est jamais que tangentielle, mais elle indique la proportion
constante qui existe entre le recueillement et l’illumination, entre l’investissement
par l’âme de toutes ses ressources dans l’attention à Dieu, et la netteté de sa
contemplation. Aucune reprise de l’âme contemplative par elle-même n’est donc
possible, car vérifier la contemplation supposera de troubler cette
contemplation, et en disant que l’âme doit abandonner les formes spirituelles
elles-mêmes (§ 5), Quiroga indique que jamais le contemplatif ne pourra prouver
ni se prouver qu’il est contemplatif.
– Ce qui vaut
de l’entendement vaut pareillement de la volonté, et au § 7, la foi devient
charité. Si la connaissance contemplative de Dieu était accueil de la
connaissance même de Dieu, la parfaite charité est accueil d’un amour supérieur
à tout amour, amour voulant ce que Dieu veut parce que c’est lui qui le veut.
Il y a là une quiétude de la volonté parallèle à celle de l’entendement, et il
ne faut pas se méprendre sur le mot « effort » (§ 8) employé par
Quiroga pour la désigner. Mais pas plus que l’attention simple de l’entendement
n’est vide de connaissance, cette quiétude de la volonté n’est absence d’énergie
ou de vouloir : elle est plénitude de vouloir par transfert en Dieu de
tout vouloir, « élan vers Dieu », préféré à tout autre objet de
vouloir. En cela, il y a même une certaine priorité de l’amour et de la volonté
sur la connaissance et l’entendement, car c’est l’amour qui est moteur de l’âme,
et là où se porte son affection, là se développe sa contemplation.
Voilà donc en quelques pages un petit résumé très
clair et très solide de la doctrine contemplative du disciple de Jean de
Dans les pages suivantes, nous donnons successivement
le texte espagnol et notre traduction française de
1. Les paroles de notre saint Père que Votre Révérence
propose à nos explications (à savoir que l’Esprit-Saint illumine l’entendement
recueilli selon le mode de son recueillement[230]), renferment la façon
de bien profiter des dons surnaturels en l’oraison. Pour commencer, cette
proposition est très certaine en la doctrine mystique et scolastique, de par
ses principes. En effet, comme l’établit saint Thomas, l’illumination divine,
comme n’importe quelle autre forme spirituelle, se communique à l’âme selon le
mode de celui qui la reçoit, mode sensible ou spirituel, particulier ou
universel. Ainsi revient-il à celui qui la reçoit de se disposer pour qu’elle
lui soit communiquée, soit chichement (comme on dit) de façon sensible, soit
largement de façon intellectuelle. Sur ce point, voici ce que dit saint Denys :
la dissemblance qui affecte les yeux et les vues de l’intellect, fait que le
don de lumière provenant de la plénitude de la bonté paternelle, soit ne donne
lieu à aucune participation, soit donne lieu à des participations différentes
entre elles, à savoir petites ou grandes, obscures ou claires, tandis qu’un
seul et très simple rayon sort de la source de la lumière et se répand également
sur tous les entendements rationnels.
2. Par là se trouve vérifiée la proposition de notre
saint Père, lequel ajoute aussitôt quel recueillement est le mieux proportionné
à l’illumination divine en disant ceci : comme l’entendement ne peut
trouver un recueillement plus grand que dans la foi, l’Esprit-Saint ne lui
donnera pas mieux sa lumière que dans la foi. C’est ce qu’il dit ici et qu’il
répète ailleurs[231]. En effet, comme l’établit
saint Thomas, ce que l’illumination divine éclaire dans la contemplation d’union
divinisée[232], c’est ce que la foi
présente simplement à l’entendement. L’utilité de ce recueillement en lumière
simple de foi, comment l’âme contemplative s’y transforme en Dieu grâce à cette
lumière divine et s’y dispose à être mue par lui comme son instrument, l’Apôtre
l’indique en ce passage où il parle de notre contemplation, comme beaucoup de
saints[233] l’affirment : « nous autres, le
visage découvert et sans voiles, contemplant comme en un miroir la gloire du
Seigneur, nous nous transformons en cette même image, nous élevant de clarté en
clarté, comme mus par l’Esprit du Seigneur. » Voilà ce que dit l’Apôtre.
Et en expliquant avec saint Bonaventure ce miroir dans lequel, recueilli en
lui-même, il contemplait la gloire de Dieu, il faut remarquer ceci : la
lumière dont l’entendement est revêtu mesure ce que sera le miroir de sa
contemplation ; s’il est revêtu de la lumière naturelle, ce miroir sera
humain, et s’il l’est de la lumière de foi, ce miroir sera divin. Et pour
indiquer que son recueillement était en lumière de foi, il dit qu’il
dépouillait son entendement de tous les voiles des similitudes des choses
créées, car cela pouvait en faire un miroir humain, et que revêtu de la lumière
de la foi, il contemplait comme en un miroir divin la gloire du Seigneur, de
façon immense et illimitée. Et comme cette lumière divine, selon l’explication
de saint Denys, transporte en Dieu l’entendement, le divinise et le rend son
instrument pour en être mû, l’Apôtre déclare que dans ce miroir divin, son entendement
se transformait en la gloire du Seigneur qu’il contemplait, et que mû par lui,
il s’élevait d’une illumination à l’autre.
4. La deuxième qualité du miroir matériel, c’est qu’il
reste fixe et au repos, sans être d’aucune manière mobile et agité, qualité que
l’entendement doit avoir pour que sa contemplation soit profitable. Saint
Thomas en donne la raison en disant ceci : le mouvement dans l’oraison est
un acte imparfait, et c’est l’acte de la contemplation qui est parfait, car il
ressemble davantage au repos qu’au mouvement ; et pour la même raison, la
contemplation s’appelle « quiétude », car en elle, l’âme est en
repos non seulement des mouvements extérieurs, mais aussi des mouvements
intérieurs de l’entendement. Et à ce sujet, le même saint dit ailleurs que la
contemplation parfaite, celle que l’on appelle « circulaire"[235] et qui contemple Dieu selon l’immensité de la
foi, sans commencement ni fin, s’accompagne de l’immobilité très quiète. Sur le
même sujet, voici aussi ce que dit saint Grégoire : jamais la
contemplation ne s’unit à la non-quiétude, car l’entendement non quiet ne peut
pas contempler ce qui déjà ne fait que l’effleurer lorsqu’il est en quiétude. Nous
en voyons l’exemple dans le rayon du soleil : il ne nous apparaît pas bien
quand les nuages agités troublent l’air ; ou dans l’eau d’une fontaine :
l’image de celui qui se regarde en elle n’apparaît pas bien quand elle est
agitée, mais quand elle est au repos. Et le même saint ajoute ailleurs que
cette quiétude dans la contemplation n’est pas sans profit, car en elle l’âme s’embellit
des vertus qui plaisent à l’Époux, et cela d’autant plus que cette quiétude
attentive à Dieu est grande.
5. La troisième qualité du miroir matériel que l’esprit
du contemplatif doit imiter dans la contemplation, c’est qu’il soit pur et
limpide pour pouvoir représenter parfaitement l’image de ce qu’il y a devant
lui. Et le Sauveur a dit à ce sujet : « Bienheureux les cœurs purs,
car ils verront Dieu. » Saint Thomas explique ces paroles quant à la
contemplation d’ici-bas, disant ceci : « En l’état de cette vie,
nous connaissons mieux Dieu en connaissant ce qu’il n’est pas, qu’en saisissant
ce qu’il est. Et pour autant, en l’état d’ici-bas, la pureté de cœur qu’il faut
pour contempler Dieu, concerne non seulement l’abandon des passions, mais aussi
l’abandon des similitudes qui procèdent de l’imagination et des formes
spirituelles que l’âme forme en elle : saint Denys enseigne que ceux qui
vont vers la contemplation divine doivent se dépouiller d’elles toutes. »
Tout cela est de saint Thomas. Et saint Augustin expliquant ces mêmes paroles,
déclare que selon leur sens, c’est une même chose qu’un cœur limpide et qu’un cœur
simple. Saint Bernard le confirme aussi, et il explique par ces mots les effets
de l’illumination divine en l’esprit ainsi rendu limpide : « le
miroir de l’esprit une fois nettoyé non seulement des péchés, mais aussi des
pensées, le resplendissement de la lumière divine commence à se révéler à lui ;
le rayon infini de l’illumination commence à apparaître aux yeux spirituels qui
n’y étaient pas habitués ; l’esprit en est enflammé et commence à
contempler de sa vue purifiée les réalités divines, et à aimer Dieu et à s’unir
à lui, et à retirer son affection de toutes les choses qui sont, comme si elles
n’étaient pas ; et il se fixe seulement en l’amour, sachant que seul est
bienheureux celui qui aime Dieu. »
6. Tout cela est de saint Bernard, et ces
accroissements de perfection proviennent en l’âme du mode de son recueillement
proportionné à la lumière divine. Expliquant ces effets de l’illumination
divine, particulièrement comment elle purifie l’entendement, enflamme la
volonté et renouvelle divinement toutes les forces spirituelles, saint Denys
les résume en disant qu’elle fait toujours progresser l’âme selon la proportion
qu’il y a entre sa vue et la lumière divine. Cette proportion,
7. Après avoir expliqué comment l’entendement doit se
disposer dans la contemplation pour recevoir en lui de cette manière, comme un
miroir divin, l’image surnaturelle de Dieu, saint Thomas explique comment la
volonté doit se disposer pour recevoir en lui la même image, comme de la cire
molle et bien disposée pour l’impression du sceau divin. Ce sceau, c’est la
grâce, et comme le déclare ce même saint, elle est une similitude de la
divinité à laquelle l’homme participe, et elle imprime en la volonté la charité
qui en procède lorsqu’elle se dispose à recevoir cette heureuse impression.
Ainsi la similitude de Dieu que ce sceau divin imprime en la volonté, est la
charité même ; par son moyen, lorsqu’elle est parfaitement enracinée en l’âme
et qu’elle s’en est parfaitement emparée, celle-ci s’unit à Dieu. Et donc, à
partir de la différence qu’il y a entre les actes de ces deux puissances pour
recevoir en elles la similitude de Dieu et sa participation, on reconnaîtra la
disposition qu’elles doivent avoir pour cela dans la contemplation. En effet,
le repos et la stabilité appartiennent à la perfection du miroir, ainsi qu’on l’a
vu, et pour autant, saint Denys nous démontre que pour que l’entendement
reçoive l’illumination divine, il lui faut non seulement se dépouiller de
toutes les similitudes des choses créées, mais aussi s’abandonner lui-même, c’est-à-dire
abandonner toute opération active mue par sa lumière naturelle et par sa
capacité propre, car il se rend par elle incapable de recevoir en lui, comme en
un miroir limpide et au repos, la similitude divine que la foi lui présente.
8. Cependant, puisque la volonté doit recevoir en elle
cette image divine comme une cire bien disposée à l’impression du sceau divin,
et puisqu’elle est une cire vivante, elle peut y aider par son effort : en
effet, plus la cire s’unit intensément au sceau, plus l’image de ce sceau reste
parfaitement imprimée en elle. À ce propos, saint Thomas explique que l’Esprit-Saint
meut la volonté à l’acte d’amour de telle manière, qu’il veut qu’elle aussi en
soit motrice. Et pour autant, l’élan de la volonté, dans la contemplation comme
dans les autres œuvres ordonnées à Dieu, est d’une si grande importance pour
leur perfection, que le même saint déclare que l’augmentation de la charité est
donné à la mesure de cet effort. Et il explique ailleurs que par cet élan et
cet effort de la volonté, l’Esprit-Saint dispose l’âme aux augmentations de
grâce et de perfection qu’il veut introduire en elle, plus ou moins selon sa
volonté divine. Tout cela fait paraître que, pour ce qui est de notre
contemplation, toute la profondeur des livres de saint Denys s’ordonne à ceci :
en elle, que l’entendement soit simple et en attention de foi, que la volonté
soit élancée et tendue vers Dieu pour se transformer en lui par amour et
ressemblance. Et pour que la contemplation soit plus affective que spéculative,
et partant plus profitable, l’intention de l’esprit doit se porter plus sur l’affection
que sur la connaissance. En effet, comme l’explique saint Thomas, là où se
porte l’intention, l’âme investit sa force, et si elle se porte à la
connaissance, elle laisse la volonté sans force, alors que l’oraison doit s’ordonner
principalement à l’embraser en amour de Dieu et à l’unir à lui.
9. Pour résumer cette matière, le même saint avertit
le contemplatif de ceci : pour que la contemplation soit utile et que l’entendement
reçoive en lui comme en un miroir divin l’image de Dieu, il faut qu’il le
représente de très près. En effet, si ce que l’on place devant un miroir
matériel est représenté avec d’autant moins de ressemblance que la distance est
grande, et avec une ressemblance d’autant plus pleine et parfaite que la
distance est petite, il en va de même pour ce qui est représenté dans l’entendement,
comprenant non pas une distance locale ni une quantité matérielle quand il s’agit
de la représentation de Dieu, mais une distance d’aptitude et une quantité
virtuelle. Et à ce propos, saint Thomas mentionne ce que dit saint Denys, à
savoir que les réalités proches de Dieu sont d’autant plus illuminées et
divinisées, qu’elles participent de plus près à sa communication et à sa force.
APOLOGIE MYSTIQUE EN DÉFENSE DE LA
CONTEMPLATION DIVINE CONTRE CERTAINS MAîTRES SCOLASTIQUES QUI LUI SONT HOSTILES
Où L’ON PROUVE, SUR L’AUTORITÉ DES
SAINTES LETTRES ET
PAR EUX A LEURS DISCIPLES COMME
SAGESSE DU CIEL
POUR QU’ILS LA COMMUNIQUENT A TOUTE
L’ÉGLISE
+
IHS MARIA
L’un des plus
grands dommages dont la vertu ait à souffrir de nos jours, est le grand abandon
dans lequel on tient la contemplation véritable que Dieu a concédée aux hommes
comme un bienfait très remarquable, afin d’avoir sur terre avec eux une
communication familière et de les rendre participants de sa divinité et des
richesses du ciel. Non seulement les ignorants, mais aussi beaucoup de ceux qui
se prennent pour maîtres en théologie scolastique, n’atteignent qu’à une si
pauvre connaissance de la mystique, qu’ils font peu de différence entre la
véritable contemplation enseignée par Dieu à ses fidèles, et la fausse et
trompeuse que le démon à introduite chez les personnes vaniteuses et
orgueilleuses, au notable dommage des personnes simples et dévotes. Et comme
notre Vénérable Père Frère Jean de
M’étant donné
quelque peine pour tirer de cette tromperie l’un de ces maîtres en citant l’Écriture
et la doctrine concordante des saints, pour ruiner grâce à elle l’argumentation
de ceux qui s’opposent à la sagesse des Apôtres, il a paru opportun à quelques
personnes doctes de communiquer ce travail aux gens simples, pour qu’ils s’y
défendent des mauvaises doctrines qui ont cours à l’heure actuelle en matière
de contemplation intellectuelle[236].
Leur obéissant,
j’ai donc arrangé cette réponse, non pas sur le mode d’une dispute académique
ni en rapportant formellement les arguments adverses pour les réfuter, mais
comme un exposé clair et assuré de la vérité pure, selon les besoins des gens
simples. Au passage, on signalera les objections et l’on y répondra, pour
autant qu’il faudra fonder cette doctrine destinée à redresser l’erreur, et
donner occasion et matière aux personnes doctes qui voudraient la défendre sur
le mode d’une dispute académique. En effet, mon intention n’est pas de mener
cette dispute sur ces matières, mais d’aider de leur vérité les âmes dévotes,
afin que de vaines craintes ne leur fassent pas délaisser le profit d’une aussi
haute lumière d’oraison et d’esprit, que celle que notre vénérable Père leur a
donnée dans tous ses travaux.
Chapitre 1 —Que les auteurs modernes, auxquels s’opposent certains
scolastiques, n’ont pas enseigné une doctrine nouvelle sur la contemplation
divine, mais à bien exercer celle que Dieu a enseignée à ses véritables amis F ° 1
Chapitre 2 — Comme il y a deux manières de contemplation divine, l’une
plus élevée que l’autre ; laquelle des deux nous recommandent les saints...... F ° 9
Chapitre 3 —Sur la fausse contemplation des Alumbrados, et sur les
grands égarements et erreurs dont le démon les a convaincus par elle............. F ° 17
Chapitre 4 — Où l’on expose l’acte propre de la véritable
contemplation, et quelques-unes des perfections pour lesquelles les saints ont
fait son éloge F ° 29
Chapitre 5 —Que cet acte de contemplation s’accompagne inséparablement
de la quiétude simple et vigilante en laquelle Dieu se communique aux
véritables contemplatifs...................................................................................... F
° 38
Chapitre 6 — Où l’on expose plus à fond cette quiétude de la
contemplation, et combien rares sont ceux qui la conservent comme les saints le
recommandent......................................................................................................... F
° 49
Chapitre 7 —Que l’effort de la volonté en quiétude de l’entendement
aide aux effets de la contemplation, et comment il faut s’y employer en elle........ F ° 58
Chapitre 8 —À quel moment et en quelles circonstances il faut aider l’effort
de la volonté dans l’oraison pour qu’il soit profitable...................................... F ° 69
Chapitre 9 —Que dans l’acte universel et simple de la contemplation, l’âme
est toute entière employée en Dieu et en exercice de toutes les vertus....... F ° 79
Chapitre 10 — Où l’on répond à quelques objections opposées à cette
contemplation, les réfutant par la doctrine de saint Denys provenant des
Apôtres, et où l’on traite des visions sensibles................................................... F ° 87
Chapitre 11 —De la sécurité et de l’excellence des visions
intellectuelles qui élèvent l’homme à la véritable connaissance de Dieu et à la
véritable participation à sa sainteté...................................................................................... F
° 95
Chapitre 12 —Du concept super-substantiel par lequel l’entendement
doit avancer vers Dieu dans la contemplation pour que l’âme participe à ses
perfections divines............................................................................ F
° 107
Chapitre 13 - Qu’en la contemplation quiète que les mystiques
appellent « passive », l’âme a une opération propre, en l’entendement
comme en la volonté....................................................................................................... F
° 114
Chapitre 14 — Combien les saints ont recommandé la continuité
ininterrompue de l’acte simple de la contemplation pour en recevoir les effets........... F ° 121
Chapitre 15 — Comme il convient de varier l’oraison avec profit, et
sans empêcher les principaux effets de l’illumination divine......................... F ° 127
Chapitre 16 — Comment il convient de mettre en œuvre les notices de l’humanité
du Christ, Notre-Seigneur, dans la contemplation, sans en troubler les
principaux effets............................................................................................... F
° 138
Chapitre 17 — Qu’en créant l’homme, Dieu lui a communiqué la
contemplation intellectuelle simple pour qu’il le contemple et le vénère à la
manière de l’ange viateur............................................................................................. F
° 149
Chapitre 18 —Que Dieu a concédé la même contemplation à d’autres
saints patriarches dans
Chapitre 19 —Que le Seigneur a aussi concédé cette contemplation
divine à Moïse quand il lui a donné la Loi écrite, et à Élie quand il lui a
donné la forme de la vie parfaite.................................................................................... F
° 163
Chapitre 20 — Comment, en d’autres temps de la Loi écrite, le Seigneur
nous a donné des connaissances accréditées par ses prophètes au sujet de cette
contemplation où il se communique à nous........................................ F
° 175
Chapitre 21 —Que le temps de
Chapitre 22 — Comment les Apôtres ont enseigné à leurs disciples la
contemplation qu’ils avaient reçue du Christ Notre-Seigneur pour qu’ils la
communiquent à toute l’Église........................................................... F
° 188
Chapitre 23 —Des effets de la contemplation
divine, et comment se reçoit en elle l’opération de Dieu en vue des biens
surnaturels qui rendent l’homme semblable à lui................................................................................................. F
° 198
Chapitre 24 —Des deux manières dont Dieu meut l’âme dans l’oraison, l’une
commune et l’autre extraordinaire, et comment il faut se comporter en la
commune pour ne pas y mettre obstacle............................................ F
° 207
Chapitre 25 —Des motions de secours particuliers que Dieu opère en l’âme
contemplative, parfois de façon suave, parfois de façon pénible pour la
purifier....................................................................................................... F
° 216
Chapitre 26 —Que dans la fournaise de la tribulation, Dieu dépouille l’âme
de ses imperfections, et d’abord des habitus vicieux acquis dans la partie
spirituelle....................................................................................................... F
° 225
Chapitre 27 — Comment, dans cette fournaise purgative, Dieu dépouille
l’âme des imperfections naturelles du vieil homme pour la revêtir de ses
splendeurs....................................................................................................... F
° 236
Chapitre 28 — Qu’après avoir été purifiée des imperfections acquises
et naturelles, l’âme est revêtue sur un mode divin pour être unie à Dieu.. F ° 245
Chapitre 29 —De l’union transformée en Dieu, où l’âme est rendue au
paradis intérieur d’où Adam fut chassé par le péché....................................... F ° 252
Pour satisfaire
convenablement à ce que Votre Paternité me dit en sa lettre, à savoir que ce
que notre vénérable Père Frère Jean de
L’âme
contemplative doit avancer vers cette union par connaissance spirituelle et
simple, en quiétude des actes de la raison, ce qui est une route royale et une
disposition proportionnée à cela. C’est ce qu’enseigne saint Denys et tous les
autres saints : propter divinam
pacem, animae largissimas ipsarum rationes unientes et ad unam intellectualem
congregantes puritatem proveniunt juxta proprietatem suam via et ordine per
immaterialem et simplicem intellectum ad eam, quæ est super intellectum
unitionem [ccxxxix]. Mais comme les âmes simples, qui vont bien guidées par
cette route, voient l’avis contraire d’hommes tenus pour doctes, elles s’inquiètent ;
et alors qu’elles buvaient très souvent à sa source même cette sagesse du ciel,
ces hommes les font retourner aux ruisseaux bourbeux par la crainte qu’ils leur
inspirent, et Notre-Seigneur en est très mécontent, car il désire se
communiquer aux âmes sans obstacles, et ceux-là leur en mettent.
Et notre
vénérable Père n’a pas enseigné une doctrine nouvelle, ni en ce livre ni en
aucun autre, mais celle que
Par ces
paroles, saint Denys nous expose le commencement, le milieu et la fin de notre
contemplation, pour que l’on y avance de façon proportionnée et qu’elle soit
profitable. Son premier pas doit être d’utiliser des figures et des similitudes
connues dont se sert le discours de la raison, pour que, par elles, l’entendement
s’élève selon son mode à la connaissance des mystères divins. Cet échelon, nous
dit ce saint, l’entendement doit l’abandonner au plus vite, en se détachant de
ces figures et similitudes matérielles ; et il doit entrer au-dedans de
lui-même grâce aux notices qu’elles lui auront données, pour considérer en
quiétude simple, par sa lumière naturelle éclairée de la foi, le mystère dont
ces similitudes lui auront donné connaissance. Et parce que tout cela est
imparfait et de peu de profit lorsque notre oraison s’y arrête (Nullum enim effectum haberet investigatio
rationis nisi ad intelligibilem veritatem perduceret [ccxli]), cet interprète très savant des Apôtres ajoute
aussitôt ceci : après toute la considération de notre raison et de notre
lumière naturelle, si l’âme veut rendre profitable sa contemplation et recevoir
la richesse surnaturelle à laquelle elle s’ordonne, l’entendement doit mettre
en repos toutes ses opérations mues par cette lumière naturelle ; et vêtu
seulement de la lumière de foi qui le proportionne à l’illumination divine, qu’il
s’enfonce, comme il convient à ce qui est immense et incompréhensible, en la
connaissance obscure de la grandeur divine ; et dans cette disposition,
il se noie dans le rayon supersubstantiel de la lumière divine, au-dessus de
toutes les substances créées, pour en être illuminé.
Telle est la
doctrine de notre contemplation que nous enseigne saint Denys ; et les
autres saints nous l’enseignent pareillement, comme nous le verrons plus loin.
Mais s’il nous donne les préambules de cette contemplation, il ne nous dit pas
combien de temps nous devons y rester ; aussi notre vénérable Père a-t-il
ajouté à cette doctrine, à l’endroit où Votre Paternité l’accuse[ccxlii], la substance de ces préambules, ce que l’âme doit
posséder pour passer au bon moment à ce qu’ils visent, c’est-à-dire à la
contemplation simple en lumière de foi. Cette disposition, c’est d’avoir acquis
l’habitus[ccxliii] de la méditation des choses qui aident à la contemplation ;
et il donne des indications pratiques remarquables pour connaître ce moment, et
savoir que l’âme possède cet habitus. Et ainsi, non seulement il ne nous
enseigne pas une doctrine nouvelle, mais il nous donne au contraire des moyens
convenables et proportionnés pour exercer convenablement celle que les Apôtres
et les saints ont enseignée.
Il en va de
même pour l’acte de contemplation, qui consiste en ceci selon les auteurs
savants, les mystiques comme les scolastiques : simplex intuitus increatae veritatis[ccxliv], c’est-à-dire une vue simple de Dieu en lumière de
foi, au-dessus des actes de notre imagination et de notre raison ; notre
vénérable Père l’a expliqué de façon tout à fait substantielle, très adaptée
aux gens simples, l’appelant attention simple et amoureuse à Dieu[ccxlv] en lumière de foi. Sous ces paroles, il met la
disposition que demande saint Denys pour que l’âme se tienne en présence de
Dieu dans l’oraison, à découvert devant son illumination et son action, à
savoir revelata mente et ad divinam unitionem
aptitudine [ccxlvi] ; c’est-à-dire
pour que l’entendement soit dénudé et découvert de toutes les similitudes des
choses sensibles entrées par les sens, lesquelles sont des voiles interposés
entre Dieu et l’âme, afin de pouvoir recevoir son illumination divine, et pour
que la volonté soit inclinée à Dieu par amour ou désir de lui être agréable et
de s’unir à lui. Notre vénérable Père a mis ces deux actes sous les paroles
rapportées plus haut, car par l’attention simple à Dieu, il indique l’acte de l’entendement
tel que saint Denys le demande, et en disant qu’elle est amoureuse, il indique
l’acte de la volonté ; et il met cela à notre portée comme une pratique
que tous peuvent comprendre et exercer.
Et il faut
remarquer que si nous repoussons dans la contemplation divine les actes de la
raison humaine, ce n’est pas parce qu’ils seraient mauvais : en effet, la
raison est une lumière donnée par Dieu pour se gouverner naturellement et
avancer avec vertu dans ce que l’on fait, si bien qu’en consultant la raison pour
les choses humaines et naturelles, nous consultons Dieu qui nous l’a donnée
pour nous y diriger avec succès ; mais dans la contemplation divine, nous
repoussons la raison parce qu’elle ne suffit pas à la fin surnaturelle à
laquelle nous prétendons, et qui est la connaissance et l’amour par lesquels
nous avons à nous unir à Dieu, ainsi que la restauration du vieil homme et la
réforme de ses défauts, que l’Apôtre nous demande pour cette union. En effet,
le mouvement de la raison, même informée par les vertus théologales, ne suffit
pas à cette réforme et à cette illumination si l’inspiration et la motion de l’Esprit-Saint
ne viennent d’en haut par le moyen de ses dons, selon ce que dit l’Apôtre :
« Ceux qui sont mus par Dieu, ceux-là sont ses enfants. » De même le Prophète déclare-t-il : « Ton
Esprit-Saint me mènera à la terre d’élection. » En effet, personne ne peut parvenir à cet
héritage céleste des bienheureux s’il n’est mû et guidé par l’Esprit-Saint. Et
cette motion et ce guide, c’est ce à quoi l’on prétend en la contemplation et
que l’on ne peut atteindre par les actes de la raison, ni quant à la
connaissance, ni quant à la réforme de l’endurcissement et de la dureté qui s’attachent
à l’esprit humain depuis le péché, ni quant à celle de tous les autres défauts
de la nature contre lesquels sont données à l’âme les dons du Saint-Esprit,
ainsi que l’établit saint Thomas ; et les actes et les effets de ces dons
s’exercent et se reçoivent en la contemplation lorsqu’elle n’est pas empêchée,
ainsi qu’en l’illumination divine qui en procède pour renouveler toutes les
forces de l’âme, comme saint Denys le décrit de façon très détaillée : « Omnem mentem ex plenitudine ipsius
illuminans, et intellectuales totas virtutes renovans.[ccxlvii] »
Et non
seulement le mouvement de la raison est insuffisant pour tout cela, mais il
constitue un empêchement, car c’est chose manifeste que tout ce qui doit être
mû doit nécessairement se proportionner à son moteur s’il veut en être mû ;
et comme l’illumination et l’action des dons de l’Esprit-Saint n’est pas
discursive ni ratiocinative, mais très simple et très quiète en tant que
similitude participée de l’Esprit divin, il convient que l’âme se revête des
mêmes qualités si elle veut la recevoir et en être mue ; et comme la perfection
de ce qui est mû, en tant que tel, est dans une plus grande disposition à être
mû comme il faut par son moteur, plus l’âme sera simple et quiète en l’oraison,
plus parfaite sera sa disposition pour être mue et illuminée par l’Esprit-Saint
au moyen de ses dons. Cette disposition, les actes de la raison discursive la
lui ôteraient à ce moment-là ; et c’est pourquoi saint Denys dit que
cette illumination divine vient après tous nos actes de connaissance, et que l’entendement
y parviendra lorsque nous les aurons tous quittés, car chaque similitude de
cette connaissance-là est comme un voile ténébreux qui s’interpose entre Dieu
et l’âme pour ne pas recevoir son illumination. Et comme notre vénérable Père,
en ses traités mystiques, a suivi la doctrine de cette très claire lumière de l’Église,
il nous conseille ce que Denys nous a enseigné ici et en d’innombrables
endroits de ses livres. Il y appelle cette contemplation sagesse irrationnelle,
c’est-à-dire supérieure à la raison. L’entendement doit la recevoir revêtu de
la lumière simple de la foi, qui seule le proportionne pour cette sagesse
divine, du fait de cette règle générale de saint Thomas selon laquelle, pour s’élever
à ce qui dépasse sa nature, l’homme doit se disposer sur un mode surnaturel. Et
saint Denys dit que c’est selon cette proportion que la lumière divine fait
avancer en la perfection les âmes qui la reçoivent.
De tout cela,
on peut connaître que lorsque les saints excluent de la contemplation divine
les actes de la raison, ils le comprennent même lorsque celle-ci est illuminée
par la foi, ainsi que l’indique clairement saint Denys lui-même, et saint
Thomas qui le commente. Certes, les philosophes chrétiens nous donnent un
avantage sur les philosophes naturels[ccxlviii] dans le discours de la raison, en ce que nous avons
dans les mystères des fondements solides par lesquels elle progresse — par
exemple l’immortalité de l’âme, les quatre fins de l’homme, sa création, l’assistance
particulière de Dieu aux âmes en état de grâce, l’incarnation du Fils de Dieu
pour restaurer l’homme : en tous ces mystères et en d’autres que nous
montre la foi, il n’y avait rien d’assuré chez les païens ; toutefois,
pour ce qui est du mode de cette progression, celui du discours de la raison
humaine allant par comparaison des choses connues à la connaissance des
inconnues, allant par les choses humaines aux divines, le nôtre est semblable à
celui des philosophes naturels ; et par ses objets matériels et
distincts, il obscurcit l’entendement par rapport à la contemplation simple de
la foi, tandis que ce dernier avance par elle dans la connaissance et l’amour
surnaturels de Dieu, comme le font les anges viateurs.[ccxlix]
Le démon s’est
toujours employé à obscurcir les œuvres de Dieu et à contrefaire à notre
détriment celles que Sa Majesté opère à notre profit ; et comme il s’y
est employé au moyen de ses serviteurs au temps du roi Pharaon, contrefaisant
par sa voie de tromperie les prodiges que Moïse opérait par la force de Dieu,
il s’y est employé aussi à divers moments de
Cette sagesse
mystique dont saint Denys dit qu’elle est propre aux chrétiens, s’exerce de
deux manières, toutes deux en lumière surnaturelle, l’une plus illuminée que l’autre.
Saint Thomas les différencie en appelant l’une « contemplation de foi
exercée selon notre mode humain », car si cette lumière est surnaturelle
quant à son habitus, son exercice nous est concédé selon notre mode ; et
l’autre, « contemplation au-dessus de notre mode humain », car en
illuminant l’obscurité de la foi, les dons de l’Esprit-Saint élèvent l’entendement
à de plus hautes connaissances des vérités divines que celles qu’il pourrait
atteindre de lui-même en la lumière obscure de la foi. Ces deux manières de
contemplation, le vénérable Richard de Saint-Victor les a aussi différenciées
en disant que la première s’exerce par notre industrie propre aidée de la grâce ;
et que la seconde s’exerce seulement quand la grâce même y appelle ; et
pour autant, la première se possède de plein droit, alors que la seconde est
conditionnelle, du fait que l’on ne peut y recourir sans cet appel. La
première, dit Richard, fut signifiée par Aaron, qui entrait quand il le voulait
au Saint des Saints pour parler avec Dieu ; et la seconde, par Moïse qui
monta au sommet de la montagne à l’appel de Dieu pour parler avec lui. C’est
ainsi que le plus haut de la montagne comme le plus intérieur du sanctuaire
signifient la contemplation divine, où Dieu se communique à l’âme dans l’acte
suprême de l’entendement et à l’intime de l’affectus[cclii] qui correspond à cet acte. Et exposant ailleurs la
félicité de l’une et l’utilité de l’autre, ce très grand auteur déclare : « quoique
la contemplation la plus élevée soit la plus heureuse, cependant, quant au
mérite, celle qui s’élève à la faveur de la grâce à partir de l’intention et de
l’application propre, me paraît plus grande que celle qui procède de la seule
illumination ou inspiration divine. » Ces deux manières de contemplation,
notre Mère sainte Thérèse les expose aussi au chapitre vingt-neuf du Chemin de
Dans la
contemplation qui s’exerce avec la lumière de la foi selon notre mode humain,
nous sommes aidés du secours commun de la grâce, et comme celui-ci n’est refusé
à personne, nous pouvons toujours l’exercer, ainsi que le dit ici Richard.
Cependant, celle qui s’exerce au-dessus de ce mode est mue par des secours
extraordinaires que saint Thomas assimile à des miracles ; aussi ne pouvons-nous
l’exercer que lorsque Dieu la concède par une motion particulière. Et quoique
ces deux manières de contemplation soient illuminées des dons du Saint-Esprit,
particulièrement du don de sagesse, c’est de façon très différente. En effet,
la première reçoit une illumination proportionnée au secours commun de la grâce
à laquelle elle correspond, de telle sorte que l’homme parvienne par elle à
recevoir selon son mode son salut et sa perfection ; et cette
illumination n’est refusée à aucun de ceux qui sont en état de grâce, comme le
dit le même saint Thomas (et hoc nulli
deest sine peccato mortali existenti : quia si natura non deficit in
necessariis, multo magis gratia ! [ccliii]), si bien qu’il n’y a aucune excuse pour ceux qui
négligent de pratiquer cette contemplation en disant que leur naturel ne les
dispose pas à être contemplatifs : cette grâce commune de contemplation
par laquelle la nature peut se réformer, n’est refusée à aucun de ceux qui sont
en état de grâce. L’autre illumination du don de sagesse correspond aux secours
extraordinaires de la grâce, et elle n’est pas concédée à tous, mais seulement
à ceux que Dieu veut élever à une connaissance plus illuminée de mystères plus
élevés, et aussi l’Apôtre la compte-t-il parmi les grâces gratis datae.
De même, pour
continuer à mieux découvrir les tromperies que le démon s’est employé à
introduire par cette voie en contrefaisant la véritable contemplation, il faut
remarquer ceci : comme il y a deux sortes de secours et d’illumination
pour les deux sortes de contemplation déjà exposées, il y a aussi deux sortes d’extase
ou de suspension [des sens], l’une selon notre mode, et l’autre au-dessus de
notre mode. La première, saint Thomas l’appelle « intentionelle » ;
elle a lieu lorsque le contemplatif, sans aliénation des sens, abandonne toutes
les similitudes des choses qui entrent en lui, et met toute son intention à s’adonner
par la lumière de la foi à la connaissance et à l’amour des choses divines.
Celle-ci, dit-il, tout contemplatif et tout amoureux de Dieu doit la pratiquer
s’il veut rendre profitable sa contemplation (et sic in excessu mentis sive in extasi est quilibet divinorum
contemplator et amator[ccliv]). Cette même suspension intentionnelle, saint Denys l’appelle
« extase de foi », et en l’exposant dans son explication de ce
passage, saint Thomas déclare : ipse
per veram fidem est passus extasim veritati, qui extra omnem sensum est positus
et veritati supernaturali conjunctus[cclv]. Il faut savoir qu’être attaché à la vérité en cette
manière d’extase de foi, n’est pas autre chose qu’avoir l’entendement dépouillé
de toutes les autres connaissances, et uni à la vérité surnaturelle que
représente la foi ; et tout cela est propre à la contemplation que nous
pouvons exercer selon notre mode humain. L’autre suspension ou extase est
au-dessus de notre mode, et elle a lieu quand l’entendement est élevé
surnaturellement à la contemplation très haute des choses divines avec
aliénation des sens, par exemple dans le ravissement [spirituel], et celle-ci
se nomme proprement « extase » et « échappée » de l’esprit.
La première
suspension, l’intentionnelle exercée selon notre mode, est si éloignée d’être
mauvaise, qu’elle est plutôt très digne de louanges et nécessaire pour rendre
profitable l’oraison mentale. En effet, c’est une obligation pour l’homme, que
de s’élever à la connaissance de son créateur et de ses perfections divines par
le chemin qui lui est licite et possible (Ea
autem quæ supra rationem sunt quaerere non est vituperabile sed laudabile :
quia homo debet se erigere ad divina quantumcumque potest.[cclvi]) ; et tant que l’entendement ne s’élève pas
au-dessus de tous les actes et de toutes les similitudes de sa connaissance
naturelle, il ne peut pas recevoir l’illumination divine surnaturelle.
Toutefois, vouloir tendre par ses propres forces et sa propre industrie à l’autre
suspension, celle en laquelle Dieu établit les âmes contemplatives lors du
ravissement et des autres échappées de l’esprit avec aliénation des sens et
au-dessus de notre mode humain, c’est de la présomption et de l’orgueil
condamné par les saints. En effet, une opération doit être proportionnée à la
force et à la possibilité de celui qui l’opère, et aucun agent naturel ne
prétend faire ce qui dépasse ses facultés ; aussi est-ce chose mauvaise
et opposée à l’ordre naturel des choses établi par Dieu, que de tendre par ses
propres ressources à la contemplation infuse qui dépasse les facultés et le
mode humain, et cela est condamnable comme un péché d’orgueilleuse présomption,
que notre Mère sainte Thérèse a combattu par écrit en de nombreux endroits de
ses livres.
Saint Denys
aussi a traité de ces deux manières de contemplation, affirmant l’utilité de la
première et condamnant comme orgueil et présomption vouloir tendre de soi-même
à la seconde. Il avait dit un peu avant qu’aux choses ineffables et inconnues
de nous, telles que les choses divines, nous avons à nous unir sur un mode
ineffable et inconnu, en lumière de foi, au-dessus de la raison et de l’opération
intellectuelle propre à son mode de connaissance ; et après avoir donné
la raison de cela, il ajoute à notre propos : non tamen incommunicabile est summum bonum, sed in seipso singulariter
supersubstantiale collocans radium uniuscujusque existentium proportionabilibus
illuminationibus benigne superapparet, et ad possibilem ipsius contemplationem
et communionem et assimilationem extendit sanctas mentes quæ ipsi sicut est
fas, et ut decet sanctos, se immittunt, et non ad superius quam convenienter
data Dei apparitione superbe praesumunt, sed cum reverentia sancta altius
elevantur [cclvii]. Par ces mots,
il dit ceci de la première contemplation : ceux qui l’exercent comme il
convient au moyen de la lumière de la foi en une disposition humble et en
sainte révérence, Dieu leur communique des illuminations proportionnées ;
par elles, il dilate les âmes ainsi disposées à sa contemplation telle qu’elle
est possible en cette vie, ainsi qu’à sa communication et ressemblance au moyen
de cette contemplation. Et à propos de la seconde contemplation, il traite de
présompteux et d’orgueilleux ceux qui aspirent à s’élever par leurs propres
forces à des échappées d’esprit supérieures à elles, ainsi qu’à ce que l’illumination
divine leur concède.
Au même moment,
saint Laurent Justinien déclare ceci : « Ce que l’âme expérimente en
abondance de charité et par une visite particulière de la grâce, c’est chose
dangereuse et arrogance que de présumer l’atteindre ensuite sans visite ni
appel de Dieu. » Toutefois, monter vers cela par des moyens proportionnés
grâce auxquels on va de l’imparfait au parfait, selon la doctrine donnée par
les saints, ce n’est pas de la présomption ni du vice, et c’est de cette
manière que l’Apôtre dit qu’il tendait vers les choses d’en haut, à savoir par
un progrès continuel. En effet, cette contemplation que nous pouvons exercer au
moyen de la lumière de la foi et des secours communs de la grâce selon notre
mode humain, c’est celle qu’a conseillée et exposée saint Denys au chapitre
premier de sa Théologie Mystique, ainsi qu’en de nombreux autres endroits de
ses livres ; c’est celle aussi que les autres saints ont tant recommandée
avec l’esprit de Dieu, celle que nous devons embrasser et exercer. Quant à l’autre,
concédée au-dessus de notre mode humain, elle n’est pas à recommander et il
serait mal de la conseiller, ainsi que nous l’avons vu à l’endroit indiqué un
peu plus haut en saint Denys ; mais nous avons à nous y disposer grâce à
la première, et à la recevoir avec humilité reconnaissante si Dieu la donne.
Chapitre 3 Sur la fausse contemplation des
Alumbrados, et sur les grands égarements et erreurs dont le démon les a
convaincus par elle.
Sachant
maintenant, selon la doctrine de ceux qui reçurent lumière de Dieu pour nous l’enseigner,
quelle est la substance de notre contemplation et quelle est celle que nous
devons embrasser en notre exercice, nous verrons mieux les tromperies que le
démon a produites à différents moments chez ceux que l’on appelle Alumbrados. Il s’agissait pour lui de contrefaire
et discréditer cette contemplation, et de faire craindre aux véritables
contemplatifs de demeurer l’esprit simple et quiet tout en fuyant ces
tromperies ; et alors que cette voie était celle par laquelle ils avaient
à les fuir (car le démon ne peut rien imprimer en l’entendement humain si ce n’est
au moyen de quelque objet sensible, alors que si l’âme se tient en attention
simple de foi, elle est comme un sanctuaire dont la porte est fermée), ils
retournèrent à la considération de choses distinctes en laquelle le démon peut
mettre la main.
Donc, la première
chose que fait le démon pour introduire ses tromperies, c’est de semer des
pensées et des désirs de peu d’humilité chez ceux qu’il prétend tromper, afin
de se rendre ainsi maître du logis. Car de même que l’humilité prépare en l’âme
une demeure pour Dieu et ouvre la porte aux biens spirituels et divins pour qu’ils
entrent librement (Humilitas est quasi
quaedam dispositio ad liberum accessum hominis in spiritualia et divina bona
[cclviii]), de même l’orgueil est-il fourrier du démon, et il
donne entrée en l’âme à ses tromperies ; et pour autant, saint Augustin a
dit que l’orgueil mérite d’être trompéf.
Ces gens-là, le
démon les persuade que leur progrès consiste à trouver dans l’oraison de
grandes saveurs et de grandes lumières, et qu’ils peuvent arriver à les atteindre
par leurs propres forces et leur propre zèle en demeurant en quiétude oisive,
qu’il s’agisse des actes de l’entendement ou de ceux de la volonté, et même des
désirs ; et il leur applique à ce propos ces paroles que l’ecclésiastique
adresse au véritable contemplatif : « c’est au temps du vide de l’âme
que la sagesse écrit, et c’est celui qui aura le moins d’actes qui la recevra
et en sera rempli. » Par là, le démon les met dans la disposition dont
parle notre Mère sainte Thérèse en l’un des nombreux passages où elle corrige
cette orgueilleuse oisiveté en disant : « Les œuvres intérieures
sont toutes suaves et pacifiques, et faire quelque chose de pénible est plus
dommageable qu’utile ; et j’appelle pénible tout ce que nous voulons
faire avec effort, comme de retenir notre souffle. Comment s’oublierait-il
lui-même, celui qui, avec grande attention, n’ose pas remuer ni ne laisse
remuer son entendement et ses désirs à vouloir la plus grande gloire de Dieu et
à se réjouir de la posséder ? » Par ces paroles, notre sainte
touchait les caractéristiques principales des contemplatifs oisifs qu’il y
avait en son temps, et qui ressemblaient à ceux des siècles passés : ils
se tenaient si complètement oisifs d’entendement et de volonté, que même leurs
désirs les troublaient, pensaient-ils ; et avec cela, ils s’appliquaient
à des niaiseries dans le but de s’élever à l’extase et au ravissement en
aliénation des sens, par exemple celle qui consiste ici à retenir son souffle,
niaiseries qui ne servaient qu’à montrer leur orgueilleuse prétention et à
donner plus de droits au démon sur leur âme pour la tromper.
Un auteur
spirituel plus ancien fait mention de ce genre de dévots contre lesquels il
écrit. Ceux-là, disait-il, demeurent oisifs en l’oraison pour tous les actes des
puissances sensibles et spirituelles, sans application ni considération
amoureuse envers Dieu ; ils sont tournés d’intention vers eux-mêmes, et
menés par l’amour d’eux-mêmes et le désir de leur confort vers leur repos et
leur plaisir, adonnés à l’accomplissement de leur volonté propre sous couvert
de spiritualité, et trompés par leur ignorance et leur amour propre ; et
ils se mettent en oraison comme on s’endort en se berçant de cette quiétude
naturelle, en repos de toute opération inférieure et supérieure ; et c’est
de cette manière qu’ils veulent que Dieu les élève à l’extase et aux échappées
de l’esprit, sans zèle ni disposition de leur part. Tel est le premier genre de
ces contemplatifs oisifs dont parle cet auteur ; le démon n’a d’autre
droit de les tromper que celui de les tenir ainsi sous son charme, perdant leur
temps à se nourrir de quelque plaisir sensible contrefait qu’il leur procure en
cette quiétude naturelle. En effet, comme dit saint Augustin, il n’est pas
permis au démon de faire tout ce qu’il peut selon sa nature, mais seulement la
part de ses œuvres injustes pour laquelle Dieu lui donne juste licence, en vue
de la récompense des bons et de la punition des méchants.
Après avoir
fortement mis sous son charme certains de ces faux contemplatifs et trouvé une
entrée en leur âme au moyen de l’orgueil, le démon a contrefait les
ravissements des véritables contemplatifs, représentant en l’imagination
quelque objet délectable et l’imprimant si fixement en l’affection sensible,
que les sens extérieurs en restaient empêchés d’agir, au point que même placés
devant leurs objets, ils n’y faisaient pas attention : c’est là le propre
de ces appréhensions intenses, ainsi que le déclarent les auteurs doctes et
expérimentés. Et en ces aliénations, le démon leur faisait admettre ses
tromperies et en rester si persuadés, que, tout comme ils prenaient cette
suspension pour de vrai ravissements, ils prenaient aussi les choses qu’ils y
entendaient pour des révélations de Dieu, tels les païens devant ce que le
démon leur disait par les pythonisses absorbées et aliénées de la même façon.
Aussi leur a-t-il fait admettre des choses complètement absurdes, avec une
telle persuasion que c’était là l’esprit de Dieu, que tout en étant si
contraire à toute bonne doctrine, personne ne pouvait les convaincre de cette
tromperie. Nombreuses furent les sectes de ce genre, et les principales furent
les Béghards et les Turlupins[cclix] contre lesquels certains auteurs pieux du temps
écrivirent, nous faisant ainsi connaître leurs erreurs. Nous en ferons ici
bonne mémoire, pour que l’on voit que, si leur fausse contemplation diffère de
la vraie comme la vérité diffère du mensonge, les effets de l’une et de l’autre
diffèrent également comme la lumière des ténèbres.
Ces auteurs
disent ensuite, qu’après avoir fomenté cette fausse contemplation, les démons
font croire aux oisifs de cette sorte que leur union à Dieu en une paix
semblable à celle dont l’Apôtre dit qu’elle dépasse tout sens, les rend libres
de tout gouvernement et les élève au-dessus de tous les exercices et du culte
de l’Église, au-dessus des préceptes de Dieu, au-dessus de sa loi et au-dessus
des actes des vertus qu’ils pourraient exercer de quelque manière que ce soit.
En effet, ils sont persuadés que cette oisiveté inutile en laquelle ils se
trouvent est si excellente, qu’il ne faut la troubler par aucun acte, aussi
élevé et méritoire soit-il ; car c’est là une paix divine qui dépasse
tout sens, et supérieure à toutes les vertus ; et comme c’est Dieu qui
opère en eux cette paix et cette oisiveté, ce serait aller contre l’œuvre de
Dieu que de l’empêcher ; et ils sont ainsi tellement au repos de tout
exercice et de tout acte de vertu, qu’ils ne donnent à Dieu ni louanges ni
actions de grâces, qu’ils ne veulent ni le connaître ni l’aimer, ni le prier ni
le désirer. Ils pensent en effet avoir atteint tout ce qu’ils peuvent demander
ou désirer, et être aussi pauvres d’esprit que ceux qui n’ont plus aucune
volonté et ont laissé toute chose pour vivre sans rien choisir ni opérer en
propre.
Ces oisifs
pensent être ainsi libérés et désencombrés, et ils pensent avoir transcendé
toute chose et avoir atteint ce pour quoi ont été institués les exercices et le
culte de l’Église. De là vient qu’ils veulent jouir de leur liberté, et ne
veulent en aucune manière obéir à personne, pas même aux plus hauts prélats de
l’Église. Et même s’ils font montre d’obéissance au-dehors avec feinte et
dissimulation, ils ne se tiennent intérieurement pour sujet de personne, ni en
leur opération ni en leur volonté, et ils veulent être libres et exempts de
toutes les observances de l’Église. Ils sont de l’avis bien établi que, tant
que l’on travaille à acquérir les vertus et que l’on s’exerce à faire la
volonté de Dieu, l’on n’est pas encore parfait ni près d’expérimenter la
pauvreté d’esprit et le repos supérieur à tout sens dont ils jouissent. Et ils
croient être élevés au-dessus des chœurs des anges et des saints, au-dessus de
toute récompense que l’on peut mériter ; et ils croient ainsi ne plus
pouvoir augmenter leur mérite, ni progresser dans les vertus, ni tomber
désormais en aucun péché, puisqu’ils sont maintenant sans volonté et qu’ils ont
remis à Dieu leur esprit en quiétude et repos, au point de n’être plus qu’une
seule chose avec lui en aliénation d’eux-mêmes, interprétant à leur manière ce
que l’Apôtre dit de l’âme transformée en Dieu, à savoir qu’elle ne vit plus en
elle-même, mais que le Christ vit en elle.
Tout ce qui est
agréable au corps, ces oisifs affirment que ce leur est permis, puisqu’étant
ramenée à l’état d’innocence, aucune loi ne leur est imposée. Ils sont
tellement instruments de Dieu qu’ils n’ont plus désormais d’opération propre,
mais tout ce qu’ils font est opéré par Dieu et non plus par eux, et puisqu’ils
sont ainsi mus par Dieu, ils ne peuvent être sujets d’aucun gouvernement humain ;
et interprétant à leur manière la sentence de saint Augustin : dilige et fac quod vis, c’est à
dire « aies la charité et fais ce que tu veux », ils se
livraient à mille horreurs et turpitudes, en disant qu’ils avaient permission
pour tout cela puisqu’ils étaient parfaits en la charité, suivant leur nature
et leurs caprices sans la règle ni l’ordre de la loi du Christ. Ils affirmaient
[enfin] qu’ils ne faut pas prier vocalement, mais seulement en quiétude mentale
et en une certaine liberté d’esprit dont ils disent qu’elle n’est pas soumise
aux préceptes divins.
Voilà, entre
autres absurdités, celles que le démon a fait croire à ces misérables et faux
contemplatifs en leur façon de prier paresseuse et oisive, s’employant à
contrefaire avec vice et fausseté la contemplation divine des véritables
contemplatifs, ainsi que les motions surnaturelles que Dieu produit en eux pour
les perfectionner en la vie spirituelle et divine. Avec cela, cet ennemi
prétendait par ses erreurs discréditer de telle manière la véritable
contemplation simple et pure en laquelle Dieu se communique à ceux qui l’aiment,
que personne n’oserait l’exercer de peur de tomber en ces tromperies. Et même
si toutes ces erreurs et ces absurdités ont été condamnées dans les décrets de
l’Église, cet ennemi n’a pas laissé en notre siècle de mêler quelques-unes de
ces ténèbres à la lumière en différentes cités, et le saint tribunal de l’Inquisition
a purgé l’aire du Seigneur de cette ivraie[cclx]. En effet, le démon aurait atteint son but si ces
tromperies nous faisaient délaisser la contemplation divine que Dieu concède
aux hommes pour leur perfection, et pour qu’il y reçoivent les vertus et les
dons surnaturels par lesquels ils ont à être restaurés à la ressemblance de
Dieu. Pour autant, séparant la lumière des ténèbres et la vérité du mensonge,
et vérifiant l’excellence de la doctrine mystique de notre vénérable Père Frère
Jean de
Pour exposer le
premier point que nous avons indiqué, il faut savoir ceci : de l’avis
concordant des saints et des auteurs autorisés, des mystiques comme des
scolastiques, la contemplation divine que Dieu a enseignée à ceux qui l’aiment
pour qu’ils avancent vers la perfection grâce aux influx surnaturels que l’on y
reçoit, s’exerce en l’acte parfait de l’entendement que saint Denys a appelé
mouvement circulaire[cclxv]. Il l’appelle ainsi à cause de sa perfection indiquée
par la figure du cercle, et aussi parce qu’il s’agit d’un acte absolument
universel dans lequel Dieu se reflète sans commencement ni fin en tant qu’immense,
incompréhensible, infini, comme nous le présente la lumière de la foi tirée des
Saintes Lettres : elle nous indique Dieu par ces mots et par d’autres que
saint Denys appelle, « privatifs », car c’est par mode de privation
que nous confessons la souveraineté ineffable de Dieu et notre petitesse pour
connaître sa grandeur et parler de lui comme il convient. Et par cette
privation, on exclut toutes les connaissances distinctes et les similitudes
particulières empruntées à notre connaissance naturelle, car aucune n’est
proportionnée ou semblable à l’excellence et à la majesté du créateur, et
plutôt que de conduire l’entendement à sa connaissance, elles l’en écarteraient
plutôt.
Ce mouvement
circulaire, acte propre de notre contemplation, saint Thomas l’expose très à
propos, et il en donne pour caractéristique essentielle qu’il doit s’exercer
au-dessus des actes de l’imagination et de la raison : secundum quod omnes operationes animae
reducuntur ad simplicem contemplationem intelligibilis veritatis[cclxvi]; c’est-à-dire que toutes les opérations de
l’âme doivent se réduire à une contemplation simple de la vérité éternelle,
comme la foi nous la présente sur un mode ineffable et incompréhensible. Et
pour mieux comprendre cet acte de la foi en lequel s’exerce la véritable
contemplation, il faut remarquer ceci : de même qu’il y a deux actes de l’entendement,
l’un appelé intellection de l’indivisible, où il n’y a ni division ni
composition et qui consiste en l’appréhension de la substance simple, et l’autre
que nous pouvons appeler composition et division des propositions, de même y
a-t-il deux actes aussi en la connaissance de la foi. Le premier de ces actes
est l’appréhension simple des objets de la foi, c’est-à-dire de la vérité
première ; et l’autre est la connaissance composée des mystères de la foi
ordonnés à cette vérité, ou bien lorsque la raison humaine, soumise à la foi
divine, offre des raisons à l’entendement pour le persuader d’embrasser plus
facilement et fermement cette lumière divine. Référé à notre contemplation, le
premier acte de foi s’exerce sans recherche ni discours en l’intellection que
les auteurs mystiques appellent « pure » : specialiter tamen et proprie contemplatio
dicitur, quæ de sublimibus habetur, ubi animus pura intelligentia utitur [cclxvii]. En effet, même si cette lumière est en l’entendement selon un mode composé,
cette composition ne consiste qu’en la recevoir comme vérité de Dieu révélée à
son Église ; et une fois faite cette brève composition, ceux qui sont
habitués à l’exercice de l’oraison n’ont pas besoin de la prolonger. En effet,
sa force dure assez pour que cette vérité divine se reçoive avec une très haute
vénération en sa simplicité et pureté, sans qu’une nouvelle composition soit
nécessaire pour cela.
Alors se
réalise ce que dit saint Thomas, quod
quamvis fides sit de complexo quantum ad id quod in nobis est, tamen quantum ad
id in quod per fidem ducimur sicut in obiectum, est de simplici veritate[cclxviii]. Et toujours parce qu’il traite de la lumière de la
foi appliquée à notre contemplation, saint Denys l’appelle unitionem supra mentem[cclxix], c’est-à-dire union de l’entendement aux choses
divines au-dessus de lui-même. Et il donne ensuite la raison de l’appeler
ainsi, en disant que l’on s’unit par elle aux rayons resplendissants de l’illumination
divine. Et à ce sujet, saint Thomas dit que la lumière de la foi intervenant
dans la contemplation divine est cognitio
simplex articulorum quæ sunt principia totius christianae sapientiae[cclxx]. Tout cela confirme ce que l’on a rapporté de Richard,
à savoir que la contemplation véritable s’exerce en l’intellection pure, l’entendement
se trouvant élevé au-dessus de lui-même en lumière divine. C’est ce qu’indique
saint Denys par ces mots : mysticis
autem secundum divinam traditionem super intellectualem operationem sumus uniti[cclxxi]. Aussi l’entendement doit-il se trouver élevé en
connaissance de foi au-dessus des actes de sa lumière naturelle, pour recevoir
sans troubles l’illumination dans la contemplation. Cette disposition étant
chose si essentielle, nous allons en traiter explicitement plus loin.
Les saints et
les auteurs autorisés nous rapportent de nombreuses et grandes perfections de
cet acte d’intellection pure en lequel s’exerce la véritable contemplation. La
première, venant tout à fait à notre propos, saint Denys la rapporte en disant
que le mouvement circulaire de notre contemplation préserve l’entendement de la
fausseté et de la tromperie. Et donnant la raison de cela en de nombreux
passages de ses livres, saint Thomas dit que l’opération première de l’entendement,
en laquelle il appréhende la substance simple des choses, ne peut avoir ni
erreur, ni fausseté, que ce soit en la lumière naturelle des premiers principes
ou en la lumière surnaturelle de la foi. En effet, toutes deux sont données par
Dieu, l’une pour le gouvernement assuré de la vie naturelle, l’autre pour l’exercice
de la vie surnaturelle et pour que l’homme avance jusqu’à son ultime
perfection. Et ainsi, quand l’entendement reçoit ces lumières en leur
simplicité et pureté, ce qu’il fait en l’intellection indivisible, il est
préservé de l’erreur et de la fausseté, comme le dit saint Denys ; mais
en discourant avec cette lumière, que ce soit en composant, en divisant ou en
raisonnant, la raison peut se tromper par l’application de certaines choses à d’autres
(quia rationem inducendo contingit errare
per applicationem unius ad aliud). D’où nous pouvons savoir que si ces
malheureux illuminés avaient exercé la véritable contemplation en son acte
propre où tout l’esprit est occupé en Dieu, ils auraient tenu si bien fermée la
porte de leur âme aux suggestions du démon, qu’ils n’auraient pas pu être
trompés par lui ; mais comme il les trouvait oisifs, sans application de
l’entendement à Dieu, il les occupait avec ce qu’il voulait. C’est pourquoi
saint Bonaventure vient au secours des contemplatifs dans les tromperies dont
ils peuvent souffrir de la part de cet ennemi lorsqu’il se transfigure en ange
de lumière dans l’oraison : il les persuade, en une exhortation grave et
savante, de fuir les demeures sensibles de l’âme, car cet ennemi peut y tendre
ses lacets, et d’entrer en cette chambre royale de l’intellection pure, ayant
fermé la porte à la communication des sens et aux représentations de l’imagination,
ainsi que nous le conseille le Christ Notre-Seigneur, de telle sorte que là,
ils soient à l’abri de ses embûches.
La seconde
perfection de l’intellection pure en lumière simple de foi, saint Denys la
rapporte aussi en disant ceci : par la lumière de la raison, nous nous
appuyons sur nous-mêmes et sommes nous-mêmes, mais par la lumière simple de la
foi, nous sortons de nos limites et nous nous transportons en Dieu, restant
pour ce temps-là déifiés et appartenant à Dieu pour être mus par lui. Saint
Thomas appuie cela par l’exemple de l’artisan qui prend d’abord en main l’instrument
de son art pour le mouvoir : la lumière de la foi fait de même avec l’esprit
du contemplatif, le proportionnant et l’unissant à Dieu pour qu’il le meuve à
sa volonté dans l’oraison comme son instrument. Et saint Denys en termine avec
cette perfection en disant : melius
enim est esse Dei et non nostri ipsorum. Ita enim erunt divina data cum Deo
factis[cclxxii]. En ces quelques mots, il résume tout ce que l’on peut
dire des perfections de la contemplation, à savoir qu’il vaut mieux, dans l’oraison,
appartenir à Dieu au moyen de la lumière de la foi, qu’à nous-mêmes par la
lumière de la raison ; car lorsque nous appartenons ainsi à Dieu, les
dons divins nous sont concédés, qui doivent nous unir et nous transformer en
lui.
La troisième
perfection de cet acte très noble, le vénérable Hugues de Saint-Victor la
rapporte telle qu’il l’a reçue des auteurs mystiques et scolastiques autorisés.
Il dit ceci : Intelligentia ea vis
animae est, quæ immediate supponitur Deo : cernit siquidem ipsum summum, verum,
et vere incommutabilem[cclxxiii] ; c’est-à-dire que l’acte de l’intellection
pure est celui qui se subordonne immédiatement à Dieu, de manière que l’entendement
arrive par lui à recevoir en leur source divine même, les illuminations et les
motions de Dieu, et qu’il le considère non pas en quelque similitude de chose
créée, mais en lui-même, tel que la foi le présente, c’est-à-dire une déité
suprême, ineffable et incompréhensible. Cette perfection et son incomparable
utilité apparaîtront mieux en un passage de saint Thomas disant que l’entendement
humain a deux vues : l’une pour Dieu et les choses qui sont supérieures à
cet entendement même qu’elles illustrent, l’autre pour le corps qu’elle dirige
et dont elle reçoit les notices des choses visibles. Et donc, quand l’entendement
se trouve en son acte suprême dont nous parlons, il tient fermée la porte de la
vue tournée vers le corps, celle par laquelle entrent en l’âme les notices des
choses qui troublent la contemplation de Dieu, sa lumière et son action, mais
par où entrent aussi les suggestions et les tromperies avec lesquelles le démon
peut combattre l’âme ; et l’entendement se trouve alors à découvert
devant les rayons resplendissants du soleil divin pour avoir part à ses effets.
Par là même, on comprendra un passage difficile de saint Denys disant que les
mystères de Dieu mystiques et simples sont cachés secundum superlucidam occulte docentis silentii caliginem superpulchris
claritatibus superimplentem inoculatos intellectus[cclxxiv] ; c’est à dire qu’ils sont cachés en l’obscurité
très lumineuse d’un silence qui enseigne en secret, et cette obscurité remplit
de splendeurs très belles et très lumineuses les entendements qui sont sans
yeux, autrement dit ceux qui tiennent fermée la vue tournée vers le corps, pour
que celle tournée vers Dieu reste à découvert et sans empêchement dans les
illuminations divines ; et il dit que le silence et la quiétude avec
lesquels l’entendement se tient en cette contemplation ne sont pas de l’oisiveté,
mais qu’ils enseignent l’âme très secrètement et de façon divine par l’illumination
qu’elle y reçoit.
Saint Thomas
rapporte une autre grande perfection de cet acte de l’entendement qui présente
Dieu dans la contemplation sur un mode simple et universel, en tant qu’essence
divine contenant tous les biens, toutes les excellences et perfections :
en cet acte seulement la volonté peut être mue efficacement, et en cet acte
seulement les vastes cavernes de son immense capacité peuvent recevoir leur
plénitude, et tout autre acte lui sera trop étroit. Voici comment il le prouve :
aucune chose ne peut en mouvoir efficacement une autre si la force active de
celle qui meut n’excède pas, ou au moins n’égale pas, la force passive de celle
qui doit être mue ; et comme la volonté de l’homme a une force passive
pour s’étendre au bien universel qu’est Dieu et s’unir à lui, lui seul peut
remplir ses vastes cavernes ; et c’est donc de cette manière [cclxxv] que l’acte de l’entendement doit le présenter à la
volonté s’il doit se proportionner à elle pour la mouvoir efficacement, car
Dieu est son objet propre et lui seul peut remplir son vide.
Suivant cet
argument de saint Thomas à notre propos, un auteur scolastique très savant dit
que, pour remplir l’âme en la contemplation, l’entendement doit lui présenter
Dieu non sub ratione alicujus particulari
attributi, sed quatenus in se infinite amabilis est, sub quadam eminentissima
et simplicissima ratione, quæ omnes possibiles et cogitabiles particulares
rationes amandi comprehendat[cclxxvi]. C’est-à-dire que l’entendement doit présenter Dieu
non pas sous la raison d’un seul attribut, mais en un concept très universel,
très éminent et très simple, qui contienne en soi toutes les raisons d’aimer
Dieu que l’on puisse imaginer, et en une perfection universelle qui comprenne
toutes les perfections particulières. Ce concept simple et très universel tiré
de la lumière de la foi, est le mode le plus haut et le plus profitable de
représenter et de contempler Dieu, et c’est par lui que la volonté peut être
mue le plus efficacement. Et c’est de cette manière que se le présente l’entendement
en ce mouvement circulaire de connaissance simple et indistincte, en tant qu’essence
divine ineffable et incompréhensible qui contient en elle toutes les
perfections et tous les attributs de Dieu.
Cette universalité
de l’acte de notre contemplation [nécessaire] pour recevoir l’illumination et
la motion divine en sa source — et cela d’autant plus copieusement que l’acte
de l’entendement sera plus universel, saint Denys nous en convainc par le cas
semblable des illuminations que reçoivent les anges[cclxxvii] : ils les reçoivent en des actes d’autant plus
universels et simples qu’ils appartiennent à un ordre plus élevé ; et
plus ces actes sont universels et simples, plus les motions divines leur sont
communiquées avec éclat et avec des effets plus efficaces ; et comme ces
motions se diffusent et se transfusent dans les ordres inférieurs, elles
deviennent alors plus particulières et moins simples, et d’un éclat moindre,
proportionnées qu’elles sont à leur acte. Aussi, pour nous persuader de
recevoir les illuminations divines en des actes très universels, et donc plus
près de leur source et avec des effets plus efficaces, ce saint nous déclare
ceci : unusquisque animus humanus
speciales habet et primas et medias et ultimas ordinationes et virtutes ad
dictas, per quas unumquodque in participatione fit sicut id ipsum et fas est et
possibile plenissimi luminis[cclxxviii]. C’est-à-dire que tout esprit humain a en lui trois
ordres de hiérarchie, inférieur, moyen et supérieur, pour qu’à la ressemblance
des ordres célestes, chacun se mette en lumière de foi selon ses possibilités,
en participation de l’illumination divine, et associé en cela à l’ordre
correspondant des anges : plus cet ordre reçoit l’illumination en un acte
universel et simple, plus il la reçoit en sa source, avec un plus grand éclat
et des effets plus efficaces. La plus basse de ces hiérarchies qui sont en l’esprit
humain, c’est celle des actes de l’imagination ; la moyenne, celle des
actes de la raison ; la supérieure, en contact immédiat avec Dieu, comme
l’ordre des chérubins et des séraphins, celle des actes de l’intelligence pure.
Et comme, in his quæ ad perfectionem
pertinent attenditur intensio per accessum ad unum primum principium cui quanto
est aliquid propinquius tanto est magis intensum[cclxxix], plus nos actes seront universels et simples, plus
ils seront pénétrés et illuminés de près par la lumière divine, avec d’autant
plus d’intensité et d’efficacité en ses effets, et plus ils participeront à sa
force et à ses perfections ; et cela du fait de leur plus grande intimité
avec le premier principe, source de lumière et de perfection, qui est Dieu, et
aussi parce qu’une cause plus universelle produit un effet plus grand qu’une
cause particulière (universalior causa
effectum maiorem producit[cclxxx]) ; et pour que cela se produise en l’âme, il
faut le recevoir sur un mode universel.
Avec ce passage
de saint Denys, il semble que l’on ait fondé une autre perfection rapportée par
le vénérable Richard de Saint-Victor au sujet de cet acte de l’intelligence
pure en la contemplation. Il dit ceci : per intelligentiam sinus mentis in immensum expanditur, et
contemplantis animi acies acuitur, ut capax sit ad multa comprehendenda, et
perspicax ad subtilia penetranda[cclxxxi]. Saint Bonaventure a grandement loué ces paroles
lorsqu’il s’est agi de dire que par cet acte de l’intelligence pure avec lequel
le contemplatif se présente à Dieu, les cavernes de l’esprit s’étendent
immensément pour recevoir les dons de Dieu, et la vue de l’esprit s’affine et se
subtilise pour être plus capable de comprendre un grand nombre de choses, pour
être plus aiguë aussi en la pénétration des choses très subtiles, toutes
qualités très nécessaires pour la contemplation parfaite.
Et sur le même
sujet, Robert de Lincoln, célèbre commentateur de saint Denys, a dit que
lorsque nous nous appliquons aux choses sensibles par amour ou par
connaissance, sumus distracti, carrugati
et minorati, c’est-à-dire que notre esprit se distrait, se rétrécit et se
diminue ; mais quand nous nous mettons en la connaissance simple où se
reçoit la lumière divine, l’esprit retournant à son origine, elle nous tire de
cette distraction, de ce rétrécissement et de cette petitesse, et elle nous
amplifie, nous dilate et nous agrandit. Tout cela est de cet auteur très
autorisé. À ce propos, saint Denys dit ceci : ce que Dieu prétend dans les
faveurs qu’il fait sur un mode sensible aux nouveaux contemplatifs, c’est ut nos perduceret per sensibilia in
intellectualia, et ex sacris figuratis symbolis in simplices caelestium
hierarchiarum summitates[cclxxxii] ; c’est-à-dire qu’il fait cela pour nous mener,
selon notre mode grossier et imparfait, aux réalités intellectuelles par les
sensibles, et aux réalités simples et élevées du ciel par les similitudes des
réalités matérielles de la terre. Et comme, dans la contemplation, ces nouveaux
contemplatifs se proportionnent progressivement à la lumière divine pour la
recevoir sans obstacle, cette même lumière les spiritualise progressivement et
les ramène à plus d’unité et de simplicité, et elle les rend semblables à Dieu
et à son unité très simple : et in
se, quantum fas est, respicientes, proportionaliter se eis extendit et unificat
secundum simplicem unitatem[cclxxxiii].
Finalement,
tout l’effort de saint Denys dans ses livres, lui-même le dit à la fin de l’un
d’entre eux, consiste ad non humiliter
nos remanendum in figurativis fantasiis[cclxxxiv] ; c’est-à-dire à ce que notre esprit ne s’abaisse
ni ne se restreigne aux similitudes figuratives de Dieu et de ses perfections,
mais que par un mode plus relevé, il s’élève jusqu’à ce qui est figuré, pour la
contemplation divine spirituelle et simple.
En exposant les caractéristiques du mouvement circulaire dans lequel, nous
dit saint Denys, s’exerce la véritable contemplation divine, saint Thomas dit
ceci : Sola autem immobilitas quam
ponit Dionisius pertinet ad motum circularem[cclxxxv]. C’est-à-dire que selon la doctrine enseignée par
saint Denys, cet acte de la véritable contemplation est accompagné de l’immobilité,
qui est une quiétude très tranquille et très sereine de toutes les forces de l’âme.
En effet, s’il y avait en elle quelque mouvement inquiet, ce ne serait pas un
acte parfait de contemplation, comme ce même saint le dit ailleurs par ces mots :
Motus autem est actus imperfecti, ut ait
Philosophus. Unde operationes admixtae motui in tantum deficiunt a perfectione
delectationis in quantum motui adjunguntur[cclxxxvi]; c’est-à-dire que le mouvement est l’acte de ce qui
est imparfait, et de là vient que les opérations mêlées de mouvement sont d’autant
plus éloignées de la perfection et de la suavité de leur exercice, qu’elles s’associent
au mouvement. Il applique ailleurs cette doctrine à notre propos en disant que
la contemplation divine s’appelle repos, parce qu’en elle l’âme reste en
quiétude non seulement des mouvements extérieurs, mais aussi des mouvements
intérieurs de l’entendement ; et il ajoute que l’acte de la contemplation
est parfait parce qu’il est en quiétude : Sunt enim actus perfecti et ideo magis assimilantur quieti quam motui
[cclxxxvii].
De cette quiétude de toutes nos puissances et du repos vigilant de l’âme
quant à son opération active, vient que l’âme s’unit plus intimement à Dieu
pour être mue par lui sans être troublée par cette opération. C’est ce qu’a dit
le vénérable Richard de Saint-Victor, grand pilote en cette navigation si
délaissée, par ces paroles remarquables : Illud autem omnino constare debet, quia quanto plenius atque perfectius
ad intimam animus pacem et tranquillitatem componere se provaluerit, tanto
firmius tantoque tenacius in hac sublevatione summae luci per contemplationem
inhaerebit[cclxxxviii]. C’est une règle générale et très certaine, dit cet
auteur, que plus l’âme contemplative pourra composer parfaitement et
entièrement ses forces pour les acheminer à la paix intime et à la tranquillité
où elle repose en Dieu, plus fermement et plus parfaitement elle s’unira en la
contemplation à la lumière suprême qui est Dieu. La raison principale de cette
doctrine, l’Esprit-Saint nous l’a donnée par le prophète quand il a dit que la
demeure de Dieu était constituée en paix et quiétude. Aussi, lorsque l’âme s’établit
de cette manière pacifique, elle se proportionne à lui pour cette union, car
les choses semblables s’unissent facilement, et les dissemblables se séparent
naturellement. C’est pourquoi saint Grégoire disait que dans la contemplation,
l’esprit divin fuit d’autant plus loin des esprits humains, qu’il les trouve
dans une moindre quiétude : a
terrenis autem mentibus tanto longius Spiritus fugit quanto apud has quietem
non invenit. Et pour autant, saint Denys hausse le ton : devant cette
substance très haute et très simple, principe et créatrice des autres
substances qui unit entre elles toutes les choses par une paix si éternelle,
nous devons faire oraison en paix et quiétude, et élever de dignes louanges. (Age igitur divinam et principem
congregationis pacem hymnis pacificis laudemus[cclxxxix] ; c’est-à-dire que si nous voulons nous unir à
Dieu, prince de la paix, et être mus par son opération divine, il nous faut
nous proportionner à lui en contemplation très quiète.)
Jusque là, il s’agit d’une doctrine commune chez les saints et les auteurs
autorisés, car tous affirment que pour être profitable, notre contemplation
doit être en quiétude. Cependant, Votre Paternité a été choquée de la
déclaration de notre vénérable Père Frère Jean de
En l’un des nombreux passages où il en traite, celui-ci nous donne pour
règle générale et bien établie en théologie mystique, que toutes les fois que
nous voudrions recevoir l’illumination divine en l’oraison, il nous faut nous y
disposer en mettant l’entendement en quiétude quant à toutes les opérations de
sa connaissance naturelle, sedantes
nostras intellectuales operationes, ad supersubstantialem radium, secundum quod
fas est, nos imittimus[ccxc], avançant vers ce rayon divin avec seulement la
lumière de la foi ; lorsqu’il ne nomme pas celle-ci, il la suppose
toujours sous ce secundum fas est ou secundum quod possibile est[ccxci]. Traitant ailleurs de façon plus détaillée de cette
contemplation qu’il appelle par excellence très divine, il nous expose un peu
plus en quoi consiste cette quiétude : durant la contemplation et pour y
recevoir l’illumination divine, l’entendement doit demeurer élevé en elle
au-dessus de lui-même et au-dessus de tous ses actes mus par la lumière
naturelle ; saint Denys dit que l’entendement aura cette disposition quando mens ab omnibus recedens, postea et
seipsam dimittens, unita est supersplendentibus radiis[ccxcii], c’est-à-dire quand l’entendement se sera dénudé de
toutes les similitudes des choses créées et se sera ensuite abandonné lui-même.
Le premier point, que l’entendement abandonne toutes les choses, bien des
contemplatifs le possèdent en l’oraison ; mais le second, s’abandonner
soi-même, très rares sont ceux qui le possèdent ; et comme cela est
nécessaire pour recevoir l’illumination de la sagesse divine, ainsi que saint
Denys l’ajoute aussitôt en ce même passage, il y en a peu qui la reçoivent sans
obstacle. Aussi nous faut-il faire un pas de plus pour découvrir ce défaut et
son remède. Ce remède, le même saint nous le donne ailleurs, en disant que
cette lumière divine supersubstantielle par rapport à tout, nous entoure de son
immensité ; cependant, elle ne se communique vraiment et sans voiles qu’à
ceux qui transcendent les choses sensibles et intellectuelles, et omnium sanctarum extremitatum ascensionem
superascendunt[ccxciii]. Robert de Lincoln, son commentateur, explique ainsi
ces paroles : hoc est, qui ascendunt
super summos actus omnis virtutis apprehensivae agentis quantum possibile est
intensae[ccxciv] Et saint Denys complète cette disposition en disant
que l’entendement ayant abandonné tout cela, il lui faut entrer en l’obscurité
de la foi, en laquelle, disent les Saintes Écritures, Dieu a établi sa demeure
pour se communiquer à nous en cette vie.
De tout ce qui précède nous tirons ceci : en vue de la véritable
contemplation, l’entendement doit abandonner non seulement toutes les
similitudes des choses créées, qu’elles soient supérieures ou inférieures,
sensibles ou intellectuelles, mais aussi toute son opération active, aussi
élevée soit-elle, ainsi que ce mouvement et cet effort par lesquels il fait
oraison comme à la force des bras, cherchant à produire de sa part quelque
opération active par ses réflexions pour reconnaître quel est son acte, quand
même serait-il celui d’un concept universel. En effet, l’esprit s’attache alors
à lui-même en n’étant pas librement mû par Dieu, ni quant à l’entendement ni
quant à la volonté, au lieu de s’abandonner soi-même en étant mû par lui, ce en
quoi consiste le bonheur de l’esprit et tout le profit de l’oraison. Et comme
nous l’avons dit ailleurs, la perfection de celui qui est mû, en tant que telle,
étant la disposition qu’il possède à être bien mû par son moteur, l’âme perd
par cet effort et ce mouvement naturel cette perfection et cette disposition à
être bien mue par Dieu sur un mode surnaturel.
Pour que soit mieux compris ce point si important, qui est comme la
substance de la véritable contemplation et le meilleur bénéfice que l’on retire
de ses fruits, et pour que soit mieux vérifiée la doctrine apostolique de notre
vénérable Père empruntée à saint Denys, il faut faire attention à ceci, fort de
l’autorité de Richard de Saint-Victor et de bien des saints qui le suivent,
tels saint Thomas, saint Bonaventure, saint Laurent Justinien et d’autres :
il y a deux degrés dans la contemplation à laquelle nous pouvons atteindre par
la lumière de la foi et les secours communs de la grâce ; dans l’ordre de
l’échelle mystique, les auteurs les placent au cinquième et sixième degrés, et
ils les différencient en disant que le premier est supra rationem sed non praeter rationem, et que le second est supra rationem et praeter rationem. Il
faut savoir que si le premier est au-dessus de la raison, il n’est pas pour
autant détaché de la raison, car même si l’entendement abandonne toutes les
similitudes particulières et individuelles de l’imagination, il se sert quand
même de certaines comparaisons de choses connues et très relevées pour former
un concept de Dieu sur un mode universel ; il poursuit par elles la
grandeur, la beauté et la bonté divine, par exemple en représentant Dieu comme
un ciel supérieur à celui que nous voyons, ou comme un soleil, ou comme une
blancheur très intense et d’autres choses semblables.
Cette manière de représenter Dieu sur un mode connu, quelque universel qu’en
soit le concept, on la concède aux nouveaux contemplatifs pour commencer à les
sevrer des similitudes matérielles et grossières de l’imagination, par
lesquelles ils avancent dans la méditation vers la connaissance de Dieu ;
comme à des nourrissons qui ne peuvent pas encore marcher sans s’appuyer sur
leur petit chariot, on leur donne cet appui de la raison en ce concept formé
sur leur mode imparfait, pour qu’ils montent avec lui, comme Moïse, un peu plus
haut sur la montagne, vers le sommet entouré de nuée et d’obscurité où Dieu
devait se communiquer à lui seul à seul ; et là, on nous le décrit quasi opus lapidis saphirini, et quasi
caelum cum serenum est, c’est-à-dire comme un saphir très beau ou comme un
ciel serein. Toutefois, même si, comme je le dis, cela est concédé aux nouveaux
contemplatifs, c’est un mode très imparfait de la contemplation de Dieu, pour
de nombreuses raisons que nous aborderons brièvement.
Premièrement, ce n’est pas là une contemplation de foi au-dessus des actes
de la raison, telle que celle enseignée par saint Denys quand il dit : secundum fidem et ineffabilibus et ignotis,
ineffabiliter et ignote conjungimur, secundum meliorem nostrae rationabilis et intellectualis
virtutis et operationis unitionem[ccxcv] ; autrement dit, nous avons à nous unir de
façon ineffable et inconnue aux réalités ineffables et inconnues de nous,
telles que les réalités divines ; nous avons à le faire seulement par la
lumière de la foi au-dessus de la raison et de la connaissance naturelle, car c’est
là une union meilleure et proportionnée aux choses mêmes que nous contemplons,
ce qui n’a pas lieu dans le concept formé et connu attaché à la raison.
Deuxièmement, le mouvement circulaire ne s’exerce pas en ce concept, et
selon les saints et les auteurs autorisés, c’est en lui que la véritable
contemplation divine doit s’exercer. Saint Denys explique que l’essence de ce
mouvement est de contempler Dieu super
omnia existentia sine principio et interminabile[ccxcvi], c’est-à-dire au-dessus de toutes les réalités et
sans distinction de commencement ni de fin. Tout cela fait défaut en cette
contemplation formée où l’entendement ne contemple pas Dieu au-dessus de toutes
les choses, mais où il est appuyé sur elles, prenant en elles ce concept connu ;
il ne le contemple pas non plus en son immensité et incompréhensibilité sans
commencement ni fin, car même s’il ne peut comprendre Dieu, il comprend le
concept par lequel il le représente.
Troisièmement, tant que l’entendement est établi de cette manière en acte
réflexe, il ne peut pas exercer la véritable contemplation, laquelle doit se
faire en une vue directe sur Dieu. En effet, la vue directe vise son objet en
lui-même, alors que la vue réflexe le vise dans son propre acte formé grâce à
quelque ressemblance de chose créée et connue ; et saint Thomas distingue
ici la contemplation de la spéculation en disant : Unde et nomen contemplationis signat illum actum principalem quo quis
Deum in se ipso contemplatur, sed speculatio magis nominat illum actum quo quis
divina in rebus creatis quasi in speculo inspicit[ccxcvii]. Si bien que la contemplation vise Dieu en lui-même
par vue directe et en tant que présent, selon que la foi le présente sur un
mode d’immensité et incompréhensibilité ; et la spéculation le vise en
quelque similitude prise des créatures, comme en ce concept formé dont un
savant auteur scolastique dit que haec
cogitatio rei creatae par se non conducit ad amorem Dei[ccxcviii] ; c’est-à-dire qu’en tant que considération de
quelque chose de créé, il ne profite pas à l’amour de Dieu. En effet, comme le
dit le vénérable Hugues de Saint-Victor, pour élevée et excellente que soit la
créature par laquelle on monte vers Dieu, ce ne sont pas la beauté et la
perfection créées qui donnent la béatitude à l’homme, mais la beauté créatrice.
Aussi, même si l’âme s’emploie en Dieu de ces deux manières, c’est pour un
profit tout différent : dans la contemplation, elle est mue par l’opération
divine, et dans la spéculation, elle l’est par la sienne propre, ainsi que l’explique
saint Denys.
Finalement, comme l’âme du juste est le siège de Dieu, les saints et les
auteurs autorisés disent ceci : dans la contemplation où elle se dispose à
le recevoir en elle, l’âme doit posséder les trois qualités principales par
lesquelles se disposent à le recevoir ces substances célestes très élevées que
l’on appelle Trônes et Sièges de Dieu, qualités dont le contemplatif ne possède
aucune en cette vie réflexe et ce concept formé selon son mode connu. La
première, c’est que quod ad superiora
fertur, neque in infimis ullis rebus habitat, sed totis viribus in eo qui vere
summus est, immobiliter firmiterque haeret[ccxcix] ; c’est-à-dire que le contemplatif s’élève vers
les choses d’en haut, avec une ferme inclination à s’unir à Dieu, cause
suprême. Cette qualité, l’entendement ne la possède pas en cette similitude
connue ; en elle, il est inférieur à lui-même, et non pas en intellection
pure au-dessus de lui-même, car tout ce qu’il peut connaître en cette vie est
inférieur à sa propre perfection, et seule la lumière de la foi l’élève
au-dessus de lui-même. La seconde qualité, c’est que [le contemplatif] soit sine ulla motione atque materia[ccc] pour recevoir Dieu, c’est-à-dire en grande quiétude ;
en effet, sans quiétude, ce siège n’est aucunement au repos ni convenable à
cela. Et comme siège de l’Esprit suprême, il lui faut être spiritualisé et pur
de toutes les choses matérielles, comme l’a indiqué le Sauveur en disant que
Dieu étant Esprit, il veut être adoré en esprit. Tout cela manque au
contemplatif en cette connaissance où il demeure en des similitudes tirées de
ce qui est matériel, et en une réflexion de l’entendement qui s’accompagne de
non-quiétude. La troisième qualité, c’est que le contemplatif soit familiariter in divinas susceptiones apertus[ccci] ; c’est-à-dire qu’il lui faut être fermé à
toutes les choses inférieures, et ouvert en sa partie supérieure pour recevoir
les illuminations et les motions divines. Cette disposition, il ne la possède
pas davantage dans ce mode réflexe de viser Dieu en l’oraison, car l’entendement
s’y dirige vers lui-même, et sa vue s’y tourne vers le corps d’où il reçoit les
notices des choses visibles, tandis que demeure fermée celle qui est tournée
vers Dieu. C’est de lui qu’il aurait dû recevoir l’illumination divine, mais
avec cette similitude formée selon son mode, il a comme fermé sa porte pour ne
pas la recevoir.
Tous ces défauts et bien d’autres encore sont ceux de cette contemplation
imparfaite, formée et réflexe.
Poursuivons ce que nous avons commencé au chapitre précédent et qui
concerne l’exposé que font les saints sur les deux manières de contemplation
exercées en la lumière de la foi, l’une imparfaite et l’autre parfaite. Nous y
avons vu que cette deuxième manière est non seulement au-dessus de la raison,
mais aussi sans aucun appui sur la raison ; et l’exposant plus en détail,
les saints disent : supra rationem
et praeter rationem est, quando animus illa ex divini luminis irradiatione
cognoscit quibus omnis humana ratio declinat, et intelligibilium intelligentia
rationem amittit, et omnem humanam ratiocinationem et intentionem transcendit[cccii]. Toutes ces paroles sont d’admirable substance
mystique, et une seule d’entre elles suffirait à purger l’entendement d’un vice
si caché, que tout en se trouvant chez la plupart des contemplatifs, bien rares
sont ceux qui le connaissent. Le vénérable Richard dit ceci, ainsi que les
saints qui le suivent et sont du même avis : la contemplation est
parfaite, elle s’exerce non seulement au-dessus de la raison, mais aussi sans
appui sur elle, lorsque l’entendement connaît par la lumière divine les choses
que n’atteint aucune raison humaine, et lorsque l’intelligence demeure
abstraite des choses visibles et de toutes leurs similitudes, engloutie dans
les spirituelles et invisibles, au point qu’elle perde totalement de vue la
raison, et qu’écartée de tout appui sur elle, elle transcende tout discours et
intention de l’homme.
Tout cela vient de ces auteurs, de ces maîtres sages de cette sagesse du
ciel donnée aux chrétiens comme un bienfait incomparable : il leur est
donné pour les diviniser, les absorber en Dieu, les rendre dès cette vie
mortelle participants du festin perpétuel et surabondant que Dieu donne en
récompense aux bienheureux dans le ciel ; saint Denys déclare que les
contemplatifs qui savent se disposer à recevoir sans obstacle les illuminations
divines en jouissent selon une certaine participation, et qu’à défaut de cette
disposition enseignée par les saints pour recevoir ce bienfait, nous demeurons
secs et sans dévotion en l’oraison, privés par notre faute de participer à la
magnificence divine. Notre vénérable Père Frère Jean de
Mais même si toutes les paroles déjà rapportées de ces auteurs sont pleines
de substance, les dernières contiennent cependant un mystère particulier qui
touche notre propos ; c’est lorsqu’ils disent que le contemplatif doit
transcender non seulement tous les actes de la raison et la lumière naturelle
dans la contemplation parfaite et profitable, mais aussi toute intention
humaine. En effet, beaucoup de contemplatifs pratiquent le premier point, c’est-à-dire
abandonner tous les actes de la raison, se dépouiller de toutes les similitudes
de la connaissance naturelle, et entrer sans tout cela en l’obscurité de la foi
comme Moïse dans la nuée qui recouvrait le sommet de la montagne ; mais
se reposer là comme lui en totale quiétude d’esprit, bien rares sont ceux qui s’y
adonnent : au contraire, en cette obscurité, l’intention de leur esprit
est appliquée à la connaissance, leur entendement cherchant à toujours
reconnaître son propre acte, quand même serait-ce en cette obscurité de foi. Et
cette démangeaison et ce mouvement qui consiste à vouloir reconnaître toujours
son propre acte en y inclinant l’intention de l’esprit, s’opposent à ce que
nous avons vu par ailleurs de la doctrine de saint Denys : non seulement l’entendement
doit abandonner toutes les choses créées et leurs similitudes, mais il doit
aussi s’abandonner lui-même en se mettant en quiétude quant à toute son
opération active, aussi élevée soit-elle, afin d’être mû par Dieu sans attache
ni résistance de sa part. Et à ce propos, saint Thomas a beaucoup insisté sur
les caractéristiques que saint Denys assigne à la quiétude par laquelle nous
avons à nous proportionner à Dieu pour recevoir sans obstacle son opération
divine : à la quiétude, il unit le silence et l’immobilité (Adjungit autem silentium paci : quia
signum perturbatae pacis solet esse strepitus et clamor. Adjungit etiam paci
immobilitatem.[ccciii]) ; et Votre Paternité en tirera un autre
argument pour ne pas accuser ce que dit notre vénérable Père quand il compare
la quiétude de l’âme dans l’oraison à celle de l’image que l’artiste est en
train de peindre. En effet, tout mouvement et toute inquiétude de l’entendement
fait obstacle à la paix avec laquelle il doit recevoir Dieu comme un trône
céleste, non seulement sine materia,
mais aussi sine ulla motione[ccciv], ainsi que nous l’avons déjà vu chez saint Denys, c’est-à-dire
non seulement sans représentation ni appui de quelque chose de matériel, mais
aussi sans aucun mouvement ; et dans cette façon de faire oraison en
lumière de foi dans la reconnaissance de ses propres actes, l’entendement possède
le premier point, mais non le second.
Et parce que c’est là un mal très universel et peu connu, même de ceux qui
se croient de grands contemplatifs, il convient de nous arrêter un peu plus sur
ce défaut pour le connaître, car sans le laisser voir, il empêche les effets de
la contemplation.
Nous avons déjà parlé ailleurs de l’empêchement que ce défaut dresse par là
devant la motion divine. En effet, plus l’entendement est attaché à l’opération
de son mouvement naturel, plus il se rend indisponible pour être mû librement
par Dieu quant au surnaturel auquel la contemplation s’ordonne comme à sa fin ;
et pour autant, saint Grégoire déclare que tout notre souci dans l’oraison doit
être de faire en sorte que l’esprit ne s’appuie pas sur lui-même, afin de pouvoir
être facilement mû par Dieu : ne
enim jaceamus in nobis — ut ita dicam — contemplationis penna nos sublevat[cccv]. Et saint Denys a posé cela comme une qualité
nécessaire à la contemplation de foi, afin de recevoir en elle les dons divins ;
il disait que nous devons demeurer sans attache à nous-mêmes, transportés au
contraire totalement en Dieu, afin de ne plus être à nous-mêmes, mais à lui ;
et lorsque nous demeurons ainsi affranchis de nous-mêmes et transportés en lui,
les dons divins nous sont alors concédés : Non secundum nos, sed nos ipsos extra nos ipsos statutos et totos
deificatos. Melius enim est esse Dei, et non nostri ipsorum. Ita enim erunt
divina data[cccvi]. Aussi l’entendement doit-il demeurer comme mort à
son opération active, et très disposé à être mû par Dieu de façon passive grâce
à son attention simple et amoureuse ; à ce propos,
Cela ressort encore plus clairement quand on considère l’opération de l’entendement
en cette tentative de vouloir reconnaître son propre acte, même en lumière de
foi, car c’est détourner la vue que l’on portait directement sur Dieu, et la
tourner vers soi-même par une certaine réflexion ; on a déjà expliqué
combien cela empêche grandement les dons de Dieu, et pour les non-scolastiques,
il faut faire attention à ce que connaître une chose en elle-même est pour l’entendement
une vue directe, alors que connaître qu’il la connaît est une vue réflexe.
Aussi, quand il vise Dieu en lui-même selon la notice d’immensité et
incompréhensibilité que lui donne la foi, il le vise en vue directe et se
trouve élevé au-dessus de lui-même en un acte super-intellectuel proportionné à
l’illumination divine ; mais quand il reconnaît son acte pour connaître
qu’il le connaît, il se met en vue réflexe, inférieur à lui-même et sans
proportion avec cette illumination ; il n’est pas encore monté avec Moïse
au sommet de la montagne, ni n’a rencontré Dieu au sein de la nuée : in his non cum Deo quidem versatur[cccvii]; il n’est pas encore transformé en Dieu, mais il
voudrait plutôt transformer Dieu en lui, contrairement à la doctrine de saint
Denys que l’on vient de rapporter : dans tout ce passage, il veut nous
persuader de ce qu’en la contemplation des choses divines, l’entendement ne
doit pas se comporter comme dans la connaissance des autres choses, où il les
transporte et les transforme de quelque manière en lui-même pour les connaître.
Ici au contraire, il doit se transporter en elles, telles que la foi les lui
présente, selon le mode de la volonté qui se transforme en ce qu’elle aime ;
et saint Denys dit que les hommes s’égarent et se trompent parce qu’ils veulent
recevoir cette lumière divine selon leur mode grossier.
Il faut encore faire attention à ceci : la lumière de la foi est
entrée en l’entendement avec une certaine composition et y demeure sur un mode
composé, mais nous l’exerçons en la contemplation sur un mode simple et sans
nouvelle composition, comme nous l’avons vu ailleurs à propos de la doctrine de
saint Thomas ; de la même façon, le concept de la grandeur et
incompréhensibilité de Dieu formé à cette lumière par l’entendement - concept proportionné
autant qu’il nous est possible à cette grandeur et souveraineté, et semblable à
celui que forment les bienheureux dans le ciel, à cette seule différence qu’eux
voient ce que nous croyons - quoiqu’il soit dans l’entendement sur un mode
composé, n’a pas besoin d’être composé de nouveau, car son efficacité dure pour
viser Dieu en vue simple avec suprême révérence et affection. Et de même que
cela est profitable pour recevoir sans obstacle et comme à porte ouverte l’illumination
divine, le fait de vouloir former de nouveau ce concept, ou de vouloir
reconnaître celui que l’entendement avait autrefois formé par réflexion, met un
obstacle à cette illumination. C’est pourquoi les auteurs très autorisés
mentionnés en tête de ce chapitre, déclaraient que pour la contemplation
parfaite et profitable, non seulement l’entendement doit perdre de vue tous les
actes de la raison et la connaissance naturelle, mais il lui faut aussi
transcender toute intention humaine. Autrement dit, il ne doit d’aucune manière
appliquer l’intention de son esprit à la connaissance, mais à l’affection,
ainsi que nous l’avons expliqué ensuite.
Cette même disposition de simplicité et quiétude de l’entendement dans la
contemplation véritable et profitable, saint Grégoire nous la demande en
quelques paroles et exemples fort à propos ; il nous dit ceci : Numquam vero commotioni contemplatio
jungitur, nec praevalet mens perturbata conspicere id quod vix tranquilla valet
inhiare : quia nec solis radius cernitur cum commotae nubes caeli faciem
obducunt, nec turbatus fons inspicientis imaginem reddit, quam tranquillus
proprie ostendit : quis quo ejus unda palpitat, eo in se speciem
similitudinis obscurat. En aucune manière, dit-il, la contemplation ne s’unit
au mouvement ni l’entendement sans quiétude ne peut regarder l’objet de la
contemplation auquel l’entendement en quiétude peut à peine aspirer. En effet,
ni le rayon du soleil ne peut être regardé lorsque les nuages agités couvrent
la vue du ciel, ni l’eau remuante ne peut représenter l’image de celui qui s’y
regarde, tandis qu’elle la montre exactement lorsqu’elle est au repos — et si
peu que l’eau s’agite, elle obscurcit la figure de la ressemblance. Voilà ce
que dit ce saint. À partir de là et à partir de tout ce que l’on a dit dans ce chapitre
et dans les précédents, on verra à quel point l’auteur en question, sage et
expérimenté, avait raison de dire qu’il y a peu de véritables contemplatifs,
faute de savoir mettre l’âme en quiétude dans l’oraison. On verra aussi que
Votre Paternité n’apprécie pas cela à sa juste valeur quand elle se fâche tant
de la simplicité et quiétude que notre vénérable Père Frère Jean de
Quant à ce que dit Votre Paternité de la nécessité pour l’entendement de
solliciter dans la contemplation l’illumination divine par ses actes
appréhensifs, il y a été suffisamment répondu ; en effet, nous avons vu à
partir de la doctrine concordante des saints, combien il y met obstacle par ces
actes, alors que l’acte simple universel et de totale quiétude le dispose pour
le recevoir. Et les livres des saints sont pleins de reproches très vifs contre
ceux qui veulent introduire l’illumination divine en l’âme comme à la force des
bras et par violence. En effet, lorsqu’il baigne notre maison, le soleil n’a
pas besoin qu’on le pousse pour entrer et communiquer sa lumière et sa chaleur,
lui qui est similitude expresse de la bonté divine (expressa similitudo divinae bonitatis[cccviii]) ; il faut seulement qu’on lui ouvre la porte
et qu’on lui ôte les obstacles, lui-même s’invitant par son rayonnement et
recherchant la moindre fente pour pénétrer. Et combien plus quand il s’agit du
soleil divin, lui dont le rayonnement baigne toujours notre âme pour se
communiquer à elle ! Il n’y a qu’à lui ouvrir la porte de l’entendement
et lui ôter les obstacles que sont les connaissances appréhensives et
distinctes : tel est l’argument de saint Bonaventure contre ces
contemplatifs sans quiétude. Et une fois entré en l’âme, ce soleil divin n’aura
pas tant besoin de notre zèle bouillonnant, que de notre simplicité quiète,
pour opérer ses effets décrits de façon très détaillée par saint Denys : d’abord
sur l’entendement en le purifiant et l’illuminant, ensuite en la volonté en l’enflammant
et la rendant aimante, et se mettant enfin à renouveler toutes les forces de l’âme
jusqu’à l’unir à Dieu, ce qui est la fin de la perfection chrétienne. Et pour
tous ces effets, il ne demande pas d’autre zèle de notre part que celui de
proportionner la vue de notre entendement afin qu’elle reçoive la lumière (secundum mentis ad respectum proportionem[cccix]), ce qui sera en simplicité très quiète, comme on l’a
déjà établi ; et se proportionner à cette lumière sera se dépouiller de
toutes les choses distinctes, et se vêtir du concept supersubstantiel de foi
qui rend l’entendement immédiatement présent à Dieu pour recevoir son opération
divine.
Mais pour que soit mieux compris tout ce que l’on a dit, et pour que nous
sachions où nous avons à appliquer la force de l’esprit dans la contemplation
pour mieux en obtenir le fruit, il faut bien noter l’explication que Robert de
Lincoln donne aux paroles de saint Denys rapportées par ailleurs : Dieu se
communique vere et incircumvelate, c’est-à-dire
en vérité et à porte ouverte, sans écran ni voiles de représentations connues,
à ceux qui se dépouillent de toutes les choses – qu’elles soient sensibles
ou intellectuelles créées - et de leurs similitudes, et qui transcendent tous
les actes de la force active de l’entendement, aussi élevés soient-ils. Il faut
donc remarquer que saint Denys n’ôte pas la force active de la volonté dans la
contemplation, mais seulement la force non quiète de l’entendement, et dans d’autres
passages, il recommande au contraire la première. En l’un de ces passages, en
nous enseignant comment nous devons nous tenir devant Dieu dans l’oraison pour
lui être présent avec l’esprit découvert à son illumination et à sa divine
influence, il ne dit rien d’autre de l’entendement que ceci : il doit être
revelata mente, c’est-à-dire, comme
le déclare saint Thomas, découvert de toutes les similitudes des choses qui
entrent par les sens, et qui sont des voiles et des nuages qui obscurcissent l’entendement
et lui empêchent l’ascension vers Dieu - tout cela est de saint Thomas
expliquant cette expression de revelata
mente. Mais de la volonté, Denys dit ceci : et ad divinam unitionem aptitudine[cccx] ; et saint Thomas l’explique ainsi : ut voluntas nostra per charitatem et
devotionem sit ordinata in Deum, c’est-à-dire que la volonté doit être
ordonnée en Dieu par amour et dévotion. En un autre passage, expliquant plus en
détail les conditions dans lesquelles les contemplatifs peuvent recevoir les
effets de l’illumination et de l’influence divines dans l’oraison, saint Denys
met parmi les principales qu’ils soient commensurato
amore convenientium illuminationum[cccxi] ; et saint Thomas explique : quod affectum amoris divinis manifestatis
exhibeant, scilicet quod affectus eorum circa ea insistat, per quæ elevantur in
divina alis spiritualibus[cccxii], c’est-à-dire qu’ils doivent exercer l’affectus de l’amour
par l’inclination de la volonté dans les choses dont ils sont illuminés par la
lumière de la foi. Autrement dit, l’affection des contemplatifs doit s’appliquer
aux choses par lesquelles ils sont élevés comme par des ailes spirituelles à la
contemplation des réalités divines.
Tout ce qui précède permettra de comprendre ceci : lorsque les auteurs
mystiques insistent tant sur le fait que l’âme doive mettre totalement en
quiétude son opération active pour être mue sur le mode passif et divin de l’oraison,
ils ne parlent pas de la volonté, mais de l’entendement. En effet, puisqu’en
cette vie l’entendement ne peut connaître Dieu par son opération active si ce n’est
au moyen de quelque similitude de chose sensible qui entre par les sens dans la
connaissance naturelle, il est nécessaire de les abandonner toutes et d’entrer
par leur mise en obscurité dans la connaissance surnaturelle de la foi pour
être illuminé sur le mode divin. Dieu se charge de cette illumination lorsque l’entendement
demeure en cette obscurité et en cette quiétude totale de son opération active ;
et le Seigneur lui-même a dit par son Prophète qu’il a établi sa cachette dans
les ténèbres, parce que c’est à l’obscur de toutes les connaissances
appréhensives et de notre opération active qu’il livre sa communication
familière aux véritables contemplatifs. Et pour ce qui est de leur entendement,
il ne leur demande pas plus que ce revelata
facie, comme le dit l’Apôtre, ou que ce revelata
mente, comme le dit à ce même propos son disciple saint Denys, c’est-à-dire
l’entendement à découvert de toutes les similitudes et de tous les voiles de la
connaissance naturelle, en quiétude de toute son opération active procédant du
mouvement de la raison.
Mais il en va tout différemment des actes de la volonté. En effet, par la
connaissance dans laquelle l’opération active de l’entendement lui représente
Dieu, [l’âme[cccxiii]] ne s’unit pas à Dieu même, mais à une similitude
très approximative, celle que l’entendement lui représente sur son mode
grossier, l’éloignant du concept véritable de sa grandeur et souveraineté,
plutôt que l’élevant à lui. Et pour autant, saint Grégoire disait qu’il s’employait
à fuir ces similitudes dans l’oraison, parce qu’elles le trompaient en lui
représentant Dieu tel qu’il n’était pas, et en rabaissant son entendement à ce
qui lui était inférieur. Mais dans l’acte de la volonté, [l’âme] s’unit à Dieu
même, et non à sa similitude : sed
amor facit quod ipsa res quæ amatur amanti aliquo modo uniatur[cccxiv]. En effet, en l’état de cette vie, nous aimons Dieu
selon son essence même, quoique nous ne puissions pas le connaître de cette
manière : unde in statu viae Deum
per essentiam amamus, non autem videmus[cccxv]. Pour autant, et aussi parce que le mérite d’une œuvre
consiste en l’acte de la volonté, Dieu a établi, dit saint Thomas, que l’âme
soit mue à l’aimer par l’Esprit-Saint d’une manière telle, qu’elle aussi soit
motrice de cet acte : sed oportet
quod sic voluntas moveatur a Spiritu Sancto ad diligendum, quod etiam ipsa sit
efficiens hunc actum[cccxvi]. D’où cette conséquence : alors que l’entendement
fait obstacle par son opération active à la fin de la contemplation qui est d’unir
l’âme à Dieu comme à son centre et à son principe, ce en quoi consiste sa
félicité et ce à quoi toute la vie spirituelle est ordonnée, le mouvement actif
de la volonté aide au contraire cette union, tout comme il aide à recevoir les
vertus et les dons infus qui y disposent l’âme ; et pour cela, l’application
de la volonté est très importante, comme saint Thomas le déclare quelque part.
Et il ajoute ailleurs que par cette application et cet effort, l’Esprit-Saint
prévient l’esprit de l’homme pour qu’il reçoive ses dons, plus ou moins selon
sa divine volonté en vue de dons plus ou moins grands. Et à ce propos, parlant
de cet effort, il explique les paroles du Sauveur sur le père de famille qui
répartit ses dons entre ses serviteurs, donnant à chacun selon ses forces, c’est-à-dire
selon la préparation et le courage avec lesquels il se dispose à recevoir ses
dons.
Cet effort ou cette intensité de l’acte de la volonté dans la
contemplation, peut être aidé par quelques moyens à notre diligence. Le
premier, c’est que notre entendement s’établisse en son acte suprême qui est l’intellection
pure, élevé au-dessus de lui-même en lumière de foi, au-dessus de toutes les
autres connaissances, ainsi qu’on l’a déjà expliqué. En matière de perfection,
en effet, l’intensité de nos actes s’évalue à leur proximité de l’unique et
premier principe, cui quanto est aliquid
propinquius, tanto est magis intensum[cccxvii], et plus ils s’exercent près de lui, plus ils sont
intenses. Puisque l’intellection pure est l’acte de l’entendement immédiatement
subordonné à Dieu, ainsi qu’on l’a déjà établi, et puisque l’acte suprême de l’affection
lui correspond, celui-ci sera donc d’autant plus intense qu’il est proche de
Dieu. Et c’est pourquoi les saints recommandent tant cette disposition de l’entendement
réduit à l’unité de cet unique premier principe : il se prépare par là,
selon ce qui lui est possible, aux accroissements de charité, comme l’explique
saint Thomas. Saint Denys aussi explique tout à fait à notre propos comme une
chose bien établie, que Dieu place la chaire et le trône de ses rayons divins d’abord
en ceux qui sont plus proches de lui et plus semblables à la simplicité de sa
divinité, pour qu’ils passent aux autres à partir d’eux : plus la lumière
se reçoit de près, plus l’efficacité de ses effets est grande et plus l’acte de
la volonté est intense ; et au moment où Moïse arrive au sommet de la
montagne, parlant avec Dieu dans la nuée, le concept qu’il avait de lui et qui
auparavant était en son entendement comme un ciel serein, devient comme un feu
au plus haut de son affection, quasi
ignis ardens super verticem mentis[cccxviii].
Le second moyen, ce sont les aspirations du cœur vers Dieu. Dans le cœur
résident l’appétit sensible et les passions dont s’aide l’acte de la volonté,
non pas que la volonté en dépende, car elle est plutôt motrice des autres
puissances, mais parce que tant qu’elle réside en une nature passible, elle s’aide
des passions du cœur pour la perfection et la facilité de son acte. Pour
autant, saint Bonaventure et d’autres auteurs expérimentés recommandent
beaucoup aux contemplatifs de s’élever à Dieu dans l’oraison par l’affection, d’une
manière semblable à la respiration naturelle : ad instar aspirantis et respirantis consurgant[cccxix]. Non seulement cet exercice aide à l’intensité de l’acte
de la volonté, mais il le préserve aussi d’un grand empêchement provenant de
cette intensité. En effet, du fait de la véhémence des passions qui résident
dans le cœur, l’intention de l’esprit passe des choses intellectuelles et
divines aux sensibles et matérielles ; mais par cette aspiration et cette
élévation du cœur, cet exercice aide à ce que la force de l’esprit ne s’abatte
pas sur ce qui est sensible, mais reste en sa sphère et favorise l’intensité de
la volonté.
Le troisième moyen, qui est comme la clef de la vie contemplative, c’est
que l’intention de l’esprit s’applique à l’affection, et non pas à la connaissance,
puisque l’âme est mieux élevée à Dieu par les actes de la volonté que par ceux
de l’entendement. Pour ce qui est de l’entendement, la seule vue directe suffit
à ceux qui sont déjà habitués [à contempler], car elle accompagne toujours les
actes de la volonté et les guide à leur fin, quia ubi amor ibi oculus [cccxx]. L’intention est l’acte de la volonté qui vise sa
fin, et là ou elle se porte, l’âme jette toute sa force, comme l’a indiqué le
Sauveur au chapitre six de saint Matthieu en disant que si l’œil est simple, le
corps tout entier est dans la lumière. Saint Augustin, saint Thomas et les
autres saints en général entendent cela de l’intention. Si on le comprend
ainsi, il est certain que lorsqu’elle s’applique fortement à une chose, l’intention
s’affaiblit ou s’épuise complètement dans la poursuite des autres. Saint Thomas
en prend occasion pour donner un argument en faveur de la contemplation, en
disant que la force appréhensive et la force affective sont deux puissances
différentes, quoiqu’elles appartiennent à une même âme ; aussi, quand son
intention s’applique violemment à l’acte de l’une, elle est empêchée pour l’acte
de l’autre. Donc, si la force et l’efficace de l’âme se répand du côté duquel s’applique
l’intention, et si la contemplation s’ordonne aux affections de la volonté et
vise à l’unir à Dieu, il est clair que dans l’oraison, cette force doit s’appliquer
à la volonté et non pas à l’entendement pour la rendre profitable.
À partir de là, on comprendra à quel point étaient fondées ces paroles d’un
auteur scolastique très savant : immo
contingit ut cum anima fertur in Deum per amorem, si occupatur circa se ipsam
et circa suos actus quasi reflectendo supra illos, et cogitando quid agat,
distrahatur et tepescat in amore Dei. At vero altera cogitatio quæ directe
tendit in Deum non distrahit voluntatem ab amore ipsius Dei, sed potius quantum
est de se illam secum rapit et conjungit Deo. Ces paroles sont pleines de
sagesse mystique et bien à notre propos, ce sage docteur y expliquant
admirablement l’effet de la vue réflexe en laquelle l’intention de l’esprit s’applique
à la connaissance, et celui de la vue directe en laquelle l’intention s’applique
à l’affection. Voici donc ce qu’il dit en notre langue : « Bien
plus, il arrive que lorsque l’âme est élevée à Dieu par amour, si elle s’occupe
d’elle-même et de ses actes en faisant revenir l’entendement sur eux pour
reconnaître ce qu’elle fait, elle se distraie et s’attiédit en l’amour de Dieu.
Mais l’autre contemplation, celle qui va vers Dieu par vue directe, ne distrait
pas la volonté de l’amour de Dieu même ; au contraire, pour ce qui dépend
d’elle, elle l’emporte avec elle et l’unit à Dieu. » Voilà ce que dit cet
auteur ; selon lui, entre appliquer l’intention de l’esprit à la
connaissance pour produire un acte réflexe et reconnaître celui qui est simple
d’une part, et l’appliquer à l’affection pour aller avec elle directement vers
Dieu d’autre part, la différence n’est pas moindre qu’entre écarter et attiédir
la volonté, et l’unir à Dieu et l’enflammer en son amour.
En cela, les auteurs sages différencient aussi la contemplation
spéculative, en laquelle l’intention de l’âme s’applique à la connaissance, de
la théologie mystique, en laquelle l’intention s’applique à l’affection. Il en
résulte que c’est cette contemplation affective, et non la spéculative, qu’a
enseignée saint Denys, et c’est pourquoi il l’appelle « théologie
mystique ». Robert de Lincoln, son commentateur, en a exposé la substance
de cette manière : mystica theologia
est secretissima et non iam per speculam et imagines creaturarum cum Deo
locutio : cum videlicet mens transcendit omnes creaturas et seipsam, et
ociatur ab actibus omnium virium apprehensivarum cujuscumque creati, in
desiderio videndi et tenendi ipsum qui est super omnia, expectans in caligine
privationis actualis comprehensionis donec manifestet se desideratus quantum
novit convenire desiderantis dignitati et susceptibilitati[cccxxi]. Telle est la contemplation enseignée par saint
Denys, gardien de la doctrine des apôtres, celle que l’on recommande en ce
chapitre ; c’est elle que ce sage professeur explique en disant qu’elle
est un discours très secret de Dieu à l’âme, non par reflet et similitude des
créatures, mais lorsque l’entendement, les transcendant toutes et se
transcendant lui-même, se tient en totale quiétude des actes de toutes les
forces appréhensives à l’égard de tout le créé, avec désir de goûter et d’embrasser
par l’affection ce Seigneur qui est au-dessus de toutes les choses, jusqu’à ce
qu’il daigne se manifester à l’âme désireuse, pour autant qu’il verra que cela
lui convient. Saint Grégoire enseigne cette même contemplation quand il nous
recommande à de si nombreuses reprises de nous élever en elle vers Dieu per inhiantem voluntatem[cccxxii], c’est-à-dire avec l’affection assoiffée de son
amour. Et tous les maîtres mystiques sages et expérimentés nous la recommandent
lorsqu’ils disent qu’en elle, nequaquam
sistat homo in cognitione, sed aspiret per viam affectivam quasi cordis ore
inhiante in divinam sapientiam et bonitatem saporandam et gustandam. C’est-à-dire
qu’en cette contemplation, l’homme n’a pas à s’appuyer sur la connaissance,
mais à aspirer par la force affective comme en la bouche du cœur, avide de
goûter la saveur de la sagesse et de la bonté divine.
Robert de Lincoln dit encore que dans cette contemplation, non seulement l’entendement
demeure en obscurité et quiétude de tous ses actes appréhensifs pour ce qui
dépend de lui, mais aussi pour ce qui dépend de l’action divine, laquelle ne l’y
meut en aucune manière. Cela s’expérimente chez les âmes contemplatives, et
parfois de façon si claire, que s’employant à se mettre en ces actes, elles en
sont empêchées ; et cela non seulement à ce degré supérieur, mais aussi
aux inférieurs. En effet, une fois acquis l’habitus de la méditation grâce aux
discours antérieurs, leur discursivité est stérilisée, afin qu’elles montent de
la connaissance sensible à l’intellectuelle simple ; et lorsqu’elles
exercent la connaissance en un concept formé sur un mode qui leur est
connaturel alors qu’elles sont déjà mûres pour contempler Dieu en vue directe,
elles se trouvent comme empêchées par l’action divine de former ce concept ;
et lorsqu’elles abandonnent la vue directe pour reconnaître leur acte par
réflexion, et qu’elles y mettent obstacle par là même, il est courant qu’elles
se trouvent là encore empêchées dans cette réflexion. J’ai trouvé bien des âmes
qui n’étaient pas peu affligées d’expérimenter cela, croyant qu’on leur avait
enlevé leur Dieu, à cause de cette impuissance à en former le concept selon
leur mode et à reconnaître l’acte de leur vue simple. Et de ce que Dieu
proportionne ainsi l’âme à lui sur le mode surnaturel pour se communiquer à
elle, il nous faut tirer une leçon pour faire de même quand l’âme n’est pas mue
de cette manière ; en effet, c’est notre opération qui doit imiter celle
de Dieu, et non le contraire : cum
ea quae sunt secundum naturam sint ordinata ratione divina, ea humana ratio
debet imitari[cccxxiii]. Et tout comme le propre de la raison est d’incliner
l’âme aux actes appréhensifs distincts et particuliers dans l’oraison, le
propre de Dieu est de la mouvoir à l’acte universel et indistinct où elle se
proportionne à lui en ressemblance de conformité : inclinare autem in bonum universale est primi moventis cui
proportionatur ultimus finis[cccxxiv]. Et à propos de la doctrine de saint Denys, nous
avons déjà vu que le but de Dieu, dans les faveurs surnaturels qu’il fait aux
imparfaits sur un mode sensible, est de les élever sur leur mode imparfait de
ce qui est sensible à ce qui est intellectuel, et de ce qui est matériel à ce
qui est simple.
Parmi ces trois
moyens que nous avons rapportés au chapitre précédent pour aider par les actes
de la volonté le bon effet de la contemplation, l’un est toujours valable, et
les deux autres le sont à certains moments seulement. Celui qui est toujours
valable, c’est d’appliquer l’intention de l’esprit à l’affection, et non à la
connaissance. En effet, on ôte ainsi les réflexions de l’entendement sur ses
propres actes, lesquels font tellement obstacle à la contemplation parfaite,
ainsi qu’on l’a déjà vu, et on l’oblige à accompagner et à guider en vue
directe illuminée par la foi les actes de la volonté jusqu’à leur fin, qui est
Dieu : cette vue emporte avec elle la volonté et la plonge en Dieu pour l’unir
à lui (cogitatio quæ directe tendit in Deum
rapit secum voluntatem et conjugit Deo.[cccxxv]). Puisque l’intention entraîne avec elle toute l’énergie
de l’âme, et puisque la contemplation s’ordonne aux affections de la volonté
(en effet, comme le montre saint Thomas, toute la vie spirituelle se dirige comme
vers sa fin à unir la volonté à Dieu par la charité), l’énergie et la force de
l’âme doit s’appliquer principalement à cela, et pour autant, cette application
à l’affection est toujours profitable, que le contemplatif sente ou ne sente
pas la motion divine.
Les deux autres
moyens, l’effort actif de la volonté et les aspirations du cœur vers Dieu, sont
plus ou moins valables selon les moments, et pour autant, ils réclament une
explication détaillée.
Pour cela, nous
nous appuierons sur l’explication que donne saint Thomas des paroles du
Sauveur, et que nous avons rapportée par ailleurs : en la départition de
ses dons, Dieu donne à chacun secundum
propriam virtutem[cccxxvi], c’est-à-dire, explique le saint, selon l’énergie et
l’effort avec lesquels chacun se prépare à recevoir la grâce et les dons divins ;
et pour cette disposition, l’Esprit-Saint meut plus ou moins l’esprit de l’homme
en vue d’un plus ou moins grand don ; si bien que la mesure de ces dons
divins dépend de la disposition liée à cette énergie et à cet effort : dicendum est igitur quod mensura secundum
quam datur charitas est dispositio per conatum operum[cccxxvii]. Pour appliquer cela à notre propos, il faut
considérer trois moments dans cette départition des dons : le premier,
quand on se dispose à les recevoir ; le second, quand on les reçoit ;
le troisième, quand on les fait fructifier une fois reçus. Nous traiterons de l’exercice
convenable à chacun de ces moments pour ces deux moyens par lesquels la volonté
est aidée en ses actes.
Pour le premier
moment, aussi bien l’énergie active de la volonté que les aspirations du cœur
conviennent tout à fait. En effet, l’Esprit-Saint meut la volonté de telle
manière, qu’il veut qu’elle aussi prenne part à cette motion, ainsi que nous l’avons
vu ; aussi se fait-elle par cet effort coopératrice de l’Esprit-Saint
pour en être mue plus facilement. Ainsi, tant que le contemplatif ne sent pas
son esprit recueilli ni son affection fervente en l’oraison mentale, ces deux
moyens sont très profitables, et c’est pourquoi les saints les conseillent
tant. Mais lorsque l’âme se sent très recueillie, et si quiète que le moindre
trouble et la moindre préoccupation la dérange, c’est le signe que l’Esprit-Saint
est en train de lui départir ses dons, et qu’il veut qu’elle se comporte en
cela sur le mode de la seule disposition, et que cesse son opération non quiète
par laquelle elle s’employait à se mouvoir elle-même, car Dieu est en train de
la mouvoir sans cette motion là. En effet, comme le dit sagement un auteur
savant : cum anima in altissima
contemplatione a Spiritu Sancto movetur non debet aliquid propriae actionis
miscere, sed Spiritus Sancti ductum sequi, quamvis id non faciat sine vera
efficientia et cooperatione [cccxxviii]. Autrement dit, lorque l’âme est clairement mue par l’Esprit-Saint
dans la contemplation parfaite, elle ne doit rien y mêler de sa propre
opération active, mais suivre la conduite et la motion de l’Esprit-Saint en
coopérant avec lui selon l’opération passive, se comportant seulement sur le
mode du recevoir. L’âme doit donc ici cesser de se préoccuper des aspirations
du cœur et de l’effort actif de l’affection, et elle doit se contenter de
rester là à aimer Dieu et à recevoir ses dons par l’acte propre de la volonté,
lequel est simplex motus voluntatis,
une opération simple de la volonté inclinée à ce qu’elle aime ; et elle
sera alors très ressemblante à Dieu et à ses anges qui aiment et jouissent de
cette manière.
Pour savoir
bien accorder ces deux moments, il est très nécessaire que l’âme corresponde
toujours en son opération à la motion divine, au moyen de laquelle Dieu la
gouverne en l’oraison. C’est ce que recommandent les saints, et que saint
Laurent Justinien nous ordonne par ces mots : debet anima humilis et devotioni contemplationis vacans semper divini
se subjicere radio luminis, quatenus trahenti et vocanti spiritui continue se
accomodet : nam spirat quando vult et de quo vult[cccxxix]. L’humble contemplatif, dit-il, s’il veut tirer
ferveur de son exercice, doit toujours correspondre au rayon de la lumière
divine, afin de s’accomoder continuellement à la motion et à l’appel de l’Esprit-Saint
qui souffle quand il veut et en qui il veut. Et parce que, dans les secours
communs de la grâce, ces appels sont très subtils et ceux qui manquent d’expérience
ne les perçoivent pas, le même saint nous en donne ailleurs un signe très clair
pour que nous leur obéissions ; il dit ceci : debet autem humana mens spirituali se substernere immissioni, et semper
illi sollicite coaptare se. Ubi vel qualiter impetus Spiritus orantis animum
dirigere voluerit consentiendum est[cccxxx].
Pour expliquer
exactement ces paroles qui renferment une excellente substance à notre propos,
il faut remarquer, en accord avec la doctrine de saint Thomas, que le mot [de mens] ici employé par ce saint, indique
le sommet en notre âme des trois puissances spirituelles — quoiqu’il soit pris
parfois pour le seul entendement. L’Apôtre nommait cette partie supérieure « esprit »,
en la distinguant de la partie inférieure qu’il nommait « âme »,
car en cette mens ou « esprit »
se trouve la ressemblance naturelle de l’âme et de Dieu. Et lorsque l’âme
contemple Dieu en lumière simple de foi, en lui-même et non en similitude de
chose créée, elle s’établit alors en une autre ressemblance de Dieu plus
parfaite, la ressemblance de conformité. C’est d’elle, comme les auteurs sages
l’affirment, que parlait l’Apôtre quand il disait que l’âme se transforme en l’image
même [de Dieu] dans la contemplation de la gloire divine. Et le vénérable
Hugues de Saint-Victor ajoute les paroles de saint Augustin selon lesquelles
plus l’âme se porte par cette partie supérieure vers ce qui est éternel, plus
elle se transforme à l’image de Dieu ; en effet, comme l’âme lui est
alors conformée, elle se trouve très disposée à être mue par son action, et en
cette partie supérieure, seul le Seigneur qui l’a créée peut la mouvoir
directement et comme maître du logis, même si l’esprit créé peut la mouvoir par
la représentation de quelque objet aimable. Ainsi l’esprit", ou mens, est l’instrument que Dieu touche
pour que l’âme produise la musique suave de ses divines mélodies, se laissant
mouvoir sous son action et obéissant promptement à ses appels.
Ceci compris,
saint Laurent Justinien, grand maître en l’exercice pratique de la
contemplation, dit que la première chose que doit faire le contemplatif, c’est
de se mettre en cette ressemblance de conformité avec Dieu, et de soumettre et
appliquer son esprit à son action divine, pour suivre ensuite sa motion et son
appel de la manière qu’il sentira en son esprit touché par cette action ;
et l’Esprit [Saint] guidera son esprit jusqu’au but vers lequel il le dirige,
particulièrement si c’est vers ce qui est universel, indistinct et connu par la
seule foi, car c’est là le mener vers ce qui est éternel, là où il se transforme
à l’image de Dieu. En effet, il s’agit ici de motions claires de l’action
divine, réduisant l’âme à l’unité simple et à la quiétude, ce par quoi elle la
proportionne à elle-même ; et ne pas obéir à cette motion, c’est résister
à l’Esprit-Saint, et il s’ensuivra ce que ce même saint dit par ces mots :
qui autem conditoris gratiam repellit,
nunquam spiritualibus ditabitur donis. Repugnare enim et vocanti Deo nolle
humiliter acquiescere, nihil aliud est, quam fluenta gratiae dessicare et ad
suum prejudicium aditum internarum devotionum obtrudere et Dei iram contra se
fortiter advocare. Propterea dicebat: terribilis est ei, qui aufert spiritum,
et Paulus : Spiritum nolite extinguere. Alibi quoque dicitur : cum
spiritus potestatem habens irruerit super te, da ei locum[cccxxxi]. Le contemplatif qui néglige la grâce de son
créateur, dit-il, renonce à être enrichi des biens spirituels ; en effet,
repousser Dieu qui appelle, et ne pas vouloir acquiescer humblement à ses
appels n’est pas autre chose qu’assécher les sources de la grâce, fermer pour
son plus grand dommage la porte de la dévotion intérieure, et appeler fortement
sur soi la colère de Dieu. Et comme si son autorité et son expérience ne
suffisaient pas à son crédit, il établit cela par de nombreux passages de la
Sainte Écriture.
Ainsi donc,
lorsque le contemplatif sentira que la motion divine met son esprit en quiétude
et obscurité de tout ce qui lui est connu, et que le moindre mouvement lui
répugne, qu’il se présente à Dieu avec une attention simple et très quiète,
délaissant toute opération active, même celle de la volonté, car c’est ainsi
que le Seigneur le veut pour mettre en lui ses dons. Et c’est cela qu’a indiqué
notre vénérable Père Frère Jean de
Ainsi
avons-nous parlé des deux premiers moments, celui où l’on se dispose aux dons
divins, et celui où on les reçoit dans l’oraison. Disons maintenant quelque
chose du troisième, celui auquel on les fait fructifier. Pour cela, ce que dit
le texte sacré vient tout à fait à notre propos : après avoir attribué les
talents à ses serviteurs, le Seigneur s’en alla et ils firent alors fructifier
les ressources qu’ils avaient reçues. Cela résume ce que nous avons à faire
avec ces dons ; en effet, après avoir donné à l’âme ses ressources
surnaturelles dans la quiétude attentive et amoureuse en laquelle il la
maintient comme tenue par des chaînes d’amour, Dieu lui rend sa liberté pour qu’elle
s’en serve. Aussi semble-t-il à l’âme qu’il est parti, et le moment est alors
excellent pour exercer des actes particuliers d’affection : action de
grâce, louanges divines, agir et pâtir pour son amour et autres choses semblables ;
en effet, c’est cela faire fructifier surnaturellement pour des gains
surnaturels eux aussi, et ce gain n’aurait pas lieu si ces actes se faisaient
avant d’avoir reçu ces ressources dans l’oraison.
Pour expliquer
cela, il faut remarquer avec la doctrine de saint Thomas, que pour nous exercer
en vue des gains surnaturels, il n’y a pas en notre nature d’aptitudo, nisi secundum principium passivum
tantum ; c’est-à-dire que nous n’y avons de disposition que comme
principe passif. Aussi ne pouvons-nous pas aller vers ce gain par notre acte
propre mû grâce à nos ressources naturelles : il doit l’être par l’action
surnaturelle de Dieu. Cependant, ayant reçu dans cette motion les ressources
surnaturelles pour s’en servir, l’âme peut s’y exercer en s’aidant pour cela de
sa propre opération active, et exerçant ce qu’elle a reçu en la puissance
passive. Il en va comme de l’air qui ne peut produire le mouvement du feu, mais
qui a disposition pour se changer en feu ; et une fois transformé en lui,
il peut produire le mouvement du feu qui excède sa puissance active. De même
notre volonté ne peut-elle pas exercer les opérations actives de la charité par
la motion de ses ressources naturelles, mais elle a disposition passive pour
être transformée en feu de charité ; et ainsi transformée, elle peut en
exercer les actes qui excèdent sa puissance active. Par là, on voit clairement
de quel profit sont les actes affectifs particuliers dans l’oraison, une fois
que la volonté s’est échauffée dans la quiétude fervente grâce aux dons divins,
alors qu’elle restait froide avant de les recevoir.
Cependant,
venir à ces actes suppose de se conformer à l’action divine, et non de lui
résister. Le signe de cette résistance serait que l’âme s’essouffle à y venir :
si elle sent de la répugnance à sortir de sa quiétude savoureuse, c’est une
indication claire que Dieu est encore en train de lui communiquer ses
ressources surnaturelles, et la proportionne à lui pour cela en cette quiétude et
en ce silence éternel par lequel, dit saint Denys, il meut toutes les choses
sans se mouvoir lui-même ; et en aucune manière il ne faut alors la tirer
de sa quiétude.
Il faut encore
remarquer qu’après avoir fait fructifier leurs talents, ceux qui les avaient
reçus retournèrent vers le Seigneur pour lui présenter les bénéfices qu’ils en
avaient retirés, et que content d’eux, le Seigneur leur augmenta ces talents.
Nous devons faire de même avec les bénéfices obtenus dans l’oraison par nos
actes : après les avoir exercés, l’âme doit retourner à son repos en son
attention simple et très sereine, afin d’y recevoir de Dieu de nouvelles
ressources, lesquelles ne sont jamais données qu’en cette quiétude. Voilà
comment avance l’âme qui s’y connaît dans les affaires divines : il s’agit
de la succession des mérites et des augmentations en grâce et en vertus
expliquée par saint Thomas à ce même propos : sic enim quaedam circulatio attenditur dum ex lumine crescit luminis
desiderium ; et ex desiderio aucto crescit lumen[cccxxxiii].
Avant de nous
mettre à parler de la continuité que les saints demandent dans l’acte de la contemplation,
il sera nécessaire de mettre à découvert la tromperie dont est victime Votre
Paternité. En effet, elle dit que l’âme perd son temps en cette contemplation
simple et quiète, et qu’elle ne s’y exerce pas aux vertus, alors que c’est le
contraire qui est vrai : en cette contemplation, en effet, Dieu maintient
occupées efficacement toutes les puissances, et elles y exercent toutes les
vertus.
Quant au
premier point, il est certain qu’en cette contemplation, la volonté est
inclinée vers Dieu et occupée en lui, car toute la doctrine des saints aux
chapitres précédents vise à unir la volonté à Dieu et à éveiller en elle le feu
de la charité, ce qui est la fin de la vie spirituelle, comme l’établit saint
Thomas. Et si la volonté est occupée en Dieu, toutes les autres puissances le
sont aussi par voie de conséquence, car entre toutes les forces de l’âme, la
volonté est celle qui tient lieu de premier moteur, et elle entraîne par le
mouvement de son acte les actes de toutes les autres puissances vers leur fin
ultime, comme le ciel supérieur le fait pour les inférieurs : cum ergo in viribus animae voluntas habeat
locum primi motoris, actus eius imperat actus aliarum virium secundum
intentionem finis ultimi et utitur eis in consecutione ejusdem[cccxxxiv].
Et non seulement
la volonté imprime dans les autres puissances sa propre forme (c’est-à-dire la
liberté de son acte de telle sorte qu’il soit méritoire), mais elle y imprime
aussi une participation de la forme qui la rend parfaite, c’est-à-dire de la
charité, racine et principe, avec la grâce, du mérite. De cette manière, si l’acte
supérieur contient en lui plus parfaitement et sur un mode universel tout ce
que les actes inférieurs contiennent imparfaitement et en particulier (superius perfecte et totaliter habet quod ab
inferiori imperfecte et particulariter habetur[cccxxxv]), il en va de même de cet acte simple de la zone
supérieure de l’esprit, au sommet des trois puissances et qui est occupé en
Dieu, ainsi que nous l’avons vu : en lui seulement sont inclus les actes
des autres puissances, avec une perfection plus grande que si chacune d’elles
les exerçait indépendamment. Et si l’amour n’est pas autre chose que l’application
de la volonté à quelque chose comme à son bien (ipsa igitur habitudo vel coaptatio appetitus ad aliquid velut ad suum
bonum amor vocatur), la volonté du contemplatif exerce en cet acte l’amour
de Dieu, puisqu’en lui, elle est appliquée à Dieu de cette manière.
Une autre chose
encore est certaine : en cette contemplation, non seulement l’âme avance
vers l’exercice des vertus, mais elle va aussi vers leur augmentation comme par
une voie directe. En effet, si nous demandons à saint Thomas quel est le chemin
propre pour parvenir à ces augmentations, il nous dira que, pour sa part, Dieu
augmente en nous la grâce et la charité lorsqu’augmente l’efficace de sa vertu ;
mais pour ce qui est de notre disposition, cette augmentation vient de ce que l’âme
se réduit de la multiplicité à l’unité. Et saint Thomas renvoie à saint Denys
qui voit toujours la perfection de la sainteté en ce que l’âme se réduit de la
vie dispersée à la vie unifiée : Ex
parte ipsius materiae intensio charitatis contingit ex hoc quod natura
recipiens magis ac magis preparatur ad susceptionem gratiae secundum quod ex
multitudine in unum colligitur. Et ideo Dionisius perfectum sanctitatis semper
designat per hoc quod exparsa vita in unicam consurgit.[cccxxxvi] Donc, si tout cela se trouve en cette contemplation,
l’âme n’y est pas dans l’oisiveté, mais au contraire dans un exercice très
utile de vertus, le mieux proportionné à l’augmentation de la charité. Et si
elle se trouve en l’acte de la charité, elle est aussi en celui de toutes les
vertus dont la charité est forme et moteur, et elle dirige ses actes vers leur
fin, qui est Dieu : charitas enim est
forma virtutum, et omnes actus earum in suum finem convocat, eo quod eius
objectum est finis ultimus.[cccxxxvii]
Une autre chose
encore est bien établie en théologie : c’est par l’opération divine, et
non par nos propres actes mus par la raison, que nous pouvons parvenir aux
vertus et aux dons infus — ce par quoi l’homme se transforme à la ressemblance
de la clarté de Dieu, comme dit l’Apôtre : Virtus vero ordinans hominem ad bonum secundum quod modificatur per
legem divinam et non per rationem humanam, non potest causari per actus
humanos, quorum principium est ratio, sed causatur solum in nobis per
operationem divinam[cccxxxviii]. Et si nous demandons à saint Denys quel est l’acte
dans lequel l’âme se dispose à recevoir cette opération divine, et ces vertus
et ces dons infus en elle, il nous dira ceci : lorsque l’entendement
abandonne la lumière de la raison et se transporte en la lumière de la foi dans
la contemplation des choses divines, il cesse de s’appartenir pour appartenir à
Dieu, et il reçoit l’augmentation de ces dons : ita enim erunt divina nobis dona data[cccxxxix] - saint Denys parle [ici] de la raison illuminée par
la foi, lorsque nous voulons comparer grâce à elle les choses divines aux
nôtres ; et saint Thomas l’explique aussi de cette façon. En effet, en
cette contemplation, si l’âme se dispose ainsi à recevoir en elle cette
opération divine, ainsi que les augmentations de la charité et des autres
vertus et dons qui l’accompagnent, elle n’est pas sans exercice de vertus. Et
si c’est de la charité que provient la perfection de la vie chrétienne, et si l’on
dit que la sainteté est véritable quand l’esprit de l’homme applique à Dieu
tous ses actes et s’y applique lui-même (sic
ergo sanctitas dicitur per quam mens hominis, se ipsam et suos actus applicat
Deo), et si c’est bien ainsi que l’esprit est occupé en cette
contemplation, alors il est en train d’exercer la perfection et la sainteté
véritable, et par ces actes, il avance d’une façon qui lui est proportionnée.
Si donc Votre
Paternité compare tout cela avec ce qu’elle reproche à la contemplation de
notre vénérable Père Frère Jean de
Saint Bernard
confirme cela dans ces paroles adressées au pape Eugène : « Je pense
que tu dois faire bien attention à ce que, dans l’oraison, l’attention simple
est le fruit du discours et de la réflexion qui l’ont précédée[cccxli] ; et si ces deux premiers moments ne se
réfèrent pas à elle, ils semblent être quelque chose, mais ils ne sont rien. En
effet, le premier moment, celui du discours, s’il ne finit pas par s’arrêter en
cette vue simple, sème beaucoup, mais ne récolte rien (multa serit, et nihil metit…) ; et le second, celui de la
réflexion, s’il ne s’ordonne pas à elle, se déroule sans parvenir à son terme
et n’atteint pas son but. Donc, ce que le premier désire et ce que le second
sent, le troisième le goûte (Ergo quod
prima optat, secunda odorat, tertia gustat.). Ailleurs, le même saint
Bernard traite cela de façon plus développée tout en se lamentant ; en
effet, alors qu’au moyen de la lumière de la foi illuminée des dons de l’Esprit,
les contemplatifs pourraient déjà jouir comme des arrhes et des débuts de la
béatitude à venir au milieu des misères de cette vie, ils perdent cela pour ne
pas savoir mettre leur âme en quiétude dans l’oraison. Et il ajoute ceci à
notre propos : Qui vero
contemplationi veritatis vult vacare, necesse est ut discat quiescere non solum
ab operibus, sed etiam a cogitationibus. Multi siquidem, etsi sciant vacare
corpore, minime tamen valent vacare corde, nescientes facere sabbatum ex
sabbato.[cccxlii] Autrement dit, celui qui voudrait s’adonner à la
contemplation, et c’est en elle que se goûtent ces arrhes célestes de la
béatitude à venir, qu’il tienne pour absolument nécessaire d’apprendre à se
mettre en quiétude, non seulement des œuvres extérieures, mais aussi des
méditations intérieures. En effet, beaucoup savent se mettre en quiétude quant
au corps, qui ne savent en aucune manière le faire quant à l’esprit, ni
pratiquer le repos du repos. Expliquant ailleurs ce « pratiquer le repos
du repos », il dit que le contemplatif ne doit pas se contenter de se
mettre en quiétude quant aux choses du monde et à soi-même, mais il doit aussi
s’oublier totalement lui-même et se reposer en Dieu ; pratiquer le repos
du repos, c’est tirer du repos naturel, en la cessation des opérations actives
intérieures et extérieures, le repos surnaturel qui se reçoit dans la
contemplation simple. Saint Thomas aussi se désolait sur ce point, constatant
qu’en s’y disposant par la quiétude illuminée de la foi et des dons divins, les
contemplatifs pouvaient jouir d’un début de béatitude dès cette vie, mais qu’ils
perdaient cela à cause de la non-quiétude avec laquelle ils s’employaient à
chercher Dieu dont ils auraient pu jouir comme présent ; il trouvait cela
si lamentable qu’il en sortit de sa retenue habituelle, et oubliant sa modestie
naturelle, il se mit à pousser cette exclamation pleine de force : Magna caecitas et nimia stultitia, etc.[cccxliii], par laquelle il
s’en prend très âprement à ce désordre.
Mais ce dommage
n’est pas le seul que provoque cette façon de faire oraison soutenue par Votre
Paternité ; il y en a encore beaucoup d’autres, et il lui suffira pour s’en
persuader que saint Bernard dise la vérité dans les paroles que nous avons
rapporté : le discours et la réflexion de la lumière naturelle sème et ne
récolte pas. C’est-à-dire que l’âme ne parle à Dieu ni en l’un ni en l’autre,
mais elle se parle à elle-même, et elle est sans oraison, comme on peut le
déduire de ces paroles de saint Thomas : Per voluntatem conceptus mentis ordinatur ad alterum ; nam quando mens
convertitur ad actu considerandum quod habet in habitu, loquitur aliquis sibi
ipsi : nam ipse conceptus mentis interius verbum vocatur[cccxliv]. Un auteur très savant explique ces paroles tout à
fait à notre propos de cette manière : « Saint Thomas disait que
celui qui considère actuellement quelque chose parle à lui-même ; et pour
autant, ce concept actuel s’appelle “parole de l’entendement”. Et aussi
longtemps qu’il s’y arrête et ne se tourne pas vers un autre, il ne parle pas à
cet autre. Pour autant, celui qui désire obtenir quelque chose de Dieu, quoiqu’il
connaisse ce désir par l’acte de l’entendement, ne parle pas encore à Dieu,
mais à lui-même, et pour autant, il ne prie pas encore. En revanche, lorsqu’il
veut présenter à Dieu ce désir accompagné de la connaissance de sa nécessité et
de sa dépendance de Dieu, afin que par là Sa Majesté se meuve à lui concéder ce
qu’il désire, il soumet alors son désir et son concept à Dieu. » Tout
cela est de cet auteur, et saint Bonaventure enseigne la même doctrine à ce
propos. Quel pire désordre que celui-là ? On enseigne un mode d’oraison à
la fois dénué de tout profit, vu qu’il n’atteint pas sa fin, et complètement
disproportionné, vu que ce n’est pas là faire oraison, et que celui qui le
pratique ne parle pas à Dieu, mais à lui-même !
Chapitre 10 Où l’on répond à quelques objections
opposées à cette contemplation, les réfutant par la doctrine de saint Denys
provenant des Apôtres, et où l’on traite des visions sensibles.
Tous les autres
arguments par lesquels Votre Paternité contredit la contemplation apostolique
de notre vénérable Père Frère Jean de
Votre Paternité
apporte contre cette contemplation ce passage de saint Denys : Et enim neque possibile est aliter lucere
nobis divinum radium nisi varietate sacrorum velaminum anagogice circumvelatum,
et his quæ secundum nos sunt providentia paterna connaturaliter et proprie
praeparatum[cccxlv]. Et Votre Paternité en déduit que la contemplation
simple dont notre vénérable Père enseigne qu’elle est séparée de toutes les
similitudes connues par nous, n’a ni fondement, ni appui, puisque saint Denys
dit ici que nous ne pouvons pas recevoir la connaissance de la lumière divine
incréée qu’est Dieu, autrement que revêtue de quelques-unes de ces similitudes
connues.
Cette sentence
de saint Denys, saint Thomas l’explique en plusieurs endroits de ses livres. En
l’un d’entre eux, il dit que saint Denys parlait de la connaissance naturelle :
pour ce qui est d’elle, nous ne pouvons nous élever à la connaissance de Dieu
autrement que par quelque similitude des choses visibles qui entrent en l’âme
par les sens. Et la même chose ressort des paroles de saint Denys, celles que
nous avons rapportées et celles qui les suivent. Expliquant ailleurs ce même
passage, le Docteur Angélique dit ceci : Loquitur Dionisius quantum ad principium revelationis divinorum in qua,
quasi per sermonem quemdam nobis in signis et figuris proponuntur ; sed
ulterius de auditis per fidem et per donum intellectus mens illustratur[cccxlvi]. Par ces mots, saint Thomas a résumé le propos de saint
Denys dans ce passage, qui était d’expliquer que Notre-Seigneur proportionne à
leur imperfection les faveurs qu’il accord aux contemplatifs imparfaits et
débutants, les leur communiquant sur leur mode naturel et sensible quoiqu’elles
soient surnaturelles, de telle sorte que nos
perducerent per sensibilia in intellectualia, et ex sacris figuratis symbolis
in simplices caelestium hierarchiarum summitates[cccxlvii]. Autrement dit, comme des petits enfants qui ne
savent pas encore marcher sans s’appuyer sur le chariot des choses sensibles,
Dieu les mène selon leur mode imparfait, à ce qui est intelligible par ce qui
est sensible, et à la connaissance des choses simples et célestes par les
similitudes et les figures connues.
Et dans les
mots que l’on vient de rapporter, saint Thomas ajoute que saint Denys ne parle
pas dans ce passage de la connaissance surnaturelle de la foi et des dons du
Saint-Esprit, en laquelle s’exerce la contemplation véritable : en
celle-ci, ainsi que nous l’avons vu, l’entendement doit se dépouiller de toutes
ces similitudes pour ne pas en être trompé, dit saint Grégoire, car elles
représentent Dieu comme il n’est pas, et elles l’abaissent à ce qui est
inférieur à l’entendement même.
Aussi l’objection
de Votre Paternité n’a-t-elle rien à voir avec le cas qui nous intéresse, ni
quant à ce que l’on vient de dire, ni quant à cette autre affirmation selon
laquelle l’âme serait en cette contemplation comme suspendue en l’air et sans
fondement. En effet, dit saint Thomas, l’entendement s’y trouve extra omnem sensum positus et veritati
supernaturali conjunctus[cccxlviii], c’est-à-dire séparé de toutes les autres
connaissances et fermement uni à la vérité divine ; et cette union, dit
saint Denys à ce propos, est meilleure que celle de la raison et de la lumière
naturelle de l’entendement. La distance est telle entre ces deux fondements,
que saint Thomas y voit la différence qui existe entre la contemplation des
philosophes chrétiens, participant de celle qu’exercent les bienheureux dans le
ciel (toutes deux sont mues par la lumière divine provenant immédiatement de
Dieu, quoiqu’avec une différence de clarté), et la contemplation des
philosophes de la [seule] nature, qui s’exerce par les discours de la raison
dans le miroir des créatures.
L’autre
argument formulé par Votre Paternité contre la contemplation de notre vénérable
Père, porte sur cette affirmation : il faut abandonner dans la
contemplation, non seulement les similitudes sensibles et distinctes entrées
par les sens dans la connaissance naturelle, mais aussi celles qui sont entrées
en l’âme sur un mode surnaturel, par exemple les visions et appréhensions
communiquées surnaturellement sur un mode sensible et proportionné à notre
connaissance naturelle. Cela semble malencontreux à Votre Paternité, puisque
Dieu produit ces communications pour le bien de l’âme, si bien qu’il n’y a pas
à en ôter le souvenir. Cette objection ne nous est pas non plus un obstacle,
car on y a suffisamment répondu par les déclarations de saint Denys que l’on a
citées un peu plus haut, et la doctrine de notre auteur s’en trouve accréditée.
En effet, si l’intention de Dieu dans ces communications surnaturelles est d’élever
les âmes de la connaissance matérielle et sensible, où elles sont grossières et
comme diminuées, à la connaissance intellectuelle simple, où elles se
spiritualisent et grandissent, et si cela ne peut pas se faire sans que l’entendement
se dépouille de ces similitudes, il est clair que Dieu ne veut pas que l’on s’en
embarrasse dans la contemplation simple.
Et les paroles
mêmes de saint Denys nous enseignent comment nous avons à nous comporter dans
ces communications pour en retirer le fruit que Dieu en attend ; il dit
ceci : visibiles quidem formas
invisibilis pulchritudinis imagines arbitrans, sensibiles suavitates figuras
invisibilis distributionis, et immaterialis luculentiae imaginem materialia
lumina[cccxlix]. Autrement dit, celui qui reçoit ces communications
sensibles doit s’élever par elles aux [communications] intellectuelles simples
comme si elles en étaient des images : la beauté visible, image de l’invisible ;
la suavité sensible, image de celle du ciel ; l’éclat de la lumière
matérielle, image de la lumière spirituelle ; et pareillement pour les
autres communications sensibles. Traitant de ces communications et des
similitudes qu’elles contiennent, que ce soit dans le cas que nous sommes en
train de considérer ou à l’intérieur de l’acte de la contemplation, saint Denys
lui-même déclare ceci : si le contemplatif veut que l’illumination divine
se communique à lui en vérité et sans voiles, l’entendement doit abandonner non
seulement toutes les similitudes des choses sensibles et spirituelles et toute
son opération active, mais aussi omnia
divina lumina et sonos et sermones caelestes[cccl], c’est-à-dire les souvenirs de toutes ces
communications qu’ils ont reçues de Dieu sur un mode surnaturel ; et une
fois l’entendement dépouillé de tout cela, qu’il entre dans l’obscurité comme
Moïse dans la nuée où Dieu se trouve. Saint Denys rapporte cela comme la doctrine
de l’apôtre saint Barthélemy, et nous la verrons plus loin alléguée par saint
Augustin de façon plus claire. Et comme les saints et les hommes très illuminés
par Dieu burent cette sagesse à une même source, notre vénérable Père aussi
conseille cela. En effet, pour un peu de saveur sensible qu’elles reçoivent par
ces souvenirs répétés, ces âmes font obstacle aux effets de l’illumination
divine qui se communique en la contemplation. Certes, ces communications
surnaturelles sur un mode sensible, lorsqu’elles sont de Dieu, produisent en
passant quelque effet également surnaturel en l’appétit sensible pour modérer
et ordonner les passions qui y résident : par exemple, la vision de l’humanité
du Christ Notre-Seigneur que reçut notre Mère sainte Thérèse, et qui lui ôta
toutes les affections vaines qui lui pesait tant ; mais cet effet ne
dépend pas de ce que l’on admet ou refuse ces représentations, car elles
opèrent cela en l’âme à l’instant où elles se forment, ainsi que l’a très bien
expliqué notre vénérable Père.
Et si l’âme ne
repoussait pas la propriété et l’estime de ces souvenirs — mais s’ils viennent
de Dieu, elle ne pourra pas [pour autant] les perdre — parce qu’ils mettent
obstacle aux effets principaux de la contemplation quand elle en embarrasse et offusque
l’entendement, il lui faudrait le faire à cause des tromperies que le démon
peut produire par cette voie dans les âmes peu prudentes et tout émues de ces
communications sensibles, même si la sensation qu’elles en ont est douce.
Là-dessus, notre vénérable Père a donné une doctrine admirable dans tout le
livre second du traité intitulé « Montée du Mont Carmel »,
injustement accusé par Votre Paternité : avec sagesse et expérience, il y
ferme au démon toutes les entrées qu’il peut avoir dans les âmes contemplatives,
et il guide celles-ci avec sûreté et profit vers la contemplation
intellectuelle, les dépouillant de toutes ces appréhensions sensibles. À saint
Bonaventure, il semble que cela soit nécessaire non seulement dans les
représentations sensibles communiquées sur un mode surnaturel, mais aussi dans
les doux sentiments de l’appétit sensible ; voici ce qu’il dit à ce
propos : « Toutefois, comme cette abondance de consolation et d’allégresse
consiste en une certaine douceur admirable du cœur, il est toujours plus sûr d’être
sur ses gardes ; en effet, le démon a l’habitude de se transfigurer en
ange de lumière et de procurer parfois à l’homme ce genre de choses, non pas
pour le consoler, mais pour secrètement le souiller par la vanité, afin qu’il s’enorgueillisse
et pense qu’il est quelque chose. Pour autant, il faut faire très attention :
toutes les fois que tu éprouveras ces recueillements, élève à Dieu la vue de l’intelligence
pure, afin que ta volonté ainsi guidée par l’entendement ne se sépare d’aucune
façon de lui ; et si tu devais alors te réjouir que ce soit en Dieu seul.
De cette manière, si cette suavité provenait de Dieu, elle deviendrait plus
intense, et si elle provenait du démon, elle disparaîtrait, ou au moins
diminuerait. » Ainsi saint Bonaventure nous enseigne-t-il à établir notre
âme dans la forteresse où elle sera à l’abri des assauts du démon lors de ces
communications sensibles, et notre vénérable Père cherche à nous convaincre de
la même chose dans tout ce livre second auquel s’oppose Votre Paternité. Et
saint Denys ajoute ceci : lorsque cette suavité du cœur vient de Dieu,
elle est donnée pour mettre au pas l’appétit sensible, afin qu’il ne rabaisse
pas l’intention de l’esprit, du fait de la violence des passions, à ce qui est
sensible, mais qu’il aide plutôt à sa façon l’envol de l’entendement vers ce
qui est spirituel. C’est pourquoi, parce qu’elle procède d’une cause
supérieure, cette suavité même porte à ce qui est intelligible et simple comme
à sa sphère propre ; et elle entraîne l’âme, comme par la main, de la
multiplicité de la méditation à l’unité de la contemplation : affluentiae manu ducentis a multis et
divisibilibus ad simplicem et non tremulam Dei cognitionem[cccli]. C’est ce qu’expérimentait notre Mère sainte Thérèse
en l’une de ces communications, et elle dit que l’entendement voulait [alors] n’entendre
qu’une seule chose, et la mémoire ne pas s’occuper en davantage.
Pour que soit
mieux connue la pureté de la doctrine de notre vénérable Père Frère Jean de
Notre vénérable
Père ne demande donc pas que l’entendement repousse ces visions
intellectuelles, il conseille plutôt qu’il s’exerce en elles. En effet, tout
comme les autres font obstacle pour l’union à Dieu si l’entendement ne s’en
dénude pas, celles-ci aident à cette même union, et introduisent la perfection
en l’âme, ainsi que saint Denys l’a indiqué par ces mots : quasi per ipsam visionem videntibus divina,
facta illuminatione revelavit et quidem divinis ipsis sancte perficientibus[ccclvi]. Et Hugues de Saint-Victor déclare qu’elles s’appellent
« visions divines » non solum
ideo quia divina videntibus manifestavit, sed quia ipsos etiam divinos effecit[ccclvii] ; et Albert le Grand ajoute : sanctitatem eis praebendo[ccclviii]. Aussi ces visions s’appellent-elles divines par
excellence, tant pour la très haute connaissance de Dieu et de ses perfections
divines qu’elles donnent à l’âme, que parce que d’une certaine façon, elles
rendent divins ceux qui les reçoivent, leur communiquant perfection et
sainteté. Aussi notre vénérable Père, si défiant à l’égard de toutes les
communications sensibles et dissuadant si souvent les âmes contemplatives de s’en
approprier et de s’y attacher, leur laisse-t-il tant de liberté dans les
intellectuelles, tant pour ce que l’on vient de voir que pour la sécurité qu’elles
comportent ; du fait de leur excellence, du fait aussi de la partie de l’âme
à laquelle elles se communiquent et qui est le sommet de l’esprit - appelé mens, comme on l’a déjà vu —, le démon
ne peut en aucune manière les contrefaire, car il ne peut opérer qu’en l’imagination
et en l’appétit sensible (quia tota
interior operatio diaboli est circa phantasiam et appetitum sensitivum[ccclix].).
Pour que cette
matière rarement expliquée soit mieux comprise, et pour que les personnes
simples et peu versées en scolastique ne s’inquiètent pas de ce qu’il leur
semble qu’elles perdent leur temps en l’oraison (parce qu’elles ne perçoivent
pas l’illumination divine tout en s’y disposant par la simplicité et l’abstraction),
il faut remarquer ce que dit saint Thomas : l’entendement a toujours près
de lui l’illumination divine de façon non formée et indistincte, quoiqu’il ne
la perçoive ni ne la connaisse pas, et cela pour cinq raisons. Saint Thomas les
donne, et en voici les principales : la profondeur et la subtilité de
cette lumière divine qui n’a pas de forme, mais qui est communiquée en sa
nature spirituelle et en sa simplicité ; l’effet déroutant que cette
lumière très simple et très universelle produit en l’entendement, habitué à
connaître par les similitudes grossières et distinctes que l’imagination lui
administre et qui procèdent des sens. De là vient qu’à l’instant même où l’entendement
se dépouille de toutes les similitudes de sa connaissance naturelle et met en
quiétude son opération active en la lumière de la foi, cette lumière divine se
communique et s’unit à elle, comme le dit saint Denys. Et saint Thomas l’explique
ainsi : quando anima nostra Deo
conformata immittit se rebus divinis non immissione oculorum corporalium, sed
immissione fidei, tunc divinum lumen ignotum et inaccessibile seipsum nobis
unit et communicat[ccclx]. Et avec cela, l’âme pourrait être bien consolée et
satisfaite, puisqu’elle participe si étroitement de Dieu, mais comme malgré
tout elle ne le perçoit pas, elle laisse sa quiétude pour s’employer à d’autres
activités, et elle perd la disposition en laquelle cette lumière divine devait
opérer en elle. C’est là un bien grand dommage, et un mal plus répandu que
reconnu ! Notons bien ces mots : seipsum
nobis unit et communicat ; nous n’avons donc pas besoin de forcer la
lumière divine pour qu’elle entre et illumine l’âme : nous n’avons qu’à
lui ôter les empêchements, tous comme nous le ferions pour le soleil qui donne
sur la fenêtre et auquel nous n’aurions qu’à ouvrir, du fait de sa bonté
communicative qui participe du soleil divin dont il est similitude expresse,
ainsi que nous l’avons vu ailleurs.
Cette lumière
sans forme et indistincte, même si elle est toute parfaite en elle-même, ne
nous donne pas une connaissance parfaite de celui qui illumine, tant parce qu’elle
déborde notre entendement — ce pour quoi saint Denys l’appelle « ténèbre »
et « ignorance » —, que parce que la connaissance universelle qu’elle
nous donne de ce qu’il y a de particulier dans les choses, est imparfaite (Cognitio in universali est imperfecta[ccclxi].). Malgré tout, avec cette connaissance universelle
et imparfaite, nous pouvons aimer Dieu parfaitement, comme l’établit saint
Thomas : comme en un cristal limpide et en l’étoupe sèche, l’illumination
divine ne trouve pas de résistance pour illuminer l’entendement et enflammer la
volonté des esprits déjà purifiés ; et quand cette lumière indistincte et
imperceptible entre en eux, le feu de l’amour de Dieu prend tout de suite,
comme notre vénérable Père l’a expérimenté, selon qu’il l’a indiqué en l’un de
ses livres qui n’est pas encore imprimé. Il dit que sans recevoir d’illumination
distincte, il sentait que son esprit était en train de fortement s’enflammer en
amour de Dieu. Et certains contemplatifs très avancés en ont déduit que la
volonté pouvait aimer sans acte de l’entendement, du fait qu’ils ne percevaient
pas cette lumière indistincte et sans forme, quoique l’entendement la reçût,
tout en expérimentant les effets qu’elle produisait en la volonté, l’enflammant
en amour de Dieu.
Tout cela
permet de comprendre ces visions divines intellectuelles. Maintenant, quand
Notre-Seigneur veut en communiquer quelqu’une aux contemplatifs avancés pour
mieux les perfectionner en sa connaissance et en son amour, il fait avec eux ce
que les anges supérieurs font avec les inférieurs lorsqu’ils sont illuminés de
quelque mystère divin : ces derniers ne pouvant recevoir la lumière divine
en sa pureté simple et très universelle, ils donnent forme et particularité à
cette lumière en la proportionnant à leur entendement plus particulier, ad hoc quod in cognitionem rerum adducantur[ccclxii], c’est-à-dire afin qu’ils puissent percevoir l’illumination
et connaître les choses dont ils sont illuminés. Dieu fait de même avec les
contemplatifs dans les visions intellectuelles : il donne forme à cette
lumière indistincte et sans forme dont l’entendement est toujours entouré sans
qu’il la perçoive, secundum aliquam
similitudinem intelligibilem quæ quandoque immediate imprimitur, quandoque a
formis imaginatis resultat secundum adjutorium luminis[ccclxiii]. C’est-à-dire qu’il revêt cette lumière divine de
quelque similitude intellectuelle pour que l’entendement puisse la percevoir.
Il le fait parfois de façon plus relevée si la connaissance doit l’être, et
alors s’imprime en l’entendement la similitude émanée immédiatement de Dieu
pour produire des effets proportionnés à cette dignité ; et parfois cette
similitude résulte des formes habituelles qui étaient en l’entendement, aidée
de la lumière divine.
Il y a encore
une très grande différence entre ces visions intellectuelles et les
illuminations divines perceptibles. Pour l’ordinaire, en effet, lorsque le
Seigneur fait cette faveur aux contemplatifs, c’est en leur illuminant la
connaissance universelle que la foi leur présentait dans l’obscurité, et il
leur donne une connaissance très lumineuse de Dieu, mais sur un mode qui reste
universel et confus : manifestum est
autem quod cognoscere aliquid in quo plura continentur sine hoc quod habeatur
propria notitia uniuscujusque eorum quæ continentur in illo, est cognoscere
aliquid sub confusione quadam[ccclxiv]. Telle est la communication illuminée dont notre Mère
sainte Thérèse déclare qu’elle est de théologie mystique pour en avoir eu l’expérience,
et dont elle dit : « elle met l’âme en suspens, de telle sorte que
tout semble se trouver en dehors d’elle. La volonté aime, la mémoire me semble
presque perdue, l’entendement me semble ne pas discourir, mais sans se perdre,
comme effrayé plutôt de l’abondance de ce qu’il comprend, car Dieu veut qu’il
comprenne qu’il ne comprend rien de ce que Sa Majesté lui présente. » C’est
ainsi que notre Mère nous a indiqué ce mode d’illumination intellectuelle, à la
fois universel et pourtant confus, quoique très lumineux, par lequel
Notre-Seigneur a coutume d’illuminer parfois la contemplation de ceux qu’il
veut attacher davantage à sa connaissance et à son amour.
Un autre mode
de vision intellectuelle plus relevé que celle-ci nous a été indiqué par saint
Thomas en ces mots : Procedit enim
sapientiae donum ad quamdam deiformem contemplationem et quodammodo explicitam
articulorum, quæ fides sub quodam modo involuto tenet secundum humanum modum[ccclxv]. Autrement dit, ce que la foi nous présente sur notre
mode humain des mystères divins, comme enveloppés d’obscurité, l’illumination
du don de sagesse le dévoile en quelque sorte, pour nous découvrir au-dessus de
notre mode humain et dans la contemplation absorbée en Dieu, ce que Dieu veut
que nous voyions de l’intime de ces mystères. Telle est la contemplation divine
que l’on appelle « contemplation de similitudes expresses », la
plus relevée après la claire vision de l’essence divine, très semblable à celle
qu’Adam possédait par privilège en l’état premier (Per aliquod spirituale lumen menti hominis influxum divinitus, quod
erat quasi similitudo expressa lucis increatae, Deum videbat[ccclxvi].), semblable aussi à la contemplation naturelle des
anges viateurs avant leur glorification, lesquels connaissaient par la beauté
de leur nature (similitude expresse de Dieu) celle de leur créateur. À ce genre
appartient une vision très relevée de notre Mère sainte Thérèse, celle où lui
fut communiquée par similitudes expresses et distinctes le mystère de
Cette sorte de
vision divine, où la connaissance de quelque chose de particulier de Dieu est
donné à l’âme par similitudes expresses, est la plus élevée qui soit en cette
vie, et elle est donc très rare ; et comme elle est propre aux anges et
ineffable pour nous, saint Denys dit qu’elle n’est accordée ici bas qu’à ceux
qui ressemblent aux anges, tant pour la pureté que pour la contemplation :
et licet nunc huius modi immissiones sint
nobis ineffabiles et ignotae, inerunt tamen aliquibus hominibus, sed illis
solis qui digni habiti sunt ipsis angelis, et sunt deiformes[ccclxvii]. Aussi ne la trouvons-nous accordée à personne qui ne
soit au degré de l’union transformée[ccclxviii] et en état de perfection, et il y a en elle du plus
et du moins. En effet, plus la similitude est expresse, plus la vision est élevée
et plus elle rapproche l’entendement de la connaissance particulière de Dieu ou
de la perfection divine qu’elle présente : lumen profeticum magis in suo vigore percipitur quando secundum
expressiorem similitudinem res profeticae demonstrantur[ccclxix]. En effet, même si l’ange est similitude expresse de
Dieu, l’archange l’est davantage, et il en va de même des autres ordres
davantage liés à Dieu ; et du séraphin suprême — qui est la similitude de
Dieu la plus expresse parmi les anges — à l’original divin, la distance est
infinie. Cela est très important à considérer, du fait de la facilité avec
laquelle certains, pour indiquer chez les saints des illuminations qui n’atteignaient
pas celles d’une similitude expresse de Dieu, se risquent tout de suite à affirmer
une chose tellement niée dans les saintes lettres, à savoir la vision claire de
l’essence divine, serait-elle pour un instant.
Ces visions en
lesquelles il n’y a pas de danger introduisent donc une grande perfection en l’âme.
Ce sont celles dont notre vénérable Père dit ceci : lorsque Dieu fera ces
faveurs à l’âme, qu’elle ne s’y comporte pas de façon négative, comme dans les
sensibles, mais qu’elle s’exerce en leur notice, car elles unissent l’âme à
Dieu et éveillent grandement son amour, et elles sont comme des mines divines,
pleines de grands biens spirituels.
En effet, dit
saint Thomas, si chaque vision divine intellectuelle est comme un miroir divin,
dans lequel l’entendement voit ce que Sa Majesté veut lui découvrir de l’un de
ses mystères ou de l’un de ses attributs qu’il lui présente en elle, combien
plus le sera cette vision si haute de similitudes expresses immédiatement
émanées de Dieu ? Et comme le dit saint Denys au même propos, non in imaginibus sacre fictis formative
figurant deificam similitudinem, sed ut vere Deo approximantes[ccclxx] ! Telle est assurément l’incomparable
excellence de ces similitudes expresses communiquées sur le mode des anges,
comme ce même saint nous l’a dit il y a peu, à savoir que ce ne sont pas là des
images mortes, telles que celles que nous fabriquons pieusement en notre
imagination selon notre mode grossier, mais des images vivantes qui présentent
la similitude de Dieu dont elles sont proches. Il en va comme des personnes que
nous avons devant nous : il s’en forme en nos yeux des similitudes
vivantes, qui non seulement nous les présentent fidèlement, mais qui nous
présentent aussi leurs actions. De même pour ce dont nous parlons : l’entendement
du contemplatif étant ainsi illuminé en son intellection pure, sans intermédiaire
entre elle et Dieu (ce qui est la qualité requise par ce saint pour ces
illuminations si relevées : quoniam
secundum omnis intellectualis operationis quietem talis fit deificatarum
mentium ad supremum lumen unitio[ccclxxi].), Sa Majesté imprime en lui ces similitudes
expresses et formées sur le mode divin, similitudes du mystère et de celle de
ses perfections qu’il veut lui communiquer. Et pour autant, ce même saint
appelle une telle similitude pulchritudo
formifica, c’est-à-dire « beauté formatrice » ; et de
même que le soleil agit en ses rayons, le soleil divin agit en ces similitudes
formées par lui de façon divine et expresse. C’est ce qu’expérimentait notre
Mère sainte Thérèse en la vision de la bienheureuse Trinité rapportée plus
haut, disant que les trois personnes divines présentes de cette manière lui
parlaient et l’enseignaient. Et elle dit la même chose ailleurs en traitant de
cette vision, ainsi que de la façon dont chacune des trois personnes divines
lui départissait ses dons. Aussi la sainte appelle-t-elle très proprement cette
vision « figure de la vérité ».
Saint Bernard
et
C’est être bien
loin de l’idée juste de la véritable contemplation, que de vouloir opposer ce
qu’en a écrit notre vénérable Père et le passage de saint Thomas disant ceci :
Intellectus non potest intelligere nisi
quod fit actu per aliquam similitudinem rei intellectae per quam informatur
intellectus ad intelligendum[ccclxxiii]. Nous acceptons bien cette proposition selon laquelle
l’entendement ne peut s’exercer sans être informé de ce qu’il doit connaître
par quelque similitude et image ; mais nous nions que dans la
contemplation, l’entendement n’ait pas quelque image et concept de Dieu qui l’informe.
Et saint Denys répond à cet argument de peu de poids qu’il y a deux façons de
faire une image : soit en ajoutant quelque chose, comme dans la peinture,
soit en retranchant quelque chose, comme dans la sculpture. Et il en va de même
dans les choses spirituelles : parfois nous allons à Dieu sur le mode
affirmatif en formant de lui quelque image de notre façon, et parfois nous
allons vers lui par négation, dépouillant l’entendement de toutes les
similitudes connues avec lesquelles il forme à sa façon grossière et limitée un
concept de Dieu ; nous l’établissons alors en un autre concept supérieur
à lui, dont le revêt la lumière de la foi reçue sur un mode simple et dans
toute sa pureté. Tel est le concept par lequel l’entendement se présente à Dieu
dans la contemplation. Cette façon d’aller à Dieu en niant tout ce que nous
connaissons, saint Denys dit que les apôtres l’ont enseignée pour que nous
parvenions à un concept de Dieu supérieur à celui que peut nous offrir le
discours de la raison : propter quod
Theologi nostri per negationes ascensum praehonoraverunt sicut exsuscitantem
animam ab his quæ sunt ipsi connaturalia, et per omnes divinos intellectus
pergentem, a quibus segregatum est quod est super omne nomen, et super omnem
rationem et cognitionem. In ultimis autem totorum Deo conjugentes, inquantum
nobis illi conjugi est possibile[ccclxxiv].
Tel est donc le
concept de Dieu que les apôtres nous enseignent à former, niant tout ce que
nous connaissons parce que sans proportion avec sa grandeur, et établissant l’entendement
par la lumière de la foi au-dessus des choses créées les plus hautes, en une
immensité et une incompréhensibilité de sa grandeur et perfection, au-dessus de
toute raison et connaissance de quoi que ce soit de créé. C’est ce même concept
négatif que saint Thomas nous recommande dans la contemplation, lorsqu’il dit :
« Dans l’état de cette vie, nous allons mieux à Dieu en connaissant [ce]
qu’il n’est pas, qu’en comprenant ce qu’il est. Aussi, pour avancer vers la
contemplation, l’entendement doit abandonner non seulement les similitudes de l’imagination,
mais aussi les formes spirituelles, comme l’enseigne saint Denys. » Tout
cela est de saint Thomas. Ailleurs, il dit la même chose, d’une manière qui
convient davantage à notre propos, par ces mots : « l’entendement
entre dans les réalités spirituelles par l’un de ces deux chemins : le
premier est par négation, éloignant des réalités spirituelles toutes les
similitudes corporelles, et c’est ce qu’il lui faut faire dans la contemplation
divine en cette vie, quia in hoc
perficitur cognitio humana secundum statum viae, ut intelligamus Deum ab
omnibus separatum super omnia esse, et ad hoc pervenit Moyses qui dicitur
intrasse ad caliginem in qua Deus erat[ccclxxv] ; ce qui veut dire que la connaissance que nous
pouvons avoir de Dieu en cette vie est parfaite, quand nous parvenons à
connaître en pratique que Dieu est une déité supérieure à toutes les réalités
et séparée d’elles ; et Moïse parvint à cette connaissance lorsqu’il
entra dans la nuée où Dieu se tenait. Le second chemin est par affirmation, l’entendement
posant la vue de l’intellect sur les réalités spirituelles et divines. Mais
cela n’est pas possible en cette vie où nous ne pouvons pas les voir en
elles-mêmes, et notre contemplation doit donc actuellement se faire par le
premier chemin, celui de la négation.
Cette doctrine
de saint Thomas nous fournit non seulement la véritable solution de l’argument
de Votre Paternité, mais aussi une indication pratique pour savoir quand le
moment sera venu pour l’entendement d’avancer vers Dieu par la voie affective,
délaissant d’appliquer l’intention de l’âme à la connaissance et à ses propres
réflexions, que ce soit pour former à sa façon un concept de Dieu, ou pour
reconnaître son acte simple. En effet, en ayant expérimenté en pratique que
Dieu est une perfection supérieure à toutes les perfections, qu’il est une
excellence élevée au-dessus de toutes les réalités au point qu’il les laisse
toutes au-dessous de lui et séparées de lui, qu’il est ineffable et
incompréhensible au point qu’aucune comparaison ni aucun discours ne permet de
le connaître en cette vie tel qu’il est, l’entendement est parvenu à la
connaissance parfaite qu’il peut avoir de Dieu sur cette terre, et il a formé
cette très belle image et ce concept supersubstantiel de Dieu qui convient à sa
grandeur, retranchant de lui toutes les réalités et plaçant au-dessus d’elles
toute son excellence et sa grandeur : Hoc
enim est vere videre et cognoscere Deum, et supersubstantialem
supersubstantialiter laudare per omnium entium ablationem quemadmodum per se
naturale agalma facientes, et ipsam in se ipsa ablatione sola ocultam
manifestantes pulchritudinem[ccclxxvi]. Le vénérable Hugues [de Saint-Victor] déclare à
propos de ce concept, que tout en étant encore une image, elle représente si
exactement la vérité, qu’on peut la prendre pour la vérité même ; car en
dehors d’elle, il n’y en a pas d’autre qui la montrerait plus expressément.
Une fois que ce
concept supersubstantiel et très élevé de Dieu est établi en l’entendement, le
contemplatif étant persuadé que sa beauté et sa perfection dépassent tout ce qu’il
peut connaître ici-bas (en effet, il peut seulement saisir qu’il est supérieur
et transcendant à toutes les substances créées, et cela avec une distance
infinie), il n’a plus à se fatiguer davantage dans la recherche d’une plus
grande connaissance de Dieu ; et ce concept une fois solidement formé, il
n’a plus d’ordinaire à le reconnaître, mais à chercher à aimer ce qu’il ne peut
connaître en y appliquant l’intention et la force de l’âme. C’est ce que nous recommande
saint Thomas lorsqu’il dit ceci à propos des contemplatifs parvenus à ce stade :
principalis eorum cura et studium jam
circa hoc maxime versatur, ut Deo inhaerant[ccclxxvii]. C’est-à-dire que leur principal souci et leur
application n’est plus d’acquérir purement la connaissance de Dieu, mais de s’unir
à lui. En effet, comme nous l’avons déjà vu ailleurs, dès l’état de cette vie
nous pouvons l’aimer et nous unir à lui selon son essence, mais nous ne pouvons
pas le connaître de cette manière. Or, la connaissance surnaturelle et infuse
est nécessaire à l’amour surnaturel et gratuit, et l’entendement doit la
recevoir en se dépouillant de toutes les similitudes de la connaissance
naturelle, ainsi que nous le verrons au chapitre suivant. Voilà pourquoi les
saints nous recommandent tant de nous séparer d’elles toutes pour aller à Dieu
avec la seule lumière simple de la foi : c’est elle qui proportionne l’entendement
pour qu’il reçoive les dons de l’illumination divine et participe à Dieu en
lui-même, participation à laquelle s’ordonnent tous les exercices des
contemplatifs. C’est une règle générale que Dieu a mise en la nature des
choses, comme le montre saint Thomas, que pour être élevé à ce qui dépasse sa
faculté naturelle, il faut s’y disposer d’une façon qui dépasse sa nature.
Aussi, pour parvenir à recevoir de Dieu dans la contemplation les dons
surnaturels de son illumination et de son action (par lesquels il nous rend
participants de sa divinité, et cela dépasse tellement toutes les ressources de
la nature humaine), il faut nous disposer par la lumière de la foi, laquelle
est surnaturelle elle aussi quant à son habitus, quoique son exercice nous soit
concédé selon notre mode humain. C’est ainsi que les choses se proportionnent à
la fin à laquelle elles s’ordonnent.
Ce raccourci de
la perfection chrétienne, si peu pratiqué par les contemplatifs, par lequel l’âme
va sans empêchements ni détours participer à Dieu et à ses perfections divines
telles qu’elles sont en elles-mêmes, saint Denys nous l’enseigne par ces mots :
« Nous nous unissons aux réalités mystiques et secrètes, telles que les
réalités divines, selon la lumière que Dieu nous donne dans la foi en une
opération supra-intellectuelle. En effet, ce n’est qu’en y participant que nous
connaissons toutes les réalités divines qui peuvent nous être manifestées en
cette vie, car selon leur principe et leur situation propres, elles sont
au-dessus de tout ce que l’entendement peut atteindre ici-bas, et au-dessus de
toute substance et connaissance. Aussi, pour pouvoir participer à ce que nous
ne pouvons connaître, nous nous enfonçons en Dieu, en négation et quiétude de
toutes les opérations intellectuelles actives et de toutes les similitudes de
leur connaissance naturelle ; en effet, rien n’est assez divinisé ni aucune
substance n’est assez parfaite, que cela puisse être comparé à la cause suprême
et séparée des autres, et il y là une distance infinie. »
Voilà ce que
dit saint Denys au sujet de ce chemin court et sans détour pour que l’âme
parvienne vite dans l’oraison mentale à participer à Dieu tel qu’il est en
lui-même, ce qui en constitue la perfection. Et en expliquant ce passage, saint
Thomas nous dit que l’entendement se trouve en opération superintellectuelle
lorsqu’il se dépouille de toutes les réalités qu’il peut connaître par sa
lumière naturelle en cette vie, lesquelles sont toutes inférieures à lui, et qu’il
s’élève à la connaissance des réalités divines telles qu’elles sont en
elles-mêmes et comme la foi les présente : alors il se trouve en opération
superintellectuelle au-dessus de lui-même et participe à ces réalités mêmes, secundum quod divina in ipso intellectu
participantur : prout scilicet intellectus noster participat
intellectualem virtutem et divinae sapientiae lumen[ccclxxviii]. C’est-à-dire qu’en demeurant proportionné à l’illumination
divine par la lumière simple de la foi (qui va de pair avec la lumière du don
de sagesse qui va éclairer ce que la foi présente en obscurité), non seulement
l’entendement participe à l’éclat de cette lumière divine, mais [cette
illumination] passe aussi à la volonté en lui donnant la saveur des choses
divines que la foi lui a présentées. En effet, cette illumination instruit l’entendement
de façon telle, qu’elle passe toujours à donner saveur et amour à l’affection,
comme l’expliquent les saints, et c’est cela mettre l’âme en participation de
Dieu. Et l’on verra ici combien se trouve fondée en théologie mystique et
scolastique cette règle générale que saint Bonaventure donne aux contemplatifs,
lorsqu’il dit : quoties ergo superintellectualiter
exercemur ad divinum radium, toties opus est ut resecemus intellectuales
operationes, ut docet divus Dionisius, et similiter creaturarum similitudines :
quia intellectuales operationes et formae in exercitio superintellectuali
reputantur umbrae et offendicula[ccclxxix]. C’est-à-dire que toutes les fois que le contemplatif
veut se mettre à participer super-intellectuellement à l’illumination divine,
il lui faut retrancher les opérations intellectuelles mues par la raison, comme
l’enseigne saint Denys, ainsi que les similitudes des créatures par lesquelles
ces opérations procèdent, car les unes comme les autres sont obstacles et
ombres en cette participation et en cette illumination super-intellectuelle.
Votre Paternité apporte un autre argument contre la contemplation de notre
vénérable Père en disant ceci : conseiller que l’entendement demeure en
opération passive dans l’oraison mentale, cela sent la doctrine des Alumbrados,
car c’est lui dire de demeurer totalement oisif et sans acte propre. Ce n’est
pas que cet argument porte de grandes difficultés, mais les maîtres en ces
matières en ont peu traité, car ce n’est pas là une façon neuve de parler en
toute rigueur scolastique, et elle est utilisée par Aristote, saint Denys et
saint Thomas, princes de la bonne philosophie, de la théologie mystique et de
là scolastique. En effet, si les puissances qui sont mues par d’autres sont
dites très proprement « passives », cette motion sera dite « passive »
tout aussi proprement. Et c’est en ce sens qu’Aristote a dit quod intelligere pati quoddam est[ccclxxx]. Et c’est dans le même sens que l’on appelle « pâtir »
le fait de recevoir connaissance et amour en ces puissances passives, que la
motion soit naturelle ou surnaturelle, ainsi que saint Thomas l’établit à notre
propos : sicut enim in cognitione
naturali intellectus possibilis patitur ex lumine intellectus agentis, ita et
in cognitioni supernaturali intellectus humanus patitur ex illustratione
divinae luminis[ccclxxxi]. Et saint Denys aussi a utilisé cette manière de
parler au sujet des dons reçus dans la contemplation, lorsqu’il disait du divin
Iérothée qu’il était non solum discens,
sed et patiens divina ex quadam docta inspiratione[ccclxxxii]. Autrement dit, il avançait dans les choses divines
non seulement par sa connaissance et son opération active, mais aussi par son
opération passive mue par Dieu grâce à son inspiration intérieure.
Et si l’âme est mue par Dieu dans la contemplation et reçoit ses mouvements
sur un mode passif, il ne faut pas en inférer qu’elle ne possède pas pour
autant son opération propre ; c’est le contraire qui est vrai, comme
saint Thomas l’explique par ces mots : Considerandum
tamen, quod si virtus quæ est actionis principium ab alia superiori virtute
moveatur, operatio ab ipsa procedens non solum est actio, sed etiam passio, in
quantum scilicet procedit a virtute, quæ a superiori movetur[ccclxxxiii]. Si bien que nous en tirons ceci : l’acte mû
possède l’opération propre de celui qui le reçoit, et si saint Thomas établit
que cela est vrai chez les instruments inanimés mus par l’artisan, combien plus
chez ceux qui sont vivants et mus par Dieu ! Il vérifie cela dans l’exemple
de la scie : elle opère sous la motion de l’artisan, et en cette
opération, elle se dépasse elle-même, avançant sous sa guide en une ligne
droite conforme à son art ; mais elle a aussi son opération propre par
laquelle elle coupe le bois. Et cela se trouve de façon plus parfaite en l’âme
mue par Dieu, recevant l’opération de l’artisan divin dans les actes vitaux de
l’entendement et de la volonté qui sont des instruments vivants et animés ;
et l’âme concourt avec l’Esprit-Saint en cette motion, et son concours n’est
pas seulement physique, mais aussi moral. Et comme une cause s’estime davantage
par sa forme que par sa matière, et davantage par celui qui opère que par celui
qui reçoit l’opération, comme Dieu est ici l’agent principal et l’âme la
matière qui reçoit la forme divine, l’opération de celle-ci s’appelle plus
proprement « passive » qu’« active ».
Puisqu’il en est ainsi, l’Apôtre établit comme qualité nécessaire à la
contemplation véritable quant aux dons de la lumière divine, qu’elle aille à
eux mue par Dieu, a claritate in
claritatem tamquam a Domini Spiritu[ccclxxxiv]. En effet, de sa motion propre, l’âme ne peut pas se
mouvoir elle-même pour les effets surnaturels auxquels la contemplation est
ordonnée, comme saint Thomas l’établit à notre propos, mais il lui faut pour
cela être mue par Dieu : sed formae
quæ proveniunt ab agente supernaturali, quod est Deus, excedunt facultatem
naturae recipientis[ccclxxxv]. Et si nous demandons à saint Denys quel est le
moment auquel le contemplatif se trouve disposé pour cette motion, il nous
répondra ceci : quando post omnis
mentis actionis cessationem mentium divino lumine permotarum ejusmodi fit cum
divina luce conjunctio[ccclxxxvi]. Autrement dit, lorsque l’âme cesse toute son
opération active mue par la raison et la lumière naturelle, et qu’elle s’unit
par la lumière de la foi aux rayons de l’illumination divine, celle-ci meut
alors ses puissances pour qu’elle s’élève d’une clarté à une autre ; et
sans cette disposition, l’âme ne sera pas mue sur un mode surnaturel. Et parce
que ce point est très essentiel en matière de contemplation, et que Votre
Paternité trébuche bien souvent dans les accusations injustes qu’elle porte à
la doctrine de notre vénérable Père, il sera nécessaire de le mettre dans la
balance fidèle de la bonne philosophie et de la théologie scolastique, afin d’y
ajuster de façon ordonnée l’exercice de la doctrine mystique.
Si nous consultons pour cela saint Thomas, référence absolue dans ces deux
matières, il formule cet argument en notre faveur : il est impossible qu’un
même sujet reçoive sa perfection de plusieurs formes à la fois, appartenant à
un même genre et à des espèces différentes, tout comme il est impossible qu’un
même corps soit représenté au même moment sous plusieurs figures. Mais comme
toutes les similitudes intelligibles appartiennent à un même genre, puisqu’elles
sont des perfections d’une [seule] puissance intellectuelle (même si les choses
dont elles sont les similitudes appartiennent à des genres différents), il est
impossible qu’un même entendement reçoive sa perfection de plusieurs
similitudes intellectuelles à la fois pour comprendre actuellement plusieurs
choses. Appliquons donc ce fondement solide à notre propos ; comme saint
Thomas le déclare ailleurs, il y a une très grande différence entre les formes
suivantes : d’une part, la lumière naturelle et les similitudes empruntées
aux créatures que nous connaissons et dont elle revêt l’entendement ; d’autre
part, la connaissance que nous donne la lumière simple de la foi empruntée au
créateur lui-même. En effet, par celles-là l’entendement se tient au-dessous de
lui-même, et par celle-ci il est élevé au-dessus de lui-même, si bien qu’il est
impossible que l’entendement soit au même moment informé par ces deux formes
pour connaître actuellement. Au contraire, du fait même qu’il ne veut pas se
dépouiller des similitudes de la lumière naturelle, même s’il s’agit de monter
par elles à Dieu tel qu’il est représenté sur notre mode distinct, il ne veut
pas ouvrir la porte à l’illumination surnaturelle très simple, ainsi que saint
Denys l’établit à ce propos de façon très détaillée.
À partir de là, on verra combien était fondé ce que disait saint Grégoire :
l’action de la lumière divine ne peut pas être supportée dans l’entendement en même
temps que les similitudes des choses corporelles, et la lumière invisible ne
peut pas y être reçue tant qu’il s’occupe de la connaissance des choses
visibles : neque enim cum
corporearum rerum imaginibus illa se infusio incorporeae lucis capit :
quia dum visibilia cogitantur, lumen invisibile ad mentem non admittitur[ccclxxxvii]. On en déduira aussi le fondement de cette lettre si
obscure que saint Denys écrivit à un maître de nos aînés, lui demandant si l’entendement
pouvait à la fois s’exercer en la connaissance naturelle et recevoir l’illumination
divine. Voici sa réponse : les similitudes de la lumière naturelle
occultent et recouvrent la lumière divine, et parce qu’elle excède l’entendement,
on appelle celle-ci « obscurité » (et cela vaut d’autant plus que
ces similitudes sont nombreuses) ; et la connaissance de la raison
brouille la connaissance surnaturelle, et ce même excès fait qu’on l’appelle « ignorance ».
Et dans tout le reste de cette lettre, il prouve l’incompatibilité de ces deux
lumières. Et même si dans le premier chapitre de
À partir de là, on verra avec quelle propriété de termes s’exprimait un
célèbre commentateur de saint Denys lorsqu’il disait ceci : l’illumination
divine se reçoit par-dessus la privation et la négation de la connaissance
actuelle des choses distinctes, et cette privation est la disposition prochaine
à la réception de la lumière divine, tout comme le fait d’ouvrir la fenêtre aux
rayons du soleil qui la frappent est la disposition prochaine à ce qu’il entre
pour éclairer et réchauffer la maison (quia
haec illuminatio est super privationem actualis cognitionis et comprehensionis,
quæ est proxima aptitudo in susceptionem superlucidi luminis[ccclxxxviii]). Aussi faut-il tenir pour certaine cette règle
générale de saint Denys que l’on a rapportée ailleurs : l’exercice de la
véritable contemplation en vue de recevoir l’illumination divine et ses effets,
doit être en quiétude de toutes les opérations intellectuelles qui procèdent de
la raison et de la lumière naturelle, sous la seule lumière simple de la foi
qui y proportionne l’entendement : Sedantes
nostras intellectuales operationes, ad supersubstantialem radium, secundum quod
fas est, nos immittimus [ccclxxxix]. C’est là pour l’âme demeurer en la disposition
requise pour recevoir sans obstacle l’opération de Dieu en elle, laquelle,
comme dit l’Apôtre, la réformera à la ressemblance de sa clarté.
Chapitre 14 Combien
les saints ont conseillé la continuité ininterrompue de l’acte simple de la
contemplation pour en recevoir les effets.
Alors que notre vénérable Père recommande la continuité de l’acte de
contemplation, Votre Paternité s’y oppose en disant qu’il ne peut être ni très
durable, ni continu en cette vie, mais bien interrompu par de nouvelles
considérations. Cet argument ne nous est pas un obstacle, pas plus que le
passage de saint Thomas par lequel Votre Paternité prétend le prouver, et que
voici : Nulla actio potest diu
durare in sui summo[cccxc]. En effet, saint Thomas ajoute aussitôt : summum autem contemplationis est, ut
attingat ad uniformitatem divinae contemplationis. Unde et si quantum ad hoc
contemplatio diu durare non possit, tamen quantum ad alios contemplationis
actus potest diu durare[cccxci]. Bien loin de contredire la doctrine de notre
vénérable Père, ces paroles la confirmeraient plutôt ! Certes, l’acte
suprême de la contemplation (qui est l’union de l’âme à Dieu et le sommet de la
vie contemplative) ne peut pas durer longtemps en cette vie, pour la raison
donnée par saint Grégoire ; les plus illuminés en font l’expérience, et s’il
se prolonge beaucoup, l’acte de l’union durera une demi-heure, l’âme jouissant
d’autres communications divines le reste du temps de son ravissement. Mais pour
ce qui est de ses autres actes, le Docteur Angélique dit que la contemplation
peut être durable, et dans le corps de l’article, il le confirme ainsi :
dans l’acte de la contemplation, ce n’est pas le corps qui travaille, mais c’est
l’esprit qui s’exerce. Aussi pouvons-nous nous appuyer sur lui de façon
continue, mieux que dans les exercices corporels (Unde magis in hujusmodi operibus continue persistere possumus.[cccxcii]) ; et il prouve cela avec l’autorité d’Aristote.
Pour autant, saint Denys nous recommande en de nombreux passages de ses
livres la continuité de l’acte de la contemplation en la lumière simple de foi.
En l’un d’entre eux auquel nous avons déjà fait allusion, il dit d’abord qu’il
nous faut nous unir aux réalités divines par la lumière de la foi,
ineffablement et sans les connaître, union supérieure à celle de notre raison
et de notre lumière naturelle. Reprenant à peine plus loin ces expressions de « [union]
supérieure de la foi » et « [union] inférieure de notre raison »,
il ajoute ceci à notre propos : « au moyen de ses illuminations,
Dieu se communique avec douceur aux contemplatifs, et il élève à sa
contemplation et à sa ressemblance ceux qui savent se disposer à les recevoir
en demeurant de manière stable en l’acte simple et intellectuel de la foi,
exposés à la lumière divine : c’est d’elle que les âmes saintes reçoivent
la communication et l’illumination de Dieu, sans s’abaisser aux actes distincts
de la raison et de la lumière naturelle, ce qui serait une union impropre aux
réalités divines. » (Bonum
universale non est incommunicabile, sed in seipso singulariter
supersubstantiale collocans radium uniuscujusque existentium,
proportionabilibus illuminationibus benigne superapparet, et ad possibilem
ipsius contemplationem et communicationem et assimilationem extendit sanctas
mentes, quæ ipsi, sicut et fas, et ut decet sanctos, se immitunt, et neque ad
inferius ex subjectione ad pejus prolabuntur, sed firme et indeclinabiliter ad
radium ipsius supersplendentem extenduntur.[cccxciii])
Saint Denys nous ordonne la même chose là où il explique les qualités par
lesquelles ces substances angéliques très hautes que l’on appelle « Trônes
divins » reçoivent Dieu en elles — et les saints disent que les
véritables contemplatifs doivent les imiter, comme on l’a déjà vu. Voici ce qu’il
dit alors à notre propos : quodque
ad superiora divino studio fertur, nec in infimis ullis rebus habitat, sed
totis viribus in eo qui vere summus est immobiliter firmiterque haeret, divinumque
adventum sine ulla motione atque materia recipit[cccxciv]. C’est-à-dire que le nom de « Trône »
signifie la disposition qu’il faut avoir pour recevoir Dieu en soi : il
faut se tenir au-dessus des choses basses, demeurer de toutes ses forces stable
et immobile auprès de la grandeur suprême, et recevoir Dieu en quiétude simple.
À ce sujet, voici ce que saint Thomas reproche très vivement aux contemplatifs :
alors que leurs âmes sont les trônes de Dieu et qu’ils pourraient jouir de lui
en quiétude simple en tant qu’il est présent, ils vont le chercher par des
actes sans quiétude en tant qu’il est absent.
Et celui qui se présente devant Dieu de cette manière ne doit pas croire
que cet acte continu est moins efficace que les actes interrompus, sous
prétexte qu’il ne perçoit pas les effets que produit en son âme l’illumination
et l’action divine indistincte et très simple, et cela pour les raisons
exposées ailleurs. Au contraire, la continuation de l’acte en augmente l’effet,
comme saint Thomas l’établit par l’exemple du feu : on se réchauffe d’autant
plus que l’on s’en approche de façon continue (Actio continuata alicujus agentis auget effectum : sicut quanto
aliquis diutius appropinquat igni magis calefit[cccxcv].). Ainsi, plus l’esprit du contemplatif demeure de
façon continue en l’acte de l’intellection pure, acte d’où il reçoit à porte
ouverte les rayons du soleil divin, plus il participera à ses effets en son
entendement et en sa volonté, vu que le propre de chaque puissance est de
recevoir force et perfection de sa conjonction avec celui qui la meut[cccxcvi]. Il en va ici comme des anges inférieurs : ils
reçoivent force et illumination des anges supérieurs par la conjonction de leur
entendement avec eux, tout comme les supérieurs par rapport à Dieu du fait de
leur conjonction avec lui. Les grands philosophes païens ont entrevu, grâce à
la lumière naturelle, cette perfection de l’entendement conjoint à Dieu de
cette manière ; et pour autant, ils ont placé la félicité de l’esprit
rationnel dans la conjonction de l’entendement avec l’intelligence suprême qui
est Dieu, pour qu’il en reçoive son illumination et son action. Pour la
créature, c’est là se joindre à son principe, avec une félicité commencée dès l’état
de cette vie.
Cependant, ce n’est pas parce que les saints ont recommandé cette
conjonction aux contemplatifs, qu’il faut croire qu’ils n’ont pas à souffrir de
très fréquentes distractions dans la contemplation. Celles-ci viennent parfois
du démon, qui travaille beaucoup à nous arracher à cette quiétude intime où
Dieu se communique à nous à porte ouverte. D’autre fois, elles viennent de la
raison : elle aime reconnaître tout ce qui se passe en l’âme ; mais
comme cette communication ne fait que passer, elle réclame à l’entendement les
actes distincts où elle peut s’exercer. D’autres fois, elles viennent des
passions désordonnées qui attirent l’âme à leur objet. Et lorsque tout cela
fait défaut, le poids même de la nature corruptible abaisse par moment l’esprit
aux choses visibles et matérielles, particulièrement tant que les esprits ne
sont pas purifiés de leurs imperfections. Et pour autant, saint Grégoire
compare la contemplation commune de cette vie au vol des sauterelles qui s’élèvent
un peu au-dessus de terre pour bien vite y retourner et s’y abattre. Toutefois,
le contemplatif désireux de progresser doit suppléer par son application et son
travail aux défauts de la nature imparfaite, retournant à l’acte simple de la
contemplation dès qu’il sent qu’il en est distrait. Il doit faire comme celui
qui se chauffe au soleil et devant qui l’on pose quelque chose, s’employant
aussitôt à enlever cet empêchement pour jouir des bienfaits du soleil.
Et non seulement pour progresser dans l’oraison, mais aussi pour que l’entendement
y demeure de façon plus continue sans distractions, l’acte supérieur de
celui-ci, à savoir l’intellection simple qui vise Dieu en tant qu’essence
divine universelle renfermant en elle des perfections infinies, est plus
approprié que la visée de quelque similitude de perfection particulière. En
effet, Dieu étant l’objet propre de l’entendement, il trouve en lui son repos
et sa quiétude, et tant qu’il ne parvient pas à se reposer en ce tout pour
lequel il fut créé, ses actes ne peuvent être très continus, comme saint Thomas
l’affirme au même propos.
De tout cela, voici ce qu’il faut retenir : plus l’acte universel de
la contemplation est continu et ininterrompu, plus il est parfait et efficace
et plus notre contemplation se met à ressembler à celle des anges. Celle-ci ne
s’exerce pas en des mouvements interrompus, mais en une intellection continuée
de Dieu, non motu aliquo, sed
intelligentia [cccxcvii]. Et si la contemplation devait être interrompue quant
à la continuité de son exercice, du fait de la faiblesse de notre corps
corruptible ou bien des nombreux ennemis que la contemplation véritable
rencontre en cette vie, que le contemplatif zélé fasse en sorte qu’elle ne le
soit pas quant à l’intention et au désir continué de se présenter ainsi à Dieu,
car c’est cela que Sa Majesté considère dans nos œuvres.
La doctrine de contemplation enseignée par notre vénérable Père, ne trouve
pas non plus d’obstacle en l’objection de Votre Paternité, selon laquelle il y
ôterait la considération. En effet, ni lui dans ses écrits, ni les saints dans
les leurs, n’ôtent la considération à ceux qui sont déjà contemplatifs, mais
seulement la quête et le discours de la raison. Il faut ici faire attention :
à proprement parler, il y a pour notre propos une très grande différence entre
ces deux choses, même si, d’une manière générale, et approximative, on appelle « considération »
n’importe quelle opération de l’entendement. C’est ce que saint Thomas
explique, en disant que si la quête et le discours appartiennent à la raison,
la considération appartient à l’entendement lorsqu’il vise sans discours la
vérité des choses. Aussi saint Denys, expliqué par saint Thomas encore,
établit-il trois degrés de connaissance par lesquels les contemplatifs s’élèvent
vers l’union à Dieu : le premier est la quête et le discours, par lesquels
la raison recherche la nature des choses ; le second vient lorsque la
multiplicité et la non-quiétude de la raison se réduisent à l’unité et à la simplicité
de la pureté intellectuelle, et c’est proprement cela la considération, tout
comme le degré précédent était la quête. Le troisième degré vient lorsque le
contemplatif, grâce à cette simplicité intellectuelle illuminée de la lumière
de la foi et des dons de l’Esprit-Saint, provenit
anima iuxta proprietatem suam, via et ordine ad eam quæ est super intellectum
unitionem[cccxcviii]. Autrement dit, grâce à cette simplicité
intellectuelle, comme par un chemin royal et de façon appropriée à sa nature
spirituelle, l’âme avance jusqu’à l’union à Dieu qui se fait en lumière divine,
au-dessus de tous les actes de l’entendement mus par la raison et la lumière
naturelle.
Donc, parmi ces trois manières de connaissances, les saints n’ôtent que la première dans la contemplation. En effet, même si le second degré, la considération simple qui procède des actes de la raison, n’est pas proprement celui qui donne un fondement à la contemplation parfaite, celle-ci s’en sert quand même lorsque la discrétion et les occupations bien réglées de l’âme le demandent, ainsi que nous l’expliquerons plus loin. Ceci admis, lorsque l’entendement se trouve élevé au-dessus de lui-même en l’acte d’intellection pure, sans intermédiaire entre lui et Dieu, guidé de la lumière de la foi et recevant à leur source les rayons du soleil divin, il se trouve en considération ; et cela non pas n’importe comment, mais en une considération proportionnée à la grandeur suprême de celui qu’il vise et adore, et alors s’accomplit en lui ce que dit saint Denys : Hoc enim est vere videre et cognoscere, et supersubstantialem supersubstantialiter laudare per omnium entium ablationem[cccxcix]