LA VIE MYSTIQUE
CHEZ LES FRANCISCAINS
DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
LA VIE MYSTIQUE
CHEZ LES FRANCISCAINS
DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Tome I
Introduction
Florilège issu de traditions franciscaines
(observants, tiers ordres, récollets)
Florilèges et introduction par Dominique Tronc
Centre Saint-Jean-de-la-Croix
Collection «Sources mystiques» 2014
Plan de la série :
LA VIE MYSTIQUE
CHEZ LES FRANCISCAINS
DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
I
Introduction et florilège issu de traditions franciscaines (observants, Tiers Ordres, récollets)
II
Florilège de figures mystiques de la réforme capucine
III
Figures mystiques féminines, minimes
Un regard sur les héritiers
Le cadre historique
Remerciements
Ce florilège présente les principaux auteurs mystiques francis-cains du XVIIe siècle. Je suis très reconnaissant au P. André Der-ville, s.j., qui m’a introduit, lorsque la bibliothèque de Chantilly était active sous sa direction, à des spirituels franciscains, dont Archange Enguerrand, « le bon franciscain » qui éveilla la jeune Madame Guyon.
Sa structure historique a bénéficié des conseils de Pierre Moracchini : le responsable de la bibliothèque franciscaine de Paris a mis à disposition ses ressources et l’historien propose ici une première synthèse sur l’apostolat des capucins au cœur du royaume de France. Jean-Marie Gourvil souligne l’originalité franciscaine, qui permit la fécondité de ses Tiers Ordres dans l’activité au service des pauvres.
Des amis ont traduit les extraits d’œuvres incontournables de franciscains non francophones : trois chapitres du Royaume de Dieu dans l’âme du « Jean de la Croix flamand » Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc, par Paul Vanderstuyft ; un aperçu de La Dottrina mirabile d’un mystique napolitain, par Antonella et Alessandro Boellea. Nous remercions Sœur Marie, moniale, pour ses correc-tions et suggestions.
Mon épouse Murielle a contribué à l’équilibre du corpus mys-tique présenté en participant au choix des textes et à leur présen-tation : l’œuvre est commune.
Avertissement
Nous avons tenté une recension la plus complète possible d’au-teurs franciscains modernes mystiques. Cela a conduit à présenter plusieurs dizaines de figures par tome. Chaque figure retenue ne peut alors couvrir qu’un faible nombre de pages, ce qui oblige à livrer pour florilège des extraits les plus courts possibles.
Pour alléger visuellement leur lecture au profit du sens profond, les points de suspension entre crochets qui signalent une omission sont parfois absents en tête ou en fin de paragraphe.
On donne aussi entre crochets les paginations d’origine, ce qui assure un retour possible aux sources, étape le plus souvent néces-saire à l’occasion d’une reprise de citation pour un autre travail.
L’omission d’un saut de paragraphe propre à la source est signalée par « / » lorsque ces paragraphes sont regroupés ici en un bloc unique.
L’orthographe et la ponctuation sont rendues conformes à l’usage actuel, mais la règle première de respect des sources est observée : aucun mot n’est remplacé par un synonyme.
Les précisions précédentes rendent compte de libertés prises pour condenser en mille pages lisibles une première exploration de multiples trésors de même valeur mystique rédigés récemment en comparaison de la longue histoire franciscaine.
INTRODUCTION
Présentation générale
Toute « médecine de l’âme » s’appuie sur un exposé didactique. Il ne faut pas l’interpréter comme un chemin spirituel imposé. Il doit être associé au témoignage d’une expérience profonde chez l’écrivain mystique authentique. Ce dernier ne se soucie pas de bâtir une œuvre. Son écriture est suscitée par la demande : besoins de ceux qui l’entourent, requête du confesseur, corres-pondants en recherche de direction spirituelle.
Souvent cela conduit à rédiger un manuel qui fait fi de toute élégance littéraire. Ceci expliquerait l’oubli très étonnant depuis trois siècles de certains des textes que l’on va découvrir ; car leur qualité didactique, leur précision psychologique, leur souci de complétude, leur richesse et leur subtilité sont uniques.
Nos choix sont spécifiques du vécu mystique, ce qui réduit fort heureusement le champ exploré. Il s’agit de fournir une nourriture de l’âme. Notre sélection laisse de côté des aspects ascétiques et religieux et ne tente pas de rendre compte de toutes les influences exercées à l’époque au sein de la société dévote. Certains lecteurs seront surpris par l’absence de noms apparte-nant à la constellation franciscaine, qui ne sont pas inconnus par ailleurs 1. Cependant, l’élagage accompli, il reste plus de trente figures à faire revivre !
1. Notre appréciation est réservée sur Laurent de Paris (malgré M. Dubois-Qui-nard, Laurent de Paris, une doctrine du pur amour…, 1959) ou sur Louis-François d’Argentan (malgré son travail d’éditeur et d’imitateur de Bernières), figures aux-
10 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Les pages choisies au sein de cette vaste littérature dormante de direction mystique rédigée au Grand Siècle sont distribuées selon leur appartenance aux « religions » franciscaines, puis aux capucins. Nous y rattachons quelques figures qui n’appar-tiennent pas directement à une branche franciscaine, mais qui témoignent de leur influence : une religieuse bénédictine disciple très fidèle à l’enseignement de Benoît de Canfield, deux minimes. Les branches franciscaines traditionnelles sont présentées selon une succession chronologique au sein de chaque « religion ». Les capucins, très présents car issus d’une réforme mystique encore récente, sont répartis en trois groupes successifs : fondateurs, extension européenne, défenseurs de la mystique.
Nous avons tenu à présenter les rares aspects biographiques personnels qui nous sont parvenus sans insister sur des fonctions 2 ni sur l’importance attribuée à l’époque 3. Cette approche « per-sonnaliste » est complétée par quelques études historiques : Dans l’introduction du tome I, un rapide survol des siècles fait le lien avec les origines franciscaines en privilégiant quelques figures mys-tiques. L’étude de Pierre Moracchini, « Un Grand Siècle à Paris (1574-1689) », propose pour la première fois une synthèse, certes limitée au cœur du Royaume mais qui permet ainsi d’inclure des informations précises touchant à la vie des communautés. Il nous fait ainsi vivre aux côtés de nos auteurs. L’approche de Jean-Marie Gourvil s’attache à des « avantages » franciscains.
Ce florilège reste lacunaire puisque, à raison d’une vingtaine de pages pour une quarantaine d’entrées ou auteurs, il ne peut
quelles nous réservons quand même deux entrées. Mais nous omettons Philippe d’Angoumois, Sébastien de Senlis, Yves de Paris et bien d’autres. On les retrouvera dans les listes figurant en annexe à la fin du tome troisième. Certains auteurs aux éditions devenues rares n’ont pu être consultés.
Les fonctions de gardiens, définiteurs, etc., sont les données assez abondantes, sûres et datées, que l’on trouve dans les nécrologes et les chroniques des Ordres.
Notre choix des figures par découverte directe des œuvres n’a pas tenu compte de telles caractéristiques « sociales ». S’ensuit l’omission de figures connues, car humainement visibles. L’élagage a laissé la place nécessaire pour mettre en valeur des figures demeurées discrètes, s’agissant souvent de maîtres des novices « oubliés » (l’observation est postérieure à leur choix !)
rendre la richesse et l’architecture d’ouvrages de taille souvent considérable, dépassant parfois mille pages. Car nombreux sont les capucins qui rédigent leur « manuel » : parfois c’est le seul ouvrage issu de leur main et ils le veulent alors complet, en tirant le meilleur parti de leur expérience !
Pour nous, le choix de leurs « bonnes feuilles » s’impose, car un résumé qui ne pourrait reprendre qu’une ossature commune à beaucoup ne présente pas d’intérêt. Les spirituels ne sont généra-lement pas des maîtres logiciens ; ils évitent même toute origina-lité au niveau des idées ou dans l’ordre des matières. Leur dessein et leur valeur sont autres : celui d’être des témoins et des guides avertis par leur expérience propre assistée de celle acquise dans une fonction de directeur.
Le parfum qui témoigne de la réalité de l’expérience est donc rendu ici par des « extraits sensibles au cœur ». Nous pouvons établir quelque parallèle avec le domaine poétique, où l’approche anthologique est généralement acceptée ; car les mots (essentiel-lement le vocabulaire de l’amour, assez pauvre dans notre langue) sont communs à tous ; et l’essentiel, qui distingue les mystiques de la masse des « spirituels », tout comme les bons poètes se dis-tinguent des versificateurs, passe entre les mots.
La succession des œuvres, les « perles du collier », est proche de la séquence établie en comparant les dates de décès de leurs auteurs. Toutefois quelques-uns d’entre eux ont préparé tôt un texte qui, ayant circulé, s’est avéré source de problèmes — et ils s’en sont tenus là. Tel est le cas de Benoît de Canfield : sa Règle ne parut qu’en 1608, peu avant son décès, mais fut rédigée avant 1593. La majorité des auteurs a répondu tardivement, souvent à la demande de certains fidèles qui les entouraient, pour com-poser des textes publiés parfois après leur mort, mais qui circu-laient auparavant par des copies manuscrites.
La juxtaposition des figures ne permet pas de poser les bases d’une « école mystique » qui serait commune à tous, sinon par l’adoption de certaines formes où jouent les influences des théo-logies de « grands anciens », tel Bonaventure. De telles tentatives
12 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
où l’on rassemble des individus dans des écoles restent intellec-tuelles et extérieures (car basées sur les textes écrits, voire des règles), donc secondaires au vu de l’orientation « intérieure » qui nous intéresse.
Nous constatons une richesse concentrée au sein de quelques réseaux et discernons parfois des filiations. La vie mystique est en effet grandement facilitée par les influences qui relient une géné-ration « d’anciens » à la génération montante : elles s’exercent de personne à personne au sein des réseaux, dans ou hors des struc-tures, tandis que les influences indirectes par les écrits demeurent des incitations utiles, mais secondaires (à l’exception de corres-pondances qui doublent un lien personnel). Retrouver la trace de filiations est une autre façon d’amorcer de futures synthèses associant les figures individuelles.
Mais les nœuds propres à de tels réseaux sont reliés diffici-lement entre eux pour plusieurs raisons, même lorsque l’on a relevé de très nombreuses figures (environ quarante entrées aux-quelles s’ajoutent de multiples figures intermédiaires citées). La durée est longue si l’on inclut tous ceux qui ont connu le XVIIe siècle : quatre générations se succèdent 4. L’espace est vaste, car il comprend les régions limitrophes francophones du Royaume. Enfin, le grand nombre des franciscains du XVIIe siècle rend la reconnaissance entre mystiques aléatoire. Nos auteurs restent donc, du moins à nos yeux, souvent isolés les uns des autres, sauf quelques « paires » d’amis qui amorcent des filiations dont les autres chaînons sont perdus.
L’espace que nous accorderons à chaque nœud ou figure est tantôt court, tantôt long. Cette inégalité dans les volumes des textes retenus ne reflète pas toujours l’importance que nous attri-buons à tel ou tel. Nous avons accordé plus d’espace à des auteurs
4. Benoît de Canfield, capucin, est né en 1562 : c’est l’ancien, l’initiateur célèbre par sa Règle (1608). À l’autre bout de la chaîne, Alexandrin de La Ciotat, capucin, auteur du Parfait dénuement (1680), meurt en 1706, et Maximien de Bernezay, récollet, auteur d’un beau Traité de la vie intérieure (1686), pourrait lui avoir survécu.
dont les écrits demeurent rares ou manuscrits. Les figures princi-pales bénéficient d’une section séparée, quelle que soit la dimen-sion qui leur est allouée.
Si l’Anglais d’origine Benoît de Canfield est reconnu assez largement, ou si le Rhéno-Flamand Constantin de Barbanson a toujours bénéficié de la grande estime de trop rares lecteurs, les mystiques que nous présentons à leurs côtés ne déméritent pas. Des Français plus cachés, car tardifs dans l’histoire de leur « reli-gion », présentent l’avantage d’une écriture plus littéraire et claire que celles de Benoît ou de Constantin 5.
Ce panorama ne peut être une « histoire de… », dans la mesure où des figures marquantes sont ici absentes quand elles n’ont pas ou peu laissé de traces rédigées (tel est le cas d’Ange de Joyeuse, contemporain de Benoît de Canfield). Surtout, notre orientation, qui se veut mystique, laisse de côté ceux qui se limitent volon-tairement (ou non, puisqu’un mystique ne cherche pas à réaliser une « œuvre » littéraire) aux premiers pas du pèlerinage en faisant la part belle à la méditation et à la préparation ascétique (les capucins de l’époque sont champions dans ce domaine, même s’ils ne s’y attardent pas !) Enfin nul doute que de nombreux tré-sors ne restent à découvrir, peut-être en imprimé, certainement en manuscrit, et particulièrement dans le monde féminin.
Un choix « mystique »
Qu’entendons-nous par mystique ? Terme ambigu, dont l’usage fut souvent détestable, tandis que spirituel recouvre un champ trop vaste.
Pour en cerner des contenus, nous renvoyons à une liste de figures connues : avant l’an 1600, proposons, toutes apparte-nances confondues, les noms choisis de Guillaume de Saint-Thierry, de François d’Assise et d’Angèle de Foligno, de Ruus-
5. Nous rétablissons aussi un équilibre souvent rompu entre les premiers arrivés, très favorisés dans les histoires de la spiritualité, et leurs successeurs souvent oubliés (car moins novateurs… ou jamais abordés en profondeur).
14 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
broec, de Tauler, de l’auteur du Nuage d’inconnaissance, de Catherine de Gênes, de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix… Cette liste privilégie la vie intérieure sobre où les phénomènes ne font qu’accompagner l’entrée dans la vie mystique, telle par exemple l’événement mis en avant par le « frère copiste » proche d’Angèle de Foligno 6.
Dans le florilège que nous proposons, un large champ religieux est écarté pour que puissent émerger des auteurs dont l’expérience peut répondre aux besoins d’un chemin intérieur déjà engagé. Les très nombreux textes ascétiques introductifs, ou bien chargés par des descriptions de phénomènes, seront ignorés, même s’ils peuvent avoir été rédigés par d’authentiques mystiques. Car ceux-ci répondent à la demande mais ne la précèdent pas.
D’où vient l’unité vécue sous-jacente à la diversité des condi-tions franciscaines ? Un franciscain récent explique 7 qu’en vue d’apporter une réponse au défi du temps jadis, celui de la Réforme protestante, « par une qualité plus élevée de la vie chrétienne catholique », tous voulaient « faire un message de leur vie spiri-tuelle ». Mais au-delà de cette émulation, placée ici à un niveau honorable, quelques thèmes sont-ils récurrents chez nos auteurs ?
Dans une perspective chrétienne, comme « l’homme est trop faible et trop insuffisant pour aller tout droit à la volonté essen-tielle de Dieu, il a besoin de passer par la médiation du Verbe incarné […] réalisation de cette volonté aimante de Dieu sur sa créature ». Pour un capucin comme Benoît de Canfield, importe d’abord « l’aspect mystique de la volonté de Dieu dans cette iden-tification de la volonté de Dieu à Dieu lui-même ».
Le charisme particulier qui rassemble ceux inspirés par l’exemple de François d’Assise, et qui est attesté dans des biographies de fran-
Angèle de Foligno, Le Livre de l’expérience des vrais fidèles, Droz, 1927, p. 53, « Dans la basilique d’Assise ». Notre anthologie privilégie ce qui est proche par l’es-prit des textes d’origine italienne assemblés en « parte terza » des Mistici francescani, secolo XIII, XIV, XV (trois ouvrages fondamentaux publiés aux Editrici Francescane).
Interview de Fr. Willibrord figurant au début de « L’école Saint-Honoré » du Fr. Godefroy de Paris, Cahiers de spiritualité capucine, no 2, 1995, p. 10.
ciscains de cœur comme de bure, est celui de la « vertu de pauvreté ». En témoigne Angèle de Foligno qui, après l’événement « excessif » de sa rencontre avec l’Amour auquel nous venons de faire réfé-rence, donne tous ses biens. La pauvreté matérielle demande une pauvreté du cœur qui suppose la désappropriation du moi, mais qui n’est rendue possible que par le don de la grâce divine. Elle répondait chez François d’Assise à la « disposition qui le maintenait dans la présence de Dieu et dans le sentiment de sa dépendance, avant d’être une série d’actes et d’élévations » 8.
Dame Pauvreté est servie dans la joie par une confiance qui répond à l’appel divin.
Résumé de l’ouvrage
Tome I. Introduction & figures mystiques des tradi-tions franciscaines
L’introduction comporte une présentation synchronique en un tableau couvrant plus de vingt figures datées, chacune accompagnée d’un titre d’œuvre également daté, qui couvrent quatre générations.
Elle offre également un survol rapide reliant le siècle de saint François (qui a été traditionnellement fort bien étudié) au XVIIe siècle, qui, lui, resté ignoré ! Il relève quelques figures mystiques fondatrices, pierres posées sur un long chemin de près de quatre siècles. Des liens directs entre les figures, privilégiant les plus récentes du XVIIe siècle, sont repris dans une table des familles, agrémentée d’un arbre et suivie d’une esquisse de réseaux.
La majeure partie du tome I est structurée autour des apparte-nances religieuses les plus vénérables, en privilégiant leurs figures mystiques qui se succèdent au fil du temps.
8. Dernières citations extraites du Dictionnaire de spiritualité, tome 5, dont en colonne 1294 [DS 5.1294].
16 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Les observants étaient nombreux, mais ne nous ont apparem-ment guère laissé de traces mystiques. L’importante cohorte des « cordeliers » est ici évoquée brièvement par deux figures : Pierre Petit est un ancêtre retenu parce qu’il exprime une dévotion populaire inchangée depuis le Moyen Âge et largement vécue jusqu’à la fin du Grand Siècle ; Pierre David regrette l’indiffé-rence de ses condisciples quant à leur intérieur.
Les tertiaires réguliers (Tiers Ordre régulier ou T.O.R.) et les tertiaires laïcs (T.O.) sont introduits par leur règle com-mentée… et des billets de Noël : un aspect sévère est ainsi tem-péré par l’humour.
Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) est le plus grand de ceux que l’on nommait familièrement tiercelins. Son œuvre est brève, rassemblée après sa mort par des disciples de l’école normande de l’Ermitage fondée par Jean de Bernières, et éditée par ce dernier. Nous donnons ici un choix de ce rigoureux direc-teur, après avoir reconstitué partiellement le corpus de ses écrits.
Ses dirigés comptèrent dans leurs rangs deux figures fortement marquées par des franciscains : le mystique Jean de Bernières (1602-1659), laïc du Tiers Ordre et Catherine (ou Mectilde) de Bar (1614-1698), annonciade avant de devenir fondatrice bénédictine ; ils sont étroitement en relation. Celui qu’ils appe-laient « notre bon Père Chrysostome » contribua à faire naître un vaste réseau spirituel illustré en Nouvelle-France par l’ursuline Marie de l’Incarnation. Plus tard dans le siècle, Jean inspira par l’intermédiaire de Monsieur Bertot les belles figures de Madame Guyon et de Fénelon.
Parmi les nombreux disciples, le « pauvre villageois » et tertiaire Jean Aumont (1608-1689) est l’auteur de L’Ouverture intérieure du royaume de l’Agneau occis dans nos cœurs (1660), ouvrage parfois obscur, mais profond et savoureux. Cette vaste famille d’inspira-tion franciscaine, s’étendant du Canada à la Pologne, dont nous ne venons de citer que les principaux noms ayant laissé des écrits mystiques, est regroupée ici sous le titre « L’École du cœur ».
Jean-Marie de Vernon, historien du T.O.R. et ami d’Épictète, nous présente un recueil aménagé à partir de lettres, élévations, défis, billets et documents spirituels issus de la sœur carmélite (première) Marguerite du Saint-Sacrement (1590-1660) ainsi qu’une attachante Mère Françoise de Saint-Bernard, clarisse.
Enfin Paulin d’Aumale fut définiteur du T.O.R. Il nous est parvenu sous forme manuscrite quelques traités de sa composi-tion, dont la Défense de l’oraison de pure foi, devenue très néces-saire lorsque les auteurs dominants la fin du siècle font la critique de toute « mystiquerie ».
La branche des récollets est bien présente, car elle est née de communautés où les récollections « en désert » prenaient une large place. Des couvents avaient été désignés à cet effet en Espagne en vue « d’intérioriser » les nombreux franciscains de la commune observance.
Séverin Rubéric est un frère mineur « passeur » en France de cette réforme. Il est demeuré discret car quelque peu isolé en Guyenne. Il rédigea des Exercices (1623), un bref, mais beau texte. Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur (1667), du récollet Victorin Aubertin (1604-1669), décrit avec précision le vécu mystique de l’oraison. Éloy Hardouin de Saint-Jacques (1612 ?-1661), auteur d’une Conduite d’une âme dans l’oraison depuis les premiers jusques aux plus sublimes degrez (1662), se dis-tingue par son exposition très structurée, à laquelle on reproche-rait peut-être trop de précision si nous en donnions l’intégralité. Elle vise à l’union mystique.
Des extraits d’une correspondance de direction présentent une figure qui, de par son appartenance aux récollets est ici séparée de son inspirateur Jean Aumont, tertiaire régulier : il s’agit d’Ar-change Enguerrand (1631-1699). De retour de l’Alverne, le lieu où se retira François stigmatisé, le « bon franciscain » éveilla la jeune Madame Guyon à la vie intérieure. Ses lettres de direc-tion adressées à une religieuse aux prises avec un tempérament scrupuleux et plongée dans la nuit spirituelle sont restées jusqu’à maintenant manuscrites : elles méritent un meilleur sort.
18 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Maximien de Bernezay, l’auteur resté caché de Traités de la vie intérieure (1685) ferme chronologiquement nos textes écrits par des récollets. Il n’est cependant pas le dernier en qualité intérieure !
Tome II. Figures mystiques de la réforme capucine
Les frères mineurs capucins formaient la cohorte pre-mière en nombre devant celles de tous les autres ordres reli-gieux. Cette réforme capucine est représentée ici par plusieurs maîtres des novices.
La lacune relative à ce courant a été reconnue et soulignée par Henri Bremond, qui déclare dans son Histoire littéraire du sentiment religieux : « Leur juste place n’a pas encore été faite aux capucins dans l’histoire de la renaissance que nous racon-tons », alors qu’« ils ne le cèdent à personne, et néanmoins très peu les connaissent » 9. Bremond n’a pu combler cette lacune, tant était large le domaine qu’il explorait, et son exposé peut sembler parfois arbitraire quant à l’importance qu’il attribue
telle ou telle figure 10. Mais rares sont ceux qui depuis font
Bremond, Histoire du sentiment religieux…, t. II, « L’invasion mystique », 142.
Ce défricheur de l’expression mystique de langue française, qui oriente encore de nos jours toute approche de synthèse du XVIIe siècle religieux, consacre environ soixante pages à l’humaniste Yves de Paris (sur lequel nous passerons rapidement), mais seulement quarante pages au groupe constitué d’Ange de Joyeuse, Benoît de Canfield et Joseph de Paris, tandis que Constantin de Barbanson, Jean-Chrysostome de Saint-Lô, Pierre de Poitiers (trois figures majeures) ne bénéficient d’aucun traite-ment propre… Paul de Lagny est approché en moins de vingt pages. Par contre une centaine de pages porte sur les influences des capucins, lorsque les récits peuvent en être savoureux : tel celui de la difficile réforme du couvent de Montmartre par Marie de Beauvilliers, les évocations des figures du « simple » Jean Aumont ou de membres bretons de l’école cordiale. Comparées aux quatre mille pages couvertes par le Senti-ment religieux, ces courtes excursions franciscaines soulignent le caractère hasardeux de la distribution proposée par le créateur de « l’école française de spiritualité » (ce dont il était conscient). Il est vrai que Sainte-Beuve concentrait toute l’histoire reli-gieuse autour du seul Port-Royal ! Concluons (même si le grand Bremond mérite une longue note) : la plus grande méfiance est ici, comme en bien d’autres domaines, justifiée vis-à-vis de tout canon ordonnant l’approche des siècles passés. Faut-il, en sceptiques, penser que « cette notion des œuvres du passé est tout à fait illusoire […], mince sélection spécieuse, basée sur des vogues qui ont prévalu dans l’esprit des
revivre par leurs travaux des auteurs ne figurant pas dans son exploration qui reste inégalée.
Le trésor s’ouvre sur des extraits de la Règle de Benoît de Can-field, lue tout au long du siècle dans sa version corrigée de 1609. Des extraits de Constantin de Barbanson et d’autres capucins jusqu’à ceux de l’auteur du vaste traité intitulé Le Jour mys-tique, trésor capucin publié en 1671, exposent les couleurs de la lumière intérieure. Mais à la fin du siècle la source capucine est tarie 11. Son courant a circulé en France un siècle durant (c.1580 à c.1680), aux côtés de celui de la quiétude, de ceux des deux Car-mels, dont on connaît surtout celui issu de la réforme espagnole illustrée par Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, et de quelques filets d’eau mystique coulant chez les bénédictins, les jésuites, les sulpiciens. Plus précisément on distingue trois « périodes » :
La liste des fondateurs commence par Benoît de Canfield, dont la Règle (1608) est largement citée, avec un choix effectué surtout sur sa troisième partie, sommet de l’œuvre : nous repro-duisons assez largement des textes extraits de l’édition corrigée qui fit autorité durant le siècle 12. Nous lui associons une béné-dictine, la réformatrice de Montmartre Marie de Beauvilliers, car elle exprime simplement son enseignement.
Archange de Pembroke a dirigé la Mère Angélique Arnauld. Le « Père Joseph » mérite mieux que d’être seulement reconnu comme « l’éminence grise » de Richelieu.
clercs » ? (Citation empruntée à P. Ryckmans, placée en tête de son Su Renshan rebelle, peintre et fou, Paris-Hong Kong, 1970.)
Tarie ? Ou cachée par suite de l’anti-mysticisme régnant ! La figure spiri-tuelle d’Ambroise de Lombez († 1778) offre une exception au siècle des Lumières. Nous lui consacrerons exceptionnellement une notice pour ne pas laisser dans l’oubli ce capucin « tardif » précédant de peu la fin de l’Ancien Régime (tome III, « Un regard sur les héritiers »).
Les quinze chapitres essentiels de la troisième et dernière partie sont dispo-nibles suivant leur première version non corrigée et demeurée largement ignorée au XVIIe siècle : Benoît de Canfield, La Règle de perfection, quinze chapitres…,
Arfuyen, 2009. L’ouvrage entier, beaucoup plus large, bénéficie de l’édition cri-tique magistrale, malheureusement devenue introuvable et de lecture difficile, réa-lisée par Jean Orcibal.
20 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
L’Exercice des trois clous (1635) de Martial d’Étampes mérite de même mieux que ce que son titre pourrait suggérer à tort d’ascèse excessive : l’étrange référence aux clous s’explique simplement par le titre canonique de « filles de la Passion » qui fut donné aux capucines d’Amiens, dont Martial était le confesseur. Quelques citations extraites de lettres et le Traité du silence soulignent la ferme douceur du directeur 13. La Vraie Perfection (1635 à 1660) de Jean-François de Reims prend naturellement le relais. Cet auteur organisé et abondant, disciple de Martial, améliore sur vingt ans un ouvrage dont le volume est quadruplé… tout en conservant le même titre 14 !
Enfin cinq figures de capucins spirituels plutôt que mystiques complètent et prolongent cette « première vague » capucine.
Une extension européenne groupe trois figures étrangères de larges influences qui, par hasard ou sous l’effet d’une latence dans la diffusion capucine en Europe, s’avèrent être presque contem-poraines. Elles se retrouvent ainsi naturellement regroupées après les fondateurs ou « défricheurs », mais avant les avocats « défen-seurs » de la mystique :
Gregorio da Napoli (1577-1641), quasi-inconnu dont un manuscrit fut redécouvert récemment, établit dignement une suite aux grands fondateurs capucins italiens et nous permet ainsi d’honorer leur pays d’origine. De brefs extraits traduits de son texte rendent compte d’un lyrisme transalpin.
Constantin de Barbanson (1582-1631) est présenté large-ment compte tenu de sa grande importance et de la rareté des sources. Des extraits reêmarquables (jamais édités) du manuscrit
Un précédent volume de la collection « Sources mystiques » livre l’essentiel de l’œuvre mystique : Martial d’Étampes maître en oraison, textes présentés par José-phine Fransen et Dominique Tronc, éd. du Carmel, 2008.
Ce point illustre la nécessité de décrire précisément les diverses éditions mises en circulation sous un même titre au XVIIe siècle (un autre exemple bien connu est offert par les libres compilations du Chrétien intérieur exploitant la cor-respondance de Jean de Bernières). S’ajoutent les libertés prises lors d’assemblages reliés par lots successifs dont les contenus peuvent différer.
intitulé Secrets sentiers de l’esprit divin précèdent deux chapitres des Secrets sentiers de l’amour divin (1623). Nous avons dû sacri-fier ici l’Anatomie de l’âme (1635), imposante merveille jamais rééditée depuis les années où l’anatomiste Harvey découvrait la circulation du sang… Constantin est un auteur difficile, à talent métaphysique, muni d’une vaste culture, ayant accès aux auteurs d’Outre-Rhin. Il présente des observations que l’on ne trouve nulle part ailleurs. L’influence de Constantin fut notable sur le spirituel anglais bénédictin Augustin Baker 15, comme sur des religieuses capucines de Douai.
Le Royaume de Dieu dans l’âme de Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635), écrit et publié en flamand en 1637, lui mérita l’insigne surnom de « Jean de la Croix flamand ». Nous en présen-tons trois chapitres traduits ici pour la première fois.
Suivent des défenseurs du vécu mystique, capucins qui assu-rèrent la tâche périlleuse d’être avocats de la vie mystique dans un second demi-siècle devenu critique vis-à-vis de tout « irrationnel ».
Simon de Bourg-en-Bresse, auteur de Saintes Eslevations de l’âme à Dieu par tous les degrez d’oraison (1657), est un optimiste qui nous éveille à la possibilité d’atteindre « tout le blanc 16 et le but ». Peu augustinien, point théoricien, c’est un bon médecin spirituel.
Pierre de Poitiers est l’auteur du Jour mystique (1671), remarquable et très ample traité qui s’avère par ailleurs être l’une des références fréquemment citées dans les Justifications de Madame Guyon. Nous en avons sélectionné des frag-ments présentant la voie mystique. Cette somme claire, com-plète, profonde, apportant toute la lumière nécessaire pour
Second cas de symbiose entre les ordres capucins et bénédictins, après l’in-fluence de Canfield sur Marie de Beauvilliers. Nous laissons de côté Baker à l’œuvre multiforme, latine et anglaise, alors que nous avons repris une partie de l’ouvrage de Marie de Beauvilliers associée à Benoît de Canfield.
D’une cible.
22 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
la défense des mystiques 17, achèverait-elle la série des grands ouvrages didactiques de théologie mystique ?
Paul de Lagny, missionnaire capucin au Levant, termina sa vie à Paris au service des pauvres. Il est remarquable par son dernier ouvrage, Le Chemin abrégé de la perfection chrétienne (1673).
Alexandrin de La Ciotat est un frère mineur capucin qui rem-plit la charge de gardien dans plusieurs couvents de Marseille ou de sa région. Son ouvrage unique, Le Parfait Dénuement de l’âme contemplative… (1680) fut apprécié par son ami le Père Piny, méditerranéen comme lui.
Tome III. Franciscaines, minimes, regard sur les héritiers. Cadre historique.
La moitié du genre humain a été occultée jusqu’ici (à l’exception de la bénédictine disciple de Benoît de Canfield) : nous réparons cette injustice en présentant quelques figures franciscaines qui appartenaient aux communautés des clarisses, des capucines, des récollettes, des annonciades. Malheureusement, l’usage d’éditer leurs écrits apparaissait contraire à l’esprit de pauvreté 18, tandis que l’exploration de fonds manuscrits reste à faire.
L’ordre des minimes est présent. Nous ne voulions pas oublier ces « cousins » de la famille franciscaine auxquels, trop peu nom-breux, on ne pourrait consacrer un volume séparé. Mersenne fut l’intellectuel illustre. Mais l’ordre inclut des spirituels comme le « frère poète » Nicolas Barré, dont les manuscrits ont été redé-couverts récemment, ou comme Boniface Maes, un flamand qui
Seul le bénédictin de Saint-Maur dom Claude Martin, fils de Marie de l’Incarnation du Canada, semble apporter à la même époque des éléments de valeur comparable (Questions ascétiques ainsi qu’une ébauche de défense des mys-tiques (ébauche en 1696 d’un Traité de la contemplation), au-delà du service insigne d’avoir sauvé les écrits de sa mère. Voir Claude Martin, Les Voies de la prière contem-plative, textes réunis et présentés par dom Thierry Barbeau, Solesmes, 2005.
On sait qu’il n’en fut pas de même chez les carmélites, où les « dits » ou de « bonnes pages » de Madame Acarie, de la Mère Madeleine de Saint-Joseph, ainsi que de certaines religieuses, même mortes fort jeunes, furent partiellement édités dès le XVIIe siècle.
exerça une large influence par sa brève Théologie mystique (1668) ; elle est présentée en termes certes traditionnels, mais simples, clairs et attirants.
Un regard sur les héritiers prolonge jusqu’en 1789 une tra-dition stabilisée, en incluant deux spirituels qui sinon demeu-reraient peut-être oubliés, et en soulignant l’existence de suc-cesseurs d’une École du cœur déjà abordée. Car le crépuscule des mystiques 19 est à interpréter comme sortie d’une langue et d’un corps de croyances plutôt que du vécu d’une réalité divine.
Le cadre historique nous permet d’entrevoir le cadre et les conditions dans lesquelles vécurent nos mystiques : trois études complètent le florilège.
Jean-Marie Gourvil propose un aperçu de sociologue. Dans Un Grand Siècle franciscain à Paris (1574-1689), Pierre Morac-chini défriche la complexité d’un ensemble de communautés bien vivantes dans la capitale du premier état centralisé d’Europe, sans négliger des détails révélateurs d’influences modelant les individus. Son exploration se conclut par un tableau très neuf classant les communautés franciscaines établies à Paris au milieu du siècle. Une exploration du nécrologe franciscain couvrant la région d’Île-de-France livre des extraits biographiques.
L’annexe Turba magna suggère l’immensité au sein de laquelle se détache la toute petite minorité des figures retenues. Elle fournit des listes d’auteurs franciscains consultés pour retenir dans ce florilège de rares témoignages mystiques.
19. Début, devenu célèbre, du titre de l’ouvrage centré sur la figure de Madame Guyon : L. Cognet, Crépuscule des mystiques, Bossuet-Fénelon, Desclée, 1958. Il sug-gère une interprétation réductrice de la vie mystique perçue comme dépendante d’une hiérarchie dionysienne devenue caduque.
selon les œuvres des principaux mystiques toutes branches confondues
Premier quart de siècle
Benoît de Canfield (1562-1610)
Règle (1608-1609)
De 1623 à 1637 (deuxième quart du XVIIe siècle)
[Marie de Beauvilliers (1574-1657)
Exercice divin (1631)]
Gregorio da Napoli
La Doctrine admirable (c. 1622)
Constantin de Barbanson (1582-1631)
Secrets Sentiers (1623), Anatomie de l’âme (1635)
Martial d’Étampes (1575-1635)
Traité très facile (1630), L’Exercice des trois clous (1635)
Jean-François de Reims (?-1660)
La Vraie Perfection (1635)
Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635)
Het Ryck Godts…/The Kingdome of God in the Soule
(1637-1639)
Séverin Rubéric († apr. 1625)
La Voie d’amour (1623)
De 1651 à 1673 (troisième quart de siècle)
Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646)
Une anthologie spirituelle (1651), La Vertu d’abjection (1655)
[Jean de Bernières (1602-1659), laïc du Tiers Ordre
Le Chrétien intérieur (1660), Œuvres spirituelles (1671)]
Simon de Bourg-en-Bresse († 1694)
Saintes Eslevations de l’âme à Dieu par tous les degrez d’Oraison (1657)
Le « pauvre villageois » Jean Aumont († 1689)
L’Agneau occis dans nos cœurs… (1660)
Le « bon franciscain » récollet Archange Enguerrand (1631-1699)
Œuvres et lettres (manuscrits)
Eloy Hardouin de Saint-Jacques (1612 ?-1661)
Conduite d’une âme dans l’oraison (1661)
[Le « frère minime et poète » Nicolas Barré (1621-1686) Poèmes (manuscrits)]
Victorin Aubertin (1604-1669)
Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur (1667)
[Boniface Maes (1627-1706)
Théologie mystique (1668)]
Pierre de Poitiers († 1683)
Le Jour mystique (1671)
Paul de Lagny († 1694)
Le Chemin abrégé de la perfection (1673)
Dernier quart de siècle
Alexandrin de La Ciotat
Le parfait dénuement… (1680)
Maximien de Bernezay
Traités de la vie intérieure (1685)
Jean-Marie de Vernon († apr. 1686)
Conduite chrétienne et religieuse… (1687)
Paulin d’Aumale
Discours du Dieu seul (c. 1690 ?)
26 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Figures mystiques du XIVe au XVIe siècle
Les franciscains sont répartis en multiples branches, dont nous allons retrouver certaines fortes actives au XVIIe siècle : il s’agit des tertiaires réguliers, des récollets, des capucins. Une telle diversification en plusieurs « religions » ne s’est pas faite sans peine, mais elle démontre la vitalité du grand mouvement issu de François d’Assise.
L’évocation de quelques figures attachantes des XVe et XVIe siècles — nous omettons les grandes figures fondatrices anté-rieures du XIIIe siècle, si intensément étudiées qu’elles font méconnaître les suivantes — illustre le thème dominant qui caractérise la spiritualité franciscaine : une pauvreté ascétique, mais vécue dans la joie. Des individualités diverses et fortes sont les ouvriers d’une renaissance franciscaine multiforme qui suc-cède à la période troublée et en déclin du XIVe siècle 20.
Nous avons retenu les figures suivantes : Harphius (1400-1477), dont l’influence considérable transmettra au XVIIe siècle la mystique flamande de Ruusbroec (1293-1381) ; une figure ita-lienne, le fondateur des minimes François de Paule (1416-1507), parce que nous inclurons des minimes ; des figures espagnoles, dont le frère laïc médecin Bernardino de Laredo (1482-c.1540), et le rénovateur des conventuels déchaussés Pierre d’Alcantara (1499-1562), apprécié de Thérèse d’Avila.
Le réseau des influences qui sous-tend l’« invasion mystique » de la France se constitue avant même la fin de l’affrontement au sein du Royaume entre catholiques et réformés. Les pénétrations viennent d’Italie en ce qui concerne l’implantation des capucins et des tertiaires réguliers ; d’Espagne, semble-t-il, par les récollets qui s’implantent dans le Sud-Ouest, par la réforme carmélitaine
20. Le terme de déclin voire de décadence est utile et résume une première appréciation globalement juste. On a cependant pu donner pour titre à l’étude de la littérature spirituelle de Gerson à Lefèvre d’Étaples (deuxième moitié du XIVe s. et début du XVe s.) : Le Siècle d’or de la mystique française : un autre regard
(Y. Masur-Matursevich, Archè, 2004).
liée aux « déserts » franciscains et précisément à Pierre d’Alcantara ; enfin des plaines nordiques rhéno-flamandes, par l’intermédiaire de nombreux livres traduits par des chartreux ou par des laïcs.
Une table des familles franciscaines et de leurs influences donnée
la fin de cet aperçu rappelle quelques grands noms précédant l’an 1600, puis situe par générations de trente ans les auteurs que nous présenterons (ils sont alors soulignés), accompagnés de quelques-unes des figures qui ont bénéficié de leur influence. Les francis-cains ont donné naissance à de nombreuses branches, dont les trois vivantes du point de vue mystique au XVIIe siècle sont les capu-cins, les tertiaires (réguliers et séculiers), les récollets. Les minimes sont des cousins de la famille franciscaine. La table est suivie d’un arbre des réformes de l’Ordre des frères mineurs qui appartient
l’imagerie pittoresque des représentations traditionnelles. Le faîte d’un robuste chêne enraciné sur six vertus est constitué par la branche capucine, dont les membres seront les franciscains les plus actifs en France au XVIIe siècle.
Premier essor
Après la mort de François d’Assise en 1226 apparaissent deux tendances, celle des « Spirituels », qui veulent maintenir l’idéal de perfection du fondateur, et celle de la « Communauté », tendance majoritaire qui n’observe plus littéralement sa Règle et son Testa-ment, favorise la fondation de grands couvents et assouplit la pra-tique de la pauvreté. Bien des problèmes pratiques s’opposaient en effet à la stricte pauvreté matérielle, sans compter la sirène attirante de l’étude intellectuelle. Le règne « efficace » de frère Élie, de 1232 à 1239, n’arrangea rien. Celui, sensé, de saint Bonaventure, de 1257 à 1274, ne put récupérer une situation tendue 21.
En 1282 on relève plus de quarante mille religieux répartis en près de mille six cents maisons, ce qui n’est plus compatible avec
21. P. GRATIEN, Histoire de la fondation et de l’évolution de l’Ordre des Frères mineurs au XIIIe siècle, 1928. L. IRIARTE, Histoire du franciscanisme, traduction, Cerf, 2004 et G.G. MERLO, Au nom de saint François, histoire des frères mineurs et du franciscanisme jusqu’au début du XVIIe siècle, traduction, Cerf, 2006.
28 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
l’idéal des débuts et conduit à une organisation rigide. L’affron-tement entre « idéalistes » et « réalistes » est tranché en faveur de la « Communauté » par Jean XXII, le pape sous lequel eut lieu le procès d’Eckhart ; la situation pouvait être réglée pacifiquement par une division de l’Ordre, ce qui se produira plus tard.
Quatre figures illustrent l’apogée franciscaine. Deux théolo-giens : Bonaventure (1221-1274), auteur d’un corpus abondant auquel appartient l’Incendium amoris exposant la triple voie 22 et Raymond Lulle (1232-1316), voyageur à la vie mouvementée, auteur lyrique aussi bien que théorique quelque peu négligé aujourd’hui 23. Deux mystiques : Jacopone da Todi (c. 1236-1306), procureur légal et notarial, pénitent après la mort brutale de sa jeune femme, franciscain proche des spirituels, excommunié, emprisonné, retiré près d’un couvent de clarisses, est l’auteur le plus admiré de Laudes, forme poétique ouverte par le Cantique des créatures de François 24 ; Angèle de Foligno (1248-1309) dictera le récit de sa vie à frère Arnaud, franciscain, selon des « pas » ou étapes intérieures ; deux périodes sont séparées par une expérience très forte d’amour divin survenue lors d’un voyage à Assise en 1291 et suivie de son entrée dans le Tiers Ordre 25.
Dict. de spir. [DS] 1.1768/1843 (E. Longpré) ; Saint Bonaventure, pré-senté par V.-M. BRETON, Aubier, 1943 ; Dizionario Bonaventuriano…, a cura di Ernesto Caroli, Editrici Francescane, 2008. Immense bibliographie.
DS 13.171/187 ; Ramon Llull, Obres essencials, Ed. Selecta, Barcelona, 2 vol., 1957 (outre l’attachant Libre d’Evast e d’Aloma e de Blanquerna, on peut se perdre au sein des immenses Arbre de ciencia et Libre de contemplacio).
Jacopone de Todi, Chants de pauvreté, trad. S. et I. Mangano, Arfuyen, Paris, 1994 (v. avant-propos, p. 7-13 et l’éd. bilingue de huit laudes) ; J. PACHEU, Jacopone de Todi…, Tralin, 1914 (éd. bilingue de très nombreuses laudes, transli-térée, facilitant le retour au texte par ailleurs modernisé) ; Iacopone da Todi, Laude, reprint a cura di Franco Mancini, Laterza, 1977 ; DS 8.20-26.
Le Livre de l’expérience des vrais fidèles, texte latin publié d’après le manuscrit d’Assise par M.-J. FERRE, traduit avec la collaboration de L. BAUDRY, Droz, 1927. – Nombreuses éditions de l’« œuvre » latine dès 1502, puis traduites en fran-çais, mais ces mosaïques textuelles ne respectent pas l’ordre des « pas », défigurant l’autobiographie mystique. L’adaptation par Hello de 1868, souvent reproduite, affadit les termes en dépit de son style emphatique.
Puis la société européenne est troublée par l’arrivée de la peste au milieu du XIVe siècle et par le schisme avignonnais : l’Ordre franciscain connaît la stagnation.
Familles franciscaines
Aux conventuels, terme qui désigne ceux qui adaptent l’idéal de pauvreté aux contingences permettant l’organisation de la crois-sante foule franciscaine des débuts, vont être opposés les obser-vants, qui « s’unissent pour restaurer l’ordre dans son observance primitive et sa splendeur », avec des méthodes diverses « donnant la préférence aux couvents pauvres et écartés ». Cette dichotomie rend compte trop brutalement d’une grande complexité, car des réformes se font au sein des conventuels, tandis que certains de leurs couvents deviennent observants 26. Il faut y ajouter la circu-lation des personnes.
En France, un mouvement de réforme naît au sein des conven-tuels et se développe sous l’impulsion de sainte Colette († 1448). En Espagne, l’un des foyers animés par Juan de Guadalupe († 1506) sera à l’origine des franciscains « déchaux », aux ten-dances érémitiques et pénitentielles.
En 1517, veille de l’expansion luthérienne, on compte pour l’Europe environ vingt-cinq milles conventuels et trente-deux mille observants, formant deux immenses familles autonomes. Le corps des observants se divise à son tour, signe d’une nouvelle poussée vitale.
Au terme d’un tel processus, la complexité issue d’une longue histoire interdit d’y trouver quelque classement ou « botanique » qui s’imposerait. Les dates de décisions juridiques traduisent en effet mal la réalité des réformes. Une filiation linéaire n’est évi-demment pas possible. Le schéma retenu dépend de l’apparte-nance de son auteur (par exemple, suivant l’image traditionnelle donnée à la fin de ce chapitre d’un arbre branchu et feuillu, le
26. De même, au Carmel, la réforme « externalisée » des déchaussés n’exclut pas celle des grands carmes, demeurée interne à l’Ordre, dans la réforme dite de Touraine.
30 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
faîte capucin ne s’impose pas). Enfin les représentations gra-phiques changent selon le degré de résolution recherchée.
Adoptons malgré tout, pour situer quelques-unes des appel-lations à l’intention d’un lecteur non franciscain, une approche selon six familles 27 : trois premières familles dérivent des obser-vants et se développent fortement en Espagne où, à des influences de spirituels d’Italie ou du Languedoc, en particulier d’Ubertin de Casale, succèdent celles de franciscains du Nord, en particu-lier celle de Herp (Harphius), le « passeur » de Ruusbroec 28 :
les déchaux s’organisent autour de diverses figures dont l’es-pagnol Pierre d’Alcantara († 1562) ;
les réformés sont liés aux « déserts » ou maisons de solitude ;
les récollets prospèrent bientôt en Italie et France puis en Flandres et Allemagne.
À ces familles dérivées des observants s’ajoutent trois autres branches :
les conventuels perdent progressivement de leur importance : restés nombreux en Allemagne et en Europe centrale, ils furent très réduits par la réforme luthérienne ;
la famille des capucins, née en Italie autour de 1520, donc postérieurement à la grande division entre observants et conven-tuels, comprendra plus de trois mille frères répartis en trois cents couvents avant même de franchir les Alpes en 1574 pour s’illus-trer en France. Il s’est produit un croisement d’influences avec le mystique Philippe Néri et son Oratoire romain. En Rhénanie et en Flandres, l’essor capucin culminera dans la grande figure de Constantin de Barbanson. En France, il s’étendra sur plusieurs générations, dont se détachent les figures mystiques de Benoît de Canfield, Martial d’Étampes, Pierre de Poitiers… Cette réforme peuple notre second tome.
DS 5.1304/14 (art. « Frères mineurs. II. Fondations et réformes franciscaines »).
DS 5.1359/67.
Enfin, des mouvements aux règles plus souples se main-tiennent depuis l’origine :
6. les tertiaires ont mené tout d’abord comme laïcs une vie à part des autres branches. Certains sont à l’origine de nouvelles pousses qui ne sont plus alors directement rattachées à l’ordre franciscain, mais font partie de sa nébuleuse. D’autres rentrèrent au sein d’un monde ecclésiastique soucieux de veiller au bon ordre catholique : il s’agit des tertiaires réguliers 29. En Italie, les tertiaires constituent une branche très vivante, car ils sont libres d’adapter leur mode de vie à de nouvelles conditions sociales du fait de leur règle souple : celle-ci est adoptée par les esprits indé-pendants comme Catherine de Gênes (1447-1510).
Les liens qui existent entre franciscains de ces diverses espèces constituent une limitation à toute tentative de rendre compte de leur vie interne par quelque structure simple ; ainsi en Espagne, Osuna, Laredo, etc., accueillent à la fois les influences de spirituels méditerranéens, en particulier d’Ubertin de Casale, et celle de franciscains du Nord de l’Europe, dont van Herp (Harphius) 30.
Évoquons quelques individualités mystiques influentes ita-liennes puis espagnoles, parentes de l’arrivée de missionnaires en France. Elles illustrent l’esprit qui anime les franciscains.
Les Flandres : Harphius.
Henri van Herp ou Harphius (1400-1477), le « héraut de Ruusbroec », entre chez les frères de la vie commune à Delft en 1445. On lui offre une maison à Gouda dont il devient le pre-mier recteur : il organise avec succès des conférences spirituelles et fait bâtir cinq ou six cellules pour les frères et les hôtes. En 1450, frappé par le renouveau franciscain lors d’un voyage à Rome, il se fait frère mineur franciscain et est actif à Malines près de Bruxelles, et à Anvers : la province s’accroît ainsi de trois
DS 5.1381/7 ; Analecta T.O.R. 152 (1992) ; Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assize, par le R.P. Jean Marie de VERNON, 1667.
DS 5.1359/67.
32 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
ou quatre nouveaux couvents. Il meurt gardien du couvent de Malines. « Sa doctrine spirituelle serait en retrait par rapport à celle de Ruusbroec si l’on suit l’édition postérieure à la cen-sure romaine : il semblerait abandonner l’opinion de Ruusbroec selon laquelle, lorsque dans la vie suressentielle “l’union sans différence” est atteinte, l’âme demeure habituellement dans la Divinité, et en sort pour agir d’une manière parallèle à celle des Personnes divines 31. »
Son œuvre maîtresse, Le Miroir [Spieghel] de la perfection, fut traduite en latin par un chartreux de Cologne en 1536 ; la Theo-logia mystica est un recueil d’œuvres rassemblées par ses disciples, dont la troisième partie, « l’Éden », semble être une belle prépara-tion au Spieghel. Sa savoureuse traduction française du début du XVIIe siècle mériterait d’être de nouveau rendue disponible 32. Il traite magnifiquement de l’amour de conformation :
[656] La flamme de la charité ne veut laisser aucun entre-deux entre soi et l’aimé. […] [683] Le conformé, donc, imitant jalousement son conformant, s’approfondit en Dieu par chacun moment, et étant fait un avec Dieu, habite toujours en unité. […] Il semble néanmoins à quelques-uns […] qu’ils n’aiment point Dieu et ne se reposent en lui ; mais l’amour est cause de cette apparence ; car quand ils désirent aimer plus intensivement qu’il ne leur est permis par leurs propres forces, et qu’ils viennent à défaillir à leur amour, ils se plaignent de ne point aimer.
Secondement, par l’envoi des rayons de ce don [d’amour], notre esprit est illuminé intellectuellement et nous enseigne à considérer notre noblesse. […] [685] Dieu opère en nous premièrement devant tous autres dons, et toutefois est le dernier de tous, connu et senti de nous en sa propre nature.
DS 7.358 (v. DS, 7.346/66, art. « Herp »). Sur les termes « essentiel », etc.,
DS 4.1346/66 (Deblaere).
Harphius, Théologie mystique…, traduction (sur l’édition postérieure à la censure romaine) par J.-B. de MACHAULT, Paris, 1616, « Livre troisième intitulé […] paradis des Contemplatifs », 622-847, à laquelle nous empruntons les cita-tions (pagination indiquée entre crochets).
Car après être devenus simples d’esprit, chômant d’action, dénués de toutes images, immobiles, libres, morts à nous-mêmes, vivants à Dieu, nous avons ainsi cherché Dieu […] nous sentons la descente des grâces […] en ce renouvellement d’attouchement, l’esprit humain tombe en famine.
L’affection amoureuse est plus importante que l’entende-ment. L’accès à la vie mystique est préparé par l’oraison aspi-rative, prière courte et intense, menée en quatre pas : s’offrir à Dieu totalement, requérir la volonté divine de se manifester afin que l’âme se connaisse, se conformer lorsque le feu de l’amour s’allume dans le cœur et consume les défectuosités, s’unir à la volonté divine en y déversant la sienne 33.
Harphius évoque avec lyrisme l’union mystique :
[715] L’esprit et l’âme ne sont qu’une même substance. […] L’esprit humain est quelquefois tant soustrait du corps et de l’âme […] qu’il oublie tout ce qui est extérieur et pareillement ignore ce qui se fait […] par mémoire ou entendement. […] [720] Ami, montez plus haut. Le monter est le progrès en l’amour divin, qui est un abîme sans borne.
Son influence fut très large. Elle s’exerce (en parallèle avec celle de Ruusbroec) par l’intermédiaire de La Perle évangélique. En Espagne, il influence Osuna, franciscain comme lui, lu par Thérèse. Au XVIIe siècle, il est reconnu par Constantin de Bar-banson et par Benoît de Canfield, par des chartreux et des capu-cins, par le carme Jean de Saint -Samson ; plus tard le pasteur Poiret appréciera Herp et le fera connaître par une Bibliotheca mysticorum (1708) qui aura une grande influence sur des Écos-sais et des piétistes allemands 34.
C. JANSSEN, « L’Oraison aspirative chez Herp », Carmelus, 1956, vol. III, 47.
DS 7.361/4. – Deuxième section de la « Lettre sur les principes et les carac-tères des principaux auteurs mystiques », P. POIRET, Ecrits sur la Théologie mys-tique, Grenoble, Millon, 2005, 139-141.
34 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
L’Italie : François de Paule.
François de Paule (1416-1507), Calabrais qui a passé un an chez les franciscains à l’âge de douze ans puis s’est rendu à Assise, adopte la vie érémitique dès l’âge de quatorze ans. Il vit dans la montagne, puis des compagnons le rejoignent, qu’il appelle « les ermites de saint François d’Assise », mais sans qu’on puisse voir en ce fonda-teur indépendant de dix-neuf ans un réformateur franciscain. Il restera simple frère laïc, même lorsque, devenu célèbre, il sera tenu de venir jusqu’à la cour de France en 1483. Les minimes ont pour origine les ermites groupés autour de lui dès 1450. Ils sont progres-sivement « normalisés » par trois règles successives 35.
L’Espagne : Bernardino de Laredo et Pierre d’Alcantara
La vue selon laquelle les franciscains sont les premiers acteurs d’une renaissance mystique au sein de l’Espagne devenue exclu-sivement catholique est recevable (mais les sources sont des plus diverses dans ce creuset arabo-judéo-chrétien). Francisco de Osuna (c. 1492-1540) est un auteur prolixe dans sa rédaction de la Ley de amor santo (ou Cuarto abecedario) 36. Sa renommée béné-ficie de la conjonction de trois causes : une production quanti-tativement importante pendant la période charnière entourant la date de la condamnation des Alumbrados, la lecture du Tercer abecedario par la jeune Teresa, une ferme structure théologique 37.
DS 5.1040/51 (François de Paule), DS 10.1239/55 (Minimes). Alessandro GALUZZI, Origini dell’ordine dei Minimi, Rome, 1967 (« Corona Laterensis », 11) ; Benoist Pierre et André Vauchez, Saint François de Paule et les Minimes, en France de la fin du XVe au XVIIIe siècle, Coll. « Perspectives historiques », Presses Universitaires François-Rabelais, 2010.
DS 11. 1037/51, art. « Osuna » par Melchiades ANDRES. Éditions acces-sibles : Francisco de Osuna, Tercer abecedario espiritual, B.A.C., 1972 (v. « Intro-duccion general » du même Melchiades ANDRES, 1-117, suivie du Tercer abece-dario, 118 à 644) ; Misticos Franciscanos Espanoles [M.F.E], B.A.C., vol. I, 1948, Cuarte abecedario ou Ley de amor santo, 217 à 684.
Crisogono de Jesús, grand historien du Carmel, le préfère à Bernardino de Laredo, probablement pour cette fermeté structurelle : v. M.F.E., II, 1933, p. 24,
Pour Miguel de Medina (1489-1578), Dios no tiene necesidad de nadie, « Dieu n’a besoin de recourir à quiconque » : tout est dit 38 ! Alonso de Madrid (c. 1535) est un auteur attachant dans son Arte para servir a Dios 39 qui souligne l’amour de Dieu, « un feu voulu par Dieu, qui toujours brûle sur son autel qui est notre âme 40 », et l’amour du prochain, comparable à l’adoption d’un « enfant aimé de son père 41 ».
Bernardino de Laredo (1482-c.1540) célèbre le chant de l’amour pur, particulièrement dans la troisième partie de la Subida del Monte Sion, selon sa version revue de 1538 42. Mais, outre la difficulté posée par une langue encore primitive, sa rédac-tion présente peu de formules remarquables se prêtant à de belles citations. Par contre sa lecture induit lentement un état de paix : la lecture du chapitre xvii de la troisième partie de la Subida del Monte Sion tira Teresa de sa perplexité quant à l’absence de toute pensée dans l’oraison de quiétude. En effet, pour Bernar-dino, « Dieu lui-même impose le repos à nos facultés. Bien plus, l’auteur soutient la possibilité de l’amour sans nulle connaissance ni nul antécédent 43 ».
De petite noblesse, Laredo fut d’abord page, puis fit des études variées, enfin entra à vingt-huit ans chez les franciscains. Il publia deux ouvrages de médecine. Il restera frère laïc, attaché à un cou-vent situé à une trentaine de kilomètres de Séville, infirmier pour
note. On peut se demander si cela n’est pas dû au titre de l’œuvre de Laredo, Subida del monte Sion, qui souffre d’une comparaison involontaire avec le chef-d’œuvre postérieur de Jean de la Croix, de nom similaire. Les objectifs des deux textes sont en fait distincts, ce qui préserve à nos yeux tout l’intérêt de la première Subida.
DS 10.904/5 ; Œuvre dans : Misticos franciscanos espanoles, vol. I, B.A.C, 1948 ; v. page 818 sur la « Infancia espiritual », ainsi que sa critique des ascètes, 772-775 : Y al fin triunfa de ellos un vano deseo de mandar a los otros, « en eux triomphe
la fin un vain désir de commander les autres » : un Nicolas Doria opprimera Jean de la Croix.
DS 1.389/91 ; Misticos…, vol. I, « Arte para servir a Dios ».
Ibid., p. 158.
Ibid., p. 175.
DS 9.277/81 ; Misticos…, vol. II, Subida del monte Sion, p. 25-442.
Fidèle DE ROS, Le Frère Bernardin de Laredo, Paris, 1948, p. 135.
36 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
la province. Sa réputation médicale lui valut d’être appelé plu-sieurs fois à la cour du Portugal 44.
Laredo aurait connu Osuna et son Tercer abecedario. Il s’adresse simplement et directement à son lecteur, comme un Pierre d’Alcantara. Son biographe suppose qu’une « école », asso-ciant Osuna, Laredo, Alcantara, Ortiz, rapproche franciscains, carmélites par l’influence déterminante d’Alcantara sur Thérèse, enfin le milieu des Alumbrados par Ortiz 45.
La contemplation est amour qui se perd dans l’infini divin :
La facilité de la contemplation demeure en : aimer sans condi-tion et fondre notre amour dans Celui qui est infini ; je veux dire que l’amant se perd ainsi lui-même, qu’il ne reste rien de lui par l’infinité de l’amour en qui il fait infusion. Ainsi dit Herp [Har-phius] : « que l’esprit dans cet espace cesse de vivre à lui-même, parce que tout vit à Dieu ». […] Et ainsi nous pouvons dire que l’amour de notre Dieu entre dans nos âmes comme le soleil dans le cristal, qu’il éclaire et pénètre et se montre en lui ; et il nous transforme en son amour, comme le fer en feu 46.
Elle est sans intermédiaire et subite, selon la belle comparaison de la lumière qui pénètre instantanément toute ouverture :
Je dis que c’est une imperfection de s’exercer longtemps à pen-ser à des qualités particulières aux créatures, voulant chercher en elles des raisons d’aimer. Qui déborde d’amour infiniment ai-mable. Mais surmontant le créé et sortant de lui, l’âme va à Dieu par une élévation d’esprit subite et momentanée ; elle ne demeure en chemin pas plus longtemps que la paupière de l’œil ne prend de temps à bouger ou à cligner — à la façon d’un rayon du soleil, lequel à l’instant qu’il naît à l’Orient arrive en Occident. Ainsi doit faire l’âme qui en un instant élève l’esprit par la voie de l’aspiration, laquelle est plus légère et momentanée que le rayon même du soleil 47.
DS 9. 277.
DS 9. 280 & Fidèle DE ROS, Le Père François d’Osuna, Beauchesne, 1936.
Misticos…, vol. II, Subida del monte Sion, p. 370.
Ibid., p. 373/4. Nos traductions.
La pratique de la contemplation est encore rare dans l’Espagne de son temps, même dans les déserts franciscains :
Je regrette que dans les écoles du Christ on n’étudie avec une très grande vigilance comment et de quelles manières nous connaissons notre Dieu et Seigneur par une notion amoureuse et particulière. Laquelle connaissance ne s’acquiert jamais sans que le Seigneur lui-même ne l’enseigne par la théologie mystique, laquelle s’apprend dans la contemplation. Par elle nous pouvons demeurer et persévérer, attachés dans les plus pures, les plus inté-rieures et les plus délicates parties de notre intérieur ; parce que le cœur prend toujours de là les sentiments qui continuellement l’éveillent à marcher vivement dans l’amour, dans lequel, qui plus longtemps se nourrit, plus longtemps persévérera à aimer et à donner du temps à la prière 48.
La conformité nue est le seul moyen :
On doit comprendre que lorsque le contemplatif cherche la perfection, il ne pose guère l’œil sur son gain, ou sur sa dévotion, ou sur son utilité, parce que toute son étude est de demeurer en conformité nue, simple et entière avec la volonté de Dieu 49.
Pierre d’Alcantara (1499-1562) entre chez les conventuels franciscains à seize ans. Il aurait déjà eu le temps d’étudier à Sala-manque les arts libéraux, la philosophie et le droit canon ! Il rem-plit diverses fonctions chez les franciscains devenus observants déchaussés, et fonde des couvents, voyage à Nice comme au Por-tugal. On le considère comme le rénovateur de ces franciscains déchaussés. Sous sa réforme ils atteignirent le nombre de sept mille et se répandirent hors d’Espagne. L’exemple fut suivi chez les carmes et d’autres ordres. Son rôle est déterminant sur la réforme du Carmel par Thérèse. « Cherchant à atteindre les gens pauvres en moyens et en temps », il écrit dans un style sobre et concis.
L’âme se nettoie de ses péchés avec l’oraison, la charité se for-tifie. […] L’esprit se réjouit, l’intérieur se fonde, le cœur se puri-fie, la vérité se découvre. […] La tristesse est bannie, les sens se
Ibid., p. 387.
Ibid., p. 388/9.
38 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
renouvellent […] [par les] vives étincelles des désirs du ciel qui rejaillissent sans cesse du brasier de l’amour divin 50.
L’oraison est parfaite quand celui qui prie ne se souvient pas qu’il est en oraison 51.
Missionnaires en France
L’influence des très nombreux franciscains présents en France dès la fin du XVIe siècle est peu reconnue en dehors de celle du capucin Benoît de Canfield. Le texte — même abstrait et abrupt — de sa Règle de perfection sera largement apprécié car le feu de l’expérience l’éclaire. L’apport en France de certains de ses confrères flamands est incontournable, mais reste peu exploré et sous-estimé 52.
Les capucins seront les plus influents des franciscains. Ils se conforment assez nettement au programme de vie que François recommandait et pratiquait : place importante donnée à la vie de prière sous la forme d’une double méditation quotidienne, emprunt aux pratiques des ermites, pauvreté et pénitence, cha-rité, prédication. Leur oraison est affective selon l’esprit d’Har-phius. Ils pratiquent l’ascèse, tandis que certains ouvrent les âmes à la vie mystique, car « la pratique de la pureté d’intention dans l’exercice de l’amour divin doit y conduire ».
La Pratica dell’orazione mentale de l’italien Matthias Bellintani de Salo († 1611) est traduite dix-huit fois. Mais cet organisateur actif est peu mystique, du moins dans cette œuvre qui répond aux besoins de débutants. Il en sera de même pour Laurent de Paris († 1631). Archange de Pembroke († 1632) est actif auprès de la jeune réformatrice de Port-Royal, mais n’a rien laissé d’écrit
ALCANTARA, Tratado de la oracion y meditacion, P. Ubald d’Alençon, Paris, 1923, p. 7.
Ibid., p. 56.
Les recherches intellectuelles ont toujours été moins pratiquées chez les franciscains que chez les jésuites ou chez les oratoriens. – Après avoir dominé aux siècles précédents, les « moines » sont quelque peu méprisés au Grand Siècle, par suite de l’inculture de certains « cordeliers » et de figures qui sont à l’origine de troubles. De terribles exemples de fanatismes sont relevés par D. Crouzet pour le XVIe siècle dans Les Guerriers de Dieu, 1990.
sinon quelques lettres. François Nugent (1569-1635) est connu de Constantin de Barbanson et de Martial d’Étampes, dont le disciple est Jean-François de Reims († 1660). Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635) est important en Flandre et en Grande-Bretagne. Joseph de Paris († 1638) est connu pour son activité politique. Louis-François d’Argentan († 1680) est édi-teur et imitateur de Bernières.
Le courant se poursuit dans la seconde moitié du Grand Siècle par de grandes figures, auteurs de synthèses qui ont été négli-gées à cause de leur caractère tardif 53 : Éloy Hardouin de Saint-Jacques († 1661), Pierre de Poitiers († 1683), Paul de Lagny († 1694)… Hors des capucins, le Tiers Ordre régulier est représenté en premier lieu par Chrysostome de Saint-Lô († 1646), qui est l’important directeur de Bernières, de Catherine de Bar et de bien d’autres ; les récollets sont rapidement très présents.
Sur l’histoire générale des franciscains et sur celle de la réforme capucine on dispose de bonnes études, même si la quantité est modeste en comparaison de celles consacrées aux jésuites ou à Port-Royal. Sur l’immense littérature d’un XVIIe siècle qui imprimera plus de soixante mille ouvrages religieux, nous ten-tons de rétablir une juste évaluation d’auteurs mystiques tardifs comparables aux plus grands. Leurs figures sont méconnues et leurs écrits n’ont généralement pas été réédités.
53. On n’insistera jamais assez sur le déséquilibre d’appréciation qui existe entre les premiers et ceux qui les suivent. Les derniers sont handicapés parce qu’on leur prête facilement un manque de créativité, et parce qu’ils héritent d’une certaine complexification délicate à démêler. Il y a aussi des raisons concrètes, comme la disparition des chercheurs avant le terme de leurs quêtes : Bremond, puis Cognet disparurent trop tôt, alors même qu’ils se proposaient de rendre justice aux mys-tiques quiétistes de la fin du Grand Siècle.
Familles, réformes, réseaux et branches franciscaines
Avant d’aborder successivement chaque figure mystique, voici quelques repères adoptant des représentations figurées complémen-taires : une table des familles franciscaines et de leurs influences, un arbre « généalogique » des réformes de l’Ordre des frères mineurs, une esquisse de réseaux franciscains, un tableau traduisant l’évolution des branches masculines sur la durée, un tableau résumant l’évolution des branches franciscaines.
Table des familles franciscaines
François (1182-1226) & Claire (1194-1252)
Bonaventure (1221-1274)
Jacopone da Todi (circa 1236-1306)
Angèle de Foligno (1248-1309) & > Dante (†1321) Colette (1381-1447)
Catherine de Gênes (1447-1510) & > Angèle Mérici (1474-1540) Hugues de Balma (c. 1400) & Harphius (van Herp) (1400-1477) Bernardino de Laredo (1482-c.1540) & Pierre d’Alcantara (†1562)
TERTIAIRES RÉGULIERS (T) |
RÉCOLLETS (R) (XVIIe s.) |
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(XVIIe s.) |
[et minimes (M)] |
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V. Mussart (T) (1570-1637) |
* S. Rubéric (R) († apr.1625) |
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(Guyenne) |
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* J.-Chr. de Saint-Lô (T) (1594- |
* V. Aubertin (R) (1604-1669) |
|
1646) (Rouen, Paris) |
|
|
|
|
|
> * J. de Bernières (1602-1659) |
|
|
|
|
|
> M. Guyart (Marie de l’Inc. |
* N.Barré (M) (1621-1686) (Paris) |
|
« du Canada ») (1599-1672) |
* B. Maes (M) (1627-1706) |
|
> Jacques Bertot (1620-1681) |
* J. Aumont († 1689) |
|
|
(Montmorency) |
|
> * Cath. de Bar (la Mère du |
* A. Enguerrand (R) (1631-1699) |
|
Saint Sacrement) (1614-1698) |
* Maximilien de Bernezay (R) |
|
* J.-M. de Vernon (T) |
|
|
* Paulin d’Aumale (T) |
|
|
> J.-M. Guyon (1648-1717) & |
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Fr. de Fénelon (1651-1715) |
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CAPUCINS (C) (XVIIe s.)
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Hors du Royaume de France |
En France |
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J. de Landen (C) (Bruxelles) |
* B. de Canfield (C) (1562- |
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Bellintani de Salo (C) |
1610) (Douai, Paris) |
|
1600 à |
(† 1610) |
> Mme Acarie (Marie de |
|
1630 |
|
l’Inc., carmélite, 1566-1618) |
|
|
|
> * M. de Beauvilliers (1575- |
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|
|
1657) |
|
|
Fr. Nugent (C) (1569-1635) |
* A. de Pembroke (C) |
|
|
(Douai) |
(† 1612) |
|
|
* C. de Barbanson (c) (1582- |
*Jos. de Paris (C) († 1638) |
|
1630 à |
1631) (Douai, Rhénanie) |
*M. d’Étampes (C) (1575- |
|
1660 |
> D.-A. Baker (1575-1641) |
1635) |
|
|
> Cal Bona |
*J.-Fr. de Reims (C) († 1660) |
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|
* J.-Év. de Bois-le-Duc (C) |
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(† 1635) (Flandre) |
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* É. Hard. de St-Jacques (C) |
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1660 à |
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(1612 ?-1661) |
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* P. de Poitiers (C) (†1683) |
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1690 |
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* S. de Bourg-en-Bresse (c) |
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(†1694) |
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1690 à |
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* P. de Lagny (C) († 1694) |
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* A. de La Ciotat (C) |
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1720 |
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(† 1706) |
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Le cadre supérieur, page de gauche, situe dans le temps quelques grands noms franciscains ou sous influence (>) qui précédèrent l’an 1600. Les autres cadres situent les auteurs mystiques qui ont connu le XVII e siècle en quatre générations de trente ans, ainsi que des figures sous influence : à gauche figurent les tertiaires réguliers, les récollets et les minimes, à droite figurent les capucins (majoritaires, en deux colonnes : hors du Royaume, en France). Les figures qui bénéficient d’un chapitre sont signalée par « * ».
Un arbre des réformes
de l’Ordre des frères mineurs
Parmi les nombreux arbres illustrant l’évolution des franciscains à travers les siècles, ce robuste chêne aux glands abondants, solide-ment enraciné dans la pauvreté, l’humilité, la charité… favorise la réforme des capuccini, ici datée de 1525 : ils en sont le faîte. Les recollecti apparaissent deux fois : à mi-hauteur comme branche à gauche du tronc en 1487 comme première réforme probablement espagnole, puis en 1592, près du sommet de l’arbre sur la droite comme un rameau de la branche des observantes, au-dessus des alcantarini espagnols de 1553. On sait que les récollets s’installent (peut-être) d’abord dans le Sud-Ouest du royaume de France (nous retrouverons leur provincial Séverin Rubéric en Guyenne). Les Tiers Ordres ne sont pas représentés sur cet arbre.
Une esquisse de réseaux franciscains
Les appartenances (capucins : C, tertiaires réguliers : T, récollets : R ; minimes : M) sont indiquées sous les prénoms — précédés d’un astérisque * lorsqu’une section de niveau 2 leur est consacrée. Suivent les dates de naissance et de décès, puis s’il y a lieu la date soulignée de la première édition d’une œuvre influente. Quelques figures remar-quables non franciscains mais « sous influence » sont indiquées. Les traits verticaux ou horizontaux marquent les influences ou relations attestées de personne à personne. Les multiples relations indirectes par l’intermédiaire des écrits sont omises. Les pointillés séparent des figures superposées, mais qui n’ont pas eu de relation de personne à personne.
Hors tableau infra :
Séverin Rubéric (R) († apr.1625),
Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (C) (1588-1635),
« Père Joseph » du Tremblay (C) (1577-1638),
Éloy Hardouin de Saint-Jacques (C) (1612-1661),
Paul de Lagny (C) († 1694), * Alexandrin de La Ciotat (C) († 1706),
Maximien de Bernezay (R), * Jean-Marie de Vernon (T),
Paulin d’Aumale (T)
François d’Assise (1182-1226)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Rhéno-Flamands >1300
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Hugues de Balma (actif autour de 1400) Harphius (1400-1477)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
François Nugent |
_ _ |
*Benoît de Canfield _ _ |
*Archange de Pembroke |
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(c) (1569-1635) |
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(c) (1562-1610) (1608) |
(c) (†1632) |
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Marie de l’Incarnation [Madame Acarie] |
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(1566-1618) |
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*Martial d’Étampes |
*Marie de Beauvilliers |
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(c) (1575-1635) (1630) |
(1575-1657) (1631) |
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. . . . . . . . . . . . . . . . . |
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*Constantin de Barbanson |
_ _ David-A. Baker |
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(c) (1582-1631) (1623) |
(1575-1641) |
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*Jean-François de Reims |
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. . . . . . . . . . . . . . . . |
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(c) (†1660) (1635) |
|
*Jean-Chrysostome de Saint-Lô |
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|||
. . . . . . . . . . . . . . . |
|
(T) (1594-1646) (1651) |
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| |
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Marie de l’Inc. [du Canada] _ _ Jean de Bernières |
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(1599-1672) |
|
(1602-1659) |
|*Jean Aumont _ _ *Victorin Aubertin |
|||
*Mectilde (1614-1698) |
| |
|
(T)(†1689)(1660) (R)(1604-1699) (1667) |
|||
. . . . . . . . . . . . |
|
Jacques Bertot |
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|
*Pierre de Poitiers |
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(1620-1681) |
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*Archange Enguerrand |
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(c) (†1683) (1671) |
\ |
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/ |
(R) (1631-1699) |
|
Madame Guyon (1648-1717) Fénelon (1651-1715)
Tableau de branches masculines
L’histoire complexe des courants et de leurs interactions est sujette à diverses représentations incertaines.
Pour livrer une perspective globale qui reprenne de manière syn-thétique les explications de cette introduction, nous adaptons un tableau de Frédéric Meyer (Frédéric Meyer, Pauvreté et assistance spirituelle, Les Franciscains récollets de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, C.E.R.C.O.R., Univ. de Saint-Étienne), qui tente de situer quelques noms donnés aux ramifications fran-ciscaines, sachant qu’il n’existe pas de frontière nette, et qu’une branche ayant donné naissance à une autre ne disparaît pas forcé-ment pour autant.
Conventuels dès 1250
>> Fusion en France avec la Régulière Observance en 1771.
Observance, Régulière Observance ou cordeliers
Jean de la Vallée et diverses congrégations, Jean de Puebla, Jean de Guadalupe
Stricte observance
Francisco de Osuña, Pierre d’Alcantara
Déchaux puis alcantarins 1562
Espagne, Portugal, Amérique latine
Riformati 1532
Italie
Récollets 1570
France, Canada, Flandre, Allemagne
Fusion des conventuels, de l’Observance sous toutes ses formes en 1897 sous le nom de « Frères mineurs (OFM) ».
Tiers Ordre régulier
Congrégation de Picpus en France en 1580 Vincent Mussart
>> XIXe siècle : « T.O.R . »
Capucins, 1525
Indépendants en 1619
>> XIXe siècle : « OFM cap. »
fIGURES MYSTIQUES DES
TRADITIONS FRANCISCAINES AU XVIIe SIÈCLE
Les traditions suscitent des vocations, qu’une communauté accueille et oriente. Les vocations furent fort nombreuses : environ deux cents milliers d’hommes et de femmes furent attirés par la vie franciscaine sur un peu plus d’un siècle (plus de cent mille franciscains vivaient en 1680).
L’expérience mystique ne se termina pas à la disparition de François d’Assise : au sein du profond courant de vie intérieure qu’il initia, de grandes figures mystiques trouvèrent leur épanouis-sement et incarnèrent l’expérience la plus haute. Telles des pierres précieuses, nous les avons ordonnées suivant l’ordre chronologique au sein des branches franciscaines traditionnelles (tome I), puis « en trois vagues » au sein d’une réforme capucine particulièrement féconde (tome II). Elles s’achèvent sur des figures féminines, des minimes, enfin l’évocation d’une foule innombrable (tome III, qui comporte surtout des études de nature sociologique et histo-rique). La majorité des chapitres porte un nom propre (s’y ajoutent quelques chapitres collectifs regroupant plusieurs figures). Après une brève biographie, nous suggérons quelques thèmes spécifiques à chaque individualité, ce qui, nous l’espérons, aidera le lecteur à apprécier les extraits des œuvres.
Le nombre des mystiques s’avère très variable selon les branches, soit parce que leurs membres étaient plus orientés vers l’activité
52 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
que vers la contemplation — c’est le cas de la régulière obser-vance ou « cordeliers », au point que certains membres ou même des communautés entières en recherche spirituelle migrèrent vers la branche capucine — soit parce que leur communauté était très minoritaire en comparaison des multitudes de capucins et de cordeliers — c’est le cas des récollets français et des tertiaires (Tiers Ordres réguliers ou laïc). Mais dans ces dernier cas, on est quand même très surpris par leur apparition fréquente au sein de familles réduites.
Au sein de chaque Ordre masculin, les figures sont présentées chronologiquement. Nous avons tenu à souligner l’importance des membres du Tiers Ordre laïc. De même nous soulignerons au tome II la direction offerte à l’image de celle de Benoît de Canfield par la bénédictine réformatrice de l’abbaye de Montmartre. Il s’est en effet produit au cours du siècle des couplages féconds :
D’une part entre capucins et bénédictins, et par deux fois : outre la relation, à peine évoquée, de confesseur à dirigée qui unit Benoît de Canfield à Marie de Beauvilliers, on relève l’in-fluence profonde de Constantin de Barbanson sur le mystique dom Augustin Baker. Le mode traditionnel de la vie bénédictine, qui fait un large appel à la célébration liturgique, peut donc ne pas s’opposer à la vie d’oraison. Un troisième cas proche — il s’agit cette fois d’une réforme cistercienne — associe Archange de Pembroke à Angélique Arnauld, la célèbre réformatrice de Port-Royal-des-Champs.
D’autre part, entre membres du T.O.R. et ceux de l’École de l’Amour pur, depuis le cercle mystique normand animé par « le bon Père Chrysostome » jusqu’à Madame Guyon. Celle-ci ren-contre ce cercle par « le bon franciscain » Archange Enguerrand, est formée par Monsieur Bertot, lui-même redevable à Bernières ; elle fréquentera Paulin d’Aumale et Catherine de Bar, devenue la « Mère du Saint Sacrement ».
Enfin il nous faut reconnaître un déficit en figures féminines. Elles sont largement sous-représentées dans notre exploration,
la première visant à quelque exhaustivité mystique franciscaine pour le XVIIe siècle. Les sources imprimées livrant pour ces femmes leurs écrits ou rapportant leurs « dits » sont quasiment absentes, du moins pour la France. Il reste à explorer les princi-paux fonds manuscrits et le temps presse 54 !
54. Les sondages que nous avons réalisés dans le fonds du premier carmel de Paris avant sa fermeture (récemment à Clamart, bientôt de nouveau disponible à Nogent) montrent qu’il contient des trésors inexploités, les manuscrits étant généralement beaucoup plus révélateurs d’une vie mystique toute quotidienne que les éditions qui en furent extraites par quelque confesseur ou en vue d’une canonisation éventuelle. Il en est de même pour le fonds du (second) carmel de Pontoise et donc probablement pour une majorité de carmels encore actifs. Notons toutefois que l’écriture n’était pas recommandée chez des franciscaines au recrutement plus humble.
OBSERVANTS
La branche des observants fut longtemps la plus peuplée des « religions » entre lesquelles se répartissaient les disciples de François. Au XVIIe siècle, les observants représentent encore une grande part de l’effectif total français. Ils sont trois fois plus nombreux que les récollets, mais nous n’avons retenu que deux observants, dont un seul pour le siècle, contre cinq récollets.
En effet les observants accordaient traditionnellement la pré-éminence à la prière liturgique au détriment de l’oraison silen-cieuse : en Espagne, environ sept heures par jour étaient consa-crées à l’oraison vocale et aux offices, pour — tardivement semble-t-il — une heure à l’oraison mentale ! La méditation de la Passion était alors essentielle (elle se reflète d’ailleurs dans la peinture) 55. Nous n’avons pas trouvé chez eux de figure très marquante du point de vue mystique. Cela ne veut pas dire que certains observants ne demeurèrent pas simplement fort discrets dans leurs livres imprimés, compte tenu de la nature des cercles qui les entouraient, tandis que d’autres changeaient de « religion »
55. Histoire très complexe où l’Espagne prédomine. Voir Melchiades Andres, La Teologia espanola en el siglo XVI, t. II, Biblioteca de Autores Cristianos [B.A.C.]. Citons ici Iriarte, Histoire du franciscanisme, Cerf, 2004, p. 214 : « Le groupe espa-gnol, plus puissant du fait de sa suprématie politique et surtout de son énorme supériorité numérique, triomphait toujours. À la fin du XVIIe siècle, on dénom-brait 44 provinces espagnoles ayant droit de vote au chapitre transalpin, contre les 22 des autres nations, sans compter les 20 des déchaux et les 24 cisalpines des possessions espagnoles en Italie. »
56 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
dans un mouvement de circulation, caché mais permanent, des personnes d’Ordre à Ordre 56.
Deux observants prénommés Pierre représentent ici faible-ment l’importante cohorte des « cordeliers » : Pierre Petit exprime une dévotion populaire inchangée depuis le Moyen Âge et qui poursuit sa course au XVIIe siècle ; Pierre David regrette l’indiffé-rence de ses condisciples quant à leur intérieur, lorsqu’il présente un modèle d’Exercices des dix jours, appartenant à une littérature dont nous rencontrerons un autre exemple chez Jean-Chrysos-tome, du Tiers Ordre régulier 57 ; elle était adaptée aux temps de retraite annuels pratiqués par tous, aussi bien par des religieuses franciscaines (clarisses, annonciades, etc.) qu’au sein des carmels.
Ce qui demandait toutefois une forte volonté, car ces circulations étaient découragées par les structures (ce dont témoigne Séverin Rubéric).
Littérature de « schémas » de retraites, forcément secs, et aujourd’hui morte comme celle des sermonnaires.
Pierre Petit (vers 1530)
Cet « ancien » ouvre notre séquence de figures spirituelles et mystiques par le plus court de nos chapitres — première petite perle du collier. Lui-même s’inscrit dans l’antique tradition des simples : nous en faisons mention, car elle se poursuivra au sein du peuple chrétien jusqu’au milieu du XVIIe siècle.
Pierre Petit appartenait à la communauté des cordeliers conjointe au monastère des clarisses, dit de l’Ave Maria, dans le quartier du Marais 58. Ce qui permet d’entrevoir la vie spiri-tuelle franciscaine rapprochant des communautés d’hommes et de femmes au XVIe siècle. Elle est encore proche de la fer-veur du Moyen Âge comme du parfum de ses mystères.
La liturgie a toujours donné naissance à d’attachantes canti-lènes. Voici deux jolis couplets extraits de la Méditation de cent vingt octosyllabes du Frère Pierre 59 :
1.
Réveille-toi, cœur endormi En sainte méditation ; Jésus, ton époux, ton ami, Supplieras en dévotion. Sa mort, sa dure passion,
Voir au tome III, « Un Gand Siècle franciscain à Paris ».
Pierre Moracchini, « La Chanson de frère Pierre Petit, cantilène de la Pas-sion et Résurrection du Christ », (selon un opuscule imprimé à Paris vers 1530), dans Évangile aujourd’hui, no 173.
58 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Pleure de cœur et d’esprit. Lui demandant d’affection « Miséricorde, Jésus-Christ ! » […]
5.
Le Dieu des dieux, le Roi des rois Fut mis à mort, pendu au vent. Hélas, quand il portait la croix, Sa Mère lui vint au-devant ;
Le cœur lui faillit bien souvent, Elle pâma, son fils aussi. Pécheur, sois sa croix soulevant, Et pleure en lui criant : « Merci ! »
Pierre David (?-1672)
Au milieu du siècle suivant sont publiés de Saints Exercices des dix jours sur les dix principales vertus de la Très Sainte Vierge par Pierre David 60. Ce religieux fut tout autant un théologien connu comme l’un des grands scotistes du XVIIe siècle, qu’un pasteur remplissant des charges de gardien et confesseur de moniales 61. On en peut tirer — outre un regret sur l’oubli de la vie intérieure chez certains observants, exprimé dans sa pré-face — quelques observations fort précises et très justes sinon originales ; nous avons retenu celles précisant ce qu’est et ce que requiert la vertu d’humilité. Pierre David est l’auteur de plusieurs ouvrages spirituels 62.
Pierre David, Les Saints Exercices des dix jours sur les dix principales vertus de la Très Sainte Vierge. Par le P. Pierre David, prédicateur de l’ordre des FF. mineurs, lecteur jubilé en théologie de la province de France parisienne et confesseur des dames religieuses annonciades de Popincourt, lès Paris, à Paris, chez François Le Cointe, 1666 (entre nos crochets : pagination).
Originaire de Pont-Audemer, lecteur de philosophie à Mézières (1634), gardien à Boulogne-sur-Mer (1637) puis à Pont-Audemer (1642), lecteur de théo-logie à Sées (1645) ; parallèlement à diverses charges (incluant sa participation au chapitre général de Tolède en 1658), il est confesseur chez les clarisses d’Alençon
partir de 1656, chez les annonciades de Gisors à partir de 1662 et chez celles de Popincourt de 1665 à 1668. Il meurt dans sa ville natale le 1er septembre 1672. (comm. de P. Moracchini qui complète le DS).
Voir sur lui, outre la comm. de P. M. : DS 3.50 (= Dict. de spir., fasc. III, col. 50), art. par Rayez ; DS 5. 1637 : « Il serait bon d’étudier la doctrine de David sur l’oraison… », ce qui resterait à faire sur Le Chemin de vérité qui conduit […] à la perfection de la sainteté, 2 vol. signalés par Rayez.
60 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Les Saints Exercices des dix jours
Préface
Il est nécessaire d’aimer à s’entretenir avec Dieu et avec soi-même pour désirer la solitude, que plusieurs, même religieux, ont en aversion, comme une chose pénible, et qui ne leur semble pas si agréable comme l’occupation aux choses exté-rieures ; parce qu’ils ont un dégoût des choses spirituelles [2], ils se servent de leur occupation pour s’exempter librement de la plus grande partie de leurs devoirs envers Dieu, s’imaginant que leur obéissance affectée suppléera à ce défaut, en quoi ils se trompent grandement, d’autant que leur obéissance n’étant pas pure, mais pleine d’amour-propre, leur négligence pour l’intérieur ne peut pas être excusée, parce qu’il faut chercher premièrement le Royaume de Dieu et la justice, et préférer le salut intérieur à toutes les occupations extérieures.
Cette imperfection est si subtile qu’elle pénètre même jusque dans les cloîtres, où il se trouve quelquefois des reli-gieux qui sont devenus tout extérieurs, et tellement attachés à leur obédience, qui consiste dans les choses extérieures, que si les supérieurs mêmes voulaient les en retirer pour les employer à quelque autre plus intérieur et plus [3] spirituel, ils croi-raient être déshonorés, et qu’on leur ferait une grande injustice de les déposer sans aucun sujet, quoiqu’on ne le fît que pour leur salut, et pour les retirer de cette attache extérieure fort préjudiciable à la vie spirituelle : ce qu’ils ne considèrent pas, leur présomption les empêchant de reconnaître leurs défauts, et leur insensibilité pour leur salut ne leur permettant pas de voir le grand besoin qu’ils ont de rentrer en eux-mêmes pour se donner totalement à Dieu ; au contraire ils se plaignent et se fâchent au lieu de reconnaître la providence spéciale de Dieu, et la grâce qu’il leur fait de les retirer des continuelles occasions qui étaient préjudiciables pour leur salut éternel.
Si on emploie ces religieux dispensés de leur obédience exté-rieure à quelque autre office [4] plus spirituel et plus solitaire,
bien souvent par leur amour-propre ils ne veulent pas s’en ac-quitter, parce que peut-être cet emploi leur semble trop ravalé et indigne de leur personne ; ou s’ils s’en acquittent, c’est avec lâcheté et avec paresse, parce qu’ils ne peuvent quitter entière-ment l’attache et l’affection qu’ils ont à l’obédience qui regarde les choses extérieures.
Au contraire, les hommes de l’intérieur et qui s’étudient à se perfectionner ne demandent que la retraite pour s’occuper entièrement au soin de leur salut ; et si on leur donne quelque emploi extérieur capable de les empêcher de penser à eux-mêmes, autant qu’ils croient raisonnablement être nécessaire à leur salut, ils représentent avec l’humilité ce besoin qu’ils ont de vaquer à eux-mêmes et de penser au salut de leur âme ; que si l’on n’écoute pas leur raison [5], et que l’on n’aie point d’égard à leur humble prière, tout aussitôt ils obéissent à l’aveugle et s’abandonnent à la volonté de Dieu et des supé-rieurs dans l’occupation des choses extérieures, sans toutefois perdre Dieu de vue, ayant toujours une vigilance actuelle sur leurs actions, et les faisant simplement pour la gloire de Dieu, dont ils prétendent faire la volonté en toutes choses ; sans dési-rer être dans une solitude continuelle qui les exempterait des travaux pénibles du cloître, au contraire ils s’offrent même à faire les choses les plus viles et abjectes avec humilité, et avec une fidélité si exacte qu’ils ne regardent en toutes ces choses que Dieu seul, parce qu’ils n’ont attache qu’à la divine volonté.
Il est pourtant très utile de se retirer en solitude du moins une fois l’an, pour bien réformer sa vie et ses mœurs par une parfaite [6] connaissance de son intérieur, et chasser de son âme et de sa volonté toutes les affections mauvaises, et y haus-ser ou fortifier la forme de vie qui est conforme à la volonté de Dieu selon notre condition. Et cette retraite est un puissant moyen pour nous renouveler par la connaissance de nos dé-fauts et des remèdes convenables pour les corriger, et parvenir à la perfection que Dieu désire de nous. […] [7]
62 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Avis généraux pour bien faire les saints exercices des dix jours
Premièrement il faut avoir un grand désir de faire ces saints exercices et aspirer continuellement au temps que nous espé-rons les commencer, en disant avec ferveur quelques petites oraisons jaculatoires, comme celle de David pour exprimer le désir de son salut : Qui me donnera des ailes de colombes, je vole-rai et me reposerai 63. Comme le cerf désire les eaux des fontaines, ainsi mon Dieu mon âme vous désire 64. […] [8]
Il faut congédier toute autre affaire et occupation exté-rieure pendant le temps de cette solitude, pour rentrer en vous-même et considérer vos pas, et vous remettre dans le vrai chemin dont vous vous étiez un peu écarté. Si vous étiez malade, vous prendriez le temps nécessaire pour réparer votre santé corporelle ; la santé de l’âme est de plus grandes consé-quences. […] [9]
Il faut faire réflexion sur nous-mêmes, et considérer nos [10] passions et inclinations naturelles, la fin et l’intention que nous avons dans la retraite ; et ce qui nous donne plus de peine dans la vie spirituelle pour y apporter le règlement nécessaire. […]
Il faut avoir un grand soin de conserver notre âme dans la grâce de Dieu pendant le temps des saints exercices, parce qu’il n’y a que ceux qui ont le cœur pur et net qui voient Dieu et qui puissent traiter avec lui familièrement 65. […] [11]
Il est nécessaire de reconnaître le grand bénéfice et la grâce spéciale que Dieu nous fait de permettre que nous ayons le temps de penser à notre salut éternel. […] C’est donc une faveur particulière que Dieu nous fait, dont il ne faut pas abuser.
Il est bon de penser et de croire que notre présente re-traite est peut-être la dernière de notre vie. […] [12]
Enfin nous devons être pendant le temps de nos exercices dans un lieu retiré, et dans une solitude non seulement exté-
Ps 54, 7.
Ps 41, 2.
Cf. Mt 5, 8.
rieure, n’ayant point de conversation avec les autres, mais aussi dans une solitude intérieure, par laquelle notre esprit se retire en soi-même sans penser à autre chose extérieure. C’est ainsi que l’enfant prodigue rentra en soi-même 66. […]
De l’humilité, troisième vertu
[Sa nature]
La nature de l’humilité consiste dans la connaissance de notre néant, et dans une volontaire soumission de nous-mêmes à Dieu et aux hommes, d’où vient que l’humilité doit être aussi bien [73] dans notre volonté comme elle est dans notre entendement, lorsque nous connaissons que tout ce qui est en nous est de Dieu qui nous a produits, qui nous appelle, nous justifie et nous glorifie. […] Saint Paul avait cet humble sentiment de soi-même, disant qu’il était le moindre des apôtres et indigne de porter la qualité d’apôtre ; que s’il était quelque chose, c’était par la grâce de Dieu ; et que celui qui s’estime être quelque chose, n’étant rien, se trompe soi-même dans son jugement 67. […] [74]
L’humilité est une vertu de telle importance qu’elle est nécessaire pour obtenir la gloire éternelle. […] C’était le sen-timent de Notre Seigneur, qui dit aussi en saint Matthieu :
Bienheureux sont les pauvres d’esprit, c’est-à-dire les humbles de cœur, d’esprit, et de volonté, parce que le Royaume des cieux leur appartient 68 […] [76]
Plusieurs estiment que l’humilité est bien nécessaire pour notre salut ; mais ils ont de la peine à croire qu’elle soit hono-rable, et qu’il y ait de l’honneur à s’humilier devant Dieu et devant les hommes. […] [80]
L’humilité est de plus très utile pour éclairer notre esprit, pour obtenir la grâce. […] Elle nous augmente la lumière de l’entendement, qui est obscurci et aveuglé par la superbe. C’est
Lc 15.
I Co 15, 8-10 ; Ga 6, 3.
Mt 5, 3.
64 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
ainsi que Notre Seigneur parle des pharisiens, qu’il dit être des aveugles 69. […] Elle nous procure la grâce de Dieu qui résiste aux superbes et qui donne sa grâce aux simples. Il a résisté aux anges superbes qui voulaient lui être semblables. […]
II. [Ses propriétés]
La première propriété de l’humilité de la Sainte Vierge a été la prudence, par laquelle elle cachait toute la grâce des faveurs qu’elle recevait de Dieu, n’ayant pas même révélé le mystère de l’Incarnation, qui [84] s’opérait en elle. […] Mais elle conservait toutes ces paroles et la connaissance de tous ces mystères dans son cœur, sans manifester la grâce qu’elle recevait continuellement de Dieu, pour nous apprendre à conserver intérieurement les biens spirituels que Dieu nous communique, parce qu’en les manifestant à tout le monde, nous nous mettrions en péril de les perdre par la vanité de louanges que nous en pourrions recevoir, et nous attribuer la gloire de nos perfections qui est due à Dieu seul 70. Il ne faut donc pas que notre main gauche sache le bien que fait notre droite 71, puisque Jésus-Christ même faisait tout son possible pour cacher la splendeur des miracles. […] [85]
2. La seconde propriété de l’humilité, c’est une véritable sincérité, avec laquelle on s’humilie sans dissimulation et avec une véritable et intérieure humilité et non pas seulement ap-parente, comme celle qui consiste seulement dans les gestes du corps, ou dans les paroles humbles, ou dans les génuflexions ; comme est aussi l’humilité apparente de ceux qui refusent les charges avec quelque répugnance extérieure, pour être plus estimés et honorés par le refus apparent de ce même qu’ils désirent dans leur cœur et à quoi on les a élus. […] [86]
Un homme qui est véritablement humble devant Dieu et devant les hommes est comme la terre molle entre les mains du potier qui en fait des vases pour servir à des choses viles
Mt 15, 14.
Cf. Mt 6.
Mt 6, 3.
et abjectes, ou à un usage plus honorable, sans résister à la volonté de celui qui en peut disposer. […] [87]
La troisième propriété de l’humilité est une charité qui ne soit point ambitieuse. […] [88]
La quatrième propriété de l’humilité est qu’elle soit pa-tiente ; autrement elle ne pourrait pas se soumettre aux volon-tés de Dieu et des supérieurs. […] [90]
La cinquième propriété est la douceur avec laquelle les simples parlent doucement, même à leurs inférieurs, et les préviennent d’affection et de paroles. […] [92]
III. [Les moyens de l’obtenir]
Le premier moyen, c’est de penser et parler humblement de soi-même en toutes occasions et dans des actions même louables et fort bien faites. C’est le conseil que Notre Seigneur donna à ses disciples : Quand vous aurez fait tout ce que l’on vous aura commandé, dites et pensez que vous êtes des serviteurs inutiles 72. […] [94]
Le second moyen est de faire des actions humbles, viles et abjectes. […]
Le troisième moyen est de [97] souffrir patiemment toutes les humiliations qui nous arrivent ; parce que, comme dit saint Bernard, l’humiliation est le chemin qui nous conduit à l’hu-milité, comme le Seigneur, afin de l’imiter. […]
72. Lc 17, 10.
TERTIAIRES RÉGULIERS ET LAÏCS
La première communauté du Tiers Ordre régulier (T.O.R.) franciscain aurait été reconnue par le Pape en 1401. Les populaires tiercelins se propagent surtout en Italie : ainsi à Gênes ils ont en charge l’hôpital 73 dont s’occupe la grande mystique Catherine de Gênes (1447-1510), elle-même ter-tiaire franciscaine laïque.
De l’Italie arrivent en France Vincent Mussart (ou « de Paris ») 74 et son compagnon Antoine. Ils recherchent une solitude peu compatible avec les événements politiques de la fin des guerres de religion, comme en témoigne le récit pitto-resque des tribulations de nos deux ermites aux mains des gens de guerre, alors qu’ils veulent vivre cachés dans la forêt :
Ils tombèrent entre les mains des Suisses hérétiques, qui, es-pérant une bonne rançon de quelques Parisiens qu’ils avaient pris parce que le siège [de Paris, en 1590] devait être bien-tôt levé, étaient résolus de les laisser aller et de prendre les deux hermites. Frère Antoine en eut avis secrètement par une demoiselle prisonnière, le malade [Vincent] qui tremblait la fièvre quarte entendit ce triste discours, et se jetant hors de sa couche descendit l’escalier si promptement qu’il roula du haut en bas, sans néanmoins aucune blessure. L’intempérance des
Histoire Générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assize, par le R. P. Jean Marie de VERNON, Religieux pénitent du Tiers Ordre de saint Fran-çois, Paris, 1667, tome troisième, p. 76. – L’histoire de la création du T.O.R., où Mussart joue un rôle prédominant, figure aux p. 114-125.
Voir tome III, Pierre Moracchini : « Un Grand Siècle franciscain à Paris (1574-1689) », § 3.1. « Vincent Mussart (1570-1637) ».
68 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
soldats et l’excès du vin les avait mis en tel état, que Vincent et Antoine s’échappèrent aisément 75.
Vincent établit le monastère de Picpus entre le Faubourg Saint-Antoine et le château du bois de Vincennes ; la congré-gation se développe et une bulle de 1603 ordonne qu’un chapitre provincial soit tenu tous les deux ou trois ans. Le premier chapitre a lieu en 1604. Vincent de Paris étend peu à peu sa juridiction sur d’anciens couvents tertiaires en y implantant sa réforme.
Les figures tertiaires marquantes répondent au type classique du frère mineur du XVIIe siècle, mais leur préoccupation mys-tique est plus prononcée. Ainsi apparaît à la génération sui-vante la figure du père Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), élu provincial de France en 1634, puis, lorsque la Province est divisée, devenant en 1640 le provincial de Normandie-Bre-tagne 76. Son rôle est alors éminent auprès du groupe mystique normand de Jean de Bernières, Mectilde de Bar, Jean Aumont, qui est un membre du Tiers Ordre laïc, etc., peut-être auprès de Vincent de Paul et de M. Olier, le fondateur mystique de la compagnie des prêtres de Saint-Sulpice.
À la fin du XVIIe siècle la congrégation espagnole compte environ 800 membres, l’italienne (incluant Flandre et Dalmatie) plus de 2250 membres. Avant la Révolution en France la congrégation réunissait encore 900 religieux répartis en 60 maisons 77.
Histoire Générale…, op. cit., p. 118.
Id., p.141. Voir aussi DS 5.1644 et sv. pour les autres figures de tiercelins notables.
DS 5.1313. – sur l’histoire du T.O.R. : Analecta T.O.R., vol. XXIII, 152, 1992 (Raffaelle Pazzelli, « Bibliografia del Terz’Ordine Regolare di San Francisco in Francia », 67 sq. comporte d’utiles notices sur les principaux membres français du T.O.R. & Gabriele Andreozzi, « Il Terzo Ordine Regolare Francisco in Francia e la sua legislazione », 89 sq.).
La règle commentée par Denys le Chartreux et Vincent Mussart
Vincent Mussart (1570-1637), premier provincial du T.O.R., fit paraître un volume très complet de petit format en faisant suivre la courte règle (elle couvre les pages 12 à 17) de Commentaires et enseignements moraux sur la règle de péni-tence du séraphique Père saint François, traduit du latin du Révé-rend Père Denys le Chartreux, surnommé le docteur extatique… : ceux-ci sont fort abondants puisque l’ensemble du volume ne comporte pas moins de 313 doubles pages 78. Nous en don-nons quelques extraits, car la collaboration avec le mystique chartreux éclaire des réglementations nécessairement pointil-leuses et sèches (mais, comme nous le rappelle Denys : « Bien que l’habit ne fasse le moine, sans lui le moine se défait. ») Une lumière douce et profondément intérieure se dégage de cette traduction méconnue adaptée du texte ancien de Denys le Chartreux (1402/3-1471). La règle est ainsi simplement expliquée à l’intention des membres novices du T.O.R. 79 :
[20] Ainsi ce genre de vie enjoint par saint François guide sûrement et traverse nos âmes au vrai port de salut, sans glisser ni faire naufrage en aucun labyrinthe, et pour ce qu’il dresse salutairement les actions de la vie humaine, enseigne le chemin de justice, censure et réforme ce qui va d’un pas inégal, juste-
La Règle de pénitence du Père séraphique saint François pour les religieux de son Troisième Ordre, avec la déclaration des souverains pontifes et les expositions de Denis Rikel, dit le Chartreux [Dionisius Carthusianis Doctor extaticus] et autres Pères de l’Ordre, Paris, chez Nicolas du Fossé, 1606. (Le volume, absent de la B.N.F., existe
la Bibliothèque Franciscaine. Sa pagination figure au recto de chaque feuillet. À la double page 307 figure en latin l’attestation, datée d’août 1606, du frère Vincent Mussart indiquant qu’il traduit du latin et annote largement « le vénérable docteur extatique Denys le Chartreux ».)
On sait que l’abondante production de Denys le Chartreux en latin est restée pour sa plus grande partie non traduite : le volume de la règle du T.O.R. traduite en français pour que tous puissent la lire, attention particulière vis-à-vis du T.O. laïc, présente un intérêt qui déborde celui accordé au monde franciscain. Nous ne pouvons malheureusement n’en suggérer ici que le parfum par quelques citations courtes.
70 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
ment il est honoré du titre de règle, au haut et faîte de laquelle ceux qui auront courageusement monté et grimpé recevront pour gage du Tout-Puissant paix en leur cœur et miséricorde.
Car qu’est-ce que [25] Dieu, abîme de toute gloire, regor-geant de libéralités, a promis et préparé à ses amis que soi-même et la béatifique vision de sa chère essence ; une perpé-tuelle, très délicieuse jouissance et assurée possession.
L’importance de la méditation qui conduit à la contempla-tion est soulignée :
Car l’entendement par un simple regard et par une simple intelligence connaît Dieu ; et la [58] volonté par un grand amour lui est étroitement unie, ce qui se fait en deux façons : la première est naturelle, quand l’entendement par son discours s’élève des choses sensibles jusques à Dieu, où étant parvenu il l’appréhende sans discours, considérant simplement et nue-ment sa bonté, sa sagesse, sa puissance, et ces autres perfections divines, dont la volonté est excitée à un amour et à une joie, et par ce moyen est unie à Dieu. La seconde est supernaturelle, quand Dieu élève l’entendement sans aucun discours et sans aucune coopération des facultés sensitives, et quant et quant 80 unit à soi la volonté : en quoi l’âme se comporte plus passive-ment qu’activement, c’est-à-dire elle n’acquiert point ce bien par son travail, mais elle le reçoit gratuitement de Dieu. […]
[51] Tiercement il est requis une soigneuse garde sur son cœur et y avoir une continuelle et amoureuse souvenance de Dieu, à raison de quoi l’abbé Agathon 81 disait qu’il n’y avait point de travail si grand que celui de bien prier. […]
La barre idéale est placée haut :
Sans la charité les monastères et congrégations sont des enfers, et ceux qui les habitent des diables. Avec elle, les mo-nastères sont des paradis terrestres et ceux qui y résident sont anges. Partant, bien qu’ils se macèrent à force de jeûner, qu’ils sont au lis [sic] par la forme de leurs habits, et qu’ils portent
Quant et quant : en même temps.
Apophtegme des Pères, collection alphabétique, Agathon.
le faix de quelques offices laborieux, si avec tout cela leur inté-rieur est vide de charité, ils n’ont pas encore atteint le plus bas et premier degré de religion, partant il faut [61] commencer son vol de la charité, au sommet de la perfection apostolique. Ceux dont ils sont corporellement congrégés en un ne doivent être qu’un cœur, qu’une âme et une volonté en Dieu 82. […]
Le rappel suivant de grands auteurs anciens ouvre un hymne à la caritas :
Divines demeures donc, dit saint Basile, sont celles des mo-nastères, car c’est là où toutes choses sont communes, les es-prits, les pensées, les corps et toutes choses nécessaires au vivre et au vêtir. Là, il y a un Dieu commun, même trafic de piété, le salut commun, les exercices communs, les labeurs communs, les récompenses communes, et les couronnes communes : là, plusieurs sont un, et un n’est seul, mais plusieurs 83. / Des mo-nastères, dit saint Chrysostome sont du tout chassés ces deux mots qui troublent et renversent toute chose, mien et tien 84. Car tout y est commun, la table, la maison, le vêtement, et ce qui est plus à admirer, tous n’ont qu’un et même esprit, tous y sont nobles de même noblesse, tous serviteurs de même ser-vice, [71] tous les livres de même liberté, là n’y a qu’un plaisir, qu’une joie, qu’un désir et une espérance pour tous. […]
[79] Comme l’on a accoutumé de lier les vignes et les jeunes et tendres arbrisseaux, […] celui qui se serre avec Dieu lie ou serre aucunement Dieu avec soi, et avec lui se lient aussi toutes les biens et trésors. […]
L’humilité est le fondement :
[175] Et quand je lui aurai donné tout ce que je suis et tout ce que je puis, tout cela ne sera pas une petite étoile au parangon 85 du grand et excellent soleil ; ou une goutte d’eau au regard d’une grande rivière ; une petite pierre en comparai-
Allusion à l’hymne du Jeudi saint : Congregavit nos in unum Christi amor.
Voir les Règles monastiques de saint Basile.
Saint Jean Chrysostome, Apologie de la vie monastique, I, 11.
Au parangon : en comparaison.
72 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
son d’une grande montagne ; et un petit grain au rapport d’un grand amas. Que personne donc ne vive pour soi. […]
[186] Celui-là doit être réputé pour très vil qui étant le pre-mier en honneur et le plus haut en dignité n’est pas le plus avancé en la science des lumières intellectuelles et divines. […] Car, comme dit saint Bernard, c’est une chose monstrueuse d’être élevé en dignité et mener une vie basse 86. […]
Le volume quitte les explications de Denys sur un sommaire des perfections « en six ailes séraphiques » précédant le testa-ment de François :
[255] Sommaire et abrégé des perfections de la troisième règle du Père séraphique saint François. / Les perfections de la règle consistent en six ailes séraphiques 87, à savoir : 1. En totale obédience. 2. En pauvreté évangélique. 3. En chasteté imma-culée. 4. En humilité très profonde. 5. En simplicité pacifique. 6. En charité séraphique.
Enfin un Exercice journalier comporte « quelques petits avis » probablement de la main de Vincent :
[278] Les frères, et particulièrement les novices, seront avertis que ce temps de faire l’oraison mentale n’a pas été ordonné afin qu’en icelui seulement ils s’adonnent à la mé-ditation, mais afin de leur y donner un accès perpétuel, et pour mieux dire, pour faire de toute leur vie une seule et perpétuelle méditation. Ils s’efforceront donc de continuer la méditation que Dieu leur aura fait la grâce de faire, non seulement jusques au repos qu’ils prendront après matines, mais encore toute la journée. […]
Billets de Noël
En contrepoint au sérieux de la règle générale existe chez ses administrés un esprit de simplicité vécue qui s’exprime avec le
Saint Bernard, De la consideration, II, vii.
Cf. Is 6, 2.
sourire. En témoigne un petit volume 88 composé à l’intention des sœurs tertiaires de la communauté franciscaine associée au couvent de Nazareth. Il comporte nombre de billets prêts à être distribués à Noël. La coutume était assez répandue. Madame Guyon, tributaire de la spiritualité du T.O.R., distribuera de tels petits billets avec intentions à ceux qui l’entouraient lors de sa retraite à Blois.
Tablature spirituelle des offices et officiers de la couronne de Jésus, couché sur l’état royal de la Crèche, et payés sur l’épargne de l’étable de Bethléem, réduits en petits exercices pour la consolation des âmes dévotes qui s’addonnent à l’orai-son, par un Père de la congrégation du Tiers Ordre de saint François, Paris, 1619.
Aux vénérables religieuses de Sainte-Élisabeth du Tiers Ordre saint François, du dévot monastère de Notre-Dame de Nazareth à Paris.
Voici, chères Sœurs, l’accomplissement de vos désirs, ce petit, mais dévot et amoureux exercice que vous pratiquez tous les ans à l’exemple de notre séraphique Père saint Fran-çois, sur la naissance du Verbe Éternel dans les masures de Bethléem. […] Vous verrez les officiers de sa couronne ran-gés et logés dans l’étable de Bethléem comme dans un Louvre royal, et leurs gages assignés sur l’épargne de sa Crèche, dont les finances ne sont que paille et foin, mais de si grand prix et valeur. […] Il y a peu d’offices, car il y a peu d’élus, mais aussi les gages sont grands et immenses parce que ce Roi […] donne des royaumes éternels à ceux qui le servent, et néanmoins ces offices ne sont pas chers, […] finançant seulement aux coffres de ce prince une obole de bonne volonté ; […] si elle n’a de quoi payer cette petite somme, elle lui est offerte gratuite-ment des mêmes coffres du roi, pourvu qu’elle soit demandée avec désir et humilité. […] Mais n’écoutez pas Lucifer ni les démons ses confrères. […] Ces esprits malicieux et intéressés
88. « Tablature…, À Paris chez Denis Moreau, rue Saint-Jacques, à la Sale-mandre », Bibl. Franciscaine, réf. « 17e s. / 3.23 ». Chaque § est un billet détachable.
74 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
ne sont pas bons conseillers en un marché où ils ont si mal fait leurs affaires, l’incarnation du Fils de Dieu étant le sujet de leur ruine. […] Sortez au-devant de lui avec vos lampes ardentes, car il vient au milieu de la nuit, et ne craignez pas que la porte vous soit fermée, car il naît en un lieu où il n’y a portes ni fenêtres. […] C’est, chères âmes, à quoi vous invitent ces petits billets que vous distribuerez entre vous. […]
85. Chasser les chiens de la crèche. Tout ainsi que le chien est chassé de la cuisine par le moyen de l’eau chaude, ainsi le diable et le péché sont chassés de notre âme par le moyen des larmes ferventes. Saint Bonaventure. Priez pour les parlements de France.
87. Fermer les fenêtres de la crèche. La vue, l’ouïe, le goût, le toucher et l’odorat sont les saillies de l’âme par lesquelles elle sort et convoite ce qui est hors de soi ; car par ces cinq sens du corps, comme par de certaines fenêtres, l’âme regarde les choses extérieures, et les regardant les convoite. Ce qui fait dire au prophète Jérémie : La mort est montée par la fenêtre, elle est entrée dans nos maisons 89. Saint Grégoire. Priez pour les novices des Ordres religieux.
89. Housser les araignes de la crèche. L’ambition est un poison caché, la mère d’hypocrisie, la nourrice de la haine, la source des vices, la teigne des vertus, l’aveuglement des cœurs, convertissant comme l’araigne vénéneuse le miel en venin, et les remèdes en maladie. Humilité. Priez pour les courtisans.
129. Fourrier des logis de la crèche. Choisissez le lieu que vous montre votre maître, non le premier, ni le milieu, mais le dernier, après lequel il n’y en ait point d’autre plus bas. L’hu-milité. Saint Bernard. Priez pour les prélats de l’Église.
89. Jr 9, 21.
Un portrait du bon Père Chrysostome
Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646)
Jean-Chrysostome naquit vers 1594 dans le diocèse de Bayeux en Basse-Normandie, et étudia au collège des jésuites de Rouen. Âgé de dix-huit ans, il prit l’habit, contre le gré paternel, le 3 juin 1612 au couvent de Picpus à Paris 90. Il fut confirmé dans sa vocation par un laïc, Antoine le Clerc, sieur de la Forest : ce dernier est donc le probable « ancêtre » du cou-rant spirituel de l’Ermitage qui passe par Chrysostome, par Bernières et Mectilde-Catherine de Bar, et par bien d’autres dont Monsieur Bertot, Madame Guyon.
L’influent sieur de la Forest (1563-1628)
Un aperçu biographique intéressant nous est donné par l’historien du Tiers Ordre franciscain Jean-Marie de Vernon, qui consacre très exceptionnellement plusieurs chapitres à Antoine le Clerc 91 :
« Le P. Chrysostome dit de Saint-Lô [sic] naquit à Saint-Fremond, Basse-Normandie, diocèse de Bayeux, et fut nommé Joachim au baptême. Un de ses frères fut capucin et une sœur a été clarisse à Rouen de l’étroite observance. Joa-chim étudia à Rouen et y eut pour maître le P. Caussin, jésuite. Étant encore éco-lier, il écrivit de Rouen à M. de la Forest pour le consulter sur sa vocation. Étant venu à Paris, il prit l’habit à Picpus. Son père fit ce qu’il put pour le faire sortir du cloître et y employa à cet effet un magistrat considérable du parlement de Nor-mandie. Le jeune homme tint ferme » (P. Claude Prévôt, bibliothécaire de l’abbaye de Sainte Geneviève à Paris, Bibl. Ste Gen., ms. 3030, fo 21ro, Arch. eudistes, dos-sier du Chesnay VIII Bernières).
Jean-Marie de VERNON, Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assise. Tome second. La vie des personnes illustres qui ont fleuri dans
vingt ans il prit les armes, où il vécut à la mode des autres guerriers, dans un grand libertinage. La guerre étant finie, il entra dans les études, s’adonnant principalement au droit. […] Il tomba dans le malheur de l’hérésie [528] d’où il ne sor-tit qu’après l’espace de deux ans. […] Son bel esprit et sa rare éloquence paraissaient dans les harangues publiques dès l’âge de vingt ans. Sa parfaite intelligence dans la langue grecque éclata lorsque le cardinal du Perron le choisit pour interprète dans la fameuse conférence de Fontainebleau contre du Plessis Mornay. […]
[532] Un lépreux voulant une fois l’entretenir, il l’écouta avec grande joie, et l’embrassa si serrement, qu’on eut de la peine à les séparer. […] Une autre peine lui arriva, savoir qu’étant entièrement plongé dans les pensées continuelles de Dieu qui le possédait, il ne pouvait plus vaquer aux affaires des parties dont il était avocat. [535] Ses biens de fortune étant médiocres, la subsistance de sa famille dépendait presque de son travail. […]
Dieu lui révélait beaucoup d’événements futurs, et les secrets des consciences : par ce don céleste [sur lequel J.-M. de Vernon s’étend longuement, citant de multiples exemples], il avertis-sait les pécheurs, […] marquait à quelques-uns les points de la foi dont ils doutaient ; à d’autres il indiquait en particulier ce qu’ils étaient obligés de restituer. […] Les âmes scrupuleuses recevaient un grand soulagement par ses conseils et ses prières. […] [537] Le Père Chrysostome de Saint-Lô […] a reconnu par expérience en sa personne la certitude des prophéties du sieur de la Forest, quand une maladie le mena jusques aux portes de la mort, comme elle lui avait été présagée. […]
Quatre mois devant sa mort, étant sur son lit dans ses in-firmités ordinaires, il s’entretenait sur [542] les merveilles de l’éternité : on tira les rideaux, et sa couche lui sembla parée de noir ; un spectre sans tête parut à ses pieds tenant un fouet
les siècles quinze, seize et dix-sept. Paris, 1667, 527 sv. : « La Vie d’Antoine le Clerc, sieur de la Forest ».
embrasé : cette horrible figure ne l’effrayant point, il consacra tout son être au souverain Créateur. Il parla ainsi au démon : « Je sais que tu es l’ennemi de mon Dieu, duquel je ne me séparerai jamais par sa grâce : exerce sur mon corps toute ta cruauté ; mais garde-toi bien de toucher au fond de mon âme, qui est le trône du Saint-Esprit. » L’esprit malin disparaissant, le pieux Antoine demeura calme, et prit cette apparition pour un présage de sa prochaine mort ; ses forces diminuèrent tou-jours depuis et il tomba tout à fait malade au commencement de l’année 1628. Les sacrements de l’Église lui furent adminis-trés en même temps. À peine avait-il l’auguste eucharistie dans l’estomac qu’il vit son âme environnée d’un soleil, et entendit cette charmante promesse de Notre Seigneur : « Je suis avec toi, ne crains point. » Les flammes de sa dilection s’allumèrent da-vantage, et il ne s’occupait plus qu’aux actes de l’amour divin, voire au milieu du sommeil.
[543] M. Bernard [un ami] présent sentit des atteintes si vives de l’amour de Dieu, qu’il devint immobile et fut ravi. […] Le lendemain samedi vingt-trois de janvier, […] il ren-dit l’esprit à six heures du soir dans la pratique expresse des actes de l’amour divin. […] On permit [544] durant tout le dimanche l’entrée libre dans sa chambre aux personnes de toutes conditions, qui le venaient visiter en foule. Les religieux du Tiers Ordre de Saint-François gardaient son corps, qui fut transporté à Picpus.
Le maître caché des mystiques normands
Le Père Chrysostome de Saint-Lô a été plus négligé encore que Constantin de Barbanson. Pourtant, « les indices de l’in-fluence de Jean-Chrysostome sont de plus en plus nombreux et éclairants : le cercle spirituel formé par lui, les Bernières, Jean et sa sœur Jourdaine, Mectilde du Saint Sacrement et Jean Aumont (peut-être tertiaire régulier) auxquels les historiens en ajouteront d’autres (de Vincent de Paul à Jean-Jacques Olier),
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a vécu une doctrine d’abnégation, de « désoccupation », de « passivité divine 92 ».
Il est la figure discrète mais centrale à laquelle se réfèrent tous les membres du cercle mystique normand, qui n’entre-prennent rien sans l’avis de leur père spirituel (seule « Sœur Marie » des Vallées jouira d’un prestige comparable). Ce que nous connaissons provient de la biographie écrite par Boudon 93, et les connaisseurs de l’école des mystiques nor-mands Souriau 94, Heurtevent 95, plus récemment Pazzelli 96, n’ajoutent guère d’éléments. Tout ce que nous savons se réduit à quelques dates, car si Boudon est prolixe quant aux vertus, il est discret quant aux faits. Sa pieuse biographie couvre des centaines de pages qui nous conduisent, suivant le schéma canonique, « de la vie aux vertus », mais le contenu spécifique au héros se réduit à quelques paragraphes.
Il assura le rôle de passeur entre l’ancien monde monacal et un monde laïc. En témoignent des lettres remarquables de direction de Catherine de Bar et de Jean de Bernières. Nous en reproduirons (pour la première fois) certaines dans les cha-pitres suivants consacrés à ces disciples.
Lecteur en philosophie et théologie à vingt-cinq ans, il fut définiteur de la province de France l’an 1622, devint définiteur général de son Ordre et gardien de Picpus en 1625, puis de nouveau en 1631, provincial de la province de France en 1634, premier provincial de la nouvelle province de Saint-Yves, en 1640, après que la province de France eut été séparée en deux.
DS 5. 1645 (art. « Spiritualité franciscaine »).
[Henri-Marie Boudon], L’Homme intérieur ou La Vie du vénérable Père Jean-Chrysostome, religieux pénitent du Troisième Ordre de saint François, à Paris chez Estienne Michallet, 1684.
SOURIAU, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913.
DS 2. 881 sv. (art. « Chrysostome de Saint-Lô »).
Analecta T.O.R., vol. XXIII, 152, 1992, Raffaelle PAZZELLI, « Bibliografia del Terz’ Ordine Regolare di San Francisco in Francia », notice « 8. Jean-Chrysos-tome de Saint-Lô », 76-79.
Le temps de son second provincialat étant expiré, on le mit confesseur des religieuses de Sainte -Élisabeth de Paris, qui fut son dernier emploi à la fin de sa troisième année [de provincialat]. […] Au confessionnal dès cinq heures du matin, il rendait service aux religieuses avec une assiduité incroyable. À peine quelquefois se donnait-il lieu de manger, ne prenant pour son dîner qu’un peu de pain et de potage, pour [y] retourner aussitôt 97.
Il alla en Espagne par l’ordre exprès de la Reine, pour aller visiter de sa part une visionnaire, la Mère Louise de l’Ascen-sion, du monastère de Burgos. Voyage rude imposé par un monde qui n’est pas le sien :
Libéral pour les pauvres, […] il ne voulait pas autre mon-ture qu’un âne. […] Dans les dernières années de sa vie il ne pouvait plus supporter l’abord des gens du monde et surtout de ceux qui y ont le plus d’éclat 98.
Aussi, libéré de son provincialat, il éprouve une sainte joie et ne tarde pas à se retirer :
Il ne fit qu’aller dans sa cellule pour y prendre ses écrits et les mettre dans une besace dont il se chargea les épaules à son ordinaire, […] passant à travers Paris […] sans voir ni parler à une seule personne de toutes celles qui prenaient ses avis 99.
Il enseignait « qu’il fallait laisser les âmes dans une grande liberté, pour suivre les attraits de l’Esprit de Dieu […] ; com-mencer par la vue des perfections divines […] ; ne regarder le prochain qu’en charité et vérité dans l’union intime avec Dieu 100 ». Il eut de nombreux dirigés :
L’on a vu plusieurs personnes de celles qui suivaient ses avis […] courir avec ferveur. […] La première est feu M. de Ber-nières de Caen. […] La seconde personne […] qui a fait des progrès admirables […] sous la conduite du Vénérable Père
Boudon, L’Homme intérieur…, op.cit., p. 88.
Ibid., p. 178, 198.
Ibid., p. 200.
Ibid., p. 284, 316.
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Jean-Chrysostome a été feu M. de la Forest [qui] n’eut pas de honte de se rendre disciple de celui dont il avait été le maître 101.
Enfin, après cette vie intense, l’incontournable chapitre termi-nant la vie d’un saint ne nous cache aucunement l’agonie difficile :
Ayant été soulagé de la fièvre quarte il s’en alla à Saint-Maur […] pour y voir la Révérende Mère du Saint Sacre-ment [Mectilde de Bar], maintenant supérieure générale des religieuses bénédictines du Saint Sacrement. Pour lors, il n’y avait pas longtemps qu’elle était sortie de Lorraine à raison des guerres, et elle vivait avec un très petit nombre de religieuses dans un hospice. […] Elle était l’une des filles spirituelles du bon Père, et en cette qualité il voulut qu’elle fût témoin de son agonie : il passa environ neuf ou dix jours à Saint-Maur, proche de la bonne Mère. […] Au retour de Saint-Maur, […] il entra dans des ténèbres épouvantables. […] Il écrivit aux religieuses : « Mes chères Sœurs, […] il est bien tard d’attendre à bien faire la mort et bien douloureux de n’avoir rien fait qui vaille en sa vie. Soyez plus sages que moi. […] C’est une chose bien fâcheuse et bien terrible à une personne qui professait la sainte perfection de mourir avec de la paille. […] » L’on remar-qua que la plupart des religieux du couvent de Nazareth où il mourut [le 26 mars 1646, âgé de 52 ans] fondaient en larmes et même les deux ou trois jours qui précédèrent sa mort, et cela sans qu’ils pussent s’en empêcher 102.
Divers traités spirituels et méditatifs (1651)
Les rares exemplaires répertoriés des livres de Jean-Chrysos-tome fournissent deux ensembles 103 : le premier est constituée
Ibid., p. 337.
Ibid., p. 372 à 378.
Nous avons repéré sept exemplaires des écrits « composés par un religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des âmes » : un des trois exemplaires de la B. M. de Valognes (réf. C4837) comporte le portrait gravé sévère, mais si attachant que nous avons repris en tête de chapitre ; un même ex. à la B.N.F. a perdu ce portrait ; trois ex., consultés à Chantilly, également sans por-traits, sont actuellement à Lyon. Ils se ramènent – l’ordre des matières peut varier
des Divers traités spirituels et méditatifs 104 où le « grand contem-platif consommé de l’amour de Dieu » figure en belle, mais sévère figure de pénitent. Il est qualifié dans l’Avis au lecteur par « une passion ardente pour la pauvreté, les pauvres et les affligés, qu’il consolait avec une grâce sans pareille, […] une intégrité inviolable, […] un solide jugement, […] une pleine science, […] un insigne don de conseil pour des personnes de toutes conditions ».
Le Traité premier, « Le Temps, la mort et l’éternité », comporte des « Pensées d’éternité d’un certain solitaire et d’un autre ser-viteur de Dieu », qui nous touchent par leur rectitude et leur grandeur. Ce texte évoque les grandes peurs que l’on rattache en général au Moyen Âge, mais révèle en outre des aspects biogra-phiques où Jean-Chrysostome résume très sobrement la durée d’une vie spirituelle sous la forme émouvante d’une liste qui décrit les expériences fondatrices de deux amis.
S’en dégage une vue ample d’« éternité », l’amour premier de Dieu pour sa créature et sa « miséricorde infinie ». L’expérience d’amour qui marque l’entrée dans la vie mystique est telle-ment forte qu’elle entraîne une perte de conscience, puisque, conformément à ce que décrit Jean de la Croix : « Chez le basilic, c’est la force du poison qui tue. Lorsqu’il s’agit de Dieu, c’est l’immensité du bonheur et de la gloire qui donne
– à deux titres : Divers traités spirituels et méditatifs à Paris, 1651 ; Divers exercices de piété et de perfection…, Paris, 1655 ; de nombreux autres titres, que nous n’avons pu localiser, sont donnés par Boudon, Œuvres II, Migne, col. 1320 sv.
104. Nous soulignons les sections dont nous avons relevé des passages présentés en texte principal et qui sont titrés de même manière : Divers traités spirituels et méditatifs à Paris, 1651. L’exemplaire de la B.N.F., contient : Épitre à Madame de Puisieux, / Avis nécessaire au lecteur, / Traité premier : « Le Temps, la mort et l’éter-nité », / (100) Traité second : « La Sainte Désoccupation de toutes les créatures pour s’occuper en Dieu seul », / (181) Traité troisième : « Les Dix Journées de la sainte occupation, ou Divers motifs d’aimer Dieu et s’occuper en son amour », / (255) Traité quatrième : « Exercice sur la vie de sainte Élisabeth… » / (329) « Méditation abrégée par voie d’amour… » / (353) Approbations et fin.
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la mort 105. » De fortes expériences, qui peuvent faire tomber à terre, sont suivies d’années d’épreuves.
Une existence (de l’âge de 23 ans à la dernière maladie dans le second exemple) est alors résumée en quelques paragraphes, ce qui donne une impression saisissante de force associée à la brièveté de notre condition. La vie spirituelle est dynamique et couvre toute la durée d’une vie. Elle est découpée en quelques grandes périodes selon un schéma classique : état de délivrance et de liberté succédant à l’initiative divine brusque et inat-tendue, très longue purification, victoire définitive de l’amour.
I. Le premier [des deux amis], étant un jeune homme d’un naturel fort doux et d’un esprit fort pénétrant, […] se retira en solitude, après une forte pensée qu’il eut de l’éternité, en cette manière : c’est que huit jours durant, à même qu’il com-mençait la nuit à dormir dans son lit, [82] il entendit une voix très éclatante qui prononçait ce mot d’éternité, et pénétrait non seulement le sens externe, mais encore le fond de l’âme, y faisant une admirable impression.
Là-dessus, s’étant retiré en solitude, il lui était souvent dit
l’oraison : « Je suis ton Dieu, je te veux aimer éternellement », ce qui lui faisait une grande impression de cet amour éternel.
Ensuite il lui semblait que toutes les créatures lui di-saient sans cesse d’une commune voix : « éternité d’amour », et son âme en demeurait fort élevée.
IV. Il passa à un état de peine, et demeura quelques années dans une vue du centre de l’enfer. […] [84]
VI. Dieu tout bon lui fit voir un jour ce qui se passait dans le jugement particulier d’une âme qui l’avait bien servi : « Je voyais, disait-il, une miséricorde infinie qui comblait cette âme d’un amour éternel. »
VII. Une autre fois faisant oraison, il entendit une voix qui dit : Je t’ai aimé de toute éternité 106 ; ce qui lui imprima une
Cantique spirituel B, 11, 7.
Jr 31, 3.
certaine idée de cet [85] amour divin, qui le séparait du sou-venir des créatures. Et au même temps il fut tellement frappé d’amour qu’il en demeura comme hors de soi toute sa vie, laquelle il finit heureusement en des actes d’amour, pour les aller continuer à toute éternité. […]
On passe maintenant à l’autre ami de Dieu. Il s’agit proba-blement du sieur de la Forest :
I. Un autre serviteur de Dieu a été conduit à une très haute perfection [86] par les vues pensées de l’éternité. Il était de maison 107 et façonné aux armes. Voici que environ à l’âge de vingt-trois ans, comme il banquetait avec ses camarades mon-dains, il entrouvrit un livre, où lisant le seul mot d’éternité, il fut si fort pénétré d’une forte pensée de la chose qu’il tomba par terre comme évanoui, et y demeura six heures en cet état couché sur un lit, sans dire son secret.
II. Le lendemain, ayant l’usage fort libre de ses puissances, environné néanmoins de la vue d’éternité, il s’alla confesser à un saint religieux avec beaucoup de larmes, et lui ayant révélé son secret, il en reçut beaucoup de consolation, car il était serviteur de Dieu et homme de grande oraison, qui avait eu révélation de ce qui s’était passé, et qui en se séparant lui dit : « Mon frère, aime Dieu un moment, et tu l’aimeras éternel-lement. » Ces mots portés et partis d’un esprit embrasé lui furent comme une flèche de feu, qui navra son pauvre cœur d’un certain amour divin, dont l’impression lui en demeura toute sa vie.
III. Ensuite il fut tourmenté de la vue de l’éternité de l’en-fer, environ huit ans, dans plusieurs visions. […]
IV. Après cet état il demeura trois autres années dans une croyance comme certaine de sa damnation : tentation qui était aucune fois si extrême qu’il s’en évanouissait.
V. Ensuite de cet état, il [89] demeura un an durant fort libre de toutes peines. […]
107. De maison : noble.
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VI. Après cette année, il en demeura deux dans la seule vue de la brièveté de la vie. […] Ce qui lui donna un si extrême mépris des choses du monde […] [qu’il] ne pouvait com-prendre comme les hommes créés pour l’éternité s’y pouvaient arrêter. [90]
VII. Ensuite […] il fut huit ans dans la continuelle vue que Dieu l’aimait de toute éternité ; ce qui l’affligeait, avec des larmes de tendresse et d’amour, d’autant qu’il l’aimait si peu et avait commencé si tard. Il eut conjointement des vues fort particulières de la sainte Passion.
VIII. Dans la dernière maladie il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son éternité. [91]
Le Traité second : « La Sainte Désoccupation de toutes les créatures, pour s’occuper en Dieu seul », balaye le chemin sans compromis : il faut laisser de la place, et toute la place, au divin, qui peut alors animer la créature : « Dieu opère telle-ment en cette âme qu’il semble que ce soit plutôt lui qui pro-duise cet amour. […] L’âme demeure souvent comme liée et garrotée, sans rien penser ni agir comme d’elle-même, mais mue seulement. » C’est la passiveté mystique — au terme d’un long cheminement de « désoccupation très pure, par laquelle l’âme parvient à une continuelle vue et présence de Dieu ». Jean-Chrysostome donne des indications concrètes et des exemples plutôt qu’une théorie :
Il nous faut : 1. Pratiquer une fuite discrète des créatures. 2. Nous vider de toutes leurs images inutiles. 3. Nous attacher
l’unique beauté et bonté du Créateur. 4. Nous élever souvent
la vue de l’éternité interminable. […] Aspirez fortement à l’état heureux de la pure désoccupation.
Dieu tout bon a imprimé votre âme de sa belle image, pour vous divertir de la laideur des créatures et vous attacher à sa pure beauté. […] Le bienheureux frère Gilles, religieux mi-neur, enseignait que pour aller droit à la sainte perfection, il
fallait que le spirituel fût un à un, c’est-à-dire seul avec Dieu seul, occupé de Dieu seul, et désoccupé de tout ce qui n’était point Dieu 108. À chaque chose principale qu’il commençait dans la journée, il entrait dans un recueillement intérieur et il faisait résolution de la commencer, continuer et finir en la vue de Dieu seul ; […] désoccupation très pure, par laquelle l’âme parvient à une continuelle vue et présence de Dieu de sorte que toutes les créatures semblent lui disparaître, et [l’âme] ne regarde en elle que Dieu seul, intimement présent et opérant. […] L’âme parvient à ce degré […] par la fervente pratique de l’oraison et des actes du pur amour 109.
La « sainte désoccupation » est ainsi expliquée :
S’il est négligent et infidèle, il [l’homme] s’occupera de pen-sées et d’imaginations, pour satisfaire à l’appétit de sa propre excellence, dont il sera tenté. Et finalement il se verra réduit au lit de la mort, n’ayant rien recueilli en sa vie que du vent. […] L’âme est désoccupée en ce degré […] : 1. par la consi-dération de son néant […] 3. par une recherche directe de la seule gloire de Dieu en toutes choses, sans retour propriétaire sur soi-même 110.
Le spirituel doit bien prendre garde à ce pas, il est très glis-sant ; car s’il recherche le salut de son âme par une crainte servile, il satisfait à son amour-propre et non pas à Dieu. […] L’âme se désoccupe en ce degré : 1. par des actes de vraie et sincère confiance […] 2. par des actes de simple abandonnement […] 3. en se résolvant généreusement de rechercher en toutes choses Dieu seul, lui remettant entièrement et sans retenue son état présent et futur, tant en cette vie qu’en l’éternité […] 111.
Et finalement « Dieu tout bon et tout aimable lui montre un visage de Père », l’âme « marche allègrement en la voie illuminative ».
Pages 101, 108, 130. Gilles d’Assise (?-1262) : « Il n’a plus ni foi ni espé-rance, car il connaît et aime » (DS 6. 379).
Pages 140/1, 178/9.
Étape VI, p. 158-159.
Étape X, p. 168-169.
88 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Vous appelez [ce degré] la désoccupation très pure, par laquelle l’âme parvient à une continuelle vue et présence de Dieu ; de sorte que toutes les créatures semblent lui dispa-raître, et ne regarde en elle que Dieu seul, intimement présent et opérant. […] L’âme parvient à ce degré […] 3. par la fer-vente pratique de l’oraison et des actes du pur amour.
Lors […] elle est comme déiformée et comme passive en ses opérations ; car encore que la volonté concoure à aimer Dieu, néanmoins Dieu opère tellement en cette âme qu’il semble que ce soit plutôt Lui qui produise cet amour. […] L’âme demeure souvent comme liée et garrotée, sans rien penser ni agir comme d’elle-même, mais mue seulement par le Saint-Esprit, tant Dieu est jaloux que tout ce qu’elle fait, elle le fasse pour Lui 112.
Le Traité troisième : « Les Dix Journées de la sainte occu-pation, ou Divers motifs d’aimer Dieu et s’occuper en son amour » appartient par sa forme aux schémas de retraites, qui sont une littérature abondante propre au XVIIe siècle. Mais les thèmes de l’amour pur, incompréhensible vie de notre âme assurée par l’immuable Ami qui nous tire par là de notre néant, tranchent avec bonheur sur les schémas que nous trou-vons dans des livres portés par et transmis entre carmélites, qui font de plus en plus appel à la crainte, ceci à partir de la seconde moitié du siècle. Ici, l’échange d’amour et la bonté divine sont les thèmes qui remplissent toutes les journées, dès la première : la grâce divine se manifeste par la bonté de Dieu et ne dépend pas d’une purification préalable.
Voici un bref aperçu de ce plan de retraite sur dix jours (on sait qu’une telle retraite de dix jours est encore pratiquée annuellement par les carmélites) :
Ière journée : Il veut que ses fidèles amants l’aiment […] d’un amour si pur qu’ils ne l’aiment pas par la vue des bienfaits [190] qu’ils ont reçus ou doivent recevoir de lui.
112. Étape XIV, p. 178-180.
IIe journée : [196] Comme Dieu le créateur a donné aux éléments leur centre, de sorte que les légers tendent rapide-ment en haut, et les gros et pesants se ruent fortement en bas
— ainsi le feu élémentaire gagne le haut, l’air le suit, la terre se jette en bas et s’arrête vers le centre du monde —, de même Il a donné à l’homme pour son centre l’amour infini de son essence et Il lui donne grâce pour y tendre, de manière que partout ailleurs il ne peut trouver aucun repos, comme étant pour lors hors de son centre.
IIIe journée : [199] Dieu tout bon nous a tellement desti-nés à l’amour, qu’il nous a aimés de toute éternité, pour nous obliger à l’aimer ensuite de notre création et des grâces qu’Il nous ferait.
Ve journée : [213] L’amour divin est la vie de notre âme en ce pèlerinage et en l’éternité, de sorte que l’âme qui est ici-bas et en l’éternité sans amour divin est réputée comme morte.
VIIe journée : Dieu tout bon [227] est le vrai, seul, fidèle et l’immuable ami. Assurez-vous que toutes les créatures ne vous aiment point, mais seulement leurs passions, satisfactions ou intérêts, d’où finalement vous ne recueillerez que de l’inquié-tude et du trouble, si ce n’est que telle amitié soit réglée dans la pure vue de Dieu et fondée en lui seul ; ce qui est très rare.
IXe journée : [243] À vrai dire, tendre au pur amour de Dieu, c’est l’unique vrai bien et le paradis de cette vie ; tout le reste n’est que vanité et affliction d’esprit. […] Sans cet amour je deviens comme un néant. […]
Xe journée : [253] Je considérais que le seul amour de Dieu donnait la vue et l’affection de la vraie perfection ; et comme il était rare, je voyais que beaucoup se méprenaient par abon-dance de l’esprit de nature et travaux de leur perfection. […]
Divers exercices de piété et de perfection (1654-1655)
La seconde source, soit les Divers exercices… (et non plus « traités »), dont nous connaissons trois exemplaires, publiés quatre années après les traités, comprend trois parties paginées
90 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
séparément 113. La première partie rassemble de nouveau divers schémas propres à des retraites qui reflètent l’atmosphère doloriste de l’époque. Quelques extraits suffiront à mieux faire comprendre ce vécu dévot, en un aperçu unique d’une littéra-ture qui fut très abondante.
113. Compte tenu de leur caractère de sources jamais décrites et surtout du rôle de leur auteur franciscain comme fondateur de l’école de l’amour pur, nous relevons les contenus différemment ordonnés des trois exemplaires relevés de
Divers exercices de piété et de perfection composés par un religieux d’une vertu émi-nente et de grande expérience en la direction des âmes, à la plus grande gloire de Dieu et de N.S.J.C.
(A) Exemplaire édité à Caen, chez Adam Cavelier, 1654, bibl. municipale de Valognes, réf. C4837, contient : image en frontispice (elle est reprise en tête de ce chapitre) : « Le Reverend Père I. Chrysostome de Sainct Lo… », page de titre avec vignette de Jésus représenté de profil, Approbations (Fr. Louis Quinet, abbé de Barbery, Claude de Nyau, Henry Marie Boudon, archidiacre d’Evreux) ;
première numérotation 1-212 : « Premier exercice traictant de la sainte vertu d’abjection », divisé en : (a) « De la sainte Abjection. La société spirituelle de la sainte abjection », 1-11 – (b) « États différents […] de la sainte abjection », 12-56
– (c) « Méditations brièfves pour adorer et imiter Jésus… », 57-138 – (d) « Médita-tions d’abjections en la vue de la Divinité », 139-212, suivis de : Advis « Ce traicté n’a pu être achevé par l’autheur, qui fut prévenu de la mort… » et d’une « Table des divers traictés contenus en ce troisième [?] Exercice » ;
seconde numérotation 3-240 : « La Dévotion de la sainte Agonie de Jésus… », divisé en (a) « Brèves méditations sur la sainte Agonie », 3-18 – (b) « La Solitude des cinq jours », 19-132 – (c) « Exercice méditatif des dix jours », 133-229
– (d) « Oraisons à la Sainte Vierge », 229-240 ;
troisième numérotation 1-136 : « Cinquième et dernier traité, contenant un recueil de plusieurs diversités spirituelles du même auteur », contient des lettres de directions, dont certaines adressées à Bernières, d’où le grand intérêt de ce troi-sième ensemble.
Exemplaire sans date, ni éditeur, ni lieu, ni approbations, bibl. municipale de Valognes, réf. C4839. Il contient : « Advis », 1-2 ; (2) « La Dévotion de la saincte Agonie de Jésus… », 1 à 18 – « La Solitude des cinq jours… », 19 à 131 – « Exercice méditatif des dix jours », 133 à 240 ; (1) « Troisième Exercice, traictant de la sainte vertu d’abjection », 1-212, suivi d’un « Advis… » ; (3) « …diversités spirituelles… » (il y a donc modification de l’ordre ; contenu presque identique à A).
Exemplaire édité à Paris, 1655, réf. Chantilly A409/452 (maintenant à la bibl. de Lyon). Il contient : « Advis », 1-2 ; (2) « La Dévotion de la sainte Agonie de Jésus… », 3-236 ; (1) Premier [troisième] exercice de la sainte vertu d’abjection », 1-212 et table ; (3) « …diversités spirituelles… », 1-136.
Cette littérature privilégie les croix et l’exemple du Crucifié. Elle supprime trop tôt et par volonté propre les joies natu-relles à la vie, au risque de provoquer des réactions très fortes, inconscientes parce que réprimées, attribuées à l’époque aux démons. Elle met en place un réseau de contraintes où l’as-cétisme prend facilement la première place, ce qui empêche toute vie intérieure mystique donnée par grâce de s’épanouir. Ce qui était liberté et joie devient limitation et peur. La vie naturelle est culpabilisée et contrôlée afin d’être évacuée au plus tôt : on privilégie ainsi l’exercice de la volonté si cher au Grand Siècle. Mais il est vrai que la vie était souvent courte et soumise aux aléas des maladies, ce qui suggérait d’aller vite !
Cet esprit du temps ne s’améliorera pas au fil du siècle. Les illustrations d’excès commis sont innombrables, telles les épreuves que s’inflige dans sa jeunesse Claude Martin, le fils de Marie de l’Incarnation du Canada, avant de devenir lui-même un très profond spirituel ; telle l’ascèse moralisante recommandée par le milieu de Port-Royal, que supporte fort mal Louis-Charles d’Albert, duc de Luynes et père du duc de Chevreuse (ce dernier deviendra disciple de Madame Guyon
— qui en fournit elle-même un témoignage dans le récit de sa jeunesse). Cet excès débordera le siècle au sein du monde dévot et couvrira la première moitié du XVIIIe siècle 114.
L’Imitation a été le texte préféré d’une dévotion qui s’écarte de la pure mystique d’un Ruusbroec pour se charger de culpa-bilité voire de pratiques masochistes imitant les souffrances physiques de Jésus 115. Cette dévotion ne correspond guère à ce que propose Jean-Chrysostome : il se démarque de son temps par son insistance sur la liberté et l’absence de vœux ; l’exercice « doit être très libre, sans contrainte, et sans empressement », pour servir l’Amour toujours premier. Mais d’autre part il
Voir le Dictionnaire de Port-Royal, 2004, p. 724 sur Claude Martin (vision moqueuse à corriger par Dom Claude Martin, Les Voies de la prière contemplative, Solesmes, 2005), puis p. 696a sur le duc de Luynes (vision étonnante à lire).
On est là bien loin du propos initial du fameux ouvrage de Thomas a Kempis.
92 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
fonde la « Société de la sainte abjection» et — tout en admi-rant les héros cornéliens ses contemporains — nous regrettons l’usure prématurée de ses disciples Renty et Bernières.
Chrysostome a dirigé des retraites, dont nous allons donner un exemple, car nous ne pouvons passer sous silence la ten-dance morbide qui caractérise bien d’autres textes contem-porains. Un tel imaginaire dévotionnel à la frange de la vie mystique est de toute époque… La prière s’appuie ici sur des représentations sanglantes de Jésus-Christ, d’un goût trop épicé pour notre sensibilité — le piétisme, tel qu’il se présente dans les textes de certaines cantates de Bach, s’inscrira plus tard dans cette tradition.
La Solitude des cinq jours. De la souffrance de Jésus dans le mépris d’Hérode.
L’usage de cette solitude [en journées comportant des vues :] …IIIe journée / …IVe vue / …Je voyais, ce me sem-blait, Jésus en cet état dans une humiliation très profonde et dans une angoisse inexplicable, dont il faisait oblation au Père éternel en satisfaction de notre [33] superbe et de notre or-gueil, d’où en l’union de son divin Esprit, je concevais une très grande horreur de ma propre excellence… / Ve vue / Considé-rant comme Hérode voulait prendre son passe-temps de Jésus, je conçus une très grande horreur, car par une même opéra-tion intellectuelle je voyais Jésus en la plénitude de sa divinité méprisée et ce roi mondain dans l’infinité de son iniquité…
/ VIIe vue / Considérant Jésus revêtu comme d’une robe blanche et renvoyé à Pilate en cet état avec toutes sortes de railleries et de moqueries. / …Ve journée.
Affections ou oraisons jaculatoires… — [55] Pen-sées… — [62] Les secrets de ce saint mystère…
[69] Les neuf degrés du mépris de soi-même, par lesquels en union de celui de Jésus, le spirituel tend à la sainte perfection / …Ve degré / J’appelle celui-ci la silencieuse et profonde mor-tification de toute tendreté, par laquelle, comme Jésus dans
toute la suite du mépris d’Hérode n’admit jamais une seule pe-tite tendreté sur soi, ce qu’il témoigna par un profond silence, ne voulant dire un seul mot pour se défendre et se plaindre, ainsi le spirituel ayant fait progrès entre l’union de cet esprit de Jésus, se [72] divertissant fortement de toute tendreté et de toute plainte, et de plus, par acte héroïque de sa partie intellec-tuelle, souhaitant tout imaginable anéantissement pour la pure gloire de Dieu et pour satisfaction de l’infinité de son orgueil.
[74-76] Le mépris de Jésus, extrait de ce qu’en dit la bien-heureuse Angélique de Foligny au chapitre 60 de ses œuvres. [76-83] Les vues intellectuelles du mépris de Jésus, extraites en partie de la bienheureuse Angélique de Foligny. [84-90] Vision admirable du mépris que Jésus a souffert pour notre rédemp-tion. [91-98] Dévotion du saint mépris de Jésus-Christ de sainte Élisabeth (de Hongrie)…
[98] De l’admirable tendance à tout mépris du bienheureux Jacobon, mineur. / Aspirant […] à la sainte perfection, [il] racontait [99] qu’étant en son oraison il lui fut donné d’en-tendre, par une très vive et belle lumière intellectuelle, que le mépris de soi-même en était le véritable, le solide et le court chemin, pourvu qu’il fût pratiqué en l’union de celui que Jé-sus […] avait supporté… [105] Encore qu’il fût savant, d’un esprit vif, excellent et pénétrant, néanmoins par amour du mépris […] il voulut paraître […] ignorant […] ayant choisi, en son entrée de religion, l’humble condition de frère lai.
[108] …du souhait de confusion à l’infini… [116] V. Je tiens que quand l’âme est pénétrée d’une vive et actuelle vue de mépris en l’union de celui de Jésus, elle n’a plus que faire de multiplication, car c’est un état beaucoup plus parfait qui absorbe l’imperfection du précédent, et qui emporte, arrête et fixe l’âme d’une manière admirable.
[117] La vue du triomphe d’anéantissement… [119] … de pureté […] de pur amour. [128] Lettre à une R. M. reli-gieuse… II. Sachez que vivre et mourir dans le saint mépris de soi-même, c’est vivre en une très grande assurance. […] Dieu seul peut régner et paraître dans ce rien.
94 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Exercice méditatif des dix jours
[143] IIe journée. / Points méditatifs des premières plaies… / I. Le tout bon Jésus, étant au jardin des Olives, réduit à une extrême agonie, en la vue de toutes les grandes peines qu’il allait souffrir, sua des grosses gouttes de sang de toutes les parties de son très pur corps, qui en ce moment furent comme des petites, mais très douloureuses plaies, fi-guratives des grandes qu’il devait tôt après recevoir, ce qu’il souffrit patiemment pour moi et par amour. / II. Le tout bon Jésus fut cruellement tourmenté en toutes les parties de sa bénite tête, les furieux bourreaux lui arrachant de telle violence ses beaux et longs cheveux, qu’ils lui emportaient la [144] peau et la chair. […] / V. Le tout bon Jésus fut cou-ronné d’épines chez Pilate, dont sa bénite tête fut percée en plusieurs endroits et mêmes pénétrées jusques au cerveau ; il y a plus, une entre autres passa jusques à l’œil. […] / IX. […] fut cloué en la sainte croix ayant la couronne d’épines en tête et y [146] demeura trois heures vivant en cet état, d’où les plaies de cette bénite partie se renouvelaient par l’attouche-ment de la couronne contre la sainte croix. […]
Histoire. / L’on dit d’un saint personnage qu’en méditant d’un grand amour […] la douleur immense des bénites plaies, il vit en l’extase de son esprit comme l’archange saint Gabriel convoquait […] tous les amants de la sainte Passion sur le cal-vaire, où étant assemblés, les saints anges […] leur exposèrent dans un très beau linceul le très saint corps de notre très bon Sauveur, tel qu’il était en la descente de la croix, savoir est tout plaie depuis le sommet de la tête jusques aux plantes des pieds. [169] […] L’archange saint Gabriel leur ordonna de concerter une question, savoir est, quelle fut la plaie la plus douloureuse.
Quelques-uns répondaient que la tête était la partie la plus sensible. [170] […] Le plus ancien et avancé de tous les amants, ayant pris la parole, prouva […] que la plaie du cœur avait été la plus douloureuse. […] Jésus souffrit non seulement cette vive douleur de l’écartèlement par prévision, mais encore
la douleur de l’amour de ses prédestinés. [171] […] Les
amants, ayant ouï cette proposition et les raisons, conclurent tous en faveur de l’amour.
[199] VIIe journée. Points méditatifs des bénites souffrances des cinq sens corporels du bon Jésus. / I. Le tout bon Jésus fut extrêmement affligé en sa bénite vue […] ès prunelles de ses beaux yeux, il fut cruellement tourmenté par l’épine qui pénétra jusques à la prunelle de l’œil droit, par la boue et les crachats dont ils furent couverts et salis, par les coups de poing dont ils furent pochés […].
La Société spirituelle de la sainte abjection
Ce titre austère caractérise la spiritualité proposée au groupe d’amis spirituels qui se retrouvaient à l’Ermitage de Caen, maison fondée par Jean de Bernières, disciple de Jean-Chrysostome qui leur proposa de se regrouper sous le nom de « Société spirituelle de la sainte abjection ». Le terme abjec-tion ne doit pas être pris au sens moderne d’avilissement, mais désigne la perception de son néant face à la grandeur divine. On reste malgré tout frappé par l’esprit tatillon des règles qui commandaient la vie de ces volontaires, dont les scrupules laissaient encore trop peu de place à l’action de l’Esprit Saint. Bernières mettra des années à s’en libérer, mais son pèlerinage mystique le verra passer, de 1645 à 1655 environ (il vivra jusqu’en 1659), de l’abjection à l’abandon : c’est ce qui le rend si grand à nos yeux.
Voici les règles de cette société :
Premier exercice traitant de la sainte vertu d’abjection. Premier traité : De la sainte abjection. La société spirituelle de la sainte abjection pratiquée en ce temps avec grand fruit de perfection, par quelques dévots de Jésus humilié et méprisé. Avis.
I. Ce livre est consacré à Jésus méprisé et abject. II. Son au-teur l’a donné aux humbles de cœur, fidèles [2] amants et vrais imitateurs du saint mépris et de la sainte abjection de Jésus.
III. Il est divisé en divers petits traités, pour par cette diversité récréer saintement l’esprit du lecteur. IV. Si vous êtes possédé
96 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
de l’esprit humain et mondain, ne lisez pas ce livre, car il vous ferait mal au cœur et vous n’y comprendriez rien. […]
Règles de la société. Chapitre premier.
I. Jésus-Christ seul dans les états d’abjection de sa vie voya-gère, sera le chef de cette sainte société. II. La Sainte Vierge sera reconnue de tous les associés pour unique directrice. III. Tous les saints et toutes les saintes du paradis qui ont été dans la pratique et la dévotion particulière de la sainte abjection, pendant qu’ils ont travaillé à leur sainte perfection en cette vie mortelle, seront les protecteurs de la société. IV. Cette so-ciété se pratiquant seulement d’une manière spirituelle, sans aucune obligation contraire aux différents états de la vie pré-sente, tous ceux qui aspireront à cette perfection y pourront entrer, tant [4] laïques qu’ecclésiastiques et religieux. […] VII. Pour s’engager dignement et [5] avec fruit de bénédiction à cette sainte société, ceux et celles qui seront inspirés de le faire sont exhortés de s’éprouver un mois durant pendant lequel ils purifieront leur conscience, communieront souvent, exami-neront leur inspiration et liront ces règles, les traités suivants et autres livres spirituels qui parlent de la sainte abjection.
VIII. Le mois expiré, si l’inspiration continue d’entrer en cette sainte société, ceux et celles qui le voudront effectuer feront après la sainte communion la protestation suivante, qui n’est autre chose qu’un ferme et bon propos de s’appliquer fidè-lement à la sainte vertu d’abjection, sans vœu ni obligation d’aucun péché. […]
Exercice journalier de cette sainte société. Chapitre ii.
Il doit être très libre, sans contrainte et sans empressement ; [8] de sorte qu’encore qu’il soit bon et fructueux de s’y appli-quer fidèlement, l’exercitant néanmoins le fasse avec amour et liberté en partie ou entièrement, selon qu’il sera mû de sa grâce et que ses dispositions ou emplois le lui pourront permettre.
Cet exercice consiste en sept points. 1. En destination.
En fidélités ou actes de la sainte abjection. 3. En examens.
4. En consécration. 5. En oraisons vocales ou mentales. 6. En communions. 7. En maximes.
III. La destination se pratique le soir précédent, ou le matin de la même journée, par laquelle le dévot de la sainte abjec-tion prévoit légèrement, sans beaucoup s’arrêter, comment à peu près il pourra passer cette journée, en quels emplois et dans quelles occasions, et comment par conséquent il pourra s’appliquer aux actes et fidélités de sa chère vertu, et ensuite il destine et se résout de le faire. Plusieurs [9] pratiquent telle destination le soir précédent immédiatement après leur exa-men, les autres le font seulement le matin et au midi.
IV. Quant aux fidélités ou actes de cette sainte vertu, c’est en la pratique d’iceux que consiste le fruit principal des fidèles exercitants, car par tels actes ils entrent en une grande habi-tude de la sainte abjection, et en la pureté de l’esprit de Jésus-Christ abject et méprisé, et nous en voyons quelques-uns, les-quels, afin de se fortifier en leur grâce et en leur travail par la vertu du saint sacrement de pénitence, se les font ordonner en confession, en tel ou tel nombre par leurs directeurs.
V. Pour ce qui est de l’examen, les exercitants le pourront pratiquer le matin, avant le dîner, et le soir avant le coucher, et ce n’est autre chose qu’une brève ou légère revue sur nos actions, pour remarquer et abhorrer les défauts de l’ambition de la propre excellence, de la vanité, [10] de la superbe et de l’orgueil de notre misérable nature, et pour renouveler notre résolution de mieux faire et de pratiquer abjection en tout et partout, en l’union, vertu et esprit de Jésus-Christ abject et méprisé pour nous et par amour, dans les différents temps et états de sa vie voyagère.
VI. La consécration est un acte saint et efficace, par lequel le dévot exercitant se consacre de fois à autre en la journée sans contrainte et sans empressement à toute abjection, sans réserve, en la manière que Dieu sait, et qu’il ne sait pas, pour son très pur amour et pour sa très pure gloire, en l’union de Jésus-Christ abject et méprisé.
98 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
VII. Quant aux oraisons vocales ou mentales, elles servent beaucoup à glorifier l’exercitant en ses pratiques, et il les faut faire sans empressement, sans prescrire aucun temps ou nombre ; ainsi librement et selon les émotions de la grâce di-vine, se souvenant toujours de prier [11] pour tous les associés.
VIII. Pour ce qui est de la sainte communion, il la prati-quera librement selon son état, mais il se souviendra 1. De demander instamment d’entrer en la grâce et en l’esprit de Jésus-Christ abject et méprisé. 2. De faire prière particulière pour tous les associés qui sont en la sainte Église, afin qu’ils fassent un véritable progrès et fruit de bénédiction en la sainte abjection, et qu’ils puissent devenir extrêmement vils et ab-jects en cette vie aux yeux des mondains, dans la multitude des occasions que la divine providence leur présentera.
IX. Les maximes sont certaines vérités exprimées en peu de paroles, qui fortifient extrêmement les âmes, desquelles l’exer-citant pourra faire usage avec liberté et sans containte ; il s’en trouve en ce livre plusieurs dont il se pourra servir. [12]
États différents et diverses pratiques de la sainte abjection…
Chapitre premier. Vues ou lumières surnaturelles de la superbe d’Adam
Le spirituel en cet état est pénétré de certaines vues ou lu-mières surnaturelles, par lesquelles il entre en la connaissance [14] intime de son âme et de ses parties intellectuelles, et voit clairement que tout cet être est rempli de la superbe, de l’am-bition, de l’orgueil et de la vanité d’Adam. […]
Chapitre ii. Abjection dans le rien de l’être
Le spirituel en cet état voit par lumière surnaturelle comme le néant ou le rien est son principe originel. Sur quoi vous remarquerez : 1. que cette vue provient d’une grande faveur de Dieu ; 2. que par icelle l’âme se voit dans un éloignement infini de son Créateur ; 3. qu’elle le voit dans une sublimité infinie ; 4. qu’elle se réjouit selon la disposition de sa pureté [16] intérieure de voir que son Dieu soit en l’infinité de l’être
et de toute perfection, et elle comme en une certaine infinité du non-être, c’est-à-dire du néant et du rien.
La pratique. L’exercitant ainsi disposé, 1. se réjouira de l’in-finité divine ; 2. il prendra plaisir de se voir dans l’infinité du rien respectivement à son Dieu ; 3. il considérera que Dieu l’a tiré de ce rien par sa toute-puissance, pour l’élever et le faire entrer en la communion incompréhensible de son être divin et de sa vie divine, par les actes intellectuels et spirituels de l’entendement et de la volonté, par lesquels il est si hautement élevé que comme Dieu se connaît et s’aime, ainsi par alliance ineffable, il le connaît et l’aime. […]
Chapitre iv. Abjection d’inutilité
Cet état appartient particulièrement aux personnes qui sont [19] liées et attachées par obligation aux communautés, dont nous en voyons plusieurs extrêmement tourmentées de la vue de leur inutilité, desquelles aucunes le sont par une certaine bonté naturelle de voir leurs prochains surchargés à leur occa-sion, et les autres par un certain orgueil qui les pique et les aigrit ; le diable se mêle en ces deux dispositions et le spirituel doit prendre garde de s’en défendre. Pour donc en faire bon usage, 1. il considérera que celui qui agrée son abjection dans son inutilité, rend souvent plus de gloire à Dieu qu’une infi-nité de certains utiles, suffisants, indévots et superbes […] ;
il supportera patiemment les inutilités des autres prochains ;
il pensera que la créature [20] n’est autant agréable à Dieu qu’elle est passive à la conduite divine. […]
Chapitre xix. Tourment d’amour en l’abjection
La superbe [l’orgueil] vide l’âme de toute disposition d’amour envers son divin Créateur, où au contraire la sainte abjection la purifie et la dispose à la pureté de cette charité divine dans les manières ineffables. […] J’appelle cet état tour-ment d’amour, d’autant qu’en icelui les âmes sanctifiées par les humiliations sont extrêmement [53] tourmentées des saintes ardeurs, vives flammes et divin amour. […]
100 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Méditation xxiii. De la sainte abjection de Jésus dans le renie-ment de saint Pierre
[108] Considérez et pesez ensuite les circonstances de l’ab-jection que Jésus a souffertes au reniement de Pierre. 1. C’était le plus considérable des apôtres. 2. C’était celui qui lui avait plus témoigné de bonne volonté. 3. C’était dans une grande persécution, et lorsqu’il était délaissé de tous les siens. 4. C’était enfin en un temps auquel étant accusé d’avoir semé et prêché des fausses doctrines, il paraissait plus suspect et cou-pable par un tel reniement. […]
Méditation iii. De l’abjection de Jésus dans son crucifiement
[130] Quand vous verrez certaines personnes dévotes mou-rir dans la folie et même avec des circonstances étranges, extra-vagantes et superbes, ainsi qu’est mort le saint nommé Tau-ler. […] Souvenez-vous qu’il peut arriver que Dieu accorde la mort d’abjection à certains de ses fidèles amants, pour les récompenser de leurs travaux généreux dans les voies de cette sainte vertu et pour les rendre conforme à Jésus. […]
Méditations d’abjection en la vue de la divinité Méditation i, d’abjection en la vue de l’existence divine
Considérez que comme Dieu est le premier être de soi, qui n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien, de même l’amour divin n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien ; pensez que comme [145] Dieu a toujours été et sera toujours nécessairement, étant l’être de soi nécessaire, ainsi il s’est tou-jours aimé et s’aimera toujours nécessairement. Ajoutez qu’en-core que vous soyez très vil et très abject, il vous a néanmoins toujours aimé et vous aimera toujours à toute éternité, d’un amour autant adorable qu’inconcevable, pesez bien surtout combien c’est une chose étrange et incompréhensible qu’un Dieu s’applique à aimer une créature si abjecte et si petite, qu’elle n’est de soi qu’un pur rien, […] chose inconcevable qu’un Dieu daigne vous donner de l’amour pour l’aimer. […]
Méditation xi, d’abjection en la vue de l’incompréhensibilité divine
Considérez que Dieu […] reste toujours à connaître à l’in-fini dans son infinité.
Lettre de direction
De la troisième partie de cette même source, voici un extrait d’une lettre peut-être écrite à une dirigée des retraites : elle fait heureusement contraste avec les lignes qui précèdent.
Ne vous donnez point la peine de m’écrire votre état pas-sé : je crois vous connaître beaucoup mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Allez droit à Dieu […]. Ne vous préci-pitez pas ; soumettez toujours votre perfection et votre ferveur à la volonté divine, ne voulant que l’état qu’elle agréera en vous. […] Votre paix […] consiste en un certain état de l’âme dans lequel elle est tranquille en son fond avec son maître, quelque tempête qu’il y ait au-dehors ou en la partie inférieure qui sert de croix à la supérieure où Dieu réside dans la pureté de son esprit et dans la paix suprême. […] Tout n’est rien. Tout n’est ni pur ni parfait sinon Dieu seul […], par la grâce d’oraison, et je tiens que c’est Dieu qui se rend maître de l’âme, qui la lui donne, avec goût qu’elle seule savoure et peut dire 116.
La postérité
Le Père Chrysostome a récolté une belle moisson : autour de lui s’est formée une communauté d’« âmes intérieures », dont les deux plus célèbres furent l’annonciade Catherine de Bar, devenue fondatrice, et Monsieur de Bernières, dont la figure rayonna sur les familiers de l’Ermitage qu’il inspira.
Les deux chapitres qui suivent leur sont consacrés, parce que l’on est en droit de les considérer comme des « pousses » d’ins-piration franciscaine. Nous avons mis en valeur des extraits
116. Divers exercices…, partie (3), paginée de 1 à 136 : « …diversités spiri-tuelles… », p. 56 sq.
102 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
des deux correspondances témoins de la direction assurée par « Notre bon Père Chrysostome ». Celui-ci occupe donc tou-jours infra une place de choix.
Auprès de dirigés devenus à leur tour directeurs, femmes et hommes s’agrégèrent, formant deux branches d’une « école » mystique marquée par l’esprit franciscain. Dans un bref troi-sième chapitre sont rassemblés quelques noms d’une active postérité couvrant le siècle.
Jean de Bernières (1602-1659)
Laïc du Tiers Ordre franciscain
Au sein de la confrérie confidentielle de la « sainte abjec-tion» unissant des amis tous pénétrés de révérence envers la grandeur divine, Jean de Bernières-Louvigny fut un des plus actifs disciples de Chrysostome. C’est tout naturellement qu’il fit partie du Tiers Ordre franciscain laïc, comme nous le rap-porte Jean-Marie de Vernon (nous consacrons par la suite un chapitre à cet historien du Tiers Ordre) :
7. Le sieur de Bernières de Louvigny de Caen éclate assez par son propre lustre, sans que ma plume travaille pour hono-rer sa mémoire. Son livre posthume, publié sous l’inscription du Chrétien intérieur avec tant de succès, est une étincelle du feu divin qui l’embrasait. Les lumières suréminentes dont son esprit était rempli n’ont pas pu être toutes exposées sur le papier ni dans leur entière force : comme il était enfant de notre Ordre dont il a pris l’habit [nos italiques], aussi en a-t-il tendrement aimé tous les sectateurs 117.
117. Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assise… Tome second. Les Vies des personnes illustres qui ont fleuri dans les siècles XV, XVI et XVII, 1667, chapitre « Autres illustres tertiaires », p. 587 : dans une brève liste qui traverse les siècles et les pays, Jean de Bernières vient après B. Angéline de Corbare, Grégoire IX, Jean, aumônier de Clément V, le Cal Gaspar Borgia (« sainteté de son exemple »), le Cal Gabriel de Treio, l’abbé Olier [le fondateur de Saint-Sulpice]. Le laïque est donc mis à l’honneur !
104 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Quand il s’agit d’éditer une « œuvre » à partir de ses lettres, on fit appel à un membre du T.O.R. puis à un minime.
Mais évoquons tout d’abord sa direction par le Père Chrysostome :
La direction par le Père Chrysostome
Jean fut dirigé avec amour et fermeté. Afin de saisir l’esprit intime qui anime leur dialogue, voici des extraits d’un échange de lettres entre Jean et son directeur 118 (les questions figurent en italiques) :
Mon Révérend Père 119,
Je me suis trouvé depuis quelques semaines dans une grande obscurité intérieure, dans la tristesse, divagation d’esprit, etc. Ce qui me restait en cet état était la suprême indifférence en la pointe de mon esprit, qui consentait avec paix intellectuelle à être le plus misérable de tous les hommes et à demeurer dans cet état de misère où j’étais tant qu’il plaira à Notre Seigneur.
Réponse :
J’ai considéré votre disposition. Sur quoi, mon avis est que cet état de peine vous a été donné pour vous disposer à une plus grande pureté et sainteté intellectuelle par une profonde mort des sens et une véritable séparation des créatures. Je vous conseille durant cet [94] état de peines :
de vous appliquer davantage aux bonnes œuvres exté-rieures qu’à l’oraison ;
ayez soin du manger et dormir de votre corps ;
faites quelques pèlerinages, particulièrement aux églises de la Sainte Vierge ;
Divers exercices de piété et de perfection composés par un religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des âmes…, op. cit., Caen, 1654, [troisième partie des] « Diversités spirituelles » p. 93 sq.
Du Chesnay indique un texte parallèle dans Œuvres spirituelles, II, p. 13 et 16, lettre du 15 août 1643.
ne violentez pas votre âme pour l’oraison : contentez-vous d’être devant Dieu sans rien faire ;
dites souvent de bouche : « Je veux à jamais être indif-férent à tout état, ô bon Jésus, ô mon Dieu, accomplissez votre sainte volonté en moi », et semblables. Il est bon aussi de prononcer des vérités de la Divinité, comme serait : « Dieu est éternel, Dieu est tout-puissant » ; et de la sainte Humanité, comme serait : « Jésus a été flagellé, Jésus a été crucifié pour moi et par amour. » Ce que vous ferez encore que vous n’ayez aucun goût en la prononçant, etc. […]
Le P. Chrysostome n’hésite pas à éclairer Jean lorsque ce der-nier s’inquiète sur une oraison devenue « abstraite » après des ferveurs anciennes 120 :
J’ai lu et considéré le rapport de votre oraison… [103]
Souvenez-vous que d’autant plus que la lumière monte haut dans la partie intellectuelle et qu’elle est dégagée de l’ima-ginaire et du sensible, d’autant plus est-elle pure, forte et effi-cace, tant en ce qui est du recueillement des puissances qu’en ce qui est de la production de la pureté.
Quand vous sentirez disposition à telle lumière, rendez-vous entièrement passif.
Souvenez-vous qu’aucune fois cette vue est si forte qu’au sortir de l’oraison le spirituel croit n’avoir point affectionné son objet, ce qui n’est pas pourtant, car la volonté ne laisse pas d’avoir la tendance d’amour, mais elle est comme imperceptible,
cause que l’entendement est trop pénétré de la lumière. [104]
Enfin, souvenez-vous que dans cet état, il suffit que la lumière soit bonne et opérante, et il n’importe que l’enten-dement et la volonté opèrent également ou qu’une puissance absorbe l’autre. Il faut servir Dieu à sa mode dans telle lumière qui ne dépende point de nous. […]
120. Divers exercices… « Diversités spirituelles » p. 102 sq.
106 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Mais aussi bien Chrysostome répond à des questions tou-chant la vie pratique, par exemple en réponse au désir de soli-tude éprouvé par Jean 121 :
Divisez votre temps et tendez de ne vous donner aux affaires que par nécessité, prenant tout le temps qu’il vous sera pos-sible pour la solitude de l’oratoire. Ô cher frère, peu de spiri-tuels se défendent du superflu des affaires. Oh, que le diable en trompe sous des prétextes spécieux et même de vertu ! […]
Puis Jean devenu à son tour directeur d’âmes demande l’avis de son père spirituel :
Comment dois-je conseiller les âmes sur la passivité de l’orai-son ? Les y faut-il porter et quand faut-il qu’elles y entrent et quels en sont les dangers ?
Réponse :
[…] Ordinairement le spirituel ne doit pas prévenir la passi-vité. Je dis ordinairement, d’autant que s’il travaille fortement il pourrait demeurer quelque peu de temps sans agir, s’expo-sant à la grâce et à la lumière, et éprouver, de temps à autre, si telle pauvreté lui réussit. Benoît de Canfield en son Traité de la volonté divine, est de cet avis. Je crois néanmoins que celui qui s’en servira doit être discret et fidèle. […]
On a beaucoup insisté sur le caractère sévère de Chrysos-tome de Saint-Lô, et certes Bernières prendra « à la lettre » ses injonctions :
Le Père Jean Chrysostome lui avait écrit que l’actuelle pau-vreté était le centre de sa grâce. […] Ce sentiment d’un direc-teur […] adressé à un disciple […] en augmentait les ardeurs d’une manière incroyable. Ainsi il commença tout de bon à chercher les moyens d’être pauvre. Mais comme son bon di-recteur n’était plus ici-bas, […] il ne trouvait presque personne qui ne s’y opposât 122.
Divers exercices… « Diversités spirituelles » p. 130.
Boudon, L’Homme intérieur ou La Vie du vénérable père Jean Chrysos-tome…, p. 339 sq.
Mais le même Chrysostome sait être libre, comme nous le verrons à propos de l’aventure canadienne.
Bernières témoignera de sa vénération envers lui :
[…] Ce me serait grande consolation que […] nous puis-sions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père […], puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père. […] Savez- vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu 123 ?
Une vie active au service de la charité
Maintenant présentons brièvement la vie de Jean de Ber-nières 124. Né en 1602 d’un trésorier général de France, Jean fut trésorier de France à Caen de 1631 à 1653. Il semble avoir bien rempli son rôle à en juger par cette lettre adressée par des Trésoriers de France à Caen le 29 octobre 1648 :
Messieurs, tous les bureaux de France vous sont grande-ment redevables d’avoir travaillé si utilement et heureusement à nos affaires communes. Comme ils sont obligés à vous en faire leurs très humbles remerciements nous serions bien fâché qu’aucuns nous devançâssent à vous en témoigner sa grati-tude. Nous nous acquittons donc de ce devoir et louons Dieu que le succès a répondu par vos soins à nos espérances 125.
Bien que né d’une riche famille normande, il eut le désir d’être matériellement pauvre selon l’idéal franciscain enseigné
Bernières, Œuvres spirituelles II, 282 (lettre du 15 février 1647 probable-ment adressée à Catherine de Bar, la Mère du Saint Sacrement).
Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913 ; R. Heurtevent, L’Œuvre spirituelle de Jean de Bernières, Beauchesne, 1938 ; L. Luypaert, « La doctrine spirituelle de Bernières et le Quié-tisme », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 1940, p. 19-130 ; Jean de Bernières, Œuvres Mystiques I, L’Intérieur chrétien, suivi du Chrétien intérieur, augmenté des Pensées, édition critique avec une étude sur l’auteur et son école par Dominique Tronc, éd. du Carmel, coll. « Sources mystiques », 2011 ; Rencontres autour de Monsieur de Bernières (1603-1659), Mystique de l’abandon et de la quiétude, coll. Mectildiana, éd. Parole et Silence, 2013.
Dossier établi par Du Chesnay, « Bernières Trésorier de France à Caen (1631-1653) », Archives Eudistes.
108 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
par Chrysostome et, malgré l’opposition de ses proches, réussit à faire donation de ses biens. À la fin de sa vie, il ne reçoit que ce que lui donne sa famille, vivant très frugalement : « J’em-brasse la pauvreté, quoiqu’elle m’abrège la vie naturelle 126. »
De concert avec Gaston de Renty (1611-1649), autre mys-tique laïc et grand seigneur qui passa des armes et des sciences à l’exercice de la charité, Jean de Bernières utilisa sa fortune à la fondation d’hôpitaux, de l’Ermitage (maison d’accueil pour retraites située « au pied » du couvent de sa sœur ursuline Jour-daine), de missions et de séminaires. Insensible aux différences sociales, il traite un serviteur en frère spirituel et n’obéit pas aux règles de l’époque concernant son rang :
Il paye de sa personne, car il va chercher lui-même les ma-lades dans leurs pauvres maisons, pour les conduire à l’hôpital, […] porte sur son dos les indigents qui ne peuvent pas mar-cher jusques à l’hospice. […] Il lui faut traverser les principales rues de la ville : les gens du siècle en rient autour de lui 127.
Succédant au Père Chrysostome comme directeur, Bernières est l’objet d’un grand respect. Il est au centre d’un large cercle mystique. On y trouve sa sœur Jourdaine et Michèle Mangon, ursulines ; Catherine de Bar, qui a passé environ un an au monastère de Montmartre et séjourne à Caen ou demeure en correspondance avec son conseiller 128 ; son nouveau confes-seur Épiphane Louys (1614-1682), mystique lorrain comme Catherine, se lie aussi avec Bernières ; sur place, M. de Gavrus, neveu de Jean, fonde l’hôpital général de Caen ; Lambert de la Motte, devenu Mgr de Béryte, sera l’un des premiers évêques de Cochinchine. Bernières soutient de sa fidèle amitié Henri Boudon, devenu l’archidiacre « persécuté » d’Évreux…
L’influence de ce mouvement mystique normand s’étend au Canada, dans des circonstances pour le moins inhabi-
Souriau p. 115 ; Le Chrétien intérieur, p. 380.
Souriau, Deux mystiques…, p. 112 ; Boudon, Œuvres II, Migne, p. 1311.
Catherine de Bar : Documents historiques, écrits spirituels, Bénédictines du Saint Sacrement, Rouen, 1973 : conférence de L. Cognet, p. 26-27.
tuelles, qui donnent une idée du dynamisme et de l’absence de conventions de tous ces spirituels : Mme de la Peltrie, veuve aussi généreuse qu’originale, veut fonder une maison religieuse au Canada. Sa famille s’y oppose, elle consulte un religieux qui suggère l’expédient d’un mariage simulé. La proposition est présentée à M. de Bernières, « fort honnête homme qui vivait dans une odeur de sainteté ». Ce dernier consulte :
Celui qui le décida fut le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô. […] Finalement Bernières se décida, sinon à contracter mariage […] du moins à se prêter au jeu […] en faisant de-mander sa main. […] La négociation réussit trop bien à son gré. Au lieu de lui laisser le temps de réfléchir, M. de Chauvi-gny [le père de la veuve], tout heureux de l’affaire […] « faisoit tapisser et parer la maison pour recevoir Monsieur de Ber-nières et inspiroit à sa fille les paroles qu’elle lui devoit dire pour les avantages de ce mariage » 129.
Notons l’intervention positive du Père Chrysostome, qui peut être sévère, mais sans étroitesse d’esprit, et la liberté de tous dans cette affaire qui prend une pente comique quand Bernières est veillé à Paris par Mme de la Peltrie lors de sa maladie en voyage. Car le départ pour la Nouvelle France a lieu. Il débute par un « ramassage » des ursulines à Tours suivi d’une présentation à la Cour :
Le groupe comprenait sept personnes, Mme de la Peltrie et Charlotte Barré, M. de Bernières avec son homme de chambre et son laquais, et les deux ursulines dont Marie de l’Incarna-tion, qui écrit : « M. de Bernières réglait notre temps et nos observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exac-tement que dans le monastère. […] À tous les gîtes, c’était lui qui allait pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière. […] Durant la dernière journée de route, M. de Bernières s’était senti mal : il arriva à Paris pour se coucher. »
129. Dom Oury, Marie de l’Incarnation, Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, tome LVIII, 1973, pages 281 sq. Citation extraite de la Correspondance de Marie de l’Incarnation, Solesmes, 1971, p. 906 (lettre du 25 octobre 1670).
110 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Mme de la Peltrie joua jusqu’au bout la comédie du mariage : « Elle demeurait tout le jour en sa chambre, et les médecins lui faisaient le rapport de l’état de sa maladie et lui donnaient les ordonnances pour les remèdes. » Mme de la Peltrie et la sœur de Savonnières s’amusaient beaucoup de cette comédie. M. de Bernières un peu moins 130.
Finalement le grand départ de Dieppe de la flotte de prin-temps en 1639 emporte Mme de la Peltrie († 1671), fondatrice temporelle de la communauté ursuline du Québec, et Marie de l’Incarnation (1599-1672) :
Marie de l’Incarnation est encore sous le coup du ravissement qu’elle vient d’avoir en la chapelle de l’Hôtel-Dieu. M. de Ber-nières monta dans la chaloupe avec les partantes […], mais on lui conseilla de demeurer en France afin de recueillir les revenus de Mme de la Peltrie, pour satisfaire aux frais de la fondation 131.
Par la suite, Bernières conseillera Mme de la Peltrie en procès avec sa famille, qui tentait de la faire frapper d’interdiction comme prodigue de son bien, parce qu’elle avait un peu trop rapidement réglé ses affaires françaises. Il gérera aussi les res-sources des missions du Canada pendant les vingt années qui suivirent ce célèbre voyage.
De nombreux familiers de l’Ermitage suivront le même chemin : Ango de Maizerets, dont la vie se confondra avec celle du séminaire fondé là-bas à l’imitation de l’Ermitage, et qui se dévouera à l’éducation des enfants ; M. de Bernières, neveu de Jean, qui mourra à Québec en 1700 ; M. de Mésy, duelliste raffiné converti, qui sera le premier gouverneur de Québec ; Roberge, le fidèle valet de chambre et disciple, qui y achèvera sa vie après la mort de son maître. François de Montmorency-Laval (1623-1708) sera le premier évêque de Québec : formé plusieurs années à Caen, il fonde un séminaire
Dom Oury, op. cit., p. 297-299. – Citations : Correspondance, op. cit., p. 908 sq.
Dom Oury, op. cit., p. 320 ; v. aussi DS, 10.490.
équivalent de l’Ermitage 132. Bernières restera le correspondant préféré de Marie de l’Incarnation (outre dom Claude Martin son fils) ; malheureusement, de longues lettres « de quinze ou seize pages » sont perdues.
Bernières eut donc une vie très remplie, alternant oraison et ser-vice d’autrui. Il craignait l’agonie douloureuse de Jean-Chrysos-tome, mais sa prière à ce sujet fut exaucée :
Il avait pourtant peur de la mort. […] Une tradition de famille rapportait qu’il demandait toujours à Dieu de mourir subitement. […] Le 3 mai 1659, […] rentré à l’Ermitage, le soir venu, il se mit à dire ses prières. Son valet de chambre vint l’avertir qu’il était temps pour lui de se mettre au lit. Jean lui demanda un peu de répit, et continua de prier. Peu après le valet entendit un bruit sourd et rentra : Bernières venait de tomber de son prie-Dieu, mort 133.
« Dieu est et vit, et cela me suffit. »
Nous avons des témoignages écrits de sa profonde vie mys-tique. Compilé après sa mort, Le Chrétien intérieur a été com-posé principalement à partir des lettres gardées précieusement par son entourage. Beaucoup ont été malheureusement réé-crites sur un ton emphatique, mais certaines font écho à son enseignement très simple :
Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état qui est au-des-sus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être, Dieu est et vit, et cela me suffit. […] Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire 134.
Rencontres autour de Monsieur de Bernières, op cit., « Un disciple méconnu de Jean de Bernières : le bienheureux François de Laval, premier évêque de Québec (1623-1708) » par Thierry Barbeau, o.s.b.
Souriau, Deux mystiques…, p. 119.
Œuvres spirituelles, II, 469-470 (lettre du 11 novembre 1654).
112 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
L’oraison est le fondement de sa vie :
L’oraison est la source de toute vertu en l’âme ; quiconque s’en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent, et qui s’en éloigne se refroidit infailliblement 135.
Dans une lettre du 29 mars 1654, il affirme le but de l’Ermitage :
C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu 136.
L’idéal est de se laisser gouverner par la grâce et non par la nature, tout particulièrement dans les actes de charité :
C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire. […] L’âme connaît bien ces mouve-ments divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagne, et quand elle les a quittées pour suivre la na-ture, elle connaît bien, par une secrète syndérèse [remords de conscience] qu’elle a commis une infidélité 137.
Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. […] Oh, que la pure vertu est rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâce 138.
Dans ses Lettres à l’Ami intime, Bernières parle à cœur ouvert des états les plus profonds de ses dernières années :
Le Chrétien intérieur, VII, 2 ; v. pour un choix privilégiant le septième livre : Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur, textes choisis suivis des Lettres à l’Ami intime, texte établi et présenté par Murielle et Dominique Tronc, Paris, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2009 ; ici p. 44.
Col 3, 3.
Le Chrétien intérieur, VII, 6.
Le Chrétien intérieur, VII, 5.
Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre. […]
Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéan-tissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’an-nées d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même 139.
Le Chrétien intérieur
Le récit des éditions posthumes du Chrétien intérieur, livre bâti à partir de la correspondance et dont le succès considé-rable fut comparable à celui des écrits de François de Sales, constitue un roman éditorial riche en rebondissements. Outre sa sœur Jourdaine de Bernières et les ursulines de son cou-vent, trois personnages s’activent, dont l’un trois fois ! Le Père Louis-François d’Argentan (1615-1680) du Tiers Ordre régulier franciscain 140, agit au nom de Nicolas Charpy de Sainte-Croix 141, chargé d’une première édition (L’Intérieur chrétien […] par un solitaire, 165 petites pages, 1659). Puis de « nègre », il devient éditeur de plein droit du Chrétien intérieur […] par un solitaire, en huit livres, 708 pages pleines, 1660 : il est trop pressé, cela provoque un célèbre procès. Enfin il tra-vaillera longtemps sur une « amélioration » : Le Chrétien inté-rieur […] par le R. P. Louis-François d’Argentan, en deux livres, 610 pages, 1677.
On appréciera quelques extraits du Livre VII du Chrétien intérieur pris dans l’édition en huit livres 142. Bien entendu,
Lettres à l’Ami intime 18.
V. notice sur d’Argentan en fin de volume. Il a attiré l’attention de nom-breux admirateurs de Bernières, mais ne peut, malgré des efforts, égaler son maître !
Assez reconnu à l’époque, littéraire, courtisan auprès des grands (dont Mazarin), aventurier.
Nous avons retenu : Le Chrétien intérieur ou La Conformité intérieure que doivent avoir les chrétiens avec Jésus-Christ. Divisé en huit livres, qui contiennent des sentimens tous divins, tirés des escrits d’un grand serviteur de Dieu de notre siècle. Par
114 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Bernières et ses amis sacrifiaient assez largement à la sévérité de la spiritualité de leur temps, mais on ne la retrouvera pas ici :
Chapitre ii
[127] Je trouve une comparaison qui explique fort bien la différence de l’oraison ordinaire et de l’oraison passive : c’est qu’un homme peut bien voir les meubles d’une chambre et les beautés d’un cabinet en battant le fusil, en allumant la chan-delle et regardant toutes ces choses ; ou bien avec la lumière du soleil qui entre dans la chambre : pour lors il n’a point de peine, il n’a qu’à ouvrir les yeux. La méditation ressemble à la première façon de voir avec de la chandelle ; la contemplation parfaite à la seconde manière de voir avec la lumière du soleil, parce qu’elle se fait non seulement sans peine, mais avec plaisir et tout d’un coup. Quand la lumière du soleil manque, il se faut servir d’une lampe ou de la chandelle ; quand Dieu ne se communique pas par la contemplation, il le faut chercher [128] par la méditation et se contenter de ce que Dieu donne avec paix et humilité.
Quand Dieu retire sa lumière passive, l’on ne peut pas la re-tenir, ce serait une folie de s’y efforcer ; mais il faut simplement acquiescer au bon plaisir de Dieu, qui viendra quand il lui plaira. Quand Dieu veut que nous soyons dans les ténèbres, sans chandelle et sans soleil, par les impuissances où il nous met, il faut y demeurer avec patience et humilité : l’âme ne doit vouloir que lui seul, en la manière qui lui sera la plus agréable. Quelque parfaite que soit l’âme, elle n’est pas toujours élevée à un haut degré d’oraison, mais plus ou moins, selon qu’il plaît à Dieu : elle descend quelquefois dans les pratiques des vertus ou des emplois de la charité, ou bien elle médite avec le discours, ou elle s’applique à Dieu avec la pure foi obscure. L’âme se doit tenir indifférente, montant ou descendant selon la conduite
un solitaire. Richard Lallemant, imprimeur, & Claude Grivet [libraire], Rouen, 1660, dans Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur, textes choisis suivis des Lettres à l’Ami intime, op.cit. ; édition intégrale : Jean de Bernières, Œuvres mystiques I, L’Intérieur chrétien, suivi du Chrétien intérieur, augmenté des Pensées, op. cit.
de l’Esprit de Dieu, se jugeant toujours indigne de tout, et jamais par effort d’esprit elle ne doit prétendre aux faveurs de la haute contemplation. Mais quand on a vocation à [129] ces hautes oraisons, le chemin pour y arriver est une parfaite mort à toutes choses par la fidèle imitation de Jésus dans ses états crucifiés, abjects et pauvres, avec un amour de la solitude, autant que notre condition le pourra permettre.
Il y a bien de la différence entre une lumière ou une affec-tion donnée à l’âme élevée à l’oraison passive, et la lumière qui lui est procurée par la méditation avec la grâce ordinaire. La première est bien plus intime et plus pénétrante et pleine de plus de bénédictions ; la dernière néanmoins suffit pour acqué-rir les vertus et servir Dieu dans l’état où il nous appelle. L’âme doit être attentive à l’état présent où Dieu la met et y demeurer avec paix, humilité et soumission à ses divines dispositions, et laisser à son bon plaisir de régler le temps de ses visites et la manière d’oraison qu’il lui voudra donner. Quelquefois ce sera par la simple pensée, d’autres fois par le discours, ou par la foi seule, ou par une lumière passive : il faut recevoir ce qui nous est donné de son infinie bonté avec grand respect, nous estimant indignes de la [130] moindre bonne pensée. Ce que l’âme a donc à faire dans l’oraison et hors l’oraison est d’être fort attentive aux sentiments que Dieu lui donne et les suivre avec courage et avec fidélité. Si elle sent que Dieu l’élève à l’oraison extraordinaire, elle doit s’y laisser aller ; si elle est rete-nue dans l’ordinaire, elle doit y demeurer ; si dans l’aridité, y demeurer aussi contente.
Le grand secret de la vie spirituelle est de se purifier et de se laisser mouvoir à Dieu qui est notre principe et notre fin dernière. Il y a des choses déclarées, comme les commande-ments de Dieu et de l’Église, les obligations de nos états, ce à quoi l’obéissance, la charité ou la nécessité nous obligent ; nous n’avons pas besoin de sentir des mouvements immédiats de Dieu pour les faire, mais seulement en certaines choses im-prévues dans la conduite intérieure, qui regarde les choses qui ne sont ni commandées ni défendues. Il faut une très grande
116 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
pureté pour sentir toujours le mouvement de Dieu dessus nous. Il y a à craindre que notre imagination ne nous trompe.
Les saints qui par la conduite de la [131] grâce ont écrit des choses intérieures, nous impriment souvent leurs pensées et leurs sentiments, et même ils prient Dieu pour cela au ciel ; c’est pourquoi il y a grande bénédiction à lire leurs livres avec grâce et dévotion. Mais quelque étude que nous puissions faire, l’on ne connaît point ce que c’est que l’oraison par ce que les livres en disent, mais par le propre exercice et par la lumière de la même oraison. Nous savons toujours bien en général que l’oraison est la source de toute vertu en l’âme : quiconque s’en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent ; et qui s’en éloigne se refroidit infailliblement. Sain ou malade, gai ou triste il faut toujours faire oraison si on ne veut pas déchoir notablement de la vertu.
Chapitre iii
L’âme doit éviter des extrémités qui sont quasi égale-ment vicieuses : l’une de vouloir plus de grâce et de perfection que Dieu ne lui en veut donner, et tomber pour cela dans quelque trouble et dégoût, voyant la grande grâce des autres et les dons d’oraison qui les élèvent au-dessus de notre état, qui paraît beaucoup ravalé en comparaison ; l’autre de ne pas être assez fidèle à opérer suivant sa grâce, soit par lâcheté, craignant les peines et les souffrances que l’on rencontre dans la pratique de la vertu ; soit par légèreté, pour n’avoir pas assez d’atten-tion sur notre intérieur, qui fait que nous ne connaissons pas les mouvements de la grâce, ou, les ayant connus, nous nous divertissons trop aisément aux choses extérieures et oublions ainsi les miséricordes de Dieu.
Quand une âme est bien pure et qu’elle a l’expérience des mouvements de la grâce en elle, les reconnaissant et les dis-tinguant des mouvements de la nature, elle n’a qu’à s’exposer aux rayons du Soleil divin pour les recevoir dans son centre, en être illuminée et échauffée. Et c’est ainsi à mon avis que
Dieu veut que de certaines âmes fassent oraison, quand elles ont l’expérience que telle est la volonté de Dieu sur elles ; et vouloir faire autrement sous prétexte d’humilité ou de crainte de tromperie, c’est ne se pas soumettre à la conduite de l’Esprit de Dieu qui souffle où il lui plaît 143 et quand il lui plaît. C’est un grand secret d’être dans une entière passivité et anéantir toute propre opération.
Quand le divin Soleil s’éclipse volontairement pour sa gloire et pour le bien des âmes comme dans les ténèbres, ou que nos imperfections rendent le fond de notre cœur impur et crasseux, et peu susceptible des lumières surnaturelles, l’âme n’a qu’à se tenir contente dans ces privations et obscurités, puisque c’est le bon plaisir du divin Soleil qui [134] l’éclaire. Pour la tenir dans ces ténèbres, il n’a pas moins de lumières : c’est ce qui satisfait cette âme obscure et résignée. Dieu seul est le sujet de sa joie, et non la réception des lumières ou des faveurs qu’il lui communique par sa libéralité infinie. Voilà pourquoi elle ne perd ni sa paix ni sa joie en perdant les lumières et les douceurs de son oraison. […]
Chapitre iv
Faute de bien concevoir que toute notre perfection, et toute la gloire de Dieu que nous pouvons lui procurer en nous, gît en notre intérieur, et non à faire des ouvrages extérieurs, notre vie se passe vainement et inutilement pour Dieu et pour nous. Il n’y a rien de plus précieux à l’homme que son intérieur, il le doit conserver de préférence à qui que ce soit ; il n’y a rien aussi où Dieu reçoive plus de gloire au-dehors de lui-même. C’est donc là principalement qu’il faut s’efforcer de lui en rendre. C’est de l’intérieur que procèdent les purs amours vers Dieu et vers le prochain, la pureté d’intention, le zèle de la gloire de Dieu, et tous les biens qui sont en l’âme, et il est [138] négligé pour nous occuper trop au-dehors et aux bonnes affaires exté-
143. Jn 3, 8.
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rieures, où il se glisse ordinairement beaucoup d’impureté par le mélange des recherches de la nature.
Beaucoup d’âmes sont déchues et passent leur vie pour la plus grande partie dans l’impureté et dans l’imperfection faute de lumière ; et elles manquent de lumière parce qu’elle ne se donne ou ne s’acquiert ordinairement que dans l’orai-son. Or, laissant l’oraison sous de bons prétextes comme de vaquer au salut des autres, de travailler à la gloire de Dieu, elles se trouvent privées de cette lumière et faute de l’avoir, elles manquent de correspondance à sa grâce.
Et il faut remarquer que l’âme doit être fidèle à ces temps d’oraison si elle veut faire subsister la vie de grâce en elle et ne pas s’attendre de n’avoir plus de bonnes affaires 144, car il s’en trouve toujours assez, et c’est même un artifice du démon d’en susciter pour retirer les bonnes âmes de l’oraison, à quoi l’on doit bien prendre garde, cela étant une très subtile tentation. Pourvu qu’il nous affaiblisse et qu’il ôte la vigueur de [139] l’âme, c’est ce qu’il cherche, car après il nous fait tomber dans des imperfections et défauts qui nous portent grand préjudice. Combien y a-t-il d’âmes que les bonnes affaires ruinent pour en trop faire ou ne les faire pas de l’ordre de Dieu et de la grâce !
Apportons une fidélité généreuse à l’exercice de la sainte oraison. Par son moyen l’on approche de la divine source d’où dérive en l’âme toute vertu. C’est un feu que l’oraison : qui s’en éloigne tombe dans la froideur. En quelque état que vous vous trouviez, sain ou malade, abject ou honoré, pauvre ou abon-dant, ne manquez jamais à votre oraison qui doit être préférée à toutes choses : elle tient resserré et caché en soi tout le bon-heur et félicité qui se peut participer de Dieu en ce monde. Le plus grand bien que je voudrais souhaiter à une personne que j’aimerais, ce serait le don de l’esprit d’oraison, sachant que c’est la chose qui nous donne entrée dans le cabinet des mer-veilles de Dieu et qu’elle contient en soi toutes les grâces. […]
144. Affaires : occupations, actions.
Chapitre vii
[…] Il est de fort grande importance de bien connaître les voies de Dieu sur les âmes pour se conformer aux desseins de sa grâce. Toutes ne sont pas appelées à une même sorte d’orai-son et, sans vocation spéciale, l’on ne se doit appliquer qu’à la plus commune et ordinaire, où l’âme agit elle-même, s’entre-tenant avec Dieu par la considération, prenant un livre pour s’aider à cela, ou se ressouvenant de quelque sujet qu’elle aura autrefois goûté, et agissant avec une grande dépendance et fi-délité avec Dieu ; n’étant point appelée de Dieu à une oraison plus haute, elle serait dans une pure oisiveté si elle n’agissait pas d’elle-même. Or elle ne doit pas croire que Dieu l’appelle à une oraison plus élevée, sinon lorsqu’il lui ôte les moyens de s’employer à celle-ci, l’attirant à quelque autre meilleure. Car c’est une règle générale qu’on ne doit contempler que lorsque l’on ne saurait méditer.
[158] Il est vrai que s’étant mise en la présence de Dieu et pensant au sujet qu’elle a préparé, elle doit demeurer fort tran-quille dans sa méditation, afin que s’il plaît à Dieu lui don-ner quelque chose l’occupant par lui-même, elle ne brouille point ou empêche les opérations divines par ses propres et naturelles. Quand Dieu veut posséder une âme et y opérer par ses grâces, la créature n’y doit pas mettre empêchement, ce que nous faisons très souvent par nos industries et nos soins, qui nous semblent nécessaires et sans lesquelles nous ne croi-rions rien faire. Il faut donc recevoir les lumières que Dieu nous donne le plus purement et le plus respectueusement que nous pourrons afin qu’elles en demeurent plus efficaces. C’est agir moins respectueusement au regard de Dieu que nous ne ferions au regard d’un prince, auquel si nous avons l’honneur de parler, nous continuons avec révérence tandis qu’il nous écoute, mais, sitôt qu’il nous veut parler, nous nous taisons et l’écoutons avec tout respect et sans l’interrompre. […].
120 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Chapitre viii
Une âme qui n’entretient point en soi-même d’imperfec-tion [161] volontaire et qui sent des désirs efficaces de vivre de la vie de Jésus doit être fort passive à la conduite de Dieu en son oraison et tendre à une grande simplicité par un re-tranchement de tout raisonnement en son entendement, et de toute multiplicité d’actes en sa volonté. Je sais bien qu’il se faut tenir dans la méditation et le bas degré d’oraison jusques à ce que Dieu nous élève à la contemplation ; mais il faut s’élever aussitôt que l’on sent que Dieu nous attire et éviter une fausse humilité qui nous empêche de suivre l’instinct et la motion du Saint-Esprit, qui souffle où il lui plaît et qui donne ses grâces aux parfaits et aux imparfaits, pour augmenter l’état des par-faits et faire sortir les imparfaits de leur état impur et terrestre.
À mon avis le grand secret de l’oraison est de recevoir en tranquillité et en pureté l’impression des rayons du soleil di-vin qui réside dans le fond de notre âme. C’est lui qui peut illuminer sans le secours de nos raisonnements, qui allume en nous le divin amour sans tourmenter notre volonté par la production d’une multitude d’actes, et fera fructifier toutes les vertus sans quasi [162] nous en apercevoir ni savoir comment cela se fait. Que l’âme ait soin d’être nette et pure de toute imperfection, morte aux créatures et dans le désir de souffrir ; et pour l’oraison, qu’elle ne s’en mette point en peine : Dieu fera en elle tout ce qu’il faut et en une manière qui passera ses espérances et même son intelligence.
Qu’est-ce que Dieu n’opère point dans une âme qui ne veut rien faire que s’abandonner à lui et se soumettre simplement, humblement et parfaitement à sa conduite ? En ce degré d’orai-son, le sujet préparé peut quelquefois servir ; quelquefois aussi Dieu en donne un autre selon son bon plaisir. Il ne faut point se laisser tirailler à l’esprit de la grâce, mais se laisser doucement attirer et s’occuper de ce qu’il communique, en soumission, tranquillité et pureté. L’on ne peut point donner des règles cer-taines à ceux qui sont dans cet état d’oraison, Dieu y opérant différemment selon son bon plaisir. Tout le conseil qu’on pour-
rait donner serait de se tenir dans la suprême indifférence à tout état de privations et de lumières, de douceur et de rigueur.
[163] Je crois pourtant que l’on se peut servir utilement d’une manière d’oraison plus basse quand nous n’avons point d’ouverture à une plus élevée ; mais cela ne se doit faire qu’après avoir frappé plusieurs fois à la porte de la miséricorde de Dieu. Que si l’Époux ne veut point que nous le baisions à la bouche par la contemplation, tenons-nous à ses pieds par une simple méditation. […]
Chapitre ix
Cette oraison est un simple souvenir de Dieu qui est encore plus simple qu’une pensée, n’étant qu’une réminiscence de Dieu qui est cru par la foi nue comme il est vu et su par la lumière de gloire dans le ciel. C’est le même objet, mais connu différemment de l’âme : cette voie est une docte ignorance. La terre est le pays des croyants et le ciel celui des voyants. Il ne faut pas voir Dieu ni les choses divines en ce monde, mais il faut les croire.
La foi doit être nue, sans images ni espèces, simple sans rai-sonnements, universelle sans considération des choses [166] distinctes. L’opération de la volonté est conforme à celle de l’entendement, nue, simple, universelle, point sentir ni opérer des sens, mais toute spirituelle. Il y a de grands combats à souffrir dans cette voie de la part de l’esprit qui veut toujours agir et s’appuyer sur quelque créature. L’état de pure foi lui déplaît quelquefois fortement, mais il le faut laisser mourir à toutes ses propres opérations, estimant pour cela beaucoup, et recevant volontiers tout ce qui nous aide à mourir, comme les sécheresses, aridités, délaissements, qui enfin laissent l’âme dans l’exercice de la pure foi par laquelle Dieu est connu plus hautement que par les lumières qui servent de milieu entre Dieu et l’âme ; et l’union de notre esprit par la foi est pure et immédiate, et par conséquent plus relevée. Il faut aussi que la volonté meure à tout ce qui n’est point Dieu pour vivre uni-quement en lui de son pur amour : car la vie de la volonté est
122 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
la mort, et cette mort ne s’opère ordinairement et n’est réelle-ment que dans les privations réelles et effectives.
Cette oraison est uniforme et n’est pas sujette à beaucoup de changements ni ne [167] ruine pas le corps ; car elle est sans effort naturel, qui est plutôt contraire, puisque toutes les industries humaines ne la peuvent donner, dépendant pure-ment de Dieu qui la communique quand il veut et à qui il lui plaît. Il est vrai que cette pure et nue contemplation de Dieu par la Foi n’est donnée que rarement et après avoir passé par plusieurs purgatoires et états pénibles ; les plus grands saints mêmes ne l’ont pas toujours eue. Au commencement, on ne l’a que comme par petits éclairs passagers ; c’est beaucoup si on la possède une demi-heure, mais il en reste toujours de grands effets dans l’âme. […]
Chapitre xiii
Ce qui dispose beaucoup une âme à entrer dans la pure et parfaite oraison est un abandon absolu et sans réserve au bon plaisir de Dieu touchant l’oraison, se donnant à lui par pure soumission pour être occupée en la manière qu’il voudra. L’âme qui se sent attirée à dépendre de la divine providence pour les sujets et la manière de son oraison, doit être toute morte pour ce regard, et recevoir avec soumission et mortifica-tion tout ce qui lui viendra de Dieu, soit qu’elle soit attirée à la contemplation ou qu’elle demeure dans le raisonnement, soit qu’elle ait facilité ou difficulté, douceur ou aridité. L’âme ainsi purement unie au bon plaisir divin et morte à tout est très bien disposée à entrer dans [190] l’union, non par douceur seulement, mais même au milieu des croix intérieures, dans lesquelles elle a une union crucifiée plus forte et plus agréable à Dieu que dans la douceur.
La pureté de l’oraison, selon ma lumière présente, consiste en une simple vue de Dieu par la lumière de la foi, sans raison-nement ou imagination. La raison et l’imagination ne laissent pas d’aider à une bonne oraison, mais non pas à la pure. Il me semble que l’âme se doit abîmer en Dieu et y demeurer en repos
dans une mort de notre esprit humain. Cette demeure en Dieu se fait et par connaissance et par amour ; mais quelquefois la connaissance est plus abondante que l’amour et l’absorbe, de manière qu’il semble que l’on n’en ait point. Ce qui n’est pas, car il y a toujours une secrète tendance d’amour imperceptible. Quelquefois l’amour absorbe la connaissance et est plus abon-dant et sensible. Tout cela comme il plaît à Dieu.
Quand il attire une âme plus haut que l’oraison ordinaire et qu’il la veut toute à lui seul, elle doit quitter tout soin pour ne s’appliquer qu’à Dieu. [191] Les vertus et dispositions qui étaient la vie de l’âme dans un autre temps ne sont plus alors de saison, car il faut qu’elle ne vive que de la vie de Dieu, c’est-à-dire de sa seule connaissance et de son amour sans nulle vue sur soi-même. Dieu prend le soin lui-même d’une âme qui agit de la sorte et lui imprime les dispositions qui lui sont nécessaires sans qu’elle les ait prévenues. Pense à moi et je penserai pour toi, dit Jésus-Christ à sainte Catherine 145. Dans son oraison même, il lui donne des lumières pratiques qui ne durent guère et qui sont très efficaces, et qui ne la font pas sortir de la pureté d’oraison ; et puis, hors l’oraison, elle reçoit aussi des lumières pratiques pour être appliquées aux plus excellentes vertus dans les occasions.
La pure et parfaite oraison ne consiste point dans les goûts sensibles, mais dans la suprême pointe de nos esprits et de nos volontés, d’une manière toute spéciale qui ne se peut quasi exprimer. Car cette suprême région de l’âme est le temple sacré où Dieu se plaît de résider ; c’est là où il se fait voir et goûter à sa créature d’une manière [192] toute au-dessus des sens et de toutes choses créées. L’âme conduite par la seule foi et attirée par ses divins parfums va trouver Dieu en ce saint sanctuaire et converse avec lui dans une familiarité qui étonne les anges mêmes. C’est ici où se fait la pure oraison, puisqu’il n’y a rien que Dieu et l’âme, sans aucune créature qui se puisse mêler dans ce saint pourparler, Dieu opérant tout ce qui se passe par
145. Catherine de Gênes (1447-1510), la « dame du pur amour », très lue au XVIIe siècle (traduite en français dès 1598).
124 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
lui-même, sans se servir d’images ni de discours ni de goûts sensibles. Cette suprême pointe de l’âme n’étant capable de rien de sensible, le seul pur Esprit la peut posséder, qui est Dieu, lequel lui communique ses illustrations, vues et senti-ments qui lui sont nécessaires pour la pure union.
La parfaite oraison est donc une certaine manifestation expérimentale que Dieu donne de soi-même, de ses bontés et de ses douceurs. Don admirable qui ne s’accorde qu’aux âmes très pures et qui dure ordinairement assez peu de temps ! Mais la condition de cette vie ne permet pas davantage, car il faut vivre ici dans l’humilité, la patience et la croix. [193] L’âme, retournant du milieu de ces embrassements divins, rapporte un grand amour et une haute estime de Dieu, une profonde connaissance de ses imperfections, et se trouve ainsi toute dis-posée d’agir et de souffrir et de pratiquer les pures vertus.
Peu de personnes arrivent à la pureté de la parfaite oraison parce que peu se rendent susceptibles des motions divines par un vide profond de leurs puissances. Pour en venir là, il faut que rien ne nous tienne à l’esprit ni au cœur. […]
Chapitre xv
Notre Seigneur m’a fait la miséricorde de me donner, ce me semble, quelque intelligence et expérience de l’oraison infuse et de quelques particularités qui la regardent. En mon oraison du matin, je me trouvais en la présence de Dieu, en silence d’admiration, de révérence et de paix. Je demeurai longtemps en cette occupation et, quoiqu’il s’élevât quelque trouble et tentation dans la partie inférieure, la supérieure néanmoins demeurait attachée [203] à Dieu sans recevoir de préjudice en sa quiétude. Cette fermeté de paix et de tranquillité était bien autre qu’à l’ordinaire, bien plus solide et plus assurée.
Aussi je conçus que ce qui est donné de Dieu par infusion au centre de l’âme, soit lumière, soit affection, paix ou amour, est à couvert des tromperies de la nature, des tentations des démons et des bruits des créatures, car Dieu la met au fond de nos âmes par lui-même et sans l’entremise des sens. C’est pourquoi il n’est
pas sujet à leurs attaques et vicissitudes, mais il demeure tou-jours pur et entier tant qu’il plaît à Dieu de faire son opération. Je conçus aussi fort bien que le fond de l’âme est une demeure sacrée et secrète où Dieu réside et où il se plaît de faire ses opé-rations indépendamment de toutes les industries propres de l’homme. Il y manifeste tantôt son être et ses perfections, tantôt ses mystères ou quelque autre vérité. Il s’y communique en mille façons et manières comme il lui plaît. Il me semble qu’avec un petit rayon de sa face il nous fait connaître ce qu’il veut : [204]
Illuminet vultum suum super nos 146. […]
Chapitre xvi
Voici ce que Notre Seigneur m’a fait comprendre et expé-rimenter de cette manière de prier. Je sentis en mon oraison toutes mes puissances accoisées et remplies d’une grande paix et suavité au corps et en l’âme qui provenait de la présence de Dieu en mon intérieur, lequel je voyais y résidant et opérant plusieurs grâces. Lorsqu’il tient l’âme endormie en quiétude, elle jouit [209] et reçoit sans rien faire et ne sait comment elle jouit, sentant seulement en elle cette suavité et ce calme très doux ; elle s’aperçoit pourtant bien que c’est Dieu présent qui lui donne cela.
Il lui donne aussi de grandes certitudes de sa présence et des connaissances expérimentales de ce qu’il est Dieu : qu’il est bon, puissant, miséricordieux et son souverain bien et sa fin dernière. L’âme s’aperçoit bien qu’elle conçoit toutes ces choses d’une manière bien différente que quand elle en raison-nait ou en entendait discourir. […]
Chapitre xix
[…] En ce temps je compris qu’une âme établie en Dieu par la foi et par l’amour y est d’une façon très simple et très nue, ne pouvant ni raisonner ni faire d’actes en aucune façon, mais demeurer en Dieu simplement et s’occuper en lui de lui-
146. « Qu’il répande sur nous la lumière de son visage » (Ps. 66, 1, Sacy).
126 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
même, de ses divines perfections, de Jésus et de ses [235] états ou du sujet qui lui est donné dans l’oraison. À l’extérieur elle agit en Dieu. Je ne pouvais comprendre ceci auparavant que d’avoir la lumière ; à présent toute autre oraison précédante celle-ci me paraît un tracas. Qu’est-ce que l’âme prétend par les pensées, les vues, les affections, les sentiments, sinon d’aller à Dieu ? Mais quand elle y est, elle ne peut avoir toutes ces choses, elle n’a simplement qu’à reposer en Dieu, et vivre de Dieu en Dieu même : voilà toute son affaire. Et tous les sacre-ments, principalement celui de l’Eucharistie, ne lui servent qu’à s’établir, s’affermir, s’enfoncer dans Dieu davantage. Les divins sacrements élèvent les âmes à Dieu lorsqu’elles en sont encore éloignées ; mais celles qui sont dans l’union, ils les y maintiennent et les y plongent de plus en plus. […]
Chapitre xx
[…] Tout le commerce intérieur entre Dieu et l’âme se fait particulièrement en la volonté ; l’entendement en est aussi capable, mais la volonté reçoit en soi les plus intimes, les plus pures et parfaites communications ; aussi est-elle plus [240] propre à cela. L’entendement en cet exil est sujet à beaucoup d’illusions, mais la volonté est plus assurée dans ses voies, et le diable ne peut contrefaire ce qui se passe en elle au regard du pur amour. L’âme qui a senti par expérience les effets de ce pur amour ne peut être facilement trompée ; de là vient que la pureté de la volonté est la principale disposition pour l’oraison d’union, soit qu’elle soit ordinaire ou extraordinaire, c’est-à-dire que Dieu la prévient de ses attraits puissants. Cette pureté est tout à fait nécessaire, Dieu ne se plaisant d’opérer et de faire des merveilles que dans la pureté. Cette pureté gît à ne vouloir que Dieu et son bon plaisir, et être mort à tout le reste, se contentant de tout ce qu’il plaît à Dieu donner à l’âme de grâce et de vertu dans ses oraisons et dans sa vie.
Dieu trouvant une âme ainsi pure, surtout dans sa volonté, réside en son fond où il exerce ses divines opérations, la met-tant dans de différents états selon les différents desseins qu’il a
sur elle. Tantôt il se plaît de la consumer d’amour, et, pour cet effet, il lui manifeste ses perfections ; tantôt il la [241] crucifie et exerce sur elle sa justice ; tantôt il se cache afin de la purifier davantage et la fait mourir à tout ce qui n’est point Dieu ; tantôt il lui donne des avis pour sa perfection, tantôt après quelque imperfection il lui donne des reproches intérieurs ; tantôt il éclaire son entendement, puis il enflamme sa volonté ; enfin, l’âme hors du bruit des créatures reconnaît toujours que son divin Époux opère quelque chose en elle à quoi elle se doit rendre purement passive et adhérer en toute simplicité, en la pure pointe de son esprit, à tous les desseins du divin Époux.
Elle est retirée dans ce secret cabinet de son cœur et élevée au-dessus d’elle-même et de toutes les créatures. Là elle ne se sépare point de son divin Époux ; s’il lui envoie des peines, elle ne s’en occupe pas, mais de son divin amour ; enfin c’est là où il la caresse, là où il l’enrichit de plusieurs dons, et c’est là aussi où l’âme emploie toutes ses puissances intellectuelles pour l’aimer et glorifier. C’est là sa demeure ordinaire d’où elle ne descend dans la partie inférieure que par pure nécessité, étant retenue par les caresses [242] de son divin Époux dont elle jouit et auquel elle adhère par la foi toute pure sans s’arrê-ter plus ni à l’imagination ni à toutes les images et fantômes, son oraison devenant toute intellectuelle.
Je m’imagine qu’une maîtresse de maison qui aurait le roi et la reine dans son cabinet, qui voudraient lui parler en secret et œur à cœur, n’aurait garde de s’appliquer à autre chose et ne voudrait pas les quitter pour aller à la cuisine laver les écuelles. Ô Dieu, quelle incivilité, quelle infidélité serait-ce à une âme qui a l’honneur d’avoir la majesté de Dieu dans le cabinet de son cœur, qui se plaît de s’y manifester, et qui se choisit même quelques âmes qu’il veut être auprès de lui pour leur parler et pour recevoir d’elles des complaisances et non d’autres services extérieurs ! Si ces âmes si favorisées (au moins leur partie supé-rieure) quittent Dieu pour s’en aller avec les sens extérieurs parmi les affaires temporelles, qui ne regardent que le corps, qui est comme remuer les ustensiles de la cuisine, méprisant
128 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
pour ce négoce si abject la présence du Roi, quelle ingratitude serait-ce, et quelle infidélité !
Ô mon âme, soyez fidèle, vous êtes trop favorisée de Dieu pour ne vous donner pas uniquement à lui. Quittons tout, abandonnons le temporel : le prenne qui voudra. Ne craignons pas que rien nous manque si nous possédons Dieu. Si sa provi-dence nous donne si abondamment les grandes faveurs de ses divines caresses, ne nous défions pas qu’elle nous laisse man-quer des moindres choses qui regardent le corps, qui ne sont rien en comparaison.
Vaquons à l’oraison et ne l’abandonnons jamais, ce doit être notre seule et unique affaire. [Fin du septième livre.]
Trois lettres à « l’Ami intime »
Voici les trois dernières d’une série de dix-huit lettres adres-sées à « l’Ami intime ». Il s’agit de Jacques Bertot 147. Datant de la dernière année de la vie de Jean de Bernières, elles reflètent sa vie intérieure très profonde :
147. Ces lettres proviennent du titre suivant : Les Œuvres spirituelles de Mon-sieur de Bernières Louvigni ou Conduite assurée pour ceux qui tendent à la perfection. Divisée en deux parties. La première contient des maximes pour l’établissement des trois états de la vie chrétienne. La seconde contient les lettres qui font voir la pratique des maximes. À Paris chez Claude Cramoisy, 1670 ; la veuve d’Edme Martin, 1678 ; Bonaventure le Brun, Rouen, 1678 [les différences entre les éditions de l’œuvre fiable du Père Robert de Saint-Gilles, minime, frère de la Mère Mangon, mystique amie de Chrysostome, sont négligeables]. – Reprise partielle dans : Jean de Ber-nières, Le Chrétien intérieur et Lettres à l’Ami intime, Textes choisis, op. cit. – L’en-semble d’une abondante correspondance (deux cents lettres environ) mise en ordre chronologique, sera prochainement éditée : Jean de Bernières, Œuvres mystiques II, Correspondance, Édition critique présentée par le P. Eric de Reviers, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques ».
Lettre 16. « Sur l’expérience du néant qui est Dieu »
Jésus soit notre unique tout pour jamais !
Comme je pensais répondre 148 à votre dernière, nous ne l’avons pu trouver 149. J’ai remarqué seulement que sur la fin vous disiez que votre état présent était que vous commenciez à expérimenter le néant où Dieu se trouve. En disant cela, vous dites bien des choses, puisque tout ce qui a précédé dans votre âme jusques à présent n’a été opéré de Dieu que pour la faire tomber peu à peu dans cet heureux néant. Son bonheur est bien plus grand dans ce rien qu’il n’était dans la plénitude de tant de divines opérations, qui se succédaient les unes aux autres, qui l’élevaient au-dessus d’elle-même, pour lui donner entrée dans le rien.
L’état de ce néant divin n’est opéré que par la divine essence, non plus gouvernée en lumière divine, mais en elle-même, en pure et nue foi, et abstraite de toutes les choses créées, qui sont du ciel ou de la terre. C’est le trésor des trésors de se perdre en Dieu : c’est cette perte qu’on a goûtée de si loin, et pour laquelle on a couru avec tant d’angoisses et de morts. Le divin rayon commence cette course, puisque touchant le centre de l’intérieur, il réveille l’inclinaison essentielle qui fait chercher Dieu, et qui ne donne point de repos qu’on ne l’ait trouvé.
Je ne veux pas expliquer davantage cette constitution inté-rieure, qui commence à perdre votre intérieur en Dieu. Je crois que vous oublierez tout ce que vous avez jamais reçu de grâces jusques ici, et que vous auriez même de la peine d’y penser ; la présence réelle de Dieu ne peut pas souffrir que nous ayons autre occupation que lui seul. Demeurez donc ainsi perdu, et faites tout ce que sa sainte volonté voudra de vous, d’ac-tions ou de souffrances, puisque votre seul fonds doit être en Dieu uniquement. En cet état, la liberté commence d’être très grande, nos puissances et nos sens n’étant embarrassés d’au-
Lettre 3.46, p. 480 sv.
Lettre perdue.
130 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
cunes réflexions, et se laissant appliquer uniquement à l’œuvre extérieure de Dieu. 1659, 12 janvier.
Lettre 17. « Sur la conduite en la voie mystique »
Jésus seul soit notre unique conduite.
Je reçus hier vos dernières lettres 150, auxquelles je n’ai pu ré-pondre, mon fond étant tout en obscurité, à cause de quelque imperfection que j’avais commise un jour auparavant. Il faut que par la purgation divine il soit un peu éclairci auparavant que d’apprendre par lui aucune chose des volontés de Dieu. Je suis maintenant dans cette impuissance, de n’avoir autre capacité pour quoi que ce soit.
Vous savez mieux que moi que Jésus-Christ, habitant dans l’intime de notre intérieur, donne à connaître les choses qu’il faut savoir, et cela sans acte propre de connaissance : il éclaire sans lumière, il instruit sans instruction, et il donne conduite, sans qu’il paraisse, ce semble, aucune conduite, puisque Jésus-Christ est toutes choses, et que lui seul est le tout de l’âme. Dieu nous fait cette miséricorde, que nous désirons tirer notre vie et notre soutien uniquement de lui seul.
J’aperçois aussi que ceux qui veulent vous retenir à Paris 151 pensent à la vérité à leur intérieur, mais d’une manière exté-rieure, et partant, ils peuvent entrer dans quelque extrémité. Je connais aussi que vous êtes encore utile et nécessaire aux B. et à M. 152 et qu’il leur faut donner quelque temps. Mais de prendre des pensées de rester encore des années, je ne crois pas que vous le deviez faire, jusques à ce que Dieu vous fasse connaître sa sainte volonté. Les nécessités des monastères sont infinies, et il me semble que quand on leur a fourni le prin-cipal, qu’une petite privation leur est bonne, afin de ne pas prendre la créature pour leur unique appui.
Lettre 3.43, p. 472 sv.
Monsieur Bertot s’établit finalement à Paris où il devint le confesseur du couvent des bénédictines de Montmartre.
Aux B[énédictines] et à M[ontmartre] ?
Il est vrai que le seul ordre de Dieu nous donne Dieu seul : c’est pourquoi, quand notre intérieur est encore plus en soi-même qu’en Dieu, les progrès qu’il fait sont fort petits ; mais il est vrai aussi que c’est un rude métier d’être obligé de régler la conduite d’une personne qui chemine dans la voie d’anéan-tissement, et être aussi de son côté peu avancé ; quelque bonne intention que l’on ait, on peut brouiller l’œuvre de Dieu. Je vous puis dire dans la dernière confiance que cette crainte me sert souvent de gibet ; car de retarder la perfection des autres, et la sienne en même temps, est la plus grande misère que l’on puisse ressentir. De ne pas aussi marcher à l’aveugle, et consul-ter la raison quand il la faut perdre, c’est une autre incommo-dité, qui est très pénible. Toute ma consolation est que je vous avertis de tout, afin que vous voyiez vous-même ce que vous avez à faire.
Je sens grand repos de ne penser qu’à mon affaire : celle des autres me fait souffrir, à cause de mon imperfection ; mais peut-être Dieu veut que les imparfaits aident à ceux qui cherchent la perfection, afin que, renversant toute prudence humaine, leur esprit propre trouve occasion de mourir. 1659, 24 janvier.
Lettre 18. « À l’Ami intime »
Jésus soit notre tout pour jamais.
Autant que ma petite lumière me donne de discerne-ment 153, je crois que la déclaration de votre intérieur dans vos dernières est véritable, et que l’Esprit de Dieu opère ce qui se passe en vous. Votre âme reçoit sans doute de plus en plus les communications divines, et celle que vous expérimentez à présent dans le fond de l’âme est la fin de toutes les autres qui se passaient il y a si longtemps.
153. Lettre 3.61, p. 521 sv. « De la jouissance de Dieu dans le centre, et de la parfaite consommation ». Bernières meurt le 3 mai 1659 pendant son oraison du soir. Cette dix-huitième lettre non datée termine la série à « l’Ami intime », et l’édi-tion de toute la correspondance : est-elle postérieure à la dix-septième ? Ou bien a-t-elle été placée en conclusion compte tenu de sa belle finale applicable à tous les chrétiens intérieurs ?
132 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
J’avoue avec vous que c’est l’effet d’une grande miséricorde de Dieu, qui ne fait pas cette grâce à tous ceux qui s’approchent de sa sainte présence à l’oraison : vous goûtez maintenant que le centre contient tout, et que hors de lui il n’y a rien ; la vrai vie est en lui, et hors de lui ce n’est que misère et affliction d’esprit. Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre : c’est posséder et jouir de Dieu en Dieu même d’une manière ineffable, et au-delà de toute expression. L’âme ravie hors de soi-même en Dieu l’expérimente opérant choses grandes, mais successivement, et à proportion que Dieu par son opération va purifiant et anéantissant l’âme, laquelle selon son intérieur et extérieur se retire peu à peu en ce divin abîme avec un instinct et un désir de ne se retrouver jamais ; et c’est ce qui fait maintenant sa course, puisque, quoiqu’elle soit en repos, elle ne se reposera jamais qu’elle ne soit devenue Jésus-Christ par une parfaite consommation, autant qu’elle est possible en ce monde.
Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéan-tissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’an-nées d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité et à s’anéantir soi-même, et ce néant ne décroît qu’à proportion que Dieu se retire. Il ne faut pas long discours aux âmes qui expérimentent : il suffit de leur dire que Dieu est, et qu’il opère en vérité et réalité dans leur centre.
Mon cher Frère, demeurez bien fidèle à cette grande grâce, et continuez à nous faire part des effets qui vous seront découverts : vous savez bien qu’il n’y a rien de caché entre nous, et que Dieu nous ayant mis dans l’union il y a si longtemps, il nous continuera ses miséricordes pour nous établir dans la parfaite unité, hors de laquelle il ne faut plus aimer, voir, ni connaître rien. Fin.
Catherine de Bar (1614-1698)
Catherine ou Mectilde naît le dernier jour de l’année 1614 à Saint-Dié. Elle fait profession chez les annonciades en 1633. Nommée supérieure, elle fuit avec ses religieuses la guerre et l’entrée des Français en Lorraine et trouve refuge au monastère des bénédictines de Rambervilliers, puis à l’abbaye de Mont-martre, où elle passe l’année 1641.
En Normandie elle rencontre Jean de Bernières et tout le groupe qui l’entoure, dont Jean Eudes et Marie des Vallées. En août 1643, elle reconstitue sa communauté à Saint-Maur-des-Fossés, près de Paris. Elle se confie alors à Jean-Chrysostome de Saint-Lô, qui « trouvait plus de spiritualité dans le petit hospice de Saint-Maur que dans tout Paris ». Ce n’est que le début d’une longue vie très active 154.
154. Biographie et spiritualité : Yves Poutet, Catherine de Bar 1614-1698, Une vie toute entière donnée à Dieu […], 2009 ; Véronique Andral, Catherine de Bar, Mère Mectilde du Saint Sacrement 1614-1698, Itinéraire spirituel, Monastère des bénédictines, Rouen, 1997 ; Bibliographia Mechtildiana, Benediktinerinnen, Köln, 2001, [994 références] ; Catherine de Bar 1614-1698, Téqui, 1998 [revue bibliogr. par Dom J. Letellier, p. 11-96] ; Daoust, Catherine de Bar…, Paris, Téqui, 1979 ; Documents historiques, par les bénédictines du Saint Sacrement, Rouen, 1973 ; DS 10. 885/8 ; [ample approche intérieure de la valeur de celle livrée par V. Andral, mais publiée sous un titre qui laisse croire à quelque simple réédition :] Il Libretto di Catherine Mectilde de Bar per le sue benedittine […], Annamaria Valli, Facoltà teologica dell’Italia settentrionale, Milan 2011.
134 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
La direction de Catherine de Bar par Chrysostome
L’influence du Père Chrysostome a été déterminante sur cette annonciade qui deviendra la très active fondatrice des sœurs du Saint Sacrement. Dans les deux textes reproduits ici 155, le Père Chrysostome occupe la plus grande part en apportant point après point ses réponses aux questions que se pose la jeune dirigée. Elle lui demande conseil, car elle vit depuis sa jeunesse une expérience profonde et ardente. Chrysostome lui répond de façon détachée et froide, de façon à ne susciter chez cette personne très passionnée aucun attachement ni aucune émotion sensible ; afin que ce destin extraordinaire soit mené jusqu’au bout, il ne manifeste pratiquement pas d’approba-tion, car il veut la pousser vers la rigueur et l’humilité la plus profonde. La relation faite à son confesseur est anonyme, rédigée à la troisième personne :
Relation au Père Chrysostome [avec réponses], juillet 1643
1. Proposition 156 : Cette personne eut dès sa plus tendre jeu-nesse le plus vif désir d’être religieuse ; plus elle croissait en âge, plus ce désir prenait de l’accroissement. Bientôt il devint si violent qu’elle en tomba dangereusement malade. Elle souf-frait son mal sans oser en découvrir la cause ; ce désir l’occupait tellement qu’il épuisait en quelque sorte toute son attention et tous ses sentiments. Il ne lui était pas possible de s’en distraire ni de prendre part à aucune sorte d’amusement. Elle était quel-quefois obligée de se trouver dans différentes assemblées de personnes de son âge, mais elle y était de corps sans pouvoir y fixer son esprit. Si elle voulait se faire violence pour faire à peu près comme les autres, le désir qui dominait son cœur l’em-portait bientôt et prenait un tel ascendant sur ses sens mêmes qu’elle restait insensible et comme immobile, en sorte qu’elle
Transcription dactylographiée au couvent des bénédictines de Rouen sur le ms. P[aris] 160, (Rouen, dossier : « Père Jean Chrysostome de Saint-Lô »).
P160, page 228 ; T4, page 617.
était contrainte de se retirer pour se livrer en liberté au mou-vement qui la maîtrisait. Ce qui la désolait surtout, c’était la résistance de son père, que rien ne pouvait engager à entendre parler seulement de son dessein. Il faut avouer cependant que cette âme encore vide de vertus n’aspirait et ne tendait à Dieu que par la violence du désir qu’elle avait d’être religieuse, sans concevoir encore l’excellence de cet état.
Réponse : En premier lieu, il me semble que la disposition naturelle de cette âme peut être regardée comme bonne.
Je dirai que dans cette vocation, je vois beaucoup de Dieu, mais aussi beaucoup de la nature : cette lumière qui pénétrait son entendement venait de Dieu ; tout le reste, ce trouble, cette inquiétude, cette agitation qui suivaient, étaient l’œuvre de la nature. Mais, quoi qu’il en soit, mon avis est, pour le présent, que le souvenir de cette vocation oblige cette âme à aimer et à servir Dieu avec une pureté toute singulière, car dans tout cela il paraît sensiblement un amour particulier de Dieu pour elle.
2. Proposition : Cette âme, dans l’ardeur de la soif qui la dévorait ne se donnait pas le temps de la réflexion ; elle ne s’arrêta point à considérer de quelle eau elle voulait boire. Elle voulait être religieuse, rien de plus ; aussi tout Ordre lui était indifférent, n’ayant d’autre crainte que de manquer ce qu’elle désirait ; la solitude et le repos étant tout ce qu’elle souhaitait.
Réponse : [1] Ces opérations proviennent de l’amour qui naissait dans cette âme, lesquelles étaient imparfaites, à raison que l’âme était beaucoup enveloppée de l’esprit de nature. 2. Nous voyons de certaines personnes qui ont la nature disposée de telle manière qu’il semble qu’au premier rayon de la grâce, elles courent après l’objet surnaturel : celle-ci me semble de ce nombre. Combien que par sa faute il se soit fait interruption en ce qu’elle [reçoit] de Dieu.
3. Proposition : Entre toutes les dévotions de cette âme, elle honorait la très sacrée Mère de Dieu extrêmement, aussi en recevait-elle tous les jours quelques faveurs ; la nuit de sa pro-fession, se voulant un peu reposer, elle se vit en esprit conduite de deux anges au pied de la Très Sainte Vierge, qu’elle voyait
136 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
comme dans un trône ; cette âme lui fut présentée, lui offrant humblement ses vœux ; la Sainte Vierge les reçut et les pré-senta à la Sainte Trinité. Au retour de son songe en vision, elle s’éleva en grande ferveur, s’en alla à l’église passer le reste de la nuit ; son cœur semblait lors se consommer d’amour, et à l’heure qu’elle prononçait ses vœux, il parut une couronne de grande clarté. […]
[Le dialogue se poursuit :]
Elle entrait dans son obscurité ordinaire et captivité sans pouvoir le plus souvent adorer son Dieu, ni parler à Sa Ma-jesté. Il lui semblait qu’il se retirait au fond de son cœur ou pour le moins en un lieu caché en son entendement et à son imagination, la laissant comme une pauvre languissante qui a perdu son tout ; elle cherche et ne trouve pas ; la foi lui dit qu’il est entré dans le centre de son âme, elle s’efforce de lui aller adorer, mais toutes ses inventions sont vaines, car les portes sont tellement fermées, et toutes les avenues, que ce lieu est inaccessible, du moins il lui semblait ; et lorsqu’elle était en liberté elle adorait sa divine retraite, et souffrait ses sensibles privations, néanmoins son cœur s’attristait quelquefois de se voir toujours privée de sa divine présence, pensant que c’était un effet de sa réprobation.
D’autre fois elle souffrait avec patience, dans la vue de ce qu’elle a mérité par ses péchés, prenant plaisir que la volonté de son Dieu s’accomplisse en elle selon qu’il plaira à Sa Majesté.
Réponse : Il n’y a rien que de bon en toutes ses peines, il les faut supporter patiemment et s’abandonner à la conduite de Dieu. Ajoutez que ces peines et les autres lui sont données pour la conduire à la pureté de perfection à laquelle elle est appelée et de laquelle elle est encore bien éloignée. Elle y arri-vera par le travail de mortification et de vertu.
[…]
18. Proposition : Son oraison n’était guère qu’une soumis-sion et abandon, et son désir était d’être toute à Dieu, que Dieu fût tout pour elle, et en un mot qu’elle fût toute perdue en lui ; tout ceci sans sentiment. J’ai déjà dit qu’en considérant
elle demeure muette, comme si on lui garrottait les puissances de l’âme ou qu’on l’abimât dans un cachot ténébreux. Elle souffrait des gênes et des peines d’esprit très grandes, ne pou-vant les exprimer, ni dire de quel genre elles sont. Elle les souf-frait par abandon à Dieu et par soumission à sa divine justice.
Réponse : J’ai considéré dans cet écrit les peines intérieures. Je prévois qu’elles continueront pour la purgation et sanctifi-cation de cette âme, étant vrai que pour l’ordinaire, le spirituel ne fait progrès en son oraison que par rapport à sa pureté inté-rieure, sur quoi elle remarquera qu’elle ne doit pas souhaiter d’en être délivrée, mais plutôt qu’elle doit remercier Dieu qui la purifie. Cette âme a été, et pourra être tourmentée de ten-tations de la foi, d’aversion de Dieu, de blasphèmes et d’une agitation furieuse de toutes sortes de passions, de captivité, d’amour. Sur le premier genre de peine, elle saura qu’il n’y a rien à craindre, que telles peines est un beau signe, savoir de purgation intérieure, que c’est le diable, qui avec la permis-sion de Dieu, la tourmente comme Job. Je dis plus, qu’elle doit s’assurer que tant s’en faut que dans telles tempêtes l’âme soit altérée en sa pureté, qu’au contraire, elle y avance extrê-mement, pourvu qu’avec résignation, patience, humilité et confiance elle se soumette entièrement et sans réserve à cette conduite de Dieu.
Sur ce qui est de la captivité dont elle parle en son écrit, je prévois qu’elle pourra être sujette à trois sorte de captivités : à savoir, à celle de l’imagination et l’intellect et à la compo-sée de l’une et de l’autre. Sur quoi je remarque qu’encore que la nature contribue beaucoup à celle de l’imagination et à la composée par rapport aux fantômes ou espèces en la partie in-tellectuelle, néanmoins ordinairement le diable y est mêlé avec la permission de Dieu, pour tourmenter l’âme, comme dans le premier genre de peines ; en quoi elle a rien à faire qu’à souffrir patiemment par une pure soumission à la conduite divine ; ce que faisant elle fera un très grand progrès de pureté intérieure.
Quant à l’intellectuelle, elle saura que Dieu seul lie la partie intellectuelle, ce qui se fait ordinairement par une suspension
138 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
d’opérations, exemple : l’entendement, entendre, la volonté, aimer, si ce n’est que Dieu concoure à ses opérations ; d’où arrive que suspendant ce concours, les facultés intellectuelles demeurent liées et captives, c’est-à-dire à la conduite de Dieu sans se tourmenter. Sur quoi elle saura que toutes les peines de captivité sont ordinairement données à l’âme pour purger la propriété de ses opérations, et la disposer à la passivité de la contemplation. Sur le troisième genre de peines d’amour divin, il y en a de plusieurs sortes, selon que Dieu opère en l’âme, et selon que l’âme est active ou passive à l’amour, sur quoi je crois qu’il suffira présentement que cette bonne âme sache :
Que l’amour intellectuel refluant en l’appétit sensitif cause telles peines qui diminuent ordinairement à proportion que la faculté intellectuelle, par union avec Dieu, est plus sé-parée en son opération de la partie inférieure.
Quand l’amour réside en la partie intellectuelle, ainsi que je viens de dire, il est rare qu’il tourmente ; cela se peut néan-moins faire, mais je tiens qu’il y a apparence que, par l’ordinaire, tout ce tourment vient du reflux de l’opération de l’amour de la volonté supérieure à l’inférieure, ou appétit sensitif.
Quelquefois par principe d’amour l’âme est tourmentée de souhaits de mort, de solitude, de voir Dieu et de langueur ; sur quoi cette âme saura que la nature se mêlant de toutes ces opérations, le spirituel doit être bien réglé pour ne point com-mettre d’imperfections ; d’où je conseille à cette âme :
d’être soumise ainsi que dessus à la conduite de Dieu ;
de renoncer de fois à autre à tout ce qui est imparfait en elle au fait d’aimer Dieu.
Elle doit demander à Dieu que son amour devienne pur et intellectuel.
Si l’opération d’amour divin diminue beaucoup les forces corporelles, elle doit se divertir et appliquer aux œuvres exté-rieures ; que si [elle] ne coopère en se divertissant, l’amour la suit, il en faut souffrir patiemment l’opération et s’abandonner
Dieu, d’autant que la résistance en ce cas est plus préjudi-
ciable et fait plus souffrir le corps que l’opération même. Je prévois que ce corps souffrira des maladies, d’autant que l’âme étant affective, l’opération d’amour divin refluera en l’appétit sensitif, elle aggravera le cœur et consommera beaucoup d’es-prit, dont il faudra avertir les médecins. J’espère néanmoins qu’enfin l’âme se purifiant, cet amour résidera davantage en la partie intellectuelle, dont le corps sera soulagé. Quant à la nourriture et à son dormir, c’est à elle d’être fort discrète, comme aussi en toutes les austérités, car si elle est travaillée de peines intérieures ou d’opérations d’amour divin, elle aura besoin de soulager d’ailleurs son corps, se soumettant en cela en toute simplicité à la direction. Sur le sujet de la contempla-tion, je prévois qu’il sera nécessaire qu’elle soit tantôt passive simple, même laissant opérer Dieu, et quelquefois active et passive ; c’est-à-dire, quand à son oraison la passivité cessera, il faut qu’elle supplée par l’action de son entendement.
Ayant considéré l’écrit, je conseille à cette âme :
De ne mettre pas tout le fonds de sa perfection sur la seule oraison, mais plutôt sur la tendance à la pure mortification.
De n’aller pas à l’oraison sans objet. À cet effet je suis d’avis qu’elle prépare des vérités universelles de la divinité de Jésus-Christ, comme serait : Dieu est tout-puissant et peut créer à l’infini des millions de mondes, et même à l’infini plus parfaits ; Jésus a été flagellé de cinq mille et tant de coups de fouet ignominieusement, ce qu’il a supporté par amour pour faire justice de mes péchés.
Que si portant son objet à l’oraison elle est surprise d’une autre opération divine passive, alors elle se laissera aller. Voilà mon avis sur son oraison : qu’elle souffre patiemment ses peines qui proviennent principalement de quelque captivité de faculté. Qu’elle ne se décourage point pour ses ténèbres ; quand elle les souffrira patiemment, elles lui serviront plus que les lumières.
19. Proposition : Il semble qu’elle aura une joie sensible si on lui disait qu’elle mourra bientôt ; la vie présente lui est insup-portable, voyant qu’elle l’emploie mal au service de Dieu et combien elle est loin de sa sacrée union. Il y avait lors trois
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choses qui régnaient en elle assez ordinairement, à savoir : lan-gueur, ténèbres et captivité.
Réponse : Voilà des marques de l’amour habituel qui est en cette âme. Voilà mes pensées sur cet état, dont il me demeure un très bon sentiment en ma pauvre âme, et d’autant que je sens et prévois qu’elle sera du nombre des fidèles servantes de Dieu, mon Créateur, et que par les croix, elle entrera en participation de l’esprit de la pureté de notre bon Seigneur Jésus-Christ. Je la supplie de se souvenir de ma conversion en ses bonnes prières, et je lui ferai part des miennes quoique pauvretés. J’espère qu’après cette vie Dieu tout bon nous unira en sa charité éternelle, par Jésus-Christ Notre Seigneur auquel je vous donne pour jamais.
Autre réponse du même Père à la même âme
Jesus, Maria. Benedictus 157.
Cette vocation paraît : 1. Par les instincts que Dieu vous donne en ce genre de vie, vous faisant voir par la lumière de sa grâce la beauté d’une âme qui, étant séparée de toutes les créatures, inconnue, négligée de tout le monde, vit solitaire à son unique Créateur dans le secret dû.
Par les attraits à la sainte oraison avec une facilité assez grande de vous entretenir avec Dieu des vérités divines de son amour.
Dieu a permis que ceux de qui vous dépendez aient fa-vorisé cette petite retraite qui n’est pas une petite grâce, car plusieurs souhaitent la solitude et y feraient des merveilles, lesquels néanmoins en sont privés.
Je dirais que Dieu par une providence vous a obligée d’honorer le Saint Sacrement d’une particulière dévotion, et c’est dans ce Sacrement que notre bon Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme, mènera une vie toute cachée jusques à la consommation des siècles, que les secrets de sa belle âme vous seront révélés.
P160, page 241a sq.
Bienheureuse est l’âme qui est destinée pour honorer les états de la vie cachée de Jésus, non seulement par acte d’adora-tion ou de respect, mais encore rentrant dans les mêmes états. Aucunes honorent par leur état sa vie prêchante et conversante, d’autres sa vie crucifiée ; quelques-uns sa vie pauvre, beaucoup sa vie abjecte ; il me semble qu’il vous appelle à honorer sa vie cachée. Vous le devez faire et vous donner à lui, pour, avec lui, entrer dans le secret, aimant l’oubli actif et passif de toute créa-ture, vous cachant et abîmant avec lui en Dieu, selon le conseil de saint Paul 158, pour n’être révélée qu’au jour de ses lumières.
Jamais l’âme dans sa retraite ne communiquera à l’Esprit de Jésus et n’entrera avec lui dans les opérations de sa vie di-vine, si elle n’entre dans ses états d’anéantissement et d’abjec-tion, par lesquels l’esprit de superbe est détruit.
L’âme qui se voit appelée à l’amour actif et passif de son Dieu renonce facilement à l’amour vain et futile des créatures, et contemplant la beauté et excellence de son divin Époux qui mérite des amours infinis, elle croirait commettre un petit sacrilège de lui dérober la moindre petite affection des autres et partant, elle désire d’être oubliée de tout le monde afin que tout le monde ne s’occupe que de Dieu seul.
N’affectez point de paraître beaucoup spirituelle : tant plus votre grâce sera cachée, tant plus sera-t-elle assurée ; aimez plutôt d’entendre parler de Dieu que d’en parler vous-même, car l’âme dans les grands discours se vide assez souvent de l’Esprit de Dieu et accueille une infinité d’impuretés qui la ternissent et l’embrouillent.
Le spirituel ne doit voir en son prochain que Dieu et Jésus ; s’il est obligé de voir les défauts que commettent des autres, ce n’est que pour leur compatir et leur souhaiter l’occu-pation entière du pur amour. Hélas ! Faut-il que les âmes en soient privées ! Saint François voyant l’excellence de sa grâce et la vocation que Dieu lui donnait à la pureté suprême, prenait les infidélités à cette grâce pour des crimes, d’où vient qu’il
Col 3, 3.
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s’estimait le plus grand pécheur de la terre et le plus opposé à Dieu, puisqu’une grâce qui eût sanctifié les pécheurs ne pou-vait vaincre sa malice.
L’oraison n’est rien autre chose qu’une union actuelle de l’âme avec Dieu, soit dans les lumières de l’entendement ou dans les ténèbres. L’âme dans son oraison s’unit à Dieu tantôt par l’amour, tantôt par reconnaissance, tantôt par adoration, tantôt par l’aversion du péché en elle et en autrui, tantôt par une tendance violente et des élancements impétueux vers ce divin objet qui lui paraît éloigné, et à l’amour et jouissance auquel elle aspire ardemment, car tendre et aspirer à Dieu, c’est être uni
Lui, tantôt par un pur abandon d’elle-même au mouvement sacré de ce divin Époux qui l’occupe de son amour dans les manières qu’il lui plaît. Ah ! bienheureuse est l’âme qui tend en toute fidélité à cette sainte union dans tous les mouvements de sa pauvre vie ! Et à vrai dire, n’est-ce pas uniquement pour cela que Dieu tout bon la souffre sur la terre et la destine au ciel, c’est-à-dire pour aimer à jamais ? Tendez donc autant que vous pourrez à la sainte oraison, faites-en quasi comme le principal de votre perfection. Aimez toutes les choses qui favorisent en vous l’oraison, comme : la retraite, le silence, l’abjection, la paix intérieure, la mortification des sens, et souvenez-vous qu’autant que vous serez fidèle à vous séparer des créatures et des plaisirs des sens, autant Jésus se communiquera-t-il à vous en la pureté de ses lumières et en la jouissance de son divin amour dans la sainte oraison ; car Jésus n’a aucune part avec les âmes corpo-relles qui sont gisantes dans l’affection des sens.
L’âme qui se répand dans les conversations inutiles, ou s’ingère sous des prétextes de piété, se rend souvent indigne des communications du divin Époux qui aime la retraite, le se-cret et le silence. Tenez votre grâce cachée : si vous êtes obligée de converser quelquefois, tendez avec discrétion à ne parler qu’assez peu et autant que la charité le pourra requérir ; l’expé-rience nous apprendra l’importance d’être fidèle à cet avis.
Tous les états de la vie de Jésus méritent nos respects et surtout ses états d’anéantissement. Il est bon que vous ayez
dévotion à sa vie servile ; car il a pris la forme de serviteur, et a servi en effet son père et sa mère en toute fidélité et humilité vingt-cinq ou trente ans en des exercices très abjects et en un métier bien pénible ; et pour honorer cette vie servile et abjecte de notre bon Sauveur Jésus-Christ, prenez plaisir [à servir] plutôt qu’à être servie, et vous rendez facile aux petits services que l’on pourra souhaiter de vous, et notamment quand ils seront abjects et répugnants à la nature et aux sens.
Jésus, dans tous les moments de sa vie voyagère, a été saint, et est en iceux la sanctification des nôtres ; car il sanctifie les temps, desquels il nous a mérité l’usage, et généralement toutes sortes d’états et de créatures, lesquelles participaient à la malédiction du péché. Consacrez votre vie jusques à l’âge de trente-trois ans à la vie voyagère du Fils de Dieu par la corres-pondance de nos moments aux siens, et le reste de votre vie, si Dieu vous en donne, consacrez-le à son état consommé et éternel, dans lequel il est entré par sa résurrection et par son ascension. Ayez dès à présent souvent dévotion à cet état de gloire de notre bon Seigneur Jésus-Christ, car c’est un état de grandeur qui était dû à son mérite, et dans lequel vous-même vous entrerez un jour avec lui, les autres états d’anéantisse-ment de sa vie voyagère n’étant que des effets de nos péchés.
L’âme qui possède son Dieu ne peut goûter les vaines créatures, et à dire vrai, celui est bien avare à qui Dieu ne suf-fit 159. À mesure que votre âme se videra de l’affection des créa-tures, Dieu tout bon se communiquera à vous en la douceur de ses amours et en la suavité de ses attraits, et dans la pauvreté suprême de toutes créatures, vous vous trouverez riche de la pure jouissance du Dieu de votre amour, ce qui vous causera un repos et une joie intérieure inconcevables.
Vous serez tourmentée de la part des créatures, qui crie-ront à l’indiscrétion et à la sauvage : laissez dire les langues mondaines, faites les œuvres de Dieu en toute fidélité, car toutes ces personnes-là ne répondront pas pour vous au jour
C’est la devise rendue célèbre par Madame Acarie : « Trop avare à qui Dieu ne suffit ! »
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de votre mort ; et faut-il qu’on trouve tant à redire de vous voir aimer Dieu ?
Tendez à vous rendre passive à la providence divine, vous laissant conduire et mener par la main, entrant à l’aveugle et en toute soumission dans tous les états où elle voudra vous mettre, soit qu’il soit de lumière ou de ténèbres, de sécheresse ou de jouissance, de pauvreté, d’abjection, d’abandon, etc. Fermez les yeux à tous vos intérêts et laissez faire Dieu par cette indifférence à tout état, et cette passivité à sa conduite vous acquerra une paix suprême qui vous établira dans la pure oraison, et vous disposera à la conversion très simple de votre âme vers Dieu le Créateur.
Notre bon Seigneur Jésus-Christ s’applique aux membres de son Église diversement pour les convertir à l’amour de son Père éternel, nous recherchant avec des fidélités, des artifices et des amours inénarrables. Oh ! que l’âme pure qui ressent les divines motions de Jésus et de son divin Esprit est touchée d’ad-miration, de respect et d’amour à l’endroit de ce Dieu fidèle !
Renoncez à toute consolation et tendresse des créatures, cherchez uniquement vos consolations en Jésus, en son amour, en sa croix et son abjection. Un petit mot que Jésus vous fera entendre dans le fond de votre âme la fera fondre et se liqué-fier en douceur. Heureuse est l’âme qui ne veut goûter aucune consolation sur la terre de la part des créatures !
Par la vie d’Adam, nous sommes entièrement convertis
nous-mêmes et à la créature, et ne vivons que pour nous-mêmes, et pour nos intérêts de chair et de sang ; cette vie nous est si intime qu’elle s’est glissée dans tout notre être naturel, n’y ayant puissance dans notre âme, ni membre en notre corps qui n’en soit infecté ; ce qui cause en nous une révolte générale de tout nous-mêmes à l’encontre de Dieu, cette vie impure for-mant opposition aux opérations de sa grâce, ce qui nous rend en sa présence comme des morts ; car nous ne vivons point à lui, mais à nous-mêmes, à nos intérêts, à la chair et au sang. Jésus au contraire a mené et une vie très convertie à son Père éternel par une séparation entière et une mort très profonde à
tout plaisir sensuel et tout intérêt propriétaire de nature, et il va appelant ses élus à la pureté de cette vie, les revêtant de lui-même, après les avoir dépouillés de la vie d’Adam, leur inspi-rant sa pure vie. Oh ! bienheureuse est l’âme qui par la lumière de la grâce connaît en soi la malignité de la vie d’Adam, et qui travaille en toute fidélité à s’en dépouiller par la mortification, car elle se rendra digne de communiquer à la vie de Jésus.
Tandis que nous sommes sur la terre, nous ne pouvons entièrement éviter le péché. Adam dans l’impureté de sa vie nous salira toujours un peu ; nous n’en serons exempts qu’au jour de notre mort que Jésus nous consommera dans sa vie divine pour jamais, nous convertissant si parfaitement à son Père éternel par la lumière de sa gloire que jamais plus nous ne sentions l’infection de la vie d’Adam ni d’opposition à la pureté de l’amour.
La sentence que Notre Seigneur Jésus-Christ prononce-ra sur notre vie au jour de notre mort est adorable et aimable, quand bien par icelle il nous condamnerait, car elle est juste et divine, et partant mérite adoration et amour : adorez-le donc quelquefois, car peut-être alors vous ne serez pas en état de le pouvoir faire ; donnez-vous à Jésus pour être jugée par lui, et le choisissez pour juge, quand bien même il serait en votre puis-sance d’en prendre un autre. Hugo, saint personnage, priait Notre Seigneur Jésus-Christ de tenir plutôt le parti de son Père éternel que non pas le sien : ce sentiment marquait une haute pureté de l’âme, et une grande séparation de tout ce qui n’était point purement Dieu et ses intérêts.
Notre bon Seigneur Jésus-Christ dit en son Évangile : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils se-ront rassasiés 160. Oh ! en effet, bienheureuse est l’âme qui n’a point ici d’autre désir que d’aimer et de vivre de la vie du pur amour, car Dieu lui-même sera sa nourriture, et en la pléni-tude de son divin amour assouvira sa faim. Prenez courage, la faim que vous sentez est une grâce de ferveur qui n’est donnée
Mt 5, 6.
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qu’à peu. Travaillez à évacuer les mauvaises humeurs de la na-ture corrompue, et cette faim ira toujours croissant, et vous fera savourer avec un plaisir ineffable les douceurs des vertus divines.
Tendez à acquérir la paix de l’âme autant que vous pour-rez par la mortification de toutes les passions, par le renonce-ment à toutes vos volontés, par la désoccupation de toutes les créatures, par le mépris de tout ce que pourront dire les esprits vains et mondains, par l’amour à la sainte abjection, par un désir d’entrer courageusement dans les états d’anéantissement de Jésus-Christ quand la providence le voudra, par ne vouloir uniquement que Dieu et sa très sainte volonté, par une indif-férence suprême à tous événements ; et votre âme ainsi dégagée de tout ce qui la peut troubler, se reposera agréablement dans le sein de Dieu, qui vous possédant uniquement, établira en vous le règne de son très pur amour.
Il fait bon parler à Dieu dans la sainte oraison, mais aus-si souvent il fait bon l’écouter, et quand les attraits et lumières de la grâce nous préviennent, il les faut suivre par une sainte adhérence qui s’appelle passivité.
Le spirituel dans les voies de sa perfection est sujet à une infinité de peines et de combats : tantôt il se voit dans les aban-dons, éloignements, sécheresses, captivités, suspensions ; tantôt dans les vues vives de réprobation et de désespoir ; tantôt dans les aversions effroyables des choses de Dieu ; tantôt dans un soulèvement général de toutes ses passions, tantôt dans d’autres tentations très horribles et violentes, Dieu permettant toutes ces choses pour évacuer de l’âme l’impureté de la vie d’Adam et sa propre excellence. Disposez-vous à toutes ces souffrances et combats, et souvenez-vous que la possession du pur amour vaut bien que nous endurions quelque chose, et partant soyez à Jésus pour tout ce qu’il lui plaira vous faire souffrir.
Derechef, je vous répète que vous soyez bien dévote à la Sainte Vierge : honorez-la dans tous les rapports qu’elle a au Père éternel, au Fils et au Saint-Esprit, à la sainte humanité de Jésus. Honorez-la en la part qu’elle a à l’œuvre de notre ré-demption, dans tous les états et mystères de sa vie, notamment
en son état éternel, glorieux et consommé dans lequel elle est entrée par son Assomption ; honorez-la en tout ce qu’elle est en tous les saints, et en tout ce que les saints sont par elle : suivez en ceci les diverses motions de la grâce, et vous appli-quez à ces petites vues et pratiques selon les différents attraits. Étudiez les différents états de sa vie, et vous y rendez savante pour vous y appliquer de fois à autre ; car il y a bénédiction très grande d’honorer la Sainte Vierge. Je dis le même de saint Joseph : c’est le protecteur de ceux qui mènent une vie cachée, comme il l’a été de celle de Jésus-Christ.
La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup pour nous y ache-miner, et partant rendez-vous passive à celles que Dieu tout bon vous donnera, et en outre tâchez autant que vous pourrez
vous instruire des choses de la sainte perfection par lectures, conférences, sermons, etc., et souvenez-vous que si vous ne nourrissez votre grâce, elle demeurera fort faible et peut-être même pourrait-elle bien se ralentir.
L’âme de Jésus-Christ est le paradis des amants en ce monde et en l’autre ; si vous pouvez entrer en ce ciel intérieur, vous y verrez des merveilles d’amour, tant à l’endroit de son Père que des prédestinés. Prenez souvent les occupations et la vie de ce tout bon Seigneur pour vos objets d’oraison.
Tendez à l’oraison autant que vous pourrez : c’est, ce me semble, uniquement pour cela que nous sommes créés : je dis pour contempler et pour aimer ; c’est faire sur la terre ce que font les bienheureux au ciel. Aimez tout ce qui favorisera en vous l’oraison, et craignez tout ce qui lui sera opposé. Tendez
l’oraison, pas vive, en laquelle l’âme sans violence entre dou-cement dans les lumières qui lui sont présentées et se donne en proie à l’amour pour être dévorée par ses très pures flammes unissant les attraits et divines motions de la grâce. Ne vous tourmentez point beaucoup dans l’oraison, souvent contentez vous d’être en la présence de Dieu, sans autre opération que cette simple tendance et désir que vous sentez de L’aimer et
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de Lui être agréable ; car vouloir aimer est aimer, et aimer est faire oraison.
30. Prenez ordinairement des sujets pour vous occuper du-rant votre oraison ; mais néanmoins ne vous y attachez pas, car si la grâce vous appelle à d’autres matières, allez-y ; j’ai dit « ordinairement », car il arrivera que Dieu vous remplissant de sa présence, vous n’aurez que faire d’aller chercher dedans les livres ce que vous aurez dans vous-même ; outre qu’il y a de certaines vérités divines dans lesquelles vous êtes assez impri-mée, que vous devez souvent prendre pour objets d’oraison. En tout ceci, suivez les instincts et attraits de la grâce. Tra-vaillez à vous désoccuper et désaffectionner de toutes les créa-tures, et peu à peu votre oraison se formera, et il y a apparence, si vous êtes fidèle, que vous êtes pour goûter les fruits d’une très belle perfection, et que vous entrerez dans les états d’une très pure et agréable oraison : c’est pourquoi prenez bon cou-rage ; Dieu tout bon vous aidera à surmonter les difficultés que vous rencontrerez dans la vie de son saint Amour. Soyez fidèle, soyez à Dieu sans réserve ; aimez l’oraison, l’abjection, la croix, l’anéantissement, le silence, la retraite, l’obéissance, la vie servile, la vie cachée, la mortification. Soyez douce, mais retenue ; soyez jalouse de votre paix intérieure. Enfin, tendez doucement à convertir votre chère âme à Dieu, son Créateur, par la pratique des bonnes et solides vertus. Que Lui seul et son unique amour vous soient uniquement toutes choses. Priez pour ma misère et demandez quelquefois pour moi ce que vous souhaitez pour vous.
La fondatrice
Le 21 juin 1647, Catherine est nommée prieure du monas-tère du Bon-Secours à Caen, puis retourne à Rambervilliers en août 1650. La guerre la chasse de nouveau ; on la retrouve en mars 1651 en pleine Fronde à Paris, où elle rejoint ses sœurs de Saint-Maur réfugiées rue du Bac.
Elle reçoit quelques secours de son amie la comtesse de Châteauvieux et s’ouvre pour la première fois de son dessein
de fonder un monastère destiné à l’adoration perpétuelle du Saint Sacrement, ce qui est accompli en 1654 ; elle commente alors avec profondeur la règle de saint Benoît 161. Cette com-munauté s’accroît rapidement, et en 1659 Catherine prend possession de son premier monastère, rue Cassette, puis com-mence ses fondations : 1664, Toul, avec l’appui d’Épiphane Louys, mystique qui fut un temps son confesseur et ami 162 ; en 1669 Notre-Dame de Consolation de Nancy… Les fon-dations se poursuivront jusqu’à sa mort, survenue à Paris le 6 avril 1698.
Elle laisse comme testament les deux seuls mots adorer, adhérer : « adorer Dieu dans le temple de notre âme, dans notre prochain, dans tout événement, et adhérer à cette volonté de Dieu qui est Dieu même ». L’oraison est vue et vécue dans ce même mouvement 163.
Bien qu’à partir de 1654 elle ne fasse plus partie d’un Ordre franciscain, il serait dommage de ne citer que des écrits de jeunesse, car sa longue vie a permis une évolution vers une profondeur et une simplification de plus en plus grandes. Les correspondances de cette fondatrice, assez largement éditées aujourd’hui par des religieuses de sa congrégation toujours vivante, présentent un grand intérêt spirituel 164. Et de nom-
Catherine de Bar, À l’écoute de saint Benoît, Téqui, 1988. V. l’introduction par J. Leclercq.
Sur Épiphane Louys, auteur de profondes Conférences mystiques (1676), voir Jean-Marc Vaillant, Mystique et homme d’action, Épiphane Louys, abbé pré-montré d’Étival (1614-1682), Averbode, 2008.
DS 10. 886/7.
L’œuvre : Catherine de Bar, documents historiques, op.cit. ; Lettres inédites,
Rouen, 1976 ; Fondation de Rouen, Rouen, 1977 ; En Pologne…, Tequi, 1984 ; Une amitié … Lettres à Marie de Châteauvieux, Téqui, 1989 ; Mère Mectilde du Saint Sacrement, le message eucharistique, Téqui, 1980 ; À l’écoute de saint Benoît, Téqui, 1988 [beau choix de « dits » intérieurs] ; Adorer et adhérer, Cerf, 1994 ; Il Segreto di Mectilde de Bar, Il vero spirito delle religiose adoratrici perpetue del santissimo sacra-mento [1684-1689], a cura di Annamaria Valli, Collana « Sapientia », Glossa, 2009 [trad. et introd. au Véritable Esprit (disponible sur demande)].
150 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
breuses « conférences » furent adressées par la sainte Mère à ses religieuses. Voici l’une d’elles en quelques citations :
Pour moi, je ne veux que la sainteté, je veux tout donner pour l’acquérir. Vous me direz peut-être qu’elle est trop rigou-reuse et trop difficile à contenter. Hélas, qu’est-ce donc que ces sacrifices qu’elle exige de nous ? Que nous lui donnions de l’humain pour le divin, y a-t-il à balancer ? […] Laissez à cette divine sainteté la liberté d’opérer en vous, et elle vous divini-sera, et je vous puis dire comme saint Paul que vous verrez et éprouverez ce que la langue ne peut expliquer, ce que l’esprit ne peut concevoir, ce que la volonté et le cœur ne peuvent es-pérer ni oser désirer. Mais personne ne veut des opérations de cette adorable sainteté. Presque toutes les âmes s’y opposent. Dès qu’elles se trouvent dans quelque état de sécheresse ou de ténèbres, elles crient, elles se plaignent, elles s’imaginent que Dieu les oublie ou les abandonne.
Ah ! quelque désir que vous ayez de votre perfection, Dieu en a un désir infiniment plus grand, plus vif et plus ardent. Sa divine volonté ne peut souffrir vos imperfections. Sacrifiez-les donc toutes à toute heure et à tout moment, et vous de-viendrez toute lumineuse. Mais l’on veut se donner la liberté d’aller partout, [91] de tout dire, tout voir, tout entendre, tout censurer, juger celle-ci, contrarier celle-là : ainsi l’on s’attire bien des sujets de distraction et de dissipation dont on ne se défait point si facilement. On sort de son intérieur, on ne veut point de captivité, point de recueillement. […] Transportez-vous dans le Paradis, mes Sœurs, je vous le permets. […]
Il n’y a pas de plus ou de moins en Dieu, cela n’est que selon notre manière de voir les choses, mais pour parler notre langage, on peut dire que la sainteté de Dieu est la plus abs-traite de ses adorables perfections. Elle est toute retirée en elle-même. Si nous n’avons pas de grandes lumières, des pénétra-tions extraordinaires et que nous ne soyons même pas capables de ces grâces éminentes, aimons notre petitesse et demeurons au moins dans l’anéantissement, sans retour sur nous-mêmes pour le temps et pour l’éternité. Ce n’est pas moi qui vous
parle, je ne le fais pas en mon nom, je ne suis rien, et je suis moins que personne, mais je le fais de la part de mon Maître qui m’a mise dans la place où je suis. Finissons ; je ne sais pas ce que je vous dis. Priez Notre Seigneur pour moi 165.
Une autre conférence, datée de l’année 1694, livre l’inti-mité mystique vécue à la fin d’une longue vie qui fut riche en épreuves :
Il n’est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : « Mon Dieu, je vous adore », il suffit que nous ayons une certaine tendance intérieure à Dieu présent, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en vous comme il y est en vérité. […] C’est donc dans l’intime de votre [98] âme, où ce Dieu de majesté réside, que vous devez l’adorer continuel-lement. Mettez de fois à autre la main sur votre cœur, vous disant à vous-même : « Dieu est en moi. Il y est non seulement pour soutenir mon être, comme dans les créatures inanimées, mais il y est agissant, opérant, et pour m’élever à la plus haute perfection, si je ne mets point d’obstacle à sa grâce 166. »
Une très belle lettre de 1667 à une sœur dans la nuit spirituelle :
À la mère Marie de Saint-François-de-Paule [Charbonnier] :
Ayant appris que vous continuez d’être dans la douleur, j’ai cru que je devais vous dire ce que Notre Seigneur me donne sur vos dispositions.
Premièrement, je trouve que vous êtes tombée impercepti-blement dans une très grande réflexion et application à vous-même. […] Je vous dis de la part de Dieu que vous êtes trop occupée de vos misères de vos péchés, de vos malices, de vos sacrilèges, de votre damnation, de votre enfer et de la perte que vous faites de Dieu. Je vois qu’au lieu d’aller à la mort de tout, vous avez réfléchi sur votre vide, et vous vous en êtes
Daoust, Catherine de Bar…, Paris, Téqui, 1979, « Conférence sur l’appel
la sainteté », p. 90-91.
Ibid., p. 97-98.
152 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
effrayée. Vous avez voulu y apporter remède par vos industries intérieures et, au lieu de trouver du secours, vous avez trouvé le trouble dans l’impuissance et l’enfer dans la pauvreté. Vous avez été abîmée dans la douleur, vous n’avez plus observé de règle ni de mesure. Vous avez pris des assurances de votre perte éternelle, bref tout est perdu, sans miséricorde, et il n’y a pas lieu d’espérer aucun retour. Ajoutez, si vous voulez, à tout ceci tout ce que votre esprit vous peut suggérer de vice et de péché. J’accorde tout. Soyez, si vous voulez, pis que tous les diables. Cela ne m’effraye et ne m’étonne pas.
Vous n’avez de tout cela qu’un péché, c’est d’avoir quitté le néant pour quelque chose, d’avoir quitté l’état de mort pour prendre vie, d’avoir voulu être quelque chose en Dieu et dans la grâce, et vous n’êtes qu’un malheureux néant, qui doit être non seulement oublié de tout le monde, mais de Dieu même, vous croyant indigne de son souvenir. Si j’étais auprès de vous, je vous convaincrais des vérités que je vous dis, mais, ne le pouvant, je vous prie de prêter croyance à ce que ma plume vous dit. Et commencez, [286] au moment que vous aurez vu ce que dessus, à vous mettre à genoux, disant de cœur et de bouche : « Mon Dieu et mon Sauveur Jésus-Christ, je vous demande pardon d’avoir voulu être, et d’avoir empêché votre grâce de m’anéantir ; je reçois toutes mes misères en pénitence, et renouvelle en votre Esprit mon vœu de victime qui me destine à la mort et qui me prive de tous les droits que mon amour-propre a prétendu avoir sur moi et de tous mes inté-rêts de grâce, de temps et d’éternité. Je vous rends tout sans réserve, et ne retiens pour moi qu’un néant en tout et partout pour jamais, pour vous laisser être et opérer en moi tout ce qu’il vous plaira. » Après cet acte, cessez vos examens, vos re-tours, vos réflexions, vos craintes, vos résistances à l’obéissance et à la communion. Nous vous ordonnons de la part de Dieu de vous tenir comme une bête dans la perte de tout et même de votre salut et perfection. Il n’est plus question de tout cela, mais seulement de vous tenir dans ce simple abandon avec tant de fermeté que, si vous voyiez l’enfer ouvert pour vous
engloutir, vous ne feriez pas un détour de votre pur abandon pour vous en préserver.
Voilà jusques où il faut mourir, et où vous ne voulez pas passer. Volontiers je vous gronderais de résister comme vous faites à la conduite miséricordieuse de Dieu ; ne permettez pas à votre esprit humain ni à votre raison de répliquer ni raisonner sur ce que nous vous ordonnons de faire. Marchez tête baissée sous la loi du Seigneur, il vous fait trop de grâce ; ne soyez pas si misérable que de le rejeter sous prétexte que vous l’offensez. Je vous défends de vous amuser à penser à vos péchés, ni de regarder vos communions comme des sacrilèges. Perdez et abîmez tous ces retours et réflexions dans l’abandon simple comme je vous le propose. Ne prenez aucune part en rien de ce qui se passe en vous ; soit bien, soit mal, laissez tout cela sans le discuter. Dieu en jugera et en fera ce qu’il lui plaira. Et vous, tenez-vous dans un néant éternel, qui ne voit plus, qui n’entend plus et qui ne parle plus pour soi-même ni pour autre. Mais je vous répète encore une fois, demeurez comme un mort à votre égard et même à l’égard de Dieu, comme ce qui n’est plus et qui ne doit plus être. Et si vous êtes fidèle à suivre la règle que je vous donne de la part de Dieu, vous trouverez ce que vous ne pouvez vous imaginer et que je ne dois point présentement vous expliquer. Allez aveuglément où je vous mène, et croyez que par la grâce de Dieu je sais ce que je vous dis. Marchez sûrement dans l’obéissance, et ne laissez pas de prier Dieu pour celle qui est en Jésus toute à vous. Sou-venez-vous donc de demeurer comme une bête en la présence du Seigneur, sans pensée, sans acte et sans force ; le néant n’a rien de tout cela.
Lorsque vous serez dans la croyance que vous êtes damnée, laissez tout ce jugement à Dieu, croyant qu’il fera justice s’il vous met en enfer. N’en soyez pas plus inquiétée, laissez tout pour vous tenir encore au-dessous de tout l’enfer et des dé-mons. Le rien n’est rien de tout cela. […] 167.
167. Catherine de Bar, Lettres inédites, Rouen, 1976, p. 285-286.
154 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Voici des extraits d’une lettre où elle dirige et encourage une religieuse de Toul :
Ma chère Fille, […] je veux votre sainteté ; vous êtes une petite paysanne que l’on mène à la cour. On en veut faire une dame, on lui ôte ses vieux haillons et ses petites guenilles. Elle ne le peut souffrir, ne voulant point de robe plus belle ni plus riche, et s’y trouvant empruntée. Elle dit : « Ôtez-moi cela, donnez-moi mes hardes, j’aime mieux ma liberté que toutes ces belles choses. » Voilà votre portrait tout fait. Quand Dieu vous aura dépouillée, quelle perte ferez-vous ? Il veut vous ôter vos guenilles pour vous revêtir de Lui-même. […]
« Dieu sera votre force et votre soutien. — Oui, mais je ne le vois pas, je n’en sens rien, pourquoi le croirai-je ? — Eh ! nous nous confions bien à une personne que nous savons nous ai-mer, qui nous trompe souvent, et parce que nos sens ne voient point Dieu, nous avons peine à croire en lui et en sa parole ! Un peu de foi et de confiance en sa bonté fera merveille. » […]
Pourquoi pensez-vous que le Saint-Esprit ait descendu sur les apôtres avec un grand vent et du feu ? C’est que le vent renverse tout, mais étant cessé, les choses se peuvent relever. Il n’en est pas de même du feu, il consomme tout et ne fait aucune réserve. Donnez-vous au pouvoir du Saint-Esprit, et vous trouverez un exterminateur qui n’épargne rien : il met le feu partout. […] Vous avez trop de compassion sur vous-même ; oubliez-vous une bonne fois, et laissez toutes vos pen-sées et raisonnements à la porte, sans amuser à contester avec cette marmaille qui vous nuira si vous n’y prenez garde. […] Toutes ces réflexions et tendresses de nature, et de compas-sion de vos propres intérêts, ne sont que des jeux de petits enfants qui crient devant les portes. Laissez-les crier tant qu’ils voudront. — Mais quel moyen de vivre ? J’aimerais mieux perdre toutes créatures que de perdre le goût de Dieu. — C’est l’amour propre qui crie ainsi. […] Demeurez en paix. […] 168.
168. Ibid., p. 378-379.
De très nombreux passages montrent l’élan qu’elle tente de transmettre à ses religieuses 169 :
Rien ne charme Dieu comme une personne humble. Il se précipite dans cette âme avec la même vitesse comme vous voyez l’éclair qui précède le tonnerre ou un trait d’arbalète […] 170.
Les saints ne sont remplis de Dieu qu’autant qu’ils se sont vidés d’eux-mêmes. Hélas ! si l’on nous pressait et que l’on nous réduisit en liqueur, l’on ne verrait qu’amour de nous-mêmes 171.
Si la croix vous fait trop peur et que vous préfériez l’amour, aimez 172.
Vous m’avez quelquefois demandé comment il faut prier pour le prochain. […] Quelquefois Dieu donne mouvement à l’âme de prier pour les misères d’autrui et, quand vous sentez en vous cette disposition, vous devez prier en la manière qu’on vous donne le mouvement. La plus ordinaire façon […] c’est en foi, par un simple regard vers Dieu qui connaît les besoins de ses créatures ; vous le priez qu’il les sanctifie toutes 173.
Dieu est de soi, indépendant de toutes les créatures, et la créature n’est rien de soi et ne doit rien être pour soi. Dieu est, et vous n’êtes point 174.
N’ayez point de répugnance d’être en la présence de Dieu sans rien faire, puisqu’il ne veut rien de vous que le silence et l’anéan-tissement, vous ferez toujours beaucoup lorsque vous vous laisse-rez et abandonnerez sans réserve à sa toute-puissance 175.
L’oraison du cœur n’est autre chose que de croire Dieu dans son cœur, de l’y adorer et de se laisser amoureusement à lui. Cette oraison ne demande point d’autre instruction que les inventions que le Saint-Esprit inspire à l’âme. C’est l’amour
À l’écoute de saint Benoît, Téqui, 1988 (ici et pour les citations suivantes).
Conférence no 659, p. 34.
Conférence no 1075, p. 39.
Entretiens familiers, no 2401, p. 40.
À la comtesse de Châteauvieux, no 33, p. 55.
No 340, juillet 1662, p. 84.
No 1746, à Mère Marie de Jésus Chopinel, Caen, 24 mai 1649, p. 104.
156 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
divin qui en est le maître et le directeur, et voilà le secret ; les créatures ne doivent point s’ingérer de faire son office 176.
« Mais, me direz-vous, je me chagrine parce que je crois que ma sécheresse vient à cause de mes infidélités et qu’elles sont la marque de la disgrâce de Notre Seigneur. » Ces raisons-là ne sont qu’amour-propre. Si c’est vos infidélités qui vous les ont attirées, vous les devez souffrir comme une pénitence que vous avez méritée. Il ne faut pas tant se réfléchir, il faut s’aban-donner. […] Ne pensons qu’à l’aimer, qu’à le contenter. Voilà l’unique nécessaire, tout le reste n’est rien 177.
Car si, au-dedans, il semble que les organes de l’âme soient obscurcis et comme impuissants de s’élever pour trouver Dieu, la vérité le fait posséder en foi puisqu’il est vrai qu’il nous en-vironne, qu’il est tout notre être plus nous que nous-même. Et si l’âme dit : « Je ne puis être unie à Dieu à cause de mes impuretés », je lui réponds qu’elle est en Dieu, qu’elle vit en lui. […] Si on savait le bien que l’âme reçoit de cette pré-sence quand elle s’y exerce en foi à toute heure ! Elle se trouve investie de Dieu jusques à des pénétrations inexplicables. Tout notre mal est que nous ne voulons pas nous captiver sous cette loi d’amour et de simple application à Dieu présent 178.
Enfin ouvrons sur la fécondité spirituelle issue de Mectilde-Catherine de Bar en citant une note explicative 179 rédigée par une compagne et dirigée 180 :
Le langage des mystiques est fort malaisé à entendre pour ceux qui ne se sont pas.
C’est une théologie qui consiste toute en expérience, puisque ce sont des opérations de Dieu dans les âmes, par des
À la comtesse de Châteauvieux, no 2032, p. 105.
À une religieuse en particulier, no 2548, p. 107.
Chapitre, no 592 p. 107.
Catherine de Bar, Documents historiques…, op. cit., p. 143-144. Repris et traduit dans Il libretto di Catherine…, Annamaria Valli, op.cit., p. 6 note 18 & p.191.
Il s’agit de la Mère Marguerite de l’Escale, de Rambervilliers, qui professa en 1647 ou 1648. Cette religieuse fut très proche de la fondatrice, à Paris, de 1651
1659 (Il Libretto di Catherine…, Annamaria Valli, op. cit., p. 6 note 16).
impressions de grâces et par des infusions de lumières ; par conséquent l’esprit humain n’y pourrait voir goutte pour les comprendre par lui-même.
Ce « rien » dont notre Mère [Mectilde] parle avec tant d’admiration se trouve de cette nature. C’est, sans doute, un dépouillement de l’âme effectué par la grâce, qui la met en nudité et en vide, pour être revêtue de Jésus-Christ, et pour faire place à son Esprit qui veur venir y habiter.
Mais nous pouvons dire encore que la nature, par elle-même, ne peut arriver à cet état. Il n’appartient qu’à Celui qui a su, du rien, faire quelque chose, la réduire de quelque chose comme à rien, non pas par son anéantissement naturel, mais par un très grand épurement 181 de toute le terrestre, où il la peut mettre.
Tout est dit ! Cette explication résume la mystique de la congrégation fondée par Mectilde, elle-même dirigée par Jean-Chrysostome et par Bernières. Il faudrait approfondir l’histoire de cet Ordre et explorer ses trésors manuscrits pour découvrir d’autres figures mystiques. On appréciera déjà Éli-sabeth de Brême grâce à une notice rédigée par la mère de Blémur 182.
Nous ne pouvons ici développer cette branche d’un « delta spirituel » ; la source du fleuve remonte aux Tiers Ordres fran-ciscains, tandis que les autres branches sont la branche cana-dienne et la filiation « quiétiste ».
Épurement, pas suppression !
Nous avons présenté « La Mère du Saint Sacrement et ses bénédictines » dans : Dominique Tronc, Expériences mystiques en Occident, II. L’Invasion mystique des Ordres anciens, Les Deux Océans, Paris 2012, p.115 sq. Outre celles de Mec-tilde, v. les citations d’Élisabeth de Brême, p. 122 sq. ainsi qu’une brève présenta-tion de Jacqueline Bouette de Blémur, p. 125-126.
Jean Aumont (1608-1689)
Le « pauvre villageois »
Disciple lui aussi de Jean-Chrysostome de Saint-Lô, il fut un frère laïc membre du Tiers Ordre, puis séculier dans le monde possédant peut-être un petit vignoble à Montmorency. Jean Aumont fut en relation assez étroite avec Catherine de Bar : d’après elle, le « bon frère Jean » aurait été envoyé en exil en 1646 par suite de son ardeur à propager les maximes de Jean-Chrysostome, mort la même année (ce qui laisse entrevoir des tensions assez fortes entre ces mystiques et leur entourage) ! Il est « tellement rempli de la divine grâce à présent, qu’il a perdu tout autre désir. Il se laisse consommer. » Il rencontrera de nouveau Catherine à Caen en 1648 et à Paris en 1654. Tout laisse croire 183 qu’il s’agit bien du « pauvre villageois » auteur de L’Ouverture intérieure du royaume… auquel fait suite un Abrégé pratique de l’oraison… 184.
DS 1.1136/8 ; art. « Chrysostome de Saint-Lô » par R. Heurtevent, connaisseur du groupe ; DS 2.884 et l’étude antérieure de Bremond, Histoire…, VII, chap. v, « Le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale », [321-373] ; DS 4.1609 résume bien la séquence mouvementée.
Jean Aumont, L’Ouverture intérieure du royaume de L’AGNEAU OCCIS dans nos coeurs avec le total assujettissement de l’âme à son divin empire, où il sera brièvement traité de la vraie et sainte oraison et récollection intérieure… y faisant voir premièrement les sept sortes de captivités et enchaînements du péché et du propre amour, qui scellent et captivent notre âme, la tiennent et retiennent à elle-même… par un PAUVRE VILLAGEOIS… Paris, Denys Bechet et Louis Billaine, 1660. [606
160 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
L’Agneau occis dans nos cœurs (1660)
Les illustrations de ce livre atypique (comme les images publiées par Querdu Le Gall 185), mais beau, original et savou-reux, ont fait la joie de Bremond lorsque celui-ci présenta « le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale ». Le texte du « pauvre villageois » est peu structuré, reflète par-fois des représentations de l’ancienne astronomie-astrologie médiévale survivant à l’époque ; l’auteur est parfois trop abon-dant et imaginatif, le style est rocailleux. Mais il recèle de grandes beautés et témoigne d’une « intelligence extrêmement vive, pénétrante et limpide au didactisme le plus subtil 186 ». Cet homme apparemment si simple avait atteint les profon-deurs de la vie en Dieu : il nous transmet son élan qui fait fi de tous les obstacles.
Nous livrons tout d’abord un extrait assez long, mais de vive image, avant de présenter d’autres extraits courts et plus faciles de lecture :
Mais dites-moi de grâce si quelqu’un enfermé en votre cave, et frappant à la porte pour se faire ouvrir, vous alliez cepen-dant au plus haut et dernier étage la maison demander qui est là : vous n’auriez sans doute aucune bonne réponse, car la grande distance du grenier à la cave ne permettrait pas que votre « Qui va là ? » fût entendu. Mais peut-être que cette per-sonne-là n’ayant pas encore bien appris tous les lieux et en-droits de la maison pourrait bien être excusée d’aller répondre au grenier quand on frappe à la porte de la cave, et ignorant principalement ces bas étages et lieux souterrains ; c’est pour-tant d’ordinaire où l’on a de coutume de loger le meilleur et le plus excellent vin ; mais assez souvent l’on se contente d’y envoyer la servante sans se donner la peine d’y descendre soi-
pages ; suivi de] Abrégé pratique de l’oraison de recueillement intérieur en Jésus crucifié
[104 pages] enfin d’une Table des matières [par sujets].
Auteur de L’Oratoire du cœur : voir note dans le chapitre consacré à Archange Enguerrand.
Bremond, op. cit., VII [331].
même pour en puiser à son aise et se rassasier. Je veux dire que Dieu étant l’intime de notre intime 187, il frappe à la porte de ce fond et plus profond étage de nos âmes, et que partant il y faut descendre en esprit et par foi pour y écouter en toute humilité ce qu’il plaira à Sa divine Majesté de nous y ordonner pour son contentement, et ne nous pas contenter d’y envoyer la servante de quelque chétive considération, laquelle ne peut descendre jusques au caveau de l’Époux, mais seulement sans s’abaisser elle demande du faîte de la maison qui est là.
C’est en vérité trop mépriser son Prince, d’envoyer à la porte un chétif valet qui n’a ni parole ni civilité pour le rece-voir. Mais il faut que l’âme descende elle-même par dedans elle-même pour y chercher son Dieu et l’y trouver, et en jouir tout à son aise seul à seul [14] dans la chère solitude de son cœur, dans cette maison de vraie oraison, où il l’introduira en personne dans le caveau des chères délices du pur amour de son sein. Et si enfin dès l’abord elle ne l’y trouve pas autant qu’il y peut être trouvé, qu’elle persévère constamment ; car à même qu’elle continuera une telle recherche intérieure et cor-diale, elle y croîtra dans la découverte de ce très digne Objet cherché, et par cette intérieure recherche, elle y croîtra en sa lumière et par la lumière en la connaissance d’elle-même, et de la connaissance d’elle-même à la recherche intime de son Souverain Bien, de son amour et de son espérance ; et elle, commençant à se dégoûter de ses sens et de leurs sensuali-tés, elle commencera d’entrer dans le goût de Dieu et, l’ayant savouré, il lui sera donné de Dieu de se dégoûter d’elle-même ; et à mesure qu’elle s’en déprendra, elle entrera en la possession de son Dieu, où elle sera toute comblée de délices. Et enfin la persévérance fidèle en ces intérieurs commerces l’y fera trouver lui-même dans lui-même, par-dessus tout le compréhensible, où elle le goûtera aussi par-dessus tout goût et toute chose goûtée, autant qu’il se peut en cette vie, pour enfin l’aller goû-ter à voile ôté dans sa glorieuse éternité.
187. En italiques dans l’imprimé, comme de nombreux passages qui suivront.
162 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
Voici donc, âmes chrétiennes, que tout le secret et l’impor-tance de l’affaire de notre salut est qu’il faut bien apprendre et bien savoir une bonne fois pour toute notre vie, que toute la beauté, le trésor et les richesses de l’âme chrétienne sont par dedans elle-même, et que c’est par ce dedans que Dieu nous frappe, et nous appelle d’une voix de père et de cordial ami 188.
Il passe dès la page suivante d’une image empruntée à la vie concrète d’une maison à une analogie prise dans l’Évangile :
Mais tout ainsi que le Lazare sortant du sépulcre et échappé de la mort resta encore lié [de bandelettes], ainsi l’âme échap-pée des chaînes de la mort éternelle et du sceau du péché reste encore liée aux choses mondaines et scellée des autres sceaux et habitudes ci-mentionnés ; pour la poursuite et la victoire desquels il faut absolument la sainte persévérance, que nous devons demander à Dieu, et l’attendre en toute confiance de son divin amour.
Et ainsi, de comparaison en comparaison, se poursuit la parole du « Socrate campagnard, qui ne connaîtrait que son catéchisme, et dont les paraboles abondantes rejoindraient toutes, sans qu’il s’en doutât d’abord, la philosophie de M. Bergson 189 » !
Tout le but et l’intention de ce petit œuvre, âme chrétienne, est de vous découvrir et ouvrir la porte étroite de la vie, et vous donner les moyens de vous échapper de la mort des ténèbres, en vous montrant comme il se faut retirer et recueillir dans votre temple intérieur, et, comme nous sommes corporels et spirituels, la loi de Dieu nous a bâti des temples corporels pour nous y retirer et y rendre un culte visible à la divinité pour le bon exemple et l’édification du simple peuple ; mais lorsque nous entrons [26] dans cette église extérieure, il nous faut sou-venir que Dieu par sa bonté s’en est bâti une intérieure dans le fond de notre âme, où il veut être aussi servi d’un culte inté-
Des parties de ce passage sont citées par Bremond, VII, [332], avec ses propres italiques (les nôtres sont celles de l’édition de 1660).
Bremond, op. cit., VII, [331].
rieur et spirituel ; et partant qu’il nous convient de passer en esprit de cette église visible et matérielle, dans l’église intérieure et spirituelle de notre âme, et de ces deux églises n’en faire plus qu’une l’une dans l’autre. Là où vous remarquerez trois étages, la nef, le choeur et le sanctuaire divin qui ont rapport aux trois étages de l’oraison, savoir : un entretien actif, un entretien actif et passif ensemble, et un entretien purement passif ; lesquels s’exercent et se doivent exercer au fond du cœur chrétien par trois sortes d’emplois de l’amour divin intérieurement exercé dans les trois cieux de l’âme, par ces trois moyens susdits. Et partant, il faut que notre esprit, comme le ministre spirituel de ce temple intérieur, entre et s’avance jusques au sanctuaire par-dedans ces trois étages, qui fondent les trois cieux de notre univers intérieur, et par conséquent le troisième est nommé le ciel des cieux.
Suit la description du premier ciel, qui a pour soleil Jésus-Christ, pour lune la Très Sainte Vierge, pour étoiles nos saints patrons. Puis :
[28] Le second ciel de notre temple intérieur a pour soleil le Saint-Esprit et pour lune l’imitation de la vie souffrante de Jésus-Christ et de sa très aimée mère […] [qui disposent les âmes] pour entrer plus avant dans le désert de leur cœur, et d’y opérer de cœur, c’est-à-dire faire cesser l’activité du propre intellect […] et ouïr de l’oreille du cœur ce que l’amour divin dit au cœur. […]
Il faut enfin entrer, et se retirer en esprit, en foi et en amour dans notre église intérieure, d’étage en étage, de degré en de-gré, et de dedans en dedans jusque dans le sanctuaire divin. Et là l’âme toute ramassée et réunie en elle-même, et toute réduite à son point central, et toute passive et abandonnée aux impérieux débords du divin [31] amour, qui la pénètrent au-dedans et qui la revêtent et investissent de divinité, et ainsi, l’âme croissant en amour croît aussi en lumière, et en lumière d’amour rejailli de la très sainte humanité glorieuse de Jésus, laquelle, lumière d’amour intérieurement participée, est la vraie manne et la vraie nourriture de l’âme : c’est une onction
164 Vie mystique chez les franciscains du XVIIe siècle
divine, laquelle opère dans l’âme tout ce qu’elle y notifie, y détruisant et anéantissant le règne du propre amour, et y dé-tache l’âme de l’emploi propriétaire de ses puissances, et puis de sa propre vie, et mourant ainsi à l’emploi propre de ses puissances et à sa propre vie pour s’y tenir toute passive et pour s’abandonner et l’un et l’autre à la clémence du Saint-Esprit, pour n’être plus mue, ni agie ni vivante ou vivifiée que de lui, pour ne vivre qu’à lui, de lui et pour lui. Et enfin il est donné à l’âme de se détacher du plaisir de la possession de Dieu dans elle-même et de la participation finie de l’infinité divine, et de tous les dons de Dieu, et des plus hautes faveurs pour le pur amour de lui-même. […]
[33] Enfin il faut avouer que Dieu aime infiniment le cœur humain, au fond duquel est la capacité amatique [d’aimer] propre à recevoir ce Dieu d’amour dans le fourneau de sa vo-lonté ; car comme il est infiniment aimant, il cherche des cœurs qui se veulent donner tout entiers en proie à son divin amour afin que, les en ayant tous remplis jusques à en regorger, ils le puissent aimer en sa manière infinie avec son même amour.
Il faut passer au-delà du fonctionnement « dans la tête » :
[57] C’est la maladie naturelle de l’homme de vouloir être homme raisonnant et à soi sans démission ; et roulant dans sa tête le chariot naturel de ses pensées, il se figure une foi plus imaginaire qu’infuse, et partant plus acquise que donnée, et ainsi avec certaine pratique spirituelle et non intérieure, puisqu’il ne tend pas en dedans au fond du cœur, mais de-meurant seulement dans la nature du propre esprit bien policé et prudemment exercé par les temps, les lieux, les motifs, les actes, les sujets et les raisonnements sur tout cela ; et cepen-dant on ne s’avise pas que l’on tient continuellement le dos tourné à Dieu et à ce divin soleil intérieur qui luit au fond de nos âmes, et dont ils ne sont point éclairés, parce qu’ils se tiennent la face de l’âme tournée en dehors sur leurs actes, sur les points et motifs des sujets et objets de leur méditation avec la roue du raisonnement, tout ainsi qu’un écureuil enfermé dans une cage en forme de roue qui court sans cesse à l’entour
de soi-même, et n’entre jamais dedans, et ne cessant de tour-noyer sans rien avancer, ni bouger d’un pas, ni sortir de sa place, ni même changer de posture ; ainsi fait l’homme qui cherche Dieu à la naturelle ne cessant de rôder, et tournoyer à l’entour de la roue de ses propres raisonnements. […]
[68] Retirant et ramassant toute leur substance dans leur tête, ils demeurent secs et arides de cœur ; car la bonne et profitable étude doit être entremêlée d’oraison ; mais quoi, ils n’en veulent rien faire de peur de devenir mystiques, et ce sont pour l’ordi-naire ceux-là qui disent que ce n’est pas pour tout le monde.
Il décrit sept degrés de récollection intérieure par lesquels sont levés les sept sceaux (de l’Apocalypse) qui tenaient l’âme captive. Ce texte dense, lu lentement, fait bien voir la tenta-tive très intéressante, car originale, non polluée par la culture théologique, de décrire le vécu phénoménologique. Comme Ruusbroec avant lui, il insiste sur l’absence d’entre-deux au sommet de la vie mystique :
Le sixième degré d’abstraction intérieure conduit jusques à son centre, et y fait savourer à l’âme un repos tout divin, tout spirituel, et centralement et également amoureux et lu-mineux. Et d’autant plus pur et parfait que la vie de l’âme est noble dans son intégrité spirituelle, et selon son opération impérieuse mue du divin Amour, il lui est donné pouvoir sur toutes les choses au-dessous d’elle et l’empire sur elle-même, puisqu’elle a ici le courage héroïque de sacrifier et immoler à Dieu au fond de son être ce qu’elle a de plus cher, ce qu’elle aime davantage, qui est l’attache à sa propre vie ; et pour lors l’âme cessant de vivre à elle et pour elle, commence à vivre de Dieu et pour Dieu, et selon la manière de Dieu ; et partant l’âme fait ici le parfait sacrifice d’elle-même, donnant à Dieu tout ce qu’elle a et ce qu’elle est en elle-même ; et Dieu la reçoit et lui est agréable. Mais il n’est pas encore content que l’âme se donne à lui, et que lui se donne à elle dans elle-même avec tous les dons, mais elle veut encore qu’elle se désapproprie de tout cela et qu’elle meure à cette complaisance, à cette jouis-
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sance de lui dans elle-même, pour l’aller posséder dans lui-même dans l’éternité.
Et c’est ce qui fait le septième et le dernier degré plus qu’in-time, puisqu’il est outre l’âme en Dieu ; et par lequel enfon-cement central l’âme demeure détachée, libre et affranchie de tout servage, entrant humblement et librement à Dieu sans milieu, ni entre-deux, sans voile ni sans figure, lui rendant par amour et hommage souverain tous les dons avec elle-même ; et par ainsi demeure dégagée de tout ce qui n’est point Dieu [128] lui-même, qui est le plus grand sacrifice que l’âme puisse faire ni en cette vie ni en l’autre, et partant qui contente Dieu autant qu’il peut être contenté d’une pure créature humaine, si bien que ce recueillement devient ainsi de degré en degré si profond qu’il atteint jusque dans Dieu même, qui est le der-nier degré qui fait la jouissance du Souverain Bien, sans entre-deux ni milieu ; car l’âme n’est pas ici seulement spirituelle ou intérieure, mais elle est si intérieure et très intime qu’elle ne repose plus en elle-même, mais en Dieu, parce qu’elle est sor-tie d’elle-même par-dedans elle-même, est outre elle-même, où elle s’est perdue à elle-même et retrouvée toute divinisée en Dieu même. Je dis qu’elle s’est perdue à elle-même parce qu’elle a quitté et dépouillé tout attache, tant d’elle-même que hors d’elle-même, et jusques à la participation finie des dons de Dieu dans elle, pour n’avoir plus en tout et partout que Dieu, et divinité dans Dieu même, par l’amour embrasé et impérieux qui la domine et lui donne rang dans les commerces ineffables des personnes divines.
Et partant, âmes chrétiennes, vous pourrez voir clairement et distinctement comme la récollection, l’abstraction et l’in-troversion centrale doit être conduite à sa fin qui est Dieu au septième jour qui est le sabbat divin, le jour de liesse.
Jean propose une comparaison avec le cycle de la nature 190, comme dans la section intitulée :
190. Ruusbroec utilise la comparaison avec les saisons dans Les Noces spirituelles (la gelée blanche du mois de mai à l’époque des consolations, le soleil qui entre dans le signe du Lion lorsque l’homme « sent bouillir le sang de son cœur »). Mais
« L’âme dans ses trois différents états de commencement, de progrès et de perfection en la sainte oraison, agréablement comparée à l’arbre fruitier, selon trois différentes saisons de son fruit, en fleur, en verdeur et en maturité, et planté en dif-férents terroirs sous différents climats » :
Le premier regard du soleil corporel sur les arbres fruitiers fait épanouir les fleurs et y dessèche humide que la rosée du matin y avait accueillie dedans la fleur, afin qu’étant réchauffée le fruit s’y forme. […]
Le second regard du soleil sur l’arbre fruitier est que [298] réchauffant la terre, il la soulage et l’aide à produire l’humeur où la sève, laquelle nourrit le fruit et le conduit à sa grosseur. Et comme dans cette saison la sève est en sa grande vigueur, elle fait aussi que le fruit quoique gros, est cependant de cou-leur très verte et de goût très âcre, et tient beaucoup à l’arbre.
Le troisième regard et la troisième opération du soleil sur l’arbre fruitier envisageant ce fruit dans sa grosseur, et le soleil étant selon cette saison très ardent, il dessèche la terre et en purifie l’humeur, et y fournit la couleur selon chaque espèce, accommodant sa vertu au sujet qu’il atteint. […]
De même le premier regard de l’amour divin sur la terre de notre cœur et l’arbre fruitier de notre volonté, c’est de réchauffer cette terre morfondue par les glaces de l’hiver du péché, et lui faire produire les premières fleurs de la dévo-tion, en y desséchant l’humide que les vapeurs du propre amour y avait amassé. […]
Le second regard de ce soleil amoureux sur l’arbre fruitier de [299] notre volonté est que, réchauffant la terre de notre cœur, il y produit l’humeur ou la sève de la grâce, laquelle nourrit ce fruit et le conduit à sa grosseur après avoir purifié la terre de notre cœur. […]
elle est distincte du cycle circulaire de la sève montant des racines aux fruits, ceux-ci croissant puis se détachant de l’arbre et retrouvant la terre pour être servis à la table de la Majesté divine, image de la croissance en l’homme d’une étincelle divine.
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Le troisième regard et la troisième opération du soleil éter-nel sur l’arbre intérieur de notre volonté, et qui regardant les fruits dans leurs grosseurs, dessèche la terre de notre cœur des ardeurs de son midi, y purifie l’humeur de la complaisance de sa propre vie et y fournit la couleur de chaque vertu, comme la fermeté de la foi sous la blancheur de l’Agneau, et la couleur jaune de sa très simple mort et passion, la candeur de l’espé-rance sous le rouge et l’attente des flammes du Saint-Esprit, et le doré de la charité sous la couleur panachée [300] de la plénitude du Saint-Esprit, lequel amène en l’âme toutes les vertus chrétiennes vivifiées en charité, et chargées de toutes les divines couleurs du divin Amour. Et partant, sont des fruits arrivés à leur maturité, et propres à être servis sur la table du grand Seigneur, car la sève de l’attrait de la grâce se retirant avec le propre esprit au centre de la racine de la volonté, outre 191 la substance rend ses fruits dans la terre sainte de l’humanité glo-rieuse de Jésus-Christ, pour être servis par lui et en lui devant Sa Majesté divine.
Et tout ainsi que la terre toute seule ne peut produire ni donner du fruit à l’arbre, si l’arbre et la terre ne sont égale-ment envisagés des rayons du soleil corporel, de même si ce divin soleil de nos âmes ne lance ses divins regards sur la terre intérieure de notre cœur et sur l’arbre intime de notre volonté, elle ne produira aucune bonne œuvre pour la terre promise de l’éternité, ainsi à proportion des regards du soleil et des situa-tions de la terre qu’il envisage, il produit la diversité des fruits : comme dans les terres chaudes du Midi, il y produit quan-tité de vin et d’huile. Devers l’Orient, il y fait tout abonder, à cause que la terre et la situation a beaucoup de correspon-dance à l’influence bénigne de cet astre, lequel est fort tempéré et second sur ces terres orientales. Devers le Couchant, il n’y croît pas de vin ni d’huile, si ce n’est de poissons : ainsi ces terres sont fort aquatiques et froides, et sont peu fertiles. Pour le regard du Nord il y a des glaces en quantité, et beaucoup de
191. Outre : par-dessus.
froid, parce que le soleil en est fort éloigné, et par ainsi la terre y produit peu, et en plusieurs endroits rien du tout.
Et par ainsi, âmes chrétiennes, si vous n’êtes point sur la terre de votre Midi, il ne tient qu’à vous de vous y mettre et d’y exposer le fond de votre volonté sous le midi de l’amour divin et sous la véhémente ardeur de sa chaleur infinie. […] [301]
Mais si vous êtes encore rôdant vers ces terres du Couchant, froides et aquatiques, de la tiédeur, là où il ne croît ni vin ni huile, si ce n’est de poissons, au moins apprenez de ces pois-sons à vous retirer dans votre élément pour vous y conserver et accroître la vie. Car sitôt que le poisson sort de son élément, indubitablement il meurt. Mais il nous apprend encore une belle leçon, c’est qu’il n’en sort jamais s’il n’en est tiré par force avec l’hameçon. […] [302]
Si je n’avais crainte de trop grossir cette œuvre, et par ce moyen la rendre moins commode et de trop grand prix pour les pauvres et les simples, je vous ferais voir par toute la terre et les cieux, par tous les animaux grands et petits, forts ou faibles, rampants ou cheminant sur la terre, par tous les arbres, par toutes les plantes et fleurs et fruits de la campagne, par toute la mer et les poissons, les bestiaux, navires et nacelles, la nécessité de se retirer intérieurement en esprit et par foi au fond de nos cœurs pour nous y relancer intérieurement dans cet immense vastitude de sa Divinité outre 192 nous-mêmes ; et d’où nous sommes sortis par la création pour y retourner par grâce, par foi et par amour, comme dans notre divin élément, Centre incréé de notre vie créée, et après tant de connaissances et de lumières de cette grande troupe des prédicateurs exemplaires de toute la nature, qui nous crient et nous prêchent chacun en sa façon, et selon son genre ou espèce, que Dieu est plus inti-mement dans nous que nous-mêmes, et qu’il y est pour nous, et pour y être possédé de nous, et pour l’y posséder pareille-ment en toute plénitude.
192. Outre : au-delà de.
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Voici un développement à partir de belles images. Il relie les forces intérieures à des figures astrologiques, dans le cadre de la culture évangélique populaire :
De la souveraineté de la foi sur toutes les lumières infuses les plus sublimes… 193
La foi élevée par la vie d’amour fait le noble instrument du nouvel homme, laquelle médie 194 premièrement entre l’âme et la grâce, lui faisant appréhender les choses divines selon sa por-tée et capacité ; et puis elle l’élève à choses plus hautes, tenant toujours le dessus sur la capacité de l’âme qu’elle attire et élève pour sa fin. Et ainsi la foi va toujours croissant, et nous accrois-sant pour nous élever à Dieu, comme médiatrice entre Dieu et la loi de grâce. Car puisque l’homme est un petit monde, il lui faut des astres qui le régissent et le gouvernent, parce que Dieu n’a rien fait que de parfait. Et comme il est en soi et de soi lumière éternelle, il va éclairant et illuminant toutes ténèbres, soit par lui-même, ou par causes secondes. D’où vient qu’il a posé au ciel de notre âme ses deux grands corps lumineux, la foi et la charité, pour y verser leurs influences et ordonner toutes les saisons. Et partant, la foi nous y est comme une belle lune, qui va nous éclairant parmi cette vastitude immense et ténébreuse qu’il y a à passer entre Dieu et nous ; et elle nous a été donnée de Dieu tout ainsi que l’étoile d’Orient fut donnée aux Mages pour les conduire sûrement, et les éclairer pour chercher et trouver ce tendre Agneau de Dieu dans son palais de Bethléem, où elle disparut et s’éclipsa à l’abord de ce beau Soleil lumineux de l’Orient [403] éternel, tout nouvellement levé sur notre horizon pour y éclairer les épaisses ténèbres de la gentilité. Ainsi la foi, comme une belle lune attachée au ciel de notre esprit, va éclairant et vivant parmi tous les étages de ce monde spirituel de degré en degré.
Titre de la section. Nous omettons ensuite de nombreux soulignements en italiques dans l’imprimé.
Médie : est médiatrice.
Mais tout ainsi que l’étoile d’Orient disparut aux Mages lors de leur entrée en Jérusalem, de même [il] en arrive à l’âme recueillie et ramassée au fond de sa Jérusalem intérieure, de là où se lève ce grand corps lumineux de la charité ; lequel comme un beau soleil éclatant, ardent et tout lumineux et embrasant, fait éclipser la foi pour ce moment par son abord enflammé, opérant et impérieux, et qui réduit et réunit toute lumière en son principe. En sorte que pendant ses grandes irradiations embrasées de la charité dont l’âme est toute inves-tie, pénétrée et abîmée en cet océan divin, la foi n’y paraît point pendant l’opération, quoiqu’elle y soit beaucoup plus noblement, et plus lumineuse, et comme vivifiée et éclairée de la charité, qui fait la vie de sa lumière. Et tout ainsi qu’au lever du soleil toute la lumière des astres s’éclipse, de même à l’abord du soleil de la charité, toutes les vertus comme lu-mières participées de ce grand corps éclatant et flamboyant de ses divines ardeurs, s’éclipsent pendant le temps et le moment de cette irradiation. Quoique la foi s’éclipse et disparaît du-rant ces lumineuses irradiations de la charité, elle ne laisse pas d’être toujours dans l’âme, même tenant le dessus sur toutes les lumières de la charité, parce que nous croyons infiniment plus de Dieu par la foi qu’il ne nous en est manifesté par ces excessives lumières d’amour.
Mais enfin, l’opération de l’amour divin étant finie et l’âme revenant à elle-même, toutes les vertus reparaissent en l’âme, mais portant les livrées de la très noble charité, ainsi que l’étoile d’Orient le fit revoir aux Mages à la sortie de Jérusalem, pour les exciter à poursuivre leur chemin et enfin arriver au lieu de leur demeure. Ainsi en arrive après que ces foudroyantes inflammations de la divine [404] charité régnant impérieuse-ment dans l’âme pour quelque temps selon son office d’épurer et d’unir ; après, elle met comme un voile sur sa face lumi-neuse et radieuse pour en tempérer les ardeurs, et pour lors la foi rentre en office, élevant et tirant l’âme vers sa fin, mais incomparablement plus noblement qu’auparavant, à cause de la capacité de l’âme plus dilatée par l’opération impérieuse et enflammée de la charité. Et par ainsi cette belle lune de la foi
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continue toujours d’éclairer l’âme par ses ombrages lumineux, si d’aventure l’interposition de la terre ne lui cause une éclipse. C’est-à-dire que si l’âme venait à s’oublier jusques à donner lieu au péché mortel, elle se dégraderait à même temps des avantages et degrés d’être et de noblesse de foi et de charité. Mais au contraire, si elle est fidèle jusques à la mort, elle en sera glorifiée dans l’éternité.
D’où vient que le Verbe divin s’est approché de nous par son Humanité, sans le secours de laquelle sa Divinité nous était inaccessible dans l’immense sublimité de son être, où elle est cachée dans ses lumières impénétrables et infinies, où elle habite en souveraine, et là où elle règne en Dieu, c’est-à-dire indépendamment et hors d’atteinte d’aucune créature ; et partant, nous n’aurions jamais pu l’y choisir pour objet inté-rieur et proportionné, parce que Dieu nous est invisible, ni le prendre pour notre exemplaire, parce qu’il n’y a aucune forme en lui, ni nous y conformer, parce qu’il est inimitable, ni l’at-teindre parce qu’il est immense, ni l’aborder à cause de l’excès de ses lumières, dans lesquelles il se tient caché à nos ténèbres et se dérobe à nos puissances.
Mais enfin, voici que la Sagesse incarnée et incréée s’étant [s’est] intéressée dans nos besoins, comme celle qui apportait en terre la lumière surnaturelle et divine pour éclairer les hommes non seulement d’une simple étoile, mais de l’immense clarté et splendeur du Père, laquelle s’est enfermée dans l’humaine nature comme dans une admirable lanterne, quoique obscure, à tra-vers de laquelle il a tempéré ses [405] glorieux regards, qui nous eussent anéantis ; parce qu’il n’y a aucune créature qui puisse supporter le regard divin, comme divin, sans mourir. […]
Des images d’origine alchimique :
Nous devons laisser écouler en l’intérieur tout notre esprit, notre mémoire, notre entendement. […] Quand nous parlons d’anéantir le propre être ou la propre vie, ce n’est pas aussi la destruction du propre être, mais la destruction de l’estime du propre être, ni aussi la mort de la propre vie, mais la mort du propre amour et complaisance à [451] la propre vie finie pour
entrer en la vie infinie ou l’infinie complaisance de Dieu. […] Il faut que l’âme souffre une destitution totale et que sa subs-tance soit pénétrée et repénétrée des ardeurs du divin amour, et que sa volonté y serve comme de fourneau et d’alambic tout ensemble pour épurer cette essence toute abandonnée et paci-fique, pour y supporter l’excessive opération de son ardeur em-brasée et impérieuse qui la pénètre, et en évacue tout ce qu’il y a de défectueux et empêchant la divine union des deux Amants ; c’est ce que nous appelons dépouillement […], [qui] ne se peut achever que dans l’âme passive. […] Aucunes fois Dieu s’insi-nue dans l’âme, et d’autres fois il insinue l’âme en soi.