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Centre Saint-Jean-de-la-Croix – 36230 Mers-sur-Indre


ISBN : Dépôt légal :










LA VIE MYSTIQUE


CHEZ LES FRANCISCAINS


DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE



Tome II








LA VIE MYSTIQUE


CHEZ LES FRANCISCAINS


DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE



Tome II


Florilège de figures mystiques de la réforme capucine






Florilèges et introduction par Dominique Tronc










Centre Saint-Jean-de-la-Croix


Collection «Sources mystiques» 2014


Plan de la série :




LA VIE MYSTIQUE


CHEZ LES FRANCISCAINS


DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE




I


Introduction et florilège issu de traditions franciscaines (observants, Tiers Ordres, récollets)



II


Florilège de figures mystiques de la réforme capucine



III


Figures mystiques féminines, minimes


Un regard sur les héritiers


Le cadre historique








Florilège de figures mystiques de la réforme capucine


À la fin du premier siècle d’existence des frères mineurs capu-cins — la branche est née peu après 1517 —, toute l’Europe était conquise, avec près de dix-sept mille religieux répartis en près de treize cents maisons. À l’apogée du milieu du XVIIIe siècle, l’ordre comptait trente-cinq mille membres. Plus récemment, au milieu du XXe siècle, les capucins comptaient encore seize mille reli-gieux (dont l’abbé Pierre, qui fut l’un d’entre eux avant de quitter l’Ordre pour raison de santé). « Leur vie se caractérisait par une austère simplicité et un amour fraternel, une vie intérieure intense, un apostolat multiforme 1. » Le but auquel devaient conduire l’ob-servance de la règle était la vie d’oraison. L’aphorisme de Bernardin d’Asti : « Si vous me demandez qui est bon religieux, je répondrai : celui qui fait oraison. Si vous me demandez qui est meilleur reli-gieux, je répondrai : celui qui fait meilleure oraison. Et si vous me demandez qui est excellent religieux, j’affirmerai en toute sincérité : celui qui fait excellente oraison », devint un axiome pour toutes les générations de capucins 2.


Il est donc naturel que nous retrouvions un grand nombre de capucins parmi les mystiques franciscains du XVIIe siècle. Nous les avons répartis en trois groupes : des fondateurs qui assurèrent l’invasion et l’essor en France, trois grandes figures européennes,


  1. DS 5.1313/14.


  1. L. Iriarte, Histoire du franciscanisme (traduction), Cerf, 2004, p. 263 ; « Les capucins ont reçu : de Matthieu de Bascio l’habit, de Louis de Fossombrone la barbe et de Bernardin d’Asti l’âme et l’esprit », p. 254-255.

8 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


enfin des défenseurs, méconnus, car arrivés tardivement. Parmi ces derniers, Pierre de Poitiers nous livre, dans son Jour mystique, ce qui est peut-être la meilleure et la dernière synthèse précé-dant un supposé « crépuscule des mystiques » — il s’agit en tout cas d’un assèchement des vocations ce qui explique l’oubli de manuels destinés en premier lieu aux novices capucins.


L’« invasion » de la France est en grand partie l’œuvre de mis-sionnaires capucins, dont l’Anglais de naissance Benoît de Can-field : celui-ci est reconnu, car il bénéficie de son appartenance à la première génération et il a laissé un chef-d’œuvre, sa Règle. Mais bientôt, à une demi-génération de distance, arrive à matu-rité une solide cohorte qui assure l’essor spirituel dans chaque « pays » du Royaume 3 ; leurs messages à tous sont très semblables.


Cet essor est lié à la présence d’une foule de toutes origines géographiques. Il faut imaginer autour de chaque figure — voire attaché à chaque couvent — un cercle de fidèles, ceux-là mêmes pour lesquels, et souvent à leur demande, l’auteur capucin local rédige plus ou moins adroitement un manuel reprenant l’exposi-tion d’une vie chrétienne qui devient intérieure, puis, si Dieu le veut, mystique. Les mystiques, clercs, mais aussi laïcs, s’avèrent de fait beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense habituellement 4.


En fin du tome III, des ANNEXES apporteront des com-pléments à l’étude de figures « isolées » de ce présent tome II. Le tableau consacré aux couvents capucins fondés en France exploite statistiquement un essor qui s’épuise dès la fin du pre-



  1. On sait que le nom des capucins comporte, outre leur prénom (sous lesquels on les trouve classés en bibliothèque), leur « pays » ou ville d’origine – dont parfois ils ne s’éloigneront guère.


  1. Le 30 janvier 1694, Bossuet, qui avait terminé l’examen des écrits de Madame Guyon, « prétendait qu’il n’y a que quatre ou cinq personnes dans tout le monde qui aient ces manières d’oraison [infuse] et qui soient dans cette difficulté de faire des actes ». « Il y en a plus de cent mille dans le monde… », lui répondit Madame Guyon. (Vie, 3.14.13). – Le capucin Simon de Bourg-en-Bresse, que nous retrou-verons, avance la proportion d’un mystique sur deux cents : proportion assez cohé-rente avec la réplique guyonnienne puisque la population du Royaume était proche de vingt millions d’âmes…

Florilège de la réforme capucine

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mier quart de siècle ; le nombre de couvents croît encore par la suite, mais l’âge moyen s’élève… Les chiffres restent cohérents avec une répartition des œuvres des mystiques qui apparaît tar-dive en comparaison ; en effet les traces écrites datent générale-ment d’une maturité acquise longtemps après le noviciat, voire de la vieillesse qui pense devoir laisser trace de son expérience. Un tableau esquisse des filiations capucines. Un complément à l’aperçu des populations franciscaines souligne une fertilité mys-tique très variable selon les branches 5.





















5. Pour aborder l’histoire des capucins de l’âge classique ; Catalogue de tous les religieux capucins qui sont morts en la province de Paris depuis son établissement jusques à maintenant (de 1576 à 1679 ; nous présentons ce nécrologe au tome III) ; P. Hildebrand, Revue d’Ascétique et de Mystique, 1938, « Les premiers capu-cins belges et la mystique », 245-294 ; Père Godefroy de Paris, Les Frères-Mineurs Capucins en France, Histoire de la province de Paris, tome I, 1937, tome II, 1950, Bibl. franciscaine provinciale ; Jean Mauzaize, Le Rôle et l’action des capucins de la province de Paris dans la France religieuse du XVIIe siècle, 2 tomes (thèse pour le doc-torat d’État, Paris-Sorbonne, dans laquelle Mauzaize prend la suite de Godefroy de Paris) ; P. Raoul de Sceaux, Histoire des frères mineurs capucins de la province de Paris (1601-1660), Blois, 1965 (la thèse est plus complète que son édition) ; Ber-nard Dompnier, Enquête au pays des frères des anges, Les Capucins de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Univ. de Saint-Étienne,1993 ; Pierre Moracchini,


Recherches sur la notion de « famille franciscaine » en France du Nord et en Lorraine (fin XVIe-fin XVIIIe siècles), thèse, univ. de Strasbourg.









LES FONDATEURS


Nous ouvrons notre séquence des grands mystiques capucins par Benoît de Canfield, dont les écrits seront lus et reconnus par tous les spirituels du siècle. Une approche historique plutôt qu’un florilège remonterait jusqu’au siècle précédent en citant des directeurs et des prédicateurs.


François de Senlis (1543-1601) aborde tout juste le siècle. Il fut converti à trente-cinq ans, ce qui est tard pour l’époque. Il entra en 1578, la même année, au couvent de Saint-Honoré 6, pour devenir « le plus austère et le plus spirituel de ses confrères » après avoir été « homme qui n’avait jamais songé qu’à tout ce qui pouvait lui faire plaisir ».


Le Père Pacifique de Souzy (1555-1625), un bretteur qui « blessa mortellement en duel un jeune gentilhomme de ses amis », devint le « mystique appartenant à cette partie de l’École franciscaine remontant par Harphius à Ruysbroec l’Admirable ». Il orientera spirituellement Andrée Le Voix (ou Levoix ; la com-pagne de Madame Acarie, qui entra la première de quinze car-mélites — six espagnoles, sept francaises — lors de la cérémonie de fondation du « Grand couvent » de Paris). On touche ici aux échanges très libres entre « religions » : Canfield attire des dis-ciples d’origine très diverses 7.



  1. Fr. Godefroy de Paris, L’École Saint-Honoré, Cahiers de Spiritualité Capucine, no 2, pages 31-40 pour les deux figures et nos citations.


  1. L’École Saint-Honoré, op.cit., distingue au chapitre troisième « Les premiers dis-ciples de Canfield, 89-105 ; 1. disciples capucins (dont Ange de Joyeuse et Laurent de

12 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Confions au tome III le soin de présenter le cadre et les fondations franciscaines parisiennes, et ouvrons ce florilège capucin avec la plume de William Fitch of Little Canfield.












































Paris), de 2. disciples non capucins (dont Pierre de Bérulle) » ; et présente au chapitre quatrième un « hôtel de Bérulle » « d’ambiance franciscaine », 118-130.








Benoît de Canfield (1562-1610)




La vie d’un anglais converti


Benoît de Canfield a fasciné les chercheurs en sciences reli-gieuses, car il est le premier capucin à décrire en profondeur les conditions requises pour accéder à des états spirituels et à présenter les grandes lignes d’une pratique contemplative 8. La bibliographie des études qui lui furent consacrées est donc étendue 9. Seuls quelques capucins iront encore plus loin en donnant une ample description des états, tel Constantin de Barbanson qui tenta, à la suite des mystiques de la vallée du Rhin, une approche « métaphysique », puis Pierre de Poitiers, dont le Jour [lumière] mystique constitue peut-être le dernier des traités de théologie mystique.


William Fitch of Little Canfield, souvent orthographié Can-feld, naît en 1562 dans le comté d’Essex, d’une famille puri-taine fortunée. Il suit à Londres les cours universitaires. Sa


  1. Avec Laurent de Paris († 1631), spirituel plutôt que mystique, auquel nous consacrons une brève notice.

  2. DS 1.1446/51, art. « Benoît de Canfield », ancien (1937) ; Optat de Veghel,


Benoît de Canfield…, Rome, 1949 ; P. Renaudin, Un maître de la mystique fran-çaise. Benoît de Canfield, Paris, 1955 ; DS 2.1446, art. « Divinisation, [section] V. Au 17esiècle, 1. Benoît de Canfield… » (J. Orcibal), 1957 (rééd. dans J. Orcibal, Études…, 1997, p. 409) ; DS 5.913/15, art. « France, [section] 3. Vers l’épanouisse-ment du XVIIe siècle… 7o Benoît de Canfield… » (J. Le Brun), 1963 ; L. Cognet, La Spiritualité moderne, Aubier, 1966, p. 244-258 ; Benoît de Canfield, La Règle de perfection – The Rule of Perfection, J. Orcibal, P.U.F., 1982. [v. la préface ; le corpus canfieldien est indiqué p. 42-43], etc.

14 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


jeunesse aurait été libre, d’après son « impitoyable autobiogra-phie » (publiée en 1608), la Véritable et miraculeuse conversion du Révérend Père Benoît de Canfield, Anglais capucin, qui par visions et ravissements fut converti de l’hérésie en laquelle était en Angleterre à la vraie religion, et en même temps vendit ses biens, s’en vint en France et se fit religieux. Après une critique féroce du protestantisme anglais, Benoît y raconte sa crainte de l’enfer à la suite de la lecture d’un livre : « D’un côté les insupportables tourments infernaux m’étaient si cruellement objectés et rigoureusement fulminés contre moi, et de l’autre les joies inénarrables et inexplicables du ciel m’étaient si abon-damment offertes 10. » Il confie ses hésitations (être puritain ou catholique ?), hésitations reprises par la suite : être franciscain cordelier ou capucin de règle plus stricte ? Il décrit des extases :


À peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie, que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux, étant tout hors de moi ; transporté en vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde. […] Me trouvant tout en-flammé du feu de votre amour, je ne peux me contenir qu’avec les bras élevés vers le ciel, je ne criasse, disant ces paroles : Ô


Seigneur, qui est semblable à toi 11 ?


Tout le récit de Benoît reflète l’esprit combatif du temps (Thomas More avait été exécuté en 1535 ; protestants et catholiques s’entretuaient) et la fougue d’un jeune homme de 24 ans. Il fuit les persécutions en rejoignant à Douai le groupe des catholiques émigrés de Grande-Bretagne, puis entre en 1587 chez les capucins parisiens du couvent Saint-Honoré 12. Il effraie ses condisciples par des extases si profondes qu’on ne peut l’en sortir : une fois, suivant la médecine du temps, on lui met des pigeons fraîchement égorgés sur la tête, on le pique avec de grosses épingles, sans parvenir à le sortir de son



  1. Véritable et miraculeuse conversion du R. P. Benoist de Canfield… par le sieur de Nantilly, 1608, p. 58.

  2. Ibid., p. 126.


  1. Optat de Veghel, op. cit., p. 80.

Benoît de Canfield

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état 13. Il dira : « Je le sentais bien, mais j’avais tellement l’es-prit occupé ailleurs que je ne pouvais l’en divertir pour parler ni donner aucun signe de mon sentiment 14. » Il finit par être reconnu et respecté.


Il étudie en Italie et rédige ce qu’il avait appris dans ses extases et enseigné à ses compagnons de noviciat, dont Ange de Joyeuse. Sa renommée se répand très tôt, dès la circulation de ses premiers manuscrits, soit une quinzaine d’années avant la publication de la Règle. Peu après sa nomination au couvent d’Orléans en 1592, son autorité mystique est reconnue : on lui demande son avis à propos de Madame Acarie, la future « fondatrice » du Carmel féminin français. Il est le soutien de l’abbesse de Montmartre Marie de Beauvilliers dans la réforme très difficile de son couvent : le rayonnement intérieur de cette réforme sera immense. Claire d’Abra de Raconis, protestante convertie, lui est confiée par Bérulle : elle devient carmélite.


Il passe courageusement et imprudemment en Angleterre en l’été 1599 pour convertir ses compatriotes ; après une captivité de trois ans, il est délivré grâce à l’intervention d’Henri IV. Après avoir été gardien du couvent de Chartres, deux fois maître des novices, il donne l’habit à Martial d’Étampes (auquel nous consacrons un chapitre) au couvent des capucins d’Orléans. Benoît dirige également Jeanne Absolu et Judith de Pons, s’occupe d’Antoinette d’Orléans et de carmélites telle que Marie de la Trinité d’Hannivel. Il livre ses écrits à l’édition deux ans avant sa mort.


La Règle de perfection


La Règle de perfection (The Rule of Perfection) est son œuvre majeure : elle comporte trois parties dans l’édition complète de



  1. Piquer d’aiguilles était un moyen utilisé pour révéler une possible « pos-session diabolique » : le test fut appliqué par la célèbre Inquisition de Rouen sur Marie des Vallées.


  1. J. Brousse, La Vie du R. P. Benoît de Canfield, Paris, 1621, p. 575.

16 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


1609. Son influence s’est exercée sur tout le siècle. L’exposé de la voie mystique sera repris bientôt par la réformatrice du cou-vent de Montmartre, Marie de Beauvilliers, que Benoît dirigea. Le très court bijou de L’Exercice divin, ou Pratique de la confor-mité à Dieu (1631) exprime sobrement et très clairement, à l’intention de ses « filles » religieuses, l’essentiel de la spiritualité de son inspirateur 15. Plus tard, en 1694, Madame Guyon achè-vera sa grande anthologie des mystiques sur la Règle 16.


Car parallèlement à la célèbre Introduction à la vie dévote (1609) de François de Sales, parue la même année, Benoît


présente le sommet de la vie spirituelle comme accessible à tous, évitant ainsi aux laïcs la tentation d’opposer avec G. du Vair et Charron la dévotion réservée aux cloîtres à la sagesse antique, seule convenable à la vie civile. Malgré la distinction des trois voies, il n’y a d’autre part qu’un seul principe pour l’ascèse et la mystique, les œuvres et la prière ; la volonté de Dieu. Ce seul choix indique l’appartenance du capucin ; à la suite d’Hugues de Balma, de Raoul de Biberach, de Harphius, du pseudo-Tauler, du Cloud of Unknowing, il met en garde contre images et concepts qui empêchent l’âme de s’élever par la seule affection. Ce n’est pas en méditant qu’on passe à la quiétude, mais en dressant parfaitement son intention 17. »


La Reigle de perfection […] réduite à ce seul poinct de la Volonté de Dieu rassemble toute la vie intérieure autour d’un abandon actif à la volonté de Dieu, démontrée dès le premier chapitre de la troisième partie comme identique à Dieu même. Cette volonté est certes connue de l’homme par les commandements de Dieu et l’Église, mais elle est ressentie intérieurement


  1. Section terminant le présent chapitre & D. Tronc, Expériences mystiques… II, op.cit., « Une histoire mouvementée : Marie de Beauvilliers (1574-1657) et la réforme à Montmartre », 81-98.


  1. Justifications, [dernière clé] LXVII « Volonté de Dieu », p. 254-255 du t. III dans l’édition de 1790.

  2. DS 5.914 : art ; par Jean Orcibal, le meilleur connaisseur et le premier édi-teur moderne de la Règle : Benoît de Canfield, La Règle de perfection – The Rule of Perfection, J. Orcibal, 1982, op.cit. [désormais citée ; Orcibal, Règle…]

Benoît de Canfield

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par les inspirations, illuminations, élévations et attractions de Dieu ; elle est chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou incli-nation propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée en l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait[e] un même esprit avec Dieu 18.


L’homme renonce par amour à sa volonté propre, Dieu purifie l’âme de tout ce qui n’est pas lui et devient le principe de tous les actes humains. Canfield suit ici la grande tradition de la mystique flamande telle qu’elle est développée dans La Perle évangélique 19.


L’histoire des éditions de la Règle est compliquée. Par pru-dence en effet, la dernière partie était absente de la première édition par l’éditeur Osmont en 1608 : Benoît la considérait comme n’étant « ni propre ni convenable au commun », car elle ne traitait que « de choses abstraites de haute contempla-tion et de l’essence de Dieu » (préface de 1609). Benoît refusa apparemment de la publier, mais des admirateurs (avec son accord tacite ?) firent paraître une édition « pirate ». Du coup, « bon nombre de ces docteurs de Paris […] séjournèrent au couvent des capucins pour s’y faire rendre raison par le menu de quelques choses qui, de prime abord, leur semblaient faire difficulté » : Jean Orcibal établit un parallèle entre l’histoire


  1. Canfield, Exercice, seconde partie, chap. ier, in J. Orcibal, op.cit., p. 66. – Ce texte préfigurant la Règle fut rédigé autour de 1590.


  1. Texte majeur, relais entre rhénans et Ruusbroec et le XVIIe siècle, dont la première édition flamande qui date de 1535 est traduite en latin par Surius en 1545, puis en français par les chartreux sous Beaucousin en 1602 (rééd. moderne présentée par D. Vidal, Grenoble, Millon, 1997) : « Si je veux parvenir à ce noble rien, et être fait rien, il est nécessaire que rien, c’est-à-dire mon âme, avec rien, c’est-à-dire Dieu, soit faite rien… », citation par Mommaers, qui publia en quatre contributions de très profondes analyses sur Canfield dans la Revue d’Ascétique et de Mystique, 1971-1973 ; « L’attaque de Canfeld est plus fondamentale que tout anti-intellectualisme. Elle est dirigée contre toute saisie qui passe l’objet de sa pseudo-compréhension par le crible de sa propre envergure… » (1er art. p. 430).

18 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


complexe des contrôles exercés durant les éditions de la Règle et la querelle du quiétisme qui aura lieu près d’un siècle plus tard, opposant là aussi les mystiques et les docteurs ;


Il y eut donc à la fin de 1609 ou au début de 1610 des conférences dans le genre de celles qui devaient se tenir à Issy à la fin du siècle [en 1694] ; un mystique y défendit sa pensée contre des docteurs soucieux avant tout d’orthodoxie. Il ne faut donc pas s’étonner que les remaniements qui en sortirent aient le caractère ambigu, voire contradictoire, des Trente-Quatre Articles [d’Issy] : dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de documents diplomatiques où l’on ne fait pas de concessions sans en exiger d’équivalentes de la part de l’interlocuteur 20.


Benoît fut donc obligé de corriger cette troisième partie inti-tulée De la volonté de Dieu essentielle… en ajoutant les cha-pitres xvii à xx, mais ils « furent jugés encore insuffisants », entraînant l’ajout par un confrère du chapitre xvi : « Qu’il faut toujours pratiquer et contempler la Passion de Notre Sei-gneur 21 ». On peut donc en privilégier les chapitres i à xv, qui forment un bloc cohérent issu du premier jet de Benoît (lequel apparaît d’ailleurs distinct du reste de la Règle au lecteur qui ne connaît pas l’historique que nous venons de rappeler) 22 : il reflète la pensée de son auteur avant amendement. À cause de l’extrême importance de cette œuvre pendant le XVIIe siècle, nous donnerons des extraits de la deuxième partie et des cha-pitres (numérotés i à xv) de la troisième partie, en suivant le texte « officiel » 23.


  1. Orcibal, Règle…, p. 23 de la Préface.


  1. Orcibal, Règle…, p. 38 et p. 25.


  1. Cette partie se retrouve aux pages 327 à 428 de l’édition Orcibal.


  1. Le lecteur dispose maintenant de trois éditions ;


1. L’édition « définitive » par Jean Orcibal, op.cit., donne un texte suivi unique obtenu par concaténation de l’édition Osmont dite « pirate » avec la première édi-tion « officielle ». Les sources sont distinguées par l’emploi de caractères romains maigres pour ce qui est commun, romain gras pour ce qui est spécifique de la « pirate », italiques pour ce qui est spécifique de l’« officielle ». Orcibal fournit un texte continu, concaténation des deux versions, afin d’y attacher un apparat cri-tique portant sur tout l’ensemble, mais le texte de Benoît en devient difficile à lire.

Benoît de Canfield

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Les thèmes de la troisième partie ont influencé tout le XVIIe siècle mystique. Ils ont par exemple fasciné Marie des Vallées :


Lorsqu’elle lut ce livre, elle ne savait lire que bien imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant pas fait passer par ce chemin-là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie 24.


Benoît y décrit la « vie superéminente », autrement dit les som-mets de la vie mystique. Cette vie met en jeu « la pure et nue foi contraire aux sens, qui est la partie supérieure de l’âme », là où l’on « contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux » (Règle, II, xii). Car l’amoureux de Dieu vise la disparition de tout intermédiaire entre Dieu et lui, si ténu soit-il : Benoît analyse subtilement les nombreux obstacles qui subsistent chez celui qui arrive là après avoir dépassé l’attachement au corps et aux passions.


La vie mystique cherche son achèvement dans l’identifica-tion avec Dieu par l’anéantissement amoureux de la créature. D’où cette dialectique reprise durant tout le siècle ; à chaque instant, le mystique choisit entre le Tout de Dieu et le rien de la créature devant Dieu. Il essaie de marcher selon la « nue foi », c’est-à-dire de « voir ce tout au Créateur » et « ce rien à la créature », de vivre « continuellement avec toute constance



  1. L’édition partielle livrant Osmont ; Benoît de Canfield La Règle de perfection, quinze chapitres de la volonté de Dieu essentielle…, Arfuyen, 2008. L’exemplaire complet minuscule (in-24o !) relié parchemin souple du fonds ancien de la média-thèque de Troyes repéré par Orcibal et référé g.17.4563 est disponible en photos numériques (nous contacter). C’est le texte… en fait reconnu par Benoît (v. l’intro-duction d’Orcibal ; un auteur décrit son supposé plagiaire !


  1. L’édition partielle présentée ici, dite « officielle », a été lue par tous nos fran-ciscains au XVIIe siècle.


  1. Manuscrit de Québec, Archives Eudistes, La Vie admirable de Marie des Vallées […], collection « Sources mystiques », 2013, partie IX, chap. vi « De la contemplation ».

20 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


encet abîme de l’Être de Dieu, et en la nihilaité [néant] de toutes choses » (III, xiii).


Deux possibilités s’offrent d’annihilation de soi-même : la pre-mière est passive, si l’amant de Dieu « toujours attend l’actuel trait de Dieu » (Règle, III, xi), l’initiative divine à laquelle il essaie d’être toujours ouvert. Mais à cette attente amoureuse, Canfield préfère la seconde possibilité, l’annihilation active : seule la volonté divine peut agir, mais l’homme peut aider la grâce


par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l’âme, ains [mais] tant s’en faut qu’au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d’icelle et pour la rendre nue (III, iii).


Tentant de décrire ces extases dans un commentaire au Cantique mêlé de comparaisons charnelles hardies, Canfield s’abandonne à de beaux épanchements lyriques :


Oh, quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l’âme 25 ! (III, v.)


Mais l’exigence de cette expérience se traduit aussi en termes sobres et absolus :

Si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n’y a plus de créature. […] Donc, d’autant qu’ici est question de trouver Dieu, et cette infinie essence, il ne faut [pas] considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme. (III, viii)


Ce qui ne signifie pas mépriser la vie ordinaire, mais, comme dans la « vie commune » vécue par Ruusbroec, la laisser péné-trer par le divin :


Nous n’entendons point quand nous disons qu’il ne faut [pas] retourner à la volonté extérieure, qu’il faille mépriser ni laisser les œuvres extérieures […], mais entendons que, par les



25. « Te voici aujourd’hui arrivé riant, arrivé tel la clé d’une prison. / Tu es venu chez les pauvres comme une aumône » (Rumi, Odes mystiques, Klincksieck, 1973, Ode 1, p. 17).

Benoît de Canfield

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moyens susdits, on les spiritualise et annihile à mesure qu’on les fait (III, xiii).


Le mystique aspire à dépasser l’opposition entre extases et vie ordinaire pour que sa vie tout entière soit remplie de Dieu :


[Cet état final] n’est autre chose qu’une continuelle présence et habitude d’union entre Dieu et l’âme son épouse, en laquelle l’âme revêtue de Dieu, et Dieu de l’âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre (III, vii).


La langue de Canfield devient incandescente quand il décrit l’aspiration de l’âme à cet état où Dieu seul subsistera :


[Elle] hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d’elle-même, ou qui lui donne à savoir qu’elle est une et son Époux un autre, auquel elle désire plus que sa vie avec toutes créatures d’être fondue, liquéfiée, consumée et anéantie (III, vii).


Ce qui a le plus choqué les censeurs romains ne fut pas d’affirmer la possibilité d’extases exceptionnelles, depuis long-temps reconnue, mais la hardiesse de soutenir que l’expérience finale, qui allie vacuité et amour, peut être « habituelle » :


Cette annihilation est si parfaite et habituelle en l’âme en ce degré ici que toutes choses réduites à rien, elle demeure en l’oraison, comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité [rien], sans pouvoir bien voir ni comprendre chose aucune, ni même elle-même, quand elle y est parfaitement ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière. Or en cette lumière est aussi l’amour (non comme une autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme. (III, vii)




Trois degrés de la divine volonté


Cette gravure d’un riche symbolisme, tirée de l’édition Osmont de Troyes, précède sa page de titre. Elle a été déjà reproduite, mais sans commentaire.


Dans la partie haute, sur le rang extérieur, les figures de la vie active sont munies comme il convient de nombreux outils manuels « sur leur dos » ; les contemplatives occupent le rang intermédiaire ; enfin, plus loin de nous, mais plus proches de Dieu figurent celles de la vie superéminente (la gravure use d’une perspective suggérée par la diminution des tailles des visages représentant une voûte ouverte en son sommet).


Dieu seul ! Tous les visages ont les yeux fichés en sa volonté ; au centre de la voûte, figure dans l’ouverture — un « soleil » ou osten-soir dans le commentaire d’époque — le nom du Dieu éblouis-sant, inconnaissable, qu’il ne faut pas prononcer, en hébreu. On souligne ainsi l’importance de ne pas représenter de figure, en fort contraste avec le chœur des visages adorateurs mystiques (il n’en sera plus du tout de même une génération plus tard : un exemple frappant de cette évolution en est celle des représentations du mont Carmel, qui était nu chez Jean de la Croix, mais devient un trône pour la Sagesse divine en 1641 dans l’édition de la traduction de la Subida par Cyprien).


En partie basse est représenté Jésus priant au « jardin des Olives » : il est le Médiateur liant la terre au ciel. Bandeau en latin : « Non ma volonté, mais la tienne » (Lc 22, 42).


24 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Seconde partie [de la Règle] :

« De la volonté intérieure de Dieu »


i. Que c’est que la volonté de Dieu intérieure, et quelle différence il y a entre elle et la volonté extérieure 26


[…] Cette volonté de Dieu intérieure, est le bon plaisir de Dieu, connu par une parfaite, manifeste et expérimentale connaissance interne, illuminant l’âme en la vie intérieure ou contemplative, savoir est [à savoir] quand l’âme voit et contemple en Dieu et intimement expérimente, sent et goûte la volonté divine, qui est le plaisir et contentement que Dieu prend en telle ou telle chose. […]


[Par] conformité ou conjonction, le vouloir et contente-ment divin et éternel se communique et se montre au vouloir et contentement humain et temporel, en telle manière que l’homme en cette volonté intérieure ne goûte ni ne sent plus son propre vouloir et contentement humain, ains [mais] seu-lement le divin, comme étant le sien absorbé et [150 vo] trans-formé en celui de Dieu. Car cette transformation demande et requiert que toutes les forces et puissances de notre âme soient entièrement employées en Dieu et conséquemment rien en soi-même, et par ainsi par une autre conséquence, en tant qu’ainsi transformée, elle ne sent [plus] son vouloir propre, mais seulement celui de Dieu. Je veux dire que par cette déi-forme intention et divin vouloir, l’âme est si étroitement unie à Dieu, remplie d’esprit et de vie, si élevée, magnifiée, déifiée et glorifiée, et tant enfoncée en l’abîme de l’inaccessible lu-mière éternelle, qu’elle ne sent aucun vouloir ou mouvement sien [151 ro] comme sien, mais comme de Dieu, auquel seule-ment elle se voit et sent.


[…] Cette volonté, plaisir et contentement de Dieu est chose si délicieuse et plaisante à l’âme (quand elle le goûte parfaitement) qu’il l’attire, illumine, dilate, étend, élève, ravit



26. Nous indiquons entre crochets des synonymes donnés par Orcibal dans son lexique. Nous reproduisons l’édition « officielle » de Chastellain selon un exem-plaire de la Bibl. Franciscaine de 1622.

Benoît de Canfield

25


et enivre en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affec-tion ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute propre volonté, intérêt ou commodité, est plongée en l’abîme de cette volonté, et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle [celle-ci], et ainsi est faite un même esprit. […]


ii. De la manifestation




26 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


mûrement considéré, pour être la clef de la vie contemplative, et partant qu’il y soit bien pris garde 27.










27. Paraphrase du Pseudo-Denys, De eccl. hier., I, 1.

Benoît de Canfield

27


leur succède ; ainsi au lieu qu’on n’avait appétit qu’en la propre volonté, on ne prend goût qu’en celle de Dieu. […]






  1. Ct 2, 9.


  1. Is 59, 2.

28 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


[…] Et notez qu’entre cette manifestation et la pureté d’in-tention [il] y a mutuelle augmentation et réciproque accroisse-ment. Car comme celle-là naît de celle-ci, aussi celle-ci s’aug-mente par celle-là. […]


iii. De l’admiration








30. Idée d’Aristote, suivi par saint Thomas.

Benoît de Canfield

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blanc, aussi la néantise de l’homme se voit mieux auprès de l’immensité de Dieu, et au contraire l’immensité de Dieu par la néantise de l’homme. Et même ces deux points sont si néces-saires l’un à l’autre que sans l’un on ne peut savoir l’autre ; de sorte que jamais on ne peut voir l’infini Être de Dieu jusques à tant que l’on connaisse son propre rien ; [164 ro] ni encore son propre rien, jusques à ce qu’on ait propre connaissance de cette immensité. Mais l’âme connaissant cette infinité connaît parfaitement son rien, lequel voyant elle s’en étonne, et admi-rant, dit avec le Prophète : J’ai été réduit à néant, et je ne l’ai pas su 31. Car elle a si longtemps regardé et si intimement embrassé cet Être infini en cette volonté que, quand elle retourne et se regarde en faisant conférence [comparaison] entre elle-même et cet être, elle trouve qu’elle n’est autre chose que la même vanité, et enfin rien ; laquelle vraie connaissance [164 vo] l’af-franchit et lui donne libre accès à Dieu, pour entrer et sortir quand elle veut, selon que dit Notre Seigneur : Il entrera et sortira, et trouvera pâture 32.




  1. Ps 72, 22.


  1. Jn 10, 9.


30 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


nement et tombant en défaillance par tel amour, s’écrie disant :


Appuyez-moi de fleurs, environnez-moi de pommes, d’autant que je languis d’amour  33. […]


iv. De l’humiliation





  1. Ct 2, 5.


  1. Voir saint Augustin, Conf. III, 6.


  1. Jn 13, 8.


  1. Ibid.


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31


surnaturel le repos que tu cherches en ta nature, tu demeureras toujours en toi-même, ayant les pieds des affections souillés de la fange terrestre, et par conséquent ne peux avoir part avec moi en cette belle Ville où rien de souillé ne peut entrer  37. Et pource [donc] par cette mienne vive et efficace, douce et fami-lière opération en toi et avec toi, je prétends te laver et nettoyer les pieds, savoir est la partie inférieure de ton [171 vo] âme de toute macule [tache] de passions et affections, et de planter et enraciner irradicablement cette mienne volonté en toi, et ainsi te faire mon vif [vivant] temple et saint Tabernacle et Paradis de délices, et finalement de te faire un esprit avec moi, voire même ma douce épousée ès siècles des siècles, car je t’épouse-rai pour moi à toujours 38. » […]




  1. Ap 21, 27.


  1. Os 2, 19.


  1. Ct 5, 6.


  1. Lc 1, 38.


32 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


comme font plusieurs [174 vo] spirituels, à leur grand préju-dice, qui ne savent avec la familiarité de Dieu lui réserver sa due et profonde révérence.


[…] Or la raison pourquoi cette familiarité de la part de l’âme est un tel obstacle et nuage, est pource [parce] que, par icelle, elle accommode la grandeur de Dieu à sa petitesse, et sa divinité à son humanité, et ainsi ne voit quasi rien hors d’elle ni plus grand qu’elle-même. Mais par la profonde révérence, l’âme s’élève par-dessus elle-même à la grandeur de Dieu, et s’accommode à icelui [lui], et proportionne aucunement [un peu] son humanité à sa divinité, et ainsi elle voit [175 ro] ce qui est hors d’elle-même. En l’un, Dieu est proportionné à l’âme, et en l’autre l’âme est proportionnée à Dieu ; en l’un, Dieu est abaissé sans que l’âme soit élevée, en l’autre l’âme est élevée sans que Dieu soit abaissé, et par ainsi l’un sert de nuage pour voiler la grandeur de Dieu, et l’autre de lumière pour la découvrir.


v. De l’exultation







  1. Ct 8, 5.


Benoît de Canfield

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vi. De l’élévation


Après cette exultation succède le dernier degré qui est l’élé-vation en cette volonté et en Dieu, les causes de laquelle sont tous les autres degrés, savoir est la [178 vo] manifestation, l’ad-miration, l’humiliation et l’exultation.


    1. Car cette manifestation montre premièrement à l’âme sui-vant sa portée [capacité] cette vraie volonté de Dieu, comme elle est en Dieu, lui faisant vraiment goûter en sa propre capa-cité et par expérience que cette volonté est l’esprit et la vie 42 ; chose si surpassante tout entendement que nul esprit ni doc-trine n’y peut atteindre ni l’entendre, vu que naturellement on ne peut excéder les bornes de nature, mais pour savoir l’esprit et la vie, il faut être en l’esprit et en la vie, ce qui est par-des-sus la nature et excède ses bornes, et par conséquent on ne le [179 ro] peut naturellement savoir. […]


    1. L’admiration aussi, comme il est manifeste, élève l’âme pource que l’admiration n’étant autre chose sinon une totale extension de l’âme, et de toutes ses forces en quelque chose hors et par-dessus sa capacité, il faut nécessairement qu’elle élève l’âme admirante, pource que telle extension d’elle-même et totale application de ses [179 vo] forces à cette volonté, cause conséquemment d’un côté une aversion des choses extérieures par une totale intraction de ses sens et forces, et d’autre part cause une parfaite inhérence et adhésion à icelle [elle] pour la comprendre, lesquelles aversion et conversion ou adhésion font cette élévation.


    1. Quant à l’humiliation, elle élève pareillement l’âme […] pource que, par telle humiliation, comme dessus est montré, l’homme se réduisant avec toute autre chose en rien, voit Dieu en toutes choses ou plutôt toutes choses être lui, et par consé-quent ne peut voir que Dieu partout, qui est la vraie élévation.


    1. Semblablement se peut-il dire de l’exultation, icelle n’étant qu’une excessive joie et liesse spirituelle, la plénière abondance de laquelle remplit totalement l’âme, et par son


  1. Jn 6, 63.


34 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


extrême douceur l’enivre de telle sorte qu’ayant oublié tout le monde, voire et [et même] soi-même et toute créature, elle demeure fichée en cette [180 vo] fontaine de joie, à savoir en Dieu, lequel a totalement saisi toutes ses forces, et tellement adouci et navré [blessé] son cœur, et pris si pleine possession d’elle, que n’ayant plus la maîtrise ni gouvernement d’elle-même, elle suit ses traces et écoute sa parole, ensuit [suit] sa doctrine, et finalement se donne entièrement à lui, et s’aban-donne totalement à son bon plaisir ; elle le suit comme l’ombre le corps, lui adhère comme l’accident à sa substance, comme la circonférence à son centre, le membre à son corps, la branche à la vigne, la partie à son tout, et ainsi est parfaitement rendue un même esprit avec lui, car [181 ro] qui adhère à Dieu, est un même esprit [avec lui] 43.


[…] Dont [d’où] il se peut voir comment cette intérieure volonté de Dieu vient non pas tout ensemble, mais petit à petit, et comme par degrés, l’âme sans cette volonté étant sem-blable au monde tout rempli et couvert des ténèbres de la nuit, et icelle [cette] divine volonté pareille au soleil et jour, lequel venant, les ténèbres s’enfuient et le monde demeure illuminé. […] Le soleil demeure si haut élevé et le jour si clair que le monde est [182 vo] élevé comme de l’abîme de ténèbres de la nuit jusques à cette si grande lumière et extrême clarté du midi, ce qui signifie le degré d’élévation, cette volonté divine apportant en fin une si grande lumière et brillante splendeur que l’âme en est élevée du gouffre des ténèbres jusques à la parfaite contemplation de Dieu, vrai Soleil, duquel étant revê-tue comme la femme en l’Apocalypse 44, et étant habillée de lumière comme d’un vêtement 45, les anges l’admirent, disant :


Qui [183 ro ] est celle qui vient s’élevant comme l’aube du jour, belle comme la lune, élue comme le soleil, terrible comme la pointe d’une armée bien dressée [rangée] 46 ?


  1. I Co 6, 17.


  1. Ap 12, 1.


  1. Ps 103, 2.


  1. Ct 6, 9.

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vii. Certains avis


1. Or il faut noter que je ne mets pas ces degrés susdits comme considérations pour méditer ou spéculer [observer], mais plutôt comme effets qu’opère cette divine volonté en l’âme, et n’adviennent tant par sa propre industrie que par l’opération et illustration d’icelle [de cette] volonté, l’âme seu-lement s’y disposant par le retranchement [183 vo] de toutes affections et passions, et par la susdite pure et déiforme inten-tion, en écoutant avec paix et repos de cœur, profond silence et tranquillité d’esprit ce divin vouloir. […]


6. Notez encore que, bien que nous disions qu’il faut sen-tir et goûter en soi-même ce divin vouloir et bon plaisir de Dieu, néanmoins ne faut-il [185 vo] jamais s’arrêter à ce sen-timent, même fondé sur l’abnégation de la propre volonté et sur ce vouloir de Dieu ; car encore qu’il soit très bon de prendre contentement et goût en l’abnégation de soi et en la volonté de Dieu, toutefois ne faut-il pas s’arrêter en ce goût ni reposer en ce contentement, ains [mais] en la volonté de Dieu. Sur quoi il faut savoir qu’en cet acte d’abnégation il y a deux choses : renoncement et contentement, à la première desquelles il faut s’arrêter, et non à la seconde. De même en l’acte de résignation en la volonté divine, il y a deux choses : la résignation et le goût qui en provient, en la [186 ro] première desquelles il faut insister, mais pour l’autre il n’y faut pas adhé-rer. Et à faute d’observer ce point et découvrir cette tromperie, j’ai connu quelques-uns bien abusés, et ce d’autant plus que cet [sic] erreur était subtil et couvert sous un spécieux prétexte d’abnégation ou résignation. […]

36 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Troisième partie [de la Règle]. « De la volonté de Dieu essentielle, parlant de la vie superéminente »


i. Que la volonté de Dieu essentielle est Dieu même ; et de la dif-férence entre icelle et la volonté intérieure.


Donc cette volonté essentielle est purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée (d’elle-même) et dénuée de toutes formes et images des choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n’est appréhendée par le sens ni par le jugement de l’homme, ni par la raison humaine, ains [mais] est hors de toute capacité et par-dessus tout entende-ment des hommes, pour ce [parce] qu’elle n’est autre chose que Dieu même ; elle n’est chose ni séparée, ni encore jointe, ni unie avec Dieu, mais Dieu même, et son essence 47. Car cette volonté étant en Dieu, il s’ensuit qu’elle soit Dieu, puisqu’en Dieu il n’y a que Dieu. […]


Donc tout en premier lieu, j’admoneste le lecteur qu’il n’ait à chercher ni contempler cette volonté essentielle sous quelques images, formes ou similitudes [comparaisons], tant spirituelles ou subtiles puissent-elles être, mais au contraire bien éloignée de telles toutes images comme indignes d’icelle, voire à elle contraires ; et montant par-dessus soi-même et tout ce qui est créé, qu’il la contemple telle qu’elle est en vérité, à savoir (comme il a été montré) l’essence de Dieu. Je réplique derechef qu’on y prenne garde, pour ce que cet [sic] erreur est commun pour la mauvaise habitude qu’a notre esprit de la contempler ainsi sous quelque forme. […]







47. Essentiel, superéminent… : supérieur. Tous ces mots se réfèrent au vocabu-laire de Ruusbroec et Harphius pour désigner les hauts degrés de la vie mystique où l’âme contemple l’essence du Divin dans une extase où les facultés humaines sont anéanties. Voir Dict. de spir., article « Essentiel » (Deblaere). Les termes se sont compliqués parce qu’on a tenté d’éviter des controverses.

Benoît de Canfield

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ii. Qu’il n’y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle, et les raisons pourquoi.


Maintenant donc, ayant vu quelle est cette volonté et la per-fection et sublimité d’icelle, il semble nécessaire que nous mon-trions le moyen d’y parvenir, moyen, dis-je, sans moyen. Car tenez pour tout assuré que nul acte, méditation, pensée, aspira-tion ou opération profitent ici, nul discours, exercice ou ensei-gnement, ni nul moyen doit ici moyenner [s’insérer au milieu] entre l’âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu.


Mais cette seule fin, sans aucun moyen, nous doit attirer à elle et nous élever à l’heureuse vision et contemplation d’icelle,


et ce selon saint Bonaventure 48 disant que : « En ce lieu, la plus excellente spéculation, comme de la Trinité ou autre, doit être laissée, suivant le précepte de saint Denys, non qu’elle ne soit bonne et noble, mais pour ce qu’il y a une plus noble capacité en l’âme, par laquelle seulement le suprême des esprits est très excellemment atteint. Et plus bas, il faut tout à fait retrancher la vue de l’entendement, pour ce qu’en cette consurrection 49, il veut toujours comprendre ce à quoi tend l’affection. Et pour ce, le plus grand empêchement qui soit est la forte adhésion de l’intellect avec la volonté, laquelle néanmoins il faut par nécessité retrancher par grand exercice ; les causes sont ou pour ce que l’intellect tâche de comprendre par fantaisie [imagination], ou par moyen circonscrit et limité.


Et encore : « Il y a autant d’impureté en cette élévation que l’entendement se mêle avec l’affection ; et tant plus que l’œil de l’entendement est totalement fermé (ce qui ne se fait que par un grand travail et exercice) et tant plus l’œil de la volonté est incomparablement, librement et éminemment élevé en ses dila-tations. » Et après : « Il faut laisser la considération et amour des choses sensibles, et la contemplation des intellectuelles, et que la volonté s’élève purement sans mélange de l’intellect, en celui


  1. En fait ces arguments (absents de l’édition Osmont) proviennent du char-treux Hugues de Balma, auteur d’une Théologie mystique longtemps attribuée à Bonaventure, et qui développe les trois voies : purgative, illuminative, unitive.


  1. Du latin consurrectio : action de se lever ensemble.

38 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


qu’elle connaît en son opération être le repos de son désir, afin qu’elle lui soit plus intimement unie. »


Car cette essence, étant toute supernaturelle, ne peut être comprise de notre sens et jugement : étant incompréhen-sible, [elle] n’est [pas] comprise par la raison ; cette essence n’est comprise que hors de nous, mais tandis que nous faisons quelque aspiration ou opération, nous sommes dedans nous. Elle n’est comprise sinon quand on est le patient, mais quand l’âme produit quelque acte, elle est l’agente. Elle est dessus nous, mais tous nos actes sont dessous nous. […]


Toute pensée ou opération, quelle qu’elle soit, est moindre que nous, mais cette essence est plus grande que nous. « Qui est attentif à plusieurs choses a moins d’attention à chacune. » Ergo 50 qui entend à 51 la créature comme à quelque moyen, acte ou opération, comprend moins du Créateur. Pour com-prendre cette essence, il faut y entendre uniquement, mais si nous faisons quelque discours, nous ne faisons pas ainsi. Elle n’est comprise sinon quand elle nous comprend et possède ; mais elle ne peut ainsi nous posséder quand nous sommes remplis de pensées ou empêchés d’actes et opérations propres. Elle est parfaitement simple et ne peut être comprise, sinon d’un esprit parfaitement simplifié.


Nulle contemplation spéculative ne peut transformer, mais l’amour seul. Quand le sens ou entendement sort pour faire quelque opération, l’âme sort quant et quant 52 vers le même objet, et ainsi est comme courbée et fléchie sous elle, et par conséquent ne peut monter par-dessus soi. Donc par toutes ces raisons ici est manifeste qu’en cette affaire, il ne faut user de moyen humain ni penser qu’on puisse parvenir à cette essence par la raison ou discours de l’entendement ; mais, au contraire, qu’il faut retrancher comme grandement nuisibles tous tels dis-cours et opérations, et totalement arrêter l’entendement. […]




  1. « Donc », en latin.


  1. Qui entend à : qui fait attention à.


  1. Quant et quant : avec, en même temps.

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Donc, par tout ce qui est dit ci-dessus, il est manifeste que les aspirations, méditations et discours de l’entendement ne profitent pas à cette union, vu que tout sens, jugement et rai-son humaine doit ici succomber à la gloire de Dieu, finalement que tout acte et opération intellectuelle doit ici être retranché. Et pour ce, je conclus qu’il n’y a nul moyen humain ou actif d’aborder cette union ou volonté essentielle. De sorte que cette essence ne peut être comprise sinon comme elle-même se donne à comprendre, ni entendue sinon comme elle-même se donne à entendre, ni vue sinon comme elle-même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse com-prendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon. Et de nous, nous n’y pouvons rien.


iii. Premier moyen. Qu’il y a un moyen sans moyen, savoir passif, non actif, tout divin, et par-dessus tout entendement, non humain, ni par les actes de l’esprit ; et que ce moyen est de deux sortes.


Bien que (comme est prouvé) il n’y a moyen humain de voir cette essence, il y en a toutefois un divin. Bien qu’il n’y ait moyen actif ou actuel, c’est-à-dire où l’homme puisse opérer ou être l’agent, il y en a toutefois un passif ou essentiel, où l’homme ne fait rien, mais est le patient ; et pour ce qu’on n’y fait rien, je l’appelle moyen sans moyen. Car eu égard à ce qu’ainsi nous parvenons à notre dernière fin, il est vraiment moyen. Mais eu égard à ce que l’âme y désiste d’opérer, il est sans moyen spirituel, vu que tout moyen spirituel importe [comporte] opération ; ou bien il se peut dire un moyen en tout divin, non humain 53, pour ce que l’Esprit divin y fait tout, et rien l’humain : Dieu seulement y opère, et l’âme ne fait que souffrir, et est immédiatement 54 unie à Dieu sans au-cun moyen (comme disent les docteurs). […]



  1. Ici, un appel à la marge fait référence à la Théologie mystique de Harphius (?-1477), le très influent « passeur de Ruusbroec », traduit en 1616 du latin en français.

  2. L’Anglais Benoît se souvient-il du Nuage d’inconnaissance ?

40 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Donc ce moyen, pour dire en bref et en un mot, ne sera autre que la continuation de cette volonté, en la poursuivant toujours sans l’interrompre, et suivant toujours son trait ou cours jà [déjà] goûté et expérimenté en la volonté intérieure, jusques à tant qu’elle nous ait menés à l’essentielle. Et ainsi, selon notre promesse, se verra clairement comme toute la vie spirituelle, depuis le commencement de la vie active jusques à la sublimité de la vie superéminente, est contenue en ce seul point de la volonté de Dieu, sans en jamais sortir, ni la laisser, ni changer, comme étant toute entièrement en elle-même le vrai commencement, parfait moyen et fin très heureuse.


Mais cette continuation se fait en deux façons, l’une par la seule influence, suave opération et très intime 55 inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l’âme, et la simplifie et consomme en elle. L’autre se fait non par cette seule opération, mais aussi par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l’âme, mais tant s’en faut qu’au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d’icelle et pour la rendre nue. […]


iv. Premier point. Quatre points principaux du premier moyen. Est l’explication du premier point.


Donc le premier moyen contient quatre points par lesquels le trait de cette volonté est suivi, continué et heureusement accompli, et consommé en la volonté essentielle. Dont le pre-mier est une très subtile connaissance de l’imperfection de sa contemplation. Le second, un écoulement de ses fervents désirs en Dieu. Le troisième, une parfaite dénudation d’esprit. Le quatrième, une continuelle proximité et proche vision de cet objet, et heureuse fin finale.


Touchant le premier, il est à savoir qu’il n’y a contemplation si haute qui ne puisse être plus sublime, ni pensée si abstraite qui ne puisse être plus dénuée, ni lumière si grande qui ne puisse



55. Nouvel note marginale citant Harphius, franciscain comme Benoît, très présent dans son œuvre.

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être plus éclairante, ni trait si fort qui ne puisse être plus violent, ni conversion si simple qui ne puisse être plus directe, ni finale-ment union si étroite qui ne puisse être plus serrée. […]

Sur quoi, il faut noter que d’autant plus subtil et illuminé qu’est l’esprit, d’autant plus subtiles et secrètes aussi faut-il que soient ses tromperies et fautes (car autrement il les connaîtrait et découvrirait). Mais en cette vie superéminente, l’esprit est grandement illuminé et subtil, et par conséquent ses fautes et tromperies très cachées et subtiles. D’où il s’ensuit que ceux-là se trompent beaucoup, qui observent en cette vie leurs im-perfections et fautes en même façon et non plus subtilement qu’en la vie active, ne se souvenant qu’à mesure que l’esprit est plus subtil, la nature se cherche plus finement et secrètement. Et ces fautes, pour sembler petites, ne sont pas pourtant un petit dommage, vu qu’ici, en la contemplation, la moindre impression du sentiment, la plus petite opération du sens, l’image la plus déliée, excepté de la Passion 56, et la plus courte distraction, empêche une grande élévation, dilatation et vol d’esprit ; et la moindre immortification, affection ou recherche de nature, empêche un grand avancement spirituel. […]


Donc, pour venir à propos, l’âme, bien qu’elle soit en grande lumière et haute contemplation, si est-ce que main-tenant elle y découvre quelques fautes et imperfections bien secrètes, lesquelles ôtées, elle suit d’un plus haut vol et d’une plus grande vitesse et légèreté le trait de son Époux, et poursuit plus essentiellement le fil de la volonté de Dieu déjà prati-quée en la première et seconde partie. Or ces fautes sont trois : la première desquelles est un trop grand bouillonnement de désirs et ferveurs de l’âme, sentant trop l’actif, empêchant la douce paix et souef [suave] repos de l’Époux en elle et son unique, entière et parfaite opération, absolu et total domaine et seigneurie en icelle ; et par ce moyen ne se laissait [l’âme] pas être parfaitement illuminée, et ne se levait pas aux spirituels et



56. Ajout pour annoncer le Traité de la Passion joint postérieurement à l’édi-tion Osmont de la Règle (chap. xvi à xx qui suivent les chap. i à xv que nous éditons partiellement).

42 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


doux baisers et chastes embrassements, ains demeurait aucu-nement [en quelque façon] courbée en elle-même.


La seconde est une secrète, subtile et inconnue image, que l’âme retient de la volonté de Dieu, qui empêche de la contempler essentiellement.


La troisième est [que] quelquefois elle ne regardait son Époux sans hésitation comme vraiment présent, et comme plus présent qu’elle-même, plus dedans elle qu’elle-même, plus elle qu’elle-même, mais comme en Paradis, ou quelque part plus éloigné d’elle qu’elle ; d’où advenait que ni la foi n’était si vive, ni l’espérance si grande, ni l’amour si brûlant, ni les familiarités si très-admirables, comme autrement elles eussent été. Je n’entends pas qu’elle découvre toutes ces fautes parfaitement devant que de venir au degré suivant, pour ce qu’à grand peine peuvent-elles être connues devant que par l’Esprit de Dieu elles soient amendées.


Et d’autant que toutes ces trois imperfections sont directement contraires aux trois points et perfections traitées aux prochains chapitres, nous en parlerons ensemblement, comme étant les uns les remèdes des autres.


v. Second point. Du trop grand bouillonnement des désirs et de l’écoulement d’iceux fervents désirs et actes en Dieu, où est mon-trée une subtile et essentielle élévation d’esprit


Nous n’entendons pas, par ce trop grand bouillonnement de désirs, blâmer ici les saints désirs qui sont en Dieu en leur essence, ou en tant qu’ils sont bien réglés, mais en tant que mal réglés, ou accompagnés de quelque circonstance empêchant leur plénitude ou plein accomplissement et déification par une totale entrée, absorbissement [absorption] et mort en Dieu. Cet empêchement est le trop grand bouillonnement, à savoir actif : je dis actif pour exclure le passif, qui est doux, sans bruit, sans actes, profond et déiforme ; mais au contraire, cet [empêche-ment est] actif, impétueux, remuant, superficiel et sentant trop l’homme, la nature et l’opération naturelle et humaine.

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Et ces deux désirs sont semblables à deux eaux dont l’une est bouillante, impétueuse, faisant grand bruit, et toutefois n’est pas creuse ; l’autre douce, sans bruit et rassise, et toutefois bien profonde. Dont ce bouillonnement des désirs, bien qu’au commencement il était bon, est ici néanmoins vicieux, et doit être retranché 57. Non qu’il faille laisser les bons désirs, mais l’imperfection d’iceux ; non qu’il les faille quitter, mais accom-plir ; ni les perdre, mais purifier, et parfaire en Dieu, comme la semence n’est pas perdue pour être jetée en son lieu, mais se change et se multiplie. […]


Là où se voit comme ceux se trompent, qui pensent qu’il faille toujours opérer et produire des fervents actes ou aspi-rations ; et encore davantage ceux qui estiment telle façon de faire la vraie union, et condamnent le contraire comme chose quasi-injuste et oisiveté vicieuse, ce qui est contraire à la doctrine de saint Denys sus-alléguée au chapitre second, le-quel ailleurs dit encore : « Il faut retrancher toutes nos opérations intellectuelles, pour nous darder [nous élancer] (comme il est convenable) au rayon superessentiel. » Le même disent tous les docteurs mystiques. Mais ceci se dira en son lieu 58.


Or l’âme, ayant trouvé cette faute et empêchement en son chemin et union, y remédie par un écoulement de ses fer-veurs en Dieu 59, non qu’elle y fasse quelque chose, mais qu’elle souffre en elle telle opération.


Cet écoulement d’ardents désirs en Dieu est un change-ment de l’amour pratique pour le fruitif, et est le final repos et parfait accomplissement des désirs en Dieu, où le désir est absorbé et changé en possession.


Ce mot « écoulement » contient deux choses, à savoir la mort et la vie, ou bien la perte et le gain, pour ce qu’en tant que la ferveur coule hors de l’âme, elle s’assoupit et meurt, s’évanouit et se perd ; mais en tant que cela se fait en Dieu,


  1. Une « explication admirable » pour Madame Guyon, qui cite tout le début de ce chap. v (Justifications, XV. « Non-désir », § 32), bien entendu sans les ajouts d’Osmont.

  2. Renvoi en marge au chap. xiv.


  1. Renvoi en marge à Harphius.

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elle s’augmente davantage, et vit plus que jamais. Et pour ce je ne dis pas « anéantissement » comme s’ils étaient anéantis en Dieu, mais un écoulement en Dieu, comme étant en lui préservés, aussi je ne dis pas une préservation des désirs, mais « écoulement » pour montrer qu’ils 60 ne sont plus sentis dans l’âme pour être subtilisés et pour la vive et suave opération de Dieu en elle, lequel change ainsi les désirs en la chose désirée 61.

Or ce changement contient trois choses, à savoir une claire manifestation de la chose désirée, un remplissement des désirs et un évanouissement de ces désirs.


Touchant la première, cette manifestation de la chose dési-rée, qui est Dieu, ne vient pas toute à la fois, mais petit à petit et comme par degrés, selon l’accroissement de notre amour. Car au commencement Dieu est dans l’âme, mais elle ne le sait point ; après, il s’y montre, mais obscurément ; en après, plus clairement, mais sous quelque ombre ; et enfin, très claire-ment, sans ombre, comme en plein midi. Tous lesquels degrés nous sont montrés aux Cantiques par l’épouse. Car le premier nous est montré quand elle dit : Je l’ai cherché, et ne l’ai pas trouvé  62. Là où on voit deux choses, à savoir que Dieu était en elle, et qu’elle ne le savait point ; l’une desquelles est prouvée par ce mot cherché puisque, comme est clair, et selon le dire de saint Augustin, elle ne le chercherait et même ne le pourrait pas chercher sans lui ; l’autre, à savoir qu’elle ne savait pas qu’il fût en elle, est claire par ce mot pas trouvé.



  1. Suppression ici des longues explications du mot « écoulement » présentes dans l’édition Osmont, dont des observations d’expérience : « Et pour autant que l’âme n’a pas de coutume et ne peut encore opérer et voir purement spirituel-lement, mais avec quelque mélange de sentiment ou aide de quelque image ou forme, de là advient qu’elle ne peut voir ni comprendre ses désirs ainsi spiritualisés, épurés et déiformes. […] Par cet écoulement, elle est merveilleusement purifiée, étendue, et totalement abstraite ; et ainsi incapable des choses concrètes. […] D’ici advient que les personnes spirituelles ne s’aperçoivent souvent de ce qu’on leur dit ou fait, ni de ce qui est à l’entour d’eux. »


  1. « Il faut que, lorsque l’âme est transformée en Dieu, tout se transforme en elle » (note des Justifications à l’« explication admirable » citée par Madame Guyon).

  2. Ct 3, 1.

Benoît de Canfield

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Le second degré de cette manifestation nous est montré quand Dieu se montre être dans l’âme, mais obscurément, et plutôt par quelques effets, comme fervents désirs et bonnes ins-pirations, que non par quelque connaissance essentielle. […]


Après cette si parfaite manifestation, ensuit le remplisse-ment des désirs, et ce conséquemment ; car à même mesure que cette manifestation s’augmente, le désir se remplit, tel-lement que, quand la manifestation est parfaite, le désir est totalement rempli. Au commencement, en ce grand et ardent désir, Dieu était, bien qu’il ne se montrât qu’obscurément ; lequel désir d’autant plus qu’il s’augmentait, d’autant plus Dieu s’y manifestait tant pour sa grande splendeur, gloire et familiarité, que pour la capacité plus grande de l’âme. Telle-ment qu’en fin, le désir étant très grand et parfait, il s’y montre parfaitement, dont l’âme, le voyant comme tout à plein en elle-même, a tout ce qu’elle demande, et son désir est tout ac-compli et est semblable au vase ou éponge qui, jetés en la mer, sont entièrement remplis, lesquels tout ainsi qu’étant pleins ne peuvent plus recevoir.


Ainsi le désir rempli et contenté ne peut plus désirer, car comme ainsi soit que nulle chose ne peut plus recevoir qu’elle en a la capacité, selon le dire du philosophe : « Tout ce qui est reçu est reçu selon la capacité de ce qui le reçoit 63 », s’en-suit que le désir ne peut plus rien désirer, étant rempli. Car comme la capacité du vase est la dimension de sa concavité, ainsi la mesure du désir est la force de son vouloir ; et comme, cette concavité étant remplie, le vase est plein, ainsi le vouloir satisfait, le désir est content, donc ce vouloir, par cette mani-festation de Dieu en l’âme, est satisfait, et par conséquent le désir rempli, tout acte particulier effectué, et toute opération consommée en sa fin.


D’où nécessairement s’ensuit le troisième point, à savoir l’évanouissement de tels désirs, actes et opérations, pour que, quand le désir est rempli, il s’évanouit et n’est plus : quand les




63. Saint Thomas, Somme théologique I, q. 75, art. 5.

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actes sont effectués, ou opérations consommées en leur fin, ils ne sont plus, car, comme le grain ayant produit le blé n’est plus, ainsi ces désirs, actes et opérations, ayant produit leur effet, à savoir la possession de Dieu, ne sont plus.


Mais, toutefois, comme le grain, bien qu’il ne soit plus en sa forme, il est toutefois bien en sa substance, ainsi ces désirs, actes, etc., bien qu’ils ne soient plus en leurs images, toute-fois ils sont en leur essence. Et comme celui-là, pour produire son effet, perd sa forme, aussi ceux-ci. Et comme la substance du grain n’est morte, mais vivante en son effet, ainsi est-il de ceux-ci, car, comme le grain se change en blé, de même le désir en la chose désirée. Et bien que le désir et les actes ne soient plus, mais sont évanouis, toutefois leur essence est conservée en Dieu, car tout ainsi que, bien que la glace s’éva-nouisse quant à sa forme, sa substance toutefois est conservée dans l’eau en laquelle elle est transmuée, ainsi les désirs, actes, etc., bien qu’ils s’évanouissent quant à leur image, leur essence demeure toujours en Dieu, où ils sont consommés.


En tel évanouissement de désirs, elle demeure plongée en l’abîme de la divinité de son tant désiré et amoureux Époux. Rien de beau ne lui manque après telle manifestation, nulle douceur ne lui défaut après tel remplissement, nul empêche-ment d’union [ne] se rencontre après tel évanouissement. Par cette manifestation, elle voit Dieu comme à découvert, en ce remplissement le reçoit en elle et par cet évanouissement toute dénuée, se conjoint à lui. Toute beauté y est montrée aux yeux de l’épouse, laquelle la ravit en admiration ; toute suavité infuse en son intérieur, qui la confit en douceur ; tous secrets quasi lui sont découverts, qui la font étonner. Rien n’est si beau que cette vision, rien si plaisant que cette douceur, rien si étroit que cet embrassement. […]

Benoît de Canfield

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vi. Troisième point. De la parfaite dénudation d’esprit


Dénudation d’esprit est une divine opération purifiant l’âme et la dépouillant entièrement de toutes formes et images, des choses tant créées qu’incréées, et la rendant ainsi toute simple et nue, et la fait capable de contempler sans formes.


Premièrement, je l’appelle « divine opération » pour exclure l’humaine, pour ce que nulle telle ne peut effectuer cette dé-nudation. La raison est que nulle opération humaine ou acte de notre esprit peut être sans formes ou images, pour ce qu’ils sont nécessairement formés et imaginés devant qu’être pro-duits. Aussi toute chose opère selon son naturel, mais toute opération humaine est imaginative. Donc elle opère par image, et par conséquent ne peut opérer cette dénudation et abstrac-tion, car, comme un contraire ne peut opérer son contraire, comme les ténèbres ne peuvent produire la lumière, le froid le chaud, la mort la vie, ni l’amertume la douceur, ainsi l’opéra-tion imaginaire ne peut effectuer celle qui est abstractive 64 et vide de toutes images.


Tant s’en faut que plus qu’on tâcherait de ce faire, et plus on s’en trouverait éloigné, car comme celui qui marcherait sur la terre molle pour la rendre unie, la ferait plus rude par les ves-tiges qu’il y laisserait imprimés, de même celui qui, par propre acte, voudrait aplanir son âme et la rendre polie et dénuée d’images, l’en remplirait davantage par l’impression des ves-tiges de ses propres actes. Et comme l’eau, plus qu’elle se meut, et plus elle est éloignée d’être calme et recoye [tranquille], ainsi plus l’âme se meut par son propre acte et plus elle est éloignée d’être abstraite. Et comme l’eau doit cesser de sa motion pour être calme et polie, ainsi l’âme doit désister de sa propre opé-ration pour être nue et abstraite.


Toutefois cette désistance, ou cessation d’opération, ne se peut faire utilement et en Dieu par l’âme seule ; ains l’opé-ration de l’Esprit de Dieu y est nécessaire pour élever et sus-




64. Abstractive : qui tire hors de soi (du latin abstractio).

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pendre ses puissances, et les faire cesser de leur naturelle opé-ration, et comme expirer en Dieu.


Là où plusieurs âmes se trompent qui, sans être élevées et attirées de Dieu, cessant de toute opération, demeurent bien en une certaine abstraction, mais ce n’est que naturelle et en leur pur esprit, l’estimant toutefois surnaturelle, jugeant une fausse et mauvaise oisiveté être l’union avec Dieu. De quoi sera parlé ci-après, chap. xiv.


En outre, je dis « purifiant l’âme, etc., et la rendant ainsi toute simple et nue, la fait capable de contempler sans images », aux-quelles paroles sont contenus deux effets de cette dénudation, à savoir purgation et illumination. Purgation pour ce qu’elle purifie l’âme de toutes images, illumination pour ce qu’elle la rend capable de voir sans icelles les choses spirituelles. Toute-fois, comme sera dit en la fin, elle ne doit jamais laisser l’objet de l’humanité et Passion de notre doux Rédempteur, lesquelles, comme elles peuvent compatir avec la vraie dénudation ou anni-hilation, sera [seront] montrée[s] aux chapitres xi, xiii et xvii.


Or cette dénudation 65, par son premier effet de purgation, particulièrement, et sur toutes autres impuretés, purge l’âme d’une très secrète image que toujours elle retenait de la volonté de Dieu, qui est la deuxième faute occulte susdite de contem-plation mentionnée au quatrième chapitre. Laquelle image était si subtile, déliée et spirituelle, qu’en la volonté intérieure jamais l’âme ne s’en apercevait, mais se persuadait que, pure-ment et sans voile ou image, elle contemplait cette volonté en son essence ; et même ne se pouvait jamais apercevoir de cette image, jusques à tant qu’elle eût été purgée, pour ce qu’elle ne peut connaître telle image jusques à tant qu’elle voie l’Esprit.


65. « …rend capable de voir sans images les choses spirituelles. La purgation se fait par le feu d’amour, l’illumination par l’inaccessible lumière de Dieu, lesquels, bien que toujours elle les opère tous deux, toutefois plus l’un en un temps ; et plus l’autre en un autre, savoir est : au commencement la dénudation opère plus en l’âme par purgation et en la fin par illumination. Le premier s’opère quand l’homme retient encore quelque chose du sien, le second quand il est tout anéanti. Or cette dénudation… » (Version primitive Osmont, remplacée par une phrase préparant le lecteur au Traité de la Passion, ajout qui n’est pas de Benoît).

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Or elle ne peut voir l’Esprit, tandis qu’elle a quelque image, pour ce qu’aussi telle image est le dernier cercle de sa capacité ou l’étendue de son esprit, et par ainsi outre icelle ne peut voir ni entendre, et ainsi n’a aucune capacité de juger de cette capacité, à savoir si elle est image ou pur esprit. Finalement, pour ce qu’une chose imparfaite n’est [pas] connue pour imparfaite à celui qui ne sait chose plus parfaite. Mais l’âme ne savait la chose plus parfaite, pour être cette image la chose la plus haute et pure qu’elle eût jamais contemplée 66, et par conséquent ne la pouvait reconnaître pour imparfaite, bien que, quand elle en a été purgée, elle ait connu l’avoir été. Si on me demande com-ment elle s’en défait, puisqu’elle ne la connaît pas, je réponds (comme dessus) que c’est par le feu d’amour, qui toutefois est opération divine, et non pas sienne, et en laquelle elle est plus passive qu’active.


Cette opération d’amour divin est si interne, intrinsèque et puissante et efficace, qu’elle opère plus vivement en elle que ja-mais elle n’avait encore senti ; et si fort est ce trait qu’il tire l’âme encore plus hors d’elle que jamais. Si ardent est ce feu d’amour qu’il consume en elle toute impureté. Et finalement, si étroite est cette union qu’elle est toute abîmée en Dieu, où toutes ses imperfections sont noyées, consumées et anéanties. […]


Voire, ayant parfaitement connu qu’il est tout et qu’elle n’est rien, et qu’en lui est toute beauté, bonté et douceur, et qu’en elle n’est rien qu’amertume de malice, elle demeure, réside et vit uniquement en lui, et rien en elle-même 67, d’où suit qu’elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu et toute Dieu, et rien en elle-même, rien à elle-même, rien pour elle-même, rien elle-même. […]









  1. Parce que cette image était la chose la plus haute et pure qu’elle eût jamais contemplée.

  2. Renvoi en marge à Bonaventure, en fait Jacques de Milan.

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vii. Quatrième point. De la proximité, ou continuelle proche vision, et assistance de la fin heureuse


Après cette dénudation d’esprit, vient le quatrième et der-nier degré de ce moyen, à savoir la proximité, ou proche as-sistance de cette Essence, qui n’est autre chose qu’une conti-nuelle présence et habitude d’union entre Dieu et l’âme son épouse, en laquelle l’âme revêtue de Dieu, et Dieu de l’âme sans se retirer, et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre ; car qui demeure en charité demeure en Dieu, et Dieu en lui 68.


Là où l’âme poursuit l’Époux avec tant de légèreté, vitesse, force et impétuosité, et court après lui avec tant d’avidité, soif et insatiabilité, lui étant conjointe par une si amoureuse inclina-tion et indissoluble adhésion qu’ils pourraient sembler le corps et l’ombre, l’âme suivant l’Agneau, quelque part qu’il aille 69, l’odeur, douceur, et beauté duquel l’ont tant fait courir après lui, l’ont tant enivrée et si violemment ravie que du plus profond de son cœur, elle s’abhorre elle-même et s’éloigne infiniment de toutes pensées d’elle-même et de tout sentiment de douceur, pour comprendre la totalité de cette substance, pour s’y plonger éternellement, s’y perdre irrécupérablement et y mourir totale-ment, et ce pour le nu amour d’icelle Essence ; et hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pen-sée d’elle-même, ou qui lui donne à savoir qu’elle est une et son Époux un autre, auquel elle désire plus que sa vie avec toutes créatures d’être fondue, liquéfiée, consumée, et anéantie.


Ici elle s’étend et reçoit cette Essence en elle, non comme un vase reçoit quelque chose, mais comme la lumière de la lune celle du soleil. Ici elle étend ses purs et candides [sincères] bras pour plus étroitement embrasser et étreindre son Époux, mais en est plus étroitement embrassée et étreinte. Ici, elle ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme ; ains [mais], au contraire, s’en trouve être heureusement absorbée et




  1. I Jn 4, 16.


  1. Ap 14, 4.

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ne sait que faire pour satisfaire à l’impétuosité de cet amour : seulement elle demeure en une pure, simple et constante conversion et adhésion à Dieu, auquel elle demeure si immua-blement fichée que (comme parle l’Apôtre 70) elle s’en revêt, car, par ce fixe regard, elle le voit seulement.


Par cette simple conversion, elle se divertit de toutes créa-tures, et par l’immutabilité d’icelle, elle les oublie toutes. Reste donc que ses puissances soient [si] uniquement occupées en lui qu’elle n’entende ni aime, ni remémore que lui ; et ainsi vraiment (comme dit l’Apôtre 71) elle le revêt et se transforme en lui. Car, comme d’un côté l’âme avec toutes ses forces est ouverte à Dieu, ainsi de l’autre côté lui, avec ses immenses douceurs, ne cesse pas de s’infondre [s’introduire] en elle. Et d’autant plus simplement qu’elle se convertit à lui, d’autant plus abondamment il s’infond et tant plus simplement elle se convertit à lui, tellement que par une merveilleuse réci-procation d’amour ils s’entre-reçoivent, s’entre-embrassent, et se possèdent l’un l’autre. D’ici donc, et de cette simple et constante conversion à Dieu, vient cette habitude d’union ou continuelle assistance de l’Essence divine.


La différence de ce degré et de l’autre de dénudation d’es-prit est principalement en tant que l’autre n’est que l’union simple, mais en celui-ci est l’habitude et continuation d’icelle.

Les causes de cette continuation sont lumière et amour. Car non seulement elle trouve ici que Dieu est en elle, mais aussi qu’il n’y a rien en elle que lui. Tellement qu’elle a tant habité en l’abîme de son rien et le connaît si bien que, par même moyen, elle voit que le même est de toutes autres choses qui, pour sembler quelque chose, lui causaient ténèbres. Et avec cela cette connaissance est confirmée et pratiquée par l’amour, qui est si fervent et si attrayant qu’il ravit, liquéfie et fond l’âme en telle sorte qu’étant par icelui absorbée, engloutie et liquéfiée en Dieu, toutes les autres choses sont semblablement fondues, liquéfiées et anéanties.



  1. Rm 13, 4 ; Ep 4, 24.


  1. Ep 4, 14.

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D’où arrive (comme est dit) qu’elle ne peut voir autre [chose] que Dieu ; et d’autant que ces causes sont habituelles, leur effet l’est pareillement, car cette annihilation est si parfaite et habituelle en l’âme en ce degré ici que, toutes choses ré-duites à rien, elle demeure en l’oraison, comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité [rien 72], sans pouvoir bien voir ni comprendre chose aucune, ni même elle-même, quand elle y est parfaitement ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière.


Or en cette lumière est aussi l’amour (non comme une autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu’elle ne cause nul mouvement dans l’âme qui puisse empêcher cette sérénité, ains [mais] au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu’elle se fond, liquéfie et s’évanouit davan-tage, et sa tranquillité et sérénité en est augmentée.


Cette vaste solitude de nihilaité est cette solitude de laquelle l’Époux dit : Je la mènerai en solitude et parlerai à son cœur 73.


Et d’autant que cette immense spaciosité de nihilaité lui est maintenant comme habituelle pour en avoir vu le fond par expérience, et pareillement cet amour pour être fondue et transformée en icelui, de là advient que leur effet est comme continuel, à savoir l’habitude d’union, ou continuelle assis-tance, et proche vision de cette Essence.


Et ainsi est chassée la dernière susdite faute secrète de contemplation mentionnée au quatrième chapitre, qui était que quelquefois l’âme ne regardait pas son Époux comme vraiment présent et plus présent qu’elle, plus dedans elle qu’elle-même, plus elle qu’elle-même, mais comme en Paradis ou en quelque lieu plus éloigné d’elle qu’elle ; car toute cette imperfection est ici corrigée, attendu que, par ce degré, l’âme a découvert en elle et expérimentalement goûté comme son Époux est plus dedans elle qu’elle-même et que, par ce degré



  1. Rien convient mieux que néant, nullité ; Lexique [O].


  1. Os 2, 14.

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de continuelle et habituelle union, elle s’y exerce toujours sans en plus douter ni hésiter.


De sorte qu’une telle âme vit toujours en lumière, toujours avec l’Époux céleste sans que les ténèbres, la mort ou le diable lui puissent nuire ou s’approcher d’elle ; ains [mais] le diable sortira de devant ses pieds ; la mort s’enfuira devant sa face et les ténèbres ne seront obscurcies de toi, et la nuit sera éclaircie comme le jour : telles que sont les ténèbres, telle est la lumière 74 ; les ténèbres (des œuvres extérieures) ne seront pas obscures avec toi, et la nuit (de la vie active) sera illuminée comme le jour (de la vie contemplative) ; ses ténèbres seront tout ainsi comme sa lumière.


Et voilà la vraie vie active et contemplative non pas séparées comme quelques-uns pensent, mais jointes en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi contempla-tive, ses œuvres extérieures intérieures, corporelles spirituelles et temporelles éternelles, faisant ainsi de deux choses une 75.


viii. Second moyen. Que ce moyen n’est autre chose que la volonté de Dieu, manifestée par l’annihilation, laquelle a deux points, connaissance et pratique, et du premier point.


Ce second point 76 est (comme dessus est dit) plus éloigné du sentiment, plus supernaturel, plus nu et plus parfait que l’autre. Car là où l’autre opère nuement et supernaturelle-ment, alors seulement, ou au moins principalement, quand l’âme est tirée hors d’elle par la force du susdit actuel trait de la volonté de Dieu, celui-ci le fait aussi quand tel trait n’est si actuel, mais virtuel. L’autre moyen est spirituel, nu et superna-turel, alors que l’âme est élevée et dénuée, mais cestui-ci quand on est même extérieurement empêché des images et occupé ès affaires, ce moyen rendant les choses extérieures intérieures, corporelles spirituelles, et naturelles supernaturelles.





  1. Ha 3, 5 ; Ps 138, 12.


  1. Ep 2, 14.


  1. Moyen (Osmont, en accord avec le plan annoncé).

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Mais ici premièrement, j’avertis que ce moyen doit être bien entendu, et qu’il n’est pas convenable à ceux qui ne sont bien illuminés et qui ne l’entendent très bien.


Or ce moyen-ci ne sera autre que le commencement et la fin, à savoir cette volonté de Dieu, laquelle (comme est dit) il ne faut jamais laisser, et sera ici ce point manifesté par un autre, son contraire, à savoir de l’annihilation, à ce qu’ainsi les deux contraires se découvrent et se manifestent mieux l’un l’autre 77.


Donc pour être uni à cette volonté essentielle, il la faut tou-jours voir ; pour la toujours voir, il ne faut rien voir qu’icelle ; pour ne rien voir qu’icelle, il faut savoir qu’il n’y a rien qu’icelle et vivre selon ce savoir.


Deux points donc sont requis en affaire, savoir est de connaître qu’il n’y a rien que cette volonté et de pratiquer cette connaissance, lesquels deux points seront tout le sujet de ce deuxième moyen, et seront parfaits et accomplis seulement par et en cette volonté sans en jamais sortir.


Donc, touchant le premier, cette volonté nous montrera et enseignera qu’il n’y a rien qu’elle, et ce très facilement et clairement, si considérons qu’est-ce que c’est. Car puisqu’elle n’est autre que Dieu même, s’ensuit qu’il n’y a rien qu’elle. Que cette volonté est Dieu même, a été montré au premier chapitre, et qu’il n’y a rien que Dieu ; maintenant convient à le déclarer, qui est chose si évidente que tant la raison et phi-losophie que les docteurs en théologie, comme aussi la sainte Écriture et les exemples nous le montrent.


Car premièrement la raison nous dit que nous ne pouvons être que rien (comparés à l’être de Dieu indépendant) puisque Dieu est infini ; car si nous étions quelque chose, Dieu ne serait pas infini, car là son Être aurait fin où le nôtre commencerait.






77. Les chap. iv à vii et viii à xv s’opposent s’il s’agit de l’exposé objectif d’union avec Dieu suivi de celui, subjectif, d’annihilation, c’est-à-dire des aspects positifs puis négatifs de la vie suressentielle (Mommaers cité par [O], no 3).

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En outre, l’Être et le bien est une même chose 78 ; si donc l’homme a l’être, il est bon ; mais il n’est pas bon, car il n’y a personne qui soit bon que Dieu seul  79 ; ergo, il n’a pas l’être. […]


Les philosophes aussi savaient cette vérité, quelques-uns assurant qu’il n’y a qu’un Être qui fût vraiment Être. Les doc-teurs aussi affirment le même, car saint Bonaventure et saint Jérôme disent que « Dieu seul est vraiment, à l’essence duquel notre être étant comparé n’est pas 80. »


Davantage, l’Écriture prouve le même, car quand Moïse demanda à Dieu qu’il dirait à Pharaon qui l’aurait envoyé, il répondit qu’il dit : Celui-là est qui m’a envoyé  81, et au Cantique de Moïse : Voyez que je suis seul  82. Et en l’Évangile il est écrit : Je suis qui me donne témoignage de moi-même, et : Je suis, ne crai-gnez point  83. Et en un autre endroit est écrit : Je suis qui suis 84. En tous lesquels passages il y a une grande emphase en ce mot : Je suis. Saint Paul aussi, après avoir parlé de la grandeur du Fils de Dieu, vient à dire : Il s’est anéanti soi-même, ayant pris forme de serviteur, fait à la semblance des hommes, et trouvé en figure d’homme 85. Que si le Fils de Dieu pour s’être fait homme s’est anéanti et fait rien, donc l’homme n’est rien.


Exemples ou figures de ceci étaient montrés en l’appréhen-sion de Notre Seigneur, où incontinent qu’il dit : Ego sum 86, tous ses ennemis tombèrent par terre à la renverse, nous enseignant que, quand il est question de l’être de Dieu, tous les autres êtres tombent à la renverse, s’anéantissent et ne sont plus. Où il y a cinq choses à remarquer touchant cette chute à la renverse.



  1. Fréquente affirmation aristotélicienne chez saint Thomas.


  1. Mc 10, 18 : Mais Jésus lui dit : « Pourquoi m’appelez-vous bon ? Il n’y a que Dieu seul qui soit bon » (trad. Amelote, 1688). (Aussi saint François appelait-il « Jean » son médecin, dont le nom était Bonjean.)


  1. Citation fausse, v. note 9, [O].


  1. Ex 3, 10.


  1. Dt 32, 12.


  1. Jn 8, 12 ; Mc 6, 13.


  1. Ex 3, 14.


  1. Ph 2, 7.


  1. Jn 18, 5.

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Premièrement, qu’ils ne pouvaient aller plus avant, montrant que, quand Dieu demande son droit d’être infini, notre être, qui par orgueil s’avance et s’agrandit, ne se peut plus avancer.

Secondement, non seulement ils ne purent s’avancer, mais tombèrent à la renverse, nous enseignant que, quand la vérité est connue, non seulement notre être ne se peut avancer, mais aussi se désavance et va en arrière, car ils ne tombèrent pas devant, mais en arrière, comme la fausseté non seulement ne s’approche point de la vérité, mais aussi s’enfuit d’elle comme la cire se fond devant la face du feu 87.


Troisièmement, est à noter que non seulement ils ne s’avançaient pas et allaient en arrière, mais aussi tombaient par terre, montrant que l’Être de Dieu non seulement fait que notre être orgueilleux n’aille en avant et qu’il aille en arrière, mais aussi qu’il tombe en bas, à savoir en son non-être, et s’anéantit du tout.


Quatrièmement, est à considérer que ceux-là étaient ses ennemis, et qu’ainsi sont tous ceux qui par orgueil veulent anticiper sur l’Être de Dieu.


Finalement, non seulement ils étaient ses ennemis, mais aussi l’allaient appréhender, garrotter, lier, ôter ses forces et le mettre à mort pour prouver et avérer qu’il n’était pas Dieu, et de même font spirituellement ceux qui veulent avoir l’être auprès de l’être de Dieu.


Si ici on me demande : « Qu’est-ce donc la créature ? », je réponds qu’elle n’est qu’une pure dépendance de Dieu. Si derechef l’on me demande : « Qu’est-ce que c’est que cette dépendance ? », je réponds que c’est une telle chose qui ne se peut expliquer par parole, mais par quelque similitude l’on en peut savoir quelque chose. Donc la créature est telle envers Dieu que sont les rayons envers le soleil, ou la chaleur envers le feu, car comme ces choses-là dépendent si entièrement de leur origine que sans le soutien et continuelle communication de lui, elles ne pourraient subsister, ainsi la créature dépend



87. Ps 67, 3.

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si totalement du Créateur que sans sa continuelle manuten-tion [conservation dans le même état] elle ne pourrait être. Et comme ces choses se doivent référer entièrement à leur origine, comme les rayons au soleil et la chaleur au feu (selon la maxime : « Tout être qui est tel par participation est référé à l’être qui est tel par essence »), ainsi la créature se doit référer entièrement au Créateur. Et par conséquent, comme tout ce qui est aux rayons et chaleur ainsi référés, est le même soleil et feu, de même tout ce qui est en la créature est le même Créateur. Et pour ce tout ainsi qu’incontinent que le soleil se cache et se retire, les rayons ne sont plus, de même, si Dieu se cachait et se retirait de la créature, elle s’évanouirait. Mais comme les rayons et chaleur (bien que tout ce qui est en eux soit soleil et feu) néanmoins ne sont pas essentiellement soleil et feu, considérés en eux-mêmes, ains [mais] une certaine dépendance ou étincelle d’iceux, ainsi la créature, bien que tout ce qui est en elle soit Dieu, toutefois elle n’est pas Dieu, considérée en elle-même.


Si on me dit que la créature, si elle est une dépendance de Dieu, donc elle est quelque chose, je réponds qu’elle est et qu’elle n’est pas, tout ainsi comme ces rayons et cette chaleur ; car si on regarde les rayons sans voir le soleil, ou la chaleur sans voir le feu, ils sont ; mais si on regarde le soleil même ou le feu, il n’y a plus de rayon ni de chaleur, mais tout est soleil et tout feu. Ainsi si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n’y a plus de créature 88, car comme le soleil s’attribue et s’approprie tous ses rayons comme lustres issus et sortis de lui, et comme il les révoque à leur ori-gine, sa grande lumière les absorbe, annihile et rédige [réduit] en rien, de même le Créateur s’attribue et s’approprie la créa-ture, comme quelque étincelle sortie de lui et la révoque à soi comme à son centre et origine, et en son infinité l’annihile et réduit à rien. Voilà donc comme la créature est quelque chose





88. Hardiesse qui justifie une longue note d’Orcibal évoquant Eckhart. Can-field s’exprime dans ce chapitre sans laisser paraître le vécu mystique qui cependant en est la base.

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considérée à part, mais rien considérée en l’immensité de Dieu et son être infini, auprès duquel elle n’est point.


Donc d’autant qu’ici est question de trouver Dieu et cette infinie Essence, il ne faut [pas] considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme. Et voilà donc succinctement prouvé que Dieu est toutes choses, et qu’il n’y a rien que lui, qui est le premier point. Maintenant donc est à parler du second, qui est touchant la pratique de cestui-ci.


ix. Que l’homme est la source de tout erreur et du trop grand avancement de l’être des créatures, et ce par ces ténèbres, et non par son être ; lesquelles ténèbres annihilées, tout cet erreur [sic] est aboli ; que telle annihilation ne peut être active, ains passive.


Ayant donc par le premier point trouvé qu’il n’y a rien que cette volonté essentielle, et qu’elle est tout, il faut voir par le second la pratique de ceci, à savoir comment il faut vivre en cet anéantissement, nihilaité des créatures, et continuelle contemplation de ce Tout. Car il y a beaucoup à dire entre cette connaissance et la pratique, voire tant qu’il s’en trouve beaucoup qui ont l’une, mais peu qui font l’autre, car beau-coup vous diront qu’il n’y a que Dieu, mais presque personne ne pratique ce qu’il dit.


Or je ne trouve moyen si convenable que la même Volonté, sans la laisser aucunement. Donc quiconque veut ôter tous empêchements et entre-deux entre Dieu et soi, quiconque veut continuellement demeurer en la sublime contemplation, fina-lement quiconque veut sans cesse adhérer uniquement à Dieu et étroitement embrasser l’Époux, qu’il mette tout en premier lieu ce stable fondement, et qu’il se fie à l’immobilité, fermeté et vérité d’icelui, à savoir qu’il n’y a rien que Dieu ; puis qu’il en poursuive la pratique, en se tenant toujours en cet abîme, y faisant sa demeure, et le contemplant toujours ; et ceci par la mort ou annihilation de soi-même comme lui étant le seul

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empêchement de ceci ou la racine d’où bourgeonnent, la source d’où sourdent et la fontaine d’où coulent tous les autres 89.


Car les choses en elles-mêmes sont telles qu’elles sont, et non plus ni moins qu’elles sont en vérité, ni autres que Dieu les a faites, tellement que si elles avancent trop leur être, anticipant sur celui de Dieu et occupant sa place, cela ne vient pas d’elles, mais de nous. Et pour ce elles ne doivent [pas] mourir ou être annihilées (de quoi aussi n’avons pas le pouvoir), ains [mais] nous-mêmes, de quoi nous avons la puissance. […] Mais d’au-tant que nous-mêmes, à savoir le corps et l’âme, sont en même rang que les autres choses, ayant tel être et ni plus grand ni plus petit d’eux-mêmes 90, que Dieu leur a donné, s’ensuit que la faute de leur trop grand avancement d’eux-mêmes ne vient pas d’eux comme tels ; mais l’anticipation, tant de leur être que de celui de toutes créatures sur l’Être de Dieu, vient du péché, ténèbres et ignorance ; et pour ce il ne faut pas tuer et annihiler le corps, ni l’âme, ni autre chose, ce que ne pouvons pas faire, mais le péché, ténèbres et ignorance.


Or ce péché, ténèbres et ignorance ne savent pas s’annihiler, pour n’avoir aucune lumière, ni ne le peuvent pas faire pour n’avoir aucune puissance, ni ne le veulent faire pour n’avoir aucun amour, mais au contraire s’en vont toujours s’augmen-tant. L’homme aussi, auquel ils demeurent comme une même chose avec lui, ne le sait pas faire pour ce que ces ténèbres l’ont aveuglé, ni le peut pour ce que cette impuissance l’a affaibli, ni le veut pour ce que cette malice l’a endurci. Reste donc cette seule Volonté essentielle qui est Dieu même, pour faire ce chef-d’œuvre d’annihilation : là est la lumière qui sait, la puissance qui peut. Et la charité veut anéantir ce péché, ces ténèbres et cette ignorance, lesquelles anéanties, tous les entre-deux entre Dieu et nous, qui en dépendent comme de leur origine, sont par conséquent annihilés.






60 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Mais à ce que cela se puisse effectuer en nous par cette Volonté essentielle, il faut quelque disposition de notre côté, disposition, dis-je, non remote 91, telle qu’est celle de la vie active 92, où on faisait le bien et chassait les tentations et imper-fections en l’objet de la volonté extérieure, savoir pour ce que Dieu le veut ; mais une disposition proche, telle qu’est due en cette vie-ci, où il le faut faire en l’objet de la Volonté essen-tielle, savoir est pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, et à ce qu’il puisse être, vivre, et régner en nous, comme est de droit. Car, par là, se voit que cette disposition doit tendre au total anéantissement de soi, à ce que ce Tout puisse unique-ment être. Et pour tendre à cet anéantissement, il faut anéan-tir et faire cesser sa passion ou affection et actes imparfaits d’esprit, par et en la fixe vue de ce Tout qui les engloutit par son infinité et très vraie présence. Car cependant que l’âme demeure ainsi fichée en cette Essence, détournée de la créature et convertie à son Époux, la tentation ou passion et tous mou-vements imparfaits d’esprit d’un côté se diminuent, lâchent leur prise et s’évanouissent, et de l’autre côté la bonté infinie se montre tellement à elle, la possède, vivifie, attire et conjoint à soi de telle sorte qu’elle demeure plongée en l’abîme de cet Être infini.


Or laissant à part ces passions, affections et tentations plus grossières et palpables, pour être assez connues et pour ap-partenir à la vie active, nous parlerons ici des actes imparfaits d’esprit et mouvements intérieurs déréglés, lesquels, en notre intérieur et contemplation, sont si secrets, subtils et déliés que peu de personnes s’en aperçoivent, et ainsi le dommage qu’ils


  1. Remote : éloignée.


  1. La fin du chapitre est profondément modifiée par rapport à l’édition ori-ginelle Osmont. Cette dernière donne une « règle pour découvrir les imparfaits de contemplation », dont nous extrayons le passage suivant : « Tout mouvement et tout acte de l’âme est ici imperfection. La raison est qu’ils sont contraires à cette mort et annihilation totalement nécessaire à la contemplation supernaturelle. Car tout ce qui a mouvement ou action est en vie et n’est pas mort, et tout ce qui se mouve [meut] ou fait quelque chose est quelque chose, et par conséquent n’est pas annihilé. / Mais d’autant que ces actes, ou mouvements en ce degré sont si secrètes, que presque jamais on s’en aperçoit… »

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infèrent à l’âme est d’autant plus grand que moins elle y met ordre, pour lui être inconnus. Et pour cette cause nous en apporterons quelques-uns, et quant et quant déclarerons leur imperfection selon cette Règle avec leurs remèdes.


x. Des empêchements de cette annihilation, et de très subtiles et inconnues imperfections de contemplation


La première de ces imperfections subtiles et inconnues en cette vie superessentielle est de contester ou combattre contre les pensées superflues et distractions, et la raison est pour ce que par telles contestations, les pensées s’impriment plus fort dans l’esprit. Car comme ainsi soit que la volonté qui aime ou hait une chose, réveille l’intellect pour comprendre, et la mémoire pour souvenir d’icelle, il s’ensuit que la volonté hait et s’émeut contre ces pensées, d’autant plus sont-elles comprises de l’entendement, et remémorées par la mémoire, et plus imprimées dans l’esprit ; voilà pourquoi il ne faut pas s’émouvoir ni contester contre les pensées et distractions. Une autre raison est que d’autant plus qu’ainsi on conteste, d’autant plus y a de mouvements et actes dans l’âme, et ainsi d’autant plus est-on plus éloigné (selon notre règle) de cette mort et annihilation, puisque d’autant plus qu’on fait, d’autant plus on est.


Le remède de cette imperfection de contestation est son contraire, à savoir mépris de telles pensées et distractions, et l’annihilation de soi-même en cet abîme de lumière et vie où [soi-même] étant anéanti, les pensées conséquemment s’éva-nouiront. Car le même abîme qui annihile la personne noie aussi ces distractions. Et ne faut faire de différence entre le sentir et non-sentir de ces pensées, ains [mais] se tenir tou-jours ferme et assuré en son rien, et laisser combattre son Tout, à savoir cette volonté essentielle, son Dieu. Et cette sorte de procédure (je ne dis combat) se doit observer en cette vie supe-réminente contre toutes tentations.


Une autre imperfection en cette vie est d’attacher son esprit à quelque exercice particulier, pensant qu’il soit nécessaire d’achever telle ou telle pratique devant que se laisser tirer plus

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haut. La raison est pour ce qu’ainsi on est propriétaire de soi-même et de son exercice, tellement qu’on n’est pas libre pour s’abandonner totalement à l’Époux et suivre son trait 93, ni se dénuer comme est nécessaire pour le contempler et pour le recevoir pleinement et à toute heure en soi. Bref, on est ainsi quelque chose, ce qui est contraire à l’annihilation, sans laquelle ne se peut avoir la transformation. Donc il faut être libre sans telle particularité d’exercices, à telle fin que sans au-cun empêchement, ce grand Tout nous puisse attraire, absor-ber et annihiler, et ainsi nous transformer en lui.


En outre, est ici imperfection de retenir quelques formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, soit de la volonté de Dieu ou de la divinité, soit de sa puissance, sapience, ou bonté, voire soit de l’unité, Trinité ou de l’Essence divine, ou même de cette volonté superessentielle, pour ce que toutes telles images, pour déiformes qu’elles puissent sembler, ne sont pas Dieu même, qui n’a nulle forme ou image quelconque, où saint Bonaventure dit : « Il ne faut pas en ce lieu penser aux choses qui appartiennent aux créatures, même des Anges, ni encore de la Trinité, pour ce qu’on doit parvenir à cette sapience par le désir d’affection, et non par quelque méditation 94. »


J’excepte 95 toujours en cet endroit l’image de la sacrée Pas-sion de Jésus-Christ, laquelle je tiens pour moi devoir être tou-jours devant les yeux de notre âme, voire en cette troisième partie, comme le comble de perfection, où on voit en cette image la dénudation, en ce corps l’esprit, en cet homme-Dieu ensemblement en une simple vue, non séparément, comme ordinairement on fait : chose incompréhensible selon la seule raison, comme est l’Incarnation, et de croire que le même Dieu, qui est esprit, soit aussi vraiment corporel, et que l’im-mortel soit mortel ; et pour bien pénétrer et contempler ces merveilles en la Passion, il faut bien pénétrer l’autre de l’Incar-



  1. Trait : au figuré, ce qui touche l’âme, le cœur.


  1. En réalité d’Harphius, Éden, chap. viii. Note 10, [O].


  1. Ce paragraphe et le suivant qui annoncent l’adjonction du Traité de la Pas-sion sont bien entendu absents de l’édition Osmont.

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nation, et pour bien profonder le mystère de l’Incarnation, il faut venir à cette pratique de la Passion. J’excepte aussi les images qui sont les vifs miroirs où on voit cette même Passion, à savoir nos propres soufrances, douleurs ou mortifications, lesquelles il faut porter en l’union de cette Passion, agonisant ainsi avec le doux Jésus, et ce avec grande avidité, sans nulle-ment les rejeter. Mais de ceci je parlerai ci-après. Et pour cette pratique des images de la Passion, sert l’annihilation active, enseignée au chapitre prochain.


Il faut donc ici se hâter de se dépêtrer de toutes autres images, tant subtiles que grosses, à celle fin que l’âme nue puisse voir Dieu son Époux nu, ce qui se fait uniquement par cette annihilation et mort, pour ce que si on est quelque chose, on a quelque image, aussi pour autant que si on vit, on agit, et tout acte a image. Or cette annihilation ne se peut faire, mais la peut-on seulement souffrir ; même si on y pensait opérer et faire quelque chose, on s’en trouverait autant plus éloigné qu’on y aurait opéré, pour ce que d’autant plus qu’on opère, d’autant plus et on vit et est ; et d’autant plus on vit et est, et d’autant plus est on éloigné de la mort et non-être. Et pour ce il n’y faut rien faire, mais tout ce que nous y pouvons contribuer est de cesser de faire, et d’arrêter et assoupir notre opération, et permettre que cestui-là qui vit, nous fasse en lui mourir, et [lui] qui est, nous fasse voir en lui notre non-être.


Davantage, c’est une imperfection de désirer l’union sen-sible, comme font beaucoup, sans s’en apercevoir pour ne la connaître pas. Car bien qu’explicitement ils ne cherchent telle union sensible, encore implicitement ils le font, témoin de quoi est qu’ils ne sont jamais en repos qu’ils n’aient quelque sentiment d’union ; d’où advient qu’ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme, sans pouvoir atteindre à la pure et nue contemplation et, comme enfermés dans le pourpris 96 de nature et enclos et circuit du sens, ne peuvent sortir hors d’eux-mêmes aux choses supernaturelles, ni connaître comme Dieu est, purement esprit et vie ; et bien que quelquefois



96. Pourpris : enceinte, habitation.

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l’esprit voudrait faire quelque sortie généreuse dehors, le sens l’empêche, qui ne veut être sevré de la mamelle de sensible consolation, ains comme un animal va toujours béant après sa pâture, et hennissant après son avoine, et ainsi ne cesse qu’il n’ait abattu par son importunité l’esprit élevé.


Remède de quoi est de changer cette sensibilité en nu amour vide de tout sentiment, qui est stable, perdurable et toujours de même, sachant que Dieu n’est nullement sensible ni aucu-nement compris du sens, mais est un pur esprit. Car qui consi-dère bien ceci, verra quelle folie c’est de se vouloir unir à celui la nature duquel est infiniment plus pure que celle des anges, par le moyen du sens qui lui est commun avec la nature des bêtes ; ce que quand on aura bien vu, on permettra facilement que cet Esprit et vie amortisse et anéantisse notre sens et mort.


Plus est une imperfection de chercher quelque assurance ou connaissance expérimentale qu’on est uni. Et celle-ci est aucu-nement 97 semblable à la précédente, mais plus subtile. Car en celle-ci on se persuade et même proteste qu’on ne demande ni recherche consolation sensible, mais seulement de s’unir à Dieu en esprit, bien que de vrai on la cherche ; ce qu’appert 98 en ce que l’on n’est [pas] content, et même qu’on doute si on est éloi-gné de Dieu, jusques à ce qu’on n’ait eu quelque illumination particulière ou connaissance expérimentale, pour acertener 99 qu’on est uni. En quoi l’on fait beaucoup de fautes, car pre-mièrement on n’a pas une ferme confiance, ains une défiance en Dieu ; secondement, on ne l’aime pas d’un nu amour, ains par le sensitif ; troisièmement, on bâtit sur le sable et se fie aux sens, et s’y arrête-t-on comme sur un bon appui. Et finalement cela fait qu’on ne peut jamais sortir hors de sa terre et de soi, ni s’abandonner du tout entre les mains de Dieu.


Donc, pour obvier à ce mal, il ne faut jamais chercher assu-rance expérimentale, c’est-à-dire quelque lumière perceptible des sens, ni qui y donne quelque élancement ni le moindre at-



  1. Aucunement : en quelque façon.


  1. Ce que l’on constate.


  1. Acertener : informer d’une façon certaine.

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touchement, mais s’unir à Dieu par une vive foi et nu amour, ce qu’infailliblement se fera quand on aura permis que cet in-fini Être nous ait réduits à rien. Car n’étant plus nous-mêmes, nous ne nous fierons plus en nous-mêmes, ains voyant que Dieu est tout et partout, serons unis parfaitement à lui.


Sixièmement, en cette vie essentielle, est une imperfection d’élever son esprit comme voulant trouver Dieu ailleurs et plus haut que dans nous-mêmes, pour ce qu’il y a un aveugle-ment qui ignore que déjà l’esprit est là où il demande, à savoir en Dieu, et Dieu en lui, là où l’âme délivrée de tel aveugle-ment voit qu’elle est et vit plus en Dieu qu’en elle-même, et Dieu plus en elle qu’elle-même. Il ne faut 100 donc pas faire tel acte d’élèvement d’esprit, mais demeurant en son rien et en ce Tout, et comme ayant déjà ce qu’on demande, on la doit contempler et continuellement embrasser.


Septièmement, il se faut garder d’une très subtile tromperie par le moyen d’une image très déliée qui arrive quand l’âme ayant assez bien quitté et perdu les images de toutes les choses qu’elle a jamais vues, ouïes ou connues, elle tâche à contempler Dieu comme grand, large, spacieux et étendu d’une immense extension, employant toute sa capacité à comprendre cette sorte de grandeur, et est bien aise quand elle le peut ainsi voir, et même pense que si ainsi elle ne le voit, que sa contemplation ne le vaut guère, et tâche en cette manière de voir son infinité, ne s’apercevant pas que cette sorte de grandeur est une grandeur matérielle et non pas la grandeur de Dieu, qui est spirituelle et bien éloignée de celle-ci, laquelle n’est qu’une forme ou image composée plutôt par l’âme que par la vérité même. Et bien qu’en la volonté intérieure de la seconde partie, cette subtile image fût profitable, toutefois ici on doit voir Dieu plus essentiellement, et ce par lui-même et notre total anéantissement.



100. « …qu’elle-même. / Et non seulement cet acte procède d’aveuglement, mais aussi cause davantage d’aveuglement pour deux causes. Premièrement, pour ce que par cet acte l’homme est davantage en soi, et ainsi plus éloigné de Dieu, la lumière laquelle, étant en lui et lui cependant la cherchant comme plus éloignée de lui que lui, il s’ensuit qu’il soit plus éloigné de lui que devant. / Il ne faut… » (Osmont.)

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Et pour ce que le dévot lecteur n’oublie en ces imperfec-tions tant passées que suivantes, de quoi et de quel état nous parlons, à savoir de la contemplation en la vie superéminente, où les fautes et empêchements sont fort déliés et passent pour bon paiement, et sont reçues comme bonnes étoffes à ceux qui n’y regardent de près. […]


Huitièmement, est contre la perfection de cette vie de chercher Dieu autrement que par une simple ressouvenance, comme au chapitre xii sera montré. La raison est que la re-cherche présuppose l’absence, puisque jamais l’on ne cherche ce qu’on a déjà présent, comme cette contemplation ici pré-suppose avoir Dieu : cette imperfection vient à faute de foi, ne voyant [pas] qu’on a ce qu’on cherche. Et non seulement elle vient des ténèbres, mais aussi cause des ténèbres, et le même chercher fait qu’on ne peut pas trouver.


Toutes choses ont leur temps, dit le Sage 101. Il y a un temps de chercher et un temps de trouver, un temps de semer et un temps de cueillir ; et tout ainsi que celui qui voudrait toujours semer et tourner la terre ne pourrait jamais cueillir, de même celui qui voudrait toujours chercher Dieu par la vie pratique, ne le pour-rait jamais trouver, et en jouir en la fruitive. Car la cause même étant mal ordonnée et déréglée, non seulement ne produit pas son effet propre, mais aussi cause un effet contraire : comme de toujours semer non seulement ne produit du fruit, ains cause au contraire stérilité, ainsi est-il de cette recherche de Dieu. Mais de ceci est amplement traité au chapitre v.


Le remède de quoi est de trouver et de posséder Dieu par la perte et anéantissement de soi-même en une simple res-souvenance de lui.


Neuvièmement est ici imperfection de désirer Dieu comme s’il était absent, et ce pour semblables raisons que dessus. Car ce qui est en désir n’est pas en possession ni fruition. Mais en cette vie essentielle, Dieu se donne en possession et fruition suivant notre portée, et pour ce, ne le doit-on désirer comme



101. Qo 3, 1.

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absent, mais en jouir comme présent. En ce désir est aussi un acte empêchant la totale annihilation, de quoi est naïvement parlé au cinquième chapitre et est fort utile à voir.


Dixièmement est imperfection (comme dit saint Bona-venture 102) de penser en Dieu par pensée imaginaire, pour ce qu’on ne le doit, et pour ce qu’on ne le peut faire. On ne le doit pour ce que c’est un acte qui est contraire à l’annihilation. On ne le peut pour beaucoup de raisons alléguées au second chapitre qui sont profitables à voir ; comme pour ce que Dieu est du tout surnaturel, mais la pensée est chose naturelle ; Dieu est plus grand et par-dessus nous, mais notre pensée est moindre et dessous nous, etc. Il faut donc le contempler, et non pas penser en lui imaginairement.


Onzièmement, c’est imperfection de jeter un regard en Dieu autre que la simple ressouvenance de lui comme s’il était ailleurs et non dans l’âme, et l’âme aussi en lui, ainsi que le poisson dans la mer, et l’oiseau dans l’air, au respect duquel le regard de l’âme doit être comme le patient, demeurant en son rien, c’est-à-dire que ce regard de l’âme doit être tiré hors d’elle par cette divine beauté, et non envoyé de l’âme. Car tout ainsi que le soleil frappant sur quelque corps diaphane ou transparent comme l’eau, la terre et le cristal, attire une réciproque splendeur vers lui, ainsi Dieu qui jette les rayons de son regard sur l’âme, attire vers lui un réciproque regard. Mais comme cette réciproque splendeur de l’eau et du cristal ne vient pas d’eux seulement ni de leur vertu, mais principale-ment du soleil, ainsi ce regard parfait ne vient pas principale-ment de l’âme, ni par quelque acte sien, ains [mais] de Dieu. Et comme cette splendeur n’est pas splendeur de l’eau, ains du soleil, laquelle pénétrante et clarifiante l’eau retourne vers le soleil, ainsi la lumière de ce regard n’est de l’âme, ains de Dieu et, étant Esprit, vie et clarté, pénètre et clarifie l’âme, et ainsi s’en retourne à Dieu, et quant et quant tire l’âme avec lui, laquelle ainsi est faite une même chose avec Dieu, ce qui est selon son dire : La parole qui sort de ma bouche ne retournera pas



102. Hugues de Balma.

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vide, ains fera tout ce que je voudrai et prospérera ès choses pour lesquelles je l’ai envoyée 103.


Car tout ainsi qu’au regard corporel, les choses envoient leurs formes ou espèces sensibles à l’œil 104, et puis s’en retour-nant, la vue ou puissance visible, qui ainsi en a été touchée, court et s’en retourne avec elles, c’est-à-dire adhérente et s’unis-sante à elles, concourt avec elles, jusques aux choses d’où elles venaient et qui les envoyaient — et ainsi est causée la vision d’icelles choses —, de même est-il de la vision spirituelle, où Dieu envoie des lumières déiformes, et son Esprit à l’âme, et s’en retournant à Dieu, l’âme qui en a été doucement touchée, s’unissant avec elles, concourt avec icelles.


Finalement, est imperfection de trop observer ces mêmes ou semblables imperfections, car par ainsi l’âme s’occupe trop et se rend par trop active. Donc il ne les faut pas rechercher, sinon très subtilement, à savoir par une œillade qui passe vite comme un éclair.


Or ne faut-il pas penser que tant de points apportent quelque multiplicité en cet exercice. La raison est que, bien qu’il y ait beaucoup d’imperfections, toutefois elles se remé-dient par un seul point et perfection. Car comme toutes pro-viennent d’une cause, à savoir l’être, ainsi sont-elles remédiées par une et unique cause contraire, à savoir le non-être, car comme toute imperfection s’élève quand l’homme est quelque chose, ainsi toute perfection naît quand il est anéanti, car alors Dieu seul vit et règne.


Lesquelles fautes, si à quelqu’un elles ne semblent pas telles, c’est pour leur très grande subtilité ; s’il pense qu’elles soient pe-tites, c’est pour ce que le grand dommage qu’elles apportent est très secret ; si finalement elles lui semblent plutôt perfections, c’est pour ne considérer de quel exercice on parle, à savoir de la contemplation en la vie superéminente. Laquelle comme elle est sublime, les règles doivent répondre à sa sublimité, qui est telle




  1. Is 55, 11.


  1. Selon l’optique du temps.

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que saint Bonaventure dit que « les opérations intellectuelles et images doivent être ici réputées macules 105 et causes de bronche-ment 106 ». Et pour ce, les règles de la vie active ou illuminative, ou de la méditation en icelles, ne lui sont pas propres pour être trop basses, tout ainsi que ces règles-ci ne sont pas propres pour icelles, pour être trop hautes, car comme les règles de gram-maire ne peuvent pas servir à la philosophie, ainsi les préceptes de la vie active, ou illuminative, ne conviennent pas à la vie et contemplation superéminente.


xi. De deux sortes d’annihilation : la différence de l’une et de l’autre, et comme elles servent aux deux amours


D’autant que ce dernier chapitre a enseigné cette annihila-tion seulement par le total anéantissement et par l’assoupis-sement de tout acte, évanouissement d’images, cessation de toute opération, et repos de tout mouvement, et que toute-fois il est besoin quelquefois d’user de tels actes et opérations, admettre telles images et avoir tels mouvements, comme en la rénovation d’opération en l’oraison, aux études, en la pré-dication, en la pratique de la Passion, etc., il est nécessaire de montrer aussi l’annihilation et sa pratique touchant tels actes. Car combien que, par le huitième chapitre, il soit montré que tant ces actes que toutes autres choses, ne sont rien, et bien qu’on y apprenne la science de leur rien et annihilation, toute-fois non pas par la pratique, dont l’un de ces points est autant nécessaire que l’autre en cet endroit comme dessus est dit, à celle fin de ne pouvoir jamais voir autre que Dieu seul, qui est la fin de cette annihilation.


Donc pour pratiquer ceci, premièrement j’avertis le lecteur qu’il a ici à élever son esprit pour opérer plus spirituellement, et plus je ne dis [pas] éloigné, mais contraire au sens qu’il n’a encore fait. Pour ce que là ou ci-dessus, il a simplement anni-hilé toutes choses, il le faut faire ici doublement. Car là où




  1. Macule : tache.


  1. Citation de Thomas Gallus, Victorin (?-1246).

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dessus il les a annihilées, quand elles sont évanouies, il le faut faire ici quand même elles demeurent. […]


Pour quoi faire, et pour éclaircir et élucider cette annihila-tion, est ici nécessaire d’en faire une distinction, la divisant en passive et active.


L’annihilation passive est quand la personne et toutes choses sont annihilées, assoupies et évanouies ; et l’appelons passive pour ce qu’elle pâtit cette annihilation, et de celle-ci a été parlé jusques à maintenant avec ses empêchements et imperfections au chapitre précédent.


L’annihilation active est quand la personne et toutes choses ne sont [pas] ainsi passivement annihilées, mais bien active-ment, à savoir par la lumière tant naturelle que supernaturelle de l’entendement, par laquelle on découvre et sait assurément qu’elles ne sont rien, et [qu’on] s’appuie sur cette connaissance et vérité, bien que le sens contredise.


L’une est quand il n’y reste aucune image et sentiment des créatures ; l’autre est quand il y a quelque image et sentiment, mais toutefois on connaît par cette lumière qu’elles ne sont rien. L’une consiste en connaissance expérimentale, se voyant être rédigé 107 à rien, comme est écrit : Je suis réduit à rien 108. L’autre consiste en connaissance vraie, mais non expérimen-tale selon le sens, mais bien selon l’intellect.


De ces deux annihilations, l’active est la plus parfaite pour deux causes, à savoir pour sa force et pour sa continuation. Pour sa force, d’autant qu’elle annihile toutes choses avec soi-même, non seulement quand elle est aidée de l’actuel trait de cette volonté, ou Essence divine, mais aussi, quand la personne est en stérilité, elle les annihile tout autant quand elles de-meurent, que quand elles ne demeurent pas et s’évanouissent, ce qui est un point qui doit être bien remarqué. Car par ainsi elle annihile même et les choses qui demeurent et ce qui an-nihile, à savoir son esprit et sa connaissance, avec toute son



  1. Rédigé : réduit.


  1. Ps 72, 22.

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opération, et ne permet que chose quelconque, image ou sen-timent demeure, ains Dieu seul. Pour sa force aussi, d’autant que ni la multitude des affaires extérieures, ni la multiplicité des opérations intellectuelles n’est suffisante pour empêcher cette annihilation, ou distraire la personne. Troisièmement pour sa force, pour autant que non seulement elle est éloignée des sens, mais aussi contraire, tellement qu’elle annihile les choses non seulement quand l’âme est élevée par-dessus elles, mais quand elle est même parmi elles, les regardant non autre-ment que si elle ne les regardait point.


D’où aussi nécessairement advient la continuation de cette annihilation, qui est la seconde perfection de cette annihila-tion active, lesquelles perfections de force et continuation ne sont pas si parfaitement en l’annihilation passive, qui toujours attend (comme est dit) l’actuel trait de Dieu.


Beaucoup y a qui connaissent et pratiquent la passive, mais il y a peu qui connaissent, et moins qui s’exercent en l’active ; faute de quoi, incontinent qu’ils font quelque œuvre corporelle ou spirituelle, comme l’étude, etc., ils sont débou-tés, abattus, distraits et vivent ainsi toujours en pauvreté et pénurie d’Esprit. […]


Ces deux annihilations servent aux deux amours, à savoir fruitive et pratique, qui comprennent toute la vie spirituelle. Au fruitif sert la passive, et au pratique l’active. Car comme ainsi soit que ces deux amours ne sont jamais parfaits jusques à tant que, par l’amour pratique, on puisse jouir de Dieu tout ainsi qu’au fruitif, il faut nécessairement que cette annihilation active entrevienne pour anéantir les actes de cet amour pra-tique, qui autrement seraient autant d’obstacles de telle frui-tion, et autant d’entre-deux entre Dieu et l’âme.


Donc, comme l’annihilation passive anéantit toutes choses, ôtant tout sentiment d’icelles, les transportant ainsi en l’amour fruitif, de même l’annihilation active les anéantit non moins quand elles demeurent (bien que non selon le sens) et ainsi les transporte au même amour fruitif ; tellement que l’amour qui, sans cette annihilation active, serait seulement pratique, par

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icelle est fait fruitif ; de sorte que, par cette annihilation active, on jouit continuellement de Dieu, soit qu’on opère ou pro-duise des actes, ou non ; mais comme cette annihilation active n’est pas sensible, mais seulement spirituelle et supernaturelle, ainsi la fruition à laquelle elle nous transporte, n’est pas sen-sible, ains purement spirituelle et supernaturelle.


xii. Que la perfection de l’annihilation active consiste à s’égaler à la passive, et sa pratique en lumière et ressouvenance.


La perfection de cette annihilation active consiste à s’égaler à la passive en l’évanouissement des choses, et annihilation passive selon l’esprit, non selon le sens ; et ce toujours, c’est-à-dire qu’alors elle est très parfaite quand elle annihile aussi vraiment les choses que les sens comprennent, comme si ils ne les sentaient pas, et donne autant d’assurance et repos à l’esprit et union avec Dieu parmi elles, comme parmi celles qui sont totalement absorbées et annihilées. Car par ainsi quand on voit, on ne voit pas ; quand on ouït, on n’ouït pas ; quand on a des formes et images par méditation ou ratiocination, on ne les a pas, vivant ainsi en une perpétuelle mort, et mourant ain-si en une éternelle vie, et ensevelis au triomphe de la victoire, comme ce vaillant capitaine Eléazar qui était enseveli en la gloire de sa victoire quand, oppressé dessous la bête qu’il avait tuée, il y acheva ses jours 109. Car cette bête est tout le monde sensible, lequel tuant et annihilant, on se tue et s’anéantit quant et quant soi-même, et ainsi on est comme enseveli sous icelui : et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu 110.


[…] Le sommaire de la pratique de cette annihilation consiste en deux choses, à savoir en lumière et en ressouve-nance. La lumière est généralement pour toujours. La souve-nance est pour nous relever, quand nous l’avons quelquefois oubliée et sommes distraits.


Touchant la première, cette lumière est une pure, simple, nue et habituelle foi, aidée par la raison, ratifiée et confirmée



  1. Cf. I M 6, 46.


  1. Col 3, 3.

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par l’expérience, et n’est [pas] sujette aux sens, n’y [ni] n’a au-cune société ni commerce avec iceux, voire leur est contraire, et a sa résidence, « en la plus haute partie de l’âme », et contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux.


Je dis qu’elle est « pure » pour exclure l’aide des sens, tellement qu’en vain cherche-t-on l’appui ou assurance d’iceux, auxquels il faut totalement renoncer, premièrement pour ce qu’on ne peut avoir toujours l’aide de sensible dévotion, mais cette foi doit être toujours ; secondement, pour ce que, quand on l’a, elle n’est [pas] assurée, ains incertaine et flottante, mais cette foi doit être stable. Et non seulement il faut totalement renoncer aux sens, mais aussi totalement les anéantir, pour ce que les sens sont faux et mensongers, nous faisant accroire que les choses sont ; mais au contraire cette foi est vraie, et les anéantit. Les sens sont ténébreux, nous faisant vivre en eux, mais au contraire cette foi est lumineuse, nous faisant vivre en Esprit.


Secondement, je l’appelle « simple » pour exclure toute mul-tiplicité de ratiocination, comme étant fort contraire à cette pureté de foi, premièrement pour ce qu’elle la rend humaine, mais elle doit être divine ; secondement, pour ce qu’elle la fait produire des actes, et par conséquent cause l’être, non l’anni-hilation. Troisièmement, elle cause des entre-deux et images entre Dieu et l’âme.


En outre, je dis « habituelle » [là] où il y a un grand point ou concept, et bien à remarquer, à savoir qu’elle doit être conti-nuelle, sans intermission ou relâche, pour ainsi sans cesse voir cet abîme de rien et de Tout, ce que, bien qu’il semble difficile, ce néanmoins il se peut faire comme il paraît par deux raisons : l’une est que, tout ainsi que l’ange qui est en terre est toutefois au ciel pour l’habitude qu’il a à sa place au ciel, ainsi cette lu-mière et foi, bien que quelquefois elle ne voie actuellement ce rien et ce Tout, ce néanmoins elle les voit en quelque manière par cette habitude qu’elle a de les voir. Et tout ainsi comme l’ange, en un clin d’œil, monte au ciel, ainsi cette lumière et foi, en un clin d’œil, revient à l’actuelle contemplation de

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Dieu 111 et de ce rien ; et, comme l’ange depuis qu’il est ainsi monté en sa place, il y est comme dès le commencement (et par ainsi est vérité ce qu’en dit Notre Seigneur, que les anges voient toujours la face du Père céleste 112), ainsi cette lumière, dès qu’elle voit actuellement ce mystère, elle le voit comme dès le commencement et aucunement sans en avoir été distraite. La deuxième raison est que tout ainsi comme la charité, qui est propre à la volonté, opère et aime quand même elle ne le fait pas actuellement, mais virtuellement, ainsi cette lumière et foi, qui est propre à l’entendement, opère et voit ce mystère, quand même elle semble l’oublier et en être distraite.


Quatrièmement, je dis « aidée de la raison », à savoir du pre-mier point susdit appelé connaissance, qui est fondée sur la raison, philosophie, docteurs, Écriture et exemples, comme est montré au chapitre viii. Toutes lesquelles preuves se réfèrent à ce mot de raison, dont cette foi s’aide ; à quoi n’est [pas] contraire ce que dessus est dit, que cette foi exclut toute ratiocination, car là j’entends du deuxième point, à savoir de la pratique de l’anni-hilation, qui doit être vide de toute telle multiplicité de discours, mais ici j’entends du premier point, à savoir de la connaissance, qui s’aide de cette raison et ratiocination.


Cinquièmement, je dis « confirmée par l’expérience », à sa-voir quand l’âme tirée et abîmée en Dieu se voit en ce gouffre être réduite à rien, car par ainsi sa lumière et foi est grandement augmentée, de sorte qu’il lui est fort facile toujours après de croire à cette annihilation, et par cette lumière de s’y enfoncer.


Sixièmement, je dis « qu’elle n’est sujette aux sens », etc. La raison est que tout ainsi que l’entendement n’est organisé ou attaché à aucun organe, ainsi n’est cette lumière, qui appar-tient à cet intellect, et par conséquent n’est sujette aux sens, puisque nulle puissance ne peut sentir sans son propre organe.


  1. « De même que nous ouvrons nos yeux de chair pour voir et les refermons si vite que nous ne le sentons même pas, ainsi nous expirons en Dieu, nous vivons en Dieu, et nous demeurons toujours unis à Dieu » (Les Sept Degrés… de Ruus-broec, note 11, [O]).


  1. Mt 18, 10.

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Septièmement, je dis que « cette foi et lumière est contraire aux sens » pour ce que même ils combattent diamétralement, l’un niant ce que l’autre affirme, les sens disant que telle ou telle chose est, et au contraire cette foi disant qu’elle n’est pas au prix et en présence de Dieu.


Huitièmement, je dis qu’elle réside en la plus haute partie de l’âme, pour être la place éloignée du sens, et la plus proche de Dieu, et toute la fin, comble et hauteur de l’âme.


Neuvièmement, je dis « qu’elle contemple Dieu sans aucun entre-deux » pour n’être empêchée, ains totalement affranchie et délivrée des sens et de toutes choses sensibles.


Touchant le deuxième point, cette ressouvenance est une inspiration ou un éclaircissement, un attouchement ou un élancement de la lumière divine, qui donne sur l’âme, et qui plus soudain et plus vite qu’un éclair la frappe et la réveille, et fait voir où elle est, à savoir absorbée en ce Tout, et comme entre les bras de son Époux ; et ainsi, par cette ressouvenance, l’âme se relève quand elle semble distraite quant à son actuelle vue et ressouvenance de Dieu.


Et notez premièrement que je l’appelle « ressouvenance », non introversion, pour deux causes : l’une est pour ce que l’introversion importe acte, dont cette ressouvenance n’en a quasi rien pour sa grande pureté, nudité et simplicité. L’autre est pour ce que cette introversion importe et présuppose extro-version et distraction, ce que ne fait cette ressouvenance, pour ce qu’elle annihile tout ce qui pourrait apporter distraction.


Secondement, je l’appelle « ressouvenance» pour ce qu’elle n’est pas tant l’acte de l’âme comme l’opération de Dieu en elle, et ne vient pas tant d’elle-même que de lui.


Troisièmement, pour ce qu’elle ne change pas l’état de l’âme en la faisant approcher de cette Essence ni cette Essence d’elle, ains seulement la fait voir où, en quel degré et état elle est, à savoir en ce Tout, présupposé qu’elle est en cette pratique fai-sant fidèlement son devoir.

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Quatrièmement, pour ce qu’elle est vite et plus tôt faite qu’en acte.


Cinquièmement, pour ce que l’âme y est plus tôt qu’elle ne peut penser, et même avant qu’y penser, comme est dit pour l’habituation de sa foi et lumière.


xiii. Des imperfections ou empêchements de cette annihilation active


La pratique de cette annihilation, ou anéantissement, se verra encore plus clairement par ses imperfections et empê-chements, desquels nous allons parler.


Et premièrement est une imperfection de douter de la vérité de la vraie présence de Dieu, ou le bien de le croire à demi, ou bien de le croire d’une croyance négligente et comme endormie.

Secondement, de ne vivre selon cette croyance, c’est-à-dire s’amuser aux choses en les estimant comme quelque chose, et de ne [pas] s’éveiller à contempler et continuellement embras-ser cette beauté et céleste gloire de l’Époux, lequel non seule-ment on reconnaît être présent, mais uniquement présent, sa présence faisant annihiler et évanouir toutes choses.


Troisièmement, de croire aux sens et les laisser dominer sur la lumière, raison et foi, ou les écouter aucunement, vu qu’ils sont mensongers, que la mort entre par eux, qu’ils sont les fenêtres d’icelle, que la vie ne peut entrer par eux, que cette vie est par-dessus eux, finalement vu qu’ils sont le parti contre lequel on combat pour les annihiler, et pour ce ne doivent être écoutés en leur cause propre, ains amortis et anéantis.


Quatrièmement, de fuir quelque œuvre 113 nécessaire inté-rieur ou extérieur, craignant la distraction. Car ici se voit l’erreur et ténèbres de telle personne, et l’imperfection de son annihila-tion, qui pense que tel œuvre soit de soi quelque chose, vu qu’il n’est rien ; et à celui vraiment qui ainsi l’estime, il est quelque chose, et pourtant à craindre, mais si son anéantissement était si parfait, il ne serait rien, et par ainsi point à craindre. Voire, celui qui ainsi craint la chose en reçoit double dommage et doubles



113. Le mot pouvait être masculin à l’époque.

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ténèbres, à savoir de la chose qui lui est tournée en ténèbres et de la crainte qui, par son émotion, lui cause obscurité. Là où ceux s’abusent qui, quand ils sont commandés à faire quelque chose, murmurent et s’excusent sous prétexte de s’adonner à l’Esprit, fuyant ainsi ce qu’ils disent chercher, à savoir Dieu qui est en telle œuvre, et causant un triple obstacle et ténèbres : premiè-rement l’œuvre, secondement la crainte d’icelle, troisièmement leur propre volonté et inobédience.


Cinquièmement, est une grande imperfection de tacitement différer sa simple conversion à Dieu, comme on fait souvent quand on a en main quelque œuvre extérieur ou étude, etc., en pensant que quand tel œuvre sera achevé, je me retirerai en Dieu 114. Car en ceci se trouvent deux imperfections : l’une que déjà l’on n’est pas uni ni annihilé en tel œuvre, l’autre que l’on pense même qu’on ne le peut être durant icelui. Toutes deux sont erreurs et contre cette annihilation, qui, étant pratiquée, ôte toutes choses d’une même façon, et continuellement cause une parfaite union. Il y a aussi la sensualité, qui très secrète-ment demande être consolée par l’union sensible, ce qu’elle voit ne pouvoir être durant tel œuvre.


Sixièmement est une très secrète imperfection de s’introver-tir, comme d’un lieu extérieur à un intérieur et comme si Dieu n’était pas présent, ou qu’il fût plus en un lieu qu’en un autre ; ce qui est directement contre cette annihilation, icelle nous faisant être toujours introvertis par la présence de Dieu en tout lieu, et par le total absorbissement de tout ce qui nous pourrait extrovertir ou distraire. Elle est aussi imperfection, pour ce qu’elle use d’un ordre renversé, à savoir en s’enfuyant de ce qu’elle devrait faire fuir et évanouir, à savoir toutes choses ; car quand l’âme s’introvertit, elle s’enfuit et a comme une certaine crainte des choses extérieures ; aussi d’autant plus qu’elle s’en-fuit et a peur, d’autant plus leurs images s’impriment en elle. Davantage elle leur donne le lieu et la place de Dieu, qui, au lieu qu’il devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie pré-



114. « Nous ne devons penser : […] “Je suis maintenant assez exercé, je reprendrai par après mon exercice” » (La Perle évangélique, traduit du flamand en français, 1602).

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sence devrait faire évanouir ces choses, elle au contraire donne tant de lieu à ces choses que leur présence fait évanouir Dieu.


En outre, telle sorte d’introversion est quelque sensibilité ; et même ne se contente-t-on pas et ne croit-on que l’on soit bien introverti, qu’on n’en ait eu quelque goût pour s’assurer.


Finalement cette introversion est tellement imparfaite que c’est toujours à recommencer ; car en s’enfuyant ainsi des choses, incontinent qu’on est à faire quelque œuvre, on est derechef parmi elles, et ainsi toujours distrait, et par ainsi tou-jours à recommencer. Je dis donc qu’il ne faut pas s’introvertir, pour ce qu’il ne faut jamais être extroverti, vivant continuel-lement avec toute constance en cet abîme de l’Être de Dieu et en la nihilaité de toutes choses. Hors lesquelles si on se trouve, il y faut retourner par l’annihilation, non par l’introversion.


Septièmement, est une imperfection de faire différence entre le sentir et non-sentir, c’est-à-dire que, quand on sent et expérimente par lumière particulière ce Tout et ce rien, à savoir que Dieu est tout et que la créature n’est rien, il ne le faut non plus croire que quand on n’a pas telle lumière, ni moins quand on n’a pas telle particulière lumière, que quand on l’a, dont il arrive que quand, par quelque grande attraction, on est tiré profondément en Dieu, on croit très assurément qu’il est tout, pour ce qu’on le voit, et que toutes autres choses ne sont rien, pour ce qu’on les voit absorbées en cet abîme ; mais quand on est laissé en aridité sans aucun goût, on pense tout autrement. En cela donc, beaucoup faillent, faisant ainsi Dieu plus grand et plus parfait en un temps qu’en un autre. La raison est pour ce qu’ils jugent non selon la lumière de la foi et de la raison, mais selon l’appréhension des sens.


Huitièmement, est une imperfection de prendre la sus-dite souvenance comme acte ou mouvement propre seule-ment, pour ce qu’ainsi elle n’empêcherait aucunement la vraie contemplation, mais la faut prendre principalement comme une opération et mouvement de Dieu ; et si peu qu’il y a du nôtre, il le faut anéantir par l’annihilation active, à celle fin que jamais rien n’entrevienne entre Dieu et l’âme.

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Neuvièmement, est une imperfection de ne [pas] se conten-ter de cette très simple ressouvenance ; et la raison est pour ce que tout ce qu’on fait après en scrutinant, désirant et s’intro-vertissant tend à la multiplication et être, non à la simplifi-cation et non-être ; en quoi on s’abuse beaucoup puisque toujours on va cherchant davantage, tantôt en cherchant les choses que déjà on devrait savoir être rien, tantôt en cherchant Dieu, que déjà on devrait croire être plus près de nous, et plus nous que nous-mêmes. Et d’autant plus qu’ainsi l’on cherche et opère, d’autant moins on trouve pour la grande multiplicité et mouvement de l’âme ; et au contraire d’autant moins qu’on y cherche et opère en se contentant de cette nue et simple res-souvenance, d’autant plus on verra Dieu, pour la simplicité et sérénité de l’âme.


Finalement est imperfection de ne pratiquer continuellement et sans cesse cet exercice, à savoir de ce Tout et de ce rien, et toutefois est chose ordinaire à beaucoup qui l’interrompent et coupent le fil de cette habituelle annihilation à tout acte, émo-tion, œuvre et mouvement qui se présente, et ceci pour ce qu’ils marchent selon le sens et non selon la nue foi ; ils ne peuvent, dis-je, voir ce Tout au Créateur, ni ce rien à la créature.


Le remède de toutes ces imperfections est manifeste, à savoir de demeurer continuellement en cette annihilation, lumière et ressouvenance, selon qu’il est déclaré au chapitre précédent.


Or le résultat 115 et conclusion de ces deux annihilations est que, par la passive, l’âme demeure dépouillée de toutes images, en une grande dénudation et repos d’esprit et d’actes, élevée et portée de toutes ses forces en Dieu ; et en l’active, qu’elle demeure pareillement fichée en lui parmi ces dits actes et images, bien que non pas selon le sens ; l’une et l’autre desquelles annihilations se doit pratiquer par la simple ressouvenance expliquée au dou-zième chapitre. Et l’âme ne manquera jamais d’entrer heureuse-ment en Dieu (présupposé sa bonté ordinaire) qui se garde de





115. Ce paragraphe est ajouté depuis Osmont.

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ces imperfections contre ces deux annihilations, comme aussi au contraire elle n’y peut jamais arriver avec icelles.


Et sans doute il y a une infinité de personnes qui demeurent longues années à la porte sans y entrer, à faute de les discerner et corriger ; et ai connu moi-même quelques-uns qui, après les avoir lus ici en cette Règle, les ont reconnues en eux-mêmes, et confessé le grand dommage qu’ils en avaient reçu. Et pour ce, qui veut entrer en la vie contemplative et parfaite, qu’il ne les méprise pas, ni les juge petites ni superfluement observées. Car elles ne peuvent pas être petites, [elles] qui empêchent un si grand bien. Vrai est que le trait du Saint-Esprit peut être si fort quelquefois qu’il attire l’âme en Dieu sans qu’elle ait particulièrement observé chacune de ces imperfections. Mais cette grâce n’est pas ordi-naire, et ne doit-on pas s’y attendre et négliger de s’y disposer le mieux qu’on peut.


Ici aussi est à noter que, comme en la volonté intérieure, il ne faut plus retourner à l’extérieure, ains faire toutes ses œuvres en la volonté intérieure, ainsi étant arrivé à cette superémi-nente, il ne faut retourner ni à l’une ni à l’autre, ains conti-nuellement vivre en icelle, y rapportant toutes ses œuvres, les faisant et spiritualisant, voire et les consommant (comme est montré) en icelle, par le moyen de cette annihilation.


Mais notez bien que nous n’entendons point, quand nous disons qu’il ne faut retourner à la volonté extérieure, qu’il faille mépriser ni laisser les œuvres extérieures (car même avons averti de cette tromperie), mais entendons que, par les moyens susdits, on les spiritualise et annihile à mesure qu’on les fait.


xiv. Qu’il ne faut pratiquer ces deux annihilations l’une au temps et lieu de l’autre, mais chacune en son propre temps et lieu. Quel est le temps et lieu de l’une et de l’autre. De trois sortes d’opérations. De la vraie et fausse oisiveté, avec leurs diffé-rences et marques pour les connaître.


Ces deux annihilations se doivent pratiquer chacune en son temps et lieu propre, et non l’une au temps et lieu de l’autre. Or pour savoir le lieu propre de l’une et de l’autre, il faut se souve-

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nir que (comme est touché au chapitre onzième) les deux anni-hilations servent aux deux amours, à savoir la passive à l’amour fruitif, c’est-à-dire à la nue contemplation, union et fruition de Dieu ; l’active à l’amour pratique, c’est-à-dire à l’extroversion vigoureuse et fidèle opération soit corporelle ou spirituelle.


Tellement que le propre lieu de l’annihilation passive est quand il est question de l’amour fruitif, pour ce qu’elle réduit à rien tout mouvement et toutes opérations, et fait évanouir toutes formes et images, faisant ainsi jouir de Dieu.


Le propre lieu de l’annihilation active est quand il est question de l’amour pratique ; car par icelle comme par une transcendance d’esprit (comme est montré) sont réduites à rien toutes œuvres, actes et opérations, tant du corps que de l’esprit. Tellement que, sortant ainsi sans sortir, opérant sans opérer, étant sans laisser son rien, vivant et toutefois mort, on fait de l’amour pratique l’amour fruitif, et de la vie active la vie contemplative, et jouit-on autant de Dieu selon la nue foi en l’opération et activité, comme au repos et oisiveté, ce qui est le sommet et comble de perfection 116. Voilà les propres lieux de ces deux annihilations.


Ceux donc font mal qui les déplacent et renversent leur ordre, usant de l’annihilation passive en assoupissant leurs actes et opérations (comme font quelques-uns) quand il fau-drait fidèlement opérer par amour pratique, et se servant de l’annihilation active (comme font beaucoup) en produisant des actes quand il les faudrait assoupir et jouir de Dieu par amour fruitif. Car les premiers tombent en une fausse oisi-veté, les autres en une préjudiciable activité. Les uns, par une extrémité de repos, font mal leur devoir, les autres, par une extrémité d’opérer en vain, pensent ainsi jouir de Dieu.


Or pour réconcilier ces deux extrémités, et obvier à ces deux fautes, il convient déclarer le propre temps de ces deux annihi-


116. « …car quelquefois je trouve plus grande aptitude d’opérer en toi, alors que tu es constitué en l’œuvre extérieure. […] Tu seras ensemblement fruitive et active, comme moi qui opère toujours et toutefois suis immobilement en repos, et en cette manière tu m’auras toujours et en tout lieu présent » (La Perle évangélique).

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lations après avoir montré leur propre lieu. Car bien que déjà nous ayons vu que le lieu propre de la passive est en l’amour fruitif, et de l’active en l’amour pratique, toutefois cela ne dé-montre pas le temps quand telle annihilation passive et son amour fruitif doivent avoir leur lieu, et quand l’active avec son amour pratique, à faute de laquelle connaissance on tombe aux susdits inconvénients de fausse oisiveté et dommageable activité, et pour ce [il] le faut ici déclarer.


Donc l’amour pratique ou opération est de trois sortes, à savoir extérieure, intérieure, et intime : extérieure au regard des œuvres corporelles, intérieure en discours et études, in-time en la rénovation d’opération en la contemplation. Tou-chant l’opération extérieure ou œuvres corporelles, il les faut faire quand l’obédience, l’obligation, charité ou discrétion les exigent, le tout suivant la règle de la volonté extérieure en la première partie ; et si, suivant cette règle, elles ne sont pas nécessaires, il ne faut [pas] sortir de l’amour fruitif pour les faire. Car bien que l’annihilation active réduise à rien toutes nos opérations, toutefois [il] ne se faut donner tant de liberté, et à escient en faire des superflues. Car « qui aime le danger périra en icelui », et qui trop embrasse mal étreint. Même, il est impossible que celui qui ainsi sciemment fait des œuvres superflues puisse pratiquer cette annihilation active ; la raison est qu’il ne peut avoir cette ressouvenance, d’autant que l’af-fection ou passion qui l’émeut à ainsi opérer ou parler super-fluement, étant contre la susdite règle, lui ôte telle ressouve-nance et se donne ainsi des fausses libertés, et même se trompe d’autant plus dangereusement qu’il les passe ainsi légèrement sous ombre de cette annihilation.


Mais si au contraire on ne veut faire telles œuvres suivant la susdite règle, c’est une paresseuse oisiveté, d’autant plus dan-gereuse qu’elle est masquée du voile de contemplation, ou de s’adonner à l’Esprit.


Touchant l’opération intérieure comme est l’étude, ratioci-nation, etc., il en faut faire selon que la nécessité nous dictera, sans que l’on en fasse de superflues, qui ne se font jamais sans

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passion, affection ou négligence ; et si l’on n’y donne ordre, une grande immortification et dérèglement s’en engendrent et s’élèvent en notre cœur, s’y nourrissent et s’accroissent d’autant plus que moins on les découvre pour telles, sous pré-texte de perfection ou annihilation ; d’où ensuit une fausse et pernicieuse liberté d’esprit, se laissant aller à toutes sortes de pensées superflues, vaines imaginations et frivoles discours. Et ainsi est faite ouverture à toute passion comme orgueil, es-time de soi-même, ambition, soupçon, jugement et mépris du prochain, vaine joie, tristesse, crainte, ire, courroux, envie, et tout malheur, comme ayant perdu la syndérèse [le remords] de conscience : c’est pourquoi on doit prendre bien garde à cette liberté pernicieuse. Mais si on trouve que suivant ladite règle, la volonté de Dieu soit qu’ainsi on discoure, étudie, etc., [si] on le refuse, c’est une paresseuse pusillanimité, encore que palliée du manteau de piété et prétexte de s’adonner à l’Esprit.


Touchant l’opération intime, comme la rénovation d’opé-ration en la contemplation, il la faut produire alors seulement quand, à faute de secours divin ou vigueur et vivacité d’esprit, ou à cause de tépidité [tiédeur] ou endormissement de nature, l’âme s’abaisse et devient assoupie et comme endormie, et ainsi oublie cet objet béatifique. Mais tandis que par l’attrac-tion ou inaction de l’Époux, ou par une vigueur et vivacité d’esprit, ou même par adhésion et simple ressouvenance, on peut demeurer uni avec Dieu en l’amour fruitif, il ne faut pas laisser cette annihilation passive et cet amour fruitif qui en dépend, pour sortir à l’annihilation active et amour pratique par actes, car c’est là 117 où l’âme s’élève, se dilate, s’illumine, et s’unit à Dieu. C’est là où elle reçoit les chastes embrassements, les douces caresses et les divins baisers de son Époux ; c’est là où elle se voit avancée, annoblie et honorée avec les anges en la table céleste ; c’est là où elle expérimente en partie les fruits de sa mortification, les richesses de sa pénitence et la consola-tion de toutes ses abnégations et violences qu’elle s’est fait[es] à elle-même pour gagner le Royaume qui souffre force et qui est



117. La fin de ce paragraphe ne figure pas dans l’éd. Osmont.

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ravi par ceux qui se font violence. Il ne faut pas, dis-je, sortir de cette annihilation passive et de cet amour fruitif qui en dépend, encore qu’on n’ait pas ces consolations et que cet amour fruitif soit si nu et insensible que l’on n’ait nul sentiment, consolation, ni nulle autre assurance ou satisfaction de nature, présupposé qu’on fasse son devoir par une simple ressouvenance.


Et c’est ici la vraie et bonne oisiveté, où est l’épreuve de la fidélité, et où l’âme est constituée en la vraie pauvreté, et pa-tience d’esprit, et parfaite résignation ; c’est ici où est le dernier épuisement de tout ce qui est d’humain dans l’âme ; c’est ici où est la totale mort et la pleine victoire et où l’on rend l’esprit à Dieu, et finalement où l’homme est rendu divin ; d’autant que, par telle constance et mort, Dieu vit et règne en l’âme, y opérant toutes ses œuvres.


Par cette oisiveté et cessation d’opération, on est constitué en une parfaite abstraction et dénudation d’esprit, où l’âme chasse loin tous vices et impuretés, et où sont pratiquées toutes les vertus et perfections, bien que essentiellement et sans mul-tiplicité d’actes particuliers. Car là y a une merveilleuse vigi-lance et garde de cœur, qui ne peut laisser entrer non seu-lement aucun consentement ni délectation, mais aussi nulle pensée ou sentiment du péché, comme étant contraire à cette oisiveté ou annihilation passive ; tellement que toutes les pas-sions y sont apaisées, et toutes les affections mortifiées, et tous les mouvements arrêtés. Là est l’amour réglé, le désir réfréné, la joie modérée, la haine amortie, et la tristesse mitigée ; la vaine espérance y est éteinte, le désespoir rebuté, la crainte chassée, l’audace réprimée, l’ire apaisée, et en somme tout dérèglement de l’âme y est réformé, et si la moindre passion, affection ou dérèglement y est, il n’y a plus parfaite oisiveté ni annihilation passive pendant qu’ils y demeureront.


Touchant les vertus, quelle humilité est-ce d’ainsi s’anéan-tir, quelle patience d’ainsi attendre, quelle constance d’ainsi persévérer, quelle longanimité d’ainsi profondément souhai-ter, et quelle pureté de cœur de se simplifier ainsi ? Et finale-ment, quelle foi est si vive, quelle espérance si ferme, quelle

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charité si ardente, que celle qui se trouve en cette annihilation, ou oisiveté, bien que toutes ces vertus, comme absorbées en la divinité, s’y pratiquent essentiellement comme en leur source et fontaine plutôt qu’actuellement, selon qu’en dit quelque contemplatif et grand docteur Harphius.


Ceux donc font mal, lesquels, quand ils n’ont quelque union perceptible et expérimentale, se reculent de cette annihilation, mort et expiration, retournant et rentrant en eux-mêmes, en reprenant leurs propres actes sans patienter en cette oisiveté, langueur et pauvreté d’esprit. Le plaisir de Dieu, ni son parler purement spirituel, ni son illumination suréminente et céleste, bien que seulement en icelle annihilation ou oisiveté, expira-tion et mort, se trouve cette vraie et éminente connaissance et pure contemplation de Dieu. Tellement que, se reculant en cet endroit et rentrant ainsi en eux-mêmes, ils s’éloignent de toute connaissance pure, vraie et céleste, et de toute union et trans-formation en Dieu, vivant ainsi toujours en eux-mêmes, en leur propre sens et vieil homme ; ce qui est encore clairement montré par toutes les raisons mises au troisième chapitre, prouvantes que nuls actes propres ou opérations humaines peuvent produire cette transformation et union divine, ains la seule annihilation. Mais ces personnes, pour mieux satisfaire en cet endroit à la nature et sensualité, se contentent de se lais-ser tromper d’un prétexte de vertu, disant qu’il faut coopérer avec Dieu en cette annihilation, et qu’il ne faut être oiseux ; bien qu’en vérité on opère ainsi d’autant plus que plus on est oiseux ; et d’autant moins que moins on est oiseux, quoiqu’il ne le semble à ceux qui ne l’ont [pas] expérimenté, et d’autant que cette façon d’opérer est toute spirituelle et divine, et éloi-gnée du sens et de l’opération ordinaire, laquelle, comme est prouvé au susmentionné chapitre troisième, ne peut immédia-tement unir l’âme à Dieu.


Mais ces personnes prétendent [que], si elles regardaient bien le fond de leur âme, elles trouveraient que c’est l’amour-propre, infidélité, pusillanimité, propre recherche et impa-tience d’esprit qui les font ainsi sortir de cette annihilation,

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bien que la nature se couvre du prétexte de vertu, et s’en trouve quelques-uns lesquels, par cette tromperie, ont demeuré lon-gues années comme à la porte de perfection, sans jamais en-trer, d’autant qu’au lieu d’entrer en Dieu par cessation de leur propre opération et par l’annihilation d’eux-mêmes, ils sont rentrés en leur terre et en leur nature par une rénovation de leurs propres actes et opérations humaines, mais étant avertis de ce point, ils sont facilement entrés par cette porte.


Mais bien que plusieurs personnes spirituelles donnent dans cette extrémité d’activité, il y en a toutefois d’autres qui sont en l’autre extrémité d’oisiveté, prenant l’extrémité pour le moyen, et la fausse et mauvaise oisiveté pour la bonne, et pour ce, il semble ici nécessaire d’en parler, et de la différence de l’une et de l’autre.


Donc l’oisiveté fausse est un repos en la nature et non en Dieu, en laquelle on n’opère ni en la nature ni en Dieu ; et diffère de la vraie et bonne en ce que la fausse est oisiveté, mais non annihilation, nourrissant en elle un grand amour-propre. La bonne oisiveté est une totale annihilation, consumant tout l’homme. L’une est détournée de Dieu et réflexe sur soi ; l’autre est détournée de soi, et réflexe et dressée en Dieu. L’une désire consolation et soulas, l’autre uniquement Dieu. L’une est la mort ou annihilation imaginaire, l’autre réelle et de fait. Et ainsi l’une est fort prompte à rentrer au vieil homme et en son propre vouloir, l’autre se méprise tout à fait. De l’une, on fait la fin et but pour reposer en icelle, de l’autre on fait le moyen pour par icelle reposer en Dieu. L’une fait l’âme stupide, té-nébreuse et ignorante de vertu, l’autre fait le contraire. L’une élargit et rend grossière et endormie la conscience, et la fait insensible de ses fautes et imperfections ; l’autre la rend déli-cate, découvrant et sentant ses moindres dérèglements. L’une rend la personne impatiente et triste quand il en faut sortir pour faire les œuvres d’obédience et charité, l’autre la fait être résignée et joyeuse. L’une est immortifiée, et cache plutôt ses imperfections qu’elle ne les mortifie (comme se voit en la vie de celui qui pratique de telles oisivetés) ; l’autre est mortifiée,

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arrachant par la racine et du fond du cœur ses imperfections. Finalement l’une enorgueillit et fait avoir bonne estime de soi, l’autre humilie et fait qu’on se méprise.


Pour conclure, l’une est sans adhésion aucune et ressouve-nance de Dieu, et s’arrêtant finalement en ce repos, se déli-bère de ne produire jamais aucun acte interne, encore qu’on se voit abattu et en la pure nature ; l’autre a toujours au moins quelque petite adhésion ou ressouvenance de Dieu, encore que bien spirituelle, et a ce jugement et délibération de se rele-ver par opération si d’aventure on se voit déchu et tombé en la pure nature par un assoupissement des puissances et endor-missement des fonctions de l’âme.


Voilà les différences de ces deux oisivetés, et marques pour connaître l’une d’avec l’autre. Et surtout la dernière est propre à cet effet, qui est une différence et marque fort claire et mani-feste, et peut servir pour toutes les autres. Notez ici toutefois que, pour quelque peu d’oubliance de Dieu en ce repos, qui souvent par fragilité arrive, il ne faut pas s’en décourager et rejeter le tout comme fausse oisiveté, mais seulement pour le temps qu’on a ainsi oublié Dieu, et non pour le reste ; même [il] n’y a aucune fausse oisiveté du tout, ains seulement fra-gilité, attendu que pour être cette oisiveté, il faut qu’elle soit volontaire, et jugée et admise pour bonne. Et pour ce, il faut chasser par vigilance telle involontaire oisiveté ou assoupis-sement, et non pas s’en décourager comme tombé en cette fausse oisiveté.


Voilà donc les trois sortes d’opérations, ou trois sortes d’amour pratique, extérieure, intérieure et intime, et comme chacun a ses deux extrémités et son moyen : à savoir le trop tôt opérer, qui est la fausse liberté ; le trop tard opérer, qui est la fausse oisiveté, et l’opérer au dû temps, qui est la sainte activité, étant pratiquée toujours par son active annihilation comme dessus. Et quand il n’est [pas] le temps de sortir à telle activité par l’annihilation active et amour pratique, il faut perpétuellement demeurer en l’union et amour fruitif par l’annihilation passive.

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Par ainsi donc se voit ici le propre temps de ces deux annihi-lations, comme ci-dessus avons montré le propre lieu.


xv. La manière d’opérer par les trois sortes d’opérations, exté-rieure, intérieure et intime ; où est montrée la réduction de la vie active et contemplative à la vie superéminente et la pratique des deux premières volontés à la troisième.


Ayant trouvé le lieu et temps, où et quand il faut opérer, il faut montrer la manière, comment il faut ici opérer ; et ayant reconnu trois sortes d’opérations ou d’amours pratiques avec leur propre lieu et temps, il faut ici trouver la façon et manière d’opérer de chacune.


Et premièrement, touchant l’opération extérieure et inté-rieure, lesquelles bien que leur lieu et temps soit, de même en cette volonté essentielle qu’en la volonté extérieure, suivant la règle des choses commandées, défendues et indifférentes, soit corporelles, soit spirituelles (laquelle règle, il ne faut jamais laisser sous aucun prétexte de perfection), nonobstant la ma-nière d’opérer en est autant éloignée que cette vie et volonté superéminente est plus sublime qu’icelle extérieure et active ; d’autant qu’étant en cette troisième et superéminente, il faut faire en icelle les opérations de la première, sans toutefois des-cendre ou retourner en arrière à icelle volonté première.


Donc, quand il est question de l’amour pratique et opéra-tion extérieure, comme les œuvres et exercices corporels, ou de l’amour et opération intérieure comme la vertu, l’étude, la résistance au péché, tentation, passion, affection, etc., il ne les faut pas faire comme en la première volonté, à savoir avec l’objet de la volonté extérieure et pour ce que Dieu le veut, mais avec l’objet de la volonté essentielle, à savoir l’Es-sence divine, ou pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, comme connaissant vraiment qu’ainsi faisant, on donne lieu à Dieu, qui ainsi reluira en l’âme, et qu’en faisant le contraire par sa propre volonté et ténèbres, on ne jouira pas de Dieu ni contemplera cette Essence. Tellement que, quand on fait quelque bon œuvre extérieur, ou qu’on embrasse quelque ver-tu ou résiste à quelque vice et passion, il le faut faire non pas

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en dressant quelque intention, mais en connaissant très assu-rément, très simplement et très purement qu’ainsi Dieu sera ; mais en faisant le contraire, l’homme même sera, et Dieu ne sera pas, quant à lui ni pour lui, et non seulement quant à lui, mais aussi quant à Dieu même autant qu’il a pu ; d’autant que par son péché ou propre volonté anticipant sur Dieu, il s’est levé soi-même, faisant ainsi son Dieu et idole de soi-même, de son péché et de sa passion.


Et notez que je ne dis [pas] qu’en faisant telle et telle chose, Dieu sera là, c’est-à-dire en icelle chose, ni alors, ni en tel temps ; mais je dis simplement que Dieu sera ; la raison est que ce mot Essence ou Dieu abstrahit ab hic et nunc 118. Telle-ment qu’il ne sera pas en un tel bon œuvre, mais tout partout, comme très bien expérimente l’âme qui, par telle pratique, se voit emportée admirablement hors d’elle en cet Être et avec lui, et, comme si toutes choses étaient fondues en icelui, semble n’être plus sur la terre. Aussi je ne dis [pas] que l’âme contemplera Dieu alors, mais simplement qu’elle le contem-plera, c’est-à-dire non pas comme dès alors, mais en quelque manière comme dès le commencement 119.


Davantage, d’autant que toute la vie active, comme la pra-tique des vertus et résistance aux vices, et aussi la vie contem-plative sont réduites à cette vie essentielle, et par ainsi sont pratiquées par ces deux points, Tout et rien, il faut autant soi-gner d’être ici toujours en ce Tout et en ce rien, comme aux autres deux vies d’être toujours en la volonté de Dieu et en notre abnégation, sachant que, quand nous perdons l’Être de Dieu et trouvons nous-mêmes comme quelque chose, nous faisons contre la volonté divine et la perfection, et selon notre propre volonté, vice et imperfection ; voilà pourquoi il ne faut [pas] faire peu d’état de ce Tout et de ce rien, principalement quand il est question de faire quelque chose de vertu ou per-fection, et de fuir quelque vice et imperfection.


  1. « Sépare d’ici et maintenant. »


  1. « …dès le commencement, ou sans commencement, pour ce qu’en lui elle voit l’éternité sans fin ni commencement » (Osmont).

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Et ne faut ici se laisser aller à ses affections et dérèglements sous prétexte de l’annihilation active, pensant en icelle les annihiler ; car il ne se peut faire, puisque la même affection, passion, dérèglement et faux être est l’absence du vrai Être ; de sorte que c’est chose autant possible d’être sciemment déréglé et ensemble annihilé, que d’être et n’être point, puisqu’en ce même qu’on est passionné ou déréglé, on est, ce qui s’oppose diamétralement au non-être et annihilation. Telle annihilation n’est donc qu’en feintise 120 et [non] en vérité, et ne sert sinon de couvrir leur péché par excuse 121.


Mais ceci s’entend de la passion ou tentation à laquelle on consent. Car pour celles auxquelles par la raison on ne consent point, et qui toutefois par sentiment demeurent en l’âme, il les faut toujours anéantir par l’annihilation active, et ainsi n’y reconnaître autre que ce Tout, comme en la première partie on n’y reconnaissait autre que la volonté de Dieu, selon qu’au septième chapitre il a été montré.


Et notez que si réellement on repousse tous vices et pas-sions par son rien et par l’Être de Dieu, en fin on remportera l’absolue et pleine victoire de la tentation, et sera-t-on si sta-bilié 122, consolé et confirmé en cette pratique qu’on trouvera beaucoup plus de contentement à se mortifier ainsi que jamais on ne sentait à suivre sa propre volonté et affection, pour ce qu’opérant ainsi, toute la peine, contradiction et fâcherie qu’on sentait à renoncer à son vouloir et affection, sont ipso facto, sur le champ et sans aucun délai, changées en joie et consolations, possédant, au lieu de soi-même, non quelque grâce ou vertu, mais Dieu même pour lequel uniquement on a ainsi renoncé à soi-même.


Par ceci donc se voit la manière de l’opération extérieure et intérieure, à savoir qu’elle se doit pratiquer non en la volon-té ou suivant la volonté extérieure, mais par et en la volonté essentielle, qui est Dieu même ; non qu’il faille mépriser ou



  1. Feintise : faux-semblant.


  1. Ps 140, 4.


  1. Stabilié : établi.

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omettre les choses extérieures, mais il les faut faire avec perfec-tion, en spiritualisant les choses corporelles, et réduisant ainsi la vie active en la contemplative, et la volonté extérieure et intérieure à l’essentielle, et ceci en remarquant le lieu ou le temps, quand et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.


Quant à l’opération intérieure, je n’en ferai plus grand dis-cours que ce qui en est touché, tant pour ce qu’elle est pour la plupart comme les effets de la première, qu’aussi pour ce qu’elle est parfaitement contenue en ces deux, comme le moyen en ses deux extrémités.


Or ayant vu la manière de l’amour pratique ou opération extérieure et intérieure, il reste maintenant l’opération intime, laquelle se fait en l’oraison, quand l’âme (comme est dit) se voit du tout abattue et sans ressouvenance de Dieu. Combien cette opération doit être pure, simple, spirituelle et éloignée du sens, son nom et épithète d’intime le démontre assez ; car puisque l’intimité et pureté, ou spiritualité, en cet endroit n’est qu’une même chose, il s’ensuit que comme rien n’est si intérieur que ce qui est intime, aussi que rien n’est si pur ni spirituel.


La raison pourquoi cette opération doit être si simple et pure, est à celle fin qu’elle n’éloigne trop l’âme de l’union et amour fruitif, et ne s’approche trop de la nature, et ne l’abatte par trop en elle-même, ains au contraire elle l’approche et remette immédiatement à l’union, et nous jettes en l’Essence de Dieu, nous éloignant de nous-mêmes, et nous élevant par-dessus la nature.


Beaucoup de personnes font contre la règle de cette inti-mité d’opération, les unes toutefois plus, les autres moins. Car il y en a qui ne cessent de produire de fervents actes et opérations naturelles, s’éloignant par icelles d’autant plus de la vraie union et éminente contemplation qu’ils pensent ainsi s’en approcher ; et vivent d’autant plus en eux-mêmes et en la nature que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son Es-sence, n’étant telle opération ni intime ni pure, mais extérieure et impure ; et ceux-ci non seulement font contre la pureté et

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intimité d’opération, mais aussi contre son dû temps, pour ce qu’ils opèrent toujours sans donner lieu à l’amour fruitif.


D’autres y a qui opèrent avec même violence et impulsion de mouvements naturels, mais non pas toujours, ains alors qu’ils se sentent assoupis et abattus. Ceux-ci font aussi contre l’intime pureté d’opération de cette vie, bien qu’ils observent le temps.


Finalement, il y en a qui, ainsi abattus, produisent des actes beaucoup plus subtils, mais non pas encore assez purs pour correspondre à la pure intimité ici requise, ains sentant trop le propre mouvement et force naturelle, et même le désir et satisfaction de nature.


Mais la plus pure et intime, et la plus naïve et parfaite opé-ration en cet endroit, est une pure et simple ressouvenance de Dieu, faite et pratiquée par pure et nue foi, de laquelle est parlé au douzième chapitre, étant icelle seule le vrai moyen de ces deux susdites extrémités de fausse oisiveté et dommageable activité, et icelle étant seule l’intime opération, qui remet l’âme immédiatement à l’union et amour fruitif, et qui la jette en l’Essence de Dieu. Car, d’un côté, elle s’oppose à l’oisiveté, en-dormissement et assoupissement de nature, éveillant toujours l’âme et la faisant attentive à son Tout ; de l’autre côté, elle mi-lite contre la dommageable activité, en tant qu’elle opère non tant par mouvement naturel que par vertu de la pure foi qui est surnaturelle et une vertu infuse, non tant par l’homme que par ce Tout même qui, par son lustre, inspiration et lumière, la frappe et réveille, et comme lui disant : Me voici 123.


Les imperfections qu’on peut commettre contre cette pure ressouvenance sont mentionnées au treizième chapitre, les-quelles peuvent toutes être comprises en ces deux, à savoir d’y ajouter ou diminuer. Car en diminuer, à savoir d’être moins occupé que par une pure et simple ressouvenance, est tomber en l’une des extrémités d’oisiveté, pour ce qu’on ne saurait être moins occupé et attentif sans être assoupi et oiseux ; d’y ajouter aussi, à savoir par autres actes propres, comme vou-



123. Is 52, 6.

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lant plus s’approcher de Dieu qu’il ne lui semble être par cette ressouvenance et nue foi, est tomber en l’autre extrémité de dommageable activité. Car quiconque fait ainsi s’en éloigne d’autant, comme se voit en celui qui n’est accoutumé d’opérer nuement par-dessus la nature par vraie et nue foi, et lequel ne trouve ici son accoutumé appui de sentiment ; car un tel ne se contentant de cette pure et nue ressouvenance, multiplie ses propres actes, s’éloignant ainsi d’autant plus de cette Essence que plus il la cherche.


Si toutefois, au commencement, pour n’être accoutumé à telle pure opération, on fait davantage que la simple ressouve-nance, il faut l’anéantir par l’annihilation active. Et de même, si cette ressouvenance semble à quelques-uns avoir quelque ressemblant d’actes, si aussi au contraire on en fait moins qu’icelle, étant l’âme abattue ou assoupie, il fait qu’elle se relève (comme est dit) par la même simple ressouvenance ; la-quelle, bien que je die  124 qu’elle se doive prendre ainsi comme œuvre de Dieu plutôt que le nôtre, ce n’est pas à dire que nous ne puissions toujours faire et avoir cette ressouvenance quand nous voulons, vu que cette Essence, ou cette lumière, est tou-jours de même façon présente, et attend à la porte et heurte  125, attendu aussi que cette nue foi par laquelle nous la voyons est toujours dans l’âme habituellement.


Par ainsi donc se voit l’opération intime, de sorte que, comme au chapitre précédent a été montré le propre lieu et temps, où et quand il faut exercer les trois sortes d’opérations en l’amour pratique, ainsi est ici déclarée la manière comment il les faut exercer. Et par ainsi se voit comme les deux premières vies se réduisent et se pratiquent en cette troisième, sans jamais descendre d’icelle. Car comme le philosophe ne doit pas re-tourner en arrière à l’école et aux règles de grammaire, ains en la philosophie pratiquer la grammaire, aussi la personne spiri-tuelle arrivée à cette vie superéminente ne doit pas descendre ou retourner en arrière aux deux premières vies, ains les doit




  1. Forme ancienne de « dise ».


  1. Ap 3, 20.

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parfaitement pratiquer en la dernière sans en sortir. Non qu’il faille mépriser ou omettre les choses extérieures (car de cette tromperie avons assez souvent parlé), mais qu’il les faut faire avec perfection, c’est-à-dire en cette troisième vie et volonté, spiritualisant ainsi les choses corporelles, et faisant la vie active quant et quant être contemplative ; et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.








Une réformatrice disciple de Canfield : Marie de Beauvilliers (1574-1657)



Nous avons exceptionnellement inclus cette disciple béné-dictine parce que son Exercice divin présente très fidèlement et surtout très clairement la doctrine de Benoît de Canfield, son père spirituel capucin, outre l’aide que lui apporta ce dernier lors de la réforme de son couvent.


Née Mlle de Saint-Aignan en 1574, Marie n’a pas tout de suite la vocation religieuse, ce que la mère de Blémur rapporte avec talent 126 :


Elle rencontra malheureusement un gentilhomme qui, la voyant si belle, regretta que tant de charmes fussent cachés dans un cloître ; il ne manqua pas de lui représenter son portrait peint des plus vives couleurs, et de lui dire qu’une fille de sa qualité, et qui avait autant d’avantage, était sans doute destinée pour un prince. C’était le souffle empoisonné du serpent, qui pensa flétrir cette fleur délicate. Elle revint à [l’abbaye de] Beaumont fort mélancolique, et demeura assez longtemps tentée contre sa vocation 127.


Elle fait cependant profession dans l’ordre bénédictin en 1590. Un songe prémonitoire où un capucin la soutient au



  1. Mère de Blémur, Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de saint Benoît, 1679, II, « Éloge de feu Madame Marie de Beauvillers, abbesse de Montmartre », p. 143-184. ; v. le récit vivant qu’en tire Bremond, vol. II L’Invasion mystique, chap. vi « Les grandes abbesses ».


  1. Éloges…, II, p. 145.

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bord d’un précipice lui annonce la rencontre avec Benoît. Elle entre à Montmartre le 7 février 1598. Ce monastère déréglé vivait dans le plus grand désordre. Elle entreprend de le réformer au péril de sa vie, car les religieuses résistent très vigoureusement :


Elles lui firent prendre du poison caché dans un remède, dont l’opération fut si prompte qu’au même moment qu’elle l’eut avalé, sa tête devint prodigieusement enflée et son vi-sage si changé qu’elle n’était pas reconnaissable, souffrant de cruelles douleurs. Les médecins connurent aussitôt la cause du mal, qu’ils jugèrent incurable. […]


La protection du Ciel l’ayant délivrée de ce péril, l’on forma un nouveau dessein plus cruel que le premier. […] La nuit du meurtre fut arrêtée et les assassins bien instruits de ce qu’ils devaient faire : c’était une chose ordinaire de voir les amis des religieuses passer une partie de la nuit avec elles. […] [La grâce] toucha le cœur d’un des complices. […]


Elle fut encore empoisonnée quelque temps après par un orge mondé 128 qu’une sœur converse lui apporta, dont elle s’aperçut bientôt. […] Ces périls continuels où elle se trouvait engagée furent cause que ceux qui avaient l’administration de l’abbaye la firent sortir du dortoir commun et la logèrent dans une chambre où il y avait double porte, et commandèrent à deux sœurs converses de probité d’apprêter ce qui serait nécessaire à sa nourriture, avec défense aux autres d’entrer à la cuisine 129.


La réforme est tumultueuse et lente, malgré l’appui de Benoît, les visites de François de Sales et de Madame Acarie, l’aide du père Pottier qui sera son confesseur pendant quatre années. Il en sortira « plus de cinquante religieuses de Mont-martre, pour aller réformer, établir ou gouverner des maisons de l’Ordre 130 ». En 1614 Mme de Beaumont, dont elle était coadjutrice, meurt. Plus tard :



  1. Orge mondé : grains d’orge auxquels on enlève, par le moyen de la meule, la première de leurs enveloppes, qui est très épaisse.

  2. Ibid., p.154-155.


  1. Ibid., p. 175.

Marie de Beauvilliers

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Lorsqu’on lui donna Madame de Guise pour être coadju-trice de Montmartre, elle en eut d’abord une grande appréhen-sion, fondée sur sa qualité de princesse, craignant qu’elle n’eût conservé quelque sentiment de l’élévation de sa naissance 131.


Mais Mme de Guise (1629-1682) se révèle être une grande figure spirituelle. Le couvent sera également soutenu par l’apostolat de Monsieur Bertot, le proche disciple de Ber-nières. Tous ces concours font du monastère de Montmartre un foyer de très grand rayonnement mystique. La réformatrice meurt en 1657.


Outre des Conférences spirituelles, l’opuscule qu’elle compose pour ses religieuses traite de l’Exercice divin ou Pratique de la conformité à Dieu. Il adapte heureusement l’enseignement de Canfield à la vie des religieuses dans un langage simple :


Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue (4) de la présence divine, par le moyen très efficace de la soumission et confor-mité de notre volonté à celle de Dieu.


Elle suit la doctrine classique de l’anéantissement 132 :


En cet anéantissement il se rend totalement rien devant (36) Dieu, et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu.


Elle affirme sans détour l’union avec Dieu dès cette vie, en une volonté commune, au prix du sacrifice de la volonté propre :

La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient demeurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la volonté propre de l’homme ne peuvent demeurer dans une même âme. […] La volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté, il possède Dieu.




  1. Ibid., p. 182.


  1. Malheureusement incompris des modernes, l’anéantissement a été iden-tifié au vertige du néant (Morali), voire perverti en une joie suppliciante (Bataille).

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Nous livrons l’essentiel de cet opuscule qui traduit la spiritualité issue de Canfield en termes clairs à tous. Il est dommage qu’il n’ait jamais été réédité 133. Contre les excès ascétiques de certaines communautés, il livre un témoignage d’équilibre : le chapitre xiv s’oppose à bien des témoignages d’ascétisme outrancier.


L’Exercice divin présente une règle de vie communautaire orientée vers sa fin divine, sans aucune pratique extraordinaire, prévenant ainsi tout orgueil. Nous sommes loin de la tenta-tion d’imiter la vie mythique des Pères du désert et l’on ne ressent aucunement la tension qui régnait en ou près d’autres lieux réformés, dont autour de Port-Royal-des-Champs.


Cette « façon de vivre », plutôt que règle de vie, dans sa sim-plicité voire sa pauvreté d’expression, est rendue accessible en son fond à toutes les sœurs de la communauté ; même au niveau de la forme, le choix du gros corps imprimé traduit l’attention accordée aux yeux âgés. Ce texte livre le soubasse-ment paisible de l’amour rigoureux qui régit la vie mystique et corrige s’il etait nécessaire certaines abstractions rencontrées dans d’autres textes, dont le précédent. Plein d’onction et de douceur, d’expérience et d’amour, il met la spiritualité de Canfield à la portée de tous.








133. L’Exercice divin ou Pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu, par R[évérende] M[ère] M[arie] D[e] B[eauvilliers]. À Paris, chez Fiacre Dehors, 1631. [Archives Saint-sulpice, 29 H 137 : reproduction de l’exemplaire unique conservé à l’abbaye de Maredsous]. Chaque page comporte 16 lignes de 24 carac-tères de grand corps. Les trois citations qui précèdent sont extraites de cet Exercice.


Il existe d’autres textes intéressants de la même bénédictine : Les Conférences spirituelles d’une supérieure à ses religieuses, par Mme de Beauvilliers, abbesse et réfor-matrice du monastère de Montmartre, d’après un manuscrit revu et mis en ordre par L. G[audreau], curé de V., avec approbation de Monseigneur l’Archevêque de Paris, Paris, Toulouse libraire, 1838 (texte intéressant, mais dont le style est mal-heureusement revu ; original perdu ?).

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Exercice divin ou Pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu (1631)


[Épître] À nos très chères filles les religieuses de l’abbaye de Montmartre, prieuré de Notre-Dame de Grâce, de la Ville-l’Évêque et des Saints-Martyrs.


Mes très chères et bien aimées filles en Notre Seigneur,


Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue [4] de la présence di-vine, par le moyen très efficace de la soumission et conformité de notre volonté à celle de Dieu ; et ce désir a encore augmenté sur l’expérience que j’ai eue du profit que l’âme retire de cette pratique, d’autant que ç’a été un très saint et excellent person-nage qui m’en a donné les premiers traits, qui en a connu le profit qui en arriverait aux âmes 134 : j’ai eu encore plus d’assu-rance et d’affection de rédiger le tout [5] en un petit livret, propre à nous accompagner en tous lieux et nous servir par sa lecture et pratique aux occasions et rencontres de cette vie pleine d’orages et de combats. Je vous avoue ingénuement, mes très chères Sœurs, que j’ai fait la résolution d’accomplir ce désir depuis les sujets qui se sont passés. […] Car qui ne sait combien la plupart [6] des esprits, quoi qu’ils soient de bonne volonté, sont flottants comme sur une mer orageuse, sans pou-voir venir au port assuré.


Je [10] dirai davantage : que quiconque, par la voie de cette sainte pratique [acte de volonté] tant plus elle s’y exercera, plus elle retrouvera en soi de force, d’esprit, de tranquillité et repos en l’âme, et même de santé et force corporelle, d’autant que cette pratique n’est point pour employer l’esprit en de grandes spéculations : au contraire, pour faire fidèlement cette pratique, il est nécessaire de simplifier son esprit, et faire une cessation de toutes [11] sortes de pensées et de discours pour se soumettre à Dieu, par un acte de volonté pour se laisser conduire à Dieu et ne vouloir que l’accomplissement de sa volonté. […]




134. Le Père Benoît de Canfield.

100 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Chapitre i. Que le bonheur en cette vie consiste en l’union de l’âme avec Dieu.


[…] Il est certain que l’âme étant créée de Dieu et venant de Dieu, elle désire et veut toujours retourner à lui comme à son principe ; et bien qu’elle soit enchâssée dans un corps terrestre, matériel et mortel, elle est immortelle, impassible, et du tout éloignée du terrestre et temporel. […]


Chapitre ii. Que l’obéissance est la vraie voie pour s’unir à Dieu.


[…] L’homme ayant été créé à l’image et semblance de Dieu, pour lui faire reconnaître la dépendance [24] qu’il devait avoir de sa puissance, Dieu lui fit un seul commandement, l’assu-rant qu’en la même heure qu’il le transgresserait, il mourrait 135. […] Le corps [d’Adam] avec tous ses sentiments était sujet à l’âme, et se conformait à toutes ses volontés sans aucune peine et difficulté ; mais par sa désobéissance il a encouru la perte de cette seigneurie absolue et sans contradiction, ayant depuis toujours sa partie inférieure rebelle et désobéissante. En outre [26] il a perdu le pouvoir et la domination qu’il avait sur toutes les créatures, lesquelles il ne s’assujettit à son pouvoir que par une extrême violence. […]


Chapitre iv. Que saint Benoît et tous les saints ont mérité la gloire par l’obéissance.


[…] [35] Car il faut poser cette maxime certaine, que d’au-tant plus que l’homme quitte du sien, s’anéantit devant Dieu, et qu’en cet anéantissement il se rend totalement rien devant [36] Dieu et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu, il peut dire lors que ce n’est plus lui par sa propre volonté qui agit et opère, mais que c’est celle de Dieu qui agit





135. Gn 2, 17 : « Mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal » (Sacy).

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et opère en lui, et lors il peut vraiment dire : « Je ne vis plus en moi, et je vis en Dieu. »


Chapitre v. Des moyens que nous acquiert l’obéissance


[…] [43] La personne aura la grâce de Dieu, laquelle se tiendra dans l’état et vocation (séculière ou religieuse) où Dieu l’aura appelée, chacune étant destinée de Dieu en une particu-lière grâce et état qu’il faut suivre.


Et ce qui cause mille malheurs et mille disgrâces de Dieu, c’est que l’âme ne se tient ni se [44] porte à ce que Dieu veut et [qu’elle] a déterminé qu’elle doit être résistante à Dieu, dans l’état où elle se doit tenir, comme au contraire c’est le bonheur et la félicité de l’âme de demeurer, se tenir et adhérer en tout et partout à la volonté de Dieu dans l’état de sa vocation.


Chapitre vi. De la pratique de la présence de Dieu


L’âme qui se veut tenir ferme en la volonté de Dieu doit se maintenir autant qu’il est possible dans la vue de sa présence, non par discours de l’entendement ni par une vue imaginaire, mais par la créance de la foi, sans image ni espèce des sens trompeurs [46], sujets à mille et mille illusions, sans discours de l’esprit ; et en cette créance, elle doit faire toutes ses ac-tions depuis le matin jusques au soir, dressant son intention et offrant toutes ses actions à Dieu, pour les faire toutes en sa divine présence et conformément à sa sainte volonté.


Elle peut aussi se maintenir en la vue de la présence divine par l’exercice de divers actes de [47] ressouvenance, concevant parfois une crainte filiale et une profonde révérence de Dieu, se voyant si près de lui éclairée de sa lumière et de toutes parts frappée des rayons d’icelle. Quelquefois, elle fera des actes d’hu-milité et abaissement de soi-même, voyant sa misère honorée de sa divine présence et son indignité être assistée de son divin secours. Autre fois, par une grande admiration [48], voyant que Dieu opère si familièrement avec elle en toutes ses œuvres.

102 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


En après, par une extrême joie et liesse de se voir faite le temple de Dieu vivant ; parfois aussi par une douceur de cœur aimant son Époux, voyant sa grande débonnaireté et clémence ; en outre, par une intime jubilation de cœur, se sentant délivrée de la servitude d’elle-même et de sa propre volonté. Davantage par un [49] total abandonnement de soi entre les mains de son Époux, pour plus pleinement jouir de lui, comme aussi par des actes de perpétuelle résolution de vivre dans l’abnégation de soi-même, ayant connu par expé-rience la parfaite consolation et secours qu’elle retire de cet abandon de soi entre les mains de Dieu. Bref, elle se main-tiendra en la présence de Dieu par un vrai anéantissement de [50] soi-même sous la puissance et grandeur de l’être infini, se soumettant parfaitement à ses mouvements, avec résolution de ne s’en séparer jamais.


Chapitre viii. Des fruits qui se recueillent en cet exercice


L’application d’intention opère la vue et le regard de la présence de Dieu, parce que la volonté de Dieu [55] est lui-même, tellement que quand nous nous accoutumons de la voir en toutes choses, nous voyons aussi Dieu en icelles. […] [56] Dieu demeurant continuellement avec l’âme par sa vo-lonté, elle le connaît et se voit soi-même en lui, elle voit les perfections divines, et en elle ses imperfections : la lumière de cette connaissance divine chasse ces ténèbres par sa clarté, son ignorance par sa sapience. […]


La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient de-meurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la vo-lonté propre de l’homme ne [58] peuvent demeurer dans une même âme, d’où vient que l’âme abîmant sa volonté en celle de Dieu, elle commence à vivre en Dieu, et n’opérant qu’en Dieu, pour Dieu et avec Dieu, on peut vraiment dire qu’elle n’est plus active, mais passive, c’est-à-dire qu’elle ne fait plus rien de soi-même, mais que c’est Dieu qui fait tout en elle. Ce n’est pas pourtant que l’âme demeure oisive sans rien [59]

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faire : au contraire, elle agit parfaitement par les actes qu’elle produit dans cette volonté divine, qui sont si parfaits qu’elle n’en a pas de ressentiment et ne s’aperçoit point de ce qu’elle fait, d’autant qu’elle opère en Dieu spirituellement et non sen-siblement. Elle opère sans volonté propre, laquelle d’ordinaire est impétueuse, turbulente et pénible ; au contraire, la volonté de Dieu est paisible [60], tranquille et plaisante, qui fait que vraiment elle demeure suspendue et aliénée d’elle-même, et se tient ferme et constante en Dieu.


Chapitre ix. Du transport et transformation qui se fait en cet exercice


La volonté divine par cette voie ici porte l’âme, en un transport d’elle-même, en Sa [61] divine Majesté. Par un ardent et fervent amour, qu’elle demeure du tout absorbée en l’immense mer de la divinité, en sorte que, de quel côté qu’elle soit, elle regarde Dieu et ne peut rien peser, imaginer, apprendre ni comprendre que lui seul, dans lequel elle voit, comprend et apprend toutes choses, se perd à soi-même pour se trouver parfaitement en Dieu, et arrive à une union parfaite avec lui, parce [62] qu’en faisant sa volonté, elle est un même esprit avec lui, si bien que la volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté il possède Dieu.


Et par cette union de l’âme avec Dieu, s’ensuit la transfor-mation, parce que l’âme se dépouillant de sa propre volonté pour recevoir et avoir celle de Dieu, elle se dépouille de ce qui est de l’homme, se revêtant de Dieu. Et sa sainte volonté rem-plit tellement [63] son cœur qu’elle pénètre jusques aux plus profondes et intimes parties d’icelui, lui communiquant une suavité et parfait goût de sa douceur, en sorte qu’elle demeure toute en lui défaillante à elle-même : elle ne vit plus qu’en Dieu, comme dit l’Apôtre 136.





136. Ga 2, 20 : « Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi » (Amelote).

104 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Bref, nous dirons que cet exercice, qui est la vraie lumière de Dieu, nous montre des choses merveilleuses, et qu’il [64] contient tous les chemins qui ont été tracés de la perfection, retranchant tous les travaux, hasards et difficultés qui se ren-contrent en la voie du salut.


Chapitre x. De la connaissance des secrets de Dieu


Si c’est une chose tant désirée en ce monde que de savoir les secrets de l’homme, [65] combien désirable doit être la connais-sance des secrets de Dieu ? Et s’il est si plaisant et agréable d’en-trer dans le secret de notre intime ami, qu’est-ce d’entrer dans le secret et le plus caché du cœur de Dieu ? Et c’est ce que fait et à quoi arrive l’âme par l’exercice continuel de la conformité de sa volonté à celle de Dieu, car en faisant la volonté de Dieu, l’âme la connaît. Et comme [66] Dieu, qui est incompréhensible de sa nature, se faisant homme, s’est rendu compréhensible à nous, et d’invisible qu’il était, il s’est fait visible, et ainsi sa divine volonté qui est son esprit et lui-même : devant qu’elle soit en la nôtre, elle est cachée et inconnue, mais y étant conjointe, elle se manifeste et se rend visible. Et tout ainsi que, devant l’Incarnation, il était seulement Dieu, mais après [67] l’union avec l’humanité, il a été fait Dieu et homme, et ainsi la volonté qui était seulement divine, après l’union avec la nôtre est divine et humaine, et comme cet homme-là pouvait dire : « Je suis Dieu », aussi cette volonté de l’homme peut dire : « Je suis la volonté de Dieu. » […]


Chapitre xii. De l’excellence de l’intention de faire nos œuvres pour la volonté de Dieu


que tout cela soit fait avec ce seul motif : pour ce que Dieu le veut, tous autres intérêts propres et profits particu-liers, et toutes autres fins, quelles qu’elles soient, retranchées. Et d’autant plus fidèlement que nous pratiquons cet exercice (80), d’autant opérerons-nous plus efficacement ; et la joie et le contentement qui se retrouvent en cette pratique feront puissamment surmonter tous obstacles qui pourront survenir à cette fin. […]

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Chapitre xiii. Que la pratique de cette intention perfec-tionne nos œuvres qui ont une fin honnête.


Il est à remarquer que toute autre fin que la volonté de Dieu a en soi toujours quelque affection, passion ou sensualité, ou autre imperfection secrète et cachée, comme les pénitences, prières, aumônes ou [82] autres bonnes œuvres, qui se font pour éviter l’enfer ; et bien que ces intentions soient bonnes et honnêtes, elles ne portent point pourtant l’âme droit à Dieu, ni ne la retirent pas tout d’un coup de l’amour de soi-même et des autres regards humains, comme feront le but, la fin et l’intention pure et simple de faire la volonté de Dieu. […]


Chapitre xiv. Que cette intention se doit retrouver ès œuvres naturelles.


Les actions naturelles, comme sont celles-ci de manger, boire, dormir, et toutes les autres choses nécessaires à la vie humaine étant faites pour cette seule fin et intention d’accom-plir la volonté de Dieu, lui [87] sont grandement agréables et méritoires devant Sa divine Majesté, et comme dit un certain docteur, une âme méritera plus en faisant lesdites actions na-turelles pour cette fin que si elle jeûnait et se disciplinait et fai-sait autre pénitence par un autre moyen, quoique bonne. […]


Chapitre xvi. Que cette intention nous délivre des peines de la partie inférieure.


Dieu qui est juste et bon ne demande de nous que ce qui est possible, et (98) non pas l’impossible.


Chapitre xvii. Du temps auquel on doit dresser son intention


Pour faire ces actions avec la perfection qui est requise en cet exercice, il faut appliquer son esprit avec présence actuelle à l’action soit spirituelle ou temporelle, pour voir toutes les conditions qui sont requises pour être dite parfaite, sans [101] que l’esprit s’arrête ni distraie à autre chose qu’à cette action qui se fait, ni qu’il s’applique à penser même actuellement en

106 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Dieu, l’âme ne pouvant pas en ce monde avoir deux objets tout ensemble sans manquer à la perfection de l’un et de l’autre : cette attention actuelle est entée dans l’intention que l’âme a dressée devant que de s’appliquer à l’action. Il est important de remarquer [102] qu’il n’est pas nécessaire à chaque œuvre de dresser son intention, mais qu’il suffit de le faire lorsque l’on se trouve distrait et éloigné de la pensée de cette intention. Il faut prendre garde de ne se dégoûter ou décourager. […]


Les sécheresses et aridités ne doivent point [104] empêcher l’exercice de ses [sic] œuvres pour cette fin : car l’âme qui les souffre a autant de mérite comme si elle sentait de la suavité et du plaisir en opérant, puisqu’elle cherche Dieu seulement et non elle-même. […]


Chapitre xviii. De la mortification des passions qui pro-vient de cet exercice


[…] La grâce divine lui donnera une joie et consolation, qui suit immédiatement et accompagne inséparablement [111] à l’âme ce que la règle matérielle sert à régler la ligne, car si on tire la ligne de sa vie par cette règle de la volonté de Dieu, elle sera toujours fort droite, mais si l’âme se laisse emporter d’un côté ou de l’autre, la ligne se courbera et se rendra tortue. […]


Chapitre xix. Dénombrement des passions et remèdes pour les mortifier


Afin que l’âme connaisse mieux ses passions, nous les met-tons ici au nombre d’onze en tout, savoir six qui appartiennent à la partie concupiscible : amour, désir et joie, qui regardent [112] le bien ; la haine, la fuite et la tristesse qui regardent le mal. Cinq qui appartiennent à l’appétit irascible, savoir : espérance, désespoir, crainte, audace, et l’ire. Quelques-uns les réduisent toutes à quatre, savoir vaine joie, vaine crainte, vaine espérance et vaine tristesse.


On pourrait apporter le remède qui est enseigné en beau-coup de livres, opposant le contraire, comme à la vraie joie, la [113] vaine tristesse de nos péchés : […] il est bien inférieur et

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moins efficace que celui de la volonté de Dieu, lequel travaille incessamment à [114] chasser et bannir les passions et imper-fections de l’âme.


Lorsque l’âme se verra combattue des dites passions, elle doit incontinent dresser son intention et penser que pour faire la volonté de Dieu, elle renonce à cette passion, s’en retire.


Chapitre xx. De la parfaite imitation de la Passion de Jésus-Christ qui s’acquiert en cet exercice


Deux choses se sont rencontrées en la Passion de Notre Sei-gneur fort [122] considérables, savoir ses souffrances et le but et intention qu’il a eus de faire la volonté de son Père. […] Cette intention est infiniment plus noble et plus divine que la souffrance. […]


Chapitre xxii. Du plaisir qu’il y a de se laisser conduire à la volonté de Dieu


Nous voyons ordinairement en l’amour humain que la per-sonne qui aime se trouve si hors d’elle-même qu’elle va selon le mouvement et le sentiment de l’amour qu’elle a, et de là vient que sa volonté va et se donne sans [130] difficulté à cet amour pour agir perpétuellement selon icelui, tant ce lui est chose plaisante et agréable de se laisser aller et emporter aux mouvements du sujet aimé.


Considérons l’amour d’un fils qui aime tendrement et pas-sionnément son père, il met tellement sa confiance et tout son soin à la providence de ce père, qu’il ne pense, ne dit et ne fait rien que par sa volonté, il se tient en assurance sur l’affection qu’il a pour son père, et sur celle que son père a pour lui. […]


Je m’en vais là pour faire la volonté de Dieu, je reviens pour faire la volonté de Dieu. Mais puisque la [133] fin de cet exer-cice n’est autre que de porter l’âme à une quiétude et tranquil-lité, et cessation du travail de l’esprit pour le faire reposer en celui de Dieu, l’âme doit prendre garde à ne se gêner point par des craintes et des scrupules, et chasser bien loin ces an-xieuses sollicitudes qu’elle pourrait avoir, si actuellement elle

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a la pensée de faire la volonté de Dieu ; car, par l’intention qu’elle aura dressée [134], par exemple le matin, elle persistera dans la perfection de son œuvre, pourvu qu’elle n’ait pas une intention mauvaise ou sinistre actuellement 137, qui la détruise ou la désavoue.


Chapitre xxiii. Des moyens de vaincre les difficultés qui se rencontrent en cet exercice


Parce qu’en cette vie il ne se trouve [135] rien qui n’ait ses inconvénients et difficultés, laissant à part celles qui pourront naître en la pratique de cet exercice, pour les résoudre de vive voix, selon les occurrences, nous nous contenterons d’en exa-miner deux en ce chapitre.


La première est qu’il se trouvera beaucoup d’âmes qui au-ront une vue et un désir de la vie contemplative qu’elles se représenteront selon leur désir [136], et souventes fois selon leurs inclinations ; ces âmes, dis-je, étant portées au repos et tranquillité naturellement, croiront que tout le bon plaisir de Dieu est qu’elles se retirent extérieurement, et penseront que toute leur perfection consiste à fuir les actions de la vie active.


La seconde difficulté est qu’il y a des âmes qui verront au contraire si clairement et parfaitement [137] la perfection et le mérite de la vie active, et qui, étant portées par une inclination naturelle, voudront toujours y être employées, et y établissant leur perfection, négligeront les exercices qui portent au repos et tranquillité de la vie contemplative.


Pour vaincre ces difficultés, l’âme religieuse doit savoir que la fin de ce saint exercice est de la conduire à la perfection [138], et que la perfection ne se retrouve qu’en la conjonction de ces deux vies contemplative et active, et qu’elles se pratiqueront toutes deux ensemble en l’observance des règles de cet exercice.


Or nous appelons la vie active non seulement ce qui est des actions extérieures, mais encore tout ce qui touche l’extirpation des vices pour y planter les vertus, le règlement des passions. […]



137. Qui fait craindre des malheurs.

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Chapitre xxiv. Que la perfection religieuse consiste en la pratique des vertus.


C’est ici la pierre d’achoppement de plusieurs âmes, qui sans avoir cultivé l’âme et sans l’avoir fondée dans la vertu, elles veulent voler à la contemplation, s’exerçant aux hautes considérations et souventes fois curieuses recherches des gran-deurs et perfections de Dieu, ayant méprisé l’exercice conti-nuel de la connaissance d’elles-mêmes, et n’ayant point acquis l’humilité ni les autres vertus, non plus que la mortification des trois facultés de l’âme, ni de leurs sentiments, désirs et pas-sions, elles tombent le nez en terre, et souvent Dieu le permet pour les châtier de leurs présomptions, elles ont des illusions qu’elles [142] croient vraies visions, […] elles viennent à s’éle-ver en elles-mêmes et à mépriser les autres. […]


Chapitre xxv. Que l’opération de la volonté est plus requise en cet exercice que la spéculation de l’entendement.


Nous avons montré ci-devant que ce saint exercice porte l’âme à Dieu par l’amour et continuelle adhésion à sa sainte volonté, dont nous recueillons que la personne [148] reli-gieuse s’abuserait bien fort, qui penserait s’unir à Dieu par des spéculations et beaux discours de l’entendement.


Les spéculations de l’entendement n’arrivent point à la connaissance de Dieu pour le posséder en toute son étendue, mais l’affection de la volonté l’étreint et le possède. L’enten-dement proportionne Dieu à sa petite capacité, la volonté se forme et proportionne à [149] Dieu selon sa grandeur. L’entendement rend Dieu semblable à soi, mais la volonté se rend semblable à Dieu. L’entendement fait descendre Dieu à l’homme, mais la volonté fait monter l’homme à Dieu. L’en-tendement travaille au-dessous de soi, mais la volonté opère par-dessus soi-même. La spéculation et le discours font que nous demeurons en nous-mêmes, mais l’amour de la volonté [150] nous fait sortir hors de nous-mêmes. Et pour fin, le dis-cours est chose humaine, mais l’amour est chose divine, et bien souvent le discours de l’entendement n’est pas la perfec-

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tion ni la vraie contemplation et quelquefois il est contraire et préjudiciable à la perfection. Saint Denys conseille à son disciple Timothée de retrancher et suspendre l’opération de l’entendement ; aussi en la voie de Dieu il ne faut pas tant s’appliquer à la considération et aux discours comme à la fer-vente affection de cœur. […]


Chapitre xxvi. De l’oraison et des différentes manières de la faire


Il y a trois façons de faire l’oraison selon ce saint exercice, lesquelles dépendront de la connaissance de la portée de cha-cun, et du trait de Dieu, ou pour le dire plus clairement, selon la grâce que Dieu donnera à l’âme. [153]


La première est la méditation ; la seconde, les aspirations, et la dernière, cette seule volonté de Dieu, qui sans aucune comparaison est le plus sublime moyen.


Le premier de la méditation vient à celui de l’aspiration, et celui de l’aspiration parvient à celui de la volonté ; et les uns et les autres peuvent et doivent toujours être tenus pour cette seule fin d’accomplir la volonté de Dieu. [154]


L’âme religieuse doit observer en ces trois manières d’orai-sons que la volonté de Dieu se présente à elle pour seul objet, en sorte qu’elle ne permette à sa volonté d’avoir aucun désir d’être consolée, mais seulement qu’elle ait la vue de faire chose agréable à Dieu.


Que si l’âme peut gagner sur soi-même cette pure intention, elle sera infailliblement consolée et obtiendra tout ce qu’elle [155] désirera de Dieu : elle se verra illuminée et éclairée par sa sagesse, elle trouvera grâce devant lui, par la résignation à sa sainte volonté, elle sera en assurance d’être hors de toutes difficultés ; et étant attachée à Dieu par cet exercice continuel, elle aura du contentement aussi bien en la désolation qu’en la consolation, demeurant toujours ferme, constante et tran-quille en son unique bien.

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Chapitre xxvii. Des marques de la bonne intention pour faire la volonté de Dieu


Pour reconnaître si la volonté de Dieu a été notre seule et unique intention, il ne faut qu’avoir la considération de quatre points très importants.


Le premier est l’actuelle ressouvenance de cette volontaire rectification [157] d’intention selon la volonté de Dieu, qui chasse de l’esprit l’oubliance d’elle-même.


Le second est que la volonté de Dieu doit être seule et uni-quement notre but, ce qui exclut toutes les autres fins et inten-tions bonnes ou mauvaises.


Le troisième est que cette intention de faire la volonté de Dieu doit être accompagnée d’assurance et de foi vive, croyant [158] qu’après avoir dressé ainsi son intention qu’on fait la volonté de Dieu, et que l’œuvre faite est l’œuvre de Dieu, et que cette volonté est Dieu même. Cette foi et cette assurance chassent toutes les vacillations et hésitations, lesquelles ordi-nairement empêchent de cueillir les fruits de nos œuvres, nous privent du soulagement de nos travaux, de la joie du Saint-Esprit, accroissement de lumière [159], présence, assistance, familiarité et jouissance de Dieu.


L’âme religieuse remarquera que cette hésitation dont nous parlons arrive le plus souvent aux choses indifférentes par une très grande curiosité de savoir si l’œuvre est selon la volonté de Dieu ou non, et par l’ignorance, ne sachant pas que nos œuvres ne sont agréables ou désagréables à Dieu, que par l’in-tention [160] avec laquelle elles sont faites.


Les âmes grossières se persuadent aussi quelquefois que Dieu ne regarde pas aux choses basses, viles et corporelles ; et en ce point elles s’abusent grandement, puisque l’intention que nous savons de faire les actions les plus basses du monde pour ce seul respect de lui plaire et d’accomplir sa sainte vo-lonté, les élève à un degré très haut et les rend [161] agréables à Dieu. Et puisque nous ne pouvons faire sans Dieu et qu’il opère toutes choses en nous, si nous rapportons toutes les ac-

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tions à sa gloire, pour si petites et basses qu’elles soient, il ne peut, tant il est bon, qu’il ne les agrée et les avoue 138.


Il y a aussi un doute qui travaille les personnes qui ne sont pas encore grandement spirituelles sur les choses plaisantes [162] et sensibles : elles estiment qu’on ne peut pas les faire avec cette rectification d’attention, et pensent que ce soit mo-querie de croire que ces actions puissent être agréables à Dieu. L’apôtre saint Paul découvre cette tromperie, disant que tout ce que nous ferons doit être rapporté à la gloire de Dieu.


Le quatrième et dernier point est la continuation de cette intention [163] de faire la volonté de Dieu en toutes nos œuvres, autant que notre fragilité le peut permettre. Or cette continuation s’oppose à la discontinuation et interruption de cette pure intention par d’autres affections qui surviennent en faisant ces œuvres, ou de quelques passions contraires.


Chapitre xxix. Des marques de la bonne action pour faire la volonté de Dieu


Au matin, la première chose que doit faire une âme chré-tienne et religieuse est d’élever son esprit à Dieu, lui rendant grâce de ce qui a plu à Sa divine Majesté la conserver et préserver la nuit de tant d’accidents en [179] quoi elle pouvait tomber.

Elle lui offrira son cœur, ses désirs, ses affections et tout soi-même pour la journée honorer, adorer, référer et servir fidèle-ment Sa Majesté.


Elle se proposera de passer la journée en tout ce qui est de son devoir, regardant toujours Dieu présent qui la voit et regarde, et de conformer entièrement sa volonté à [180] celle de Dieu, et fera les trois actes suivants : premièrement de foi, reconnais-sant et proposant qu’elle croit tout ce que la sainte Église croit et tient, et qu’elle veut vivre et mourir en la foi et créance que l’Église catholique, apostolique et romaine croit et tient.


Secondement, elle fera un acte d’espérance, protestant qu’elle ne veut espérer ni se confier qu’en Dieu seul, et croire et tenir



138. Avoue : reconnaisse.

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[181] de Dieu tout ce qu’elle recevra de bien en ce monde, comme venant de sa bonté, et comme tenant Dieu pour Père, qui lui donne tous les aides et secours nécessaires pour acquérir son salut.

Tiercement, elle fera un acte d’amour, protestant qu’elle aime et veut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces et puissances, tant intérieures qu’exté-rieures, et [182] proteste de ne vouloir aimer aucune créature ni aucune chose qu’en Dieu et pour l’amour de Dieu.


Ces trois actes faits, elle demeurera en une ferme résolution d’employer la journée en tout ce qui sera de sa vocation, et se tiendra le plus qu’elle pourra recueillie en elle-même, pour faire toutes ses actions selon la volonté de Dieu, par les règles et enseignements qui sont couchés dans ce saint [183] exer-cice, auquel elle profitera selon la fidélité qu’elle aura en la pratique d’icelui.


Et d’autant qu’il importe du tout à l’âme qui tend à la perfection de s’appliquer aux saintes lectures des livres qui peuvent le plus instruire l’âme, nous mettrons une table de ceux qui ont été reconnus les plus propres et solides pour ser-vir à cette fin ; car comme la lecture des saints livres [184] sert beaucoup à l’âme, la lecture de ceux qui sont curieux y apporte beaucoup de préjudice, l’esprit pouvant se distraire en toutes les choses qui sont au monde par lesdites lectures, qui ôtent le retirement et solitude de l’esprit, ni plus ni moins que si la per-sonne allait par tout le monde voir ce qui y est. C’est un point remarquable qu’une âme religieuse qui a promis la clôture doit retenir [185] l’esprit dans la limite de sa retraite, comme elle y est de corps, et qu’elle ne doit lire que ce qui la porte au profit spirituel de son âme.

114 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Chapitre xxx. Distribution des exercices pour tous les jours de la semaine


Enseignements ou préceptes de saint Denys appliqués aux Filles des Saints-Martyrs.


[20 paragraphes numérotés]


  1. Aimons surtout la vérité, tant en nous qu’aux autres, et ne souffrons pas que la passion prenne place de la raison.


  1. Il faut plutôt souffrir toutes sortes de malheurs que de violer la vérité, il faut que nos cœurs et nos langues soient une même chose, jouant à même ressort.


  1. Le seul objet de nos pensées et de nos vies doit être Jésus-Christ. […]


  1. Dieu est bien présent à tous les hommes, mais tous les hommes ne sont pas présents à Dieu. La marque d’une âme qui est présente à Dieu, c’est quand elle parle volontiers à la sainte bonté, qu’elle est en tranquillité. […]


  1. Commencez tout ce que vous faites en invoquant Jésus-Christ, non pour faire qu’il vous écoute et qu’il vous regarde, car de sa grâce il le fait toujours. […]


  1. Les choses les plus sublimes jetteront dans votre cœur tant de lumières resplendissantes qu’il n’y aura rien que vous ne soyez capables de comprendre, si vous avez le cœur simple et désintéressé.


[…]


  1. Celui-là seul est bien savant qui fait ce qu’il sait. […]


  1. Vaut bien mieux que nous soyons à Dieu qu’à nous-mêmes. […]


  1. La sagesse du monde est folle tout ce qui se peut, et la portée de nos esprits est fort raccourcie : ne mesurez pas vos bras ni vos pensées quand vous voulez servir Dieu, mais dépendez tout entièrement de la grâce de Dieu. […]


  1. Soyez tout à fait hors de vous-mêmes et de vos intérêts et soyez tout dans Dieu et dans ses intérêts, si vous voulez faire quelque chose de grand. […]


  1. [Éloge du grand martyr Denys, protecteur de Paris, ville fortunée…]








Archange de Pembroke († 1632), dirige la Mère Angélique


L’anglais Archange de Pembroke, converti du calvinisme, fut l’ami du Père Archange de Joyeuse et un proche de Benoît de Canfield. Il assura de très nombreuses charges de gardien à Meudon (1595-1597), Chartres (1598), Saint-Honoré (1604, 1609-1610), avant d’être par huit fois définiteur de sa pro-vince (entre 1615 et sa mort, qui survint le 29 août 1632).


On peut l’apprécier directement par les huit lettres auto-graphes qui nous sont parvenues 139. Il les adressa à la Mère Angélique au début de sa réforme de Port-Royal-des-Champs. Il la dirigea de novembre 1609 à 1620, puis le relai fut assuré brièvement par François de Sales avant la prise en main par Saint-Cyran. C’est un exemple attachant de direction de moniales par un capucin. Le cas est fréquent, ce qui justifie une notice, outre l’importance propre de ce co-responsable de l’essor capucin en France et à la célèbre réforme menée par sa jeune dirigée (voir Sainte-Beuve sur la « journée du guichet », dans son Port-Royal).


Des extraits de ces lettres illustrent le « commerce pieux et dévot entre l’ordre de saint Bernard [des cisterciennes] et celui


139. Lettres du ms. B.N.F. f. fr.17808, reproduites dans l’étude d’Ubald d’Alençon, que nous citons en omettant ses nombreuses références de sources, avec la pagination reprise des Études franciscaines, t. XXIV, juillet-décembre 1910, 46-62, 249-265, 665-679, « Les Frères-Mineurs capucins et les débuts de la réforme à Port-Royal des Champs (1609-1626) » ; v. aussi DS 1.645, 5.1375 & 14.1111.

116 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


de saint François » ; ils sont suivis de quelques brefs extraits de la vaste étude d’Ubald d’Alençon (dont l’appréciation du jansénisme concurrent est mitigée ; on se reportera sur cette question débattue à l’ouvrage de Louis Cognet 140).


Lettre I


[…] Dieu prétend de vous faire d’autres plus grandes grâces et plus signalées, et attend quelque chose de grand de vous. Prenant résolution de l’écouter au secret de votre âme, pour obéir à ce qu’il demandera de vous, comme vous ferez en cela une action la plus digne et généreuse que vous pourriez dési-rer, plus agréable à Dieu et aux anges, et d’un plus grand éclat, odeur de toute suavité et bon exemple pour toutes sortes de personnes, aussi le contentement que vous en recevrez dès ce monde et la gloire dont Dieu vous ornera en l’autre excédera infiniment toutes sortes d’autres consolations, pour grandes que vous les pussiez chercher entre les créatures d’ici-bas. Mais aussi en contrepoint il sera nécessaire et ne se pourra faire autrement, que en la suite de vos saints désirs, vous ne soyez combattue de quelques difficultés et oppositions, puisque c’est la nature et condition du bien et de la vertu qu’elle ne se re-trouve que parmi les difficultés.


Pour ce qui est de la dignité de cette action il n’est point besoin de paroles pour vous le persuader, puisque Dieu même ne peut demander chose plus grande d’aucune sienne créature sinon de le suivre, et s’abnéger 141 soi-même, pour faire en tout et partout sa volonté, puisque ce faisant nous lui donnons la chose seule que nous lui pouvons donner, et que [59] seule entre toutes autres il nous a donné en propre, avec une pleine et entière liberté. […]


Pour le contentement quoique ce ne doive être votre objet, et que vous ne deviez là arrêter votre vol, néanmoins comme c’est la nature du bien et de la vertu que d’êtres plaisante et



  1. La Réforme de Port-Royal, 1591-1618, Paris, Flammarion, 1950.


  1. S’abnéger : se renier.

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agréable, et pleine de toute consolation, il ne se pourra faire que vous n’en ressentiez des effets d’autant plus suaves et im-perceptibles que toute cette œuvre et résolution est une œuvre qui surpasse la nature, et qui est toute de la grâce. Des choses d’ici-bas, comme elles sont sensibles et proportionnées à nos sens, on pourrait bien exprimer de paroles les contentements qu’elles nous apportent, mais pour les autres qui naissent de la vertu et de l’amour que nous portons à Dieu, se serait leur faire tort que d’en penser dire quelque chose, et comprendre combien est grande la douceur des suavités et consolations que sa bonté infinie a cachée à ceux qui le craignent. On en peut bien sentir des effets, mais non pas en parler. Pour ce, ce sera à vous de les goûter et savourer premièrement, et puis vous connaîtrez combien est incomparablement plus doux et suave Notre Seigneur qu’il ne se pourrait dire ni même penser.


Il nous reste donc seulement de vous fortifier contre les dif-ficultés dont vous ferez rencontre. Et quant est de celle que vous m’avez communiquée et dont votre esprit se sent agité, je ne m’étonne pas si elle paraît et se montre des premières. D’un côté l’honneur que vous devez à vos parents, et que spéciale-ment Dieu vous commande de porter à vos pères et mère, et de l’autre le service si particulier que vous devez au Créateur même et commun Père de tous, et que votre vocation requiert si expressément de vous, ne peuvent qu’ils ne laissent votre es-prit fort perplexe et douteux. Et néanmoins cette difficulté qui vous semble si grande n’est rien au prix de beaucoup d’autres dont vous ferez rencontre en ce chemin de vertu.


[251. Post-scriptum écrit sur un billet joint à la lettre III]


Madame, Dieu vous donne sa paix, étant sur le point de clore notre lettre, j’ai reçu la vôtre du 3e de ce mois avec autant de compassion de vous voir agitée parmi les flots et tempêtes des difficultés innumérables sensibles et poignantes, comme d’affection d’importuner le Très-Puissant à ce qu’étendant sa main d’en haut, il vous retire de ces anxiétés, troubles et tristesses pour vous conduire au port d’assurance en un vrai

118 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


repos d’esprit, joie et contentement. Je désire cela d’autant plus affectionnément que moins il m’est possible d’exprimer par lettre morte les effets d’une vive foi […]. Je vous dis donc derechef : crions à Dieu et iI nous exaucera. […]


Lettre VI


[261] […] Et suis tout transe [sic] de compassion, vous voyant au milieu de ces tempêtes, mais j’espère que celui qui est le gard[ien] d’Israël ne dormira pas, lequel commandera aux ventes [sic] turbulentes et furieuses tempêtes et apportera le calme. […] Je vous enverrai M. Gallot pour vous aider à soutenir l’assaut de vos filles et pour apaiser les pauvres esprits. […] Nous ferons venir un bon [262] prêtre séculier, mais il ne faut pas que notre petite abbesse s’afflige, car je vous assure que tout ira bien. Il n’y a rien sans difficulté en ce monde, consolez-vous donc en Dieu et regardez en quoi je vous puisse servir, car votre bien et votre contentement en Dieu m’est plus sensible que la mienne propre. […]


Puis Ubald d’Alençon explique ce qui suivit comme suit :


[674] Et malgré l’avis que la Mère Angélique prétend lui avoir été donné de ne pas s’entretenir avec les autres religieux, des confrères du P. Archange de Pembrock correspondaient avec Port-Royal et s’occupaient de l’avancement spirituel des cisterciennes réformées ; le P. Pascal, le P. Archange du Tilles, le vénérable Père Honoré, sans parler des jésuites. Ce commerce pieux et dévot entre l’Ordre de saint Bernard et celui de saint François continua tout le temps que le doux évêque de Genève prit soin de la Mère Angélique (1618-1620) et même après cette époque. Il eut lieu non seulement avec Port-Royal, mais encore avec Maubuisson et Saint-Cyr.


Quel dommage que nous n’ayons pas les réponses de la Mère Angélique ! […] Nous n’avons, dans les lettres éditées seulement en 1742 et par les jansénistes et dans des conditions impossibles à contrôler, que deux fragments relatifs à notre sujet. […676] […] La Mère Angélique […] manifesta à sa fa-çon l’estime qu’elle nourrissait au fond de son cœur à l’endroit

Archange de Pembroke

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des religieux franciscains ; « Surtout­ elle voulait, écrit sa nièce la Mère Angélique de Saint-Jean, qu’on eût plus d’affection à bien traiter les capucins et autres pauvres religieux qui ont moins accoutumés de l’être chez eux. » […]


Au début de 1623, la réformatrice quitta l’abbaye de Mau-buisson. Les religieuses formées par elle en ce monastère vinrent grossir l’essaim de Port-Royal, le 3 mars 1623. […] La même année 1623 vit à la fois à Port-Royal l’entrée en scène de Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et le départ des capucins. À l’influence des frères mineurs succéda celle des oratoriens et de l’évêque de Langres Zamet. En 1634 Saint-Cyran devait même prendre la succession totale de ces derniers dans la direction spirituelle de Port-Royal.


[…678] L’Ordre des frères mineurs adoptera l’opinion d’un de ses membres, le P. Zacharie Lambert de Lisieux. […] Ce qu’il affirme de la « Jansenie », il prétend l’avoir « appris d’une recluse du pays à laquelle je n’eus, dit-il, permission de par-ler qu’après de longues cérémonies ». Mais son avis n’est point favorable ; il regrette qu’à Port-Royal la doctrine soit « tombée en quenouille ». Dans son Saeculi genius […679] il donnera à ces pages un titre significatif : Gynomachia sive mulierum cum theologis conflictus, « le combat des théologiens et des femmes, la Gynomachie ».









Joseph de Paris (1577-1638), « l’Éminence grise »


Le célèbre « Père Joseph » ne fut pas seulement un habile diplomate au service de Richelieu, mais un « homme désinté-ressé, souple et résolu » qui exerça de multiples talents comme prédicateur, maître spirituel, fondateur. François Le Clerc du Tremblay devint capucin en 1599 sous l’influence de Madame Acarie 142 et fut dirigé par Benoît de Canfield. Il assura de nom-breuses fonctions au sein de son Ordre avant d’être impliqué dans la vie politique et diplomatique du royaume.


Provincial des capucins de Touraine depuis 1613, « en 1616, il intervient efficacement dans les négociations de la paix de Loudun entre la reine-mère Marie de Médicis et les princes, et il entre en relation plus étroite avec Richelieu, évêque de Luçon 143 ». On sait comment ce dernier savait prendre à son service ceux dont il remarquait la valeur (ce fut le cas plus tard de Mazarin, diplomate qui lui était opposé par Rome) 144.




  1. L’École Saint-Honoré, op. cit. en ouverture aux capucins de ce tome II, évoque l’influence des « Vrais exercices », un signe de plus des échanges entre « reli-gions », cette fois de Madame Acarie vers le futur capucin.


  1. Citation : DS 8.1372 ; Benoist Pierre, Le Père Joseph, L’Éminence grise de Richelieu, Paris, Perrin, 2007.

  2. Françoise Hildesheimer, Richelieu, Paris, Flammarion 2004. Voir p. 418 : le cardinal passe de l’affection pour le capucin mourant à l’attirance à son service de « frère coupe-choux », surnom qu’il donnait à Mazarin.

122 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Demeurent « une centaine d’écrits non compris ses lettres, ses poésies et des papiers d’État 145 ». Voici un choix de cita-tions tirées de ses enseignements aux religieuses bénédictines de la congrégation de Notre Dame du Calvaire. Rappelons qu’il a été le conseiller de Madame d’Orléans, qui a fondé cette congrégation en 1617.


1. Les Exercices spirituels des religieuses bénédictines de la congrégation de Notre-Dame du Calvaire, dont il fut le fonda-teur, ont été récemment réédités. N’y trouve-t-on pas parfois une note « quiétiste » ? :


Quand on a fait une bonne confession durant sa vie, à l’heure de la mort on n’a plus qu’à s’abandonner à Dieu. Car lorsqu’il est question de mourir, qui s’irait mettre dans l’enten-dement tous ses péchés et toutes les tentations qu’on a eues durant sa vie ? Ce ne serait jamais fait ; mais à cette heure der-nière, il faut seulement faire cet acte d’abandon entre les mains de Dieu, qu’il nous mette en paradis ou en enfer, qu’importe, pourvu que nous accomplissions ses volontés et que nous ne nous séparions point de son amour 146.


Voici une brève et belle définition de la foi, fort éloignée de la simple croyance :

La foi n’est autre chose qu’un consentement de notre volon-té à la parole de Dieu 147.

2. Ses Exhortations sont demeurées inédites 148 :


Ce que je demande de vous pour bien faire cet exercice et tout ce que je vous ai dit est une sainte joie d’esprit. Ce qui vous peut empêcher cela est la peine que vous trouvez à l’abord, vous vous troublez et inquiétez dans les difficultés à


  1. DS 8.1372/88, art. Joseph de Paris (nos citations ; voir la présentation par Raoul de Sceaux et André Rayez des seules Œuvres spirituelles : elles couvrent quinze sections).


  1. Père Joseph, L’Exercice du moment présent, texte présenté par Jean-Marie Gueullette, Arfuyen, 2006, p. 37.

  2. Ibid., p. 55.


  1. Transcriptions communiquées par sœur Paula du monastère de Bouzy-la-Forêt (proche de Saint-Benoît-sur-Loire).

Joseph de Paris

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cause qu’il vous est avis que vous n’êtes pas appelées à cela. Toutes ces craintes et pusillanimités doivent être bannies 149.


Souvenez vous que je vous ai souvent dit que votre plus grand empêchement n’était pas ce que vous pensiez ; mais c’était une chose qui n’est pas sous l’empire de votre volonté comme est de vous conserver la santé, laquelle je suis assuré que le diable fait tout ce qu’il peut pour vous la détruire par des ferveurs indiscrètes, et par ce moyen rendre inutiles celles qui seraient capables de servir la religion. Et dans un moment quand il vous trouvera disposées, il vous fera toujours pencher du côté du trop ou du trop peu. […] Et ainsi l’on prendra en toute la communauté un esprit sec, vigoureux, incharitable, et de ces excès d’austérité l’on tombe dans un excès de dérègle-ments et de relâche, l’on devient infirme. Pour le présent l’on penche plutôt vers le trop que vers le trop peu, mais il n’en sera pas peut-être toujours ainsi. Que les supérieures aient donc soin de leur santé et de celles de leurs sœurs, car quand une sœur devient un pilier d’infirmerie, ou que tout un couvent est comme un hôpital, adieu toute l’observance et l’esprit inté-rieur, car c’est une raillerie de leur aller parler de l’oraison et autres exercices, d’autant que les infirmités du corps abattent et appesantissent tellement l’esprit qu’elles les rendent impuis-santes de penser à autre chose 150.


Quelquefois je me mets à penser que nous avons tant de difficultés à rentrer en nous-mêmes et à reconnaître le fond de notre cœur, la cause est parce que nous voulons avoir cette connaissance par la lumière de notre raison et par nos réflexions sur nous-mêmes faites avec anxiété, ce qui ne peut servir qu’à nous embarbouiller et aveugler davantage. Cherchez, mes Sœurs, la connaissance de votre cœur, non dans les ténèbres de vos appuis et réflexions sensibles, mais en la lumière de Dieu. La méthode donc qu’il faut tenir pour pénétrer le fond de son cœur est de conférer avec celui de Dieu et se retourner vers lui comme vers son tout par une vue simple, mais fidèle.


  1. Exhortation 1ère sur l’exercice de la compassion de la Vierge…, 2 août 1634.

  2. Exhortation 2nde sur l’exercice de la compassion de la Vierge…, 3 août 1634.

124 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Combien de fois vous a-t-on dit que c’était là le plus court chemin pour parvenir à la connaissance de soi-même, mais au lieu de faire ainsi vous vous enfoncez volontairement dans vos scrupules et inquiétudes. […]


Vous me demanderez, mes Sœurs, comment vous pouvez faire que ce qui est en Dieu vienne en vous ; cela à la vérité semble incompréhensible ; mais néanmoins nous vous le rap-procherons en sorte que vous le comprendrez aisément. Pre-nons cet exemple : voilà une bonne religieuse de céans en orai-son qui aura tâché de se désoccuper de tout autre soin pour vaquer à son Dieu. Premièrement elle se met en sa présence et le contemple par la lumière de la foi comme un être infini, immense et incompréhensible, dans lequel elle voit son être propre abîmé et anéanti. Après elle considère que ce même Dieu l’aime infiniment, s’étant fait homme et soumis pour l’amour d’elle jusques à la mort de la croix ; voilà la vue de la divinité jointe avec celle de l’humanité. Puis par cette même foi elle entre en la connaissance des ingratitudes qu’elle oppose aux bé-néfices reçus de Dieu, ce qui lui fait prendre une ferme résolution de se convertir en cet instant vers son tout, de lui correspondre du plus intime de son cœur et de s’y attacher inséparablement. S’il s’élève quelques sentiments contraires elle les anéantit sans inquiétude, laisse passer les mouches d’une multitude de pen-sées inutiles qui peut-être en même temps voltigeront par son esprit, se complaît en ce que Dieu est bon, sage, puissant et possède la plénitude de toutes les perfections qui peuvent être en la divinité ; et dans cette complaisance elle ouvre et dilate le fond de son cœur tout vide de ses propres intérêts et disposé à se remplir de ceux de la gloire de Dieu et du bien des âmes. Lors Dieu ouvre aussi réciproquement son cœur, s’écoule et se verse tout soi-même dans le sein de cette âme ; lors se fait une conjonction d’un esprit infini avec un esprit fini ; Dieu et l’âme se font mutuellement des dons. C’est un retour d’amour perpétuel qui termine à cet heureux point que l’âme entre en un intime commerce et familiarité avec son Dieu 151.



151. Exhortation 3e, 3 août 1634.

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Quand l’âme vient à considérer cela, elle dit ainsi : « Puisque ce que j’estimais être mon mal est mon bien et que cette grande faiblesse qui est en moi que je pensais me devoir beaucoup nuire est cela même ou Dieu veut se glorifier et faire paraître la puissance de son amour victorieux, je me résous de me quitter moi-même pour laisser la place libre à Dieu, je ne veux plus faire état de mes sentiments, et par-dessus tout ce qu’il me saurait représenter, je veux me confier et prendre en Dieu toute ma force. Au même instant que l’âme a produit cet acte d’une volonté sincère et résolue, elle entre en la puissance de Dieu, de faible et pusillanime qu’elle était, elle devient forte et coura-geuse, bref cette âme est en la main de Dieu pour en faire ce qu’il lui plaira. […]


Quand une fois l’âme est entrée en la pratique de cet amour il lui arrive la même chose qu’à une personne qui est en chemin pour faire voyage, plus elle avance, plus elle découvre ce qui lui reste encore de chemin à faire, aussi plus l’âme s’avance en l’ac-quisition de cet amour, et à mesure du progrès qu’elle fait en la perfection, elle découvre de jour en jour de nouvelles merveilles. Que si la nature se lasse comme quelquefois il peut arriver que le voyageur voyant qu’il lui reste tant de chemin à faire voudrait bien n’avoir bougé du logis, mais pourtant il ne retourne pas en arrière, ains poursuit son chemin nonobstant la lassitude. […]


Pouvez-vous dire que vous êtes oiseuses lorsque vous tâchez de vous unir à Dieu, que vous consentez à ce qu’il fasse et opère en vous ce qu’il lui plaira, que vos puissances sont recueillies au fond de votre esprit pour connaître et aimer Dieu simplement et uniquement, que vous lui ouvrez vos cœurs afin qu’il y entre et en prenne possession ? Peut-on dire que l’âme est oiseuse qui pratique cela ? […]


Or tant s’en faut que ce soit être oiseux de se tenir tranquille en la présence de Dieu et consentir simplement à l’opération qu’il lui plaira produire en nous, que cet acte de soumission, abandon et consentement à Dieu est la plus excellente et la plus méritoire action qui se puisse faire. Et quand l’âme a fait son pouvoir pour produire cet acte sincèrement, qu’elle a ouvert

126 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


son cœur pleinement, lors Dieu opère en elle, il la remplit de soi-même, il se glisse en son cœur ainsi ouvert, l’attire et l’unit à lui, et combien que cela ne se fasse pas toujours par de grandes lumières et connaissances de l’intellect ni par de grands mouvements d’amour sensible, néanmoins Dieu ne laisse pas d’opérer excellemment en cette âme d’une manière inconnue à elle-même 152.


Oh, je ne suis pas digne qu’il ait tant fait de choses pour moi ! Plus vous en êtes indigne et plus vous y avez de part. C’est une défiance de croire que vos péchés puissent borner sa miséricorde. Je ne pense pas qu’il y ait au monde un plus grand péché et qui déplaise davantage à Dieu que de se défier de son amour 153.


Maintenant nous avons à vous parler de cette foi nue dont j’ai commencé à vous dire quelque chose en nos discours précédents. […] La première qualité ou perfection que nous considérons donc en cette divine clarté, c’est qu’elle est nue, c’est-à-dire qu’elle est pure, dépouillée et exempte de tout mélange des sens, parce qu’en Dieu il n’y a point de sens exté-rieurs ni de passions, il n’y a en lui aucun nuage ni ombre de changement, car il ne prend point sa connaissance par ce qui tombe sous les sens, ce n’est pas comme nous qui ne pouvons rien connaître que par les choses sensibles. Aussi y a-t-il bien à dire de la manière dont Dieu se connaît et celle dont nous le connaissons, comme il y a bien à dire entre un beau jour lorsque le soleil luit en son plein et qu’il n’est obscurci d’aucun nuage, ou bien lorsque le temps est si couvert que l’on ne voit presque point. Il fait bien un peu de jour mais cela est si obs-cur et enténébré que c’est comme s’il était nuit, et toutefois nous savons que le soleil est toujours au ciel : voilà comment nous connaissons Dieu en cette vie 154. […]



  1. 6e exhortation sur un passage du 8e des Cantiques…, 1er octobre 1634.

  2. 7e exhortation traitant des effets de l’amour…, 2 octobre 1634.

  3. Exhortation qui enseigne comme la foi doit être nue, universelle et simple…, 12 mars 1633.

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Voyez deux miroirs qui se regardent, opposés l’un à l’autre. […] L’âme se tournant au grand miroir, s’impriment en elle le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et toutes les vertus et attributs divins, avec.


Ainsi faut-il essayer d’être non seulement l’image de Dieu comme nous sommes selon notre être naturel, mais de plus [1846] faut essayer de purifier notre cœur afin d’être rendue par la grâce son image parfaite et animée, c’est-à-dire qu’il faut agir et se conformer autant qu’il est possible aux actions de Dieu, vivre de la vie de Dieu. Que nos pensées et opérations soient par proportion comme Dieu pense et opère, en un mot que l’Esprit de Dieu vivifie le nôtre, en sorte que nous puissions dire avec l’apôtre : Je vis, non plus moi, mais c’est Jésus Christ qui vit en moi 155 comme la vie de ma vie, l’âme de mon âme, l’esprit de mon esprit, le principe de tous mes mouvements 156.


C’est une Parole qui s’insinue non seulement en notre es-prit, mais aussi en nos sens et dans toute notre personne. Voilà une grande merveille, et je ne m’étonne pas que Dieu veuille s’unir à notre esprit et le remplisse de sa lumière puisqu’il l’a créé semblable aux anges, et que même il leur est semblable. Mais ce qui m’étonne, c’est que Dieu daigne s’unir à notre chair mortelle, à nos pauvres sentiments et les fasse partici-per aux grâces qu’il met au fond de notre esprit. Ensuite, on voit cette personne toute changée, car la Parole se répand dans tout son corps et en toute son âme. Et tout ce qu’elle fait est conduit et ordonné par l’Esprit de Dieu 157.


Comme l’écrit saint Augustin, nous ne recevons pas seu-lement les dons de Dieu, mais Dieu lui-même, non pas les ruisseaux de la grâce, mais la Fontaine et la Source, non le rayon, mais le Soleil tout entier. Ceci est admirable, mais peu compris par les chrétiens d’aujourd’hui. […]




  1. Gal 2, 20.


  1. Exhortation sur le même passage du 33e d’Isaïe où est enseigné comme l’âme doit habiter en Dieu…


  1. 22e exhortation, 5 février 1636.

128 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Nous ne pouvons pas transformer le Fils de Dieu en nous, mais il nous transforme en lui par amour. […] Il se répand et pénètre dans toutes les parties de notre corps et de notre âme, de telle sorte que toute notre personne s’en ressent, au-dedans comme au-dehors 158.










































158. 23e exhortation, 6 février 1636.








Martial d’Étampes (1575-1635)




Un maître artisan tout intérieur


Jean Raclardy naît à Étampes le 22 juillet 1575, dans une famille de petits artisans 159. Il entre le 20 juillet 1597 au cou-vent des capucins d’Orléans où Benoît de Canfield est maître des novices et fait profession le 29 juin 1598 entre les mains d’Honoré de Paris sous le nom de Martial. Il est absorbé à son tour par la tâche de maître des novices (Meudon, Paris, Troyes, Amiens) et de confesseur de religieuses capucines (Paris, puis Amiens de nouveau, de 1631 à sa mort). De santé fragile, il exerce sa patience dans les infirmités. On lui attribue miracles et prémonitions. Son siècle l’appréciait, comme le montre un nécrologe où il occupe la première place 160 :


Il était porté d’une charité si grande envers les infirmes et ceux qui étaient en quelque nécessité, qu’il eût employé sa vie et incommodé sa santé pour leur porter du soulagement, et était si compatissant aux besoins et nécessités des affligés qu’il en pleurait de compassion.






  1. DS 10.675/7 (art. « Martial d’Étampes ») ; DS 5.1375 (art. « Spiritualité franciscaine »).

  2. Il s’agit du nécrologe des capucins de la province de Paris du XVIIe siècle, ms. au château du Titre, où Martial occupe les fos 71-85. Nous présenterons au tome III des extraits et une brève analyse de ce document fascinant.

130 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Son enseignement empreint d’une immense douceur est à la fois humain et élevé 161. Tous sont appelés. Chaque acte d’une méthode d’oraison est déjà une oraison ; aussi devons-nous y entrer « comme à yeux clos, car Dieu n’a pas besoin de nos règles pour nous donner ses grâces et lumières 162 ». Il parle des « secrets sentiers de son divin amour », en référence à Constantin de Barbanson 163.


Il s’agit de « plonger en Dieu comme des poissons dans l’eau ». C’est un acte de la volonté, au-delà des images, qui demande simplement quelques paroles amoureuses, « sans plus d’autres inventions pour aimer que l’amour même, car rien n’est plus propre à produire un feu qu’un autre feu ». Cela suffit, car « le doux, simple et amoureux souvenir de Dieu contient éminemment tous les autres actes que l’on pourrait produire, comme de dresser son intention ».


L’acte est passiveté : « Acquiescez à sa volonté pour ne res-sentir plus qu’un seul vouloir. » Car « Dieu est toujours pré-sent, paix et repos au centre de soi-même ». Dieu est celui qui s’annonce par : Je suis qui suis 164. « Fontaine de bonté, il ne peut opérer que le bien dans le mal qu’il permet de nous arriver. » La patience est requise, mais on atteindra finalement un état où « l’on ne reconnaîtra plus que Dieu en nous, par la grâce de son opération », tandis que « nous ne verrons plus que Dieu en toutes choses ».


On trouve l’écho de son exigeante tendresse dans des lettres 165 :




  1. Nous en avons publié l’essentiel dans : Martial d’Étampes, maître en oraison, présenté par J. Fransen & D. Tronc, éd. du Carmel, coll. « Sources mys-tiques », 2008. Ce volume contient, outre une étude introductive, le court Exercice du silence intérieur sous deux formes (1639 et 1722) et le vaste Exercice des trois cloux amoureux et douloureux.


  1. Exercice des trois clous…, p. 25.


  1. Ibid., p. 50.


  1. Ex 3, 14.


  1. P. Raoul de Sceaux, « Lettres inédites du P. Martial d’Étampes », Études franciscaines, XIV, no 32, juin 1964, p. 89-102 [biographie suivie de lettres].

Martial d’Étampes

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C’est le propre des bonnes âmes, plus elles approchent du soleil, de se perdre de vue et de s’anéantir tellement qu’elles ne voient pas seulement leur ombre, car elles n’en ont point du tout tant elles sont dans l’anéantissement et basse estime d’elles-mêmes. […] Interrogez votre pauvre cœur pour sa-voir ce qu’il désire, et quand vous trouverez que ce n’est pas Dieu ou ce qui vous peut aider à vous élever à lui, recourez-y promptement, et vous remettez en Dieu seul. Cette remise de votre esprit en Dieu souvent pratiquée vous apportera un grand profit et abondance de fruits, et s’ils n’ont été si grands depuis mon départ, ce n’est pas faute que je n’aie prié Dieu pour vous, et si vous ne vous avancez, c’est que mes prières ne sont exaucées pour n’être assez ferventes : priez qu’elles le soient. […] Frère Martial, capucin inutile, et en parfaite santé grâce à Dieu 166.



Traité très facile (1630)


Le Traité très facile pour apprendre à faire l’oraison mentale… a été fréquemment réédité depuis sa première édition de 1630 167. Il part, comme Canfield, de la volonté :


La dévotion n’est pas un sentiment comme plusieurs se per-suadent, mais c’est un acte de la volonté par lequel on se porte promptement au service de Dieu 168.



  1. « Lettres inédites… », op. cit., Lettre 8.


  1. Traité très facile pour apprendre à faire l’oraison mentale, divisé en trois parties principales… par le Révérend Père Martial d’Étampes, prêtre capucin et maître des novices, Saint-Omer, 1630 ; Paris, Thierry, 1635 ; Paris, Fremiot, 1639 [cette édition n’est pas citée par van Dijk] ; Paris, Coignard, 1671, 1682, 1722 [toutes ces éditions ne diffèrent que par le découpage d’un même texte ; les deux dernières éditions sont suivies d’une Vie]. Le Traité très facile fut rapidement complété par l’Exercice du silence, qui tranche par son grand intérêt. – La description détaillée des contenus est donnée dans notre Martial d’Étampes, maître en oraison, op.cit., « Les sources… », 21-24.


  1. Traité second : « De l’oraison mentale, de la division générale de l’oraison mentale », p. 68.

132 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Son ministère lui permet de donner quelques conseils pour passer de la méditation au « silence de l’esprit » :

Il faut passer au travers des images, objets, distractions et diverses pensées qui se présenteront à notre pauvre esprit pour détourner notre vue de Dieu, et demeurer fixes en ce simple regard tant qu’il nous sera possible, sans pourtant nous forcer, ni violenter la tête ni l’estomac ; et pour pratiquer ceci plus faci-lement, il faut jeter les yeux de l’esprit sur la grandeur de Dieu, sur sa majesté, sur sa bonté, puissance, sagesse, et autres perfec-tions ; mais particulièrement sur son amour, duquel il s’aime lui-même, nous en réjouissant et l’en congratulant, en compre-nant telles perfections seulement en bloc et sans aucune spécu-lation ou distinction, les admirant et contemplant simplement au plus intérieur de notre [177] âme ; puis en un instant il faut retomber sur notre néant au plus intime de notre âme. Ce re-gard doit être accompagné d’une grande révérence, qui causera une douceur en notre intérieur et un silence en notre esprit, dans lequel nous devons demeurer tant qu’il durera.


L’école des capucins tout entière, et particulièrement Can-field, célèbre une volonté d’origine divine qui anime la nôtre. Martial conseille une action volontaire qui consiste, lors de dif-ficultés à faire oraison, à plonger en Dieu d’un coup « comme des poissons dans l’eau » :


Quand nous voyons donc la complaisance, le chagrin ou le dégoût survenir, soit en l’opération intime, soit en l’oraison, qui est son propre lieu, ou parmi les hantises et actions du prochain, sans que nous nous amusions à combattre tels fan-tômes, il faut, par un acte de foi, croire fermement que toutes ces tentations, distractions, dégoûts, inquiétudes, efforts, per-turbations, et bref tout ce que les démons nous peuvent sus-citer, ne sont pas capables de faire que Dieu nous soit moins présent ni qu’il soit moins digne d’être notre unique objet, ni empêcher que nous ne prenions en lui en ce temps-là même notre très parfait contentement. Et si les [184] distractions nous ont possédés quelque temps, en telle sorte que durant leur violence nous n’ayons eu le loisir de recourir à l’anéan-

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tissement actif 169, comme il arrive souvent en l’oraison et en d’autres rencontres, nous nous devons au moins pour lors abî-mer, plonger et jeter en Dieu comme des poissons dans l’eau, sitôt que nous nous apercevons du péril auquel nous sommes. C’est pourquoi il faut toujours nous tenir sur le bord du lac.


Il recourt à la comparaison traditionnelle illustrant le dur chemin de transformation :

Il faut que nous nous considérions comme le blé, qui sert tant à l’entretien et à la nourriture des hommes, et qui ne peut être bon à manger s’il n’a pas passé par beaucoup de métiers, parmi lesquels il semble qu’il doive être plutôt consommé et anéanti que pouvoir servir à aucun usage ; car le jetant pre-mièrement en terre, qui ne dirait qu’on le veut perdre en le faisant pourrir ? Le mettant puis [188] après sous un fléau, l’écrasant entre deux meules, le jetant dans un four embrasé, qui ne dirait qu’il est entièrement perdu ? Et cependant c’est pour lors qu’il est plus propre pour nos usages 170.


L’Exercice du silence… est un court traité absent de la première édition du Traité très facile…, onzième et dernier dans l’édition de 1639, avant-dernier dans l’édition de 1722 171. L’in-action ou action divine en nous assure une nouvelle naissance dans le silence de toutes nos puissances, si la garde du cœur est perma-nente, sans souci d’accéder à quelque attribut distinct.










  1. Voir Benoît de Canfield, Règle, 3, 11.


  1. Traité sixième : « De l’oraison mentale, en faveur des âmes religieuses qui sont tirées à Dieu par quelque trait d’oraison extraordinaire », p. 176, 183, 187.


  1. Nous adoptons ici la forme la plus achevée littérairement de 1722. – La version de l’édition en 1639 est disponible dans Martial d’Étampes, maître en oraison, op.cit. – Les différences sont notables.

134 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


De l’exercice du silence que le religieux doit garder de pensée, de parole et d’œuvre pour être tout uni et absorbé en Dieu seul


On peut dire que Dieu n’a parlé qu’une fois en toute l’éternité, parce qu’il n’a engendré qu’un [306] Fils qui est sa parole. […]


Il est finalement dans un silence de toutes sortes de change-ment et mouvement, parce qu’il est essentiellement immuable, infini, parfait en toutes manières, et par conséquent incapable de déchet et d’aucune nouvelle perfection ; d’où il s’ensuit qu’il est en un entier et perpétuel silence et inviolable repos, et même qu’il est naturellement silence, paix, repos, le centre de soi-même, des anges et des hommes.


Cet exercice du silence est donc merveilleusement ex-cellent [309], puisque c’est l’exercice de Dieu et son essence même. […]


C’est là pareillement l’exercice des âmes avancées, qui sont tirées de Dieu par un mouvement particulier ou par je ne sais quelle impuissance de ne pouvoir faire autrement, ce qui arrive par un délaissement intérieur qui les rend incapables d’une plus grande et plus actuelle occupation d’esprit, ou par une disposition corporelle qui leur donne le même empêche-ment. Et c’est l’exercice de la seule chose nécessaire que Notre Seigneur recommandait tant à Marthe et dont il louait si hau-tement Marie, qui écoutait dans le plus intime et le plus [311] profond de son cœur, avec un profond silence, cette divine pa-role au pied de laquelle elle était prosternée. Ainsi les âmes sé-raphiques n’ayant qu’une pensée, qu’une volonté et une action en l’objet de Dieu seul, si simplement, si nûment, si paisible-ment écouté, elles semblent plutôt souffrir la suave inaction de Dieu qu’agir d’elles-mêmes, et plutôt se taire et se reposer que de penser, dire et faire intérieurement quelque chose. Et il en est de même de l’extérieur, car, comme si Dieu opérait le tout en elles et par elles et qu’elles n’en fussent que les seuls organes et instruments, elles opèrent le tout avec un calme indicible et une paix si ineffable qu’elles surpassent tout sentiment. Cha-

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cune peut donc dire comme l’épouse : Je dors, mais mon cœur, c’est-à-dire mon [312] Époux, veille pour moi 172. […]


Ce saint exercice nous a été enseigné de Jésus naissant aussi bien que de Jésus prêchant Marthe et Marie ; naissant, parce qu’il naquit au temps de la minuit, que toutes choses étaient en un très profond silence 173, comme dit le Sage, afin que cette sienne seconde naissance temporelle répondît à l’éternelle, qui est grandement silencieuse, que la troisième naissance qu’il prétend faire en nos âmes fût en quelque façon semblable aux deux susdites, par la pratique d’un silence universel de toutes nos puissances en l’objet de quoi que ce soit excepté de Dieu. Car autrement, comme Dieu ne se manifesta pas à Élie dans le tourbillon ni dans la commotion, ni dans le feu, mais dans un doux [314] respir d’un très agréable zéphyr 174, ainsi Jésus ne se manifeste à nous, par cette sienne naissance spirituelle qu’il prend dans une âme, que dans le silence de toutes les autres choses créées et dans le recueillement de tout mouvement et sentiment désordonné, mettant le manteau dessus notre face, comme Élie, pour ne rien voir, entendre, adorer, goûter et sen-tir que Dieu, et dans la minuit de la naissance temporelle de Jésus, ne rien considérer que ce Verbe divin, divinement inspi-ré et nouvellement né dans le centre de l’esprit ; car c’est pour lors seulement que Dieu produit clairement, intimement et suavement, dans le fond de notre esprit, son Verbe, par lequel il se manifeste à nous et en nous, et même par-dessus nous, puisqu’il ravit nos esprits au-dessus de toutes choses [315] en l’objet d’une seule chose incréée et nécessaire, qui nous rend bienheureux dès l’état misérable de cette vie mortelle ; et ce bon Jésus, de chair que nous sommes, nous fait en quelque fa-çon Verbe comme lui, nous transformant ainsi en lui, comme de Verbe qu’il était, se faisant chair, il s’est transformé en nous.





  1. Ct 5, 2.


  1. Sg 18, 14.


  1. Cf. I R 19, 6.

136 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Chapitre ii. La pratique de cet exercice


Cet exercice de silence se doit faire à l’exemple de celui de Dieu, qui n’a qu’une seule parole bien simple, spirituelle et sans bruit. Et comme les bienheureux qui louent incessam-ment Dieu par le silence admiratif de ses immenses grandeurs commencent par [316] une paix entière, ainsi devez-vous avoir la paix sur toutes sortes de pensées égarées, imaginations, extravagances, mouvements et sentiments déréglés, recueillant et ralliant toutes les forces et puissances de vos âmes dans le centre de votre esprit, pacifiant et apaisant même toutes sortes de mouvements, bons ou mauvais, vous faisant quittes de toute autre vue, pensée, désir, crainte, affection, aversion, joie et tristesse. Cela se fait par une seule et simple vue ou souve-nir de Dieu qui tombe doucement dans le fond de l’esprit, et de l’esprit, encore plus doucement et plus amoureusement en Dieu, et ce avec une vive foi et une douceur indicible.


Attachez-vous-y donc sans étude, et vous efforcez, sans force, de faire cette heureuse chute de votre souvenir en Dieu le plus souvent [317], paisiblement, simplement, amoureuse-ment, gaiement et librement qu’il vous sera possible, sans au-cun bandement d’esprit, ne regardant pas cet exercice comme une tâche qu’il vous faut faire, mais comme une récréation sainte et libre, et dont la discontinuation nous [sic] est indif-férente, quoiqu’involontaire, faisant tout votre possible pour la continuer sans empressement ni attache, laissant à Dieu de vous conduire pour aller et venir comme il lui plaira.


Cette chute ou inclination d’esprit en Dieu sera plus reçue que ressentie et imaginée, selon que l’esprit est disposé, comme s’il tombait doucement et sensiblement en Dieu, ou sur la sa-crée poitrine de Jésus, et là, y demeurant paisiblement, avec la même vive foi et faisant compagnie au bien-aimé disciple, nous y reposant [318] et en dormant avec lui, comme aussi y veillant, parlant et opérant toutes choses sans sortir de là.


Ce doux repos fera bientôt éclipser tout autre objet impor-tun de l’esprit et rasseoir toute sorte de mouvement et de sen-timent de quoi que ce soit, parce que tout autre objet fera

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hommage à celui-ci ; et considérant toutes choses comme le néant, avouer qu’il n’y a que Dieu qui est, qui mérite d’être et d’occuper et remplir notre esprit ; ainsi toutes choses céderont la place à l’immense bonté de Dieu, l’âme demeurera paisible en ce souvenir pacifique de ce Dieu de paix qui lui tient lieu de tout, et qui lui sert de tout autre chose, parce qu’il lui vaut in-comparablement mieux que tout, et qu’elle le doit chérir plus que tout, comme celui seul « qui est », conformément au nom qu’il se donne [319] pour se distinguer de toute autre chose, qui par conséquent n’est point, puisqu’il s’appelle celui « qui est », auquel l’âme demeure collée et unie par une vive foi, une douce attache d’esprit, une tendre inclination et écoulement de cœur. De sorte qu’elle serait toute prête de dire à Dieu avec saint Siméon : « Laissez, Seigneur, aller pâmer et passer mon âme en paix, parce que l’œil de mon intelligence simple a vu son salutaire, ressemblant à une neige fondue et écoulée dans son centre par les rayons de ce divin soleil, qui l’a attirée au-dessus des temps et de toutes choses dans la divine essence 175. »


Ce doux, simple et amoureux souvenir de Dieu est si digne qu’il contient éminemment tous les autres actes que l’on pour-rait produire, comme de dresser son intention, de faire les choses pour le pur amour de Dieu ou pour sa seule [320] vo-lonté et gloire. Il surpasse aussi les oblations que nous pouvons faire à Dieu de nos actions, pensées, paroles et souffrances, et pareillement tous les désirs de lui plaire, de l’aimer et le servir, tous les propos de mieux faire à l’avenir, de nous amender et pratiquer la vertu, et même les actes de contrition ; parce que ce premier acte simple envisageant Dieu, qui est la fin et le centre de tous les autres actes, raisonnements et discours d’es-prit, les comprend tous, comme la fin qui contient les moyens, et le centre qui reçoit les lignes.


Une âme séraphique, selon cet exercice, depuis le lever du matin jusques au coucher du soir, ne fera donc autre chose intérieurement, à quelque action qu’elle vaque, soit profane ou sainte, que de se recueillir toute en la simple vue de Dieu



175. Cf. Lc 2, 29-32.

138 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


seul : à chaque [321] fois qu’elle y retourne, si elle s’aperçoit en sortir par quelques distractions, elle y rentre aussi paisible-ment et confidemment comme si elle n’en fût jamais sorti, et y demeure aussi assurément comme si elle n’en devait jamais sortir, calmant à son possible toutes sortes de mouvements et sentiments du corps, de l’âme et de l’esprit, et même ceux qui s’élèvent et éveillent, imposant silence à tout, aux yeux, aux oreilles, aux goûts, appétits, paroles, inclinations, imagi-nations, pensées, désirs, sensualités, satisfactions de la nature, amour-propre et superfluité d’actions non nécessaires en la vue de Dieu ; comme si cet Objet infini s’élevait en la suprême portion de l’esprit ainsi qu’un beau soleil, pour essuyer par sa présence toutes les ténèbres des distractions et détruire les ombres des objets [322], des affections, des sentiments, des créatures, qui se dissipent et évanouissent bientôt à l’aspect de ce divin Soleil, c’est-à-dire par le susdit souvenir de Dieu.


Mais si ce simple souvenir de Dieu, par notre indisposition, n’est pas toujours également bien disposé pour exprimer effi-cacement dans l’intelligence de l’âme la nature et la perfection de ce divin Objet, pour parler intérieurement et à l’exemple du Père éternel, par la seule et simple pensée de Dieu, ayons recours à un second moyen plus grossier que le premier, et partant plus sortable à notre imagination et plus capable de faire impression dans le fond du silence susdit, par l’expression de ces paroles articulées : « Dieu », proférées intérieurement ou même extérieurement de bouche, si besoin est, pour mieux tenir [323] en arrêt l’esprit et l’imagination.


Cette seconde manière de parler n’est que la seule pensée ou le simple souvenir de Dieu. […]


[324] Et si par notre indisposition, cette parole articulée, « Dieu », n’y fait encore rien, on y pourra ajouter celle-ci : « Dieu paix ». […]

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[325] Et si cette parole, « Paix », est encore sans effet, l’on pourra se servir de ces deux autres plus expresses à un esprit indisposé : « Rien et Tout » 176. […]


[326] Chapitre iii. Figure de cet exercice représenté par les quatre animaux d’Ezéchiel 177


[…] [327] Mais comment ne voir que Dieu et se voir soi-même, aller droit à Dieu et marcher devant sa face en se considérant soi-même, comme il est dit de ces animaux ? Je réponds que le prophète dit d’eux par mystère et par un sym-bole de ces belles âmes qui ne regardent que Dieu en premier et dernier instant, et je dis qu’elles voient Dieu comme dans un miroir, qu’elles se voient aussi elles-mêmes et tout [328] ce qui se passe en elles hors de Dieu ; car que ne voient pas ceux qui voient Celui à qui toutes choses sont présente ? Se portant donc ainsi avec les ailes d’un souvenir simple et d’un amour pur vers Dieu, leur unique Objet, comme si elles n’avaient que cela à faire et à voir, elles y découvrent tout ce qui se passe et s’élève de tumultueux en elles-mêmes, pour le calmer aussitôt, ni plus ni moins qu’en voyant dans un miroir les tâches et les difformités de leur visage, elles les ôtent et y appliquent les ornements nécessaires ; ainsi elles ne s’occupent qu’à une seule chose, et en font plusieurs sans sortir de cette unité ; et allant impétueusement à cet Un, elles accoisent 178 tout autre mou-vement mutin et sentiment rebelle, vaquant ensemble à deux choses bien contraires, c’est-à-dire au [329] mouvement et au repos, à la parole et au silence, faisant reposer et taire tout ce qui n’est point Dieu pour ne parler ni entendre que Dieu, et pour aller sans cesse de Dieu à Dieu et en Dieu.


Cette voix de l’âme fait un bruit silencieux comme le mur-mure confus des eaux et le son de Dieu sublime 179, parce que


  1. Le Rien et Tout cher à Benoît de Canfield (mais parfois mal compris, ce que soulignera Constantin de Barbanson dans son Anatomie de l’âme).

  2. Voir la vision inaugurale du livre d’Ézéchiel.


  1. Accoiser : rendre coi, calme, tranquille.


  1. Ap 19, 6.

140 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


tout ce qu’elle voit par pensée et qu’elle reçoit de l’amour de Dieu (qui sont les deux ailes qui l’élèvent) n’est rien de distinct par autre attribut particulier ; ainsi Dieu, parlant de soi-même à Moïse, ne lui dit-il pas : Je suis qui suis, sans dire quel il était. C’est aussi le même langage de l’épouse parlant de son Époux :


Mon Bien-Aimé est à moi et moi à lui, sans spécifier quel est le Bien-Aimé ni quelle est la bien-aimée, pour donner à entendre qu’il est tout son bien, toutes sortes [330] de perfections. […]


[332] Chapitre iv. Le fruit de cet exercice est la séparation de toutes choses et l’union totale et parfaite à Dieu seul.


Ne vous persuadez pas que ce silence est purement spéculatif et sans fruit ; persuadez-vous au contraire qu’il est de pratique et d’une manière très sublime à la sanctification des âmes. […]

Il vous retirera au-dessus de toutes choses, fera reconnaître et ressentir au fond de votre pauvre cœur que toute [335] autre chose que lui n’est rien, et vous affermira dans le mépris d’icelles, vous élevant par la foi et l’assurance de ce que vous croyez qui lui seul est tout et en tout, et frappant toujours à la porte de votre esprit pour le remplir de sa présence jusques à ce qu’il vous élève enfin de la foi à la claire vision de ce que vous croyez, en laquelle votre joie sera pleine, et partant entièrement en silence, ne vous restant rien plus à désirer ni à demander, car vous posséderez parfaitement et pour toujours Celui qui est tout bien et la jouissance duquel a été tant désirée de notre Père séraphique 180, qui disait si souvent : « Dieu m’est tout et tout le reste ne m’est rien. » Vivez et mourez comme lui, vous jouirez de tout en tout comme lui. Amen.


L’Exercice des trois clous (1635)


L’Exercice des trois clous 181 s’adresse aux capucines d’Amiens, « filles de la Passion » dont il fut le confesseur les



  1. Saint François.


  1. Unique édition ancienne : L’Exercice des trois cloux [sic] amoureux et dou-loureux, pour imiter Jésus-Christ, attaché sur la croix au Calvaire, et pour nous unir à

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quatre dernières années de sa vie, ce qui justifie un titre a priori suspect de dolorisme. Longue méditation sur la Passion du Christ, les « trois clous » sont en fait : « conformité, unifor-mité, et déiformité, pour nous porter dans la simple unité 182 »


trois étapes vers la perfection. Loin de se cantonner dans quelque dévotion imaginative, Martial invite à l’expérience bien concrète d’une transformation vécue :


[195, 110] Chères âmes, […] nous expérimentons en nous-mêmes de si grands changements intérieurs et extérieurs que nous ne les croyons pas, si nous ne les voyons de nos propres yeux, mais par des effets quasi inconcevables de la sainte opération de l’Esprit de Dieu en nous, comme de paix sans plus d’inquiétudes.


On retrouve la fonte de la volonté en Dieu, conformité qui donne la paix si recherchée :

Nous conformant ainsi aux décrets du Tout-Puissant, notre volonté étant fondue par le feu du divin amour, elle s’écoulera tout en Dieu, pour n’avoir plus et ne ressentir plus qu’un seul vouloir semblable à celui de Dieu et, par ce moyen, plus divin ; que tous nos désirs et souhaits seront accomplis, d’où nécessai-rement s’en ensuivra la paix ; car le plus grand ennemi d’icelle, qui est notre propre volonté, étant surmonté, et lui ayant fait je-ter les armes par terre, toutes les guerres viendront à cesser, tant les inquiétudes d’esprit que les perturbations de cœur causées [214, 115] par les dérèglements de la propre volonté en soi. […]


Renoncez aussi à tous les choix et élections de vos raisons humaines et propre jugement, encore que très bonnes et très saintes, qui ne font que tyranniser votre pauvre cœur et le désunir de Dieu ; c’est pourquoi anéantissez toutes les vues et lumières de votre esprit, encore que très justes et raisonnables, qui vous troublent et inquiètent, et divisent votre cœur de l’unité, pour vous rendre en tout [225, 118] uniformes par la lumière de la foi, afin de dissiper toutes les multiplicités et de




luy, Jean Camusat, Paris, 1635. – v. DS 5.1375.


182. L’Exercice…, p. 641 de l’édition de 1635, p. 57 de la réédition en 2008, que nous abrégeons désormais en [641, 57].

142 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


vous faire reposer non plus en votre plaisir, mais seulement en celui de Dieu en l’état où vous êtes.


Puis l’abandon conduit à « voir toutes choses en Dieu », nous déiformant :

Laissant agir Dieu en nous, ne faisant quasi plus rien de nous-mêmes, comme si nous étions [253, 126] dans l’impuis-sance, nous devons voir Dieu en toutes choses, ou plutôt toutes choses en Dieu. […] Cette fidèle pratique nous ren-dra toujours déiformes, c’est-à-dire qu’elle transformera nos actions humaines en divines.


Ici notre conversion doit [317, 144] être ferme, notre ré-collection stable, notre introversion continuelle, notre paix très grande et notre tranquillité très simple, pour ce que nous commençons à entrer dans la région déiforme, sur le haut de la montagne de l’esprit, au lieu du Calvaire, d’où elle ne doit plus rien respirer que l’air du Paradis, et aspirer et soupirer de vivre dans la pureté de l’esprit, en paix et silence, au-dessus de tous les troubles et inquiétudes de la nature, et là aimer Dieu sans moyen.


Il affirme nettement la possibilité d’une union divine en uti-lisant subtilement l’image classique du miroir :

L’union est toute spirituelle, […] lui fait trouver Dieu partout, même dans les plus grandes souffrances : avec l’épouse, elle en jouit comme d’un beau lys entre les ronces des tribulations 183.


C’est la pratique de la déiformité, où Dieu, par l’abondance de ses grâces, dissipe tous les empêchements et anéantit tous les milieux et entre-deux de l’union de notre esprit pour nous unir à lui, car par cette pratique, ne voulant rien, ne désirant rien, ayant tout quitté, n’ayant plus nulle propriété, notre âme sera comme un très beau miroir, dans laquelle se pourra for-mer l’image des vertus de Jésus-Christ crucifié, et surtout de la charité. Or prenez garde que, pour former l’image dans le miroir, il doit être éloigné de l’objet pour la représenter au vrai, et voilà ce que l’âme fidèle fait par l’anéantissement sous



183. Cf. Ct 2, 2.

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les pieds de toutes les créatures ; et c’est en ce temps que ce grand [465, 183] Dieu, par un amour de bienveillance, forme en cette âme l’image de sa toute-puissance, de sa bonté et de son amour.


L’œuvre se termine par quelques conseils pratiques et un encouragement :

[626, 229] Servez-vous des vertus et jamais ne servez les vertus.


Chaque degré est divisé en quatre articles. […] Le qua-trième article est l’opération de Dieu ; et c’est alors qu’il vous donne l’assurance par l’expérience de sa proximité, et qu’il vous regarde ; car ce regard amoureux sur vous dissipe par un instant tout le mal [642, 234] qui est en vous, pour vous rem-plir de tout bien.









Jean-François de Reims († 1660)




Disciple de Martial, initiateur mystique


Entré chez les capucins en 1615, il apprend de Martial d’Étampes à partager la même liberté intérieure, la même pré-occupation mystique : « L’âme est pour lors une pure capacité remplie de l’opération divine. » Il conduit de longues années des monastères de religieuses et gouverne des maisons de sa province. On le rapproche de la « doctrine » de l’Ardennais ermite HubertJaspart (1582-1655). Il aurait influencé saint Jean-Baptiste de la Salle (1651-1719), né également à Reims, fondateur de l’Institut des Frères des écoles chrétiennes 184.


La Vraie Perfection (1635)


Jean-François est méconnu de nos jours, tout comme Mar-tial son inspirateur. Il est l’auteur de deux ouvrages : Le Direc-teur pacifique des consciences 185 et surtout La Vraie Perfection… dans l’exercice de la présence de Dieu, qui eut de nombreuses éditions 186. L’auteur a corrigé cet ouvrage d’édition en édi-tion : celle de 1660, que l’on peut considérer comme l’édition



  1. DS 8. 831/34, art. d’A. Rayez, qui cite son ouvrage Vraye Perfection et utilise la 3e éd. de 1651.


  1. Le Directeur pacifique des consciences…, Paris, 1646, in-8, liminaire, gros ouvrage de 1046 pages.

  2. Transcription en français contemporain par F. André Ménard de l’édition de 1646 : http: www.freres-capucins.fr.

146 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


de référence (« dernière du vivant de l’auteur ») est quatre fois plus étendue que l’édition de 1638 ! Augmentée de très nom-breuses analyses traduisant l’expérience d’une vie de direction, elle mériterait d’être rééditée partiellement. Nos extraits pro-viennent de l’édition de 1646. Ils sont suivis des deux der-nières Instructions de l’édition de 1638.


[16] Il est en toutes choses pour leur donner l’être et la puissance d’opérer, et hors de toutes choses pour les renfermer en soi comme dans son sein ; il est sans division quelconque, étant tout en toutes les parties du monde. […] Il y est par puissance, c’est-à-dire qu’il y exerce son pouvoir en leur don-nant la force et la puissance d’agir.


Vous pourrez vous mettre en la présence de Dieu en une manière encore plus parfaite. C’est qu’après l’avoir conçu pré-sent en vous, non avec rapport aux créatures ou à vous comme dessus, ni en considérant ses perfections en particulier, mais l’envisageant avec une vive foi dans le fond de votre âme, en gros et par une vue confuse, comme un bien universel qui est infiniment au-delà de tout ce qui se peut imaginer ou penser, après l’avoir, dis-je, l’avoir conçu de la sorte, vous devez vous donner et attacher par affection entièrement à lui, comme il est en lui-même, dans un accoisement et profond silence de toutes vos puissances, le laissant agir en vous beaucoup plus que [40] d’agir de votre côté. […] Nous voulons toujours agir, d’autant que nous y trouvons quelque satisfaction de nature, et partant nous empêchons l’opération de Dieu en nous, lequel



La-vraie-perfection-de-cette-vie.html – La Vraie Perfection de cette vie dans l’exercice de la présence de Dieu. Pratique qui instruit familièrement l’âme dévote, comme elle doit s’entretenir en la divine Présence dans toutes ses actions ; et qui la fait monter par degrés à une perfection non moins solide que facile ; avec l’éclaircissement des principales difficultés qui arrivent ordinairement en la vie spirituelle. Par le P. Jean François de Reims, capucin. Seconde édition revue, corrigée et augmentée par l’au-teur. À Paris chez la veuve Nicolas Byon, rue Saint-Jacques à l’image Saint Claude près les Mathurins. M. DC. XLVI, édition précédée par celles de Paris 1635, 1638, 1640, Reims, 1638. – Nous avons comparé La Vraye Perfection…, Reims, 1638, in-12, 2e éd., p. liminaire, 564 petites pages et table, à La Vraie Perfection…, Paris, in-4, 5e éd., 1660, en 2 parties, 431+510 grandes pages !

Jean-François de Reims

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[41] s’il trouvait notre âme dans une parfaite mort de toutes propres recherches, la posséderait si parfaitement qu’elle ne serait plus agie ni agissante que par lui.


[43] Ou bien demeurer simplement dans l’action où sa volonté vous voudra, et la faire comme si vous étiez devant lui ; et ainsi vous pourrez facilement demeurer en sa présence en toutes vos actions, même dormant, car vous endormant en sa vue et dans sa volonté, vous le trouverez auprès de vous lorsque vous vous éveillerez, parce que le sommeil ne l’en a point chassé, et vous aussi auprès de lui, puisque vous êtes dans l’exécution de sa volonté. […]


Jean-François évoque l’écueil habituellement rencontré par les mystiques après les années de « lumières », lorsqu’ils entrent dans la « vie de foi nue », où l’on doit perdre la vue de soi-même et les grâces sensibles :


Gardez-vous bien en vos oraisons d’empêcher l’opération de Dieu présent en vous, ni par le mauvais usage des grâces sen-sibles ou intellectuelles, en les recevant avec trop d’avidité, ni par un désir empressé de les avoir, lorsque sa divine providence vous en priera ; car c’est une erreur commune qui retarde la plupart des esprits, qu’on ne fait rien qui vaille dans l’oraison quand elle est destituée de lumières et d’affections divines qui touchent le sentiment ou qui se ressentent en l’esprit ; et néan-moins c’est là où l’amour de nous-mêmes trouve sa ruine, et où nous nous perfectionnons davantage. Ne cherchez donc pas en vos oraisons le goût et le repos de votre esprit, mais le repos et le règne de l’Esprit de Dieu, qui ne peut être établi en vous que par la destruction du vôtre. Si Dieu, intimement en vous, vous est un Dieu caché, adorez-le dans cette obscurité [54] et parvenez à lui par cette voie ; car ces obscurités vous seront des lumières pour arriver à lui, puisqu’elles vous feront perdre la vue de vous-même, pour ne regarder que lui dans les ténèbres de la foi.


Et de vrai, si nous voulons faire quelque progrès et entrer dans le cœur de Dieu en nos oraisons, il faut que nous parais-sions nus devant lui et que nous le cherchions dans la priva-

148 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


tion de tout ce que notre appétit peut désirer ; autrement nous ne le trouverons jamais pour en jouir parfaitement : si jusques à présent il ne s’est pas communiqué à [60] nous, c’est que nous n’avons pris cette résolution. Hélas, combien marchan-dons-nous avant que de la prendre ? Nous nous flattons dans cette pensée que nous ne faisons pas bonne oraison en cet état de privation, et ainsi nous nous entretenons toujours dans le désir de rentrer en l’état de consolation.


L’union avec Dieu et avec tous est vécue dans l’amour :


Que si vous voulez avoir une conception encore plus relevée de la présence de Dieu, généralement en tous les hommes, ten-dance aussi à cette vertu de charité, c’est que, comme toutes les Personnes divines très présentes en elles-mêmes s’aiment d’un amour infini et inséparable, aussi cette amoureuse présence qui se retrouve généralement en un chacun de nous tend à nous unir, non seulement avec Dieu par amour, mais aussi entre nous. Et à cet effet elle nous fait découler de sa charité infinie les vertus nécessaires pour l’entretien de cette charité fraternelle : la mansuétude, l’humilité, la miséricorde, la tolé-rance des imperfections, le pardon [167], l’oubli des injures, etc. […] Et comme cette bonté infinie qui est en nous nous rend ses biens communs en nous les communiquant, afin de nous unir plus étroitement à soi, aussi cette divine présence qui se retrouve en tous les hommes fait que les biens que avons reçus de sa libéralité sont communs à notre prochain et à nous, et qu’ils servent pour nous unir plus parfaitement avec lui par union de charité. Voilà comme cette aimable présence nous unit non seulement avec Dieu, mais aussi entre nous très par-faitement, afin qu’étant ainsi unis par union de charité, nous retournions à lui comme à la souveraine unité.


Dieu ne se contente pas de produire en l’âme cette profonde humilité dont nous venons de parler, mais à même temps il lui communique son amour, et ce ordinairement selon la gran-deur de l’humilité susdite. Or pour l’établir en ce saint amour, il lui fait connaître premièrement la grandeur de sa dilection en son endroit, et lui en donne des touches et des assurances

Jean-François de Reims

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si grandes qu’elle ne peut plus douter de ce sien amour, ce qui lui donne [450] une telle confiance en lui et de son assistance jusques au bout, que toutes les privations et autres croix qui lui peuvent arriver ne lui font pas perdre cette confiance amou-reuse qui lui est demeurée de ses touches divines.


Les grandes analogies offertes par la nature sont préférables aux livres devenus inutiles. La mer, qu’il connaissait puisqu’il vivait près de l’embouchure de la Somme, près d’Amiens, lui donne matière à image :


À quoi [460] j’ajouterai que les âmes qui y sont élevées entendent mieux ce qui se passe, leur intérieur ayant Dieu même pour guide et pour précepteur, que tout ce que les livres leur en peuvent déclarer ; et se trouvent pour l’ordinaire plutôt embrouillées par la lecture des livres qui en traitent, qu’ensei-gnées et soulagées. Il me reste seulement à vous dire que la cause pour laquelle cette divine présence ne produit pas en nous les degrés et effets susdits n’est autre que notre indisposi-tion ; car comme le soleil matériel n’imprime ses rayons [que] sur un sujet bien poli, de même ce divin soleil n’envoie ses grâces [que] sur un sujet bien disposé. Et comme la mer ne souffre rien d’impur, mais jette toute l’écume dehors, même les corps morts, ainsi Dieu ne veut rien d’impur, et ne peut demeurer avec [461] ce qui ressent la mort et l’impureté. Il faut donc que ce Dieu de pureté ne trouve point d’obstacles en nous, mais qu’il y rencontre un cœur dépouillé et vide de toute créature, afin qu’il le puisse remplir de lui.

150 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Deux instructions


Instruction V. De l’abandon et du repos en la conduite de Dieu, cinquième effet de cette pratique, et le cinquième degré pour parvenir à la perfection et union avec Dieu


Section 1. Comme la présence de Dieu produit en nous ce degré et l’heureux état de l’âme quand elle y est arrivée.


La fidèle pratique 187 de la divine présence, qui nous fait monter de degré en degré à la perfection et à l’heureuse union avec Dieu, produit encore en nous un effet plus parfait que les précédents : un entier [390] abandon avec une amoureuse confiance à la conduite de Dieu soit directement par lui-même soit indirectement par les créatures, accompagné de la paix et de la tranquillité du cœur, en tout ce qu’il plaira à sa divine providence ordonner de nous. Par cet effet — ou ce degré —, je n’entends pas seulement parler de la conformité de notre vo-lonté à celle de Dieu : une telle conformité n’exprimerait rien d’autre qu’un acte de notre volonté par lequel nous acquies-çons au vouloir de Dieu. Je n’entends pas seulement parler non plus d’un amour de ce même vouloir de Dieu, en le fai-sant l’objet de notre complaisance. J’entends encore une per-fection plus relevée, qui dit un trépas de notre volonté en celle de Dieu, pour ne pouvoir plus jamais désirer autre chose que son saint plaisir, dans la vue de son intime présence, tel que fut celui de Jésus sur le calvaire, quand, jetant les derniers soupirs [391] de sa vie et rendant le dernier témoignage de son amour à son Père, il lui mit tout ce qu’il avait entre les mains en lui disant : Pater, in manus tuas commendo spiritum meum 188. C’est


  1. Les Instructions V et VI terminent l’ouvrage dans ses éditions de 1646 et de 1651 (elles sont suivies d’une Instruction VII dans l’édition de 1660, dernière du vivant de l’auteur). Exceptionnellement nous nous écartons de la règle du res-pect strict des sources en adoptant l’adaptation réalisée par le P. Perruchot pour le Centre Saint-Jean-de-la-Croix (Mers-sur-Indre) : il modernise les tournures, mais ne change pas le vocabulaire et respecte attentivement le sens profond. La lecture est ainsi rendue plus aisée et adaptée au flux ample et souple propre à l’écriture de Jean-François de Reims.


  1. Lc 23, 46 : « Père, en tes mains, je remets mon esprit. »

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cela, vivre tout à fait en la volonté de Dieu, n’avoir plus aucun vouloir ni aucun désir que le sien, nous abandonner totale-ment et sans retenue à tout ce que sa providence ordonnera de nous, nous mêlant et détrempant tellement avec sa volonté que la nôtre ne paraisse plus, mais qu’elle soit cachée dans la sienne, qui l’anime et lui donne ses mouvements, ne nous arrêtant même pas aux effets que produit cette divine volonté, s’ils nous sont agréables ou non, mais plutôt nous appliquant uniquement à son bon plaisir, pour l’aimer, l’adorer et en ad-mirer les excellences.


Or il n’y a point de doute que la [392] fidèle pratique de la présence de Dieu ne produise en nous ce désirable effet, car ce Dieu de bonté, si présent en notre âme, nous apprend que nous sommes sans comparaison plus à lui, selon toutes sortes de dépendances, qu’une chose ne peut être à quelqu’un : nous sommes plus à lui qu’un vassal n’est à son prince, qu’un esclave n’est à son maître, qu’un pot n’est à son potier, et qu’un animal n’est à celui qui le possède, puisque nous sommes tellement établis en lui que nous dépendons de lui immédiatement en notre être et notre opération. Bien plus, nous donnant assu-rance que par son intime présence, il a un soin très particulier d’un chacun de nous, qu’il nous conserve comme la prunelle de ses yeux, qu’il a dessein, par une profusion d’amour, de nous enrichir de ses propres biens et nous revêtir de [393] ses perfections, que nous ne pouvons rien désirer de mieux que ce qui nous arrive par sa providence très ordonnée, etc., il n’est pas possible que, par une amoureuse confiance, nous ne nous abandonnions entièrement à tout ce qu’il plaira à sa divine bonté d’ordonner de nous, et ce avec un si grand repos et une confiance si inébranlable que notre esprit est au-dessus de tous les évènements de cette vie. Il est en cet état comme le ciel, qui semble beaucoup souffrir et être empêché 189 de nuées, quoiqu’il n’en souffre rien, étant bien élevé au-dessus de tous les nuages, ou comme la mer, qui ne reçoit point de détri-




189. Empêché : embarrassé.

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ment pour un charbon de feu qui lui est jeté, n’en pouvant être consumée. […]


C’était bien l’état où était parvenue la sainte amante du Cantique des cantiques, ce qui lui vaut les félicitations de son divin Époux, quand il lui [394] dit qu’elle était comme le lis entre les épines : Sicut lilium inter spinas, sic amica mea inter filias 190. Il veut ainsi lui dire que de même que le lis conserve son odeur et sa beauté parmi l’âpreté des épines, elle ne reçoit aucun détriment des évènements contraires de cette vie, parce qu’elle s’était abandonnée entièrement à son aimable conduite.


En quoi ce Dieu plein d’amour se montre extrêmement libéral à notre endroit, ne se contentant pas de nous destiner à un paradis de délices après cette vie, mais comme s’il voulait prévenir cette agréable éternité, il nous veut faire expérimenter en ce monde les avant-goûts du ciel, et nous rendre en quelque manière jouissant du même bonheur que les bienheureux, en nous mettant dans un état qui est exempt de troubles et d’inquiétudes, comme [395] le leur est exempt de vicissitudes et changements. C’est ce que voulait dire saint Jean quand il disait que tout ce qui est en ce monde passe et est sujet à chan-gement, mais que celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement : qui autem facit voluntatem Dei manet in aeter-num 191. Oh, oui : celui qui est tellement dans les volontés de Dieu qu’il en reçoit la vie et les mouvements, il est en un état qui est exempt de tout trouble, rien ne le peut ébranler, et il est en cette vie parmi les événements contraires comme un roc ferme au milieu de la mer agitée de tempêtes, sans en recevoir aucun détriment.


Cet abandon entier avec repos en la divine conduite n’est autre chose, ce me semble, que la liberté et la paix du cœur, que le bienheureux évêque de Genève 192 recommande si fort dans ses livres. Par celles-ci, il [396] entend un cœur dégagé


  1. Ct 2, 2 : « Comme le lis entre les épines, telle est ma bien-aimée au milieu des autres jeunes filles. »

  2. I Jn 2, 17 : « Celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. »


  1. François de Sales.

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de toutes choses pour suivre la volonté de Dieu dès qu’elle est reconnue, un cœur qui retire saintement son affection de toutes les choses qui lui peuvent donner de l’inquiétude, quand même elles seraient bonnes, par une perte et un tré-pas de sa volonté entre les bras de Dieu, qui lui en empêche la jouissance par sa providence : liberté que le cœur conserve parmi les privations des consolations, parmi les sécheresses et dérélictions, parce qu’il aime mieux la volonté et la conduite de Dieu que toutes les autres choses qu’il pourrait désirer, quoique bonnes ; et comme il n’est attaché à autre chose qu’à Dieu, rien ne le peut inquiéter, étant véritable que la tristesse ne nous attaque ordinairement que dans la privation de ce que nous aimons. Si je n’aime, par exemple, les divines lumières que dans la volonté de Dieu, [397] je ne serai jamais affligé lorsque j’en serai privé ; si je m’en inquiète, c’est signe que je les aime pour moi-même, et avec quelque dérèglement. […]


Oh, que l’âme est heureuse quand elle se rend digne de cet effet tant désirable ! Elle expérimente en elle-même la vérité des paroles que le père de l’enfant prodigue dit à son aîné :


Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce que j’ai est vôtre 193.


Oui, ce Dieu de bonté, se rendant présent à nous, nous donne en même temps l’assurance que tout ce qu’il a est nôtre. Il nous dit au fond de notre cœur : « Mon fils, vous êtes dans mon entendement, dans ma mémoire, dans ma volonté, j’ai toujours ma vue sur vous, je ne pense qu’à vous faire du bien et à vous enrichir de mes grâces ; tous mes biens sont vôtres, mon paradis est vôtre, mes anges sont pour votre [398] garde et service, mon Fils unique est vôtre, je l’ai fait votre frère, et moi-même je suis votre Père et je veux être votre récompense dans le ciel ». Mais comme il est tout à nous et pour nous lorsqu’il se rend présent à nous, aussi devons-nous être tout à lui et pour lui par un abandon très parfait, et lui protester que nous n’avons point de plus grand plaisir ni un plus agréable repos que d’adhérer à lui seul, lui disant avec le prophète-roi : Mihi autem adhaerere Deo bonum est, ponere in Domino



193. Lc 15, 31.

154 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


meo spem meam 194, étant bien éloigné de cette pensée qu’une autre conduite nous serait meilleure, vu que ce serait rejeter, en y adhérant, le dessein qu’il a de nous élever à une haute per-fection. Bien plutôt, sans éplucher aucunement ce qu’il fait en nous, unissons parfaitement notre volonté, ou plutôt faisons-la mourir dans la sienne de [399] telle sorte qu’elle ne paraisse plus ; adorons incessamment, dans un aveuglement de notre esprit, toutes les dispositions de sa providence en la conduite qu’elle a sur nous.


Que l’âme est pleine d’amour en cet état ! Qu’elle est éle-vée à une solide perfection ! Elle a une si grande estime de la volonté de Dieu, qu’elle ne veut pas seulement faire réflexion si elle lui donne peine ou non ; elle en fait un si grand état qu’elle est comme dans une attente générale à tout ce qu’il plaira à Dieu, qui la possède de par son intime présence, de faire en elle : elle ne sait ni ne veut plus rien vouloir, mais sa volonté est tout absorbée dans celle de Dieu, comme la clarté des étoiles ne paraît plus sur notre horizon quand le soleil y répand sa lumière. Et comme celui qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, se laissant seulement [400] mouvoir selon le mouvement du vaisseau, ainsi l’âme qui est arrivée à cet état n’a plus d’autre vouloir que celui de se laisser mener entièrement au bon plaisir de Dieu. Elle est parvenue à la perfection que Notre Seigneur demande de nous sous le symbole de l’enfance, quand il dit : Si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n’entrerez point au Royaume des cieux 195, prenant le Royaume des cieux pour la perfection, selon qu’il est pris en tout plein d’endroits de l’Écriture sainte. Cette âme, dis-je, est arrivée à l’heureuse simplicité et sou-plesse des petits enfants, laissant tout le soin de soi-même à Dieu qui lui est si présent, et s’abandonnant entièrement à sa conduite ; souplesse qui se retranche tout ce qui peut rester d’imparfait en son jugement et volonté, qui la met dans la



  1. Ps 72, 28 : « Pour moi, il est bon de tenir fermement à Dieu, de mettre mon espoir dans mon Seigneur. »

  2. Mt 18, 3.

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dernière disposition d’obéir parfaitement à Dieu [401] et de s’unir étroitement à lui, liant et mariant son esprit au sien : simplicité qui fait qu’elle ne regarde plus que Dieu directe-ment, sans fléchir ni à droite ni à gauche, et sans jamais avoir égard sur soi-même si cela la console ou non.


Elle n’a plus tous ces désirs qu’elle a eus autrefois de res-sentir tel acte ou telle vertu, d’être menée par ce chemin ou par cet autre : elle se laisse conduire par la voie qu’il lui plaît, comme un petit enfançon se laisse mener par sa chère nour-rice, sans en vouloir savoir les raisons. Aussi cet heureux état lui donne un esprit d’enfant et la rend vraiment enfant de Dieu, n’ayant plus soin de ce qu’il lui arrivera ou de ce qu’elle deviendra. […] Elle est nourrie de la mamelle de Dieu même, qui lui donne cet esprit de douceur, et n’est plus nourrie du mauvais lait de l’amour de soi-même, qui lui donnait [402] un esprit d’aigreur et d’opposition au bon plaisir de Dieu. Elle a rejeté cette mauvaise nourriture, et en est si fort dégoûtée qu’elle ferait plutôt choix des tourments et de la mort même que de s’en sustenter derechef.


Enfin, cet état est tout semblable à celui des bienheureux, lesquels ne sont pas seulement conformes à la volonté de Dieu, mais se sont tellement absorbés et transformés en elle qu’ils ne veulent autre chose que ce que Dieu veut, si bien que le vou-loir de Dieu est l’objet de leur volonté. De là vient le parfait amour qui est en eux, par lequel ils ont une extrême com-plaisance que Dieu est ce qu’il est, qu’il est infiniment sage, bon, miséricordieux, etc., et par un esprit vraiment filial, ils se réjouissent incessamment du bien et de la félicité de Dieu, et s’abîment dans cette complaisance, en lui rendant [403] conti-nuellement louange et adoration.


Section 2. De l’heureux trépas de l’âme entre les mains de Dieu, avec quelques avis sur ce sujet


Voilà un état tout à fait désirable, mais on n’y arrive que par la mort de notre esprit entre les mains de Dieu, voire une mort qui est assez ordinairement accompagnée d’une longue

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agonie : oh, heureuse agonie qui nous conduit à une mort si désirable ! Oh, heureuse mort qui nous mène dans la vie de Dieu même ! Il faut donc expirer, il faut mourir entre les bras de Dieu, si nous voulons jouir de ce favorable effet que produit son aimable présence. Et comme il y a peu de [404] personnes qui font bien cette mort (la plupart des âmes sont donc retardées sur le chemin de perfection), et qu’elle est d’ail-leurs absolument nécessaire pour arriver à la parfaite union avec Dieu, je veux vous en faire ici une description, et comme si elle se faisait réellement, vous y assister en esprit de charité. Quoique j’aie déjà traité en la première partie des peines inté-rieures, et donné les avis nécessaires pour y seconder le dessein de Dieu et n’y perdre point de vue son aimable présence, si est-ce que je ne laisserai de traiter ici de cet heureux trépas, en faveur des âmes qui ont un ardent désir de la perfection, vu même 196 qu’il est accompagné de plusieurs difficultés, surtout quand on n’y a jamais passé.


Représentez-vous donc que Dieu, intimement présent en nous, désire nous rendre capables de son étroite union, et qu’il nous voit encore [405] attachés à quelques restes de désirs imparfaits touchant la conduite qu’il a sur nous. Ces désirs mettent quelque sorte d’empêchements à cette union ; même s’ils ne s’opposent pas directement à ses volontés, ils ne sont pas assez purifiés, ils sont encore mélangés d’imperfections. Quand il n’y aurait d’autre raison qu’une certaine propriété, quoiqu’involontaire, que nous contractons insensiblement, dans l’usage des grâces et des faveurs de Dieu qui donnent quelques satisfactions à notre esprit, nous n’acquerrons jamais mieux le parfait dépouillement, nécessaire pour arriver à cette étroite union, que dans l’état de privation, étant expédient que nous soyons actuellement dépouillés des choses où la nature se peut attacher, parce qu’elle les convertit subtilement à son propre goût, et qu’ainsi elle leur fait [406] perdre leur lustre et leur beauté, et de surnaturelles qu’elles étaient, elle les fait quelques fois devenir naturelles. Dieu, dis-je, désirant nous



196. Vu même : étant donné.

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rendre capables de son étroite union, nous réduit assez ordi-nairement à un état d’angoisses et de disette, où nous ne pou-vons trouver ni appui ni consolation en chose quelconque.


Posez donc que tout votre intérieur est renversé, que toutes les facultés et puissances de votre âme sont accablées par la privation de tout ce qui la peut alléger et par l’appréhension et l’impression de tout ce qui la peut attrister, que votre cœur est pressé de mille craintes et troublé de mille peines, que votre entendement est offusqué 197 d’obscurités si grandes qu’il semble que vous soyez sans entendement, que votre volon-té ne ressent point du tout d’affection pour Dieu, que votre mémoire et votre imagination [407] ne vous fournissent que des images et des souvenirs de choses qui vous tourmentent. Ce n’est pas tout, car le diable se mêlant, par la permission de Dieu, dans cet état de peine, pour vous tourmenter davantage, vous suggérera et vous persuadera, s’il le peut, que vous ne pouvez être agréable à Dieu tant que vous serez de la sorte, et que votre amour est inutile, voire qu’il n’y en a point, puisque vous n’en voyez point les effets ni les sentiments. D’espérer du soulagement de la partie supérieure de votre esprit, il n’y a point d’apparence, car étant toute enveloppée des suggestions que le diable lui livre, elle se trouve bien en peine. Ajoutez à cela qu’elle sera peut-être sollicitée importunément pour consentir au péché, qui est à la vérité la croix la plus sensible qui peut arriver à une bonne âme, quand, au lieu de ressentir de l’inclination et [408] de l’amour pour celui qu’elle aime en effet, elle est incitée par tentation à le quitter et abandon-ner. Ce qui n’augmentera pas peu votre angoisse, c’est que Dieu vous cachera peut-être l’espérance d’en être délivré, afin de vous faire mieux mourir à vous-même, et néanmoins c’est cette espérance qui console les pauvres affligés. Il ne vous reste-ra peut-être que cette pensée pleine d’angoisse et d’amertume : « Hélas, je ne sortirai jamais de cet état. » […]


État d’une âme agonisante qui est bien représenté, dit le bienheureux François de Sales, par celui qui, les pieds et mains



197. Offusqué : empêché de voir.

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liés, serait pendu par le col, sans toutefois être étranglé, demeurant ainsi entre mort et vif sans espérance de soula-gement. Ce qui coûte davantage à l’âme en cet état, c’est qu’elle pense que Dieu ne la regarde même pas, puisqu’elle ne ressent aucun effet de [409] son regard favorable, et ne saurait quasi se persuader qu’Il est présent en elle. Aussi faut-il confesser qu’il n’y a rien de si fâcheux que de servir un maître qui ne sait pas le service qu’on lui rend, ou s’il le sait, ne fait même pas semblant de le voir.


Que ferez-vous en cet état pour faire une heureuse mort ? Vous plaindrez-vous à votre Époux qui s’est retiré dans le fond de votre âme ? Il vous sera permis de le faire doucement et amoureusement, en lui déclarant vos extrêmes douleurs, comme ferait un malade dans une diète bien fâcheuse qui se plaindrait à son médecin pour soulager un peu l’aigreur de ses douleurs. Vous pourrez alors imaginer qu’il vous fait la réponse qu’Elqana fit à sa femme Anne qui se plaignait de sa stérilité : Cur fles ? […] Nunquid melior tibi sum quam decem filii 198 ? « Pourquoi vous plaignez-vous si fort de cet état [410] de stérilité et de sécheresse ? Ne vous dois-je pas être plus cher que toutes les consolations et l’état d’abondance et de fécondi-té que vous pouvez souhaiter ? » Toutefois, pour ne point sortir de l’unique amour que vous lui avez voué, acquiescez toujours de bon cœur à sa conduite. Je sais bien que cet acquiescement vous semblera faible, et partant, il n’allégera pas beaucoup votre angoisse. Je sais pareillement que ces plaintes ne vous donneront pas grand soulagement, non plus que les plaintes des malades faites de la sorte diminuent beaucoup leur dou-leur ; ajoutons d’ailleurs qu’elles témoignent encore quelque vie, et il est ici question de mourir tout à fait.


Mais j’ai entrepris de vous enseigner à bien faire cette mort, et j’ai promis de vous y assister. Vous trouvant dans une si grande angoisse et détresse, je vous [411] conseille de ramasser toutes les forces qui vous restent, et par un effort de votre es-



198. I S 1, 8 : « Pourquoi pleures-tu ? Est-ce que je ne vaux pas pour toi mieux que dix fils ? »

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prit, de dire du profond de votre cœur le plus constamment et fortement que vous pourrez avec Jésus expirant en croix : Pa-ter, in manus tuas commendo spiritum meum 199. « Ô mon Dieu, mon Père et mon Bien-Aimé, je laisse mourir ma volonté entre les mains de la vôtre, je n’en veux plus avoir du tout, mais je la veux perdre entièrement dans la vôtre. Je veux être dans une attente générale et indifférente de tout ce que vous ordonnerez en moi, je veux être comme une boule de cire entre vos mains […], pour recevoir toutes les impressions de votre bon plaisir, qui sera l’onguent qui me fera désormais courir après vous. Je veux aimer toutes vos voies, puisqu’elles me portent toutes à vous et qu’elles me sont ordonnées de votre sagesse infinie ; et je ne [412] les veux aimer qu’en tant qu’elles procèdent de vous, car si je les aimais pour ma satisfaction, je ferais un déplorable échange de votre amour à celui de moi-même. Et puisque vous me retirez de l’abondance pour me faire passer dans une ex-trême disette, de l’élévation dans la sécheresse et de la ferveur dans l’impuissance, je veux aimer ce changement parce qu’il vient de vous, vu que toutes vos conduites sont adorables en tant qu’elles viennent de vous. Je veux même aimer davantage la présente conduite plus contraire à mon inclination, comme étant une nouvelle occasion pour faire trépasser plus parfaite-ment mon esprit dans le vôtre. »


Voilà, ce me semble, comme il faut faire cette heureuse mort qui nous fait vivre en Dieu. Oh, que vous serez heureux, si une fois vous faites bien cette mort désirable entre les mains de [413] Dieu, si présent dans l’essence de votre âme : après, vous n’aurez plus qu’à lui faire un petit soupir ou un regard amoureux pour la confirmer ou renouveler, avec la protesta-tion que vous ne voulez et n’aimez rien que lui.


Mais je vous donne avis de ne pas prendre pour inquié-tude cette répugnance et violence que vous expérimentez dans le sentiment lorsque Dieu, qui fait sa demeure en vous, vous mène par cet état de mort, car c’est proprement le combat




199. Lc 23, 46 : « Père, en tes mains, je remets mon esprit. »

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de la chair contre l’esprit dont parle l’Apôtre 200 : lorsque Dieu arrache ce que le sentiment aime si fort, nous ne pouvons pas ne pas le sentir. Cet état ne doit point être appelé du mot d’in-quiétude, tant que notre volonté est conforme à celle de Dieu, conformité qui nous cause sans doute une paix au cœur [414], quoiqu’elle nous semble petite, à cause de la violence que le sentiment souffre. Mais si notre volonté s’opposait à celle de Dieu, ou si nous désirions ardemment la délivrance de cet état, la paix nous serait alors ravie, nous serions vraiment dans l’in-quiétude, et tout notre esprit serait en un état violent. C’est une vérité que nous ne perdons jamais la paix, à proprement parler, que lorsque nous voulons autre chose que Dieu, nous retirant de l’humble et amoureuse soumission que nous devons avoir à sa conduite, d’autant que Dieu, qui est auteur de paix, n’est jamais la cause de nos inquiétudes : nous en sommes la seule cause, lorsque notre volonté se détourne de ce parfait abandon. C’est notre nature qui veut avoir part à tout ce qui se passe et s’y glisse si subtilement qu’il lui est avis qu’il n’y a rien de bon si elle n’y participe et si elle n’y mêle son [415] opération. C’est d’elle que nous viennent toutes ces pensées : que nous ne fai-sons rien qui vaille quand nous sommes privés du sentiment de nos actes, ou quand nous ressentons des contrariétés, violences, obscurités, impuissances, etc., parce que pour lors, elle n’a pas son compte. Au contraire, l’esprit s’attache à Dieu seul, et c’est de lui que nous vient cette pensée toute d’amour, que ce qui n’est pas Dieu ne nous est rien.


Quant à la confiance en Dieu, vous devez forcer votre esprit en cet état de mort, de ne la jamais perdre en la suprême partie de l’âme, dans laquelle il s’est retiré comme dans sa propre demeure. Et tout ainsi que vous devez avoir cette résolution de plutôt mourir que d’offenser Dieu sciemment et délibéré-ment, aussi faut-il que vous soyez résolu de plutôt tout perdre, que la confiance et l’espérance en lui […] ; si vous ne [416] pouvez jeter la vue sur votre intérieur en cet état, que vous n’y découvriez un amas de misères, aussi ne devez-vous jeter la vue



200. Cf. Rm 7.

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sur cette aimable présence, que vous n’y considériez un abîme de bonté et de miséricorde, et que vous ne disiez avec Job :


Pone me juxta te, et cujusvis manus pugnet contra me 201. « Ô Dieu de ma vie et de ma force, que les angoisses et les obscu-rités m’assaillent de toutes parts, je serai néanmoins trop fort, vous ayant auprès de moi et dedans moi. Et puis j’aime mieux, ô Amour, être frappé de votre main que d’être flatté de la main des hommes, sachant bien que votre main fait toutes sortes de guérisons quand elle frappe de la sorte, qu’elle apporte la santé et non la maladie, la vie et non la mort. » Quant à la défiance de vous-même, elle est très bonne, dans la mesure où elle sert de fondement pour vous confier davantage [417] en Dieu. Mais sitôt qu’elle vous porte à quelque découragement, inquiétude, chagrin ou tristesse, rejetez-la comme une tenta-tion qui amène des grands maux, et ne la laissez jamais entrer en votre cœur. Il faut que chose aucune ne vous afflige sinon le péché ; encore faut-il que le déplaisir que vous en avez soit toujours accompagné de confiance, laquelle vous doit toujours donner une certaine joie et consolation parmi vos plus grandes faiblesses et impuissances. […]


Il faut y insister d’autant qu’en cet état d’angoisse et d’ago-nie, le diable tâchera par tous moyens de vous faire perdre cette confiance, même en la partie supérieure, qui est néanmoins le seul appui qui vous reste dans une si grande tribulation. À cette fin, il s’efforcera de vous persuader que vous ne faites autre chose qu’offenser [418] Dieu en cet état, et par cette raison apparente, il tâchera de vous en donner un dégoût, et vous en faire désirer la délivrance, vous retirant par ce moyen de la parfaite confiance, que vous devez avoir à son amoureuse conduite. Mais parez ce coup en lui opposant cette vérité que nous ne péchons jamais où il n’y a point de notre liberté. Oh, non : ne vous persuadez pas offenser Dieu dans cette priva-tion générale de tous bons sentiments de Dieu, et dans une si importune agitation, et représentation de choses mauvaises.



201. Jb 17, 3 : « Place-moi à côté de toi, et la main de n’importe qui pourra m’attaquer. »

162 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Car si vous produisiez auparavant les actes de vertus sans peine et sans travail, c’était que Dieu vous en donnait le pouvoir et la facilité, et si vous jouissiez d’une douce tranquillité de cœur sans être traversé d’aucune tentation, c’était qu’il empêchait que le diable ne vous troublât. Maintenant qu’il s’est retiré dans le [419] fond de votre âme, qu’il vous laisse dans votre impuissance, et qu’il permet que vous soyez agité de sugges-tions mauvaises, pourquoi seriez-vous coupable d’aucun pé-ché, puisqu’il n’est point en votre pouvoir d’être autrement ? […] Et quand le choix et la liberté vous en seraient donnés, vous n’en devriez pas user, sachant que la volonté de Dieu est que vous soyez de la sorte. Quel mal, je vous prie, peut-il y avoir de se trouver dans un état où la divine providence nous veut ? Bien plutôt, c’est un état vraiment saint et parfait, par lequel il a dessein de nous perfectionner et sanctifier, état que nous devrions chérir de tout notre cœur, puisqu’il purge ce qui reste de mauvais et d’imparfait en nous, pour nous remplir de Dieu, par lequel en effet ce Dieu d’union, si présent en nous, prend une entière possession de notre âme, si bien que nous pouvons [420] en cet état nous attribuer ces paroles de saint Paul : Cum infirmor, tunc potens sum 202 : lorsque nous sommes plus affaiblis en nous-même, et que notre nature est comme anéantie, c’est alors que nous sommes plus pleins de Dieu, quoiqu’il ne nous semble pas.


Ne nous ne laissons donc pas persuader que cet état nous est un sujet d’irriter Dieu contre nous. Tout le mal que nous y pouvons commettre et que les âmes encore imparfaites y com-mettent en effet ordinairement, c’est qu’elles ne veulent point se résoudre de boire ce calice amer, elles s’en dégoûtent, elles en désirent la délivrance, et s’inquiètent et s’impatientent d’en voir la continuation au lieu d’aimer d’y être purgé (ainsi que nous avons dit en parlant de l’état de peines intérieures, où l’on pourra se reporter). Et peu s’exemptent [421] de ces imper-fections, comme peu veulent entreprendre cet heureux trépas. Plutôt ces âmes imparfaites se laissent aveugler par leur amour



202. II Co 12, 10 : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. »

Jean-François de Reims

163


propre, qui n’estime rien de bien ni de parfait s’il n’y a bonne part. Pour y remédier, elles devraient avoir toujours cette vérité devant les yeux : la marque la plus assurée de l’amour est de se perdre soi-même pour la chose aimée. De fait, le divin Jésus a voulu nous montrer la grandeur de son amour par l’anéan-tissement de soi-même. D’où vient que nous n’avons jamais un indice plus certain d’une parfaite charité que quand nous anéantissons tout ce qui est de nous, pour faire vivre unique-ment en notre cœur la volonté et la conduite de Dieu. Quand elle vit de telle manière qu’il n’y a rien du nôtre, c’est alors que nous sommes parfaitement disposés pour bien faire [422] cette heureuse mort entre ses mains, et ce temps de mort est le temps de la belle moisson, où nous recueillons abondamment les bénédictions du ciel, voire plus en un jour de cette saison qu’en cent durant un autre temps.


Enfin prenez garde, quand vous serez hors de cet état de peine et de mort (surtout si vous n’y êtes pas encore beaucoup expérimenté) et que vous reconnaîtrez y avoir commis des grandes imperfections, de ne pas vous inquiéter, d’autant qu’il n’est pas possible, parlant ordinairement, de passer d’un état moins parfait à un plus parfait, sans y faire beaucoup de fautes, tant à cause de notre ignorance et peu d’expérience, qu’à cause de la subtile recherche de notre nature, qui s’oppose toujours à ces conduites contraires à son inclination. Tout ce que vous devez faire dans la connaissance que [423] vous en aurez, c’est de les remarquer paisiblement pour n’y plus retomber, et vous rendre plus avisé à l’avenir, vous réjouir de ce que Dieu, par ses divines lumières, vous a dessillé les yeux pour les découvrir, en le remerciant d’une si grande faveur, et avouer de bon cœur devant lui que tout ce que vous pouvez faire de vous-même, c’est d’empêcher son opération et le dessein qu’il a de vous unir parfaitement à soi. Enfin vous pourrez vous en confesser pour n’y plus penser après.









Des capucins spirituels



Nous plaçons ici des figures plus spirituelles que mystiques, du moins au jugement d’écrits que nous avons lus. Certaines remplirent un rôle important et ne peuvent être ignorées d’une « revue capucine » — sans toutefois leur accorder, par le titre et la dimension de leur notice, une importance égale à celle d’une figure mystique de premier niveau.


Honoré de Champigny [ou de Paris] (1566-1624)


Ce capucin qui fut novice avec Benoît de Canfield a rempli de nombreuses charges ; d’une « activité débordante […], fon-dant onze couvents dans sa province de Paris », il est l’auteur de L’Académie [l’école] évangélique pour l’instruction spiri-tuelle… 203. Son expérience personnelle acquise en formateur de novices transparaît dans les instructions :


Tels novices ont besoin de bride, et non d’éperon, à ce qu’avec convenable discrétion ils usent de ce lait et de tels sentiments, lesquelles Notre Seigneur n’improuva pas en saint Pierre, mais plutôt approuva par son silence, par lequel il mon-tra, comme dit saint Léon, que ce qu’il demandait n’était pas mauvais en soi, mais seulement qu’il manquait de bon ordre et de discrétion. Ainsi donc, Dieu couvrant à tels personnages, dès le matin de leur conversion à la voie de la perfection, toute



203. DS 7.719. Académie évangélique pour l’instruction spirituelle de la jeunesse religieuse et vrayement chretienne, composée par F. Honoré de Paris, predicateur pro-vincial…, Nicolas Buon, 1622.

166 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


la terre d’une manne si douce, c’est à leur Moïse, c’est à leur maître et directeur, dis-je, demeurant à taxer la mesure. […]


Il sera bon cependant de faire le mélange que le Saint-Es-prit fait à l’endroit de ses très chers, du nombre desquels il semble vouloir honorer ceux-ci, les invitant au Cantique des cantiques à manger avec [50] lui le pain avec le miel, et sem-blablement boire le vin avec le lait  204. Il leur donne du miel, mais il veut qu’ils mangent du pain avec. Il leur donne du lait, mais il veut qu’il soit mêlé de vin. Le miel et le lait sont les divines consolations, et le pain viande solide, et le vin mordi-cant 205 sont les exercices sérieux des vertus et mortifications, tant extérieures qu’intérieures, par lesquels la religion exerce des novices. Car l’embrassement joyeux et résigné d’icelle est une bonne épreuve et témoignage fidèle de la bonne origine de ce lait et de ce miel, c’est-à-dire de ces consolations, qui autrement se rendraient suspectes. […] Or, quant à ceux que l’on ne voit prévenus des bénédictions de telles douceurs, il faut que le fidèle coadjuteur de Dieu s’efforce de leur en faire entrer par le dehors quelque chose aux dedans. »


Laurent de Paris (1563 ?-1631)


Théologien, philosophe, spirituel, surtout humaniste, il cri-tiqua la Règle de Benoît de Canfield 206. C’est l’auteur prolixe de deux immenses discours : Le Palais d’amour divin…, 1602, puis 1614 en édition complétée, comportant un millier de pages de grand format en petits caractères ; ainsi que de l’ou-vrage intitulé Les Tapisseries du divin amour…, 1631.


Selon M. Dubois-Quinard, qui a fait connaître Laurent comme premier auteur à l’origine d’une doctrine du pur amour 207, morti-fication et imitation sont entraînées par l’amour ; il est le premier



  1. Ct 5, 1.


  1. Mordicant : qui exerce une petite morsure par son âcreté.


  1. DS 9.406/15.


  1. M. Dubois-Quinard, Laurent de Paris. Une doctrine du pur amour en France au début du XVIIe siècle, Rome, 1959.

Des capucins spirituels

167





Nous illustrons par quelques passages caractéristiques de l’édition de 1614 un style oratoire qui se prête à des dévelop-pements sans fin, mais non sans charmes.


Le Palais de l’amour divin entre Jésus et l’âme chrétienne, auquel toute personne tant séculière que religieuse peut voir les règles de parfaitement aimer Dieu et son prochain en cette vie


« Ample traité de l’amour-propre »


[814] Les nobles femmes, la moitié de la vie s’en va à se far-der, se parer, s’attifer vainement, et apparaître en cet équipage de vanité ès compagnies, se plaisant en elles-mêmes, et vou-lant plaire aussi ; les hommes nobles en cas pareil n’emploient-ils pas tous leurs moyens, et ne se chargent-ils pas de dettes onéreuses pour piaffer et bouffer 208 en habits somptueux et le reste ? Et tout pour même fin de se complaire à soi et de plaire aux autres, courant à cheval après un point de vanité et de paroles dites avec admiration : « Oh, qu’il est brave! » […] Mais considérez-moi celles qui, comme spirituelles personnes, font [815] état et gloire de poursuivre le bien, et se pensent entrées dans le palais du pur amour de Dieu ; âmes, je dis, qui désirent même faire des services à Dieu, et toutefois sous ce beau voile du service de Dieu se laissent empoigner de l’amour d’elles-mêmes, affectant des ébats et soulas 209 de l’esprit et du corps, rapportant sourdement tout ce qu’elles font au service de Dieu à ce but, ou pour être consolées en Dieu en leurs oraisons, méditations, contemplations, aspirations, lectures




  1. Bouffer : s’enfler.


  1. Soulas : soulagement.

168 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


dévotes et semblables ; ou pour être satisfaites d’un repos en elles-mêmes ; et comme elles en sont jointes là, les voilà, ou pleines de pensées et d’estime d’elles-mêmes, se pensant avoir fait quelque grande chose, être quelque chose, et de non petit mérite, bref avoir bien obligé Dieu en leur endroit à leur faire du bien, magnifiant et faisant grand cas de cela, oublieuses de l’Être infini et de leur néant, et de leur essen-tielle dépendance à Dieu. […]


Toute la suite est de la même eau ; de bonne observation fortement critique.


« Traité de l’amour pur… »


[889] La première chose, ô âme, ou le premier acte que la volonté produit naturellement de soi, c’est amour, lequel étant porté premièrement au-dedans de soi par un appétit de la fin à vouloir aimer quelque chose finalement, c’est-à-dire comme son blanc et fin dernière ; pour le réformer en ce qui est réformable pour ce sujet, ou le former et instruire en ce qu’il en serait ignorant, il faut lui constituer une fin qu’il ait à envisager toujours et toujours désirer, à laquelle buttant et visant perpétuellement tant qu’il pourra et indéviablement, il s’y trouve enfin si uni et collé qu’il ne s’en détache plus, et qu’il soit rendu malaisé et difficile de s’attacher à autre chose telle qu’elle soit. Ce qui se fera par une intention sainte, pure et chaste, du tout 210 bandée contre les horribles projets, desseins et intentions de cet oblique et recourbé, impur ou vicieux amour de soi, ce qui est si nécessaire qu’en cela seul consiste tout le salut, tout le lustre et beauté de l’âme.


Les Tapisseries du divin amour ou La Passion et mort de Jésus Fils de Dieu vivant, Rédempteur des humains…


Invocation de l’auteur à Dieu…


Touchez votre chétif et indigne esclave d’une vive douce véhé-mence d’amour et possédez tout ce vil ver de néantise, rendez-



210. Du tout : entièrement.

Des capucins spirituels

169


le vrai captif et enchaîné de ces violents et véhéments amours ; attachez-le à ces douleurs, et qu’il adhère à votre divinité. […]


préambule…


Sur le mont du Test ou du Crâne, dit vulgairement de Cal-vaire, régions de mort et des charognes, d’ossements ou têtes de pendus, d’hommes cruciaires défaits pour leurs méfaits et crimes horribles, Sa quatre fois grande Majesté a été transper-cée de gros clous longs comme flèches de fer.


Philippe d’Angoumois († 1638)


Philippe naquit dans une famille huguenote, puis se convertit. Il était en relation avec les Larochefoucauld, qui « lui firent connaître des grandes dames spirituelles du Paris d’alors » 211. « De Camus 212 il a annoncé d’avance l’histoire dévote, pour revêtir la doctrine spirituelle qu’il puise en grande partie chez François de Sales. » Il fait l’apologie de la vie spirituelle en partant de la situation mondaine, mais donne toujours la préférence à la contemplation, « recommande des mystiques abstraits que Camus déconseillait », déclare qu’« il vaut mieux vous sauver seul que vous noyer avec plusieurs. » Ses Triomphes 213 — son chef-d’œuvre parmi les ouvrages volu-mineux qu’il souhaitait être lus aussi aisément que les romans d’époque — comporte une gravure par combat spirituel.


Combat septième. Le calme que nous avons pendant notre vie est plus à craindre que l’orage qui va secouant les heures de nos


  1. DS 12.1282/88 dont nos citations en plein texte. Le P. Willibrord cite les travaux de Segond Pastore, de Turin.

  2. L’évêque ami de François de Sales Jean-Pierre Camus (1582-1652).


  1. Les Triomphes de l’amour de Dieu en la conversion d’Hermogène par F. Phi-lippe d’Angoumois P. capucin, dédié à Monsieur frère du Roi, Paris, chez Martin Lasnier rue Saint-Jacques, « au lion rampant près saint Yves », 1625 (ouvrage remar-quable pour ses belles gravures illustrant des combats, depuis « 1. De la race et généalogie », passant par « 7. Des impuretés du temps », « 9. De la volerie », « 10. De la magie », jusqu’à « 18. Des festins ». Ces combats sont suivis d’un « très beau dis-cours » et de « cinq belles méditations » – le tout couvre plus de 1200 (grandes) pages.

170 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


jours ; le bonheur démolit plutôt la forteresse de notre âme que ne fait l’infortune qui en attaque les puissances. Et le soleil de la félicité qui donne à plomb sur notre entendement l’éblouit si fort, qu’à peine pouvons-nous nous reconnaître. […] Si Her-mogène a donc des trêves, il n’est plus de ceux que Dieu choi-sit ; si la bonace lui montre sa faveur, le navire de son âme doit d’autant plus avoir de crainte ; et s’il est battu et combattu, c’est où l’on le veut lui donner plus de grâce et de gloire. Les méde-cins disent aussi qu’entre toutes les maladies, celle-là est la plus dangereuse qui assoupit de sorte le malade, qu’en l’extrémité de son mal il demeure sans ressentiment de douleur 214.


Combat neuvième. Oh, Hermogène ! Que le Ciel est difficile à voler, combien d’effort faut-il que nous fassions pour arri-ver à lui, et qui est celui qui le peut prendre dans les plaisirs comme l’épervier fait la caille ? Ah ! que l’on me fait rire de me le vouloir faire croire quand je vois Jésus, la Vierge et les apôtres avoir pris le vol de la croix 215.


Yves de Paris (1588-1678)


De solide formation intellectuelle, notamment en Italie où il découvrit Ficin et le platonisme, avocat, sa famille semble-t-il ruinée, il se retire chez les frères capucins en 1620, devient l’auteur des Progrès de l’Amour divin, entre autres écrits… Une telle vocation assez tardive et inhabituelle chez un chrétien


214. Ibid., p. 180, précédé du quatrain :


Le coeur d’un courtisan n’est rien qu’un peu de paille Et les dames qu’il suit sont un feu véhément.


Il est toujours auprès ou que la Cour s’en aille ; Faut-il donc s’étonner s’il brûle incessamment ?


215. Ibid., p. 406, suivi d’une très belle image illustrant la magie, objet du combat suivant :


Tu sais tout le futur, la vie et le trépas,


Les règlements des cieux, leurs puissances fatales, Tu sais plus qu’un démon, mais las ! tu ne sais pas Que ton savoir te mène aux flammes infernales.

Des capucins spirituels

171


cultivé, comme le beau titre de l’ouvrage que nous venons de citer, méritent qu’on ne l’oublie pas. Présenté comme « mora-liste et apologète », il a été très bien étudié 216.


Louis-François d’Argentan (1615-1680)


Ce capucin disciple de Jean de Bernières attirera toujours l’attention de nombreux admirateurs de ce dernier, du fait de son activité opiniâtre d’éditeur-rédacteur associé à Jean. Cela justifie qu’on lui accorde ici une place sans lui donner en titre une importance égale à celle des défenseurs des mystiques qui lui succéderont, tel Pierre de Poitiers.


Le 7 mai 1630, à l’âge de 15 ans, Jean Yver fut admis au noviciat des capucins et c’est alors que, selon l’usage, il prit le nom de Louis-François d’Argentan. Un an après, il fit pro-fession et ses supérieurs l’envoyèrent au couvent de Falaise. Il y demeura jusqu’en 1638 et, à cette date, revint au couvent d’Argentan. […] En 1641, le Père Louis-François était lecteur de philosophie au couvent de Caen, tout en prenant part aux missions prêchées dans la contrée. […] De 1653 jusqu’à sa mort, nous le voyons occuper les plus hautes charges ; deux fois provincial, deux fois définiteur, commissaire général, gar-dien de plusieurs couvents et, malgré tout, s’adonnant à une prédication ininterrompue 217.


Il nous renseigne avec candeur sur son traitement fort libre du Chrétien intérieur :

N’attendez pas dans ce petit livre une disposition si régulière ni une liaison si juste des matières qu’il traite. Il [Bernières] ne parle pas pour instruire personne, il va où Dieu le conduit, et bienheureux qui le pourra suivre. Et ne m’accusez pas si je



  1. DS 16.1566/76 (Berdard Chédozeau réfère aux « belles études » de Julien-Eymard d’Angers) ; nombreuses approches par Bremond, même si ce dernier ne lui consacre pas un chapitre : v. l’index du Sentiment religieux, vol. V de la réédition Millon, 2006.


  1. Anna-Maria Valli, Tesi, cap. VII, no 82, cite P. Lefèvre, L’Œuvre du Père Louis-François d’Argentan, capucin [1615-1680], 675-676.

172 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


n’ai pas été si exact à écrire tout ce qu’il a dit sur un sentiment que j’ai quelquefois trouvé plus étendu qu’il ne fallait, si j’ai d’autres fois ajouté quelques lignes du mien quand Dieu m’en a donné la lumière et que j’ai cru qu’il était nécessaire pour un plus grand éclaircissement 218.


Il fut un imitateur par ses propres productions. Les Exer-cices du chrétien intérieur, où sont enseignées les pratiques pour conformer en toutes choses notre intérieur avec celui de J.-C. et vivre de sa vie, par le R. P. Louis-François d’Argentan, capucin, deux tomes in-12, Paris, nous offrent ses considérations sur l’enfer, la chasteté, etc. :


[Tome I, 268] Ne considérez pas l’humanité seule, ni aussi la divinité seule séparément, ou l’une après l’autre. […] Si donc elle contemple l’une et l’autre ensemble, il faut qu’elle ait [271] des images et qu’elle n’en ait point en même temps, et dans la même simple vue, ce qui semble impossible. […] Il participe à nos faiblesses et nous participons à sa force. […] [272] Vous le contemplez souffrant et mourant en vous-même, bien mieux et plus distinctement que vous ne pourriez le considérer endurant en Jérusalem et sur le Calvaire.


Il est impossible que la vie naturelle [tome II, 445] et hu-maine se rencontre dans une âme avec la divine. La corruption de la première est la génération de la seconde ; il faut que l’une cesse, si on veut que l’autre commence ; et partant sitôt que la grâce nous conduit à mourir à nous-mêmes et à nos propres opérations, il faut tout quitter sans réserve, vie, pensées, désirs, recherches, affections, et demeurer purement passifs à l’opéra-tion divine, qui ne tend qu’à notre mort.


L’influence d’un tel ascétisme se ressentait chez son maître Jean de Bernières, qui sut le dépasser en passant de l’abjection devant la grandeur divine à l’abandon à sa grâce.






218. R. Heutevent, dans L’Œuvre spirituelle de Jean de Bernières, cite la préface de la réédition du tome second du Chrétien intérieur en 1677.








UNE EXTENSION EUROPÉENNE


Les auteurs d’origine et de langue française occupent la plus grande partie de ce recueil anthologique — dont le titre ne spécifie aucune limitation de nature géographique ou linguis-tique, mais seulement temporelle, se limitant à des figures qui ont connu le XVIIe siècle. Nous assurons dans cette section intermédiaire une couverture qui s’étend à l’Europe en pré-sentant trois mystiques de première importance qui ont vécu hors du Royaume.


Chronologiquement très proches, ces trois figures excen-trées se trouvent rassemblées temporellement de façon inat-tendue dans le « second quart du siècle » de la table des prin-cipaux mystiques franciscains ou sous influence donnée précédemment — colonne il est vrai largement remplie. Ils se retrouvent ainsi regroupés ici dans la séquence chrono-logique des figures capucines, entre les « initiateurs » et les « défenseurs de la mystique ».


L’italien méconnu Gregorio da Napoli sauve l’honneur mystique du pays d’origine des branches franciscaines, dont la capucine. Le Rhéno-Flamand Constantin de Barbanson (qui écrit en français), est l’auteur reconnu des Secrets Sen-tiers de l’amour divin, qui eurent une grande influence dans le Royaume, mais méconnu d’une Anatomie de l’âme publiée post-mortem. Le Flamand Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (immédiatement traduit en anglais) est surnommé le « Jean de la Croix du Nord ».

174 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Cependant, le centre de gravité capucin reste toujours situé en France, même s’il demeure certainement d’autres figures étrangères à découvrir, comparables aux nombreuses figures françaises mises en valeur par notre travail. Ceci s’explique : le protestantisme a recouvert le Nord et l’Est de l’Europe, dont les franciscains ont disparu ; la décadence du monde catho-lique du Sud de l’Europe s’accélère car le contrôle inquisitorial devient aussi lourd en Italie qu’il le fut en Espagne au siècle précédent ; cettte dernière n’est plus une pépinière francis-caine, les franciscains ayant été soupçonnés de liens avec les Alumbrados et leurs présumés descendants. Cette décadence est également culturelle, dont l’indice visible est la disparition de nombreux imprimeurs 219. Une survivance en Flandre 220 ne suffit pas à compenser les pertes, d’où s’ensuit la raréfaction de publications originales.















  1. Henri-Jean Martin, Livres, pouvoirs et société…, Droz, 1999, graphique XXI, vol. 2, p. 1082 : en Italie, disparition des Alde ; en Espagne, la production imprimée a disparu (au profit incertain de Plantin à Anvers) et l’on surveille de près les arrivages au port de Séville… Ceci contribue à une quasi-disparition des publications mystiques, à l’exception notable de carmes expliquant les grands fon-dateurs (Teresa, Juan). – S’ajoute à cela l’effet d’un contrôle de plus en plus étroit, dont témoignent les nombreuses Approbations et Permissions imprimées (plusieurs valent mieux qu’une !)


  1. On note les nombreuses difficultés rencontrées dès le XVIe siècle par Plantin, l’imprimeur anversois cité à la note précédente. Sous le contrôle espa-gnol d’un duc d’Albe, il n’est guère encouragé à quelque prise de risque (Alastair Hamilton, The Family of Love, Clarke, 1981, « 4. The Antwerp Humanists »). On sait la malheureuse aventure de l’édition de sa Bible polyglotte.








Gregorio da Napoli (1577-1641)



Il manquait une figure franciscaine italienne mystique du XVIIe siècle pour assurer dignement une succession aux grands fondateurs. La récente publication d’un manuscrit ita-lien permet de compléter notre panorama, contribuant à le rendre européen 221. Le manuscrit est attribué à un homonyme du Gregorio da Napoli humaniste passé à la réforme capu-cine en 1576. Ce deuxième Gregorio da Napoli, entré chez les capucins en 1610, mourut en 1641 à l’âge de soixante-quatre ans. Il vécut de façon retirée, supportant un asthme invali-dant, mais sempre contentissimo.


La Dottrina mirabile dell’amore (c. 1622)


La Dottrina mirabile comporte trois parties 222: la Dottrina dell’amore est suivie d’un paisible Raggionamenti mistici…, enfin d’un vaste traité qui traduit une expérience directe de la nudité spirituelle et de l’amour en pas moins de 67 cha-pitres 223. Nous donnons quelques extraits de cette « doctrine


  1. I Frati Cappuccini Parte III Sezione I – Cette très vaste publication (quatre volumes parus à ce jour siècle après siècle, couvrant divers aspects de la réforme capucine en Europe) inclut plusieurs figures mystiques italiennes ; pour le XVIIe siècle se détache le beau texte, édité pour la première fois, du ms. 898, VII-E-49, intitulé Instruttione mistica, de la Bibl. Nazionale di Napoli, dont nous présentons quelques extraits.

  2. Gregorio da Napoli est présenté dans I Frati Cappuccini, Sezione I, par « Introduzione », 186-203 & « Letteratura spirituale », 895-1085.

  3. I Frati Cappuccini Parte III, 939-1085.

176 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


merveilleuse », qui donne lieu à de beaux développements lyriques : il s’agit d’un vaste poème d’amour particulièrement difficile à traduire 224. Quelques extraits des chapitres xl et lxi suggèreront son parfum.


Chapitre xl. Avis nécessaire aux âmes qui marchent dans la prière de la paix et de l’union mystique


Parmi toutes les lumières qui vous ont été données par ce-lui qui donne tous les biens, j’espère maintenant vous révé-ler l’une des plus brillantes, et nécessaires aux âmes de prière, âmes conduites par la main dans la voie superintellectuelle à l’union intime et mystique, âmes qui brûlent très doucement pour Dieu, leur amant, âmes au fond desquelles il n’y a que Dieu, afin qu’en cette union, elles ne perdent pas tout, car elles désirent trop.


Lorsqu’on demanda à notre bienheureux Gilles [Egidio] comment l’âme doit se conduire dans la contemplation di-vine, il répondit : « Mon frère, n’augmente pas, ni ne diminue ; et fuis la multitude. » Quant à cette fuite, vous la connaissez déjà. Chacun sait combien cela est utile, et même combien cela est nécessaire. Passons-la donc sous silence, et parlons un peu, selon ce que le Saint-Esprit m’accordera pour votre profit, sur ces deux paroles : « N’augmente pas, ne diminue. »


Oh, paroles qui résument tout l’essentiel du vrai progrès ! Faites attention et écoutez. Aucune créature existante ne peut pénétrer la Sagesse divine incréée : elle ne se révèle, dans toute la création, qu’aux anéantis. En cette divine révélation, afin que l’âme ne se trompe dans son existence en désirant trop, je vous révèle une lumière divine très profonde, afin que vous sachiez vous conduire dans les intimes opérations du Saint-Esprit.


Je sais qu’au plus profond de vous, il y a un rayon divin, où votre œil plonge totalement : il vous guide, vous instruit et vous gouverne divinement, dehors et dedans. Heureuse l’âme digne de ce rayon ! Bienheureuse celle qui, aveugle à toute



224. La traduction a été réalisée par nos amis Antonella et Alessandro Boellea.

Gregorio da Napoli

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autre chose, s’en réjouit simplement, non pas activement, mais passivement. Mais veillez à ne pas augmenter ce rayon divin, ni à le diminuer. Ne pas augmenter : c’est-à-dire ne pas le dési-rer avec une avidité excessive et une présomption gourmande [1020], et cela par un acte qui signifierait exister [par soi-même] et tout perdre en le désirant ; mais rester passif, laissant la pensée tournée vers cette lumière éternelle qui attire l’âme à soi. Dépourvue de tout désir, sinon le désir de Dieu lui-même, cette âme donne lieu à ce divin rayon de faire à son gré et selon sa volonté, goûtant ses œuvres au-delà de l’intellect.


Lorsque ce rayon divin pénètre au plus profond de l’âme où il peut exister, combien gouverne-t-il et dispose-t-il énergique-ment, mais suavement toutes les choses ! Et il garde cette âme absorbée, en la réglant dedans et dehors en toutes ses puissances et sens extérieurs. Donnons donc lieu à ce rayon passivement, et non activement ; car le bienheureux dit : « N’augmente pas, ni diminue ». C’est-à-dire : n’augmente pas ce que le ciel t’accorde. N’augmente pas, en présumant vouloir plus que la [grâce] don-née par la bonté divine. N’augmente pas, en voulant agir par des actes, alors que le Saint-Esprit agit, mais c’est l’âme qui opère les actes que le rayon divin lui inspire, l’Esprit de Dieu qui la gouverne très divinement, et en cet état au-dessus de l’intellect, l’âme est mieux dite opérée qu’opérante.


Vous qui pratiquez cela, vous me comprenez. N’augmentez pas, mais faites-vous guider, suivez l’influence, faites en sorte que la grâce vous précède. N’augmentez pas, mais faites sem-blant de vous faire porter à cheval par les brides.


Bienheureuse cette âme ! Elle peut se dire bienheureuse, puisqu’elle voit toujours son Dieu et qu’elle reste tout le temps avec lui : J’ai été rendu comme une jument, etc. ; Je suis toujours avec toi 225. Tandis que le rayon divin la guide, cette influence béatifiante la gouverne, cette touche divine la consume, cette lu-mière inaccessible l’éclaire, la purifie et la transforme [en la ren-





225. Ps 72, 22-23 (Vulg.)

178 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


dant sa semblable] ; c’est pourquoi le bienheureux dit : « N’aug-mente pas par orgueil, ne diminue pas par négligence. » […]


Chapitre lxi. Traités divers d’exercices spirituels


Premier traité. De l’amour unitif et de la manière de l’acquérir


Aucune vertu n’a la force d’unir l’âme à Dieu, sinon la charité. […]


Par là, on reconnaît la grande différence entre la théolo-gie scolastique et la mystique : l’une s’apprend par les actes de l’intellect, et l’autre, par les passions amoureuses de la volonté, qui rendent compte à l’intellect combien bon et doux est le Seigneur, de sorte que le chemin vers la Sagesse divine consiste à traiter toujours avec Dieu en causant jour et nuit avec lui.


Ici il faut donner un avertissement très important : il faut veiller à tenir les rênes de l’intellect, afin qu’il ne soit pas trop spéculatif, et qu’il n’empêche pas les passions et les impulsions de la volonté ; puisque je ne parle pas ici de la connaissance, mais de l’amour de Dieu, car il vaut mieux aimer Dieu que le connaître ; et si l’on argumente avec saint Thomas que la béatitude au ciel consiste essentiellement en la connaissance de Dieu, d’où il est plus important de connaître Dieu que de l’ai-mer, je réponds : au ciel nous verrons Dieu tel qu’il est en soi-même, et cela suffit à rendre bienheureux celui qui le voit ; mais en cette vie, nous ne le verrons pas tel qu’il est, mais selon nos petites capacités, en l’adaptant à la mesure de notre intellect.


Mais l’amour n’est pas cela. Le propre de l’amour consistant à transformer l’amant en la chose aimée, qui, s’oubliant soi-même, est entièrement passé en celle-ci, comme en une seule chose, c’est pourquoi il vaut mieux l’aimer que le connaître, car en cette vie, nous le connaissons comme nous le pouvons, mais nous l’aimons tel qu’il est. Dans un cas nous embrassons Dieu avec la capacité de notre intellect ; dans l’autre cas nous nous transformons en Dieu tel qu’il est.


C’est pourquoi l’on dit qu’il vaut mieux aimer que com-prendre les choses hautes et divines, et qu’il vaut mieux com-

Gregorio da Napoli

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prendre qu’aimer les choses d’ici-bas, car en les comprenant, nous les ennoblissons et les spiritualisons pour les mesurer et les abstraire, mais en les aimant, nous avilissons notre volonté en la disposant à aimer des choses basses. Par contre, en com-prenant les choses hautes et divines, nous ne les agrandissons pas, mais les amoindrissons en les mesurant avec notre faible intellect pour pouvoir les comprendre. Il n’en est pas de même en les aimant, car nous ne les changeons pas, et même [1069] nous nous changeons en elles.


L’on sait que l’on est comme les choses aimées : si elles sont bonnes, on est bon ; si elles sont mauvaises, on est mau-vais. C’est pourquoi saint Augustin dit : « Chacun est comme l’amour dont il aime. S’il aime la terre, il est terre. S’il aime Dieu (que voulez-vous que je dise ?), il est Dieu, parce que l’amour est la vie qui unit l’amant et l’aimée, et de deux choses en fait une 226. » Oh, force d’amour ! […]


Tous ces désirs, soupirs et prières affectueuses sont des actes de charité, loués par tous les maîtres de cette théologie mys-tique ; d’où vient qu’ils sont pour la plupart la cause par la-quelle on profite de cette charité qui est, comme dit Prosper  227. Comment advient-il qu’il se cache à ceux qui le cherchent, s’il ne désire que se communiquer ?


De ce que nous venons de dire, on déduit que nous devons nous soucier davantage d’aimer Dieu que de le connaître, et ne pas faire comme ceux qui, en spéculant avec leur subtil intellect, deviennent plutôt des prêcheurs que des amateurs de mon cher Seigneur bien-aimé.


Pour confirmer mes paroles, je vous transcris ici une lettre du célèbre comte de la Mirandole 228 où il déclare à l’un de ses amis combien il vaut mieux aimer Dieu que le connaître. Il s’exprime ainsi : « Tu vois, mon ami, quelle grande folie est la nôtre. Si nous considérons quelles facultés nous avons pour





180 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


nous unir à Dieu et nous réjouir de lui, ce que nous pouvons aimer par la volonté est beaucoup plus que ce que nous pou-vons connaître avec l’intellect ; et en l’aimant, nous en profitons davantage, et nous peinons moins, et nos services lui sont plus chers ; et pourtant, inconsidérément nous préférons le chercher avec l’intellect, par un énorme travail d’étude, sans pouvoir le trouver, que de se tourner à le chercher [autrement], et nous le trouverons à notre désavantage si nous ne l’aimons pas. » […]


[1072] Ô bonne nuit, ô nuit très brillante, ô nuit, source de vraie lumière ! Et la nuit est ma lumière en mes délices. Ô nuit, plus tes ténèbres sont épaisses, plus tu m’apportes de lumières ! Comme sont ses ténèbres, ainsi est sa lumière. Ô nuit qui emmène avec toi le vrai jour de l’éternité ! La nuit brille comme le jour 229. Ô nuit belle, sereine, suave, calme, bienheureuse et divine ! Ô nuit par ce cœur tant aimée, qui me donnera de vivre et de mourir en toi ? Ô nuit, cause de tout mon vrai bien, but parfait de tout mon désir ! C’est cette nuit, mon Bien- Aimé, causée par le feu d’amour qui ne connaît rien ni ne se souvient de l’âme du connu, car elle soupire toute en unité pour son bien suprême et incréé, qu’elle aime suavement et candidement. 230


Les divines relations, les nouvelles, les souvenirs et les touches divines sont d’autant plus sûrs et sans illusions, qu’ils sont au-delà de l’intellect et très purs. De cette touche et de ce contact de l’âme avec Dieu naît tout bien [1073], toute nou-velle et révélation, qui ne sont pas des choses particulières, car




  1. Ps 138, 11, 12c, 12b (Vulg.)


  1. Ce paragraphe s’inspire de près de la strophe de saint Jean de la Croix :


Ô nuit qui me conduis à point ! Nuit plus aimable que l’aurore ! Nuit heureuse qui as conjoint L’Aimée à l’Aimé, mais encore Celle que l’amour a formée,


Et en son Amant transformée


(La Nuit obscure, traduction du Père Cyprien de la Nativité).

Gregorio da Napoli

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elles sont autour du suprême principe, ni ne sont inférieures à Dieu, et on ne peut pas les obtenir si l’âme ne se joint en union.


Ô touche très pure et très délicate, comme tu m’as touché avec tant d’ardeur et de libéralité ! Ô touche très suave, qui pénètre subtilement par la délicatesse de ton être divin dans la substance de mon âme, et en la touchant délicatement, tu l’assimiles d’une façon douce et divine ! Ô touche pour moi si subtile et douce ! Ô brise subtile, comme tu touches de façon inconnue et délicate ! Ô combien heureuse, mille fois heu-reuse, est cette âme qui est touchée par toi, car tu es tellement puissante que tu aplanis les montagnes des passions et casses les pierres des cœurs endurcis !









Constantin de Barbanson (1582-1631)




Un spéculatif flamand d’expression française


Constantin de Barbanson est très original parce qu’il pro-pose une interprétation de son expérience. L’expérience est en premier lieu exprimée avec clarté et élan dans Les Secrets sentiers de l’Esprit divin, manuscrit antérieur aux Secrets Sen-tiers de l’amour divin…, livre édité en 1623 à Cologne. Puis ce témoignage expérimental est relayé par le développement d’une théologie mystique dans l’Anatomie de l’âme publiée à Liège en 1635, quatre années après la mort de son auteur, jamais réimprimée par la suite 231. Ce dernier ouvrage pour-rait-il avoir emprunté son titre à l’exposé de la découverte d’Harvey, Exercitatio anatomica… daté de 1628 ? Il s’agit en effet d’une exploration « anatomique » — de l’âme — visant à distinguer « théoriquement » la juste expérience mystique de ses déviations éventuelles. Une telle analyse semblait néces-saire à cause des suspicions qui se manifestaient déjà envers une mystique dont l’auteur prend la défense.


Constantin est remarquable par son optimisme profond, comparable à celui des grands Flamands du Moyen Âge : il est né sur leur terre. Cet optimisme le conduit à insister sur l’efficace dont fait preuve le mystique accompli. Ce dernier n’a alors plus à craindre une « divinisation » qui, loin d’être une illusoire possession, se caractérise par l’abandon et l’oubli de



231. Les références de ces sources sont données infra aux sections correspondantes.

184 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


soi-même. Abandon et oubli sont les signes de la prise en main de tout l’être par la grâce. Constantin expose cette vie mystique avancée, renvoyant pour le reste aux abondants traités portant sur les débuts (ascèse, méditation, etc.) Il présente sans détour un « état permanent » final. Il parle peu des représentations de Jésus-Christ : elles soutiennent une méditation affective qu’il faut dépasser. Il tente d’harmoniser sa propre expérience avec une théologie qui ne traduit plus guère la vie mystique.


Cette entreprise répond probablement aux critiques parta-gées par exemple à l’origine par le Père Gracian, le confesseur et ami de Thérèse. Ce dernier devint le confesseur d’Anne de Jésus et d’Anne de Saint-Barthélemy, en Flandre, à la fin d’une vie devenue enfin paisible. Mais toujours actif, Gracian fut le moteur d’une querelle née de la divergence entre l’approche christocentrique thérésienne importée « du Sud » et la tradi-tionnelle approche apophatique « nordique » défendue par les capucins. La méfiance envers les mystiques « abstraits » s’était déjà manifestée dès l’arrivée de jésuites.


On se situe ici tôt dans le siècle, et hors de France, ce qui ne facilite ni la lecture ni la reconnaissance de la grandeur de Constantin 232. Il met de l’ordre dans son exposé mystique, mais non sans une certaine prolixité ; et il n’hésite pas à créer s’il le faut des mots nouveaux par association, comme on peut le faire en allemand, langue qu’il pratiquait conjointement au français. Mais l’effort nécessaire pour surmonter son style ardu est largement récompensé ! Cette prolixité explique peut-être l’obscurité dans laquelle est tombée l’Anatomie, par ailleurs desservie par son volume : un bon millier de pages. Rappelons que la marque du capucin prêcheur est de s’en tenir souvent à


232. Bibliographie : DS 2.1634/41, incluant un clair exposé de la doctrine en 2.1636/40 ; Secrets Sentiers, rééd., Desclée, 1932 « Préface » et annexes (ensemble de grande qualité par un bénédictin de Solesmes) ; P. Hildebrand, o.m.c., « Le P. Constantin de Barbanson », in Études Franciscaines, 1930, 5 sv. ; P. Théotime de s’Hertogenbosch, Études Franciscaines, « La doctrine mystique du P. Constantin de Barbanson » 261-270 & Collectanea franciscana 10 (1940), « Le Père Constantin de Barbanson et le préquiétisme », 338-382.

Constantin de Barbanson

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un unique, mais fort volume, le « manuel » qui résume une vie d’apostolat. Ici, l’auteur est desservi par une certaine lenteur à l’exposition. Tout cela ne doit pas décourager la méditation des deux traités de Constantin, qui s’avèrent quand même tout aussi lisibles que la Règle de Benoît de Canfield : ils abordent des points que nous n’avons trouvés traités nulle part ailleurs.


Constantin prend la suite de Benoît dans l’exposé de la vie mystique. Il assure le relais en approfondissant l’exposé de la voie 233. Son objectif est défini plus largement, car il ne se limite pas à un exposé portant sur la pratique de l’oraison. Aussi le carme Dominique de Saint-Albert (1596-1634), grand mys-tique cordial mort trop tôt, disciple de Jean de Saint-Samson, écrira (avec exagération, car Benoît est mystique !) :


« En ma solitude j’ai conféré 234 ces deux livres, celui du P. Benoît et de Barbanson. P. Benoît ne me semble que spéculatif au respect de l’autre qui a la vraie expérience des secrets mystiques 235. »


Constantin de Barbanson était le troisième fils d’une veuve. Les trois frères entrèrent dans les ordres et l’un d’entre eux devint évêque de Saint-Omer. Constantin entra en 1601 chez les capucins de Bruxelles, et eut pour maître Jean de Landen ; la province flamande comptait 17 couvents après seulement quinze ans d’existence : « Toute la province est spiritualisée : nombreux sont ceux qui éprouvent extases et rapts », selon Philippe de Cambrai. Formé par F. Nugent, gardien du cou-vent de Douai, actif auprès des capucines et des bénédictines de la même ville, il fut envoyé en Rhénanie en 1612. Il y passa la fin de sa vie comme prédicateur itinérant, instructeur de novices, gardien de divers couvents, etc. En 1613, âgé de 31 ans, il écrivit les Secrets Sentiers, à la demande d’une abbesse de


  1. Ce que nous ne pouvons cependant guère attribuer à une différence d’âge considérable lorsqu’ils écrivaient : Benoît né en 1562 rédige l’essentiel de sa Règle avant 1590, probablement vers 1585 (la publication « pirate » est tardive : 1608), Constantin né en 1582 rédige ses Secrets Sentiers en 1613 (publication en 1623).


  1. Conféré : réfléchi sur, étudié.


  1. Tours, B.M., ms. 488, fo 274ro, cité p. 188 par C. Janssen, « L’Oraison aspirative chez Jean de Saint-Samson », Carmelus, 1956, vol. III, 183 sq.

186 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Douai ; ils ne furent toutefois publiés qu’en 1623. En 1618, il présida aux destinées de la communauté de Mayence et fut élu définiteur provincial. En 1631, date de sa mort brutale due à une hémorragie cérébrale, il venait de terminer le manuscrit de l’Anatomie de l’âme.


Tous les témoignages nous [le] montrent bon jusqu’à l’ex-trême limite, celle qui voisine avec la faiblesse, bon par déta-chement, aimé et vénéré de tous 236.

Il présente une


voie affective ou mystique par négation. […] Aussi la volonté est-elle, d’après les Secrets Sentiers, la principale faculté mys-tique. Entendez […] surtout l’amour 237.


Il fut influencé par la Mystica theologia d’Hugues de Balma, attribuée à l’époque à Bonaventure et relayée par les écrits de Harphius et de Canfield. Il exerça à son tour une influence sur le Cal Bona, sur le capucin allemand V. Gelen († 1669), sur l’anglais A. Baker 238.


Secrets sentiers de l’Esprit divin


Ce manuscrit est la transcription d’un exposé oral et précède l’édition du premier ouvrage de Constantin de Barbanson. Il est remarquable par sa spontanéité, particulièrement dans sa deuxième moitié très libre qui diverge de l’édition de 1623 (on retrouve par contre dans sa première moitié des textes proches de l’édition). Constantin s’adresse ici directement à une ou à des religieuses en livrant son expérience 239. Nous


    1. DS 2.1635 et Secrets Sentiers, « Préface », v. pages X-XIV sur les capucins.


    1. Ibidem.


    1. On relève ainsi les séquences suivantes traduisant des influences exercées soit par les textes « > », soit directement « >> » : Hugues de Balma > Harphius > Canfield > C. de Barbanson, J. de Landen ; F. Nugent >> C. de Barbanson > Bona, Gelen, Baker ; C. de Barbanson >> Dame de Werquignoeul, première abbesse de la Paix Notre-Dame de Douai, F. Sylvius de l’Université de Douai, et parallèlement C. de Barbanson >> capucines de Flandre dont Sœur Ange de Douai.

    2. Indice d’une présentation orale au chap. iii ; « La connaissance de Dieu, comme je disais tantôt [nos italiques], est le commencement (m138) de tout notre

Constantin de Barbanson

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supposons qu’il a pris quelques précautions en préparant la version imprimée à partir de ce premier jet personnel. Voici des extraits du dernier chapitre.


Chapitre vii. Du dernier état de la perfection, qui est la jouissance du vrai Esprit de Dieu,


ou bien de la vie superessentielle


Dieu resserrant merveilleusement cet esprit dans ses bornes, qui volontiers s’élèverait à Dieu par-dessus soi, tout ce qui lui peut venir d’élévation, méditation, imaginations, élévations internes, ou pensée de quoi que ce soit, doit être doucement négligé, et là laissé pour demeurer tout en soi-même en sa par-tie supérieure, en une paix et sérénité d’esprit, quoique pauvre et dénuée de toute chose, voire de Dieu même sans élévation, sans imagination [275] et sans occupation autre qu’une so-litude intérieure, avec un cri muet au centre de son cœur à Dieu, son Père, son Seigneur, son Dieu, son amour, lequel lui demeure encore caché, inconnu et invisible, comme l’implo-rant à son secours avec toutefois une agréation [sic] tacite, à tout ce qu’il opère en soi. […]


Premièrement cet Esprit la saisira [la créature], engloutira, et la fera perdre toute en soi. D’ici un jour, ici plus et moins. De là retournant [283] encore aux opérations plus basses. Et puis cet Esprit divin retournera derechef avec sa présence. Et ainsi plusieurs fois, jusques à ce qu’il prenne tout à soi cette créature ; et qu’il la fasse vivre toute de cette vie divine ; n’y ayant plus rien d’autre en elle que ce divin Esprit, qui la rem-plit, anime, et la possède du tout.


Et voici proprement ce qu’on appelle la loi superessentielle, ou déiforme, et l’état de perfection, selon lequel Dieu est si entièrement possédant cette âme, et son Esprit divin telle-ment comme informant toute l’âme ; et quand elle entre en soi-même, elle n’y trouve que Dieu, et plus rien de soi-même,



bien spirituel. » Cette présentation est faite à une religieuse au moins : des « Partant, ma fille, donne-moi ton coeur… », « Observe ma fille… », ouvrent les extraits que l’on va lire.

188 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


encore qu’elle voudrait, c’est-à-dire [284] plus rien de son être de pure créature, pour être toute outrepassée soi-même en son état créé, tout épurée en cet être divin, déiforme, ou déifiée, toute perdue enfin dans cette vie de l’Esprit divin. […] Ex-pliquant commodément ces choses par la similitude du fer, charbons ardents, de l’air illuminé des [286] rayons du soleil, de l’eau jetée en petite quantité dans un vaisseau de vin, et semblables ; car ainsi que le fer rouge est tout changé en feu, duquel il a revêtu ces nobles propriétés, de même l’âme est faite Dieu et opérée divinement par la grâce informante, tant Dieu lui est merveilleusement identifié par cet être divin, qu’il lui confère, vivant de là en avant ainsi toute non seulement en Dieu, mais tout Dieu et déifiée qu’elle est par identification de grâce ; étant l’âme par grâce ce que Dieu est par nature, et ayant oublié toute distinction de soi avec Dieu, pour être faite un même esprit par amoureuse adhésion, et ceci non seu-lement pour peu de temps, comme peut-être on le pourrait [287] penser, mais pour fort longtemps, et peut-être les années entières se passeront avant qu’elle sorte de la jouissance de cet état superessentiel ; car ce n’est pas comme de l’autre opéra-tion, que j’ai dit pénétrer le centre, laquelle est passagère, se faisant per modum transitus, mais elle est durable, stable, et permanente, durant tout lequel temps est aussi connaturel à l’âme de vivre de cette vie divine, comme jamais il lui fut de vivre de sa vie naturelle. […]


[Dieu dit :] « Partant, ma fille, donne-moi ton cœur, et mes délices seront d’être avec toi ; je t’aime extrêmement et je te pourchasse, comme si mon être et tout mon bonheur dépen-daient de toi ; et je ne veux faire autrement ; ma vérité [308] et mes promesses sont telles, ma bonté infinie me la fait faire, tu es ma chose, ma créature, mon image et semblance ; ne te scandalise point de moi, si je ne me communique point si tôt, et comme la nature le voudrait bien. J’ai plus grand soin de toi que tu n’as de toi-même. […]


« C’est bien lors chose qui me plaît fort que ton introversion intime et simple soit conditionnée d’une confiance admirable,

Constantin de Barbanson

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comme attendant à chaque heure et moment ma venue, ma communication et infusion de ma sainte présence. C’est cette assurée et filiale confiance en moi, ton Dieu, et ton bien, et fidèle Père [314], il te convient avoir, et rend sans faute l’intro-version plus sublime et intime, et accompagnée d’un vol d’in-tellect donné comme des ailes au cœur, le rendant plus léger à l’aspiration. Cette confiance en ma seule et infaillible bonté te rend plus immédiat 240 et sans milieu ; car elle ôte ce grand et vilain entre-deux qui tant me déplaît. La confiance et appui sur toi-même, sur tes désirs et aspirations, même de ton cœur, car bien que tu dois fort efforcer 241, si ne dois-tu pas effor-cer en ton art d’aspiration ; et si tu penses être quelque chose, n’étant rien, tu te trompes ; penses-tu mériter un brin de cette grâce et mon esprit ? C’est moi qui le veux et dois donner, mais purement gratis, étendue de ma seule libéralité, bonté, magnificence, courtoisie et amour infini que je te porte. […]


« Observe, ma fille, que tu dois toujours tendre en moi, après moi, sans te réfléchir ou rabaisser sur toi-même, sur tes actes, sur la considération de l’état de ton cœur, [ni] exa-minant comment ceci, comment cela, comment tout va et à quoi tu es parvenue ; partant, monte toujours, jusques à tant qu’arrivée aux quiétudes du deuxième [329] étage il soit temps de ramasser l’intellect au cœur. Car c’est une règle générale en chemin d’esprit, que toute réflexion d’entendement et pen-sées sur ses propres opérations, toute occupation d’intellect, le cœur n’étant point excité et enflambé vers moi, est sans fruit, et on n’en fait que perdre le temps. Partant il est nécessaire de toujours aller devant toi, toujours avancer, me désirant simplement, comme dit est en la deuxième condition ; voire même quand je verse mes dons d’illuminations, il ne faut pas te réfléchir l’intellect dessus, les tenant en haut à sa pointe, car l’on goûte en cette façon ; et n’est point pour cela que je les en-voie, mais tu les dois ramasser au cœur, et lors là les boiras-tu mille fois mieux. Car en chemin d’esprit l’on aperçoit mieux,



  1. Immédiat : sans intermédiaire, direct.


  1. Efforcer : faire des efforts.

190 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


et orprimes 242 voit-on les choses, quand on les a ramassées au cœur. Il faut aussi [330] toutes grâces sensibles, et autres sen-timents, et dons intérieurs d’esprit, les pareillement ramasser en bas au cœur avec le reste, afin que là ils me louent, car je les envoie non pas pour y occuper ton intellect, par considé-ration et réflexion, ni l’amative par délectation, mais pour être cela même en ton intimité, et afin de t’en servir comme de savoir, pour marcher dessus, et répondant toujours, tendre et voler en haut, nûment, après moi, comme un bien souverain et inconcevable, mais surtout très désirable ; voire aussi étant arrivé aux quiétudes à l’entrée de l’esprit, où je communique le subit trait passager de ma grâce. Ce qui te ramasse l’intellect au cœur, ce n’est point réflexion, car tu ne le fait pas pour asseoir ta connaissance sur mes dons, ou tels actes ; mais c’est que tu tends à moi par une manière négative, et mortifiant [331] l’intellect, le laissant en bas, loin toujours en haut après moi, comme un enfant, et aveugle sans réflexion. […] »


Voilà en quoi consiste la parfaite charité, de laquelle sorte immédiatement ou à laquelle est jointe inséparablement cette joie qui est le fruit du Saint-Esprit ; par lequel amour sont transformées les âmes en leur Bien-Aimé. Voilà le blanc 243 où doit fixer votre amour ; et le vouloir et amour qui vous doit être perpétuel ou continuel autant que pouvez. Par où appert que l’amour que nouveaux en la dévotion pensent et disent [382] être de vraie singularité, qui est quand ils sont enflambés au cœur en la dévotion, aimant affectueusement, n’est point ce vrai amour intellectuel et surnaturel. Je confesse bien que l’amour sensible et les dévots sentiments sont saints et bons, grandement utiles et quelquefois nécessaires à une âme débile et fragile, pour l’aider à aimer Dieu purement ; mais ce ne sont que moyens propres pour parvenir au vrai amour, et non le pur, et quelquefois ne viennent que de la nature, ou du diable.


C’est pourquoi à vos inflammations de cœur et amour sen-sible, outre l’élévation de l’entendement par une œillade de foi



  1. Orprimes : adv., à cette heure, à ce moment-là, alors.


  1. Blanc : centre de la cible.

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vers Dieu, il faut ajouter encore l’acte et la concurrence de la volonté, laquelle, par le moyen de la vertu de charité qui est en elle lorsqu’elle est en grâce, doit [383] spiritualiser l’amour sensible, ou s’en servir comme d’escabeau et marchepied, pour s’élever plus facilement en Dieu, par actes de pure charité (comme dit est), sans demeurer attaché en bas au sentiment de son cœur ; et voilà en quoi consiste le noeud. […]


De cet amour se doit ensuivre qu’il nous faut faire toutes nos oeuvres, exercices et prières à l’honneur et gloire de ce Sei-gneur, lequel mérite d’être servi et adoré pour sa seule bonté de toutes créatures. Ce que devons faire avec actuel amour et complaisance de ladite souveraine bonté, sans rechercher autre chose, ni avoir égard qui nous récompensât et nous assurât des grandes grâces, et semblables prétentions. Car servir [386] Dieu pour la récompense, autre [que] par lui-même, encore que puisse être chose bonne, n’est pourtant d’une parfaite charité, laquelle ne cherche point le profit particulier, mais seulement Dieu, son amour, et sa gloire ; et à cette fin faut-il rapporter toutes les autres. […]


Partant il faut éviter un grand [402] empêchement qui arrive ordinairement, à savoir qu’il faut si simplement élever son désirer, son affection vers Dieu en notre esprit, comme un petit enfant, désirant d’aller entre les bras de son doux Père. Plus, toutefois, il ne faut pas se retourner sur soi-même pour savoir si on a senti telle ou telle grâce ou douceur, c’est-à-dire : nous ne devons point nous réfléchir, ni tourner ou abaisser notre pensée sur notre cœur, pour examiner, savoir et sentir à quoi il est parvenu, s’il a acquis tel ou tel sentiment qu’on nous avait dit 244 qu’il devrait arriver ; non, car toutes ces réflexions-là sur soi-même gâteront tout notre profit spirituel et em-pêchent la venue de la grâce, car cela est plein d’amour-propre. C’est qu’on voudrait [403] bien déjà toujours avoir tels autres sentiments et dons, et ainsi ce simple et doux désir qui allait auparavant devant, maintenant nous le rabaissons et tournons arrière de notre Dieu, [ce] qui est une grande infidélité envers



244. Auquel on nous avait dit.

192 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


les pauvres créatures, à savoir envers ces dons et sentiments de notre cœur, qui ne sont que peu de chose et fatras d’enfant. Quant à nous, allons toujours joyeusement avec notre cœur et désir envers Dieu à notre désir.


C’est-à-dire, ne pensons seulement aller à Dieu, et lui il aura soin assez de nous ; pensons seulement pour lui, et il pen-sera pour nous. Je veux dire que plus est-ce que nous élève-rons comme en air notre esprit vers Dieu, avec oubli de nous-mêmes, plus est-ce que Dieu (m404) nous donnera ces dons, grâces et sentiments en notre cœur ; car il est bien aise de nous voir tout oublieux de nous-mêmes pour mettre toute notre affection en lui. […]


Notez bien ceci, car c’est une chose véritable et expérimen-tée. Il faut dis-je, élever son cœur amoureusement à Dieu, har-diment, sans crainte, sans pusillanimité, sans doute, sans dé-couragement, encore qu’on ne sente nulle douceur du monde en son cœur, et se tenir toujours content, joyeux, et [406] résigné. Quand je dis qu’il faut se tenir résigné ès aridités, ce n’est point à dire qu’il faut être là content tout court sans rien faire, car cela serait une grande misère et tromperie, et on irait en arrière, et on perdrait ce qu’on aurait auparavant profité, et peu à peu le cœur se discontinuerait d’aimer, un hasard qu’il demeurerait si froid et pesant qu’on ne le saurait quasi plus renflamber.


Mais c’est-à-dire qu’on ne doit pas être en chagrin et mal-content, triste et débauché 245, pour autant qu’on n’a point la dévotion et sentiment ordinaire ; et cependant, avec conten-tement et confiance, aspirer, désirer et élever tout doucement du mieux qu’on peut son cœur à Dieu au haut de son esprit ; voilà la fidélité. […]









245. Débauché : distrait de son devoir, infidèle.

Constantin de Barbanson

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Les Secrets Sentiers de l’amour divin (1623)


Constantin commence, dans son seul ouvrage imprimé de son vivant 246, par poser la réalité expérimentale de la vie mys-tique : ce n’est pas une croyance, voire une superstition, ce n’est pas philosophique mais pratique :


Car tous ces mystérieux secrets de la vie mystique, que sont-ce autre chose que venir à l’expérience et jusques aux premiers principes de vérités surnaturelles de notre foi ? En telle sorte que ce que, seulement instruit de la foi, on croyait être invi-siblement, ici on le voit, expérimente et en a-t-on la connais-sance pratique 247.

Comme tous les mystiques, il pose la source comme inté-rieure à nous-mêmes, dépendant de la grâce divine, embrassée dans l’unité par une adhésion amoureuse de la volonté :


La fin donc et le but auquel nous devons aspirer par tous ces chemins intérieurs de l’esprit, c’est une introversion totale au plus intime de nous-mêmes, par l’aide de la divine grâce, laquelle nous relève tellement peu à peu à la connaissance et amour de Dieu, que finalement elle nous conduit à la vrais ac-quisition, jouissance, fruition et repos en Dieu notre souverain bien (présent intérieurement au centre et sommet de notre âme), par une conjonction de notre esprit à sa divinité et par un embrassement d’amour, possession, tension et adhésion de volonté à son saint et divin Esprit, embrassant ce bien souve-rain par un lien d’amour communiqué d’en haut, si étroite-ment que, par icelui comme par un sacré lien de mariage, de ces deux esprits si différents, tant inégaux et improportionnés, se fait un esprit, un amour et un vouloir 248.



  1. Les Secrets Sentiers de l’amour divin, esquels est cachée la vraie sapience céleste et le Royaume de Dieu en nos âmes, composés par le P. Constantin de Barbanson, prédi-cateur capucin et gardien du couvent de Cologne, édités en 1623 chez Jean Kinckius libraire à Cologne ; réédition moderne: Les Secrets Sentiers de l’amour divin, par le P. Constantin de Barbanson capucin, Desclée, 1932.

  2. Fragment du Prologue aux Secrets Sentiers, p. 34 de sa réédition, 1932, op.cit.


  1. Ibid., première partie, chap. ier, p. 46.

194 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


L’avancement est passif autant qu’actif :


Consécutivement à tout ce que dessus, doit l’âme savoir une vérité de laquelle son avancement dépend beaucoup, et c’est de croire et se persuader entièrement que non seulement elle s’avance par les actes d’entendement et volonté qu’elle pratique quelquefois avec tant de facilité ou amoureuse inclination, mais encore en la privation du divin concours, lorsqu’elle ne peut rien faire qui soit de vigueur ou efficace selon son estimation 249.


Il demande un abandon paisible et libre, en silence, qui mène à la joie et à un mouvement d’amour, sans faire appel à quelques dévotions ou intentions qui se conformeraient aux images ou aux projets ordinaires :


Et partant donc, renonçant à tout son propre sembler 250, que, pleinement, entièrement et irrévocablement [elle] s’aban-donne toute entière sans aucune réserve entre les mains de Dieu, sans plus se lier ni attacher à rien, sans plus concevoir, attendre ou penser rien de déterminé, de particulier ou en propre opinion en son esprit, mais qu’en ce général abandon, elle s’immerge toute en la divine ordonnance, se contentant de tout ce qu’elle trouve en son état présent, sans arrière-pensée, sans recherche de pourquoi ni comment, contente de tout et louant Dieu en tout, cheminant ainsi en toute paix et liberté, sans aucun bruit de soin ou multiplicité de pensées, afin de pouvoir, en tel solitaire contentement d’esprit, être aux écoutes et en expectation de ce qui se passera en soi-même. Car se contentant ainsi de tout, s’étonnera de se trouver en un abîme de joie et de mouvement d’affection en son centre, cependant que, peut-être, elle ne s’imaginait et n’attendait autrement que de trouver son désir en une autre manière.


Finalement, comme, entre les choses qui pourraient empê-cher, retarder et même troubler cette élévation, est la dévotion que peut-être on porterait vers quelque saint ou sainte, ou bien encore le désir et nécessité que l’on aurait de prier pour



  1. Ibid., chap. vi, p.188.


  1. Renonçant à tout son propre jugement.

Constantin de Barbanson

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