Figures et témoignages proposés par Dominique Tronc
Femmes mystiques des derniers siècles
Madame Guyon (1648-1717) surmonte de grandes épreuves avec un dynamisme qui accorde peu de place au « quiétisme » pris au sens ordinaire de paresse. La timidité et le respect des conventions de la jeune femme au début de son mariage laissent place à une volonté de fer et à un esprit de liberté qui affrontent avec intelligence la coalition des structures civiles et religieuses de l’époque. Finalement, après la tempête, demeure chez la vieille dame une vision ample et paisible qui associe le respect des traditions chrétiennes à une grande liberté. Reprenant sa Vie écrite par elle-même voici quelques éléments biographiques :
La petite fille est confiée à quatre ans aux bons soins de religieuses. Elle sait comment éviter un simulacre de martyre en leur objectant de manière décidée : « Il ne m’est pas permis de mourir sans la permission de mon père ! » Sa demi-sœur religieuse du côté de son père, si habile qu’il n’y avait guère de prédicateurs qui composât mieux des sermons qu’elle, l’éveille à la vie de l’esprit. Mais la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs assombrissent cette adolescence.
Elle est mariée à seize ans avec un mari ayant vingt et deux ans de plus et le mariage est malheureux. Elle rapporte dans son autobiographie : « J’eus quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre qui était de pleurer… L’on me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche. » Enfin après douze ans et quatre mois de mariage son mari — qu’elle assista avec constance — lui en est reconnaissant et lui donne « des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens. »
À trente-deux ans la riche veuve part pour Genève en se détachant de tous biens : « Je donnai dès Paris… tout l’argent que j’avais… Je n’avais ni cassette fermant à clef, ni bourse. » À Gex, proche de Genève, on lui propose l’engagement et la supériorité des Nouvelles Catholiques, religieuses chargées d’élever des filles d’origine protestante, mais elle refuse, car « certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas ».
« Dépouillée de tout, sans assurance et sans aucuns papiers, sans peine et sans aucun souci de l’avenir », elle compose à Thonon les Torrents : « Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n’étais pas encore accoutumée à cette manière d’écrire… Je passais quelquefois les jours sans qu’il me fût possible de prononcer une parole ». Elle découvre une autre manière de converser avec son confesseur le P. Lacombe : « J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait… Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu’en silence. » Cette autre manière s’étend à des proches. Suivent des séjours fructueux à Turin, capitale du royaume de Savoie-Piémont, et à Verceil (Vercelli) pendant près d’une année, puis, de retour en France, à Grenoble.
Agée de trente-huit ans, elle revient à Paris en juillet 1686, peu avant la chute du quiétiste espagnol Molinos en 1685 suivi de sa condamnation romaine (décret de l’Index porté le 22 novembre 1689). Des jalousies entre religieux firent entendre que le père Lacombe était ami de Molinos ; il est finalement arrêté. Quant à madame Guyon, on lui « signifia que l’on ne voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir ; que je serais prisonnière, enfermée seule dans une chambre… au mois de juillet dans une chambre surchauffée. » On veut en effet marier sa fille au neveu dissolu de l’archevêque de Paris. Elle se défend vigoureusement.
Libérée, elle quitte le couvent-prison de la Visitation pour habiter « une petite maison éloignée du monde. » Estimée de tous, dont madame de Miramion, elle est active auprès d’un cercle de disciples et à Saint-Cyr. À l’époque madame de Maintenon lui marquait « beaucoup de bontés ». Le duc de Chevreuse lui fait connaître Bossuet, qui accède au manuscrit de la Vie écrite par elle-même : il la considère comme « si bonne qu’il lui écrivit qu’il y trouvait une onction qu’il ne trouvait point ailleurs, qu’il avait été trois jours en la lisant sans perdre la présence de Dieu. »
Cela ne dure pas. Elle a quarante-sept ans lorsque commence à partir de l’été 1693 une seconde et longue période d’épreuves. Son Moyen court est saisi lors d’une visite canonique (mise en scène dans le film « Saint-Cyr » réalisé par Patricia Masuy et qui reçut le prix Jean Vigo en 2000). Elle se rend spontanément au couvent de Sainte-Marie de Meaux où elle conquiert l’estime des religieuses tandis qu’elle est fort malmenée par l’évêque Bossuet, soumis lui-même aux pressions de madame de Maintenon ; les causes du changement d’attitude de l’épouse secrète du Grand Roi ne sont pas encore clairement établies : se mêlent l’attitude de Fénelon opposé à son mariage, la crainte du scandale, une jalousie spirituelle.
Madame Guyon est finalement saisie de corps et enfermée par lettre de cachet à Vincennes (27 décembre 1695). Les interrogatoires se succèdent, d’une journée parfois. Elle est transférée dans un couvent-prison à Vaugirard constitué spécialement pour l’occasion. La gardienne « venait m’insulter, me dire des injures, me mettre le poing contre le menton, afin que je me misse en colère. » On bascule de la contrainte à la terreur et son confesseur imposé lui dit un jour, « qu’on ne me mettait pas en justice parce qu’il n’y avait pas de quoi me faire mourir… défendant, s’il me prenait quelque mal subit comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre. » Après un chantage exercé sur ses proches sans succès, elle est embastillée.
L’archevêque de Paris s’abaisse à lui présenter une lettre forgée attribuée au Père Lacombe tandis que le confesseur s’approchant lui dit tout bas : « On vous perdra ». On la sépare de ses filles de compagnie qui seront maltraitées : « Il y en a encore une dans la peine [tourment] depuis dix ans… L’autre dont l’esprit était plus faible le perdit par l’excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on pût jamais tirer un mot d’elle contre moi… elle vit présentement paisible et servant Dieu de tout son cœur. » On les remplace par « une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi. » Les pressions continuent : « M. d’Argenson [selon Saint-Simon une “figure effrayante qui retraçait celle des trois juges de l’enfer”] vint m’interroger. Il était si prévenu et avait tant de fureur que je n’avais jamais rien vu de pareil. »
Un prisonnier tente de se suicider ? Elle explique : « Il n’y a que l’amour de Dieu, l’abandon à sa volonté… sans quoi les duretés qu’on y éprouve sans consolation jettent dans le désespoir… Quelquefois, en descendant, on me montrait une porte, et l’on me disait que c’était là qu’on donnait la question. D’autres fois on me montrait un cachot, je disais que je le trouvais fort joli. »
Agée de cinquante-quatre ans, elle est libérée le 24 mai 1703. Durant ses douze dernières années passées en résidence plus ou moins surveillée à Blois, elle reste en relation avec Fénelon et forme des disciples français et étrangers qui rapportent : « Elle vivait avec ces Anglais [des Ecossais] comme une mère avec ses enfants. … ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence et lui en demandait son avis, elle leur répondait : “Oui mes enfants, comme vous voulez.”… Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans, que laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle. » Elle meurt en paix à l’âge de soixante-neuf ans, le 9 juin 1717.
Le contexte était défavorable par suite de la condamnation romaine de Molinos et, post-mortem, de « pré-quiétistes » par les Inquisitions espagnole et italienne. Ce qui nous surprend n’est pas tant le désastre final apparent, prévisible compte tenu de la disparité des forces en présence, que sa date tardive. En effet la condamnation de Molinos précèdent de dix années l’isolement de Madame Guyon dans une des huit tours de la Bastille.
Il ne s’agit pas tant d’une querelle d’idées que du trouble créé par une femme dans l’ordre social masculin : simple laïque, elle refuse l’entrée en religion, mais dirige des religieux. Bourgeoise, elle détourne les grandes familles du « couvent de la Cour », nom donné par Saint-Simon aux dévots ainsi dévoyés. Bossuet, soucieux de sa carrière, se fait l’exécuteur de l’épouse du roi. Fénelon voudra concilier les extrêmes et tentera d’expliquer l’expérience mystique, tâche impossible ! Il restera fidèle à l’expérience intérieure qui lui a été révélée et il choisira le parti de son initiatrice. D’autres adopteront un profil bas.
Pour comprendre ces crises (quiétiste, janséniste, protestante) et leur conclusion amère (condamnation, destruction de Port-Royal, exil ou galères), il faut tenir compte de la mentalité de l’époque : l’adhésion au catholicisme, religion unique après la révocation de l’Edit de Nantes, et l’obéissance à l’oint de Dieu, sont des évidences approuvées par la majorité des sujets du Roi Très Chrétien. Tous se souviennent des luttes religieuses atroces du siècle précédent. Leur dévotion est maintenant contrôlée par une inquisition « douce » : celle du confesseur, obligatoire pour tout catholique depuis le concile de Trente, et qui a le droit de connaître le fond des consciences.
Or pour Madame Guyon comme pour tout mystique, son état la rend incapable de mentir ou de biaiser par omission, comme furent obligés de le faire les libertins : le mot d’ordre de Guy de la Brosse, « la vérité et non l’autorité », n’est pas réalisable en pratique (et les ravages occasionnés par le mensonge obligé ont été mis en évidence par R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, 2000). De plus, à ses yeux, chaque événement et chaque personne sont envoyés par ou de Dieu, d’où l’obligation torturante d’obéir au confesseur imposé.
Le statut féminin de l’époque complique encore la situation : Mme Guyon, veuve demeurée laïque, exerçait une « influence » hors cadre. Elle était ressentie par les clercs comme une concurrence vis-à-vis de leur fonction appuyée sur la discrétion sacramentaire — ils approuvent ou interdisent la communion. Elle fut interprétée comme une résistance plus ou moins cachée, donc suspecte pour le pouvoir civil toujours à la recherche de quelque « assemblée secrète » (protestante ?). Même les moins combatifs sont agacés par l’apostolat de la « Dame directrice » (c’est le nom accolé malicieusement à madame Guyon par monsieur Tronson, l’honnête supérieur de Saint-Sulpice).
La réponse de madame Guyon à toutes ces contraintes n’est pas stoïque : son origine est intérieure, trouvant son appui dans la vie mystique, à laquelle se soumet consciemment et entièrement une nature par ailleurs volontaire. Il s’agit de se laisser entièrement conduire par la grâce divine. C’est le sens profond de la « méthode » dite quiétiste, au-delà de la nature particulière d’une oraison dite passive : dans chaque action, dans chaque état de la vie de tous les jours, il « suffit » de s’ouvrir à l’action de la grâce pour en être imprégné. Mais il faut pour cela croire à son existence et pour cela en avoir bénéficié. Madame Guyon, dont la certitude ne s’appuie que sur cette expérience, ne peut guère s’en prévaloir sans être traitée d’illuminée ou accusée d’orgueil. On se moquera à la Cour de la « naïveté » du bon duc de Chevreuse qui en fera état.
Le « Quiétisme » est le nom que prend au dix-septième siècle la résistance de nombreux mystiques dans le monde catholique au primat exagéré des pratiques extérieures (la religion sociale). Il est symétrique de « Piétisme » dans le monde protestant. Des liens s’établiront d’ailleurs entre ces deux mouvances convergeant vers un « christianisme intérieur » sans structure humaine de pouvoir. En témoigneront les échanges entre disciples guyonniens catholiques ou protestants, français, suisses, hollandais, écossais.
Lorsque le quiétisme devient une cause controversée après le succès retentissant de la Guia espiritual de Molinos — huit éditions italiennes voient le jour de 1675 à 1685 — un équilibre paraît encore possible, évitant en terre catholique un « crépuscule » des mystiques, terme repris de l’ouvrage de L. Cognet, Crépuscule des Mystiques, 1958. Le pape Innocent XI cherche d’ailleurs un accord entre « méditatifs » et « contemplatifs ».
Le quiétisme méditerranéen était connu de Madame Guyon. Elle rencontra le mystique Malaval à Marseille. Elle séjourna près d’un an en Piémont, à Turin et dans le diocèse de Verceil, où, en compagnie de son confesseur elle se lia avec l’évêque Ripa : ils entreprirent un apostolat commun : en 1686, le P. Lacombe fit imprimer son Orationis mentalis analysis, Madame Guyon son Explication de l’Apocalypse, l’évêque Ripa son Orazione del cuore facilitata.
Madame Guyon arrive à Paris en 1686 dans un cadre religieux troublé. Car la situation favorable à Molinos s’est détériorée assez brusquement, tout comme avait été rapide son ascension. Emprisonné depuis le 18 juillet 1685, sa Guia fut condamnée par l’Inquisition espagnole le 24 novembre suivant. Suivra la condamnation à Rome post-mortem du « pré-quiétiste » mystique Jean de Bernières (1602-1659), l’auteur français d’un célèbre Chrétien intérieur. Or on n’ignorait pas à l’époque son influence sur le cercle de Montmartre créé par son disciple, le confesseur Jacques Bertot (1620-1681). C’est ce même cercle parisien que va animer la Dame directrice à son retour de voyage…
Tout ce combat pour quelles « idées » ? Que recouvre pour les critiques français l’étiquette de quiétiste ? Les protagonistes de la querelle ont comme perspectives la question de la cessation des actes, et celle de l’absence possible de toute pensée pendant l’oraison. C’est alors que l’inaction prend son sens moderne de perte de temps, alors qu’il s’agit d’action intérieure mystique, in-action. Les uns, s’attachent à une représentation intellectuelle, les autres, dans la tradition transmise par Benoît de Canfeld (1562-1610), font intervenir la volonté, la fine pointe de l’âme chère à François de Sales (1567-1622), ou « cœur », siège de la volonté :
« Mme Guyon met l’oraison du cœur au-dessus de “l’oraison de seule pensée” [dans son Moyen court], car la pensée est discontinue, l’esprit ne pouvant penser à une chose qu’en cessant de penser à une autre, tandis que l’oraison du cœur n’est point interrompue… tandis que Bossuet s’oppose, comme Nicole, à une foi nue et à un amour qui ne reposerait sur une connaissance, tout en refusant à la fois un retour sur soi et un retour sur une simple présence de Dieu. Les “actes intérieurs” sont produits par l’attention, et, selon Bossuet, disposent à l’attention… » [Article « Quiétisme » du Dictionnaire de spiritualité, par J. Le Brun, col. 2820 sv.]
Au niveau sémantique, quiétisme renvoie donc à « l’oraison de quiétude » qui se distingue de « l’oraison discursive ». Le disciple mystique défenseur de Jean de la Croix éclaire ces points :
« La contemplation est parfaite, elle s’exerce non seulement au-dessus de la raison, mais aussi sans appui sur elle, lorsque l’entendement connaît par la lumière divine les choses que n’atteint aucune raison humaine… Beaucoup de contemplatifs pratiquent le premier point, c’est-à-dire abandonner tous les actes de la raison, se dépouiller de toutes les similitudes de la connaissance naturelle, et entrer sans tout cela en l’obscurité de la foi comme Moïse dans la nuée qui recouvrait le sommet de la montagne ; mais se reposer là comme lui en totale quiétude d’esprit, bien rares sont ceux qui s’y adonnent : au contraire, en cette obscurité, l’intention de leur esprit est appliquée à la connaissance, leur entendement cherchant à toujours reconnaître son propre acte, quand même serait-ce en cette obscurité de foi. Et cette démangeaison et ce mouvement qui consiste à vouloir reconnaître toujours son propre acte en y inclinant l’intention de l’esprit, s’opposent à ce que nous avons vu par ailleurs de la doctrine de saint Denys : non seulement l’entendement doit abandonner toutes les choses créées et leurs similitudes, mais il doit aussi s’abandonner lui-même en se mettant en quiétude quant à toute son opération active, aussi élevée soit-elle, afin d’être mû par Dieu sans attache ni résistance de sa part. » [José de Jésus-Maria Quiroga, 1562-1629, Apologie mystique…, Chap. 6, « Où l’on expose plus à fond cette quiétude de la contemplation…].
L’opposition naît de la variété des expériences intérieures qui se situent à divers niveaux. Certains analystes modernes s’attachent à distinguer entre les couches successives de conscience atteintes par des « plongées » plus ou moins actives et profondes (avec le risque de se limiter à l’humain décrit au niveau conscient ou approché au niveau de ses rêves). Le mystique y voit des reflets traduisant une lente évolution intérieure rendue possible lorsque s’exerce une influence qui se situe au-delà de l’humain : la grâce divine.
Allant au-delà de la distinction entre des types d’oraison, il s’agit d’inclure toute la vie, aussi bien extérieure qu’intérieure. Un grand calme déborde peu à peu des temps d’oraison, signe de l’imprégnation par la grâce, qui est une émanation de l’amour divin par in-action. Alors l’attention aux expériences, aux étapes, aux ruptures, laisse place à l’état de grand large, le vaisseau ayant atteint l’océan sans rivage. Madame Guyon décrit finalement un tel « état apostolique » :
« Cet état néanmoins n’est point une sortie de la créature au-dehors pour parler, agir et produire les effets de la vie apostolique. L’âme n’y a point de part : elle est morte et très anéantie à toute opération. Mais Dieu, qui est en elle essentiellement en Unité très parfaite où toute la Trinité en distinction personnelle Se trouve réunie, sort Lui-même au-dehors par Ses opérations : sans cesser d’être tout au-dedans et sans quitter l’unité du Centre, Il se répand sur les puissances… » [Discours Chrétiens et Spirituels sur… la vie intérieure…, 1716 : tome II, n° 65 sur l’état Apostolique.]
L’intérêt des écrits mystiques de madame Guyon provient non seulement de leur valeur intrinsèque, mais également de leur excellente préservation. Ils furent assez largement édités de son vivant tandis que de nombreux manuscrits furent rassemblés à l’époque du procès — les « rencontres d’Issy » qui eurent lieu en 1694 et 1695 — puis furent copiés par des membres du cercle qu’elle animait et enfin préservés. En fait on possède tout ce qu’elle a écrit (à l’exception d’écrits de jeunesse qu’elle n’a pas jugé bon de conserver et de lettres perdues), ce qui est très exceptionnel, car un auteur mystique ne se préoccupe généralement pas de la survie de son œuvre écrite. L’essentiel du corpus vient récemment d’être rendu de nouveau accessible : on se reportera à la Bibliographie qui termine cette page web.
L’influence de l’œuvre demeura souterraine pour plusieurs raisons : l’auteur livre des informations ordinairement tenues cachées ; il ne se soucie guère de la mise en forme par souci de ne pas interférer avec la spontanéité de l’inspiration ; vu du monde catholique de l’époque, le rôle des éditeurs ministres protestants Poiret puis Dutoit et la présence parmi les proches de la fin de sa vie à Blois de nombreux Ecossais, Hollandais, Suisses — qu’elle n’incite d’ailleurs pas à se convertir — n’est-il pas détestable ? vu du monde protestant, demeure l’équivoque d’une femme qui s’est occupée au début de sa vie publique de Nouvelles Catholiques converties après la révocation de l’édit de Nantes, et qui n’a jamais rejeté la messe ni les sacrements.
Il s’agit plus intimement de l’appréciation difficile d’écrits qui abordent la communication en prière silencieuse et le rôle apostolique du mystique. Des réactions compréhensibles sur ces points délicats ne sont pas atténués par une appartenance religieuse, comme cela fut le cas par exemple pour Marie de l’Incarnation, l’autre grande mystique du siècle. Car ils mettent ici en cause le rôle d’enseignement assumé par des clercs — dont quelques-uns s’emparent parfois indûement du rôle de médiateur réservé à Jésus-Christ.
La liste des défenseurs qui ont surmonté une certaine « étrangeté » est cependant de qualité : on en détachera sur trois siècles les noms de Fénelon, des éditeurs Poiret et Dutoit, des érudits Chavannes, Masson, Brémond, du philosophe Bergson, et plus récemment, de l’abbé Cognet, de la romancière Mallet-Joris, de madame Gondal, de nombreux érudits.
L’expérience intime, l’enseignement qui constitue un système cohérent, la connaissance des deux Traditions scripturaire et mystique offrent des approches de la vie mystique qui se complètent harmonieusement, cas très rare de compétences assurées simultanément en ces domaines distincts.
En premier lieu, les témoignages de sa vie et de son expérience intérieure se distinguent par une grande acuité psychologique propre au siècle de Racine et par un fort désir de comprendre tout ce qui lui arrive, dont elle ne trouve pas autour d’elle une explication satisfaisante. On note, surtout dans des écrits de jeunesse, une forte volonté appliquée à ne rien laisser sans tenter une explication, défaut dont elle se corrigera ensuite. Elle demeurerait ensuite, dit-on, « bavarde » : en fait cette abondance est liée à l’irruption toute moderne de la dimension subjective psychologique. Elle influera plus particulièrement des auteurs sensibles à cette dimension, tels Rousseau, Constant, Amiel.
En second lieu, un enseignement est mis en forme dont témoigne tôt le Moyen court qui a atteint un large public avant sa condamnation grâce à la simplification qui caractérise ce texte direct. Cette simplification vient de l’affranchissement vis-à-vis de tout moyen préalable qui apparaît trop souvent comme une condition humaine posée en préalable à l’exercice de la grâce divine. Acquis théologiques et dogmatiques, méthodes de prières et exercices, sélections sociales ou culturelles sont écartés ; seul demeure le recours à l’expérience intérieure faisant appel à la médiation du « petit maître » Jésus. Cette simplification permet une ouverture à tous, car la liberté sauvage des torrents est préférable aux canaux faits de mains d’hommes. Ceci pouvait faire peur aux hommes du métier. À leur décharge, les événements vécus dans les convulsions de la Réforme et Contre-réforme étaient encore proches et peu encourageants. Cette remise en cause par l’intérieur de l’ordre traditionnel sera d’ailleurs appliquée au siècle des lumières sous une forme subversive qui conduira à des révolutions politiques et sociales.
En troisième lieu, un recours aux Traditions confrontées avec l’expérience intérieure ont conduit aux très amples Explications de l’Écriture et du Nouveau Testament complétées dix ans plus tard par les Justifications, large anthologie de textes mystiques assemblée autour de thèmes annoncés par des mots-clefs et toujours actuels.
On peut distinguer chez Madame Guyon et chez ses prédécesseurs Bertot et Bernières, comme chez la majorité des mystiques, sans en faire le seul système possible, trois périodes s’étendant chacune sur plusieurs années :
La découverte de l’intériorité, accompagnée d’une simplification et d’une pacification progressive peut s’accompagner d’événements intimes variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs instants ou états pouvant durer des jours. Leur caractère extra-ordinaire a toujours attiré une attention exagérée au détriment de la dynamique vitale qu’ils alimentent, de la part de scrutateurs qui ont vite fait de repérer dans ces phénomènes divers alliages impurs de la nature à la grâce. Très utiles pour confirmer le commençant dans sa voie, ils relativisent les jouissances, réelles et bonnes, dont notre nature est capable. Ils substituent l’expérience réelle directe aux croyances.
De longues années de désappropriations correspondent au stade de purification décrit par tous. Le terme de « purification » est ambigu dans la mesure où il risque de laisser croire qu’elle conduirait à son terme à un « nous-même » délivré de ses défauts ! Le « nous-même » ne pourra subsister. Sera-t-il transformé ou fondu dans une « vastitude », appelant la comparaison classique de la goutte d’eau dans l’océan ? Mais cette fusion ne voit disparaître ni les capacités, ni les infirmités, ni la structure individuelle, même si cette dernière s’efface à la mort ; elle permet leur mise au service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur de la structure, comme l’exprime l’apôtre Paul dans le verset repris le plus fréquemment par madame Guyon : « Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi » [épître aux Galates, 2, 20]. Des épreuves sont fréquentes durant cette longue période — sans lesquelles l’amour propre ne serait jamais réduit en cendre pour laisser place à une renaissance dans le pur amour.
Cette naissance à une vie nouvelle peut très exceptionnellement permettre une transmission. Le terme de vie « apostolique » souvent utilisé par Madame Guyon se réfère directement à la description imagée des Apôtres lorsqu’ils sont compris par tous leurs « auditeurs » après leur Pentecôte : ce n’est pas leur discours qui compte — il ne pouvait être entendu physiquement en diverses langues ! mais ce qui passe de cœur à cœur à travers les mots et qui peut aussi bien être transmis en silence.
Il est prématuré de structurer les quelques extraits qui suivent selon un schéma préétabli : madame Guyon s’en était bien gardée lorsqu’elle rassembla des textes mystiques dans ses Justifications en 67 « clés » constituant en quelque sorte un glossaire spirituel. Nous suivons ici une séquence au fil d’œuvres prises dans l’ordre presque chronologique : Moyen court, Torrents, Vie par elle-même, plus largement dans les Discours qui concernent la vie intérieure rassemblant de nombreux opuscules qui circulaient à la fin de sa vie dans le cercle des disciples, enfin dans une Correspondance longtemps demeurée inédite. Dans ces textes, appelés par l’urgence et rédigés sans repentir, les événements de la vie concrète, la vie intérieure à l’écoute de la grâce, l’enseignement mystique perçus et mis au service du « petit maître » et médiateur Jésus, forment une tresse.
Moyen court fut édité dès 1685 à Grenoble, avant même le début de l’apostolat parisien, et fut un succès de librairie réédité à Lyon, Paris, Rouen, avant d’être repris par l’éditeur protestant Pierre Poiret — au total 7 éditions se succèdent jusqu’en 1720. Seul texte normatif de madame Guyon publié dans le Royaume avant 1700, il lance sur le chemin du long pèlerinage mystique. Pour les débutants, Mme Guyon suggère de pratiquer l’oraison en s’appuyant sur une lecture :
Après s’être mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose de substantiel et s’arrêter doucement dessus non avec raisonnement, mais seulement pour fixer l’esprit, observant que l’exercice principal doit être la présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l’esprit que pour l’exercer au raisonnement [Chapitre II].
Elle regrette qu’on n’enseigne pas l’oraison, car « le Royaume de Dieu est au-dedans. […] Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens, comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas à jouir de leur fin [Ch. III].
Comme l’on n’est pas toujours orienté vers Dieu, elle reconnaît la nécessité de parfois « faire des actes » : Si je suis tourné vers la créature, il faut que je fasse un acte pour me détourner de cette créature et me tourner vers Dieu. […] Jusqu’à ce que je sois parfaitement converti, j’ai besoin d’actes pour me tourner vers Dieu [Ch. XXII, §2].
Il ne s’agit donc pas de « rêver sur son balai », comme telle pensionnaire de Saint-Cyr ! Une comparaison éclaire le passage de l’acte « volontaire » à la coopération naturelle au travail de la grâce :
Lorsque le vaisseau est au port, les mariniers ont peine à l’arracher de là pour le mettre en pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu’ils veulent aller. Lorsque l’âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec bien des efforts, la tirer de là : il faut défaire les cordages qui la tiennent liée. Puis ramant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de l’attirer au-dedans, l’éloignant peu à peu de son propre port…
Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte […] plus il s’éloigne de la terre, moins il faut d’effort pour l’attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau s’éloigne si fort qu’il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d’étendre les voiles et de tenir le gouvernail.
Les Torrents décrivent le parcours mystique à l’image de la Dranse, petite rivière au cours irrégulier issue des Alpes, qui termine sa course dans le lac Léman près de Thonon, où séjourna madame Guyon. Facilement accessible, ce texte connu, composé relativement tôt, dès la fin 1682, ne fut publié que tardivement par Poiret (1704, 1712, 1720). Il faut apprécier son contenu comme traduisant une expérience encore récente — Madame Guyon est âgée de trente-cinq ans environ lorsqu’elle rédige rapidement le texte. Mais il est très précis malgré un style souvent lyrique. Voici des extraits sautant loin devant sur le chemin ouvert précédemment.
La lente purification ou « mort » mystique mène à la vie divine sans limitation visible :
Chapitre 7.
5. Ce degré de mort est extrêmement long et dure quelquefois les vingt et trente années à moins que Dieu n’ait des desseins particuliers sur les âmes. … 30. Ici Dieu va chercher jusques dans le plus profond de l’âme son impureté [impureté foncière, qui est l’effet de l’amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire. Ajout de l’édition de 1720]. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu’il vous plaira : vous nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l’éponge pour en exprimer toute l’ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C’est ainsi que Dieu fait : il serre cette âme d’une manière pénible et douloureuse, puis il en fait sortir ce qu’il y a de plus caché.
Chapitre 9.
5. Il faut remarquer que comme elle n’a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n’est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande : comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense…
6. Cette vie divine devient toute naturelle à l’âme. Comme l’âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien. Il n’y a plus d’amour, de lumières ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d’elle, mais elle ne sait plus rien sinon que Dieu est et qu’elle n’est plus, ne subsiste et ne vit plus qu’en lui.
Cette autobiographie fut rédigée tout au long de la vie, en plusieurs reprises, et parfois en prison, entre 1683 et 1709. C’est ce qui explique des reprises, une modification progressive du style, mais surtout l’extraordinaire qualité intuitive et vivante d’un récit toujours proche des événements. Nous en citons ici un court passage extrait de la conclusion rédigée par la vieille dame qui a traversé les plus grandes épreuves :
3.21. L’état simple et invariable [dernières pages de la troisième partie de la Vie].
Dans ces derniers temps je ne puis parler que peu ou point de mes dispositions, c’est que mon état est devenu simple et invariable. … Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c’est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu’il renferme en soi tous les biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m’a fait des grâces capables de sauver un monde, et que peut-être j’ai tout payé d’ingratitude. Je dis peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu, je n’ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d’un état toujours le même, sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j’en ai, est égale pour moi à l’état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l’immense, et je ne puis ni vouloir, ni penser. … Décembre 1709.
Madame Guyon ne va pas s’arrêter sur cette perte dans l’immense : elle va former des disciples français et étrangers, catholiques et protestants. Des opuscules rassemblent les points communs expérimentaux et répondent aux uns et aux autres. Parfois issus de lettres, ils furent rassemblés sous le titre de Discours chrétiens et spirituels… qui concernent la vie intérieure, publiés en 1716. Le titre n’est guère attirant pour notre époque, mais les écrits qu’il recouvre sont les plus achevés de la mystique. L’ouverture de cette collection de textes est un appel à gravir le mont qui rassemble à son sommet tous les mystiques [dans cette foule on aperçoit le francicain Bernardino de Laredo auteur de la Subida del Monte Sion précédant Jean de la Croix auteur de la Subida del Monte Carmelo…] :
1.01 De deux sortes d’Écrivains des choses mystiques ou intérieures [1,01 : premier opuscule ou discours du premier volume de Discours].
… comme une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne, on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui traversent de temps en temps leur chemin…
L’amour est le « moyen » utilisé pour connaître Dieu, dans la tradition de la mystique « affective », mais non sensible, particulièrement développé chez des franciscains, des chartreux et des carmes. La belle image d’une balance lie notre abaissement et l’élévation vers Dieu :
1.49 Divers effets de l’amour.
… Plus il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité — de cette humilité profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand, plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés.
Cet amour est pur, net et droit, sans retour sur soi et sans motif intéressé ; sa forme passive est proprement « mystique », cachée par sa lumière même, parce qu’elle reçoit tout de Dieu, dépasse tout entendement et ne peut être décrite ; c’est Dieu lui-même qui agit :
1.53 Du repos en Dieu.
… Pour aimer Dieu comme Il le mérite… il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun objet que sur Dieu même en Lui-même, pour Lui-même. Toute autre vue ou motif est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau [Des Noms Divins, chap. 4]… C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer. L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité, l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité.
… Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la lumière de Dieu qui devient plus abondante, fait cesser nos propres limites, les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des étoiles. Et c’est alors que la foi pure et nue, que la lumière de vérité s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action propre pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour, d’affections, de toute action quelle qu’elle soit, pour recevoir purement l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.
1.60 Différence de la sainteté propriétaire et de la sainteté en Dieu.
Vous me demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté, elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes.
… Ceux en qui Dieu est saint, ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre…
La voie mystique n’est pas une voie de facilité, même si elle ne requiert pas un effort volontaire et une pratique constante des œuvres ; elle inclut parfois la nuit achevant l’abandon par la perte de soi-même :
1.62 De la Foi pure et passive, et de ses effets.
Aussi est-ce la conduite de Dieu que nous pouvons voir pas à pas. Dieu ôte à l’âme tout appui extérieur pour la perdre dans l’intérieur. Ensuite il lui ôte la pratique des bonnes choses extérieures pour la perdre davantage. Puis il lui ôte l’usage des vertus pour l’arracher à elle-même. Il lui fait enfin éprouver les plus extrêmes faiblesses et misères qui sont des coups de grâce, et par là Il la perd en Lui. Au commencement de l’expérience des misères, l’âme se perd dans l’abandon, dans la confiance et le sacrifice. Mais comme ce sacrifice, cet abandon, etc., sont encore comme des fils subtils, Dieu lui ôte tout abandon aperçu, tout espoir de salut connu, en sorte qu’elle est contrainte comme malgré elle de se perdre. Mais où se perdre ? Encore si c’était en Dieu aperçu, elle serait trop heureuse. C’est dans l’abîme où elle ne voit rien ni ne connaît rien. Et après enfin elle tombe en Dieu, non pour jouir de Dieu pour elle, mais elle pour Dieu et Dieu pour Lui-même.
Mais auparavant un long chemin aura été parcouru, dont la mémoire est d’ailleurs utile pour ne pas abandonner lorsque l’espoir de survie se perd ; la comparaison de la tempête et du naufrage est menée sans concession jusqu’à son terme :
2.15 Différence de la foi obscure à la Foi nue.
Vous demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour. Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle occasion d’exercer votre confiance.
La nuit vient : vous craignez de vous égarer, mais vous vous confiez à votre pilote, qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête augmente, la nuit devient plus noire. Il faut jeter les marchandises dans la mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ; mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.
Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais.
Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse qu’elle n’était dans le vaisseau…
Si les hommes diffèrent, Dieu est un et Il est toujours le premier à nous aimer, comme l’attestent les mystiques dont le chemin a été ainsi ouvert, parfois par un contact fort : cas de François d’Assise, d’Angèle de Foligno, de Catherine de Gênes.
2.25 Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes [2,25 : vingt-cinquième discours du deuxième volume de Discours].
La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire.
… Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. … Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles.
3.11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite [3,11 : onzième discours publié au tome cinquième de Lettres, 1768].
Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le soleil endurcit la glace : c’est par son absence. Plus les pays sont éloignés du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il L’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ; et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que si après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire qui le fera en l’autre.
Alors il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de nouveau : Emitte Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ [Ps 104, 30 : « Envoyez votre esprit et ces choses seront créées ; et vous renouvellerez la face de la terre.]
Mais cette recréation n’est plus au pouvoir de l’homme, ni à son usage, mais au pouvoir de Dieu et à sa volonté…
Des lettres furent le moyen second utilisé par Madame Guyon pour animer ses disciples : l’illustre Fénelon, le fidèle duc de Chevreuse, plus tard l’éditeur Poiret, le baron de Metternich, les Ecossais Duplin et Lord Deskford, ainsi que des figures plus cachées telle la paysanne qui concluera cet aperçu. Mais le moyen premier le plus efficace, qui explique la ferme fidélité de Fénelon et d’autres sur plus de vingt années, malgré la parenthèse du secret durant cinq ans à la Bastille, est celui de la transmission de la grâce par communication intime de cœur à cœur dont nous trouvons parfois l’affirmation :
À Fénelon. 21 juin (?) 1689.
… Il a permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un [Jean, 17, 22].
Ces communications parurent extravagantes à la fin du XVIIe siècle cartésien. Elles sont attestées, mais de façon voilée, par de nombreux spirituels chrétiens. On peut concevoir qu’il n’y ait point de coupure entre ce monde visible et sa totalité ; madame Guyon a recours aux hiérarchies de Denys, auteur traditionnellement invoqué par les mystiques, et aussi, cartésienne et moderne, au mystère de l’aimant, pour suggérer la plausibilité de telles circulations d’amour divin — il s’agit simplement de reconnaître l’efficace de la prière :
Au duc de Chevreuse. Octobre 1693.
La main du Seigneur n’est point raccourcie. Il me semble qu’il n’y aura pas de peine à concevoir les communications intérieures des purs esprits si nous concevons ce que c’est que la céleste hiérarchie où Dieu pénètre tous les anges et ces esprits bienheureux se pénètrent les uns les autres. C’est la même lumière divine qui les pénètre et qui, faisant une réflexion des uns sur les autres, se communique de cette sorte. Si nos esprits étaient purs et simples, ils seraient illuminés. Et cette illumination est telle, à cause de la pureté et simplicité du sujet, que les cœurs bien disposés qui en approchent, ressentent cette pénétration. Combien de saints qui s’entendaient sans se parler ! Ce n’est point une conversation de paroles successives, mais une communication d’onction, de lumière et d’amour. Le fer frotté d’aimant attire comme l’aimant même. Une âme désappropriée, dénuée et simple et pleine de Dieu attire les autres âmes à Lui, comme les hommes déréglés communiquent un certain esprit de dérèglement. C’est que sa simplicité et pureté est telle que Dieu attire par elle les autres cœurs.
Puis madame Guyon utilise l’image souple de l’eau pour tenter de faire comprendre à Bossuet la simplicité d’une vie intérieure sans phénomènes extraordinaires, comme ce dernier les appréciait chez certaines religieuses imaginatives :
À Bossuet. Vers le 10 février 1694.
… Plus les choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de plus simple que l’eau, rien de plus pur ; mais cette eau a une étendue admirable à cause de sa fluidité ; elle a aussi une qualité, que, n’ayant nulle qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions : elle n’a nul goût et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les couleurs. L’esprit, en cet état, et la volonté sont si purs et simples que Dieu leur donne telle couleur et tel goût qu’il Lui plaît, comme à cette eau, qui est tantôt rouge, tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût que l’on veut lui donner. Il est certain que, quoique l’on donne à cette eau les diverses couleurs que l’on veut, à cause de sa simplicité et pureté, il n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la couleur, puisqu’elle est de sa nature sans goût et sans couleur, et c’est ce défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tout goût et de toute couleur. C’est ce que j’éprouve dans mon âme : elle n’a rien qu’elle puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c’est ce qui fait sa pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne et comme l’on lui donne, sans en rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité, elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune.
Mais Bossuet ne comprend pas. Suivront de longues périodes
d’enfermement suivi d’un rétablissement
progressif.
Dans les toutes dernières années la
vieille dame prépare l’avenir auprès de disciples
« cis » - français — et « trans »
- étrangers :
Madame Guyon doit parfois mettre un terme à certaines pratiques, que l’on retrouve à toute époque, et aujourd’hui dans certaines techniques empruntées sans discrimination, lorsqu’elles font appel à un effort de concentration juste à l’opposé de l’abandon à la providence divine :
À Milord Duplin. Vers 1714.
… Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est point la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur, sans nul effort de tête, car Dieu souvent cache ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme sous des distractions vagues et involontaires, afin de le dérober à la connaissance du démon et de l’amour propre.
À Lord Deskford. 15 avril 1715.
… Ce que j’ai prétendu, monsieur, a été de vous inspirer une oraison libre dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête : quelques douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité de l’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul, excitant la volonté par une tendance de cette volonté vers son divin Objet.
Comment prier, comment se détacher — sans pour cela quitter le monde —, comment lâcher intellectuellement prise ? Cela était difficile pour le baron de Metternich, protestant subtil et questionneur :
Au baron de Metternich. Vers 1715.
… Demeurez simplement exposé à Ses yeux divins comme on s’expose aux rayons du soleil et au feu pour se réchauffer et, quoiqu’il ne vous paraisse aucune action de votre part que la simple exposition de vous-même devant Dieu, la chaleur divine de Son amour ne laissera pas de vous pénétrer imperceptiblement, comme le feu pénètre insensiblement les corps qui sont à une certaine distance, et leur donne une chaleur qui s’insinue partout, ce qui n’est pas si sensible. Nous sommes souples sous Sa main. Je me trouve fort unie à vous en Notre Seigneur.
… Ce que vous devez faire le plus présentement est de vous détacher universellement de toutes choses et de vous-même, sans quoi la solitude vous serait peu utile… Une des raisons qui fait que je désire qu’on ne quitte point son état, quoique je désire qu’on soit parfaitement détaché, c’est que Dieu voulant à présent et dans les siècles à venir introduire Son Esprit intérieur dans tous les lieux, parmi toutes les nations, dans tous états et conditions, je ne crois pas qu’on doive facilement quitter son état à moins d’une vocation particulière…
… Vous dites que vous voulez être abandonné à Dieu, et [cependant] vous voulez qu’à chaque pas Il vous rende raison des lieux où Il vous mène, et pourquoi Il vous y mène. Vous ne feriez pas ce tort à un guide que vous croiriez honnête homme : vous vous laisseriez conduire…
Lettre [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu [D.2.1 : Première lettre du deuxième volume publié par Dutoit].
Monsieur, Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave : s’il y a quelque violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement gagnée, ou parce que notre amour propre la cause… Lors donc que toutes ces choses sont, la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas douloureux et sensible, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on appelle mort. Elle [la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre que Sa propre vie et Sa volonté. … Et c’est alors qu’elle participe aux qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en suit point d’autre…
… Ceci, loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création, et de toutes religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela, sont des moyens ou éloignés, ou plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.
Lettre [D.3.74].
On m’a lu votre lettre, monsieur. … Il faut devenir enfant après avoir été homme. Il faut plus, car il faut renaître de nouveau afin de devenir une nouvelle créature en Jésus-Christ. Mais avant ce temps, il faut que tout ce qui est du vieil homme soit détruit, savoir la propriété, l’amour de la propre excellence, enfin tout amour propre, ce qui s’entend de tout ce qui nous concerne et qui a rapport à nous, quel qu’il soit. Le petit enfant se laisse porter où l’on veut : si son père le couche sur un fumier, il n’y pense pas, il n’en sait pas même faire le discernement, il y dort comme dans son berceau, abandonné qu’il est aux soins de son père. Abandonnez-vous donc en la main de Dieu avec un grand courage…
Une mise en garde vis-à-vis du « sentiment » et surtout des voies extraordinaires préconisées par le prophétisme de certains jeunes émigrés protestants, — considérés comme des martyrs après la terrible répression qui suivit la guerre des Cévennes, et qui firent le tour d’Angleterre et d’Écosse, inspirés par les annonces publiques des prophètes de l’Ancien Testament —, confirme le caractère sobre de Madame Guyon :
Lettre [D.2.111].
Il y a deux sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment. Il est de la dernière conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le dernier. … N’allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d’abord et ne laisse nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce qu’il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n’êtes pas par état dans la pure lumière de Dieu, et qu’il s’en faut bien, vous ferez souvent des fautes là-dessus. Mais à force d’en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là, tout est méprise.
Lettre [D.4.124].
… Le règne de Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit Saint, étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela [les jeunes Cévenols] ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons vrai recueillement n’occupe point la tête, mais c’est une tendance du cœur, ou plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de son Dieu, à L’aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se passe dans l’esprit et en est comme entièrement séparée.
Vous pouvez tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu’il est bien éloigné de consister en ces choses. L’état de ces prophètes ne peut donner ce qu’on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j’appelle silence intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu’il ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu’une personne même qui possède ce silence intérieur dans les plus violentes douleurs ne donne aucune marque d’agitation, et peut se plaindre comme un enfant, mais ne s’agitera jamais. Saint Jean dit en l’Apocalypse qu’il se fit un grand silence au ciel [Ap 3, 1]. Lorsque ce silence est fait dans l’âme, il se communique jusqu’au-dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1° l’un, que nous faisons nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce silence, quoique bon, n’est pas pareil à : 2° l’autre silence qui vient [du silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier, c’est nous qui nous taisons ; dans le second, c’est l’amour qui fait taire, et l’âme sent bien que, lorsqu’elle veut parler, elle s’arrache à un je ne sais quoi qui l’attire au-dedans d’elle-même…
Nous terminons cette évocation de la voie mystique servie par Madame Guyon par deux lettres qui ne sont pas d’elle. La première, « en amont », lui est adressée par Monsieur Bertot, le prêtre mystique qui la dirigea lorsqu’elle était encore mariée ; la suivante, « en aval », provient d’une « simple paysanne » qui résume l’enseignement de tous, en rapportant tout à l’amour :
De Bertot. De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible. [Lettre écrite avant avril 1681. Publiée comme conclusion dans : Le Directeur mystique…, 1726].
Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.
… Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’Il voudra pour le temps et pour l’éternité… Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.
Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.
La lettre suivante d’une personne simple (on a cependant peine à l’attribuer sans retouches à une simple paysanne) fut placée intentionnellement à la fin de la correspondance de madame Guyon éditée en cinq volumes par Dutoit, pour bien souligner l’indépendance de la vie mystique vis-à-vis de toute condition :
Lettre d’une paysanne à Madame Guyon.
… L’amour tient lieu de tout, il ne m’apprend autre chose que la vérité, qui est au — dessus de moi et hors de moi. Oui, Amour, tout ce que l’on me peut dire regarde l’âme, et vous m’avez chassée hors d’elle. Vous y tenez lieu de tout, et je ne puis m’arrêter en aucun autre objet qu’en vous seul. Ô divin Amour ! Vous êtes tellement seul que je ne sais pas si j’ai une âme. Mon unique et pur Amour a délaissé et oublié l’âme : il n’y a temps et lieu que pour lui. Je me soucie autant de toi, ô âme, comme d’une paille… Oh ! qu’on ne me parle plus de l’âme ni de tout ce qui la concerne ! Je ne sais plus autre chose que mon Amour ; et il me semble que tout y est tellement Lui, qu’il y a une impossibilité morale de pouvoir plus regarder ni penser à son âme, mais bien à ce seul et unique Amour, et à cet objet de pureté.
Mais de dire ce qui occupe, et comme l’on est occupé, c’est ce qui ne se dira jamais. Je n’ai rien de distinct ni de particulier : c’est un objet où tout est un, sans aucune distinction ni discernement. Il n’y a rien en Dieu de particulier, tout y est un, mais silence à toute expression ! Silence à toute intelligence ! Silence pour toute parole ! Je commence de rendre compte de la vérité dont je suis certaine, qui est Dieu, et de Son divin amour, qui est tout mien et qui est tout moi, en disant que je ne puis rien dire. Et je finis en disant que je n’en dirai rien.
La littérature spécialisée est pléthorique, mais fut rarement objective compte tenu des enjeux de pouvoir. La « question du quiétisme » est à reprendre, car le dossier des sources n’est établi que depuis peu — en premier lieu par les éditions commentées des Correspondances de Guyon et de Fénelon — tandis que les passions sont aujourd’hui calmées.
En première introduction « au quiétisme » on se reportera à la notice située à la fin du second tome de l’édition des Œuvres de Fénelon dans la Bibliothèque de la Pléiade, qui présente également sa Métaphysique des saints, texte fondamental traduisant le point de vue du cercle guyonnien. En second lieu on aura recours aux très larges articles « Quiétisme » du Dictionnaire de spiritualité couvrant l’historique dans les trois grand pays catholiques européens : Espagne, Italie, France.
Puis on pourra prendre le temps de méditer les textes originaux qui ont été le plus souvent négligés : Guyon, Fénelon en tant que directeur spirituel, les précurseurs dont Bernières et Bertot, les successeurs dont Milley et Caussade encore proches de Guyon. Leurs successeurs plus récents restent à redécouvrir pour mieux rendre compte du vécu difficile de la mystique en terres catholiques.
« Mes jugements [pour purifier les âmes de leurs péchés] se manifesteront comme de l’eau, et ma justice en façon d’un gros torrent. »
Lettre de l’auteur à son confesseur servant de préambule. Vive Jésus, Marie, Joseph ! C’est en leurs noms et pour obéir à Votre Révérence, que je vais commencer à écrire ce que je ne sais pas moi-même, tâchant autant qu’il me sera possible de laisser conduire mon esprit et ma plume au mouvement de Dieu, n’en faisant point d’autre que celui de ma main. Mais comme mes infidélités, et la pente naturelle que nous avons à mêler ce qui est nôtre à ce que Dieu fait, pourrai [en] t bien m’engager, sans le vouloir, à mêler mes atomes et mes impuretés parmi les rayons divins, j’espère que Notre Seigneur vous les fera distinguer, et que cette impureté ne pouvant s’allier au soleil, servira à le mieux découvrir, et à faire connaître davantage sa pureté. Je reconnais donc que tout ce qui se trouvera de bon, sera de Notre Seigneur, n’y ayant moi-même aucune part, puisque, lorsque je commence à écrire, je ne sais point ce que je dois écrire ; et que même s’il me venait des pensées sur cela, je les regarderais comme des distractions, et l’attention que j’y ferais, comme des infidélités notables. Tout ce qui se trouvera de gâté, sera mon propre : et comme je sais que c’est à votre lumière, mon très cher Père, que ceci sera exposé, j’écris simplement et sans retour ce qui me viendra dans l’esprit, laissant à Votre Révérence le soin de séparer le vil du précieux, l’humain du divin, et l’erreur de la vérité.
1. Sitôt qu’une âme est touchée de Dieu et que son retour est véritable et sincère, après la première purgation que la confession et la contrition ont faite, Dieu lui donne un certain instinct de retourner à Lui d’une manière plus parfaite et de s’unir à Lui. Elle sent alors qu’elle n’est pas créée pour les amusements et les bagatelles du monde, mais qu’elle a un centre et une fin où il faut qu’elle tâche de retourner et hors de laquelle elle ne trouve jamais de véritable repos.
2. Cet instinct est mis dans l’âme d’une manière très forte : en quelques âmes plus, et en quelques autres moins, selon les desseins de Dieu ; mais elles ont toutes une impatience amoureuse de se purifier, et de prendre les voies et moyens nécessaires pour retourner à leur source et origine, semblables aux rivières, qui, après qu’elles sont sorties de leurs sources, ont une course continuelle pour se précipiter dans la mer. Vous voyez même que de toutes ces rivières les unes vont gravement et lentement, et les autres vont avec plus de vitesse ; mais il y a des fleuves et des torrents qui courent avec une impétuosité effroyable et que rien ne peut arrêter. Toutes les charges que vous pourriez leur donner, et les digues que vous pourriez mettre pour empêcher leur cours, ne serviraient qu’à en redoubler la violence.
3. Il en est ainsi de ces âmes. Les unes vont doucement à la perfection, et elles n’arrivent jamais à la mer, ou que très tard, se contentant de se perdre dans quelque rivière plus forte et plus rapide, qui les entraîne avec elle dans la mer ; les autres, qui sont les secondes, y vont plus fortement et plus promptement que les premières. Elles y portent même avec elles quantité de ruisseaux ; mais elles sont lentes et paresseuses en comparaison des dernières, qui se précipitent avec tant d’impétuosité, qu’elles ne sont même bonnes à guère de choses. On n’ose naviguer sur elles, ni leur confier aucune marchandise, si ce n’est en certains endroits et en certains temps. C’est une eau folle et téméraire, qui se bat contre les rochers, qui effraie de son bruit, et qui ne s’arrête à rien ; les secondes au contraire, sont plus agréables et plus utiles : leur gravité plaît, et elles sont toutes chargées de marchandises ; et on y va sans crainte et sans péril.
Il faut voir avec l’aide de la grâce ces trois sortes de différentes personnes sous ces trois figures que j’ai proposées, et commencer par les premières pour heureusement finir par les dernières.
1. Les premières âmes sont celles qui, après leur conversion, s’adonnent à la méditation, ou aux œuvres mêmes de charité ; elles font quelques austérités extérieures ; enfin elles tâchent peu à peu de se purifier, d’essuyer certains péchés notables, et même de véniels volontaires. Elles travaillent selon leurs petites forces à avancer peu à peu, mais faiblement et petitement.
2. Comme leur source n’est pas abondante, la sécheresse les fait quasi tarir. Il y a des endroits même dans les temps d’aridité où elles se dessèchent tout à fait. Elles ne laissent pas de couler de la source ; mais c’est si faiblement qu’à peine s’en aperçoit-on. Ces rivières ne portent point ou peu de marchandises ; et si, pour le besoin public, il faut leur en faire porter, il faut en même temps que l’art supplée à la nature, et trouver le moyen de les grossir, ou par la décharge de quelques étangs, ou par le secours de quelques autres rivières de même espèce, que l’on joint et unit à elles, lesquelles rivières jointes ensemble augmentent l’eau et, se secourant les unes les autres, se mettent en état de porter quelques petits bateaux, non dans la mer, mais dans quelques-unes de ces maîtresses rivières dont nous parlerons ci-après.
3. Ces âmes-ci sont ordinairement peu appliquées au-dedans. Elles travaillent au-dehors, et ne sortent guère de la méditation, aussi ne sont-elles pas propres à de grandes choses. Elles ne portent point pour l’ordinaire de marchandises : cela veut dire qu’elles n’ont rien pour les autres ; et Dieu ne se sert ordinairement de ces âmes si ce n’est pour porter quelques petits bateaux, c’est-à-dire pour quelques œuvres de miséricorde corporelle : encore pour s’en servir, il leur faut décharger des étangs des grâces sensibles, ou les unir à quelques autres dans la religion, où plusieurs d’une grâce médiocre ne laissent pas de porter un petit bateau, non dans la mer même, qui est Dieu, où elles n’entrent jamais dans cette vie, mais bien dans l’autre.
4. Ce n’est pas que ces âmes ne se sanctifient par cette voie. Il y a même quantité de bonnes âmes qui passent pour très vertueuses, qui ne la passent pas, Dieu leur donnant des lumières conformes à leur état, et qui sont quelquefois très belles, et font l’admiration des spirituels ordinaires. Il y a même quelques-unes de ces âmes qui à la fin de leur vie reçoivent quelques lumières passives, selon la fidélité qu’elles ont eue dans leur voie ; mais pour l’ordinaire elles ne sortent point d’elles-mêmes : toutes leurs grâces et leurs lumières, étant d’une manière créée, je veux dire proportionnées à leur capacité, sont distinguées, aperçues et accompagnées de ferveurs ; et plus ces mêmes lumières sont distinguées, aperçues et accompagnées de ferveurs, plus elles s’y attachent, et ne trouvent rien de plus grand en cette vie.
5. Les plus favorisées de ces âmes pratiquent la vertu avec beaucoup de générosité. Elles ont mille inventions saintes et mille pratiques pour se porter à Dieu et pour demeurer en sa présence. Le tout cependant se fait par leurs propres efforts, aidés et secourus de la grâce. Mais dans ces âmes, leur opérer paraît excéder celui de Dieu, et celui de Dieu ne fait que concourir avec le leur.
6. Je crois que qui voudrait porter ces âmes à une oraison plus élevée n’y réussirait pas pour plusieurs raisons. La première est que, comme ces âmes n’ont rien de surnaturel qu’à mesure de leur travail, si vous leur ôtez leur travail, vous empêchez le cours des grâces, semblables à ces pompes qui ne donnent de l’eau qu’à mesure qu’elles sont agitées. Vous remarquerez même en ces âmes une grande facilité à raisonner, à s’aider de leurs puissances, une activité toujours vigoureuse et forte, un désir de faire toujours quelque chose de plus et de nouveau pour se perfectionner ; et dans les sécheresses, une anxiété pour s’en défaire, aussi bien que de leurs défauts.
7. Ces âmes ont beaucoup de hauts et bas. Tantôt elles font merveille, d’autres fois elles languissent et rampent, et elles n’ont jamais une conduite unie ; d’autant que le principal de leur oraison étant dans les puissances, lorsque ces puissances sont desséchées, soit faute de travail de leur part, soit faute de correspondance de la part de Dieu, elles tombent dans le découragement, ou bien elles s’accablent d’austérités et d’efforts pour retrouver par elles-mêmes ce qu’elles ont perdu. Elles n’ont jamais, comme les autres âmes, une profonde paix ni le calme dans leurs distractions ; au contraire elles sont toujours alertes pour les combattre ou pour s’en plaindre. Elles sont pour l’ordinaire scrupuleuses, entortillées dans leurs voies, à moins qu’elles n’aient l’esprit d’une force assez raisonnable.
8. Il ne faut donc pas porter ces âmes à l’oraison passive : car ce serait les ruiner sans ressource, leur ôtant les moyens d’avancer vers Dieu. Car comme une personne qui serait obligée de voyager et qui n’aurait ni bateaux ni carrosses, ni aucunes autres voies que celle d’aller à pied, si vous lui ôtiez les pieds, vous la mettriez hors d’état d’avancer. De même ces âmes, si vous leur ôtiez leur opérer, qui est leurs pieds, elles n’avanceraient jamais.
9. Et je crois que c’est ce qui fait aujourd’hui les contestations qui arrivent parmi les personnes d’oraison. Celles qui sont dans la passive connaissant le bien qui leur en revient, y voudraient faire marcher tout le monde ; les autres au contraire, qui sont dans la méditation, voudraient borner tout le monde à leur voie, ce qui serait une perte et un dommage qui ne se peut dire. Que faut-il donc faire ? Il faut prendre le milieu et voir si les âmes sont propres à une voie ou à l’autre.
10. Le directeur expérimenté le pourra connaître par l’opposition qu’elles ont à demeurer en repos et à se laisser conduire par l’Esprit de Dieu, par un fourmillement de fautes et de défauts dans lesquels elles tombent sans quasi les voir ou les connaître ; ou, si ce sont des personnes d’une sagesse et prudence humaines, par une certaine adresse à couvrir et à elles et aux autres leurs défauts, par une attache à leurs sentiments et par quantité de fautes que l’on ne peut expliquer et que le directeur expérimenté connaîtra.
Les faut-il donc laisser toute leur vie dans le raisonnement ? Je crois que si elles sont assez heureuses que de trouver un directeur habile, il ne laissera pas de les faire bien plus avancer : et un nombre infini d’âmes qui ne croient être propres que pour la méditation, arriveraient à la perfection la plus consommée si elles trouvaient un directeur avancé. Et tant s’en faut qu’un directeur de grâce leur nuise : il leur servira infiniment, les faisant marcher selon toute l’étendue que Dieu veut d’elles, ne prévenant pas la grâce ni ne différant pas de la suivre, mais la secondant et y faisant correspondre, au lieu qu’un directeur d’une grâce commune arrête les âmes, empêche qu’elles n’avancent, et se les approprie.
11. Le directeur expérimenté portera donc ces âmes-ci à faire moins de raisonnements et plus d’affections : il les dénuera peu à peu de leur raisonnement, y substituant les bonnes affections en la place ; et s’il voit ces âmes peu à peu se simplifier et goûter plus l’affection que le raisonnement, le raisonnement tarissant peu à peu, c’est une marque qu’il y a quelque chose à faire dans ces âmes pour le spirituel.
12. Il faut remarquer cependant que si le raisonnement tarissait par la faiblesse du sujet et que ces âmes se sentissent portées non à aimer, mais seulement à ne rien faire par une stupidité et fainéantise, il faut les porter à s’exercer. Si elles ne le peuvent pas par l’entendement, du moins par l’affection et la volonté, car les âmes qui commencent à se dessécher par grâce ne sont pas plus imparfaites plus elles se dessèchent : au contraire elles ont un instinct de se poursuivre elles-mêmes pour se combattre et de poursuivre la lumière pour la retrouver et la suivre. Il faut donc les aider et les porter, non à se dénuer, mais à se remplir plus la volonté que l’entendement. Il ne faut pas les porter à se reposer, mais à courir de toutes leurs forces selon leur petit pouvoir jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de soulager leur travail et leur marcher par quelque voiture, ou plutôt, suivant ma première comparaison, jusqu’à ce que ces petites rivières faibles trouvent le fleuve ou la grande rivière, qui les reçoit dans son sein et les porte dans la mer.
13. Je ne sais pourquoi l’on crie si fort contre les livres spirituels et les personnes qui écrivent et parlent des voies intérieures. Je soutiens que cela ne peut nuire, si ce n’est à quelques âmes qui veulent se perdre pour leur plaisir, à qui non seulement ces choses nuisent, mais tout le reste, semblables aux araignées qui convertissent les fleurs en venin. Mais aux âmes humbles et désireuses de leur perfection, cela ne leur peut nuire, d’autant qu’il est impossible qu’une âme puisse les comprendre et en faire usage si le don ne lui en est donné ; et quelques lectures qu’elles puissent faire, elles ne peuvent se figurer des états qui, étant surnaturels, ne peuvent tomber sous l’imagination, mais bien sous l’expérience. Et de plus, quand la personne voudrait se tromper elle-même et se servir des termes qu’elle aurait lus, le directeur habile dans les interrogations qu’il lui ferait, verrait bien la tromperie. De plus l’état d’une âme dans un degré en suppose toutes les suites, et la perfection va d’un pas égal avec l’avancement intérieur.
Ce n’est pas qu’il n’y ait des âmes avancées dans l’oraison qui auront des défauts en apparence plus grands que des âmes communes ; mais ils ne sont pas de même ni quant à la nature ni quant à la qualité.
14. La seconde raison pourquoi je dis que ces livres ne peuvent faire de mal, c’est qu’ils portent avec soi tant de morts, de détachements, tant de choses à vaincre et à détruire que l’âme n’aurait jamais assez de force pour l’entreprendre si son intérieur n’est vrai. Et quand même elle l’entreprendrait, elle aurait par ses seules pratiques l’effet de la méditation, qui n’est que de travailler à se détruire. Toute la différence est que l’âme n’agirait pas par un principe divin, mais seulement vertueux : ce que le directeur expérimenté découvrirait.
15. C’est pourquoi une âme ne doit jamais se conduire elle-même, ni craindre d’avoir un directeur trop éclairé. C’est se vouloir tromper soi-même que d’en vouloir chercher un autre ; et par une lâcheté de courage vouloir borner l’Esprit de Dieu en bornant sa perfection à telle ou telle chose.
Ce que je conclus de cela, c’est qu’il faut toujours choisir le directeur le plus spirituel, qui en quelque degré que l’on soit, servira ; et que Dieu vous accordera, ô vous qui n’espérez rien de surnaturel, par cet homme qui Lui est cher, ce qu’Il ne vous accorderait pas à vous-même.
16. Mais pour ces directeurs qui s’approprient les âmes, qui les veulent conduire à leur mode et non à celle de Dieu, qui veulent donner des bornes à ses grâces et poser des limites pour les empêcher d’avancer, pour ces directeurs, dis-je, qui ne connaissent qu’une voie et qui y veulent faire marcher tout le monde, les maux qu’ils font aux âmes sont sans remède, parce qu’ils les tiennent arrêtées tout le temps de leur vie à certaines choses qui empêchent Dieu de se communiquer infiniment. Quel compte ne leur faudra-t-il pas rendre de ces âmes ? S’ils n’ont pas de lumière pour les conduire, que ne les laissent-ils aller à d’autres maîtres plus avancés ? Ils devraient avoir assez de charité pour le leur conseiller eux-mêmes.
Il me semble qu’il faudrait agir dans la vie spirituelle comme l’on fait dans l’école : on ne retient pas toujours les écoliers dans une même classe ; on les fait passer dans d’autres plus élevées et les maîtres de sixième et de cinquième ne s’ingèrent pas de montrer la philosophie. Ô sciences humaines, vous êtes si peu de chose et l’on ne laisse pas de prendre tant de précautions ! Ô science mystique et divine, vous êtes si grande et si nécessaire ; et cependant on vous néglige, on vous borne, on vous contraint, on vous violente ! Ô n’y aura-t-il jamais une école d’oraison! Hélas, pour en avoir voulu faire une étude, on a tout gâté ! On a voulu donner des règles et des mesures à l’Esprit de Dieu, qui est sans mesure.*.
17. Il n’y a pas une âme qui ne soit capable d’oraison et qui ne puisse et ne doive s’y appliquer. Les personnes les plus grossières et les plus stupides en sont capables. Je le sais par mon expérience : car certaines âmes s’étant adressées à moi, qui avaient une incapacité quasi invincible pour l’oraison et qui ne voulaient pas s’y appliquer, et après s’y être appliquées, voulaient tout quitter ; comme elles avaient bien de la confiance en moi, je les obligeais par une douce violence à continuer malgré leur répugnance et le peu de profit qu’elles croyaient faire, car elles se croyaient tout à fait inutiles. Cependant, après plusieurs années de persévérance, elles sont arrivées à une très haute oraison infuse. Elles m’ont avoué elles-mêmes que si je n’avais tenu bon, elles auraient tout quitté et se seraient perdues. Cependant, si ces âmes avaient trouvé certains directeurs, ils n’auraient pas hésité de leur dire qu’après avoir passé quatre et cinq années à faire l’oraison sans pouvoir ni méditer ni être échauffées de l’amour de Dieu ni sans être plus parfaites, c’était une marque que Dieu ne les y appelait pas. Ô pauvres âmes ainsi impuissantes ! Vous êtes plus propres à servir aux desseins de Dieu et si vous êtes fidèles, vous ferez mieux oraison que ces grands raisonneurs, qui font plutôt une étude à l’oraison qu’une oraison.
18. Je dis plus, ces pauvres âmes qui paraissent si impuissantes et si incapables, sont très propres pour la contemplation, pourvu qu’elles ne se lassent point de frapper à la porte et d’attendre avec une humble patience qu’elle leur soit ouverte. Ces grands raisonneurs, ces entendements si féconds, qui ne sauraient demeurer un moment en silence devant Dieu, qui paraissent avoir une facilité admirable, qui ont un babil continuel, qui savent si bien rendre compte de leur oraison et de toutes ses parties, qui la font toujours comme il leur plaît et avec les mêmes méthodes, qui s’exercent comme ils veulent sur tous les sujets qu’ils se proposent, qui se contentent si fort d’eux-mêmes et de leurs lumières, qui raffinent sur les préparations et méthodes d’oraison, n’y avanceront jamais guère, et après dix et vingt ans de cet exercice, seront toujours les mêmes. O mon Dieu, enseignera-t-on avec méthode à faire l’amour à l’Amour même ? Hélas ! Quand il est question d’aimer une misérable créature, se sert-on de méthode pour cela ? Les plus ignorants en ce métier sont les plus habiles. Il en est de même, quoique bien différemment, de l’Amour divin.
19. C’est pourquoi, ô sage directeur, si une pauvre âme qui n’a jamais fait oraison s’adresse à vous pour apprendre à la faire, apprenez-lui à bien aimer Dieu et faites-la jeter à corps perdu dans l’Amour, et elle sera bientôt maîtresse. Si c’est un naturel peu propre à aimer, qu’elle fasse de son mieux et qu’elle attende en patience que l’Amour même se fasse aimer à sa mode et non à la vôtre. Des sujets simples, courts, affectifs et peu raisonnés sont les meilleurs pour des commençants. Des vérités solides, lues et un peu digérées hors de l’oraison feront autant que la méditation ; mais faites-leur employer le temps de l’oraison à beaucoup aimer.
1. Les secondes âmes sont comme ces grandes rivières qui vont à pas lents et graves. Elles coulent avec pompe et majesté. On distingue leur course, qui a de l’ordre. Elles sont chargées de marchandises et peuvent aller elles-mêmes dans la mer sans s’écouler dans d’autres rivières ; mais elles n’y arrivent que tard, leur marcher étant grave et lent ; de plus il y en a quelques-unes qui n’y entrent jamais ; et pour la plupart, elles se perdent dans d’autres plus grands fleuves ou bien elles aboutissent à quelque bras de mer. Plusieurs de ces rivières-ci ne servent qu’à porter des marchandises, et elles en sont très chargées. On les peut retenir par des écluses et les détourner par certains endroits. Telles sont les âmes qui sont dans la voie passive de lumière. Leur source est très abondante. Elles sont chargées de dons, de grâces et de faveurs célestes. Elles font l’admiration de leur siècle, et quantité de saints qui brillent dans l’Église comme des étoiles lumineuses n’ont jamais passé ce degré.
2. Ces âmes-ci sont de deux manières. Les unes ont commencé par la voie commune et ont été ensuite attirées à la contemplation passive par la bonté de Dieu qui a eu pitié de leur travail inutile, sec et aride, ou pour une récompense de leur première fidélité.
Les autres sont prises comme tout à coup : elles ont été saisies par le cœur et elles se sentent aimer sans avoir appris a connaître l’objet de leur amour. Car il y a cette différence entre l’Amour divin et l’amour humain, que le dernier suppose une connaissance de l’objet, parce que, comme il est au-dehors, il faut que les sens s’y portent ; et les sens ne s’y portent que parce qu’il leur est communiqué : les yeux voient et le cœur aime. Il n’en est pas de même de l’Amour divin. Dieu ayant une puissance absolue sur le cœur de l’homme et étant son principe et sa fin, il n’est pas nécessaire qu’Il lui fasse connaître ce qu’Il est : Il le prend d’assaut sans donner de bataille. Le cœur est impuissant de Lui résister sans que Dieu use d’une autorité absolue et de violence, si ce n’est en quelques-uns où Il l’a fait pour faire éclater son pouvoir. Il prend donc ces âmes de cette manière, les faisant brûler tout d’un coup ; mais pour l’ordinaire Il leur donne des éclairs de lumière qui les éblouissent et les enlèvent.
3. Rien n’est si lumineux ni si ardent que ces âmes. Les directeurs sont charmés lorsqu’ils les ont sous leur conduite. Et comme le travail de ces âmes-ci n’est pas essentiel, aussi sont-elles plus tôt parfaites selon le degré qu’elles ont à perfectionner. Car comme Dieu ne veut pas d’elles une perfection si éminente que de celles qui suivent ni une purification si profonde, aussi leurs défauts sont plus tôt épuisés.
4. Ce n’est pas que ces âmes dont je parle ne paraissent bien plus grandes que celles qui suivent à ceux qui n’ont pas le discernement divin. Car elles arrivent extérieurement à une perfection éminente, Dieu élevant leur capacité naturelle à un degré éminent. Elles ont des unions admirables, Dieu s’accommodant à leur capacité qu’Il rehausse extraordinairement en quelque manière. Mais cependant ces personnes ne sont jamais anéanties véritablement et Dieu ne les tire pas de leur être propre pour l’ordinaire pour les perdre en Lui.
5. Ces âmes-ci font pourtant l’admiration et l’étonnement des hommes. Dieu leur donne dons sur dons, grâces sur grâces, lumières sur lumières, visions, révélations, paroles intérieures, extases, ravissements, etc. Il semble que Dieu n’ait pas d’autre soin que d’enrichir et d’embellir ces âmes, que de leur communiquer ses secrets. Toutes les douceurs sont pour elles.
6. Ce n’est pas qu’elles ne portent de grandes croix, de fortes tentations qui sont comme les ombres qui rehaussent l’éclat de leurs vertus : car ces tentations sont repoussées avec vigueur, ces croix sont portées avec force, elles en désirent encore davantage, elles sont toutes feu et flammes, toute langueur, tout amour. Elles ont un grand cœur prêt à tout entreprendre. Enfin, en très peu de temps, elles font des prodiges et les miracles de leur siècle : Dieu se sert d’elles pour en faire et il semble qu’il suffise qu’elles désirent quelque chose pour que Dieu le leur accorde. Il semble que Dieu fasse son plaisir d’accomplir tous leurs désirs et de faire toutes leurs volontés. Elles sont dans une mortification très grande, elles portent de très grandes austérités, les unes plus, les autres moins selon leur état et leur degré : car dans chaque état il y a bien des degrés et les uns arrivent à une perfection bien plus éminente que les autres. Dans la même voie, il y a bien des degrés différents.
7. Le directeur peut beaucoup nuire à ces âmes ou beaucoup les aider, parce que s’il n’entend pas leur voie, ou il les combattra et leur fera bien de la peine, comme l’on fit à sainte Thérèse, ce qui pourtant n’est pas le plus à craindre ; ou bien il les admirera trop et leur fera connaître à elles-mêmes le cas qu’il en fait, et c’est ici où est le grand dommage que l’on fait aux âmes, parce qu’on les amuse autour d’elles, les arrêtant aux dons de Dieu au lieu de les faire courir à Dieu par ses dons.
Le dessein de Dieu, dans la distribution et même dans la profusion qu’Il leur fait de ses grâces, est pour les faire avancer vers Lui, mais elles en font un usage tout différent : elles s’y arrêtent, elles les considèrent, les regardent et se les approprient ; d’où viennent les vanités, les complaisances, la propre estime, la préférence que l’on fait de soi aux autres, et souvent la perte et la ruine de l’intérieur.
8. Ces âmes-ci sont admirables pour elles-mêmes et quelquefois, par une grâce spéciale, elles peuvent beaucoup aider les autres, particulièrement si elles ont été pécheresses. Mais pour l’ordinaire ces âmes ne sont pas si propres à la conduite que celles qui suivent : car comme elles sont très fortes en Dieu et dans un degré éminent, elles ont de l’horreur pour le péché et souvent de l’éloignement pour les pécheurs [et] certaines antipathies qui sont de grâce. Si ces âmes sont supérieures, elles n’ont pas une certaine compassion de mère pour les pécheurs. Et comme elles n’ont pas éprouvé les misères qu’on leur découvre, elles s’en étonnent et s’en formalisent. Elles veulent une perfection trop forte des âmes et ne les acheminent pas peu à peu ; et s’il leur tombe entre les mains des âmes dans l’affaiblissement, elles ne les aident pas selon leur degré et selon les desseins de Dieu, et même souvent les écartent de leur voie. Elles ont peine à converser avec les âmes imparfaites, préférant leur solitude et leur vie à tous les accommodements de charité.
9. Si on entend parler ces personnes et que l’on ne soit pas divinement éclairé, on les croira dans les mêmes voies des dernières et même plus avancées. Elles se servent des mêmes termes de morts, de pertes, d’anéantissement, etc., et il est bien vrai qu’elles meurent en leur manières, qu’elles s’anéantissent et se perdent, car souvent leurs puissances sont perdues ou suspendues à l’oraison, elles perdent même l’usage de s’en servir et d’opérer avec, car tout ce qu’elles reçoivent, c’est passivement. Ainsi ces âmes sont passives, mais en lumière, en amour, en force. Si vous examinez de près les choses et que vous conversiez avec ces personnes, vous verrez qu’elles ont des volontés très bonnes et même admirables. Elles ont des désirs des plus grands et éminents du monde, elles portent la perfection où elle peut aller, elles sont détachées, elles aiment la pauvreté ; cependant elles sont et seront toujours propriétaires, et même de la vertu, mais d’une manière si délicate que les seuls yeux divins le peuvent découvrir.
10. La plupart des saints dont les vies sont si admirables, ont été conduits par cette voie. Ces âmes sont si chargées de marchandises que leur course est fort lente. Que faut-il donc faire à ces âmes ? Ne sortiront-elles jamais de cette voie ? Non, sans un miracle de la Providence et sans une conduite d’une direction divine, qui porte ces âmes non à résister à ces grâces, non à les regarder, mais à les outrepasser, en sorte qu’elles ne s’y arrêtent pas un moment : car ces vues sur elles-mêmes sont comme des écluses qui empêchent l’eau de couler.
11. Il faut que le directeur leur fasse connaître qu’il y a une autre voie plus sûre pour elles, qui est la foi : que Dieu ne leur donne ces grâces qu’à cause de leur faiblesse. Il faut, dis-je, que le directeur les porte à passer du sensible au surnaturel, de l’aperçu et assuré aux très profondes et très assurées ténèbres de la foi : qu’il ne paraisse faire aucun cas de tout cela, qu’il ne les en fasse pas écrire, à moins que l’âme ne fût dans un avancement si notable dans sa voie qu’ayant des connaissances nécessaires à être sues, il les leur fasse écrire. Encore est-il mieux qu’elles ne les écrivent point, car aussi bien ce n’est pas sur ces connaissances qu’il faut assurer rien, mais sur la Providence. Il est bon de connaître les desseins de Dieu, de travailler à les exécuter ; mais c’est la seule Providence qui en doit fournir les moyens et les faire exécuter. C’est là où il ne peut y avoir de tromperie.
Il est aussi inutile de vouloir discerner si ces choses sont de Dieu ou non puisqu’il faut les outrepasser : car si elles sont de Dieu, elles s’exécuteront par la Providence en nous y abandonnant ; et si elles n’en sont point, nous ne serons pas trompés, ne nous y arrêtant pas.
12. Ces âmes-ci ont bien plus de peine d’entrer dans la voie de foi que les premières, et pour l’ordinaire elles n’y entrent jamais à moins que Dieu n’ait quelque dessein extraordinaire sur elles et qu’Il ne les destine à la conduite des autres. Car comme ce qu’elles ont est si grand et si fort de Dieu, qu’elles en sont certifiées et qu’elles ont même vu accomplir ce qu’elles ont prédit, elles ne croient point qu’il y ait rien de plus grand dans l’Église de Dieu : c’est pourquoi elles s’y tiennent attachées. Ces personnes sont sages, prudentes, elles ont souvent un zèle trop fort contre les faibles et les pécheurs. Elles ne feraient pas une fausse démarche tant elles sont compassées ; mais ce qu’elles veulent, elles le veulent très imparfaitement et très fortement. O. Dieu, que de propriétés spirituelles qui paraissent de grandes vertus aux âmes qui ne sont pas éminemment éclairées, et qui paraissent de grands défauts et bien dangereux à celles qui le sont ! Car les âmes de cette voie regardent comme vertus ce que les autres considèrent comme des défauts subtils ; et même la lumière ne leur en est pas donnée, et lorsque on leur en parle, elles n’y entrent pas.
13. Ces âmes sont fermes dans leurs opinions et, comme leur grâce est grande et forte, elles s’en tiennent plus assurées. Elles ont des règles et des mesures dans leurs obéissances et la prudence les accompagne ; enfin elles sont fortes et vivantes en Dieu, quoiqu’elles paraissent mortes. Elles sont bien mortes quant à leur opérer propre, recevant les lumières passivement, mais non quant à leur fond.
14. Ces âmes ont aussi souvent le silence intérieur, la paix savoureuse, certains enfoncements en Dieu qu’elles distinguent et expriment bien ; mais elles n’ont pas cette pente secrète à n’être rien, comme les dernières. Elles veulent bien être rien par un certain anéantissement aperçu, une humilité profonde, un certain abattement sous le poids immense de la grandeur de Dieu, qui leur fait d’autant plus de peine à porter qu’elles sentent plus fortement ce poids de Dieu. Tout cela est un anéantissement où on loge sans être anéanti : on a le sentiment de l’anéantissement, mais on n’en a pas la réalité, car cela soutient encore l’âme, et cet état lui est plus satisfaisant qu’aucun autre, car il est plus sûr et elles le savent bien.
15. Ces âmes pour l’ordinaire n’arrivent en Dieu qu’en mourant, si ce n’est des âmes privilégiées que Dieu destine à être les lumières de son Église ou pour les sanctifier plus éminemment ; et celles-là, Dieu les dépouille peu à peu de toute leurs richesses. Mais comme il y en a peu d’assez courageuses après tant de biens pour les vouloir perdre, peu aussi et moins que l’on ne peut dire passent ce degré, le dessein de Dieu étant peut-être qu’elles ne le passent pas et que, comme il y a plusieurs demeures dans la maison de son Père, elles n’occupent que celle-ci ; ou bien faute de courage, faute de directeurs éclairés : ceux qui les conduisent croiraient peut-être les avoir perdues s’ils les voyaient déchoir de ces dons et de ces grâces éminentes. Laissons-en les causes dans le dessein de Dieu.
16. Quelques-unes de ces âmes n’ont pas ces dons gratuits, mais seulement une force généreuse et intime, un amour secret, doux et paisible, général et vigoureux, qui consomme leur perfection et leur vie. Ces âmes sont adroites à cacher leurs défauts et à les déguiser, y donnant toujours quelque couleur ou prétexte.
17. Les épreuves des âmes dont je viens de parler sont aussi extraordinaires que leur état. Elles viennent du démon et, quoique elles soient d’une extrême violence et toutes autres en apparence que celles qui doivent suivre, elles leur servent cependant encore de soutien. Elles sont livrées au démon qui exerce sur elles ce que peut sa malice, mais elles sont gardées toutes entières malgré les effroyables excès de ces esprits malins. Il faut une lumière bien grande pour discerner le soutien caché dans un état si terrible, mais l’expérience le fait connaître.
1. Pour les âmes du troisième degré [ou de cette troisième voie] que dirons-nous sinon que ce sont comme des TORRENTS qui sortent des hautes montagnes ? Elles sortent de Dieu même, et elles n’ont pas un instant de repos qu’elles ne soient perdues en Lui. Rien ne les arrête. Aussi ne sont-elles chargées de rien. Elles sont toutes nues et vont avec une rapidité qui fait peur aux plus assurées. Ces torrents coulent sans ordre çà et là par tous les endroits qu’ils rencontrent propres à leur faire passage. Ils n’ont ni leurs lits réguliers, comme les autres, ni leur démarche dans l’ordre. Vous les voyez courir par tout ce qui leur fait passage sans s’arrêter à rien. Ils se brisent contre les rochers. Ils font des chutes qui font bruit. Ils se salissent quelquefois passant par des terres qui ne sont pas solides. Ils les entraînent à cause de leur rapidité. Quelquefois ils se perdent dans des fonds et dans des abîmes où il y a bien de l’espace sans les retrouver ; enfin, on les revoit un peu paraître, mais ce n’est que pour se mieux précipiter de nouveau dans un nouveau gouffre et plus profond et plus long. C’est un jeu de ces torrents de se montrer et de se perdre et de se briser contre des rochers. Leur course est si rapide que les yeux ne la discernent pas. Ce n’est qu’un certain bruit général, confus et ténébreux. Mais enfin, après bien des précipices et des abîmes, après avoir été bien battus des rochers, après s’être bien perdus et retrouvés, ils rencontrent la mer où ils se perdent heureusement pour ne jamais se retrouver.
2. Et c’est là où autant que ce torrent a été pauvre, vil, inutile et dépouillé de marchandises, autant est-il enrichi admirablement. Car il n’est pas riche de ses propres richesses, comme les autres rivières qui ne contiennent qu’une certaine quantité de marchandises ou certaines raretés ; mais il est riche des richesses de la mer même. Il porte sur son dos les plus gros navires. C’est la mer qui les porte et c’est lui, parce qu’étant perdu en la mer, il est devenu une même chose avec la mer.
3. Il est à remarquer que le fleuve [ou torrent] ainsi précipité dans la mer ne perd pas sa nature, quoique il soit si changé et si perdu qu’on ne le connaisse plus. Il est toujours ce qu’il était, mais son être est confondu et perdu, non quant à la réalité, mais quant à la qualité : car il prend tellement la qualité de l’eau marine que l’on ne voit plus rien qui lui soit propre ; et plus il s’abîme, s’enfonce et demeure dans la mer, plus il perd sa qualité pour prendre celle de la mer.
4. À quoi n’est pas propre alors ce pauvre torrent ? Sa capacité est sans bornes puisqu’elle est celle de la mer même. Ses richesses sont immenses quoique il n’en possède aucunes puisqu’elles sont celles de la mer même. Il est alors capable d’enrichir toute la terre. O heureuse perte, qui te pourrait décrire et le gain qu’a fait ce fleuve inutile et propre à rien, méprisé et appréhendé, qui était un étourdi à qui l’on n’osait confier le moindre bateau, puisque ne pouvant se conserver soi-même et se perdant si souvent, il l’aurait abîmé avec lui ? Que dites-vous du sort de ce torrent, ô grandes rivières qui coulez avec tant de majesté, qui êtes la joie et l’admiration des peuples, qui vous glorifiez dans la quantité des marchandises étalées sur votre dos ? Le sort de ce pauvre torrent que vous regardiez avec mépris ou du moins avec compassion, qui était le rebut de tout le monde, qui paraissait n’être propre à rien, qu’est-il devenu et à quoi est-il propre à présent ou plutôt à quoi n’est-il pas propre ? Qu’est-ce qu’il lui manque ? Vous êtes à présent ses servantes puisque les richesses que vous portez sont ou pour le décharger de celles dont il abonde ou pour lui en porter de nouvelles.
Mais avant que de parler du bonheur d’une âme ainsi perdue en Dieu, il faut commencer par l’origine et ensuite poursuivre par degrés.
5. L’âme, comme il a été dit, étant sortie de Dieu, a une pente continuelle à retourner en Lui, parce que, comme Il est son principe, Il est aussi sa dernière fin. Sa course serait infinie si elle n’était interrompue, ou empêchée, ou tout à fait arrêtée par le péché et l’infidélité continuelle. C’est ce qui fait que le cœur de l’homme est dans un perpétuel mouvement et ne peut trouver de repos qu’il ne soit retourné à son principe et à son centre, qui est Dieu : semblable au feu qui, étant éloigné de sa sphère, est dans une agitation continuelle et ne trouve son repos que lorsqu’il y est retourné ; et c’est là que par un miracle naturel, cet élément si actif de lui-même qu’il consume tout par son activité, est dans un repos parfait.*.
Ô pauvres âmes qui cherchez du repos dans cette vie, vous n’en trouverez jamais qu’en Dieu. Tâchez d’y rentrer, et c’est là où toutes vos pentes et peines, vos agitations et anxiétés seront réduites dans l’unité du repos.
6. Il est à remarquer que plus le feu s’approche de son centre, plus aussi approche-t-il du repos, quoique sa vitesse pour y retourner augmente ; mais sitôt qu’aucun sujet ne le retient plus, aussitôt il s’élance en haut avec une vitesse incroyable qui augmente à mesure qu’il approche : quoique sa vitesse augmente, son activité diminue. Il en est de même d’une âme : sitôt que le péché ne la retient plus, elle court d’une manière infatigable pour retrouver Dieu ; et si par impossible elle était impeccable, rien n’empêcherait sa course qui serait si prompte qu’elle y arriverait bientôt. Mais aussi, plus elle approcherait de Dieu, plus sa course redoublerait, et plus cette même course deviendrait paisible : car le repos, ou plutôt la paix (puisque ce n’est pas alors repos, mais une course paisible), augmenterait, de sorte que la paix redoublerait la course et la course augmenterait la paix.
7. Ce qui fait le trouble alors, ce sont les péchés et les imperfections, qui arrêtent pour quelque temps la course de cette âme, ou plus ou moins selon la grandeur de la faute. Alors l’âme sent très bien son activité, comme si, lorsque le feu remonte à sa sphère, il rencontrait quelques obstacles comme quelque morceau de bois ou de paille, il reprendrait sa première activité pour consumer cet obstacle ou entre-deux ; et plus l’obstacle serait grand, plus son activité redoublerait : si c’était un morceau de bois, il faudrait une plus longue et plus forte activité pour le consumer, mais si ce n’était qu’une paille, en un moment elle serait consumée et n’arrêterait que très peu sa course. Vous remarquerez que cet obstacle que le feu rencontrerait, ne servirait qu’à augmenter sa course et qu’à lui donner un nouvel empressement de surmonter tous ces obstacles pour s’unir à son centre. Il est à remarquer encore que plus le feu rencontrerait d’obstacles et plus les obstacles seraient considérables, plus ils retarderaient sa course ; et s’il s’en trouvait incessamment et toujours de nouveaux, ce serait autant de sujets qui le tiendraient attaché et l’empêcheraient de retourner d’où il est sorti. On voit par expérience que si on donne toujours du bois au feu, vous l’arrêterez toujours et l’empêcherez de jamais remonter en haut.
8. Il en est de même des âmes. Leurs instincts et pentes naturelles les portent à Dieu. Elles courraient incessamment, sans jamais s’arrêter dans leurs courses, si ce n’était les empêchements qu’elles rencontrent. Ces empêchements sont les péchés et les fautes, qui mettent d’autant plus d’obstacles à leur retour à Dieu qu’ils sont forts et de durée ; en sortent que, si elles pèchent incessamment, elles demeurent arrêtées sans jamais arriver ; et si elles meurent en péché, elles sont hors d’état pour jamais d’arriver, n’étant plus en voie et en course et tout étant terminé pour elles. Les autres qui meurent dans un autre empêchement moindre, qui est le péché véniel, vont dans le feu du Purgatoire achever de consumer ce que le feu de l’amour n’a pas consumé en cette vie ; et les autres avancent, autant ou plus ou moins que ces obstacles qu’elles se fournissent elles-mêmes sont plus ou moins forts.
9. Les âmes qui n’ont jamais péché mortellement doivent donc beaucoup plus avancer que les autres. Cela est vrai pour l’ordinaire, mais cependant il semble que Dieu prenne plus de plaisir à faire abonder ses miséricordes où le péché a plus abondé. Je crois qu’une des causes de cela, qui est dans les âmes qui n’ont pas péché, vient de ce qu’elles ont une estime extraordinaire de leur propre justice en tous les chefs où elle s’étend. Si elles sont vierges, elles sont idolâtres de leur pureté et ainsi du reste ; et cette attache, estime ou amour désordonné de leur propre justice, est un obstacle plus difficile à surmonter que les plus gros péchés, à cause que l’on ne peut point avoir une attache si forte aux péchés qui sont si hideux d’eux-mêmes, comme on en a en sa propre justice ; et Dieu, qui ne violente pas la liberté, laisse jouir ces âmes à leur plaisir de leur sainteté, pendant qu’Il prend ses délices à purifier la boue des plus misérables. Et pour réussir dans son dessein, Il donne un feu et plus fort et plus ardent, qui consume par son activité ces grosses fautes plus facilement qu’un feu plus léger ne consume les plus légers obstacles. Il semble même que Dieu prenne plaisir à faire de ces âmes criminelles le trône de son amour, afin de faire voir son pouvoir, et comment Il peut consommer et rétablir en son premier état cette âme défigurée et même la rendre plus belle que celle qui n’a pas été salie.
10. Ces âmes donc qui ont péché et pour lesquelles j’écris, laissant les autres à part, trouvent avoir un grand feu qui consume en un moment tous leurs défauts et empêchements. Elles s’élancent avec d’autant plus de force que ce qui les retenait était plus fort et plus difficile à consumer. Elles se trouvent souvent arrêtées par des fautes notables que leurs anciennes habitudes avaient contractées, mais ce feu les consume et passe outre, et cela tant et tant de fois et si souvent qu’il n’en trouve plus. Il faut remarquer que plus il va consumant, plus il avance et plus les obstacles qu’il rencontre sont faciles à consumer, en sorte qu’à la fin ce ne sont plus que des pailles, qui, loin d’empêcher sa course, ne servent qu’à le rendre plus ardent.
Tout ceci exposé et supposé, il est aisé d’en faire l’application et de le concevoir comme il est. Il faut donc prendre l’âme dans son premier état et poursuivre, si Dieu, qui fait écrire ces choses (que l’on ne voit qu’à mesure qu’elles s’écrivent), veut que l’on poursuive.
11. Dieu destinant l’âme pour Lui-même, et pour la perdre en Lui d’une manière admirable et très peu connue aux spirituels ordinaires, commence par lui faire sentir intérieurement son éloignement. Sitôt qu’elle a senti et connu son éloignement, cette inclination qui est en elle de retourner à son principe, et qui était comme éteinte par le péché, se réveille. Alors l’âme conçoit une véritable douleur de ses péchés et sent avec peine et inquiétude le mal que lui cause cet éloignement. Ce sentiment inquiet ainsi mis dans l’âme, lui fait chercher les moyens de se défaire de cette peine et d’entrer dans un certain repos qu’elle voit de loin, mais qui ne sert qu’à redoubler cette inquiétude et à augmenter son désir de Le poursuivre et de Le trouver.
12. Quelques-unes de ces âmes, faute d’être instruites qu’il faut chercher Dieu dans leur fond et là Le poursuivre sans sortir de chez elles, se portent à la méditation et à chercher au-dehors ce qu’elles ne trouveront jamais qu’au-dedans. Cette méditation à laquelle elles sont pour l’ordinaire très peu habiles (parce que Dieu, qui désire autre chose d’elles, ne permet pas qu’elles trouvent rien en cet exercice), ne sert qu’à augmenter leur désir : car leur blessure est au cœur et elles veulent mettre l’emplâtre au-dehors. Cependant c’est flatter leur mal et non le guérir. Elles combattent longtemps avec cet exercice et leur combat redouble leur impuissance. Et si ces âmes, dont Dieu prend soin Lui-même, ne rencontrent quelqu’un qui leur fasse connaître qu’elles prennent le change, elles perdront leur temps et le perdront autant de temps qu’elles demeureront sans secours.
13. Mais Dieu, tout plein de bonté, ne manque pas de leur faire trouver par providence ce secours, quand ce ne serait qu’en passant et pour quelques jours. Ce secours n’est point recherché par elles, quoique elles sentent bien ce qui leur manque sans deviner le remède ; mais par un pur effet de la Providence, elles le trouvent sans le chercher. Car comme elles sont proprement les vrais enfants de Providence, Dieu leur fait trouver sans rien d’extraordinaire ce dont elles ont besoin, mais comme tout naturellement.
14. Lors donc que ces âmes sont instruites par quelqu’un (que la Providence leur envoie) qu’elles n’ont garde d’avancer, parce que leur blessure est au-dedans et qu’elles veulent guérir le dehors, lorsque on les fait retourner au-dedans d’elles-mêmes et chercher dans le fond de leur cœur ce qu’elles cherchent inutilement au-dehors, alors ces pauvres âmes éprouvent avec un étonnement qui les ravit et les surprend tout ensemble, qu’elles ont au-dedans d’elles-mêmes un trésor qu’elles cherchaient si loin. Elles se pâment de joie dans leur liberté nouvelle. Elles sont tout étonnées que l’oraison ne leur coûte plus rien et que plus elles se concentrent, s’enfoncent et s’abîment en elles-mêmes, plus elles goûtent un certain « je ne sais quoi » qui les ravit et les enlève ; et elles voudraient toujours aimer et s’enfoncer ainsi.
Vous remarquerez, s’il vous plaît, que ce qu’elles goûtent, quelque délicieux qu’il paraisse, si elles sont destinées à la pure foi, ne les arrête pas, mais les porte par là même à courir après je ne sais quoi qu’elles ne connaissent pas. L’âme n’est plus qu’ardeur et qu’amour. Elle croit déjà être en Paradis, car ce qu’elle goûte au-dedans étant infiniment plus doux que toutes les douceurs de la terre : elle les quitte sans peine et quitterait tout le monde pour jouir un moment dans son fond ce qu’elle expérimente. Cette âme s’aperçoit donc que son oraison devient quasi continuelle. Son amour augmente de jour en jour et il devient si ardent qu’elle ne le peut contenir. Ses sens se concentrent si fort et le recueillement s’empare tellement de toute elle-même que tout lui tombe des mains. Elle voudrait toujours aimer et n’être point interrompue.
15. Et comme l’âme en cet état n’est pas assez forte pour ne se point dissiper par les conversations, elle les fuit et les craint. Elle voudrait toujours être en solitude et toujours jouir des embrassements de son Bien-aimé. Elle a au-dedans d’elle un directeur qui ne lui laisse prendre de plaisir à rien et ne lui laisse pas faire une faute sans la reprendre fortement et sans lui faire sentir par ses froideurs combien la faute lui déplaît. Ces froids de Dieu dans les fautes sont à l’âme des pénitences plus terribles que les plus grands châtiments. Elle est reprise d’un regard inutile, d’une parole précipitée. Il semble que Dieu n’ait d’autre soin que de corriger et de reprendre cette âme et que toute son application soit pour sa perfection. Elle est elle-même étonnée, et les autres aussi, de voir qu’elle a plus changée en un mois par cette voie, même en un jour, qu’en plusieurs années par l’autre voie. O. Dieu, il n’appartient qu’à Vous de corriger et de purifier les âmes !
L’âme est instruite de toutes les mortifications sans en avoir jamais entendu parler. Si elle pense manger quelque chose à son goût, elle est retenue comme par une main invisible ; si elle va dans un jardin, elle n’y peut rien voir, pas même retenir une fleur ni la regarder. Il semble que Dieu ait mis des sentinelles à tous ses sens. Elle n’ose entendre une nouvelle. C’est alors qu’elle peut dire ces paroles : qu’elle est entourée de haies et d’épines, car si elle veut prendre quelque essor, elle se sent piquée au vif.
Elle voudrait alors, principalement dans le commencement, se consumer d’austérités. Il semble qu’elle ne tient plus à la terre tant elle s’en sent détachée. Ses paroles ne sont que feu et flammes. Dieu a encore une autre manière de punir cette âme, mais c’est lorsque elle est plus avancée : c’est qu’Il se fait sentir à elle plus fortement [et amiablement] après sa chute. Alors la pauvre âme est abîmée de confusion. Elle aimerait mieux le châtiment le plus rude que cette bonté de Dieu après sa chute, qui la fait mourir et abîmer de confusion.
16. Alors l’âme est si pleine de ce qu’elle sent qu’elle en voudrait faire part à tout le monde. Elle voudrait apprendre à tout le monde à aimer Dieu. Ses sentiments pour Lui sont si vifs, si purs et si éloignés de l’intérêt que les directeurs qui l’entendraient parler, s’ils n’étaient pas expérimentés dans ces voies, la croiraient au sommet de la perfection. Elle est féconde en belles choses qu’elle couche par écrit avec une facilité admirable. Ce sont des sentiments profonds, vifs et intimes. Il n’y a plus de raisonnement ici, mais rien qu’amour, le plus ardent et le plus fort. L’âme durant le jour se sent saisie et prise par une force divine qui la ravit et la consume et la tient jour et nuit sans savoir ce qu’elle fait. Ses yeux se ferment d’eux-mêmes. Elle a peine à les ouvrir. Elle voudrait être aveugle, sourde et muette, afin que rien n’empêchât sa jouissance. Elle est comme ces ivrognes qui sont tellement pris et possédés du vin qu’ils ne savent ce qu’ils font et ne sont plus maîtres d’eux-mêmes. Si ces personnes veulent lire, le livre leur tombe des mains et une ligne leur suffit : à peine en tout un jour peuvent-elles lire une page, quelque assiduité qu’elles y donnent. Ce n’est pas qu’elles comprennent ce qu’elles lisent : elles n’y pensent pas ; mais c’est qu’un mot de Dieu ou l’approche d’un livre réveille ce secret instinct qui les anime et brûle, en sorte que l’amour leur ferme et la bouche et les yeux.
17. C’est ce qui fait qu’elles ne peuvent dire des prières vocales, ne les pouvant prononcer. Un Pater les tiendrait une heure. Une pauvre âme qui n’est pas accoutumée à cela ne sait ce que c’est, car elle n’a jamais rien vu ni ouï de pareil, et elle ne sait pourquoi elle ne peut prier. Cependant elle ne peut résister à un plus puissant qui l’enlève. Elle ne peut craindre de mal faire ni ne s’en met en peine, car Celui qui la tient ainsi liée ne lui permet ni de douter que ce ne soit Lui qui la tient ainsi liée, ni de se défendre. Car si elle voulait faire effort pour prier, elle sent que Celui qui la possède lui ferme la bouche et la contraint par une douce et aimable violence de se taire.
Ce n’est pas que la créature ne puisse résister et parler avec effort, mais, outre qu’elle se fait une grande violence, c’est qu’elle perd cette paix divine et sent bien qu’elle se dessèche. Il faut donc que cette âme se laisse mouvoir au gré de Dieu et non à sa mode, et si on a alors un Directeur qui n’est pas expérimenté et qui oblige cette âme à prier [vocalement], outre qu’il lui fait souffrir une gêne très grande, il lui fait un tort irréparable.
18. C’est alors que l’âme a un désir de souffrir si véhément qu’il la fait languir et mourir. Elle voudrait payer pour les péchés de tout le monde et satisfaire à Dieu. C’est alors qu’elle commence à ne pouvoir gagner les indulgences et l’amour ne lui permet pas de vouloir abréger les peines.
19. L’âme en cet état croit être dans le silence intérieur parce que son opérer est si doux, si facile et si tranquille qu’elle ne l’aperçoit plus. Elle croit être arrivée au sommet de la perfection, et elle ne voit rien à faire pour elle que de jouir du bien qu’elle possède. Ce degré dure longtemps et va peu à peu s’augmentant, et très souvent il y a des âmes qui ne le passent pas et qui y sont toute leur vie, lesquelles ne laissent pas d’être des saints et l’admiration de tous les hommes. L’âme a dans ce degré certaines sécheresses passagères et courtes qui ne la tirent pas de son degré, mais qui servent à l’avancer.
20. Ces âmes cependant si brûlantes et si désireuses de Dieu commencent à se reposer en cet état et à perdre insensiblement l’activité amoureuse qu’elles avaient pour courir après Dieu, se contentant de leur jouissance qu’elles croient être Dieu même. Et c’est un malheur pour elles irréparable que ce repos et cette cessation qu’elles font de leur course, si Dieu, par une bonté infinie, ne les tirait au plus vite de cet état pour les faire passer dans celui qui suit. Mais avant que d’en parler, il faut dire les imperfections de ce degré.
1. L’âme qui est dans le degré dont je viens de parler, y peut avancer beaucoup et y avance aussi très fort, allant d’amour en amour et de croix en croix ; mais elle tombe si souvent et elle est si propriétaire que l’on peut dire qu’elle ne va qu’à pas de tortue quoique elle paraisse à elle et aux autres courir infiniment. Ici ce torrent est dans un pays uni et n’a pas encore trouvé la pente de la montagne pour se précipiter et prendre une course qui ne doit plus être arrêtée.
2. Les défauts de l’âme dans ce degré sont une certaine estime d’elle-même, plus cachée et plus enracinée qu’elle n’était avant que d’avoir reçu ces grâces et faveurs de Dieu ; un certain dédain et mépris secret des autres que l’on voit si éloignés de sa voie ; une facilité à se scandaliser de leurs fautes et une certaine dureté pour les péchés et pour les pécheurs ; un zèle de saint Jean avant la venue du Saint-Esprit, qui voulait faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains pour les consumer ; une certaine confiance en son salut et en sa vertu en sorte qu’il semble que l’on soit impeccable ; un orgueil secret qui fait, principalement au commencement, qu’on a peine des fautes qu’on a faites en public. On voudrait être impeccable. On a un maintien recueilli et ce recueillement paraît aux autres. On se rend propriétaire des dons de Dieu et on en fait comme s’ils étaient à nous. On oublie sa faiblesse et sa pauvreté par l’expérience qu’on a de sa force, en sorte qu’on perd la défiance de soi-même et qu’on ne craint point de s’exposer aux occasions.
Quoique tous ces défauts et plusieurs autres soient dans les personnes de ce degré, elles ne les connaissent point et il leur paraît même plus d’humilité qu’aux autres à cause que leur humilité est plus comprise. Mais, patience ! ces défauts se feront sentir et toucher en leur temps.
3. La grâce qu’elles sentent si fort en elles-mêmes leur étant un témoignage qu’il n’y a rien à craindre pour elles, elles s’exposent sans mission divine à parler. Elles voudraient communiquer ce qu’elles sentent à tout le monde. Il est vrai qu’elles font quelque bien aux autres, car leurs paroles toutes de feu et de flammes embrasent les cœurs qui les écoutent. Mais outre qu’elles ne font pas le bien qu’elles feraient si elles étaient dans le degré où l’ordre de Dieu porte à répandre ce que l’on a, c’est que leurs grâces n’étant pas encore en plénitude, elles donnent de leur nécessaire au lieu de ne donner que de leur abondance. En sorte qu’elles se dessèchent elles-mêmes : comme vous voyez plusieurs bassins d’eau au-dessous d’une fontaine, la seule fontaine donne de sa plénitude et les autres bassins ne se répandent les uns dans les autres que de la plénitude que la source leur communique ; mais si on bouche ou si on détourne la source et que les bassins ne laissent pas de couler, alors comme ils n’ont plus de source, ils se dessèchent eux-mêmes. C’est ce qui arrive aux âmes de ce degré. Elles veulent sans cesse répandre leurs eaux et elles ne s’aperçoivent que tard, que l’eau qu’elles ont n’était que pour elles et qu’elles ne sont pas en degré de la communiquer parce qu’elles ne sont pas en source. Elles sont comme ces fioles de liqueur que l’on répand : on trouve tant de douceur dans l’odeur qu’elles rendent en s’épanchant que l’on ne s’aperçoit pas de la perte que l’on en fait.
4. C’est dans ce degré où on prend aisément le change, prenant le moyen pour la fin, et comme il est très long en certaines âmes et que même il y en a quelques-unes qui ne le passent pas, on prend cet état, principalement sur la fin, pour l’état consommé. Ce qui est bien se méprendre. Il est vrai qu’il y a bien du rapport et, à moins que le directeur n’ait passé tous les états, il croira aisément que l’âme est dans la consommation, quoiqu’elle en soit infiniment éloignée. Et ce qui le lui fait croire plus aisément, c’est que l’âme pratique toutes les vertus avec une force admirable : elle se surmonte aisément, elle ne trouve rien de difficile parce que l’amour est fort comme la mort.
5. Il faut remarquer aussi que les vertus paraissent être venues dans l’âme sans aucunes peines : car l’âme dont je parle n’y pense pas puisque toute son occupation est un amour général sans motif ni raison d’aimer. Demandez-lui ce qu’elle fait à l’oraison et durant le jour : elle vous dira qu’elle aime. Mais quel motif ou quelle raison avez-vous d’aimer ? Elle n’en sait ni n’en connaît rien. Tout ce qu’elle sait est qu’elle aime et qu’elle brûle de souffrir pour ce qu’elle aime. Mais c’est peut-être la vue des souffrances de votre Bien-aimé, ô âme, qui vous porte ainsi à vouloir souffrir ? Hélas ! dira-t-elle, elles ne me viennent pas dans l’esprit. Mais est-ce donc le désir d’imiter les vertus que vous voyez en Lui ? Je n’y pense pas. Mais que faites-vous donc ? J’aime. N’est-ce pas la vue de la beauté de votre Amant qui enlève votre cœur ? Je ne regarde pas cette beauté. Qu’est-ce donc ? Je n’en sais rien. Je sens bien dans le plus profond de mon cœur une blessure profonde, mais si délicieuse que je me repose dans ma peine, faisant mon plaisir de ma douleur.
6. L’âme croit alors avoir tout gagné et tout consommé : car quoique elle soit pleine de défauts que je viens de dire et d’une infinité d’autres très dangereux, qui se sentent mieux dans le degré suivant qu’ils ne se peuvent exprimer, alors elle se repose dans la perfection qu’elle croit avoir acquise ; et s’arrêtant aux moyens qu’elle croit être la fin, elle y demeurerait toujours attachée si Dieu ne faisait rencontrer à ce torrent (qui est comme un lac paisible sur le haut de la montagne) la pente de la montagne, pour le faire précipiter et prendre une course d’autant plus rapide que la chute qu’il fera sera plus profonde.
7. Il me semble que l’âme de ce premier degré, même dans les plus avancés, a une certaine habitude à cacher ses défauts et à elle et aux autres. Elle trouve des excuses et des prétextes. Elle ne les dit jamais ingénument : non par volonté, mais par un certain amour de sa propre excellence, par une dissimulation habituelle sous laquelle elle se cache. Elle n’a pas tant de paix dans ses misères : au contraire elle se sent affligée extraordinairement. Elle a un certain empressement de s’en purifier. Elle le dit historiquement. Celles qui paraissent le plus sont celles qui lui font le plus de peine. Elle goûte et savoure les dons de Dieu. Elle en a un amour d’elle-même secret plus fort que jamais, une estime de sa voie extraordinaire, un secret désir de se produire, une certaine composition extérieure, une modestie gênée et affectée, un fourmillement de réflexions lorsque elle est tombée en quelque défaut apparent, une facilité à juger des autres et, avec tous ces défauts, mille propriétés attachées à ses dévotions : préférant l’oraison au devoir de sa famille, elle est cause de mille péchés que font ceux avec qui elle est.
8. Ceci est d’extrême conséquence, car l’âme se sentant attirée d’une manière si douce et si forte, voudrait toujours être seule et en oraison, et elle en fait plus que ne porte son état et extérieur et intérieur : le premier cause mille bruits, fait faire mille fautes, fait négliger les obligations essentielles ; et le second épuise peu à peu les forces de l’âme et sa vigueur amoureuse, et lui cause des sécheresses qui, n’étant pas de l’ordre de Dieu, lui nuisent, loin de lui servir.
9. Il arrive de là deux inconvénients : le premier, que l’âme veut trop être en oraison et en solitude lorsqu’elle en a la facilité ; le second est que lorsqu’elle a épuisé sa vigueur amoureuse, comme c’est par sa faute, elle n’a pas la même force dans la sécheresse : elle a peine à rester si longtemps en oraison, elle en abrège facilement le temps, elle va quelquefois se divertir dans les objets extérieurs ; elle s’abat, se décourage, s’afflige, croyant avoir tout perdu et fait tout ce qu’elle peut pour se procurer la présence et l’amour de Dieu.
10. Mais si elle était assez forte pour tenir une vie égale, et ne point faire plus dans l’abondance que dans la sécheresse, elle satisferait à tout. Elle est incommode au prochain, pour qui elle n’a pas de la condescendance, se faisant une affaire de se relâcher un peu pour le contenter : elle a une sévérité et un silence trop austère où il n’en faudrait pas ; et dans d’autres rencontres, elle a un babil qui ne finit point pour les choses de Dieu. Une femme fera scrupule de plaire à son mari, de l’entretenir, de se promener et de se divertir avec lui et n’en fera point de parler deux heures sans nécessité avec des dévots et des dévotes : c’est un abus horrible.
Il faut satisfaire à son devoir de quelque nature qu’il soit et quelque peine que cela nous cause, quoique même on croit y faire des fautes ; et ce procédé nous fera profiter infiniment davantage, non comme nous croyons, mais en nous faisant mourir. Il semble même que Notre Seigneur nous fasse connaître que cela Lui plaît par la grâce qu’Il y répand. J’ai connu une personne qui jouant aux cartes avec son mari par condescendance, éprouvait une union si forte et si intime qu’elle n’en éprouva jamais de pareille dans l’oraison ; et cela lui était ordinaire dans tout ce que son mari voulait qu’elle fît, quelque répugnance qu’elle y eût ; et si elle y manquait pour mieux faire selon sa pensée, elle connaissait fort bien qu’elle sortait de son état et de l’ordre de Dieu. Ce qui n’empêchait pas que cette personne ne fît souvent de ces fautes, parce que l’attrait du recueillement, l’excellence de l’oraison, que l’on préfère à ces pertes de temps apparentes, entraînent insensiblement l’âme et lui font prendre le change. Et c’est ce qui paraît sainteté en la plupart.
11. Cependant les âmes destinées à la foi ne font pas longtemps et souvent de ces méprises, parce que, comme Dieu les veut conduire dans son ordre divin, Il leur fait bien sentir leur manquement. Et la différence d’une âme destinée pour la foi et d’une autre est que la dernière demeure dans ces dévotions sans peines : c’est lui arracher l’âme que de la tirer de ce tranquille amour ; mais l’autre n’a pas de repos dans le repos même qu’elle n’ait satisfait à son devoir ; et lorsqu’elle y reste malgré l’instinct de quitter le repos, c’est une infidélité qui lui cause de la peine.
12. Il arrive aussi que l’âme par cette mort et cette contrariété se sente plus fortement attachée ou attirée à son repos intérieur : car c’est le propre de l’homme de s’attacher plus fortement à ce qui lui est plus difficile à avoir (du moins s’il a un peu de courage), et de s’affermir par la contrariété, voulant plus fortement les choses auxquelles on s’oppose. Cette peine de ne pouvoir avoir le repos qu’à demi augmente son repos et fait que, dans l’action même, elle se sent tirée d’une manière si forte qu’il semble qu’il y ait en elle deux âmes et deux conversations tout à la fois, et que celle du dedans est infiniment plus forte que celle du dehors. Mais si l’âme veut quitter son obligation pour l’oraison, elle ne trouve plus rien et son attrait se perd.
13. Je n’entends pas l’oraison d’obligation, et dont on s’est fait un devoir auquel il ne faut manquer que par impuissance ; mais je parle d’une oraison que l’on voudrait rendre continuelle, où on se sent entraîné par la force du recueillement. Je n’entends pas non plus par l’action celle de propre choix, mais celle du devoir absolu. Car si la personne a du temps après avoir satisfait à ses obligations, qu’elle le donne à l’oraison et qu’elle y emploie tout le temps qu’elle pourra. Alors cela lui servira infiniment. Il faut aussi sous prétexte de l’obligation ne se point charger d’actions non nécessaires : l’amour d’un mari, des enfants, de l’économie, pourrait bien se mêler avec le nécessaire ; l’empressement naturel d’achever une chose commencée, tout ceci se découvrira aisément par une âme qui ne se flatte pas. Ceci n’est pas si dangereux.
14. Lorsque le recueillement est bien fort, pour l’ordinaire l’âme ne tombe pas dans ces derniers défauts, mais bien dans les autres : d’excéder dans la retraite. Lorsque la sécheresse commence, il est plus à craindre qu’elle ne se charge d’occupations, à cause de la peine des sens à demeurer en oraison. Mais il faut tenir ferme et y être aussi exact que dans le recueillement. J’ai connu une personne qui en faisait plus lorsqu’elle lui était la plus pénible, se roidissant contre la peine même ; mais ceci nuit à la santé à cause de la violence et de la peine des sens et de l’entendement, qui ne pouvant s’arrêter à aucun objet et étant privé de la douce correspondance qui le tenait auprès de Dieu, en a des tourments horribles, jusques-là que l’âme souffrirait plutôt les plus grandes austérités que la violence qu’il se faut faire pour s’arrêter sans soutien auprès de Dieu. Ici la peine est intolérable et la nature en est comme dans la rage. Cette personne dont je parle passait quelquefois deux ou trois heures de suite dans cette pénible oraison ; et comme Dieu lui avait donné beaucoup de courage, elle se laissait dévorer à sa peine quoiqu’elle sentît ses sens dans la rage. Et cette personne m’a avoué que l’austérité qui paraît la plus étrange lui aurait passé pour des délices plutôt que de rester ainsi. Et quelquefois elle en faisait pour se soulager, ce qui n’était pas une petite infidélité. Mais comme cette violence si forte dans des sujets si faibles pourrait ruiner le corps et l’esprit, je crois qu’il est mieux de ne diminuer ni augmenter l’oraison pour les dispositions différentes.
15. Ces sécheresses si pénibles et si douloureuses dont je viens de parler, qui passent parmi certains spirituels peu éclairé pour des états terribles et des épreuves de Dieu les plus fortes, n’appartiennent qu’à ce premier degré de foi et sont souvent causés par l’épuisement ; et cependant les âmes qui les ont passées, croient être mortes et en écrivent et parlent comme du passage le plus douloureux de la vie spirituelle. Il est vrai qu’elles n’ont point l’expérience du contraire ; et très souvent l’âme n’a pas le courage de passer outre, quoique ce soit là si peu de chose. Car ici, dans ces peines qui sont comme un feu brûlant, l’âme y est bien laissée de Dieu, qui retire d’elle son secours aperçu ; mais ce sont les sens qui les causent, parce qu’étant habitués à agir, voir, sentir et goûter et que, n’ayant jamais éprouvé des privations pareilles et ne trouvant pas ailleurs où se repaître, ils sont dans un désespoir épouvantable.
L’âme ne laisse pas ici d’être en vigueur : elle se tient ferme si elle a du courage. Sa peine lui est glorieuse et elle n’est pas de longue durée, car les forces de l’âme ne sont pas alors en état de porter longtemps un tel poids : elle retournerait en arrière chercher de la nourriture ou bien elle quitterait tout.
16. C’est pourquoi Notre Seigneur ne tarde guère à revenir : quelquefois même la fin de l’oraison ne se passe pas sans qu’Il revienne. Et s’Il ne vient pas dans la fin de l’oraison, Il revient durant le jour d’une manière plus forte. Il semble qu’Il se repente d’avoir fait souffrir l’âme, sa bien-aimée, ou qu’Il lui veuille payer avec usure ce qu’elle a souffert pour son amour. Si cela dure quelques jours, ce sont alors des peines intolérables. Elle l’appelle doux et cruel. Elle lui dit s’Il ne l’a blessée que pour la faire mourir. Mais cet aimable Amant rit de sa peine et revient mettre sur sa plaie un baume si doux qu’elle voudrait toujours sentir de nouvelles blessures pour avoir toujours un nouveau plaisir dans une guérison qui lui rend non seulement sa première santé, mais même une santé plus abondante.
17. Jusqu’ici, ce ne sont que des jeux d’amour où l’âme s’accoutumerait aisément si l’Ami ne changeait de conduite. Ô Pauvres âmes qui vous plaignez des fuites de l’Amour ! Vous ne savez pas que ce ne sont que des feintes, que des essais, que des échantillons de ce qui doit suivre. Les heures d’absence vous marquent les jours, les semaines, les mois et les années. Il faut apprendre à vos dépends à devenir plus généreuses, à laisser aller et venir l’Époux sans Lui rien dire. Il me semble que je vois ces jeunes épouses. Elles sont dans les dernières douleurs lorsque leur Époux les quitte pour peu que ce soit. Elles pleurent trois jours d’absence comme s’Il était mort, et elles se défendent tant qu’elles peuvent de Le laisser aller. Cet amour paraît fort et grand, cependant il ne l’est nullement. C’est le plaisir qu’elles ont de voir leur Époux qu’elles pleurent. C’est leur propre satisfaction qu’elles recherchent. Car si c’était le plaisir de leur Époux, elles seraient aussi contentes du plaisir qu’Il prend séparé d’elles à la promenade, à la chasse et ailleurs, que de celui qu’Il prend avec elles. C’est donc un amour intéressé, quoiqu’il ne paraisse pas tel à l’âme : au contraire, elle croit ne L’aimer que parce qu’Il est aimable. Il est vrai, pauvres âmes, que vous ne L’aimez que parce qu’Il est aimable ; mais vous aimez pour le plaisir que vous trouvez dans cette amabilité.
18. Cependant vous voulez bien, dites-vous, souffrir pour l’Ami. Il est vrai, pourvu qu’Il soit témoin et compagnon de votre souffrance. Vous n’en voulez point de récompense, dites-vous. J’en demeure d’accord, mais vous voulez qu’Il connaisse votre souffrance et qu’Il l’agrée, vous voulez qu’Il s’y plaise. Y a-t-il rien de plus juste que de vouloir que celui pour qui l’on souffre le sache, l’agrée et y prenne plaisir ? Oh, que vous êtes loin de compte ! L’Amour jaloux ne vous laissera guère jouir du plaisir que vous prenez à Le voir se satisfaire de vos douleurs. Il vous faudra souffrir sans qu’Il fasse semblant ni de le voir ni de l’agréer, ni de le savoir. C’est trop pour vous que d’être agréées. Et quelle peine ne souffrirait-on pas à ce prix ? Quoi ! Savoir que l’Amant voit nos peines et qu’Il y trouve un plaisir infini ! Oh, c’est un trop grand plaisir pour un cœur généreux ! Cependant je m’assure que la générosité la plus forte de ceux de cet état ne passe point cela.
19. Mais souffrir sans que l’Amant le sache, lorsqu’il paraît mépriser et se détourner de ce que nous faisons pour Lui plaire, n’avoir que du rebut pour ce qui semblait le charmer autrefois, le voir payer d’un froid et d’un éloignement effroyable ce que l’on fait pour son seul plaisir et ne point cesser de le faire, voir qu’Il ne paye nos poursuites que de fuites effroyables, se laisser dépouiller sans se plaindre de tout ce qu’Il avait donné autrefois pour gages de son amour et que l’âme croyait avoir payé par son amour, par sa fidélité et par sa souffrance ; non seulement s’en voir dépouiller sans se plaindre, mais voir enrichir les autres de ses dépouilles et ne pas laisser de faire toujours de même tout ce qui peut contenter l’Ami, quoiqu’absent ; ne cesser de courir après, et si, par infidélité ou par surprise, on s’arrête pour quelque moment, redoubler sa course avec plus de vitesse, sans craindre ni envisager les précipices, quoique l’on tombe et retombe mille fois, que l’âme soit si crottée et si lasse qu’elle perde ses propres forces pour mourir et expirer par les fatigues continuelles, — où, si quelquefois l’Ami se retourne et la regarde, Il lui redonne la vie et l’empêche de mourir, tant ce regard lui cause de plaisir, — jusqu’à ce qu’enfin l’Ami devienne si cruel qu’Il la laisse expirer faute de secours ; tout cela dis-je, n’est point de cet état-ci, mais de celui qui suit. Il faut remarquer ici que le degré dont je viens de parler est très long, à moins que Dieu n’ait dessein de faire beaucoup avancer l’âme ; et plusieurs, comme j’ai dit, ne le passent pas.
1. Le torrent ayant commencé à trouver la pente de la montagne, commence aussi le deuxième degré de la voie passive en foi. Cette âme qui était si paisible sur cette montagne, s’y tenait fort en repos et ne songeait pas à en descendre. Cependant, faute de pente et de descente, ces eaux du Ciel, par le séjour qu’elles faisaient sur la terre, commençaient à se corrompre : car il y a aussi cette différence des eaux qui ne coulent pas et ne se déchargent pas, de celles qui coulent et se déchargent, que les premières (si ce n’est la mer ou les grands lacs qui lui ressemblent) se corrompent, et leur repos fait leur perte. Mais, lorsqu’étant sorties de leurs sources, elles ont une issue facile, plus elles coulent avec rapidité, plus aussi se conservent-elles.
2. Vous remarquerez que (comme j’ai déjà dit de cette âme,) dès que Dieu lui a donné le don de la foi passive, Il lui a donné en même temps un instinct de courir pour Le trouver comme son centre. Mais cette âme si infidèle (quoiqu’elle se croie pleine de fidélité) étouffe par son repos cet instinct de courir et demeurerait sans avancer, si Dieu ne réveillait cet instinct en lui faisant trouver la pente de la montagne, où il faut qu’elle se précipite presque malgré elle. Elle sent d’abord perdre son calme, qu’elle croyait posséder pour jamais. Ses eaux si tranquilles commencent à faire bruit. Le tumulte se met dans ses ondes, elles courent et se précipitent. Mais où courent-elles ? Hélas ! C’est à leur perte [à ce qu’elle s’imagine].
Si elles pouvaient vouloir quelque chose, elles voudraient se retenir et retourner à leur calme. Mais c’est une chose impossible. La pente est trouvée : il faut se précipiter de pente en pente. Il n’est point encore ici question d’abîme ni de perte. L’eau (l’âme) paraît toujours et ne se perd point dans ce degré. Elle se brouille et se précipite : une onde suit l’autre, et l’autre l’attrape et la choque par sa précipitation.
3. Cette eau rencontre pourtant sur la pente de cette montagne certains lieux unis où elle prend un peu de relâche. Elle se plaît dans la clarté de ses eaux et elle voit que ses chutes, ses courses, ce brisement de ses ondes contre les rochers, n’ont servi qu’à la rendre plus pure. Elle se trouve délivrée de ses bruits et orages et croit être déjà arrivée au lieu de repos ; et elle le croit avec d’autant plus de facilité qu’elle ne peut douter que l’état par lequel elle vient de passer, ne l’ait beaucoup purifiée. Car elle se voit plus claire et elle ne sent plus la méchante odeur que certains endroits corrompus lui faisaient sentir sur le haut de la montagne. Elle a même acquis une pente, qui est un degré de connaissance de ce qu’elle est : elle a vu par ce trouble des passions ou plutôt des ondes qu’elle n’était pas perdue, mais endormie.
4. Comme lorsqu’elle était dans la pente de la montagne pour arriver à cet endroit uni, elle croyait se perdre et n’avait plus d’espérance de recouvrer la paix ; aussi à présent qu’elle n’entend plus le bruit de ses ondes, qu’elle se voit couler si doucement et si agréablement sur le sable, elle oublie sa peine première et ne croit pas qu’elle doive revenir : car elle voit qu’elle a acquis plus de pureté et elle ne craint pas de se gâter. Car ici elle n’est point arrêtée, mais coule si doucement et si agréablement que rien plus. Ô pauvre torrent, vous croyez avoir trouvé le repos et y être arrivé ! Vous commencez à vous plaire dans vos eaux : les créatures s’y mirent et les trouvent très belles. Mais vous voilà bien surpris lorsqu’en coulant si doucement sur le sable, vous rencontrez sans y penser une pente plus forte, plus longue et plus dangereuse que la première. Alors ce torrent recommence son bruit. Ce n’était qu’un bruit médiocre et il devient insupportable. Il fait un bruit et un tintamarre plus grand qu’auparavant. Il n’y a presque plus de lit pour ce torrent, mais il tombe de rocher en rocher, il se précipite sans ordre ni raison, il effraye tout le monde de son bruit, chacun craint de l’aborder.
5. Ô pauvre torrent, que ferez-vous ? Vous entraînez tout ce que vous trouvez dans votre furie, vous ne sentez que la pente qui vous entraîne et vous vous croyez perdu. Non, non, ne craignez point : vous n’êtes pas perdu, mais le degré de votre bonheur n’est pas encore arrivé. Il faudra bien d’autres bruits et d’autres pertes avant ce temps. Vous ne faites que commencer votre course. Enfin ce torrent courant sent qu’il trouve encore le bas de la montagne et le pays uni. Il reprend son premier calme et même plus grand ; et après avoir passé de longues années dans ces alternatives [suit] le troisième degré [dont on remet à parler après avoir touché les dispositions à y entrer, et ses premières démarches].
6. L’âme, après avoir passé quelques années dans le lieu tranquille dont nous avons parlé, qu’elle croyait posséder pour toujours et avoir acquis les vertus (ce lui semblait) dans toute leur étendue, croyant toutes ses passions mortes, et lorsqu’elle pensait jouir avec plus d’assurance d’un bonheur qu’elle croyait posséder sans crainte de le perdre, elle est tout étonnée qu’au lieu de monter plus haut ou du moins de demeurer dans un état égal, elle rencontre sans y penser le penchant de la montagne. Elle est étonnée qu’elle commence d’avoir de la pente pour les choses qu’elle avait quittées. Elle voit tout à coup ce calme si grand se troubler. Les distractions viennent en foule : elles se battent et se précipitent l’une l’autre ; l’âme ne trouve que pierres en son chemin, que sécheresses, qu’aridités. Le dégoût se met dans ses prières. Ses passions, qu’elle croyait mortes et qui n’étaient qu’assoupies, se réveillent.
7. Elle est tout étonnée de ce changement. Elle voudrait ou remonter d’où elle descend, ou du moins s’arrêter là, mais il n’y a pas moyen. La pente de la montagne est trouvée : il faut que cette âme tombe. Elle fait de son mieux pour se relever de ses chutes. Elle fait ce qu’elle peut pour se retenir et se raccrocher à quelque dévotion. Elle redouble ses pénitences. Elle se fait effort pour regoûter sa première paix. Elle cherche la solitude pour voir si elle la trouvera. Mais son travail est inutile. Elle voit que c’est sa faute ; elle se résigne à souffrir l’abjection qui lui en revient, déteste le péché. Elle voudrait ajuster les choses, mais il n’y a pas moyen : il faut que ce torrent ait son cours. Il entraîne tout ce qu’on lui oppose. L’âme qui voit qu’elle ne trouve plus en Dieu de soutien va cherchant si elle en trouvera dans la créature ; mais elle n’en trouve point et son infidélité ne sert qu’à l’effrayer davantage.
8. Enfin cette pauvre âme ne sachant que faire, pleurant partout la perte de son Bien-aimé, elle est tout étonnée qu’Il se présente de nouveau à elle. Cette vue charme d’abord cette pauvre âme qui croyait L’avoir perdu pour toujours. Elle se trouve d’autant plus fortunée qu’elle s’aperçoit qu’Il a apporté avec Lui de nouveaux biens, une pureté nouvelle, une plus grande défiance d’elle-même. Elle n’a plus envie, comme la première fois, de s’arrêter : elle court toujours, mais c’est paisiblement, doucement, et elle craint encore de troubler sa paix. Elle appréhende de perdre de nouveau le trésor qui lui est d’autant plus précieux que sa perte lui avait été plus sensible. Elle craint de Lui déplaire et qu’Il ne s’en aille encore une fois. Elle tâche de Lui être plus fidèle et de ne pas faire la fin des moyens.
9. Cependant ce repos l’enlève, la ravit, la rend plus paresseuse. Elle ne peut s’empêcher de le goûter et elle voudrait toujours être seule. Elle a encore l’avidité ou la gourmandise spirituelle. L’arracher de la solitude ou de l’oraison, c’est lui arracher l’âme. Elle est encore plus propriétaire, ce qu’elle goûte étant plus délicat et son goût étant devenu plus fin par la peine qu’elle a souffert. Il semble qu’elle soit dans un nouveau repos.
10. Elle va doucement lorsque tout d’un coup elle rencontre une nouvelle pente plus forte et plus longue que la première. Elle entre tout d’un coup dans une nouvelle surprise, elle veut se retenir, mais inutilement : il faut tomber, il faut courir par les rochers de rocher en rocher. Elle est étonnée qu’elle perd le goût de la prière et de l’oraison. Il faut qu’elle se fasse des violences extrêmes pour y rester. Elle ne trouve que morts à chaque pas. Ce qui la vivifiait autrefois est ce qui cause la mort.
Elle ne sent plus de paix, mais un trouble et une agitation plus forte que jamais, tant du côté des passions, qui se réveillent avec d’autant plus de force qu’elles paraissaient plus éteintes, que du côté des croix qui se redoublent au-dehors : l’âme se trouve plus faible pour les porter. Elle s’arme de patience, elle pleure, elle gémit, elle s’afflige, elle se plaint à son Époux de ce qu’Il l’a ainsi abandonnée ; mais ses plaintes ne sont pas écoutées. Plus elle s’afflige, plus elle se plaint de nouveau : tout lui devient mort, elle trouve tout ce qui est bon difficile ; elle sent pour le mal une pente qui l’entraîne.
11. Cependant elle ne se peut reposer dans la créature, ayant goûté du Créateur. Elle court encore plus fort, et plus les rochers et les obstacles sont forts et s’opposent à son passage, plus elle s’opiniâtre à redoubler sa course. Elle est comme la colombe de l’Arche qui ne trouvant pas sur la terre de quoi reposer ses pieds est obligée de retourner. Mais, hélas ! Que fera cette pauvre colombe lorsqu’elle veut retourner en l’Arche ? Noé ne lui tend sa main pour la reprendre. Elle ne fait que voltiger autour de l’Arche, cherchant du repos sans en pouvoir trouver. Elle grommelle autour de cette Arche, jusqu’à ce que le divin Noé, ayant compassion de sa persévérance et de ses gémissements, ouvre enfin la porte et la reçoive agréablement*.
12. Ô invention toute admirable et toute amoureuse de la bonté de Dieu ! Il n’amuse ainsi l’âme que pour la faire courir avec plus de vitesse. Il se cache pour se faire chercher. Il s’enfuit pour faire courir. Il laisse tomber en apparence pour avoir le plaisir de soutenir et de relever. O Âme forte et vigoureuse qui n’avez jamais éprouvé ces jeux d’amour, ces jalousies apparentes, ces fuites, aimables à l’âme qui les a passés, mais terribles à celle qui les expérimente, vous, dis-je, qui ne savez ce que c’est que les fuites d’amour parce que vous êtes enivrée d’une possession continuelle de votre Bien-aimé — ou que, s’Il se cache, c’est pour si peu que vous ne sauriez juger par une absence longue et ennuyeuse du bonheur de sa présence, — vous n’avez jamais éprouvé votre faiblesse et le besoin que vous avez de son secours. Mais pour ces pauvres âmes ainsi délaissées, elles commencent à ne plus s’appuyer sur elles et à ne s’appuyer que sur leur Bien-aimé. Les rigueurs de ce Bien-aimé leur ont rendu ses douceurs plus souhaitables.
13. Ces âmes font souvent des fautes à cause de leur affaiblissement et que leurs sens ne trouvent plus d’appuis ; et ces fautes les rendent si honteuses qu’elles se cacheraient elles-mêmes, si elles pouvaient, de leur Bien-aimé. Hélas ! Dans l’horrible confusion où elles se trouvent, Il leur montre sa face pour un moment. Il les touche de son sceptre, comme un autre Assuerus, afin qu’elles ne meurent pas, mais ses caresses si courtes et si tendres ne servent qu’à augmenter leur confusion de Lui avoir déplu. D’autres fois, Il leur fait sentir par ses rigueurs combien leur infidélité Lui déplaît. O Dieu, si ces âmes pouvaient devenir en poudre, elles y deviendraient ! Elles se mettent en cent postures pour réparer l’injure faite à Dieu. Et si par quelques légères promptitudes, qu’elles regardent comme des crimes, elles ont offensé le prochain, quelles satisfactions ne lui font-elles pas ! Elles portent cela si loin qu’elles s’en croient coupables comme d’injures qu’elles lui auraient faites et lui en demandent pardon. Mais c’est grand pitié de voir l’état de cette pauvre âme qui a pu chasser son Bien-aimé. Elle fait tous ses efforts pour se corriger. Elle ne cesse de courir après Lui, mais plus elle court et plus Il fuit ; et s’Il s’arrête, ce n’est que pour des moments, afin de lui faire reprendre haleine. Ensuite elle rencontre un peu de repos, mais plus elle avance, plus ce repos devient court et délicat.
14. Elle voit bien, cette pauvre âme, qu’il faut mourir, car elle ne trouve plus de vie en rien, tout lui devient mort et croix : l’oraison, la lecture, la conversation, tout est mort. Plus de goût à rien : ni aux pratiques des vertus, ni au secours des malades, ni à tout le reste qui rend une vie vertueuse. Elle perd tout cela ou plutôt elle y meurt, le faisant avec tant de peine et de dégoût que ce lui est une mort. Enfin, après avoir bien combattu, mais inutilement, après une longue suite de peines et de repos, de morts et de vies, elle commence à connaître l’abus qu’elle a fait des grâces de Dieu, et combien cet état de mort lui est plus avantageux que celui de vie. Car comme elle voit son Bien-aimé revenir, que plus elle avance et plus elle le possède purement, et que l’état qui précède la jouissance est une purgation pour elle, elle s’abandonne de bon cœur à la mort et aux allées et venues de son Bien-aimé, Lui donnant toute liberté d’aller et de venir comme il Lui plaît. Elle connaît alors que de Le vouloir retenir, ce serait une propriété défectueuse : elle est instruite de ce dont elle est capable. Elle perd peu à peu sa propre jouissance et est préparée par là à un état nouveau. Mais avant que d’en parler, il faut dire que plus l’âme avance, plus [aussi] ses jouissances sont courtes, simples et pures, et plus ses privations sont longues, rudes et angoisseuses, et cela jusqu’à ce que l’âme ait perdu toute jouissance pour ne la plus retrouver jamais. Et c’est ici le troisième degré que l’on appelle perte, sépulture et pourriture. Celui-là [le second] se termine à la mort et ne passe pas outre.
1. Vous voyez ces moribonds, lorsqu’on les croit expirés, reprendre tout d’un coup une nouvelle force et faire cela jusqu’à ce qu’ils expirent. Comme une lampe qui n’a plus d’humeur, jette au milieu de l’obscurité quelques feux, mais ce n’est que pour mourir plus promptement, l’âme jette des feux, mais qui ne durent que des moments. Enfin on a beau combattre contre la mort, il n’y a plus d’humide radical dans cette âme : le soleil de Justice l’a tellement desséchée qu’il faut qu’elle expire.
2. Mais que prétend-il autre chose, cet aimable soleil avec ses ardeurs rigoureuses, que de consumer cette âme ? Et cette pauvre âme ainsi brûlée se croit toute glace ! C’est que le tourment qu’elle souffre ne lui laisse pas connaître la nature de son supplice. Tant que le soleil s’est couvert de nuages et lui a fait sentir ses rayons d’une manière tempérée, elle sentait bien sa chaleur et croyait brûler, bien qu’elle ne fût que très peu échauffée ; mais lorsqu’il a dardé à plomb ses rayons, elle se sentait rôtir et dessécher sans croire avoir seulement de la chaleur.
3. O aimable tromperie : ô Amour doux et cruel, n’avez-vous des amants que pour les tromper ainsi ? Vous blessez ces âmes, et puis Vous cachez votre dard et Vous les faites courir après ce qui les a blessées ! Vous les attirez ensuite et Vous montrez à elles. Et lorsqu’elles veulent Vous posséder, Vous Vous enfuyez. Lorsque Vous voyez l’âme réduite aux abois et qu’elle perd haleine à force de courir, Vous Vous montrez un moment afin de lui faire reprendre vie pour la faire mourir mille et mille fois avec plus de rigueurs. O rigoureux Amant, innocent meurtrier, que ne tuez-Vous tout d’un coup ? Pourquoi donner du vin à ce cœur qui expire et redonner la vie pour la lui arracher de nouveau ? C’est donc là votre jeu : Vous blessez à mort, et lorsque Vous voyez le malade près d’expirer, Vous guérissez sa blessure pour lui en faire de nouvelles ! Hélas, on ne meurt ordinairement qu’une fois et les plus cruels bourreaux dans les persécutions allongeaient bien la vie aux criminels, mais ils se contentaient qu’ils la perdissent une fois. Mais Vous, plus impitoyablement, Vous nous ôtez mille et mille fois la vie et en donnez de nouvelles !
4. Ô vie que l’on ne peut perdre sans tant de morts ! Ô mort que l’on ne peut avoir que par la perte de tant de vies ! Tu viendras à la fin de cette vie. Mais pour quoi faire ? Peut-être que cette âme, après que tu l’auras dévorée dans ton sein, jouira de son Bien-aimé. Elle serait trop heureuse si cela était, mais il faut essuyer un autre supplice. Il faut qu’elle soit ensevelie, qu’elle pourrisse et qu’elle soit réduite en cendres. Mais peut-être ne souffrira-t-elle plus, car les corps qui pourrissent ne souffrent plus. Oh ! il n’en est pas ainsi de l’âme. Elle souffre toujours et le sépulcre, la pourriture, le néant lui sont infiniment plus sensibles que la mort même.
5. Ce degré de mort est extrêmement long, et dure quelquefois les vingt et trente années, à moins que Dieu n’ait des desseins particuliers sur les âmes. Et comme j’ai dit que bien peu passaient les autres degrés, je dis que bien moins passent celui-ci. C’est ce qui a tant étonné de gens de voir des personnes très saintes avoir vécu comme les anges et mourir dans des peines terribles et quasi dans le désespoir de leur salut. On s’en étonne et on ne sait à quoi attribuer cela. C’est qu’elles mouraient dans ce degré de mort mystique et, comme Dieu voulait avancer leur course parce qu’elles étaient proches de leur fin, Il redoublait leur douleurs, comme à Tauler.
On me dira à cela : c’étaient des saints et consommés selon leur degré et dans leur degré. Mais ils n’avaient pas passé celui-ci, ce qui n’empêche pas que ce ne fussent des saints ; et grand nombre sont canonisés de l’Église qui n’ont éprouvé ce degré qu’en mourant ; et plusieurs n’y sont jamais entrés. Aussi quand je vois des âmes qui disent qu’elles courent si vite, je ne puis m’empêcher de dire qu’elles se trompent. Elles sont toutes consommées, je le veux, oui, dans les états inférieurs qu’elles ne passent peut-être pas ; mais pour avoir parcouru celui-ci, je dis que cela n’est pas. Et cela se vérifie dans la suite.
6. Aussi les âmes qui sont dans l’union au premier degré qui commence la voie de la foi nue dont je parle, se font tort de prendre pour elles les avis des états les plus avancés. Il faut laisser à Dieu de dénuer l’âme. Il le fera bien en Maître, et l’âme secondera le dénuement et la mort sans y mettre d’empêchement. Mais de le faire par soi-même, c’est tout perdre et faire un état vil d’un état divin. Vous voyez aussi des âmes qui, pour avoir lu ou avoir entendu parler du dénuement, s’y mettent d’elles-mêmes et demeurent toujours ainsi sans avancer : car comme elles se dénuent d’elles-mêmes, Dieu ne les revêt pas de Lui-même. Car il faut remarquer que le dessein de Dieu en dépouillant, n’est que pour revêtir. Il n’appauvrit que pour enrichir et Il devient dans le secret le remplacement de tout ce qu’Il ôte à l’âme. Ce qui n’est pas en ceux qui se dénuent d’eux-mêmes : ils perdent bien à la vérité par leur faute les dons de Dieu, mais ils ne possèdent pas Dieu pour cela.
7. Dans ce degré, l’âme ne saurait trop se laisser dépouiller, vider, appauvrir, tuer ; et tout ce qu’elle fait pour se soutenir sont des pertes irréparables, car c’est conserver une vie qu’il faut perdre. Comme une personne qui, ayant dessein de faire mourir une lampe sans l’éteindre, n’aurait qu’à n’y point mettre d’huile : elle s’éteindrait d’elle-même ; mais si cette personne, en disant toujours qu’elle veut faire mourir cette lampe, ne cessait pas d’y mettre de temps en temps de l’huile, la lampe ne s’éteindrait jamais. Il en est de même de l’âme qui prend vie pour peu que ce soit en ce degré. Si elle se soulage, si elle ne se laisse pas dénuer, enfin quelque acte de vie qu’elle fasse, elle retardera sa mort autant et plus de temps que sa vie sera longue.
8. Ô pauvre âme, ne combattez pas contre la mort, et vous vivrez par votre mort. Il me semble que je vois ces gens qui se noient : ils font tous leurs efforts pour venir sur l’eau : ils se tiennent à ce qu’ils peuvent, ils se conservent la vie autant de temps qu’ils ont de force, ils ne se noient que lorsque les forces leur manquent. Il en est ainsi de ces âmes : elles se défendent tant qu’elles peuvent pour s’empêcher de périr. Il n’y a que le défaut de force et de puissance qui les fait expirer. Dieu, qui veut avancer cette mort et qui a pitié de cette âme, lui coupe les mains par où elle se tenait attachée et l’oblige ainsi de tomber dans le fond*. Cette âme crie de toutes ses forces pour la douleur qu’elle ressent, mais il n’importe, Dieu est impitoyable et c’est une grande miséricorde de n’en point recevoir en cette rencontre.
O Directeurs, soyez les aides de Dieu dans cette œuvre : ne donnez pas secours à cette âme. Et comme il ne vous est pas permis de contribuer à sa mort en l’enfonçant vous-mêmes dans l’eau, il ne vous est pas permis non plus de lui tendre la main pour la soutenir. Ne lui souffrez point d’appui et soyez inexorables à leurs plaintes. Devenez de bronze pour elles, aussi bien que le Ciel l’est devenu, et si vous la voyez mourir, ne donnez pas de sépulture à son corps. L’Amour lui en donnera une telle qu’Il saura : la sépulture et la poussière viendront ensemble.
9. Les croix suivent, les croix augmentent ; et plus les croix augmentent, plus l’impuissance de les porter devient forte, en sorte qu’il semble à l’âme qu’elle ne les peut plus porter. Ce qui est plus pénible en cet état est que l’état de peine commence toujours par quelque chose qui paraît faute à l’âme : elle croit avoir contribué à ce mauvais état. Enfin l’âme devient dans un état presque insensible. Elle commence à s’accoutumer à la peine, à être convaincue de son impuissance, de son inutilité et à désespérer d’elle-même. Elle consent même à la perte de toutes les faveurs et il semble que Dieu les lui a ôtées justement. Elle n’espère plus même les posséder jamais.
Lorsqu’elle voit quelque âme de grâce, sa peine redouble et elle se sent enfoncée dans le plus profond de son néant. Elle voudrait pouvoir les imiter, mais voyant ses efforts inutiles, elle est contrainte de mourir et d’expirer. C’est alors qu’elle dit avec l’Écriture : Tout ce que je redoutais m’est arrivé. Quoi ! Perdre Dieu, dit-elle et le perdre pour toujours sans l’espoir de Le retrouver jamais ! Quoi ! Être privé d’amour pour le temps et pour l’éternité ! Ne pouvoir plus aimer celui que l’on connaît si aimable ! Oh ! N’est-ce pas assez, divin Amant, de rebuter votre créature, de vous détourner d’elle sans qu’elle perde l’amour, et le perdre (ce semble) pour toujours ? Elle croit, cette pauvre âme, l’avoir perdu ; mais cependant elle n’aima jamais plus fortement ni plus purement. Elle a bien perdu la vigueur, la force sensible de l’amour, mais elle n’a pas perdu l’amour : au contraire elle n’aima jamais mieux. Cette pauvre âme ne le peut croire ; cependant, il est aisé de le connaître, car le cœur ne peut être sans amour. Si elle n’aimait pas Dieu, il faudrait qu’elle aimât quelque autre chose, mais ici l’âme est bien éloignée de prendre plaisir à quoi que ce soit.
10. Ce n’est pas que les sens ne se courbent vers les créatures ; et c’est ce qui fait alors la grande peine de l’âme, qui regarde la révolte des passions et ses défauts involontaires comme des fautes horribles, qui lui causent la haine de son Époux. Elle voudrait se laver, se blanchir et se purifier, mais elle n’est pas plutôt lavée qu’elle s’imagine retomber dans un cloaque plus sale et infect que celui dont elle est sortie. Elle ne voit pas que c’est à force de courir qu’elle se crotte, qu’elle se laisse tomber, et que l’amour la transporte si fort et la fait courir après lui avec tant de vitesse qu’elle ne voit pas les mauvais pas. Cependant elle est si honteuse de courir en cet état qu’elle ne sait où se mettre. Elle va avec une robe toute déchirée. Elle perd tout ce qu’elle a à force de courir.
11. Son Époux aide à la dépouiller pour deux raisons : la première parce qu’elle a sali ses habits si beaux et si magnifiques par ses vaines complaisances et qu’elle s’est approprié les dons de Dieu par quantité de réflexions et de regards d’amour propre ; la seconde parce qu’en courant, elle serait arrêtée par cette charge : même la crainte de perdre tant de richesses l’empêcherait de courir.
12. Ô pauvre âme, qu’êtes-vous devenue ? Vous étiez autrefois les délices de votre Époux lorsqu’Il prenait tant de plaisir à vous orner et embellir : à présent, vous êtes si nue, si déchirée, si pauvre que vous n’oseriez ni vous regarder ni paraître devant Lui. Les hommes qui vous regardent, après vous avoir admirée autrefois et qui vous voient ainsi déchirée, croient ou que vous êtes devenue folle, ou que vous avez commis les derniers crimes, qui ont porté l’Époux à vous abandonner. Ils ne voient pas que cet Époux jaloux, qui n’aime cette âme que pour Lui, voyant qu’elle s’amusait à ses ornements, qu’elle s’y plaisait, qu’elle s’y admirait, qu’elle s’aimait elle-même, voyant, dis-je, cela, et qu’elle cessait quelquefois de Le regarder afin de se regarder elle-même, et qu’elle diminuait l’amour qu’elle avait pour Lui à force de se trop aimer, la dépouille et fait disparaître toutes ses beautés et ses richesses de devant les yeux.
L’âme dans l’abondance de ses biens trouve du plaisir à se contempler : elle voit des amabilités en elle qui attirent son amour et le dérobent à son Époux. Pauvre folle qu’elle est ! Elle ne voit pas qu’elle n’est belle que des beautés de son Époux et que s’il les lui ôtait, elle deviendrait si laide qu’elle se ferait peur. De plus, elle néglige de suivre l’Époux dans ses courses, dans les déserts, et partout où Il va : elle craint de gâter son teint, de perdre ses pierreries. O. Amour jaloux, que vous faites bien de venir traverser cette orgueilleuse et de lui ôter ce que Vous lui avez donné, afin qu’elle apprenne à connaître ce qu’elle est, et qu’étant nu et dépouillé, rien ne l’arrête dans sa course.
13. Notre Seigneur commence donc à dépouiller cette âme peu à peu, à lui ôter ses ornements, tous ses dons, grâces et faveurs, qui sont comme des pierreries qui la chargent ; ensuite Il lui ôte toutes ses facilités au bien, qui sont comme ses habits ; après quoi, Il lui ôte la beauté de son visage, qui sont des divines vertus qu’elle ne peut pratiquer activement.
14. Le premier degré de son dépouillement se fait des grâces, dons et faveurs, amour sensible et aperçu. Elle s’en sent peu à peu dépouillée. Elle voit que son Époux reprend peu à peu ce qu’Il lui avait donné de richesses. Elle s’afflige d’abord beaucoup de cette perte. Mais ce qui l’afflige le plus n’est pas tant la perte des richesses que la fâcherie de l’Époux. Car elle croit que c’est par colère qu’Il lui reprend ainsi ce qu’Il lui avait donné. Elle voit bien l’abus qu’elle en a fait et les complaisances qu’elle y a eues, ce qui la rend si honteuse qu’elle meurt de confusion. Elle Le laisse faire et ne Lui ose dire : « Pourquoi reprenez-Vous ce que Vous m’avez donné ? » Car elle voit qu’elle le mérite par l’abus qu’elle en a fait et, dans un silence profond, elle Le regarde d’une manière si pitoyable qu’elle Lui fait bien voir sa peine.
15. Quoiqu’elle garde le silence, il n’est pas profond comme dans la suite : elle l’interrompt par des pleurs et des soupirs entrecoupés. Mais elle est bien étonnée qu’en regardant l’Époux, elle Le voit tout en colère de ce qu’elle pleure la justice qu’Il lui fait, de la mettre hors d’état d’abuser de ses biens, et de ce qu’elle pense peu à l’abus qu’elle en a fait. Cette âme s’aperçoit d’abord de sa faute et de sa méprise. Elle s’efforce de faire connaître à son Époux qu’elle ne se soucie point de ses dons pourvu qu’Il ne soit pas fâché contre elle. Elle lui témoigne que ses larmes et sa douleur viennent de Lui avoir déplu. Il est vrai qu’alors la colère de l’Époux, justement irrité, lui est si sensible qu’elle ne pense plus à la perte de toutes ses richesses, mais à la colère de son Époux. Elle se met en cent postures pour L’apaiser. Ses soupirs, ses gémissements et ses larmes sont les expressions de sa douleur. Ceci est encore un défaut qui offense l’Ami, mais comme l’âme est encore faible, Il le dissimule.
16. Après l’avoir laissée pleurer longtemps, Il fait semblant d’être apaisé : Il essuie Lui-même ses larmes et la console. O. Dieu, quelle joie pour cette âme de voir ces nouvelles bontés de l’Amour, après ce qu’elle a fait ! Il ne lui rend pas cependant ses premières richesses et l’âme ne s’en met pas en peine, se trouvant trop heureuse d’être regardée, consolée et flattée de son Bien-aimé. Au commencement, elle reçoit ses caresses avec tant de confusion qu’elle n’ose lever les yeux. Mais comme les biens présents font oublier les maux passés, elle s’abîme et se noie dans ces nouvelles caresses de son Époux et ne songeant plus à ses misères passées, elle se repaît et se repose dans ces caresses et oblige par là l’Époux de se fâcher de nouveau et de la dépouiller davantage.
17. Il faut remarquer que Dieu n’ôte à l’âme ses richesses que peu à peu : une fois, l’une, et après, l’autre. Plus les âmes sont faibles, plus le dépouillement est long, et plus elles sont fortes, plus tôt il est fait, Dieu les dépouillant plus souvent et de plus de choses à la fois. Mais quelque rude que soit ce dépouillement, il n’est cependant que des choses de dehors et superflues, c’est-à-dire que des dons, des grâces et faveurs, mais non d’autres choses. Cela ne se fait que l’une après l’autre, à cause de la faiblesse de l’âme. Cette conduite est si admirable, c’est un si grand amour de Dieu pour l’âme que l’on ne le croirait jamais à moins de l’expérimenter : car l’âme est si pleine d’elle-même et si pétrie d’amour-propre que si Dieu n’en usait ainsi, elle se perdrait.
18. On dira peut-être : si les dons de Dieu font un tel dommage, pourquoi les donner ? Dieu les donne par un excès de sa bonté, pour tirer l’âme du péché, de l’attache aux créatures, et la faire retourner à Lui ; et s’Il ne les lui donnait pas, elle serait toujours criminelle. Mais ces mêmes dons, desquels Il la gratifie pour la détacher des créatures et d’elle-même, pour se faire aimer d’elle du moins par reconnaissance, cette créature est si misérable qu’elle s’en sert pour s’aimer et s’admirer, qu’elle s’y amuse ; et l’amour-propre est si enraciné dans la créature que ces dons l’ont augmenté : car elle trouve en elle-même de nouveaux charmes qu’elle n’y trouvait pas autrefois ; elle s’enfonce, elle s’accroche à elle-même, s’approprie ce qui était à Dieu et, se familiarisant trop avec Lui, oublie l’esclavage dont Il l’a tirée et mille autres choses de cette nature. Il est vrai que Dieu pourrait l’en délivrer comme Il peut délivrer l’homme de son fond de concupiscence, mais Il ne le fait pas pour des raisons connues à Lui seul.
19. L’âme ainsi dépouillée des dons de Dieu perd un peu de l’amour d’elle-même et elle commence à voir qu’elle n’est pas si riche qu’elle croyait et que ses richesses sont à son Époux. Elle voit, dis-je, qu’elle en a abusé et consent qu’Il les garde et qu’Il les reprenne. Elle dit : « Je serai riche des richesses de mon Époux et quoiqu’Il les garde, nous serons toujours en communauté de biens : Il ne les perdra pas ». Elle devient même bien aise d’avoir perdu ces dons de Dieu : elle se trouve déchargée, plus légère pour marcher. Enfin elle s’accoutume peu à peu à ce dépouillement, elle connaît qu’il lui a été utile et avantageux. Elle n’en a plus de chagrin. Elle s’ajuste du mieux qu’elle peut avec ses habits et comme elle est belle, elle se contente de ce qu’elle ne laissera pas de plaire à son Époux par ses agréments et par ses habits propres autant qu’elle faisait avec tous ses ornements.
20. Lorsqu’elle ne pense plus qu’à vivre en paix dans cette perte et qu’elle voit clairement le bien qu’elle lui procure et le dommage qu’elle s’était causé par le mauvais usage qu’elle a fait [des dons qu’on lui a repris], elle est toute étonnée que l’Époux, qui ne lui avait donné trêves qu’à cause de sa faiblesse, vienne avec plus de violence lui arracher ses habits.
Ô pauvre âme, que ferez-vous à ce coup ? C’est bien pis que l’autre fois, car ces habits sont nécessaires et il n’est pas de la bienséance de s’en laisser dépouiller. Oh ! C’est alors que l’âme s’en défend tant qu’elle peut. Elle fait voir à son Époux les raisons qu’elle a pour ne pas aller ainsi nue : que cela lui serait honteux à Lui-même. « Hélas, dit-elle, j’ai perdu toutes les richesses que Vous m’aviez données, vos dons, la douceur de votre amour. Mais je pouvais encore faire des actions extérieures de vertus. Je faisais des charités. Je faisais l’oraison avec assiduité, quoique vous eussiez ôté vos grâces sensibles ; mais de perdre tout cela, c’est à quoi je ne puis consentir. J’étais encore habillée selon ma qualité, et l’on me considérait encore dans le monde comme votre Épouse. Mais si je perds mes vêtements, cela Vous fera honte à Vous-même. — N’importe, pauvre âme, il faut consentir à cette perte. Vous ne vous connaissez pas encore. Vous croyez que vos habits sont à vous et que vous pouvez toujours vous en servir. — Mais je les ai acquis avec tant de soin. Vous me les avez donnés comme une récompense des travaux que j’ai soufferts pour vous. » N’importe : il les faut perdre.
21. L’âme, après avoir fait de son mieux pour les conserver, se sent dépouiller peu à peu. Tout lui devient insipide. Elle ne trouve plus de goût à rien, au contraire tout lui vient à dégoût et elle est mise dans l’impuissance de le faire. Autrefois elle avait des dégoûts, des peines, mais non des impuissances. Mais ici tout pouvoir lui est ôté. Les forces du corps et de l’âme lui manquent. Elle en perd même le souvenir longtemps. L’inclination lui en reste, qui est comme la dernière robe, qu’il faut perdre à la fin.
22. Ceci se fait très peu à peu et d’une manière pénible, parce que l’âme voit toujours que cela est venu par sa faute. Elle n’ose plus rien dire, car ce qu’elle dirait ne servirait qu’à irriter son Époux, dont la colère lui est plus rude que la mort. Elle commence à se connaître mieux, à voir qu’elle n’a rien à elle et que tout est à son Époux. Elle commence à entrer en défiance d’elle-même, elle perd peu à peu l’amour qu’elle avait pour elle-même. Mais elle ne se hait pas encore, car elle est toujours belle, quoique nue. Elle regarde de temps en temps l’Amant avec un regard pitoyable, mais elle ne dit pas un seul mot, elle s’afflige de son courroux. Il lui semble que ce serait peu d’être dépouillée, si seulement elle n’avait pas fâché son Époux et si elle ne s’était pas rendue indigne de porter ses habits nuptiaux.
23. Si elle avait été confuse la première fois qu’on lui ôta ses richesses, la confusion de se voir nue lui est infiniment plus sensible. Elle ne voudrait pas paraître devant son Époux, tant elle est honteuse. Cependant il faut rester et courir en cet état partout. Quoi ! Ne lui sera-t-il pas permis de se cacher ? Non : il faut ainsi paraître en public. Le monde commence à en avoir moins d’estime. On dit : « Est-ce là cette âme qui faisait l’admiration des hommes et des anges ? Voyez comme elle est déchue ! » Sa confusion redouble par ces paroles, parce qu’elle connaît bien que son Époux l’a dépouillée justement. Elle fait ce qu’elle peut afin qu’Il l’a revête un peu, mais Il n’en fera rien après l’avoir ainsi dépouillée de tout, ce qui est une miséricorde infinie, car ses habits la satisfaisaient en la couvrant et l’empêchaient de voir ce qu’elle était.
24. C’est une chose bien étonnante pour une âme qui croyait être bien avancée dans la perfection, de se voir ainsi déchoir tout d’un coup. Elle croit que ce sont de nouvelles fautes, dont elle s’était corrigée, qui reviennent ; mais elle se trompe : c’est qu’elle était cachée sous ses habits qui l’empêchaient de se voir telle qu’elle est. C’est une chose horrible qu’une âme ainsi nue des dons et grâces de Dieu, et l’on ne pourrait à moins d’expérience [savoir ni] croire ce que c’est.
25. Mais c’est encore peu, si elle conservait sa beauté : mais Il [l’Époux] la fait devenir laide et la fait perdre. Jusqu’ici, l’âme s’est bien laissé dépouiller des dons, grâces et faveurs, facilité au bien : elle a perdu toutes les bonnes choses, comme les austérités, le soin des pauvres, la facilité à aider le prochain, mais elle n’a pas perdu les divines vertus. Cependant ici [il] les faut perdre quant à l’usage : car pour la réalité, elles s’impriment plus fortement dans l’âme. Elle perd la vertu comme vertu ; mais c’est pour la retrouver en Jésus-Christ.
Cette âme toute humiliée devient* toute superbe à ce qu’elle croit. Cette âme si patiente, qui souffrait si aisément toutes choses et qui en faisait ses plaisirs, trouve qu’elle ne peut rien souffrir. Les sens perdent leur économie et semblent vouloir se révolter. Elle ne peut ni se mortifier, ni se garder de rien par ses propres efforts comme auparavant et qui pis est, cette âme ainsi défigurée se salit à tout moment, à ce qu’elle croit : elle se blesse* avec les créatures. Elle se plaint avec l’Épouse que les sentinelles l’ont trouvée et l’ont navrée.
26. Je dois pourtant dire ici que les personnes de cet état ne font aucune faute volontaire. Dieu leur fait voir en général un si grand fond de corruption qui est en elles qu’elles diraient volontiers avec Job : Qui me donnera que je me cache dans l’Enfer jusqu’à ce que la colère de Dieu soit passée ? Car il ne faut pas croire qu’ici ni dans la suite, Dieu permette que cette âme tombe dans aucun péché réel ; et cela est si vrai que, quoiqu’elle paraisse à ses propres yeux la plus misérable des créatures, lorsqu’Il s’agit de se confesser, elle ne trouve aucune faute en détail qu’elle ait faite et s’accuse seulement qu’elle est pleine de misères et qu’elle n’a que des sentiments contraires à ses désirs. Il est de la gloire de Dieu qu’en faisant expérimenter à l’âme jusqu’au fond de sa corruption, Il ne la laisse pas tomber dans des péchés. Ce qui fait sa douleur si épouvantable, c’est qu’elle est comme accablée de la pureté de Dieu, et cette pureté lui fait voir jusques aux moindres atomes d’imperfection comme d’énormes péchés, à cause de la distance infinie qu’il y a entre la pureté de Dieu et l’impureté de la créature, de cet homme Adam pécheur. Elle voit qu’elle était sortie toute pure des mains de Dieu et qu’elle a contracté non seulement le péché d’Adam, mais encore mille et mille fautes actuelles, de sorte que sa confusion est au-dessus de tout ce qu’on peut exprimer. Ce qui fait que les hommes la méprisent, n’est point aucune faute particulière qu’ils remarquent en elle ; mais c’est que, ne la voyant plus faire tout ce qu’elle faisait autrefois avec tant d’ardeur et de fidélité, ils jugent par là de son déchet : en quoi ils se trompent beaucoup.
Ceci doit servir pour la suite et pour tout ce qui peut être exprimé trop fortement et que ceux qui n’ont point l’expérience pourraient prendre en mauvaise part. Il faut remarquer encore quand je parle de corruption, de pourriture, de saleté, etc., que j’entends la destruction et la consomption du vieil homme par la conviction centrale et une expérience intime de ce fond d’impureté et de propriété qu’il y a en l’homme, qui le faisant voir à lui-même ce qu’il est en soi sans Dieu, le fait crier avec David : Je suis un ver et non pas un homme ; et avec Job : Quand j’aurais été blanchi comme la neige et que la blancheur de mes mains éblouirait par son éclat, vous me feriez voir à mes yeux tout couvert d’ordure et mon vêtement aurait honte de me toucher.
27. Ce n’est donc pas que cette pauvre âme fasse les fautes qu’elle s’imagine de faire : car elle ne fut jamais plus pure dans le fond ; mais c’est que les sens et les puissances étant sans soutiens, principalement les sens, ils errent vagabonds. De plus, comme la course de cette âme vers Dieu redouble et qu’elle s’oublie davantage elle-même, il ne faut pas s’étonner si, en courant, elle se salit par les endroits pleins de boue où il lui faut passer ; et comme toute son attention est tournée vers son Bien-aimé, quoiqu’elle ne s’en aperçoive pas à cause de son état de course, elle ne pense point à elle, elle ne songe pas où elle met ses pas. Cela est si vrai que cette âme qui se croit la plus criminelle de toutes les créatures ne fait pas une faute de volonté, quoiqu’elles lui paraissent toutes volontaires, mais bien de surprise : souvent même elle ne voit ses fautes que lorsqu’elles sont faites.
28. Elle crie à son Époux afin qu’Il lui tende la main ; mais Il n’a garde de le faire, du moins d’une manière aperçue, quoiqu’Il la soutienne d’une main invisible. Cette âme pense quelquefois de mieux faire, mais c’est alors qu’elle fait plus mal : car le dessein de son Époux lorsqu’Il la laisse tomber, sans cependant qu’elle se blesse, est afin qu’elle ne s’appuie plus sur elle-même, qu’elle reconnaisse son impuissance, qu’elle entre dans un entier désespoir [d’elle-même] et qu’elle puisse dire : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus.
29. C’est ici que l’âme commence à se haïr véritablement et à se connaître, ce qu’elle ne ferait jamais si Notre Seigneur ne lui faisait sentir ce qu’elle est. Toutes les connaissances que l’on a de soi par lumière, de quelque degré qu’elles soient, n’ont pas le pouvoir de faire que l’âme se haïsse véritablement. Celui qui aime son âme la perdra et celui qui la hait, la sauvera. Il n’y a, dis-je, que cette expérience qui puisse faire véritablement connaître à l’âme son fond infini de misères. Toute autre voie ne peut donner une véritable pureté : si elle en donne, ce n’est qu’en superficie et non dans le fond, où l’impureté est cachée et non exprimée et sortie.
30. Ici Dieu va chercher jusque dans le plus profond de l’âme son impureté foncière, qui est l’effet de l’amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu’il vous plaira : vous nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l’éponge pour en exprimer toute l’ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C’est ainsi que Dieu fait : Il serre cette âme d’une manière pénible et douloureuse, puis Il en fait sortir ce qu’il y a de plus caché.
Lorsque l’âme sent cette puanteur, elle croit que c’est une nouvelle ordure et qu’elle se salit ; et c’est une tout au contraire. Cette ordure y était et elle ne la voyait pas, elle ne la sent à présent que parce qu’on la lui ôte. Une personne qui aurait une apostume en quelque endroit n’en a pas de dégoût tant qu’on ne la lui ouvre pas ; mais lorsque le chirurgien fait une incision et qu’il fait sortir le pus, le malade se plaint de la puanteur qui lui fait mal au cœur. Cette apostume était aussi puante lorsqu’elle était cachée et qu’elle était plus dangereuse, cependant on ne se plaignait pas de sa mauvaise odeur. On croit être sali parce qu’elle suppure, et c’est le contraire. Il est vrai que le dehors en est sali pour quelque temps ; mais c’est afin que le dehors et le dedans soient purifiés dans la suite. Si Dieu ne faisait ainsi, l’amour propre, cette apostume effroyable, ne sortirait jamais, et plus elle serait couverte de beaux habits, plus aussi serait-elle enfoncée, et plus elle se tournerait au-dedans et gâterait sans qu’on s’en aperçût toutes les parties nobles.
31. Je dis donc que cette voie si abjecte, si pauvre, si sale, a seule le pouvoir de purifier radicalement ; et sans elle on serait toujours sale, quoique l’on parût bien propre. Il faut donc que Dieu fasse sentir à l’âme ce qu’elle est jusqu’au fond. Cette grâce de foi, de dépouillement, s’attache toujours aux défauts les plus essentiels et les plus cachés dans l’amour-propre, à certains défauts mignons que la nature resserre, qu’elle conserve avec soin et que les autres ne voient pas comme des défauts : au contraire, ils paraissent vertus, de sorte qu’en les perdant, il semble que l’on perde la vertu. Car la vertu ne s’acquiert véritablement que par les tentations contraires, ainsi qu’il est écrit : Celui qui n’est pas tenté, que sait-il ? Plus nous avons d’attache à une vertu, plus nous sommes exercés sur cette même vertu. Les défauts des autres voies sont connus plus superficiellement. Ceux que Dieu va chercher dans le plus intime de ces âmes passeraient pour perfections chez les autres, lesquelles ont en effet une prudence admirable, une sagesse grande, mille propriétés qu’elles conservent chèrement. Elles ont du courage : ce sont de grandes âmes. Mais celles-ci n’ont plus rien du tout. Ce n’est plus que faiblesse sur faiblesse, impuissance sur impuissance. On ne leur laisse pas la moindre propriété. Les autres vont par ce qui est et elles subsistent par quelque chose de grand : elles vont de sainteté en sainteté, et celles-ci vont par ce qu’elles n’ont pas. Aussi sont-elles bien éloignées de s’attacher à rien, ayant tout perdu : étant si laides et si sales, à quoi s’attacheraient-elles ?
32. Les plus favorisées de ces âmes-ci, pour l’ordinaire, sont le rebut du monde : elles sont toujours contrariées. Ce que les autres font est admiré ; mais pour elles, il semble qu’elles gâtent tout ce qu’elles entreprennent. Elles ne réussissent à rien et ne sont approuvées en rien. Enfin, il faut que, malgré elles, elles se rendent justice et qu’elles voient tout bien être en leur Époux et tout mal être en elles. On ne saurait croire, sinon par expérience, de quoi la nature abandonnée à elle-même est capable. Oui, oui, notre être propre abandonné à lui-même est pire que tous les diables*.
33. C’est pourquoi il ne faut pas croire que cette âme ainsi dans la misère soit abandonnée de Dieu. Elle n’en fut jamais mieux soutenue, mais c’est la nature qui est laissée un peu seule et qui fait tous ces ravages sans que l’âme y ait aucune part. Cette pauvre Épouse désolée courant çà et là après son Bien-aimé non seulement se salit beaucoup, comme j’ai dit, mais elle se blesse avec les épines qu’elle rencontre. Elle se fatigue si fort qu’il lui faut mourir et expirer dans sa course sans secours.
Le plus grand bien de l’âme en cette voie est que Dieu lui soit impitoyable et lorsqu’Il veut bien faire avancer une âme, Il la laisse courir jusqu’à la mort ; s’Il l’arrête pour des moments (ce qui ravit et vivifie cette pauvre âme), c’est à cause de sa faiblesse et qu’Il craint qu’elle ne perde courage et que la lassitude ne l’oblige à se reposer.
34. Lorsqu’Il voit cela, Il la regarde pour un moment, et cette pauvre âme par ce regard se trouve prise et blessée de nouveau, mais d’une manière si forte qu’elle est hors d’elle-même et demeure comme défailli. Elle Lui dirait volontiers : « Hélas ! Pourquoi m’avez-vous tant fait courir ? Donnez-moi un peu de repos afin que j’avale ma salive. Qui me donnera que je Le trouve seul et que je Le mène dehors et que je le voie face à face ! » Mais, hélas ! lorsqu’elle croit Le tenir, Il s’enfuit derechef : Je L’ai cherché (dit-elle) et je ne L’ai point trouvé. Comme, par ce regard de l’Époux, l’âme est devenue plus amoureuse, elle redouble sa course afin de Le trouver. Cependant elle s’est arrêtée autant de temps que son regard a duré. C’est pourquoi l’Époux ne la regarde que le moins qu’Il peut et que lorsqu’Il voit qu’elle perd courage. Et si elle était assez forte, elle irait bien plus vite sans s’arrêter : si un voyageur pouvait toujours marcher sans besoin ni de repos ni de nourriture, il irait bien plus vite ; mais il lui faut et l’un et l’autre à cause de sa faiblesse, et l’un et l’autre lui donnent de nouvelles forces qui lui sont données à cause de son besoin et que la nature défaillirait s’il en était privé. Il en est ainsi dans cette voie.
35. Cette âme* meurt donc ici véritablement à la fin de sa course, parce que toute force active lui manque pour courir : car quoiqu’elle ait été passive, elle n’avait pas pourtant perdu sa force active quoique elle ne lui parût pas à elle-même ; l’attrait la faisait courir sans qu’elle le sût et connût. L’Épouse dit : Tirez-moi et nous courrons : elle court à la vérité, mais de quelle manière ? C’est en perdant tout. C’est comme le soleil qui court incessamment sans sortir de son repos.
L’âme perd tout ici par le trépas mystique, pour courir sous un autre pôle ou pour mieux dire [c’est comme un soleil qui] s’éclipse de notre hémisphère, où il ne paraîtra plus, étant caché dans la mer. C’est là le sépulcre où l’âme éprouve une tout autre mort et sa puanteur, ainsi qu’il sera dit.
36. L’âme ici se hait si fort elle-même qu’elle ne se peut souffrir : elle n’a des yeux que pour se regarder de travers, elle n’a que du mal à dire d’elle. C’est alors qu’elle n’est rien ni devant Dieu ni devant les créatures, ni devant elle-même. Elle croit que c’est avec raison que l’Époux la traite de la sorte. Elle croit que c’est sa puanteur qui lui cause du dégoût. Elle ne voit pas que c’est tout le contraire : c’est pour la faire courir qu’Il fuit, c’est pour la purifier qu’Il semble la salir. Lorsque l’on met le fer dans le feu pour le purifier et lui faire perdre sa rouille, il paraît d’abord se salir et noircir, mais après on voit bien qu’il a été purifié. Il ne lui fait expérimenter ses faiblesses qu’afin qu’elle perde toute force et tout appui propre et que, désespérant de tout, Il la porte Lui-même et qu’elle se laisse porter : car quelque forte que soit sa course, elle marche en enfant, mais lorsqu’elle est en Dieu et que Dieu la porte, quoiqu’elle paraisse se reposer, ses démarches sont infinies, puisqu’elles sont celles d’un Dieu.
37. Cette âme voit encore les autres parées de ses dépouilles. Lorsqu’elle voit une sainte âme, elle n’ose l’aborder et elle la voit parée avec admiration de tous les ornements que l’Époux lui a ôtés. Mais, quoiqu’elle l’admire et qu’elle se sente enfoncée jusque dans l’abîme du néant, elle ne peut pas cependant désirer de les avoir, tant elle s’en trouve indigne. Elle croit que ce serait les profaner que de les mettre sur une personne si couverte de boue et d’infection. Elle se réjouit même de voir que, si elle fait horreur à son Bien-aimé, il y en a d’autres qui font ses délices. Elle est bien éloignée de la jalousie des commencements où elle Le voulait toujours garder et retenir : au contraire, elle est bien aise qu’Il ne la regarde pas afin qu’Il n’en ait pas mal au cœur et qu’Il prenne ses délices avec les autres, qu’elle croit fortunées d’avoir gagné les amours de son Dieu, car pour les ornements, quoiqu’elle les en voit parées, elle ne croit pas que ce soit cela qui les rende heureuses. Si elle trouve du bonheur pour elles à les en voir parées, c’est parce que ce sont les gages de l’amour de son Bien-aimé.
38. Lorsqu’elle se tient si petite auprès de ces âmes qu’elle regarde comme des reines, elle ne sait pas le bien que lui doit produire sa nudité, sa mort et sa pourriture. Il ne la rend nue que pour être son vêtement : Revêtez-vous de Jésus-Christ, dit saint Paul. Il ne la tue que pour être sa vie : Si nous sommes morts avec Jésus-Christ, nous ressusciterons avec Lui. Il ne l’anéantit que pour la transformer en Lui.
Cette perte de vertu ne se fait que peu à peu, ainsi que les autres pertes, et cet entraînement apparent au mal est involontaire, car ce mal qui rend ces âmes si sales à leurs propres yeux n’est point un mal véritable ni dangereux dont elles soient propriétaires, car ici elles n’ont ni de volonté propre ni d’arrêt à quoi que ce soit. Ce qui les salit sont des précipitations et promptitudes, qui ne font que passer et qui ne laissent pas de les remplir de confusion, ce sont certains défauts qui ne sont que dans les sentiments. Sitôt qu’une âme voit la beauté d’une vertu, elle tombe incessamment dans le vice contraire à ce qu’elle croit : par exemple, si elle aime la vérité, elle dit des paroles précipitées ou d’exagération, elle croit mentir à tout moment, quoiqu’en effet elle ne le fasse pas, ne parlant pas contre son sentiment. Si elle aime la douceur, une promptitude inopinée lui survient et il en est ainsi de toutes les autres vertus. Et plus les vertus sont de conséquence et que l’âme y tient plus fortement (parce qu’elles lui paraissent plus essentielles,) plus lui sont-elles arrachées [en cette manière] avec plus de force et de douleur.
39. Cette pauvre âme après avoir tout perdu, doit enfin se perdre elle-même par un entier désespoir de tout ou plutôt doit mourir accablée de fatigues horribles*. L’oraison de ce degré est fort pénible parce que l’âme ne pouvant plus se servir de ses puissances dont l’usage lui est entièrement ôté, et Dieu ayant retiré un certain calme doux et profond qui la soutenait, elle reste comme ces pauvres enfants qui vont courant çà et là pour trouver de la nourriture sans trouver personne qui leur en donne. C’est ce qui fait qu’ici l’oraison paraît entièrement perdue, comme en ceux qui ne l’ont jamais faite, mais avec cette différence que l’on sent la peine de sa perte, parce que l’on a connu sa valeur par sa possession et que les autres n’en ont pas de peine parce qu’ils n’en connaissent pas le prix. Elle ne peut plus trouver de soutien dans les créatures et, si elle s’y sent courbée et portée, c’est par impétuosité sans cependant y trouver rien qui la satisfasse. Ce n’est pas que souvent elle ne s’égare et qu’elle ne voulût se jeter à corps perdu dans les choses qu’elle a goûtées autrefois, mais, hélas ! elle y trouve tant d’amertume qu’elle s’en retire au plus vite, et il ne lui reste que la douleur de son infidélité.
40. L’imagination est entièrement détraquée et ne laisse presque point de repos. Les trois puissances de l’âme [l’entendement, la mémoire et la volonté] perdent peu à peu leur vie, en sorte que sur la fin elles n’en ont point du tout, ce qui est très pénible à l’âme et particulièrement à la volonté, qui avait appris de goûter un « je ne sais quoi » tranquille et doux, qui rassurait les autres puissances dans leur inaction et dans leurs morts et impuissances.
41. Ce je ne sais quoi, qui soutient dans le fond, est ce qui coûte le plus à perdre et que l’âme tâche avec plus de force à retenir ; car d’autant plus est-il délicat, d’autant plus, lui paraît-il, divin et nécessaire, et elle consentirait aisément à ne se servir jamais des deux autres puissances ni même de la volonté d’une manière distincte et aperçue, pourvu que ce « je ne sais quoi », qui est son favori, lui demeure : car le moyen qu’une âme puisse subsister sans moyens, et sans ce moyen si pur qu’il semble que c’est la fin à laquelle tout aboutit et la récompense de tous les travaux ? Car que veut une âme dans tous ses travaux, que d’avoir ce témoignage dans le fond qu’elle est un enfant de Dieu ? Et toute la spiritualité se termine à cette expérience.
Cependant il le faut perdre comme le reste et ensuite entrer dans la funeste expérience de toutes les misères dont on est plein. Et c’est ce qui opère véritablement la mort de l’âme : car, quelque misère que puisse avoir l’âme, si ce « je ne sais quoi » qui fait la vie de l’âme, ne se perdait, elle ne mourrait pas ; et aussi, si ce « je ne sais quoi » se perdait sans qu’elle sentît ses misères, elle se soutiendrait et ne mourrait jamais. Elle sait et comprend facilement qu’il faut passer de longues et effroyables ténèbres, qu’il faut perdre tout goût, tous sentiments, quelque délicats qu’ils soient. C’est pourquoi elle porte les privations des soutiens et des goûts avec force, surtout les personnes éclairées et savantes ; mais de perdre un certain soutien presque imperceptible et tomber de faiblesse, tomber dans la misère et la boue, c’est à quoi l’on ne peut consentir parce que l’on n’y doit jamais consentir. C’est où la raison se perd. C’est où les frayeurs et les transes mortelles s’emparent du cœur, qui semble n’avoir de vie que pour sentir sa mort. C’est donc la perte de cet imperceptible moyen et l’expérience de ses misères qui causent la mort.
42. L’âme doit être bien fidèle, dans un temps si nu et si rude, pour ne point laisser ses sens se courber vers les créatures volontairement, cherchant du soulagement et du divertissement volontaire : je dis volontaire, car pour des mortifications et attentions [réfléchies] sur soi-même, ces âmes en sont incapables ; et plus elles ont été mortifiées (ce qui paraissait mort aux non expérimentés), plus ont-elles de penchant vers le contraire sans s’en apercevoir, comme un fou qui va errant et vagabond partout ; et si vous vouliez les retenir trop rigoureusement, outre que cela serait inutile, c’est que cette application au-dehors retarderait et empêcherait la mort.
43. Que faut-il donc faire ? C’est d’observer de ne rien faire qui soulage les sens d’une manière criminelle et imparfaite, de les souffrir et de les récréer quelquefois en choses innocentes en charité, car comme ils ne sont pas capables de ce qui s’opère au-dedans, ce serait ruiner la santé et même les forces de l’esprit, et peut-être l’intérieur, que de les vouloir gêner. Il faut mépriser cela comme des enfances et n’être pas trop rigoureux en refusant les choses permises.
44. Ce que je dis est pour ce degré : car si l’âme en voulait user ainsi dans le temps de la force et vigueur de la grâce, elle ferait mal. Et même notre Seigneur tout plein de bonté fait bien voir Lui-même la conduite que l’on doit tenir, car dans les commencements, Il presse de si près les pauvres sens qu’Il ne leur donne aucune liberté ; c’est assez qu’ils veuillent quelque chose pour les en arracher : un regard, une parole, la moindre satisfaction ferait souffrir infiniment, et Dieu fait cela pour tirer les sens de leur opérer imparfait, pour les faire entrer au-dedans et, en les sevrant au-dehors, Il les lie au-dedans d’une manière si douce qu’il ne leur coûte presque rien de se priver de tout ; ils y trouvent même plus de douceur que dans la possession de toutes choses. Mais quand ils sont suffisamment purifiés et introvertis, Dieu qui veut tirer l’âme d’elle-même par un mouvement tout contraire, permet que les sens s’extrovertissent et se répandent vers le dehors, ce qui semble à l’âme une grande impureté. Cependant la chose est [alors] de saison et faire autrement, c’est se purifier autrement que Dieu ne veut, et se salir.
45. Cela n’empêche pas qu’il ne se fasse des fautes dans cette extroversion des sens, mais la confusion que l’âme en reçoit et la fidélité à en faire usage, fait le fumier où elle pourrit plus vite : Tout coopère en bien à ceux qui aiment. C’est aussi ici où l’on perd entièrement l’estime des créatures. Elles vous regardent avec mépris et disent : « N’est-ce pas là celle que nous admirions autrefois ? Comment est-elle devenue ainsi défigurée et laide ? ». Hélas, leur dit-elle : Ne me regardez pas par ma couleur noire, car c’est le soleil qui m’a ainsi décolorée. C’est ici qu’elle entre tout d’un coup dans le troisième degré, qui est d’ensevelissement et de pourriture.
Chapitre VIII. Troisième degré de la voie passive en foi nue
1. Le torrent, ainsi que nous l’avons dit, a souffert tous les bruits et les renversements imaginables. Il a été battu contre les rochers : ce n’était que chutes de rocher en rocher, mais il a toujours paru et on ne l’a point vu perdre. Il commence ici à se perdre de gouffre en gouffre. Il y avait encore un marcher, quoique si précipité, si confus et si rompu ; mais ici il s’engouffre avec une impétuosité encore plus forte dans des trous. On est longtemps sans le voir, puis on l’aperçoit un peu, plus par son bruit que par la vue ; mais il ne paraît que pour se précipiter de nouveau dans un gouffre plus profond. Il tombe d’abîme en abîme, de précipice en précipice, jusqu’à ce qu’enfin il tombe dans l’abîme de la mer où, perdant toute figure, il ne se trouve plus jamais, étant devenu la mer même.
2. L’âme après bien des morts redoublées expire enfin dans les bras de l’Amour, mais elle n’aperçoit pas ces mêmes bras. Elle n’est pas plus tôt expirée qu’elle perd tout acte de vie, pour simple et délicat qu’il fût : tout désir, inclination, penchant, choix, répugnances et contrariétés foncières. Plus elle s’approchait de la mort, plus elle s’affaiblissait et sa vie, quoique languissante et agonisante, était encore vie ; et il pouvait encore rester à l’âme quelque espérance, quoique sa mort fût inévitable. Mais ici, il n’y en a plus. Il faut que le torrent s’abîme et qu’on ne l’aperçoive plus.
3. O Dieu, qu’est-ce que ceci ? Ce qui n’était que des précipices devient des abîmes. L’âme tombe avec entraînement dans un abîme de misères d’où il n’y a nul jour de sortir. Au commencement, cet abîme est moindre ; mais plus elle avance, plus elle en trouve de plus étranges, en sorte que c’est aller de mal en pis, car il est à remarquer que lorsque l’on commence un degré, il tient beaucoup de celui qui précède dans son commencement, et dans sa fin, il commence déjà beaucoup à se ressentir de celui qui doit suivre. Il faut aussi remarquer que chaque degré en renferme une infinité d’autres.
4. L’homme après sa mort, avant que d’être enseveli, est encore parmi les vivants : il a encore figure d’homme, quoiqu’il fasse peur. Cette âme aussi, dans le commencement de ce degré, a encore quelque figure de ce qu’elle était autrefois : il lui reste une certaine impression secrète et cachée de Dieu, comme il reste dans un corps mort une certaine chaleur qui s’éteint peu à peu. Cette âme se présente à l’oraison, à la prière, mais tout cela lui est bientôt ôté. Il faut perdre non seulement toute oraison, tout don de Dieu, mais Dieu même à ce qu’il paraît, et ne Le pas perdre pour un, deux ou trois ans, mais pour toujours. Toute facilité au bien, toute vertu active lui sont ôtées. Elle reste nue et dépouillée de tout. Le monde qui l’estimait autrefois tant commence à en avoir peur. On lui rend encore certains devoirs de bienséance, mais ce n’est que pour l’ensevelir, la cacher dans la terre et ne la plus voir.
Il faut remarquer que ce n’est aucune faute visible qui produit le mépris des hommes, mais l’impuissance de pratiquer ce que l’on faisait autrefois avec tant de facilité : on passait les jours entiers à l’église ou dans la visite des pauvres malades, souvent même contre son devoir ; on ne peut plus faire ces choses.
5. Elle sera bientôt, cette pauvre âme, dans un entier oubli. Peu à peu elle perd tellement toute chose qu’elle est toute pauvre. Les créatures la jettent dans la terre, puis on n’y pense plus. Tout le monde jette de la terre dessus et on la foule aux pieds. Ô pauvre âme, il faut que tu te voies faire tout cela. Si un corps se voyait enterrer, quelle peine n’aurait-il point ? L’âme voit tout cela, et le voit avec frayeur, sans cependant y pouvoir mettre ordre. Il faut se laisser ensevelir, couvrir de terre et écraser de toutes les créatures.
6. C’est ici où sont les bonnes croix, et d’autant meilleures que l’âme croit mieux les mériter. Elle commence aussi à avoir horreur d’elle-même. Dieu la rejette si loin qu’Il paraît la vouloir abandonner pour toujours. Il faut, pauvre âme, que vous preniez patience et que vous demeuriez gisante dans le sépulcre.
7. Elle y demeure en paix, quoiqu’avec des horreurs terribles, parce qu’elle voit bien qu’il n’y a pas d’apparence d’en sortir et qu’il y faut demeurer pour toujours ; et aussi bien voit-elle que c’est le lieu qui lui est propre à présent, tout autre étant plus fâcheux pour elle. Elle fuit les créatures de bon cœur, parce qu’elle voit bien qu’il n’y a plus rien à faire pour elle et qu’elles en ont de l’aversion. On parle mal d’elle. On ne la regarde plus que comme une charogne qui a perdu la vie de la grâce et qui n’est plus propre qu’à être enfoncée dans la terre.
8. L’âme porte son abjection. Mais, hélas, que cet état est encore doux ! Et qu’il serait aisé de rester dans le sépulcre s’il ne fallait pas pourrir ! Le vieil homme corrompt peu à peu : autrefois c’était des faiblesses, des défaillances ; ici l’âme voit le fond de sa corruption qu’elle avait ignorée jusqu’alors, car il lui était impossible d’imaginer ce que c’est que l’amour propre et la propriété. Tout ceci se passe dans l’intime de l’âme sans que les sens y participent. O. Dieu, quelle horreur pour cette âme de se voir ainsi pourrir ! Toutes les peines, les mépris et les contradictions des créatures ne la touchent plus. Elle est même insensible à la privation du soleil de Justice : elle sait qu’il n’éclaire pas dans les tombeaux. Mais de sentir sa corruption, c’est ce qu’elle ne peut souffrir. O. Dieu ! Que ne souffrirait-elle pas plutôt ? C’est cependant un faire le faut. Il faut expérimenter jusqu’au fond ce que l’on est. Mais ce sont peut-être des péchés ? Dieu a horreur de moi. Mais que faire ? Il faut souffrir, il n’y a point de remède.
9. Mais encore si je pourrissais sans être vue de Dieu, je serais contente ; ce qui me fait peine est le mal de cœur que je Lui fais. Mais, pauvre désolée, que ferez-vous ? Il vous doit suffire de n’aimer pas la corruption, mais de la porter. Encore ne savez-vous pas si vous ne la voulez pas : vous ne sauriez en juger vous-même. Les autres en jugent par la peine qu’elle vous cause.
10. Cette âme ainsi dans la corruption est si pleine d’horreur d’elle-même qu’elle ne peut se souffrir. La peine de souffrir sa propre puanteur est si forte qu’elle n’a plus de peine de tout ce qu’on lui pourrait faire au-dehors. Rien ne la touche plus. Elle se voit digne de tout mépris. Les autres ne la voient plus qu’avec horreur, mais cela ne lui fait point de peine, le mal de cœur qu’elle sent, et sa propre puanteur, lui faisant voir que l’on a raison. Et si elle voit des âmes vivantes en Dieu, elle se croit indigne d’en approcher : elle s’enfonce dans la pourriture comme dans le lieu qui lui est propre.
11. Elle n’a pas de peine que Dieu la rebute, car elle voit si clair le mériter que rien plus. Elle est même ravie qu’Il ne la regarde plus, qu’Il la laisse dans la pourriture et qu’Il donne aux autres toutes ses grâces, que les autres soient l’objet de ses actions et qu’elle ne cause que de l’horreur. Mais ce à quoi elle ne se peut résoudre, c’est que la mauvaise odeur de sa corruption monte jusqu’à Dieu. Elle ne voudrait pas pécher. N’importe, dit cette âme, que je pourrisse, que je sois le jouet de toutes les créatures, que je sois dans le fond de l’Enfer avec les démons, pourvu que je ne pèche pas. Elle ne pense plus à aimer ou à ne pas aimer. Elle s’en croit incapable. Il n’y a plus d’amour pour elle. Elle est devenue bien pis que dans le pur naturel, puisqu’elle est dans la corruption ordinaire au corps privé de vie.
12. Enfin peut-être que cette corruption durera peu ? Hélas ! C’est tout le contraire. Elle durera plusieurs années et ira toujours en augmentant, si ce n’est sur la fin que la pourriture devient poussière et que ce qui est cendre redevient cendre.
13. Ce pauvre torrent va comme un fou, d’abîme en abîme, de précipices en précipices. Cette âme va de pourriture en pourriture : tous ses membres sont attaqués presque en même temps. Il n’y a plus rien pour elle, plus de règlements, plus d’austérités. Il lui semble que tous les sens et toutes les puissances sont dans la confusion. Pauvre âme, que ferez-vous dans cet état ? Il vous faut résoudre à être éternellement la pâture des vers. Votre propre conscience vous reproche l’état où vous êtes tombée. Quelle différence pour ce torrent de couler si agréablement dans la plaine ou de se précipiter dans des gouffres affreux ? C’est pourtant son sort et sa destinée.
Enfin peu à peu l’âme s’accoutume à la corruption : elle la sent moins et elle lui devient naturelle, si ce n’est dans de certains moments qu’elle exhale une puanteur capable de la faire mourir si elle n’était pas immortelle. Ô pauvre torrent, n’étiez-vous pas mieux sur le haut de la montagne qu’à présent ? Vous aviez quelque légère corruption, mais à présent, quoique vous courriez avec rapidité et que rien ne vous arrête, vous passez dans des lieux si sales, si corrompus de soufre, de salpêtre et de vilenies, que vous entraînez avec vous la méchante odeur !
14. Enfin cette pauvre âme commence à ne plus tant sentir sa puanteur, à s’y faire, à y demeurer en repos, sans espérance d’en sortir jamais, sans pouvoir rien faire pour cela, et ainsi ses membres, sa chair, tout elle-même s’anéantit et devient poussière. Et c’est alors que commence l’anéantissement, car auparavant, quelque puanteur qu’elle pût avoir, il restait [encore] des marques de l’humanité : un cadavre puant, un reste d’homme. Mais ici, il n’y a plus que de la cendre. L’âme ne souffre plus de la méchante odeur : elle est naturalisée à ces choses, elle ne voit plus rien, et elle est comme une personne qui n’est plus et qui ne sera plus jamais. Elle ne sait ni bien ni mal.
15. Autrefois elle se faisait horreur : elle n’y pense plus. Elle est dans la dernière misère sans en avoir plus d’horreur. Autrefois elle craignait encore la Communion, de peur d’infecter ou déshonorer Dieu : à présent, il lui semble qu’elle y va tout naturellement ! Tout ce qui est de grâce se fait comme de nature et il n’y a plus rien, ni peine ni plaisir. Tout ce qu’il y a, c’est que ses cendres demeurent cendres en paix, sans espoir d’être jamais autre chose que cendres. Lorsqu’elle sentait sa puanteur, elle connaissait encore qu’elle pourrissait ; mais ici elle est pourrie, et rien de dehors ni de dedans ne la touche plus.
16. Enfin, réduite dans le non-être, il se trouve dans ses cendres un germe d’immortalité qui se conserve sous cette cendre, et qui prendra vie dans sa saison. Mais elle n’a pas cette connaissance et ne pense pas se voir jamais revivre ni ressusciter.
17. La fidélité de l’âme en cet état consiste à se laisser ensevelir, enterrer, écraser, marcher, sans se remuer non plus qu’un mort ; à souffrir sa puanteur dans sa fosse et à se laisser pourrir dans toute l’étendue de la volonté de Dieu, sans aller chercher de quoi éviter la putréfaction. Il y en a qui voudraient mettre du baume ou des senteurs pour ne point sentir la puanteur de leur corruption. Non, non : laissez-vous telles que vous êtes, pauvres âmes. Sentez votre puanteur : il faut que vous la connaissiez et que vous voyiez le fond infini de corruption qui est en vous. Mettre du baume n’est autre chose que de tâcher par quelques moyens vertueux et bons de couvrir la corruption et d’en empêcher l’odeur. Oh, ne le faites pas ! Vous vous feriez tort. Dieu vous souffre bien : pourquoi ne vous souffririez-vous pas ? Si vous y regardez de près, vous verrez même que ce que vous ferez pour détourner la puanteur est un état violent pour vous et qu’il vous est plus naturel et meilleur de la sentir.
18. Je crois que le directeur doit donner très peu ou point du tout de secours à cette âme, principalement si son esprit est d’une force assez raisonnable. Car si cela n’était pas, il faudrait la soutenir : autrement, elle pourrait se perdre par la pénétration de la peine, car la peine de la pourriture passe jusque dans la moelle de ses os. Les autres peines sont plus extérieures et ne pénètrent pas si avant. Mais pour les âmes fortes, moins elles sont secourues, soutenues et fortifiées, plus tôt sont-elles réduites en poussière. Ne leur portez donc pas compassion et laissez-les dans leurs ordures apparentes, qui font cependant les délices de Dieu, jusqu’à ce que, de ces cendres, renaisse une nouvelle vie.
19. L’âme réduite au néant y doit demeurer, sans vouloir, lorsqu’elle est poussière, sortir de cet état ni, comme autrefois, désirer de revivre. Il faut qu’elle demeure comme ce qui n’est plus, et c’est pour lors que le torrent s’abîme et se perd dans la mer pour ne se retrouver jamais en lui-même, mais pour devenir une même chose avec la mer*.
20. C’est pour lors que ce mort sent peu à peu sans sentir, que ses cendres se raniment et prennent une nouvelle vie ; mais cela se fait si peu à peu qu’il semble que ce soit un songe et un sommeil où l’on a bien rêvé : c’est comme un ver qui se forme de la cendre et qui prend vie peu à peu. Et c’est ce qui fait le dernier degré qui est le commencement de la vie divine et véritablement intérieure, qui enferme des degrés sans nombre, et où l’on avance toujours infiniment, de même que ce torrent peut toujours avancer dans la mer et en prendre tant plus les qualités que plus il y séjourne.
1. Lorsque ce torrent commence à se perdre dans la mer, on le distingue fort bien un temps notable : on aperçoit son mouvement, et enfin peu à peu il perd toute figure propre pour prendre celle de la mer. L’âme tout de même, sortant de ce degré et commençant de se perdre, conserve encore quelque chose de propre ; mais après quelque temps, elle perd tout ce qu’elle avait de propre. Ce corps dont la pourriture a été réduite en cendre, est encore poudre et cendre, mais si une personne avalait ces cendres, il ne resterait plus rien de propre et il en serait fait une même chose avec la personne qui les prendrait. L’âme jusqu’à présent, quelque morte et pourrie qu’elle ait été, a toujours conservé son être propre et ne l’a point perdu. Il n’y a qu’en ce degré qu’elle est véritablement tirée hors d’elle-même.
Tout ce qui s’est passé jusqu’à présent s’est passé dans la capacité propre de la créature : mais ici, cette créature est tirée de sa capacité propre pour recevoir une capacité immense en Dieu même. Et comme ce torrent (par exemple,) lorsqu’Il entre dans la mer, perd son être propre en sorte qu’il ne lui en reste plus rien, pour prendre celui de la mer, ou plutôt il est tiré de soi pour se perdre en la mer, de même cette âme perd l’humain pour se perdre dans le divin, qui devient son être et sa substance, non essentiellement, mais mystiquement. Alors ce torrent possède tous les trésors de la mer, et autant qu’il a été pauvre et misérable, autant est-il glorieux.
2. C’est donc dans ce tombeau que l’âme commence à reprendre vie et la lumière y paraît insensiblement. C’est alors qu’on peut dire avec vérité que ceux qui reposent dans les ténèbres ont vu une grande lumière ; et que le jour s’est levé sur ceux qui demeuraient dans la région et dans l’ombre de la mort. Il y a une belle figure dans Ézéchiel de cette résurrection, où les ossements reprennent vie peu à peu ; puis cet autre passage : Le temps est venu que les morts entendront la voix du Seigneur.
3. O âmes qui sortez du sépulcre, vous sentez en vous un germe de vie qui vient peu à peu. Vous êtes tout étonnées qu’une force secrète s’empare de vous. Ces cendres se raniment. Vous vous trouvez dans un pays nouveau. Cette pauvre âme, qui ne pensait plus qu’à demeurer en paix dans le sépulcre, reçoit une agréable surprise. Elle ne sait que croire et que penser. Elle croit que le soleil a dardé pour un peu ses rayons par quelque fente et ouverture, mais que ce n’est que pour quelque moment. Elle est bien plus étonnée lorsque elle sent cette vigueur secrète s’emparer plus fortement de toute elle-même et que peu à peu elle reçoit une nouvelle vie pour ne plus la perdre, (du moins autant que l’on peut être assuré en cette vie), ce qui n’arriverait pas sans la plus noire infidélité. Mais cette vie nouvelle n’est plus comme autrefois : c’est une vie en Dieu. C’est une vie parfaite. Elle ne vit plus, n’opère plus par elle-même ; mais Dieu vit, agit et opère. Et cela va s’augmentant peu à peu, en sorte qu’elle devient parfaite de la perfection de Dieu, riche de sa richesse ; elle aime de son amour.
4. L’âme sent bien que tout ce qu’elle avait eu autrefois, pour grand qu’il parût, avait été en sa possession. Mais à présent elle ne possède plus, mais elle est possédée. Et elle n’est plus et ne prend une nouvelle vie que pour la perdre en Dieu, ou plutôt elle ne vit que de la vie de Dieu, qui étant le principe de vie, cette âme ne peut manquer de rien. Quel gain n’a-t-elle point fait pour toutes ses pertes ? Elle a perdu le créé pour l’incréé, le rien pour le tout : tout lui est donné, non en elle, mais en Dieu, non pour être possédé d’elle, mais pour être possédé de Dieu. Ses richesses sont immenses : elles sont Dieu même. Elle sent tous les jours sa capacité s’accroître et une largeur et étendue qui augmente chaque jour. Il semble que sa capacité devienne immense. Toutes les vertus lui sont redonnées, mais en Dieu.
5. Il faut remarquer que, comme elle n’a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n’est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande, comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense, n’ayant point d’autres bornes que la mer : il en participe toutes les qualités. L’âme devient forte, immense, ferme : elle a perdu tous les moyens, mais elle est dans la fin. Comme une personne qui marcherait sur la terre pour se perdre en mer, se servirait de ce moyen [de marcher] pour y arriver et le perdrait pour s’y abîmer.
6. Cette vie divine devient toute naturelle à l’âme. Comme l’âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien. Il n’y a plus d’amour, de lumières ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d’elle, mais elle ne sait plus rien sinon que DIEU EST et qu’elle n’est plus, ne subsiste et ne vit plus qu’en Lui. Ici l’oraison est l’action et l’action est l’oraison. Tout est égal, tout est indifférent à cette âme, car tout lui est également Dieu.
7. Autrefois il fallait pratiquer la vertu pour faire les œuvres vertueuses. Ici toute distinction d’actions est ôtée, les actions n’ayant plus de vertus propres, mais tout étant Dieu à cette âme, l’action la plus basse comme la plus relevée, pourvu qu’elle soit dans l’ordre de Dieu et dans le mouvement divin, car ce qui serait de choix propre, s’il n’est dans cet ordre, ne ferait pas le même effet, faisant sortir de Dieu à cause de l’infidélité. Non que l’âme sorte de son degré ni de sa perte, mais seulement du mouvement divin qui rend toutes choses une et toutes choses Dieu, non par vue, application et pensée, mais par état, en sorte que l’âme est indifférente d’être d’une manière ou d’une autre, dans un lieu ou dans un autre : tout lui est égal et elle s’y laisse aller comme naturellement.
8. Cette vie est rendue comme naturelle et l’âme agit comme naturellement. Elle se laisse aller à tout ce qui l’entraîne, sans se mettre en peine de rien, sans rien penser, vouloir ou choisir, mais demeure contente, sans soin ni souci d’elle, n’y pensant plus, ne distinguant plus son intérieur pour en parler : l’âme n’en a plus. Il n’est plus question ni de recueillement ou de divagation : l’âme n’est plus au-dedans, elle est toute en Dieu. Il ne lui est plus nécessaire de s’enfermer dans son fond : elle ne pense plus à L’y trouver, elle ne L’y cherche plus. Comme si une personne était toute pénétrée de la mer, dedans et dehors, dessus et dessous, de tous côtés est la mer : elle n’aurait besoin ni d’un lieu ni d’un autre, mais de se tenir comme elle serait.
9. Aussi cette âme ne se met pas en peine de chercher ni de rien faire. Elle demeure comme elle est et cela suffit. Mais que fait-elle ? Rien, rien et toujours rien. Elle fait tout ce qu’on lui fait faire. Elle souffre tout ce qu’on lui fait souffrir. Sa paix est toute inaltérable, mais toute naturelle. Elle est comme passée en nature. Mais quelle différence de cette âme à une personne toute dans l’humain ? La différence est que c’est Dieu qui la fait agir sans qu’elle le sache et auparavant c’était la nature qui agissait. Elle ne fait ni bien ni mal, ce semble ; mais elle vit contente, paisible, faisant d’une manière agile et inébranlable ce qu’on lui fait faire.
Dieu seul est son guide, car dans le temps de sa perte elle a perdu toute volonté : ici, l’âme n’en a plus de propre, et si vous lui demandiez ce qu’elle veut, elle ne le pourrait dire. Elle ne peut plus choisir. Tous désirs sont ôtés parce qu’étant dans le tout et dans le centre, le cœur perd toute pente, tendance et activité, comme il perd toute répugnance et contrariété. Ce torrent n’a plus de pente ni de mouvement. Il est dans le repos et dans la fin*.
10. Mais de quel contentement cette âme est-elle contente ? Du contentement de Dieu, immense, général, sans savoir ni comprendre ce qui la contente, car ici tous sentiments, goûts, vues, notices particulières, quelque délicats qu’ils soient sont ôtés : rien ne touche l’âme, ni amour, ni connaissance, ni intelligence. Ce certain je ne sais quoi qui l’occupait autrefois sans l’occuper est ôté, et il ne lui reste rien.
Mais cette insensibilité est bien différente de celle de mort, sépulcre, pourriture : alors, c’était une privation de vie, de mouvement pour les choses, un dégoût, une séparation, une impuissance de mourant et une insensibilité de mort ; mais ici, c’est une élévation au-dessus de ces choses, qui n’en prive pas, mais les rend inutiles. Un mort est privé de toutes les fonctions de la vie par une impuissance de mort ou par un dégoût de mourant, mais s’il est ressuscité glorieux, il est tout plein de vie sans moyens de se la conserver par usage de ses sens et, étant au-dessus de tous moyens par son germe d’immortalité, il ne sent pas ce qui l’anime quoiqu’il se voie en vie.
11. Je ne saurais mieux expliquer cela que par la mort. Lorsque l’on meurt, on sent la séparation de son âme d’avec le corps. Cette âme est-elle séparée, on ne sent plus rien, mais c’est sans vie et la mort fait la séparation de tout. L’homme ressuscite-t-il, il se sent revivifié. Lorsqu’il est réanimé, il éprouve en cet état que Dieu est l’âme de son âme, la vie de sa vie et d’une telle manière qu’il s’en rend le principe comme naturel, sans que l’âme le sente ou l’aperçoive à cause de son unité et intimité, s’il est permis de se servir de ce mot. L’âme sent bien qu’elle vit, agit, marche et fait toutes les fonctions de la vie, mais sans sentir son âme.
12. Lorsque nous avons quelque goût de Dieu, si délicat qu’il soit, que l’on connaît ses [sic] enfoncements, certaines langueurs, peines, amours, désirs, jouissance, ce n’est point ce degré ici, mais bien quelque autre, car ici Dieu ne peut être goûté, senti, vu, étant plus nous-mêmes que nous-mêmes, non distinct de nous. Si une personne pouvait vivre sans manger dans un grand dégoût, elle sentirait d’abord son dégoût, ensuite son impuissance de manger, mais elle ne sentirait pas de plénitude. Ici l’âme n’a de pente ni de goût pour rien. Dans l’état de mort et de sépulture, il en est bien ainsi, mais non pas de même. Là, c’est par dégoût et impuissance, mais ici c’est par plénitude et par abondance, comme si une personne pouvait vivre d’air, elle serait pleine sans sentir sa plénitude ni comment elle lui serait venue. Elle ne serait pas vide ni impuissance de manger, de goûter, mais hors de nécessité de manger, par plénitude, sans savoir comment l’air entrant par tous ses pores ferait une pénétration égale.
13. L’âme ici est en Dieu comme dans l’air qui lui est propre et naturel pour maintenir sa nouvelle vie, et elle ne Le sent pas plus que nous ne sentons l’air que nous respirons. Cependant elle est pleine et rien ne lui manque : c’est pourquoi tous désirs lui sont ôtés. La paix est grande, non comme dans les autres états. Dans l’état passé, c’était une paix inanimée, une certaine sépulture dont il sortait quelquefois des exhalaisons qui la troublaient. Dans l’état de poudre, elle était en paix, mais c’était une paix inféconde, semblable à un mort qui serait en paix dans les orages et les flots les plus mutinés de la mer : il ne les sentirait pas ni n’en aurait pas de peine, son état de mort le rendant insensible. Mais ici, c’est que l’âme est mise au-dessus, comme si, d’une montagne, elle voyait gronder les flots sans craindre leurs attaques, ou, si vous voulez, comme si on était dans le fond de la mer, lequel est toujours tranquille pendant que la superficie est en agitation. Les sens peuvent souffrir leurs peines, mais le fond est de même égalité, à cause que Celui qui le possède est immuable.
14. Ceci suppose la fidélité de l’âme, car en quelque état qu’elle soit, elle peut déchoir et retomber en elle-même. Mais ici l’âme fait des démarches presque infinies dans Dieu et elle peut avancer incessamment, de même que si la mer était sans fond, une personne qui y serait tombée s’enfoncerait jusqu’à l’infini et, allant toujours plus approfondissant cet Océan, plus en découvrirait-elle les beautés et les trésors. Il en est ainsi de cette âme en Dieu.*.
15. Mais que doit-elle faire pour être fidèle à Dieu ? Rien, et moins que rien. Il faut se laisser posséder, agir, mouvoir sans résistance, demeurer dans son état naturel et de consistance, attendant tous les moments et les recevant de la Providence sans rien augmenter ni diminuer, se laissant conduire à tout sans vue ni raison, ni sans y penser, mais comme par entraînement, sans penser à ce qui est de meilleur et de plus parfait, mais se laissant aller comme naturellement à tout cela, demeurant dans l’état égal et de consistance où Dieu l’a mise, sans se mettre en peine de rien faire, mais laissant à Dieu le soin de faire naître les occasions et de les exécuter : non que l’on fasse des actes d’abandon ou de délaissement, mais on y demeure par état.
16. L’âme ne saurait agir pour peu que ce soit sans faire une infidélité : comme dans l’état de mort et de pourriture, elle doit se laisser pourrir sans rien faire et sans avoir envie de rien faire. L’homme qui expire, sent un dégoût de tout ce qui peut entretenir la vie, ensuite une impuissance d’en user ; il meurt et tout lui devient inutile. Dans tous ces états, il faut bien de la fidélité pour se laisser dénuer, quitter la nourriture lorsque le dégoût en prend et laisser toutes choses dans le temps, quelque délicates qu’elles soient. Mais ici l’âme a tout sans rien avoir. Elle a la facilité pour tout ce qui est de son devoir, pour agir, dire et faire, non plus à sa manière, mais en la manière de Dieu. Ici la fidélité ne consiste pas à tout cesser comme celui qui est mort, mais à ne rien faire que par le principe vivifiant qui l’anime. Une âme en cet état n’a pente pour rien, mais elle se laisse aller comme on veut et ne fait rien qu’être comme on la met et sans s’en mettre en peine.
17. L’âme ne peut parler de son état, ne le voyant pas, mais bien des actions de vie qu’elle exerce, car, quoique il y ait alors bien des choses extraordinaires, elles ne sont plus comme dans les premiers états où la créature y avait quelque part (ce qui était être propriétaire) ; mais ici les choses les plus divines et miraculeuses sont comme toutes naturelles à l’âme, elle les fait sans y penser, et c’est le même principe qui la fait vivre qui les fait en elle et par elle. Elle a comme un pouvoir souverain sur les démons et même sur les esprits des personnes dont elle est chargée, mais tout cela hors d’elle. Comme elle n’est plus propriétaire, elle n’a plus de réserve et, si elle ne peut rien dire d’un état si sublime, ce n’est point qu’elle craigne la vanité, car cela n’est plus ; ce n’est point non plus faute de lumière pour s’exprimer, comme dans les degrés inférieurs. C’est à cause que ce qu’elle a, sans rien avoir, passé toute expression par son extrême simplicité et pureté. Ce qui n’empêche pas qu’il ne se passe mille choses qui sont comme les accidents de cet état et qui n’en sont pas le fond, dont elle peut fort bien parler. Ces accidents sont comme les miettes qui tombent du festin éternel que l’âme commence dans le temps. Ce sont des bluettes qui font connaître qu’il y a là une source de feu et de flammes. Mais de parler de leur principe et de leur fin, elle n’en peut ni n’en veut rien dire, n’en ayant de connaissance qu’autant qu’il plaît à Dieu d’en donner dans le moment pour le dire et pour l’écrire.
L’âme ne voit-elle pas ses défauts ou n’en commet-elle point ? Elle en commet et les connaît mieux que jamais surtout dans ce commencement de vie nouvelle. Ceux qu’elle commet sont bien plus subtils et délicats qu’autrefois. Elle les connaît mieux parce qu’elle a les yeux ouverts ; mais elle n’en a pas de peine et ne peut rien faire pour s’en défaire. Elle sent bien, lorsque elle a fait une infidélité ou commis une faute, un certain nuage ou bien une poussière s’élever ; mais elle retombe d’elle-même sans que l’âme fasse rien ni pour la faire tomber ni pour s’en nettoyer ; outre que tous les efforts de l’âme seraient pour lors inutiles et ne serviraient même qu’à augmenter l’impureté, et l’âme sentirait fort bien que la seconde souillure serait pire que la première. Il ne s’agit point ici de retour, quelque simple qu’il puisse être, parce qu’en disant retour, on suppose éloignement ; et si on est Dieu, il ne faut que demeurer en Lui. De même que, quand il s’élève quelque petit nuage dans la moyenne région de l’air, si l’air souffle, il agite les nuages et ne les dissipe pas ; au contraire, il faut laisser au soleil de les dissiper lui-même : plus les nuages sont subtils et délicats, plus tôt le soleil les a dissipés.
18. Oh, si l’âme avait assez de fidélité pour ne se jamais regarder elle-même, quelles démarches ne ferait-elle pas ! Ses vues propres sont comme de certains petits arbrisseaux qui soutiennent dans la mer et qui empêchent que l’on ne tombe plus avant tout autant que leur soutien dure : si les branches en sont très délicates, le poids du corps les abat et l’âme n’est arrêtée que des moments ; mais si, par infidélité notable, l’âme se regardait volontairement et longtemps, elle serait arrêtée autant de temps que son regard durerait et sa perte serait très grande.
19. Les défauts de cet état sont certaines légères émotions, ou vues de soi, qui naissent et meurent dans le moment : certains vents de vue propre qui passent sur cette mer calme, font des rides, mais ces défauts se dissipent peu à peu et deviennent toujours plus délicats.
20. L’âme au sortir du tombeau se trouve, sans savoir comment cela s’est fait et sans y avoir pensé, revêtue de toutes les inclinations de Jésus-Christ, non par vues distinctes ni pratiques, mais par état, les trouvant toutes dans l’occasion lorsqu’elle en a à faire, sans qu’elle y pense : comme une personne qui aurait un trésor enfermé, sans y penser le trouve dans le besoin. L’âme est surprise que, sans avoir réfléchi sur les états de Jésus-Christ ni sur ses inclinations depuis les dix, les vingt, les trente dernières années, elle les trouve imprimées en elle par état. Ces inclinations de Jésus-Christ sont la petitesse, la pauvreté, soumission et le reste des vertus de Jésus-Christ. L’âme trouve que tout cela se fait en elle, mais si aisément qu’il semble qu’elles lui soient devenues naturelles.
21. C’est alors que son trésor est en Dieu seul, où elle puise sans cesse et sans fin ce qui lui est propre sans le diminuer ni tarir. C’est alors que l’on est revêtu véritablement de Jésus-Christ, et c’est proprement Lui qui est agissant, parlant, conversant en l’âme, Notre Seigneur Jésus-Christ étant le principe de ses mouvements. C’est pourquoi le prochain ne l’incommode plus : son cœur s’élargit tous les jours pour le contenir. Elle n’a plus d’inclination ni pour l’action ni pour la retraite, mais pour être ce qu’on la fait être à chaque moment.
22. Comme l’âme peut faire ici des démarches infinies, je laisse à ceux qui en ont l’expérience, de les écrire, la lumière ne m’en étant pas donnée pour les degrés supérieurs et mon âme n’étant pas assez avancée en Dieu pour les voir ni les connaître. Ce que je dirai est qu’il est aisé de remarquer par la longueur des démarches qu’il faut que l’âme fasse pour arriver en Dieu, que l’on n’y est pas arrivé si tôt que l’on s’imagine, et que les âmes les plus spirituelles et les plus éclairées prennent la consommation de l’état passif de lumière et d’amour, pour la fin de celui-ci ; et ce n’en est que le commencement. C’est pourquoi les âmes n’avancent pas, pour ne se pas laisser assez dénuer ou pour le faire trop tôt.
23. Tant que l’on trouve goût à quelque pratique ou prière, il ne la faut jamais quitter que le dégoût n’en vienne avec une certaine difficulté et peine de la faire : car d’attendre l’impuissance absolue, c’est attendre des miracles : Dieu les donne à certaines âmes qui n’ont pas la lumière du dénuement et qui n’ont personne pour les y conduire, leur faisant faire d’autorité absolue ce qu’elles ne connaissent pas.
24. Il faut remarquer que, dans la voie de lumière et d’amour passif, il y a des sécheresses, aridités, peines, ennuis ; mais le tout n’est ni de la longueur ni de la qualité de celles que j’ai décrites dans la voie de foi nue. C’est pourquoi il faut prendre garde de ne s’y méprendre. C’est au directeur de juger de tout. Heureuse l’âme qui en trouve un expérimenté !
25. Il faut aussi remarquer que ce que je dis des inclinations de Jésus-Christ, se commence dès que la voie de la foi nue commence : quoique l’âme dans toute sa voie n’ait point de vue distincte de Jésus-Christ, elle a cependant un désir de s’y conformer. Elle désire la croix, la petitesse, la pauvreté ; ensuite ce désir se perd ; et il reste une pente, une inclinaison secrète pour les mêmes choses, qui va toujours de plus en plus s’approfondissant, se simplifiant, devenant tous les jours plus intime et plus cachée. Mais qui dit inclination, pente, tendance, quelque délicates qu’elles soient, dit une chose que l’on ne possède pas et qui est hors de nous. Mais ici les inclinations de Jésus-Christ sont l’état de l’âme, lui sont propres, habituelles et comme naturelles, comme choses non différentes d’elle, mais comme son propre être et comme sa propre vie, Jésus-Christ les exerçant Lui-même sans sortir de Lui et l’âme les exerçant avec Lui, en Lui, sans sortir de Lui, non comme quelque chose de distinct qu’elle connaît, voit, propose, pratique, mais comme ce qui lui est le plus naturel. Toutes les actions de vie comme la respiration, etc., se font naturellement, sans y penser, sans règle ni mesure, mais selon le besoin, et cela se fait sans vue propre de la personne qui les fait. Il en est ainsi des inclinations de Jésus-Christ en ce degré, qui va toujours en augmentant, plus l’âme est transformée en Lui et devenue une même chose avec Lui.
26. Mais n’y a t-il donc point de croix en cet état ? Comme l’âme est forte de la force de Dieu même, Dieu lui donne plus de croix et plus pesantes ; mais elle les porte divinement. Autrefois la croix la charmait, et elle l’aimait et la chérissait. À présent, elle n’y pense plus, elle la laisse aller et venir, et cette croix lui devient Dieu, comme le reste, ce qui n’empêche pas la souffrance, mais la peine, le trouble et l’occupation de la souffrance. Il est vrai que les croix ne sont plus croix, mais elles sont Dieu : aussi ne sanctifient-elles point, mais elles divinisent. Dans les autres états, la croix est vertu et se relève d’autant plus que les états s’avancent ; ici, elle est Dieu pour l’âme, comme le reste, tout ce qui fait la vie de cette âme, tout ce qu’elle a de moment en moment lui étant Dieu.
27. L’extérieur de ces personnes est tout commun et l’on n’y voit rien d’extraordinaire*. Plus elles avancent, plus elles deviennent libres, n’ayant rien d’extraordinaire qui paraisse au-dehors qu’à ceux qui en sont capables. Ici tout se voit, sans voir, en Dieu tel qu’Il est. C’est pourquoi cet état n’est point sujet à la tromperie. Il n’y a point de visions, révélations, extases, ravissements, changements. Tout cela n’est point de cet état qui est fort au-dessus de tout cela. Cette voie est simple, pure et nue, ne voyant rien qu’en Dieu, comme Dieu le voit, et par ses yeux.
Il ne m’est pas permis de poursuivre ici, tout manquant. Je crois avoir trop pris sur mes lumières naturelles. Vous les discernerez aisément. J’ai fait des réflexions, que peut-être c’était plus par nature que par grâce que j’ai eue instinct d’écrire ; et je veux bien en faire ici ma confession et avouer franchement que j’ai même fait sur la fin quelques fautes, ayant retenu dans mon esprit certaines lumières qui m’étaient venues à l’oraison sur cet état, au lieu de les perdre. De plus, je n’ai rien distingué, en l’état où je suis, ce qui est naturel ou divin, ce qui est Dieu et ce qui est mien. Je prie Dieu de vous le faire connaître.
Je n’ai point lu ce papier après l’avoir écrit et j’ai été beaucoup interrompue. Lorsque j’avais laissé le sens à moitié, je relisais une ligne ou deux, ou quelques mots, pour poursuivre. Je ne sais si j’ai fait contre votre intention. Cela m’est arrivé quelquefois, mais je n’ai rien relu depuis. Je n’ai point pris garde aux états si j’ai tout dit de chacun ou si j’ai répété. Je laisse tout cela à vos lumières, priant Notre Seigneur de vous éclairer pour vous faire discerner le faux du vrai, et ce que mon amour propre aurait voulu mélanger avec ses lumières.
1. J’avais oublié à dire que c’est ici où la véritable liberté est donnée : non une liberté, comme quelques-uns s’imaginent, qui prive ou exempte de faire les choses (ce qui est plutôt une privation qu’une liberté, ces âmes se croyant libres parce qu’ayant du dégoût pour les choses bonnes, elles ne les pratiquent plus). La liberté dont je parle n’est pas de cette nature : elle a facilité pour toutes les choses qui sont dans l’ordre de Dieu et de son état, et elle les fait d’autant plus aisément qu’elle en a été privée longtemps et d’une manière plus pénible.
J’avoue que je ne comprends pas l’état ressuscité et divinisé de certaines personnes qui restent cependant toute leur vie dans l’impuissance et dans la perte de tout, car ici l’âme reprend une véritable vie. Les actions d’un homme ressuscité sont des actions de vie, et si l’âme après la résurrection demeure sans vie, je dis qu’elle est morte ou ensevelie, mais non ressuscitée. Pour être ressuscitée, l’âme doit faire les mêmes actions qu’elle faisait autrefois avant toutes ses pertes, et sans nulle difficulté ; mais elle les fait en Dieu. Le Lazare après sa résurrection ne faisait-il pas toutes les fonctions de vie comme auparavant ? Et Jésus-Christ après sa résurrection a voulu même manger et converser avec les hommes. C’est un exemple de ceci. Aussi ceux qui se croient en Dieu et qui sont gênés, qui ne peuvent faire oraison, je dis qu’ils ne sont pas ressuscités. Car ici, tout est rendu à l’âme au centuple.
2. Il y a une belle figure de cela dans Job, que je regarde comme un miroir de toute la vie spirituelle. Vous voyez comme Dieu le dépouille de ses biens, qui sont les dons et grâces ; ensuite de ses enfants, qui est le dépouillement de ses puissances ; des bonnes œuvres, qui sont nos enfants et nos productions les plus chères ; ensuite, Dieu lui ôte la santé, qui est la perte des vertus, puis Il le fait pourrir, Il le rend un objet d’horreur et d’infection et de mépris. Il semble même que ce saint homme fasse des fautes et qu’il manque de résignation : il est accusé par ses amis d’être puni justement à cause de ses crimes ; il ne reste aucune partie saine en lui. Mais après qu’il est pourri sur le fumier et qu’il ne lui reste que les os, qu’il est un cadavre, Dieu ne lui rend-Il pas tout, et ses biens et ses enfants et sa santé et sa vie ?
Il en est de même après la résurrection : tout est redonné, avec une facilité admirable d’en faire usage sans se salir, sans s’y attacher, sans se l’approprier comme autrefois. On fait tout en Dieu et divinement, usant des choses comme n’en usant point. Et c’est où est la véritable liberté et la vie véritable : Si vous avez été semblables à Jésus-Christ en sa mort, vous le serez en sa résurrection. Est-ce être libre que d’avoir des impuissances, des restrictions ? Non : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres, mais de sa liberté.
3. C’est ici où se commence la vie apostolique. Sans se nuire à soi-même, rien ne coûte de ce que Dieu veut, et si une personne est appelée à instruire, à prêcher, etc., elle le fait avec une facilité merveilleuse qui ne lui coûte rien, sans qu’il soit nécessaire de préparer ses discours, pouvant fort bien pratiquer ce que Notre Seigneur Jésus-Christ dit à ses disciples : qu’ils ne pensent point à ce qu’ils diront, mais que lorsqu’Il sera temps de parler, Il leur donnera une sagesse à laquelle nul ne pourra résister ni contredire.
Ceci n’est donné que tard et après qu’on a éprouvé des impuissances terribles, et plus elles ont été grandes, plus la liberté est grande. Mais il ne faut pas se mettre là de soi-même, car comme Dieu n’en serait pas le principe, cela n’aurait pas l’effet qu’on prétendrait. C’est là où l’on fait des conversions admirables sans y penser. On peut bien dire de cette vie ressuscitée que tous les biens sont donnés avec elle.
4. Dans cet état, l’âme ne peut point pratiquer la vertu comme vertu : elle ne peut pas même la voir ni la distinguer ; mais les vertus lui sont devenues comme habituelles et naturelles en sorte qu’elle les pratique toutes sans les voir ni les connaître et sans y pouvoir faire aucune application et distinction*. Lorsqu’elle voit quelque personne dire des paroles d’humilité et s’humilier beaucoup, elle est toute surprise et étonnée de voir qu’elle ne pratique rien de semblable : elle revient comme d’une léthargie, et si elle voulait s’humilier, elle en serait reprise comme d’une infidélité, et même elle ne le pourrait faire, parce que l’état d’anéantissement par lequel elle a passé l’a mise au-dessous de toute humilité, car pour s’humilier, il faut être quelque chose, et le néant ne peut s’abaisser au-dessous de ce qu’il est. L’état présent qu’elle porte l’a mis au-dessus de toute humilité et de toute vertu par la transformation en Dieu : ainsi son impuissance vient et de son anéantissement et de son élévation.
5. C’est pourquoi ces âmes sont fort communes au-dehors, et n’ont rien qui les distingue des autres, si ce n’est qu’elles ne font de mal à personne, car pour l’extérieur, il est très commun. C’est ce qui fait qu’elles sont très peu connues ; et c’est ce qui conserve leur état et les fait vivre en repos, sans soin ni souci de quoi que ce soit.
6. Elles ont une joie immense, mais insensible, qui vient de ce qu’elles ne craignent ni ne désirent ni ne veulent rien. Aussi rien ne peut ni troubler leur repos ni diminuer leur joie. David l’avait éprouvé lorsqu’Il dit : Tous ceux qui sont en vous, Seigneur, sont comme des personnes ravies de joie. Une personne ravie de joie ne se sent plus, ne se voit plus, ne pense plus à elle et sa joie, quoique très grande, ne lui est pas connue à cause de son ravissement.
7. L’âme est bien en effet dans un ravissement et une extase qui ne lui causent aucune peine, parce que Dieu a élargi sa capacité presque à l’infini. Les extases qui causent perte des sens, ne causent cela qu’à cause du défaut du sujet, et font pourtant l’admiration des hommes. Le défaut vient de ce que, Dieu tirant l’âme comme d’elle-même pour la perdre en Lui, mais que l’âme n’étant ni assez pure ni assez forte pour le porter, il faut ou que Dieu cesse de tirer l’âme, ce qui termine l’extase, ou que la nature succombe et meure, ainsi qu’il est arrivé bien des fois. Mais ici l’extase se fait pour toujours et non pour des heures, sans violence ni altération, Dieu ayant purifié et fortifié le sujet au point qu’il est nécessaire pour porter cette admirable extase.
Il me semble que lorsque Dieu sort hors de Lui-même, Il fait une extase ; mais je n’ose dire cela de crainte de dire une erreur. Ce que je dirai donc est que l’âme tirée hors d’elle-même éprouve qu’il se fait en elle une extase, mais extase fortunée parce qu’elle n’est tirée d’elle-même que pour être abîmée et perdue en Dieu, quittant ses imperfections, ses qualités bornées et retirées pour participer à celles de Dieu.
8. O heureux rien, à quoi te termines-tu ! O misères, pauvretés, fatigues, que vous êtes bien et trop bien récompensées ! O bonheur qui ne se peut exprimer ! O âme, quel gain n’avez-vous pas fait pour toutes vos pertes ! L’auriez-vous cru, lorsque vous étiez dans la fange, dans la poussière, que ce qui vous faisait tant d’horreur vous eût dû procurer un bonheur si grand que celui que vous possédez ? Quand on vous l’aurait dit, vous ne l’auriez pu croire. Apprenez à présent par votre propre expérience comme il fait bon s’en fier à Dieu et que ceux qui mettent en Lui leur confiance ne seront jamais confondus. Ô abandon, quel bien ne produis-tu pas dans une âme ! Et quelles démarches ne ferait-elle point si elle te savait trouver dès le commencement ! De combien de fatigues ne se délivrerait-elle pas si elle savait laisser faire Dieu !
9. Mais hélas, on ne veut point s’abandonner et s’en fier à Dieu ! Ceux qui le font et qui croient y être si bien établis, ne sont abandonnés qu’en figure et non en réalité. On veut s’abandonner dans une chose et non dans une autre. On veut composer avec Dieu et se borner dans ce qu’on Lui laissera faire. On veut se donner, mais à telle et telle condition. Non : ce n’est point s’abandonner, c’est se figurer de l’être sans l’être. Un abandon* entier et total n’excepte rien, ne réserve rien, ni mort, ni vie, ni perfection, ni salut, ni Paradis ni Enfer.
Ô pauvres âmes, jetez-vous à corps perdu dans cet abandon : il ne vous en arrivera que du bien. Marchez en assurance sur cette mer orageuse, appuyées sur la parole de Jésus-Christ, qui a promis de prendre soin de ceux qui se perdront et s’abandonneront à Lui. Mais si vous vous enfoncez avec saint Pierre, croyez que c’est votre peu de foi.
Si nous avions la foi et que, sans hésiter, nous allassions tête baissée affronter tous les dangers, quel bien ne nous arriverait-il pas ! Que craignez-vous ? Cœur lâche, vous craignez de vous perdre. Hélas ! Pour ce que vous valez, qu’importe ! Oui, vous vous perdrez si vous avez assez de force pour vous abandonner à Dieu, mais vous vous perdrez en Lui. Ô heureuse perte ! Je ne le saurais assez répéter. Que ne puis-je persuader à tout le monde cet abandon ? Et pourquoi les prédicateurs prêchent-ils autre chose ?
10. Mais, hélas, on est si aveugle que l’on regarde cela comme une folie, un défaut de prudence, une chose qui n’est propre qu’aux femmes ou aux esprits faibles ; mais pour les grands esprits, cela est trop bas pour eux : il faut qu’ils se conduisent eux-mêmes avec leur mesure de prudence. Ce sentier leur est inconnu parce qu’ils sont sages et prudents à eux-mêmes, mais il est révélé aux petits qui savent se laisser anéantir et qui veulent bien être le jouet de la divine Providence, lui laissant tout pouvoir de les exercer et traiter comme elle veut, sans résistance, sans se mettre en peine du qu’en — dira-t-on. O qu’elle a de peine, cette prudence propre, à devenir rien et à ses propres yeux, perdant toute estime de soi-même à cause de sa corruption et à ceux des créatures voulant bien être le rebut d’elles.
On veut se maintenir pour glorifier Dieu à ce que l’on dit, mais c’est pour se glorifier soi-même. Mais vouloir être rien aux yeux de Dieu, demeurer dans un entier abandon, dans le désespoir même, se donner à Lui lorsque l’on est le plus rebuté, s’y laisser et ne se pas regarder soi-même lorsque l’on est sur le bord de l’abîme, c’est ce qui est très rare et c’est ce qui fait l’abandon parfait*.
11. Il s’écoule quelquefois dès cette vie quelque chose sur les puissances et sur les sens, qui est comme un épanchement de gloire du dedans ; mais cela n’est pas ordinaire : c’est comme Jésus-Christ dans sa transfiguration. Ce qui est très éminent et une grande pureté.
1. L’âme, après être parvenue à un état divin, est, comme je l’ai déjà dit, un rocher immuable et inébranlable à toutes sortes d’épreuves et de coups, si ce n’est lorsque le Seigneur veut que cette âme fasse quelque chose contre l’ordinaire et l’usage commun : alors, si elle ne se rend pas au premier mouvement, Il lui fait souffrir une peine de contrainte à laquelle elle ne peut résister, et elle est contrainte, par une violence qu’elle ne peut expliquer, de faire ce qu’Il veut.
De dire les épreuves étranges qu’Il fait de ces âmes dans l’abandon parfait, qui ne Lui résistent en rien, c’est ce qu’il ne se peut et ne serait pas compris. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’Il ne leur laisse pas l’ombre d’une chose qui puisse se nommer ni en Dieu ni hors de Dieu.
Et Il les élève tellement au-dessus de tout par la perte de tout que rien moindre que Dieu Lui-même, ni au ciel ni en terre, ne saurait les arrêter. Rien ne peut les captiver, parce qu’il n’y a plus pour elles de malignité en quoi que ce soit, à cause de l’unité qu’elles ont avec Dieu, qui, en concourant avec les pécheurs, ne contracte rien de leur malice, à cause de sa pureté essentielle.
2. Ceci est plus réel que l’on ne peut dire ; et cette âme participe à la pureté de Dieu ou plutôt toute pureté propre (qui n’est qu’une pureté grossière) ayant été anéantie, la seule pureté de Dieu en Lui-même subsiste dans ce néant, mais d’une manière si réelle que l’âme est dans une parfaite ignorance du mal et comme impuissante de le commettre. Ce qui n’empêche pas que l’on ne puisse toujours déchoir, mais cela n’arrive guère ici à cause du profond anéantissement où est l’âme qui ne lui laisse aucune propriété ; et la seule propriété peut causer le péché, car qui n’est plus ne peut pécher.
3. Et cela est si vrai que les âmes dont je parle ont beaucoup de peine à se confesser, car lorsque elles veulent s’accuser, elles ne savent qu’accuser, que condamner, ne pouvant rien trouver en elles de vivant et qui puisse avoir voulu offenser Dieu, à cause de la perte entière de leur volonté en Dieu. Et comme Dieu ne peut vouloir le péché, elles ne le peuvent non plus vouloir. Si on leur dit de se confesser, elles le font, car elles sont très soumises, mais elles disent de bouche ce qu’on leur fait dire, comme un petit enfant à qui on dirait : « Il faut vous confesser de cela » ; il le dit sans connaître ce qu’il dit, sans savoir si cela est ou non, sans reproche ni remords. Car ici l’âme ne peut plus trouver de conscience et tout est tellement perdu en Dieu qu’il n’y a plus chez elle d’accusateur : elle demeure contente, sans en chercher. Mais lorsque on lui dit : « Vous avez fait cette faute », elle ne trouve rien en elle qui l’ait faite ; et si on dit : « Dites que vous l’avez faite », elle le dira des lèvres, sans douleur ni repentir.
4. Sa paix pour lors est si invariable et si inaltérable que rien au monde ni en tout l’enfer ne peut l’altérer un moment. Les sens sont toujours susceptibles des souffrances ; et lorsque ils en sont accablés et que, comme des enfants, ils crient, si on demande à cette personne et qu’elle se sonde, elle ne trouvera rien en elle qui souffre : parmi des douleurs inconcevables, elle dit : « Je ne souffre rien », sans pouvoir dire ni avouer qu’elle souffre, à cause de l’état divin et de la béatitude qu’elle porte dans le centre ou partie suprême.
Et alors il y a une séparation si entière et si parfaite des deux parties, l’inférieure et la supérieure, qu’elles vivent ensemble comme étrangères qui ne se connaissent pas ; et les peines les plus extraordinaires n’empêchent pas la parfaite paix, tranquillité, joie et immobilité de la partie supérieure, comme la joie et l’état divin n’empêche [nt] pas l’entière souffrance de l’inférieure, et cela sans mélange ni confusion en aucune manière.
5. Si vous voulez attribuer quelque chose à cette âme ainsi transformée et devenue Dieu, elle se défendra d’abord, ne pouvant rien trouver en elle qui puisse se nommer, affirmer, entendre ; mais l’âme est dans une négation parfaite. C’est ce qui fait la différence des termes et les expressions qu’on a peine à faire entendre à moins que ces personnes ne soient ainsi.
Cela vient aussi de ce que cette âme, par son anéantissement, ayant perdu tout ce qu’elle avait de propre, Dieu subsistant en elle, elle ne peut se rien attribuer non plus qu’à Dieu, parce qu’elle ne connaît plus que Lui seul, dont elle ne peut rien dire.
6. Aussi tout est Dieu à cette âme : car ici il n’est plus question de voir tout en Dieu, car voir les choses en Dieu, c’est les distinguer en Lui. Par exemple, dans une chambre, je vois ce qu’il y a de différent de la chambre quoique renfermé en elle. Mais tout étant transformé dans la même chambre ou que tout fût ôté de la chambre, je ne verrais plus que la même chambre.
Toutes créatures célestes, terrestres, pures intelligences, tout disparaît et est évanoui, et il ne reste que Dieu même comme Il était avant la création. Cette âme ne voit que Dieu partout, et tout lui est Dieu : non par pensée, vue, lumière, mais par identité d’état et consommation d’unité, qui la rendant Dieu par participation, sans qu’elle puisse plus se voir elle-même, elle ne peut aussi rien voir partout. Ainsi cette âme serait aussi indifférente d’être toute une éternité avec les démons qu’avec les anges. Les démons lui sont comme le reste, et il ne lui est plus possible de voir un être créé hors de l’Être incréé, le seul Être incréé étant tout et en tout, tout Dieu aussi bien dans un diable que dans un saint, quoique différemment.
7. Mais cela est si réel qu’il est impossible que cette âme soit autrement. Aussi toutes les créatures la condamneraient que cela lui serait moins qu’un moucheron, non par entêtement et fermeté de volonté comme l’on s’imagine, mais par impuissance de se mêler de soi, parce qu’elle ne se voit plus. Vous demanderez à cette âme : « Mais qui vous porte à faire telle ou telle chose ? C’est donc que Dieu vous l’a dit, vous l’a fait connaître ou entendre ce qu’Il voulait ? - Je* ne connais rien, je n’entends rien, je ne pense pas à rien connaître, tout est Dieu et volonté de Dieu, et je ne sais plus ce que c’est que volonté de Dieu parce que la volonté de Dieu m’est devenue comme naturelle. - Mais pourquoi faites-vous plutôt cela que ceci ? - Je n’en sais rien. Je me laisse aller à ce qui m’entraîne. - Hé, pourquoi ? - Il m’entraîne parce que n’étant plus, je suis entraînée avec Dieu et Dieu seul fait mon entraînement. Il va là, Il agit et je ne suis qu’un instrument que je ne vois ni ne regarde. Je n’ai plus d’intérêt distinct, parce que par ma perte j’ai perdu tout intérêt. Aussi ne suis-je capable d’entendre nulle raison ni d’en rendre aucune de ma conduite, car je n’ai plus de conduite. J’agis cependant infailliblement tandis que je n’ai point d’autre principe que le Principe infaillible. »
Et cet abandon aveugle est une chose d’état à l’âme dont je parle, parce qu’étant devenue une même chose avec Dieu, elle ne peut voir que Dieu : car ayant perdu toute dissemblance, propriété, distinction, il n’est ici plus question de s’abandonner, parce que pour s’abandonner, il faut être quelque chose et pouvoir disposer de soi.
8. L’âme dont je parle est par cet état perdue en Dieu avec Jésus-Christ, comme dit saint Paul, mêlée avec Lui comme ce fleuve dont j’ai parlé est mêlé dans la mer en sorte qu’il ne se trouve plus : il a le flux et reflux de la mer, non plus par choix et volonté et liberté, mais par état, parce que la mer immense ayant absorbé ses petites eaux bornées et rétrécies, il participe à tout ce que fait la mer, mais sans distinction de la même mer. C’est la mer qui l’entraîne, et cependant il n’est pas entraîné, puisqu’il a perdu tout son propre ; et n’ayant point d’autre mouvement que la mer, il agit comme la mer même, non que par sa nature il ait ces qualités, mais c’est qu’en perdant toutes ses qualités propres, il n’en a plus d’autres que la mer, sans pouvoir être jamais autre que mer.
Ce n’est pas, comme j’ai dit, qu’il ne conserve tellement sa nature que, si Dieu le voulait, en un moment Il le tirerait de la mer, mais Il ne le fait pas. Aussi cette âme ne perd pas sa nature de créature et Dieu pourrait la rejeter de son divin sein, mais Il ne le fait pas. Cette créature, comme nous avons dit, agit donc comme divinement.
9. Mais, me dira-t-on, vous ôtez ainsi à l’homme sa liberté. Non, car il n’a plus de liberté que par un excès de liberté : parce qu’il a perdu librement toute liberté créée, il participe à la liberté incréée, qui n’est plus rétrécie, limitée, bornée pour quoi que ce soit ; et cette âme est si libre et si large que toute la terre ne lui paraît qu’un point, sans en être enfermée. Elle est libre pour tout faire et pour ne rien faire. Il n’y a point d’état et de condition où elle ne s’accommode ; elle peut tout faire et ne rien faire de ce qu’ils font.
10. O état, qui te pourra décrire et que pourrais-tu craindre et appréhender ? Perte, mort, damnation ? O. saint Paul, vous disiez : Qui pourra jamais nous séparer de la charité de Jésus-Christ ? Nous sommes assurés que ni la mort, ni la vie, ni les puissances, etc., ne pourront nous en séparer. Or ce mot, nous sommes assurés, exclut tout doute. Hé, grand saint, où était votre certitude ? Elle était dans l’infaillibilité de Dieu seul. On lit si souvent les Lettres de ce grand apôtre, ce Docteur mystique et on ne l’entend pas. Cependant toute la vie mystique, son commencement, son progrès et sa fin, sont décrits par saint Paul, et même la vie divine ; mais on n’en a pas l’intelligence, et une personne à qui l’intelligence est donnée, les y voit plus clair que le jour.
11. O. si les hommes qui ont tant de peine à se laisser à Dieu, pouvaient éprouver ceci ! Ils avoueraient que, quoique la voie qui y conduit soit extrêmement dure, un seul jour de cet état récompense bien tant d’années de peines. Mais par où Dieu conduit-Il là ? Par des chemins tout opposés à tout ce que l’on s’imagine. Il édifie en abattant, Il donne la vie en tuant.
O. si je pouvais dire ce qu’Il fait et les inventions étranges dont Il se sert pour arriver ici ! Mais* silence ! Les hommes n’en sont pas capables, ceux qui y sont passés m’entendent. Ici il n’est plus besoin de lieu ni de temps. Tout est égal, tous lieux sont bons et si l’ordre de Dieu conduisait en Turquie, on s’y trouverait également bien, parce que tous moyens sont inutiles et infiniment outrepassés ; étant dans la fin éminemment, il n’y a plus rien à chercher.
12. Ici tout est Dieu : Dieu est partout et en tout ; et ainsi, cette âme est égale en tout. Son oraison est Dieu même, toujours égale, jamais interrompue, non que l’âme l’aperçoive autrement que par un état de consistance. Et si quelquefois Dieu fait rejaillir quelque écoulement de sa gloire sur ses puissances et sur ses sens, cela ne fait rien à ce fond qui demeure toujours le même. Marie, qui possédait cet état dans un degré le plus parfait qu’une créature le puisse avoir, était indifférente de rester sur la terre après l’Ascension de son Fils ; et elle y serait restée toute l’éternité si tel eût été le bon plaisir de Dieu. Cette âme ne se soucie pas de la solitude ni du grand monde : tout lui est égal. Elle ne pense plus à être délivrée de ce corps pour être unie sans milieu : ici, elle est non seulement unie, mais transformée, changée en l’objet de son amour, ce qui fait qu’elle ne pense plus à aimer, car elle aime Dieu d’un amour-Dieu, et par état, quoique non pas inamissible.
1. Il me vient dans l’esprit une comparaison qui me paraît assez propre à ce sujet : c’est celle du grain qui est premièrement séparé du mauvais, ce qui marque la conversion et la séparation du péché. Après que ce grain est seul et pur, il faut qu’il soit moulu par l’affliction, croix et maladies, etc. Lorsque il est ainsi broyé et réduit en farine, il faut encore ôter, non l’impur, car il n’y en a plus, mais ce qu’il y a de grossier qui est le son. Et lorsque il ne reste plus que la fleur très fine et épurée de matière, on en fait du pain que l’on pétrit. Il paraît que l’on salit la farine, qu’on la noircit et la flétrit, qu’on lui ôte sa délicatesse et sa blancheur pour en faire une pâte qui paraît bien éloignée de la beauté de cette farine ; ensuite on met cette pâte au feu. Or il faut qu’il en arrive autant à ces âmes. Mais après que ce pain est cuit, il sert à la bouche du Roi, qui non seulement se l’unit par l’attouchement, mais le mange, le digère, le consume et l’anéantit pour le changer en soi et le faire passer en sa substance.
Vous remarquerez que le pain a beau être touché et mangé même du Roi, qui est le plus grand avantage qu’il puisse recevoir, et sa fin, il ne peut cependant être changé en la substance du Roi s’il n’est anéanti par la digestion, perdant toute forme et qualité propre.
2. O que ceci exprime bien tous les états de l’âme : celui d’union, bien différent de la transformation où il faut nécessairement que l’âme, pour devenir une avec Dieu, transformée et changée en Lui, soit non seulement mangée, mais digérée, pour, après avoir perdu ce qu’elle avait de propre, devenir une même chose avec Dieu. Cet état est très peu connu, c’est pourquoi il ne s’en parle point. Ô état de vie ! Que le chemin qui y conduit est étroit ! Ô amour le plus pur de tous, puisque tu es Dieu même ! Ô amour immense et indépendant, qui ne peut être rétréci par quoi que ce soit !
3. Cependant ces âmes paraissent des plus communes, ainsi que je l’ai dit, parce qu’elles n’ont rien à l’extérieur qui les différencie, qu’une liberté infinie qui scandalise souvent les âmes rétrécies et resserrées en elles-mêmes à qui, comme elles ne voient rien de meilleur que ce qu’elles ont, tout ce qui n’est pas ce qu’elles possèdent paraît mauvais. Mais la liberté qu’elles condamnent dans ces âmes si simples et si innocentes est une sainteté incomparablement plus éminente que tout ce qu’elles croient saint ; et c’est en ce sens que s’entend ce passage qui dit que l’iniquité de l’homme vaut mieux que la femme qui fait bien, parce que les fautes apparentes de ces hommes, qui peuvent seuls porter la qualité d’hommes parmi les autres efféminés, valent mieux que ces efféminés, qui font le bien si faiblement, quoique si servemment en apparence ; parce que leurs œuvres n’ont pas plus de force que le principe d’où elles partent, qui est toujours par l’effort (quoique beaucoup relevé et anobli) d’une faible créature. Mais ces âmes consommées dans l’unité divine, agissent en Dieu par un principe d’une force infinie ; et ainsi leurs plus petites actions sont plus agréables à Dieu que tant d’actions héroïques des autres, qui paraissent si grandes devant les hommes.
4. C’est pourquoi les âmes de ce degré ne se mettent point en peine ni ne cherchent point à rien faire de grand, se contentant d’être comme elles sont à chaque moment*. Ô que faisiez-vous, Marie, sur terre après l’Ascension de votre Fils ? Vous mettiez-vous en souci de convertir bien des âmes ? De faire de grandes choses ? Une telle âme fait plus, sans rien faire, pour la conversion d’un royaume, que cinq cents prédicateurs qui ne sont pas de cet état. Marie faisait plus pour l’Église ne faisant rien, que tous les apôtres ensemble. Ce n’est pas que Dieu ne permette souvent que ces âmes soient connues : non tout à fait, mais quantité de personnes leur sont adressées, à qui elles communiquent un principe vivifiant pour en gagner quantité d’autres à Jésus-Christ. Mais cela se fait sans soin ni souci, par pure providence.
O. si on savait la gloire que ces personnes, qui sont souvent le rebut du monde, rendent à Dieu ! On en serait étonné et ravi. Car ce sont elles proprement qui rendent à Dieu une gloire digne de Dieu, sans penser à Lui en rendre, parce que Dieu agissant en elles en Dieu, Il tire de Lui-même en elles une gloire digne de Lui.
5. Ô combien d’âmes toutes séraphiques en apparence, sont éloignées de ceci ! Mais dans cet état il y a, comme dans tous les autres, des âmes plus ou moins divines. La divine Marie a été privilégiée et, après elle, plusieurs y avancent plus ou moins, selon le dessein de Dieu ; et ceux qui arrivent durant cette vie à cet état, n’y arrivent d’ordinaire que peu avant de mourir, si ce n’est par un dessein tout particulier de Dieu qui, voulant se servir d’elles et en faire des prodiges, les avance de cette sorte. Mais cela est si rare que rien plus.
6. Car Dieu les cache dans son sein et sous l’extérieur de la vie la plus commune, afin qu’elles ne soient connues qu’à Lui seul, quoique elles fassent ses délices. Ici les secrets de Dieu en Lui, et de Lui en ces pures créatures, sont manifestés, non en manière de parole, vue, lumière, mais par la science de Dieu qui demeure en Lui. Et lorsque il faut qu’une telle âme écrive ou parle, elle est de même étonnée que tout coule de ce fond divin sans qu’elle eût jamais pensé à posséder ces choses. Elle se trouve comme une science profonde, sans mémoire ni ressouvenir, comme un trésor inestimable que l’on ne remarque que lorsque on est obligé de le manifester, et c’est la manifestation pour les autres qui est la manifestation pour soi.
Lorsqu’une telle âme écrit, elle est étonnée qu’elle écrive des choses qu’elle ne connaît et ne croyait pas savoir, quoique elle ne puisse douter de les posséder en les écrivant. Il n’en est pas de même des autres, leurs lumières précédant leur expérience, parce que c’est comme une personne qui voit de loin les choses qu’il ne possède pas : il décrit ce qu’il a vu, connu, entendu, etc. Mais celle-ci est une personne qui renferme en elle-même un trésor : elle ne le voit qu’après la manifestation quoique elle le possédât.
7. Cela n’exprime pas encore bien ce que je veux dire. Dieu est dans cette âme, ou plutôt cette âme n’est plus : elle n’agit plus, mais Dieu agit, et elle est l’instrument. Dieu renferme en Lui tous les trésors, Il les fait manifester par cette âme aux autres, et elle connaît alors, en les tirant de son fonds, qu’ils y étaient, quoique sa perte ne lui eût jamais permis d’y réfléchir. Et je m’assure que toute âme de ce degré m’entendra, et saura très bien la différence de ces états. Le premier voit ces choses et en jouit comme nous jouissons du soleil, mais le second est devenu lui-même le soleil qui ne jouit ni ne pense à sa lumière.
8. Cet état est fort permanent, et il n’y a nulle vicissitude quant au fond qu’un avancement plus grand en Dieu. Et comme Dieu est infini, Il peut diviniser une âme toujours plus et cela en élargissant sa capacité. Marie, comme je l’ai dit ailleurs, était toute remplie de grâce au commencement de sa conception. Et ceci est bien découvert à l’âme. Elle était dans la plénitude de Dieu lorsque elle conçut le Verbe ; et cependant elle croît presque à l’infini jusqu’à sa mort. Comment, si elle était pleine, comme l’ange l’en assure, pouvait-elle se remplir encore ? C’est que Dieu élargissait chaque jour sa capacité, la perdant et dilatant en Lui, comme l’eau dont nous avons parlé, s’étend toujours plus à mesure qu’elle est plus perdue dans la mer, où elle s’abîme incessamment sans en sortir jamais.
Il en fait de même à ces âmes : toutes celles qui sont en ce degré ont Dieu, mais les unes plus, les autres moins. Elles sont toutes en plénitude, mais elles ne sont pas toutes en égale quantité de plénitude. Un petit vase plein est aussi bien rempli qu’un grand, mais il ne contient pas pareille quantité. Il en est de même de ces âmes : elles ont toutes la plénitude de Dieu, mais selon leur capacité de recevoir ; et ainsi il y en a à qui Dieu accroît chaque jour cette capacité. C’est pourquoi plus les âmes vivent dans cet état divin, plus elles sont agrandies et leur capacité devient toujours plus immense, sans qu’il y ait rien à désirer ni à faire pour elles, car elles ont toujours Dieu en plénitude, Dieu ne laissant jamais un moment de vide en elles. À mesure qu’Il croît et élargit, à mesure Il remplit de Lui-même, comme l’air : une petite chambre est pleine d’air, mais une grande a plus d’air. Augmentez toujours cette chambre, à mesure, infailliblement, quoique imperceptiblement, l’air y entre toujours : de même sans changer d’état ni de disposition, et sans rien sentir de nouveau, l’âme augmente en plénitude et en largeur. Mais jamais la capacité de l’âme ne peut être accrue de cette sorte que par l’anéantissement, parce que jusqu’alors cette âme a une opposition à être étendue.
10. Il est bon d’expliquer ici une chose de conséquence qui est qu’il paraît une contrariété en ce que je dis, qu’il faut que l’âme soit anéantie pour passer en Dieu, et qu’elle perde ce qu’elle a de propre ; et cependant, je parle de capacité, qu’elle retient.
Il y a deux capacités. L’une est propre à la créature et cette capacité est petite et bornée : lorsque elle est purifiée, elle est propre pour recevoir les dons de Dieu, mais non pas Dieu, parce que ce que nous recevons en nous est moindre que nous, comme ce qui est renfermé dans un vase est moins étendu, quoique plus précieux, que le vase qui le reçoit.
Mais la capacité dont je parle ici est une capacité de s’étendre et de se perdre toujours plus en Dieu après que l’âme a perdu sa propriété, qui la fixait en elle-même ; et que n’étant plus arrêtée ni rétrécie, (parce que son anéantissement lui ôtant toute forme particulière, l’a disposée à s’écouler en Dieu de sorte qu’elle se perd et s’écoule en Celui qui ne peut être compris,) plus elle s’y abîme, plus elle s’étend et devient immense, participant à Ses perfections.
11. C’est une capacité de s’accroître et de s’étendre toujours plus en Dieu, y pouvant être de plus en plus transformée, comme l’eau étant jointe à sa source se mélange toujours plus avec elle. Dieu étant notre être original, Il nous a créés d’une nature propre à être unie et transformée et ne faire plus qu’un avec Lui.
1. L’âme donc n’a rien à faire ici qu’à demeurer comme elle est, et suivre sans résistance tous les mouvements de son moteur. Tous les premiers mouvements de cette âme sont de Dieu et c’est sa conduite infaillible. Il n’en est pas de même aux états inférieurs, si ce n’est lorsque l’âme a commencée à goûter du centre ; mais il n’est pas si infaillible, et qui garderait cette règle sans être dans l’état bien avancé se tromperait.
2. C’est donc la conduite de cette âme de suivre aveuglément et sans conduite les mouvements qui sont de Dieu, sans réflexion*. Ici toute réflexion est bannie et l’âme aurait peine, même quand elle voudrait, à en faire. Mais comme, en s’efforçant, peut-être en pourrait-elle venir à bout, il faut les éviter plus que toute autre chose, parce que la seule réflexion a le pouvoir de faire entrer l’homme en lui et de le tirer de Dieu. Or je dis que, si l’homme ne sort point de Dieu, il ne péchera jamais ; et s’il pèche, c’est qu’il en est sorti, ce qui ne se peut faire que par la propriété ; et l’âme ne peut se reprendre que par la réflexion, qui serait pour elle un enfer pareil à ce qui arriva au premier ange qui, en se regardant avec complaisance et par préférence de ce qu’il devait à Dieu, s’aima et devint démon. Et cet état serait d’autant plus horrible que l’autre aurait été plus avancé.
3. On m’objectera à cela que l’on ne souffre donc rien en cet état. Non, quant au fond, mais bien dans les sens ainsi que je l’ai dit. Parce que, dira-t-on, pour souffrir, il faut réfléchir, et c’est la réflexion qui fait la partie principale et la plus douloureuse de la souffrance. Tout cela est vrai en certain temps et, comme il est réel que des âmes bien inférieures à celles-ci souffrent tantôt par réflexion tantôt par impression, je dis qu’il est aussi véritable que celles de ce degré ne pourront souffrir autrement que par impression. Ce qui n’empêche pas les douleurs d’être sans bornes et bien plus fortes que celles qui sont réfléchies, comme la brûlure de celui à qui l’on imprimerait le feu serait plus forte que celle d’un autre qui se brûlerait à la réverbération du feu.
4. On dit : mais Dieu les appliquera par réflexion pour les faire mieux souffrir. Dieu ne le fera pas par réflexion. Il pourra leur montrer en un instant ce qu’elles doivent souffrir, par une vue directe et non réfléchie sur elles-mêmes, comme les Bienheureux voient en Dieu ce qui est en Lui et ce qui se passe hors de Lui dans les créatures et en eux-mêmes, sans se regarder ni réfléchir sur eux, mais demeurant fermement attachés, abîmés et perdus en Dieu.
5. C’est ce qui trompe quantité de spirituels qui croient qu’on ne peut rien connaître ni souffrir que par réflexion. Tout au contraire, les connaissances et souffrances de cette manière sont bien petites en comparaison des autres.
6. Toute souffrance qui se distingue et connaît, quoique exprimée en des termes si exagérants, n’égale point celle de ces âmes qui ne connaissent pas leurs souffrances, et qui ne peuvent avouer ce qu’elles souffrent à cause de la grande séparation des deux parties. Il est vrai qu’elles souffrent des maux extrêmes, il est vrai qu’elles ne souffrent rien et qu’elles sont dans un contentement parfait. Je crois que si une telle âme était conduite en enfer, elle en souffrirait les cruelles douleurs de cette sorte, dans un contentement achevé, non contentement causé par la vue du bon plaisir de Dieu, mais contentement essentiel à cause de la béatitude du fond transformé ; et c’est ce qui fait l’indifférence de ces âmes pour tout état. Cela n’empêche pas, comme j’ai dit, l’extrémité de la souffrance, comme l’extrémité de la souffrance n’empêche pas le bonheur parfait. Ceux qui l’auront éprouvé, le sauront bien comprendre.
7. Ce n’est point ici comme dans l’état passif d’amour, où l’âme est si remplie de suavité ou d’amour pour la souffrance et le bon plaisir de Dieu. Ce n’est point tout cela. C’est par une perte de volonté en Dieu, par un état de déification où tout est Dieu sans voir que cela soit ainsi. L’âme est établie par état dans son Bien Souverain, sans changement. Elle est dans la béatitude foncière où rien* ne peut traverser ce bonheur parfait lorsque il est par état permanent : car plusieurs l’ont passagèrement avant que de l’avoir par état permanent. Dieu donne, premièrement les lumières de l’état ; ensuite Il donne le goût de l’état ; enfin Il le donne par une notice confuse et non distincte ; puis Il donne l’état d’une manière permanente et y établit l’âme pour toujours.
On me dira que l’âme étant établie dans l’état, il n’y a rien de plus pour elle. C’est tout le contraire : il y a toujours infiniment à faire du côté de Dieu et non de la créature. Dieu ne divinise pas tout à coup, mais peu à peu. Puis, comme j’ai dit, Il augmente la capacité de l’âme, qu’Il peut toujours déifier de plus en plus, Dieu étant un abîme inépuisable. O. Dieu, que Vous réservez de bien à ceux qui Vous craignent et qui Vous aiment ! Et c’était la vue de cet état qui faisait écrier David si souvent après qu’il se fût purifié de son péché.
9. Ces âmes ne peuvent plus s’étonner, ni pour aucune grâce qu’on leur raconte, ni pour aucun péché que l’on puisse commettre, connaissant à fond et la bonté de Dieu qui cause l’une et la malice de l’homme qui est la source de l’autre. Toute la terre périrait qu’elles n’en auraient pas de peine, si Dieu ne leur imprimait cette même peine. Est-ce donc qu’elles ne sont plus jalouses de l’honneur de Dieu, puisqu’elles ne s’affligent plus des péchés qui se commettent ? Non, ce n’est point cela. C’est qu’elles sont jalouses de la gloire de Dieu comme Dieu.
10. Dieu est nécessairement obligé d’aimer sa gloire plus que tout autre, et tout ce qu’Il fait en Lui et hors de Lui dans les autres, Il le fait par rapport à Lui. Cependant Il ne peut être fâché des péchés de tout le monde ni de la perte de tous les hommes, quoique, pour les sauver tous, Il se soit incarné et ait pris un corps passible et mortel, Il ait donné sa vie. Elles donneraient aussi mille vies pour les sauver, parce que Dieu, qui les a transformées, les fait participer à ses qualités, et qu’elles voient tout cela comme Dieu. Et quoique Dieu veuille véritablement le salut de tous les hommes, qu’Il leur donne à tous les grâces nécessaires pour le salut, quoique non pas toujours efficaces par leur faute, Il ne laisse pas de tirer sa gloire de leur perte, parce qu’il est impossible que Dieu permette chose au monde en quoi Il ne soit pas nécessairement glorifié, ou par justice ou par miséricorde. Ce n’est pas l’intention de celui qui L’offense et qui Lui rend un déshonneur actif : de la part de Dieu, il n’y a pas de déshonneur passif, et il faut nécessairement, contre la volonté de celui qui L’offense, que son péché retourne à la gloire de Dieu.
11. Quoique Dieu ne puisse être offensé de sa nature, celui qui L’offense mérite des punitions infinies, à cause de la volonté maligne qu’il a d’offenser cette Bonté infinie et de la déshonorer : et s’il ne le fait pas du côté de Dieu, il le fait toujours par son action et par sa volonté. Et cette volonté est si maligne que si elle pouvait ôter à Dieu sa divinité, elle la Lui ôterait. C’est donc cette volonté maligne de la part du sujet qui fait l’offense et non l’action : car si une personne dont la volonté serait perdue, abîmée et transformée en Dieu, était réduite par nécessité absolue à faire les actions du péché, comme certains tyrans ont fait à des vierges martyres, elles les feraient sans péché. Cela est clair.
12. Mais pour revenir, je dis que ces âmes ne peuvent avoir de peine du péché, parce que, quoique elles le haïssent infiniment, elles ne souffrent plus d’altération, le voyant comme Dieu le voit. Et quoique s’il fallait donner leur vie pour en empêcher un seul, si Dieu le voulait, ils la donneraient. Cela est sans actions, sans désirs, sans inclination, sans choix, sans empressement de leur part, mais dans une mort parfaite, ne voyant plus les choses que comme Dieu les voit et n’en jugeant plus que comme Dieu en juge.
Le titre du présent choix, Ecrits sur la vie intérieure, reprend une partie du titre donné par le premier éditeur des opuscules de maturité de madame Guyon : Discours chrétiens et spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, tirés la pluspart de la Sainte Écriture, Vincenti, A Cologne [Amsterdam], Chez Jean de la Pierre, 1716, qui comporte deux tomes contenant chacun 70 pièces. Un complément de 16 pièces fut ajouté en « Quatrième partie contenant quelques discours chrétiens et spirituels », du quatrième tome des Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure ou l’esprit du vrai christianisme, Cologne [Amsterdam], J. de La Pierre, 1718, p. 402-509. Nous repérons les pièces par leur numéro de tome (1 et 2 pour les Discours… de 1716, 3 pour l’ajout des Lettres… de 1718) suivi du numéro de pièce propre au volume correspondant.
…il y avait en elle [madame Guyon] cette note de réalité qui ne trompe pas, et qui distingue du premier coup et à coup sûr le récit d'un voyageur qui a parcouru le pays dont il parle et la reconstitution de ce même pays par un auteur qui n'y est pas allé. (Bergson) 3.
Contemporaine de Racine, madame Guyon fut l’une des très grandes mystiques du XVIIe siècle français. Pourtant elle nous est proche, car elle resta toute sa vie une laïque plongée dans les difficultés de l’ordinaire quotidien et elle garda toujours une entière liberté intérieure, résistant aux pressions pour n’obéir qu’à son élan intime, issu d’une expérience trop profonde pour être comprise du pouvoir clérical. Restée indépendante vis-à-vis des structures religieuses, elle affirma une autorité spirituelle auprès de disciples dont le plus célèbre est Fénelon. Bien qu’elle soit devenue suspecte après les condamnations du « Quiétisme », son influence spirituelle s’exerça au sein d’un groupe important d’amis mystiques qui lui restèrent fidèles malgré le danger, tant était grand son rayonnement.
Après sa mort, ses écrits se transmirent principalement hors de France. Admirée chez les protestants, elle ne fut réhabilitée qu’au siècle dernier au sein du catholicisme. Malgré une fidélité à son Eglise conservée jusqu’à sa mort, elle resta suspecte : il fallut attendre 1907 pour voir authentifiée sa correspondance de la direction de Fénelon ! Puis Henri Delacroix dès 1908, le philosophe Bergson, les historiens Henri Bremond et Louis Cognet la réhabilitèrent avant que l’on ne la réédite partiellement. Sa grandeur et son œuvre restent pourtant méconnus 4.
Sa vie fut mouvementée. Née en 1648 à Montargis d’une famille de riches bourgeois, mariée à seize ans, elle devint veuve à vingt-huit ans après cinq grossesses dont survivront trois enfants. Elle entra dans la vie intérieure dès dix-huit ans grâce à la Mère Granger, supérieure du couvent des bénédictines de sa ville natale, auprès de qui elle se réfugiait souvent, tant elle était malheureuse dans sa belle-famille. Elle fut présentée par cette religieuse à monsieur Bertot (1620-1681), prêtre et profond mystique, qui devint son père spirituel.
Après la mort de son mari, elle pensait (avec ses conseillers religieux) qu’elle devait contribuer à faire connaître la vie intérieure. On lui proposa d’être supérieure des « Nouvelles Catholiques » à Gex, mais elle refusa. Elle voyagea cinq ans durant en Savoie, à Thonon où elle composa les Torrents, en Piémont dont elle connut les milieux piétistes. À cette époque elle découvrit qu'elle pouvait être en union spirituelle avec d'autres personnes et leur transmettre la grâce en silence de cœur à cœur. De retour à Grenoble, elle reçut de très nombreux visiteurs : clercs, religieuses chartreuses, à l'intention desquelles elle composa son Moyen court et ses Explications de la Bible.
C'est une femme d'expérience qui arriva à trente-huit ans à Paris. Elle reprit la direction du cercle spirituel créé par monsieur Bertot. Comme elle se rattachait au milieu quiétiste par ce dernier, elle fut emprisonnée après la condamnation de Molinos. Délivrée sur l'intervention de Madame de Maintenon qui fut tentée par la vie mystique, elle entreprit un apostolat à la Fondation des Demoiselles de Saint-Cyr et s’attacha de nombreux disciples, dont Fénelon, les ducs et duchesses de Chevreuse et Beauvillier sont les figures connues. Ils lui demeureront fidèles jusqu’à leur mort, c’est-à-dire durant près de trente ans.
Tombée en défaveur, madame Guyon tenta en vain de se réfugier dans l’isolement et le silence. Elle fut soumise à la colère des pouvoirs qui à l'époque entendaient contrôler la conscience intime de tous : cette femme, laïque de surcroît, qui osait prétendre n'obéir qu'à l'impulsion de la grâce divine et la répandre autour d'elle, devait être soumise. Emprisonnée une seconde fois à quarante-huit ans pendant sept années et demi, dont cinq en isolement, elle fut l'objet d'accusation de mauvaises mœurs et de pressions violentes de la part du pouvoir judiciaire royal et de l'évêque Bossuet très soumis à madame de Maintenon.
Enfin lavée de tout soupçon, elle sortit de la Bastille à cinquante-cinq ans - sur un brancard. Il lui restait cependant un peu plus de treize années à vivre : elle les consacra à former des disciples catholiques et protestants, les ouvrant à la vie intérieure dans une discrétion totale, ce dont témoignent les textes présentés ici et une correspondance qui devint européenne. Elle mourut en 1717.
Les oeuvres accessibles au public d’aujourd'hui ne représentent que l'expérience des années de jeunesse de madame Guyon, acquise avant sa trente-septième année. Or elle vécut soixante-neuf ans et s’abstint de composer des traités dans sa pleine maturité. Elle comprit, à l’expérience, tant sont divers les secrets sentiers de l’amour divin 5, qu’il faut adapter la guidance mystique à chacun, par des conseils particuliers, ou tout au plus par de brefs opuscules répondant à une difficulté particulière communément ressentie.
Les disciples, dont certains visitaient la vieille dame de Blois, ont rassemblé ces opuscules et des lettres qui circulaient entre eux. Cet ensemble de pièces de dimensions variables (d’une à vingt-cinq pages) constituent le cœur de l’œuvre guyonnienne, traduisant la pleine maturité mystique. Pour un regard privilégiant la valeur du contenu spirituel utilisable aujourd’hui, cet ensemble se révèle plus profond que la Vie par elle-même, ou les œuvres de jeunesse, telles que la première partie des Torrents, le Moyen court, les volumineuses Explications de la Bible... Mais le trésor est resté caché, enfoui sous un long titre qui révèle mal sa valeur : Discours chrétiens et spirituels sur divers sujets qui concernent la vie intérieure. Il fut publié en 1716, du vivant de leur auteur, en deux volumes contenant chacun soixante-dix pièces 6, rapidement dispersés dans les bibliothèques privées de disciples français et surtout étrangers, suisses, hollandais, anglais ou écossais. Ce corpus est donc pratiquement inconnu du public.
Nous proposons un choix de pièces disposées selon un ordre ascendant du point de vue de l’approfondissement mystique, très proche de celui du premier éditeur, Pierre Poiret, disciple aimé de madame Guyon. Les aspects de l’expérience mystique sont abordés sous différents angles. Une même réalité se manifeste progressivement, celle de la vie nouvelle et divine, en Dieu où sont données une véritable liberté et l’efficience mystique. A la fin d’une vie, le sentier mystique, sortant « d’une forêt sauvage et âpre et forte », débouche dans la lumière.
Madame Guyon rechercha Dieu très jeune et pratiquait méditations et prières vocales comme l'enseigne traditionnellement le clergé catholique. Mais cherchant une voie intérieure satisfaisante, elle s'adressa au « bon franciscain » Enguerrand qui répondit à ses questions par une phrase lapidaire : « C'est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. » Par ces mots, il la fit entrer brusquement dans l'intériorité qui allait remplir toute sa vie.
Malgré une existence compliquée par de nombreuses épreuves, elle resta attachée à sa vérité intérieure sans faiblir, comme en témoigne cette confidence au duc de Chevreuse :
« J’avais fait cinq vœux en ce pays-là [la Savoie]. Le premier de chasteté que j’avais déjà fait sitôt que je fus veuve, [le second] celui de pauvreté, c’est pourquoi je me suis dépouillée de tous mes biens - je n’ai jamais confié ceci à qui que ce soit. Le troisième d’une obéissance aveugle à l’extérieur à toutes les providences ou à ce qui me serait marqué par mes supérieurs ou directeurs, et au-dedans d’une totale dépendance de la grâce. Le quatrième d’un attachement inviolable à la sainte Eglise. Le cinquième était un culte particulier à l’enfance de Jésus-Christ plus intérieur qu’extérieur 7. »
A la fin de sa vie, dans les Discours dont nous donnons un choix, elle évoque pour ses « enfants » en Dieu les grands thèmes de la mystique de façon très simple, épurée par une longue expérience, dégagée de toute gangue dévotionnelle, mais avec grande précision et finesse.
Tout commence par la prière pour adhérer à Dieu. Mais comment la pratiquer ? Madame Guyon ne fait pas appel à l’effort méditatif des exercices spirituels. Car les exercices peuvent être utiles au commencement mais risquent d’enfermer le pratiquant dans leurs procédés. Elle rejette aussi la recherche d’un vide ponctuel obtenu par abstraction d’esprit. Exercices prolongés ou abstraction volontaire d’esprit ont en commun de privilégier l’effort. Ils risquent donc en pratique de ne plus reconnaître la primauté voire l’existence même du don de la grâce ! La seule chose est d’appeler la grâce et de se mettre en état de disponibilité totale pour l'accueillir : elle tombera alors obligatoirement car Dieu ne peut résister à cet appel.
Madame Guyon se situe donc dans la tradition spirituelle qui remonte par Benoît de Canfield aux Rhéno-flamands :
« L’élévation d’esprit qui se fait par ignorance, n’est autre chose que d’être mu immédiatement par l’ardeur d’amour, sans aucun miroir, ou aide des créatures, sans l’entremise d’aucune pensée précédente, et sans aucun mouvement présent d’entendement, afin que la seule affection puisse toucher, et que la connaissance spéculative ne puisse rien connaître en cet exercice d’esprit 8. »
La béguine Hadewijch disait brièvement :
« Quoi que trouve l’esprit,
Dieu demeure incirconscrit
Dans l’amour nu,
Sans paroles ni raison 9. »
Madame Guyon rend compte du vécu intérieur par des descriptions précises. En premier lieu, la découverte de l’intériorité permet une pacification progressive. Cette découverte s’accompagne d’événements intérieurs variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs instants ou états pouvant durer des jours. Ces débuts remplissent la mystique d'ivresses merveilleuses ou de révélations : ils constituent la « voie des lumières » et la plupart des mystiques se contentent de cela. Il faut pourtant dépasser cette étape qui ne donne que des « miettes » de Dieu et non Dieu lui-même.
Suivent en second lieu des années de désappropriation, terme préférable à celui de « purification », courant dans la littérature spirituelle, mais ambigu, parce qu’il risque de laisser croire que nous serions à terme un « nous-mêmes » moins nos défauts ! Subsistent seulement des capacités et aussi des infirmités.
« Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme ; et ce regard le consume et détruit ses impuretés … Car il faut concevoir, que toutes les opérations de Dieu en lui-même et hors de lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. … Plus il purifie par ce regard, plus il atteint le dedans et le purifie de ce qui est plus subtil, plus délicat, mais aussi plus enraciné 10. »
En troisième lieu la structure individuelle est mise au service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur et la dirige, comme l’exprime l’apôtre Paul si souvent cité par Madame Guyon:
« Cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie. Au commencement cela est plus aperçu, dans la suite cela devient comme naturel. Saint Paul qui l’avait éprouvé dit : je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi 11. »
C’est la naissance à une vie nouvelle :
« Je ne suis ni saint, ni orné, etc., dira cet homme éclairé de la lumière de Dieu, mais Dieu est tout cela pour moi. … comme Il ne laisse rien pour moi, et que je ne saurais subsister sans rien, Il m’absorbe et me perd en Lui, où Il ne me laisse rien de propre, ni propre justice, ni propre vertu 12. »
On peut trouver chez madame Guyon des descriptions plus fines que celle de la division tripartite que nous venons d’évoquer : attirance en soi où demeure la voie de l’intériorité et sa source, laisser faire Dieu plutôt que de s’efforcer à quelque exercice ou ascèse, chasser l’amour-propre en ne se recourbant jamais sur soi, accepter la purification nécessaire parce qu’on ne peut concilier attachement et amour, suivre Jésus-Christ par la voie de la foi nue 13 et non des lumières, vivre dans l’Amour pur rend qui heureux dans le sans-limite, subir la nuit ou du moins quelques touches nocturnes qui touchent l’être même et non plus seulement ses vêtements, puis un état intermédiaire où l’on est perdu à soi mais où le divin demeure encore caché 14, enfin une recréation divine ; alors suivant Paul, ce n’est plus nous qui agissons 15. Mais toute division en étapes présente le danger de substituer un chemin à la diversité des expériences personnelles durant l’ascension de la montagne, selon la belle comparaison qui ouvre ce recueil.
Le principal obstacle est celui de la volonté propre qui empêche le divin d’être notre principe : il est surmonté à l’aide des qualités de simplicité et d’humilité, analogue au creux de la pierre :
« Il faut savoir qu’on creuse la pierre en proportion que ce qu’on y veut graver a de grandeur, d’épaisseur et d’étendue. Afin que Dieu s’imprime dans notre âme, il faut qu’elle soit dans un néant proportionné au dessin de l’impression que Dieu y veut faire. Ici tout s’opère en vide … L’homme ne voit point ce merveilleux ouvrage : il n’en paraît rien au dehors. Ce n’est point un ouvrage de relief, mais un creux profond, une concavité, que l’âme n’aperçoit que par un vide souvent très pénible 16. »
Finalement l’âme est anéantie en Dieu, ce qu’affirme madame Guyon :
« Elle sait qu’elle vit et c’est tout, et elle sait que cette vie est étendue, vaste, qu’elle n’est pas comme la première : et c’est tout ainsi que cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie 17.
Une âme peut être perdue en Dieu uniquement pour elle-même, mais Madame Guyon reçut le don de transmettre la grâce à ceux qui l’approchaient. Ce charisme bien connu en Orient ou dans le soufisme, est affirmé par les orthodoxes, mais est peu mentionnée dans le catholicisme, probablement à cause de la clôture des communautés qui empêche la communication de cette expérience. Madame Guyon s'est exprimée ouvertement sur ce sujet dans sa correspondance avec ses intimes, et ses affirmations nous sont précieuses à cause de leur rareté dans notre milieu occidental.
Elle avait ressenti l'action du divin par l’intermédiaire d'une personne, Jacques Bertot ou Geneviève Granger. Elle la reconnut chez elle-même avec émerveillement à quarante-quatre ans. Se référant à la descente de l’Esprit Saint lors de la Pentecôte, elle appelle cette efficience « vie apostolique », car, de même que la parole était entendue simultanément en plusieurs langues, de même une personne peut transmettre l’Esprit Saint à chacun selon ses besoins.
Madame Guyon se percevait comme un canal qui donne passage à la grâce, en l'absence de toute volonté propre, sans intentionnalité personnelle. Cette transmission a lieu dans la passiveté 18 totale, dans une extrême soumission à cette « main de Dieu qui donne », dans un vide de soi-même et des créatures19. Elle vibre alors de la plénitude divine dans la pleine liberté et la « communication » est ressentie par tous dans un état de paix ou parfait repos. L’on note ainsi, très loin du « vide » ou d’un « vertige du néant » synonyme de paralysie, l’association très étroite du vide à la plénitude :
« Quand l’âme a perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mue et agie selon la volonté du Seigneur, alors Il la fait agir comme Il veut … Quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer, ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde … Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce 20. »
Cette transmission ne dépend que de Dieu seul et s’effectue le plus parfaitement en silence. Elle suppose un accord au niveau du recueillement des personnes qui est souvent favorisé par une proximité physique tandis que le transmetteur est affranchi de toute inclination naturelle :
« Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ? Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturelle, Dieu … fait pencher le cœur vers une personne … Cela ne dépend point de notre volonté : mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il Lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition ; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher 21.
Fénelon, fut un des bénéficiaires les plus connus comme en témoigne le début de la lettre du 1er décembre 1689, suivi d’un bel exposé de la transmission cœur à cœur et de la passiveté requise de l’âme exposée au regard divin, devenue le court Discours 2.25 :
« Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si remplie que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon coeur de s’écouler dans le vôtre. … »
A cette confiance Fénelon répondait :
« Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? …Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer ... Je me jette tête première et les yeux bandés dans l'abîme impénétrable des volontés de Dieu. Lui seul sait ce que vous m'êtes en Lui et je vois bien que je ne le sais pas moi-même, mais je vous perds en Lui comme je m'y perds 22…»
C’est à cette mission que Mme Guyon a consacré les dernières années de sa vie : elle réunissait à Blois quelques disciples qui formèrent par la suite des cercles guyonniens dont on peut relever la trace sur plus d’un siècle.
Il me semble que les personnes qui écrivent des choses intérieures, devraient attendre pour écrire que leurs âmes fussent assez avancées pour être dans la Lumière divine. Alors elles verraient la Lumière dans la Lumière même. Elles verraient, comme une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne ; on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui traversent de temps en temps leur chemin ; [ on voit] que la plupart retournent sur leurs pas faute de courage, et enfin que d’autres, plus courageuses, franchissant tous les obstacles, arrivent au terme tant désiré. On voit avec quelle bonté Dieu leur tend la main et les invite à passer outre, mais que l’Ennemi, les hommes pleins de leur propre esprit, l’amour-propre et le peu de courage les arrêtent presque tous en chemin. Ils aiment mieux suivre les hommes que Dieu, quoiqu’il soit écrit : Malheur à l’homme qui se confie à l’homme23.
Ceux qui sont seulement dans le chemin ne connaissent que le chemin où ils marchent et n’enseignent que celui-là ; comme ils sont bien loin du but, ils condamnent sans miséricorde toutes les autres voies, ne voyant rien de meilleur que la leur. Ils écrivent avec impétuosité sur une voie où ils ne sont qu’à peine, veulent porter tout le monde à y marcher ; et comme ils n’ont point franchi le premier obstacle qu’ils ont trouvé, ils se persuadent qu’on ne peut aller plus loin sans s’égarer. Ils l’écrivent de la sorte ; et comme ces personnes ont souvent de l’autorité, ils entraînent une foule de monde après eux qui croiraient être perdus s’ils outrepassaient la première barrière. Ils s’échauffent même dans la dispute et assurent qu’il n’y a point d’autre voie, qu’il est impossible d’aller plus loin, et brouillent et arrêtent les âmes de bonne volonté qui sont invitées à passer outre.
Ceux, au contraire, qui ont franchi les barrières, les invitent de toutes leurs forces, voyant avec douleur qu’ils perdent des biens et des trésors immenses pour ne pas vouloir avancer. Quelques-uns se hasardent et s’en trouvent bien, mais combien de bêtes féroces ne rencontrent-ils pas ? Ces bêtes ne peuvent leur nuire s’ils s’abandonnent à Dieu et s’ils ne craignent rien ; au contraire, ces bêtes les appréhendent. Plus ils avancent, plus ils voient le bonheur d’avoir suivi avec courage leur route, et enfin lorsqu’ils sont arrivés à la montagne, ils s’exhalent en louanges de Dieu et en reconnaissance. Ils entrent dans une humiliation profonde à la vue de leurs misères et des bontés de Dieu, qui leur a donné un secours si puissant. Ils avouent qu’ils se sont rendus mille fois indignes des bontés de Dieu, qu’ils ont tâché plusieurs fois de retourner en arrière, mais que les amoureuses invitations de leur Bien-aimé les en ont empêchés. Lorsqu’ils voient tant de personnes arrêtées en chemin, ils en sont affligés ; ils les invitent de toutes leurs forces à passer outre, de ne rien craindre, ils écrivent pour les rassurer.
Mais on tâche d’étouffer leur voix et on entortille ces pauvres âmes de quantité de filets qui les retiennent et les empêchent d’avancer un peu, de sorte qu’elles passent toute leur vie à aller et venir dans les avenues du chemin. On leur crie : « Où allez-vous ? Les autres chemins sont bordés de précipices, vous n’y trouverez point de guide, il faudra marcher la nuit et porter le poids du jour ; au lieu qu’ici vous avez des retraites sûres qui vous mettent à couvert du Soleil ; et vous ne marchez point de nuit. »
Les autres répondent : « il est vrai que notre chemin est bordé de précipices, que nous ne nous arrêtons point pour les ténèbres qui nous environnent, que le soleil de justice nous fait sentir quelquefois ses rayons ardents et brûlants. Mais nous ne manquons pas de guide : ceux qui sont arrivés au terme nous instruisent. Et nous avons plus que cela : notre Pasteur fidèle nous conduit avec Sa houlette. Il nous mène avec une grande droiture et simplicité en sorte que nous ne détournons ni à droite ni à gauche, et c’est pour nous un grand avantage que notre chemin soit bordé de précipices. Cela nous fait toujours marcher droit et nous empêche de gauchir, au lieu que votre chemin est fait en zigzag, comme on dépeint le Méandre24, en sorte que vous ne suivez point le sentier uni. Nous marchons la nuit sans nous reposer et nous arrêter, afin de trouver le repos immuable ; mais outre l’étoile admirable de la Foi qui nous conduit sûrement, notre divin Pasteur nous montre une colonne de feu pendant la nuit25, qui n’est autre que Son pur Amour, qui fait que, sans nous intéresser pour nous-mêmes, nous courons sans regarder nos pas, nous courons sûrement sans nous méprendre en suivant notre étoile et ne regardant que la colonne.
« Mais lorsque la crainte et l’amour-propre nous fait baisser la vue sur nous-mêmes, perdre notre étoile et ne plus envisager la colonne, nous péririons alors sans doute par notre faute, si notre divin Pasteur, toujours attentif à Ses brebis et plein de compassion de leur faiblesse, ne nous donnait promptement des coups de houlette pour nous redresser. Alors voyant clairement quelle est notre misère et sa bonté, nous nous haïssons de plus en plus et notre amour en devient plus pur et plus fort26. Ainsi notre plus grand avantage est de marcher la nuit car les lumières de la nuit la plus obscure sont mille fois plus sûres que celles du jour dont vous vous vantez et sur lequel vous vous appuyez. Car ce sont vos pas qui vous conduisent, le grand jour n’empêche pas que vous ne vous égariez. Mais notre abandon, la nuit de la foi et le pur amour, ont une sûreté infaillible. Si nous nous appuyions sur nos démarches, nous nous égarerions comme vous. Il est vrai que vous avez une retraite contre la chaleur piquante : c’est votre vous-même. Nous n’en avons ni n’en voulons point ; au contraire, nous nous exposons aux rayons divins du Soleil de Justice, afin qu’Il nous pénètre, nous fonde, nous purifie, nous raréfie et nous change en Soi. Nous sommes bien éloignés de L’éviter puisque tout notre désir est d’en être consumés.
« Mais aussi, dites-vous, vous n’avez plus cette beauté éclatante d’autrefois. - O que notre beauté a bien changé de nature ! Notre divin Soleil nous a un peu brunis, à la vérité : decoloravit me Sol27 ; mais la beauté de la fille du Roi vient du dedans, et la vôtre n’est que superficielle. La nôtre est affermie, et notre divin Soleil, en nous parant de Sa propre beauté, a rendu notre beauté immuable. » Ce sont là les disputes de ceux qui, n’ayant jamais passé la voie des commençants, détournent autant qu’ils peuvent les autres de suivre les routes de l’Amour pur et de la foi nue.
Comme il y a bien plus de commençants que de profitants, aussi, bien plus de gens ont écrit des commencements des voies de Dieu. Tous disent que la crainte est le commencement de la Sagesse ; on reste dans ce commencement, on n’entre pas dans la Sagesse, où, comme dit saint Jean : le parfait amour bannit la crainte28. Il y a donc plus d’écrits, et plus diversifiés, des commençants que des profitants ; mais il y en a plus des profitants que de ceux qui sont arrivés au terme.
Je ne sais si les écrits de ces profitants ne sont point plus dangereux et moins utiles que ceux des commençants. Ceux des commençants seraient bons si on les donnait pour ce qu’ils sont, c’est à dire pour une introduction dans la voie de l’esprit. Le danger qu’ils ont est lorsqu’on en veut faire la conduite de toute la vie. Les profitants ayant goûté les prémices de l’intérieur chrétien et n’étant pas encore dégagés des formes et des espèces, font un mélange de ce qu’ils nomment commencement avec ce qu’ils croient être la fin, faute d’expérience ; et se méprenant beaucoup, ils veulent retenir les âmes dans cet état mélangé, ce qui leur nuit infiniment, les arrêtant dans la sphère lumineuse, distincte, pleine de goûts et de sentiments qui flattent beaucoup l’amour-propre, et nuisent29 infiniment aux âmes. Ce qui est de plus déplorable, c’est que ces personnes se disant spirituelles, font la plus rude guerre aux parfaits mystiques, parlant avec une assurance entière de leurs expériences, et condamnant tout ce qu’ils n’ont pas éprouvé comme autant de choses impossibles et forgées par la seule imagination. Comme les degrés de ces profitants sont différents, leurs écrits le sont aussi, et ce sont eux qui s’accordent le moins entre eux et avec les autres.
Pour les parfaits mystiques, qui sont ceux que je compare à ceux qui sont arrivés sur la montagne, ils s’accordent très bien entre eux. Etant dans la lumière de Vérité ils y voient les mêmes choses, ils assurent tous et affirment la bonté de la voie de la Foi et du pur Amour. Il n’y a point de contestations dans leurs pensées ni dans leurs sentiments (quoique leurs expressions soient diverses30), parce qu’il n’y en a point dans leurs expériences. Dans tous les temps, dans tous les siècles, dans tous les pays, les mystiques parfaits ont écrit les mêmes choses, et c’est une grande consolation de voir que l’Esprit de Dieu est simple et un dans sa multiplicité. Arrêtons-nous à ces grands Maîtres qui ont éprouvé de tout, au Docteur des Gentils, le grand saint Paul, et plus que tout cela à notre divin Maître, qui nous a enseigné la pauvreté d’esprit, le renoncement à nous-mêmes, la mort au vieil homme, l’enfance spirituelle, la régénération en renaissant de nouveau, la foi au-dessus de toute vie (Thomas, tu as cru, parce que tu as vu, etc.), l’amour parfait, l’union, l’unité avec lui en son Père qui est la consommation de tout31. Enfin, l’âme expérimentée qui pénètre l’esprit de l’Evangile, y découvre tout. Dieu nous donne cet esprit ! Amen, Jésus !
Voilà toute l’économie de la vie intérieure : Dieu envoie d’abord une douce rosée qui pénètre le cœur, qui était auparavant comme une terre sèche et aride, qui n’était point cultivée et qui ne rapportait ni herbe ni fruit. Cette rosée détrempe insensiblement cette terre, ce qui donne d’abord au cœur un désir de conversion. Le cœur s’amollit peu à peu, il se tourne vers Dieu et on s’ouvre pour recevoir cette rosée salutaire. Il croît de l’herbe : ce sont des vertus faibles qui commencent à paraître, mais combien sont-elles mélangées de mauvaises herbes ? Combien d’amour propre, d’appropriations, d’estime d’un petit bien qui ne peut quasi passer pour tel tant il est mélangé de défauts, de péchés même ?
Notre cœur à force de rosée, ou de goûts, ou de consolations, comprend qu’il faut travailler à arracher ces mauvaises herbes, à défricher cette terre inculte ; et c’est un long et pénible travail, où l’on détruit peu à peu l’herbe mauvaise de notre fonds terrestre. On laboure par une pénitence rude et laborieuse. Si la rosée cesse de tomber, on devient sec et aride, l’herbe se fane ; il semble que toutes nos peines soient perdues.
Cependant le Maître envoie une plus abondante rosée : tout reverdit en ce moment, tout devient riant et agréable, l’âme est comblée de consolation. Le Maître plante même des arbres qui décorent cette âme et la rendent très belle : ce sont des vertus plus fortes, elle est affermie dans le bien, il y a de l’espérance qu’elle portera bientôt des fruits dignes de celui qui a planté ces beaux arbres.
Mais qu’arrive-t-il ? C’est qu’on s’approprie les arbres, les fruits et même la terre qui les produit, comme son propre bien et son héritage, ce qui fait que le Maître ne trouve plus sa complaisance dans cette terre. Il n’envoie plus sa rosée, ses pluies gracieuses se retirent, les arbres n’apportent point de fruits, l’hiver vient qui les dépouille de tout et ils paraissent comme morts. Il faut remarquer que l’herbe se sent bien moins de la rigueur de l’hiver que les arbres. Il reste toujours un peu de verdure sur la terre, mais les arbres paraissent comme morts, dépouillés non seulement de leurs fruits, mais même de toutes leurs feuilles. Ils ne paraissent plus vivants aux yeux des hommes. Ils sont d’autant plus hideux qu’ils ont paru plus beaux. Ceux qui ne savent pas ce secret des saisons, les croient morts. Ils sont néanmoins pleins de vie et conservent au dedans un germe qui leur fera prendre une nouvelle vie lorsque le temps sera venu. Il y a néanmoins des arbres qu’un trop long hiver fait mourir. Il y a aussi des âmes qui reprennent les plaisirs du siècle qu’elles ont quittés et qui meurent véritablement et sans retour. Il y en a d’autres qui repoussent après être coupés, ce sont ceux que les afflictions font retourner à Dieu.
Ceux qui sont fidèles reverdissent pour ainsi dire au printemps, lorsque le Soleil de justice les regarde favorablement. L’hiver leur a été fort utile : outre qu’il a fait mourir les insectes, qui sont un grand nombre de défauts, c’est qu’il a approfondi davantage cette sève divine. La pluie détrempe la terre pour empêcher la racine de se dessécher et la gelée concentre et ramasse la sève dans la racine, ce qui fait que la racine croît et s’approfondit : aussi l’âme par là se fonde en humilité. Elle commence à comprendre qu’elle peut bien avec l’assistance de la grâce labourer la terre, ôter de l’arbre le superflu, mais qu’il n’y a que le Maître qui puisse le couvrir de verdure, lui faire porter des fleurs et des fruits dans la saison32.
On voit souvent des arbres chargés de fleurs qui n’apportent aucun fruit. Combien voit-on d’âmes qui paraissent merveilleusement agréables et qui n’apportent que très peu et même point de fruit ! Un arbre fleuri est plus agréable à la vue que celui qui a du fruit mais l’arbre rempli de fruit est beaucoup plus estimable. D’où vient que ces arbres si fleuris n’apportent point de fruit ? C’est un mauvais vent qui fait tomber les fleurs ou qui les brûle, c’est la vaine complaisance dans les dons de Dieu, dans la pluie consolante, qui fait périr ces fleurs charmantes.
Le fruit donne moins dans la vue, surtout lorsqu’il est encore petit et qu’il est chargé de feuilles. Ces feuilles sont l’humidité, le bas sentiment de soi, un commencement de conviction que tout appartient au Maître, qui (à la façon des feuilles) en dérobant le fruit de la vue, le conservent. O si l’on savait combien la vue propre fait de ravage dans notre intérieur, on en aurait horreur ! Parmi ces douces rosées de consolations l’âme se satisfait beaucoup, elle se croit déjà arrivée au terme, quoique ce ne soit que le commencement. C’est pourquoi elle a besoin d’un terrible hiver pour apprendre à se connaître.
Il y a de deux sortes d’âmes : les unes sont plus pénétrées du Soleil que de la rosée, et ce sont les âmes qui sont conduites par les Lumières de l’Esprit - et si le divin Soleil ne se couvrait de nuages, elles périraient par le trop de lumières. Les autres ont plus d’onction que de clarté, et ce sont celles que la rosée pénètre et que la sécheresse purifie.
La voie de celles-ci serait plus solide et moins dangereuse que la première si elles étaient fidèles à ne se rien attribuer, à être également contentes tant de l’hiver que du printemps et des autres saisons. Mais on veut toujours voir en soi des matières de vaine complaisance, et personne ne sait se contenter de l’horreur de l’hiver, de ses frimas, de ses brouillards, des gelées terribles, d’une neige qui couvre tout ; c’est ce qui fait qu’il y en a si peu qui arrivent au terme. On veut quelque chose qui se nomme, qui se discerne, qui amuse la vue, ou feuilles, ou fleurs, ou fruits ; mais ne rien avoir qui attire l’estime des autres et de nous-mêmes, cela est terrible. N’attirer que le mépris, être compté pour rien, être même blâmé, accusé, persécuté, voir les autres estimés, regardés avec respect, et même avec admiration : nature, nature, il faut que tu crèves et que tu meures sous ce poids !
Mais qui est-ce qui te laisse mourir ? On te donne de l’air de peur que tu ne suffoques et ne meures ; on te donne le temps de respirer, mais on ne sait pas que tu es si maligne que ce temps qu’on te donne pour respirer, redouble ta vie (c’est ce que Sainte Catherine de Gênes appelle partie propre). Elle se vante même d’avoir été suffoquée et morte et d’être ressuscitée - et il n’est rien de tout cela ! Elle est plus vivante et plus maligne que jamais. Ce qu’elle a appris, c’est à se mieux cacher, à prendre la forme et l’habit des vrais amis de Dieu. Mais elle est plus contraire à Dieu que le Diable, car elle lui résiste ; et c’est ce que le Démon ne saurait faire.
Ô si nous savions nous laisser aux ministres de la justice de Dieu pour nous détruire en toute manière, que nous serions heureux ! Dieu se sert des hommes, des démons et de nous-mêmes pour cela, de nos misères, pauvretés, défauts naturels. Il met tout en usage pour cela mais lorsqu’on nous opprime d’un côté, nous nous relevons de l’autre sous mille prétextes spécieux, car la nature maligne ou partie propre n’en manque pas. Il n’y a que Dieu et son pur amour, qui le puissent faire33. C’est pourquoi, vu sa malignité et notre impuissance, il faut tout remettre entre les mains de Dieu par un abandon total, comme fit sainte Catherine de Gênes34, elle qui a si bien connu les ruses de l’amour propre et le pouvoir du pur amour.
Voilà ce que produit en nous la rosée du ciel. Il faut voir à présent comme les nues pleuvent le juste.
Il n’a point encore été parlé de la foi pure et nue, qui est comme un brouillard ou une nue épaisse qui environne Dieu et le dérobe à toute vue, compréhension, et discernement. C’est pourquoi il est écrit que Dieu a choisi les ténèbres pour sa cachette, qu’il est assis sur les nuées, que son trône est environné de nuages épais35, et bien d’autres passages confirmés par celui qui dit : La nuit est mon illumination dans mes délices36. C’est donc cet état de foi nue qui peu à peu fait pleuvoir le juste, puisque c’est elle qui, en nous aveuglant en apparence, détruit en nous tout ce qui est contraire au pur amour et à la formation de Jésus-Christ en nous.
La foi nue est absolument opposée à toute lumière distincte, à tout brillant, à toute certitude, à tout raisonnement, car quoique la foi soit très certaine en elle-même - n’ayant qu’un objet qui est Dieu pur, simple et nu, tel qu’il est en soi - elle est très incertaine et très cachée à l’égard de celui qui la possède, ne lui laissant rien où il puisse s’appuyer. C’est pourquoi il faut une grande fidélité et un grand courage pour croire au dessus de toute apparence37 et toute raison de croire. Cette foi met l’âme dans une grande pauvreté et disette de toutes choses, de sorte que toute nourriture manquant à la partie propre, il faut qu’elle défaille et meurt véritablement.
C’est sur ce débris de la partie propre, que j’appelle ailleurs le vieil homme - c’est sur ce débris, dis-je, de la partie propre - que s’établit le pur amour. C’est par la destruction du vieil homme que l’homme nouveau est produit, et ceci ne s’opérant que par la foi nue, on peut bien dire et nubes pluant justum, puisque c’est par son moyen que Jésus-Christ s’incarne mystiquement dans l’âme. Le juste sort aussi d’elle, parce que c’est par elle qu’on apprend la véritable justice, qui arrache tout à la créature pour restituer tout à Dieu. Par elle on apprend à aimer la justice, cet attribut si redoutable aux hommes qui ne sont pas pénétrés du pur amour. C’est par elle qu’on obtient la pauvreté d’esprit et qu’on parvient à cette sainte haine de nous-mêmes si fort recommandée dans l’Évangile. C’est elle qui en introduisant le pur amour dans l’âme, nous fait pratiquer le parfait renoncement, l’abandon total, la mort entière de nous-mêmes, et la destruction du vieil homme.
C’est par elle encore qu’on obtient la vie nouvelle en Jésus-Christ. Comment cela ? C’est qu’elle nous conduit sûrement, sans lumière et sans flambeau, à Celui qui est tout et qui peut tout faire en nous, pour nous, et par nous selon Sa très sainte volonté ; et cela d’une manière d’autant plus sûre qu’elle est plus cachée à nos ennemis et à nous-mêmes. Elle est si fidèle qu’elle n’abandonne jamais l’âme qui se confie à elle, qu’elle ne l’ait conduite devant le trône de la grâce. Mais qui est-ce qui veut bien se laisser conduire de la sorte ? O qu’ils sont rares ! On veut toujours voir où l’on pose le pied et malgré notre vue nous faisons mille faux pas. Elle nous mène à l’aveugle, mais elle ne nous laisse point faire de fausses démarches.
O sacrées ténèbres, nuée plus lumineuse dans ton obscurité que le jour le plus brillant, quand feras-tu pleuvoir le juste sur la terre ! Hélas, l’injustice y règne, elle y est à son comble. Il n’y a que ce seul Juste et seul Saint qui y puisse apporter la justice. Il le fera lors qu’Il aura détruit l’injustice. Venez, Seigneur Jésus ! Je viens38. Hélas, qu’il y a longtemps qu’on vous attend et vous ne venez point ! Votre patience est outragée. Vous êtes patient parce que vous êtes éternel ; nous sommes impatients parce que notre vie est de peu de durée. Venez, ô le Désiré des nations39 ! Venez ! qu’il y a longtemps qu’on vous attend ! Je viens bientôt. Amen, Jésus !
[J’ai40 eu une douce invitation pour vous écrire quoique je n’aie rien de particulier à vous dire mais il faut obéir. Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si remplie que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon cœur de s’écouler dans le vôtre. Les jours de souffrance et d’obscurité à votre égard m’ont été extrêmement lumineux pour me faire comprendre l’impuissance où je suis de me donner cette douce et suave correspondance qui fait que votre âme m’est toujours présente en Dieu d’une manière nue, pure et générale, sans bornes ni aucun objet. Cette âme me paraît toujours droite et je n’y vois rien qui gauchisse. Je vois en Dieu un regard fixe et arrêté sur elle, qui ne se détourne jamais. Ce regard est comme celui du soleil qui échauffe, purifie et détruit et il n’y a rien à faire de votre part qu’à rester exposé à Ses yeux divins. Dieu a mis dans vous, comme dans la terre, une source de fécondité : sans que la terre fasse nulle action, elle devient féconde, exposée aux rayons modérés du soleil. Quelquefois même ce soleil la brûle et la dessèche au-dehors en sorte qu’elle ne produit rien, elle est même toute brûlée ; le soleil alors ne laisse pas de travailler dans son sein et d’y procurer par son excessive chaleur des mines d’or. Lorsque j’ai souffert, je ne voyais plus votre âme et un rideau était tiré ; je me trouvais mise, comme je vous l’ai dit, dans une prière continuelle et très liée avec vous, mais je n’éprouvais plus cette correspondance que j’éprouve toujours. Je vous dis donc que…]
…Dieu41 est incessamment appliqué sur l’âme droite et simple qui Lui est continuellement exposée. Cette âme n’a qu’à demeurer simplement passive : Dieu la purifie de cette sorte et Il lui communique d’autant plus Sa fécondité que plus elle reçoit passivement Ses opérations. Les opérations de Dieu tendent toujours à la dépouiller de toutes opérations propres, quelque nécessaires et saintes qu’elles paraissent, afin qu’elle reçoive plus nuement et continuellement Sa pure opération. Car Dieu ne lui ôte sa manière ordinaire d’agir et d’opérer, en la réduisant à une pure, nue et générale inaction sans nulle exception, que pour opérer sur elle nuement, continuellement, également, et sans interruption. Et cela est si vrai que plus l’âme se laisse vider de toute action propre, quelque nécessaire qu’elle lui ait [parue] jusqu’alors, plus elle se trouve libre, pleine et sans nul besoin. Elle éprouve alors qu’une autre opération intime et substantielle prend la place de la sienne, et qu’elle gagne en perdant.
Mais il n’en est pas de même des âmes qui, par indévotion ou par elles-mêmes, se privent des règles ordinaires de prier et d’agir : moins elles prient et agissent, plus elles sont vides, au lieu que celles-ci trouvent que plus elles manquent de tout, plus toute propre opération leur est enlevée, plus elles sont pleines et sans disette. C’est ce qui fait que l’on ne doit jamais regarder les choses par la perte que l’on en fait ni du côté du non-opérer, mais du côté de Dieu qui, étant le Souverain de sa créature, a droit de La posséder pleinement : cette possession lui arrête tout mouvement propre, mais elle lui donne en même temps les mouvements de son possesseur.
La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire. Dès que nous connaissons cela et qu’Il prend possession de ce qui est sien, Il ne laisse jamais un moment la créature qu’Il a prise de cette sorte qu’Il ne l’ait conduite dans Son unité.
Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. C’est ce qui fait que cette opération est au commencement plus sensible : elle n’est sensible qu’à cause de la contrariété. Au commencement c’est une sensibilité de suavité, parce que l’âme étant faible, Dieu assaisonne le combat qu’il fait de la contrariété avec le sentiment de l’amour qui unit toutes choses. Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles. Et comme Dieu commence toujours par les plus grossiers et superficiels, Il commence aussi par faire écouler sur les sens l’huile de Son onction qui n’est autre que Son amour unissant, qui accompagne toujours le regard détruisant. En sorte qu’à mesure que Dieu détruit les obstacles, Il S’unit et S’approche l’âme.
Plus Il purifie par ce regard, plus Il atteint le dedans et le purifie de ce qui est plus subtil, plus délicat, mais aussi plus enraciné. Mais comme à mesure que le regard détruit ce qui est plus caché, l’amour s’enfonce toujours plus, il devient aussi moins sensible. Dieu, sans changer de conduite, va toujours plus approfondissant Son opération savoureuse parce qu’elle s’enfonce pour unir les puissances, et enfin le centre : c’est toujours la même opération.
D’où vient donc qu’elle est savoureuse dans le commencement, et que dans la suite elle est si douloureuse qu’elle devient à la fin insupportable par l’excès du mal qu’elle cause ? La raison en est que les sens se laissent facilement ôter leur opération et leur impureté grossière parce qu’ils sont soutenus de cet amour unissant. Mais plus les obstacles deviennent délicats et profonds, plus ils sont difficiles à détruire : premièrement parce qu’il faut perdre et détruire ce qui est opposé à la sagesse humaine et raisonnable, deuxièmement parce que tout ce qui est spirituel est ce à quoi l’âme s’attache davantage, troisièmement parce que plus les opérations de Dieu s’enfoncent dans l’âme, plus l’amour unitif devient véhément afin d’attirer l’âme à lui ; et quatrièmement comme tout se passe dans le centre de l’âme, ses sens étant destitués de leur onction, elle [l’âme, étant destituée] de toute correspondance à l’oraison, de son agir ordinaire et de sa manière de concevoir les choses, elle résiste aussi plus pour ce qui est au-dessus d’elle que pour ce qui est au-dessous. Elle se cache même sa résistance, laquelle elle qualifie du nom de Justice, et c’est ce qui cause des agonies mortelles. Cependant, c’est toujours la même opération, toujours une , toujours simple, toujours uniforme, qui ne change jamais du côté de Dieu, quoiqu’elle change si fort par rapport à la créature.
Je dis donc que ce Regard amoureux et détruisant ne tend qu’à consommer toutes choses en Soi comme fin dernière et aussi premier principe. Il ne serait pas Dieu si les choses étaient d’une autre manière. Il faut donc nécessairement qu’Il détruise toutes les opérations de la créature, aussi bien que ses dissemblances et difformités, qu’Il détruise les opérations les plus saintes, les plus réglées, les plus rangées, afin de posséder tout à pur et à plein, et de réduire toute chose en pure unité.
Mais, me direz-vous, d’où viennent donc toutes les tentations, les faiblesses, les misères qui arrivent, si Dieu opère toujours au-dedans ? Elles viennent de plusieurs causes. La première, de ce que les sens étant incapables des choses intimes et purement spirituelles et nues, ils demeurent vagabonds et sans soutien ni secours. La seconde raison est que le Démon, voyant cette créature dénuée de tout bien apparent et ne voyant pas ce qui se passe dans le centre, l’attaque sans pitié. La troisième raison est que Dieu permet que les gens soient ainsi livrés afin de cacher à l’âme ce qui se passe en elle, afin de lui ôter les larcins qu’elle fait en tout, afin de perdre l’économie de sa propre sagesse et de sa raison, sans quoi elle resterait toujours fixée en elle-même, toujours propriétaire et pleine d’obstacles, et ainsi Dieu ne la pourrait unir à Soi.
Ce Regard unissant, détruisant et consumant, exige donc de l’âme une passivité parfaite, une cessation de toute opération quelle qu’elle soit, une souplesse infinie, pour se laisser tout ôter. Elle exige de plus l’attention de l’âme, car le Regard de Dieu est Son Verbe et Sa Parole. Cette Parole est féconde, productrice et efficace. Elle s’insinue et Se fait entendre sans bruit de paroles, et ce langage va à tout ôter malgré la raison de conserver les choses.
Toutes les opérations se font par le Verbe- Parole éternelle, et par l’Esprit- Amour Divin, sans nulle distinction ni différence d’opération. Il faut l’attention à ce Verbe pour connaître Son langage et se laisser dépouiller au moindre signal sans résistance et sans attendre une impuissance absolue. Il faut une souplesse à l’Amour unissant pour se laisser consommer en Lui et lorsque tout est consommé en un, le procédé de Dieu sur l’âme ne change pas, il demeure le même. Car comme en détruisant les obstacles, il détruit tous les milieux, sitôt que l’opération de Dieu a ôté toute contrariété, l’âme se trouve unie sans milieu, par la même perte de tous les appuis. Un bon appui est aussi bien un appui qu’un mauvais et sert d’entre-deux, mais lorsque tout est ôté et que l’âme est réduite en unité, cet Amour clairvoyant ou ce Regard d’amour sur l’âme la consomme toujours plus en Soi, et c’est ce qui s’appelle transformation.
Alors l’âme jouit d’une paix et d’une liberté infinie, étant dans sa fin. C’est là que sans cesser d’être simple et nue, elle voit tout en Dieu, non par aucune action qui lui soit propre ou qui empêche sa très pure, simple et nue opération, mais d’une manière qui lui fait tout voir en Dieu, sans rien distinguer et sans sortir de Dieu. C’est (là) où l’on voit les autres âmes en Dieu, et que ce même Regard amoureux et unissant qui consomme en Soi, S’étend et pénètre les autres âmes de ce même Regard et les unit à celles qu’Il a destinées à cela et qu’Il a déjà consommées en Lui. Et bien que ces choses que l’on dit paraissent contraire à la pure foi, elles en sont pourtant une suite et une consommation.
Comme vous voyez que le soleil, sans changer son cours sur la terre, y produit une infinité de différentes choses selon la disposition de la terre qu’il regarde, il en est de même de Dieu sur nous : c’est toujours en tout la même opération. Mais les obstacles continuels que nous apportons et la mauvaise disposition de notre terre empêchent qu’Il ne nous consomme en Son unité ; mais pour l’âme qui est docile, Il la transforme et la consomme en Soi de plus en plus42.
Il y a deux sortes de simples regards, l’un bon et l’autre dangereux. Le dangereux est de s’abstraire de toutes sortes d’objets sans en avoir aucun, et cela activement, en sorte que, quoique l’âme ne soit point intérieure ou très peu, étant encore dans l’activité, elle s’abstrait à la manière des Philosophes de tous les objets, fantômes, imaginations qui empêchent une certaine recherche naturelle de la vérité. Ceux qui se sont abstraits de la sorte ont eu à la vérité quelque connaissance d’un Souverain Etre supérieur à tout autre, et cela par une tension surprenante de leur esprit et une abstraction de tout le reste. Ce n’est point là un état d’oraison.
Il y a un autre simple regard, qui envisage Dieu tel qu’Il est, s’abstrayant avec effort de tout le reste pour tendre plus purement à ce pur et sublime objet. Cet état est bon, mais ce n’est ni le meilleur, ni le plus court pour arriver à Dieu.
Le meilleur de tous les états est de recueillir au dedans l’esprit par le moyen de la volonté amoureuse de son Dieu, qui rassemble autour d’elle les puissances et semble se les réunir. C’est une contemplation amoureuse qui n’envisage rien de distinct en Dieu, mais qui l’aime d’autant plus que l’esprit s’abîme dans une foi implicite, non par effort, ni par contention d’esprit, mais par amour. On ne fait nul effort d’esprit pour s’abstraire, mais l’âme s’enfonçant de plus en plus dans l’amour, accoutume l’esprit à laisser tomber toutes les pensées, non par effort ou raisonnement : mais cessant de les retenir, elles tombent d’elles-mêmes. Alors l’âme prend la véritable voie qui est le recueillement intime, où elle trouve la présence de Dieu et un concours merveilleux de sa bonté qui fait tomber insensiblement toute multiplicité, tout acte, toute parole, et met l’âme dans un silence goûté.
Par cette voie, l’âme trouve en peu [de temps] son centre, ce qui n’arrive pas par la simple abstraction de l’esprit : car quoique l’âme y ait une certaine paix qui vient de l’abstraction des objets multipliés, cette paix n’est ni savoureuse ni si profonde que par la voie de la volonté. De plus, l’homme faisant lui-même par effort cette abstraction, il en est le principe et par conséquence l’agent, en sorte que Dieu n’est ni principe de son oraison, ni son moteur. Il n’en est pas ainsi de celle qui se fait par le recueillement intérieur où la volonté commande et attire les autres puissances. L’amour sacré s’emparant de la volonté de l’homme, devient son principe, son moteur, son agent. L’âme devient passive par ce moyen et la volonté perdant peu à peu toute force active, sent qu’une autre volonté, qui est celle de Dieu, prend insensiblement la place de la sienne, de sorte qu’enfin elle n’en trouve plus. Ses désirs aussi s’amortissent insensiblement jusqu’à ce qu’ils s’écoulent avec la volonté en Dieu. Ne nous trompons point, on ne se perd en Dieu que par la volonté ; et c’est cet écoulement de la volonté en Dieu, l’esprit étant simplifié par la foi et ne retenant nul objet ni pensée volontaire, qui fait cette extase permanente qui est le passage de la volonté en Dieu.
C’est l’abstraction de la volonté qui est l’essentiel car n’étant plus retenue par rien, elle retourne en son principe, entraînant avec elle l’esprit, dont elle est supérieure. Toute autre voie, quelque sublime qu’elle paraisse, arrête l’âme, et ne la perd jamais dans son principe originel. Adam aurait eu beau considérer le fruit défendu : si sa volonté n’avait point consenti à le manger, il serait resté innocent et nous aussi. Il faut que comme le péché d’Adam est entré en lui et en nous par sa volonté, l’homme Adam soit détruit en nous par l’écoulement de cette même volonté en Dieu : alors le nouvel Adam prend la place du vieil homme et nous communique sa vie et son esprit. Ce trépas et mort mystique ne se fait qu’en perdant peu à peu la propre volonté. Toute la propriété est renfermée en elle. Quand la volonté perd ses propriétés par la charité, l’esprit perd aussi les siennes. Si par impossible, l’esprit était désapproprié sans que la volonté le fut, la volonté lui communiquerait plutôt sa propriété qu’il ne lui communiquerait sa désappropriation.
Il faut donc aller par cette voie, c’est le chemin le plus court et le plus facile. Si la purification est si forte et si longue, c’est que nous conservons des volontés sous de bons prétextes. Marchons donc par la foi pour l’esprit, une foi générale et implicite, qui le dénue peu à peu. Le dénuement est mille fois plus excellent que l’abstraction. Il est permanent et durable, c’est la pauvreté d’esprit. Au lieu qu’il faut renouveler l’abstraction toutes les fois qu’on fait oraison, se servir par conséquent de ses propres efforts, n’être jamais parfaitement passif et assujetti à Dieu, quelque suspension ou abstraction que nous puissions donner à notre esprit. Ceci est d’une extrême conséquence pour ne pas prendre le change et pour entrer dans la pure et nue lumière de la foi et dans la mort entière de la volonté. Persévérons par cette voie, et nous arriverons en Dieu même. L’Écriture ne dit pas : voyez et vous goûterez ; mais bien : goûtez, et voyez43. Car il est certain que les lumières qui viennent par le goût de la volonté, qui est comme la bouche de l’âme et seule capable de goûter les choses divines, sont la véritable lumière. Cela est si vrai que les âmes à qui Dieu communique les plus assurées lumières, n’ont rien dans l’esprit, et elles éprouvent qu’il ne leur passe rien ou presque rien par la tête, ce qui les étonne beaucoup dans les commencements. Mourons, perdons toute propriété, marchons par la volonté44, nous en expérimenterons plus qu’on ne peut nous en dire, et nous avancerons bien davantage. C’est par là qu’on a une véritable humilité : c’est par la perte de la volonté qu’on tombe dans le néant, et par conséquent en Dieu.
Sur ces paroles de saint Augustin : Pondus meum amor meus. Mon poids est mon amour45.
C’est ici toute l’économie de la voie du pur amour. L’amour est un poids qui enfonce continuellement dans le Tout immense.
Au commencement cet amour est plus sensible parce qu’étant plus éloigné du centre qui est Dieu, il fait, pour atteindre la pente centrale, certains efforts qui sont comme des élans et ces élans rendent lumière et chaleur sensibles, qui est ce qu’on estime le plus lorsqu’on n’a pas une lumière plus profonde. Ces personnes paraissent toutes éclatantes de lumière, et toutes brûlantes d’ardeur ; plusieurs néanmoins meurent sans avoir atteint la pente de la montagne, ou plutôt, le commencement de la vallée. Il ne faut pas croire que pour trouver Dieu il faille monter. Il est partout, Il environne tout, et Il se donne volontiers à celui à qui la plus profonde humilité a fait trouver la pente, car il faut être persuadé que nous ne trouvons Dieu Lui-même que dans le plus profond anéantissement.
C’est ce plus profond anéantissement qui, étant notre lieu propre, nous fait trouver infailliblement notre centre éminent et invariable qui est Dieu. Car comme Dieu, par sa toute-puissance, a tiré toutes choses du néant lorsqu’Il nous a créés, c’est dans ce même néant qu’Il nous prend pour nous faire de nouvelles créatures. Emittes Spiritum, etc.46 C’est cet Esprit saint, cet Amour-Dieu qui nous fait cette nouvelle création, lorsqu’Il nous a réduits à néant et qu’Il nous a fait rentrer par Sa lumière de vérité dans l’état bas et ravalé d’où nous étions tirés par notre orgueil. Il faut donc savoir en cela l’économie de la Sagesse. L’âme ayant passé ces élans d’amour dont nous avons parlé, ce même amour actif et par secousse est premièrement ralenti et devient plus tempéré ; ensuite l’âme ne le sent plus que comme un poids qui l’entraîne insensiblement en bas. C’est un poids qui enfonce peu à peu l’âme en son rien, et qui est comme tout naturel, jusqu’à ce que par cette pente insensible et ce poids d’amour, l’âme tombe dans le plus profond de la vallée, qui est son néant. Ceci se fait tout naturellement, sans effort, et d’une manière presque imperceptible, jusqu’à ce que l’âme étant éloignée de toute hauteur, retombe dans cette profonde humilité qui la réduit à néant, c’est-à-dire dans son rien. Alors ce poids d’amour la faisant outrepasser elle-même, elle trouve Dieu en manière de centre plus profond ; et par cette même pente d’amour qui entraîne tout avec soi, volonté, esprit et tous leurs apanages, elle tombe en Lui où elle se perd et s’abîme toujours de plus en plus par ce même poids de l’amour47. Or comme Dieu est immense et infini, ce poids l’enfonce toujours plus en Dieu.
Elle est alors faite une nouvelle créature : tout ce qui est de l’ancienne est passé et tout est rendu nouveau, parce que le vieil homme ne peut entrer en Dieu. Il faut mourir absolument à ce vieil homme pour être changé en l’homme nouveau, pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ, et être transformé en son image. Si une pierre qu’on jette dans la mer trouvait une profondeur infinie, elle s’enfoncerait toujours plus par son propre poids, sans s’arrêter un seul instant et sans pouvoir être arrêtée : plus la pierre serait pesante, plus elle enfoncerait , au lieu qu’une chose légère nagerait sur la surface de l’eau. Il en est de même de l’amour : lorsqu’il est faible et léger, il reste pour ainsi dire sur la surface, il se voit, se discerne fort bien ; mais lorsque son poids est grand, il s’enfonce, s’abîme et se perd dans cette mer d’amour qui est Dieu même. Deus charitas est48. Or cette pente ou ce poids d’amour humilie toujours plus l’âme en l’enfonçant en Dieu. Ne nous trompons pas, nous ne pouvons arriver en Dieu que nous ne soyons faits une nouvelle créature en Jésus-Christ, et nous ne pouvons être faits une nouvelle créature en Jésus-Christ que tout ce qui est de l’ancienne ne soit passé. Pour peu que nous soyons encore assujettis au vieil homme, l’homme nouveau ne sera point en nous. Il ne s’établit que sur les débris d’Adam pécheur, car, comme dit saint Paul, pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ, il faut que tout ce qui est de l’ancienne soit passé, que tout soit rendu nouveau49. Il n’y a que l’amour sacré qui puisse faire cette division du vieil homme. C’est l’amour qui, comme un admirable dissolvant, dissout et change le fer de notre nous-mêmes en or pur de la charité.
Plus il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité - de cette humilité profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand, plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés.
O Néant ! tu n’es rien et cependant tu portes tout le poids de l’amour ! Cet amour t’anéantit toujours plus par son poids et nous fait voir Dieu d’autant plus grand et plus élevé que nous sommes plus petits et plus rien. C’est ce poids d’amour qui, à force de nous enfoncer en Dieu, nous dérobe aux yeux de toutes les créatures et de nous-mêmes. Ah ! quand serons-nous si bien perdus que nous ne nous retrouvions jamais ! O homme, si tu savais combien ta bassesse est lumineuse ! Tu ne peux être éclairé que par elle, car c’est où la vérité habite ; et où la vérité habite, la charité y habite aussi comme compagne inséparable. O Dieu, donnez-nous cet Esprit-Amour et Vérité dont le poids, en nous anéantissant toujours plus, nous enfonce davantage en Vous ! Amen, Jésus !
Sur ces paroles : Le septième jour, le Seigneur se reposa de toutes ses œuvres50.
Dieu de toute éternité avait eu un repos parfait en Lui-même. Ce repos, qui vient de l’assemblage de toutes perfections, et perfections infinies, auxquelles rien ne manque, qui ne peuvent croître ni diminuer, n’ayant point d’autres bornes que l’infinité même, est un point fixe dans Son immensité éternelle, surcomblé de tous les plaisirs invariables qu’Il trouve dans la contemplation de Sa beauté et dans la complaisance de cette même beauté si grande, si étendue, si fort au-dessus de toute compréhension, que l’intelligence de tous les Anges et de tous les saints n’en peuvent comprendre qu’une petite partie51.
Ce Dieu de beauté, qui Se connaît Soi-même infiniment et qui ne peut être parfaitement connu que de Soi, S’aime aussi infiniment et Il ne peut être aimé comme et autant qu’Il le mérite que de Soi-même.
Si Dieu ne peut être connu, même dans l’autre vie, qu’imparfaitement et non dans toute l’étendue de ce qu’Il est parce qu’il faudrait être Dieu comme Lui pour Le connaître de la sorte, Il ne peut non plus être aimé dans l’étendue de ce qu’Il est par des créatures bornées et limitées, quelques grandes et parfaites qu’elles puissent être. Il n’y a donc que Dieu qui Se connaisse et qui S’aime Soi-même dans toute l’étendue de la perfection de ce qu’Il est ; et cette connaissance et cet amour Lui donnent un repos immense et infini que rien ne peut altérer ni diminuer.
Pour ce qui est de nous, nous pouvons encore moins connaître Dieu en cette vie que dans l’autre : nous ne Le connaissons ici que par la foi, qui est une lumière d’autant plus obscure qu’elle est plus étendue, parce que rien ne la borne. Elle croit Dieu, ce qu’Il est dans sa totalité ; et ce que la connaissance ne peut atteindre, la foi l’embrasse sans distinction de ce qu’Il est.
Représentez-vous par manière de comparaison trois différentes personnes : l’une qui, ayant ouï parler de la mer sans avoir jamais rien vu qui en approche, croit ce qu’on lui en dit sans rien examiner ; une autre qui, ayant vu un petit amas d’eaux, croit avoir vu toute la mer et l’assure de la sorte ; et une autre enfin qui, vivant dans la mer, en connaît des beautés et des richesses que les premiers ne voient ni n’imaginent pas . Mais cependant cet habitant de la mer n’en peut voir qu’une très petite partie, surtout si la mer est infinie.
Les bienheureux sont comme ce dernier. Le second marque ceux qui vont par la voie des lumières distinctes . Et ceux qui marchent par la foi croient, comme le premier, la totalité de ce qu’est la mer sans s’en former d’idée, ni rien imaginer , et leur foi est d’autant plus pure et plus étendue qu’ils ne s’en forment aucune espèce. Croire Dieu dans la totalité de ce qu’Il est, sans rien se figurer ou imaginer, perdre toute idée et distinction pour se perdre dans cette foi, qui est d’autant plus pure qu’elle est plus obscure et plus dégagée de témoignages et de tout ce qui est distinct et spécifique, approche plus que toute autre chose de la vérité.
Les bienheureux sont si ravis de ce qu’ils voient de Dieu qu’ils sont hors d’eux-mêmes en cette mer immense de beauté, quoiqu’ils ne puissent découvrir que la moindre partie de sa totalité, (chacun selon ce qu’ils sont,) qu’ils s’y abîment et s’y perdent sans cesse.
La meilleure manière de connaître Dieu en cette vie et la seule sûre est de croire dans sa totalité ce qu’Il est et de s’abîmer dans cette foi ténébreuse et générale car, comme elle n’attribue rien à Dieu en distinction et qu’elle le croit ce qu’Il est, elle ne Lui ôte rien non plus : elle est par là à couvert de toute méprise.
Il n’en est pas de même de ces autres âmes dont j’ai parlé qui, prenant un petit amas d’eaux pour la mer elle-même, sont la figure des âmes conduites par les lumières, les visions, les révélations etc. Ce que Dieu leur manifeste de Lui-même est si peu de chose qu’on oserait quasi dire que, si elles croient de Dieu ce qu’elles voient ou s’imaginent de voir, elles sont dans l’erreur et sont comme la mère de Samson qui croyait avoir vu Dieu, quoique ce ne fut qu’un Ange. Toutes ces visions, quand elles seraient vraies, ne sont que quelques manifestations par le moyen des bons Anges, et ce n’est nullement Dieu.
Il faut expliquer quelle est la nature de l’amour que nous devons avoir pour ce Dieu si infiniment aimable et si infiniment digne d’être aimé. Pour aimer Dieu comme Il mérite de l’être, il faudrait être Dieu . Mais il y a un amour qui n’est pas indigne de Lui, quoiqu’il n’ait pas une étendue infinie : c’est un amour répondant à la foi, qui aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est, et avec toute la pureté dont une créature bornée et limitée est capable. C’est d’aimer Dieu du même amour dont Il S’aime Soi-même, quoique non pas autant qu’Il S’aime, ce qui est impossible. Dieu S’aime tellement pour Lui-même qu’Il ne peut aimer que par rapport à Lui ce qu’il aime hors de Lui et qu’il n’aime en Lui que Lui-même. Il ne serait pas Dieu s’il pouvait S’aimer d’une autre manière.
Pour aimer Dieu comme Il le mérite, et non autant qu’Il le mérite (ce qui est impossible), il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun objet que sur Dieu même en Lui-même, pour lui-même. Toute autre vue ou motif est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau52. L’âme se plonge et s’abîme dans cet amour qui la surpasse infiniment. Lorsqu’elle est plongée dans cette mer d’amour, elle ne voit qu’amour, elle est bien éloignée de se voir ni de se regarder soi-même ni quelque avantage rapportant à soi, quel qu’il soit. Elle ne voit qu’amour : elle se promène, pour ainsi dire, dans l’amour sans voir autre chose quelle qu’elle soit, comme les enfants dans la fournaise ne voyaient que flammes, quoiqu’ils n’en sentissent pas l’ardeur. L’âme est donc abîmée dans l’amour, sans rien distinguer ni discerner dans l’amour que l’amour même, ni motif, ni raison d’aimer : l’amour tient lieu de tout cela. C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer. L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité, l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité. Il aime Dieu tellement pour Lui-même et si fort au-dessus et hors de soi que, dans cet amour, tout autre motif que Dieu même lui serait un enfer.
Les âmes de lumière distincte ont aussi des distinctions et des motifs en leur amour, mais comme je ne parle de cela que par accident, je n’en dirai pas davantage.
Les âmes ainsi bien ordonnées dans leur amour et dans leur foi, goûtent sans goût un repos très grand, qui est une participation de ce repos que Dieu goûte en Lui-même car comme leur amour n’est pas en elles, ni rapportant à elles, leur repos est de même invariable, parce qu’il n’est ni en elles, ni rapportant à elles.
Il est dit, que Dieu se reposa le septième jour de toute œuvre qu’il avait faite, c’est-à-dire, qu’ayant créé tout ce qu’Il voulait créer, Il cessa la création. Car la puissance de Dieu étant sans bornes, Il ne peut se fatiguer ni se lasser. De plus la création de ce grand Univers et de tout ce qu’il contient, ne Lui coûta qu’un Fiat : l’homme, le plus parfait de tous ses ouvrages, fut créé d’un peu de boue, et un souffle l’anima. D’où vient donc que l’Écriture parle de ce repos du septième jour que la suite de tous les âges ont imité, soit dans l’ancien soit dans le nouveau Testament ? C’est pour nous faire connaître qu’il y a un repos de toute œuvre, auquel repos Dieu nous invite. Ce repos est une cessation de toute œuvre comme j’espère le faire voir, et il tend au repos du Seigneur qui est invariable, dans la cessation générale et universelle de toutes choses par un état tout passif et tout anéanti. Si cela n’était pas, Dieu n’aurait pas dit : J’ai juré dans ma colère qu’ils n’entreront point dans mon repos53 puisque, pour ce qui est du repos ou sabbat Judaïque, il est certain que les Israélites observaient très rigoureusement ce sabbat.
Jésus-Christ dit, lorsqu’il justifiait ses disciples d’avoir rompu des épis au jour du sabbat54, qu’il était lui-même le Seigneur du sabbat55. Car les Juifs avaient pris les paroles de garder le sabbat d’une manière toute grossière, matérielle et extérieure, au lieu que Dieu ne faisait observer si rigoureusement le sabbat que pour nous instruire de quelques autres sortes de sabbat où nous sommes invités.
Le premier sabbat est de cesser toutes les œuvres d’iniquité pour embrasser les voies de la justice, ce que les Juifs n’entendaient pas lorsqu’ils reprenaient Jésus-Christ de faire des guérisons le jour du sabbat. Il leur dit : Est-il permis de faire du bien ou du mal ? Et leur fit voir que lorsqu’ils le blâment du bien qu’il faisait le jour du sabbat, ils ne faisaient point de scrupule de retirer un bœuf ou un âne de la fosse où il était tombé.
Il leur enseigne ailleurs un autre sabbat, qui est de cesser toute convoitise et avarice56, et c’est le second sabbat. Car ce n’est pas assez de s’abstenir de commettre le péché, si on ne cesse toute convoitise, toute avarice - comme ce n’est pas assez de se priver des biens extérieurs, si on en conserve l’amour et l’affection.
La cessation de l’affection de toutes choses de la terre, de tout ce qui regarde ce qui est hors de nous comme biens, honneurs, grandeurs, dignités, renommée, etc. c’est le troisième sabbat.
Le quatrième est de cesser par la pauvreté d’esprit tout raisonnement, de faire cesser toute lumière propre, tout ce qui appartient à l’esprit, pour l’assujettir à la foi. Et ce sabbat est bien plus parfait que tous ceux qui l’ont précédé.
Il faut aussi cesser toutes sortes d’affections hors de nous, en nous et rapportant à nous, tout amour-propre, toute propre volonté, tous désirs, enfin tout ce qui appartient à la volonté, afin de la soumettre à Dieu par l’amour, et que ce même amour la perde en soi. C’est le cinquième sabbat, plus parfait que les autres. L’âme y goûte déjà un très grand repos et tel qu’on aurait peine à l’exprimer.
Le sixième repos ou sabbat, qui est le plus proche du sabbat du Seigneur et en comparaison duquel les autres peuvent passer pour des jours de travail, c’est l’entière désappropriation, qui fait tomber, pour ainsi dire, l’âme dans le repos du néant. Elle est là, non dans un repos goûté et aperçu comme auparavant, mais dans un repos de mort et de néant, qui est un repos plus grand que tous les autres quoiqu’il ne soit pas aperçu ni goûté comme les autres. Mais avant que de parler du septième Repos, il faut dire comment, ainsi que dans les autres sabbats, il y a ici, et surtout vers la fin, diverses cessations d’œuvres.
L’âme commence à sortir par la simplicité de la multiplicité de voies et d’actions pour devenir simple et reposée, car auparavant l’âme était si fort multipliée en toutes choses qu’on pouvait dire d’elle ce que dit le Prophète : Ils se sont fatigués dans la multiplicité de leurs voies, sans dire jamais « demeurons en repos57.
L’âme ainsi simplifiée se ramasse pour ainsi dire et se réunit dans tous les endroits où elle était éparse et dispersée. Elle cesse son action vive, multipliée et turbulente pour donner lieu au repos ou sabbat qu’elle commence à goûter.
Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la lumière de Dieu qui devient plus abondante, fait cesser nos propres limites, les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des étoiles. Et c’est alorsque la foi pure et nue, que la lumière de vérité s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action propre pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour, d’affections, de toute action quelle qu’elle soit, pour recevoir purement l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.
Ainsi l’âme privée de toutes ses plus nobles fonctions, laissant la place au fort et puissant Dieu, entre dans le repos du néant où tout le propre est ôté, propre vie, propre action. L’âme étant ainsi rentrée dans ce repos du néant dont Dieu l’avait tirée, c’est alorsque Dieu la crée de nouveau par une nouvelle régénération, la faisant une nouvelle créature en lui. Il la tire du chaos, sépare l’humide du sec, c’est-à-dire qu’Il sépare ce qui est pur, simple, fluide, de ce qui est matériel et grossier. C’est alorsque l’esprit de Dieu se promène sur les eaux pour les rendre fécondes en Jésus-Christ. Il crée un nouveau ciel de nouvelle lumière, non pour être propre à la créature58. C’est-à-dire qu’Il lui communique l’esprit de vérité, dont elle est investie et remplie - cet esprit d’amour, qui est lumière et ardeur, qui est le grand luminaire qui éclaire le nouveau ciel de l’âme.
Ensuite de quoi, l’âme entre dans le sabbat éternel, dans ce repos de Dieu en lui-même, qui n’est plus un repos goûté, ni un repos comme celui du néant, ni un repos en soi, mais le repos du Seigneur, promis dès le commencement et dont notre Seigneur parle lorsqu’il dit : bon et fidèle serviteur, entrez dans le repos ou la joie de votre Seigneur59 car c’est la même chose60.
C’est ce repos qui n’étant plus en nous ni pour nous mais en Dieu pour Dieu même, ne varie plus. Il n’y a point d’état permanent en cette vie tant que nous sommes à nous-mêmes, car tout ce qui est en nous est sujet au changement. Mais lorsque nous sommes vides de tout et que nous avons transporté tout en Dieu parce que nous nous y sommes perdus nous-mêmes, le repos trouve alors en Dieu cette permanence que l’on ne peut jamais trouver en soi-même ni en aucune créature.
Dieu nous fasse la grâce de bien connaître, comprendre et pratiquer les sabbats, pour être introduits dans le Sabbat éternel où est le parfait repos61. Amen, Jésus !
Vous me demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté, elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes. Leur sainteté est connue parce qu’elle est en relief et qu’étant fort au-dehors, elle paraît aux yeux de tous et attire l’estime des hommes. Cette sainteté n’est pas exempte de la rouille de la propriété, il s’en faut de beaucoup. Ces saints ont une gloire et un intérêt particulier : ils sont représentés dans le Bienheureux Jean de la Croix par la figure qui est à main droite de la montagne62 dans son livre, où il met la sûreté comme un de leurs principaux caractères, de manière qu’ils sortent de ce monde appuyés de leurs mérites. Je ne sais s’il n’y a point quelque flamme purifiante pour eux. Je le laisse au jugement de Dieu, n’osant dire ce que j’en pense.
Ceux en qui Dieu est saint, ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre, au lieu que les premiers ont des volontés fortes et puissantes et un jugement raide. Ceux en qui Dieu est saint n’ont aucun appui en eux-mêmes parce qu’ils n’ont aucune consistance propre : ils n’ont d’appui qu’en Dieu seul. Quand ils feraient toutes les oeuvres de justice qu’on fait tous les saints, ils ne les regarderaient pas comme telles. Leur espérance n’est point en ces choses, mais en leur Sauveur, qu’ils portent comme il est dit dans le Cantique des Cantiques, sur leur coeur et sur leur bras comme un cachet63. Parce que leur amour, leur volonté, tout eux-mêmes ne sont imprimés que de Jésus-Christ, non plus que leurs oeuvres, représentées par leurs bras. Ils ne s’appuient en rien de cela. Ils ne croient pas avoir jamais rien fait pour Dieu, ni qui soit digne de Lui, parce qu’ils sont imprimés de Lui, de ce qu’Il est, de ce qu’Il mérite. Leurs oeuvres leur paraissent des souillures en comparaison de la pureté de Dieu. Ils n’ont point de relief comme les premiers, mais une profonde concavité, qui est leur néant.
Or il faut savoir qu’on creuse la pierre en proportion que ce qu’on y veut graver a de grandeur, d’épaisseur et d’étendue. Afin que Dieu S’imprime dans notre âme, il faut qu’elle soit dans un néant proportionné au dessin de l’impression que Dieu y veut faire. Ici tout s’opère en vide : c’est une profondeur qui ne paraît qu’aux yeux de Celui qui fait ces concavités par l’impression de tout Lui-même. Car Dieu prépare l’âme par le vide pour y graver Ses caractères et, y venant Lui-même, Il augmente ce vide presqu’à l’infini, proportionnellement à ce qu’Il veut faire. L’homme ne voit point ce merveilleux ouvrage : il n’en paraît rien au dehors. Ce n’est point un ouvrage de relief, mais un creux profond, une concavité que l’âme n’aperçoit que par un vide souvent très pénible.
Il me semble que les premiers saints dont j’ai parlé sont comme des images de relief, mais les personnes dont je parle ici sont comme ceux en qui Dieu même S’imprime profondément. Dieu est tout leur relief. Si Dieu Se retirait, il n’y aurait plus qu’un vide, mais Dieu ne Se retirant pas, ce vide - qui ne paraît que comme une profonde vacuité - est imprimé de Dieu même. Dieu est tellement saint en ces âmes qu’elles n’ont plus aucune gloire qui leur soit propre, mais le seul honneur et la seule gloire de Dieu habitent sur cette montagne, ou plutôt dans cette profonde concavité qui est leur néant. Comme ils n’ont ni forme ni vertu qui leur soit propre, ils n’ont point un amour intéressé. Leur amour est pur, sans retour sur soi et sans rapport à soi. Celui qui s’imprime en eux ne peut imprimer que ce qu’Il est et non une figure étrangère. Il est Vérité et Charité. La Vérité fait qu’ils ne peuvent voir aucun bien qui leur appartienne ni qui soit à eux : ils ne voient que par les yeux de Dieu, devant qui tout n’est qu’un néant. Ils ne peuvent avoir que l’Amour que Dieu leur imprime, qui est l’Amour de Dieu en Lui-même pour Lui-même, Amour dégagé de tout autre objet que Dieu, d’autre intérêt que celui de Dieu. Enfin Dieu vit en ces âmes vides de tout le reste, Il y agit et opère comme Il lui plaît. Il a là toute aisance, toutes les dimensions comme dit saint Paul64 : la hauteur, l’étendue et la profondeur de Dieu. Ils sont particulièrement dévoués à l’honneur et à la gloire de Dieu. Les premiers combattent pour eux-mêmes contre leurs ennemis, ceux-ci ne combattent que pour Dieu, sans espérer autre récompense que le bien de Le servir pour Son souverain mérite.
Vous me dites : mais puisque tous deux seront au ciel, qu’importe qu’ils soient saints pour eux ou que Dieu soit saint en eux ? O qu’importe ! Cela se peut-il entendre ? Il n’y a rien de nécessaire et qui puisse importer que Dieu : tout le reste n’est rien et moins que rien ! Dieu a promis des récompenses à la vertu, Il les donne. Mais il y a plus de différence entre celui en qui Dieu est saint et celui qui est saint en soi, qu’entre le ciel et la terre. O qu’importe, direz-vous ? Mais il importe à la gloire de Dieu le Père de trouver des âmes en qui Il Se glorifie pleinement et qui n’envisagent que Lui dans la gloire qu’ils Lui rendent ! Il importe au Fils d’exercer Sa qualité de Sauveur sur des cœurs qui veulent Lui devoir toutes choses ! Il importe au Saint-Esprit que Sa sainteté Lui soit rendue, qu’elle retourne à sa source aussi pure qu’elle en est partie !
Il me semble que je vois cette sainteté de Dieu comme un fleuve immense qui se divise en divers petits rameaux. Les uns pour n’avoir pas assez de pente, séjournent sur la terre, ils y contractent certain mélange qui représente bien la propriété. Les autres au contraire, mais en petit nombre, ayant la pente de leur anéantissement, retournent à leur Source avec une vitesse incroyable et rendent l’eau presque aussi pure qu’ils l’ont reçue, ils n’en retiennent pas une goutte, ils trouvent l’eau incomparablement mieux dans la Source qu’en eux-mêmes. O qu’ils sont éloignés de l’usurpation, de l’assurance, de la vaine complaisance, de la propriété ! Cette eau recoule si rapidement qu’on ne s’aperçoit pas qu’elle ait passé par ces lieux. Cependant elle y coule sans cesse car rien ne l’arrête, elle a rejoint cette branche à son lit. Il ne paraît pas même que le fleuve ait eu un passage par cet endroit. O gloire de Dieu, gloire de Dieu ! Il n’y a que vous de nécessaire, tout le reste est accessoire et par conséquent n’est rien. O seul, seul intérêt de Dieu seul ! C’est vous qui devez attirer notre attention, tout le reste n’est rien et moins que rien. Il en faudra toujours venir là pour être au Ciel. Eh, qu’on sera alors étonné de voir que ce néant, que cette caverne profonde faisait les délices de Dieu et qu’Il avait choisi, comme dit l’Écriture, ces ténèbres pour Sa cachette65 ! O Amour, faites-vous des cœurs qui n’aient plus d’autre gloire que la Vôtre, d’autre intérêt que le Vôtre, d’autre sainteté que la Vôtre, qui comprennent que la sainteté est à Celui qui est66, qui chantent avec l’Eglise : Tu solus sanctus !
Mais l’homme est si enivré de l’amour de lui-même, il a une passion si forte pour sa propre excellence que tout ce qui n’est pas lui ou pour lui, lui paraît une folie. Il a en horreur la doctrine de la désappropriation enseignée par Jésus-Christ : plus il s’aime soi-même, plus il la combat avec chaleur. Cette doctrine ne sera jamais combattue que par les amateurs d’eux-mêmes qui, comme des hiboux, ne sauraient supporter la lumière de la Vérité. Ils se plaisent dans les ténèbres de leur propriété. La Vérité leur est insupportable, leurs yeux malades de l’amour-propre ne sauraient La souffrir. O divine lumière, toute douce et suave pour celui qui, selon le précepte de Jésus-Christ67, s’est renoncé soi-même jusqu’au point de se haïr ! Celui qui est parvenu à cette sainte haine de soi-même, vous regarde avec plaisir sans baisser la paupière sur son propre intérêt. Divin Verbe qui êtes la lumière du monde, éclairez les hommes de Votre Vérité ! Qu’ils L’adorent et L’aiment puisqu’Elle seule mérite tout notre amour ! Amen, Jésus !
Vous demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour. Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle occasion d’exercer votre confiance.
La nuit vient : vous craignez de vous égarer mais vous vous confiez à votre pilote, qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête augmente, la nuit devient plus noire . Il faut jeter les marchandises dans la mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ; mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.
Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais.
Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse qu’elle n’était dans le vaisseau, et d’autant plus heureuse qu’elle subsiste sans moyens ! O Dieu, éclairez les aveugles, et instruisez le cœur de l’homme !
Je comprends68, sans le pouvoir exprimer, comment toutes les opérations qui se font hors de la Trinité, quoique attribuées différemment aux divines Personnes selon leurs différents effets, sont pourtant toutes des trois Personnes invisiblement à cause de l’unité de Leur essence. Et j’éprouve comment, dans l’homme devenu simple et divin, tout se fait par un seul acte et indivisible. Quoique l’on donne le nom d’amour et de connaissance à cet acte, selon ce qu’il opère et produit, cependant l’âme réduite en unité n’éprouve qu’un seul acte continuel et sans interruption. Et ce qui s’opère en elle est un acte si pur et dégagé qu’il [ne] laisse à l’âme nulle distinction, en sorte qu’elle ne sait si son amour est lumineux ou sa lumière amoureuse.
Elle aime sans sentir l’amour, et elle sait et connaît tout sans savoir comment elle le sait et connaît. Et sans nul moyen ni par l’entremise d’aucune chose, elle [se] trouve n’ignorer rien, sans savoir qui lui a appris, ni comme cela lui est venu : car cette connaissance n’a rien qui fasse ni espèce, ni plénitude. Elle est d’autant plus pure qu’elle est nue et d’autant plus nue qu’elle est plus hors de l’âme, et plus séparée d’elle-même, en sorte que l’on comprend par ce que l’on éprouve comment les Bienheureux voient tout en Dieu sans rien voir que Dieu69 - et non en manière objective, ainsi que quelques-uns ont voulu dire que l’on voit en Dieu tous les objets comme dans un miroir, se persuadant un détail des choses mêmes. Cela n’est point de la sorte, puisque l’application à ces objets, quoiqu’en Dieu même, serait une application distincte de Dieu dont l’âme abîmée en Dieu est incapable. Mais elle voit en manière divine et indistincte toutes choses sans voir autre chose que Dieu, par un regard fixe et d’autant plus simple et épuré que rien de distinct ne le termine. C’est une vue simple et immense de l’immensité même, qui renferme tous les objets sans s’arrêter à aucun, ce qui serait une imperfection. Cette vue sans vue est amour et jouissance, et tout cela est une même chose dans l’unité même.
Lorsque l’homme est encore en lui-même, il rapporte tout à soi et attire tout en soi-même. Toutes les créatures sont pour lui-même en manière spirituelle, ou en vue de perfection ou de salut. Mais par le transport qui est fait de cette âme en Dieu par une extase d’autant plus éminente qu’elle est plus continuelle - puisqu’elle commence dès cette vie ce qui doit durer éternellement, où l’âme ne sortira plus de Dieu pour retourner à elle-même - alors elle transporte avec elle toutes les créatures en Dieu, de sorte que Dieu est son seul objet et sa seule vie : elle voit tout en Dieu, et tout Dieu, rien hors de Dieu ni distinct de Dieu. Cet Être infini fait disparaître tout le reste, dont l’âme cependant n’est point appauvrie. Mais elle possède tout sans rien avoir ni posséder, elle voit tout au-dessous d’elle et elle ne voit rien que Dieu, dont elle ne peut se distinguer pour se voir elle-même70.
C’est alors que par un noble orgueil, elle ne trouve rien qui soit digne d’elle et qui ne soit au-dessous d’elle. Il n’y a point de Purgatoire pour une telle âme ; et celle qui écrit ceci a eu souvent certitude qu’il n’y en avait point pour elle, quoiqu’elle ne prenne ni part ni intérêt à cela. Une âme qui a été assez purifiée pour être reçue dans son principe original, est assez purifiée pour le ciel, puisque c’est Dieu seul qui exige la pureté et non le ciel.
O si je pouvais exprimer cette vérité, et ce que c’est qu’une âme dans la pure vérité exempte des méprises ordinaires ! cette âme juge de tout sainement, et connaît d’abord la vérité en toutes choses, elle connaît l’abus des sciences71. Et l’homme le plus savant, éclairé de la vérité, découvre dans la science la vérité qui y est cachée et que les autres savants ignorent, car la science a la vérité, mais une vérité cachée aux savants mêmes qui ne sont point éclairés de la lumière divine. Ils voient sans voir mais lorsque la vérité éternelle se manifeste à eux, ô alors ils sont agréablement surpris de voir qu’ils découvrent une profonde science qu’ils avaient ignorée.
C’est ce que vous connaîtrez un jour. Il n’est pas encore temps pour vous d’écrire : il faut être rempli de l’infusion divine auparavant ; ce sera alors que vous écrirez certainement, et comme possédant ce que vous ne voyez à présent que de loin. Croyez-moi en ce point : cessez tout et vous aurez tout. Présentement il faut goûter et se taire. Il faut se laisser vider de tout pour être capable de la plénitude divine et pour voir comme dit David la lumière dans la lumière même72. Tout ce qui n’est point cela est peu de chose, et est plus une lueur qu’une lumière73.
Lorsqu’une âme est une fois sortie d’elle-même et passée en Dieu, elle est si fort étrangère à elle-même qu’il faut qu’elle se fasse une grande violence pour penser à elle. Lorsqu’elle y pense c’est comme à une chose étrangère qui ne la touche plus. Elle se sent comme divisée et séparée d’elle-même. Une seule chose est et subsiste en elle, qui est Dieu. Elle ne peut plus se voir distincte de Dieu. Dieu est elle et elle est Dieu, mais pour se regarder elle-même cela lui est étranger. Elle n’a plus nulle correspondance d’elle-même pour elle-même mais Dieu seul subsiste sans distinction. Et plus elle est dans cette unité en Dieu, indistinguible, plus elle est étrangère et séparée d’elle-même. Rien de ce qui peut avoir rapport à elle ne la peut toucher ni intéresser. Paradis, perfection, éternité, rien de tout cela ne la regarde plus. Tout ce qui a rapport à la créature est perdu pour elle et dans une perte si étrange que la perte même est insensible et étrangère. Dieu est Dieu en Lui-même et pour Lui, et c’est tout ce que fait cette âme : non qu’elle y pense en distinction, mais c’est qu’elle fait qu’il n’y a que Dieu pour elle. Tout le reste lui est étranger.
Si son propre salut ne la touche pas d’une manière aperçue, celui des autres ne la touche point aussi. Cependant elle y est employée et y travaille par Providence. Dieu la pousse quelquefois fortement à désirer le salut et la perfection de certaines âmes, en sorte qu’elle donnerait sa vie pour les faire correspondre à Dieu dans toute l’étendue de Ses desseins sur elles - mais sans soin ni souci, sans y mettre rien du sien, servant de pur instrument en la main de Dieu, qui donne telle pente et telle activité qu’il Lui plaît, mais activité dans un parfait repos, sans sortir de Lui-même, sans nulle pente propre, quoique la pente soit quelquefois infinie : car l’âme parvenue à l’entière désappropriation et propre à s’écouler en Dieu, y étant abîmée, est comme une eau fluide qui ne peut être fixée mais qui s’écoule sans cesse suivant la pente qui lui est donnée.
Elle comprend qu’elle participe à la qualité communicable de Dieu et qu’elle ne vit et ne subsiste que pour se répandre. Plus elle s’écoule, plus elle est pleine sans nulle plénitude propre, mais de la plénitude de Dieu en Lui qui se communique à tous les êtres et qui entraîne avec Lui ceux qu’Il a abîmés en Lui. C’est Lui qui leur donne toute pente. Cependant cela se fait sans s’en occuper, sans y penser, sans se soucier du succès : tout périrait et se renverserait que l’âme n’en serait point touchée, ce qui n’empêche pas qu’elle ne souffre les biens ou les maux des âmes qui lui sont unies pour recevoir ses communications. C’est comme une rivière qui s’écoule agréablement lorsqu’on lui fait passage, mais qui remonte avec effort contre elle-même lorsqu’elle n’en trouve point. Cette douleur, quoique très forte, n’est point propre à l’âme. Ce n’est point un déplaisir pour la perte des âmes, c’est une pente nécessaire. Tout lui est Dieu et toute la gloire de Dieu se trouve autant dans la destruction de toutes choses que dans leur succès. On ne sait plus ce que c’est que parents, amis, biens, enfants, intérêt, honneur, santé, vie, salut, gloire, éternité : tout cela ne subsiste plus pour une telle âme, quoiqu’à l’extérieur elle paraisse toute commune, agissant et faisant comme les autres.
Dieu est toutes ces choses en elle pour Lui. Ces âmes en qui Il habite sont cachées à elles-mêmes. O si je pouvais faire comprendre l’intimité et identité de cette union ! Mais je n’en puis rien dire. Dieu est, et la créature n’est rien74 et ne subsiste plus. O Dieu qui l’avez fait ! Vous seul le pouvez comprendre, Vous qui avez fait passer en Vous cette créature. Il m’en vient une raison qui est que l’âme est tellement perdue et submergée en Dieu qu’elle ne peut voir que Dieu sans Le voir néanmoins car elle en est comprise75. Elle peut encore moins se voir par réflexion parce qu’il faudrait sortir de Dieu pour se regarder. Si elle voyait quelque chose d’elle, elle le verrait en Dieu par un regard direct et non réfléchi sur elle-même. Cet état s’éprouve même des âmes qui ne l’ont encore que par disposition. Comme elles ne sont point en Dieu par état permanent, elles éprouvent dans cette disposition, qui dure plus ou moins selon qu’il plaît à Dieu, elles éprouvent, dis-je, une impuissance de réfléchir sur elles-mêmes, mais après cela, elles fourmillent de réflexions. L’âme qui y est par état, y est bien plus parfaitement et d’une autre sorte, elle ne peut plus en nulle manière se courber vers soi et, quand elle le voudrait faire, elle ne se trouve plus.
Comme elle ne se distingue plus d’avec Dieu, elle ne peut par conséquent avoir d’autre intérêt hors de Dieu de sorte que, si cette âme a encore quelque intérêt particulier quel qu’il soit, fût-il de salut, je dis qu’elle n’est point dans l’état dont je parle, mais dans quelque autre qui lui est inférieur. On prendra peut-être pour ce que je dis un certain état où l’on ne veut le salut que pour glorifier Dieu et l’on croira que ce n’est point avoir d’intérêt propre. Cela est très grand, mais ce n’est point ce que je veux dire. L’âme ne pense point ici à tout cela, elle ne sent plus même en elle les intérêts de la gloire de Dieu, comme une créature qui s’intéresse pour son Créateur. Tout cela n’est point ce que je veux dire. Ici Dieu s’intéresse Lui-même pour Lui-même, et cette créature n’a plus non seulement d’intérêt pour elle-même, mais nul intérêt pour Dieu distinct de Dieu : Dieu seul en unité est toute sa gloire ; ses intérêts, tout, se trouve renfermé en Lui. Dieu est Dieu en Lui et pour Lui.
Ceci a bien de la peine à être expliqué et à moins d’expérience l’on aura peine à le concevoir. Tout est Dieu. La gloire de Dieu est Dieu, non envisagée comme telle par cette créature, mais cela est et subsiste en unité réelle de vérité, comme Dieu subsiste en unité en Lui et pour Lui-même sans différence. Il en est de même dans cette âme : les volontés de Dieu et Ses commandements sont découverts dans leur source non plus distincts de Dieu, mais en Dieu, où les volontés de Dieu paraissent bien d’une autre sorte que tout ce que l’on en pourrait penser et connaître hors de Lui.
Après que l’on a bien écrit de ces choses, il en est mis dans le cœur d’inexplicables qu’il faut laisser recouler dans leur source.
Ce qui fait que tant de personnes ont parlé si différemment du Mariage spirituel, c’est qu’ils en ont parlé suivant leur lumière ou expérience, donnant le nom de mariage à leur union, selon le degré et l’état où ils étaient : les uns le mettant dans les lumières sublimes qui sont données à l’âme dans la perfection de l’état passif de lumière, les autres prenant pour mariage spirituel ces touches sublimes, cet amour fort et impétueux. Et les autres76 l’ont mis où il est, c’est-à-dire dans l’état de transformation. L’Écriture nous instruit mieux que toutes ces expériences lorsqu’elle dit dans Osée : Je t’épouserai en foi ; je t’épouserai pour jamais77, ce qui fait assez voir que le mariage parfait est indissoluble et qu’il ne peut être dans les unions passagères ou unions de quelque partie.
J’appelle union passagère celles qui ne sont pas en degré permanent, comme sont celles des puissances ou bien celles qui se font à l’oraison ou autre part et qui ne sont pas par état. Sainte Thérèse dit qu’elle avait quelquefois, même dès le commencement, cette oraison d’union. C’est ce que l’Epouse demande dans le Cantique lorqu’elle dit d’abord qu’Il me baise d’un baiser de Sa bouche78. Ceci se peut entendre de l’union passagère et de l’union permanente. Comme baiser, c’est l’union passagère, qui ne dure qu’autant que le baiser dure et qui laisse après soi la suavité de l’Ami. Comme baiser unique, il se peut appliquer à l’union permanente parce qu’elle (l’Epouse du Cantique) prétend que ce baiser durera toujours ; autrement elle dirait : « qu’Il me donne des baisers continuels de sa bouche. » Cependant de quelque manière qu’on le prenne, ou pour l’une ou pour l’autre, ce n’est point là le mariage, mais des gages d’amour de l’amant à l’aimée. La suite le fait voir lorsqu’elle dit : tirez-moi et nous courrons79 ; après quoi elle Le perd, Il S’enfuit et fait toutes les démarches nécessaires pour faire entrer l’âme dans la pure Foi et la rendre digne d’être Son Epouse. Ce baiser qu’Il lui accorde la rend si amoureuse de Lui qu’elle ne sait que courir comme une folle pour Le posséder entièrement : elle ne craint ni les coups, ni les plaies, elle Le demande partout, mais elle ne Le possède pas parfaitement (il est aisé de juger par là en quel temps se font les noces).
Ensuite ce sont les fiançailles où il semble que l’Epouse entre dans de nouvelles privautés avec l’Epoux. Il la mène dans Ses celliers, puis elle Le porte comme un bouquet entre ses mamelles : tout ceci marque union, caresses, privautés, mais non unité. Ils sont différents80 et elle ne le possède pas à souhait : vous voyez, puis après son repos, ses langueurs. Quoique tout cela soit divin, elle peut Le perdre encore et elle Le perd en effet.
Mais après cela elle dit : Mon Bien-aimé est à moi et moi je suis toute à lui. Je Le tiens et ne Le laisserai point aller81. Or c’est alorsque se fait cet admirable Mariage où l’âme est vraiment toute à son Epoux et Lui toute à elle. Elle dit « toute » pour faire voir que l’union n’est pas en quelque chose mais en tout. Ce qui dit unité car quelque soin que l’on ait d’unir deux choses ensemble, on ne peut si bien les unir qu’il n’y ait quelque endroit de désuni de sorte que l’on ne peut pas dire que l’union soit totale, quoiqu’elle soit intime. Mais pour faire qu’une chose soit toute unie avec une autre il faut fondre et dissoudre la chose que l’on veut unir afin que des deux il ne s’en fasse qu’une, et cela fait l’unité. Alors on peut dire : Mon bien-aimé est tout à moi et moi je suis toute à Lui, sans réserve ni distinction.
Or ceci ne se peut faire que par l’anéantissement non opéré activement mais souffert, qui a seul le pouvoir de faire perdre à l’âme toute forme propre afin qu’elle puisse être un avec son Dieu. C’est ce que signifie ce mot toute à lui et lui tout à moi, car nous sommes tellement un que l’union n’est pas bornée d’aucun côté, Dieu et l’âme étant l’un à l’autre sans réserve, et cela est unité parfaite. Après cela l’Epoux dit : ma Bien-aimée est toute belle, il n’y a nulle tache en elle82, parce qu’Il l’a rendue telle pour L’épouser, lui faisant perdre sa forme défectueuse pour lui donner la Sienne. D’où il est aisé de voir que les états de déchets, de pauvretés, de misères etc. n’arrivent pas après le mariage mais avant, qui est le temps où l’Epoux met l’âme dans le creuset pour l’épurer et la rendre digne de Lui.
Il est dit : Je Le tiens et ne Le laisserai point aller, ce qui fait voir la fermeté et l’indissolubilité de ce mariage. Je crois que plusieurs ont pris les fiançailles pour le mariage qui ne sera accompli en eux que dans le Ciel. L’Epoux consomme bien ce mariage autant qu’il le peut être en cette vie, mais la véritable consommation ne s’en fera que dans le Ciel. Et cette consommation se fait par transformation où des deux il n’est fait qu’un, non seulement comme par manière d’union, mais c’est que l’Amant a changé en Lui l’Aimée.
Il dit aussi : ma colombe est unique et parfaite83. Elle est unique parce qu’elle n’est plus mais Moi seul Je suis. Elle est parfaite parce qu’elle possède Ma propre perfection et c’est alorsque l’amour est fort comme la mort84, parce qu’étant devenue Dieu, la force est celle de Dieu. Ainsi elle est bien éloignée après cet heureux mariage de tomber dans les faiblesses et égarements précédents. Elle dit : Il a ordonné en moi la Charité85, ce qui fait voir que la Charité lui est donnée dans toute l’étendue et l’ordre qui lui est nécessaire.
Post-scriptum. Lorsque j’ai dit : mon Bien-aimé est à moi et je suis toute à Lui86, je sais que l’Epouse du Cantique ne dit pas ce mot, toute, mais je l’ai mis comme il m’est venu dans l’esprit. Saint François de Sales l’explique ainsi : et je suis toute sienne. J’ai cependant vu qu’il n’y a dans les Cantiques que le simple mot ego illi, mais cette divine Amante ne se serait pas contentée d’être à Lui en partie.
Que l’aveuglement des hommes est grand de ne point connaître les voies de Dieu, Son pouvoir souverain, Son indépendance de tous les moyens ! Il choisit ceux qu’il Lui plaît et prend même plaisir de contrarier les raisons des hommes afin de paraître d’autant plus Dieu que les moyens dont Il se sert sont plus faibles et moins usités.
Une âme qui a perdue tout pouvoir propre est éloignée de se pouvoir donner quelque mouvement par elle-même puisque, sitôt que nous perdons notre propre pouvoir, nous entrons, comme dit l’Écriture, dans la puissance du Seigneur qui ne nous laisse plus ni choix, ni pente, ni tendance d’aucun côté. C’est ce parfait équilibre de l’âme qui fait que Dieu la penche comme et quand il Lui plaît. O qu’il y a peu d’âmes qui soient de cette sorte dans la main de Dieu, à cause de la difficulté qu’il y a à devenir parfaitement souple et pliable !
Dieu commence par nous rendre passifs pour recevoir Ses opérations dans notre âme. Cela se fait peu à peu, Dieu combattant et détruisant peu à peu toutes les contrariétés et les activités humaines. Il les combat par la paix et le repos qui nous rend peu à peu passifs et sans mouvement pour recevoir les opérations profondes et secrètes. Il les combat aussi par les vicissitudes qu’Il fait éprouver. Et enfin Il les détruit par la mort entière de nous-mêmes.
Mais cet ouvrage qui paraît si long n’est rien en comparaison de ce qu’il faut que l’âme passe pour devenir agissante en Dieu et ensuite mue et agie par Dieu même.
La mort totale nous fait perdre toute volonté, tout choix et tout penchant propre. Elle ôte même la répugnance à tout ce que Dieu pourra faire souffrir, mais elle ne nous donne pas cette passiveté agissante ; la nouvelle vie ne le fait pas non plus d’abord. L’âme qui croit que tout doit finir par une entière passiveté, soit pour souffrir, soit pour mourir, soit pour vivre de nouveau, est bien étonnée qu’un autre s’empare d’elle et lui fait faire ce qu’elle n’aurait jamais imaginé devoir faire. Elle a beaucoup plus de peine à perdre toute répugnance pour agir que pour mourir.
Quand l’âme a, ainsi que je l’ai dit, perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mûre et agie selon la volonté du Seigneur, alors Il la fait agir comme Il veut sans choix des moyens : Il se communique par elle sans qu’il y ait en cela le moindre penchant de son côté. Il le fait vers qui Il lui plaît, quand et comme Il lui plaît. Si elle voulait se communiquer ou d’un autre côté que Dieu ne le fait ou dans un temps qu’Il ne la meut pas, cela serait entièrement inutile et dessécherait plutôt le cœur que de lui communiquer la vie. Mais quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde et même quelquefois savoureuse, qui est la plus forte marque de la communication.
Au commencement que l’âme se communique à un sujet encore rétréci en lui-même, celui-ci ne reçoit que peu à peu et l’âme dont Dieu se sert, le sent très bien, car il ne sort pas d’elle autant que Dieu lui donne pour ces personnes parce que, comme je l’ai dit, leur cœur est étroit ou qu’il y a trop d’activités. Il faut alorsque la longueur du temps supplée au défaut de la largeur du cœur. Il est aisé de comprendre qu’une eau ne se communique pas abondamment dans un endroit trop étroit et qu’elle se pousse avec impétuosité dans les lieux où il y a assez d’étendue pour la contenir.
Mais, dira-t-on, comment est-ce que cette âme peut discerner quand et à qui Dieu veut qu’elle se communique ? Cela se discerne parce que l’âme sent un surcroît de plénitude qu’elle sent bien n’être pas pour elle - Dieu la tenant à l’égard d’elle-même dans un vide presque toujours égal et dans un entier équilibre, et c’est ce qui fait qu’elle est plus propre à ce que Dieu veut -, elle sent, dis-je, une plénitude très forte qui même l’accablerait si elle ne trouvait personne. Mais Dieu dont la bonté est infinie ne lui donne cette plénitude que lorsqu’il y a des sujets plus ou moins disposés pour la recevoir. L’âme ne peut non plus ignorer pour qui Dieu la remplit de la sorte, parce qu’il penche son cœur du côté qu’il veut qu’elle se communique, comme on met un tuyau dans un jardin pour faire arroser l’endroit que l’on veut arroser et cet endroit-là seulement demeure arrosé. Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce, et cela à proportion que leur capacité est plus ou moins étendue, leur activité moindre et leur passiveté plus grande.
L’âme que Dieu conduit de la sorte ne peut résister à ce que Dieu veut d’elle. Si elle le voulait faire, elle souffrirait une peine intolérable jusqu’à ce qu’elle eût obéi à Dieu. Dans le commencement, la honte d’un agir extraordinaire et si contraire à ce qu’elle avait pensé, lui fait commettre quelques infidélités. Et afin de ne se pas rendre à ce que Dieu veut d’elle, elle veut se persuader que c’est une imagination et que ce n’est point Dieu qui la pousse à parler ou à se taire avec certaines personnes. Mais elle en est si fort punie qu’elle apprend à ses dépends l’indépendance infinie de Dieu, le pouvoir absolu qu’Il a sur Sa créature, l’indifférence de choix des moyens dont Il veut Se servir. Une fausse humilité arrête quelquefois, mais l’âme apprend peu à peu que Dieu agit en Dieu, qu’Il choisit les choses basses pour confondre les fortes87, qu’Il a fait faire autrefois à ses Prophètes des choses qui paraissaient puériles et que c’est dans ces mêmes choses qu’Il a le plus fait voir qu’Il est Dieu et sa Souveraineté. Quand Il veut qu’un grand Prince comme Isaïe fasse des choses indignes d’un homme raisonnable88, Il fait voir combien Il est le Dieu de ce même Isaïe : car s’il avait agi par la raison, il n’aurait rien fait de ce que Dieu lui avait commandé, il n’aurait point fait connaître le pouvoir divin et la souplesse qu’Il veut des âmes, il n’aurait point servi au peuple de Dieu ; et combien aurait-il mérité par là de châtiments ! Il faut remarquer qu’Isaïe n’a eu sa mission pour le peuple de Dieu qu’après qu’un Séraphin eût purifié ses lèvres avec un charbon ardent : Malheur à moi, disait ce Prophète, parce que j’ai les lèvres souillées ! De quoi étaient-elles souillées, les lèvres de ce grand Prophète? Ce n’était pas d’avoir prononcé le mensonge, mais c’est parce qu’il n’avait pas dit la vérité, et toute vérité, dès qu’il lui avait été inspiré de la dire, étant encore dans la faiblesse de la nature humaine. Mais sitôt que le feu de la charité l’a purifié, il n’eût plus de honte ni d’hésitation. Il faut remarquer de plus que ce fut un Séraphin qui le purifia, ce qui nous doit faire concevoir que le pur Amour tout seul peut purifier l’âme à ce point que de lui donner cette souplesse divine.
Livrons-nous donc sans bornes ni mesures au pur Amour et il rendra nos volontés merveilleuses89 comme celles de David. Comment et quand rend-Il nos volontés merveilleuses ? C’est lorsqu’étant perdues dans la Volonté divine, cette même Volonté divine devient notre volonté et nous meut comme il Lui plaît. Alors toutes nos volontés sont merveilleuses car elles sont certainement la Volonté de Dieu.
C’est donc cette Volonté divine qui remue l’âme et la penche du côté qu’il Lui plaît, sans qu’elle se puisse donner ni penchant ni mouvement. Elle doit avoir une fidélité sans bornes pour suivre Dieu sans doute ni hésitation et pour faire aveuglément tout ce qu’Il veut qu’elle fasse. C’est Lui qui dispose les sujets pour les Lui rendre propres et pour qu’elle exerce sur autrui ce pouvoir divin. Mais ce qui fait qu’on ne réussit pas toujours, c’est que l’âme à laquelle on est adressé n’est ni assez souple ni assez obéissante, qu’elle raisonne sur les choses commandées, qu’elle n’a pas une foi assez pure et simple. Mais alors rien ne retombe sur l’âme qui a fait son devoir et la perte de la grâce ne lui sera pas demandée. C’est ce qui est déclaré dans le Prophète90 : « Si ton frère pèche parce que tu t’es tû, Je te redemanderai l’âme de ton frère ; mais si ayant parlé à ton frère, il n’écoute pas tes paroles et qu’il ne se tourne pas vers Moi, il est seul coupable et Je ne te redemanderai pas son âme ». Il est aisé de juger par là qu’il faut une grande souplesse de la part de l’agent dont Dieu Se sert et une grande obéissance de la part de ceux à qui Dieu veut faire des grâces par le moyen qu’Il a choisi, sans quoi tout demeure sans effet et la grâce est vaine. L’âme supérieure sent alorsque cette même grâce qui n’a pas été reçue retourne sur elle. C’est ce que Jésus-Christ dit à ses Apôtres, de donner la paix dans les lieux où ils vont et que si cette paix n’est pas reçue, elle retournera sur eux . Et saint Paul dit admirablement que la grâce n’a pas été vaine en lui91 : il ne dit pas qu’elle ait exercé son pouvoir sur tous les cœurs dans lesquels il a voulu la verser, mais qu’elle n’a point été vaine en lui parce que son cœur a toujours été préparé à recevoir celle que les autres refusaient. Et c’est une chose admirable que rien ne se perde dans l’ordre de la grâce, non plus que dans celui de la nature. La grâce frappe à la porte de notre cœur : lorsqu’elle ne trouve point d’entrée, elle se répand en d’autres cœurs mieux disposés et ce que l’un perd, l’autre le trouve. Et c’est véritablement en ce sens que la grâce est toujours efficace par elle-même et non dans le sens qu’on a voulu lui donner, puisque nous pouvons lui résister et que, lorsque nous lui résistons, elle emploie son efficacité sur d’autres sujets disposés à la recevoir. Ainsi elle n’est jamais inutile. O Amour, que le cœur est à plaindre lorsqu’il Vous refuse et lorsqu’il ne se livre pas à Vous dans toute l’étendue de ce qu’il est !
Il y en a qui ne refusent pas entièrement la grâce, mais ils lui donnent si peu d’ouverture qu’elle est comme captive en eux et ne peut y faire ses fonctions. Avec quelle plénitude cette grâce ne se répand-t-elle pas sur ceux qui la veulent recevoir pleinement sans se regarder eux-mêmes ? On reçoit également de la douleur, et pour la compression et pour la dilatation92. Ainsi cette grâce en se faisant passage fait souffrir : c’est ce qui fait que souvent on la craint et qu’on la refuse. Mais laissons-lui faire son passage à elle-même, recevons-la de tout notre cœur et elle étendra elle-même ce même cœur dans toute l’étendue qu’un sujet créé le peut porter. Que j’ai de douleur quand je vois cette grâce refusée presque partout ! Il me semble de voir ce qui arriva à la naissance de Jésus-Christ, qu’il ne trouva aucun lieu dans toutes les hôtelleries à cause de la pauvreté de ses parents : son réduit fut une pauvre étable. Parce que la grâce est pauvre, nue, dépouillée de brillant, elle est presque refusée partout. Elle est obligée de se réfugier dans quelque pauvre cœur, qui se trouvant vide de tout le reste, la reçoit avec une entière plénitude.
Ordinairement93 les personnes peu avancées veulent se mêler de conduire les autres avant que Dieu les appelle à cet emploi, elles croient même le pouvoir mieux faire que celles que Dieu appelle à cela par vocation singulière. C’est un abus dans la vie spirituelle, et qui s’y glisse même dès son commencement, que de vouloir travailler pour les autres à contre temps. Et ce n’est que par une fausse ferveur que l’on entreprend de les aider par soi-même avant d’en avoir reçu la mission. Plusieurs se croient capables de conduire dans la voie des saints qui n’y sont pas encore bien entrés eux-mêmes, et voulant faire part aux autres des grâces qui ne leur sont données que pour eux, ils en perdent eux-mêmes le fruit et ne peuvent en aider les autres. Il ne se faut point porter à aider le prochain tant qu’on le désire et que l’on n’a pas l’expérience des choses divines et la vocation. Il faut être établi auparavant dans la vie intérieure.
Jésus Christ, notre parfait modèle, a passé trente ans dans la vie cachée, s’appliquant à une oraison continuelle et demeurant anéanti devant Son Père pendant un si long temps, avant que de S’employer visiblement au salut des hommes pour nous apprendre par Son exemple à laisser mourir tout empressement d’aider au prochain et à demeurer dans le silence et dans le repos jusqu’à ce que le temps et les moments soient venus, auxquels Dieu nous donnera Sa parole et Son ordre pour travailler au salut des âmes, s’Il a dessein de Se servir de nous pour cela. J’ose assurer que la vie apostolique par état permanent ne peut être donnée que lorsque l’âme est arrivée en Dieu, et en degré éminent, ce qui n’empêche pas que l’obéissance n’y engage plus tôt. Mais lorsque c’est par obéissance, ou par le devoir indispensable, Dieu supplée à ce qui manque à l’état.
Quelques personnes, même fort spirituelles, m’entendant parler de la vie apostolique par état, prendraient cela pour une certaine ardeur que les âmes nouvellement entrées dans la voie passive ont d’aider aux autres. Elles jouissent au-dedans d’elles d’un si grand bien qu’elles voudraient le communiquer à toute la terre. Mais ces personnes sont infiniment loin de l’état dont je parle, qui ne peut jamais arriver que l’âme ne soit morte et ressuscitée en Dieu, et fort avancée en Lui seul, où tout se trouve en unité divine. Alors elle entre dans la vie apostolique par état, par infusion substantielle et par union essentielle, où c’est Dieu qui agit et qui parle en elle sans qu’elle prévienne Dieu ni qu’elle Lui résiste ni qu’elle participe à ce qui se dit ou se fait par elle en rien qui lui soit propre, imitant en cela la façon de parler et d’agir de Jésus-Christ : Je ne puis rien faire de Moi-même, dit-il, et je juge selon que J’entends94; et celle du Saint-Esprit, duquel il assure qu’Il ne parlera pas de Lui-même, mais qu’Il dira tout ce qu’Il aura entendu95. Ce qui se doit entendre de cette sorte : les Personnes de la Trinité, comme unies dans l’essence, y ont tout également, et Elles parlent et agissent par Elles-mêmes comme parlant et agissant au-dehors par une même essence en unité parfaite ; mais comme Personnes distinctes, Elles reçoivent les unes des autres : le Fils reçoit du Père, et le Saint Esprit reçoit du Père et du Fils par Son émanation éternelle d’Eux.
Or je dis qu’il faut que l’âme passe par Jésus-Christ et par la Trinité en distinction avant qu’elle arrive en Dieu seul qui est la Trinité essentielle et indivisible, tout se trouvant réuni dans l’Essence unique en Unité parfaite, de sorte qu’après avoir été unie à Jésus-Christ distinctement et à la Trinité personnelle selon les opérations qui sont appropriées aux Personnes divines, il faut que tout se trouve réuni dans le point de l’Unité essentielle, où toute distinction personnelle se perd et où nous demeurons cachés en Dieu avec Jésus-Christ96 qui est notre Vie97, ainsi que Saint Paul l’avait éprouvé. La raison de cet ordre qui s’observe dans le retour de l’âme à son principe est que, l’âme étant sortie de l’Unité de l’Essence divine par la Trinité des Personnes et cette Trinité s’étant communiquée à elle par les grâces et par les mérites de Jésus-Christ, il faut aussi que pour rentrer pleinement dans son origine, elle aille par Jésus-Christ, son Médiateur et son chef, à la Trinité des personnes, et par elles à l’Unité de l’Essence où tout se réduit en parfaite Unité dans la plénitude de la Vie divine et dans le repos inaltérable.
Mais l’âme étant réunie dans ce point essentiel de Dieu seul, elle sort au-dehors par les effets, comme les divines Personnes par Leurs opérations, et ainsi elle se multiplie dans ses actions, quoi qu’elle soit une et très simple et indivisible en elle-même, de sorte qu’elle est une et multipliée sans que la multiplicité empêche l’unité ni que l’unité interrompe la multiplicité. Ceci ne se doit entendre ni selon la seule pensée, vue et sentiment, conformité ni ressemblance connue comme telle par la créature, mais par état réel et permanent quoique, pour l’ordinaire, il ne soit pas connu de l’âme qui a le bonheur d’y être arrivée, comme en elle-même et pour elle-même ; mais il lui est donné de le connaître et exprimer comme dans les autres et pour les autres.
Cet état néanmoins n’est point une sortie de la créature au dehors pour parler, agir et produire les effets de la vie apostolique. L’âme n’y a point de part : elle est morte et très anéantie à toute opération. Mais Dieu, qui est en elle essentiellement en Unité très parfaite où toute la Trinité en distinction personnelle Se trouve réunie, sort Lui-même au-dehors par Ses opérations : sans cesser d’être tout au-dedans et sans quitter l’unité du Centre, Il se répand sur les puissances, faisant par elles et avec elles tantôt l’office du Verbe instruisant, agissant et conversant, tantôt l’office du Saint-Esprit sanctifiant, embrasant d’Amour, fondant ce qu’il y a de plus caché dans les cœurs et parlant par la bouche de cette créature qui demeure très passive à tout ce que Dieu-Verbe et Dieu-Saint-Esprit opère en elle et hors d’elle par son organe - durant que cette âme, vide de toute propriété et distinction non seulement des Personnes mais d’elle-même, demeure essentiellement unie à Dieu dans le fond qui est Dieu même, où tout est dans le repos parfait de l’Unité essentielle de Dieu pendant néanmoins que le même Dieu agit par elle en distinction de Personnes. Tout cela s’opère sans le vu ni le su de cette créature, qui est entièrement incapable de faire ce discernement et qui ne connaît ses paroles et ses actions que lorsqu’elles paraissent, ainsi qu’elle ferait à l’égard de celles d’une autre personne. Mais Dieu révèle ce mystère à qui il Lui plaît.
L’âme arrivée à ce degré est immuable quant au fond, Dieu lui faisant part de Son immutabilité. Elle est si pure, si nette et si dégagée de toutes sortes d’espèces qu’il ne lui vient pas quelquefois en tout un jour une seule pensée. Son esprit est comme une glace pure, qui ne reçoit aucune impression que celle qu’il plaît à Dieu de lui donner. Un entendement purifié de cette sorte est toujours illuminé, mais c’est une lumière générale, immense et pure : c’est un commencement de la lumière éternelle. Cette lumière dans sa pureté et netteté ne cause point de faux brillants, comme des révélations particulières. C’est pourquoi elle n’est pas sujette à l’erreur : c’est la Révélation de Jésus-Christ, Lumière et Vérité, qui, ne laissant nulle distinction à l’âme qui La possède, lui manifeste les secrets tels qu’ils sont et lui communique tout sans lui rien donner et sans l’entremise de la raison. Cette Lumière absorbe dans son sein tout ce qui se peut distinguer, connaître et nommer. Et en laissant l’esprit dans sa pureté et clarté que rien ne termine, Elle ne lui laisse pas ignorer ce qui se peut nommer, distinguer et connaître. Elle a d’une manière infuse, pure et séparée de toutes espèces ce que les autres ont par l’entremise des idées, de l’étude et du raisonnement, et cela sans erreur et tromperie parce que c’est la Lumière de Vérité, qui dissipe par Sa clarté tous les brouillards de l’erreur et du mensonge.
La volonté est tellement purifiée qu’elle jouit sans apercevoir sa jouissance. Elle goûte sans saveur, elle a tout sans rien avoir, rien ne lui manque et elle ne possède rien. Il semble que la même pureté et netteté qui est dans l’esprit soit en elle : c’est tout la même chose. De même que le soleil échauffe et éclaire en même temps et que sa lumière est chaleur et sa chaleur lumière, de même Dieu est la Lumière et l’Amour de cette créature transformée en Lui, qui fait tellement une même chose avec Lui qu’elle ne peut Le distinguer ni se distinguer elle-même. Dieu est elle et elle est Dieu98, puisqu’Il est sa vie et son mouvement ; tout le reste lui est étranger et elle est étrangère à elle-même. Elle ne se trouve ni être, ni subsistance, quoiqu’elle ait une vie toute divine. Il lui semble qu’elle est si séparée d’elle-même que son corps est comme une machine qui se remue, qui vit et qui parle par ressort.
Dans cet état, l’on connaît ce qui est de l’intérieur des personnes pour lesquelles Dieu applique, et cela dans la même Lumière. C’est là que l’on fait tout sans faire rien, c’est là que le Père engendre son Verbe dans l’âme et que le regard mutuel du Père et du Fils, qui est un regard de complaisance, produit le Saint Esprit. C’est là que les merveilles du temps et de l’éternité sont découvertes sans nulle manifestation particulière : le moment qui fait parler ou écrire en fait tout le discernement.
Or quand le Verbe parle par cette âme, Il ne peut parler par elle que [de] ce qu’Il a parlé Lui-même étant sur terre, ce qui fait que cette personne se sert des paroles de Jésus-Christ et de l’Écriture sans chercher à s’en servir et sans penser qu’elle s’en serve : c’est que Jésus-Christ étant Lui-même sa parole, elle ne peut jamais parler que ce dont Jésus-Christ a parlé. Et cette parole multipliée au-dehors se trouve réunie dans le Verbe et le Verbe en Dieu sans distinction ni multiplicité personnelle mais dans l’unité parfaite de l’Essence, ainsi que saint Jean l’explique : le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Le Verbe était en Dieu : voilà la distinction personnelle ; et le Verbe était Dieu : voilà l’Unité de l’Essence99.
C’est donc là ce que j’appelle la vie apostolique, savoir l’état où l’âme étant morte à tout et parfaitement anéantie, ne retenant plus rien de propre, Dieu seul demeure avec elle et en elle ; et elle est abîmée et perdue en Lui, ne vivant dans son fond que de sa vie essentielle, mais sortant sans sortir au-dehors par sa vie personnelle en distinction d’effet et non de connaissance. Ce qui nous est marqué dans les Apôtres qui ne furent confirmés dans l’état permanent de la vie et des emplois apostoliques qu’après la réception du Saint Esprit avec plénitude, qui causa en eux un vide entier d’eux-mêmes et une si grande souplesse à tout ce que Dieu voulait opérer par eux qu’il est dit que ce n’était pas eux qui parlaient mais l’Esprit de leur Père céleste qui parlait par leur bouche100, et que Saint Paul proteste que c’était Jésus-Christ qui parlait en lui101. Toute personne qui aura lumière ou qui sera parvenue à ce degré m’entendra.
Je dis de plus que peu de personnes arrivent à cet état et que de très saintes âmes meurent dans la consommation en Dieu seul, sans que Dieu soit sorti personnellement et par les effets en elles. Il faut une vocation particulière pour que cela soit et, quand cela arriverait, il [l’état] ne tire en rien l’âme de son unité parfaite en Dieu seul de même que Jésus-Christ n’en fut jamais tiré, ni le Saint Esprit non plus, quoiqu’ils agissent différemment au-dehors, étant assuré qu’à cause de l’Unité essentielle et indivisible, lorsque le Verbe agit au-dehors, le Père et le Saint-Esprit agissent aussi indivisiblement avec Lui. Et lorsque le Saint-Esprit agit, le Père et le Fils le font aussi parce qu’Ils sont indivisibles dans Leurs opérations à l’égard de la créature, ce qui n’empêche pas pourtant que cette unité parfaite en Dieu seul ne change de nom selon les effets multipliés qui en sortent et qu’il n’y ait une distinction aussi véritable des Personnes comme il est vrai que l’Essence est une en Elle-même. Selon le rapport qu’ont les opérations ou les propriétés des Personnes divines, elles sont attribuées différemment à ces mêmes Personnes : la Fécondité et la Puissance au Père, la Sagesse et la Providence au Fils, la Bonté et l’Amour au Saint-Esprit ; et tout cela se trouve réuni en Dieu seul, où tout est Puissance, tout Sagesse, tout Amour.
Les âmes apostoliques en qui cela s’opère, n’ont ni mouvement ni tendance, pour petite qu’elle soit, à aider et parler au prochain, mais Dieu leur fournit tout par Providence et leur met en bouche des paroles comme il Lui plaît et quand il Lui plaît. Ceci supposé, il est aisé de voir que très souvent il en est qui font de semblables fautes que celle qui a été remarquée lorsque, se trouvant dans la passiveté de lumière et d’amour, ils prennent souvent comme de Dieu ce qui ne vient que de leur ferveur, et il y a souvent de la tromperie. Mais dans l’état dont je parle ici, il n’y en a point et il n’y en peut avoir à moins de sortir de l’état. Ces autres personnes disent souvent comme Coré : nous sommes aussi propres que les autres à aider le prochain puisque tout ce qui est en nous est saint102. Mais la suite et l’expérience fera bien voir que s’ils sont saints en eux et pour eux, ils ne le sont pas encore pour faire l’office de Prêtre et de Pasteur en faveur des autres, cela étant réservé à ceux que Dieu a choisis pour cet emploi.
On peut aussi connaître par cela même pourquoi tant d’ouvriers qui travaillent beaucoup dans l’Église de Dieu font très peu de fruit : c’est parce qu’ils s’ingèrent d’eux-mêmes sans être appelés, ou parce qu’ils ne sont pas assez établis en Jésus-Christ ni unis à Lui, pour rapporter par Lui-même un grand fruit.
Vous me demandez comment je sais que c’est Dieu qui me fait agir et comment Il me parle. Je sais qu’Il me fait agir comme je sais que j’ai une âme qui remue mon corps et que si je n’avais pas cette âme, mon corps serait sans aucune fonction vitale. L’un est aussi certain que l’autre. Si un homme pouvait se sentir après sa mort, il saurait fort bien qu’il n’est privé de toutes les fonctions de la vie que parce que l’âme n’animerait plus son corps. Si cette âme revenait animer ce corps de nouveau et que ce corps eût perdu ce qu’il avait de terrestre et de grossier et que l’âme eût acquis des qualités qu’elle n’avait pas auparavant, la possession de cette nouvelle âme et son union à ce corps séparé de la terre, lui ferait voir un pays nouveau. Cette personne sentirait bien que toutes ses fonctions sont différentes des anciennes. Elle serait enchantée d’abord de cette nouvelle vie, elle la distinguerait et la remarquerait fort bien et la comparant à la première vie qu’elle avait avant que la mort eût purifié son âme et son corps, elle en verrait la différence. Elle serait surprise un temps de cette nouveauté, elle ne pourrait douter de sa vie, mais dans la suite elle vivrait tout naturellement, sans se dire toujours : « je vis, c’est mon âme qui fait agir mon corps ». Cette vérité si certaine ne serait plus son attention : elle vit, elle opère et c’est assez. Elle sait qu’elle a été privée de cette vie qu’elle possède, elle sait qu’elle vit et c’est tout. Et elle sait que cette vie est étendue, vaste, qu’elle n’est pas comme la première : et c’est tout ainsi que cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie.
Au commencement cela est plus aperçu, dans la suite cela devient comme naturel. Saint Paul qui l’avait éprouvé dit : Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi103. Je ne saurais douter que je ne vive. Je ne puis douter non plus que Jésus-Christ ne vive en moi : c’est Lui qui est devenu mon âme, c’est Lui qui lui fait faire toutes ses fonctions. Il est l’âme de mon âme et comme mon âme anime mon corps, Jésus-Christ anime mon âme. Et de même que je me contente de vivre et de faire les fonctions d’un homme vivant, sans que je me dise toujours : « c’est mon âme qui fait agir ma main », me suffisant de savoir que cela est sans quoi elle serait paralytique, aussi si mon Dieu qui agit en moi et par moi cessait de le faire, je deviendrais paralytique et je ne pourrais rien faire par moi-même. Et comme on sent fort bien un membre mort et qu’on voit qu’il ne fait plus les mêmes fonctions parce qu’il n’est plus animé, aussi si mon Dieu Se séparait de moi, je ne pourrais rien faire de ce que je fais, je sentirais Sa privation avec des douleurs intolérables quoique je ne sente Sa possession que par une vie immense qu’Il me communique et qui est séparée et dégagée des assujettissements de la première vie.
Il en est de même pour la parole. Mon âme ne parle pas en moi, mais je parle par elle et je ne pourrais parler sans elle : elle remue ma langue, elle met les paroles en ma bouche. Mon Dieu fait tout de même : Il fait parler, agir, écrire, sans quoi cela me serait impossible. On sent la privation des fonctions naturelles mais on ne fait pas attention de même sur le principe de nos actions. Sitôt que le Verbe vit en l’âme, quIil est l’âme de notre âme, c’est Lui qui devient le principe de ce qu’elle fait et dit, et cela de telle sorte qu’elle ne peut rien faire par elle-même. Et si elle voulait faire effort, cela lui serait impossible : il ne lui viendrait rien, elle se trouverait comme une bête et comme une personne qui n’a rien su104.
Concluez donc que la Vie et la Parole du Verbe est la possession de ce même Verbe. C’est Lui qui nous possède et non nous qui Le possédons, étant notre Principe vivant et vivifiant, comme Il le dit Lui-même : Je suis le Principe, qui parle même à vous105 . C’est Lui qui parle à tous, mais Il n’est pas le Principe en tous ni leur parler, leur vie et leur fonction. Il dit ailleurs qu’Il est la vigne, que nous sommes les branches106. Ces branches sont entretenues par une sève secrète qui monte et qui se distingue par les effets et non autrement. Nul ne voit comme cette sève monte et s’insinue dans toutes les parties de la vigne. Il en est de même de la vie du Verbe en nous. C’est cette sève sacrée qui est notre Principe vivant et vivifiant qu’on ne discerne que par les fruits. La branche coupée perd sa sève et sa vie et ne porte plus de fruits. Nous portons en Jésus-Christ des fruits dont Il est le Principe.
Lorsque l’âme est mise dans l’état apostolique et que le parler du Verbe lui est donné, elle communique aux autres en deux manières, et par les paroles et par le silence. La première manière est pour tous et elle est la moins parfaite, la seconde est pour les personnes attirées à une plus grande simplicité.
La communication se fait de loin aussi bien que de près, lorsque les âmes sont assez perdues pour cela ; mais cette communication de loin n’est ordinairement ni si intime ni si prompte que celle de près.
Il est aussi difficile de reprendre le distinct en Dieu, et même plus, qu’il a été difficile de le perdre en Lui. Ce distinct est pour les autres, cette âme ne sortant pas par là de son anéantissement. Jésus-Christ Se communiquait de la sorte à Ses plus familiers et comme, pressé qu’Il était de répandre Sa plénitude, Il allait chercher des âmes disposées auxquelles Il le pût faire. Cette femme hémorroïsse107 ne reçut qu’en s’approchant de Lui l’effet de la vertu qui s’écoulait de Lui parce qu’elle était autant pleine de foi qu’anéantie et honteuse de son ordure et de sa maladie. Les communications ne sont de cette sorte que pour un temps, non par rapport de la personne de qui elles sortent mais par rapport à celui qui les reçoit. Plus son cœur est étroit, plus il faut d’approche pour se communiquer et la communication ne se fait que peu à peu.
Mais quand le cœur est devenu étendu et qu’il participe à l’immensité de celui qui lui communique, alors on se communique aussi bien à cent lieues que proche. Mais ces sortes de communications veulent une correspondance immense car c’est l’Immensité qui Se communique dans l’Immensité même. Et alors il n’y a plus de souffrance pour celui qui communique car il est reçu autant qu’il peut communiquer : et c’est alorsque se fait le commerce ineffable de la Ste Trinité où l’Immense est reçu dans l’Immensité même, où ne trouvant rien qui retienne sa communication, il108 est autant large dans les autres qu’il l’est en lui-même. Ceci est relevé, je crois pourtant que vous m’entendrez.
Dieu Se communique à toutes les créatures, mais il ne Se communique avec autant d’abondance que de délectation sinon dans les âmes bien anéanties, parce qu’elles ne résistent plus et que, Dieu étant Lui-même leur fond, Il Se reçoit Lui-même en Lui-même. De là vient que la communication que nous recevons de Dieu même au-dedans est d’autant plus sensible qu’elle est plus resserrée ; et par la même raison, elle est d’autant plus insensible qu’elle est plus immense car Dieu ne Se communique point autrement par Lui-même que par le néant109, puisque c’est la même chose. Marie, pour faire entendre qu’elle comprenait que c’était le Verbe, Fils unique du Père, qui devait S’incarner en elle et qu’elle devait communiquer aux autres hommes, dit : Il a regardé la bassesse de sa servante110, c’est-à-dire son profond anéantissement. Et comme la communication du Verbe en nous se fait par le regard de complaisance de Dieu sur l’âme bien anéantie, aussi la communication du Verbe se fait par nous à d’autres dans notre anéantissement.
La communication se fait par approche pour les âmes qui ne sont pas anéanties et par simple regard ou pensée pour celles qui le sont. Un exemple de ceci est en saint Jean Baptiste : les premières communications se firent par voie d’approche ; et ce fut la raison pourquoi la Sainte Vierge demeura trois mois chez Sainte Élisabeth, après quoi Saint Jean n’eut plus besoin de s’approcher de Jésus-Christ dès qu’il fut fort. Aussi n’eût-il point d’empressement pour Le voir, quoique, lorsqu’ils s’approchèrent, il y eut encore un renouvellement de grâce.
Ces communications sont claires dans l’Écriture. Jésus-Christ sentait plus fortement ce désir (sans désir) de communication pour les âmes imparfaites parce qu’elles mettaient plus d’obstacles. « J’ai soif », dit-Il, et à la Samaritaine et aussi sur la Croix : la même soif qu’Il déclare à la Samaritaine est la même dont Il Se plaint à la Croix. Il a soif : et de quoi, ô Divin Sauveur ? De communiquer le don de Dieu : O si tu savais le don de Dieu, et qui est Celui qui te demande à boire, tu Lui en eusses demandé, et Il t’eût donné à boire une eau vive111. O c’est Lui-même ! Pressé qu’Il est de cette même soif, ne crie-t-Il pas : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne, et des fleuves de paix couleront dans ses entrailles112 mais des fleuves qui montent jusque à la vie éternelle, c’est-à-dire qu’ils produisent l’effet de mettre l’âme en vie éternelle et qu’elle puisse recevoir les communications immenses de Dieu même.
Lorsqu’Il a soif sur la Croix, c’était de laisser cet Esprit sur la terre qui, Se communiquant tout en tous, consommât tout le monde dans l’Unité de Son Principe. Mais ne trouvant presque personne en état de Le recevoir, Il Le remet entre les mains de Son Père, comme pour Lui dire : « Mon Père, préparez-y les cœurs, et Le communiquez Vous-même ; car Je meurs sans pouvoir Me communiquer en plénitude. » Ce fut là sa douleur extrême dans le jardin113 où ne pouvant communiquer l’Esprit dont Il était rempli, Il communique Son sang par les mêmes endroits par où se fait la transpiration des esprits, c’est-à-dire par les pores ; enfin, après Sa mort, Il veut que l’on ouvre Son cœur pour communiquer la vie. O mystère ineffable compris de peu ! car il y a peu de petits enfants. Jésus-Christ prenait les petits enfants pour Se soulager, et les mettait sur Sa poitrine114.
Il y a deux passages admirables de ces communications dans le Cantique où l’Épouse dans sa plénitude compare ses mamelles à la tour115, et où elle dit qu’elle est devant l’Époux comme celle qui a des peuples. Saint Jean l’Évangéliste en recevait de son Maître à la Cène et il était accoutumé à en user de la sorte. Sur la Croix, Jésus-Christ lui communiqua Sa propre vie : c’est pourquoi Il lui dit que Marie était sa mère et qu’il était son fils.
Lorsque les personnes auxquelles on se communique sont d’un degré inférieur, cela est plus sensible : c’est comme lorsqu’une rivière se décharge dans une autre beaucoup plus bas, cela fait beaucoup de bruit et est bien plus marqué. Mais quand ces eaux sont à niveau et quand il n’y a plus du tout de pente, cela est fort tranquille : c’est alors comme une mer immense où il se fait un flux et reflux de communications. Les Bienheureux se communiqueront de cette sorte, qui s’appelle pénétration. Et ce sera dans le Ciel une Hiérarchie, lorsque les esprits du même ordre auront ensemble un flux et reflux en participant aux communications de la Trinité, où tout sera consommé.
Dieu peut donner à une âme les mêmes grâces qui opèrent l’extase, quoique pour cela cette âme ne perde pas l’usage des sens extérieurs comme on les perd dans l’extase, perte qui ne vient que de faiblesse. Mais elle perd tellement toute vue de soi-même dans la jouissance de son divin objet qu’elle s’oublie de tout ce qui la concerne ; c’est alorsqu’elle ne distingue plus nulle opération de sa part. L’âme semble alors ne faire autre chose que de recevoir ce qui lui est donné avec beaucoup de profusion. Elle aime, sans pouvoir rendre nulle raison de son amour et sans pouvoir dire ce qui se passe en elle dans ce moment. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que Dieu opère dans une âme qui Lui est fidèle. Elle correspond en recevant de tout son cœur, autant qu’elle en est capable, les opérations de son Dieu, Le regardant quelquefois faire avec complaisance et amour. D’autres fois elle est si perdue et si cachée en Dieu avec Jésus-Christ qu’elle ne distingue plus son objet, qui semble l’absorber en Lui-même.
Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ?
Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturelle, Dieu remue le cœur comme Il lui plaît et saisissant l’âme par un plus fort recueillement, Il fait pencher le cœur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur. On discerne alors fort bien qu’on éprouve quelque chose au-dedans de soi-même que l’on n’éprouvait pas auparavant, mais pour ce temps-là seulement ; et quoique cela soit très simple, Il ne laisse pas de se faire goûter du cœur, qui éprouve en soi une correspondance pour cet autre cœur.
Mais lorsqu’il y a quelque chose qui resserre ou empêche cette communication, l’âme supérieure le sent bien. C’est comme une eau qui voulant se faire passage et ne trouvant point d’issue, retourne sur elle-même. Cela peut venir aussi de ce que l’autre personne n’étant point accoutumée à cette manière, n’y correspond pas par un certain recueillement et un certain esprit d’attente, comme pour recevoir ce que Dieu voudrait donner par là.
Cela ne dépend point de notre volonté mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition ; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher. Dieu la donne donc et l’ôte comme il lui plaît.
Il ne faut point dire à cela : « Je ne veux rien », car il faut recevoir également tout ce que Dieu donne et par le moyen qu’Il lui a plût de choisir, et [moyen] qui n’y a non plus de part qu’un tuyau qu’on met auprès d’une eau pour la faire couler et qu’on ôte quand on veut. Lorsque la personne ne correspond pas autant qu’il serait nécessaire, ou qu’elle se retire, cela fait une sorte de souffrance qu’on ne saurait exprimer, parce que cela est fort spirituel.
Comme Dieu est le Maître de se servir des voies qu’Il lui plaît, qu’Il les change selon son bon plaisir, qu’Il remue toute la nature comme Il lui plaît, qu’Il fait les révolutions selon que Sa Toute Puissance en ordonne, que c’est un Etre indépendant et jaloux de son indépendance, Il s’est servi des voies qu’Il lui a plu dans le monde en différents temps. Il s’est servi dans les premiers temps de la voie des Prophètes, bien que cependant ces temps aient eu quelque part des autres voies qui ont suivi. Mais néanmoins leur caractère principal était la Prophétie comme nous voyons les saisons, quoique très différentes, tenir pourtant quelque chose les unes des autres. Il y a eu ensuite celle des Martyrs, des Anachorètes, des Pénitents, dont les travaux effroyables nous étonnent. Nous avons vu les Docteurs et les Confesseurs etc. qui tous, quoique d’un caractère particulier, tenaient en quelque chose les uns des autres.
La manière dont Dieu veut être servi présentement est une entière désappropriation et une foi simple, un Amour pur et un entier anéantissement de ce que nous sommes, faisons et pouvons.
Les premières voies ornent, embellissent la créature, sont toutes rapportantes à elle, quoique référées à Dieu et subordonnées. Tout va à perfectionner ce sujet en manière de sujet parfait, orné, travaillé, embelli, anobli ; (tout va à) l’enrichir, l’élever et enfin à en faire une chose d’autant plus admirable, que tout ce qui l’environne est plus sensible, plus palpable, plus à la portée de la créature, qui estime tout ce qui est sensible, visible et plus selon sa portée et ses idées. C’est là la voie de la gloire des saints. C’est celle du serpent dans la pierre116 dont il reste des traces et des vestiges, quoique secrets.
La voie de l’entière désappropriation, dont Dieu veut se servir à présent, est bien différente. C’est la voie de l’aigle dans l’air117, dont il ne reste rien. C’est la voie du seul honneur et de la seule gloire de Dieu, sans relation sur l’homme et pour l’homme. La première voie a pris ce qui était à Dieu pour le donner à l’homme, ainsi qu’a dit Jésus-Christ parlant de la descente du Saint Esprit : il prendra de ce qui est à moi et vous le donnera118. La seconde voie restitue à Dieu toutes les appropriations que l’homme s’était faites. C’est la voie de la seule gloire de Dieu, qui n’envisage que Lui, qui ne travaille point à enrichir son sujet, mais qui est toute employée pour son Objet. Elle est nue, dépouillée de tout, parce qu’elle n’orne point la créature mais qu’elle est toute occupée de ce qui glorifie son Dieu. Elle ôte tout à son sujet pour le restituer à son objet. Elle paraît dénuée de toutes les grandes choses. Elle n’a ni traces, ni vestiges. Tout retourne et est pour Dieu. On aperçoit le trou du serpent et sa peau dans la voie qu’il a tenu sur la terre ; mais il ne reste aucune trace de celle de l’aigle. Dieu est riche, grand, saint, heureux : tout mon bonheur est en lui et non en moi. Je ne puis rien montrer d’un trésor qui est tout à lui et dont je ne me réserve rien. O richesses de la Sagesse et de la science de Dieu que vos voies sont investigables119 ! Il n’y a point de traces ni de vestiges parce qu’il n’y a rien de l’homme et pour l’homme120.
L’homme est tellement composé de sentiments, qu’il veut exercer en toutes choses ses sensations. Il faut quelque chose qui convienne à l’homme, qui le fasse être et subsister en soi, qui ait des marques et des vestiges de l’homme : car il faut que partout où est l’homme, il paraisse, soit sensuel, soit vertueux, soit savant, spirituel, enfin soit saint, grand, orné de vertus ; et tout cela est palpable et sensible. Otez l’homme de ses sensations, il semble que vous l’ôtiez de sa sphère ; et il est vrai : mais c’est afin de lui en donner une autre.
Il n’en est pas de même de la foi, de l’Amour pur, et de l’entière désappropriation. Cette voie étant au-dessus des sensations, l’homme la comprend plus difficilement et il la pratique plus rarement, parce qu’il n’y trouve point les traces de l’homme. Non ; ses traces n’y sont point : il n’y en a plus, il n’y a que les vestiges de Dieu. Je ne suis ni saint, ni orné etc. dira cet homme éclairé de la lumière de Dieu ; mais Dieu est tout cela pour moi. Je ne m’amuse point au sujet, qu’il soit beau ou laid, vêtu ou nu ; je ne m’arrête qu’à ce grand Objet, qui surpassant infiniment et renfermant tout ce qui est possible, à cause de son immensité, ne laisse rien pour moi. Or comme Il ne laisse rien pour moi, et que je ne saurais subsister sans rien, Il m’absorbe et me perd en Lui, où il ne me laisse rien de propre, ni propre justice, ni propre vertu. Rien ne peut contenter mes sensations, parce que ceci les surpasse infiniment. Cette voie est la voie de Dieu seul, d’autant plus pure qu’elle n’est point mélangée des rapports à la créature et qu’elle ne dérobe rien à Dieu, qu’elle n’est point idolâtre. C’est l’amour des sentiments qui fait toutes les idolâtries et matérielles et spirituelles. Cette passion est si forte en l’homme, même spirituel, qu’il ne peut la quitter sans une grâce bien spéciale et une lumière bien pure. Nos attaches quelles qu’elles soient sont des idolâtries plus ou moins matérielles. L’entière désappropriation nous fait accomplir le premier Commandement, qui est et l’Amour pur et l’adoration parfaite. Plus nous aimons purement, plus nous adorons éminemment.
L’homme comprend la pauvreté des biens temporels, leur détachement : cela est suivant sa portée ; mais il est bien éloigné de comprendre la pauvreté spirituelle et toute son étendue, parce que cela surpasse ses sensations. Il ne comprend pas même la propriété et il regarde comme vertu éminente ce qui ne sera jamais admis sans être purifié. Dieu est un Dieu jaloux : c’est pourquoi il faut l’aimer sans partage, et sans rapport à nous. C’est pour cela qu’il exige avec tant de rigueur la restitution des usurpations. L’homme saint et propriétaire ne voit rien de meilleur que ce qu’il pratique, rien de plus grand que ce qu’il conçoit. Mais lorsque ces choses font son admiration et celle des autres, l’Esprit de Dieu, infiniment supérieur, y découvre des impuretés étranges. Dieu jugera nos justices121 qu’il regarde en Isaïe comme des souillures.
Mais Il ne jugera pas l’âme désappropriée. Il n’y a rien en elle pour y appuyer un jugement : on ne juge pas sur rien, il faut quelque chose pour juger. O Amour ! Vous jugerez les justices des hommes mais vous ne jugerez pas les vôtres. Les hommes n’estiment que ce qu’ils font et que leurs idées. Ils ont donné des noms de vertus à ce qui leur a plût - et avec des yeux de fourmis une lentille leur paraît une maison. Il n’en est pas de même des yeux de Dieu. On voit, par exemple, une personne faire quelques pénitences volontaires, qui ne lui font pas grand mal, tant parce que ce qui est du propre choix n’en fait guère que parce que nous y posons telles bornes qu’il nous plaît, et que l’amour-propre et l’amour de notre propre excellence, si abominable devant Dieu, nous soutient. On voit, dis-je, ces pénitences volontaires, qui ne tueraient pas un moucheron, et on crie au saint, à la sainte, pendant qu’une personne qui est le jouet de la Providence, à qui Dieu envoie telles douleurs qu’il lui plaît, et laquelle ne met point de bornes ni à son amour ni à sa patience, n’est presque pas regardée : et pourquoi ? C’est qu’on ne voit point là l’ouvrage de l’homme. Son idée et sa tentation ne trouvent pas là leur compte, quoique cependant Dieu fasse ses délices de cet homme. Il est pauvre, nu, dépouillé de tout, il n’a rien du bien d’autrui, et cet autrui est Dieu. Il n’est digne que de mépris mais Dieu ne juge pas des choses comme les hommes en jugent. O qu’il s’en faut bien ! Une âme éclairée par l’entière désappropriation, et revenue à la parfaite simplicité, voit qu’on admire des choses qui répugnent à son cœur et que Dieu vomit.
O Seigneur ! Ouvrez les yeux de notre âme, pour voir la vérité dans votre vérité, et la lumière dans votre lumière. Les yeux immenses qui sont les yeux du cœur, voient si petites ces choses qu’on estime grandes et voient si grandes celles qu’on appelle petites, que l’âme est étonnée du renversement de jugement des hommes avec leurs yeux de fourmis qui ne peuvent voir plus que leur étendue et par rapport à leurs sensations. Emitte Spiritum tuum ; et creabuntur et renovabis faciem terrae (Envoyez votre Esprit, et tout sera créé de nouveau, et vous renouvellerez la face de la terre122). Donnez, Seigneur, cet Esprit de désappropriation à vos enfants puisque c’est ce que vous voulez présentement d’eux et que l’ancienne Loi doit être absorbée dans la nouvelle, comme les étoiles dans la lumière du soleil. Faites-vous honorer en Dieu. Il n’y a que le pur Amour, l’entière désappropriation, qui s’étend bien loin, et la foi nue, qui soient dignes de Vous. O Seigneur! Donnez des oreilles pour entendre et un cœur pour comprendre ! Amen ! Venez Seigneur Jésus !
La contemplation a un objet qu’elle envisage d’un simple regard, et comme elle est exempte de tout raisonnement, on peut bien l’appeler aussi une oraison de foi, mais lumineuse, mais appuyée sur l’objet distinct qu’elle contemple.
La contemplation est ou de Jésus-Christ Dieu-homme ou de quelques attributs divins, ou de la très sainte Trinité, ou de Dieu sans distinction des Personnes.
Il y a une contemplation de Jésus-Christ homme-Dieu qui ne fait aucune distinction de la Divinité et de l’humanité, mais qui Le contemple dans tout ce qu’Il est d’un regard simple et amoureux, mêlé d’admiration. Et quoi qu’on ne pense point en particulier à ce qu’Il a dit et fait, ses états et ses mystères ne laissent pas d’être imprimés dans l’âme de telle sorte que sans savoir comme cela se fait, on trouve en soi un grand désir de l’imiter, on aime les souffrances par union aux siennes, et les vertus de Jésus-Christ coulent à merveilles dans cette âme et même d’une manière éclatante et qui se remarque de tous. On ne sait point comme cela est arrivé parce qu’on n’a point pensé en distinction aux états et aux préceptes de Jésus-Christ et cependant ils se trouvent comme naturalisés dans l’âme, comme si elle y avait fait une longue attention ; elle les trouve dans le besoin d’une manière plus profonde et plus efficace que ceux qui y raisonnent chaque jour.
Il y a la contemplation des attributs divins, qu’on appelle autrement simple regard : par exemple une âme sera occupée de la sainteté de Dieu et ce passage Soyez saints comme je suis saint123 lui sera imprimé fortement dans l’esprit. On travaille de toutes ses forces à devenir saint et effectivement beaucoup le deviennent par là. On a de profonds abaissements devant cette sainteté redoutable qui semble écraser l’âme par son poids, et c’est ce que ces sortes de personnes appellent anéantissement. Les autres contemplent la pureté de Dieu et cette pureté fait une telle impression en eux qu’elle devient comme une lumière qui pénètre toute l’âme et qui lui fait voir jusqu’à la moindre imperfection connue comme telle, ce qui met l’âme dans une grande pureté extérieure et intérieure selon la compréhension de l’âme. D’autres sont appliqués à la divine justice, mais c’est une justice distributive pour soi et pour les autres, qui charme et qui ravit l’âme. On ne la craint point parce qu’on ne voit pas qu’on ait rien à en appréhender, on la regarde même comme la source de toutes les grâces. Cette contemplation donne une grande équité pour le prochain et un désir de rendre justice à tout le monde. D’autres sont appliqués à la miséricorde, et c’est une contemplation fort douce et fort savoureuse qui donne beaucoup d’amour pour le prochain et rend fort libéral envers lui. Toutes ces sortes de contemplations ont leurs épreuves, de violentes tentations. Il y en a beaucoup qui portent toute leur vie le même état de contemplation ; les sécheresses qui leur viennent leur sont très pénibles, et leur paraissent une épreuve très forte.
Il y a la contemplation de la Trinité. Ce sont de grandes lumières accompagnées de beaucoup d’ardeur ; l’âme croit être dans le ciel et qu’elle y découvre des secrets ineffables.
C’est dans la contemplation que sont les extases et les ravissements. Dans le commencement de la contemplation il y a des visions de Jésus-Christ qui paraît comme enfant ou comme crucifié ; il y a aussi plusieurs visions représentatives d’Anges et de saints, ce qui est plus grossier que l’extase. Les paroles formelles, successives et distinctes, appartiennent aussi à l’état de contemplation. Je dis : appartiennent à l’état, car il n’est pas nécessaire d’être dans la contemplation actuelle pour les avoir ; on les entend en marchant, en travaillant, en toute occasion. C’est ce que j’ai appelé souvent foi lumineuse ou état de lumière. Toutes les personnes qui contemplent n’ont pas de ces sortes de dons, mais ils appartiennent à l’état de contemplation. Or comme cet état est fort lumineux, il est aussi fort ardent. Il s’allume comme un feu au dedans, qu’on a peine à contenir : un feu s’est allumé124 disait David, dans ma méditation. C’était plutôt une contemplation, comme ce qu’il dit de ses dispositions le fait assez connaître. Cet amour paraît d’une grande force, il est très savoureux et fort goûté.
Il y a une autre contemplation encore plus parfaite et qui approche de plus près de l’oraison de foi nue : c’est la contemplation de Dieu en lui-même, sans distinction d’aucun attribut. C’est quelque chose de pur, net et dégagé, absorbant en quelque manière l’âme, mais c’est toujours Dieu contemplé d’une manière objective, dont la grandeur et l’immensité enlève l’âme de manière qu’elle ne se voit elle-même que comme un point presque imperceptible. L’âme passerait le jour et la nuit dans cette contemplation sans s’ennuyer. Dieu lui est tout et tout le reste ne lui est rien. Ces personnes sont fort saintes et fort édifiantes. Elles ne voient rien de plus grand que ce qu’elles ont, ce qui leur donne une certaine sécurité. Elles meurent dans le baiser du Seigneur, ce qui leur donne de grands transports de joie qui charment et édifient tous ceux qui les voient. Elles pratiquent la vertu avec une grande force. Tous ces contemplatifs sont des personnes très sages et très mesurées.
Il y a un état que j’appelle de Foi nue. C’est d’abord une contemplation obscure qui ne discerne rien dans son objet. Elle se fait plus discerner dans la volonté que dans l’esprit : l’esprit est mis en ténèbres. C’est une espèce de négation parce que l’esprit n’affirme et ne distingue rien, il est mis en obscurité afin que la volonté soit toute occupée en amour et que l’esprit n’y cause point d’empêchement ni de partage. L’amour est ici bien plus tranquille et plus simple que dans les états de contemplation dont j’ai parlé. Si l’on demande à cette âme ce qu’elle fait, elle dira qu’elle n’en sait rien mais qu’elle est très contente. Demandez-lui si elle voit et aperçoit quelque chose : elle dira qu’elle ne voit, ne distingue et n’aperçoit rien, et que cependant elle a au dedans d’elle une occupation que les objets du dehors et tout ce qui est de son état n’interrompent point, qu’un seul et unique objet sans objet l’occupe et l’absorbe pour ainsi dire. Elle passerait les jours et les nuits en cet état sans s’ennuyer ni se fatiguer. Elle n’a ni motif connu, ni raison distincte d’aimer, mais elle aime au dessus de toute connaissance de toute expression, et même souvent au dessus de toute perception.
Comme cette oraison ou contemplation infuse (si on peut appeler contemplation une chose qui se passe toute dans la volonté) occupe entièrement la volonté, l’âme éprouve peu à peu qu’elle ne veut que ce que Dieu veut et comme il le veut ; et ensuite elle ne trouve plus en elle de volonté pour vouloir ou ne vouloir pas.
Or à mesure que ceci se passe dans la volonté par le moyen de l’amour, l’esprit est toujours mis dans une plus grande obscurité. Il n’a que la foi toute seule, qui lui sert de tout ; et c’est un flambeau si caché, que quoi qu’on marche sûrement par elle, on n’a pas le plaisir de la voir elle-même, ni le chemin où elle conduit, de sorte qu’on est obligé de s’abandonner sans savoir pourquoi on s’abandonne et à quoi l’on s’abandonne.
Plus Dieu appauvrit l’esprit, plus l’amour s’empare du cœur ou de la volonté (car c’est tout un), mais aussi plus l’âme avance en cet amour, plus ce même amour se dérobe à sa connaissance et à sa perception. Ce n’est pas qu’il fuit cet amour charmant, mais c’est qu’il s’enfonce toujours plus dans l’intime de l’âme, afin de se dérober à la vue de la créature et à son discernement pour qu’elle ne s’appuie sur rien de créé, mais sur l’inconnu ; et c’est où se pratique véritablement l’abandon. Car tant qu’on voit, distingue et aperçoit son chemin, l’abandon n’est pas parfait ni l’amour désintéressé, quand même on ne ferait que le pressentir ou le deviner. Il faut être tellement abandonné qu’on ne s’informe pas où l’on nous mène ni comment on nous mène.
L’abandon croît à mesure que l’amour devient plus caché, plus nu, plus séparé de tout intérêt ; et conséquemment la foi devient aussi plus pure et plus nue. Quoi qu’il ne soit point donné de lumière connue à une telle âme comme à celle dont il a été parlé plus haut, elle est bien plus éclairée (sans nulle lumière distincte) de ce que Dieu mérite, et jusqu’où doit aller la pureté d’amour, d’abandon et d’entière désappropriation.
Toute l’opération de Dieu dans cette âme va bien moins aux défauts extérieurs qu’à ceux qui sont comme identifiés avec sa nature - l’amour propre, la propriété, l’amour de la propre excellence, le désir d’être quelque chose et tout ce qui est du vieil homme - afin que Jésus-Christ règne seul. Il lui est donné un respect infini pour l’ordre de Dieu, pour ses décrets éternels ; un dévouement absolu à la justice, non comme distributive, mais comme destructive de tout ce qu’il y a en nous d’opposé à Dieu, étant celle qui fait restituer à Dieu toutes nos usurpations et qui nous fait voir la fausseté de nos attributions.
Ces âmes ne tendent pas à être saintes, mais que Dieu soit saint en elles et pour elles ; qu’il soit tout, et elles rien. Dieu leur laisse certains défauts naturels où il n’y a nulle malice, pour les mieux cacher dans le secret de la face et les dérober à la vue du monde125, du Diable et d’elles-mêmes. Or ces vertus, d’entière désappropriation et de désintéressement parfait ne sont pas même connues de (ces autres) premières âmes126 ; et comme elles croient avoir tout ce qu’il y a de plus grand, elles n’ont que du mépris et de la condamnation pour ces dernières âmes, qui ne sont guère connues que par le goût du cœur, ou par leurs semblables.
Ces âmes sont tellement dévouées à Dieu pour toutes Ses volontés, elles sont si souples et si pliables en Ses mains, qu’elles ne répugnent pas même, loin de résister. Elles n’aspirent point aux dons élevés mais à n’être rien, rien du tout. En quelque situation que Dieu les mette, elles sont contentes, parce que Dieu étant immuable rien ne peut altérer son Souverain bonheur. Sa gloire est la seule chose qui les intéresse et s’il paraît qu’elles prennent intérêt à quelque autre chose, cela est purement extérieur et enfantin. On fait très peu de cas de ces âmes, quoiqu’elles soient les délices de Dieu, et on a une estime infinie des premières. C’est par le mépris que les autres en font, et par leurs propres défauts, qu’elles sont conservées pures au dedans ; et c’est là le sel qui les empêche de se corrompre.
Les épreuves de ces dernières âmes sont bien plus fortes, plus intimes, plus pénétrantes, plus étranges, que celles des premières, où le travail est plus extérieur et moins approfondi, où il s’agit des vertus comprises et non de l’entière destruction.
Ces dernières âmes connaissent beaucoup plus de choses et de plus profondes que les premières. Quoiqu’elles n’aient eu aucune connaissance distincte, ni aucune lumière particulière qu’elles aient pu discerner, tout se trouve imprimé en elles sans qu’elles aient découvert cette impression ni quand elle a été faite. C’est là ce qui est écrit : Je graverai moi-même ma loi dans leurs cœur127. Ce qui est buriné dans le cœur y demeure bien plus sûrement que ce qui n’est que vu ou connu. Aussi est-il bien plus caché et comme on ne voit point en nous les fonctions du cœur charnel que par ses effets, aussi ces lumières profondes et secrètes ne se connaissent que dans le besoin de parler ou d’écrire ; hors de là on n’en discerne rien et on reste à l’égard de tout dans une extrême pauvreté. C’est ce que Jésus-Christ disait à ses Apôtres à la Cène, Je me découvrirai moi-même à eux, et : Je me sanctifie pour eux128.
Les premières font un grand cas des dons quoiqu’elles paraissent s’en humilier beaucoup, les dernières outrepassent tous les dons, ne pouvant s’y arrêter. Rien moins que Dieu ne peut les contenter ; elles sont, comme j’ai dit, dans une très grande pauvreté de toutes les richesses spirituelles et elles n’en peuvent désirer aucune ; elles sont très simples, et d’un extérieur fort commun : Dieu est Dieu, et cela leur suffit.
Dieu s’en sert quelquefois pour aider au prochain, mais c’est sans choix de leur part et par pure providence. Elles ne désirent ni d’aider ni de n’aider pas, elles ne se donnent aucun mouvement par elles-mêmes, (tout zèle étant mort en elles,) à moins que Dieu ne les remue, et le mouvement que Dieu leur donne pour certaines âmes est infiniment plus fort et plus intime que tout ce qu’elles se donneraient par elle-mêmes. Cette paternité spirituelle fait beaucoup souffrir : c’est une source de croix, soit au dehors, soit au dedans. Tant que la vie cachée subsiste, on ignore ces sortes de croix extérieures et intérieures. Mais lorsque Dieu emploie pour le prochain, il faut expirer avec Jésus-Christ sur la croix, sans voir un grand fruit de ses travaux.
J’ai déjà tant écrit sur cette matière, que ceci suffit pour donner un léger crayon de la différence de ces deux voies. Amen.
Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite [3.11].
Il faut que je dise, que quoique dans la fin de ma vie et dans les choses extérieures que Dieu m’a fait souffrir, il ne paraisse pas d’amères douleurs, ni des dispositions marquées comme dans le commencement et dans la suite de la vie, ni des dispositions intérieures si marquées d’abandon, de soumission, cela n’empêche pas que les douleurs intérieures n’aient été plus fortes, et les dispositions d’abandon très réelles : mais c’est que rien n’arrête et ne marque dans mon âme, rien n’y fait d’impression ni d’espèces.
Il me semble que tant que l’âme reste en elle-même par quelque consistance, les choses s’impriment et laissent des traces, comme de douleur et d’impressions d’abandon, d’amour, et de toutes les vertus ou des défauts opposés ; mais lorsque l’âme est devenue sans consistance, et qu’elle s’écoule sans cesse dans son Etre original, comme une eau pure et fluide, rien ne s’imprime, tout passe et ne laisse aucun vestige. Ces personnes mêmes ne font presque plus de songes : si elles en font, elles les oublient, rien ne reste. C’est la raison pour laquelle on ne peut écrire de [leurs] dispositions.
Cela n’empêche pas qu’il n’y ait [en cette âme] certaines vicissitudes superficielles. Mais ce qu’elles produisent dans le moment est de l’enfoncer dans sa perte. Après cela tout suit, tout s’écoule. D’autres fois, c’est un je ne sais quoi plus amoureux, une tranquillité plus tranquille car le non-trouble est perpétuel. Mais de tout cela on n’en saurait rien dire.
Lorsque j’ai écrit, il me semblait que cela sortait d’un endroit caché et qu’on ouvrait pour me faire voir ce que je n’avais pas aperçu jusqu’alors. Le Maître a tout emporté, le cabinet et ce qui est dedans : de sorte qu’on écrit sans savoir ce qu’on écrit ni pourquoi on l’écrit, si c’est la vérité ou non. Si on demeure ferme dans un sentiment, c’est que Dieu ne donne pas autre chose. Hors de là, on nous fera plier comme on voudra, et pour peu que la raison s’en mêle et qu’on veuille vous persuader par raison, c’est un poids qu’on met dans la balance et qui la fait sortir de l’équilibre où elle était sans savoir si cela est bien ou mal, prête à tout, prête à rien. Si l’on dit qu’on se trompe, on n’a nulle peine à le croire129, car on ne trouve en soi ni bien ni mal marqué, si ce n’est en superficie. Si on aide au prochain, on ne sait ni pourquoi ni comment on lui aide, prêt à lui aider toujours et prêt à ne lui aider plus. Si l’on demande des avis, on dit ce qui vient. Si ce qu’on dit sans savoir comment, se trouve vrai dans la suite, on n’y prend rien, quoique au premier abord la nature se trouvât comme appuyée de cette vérité ; mais dans l’instant cela est repoussé si loin, qu’il n’ose plus paraître. Si ce qu’on dit se trouve contraire, on ne s’y arrête pas davantage et l’on ne trouve en soi aucune humilité à produire. Cela est, ou n’est pas, également. Il n’y à rien à chercher pour justifier son dire. Ce qui ne vaut rien est certainement de la créature ; ce qui est bon est certainement de Dieu. Le prophétique même ne peut pas être une assurance puisque Jésus-Christ répondra à ceux qui lui auront dit N’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? : Je ne vous connais pas, vous qui êtes des ouvriers d’iniquité130. Ainsi le principe d’iniquité qui est le Démon, peut prophétiser sur des conjectures.
Les âmes de foi ne doivent s’arrêter à rien de tout cela. La foi seule doit être leur guide. Celui qui parle ne doit faire aucun fonds sur rien et celui à qui il est parlé, en doit faire sur la parole présente et non sur l’avenir, parce que le Verbe est toujours engendré sans interruption, sans commencement et sans fin. Tout ce qui est du Verbe et par le Verbe, est présent ; ainsi les personnes en qui Il vit et opère ne parlent de l’avenir que comme présent. Mais Dieu, qui rejette tout appui hors Sa parole et son Verbe, peut permettre à la créature de dire des choses à venir très douteuses, quoique ce qu’Il dit soit infaillible, parce que le sens des choses, la connaissance de tout, est en Lui-même.
Rien ne peut résister à Sa puissance que l’homme, auquel Il a donné le libre arbitre, qui est la qualité propre de l’homme qui le fait être homme. Dieu l’ayant fait homme, et homme libre, ne peut point contrevenir à cette qualité qu’Il lui a donnée. Il la respecte en Lui comme une petite émanation de Sa liberté divine. Dieu ne rétracte point ce qu’Il a fait. Il laisse donc l’homme libre, Il l’invite amoureusement, Il le presse. L’homme ne veut point écouter sa voix, il fuit, il ne l’entend plus que de loin, ensuite il ne l’entend plus. D’où vient cela ? Dieu ne parle-t-Il pas toujours le même langage ? C’est que le cœur endurci devient sourd, sa surdité augmente à mesure de son éloignement et de son endurcissement, il s’amuse au dehors, il n’a plus d’yeux ni d’oreilles pour Dieu, il s’enfonce et s’abîme dans les sentiments ; les sentiments le plongent dans les voluptés, il oublie son Dieu à tel point, qu’il dit en son cœur : Non est Deus (Il n’y a point de Dieu131).
Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le soleil endurcit la glace : c’est par son absence. Plus les pays sont éloignés du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il l’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ; et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que si après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire qui le fera en l’autre.
Alors il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de nouveau ; Emitte Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ132.
Mais cette recréation n’est plus au pouvoir de l’homme, ni à son usage, mais au pouvoir de Dieu et à sa volonté, et c’est ce que dit saint Jean : ses œuvres ne sont point ni les œuvres de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu133. Dieu couvre ces âmes de l’extérieur le plus commun pour leur dérober, et aux autres, l’œuvre de la sagesse et de la bonté de Dieu. Tout est ignoré, parce que tout doit être caché dans l’éternelle vérité. Amen !
Il est mis quelquefois dans cette âme des langueurs que Dieu soit connu et aimé et des douleurs de voir le contraire, mais il n’en reste rien. Si l’on dit qu’on se trompe, on n’a nulle peine à le croire134, car on ne trouve en soi ni bien ni mal marqué, si ce n’est en superficie Il lui est indifférent que Dieu se serve d’elle ou d’un autre, prête à tout et à rien ; il en est de même à l’égard de la mort et de la vie. Dieu la rend libre au dehors et en fait paraître ce qu’Il veut d’une manière proportionnée aux autres personnes ; mais pour elle, rien, et toujours rien.
Voici des figures « secondaires » en traces écrites mystiques qui nous soient parvenues. Certaines ont vécu des « instants » inopinés.
1. Jamais personne ne m’a appris à faire oraison ; je crois qu’il n’y a eu que Dieu même. Dès ma tendre enfance, lorsque j’étais seule dans les champs à garder les vaches, je pensais, sans savoir que ce fût là faire oraison, et que cela était agréable à Dieu. Je m’entretenais, la plus grande partie des matinées, tantôt sur les mystères de la passion de Notre Seigneur, tantôt sur les jugements de Dieu, d’autres fois sur l’enfer, et sur tout ce qui me venait dans la pensée au sujet de Dieu. Je m’en laissais pénétrer comme si j’y avais été, sans savoir que ce fût une oraison ou une prière.
2. Je fus dans cette erreur jusqu’au temps que j’entrai en religion. Quand je voyais des religieuses être à genoux en silence, j’étais bien inquiète en moi-même de ce qu’elles faisaient. Je le leur demandai ; elles me répondirent qu’elles faisaient oraison. Cela ne me satisfit point ; je ne comprenais point ce que c’était que cette oraison-là, et je ne savais quoi mettre dans cette oraison…
3. J’eus recours aux livres. J’en trouvai qui m’instruisirent comment il fallait faire. Je me dis en moi-même : Ô mon Dieu, je n’ai jamais fait l’oraison ; il faut travailler et m’appliquer à la faire ! Il y eut des fois que je m’appliquais par la force de mon esprit à suivre les pratiques ; enfin, l’oraison étant finie, que je n’étais pas encore venue à bout de suivre toute cette méthode d’oraison qu’on trouve dans les livres ; avec cela, un cœur sec comme des allumettes, l’esprit bandé, et toujours dans une sorte de violence. Je disais au Bon Dieu, bien mécontente : c’est donc comme cela que vous voulez qu’on fasse oraison !
4. Il arrivait quelquefois que quand je me mettais à faire l’oraison, que j’invoquais le Saint Esprit, et que je me mettais en la présence de Dieu, notre divin Sauveur me rendait si sensible, qu’il attirait à lui mon esprit et mon entendement, et qu’oubliant toutes les méthodes d’oraison, je n’y pensais plus. Quand la supérieure donnait le signal pour sortir de l’oraison, qui, à ce qu’il me semblait, ne m’avait duré qu’un moment, je sortais cependant avec les autres, bien mécontente de mon sort. Ah ! Seigneur, disais-je, je n’ai point fait l’oraison ! Je retournais à mon travail, où j’avais l’habitude de parler fort peu, et je réfléchissais sur les principaux points qui m’avaient le plus touché dans la lecture que j’avais faite le matin… Notre adorable Sauveur, voyant l’embarras et la peine où j’étais par rapport à l’oraison, m’en délivra lui-même et me fit connaître que j’eusse à laisser la méthode des livres. Il m’enseigna lui-même en me disant : « Réfléchissez et pensez dans votre cœur, quand vous êtes à l’oraison, et méditez-y de la manière que vous le faites en travaillant… Mettez-vous en ma présence avec humilité, invoquez l’assistance du Saint-Esprit ; je me charge de vous fournir et de vous marquez les matières sur lesquelles il faut faire l’oraison ! »
« Le cerveau – est plus vaste que le ciel –
Car - posez-les côte à côte –
Le premier contiendra l’autre
Facilement – et Vous – aussi
Le cerveau est plus profond que la mer –
Car – comparez-les - Bleu sur Bleu
Le premier absorbera l’autre
Facilement – et Vous aussi –
Le Cerveau a juste le poids de Dieu –
Car - pesez-les – à un Gramme près –
Et – ils diffèreront – s’ils diffèrent –
Comme le fait la syllabe du son – 136 »
Manuscrit C137.
[243]… il me semble que les ténèbres… me disent en se moquant de moi : « Tu rêves la lumière… la possession éternelle du Créateur… réjouis-toi de la mort qui te donnera non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant. »
[270]… cela m’étonnait d’autant plus d’être tombée si juste. Je sentais bien que le bon Dieu était tout près, que, sans m’en apercevoir, j’avais dit, comme un enfant, des paroles qui ne venaient pas de moi, mais de Lui.
Le Carnet jaune.
[1054]… nous ne devons pas penser à ce qui peut nous arriver de douloureux dans l’avenir, car alors c’est manquer de confiance et c’est comme se mêler de créer.
[1085]… j’admire le ciel matériel ; l’autre m’est de plus en plus fermé. Puis aussitôt je me dis avec une grande douceur : Oh ! mais si, c’est bien par amour que je regarde le ciel… les mouvements, les regards, tout… c’est par amour.
[1104, note des Cahiers verts] Elle conjure que l’on prie pour elle, par ce que, dit-elle, « c’est à en perdre la raison ». Elle demande que l’on ne laisse pas à sa portée les médicaments-poisons pour l’usage externe et conseille qu’on n’en laisse jamais près des malades qui souffriraient les mêmes tortures.
[1114] Tenez, voyez-vous là-bas le trou noir où l’on ne distingue plus rien ; c’est dans un trou comme cela que je suis pour l’âme et pour le corps. Ah ! oui, quelles ténèbres ! Mais j’y suis dans la paix.
[1136] Si vous saviez dans quelle pauvreté je suis ! Je ne sais rien de ce que vous savez ; je ne devine rien que par ce que je vois et sens. Mais mon âme, malgré ses ténèbres est dans une paix étonnante.
Militante138.
‘[Lettre] À Sonia LIEBKNECHT Breslau, avant le 24 décembre 1917 :
‘… Hier, je suis restée longtemps éveillée sur mon lit ces temps-ci, je n’arrive jamais à m’endormir avant 1 heure, mais comme je suis forcée d’aller me coucher à 10 h parce qu’on éteint la lumière, je songe à bien des choses dans l’obscurité. Hier donc, je me disais : comme c’est étrange, je vis perpétuellement dans une ivresse joyeuse sans aucune raison. Par ex., je suis allongée ici dans ma cellule sombre, sur un matelas dur comme une pierre, autour de moi dans le bâtiment règne l’habituel silence des cimetières, on a l’impression d’être dans un tombeau ; au plafond se projette par la fenêtre la lumière du réverbère qui brûle toute la nuit devant la prison. De temps à autre seulement, on entend le roulement sourd d’un train qui passe au loin, ou, tout près, sous les fenêtres, le raclement de gorge de la sentinelle qui fait lentement quelques pas dans ses lourdes bottes pour se dégourdir les jambes. Le crissement du sable sous ses pas est si désespéré qu’il fait résonner, dans la nuit noire et humide, toute la désolation de nos vies sans issue. Et je suis là, seule, immobile, silencieuse, enveloppée dans les draps noirs des ténèbres, de l’ennui, de la détention, de l’hiver — et pourtant, mon cœur bat d’une joie intérieure inconnue, incompréhensible, comme si je marchais sur une prairie en fleurs, sous la lumière éclatante du soleil. Et dans le noir, je souris à la vie, comme si je connaissais un secret magique, capable de confondre tout le mal et la tristesse pour les changer en clarté et bonheur. Je cherche une raison à cette joie, et je ne trouve rien, alors je ne peux m’empêcher de sourire à nouveau-sourire de moi. Je crois que le secret de cette joie n’est autre que la vie elle-même ; si on sait bien la regarder, l’obscurité profonde de la nuit est belle et douce comme du velours ; et dans le crissement du sable humide, sous les pas lents et lourds de la sentinelle, chante aussi une petite chanson, la chanson de la vie — si et seulement si on sait l’entendre. Dans ses moments, je pense à vous, et je voudrais tellement vous transmettre cette clef magique, qui permet de sentir toujours et dans n’importe quelle situation ce que la vie a de beau et gai, pour que vous aussi vous viviez dans l’ivresse et marchiez dans une prairie de toutes les couleurs. Ne croyez pas que je cherche à vous abreuver d’ascétisme ou de joie inventée. Je vous accorde tous les plaisirs des sens, toutes les joies réelles que vous désirez. Je voudrais seulement vous offrir, en plus, mon inépuisable sérénité intérieure, pour que je ne m’inquiète plus à votre sujet, et pour être sûre que vous alliez dans la vie couverte d’un manteau brodé d’étoiles, qui vous protégerait de tout ce qui est de petit, trivial et angoissant. … Ah, Sonitchka, j’ai éprouvé ici une douleur affreuse. Souvent, dans la cour où je fais la promenade, arrivent des véhicules de l’armée, chargés de sacs, ou de vieilles vestes d’uniforme et de chemises de soldats, souvent tachées de sang… ; elles sont déchargées ici, on les répartir dans des cellules, on les raccommode, puis on les charge à nouveau pour les livrer à l’armée. Il y a quelques jours donc est arrivé un de ces attelages, tiré non par des chevaux, mais par des buffles. C’était la première fois que je voyais ces animaux de près. Ils sont plus puissants et d’une carrure plus large que nos bœufs, ils ont le crâne aplati et des cornes recourbées et basses, leurs têtes ressemblent plus aux moutons de chez nous, sauf qu’ils sont tout noirs, avec des yeux noirs très doux. Ils viennent de Roumanie, et sont des trophées de guerre… Les soldats qui conduisaient l’attelage racontent qu’il est très difficile de capturer ces bêtes qui vivaient à l’état sauvage, et plus dur encore de s’en servir pour tire des fardeaux, elles qui ne connaissaient que la liberté. On les a affreusement battues, jusqu’à ce qu’elles admettent qu’elles avaient perdu la guerre, et que l’expression : “Vae victis” valait aussi pour elles. Il y aurait en ce moment une centaine de ces bêtes rien qu’à Breslau. En plus du reste elles ne reçoivent qu’un peu de fourrage de mauvaise qualité, elles qui n’avaient l’habitude que des pâturages gras de Roumanie. On les exploite sans répit, on les fait tirer toutes sortes de charges, et à ce rythme elles ont vite fait de mourir. — Il y a quelques jours donc, un véhicule chargé de sacs est entré dans la cour. Le chargement était si lourd, et montait si haut que les buffles n’arrivaient pas à passer le seuil de la porte cochère. Le soldat qui le conduisait, un type brutal, se mit à les frapper si violemment avec le manche de son fouet que la surveillante, indignée, lui demanda s’il n’avait pas pitié pour les bêtes. “Et nous les hommes, personne n’a pitié de nous”, répondit-il, avec un sourire mauvais, et il se mit à frapper encore plus fort… À la fin, les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elles saignait… Sonitchka, la peau du buffle est si épaisse, si résistante que c’est devenu un proverbe, et là, elle avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait le véhicule, les buffles restaient totalement immobiles, épuisés, et celui qui saignait regardait droit devant lui, avec un air d’enfant en pleurs dans un visage noir, et ses yeux noirs si doux. C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on a puni durement, et qui ne sait pas pourquoi ni comment échapper à la torture et la violence brutale… J’étais devant lui, l’animal me regardait, et des larmes coulaient de mes yeux — c’étaient ses larmes ; il n’est pas possible, même pour un frère chéri, d’être secoué par une douleur plus grande que celle que j’ai éprouvée là dans mon impuissance devant cette souffrance muette… Qu’ils étaient loin maintenant, inaccessibles, et perdus à jamais, les beaux pâturages verts et libres de Roumanie ! Comme le soleil éclairait autrement là-bas, et comme étaient différents le vent, le chant des oiseaux ou les appels mélodieux du pâtre. Et maintenant — la ville, inconnue, atroce, l’étable suffocante, et les hommes, inconnus, terribles — les coups, le sang qui coule de la blessure fraîche… Oh mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous les deux, aussi impuissants et muets l’un que l’autre, et notre douleur, et notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être. Pendant ce temps, les prisonniers s’activaient autour du véhicule, déchargeant les lourds sacs et les traînant jusque dans le bâtiment ; quant au soldat, il enfonça les mains dans les poches de son pantalon, se mit à arpenter la cour à grandes enjambées, un sourire aux lèvres, en sifflotant une rengaine qui traîne les rues. Et la guerre passa devant moi dans toute sa splendeur. Écrivez vite. Je vous serre dans mes bras Sonitchka. Votre R. Sonioucha ma chérie, soyez calme et sereine malgré tout. La vie est ainsi faite, il faut la prendre comme elle est, bravement, la tête haute, et avec le sourire — envers et contre tout. Joyeux Noël !... R.’
Philosophe assistante de Husserl, juive convertie (en 1922), marquée par le thomisme, entrée au Carmel (en 1933), devenue progressivement mystique, gazée à Auschwitz. Elle propose une doctrine spirituelle distinguant dans la personne trois éléments139.
De la Personne, Corps, âme, esprit 140 :
[22] À la vie psychique naïve-naturelle nous opposons une vie psychique de structure essentiellement différente, que nous appelons libérée (terme qui demande quelques éclaircissernents) : la vie de l'âme qui n'est pas mue de l'extérieur, mais qui est conduite d'en haut. Le d'en haut est en même temps un de l'intérieur. Car être élevé au royaume du Haut signifie pour l'âme qu'elle est totalement implantée en soi. Et inversement : elle ne peut pas être solidement établie chez soi si elle n'est pas élevée au-dessus de soi - - précisément dans le royaume du Haut. Ainsi ramenée à soi-même et ancrée en Haut, elle est pacifiée; délivrée des impressions glu monde, elle ne lui est plus livrée sans défense. C'est cela que nous appelons libérée. / Le sujet psychique libéré, comme le sujet naturel-naïf, accueille le monde avec son intelligence /Geist/. Il reçoit aussi en son âme /Seele/ les impressions du monde. Mais l'âme n'est pas mue immédiatement par ces impressions. Elle les accueille à partir de ce centre, d'où elle est ancrée dans le Haut; ses prises de position partent de ce centre et lui sont dictées d'en Haut. Tel est l'habitus spirituel des enfants de Dieu. Leur liberté est la liberté du chrétien; ce n'est pas la liberté dont il vient d'être question. On y est libéré du monde. Le genre d'attitude qui correspond à cette liberté est à son tour une activité passive, mais d'une autre sorte que celle du royaume de la nature. Les processus de la vie psychique naturelle restent éloignés du centre, où la liberté a son lieu et l'activité sa source. Depuis ce centre, l'âme oriente son écoute vers le haut, reçoit les messages d'en haut, et soumise, elle se laisse conduire par eux. L'activité cesse à sa source même, au lieu même de la liberté il n'est fait aucun usage de la liberté.
L’être fini et l’être éternel, essai d’une atteinte du sens de l’être 141:
La vie consciente de l'âme relative à son fondement n'est naturellement possible que lorsqu'elle s'éveille à la raison. Alors déjà elle porte la marque de ce qui s'est produit auparavant en elle et avec elle: elle ne peut se saisir dès le début de son existence et ce qu'elle était au début de son existence. D'ailleurs sa vie naturelle se pose en s'opposant au monde et en agissant en lui. C'est pourquoi l'orientation naturelle de sa vie c'est l'extériorisation hors d'elle-même et ce n'est pas le retour sur soi ni le séjour prolongé en elle-même. Elle doit être ramenée à l'intérieur d'elle-même: ce qui se produit grâce aux exigences qui se présentent à elle et à la voie de la conscience; mais naturellement l'appel vers l'extérieur sera toujours plus fort, si bien que le séjour dans l'intériorité ne dure pas longtemps. Nous ne devons pas oublier non plus que le Je ne rencontre pas grand-chose lorsqu'il rentre en lui-même et rompt tout lien avec le monde extérieur: c'est-à-dire non seulement lorsqu'il ferme les portes des sens, mais aussi lorsqu'il fait abstraction des impressions du monde conservées dans la mémoire et de ce qu'il perçoit en lui-même, en se considérant comme un homme dans ce monde, autrement dit le rôle qu'il joue dans le monde, ses talents et ses aptitudes. En tant qu'objet de la perception, de l'expérience et de l'observation intérieure, l'homme - et l'âme autant que le corps - offre une ample matière à réflexion. Ainsi même [439] pour beaucoup, le Je personnel est plus important que le reste du monde tout entier. Mais ce qui est saisi dans cette perception et cette observation intérieures, ce sont des forces et des capacités d'agir dans le monde et les effets d'une telle action: Il ne s'agit point de l'intériorité proprement dite, mais d'un dépôt de la vie psychique originelle, des croûtes qui se déposent, en augmentant continuellement, autour de l'intériorité. Si l'on quitte tout cela pour se retirer réellement dans l'intériorité, on ne rencontre sans doute pas le néant, mais un vide et un silence inhabituels. Le fait d'écouter les battements de son propre cœur, c'est-à-dire l'être psychique intérieur lui-même, ne saurait satisfaire la tendance à la vie et à l'action du Je. Il ne s'y arrêtera pas longtemps s'il n'est pas retenu par quelque chose d'autre, si l'intériorité de l'âme n'est pas remplie et mise en mouvement par autre chose que le monde extérieur. C'est bien une telle expérience qu'ont fait de tout temps ceux qui connaissent la vie intérieure: ils ont été entraînés dans leur intériorité la plus profonde par quelque chose qui a exercé une pression plus forte que l'ensemble du monde extérieur: là ils ont éprouvé la présence d'une vie nouvelle, puissante, supérieure, celle de la vie surnaturelle, divine. […]
[444] Dieu est l'amour, c'est là le point de départ d'Augustin et c'est déjà en soi la Trinité. En effet, font partie de l'amour un aimant, un aimé et enfin l'amour lui-même. Lorsque l'esprit s'aime lui-même, l'aimant et l'aimé sont alors une seule et même chose, et l'amour qui appartient aussi à l'esprit et à la volonté ne fait qu'un avec l'aimant. Ainsi l'esprit créé, qui s'aime lui-même, devient une image de Dieu. Cependant, pour s'aimer lui-même il doit se connaître. L'esprit, l'amour et la connaissance sont trois et un. Ils se trouvent dans un juste rapport lorsque l'esprit n'est ni plus ni moins aimé que ce qui lui correspond: ni moins que le corps et ni plus que Dieu. Ils sont un, puisque la connaissance et l'amour se trouvent dans l'esprit; ils sont trois, puisque l'amour et la connaissance sont différents en soi et se rapportent l'un à l'autre. Ils sont semblables à deux matières corporelles dans un mélange: chacune se trouve dans chaque partie du tout et cependant elle est distincte de l'autre. […]
[454] comment parviendra-t-il à l'amour de Dieu, qu'il ne voit pas, sans être aimé d'abord par Lui ? Toute connaissance divine naturelle venant des créatures ne découvre certes pas son essence cachée. En dépit de toute l'analogie qui doit unir la créature et le créateur, cette connaissance le conçoit toujours comme l'être entièrement autre. Cette conception pourrait déjà suffire - dans la nature corrompue -pour reconnaître qu'un amour plus grand que celui de n'importe quelle créature revient au Créateur. Mais pour se donner à lui en l'aimant, nous devons apprendre à Le connaître en tant qu'aimant. Ainsi Lui seul peut s'ouvrir à nous. […] / Puisque l'âme accueille en elle-même l'esprit de Dieu, elle mérite le nom de réceptacle spirituel. Mais le mot réceptacle ne nous fournit qu'une image assez inexacte pour la sorte d'accueil dont il est ici question. Un réceptacle spatial et son contenu restent extérieurs l'un à l'autre; ils ne se fondent pas en un seul étant et lorsqu'ils sont de nouveau séparés, chacun redevient ce qu'il était avant l'union (à moins que ce soient des matières qui se compénètrent, mais dans ce cas le réceptacle serait imparfait; même s'il est pénétrable, il demeure impropre en tant que réceptable). L'union d'une matière avec sa forme - par exemple l'union entre le corps et l'âme - est beaucoup plus intime. Ici nous nous trouvons en présence d'une imbrication que l'on ne peut plus comprendre spatialement. […]
[456] À partir de maintenant, nous comprenons mieux la trilogie dont nous avons déjà parlé, corps-âme-esprit. En tant que forme du corps, l'âme occupe la place intermédiaire entre l'esprit et la matière, qui appartient aux formes des choses corporelles. En tant qu'esprit, elle possède son être en elle-même et elle peut en toute liberté personnelle s'élever au-dessus d'elle-même et recevoir en elle une vie plus haute.
La science de la croix, passion d’amour de saint Jean de la Croix 142:
Pour parvenir à l'union avec Dieu, il faut « simplement croire que Dieu est, ce qui n'est l'affaire ni de l'entendement, ni de l'imagination, ni d'un sens quelconque. En cette vie en effet, on ne peut le connaître tel qu'Il est. Aurait-on ici-bas les connaissances, les sentiments et les goûts les plus relevés qui soient sur Dieu, tout cela est à une distance infinie de ce qu'il est en Lui-même et de ce que sera pour nous sa pure possession». / […] L'âme s'appuie-t-elle encore sur ses propres forces, elle se prépare ainsi uniquement des difficultés et des obstacles. L'abandon de sa propre voie équivaut, en ce qui concerne son but, à prendre la véritable voie. Au fond, «son effort vers le but, l'abandon de son mode propre c'est déjà arriver à ce but, qui n'a pas de mode et qui est Dieu. Car l'âme qui parvient à cet état n'a plus ni modes ni manières d'agir qui lui soient propres. [64] Elle n'est plus liée à ses manières d'entendre, de goûter et de sentir. Elle les possède toutes en même temps comme celui qui n'a rien et qui cependant possède tout [Ed. Cr. I, p.108] / En franchissant ses limites naturelles, tant intérieures qu'extérieures, «elle entre pleinement dans le surnaturel qui ne connaît plus, lui, ni modes ni manières parce qu'il les contient toutes en substance». Elle doit s'élever au-dessus de tout le spirituel qu'elle peut connaître et comprendre par voie naturelle, même au-dessus de tout le spirituel que l'on peut goûter et percevoir en cette vie par les sens. Plus elle estime que tout cela est de grand prix, plus elle s'éloigne du plus grand des biens. Considère-t-elle cependant: que tout cela est de peu de valeur par rapport au Bien suprême, alors «dans l'obscurité elle s'avance à grands pas vers l'union au moyen de la loi» [Montée, vol. II, chap. 3 (Ed. Cr. I, p.108 sv.)]. / Arrivé à cet endroit, le Bienheureux a inséré un bref commentaire nous permettant de mieux comprendre ce qu'il entend dans tous ces exposés, par union. Il ne s'agit pas de cette union essentielle que Dieu possède avec toutes choses et par laquelle elles sont maintenues dans leur être, mais d'une «union et une transformation de l'âme en Dieu par amour. Celle-ci ne persiste pas toujours comme celle-là, mais seulement lorsque l'âme a atteint à la ressemblance par amour». Cette union-là est naturelle, celle-ci surnaturelle. / […] / La surnaturelle se produit lorsque la volonté de l'âme et: la volonté de Dieu se confondent en une seule, si bien qu'il n'y a rien dans l'une qui puisse s'opposer à l'autre. Quand l'âme «se sera dépouillée intérieurement de ce qui répugne et n'est pas conforme à la volonté divine, elle demeurera transformée en Dieu par amour. Ce qui doit s'entendre non seulement de ce qui lui répugne selon l'acte, mais aussi selon l'habitude ... Et parce qu'il n'est rien de créé qui par son action et sa capacité puisse atteindre à l'être de Dieu ou avoir un rapport avec lui, ainsi l'âme doit-elle se détacher de tout le créé, de toutes ses [65] actions, de tout ce dont elle est capable ... Ainsi seulement peut s'accomplir sa transformation en Dieu». La lumière divine habite déjà naturellement dans l'âme. Mais celle-ci ne peut être illuminée et transformée en Dieu que lorsqu'elle se vide, selon la volonté divine, de tout ce qui n'est pas Dieu. Et c'est ce qui s'appelle aimer !
Dans ce monde exténué
Où tous vont le dos courbé,
J’en sais : UN qui se tient droit
Autant que moi.
Dans ce monde surpeuplé
De vaines velléités,
J’en sais : UN qui est soi — roi
Autant que moi.
Dans ce monde de mesure —
Lierre-lien et chancissure,
En TOI SEUL — j’en suis garant —
Brûle et bat le même sang
3 juillet 1924 (Denise Yoccoz-Neugnot).
AUX JUIFS
Foulés aux pieds, lacérés avec rage,
Buisson ardent, de roses constellé,
Toi, l’éternel et l’unique héritage
Que le Nazaréen nous ait légué.
Ô Israël, ton second règne est proche !
Et vous avez payé de votre sang
Cet or maudit dont on vous fait reproche —
Traîtres, héros, prophètes et marchands.
Chacun de vous, fût-il une âme vile,
Chacun de vous nous fait entendre mieux
La voix du Christ que dans les Évangiles
De Jean, de Marc, de Luc et de Matthieu.
Du nord au sud et sur la Terre entière —
Une forêt de croix et de bourreaux…
Avec le dernier Juif sur cette Terre
Nous aurons mis le Christ en son tombeau.
Moscou 1916 (Dimitri Sesemann, dans Poésie russe, anthologie présentée par Efim Etkind, © La Découverte-Maspero, Paris, 1983, p. 436-437).
Anthologie de la poésie russe (Katia Granoff)
Née à Moscou, fille d’un professeur d’histoire de l’art, Marina Zvétaéva, après avoir terminé ses études secondaires, part étudier à la Sorbonne la littérature française ancienne. Son premier recueil de vers paraît quand elle a dix-huit ans ; elle s’y manifeste déjà comme un très remarquable poète classique.
Ayant quitté la Russie en 1922, elle vécut d’abord à Prague, puis à Paris ; mais, attristée par l’absence de lecteurs, par le mal du pays et par la solitude, elle regagne l’U R. S. S. et se suicide en 1942.
Dans ses Essais autobiographiques (1), Pasternak reconnaît une grande affinité entre Zvétaéva et lui-même. Il dit : « Zvétaéva était une femme à l’âme virile, active, décidée, conquérante, indomptable. Dans sa vie comme dans son œuvre, elle s’élançait impétueusement, avidement, presque avec rapacité vers le définitif et le déterminé ; elle alla très loin dans cette voie, et y dépassa tout le monde… Elle a écrit une grande quantité de choses inconnues chez nous, des œuvres immenses et pleines de fougue. Leur publication sera un grand triomphe pour la poésie de notre pays. »
Ses poèmes aux rythmes et au vocabulaire d’une grande richesse, qui utilisent les trésors inexplorés du russe, précèdent l’œuvre novatrice de Khlébnikov. Comme lui, elle tend à recréer et à vivifier les sources folkloriques.
Sa tragédie mythologique, Thésée, frappe par la profondeur et l’originalité de son interprétation. […]
En franges les baies
Du sorbier saignaient ;
Les feuilles tombaient,
Lorsque je suis née.
Les cloches sonnaient
En se disputant,
Lorsque je suis née,
Le jour de saint Jean.
La grappe des sorbes
Arrachée au bois
Je voudrais y mordre
Ainsi qu’autrefois…
Ah ! les vains regrets de ma terre,
M’ont révélé tous leurs secrets !
Je suis, en tout lieu, solitaire,
Peu m’importe où je dois errer…
Portant mon sac, je rentre encore
Du marché, le long des bâtisses,
Vers une maison qui m’ignore
Comme une caserne, un hospice…
Mais peu m’importe de connaître,
Pauvre lionne hérissée,
Tous les milieux d’où je vais être
Infailliblement évincée.
N’étant plus de ma langue éprise,
Et sourde à son appel lacté,
Ne pouvant plus être comprise,
Je vois des mots la vanité.
Ma voix montant du fond des âges,
Tu ne liras pas mes feuillets,
Lecteur de pages et de pages,
Lecteur de tonnes de papier !
L’arbre qui, seul, pousse à l’écart
Ne rejoindra l’allée jamais,
Et rien ne peut plus m’émouvoir
De ce que j’ai le plus aimé.
….
Sur une feuille vide et lisse
Les lieux, les noms, tous les indices,
Même les dates disparaissent.
Mon âme est née, où donc était-ce?
Toute maison m’est étrangère,
Pour moi, tous les temples sont vides,
Tout m’est égal, me désespère,
Sauf le sorbier d’un sol aride…
Paris
Mère de famille ordinaire née à Mons, morte à Bruxelles, notes découvertes fortuitement après sa mort143.
Description de la contemplation :
[46]… je pensais donc à tout autre chose. En une fois, je me suis sentie plongée dans le bonheur et je voyais. C’est toujours du reste la même chose, et cependant elle semble toujours nouvelle. Je voyais : », Mais quel bonheur c’est donc de pouvoir aimer Dieu ! » Et tout était bonheur en moi. Et je me rappelle que je regardais quelques arbres d’un square, et qu’il faisait sombre ce jour-là. Et cette idée me venait : c’est comme si je disais que ce paysage terne et insignifiant que je vois, c’est une apothéose d’un printemps lumineux, tellement je me sens comme transportée dans d’autres régions. Je ne sais pas si on voit, mais on voit cependant les rues et les maisons. Mais on regarde sans voir, et il serait impossible d’exprimer ce que l’on ressent, sinon en disant que l’on sent qu’on (n’] existe plus. Et je crois que c’est l’unique chose que l’on sache constater, je dirais, et qui donne, pour ma part, un surcroît de bonheur, si cela était possible. On perçoit sans doute que la contemplation dans laquelle on se trouve, ne vient pas le moins du monde de soi, de son intelligence, de son entendement, de sa volonté. Rien de soi n’y contribue. […] p.46
[47] À l’improviste, au moment où je prenais un paletot dans l’armoire, j’ai été terrassée par cette présence sensible de Dieu en nous, qui est inexprimable, mais plus réelle à l’esprit que tout ce qui existe ici-bas. Je pensais : « Ils se mirent à parler selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. »144 Et je me sentais envahie par un bonheur que Dieu seul peut donner. Et immédiatement je le reconnais, après que des semaines j’en ai été privée, à son sceau. Je dirais qu’il n’y a pas moyen de [ne pas lei reconnaître, lorsqu’on l’a éprouvé. Et je me rappelle seulement que je n’aurais plus su bouger, et que je suis tombée à genoux, les yeux toujours fermés, et que je ne savais plus rien. […] Notre « moi » n’existant momentanément plus, nous aimons Dieu « en vérité », car nous lui donnons l’adoration de l’anéantissement devant lui. p.47
L’alternance :
[54] […] Ce n’est pas un manque de résignation, qu’on sait s’efforcer d’avoir dans les obscurités et les sécheresses, mais ici, c’est la privation, et c’est tellement atroce qu’on se sent mourir de douleur. Et je dis ça, je sais toujours le dire : « Mon Dieu, aie pitié de moi, donne-moi ta main ! » Tout à coup, sentiment ineffable de la Présence de Dieu ; et je suis tombée à genoux, et je disais : « Même de connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance ! »I Et je disais : « La paix qui dépasse tout sentiment. »145 Et j’étais plongée, le mot est juste, dans un bonheur total et parfait. Et je me suis dit : « Quand on doit exprimer le bonheur de la Présence de Dieu, on ne sait que dire des choses qui semblent au-delà de tout : surpasser, dépasser ; mais qu’on n’explique pas davantage, car on ne saurait l’expliquer. Il faut l’avoir éprouvé pour le comprendre. […] p.54
[90]… je lui disais : », Mais comment est-ce possible ? Je ne suis cependant pas une insensée ! Chaque fois que je souffre ces douleurs de l’esprit, je dis toujours la même chose, et cependant je sais que chaque fois Dieu me donne l’inexprimable bonheur de sa Présence retrouvée par après. » Et alors il me disait qu’à ce moment-là, cela doit être ainsi. On a réellement l’esprit obscurci. Car si on était certain de retrouver ce bonheur qu’on a perdu, il est évident qu’on ne souffrirait pas. C’est tout à fait évident. Aucune consolation de la terre ne sait exister, car on les ignore, sachant qu’elles ne sauraient nous aider à rien. […] p.76
[103] « Car Il a fait en moi de grandes choses. Il a regardé la bassesse de sa servante1, et voici que je suis bienheureuse. » Je me sens lavée. Je commence seulement à comprendre que je ne suis rien. Je commence seulement à me détacher de moi. Dieu me mène dans cette nuit où je croyais être et où peut-être j’étais déjà, mais où je ne sentais cependant pas rien de moi pour me soutenir. Car j’étais soutenue par des illusions sur moi, parce que je sentais comme un attachement à ce qui est bon en moi. Pque changea146 et je me dis : « Je suis mort ! Il n’y a rien qui s’appelle moi ! Il n’y a jamais eu un moi ! C’est une allégorie, une image mentale, un schéma sur lequel rien n’a jamais été modelé ! » La joie me donnait le vertige. Les objets solides m’apparaissaient comme des fantômes et tout ce sur quoi mon regard se posait était d’une beauté radieuse.
Je ne puis qu’indiquer sommairement ici ce qui me fut révélé d’une manière éclatante au cours des jours suivants :
1. Le monde que perçoivent nos sens est la partie… la moins importante d’une immense « géométrie de l’existence »
2. Les mots sont maladroits et simplistes… lorsque l’on essaie de donner une idée du fonctionnement multiple d’un vaste complexe de forces…
3.… En fait il n’y a rien à connaître, rien qui puisse être connu.
4. Le monde physique est une infinité de mouvements, de Temps existentiel, mais… en même temps… de Silence et de Vide.
5 .… Il n’y a rien à faire : le seul fait d’être est un acte absolu.
6. Quand je regarde des visages, je vois un peu de la longue chaîne de leurs existences passées, et parfois un peu de leur avenir.
7.… Chaque chose a sa propre chanson… Pourtant derrière cette variété infinie, tout cela se fond en une unité…
8. J’éprouve un amour sans objet, un « état d’amour ». Mes vieilles réactions émotionnelles contrarient encore cet « état d’amour » suprêmement doux et naturel.
9. Je me sens une conscience qui n’est ni moi-même, ni étrangère à moi. Elle me protège et me conduit.as cette perception, que je sais cependant être réelle, que cela ne m’appartient nullement. Car c’est un peu dans l’esprit comme si cela vous était propre. La pauvreté de l’esprit m’était présentée, mais avec une clarté sur moi qui me montrait comme les souffrances de la nuit de l’esprit sont nécessaires. Je sens à quel degré du médiocre je descends, alors que mon âme venait de se trouver à un sommet, tellement je me trouvais plongée dans une savoureuse contemplation. Et qu’elle n’est plus capable d’un acte d’amour comme ceux qu’elle venait d’avoir. — Je vois que je ne sais plus rien dire. Et tout est effort. Et toujours la conscience de plus en plus nette de mon indignité et de mon incapacité. C’est une grâce de souffrir ainsi, car je ne l’ai jamais autant compris. Sans ces souffrances, je ne serais jamais parvenue à corn-prendre que ce n’est que lorsque par la grâce de cette nuit de l’esprit nous sentons notre totale incapacité, notre totale indignité, [quel nous arrivons en une fois à comprendre aussi notre totale pauvreté. « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. 2 Dans cette nuit de l’esprit, rien n’arrive à vous aider, et la douleur de la privation de Dieu, et l’angoisse de le désirer de tout son être et de ne pas le trouver… Prière pour demander à Dieu de me donner le don de l’intelligence pour comprendre. Et mon confesseur me l’a dit déjà plusieurs fois avec insistance. Est-ce parce que j’ai de suite accompli de dire souvent cette prière ? Mais j’ai eu une si lumineuse compréhension de ceci : “Bienheureux les pauvres en esprit ! 3 ; Mais je comprenais en même temps : « être pauvre, car nous ne sommes que des pauvres. » C’est la conscience que nous sommes (inconsciemment, peut-être, tellement nous sommes égocentriques), mais que nous sommes conscients de nos tendances vertueuses, et que nous ne savons comme plus que celles-ci viennent de Dieu. Car c’est un peu comme si néanmoins elles nous appartenaient. Nous sommes souvent contents, fiers de nos tendances, de nos jugements, et nous jugeons les autres. Nous avons perdu la conscience de la réalité : nous sommes des pauvres. Et lorsque nous sentons l’impuissance, l’obscurité, l’angoisse, la terrible souffrance de la privation de Dieu, qui, en même temps, nous le savons, est notre unique désir, nous sentons notre pauvreté. Car nous savons très bien notre incapacité totale, et aussi que personne au monde ne saurait nous aider. Mais j’ai cette fois-ci corn-pris comme jamais, que l’obstacle entre Dieu et moi, c’est que je ne suis pas pauvre de bien des attachements à moi, et que ces attachements je dois les combattre. J’ai compris que le détachement des vertus que l’on sent en soi, est une pauvreté essentielle qui vous enlève toute satisfaction de soi-même, et que c’est cela la béatitude qui dit : ‘Bienheureux (tout à fait heureux) les pauvres en esprit !’4 p.87-88
1 Lc 1, 48-49. 2 ‘Co 15, 10. 3 Mt 5, 3. 4 Mt 5, 3.
[14] En une fois, à l’improviste, je vois cette Lumière à nulle comparable. […]. C’était son incompréhensible Présence. Et à un moment j’ai dit en moi (car j’avais peur de ce que je suis) : « Mon Dieu, pardon de ce que je suis ! » Et je me sentais néant devant la majesté de Dieu, ou plutôt anéantie par la réalité de Dieu. Et alors la clarté a disparu. Mais le sentiment de néant, d’indignité face à l’infinie Réalité et Majesté de Dieu, me plongeait dans l’adoration et dans l’étonnement craintif de ce que Dieu me donne. p.108
[39]
J’attendais le tram et, tout à coup, j’ai eu en moi une telle révélation de l’amour de Dieu que cela devait être ce que dit saint Paul : « Même de connaître l’amour du Christ qui dépasse toute connaissance. »1 Je me sentais, je le voyais, aimée de Dieu, et l’aimant à un point tellement inouï que j’étais dans un abîme de bonheur (Je ne l’ai jamais ressenti aussi fort). Je n’étais vraiment plus. Mais il s’y ajoutait une impression que je n’ai encore jamais eue : je sentais comme le poids du bonheur, l’étendue. C’était sans fin et sans limite. […] p.123
[44] Cc jour-là, j’ai souffert des douleurs de la privation de Dieu. C’était la privation totale et le désespoir du néant. Et je disais : « Mon Dieu, aide-moi, car je ne sais plus ! » Je sentais mon absolue solitude, totale et sans issue, semblait-il, et je pensais à mon désir du bonheur de la solitude : « Seule avec Celui qui est le Seul. » Et je me disais : « Maintenant, je suis seule, mais devant le néant. » Et cette angoisse augmentait toujours, et ma douleur était le désespoir. Et je disais : « Mon Dieu, j’ai peur de ce que je sens. » Et cependant, un moment donné, je me suis dit : ‘C’est le moment d’offrir à Dieu ce que je souffre pour la conversion des pécheurs et pour les âmes du purgatoire. Ainsi cette souffrance pourra aider et aura une utilité vis-à-vis de Dieu. Et presque aussitôt, très vite, je me sentais vidée de ma souffrance : elle n’était plus ! C’était presque stupéfiant de soudaineté. Je pensais, je voyais, ou plutôt je contemplais les ineffables paroles de Notre-Seigneur : « Votre tristesse se changera en joie147 », car je les sentais vivre en moi. […]
Je m’assis dans mon lit pour regarder à travers la longue fenêtre juste en face de moi, et j’y contemplai les lumières qui se reflétaient dans les étroites rues boueuses de cette petite ville. Je pensais au plaisir que donnait à Charles Lamb la clarté des lampadaires sur les pavés mouillés, quand soudain une brume d’un blanc bleuté, translucide, brillante, déroba à mes yeux ce monde et toute expérience du séjour que j’y faisais. Avec la brume me vinrent une paix et une joie ineffables.
Je n’avais pas conscience de ma propre personnalité. Je ne pensais pas : la pensée est limitée par le langage, les mots et la condition. J’étais tout entier éveil, sentiment, acuité d’esprit, mais inconditionnés, si « Je » pouvais alors être encore appelé « Je ».
On ne peut guère décrire une expérience dans laquelle on est saisi dans — quoi ? Quelque chose que je n’avais jamais lu, sur quoi je n’avais jamais médité, dont je n’avais jamais su qu’elle existât — comme un enfant avant sa naissance ne pourrait comprendre une description de ce monde.
La brume devint plus dense, et à mesure qu’elle devenait plus profonde, la connaissance, le réconfort, le rayonnement, la paix, – en un mot l’extase, s’approfondissaient aussi, jusqu’à ce que « Je » semblai être « Cela » et « Cela » semblait être « Je ». Nous étions confondus, mêlés, fusionnés.
« Je », ma personnalité, avais disparu — où ? Énigme laissant un frémissement de béatitude au sein d’un frémissement. Assouvissement serait le mot qui comprendrait tout cela.
Toute entière conscience, éveil, et cependant, quand je revins, il n’y avait pas d’incidents à raconter. Lorsque j’étais immergée, j’étais dans tout ce qui a été, fut, et sera ; je me rends compte à présent que l’homme mesure l’espace et le temps, rien n’est après ou avant, mais simultané, tout est là.
Soudain, la brume, la lueur, disparut comme elles étaient venues. J’étais toujours assise dans mon lit, tenant le drap, les yeux grands ouverts, regardant les lumières dans la rue.
Ma première pensée fut : « Eh ! bien, au-dessous de tout il y a ce calme, cette joie, cette assurance ; peut-être est-ce là “les bras éternels” » ? Puis une curieuse chose m’advint. Je regardai le monde en dehors de la fenêtre, tâtai les meubles de ma chambre et dis : « Comme c’est étrange, ce monde est une ombre. J’ai touché le Réel et ce qui est toujours “là” tout ce monde que j’ai connu sera désormais irréel. Pourquoi est-il là ? Pour expérimenter quoi ? Je m’étendis pour dormir et me réveillai plus reposée que d’habitude. Mon corps et mon esprit étaient rafraîchis, je compris la sensation d’être “comme la lavé de rosée”. Tous les événements sur cette planète sont comme des ondulations sur la mer ; le calme s’y trouve à jamais dans les profondeurs. Comment serait-il possible de n’être jamais troublée ? (Inutile de dire que je suis souvent troublée, mais peut-être moins qu’auparavant.)148
Lentement mon optique changea149 et je me dis : « Je suis mort ! Il n’y a rien qui s’appelle moi ! Il n’y a jamais eu un moi ! C’est une allégorie, une image mentale, un schéma sur lequel rien n’a jamais été modelé ! » La joie me donnait le vertige. Les objets solides m’apparaissaient comme des fantômes et tout ce sur quoi mon regard se posait était d’une beauté radieuse.
Je ne puis qu’indiquer sommairement ici ce qui me fut révélé d’une manière éclatante au cours des jours suivants :
1. Le monde que perçoivent nos sens est la partie… la moins importante d’une immense « géométrie de l’existence »
2. Les mots sont maladroits et simplistes… lorsque l’on essaie de donner une idée du fonctionnement multiple d’un vaste complexe de forces…
3.… En fait il n’y a rien à connaître, rien qui puisse être connu.
4. Le monde physique est une infinité de mouvements, de Temps existentiel, mais… en même temps… de Silence et de Vide.
5 .… Il n’y a rien à faire : le seul fait d’être est un acte absolu.
6. Quand je regarde des visages, je vois un peu de la longue chaîne de leurs existences passées, et parfois un peu de leur avenir.
7.… Chaque chose a sa propre chanson… Pourtant derrière cette variété infinie, tout cela se fond en une unité…
8. J’éprouve un amour sans objet, un « état d’amour ». Mes vieilles réactions émotionnelles contrarient encore cet « état d’amour » suprêmement doux et naturel.
9. Je me sens une conscience qui n’est ni moi-même, ni étrangère à moi. Elle me protège et me conduit.
« Saint Jean de la Croix propose toutes sortes de solutions, dont celle-ci : 150
« Dieu n’aime rien hors de Lui-même. Il n’y a aucune chose qu’Il aime d’un moindre amour que celui dont Il S’aime Lui-même. Il n’aime pas les choses pour ce qu’elles sont en soi, mais pour ce qu’Il est en Lui-même... D’où vient que pour Dieu, aimer l’âme, c’est la mettre d’une certaine manière en Lui-même, l’égalant à Lui-même. Et ainsi Il aime l’âme en Lui-même, avec Lui-même, c’est-à-dire avec le même amour dont Il S’aime Lui-même. » (strophe 24).
Pour comprendre ce genre d’égalité, nous devons bien voir qu’être aimé de Dieu revient à ce que Dieu S’aime Lui-même, et que l’amour de l’âme pour Dieu n’est autre que l’amour de Dieu. Ainsi ce n’est pas « je » qui aime Dieu ; c’est Dieu qui S’aime Lui-même. Autrement dit, ce que Dieu aime en moi, c’est Lui-même, et « cela » en moi qui aime Dieu, c’est aussi Lui-même. Réaliser pleinement cette vérité revient pratiquement à se débarrasser complètement du moi, car si « je » n’aime pas Dieu, à quoi est-ce que je sers ? En quoi suis-je utile ou indispensable ? Le jour où l’on voit tout ce que ceci implique, on n’est plus loin de la mort définitive du moi ; après cette mort, il n’y a plus d’union et par conséquent plus besoin de l’égalité d’amour. Ainsi une façon de résoudre le problème de l’égalité d’amour, c’est d’accepter qu’il n’y ait aucune égalité. Dieu S’aimant Lui-même est la seule égalité qui soit. [102]
Le but du papillon n’est pas de vivre pour Dieu ou le prochain, mais plutôt de vivre avec Dieu et avec le prochain, Dieu représentant la joie et le prochain le problème. L’âme s’avance en compagnie de Dieu pour exercer tout son être : elle ne refuse rien, ne fuit devant rien, franchit les obstacles, supporte dignement échecs et épreuves avec une intrépidité que rien ne peut entamer. Il faut une foi et une perspicacité immenses pour voir que la progression consiste à exercer la vie adulte et que l’unique but est d’être aussi totalement que possible ce pour quoi Dieu nous a créés, d’accepter la vie courageusement telle qu’elle se présente. Nous avons déjà appris que nous ne pouvons rien donner à Dieu qu’Il ne possède déjà, rien faire pour Dieu qu’Il ne sache mieux faire que nous. Ce que nous pouvons faire, cependant, c’est vivre la vie unitive au maximum de ses possibilités. C’est facile à dire, mais en fait il n’y a rien de plus difficile.
Dans sa maturité, l’état unitif n’est pas un état altruiste ou une vie consacrée à autrui. Ce que nous aimons chez les autres, les bons côtés que nous leur trouvons, c’est Dieu. En réalité il n’y a pas d’union entre les êtres ; leur union ne peut se réaliser que par leur union avec Dieu. Si nous pouvons nous unir entre nous, c’est uniquement parce que nous sommes unis à Dieu. Tout autre type d’unité — mentale, physique, émotionnelle, etc. est totalement superficiel. C’est parce que notre unité est en Dieu que nous pouvons aimer les autres d’un amour inconditionnel qui ne dépend pas de leur attitude, de la manière dont ils nous traitent, de leur personnalité, etc. Il s’agit donc ici non pas exactement d’un amour pour les autres, mais d’un amour pour Dieu en eux. Je considère cet amour comme l’essence de la charité chrétienne, car il n’y a pas d’autre moyen « d’aimer nos ennemis », l’ultime preuve d’amour que le Christ nous a demandée.
Trop souvent on donne le nom d’amour à ce qui n’est rien de plus que des œuvres extérieures ou à ce que nous faisons pour autrui. Il est important de faire la distinction entre l’amour chrétien et les œuvres humanitaires que chacun ici-bas, croyant ou incroyant, est tenu d’accomplir. L’obligation de nourrir ceux qui ont faim, par exemple, est indépendante de la religion, de la race et des opinions politiques ; elle n’a rien de spécifiquement chrétien.
Puisque l’exercice de soi sera l’activité première de cet état, il est donc important d’avoir une idée juste de ce que signifie « actif » dans le contexte de la vie unitive. Comme on l’a déjà indiqué, les bonnes œuvres et l’amour du prochain ne représentent pas le point focal ni le but. Comme tout un chacun, le contemplatif est sensible aux besoins des autres ; mais il ne fait rien pour obtenir quoi que ce soit, rien pour se faire plaisir. Ce qu’il fait pour autrui lui semble sans grande importance, puisqu’il sait que tout ce qu’il peut faire n’est que temporaire et superficiel, que cela n’a aucun effet profond, durable, spirituel. Il ne peut donner la grâce, la lumière ou la vision intérieure ; il ne peut sonder les profondeurs des autres ni susciter leur transformation : il ne possède aucun pouvoir personnel. Bien que ses œuvres aient pour origine le centre unitif — et c’est là tout leur mérite —, il ne peut être Dieu pour autrui. Et tout en priant pour être un instrument du bien, il ne peut pas le générer et ne nourrit aucune illusion à ce sujet. La plus haute charité est peut-être celle qui se manifeste quand nous sommes assez purs et assez parfaits pour devenir un canal de l’amour divin, de sorte que cet amour puisse passer à travers nous sans que nous le sachions ou sans que nous ayons conscience d’avoir fait quoi que ce soit.
Le Christ affirmait qu’il n’accomplissait pas ses œuvres aux moyens de son pouvoir personnel, mais grâce au pouvoir du Père ; aussi ses œuvres n’étaient point les siennes. On pourrait également ajouter que le Christ ne s’occupait pas d’œuvres sociales. Aussi dur que cela puisse paraître, ses miracles avaient pour but d’amener les autres à croire en sa mission divine et non pas simplement de guérir les maux physiques et sociaux. Si tel avait été son objectif, il aurait pu guérir tout le monde, refaire le monde, en fait. Mais ce n’était ni sa mission ni son message. D’ailleurs, s’il fut rejeté c’est parce qu’il n’apportait pas de remède miracle aux maux de la société ; son royaume n’était pas de ce monde.
Pour moi, Christ est avant tout un mystique qui avait la vision ininterrompue de Dieu et dont la mission était de la partager, de la donner aux autres. Rares sont ceux qui voient les choses de cette façon ; en général, les œuvres accomplies par le Christ servent aux gens à justifier leur vie affairée, une vie sans vision intérieure et par conséquent sans le Christ. Comme on l’a déjà dit, accomplir ses devoirs et assumer ses responsabilités, respecter les droits des autres, tendre une main secourable, c’est simplement se montrer humain ; il n’y a rien ici de spécifiquement chrétien.
Ce qu’il faut essayer de comprendre, c’est que le papillon est quelqu’un dont les priorités sont justes et qui voit parfaitement tout ce que la vie « active » peut avoir de superficiel et souvent d’intéressé. Ce qu’il souhaite ardemment, c’est d’être un instrument de la vision, une vision, il le sait, que Dieu seul peut donner. Ce qui le fait souffrir, c’est d’être impuissant à donner cette vision. C’est terrible de vivre intensément toute sa vie en compagnie de Dieu et d’être incapable de Le faire sentir aux autres. Il n’y a là une angoisse qui ne peut être apaisée dans les œuvres extérieures. En fait, l’incapacité de trouver une expression adéquate à la vision intérieure constitue la souffrance type de cet état, car rien, hormis le partage de la vision, ne peut apporter de satisfaction. Et comme personne ne veut de cette vision, il faut la porter seul, et c’est cela qui est douloureux.
L’impossibilité d’exprimer comme il conviendrait la flamme intérieure, de la révéler ou de la faire accepter, entraîne la manifestation de l’aspect totalement désintéressé de cette étape. Celle-ci, tout en représentant le stade adulte du moi, n’est cependant pas un épanouissement de la personnalité, au sens d’enrichissement, de satisfaction ou de réussite personnelles ; c’est au contraire le stade de l’épanouissement désintéressé : en d’autres termes, il s’agit de tout donner sans rien recevoir. Mais en fait, que peut donner le monde ? Peut-il accroître la plénitude ? Peut-il approfondir la dimension la plus profonde de l’existence ? Comment progresser quand on en arrive à ce stade est un étrange problème ; c’est comme si l’on cherchait un chemin dans l’espace. Et pourtant le papillon sait qu’il doit forcément y avoir autre chose, et par la suite il découvre une nouvelle manière de progresser.
[…]
Du fait qu’il est capable de voler, le papillon a naturellement un point de vue différent, une vision des choses différentes, qu’il ne peut malheureusement partager avec ceux qui sont encore liés à la terre. Au début, il a du mal à accepter ce fait, à accepter son originalité. Il ne peut pas comprendre ce qui l’empêche de partager la flamme intérieure, ni pourquoi les autres sont incapables de la recevoir. Ceci lui rappelle constamment que par lui-même il ne peut rien faire ; tout ce qu’il peut faire c’est de prier pour devenir un véhicule de la grâce divine. C’est à force de constater son impuissance à exprimer la flamme intérieure qu’il finit par se rendre compte que celle-ci ne lui appartient pas. Il ne peut pas la transmettre ni lui faire éclairer le chemin d’autrui ; il ne peut pas l’utiliser dans un but personnel, aussi louable soit-il. Alors il commence à comprendre que cette flamme a un tout autre dessein, qui est de le consumer entièrement au moyen précisément de son incapacité à l’exprimer. On dirait que la flamme vient à bout du moi grâce à la perpétuelle recherche qui anime celui-ci en vue de découvrir un moyen adéquat d’expression ou de manifestation de la flamme ; d’où cette vie d’abnégation toujours insatisfaite. Le moi ne se consume pas dans un labeur extérieur épuisant ; il se consume intérieurement du fait précisément de son incapacité à s’épuiser. Ainsi la flamme continue-t-elle de brûler… (121-123)
§
Le plus drôle, actuellement, c’est qu’avec l’arrivée de l’Orient en Occident, les chrétiens se précipitent sur les marchés orientaux, croyant pouvoir y trouver le secret d’une dimension contemplative, mystique, ignorée du christianisme. Ils ne s’imaginent guère ce qui va se passer quand la mode de la mystique orientale sera passée et que les plus expérimentés d’entre eux commenceront à sortir des rangs. Les racines mêmes du christianisme sont mystiques, et ses vérités vécues dans l’expérience se sont transmises discrètement de génération en génération ; tel un géant endormi, elles attendent le moment propice pour se réveiller. La communauté contemplative et ses mystiques, qui demeurent dans l’anonymat durant cet âge obscur de l’Église, ont été nourris sans interruption aux sources profondes de la mystique chrétienne. Ils ont entretenu la flamme de la plénitude de la révélation christique, qui dépasse tout ce que l’Orient a connu jusqu’ici — et que même la plupart des chrétiens ne connaissent pas —, une lumière dans laquelle un jour nous serons tous enveloppés.
Pour l’hindou, la révélation c’était la réalisation de son unité subjective avec Dieu, son moi véritable. C’était aussi le premier message que le Christ nous a adressé, parce que c’est le point de départ de la vraie vie, sans laquelle personne ne peut le suivre plus avant. Mais dans l’exercice de cette vie unitive, nous accompagnons le Christ jusqu’à sa mort sur la croix, l’abandon du moi véritable, et le seul mouvement qui puisse nous conduire jusqu’à la résurrection. La mort du moi consiste en deux choses : la disparition ou le dépassement à la fois du moi personnel et de son compagnon unitif, le Dieu personnel. Et ce qui disparaît ce n’est pas seulement Dieu et le moi en tant qu’objets de conscience151, mais aussi, ce qui est surprenant, le moi en tant que sujet de conscience. La résurrection du Christ dans sa gloire, c’était sa réalisation de Dieu en tant que pure subjectivité et son identification avec tout ce qui constitue l’aspect manifesté du Père.
§
Le message et la grâce du Christ ne s’adressent pas à une poignée d’individus particuliers ; pourtant les auteurs contemplatifs et les écrivains mystiques entretiennent cette fausse impression. Méfions-nous de ces idées trompeuses, et dans la mesure du possible ne les laissons pas se répandre.
Un autre problème qui peut rendre difficile l’identification de l’état unitif c’est que, si la préparation est bien menée, cet état semblera parfaitement naturel. Adam et Ève, créés par la main de Dieu, se sentaient-ils parfaitement naturels ou parfaitement surnaturels ? En réalité on ne connaît l’un que par rapport à l’autre, parce que toute connaissance est relative et relationnelle. C’est pourquoi les effets surnaturels de l’union ne peuvent être connus que dans l’exercice de l’état unitif (et non pas simplement dans l’état unitif lui-même), ou quand la route devient mauvaise. Mais là encore on finit par trouver cela naturel ; c’est la raison pour laquelle les épreuves doivent devenir de plus en plus dures (ce qui est habituellement le cas). C’est précisément dans la mise à l’épreuve de ce lien indissoluble que le moi finit par mourir, tandis qu’imperceptiblement Dieu remplit l’espace laissé vide.
Nous devons comprendre que lorsque l’union est vécue comme une habitude, nous n’en sommes plus activement conscients, parce que cette habitude s’est intégrée dans notre mode de fonctionnement ordinaire. Quand on apprend pour la première fois à résoudre un problème de math, on se laisse absorber dans ce travail, on est totalement conscient de chaque détail, on vérifie sans cesse ce que l’on fait. Mais au bout d’un certain temps, on fait les mêmes choses sans y penser. Toutefois, si on le souhaite, on peut toujours effectuer ces opérations en réfléchissant au processus, parce que c’est une réalité permanente de notre vie. Cette analogie s’applique bien à la vie unitive.
Quand on a découvert son centre véritable, on devient de plus en plus conscient de son existence, on l’explore de fond en comble (ce qui peut prendre des années). Et puis on se met à vivre et agir depuis ce centre, jusqu’au moment où l’on ne connaît plus d’autre façon de vivre, où cela devient un mode de vie ordinaire, inconscient. Toutefois, si on le désire, on peut penser consciemment à ce centre unitif (on le fait souvent). Cela veut dire que si l’on vivait constamment dans l’état de béatitude surnaturelle, on finirait bientôt par s’y habituer, par le considérer comme un mode de vie tout à fait ordinaire, et même éventuellement par le trouver profondément ennuyeux, au point de commencer à chercher autre chose. Je suis persuadée qu’il en est ainsi pour l’éternité, car Dieu n’a pas de fin, Il est perpétuellement nouveau, et dès que l’on est habitué à un certain état, on se remet en marche.
Du fait que l’état unitif devient un mode de vie habituel et inconscient, il faut une succession d’épreuves et de difficultés pour l’amener au niveau conscient. Et plus les épreuves sont grandes, plus on prend conscience de la force unitive, avec sa joie profonde et son calme imperturbable. Saint Jean de la Croix a comparé quelque part l’état unitif à un sac d’épines qu’il faut secouer périodiquement pour en apprécier l’odeur, apprécier sa réalité et sa présence qui sans cela ne sont qu’un simple potentiel intérieur. Ce sac d’épices représente entre autres les vertus, les qualités, du centre unitif. Si nous ne sommes pas « secoués » de temps en temps, celles-ci demeurent en sommeil et il est impossible de connaître les véritables effets de l’état unitif. Par la suite, on découvre donc que l’union avec Dieu fait partie intégrante de notre être, qu’elle est la chose la plus naturelle du monde. Nous sommes faits pour cela ; c’est ainsi que Dieu a toujours voulu nous voir vivre. Néanmoins, ce caractère naturel de l’état unitif le rendra, pour certains, moins facile à identifier.
Il est important de séparer ou distinguer les expériences qui se rattachent au stade du cocon — ou à celui de l’apparition du papillon — des expériences unitives concernant le papillon adulte qui a vécu depuis longtemps le processus transformant. Les expériences du papillon en train de naître font généralement l’objet de récits enthousiastes, car par la suite elles ne sont plus aussi spectaculaires. Si dès la sortie du cocon on se met à divulguer les expériences transformantes, à clamer partout la bonne nouvelle, on ne fait qu’engendrer un enthousiasme prématuré qui repose sur le caractère nouveau de cet état. Tout cela est trompeur, car sans le recul nécessaire, on prend la partie pour le tout. [204]
Écoutons plutôt parler ceux qui ont vécu vingt ou cinquante ans dans cet état, et l’on entendra peut-être un autre son de cloche. Il faut à présent parler un peu de « ce qui s’est passé ensuite ». C’est une chose à savoir, il faut savoir ce qu’est la vie du papillon adulte. En général, c’est assez ennuyeux.
Je connaissais un prêtre qui était dans l’état unitif. Il avait traversé la nuit obscure de l’esprit, mais après toutes ces merveilleuses expériences il ressentait une certaine déception et semblait éprouver des difficultés à accepter le caractère tout à fait « ordinaire » de cet état. C’est pourquoi il se sentait désorienté et quelque peu abaissé. Peut-être croyait-il avoir perdu quelque chose, avoir encore beaucoup de chemin à parcourir ; mais pour aller où ? Il lui semblait évident qu’on ne lui avait pas accordé la grâce des saints ; autrement dit, il avait l’humilité de l’homme déçu. Tout en portant au fond de lui le secret unitif, il avait par ailleurs une médiocre image de lui-même. Je me souviens toujours de lui comme de l’être le plus humble que j’aie jamais rencontré. J’étais très jeune à l’époque — ce fut le seul père spirituel que j’aie jamais eu — et pendant un certain temps je me suis demandé moi aussi ce qui avait pu lui arriver. Bien des années plus tard, je me suis rendu compte que ce prêtre m’avait offert l’exemple vivant de ce qu’était la vie unitive dans toute sa simplicité, son humilité, sa gaieté, son discernement, sa profondeur... ; et je dirais aujourd’hui que s’il était « ordinaire », c’était d’une manière extraordinaire.
L’impression de déclin ou de « traversée du désert » que l’on éprouve parfois après être sorti du cocon correspond en fait à l’abandon de la chrysalide et à l’envol du papillon vers l’inconnu, là où « il n’y a pas de chemin ». C’est le début d’une vie consacrée au don de soi, mais pour le moi c’est un nouveau pas vers la mort. C’est à ce moment que le contemplatif peut se sentir perdu et se demander ce qu’il est advenu de toutes ses expériences précédentes, se demander également si quelque chose n’a pas mal tourné. Il se peut aussi qu’il attende encore les expériences des saints, voire une part de leur notoriété. Désormais, la splendeur de la vie unitive ne peut être connue que dans son exercice courageux, ce qui implique la totale acceptation de notre humanité et de notre soi. Ici il faut littéralement mettre en jeu la vie unitive et notre propre vie, comme pour mettre au défi les forces infernales de nous séparer de Dieu. C’est là le seul moyen de progresser jusqu’au dépouillement final, jusqu’à la perte complète du moi.
J’espère que mes références à « l’exercice » de l’état unitif ne vont pas laisser croire qu’il s’agit de devenir des rebelles, des risque-tout, ou de sortir de la normalité ; il n’est pas question non plus de limiter cet exercice à un mode de vie particulier, monastique ou autre. Où que nous soyons, quoi que nous fassions, Dieu veillera à ce que nous soyons poussés à nos limites et en position d’exercer la vie unitive.
Nous avons vu jusqu’ici qu’un certain nombre de sources nous ont induits en erreur quant à la véritable nature de la vie unitive. D’une part, nous n’avons pas compris qu’elle constituait une étape médiane de notre développement spirituel, le plein épanouissement du moi, du moi christique unitif, qui aboutit à la perte définitive du moi, à la mort et à la résurrection du Christ. D’autre part, on s’est égaré en évaluant ce que l’on pouvait attendre de la vie unitive d’après les expériences des saints et des mystiques ; c’est ainsi qu’on a négligé l’essentiel et le substantiel au profit du superficiel et du transitoire. On s’est de même laissé égarer par la psychologie moderne, qui considère le soi comme l’ultime réalisation de l’homme et qui n’a jamais exploré la véritable dimension contemplative, dont elle ignore tout. On s’est égaré pour n’avoir pas vu que la vie de papillon est naturelle et ordinaire, car l’état unitif est le véritable état dans lequel Dieu souhaite que chacun puisse vivre. Enfin, on s’est égaré pour n’avoir point vu que l’exercice courageux de la vie unitive constitue le mécanisme de la mort du moi en Dieu, et qu’avec cette mort commence une nouvelle transition.
En résumé, la vie unitive est le véritable état de soi, de l’homme vivant sa vie avec Dieu, Lui donnant tout ce qu’il possède, acceptant tout de Lui, en complète union avec Sa volonté. Dans l’exercice de l’état unitif — l’exercice du soi — le moi meurt progressivement, consumé, usé, à jamais incapable de se placer devant Dieu ou devant les hommes. (202-205)
§
On pourrait peut-être avancer152, pour tenter d’expliquer cette prétention à la déification personnelle, une erreur d’identité : à cause de quelque idée préconçue on assimile son expérience de Dieu à celle de son moi véritable, ou inversement on prend son moi pour Dieu. Il ne faut pas oublier que les multiples expériences contemplatives ou religieuses sont si difficiles à exprimer et à faire comprendre, que chacun aura tendance à relier les siennes à un système de référence existant et acceptable, emprunté à ceux qui l’ont précédé. Ainsi, par inférence ou préjugé, la pure subjectivité peut être prise pour le moi, alors qu’en fait la découverte du moi véritable se fait au cours d’un voyage complètement différent.
Je soulignerai une fois encore que la vie contemplative se compose de deux mouvements distincts et totalement différents : un mouvement d’intégration, la découverte du moi ; et un mouvement de désintégration, la perte du moi. Dans un contexte religieux, on parlera d’un mouvement conduisant à l’union avec Dieu-objet, suivi par un second mouvement conduisant à l’identité, à Dieu-sujet. Il y a de grandes chances pour que les expériences de déification personnelle se produisent au point culminant du premier mouvement, car plus tard le sens de l’individualité — sur lequel repose la déification de la personne — disparaît. C’est précisément cette expérience d’absence de moi personnel et de Dieu personnel qui constitue le second mouvement. Ainsi écarte-t-elle toute possibilité d’une erreur d’identité, en particulier quand tout ce que nous pensions connaître nous est enlevé et fait place à un état de totale inconnaissance. En fait, je ne vois vraiment pas comment quelqu’un pourrait ressortir de ce Passage en ayant conservé intacts ses idées et ses préjugés !
De plus, l’état d’inconnaissance survit au Passage et constitue précisément le nouveau mode de connaissance auquel l’ancien ne pourra plus jamais se substituer, car il en a pris la place de manière définitive et irréversible. Il n’y a pas moyen d’aller et venir entre un mode de connaissance relatif et un mode de connaissance non relatif, puisque ce dernier contient absolument tout ce qu’il nous est nécessaire de connaître.
Au moment où le voyage s’achève, la seule possibilité est de vivre dans l’instant présent ; l’esprit ne peut plus aller ni en avant ni en arrière, mais demeure fixé et pleinement concentré sur le présent. Il est alors si ouvert et si transparent qu’aucune idée préconçue ne peut s’y implanter ; aucune idée ne peut être transférée d’un moment à un autre, et encore moins devenir une norme à laquelle on se conforme. Il n’y a plus de voyages imaginaires, plus de système de référence auquel se raccrocher, même s’il s’agit simplement de savoir ce qui se passera demain. En un mot, ce qui doit être fait ou penser s’accomplit tout seul ; il n’est pas nécessaire de réfléchir pour découvrir ce qu’il faut penser, croire ou faire.
Dans l’instant présent, le moi ne se manifeste jamais ; rien ne l’y sollicite. L’œil qui se voit lui-même vit dans cet instant présent et y maintient solidement toutes choses ; il n’y a pas besoin d’un moi. Mais même si nous conservons l’idée de moi, une telle étiquette n’ajoute rien à la pure subjectivité ; elle ne nous apprend rien de plus à son égard, et s’accrocher au concept ou à l’expérience du moi constitue sans aucun doute un obstacle à une vision parfaite. (154-155)
§
Du fait que le sentiment précède la conscience de soi, on remarquera que la simple reconnaissance d’un moi servant d’objet à la conscience ne suffit pas à expliquer l’existence de ce moi. Si elle n’est pas soutenue par l’impression d’énergie ou de sentiment personnels, une telle connaissance n’est animée d’aucune vie et totalement inutile ; elle n’est alors rien de plus qu’une construction mentale, aussi facile à dissiper que la croyance d’un enfant au père Noël. Le moi est davantage qu’une connaissance de sa propre existence ; il est une sensation viscérale d’énergie, de dynamisme, de puissance et de volonté qui, lorsqu’elle est reliée aux facultés cognitives, devient la certitude objective : « c’est moi ». Cette énergie s’infuse dans nos pensées, nos paroles et nos actes, à tel point que nous avons fini par prendre ces impressions pour la caractéristique distinctive de l’être humain, une croyance qui, je le vois à présent, est une profonde erreur.
Au cours des premières années, cette sensation d’énergie personnelle ne se distingue pas de la simple sensation d’énergie physique, et si elle précède la connaissance consciente « c’est moi », il me semble toutefois évident que le moi ne devient une force qu’au moment où la conscience de soi — qui est le mécanisme réflexif se développe au point de revendiquer cette énergie physique. Aussi, quelle que soit la quantité d’énergie physique que l’on possède, sans ce mécanisme de conscience réfléchie, il ne peut y avoir de sensation d’énergie personnelle. Sans l’impression de possession, l’énergie physique est tout aussi dépourvue de sens et de sentiment que l’air et l’eau, dont nul ne peut revendiquer les effets visibles.
Mais quand le mécanisme réflexif cesse de fonctionner, la sensation d’énergie physique se sépare à nouveau de la conscience de soi, et bien qu’elle demeure, cette énergie ne peut plus être ressentie d’une manière aussi possessive qu’auparavant. Coupée de la conscience, l’impression d’être mû par une énergie personnelle disparaît. Au début, cela se traduit par une sensation voisine de l’apesanteur, un mode de connaissance inhabituel (pas vraiment une sensation physique) qui nous accompagnera tant que l’on aura la perception ou le souvenir d’une quelconque différence relative entre [170] l’ancienne façon de sentir la vie et la nouvelle façon de l’appréhender. À mesure que l’on s’habitue à cette nouvelle vie, les anciennes manières de sentir l’énergie sont vite oubliées ; c’est en tout cas mon expérience.
Dans l’histoire du moi, l’énergie physique vient donc en premier. Puis vient la conscience de soi, qui se développe jusqu’au moment où l’on prend conscience de l’énergie physique à l’intérieur du corps et qu’on la revendique. Ainsi, le mécanisme réflexif de l’esprit, qui n’est pas le moi, lui donne néanmoins naissance ou la possibilité de se manifester. Mais cette reconnaissance de l’énergie personnelle entraîne une séparation entre ce qui était à l’origine énergie physique et ce que j’appellerai maintenant « énergie de soi », volonté ou énergie psychique, mentale ; certains pensent qu’elle n’appartient plus au plan physique, et dans une certaine mesure c’est exact. Là où au début il n’y avait qu’énergie physique, voici qu’apparaît maintenant une énergie mentale ; elle s’est formée quand l’impression d’énergie personnelle a pénétré le système cognitif, apparemment pour animer ses pensées et ses actes. Il va sans dire qu’en elle-même la pensée n’a aucun pouvoir, aucun sens ; pour cela il faut qu’une force, une impulsion, vienne l’animer. Sans cette force, penser se réduit à un simple mécanisme neurologique du cerveau. En dernière analyse, donc, le moi n’est pas le penseur ; à son niveau le plus subtil, le plus profond, il n’est ni plus ni moins que la conscience d’une énergie personnelle ».
D’après cet historique, il devient évident que si l’on veut dépasser le moi, il est inutile d’essayer de modifier le système cognitif ou le système affectif. Tant que le cerveau conserve son mécanisme réflexif automatique, il recréera toujours un nouveau moi, en dépit de tous nos efforts pour faire disparaître ou modifier ces deux systèmes. Ce mécanisme réflexif, quelle qu’en soit la nature, est donc d’une importance vitale aussi bien pour la vie avec un moi que pour celle où le moi est absent. C’est pourquoi j’ai dit que seul un agent extérieur peut entraîner la mort du moi… [170]
§
Il me faut ici souligner (si je ne l’ai pas encore fait) que la faculté de volonté est le cœur du système affectif, le germe du moi, et le sentiment d’énergie personnelle qui est à l’origine de ce système. La pensée seule est impuissante ; pour influencer notre comportement, elle doit être mue par ce sentiment. Telle était donc la découverte majeure à propos du moi : son noyau central est la volonté, la faculté de volition.
On m’avait enseigné que la volonté est une faculté cognitive et non pas affective ; mais je n’ai jamais pu la ranger dans aucune de ces catégories — du moins au niveau de l’expérience —, car elle est plus élevée et plus mystérieuse que ces deux facultés. À présent, cependant, je vois que la volonté n’est pas véritablement associée au cognitif, car les facultés ordinaires de l’esprit continuent de fonctionner en son absence. Je vois aussi que la volonté est difficile à cerner, du fait qu’elle est l’instigatrice et la directrice du système affectif, ainsi que le mystérieux intermédiaire entre l’esprit et les sentiments. La disparition du système affectif n’entraîne pas immédiatement celle des émotions, mais paralyse la source même de leur énergie. Le résultat, c’est que les rameaux de l’affectivité se fanent peu à peu et disparaissent sans même que l’on s’en aperçoive.
On dit que l’union avec Dieu est une union de la volonté, et comme la volonté est le moi, on comprend que lorsque celui-ci disparaît définitivement dans le point-mort, tout le système affectif se trouve déraciné, tranché, et à jamais réduit au silence. Dans une certaine mesure, tout l’épisode du voyage repose sur l’immobilité de la volonté, de la source de l’énergie personnelle. Aussi, de ce point de vue, tout le passage n’est en réalité que le processus d’accoutumance à une existence privée de cette faculté. Bien que l’on puisse sans inconvénient continuer à considérer que la volonté est une faculté cognitive, ceux qui aspirent à parfaire leur union avec Dieu feront mieux, je crois, d’abandonner cette idée, car cela leur sera profitable par la suite. En tout cas, cela explique peut-être pourquoi il n’y a point de fruits au-delà de l’arbre de vie personnel : ni vertu, ni vice.
Quand on vit dans l’instant présent, on n’a pas besoin de se demander comment on se sent ou comment on devrait se sentir ; il n’y a pas de conflit, pas de lutte, rien à pratiquer, parce que dans cet instant le recul et l’avance sont impossibles, aussi bien dans le temps que sur le continuum. Mais chaque instant contient en lui-même l’action qu’il convient d’exécuter pour chaque minuscule épisode de la vie, sans qu’il soit nécessaire de penser ou de ressentir. C’est sans doute pourquoi l’état non relatif soulève tant de questions philosophiques et théologiques. On ne peut le comprendre du point de vue intellectuel ; il est au-delà de la logique, de la théorie et des pratiques, dont la validité nous semblait jadis à jamais établie. Mis à part l’expérience immédiate — si l’on peut l’appeler ainsi — de cet état, rien ne peut être connu ou observé ; même en regardant bien on ne peut pas le voir, car il n’y a rien à voir.
Je dois dire néanmoins que j’ai toujours trouvé l’étalon de mesure chrétien quelque peu contestable, du fait qu’il s’appuie sur le jugement et les opinions subjectifs d’autrui, souvent encore plus contestable que ce qui est observé. Parmi ceux qui furent témoins des œuvres du Christ, par exemple, certains pensaient qu’il les accomplissait par la puissance du démon, d’autres que son comportement était celui d’un fou. Il n’y avait pas de consensus à propos de cet homme ; à ses fruits seuls on ne le reconnaissait pas. Il y a cependant une autre manière de le reconnaître, une manière personnelle, secrète, de comprendre son identité grâce à notre propre identité avec Dieu. Sans cela il nous serait impossible de le connaître. J’irai même jusqu’à dire que pour connaître quelqu’un, je ne ferais guère confiance à ce que la personne elle-même pourrait dire à son sujet, parce que les mots sont aussi limités pour celui qui les exprime que pour celui qui les interprète. Mais je suis convaincue qu’il existe une autre façon, une meilleure façon, de connaître autrui, qui en un sens ne nécessite pas de le connaître.
Pour comprendre cela, il est sans doute nécessaire de dépasser notre mode de connaissance habituel, d’accéder à un plan non relatif où semble tout d’abord apparaître une contradiction. Sans un moi, il n’y a pas d’autre, et donc pas de relations. Alors comment est-il possible de connaître autrui ? Ou, pour exprimer cette question autrement : comment faire pour aimer son prochain comme soi-même alors qu’il n’y a pas de moi, pas de prochain et pas d’amour affectif ? Avant de répondre, je voudrais expliquer pourquoi — du moins pour moi — il n’y eut aucun changement d’ordre relationnel ni pendant ni après le voyage, pourquoi cet aspect de la vie ne fut pas modifié par le passage à un nouveau mode de connaissance. Pour cela je dois dire tout d’abord comment autrui était appréhendé avant le passage, car c’est en fait la seule chose qu’il importe de savoir.
J’avais commencé à entrevoir une manière de connaître autrui — en dehors des simples apparences empiriques — dans ma jeunesse, en écoutant un soir une discussion autour de la table du dîner. Mon père avait tout d’abord cité les thèses d’un jésuite sur l’éducation des enfants. Celui-ci assimilait le nouveau-né au stade de vie végétatif. Mais il ne put poursuivre bien loin son exposé, car ma mère l’interrompit : « Ne me parle pas de cet homme qui n’a jamais eu d’enfants ! » s’exclama-t-elle. La discussion tourna court, mais la conversation qui suivit fut plus intéressante.
Il semble que maman n’ait jamais confondu ses bébés avec des petits pois ou des carottes. Au contraire, elle affirmait qu’elle voyait briller le Divin dans le regard innocent de l’enfant ; un sentiment, disait-elle, qui ne vous quittait plus lorsqu’on l’avait une seule fois éprouvé. Que ma mère puisse voir en moi ce que je ne voyais pas moi-même me semblait relever du miracle ; et j’en conclus tout naturellement qu’il fallait commencer par être mère avant de pouvoir ainsi contempler Dieu en autrui. Plus tard, bien sûr, je compris que l’on ne peut voir en autrui que ce que l’on a d’abord vu en soi-même.
Ma mère avait une philosophie de la vie qui se fondait sur une connaissance profonde de l’être intérieur. Si j’allais me plaindre à elle parce que je m’ennuyais, que je n’avais aucun compagnon de jeu, ou à cause d’un de ces petits chagrins d’enfant, elle me rappelait que je ne devais jamais dépendre d’une chose extérieure pour être heureuse. Le bonheur, disait-elle, ne se trouve qu’au-dedans de nous, et c’est là que nous devons le chercher, le trouver. Celui que l’on pourrait s’imaginer avoir découvert à l’extérieur ne dure pas. Il ne faut donc pas dépendre des autres, des possessions matérielles, ni s’attacher à quoi que ce soit au point d’avoir le cœur brisé si cette chose vient à nous décevoir. Elle insistait également pour que nous apprenions à aimer la solitude et à passer du temps seuls avec nous-mêmes. Pour pouvoir vivre ainsi, disait-elle, il faut commencer par développer nos ressources intérieures ; ainsi, quoi qu’il arrive, nous serons en mesure de continuer comme si rien ne s’était passé. C’est donc cette philosophie de la vie, adaptable à toutes les circonstances, qui nous était proposée, avec de nombreuses variantes.
À un niveau conscient, je ne pus jamais adopter cette façon de voir. Dans une certaine mesure, cela n’était pas nécessaire, parce qu’une bonne partie de ce que disait ma mère se réalisait à mesure que je grandissais, personne n’avait besoin de me dire que j’étais indépendante, que je devais me débrouiller seule dans la vie ou pour trouver le bonheur. Mais en grandissant, je me rendais compte que ma mère avait découvert en elle une véritable mine d’or, et que le secret de l’indépendance consistait simplement à savoir exploiter les ressources intérieures. Cela me permit aussi — quoiqu’inconsciemment — d’échapper au problème relationnel ; dépendre des autres était une chose que je ne pouvais même pas imaginer. En outre, ce que j’appris à apprécier chez les autres, c’est précisément leur indépendance, puisque c’était la première chose que j’appréciais pour moi-même.
Pour certains, cependant, la principale préoccupation semble être la vie de relation ; dans une telle optique, tout apparaît relationnel, interdépendant et nécessaire à la survie personnelle. Cette conception accorde une grande importance au je et au non-je, considérés comme indispensables à l’épanouissement humain. Naturellement, la vie de relation deviendra la préoccupation essentielle et le problème essentiel également. Comme ce point de vue m’est totalement étranger, je n’ai pas grand-chose à en dire ; mais il semble évident que si l’on essaie de trouver la plénitude en se tournant vers l’autre (le non-je) avant de s’intérioriser pour découvrir le véritable « Autre », on s’engage dans une mauvaise direction, on commet une erreur tragique.
C’est seulement en prenant conscience de notre unité avec le véritable Autre que nous découvrons une unité et une plénitude susceptibles de résister à l’épreuve de toutes les rencontres avec d’autres moi. Ainsi, quelle que soit la nature de nos relations avec le monde extérieur, nous ne nous sentons pas fragmentés, abattus, perdus, dépendants ou accablés par des problèmes qui n’existent pas. C’est seulement après avoir découvert l’Autre — le point mort au centre de notre être — que nous éprouverons ce total sentiment de sécurité et d’indépendance qui nous permet alors d’aller vers les autres, d’être généreux, de respecter leur liberté, d’avoir l’esprit ouvert, d’être compréhensifs. Si pour une raison ou une autre nous ne parvenons pas à trouver cette ressource intérieure, nous n’avons plus d’autre choix que de nous retourner vers ce qui est à l’extérieur ; et c’est ce mouvement prématuré vers l’extérieur qui est à l’origine de tous les problèmes d’ordre relationnel. Ainsi donc, le véritable problème n’est pas la relation entre individus, mais entre l’individu et son véritable Prochain.
Mais en admettant que nous ayons découvert notre plénitude en Dieu, que devient alors notre relation avec autrui ? Puisque ce que nous voyons et aimons chez les autres correspond uniquement à ce que nous voyons et aimons en nous-mêmes, il s’ensuit qu’après avoir trouvé Dieu en nous, nous pouvons alors aimer les autres comme nous-mêmes, aimer en eux ce même Prochain que nous avons découvert en nous-mêmes. Et comme l’amour de Dieu est au-delà du système affectif (du moins le pensais-je avant ce voyage), notre amour du prochain l’est également.
Dans mon enfance, je demandai un jour à mon père pourquoi j’éprouvais davantage d’amour pour mon chien que pour Dieu. Il répondit en riant : « Ce que tu éprouves est un “amour de jeunesse” ; mais aimer Dieu, cela consiste à ne jamais vouloir l’offenser ». Plus tard, en discutant de cet amour émotionnel et de l’amour de Dieu, j’en arrivai à la conclusion que les émotions sont peut-être un effet de l’amour, mais non l’amour en soi. L’amour du prochain se fonde 186 donc sur la volonté de ne jamais le blesser et sur le désir qu’il obtienne tout le bien que nous souhaitons obtenir nous-mêmes. Ainsi, dès mon jeune âge j’étais convaincue que l’amour n’est pas une émotion, et l’expérience de toute une vie ne m’a jamais démentie sur ce point.
Que l’amour ne soit pas d’ordre émotionnel peut sembler incompréhensible ; et pourtant, on constate chaque jour qu’un amour fondé sur les émotions est une source de problèmes. J’ai rencontré des gens incapables de forger une amitié durable qui ne mette en jeu l’émotion et l’attachement. Ils veulent que l’autre reflète comme un miroir leurs humeurs, leurs goûts, leurs idées, leurs désirs ; et si celui-ci ne se montre pas coopératif, ils s’adressent ailleurs, ils cherchent un nouveau compagnon. Cependant, voir Dieu en son prochain ce n’est pas la même chose que Le voir en soi-même ; car dans un cas on s’extériorise pour voir d’abord l’individu et ensuite Dieu, tandis que dans l’autre la perception est une intériorisation subjective immédiate. Mais chez autrui, Dieu apparaît comme cette chose à jamais indéfinissable, intangible, impossible à s’approprier ou à exprimer correctement.
Telle était donc ma conception de « l’autre » et des relations humaines avant le début de voyage, et la raison pour laquelle la disparition du système affectif n’entraîna aucune modification dans mes relations personnelles, même s’il y eut, bien sûr, un changement dans ma façon d’appréhender autrui. Alors qu’auparavant je voyais d’abord l’individu puis mon véritable Prochain, à présent je vois d’abord le Prochain. Et l’individu ? Eh bien, je ne le vois pas du tout, ou du moins pas comme autrefois. Au lieu de voir un moi, je vois des idées, des attitudes, des décisions, des luttes, et bien d’autres choses. Mais je ne vois point de moi, car il est éclipsé, effacé, par ce qui est réellement présent.
Je le répète, on ne peut voir chez les autres que ce que l’on voit en soi-même. Aussi quand il n’y a pas de moi à l’intérieur, il n’y en a pas à l’extérieur ; c’est pourquoi, sur un plan non relatif, il n’y a ni autres ni relations. Empiriquement, il est peut-être vrai que personne n’est dans une tour d’ivoire, mais au-delà de ce niveau, la multiplicité fait place à l’Un. Au niveau empirique des différences, les relations ne cessent pas, mais elles ne posent pas de problèmes, car là encore on est conscient du lien intrinsèque qui relie tout ce qui existe. Aussi, bien que voilée, l’Unicité non relative existe à chaque niveau connu.
Mon fils aîné ne peut souscrire à l’idée que derrière la façade des différences individuelles nous sommes tous identiques. Pour lui, chaque individu est éternellement unique, en dépit de son unité avec Dieu. Je comprends parfaitement que l’on ait du mal à admettre cette notion d’identité ; cela laisse plus ou moins à penser que Dieu est ennuyeux, statique, monotone, et que nos différences individuelles ne comptent pour rien. Mais quand je dis qu’au-delà des limitations de la forme empirique toutes choses sont essentiellement identiques, je veux simplement dire que Dieu est tout ce qui existe ; je ne me réfère pas à ce que Dieu est, à ce qu’Il fait ou à la façon dont Il opère. Prendre conscience que toutes les formes sont faites de la même argile n’implique pas la disparition de leur diversité, de leur nature et de leur comportement individuels ; au contraire, l’identité et la différence, l’un et le multiple, sont l’essence même de Dieu et de tout ce qui existe.
Cela seul nous montre clairement que le moi ne peut pas être à l’origine de notre individualité. Il suffit d’observer la nature pour voir que les arbres, les nuages et les animaux, s’ils n’ont pas de moi, sont pourtant l’image même de la diversité et de la différenciation. Le moi ne constitue pas la véritable individualité, parce que ce principe unique subsiste quand le moi a disparu.
C’est le système affectif qui permet de dire « moi, ma vie, mon individualité », etc. ; mais sans le moi, il n’y a pas ce sentiment de possession, cette fausse identification. Quand on voit ce qui Est, on comprend que ce qui est différent est aussi ce qui est identique. Quant à la crainte de perdre l’individualité de la forme empirique, il suffit d’entrevoir une seule fois ce qui se trouve au-delà d’elle pour comprendre ce qui nous attend : une vie encore plus vaste et plus active, encore plus originale. Un simple aperçu de cette nouvelle vie fait apparaître l’actuelle, en comparaison, ennuyeuse, statique et passablement monotone. Et en voyant cela, on est prêt à aller de l’avant.
Voilà donc tout ce que j’ai appris au sujet du moi. Pour être humain, l’homme doit avoir un moi, parce que cela fait partie du 188 type de conscience sujet-objet nécessaire à la survie. C’est un mécanisme protecteur contre la mort physique et un état d’inconnaissance. Et pour un temps du moins, c’est ainsi que les choses doivent être. Pas plus que l’eau ou l’air nous n’avons fabriqué notre condition humaine. Nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Nous ne nous sommes pas donné cette conscience, nous ne nous sommes pas forgé un système affectif ou un moi. Tout bien considéré, notre part de responsabilité dans ce que nous sommes réellement est si mince et nos choix sont si limités, que cela se réduit à peu près à faire l’effort de ne point se heurter aux autres objets.
Je n’ai pas choisi mes expériences d’enfance, je n’ai pas choisi de vivre aucun des deux mouvements évoqués ici ; et je sais qu’ils se seraient déroulés, quelles que soient les circonstances extérieures. Qu’on le veuille ou non, tout est animé par une intelligence inconnaissable, tout avance dans une direction précise et se modifie en cours de route, sans autre but que le mouvement lui-même. Ainsi traversons-nous de multiples existences, divers modes d’être et de connaissance, entraînés dans le courant ininterrompu du changement ; et c’est là notre joie, notre révélation, notre vie-même.
Dans ce passage on rencontre bien des merveilles, mais à chaque nouveau pas on abandonne le présent pour accueillir ce qui vient, sans s’accrocher aux choses qui passent. On aura beau lutter contre le courant, s’accrocher à ses idées et à ses expériences en croyant qu’elles ne seront jamais dépassées, on sera malgré tout contraint d’aller de l’avant sans rien emporter ; car ce qui paraît essentiel à un moment donné devient un jour accessoire, et le changement est le propre de la vie.
Bien que la bibliothèque, les librairies et d’autres sources d’information ne m’aient apporté aucune lumière, je n’étais pas destinée à effectuer ce voyage en solitaire. Après avoir remué ciel et terre, c’est dans ma propre demeure que l’aide vint à moi. Je découvris que Lucille, ma voisine et amie, était en train elle aussi d’accomplir ce passage. Au départ, ce qui m’avait attiré vers elle, c’était son intelligence exceptionnelle, sa dignité, sa force de caractère, se sollicitude envers autrui ; autant de traits caractéristiques, pour moi, de celui qui avait atteint la plénitude. Mais c’est ce voyage qui nous donna l’occasion de nous découvrir mutuellement. Et ce fut une surprise pour chacune des deux voyageuses dans l’inconnu, un atout inattendu qui nous parut plus qu’une simple coïncidence.
Un après-midi, alors que je me rendais à la bibliothèque, je m’arrêtai chez Lucille pour voir si elle serait disposée à faire sa promenade quotidienne dans la même direction. Tandis qu’elle se préparait, elle demanda machinalement : « Eh bien, quoi de neuf ? » « Je n’ai plus de moi », répondis-je. Elle me regarda avec un sourire étonné : « Comment cela, plus de moi ? Et c’est à toi que cela arrive ! » Puis elle fut prise d’un tel fou-rire que je dus l’aider à conserver l’équilibre. Quand elle s’arrêta de rire, elle demanda : « Sérieusement, tu n’as plus de moi ! Qu’est-ce que cela veut dire ? » Je lui dis que je n’en savais rien et que si je me rendais à la bibliothèque c’était dans l’espoir de le découvrir. Alors elle fut prise d’un nouveau fou-rire, et son rire était contagieux. Après tout, qu’y a-t-il de plus absurde que de perdre son moi ?
Tandis que nous marchions, je lui parlais de cet état inhabituel et de certains de ses effets. À un moment donné elle s’arrêta et se tourna vers moi. « Figure-toi », dit-elle, « que je vois très bien ce que tu veux dire. Mais je me demande comment tu sais tout cela ; tu es si jeune. Ce que tu me décris, c’est le processus de vieillissement. C’est un changement de conscience réservé aux dernières années de la vie. C’est la dernière étape, une préparation à une nouvelle existence ; mais toi, tu es trop jeune ! »
Lucille avait à l’époque quatre-vingt-cinq ans, si bien qu’elle était assez déconcertée et un peu sceptique de voir le reflet de ses expériences chez une femme qui avait presque quarante ans de moins. Elle ne comprenait pas comment cela était possible, et bien sûr, je ne le savais pas moi-même. Je lui fis cependant remarquer que nul ne connaît d’avance l’heure de sa mort et que je pouvais très bien partir avant elle ; c’est pourquoi il valait mieux me tenir prête, moi aussi. « Tout est possible », répondit-elle, « mais ce n’est pas courant ». Puis elle ajouta avec une sollicitude toute maternelle : « En tout cas, il n’est pas question que tu disparaisses ! » À ces mots, nous reprîmes notre marche en nous donnant le bras.
Dans les deux années qui suivirent, nous fûmes à maintes reprises frappées par la similitude de nos expériences. Si chacune le faisait en ses propres termes, nous parlions cependant des mêmes choses ; et nous avions recours aux mêmes expédients pour faire face à la situation : elle me montrait constamment comment je pouvais me souvenir que je n’avais pas de mémoire. Elle me parlait de ses « compensations », c’est-à-dire la vision de « Cela » que j’ai nommé Unicité, et des moments où elle aussi s’était « détournée » à cause de son intensité insoutenable. Dans le Passage, là où je me sentais au bord de la folie, elle se crut au bord de la « sénilité ». Et là où je sentis mon esprit serré dans un étau, elle parlait d’une résille. Comme il est impossible de relater ici toutes ses expériences, je dirai simplement que du cheminement dont j’ai parlé, Lucille a parcouru pratiquement chacune des étapes.
La seule différence notable, peut-être, c’était que son « moi » avait disparu progressivement, en un peu plus de six ans, me dit-elle et non point brutalement comme dans mon cas. Et puis l’objet qui constituait le cœur de nos préoccupations n’était pas le même. Je fus obsédée d’un bout à l’autre par le mystère de ce qui subsistait en l’absence de moi ; tandis que pour Lucille, le mystère était de savoir jusqu’à quel point elle pouvait se passer du moi et continuer à vivre. Elle n’avait jamais douté un seul instant que lorsque tout serait parti, « envolé », il ne resterait que Dieu seul ; mais alors, pensait-elle, la vie cesserait. Je n’étais pas tout à fait de cet avis ; mais la vérité, c’est qu’aucune de nous n’avait de réponses. Cependant nous partagions notre inconnaissance et ce partage était passionnant ; il était parfois merveilleusement beau, car nous étions persuadées qu’il s’agissait là de l’expérience humaine la plus importante, la plus extraordinaire. Aucune autre expérience, pas même celle de la naissance, ne pouvait jusqu’ici rivaliser avec l’effarante et grandiose réalité de ce voyage. En vérité, c’est là que la vie commence !
Trois ans après le début de ce voyage et à l’époque où j’écrivais ce récit, Lucille, avec toutes ses facultés et son sens de l’humour intact, entra dans la plénitude de la nouvelle vie qu’elle avait découverte au cours de cette transition. Ma rencontre avec elle, à cette époque de ma vie, revêtait une importance capitale. Outre la joie que m’apportait sa compagnie, cette rencontre me prouva définitivement que, contrairement à ce que j’avais tendance à croire, cette expérience n’était pas quelque chose d’exceptionnel, de mystique, ni même de privé. Lucille était absolument persuadée que cette expérience reflétait une transition effectuée depuis toujours, dans le monde entier, par les anciens de chaque génération. Tout ceci faisait donc partie de l’ordre naturel des choses. Que j’ai entrepris ce voyage à un âge moins avancé montre simplement que par nature la vie contemplative est toujours en avance d’une étape sur nos préoccupations ordinaires. En fait, c’est cette continuelle course en avant qui donne à la vie contemplative son parfum surnaturel, car la grâce, précédant la nature, est une accélération des processus naturels ; c’est une progression, un assaut livré au temps.
Cela explique pourquoi le contemplatif n’a pas besoin d’attendre l’âge mûr — comme le prétend Jung — pour trouver son moi véritable. Cette découverte est un sous-produit de son union avec Dieu, à laquelle on peut parvenir à n’importe quel âge, même très jeune ; et une fois centré sur Dieu, le moi est complètement intégré. Ce voyage au-delà du moi peut donc lui aussi s’effectuer avant l’âge mûr…
Pourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé… comme viennent aux petites bergères les visions célestes… mais ici aucune sainte apparition, pas de pieuse enfant…
J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur un banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux, un gros livre relié… il me semble que c’étaient les Contes d’Andersen.
Je venais d’en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long de petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonché de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui… « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas.. et « extase »… comme devant ce mot qui est là se rétracte… « Joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi153.
« Allongée sur le sol, ou recroquevillée sur l’intense douleur qu’elle ressentait au plexus solaire depuis quelque temps, elle n’arrivait pas toujours à dormir. C’est au retour qu’elle m’a dit (car entre nous les effusions n’étaient pas de mise) qu’elle venait chercher des forces vitales auprès de moi, et qu’elle en recevait. Je l’ai crue : il y avait réellement des échanges extraordinaires entre ces êtres que le jeûne et les souffrances amenaient à des états inhabituels. Je me souviens d’un soir, sur la route du retour, où j’ai eu soudain la sensation que, marchant silencieusement à mon côté, elle était en train de mourir. Je l’ai comme prise en charge dans mon cœur, j’ai intensément prié pour elle, et je l’ai sentie lentement revenir à la vie. Sans un mot. Sans la toucher. Et ce lien mystérieux jouait dans les deux sens : je n’ai pas été pour elle plus qu’elle n’a été pour moi. Il est un verset de l’Écriture sainte qui dit « Un frère qui est aidé par son frère est comme une citadelle fortifiée » 154.1999 Nathalie Sarraute (1900-1999)
Pourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé… comme viennent aux petites bergères les visions célestes… mais ici aucune sainte apparition, pas de pieuse enfant…
J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur un banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux, un gros livre relié… il me semble que c’étaient les Contes d’Andersen.
Je venais d’en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long de petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonché de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui… « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas.. et « extase »… comme devant ce mot qui est là se rétracte… « Joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi155.
11-16 156
1
OÙ SONT PASSÉES MES PENSÉES ?
De la béatitude naissent tous les êtres, par la béatitude ils existent, à la béatitude ils retournent. (Taitturîa Upanishad).
C’était au mois d’août, en 2003. La journée avait débuté comme n’importe quelle journée d’été. Mon fils était sorti, j’étais seule à la maison, à m’occuper de choses et d’autres. Et puis voilà que je l’ai remarqué...
Remarqué quoi ?
C’était comme un silence dans ma tête. Oui : un silence frappant... Où étaient passées mes pensées ?... Il y avait cet espace, cet intervalle entre les pensées qui les faisait passer au second plan. Comme si elles ne m’appartenaient plus ou, en tout cas, n’avaient plus de pouvoir sur moi. Je sentais une légèreté, un bien-être, l’impression d’être en phase, connectée avec moi-même comme je ne l’avais jamais été. Connectée à quelque chose d’inexplicable, d’inexprimable : ce silence...
Je me suis demandé ce qui m’arrivait. Et j’ai commencé d’observer.
Et ?...
Ce que je ressentais, c’était une modification de mon fonctionnement intérieur. À la vitesse de l’éclair, quelque chose m’était tombé dessus. Quelque chose que je n’avais pas vu arriver. Pas même s’installer. Et cette « chose » qu’aucun mot ne peut décrire avait pris le pouvoir sur tout.
Tu n’as rien vu arriver ?
Rien. Je n’ai pu que constater que tout était différent... Sur le moment, c’est ce silence qui m’a frappée. Dans les jours qui ont suivi, je me suis rendu compte que je ne vivais plus les choses comme avant. Les mille détails qui, dans une journée, m’agaçaient, une porte qui claque, les clefs qui disparaissent juste comme on s’apprête à sortir, une préoccupation ou une autre, tous ces microévénements qui m’agaçaient en permanence sans même que je le remarque : tout ça ne me dérangeait plus. Je constatais : tiens, la porte est mal fermée, les clés ne sont pas dans ma poche... J’allais fermer la porte, je me mettais à chercher les clés... et je ne trouvais rien à y redire. Les choses étaient ce qu’elles étaient. Ma façon de les percevoir, d’y réagir avait changé.
Tu ne réagissais plus, en fait ?
Voilà, je ne réagissais plus. Parce qu’il y avait ce silence, cette tranquillité qui était là, qui m’envahissait toute, et me laissait telle qu’était la situation.
Les premiers temps, j’ai regardé ça toute seule, au fond de moi, en me demandant ce que ça pouvait bien être... Comme je venais de fêter mes 40 ans, je me suis dit : « c’est formidable d’arriver à 40 ans ! je me sens enfin en phase avec moi-même ! je me sens si légère, si bien... »
Tu as mis ça sur le compte de la quarantaine, vraiment ?!
Oui, je me suis dit ça au début. Mais quand j’ai commencé à évoquer ce que je vivais autour de moi, je me suis aperçue que, même passé 40 ans, les gens ne ressentaient pas ce que je ressentais, ils n’avaient pas ce point de vue que j’avais.
Je n’avais que des amis très cartésiens. Tous étaient pris, comme moi, par la vie active. Pas plus que moi ils ne s’étaient posé de questions métaphysiques ni n’avaient ouvert un livre « spirituel » ou de développement personnel... Ils m’avaient toujours connu très speed : à peine arrivée quelque part je voulais déjà être ailleurs. Et là ils me voyaient posée, tranquille tout d’un coup, sereine. Alors ils se réjouissaient pour moi. « Tant mieux, tu as l’air bien », disaient-ils. Mais ils n’en savaient pas davantage sur ce que je vivais. Et moi non plus.
C’est là que je me suis interrogée sur ce qui pouvait bien se passer dans l’invisible, sur ce qui se passait à l’intérieur de soi. J’ai commencé à me renseigner, à entrer dans des librairies, à chercher des livres qui, peut-être, m’expliqueraient un peu ce que je vivais...
Plus tard, j’ai cessé d’essayer de comprendre. Plus le temps passait, plus je me laissais faire par cette « chose », me contentant d’observer, de découvrir tout ce qui se passait, tout ce qui ne cesse de se passer, toujours plus intense, plus vivant, plus clair. Mais au début, oui, j’ai voulu comprendre...
Et alors ?...
Et alors, très vite, il y a eu l’accident...157
C’était deux mois plus tard, fin octobre. J’étais en voyage professionnel dans le nord de la France. Portable muet : hors réseau. Et puis je récupère un réseau, je vois tous ces messages qui m’attendent. « Ouaouhhh ! je me dis. Il a dû se passer quelque chose... » Je compose un numéro. Au bout du fil, ma meilleure amie : « Ton fils... sur la route... un accident... il est parti... »
Sur le coup, je crois que je n’y ai pas cru. « Un accident », je comprenais. Pour la suite... « Ce n’est pas possible : elle s’est trompée ! » Et je roulais, je roulais vers le lieu du rendez-vous, chez une de mes sœurs. Je ne pensais pas, je roulais. À un moment, juste, cette réflexion : « Si c’est vrai, ma vie est foutue ! » Mais l’idée n’est pas restée. Elle s’est effondrée dans cette tranquillité que je vivais depuis plusieurs semaines.
Arrivée à destination, ils étaient tous là à m’attendre. Ma famille, mes amis, tous. Alors j’ai compris que c’était vrai. Tout le monde m’a entourée pour m’annoncer la tragédie. J’ai eu une espèce de relâchement, je me suis laissée aller...
C’est-à-dire ?
Je me suis laissée aller... La situation était ce qu’elle était... pas de pleurs, pas de crise... je suis montée dans une chambre, au calme. Je voyais mes proches, inquiets, venir voir ce que je faisais. Je les voyais essayer de me parler, essayer de savoir où j’en étais. Mais j’étais très tranquille, en fait. Les heures passaient et c’était toujours pareil : je voyais les gens s’agiter et, au fond de moi, comment dire ?... il n’y avait pas d’agitation, pas de révolte. Aucun sursaut du genre « ce n’est pas possible ! Ça devrait être autrement... »
J’ai beaucoup de mal à me rappeler ce qui s’est passé, mais ce que j’ai vu, très vite, c’est que je ne ressentais pas la souffrance à laquelle tous s’attendaient. J’ai vu que ce n’est pas la situation qui fait souffrir. Pour ma part, c’est dû au silence : la situation ne fait pas souffrir quand le silence est là.
Alors au début je n’ai rien dit à personne. Je n’ai pas joué la comédie non plus. Je suis restée telle que j’étais : tranquille. Bien sûr, je ne sautais pas de joie, mais je n’étais pas anéantie. J’étais dans une neutralité... Mes proches, qui m’imaginaient détruite, se sont dit « elle n’a pas encore réalisé... » Mais ce n’était pas ça. J’avais tout à fait réalisé, mais je percevais toujours la même chose : ce silence, dans ma tête, qui me permettait de demeurer tranquille.
J’ai laissé les semaines passer, l’une après l’autre, avec toute cette agitation autour. Il y a eu l’enterrement, les condoléances, l’absence... Tout ça était vécu dans cette tranquillité, qui demeurait. Je devais me rendre à l’évidence quelque chose au fond de moi me permettait de vivre tout ça dans la paix. C’était incroyable, mais c’était.
Alors je suis tombée dans un étonnement profond. Et je me suis laissée faire, de plus en plus, de plus en plus profondément... Au bout de quelque temps, c’était tellement agréable que je me suis complètement, mais alors complètement laissée prendre par cette chose. Et plus le temps avançait, plus je sentais ça au fond de moi de manière puissante et douce et bienveillante et tout ce qu’on peut imaginer de... d’impensable.
Les gens autour de moi me croyaient anesthésiée. Ils s’attendaient à ce que, d’un moment à l’autre, je prenne enfin conscience de ce qui était arrivé. Mais j’étais parfaitement consciente ! Je savais ce qui se passait.
Tu savais et ça ne te tirait pas de cette tranquillité ? Ou bien il y avait quand même des moments de désespoir, peut-être une alternance des deux ?...
Ce que j’ai remarqué, à l’époque, c’est qu’il pouvait y avoir des moments de tristesse, mais, comment dire... je les voyais. Je les voyais arriver, je les voyais repartir.
Comme si la tristesse était un visiteur et non pas « je suis triste » ?
Voilà. Je sentais l’émotion qui arrivait. Elle était là... Mais je n’avais pas le pouvoir de me l’approprier. Alors elle continuait sa route. Elle passait.
Donc, cette neutralité n’est pas une indifférence ?
Rien à voir avec ça ! De l’extérieur, bien sûr, on pouvait me croire anesthésiée, on pouvait croire que je ne ressentais plus rien. Mais de l’intérieur, ce que je vivais était très actif. Ce n’était pas mort du tout. Il y a eu des moments de tristesse, il y a eu des moments d’abattement, mais ça passait en moi. Toujours, il y avait cet espace inconnu, ce silence. Et plus ça allait, plus je m’abandonnais à cette « chose » qui avait pris jour en moi, qui a pris le pouvoir sur tout. J’en suis tombée folle amoureuse. Tout le reste est passé au second plan.
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Tu as l’impression d’apprendre des tas de choses, mais tu ne peux pas les exprimer. C’est comme si ce silence te les enseignait... pour toi-même, pas vraiment pour les dire. Il t’enseigne, il te permet de te connaître profondément, de connaître tout ce qui se passe, mais... c’est presque impossible à mettre en mots.
Parfois, quand je suis seule et que cette intensité vient, que je suis envahie par cette béatitude pleine de vie, pleine de sensations, des mots me viennent. Ils sont clairs, limpides. Ils expriment dans une totale justesse ce qu’en cet instant-là il m’est donné de percevoir. Mais lorsque, plus tard, j’essaie de les communiquer à quelqu’un : plus rien, plus de mots. Ça ne veut pas se dire. Comme si c’était là pour m’enseigner moi, pas pour être transmis... Quelquefois, même en direct, quand quelqu’un est là et que je ressens ces choses et que je voudrais les partager : impossible, pas de mots.
[…]
Au début, j’essayais de penser. Je me disais qu’il fallait peut-être que j’agisse, que je prévoie, que j’aie des projets, comme avant. J’ai essayé... Je n’ai pas pu. Le silence, l’intensité empêche.
Tout comme autrefois je n’aurais pas pu m’arrêter de penser, même si je l’avais voulu : aujourd’hui, si je veux penser, eh bien je ne peux pas. C’est aussi simple que ça... Tout est simple. Tout est calme. Tout est neuf et sans commentaire. Un instant apparaît et meurt. Puis un autre. Tu te laisses complètement absorber par l’instant.
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Avec... oui, c’est comme si tout d’un coup il n’y avait plus deux personnes.
C’est la fusion, tu crois ?
C’est comme une connexion qui se fait, une fusion, oui... une fusion totale. […] Car ces extases aussi sont vécues par les deux à la fois ?
Oui, il y a vraiment une ouverture qui se fait de l’autre côté, qui permet de ressentir ces choses... Alors est-ce que c’est la même intensité ? Je ne sais pas. Mais, en tout cas, c’est senti.
Puisqu’il y a ces extases sans cause, faire l’amour a-t-il encore un sens ?
Être habitée par ces intensités dues à cette « chose » te remplit d’une telle énergie, d’une telle force... que tu es sans mot. Et cela, même sans aller physiquement vers l’autre, donc même sans relation sexuelle. Alors, bien sûr il y a des moments où tu fais l’amour, mais ça se fait dans la fluidité. Il n’y a plus cette recherche d’aboutissement, d’acte sexuel, de plaisir, d’orgasme... Tu es dans un vide rempli de bonnes choses et tu n’as plus besoin d’aller chercher l’orgasme, ou de toucher l’autre. Tu es remplie par cette connexion qui se fait et qui se passe dans l’invisible.
Donc, si éventuellement un geste se fait, puis un autre, puis un autre qui amène à faire l’amour, ce n’est pas « aller vers » l’acte sexuel : le geste se fait, sans direction... C’est un peu ça ?
Voilà. Tu es tellement dans le « voir » la situation, et après dans le senti, que tu laisses cette fluidité agir. Tu ne peux pas faire autrement. Tu ne peux que laisser cette fluidité agir, pour qu’elle soit juste, tellement tu sens que tout est magique, que tout se fait... que tout se fait dans une telle fluidité que tu ne veux même pas intervenir tellement c’est bon.
[…]
Et quand tu parles avec quelqu’un : as-tu remarqué ces moments où la personne, soudain, lâche une phrase étonnante. Un point de vue tout frais, spontané, qui sort directement du silence. Un point de vue parfaitement juste et vrai, même si la personne ne s’en rend pas forcément compte. C’est un moment très réel, ça aussi, un moment de non-relation. Et le vrai réel, c’est ça.
En général, on ne remarque pas ces moments d’ouverture parce que l’attention est portée sur les autres moments, ceux où l’on est dans son histoire, dans sa pensée, dans sa « personne ». Il n’y a pas cette porte qui s’ouvre, cet espace qui permettrait de voir que ça vient d’ailleurs, d’un autre point de vue.
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En fait, la vie devient très simple. Tu n’as plus rien à faire, ça se fait tout seul.
[…]
Que dirais-tu à quelqu’un qui te demanderait, comme cela ne manquera pas d’arriver : « et moi, comment je fais pour vivre ça ? » ?
Je fais une totale confiance à ce silence dans l’invisible. Alors la seule chose qui peut être dite, il me semble, serait « soyez ce que vous êtes dans l’instant... et laissez la spontanéité faire ce qu’elle a à faire. » C’est quelque chose qu’on ne peut pas comprendre, pas apprendre, vouloir, savoir... Alors se laisser faire — quoi d’autre ?
En fait, si ça se présentait, si quelqu’un me posait cette question, je crois que j’aurais juste envie de rester en silence avec cette personne, et de laisser ce silence agir. Un mot, un geste peut venir : il est tout imbibé de silence, c’est par ce silence qu’il est agissant, pas en lui-même. Alors, oui, partager le silence...
Cette spontanéité qui te saisit et te fait demeurer dans cette « chose », elle règle tous les problèmes à la base — puisqu’ils apparaissent au second plan.
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Rester simplement avec ce point d’interrogation, sans vouloir comprendre ni avoir de réponse à cette question, en laissant tout ce qui arrive à soi être au second plan ; et accepter tout ce qui arrive, que ce soit des moments d’extase ou de mal-être. Avoir toute son attention posée sur cette question sans réponse, dans cet espace de silence ; et l’accepter, surtout, cet espace ! l’accepter silencieusement, pas mentalement. Mentalement, juste accepter que tout soit au second plan : tout existe, tout est là, tout apparaît, mais ça apparaît dans ce silence et ce point d’interrogation sans réponse... Vraiment l’accepter totalement, en étant... simplement.
Beaucoup de gens croient que la réalisation, l’illumination, c’est un truc bouleversant avec de la lumière, une grande lumière qui se fait, des couleurs... Et si simplement c’était ça ? Juste ces moments de totalité. Si c’était simplement ça ?... Et se laisser faire après, tout simplement, dans ce calme, cette tranquillité, ce silence. Découvrir au fur et à mesure la légèreté que ça te donne, de voir que tout ça est là, bien sûr, mais c’est au second plan et ce n’est pas toi — donc pas besoin d’en faire tout un monde...
[…]
« Simplement », tous les grands sages le disent ! Répondez à la question Qui suis-je ? et vous aurez tout le reste en négation... puisque tout le reste c’est ce que vous n’êtes pas. Et ils le disent simplement, mais les gens le perçoivent de manière tellement compliquée qu’ils n’arrivent pas à laisser place à cette simplicité de la vie, de la réalité.
Encore faut-il que la question Qui suis-je ? vienne spontanément !...
Mais c’est justement le fait de laisser place à cet espace de silence, quand il se présente, qui va permettre à l’attention de se poser là et de ne plus en sortir. C’est tellement simple et puissant en même temps... Il n’y a plus que ça ; tout le reste continue à apparaître et disparaître, mais il n’y a plus que ça, avant tout le reste : l’attention est complètement transférée dans cet espace. Du fait que c’est accepté totalement, il y a une humilité qui vient, une vérité. Et tout d’un coup tu y vois plus clair, tout simplement, sans chercher à vouloir comprendre.
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Cette chose ? !
Oui, cette chose qui est avant tout. C’est elle qui nous permet d’être ce qui est.
Vous pouvez la nommer, la décrire ?
On peut l’appeler silence, tranquillité, puissance, amour... On peut mettre des tas de mots dessus : ce ne sont que des mots. Cette chose est au-delà des mots... Si j’essaie quand même d’en parler, je peux dire, aussi, que c’est un sentiment profond, une conviction profonde.
Vous parliez de déconnexion. Une déconnexion de quoi ?
On voit toujours la même chose, mais c’est comme si on découvrait qu’il existe quelque chose qui voit tout, qui voit ce qui se passe, en soi et autour de soi, et qui voit en même temps cet espace qui ne permet plus de croire à tout ce qu’on croyait être.
Pour le dire autrement : on voit toujours la même chose, mais on ne s’y identifie plus. On en est déconnecté. C’est le début d’un processus d’éclaircissement. Dans un premier temps, même si on ne s’identifie plus à ses pensées, si on ne les croit plus, ne les prend plus pour réelles, on croit encore à la réalité du corps, à celle des choses dites extérieures. Et puis le recul grandit, des espaces s’en vont peu à peu : la personnalité... l’individualité... le corps... le réel extérieur... Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien.
Donc je dirais qu’il y a d’abord un saisissement, dans l’instant brusquement, voir depuis un autre endroit. Puis il y a la découverte de cette clarté qui, elle, est progressive. Il y a cette conviction grandissante, l’expérience de la vie de plus en plus simple...
Y avait-il eu une sorte de préparation, en vous, avant que ça vous arrive ?
Aucune. Bien sûr, il y avait une insatisfaction, celle de tout le monde. Je me demandais parfois pourquoi j’avais toujours besoin de plus — plus d’activité, plus d’intensité, plus de réussite, plus d’amour... Mais à part cette insatisfaction vague : non, vraiment, il n’y avait rien. Ni croyance, ni foi, ni lecture, ni questionnement spirituel : aucune préparation. Et puis, soudain : cet étonnement profond.
Ça a été subit ?
Spontané, oui. Un silence, une clarté qui vous éclaire et vous montre qu’on était dans le faux, que tout ce que l’on croyait être, on ne l’est pas.
Bien sûr, ensuite, il y a une évolution dans la clarté...
Ça s’est passé comment ?
J’étais là, dans mon salon. J’ai vu ce silence dans ma tête. C’était si étonnant que je me suis mise à observer. Il y avait cette légèreté, ce bien-être... C’était vraiment très agréable à vivre !
Qu’est-ce qui vous a d’abord frappée, quand c’est arrivé ?
En tout premier lieu : la beauté de ce silence qui prend toute la tête, tout l’espace. Et qui laisse place à l’intensité : cette perception du corps, de plus vaste que le corps, vivant, mouvant, à chaque instant.
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Le « je » a-t-il encore un sens ?
Je ne sais pas...
Ressentez-vous de la gratitude ?
Un remerciement permanent, oui.
Comment faites-vous vos choix, prenez-vous vos décisions ?
C’est la fluidité qui fait mes choix. Je n’ai plus besoin de penser, puisque cela se fait tout seul. Et ce qui se fait se fait dans la justesse. Au début, j’ai un peu essayé de penser, de prévoir, comme avant. Je n’y arrivais pas. C’était comme si le silence grandissait, m’emplissait la tête et la faisait taire. Maintenant, je fais une totale confiance...
Et la volonté ?
Je n’ai plus de volonté propre. Ce doit être très reposant !
Comme si on avait lâché les valises : il n’y a plus qu’à se laisser faire... C’est une totale confiance, un abandon total. J’observe ça depuis cinq ans et tout s’est si bien passé que la confiance devient totale.
Cela a-t-il changé votre vie pratique, votre travail, votre vie sociale ?
Dans les débuts, environ deux ans, je suis demeurée tranquille extérieurement, pour pouvoir observer tout ça. Je ne travaillais plus. J’observais, j’écoutais ce mouvement, en moi, opéré par cette chose... Depuis plusieurs mois, je donne un coup de main à une amie, dans un restaurant. À l’extérieur c’est l’activité, l’agitation parfois ; au-dedans, c’est la même tranquillité. Retourner à la vie active m’a permis de voir que rien ne me tirait de cette tranquillité, que tout demeurait, toujours, au second plan par rapport à elle.
Ressentez-vous un sentiment d’empathie pour les autres, ceux qui vous entourent ? Comment vivez-vous les émotions ? En vivez-vous encore ?
Je dirais que je les vis... pleinement. Le fait de les voir arriver, ce recul qui permet de tout ressentir, mais sans s’identifier : tout cela permet de les vivre d’un bout à l’autre, pleinement. Et puis elles passent.
La peur aussi ?
La peur peut venir, mais, comment dire ?... elle est tellement vue comme au second plan, tellement dépourvue d’existence réelle qu’à peine elle apparaît... tout se passe dans une telle fluidité ! C’est difficile d’expliquer... Disons que je n’ai pas peur, non. J’ai comme l’impression que je peux tout vivre.
Et la colère ?
Pour l’instant, je n’ai pas vu la colère...
Auriez-vous un conseil à donner à ceux qui n’ont pas connu ce basculement ?
De vivre pleinement. De vivre l’instant qui se présente, le désir, l’élan qui se présente. Non pas ce qu’il faut faire, mais ce qui vient, ce qui est là, maintenant.
La vie a-t-elle un but, pour vous ? un sens ?
Un but ? Non. Un sens ?... Aucun autre, je crois, que de sentir cette puissante intensité de l’instant.
Vous ne vous sentez pas un peu seule ?
Non, jamais. Vous vivez toujours quelque chose. Vous n’êtes jamais seul, dans cet espace.
[…]
C’est le filtre égotique qui a disparu ?
Je dirais plutôt qu’il y a eu transfert d’identification. Avant, je n’étais que mon corps et mes pensées. Et puis il y a eu ce saisissement spontané. Il a entraîné un total transfert d’identification qui a mis cette chose avant tout. Avant absolument tout.
Votre relation aux autres a-t-elle changé ?
Elle a changé comme elle a changé avec moi-même. C’est une non-relation... même s’il y a partage. Tout ce qui est au second plan a cessé d’être « en relation » comme il l’était avant. C’est plus une simultanéité, une fusion.
Vous éprouvez un sentiment d’unité ?
Oui, puisque tout est au second plan... tout en étant là. Il y a tout en même temps.
Pour nous qui cherchons, qui méditons, qui pratiquons depuis des années : n’y a-t-il vraiment rien à faire ?
Faire confiance au désir profond... C’est lui qui vous a fait entrer dans une voie spirituelle. C’est lui qui, de manière spontanée, vous a donné le sentiment d’existence. Et c’est lui qui, de manière tout aussi spontanée, vous donnera le sentiment de non-existence. Alors : se laisser faire. Faire confiance à ce qu’on est, tous, au fond de nous. Vivre pleinement l’instant présent, dans l’intensité.
Vous donnez au mot « intensité » un autre sens que nous, ou je me trompe ? Pour nous, l’intensité est émotion, pour vous c’est ce silence...
[…]
Le basculement, ce serait ça : rester dans ce silence que nous connaissons tous, à un moment ou un autre, au lieu de revenir l’instant d’après à une histoire, à sa personne, ses préoccupations, etc.
Voilà. Rester là et, je ne sais pas comment, faire confiance à cette chose qui se manifeste, là. Parce qu’elle a le pouvoir, elle sait à chaque instant.
Bien sûr, ce n’est pas vraiment un conseil, mais... Voilà : c’est spontané. Ça se fait spontanément. Donc il n’y a plus qu’à faire confiance.
Ces moments de silence, qu’on expérimente parfois pendant la méditation, c’est bien d’eux que vous parlez ?
Pas seulement dans la méditation. À n’importe quel moment de la journée.
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15
CE GRAND CŒUR QUI BAT ÉTERNELLEMENT...
On fait le bien dans la mesure non pas de ce que l’on fait, mais de ce que l’on est. (Charles de Foucauld)
Peut-on parler de pédagogie de l’Éveil ?
On peut en parler, si on veut... Mais, profondément, ça ne sert à rien. Car on aura beau en parler pendant des milliers d’années, tant qu’on ne le découvre pas par soi-même on ne peut pas le voir, on ne peut pas l’entendre.
Moi, j’ai envie de dire : Soyez tout simplement ce que vous connaissez actuellement. Soyez honnête envers vous-même... Qu’aimez-vous en ce moment ? Que faites-vous ? Que sentez-vous ? Que pensez-vous, là, maintenant ? À ce qui est là pour vous, en cet instant, donnez-vous pleinement... Votre conscience individuelle est universelle, donc donnez-lui votre cœur et votre esprit. Ne pensez à rien d’autre... Quand cela se fait naturellement, sans effort, c’est le plus haut des états. C’est « cette chose », Absolu, Réalité ultime, qui vous cherche. Et qui vous trouvera au moment où Elle l’aura décidé.
[…]
On ne peut pas tuer l’ego. Mais « cette chose », elle, a le pouvoir de faire en sorte que l’ego n’ait plus le pouvoir de se reconstruire d’instant en instant. On continue à jouer notre rôle, à vivre avec cette conscience manifestée, mais elle n’apparaît plus qu’au second plan. Au premier plan, il y a ce silence, cette verticalité. Alors l’horizontalité, c’est-à-dire la conscience manifestée, est.
À ceux qui s’identifient toujours à leur « personne » et aspirent à l’extinction de l’ego, que peux-tu dire ?
D’accord, il n’y a pas eu la découverte de cet état, mais... Mais cet état — qui n’en est pas un — on l’est tous déjà. L’Éveil, c’est la découverte de l’unicité. C’est voir qu’avant d’être cette conscience manifestée, qu’elle soit individuelle ou universelle, tu es « quelque chose » qui est « en amont ». Tous, on est « cette chose », on est cet Absolu. Simplement, c’est recouvert par cette conscience.
Donc, « cette chose » est là, cette puissance est là. Et c’est elle qui va te trouver. C’est elle qui va te saisir, te faire découvrir la réalité vraie. C’est elle qui va t’enseigner.
Découvrir votre vraie nature. Il n’y a que vous et, quand vous savez cela, il n’y a que l’amour.
Avant ça...
Avant ça, si j’en crois ma propre expérience, il s’agit d’être tout simplement ce qu’on est, d’être honnêtement ce qu’on est. Autrement dit, de faire un avec la vie, avec ses désirs, ses souffrances, avec tout ce qui se présente. C’est vivre pleinement, intensément, simplement... C’est ne pas se croire plus fort que soi-même. C’est éviter d’avoir deux ou trois voix dans sa tête — déjà, une qui affirme que l’on est une personne, ça suffit ! C’est essayer d’accepter la vie telle qu’elle est, du mieux qu’on peut, sans prétendre avoir la capacité d’être autrement que l’on est, de faire autrement que l’on fait.
C’est accueillir la vie comme elle est, sans l’éternel commentaire qu’elle devrait être autrement ?
C’est être le plus fluide possible avec la vie. C’est ça vivre simplement. Ça ne veut pas dire avoir une vie très intense, très mouvementée. C’est, quelle que soit ta vie, passionnée si tu es de nature passionnée, tranquille si tu es d’un naturel tranquille : l’accepter telle qu’elle est. Déjà, bien souvent, il y a une voix qui murmure « je devrais m’y prendre autrement, ma vie devrait être autrement... » Alors accepter cette voix. Ne pas compliquer les choses. Ne pas laisser s’imposer, par exemple, une nouvelle voix qui dirait « il ne faut pas qu’il y ait cette voix qui parle dans ma tête »...
Se laisser vivre, simplement, la vie qui apparaît à nous.
Quand tu dis « vivre intensément » : de quelle intensité parles-tu ?
Je fais référence à ce que j’ai vécu. Je n’ai pas eu une vie intense, avec des passions, des choses qui m’ont fait vibrer fort. Non... Vivre intensément, pour moi, c’est vivre intensément l’amour de ton fils, vivre intensément l’amour de ta mère, vivre intensément l’amour de toi-même... Tu vois, c’est ça. Peu importe si tu es une star ou une femme de ménage. « Intensément », ça fait référence à l’amour de la vie. Ça peut être tout aussi bien vivre intensément la fête si tu es une fille qui fait la fête, ou la saveur du vin que tu es en train de savourer... Intensément, c’est tout. De toute façon, la vie se charge de nous et nous ramènera là où il faut.
Quelqu’un qui est dépressif qui n’aime pas la vie, qui ne s’aime pas lui-même... il est à des années-lumière de cette vie spirituelle, alors ? !
Non. Car tu peux aussi vivre intensément ces moments de crise, ces moments où les choses ne vont pas comme tu veux... puisqu’il s’agit d’accepter la vie telle qu’elle est. Quelle qu’elle soit dans l’instant.
Il y a des gens dépressifs qui sont très spirituels.
Vivre intensément, c’est ne pas se poser davantage de questions que ce qu’on se pose déjà du seul fait de se prendre pour une personne.
C’est sentir les choses, sentir ce qu’on est en train de faire, se donner entièrement à la vaisselle qu’on est en train de faire, au choc émotionnel qui vient nous perturber... plutôt que de penser ?
C’est vivre sa vie en faisant la vaisselle et en ayant dans la tête toutes sortes de pensées qui nous embarquent ailleurs. C’est s’accepter vraiment tel qu’on est, avec cette petite voix dans la tête puisque c’est elle qui se présente.
[…]
Et pour ça le « oui » à la vie est plus propice que le « non » ?
Je ne dirais pas le oui... Une certaine neutralité, une justesse, plutôt. Parfois, on sent qu’il faut dire non. C’est davantage une fluidité, une justesse, qu’un « oui ». Une neutralité qui permet de ne pas totalement être là... tout en étant là. Mais ça, cette justesse, est-ce la personne qui la « trouve » ? N’est-ce pas déjà « cette chose » qui est en train d’agir ?
Dès le moment où l’existence a pris le pouvoir — c’est-à-dire la conscience qu’on a de l’existence de soi et du monde —, il faut arriver à la vivre, à vivre cette existence, à vivre sa vie sans chercher ce sentiment d’inexistence qui pourrait apporter, croit-on, un bien-être, une tranquillité... Ça, c’est faux. « Je » ne peux pas trouver l’inexistence. « Je » n’a pas à la chercher. C’est l’inexistence qui doit nous saisir.
Donc, suivre une voie spirituelle n’a aucun sens ?
Si, elle a son sens. Si ma vie m’amène à avancer sur une voie spirituelle, avec des techniques de méditation, avec une progression apparente vers des états de conscience de plus en plus subtils, il faut respecter ça. Il faut y aller, le vivre pleinement, intensément. C’est ça aussi, accepter ma vie telle qu’elle est !
[…]
Ce basculement qui fait qu’il n’y a plus cet aveuglement sur ce qu’on croit être — nos émotions, nos sens, notre mental... On s’aperçoit qu’on n’est pas tout ça. On continue de vivre avec tout ça, mais on ne l’est pas. Notre véritable nature n’est pas cela. Notre véritable nature c’est quelque chose d’inexprimable... Découvrez, et vous verrez...
Amour, méditation, présence : même ça, n’est-ce pas quelque chose qui nous saisit, plutôt qu’un acte, un choix « personnel » ?
Bien sûr. C’est justement ça qui est beau dans l’amour : c’est que l’amour ne se pense pas. Tout d’un coup, il te saisit. La magie, c’est qu’il a la capacité de te faire t’oublier, de t’arracher à ta conscience individuelle pour te plonger dans la conscience universelle. C’est pour ça qu’il y a fusion. C’est pour ça que les premiers mois, les premières années, sont toujours exceptionnels. Mais, plus ou moins vite, la conscience individuelle reprend le dessus... et il faut changer de partenaire !
Que penses-tu de l’assise, de la méditation, de toutes les « pratiques spirituelles » proposées par les voies progressives ?
C’est aussi bien que n’importe quoi... Mais il n’y a rien qui fait qu’on sera plus apte à être saisi. Certains, qui ne sont jamais passés par aucune pratique spirituelle, peuvent être saisis par « cette chose ». L’inverse également.
[…]
Donner tout son cœur à la vie telle qu’elle est... Et ce grand cœur qui bat éternellement viendra nous saisir. Là, on ne pourra qu’apprendre, on ne pourra que découvrir chaque instant, à chaque instant. Parce que c’est tellement passionnant que c’est tout le temps là. C’est placé avant toute chose, avant tout ce qu’on croirait être. C’est ce grand livre, ouvert à l’intérieur de soi, qui nous donne la clarté de voir la réalité...
On vit parfois des expériences extraordinaires, dans les « voies progressives », des visions, des clartés, des espaces infinis... des moments si intenses que la conscience « moi je », parfois, s’efface. Quelle est la valeur de ces expériences, selon toi ?
C’est ce qu’on peut appeler des moments d’ouverture. L’intensité y est telle qu’elle prend le dessus. Il y a un dépassement de soi-même.
On est où, là ? Toujours dans la conscience universelle ? Ou dans « autre chose » ?
Je serais tentée de dire que c’est la conscience universelle qui est là, qui est très ouverte... Tu n’es plus là en tant que personne... mais tu n’es pas non plus déconnecté.
Esther Hillesum est née le 15 janvier 1914 à Middelbourg dans une famille juive libérale. Son père, Louis Hillesum, est docteur en lettres classiques et proviseur du lycée de Deventer. Sa mère, Rebecca Bernstein, a fui les pogroms russes en 1907. Etty Hillesum a deux frères, Jaap qui étudiera la médecine et Mischa qui étudiera le piano. Elle obtient une maîtrise de droit en 1939 tout en poursuivant des études de russe. Le 10 mai 1940, les troupes nazies envahissent les Pays-Bas. Après une scolarité aboutie au lycée de Deventer en 1929, elle entame — sans passion — des études de droit public à Amsterdam et obtient une maitrise en 1939. Durant ces études, elle emménage chez l’expert comptable retraité Hans Wegerif qui héberge plusieurs étudiants et avec lequel elle entretient une relation jusqu’en 1942. Gravitant dans un milieu de gauche et contestataire, Hetty, qui est douée pour les langues, gagne sa vie en donnant des cours particuliers de russe.
Le 3 février 1941, Etty Hillesum entreprend une thérapie avec Julius Spier que lui a présenté son logeur. Réfugié aux Pays-Bas en 1937 pour fuir les lois antisémites nazies, ce dernier pratique la « psycho-chirologie », une forme de thérapie que Carl Gustav Jung — dont il a été l’élève puis le collègue — lui a recommandé de développer. Il devient son maître spirituel, elle l’appelle « l’accoucheur de mon âme » sans qu’elle exprime clairement les motivations de cette thérapie.
Sur les recommandations de Spier, elle entame la rédaction d’un journal à partir du 9 mars 1941, au fil duquel on apprend qu’elle estime qu’il n’y a pas de personne plus malheureuse qu’elle sur Terre, qu’elle manque de confiance en elle et — ‘éprouv [ant la] pénible sensation d’un désir insatiable devant la beauté des êtres et du monde’ — qu’elle connaît des moments dépressifs. Des relations complexes se tissent entre la jeune femme et le psychologue quinquagénaire : elle est à la fois sa cliente, son élève, sa secrétaire et son amie de cœur, et ils ne cessent de se défier pour se faire grandir mutuellement. Douze mois plus tard, elle écrit : « je pense que désormais je fêterai mon anniversaire le 3 février » et célèbre sa première année, la « plus belle année » de sa vie.
Persécutions nazies et mystique chrétienne
Dans son journal intime, elle relate la spirale inexorable des restrictions des droits et des persécutions qui amènent en masse les juifs néerlandais vers les camps de transit, puis vers la mort en déportation. D’innombrables notations font de ce texte, et de ses lettres de Westerbork, camp de transit situé au nord-est des Pays-Bas, où elle séjourna à plusieurs reprises, des documents historiques de premier plan pour l’étude de l’histoire des Juifs aux Pays-Bas pendant la guerre. Dans son journal, elle évoque aussi son évolution spirituelle qui, à travers la lecture, l’écriture et la prière, la rapproche du christianisme, jusqu’au don absolu de soi, jusqu’à l’abnégation la plus totale, tout en gardant, avec une admirable constance, son indéfectible amour de la vie, et sa foi inébranlable en l’humain, alors même qu’elle le voit journellement accomplir des crimes parmi les plus odieux. Au camp de Westerbork, elle est chargée d’enregistrer les noms des personnes qui partent en déportation. Elle y notera notamment celui de la carmélite juive Edith Stein.
Etty a deux frères, Jaap, interne en médecine au moment de sa déportation, et Mischa, pianiste dont les dons exceptionnels firent un moment espérer à la famille Hillesum qu’il échapperait au sort des Juifs. Mischa et les parents d’Etty succomberont comme cette dernière à Auschwitz en 1943. Jaap ne survivra pas à l’évacuation de Bergen-Belsen en 1945. Ce sont les écrits d’Etty qui donneront une postérité à cette famille, par leur grande valeur historique, spirituelle, mais aussi littéraire.
[…]
Vendredi 3 juillet 1942, 9 heures et demie du soir. C’est vrai, je suis toujours assise au même bureau, mais j’ai l’impression de devoir tirer un trait au bas de tout ce que j’ai écrit jusqu’ici pour continuer sur un ton nouveau. Quand on a une certitude nouvelle dans sa vie il faut lui donner un abri, lui trouver une place : ce qui est en jeu, c’est notre perte et notre extermination, aucune illusion à se faire là-dessus. « On » veut notre extermination totale, il faut accepter cette vérité, et cela ira déjà mieux. Aujourd’hui, j’ai ressenti pour la première fois un immense découragement, et je dois lui régler son compte. S’il nous faut crever, qu’au moins ce soit avec grâce — mais je ne voulais pas m’exprimer aussi crûment. Pourquoi ce découragement m’atteint-il seulement maintenant ? Parce que j’ai des ampoules aux pieds d’avoir marché en ville par cette chaleur ; parce que tant de gens ont les pieds meurtris depuis qu’ils n’ont plus le droit de prendre le tram ; à cause du petit visage blême de Renate, obligée d’aller en classe à pied, une heure de marche à chaque trajet ? Parce que Liesl fait des heures de queue pour s’entendre refuser des légumes verts ? Pour infiniment de choses qui, prises séparément, sont des détails, mais constituent autant d’opérations de la grande guerre d’extermination qu’on nous a déclarée. Pour l’instant, tout le reste paraît encore grotesque et inimaginable : S. qui ne peut plus entrer dans cette maison pour rendre visite à son piano, à ses livres ; et moi qui ne peux plus aller chez Tide, etc.*
Bon, on veut notre extermination complète : cette certitude nouvelle, je l’accepte. Je le sais maintenant. Je n’imposerai pas aux autres mes angoisses et je me garderai de toute rancœur s’ils ne comprennent pas ce qui nous arrive à nous, les Juifs. Mais une certitude acquise ne doit pas être rongée ou affaiblie par une autre. Je travaille et je vis avec la même conviction et je trouve la vie pleine de sens, oui, pleine de sens malgré tout, même si j’ose à peine le dire en société.
La vie et la mort, la souffrance et la joie, les ampoules des pieds meurtris, le jasmin derrière la maison, les persécutions, les atrocités sans nombre, tout, tout est en moi et forme un ensemble puissant, je l’accepte comme une totalité indivisible et je commence à comprendre de mieux en mieux — pour mon propre usage, sans pouvoir encore l’expliquer à d’autres — la logique de cette totalité. Je voudrais vivre longtemps pour être un jour en mesure de l’expliquer ; mais si cela ne m’est pas donné, eh bien, un autre le fera à ma place, un autre reprendra le fil de ma vie là où il se sera rompu, et c’est pourquoi je dois vivre cette vie jusqu’à mon dernier souffle avec toute la conscience et la conviction possibles, de sorte que mon successeur n’ait pas à recommencer à zéro et rencontre
*. En vertu de l’interdiction faite aux Juifs d’entrer dans une maison « non juive ». Etty vivait d’ailleurs en constante infraction à cette règle, et se rendait même coupable de « Rassenschande » (relations amoureuses avec un non-Juif), « crime » passible de déportation immédiate.
moins de difficultés. N’est-ce pas une façon de travailler pour la postérité ? […]
3 juillet 1942. […]
Autrefois je croyais devoir produire un certain nombre de pensées profondes par jour ; aujourd’hui il m’arrive d’être une friche infertile, mais étendue sous un ciel vaste, haut et paisible. C’est mieux. Je me défie aujourd’hui de cette profusion de pensées jaillissantes, j’aime mieux être de temps en temps en friche et en attente. Il s’est passé énormément de choses en moi ces derniers jours, mais elles ont fini par se cristalliser autour d’une idée. Notre fin, notre fin probablement lamentable, qui se dessine d’ores et déjà dans les petites choses de la vie courante, je l’ai regardée en face et lui ai fait une place dans mon sentiment de la vie, sans qu’il s’en trouve amoindri pour autant. Je ne suis ni amère ni révoltée, j’ai triomphé de mon abattement, et j’ignore la résignation. Je continue à progresser de jour en jour sans plus d’entraves qu’autrefois, même en envisageant la perspective de notre anéantissement. Je ne me parerai plus de belles formules qui prêtent toujours à malentendu : « J’ai réglé mes comptes avec la vie, il ne peut plus rien m’arriver, d’ailleurs il ne s’agit pas de moi personnellement, peu importe qui meurt, moi ou un autre, l’important c’est que l’on meurt. »
Voilà ce que je dis souvent autour de moi, mais cela n’a pas beaucoup de sens et ne rend pas clairement ce que je veux dire — et au fond cela ne fait rien.
En disant : « J’ai réglé mes comptes avec la vie », je veux dire : l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie ; regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. À l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie. C’est ma première confrontation avec la mort. Je n’ai jamais très bien su comment appréhender la mort. À son égard je suis d’une virginité totale. Je n’ai encore jamais vu un mort. C’est incroyable : dans ce monde semé de millions de cadavres, à vingt-huit ans je n’ai encore jamais vu un mort !
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Un peu plus tard. Si cette journée ne m’avait rien apporté (s’il n’y avait eu au dernier moment cette bonne et pleine confrontation avec la mort et l’anéantissement), je n’aurais eu garde d’oublier ce brave soldat allemand qui attendait au kiosque avec son sac de carottes et de choux-fleurs. Il avait commencé par glisser un billet dans la main de la jeune femme, dans le tramway ; puis il y eut cette lettre qu’il faut absolument que je lise un jour. Il lui disait qu’elle lui rappelait la fille d’un rabbin qu’il avait soignée et veillée sur son lit de mort. Et ce soir, il est venu lui rendre visite*.
Quand Liesl m’a raconté cette histoire, je me suis dit tout de suite : « Ce soir il faudra prier aussi pour ce soldat allemand. » L’un des innombrables uniformes qui nous entourent a pris soudain un visage. Il est probable qu’il est parmi eux d’autres visages où nous pourrions lire un langage compréhensible pour nous. Il souffre lui aussi. Il
*. Cette histoire racontée de façon très allusive concerne Liesl Levie ; le soldat s’était apparemment offert à la ravitailler. Etty revient un peu plus loin sur cette anecdote.
n’y a pas de frontière entre ceux qui souffrent, on souffre des deux côtés de toutes les frontières et il faut prier pour tous. Bonne nuit.
Depuis hier j’ai encore vieilli, j’ai pris plusieurs années d’un coup et sens ma fin plus proche. Le découragement m’a quittée, me laissant plus forte qu’avant. En apprenant à connaître ses forces et ses faiblesses et à les accepter, on accroît sa force. Tout cela est très simple et s’impose à moi avec une clarté grandissante, et je voudrais vivre longtemps pour le faire partager avec la même évidence. Bonne nuit encore, pour de bon cette fois.
Samedi matin, 9 heures. De grands changements semblent s’opérer en moi, et je ne crois pas qu’il s’agisse simplement d’états d’âme.
La soirée d’hier a vu émerger une intuition nouvelle (si du moins l’on peut parler d’intuition à ce propos) et ce matin je ressentais une paix, une sérénité, une certitude que je n’avais plus connues depuis longtemps. Et tout cela m’est venu d’une petite ampoule au pied gauche.
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C’est une expérience de plus en plus forte chez moi ces derniers temps : dans mes actions et mes sensations quotidiennes les plus infimes se glisse un soupçon d’éternité. Je ne suis pas seule à être fatiguée, malade, triste ou angoissée, je le suis à l’unisson de millions d’autres à travers les siècles, tout cela c’est la vie ; la vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l’on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité ; alors la vie, d’une manière ou d’une autre, forme un ensemble parfait. Dès qu’on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l’on suit son bon plaisir et son caprice pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde : dès lors que l’ensemble est perdu, tout devient arbitraire.
À la fin de notre longue marche, une pièce accueillante nous attendait, nous offrant sa sécurité et un divan confortable où nous jeter après nous être débarrassés de nos chaussures ; et un accueil chaleureux, et un panier de cerises que des amis avaient envoyé du Betuwe*. Avant, un bon déjeuner était la chose la plus naturelle du monde, aujourd’hui c’est une aubaine inespérée, et si la vie s’est faite plus rude et plus menaçante, elle est aussi plus riche dans la mesure où l’on a renoncé à ses exigences et où l’on accueille avec gratitude, et comme un don, du ciel, tout ce qui reste de bon. Du moins telle est ma réaction, et c’est aussi la sienne ; nous nous étonnons parfois ensemble de n’éprouver ni haine, ni indignation, ni amertume — c’est une chose qu’on ne peut plus dire ouvertement en société, nous sommes probablement très seuls à penser ainsi. Tout en marchant, je savais qu’une maison
*. Région située à l’ouest de Nimègue, entre Rhin et Meuse.
amie nous attendait au bout du chemin, et je pensais au jour où ce serait fini, où l’on marcherait sur les chemins pour aboutir à la salle commune d’un baraquement. Je savais que c’était mon destin, non seulement le mien, mais celui de tous les autres, et je l’ai accepté.
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Je sais que dans un camp de travail je mourrai en trois jours, je me coucherai pour mourir, et pourtant je ne trouverai pas la vie injuste.
Fin de la matinée. Enfiler une chemise propre est une sorte de fête. Et faire sa toilette au savon parfumé dans une salle de bains qui vous appartient pour une demi-heure. Je passe mon temps à prendre congé de tous les bienfaits de la civilisation, dirait-on. Et si bientôt je n’en jouis plus, je n’en saurai pas moins qu’ils existent et peuvent embellir la vie, et je les louerai comme un de ses bons côtés, même s’il ne m’est pas donné d’en profiter. Que j’en profite ou non, ce n’est tout de même pas cela qui importe !
Il faut assumer tout ce qui vous assaille à l’improviste, même si un quidam revêtant traîtreusement la forme d’un de vos frères humains fond droit sur vous au sortir d’une pharmacie où vous avez acheté un tube de dentifrice, vous tapote d’un index accusateur et vous demande avec un air d’inquisition : « Vous avez le droit d’acheter dans ce magasin ? » Et moi de répondre, un peu timidement, mais avec fermeté et avec mon amabilité habituelle : « Oui, monsieur, puisque c’est une pharmacie. » — « Ah bon », fit-il, sec et méfiant, avant de passer son chemin. Je ne suis pas douée pour les répliques cinglantes. Je n’en suis capable que dans une discussion intellectuelle d’égal à égal. Devant la racaille des rues, pour appeler ces gens par leur nom, je suis totalement désarmée, livrée pieds et poings liés. Je suis confondue, attristée et étonnée que des êtres humains puissent se traiter ainsi, mais répliquer sèchement, clouer le bec à l’adversaire (même dans les limites de la bonne éducation) ne me viendra pas à l’esprit. Cet homme n’avait certainement aucun droit à me soumettre à cet interrogatoire. Encore un de ces idéalistes prêts à aider l’occupant à purger la société de ses éléments juifs. À chacun ses plaisirs dans la vie. Mais le choc de ces petites rencontres avec le monde extérieur est un peu dur à encaisser. Intérieurement, je n’ai pas le moindre intérêt à tenir tête crânement à tel ou tel persécuteur, et je ne m’y forcerai donc jamais. Ils ont bien le droit de voir ma tristesse et ma vulnérabilité de victime désarmée. Je n’ai nul besoin de faire bonne figure aux yeux du monde extérieur, j’ai ma force intérieure et cela suffit, le reste est sans importance.
(Dimanche) 8 heures et demie du matin. […]
Il y a du soleil sur le toit en terrasse et une orgie de cris d’oiseaux, et cette chambre m’entoure déjà si bien que je pourrais y prier. Nous avons tous les deux une vie agitée derrière nous, pleine de succès amoureux de part et d’autre, et il est resté là en pyjama bleu clair, assis au bord de mon lit, il a posé un moment sa tête sur mon bras nu, nous avons parlé et il est ressorti. C’est très touchant. Ni lui ni moi n’avons le mauvais goût d’exploiter une situation facile. Nous avons derrière nous une vie passionnée et débridée, nous avons visité toutes sortes de lits, mais à chacune de nos rencontres nous retrouvons la timidité de la première fois. Je trouve cela très beau et j’en suis heureuse. Maintenant je mets mon peignoir multicolore et je descends lire la Bible avec lui. Toute la journée je vais me tenir dans un coin de cette grande salle de silence qui est en moi. Je mène encore une vie très privilégiée. Je ne travaille pas aujourd’hui : ni ménage à faire ni leçons à donner. Mon petit déjeuner est tout prêt dans un sac en papier et Adri va nous apporter notre déjeuner. Je reste immobile, un peu lasse, dans un coin de mon silence, assise en tailleur comme un Bouddha et avec le même sourire, un sourire intérieur, s’entend.
[…]
10 heures du soir. Encore un mot, un seul : chaque minute de cette journée a été engrangée en moi en un clin d’œil, la journée est conservée en moi comme une totalité parfaite, un souvenir réconfortant où l’on viendra puiser un jour, une réalité que l’on portera en soi, constamment présente. Chaque phase de cette journée était suivie d’une nouvelle phase qui faisait pâlir tout le reste. On ne doit se fixer psychologiquement ni dans l’espoir de la survie, ni dans l’attente de la mort. Toutes deux sont présentes comme éventualités extrêmes, mais ni l’une ni l’autre ne doit nous requérir totalement. Ce qui importe, ce sont les urgences du quotidien. Nous parlions hier soir des camps de travail. Je disais : « Je n’ai pas d’illusion à me faire, je sais que je mourrai au bout de trois jours, parce que mon corps ne vaut rien. » Werner pensait la même chose de lui-même. Mais Liesl a dit : « Je ne sais pas, mais j’ai le sentiment que je m’en sortirais quand même. » Je comprends très bien ce sentiment, je l’avais moi-même avant. Un sentiment de force, de ressort indestructible. Je ne l’ai d’ailleurs pas perdu, dans son principe il est toujours là. Mais il ne faut pas le prendre non plus en un sens trop matérialiste. Il ne s’agit pas de savoir si ce corps privé d’entraînement tiendra le choc, c’est relativement peu important ; même si l’on doit connaître une mort affreuse, la force essentielle consiste à sentir au fond de soi, jusqu’à la fin, que la vie a un sens, qu’elle est belle, que l’on a réalisé toutes ses virtualités au cours d’une existence qui était bonne. — Non, je ne peux pas l’exprimer ainsi, je retombe toujours dans les mêmes mots.
[…]
Lundi matin, 11 heures. […]
… je me blottissais doucement, légèrement contre lui, rien en apparence ne distinguait ce moment d’innombrables autres moments de ma vie, mais j’ai eu tout à coup l’impression qu’un grand ciel se déployait autour de nous comme dans une tragédie grecque : un instant tous mes sens se sont brouillés, j’étais avec lui au milieu d’un espace infini traversé de menaces, mais aussi d’éternité. Peut-être était-ce hier le moment où un grand changement s’était accompli en nous pour de bon. Il restait adossé au mur et dit d’un ton presque plaintif : « Ce soir je dois écrire à mon amie, ce sera bientôt son anniversaire, mais que lui dire ? L’envie et l’inspiration me manquent également. » Je lui ai dit : « Tu devrais commencer à essayer de lui faire accepter l’idée qu’elle ne te reverra plus, tu devrais lui donner des points de repère pour sa vie sans toi. Tu devrais lui montrer comment vous avez continué à vivre ensemble toutes ces années malgré la séparation physique, et lui rappeler qu’elle a le devoir de continuer à vivre dans l’esprit que tu as défini — ainsi elle conservera au monde un peu de ton esprit, et c’est cela qui importe en fin de compte. » Voilà le genre de propos qu’on se tient en ce moment, et ils ne paraissent même plus irréels : nous sommes entrés dans une nouvelle réalité et tout a pris d’autres couleurs, d’autres accents.
[…]
On envoie même des filles de seize ans dans les camps de travail. Nous autres, leurs aînées, nous devrons les prendre sous notre garde quand le tour des filles de Hollande sera venu. Hier soir, j’ai eu brusquement envie de dire à Han : « Sais-tu qu’on prend même des filles de seize ans ? » Mais je me suis retenue en pensant : pourquoi ne pas être bonne pour lui aussi, pourquoi l’accabler encore un peu plus ? N’ai-je pas la force d’assumer seule la situation ? Tout le monde doit savoir ce qui se passe, c’est vrai, mais ne faut-il pas aussi avoir des égards pour les autres, et se retenir de leur imposer un fardeau qu’on peut très bien porter tout seul ?
Il y a quelques jours encore, je pensais : le pire, pour moi, sera d’être privée de papier et de crayon pour faire le point de temps à autre — pour moi c’est une absolue nécessité, sinon à la longue, quelque chose éclatera en moi et m’anéantira de l’intérieur.
Aujourd’hui j’ai une certitude : quand on commence à renoncer à ses exigences et à ses désirs, on peut aussi renoncer à tout. Je l’ai appris en l’espace de quelques jours. Je pourrai peut-être rester ici encore un mois, avant que cette entorse à la réglementation ne soit découverte*. Je vais mettre de l’ordre dans mes papiers ; chaque jour je dis adieu. Le véritable adieu ne sera plus alors qu’une
*. Etty fait allusion au fait qu’elle partage la maison d’une famille non juive et envisage soit son déménagement forcé pour le quartier juif (qui n’eut jamais lieu), soit sa déportation.
petite confirmation extérieure de ce qui se sera accompli en moi de jour en jour.
Je suis dans des dispositions singulières. Est-ce bien moi qui écris ici avec autant de paix et de maturité ? Et saura-t-on me comprendre si je dis que je me sens étonnamment heureuse, non pas d’un bonheur exalté ou forcé, mais tout simplement heureuse, parce que je sens douceur et confiance croître en moi de jour en jour ? Parce que les faits troublants, menaçants, accablants qui m’assaillent ne produisent chez moi aucun effet de stupeur ? Parce que je persiste à envisager et à vivre ma vie dans toute la clarté et la netteté de ses contours. Parce que rien ne vient troubler ma façon de penser et de sentir. Parce que je suis capable de tout supporter et de tout assumer et que la conscience de tout le bien qui a existé dans la vie, dans ma vie, loin d’être refoulée par tout le reste, m’imprègne chaque jour un peu plus. J’ose à peine continuer à écrire ; c’est étrange, on dirait que je vais presque trop loin dans mon détachement de tout ce qui, chez la plupart, produit un véritable abrutissement. Si je sais, si je sais avec certitude que je vais mourir la semaine prochaine, je suis capable de passer mes derniers jours à mon bureau à étudier en toute tranquillité ; mais ce ne serait pas une fuite : je sais maintenant que vie et mort sont unies l’une à l’autre d’un lien profondément significatif. Ce sera un simple glissement, même si la fin, dans sa forme extérieure, doit être lugubre ou atroce.
[…]
Mardi 7 juillet, 9 heures et demie du matin. […]
Quant à moi, je sais qu’on doit se défaire même de l’inquiétude qu’on éprouve pour les êtres aimés. Je veux dire ceci : toute la force, tout l’amour, toute la confiance en Dieu que l’on possède (et qui croissent si étonnamment en moi ces derniers temps), on doit les tenir en réserve pour tous ceux que l’on croise sur son chemin et qui en ont besoin. « Je me suis dangereusement accoutumé à votre présence », disait-il hier. Dieu sait si moi aussi, je me suis « dangereusement accoutumée » à la sienne ! Et pourtant je devrai me détacher de lui aussi. Je veux dire : mon amour pour lui doit être un réservoir de force et d’amour à donner à tous ceux qui en ont besoin ; à l’inverse, l’amour et la sollicitude qu’il m’inspire ne doivent pas me ronger au point de me priver de toutes mes forces. Car même cela, ce serait de l’égoïsme. Et même dans la souffrance on peut puiser de la force. Et mon amour pour lui peut suffire à me nourrir toute une vie, et d’autres avec moi. Il faut aller jusqu’au bout de sa logique. On pourrait dire : je puis tout supporter jusqu’à un certain point, mais s’il devait lui arriver quelque chose ou que je doive le quitter, ce serait trop, je n’en supporterai pas plus. Or on doit toujours pouvoir continuer. Aujourd’hui c’est tout l’un ou tout l’autre : ou bien on en est réduit à penser uniquement à soi-même et à sa survie en éliminant toute autre considération, ou bien l’on doit renoncer à tout désir personnel et s’abandonner. Pour moi cet abandon n’équivaut pas à la résignation, à une mort lente, il consiste à continuer à apporter tout le soutien que je pourrai là où il plaira à Dieu de me placer, au lieu de sombrer dans le chagrin et l’amertume. Je me sens toujours dans des dispositions étranges. Je pourrais presque dire : il me semble que je plane au lieu de marcher, et pourtant je suis en pleine réalité et je sais parfaitement ce qui est en jeu.
[...)
Je partage la souffrance de ceux que je vois en ce moment tous les soirs et qui, la semaine prochaine, travailleront dans l’un des endroits les plus menacés de la terre, dans une usine d’armement ou Dieu sait où — si du moins on les laisse encore travailler. Mais j’enregistre le plus petit geste, la moindre phrase prononcée, la plus fugitive expression de leur visage, et je le fais avec distance, avec objectivité et presque avec froideur. J’adopte instinctivement le point de vue de l’artiste et je crois qu’un jour, quand il me paraîtra nécessaire de tout raconter, j’en aurai aussi le talent.
[…]
Ce qui me préoccupe le plus, ce sont mes pieds qui refusent tout service. Et j’espère que le moment venu, ma vessie sera retapée, sinon je serai une rude gêneuse pour les entassements humains qui sont ma société future. Et je devrais me décider enfin à aller chez le dentiste, toutes ces petites corvées que l’on a repoussées une vie durant, il est temps de s’en débarrasser, je crois. Et je ferais bien de cesser de fureter dans la grammaire russe, j’en sais assez pour mes élèves, du moins pour les mois qui viennent, il vaut mieux terminer l’Idiot.
Je ne prends plus de notes de lecture, c’est beaucoup trop long et on ne me laissera certainement pas traîner avec moi tout ce papier. Désormais il faudra savoir extraire mentalement l’essence de tout ce que je lis et l’engranger pour les temps de pénurie. Et je me ferai beaucoup mieux à l’idée de mon départ si je concrétise cet adieu dans une série de petits actes, de manière à ne pas recevoir « l’échéance fatidique » comme un coup mortel : liquider des lettres, des papiers, tout le fouillis de mon bureau. Je pense tout de même que Mischa ne sera pas retenu pour les camps.
Je dois me coucher plus tôt, sinon je suis trop somnolente dans la journée et je ne puis me le permettre. Il faut que je mette la main sur la lettre de notre brave soldat allemand avant le départ de Liesl : je veux la conserver à titre de « document humain ». Après un désespoir immense et accablant, cette histoire a connu divers rebondissements des plus singuliers. La vie est si curieuse, si surprenante, si nuancée, et chaque tournant du chemin nous découvre une vue entièrement nouvelle. La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, or il faut s’affranchir intérieurement de tout, de toutes les représentations convenues, de tous les slogans, de toutes les idées sécurisantes, il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toute norme et de tout critère conventionnel, il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.
[…]
De minute en minute, de plus en plus de souhaits, de désirs, de liens
affectifs se détachent de moi ; je suis prête à tout accepter, tout lieu de la terre où il plaira à Dieu de m’envoyer, prête aussi à témoigner à travers toutes les situations et jusqu’à la mort, de la beauté et du sens de cette vie : si elle est devenue ce qu’elle est, ce n’est pas le fait de Dieu, mais le nôtre. Nous avons reçu en partage toutes les possibilités d’épanouissement, mais n’avons pas encore appris à exploiter ces possibilités. On dirait qu’à chaque instant des fardeaux de plus en plus nombreux tombent de mes épaules, que toutes les frontières séparant aujourd’hui hommes et peuples s’effacent devant moi, on dirait parfois que la vie m’est devenue transparente, et le cœur humain aussi ; je vois, je vois et je comprends sans cesse plus de choses, je sens une paix intérieure grandissante et j’ai une confiance en Dieu dont l’approfondissement rapide, au début, m’effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même. Et maintenant, au travail.
Jeudi matin, 9 heures et demie. Il faut oublier des mots comme Dieu, la Mort, la Souffrance, l’Éternité. Il faut devenir aussi simple et aussi muet que le blé qui pousse ou la pluie qui tombe. Il faut se contenter d’être.
[…]
Ces derniers jours, je traverse la vie comme si j’avais en moi une plaque photographique enregistrant sans faillir tout ce qui m’entoure, sans omettre le moindre détail. J’en ai conscience, tout s’engouffre en moi avec des contours bien découpés.
Un jour — lointain peut-être — je développerai et tirerai tous ces clichés. Pour trouver le ton nouveau qui conviendra à un sens nouveau de la vie. Tant qu’on n’a pas trouvé ce ton, on devrait s’imposer le silence. Mais c’est en parlant qu’on doit tâcher de le trouver, on ne peut pas se taire, ce serait aussi une fuite. On doit aussi suivre la transition du ton ancien au ton nouveau jusque dans ses articulations les plus fines.
Dure, très dure journée. Il faut apprendre à porter avec les autres le poids d’un « destin de masse » en éliminant toutes les futilités personnelles. Chacun veut encore tenter de se sauver, tout en sachant très bien que s’il ne part pas, c’est un autre qui le remplacera. Est-ce bien important que ce soit moi ou un autre, tel ou tel autre ? C’est devenu un destin de masse, commun à tous, et on doit le savoir. Journée très dure. Mais je me retrouve toujours dans la prière. Et prier, je pourrai toujours le faire, même dans le lieu le plus exigu. Et ce petit fragment du destin de masse que je suis à même de porter, je le fixe sur mon dos comme un baluchon avec des nœuds toujours plus forts et toujours plus serrés, je fais corps avec lui et l’emporte déjà par les rues.
Je devrais brandir ce frêle stylo comme un marteau et les mots devraient être autant de coups de maillet pour parler de notre destinée et pour raconter un épisode de l’histoire comme il n’y en a encore jamais eu. On n’avait jamais vu de persécution sous cette forme totalitaire, organisée à l’échelle des masses, englobant toute l’Europe. Il faudra bien tout de même quelques survivants pour se faire un jour les chroniqueurs de cette époque. J’aimerais être, modestement, l’un d’entre eux. […]
Samedi 11 juillet 1942, 11 heures du matin. On ne peut parler des choses ultimes, des choses les plus graves de cette vie que lorsque les mots jaillissent de vous aussi simplement et naturellement que l’eau d’une source.
Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu. Peu à peu toute la surface de la terre ne sera plus qu’un immense camp et personne ou presque ne pourra demeurer en dehors. C’est une phase à traverser. Ici, les Juifs se racontent des choses réjouissantes : en Allemagne, les Juifs sont emmurés vivants ou exterminés aux gaz asphyxiants. Ce n’est pas très malin de colporter ce genre d’histoires et de surcroît, à supposer que ces atrocités se passent vraiment sous une forme ou une autre, ce n’est pas nous qui avons à en répondre ?
[…]
Que se passe-t-il donc en moi en ce moment ? D’où vient cette gaieté légère, presque folâtre ? La journée d’hier a été dure, très dure, et j’ai eu beaucoup à endurer et à assumer. Mais c’est fait, j’ai absorbé encore une fois tout ce qui m’assaillait et je suis capable d’affronter un peu plus de choses qu’hier. C’est probablement ce qui me donne cette allégresse et cette paix intérieures : je suis capable de venir à bout de tout, seule et sans que mon cœur se dessèche d’amertume, et mes pires moments de tristesse, de désespoir même, laissent en moi des sillons fertiles et me rendent plus forte. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur la réalité de la situation et je renonce même à prétendre aider les autres ; je prendrai pour principe d’« aider Dieu » autant que possible et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi. Mais n’entretenons pas d’illusions héroïques sur ce point.
[…]
Dans ce monde saccagé, les chemins les plus courts d’un être à un autre sont des chemins intérieurs. Dans le monde extérieur, on est arraché l’un à l’autre et les chemins qui pouvaient vous réunir sont si profondément ensevelis sous les ruines que, dans bien des cas, on n’en retrouvera jamais la trace. Maintenir le contact, poursuivre une vie à deux, cela ne peut se faire qu’intérieurement. Et ne conserve-t-on pas toujours l’espoir de se retrouver un jour sur cette terre ?
Je ne sais évidemment pas comment je réagirai lorsque je serai vraiment placée devant l’obligation de le quitter. J’entends encore sa voix, lorsqu’il m’a téléphoné ce matin ; ce soir je dînerai à sa table, demain matin nous nous promènerons, nous déjeunerons chez Lies] et Werner puis, l’après-midi, nous ferons de la musique. Il est toujours là. Et au fond de moi, je ne crois peut-être pas encore vraiment qu’il me faudra me séparer de lui, et des autres. Un être humain est peu de chose.
[…]
Il n’est pas vrai que je veuille aller au-devant de mon anéantissement, un sourire de soumission aux lèvres. Ce n’est pas cela non plus. C’est le sentiment de l’inéluctable, son acceptation et en même temps la conviction qu’en fait, rien ne peut plus nous être ravi. Ce n’est pas une sorte de masochisme qui me pousserait à vouloir partir absolument, à désirer être arrachée aux fondements de mon existence, mais serais-je vraiment très heureuse de pouvoir me soustraire au sort imposé à tant d’autres ? On me dit : « Quelqu’un comme toi a le devoir de se mettre en sûreté, tu as encore tant de choses à faire dans la vie, tant à donner. » Mais ce que j’ai ou non à donner, ne pourrai-je pas le donner où que je sois, ici dans un petit cercle d’amis ou ailleurs dans un camp de concentration ? Et c’est singulièrement se surestimer que de se croire trop de valeur pour partager avec les autres une « fatalité de masse ».
Et si Dieu estime que j’ai encore beaucoup à faire, je le ferai tout aussi bien après avoir traversé les mêmes épreuves que les autres. La valeur humaine présente ou non en moi ressortira de mon comportement dans cette situation entièrement nouvelle. Même si je n’y survis pas, ma façon de mourir apportera une réponse au « qui suis-je ? ». Il n’est plus temps de se maintenir coûte que coûte en dehors d’une situation donnée, il s’agit plutôt de savoir comment on réagit à toute nouvelle situation, comment on continue à vivre. Ce qu’il est juste que je fasse, je le ferai. Mes reins continuent à suppurer et ma vessie à faire des siennes, je vais me faire établir un certificat, si possible. On me recommande en effet de prendre un petit emploi de « couverture » au Conseil juif. Le Conseil n’a pas engagé moins de cent quatre-vingts personnes la semaine dernière, et maintenant les désespérés s’y pressent en grappes humaines. On dirait, après un naufrage, un morceau de bois flottant sur l’immensité de l’océan, où le plus de gens possible cherchent à se raccrocher. Mais il me paraît absurde et illogique de tenter cette démarche. Et il n’est pas non plus dans ma nature de faire jouer des relations haut placées. Il semble d’ailleurs que le Conseil soit le théâtre de toutes sortes de trafics louches et l’hostilité publique contre cet étrange organe-tampon croît d’heure en heure. Et d’ailleurs : les membres du Conseil auront leur tour, après les autres. Mais, dira-t-on, à ce moment-là les Anglais auront peut-être débarqué. C’est l’avis de ceux qui portent encore en eux un espoir politique. Je crois qu’on doit se départir de tout espoir fondé sur le monde extérieur ; inutile de se livrer à de savants calculs de durée. Et maintenant, mettons la table.
Prière du dimanche matin. Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider — et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. Il y a des gens — le croirait-on ? — qui au dernier moment tâchent à mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n’est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : « Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes ! » Ils oublient qu’on n’est jamais sous les griffes de personne tant qu’on est dans tes bras.
[…]
Mardi 14 juillet au soir. Chacun est bien forcé de vivre selon le style qui est le sien. Je suis incapable d’intervenir activement pour me « sauver », cela me paraît absurde, m’agite et me rend malheureuse. La lettre de candidature que j’ai adressée au Conseil juif sur la recommandation pressante de Jaap m’a fait perdre ce bel équilibre de sérénité et de gravité qui était le mien aujourd’hui. Comme s’il s’agissait d’un acte indigne. Cette foule qui se presse autour de l’unique épave flottant encore après le naufrage. Et de sauver ce qui reste à sauver, et de se repousser l’un l’autre en se condamnant à la noyade : c’est si indigne, et cette mêlée me répugne. Je suis probablement de ceux qui préfèrent continuer à se laisser flotter un peu sur le dos, les yeux tournés vers le ciel, et qui, avec un geste résigné et pieux, finissent par se laisser couler. Je ne puis faire autrement. Mes combats se déroulent sur un théâtre intérieur et contre mes démons personnels ; lutter au milieu de milliers de gens effrayés, contre les fanatiques qui veulent notre mort et allient la fureur à une froideur glacée, non, ce n’est pas pour moi. Je n’ai pas peur non plus ; c’est étrange, je suis si paisible, j’ai parfois l’impression de me tenir sur les créneaux du palais de l’Histoire et d’embrasser du regard de vastes étendues. Je suis capable de porter sans succomber ce fragment d’histoire que nous sommes en train de vivre. Je sais tout ce qui se passe et je garde la tête froide. Parfois c’est comme si une couche de cendre était répandue sur mon cœur. Et parfois il me semble que, sous mes propres yeux, mon visage se fane et se consume et que mes traits effacés sont la ligne de fuite des siècles qui se précipitent — tout se désagrège alors sous mes yeux et mon cœur se détache de tout. Ce sont des instants fugitifs, ensuite tout se recompose, mes idées redeviennent claires et je me sens capable de porter ce bloc d’histoire sans succomber sous le poids. Et quand on a commencé à faire route avec Dieu, on poursuit tout simplement son chemin, la vie n’est plus qu’une longue marche — sentiment étrange.
[…]
Mercredi matin. Je crois que, la nuit dernière, je n’ai pas encore assez bien prié. Ce matin, après avoir lu son petit mot, j’ai senti l’émotion rompre les digues et me submerger. J’étais en train de mettre la table du petit déjeuner et tout à coup il m’a fallu m’arrêter, joindre les mains, m’incliner là au milieu de la pièce et les larmes longtemps enfermées en moi ont soudain submergé mon cœur ; il y avait en moi tant d’amour, tant de pitié, tant de douceur, mais aussi tant de force, qu’il est impensable que ma prière ne soit d’aucun secours. Après avoir lu sa lettre, j’ai senti en moi un recueillement grave et profond.
Si étrange que cela semble, ces quelques lignes pâles, hâtivement griffonnées au crayon, sont ma première lettre d’amour. Oh, j’en ai de pleines malles, de ces fameuses « lettres d’amour », tant les hommes m’ont écrit de mots de passion, de tendresse, de promesse et de désir, tant de mots pour tenter de se réchauffer et de me réchauffer à ce qui n’était souvent qu’un feu de paille.
Mais ses mots à lui, hier : « Tu sais, j’ai le cœur lourd », et ce matin : « Amour, je veux continuer à prier », sont les cadeaux les plus précieux qu’ait jamais reçus mon cœur pourtant comblé.
Le soir. Non, je ne crois pas que je succomberai. Cet après-midi, court moment de désespoir et de chagrin, moins à cause des événements que par apitoiement sur moi-même, à l’idée de devoir le laisser seul, et en craignant la douleur de la séparation moins pour moi-même que pour lui. Il y a quelques jours encore je croyais avoir tout vécu, tout supporté par anticipation, et que plus rien ne pouvait m’arriver, mais aujourd’hui j’ai dû me rendre à l’évidence : tout cela me touche de plus près que jamais. C’était très dur. Je t’ai été infidèle un moment, mon Dieu, mais pas complètement. Il est bon de traverser de ces moments de désespoir où toute lueur semble s’éteindre : un calme perpétuel aurait quelque chose de surhumain. Mais j’ai recouvré la certitude de pouvoir surmonter le pire désespoir.
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Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d’autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce qu’il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j’appelle Dieu. Prier pour demander quelque chose pour soi-même me paraît tellement puéril. Pourtant je lui demanderai, demain, s’il lui arrive de prier pour lui-même ; en ce cas je le ferai aussi pour moi, malgré tout. Je trouve non moins puéril de prier pour un autre en demandant que tout aille bien pour lui : tout au plus peut-on demander qu’il ait la force de supporter les épreuves. Et en priant pour quelqu’un, on lui transmet un peu de sa propre force.
Pour la plupart des gens, la plus grande souffrance, c’est leur totale impréparation intérieure : ils périssent lamentablement ici même avant d’avoir vu l’ombre d’un camp de concentration. Cette attitude rend notre défaite totale. L’enfer de Dante est une comédie légère à côté. « C’est cela, l’enfer », m’a-t-il dit l’autre jour, très simplement et du ton de la constatation objective.
[Le 15 juillet 1942, Etty obtint un petit emploi au Conseil juif, section « Affaires culturelles ».]
16 juillet, 9 heures et demie du soir. As-tu donc d’autres projets pour moi, mon Dieu ? Puis-je accepter ceci ? Mais je reste prête. Demain je descends en enfer, reposons-nous bien ce soir pour affronter le travail qui nous y attend ! Je pourrais parler toute une année de la journée d’aujourd’hui. Jaap et Loopuit, ce vieil ami, qui s’est écrié : « Je ne tolérerai pas qu’Etty soit envoyée en Drenthe ! » Léo de Wolff* nous a épargné encore quelques heures d’attente et j’ai dit à Jaap : « Il me faudra faire beaucoup de bien autour de moi pour racheter tous ces passe-droits. Il y a quelque chose de pourri dans notre société, il n’y a pas de justice ! » Liesl a remarqué spirituellement : « La preuve c’est que tu es, toi précisément, victime du piston ! »
Pourtant même là, dans ce couloir, dans les remugles et la bousculade de la foule, j’ai réussi à lire quelques lettres de Rilke, je continue tout de même à ma manière. La panique sur les visages. Tous ces visages, mon Dieu, ces visages !
Je vais me coucher. J’espère être un ferment de paix dans cette maison de fous. Je me lèverai de bonne heure pour me concentrer à l’avance. Mon Dieu, qu’as-tu l’intention de faire de moi ? Je n’ai même pas eu le temps de réaliser que j’avais reçu ma convocation pour Westerbork, au bout de quelques heures elle était déjà annulée. Tout est allé si vite, comment est-ce possible ? […]
*. Leo de Wolff était le fils de Sam de Wolff, un socialiste influent et l’un des pionniers du sionisme aux Pays-Bas. Leo de Wolff fut lui-même déporté et mourut à Bergen-Belsen, mais son père parvint à émigrer en Palestine.
Dimanche 19 juillet au soir ; 10 heures moins 10. J’avais beaucoup à te dire, mon Dieu, mais je dois me coucher. Je suis comme droguée et si je ne suis pas au lit à dix heures, je ne tiendrai pas le coup demain. Du reste il me faudra trouver un langage entièrement nouveau pour parler de tout ce qui émeut mon cœur depuis quelques jours. Je suis bien loin d’en avoir fini avec nous, mon Dieu, et avec ce monde. Je suis prête à vivre très longtemps et à traverser toutes les épreuves qui nous seront imposées. Quelles journées, mon Dieu, quelles journées que ces derniers jours !! Et cette nuit. Et cette nuit. Il respire comme il marche. Et je disais, sous les couvertures : prions ensemble. Non, impossible d’en parler, de rien dire de ce qui fut, des jours passés et de la nuit dernière.
Pourtant je suis une de tes élues, mon Dieu, puisque tu me fais toucher d’aussi près tous les aspects de cette vie et que tu m’as donné assez de force pour les assumer. Et puisque mon cœur est assez fort pour des sentiments aussi grands, aussi intenses. La nuit dernière, montant enfin dans la chambre de Dicky et m’agenouillant presque nue au milieu de la pièce, complètement épuisée, j’ai dit : « J’ai tout de même vécu beaucoup de grandes choses aujourd’hui et cette nuit ; mon Dieu, sois remercié de me rendre capable de les assumer, et de me faire profiter de tant d’expériences. » Il est temps de me coucher.
Lundi 20 juillet, 9 heures et demie du soir. Impitoyable, impitoyable. Mais nous devons être d’autant plus miséricordieux au fond de nous. Tel était le sens de ma prière d’aujourd’hui, dans le petit matin :
Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. J’aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l’humanité que j’ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour. C’est aussi notre seul moyen de préparer les temps nouveaux : les préparer déjà en nous.
Je suis intérieurement si légère, si parfaitement exempte de rancœur, j’ai tant de force et d’amour en moi. J’aimerais tant vivre, contribuer à préparer les temps nouveaux, leur transmettre cette part indestructible de moi-même ; car ils viendront, certainement. Ne se lèvent-ils pas déjà en moi jour après jour ?
Telle était à peu près ma prière de ce matin. Je m’étais agenouillée avec une totale spontanéité sur le tapis de sisal de la salle de bains et les larmes roulaient sur mon visage. Et cette prière, je crois, m’a donné de la force pour toute la journée.
[…]
Mardi 21 juillet, 19 heures. Cet après-midi, durant le long trajet entre le bureau et la maison, comme les soucis voulaient m’assaillir de nouveau et ne semblaient pas devoir prendre fin, je me suis dit tout à coup :
« Toi qui prétends croire en Dieu, sois un peu logique, abandonne-toi à sa volonté et aie confiance. Tu n’as donc plus le droit de t’inquiéter du lendemain. » Et en faisant quelques pas avec lui le long du quai (et je te remercie, mon Dieu, de pouvoir encore le faire, quand je ne passerais que cinq minutes par jour avec lui, ces quelques instants n’en seraient pas moins la récompense de toute une journée de dur travail) je l’ai entendu dire : « Oh ces soucis que nous avons tous ! » J’ai repris : « Soyons logiques, si nous avons confiance en Dieu, il faut l’avoir jusqu’au bout. »
Je me sens dépositaire d’un précieux fragment de vie, avec toutes les responsabilités que cela implique. Je me sens responsable du sentiment grand et beau que la vie m’inspire et j’ai le devoir d’essayer de le transporter intact à travers cette époque pour atteindre des jours meilleurs. C’est la seule chose qui compte. J’en suis perpétuellement consciente. Il me semble parfois que je vais finir par me résigner, par succomber sous la lourdeur de la tâche, mais toujours le sens de mes responsabilités vient ranimer la vie que je porte en moi. Je vais lire encore quelques lettres de Rilke et me coucher de très bonne heure. Jusqu’à ce jour, ma vie personnelle est encore si heureuse.
Aujourd’hui, entre deux requêtes urgentes à taper, et dans un entourage qui tient à la fois de l’enfer et de la maison de fous, j’ai trouvé le moyen de lire tout de même un peu de Rilke et sa voix m’a « parlé » aussi nettement que dans la silencieuse retraite de cette chambre.
Mais j’ai au moins découvert en moi le geste qui permet d’opposer la grandeur à la grandeur, non pas pour me débarrasser de la pesanteur, qui est grande dans toute grandeur et infinie dans tout insaisissable, mais pour la retrouver toujours à la même place élevée où elle poursuit son existence, indépendamment de notre affliction confuse, au-dessus de laquelle elle croît démesurément.
Et je voudrais ajouter ceci : je crois être parvenue à la longue à cette simplicité à laquelle j’ai toujours aspiré.
22 juillet, 8 heures du matin. Mon Dieu, donne-moi de la force, pas seulement de la force spirituelle, mais aussi de la force physique. Je veux bien te l’avouer, dans un moment de faiblesse : je serais au désespoir de quitter cette maison. Mais je ne veux pas perdre un seul jour à m’en inquiéter. Ôte donc de moi ces soucis, car s’il me fallait les traîner en plus de tout le reste, la vie ne serait plus possible !
Je suis très fatiguée ce matin, dans tout mon corps, et je n’ai guère le courage d’affronter le travail du jour. Je ne crois d’ailleurs pas beaucoup à ce travail ; s’il devait se prolonger je finirais, je crois, totalement amorphe et découragée. Pourtant je te suis reconnaissante de m’avoir arrachée à la paix de ce bureau pour me jeter au milieu de la souffrance et des tracas de ce temps. Ce ne serait pas sorcier d’avoir une « idylle » avec toi dans l’atmosphère préservée d’un bureau, mais ce qui compte c’est de t’emporter, intact et préservé, partout avec moi et de te rester fidèle envers et contre tout, comme je te l’ai toujours promis.
Quand je marche ainsi dans les rues, ton monde me donne beaucoup à méditer — non, ce n’est pas le mot, j’essaie plutôt de pénétrer les choses grâce à un sens nouveau. J’ai souvent l’impression de pouvoir embrasser du regard toute notre époque, comme une phase de l’Histoire dont je discernerais les tenants et aboutissants et que je saurais insérer dans le tout.
Et je suis surtout reconnaissante de n’éprouver ni rancœur ni haine, mais de sentir en moi un grand acquiescement qui est bien autre chose que de la résignation, et une forme de compréhension de notre époque, si étrange que cela puisse paraître ! Il faut savoir comprendre cette époque comme on comprend les gens ; après tout c’est nous qui faisons l’époque. Elle est ce qu’elle est, à nous de la comprendre en tant que telle, malgré l’effarement que son spectacle nous inspire parfois. Je suis un cheminement intérieur propre, de plus en plus simple, de plus en plus dépouillé, mais néanmoins pavé de bienveillance et de confiance.
Jeudi 23 juillet, 9 heures du soir. Mes roses rouges et jaunes se sont toutes ouvertes. Pendant que j’étais là-bas, en enfer, elles ont continué à fleurir tout doucement. Beaucoup me disent : comment peux-tu encore songer à des fleurs ?
Hier soir après une longue marche sous la pluie et malgré mes ampoules aux pieds j’ai fait un dernier petit détour à la recherche d’une charrette de fleuriste et je suis rentrée chez moi avec un grand bouquet de roses. Et elles sont là. Elles ne sont pas moins réelles que toute la détresse dont je suis témoin en une journée. Il y a place dans ma vie pour beaucoup de choses. Et j’ai tant de place, mon Dieu. En traversant aujourd’hui ces couloirs bondés j’ai été prise d’une impulsion soudaine : j’avais envie de m’agenouiller sur le carrelage au milieu de tous ces gens. Le seul geste de dignité humaine qui nous reste en cette époque terrible : s’agenouiller devant Dieu. Chaque jour j’apprends à mieux connaître les hommes et je vois de plus en plus clairement qu’ils n’ont aucune aide à offrir à leurs semblables : on est réduit à ses propres forces intérieures.
Nous remarquions qu’il importait de ne pas perdre le sens de la vie : « Le sens de la vie, cela dépasse la vie », dit-il alors.
« C’est un vrai merdier là-bas » : une phrase qui m’échappe souvent. Mais pourquoi employer si souvent ce mot, me suis-je demandé aujourd’hui ; il s’installe dans l’atmosphère, y prolifère et l’enlaidit.
Le plus déprimant, c’est de savoir qu’à peu près aucune des personnes avec qui je travaille n’a vu son horizon intérieur s’élargir tant soit peu. Ces gens-là ne souffrent pas vraiment non plus. Ils haïssent, ils nagent dans un optimisme aveugle quant à leur petite personne, ils intriguent, encore capables d’ambition dans leurs maigres emplois, en un mot un vrai panier de crabes, et il y a des moments où je voudrais poser la tête sur ma machine à écrire et soupirer : « Non, je ne peux pas continuer. » Pourtant je continue toujours et j’en apprends chaque jour un peu plus sur le genre humain.
[…]
Le plus bizarre, c’est que le physique fonctionne parfaitement. Plus de maux de tête, de maux d’estomac, etc. Parfois un commencement de malaise, mais alors je me retire au fond de ma paix intérieure jusqu’à ce que le sang reprenne son cours régulier dans mes veines. Mes maux étaient probablement d’origine psychologique. La paix que je ressens n’a rien de forcé comme beaucoup le pensent, elle n’est pas non plus un signe de surmenage. Si tout ce que je vis en ce moment m’était advenu il y a un an, je me serais effondrée au bout de trois jours, je me serais suicidée ou alors réfugiée dans une gaieté totalement factice. À présent j’ai un grand équilibre, une grande résistance, une grande paix, une vision synthétique des choses et une intuition de leur logique, — enfin je ne sais pas au juste, mais quoi qu’il en soit : je vais très bien, mon Dieu.
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Samedi 25 juillet, 9 heures du matin. J’ai commencé la journée bêtement. En parlant de « la situation », comme si l’on pouvait trouver les mots pour la décrire ! Je ne dois pas gaspiller le précieux cadeau de cette journée de repos en parlant et en attristant mon entourage. Ce matin je vais nourrir un peu mon esprit, je note un besoin grandissant de fournir à cet esprit récalcitrant une abondante matière à assimiler. La semaine écoulée m’a apporté une éclatante confirmation de ma personnalité. Au milieu de cette maison de fous, je suis ma propre voie intérieure. Une centaine de personnes confèrent dans le brouhaha d’une petite pièce, les machines à écrire crépitent et moi, dans un coin, je lis Rilke. En plein milieu de la matinée nous avons dû déménager, tout d’un coup ; on m’enlève table et chaise sous le nez, des gens qui attendaient se ruent dans la pièce, chacun donne ordres et contrordres, fût-ce pour disposer de la moindre chaise, mais Etty est assise dans un coin à même le sol malpropre, entre sa machine à écrire et son paquet de sandwiches pour midi, et elle lit Rilke. Je me promulgue là-bas ma propre législation sociale, j’arrive et je pars quand bon me semble. Au milieu de ce chaos, de cette détresse, je vis selon mon rythme et puis m’absorber à tout instant, entre deux lettres à dactylographier, dans ce qui m’importe vraiment. Ce n’est pas que je me ferme à la souffrance qui m’entoure ou que je m’endurcisse. Je supporte tout très bien et conserve tout en moi, mais je vais imperturbablement mon chemin. Hier fut une folle journée. Une journée où mon humour presque satanique a repris le dessus et où je me suis sentie, tout à coup, une sorte d’écolier chahuteur.
Mon Dieu, garde-moi d’une chose : ne m’envoie pas dans le même camp que les gens avec qui je travaille quotidiennement. Un jour je pourrai écrire sur eux cent satires. Pourtant les possibilités d’aventures ne manquent pas dans cette vie : hier soir j’ai dîné avec lui d’une limande meunière, inoubliable tant par le prix que par la qualité. Et cet après-midi à cinq heures, je m’en vais chez lui pour y rester jusqu’à demain matin. Nous allons lire, écrire, être ensemble, le temps d’une soirée, d’une nuit et d’un petit déjeuner. Oui, cela existe encore. Je me sens de nouveau si forte et si sereine depuis hier. Sans angoisse, même à son sujet. Entièrement délivrée de tout souci. Toute cette marche à pied me muscle les jambes. Je finirai peut-être tout de même par sillonner la Russie sac au dos ?
Il dit : « C’est une époque qui nous invite à mettre en pratique : “aimez vos ennemis”. » Et si nous le disons, nous, on voudra bien croire que c’est possible, j’espère ? Je voudrais noter encoré un passage de Rilke qui m’a frappée hier parce qu’il s’applique à moi, comme tant de choses qu’il a écrites.
En moi un immense silence, qui ne cesse de croître. Tout autour, un flux de paroles qui vous épuisent parce qu’elles n’expriment rien.
Il faut être toujours plus économe de paroles insignifiantes pour trouver les quelques mots dont on a besoin. Le silence doit nourrir de nouvelles possibilités d’expression. Il est neuf heures et demie. J’ai l’intention de rester à mon bureau jusqu’à midi ; les pétales de rose jonchent mes livres. Une des roses jaunes est épanouie à ses dernières limites et me regarde, béante, de son grand œil, Les deux heures et demie que j’ai devant moi me semblent une éternité d’isolement. Je suis si reconnaissante de ces quelques heures, et aussi de ma concentration qui ne cesse de croître.
27 juillet 1942.
[…]
La collaboration apportée par une petite partie des Juifs à la déportation de tous les autres est évidemment un acte irréparable. L’Histoire aura à juger.
Et toujours, pourtant, ce sentiment : la vie est si « intéressante », à travers toutes les épreuves. Une observation détachée, presque démoniaque des événements reprend toujours le dessus chez moi. Une volonté de voir, d’entendre, d’être là, d’arracher tous ses secrets à la vie, d’observer froidement l’expression des visages humains jusque dans leurs derniers spasmes. Le courage aussi de se retrouver soudain face à soi-même et de tirer beaucoup d’enseignements du spectacle de son âme au milieu des troubles de l’époque. Et plus tard, trouver les mots pour dire tout cela. Je vais continuer à relire mes anciens carnets. En fin de compte je ne les détruirai pas. Ils peuvent m’aider, un jour, à rétablir le contact avec moi-même, si je l’ai perdu.