Jean de Bernières
UNE ÉCOLE D’ORAISON CONTEMPLATIVE
LETTRES ET MAXIMES SPIRITUELLES
Volume I
1631-1646
Suivant l’ordre chronologique de la correspondance
citant des extraits du Chrétien Intérieur
et d’autres auteurs mystiques
ÉDITION ÉTABLIE ET ANNOTÉE
PAR
Jean de Bernières de Louvigny, Grand-Trésorier de Caen en plein cœur du XVIIe siècle français, a eu de manière cachée mais puissante une grande influence spirituelle dans le renouveau catholique de son époque. Beaucoup de grandes figures spirituelles l’ont fréquenté. Sa correspondance épistolaire en témoigne. Il a su mettre les mots justes pour guider de nombreuses âmes en quête de Dieu sur les chemins de l’oraison contemplative. Un tel trésor de la littérature chrétienne se devait d’être mis à la portée de nos contemporains.
Nous tenons à remercier particulièrement Dominique Tronc d’avoir pris le temps de photographier dans les bibliothèques de Paris et de Rouen les plus anciennes éditions des Œuvres Spirituelles de Jean de Bernières. Fin connaisseur de la mystique chrétienne, son amitié et ses encouragements ont été précieuses pour persévérer durant le long travail de préparation à cette édition. Ce projet est né lors d’une session au Centre-Jean-de-la-Croix. Le père Max Huot de Longchamp, fondateur et modérateur de ce centre où l’on apprend à lire ensemble les mystiques de la tradition chrétienne occidentale nous a ouvert, grâce à ses compétences, sur ce monde passionnant de la mystique la plus authentique. C’est avec une profonde reconnaissance que nous le remercions pour ses conseils et ses encouragements à publier la correspondance spirituelle de Jean de Bernières.
Enfin, nous remercions l’Abbaye Sainte Anne de Kergonan et son supérieur, Dom Laurent de Trogoff, pour leur soutien en vue de la plubication de cet ouvrage.
Jean de Bernières Louvigny, chrétien laïc du Grand Siècle, a eu une influence considérable par de-là les océans. Les missionaires de la Nouvelle-France lui doivent beaucoup pour son soutien spirituel et financier. Il est aussi exemplaire en un temps où le Royaume de France, particulièrement la Normandie, souffrent d’une grave crise économique et sociale. Son influence spirituelle s’étendra très au-delà du cercle mystique normand et sera relayée par ses amis et dirigés proche de l’Ermitage de Caen fondé en 1646 sur les conseils de son père spirituel, le capucin Jean-Chrisotome de Saint-Lô.
Trois branches mystiques ont leur source commune à l’Ermitage : la branche missionnaire, canadienne et asiatique ; avec François de Montmorency-Laval et les émigrés de la Nouvelle-France ; Pierre Lambert de la Motte et François Pallu pour la cochinchine ; la branche de la quiétude avec Jacques Bertot, Jeanne Guyon, Fénelon et leurs cercles français et étrangers ; et la branche des bénédictines du Saint-Sacrement dont Mechtilde de Bar sera la fondatrice.
Les écrits de Jean de Bernières ont été présentés dans l’ouvrage Œuvres mystiques I1. Cette étude a depuis été élargie par de multiples contributions éclairant Jean et ses proches du cercle de l’Ermitage2.
Le Chrétien Intérieur fut très souvent réimprimé et lu par tous les spirituels sur la durée du Grand Siècle et par la suite3. Malheureusement les lettres qui furent assemblées et publiées sous ce titre pertinent ont été interpolées, voire augmentées, suivant la pratique habituelle à l’époque pour construire « un livre ». Et leurs sources sont le plus souvent perdues.
Par chance nous disposons d’un trésor publié discrètement plus de dix ans après le Chrétien Intérieur sous un titre volontairement peu explicite d’Œuvres Spirituelles4. Il s’agit de lettres entières ou de fragments, recueillis par Michelle Mangon, alors supérieure des ursulines du couvent fondé par Jourdaine de Bernières, la propre sœur de Jean5.
Ils ne doublent que rarement les éléments utilisés pour construire le Chrétien Intérieur6. Des lettres admirables datant de la fin de la vie du mystique étaient en effet devenues disponibles après la mort de sa sœur. Elles ne sont reprises que dans les Œuvres Spirituelles donc ici pour la première fois depuis le dix-septième siècle. Elles ont été peu retouchées : c’est l’une des qualités attachées aux correspondances anciennes7.
La présente édition de la correspondance de Jean de Bernières a l’immense mérite de modifier l’ordre primitif en restituant autant que possible l’ordre chronologique. Elle remplace une répartition qui suivait le schéma traditionnel des trois voies mystiques en mélangeant les dates de rédaction des pièces.
Car on sait qu’une photographie ne peut rendre compte de la dynamique d’une vie. Une séquence qui couvre près de trente ans peut rendre compte du pèlerinage intérieur de Bernières, couvrant les années 1631 à 1659. Elle permet d’apprécier la trajectoire intérieure suivie par Jean.
Le lecteur va suivre un guide d’ascension mystique. À la base une « abjection » au sens premier de s’incliner devant la grandeur divine. Ensuite et toujours l’abandon au travail de la grâce divine.
Le travail de restitution a été mené par dom Éric de Reviers à l’abbaye Saint-Anne de Kergonan lorsque ses emplois lui laissaient quelque disponibilité. Il reconstitue l’ordre chronologique mêlant Lettres entières et fragments des Maximes. Il ajoute des lettres préservées dans l’institut fondé par Mechtilde de Bar. De nombreuses lettres de cette dernière assurent un dialogue mystique préservé très rarement dans d’autres correspondances8. En introduction, dom Éric approfondit une méditation qui concluait les Rencontres autour de Jean de Bernières tenues en 2009 autour de l’esprit de pauvreté, de l’abandon et de l’oraison. D’amples annotations introduisent pièce après pièce des textes mystiques parallèles. Les citations du Chrétien Intérieur éclairent Bernières. L’authenticité, elle respectée, de sa correspondance, livre un manuel dont l’intérêt demeure actuel. Il ouvre constamment et droitement sur la vie intérieure, sans que l’on ait besoin de passer préalablement par un tri resserré, parce que Jean évite de rapporter toutes ses obligations extérieures. Monsieur de Bernières ne faisait pas partie de la hiérarchie de l’Église catholique, comme le furent monsieur de Genève ou la fondatrice madame de Chantal, Surin, Olier, Fénelon.
Cette densité unique sur le plan intérieur (mais pauvreté au niveau du vécu journalier, car l’auteur se cache), suggéra à dom Éric de citer d’autres mystiques de même eau, en favorisant Jean de la Croix et François de Sales, auteurs de référence. Enfin, le lecteur doit être déchargé des recherches textuelles pour préserver la paix de sa lecture à but spirituel. Cela justifie la longueur de telle note sans coupure : elle livre tout un paragraphe en vue de la méditation. D’où la vastitude de l’ouvrage et l’inhabituelle importance d’un appareil de notes. Elles sont bien loin d’apparaître seulement comme apparat critique ou de constituer un outil comparatif.
L’édition comporte deux tomes. Le premier (1631-1646) couvre les années de formation de monsieur de Bernières ainsi que de sœur Mechtilde qui deviendra sa confidente, par « notre bon père » Jean-Chrysostome. Lui succède son disciple. Le second tome (1647-1659) couvre le plein accomplissement.
Vivant au cœur de responsabilités spirituelles comme par l’intime fréquentation de son « ami Jean », Dom Éric de Reviers nous propose comme introduction un florilège relevé sur l’œuvre du mystique incitant à vivre comme pèlerins en marche sur les Secrets sentiers de l’amour divin9.
Jean-Marie Gourvil, ancien directeur des études à l’Institut Régional du Travail Social de Normandie, montre dans la postface du second tome combien l’amour mystique de Dieu et l’amour du pauvre s’unirent chez le mystique de Caen, l’inspirateur d’une grande tradition chrétienne à retrouver par-delà morale et norme humaines.
D. Tronc
Celui-là est humble,
qui se cache en son propre néant
et sait s'abandonner à Dieu.10
Le huit mai [1659], et pendant que j’avais l’honneur d’être secrétaire de la Compagnie [du Saint-Sacrement], celle de Caen lui donna avis de la mort du serviteur de Dieu, monsieur de Bernières-Louvigny, Trésorier de France, célèbre par son grand don d’oraison, par sa fidélité constante au service de Notre-Seigneur dans l’état du célibat perpétuel, par son zèle contre les opinions de Jansénius, et par les beaux écrits qu’il a laissés. [...] C’était l’intime ami de monsieur de Renty [Gaston de Renty], et un des plus illustres confrères en vertu que l’on ait eu dans les Provinces. Sa mémoire est en grande bénédiction parmi tous ceux qui l’ont connu ou qui ont lu ses ouvrages.
Ce précieux document, daté du mois de juin 1659, est répertorié dans les annales de la Compagnie du Saint-Sacrement-de-l’Autel à Caen. L’auteur, René de Voyer d’Argenson, était alors le secrétaire de la Compagnie. Ce témoignage, aussi bref qu’édifiant, montre avec justesse la stature morale, sociale, et spirituelle de Jean de Bernières de Louvigny (1602-1659)11.
Jean de Bernières est issu d’une des plus anciennes familles normandes de l’époque. Deux de ses ancêtres se mirent au service de Guillaume le Conquérant lors de la bataille d’Astings. Son propre père a rempli avec succès la fonction de Grand-Trésorier de Caen. Jean, à la suite de son père, remplira ces fonctions. Mais tout en étant dévoué au service du roi et de la cour de Paris, il consacrera le meilleur de lui-même à la vie contemplative. Son influence a été prépondérante dans le cercle mystique normand. C’est ainsi qu’il formera de nombreux eclésiastiques et religieux de son temps à la vie d’oraison contemplative, par sa correspondance et son accueil spirituel à l’Ermitage qu’il fondera à l’ombre du monastère des ursuline où réside sa propre sœur, Jourdaine de Bernières.
Ainsi, à l’instar de Gaston de Renty (1611-1649)12, il nous laisse l’exemple très original d’un laïc chrétien engagé. Dans le champ social d’une société en pleine crise, Jean de Bernières, en puisant sa force dans sa vie intérieure, a su faire preuve d’un grand et efficace dévouement au service des plus pauvres dans la ville de Caen.
Au cœur du XVIIe siècle français, son influence mystique s’étend aux horizons de la Nouvelle-France et aux confins de la Chine. Il eut de nombreux disciples, amis et frères, ayant fréquenté l’Ermitage fondé par lui à l’ombre de l’église Saint-Jean, située au cœur de la ville de Caen.
Jean de Bernières s’est endormi dans le Seigneur au soir du 3 mai 1659, fête de l’Invention-de-la-Sainte-Croix, alors qu’il était en prière. N’avait-il pas écrit presque quinze ans auparavant :
L’esprit de la croix fut donné par infusion à Jésus au moment de sa conception, et il ne l’a jamais quitté durant sa vie mortelle. C’est la propriété inséparable des chrétiens que cet état, et qui les fait distinguer d’avec ceux qui sont d’une autre religion. Au chrétien seul, appartient d’aimer les croix pour correspondre au désir du Père éternel qui répara en cette manière la gloire que le péché lui avait ôtée. Car comme le chrétien est tout pour Dieu, qu’il est créé pour sa gloire, qu’il ne doit passionner que ses intérêts, il est aussi tout dans les croix, l’unique moyen de faire toutes ces choses. Or dans cet esprit de croix est contenue la suprême liberté de l’esprit, qui se nourrit du détachement de toutes les créatures ; et ce détachement s’opère par les souffrances. Et c’est une erreur que de prétendre à la liberté de l’esprit autrement que par la croix qui délivre les enfants de Dieu de la vaine crainte des créatures et de l’affection désordonnée de les posséder. Esprit de croix que vous possédez de biens, et que les âmes qui vous possèdent sont heureuses13 !
Jean de Bernières reste une figure cachée mais très étonnante du catholicisme français du XVIIe siècle. Jouissant de son vivant, d’une réputation de sainteté par-delà les limites de la Normandie, on a dit de lui qu’il a été pour la ville de Caen un autre Vincent de Paul, celui que l’on a appelé le père des pauvres, et dont il été l’ami très apprécié. C’est un bel éloge pour une époque où la société est dans une grande détresse. Il est indéniable que Jean de Bernières a beaucoup lutté contre la misère des campagnes. Une profusion d’œuvres caritatives en faveur des plus démunis de la société est apparue sous son influence directe. L’Hôtel-Dieu de Caen lui doit son annexe pour les enfants abandonnés. Avec son ami, le grand missionaire de l’ouest, Jean-Eudes, il fondera un refuge pour les femmes repenties. Sa sollicitude pour les pestiférés le poussera à agrandir un dispensaire dans la ville de Rouen. On est surpris de voir un nombre considérable d’établissements sociaux dont Jean de Bernières soit à l’origine. Cette grande fécondité caritative ne peut se comprendre si on ne perçoit pas en cet homme d’action une vie mystique et contemplative très élévée. Bien qu’il soit en effet Grand-Trésorier de France pour la ville de Caen, il est avant tout un homme d’oraison, un contemplatif dans la ville. En un mot ses œuvres sociales découlent de son union à Dieu. Membre de la Compagnie du Saint-Sacrement-de-l’Autel, fondée par son ami, Gaston de Renty, Jean de Bernières en deviendra le responsable pour la Normandie, à la mort de celui-ci, le 24 avril 1649. De fait, Gaston avait su trouver en Jean une âme de sa trempe, un saint laïc à sa ressemblance. Et réciproquement, Bernières le considérait comme son « très cher et très honoré frère »14.
Homme important selon le siècle, Jean de Bernières n’en était pas moins très attiré par la vie recluse et solitaire. Aussi, sur le conseil de son directeur spirituel, le capucin Jean-Chrysostome de Saint-Lô, il fait bâtir, de 1646 à 1649, le fameux Ermitage de Caen. Située en plein centre de Caen, non loin de l’église Saint-Jean à l’ombre du couvent des ursulines, dirigé par sa sœur, Jourdaine de Bernières, cette maison de retraite spirituelle deviendra de son vivant une source très féconde en œuvres de miséricorde, spirituelles et corporelles :
Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des incurables, et de n’y loger avec moi que des pauvres spirituels [...] Il y a à Paris un hôpital des incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes15.
Il y accueillera les membres de la Confrérie-de-la-Sainte-Abjection, consacrés au service des pauvres et des malades. Cet hospice, ou « hôpital des incurables », Henri Bremond l’appellera « école de l’oraison cordiale ». Ce sera pour beaucoup un havre de paix et un foyer intense de prière. Il deviendra aussi le siège normand de la Compagnie-du-Saint-Sacrement.
C’est sans aucun doute à l’Ermitage que Bernières passera la plus grande partie de sa vie. Nombreux seront les prêtres et les laïcs, les religieux et les religieuses, parfois célèbres, qui y séjourneront pour s’initier à la vie intérieure. Ils viendront chercher conseils et lumières en matière d’oraison auprès du « directeur des directeurs de conscience » comme l’écrit Maurice Suriau16. De fait, sa réputation en matière de direction spirituelle a fait rapidement lui un guide recherché dans le cercle mystique de l’époque.
Autour de lui se regroupèrent des figures éminentes comme Mecthilde de Bar (1614-1698), fondatrice des bénédictines du Saint Sacrement, Jean-Eudes fondateur du seminaire de Caen, Henri-Marie Boudon l’archidiacre d’Évreux très pérsécuté par les jansénistes, François de Montmorency-Laval (1623-1708)17 et d’autres célèbres missionnaires de la Nouvelle-France comme le jésuite Paul Le Jeune. Les fondateurs des Missions Étrangères de Paris, François Pallu et Pierre Lambert de la Motte, bénéficièrent aussi de ses précieux conseils. Il y a eu aussi le jeune abbé, Jacques Bertot (1620-1681), qui fut le confesseur de la célèbre abbaye bénédictine de Montmartre et qui deviendra le premier directeur de la jeune Jeanne Guyon. Et bien d’autres, connus ou inconnus ne sortirent pas indemne de leur séjour plus ou moins long à l’Ermitage de Caen, où le silence et l’esprit d’oraison régnait au plus haut point.
Par ailleurs, Charlotte le Sergent (1604-1677) l’abbesse de Montmartre, « sublime mystique », selon Henri Bremond, et la « sainte de Coutance », Marie des Vallées (1590-1656)18, furent pour Bernières de réels soutiens spirituels. celui-ci allait visiter assez souvent cette dernière pour recueillir ses conseils en compagnie de saint Jean-Eudes (1601-1680), le futur fondateur du séminaire de Caen pour prêtres missionnaires appellés par la suite les Eudistes.
Il est indéniable que l’Ermitage de Caen a été un lieu de formation spirituelle pour de nombreuses et grande figures missionaires de l’époque. Tous soucieux de cultiver une vie intérieure par l’exercice de l’oraison, ils sont devenus pour la plus part des modèles de vie chrétienne. Certains d’entre eux ont été par la suite canonisés par l’Église romaine.
Commençons par mentionner le Vénérable Henri-Marie Boudon (1624-1702). Celui-ci présentera dans son ouvrage, L’Homme intérieur ou vie du vénérable Père Jean-Chrysostome, un témoignage édifiant sur Jean de Bernières :
Cette pureté si simple venait de sa grande union avec Notre-Seigneur dans l’oraison, qui a fait la grande occupation de sa vie. Son saint directeur lui avait conseillé pour y vaquer avec plus de liberté, de faire bâtir un logis dans l’entrée de la maison des religieuses ursulines de Caen, près de la grande porte de leur cour extérieure, l’assurant qu’un jour elle servirait à plusieurs serviteurs de Dieu pour s’y retirer. Ce fut le bon père [Jean-Chrysostome] qui en donna et traça le dessin, le nombre et la grandeur des chambres, et tout ce qui devait accompagner ce petit bâtiment ; l’on a bien vu par la suite que le père parlait par l’esprit de Dieu. On appelait ce lieu l’Ermitage, parce que, quoiqu’il fût dans une grande ville, on y menait une vie retirée, et toute d’oraison. Je puis assurer avec sincérité qu’ayant eu la grâce d’y passer deux ou trois mois, je n’y ai jamais ouï d’autres entretiens durant tout ce temps-là que ceux de l’oraison. L’on n’y parlait d’autre chose, et durant le temps de la récréation, aussi bien qu’en tout autre temps : et en vérité, c’était la plus douce récréation de ce saint lieu ; et ce qui est de merveilleux, c’est que l’on ne s’y ennuyait jamais. L’on y passait les jours, les mois, et les années, en parlant toujours de la même chose, qui semblait toujours nouvelle ; et c’est qu’elle tendait uniquement à Dieu seul, le seul lieu de notre véritable repos. Les discours du monde, les nouvelles de la terre n’y avaient aucun accès : il n’y avait aucun exercice particulier de piété réglé, parce que l’oraison perpétuelle en faisait toute l’occupation. L’on s’y levait de grand matin, et durant toute la journée, c’était une application continuelle à Dieu. Monsieur de Bernières sortait pour les affaires de Dieu et pour les fonctions de sa charge : mais ceux qui l’ont connu, savent qu’il ne sortait jamais de l’union avec Dieu. Il avait passé par différents degrés de l’oraison, et enfin il y était élevé dans ce qu’il y a de plus sublime ; et l’on peut dire, sans exagérer, qu’il a été, tout trésorier de France qu’il était, un des plus grands contemplatifs de notre siècle. C’était dans cet exercice angélique qu’il avait puisé les divines lumières que toute l’Europe admire dans ses Traités de la Vie intérieure. Mais je dois avertir ici, qu’ils n’ont paru qu’après l’heureux décès de leur digne auteur, qui a dicté toutes les lumières que l’on y voit sans aucun dessein qu’elles fussent données au public, ni d’en composer aucun Livre ; il les dictait seulement à un bon prêtre qui logeait avec lui, et qui les écrivait, parce qu’il ne pouvait le faire lui-même à cause qu’il était fort incommodé de la vue. Il les dictait par pure obéissance à son directeur19.
François de Montmorency-Laval (1623-1708), canonisé en 2014, a fréquenté assidûment pendant quatre ans l’Ermitage de Caen. Jean de Bernières le guidera spirituellement avant qu’il ne soit nommé archidiacre d’Évreux, à la suite de Henri-Marie Boudon. Il partira ensuite pour le Canada fonder à Québec le premier séminaire. Et l’Ermitage de Caen, la vie qu’il y a menée, l’inspirera beaucoup pour y organiser une vie fortement marquée par la dimenssion contemplative et missionaire.
Par ailleurs, nous avons souligné la présence à l’Ermitage de Caen Pierre Lambert de la Motte, co-fondateur des Missions Étrangères de Paris avec François Pallu, tous deux venus s’initier à l’oraison contemplative auprès de Jean de Bernières avant de partir pour l’Asie. Ils deviendront plus tard tous les deux évêques en Chine.
Enfin et surtout, mentionnons les relations épistolaires entre Jean de Bernières et Marie de l’Incarnation (1599-1672). Elle a été proclamée sainte avec monseigneur de Montmorency-Laval, le 3 avril 2014 par le Pape François. Bossuet l’avait surnommée la « Thérèse du Nouveau Monde ». Henri Bremond l’estime dans son Histoire littéraire du sentiment religieux comme étant l’une des plus sublimes contemplatives que l’Église universelle ait jamais connues :
Marie est vraiment notre Thérèse, comme on l'a dit avant Bossuet ; une Thérèse de chez nous, sans rien d'espagnol, de flamand, ni de germanique ; tourangelle, française de tête et de cœur, jusqu'au bout des ongles, ajouterais-je, s'il était permis de parler ainsi20.
Il y a certainement eu une très abondante et riche correspondance entre Jean de Bernières et Marie de l’Incarnation. Malheureusement ce trésor épistolaire a disparu, sans doute en raison des aléas du courrier circulant d’un bord à l’autre de l’Atlantique. Néanmoins, il nous en reste quelques traces. Par exemple, Marie de l’Incarnation témoigne de son estime pour la formation qu’a reçu Monseigneur de Montmorency-Laval à l’Ermitage de Caen :
Vos lettres étaient dans le premier vaisseau, qui nous apportait la nouvelle que nous aurions un évêque cette année, mais qui n’a paru que longtemps après les autres. Ce retardement a fait que nous avons plutôt reçu l’évêque que la nouvelle qui nous le promettait. Mais ça a été un agréable surpris en toutes manières. Car outre le bonheur qui revient à tout le pays d’avoir un supérieur eclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ai bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection ; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce serait trop dire, mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en apôtre. Il ne sait ce que c’est que le respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il fallait ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenait un grand cours, et qui jetait de profondes racines. En un mot, sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pays en admiration. Il est un intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il est demeuré quatre ans par dévotion ; aussi ne se faut-il pas étonner si ayant fréquenté cette école il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voyons. Un neveu de Monsieur de Bernières l’a voulu suivre. C’est un jeune gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église. Et afin d’y réussir avec plus d’avantages, il se dispose à recevoir l’Ordre de prêtrise des mains de notre nouveau prélat21.
Maurice Souriau, dans son ouvrage sur Jean de Bernières, raconte l’épopée du transfert de Marie de l’Incarnation depuis son monastère de Tours jusqu’à Dieppe avant d’embarquer pour le Canada. Cela vaut la peine de le citer longuement tant son récit est précieux montrant le caractère originale et libre de notre saint laïc caennais :
Il y avait en ce temps-là, à Alençon, une dame dont le mari avait été tué au siège de la Rochelle, madame de la Peltrie. Veuve très riche, se croyant libre de ses faits et gestes, elle songe à partir pour le Canada, et à y fonder une maison religieuse. Son père, monsieur de Vaubougon, veut la forcer à se remarier, et à rester. Dans cette angoisse madame de la Peltrie consulte un religieux qui lui propose l’expédiant suivant : écrire à monsieur de Bernières, « fort honnête gentilhomme qui vivait en odeur de sainteté », lui exposer la situation, et le prier de « la rechercher en mariage, à condition de vivre comme frère et sœur », ce qui permettrait à Madame de la Peltrie d’échapper à la tyrannie de son père, des persécutions de sa belle-famille, et de donner suite à ses projets du Canada. Monsieur de Bernières est bien surpris en recevant cette demande insolite. Il consulte son directeur, ses amis, qui lui conseille d’accepter. Pendant trois jours il hésite, il prie ; enfin il se décide : il charge un de ses amis d’Alençon, monsieur de la Bourbonnière, d’aller trouver monsieur de Vaubougon. Le vieux gentilhomme, enchanté, accepte avec enthousiasme ; il fait mettre en état sa maison pour recevoir son futur gendre, et ne voit rien venir ; Vaubougon finit par s’étonner de ce peu d’empressement : il entre en soupçons ; il tombe malade d’impatience, cependant que madame de la Peltrie fait venir chez une tierce personne d’Alençon, son pseudo fiancé ; pour éviter tout procès financier, dommageable à l’œuvre du Canada, elle décide avec Jean qu’ils ne se marieront pas, mais qu’ils feront semblant de l’être. Sur cette résolution romanesque monsieur de Bernières rentre à Caen où il apprend bientôt la mort de monsieur de Vaubougon. Restent la belle famille et la propre famille de madame de la Peltrie : on voudrait bien la faire interdire, et sauver ainsi une fortune qui se dissipe en aumônes. Vite madame de la Peltrie court à Caen consulter monsieur de Bernières qui lui conseille d’en appeler au parlement de Rouen : elle y gagne son procès. Nul, jusqu’ici, n’avait deviné qu’il y eut partie liée entre elle et monsieur de Bernières, car toutes leurs entrevues, dit l’historiographe des ursulines, avait eu lieu si secrètement que personne n’en eut connaissance. Il savait ce que dit le Sage, qu’une affaire déclarée est ordinairement une affaire échouée. En effet rien est encore sûr. Madame de la Peltrie fait le voyage de Paris pour consulter sur sa vocation le général de l’Oratoire et monsieur Vincent. Arrivée là, elle apprend que sa famille cherche à la faire enlever ; d’abord elle change d’habits avec sa servante, et la suit par les rues en cet équipage ; puis elle appelle à son secours Jean de Bernières qui s’empresse d’accourir. Les tentatives de coups de main cessent aussitôt, parce qu’on les croit déjà unis ou sur le point de l’être. Pendant ce temps, Bernières visite les maisons religieuses, jusqu’à ce qu’il ait trouvé ce que madame de la Peltrie cherche des compagnes dans sa mission au Canada. En novembre 1638 on leur indique les ursulines de Tours, et en particulier la mère Marie de l’Incarnation qui, mise directement en relations avec Bernières, reçoit, à partir de ce moment, des lettres de lui, « à tous les ordinaires ». C’est dire la passion avec laquelle Jean avait sien le projet de madame de la Peltrie. Tous deux partent ensemble pour la Touraine, madame de la Peltrie avec une suivante, monsieur de Bernières avec un « homme de chambre » et un laquais ; tout ce petit monde, bien stylé, agit de concert, pour que pendant tout le voyage, on les croie mariés. Ils arrivent le 19 février 1639 à Tours, et là, madame de la Peltrie, toujours avide du secret, prend le nom de madame de la croix, pour dépister sa famille. Le révérend père Grand-Amy, déjà prévenu, pense qu’il ne faut pas faire de mystère à l’archevêque, de qui tout dépend : on lui révèle donc les noms, les personnes, et le pourquoi de ce petit roman. Touché de voir tout le mal que se donne ce curieux couple pour faire un peu de bien, l’archevêque, dont on craignait la violence, se montre charmant, accorde toutes les permissions. Madame va au couvent des Ursulines ; on lui présente la mère Marie de l’Incarnation, qui ne l’a jamais vu, et qui la reconnaît déjà pourtant, en vertu d’un rêve déjà ancien : « dès que je l’eus envisagée, écrit la religieuse, je me souvins de ma vision, et reconnu en elle la compagne qui s’était jointe à moi pour aller à ce grand pays qui m’avait été montré. » Reste à choisir la seconde ursuline qui partira avec la mère Marie et madame de la Peltrie. La mère propose une sœur de vingt-deux ans, dont la jeunesse fait hésiter la supérieure. Pendant ce temps, apprenant que monsieur de Bernières est le directeur de l’affaire, et qu’il est au parloir, toutes les religieuses s’en vont à la file poser leur candidature auprès de lui ; enfin la jeune sœur se présente : « comme c’était, selon les dires de Claude Martin, un homme très spirituel, qui, entre les grâces dont son âme était ornée, avait particulièrement celle du discernement des esprit », il reconnue en elle, bien vite, l’élue : « il fit dès lors, écrit la mère Marie de l’Incarnation, une liaison d’esprit toute particulière avec cette chère mère, en sorte que Madame, elle et moi, n’avions avec lui qu’une même volonté pour les affaires de Dieu ». C’est à l’archevêché qu’a lieu la scène finale. Devant le prélat madame de la Peltrie s’engage à donner à la maison de Québec trois mille livres de rente. Puis l’archevêque prend par la main les deux ursulines, et les confie à monsieur de Bernières, à madame de la Peltrie. Enfant le carrosse portant la future communauté, et monsieur de Bernières, et les domestiques, s’ébranle sur la route de Paris. C’est un couvent en voyage ; tous, dit la mère Marie, sont des personnes d’oraison, jusqu’au serviteur, parce qu’il participait à l’esprit d’humilité et de charité de leur Maître, surtout son laquais. À tous les gîtes, c’était lui qui allait pourvoir à tous nos besoins, avec une charité singulière. C’est ce que répète, avec détails, Claude Martin, qui possédaient tant de documents disparus maintenant : « on ne se peut rien imaginer de plus céleste, ni de plus admirable que leur vie pendant tout le voyage. Ils vivaient plus comme des anges que comme des personnes de la terre. Tout était réglé dans le carrosse comme dans le monastère. Il y avait un temps destiné pour l’oraison, un autre pour la prière commune, un autre pour le silence, et un autre pour l’entretien, pendant lequel chacun faisait part aux autres des lumières que Dieu lui avait communiquées pendant l’oraison, leurs cœurs et leurs esprits étaient dans une continuelle élévation qui rendit leur vie toute angélique, en sorte que l’on eût pu dire de ce carrosse ce que le prophète dit du chariot de Dieu, qu’il était rempli d’anges visible, sans parler des invisibles qui les accompagnaient sans doute. Dans une lettre du 26 février 1639, la mère Marie de l’Incarnation raconte ainsi le même voyage à sa supérieure : « monsieur de Bernières est un homme ravissant ; durant notre voyage il faisait nos règles avec nous [il respectait nos coutumes], en sorte que nous étions dans le carrosse et dans les hôtelleries comme dans notre monastère, et il me semble que je ne fais que partir de Tours, tant le temps s’est écoulé doucement et régulièrement22.
Malgré l’influence qu’il exerçait sur les âmes les plus spirituelles de son époque, Jean de Bernières ne souhaitait cependant pas être connu. C’était avant tout un solitaire, épris de la vie cachée en Dieu. Il cherchait à vivre loin du regard du monde, sans attirer à lui les âmes. Cette attitude élémentaire de liberté et de détachement ne peut que vérifier l’authenticité de son rayonnement. Bernières était un véritable directeur spirituel, bien malgré lui. Il n’a pas non plus cherché à se faire connaître par ses écrits. Henri-Marie Boudon écrira en 1684, après la dernière publication du père Louis-François d’Argentan de 1677 :
Je dois avertir ici que [ses traités spirituels] n’ont paru qu’après l’heureux décès de leur digne auteur qui a dicté toutes les lumières que l’on y voit sans aucun dessein qu’elles fussent données au public, ni d’en composer aucun livre ; il les dictait seulement à un bon prêtre [Jean de Rocquelay] qui logeait avec lui et qui les écrivait, parce qu’il ne pouvait le faire lui-même, à cause qu’il était fort incommodé de la vue. Il les dictait par pure obéissance à son directeur, qui, par inspiration divine, le lui avait ordonné, et nous pouvons dire qu’on lui en a l’obligation tout entière, en ce que l’Esprit de Notre-Seigneur s’est servi de lui pour ne pas laisser ensevelir tant de grâces. Il y a encore bien des sublimes vérités que le public n’a pas vues. Je me souviens d’en avoir vu quatre tomes de manuscrits fort amples qui peuvent servir d’une vaste matière à en composer de nouveaux traités, comme ils ont servi à composer le Chrétien Intérieur23.
Nous avons dans ces propos un sérieux indice comme quoi le Chrétien Intérieur est une composition posthume réalisée à partir du trésor épistolaire de Jean de Bernières. C’est pourquoi nous avons tenu à faire référence si fréquemment au Chrétien Intérieur en note de bas de page de la correspondance. Enfin, mentionnons Dom Claude Martin, bénédictin de la Congrégation de Saint Maur et fils de Marie de l’Incarnation. Il écrira dans la biographie sur sa mère un bel éloge sur Jean de Bernières :
J’ai entendu dire à Monsieur de Bernières, qui était en son temps un homme remarquable dans la vie spirituelle, qu’il n’avait jamais vu de personnes élevées [en oraison] au point où était la mère de l’Incarnation […] C’est ici, écrit-il, qu’il faudrait parler des qualités et du mérite de cet excellent personnage, mais il en fait lui-même une si belle peinture dans son Chrétien Intérieur qui n’est autre chose que sa vie qu’il a écrit par l’ordre de ses directeurs et dans ses lettres spirituelles qui contiennent son véritable esprit et les maximes éminentes de sa conduite, que tout ce que j’y pourrais ajouter ne ferait qu’affaiblir l’idée que tout le monde s’en est formé24.
Ce n’est que tardivement que Jean de Bernières fréquente le fils de Marie de l’Incarnation, le célèbre bénédictin de la congrégation de Saint-Maure, Dom Claude Martin, pendant la période de supériorat à l’abbaye des Blanc-Manteau, entre 1654 et 1657. Louis Cognet écrit de lui :
D’après Dom Martène, les relations entre Bernières et Dom Claude Martin auraient commencé au temps du priorat de ce dernier au Blanc-Manteau, de 1654 à 1657. Comme Bernières est mort en 1659, elles n’auraient donc point duré beaucoup d’années. Cependant, à plusieurs reprises, Dom Martin atteste lui-même le caractère personnel de ces rapports. Dans un fragment autobiographique utilisé par Dom Martène, il dit que Bernières était « un de ses amis25 ». Dans la biographie de sa mère, il rapporte des propos qu’il a entendu tenir à Bernières, « homme incomparable dans la vie spirituelle »26. Enfin, les « conférences » contiennent un magnifique éloge du Chrétien Intérieur, qui attestent l’intimité de Dom Claude Martin avec l’auteur du livre : « le livre est tel qu’a été l’auteur et l’auteur a été tel que le livre, et l’un et l’autre remplis des pures maximes et des pratiques de la vie spirituelle. Ce saint homme faisait sept ou huit heures d’oraison par jour, et ces grandes unions de son âme avec Dieu se terminaient, quant à la pratique, aux humiliations et aux souffrances. » Il est a remarqué que Dom Martin écrivait ces lignes vers 1695, et qu’à cette date le Chrétien Intérieur était à l’Index depuis 1689 : ce qui montre simplement que, comme beaucoup de théologiens français de son temps, le Bénédictin considérait que les décisions de l’Index n’avaient en notre pays qu’une décision très atténuée27.
Ces témoignages sont d’une grande importance pour mesurer la qualité des relations spirituelles de Jean de Bernières. Ils illustrent aussi la haute tenue de sa vertu morale et de sa doctrine.
Avec une plume sobre et sans éclat, Bernières s’adressait à son destinataire sans chercher à le séduire par une quelquonque forme de brillance littéraire. Gentilhomme, ayant fréquenté des hommes cultivés, son souci n’était pourtant pas de soigner ses écrits. Bien que pourvu de facilité à s’exprimer, il a toujours eu recours au langage simple de Jésus-Christ plutôt que celui de Malherbe, le grand génie de la langue française natif de la ville de Caen ! La seule ambition de notre auteur était d’aider les âmes à progresser humblement dans les voies de l’union à Dieu.
Ses lettres, ainsi que les notes spirituelles regroupées dans les Maximes, sont le reflet extérieur d’une contemplation incarnée dans le mystère de la croix de Jésus-Christ et le service des pauvres qui ont toujours été ses maîtres. Recueillies soigneusement par la supérieure du couvent des ursulines jouxtant l’Ermitage de Bernières, Michelle Mangon, elles nous sont parvenues heureusement. Michelle Mangon était comme Jean de Bernières disciple du père Jean-Chrysostome de saint-Lô. On perçoit par le fait même de manière sous-jacente une relation triangulaire entre ces deux disciples et le maître Jean-Chrysostome. Ce n’était pas rare à l’époque. D’après Raoul Heurtevent une grande partie des Maximes seraient les réponses de Jean de Bernières à Michelle Mangon, après avoir consulté Jean-Chrysostome de Saint-Lô :
Nous en pouvons apprendre quelque chose, disent les Annales des Ursulines de Caen, par son commerce de lettres [de Michelle de la Conception Mangon] avec le révérend père Chrysostome, pénitent, directeur de monsieur de Bernières, qui était à son égard ce qu’était à sainte Thérèse ce bon gentilhomme dont elle parle si souvent. Comme elle n’avait rien de secret pour lui et que réciproquement il lui faisait part des lumières qu’il recevait si abondamment dans son oraison, ils se trouvèrent des rapports de grâce et de lumière qui les réunit sous la même conduite. La mère de la Conception [Michelle Mangon] lui donnait par écrit sa manière d’oraison, ses vues de perfection, ses sentiments intérieurs, les dons et les grâces dont Dieu l’honorait, particulièrement dans ses retraites, ses peines, ses doutes, et, en un mot, tout ce qui se passait de bon et de mauvais dans elle, comme le font toutes les âmes fidèles à se faire conduire sûrement dans les voies de Dieu. Monsieur de Bernières en consultait le père Chrysostome, et ce sont ces réponses à une ursuline qu’on trouve dans son livre des Maximes et Œuvres Spirituelles qui nous font connaître quelques traits de sa vie intérieure dont elle n’a laissé que peu d’écrits ; mais on a trouvé une lettre du père de Chrysostome (sic) qui en dit beaucoup en peu de mots: il avoue qu’excepté monsieur de Bernières et la mère de la Conception, il ne pouvait avoir de communication intime avec personne, touchant les voies de la vie intérieure28.
Toujours est-il que ses écrits, dont il ne nous reste qu’une petite partie, nous révèlent une vertu peu commune et un haut degré de connaissance expérimentale des voies de l’oraison contemplative. Devenu presque aveugle à la fin de sa vie, Jean de Bernières dictera à son secrétaire, l’abbé Jean de Rocquelay, ses pensées intimes pour ses confidents les plus proches, sans vérifier la transcription. Mais en aucun cas, il n’a eu idée d’une quelconque publication. Ce n’est qu’un an après sa mort, en 1660, que Michelle Mangon réclame les notes à Jean de Rocquelay. Elle les fait retranscrire par les mères de Saint-Charles et de Jésus. C’est donc grâce aux ursulines de Caen que nous avons pu prendre connaissance du trésor mystique de notre auteur :
Ce fut elle qui obtint de leur saint directeur la communication des écrits de monsieur de Bernières. Monsieur Roquelay, son fidèle secrétaire, eut ordre de les lui mettre entre les mains, et, comme elle était alors supérieure, elle les fit transcrire par les mères de Saint-Charles et de Jésus. Nous en conservons deux tomes in-folio, d’où l’on a extrait les deux parties du Chrétien Intérieur qui ont été publiées29.
Comme toute transcription, même méticuleuse, quelques erreurs de copies ont pu se glisser par mégarde. Ceci expliquerait certaines datations inexactes dans les éditions des Œuvres Spirituelles avec lesquelles nous avons travaillé.
Effectivement, très vite après sa mort, les éditeurs s’empareront de ses écrits pour en faire une compilation plus ou moins arbitraire à laquelle s’ajoutera vraisemblablement un autre fond que nous ignorons. Paraîtront successivement l’Intérieur Chrétien, puis le Chrétien Intérieur. Après l’édition d’un nouveau Chrétien Intérieur en 1677 par le capucin Louis-François d’Argentan30, les éditions se succèdent en grand nombre31. Quatre siècles plus tard, on mesure assez mal l’impact considérable de Jean de Bernières à la fin du XVIIe. Henri Bremond écrira de lui :
De tous les docteurs mystiques au XVIIe siècle, y compris Canfeld, Lallemant, Surin, Guilloré, nul n’a eu plus de lecteurs que Jean de Bernières32.
Cette remarque du grand connaisseur contemporain de la littérature mystique du XVIIe siècle souligne l’immense rayonnement spirituel de notre auteur. De son côté, Antoine Halley, professeur réputé à l’Université de Caen, traçait de lui un portrait élogieux après sa mort :
Voici l’intègre trésorier de Caen, Bernières, aujourd’hui habitant du ciel, illustre par son éminente piété et par ses livres, lesquels reçoivent unanimement les louanges les plus flatteuses de toutes les âmes de piété, non seulement en France, mais à l’étranger et dans les contrées les plus lointaines33.
Jean Marie Vernon, dans son Histoire du Tiers Ordre de S. François témoigne du succès du Chrétien Intérieur:
Le sieur de Bernières de Louvigny de Caen éclate assez par son propre lustre sans que ma plume travaille pour honorer sa mémoire. Son livre posthume, publié sous l’inscription du Chrétien Intérieur avec tant de succès, est une étincelle du feu divin qui l’embrasait ; les lumières suréminentes dont son esprit était rempli n’ont pas pu être toutes exposées sur le papier ni dans leur entière force. Comme il était enfant de notre Ordre dont il a pris l’habit, aussi en a-t-il tendrement aimé tous les sectateurs34.
Enfin, citons une partie de la lettre dédicacée à Jésus-Christ et rédigée par son éditeur, le capucin Louis-François d’Argentan, au début du Chrétien Intérieur :
Vous [très aimable Jésus] l’avez choisi dans la corruption d’un siècle qui ne connaît quasi plus ni votre esprit ni vos maximes, pour prendre vos délices avec lui dans une profonde retraite, où vous l’occupiez de vous-même par une contemplation sublime qu’il interrompait aussi rarement pour penser au monde, comme les gens du monde interrompent rarement leurs occupations pour penser à vous. […] S’il revenait de votre conversation, c’était comme Moïse, qui après vous avoir parlé familièrement comme un ami avec son ami, descendait de la montagne tout lumineux et tout embrasé35.
Malgré la mise à l’Index de la traduction italienne du Chrétien Intérieur et des Œuvres spirituelles (de 1689 à 1728) leur succès indiscutable illustre bien l’adage selon lequel le destin, pour se venger des grands hommes, leur donne des disciples. De fait un tel rayonnement nous incite à lire Jean de Bernières pour en percevoir la portée spirituelle sur son entourage proche et lointain. Nous le ferons à partir des Œuvres Spirituelles constituant les Lettres et les Maximes. Ces dernières constituent les écrits les moins remaniés du Corpus. Ce sont, nous l’avons souligné plus haut, des notes intimes transmises à la supérieure des ursulines de Caen, Michelle Mangon, probablement vers 164336. À ceci, s’ajoute la correspondance de Jean de Bernières avec le père Jean-Chrysostome qui n’est pas dans les Œuvres Spirituelles.
Les destinataires des lettres classées dans les Œuvres Spirituelles, sont Catherine de Bar37, Félicité Vion38, Paul Le Jeune39, François de Montmorency-Laval, Henri-Marie Boudon, Jean-Eudes, Pierre Lambert de la Motte, François Pallu, un novice chartreux, quelques dames animées d’un zèle pour la vie contemplatives et d’autres correspondants anonymes du solitaire de l’ Ermitage40.
Dans le Corpus des Œuvres Spirituelles, les lettres et les maximes ont été classées selon un ordre thématique. À savoir selon les trois grandes étapes de la vie spirituelle décrites par le Pseudo-Denys (VIe) et Grégoire le Grand (VIe) : la vie purgative, illuminative et unitive. Pour répondre à un souci de rigueur critique et historique, nous avons fait le choix d’un classement chronologique. Cela nous a permis de mieux percevoir la progression spirituelle de l’auteur. On peut ainsi constater une nette évolution de la maturité spirituelle de Jean de Bernières sur trente années de sa vie. Entre les premières lettres datées de 1631, alors qu’il avait 29 ans, et celles de 1659, année de son décès à 54 ans, on remarque, à mesure qu’il arrive au terme de son existence terrestre, le passage progressif d’une ascèse quelque peu volontariste à une dimension plus mystique aussi juste que profonde.
Nous avons donc eu soin de retranscrire entièrement les Œuvres Spirituelles en y ajoutant les incontournables lettres de Mechtide du Saint-Sacrement qui y correpondent en les classant chronologiquement. Par la suite, une comparaison avec le Chrétien Intérieur a été effectuée en citant abondant des morceaux de cet ouvrage en parallèle des lettres. Éclairer Bernières par Bernières nous a paru la meilleure façon de mieux se laisser pénétrer par sa pensée. C’est pour cela qu’il était important de relever les citations du Chrétien Intérieur. Les nuances entre les lettres et le Chrétien Intérieur se sont manifestées parfois très clairement. On s’est rendu compte que la 14e édition du Chrétien Intérieur, datée de 1674, témoigne d’un arrangement parfois très personnel de la part de l’éditeur, Louis-François d'Argentan. Ce dernier n’a pas hésité à remanier sans scrupule le texte selon ses vues. Notons toutefois que cette manière très libre de procéder sans respecter la propriété intellectuelle de l’auteur n’était pas considérée comme frauduleuse à l’époque. Toutefois, cette déformation du texte original est dommageable. En effet, le capucin Louis-Francois d’Argentan (1601-1680), en insistant sur la dimension ascétique, montre qu’il n’a pas toujours bien saisi la profondeur de la dimension mystique des écrits de Jean de Bernières.
Malheureusement, comme nous l’avons souligné plus haut, il ne nous reste rien de la correspondance entre Bernières et Marie de l’Incarnation. C’est un grand dommage, étant donnée la proximité spirituelle de ces deux immenses figures mystiques. Nous n’oublions pas que Bernières, avec Madame de la Peltrie, à contribué au voyage épique de Tours à Dieppe avec l’ursuline. La comparaison avec le Chrétien Intérieur, nous permet de deviner un autre fond de lettres qui nous est inconnue a été exploité par l’éditeur d’Argentan. Après avoir pillé largement ce trésor épistoalaire, il l’aurait probablement fait disparaître par la suite.
Ainsi, les Œuvres Spirituelles, dans lesquelles sont contenues la grande majorité des lettres restantes, sont une sélection, selon les goûts de l’éditeur, d’un fond original que nous ne connaîtrons jamais. Beaucoup de lettres envoyées à des destinataires connus ou inconnus ont été probablement brûlées sans scrupules. Cette pratique courante chez les éditeurs de l’époque, et acceptée par tous, nous a poussé à relever de nombreuses citations du Chrétien Intérieur en consonance avec les Lettres. Tant nous sommes convaincus de l’intime connexion qui existe entre les Lettres et le Chrétien Intérieur et que nous ne pouvons pas les séparer si nous voulons entrer pleinement dans l’héritage spirituel de Jean de Bernières.
Étant donné la disparition complète des manuscrits originaux de la correspondance de Bernières, nous avons dû travailler à partir des matériaux édités immédiatement après la mort de Jean de Bernières. Nous avons choisi les éditions les plus anciennes des Œuvres Spirituelles que nous ayons dans lesquelles sont contenues les Lettres et les Maximes. L’une est éditée à Rouen, l’autre à Paris, la même année 167841.
Nous avons aussi retranscrit la correspondance de Mechtilde de Bar avec Jean de Bernières, très présente dans cette correspondance. Celle-ci a été heureusement conservée avec soin par les bénédictines du Saint-Sacrement que nous remercions sincèrement. Les recommandations spirituelles du capucin Jean-Chrysostome de Saint-Lô à Bernières, sous le nom de « Divers exercices de piété et de perfection 42 » sont également de grande valeur et nous avons pris de les intégrer à l’ouvrage. Mis à part les toutes premières années où l’on remarque des doublons avec les Maximes, les sources diffèrent nettement entre les Œuvres Spirituelles et le Chrétien Intérieur dès 1645 environ ; les plus anciennes ayant été reprises dans le Chrétien Intérieur. Nous pouvons en déduire que le Chrétien Intérieur n’est pas simplement un doublon, amélioré ou déformé, des Œuvres Spirituelles par le capucin Louis-Franois d’Argentan. De nombreux fragments de lettres inconnues, dans cet ouvrage, s’ajoutent à la correspondance de Bernières, transcrite dans les Œuvres Spirituelles. Il est donc nécessaire de lire en parallèle le Chrétien Intérieur et la Correspondance de Bernières si nous voulons nous imprégner de la spiritualité du fondateur de l’Ermitage de Caen.
Par ailleurs, il est remarquable de constater que parmi les lettres des Œuvres Spirituelles, la destinataire principale est incontestablement Catherine de Bar, en religion, Mechtilde du Saint-Sacrement. Si cette moniale bénédictine est devenue une grande mystique dont le rayonnement et la fécondité ont été immenses, c’est sans doute grâce à l’aide spirituelle de Jean-Chrysostome de Saint-Lô dans mais aussi de Jean de Bernières. C’est vers ce saint laïc qu’elle venait chercher conseil pour se diriger dans les voies de Dieu après le décès du mystique capucin de Saint-Lô. Nous pouvons l’affirmer grâce à la bonne conservation des lettres de Jean de Bernières par les sœurs de mère Mechtilde.
Bien d’autres personnes anonymes ou dont les noms ont été cités plus haut, ont bénéficié des conseils spirituels de l’Ermite de Caen. Ainsi l’ « ami intime », ce destinataire enigmatique, que l’on retrouve tout au long de son itinéraire semble être finalement son secrétaire, l’abbé Jean de Rocquelay43. Mais on ne peut exclure aussi dans les dernières années de sa vie que cette appellation soit réservée aussi au jeune abbé Jacques Bertot (1620-1681), très proche de Mechtilde du Saint-Sacrement et de Charlotte le Sergent, la « sublime mystique » et abbesse de Montmartre. Il deviendra plus tard le premier directeur de la jeune Madame Guyon. Par ailleurs, sans que nous n’ayons de lettres adressées directement à lui Gaston de Renty, est certainement un correspondant privilégié. Il écrit de lui à son épouse veuve en 1646 qu’il aura été pour lui un ami intime. Nous avons réservé un paragraphe aux amis spirituels de Bernières mais l’identification des destinataires de la correspondance de Bernières a été difficile en raison du retrait systématique des noms propres par l’éditeur des Œuvres Spirituelles. Sans doute, craignait-il la menace des jansénistes. Dès que cela nous a été possible, après recoupement, nous avons mentionné entre crochet le destinataire
Soulignons aussi le fait que Jean de Bernières écrit au fil de la plume et ne cherche vraiment pas à citer ses sources. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas imprégné des écrits de la grande tradition mystique, notamment les auteurs rhénans, en passant par Benoît de Canfield, très à la mode à l’époque dans les salons mystiques de la capitale, et le carmel espagnol. Jean de Bernières est aussi très influencé par Pierre Bérulle, fondateur de l’Oratoire, de Jean-Jacques Olier, son successeur, et l’École française en générale. La doctrine de l’anéantissement est partout présente sous sa plume, surtout dans les premières années. Bernières est sans aucun doute un disciple de Bérulle mais il est tout à fait remarquable que parmi les rares auteurs cités dans les lettres, lorsqu’il s’agit d’encourager son destinataire à l’abandon spirituel, saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal soient à l’honneur. On pourra cependant noter, à mesure que les années passent, un progressif éloignement vis-à-vis de Bérulle au profit d’un rapprochement vers les auteurs mystiques du Carmel espagnol. Saint Jean de la Croix se fait de plus en plus connaître depuis sa béatification au début du XVIIe siècle. Sainte Thérèse d’Avila était avec saint Bernard l’auteur le plus cité par saint François de Sales que Bernières à sans aucun doute beaucoup lu. Nous n’avons pas hésité à citer, parfois longuement en note, saint Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. L’incontournable auteur de l’Imitation de Jésus-Christ, attribué communément à Thomas a Kempis (1380-1472), reste aussi très présent dans l’œuvre de Bernières. Mais surtout, Jean Ruusbroeck († 1381) est sans aucun doute une référence majeure chez Bernières, peut-être par le biais de Benoît de Canfield (1562-1611), religieux de l’ordre des frères mineurs capucins, mystique, auteur de La Règle de Perfection44, et l’école essentialiste, au moins de manière implicite dans les dernières années de sa vie. Il tient une place de premier plan dans le courant de la mystique rhéno-flamande dans laquelle s’originent l’École espagnole et l’École française. Bernières est, nous l’avons souligné plus haut, un lecteur de Benoît de Canfield (1562-1611), très lu dans le cercle de madame Acarie au début du XVIIe. Benoît de Candfield appartient à l'ordre des frères mineurs capucins. Son œuvre mystique est devenu célèbre par son chef d’œuvre, La Règle de perfection.
Il est vrai que le lecteur moderne, parcourant les écrits de Jean de Bernières, pourra se sentir quelque peu étranger à son langage. Il faut relire à ce sujet Henri Bremond au sujet des auteurs mystiques :
Ce qui nous touche davantage dans leurs écrits [les grands auteurs mystiques] est ce qui tient plus ou moins aux bégaiements de l’enfance. Dès qu’ils entrent dans leur région propre, nous ne pouvons plus les suivre, même de loin, ni croire que nous les comprenons [...] Nous entrevoyons néanmoins que cette région est plus réelle et solide que la terre ferme45.
L’épitaphe de son tombeau, rédigée en latin et conservée par l’auteur de l’Athenae Normannorum46, stigmatise bien le profil de notre saint laïc, aussi adonné à la contemplation de Dieu qu’au service de ses frères et sœurs :
Ici, repose le Sieur Jean de Bernières, issu d’une noble lignée. Arrivé au milieu de sa vie et déjà renommé parmi les trésoriers de France, désirant mener une vie vertueuse, il aspira à des projets de vie plus noble. Il inspirait aux autres ce qu’il laissait transparaître lui-même par sa parole et plus encore par ses bonnes œuvres. Simple ermite, pauvre dans les richesses, lampe ardente et lumineuse dans le siècle, menant sa vie dans le monde, tout en étant hors du monde ; aimable avec les autres et mort à lui-même avant même de mourir, il était impitoyable et intransigeant avec lui-même afin de vivre tout entier pour Dieu. Docteur et maître en théologie, sans en avoir le titre, guide dans l’oraison, mystique, dispensateur prodigue et gardien jaloux des mystères divins, sans l’habit monastique, sans la vie régulière du cloître, dépourvu du sacrement de l’ordre et des ornements épiscopaux, il fut cependant utile aux religieux. Cultivant de manière infatigable le sol céleste de la religion, il s’est offert en hostie vivante à Dieu par son célibat perpétuel. Il affermissait dans la foi ceux qui titubaient sous le fouet très rude de l’hérésie janséniste. Les amis de Dieu étaient sa propre famille ; les pauvres étaient ses amis, et ses ennemis étaient tous ceux qui avaient de l’aversion pour le Souverain Pontife et la Religion. Contempteur des honneurs, il honorait tous les hommes, même ses ennemis. Vainqueur et prisonnier tout à la fois de la croix, il rendit l’âme le saint jour de l’Invention de la Sainte-Croix. Ainsi, celui que la foi a mis à part, que la charité a rendu parfait, l’union [à Dieu] l’a consummé en l’an 165947.
Enfin, il nous a semblé intéressant de faire émerger quelques thèmes majeurs dans la correspondance de notre serviteur de Dieu. Cette petite étude, nous le souhaitons, permettra au lecteur d’avoir quelques clés pour mieux entrer dans la pensée de l’auteur spirituel français le plus lu avec François de Sales, à la fin du siècle d’or, que l’on appelé aussi à juste titre le siècle des saints. Nous avons donc glâner ça et là des morceaux choisis classés par thème afin d’encourager à la lecture per ordinem de cette merveilleuse correspondance. Nous présenterons donc de manière successive Jean de Bernières comme un fidèle disciple de François d’Assise, pour son amour de la pauvreté et de la solitude, de François de Sales et de Jeanne de Chantal pour la spiritualité de l’abandon et de l’enfance spirituelle qu’il ne cesse de distiller dans ses écrits ; alors que son talent pour initier les âmes à la vie d’oraison contemplative et mystique le rapproche beaucoup de Jean de la Croix et de sainte Thérèse d’Avila ainsi que les plus grands maîtres de la mystique chrétienne occidentale, qu’ils viennent de la flandre nordique, de l’Espagne ou de l’Italie et bien sûr de la France.
À peine deux mois avant de mourir, Jean de Bernières s’estime n’être qu’un « pauvre ermite ». Cette expression résume bien en définitive ce qu’il aura été au cœur du monde. Pleinement unifié par une vie d’union à Dieu, ce laïc engagé dans la société n’a pas cherché à briller aux yeux de ses contemporains. Son humble témoignage de reclus en plein centre de la ville de Caen a attiré cependant beaucoup d’âmes assoiffées de Dieu et désireuses de marcher sur les sentiers sûrs de la vie contemplative :
Je vous suis infiniment obligé de l’honneur de votre souvenir au milieu de toutes vos grandes affaires. C’est la marque d’une particulière affection de n’oublier un pauvre ermite caché dans le fond de sa solitude48.
La pauvreté et la solitude ont été deux caractéristiques majeures de la vie de Jean de Bernières. Nourri par une vie de prière intense, il a toujours cultivé le détachement des biens de ce monde afin de mieux entrer dans une réelle pauvreté intérieure. Malgré la fortune de sa famille, il s’efforcera de vivre dans un grand dépouillement matériel. En ce sens, il est un vrai fils de François d’Assise qui s’est rendu volontairement pauvre afin de devenir riche de la sagesse éternelle de Dieu.
Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), son directeur spirituel, est lui-même une grande figure du Tiers Ordre régulier franciscain. Grand ascète, il est aussi l’un des plus savants docteurs en théologie mystique de son époque. À son école, Jean de Bernières s’initie à une discipline de vie marquée au coin d’une pauvreté des plus rudes. Persuadé qu’elle est la plus fidèle compagne de Jésus-Christ49, il fait fie de sa fortune pour rallier la Confrérie de la Sainte-Abjection, fondée par son maître spirituel. On l’appellera désormais à sa demande, frère Jean de Jésus-Pauvre. Renonçant au moindre superflu matériel, selon l’idéal franciscain, il souhaite se faire pauvre parmis les pauvres en épousant Dame Pauvreté. Il est clair pour lui que la vie dans le royaume de Dieu est incompatible avec l’amour de l’argent et l’esprit de propriété. La perle de l’évangile ne se trouvant qu’à l’intérieur d’un cœur dépouillé de tout, même si la pauvreté abrège la vie naturelle50. Cette conviction court tout au long des notes spirituelles et lettres de Jean de Bernières. Il insiste en effet de manière récurente sur la joie de ne rien posséder et de n’être rien aux yeux du monde. Rester pauvre de tout bien matériel, mais aussi et surtout de toute prétention mondaine, sera la condition nécessaire et suffisante pour fréquenter l’Ermitage de Caen. Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des cieux est à eux51! Cette béatitude évangélique restait gravée en lettre d’or au fond de son âme.
Apprendre à se réjouir de l’état où la divine providence nous place est déjà un avant-goût de la « joie parfaite » franciscaine. C’est l’indice le plus probant d’un cœur vraiment détaché de lui-même, et toujours content des grâces que Dieu lui fait. En 1632, Jean de Bernières n’a alors que trente ans et sa maturité spirituelle semble déjà bien avancée pour son âge :
En quelque posture que vous vous trouviez, Dieu vous y veut, et si vous savez bien prendre la chose, vous en tirerez du profit pour vous, et de la gloire pour Dieu. De là vient qu’il faut toujours être content selon la partie supérieure, quoi que l’amour propre et la chair soient en tristesse et en trouble, et se résigner aux volontés toujours justes et équitables de Dieu bon, sage, et juste. Il faut se plaire et se réjouir dans l’état où nous nous trouvons pour les raisons susdites ! Bien que selon notre jugement particulier, il nous semble que nous ferions mieux dans un autre, où assurément nous serions très mal.52
Aussi Jean de Bernières préfère la folie de la Croix plutôt que la sagesse du monde à l’exemple de l’Apôtre Paul et de l’amant de Dame Pauvreté :
Ne perdons jamais une de nos croix et disons-nous très souvent à nous-mêmes : « courage, le temps de souffrir est court, employons-le bien ». Et recevons amoureusement les croix qui nous arrivent53.
Vivre comme Jésus en cherchant uniquement la gloire de Dieu par les abaissements et un dépouillement volontaire, c’est imiter celui qui, en s’anéantissant, a pris notre condition de serviteur. Libre à l’égard de tous et de tout, il ne veut voir que Dieu seul dans les événements :
Pour vivre chrétiennement il faut vivre comme Jésus, c’est-à-dire, avec ses vues et ses sentiments54. Il voyait pour exemple que le dessein de son Père était qu’il naquit pauvre, et ce au travers des desseins de César Auguste qui le fit aller en Bethléem par son édit55. Et quoique dans le dessein d’Hérode, des Juifs et des pharisiens, il ne parût rien à l’extérieur (que de la jalousie, de l’ambition et de la rage), Jésus voyait pourtant au travers de tout cela les desseins de Dieu son Père sur lui. Et Il les adorait et s’y abandonnait avec attention, avec respect, et avec amour. Ceux qui nous plaignent et qui nous estiment fort misérables, n’ont pas cette vue et ne voient les choses que naturellement, et non avec la foi qui nous apprend qu’il n’y a point de mal en la cité que le Seigneur ne le fasse. Et qu’une âme qui est fidèle reçoit tous les accidents et tous les maux que les hommes lui procurent sans les considérer, ni les causes secondes, mais Dieu seul qui le veut ou qui le permet56.
Désormais rien ne lui fera oublier ce trésor. Il préfère la vie d’intimité avec le Christ que la vie mondaine et superficielle. Il n’a qu’un désir : ne plus jamais être séparé de celui dont il a goûté dans la foi la plus pure l’intimité et la mystérieuse et insaisissable présence. Les privations matérielles lui sont un allégement pour suivre celui qu’il ne lâchera plus désormais :
Il faut croire que le monde s’amuse dans l’estime qu’il a pour les choses, quand il préfère les extérieures aux intérieures. Et lorsqu’il le fait ainsi, c’est par aveuglement, et parce qu’il n’estime que ce qu’il connaît, et qu’il ne connaît point les choses spirituelles. Car pensez-vous qu’il sache le prix, le mérite et la beauté des vertus, dont une vaut mieux que toutes les richesses du siècle ? Croyez-vous que le monde sache estimer la gloire de servir un Dieu, de l’aimer, d’être aimé de lui, d’être familier avec lui, et enfin d’être uni très intimement avec sa divine majesté ? Rien de tout cela : quel aveuglement ! De là vient que le monde craint si fort les misères temporelles, et qu’il ne se met pas en peine des éternelles ; qu’il cherche avec tant de soin les biens du corps57, et qu’il néglige les biens de l’âme.58
La pauvreté spirituelle de l’âme, indice d’une authentique humilité, la rend toujours contente de ce que Dieu lui donne. Elle ne s’attriste plus de ne pas avoir les talents que Dieu ne lui a pas donnés. Ne rien vouloir faire d’autre que ce que Dieu semble exiger lui est une source de grande liberté intérieure. Le prix à payer est de consentir amoureusement aux limites de sa condition humaine. Elle sait par expérience que dans sa nature fragile, Dieu peut faire des merveilles :
Une âme a sujet d’être contente, quand elle est contente de Dieu, et qu’elle ne désire rien plus que ce qu’il veut lui donner. Il ne faut donc point s’attrister de n’être pas si habile homme, ou de ne pas faire de grandes choses comme font les autres pour le service de Dieu et du prochain. Dieu assurément ne le désire pas de vous, puisqu’il ne vous a pas donné les talents nécessaires. Pour cela, le département [distribution] qu’il en fait aux hommes est fort inégal. Les uns en ont peu, les autres beaucoup. Il est pourtant très juste, car Dieu y fait pour le mieux. C’est-à-dire pour sa plus grande gloire, pour le salut et la plus grande perfection d’un chacun. L’on se trompe quand on dit en soi-même : si j’étais plus docte et plus capable, il me semble que je ferais merveille. Vous ne feriez assurément rien qui vaille, et peut-être vous vous perdriez59.
Ce détachement radial ira jusqu’à la résignation. Ce mot sonne négativement à notre oreille moderne. Pourtant, à l’époque, l’expression est noble. La résignation évoque le don de soi. Dans le contexte, il s’agit d’une soumission entière et docile à la volonté de Dieu, en dépit de ce que la partie inférieure de l’âme peut souffrir. Être content dans les misères comme dans les situations de fortune reste la marque certaine d’un réel détachement de soi, d’un véritable esprit de pauvreté :
Une âme résignée aux volontés de Dieu est contente parmi ses bassesses, ses faiblesses et ses petitesses. Elles me sont aussi chères que me seraient les grandeurs ou de l’esprit ou de la fortune. Car ce qui me contenterait dans les grandeurs, ou de l’esprit ou de la fortune, ne serait pas les grandeurs précisément ; mais ce serait, ô, mon Dieu, votre sainte volonté que je trouverais dans les grandeurs. Ainsi, j’ai autant de sujets d’être content dans les misères comme dans les grandeurs, puisque dans les misères j’ai ce qui me donnerait sujet de contentement dans les grandeurs. Il n’y a que la nature corrompue et l’amour propre qui ne s’y plaisent pas et qui n’y trouvent point leur compte, mais qu’importe60?
La pauvreté, pour une âme éprise de Dieu, est donc désirable ! Néanmoins, seule la grâce peut donner cette pente continuelle à la chercher au point de ne pas craindre le mépris et la mise à l’écart dans le service du prochain. Le parfait dénuement rend l’âme disponible pour s’unir à Dieu, le rien et le tout ne fait qu’un :
Notre disposition doit être une soif insatiable du mépris, de la pauvreté et de la douleur. Il faut y avoir une pente continuelle. La grâce seule donne cette inclination, laquelle nous mettrions en pratique au-dehors, si la charité du prochain et notre misère ne nous obligeaient pas à d’autres choses. Car il faut traiter le corps si l’on en veut tirer du service, et on a besoin de pouvoir et de biens pour aider le prochain. Que si Dieu ne veut pas de moi que je serve au prochain, je serai bien aise d’être inconnu, d’être méprisé et d’être pauvre61. Ce point bien pratiqué met une âme dans le dénuement parfait ; et ainsi dénuée, elle est infailliblement dans une parfaite union avec Dieu62.
Imiter Jésus, qui a choisi une vie pauvre et humble, voilà les conditions exigées par Jean de Bernières pour entrer dans les voies de Dieu63. Cela est possible à toute âme de bonne volonté mais les plus démunis et les moins doués en sont les heureux privilégiés ! L’oraison accueille l’Esprit de Jésus qui nous garde pauvre et heureux dans les abaissements :
Je supplie mon Dieu de vous donner part à la grâce qu’il m’a gâté depuis quelques jours, me donnant un rayon de sa grâce céleste qui m’a fait connaître la grandeur, la beauté et l’excellence de l’esprit du pauvre et humble Jésus. Il n’y a rien de grand en la terre que la bassesse, rien de riche que la pauvreté, rien d’honorable que le mépris, puisque le pauvre et humble Jésus en a fait tant d’états et les a tant aimés durant sa vie mortelle. Si l’esprit d’humilité, de pauvreté, d’abjection, et de croix ne règne en vous, je vous renonce. Ô que j’ai d’amour pour ces vertus si chéries du Fils de Dieu ! C’est la félicité de ce monde que de les posséder. Que d’avantages Notre-Seigneur vous donne pour entrer en ce bonheur, puisqu’il vous a faite pauvre et abjecte selon la naissance, comme vous savez, infirme et dénuée de toute chose ! […] Laissez-vous posséder par l’Esprit de Jésus, et demeurez satisfaite avec lui. Vous cherchez la perfection bien loin, et elle est dans vos mains, si vous aimez l’Esprit de Jésus qui aime les pauvretés, les misères, et les croix. Que le principal but de vos oraisons, exercices et dévotions, soit de vous bien établir dans l’Esprit de Jésus. Méditez-le, goûtez-le, et tout ira bien chez vous. Mais sans cela, quand même vous seriez une reine, vous ne seriez rien64.
Pour y parvenir, l’âme doit imiter le pauvre et humble Jésus dans les abaissements de l’enfance. Le pauvre et petit Enfant-Jésus est le maître de nos cœurs et désire y régner en souverain. Jean de Bernières, malade, se croyant sur le point de mourir écrira :
L’amour du pauvre Jésus me pénétrait fort, dit-il ; et, pour y satisfaire, je fis venir un petit pauvre qui me représentait la pauvreté du petit Jésus ; et, lui baisant la main, je lui rendais tous les hommages que je pouvais65.
Celui qui a expérimenté en son âme cette intimité avec Jésus-Pauvre ne craint plus d’être privé de quoi que ce soit. La vie mondaine n’a plus la saveur d’autrefois. Il n’a qu’un désir : ne plus jamais être séparé de celui dont il a expérimenté la mystérieuse et insaisissable présence à la fine pointe de son âme. Pour rien au monde il ne voudra lâcher ce précieux cadeau qui s’offre à lui gratuitement, pour revenir en arrière. Le Grand-Trésorier de Caen avait tous les ingrédients suffisant pour mener une vie mondaine. De ce fait, le témoignage de sa vie pauvre et retirée donne d’autant plus de poids à ses écrits. Dans une lettre datée du 15 août 1643 il écrit à mère Mechtilde du saint Sacrement : « je serais riche, si je pouvais être vraiment ainsi dénué de tout et de moi-même ! ». Nous sommes là au cœur de la spiritualité franciscaine. Malgré sa douleur extrême, il lui dit sa joie de se retrouver dénué de tout pour n’être riche que Dieu. En se référant au Traité de l’amour de Dieu de saint François de Sales, Jean de Bernières insiste sur l’importance de se laisser dépouiller par le Seigneur de toute richesse, naturelle ou même surnaturelle. Une personne peut bien se dépouiller de ses habits et de sa chemise, mais d’avoir le courage de se dépouiller de sa peau, elle sentirait trop de mal. Il faut que d’autres le fassent poui lui. En même temps, il avoue qu’il n’est pas encore parvenu à ce radical dépouillement. Loin de se décourager de ce constat, il bénit le Tout-Puissant pour toutes les occasions de dépouillement que lui ménage la providence :
Hélas ! Je vois bien clairement mon double néant, ma bassesse et mon peu de vertu, ma mauvaise nature et mon éloignement extrême de la vie surhumaine66. Si vous voulez savoir ce que je désire, il me semble que je ne veux point changer mon état, et que je veux être dans une continuelle dépendance de Dieu. […] Une personne peut bien se dépouiller de ses habits et de sa chemise, mais d’avoir le courage de se dépouiller de sa peau, elle sentirait trop de mal. Il faut que d’autres le fassent, et c’est, ce me semble, tout ce qu’elle peut faire que de le souffrir. Une âme se peut dépouiller par le dénuement actuel qu’elle opère elle-même des biens extérieurs, mais au regard des biens de l’âme, c’est tout ce qu’elle peut que d’être dans la passivité, et de souffrir la privation de Dieu et de ses grâces en elle. Après, ceci écrit, j’ai lu le dernier chapitre du neuvième livre de Monsieur de Genève [Saint François de Sales], lisez-le et remarquez que Judith demeura vêtue de deuil67.
Effectivement, François de Sales écrit le Traité de l’amour de Dieu :
Car, comme la belle et sage Judith avait voirement dans ses cabinets ses beaux habits de fête, et néanmoins ne les affectionnait point, ni ne s’en para jamais en sa viduité, sinon quand inspirée de Dieu elle alla ruiner Holopherne ; ainsi, quoique nous ayons appris la pratique des vertus et les exercices de dévotion, si est-ce que nous ne les devons point affectionner, ni en revêtir notre cœur, sinon à mesure que nous savons que c’est le bon plaisir de Dieu. Et comme Judith demeura toujours en habits de deuil, sinon en cette occasion en laquelle Dieu voulut qu’elle se mît en pompe, aussi devons-nous paisiblement demeurer revêtus de notre misère et abjection parmi nos imperfections et faiblesses, jusqu’à ce que Dieu nous exalte à la pratique des excellentes actions68.
Jean de Bernières poursuit sa méditation sur le dénuement nécessaire à l’âme qui cherche vraiment Dieu :
Ainsi nous devons demeurer paisiblement revêtus de notre misère et abjection parmi nos bassesses et faiblesses, jusques à ce que Dieu nous élève à la pratique des excellentes actions. Si je ne suis pas dans l’union, il faut aimer l’abjection. Enfin il se faut dénuer de toutes affections petites ou grandes. Ô que le dénuement parfait est rare ! Et que de douleurs on sent avant que d’être écorché tout vif comme Saint Barthélemy ! Vous ne vous étonnerez pas si je me plains un peu, et si je sens ma peau. Je bénis Dieu de tout mon cœur, et pour vous et pour moi, de tous les sujets de dépouillement qui nous arrivent69.
Le fondateur de l’Ermitage attache une grande importance au service des plus pauvres de la ville. Il exhorte ses disciples à visiter les pauvres chez eux ou dans les hôpitaux. Chez lui, il n’y a pas de dichotomie entre la contemplation et l’action. C’est une même réalité. Son lyrisme enthousiaste pour la pauvreté évangélique se traduit très concrètement en une profusion d’œuvres caritatives, mentionnées plus haut :
Ô que je l’ai vue belle ce matin durant mon oraison, cette admirable pauvreté évangélique ! J’ai pris plaisir à voir la sainte générosité de la grande sainte Paule, dame romaine, qui éprise d’amour pour la pauvreté de Jésus, quitte Rome et tous ses parents pour se faire pauvre actuellement, et pour mourir pauvre. Elle qui pouvait avec ses richesses faire des merveilles dans cette grande ville, aima mieux l’étable de Bethléem que le pays magnifique de sa naissance. Cet exemple très conforme à ma grâce me fait prendre la résolution ferme de vivre et de mourir effectivement pauvre. Mais en attendant que je le puisse faire, je me veux réduire de toutes mes forces à l’humiliation et à l’amour des pauvres. Tant moins je dépenserai, tant plus je donnerai70.
Jean de Bernières n’est pas un oisif ! À l’instar de Saint Vincent de Paul et de Gaston de Renty, ses amis, il s’efforce à leur exemple de lutter contre la misère grandissante à Caen. Une lettre, évoquant la grande amitié qui liait Bernières et Renty, reste l’unique témoignage post-mortem dont ayons connaissance :
Mon révérend père, monsieur de Renty était mon intime. J’avais avec lui des liaisons très étroites, ce qui me met dans la confusion d’avoir si peu profité en sa compagnie. Quand il mourut, je ne pus jamais en avoir aucun sentiment de tristesse ; au contraire mon âme en fut toute parfumée d’une bonne odeur que je ne puis dire, et remplie d’une joie même sensible, avec une assurance certaine de sa béatitude. Quoi qu’il soit mort, je me sens encore plus uni à lui que jamais, et me semble avoir autant de familiarité avec lui. Si j’étais assez fidèle à demeurer perdu en Dieu, je l’y trouverais encore mieux71.
Payant de sa personne, on le voit porter sur son dos des pauvres infirmes pour les conduire à l’hôpital. Le trajet est long, il lui faut traverser les principales rues de la ville en dépit des moqueries. Mais Dieu le veut ! C’est lui qui le rend si totalement affectionné aux pauvres, et absolument dédié à leur service.
À l’automne 1644, il écrit à sa propre sœur Jourdaine de Bernières, supérieure des ursulines de Caen pour lui demander conseil. Il est travaillé intérieurement par un désir grandissant de prononcer un vœu explicite de pauvreté. Ce serait pour lui un moyen d’être vraiment et parfaitement pauvre avec Jésus :
Je sens un mouvement intérieur de vous écrire ce qui suit, dans la simplicité de la grâce que je désire suivre, ce me semble, à présent tout de bon. Hélas ! Toute ma vie s’est passée dans les péchés et les infidélités. N’est-il pas temps de faire quelque petite chose avant que de mourir ? N’est-il pas temps d’aimer Jésus de la bonne sorte et d’entrer dans l’imitation des divins états de sa vie voyagère [sa vie terrestre], autant que la condition où je suis me le peut permettre, laquelle la veuve et les orphelins m’obligent de garder encore quelque temps ? Cependant il faut trouver moyen d’être vraiment et parfaitement pauvre avec Jésus. Je ne le puis envisager dans la souveraine pauvreté, et demeurer dans la possession de mes biens. Je veux lui ressembler et être pauvre comme Lui, ne possédant plus le domaine de mes richesses, mais le transportant à un autre qui m’en donnera l’usage nécessaire selon l’état à présent où je suis. C’est pourquoi, très chère sœur, vraie compagne de ma perfection, je fais vœu de pauvreté en ce saint jour pour un an, et vous transfère la seigneurie de tous mes biens, pour en disposer comme Dieu vous le fera connaître et m’en donnerez tel usage que vous trouverez bon72.
Jean de Bernières aspire à une pauvreté radicale. Elle est selon lui la condition d’un réel progrès dans les voies de l’oraison. « Jésus a très peu de compagnons de sa pauvreté », tant elle est contraire à la nature. Seule la grâce peut susciter un tel désir de la pratiquer effectivement :
La pauvreté est un état tout à fait ennuyeux à la nature. Je ne sais lequel est le plus difficile : ou qu’un pauvre de naissance s’empêche d’être riche quand il le peut et que l’occasion s’en présente ; ou qu’un riche quitte volontairement son bien et se fasse pauvre. Mais je sais bien que la seule grâce peut faire l’un et l’autre. Jésus a très peu de compagnons de sa pauvreté, et cependant c’est sa chère vertu. Plusieurs honorent la pauvreté ; peu la pratiquent. Puisque le bon Jésus m’en a fait voir la beauté, c’est afin que je l’aime et que je la suive. Ce serait à moi une infidélité grande d’y manquer et d’écouter la raison humaine et ses fausses lumières là-dessus. Une bonne raison pour porter une âme à aimer la pauvreté des amis et les injures des ennemis, c’est qu’elle doit vouloir réparer par ce moyen la gloire de Dieu qui a été minée par l’offense de celui qui la calomnie ou qui l’offense73.
Si la pauvreté n’est pas un absolu, elle est cependant un moyen privilégié pour s’unir à Dieu. Jésus, le vrai pauvre, invite ses disciples à le suivre dans son dépouillement :
Ô extrême pauvreté que vous apportez de richesses en l’âme ! Vous lui donnez la béatitude, c’est à dire, l’union à Jésus crucifié, et la possession de la divinité même, autant qu’on la peut avoir en ce monde74.
Ce qui lui importe avant tout est de vouloir uniquement la volonté de Dieu, dans la richesse comme dans le dénuement :
Car pour lors elle [l’âme] estime et chérit la grâce de Dieu en elle, comme elle possède les biens, les honneurs, et les talents qu’elle reçoit de Dieu par une dépendance respectueuse à ses desseins qui l’ordonnent ainsi. Elle veut purement la volonté de Dieu qui veut qu’elle en use. Et s’il arrive que Dieu les retire, elle fait sa richesse de leur perte, et par leur éloignement elle s’approche, et entre bien avant dans le Royaume de la pureté, de la tranquillité, et de l’union intime avec Dieu qu’elle désire depuis si longtemps75.
Pour le Grand-Trésorier de Caen, la pauvre étable de Bethléem avec Jésus vaut mieux que tous les palais les plus riches de l’univers76. C’est la gloire du chrétien d’être estimé fou à cause de l’union qu’il veut avoir avec Jésus-Christ, le pauvre par excellence :
Comme un roi est ordinairement revêtu des ornements convenables à sa dignité, ainsi un pauvre est dans la perfection de son état quand il est souffrant et méprisé. La couronne est la gloire du roi, et le mépris est la couronne du pauvre de Jésus-Christ77.
Et encore :
Jésus n’est pas né dans une hôtellerie, mais dans une pauvre étable écartée et éloignée de la ville, pour dire qu’il aime et qu’il choisit pour sa demeure un cœur éloigné et séparé des choses mondaines, un cœur qui est pauvre et dénué de tout78.
C’est pourquoi :
Si l’on veut être parfait, et se revêtir entièrement de l’Esprit de Jésus-Christ, il faut quitter les richesses et les honneurs, lorsqu’on le peut faire. Parce qu’ils sont des appuis de la vie criminelle d’Adam. Que si on ne peut les quitter, il faut s’en défier extrêmement, puisque la nature est toujours nature, et qu’elle tend sans cesse à ses fins79.
Bernières en a une si vive conscience que ne pas y correspondre serait une grave infidélité. Ce serait se mettre soi-même en danger :
Ce serait à moi une infidélité grande d’y manquer, et d’écouter la raison humaine et ses fausses lumières là-dessus. Une bonne raison pour porter une âme à aimer la pauvreté des amis et les injures des ennemis, c’est qu’elle doit vouloir réparer par ce moyen la gloire de Dieu qui a été minée par l’offense de celui qui la calomnie ou qui l’offense80.
Cet appel à un dépouillement radical le presse vraiment. Il aspire à le concrétiser. Du sanctuaire de Notre Dame de la Délivrande, non loin de Caen, où il se trouve au printemps 1646 en compagnie de Gaston de Renty et d’autres amis, dont Jean-Eudes, il écrit à sa sœur Jourdaine qu’il souhaite retrouver le fumier de son Ermitage pour y vivre à l’instar du saint homme Job :
J’aspire très fortement à mon Ermitage qui me servira de fumier, pour y être comme Job81 pauvre et abject, malade et rebuté des hommes82.
La période correspond aussi au décès de Jean-Chrysostome de Saint-Lô († 1646). Cet événement l’invite à pratiquer une forme de pauvreté plus affective et intérieure. Faire le deuil de son père spirituel auquel il était très attaché reste pour lui une épreuve difficile à traverser. Ce dernier ne lui avait-il pas enseigné la très pure désoccupation des créatures83 ? Bernières l’écrira à mère Mechtilde du Saint-Sacrement, elle aussi très éprouvée par la perte de son père spirituel, en l’encourageant à vivre cette séparation comme une dépossession et le gage d’une plus grande union à Dieu :
Ma très chère sœur, pauvres de toutes créatures, ne vivons que de Dieu purement en Dieu. Ce doit être à présent là notre principale occupation, puisque ce que nous possédions de plus cher en la terre, est tellement en Dieu, qu’il sera éternellement une même chose avec lui. Nous ne pouvons donc désormais être unis à ce cher père, que nous ne soyons unis à Dieu84.
De fait, cette séparation aura été rude pour Bernières si l’on en croit ce qu’il écrit. Mais il retrouvera la tranquillité d’âme assez vite. Épreuve qui l’obligera à mieux vivre de fameux « Dieu seul ! » de Thérèse d’Avila85.
La perte des créatures nous doit être aimable, qui nous met dans l’heureuse nécessité de ne les trouver que dans le créateur, et de nous faire perdre cette fâcheuse habitude de ne les rencontrer qu’en elles-mêmes. Que c’est une chose très rare de rencontrer une conduite parfaite ! Il est vrai que ceux qui prennent les ruisseaux au lieu de la source peuvent souffrir beaucoup de déchet en de pareilles rencontres. Mais notre très cher père nous a appris que la pauvreté de toutes les créatures est l’unique disposition pour entrer dans la pureté du divin amour. Et partant, il nous a enseigné de n’avoir d’appui qu’en Dieu seul, et il nous disposait ainsi imperceptiblement à sa perte. J’avoue simplement, très chère sœur que depuis sa mort je l’ai ressentie fort vivement. À présent que mon âme est plus tranquille, elle fait aussi un meilleur usage des pures lumières qu’il m’a communiquées86.
Cet amour de la pauvreté doit être vécu d’une manière cachée et intérieure, à l’abri du regard d’autrui. À une supérieure qui vient de démissionner de sa charge, il recommandera de profiter de cette événement providentiel pour demeurer en union avec Jésus, pauvre et abject. En tant que supérieure, elle a dû envier l’emploi de ses sœurs vivant une vie plus humble et cachée, propice à la vie contemplative. Mais rêver à ce genre de vie nous fait peut-être oublier les « bassesses » que cela implique ! On sent ici l’humour teinté d’ironie de Bernières :
Vous avez assez vu les beautés de l’état où vous êtes. Ajoutez donc maintenant la pratique. Quoi que la nature ressente parfois, il ne s’en faut pas mettre en peine. Allez au but où la grâce vous appelle, au milieu de toutes les contradictions qui se pourraient élever en vous et hors de vous. Demeurez en la compagnie de Jésus, pauvre, abject, petit, humilié, et hostie87.
Bernières est très conscient de la nécessaire pauvreté matérielle dans une vie de communauté religieuse. Il sait combien la tentation est grande de s’enrichir par le biais d’apports extérieurs sous les meilleurs prétextes. Cette lettre à mère Mechtilde, qui vient d’inaugurer sa fondation rue Cassette, nous révèle sa manière d’envisager le monastère comme un « petit Bethléem » composé de membres choisis et peu nombreux. De fait, le danger était grand d’accepter des postulantes issues de familles riches, mais qui n’ont pas un réel souci de chercher Dieu dans la vie monastique :
Ma révérende mère, après avoir prié sur ce que vous me proposez en votre lettre au sujet de vos établissements, il me semble que vous faites très bien de tenir votre communauté dans le silence, dans l’éloignement des créatures, dans l’oubli, dans la pauvreté, et dans l’abjection. Évitez la prudence humaine dans un établissement de pure grâce, comme doit être le vôtre. Dieu le veut à mépris, pour des âmes qui veulent devenir divines et qui se veulent tirer de l’humanité. Mais comme cet attrait est rare, il ne faut pas multiplier beaucoup. Je veux dire qu’il ne faut pas recevoir indifféremment toutes les filles qui se présenteront, bien qu’elles soient avantagées de plusieurs beaux talents, et qu’elles présentent une dot considérable. Le grand accueil que l’on fait ordinairement aux gens du monde, et qui ont un moyen pour faire et pour soutenir une maison, est quelque chose de trop gros pour des âmes qui veulent être à Dieu sans réserve ; puisque le moyen doit être proportionné à la fin, et que l’humaine ne peut rien produire, qui soit divin. Peu d’âmes sont capables de cette conduite. C’est pourquoi il est nécessaire que votre maison soit comme une petite étable de Bethléem dans laquelle peu de personnes se trouvent, et où l’on n’entre point que par une invitation et une vocation particulière du ciel88.
Il la mettra en garde en la prévenant des contradictions à essuyer si elle adopte le « procédé simple du pauvre Jésus-Christ » :
Nous sommes bien d’avis que vous achetiez une place pour bâtir. Mais nous craignons extrêmement que vous ne bâtissiez pas à la simplicité et « à la capucine ». Et si vous faites autrement, vous vous perdrez, et l’intérieur et l’extérieur. Tout le monde sera contre vous, et amis et religieux, et vos religieuses même. Et peut-être vos supérieurs. Car tout le monde ne comprend point le procédé simple et pauvre de Jésus-Christ. Au nom de Dieu, prenez garde à ce que nous vous disons. Nous ne doutons quasi point que vous vous laissiez tromper. Vous seriez bien infidèle89.
Si la pauvreté matérielle est essentielle à la vie conventuelle, elle ne sert toutefois qu’à cultiver la pauvreté en esprit, essentielle à la vie contemplative. Elle est jalousement entretenue dans une âme désireuse de grandir dans l’union à Dieu. Bernières invite ici sa correspondante à ne pas avoir peur de la croix, que celle-ci soit intérieure ou extérieure. Elle ne doit pas être voulue en elle-même, mais comme le moyen par excellence de l’union à Dieu :
Vous ne devez pas vous étonner quand les distractions, les tentations et les obscurités vous dérobent le sentiment et la vue de la présence de Dieu, et de vos actes intérieurs. Cela n’est rien puisque Dieu demeure aussi présent, et qu’il vous sollicite par ce moyen à vous unir à lui par la foi toute pure, qui ne dépend point des sentiments, ni des vues sensibles. Tenez à bonheur quand vous en serez privée, et ne soyez point dans l’empressement de produire des actes. Demeurez dénuée et souffrante, et Dieu sera avec vous en votre tribulation. Il est fort bon de produire des actes d’abandon, d’adoration des desseins de Dieu sur vous, et autres spécimens dans votre lettre, quand votre âme y aura facilité. Mais sitôt qu’elle y ressent de la peine, ou qu’elle en est empêchée, demeurez sans vous violenter, et souffrez l’état qui vous est donné, quelque pauvre et chétif qu’il vous paraisse. C’est une grande richesse que la pauvreté intérieure, puisqu’elle nous dépouille de nous-mêmes. Un simple regard de la présence de Dieu vous suffira90.
Le 29 mars de la même année 1654, Bernières écrit à mère Mechtilde en exhortant la nouvelle supérieure à cultiver dans les âmes une grande pauvreté intérieure. Elle est l’état nécessaire pour parvenir au parfait anéantissement. Alors Jésus seul vivra en elles :
Il est si facile de sortir du néant pour être quelque chose, que la plus grande miséricorde que Dieu fasse à une âme en la terre, c’est de la mettre dans le néant, de l’y faire vivre et mourir. Dans ce néant Dieu se cache, et quiconque demeure dans ce bienheureux néant, trouve Dieu et se transforme en lui ! Mais ce néant ne consiste pas seulement à avoir aucune attache aux choses du monde, mais à être hors de soi-même ; c’est à dire, hors de son propre esprit et sa propre vie. C’est Dieu seul qui fait ce grand coup de grâce, et c’est de sa pure miséricorde que nous devons attendre cet heureux état dont les grandeurs et les biens immuables ne se connaîtront que dans l’éternité. Si les âmes avaient un peu de lumière, toutes leurs prétentions ne seraient qu’à être réduites à ce néant divin91.
Le lendemain, durant la période de carême, notre ermite recommande à une religieuse retirée dans la solitude de nourrir cet état de nudité et pauvreté d’âme. Qu’elle ait pour unique souci, celui de « se laisser perdre et abîmer en Dieu au-dessus de toute connaissance », car « n’avoir rien, c’est avoir tout » :
Jésus mourant soit l’unique vie de nos âmes. Ce mot est pour vous assurer, que je me sens aussi uni à vous à Caen comme à Rouen, et que notre union s’établit et s’affermit dans le fond de l’âme, aussi bien de loin que de près. Je n’ai que deux mots à vous dire en ce saint temps, qui ne doit pas être passé à écrire des lettres. Plus je considère votre état intérieur devant Dieu, plus je reconnais que Notre-Seigneur mène votre âme dans une solitude intérieure pour y parler au cœur92. Et ne vous étonnez pas dans la nudité de cette divine retraite qui est une perte en Dieu dans laquelle souvent l’âme ne s’aperçoit pas d’être. Puisqu’il faut que toutes les vues, les pensées humaines, et les réflexions succombent, laissez-vous aller à l’attrait passif de Dieu, et n’ayez soin de rien, sinon de vous laisser perdre et abîmer en Dieu au-dessus de toute connaissance, dans une sainte ignorance qui ne se connaît que par expérience. N’avoir rien, c’est avoir tout ; et ne savoir rien, même que l’on soit devant Dieu, est une manière de présence de Dieu très sainte et très utile93.
Que ce soit dans la vie religieuse ou dans le monde, la nécessité d’une vie pauvre en vue d’une parfaite union au souverain bien s’impose pour Bernières. Lâcher sa réputation et ses relations mondaines en vue de la recherche de Dieu seul est, selon lui, le remède pour grandir dans la vie intérieure. Il le souligne en s’appuyant sur un souvenir de Gaston de Renty, son très cher et très honoré frère dont l’épouse ne voulait pas qu’il se retire du monde :
La possession d’un bien infini est un trésor qu’on doit préférer à toute chose. C’est faute de lumière que quelques chrétiens demeurent dans des emplois qui, quoique bons, les empêchent d’arriver à la parfaite union avec leur souverain bien. Autant qu’on est détaché de toutes choses, autant on est disposé à être uni à Dieu. J’ai eu le bonheur de voir Madame de Renty. Nous avons parlé longtemps des vertus de son cher mari, et mon très cher et très honoré frère. Elle m’a dit entre autres choses, qu’il lui fit la proposition plusieurs fois de tout quitter, mais elle ne le voulut pas permettre. L’on voit par cet exemple que ce n’est pas une chose nouvelle de se retirer du monde, quoiqu’on y fasse beaucoup de bien. Un grand extérieur est souvent cause d’un petit intérieur, et pour y remédier l’on prend un petit extérieur pour avoir un grand intérieur94.
Finalement, nous constatons chez Bernières une très grande exigence en matière de pauvreté. Elle est vraiment la condition indispensable pour imiter Jésus-Christ, qui pour nous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de nous enrichir95.
Dans une longue et belle lettre, il confie à mère Mechtilde sa soif d’être totalement détruit et anéanti dans son « moi » pour laisser toute la place à Dieu seul. Ce faisant, le disciple du « poverello » d’Assise souligne encore l’importance de la pauvreté si nous voulons laisser régner Jésus-Christ en nous :
C’est Dieu seul qui s’écoulant en nous et nous anéantissant heureusement, nous fait être et vivre de lui. Que les moments d’une triste vie le contentent et le glorifient ! Pour arriver là, vous faites très bien de ne pas rechercher l’éclat ni la magnificence pour votre maison, et de ne mettre aucun appui sur les créatures. L’abjection, la pauvreté, la petitesse, le mépris attirent plus Jésus-Christ dans un monastère que tous les autres moyens dont la prudence humaine se sert. Redoublez, s’il vous plaît, vos prières pour moi, ma chère sœur. Il me semble que Notre-Seigneur commence à opérer dans mon fond un grand néant, que je tiens pour une grande miséricorde, dans lequel je goûte et j’expérimente Jésus-Christ vivant et régnant96.
La pauvreté doit donc conduire à une certaine forme d’anéantissement. Pierre de Bérulle et l’École française utilisent très fréquemment ce terme en référence à l’apôtre Paul. Le XVIIe siècle est aussi très sensible à la notion de « majesté divine » en comparaison avec la petitesse des créatures. Le Verbe incarné s’abaissant en ce monde de la crèche à la croix, « théâtre de tout anéantissement » reste un thème récurrent dans la correspondance et les notes de Jean de Bernières. La lettre adressée probablement à sa sœur Jourdaine en est une belle illustration :
Ne pouvant vous aller voir durant le saint temps de l’avent, ainsi que mon âme l’aurait bien désiré, pour s’entretenir avec vous des anéantissements ineffables de Jésus, j’ai cru que je devais par ce peu de lignes, vous témoigner le désir que j’ai d’être tout à Dieu par la voie de l’anéantissement. Je connais plus que jamais que c’est par où il faut marcher : tout autre chemin est sujet à tromperie ; mais s’anéantir est hors de toute illusion. […] Si nous avons jusqu’ici vécu autrement que le Fils de Dieu, regrettons notre malheur, et désormais accompagnons-le dans ses saints anéantissements. C’est pourquoi Dieu permet que les créatures nous quittent d’affection, que de petites disgrâces nous arrivent, que nous sommes un peu méprisés, que nous souffrons quelque chose, que nos imperfections sont reconnues des autres, qu’on nous censure à cause que nous entreprenons la perfection. Tout ce qui nous anéantit est bon, et il n’y a rien de meilleur en la terre : chérissons-le précieusement, car c’est ce qui nous rendra conformes à Jésus97.
Une des composantes essentielles de la spiritualité de Jean de Bernières est à n’en pas douter le saint abandon entre les mains de la divine providence. Autant son amour pour la pauvreté évangélique le rapproche de saint François d’Assise, autant son insistance sur la nécessité de s’abandonner complètement entre les mains de Dieu le situe dans le droit fil de saint François de Sales. De fait, l’abandon, disposition d’âme qui rend humble et confiant en les bras de Dieu comme un nourrisson sur le sein de sa mère, est fondamental dans la doctrine salésienne. Cette volonté de dépendre en tout de la providence divine se situe dans la droite ligne des psaumes et de l’Evangile :
Seigneur, je n’ai pas le cœur fier ni le regard hautain. Je n’ai pas pris un chemin de grandeurs ni de prodiges qui me dépassent. Non, je tiens mon âme en paix et silence ; comme un petit enfant contre sa mère, comme un petit enfant, telle est mon âme en moi. Mets ton espoir, Israël, en Yahvé ; dès maintenant et à jamais98 ! En vérité je vous le dis, si vous ne retournez à l’état des enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. Qui donc se fera petit comme ce petit enfant-là, celui-là est le plus grand dans le royaume des cieux99.
Il semble permis de dire que la pauvreté franciscaine dispose Bernières à l’abandon salésien, tant il est incontestable qu’il ait été très influencé par l’auteur du Traité de l’amour de Dieu. Jean de Bernières se réfère très peu à des auteurs qu’il a lus, mais François de Sales, avec sainte Jeanne de Chantal, sont les plus cités. Tous deux, chefs de file de la spiritualité de l’abandon, ils auront des héritiers célèbres. Bernières est l’un des nombreux maillons précieux de la chaîne mystique de l’abandon, ininterrompue depuis près de quatre cents ans. Une Thérèse de l’Enfant-Jésus ou un Charles de Foucauld ont hérité de cette longue transmission salésienne en passant par l’incontournable ouvrage L’abandon à la providence divine, œuvre posthume du père Jean Pierre de Caussade (s.j), et rédigée par le père Henri Ramière pour les sœurs de la Visitation. Il a été écrit juste après la polémique entre Bossuet et Fénelon marquant la rupture entre mystique et théologie. Cet ouvrage a connu un succès jamais démenti depuis sa parution à la fin du XIXe siècle100.
Toutefois, Jean de Bernières semble nous dire ici que le livre qu’il a le plus lu est le cœur de Jésus ! Être appuyé sans appui sur ce cœur le comble au-delà de toute attente purement humaine :
Je dois dépendre totalement de la Divine providence sans aucune attache et sans aucun appui aux créatures quoi que saintes, me jetant entre ses bras comme un enfant qui n’a autre souci que de se laisser porter à sa chère mère101, que de sucer le lait de ses mamelles, et puis enivré de cette agréable liqueur lui faire mille petites caresses. J’avoue que Notre-Seigneur m’a traité souvent de la sorte. Car sans avoir aucun souci de nourrir mon âme de viandes spirituelles, ne les cherchant quasi point dans les livres, mais seulement dans son sacré-cœur, j’expérimente que rien ne me manque ! J’en suis quelquefois tout étonné et je crains qu’il n’y ait de la négligence à travailler si peu de ma part. Toutes ces craintes pourtant ne durent pas beaucoup, voyant que Dieu pourvoit à mes besoins sans que j’y pense. Je reconnais par cette expérience que Dieu veut que je dépende de Lui-seul, et que je n’aie aucun appui à la créature. Et si mon âme semble quelquefois s’y vouloir appuyer, aussitôt qu’elle s’en aperçoit, elle la quitte promptement, et s’attache la mamelle de la sainte providence102.
L’abandon est une remise de sa volonté propre dans celle de Dieu. L’union de la volonté de l’homme à la volonté de Dieu, perçue comme une totale remise de soi au bon plaisir divin, en est la caractéristique principale. Ces propos sont en parfait accord avec la doctrine salésienne :
Or, il faut savoir qu’abandonner notre âme et nous délaisser nous-mêmes n’est autre chose que de quitter et nous défaire de notre propre volonté pour la donner à Dieu ; car, comme j’ai déjà dit, il ne nous servirait de guère de nous renoncer et délaisser nous-mêmes, si ce n’était pour nous unir parfaitement à la divine bonté103.
Cette union est moins l’aboutissement d’un raisonnement mental qu’un saut dans la confiance. Nous sommes bien ici dans un climat parfaitement salésien :
Je n’ai point appris l’abandon à la providence par raison, car je suis un enfant, mais je l’ai appris par expérience. Je craindrais quelquefois d’aimer trop l’oraison, et d’y trouver trop de consolations sensibles, si je n’étais persuadé que Dieu veut que je vive en enfant104.
Vivre avec la confiance d’un enfant , telle est, pour Bernières, la volonté de Dieu. Il en connaît l’aboutissement bienheureux :
Qui donc se fera petit comme ce petit enfant-là, celui-là est le plus grand dans le royaume des cieux105.
Accepter de n’être que faiblesse et « serviteur inutile », vivre caché et blotti en Dieu dans l’oraison est l’état qui lui semble convenir le mieux. Il rejoint la sœur de Marthe qui reste assise au pied du Seigneur à l’écouter. Cette scène évangélique demeure la toile de fond de toute sa spiritualité106 :
Il y a des âmes choisies de Dieu pour les grands travaux qui regardent sa gloire. Et si un enfant voulait quitter le sein de sa mère pour les entreprendre, il tomberait par terre à cause de sa faiblesse et ne ferait rien107. Il faut donc qu’il laisse agir les autres, et qu’il se contente de caresser sa mère. Mon devoir est donc de m’attacher à Dieu, et de traiter familièrement avec lui dans l’oraison. Je dois paisiblement laisser travailler les autres aux grandes affaires de la maison, comme étant les aînés, auprès desquels un petit cadet comme moi n’est que faiblesse108.
Le véritable abandon se vérifie par une humble et amoureuse soumission aux événements ; qu’ils soient satisfaisants ou non pour la sensibilité. Il peut se faire que la partie inférieure de l’âme humaine, soit troublée par l’événement qui survient ; il n’en demeure pas moins que la partie supérieure restera en une paix profonde :
En quelque posture que vous vous trouviez, Dieu vous y veut, et si vous savez bien prendre la chose, vous en tirerez du profit pour vous, et de la gloire pour Dieu. De là vient qu’il faut toujours être content selon la partie supérieure, quoi que l’amour propre et la chair soient en tristesse et en trouble, et se résigner aux volontés toujours justes et équitables de Dieu bon, sage et juste. Il faut se plaire et se réjouir dans l’état où nous nous trouvons pour les raisons susdites ! Bien que selon notre jugement particulier, il nous semble que nous ferions mieux dans un autre, où assurément nous serions très mal109.
L’indifférence domine en elle, et son point d’équilibre est un regard de foi sur Dieu dont elle a la certitude que sa bienveillance divine pourvoit à ses besoins dans les moindres détails de son existence quotidienne, comme dans les grandes lignes de sa vie terrestre. Loin d’une soumission servile au fatum païen, l’âme chrétienne se situe dans une dépendance filiale par rapport à Dieu son Père. Cette filiation la rend reconnaissante et admirative pour Dieu dont la sagesse se révèle juste dans tout ce qu’elle fait malgré les apparences contradictoires110.
L’âme est totalement indifférente pour ses états, ne cherchant qu’à servir Dieu et à se sauver, agréant tout ce qui nous arrive, comme venant de la main de Dieu, et y reconnaissant clairement sa bonté, sa justice et sa sagesse. De sorte qu’en cet état un homme qui se voit affligé en est bien aise, parce que Dieu comme Juste en est glorifié. S’il est dans l’honneur et dans les saveurs du ciel et de la terre, il est bien aise par ce que Dieu glorifie sa bonté en donnant des grâces à celui qui ne mériterait que des supplices, et en l’un et l’autre état il admire la sagesse de Dieu qui fait tout pour le mieux111.
Il est intéressant de souligner que lorsque Bernières écrit ces lignes, en 1632, il n’en est qu’au tout début de son itinéraire spirituel. Le maintien de l’âme dans une attitude de reconnaissance ne pourra se faire que moyennant une ouverture progressive à la Lumière de grâce dont l’un des effets est de lui montrer ses opacités et de l’en purifier. Consentante à cette purification des sens opérée par Dieu lui-même, son esprit est éclairé de l’intérieur.
L’indifférence à tout ce qui plaît à Dieu oblige le spirituel à livrer de grands combats à la sensualité. Et souvent la nature n’y trouve pas son compte, car il y faut souvent boire le calice de la mortification qu’elle trouve amer. Souvent il faut crucifier ses appétits et ses inclinations, bien qu’innocentes et légitimes. Car si l’on mange et si l’on boit, c’est parce que la nourriture sert à la conservation de la vie, et non parce qu’il y a du plaisir112. Et cela fait mourir peu à peu l’amour propre, purifie nos sens, et par ce moyen éclaire nos esprits. Car pour l’ordinaire, Dieu se comporte avec nous comme le soleil qui entre et qui nous éclaire par sa lumière, si nous ouvrons nos fenêtres et que nous avons soin de nettoyer nos vitres113.
La synergie à la grâce établira l’âme dans un contentement en toute chose. Mettant au-dessus de tout la volonté de Dieu, la bassesse ou les honneurs, les misères comme les grandeurs lui sont autant d’occasions de progresser dans cet humble amour de Dieu. Nous retrouvons la doctrine de saint Jean de la Croix114 :
Une âme résignée aux volontés de Dieu est contente parmi ses bassesses, ses faiblesses et ses petitesses. Elles me sont aussi chères que me seraient les grandeurs ou de l’esprit ou de la fortune. Car ce qui me contenterait dans les grandeurs ou de l’esprit ou de la fortune ne serait pas les grandeurs précisément ; mais ce serait, ô mon Dieu, votre sainte volonté que je trouverais dans les grandeurs. Ainsi j’ai autant de sujets d’être content dans les misères comme dans les grandeurs, puisque dans les misères j’ai ce qui me donnerait sujet de contentement dans les grandeurs. Il n’y a que la nature corrompue et l’amour propre qui ne s’y plaisent pas et qui n’y trouvent point leur compte, mais qu’importe115 ?
Dans une lettre, Bernières concrétisera ce principe fondamental de l’union à Dieu. Si l’âme poursuit un chemin de perfection, le motif devra être purement et simplement : « Dieu le veut ! », et non d’abord par souci de perfection. Bernières traque en l’âme de son destinataire le souci de performance ! Seul le bon plaisir du « Bien-Aimé » doit le motiver. La douceur intérieure l’envahira s’il renonce à tous ses vouloirs propres. Faire oraison, ou s’appliquer à manger ; réaliser de grandes œuvres, comme n’en réaliser que des petites, peu importe ! La manière importe plus que la matière des actions. L’adhésion amoureuse à la volonté divine garantit la communion de vie avec celui que l’âme désire. Ainsi les sacrements ne restent que des moyens pour sa sanctification, nécessaire certes, mais ils ne doivent pas être préférés à la volonté de Dieu. Les grands projets, aussi saints soient-ils, ne sont rien en comparaison de la divine volonté. Bernières fait allusion à sa propre expérience ; lui qui aurait tellement aimé partir pour les missions du Canada ! La question de savoir s’il faut rester ou partir ne relève pas d’un choix préférentiel. Il s’agit avant tout d’un discernement nécessitant le renoncement à sa volonté propre, pour adhérer au bon vouloir de Dieu :
Notre bonheur consiste à être dans une continuelle dépendance de ses divines volontés, et y être parfaitement soumis. Je dois être aussi satisfait d’être petit, comme d’être grand, si Dieu le veut. C’est un grand abus de prendre pour nous-mêmes les sentiments que les saints ont eus. Il faut laisser agir Dieu sur nous, et recevoir les impressions qu’il nous donnera, sans faire réflexion, si elles sont grandes ou petites. C’est assez qu’elles soient de Dieu. C’est la voie en laquelle Dieu veut que vous marchiez : voie sûre, tranquille, et pleine de paix ; et en laquelle on ne veut rien que contenter Dieu. […] Quand je mange, je suis aussi content comme quand je fais oraison, puisqu’alors Dieu veut que je mange. Et ainsi de tout, chaque chose en son temps, selon la disposition divine. Je suis aussi content de demeurer ici comme d’aller en Canada, d’être infirme comme d’être sain, d’être inutile comme de travailler. Ma seule joie, mon bien, ma béatitude consistent à contenter Dieu ; ce que je fais en faisant sa volonté116.
Nous retrouvons ici la célèbre maxime si chère à saint François de Sales : « ne demander rien ; ne refuser rien117. » Il aimait répéter ce conseil aux sœurs de la Visitation à propos des obédiences à recevoir. Cette maxime est pour ainsi dire le fondement de toute la sainteté salésienne. C’est en tout cas ce qui l’a fait saint lui-même. À force d’en vivre, il en est mort de fatigue. Bernières est en parfait écho avec cette doctrine :
Jamais l’homme par propre inclination ne doit désirer d’emploi où il a trop de périls pour lui. Mais seulement quand Dieu lui fait connaître sa volonté, il y doit acquiescer humblement. Lorsqu’il se présente un bon emploi pour le salut des âmes nous l’embrassons aussitôt, et souvent avec lui nous embrassons une occasion de perdre le peu que nous avons de vertu. Il n’y faut entrer que par pure obéissance, par pur respect à la volonté de Dieu et par une grande défiance de nous-mêmes118.
S’abandonner c’est aussi traverser l’épreuve dans la patience, alors que les événements semblent contraires à notre bonne progression. L’œuvre entreprise va peut-être échouer, mais l’effet de cet échec produira une disposition de l’âme qui glorifie Dieu, bien plus que toute réussite humaine. Saint François de Sales, à ce sujet, a écrit un billet à Jeanne de Chantal qu’elle gardait toujours sur elle :
Il se faut contenter de savoir que l’on fait bien, par celui qui gouverne, et n’en rechercher ni les sentiments ni les connaissances particulières, mais marcher comme aveugle dans cette providence et confiance en Dieu, même parmi les désolations, craintes, ténèbres et toute autre sorte de croix, s’il plaît à Notre-Seigneur que nous le servions ainsi, demeurant parfaitement abandonnée à sa conduite, sans aucune exception ni réserve quelconque, toute, toute, et le laisser faire, jetant sur sa bonté tout le soin du corps et de l’âme, demeurant ainsi toute résignée, remise et reposée en Dieu sous ma conduite, sans soin que d’obéir. C’est ce que nous avons promis119.
La ressemblance avec les propos suivants de Jean de Bernières est à souligner :
La principale fidélité qu’il [Notre-Seigneur] nous demande, c’est de ne nous point troubler ni impatienter s’il arrive que les affaires qui regardent la gloire de Dieu tournent mal. Parce qu’assez souvent par la conduite de sa sagesse infinie, il tire plus de gloire des renversements, que des événements favorables. La chose entreprise ne le glorifie pas pour lors, parce qu’elle ne réussit point et ne s’effectue point. Mais la disposition d’humiliation, de résignation, de douceur, et de patience, que l’âme y peut trouver et conserver, le glorifie beaucoup120.
Car l’union au bon plaisir de Dieu est la disposition la plus parfaite qui soit pour une âme qui le cherche vraiment.
C’est la plus sublime, la plus pure, et la plus grande disposition qui puissent être en une âme. Elle seule vaut mieux que toutes les autres, qui sans elle ne sont rien que des imperfections, parce que sans elle, elles dégénèrent en infidélité, bien que de soi elles soient très saintes. La contemplation, le désir de donner l’aumône, la volonté de vaquer au prochain sont des dispositions toutes bonnes et toutes saintes. Néanmoins Dieu ne les demande que quelquefois de nous ; de sorte que nous commettrions une infidélité de nous y porter, quand il lui plaît de nous mettre en sécheresse, de nous faire pauvres, infirmes, et solitaires. Mais pour l’union au bon plaisir de Dieu, elle ne nous peut jamais porter à aucun défaut, mais toujours à une plus grande perfection. C’est pourquoi ce doit être en nous une disposition continuelle et permanente121.
C’est pourquoi l’humble laïc vivant en son Ermitage ne se met pas en peine de n’être qu’une « basse et petite âme » en rapport des « grandes, hautes et sublimes ». Il s’en réjouit même, car tel est la volonté de Dieu qu’il en soit ainsi. Il aime cet état de petitesse qui est certainement dans l’ordre voulu par Dieu :
Je dois être aussi content d’une petite vocation comme d’une grande. Le seul ordre de Dieu me doit contenter. Et si je désire autre chose, je ne suis point dans la pureté de l’amour, qui n’a pour objet que le seul ordre de Dieu. Grandes âmes, vos voies sont hautes et sublimes. Les miennes sont basses et petites. Je ne désire pourtant point les vôtres, parce que je trouve et que je goûte l’ordre de Dieu dans les miennes. La joie de mon cœur n’est pas dans la voie où Il me met. Elle est uniquement dans l’ordre de Dieu. C’est pourquoi mon cœur est aussi satisfait des petites choses comme des grandes, recevant tout, et faisant tout par le seul respect à l’ordre de Dieu122.
Car l’ordre de Dieu suffit pour rendre l’âme vraiment abandonnée entre ses mains divines :
Je n’avais jamais bien entendu cette vérité si souvent dite et redite, qu’il ne tombe pas un cheveu de notre tête sans l’ordonnance de notre Père céleste123. Son intelligence claire et parfaite béatifie l’âme en la terre. Et les croix qui lui étaient un enfer, lui deviennent un paradis. Car pour lors, elle goûte la saveur admirable qui est contenue pour les âmes pures dans l’ordre de Dieu. C’est assez que ce soit l’ordre de Dieu pour la rendre bienheureuse. L’ordre de Dieu lui est tout en toutes choses, et toutes choses ne lui sont rien sans l’ordre de Dieu124.
Toutes les voies de Dieu sont bonnes en soi, mais nous devons correspondre seulement à ses desseins sur nous. Qu’ils soient savoureux et délicieux ou crucifiants. L’important est de rester dociles aux opérations de Dieu en nous, en restant fidèles à la grâce qui nous est propre :
Toutes les voies de Dieu sont bonnes en elles-mêmes. Mais celle où Il nous veut mettre est la meilleure pour nous.125
Le véritable dénuement est bien rare ! L’abandon doit aller jusqu’à l’extrême détachement des créatures. Se laisser manger au gré des événements par la providence rend l’âme contente du seul bon plaisir divin, sans rechercher son intérêt propre :
Croyez-moi, qu’il est rare de trouver une personne dénuée de toute créature. Son prix est de grande valeur devant les yeux de celui qui voit le fond du cœur. Laissez-vous dévorer à la providence divine. Qu’Elle vous jette où Il lui plaira, qu’Elle vous mette même sur le fumier comme le saint Job126 tout couvert de plaies ; il n’importe, pourvu que vous y soyez par son ordre, vous y serez bien127.
Dans la même lettre, cette conviction est appuyée par son expérience personnelle. Bien qu’il soit désireux d’une vie toujours plus retirée dans la solitude, il n’en demeure pas moins fidèle à la volonté de Dieu. Il lui faut donc gérer cette forte aspiration de manière diplomatique, en invitant son âme à en prendre congé tout doucement. Seule la volonté de Dieu importe ! Ses désirs de vie cachée lui sont devenus indifférents ; au moins dans la partie supérieure de son âme. Il exprime admirablement sa douce et ferme résolution de ne vouloir que la volonté de son Bien-Aimé. Seule la fin est essentielle, à savoir l’union à Dieu. Aussi faut-il rester détaché de la modalité et des circonstances pour y parvenir :
Savez-vous que nous gâtons tout pour vouloir trop faire. Demeurez donc dans votre niche, contente de son contentement et de son ordre. Pour moi je suis toujours dans le train ordinaire, le désir de la solitude me revient voir souvent. Mais après qu’il a fait sa visite, je le prie de s’en retourner, et qu’à présent je suis empêché, ne pouvant aller où il me veut mener, je le congédie ainsi tout doucement, sans m’embarrasser avec lui. Je ne refuse pas pourtant les offres qu’il me fait de son service, quand l’occasion s’en présentera. Je roule donc tout simplement, et tranquillement appuyé sur l’ordre de Dieu, comme sur mon Bien-aimé ; pourvu que je sois avec ce cher ami, tous lieux me sont indifférents128.
Bernières reprend à sa manière saint François de Sales :
Tenez-vous donc comme une statue dans sa niche ; vous êtes là pour lui plaire, cela vous doit suffire. Théotime, car si nous l’aimons, nous nous endormons non seulement à sa vue, mais à son gré, et non seulement par sa volonté, mais selon sa volonté ; et il semble que ce soit lui-même, notre créateur et sculpteur céleste, qui nous jette là sur nos lits, comme des statues dans leurs niches, afin que nous nichions dans nos lits comme les oiseaux couchent dans leurs nids129.
Aimant l’abandon à la divine providence comme la plus grande richesse qui soit en la terre130 , Bernières écrit à sa sœur Jourdaine, qui s’interroge sur l’opportunité de démissionner de sa charge de supérieure. Il l’invite à se rendre purement passive à la providence, sans rien faire, ni pour, ni contre131, car le meilleur est de laisser tout à Dieu et de ne rien choisir pour nous-mêmes132. Il nous montre que l’abandon véritable se passe dans le dénuement de la croix. Écrivant le jour de sainte Madeleine pour laquelle il a manifestement une prédilection, il la prend en exemple comme celle qui a préféré les délaissements de la croix aux « recueillements amoureux » de la solitude.
Enfin, je n’ai plus rien que le dénuement de toutes choses, et la croix. C’est assez, ou ce doit être assez, pour satisfaire à mon amour, non sur le thabor, mais sur le calvaire, en la manière de la bienheureuse Madeleine qui aimait Jésus, souffrant et mourant dans les cruelles souffrances qu’elle en ressentait elle-même, parmi les abjections et les opprobres de la croix. C’est ainsi que je veux aimer, et non pas seulement dans le recueillement amoureux. Cette grande sainte est un exemplaire de mon amour […] Car le mien [mon sentiment] est, tout bien considéré, que vous vous rendiez purement passive à la providence touchant la supériorité, sans rien faire, ni pour ni contre. Je ne le dis point à la légère ; j’y ai pensé devant Dieu et j’aime bien plus votre perfection que la supériorité133.
Chez Bernières la notion d’abandon prend une dimension mystique. À l’abbé Jacques Bertot (1620-1681), il ne cache pas sa souffrance de vivre ici-bas. Il ne s’agit pas d’une mélancolie psychologique, mais la conséquence d’une expérience mystique de la bonté de Dieu. Cette souffrance de se constater si loin de Dieu ne l’inquiète pas pour autant. Car selon lui, la plus grande affaire qu’une âme puisse avoir en ce monde, c’est d’obéir à Dieu et de le contenter134 . Restant dans une grande paix, il s’abandonne au bon plaisir de Dieu sans se regarder :
La seule vie en Dieu par un abandon et un écoulement en lui m’est douce. Je souffre à présent beaucoup de me voir si éloigné de Dieu parmi tant de contradictions et distractions, que les nécessités du corps et les affaires me donnent. Quand Dieu s’est un peu manifesté à l’âme et qu’il s’est fait connaître par une véritable expérience de ses bontés, qu’il y a à souffrir de vivre ici-bas ! Mais néanmoins l’on va avec une grande paix, car le fond de l’intérieur est un pur abandon au bon plaisir divin. Je deviens tellement habitué à ne regarder plus que Dieu seul, à ne me plaire qu’en lui et n’avoir de la joie que pour Lui-seul, que je ne puis me réjouir de quoi que ce soit. Dieu est tout, et cela me suffit ; et toute réflexion vers moi semble intéresser la pureté135.
Tombé gravement malade au début de l’année 1647 à Rouen, Bernières finit par rentrer à Caen au bout de six semaines. Bien que très affaibli, il retrouve un peu de force pour écrire à mère Mechtilde. Cette épreuve lui donne de mettre en œuvre cette doctrine de l’abandon qu’il ne cesse de diffuser par la plume. Ne regardant que Dieu seul et son bon plaisir, il veut tout recevoir de lui, le bon comme le mauvais, intérieurement et extérieurement :
Attachons-nous à la conduite de Dieu sur nous et renonçons à nos propres conduites qui gâtent tout l’ouvrage de Dieu en nous. Qu’importe ce que devient la créature pourvu que le souverain créateur fasse en elle son bon plaisir ? L’attention à ce que nous sommes, ce que nous serons, ce que nous deviendrons si telle et telle chose arrivait ne peut compatir [être compatible] avec le parfait abandon qui rend l’âme toute simple, pour être toute occupée à ne s’occuper qu’en Dieu seul. Les réflexions sont quelquefois de la grâce, puisqu’elle nous les fait voir souvent au commencement de la vie spirituelle pour notre avancement, mais souvent aussi, dans le progrès, elles ne sont pas de saison. Oui, bien l’unique simplicité par un très pur abandon qui bannit toutes craintes, tristesses, découragements et autres vues qui nous séparent de Dieu136.
Cette exhortation est bien en harmonie avec les propos de saint François de Sales lorsqu’il écrit à madame de Veyssilieu, le16 janvier 1619 :
Ne prévenez point les accidents de cette vie par appréhension, mais prévenez-les par une parfaite espérance qu’à mesure qu’ils arriveront, Dieu, à qui vous êtes, vous en délivrera. Il vous a gardée jusqu’à présent ; tenez-vous seulement bien à la main de sa providence, et il vous assistera en toutes occasions, et où vous ne pourrez pas marcher, il vous portera. Que devez-vous craindre, ma très chère fille, étant à Dieu qui nous a si fortement assurés qu’à ceux qui l’aiment tout revient à bonheur ? Ne pensez point à ce qui arrivera demain, car le même Père éternel qui a soin aujourd’hui de vous, en aura soin et demain et toujours : ou il ne vous donnera point de mal, ou s’il vous en donne, il vous donnera un courage invincible pour le supporter137.
Bernières encourage Mechtilde à une entière obéissance à ses supérieurs. L’image de la boule de cire pour illustrer cette souplesse entre les mains de Dieu est belle et parlante. Quant à l’observance des jeûnes quadragésimaux dont il est question dans cette lettre du mois de février de la même année, il est en plein accord avec la règle de saint Benoît. Le saint patriarche des moines d’occident rappelle en celle-ci que tout ce qui sera fait, en matière de privations, sans la permission du supérieur, sera réputé comme vaine gloire et présomption138.
J’approuve les sentiments de soumission et d’obéissance que Notre-Seigneur vous donne à leur égard. Le parfait dénuement ne se trouve jamais mieux que dans la parfaite et aveugle obéissance. Si Dieu vous veut attacher inséparablement où vous êtes, pour le bien de vos sœurs, à la bonne heure. Il faut rejeter toutes les autres propositions quelques grandes et spécieuses qu’elles soient. Il faut faire ce que Dieu veut que nous fassions, et rien plus. Soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions139.
Par ailleurs, Bernières a bien soin de préciser que l’abandon ne consiste pas à se laisser entraîner au gré des événements et à suivre sa nature. Il n’est pas l’adepte d’un faux abandon, condamné sous le nom de « quiétisme » en 1687, par le pape Innocent XI dans la bulle Caelestis Pastor :
L’âme parvenue à la mort mystique ne peut plus vouloir autre chose que ce que Dieu veut, car elle n’a plus de volonté, Dieu la lui ayant enlevée. (Proposition 61). On comprend que dans cette ligne, les mêmes affirment que celui qui a donné son libre arbitre à Dieu, ne doit plus se soucier de rien, ni de l’enfer, ni du paradis, ni de son propre salut (Proposition L 12).
L’erreur quiétiste condamnée par le magistère ecclésial est absente des auteurs spirituels adeptes de la quiétude, comme saint François de Sales ou Jean de Bernières140. Ils ont pourtant été l’un comme l’autre attaqué injustement sur ce point. Cette quiétude dont ils nous entretiennent correspondrait à la prière contemplative des orientaux appelée hésychia. Ce thème a été largement développé par nos pères d’Orient. Il suffit d’évoquer principalement Hésichius de Batos au (VIIe) et Syméon le Théologien (Xe).
Les Œuvres spirituelles de Bernières, traduits en italien, exposés au grand public ont contribué à une mauvaise interprétation de sa pensée. Plus tard, Raoul Heurtevent, dans son ouvrage sur Bernières, cité plus haut, a bien montré qu’il se voulait un ardent défenseur de la doctrine catholique sur la grâce, diffusée par le concile de Trente. Seulement des expressions plus ou moins déformées par les diverses éditions du Chrétien Intérieur ont inquiété la censure romaine :
La condamnation portée ne semble pas avoir été l’aboutissement de discussions théologiques au sujet de la doctrine de Bernières, comme ce fut le cas pour La guide spirituelle de Molinos. Elle se présente avant tout comme une mesure de prudence prise pour enrayer le quiétisme de ce dernier. Il n’y a pas eu contre le fondateur de l’Ermitage un décret semblable à celui que rendit le tribunal de l’Inquisition le 28 août 1687 contre Molinos ; décret qui fut confirmé par la bulle du 20 novembre 1687. Mais, pour saper les bases de l’hérésie, l’Église condamna un certain nombre de livres qui, de près ou de loin, pouvaient la favoriser ou fournir des prétextes à l’opiniâtreté de ses adhérents. Le premier Chrétien Intérieur et les Œuvres Spirituelles furent du nombre. C’est bien ainsi d’ailleurs que cette condamnation a été interprétée par les contemporains, même par les âmes les plus pieuses et les plus obéissantes141.
Monsieur Mallet, dans son livre consacré à Jean de Bernières insistera sur le crédit que peuvent lui apporter ses lecteurs :
Certains ne s’y sont pas trompés parmis les autorités eclésiastiques de l’époque. En témoigne l’approbation du Vicaire générale de l’évêché de Rouen, l’approbation de monsieur Mallet : le livre du Chrétien Intérieur a reçu tant d’applaudissement dans toute la France et dans les pays étrangers qu’il semble que celui-ci qui porte pour titre Les Œuvres Spirituelles de monsieur Bernières Louvigny n’aurait point besoin d’une approbation particulière et que ce serait assez pour lui donner le crédit qu’il mérite, de déclarer aux lecteurs que l’un et l’autre sont sortis de la même plume, et qu’ils sont les ouvrages d’un même auteur. […] et je les puis assurer que non seulement ils n’y verront rien qui soit contraire à la foi ou aux bonnes mœurs ; mais qu’ils trouveront des maximes très chrétiennes et des principes admirables d’une très parfaite sainteté. La diction est facile, et fort intelligible, mais néanmoins fort éloquente ; j’entends parler de l’éloquence du ciel, car elle est toute remplie de l’onction de l’Esprit de Dieu et elle a la vertu de langage des saints qui touche les cœurs, lorsqu’il frappe les sens. […] Fait à Rouen ce 1 novembre 1670142.
La libre coopération à la grâce est partout présente sous la plume de Bernières. Il s’accorde ainsi parfaitement à la doctrine salésienne si encouragée par l’Église :
L’abandon à la providence n’empêche pas que l’on se donne ordre aux affaires, et qu’on n’épargne ses peines pour éviter les dangers et les pertes quand il le faut. Mais ce doit être comme cette digne mère de Chantal. Car si quelque malheur arrivait contre sa volonté humaine, elle s’arrêtait si absolument sur l’ordonnance et la conduite de Dieu, qu’elle y abîmait sa pensée. Pratiquant cette leçon de ne regarder jamais les causes secondes en ce qui arrive, mais uniquement cette première et universelle, qui dans les accidents qui traversent notre vie, dispose de tout souverainement143.
François de Sales écrivait à Jeanne de Chantal vers 1615 les recommandations suivantes :
Puisque vous avez abîmé votre volonté dans la sienne, que vous avez prise pour vôtre, il ne faut plus rien vouloir, mais se laisser porter et emporter au gré de la divine volonté, dans les effets de laquelle il faut demeurer doucement et tranquillement, sans se divertir pour chose quelconque, regardant perpétuellement en toutes occasions Notre-Seigneur144.
La progression vers l’union à Dieu doit s’opérer au gré de la grâce, sans précipitation ni lenteur. Seule une âme ajustée à la volonté de Dieu sera dans une paix profonde. Pour l’acquérir, elle doit se détacher entièrement de sa volonté propre et la remettre dans celle de Dieu. Elle est la conséquence de l’amour plutôt qu’un bien recherché en lui-même. François de Sales l’écrira à madame de la Fléchère, le 16 juillet 1606 :
Il faut procurer cette tranquillité, non point parce qu’elle est mère du contentement, mais parce qu’elle est fille de l’amour de Dieu et de la résignation de notre propre volonté145.
Ce progrès suppose un effort continuel de la volonté pour correspondre à la grâce prévenante et subséquente. La patience avec soi-même est alors nécessaire pour laisser agir la grâce comme elle veut et quand elle veut :
Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour : il faut avoir patience [de] longues années avec ses défauts et ses imperfections. Il n’y en a point de plus grande à mon avis, que de vouloir être plus que Dieu ne veut. L’amour propre fait bien souvent aller l’âme trop vite à la perfection. Quand l’on ne veut que Dieu et son bon plaisir, l’on se sent paisible et content en tous les états, où il n’y a point de péché, ni d’imperfection affectée146.
Il s’agit de vouloir être à Dieu en la manière qu’il lui veut, soit active, ou passive, ou patiente. C’est le fruit de l’oraison que le détachement de l’amour propre l’entrée progressive dans les voies du dépouillement intérieur, selon les voies de la providence :
Au sortir de cette oraison, elle sentait que son âme avait reçu quelques effets, comme d’abandon à la providence, d’amour des croix, des résolutions de tout souffrir, de dégagement de toutes choses147.
Mais si l’effort est nécessaire pour progresser, il ne peut pas pour autant précéder l’initiative de la grâce ! Il faut vivre à son gré et non au sien :
Comme il ne faut pas demander un procédé raisonnable à un enfant, de même il ne faut pas demander une vie surhumaine à un homme qui n’en a pas encore reçu la grâce. Il faut vivre selon ce qui nous est donné de Dieu, avec fidélité, et puis il fait ce qu’il lui plaît148.
Bernières est réaliste dans sa quête de Dieu. Faire feu de tout bois et utiliser les moindres moments et circonstances, reste la meilleure manière de vivre selon Dieu. Peu importe la matière de nos actions, c’est l’amour qui fait grandir l’âme dans l’union avec Lui :
Une âme bien éclairée fait usage de toutes les contradictions, des travaux et des peines qui lui surviennent. Car elles composent son martyre d’amour, et la rendent en vérité martyre de Jésus-Christ. Mais il faut être fidèle aux occasions qui arrivent, bien que pour l’ordinaire elles soient petites. Car les grandes sont rares, et lorsque Dieu les donne, elles font un grand saint en peu de temps. Il ne conduit les âmes que peu à peu, et Il ne les met dans d’extrêmes souffrances qu’après les avoir bien exercées dans les petites. Laissons-le faire ; Il connaît ses desseins dessus-nous et nos forces. Ce que nous avons à faire, c’est d’être fidèles à ses conduites, et de nous attacher uniquement à lui149.
Dieu seul doit suffire à l’âme. C’est lui la source de toutes grâces. Il communique celles qui sont nécessaires aux âmes fidèles, bien unies à lui. Le secret de la vie intérieure la plus parfaite consiste à ne se séparer jamais de Dieu puisqu’en lui on a tout. À mère Mecthilde, Jean de Bernières écrit :
Je remercie Notre-Seigneur de vous le faire si bien comprendre, et de vous dégoûter de tout ce qui n’est point lui. Madame N. m’a sollicité plusieurs fois d’écrire à [Rambervillers] pour empêcher que vous n’y retourniez. Mais je n’ai pu m’y résoudre, n’ayant aucun mouvement pour cela. Au contraire, je consens de vous laisser aller dans le désert pour ne vous revoir peut-être jamais. Il faut obéir à Dieu et vous perdre pour Lui et en lui entièrement. Et toutes nos petites consolations, nos appuis pour aller à Dieu, nos desseins de profiter à sa gloire, ne sont que des bagatelles et des amusements, quand Dieu n’y fait pas connaître sa volonté clairement150.
En s’adressant à une personne avancée dans les voies de Dieu, mais souffrant d’un manque de compréhension de la part de son directeur spirituel, bien que ce dernier soit vertueux et pieux, Bernières la met au large en l’exhortant à la vraie liberté. Il n’hésite pas à lui dire de s’en remettre à Dieu lui-même et de se laisser faire par lui :
Il semble qu’il est fort aisé de conseiller une âme que Dieu conduit lui-même. Or, il n’y a qu’à Le laisser faire. […] Marchez donc, ou plutôt laissez-vous porter à votre divin Époux avec grande liberté dans les voies intérieures. Liberté qui n’attachera votre âme qu’à lui-seul, et qui la dépouillera de tout le reste. Liberté qui vous donnera un fond tout dénué et tout nu, au milieu d’une multitude de bonnes ou de mauvaises pensées, lumières ou ténèbres, distractions ou recueillements. Liberté qui vous fera reposer uniquement dans l’incréé au milieu de toutes les créatures. C’est par la vertu secrète de Dieu que cette divine liberté nous est communiquée. C’est un don qui accompagne les âmes anéanties et qui ne subsiste en elles qu’étant leur anéantissement passif. J’espère que Notre-Seigneur vous fera cette grâce, puisqu’il permet que vous soyez sans appui, au milieu de tant de monde qui vous en donne, et qui s’empresse même de vous ennuyer. Je commence à croire que celui dont vous me parlez n’a pas grâce pour votre conduite intérieure, quoi que ce soit un apôtre et un saint. Mais que ces éminentes qualités ne vous obligent pas à vouloir de lui une chose qu’il semble que Dieu ne veut point151.
Ne jamais dévier de la volonté de Dieu ! C’est le « lieu » de la rencontre avec lui où il peut s’écouler en l’âme et en prendre réellement possession pour y régner :
Un moment de la volonté de Dieu est préférable à toutes les choses du monde, et il n’y a point de dessein pour grand et saint qu’il soit, qui ne doive être négligé pour se soumettre à cet heureux moment, duquel dépend tout le bonheur de l’âme. Puisque c’est par lui-seul que Dieu s’écoule dans son fond, qu’il s’en rend le maître, et qu’il y règne absolument152.
Dans les embarras des affaires, les peines et les maladies, il s’agit de chercher le bon plaisir de Dieu en dépit des répugnances naturelles. Rien ne peut troubler ou inquiéter le fond d’une âme vraiment abandonnée. Elle sait que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu153. Aussi l’acceptation des répugnances naturelles est très profitable à l’âme. Elle meurt ainsi plus vite à elle-même que la production d’actes d’abandon. Qu’elle ne s’inquiète pas ! Les actes d’abandon ne sont que les effets de l’abandon :
Demeurez toujours abandonné à son bon plaisir, au milieu de toutes les répugnances de la nature ; soit pour mourir, soit pour vivre. Ne vous étonnez pas de sentir les frayeurs de la mort et de connaître vos misères desquelles vous pensiez être délivré. Ces petits exercices vous feront beaucoup mieux mourir à vous-même, que toute la paix et la douceur intérieure que vous avez expérimentées. Ne craignez donc point votre état présent, puisque votre abandon est plus grand en vérité maintenant qu’il n’était auparavant. Il n’importe pas si vous produisez quelquefois des actes de contrition ou d’abandon. Je vous l’ai dit bien souvent et vous le redis encore : que ces actes qui se produisent ainsi sans effort ne sont pas contraires à l’abandon, mais ce sont des effets de l’abandon même154.
Ne rien vouloir que ce que Dieu veut, reste une forme éminente d’abandon. Il ne faudrait pas mal comprendre ce que Bernières veut dire. Il ne s’agit pas d’une annihilation de la volonté humaine, mais d’une remise totale et libre de sa volonté en celle de Dieu. Ce qui devient la suprême liberté ! Car non seulement, il faut vouloir ce que Dieu veut, mais faire ce qu’il veut dans l’unique but de le contenter :
Il vous suffira de vous tenir abandonnée à Dieu pour ce qu’il lui plaira vous envoyer. Puisqu’il vous ôte la volonté et la pratique d’appliquer vos communions, communiez sans penser à personne. Notre-Seigneur le fera mieux que vous. Et c’est une bonne disposition intérieure d’en avoir aucune volonté, et de laisser à Dieu de vouloir pour vous155.
Vivre l’abandon dans l’oraison consiste en définitive à se perdre en Dieu pour s’y reposer :
C’est cette perte qu’on a goûtée de si loin et pour laquelle on a couru avec tant d’angoisses et de morts. Le divin rayon commence cette course puisque touchant le centre de l’intérieur, il réveille l’inclination essentielle qui fait chercher Dieu et qui ne donne point de repos qu’on ne l’ait trouvé156.
Bernières, néanmoins, met en garde contre un faux abandon dans l’oraison. L’oisiveté spirituelle en serait une contrefaçon. Cette paresse larvée n’aurait pour effet que d’éloigner l’âme du désir de vouloir uniquement ce que Dieu veut. Au contraire, l’abandon dispose à accueillir les lumières et motions venant de Dieu de manière libre et volontaire. L’âme n’est pas oisive mais travaille en synergie avec la grâce qui la précède et l’accompagne. Toute accusation de quiétisme chez Bernières est anéantie par cette simple recommandation adressée à une âme dont la foi est bien vivante et toujours désireuse de faire le bon vouloir de Dieu. On notera son encouragement à la lecture d’un ouvrage spirituel durant l’oraison pour favoriser éventuellement l’âme à s’abandonner :
J’espère que Dieu agréera votre simplicité, et que lui-même vous dirigera dans les voies d’abandon où vous voulez marcher. Continuez à faire votre oraison et les autres choses que vous faites durant la journée, en la manière que vous les faisiez auparavant. Mais prenez garde à ne pas vouloir être si fort abandonné, que vous vouliez tomber dans l’oisiveté. L’abandon ne consiste pas à ne rien faire dans l’intérieur, à n’avoir ni pensées, ni affections, ni sentiments ; mais à les recevoir plutôt de Dieu que de les exciter avec nos industries par effort d’esprit. C’est une chose dont il faut se défaire peu à peu pour se laisser entre les mains de Dieu, qui gouvernera notre intérieur comme il lui plaira ; soit qu’il y arrive des lumières ou de l’obscurité, de la facilité ou de la peine. Il faut porter toutes les dispositions que Dieu nous envoie, en paix, et en patience. Et quand il nous donne désir d’agir intérieurement, il ne faut s’en abstenir, ni même de lire quelque livre qui vous puisse soutenir dans votre voie d’abandon157.
Le recueillement passif, fruit de l’oraison de quiétude et de silence, n’est pas au pouvoir de celui qui prie. C’est Dieu qui intervient dans l’âme et la met dans cet état si celle-ci est suffisamment docile à l’Esprit. Une telle oraison peut avoir des allures d’oisiveté, mais la meilleure preuve du contraire est qu’elle donne la force de supporter de grands travaux et de grandes épreuves. En revanche si l’âme est nonchalante dans le service de Dieu, l’oisiveté la perdra :
Il est aisé de reconnaître quand l’âme est oisive, puisqu’elle devient pleine de tiédeur, et que ses inclinations au mal et au monde se réveillent, les désirs de servir Dieu se perdent. Elle n’est plus si fidèle à la pratique des vertus, ni à s’acquitter de ses obligations. Ne craignez donc point, monsieur, d’être oisif et, sans vous occuper de cela, marchez simplement158.
Dans une autre lettre, Bernières répond à une âme inquiète de ne pas être sur le bon chemin dans l’oraison, en insistant sur cette nuance importante : contrairement à l’oisiveté paresseuse, l’indice que l’âme est vraiment abandonnée entre les mains de Dieu, c’est son désir aussi paisible que résolu d’adhérer librement à sa volonté. Car l’abandon authentique réside dans l’accomplissement du vouloir de Dieu au détriment de notre volonté propre. La lettre suivante suffirait encore à innocenter Bernières de toute accusation de quiétisme :
Vous voulez savoir la différence qu’il y a entre l’abandon et l’oisiveté. Elle est très grande. Et quand vous serez plus éclairé et plus expérimenté, vous la connaîtrez aisément. Mais la nuit obscure où vous êtes, vous ôte tout discernement. L’oisiveté consiste à ne rien faire du tout, laissant son âme volontairement distraite et inutile, dans la croyance qu’elle ne peut rien faire. L’abandon empêche qu’on ne fasse rien par soi-même, mais soumet l’âme à faire tout ce que Dieu veut. Et si elle résistait à cela, elle contredirait la conduite de Dieu. Il vous semble que vous ne faites rien au milieu de vos obscurités. Je vous puis assurer que votre âme y exerce la patience, la résignation, l’humilité, et plusieurs autres vertus, dont elle ne s’aperçoit pas, parce que les actes n’en sont pas sensibles, et que Dieu ne permet pas qu’elle en ait la vue pour la laisser souffrir. Puisqu’il vous met dans l’aveuglement, demeurez aveugle, sans désir de rien voir ; l’état d’aveuglement ne le permettant point. L’on a beaucoup de peine de se soumettre aux dispositions de Dieu ; souvent même par un excès de bonne volonté que l’on a pour Dieu qui n’est pas bien réglé. Le directoire ou la méthode que vous demandez pour l’abandon serait contraire à l’abandon même, qui n’a point d’autre manière que de se laisser entre les mains de Dieu pour faire de nous sa sainte volonté. Un directoire est pour nous marquer ce que nous devons faire et pratiquer ; et la fidélité à l’abandon consiste à faire la conduite de Dieu uniquement et non pas la nôtre. Prenez courage, mon très cher, votre voie est très bonne159.
À une personne plongée dans les affaires, et soucieuse de vie intérieure, il écrit en la rassurant sur son état. Il n’y a pas que les ermites qui peuvent prétendre à une vie d’union à Dieu ! La vie mystique est possible dans tous les états de vie. Elle ne requiert que la pureté, l’humilié du cœur et un fervent amour pour Jésus crucifié. Il ne s’agit donc pas d’être élevé en oraison, mais de prendre sa croix en union avec Jésus en mourant au monde et à soi-même. En ceci réside la véritable finalité de la vie d’oraison160. Par ailleurs il met en garde cette personne contre les scrupules qui auraient tendance à l’incliner à se regarder plus que de se laisser regarder par Dieu. Cela est possible à vivre au cœur des affaires que la divine providence lui demande de gérer. Car s’abandonner à Dieu, c’est aussi se livrer sans réserve à l’ordre de Dieu, soit qu’il nous met dans les affaires et les tracas, soit qu’il nous invite à l’oraison intérieure. Bernières s’adresse à un membre des Missions Étrangères de Paris, destiné à l’évangélisation de la Chine. Il s’agit très probablement de Pierre Lambert de la Motte, co-fondateur du nouvel institut avec François Pallu :
Je suis assuré que vous êtes plus uni à Dieu avec cette constitution intérieure, que si vous convertissiez toute la Chine sans icelle. Il faut mesurer la grandeur de la sainteté par la grandeur de l’union que l’on a avec Dieu ; laquelle se reconnaît par la profonde mort que l’on a de soi-même et des créatures. C’est ici l’essentiel de la vie mystique […] Et c’est un grand aveuglement de ce que les serviteurs de Dieu n’en font presque nul état, croyant que la vie mystique n’est que pour les solitaires. Vous savez bien mieux que moi, très cher frère, cette importante vérité. Dieu vous l’enseignant par expérience, puisque vous êtes dans les affaires sans affaires, et que le grand tracas qui est dans l’ordre de Dieu, ne vous occupe point. Si l’on veut que vous soyez docteur, soyez-le ; il importe peu, pourvu que la mort et le néant soient de la partie. Laissez à la bonne heure disposer de vous, comme N. et vos amis voudront. Exposez seulement vos désirs, et ne vous mettez pas en peine, si on les considère ou non. Votre bonheur doit être de vous perdre en Dieu, et non pas de faire de grandes choses à l’extérieur. Or comme Dieu est partout, il opère cette admirable perte en tous lieux, pourvu que l’âme ne se retire point de sa divine opération par sa propre activité. Soit donc, dans le temps d’oraison ou dans le temps d’action extérieure, n’ayez autre soin que de vous tenir en l’état où Dieu vous met, sans vous mêler de l’ouvrage qu’il fait en vous ; sinon en vous laissant abandonner à sa conduite. Àdieu en Dieu161.
Dans le même esprit, il exhorte une mère de famille très éprouvée par un de ses enfants, malade. Il l’encourage à ne pas descendre de la croix que la divine providence lui a ménagée :
Madame, Jésus soit notre unique consolation et mettez-en lui-seul votre confiance et votre amour. Vous êtes bien obligée à la divine providence de ce qu’elle met de l’absinthe et de l’amertume sur les créatures, lesquelles vous attacheraient facilement si Dieu qui a soin de votre intérieur ne veut pas que rien le puisse remplir que Lui-seul. Faites bien réflexion sur cette miséricorde qui est très grande, puisque le cœur d’une mère est plein, pour l’ordinaire, d’un amour naturel pour ses enfants qui empêche que celui de Dieu n’y trouve place. Ô, qu’il est difficile d’aimer les enfants pleins de caresses [Enfants doux, affectueux et dociles] et d’obéissance d’un amour surnaturel ! Et cependant on y est obligé par les lois du christianisme. Portez donc en patience l’état de souffrance que vous donne votre cher enfant. Il faut vous disposer à porter votre croix longtemps. Ne vous étonnez pas aussi d’être en sécheresse et divagation intérieure. Dieu est toujours aussi aimable en un temps qu’en l’autre, et vous ne l’aimerez pas moins en cet état que dans celui de facilité et de consolation. Jésus-Christ en la croix, abandonné de son Père, vous servira d’exemple et vous donnera la grâce de ne pas descendre des croix où vous êtes attachée162.
Bernières encourage encore Pierre Lambert de la Motte à continuer sa manière d’oraison comme une simple attention à la présence de Dieu. Il lui faut demeurer patient devant les tentations de l’imaginaire et rester dans une ferme et douce volonté de revenir à Dieu. Il l’invite à viser l’attention simple et amoureuse à Dieu. Selon Jean de la Croix, c’est la véritable contemplation :
L’humilité et l’abandon à Dieu doucement exercé en sa présence, vaut mieux infiniment que toutes les productions d’actes contraires aux sentiments et tentations qu’on a dans la nature. On s’imagine qu’il les faut détruire et s’en défaire avec force, et je conseille le contraire. Quand vous l’aurez expérimenté, vous vous en trouverez bien. Mais ce qui vous embarrassera souvent sera de ne savoir ce que vous faites : si vous avez de l’oraison, ou si vous n’en avez pas ; si vous consentez ou non aux distractions ; et si ce n’est point paresse que cette simple attention163.
Jean de Bernières est d’un réalisme spirituel parfait. À mesure que les années passent, la notion d’abandon progresse vers une dimension plus intérieure. L’abandon prend une tournure plus mystique dans ses conseils sur la vie d’oraison à mesure que les années passent. L’abandon de l’Enfance et de la crèche conduit nécessairement à celui de la croix.
Les correspondants de Jean de Bernières sont sans aucun doute mis en garde vis-à-vis des contrefaçons de l’abandon. Il les protège de ces deux excès tout autant nuisibles à la véritable vie chrétienne authentique ; à savoir : le volontarisme janséniste et l’oisiveté quiétiste.
Malheureusement, nous avons souligné plus haut qu’une certaine malveillance politique n’a pas épargné les écrits posthumes de Bernières. Nous venons de montrer que ses lettres ou ses maximes ne peuvent être taxées de l’erreur quiétiste. Au contraire, de nombreuses citations sont de nature à montrer le grand équilibre dont fait preuve le mystique normand en la matière.
Il est vrai toutefois que certaines expressions, plus ou moins transformées par le traducteur italien, du Chrétien Intérieur, ont inquiété les autorités religieuses. Nous avons insisté sur l’influence salésienne en matière d’abandon. Aussi, nous pouvons conclure par une citation de saint François de Sales que Bernières signerait des deux mains :
Dieu aime d’un amour extrêmement tendre ceux qui sont si heureux que de s’abandonner ainsi totalement à son soin paternel… Quand nous abandonnons tout, Notre-Seigneur prend soin de tout et conduit tout164.
Jean de Bernières, grand amoureux de la solitude et du silence, cultive aussi les amitiés spirituelles. Elles auront été une grande aide dans sa trajectoire mystique. Comme elles auront été aussi un grand soutien pour ses correspondants avec qui il était lié par-delà la distance. Les véritables amis, dans les milieux de la devotio moderna, s’unissent pour s’aider à vivre en chrétien. Thomas a Kempis invite les novices du Mont-Saint-Agnès à se nourrir ensemble de la Parole de Dieu, reçue notamment dans les commentaires des pères de l’Eglise, à échanger entre eux pour s’aider mutuellement à mieux aimer Dieu et ses frères. Cette pratique, depuis Cassien, est très ancienne dans les milieux monastiques. Déjà l’auteur biblique, Ben Sira le Sage, loue les vertus de l’amitié spirituelle qui est le propre de ceux qui sont animés par la crainte filiale de Dieu :
Un ami fidèle est un puissant soutien : qui l’a trouvé a trouvé un trésor. Un ami fidèle n’a pas de prix, on ne saurait en estimer la valeur. Un ami fidèle est un baume de vie ; le trouveront ceux qui craignent le Seigneur. Qui craint le Seigneur se fait de vrais amis, car tel on est, tel est l’ami qu’on a165.
Cette sentence biblique et sapientielle justifie l’importance de l’amitié spirituelle entre les chercheurs de Dieu. Saint François de Sales écrit dès le début de l’Introduction à la vie dévote :
Il faut sur toutes choses avoir cet ami fidèle qui guide nos actions et nos avis et conseils, et par ce moyen nous garantit des embûches et tromperies du malin ; il nous sera comme un trésor de sapience en nos afflictions, tristesses et chutes ; il nous servira de médicament pour alléger et consoler nos œuvres dans les maladies spirituelles ; il nous gardera du mal, et rendra notre bien meilleur et quand il nous arrivera quelque infirmité, il empêchera qu’elle ne soit à la mort, car il nous en relèvera […] Et pour cela, choisissez-en un entre mille, dit Avila [saint Jean d’Avila] ; et moi je dis entre dix mille, car il s’en trouve moins que l’on ne saurait dire qui soient capables de cet office. Il le faut plein de charité, de science et de prudence : si l’une de ces trois parties lui manque, il y a du danger. Mais je vous dis derechef, demandez-le à Dieu, et l’ayant obtenu, bénissez sa divine majesté, demeurez ferme et n’en cherchez point d’autres mais allez simplement, humblement et confidemment, car vous ferez un très heureux voyage166.
À l’instar de l’évêque de Genève, Jean de Bernières considère que la direction spirituelle et l’amitié peuvent aller de pair. C’est le cas pour la relation qui se tisse entre la jeune fondatrice des bénédictines du Saint-Sacrement et l’ermite de Caen, et cela dès 1643. Mecthilde de Bar profitera au mieux de l’influence de Jean de Bernières pour entrer progressivement dans la mystique de l’anéantissement dans un contexte historique et religieux difficile. Le cursus personnel de mère Mechtilde, bien tourmenté en raison de la guerre de Trente Ans, l’amènera à se mettre en contact avec tous les courants spirituels de son temps. Si l’Institut de l’Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement a pu voir le jour en 1654, c’est bien grâce au soutien et aux encouragement de Jean de Bernières. Aurait-elle pu tenir bon dans l’épreuve face au jansénisme sévissant, sans ses précieux conseils et son appui inconditionnel ?
Dans une lettre écrite dès février 1643, le saint laïc n’hésite pas à avouer à Mechtilde :
Ma très chère sœur, avant que Jésus unisse son cœur au mien par la sainte communion, je suis pressé de vous donner une commission que je vous conjure d’exécuter fidèlement. Vous êtes la meilleure amie que j’aie au monde, du moins je le crois167.
Cette déclaration faite à une personne consacrée à Dieu pourrait surprendre. L’amitité spirituelle est pourtant souvent vécue par de saintes âmes chrétiennes, quelques soit leur état de vie. L’Église, en canonisant François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, a en quelque sorte canonisé implicitement l’amitié qui les unissait. Elle était providentiellement voulue par Dieu pour les aider à avancer sur le chemin de la sainteté la plus authentique et fonder dans l’Église un nouvel ordre de vie religieuse avec les Soeurs de Sainte-Marie de la Visitation qui connaîtra de leur vivant un essort extraordinaire en France. Saint François de Sales n’a jamais opposé amour de Dieu et affection pour les autres. Ce billet, écrit en 1621, au soir de sa vie à Jeanne, en témoigne à merveille :
Il n'y a point d'âme au monde, comme je pense, qui chérisse plus cordialement, tendrement et, pour le dire tout à la bonne foi, plus amoureusement que moi ; car il a plu à Dieu de faire mon cœur ainsi. Mais néanmoins, j'aime les âmes indépendantes, vigoureuses et qui ne sont pas femelles ; car cette si grande tendreté brouille le cœur, l'inquiète et le distrait de l'oraison amoureuse envers Dieu, empêche l'entière résignation et la parfaite mort de l’amour propre. Ce qui n'est point Dieu, n'est rien pour nous. Comment se peut-il faire que je sente ces choses, moi qui suis le plus affectif du monde, comme vous savez, ma très chère mère ? En vérité, je les sens pourtant ; mais c'est merveille comme j'accommode tout cela ensemble, car il m'est avis que je n'aime rien du tout que Dieu et toutes les âmes pour Dieu. Hé, Dieu ! Seigneur, faites encore cette grâce à toute mon âme, que ce soit en vous seulement168.
À l’instar du saint évêque de Genève et de la fondatrice de l’ordre de la Visitation, la providence a permis qu’une belle et profonde amitié spirituelle naîsse et grandisse entre Jean de Bernières et Mechtilde de Bar. Elle fût pour tous les deux certainement une grande grâce. Loin de s’éloigner du soucis de servir Dieu uniquement, cette relation les aidera à mieux se conformer au cœur de Jésus. Bernières demande à sa correspondante, non sans fermeté, le service de la correction fraternelle afin de progresser dans les voies de Dieu :
Faites-en l’office dans l’exécution de cette commission qui est qu’aussitôt que vous vous apercevrez que mon cœur ne sera pas conforme à celui de Jésus, prenez un rasoir, ouvrez mon côté, et arrachez ce misérable cœur. J’aime mieux n’en point avoir, ou plutôt mourir que d’avoir un cœur qui ne soit pas semblable à celui de Jésus. Ceux qui auront la vraie lumière ne vous accuseront point de cruauté. Pour moi, j’attribuerai cela à un grand service. Je ne doute pas que le Père éternel qui n’a de complaisances que pour le cœur de son Fils et pour ceux qui lui ressemblent ne prenne plaisir à ce spectacle, quoique sanglant, puisqu’il prit ses délices à voir Jésus attaché à la croix169.
Leurs âmes sont unies dans le cœur de Jésus en vue d’un plus grand amour de celui-ci. Bernières écrira avec une certaine audace :
Très chère sœur, ma vue d’humiliation qui est si belle me fera devenir fou et perdre le sens humain. Je dirai des folies mon Jésus ! Si vous n’arrêtez vos divins mouvements et que vous en fassiez éclipser les rayons célestes qui me font voir les beautés des mépris. Je verse mon âme dans la vôtre. À qui dirai-je ses ardeurs qu’à vous170?
Et ce service est mutuel :
Mais prenez garde à vous-même, si je vois votre cœur dissemblable à celui de Jésus. Je vous ferai le coup d’ami, en vous l’arrachant pareillement171.
À la mort de leur père spirituel, le père Jean-Chrysostome de Saint-Lô, mère Mechtilde nous dévoile que c’est lui qui les a uni pour l’éternité dans une continuelle recherche de Dieu :
Je vous supplie de le prier pour moi et puisqu’il nous a liés d’une sainte union vous et moi, très indigne. Soyons fidèles l’un à l’autre pour jamais. Allons à Dieu sans réserve, vous dans votre grande voie et moi dans la sainte abjection et la pureté d’amour où ce saint père [Jean-Chrysostome] m’a assuré que j’étais appelée. Aidez-moi pour l’amour de Jésus et me portez à Dieu puisque notre sainte amitié nous y oblige172.
Comme toute amitié spirituelle vraie, celle-ci reste marquée au coin de la discrétion et se tient à l’abri du regard du monde :
Ô mon doux Jésus, que j’ai d’amour pour votre cœur et pour ceux qui lui ressemblent ! Vous brûlerez ceci, si vous voulez, car ce qui y est contenu scandaliserait le monde. Comment accordez-vous ma vie avec ces sentiments173?
Cette amitié s’enracine dans une entière et totale donation à Dieu au point que l’on soit capable de sacrifier pour lui ce que l’on a de plus cher ici-bas, ses amis les plus intimes. Bernières consent volontiers à ce sacrifice. Il écrit la même année à mère Mechtilde :
Vous savez le sacrifice que j’ai fait de l’affection et hantise de quelques-uns de mes plus intimes amis174.
Le détachement des amis est le fruit d’un effort conjugué avec l’aide de la grâce divine. Bernières se connaît lui-même et il entend bien ne pas se laisser emporter par les débordements de son cœur qui aime comme naturellement. On perçoit, en le lisant, que sa lutte intérieure est bien réelle :
Je dis ceci, non par nature, comme je crois ; parce que jamais je ne fus dans un si grand détachement d’amis, que je suis aujourd’hui, et tel que j’en suis étonné. Et je crois que les saints ermites du paradis m’ont obtenu quelques grâces. Tout le long du jour j’ai eu des sentiments très grands de la profonde pauvreté d’amis. Et il me semblait que je partirais demain matin sans regret de ne vous voir jamais, et quitterais tous mes amis pour m’en aller au désert de Libye sans plus revenir. Tout de bon, ma nature prend grand plaisir à cette sorte d’imagination. J’en ai fait beaucoup de pareilles avec grand goût durant ce jour ; non seulement par esprit d’anéantissement et d’hostie, étant un grand sacrifice d’immoler tous ses amis, mais par esprit de révérence au regard de la grandeur et de l’excellence de Dieu. Quand on s’attriste de l’absence de quelque ami, c’est faute de lumière, puisque le grand ami est continuellement avec nous175.
Bernières est ermite et entend bien le rester. Il expérimente que l’homme n’est jamais moins seul que lorsqu’il est seul selon l’adage de Cicéron repris par le bienheureux Guillaume de Saint-Thierry dans sa célèbre « lettre d’or » écrite à l’adresse des moines chartreux du Mont-Dieu :
Car, qui a Dieu pour compagnon n’est jamais moins seul que quand il est seul. Alors, il jouit librement de sa joie ; alors il est à lui-même pour jouir de Dieu en soi et de soi en Dieu176.
Dans le même sens, Bernières écrit :
Je roule donc tout simplement, et tranquillement appuyé sur l’ordre de Dieu, comme sur mon Bien-Aimé ; pourvu que je sois avec ce cher ami, tous lieux me sont indifférents177.
Lorsque son propre frère, Pierre de Bernières, avec qui il était lié d’un amitié toute fraternelle, rend son âme à Dieu, il ne demeure pas affligé outre mesure. Les liens qui l’unissent à ses intimes sont d’ordre spirituel. Ils s’enracinent en Dieu par-delà la distance et le temps. Pour la circonstance, il écrit à sa sœur Jourdaine en automne 1644 :
La divine volonté nous doit faire agréer sa séparation corporelle [Pierre de Bernières] et unir nos âmes à la sienne plus intimement et plus solidement ; en quoi consiste la véritable amitié qui n’est fondée qu’en Dieu. En lui nous le trouverons. C’est pourquoi, entrons dans cet abîme de la divinité, le centre de tous les bienheureux, et rendons-nous participants de la félicité de nos amis, au lieu de jeter des larmes de tristesse naturelle178.
Selon lui, l’amitié spirituelle se distingue de toutes les autres. Aussi, les liens purement naturels seront délaissés en vue d’une attachement plus radical à Dieu. Le 5 mai 1645, il écrit :
Un ami spirituel vaut mieux tout seul, que ne valent ensemble tous les amis de la chair et du sang. Parce que dans ces derniers il se rencontre peu de fidélité, de fermeté, de secours et de consolation. Je connais ceci certainement et par expérience. Faisons-nous sages et nous dégageons de l’amour des créatures plus faibles mille fois que les roseaux. N’ayons appui qu’en Dieu et en ses serviteurs qui nous portent à lui. Retirons nos affections éparses sur nos amis de nature, pour les donner uniquement à Dieu179.
Les vrais amis de Bernières partagent avec lui le désir d’avancer sur les voies de la perfection de la charité. Il écrit le 2 janvier 1646 au père Elzéar, capucin et disciple comme lui du père Jean-Chrysostome de Saint-Lô :
Assurez-vous, mon très cher frère, que vous êtes dans une union parfaite avec nous, et si étroite qu’il ne s’en voit guères de semblable ; aussi les vrais amis sont rares, amis de la perfection que nous voulons embrasser. La vôtre nous est très à cœur, et nous y contribuerons de nos prières et de nos avis, en toute simplicité, et pour obéir à votre humilité180.
Au même, il écrira quelques mois plus tard :
Hélas ! Votre humilité est trop grande de croire que je vous puisse en rien servir. Il n’est point de petits amis. C’est pourquoi je condescends à votre ferveur et traite avec vous en simplicité. Je supplie Notre-Seigneur de vous donner sa grâce pour aller au haut degré de perfection où il vous veut. Assurez-vous de notre amitié qui est trop bien fondée pour être sujette au changement. Savez-vous bien que vous êtes un spectacle à Dieu, aux anges, et aux hommes? Combattez généreusement, et ne les trahissez point dans sa propre maison. Tenez son parti contre l’esprit humain et mondain181.
Bernières n’hésite pas à mettre en garde contre le danger des attachements qui empêcheraient d’aimer Dieu par-dessus tout. C’est en lui qu’il faut aimer tous et chacun en particulier :
C’est un grand bonheur de rencontrer des âmes saintes. Mon Dieu, je vous rends grâces d’en avoir trouvé, mais je vous bénis aussi de les avoir éloignées de moi. Votre saint nom soit béni, vous seul me suffisez. Mais quoi, il semblerait donc qu’il faudrait fuir les âmes saintes et leur connaissance ? Non, car il y a beaucoup de grâces à les voir et à converser avec elles. Mais cependant il faut s’attacher à Dieu seul qui est en elles et qui parle par leur bouche, et non à elles-mêmes précisément. Quand je rencontre quelque âme sainte, je l’affectionne parce que la vertu qui est en elle est aimable. Néanmoins il faut être bien sur ses gardes, car autrement l’on intéresserait sans y penser l’amour de Dieu et sa pureté qui ne peut souffrir d’attache à la créature pour peu que ce soit. État très difficile qu’une créature ne s’attache point à une autre créature à cause de la ressemblance et de la proportion qui est entre elles, comme entre deux gouttes d’eau. C’est pourquoi Dieu nous en prive souvent. Et dans cet éloignement nous devons adorer son amoureuse conduite sur nous, et n’avoir s’il est possible, aucune tendresse pour nos amis absents, qui souvent en présence nous font un grand mal sans en être coupables182.
Il écrira en toute franchise à mère Mechtilde que la séparation de ses amis les plus chers ne l’afflige pas outre mesure. Et ceci, même quand la maladie les atteint :
Je conçois une vie très pure dans la privation de mes plus chers amis, et commence à ne goûter que Dieu seul. Qu’est-ce qu’il nous faut, ma très chère sœur ? Un Dieu ne doit-il pas suffire ? Et même notre disposition intérieure doit être comme ce que je dirai ci-après. Je vois qu’il est assez facile de ne regarder que Dieu en toutes créatures, et que le meilleur service qu’elles nous puissent rendre, c’est de nous faire voler au créateur. Ce qui se fait quand notre âme ne fait que passer avec promptitude en Dieu et en ses perfections, au lieu de s’arrêter en ce qui est de créé. L’expérience apprend ce secret, et quand on a bien envisagé et aimé Dieu en l’oraison, Il se trouve partout, et la croix de l’âme est d’être obligée à raison des nécessités du corps et des affaires, de traiter avec les créatures d’une manière plus particulière. […] Lorsque mes amis plus intimes sont malades, je n’en ressens guère d’affliction. Mon âme, ce me semble, les oubliant en Dieu, en qui seul elle se repose, et qui lui est tout en toute chose. Je croirais perdre le temps et occuper mon âme en vain, de l’occuper tant soit peu en mes amis malades, ne les pouvant pas secourir par des remèdes. Je laisse agir en paix la providence et m’occupe tout à aimer leur Dieu et le mien, dans lequel je les abîme pour ne les retrouver jamais plus. Deux petites gouttes d’eau jetées dans la mer y sont perdues et unies sans connaître leur union et sans s’y rencontrer plus. L’océan infini de la divinité abîmant les parfaits et purs amis est le lien de leurs affections, qui sont d’autant plus grandes, qu’elles sont plus perdues en lui. Ayez donc soin sans sollicitude, ma très chère sœur, de vous jeter en Dieu, votre santé, vos affaires, vos amis, votre perfection et votre éternité, et demeurez en repos, et nous aussi183.
De fait, l’amitié qu’il entend entretenir avec certaines âmes choisies n’a rien de sentimental. En mars 1646, il écrit à une religieuse se débattant dans les épreuves du moment :
Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. Je vous y attacherais davantage si je pouvais. N’attendez de moi que de véritables effets d’amitié et non de vaines tendresses184.
À Henri-Marie Boudon, Bernières exprime, non sans humour son dégagement plein de liberté vis-à-vis de ses amis qu’il ne retrouve jamais mieux que lorsqu’il s’abîme en Dieu dans sa vie d’oraison, loin de tout contact épistolaire :
Aussi je vous trouve en lui d’une manière qui rassasie mille fois plus mon âme, que si je recevais de vos lettres plusieurs fois le jour. C’est ce qui me rend paresseux à vous écrire, mais qui me rend aussi plus uni. En vérité je trouve tous mes amis vivants et trépassés si solidement et si véritablement en Dieu, que je n’y puis penser autrement185.
Cela ne l’empêche pas d’exprimer son affection au père de Bray, un de ses amis religieux qui entre dans les voies de la vie mystique en des termes qui pourraient, à notre époque, nous sembler excessifs :
Je ne puis pas pourtant vous dénier mes petits avis, comme les amis s’en donnent les uns aux autres, vous assurant que j’ai pour vous tout l’amour et toute la cordialité que je puis avoir pour une personne que je chéris extrêmement. Puisque vous voulez être tout à Dieu, il faut que je sois tout à vous. Il nous faut donc encourager les uns les autres, pour arriver un jour à ce bonheur qui est ineffable, de posséder Dieu dès cette vie186.
Bernières se justifie de son silence épistolaire auprès de Mechtilde alors qu’ils ont vécu leur première renconre il y a dix ans :
Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, les aime et les possède en lui, et comme Dieu, il est partout, il les possède partout. Toutes les vicissitudes, et tous les témoignages d’affection que nous nous rendons par l’entremise des sens, sont bons pour ceux qui vivent dans les sens, ils ne peuvent s’en passer. Mais l’expérience fait connaître, que quiconque a trouvé Dieu en quittant les sens, il trouve tout en lui. Et il est sans comparaison plus agréable d’en user de cette sorte, qu’autrement. C’est mal juger d’une personne de croire qu’elle oublie ses amis pour ne leur écrire point187.
Parmi ses amis intimes, Gaston de Renty, fondateur de la Compagnie du Saint-Sacrement-de-l’Autel à Caen est très proche de Vincent de Paul. Il a marqué le catholicisme français du XVIIe siècle français. Jean de Bernières partageait profondément sa pensée et ses projets. Leur correspondance a été probablement abondante et fréquente. Malheureusement, nous n’avons plus de trace, sauf ce beau témoignage :
Mon révérend père, monsieur de Renty était mon intime ami. J’avais avec lui des liaisons très étroites, ce qui me met dans la confusion d’avoir si peu profité en sa compagnie. Quand il mourut, je ne pus jamais en avoir aucun sentiment de tristesse ; au contraire mon âme en fût toute parfumée d’une bonne odeur que je ne puis dire, et remplie d’une joie même sensible, avec une assurance certaine de sa béatitude. Quoi qu’il soit mort, je me sens encore plus uni à lui que jamais, et me semble avoir autant de familiarité avec lui. Si j’étais assez fidèle à demeurer perdu en Dieu, je l’y trouverais encore mieux. Mais, hélas ! Mon révérend père, mon âme n’est pas assez anéantie. Priez Notre-Seigneur qu’il m’en fasse la grâce. Je remarque que le plus grand service que nous rendent nos amis bienheureux, c’est de nous anéantir pour nous faire vivre en Dieu seul, dans lequel ils vivent eux-mêmes. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’il ne faut pas attendre d’aller en paradis seulement après notre mort, et que souvent dès cette vie, après le purgatoire où l’amour divin nous fait passer, on arrive à la béatitude essentielle. Je sais bien que ce n’est pas à la mode des bienheureux ; ils jouissent de Dieu d’une manière glorieuse, mais il est pourtant vrai que le Dieu de l’éternité est possédé réellement et véritablement dans le temps. Je connais des âmes qui portent un fond où Jésus-Christ leur est montré et manifesté quasi continuellement, et cette manifestation est une opération divine qui les anéantit en elles-mêmes, et les transforme en Jésus-Christ. Et je crois que c’est un petit paradis, quoique d’ailleurs elles expérimentent beaucoup de souffrances intérieures et extérieures188.
Jean de Bernières est aussi l’ami de nombreux prêtres et religieux avec qui il correspond volontiers. Ils s’entretiennent principalement de l’oraison contemplative. Par exemple, cette lettre écrite à un proche du père Jean-Chrysostome devant qui il se situe en profonde humilité :
Monsieur, chacun a sa grâce. Il y faut être fidèle et demeurer satisfait de la diversité de nos emplois. Un prêtre est occupé très saintement à honorer Dieu d’une façon admirable. Il est comme le médiateur entre Dieu et les hommes. C’est à lui d’apaiser sa colère envers les pécheurs et leur obtenir des grâces. Sa vie doit être aussi très pure et dégagée du monde très parfaitement. Enfin il doit être un petit Jésus-Christ en terre pour s’acquitter dignement de son ministère. La considération de l’excellence de votre grâce et de la bassesse de la mienne ne me donne point de jalousie ni tristesse. Je prends part à votre bonheur. Je me tiens encore trop heureux du rang que Dieu me donne dans son service. Faites valoir vos cinq talents et moi je tâcherai de ne pas enfouir les deux miens dans la terre. Je suis bien aise de vous rendre raison de ma vie puisque vous êtes mon ami et que vous devez m’aider à correspondre à la grâce. Vous savez déjà que le père [Chrysostome] avait réglé ma conduite, et que la vie pauvre et contemplative devait être mon occupation. Mais je me trouve engagé dans le monde et dans une charge, comme vous l’êtes dans le procès189.
Un autre correspondant, l’« ami intime » dont il est question dans les Œuvres Spirituelles reste une énigme. La seule fois que Bernières emploie l’expression « ami intime » c’est, nous l’avons vu plus haut, lorsqu’il s’adresse à la veuve de Gaston de Renty pour déplorer son retour à Dieu. Or, l’éditeur, pour introduire certaines lettres de Bernières mentionne « À l’ami intime »; et ceci à plusieurs reprises après la mort de Renty. Ce n’est donc pas de ce dernier dont il s’agit. Serait-ce le jeune abbé Bertot qui deviendra un des grands directeurs spirituels du XVIIe siècle, en Normandie puis à Paris auprès des bénédictines de Montmartre ? C’est possible. Mais il est tout aussi probable que ce soit le secrétaire et confident de Jean de Bernières, Jean de Rocquelay, avec qui il correspond lorsqu’ils sont séparés par les voyages. On aurait tendance à penser que les deux sont des amis et disciples intimes de Bernières. Jeanne Guyon qui profita de la ferme direction de Jacques Bertot au début de son parcours spirituel, a rassemblé ses écrits dans Le Directeur Mystique, édité à Cologne en 1726190.
Lorsque mère Mechtilde est persécutée par certains de ceux qui l’ont aidée jusqu’ici dans ses travaux de fondations, Bernières l’encouragera en ces termes :
Ne vous étonnez pas si vous vous sentez stupide et insensible, comme vous marquez dans votre lettre, quand vos amis vous quittent. Si vous avez Dieu, vous avez tout, et rien ne vous peut manquer191.
Enfin, au terme de son existence ici-bas, Jean de Bernières se sent lui-même seul et éloigné de ses amis. Mais il reste libre et ne cherche que l’anéantissement sur la croix. À l’imitation de Jésus-Christ, il préfère la divine volonté par-dessus tout ce qu’il a de plus cher, même au prix de l’abandon de ses amis. C’est ce qui arrivera le soir de la fête de l’invention de la sainte croix, le 3 mai 1659. Il décède subitement alors qu’il est en oraison. Quelques mois avant, le 14 février 1659, il écrivait :
Monsieur, le soupçon que l’on a eu que j’ai appuyé M.D. m’a décrié par tout en un point que je ne vous puis dire. Je suis résolu de ne point descendre de la croix, et d’y souffrir sans me plaindre et sans me justifier. Tous mes amis de Caen paraissent m’abandonner dans la mauvaise impression qu’ils ont de mon procédé. Ils me font plus de plaisir que de mal. Car après tout je voudrais bien que ma vie fût cachée avec Jésus-Christ en Dieu, se trouvant peu d’amis spirituels qui appuient la vie pure de foi de laquelle doit vivre le juste. Mon âme n’ayant instinct que pour cette conduite, c’est ce qui fait que j’appuie des choses avec trop d’excès et trop de fermeté. Mais ayant une fois goûté de la pureté de cette source d’eau vive, le moyen de faire autrement? J’avoue bien que ma nature très imparfaite se mêle dans la conduite pure en foi, et imparfaite à cause de mes défauts. Je ne puis néanmoins toujours que je ne désire la pureté au milieu de mes imperfections. Aidez-moi à les corriger par vos prières, je vous en supplie192.
Outre ses intimes, Bernières s’adresse aussi à toute sorte de gens plus ou moins avanncés dans les voies de l’oraison. La diversité de ses destinataires explique la différence de niveau dans ses propos d’une lettre à l’autre. En bon directeur, il a toujours su aider les âmes à ne pas se décourager dans le cheminement spirituel qui conduit à la vie contemplative. Bernières n’est pas de ces « consolateurs de Job » tel que saint Jean de la Croix les décrit dans La Montée du Carmel193 :
Parce que certains pères spirituels, faute d'avoir la lumière et l'expérience de ces chemins, nuisent à ces âmes et les empêchent sur ce chemin, plutôt qu’ils ne les aident, ressemblant aux constructeurs de la tour de Babel qui, devant fournir un matériel convenable, en donnaient et appliquaient un autre fort différent, faute de comprendre la langue, et ainsi il ne se faisait rien. C'est pourquoi, en de tels moments, c'est une chose rude et pénible pour l'âme que de ne pas se comprendre elle-même et ne trouver personne qui la comprenne ! En effet, il arrivera que Dieu la mène par un très haut chemin de contemplation obscure et d'aridité, tandis qu’il lui semblera être perdue, et qu'étant ainsi pleine d'obscurité, de travaux, de détresses et de tentations, elle rencontrera de ces consolateurs de Job qui lui diront que c'est mélancolie, désolation ou quelque humeur, et que ce pourra être quelque malice cachée de sa part, et que pour cela Dieu l'a ainsi délaissée. Et aussitôt, ils jugent que cette âme doit avoir été très méchante, puisqu'elle souffre de telles choses.
Bernières fait preuve, dans ses écrits, d’une grande fermeté mêlée de finesse psychologique lorsqu’il encourage les âmes appellées à l’oraison contemplative.
La direction spirituelle a été désignée par la tradition chrétienne comme « l’art des arts » ; cette expression se trouve pour la première fois en latin sous la plume de saint Grégoire le Grand († 604) dans les Règles pastorales : ars artium194. Cet art ne s’acquiert pas d’abord par la science livresque mais avant tout par une experience spirituelle du mystère de Dieu. Les pères du désert et leurs successeurs ont eu soin de prévenir de l’illusion dans ce domaine. Nous avons déjà cité plus haut saint François de Sales soulignant la rareté des vrais directeurs spirituels. C’est dire combien on ne peut s’improviser guide pour les âmes. C’est un charisme et une mission. Jean de Bernières n’est pas de ceux qui veulent s’octroyer par eux-même ce ministère d’exception. Il se garde de vouloir conduire les âmes tant il est persuadé que Dieu seul guide intérieurement celles qui le cherchent en vérité. Un jour, une personne a décidé de le quitter dans sa direction spirituelle. Bernières lui écrit une lettre en manifestant sa pleine comprehension et son grand détachement. Il ne se prétend jamais à la hauteur d’une telle tâche. Bien au contraire, il s’en défend, arguant qu’il est qu’un simple fidèle laïc :
Monsieur, je bénis Notre-Seigneur de ce qu’il vous a ouvert les yeux pour vous faire voir que ce n’est pas à moi à conduire les âmes, et qu’il n’est pas à propos que vous demeuriez plus longtemps sous la direction d’une personne qui n’a ni qualité ni grâce pour cela. Vous remarquerez fort bien que je ne suis pas dans l’ordre de l’Église, et que Notre-Seigneur ne peut pas donner bénédiction à mes conseils. Je m’étonne de notre commun aveuglement dans la simplicité que vous avez eu de vouloir vous soumettre à un misérable pécheur, et moi d’y avoir consenti. Sortez donc de cet engagement pour entrer dans un autre, plein de grâce et de rosée du ciel, qui vous fera fructifier à merveille. Vous n’eûtes jamais une meilleure pensée que celle-ci, et votre âme plus éclairée que par le passé n’a gardé de trouver de l’onction en mes paroles ; car en vérité il n’y en a point195.
Par ailleurs, Bernières sait aussi mettre en garde les âmes contre les faux directeurs qui veulent s’imposer, au lieu d’aider celles-ci à entrer dans le projet que Dieu a sur elles :
C’est un défaut quasi général aux directeurs de ne point considérer et étudier les desseins que Dieu a sur les âmes, et de les faire marcher dans la même voie qu’ils tiennent pour eux. Leur devoir est de coopérer à la grâce, et d’aider les âmes à faire ce que Dieu veut196.
Bernières a l’expérience de ce dont il parle et il a un grand discernement spiritual pour guider les âmes. Malgré sa défiance personnelle, il sera très sollicité par beaucoup pour les aider à avancer avec assurance dans les voies de Dieu. Il les aidera à se comprendre elle-même dans leur cheminement spirituel, surtout en période de crise et de doute. Avec ces âmes il ferra preuve de fermeté. Il les saura les encourager à traverser les difficultés en évitant les vrais dangers de la vie spirituelle. Lorsqu’on le sollicite, en guide avisé, jamais il n’impose ses vues. Quand il conseille une personne sur la conduite à tenir dans l’oraison, c’est d’expérience qu’il communiquera avec elle pour l’aider à progresser. Il reste très soucieux de respecter la direction du seul guide apte à conduire les âmes, l’Esprit-Saint. Il est le seul vrai « Maître intérieur » enseignant la manière de faire oraison à qui il veut et comme il veut. Bernières ne cessera de rappeler l’importance d’écouter ses divines suggestions et de le laisser agir librement :
Il faut se conduire en l’oraison comme Dieu voudra. Je veux dire que s’Il vous donne la liberté de produire doucement quelques pensées et quelques actes, vous le fassiez, mais avec douceur et sans empressement. Si d’un autre côté, il jette dans votre âme un rayon de sa divine présence, recevez-le et vous en contentez, l’envisageant présent d’une façon pleine de respect et d’amour. S’il vous met dans l’obscurité et dans l’insensibilité, demeurez-y paisible avec la seule foi qui vous conduira sûrement au milieu de ces obscurités. Enfin, Dieu doit être le Maître chez vous. Faites ce qu’il vous ordonnera, et croyez que tout ce qu’il disposera chez vous sera le meilleur197.
Jean de Bernières est bien persuadé que Dieu ne conduit pas les âmes de manière uniforme et par des chemins identiques. Il a soin de déceler chez chacun des ses correspondants la grâce qui lui est propre. Il les aide ainsi à se connaître eux-mêmes en usant parfois de franchise. Ainsi exhorte-t-il mère Mechtilde en ses débuts à se dégager d’elle-même en l’aidant à viser la simplicité :
Ma très chère sœur, voici tout simplement ce qu’il me semble que Dieu me donne pour vous dire touchant la voie où Il vous veut attirer à lui afin que vous soyez toute sienne ; car sans doute c’est le dessein qu’il a sur vous. C’est pourquoi Il vous a fait quitter le monde, et vous a placée au lieu où vous êtes consacrée à son service. Il faut donc correspondre à toutes ses faveurs ; et pour ce sujet, concevoir souvent que Dieu ne gouverne pas toutes les âmes d’une même manière ; c’est-à-dire dans une même voie. Qu’il désire des unes une chose, et des autres une autre ; et qu’il veut de vous sans doute une fidélité d’épouse à faire toutes ses saintes volontés avec amour. Voilà l’attrait qu’il vous donne, et le dessein qu’il a sur vous. Voilà l’ouvrage qu’il veut accomplir en vous, et pourquoi Il vous communique ses lumières, et ses inspirations. Il vous fait part de ses divins sacrements et c’est ce que vous devez prétendre en vos oraisons, etc. Votre attrait reconnu, débarrassez votre esprit de toutes autres pensées, de tous autres desseins et projets de perfection, de toutes autres idées. Simplifiez votre intérieur en vous défaisant de toutes craintes de ne savoir pas ce que Dieu veut de vous, de tous autres désirs de perfection, de mille réflexions inutiles. Allez droit et simplement à votre but, qui est d’être fidèle épouse de Dieu, pour faire avec amour toutes ses divines volontés reconnues. Votre esprit débarrassé marchera à grands pas à la perfection de la fidélité d’une véritable épouse, en évitant ce qui déplaît à l’Époux : les moindres péchés et les imperfections ; et ce, en faisant vos examens avec exactitude.Vous ferez ensuite ce qui lui plaît, et ce qu’il demande de vous. Vos règles, votre supérieure et les inspirations vous le feront connaître. Et cela reconnu, il faut le pratiquer avec la pureté d’intention d’une épouse. Faire ce que Dieu veut, parce qu’il le veut et que tel est son bon plaisir, est une manière d’agir sûre et fort haute. Qui peut véritablement la goûter doit bien remercier la divine bonté. Cela est bien facile à dire, mais la fidélité en ce point n’est pas commune. De même souffrir ce que Dieu veut, parce qu’il le veut, et que tel est son bon plaisir, est la pure vertu. Qu’heureuse est l’âme qui se peut maintenir dans cette disposition ! En quelque état intérieur ou extérieur que Dieu la mette, elle est contente et paisible selon l’Esprit. Elle n’a point d’autres désirs que les désirs de l’Époux, point d’autres contentements que les siens. La vie ou la mort lui sont indifférentes, comme la consolation ou la désolation. Cela seul lui agrée, où est le bon plaisir de Dieu son divin Époux. Une telle âme ne se plaint point, ne s’inquiète point, puisqu’elle ne désire rien au ciel ni en la terre, que son divin Époux, dont elle souffre encore la privation sensible, quand il lui plaît se retirer, ou pour la châtier de ses manquements, ou pour éprouver sa fidélité198.
À une dame qui le consultait sur ses difficultés dans sa vie spirituelle, il commence sa lettre par invoquer Jésus, la vraie Lumière qui puisse l’éclairer199. Façon élégante pour Bernières de ne pas se mettre en avant. Seul Jésus et son Esprit-Saint sont à même, en définitive, de simplifier les âmes. Bernières ne peut qu’aider à les disposer à se laisser agir par leur mystérieuse opération :
Madame, Jésus soit notre unique lumière et conduite. Je réponds à vos deux dernières, et vous dis en la présence de Notre-Seigneur que vous ne me sauriez importuner. Otez de votre esprit cette crainte et agissez en toute simplicité avec une personne qui est toute à vous, puisque c’est l’ordre de celui à qui il faut obéir. Je me rendrai le plus exact que je pourrai, pour satisfaire à vos petites difficultés. Notre-Seigneur vous y satisfera lui-même, je l’en supplie de tout mon cœur, car mon âme est en vérité très pauvre et pleine de ténèbres et d’ignorance. Vous me dites dans votre dernière lettre, que vous étiez dans le délaissement depuis longtemps: à la bonne heure ! Agréez cet état, puisque Dieu vous le donne. Il veut vous séparer de vous même, et vous acheminer à son union. Suivez sa conduite en supportant en paix et patience les dispositions pénibles et fâcheuses qui arriveront à votre intérieur. Vous avancerez de la sorte beaucoup dans la mort de vous-même, et tant mieux pour vous. Car vous savez bien que là où il y a plus de mort, il y a plus de vie200.
Jean de Bernières invite avec fermeté une autre personne à dépasser ses scrupules pour avancer plus avant dans les voies de l’oraison contemplative. Il l’exhorte à se comporter en aveugle en gardant une âme d’enfant. En bon directeur de conscience, il sait mettre les exigences aux bons endroits et rester déterminé devant une âme trop hésitante :
Vos misères et vos péchés passés vous persuadent encore que sans doute vous volez trop haut, que vous n’êtes pas assez avancés pour agir de la manière dont nous sommes parvenus. Je suis bien aise de voir votre âme attaquée de toutes les susdites peines intérieures. Mais il ne faut pas qu’elle y succombe, retournant en arrière, et reprenant le procédé qu’on vous a conseillé de quitter. Nous persistons toujours à croire qu’il faut continuer, et nous vous le conseillons absolument. À mesure que votre entendement se soumettra et mourra à son propre jugement, toutes les susdites peurs s’évanouiront, qui n’arrivent que faute de soumission d’esprit. Ce n’est pas assez que votre volonté soit soumise. Mais il faut que votre entendement le soit aussi, pour se laisser conduire comme un aveugle, sans savoir où il va, ni le chemin qu’il tient, même ne le désirant pas connaître, mais croire en simplicité ceux qui le conduisent. C’est une chose rare de renoncer à son propre esprit, et devenir comme un petit enfant. C’est la source de votre mal. Pour y remédier, demeurez ferme au milieu de toutes les craintes qui vous attaquent, et opérez intérieurement et extérieurement suivant l’avis qui vous a été donné. Prenez courage: après la tempête vient le calme, et après l’hiver le beau temps ; continuez à communier, comme il vous a été réglé. Ne changez point votre conduite de peur que, faute d’expérience, on ne vous renverse201.
À une autre personne, il conseille de passer doucement de la méditation à l’oraison contemplative en se mettant à l’écoute des suggestions intérieures de l’Esprit-Saint. Parce qu’elle n’est pas encore habituée à une disposition passive dans l’oraison, une part d’effort méditatif est requise de sa part pour ne pas tomber dans la rêverie. Cette personne est toute fois encouragée à s’abandonner doucement à la conduite de la grâce. Il lui sera aussi nécessaire se laisser saisir par la lumineuse présence de Jésus, s’il se présente à elle dans la foi.
Madame, je me réjouis de vous voir toujours dans le dessein d’être tout à Dieu et de vous employer à l’oraison, qui est le véritable moyen de le trouver pour y être uni parfaitement. Sans cela on fait peu dans toutes les occupations extérieures où l’on s’engage. Débarrassez-vous le plus tôt que vous pourrez. Prenez néanmoins le temps convenable et nécessaire pour terminer vos affaires. Cependant, demeurez dans la patience, résignation et abandon à Dieu. Je crois que vous ferez très bien d’aller chez mère Mechtilde y faire votre retraite. Votre oraison sera, si vous le trouvez bon, de la vie et de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, prenant le mystère auquel la grâce vous donnera plus d’inclination, que vous envisagerez d’une manière simple, et produirez les affections que ce regard donnera à votre cœur. Je ne vous conseille pas d’être dans une grande activité, mais aussi il ne faut pas que vous soyez tout à fait dans l’oisiveté sainte, qu’autant de temps que Notre-Seigneur vous y mettra. Quand nous avons parlé de considérer Jésus-Christ dans le fond de votre âme, je n’ai rien entendu dire davantage sinon qu’il fallait que votre âme s’abandonnât doucement à la conduite de la grâce, pour avoir les pensées et les affections qu’elle lui communiquera. Si Jésus-Christ se présente lui-même et se montre à vous en lumière de foi, soyez comme la Madeleine paisiblement à ses pieds, en grande paix et silence202.
Jean de Bernières est parfois plein de délicatesse et d’humilité dans sa correspondance. Il sait aussi se laisser enseigner par l’exemple de ceux qui se confient à lui. La direction spirituelle n’est pas pour lui à sens unique. Le Esprit-Saint guide aussi bien le dirigé que celui qui a mission de conduire l’âme sur les voies divines :
Mon très cher père, c’est au Saint-Esprit à qui vous devez demander direction et conduite, et non pas à moi, qui ai l’esprit plein de ténèbres et d’imperfections. Je ne puis pas pourtant vous dénier mes petits avis, comme les amis s’en donnent les uns aux autres, vous assurant que j’ai pour vous tout l’amour et toute la cordialité que je puis avoir pour une personne que je chéris extrêmement. Puisque vous voulez être tout à Dieu, il faut que je sois tout à vous. Il nous faut donc encourager les uns les autres, pour arriver un jour à ce bonheur qui est ineffable, de posséder Dieu dès cette vie203.
Lorsqu’il se sent dépassé spirituellement par son correspondant, Bernières n’hésite pas à l’avouer simplement. Il le fait non par pusillanimité mais afin de ne pas fausser la direction. Tenant à laisser libre son correspondant, il se tient prêt à continuer si ce dernier le veut vraiment. Le premier bénéficiaire de cet échange sera lui-même :
Vous n’avez rien à craindre, sinon qu’il est sûr que je n’ai point de capacité pour vous aider ; ma lumière étant bien au-dessous de la vôtre, et Dieu vous faisant plus de grâce qu’à moi. Si vous voulez pourtant continuer notre commerce, j’en recevrai consolation et instruction, et ensuite vous dirai mes pensées en toute liberté204.
Il sait aussi rappeler l’importance de la liberté absolue quant au choix du directeur. C’est un principe fondamental qu’il n’enfreindra jamais. On le sent plutôt en retrait vis-à-vis de ceux qu’il dirige. Cette position permettant à son correspondant de rester libre. Mère Mechtilde en est un bon exemple. Il lui conseille de demander au père Paul Lejeune (s.j). Ce jésuite est revenu de sa mission au Canada avec une grande notoriétée. Malgré tout, mère Mechtilde ne s’accorde pas avec ce dernier. Elle regrette par ailleurs son ancien directeur, le père Jean-Chrysostome de saint-Lô qui est décédé. Bernières conviendrait parfaitement à ses attentes, ayant été tous les deux formés par le père Jean-Chrysostome. Celle-ci insiste pour qu’il soit son directeur. Bernières finit par consentir à sa demande. Il fait preuve ainsi à la fois de capacité d’effacement mais aussi de souplesse quand cela s’avère nécessaire :
Je réponds à vos dernières, qui me déclarent amplement et sincèrement vos sentiments touchant la conduite de [Paul Lejeune]. Je suis bien aise de voir à découvert tous les mouvements intérieurs de votre âme sur ce sujet et sur votre oraison. Mon style a toujours été et est encore de ne rien proposer aux âmes où elles aient rebut. Et j’attends que la grâce leur donne une inclination contraire. Jusqu’à ce temps-là je les laisse dans la liberté, et ne les veux pas contraindre. Si vous continuez à n’avoir point d’ouverture de cœur à [Paul Lejeune] ne vous violentez pas205.
Outre la liberté, une des constantes de sa direction est bien son encouragement à avancer sur le chemin de la confiance des enfants de Dieu. Il se fait, là-encore, disciple de François de Sales en mettant au large certaines âmes un peu timorées et scrupuleuses :
Continuez, à la bonne heure ! cette manière d’oraison est excellente, et qui produira de bons effets dans votre âme. Vous avez fort bien fait de garder la liberté pour prendre divers sujets, selon que l’Esprit de Dieu vous l’aura fait goûter. Je remarque de l’avancement en votre oraison, et si votre volonté demeure détachée des choses du monde, et que votre âme désire de s’en détacher toujours de plus en plus, j’espère que tout ira bien chez vous, nonobstant les idées importunes qui remplissent quelquefois votre esprit, et les craintes que vous avez de n’être pas assez fidèle. Vous penchez toujours un peu du côté du scrupule et de la timidité. Tournez votre âme du côté de la confiance en Dieu et d’une sainte assurance et espérance, qu’il ne vous rebutera pas pour vos misères et pauvretés. Et ne manquez pas de le prier souvent qu’il accomplisse en vous sa sainte volonté206.
Bernières ne manque pas de bon sens par ailleurs ! il sait rappeler à l’ordre lorqu’une âme se plaint de « stupidité » dans l’oraison. Ne serait-ce pas tout simplement le régime alimentaire et le sommeil qui manquent crucialement à cette âme ?
J’ai bien remarqué dans vos lettres l’état de stupidité et de destitution d’esprit que vous décrivez assez au long avec les effets et les suites qu’il produit dans votre âme. Permettez-moi de vous dire en toute liberté, que dans l’état où vous êtes, l’Esprit de Dieu sans doute y opère. Mais c’est dans un fond naturel épuisé et abattu du peu dormir et du manger, jetant votre ordinaire de ne pas assez soutenir votre corps. Toutes les grâces que Dieu nous donne sont reçues selon la disposition où nous sommes, et Dieu ne fait pas toujours un miracle pour appuyer notre nature qui n’est pas suffisamment soutenue par la voie ordinaire. Les ténèbres, les stupidités, les impuissances intérieures proviennent souvent de cette source. C’est pourquoi il faut y remédier autant qu’il est possible. Une nourriture meilleure que celle que vous prenez vous ferait selon mon petit avis, nécessaire, et vous ferez plus capable de rendre service au prochain en faisant les exercices de religion, et votre esprit aurait plus de vigueur dans le commerce avec Dieu207.
À un maître des novices, Jean de Bernières rappelle avec finesse que la direction des âmes est avant tout fondée sur l’expérience spirituelle. Les livres et l’ancienneté ne remplaceront jamais la nécessité de se laisser guider soi-même par l’Esprit-Saint pour aider les âmes qui se confient à nous :
Je crois donc, mon révérend père, que moins vous ferez, plus vous ferez de bien à vos novices. L’anéantissement étant une source inépuisable de lumières et de discernements pour conseiller ceux qui veulent aller à la perfection. Pour se rendre capable d’être éclairé dans les voies de Dieu, il faut toujours continuer à se laisser anéantir à son divin Esprit. Je ne sais point d’autre secret puisqu’on ne l’est point par la lecture des livres spirituels, ni par le long temps que l’on a employé pour conduire les âmes, mais par la seule communication de l’Esprit de Dieu en nous, qui en vérité ne se fait que dans les âmes anéanties. Il faut distribuer la lumière de mort et d’anéantissement aux âmes selon leur portée et leur état : aux uns d’une manière active, aux autres d’une façon passive, et aux derniers en mort et anéantissement. Cet anéantissement est le fondement de la vie chrétienne et religieuse, et nous doit conduire depuis le premier degré jusques au dernier. Si quelqu’un veut venir après moi, dit Jésus-Christ, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte sa croix et me suive208. Quand on a bien compris qu’il faut toujours se renoncer et mourir, et que c’est le principal et l’essentiel exercice, que le reste n’est qu’accessoire, on est sans doute fort capable de profiter dans la voie de Dieu. Mais si on ne conçoit pas bien cette leçon, plus divine qu’humaine, on cherche quelque chose que souvent on ne trouve pas, et qui, à la fin nous dégoûte du service de Dieu. La diversité des tempéraments et des humeurs qui composent souvent l’extérieur des voies des âmes n’empêche pas que cette lumière de mort qui fait l’intérieur ne soit la même et unique dans toutes les âmes. Je demande pardon si je vous parle de cette manière, mais je vous prie de me mander vous-même vos pensées là-dessus et soyez simple comme je l’ai été. Àdieu209.
À un malade, Bernières rappelle que la meilleure disposition spirituelle à avoir est de renoncer aux pratiques spirituelles pour laisser place à l’humble acceptation de son état. Le malade devient prière en acceptant la divine providence qui lui envoie cet état :
Marchez le plus que vous pourrez en liberté d’esprit, et étouffez les activités propres et trop sensibles. Durant votre maladie n’occupez votre âme par contrainte à aucune pratique intérieure ; vous contentant de souffrir les peines corporelles et spirituelles, sans rien faire que de recevoir les coups que la divine providence permet qu’ils soient déchargés210.
Il affirmera dans ce sens à un grand paralytique qu’il n’a pas à s’inquiéter de son impression de ne pouvoir prier. Il est devenu prière sans le savoir ! Son état d’une extrême pauvreté vécue dans l’abandon est la meilleure des oraisons :
Je ne vous parle point de l’oraison dans laquelle vous devez vous entretenir, puisque toute votre oraison, dans le délaissement intérieur où vous êtes, est de n’en avoir point. C’est néanmoins la plus parfaite de toutes les oraisons que de porter et de sentir la pesanteur de la croix que Dieu met sur nos épaules. C’est la réelle et véritable oraison. L’abandon et la perte s’y trouvent sans que l’on se l’imagine. Cette extrême pauvreté intérieure nous remplit de Dieu, à la vérité d’une manière insensible et imperceptible à notre esprit humain. Trois ou quatre moments d’une telle oraison valent mieux qu’un jour entier de l’oraison qui ne se fait qu’en pensée et en sentiments amoureux. Celle-ci n’est souvent que spéculation et la disposition pour l’oraison de pratique. Quiconque souffre est avec Jésus-Christ, et c’est oraison que d’être en si bonne compagnie. Mais notre grand mal est que nous ne croyons rien que nos sens ne nous le disent211.
Malgré son profond désir de se joindre aux missionaires de la Nouvelle-France, il doit y renoncer. C’est une des grandes épreuves de sa vie ; peut-être la plus grande. Cette expérience crucifiante lui permettra d’écrire à ses correspondants avec d’autant plus de sincérité. Selon lui, seule une âme qui a renoncé parfaitement à sa volonté propre pour entrer dans la volonté de Dieu est missionnaire. Dans une letter admirable, Bernières fait preuve d’un réalisme spirituel ceertain. Il s’efforce de convaincre son correspondant qu’il n’est jamais plus missionnaire qu’en renoncant à partir pour la Chine puisque telle est la volonté de Dieu ! Ce renoncement sera pour ce prêtre le gage d’une authentique fécondité apostolique malgré cette apparente inaction dans laquelle la providence divine le met :
Monsieur, je vous suis infiniment obligé de l’honneur de votre souvenir au milieu de toutes vos grandes affaires. C’est la marque d’une particulière affection de n’oublier un pauvre ermite caché dans le fond de sa solitude. Il est donc bien aisé de vous excuser de ne m’avoir point écrit depuis votre retour. J’ai considéré en la présence de Notre-Seigneur l’état de votre intérieur, et je vous dirai selon ma petite lumière, que je le trouve très excellent. Vous n’avez rien à craindre, mon très cher frère. La grâce de mort et d’abandon que Notre-Seigneur vous donne est précieuse. Ne vous en retirez jamais sous prétexte de ne rien faire et d’agir à l’extérieur sans aucun mouvement intérieur. Cette inaction dont vous me parlez dans vos lettres est une véritable action, mais que Dieu fait, plutôt que vous-même. Et laquelle étant toute spirituelle est cachée à vos sens qui n’agissent que d’une manière grossière et avec réflexion, croyant que l’âme n’opère pas lorsqu’elle opère plus parfaitement et plus purement. Vivez donc désormais, mon très cher frère, sans scrupule de n’apercevoir point votre intérieur ; n’y pensez seulement pas. Il vous suffit de savoir que Dieu le fasse en sa manière, et que par son union secrète et intime, Il devienne le principe de toutes vos actions extérieures et intérieures. Moins vous aurez soin de vous, plus Dieu vous gouvernera d’une manière spéciale. Et vous devez estimer, sans comparaison, davantage un petit degré de mort et d’anéantissement intérieur, que toutes les actions extérieures les plus saintes et les plus éminentes qui ne découlent pas d’un fond mort et anéanti. Je suis assuré que vous êtes plus uni à Dieu avec cette constitution intérieure, que si vous convertissiez toute la Chine sans icelle. Il faut mesurer la grandeur de la sainteté par la grandeur de l’union que l’on a avec Dieu ; laquelle se reconnaît par la profonde mort que l’on a de soi-même et des créatures. C’est ici l’essentiel de la vie mystique ; laquelle perfectionne toutes les vies extérieures, soit d’action, de souffrance, de solitude, ou de contemplation. Les chrétiens de quelque condition qu’ils soient, quand ils sont bien touchés de Dieu, non seulement n’y renoncent pas, mais en font leur principal. Et c’est un grand aveuglement de ce que les serviteurs de Dieu n’en font presque nul état, croyant que la vie mystique n’est que pour les solitaires. Vous savez bien mieux que moi, très cher frère, cette importante vérité; Dieu vous l’enseignant par expérience, puisque vous êtes dans les affaires sans affaires, et que le grand tracas qui est dans l’ordre Dieu, ne vous occupe point. Si l’on veut que vous soyez docteur, soyez-le ; il importe peu, pourvu que la mort et le néant soient de la partie. Laissez à la bonne heure disposer de vous, comme N. et vos amis voudront. Exposez seulement vos désirs, et ne vous mettez pas en peine, si on les considère, ou non. Votre bonheur doit être de vous perdre en Dieu, et non pas de faire de grandes choses à l’extérieur. Or comme Dieu est partout, il opère cette admirable perte en tous lieux, pourvu que l’âme ne se retire point de sa divine opération par sa propre activité. Soit donc dans le temps d’oraison, ou dans le temps d’action extérieure, n’ayez autre soin que de vous tenir en l’état où Dieu vous met, sans vous mêler de l’ouvrage qu’il fait en vous ; sinon en vous laissant abandonner à sa conduite. Àdieu en Dieu212.
Enfin, la dernière lettre que nous avons de Bernières, écrite deux semaines avant son décès, le 3 mai 1659, est adressée à Pierre Lambert de la Motte, co-fondateur des Missions Étrangères de Paris. Bernières le connaît bien pour l’avoir reçu longtemps à l’ Ermitage de Caen. Il l’ exhorte à cultiver l’esprit d’oraison en visant toujours la simplicité et l’abandon. Qu’il ne s’inquiète pas des distractions survenant durant ses oraisons. L’essentiel est de maintenir une humble et amoureuse attention à Dieu dans le fond de l’âme, sans tenir compte des fluctuations de surface inévitables :
Monsieur, Jésus soit notre tout à jamais. J’ai grande joie du bonheur que [vous] posséderez un jour en vous sacrifiant tout entier au salut des pauvres Chinois. Comme vous recevez cette grâce avec crainte et défiance de vous-même, j’espère que Notre-Seigneur vous donnera la persévérance. Je ne manquerai pas de l’en supplier tous les jours de ma vie. Je vous fais, mon cher monsieur, cette promesse, à condition que vous me donnerez quelque petite part à vos souffrances et à vos travaux. Il me semble que vous devez continuer la manière d’oraison que vous avez commencée. Il n’y a rien à craindre, n’étant qu’une simple attention à quelque vérité divine en la présence de Dieu, ou à quelque autre objet qui sera dans votre esprit. Cette simplicité exclue la multitude des raisonnements, considérations, et affections, pour se contenter d’une simple attention, comme j’ai dit, à quelque bonne pensée, et quelque sainte affection qui sortira plutôt de votre cœur par douceur que par violence. Je n’ai jamais cru que les efforts d’esprit fussent des productions de grâces. C’est pourquoi je suis toujours d’avis, que l’on se modère.
Dans cet état de simple attention votre âme sera sujette, aussi bien que dans la méditation, à des distractions, des obscurités, des dégoûts, et des incertitudes intérieures. Quand cela arrive, ayez patience d’une manière simple, sans crainte de consentir à ces choses. L’humilité et l’abandon à Dieu doucement exercé en sa présence, vaut mieux infiniment que toutes les productions d’actes contraires aux sentiments et tentations qu’on a dans la nature. On s’imagine qu’il les faut détruire et s’en défaire avec force, et je conseille le contraire. Quand vous l’aurez expérimenté, vous vous en trouverez bien.
Mais ce qui vous embarrassera souvent sera de ne savoir ce que vous faites: si vous avez de l’oraison, ou si vous n’en avez pas ; si vous consentez ou non aux distractions ; et si ce n’est point paresse que cette simple attention. L’on craint de n’y pas assez exercer les puissances de son âme. Laissez passer toutes ces pensées et ne changez pas votre manière intérieure, demeurant en patience le mieux que vous pourrez, en attendant que l’orage se passe, ne vous mettant pas en peine des divagations de votre imagination, qui ne fera que courir de tous côtés.
Ne faites point de violence pour la retirer, vous contentant de demeurer en humilité et douceur d’esprit, qui la ramènera peu à peu. Gardez le même procédé intérieur, pour vous préparer à dire la messe, et pour l’action de grâces, occupant votre esprit et votre volonté doucement et simplement des pensées et des affections, qui leur seront données, ou que vous leur fournirez doucement. Le temps à vous préparer à la messe et pour l’action de grâces, doit être de demi-quart d’heure pour l’un, et autant pour l’autre. Vous êtes agréable de me dire qu’une parole ou qu’une pensée que vous prenez en l’oraison chasse votre simple attention. Vous ne concevez pas ce que je veux dire, car je ne vous ai pas conseillé une simple attention abstraite, ni en l’air ; mais une simple attention pour considérer quelque pensée, parole, ou vérité, soit de Notre-Seigneur, soit de la Sainte-Vierge, ou de quelque autre objet divin. En un mot, vous ne changez que la manière en votre oraison ; car au lieu d’être multipliée, elle est plus simple. Je me recommande à vos saintes prières213.
La lecture de la correspondance de Jean de Bernières-Louvigny, est une immersion dans le monde de l’oraison. Ses conseils spirituels l’amènent à traiter inévitablement de l’oraison, fondement de toute vie chrétienne authentique. Bernières se situe dans la droite ligne des grands maîtres du Carmel : Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. Il est surtout très influencé par François de Sales et Jeanne de Chantal. Ces deux grands saints sont les auteurs les plus cités dans sa correspondance. En faisant une relecture chronologique de sa correspondance et de ses notes spirituelles nous pouvons constater que Bernières est devenu un expert en matière d’oraison contemplative.
La valeur de ses écrits tient au fait qu’il ne pouvait pas enseigner autrement qu’il ne vivait. Ceux-ci sont le reflet transparent de sa vie intérieure. Le témoignage de sa mort est une belle signature de sa vie toute consacrée à son Seigneur, recherché servi et contemplé jour après jour. Il est devenu une prière vivante :
Le 3 mai 1659, raconte son chroniqueur, il avait assisté aux offices, dans la chapelle des croisiers, où l’on célébrait la fête de l’invention de la croix. Rentré à l’Ermitage, le soir venu, il se mit à dire ses prières. Son valet de chambre vint l’avertir qu’il était temps pour lui de se mettre au lit. Jean lui demanda un peu de répit, et continua de prier. Peu après, le valet entendit un bruit sourd et rentra. Bernières venait de tomber de son prie-Dieu, mort. On exposa son corps dans la chapelle des ursulines, et on l’enterra au pied de l’autel de saint Théodore214.
Sainte Marie-Madeleine demeure la figure emblématique des âmes contemplatives au XVIIe. Pierre de Bérulle (1575-1629) lui a consacré de très belles pages215. Pour Bernières, elle est la « divine amante » qui ne peut se contenter de rien d’autre que d’aimer à la folie l’Époux divin. C’est un « volcan » qui embrase le monde, tant elle est animée par le feu de l’amour divin :
Une âme qui brûle du pur amour va honorant les beautés et les bontés de l’Époux, et publie par un langage secret que les divines perfections sont capables de consumer d’amour tous les cœurs qui les connaissent. Sainte Madeleine, la divine amante de Jésus, en était si éprise que les anges mêmes ne l’arrêtaient pas lorsqu’elle cherchait son Bien-Aimé auprès du Sépulcre216 ; parce que rien ne peut contenter une âme qui aime beaucoup et purement que le Bien-Aimé. Comme le bois que l’on met au feu l’entretient et l’augmente, ainsi la vue continuelle de l’Époux et de ses perfections soutient et fait croître l’amour de l’âme qui s’éteint pour l’ordinaire, quand elle se détourne aux affaires extérieures, quoique bonnes, si de temps en temps l’on ne remet du bois dans ce feu sacré en contemplant les divines perfections. Le plus court chemin pour aimer, c’est aimer217.
De fait, Marie-Madeleine a toujours été considérée dans la tradition chrétienne comme la figure parfaite des âmes d’oraison. Le XVIIe français la met particulièrement à l’honneur. Outre Pierre de Bérulle, François de Sales en parle admirablement au cours de ses sermons et dans ses lettres :
Mon Dieu, chère fille, que c'est une bonne oraison et que c'est une bonne façon de se tenir en la présence de Dieu, que de se tenir en sa volonté et en son bon plaisir ! Il m'est avis que Madeleine était une statue en sa niche, quand, sans dire mot, sans se remuer, et peut-être sans le regarder, elle écoutait ce que Notre-Seigneur disait, assise à ses pieds. Quand il parlait, elle écoutait ; quand il cessait de parler, elle cessait d'écouter, et cependant elle était toujours là. Un petit enfant qui est sur le sein de sa mère dormante, est vraiment en sa bonne et désirable place, bien que celle-ci ne lui dise mot, ni lui à elle218.
À la suite de ces grands maîtres spirituels, Jean de Bernières aime à la mettre en valeur pour ses qualités contemplatives. Elle nous rappelle la priorité de la contemplation sur l’action. Elle est la source des œuvres de miséricorde. Assise aux pieds du maître, Marie, sœur de Marthe, est attentive et silencieuse. La meilleure part ne lui sera pas enlevée219. Inutile aux yeux du monde, sa vie d’oraison, consacré à l’ « unique nécessaire », lui permettra d’affronter avec courage et fidélité l’épreuve de la Passion du Christ220. À la suite des pères de l’Église, notamment saint Augustin, Bernières n’hésite pas à penser que les trois « Marie » de l’évangile sont la même personne, à savoir la sœur de Marthe et de Lazare. Elle est donc bien selon lui la sœur de Lazare assise aux pieds du Seigneur :
Il ne faut être dans les créatures qu’autant que la gloire de Dieu et leur besoin le requièrent, et ne répandre pas mon âme à leur complaire. Quoi que cela se fît innocemment, gardons nos complaisances pour Dieu. Ô que les créatures me semblent être une dure captivité à l’âme ! Ô que Marie-Madeleine me plaît dans son oisiveté ! Elle laisse à Marthe tout le soin des choses temporelles. Elle oublie tout pour ne se souvenir que de son Unique. Et son oubli passe jusques au point que d’oublier les œuvres de miséricorde, et ne se pas souvenir de donner à manger à Jésus. Parce que ses divines perfections et la douceur de son entretien l’occupent trop. Mon âme, quand l’attrait à l’oraison vous tiendra liée, ne craignez point de négliger les choses temporelles, et croyez que votre principale affaire est d’être dans l’amour actuel221.
L’essentiel étant d’aimer, il serait illusoire d’oublier cette vérité sous prétexte de l’urgence des choses temporelles. Cette capacité d’aimer se puise dans l’oraison, source de toutes les vertus. C’est un feu que l’oraison ! Non seulement elle embrase l’âme, mais elle la fait entrer dans le secret du divin amour. Bernières encourage en ce sens un prêtre à privilégier la priorité de l’œuvre de Dieu sur les œuvres pour Dieu. Qu’il soit fidèle à l’oraison sans tenir compte des objections mondaines, méprisantes pour la vie contemplative :
Courage ! Votre état présent va très bien. Laissez parler les langues humaines et mondaines, et ne désistez point de vouloir être tout à Dieu par l’amour de l’abjection et de la solitude. Mais sur toutes choses, par une fidélité généreuse à l’exercice de la sainte oraison. Par son moyen l’on approche de la divine force d’où dérive en l’âme toute vertu. C’est un feu que l’oraison ; qui s’en éloigne tombe dans la froideur. En quelque état que vous vous trouviez : sain ou malade, abject ou honoré, pauvre ou abondant, ne manquez jamais à votre oraison qui doit être préférée à toutes choses. Elle tient et ressent caché en soi tout le vrai bonheur et félicité qui se peut participer de Dieu en ce monde. Le plus grand bien que je voudrais souhaiter à une personne que j’aimerais, ce serait le don et l’esprit d’oraison ; sachant que c’est la chose qui nous donne entrée dans le cabinet des merveilles de Dieu et dans le conclave sacré de son divin amour. En ceci est comprise toute grâce222.
Car la plus grande misère ici-bas est bien la privation du pur amour de Dieu. C’est dans la croix et l’abjection qu’il se trouve ! C’est une jouissance réservée aux âmes qui vivent loin des honneurs de ce monde :
La plus grande misère de cette vie n’est pas la souffrance, mais la privation du pur amour de Dieu qui ne s’y trouve quasi point, et que l’on ne voit presque nulle part. Est-il dans ces grandes victoires des généraux d’armée ? Est-il dans ces emplois considérables et les grandes charges qui donnent les richesses et l’honneur à ceux qui les possèdent ? Est-il dans la magnificence des princes, et dans la cour des rois ? Hélas tout ce qui se passe dans le monde, se passe presque sans amour de Dieu ! Je suis rempli de tristesse quand j’y pense. Et quand je vois que le pur amour est si rare et qu’on le possède si peu en ce monde, je soupire amoureusement après le ciel qui est son séjour ! Mais en attendant je me réjouis uniquement au bon plaisir de Dieu qui me retient ici-bas, et je me résous d’aimer de tout mon cœur la croix et l’abjection, parce qu’en cette vie c’est là où l’on trouve le pur amour. Quand je rencontre un homme qui le possède, je me réjouis ; et au contraire, j’ai grande peine dans la conversation des gens du monde qui sont tout remplis ordinairement de leurs passions. C’est pourquoi la solitude me plaît et j’y aspire parce que j’y trouve Dieu seul qui est l’objet et le centre du pur amour223.
A l’instar de Marie-Madeleine, Bernière a une soif ardente d’être consumé par l’amour divin. Cette soif le pousse à une vie de pauvreté radicale et retirée du monde. Sa vocation est de brûler de cet amour ! Son âme désire avidement passer par les étapes nécessaires à cet embrasement. Tel un bois bien sec et vide de toute humidité il veut brûler en se séparant de toute créature. Si attiré par les charmes de la vie solitaire, il la désire plus que tout. Elle est un vrai paradis pour lui dans le sens où elle favorise la rencontre avec Dieu. Pour son âme, Dieu seul suffit ! C’est lui, l’unique centre de son amour. C’est dans la solitude qu’il peut retrouver la présence du Bien-Aimé caché au fond de son âme. Cela explique sa compassion envers ceux qui ne peuvent la goûter dans la retraite solitaire :
Il me vient toujours des désirs de la solitude pour vaquer à Dieu plus facilement224. Et je dis en moi-même : « Je ne veux point d’autres richesses en ce monde, que la liberté de vaquer à Dieu ». La solitude, disait une bonne âme, est ma force, mon soutien, mon appui, mon école, mes joies, mes délices, la pureté de ma vie. Cette âme voulait expliquer par ces paroles que dans la solitude elle était instruite, fortifiée, éclairée et consolée. D’où vient qu’étant dans l’action et dans le tracas des affaires, elle disait : « Il faut que je vive à présent du vieux gagné, c’est à dire, il faut que je me serve dans l’action de ce que j’ai acquis dans la solitude, à laquelle il faut souvent retourner, et je ne sais comme peuvent faire ceux qui n’y entrent jamais225.
Bernières affirme ses convictions de manière poétique. Il emprunte la métaphore des oiseaux. Alors qu’il séjourne à Paris, il aimerait tant s’envoler dans un lieu éloigné des clameurs de toutes les créatures pour échapper aux bruits de la ville :
Un jour après la sainte communion je fus touché fortement du désir de la solitude pour m’occuper uniquement à Dieu, et donner lieu aux pensées que je me plais d’avoir de mon Bien-Aimé, et donner liberté aux langueurs et soupirs que les affaires et les créatures me font interrompre. Les petits oiseaux me semblent bienheureux, qui se retirent au plus haut des arbres, et qui chantent leur petite musique, sans que les animaux qui rampent sur la terre les troublent. Que si on les importune, ils s’envolent autre part pour se contenter de l’agréable douceur de leur chant. Qui me donnera, disais-je en moi-même, les ailes de la colombe pour m’enfuir au désert et voler au-dessus de toutes les créatures, et me reposer dans le sein de mon Bien-Aimé226 ? Ô l’amour de mon cœur, vous me montrez le lieu de mon repos, et cependant vous m’en retirez. Vous me donnez des ailes et vous me mettez les fers aux pieds ; je soupire après la liberté, et je me trouve dans l’esclavage, laissez-moi jouir, ou me faites mourir227.
Il est vrai que l’âme qui a goûté les charmes de la solitude souffre de revenir dans le monde. Il lui faut malgré tout retrouver les traces de son Bien-Aimé dans le « tintamarre » de la vie parisienne :
Nous ne sentons plus que les odeurs de Jésus-Christ228. Nous ne voyons plus que lui au milieu des tintamarres de Paris. Nous ne pouvons goûter d’autres pratiques que les siennes, quelque prétexte que le monde ou la nature puisse donner. Sa pauvreté, ses mépris, et ses anéantissements font les sujets de nos entretiens et de nos joies. Pour mon particulier, si je ne suis retenu, je quitterai tout à mon retour, et me mettrai dans notre Ermitage pour participer un peu avant que de mourir à la pauvreté et à l’abjection extérieure de Jésus229.
En juillet de la même année 1645, Il est encore à Paris pour la gestion de ses affaires. Écrivant à Jourdaine, sa propre sœur et supérieure des ursulines de Caen, il lui rappelle que l’oraison doit viser à une adhésion toujours plus profonde à la volonté de Dieu. Au gré de la providence, Dieu saura bien la détacher progressivement d’elle-même pour lui faire vouloir uniquement ce qu’il veut. Ce détachement des créatures et de sa volonté propre sera le fruit du silence et de la solitude. Mais l’âme ne doit se reposer que dans le bon vouloir divin :
Je vivais auparavant trop délicieusement dans le repos de l’oraison et parmi la pratique des œuvres de piété avec mes amis spirituels. Dieu, qui veut épurer mon pauvre cœur, m’a fait quitter ce genre de vie si doux et excellent en apparence pour me mettre dans l’embarras et la bassesse des affaires temporelles. […] Ô ! stratagème de l’amour divin, qui, voulant la pureté de mon âme, la met dans un dénuement réel et effectif de toutes créatures ! À présent, je ne veux plus la solitude ou le tracas, la paix ou la guerre, les affaires temporelles ou spirituelles, la compagnie de mes amis spirituels ou leur éloignement. Je ne veux plus que l’unique bon plaisir divin et sa pure disposition sur moi, soit pour le temps soit pour l’éternité230.
Néanmoins, Bernières reste convaincu que l’amour de la solitude doit être jalousement entretenu. Celle-ci est nécessaire pour connaître Dieu et ses perfections. Elle ranime la flamme de l’amour qui languit dans le bruit du monde. Sans elle, point de progrès dans l’amour de Dieu ! Une âme éprise de Dieu n’a qu’un désir : retrouver son Bien-Aimé dans la solitude et le silence. C’est dans le désert que l’on peut écouter parler Dieu au cœur :
Il est impossible d’aimer Dieu sans le connaître, et c’est dans la solitude extérieure où l’on connaît Dieu et ses perfections. Le monde applique son esprit aux affaires qui l’empêchent de voir la beauté du Bien-Aimé, et par ce moyen son amour se refroidit. Il faut aller dans la solitude pour y allumer nos flammes dans l’amour actuel de ses perfections. L’absence du Bien-Aimé rend l’amour languissant. Approchez-vous de Dieu et de la retraite, et conversez intimement avec lui, si vous voulez opérer par amour et pour Lui. Car pour aimer, il faut avoir la vue des perfections du Bien-Aimé. Et c’est ce qui s’acquiert dans la solitude. D’où suit que pour acquérir de l’amour de Dieu, il faut de la solitude. Pour y faire progrès, il faut de la solitude. Et pour le consommer et le perfectionner, il faut encore de la solitude. Et à bien prendre les choses, qui dit amour, dit solitude. Car l’amour presse une âme et la tourmente pour l’obliger à demeurer seule avec le Bien-Aimé. La présence de toute autre chose l’incommode231.
La vie mondaine s’oppose aux exigences d’une vie intensément contemplative. La solitude est nécessaire aux contemplatifs comme aux amoureux ! Épris de Dieu, ils souhaitent tout quitter pour aller au désert. Là, ils aiment demeurer dans un cœur à cœur avec l’inconnaissable pour brûler au feu de la « Vive Flamme »232 de l’amour divin. La fuite du monde n’est pas comprise par tous ; elle demeure néanmoins une exigence pour tous les chercheurs de Dieu, depuis les temps les plus reculés du monachisme. C'est la fuga mundi, la fuite du monde qui caractérise les moines depuis les pères du Désert, au IVe siècle. Saint Arsène († 449) recommandait à ses disciples de fuir le monde, de se taire, et de se reposer en Dieu : fuge, tace et quiesce! Cette fuite du monde peut sembler pure évasion et illusion. Le monde est trop grossier pour le comprendre. L’authenticité d’un tel appel à tout quitter pour partir au désert se manifeste à ses fruits :
Le divin Époux se réserve des âmes choisies qu’il n’emploie que très peu aux affaires temporelles. Et il leur fait connaître dans la solitude ses divines perfections, et prend plaisir à les consumer de son divin amour. Qui saurait le commerce qui est entre le divin Époux et ces âmes bienheureuses, on en serait ravi. Le monde est trop grossier pour les connaître, car il ne voit que de ce que les sens lui font voir. Ces âmes choisies semblent inutiles et qui ne font rien parce qu’elles sont cachées dans la retraite, et que leur feu quoi que très grand n’est pas aperçu au dehors. Elles ressemblent à ces montagnes pleines de soufre qui contiennent des incendies entiers, et qui de temps en temps vomissent des brasiers qui brûlent les bourgades et les villages d’alentour. Car quoique ces âmes appliquées à Dieu intérieurement paraissent inutiles, si par son ordre, et pour son service elles sont obligées de se produire, c’est avec des activités merveilleuses et un zèle capable d’embraser tout le monde233.
Jean de Bernières n’est pas de ces pseudo spirituels qui évacuent le mystère de la croix. Il met en garde ceux qui auraient tendance à mettre la perfection où elle n’est pas. La voie unitive mystique est excellente, mais elle n’est pas donnée à tous. Ici encore, Bernières se met à l’école du très sûr de François de Sales mettant en garde Philotée contre les prétentions à la vie mystique qui pourrait la dépasser :
Il y a certaines choses que plusieurs estiment vertus et qui ne le sont aucunement, desquelles il faut que je vous dise un mot : ce sont les extases ou ravissements, les insensibilités, impassibilités, unions déifiques, élévations, transformations, et autres telles perfections desquelles certains livres traitent, qui promettent d’élever l’âme jusqu’à la contemplation purement intellectuelle, à l’application essentielle de l’esprit et vie super éminente. Voyez-vous, Philothée, ces perfections ne sont pas vertus ; ce sont plutôt des récompenses que Dieu donne pour les vertus, ou bien encore plutôt des échantillons des félicités de la vie future, qui quelquefois sont présentés aux hommes pour leur faire désirer les pièces toutes entières qui sont là-haut en paradis. Mais pour tout cela, il ne faut pas prétendre à telles grâces, puisqu’elles ne sont nullement nécessaires pour bien servir et aimer Dieu, qui doit être notre unique prétention ; aussi, bien souvent ne sont-ce pas des grâces qui puissent être acquises par le travail et industrie, puisque ce sont plutôt des passions que des actions, lesquelles nous pouvons recevoir, mais non pas faire en nous. J’ajoute que nous n’avons pas entrepris de nous rendre sinon gens de bien, gens de dévotion, hommes pieux, femmes pieuses, c’est pourquoi il nous faut bien employer à cela ; que s’il plaît à Dieu de nous élever jusques à ces perfections angéliques, nous serons aussi des bons anges, mais en attendant exerçons-nous simplement, humblement et dévotement aux petites vertus, la conquête desquelles Notre-Seigneur a exposée à notre soin et travail : comme la patience, la débonnaireté, la mortification du cœur, l’humilité, l’obéissance, la pauvreté, la chasteté, la tendreté envers le prochain, le support de ses imperfections, la diligence et sainte ferveur234.
La voie unitive pratique ne l’est pas moins et reste le chemin ordinaire accessible à tous ! Suivre le Christ ne consiste pas à être élevé dans les voies de l’oraison, mais à prendre sa croix235. Pour lui un chrétien doit se glorifier dans la croix de Jésus-Christ. Ce principe prime sur tout le reste en matière d’oraison. À l’instar de Thérèse d’Avila, Bernières rappelle que les effets d’une bonne oraison sont l’amour de la croix. Une vie sans croix est une vie sans amour236 ! Souffrir en aimant c’est aussi, quand il le faut, savoir préférer la croix à la jouissance de la solitude :
Hélas, que la nature est adroite et artificieuse ! Elle tend toujours à fuir le Calvaire et s’en éloigner. Je suis de votre sentiment, la solitude est bonne, mais le Calvaire est préférable237.
Pour résister aux artifices de la nature capricieuse, l’âme doit se soumettre résolument à l’Esprit-Saint, le maître intérieur. Il l’inclinera toujours à aimer la croix en se détachant d’elle-même pour se laisser totalement possédé par Dieu :
L’Esprit de Dieu qui est le Saint-Esprit résidant en nous, nous conduit par ses lumières et par ses instincts. Il nous dirige, il nous instruit ; il nous reprend ; il nous corrige ; il nous fortifie ; il nous soutient, et fait de nous ce qu’il veut quand nous sommes fidèles à ses mouvements. Mais une âme pleine de soi-même et des créatures ne l’entend pas, ni ne s’aperçoit pas de sa direction. Les seules âmes pures et tranquilles sentent ses attraits. L’âme ainsi libre et possédée est appliquée fort diversement, tantôt à Dieu et à ses perfections, tantôt à Jésus, à ses mystères, ou à quelqu’une de ses vérités. Quelquefois elle est reprise de ses défauts ; d’autres fois, elle est encouragée et consolée. Mais cependant elle est toujours la même en soumission et dépendance de Dieu. Car dans le changement des états elle demeure toujours dans cette unique disposition d’adhérence à Dieu et à ses volontés. Il faut donc toujours regarder Dieu en nous par l’œil de la foi, et se laisser totalement posséder à lui, être à lui sans réserve, s’oubliant soi-même, et s’oubliant en lui238.
Mais l’Esprit-Saint ne peut accomplir pleinement sa mission de guide que lorsque l’âme est dégagée d’elle-même et à l’écoute de ses suggestions divines. Il faut apprendre à l’écouter en toute circonstance, et à le découvrir présent au plus profond de l’âme, son temple sacré. Bernières a bien soin de souligner l’importance de l’attention à la présence de Dieu en la suprême pointe de l’esprit. L’esprit étant le point de jonction de Dieu et du « Je » de la personne humaine, où s’unifient toutes les données de sa personnalité. C’est en ce « centre » que Dieu va la toucher :
Dieu est dans toutes les créatures. L’âme peut s’y trouver, et s’unir à lui. Mais il est présent dans le fond de nos cœurs, ou en la suprême pointe de nos esprits et de nos volontés, d’une manière toute spéciale. C’est son temple sacré, où il réside avec complaisance. C’est là où il se fait voir, et goûter à sa créature, d’une manière toute au-dessus des sens, et de toutes choses créées. L’âme conduite par la seule foi, et attirée par ses divins parfums, va trouver Dieu en ce sanctuaire, et converser avec lui dans une familiarité qui étonne les anges. C’est ici où l’on fait la pure oraison, puisqu’il n’y a rien que Dieu et l’âme, sans aucune créature qui se puisse mêler dans ce saint pourparler [conversation]. Cette suprême pureté de l’âme n’est pas capable de rien de sensible. Le seul pur Esprit qui est Dieu la peut posséder, et lui communiquer les illustrations et les vues nécessaires pour la pure union239.
L’œuvre de Dieu n’est donc pas à évaluer en fonction des effets dans l’âme au niveau de ses facultés supérieures (mémoire, intelligence, volonté), ni au niveau de ses sens. Elle est au-delà du mesurable et du visible. Seule la foi authentique doit faire avancer vers Dieu :
Il ne faut point que nous prétendions ni de grandes faveurs ni de grands privilèges dans l’oraison. Nous sommes très indignes de la moindre grâce. L’exercice de la foi nous doit suffire pour aller à Dieu de bonne manière, et pour pratiquer les vertus qu’il désire de nous, en pureté et fidélité. La patience avance une âme dans les voies de Dieu aussi bien que la jouissance240.
L’action de Dieu au plus intime de l’âme se vérifie par l’humilité, le détachement des créatures et l’amour de la croix. Elle est le livre privilégié pour connaître Dieu :
Un des grands effets du rayon de Dieu en l’âme, c’est qu’il laisse un certain désir de souffrir et de faire toutes choses pour arriver à la connaissance et à l’amour d’un Dieu ; et qu’il donne une humilité qui fait voir que quand nous souffririons toutes les mortifications du monde, ce serait encore une très grande miséricorde de connaître un peu Dieu. C’est pourquoi l’on travaille à mourir à toutes les créatures avec courage ; et quand après cela l’on ne serait point favorisé de ce qu’on prétend, l’on ne s’en étonnerait pas241.
La souffrance, vécue en union avec l’humanité du Christ en croix, laisse passer en l’âme un rayon de la lumière divine du Verbe. Elle jouit déjà de la vie surnaturelle, malgré les austérités d’une vie mortifiée :
Ce rayon de lumière divine cause encore une grande surprise dans l’âme touchant l’aveuglement des hommes qui ne pensent à rien moins qu’à Dieu. Je ne m’étonne point qu’une âme qui pense avec application à l’éternité de Dieu, ne s’aperçoive pas du temps qu’elle est en l’oraison ; non plus que quand la grandeur de Dieu ou ses autres perfections l’occupent, les choses qui se passent ici-bas, ne lui semblent que des songes, et toutes les créatures que des néants. Bref, une âme fortement mue de Dieu ne pense rien voir que Lui, en la présence duquel tout s’évanouit comme un songe, et disparaît242.
Progressivement familiarisée avec ces « visites du Verbe»243 , l’âme, en toute circonstance, apprend à s’unir à l’Époux divin. Dans l’embarras des affaires ou le repos de la solitude, elle goûte la présence savoureuse de son Bien-Aimé. Elle est devenue comme un ciel :
Une âme ne peut ressentir les visites et les communications de l’Époux, qu’après plusieurs expériences qui la rendent savante aux allées et aux venues de Dieu en son intérieur. Ce qui fait qu’elle sort aisément des choses extérieures pour entrer en soi-même au fond de son cœur, où l’Époux se manifeste, où il lui parle, et se communique par des lumières intellectuelles, par des suavités, et par des parfums, témoins de sa présence ; par des affections douces, et savoureuses ; par des embrassements et des caresses, et par plusieurs manières inconnues aux âmes qui ne les ont pas expérimentées244.
Ce dialogue avec l’Époux divin est au-delà des mots. Sa parole est réduite au silencieux amour que Dieu seul entend monter du plus profond de son cœur :
Une âme bien pure, bien morte à tout, et qui ne s’épanche jamais au dehors, s’aperçoit incontinent quand l’Époux, caché au fond de son intérieur, lui parle par de certaines infusions de lumière et d’amour. Elle le lui répond en même langage par de pures intelligences et affections. Que ce commerce est réel et admirable ! L’âme n’emprunte point de paroles tirées des images, et des fantômes des créatures pour parler à l’Époux ; mais elle parle par les infusions qu’elle reçoit de lui immédiatement245.
Quand l’Époux parle, l’épouse l’écoute en cherchant uniquement à s’attacher à lui, bien plus qu’à comprendre ce qu’il dit :
L’Époux parlant, l’âme l’écoute avec grand respect, et amour, s’occupant quelquefois à ses paroles, quelquefois à lui-même, et à ses divines perfections, sans penser à ce qu’elle dit, et quelquefois elle ne s’attache qu’à quelque perfection ou mystère, dont Il lui donne la connaissance246.
En revanche, l’état de délaissement et d’affliction est une grande croix. Ses effets sont toutefois plus enviables que la jouissance de l’union. Dans les périodes de sécheresse, lorsque l’absence du Bien-Aimé se fait sentir, il suffit de demeurer dans la peine et la souffrance, tout en aimant. Voilà le véritable et pur bonheur :
Quand l’Époux ne donne point de marques extraordinaires de sa présence, l’âme ne laisse pas de le découvrir par la foi, et se tenant humblement auprès de lui attend ses miséricordes. Qu’une âme intérieure a d’affaires ! Puisqu’elle a toutes les perfections divines à contempler, et tous les mystères de Jésus-Christ. Ô ! Qu’elle a de souffrances par les retraites, et par les absences du Bien-Aimé qui la laissent en ténèbre et en guerre, et qui lui causent beaucoup de maux ; et enfin, par la condition de cette vie et la corruption du corps où elle est enfermée ! C’est pourquoi il ne faut quasi s’attendre à rien qu’à souffrir, car le jouir est rare, et le souffrir est fréquent. Mais heureuses souffrances qui nous attachent à la croix avec Jésus crucifié qui doit être tout notre amour247!
Une des plus grandes croix est sans doute la privation de lumières intérieures. Dans ces vides apparents, l’impression est d’être inutile, mais il ne faut surtout pas abandonner l’oraison. La ténacité dans l’oraison est le gage d’une authentique union à Dieu. Car demeurer uni à Dieu, c’est tout faire :
Ne pensons pas ne rien faire en demeurant unis avec Dieu. Car c’est tout faire, pour ceux qui sont appelés à cet état. Puisque c’est faire tout ce que Dieu veut, et opérer avec lui un très grand ouvrage. Que l’âme donc attentive à sa grâce, la suive au préjudice de tous les autres emplois, si ce n’est que la volonté de Notre-Seigneur lui soit signifiée par la nécessité, ou par la direction248.
Et si, par impossible, l’oraison ne peut avoir lieu, c’est dans le fond du cœur qu’elle se fera malgré les obligations matérielles à mettre en œuvre :
Quand Dieu nous prive de cette union en telle manière que ce puisse être, soit en nous châtiant de nos imperfections, soit en désirant de nous des services à l’extérieur pour le prochain, il faut demeurer en paix et sacrifier à Dieu la plus excellente disposition que nous puissions avoir en ce monde, qui est la jouissance de Dieu en la manière qu’il nous la donne. Car Il prend plaisir de se voir ainsi honoré de sa créature, ce qui arrive souvent aux âmes pures. Ô qu’il est vrai que c’est dans le fond du cœur que se passent les plus nobles opérations de l’amour, cachées à tout le monde, et connues à Dieu seul249.
Jean de Bernières essaye d’encourager ses correspondants à embrasser avec amour et générosité les petites contradictions, humiliations qui arrivent au gré de la providence. Effectivement, l’obstacle majeur pour avancer est le manque de détachement de soi, l’amour propre et le point d’honneur comme l’enseigne très bien François de Sales dans une lettre écrite vers 1613 :
La croix est de Dieu, mais elle est croix parce que nous ne nous joignons pas à elle ; car, quand on est fortement résolu de vouloir la croix que Dieu nous donne, ce n’est plus croix. Elle n’est croix que parce que nous ne la voulons pas et si elle est de Dieu, pourquoi donc ne la voulons-nous pas250 ?
Et Bernières de se référer à sainte Jeanne de Chantal décédée depuis quatre ans seulement :
La révérende mère de Chantal disait que la raison pourquoi peu d’âmes recevait de Notre-Seigneur des grâces extraordinaires, était que peu s’adonnent à la mortification avec une fidélité extraordinaire. Ô que cela est vrai ! Nous craignons trop notre peau, notre réputation. Et nos consolations nous sont si chères que nous n’en voulons quasi rien quitter, ni des autres choses qui nous sont commodes. Au contraire, nous voulons toujours être en bonne posture dans l’esprit de tout le monde et ne manquer de rien251.
Comme les âmes amoureuses de la croix sont rares ! Cela tient au trop peu de générosité dans la mortification. Pour ne vouloir que Dieu seul en toute vérité, il est nécessaire d’être résolu pour combattre sa volonté propre. Cet attachement empêcherait la volonté de Dieu de se faire :
Il ne faut mettre de bornes à nos dépouillements. Et elle dit à une supérieure qui témoignait de la tendresse à son départ avec ses religieuses : notre bienheureux père [François de Sales] allant d’un côté et moi d’un autre, ne me voulut pas permettre la moindre parole qui témoignait le ressentiment de sa longue absence, disant : « Ma mère, il faut adorer les dispositions de Dieu sur nous, et aller où il nous appelle sans autre vouloir que l’accomplissement de sa sainte volonté ». Ceci me plut fort, et il expérimente très bien le dénuement où doit être une âme en tous lieux et en toutes choses, et l’état de celle qui ne veut que Dieu seul252.
On le constate, Jean de Bernières n’estime pas la vie mystique supérieure à la simple vie chrétienne. Nous ne pouvons pas nous plaindre de ne pas y avoir part car elle est donnée à certains par pure grâce. En revanche, l’union à Dieu nécessite une vie d’oraison. Elle est la source de toutes les vertus dans l’âme. Elle entretient le désir de s’unir à la croix de Jésus-Christ. Toutes les douceurs dans l’oraison la plus élevée ne valent pas l’état de désolation et la mort à soi-même.
Le feu intérieur brûlant dans une âme d’oraison, indépendamment de ses activités extérieures, c’est l’Esprit-Saint. Ce feu divin est la source de toutes les vertus et des grâces. L’âme n’a pas d’autre chose à faire que de se laisser agir par la grâce en s’abandonnant à ses motions. Elle ressentira, ou ne ressentira pas, dans son corps et sa sensibilité cette chaleur du ffeu. Peu lui importe. Embrasée par ce Feu, elle priera vocalement ou bien s’enfoncera dans le silence amoureux selon que la grâce l’inspirera. L’essentiel étant pour elle de rester fidèle au temps donné à l’oraison, indépendamment des critiques de l’entourage. La fidélité à ses occupations courantes est requise, tout en tâchant de sauvegarder cette union à Dieu dans la maladie et les privations comme dans les jeux et les festins. Bernières fait preuve de réalisme. Il s’efforce de rester surnaturel dans les choses les plus naturelles de la vie en société :
Il n’est donc point nécessaire que cette personne au temps de l’oraison actuelle, et hors de l’oraison durant les occupations extérieures qui sont dans l’ordre de Dieu, se serve d’industrie ni de lecture ni d’autre application de son âme sur quelque sujet que ce soit. Il lui doit suffire de laisser brûler ce divin feu intérieur253 qui la détachera peu à peu des choses du monde et l’éclairera, l’instruisant de ce qu’elle doit faire ou souffrir pour Dieu. Ce feu sera une source d’où découlera continuellement dans son âme des effets de grâce et de toutes sortes de vertus, sans qu’elle ait peine de faire des réflexions sur la vertu et sur les autres pratiques. Dieu la tirant de cette manière où l’on se sert de réflexions la met dans l’abandon à sa conduite qu’elle ne doit point quitter pour la sienne propre. Cela se doit entendre même pour la vie active qu’il faut mener dans les emplois que Dieu veut de nous, agissant en esprit d’abandon et recevant le mouvement de ce divin Feu dont j’ai parlé. Lequel de sa nature est tout spirituel et élevé au-dessus des sens. C’est pourquoi il ne laisse pas d’échauffer et agir en l’âme, quoi qu’il ne produise aucun effet sensible de dévotion et de ferveur, et qu’au contraire on est rempli de distractions, de sécheresse, et d’aridités. […] Dieu étant sa lumière et son salut254 doit être sa règle et sa conduite. […] J’oubliais à dire que le feu dont j’ai parlé, brûle l’âme sourdement et sans y produire aucune lumière distincte dans les puissances, mais seulement un repos et un calme. C’est assez pour être en union avec Dieu, en quoi consiste la vraie oraison255.
Bernières écrit à un prêtre qui doute du bienfait de la persévérance dans l’oraison. Il le convainc que cet exercice est absolument nécessaire pour les âmes appelées à donner Dieu aux autres. À quoi serviraient des actions qui ne découlent pas de ce fond intérieur où Dieu réside ? Il est à la source de toute bonne œuvre authentique. On est actif dans l’instant même où l’on est uni à Dieu qui est acte pur. On peut avoir l’impression de ne rien faire dans l’oraison ; c’est alors que Dieu fait tout. Savoir se contenter d’un simple regard vers Lui vaut bien plus que tout raisonnement. Le mental prend trop de place au détriment du recueillement. Une fois de plus notre mystique invite son correspondant à viser la simplicité. C’est alors que l’âme est détachée de toute créature. Elle peut entrer dans un recueillement amoureux. Cet état de recueillement l’unit à Dieu de manière très féconde. Il dépasse la multiplicité des pensées :
Monsieur, Jésus soit votre lumière. C’est à lui à vous éclairer dans vos petits doutes touchant votre oraison. Je l’en supplie de tout mon cœur, et qu’il vous donne la persévérance dans ce saint exercice absolument nécessaire aux âmes qui veulent le servir en perfection, et qui ont dessein de donner leur vie pour le salut du prochain. Si l’intérieur n’est bien fondé, toutes les actions qui en procèdent sont plus de la nature que de la grâce. Et souvent lorsqu’on doit faire tout pour Dieu, l’on ne fait quasi rien. […] Contentez-vous d’un simple regard ou de quelques mystères de Jésus-Christ, ou quelque autre chose, et en occupez doucement et simplement votre esprit. […] Si vous vous comportez de la sorte, ne craignez point l’oisiveté intérieure, car l’âme agit plus dans la simplicité que dans la multiplicité. Plus l’intérieur est pur et simple, plus il est agissant. C’est une erreur qui est dans le commun des hommes de ne pas croire que cette vérité, et de remplir leur esprit d’une infinité de pensées qui les met en distraction plutôt qu’en recueillement ; […] Je vous conseille de viser toujours à cela, et non point au recueillement d’entendement qui met notre esprit en quelque simple contemplation, l’éloignant de distraction. Mais ce n’est pas ce que l’âme doit chercher. C’est l’union avec son Dieu qui doit être la fin de tous ses exercices, et le commencement de son bonheur256.
L’oraison contemplative ne demande que la disposition à aimer en demeurant en paix. Dieu ne demande pas à l’âme une longue attention psychologique qui aurait pour effet la fatigue et la tension nerveuse. L’union sensible, même si elle est bonne, demande que l’on ne s’y attache pas. L’effet d’un tel attachement serait sans aucun doute une résistance de l’âme en recherche de l’émotionnel. Cette tension, si elle persiste, engendrera tôt ou tard un déséquilibre mental. Aussi, dans cette lettre, Jean de Bernières met en garde son correspondant contre un tel danger, s’il veut progresser :
La disposition intérieure qui est fondée sur l’union sensible est bonne, pourvu que l’on garde quelque précaution comme de ne pas s’y assurer, car elle peut passer et se changer ; de ne pas commettre d’excès à faire une trop longue oraison, car l’on se ferait mal à la tête. La douceur que l’on y ressent nous empêche de le croire ; cependant cela est vrai. […] La disposition contraire produira de très bons effets dans une âme, pourvu qu’elle porte la sécheresse et ses ténèbres en patience et qu’elle ne se tourmente point pour voir et discuter ce qu’elle fait ou pour sentir ses dispositions intérieures ; cela n’étant pas possible en cet état. Toutes les tentations et mauvaises imaginations ne lui font aucun tort pourvu qu’elle demeure avec résignation dans ce petit purgatoire qui ne l’empêchera pas de pratiquer les vertus, quoique d’une manière sèche et insipide. La fidélité qu’elle aura à ses exercices intérieurs sera bien agréable à Dieu.257
Dans la maladie l’oraison continue ! À un religieux paralytique en état de grande souffrance, Bernières assure que Dieu ne l’abandonnera pas de ses grâces pour porter cette épreuve. Son âme est entre les mains de Dieu. Malgré ses impatiences, inévitables dans une telle situation, il est invité à ne pas examiner si son état est mystique ou non. Sa souffrance en union avec Jésus-Christ suffit pour être la meilleure des oraisons malgré ce que les sens nous disent :
Mon révérend père, […] Je ne vous parle point de l’oraison dans laquelle vous devez vous entretenir, puisque toute votre oraison, dans le délaissement intérieur où vous êtes, est de n’en avoir point. C’est néanmoins la plus parfaite de toutes les oraisons que de porter et de sentir la pesanteur de la croix que Dieu met sur nos épaules. C’est la réelle et véritable oraison. L’abandon et la perte s’y trouvent sans que l’on se l’imagine. Cette extrême pauvreté intérieure nous remplit de Dieu, à la vérité d’une manière insensible et imperceptible à notre esprit humain. Trois ou quatre moments d’une telle oraison valent mieux qu’un jour entier de l’oraison qui ne se fait qu’en pensée et en sentiments amoureux. Celle-ci n’est souvent que spéculation et la disposition pour l’oraison de pratique. Quiconque souffre est avec Jésus-Christ, et c’est oraison que d’être en si bonne compagnie. Mais notre grand mal est que nous ne croyons rien que nos sens ne nous le disent258.
Quand l’âme correspond à la volonté de Dieu sur elle, lorsqu’elle va jusqu’au bout de sa recherche, elle perçoit nécessairement les limites de son pauvre amour humain. Celui-ci, forcément limité, est invité à passer en Dieu qui n’a pas de limites et réside en son fond. Il lui faut se perdre en lui. Elle goûtera alors la jouissance de son amour et une grande liberté intérieure. Bernières rejoint ici le bienheureux Ruusbroeck259, distinguant l’amour agissant de l’amour jouissant. L’âme se perdant en Dieu s’établit alors dans le plein bonheur de la vie divine :
C’est le trésor des trésors de se perdre en Dieu. C’est cette perte qu’on a goûtée de si loin et pour laquelle on a couru avec tant d’angoisses et de morts. Le divin rayon commence cette course puisque touchant le centre de l’intérieur, il réveille l’inclination essentielle qui fait chercher Dieu et qui ne donne point de repos qu’on ne l’ait trouvé260. Je ne veux pas expliquer davantage cette constitution intérieure qui commence à perdre votre intérieur en Dieu. Je crois que vous oublierez tout ce que vous n’avez jamais reçu de grâces jusques ici, et que vous auriez même de la peine d’y penser. La présence réelle de Dieu ne peut pas souffrir que nous ayons autre occupation que lui-seul. Demeurez donc ainsi perdu et faites tout ce que sa sainte volonté voudra de vous, d’actions ou de souffrances, puisque votre seul fond doit être en Dieu uniquement. En cet état la liberté commence d’être très grande ; nos puissances et nos sens n’étant embarrassés d’aucune réflexion, et se laissant appliquer uniquement à l’œuvre extérieure de Dieu261.
À Pierre Lambert de la Motte, co-fondateur des Missions Étrangères de Paris, Bernières adresse une lettre de grande valeur. Elle dévoile sa conception de la véritable mission. L’évangile n’est transmissible que dans la mesure où l’apôtre est uni à Dieu. Cette union surnaturelle s’entretient par une vie d’oraison. Autrement dit, la diffusion du message évangélique ne se fait pas d’abord par les œuvres. Elle est avant tout le fruit de l’union à Dieu qui agit dans le fond de l’âme. D’autre part, percevoir l’action de Dieu en soi est la meilleure façon de le laisser rayonner. La vie mystique n’est authentique que si l’on accepte de se perdre en Dieu. La modalité des circonstances de la vie peut varier mais ce principe demeure pour tous, que l’on soit malade, ermite ou missionnaire :
Cette inaction dont vous me parlez dans vos lettres est une véritable action, mais que Dieu fait, plutôt que vous-même. Et laquelle étant toute spirituelle est cachée à vos sens qui n’agissent que d’une manière grossière et avec réflexion, croyant que l’âme n’opère pas lorsqu’elle opère plus parfaitement et plus purement. Vivez donc désormais, mon très cher frère, sans scrupule de n’apercevoir point votre intérieur ; n’y pensez seulement pas. Il vous suffit de savoir que Dieu le fasse en sa manière, et que par son union secrète et intime, Il devienne le principe de toutes vos actions extérieures et intérieures. Moins vous aurez soin de vous, plus Dieu vous gouvernera d’une manière spéciale. […] Je suis assuré que vous êtes plus uni à Dieu avec cette constitution intérieure, que si vous convertissiez toute la Chine sans icelle. Il faut mesurer la grandeur de la sainteté par la grandeur de l’union que l’on a avec Dieu ; laquelle se reconnaît par la profonde mort que l’on a de soi-même et des créatures. C’est ici l’essentiel de la vie mystique ; laquelle perfectionne toutes les vies extérieures, soit d’action, de souffrance, de solitude, ou de contemplation. […] Vous savez bien mieux que moi, très cher frère, cette importante vérité ; Dieu vous l’enseignant par expérience, puisque vous êtes dans les affaires sans affaires, et que le grand tracas qui est dans l’ordre de Dieu, ne vous occupe point. […] Votre bonheur doit être de vous perdre en Dieu, et non pas de faire de grandes choses à l’extérieur. Or comme Dieu est partout, il opère cette admirable perte en tous lieux, pourvu que l’âme ne se retire point de sa divine opération par sa propre activité262.
Vient ensuite une lettre très précieuse adressée à un prêtre cherchant la conduite à tenir entre sa vie intérieure et son ministère auprès des âmes. Bernières l’invite à garder l’équilibre en privilégiant toujours la vie d’oraison sur le service ; non pour se préserver égoïstement, mais pour entretenir l’union à Dieu, origine et fin de la mission. Seule une sortie modérée de la solitude permettra de reculer les affaires de Dieu pour vaquer à Dieu même. Car l’oraison, aussi sèche soit-elle, peut faire vouloir à l’âme uniquement ce que Dieu veut sans se laisser ruiner par un excès d’occupations :
Tout votre bonheur sera de faire sa sainte volonté ; laquelle vous étant manifestée, doit ôter de votre esprit toute crainte et inquiétude. Vous devez donc secourir les âmes qui s’adressent à vous, soit par les confessions ou par les avis que vous leur donnerez. Il ne faut pas vous retirer de ce travail pour passer au repos d’une solitude entière. Cet amour de retraite serait excessif et désordonné. Mais aussi d’un autre côté, il ne faut pas que vous entriez dans un trop grand excès d’occupation et d’affaire. Il ruinerait votre intérieur et votre oraison. Car quoique les occupations soient toutes saintes, regardant le salut des âmes, il les faut prendre avec modération. Mon avis est donc que vous ne manquiez jamais à faire votre oraison le matin, au moins d’une demi-heure ou d’une heure ; sinon rarement et dans des occupations et occasions de pure nécessité. Il faut reculer les affaires de Dieu pour vaquer à Dieu même, puisque c’est Lui-seul qui nous donnera la grâce d’y pouvoir réussir, et de ne pas nous y chercher. […] Votre oraison d’abandon amoureux et de repos en Dieu est fort bonne. Continuez-la tant que Notre-Seigneur vous la donnera ; soit qu’il pleuve dans votre intérieur ou qu’il y fasse sec, il importe peu, l’essence de l’abandon subsistant, et mettant votre âme entre les mains de Dieu, pour faire sa sainte volonté en la manière qu’il lui plaira263.
En 1631, Jean de Bernières a tout juste vingt-neuf ans. Dès cette période, ses notes regroupées dans les Maximes témoignent déjà d’une connaissance expérimentale de la théologie mystique. Il analyse les divers plans de la conscience à la manière des grands spirituels du moyen-âge tels que Hugues de saint Victor ou Guigues le chartreux264. De fait, ils décrivent bien les divers degrés de perception de la présence de Dieu selon les moments et la vocation de chacun. Par ailleurs, le capucin Jean-Chrysostome de saint-Lô († 1646), père spirituel de Bernières à qui il doit tant, est très imprégné de l’École abstraite issue des cercles mystiques flamands. Par lui, Bernières est initié à la mystique du Nord. Les écrits de Benoît de Canfield lui sont familiers, bien qu’il ne le cite jamais explicitement dans ses lettres. Jean de la Croix, le docteur mystique, béatifié et reconnu par l’Eglise au début du XVIIe siècle, a aussi certainement influencé la pensée de Bernières. Les premières traductions de son œuvre magistrale circulaient en France à partir de 1621-1622. Quant à Thérèse d’Avila, Bernières la cite souvent assez souvent et explicitement. Aussi peut-on affirmer, sans hésitation possible, la grande familiarité de Bernières avec les grands maîtres de la mystique castillane. Par ailleurs, Bernières témoigne qu’il a été un lecteur assidu des « livres qui traitent de la théologie mystique », issue de la pensée du Pseudo-Denys l’Aéropagite, qu’il cite plusieurs fois dans le Chrétien Intérieur :
L’âme dans l’oraison de la voie mystique passe par différents états. Le premier est purement de discours. Le second est mêlé de discours et de recueillement ; de sorte qu’en ce degré il ne faut pas quitter tout à fait le raisonnement et le discours. Mais au troisième qui est un recueillement continuel de sainte oisiveté et de repos, il faut quitter tout discours. Les livres qui traitent de la théologie mystique parlent tantôt d’un degré, et tantôt de l’autre. Lorsque dans le premier vous avez quelque difficulté aux vérités que vous avez prises pour le sujet de votre oraison, agissez par la foi, et dites : « Mon Dieu, je n’ai pas assez d’esprit, ni assez de lumière pour pénétrer ces vérités ; je les crois de tout mon cœur parce que vous les avez révélées265.
En invitant à respecter l’étape de la méditation, préalable à l’oraison, Bernières reste prudent dans ses conseils. Il invite les commençants, désireux de s’initier à la vie d’oraison, à commencer par la lecture et les autres exercices de méditations. Ces exercices spirituels disposeront à une oraison plus contemplative :
Quand vous rencontrerez des âmes désireuses de l’oraison, et qui n’en ont pas encore beaucoup d’usage, il ne faut point d’abord leur conseiller la simplicité, ni le recueillement continuel. Mais il est à propos de les commencer par des bonnes lectures et par de petites méditations, lesquelles les disposeront à recevoir une plus grande grâce. Et si avec le temps elles continuent d’être attirées à la simplicité, on leur pourra conseiller. Mais sur toutes choses, il faut savoir qu’il n’y a que ceux qui ont l’expérience de l’oraison qui puissent donner de bons avis266.
L’itinéraire spirituel d’une âme est long ! il exige ténacité et persévérance. La ferveur sensible des débuts est permise pour encourager à l’endurance dans la rude épreuve du désert. L’âme y expérimentera la conscience de son néant devant Dieu. C’est le passage obligé pour entrer dans la terre promise de l’union transformante :
Il arrive aux âmes que Dieu prend soin de conduire à la perfection du divin amour, comme il arrive à ceux qui doivent faire un grand voyage. On les mène sur la pointe d’une haute montagne, pour leur faire voire le lieu où ils ont dessein d’aller. Ainsi ces âmes voient premièrement leur néant, et après elles découvrent la divinité qui les transforme en Elle. C’est la terre qu’elles doivent quelque jour posséder, la terre de promission267 où elles arriveront après avoir marché dans le désert268. C’est à dire, après avoir expérimenté plusieurs changements intérieurs, après avoir souffert la rigueur des anéantissements de l’esprit et du corps, et après avoir pratiqué les vertus dans les occasions que la divine providence leur enverra, pendant qu’elles se consolent du bonheur que Dieu leur promet d’être quelque jour enivré dans les divins celliers269 de l’Époux270.
Avant-goût du ciel disposant l’âme à s’engager résolument, mais néanmoins avec souplesse, sur le chemin de l’oraison :
Après que l’âme a découvert les miséricordes que Dieu lui veut faire, il faut qu’elle se mette en chemin d’y arriver. Et pour cet effet, qu’elle continue ses oraisons ordinaires et extraordinaires autant qu’elle pourra en avoir le loisir, pour lesquelles l’on peut préparer quelque petit sujet, sans néanmoins s’y lier tellement, que si Notre-Seigneur donne quelque autre chose, on le prenne comme le meilleur271.
L’essentiel est de rester docile aux suggestions de la grâce, en acceptant avec patience et bonne foi ce que le Seigneur voudra bien donner. Dieu seul a l’initiative. L’homme ne peut que se disposer à recevoir la grâce de l’Esprit-Saint, qui souffle où il veut, quand il veut et comme il veut272. Telle est la loi absolue de la vie d’oraison. Le tout est de demeurer dans son rien après avoir tout mis en œuvre :
La règle qu’il faut garder en l’oraison de cet état, est de recevoir avec une grande liberté et simplicité ce que Notre-Seigneur donne. Que si sur le sujet préparé l’âme devient aride, au lieu d’en recevoir du secours, qu’elle reste en patience dans ce délaissement, le portant avec beaucoup de respect et paix intérieure, puisque par ce moyen Notre-Seigneur l’anéantira. Si le sujet préparé lui aide, qu’elle reçoive le secours que Dieu lui envoie. Il est nécessaire d’expérimenter plusieurs choses dans la voie de l’esprit, sans s’y trop avancer néanmoins, ni s’y trop retarder, mais aller de bonne foi où Dieu nous mène. Et quand vous aurez fait le possible sans rien faire, demeurez dans votre rien, que Dieu bénira de quelque miséricorde considérable quand il lui plaira273.
Bernières a le souci de bien préciser que la décision d’entrer sur ce chemin d’oraison n’empêche pas la vie active proprement dite ; à savoir la lecture et la méditation. Même si elle n’est pas aussi désirable que la vie cachée et contemplative, elle est nécessaire aux débutants. S’il faut distinguer ces deux modes d’oraison il ne faut pas pour autant les séparer mais les unir. La vie contemplative suppose la vie active. Elle ne consiste pas à ne rien faire mais à entrer dans la volonté de Dieu de manière passive par une prise de conscience de la divine présence dans l’âme :
Quoi que les actions extérieures ne vous semblent pas de si bon goût que la solitude et l’oraison, j’espère que vous verrez bientôt que les occupations extérieures vous accommoderont autant que la solitude, quand elles seront dans l’ordre de Dieu, et que dans leur multitude vous aurez l’unité. Et que vous ne sentirez plus de division ni de distinction. En attendant, il ne faut pas laisser de les faire, puisque c’est la volonté souveraine de Dieu qui les ordonne274.
Le primat de l’oraison sur toute autre activité extérieure demeure une constante majeure dans ses écrits. Rien ne vaut un quart d’heure d’union à Dieu ! L’oraison est la priorité absolue sur toutes les autres activités :
Les âmes que Dieu illumine savent que d’être uni un quart d’heure à Dieu, cela vaut mieux ; et c’est une affaire plus excellente, plus élevée, et qui glorifie Dieu davantage, que toutes les affaires que l’on fait dans le monde. Comment peut-on dire que l’on n’a point d’affaires, puisque nous pouvons toujours opérer cette grande affaire de nous unir à Dieu, et d’opérer dans son intérieur. Il faut dire : « J’ai bien des affaires ; Dieu est tout seul en moi ; il faut que j’aille l’entretenir, il me faut aller m’unir à lui comme à mon original, et me rendre semblable à lui ; il faut aller l’embrasser, puisqu’il me permet cette haute et ineffable familiarité275.
Il est souhaitable qu’une telle expérience soit vécue de préférence dans la solitude. L’âme éprise de Dieu désire se retirer dans le secret, seule avec le Seul. Dieu ne se découvre que dans le silence intérieur de l’âme, loin du bruit des créatures. L’intimité amoureuse avec Dieu est nécessaire pour cultiver une relation vraie avec lui :
Il faut tâcher d’avoir la solitude intérieure, parce que c’est un moyen excellent pour l’exercice de l’union, et que c’est là-dedans que se fait l’union276.
Dans cette solitude intérieure, l’âme va apprendre à lire en elle le plus beau des livres que Dieu puisse écrire : rien moins que lui-même en elle. Ces douceurs ineffables qu’elle expérimente vont lui faire savourer dès ici-bas les délices du paradis, tout en la détachant des créatures :
Le plus beau livre est celui de Dieu en moi. Il m’apprend ce que je ne trouve point dans les autres livres. Je ne sais si en lisant ce livre, ce matin, j’ai été en paradis, au moins j’ai été in atrio277. Car j’ai goûté des douceurs ineffables ; toutes les délices de la terre ne les valent pas. Ô qu’il y a de grandes délices dans le paradis de la gloire, puisqu’il y en a tant en celui de la grâce. Car tous les discours et toutes les méditations ne me dégoûteraient pas tant de la créature, comme ce petit mot de douceur278.
L’amour n’a point de méthode. Aussi pour parvenir à ses sommets, il suffit de se laisser conduire au gré des suggestions de l’Esprit qui nous portera progressivement aux actes les plus parfaits :
Il ne faut dans la vie intérieure avoir liaison à aucune pratique, mais il faut se laisser aller à Dieu, quand il nous porte à quelque acte, soit de foi, de remerciement ou autre semblables. Il ne manque pas, lui qui est infiniment parfait, de nous porter aux actes les plus parfaits.279
Ainsi se laisser guider par l’Esprit en toute circonstance, c’est apprendre à faire feu de tout bois, même dans la maladie, où l’oraison se réduit à l’humble et patiente offrande de sa faiblesse :
Dans la maladie il faut faire oraison en la manière qu’on la peut faire, et cela consiste à ne jamais sortir d’une continuelle disposition de patience et de soumission à Dieu. Car l’esprit, durant les langueurs de la maladie, est abattu et ne peut s’occuper à rien280.
Si l’oraison est de soi possible en toute circonstance, elle est cependant rarement pratiquée ! Dieu est partout présent à tous et à chacun ; cependant, Il n’est recherché que par un petit nombre. Le don d’oraison exige de tout quitter pour obéir à l’inspiration de la grâce. Ce détachement nécessite toutefois une vérification par son directeur spirituel ; l’obéissance étant une garantie sûre contre l’illusion :
Que le don d’oraison est rare ! Et qu’il se rencontre peu de gens d’oraison, même dans les cloîtres et parmi les dévots ! Il faut pourtant faire ce que Dieu demande de nous. Et si quelquefois l’attrait à l’oraison est si fort, et tel qu’il oblige à quitter même toutes les bonnes œuvres extérieures, il les faut quitter. Mais il ne le faut point faire sans conseil281.
En contrepartie, il faut aussi affirmer qu’il n’y a pas de progrès possible sans une volonté résolue de rester fidèle à l’exercice de l’oraison. Y déroger ne peut être que très exceptionnel ! Thérèse d’Avila était intransigeante sur le sujet. Sans cette détermination, il n’y a pas de progrès possible sur le chemin de l’oraison contemplative :
Un moyen efficace pour arriver à l’union, et pour conserver un grand intérieur, c’est d’être inébranlable à l’exercice de l’oraison, et très ferme à faire ses examens et ses lectures, si bien que l’on n’y manque jamais ou très rarement. À moins que d’avoir cette fermeté dans la vie spirituelle, l’on ne fait qu’aller haut et bas sans jamais avancer282.
En définitive, Dieu reste le maître dans l’oraison ; qu’elle soit ordinaire ou passive, c’est lui qui a l’initiative. Son degré d’élévation se fait selon le bon plaisir de Dieu. L’âme doit être indifférente, montant et descendant selon la conduite de l’Esprit-Saint Elle ne doit vouloir que Dieu seul, selon la manière qu’il lui plaira. Elle doit se tenir en grand respect de ce qui lui est donné de vivre dans le moment présent. Quelquefois, ce sera la simple méditation ou le discours ; d’autres fois ce pourra être l’oraison de « simple regard » dans une foi pure, ou bien l’oraison extraordinaire opérée par une lumière passive. En toute circonstance l’âme doit demeurer contente.
À un religieux qui semble se réveiller d’une certaine tiédeur spirituelle, Bernières redit les fondamentaux d’une bonne manière d’oraison disposant l’âme à la contemplation. En s’appuyant sur la tradition médiévale de la lectio divina en reprenant les différentes étapes décrites dans l’Échelle des moines283. Cette lettre écrite par Guigue le chartreux décrit les cinq degrés de l’itinéraire de l’âme vers Dieu ; à savoir : la lecture de l’Écriture, la méditation pour en chercher le sens ; la prière pour demander le secours de la grâce ; et la contemplation pour « savourer » la douceur de l’union à Dieu qui découle de cette expérience :
Mon sentiment est touchant votre oraison, que vous devez faire avec une foi simple, sans vous servir de raisonnements ni de méditations. Mais vous servant de cette divine lumière pour découvrir la présence de Dieu, et pour y demeurer recueilli en silence, quand vous y trouverez du goût et de la facilité ; ce qui vous arrivera quelquefois. Mais quand vous verrez votre esprit rempli de distractions, qui vous porteront à quitter l’oraison, jetez un regard amoureux sur Jésus-Christ ou sur quelqu’un de ses mystères, sur Dieu ou sur quelqu’une de ses perfections, ou sur quelque autre vérité de l’Écriture Sainte. Et la ruminant doucement vous pourrez vous entretenir et produire de saintes affections qui vous souviendront sans effort et sans empressement. Je ne vous défends pas de vous servir quelquefois de la présence de Dieu. Mais je vous conseille de fournir à votre esprit quelque petit sujet semblable à ceux dont je viens de parler, quand vous le sentirez trop vide et trop occupé de distractions. Je vous assure que de cette manière vous ferez une bonne oraison, qui produira de grands effets de vertu en vous284.
Bernières reste tout à fait dans ce même genre de recommandations classiques lorsqu’il s’adresse à une personne qui cherche la paix intérieure dans la solitude et le recueillement :
Dans votre solitude tenez votre âme dans le repos que Dieu lui communique, sans l’interrompre pour faire quelque lecture que ce soit, ou des prières vocales que lorsque vous en aurez facilité. Dans ce divin repos votre âme reçoit une union spéciale et secrète avec Dieu, et en cette union consiste principalement votre oraison. […] C’est la dernière lecture qu’il faut quitter, que celle de l’Écriture Sainte. Mais l’on est quelquefois si attiré dans son intérieur, que l’on n’y peut vaquer. Il faut recevoir les communications de Dieu en la manière qu’il les fait. […] Tous les actes particularisés doivent être négligés quand on est arrivé à l’union, sinon ceux que la même union nous fait doublement produire. Remarquez bien ceci285.
Bernières répond maintenant à une âme s’interrogeant sur les lumières qu’elle reçoit dans l’oraison. Il la rassure en lui répondant que ces lumières viennent autant de Dieu que d’elle-même. Cette âme se situe dans la phase illuminative où la part mentale de l’homme a encore un rôle. Ce second degré relève autant de l’effort méditatif que de la grâce qui éclaire, qui réjouit et fait savourer les vérités du mystère contemplé.
L’âme, arrivée à ce stade, sera progressivement appelée à un nécessaire dépouillement. Elle pourra ainsi rejoindre Dieu dans des demeures plus profondes. Par-delà les sens, par-delà les facultés de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté, Dieu la visitera à la fine pointe de son âme, de manière obscure et dans une foi nue. Ce troisième degré est un grand don de Dieu. Mais Bernières ne manque pas de souligner que l’oraison la meilleure n’est pas forcément la plus élevée en soi, mais celle qui nous transforme le plus en Jésus-Christ :
Le second degré d’oraison dont vous me parlez est comme une ivresse que l’amour fait en vous qui vous fait goûter avec joie, admiration, et satiété d’esprit, le procédé du Verbe incarné. Celle-ci est encore très bonne et meilleure que l’autre, puisqu’il y a plus d’amour qui produira des effets de grâces, dont vous serez surpris par les changements qu’elle apportera à votre intérieur, vous donnant un désir extrême d’imiter Jésus-Christ. La troisième oraison contenue dans votre lettre est celle de la foi pure et nue, qui ne se sert pas de beaucoup de lumières, mais qui a plus de certitude. Celle-ci me semble excellente, et quoiqu’elle ait moins d’éclat que les autres, elle a néanmoins plus de vérité et de réalité. Quand votre âme s’en sentira prévenue, recevez-la comme un grand don de Dieu, et ne vous mettez pas en peine de perdre la lumière pour entrer dans les ténèbres. Cette divine obscurité est préférable, et apporte avec foi la mort de l’esprit. Tout le conseil que je vous puis donner à présent est de demeurer dans un état passif à recevoir les opérations de la grâce, en la manière qu’elles vous seront communiquées, sans y rien diminuer et ajouter. La sagesse éternelle connaît nos besoins, et nous met dans les voies qui nous sont propres. Cependant, mon cher monsieur, vous savez mieux que moi que l’oraison qui nous transforme mieux en Jésus-Christ est la plus excellente ; et que ce n’est pas assez qu’un arbre ait beaucoup de fleurs, s’il ne porte quantité de fruits286.
L’effet de la grâce divine opérée dans la fine pointe de l’âme rend celle-ci plus humble et davantage disposée à se laisser transformer. Dieu la laisse dans la grisaille de ses distractions sensibles pour la travailler plus en profondeur, à son insu :
Dieu tout seul opère cette sainte mort qui est si précieuse devant ses yeux, et ne l’opère que dans l’état passif, sans que nous puissions apercevoir aucune opération de notre part. Vous direz peut-être que votre intérieur est plein de distractions et de ténèbres : à la bonne heure ! Cet abîme de misères et de pauvreté n’empêche pas que Dieu n’agisse secrètement et imperceptiblement, pour jeter votre âme et toutes ses opérations propres dans le néant. Ne vous imaginez donc pas qu’il ne se passe rien en elle. Mais demeurez seulement paisible et tranquille, et l’ouvrage de Dieu se fera. Et ce bienheureux néant d’opération vous approchera de Dieu et vous le fera goûter. Si votre esprit humain naturellement raisonnant et pénétrant trouve à redire à ce procédé intérieur, dites-lui qu’il n’y entend rien et que cet état est élevé au-dessus de sa capacité287.
L’âme doit toutefois consentir à se laisser consumer par le feu de l’amour divin. la vive flamme d’amour288, l’Esprit-Saint, purifie et transforme la volonté humaine en la faisant passer progressivement en celle de Dieu. La lecture de saint Jean de la Croix, introduite par le Carmel espagnol arrivé en France en 1604, a certainement aidé Bernières à expliquer à ses correspondants ce processus d’assimilation progressive. L’emprunt de la métaphore de la bûche en est un indice évident. Selon saint Jean de la Croix, l’âme est comparée à une bûche consumée par le feu. Bernières reprend cette image :
Vous me faites une grande miséricorde, ô mon Dieu, en me donnant le saint et très noble mouvement d’amour. Que les autres fassent ce que vous désirez d’eux, pourvu que je brûle de votre divin amour, je suis content. Ce sera mon travail que de brûler, ce sera mon emploi que de brûler. Mais pour brûler du divin amour, il faut que mon cœur soit comme un bois bien sec, et purifié de la méchante sève et de la corruption des créatures. Le désir de brûler me donne celui de me purifier. L’amour de Dieu me porte puissamment à la mortification289.
L’âme est invitée à se détacher des lumières reçues dans l’oraison. Toute attache aux dons plutôt qu’au donateur de tous les dons, même spirituels, l’empêche de voler vers lui. La jouissance éternelle de l’amour de Dieu participé, que Jean de la Croix appelle l’union transformante, dépend de cette transformation qui passe nécessairement par la désappropriation de soi totale :
L’amour de Dieu quand il est pur et parfait, opère en l’âme une sorte d’ivresse. Et autant qu’elle dure, l’homme n’est capable de rien que de jouissance, ou plutôt il participe autant qu’on le peut de la jouissance que Dieu prend en soi-même, et qui fait son éternelle félicité290.
Ce suave amour, non seulement brûle en elle, mais il lance des flammes ! Et l’âme transformée en cet amour divin aime de l’amour même de Dieu. Ainsi embrasée de ce feu divin elle devient progressivement semblable au bois incandescent :
Bienheureuse l’âme qui se laisse dévorer à l’amour qui est un sacrificateur insatiable, lequel ne sera jamais content jusques à ce qu’il ait réduit la créature à un anéantissement total. C’est un soleil plein de feu et de lumières, qui nous élève peu à peu de la terre pour nous consumer en lui-même, et par lui-même291.
Ceux qui s’adonnent à l’oraison se trouvent immanquablement confrontés à des contradictions internes et externes. Ils ne doivent pas s’en inquiéter et s’en désoler. C’est l’indice d’une avancée vers la pureté de l’oraison. Ils peuvent souffrir parfois de l’incompréhension de la part de certains directeurs, réprouvant ce qu’ils n’entendent pas, faute d’expérience. Aussi Bernières manifeste de la compassion à l’égard de ces âmes sujettes à de telles épreuves. Il les encourage à persévérer pour ne pas abandonner la partie qui sera déterminante à l’avenir pour leur avancée spirituelle :
Demeurez ferme dans la résolution que vous avez prise d’établir votre intérieur dans la pureté d’oraison, qui sera la cause de votre perfection. Je trouve que vous vous comportez fort bien dans le temps d’oraison, puisque votre âme demeure en paix et en quiétude au milieu des troubles et distractions de votre esprit humain. Sans doute la partie supérieure peut être unie à Dieu, durant que l’inférieure est en distraction. Et l’on peut avoir la foi de la présence de Dieu au milieu des tentations et des troubles de l’imagination. La foi est un rayon divin qui subsiste en sa pureté, au milieu des brouilleries et inquiétudes de nos sens, et qui nous tient unis à Dieu d’une manière spirituelle et non sensible, qui est plus véritable et réelle qu’elle n’est aperçue ou ressentie. Aussi qui veut habiter la région du pur esprit et quitter le procédé des sens, il faut s’accoutumer à faire l’oraison avec la pure lumière de la foi. Le rayon du soleil naturel demeure en sa pureté au milieu de la bouillie. Ne vous étonnez donc pas de toutes les dispositions pénibles d’imaginations, et des tentations où vous vous trouverez souvent hors de l’oraison et dans les occupations inférieures292.
Si l’âme persévère dans l’oraison, elle s’établira de plus en plus en Dieu. Elle ne pourra plus vivre sans lui ni en dehors de Lui. Dieu est en l’âme et l’âme est en Dieu. Elle ne vit désormais qu’en fonction de lui. Ils ne font plus qu’un. Désormais, ils font « vie commune », pour reprendre une expression chère à la mystique rhénane. Cette vie d’union, très féconde, glorifie Dieu excellemment :
Les changements qui arriveront à votre partie inférieure ou extérieure ne changeront pas cette disposition immobile et permanente, de la résidence de Dieu dans votre fond. Vous expérimenterez dans peu de temps que vous ne pourrez pas vivre un moment sans être en Dieu, et mener une vie qui sera Jésus-Christ même. C’est-à-dire que ce divin Seigneur s’établira si fortement et si solidement dans votre fond, que rien qui vous survienne à l’extérieur ne vous pourra empêcher sa sainte présence. Prenez courage, votre affaire va bien293.
Bernières n’est pas un théoricien. Il sait de quoi il parle. Il s’appuie sur sa propre expérience. À mère Mechtilde, il écrit :
Continuellement je ne suis plus en moi, mais en lui, d’une façon que j’expérimente, mais que je ne puis exprimer. Cette résidence, ou cet établissement de Dieu dans mon fond est le soutien, l’appui et la vie de mon intérieur. Enfin je suis infiniment consolé et fortifié, et j’aperçois si je ne me trompe, accroissement dans la voie du pur amour294.
Lorsqu’il sent qu’il peut et doit le faire, Bernières encourage, avec la fermeté d’un bon guide, à ne pas s’attarder dans la phase active de l’oraison, où l’activité mentale reste majeure. À une âme qu’il discerne être appelée à entrer dans les voies passives, il recommande le regard simple et amoureux dans l’attente vigilante douce et tranquille du Bien-Aimé. Se maintenir dans le raisonnement de la méditation sous prétexte que rien ne se passe au niveau des sens pourrait être une infidélité et un obstacle à l’œuvre de Dieu dans l’âme. Elle doit donc se maintenir fermement dans un état plus passif :
Jésus, la Lumière éternelle soit votre unique conduite. […] Vous ne devez plus penser aux raisonnements. Cette lumière est trop basse pour le degré d’amour où Notre-Seigneur vous élève. Une vue simple et amoureuse doit nourrir votre âme. Et quand même elle serait toute spirituelle et que vos sens ne l’apercevront pas, il ne faut laisser de vous en servir. Car désormais, il ne faut plus changer de procédé intérieur, quelques sécheresses, ténèbres, ou étouffement intérieurs qui vous arrivent. Nous supposons, comme je le crois, véritable, que Dieu vous cherche pour se communiquer à vous d’une manière pure et spirituelle. Vous n’avez donc qu’à l’attendre et le recevoir dans le fond de votre âme d’une manière simple, tranquille, et souvent non aperçue. Cette réception doit être plus passive, qu’active en vous. C’est elle qui fera votre oraison et votre constitution intérieure. Vous entendrez bien ce que je veux dire et vous le pratiquerez, je m’assure, avec fidélité. […] La passivité dont je vous parle n’empêchera pas que vous n’agissiez intérieurement, et extérieurement quand ce sera l’ordre de Dieu. Car l’âme passive n’est pas comme un tronc d’arbre qui n’a nulle action ni opération. Mais les vues, les mouvements, et les sentiments qu’elle a, c’est Dieu qui les opère en elle et par elle d’une façon qu’on ne peut comprendre, à moins que de l’expérimenter295.
Cette passivité, si recommandée par Bernières, ne l’empêche pas d’attacher beaucoup d’importance à l’humanité de Jésus-Christ. Celle-ci reste au centre l’oraison chrétienne. Il se montre ainsi le fidèle disciple de la grande Thérèse d’Avila comme cela a déjà été mentionné plus haut. De fait, Thérèse insistait auprès de ses sœurs pour qu’elles ne s’écartent jamais de Jésus-Christ contemplé en son humanité jointe à sa divinité. Il est, selon elle, l’unique chemin d’une véritable vie d’oraison. Bernières s’en fait l’écho :
Que si l’image de Jésus-Christ lui est donnée, qu’elle ne la quitte point. Si elle lui est ôtée, qu’elle ne la cherche point. Mais qu’elle conserve toujours une intention de ne se séparer jamais de la sainte présence de Jésus-Christ, laquelle lui est communiquée d’une manière cachée et imperceptible dans l’oraison de repos, quoiqu’elle n’en ait pas la pensée dans l’esprit. C’est une présence de grâce qui suffit pour dire qu’en effet il ne faut jamais quitter Jésus-Christ. Et une âme ferait très mal sous prétexte de dénuement, de faire dessein d’une abstraction qui la séparât de l’humanité sainte de Jésus-Christ296.
En 1643, Bernières répond à la demande de mère Mechtilde, avec qui il est en relation depuis à peine six mois. Il l’invite à commencer cette nouvelle vie spirituelle par l’humble correspondance aux grâces d’oraison qui lui sont faites. Cette âme d’élite, favorisée de grâces mystiques peu communes, restera toujours attachée aux conseils spirituels de son frère et ami. Il deviendra, après le décès du père Jean-Chrysostome de Saint-Lô, son père spirituel. Pour lors, elle n’en est qu’à ses débuts. Il lui recommande la lecture de l’ouvrage du capucin pour l’aider à laisser toute la place à l’agir divin en son âme.297 Embarrassée par de nombreux scrupules, elle a besoin d’être encouragée. De fait, les âmes appelées à une vie intensément contemplative traversent souvent une phase de scrupules et hésitent à d’un tel appel. Ce n’est pourtant qu’un don gratuit de l’amour divin à recevoir. L’encourager à cultiver l’exercice de la présence aimante de Dieu au plus profond de son âme la fera avancer à grands pas sur le chemin de la simplification et du détachement d’elle-même :
Imitez Jésus, qui était doux et humble de cœur298. La pratique de ces deux vertus sert à nous conduire avec le prochain. Ne vous étonnez pas d’avoir de la difficulté à pratiquer les mortifications, c’est le bon de la mortification de la pratiquer contre nos répugnances. Vous n’êtes pas dégoûtée de désirer d’avoir toujours la présence de Dieu. C’est tout ce que les saints peuvent avoir en la terre après de longues années employées à son service, et à la victoire d’eux-mêmes. Il faut s’avancer peu à peu ; et la vraie méthode d’y arriver, c’est de demander souvent à Dieu cette grande grâce, et de purifier son cœur de toute affection aux créatures. Le Petit livre de la désoccupation vous y servira. Vous ne devez pas tant lire, mais beaucoup ruminer et prendre une lecture aisée à entendre299.
Peu de temps après, Jean de Bernières insistera dans le même sens, en invitant sa correspondante à considérer Dieu et sa miséricorde plus qu’elle-même et sa propre misère. En bon guide, il va l’aider à sortir de cette attitude craintive qui la freine dans son élan vers l’Époux divin. Un simple regard fixé vers le soleil de l’amour divin peut faire fondre la neige de ses imperfections. Il l’invite à dépasser la méditation pour entrer dans l’oraison de simple regard. Ce faisant elle pourra entrer dans la saison printanière de la contemplation active avant d’entrer dans l’été de l’amour divin. C’est l’expérience de l’oraison passive :
Ma très chère sœur, […] Je pense plus à ses miséricordes qu’à mes imperfections, et mes réflexions se font plus sur ses bontés que sur mes malices. Mon âme par ce moyen entre dans la voie de l’amour qui lui ôte la timidité qui glace le cœur, et qui le rend peu susceptible des impressions de l’amour divin. Lequel étant un feu consumant nos imperfections qui devant lui disparaissent comme la neige devant le soleil. Quittez un peu toutes ces pensées que vous êtes si imparfaite, et remplissez votre esprit des divines perfections. Vous verrez que votre cœur se dilatera et que vous sortirez de cette voie de crainte dans laquelle votre nature vous engage encore insensiblement. […] jam hiems transiit, imber abiit, surge, amica mea, et veni 300. Il me semble que Notre-Seigneur vous dit : levez-vous plus haut, mon amie, mon épouse, l’hiver a duré assez longtemps dans votre intérieur, entrez dans l’été de mon divin amour301.
Remarquons que nous sommes encore au début de l’itinéraire de Bernières. Cette classification des états de la vie spirituelle évoluera quelque peu au cours des années suivantes. On retrouve cependant ici les principaux degrés mystiques décrits dans ses dernières lettres. L’oraison, élévation de l’âme vers Dieu, dans laquelle on se dépouille progressivement de toute attache à la créature, commence par la méditation. Celle-ci se simplifiant avec le temps alternera avec l’oraison de simple regard, pour laisser place de plus en plus à l’oraison dite passive.
Si le renoncement à soi est fondamental pour cultiver l’esprit d’oraison, une âme qui, n’entretenant pas d’imperfection volontaire, désire vivre la vie de Jésus en elle, doit être passive à la conduite de l’Esprit-Saint. Au commencement, elle doit se tenir au plus bas degré : celui de la méditation. Attendant humblement que Dieu lui-même l’élève à la contemplation, elle ne doit pas pour autant fuir les invitations du Bien-Aimé ! Pour Jean de Bernières le grand secret de l’oraison est de recevoir dans le fond de l’âme les rayons du soleil divin. Revenant sur le fond de l’âme et comment Dieu s’y plaît selon lui, il affirme qu’elle est la partie la plus intérieure où Dieu se communique302 :
Le fond de l’âme est une demeure sacrée et secrète, où Dieu réside, et où Il se plaît de faire ses opérations indépendamment de toutes les industries propres des hommes. Là il manifeste tantôt son être et ses perfections, tantôt Il y manifeste ses mystères, ou quelques autres vérités. Et toujours Il s’y communique en mille manières agréables et avantageuses, comme Il Lui plaît. Il se semble qu’avec un petit rayon de sa face, Il nous fait connaître ce qu’il veut : illuminat vultum suum super nos303. C’est une grâce bien grande, quand Il se comporte ainsi avec l’âme, et qu’il converse seul avec elle seule en l’intime de son cœur. Je ne m’étonne plus de ce que les saints disent qu’ils ont un cabinet intérieur et secret, où ils trouvent Dieu et jouissent de Lui d’une façon merveilleuse. Je ne m’étonne point aussi comme les âmes de grande oraison la font sans peine, et quasi continuellement. Car on reçoit tant, et on travaille si peu, qu’il n’y a pas lieu de s’étonner de cette facilité304.
Lorsque Dieu se plaît à visiter le fond de l’âme, les effets ne se font pas attendre. Une véritable transformation de l’être s’opère et se manifeste dans l’agir de la personne. Dieu l’illumine sans le secours de la méditation et du raisonnement mental et enflamme sa volonté. Il la transformera en lui-même au-delà de toute espérance :
L’âme ainsi conduite au secret de son cœur reçoit un grand discernement des mouvements de la nature et de la grâce ; non seulement de l’ordinaire, mais encore de l’extraordinaire, sachant bien quand Dieu s’écoule en l’âme par infusion. Alors elle correspond à son attrait, et laisse ses propres activités pour être toute passive. Les vérités que l’on voit dans cette lumière infuse sont bien d’autres impressions que celles qu’on découvre par la méditation ; et l’âme reçoit bien autrement les vertus, et la réformation [réforme] de ses mœurs, et la forme d’agir, et de souffrir. Il semble pour lors qu’elle commence à se développer de sa nature, et des inclinations où elle demeurait avec beaucoup de faiblesse, avançant peu en la perfection. En cet état elle demeure plus forte, plus généreuse, et plus déterminée d’aller à Dieu. C’est là le cabinet de Dieu ; tout le monde n’y entre pas ni l’entrée n’en est pas toujours ouverte. Allons-y quelquefois frapper, mais humblement, et confidemment [avec confiance]. S’il ne nous ouvre point, demeurons fort contents et paisibles à la porte, et ayons-y patience. Quoi que nous y restions très longtemps, demeurons-y. Le temps des visites de Dieu dépend de son bon plaisir305.
De toute façon, ces visites du Verbe ne relèvent pas du vouloir de l’homme. celui-ci ne peut que s’y disposer et attendre humblement d’être admis dans le « cabinet intérieur » du roi. Si l’Époux ne veut pas se faire goûter sur un mode contemplatif, il suffit de se tenir humblement à ses pieds par une simple méditation. L’exercice du simple souvenir de Dieu est excellent. Il s’agit d’une oraison dépouillée de toutes consolations sensibles. Lesquelles ne peuvent que flétrir la pureté de l’oraison et diminuer l’attention contemplative. Nue de tout amour propre, l’âme sera alors élevée à un mode de connaissance à la fois ténébreux et lumineux. Cette docte ignorance s’apparente à la plus haute sagesse divine306.
Dieu seul, en pure foi, est une excellente manière d’oraison. C’est un simple souvenir de Dieu qui est cru par la foi nue, comme il est vu par la lumière de gloire au ciel. C’est le même objet, mais différemment connu de l’âme. Cette voie est une docte ignorance. La terre est le pays des croyants, et de croyance ; le ciel est le pays de connaissance. Il ne faut pas ici savoir Dieu, ni les choses divines. Il les faut croire avec soumission et simplicité307.
L’oraison de pure foi conduit à des sommets d’union à Dieu. Elle est une excellente manière de s’occuper en Dieu en dépassant toutes lumières et connaissances humaines. Elle introduit dans la « sacrée ténèbre ». Cette oraison nécessite une entière soumission et un parfait détachement de toutes créatures pour recevoir ce que Dieu donnera en demeurant humblement soumis à sa divine volonté. La privation plus ou moins longue de sa divine présence prépare l’âme à la pure union. Cela peut être un grand combat pour l’âme qui veut toujours agir et s’appuyer sur quelque créature :
La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu où elle s’abîme comme dans un océan de grandeur, avec une foi nue et dégagée des sens et des créatures. Jusques à ce que l’âme en soit arrivée là, elle n’est point en Dieu parfaitement, mais en quelque chose créée qui la peut conduire à ce bienheureux Centre. C’est pourquoi il faut qu’elle se laisse conduire peu à peu aux attraits de la grâce, pour ainsi s’élever à une nudité totale par sa fidélité. Durant qu’elle demeurera dans ses propres opérations, quoique bonnes et utiles en certain temps, voire même nécessaires, lorsque l’on n’est pas capable de plus hautes pratiques, elle ne parviendra jamais à cet état de la pure union avec Dieu, qui se fait d’une manière qui ne tombe point sous les sens308.
La comparaison de la goutte d’eau tombant dans la mer est bien connue dans la littérature mystique. Ce langage métaphorique reste toutefois une simple image avec toutes ses limites. La fusion de l’âme dans l’océan divin ne la conduit pas à une dissolution d’elle-même. Elle reste elle-même et bien distincte de Dieu :
Cette perte en Dieu ne se peut exprimer que grossièrement, comme par la comparaison d’une goutte d’eau qui tombe dans la mer. Par cette chute, elle s’y abîme et s’y perd, et devient en quelque manière la mer même par la pleine participation de toutes ses qualités. Ainsi une âme élevée en Dieu par la foi nue s’y unit, s’y abîme, et s’y perd, participant aux perfections de Dieu qui la déifient en quelque manière. Pour lors l’entendement ne comprend rien, mais il est comme compris de Dieu qui lui est tout, ne connaissant aucune chose créée, puisque Dieu seul est l’abîme où il se perd, et que quelque chose distincte de ce qu’il connaît n’est pas Dieu. Il ne faut pas donc demander ce que fait l’entendement en cet état, non plus que la volonté, quand de sa part elle est ainsi perdue en Dieu par amour. Ces deux puissances ne font rien que de se perdre, et se perdre de la sorte, c’est une chose meilleure que de produire les plus excellentes actions309.
C’est une union sans confusion car l’âme conserve son être propre. Mais elle ne « fait qu’un esprit avec Dieu310 » comme l’exprime l’Apôtre. Bernières rejoint les grands auteurs mystiques affirmant l’incapacité d’une telle immersion dans l’océan divin, sans que l’âme ne soit dégagée des sens et des créatures. Elle doit mourir à elle-même pour laisser Dieu se connaître et s’aimer en elle :
L’âme ainsi perdue est tout abandonnée entre les mains de Dieu qui fait en elle est par elle tout ce qui lui plaît. Elle est dans une soumission continuelle au regard de son bon plaisir et n’opère qu’autant qu’elle est appliquée par l’opération divine. Cette perte la rend plus capable d’opérer hautement, que si elle était encore engagée dans la manière commune d’agir. C’est donc par cette perte que l’âme se trouve bien établie en Dieu, et qu’elle y fait sa demeure ; ou plutôt qu’elle devient un même esprit avec Lui311.
L’itinéraire spirituel débute par la méditation, réflexion mentale conduisant l’âme à une une prise de conscience de la présence aimante de Dieu. Celle-ci devrait susciter un consentement libre de l’âme à l’amour de Dieu. Cette oraison n’est pas pour autant sensible ou sentimentale. C’est une expérience surnaturelle de Dieu, beaucoup plus qu’une impression sensible de Dieu. Elle conduit à un grand silence intérieur avec Dieu. Elle devient alors contemplative. Ce processus vers l’union transformante est normalement progressif selon le cursus repéré par les spirituels cités plus haut. Une invasion mystique dans l’âme peut néanmoins la conduire subitement à cette contemplation :
Dieu achemine l’âme à l’union par les bonnes pensées, et par les méditations, puis par une oraison tout affective de désirs. Ensuite par des illustrations infuses, et par des sentiments que Dieu lui donne. Enfin par la communication qu’il fait de lui-même en foi pure. Alors quand Dieu est présent, tout le reste s’évanouit, et l’âme demeure seule avec Dieu seul, en parfaite nudité et simplicité ; et ici, commence l’état d’union312.
Habituellement, cette union mystique ne se réalise qu’au terme d’un long cheminement de l’âme parvenue au dépouillement de tout ce qui n’est pas Dieu. Elle peut alors n’adhérer qu’à lui-seul :
L’on ne parvient ordinairement à cet état d’union qu’après plusieurs années de travail et de peines. Il faut suer beaucoup avant que de se reposer dans le sein du Bien-Aimé. Et quoique Dieu donne des grâces, il faut pourtant acheter bien cher la perfection de son amour. Qui veut jouir, il faut se résoudre à souffrir, mais souffrir en patience, en longanimité, en douceur d’esprit, et en profonde oraison313.
Toujours est-il que cette contemplation de Dieu consiste moins à voir Dieu qu’à se laisser transformer par lui. Bernières se situe ainsi dans la ligne la grande tradition spirituelle espagnole et rhénane qui s’appuie sur la théologie mystique médiévale. Nous pensons particulièrement à l’ami de Saint Bernard, Guillaume de Saint-Thierry, exhortant celui qui désire s’élever à Dieu de la façon suivante :
Qu’il aille vers l’homme semblable à lui qui lui dit dès qu’il va passer le seuil : « Moi et le Père, nous sommes un ! ». Et aussitôt, par l’Esprit-Saint, l’affection l’assume en Dieu, et lui-même reçoit Dieu qui vient en lui-même, et qui fait sa demeure chez lui non seulement de façon spirituelle, mais aussi de façon corporelle par le mystère du corps et du sang, saint et vivifiant, de Notre-Seigneur Jésus-Christ314.
La vraie contemplation chrétienne ne fait donc pas l’économie de l’humanité du Christ ! Bernières s’appuie aussi sur l’autorité de sainte Thérèse d’Avila qui dans son autobiographie témoigne de son expérience :
Et j'ai pu, moi, m'éloigner de vous, Seigneur, pour mieux vous servir ! Du moins ne vous connaissais-je point quand je vous offensais. Mais, vous connaissant, comment ai-je cru gagner plus par ce chemin ? Ô Seigneur ! que j'étais donc en mauvaise voie ! Il me semble que je me serais égarée si vous ne m'aviez remise dans la bonne, et j'ai vu tous les biens en vous voyant près de moi. Il n'est peine que je n'aie trouvée bonne à souffrir en vous considérant tel que vous étiez devant les juges. En présence d'un si bon ami, d'un si bon capitaine qui s'exposa le premier à la douleur, on peut tout souffrir. Il nous vient en aide et nous donne des forces ; jamais il ne nous fait défaut ; c'est un véritable ami. Et je vois clairement, je l'ai toujours vu depuis, que pour contenter Dieu en obtenant de lui de grandes faveurs, il veut que nous tenions tout de cette humanité sacrée, en qui Sa majesté a dit mettre toutes ses complaisances. Je l'ai vu très souvent par expérience : le Seigneur me l'a dit. J'ai vu clairement que nous devons entrer par cette porte, si nous voulons que la majesté souveraine nous révèle de grands secrets315.
À sa suite, Bernières souligne que l’âme contemplative chrétienne passe nécessairement par le Christ dans son humanité jointe à sa divinité, l’unique chemin pour aller vers le Père. Elle est appelée à voir Jésus, Dieu et homme, dans un seul regard ; comme elle est amenée à considérer le tout de Dieu en opposition avec le rien de l’homme dans un même rayon de lumière divine :
La bienheureuse Thérèse [d’Avila] fait des regrets extrêmes de s’être ainsi abusée, et de n’avoir toujours devant les yeux de son esprit cette humanité sainte, sous prétexte de vaquer à la contemplation. J’avoue que l’on n’en peut pas arriver à cet état, sans qu’une grâce particulière de Dieu nous y conduise, et qu’à moins l’on ne considère tantôt la divinité, et tantôt l’humanité. Ce qu’il y a d’admirable est que la bassesse de l’humanité donne comme un relief merveilleux pour connaître la grandeur de la divinité, sa petitesse pour voir son immensité incompréhensible, et le néant de la créature pour admirer l’être infini de Dieu. Et comme ces deux objets si différents, et si éloignés, sont regardés dans un même rayon de la lumière divine, il se fait une impression beaucoup plus grande que quand ils sont considérés par deux lumières séparées, et diverses316.
Ici-bas, l’âme étant dans le régime de la foi, c’est dans la non-vision que consiste la vraie connaissance de celui qu’elle cherche. Il est au-delà de toute connaissance et séparé de l’âme par la ténèbre. Personne ne l’a jamais vu317. C’est dans cette ténèbre que l’âme, dans son incapacité à saisir Dieu, s’ approche de lui alors même qu’il semble lui échapper. La foi toute nue lui donne accès au Dieu invisible. Elle peut l’appéhender dans la foi à travers tout le créé qui l’entoure318:
Dans la gloire, l’on voit Dieu à découvert. Mais ici, on ne le voit que dans les ténèbres de la foi qui ne manquent pourtant pas de lumière. L’âme qui marche par cette voie refuse en son oraison toute autre clarté et toute autre connaissance. Elle n’y porte rien que la foi toute nue pour trouver Dieu en un moment et le posséder, et pour entrer ensuite dans une jouissance qui est de Dieu en Dieu. Elle reconnaît que jusques ici elle n’a fait que chercher le Bien-Aimé ; que les créatures ne sont que des miroirs dans lesquels elle a vu son image, et que la seule foi lui a donné ce Bien-Aimé, et qu’en lui elle voit toutes choses, elle goûte toutes choses, et elle possède toutes choses319.
L’oraison ne consiste pas à se complaire dans les effets de Dieu qui ne sont que des reflets de sa lumière. Elle est cependant vitale pour entrer dans la volonté de Dieu et accueillir sa venue dans la partie la plus haute de l’âme. Au sommet de l’âme, Dieu et l’homme vont pouvoir se rencontrer. Cette adhésion à Dieu dans la foi vie par-delà nos facultés sensibles et intellectuelles, à la fine pointe de l’âme. Voilà pourquoi les sens et les facultés de l’âme, l’intelligence, la volonté et la mémoire peuvent être dans la peine et l’obscurité alors que le fond de l’âme peut jouir de Dieu :
Il faut bien remarquer que la substance de l’oraison d’union consiste à l’adhérence à Dieu au fond du cœur, et non aux communications qui en résultent quelquefois, et sur les sens, et sur l’esprit ; de sorte qu’une âme dans son fond peut être dans la parfaite union du pur amour, tandis que ses sens, et son esprit seront dans des peines, et des obscurités intérieures. Comme l’essence de la vision béatifique consiste à faire jouir de Dieu dans la partie supérieure de l’âme, et non pas aux communications glorieuses que l’imagination et les sens en reçoivent ; et comme Notre-Seigneur Jésus-Christ, vivant sur terre, était tout ensemble essentiellement heureux, et actuellement souffrant, ainsi arrive-t-il en quelque manière que l’âme durant l’oraison parfaite demeure unie à Dieu en esprit, et que selon les sens elle est désunie d’avec Dieu, ce qui ne la doit pas mettre en peine. Car c’est assez qu’elle soit unie purement à Dieu, et qu’elle y demeure toujours unie tant qu’elle se soumet à la lumière de la foi qui est toujours en elle, et qui lui fait trouver la source de toutes grâces. D’où vient que par cette union elle reçoit en un jour plus de richesses, qu’elle n’en recevrait en un an de travail pour les acquérir hors de l’union parfaite avec Dieu320.
En outre, Bernières invite son destinataire à ne pas rechercher les grâces sensibles et intellectuelles. Elles ne sont pas Dieu, même s’il en est le donateur. Celles-ci pourraient le détourner de Dieu s’il les recherche pour elles-mêmes. Il nous exhorte ainsi à ne pas confondre le plaisir de goûter Dieu et le bonheur d’être possédé par Dieu. Celui-ci étant plus intime à l’âme qu’elle-même321.
L’état d’aveuglement et d’insensibilité où l’âme ne voit rien et ne goûte rien, n’est point mauvais. Les lumières, les goûts, et les sentiments ne sont pas Dieu qui peut être possédé tout seul par une âme dénuée, et abandonnée. Il est à désirer que l’âme soit longtemps dans cet état. Elle en sortirait anéantie en soi-même, vide des créatures, remplie et possédée de Dieu qui est toute la béatitude qu’elle peut avoir en cette vie. Tout son soin est de demeurer fidèle à ses dispositions, et de laisser faire à Dieu son ouvrage, sans chercher ni lumières, ni pensées, ni sentiments322.
Le point d’équilibre de l’âme intensément unie à Dieu est Dieu lui-même. Si bien que ni les lumières et autres faveurs, ni les privations et autres peines ne l’empêchent d’être heureuse. Car son seul motif d’être heureuse c’est d’être en Dieu seul et que Dieu soit tout en elle :
Les lumières que l’âme reçoit n’étant pas Dieu, mais seulement des effets de sa bonté, et de sa sagesse, il ne faut pas qu’elle s’y occupe principalement. Ces petites faveurs sont des paroles intérieures et des inspirations que l’épouse reçoit de son époux, sans sortir néanmoins de ses embrassements et de son union. Le tout de l’âme c’est d’être en Dieu par union de foi pure. Les dons, les grâces, et les communications qui en découlent, elle les reçoit, et ne les regarde presque pas ; son attention n’étant qu’en Dieu seul. Aussi ne veut-elle posséder que lui-seul au-dessus de toutes choses. D’où vient que si Dieu la met dans les privations, dans les peines intérieures, et dans les ténèbres, elle ne s’en tient pas plus malheureuse, puisque Dieu est en elle et qu’elle est en Dieu. Que si au contraire, elle reçoit de grands effets de grâce et des communications amoureuses, elle ne s’en tient pas plus favorisée, puisqu’elle n’estime que Dieu seul. Lequel n’étant rien de tout cela, et pouvant être possédé sans cela même, elle est contente d’être unie à lui par une jouissance pure, et parfaite union323.
Nous avons vu que cette oraison contemplative ne relève pas d’abord de l’effort humain. Elle est donnée gratuitement par Dieu à qui il veut, comme il veut et quand il veut. Il se peut que l’âme appelée à une telle union puisse être désemparée et avoir peur du vide qui semble s’installer en elle. Moins elle résistera à cet état d’anéantissement et de dénuement, plus Dieu l’établira dans le grand tout qu’il est. Ce pur anéantissement, saint Jean de la Croix l’appelle la nuit obscure. N’ayant rien et restant purement passive, l’âme pourra demeurer en Dieu seul :
La grande passivité de l’âme doit être de posséder Dieu en son fond par anéantissement, et non par aucune créature, puisque ce serait encore un milieu entre Dieu et l’âme qui empêcherait que son union ne fût pure et immédiate, à laquelle union l’âme de cet état est appelée. Et c’est ce qu’il veut d’elle, afin qu’elle soit contente de lui-seul, le possédant par anéantissement. Cet anéantissement ne s’opère que par une entière nudité de toutes choses, à laquelle l’âme n’étant point accoutumée, quand elle s’y trouve, elle croit n’avoir rien, et cependant elle a Dieu en vérité. Qu’elle sache donc que Dieu l’ayant une fois mise dans ce pur état d’anéantissement, elle n’a rien. Et si elle a tout, elle n’a rien, puisqu’elle est dans la privation de toutes les créatures. Et elle a tout, puisqu’elle a Dieu en esprit et vérité324.
Cela ne s’apprend pas dans les livres, mais par l’expérience de la prière contemplative. La théologie mystique est plus expérimentale que la résultante d’un savoir purement intellectuel. Elle est plus affective que spéculative. La contemplation de la croix est le livre des livres ! Elle se distingue de la théologie spéculative s’attarde davantage dans les régions de la méditation. C’est une théologie orante comme les chrétiens d’Orient la pratique dans un esprit d’adoration et de louange. En ce sens, Jean de Bernières est un grand théologien, un théologien adorant et pratiquant la prière continuelle :
Pour apprendre la théologie mystique325, il faut plus étudier le crucifix que les livres c’est à dire, qu’il faut plus travailler à pratiquer les bonnes vertus, et à imiter Jésus-Christ, plus vaquer à la pureté de vie, à l’exercice de l’oraison, à la fidélité à faire et à souffrir ce que Dieu veut de nous ; que non pas s’occuper à faire beaucoup de lectures. Une âme qui a reçu quelques enseignements, et qui sait quelques avis spirituels touchant la vie parfaite, dois vaquer au plus nécessaire, c’est à dire, à mourir à soi-même ; l’on apprend davantage aux pieds d’un pauvre, que dans les livres326.
Jamais une âme n’entrera dans l’oraison passive et contemplative si toutes ses puissances et ses passions ne sont pas soumises. Elle doit nécessairement renoncer radicalement à sa volonté et désirer d’un grand désir la volonté de Dieu :
Pourquoi tant de livres ? Il faut désirer les créatures avec beaucoup de modération. Si Dieu nous donne l’anéantissement et de mourir à nous-mêmes, il suffit. C’est le livre où l’âme reçoit les véritables lumières, où elle apprend ses nécessités et ses besoins.327
La théologie mystique est la science des saints. Elle est la divine sagesse par laquelle l’âme savoure le mystère de Dieu. Le cœur profond jouit de la présence de Dieu expérimentée au-delà du sensible, au centre de l’âme :
D’où me vient l’impression si forte de ce goût sublime de Dieu ? Je ne puis m’empêcher d’en parler, et d’admirer une grâce si relevée. Goûter Dieu lui-même quoiqu’en lumière de foi, est une douceur qui vaut mieux que tout ce que peuvent donner les créatures présentes, et possibles. Que la douceur que vous réservez à ceux qui vous aiment est ineffable ! Un seul de vos attouchements au fond du cœur remplit votre humble créature d’une bénédiction qui ne se peut exprimer, et sa joie est extrême. Quelle félicité quand vous vous faites sentir au dedans de notre intérieur en une manière inconnue aux sens, et à l’esprit humain si les regards de vos yeux, bien qu’en foi pure, béatifient en quelque façon les divins baisers de votre bouche328, et ses touches sacrées dans le pur de la volonté la comblent de joie. Ô mon Dieu, quoi que l’on sente quelques choses, l’on n’en peut rien dire, et il faut demeurer dans un profond silence intérieur et extérieur, se tenant abîmé dans l’excès de vos magnificences329.
Cette science mystique permet aussi de voir toute chose en Dieu. Tout ce qui existe est référé à lui. L’âme parvenue à cette transformation en Dieu peut ainsi goûter toute chose en lui :
Ici semble commencer la vraie transformation en Dieu, qui seule peut contenter une âme qui en a eu l’expérience. Parce que son goût devient si délicat et si spirituel, qu’elle ne peut plus goûter les créatures dans la lumière qu’elle reçoit de leur bassesse, qui lui semble infinie en comparaison du souverain bien. Il n’est pas possible d’entendre ceci que par l’expérience, et l’on ne connaît jamais le goût de Dieu qu’en Dieu même, et par sa divine prévenance. Dieu est goûté à la vérité dans les créatures, et par les créatures ; mais ce n’est rien en comparaison de la manière essentielle dont je parle, et dont l’âme n’est capable que par la pure transformation330.
Mais le goût de Dieu s’expérimente par une faveur très secrète, mystique. C’est un effet de la gloire divine envahissant le fond de l’âme. La communication divine est alors immédiate. Elle rend l’âme humble et pauvre. Elle peut se répandre quelquefois sur les sens. Elle détache l’âme d’elle-même, pour ne se trouver qu’en Dieu. Dieu la fait vivre de sa vie divine comme il lui plaît et quand il veut. Cela reste un effet de sa pure grâce divine. Ce n’est pas à l’âme d’y prétendre :
Nous ne verrons point combien le Seigneur est doux331, qu’après avoir expérimenté l’amertume de la croix. Bienheureux donc ceux qui y sont attachés pour goûter ensuite l’être infini de Dieu en la manière qu’on le peut goûter en cette vie ! Joie essentielle, que vos attraits sont grands dans leur durée ! Tant qu’ils durent, ils rendent la créature de pauvre, faible et misérable qu’elle est, forte, riche, et très joyeuse. Elle peut tout, elle possède tout, elle ne craint rien, elle espère tout en celui qui lui est toutes choses, sa fin dernière et son souverain bien. Bref ! elle n’est plus elle-même, elle devient divine332.
L’union de l’âme avec Dieu se réalise mystérieusement au centre, par-delà les facultés et les sens. L’incapacité de la nature à percevoir cette lumière à pour conséquence la sensation d’être en pleine obscurité. Mais cette obscurité est plus lumineuse que toute autre lumière ! L’âme goûte Dieu sans le goûter et le possède sans le posséder. C’est une possession et une jouissance de Dieu en lui-même. L’âme est toute passée en lui. Elle ne vit plus pour elle-même mais en lui. Elle laisse faire Dieu qui règne en elle absolument. Cette union essentielle est à distinguer de l’union accidentelle où l’âme reçoit beaucoup de communication en son esprit et en ses sens. Ici, l’âme est au-dessus de l’esprit humain et Dieu lui communique une connaissance qui la perd en Dieu. Elle ne regarde et ne voit que Dieu seul :
À moins que d’en avoir eu l’expérience, il est impossible d’entendre en quelle manière l’âme au-dessus d’elle-même connaît Dieu sans le connaître, le goûte sans le goûter, et le possède sans le posséder. Cela est si pur que l’esprit humain n’y peut atteindre ; tout y est plein de ténèbres pour lui. Il faut bien concevoir que quand l’intelligence ou la pointe de l’âme est unie immédiatement à l’essence divine par la foi nue, c’est l’union essentielle où l’âme jouit de Dieu, le possède, et y est abîmée d’une manière qui ne se peut expliquer, sinon par quelques effets qui en résultent. Les autres portions de l’âme sont capables des effets de Dieu, mais non pas de Dieu qui ne peut faire son séjour qu’en cette pure intelligence333.
Le vrai chemin pour goûter le bonheur de la béatitude en ce monde consiste à s’abaisser toujours plus. La paix qui découle de cette disposition envahit l’âme. Elle n’a alors plus qu’à se laisser faire par Dieu. C’est un abandon absolu et sans réserve au bon vouloir de Dieu disposant l’âme à entrer dans la parfaite oraison :
Tout ce qui est à faire pour lors, c’est de ne rien faire, et que l’âme demeure passive, laissant opérer l’Esprit qui gémit334 en ceux qui sont anéantis, et qui Le cherchent. Quand on demeure vide de ses propres opérations, Notre-Seigneur opère en l’âme ses miséricordes. Enfin il faut prendre courage, parce qu’en cet état Notre-Seigneur veut faire beaucoup de grâces à l’âme335.
La pure oraison ne se fait point par lumières, mais par anéantissement. Et si l’âme consent à cette nudité, elle goûtera la vraie paix en Dieu. Réduite à l’impuissance, elle demeure en paix, renonçant à se débattre dans les complications des pensées et de l’imaginaire. Cette résistance rendrait cette nuit de l’âme douloureuse. Le secret étant de se laisser faire par Dieu qui veut la transformer en lui-même. C’est ce que Jean de Bernières assure à sa correspondante privilégiée, mère Mechtilde :
Ce que vous devez bien reconnaître afin d’éviter ce qui s’opposera à votre avancement dans cette voie dans laquelle il faut marcher toute dénuée, c’est-à-dire l’esprit dépouillé de lumières et la volonté de sentiments, et revêtue seulement d’une foi amoureuse. Tous les points que vous avez marqués durant les jours de vos exercices contiennent des lumières et éclaircissements que le divin Esprit fournit au vôtre pour le conduire, comme j’ai dit, à la pure union, et le débarrasser des entortillements, réflexions et inquiétudes où il est sujet naturellement. Notre avis est que vous correspondiez aux susdites lumières et retranchant, ou plutôt, laissant retrancher en vous par le moyen des aveuglements, ténèbres, et insensibilités qui vous arrivent, toutes les susdites réflexions. Mais remarquez bien que vous ne posséderez jamais votre âme en paix que par une patience toute pure ; c’est-à-dire qui ne soit point soutenue, ni de lumières, ni de sentiments, demeurant abandonnée au bon plaisir de Dieu, qui fera en vous ce qu’il lui plaira, et sans que vous le connaissiez336.
L’arbre se reconnaissant à ses fruits, la paix est le fruit d’une bonne oraison se situant par-delà la sensibilité et les fluctuations de surface. Seul un amour pur et une foi dénuée de tout appui peut participer à l’immutabilité de Dieu. Arrivé à un tel degré de profondeur on peut s’interroger pourquoi Bernières recommande la pratique du chapelet. Pratiqué sur un mode contemplatif et non plus seulement méditatif, cette manière traditionnelle de prier n’empêchera pas l’âme à demeurer dans cet état d’oraison, bien au contraire. Par ailleurs Marie des Vallées, la sainte âme de Coutance, grande référence pour l’ermite de Caen, avait une grande dévotion à cette pratique :
Mais pour bien juger de toutes dispositions contenues dans vos lettres, il faut voir l’effet et la suite qu’elles produiront en votre âme. Combien y a-t-il d’arbres qui fleurissent, et qui ne portent point de fruit337 ? J’espère pourtant qu’avec les susdites grâces vous croîtrez de vertu en vertu338, et surtout en pure oraison, qui se fait avec la foi en Dieu seul. Ne vous étonnez pas du changement qui arrive dans votre intérieur, d’obscurité ou de lumière et paix ou de guerre, d’agilité ou de pesanteur spirituelle. Puisque toutes ces différentes choses ne peuvent pas empêcher que votre oraison ne soit toujours la même, si elle est bien pure, c’est à dire avec une foi toute nue, qui n’a nul appui sur les créatures. Cette lumière divine qui va élevant une âme jusques au sein de la divinité la fera entrer dans une région de paix qui est comme inaltérable. Il faut aspirer à cet état bienheureux par la continuelle mort de la croix, où il faut demeurer attachée avec fidélité et générosité […] Ne vous dispensez pourtant jamais de votre chapelet, que vous direz avec la disposition que vous aurez eue en votre oraison, c’est à dire, en continuant le repos ou la paix que vous y aurez eue, sans vous tourmenter à prendre de nouvelles pensées, que celles que l’on vous y aura données339.
Dieu seul suffit ! Cette devise commune aux âmes d’oraison les stimule à tout perdre pour acheter le champ où se trouve le trésor. La perte de tout équivaut à renoncer aux réflexions sur Dieu et aux lumières qui ne sont pas encore Dieu pour n’adhérer qu’à lui-seul. Car les lumières sur Dieu ne sont pas Dieu :
Dieu seul doit suffire à une âme morte et anéantie. Puisque vous l’avez trouvé, ne cherchez plus les moyens de le trouver ; mais demeurez en lui, toute perdue dans cette immensité de grandeur et jouissez de lui sans savoir comment. Afin que Dieu possède notre cœur tout seul, il en faut retrancher toutes les réflexions, et toutes les affections, autant qu’il est possible, par ce qu’elles diminuent sa possession. Le grand secret est d’aller continuellement se vidant de tout ce qui n’est point Dieu, afin que lui-seul aille continuellement vous remplissant de son fort divin Esprit340.
De retour de son voyage à Paris, Bernières revient très fatigué. Le tracas du voyage et des affaires l’a beaucoup fait souffrir. Cette diversion dans les choses sensibles a eu tendance à le détourner du centre de son âme. De retour à Caen, il retrouve sa chère et admirable solitude ou Dieu seul suffit :
À présent, je recommence mon repos intérieur dans lequel il me semble que Dieu seul me suffit. Sa bonté se communique à moi, elle-même en lumière de foi amoureuse, et non par pensée et sentiments seulement ; lesquels je reçois quand Il me les donne. Mais je tâche qu’ils n’arrêtent pas mon âme qui doit avoir une tendance continuelle simplement et passivement à s’abîmer et se perdre en Dieu ; c’est-à-dire à s’unir à cette essence infinie. Rien que Dieu n’occupe mon âme, puisque rien n’y demeure. Aussi il est sa fin et son centre. Je n’ai rien appris de nouveau à mon voyage de Paris comme je vous ai déjà mandé. Nous en savons assez, mon très cher frère, pourvu que nous soyons fidèles à demeurer désembarrassés et dénués de tout ce qui n’est point Dieu. Quand vous serez de retour, nous en dirons tous ensemble ce que le Bon-Dieu nous inspirera. Cependant ne craignez rien, je connais votre grâce. Demeurez passif en toutes sortes de dispositions intérieures, souffrez les distractions et les tentations passivement, et recevez de la même sorte toutes les lumières et les bons sentiments qui vous arriveront. Rien ne vous doit occuper que Dieu seul. celui-là seul connaît la solitude admirable que l’âme a en son Dieu qui la rend indépendante de tout ce qui n’est point lui. Qui en a l’expérience, et cette expérience lui apporte tant de richesses et tant de biens qu’il ne le peut exprimer ni le veut aussi, puisque sa capacité étant toute pleine de Dieu, elle n’a de vue ni d’affection que pour lui-seul341.
À une personne tentée de perdre patience et se plaignant d’une certaine inertie dans sa vie intérieure, Bernières l’invite à se tourner vers le Christ doux et humble de cœur. Il lui apprend ainsi la vraie manière de vivre en union avec Dieu. La patience de ne rien pouvoir faire dans l’oraison est une excellente oraison :
Quand vous vous sentirez dans l’impuissance de ne produire aucun acte intérieur, ne vous forcez pas. Demeurez dans cette impuissance tant que Dieu vous la laissera, même durant la sainte messe. Car l’abandon à Dieu et l’union contiennent en éminence tous les actes particuliers que l’on faisait autrefois. En cet état, il se fait des actes si purs et si spirituels, qu’on ne les aperçoit pas. Il ne le faut pas mettre en peine. C’est assez que Dieu voie que dans notre fond nous voulons être tout à lui, et lui rendre tous les hommages et les honneurs qui lui sont dus et à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ne vous tourmentez pas de ne connaître pas sensiblement les respects que vous lui rendez. Il connaîtra l’amour que vous lui portez par la patience que vous aurez dans les aridités, sécheresses et tentations. Cette patience passive est une excellente oraison. Quand vous l’aurez, ne vous plaignez pas. Mais il est difficile que l’esprit humain et la nature ne se plaignent, et n’aient à dégoût un état de délaissement et d’impuissance342.
L’âme n’est pas moins unie à Dieu quand elle est dans le dégoût et le délaissement, sans pensée ni sentiment, que lorsqu’elle se sent portée par la grâce. Elle ne voit pas mais demeure tout en Dieu :
Si votre âme durant l’oraison est sans pensées et sans sentiments, ne vous en mettez point en peine, demeurez en cet état de stupidité intérieure. Il est ce semble, sans pensées et sans sentiments ; il n’est pas pourtant sans connaissance et sans amour, puisque la foi est la pure lumière qui vous illumine, et qui vous unit à Dieu. L’esprit humain qui est captivé et obscurci en cet état croit n’avoir rien, et cependant il a tout ce qu’il doit avoir, puisqu’il est en repos, en paix, et en union, quoique d’une manière insensible, et imperceptible. Demeurez-y donc, et vous contentez de ce que Dieu vous donne. Ayez patience et longanimité, et vous verrez les miséricordes de Notre-Seigneur en votre endroit. Durant cette disposition, ne vous forcez point à faire de prières vocales. Dieu qui veut être maître de votre intérieur, vous donnera quand il lui plaira, la liberté de prier vocalement, comme auparavant343.
Jean de Bernières se situe dans le grand courant de la spiritualité de l’abandon comme nous l’avons souligné plus haut. Alors que la misère et la pauvreté augmentent dans la ville de Caen et ses environs, il mesure d’autant plus la précarité de notre nature humaine. Aussi incite-t-il à s’appuyer davantage sur la toute-puissance de Dieu. Sans pour autant tomber dans un misérabilisme délétère, il est nécessaire de reconnaître son néant et de s’en remettre aveuglément à la miséricorde de Dieu. À l’ « ami intime », ici très probablement son secrétaire, l’abbé de Jean de Rocquelay (cf. 4 juillet 1645 L 1, 19), Bernières livre sans retenue le fond de son âme pour l’encourager à ne pas craindre d’entrer généreusement dans les voies du bienheureux néant dans lequel on trouve tout. Plus une âme avance dans les voies de Dieu, moins il y a à dire et à faire. Il faut bien plutôt se laisser posséder par Dieu qui veut opérer en toute liberté en elle :
Pour moi, la miséricorde de Notre-Seigneur me réduit quelquefois à ce bienheureux néant, dans lequel on trouve tout, c’est-à-dire Dieu. Et il m’est donné d’une manière que je ne puis exprimer, de jouir, ce me semble, et étant appliqué à la Très-Sainte-Trinité. Quelquefois Jésus-Christ m’est révélé, de sorte que mon âme le goûte, le savoure, et expérimente quelque peu son règne en mon intérieur. Mais mon infirmité est encore trop grande pour posséder longtemps ce bonheur qui souvent m’est caché par mes infidélités, et par la vie que je prends encore aux créatures. J’aspire pourtant toujours à ma parfaite mort, pour jouir toujours de la vie. Je n’avais pas encore bien connu le pesant fardeau que porte une âme qui vit dans son corps, et qui ensuite vit souvent en elle-même, et qui est retirée de Dieu, sa vraie et unique vie. Dans l’expérience de cette misère, si j’ai des idées, c’est de la mort et de l’anéantissement qui sont la source de la félicité d’une âme bien fidèle344.
En directeur avisé, Jean de Bernières sait mettre en garde ici son correspondant quant aux visions et autres phénomènes sensibles parasitant l’union entre l’âme et Dieu. Selon lui, on marche plus sûrement dans l’obscurité de la foi ! La lumière de foi est au-dessus de toutes ces interférences sensibles. Celles-ci, ni bonnes ni mauvaises en soi, peuvent empoisonner l’âme d’amour propre et la détourner de Dieu. Viennent-elles de Dieu, du démon, ou de nous-mêmes ? Leur identification est parfois difficile. Mieux vaut accueillir la lumière divine plutôt que ses pâles reflets. Comme tous les vrais spirituels, Bernières invite les âmes d’oraison à ne jamais rechercher le sensible pour lui-même. La certitude objective dans la foi met à l’abri des illusions et fixe invariablement l’âme en Dieu. L’union à Dieu consiste uniquement à vouloir ce qu’il veut, à l’exemple du Christ à l’agonie :
Monsieur, j’apprends par vos dernières ce qui se passe dans votre intérieur, et je suis bien aise que de temps en temps vous me fassiez connaître les différentes impressions que reçoit votre âme, pour discerner autant qu’il est possible, de quel esprit elles proviennent. Car le démon se transforme souvent en ange de lumière pour amuser notre âme, et pour la repaître de vanité. C’est à quoi nous devons prendre garde. Et pour cet effet, il faut tâcher que la lumière de la foi soit votre unique conduite, sans beaucoup faire état des autres lumières, visions et révélations ; lesquelles peuvent être bonnes ou mauvaises. La foi est toujours véritable, et n’est jamais sujette à illusion, et conduit sûrement l’âme à Dieu. Servez-vous-en donc continuellement, et qu’elle soit votre unique appui. De cette sorte votre intérieur ira bien, et votre âme possédera Dieu dans toutes sortes de dispositions. […] Je vous exhorte seulement à la parfaite vertu, et à chercher Dieu avec la foi nue, comme le bon larron345 et la Madeleine346 sur le calvaire. J’approuve fort la lumière qui vous fait connaître que l’agonie de Notre-Seigneur est la cause de la mort mystique. C’est elle qui nous introduit dans cet heureux état d’anéantissement et de mort. C’est une impression et une participation de cette divine agonie347.
Jean de Bernières encourage l’abbé Jacques Bertot (1620-1681), déjà très avancé sur le chemin de l’oraison contemplative, à ne pas s’attacher aux lumières données à l’intelligence. Qu’il considère que la plus grande grâce qui puisse lui être faite est l’anéantissement de lui-même en Dieu. Arrivé à une telle profondeur, il est très difficile d’exprimer ce qui se passe. L’image de la goutte d’eau s’abîmant dans la mer reste bien en dessous de la réalité de ce genre d’union. Elle dépasse la zone sensible et mentale et n’est donc pas perceptible au cours de ce voyage intérieur vers la montagne de Sion. Il suffit d’avancer fidèlement et abandonné, en laissant Dieu œuvrer dans l’âme, anéantissant tout ce qui n’est pas lui :
Jésus-Christ soit notre unique vie pour le temps et pour l’éternité. C’est lui-seul qui peut ouvrir la porte au réel anéantissement de la créature et qui peut faire cette grande miséricorde à une âme, sans laquelle tout ce qu’elle a reçu jusqu’ici de faveurs, de dons, de lumières, de transports, d’amours, de ravissements mêmes si vous voulez, sont si peu de chose, qu’en vérité ce n’est rien en comparaison de la réalité du néant. Toute la voie mystique est remplie de miséricordes qui passent au-delà de nos mérites, et qui sans doute seraient capables de nous contenter si Notre-Seigneur ne nous faisait voir un peu en passant la vérité de la réalité du néant. Quand elle touche le fond de notre intérieur seulement en passant, il nous demeure des intelligences et des certitudes que tout ce qui est moins que Dieu n’est rien, et que Dieu seul est notre tout ; et que pour y arriver il faut que lui-même nous perde et nous anéantisse. C’est pour lors qu’il nous ouvre la porte du réel anéantissement dans lequel Dieu est seul et la créature n’est plus. Dieu vit et opère, et la créature ne vit et n’opère plus. Nous avons souvent la lumière de cet heureux état. Mais je vous confesse que très peu de personnes y arrivent en réalité, parce que Dieu ne les y appelle pas. […] Il y a des expressions de cette vérité qui en disent quelque chose, mais en vérité ce n’est rien. Par exemple : qu’une goutte d’eau s’abîme dans la mer, et les étoiles se perdent dans l’éminente clarté du soleil. Mais quand Dieu se manifeste lui-même et se révèle, ô quelle perte ! Quel anéantissement dans une âme ! Et quel commencement de déification ! Je crois que vous avez vocation à cet état. […] Prenez courage, et allons tous de compagnie comme des pèlerins mystiques, pour monter la sainte montagne de Sion sur laquelle nous verrons Dieu348.
Jacques Bertot (1620-1681) est invité à se détacher totalement de lui-même et de ses dons surnaturels pour être tout à Dieu qui l’attire. Seul Jésus-Christ restera l’unique trésor caché au plus profond de son âme. Il anéantira son fond encore trop naturel et humain pour œuvrer et simplifier au maximum son âme. Lui-seul doit lui suffire bien que l’anéantissement ne soit pas synonyme de destruction. C’est un oubli de soi et l’acceptation de n’être rien par soi-même afin d’être comblé par le tout de Dieu :
Pour arriver à la totale vie, il faut entrer en la totale mort de soi-même. C’est une croix fort pressante à la nature, mais qui étant opérée par Dieu seul, est le commencement d’un bonheur qui ne se peut exprimer. Il n’est plus temps de vous en dédire. Dieu vous veut tout à lui, en lui, et par lui-même vous n’aurez jamais de repos que cela ne soit. Ayez un peu de patience et vous connaîtrez bientôt par expérience, que ce pénible ouvrage de sortir de soi-même, est opéré de Dieu, d’une manière au-dessus de toute manière, très simple, très douce, et très efficace. Dieu se faisant goûter et trouver hors de nous-mêmes, devient d’une façon ineffable notre force, notre lumière et notre tout. Et l’on ne craint de se perdre, que parce que l’on n’a pas trouvé Dieu. Qu’heureuse l’âme qui possède Jésus-Christ en vérité et réalité. Il est la source de sa mort et de sa vie, lui-seul lui suffit et tout le reste s’évanouit. Les dons même, et les lumières les plus saintes et les plus passives, dont il lui serait impossible de se servir ne sentant en elles que vide, et désunion de Jésus-Christ. Il me semble que Notre-Seigneur me fait quelque commencement de grâce pareille à celle-ci, et je connais plus que jamais le fond infini de ma corruption, qui ne se peut détruire que peu à peu par la présence, comme j’ai dit, de Jésus-Christ. Tout ce qui est contenu dans vos lettres me paraît dans la vérité. Ce sont des effets des opérations de Dieu qui succèdent les uns aux autres. Prenez courage, vous êtes sans doute appelé à la consommation en Jésus-Christ, et son unité vous sera communiquée un jour. Mais hélas ! Il y a beaucoup à souffrir et mourir. Vous goûterez petit à petit, comme Jésus-Christ anéantira votre être propre, et ensuite vos productions, et qu’il vous rendra incapable d’une autre oraison ou action qui ne soit hors de vous-même, en Jésus-Christ seul. C’est toute la croix de l’âme d’opérer quelquefois hors de Jésus-Christ, et de l’infini tomber dans le fini, et de la pureté de Jésus-Christ déchoir dans sa pureté propre, qui est en vérité impureté349.
Anéantissement qui fera passer de l’agir « par soi » à l’agir de Jésus-Christ dans l’âme. Il nécessite un passage de la grâce transformant l’âme en Jésus-Christ qui agit et souffre en elle. Les conséquences d’une telle pâque se vérifient par la vertu, principalement la charité envers le prochain :
Et vous anéantissant par sa plénitude, il vous fait changer d’état intérieur, y ayant une différence très grande entre la lumière du rayon et la lumière du centre. La première fait chercher Dieu et donne une agilité à l’âme pour le trouver. La seconde donne Dieu même qui commence à le rendre principe des opérations, mouvements, et vues de notre âme, qui paraissent comme des ruisseaux d’eau vive qui sortent de la source, ainsi que vous l’exprimez fort bien. Cet intérieur ne se peut connaître ni goûter, que par réelle expérience, où commence le grand bonheur du chrétien, qui est peu à peu transformé en Jésus-Christ, n’agissant et ne souffrant plus. Mais Jésus-Christ agissant et souffrant en lui. […] Notre-Seigneur vous faisant goûter le bonheur qu’il y a d’être arrivé à la source d’eau vive, et de ressentir quelques ruisseaux découlés d’elle, qui sont : pratiquer la vertu et converser avec le prochain d’une manière toute divine350.
La voie d’anéantissement apprend à passer de l’agir pour Dieu à l’agir en Dieu. Elle conduit l’âme à se cacher en lui pour s’y reposer. Ce repos n’est pas pour autant oisiveté. Il est « retournement » et « écoulement » en Dieu. celui-ci va pouvoir agir à travers elle :
Que cette personne n’oublie donc jamais cette grande miséricorde, et que sa perfection consiste plus en une vie supérieure cachée avec Jésus-Christ en Dieu351, qu’à faire de grandes œuvres extérieures. Elle doit honorer ceux que Dieu a choisis pour cela. Mais il ne faut pas qu’elle les veuille imiter, sinon à proportion qu’elle recevra mouvement de Dieu, de contribuer aussi quelque bonne œuvre qui ne sera pas le principal de sa grâce, mais bien de retourner, et de s’écouler en Dieu352.
À Monseigneur François de Montmorency-Laval, en partance pour le Canada après avoir été sacré évêque le 8 décembre 1658 en l’église saint Germain-des-Prés à Paris, Bernières recommande la mystique de l’anéantissement :
Ne quittez jamais, permettez-moi de vous parler de la sorte, cette manière d’agir en esprit de mort et d’anéantissement, quelque effort que vous fassent les prudents et les sages353, lesquels ne s’y peuvent ajuster. Ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière et les âmes anéanties perdent la leur pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière et leur tout. Dans le grand emploi que Notre-Seigneur met sur vos épaules, et dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement. Vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire, il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même et un plus profond abîmement en lui […] Je vous tiens plus riche d’aller en Canada avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde. Je craindrais pour vous, en vérité, l’abondance d’honneur et de bien temporel. Mais il ne faut rien craindre pour celui qui ne veut rien en ce monde que se perdre en Dieu. Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voire une fois avant que de quitter la France, afin de parler à cœur ouvert du divin état d’anéantissement. C’est assez néanmoins que Dieu vous parle lui-même, je L’en remercie de tout mon cœur354.
À un maître des novices lui demandant des conseils pour mieux exercer sa charge, Bernières l’encourage à toujours continuer à se laisser anéantir à son divin Esprit :
Je crois donc, mon révérend père, que moins vous ferez, plus vous ferez de bien à vos novices. L’anéantissement étant une source inépuisable de lumières et de discernements pour conseiller ceux qui veulent aller à la perfection. Pour se rendre capable d’être éclairé dans les voies de Dieu, il faut toujours continuer à se laisser anéantir à son divin Esprit. Je ne sais point d’autre secret puisqu’on ne l’est point par la lecture des livres spirituels, ni par le long temps que l’on a employé pour conduire les âmes, mais par la seule communication de l’Esprit de Dieu en nous, qui en vérité ne se fait que dans les âmes anéanties. Il faut distribuer la lumière de mort et d’anéantissement aux âmes selon leur portée et leur état : aux uns d’une manière active, aux autres d’une façon passive, et aux derniers en mort et anéantissement. Cet anéantissement est le fondement de la vie chrétienne et religieuse, et nous doit conduire depuis le premier degré jusques au dernier : « si quelqu’un veut venir après moi, dit Jésus-Christ, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte sa croix et me suive. »355
C’est en vertu de son expérience de l’oraison contemplative que Bernières peut prétendre aider d’autres âmes sur ce chemin âpre mais sublime. Avec discernement il exhorte à avoir le courage de la passivité dans l’oraison. Ce détachement exige d’obéir aux suggestions intérieures de l’Esprit-Saint. Il est en définitive le seul directeur capable de guider l’âme dans les voies de l’oraison contemplative :
Dieu seul suffit ! Laissez-vous faire, et vous recevrez une grande miséricorde de sa bonté et de sa puissance. Si vous êtes quelque jour réduit au néant, c’est ce riche néant, dans lequel Dieu se trouve, après avoir perdu l’image et l’amour de toutes les créatures, et après aussi s’être perdu soi-même. Prenez courage, mon très cher père, vous êtes dans le passage de la parfaite nudité. Cette révolte de passions et de tentations, que vous décrivez si ingénieusement et agréablement, et le fond sec et aride que vous portez sont de véritables marques de l’état purifiant où Dieu vous introduit. Quelque accablement, oppression, ou langueur que vous sentiez dans votre volonté ou intérieur, ne vous étonnez point. La vertu de Jésus-Christ se perfectionnera dans votre infirmité, opérera de grands effets, si vous souffrez les rigueurs de la purgation intérieure, avec longanimité et amour. Hélas ! Mon très cher père, c’est au Saint-Esprit à qui vous devez demander direction et conduite, et non pas à moi, qui ai l’esprit plein de ténèbres et d’imperfections. Je ne puis pas pourtant vous dénier mes petits avis, comme les amis s’en donnent les uns aux autres, vous assurant que j’ai pour vous tout l’amour et toute la cordialité que je puis avoir pour une personne que je chéris extrêmement356.
Bien que Bernières soit naturellement doué pour entretenir les amitiés durables et profondes, il estime qu’une âme d’oraison doit rester profondément libre vis-à-vis des affections naturelles. Non qu’elle les ignore et les méprise, mais demeurant en Dieu, elle les retrouve par-delà l’espace et le temps sans la nécessité de l’écriture :
Il suffit que notre demeure soit continuellement en Dieu, et qu’anéantis à nous-mêmes nous ne vivions plus qu’en Dieu seul ; lequel ensuite est notre amour et notre union. Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, les aime et les possède en lui, et comme Dieu, il est partout, il les possède partout. Toutes les vicissitudes, et tous les témoignages d’affection que nous nous rendons par l’entremise des sens sont bons pour ceux qui vivent dans les sens, ils ne peuvent s’en passer. Mais l’expérience fait connaître, que quiconque a trouvé Dieu en quittant les sens, il trouve tout en lui. Et il est sans comparaison plus agréable d’en user de cette sorte, qu’autrement. C’est mal juger d’une personne de croire qu’elle oublie ses amis pour ne leur écrire point. Les âmes qui vivent en Dieu ont des intelligences si secrètes et une manière de se communiquer si admirable, que cela ne se comprend que par l’expérience357.
Souvent, Bernières encourage à l’oraison de simplicité. Celle-ci consiste en un simple regard vers Jésus-Christ. Cette forme d’oraison est très fructueuse, sans pour autant nuire au devoir d’état. Ici, il invite un prêtre à y entrer généreusement et sans crainte. Si le dégoût et les pesanteurs se manifestent, elles ne seront qu’une purgation de l’âme :
Nourrissez donc votre âme d’un simple et amoureux regard vers Jésus-Christ, et vous verrez par expérience que cette contemplation y opérera de grands effets. C’est dire : grande séparation des créatures, mortification de vos sens et détachement de toutes choses. Puisque l’obéissance vous a appelé au confessionnal, il ne faut pas fuir cet emploi, mais le faire avec de pures intentions de plaire à Jésus-Christ, et de coopérer au salut des hommes pour lesquels il a répandu son précieux Sang. Un regard vers Jésus-Christ dira toutes choses, sans multiplicité de pensées et d’affections. Ce qui embarrasse les personnes dans les bonnes occupations qui leur sont imposées, c’est qu’elles surchargent et remplissent leur esprit d’un grand nombre de dispositions intérieures, qui le fatiguent au lieu de le soulager. Un simple regard vers Jésus-Christ, une amoureuse inclination vers lui suffisent, et ne détournent point du travail où il faut être par nécessité occupé358.
Ailleurs, Jean de Bernières montre à un religieux paraissant découragé par sa lectures de certaines pages de saint Jean de la Croix concernant les différentes étapes vers l’oraison contemplative. Peut-être a-t-il lu le docteur mystique dans une traduction défectueuse et teintée de volontarisme ? Bernières s’efforce de le rassurer. Seule l’expérience, et non seulement une connaissance livresque, lui permettra de découvrir en réalité l’oraison contemplative. Elle est une source de grande vertu, contrairement à ce que pensent ceux qui n’en ont pas fait l’expérience. Ce n’est pourtant pas d’abord la vertu qui permet d’y entrer. Seule une grâce spéciale dont Dieu a l’initiative peut introduire une âme dans les voie de la vie mystique. L’oraison contemplative fait progresser dans les vertus plus rapidement que tous les efforts purement humains :
L’expérience vous apprendra, s’il plaît à Dieu, des vérités touchant cette voie mystique, que tous les raisonnements, et les lectures ne vous peuvent découvrir. Dieu ne veut pas que l’on sache ce que l’on y fait, et où l’on en est. Il tient l’esprit aveuglé et confus, de manière qu’il marche sans savoir où il met le pied, et ainsi il meurt pour vivre. Ne vous mettez point en peine de raisonner en aucun temps. Votre âme est arrivée à un état où il ne faut plus qu’elle retourne au discours, sans se faire beaucoup de préjudice, et défaire l’ouvrage que Dieu a commencé en elle. […] Quand je vous ai conseillé cette oraison, je n’ai pas cru que vous fussiez arrivé à la perfection des vertus, mais j’ai estimé qu’elle vous y conduirait. C’est un des principaux avantages de cette voie, que l’on y acquiert les vertus sans réflexion et sans peine. Hors de cette oraison, l’on travaille beaucoup et l’on gagne peu359.
Jean de Bernières invite Mechtilde à s’abîmer en Dieu. Elle sera alors pleinement heureuse et épanouie, malgré les préoccupations, les affaires, les tentations et les obscurités. Il ne faut pas s’amuser à regarder ce que nous sommes, mais bien plutôt ce que Dieu est. Car la vie qui n’est pas en Dieu n’est pas vraiment la vie. Les fluctuations de l’âme ne sont pas gênantes pourvu qu’elles soient vécues en Dieu. Il faut distinguer entre l’amour habituel et l’amour actuel, mais quand l’âme est pleinement unie à Dieu, la distinction n’est plus que mentale. En réalité ces deux formes d’amour se confondent :
Cet état demeure immobile au milieu de tous les changements qui se passent dans les sens, et rien ne le peut diminuer, que l’infidélité. L’obscurité, la stupidité, l’insensibilité, la tentation, les révoltes ne font pas perdre ce trésor caché dans le fond de l’âme, mais seulement en ôtent la vue et le sentiment. Quand Dieu s’est ainsi donné, l’âme n’a plus besoin de rien, et tout ce qui n’est point Dieu ne lui peut de rien servir. Dieu seul est sa portion, et son héritage360 à toute éternité. Demeurez bien perdue dans le divin Etre, et prenez plaisir à n’être plus. C’est en lui que vous devez établir votre solitude au milieu des compagnies et des affaires. C’est dans le fond que vous devez habiter, ou plutôt en Dieu361.
Ces propos rejoignent très bien ceux de Marie de l’Incarnation dans une lettre qu’elle adresse à son premier père spirituel, dom Raymond de saint Bernard en 1627, alors qu’elle vit au milieu des agitations incessantes et des misères morales du port de Tours:
L’âme étant parvenue à cet état, il lui importe fort peu d’être dans l’embarras des affaires ou dans le repos de la solitude : tout lui est égal, parce que tout ce qui la touche, tout ce qui l’environne, tout ce qui lui frappe les sens, n’empêche point la jouissance de l’amour actuel. Dans la conversation et parmi le bruit du monde, elle est en solitude dans le cabinet de l’Époux, c’est-à-dire dans son propre fond où elle le caresse et l’entretient, sans que rien puisse troubler ce divin commerce. Il ne s’entend là aucun bruit, tout est dans le repos, et je ne puis dire si l’âme étant ainsi possédée, il lui serait possible de se délivrer de ce qu’elle souffre ; car alors il semble qu’elle n’ait aucun pouvoir d’agir, ni même de vouloir, non plus que si elle n’avait point de libre arbitre362.
Dieu est diffusif de lui-même. Il s’empare du tréfonds de l’âme où il réside habituellement. Il lui faut s’anéantir pour l’y trouver. L’âme peut connaître ces états d’anéantissement de ses puissances au point qu’il lui semble que Dieu soit seul en elle. Car la véritable oraison c’est Dieu même en l’âme. Sa part d’effort est de résister à toutes ses inclinations vers ce qui n’est pas Dieu pour ne point se soustraire à ses communications intimes :
Plus Dieu est tout, et plus Il se communique. La plupart du temps nous parlons des effets d’oraison, plutôt que de l’oraison. Car en effet la vraie oraison c’est Dieu même dans l’âme, et l’âme en Dieu qui y fait heureusement sa demeure d’une manière qui ne se peut exprimer. C’est la parfaite solitude et l’heureux ermitage qu’il faut toujours habiter, et jamais en sortir, quelques changements de lieux ou voyages qu’il faille faire en la terre363.
Point n’est besoin d’entretenir cette oraison de pensées et de considérations pieuses. Un simple regard amoureux vers Jésus-Christ permet de s’oublier et de se désencombrer de son imaginaire parfois tyrannique. Cet exercice spirituel nourrit l’âme et la garde en équilibre au-dessus de ses facultés sensibles. C’est dans le fond de l’âme que la réciprocité d’amour s’établit :
Ce regard doit être amoureux, semblable au rayon du soleil, qui dans sa simplicité est lumière et chaleur. Si dans cet exercice les distractions, les tentations, les mauvaises pensées, les aridités, les stupidités, les indispositions d’esprit et de corps vous environnent et occupent vos sens, ne vous en étonnez pas, car ils n’offusquent pas la lumière de la foi avec laquelle vous faites ce regard amoureux. Elle en est la source, et est si spirituelle et si divine, que tout ce qui est sensible et matériel ne lui peut nuire ; non plus que le rayon du soleil ne peut être souillé par la boue. Ce point est considérable pour votre conduite, puisque Notre-Seigneur permet que votre intérieur soit rempli de misères, et d’obscurités. Mais au lieu d’icelles, la foi vous éclaire sans lumière, et vous donne de l’amour sans sentiment364.
Dieu seul doit être l’âme de notre âme dans l’oraison. C’est lui qui la vivifie et l’inonde de sa lumière tout en l’anéantissant et en la transformant en lui-même. Bernières parle d’anéantissement comme un état de suspension où l’âme ne peut goûter rien de créé ni d’incréé. Il écrit :
Elle est comme étouffée, et il ne faut pas qu’elle fasse rien pour se délivrer de ce bienheureux tourment, qui lui donne enfin la mort mystique et spirituelle, pour commencer une vie toute nouvelle en Dieu seul365.
Quand Dieu devient l’âme de notre âme, elle doit se laisser faire en accueillant ses communications. C’est la condition pour goûter toute chose en Dieu. Pour le montrer, Bernières cite l’exemple d’une âme qu’il connaît et apprécie. Il s’agit probablement de Marie des Vallées, cette paysanne mystique morte en odeur de sainteté le 25 février 1656, appelée communément « la sainte de Coutances » :
Il n’est donné qu’à l’âme anéantie de regarder fixement ce soleil éternel, qui s’élève et paraît dans notre intérieur, et qui avec ses divins rayons nous manifeste toute la gloire de la céleste Jérusalem d’une manière, à la vérité, obscure en comparaison de la gloire béatifique, mais claire au regard de la foi commune et ordinaire. Cette pure foi est admirable en ses effets. Bienheureuse l’âme qui la possède comme son unique lumière. Elle est enrichie de dons inestimables, et rendue un temple de la divinité où elle habite, et fait sa demeure réellement et véritablement. Le fond éclairé jette des splendeurs qui découvrent tout l’état de notre âme366.
S’appuyant sur le témoignage d’un jésuite ayant assisté au trépas de sainte Jeanne de Chantal, il écrit :
L’on m’a dit depuis peu qu’un bon père Jésuite assista à la mort de Madame de Chantal. Et comme cette âme était toute perdue en Dieu, et ensuite dans un profond silence intérieur et extérieur, ce bon père crut qu’il fallait savoir son état pour l’aider en ce passage si important. Et lui demandant : « ma mère, où êtes-vous à présent ? Je suis, répondit-elle, où j’étais il y a quinze ans. Et où étiez-vous ? J’étais dans la perte en Dieu. » Ce bon père se contenta de cette disposition et ne lui en donna point d’autres. Vous voyez qu’un intérieur, quoiqu’il n’ait rien, a beaucoup, et que cela ne met pas un directeur en peine367.
Cette perte en Dieu ne peut se faire que dans la pure foi, sans l’appui d’aucune autre lumière. Jésus, la lumière essentielle, conduit l’âme dans les voies de l’oraison. C’est lui qui guide dans les sentiers intérieurs en vue de posséder la parfaite union. Ce don fait participer à la vie de Dieu, comme les bienheureux dans le ciel. Il est accordé par pure miséricorde à ceux qui acceptent de renoncer aux lumières dans les puissances de leur âme. Plus ils s’approchent de Dieu, plus ils le voient sans le voir. Dieu ne peut se communiquer que dans le fond de l’âme, au-delà des images et des idées que nous avons de lui :
C’est un grand trésor que cette oraison de présence de Dieu, réelle et immédiate. Au lieu que dans les autres l’on a des images, des connaissances, et des sentiments de Dieu, en celle-ci l’on possède Dieu même, lequel étant vu au fond de l’âme, commence à la nourrir et à la soutenir de lui-même, sans lui permettre d’avoir aucun appui sur ce qui est créé. Et c’est ce que l’on appelle science mystique, que cette expérience de Dieu en Dieu même, de laquelle l’on n’est capable, que lorsque le don en a été fait par une miséricorde spéciale368.
Dans une longue lettre à mère Mechtilde, Jean de Bernières nous laisse un abrégé magistral de l’oraison contemplative passive. Arrivée à ce degré, l’âme passe nécessairement par une mort mystique avant d’entrer dans la plénitude du mystère trinitaire. En voici quelques extraits saillants :
L’âme donc qui a expérience de cette conduite passive se laisse tirer à l’opération divine. Le procédé que tient cette divine opération, c’est d’élever l’âme peu à peu des sens à l’esprit, et de l’esprit à Dieu, qui réside dans le fond. Dans toute cette élévation, l’âme expérimente qu’il faut qu’elle soit dénuée toujours d’affection des grâces sensibles, des lumières, et des sentiments ; et souvent Dieu, par un trait de sa sagesse, la dépouille effectivement par des impuissances, des ténèbres, des stupidités, insensibilités que l’on doit souffrir et porter passivement, sans jamais rien faire pour en sortir. Dans ces souffrances, l’âme étant purifiée est rendue capable d’un plus haut degré d’oraison. […] La fidélité consiste à vivre de cette vie si cachée en Dieu, et si inconnue aux sens, et porter en cet état toutes les peines et souffrances intérieures et extérieures qui peuvent arriver, sans chercher autre appui ni consolation que d’être en Dieu seul. La mort mystique est non seulement continuée, mais augmentée en cet état, et la vie divine prend accroissement. Les susdites ténèbres de la foi commencent à s’éclaircir, à découvrir à l’âme ce que Dieu est en soi, et tout ce qui est en Dieu. C’est comme la première clarté que le soleil jette sur l’horizon, auparavant même le lever de l’aurore. […] En suite de quoi on découvre Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l’abîme de la divinité, d’une manière admirable ; le voyant comme dans la glace d’un miroir369, l’on voit quelque belle image qui est dans la chambre. […] En suite de cet état elle découvre dans la divinité les mystères de la foi et de la Très-Sainte-Trinité, selon qu’il plaît à Dieu de se communiquer et de révéler ce qui est en lui370.
Bernières emploie la métaphore de la rivière pour expliquer cette perte de l’âme en Dieu :
[l’âme] va continuellement pour se perdre en la mer, mais quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre. Et puis quand elle est arrivée à la mer, alors on peut dire qu’elle est véritablement perdue, et qu’elle n’est plus puisque la mer seulement paraît. Ainsi l’âme dans la voie active intérieure tend à Dieu. Elle le fait encore dans la voie passive. lui-même s’insinue et s’écoule dans le canal de ses puissances, pour les attirer plus fortement et les abîmer dans son infinité. Et alors l’âme est toute perdue et comme anéantie, car Dieu seul vit et opère en elle371.
Cette perte de l’âme en Dieu correspond à l’inhabitation de Jésus-Christ en elle. Il n’y a rien à faire d’autre que de se laisser faire sans chercher à s’appuyer sur le monde des créatures. Cette connaissance par l’expérience devient alors un avant-goût de la béatitude éternelle :
Qu’heureuse est l’âme qui a la lumière de ce divin sentier et qui se laisse consumer et anéantir à Jésus-Christ pour être transformée en Jésus-Christ même ! Ce soleil éternel, quand il se lève dans le fond de notre âme, abîme les ténèbres de notre propre être et de nos opérations dans son infinie lumière ; et les anéantissant, il les transforme en lui. C’est une grâce inconcevable que de connaître seulement l’entrée dans cet état essentiel372.
Bernières nous livre maintenant sa propre expérience de l’oraison contemplative. Il nous fait part des conséquences des lumières communiquées au fond de son âme. La blessure de son âme opérée par la venue du Verbe en elle a pour conséquences de faire émerger à ses propres yeux ses propres infidélités. L’expérience de la présence du Bien-Aimé, après l’avoir touché au centre de son âme, attise encore davantage sa quête de Dieu. Lui-seul peut guérir cette blessure d’amour. Son absence le fait souffrir :
Plus une âme se va perdant et abîmant, plus elle est transformée en Dieu. Et comme cette perte ne se fait que peu à peu, il faut aussi avec patience et longanimité attendre de la pure miséricorde de Dieu votre abîmement parfait et consommé. Pour moi je suis toujours dans la même connaissance, que j’ai un fond de corruption infiniment opposé à Dieu. Ce qui fait, comme je vous ai témoigné par mes dernières, ma grande croix et un sujet de souffrances qui ne se peut déclarer. Cette divine présence réelle me cause une absence et un éloignement de Dieu découvrant mes impuretés, me semblant que je n’ai jamais été plus éloigné de Dieu que lorsque je l’ai expérimenté plus proche. En un même moment je goûte sa présence et son absence, et je connais qu’il n’y a point de remède à mon mal, sinon que cette divine présence aille consumant peu à peu mes imperfections comme le soleil quand il se lève dissipe les ténèbres de la nuit. Quand on est arrivé au-dessus de tout moyen, notre avancement dépend de la pure communication de Dieu qui la fait comme il lui plaît. Dans l’état essentiel l’on expérimente une dépendance de Dieu si absolue, que vous savez bien qu’il n’y a rien au ciel et en la terre qui puisse aider, que Dieu seul. Il est vrai que dans le fond Dieu est vie à l’âme373.
Jean de Bernières partage sa joie de constater les bienfaits innombrables qu’apporte l’oraison passive à Jean de Rocquelay son secrétaire et confident spirituel. Il n’hésite pas à lui faire part de l’expérience d’une de ses chères dirigées, mère Mechtilde. On pourrait s’étonner d’une telle indiscrétion, mais Mechtilde a l’habitude de passer par le secrétaire de Bernières quand elle écrit à ce dernier. Ce triangle épistolaire était une pratique assez courante à l’époque. L’oraison passive conduit à cette profondeur de silence où Dieu dit à l'âme une parole égale à lui-même, son Verbe divin :
L’état présent de son intérieur est très bon, et Dieu le va opérant passivement. Il faut qu’elle reçoive dans son fond ses divines opérations et leurs effets, et qu’elle demeure tout abandonnée et passive. C’est le seul secret qu’il y a dans ce degré d’oraison où elle est. Car la lumière éternelle se lève dans son fond comme un beau soleil sur l’horizon, et dissipant peu à peu les ténèbres de son esprit humain, lui donne des intelligences du procédé mystique, et de la perte et anéantissement qu’elle doit souffrir en s’abîmant en Dieu. Heureuse l’âme, laquelle y est arrivée ! Et quand même elle n’y aurait seulement qu’attrait et vocation, je la tiendrais beaucoup favorisée de Dieu. La personne dont il est question, doit être certaine que Dieu veut qu’elle soit fidèle à cette grâce. Toutes les craintes et les troubles qui peuvent survenir ne la doivent point faire changer ce procédé. Car je la tiens toute appelée à un si grand état. Plus elle demeurera passive, plus elle perdra ses propres activités, plus Dieu se communiquera dans son fond d’une manière expérimentale, et qu’il est difficile d’exprimer. L’expérience, que Jésus-Christ est la Parole éternelle, et que lui-seul suffit à l’âme, dont elle est instruite et enseignée d’une manière admirable, est très excellente. Mais quand cette divine Parole éternelle parle, il faut que l’âme se taise et qu’elle anéantisse tous ses sentiments et ses propres pensées. Voilà tout ce que je puis dire présentement sur cet état. Notre-Seigneur suppléera à mon ignorance. Àdieu, ne m’oubliez pas en vos saintes prières, et croyez, etc.374
Dans ce sens, il encourage Mechtilde à garder jalousement son trésor. Cela entraînera peut-être l’abandon des plus proches et le sentiment de n’être rien et stupide à ses propres yeux. Il l’encourage néanmoins à la patience. Cette vertu est nécessaire au lent développement de la croissance de Jésus-Christ dans le fond de l’âme chrétienne. La métaphore de la fleur est pleine de charme et de réalisme :
Pour ce qui vous regarde, nous n’avons rien à dire, si non que nous remarquons que l’esprit de Jésus-Christ veut anéantir le vôtre pour se mettre en sa place, et devenir la vie de votre vie et le principe de tous vos mouvements tant intérieurs qu’extérieurs. C’est la plus grande grâce que l’on puisse recevoir en la terre, et c’est où vous devez tendre, consentant volontiers de tout perdre pour posséder cet heureux trésor. […] Vous avez raison de dire que tout votre bonheur est de rentrer dans votre fond, ou plutôt dans Dieu même. Cela est très vrai et tout réel et non imaginaire. Mais tâchez d’y demeurer et de ne sortir jamais, demeurant toute passive et abandonnée. Les tentations, les persécutions, et abandonnements des créatures ne vous ôteront pas ce divin état puisque vous savez mieux que nous qu’il se conserve dans la perte de tout ce qui n’est point Dieu. Ne vous étonnez pas si vous vous sentez stupide et insensible, comme vous marquez dans votre lettre, quand vos amis vous quittent. Si vous avez Dieu, vous avez tout, et rien ne vous peut manquer375. Vous êtes heureuse d’avoir vocation à cette grande grâce, prenez courage376.
En définitive, dans l’état passif, l’âme ne doit presque plus agir au profit de l’action de l’Esprit-Saint qui la conduit. Cette guidance divine nécessite une grande humilité. Nous pourrions clore le thème de l’oraison contemplative par un conseil qui ouvre le recueil des Maximes sur la vie unitive :
Après qu’une personne a été quelque temps fidèle à la simplicité intérieure, Dieu pour l’ordinaire l’élève à un état plus parfait, se rendant présent à elle d’une façon toute particulière pour être l’âme de son âme, et le principe de tous ses mouvements intérieurs. En l’état de simplicité l’âme agissait fort simplement. En cet état elle ne doit presque plus agir, mais l’Esprit de Dieu doit agir en elle377. Quand l’âme expérimente cette conduite divine, elle doit beaucoup s’humilier et y être fidèle. Car c’est un grand don que Dieu lui communique, afin qu’elle lui rende plus de gloire, et qu’elle rende plus de service au prochain si tel est le dessein de Dieu sur elle378.
Cette oraison contemplative n’est pas à recommander à tous sans discernement. Elle pourrait nuire à certaines âmes qui n’y sont pas appelées. Tous les auteurs spirituels classiques concordent pour dire que la vocation à la sainteté ne se confond pas avec la vie contemplative et mystique. Une âme, peut être très avancée dans la vertu mais ne connaîtra pas forcément une forte expérience de vie contemplative. Dieu y appelle ceux qu’il veut, quand il veut, et comme il le veut. C’est un pur don de sa part, souvent octroyé après un long chemin de méditation et de mortification, mais pas toujours. Cette oraison contemplative pratiquée par des âmes qui n’y sont pas appelées pourrait générer un grave déséquilibre intérieur :
L’oraison qui se fait avec foi simple, sans raisonnements et méditations, est bonne. Elle est fondée dans les Pères, et peut être appuyée de quantité de passages. Mais c’est un don de Dieu particulier et une oraison extraordinaire dont l’on ne peut être capable qu’après s’être exercé longtemps dans la méditation et dans la mortification. Que si l’on y veut conduire les âmes d’une autre façon, il faut changer la manière que l’on tient pour la conduite des novices, et renverser l’ancienne et louable coutume de donner des sujets de méditation dans toutes les communautés religieuses. Cette oraison pratiquée par ceux qui n’en ont point le don particulier et extraordinaire ne fait nul effet en eux et les laisse croupir dans beaucoup d’imperfections, comme la colère, le mépris de l’opinion des autres, l’arrêt à son propre jugement, et la promptitude trop grande à dire ses pensées. Enfin, chaque maître dans la vie spirituelle croit que sans y être appelé et appliqué de Dieu, c’est une source d’illusion, et d’orgueil, ou pour le moins un amusement, après quoi l’âme se dégoûte tout à fait de l’oraison, et retourne dans son train ordinaire379.
Le premier degré de cet état passif ou contemplatif consiste à diminuer l’activité mentale pour progressivement se disposer à accueillir Dieu agissant dans l’âme. Cela ne veut pas dire absence de pensées, mais elles viendront de Dieu :
L’état passif ne consiste pas à n’avoir point de pensées, ni à ne point faire d’actes ; mais seulement à supprimer notre activité propre, pour entrer dans l’activité de Dieu qui doit disposer de toute notre âme, et de toutes ses puissances ; de sorte que si Dieu donne à l’âme en cet état le mouvement de produire quelque acte, il ne faut pas le rejeter activement, ni le supprimer380.
Autrement dit, l’état passif consiste à se laisser mouvoir par l’Esprit-Saint au point de s’en laisser posséder :
Cet état consiste à se laisser posséder à l’Esprit de Jésus-Christ qui veut vivre lui-seul et opérer en l’âme. Et lorsque l’âme sent les premiers attraits de cet heureux état, et qu’elle l’expérimente avec suavité, elle n’a rien à faire qu’à demeurer abandonnée à l’opération de Dieu en elle. Cet abandon passif se ressent mieux qu’il ne s’exprime. Jamais on ne le comprendra par la seule lecture et par l’expression, à moins que l’on ne soit prévenu par une lumière particulière qui se fait connaître381.
Bernières rassure l’âme qui est en train de passer de l’état méditatif où elle avait la satisfaction de faire quelque chose, à un état plus passif. Ce passage est déconcertant. Tout en se sachant unie à Dieu l’âme ne sait plus où elle en est. Elle craint d’être dans l’illusion. C’est pourquoi un bon guide lui est nécessaire, si elle veut continuer à avancer malgré le brouillard apparent qui l’entoure. Oser avancer ainsi est le gage d’un progrès dans la vie d’oraison contemplative :
Le premier degré de cet état est purgatif, dans lequel on perd peu à peu les activités propres qui s’évanouissent et se consument insensiblement les unes après les autres, sans qu’on se serve d’autre industrie que de demeurer exposé et abandonné à Dieu présent à nous. L’on s’aperçoit, et quelquefois avec étonnement et avec crainte, que l’on perd le goût de Dieu et des prières vocales quoique très saintes, et que l’on a peine à produire les actes intérieurs qui nourrissaient l’âme auparavant, et qui faisaient la perfection de son oraison. Ce changement fait craindre que l’on ne soit dans l’illusion. Mais si l’on rencontre quelque âme d’expérience, l’on sera tout aussitôt assuré que ce n’est point tromperie, mais le procédé de l’Esprit de Dieu qui commence à disposer l’âme à la parfaite oraison382.
Le passage de l’oraison méditative à l’oraison contemplative peut être déstabilisant ; aussi Bernières a soin de prévenir d’une irruption possible de distractions et de tentations. Elles ne sont pas un obstacle dans la mesure où l’âme ne veut que Dieu et Dieu pour lui-même :
Les distractions, les tentations, les ténèbres, et les sécheresses de l’intérieur ne lui feront plus de peur, puisqu’elles serviront même à l’établir dans l’état passif. C’est ce qui oblige à les porter en paix et résignation. En ce commencement l’âme ne produit pas beaucoup d’actes. Les pensées de Dieu, de la Sainte-Vierge, et des mystères même s’anéantissent, et l’intérieur demeure comme dénué et étouffé. Et cela est comme j’ai dit l’oraison de ce degré, laquelle il ne faut pas changer sous prétexte de mieux en faisant des actes propres, ou en cherchant de bonnes lumières et de saintes pensées, lorsqu’il n’en vient point de la part de Dieu383.
La passivité de l’âme accueillante à l’action de Dieu est féconde. Cette fécondité est proportionnelle à sa volonté de renoncer à sa volonté propre :
Le fruit de ce premier degré d’oraison dans l’âme n’est pas de cesser les œuvres extérieures de sa condition, mais de ne les plus faire de son propre esprit. Elle y doit demeurer ferme et fidèle, et ne le point quitter qu’avec conseil, de peur de s’avancer trop dans une oraison qui ne lui est pas encore convenable. L’Esprit de Dieu conduit les choses suavement, et fortement, mais avec un ordre admirable. Il sera néanmoins utile à l’âme d’avoir un petit rayon des autres degrés de l’état passif, pour connaître le chemin qu’elle doit faire un jour, si elle demeure bien passive entre les mains de Dieu en ce premier degré384.
Après le détachement progressif des idées et de la volonté propre sous l’action de l’Esprit-Saint, l’âme est introduite petit à petit dans la contemplation de la vérité par une succession de lumières reçues. C’est le second degré, celui des progressants :
Le second degré est illuminatif. C’est à dire que l’âme étant déjà accoutumée de vivre dans le dénuement de son propre esprit, et ayant fait une oraison fort obscure et même pénible, elle commence à avoir des goûts et des lumières qui la confirment dans son procédé intérieur, et qui lui font expérimenter le degré qu’elle ne voyait qu’en lumière et en spéculation. Elle reçoit pour lors des connaissances de Dieu et de ses perfections, des joies de Jésus-Christ et de ses mystères avec de grands sentiments. Elle a facilité de produire des actes intérieurs et extérieurs, et elle sent fort bien que cette production ne la fait point sortir de la passivité. Pour lors la crainte et l’incertitude où elle était dans les premiers degrés, se changent en confiance et en assurance. L’âme en cet état entre dans une grande liberté pour se laisser mouvoir et appliquer à l’Esprit de Dieu385.
Bernières prévient encore l’âme qui est introduite dans la vie unitive. Son état de parfaite et bienheureuse union à Dieu la situe au-delà des sentiments. Pour supprimer la séparation d’avec Dieu, la partie supérieure de l’âme devra s’en remettre uniquement à l’Esprit-Saint qui la conduit. Le signe de cette union est l’absence de résistances et l’abandon plénier à la volonté de Dieu :
L’âme en ce second degré de vie unitive éprouve encore de grands délaissements, ténèbres, sécheresses, et abandonnements de la partie sensible. Et ne faisant plus fond sur ce qui se passe dans les sentiments, mais uniquement sur l’Esprit de Dieu qui la gouverne, elle demeure fidèle au milieu de toutes les diversités et changements sensibles ; son abandon étant arrivé au point d’une parfaite indifférence et soumission à la volonté divine386.
L’aboutissement normal de ce processus conduit à la transformation de l’âme en Dieu. Il n’y a plus alors de place pour la volonté propre. L’âme dépouillée de tout ce qui n’est pas Dieu finit par vouloir toujours et partout uniquement ce que Dieu veut. Elle est devenue à la fois totalement passive et parfaitement responsable. Par son libre consentement, elle tient sa volonté parfaitement unie à celle de Dieu. Pleinement participante de la nature divine, elle communie pleinement au Christ. Tout est devenu commun à Dieu et à cette âme. C’est l’union transformante décrite par saint Jean de la Croix dans ses œuvres : La Montée du Carmel387 et Vive Flamme d’Amour388. Il y décrit en détail ce processus de l’âme en Dieu. Plus le feu consomme le bois, plus le bois brûle, et plus la flamme s’embrase. Belle métaphore pour illustrer l’action transformannte de l’Esprit-Saint dans l’âme se livrant à lui. Il la purifie durant les nuits de l’âme, en même temps qu’il l’ illumine et l’enflamme :
Le dernier degré c’est l’unitif, où l’âme devient un même esprit avec Dieu389. Cette heureuse union fait qu’elle ne retourne presque jamais à ses propres activités. Mais si elle agit, si elle souffre, si elle converse, si elle dit ses prières vocales, c’est Dieu qui fait principalement toutes ces choses en elle. Comme le fer qui est devenu comme du feu dans la fournaise perd sa noirceur et sa froideur naturelle pour se revêtir des qualités du même feu, ainsi ce degré d’union élève l’âme à un si haut état, qu’en vérité elle y est dépouillée du vieil homme, et revêtue du nouveau qui est Jésus-Christ390 ; lequel lui communique d’une manière admirable toutes ses inclinations, ses sentiments, et ses mouvements, étant comme la source de ses opérations391.
Dans cet état d’oraison passive, l’effort de l’homme laisse place à l’évidence de Dieu qui domine la vie mentale. Elle va jusqu’à ôter toute réflexion sur soi-même. Elle devient plus passive qu’active. Cela est l’œuvre purement gratuite de Dieu dans l’âme et c’est pourquoi elle ne fatigue pas. Aussi peut-elle être prolongée autant que la grâce le permet, sans risquer de provoquer un déséquilibre psychique. Au contraire, l’oraison active demande encore la méditation, sous peine de nuire à l’équilibre de l’âme :
Dans ce dernier degré de la vie unitive le temps d’oraison n’est pas réglé comme aux autres précédents ; savoir : de méditation ou de simplicité. Parce que l’âme agissant en ces deux degrés avec effort sensible, elle pourrait, à moins que le temps de son oraison ne fût réglé, y intéresser la santé du corps ; et ensuite rendre une personne indisposée et peut-être incapable des autres emplois que Dieu demanderait d’elle. Mais en ce troisième degré, Dieu agissant beaucoup plus que l’âme qui demeure passive, elle peut très facilement continuer son oraison et la faire plus longue que dans les premiers degrés, ou même continuelle, autant que les affaires de Dieu lui permettront392.
Pour conclure, laissons Jean de Bernières nous dire l’oraison qu’il considère la meilleure. Il suffit de viser la simplicité sans chercher à fabriquer son oraison. Il suffit de laisser l’Esprit prier en nous !393 Se laisser conduire au gré de ses motions intérieures sera la meilleure disposition intérieure pour laisser l’Esprit prier en nous. Si l’âme est poussée à prier vocalement qu’elle ne se mette pas en peine pour ne pas prier ainsi. Cela n’empêche pas la simplicité dans la mesure où cela correspond au consentement à une inspiration de la grâce. En définitive, le consentement au mode d’oraison tel que l’Esprit-Saint nous le suggère. Ce conseil de Bernières est très important pour ne pas empêcher le travail de la grâce :
L’abandonnement et la simplicité sont tout à fait nécessaires dans la parfaite oraison. Ne craignez donc pas de vous contenter d’une simple pensée de la présence de Dieu ou de Jésus-Christ, que vous croyez être comme Il est en effet dans le fond de votre âme. Sans néanmoins que vous vous empêchiez de faire quelques actes d’abandon, de conformité ou de semblables lorsque vous y sentirez votre âme portée. Laissez aller même quelques paroles extérieures et vocales, pour exprimer les sentiments de votre cœur. Car toutes ces choses n’empêchent pas la simplicité, quand elles sont produites de Dieu plus que de nous, mais il faut bien prendre garde à ne se point fixer ou arrêter trop à une simple pensée de la présence de Dieu ou de Jésus-Christ par vous-mêmes ou par effort naturel de votre esprit. Cette activité pourrait blesser la tête. L’Esprit de Dieu vous doit arrêter lui-même. Quand Il le fait, c’est avec douceur et liberté, et non par contrainte ni par effort. L’oraison faite sans industrie est la meilleure, parce qu’elle est la plus simple, et qu’elle donne plus de lieu à l’opération divine que nos propres activités empêchent souvent394.
Juste un mois avant son décès, Jean de Bernières nous laisse une lettre admirable qui résume toute sa pédagogie sur l’oraison contemplative. C’est la dernière datée que nous ayons. On peut la considérer comme son testament spirituel. Selon son expérience, l’incapacité de faire oraison en dépit de tous les efforts fournis par l’âme est l’indice de sa maturité pour entrer dans les voies de l’oraison contemplative. En s’exprimant ainsi Bernières veut dire que l’oraison est au-delà des sensations et du recueillement. Il encourage les âmes à se décentrer d’elles-mêmes pour marcher sur un chemin de nudité absolue. Il leur suffit de rester fidèle à l’oraison malgré les distractions qui surviennent. Consentir à ignorer ce qui se passe en soi, au-delà des fluctuations de surface, permet à la grâce divine d’opérer à son insu dans l’âme :
Ne vous découragez pas, mais persévérez à demeurer avec abandon en l’état intérieur où Dieu vous met, et soyez dans l’aveuglement tant qu’il voudra. Tout le secret de la conduite de notre intérieur consiste à ne savoir point ce qui s’y passe. C’est assez que Dieu le sache. Il faut mourir à la curiosité et aux enquêtes de notre esprit humain qui veut toujours voir et savoir ce qui se passe en nous. C’est une grande miséricorde quand Dieu nous le cache. Mais c’est une croix bien pesante de vivre dans cet état obscur, plein de confusion et de brouilleries. Continuez à faire votre oraison le temps que vous m’écrivez. Mais faites-là comme si vous ne la faisiez point ; sans avoir soin de remplir votre esprit et votre intérieur, ni de bonnes pensées, ni de bons actes qui vous soient sensibles. Contentez-vous d’être en aveuglement et en froideur, sans aucunement vous bander [vous tendre] ni appliquer. […] La non-oraison est la voie pour l’oraison mystique. C’est une vérité qui trouble tous ceux qui marchent par un autre chemin, mais il faut que chacun suive sa grâce. […]. Pourvu que votre volonté puisse mourir à l’affection de toutes les créatures, et n’avoir de l’amour que pour l’unique plaisir de Dieu, votre oraison non seulement sera bonne, mais excellente. […] Car être en repos, même sans qu’on le sache, est l’oraison qu’il vous faut. Usez de moi en toute liberté, et ne craignez jamais de m’incommoder. Je me recommande à vos saintes prières. Faites votre étude comme vous me le mandez. L’étude qui se fait en conférence est la moins appliquante395.
La Très-Sainte Vierge-Marie est rarement évoquée par Jean de Bernières dans ses lettres. Seules quelques unes d’entre elles y font allusion. Il ne faudrait pourtant pas se méprendre sur cette discrétion. Bernières est assurément un grand dévôt de Marie ! Au cœur du XVIIe la vénération pour la Sainte-Vierge est commune à tous les sujets du royaume. Louis XIII lui a entièrement et officiellement consacré la France par un voeux promulgué le 10 février 1638. À plusieurs reprises, il s’engagea entre 1632 et 1638 à consacrer son royaume à Notre-Dame, si elle lui accordait la grâce d’avoir un héritier pour luii suddéder sur le trône de France. Bernières écrit une lettre à Mechtilde, le 2 février 1643, jour de la fête de la purification de la Très-Sainte-Vierge-Marie. Lettre dans laquelle il exprime avec une profonde intensité sa compréhension du mystère du cœur de la Vierge-Marie unie à son Fils396:
Le sacré-cœur de Marie, la plus sainte, la plus pure de toutes les créatures ne cherche à se purifier que pour s’humilier et non pour se purifier, car il n’y a point de tâches en elle, comme le cœur de Jésus dans la circoncision ne cherchait que le mépris et l’abjection, ayant voulu prendre les marques du pécheur. Ô ! Quel prodigieux abaissement de Marie dans les mystères d’aujourd’hui ! Elle prend ses délices dans l’humiliation des pécheurs avec tant de passion pour les plus grands mépris. Ô ! mépris, que vous êtes donc désirables, puisque vous êtes l’objet des plus tendres affections de Jésus et de Marie397 ! Sans doute que l’amour que l’on a pour vous est un sacrifice d’une agréable odeur devant Dieu et qu’une âme n’est jamais plus en état de lui plaire et de le glorifier que lorsqu’elle a l’amour des humiliations. Il n’y eut jamais deux cœurs plus pleins du divin amour ; il n’y en eut jamais aussi de plus humiliés et de plus anéantis.
En janvier 1651, à une dame placée dans le monde, traversant profonde nuit de la foi, il l’exhorte discrètement à prier avec le chapelet sur un mode contemplatif :
Ne dites point l’office de la Vierge le soir, quelque goût que vous ayez, pour avoir plus de temps à donner à l’oraison mentale. Ne vous dispensez pourtant jamais de votre chapelet, que vous direz avec la disposition que vous aurez eue en votre oraison, c’est à dire, en continuant le repos ou la paix que vous y aurez eue, sans vous tourmenter à prendre de nouvelles pensées, que celles que l’on vous y aura données398.
On sait par ailleurs que Jean de Benières, dont le berceau familial est tout proche, fréquentait souvent le sanctuaire de Notre-Dame-de-la-Délivrande399. On l’y retrouve avec ses amis les plus proches pour y prier et se recontrer sous le regard de la Vierge-Marie. Gaston de Renty, Marie des Vallées, Jean-Eudes étaient fidèles à ces fréquent pélerinages où la mère de Dieu est honorée400. Toutes ces personnes étaient de grands dévôts à la Sainte-Vierge. Saint Jean-Eudes, dans la Vie admirable de Marie des Vallées, écrit :
Un jour, revenant de Notre-Dame-de-la-Délivrande proche de Caen, avec plusieurs personnes tant eclésiastiques que laïques, entre lesquelles étaient madame de Juganville, celui-ci se trouva si lassé et si faible qu’il ne pouvait plus marcher. Dans cette nécessité, la sœur Marie s’adressa à saint Joseph et le pria de leur faire trouver un cheval pour le porter, et tout à l’heure [à l’instant] le maître de l’hôtellerie où ils étaient logés pour lors vint demander s’ils n’avaient point besoin d’un cheval, quoiqu’ils n’en eussent parlé à personne. Ils dirent que oui et il leur en présenta un401.
Il est évident que Jean de Bernières s’inscrit dans le sillage des grands dévôts de la Sainte-Vierge du XVIIe siècle. À la suite de Bérulle, il écrit pendant l’Avent 1645 à mère Mechtilde. Il chante les abaissements du Fils de Dieu dans le sein de la Vierge et dans une étable, avant de mourir en croix :
Ô que peu de personnes pèsent le procédé de Jésus en ce saint temps402 ! Que très peu pénètrent ces saintes dispositions ! Mais que très peu entrent dans une vraie imitation403 ! Ô, ne soyons pas de ce nombre, marchons à grands pas dans la voie de la perte de nous-mêmes. Certainement je crains bien la fidélité. Opérons, nous en savons assez, puisque nous savons que Jésus s’est anéanti dans les entrailles de la Sainte-Vierge, qu’il y est demeuré anéanti neuf mois, qu’il en est sorti le jour de sa naissance, pour accroître ses divins abaissements, dans l’étable de Bethléem, les continuer durant sa vie, et les consumer en sa mort sur la croix, théâtre de tout anéantissement404.
Enfin, la lettre du 15 août 1645 montre la profondeur de sa contemplation du mystère de l’Assomption de Marie dans le ciel :
Que la Sainte-Vierge n’a été élevée en cette triomphante journée que par la communication que Dieu lui a faite d’un petit rayon de sa divine béatitude, qui la rend si heureuse et si glorieuse. Or, recevant cette gloire immense, elle la reçoit si purement, qu’elle ne s’y repose point ; mais seulement en la Source d’où elle dérive. Elle glorifie son Dieu par sa gloire qu’elle lui renvoie toute entière. Sa joie n’est pas de se voir pleine de gloire, mais de savoir Dieu le Dieu de sa gloire, d’être le souverain bien de ses créatures. Quelquefois en l’oraison nous recevons de petits avant-goûts du paradis. Il faut pour lors entrer dans la béatitude du Seigneur qu’il a en soi ; Le reconnaissant notre centre et souverain bien. C’est pour le glorifier dans cette qualité, qu’il nous faut un peu goûter de ces délices du ciel. La fête de la gloire des saints est pour adorer, honorer et glorifier la gloire que Dieu porte en lui-même, et par la représentation que l’Église nous fait alors des joies, du bonheur des saints, monter à la joie et à la béatitude du Seigneur, qui comme un soleil de justice jette un petit rayon de gloire qui glorifie tous les saints, comme des atomes de cristal seraient resplendissants et lumineux dans un rayon de soleil de ce monde. Tous les bienheureux ne sont rien avec toute leur grandeur, leur gloire, en la présence de Dieu qui les rend tous heureux par un petit rayon qui sort de sa divine face. Mais, mon âme, qui est celle-ci qui est belle comme la lune, choisie comme le soleil, et terrible aux démons ? (Ct. 6,10). C’est une pauvre fille d’une maison ruinée de biens temporels ; c’est la femme d’un charpentier ; c’est la mère d’un pendu. Que les jugements de Dieu sont éloignés de ceux des hommes ! Que le procédé de la grâce est opposé à celui du monde ! Sachez que la hauteur de sa gloire se trouve dans la profondeur de la croix et des humiliations. Marie a été la plus misérable, la plus chétive, et la plus crucifiée de toutes les créatures après son fils. Aussi elle est la plus heureuse après lui405.
Henri-Marie Boudon, disciple de Bernières, est lui aussi un grand dévôt de la Vierge. Son ouvrage majeur406 a été loué Bossuet. Louis-Marie Grignon-de-Montfort, le grand chantre de la la dévotion à la Vierge-Marie au XVIIIe siècle, mettra en valeur Henri-Marie Boudon en le présentant à ses lecteurs comme une des grande figures spirituelles mariales de l’histoire de la chrétienté407. L’amour sans limite de Boudon pour la Vierge-Marie a été certainement partagé avec Jean de Bernières même si ce dernier reste discret sur ce sujet dans sa corresopondance.
Une correspondance ignorée entre le père Jean-Chrysostome et Bernières a été imprimée à la fin de l’ouvrage édité à Caen sous le nom de « Divers exercices de piété et de perfection408. » Elle couvre la dernière moitié de la seconde partie de l’ouvrage intitulée « Diversités spirituelles ». Ces lettres, non datées, ont échappé très généralement à l’attention, car un Bernières discret se fait précéder par d’autres dirigé(e)s sans que son nom apparaisse409 et une nouvelle pagination est adoptée410.
C’est un document extraordinaire qui livre l’intimité des rapports entre les deux mystiques. Nous choisissons de placer en fin de notre introduction ces précieux enseignements de Jean-Chrysostome de Saint-Lô collectés par les soins de D. Tronc. Des extraits seront repris par la suite pour éclairer le grand corpus chronologique.
On notera la netteté avec laquelle le père Jean-Chrysostome sait répondre aux questions de Bernières qui sont toujours proches des nôtres. Elles sont le plus souvent très concrètes (ex : que faire de nos biens ?) et hors de toute considération théorique. Bernières n’a pas encore atteint à cette date une pleine maturité intérieure. Il va rapidement surmonter ses hésitations et des scrupules, et sera en cela vivement mené et encouragé par « notre bon père Jean-Chrysostome ». Voici ce dialogue de lettres dont les pièces sont.
Divers exercices de piété et de perfection, cinquième et dernier Traité, contenant un recueil de plusieurs diversités spirituelles du même auteur […]
Autres avis de conduite à diverses personnes. Tant sur l’oraison et contemplation, que sur les pratiques des plus pures vertus chrétiennes, selon l’esprit et la grâce de la perfection évangélique.
Jésus et Marie
Monsieur,
J’ai lu et considéré la vôtre, dont je vous remercie très humblement, car l’honneur de votre souvenir m’est très cher. Quant aux choses de votre âme, dont il vous a plu m’écrire ; voici mon petit sentiment que je soumets à votre meilleur jugement [78]411.
1. Cette vocation à l’oraison vous oblige à une grande pureté d’âme et de vertu, car c’est la raison que le lieu où le Dieu tout Saint veut reposer, et opérer, soit aussi bien pur, ou tendant à la pureté de perfection sans retenue.
2. Cette vue simple et générale de l’immensité Divine, avec la jouissance de votre volonté, est une parfaite contemplation, et qui selon que vous écrivez, paraît purement passive. Prenez garde si dans ce temps votre volonté est opérante, soit par admiration de l’entendement auquel elle se conjoint, soit par amour, par adoration, ou par quelque autre affection ; il n’importe, pourvu qu’il se fasse quelque opération. Ce n’est pas que l’âme ne se trouve quelquefois en cet état, sans pouvoir discerner si elle a opéré, tant elle est passive, et Dieu opère puissamment en elle ; il semble en ce que vous écrivez, que vos puissances soient en ce temps passivement en admiration, et en amour [79] dans les coopérations fort simples, et tout cela est fort bon.
3. Vous avez raison de dire que s’abîmer dans Dieu est autre chose que de s’unir à Dieu, et que vous le sentez ainsi. Sur quoi je vous dirai que selon que vous écrivez, il y a toujours union, mais à raison de l’abondance, votre âme semble passer en une déiformité ; et vous connaîtrez mieux cela dans l’expérience, que je ne vous le saurais expliquer avec la science des livres.
4. Dans l’occasion de vos faiblesses, vous vous défendez, vous abîmant dans l’immensité, sans pratiquer un acte formel de vertu, contraire à l’imperfection ? À quoi je réponds, que cela se peut, et fort bien ; néanmoins il est bon ensuite dans la force de l’âme, de pratiquer tels actes formels de vertu, semblables en quelque façon à celles que vous avez omis, à raison que la perfection consiste en la vertu, et que l’âme y fait progrès par ces pratiques, beaucoup plus que par la pratique [80] susdite.
5. Vous vous étonnez de vos faiblesses au milieu de tant de faveurs ; demeurez pacifique dans cette vue, aimant bien fort l’abjection qui vous en provient ; ensuite humiliez-vous, puis prenez à tâche de pratiquer les vertus contraires à vos défauts, et laissez votre perfection entre les mains du Bon-Dieu, qui manifestement vous chérit et demeure en vous.
Courage, monsieur, votre voie est très bonne ; souvenez-vous de moi pauvre pécheur, environné et chargé de beaucoup d’affaires, etc.
Monsieur,
J’ai lu et considéré vos articles, assurément toutes ces lumières de la beauté d’abjection, tant en Jésus [81] qu’en l’âme du parfait, sont surnaturelles, c’est-à-dire passives, et de la grâce d’oraison. Je vous crois appelé d’une manière particulière, à honorer Jésus-Christ dans ses humiliations, dont la beauté qui vous pénètre, marque une consommation de l’amour de Jésus dans votre âme. Il est bon de cultiver cette vue de la beauté d’abjection, tantôt par la méditation, et tantôt par œuvres.
La vue par laquelle l’âme voit la voie d’abjection et de souffrance, incomparablement plus belle, que celle de douceur et d’amour, est purement surnaturelle, et marque que l’âme passe en un état bien plus parfait, que celui dans lequel elle était auparavant.
Il me semble que votre trait vous attire présentement beaucoup à la passion, qui est la très inscrutable abjection de Jésus. Je suis en lui, etc. [82]
I. Proposition. Je suis souvent dans l’état de douceur et d’amour, et quelques-uns me disent que je ne dois pas faire d’austérités un peu grandes ?
Réponse. Je vous dirai que cette consolation et douceur de votre voie qui reflue sur le cœur, détruit et consomme la force du corps ; et par conséquent tant qu’elle durera, vous avez besoin de nourriture pour réparer la consommation des esprits. Il pourra arriver que cet état passera dans l’opération purement intellectuelle ; l’on a raison de conseiller une grande discrétion en l’austérité, car j’ai remarqué que l’amour qui reflue au cœur vous consomme. [83]
Que faut-il donc faire ? Ayez des secrets d’austérité. 1. Nourrissez-vous, mais regardez ce que vous pourrez faire pour perdre le goût sensuel des viandes. 2. Dormez ce qui est nécessaire avec soumission et mortification. 3. Pratiquez quelques autres austérités du corps externe, comme le cilice et chemise rude, etc. 4. Voyez à ne vous point échauffer le sang ; appliquez-vous aux mortifications intellectuelles, c’est-à-dire de toutes les inclinations naturelles. 5. Cherchez par voie d’austérité à faire vos actions par principe surnaturel et dans le retranchement de la nature : cette mortification est grande et élève l’âme à une très haute pureté et contemplation.
II. Proposition. Je doute si je dois lire des sujets d’oraison, ou si je dois prendre ce que Notre-Seigneur me donne.
Réponse. Il est difficile de conseiller les âmes de votre état sur le sujet de l’oraison, 1. Je vous puis dire néanmoins en général que vous soyez [84] fort libre. 2. Que sans violenter cette liberté, il sera bon en la plupart de vos oraisons d’offrir un sujet à Dieu et ensuite de laisser aller au trait passif. 3. Il importe que vous sachiez qu’il y a des âmes qui parviennent à une telle passivité, qu’elles ne peuvent souffrir aucun sujet, et qu’il y en a d’autres en qui la nature influe beaucoup à l’arrêt du sujet, auquel, encore qu’il soit passif, elles s’attachent. Vous pourrez donc suavement faire réflexion sur ceci.
III. Proposition. Les mouvements de colère ou promptitude auxquels je suis sujet me nuisent à l’oraison, mon âme s’en sentant obscurcie et affaiblie.
Réponse. Ces passions demeurent en vous pour votre humiliation et j’avoue qu’elles empêchent l’union (dont vous parlez) en sa pureté. Ce que vous avez à faire c’est, 1. De les supporter patiemment. 2. De vous obliger à un certain [85] nombre d’actes contraires, et puis les offrir à la Sainte-Vierge, et la supplier d’en faire oblation à Jésus, pour le progrès de votre pureté intérieure.
IV. Proposition. Je crains aussi de m’occuper trop aux bonnes affaires du prochain412.
Réponse. Il est nécessaire d’observer le tempérament des affaires du prochain, car vous avez une double vocation au prochain, et à la contemplation. Il faut donc que vous vous donniez des règles pour opérer en cela purement, et non selon l’esprit de nature ; mon avis est, que vous marquiez autant que faire se pourra les heures de toutes choses. 2. Que vous essayiez doucement, à faire suivre l’idée opérante de votre oraison, dans l’occupation du prochain : je dis doucement, car si telle occupation consommait vos forces, il s’en faudrait divertir par mortification. 3. Tendez à vous défaire prudemment des soins et des charges qui ne sont point affaires de Dieu, et de vous en reposer sur quelqu’un, [86], car vous êtes le premier pauvre auquel il faut faire l’aumône413.
V. Proposition.
De quelle sorte faut-il être fidèle aux vues qu’on reçoit en l’oraison ; par exemple, j’ai une vue que Jésus est en la personne du pauvre, pour y être fidèle ; j’entrerais dans des pensées de rendre des respects extraordinaires au pauvre, comme de lui baiser les pieds à tout moment, etc. j’ai une vue d’abjection ; la fidélité semblerait me porter à des abjections grandes, comme de faire le fol, etc.
Réponse. Je vous dirai, 1. Que la discrétion est la mère des vertus. 2. Que la vue charme et pique par sa beauté la partie intellectuelle de l’âme. 3. En cette opération l’âme doit avec simplicité regarder la volonté divine, pour en faire usage en la susdite vertu de discrétion. 4. Il arrive quelquefois que la vue est si violente, que l’âme perd toute règle, et passe aux excès, ainsi qu’on fait aucuns saints, à quoi il faut résister. Mais hélas ! Quand le grand coup se donne, je ne saurais que vous dire, [87] sinon que les saints ont fait ce que nous lisons. 5. Pour ce qui est de vous résister pour le présent aux actes d’abjection dont vous m’écrivez, contentez-vous de les faire intérieurement : néanmoins pour ce qui est de baiser les pieds des pauvres, je m’y porterais, si votre confesseur ou directeur y consentait.
Je vous rends grâce de la copie de la lettre que vous savez, où je trouve beaucoup de l’Esprit de Dieu. Et puisque votre humilité me demande avis sur l’usage que [Jean de Rocquelay] en doit faire, je vous dirai que c’est une chose bonne et pratiquée de tout temps, de rechercher le secours des bonnes âmes : néanmoins pour faire cela purement, il le faut faire discrètement, et sans curiosité ; car il ne faut pas faire un fond certain de la révélation [Marie des Vallées], et hors les choses qui sont de grande importance, lesquelles nous sommes engagés ; je ne voudrais pas demander la révélation du dessein de Dieu en moi, [88], mais seulement le secours des prières de telles âmes, pour aller avec ferveur à la perfection, et si l’on m’écrivait ce que l’on a écrit à N. je leur recevrais humblement pour m’encourager, m’attachant toujours aux voies ordinaires sans faire un principal fond de telles choses.
I. Proposition. Dites-nous un peu mon cher père, ce que c’est que de vivre sans appui d’aucune des créatures ?
Réponse. Pour arriver à cette pureté dont la lumière vous travaille si profondément ; je tiens que cela se fait par une mort intellectuelle à toutes créatures, que ceux-là seuls savent, qui jouissent de tel état ; c’est une faveur très haute, et très rare à laquelle ils parviennent, et qui à mon avis tient beaucoup de l’infusion surnaturelle. Si vous me demandez, que faut-il faire [89] pour prétendre à cet état ? Je vous dirai qu’il faut passer par trois principaux degrés ou exercices.
1. Par une horreur de vous-même, par la vive vue du double néant qui est en nous, d’être et d’iniquité.
2. Par une très pure désoccupation des créatures.
3. Par une simplicité de conversion à Dieu, ensuite duquel degré l’âme se trouve morte à soi et aux créatures, et vivante en Dieu de la vie de Jésus. C’est de cet état dont parle Saint-Paul quand il dit : vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
J’ajoute que l’oraison en la pureté de vertu sert beaucoup pour parvenir à cet état ; enfin il faut vouloir ce que Dieu veut et tendre à la perfection à la mode de Dieu et non à la nôtre ; mais si tel était sa sainte volonté, je serais bien aise d’être avec vous dans quelque profonde solitude éloignée de toute créature, pour ne vaquer qu’à Dieu seul.
II. Proposition. Comment faut-il faire pour [90] se bien conserver en la présence de Dieu parmi les embarras des affaires ?
Réponse. L’on peut cultiver doucement la présence de Dieu, 1. Par la pureté intérieure. 2. Par le dépouillement intellectuel de tout ce qui n’est point Dieu. 3. Par l’esprit d’oraison. 4. Par les élévations à Dieu, selon le trait de sa grâce, et de sa lumière surnaturelle.
Quant à vous, tâchez de porter votre présence de Dieu en toutes œuvres et en toutes actions ; car par cette voie, votre âme ne se tourmentera pas tant pour le divertissement qui lui viendra du dehors, je dis plus, que par cette pratique, elle se tiendra beaucoup plus purement unie à la volonté divine, et pourra enfin acquérir une vive vue de Dieu en toutes choses, de sorte que les différents états de sa présence lui seront indifférents. [91]
Mon révérend père,
Depuis que je vous ai obéi touchant la sainte communion, je me suis trouvé dans des dispositions bien différentes du passé, car j’étais autrefois dans l’exercice de l’union et de l’amour, je recevais des caresses de Jésus présent en moi, et je prenais aussi la hardiesse de lui en donner414. À présent je ne vois que mon néant, mes péchés passés, mes infidélités présentes, et je demeure quasi toujours dans un profond anéantissement par la connaissance que j’ai pour lors de mon peu de disposition intérieure ; ce qui me donnerait des pensées de ne communier pas si souvent, si ce n’était l’obéissance.
Réponse. Ce sacrement contient l’auteur des grâces, d’où il arrive que ceux qui le reçoivent, en remportent [92] aussi différentes grâces, selon leurs différentes dispositions, et par rapport au dessein de l’auteur qui est présent.
C’est donc le dessein de Jésus, de communiquer à votre âme deux différentes grâces, l’une accroissant sa grâce habituelle, l’autre en la faisant participante de son anéantissement d’une manière admirable. C’est l’époux éternel qui se divertit avec l’âme son épouse, tantôt dans le pur amour, et tantôt dans les souffrances et anéantissements.
L’amour est très excellent, mais en vérité l’anéantissement dans une âme pure, porte avec soi une beauté très singulière, et très ravissante ; et ce d’autant plus que l’âme est unie à Jésus anéanti en croix, lequel anéantissement est renouvelé intérieurement dans le spirituel, par le pur usage du sacrifice et sacrement de l’autel. [93]
Mon révérend père,
Je me suis trouvé depuis quelques semaines dans une grande obscurité intérieure, dans la tristesse, divagation d’esprit, etc.
Ce qui me restait en cet état était la suprême indifférence en la pointe de mon esprit, qui consentait avec paix intellectuelle, à être le plus misérable de tous les hommes et à demeurer dans cet état de misère où j’étais, tant qu’il plaira à Notre-Seigneur.
Réponse. J’ai considéré votre disposition. Sur quoi, mon avis est que cet état de peine vous a été donné pour vous disposer à une plus grande pureté et sainteté intellectuelle par une profonde mort des sens est une véritable séparation des créatures. Je vous conseille durant cet [94] état de peines :
1. De vous appliquer davantage aux bonnes œuvres extérieures qu’à l’oraison,
2. Ayez soin du manger et dormir de votre corps,
3. Faites quelques pèlerinages particulièrement aux églises de la sainte Vierge,
4. Ne violentez pas votre âme pour l’oraison : contentez-vous d’être devant Dieu sans rien faire.
5. Dites souvent de bouche : « je veux à jamais être indifférent à tout état, ô bon Jésus, ô mon Dieu, accomplissez votre sainte volonté en moi », et semblables. Il est bon aussi de prononcer des vérités de la Divinité, comme serait : « Dieu est éternel, Dieu est Tout puissant », et de la sainte Humanité, comme serait : « Jésus a été flagellé, Jésus a été crucifié pour moi et par amour ». Ce que vous ferez encore que vous n’ayez aucun goût en les prononçant, etc.
Et sur un autre point de votre lettre, je vous dis derechef, que vous pouvez, selon mon petit avis, conférer deux fois la semaine avec la personne que vous savez, ou du [95] moins vous le devez faire une fois ; assurez-vous l’un et l’autre, et qu’en cela vous ferez chose de Dieu, et vous devez rejeter les pensées contraires, car j’ai reconnu manifestement que cela profite à vos âmes. Je réponds volontiers aux articles et propositions que vous me faites l’un et l’autre sur vos dispositions, et je vois de plus en plus que c’est la charité de Jésus-Christ qui a uni vos âmes [Mecthilde du Saint-Sacrement].
Vous dites que les conférences que vous avez ensemble vous rendent plus tendre aux moindres imperfections. À quoi je réponds, que quand nous parlons de Dieu, Jésus qui est la sapience et la lumière incréée, est parlant et opérant avec nous, et influe en nous les vues de pureté et sainteté, par rapport à la sienne. Voilà le principe originel de cette lumière.
II. Proposition. Mon âme envisageant un jour Jésus en Croix, pris un grand plaisir, et un goût extraordinaire à voir [96] le spectacle d’un Dieu crucifié, et l’horreur du calvaire lui paraissait d’une beauté admirable. Mon Dieu que de plaisir il y a d’envisager la beauté d’un Dieu mourant pour les hommes ! Je ne puis dire en quoi consiste cette beauté si grande, sinon que c’est Dieu qui meurt pour les hommes ; après cela il m’est très fâcheux d’envisager les plus beaux ouvrages de la nature et de l’art. Tout ce qui se lit n’est pas pour moi de bon goût, si Jésus crucifié n’y est dépeint.
Réponse. Sur cette vue de Jésus crucifié, je dis que c’est une faveur très grande et assez rare, et c’est proprement une vue de la beauté de la Justice, que Dieu homme faisait par sa mort en la Croix : cette beauté ayant pénétré l’âme, l’enflamme au même moment d’un très pur et très violent amour, qui la sépare des créatures, et lui en donne un dégoût inénarrable ; d’où il arrive que cette séparation secrète étant faite, l’âme ne peut trouver dans les créatures rien qui la contente, si elle n’y voit Jésus crucifié, qui est [97] l’unique objet de son amour.
Remarquez que j’ai dit « séparation secrète », d’autant qu’elle se fait par le rayon de la susdite beauté, sans que l’âme l’entende ; de sorte qu’elle demeure même toute étonnée de se voir si éloignée des créatures ; et enfin elle découvre que c’est la beauté de cette justice qui la ravit, d’où il s’allume un feu inénarrable envers Jésus crucifié, le Dieu de sa rédemption.
III. Proposition. Je comprends les principaux attraits que Dieu a donnés à mon âme en ce peu de mots : « Connaître Dieu. Le glorifier. Faire sa volonté. Mourir à Adam. Vivre à Jésus-Christ. Vivre à Dieu, et en Dieu. » Voilà ce me semble les voies par lesquelles Dieu a voulu que je marche, et à quoi il veut que je sois fidèle.
Réponse. Sachez que le plus grand secret pour recevoir les lumières surnaturelles, et pour en faire fruit est,
1. De se vider du péché. 2. De l’affection, et de l’idée des créatures. [98]. 3. D’être bien passif aux traits et émotions de la grâce. L’âme ayant passé ces degrés, elle entre heureusement dans la vie, dans l’union et dans les dispositions de Jésus.
Sur quoi je vous dirai, 1. Qu’elle y entre selon le degré de sa sainteté, ou pureté. 2. Tout ce qui suit dans vos articles, sont les participations en Jésus du spirituel uni et vivant en lui, que l’on peut rapporter et considérer de la manière suivante :
Jésus n’estimait et n’aimait rien que Dieu pour Dieu, et en Dieu, et tout le reste lui était un pur néant. Ainsi le spirituel de cet état va à Dieu dans cette union.
Jésus après Dieu ne voyait rien de plus beau que sa croix, d’où ensuite il n’estimait et n’aimait rien tant qu’elle, dans la très haute vue du décret du Père éternel. Ainsi le spirituel de cet état ne voit rien de beau et n’aime rien tant comme la Croix, les souffrances, l’anéantissement, etc. [99]
Jésus en tous moments se sacrifiait à la pure gloire de Dieu, et ce sacrifice était celui de sa pure vie, en la vue de celui qui devait être consommé sur le calvaire. Ainsi le spirituel de cet état se sacrifie virtuellement ou actuellement en tous les moments de sa vie à la gloire de son Dieu.
Jésus ne voulait vivre, agir, ou penser que pour Dieu. Ainsi fait le spirituel de cet état, autant qu’il est pur, et purement uni et vivant en Jésus. Voilà les effets que j’ai reconnus, et que vous avez décrit dans la déclaration que vous m’avez faite plus au long de vos dispositions passées et présentes. Continuez donc à la bonheur vos fidélités envers un si Bon-Dieu, etc. [100]
Monsieur,
J’ai considéré votre dernière lettre, et je demeure dans mon sentiment l’ayant examiné devant mon Dieu, que dans la grande connaissance que j’ai de vos dispositions intérieures, je me sens obligé de vous dire que votre grâce marque une vocation à la vie contemplative et à la vie active. Je dis plus, non seulement elle marque une telle grande vocation ; mais une très particulière, à la pureté de l’une et de l’autre vie. C’est pourquoi je vous conseille de donner la moitié du jour à la contemplation, et l’autre à l’action. Et afin de répondre à votre grâce, qui certainement vous appelle à la pureté de ces deux vies ; communiez comme je vous ai déjà [101] dit journellement, pour entrer chaque jour en la vie pure de Jésus-Christ, qui sera lui-même contemplatif et actif en vous, dans la pureté de votre grâce : ne manquez pas à cela, car autrement, selon mon petit avis, vous feriez contre le dessein de Dieu. Je tiens que par cette voie vous passerez à une nouvelle lumière qui vous purifiera beaucoup, et vous disposera au dernier état que Dieu semble vous préparer : Bref je ne puis avoir égard aux difficultés que vous m’objectez pour ne pas communier chaque jour, je crois que Dieu ne demande de vous que la fidélité de votre partie supérieure ; supportez patiemment les petits combats des passions dont vous m’écrivez, qui en vous humiliant servent à la pureté de votre justification.
Il est vrai, ô notre cher frère, la pureté d’amour attire à soi ; mais disons plus clairement, que la pureté d’amour de Jésus attirait, [102] s’unissait, et enflammait les pauvres cœurs des pèlerins d’Emmaüs. Ainsi sommes-nous enflammés selon notre disposition, par la communication non seulement de Jésus, mais aussi des saintes âmes, qui sont possédées du pur amour.
3. Quand c’est le temps de prendre le droit chemin de cette pureté d’amour, j’avoue que la suprême nudité fait la grande affaire ; mais ayez encore un peu de patience, l’esprit de Jésus-Christ et sa plénitude de lumière se fera paraître quand il lui plaira. Attendez donc en la vue de la providence, une plus claire manifestation de sa volonté, pour vous dépouiller de vos biens, etc.
Monsieur,
J’ai lu et considéré le rapport de votre oraison ; sur quoi je vous [103] dirai que la lumière m’en a semblé très bonne, très pure, et très parfaite, qui marque par son abondance votre vocation à la vie contemplative.
1. Souvenez-vous que d’autant plus que la lumière monte haut dans la partie intellectuelle, et qu’elle est dégagée de l’imaginative et du sensible, d’autant plus est-elle pure, forte et efficace, tant en ce qui est du recueillement des puissances, qu’en ce qui est de la production de la pureté.
2. Quand vous sentirez disposition à telle lumière, rendez-vous entièrement passif.
3. Souvenez-vous qu’aucune fois cette vue est si forte, qu’au sortir de l’oraison, le spirituel croit n’avoir point affectionné son objet, ce qui n’est pas pourtant, car la volonté ne laisse pas d’avoir la tendance d’amour, mais elle est comme imperceptible, à cause que l’entendement est trop pénétré de la lumière. [104]
4. Enfin, souvenez-vous que dans cet état, il suffit que la lumière soit bonne et opérante ; et il n’importe que l’entendement et la volonté opèrent également, ou qu’une puissance absorbe l’autre ; il faut servir Dieu à sa mode dans telle lumière qui ne dépende point de nous.
5. Vous avez raison de dire que souffrir croix et mépris, et être rempli de Dieu dans la partie supérieure, est un très bon et un admirable état. Sur quoi vous remarquerez, 1. Que tel état est fort conforme à celui de Jésus en sa vie voyagère, d’autant qu’il était plein de Dieu, et souffrant tout ensemble. 2. Que cette plénitude de Dieu ne se doit pas prendre simplement, lorsqu’elle se manifeste en la contemplation par une abondante lumière ; mais encore, en ce que hors le temps de telle jouissance, elle ne laisse pas de séparer l’âme des créatures, et de l’élever à son divin objet par une vif mais secrète tendance d’amour. [105]
6. J’ajoute à ce que je ne vous ai dit plusieurs fois touchant la communion, que le motif de vous en retirer par vue de vous en retirer par vue de votre indignité est fort bon, et provient de la lumière de votre oraison : mais pourtant je crois que par soumission à la direction vous devez passer outre, et communier comme je dis chaque jour. Vous satisferez à cette grâce quand approchant de la sainte table, vous joindrez à la vue de votre indignité la sainte et pure confiance en Jésus, auquel vous vous devez unir par les droits qu’il vous en a donnés en la consommation de tous les saints mystères de notre rédemption. Croyez-moi que Jésus très pur et très saint vous attend à sa divine table, et veut en se donnant à vous sacramentellement, détruire toute la vie d’Adam, et vous communiquez la plénitude de la sienne dans sa pureté, sainteté et force. Prenez donc courage, car je vois votre âme en disposition de se consommer heureusement dans cette [106] vie divine de Jésus. Assurément vous ferez dans cette pratique un progrès incroyable. Ô qu’il il y a bien de la différence entre une âme qui est possédée de cette vie de Jésus et de son très pur Esprit, et de celle qui ne l’est pas.
Vous disiez dans votre écrit, que désormais les peines vous serviraient à faire des sacrifices à la divine majesté cachée, et réellement présente au fond de votre cœur, etc. Sur quoi, je dis que ces lumières que Dieu vous continue sur les souffrances, privations, anéantissements, et mépris de vous-même, marquent que vous êtes appelés à une très pure perfection. Prenez donc courage, et priez ce Bon-Dieu qui vous fait tant de grâces, pour moi qui suis tout plein de misères, etc. [107]
Notre cher frère et ami en Jésus-Christ,
1. Je dirai que je trouve les rapports de vos oraisons très bonnes ; mais à mon avis, votre lumière marque que vous êtes appelé à une vue de Dieu, qui vous arrête dans l’adoration et l’amour, et même qui vous attache et unis dans la jouissance. C’est pourquoi je vous conseillerais de vous y porter, prenant pour sujet de vos oraisons, ou Dieu en soi, ou Dieu en ses perfections, pour l’aimer et adorer, ou passivement, ou activement : passivement quand votre oraison sera passive, ou activement quand il vous est nécessaire d’opérer vous-même. Il y a longtemps que je vois en vous une disposition à une très haute contemplation : j’y trouve votre partie intellectuelle fort propre, et votre [108] grâce marque votre vocation.
2. Votre désir de solitude provient de votre disposition surnaturelle, et sainte vocation à la contemplation ; et à mon avis, cela est entièrement vrai : car c’est l’ordinaire de l’Époux de tirer l’âme son épouse du bruit des créatures, et de la conduire à une solitude très intérieure, et même extérieure, pour lui parler du pur amour. La grâce ne vous attirant pas à une entière solitude extérieure, et vous en demandant une intérieure qui soit très pure, et même aidé de l’extérieure, selon le trait que vous en sentirez intérieurement ; suivez-le, mais ne pensez point présentement à d’autre état, que celui dans lequel la divine providence vous a mis.
3. Vous avez une grâce qui vous porte au mépris des choses temporelles, et ouvre le chemin à quelque chose de plus parfait ; mais ayez encore un peu de patience, et gardez encore la seigneurie415, et l’usage [109] de votre temporel ; le temps viendra que l’on vous dira ce qu’il faudra faire.
Proposition. Quelques personnes veulent m’inquiéter pour mon bien temporel, et cela me voudrait occuper l’esprit, si je ne me prenais garde, et me divertir de l’union assez continuelle que j’ai avec mon Dieu, et plus ce me semble qu’à l’ordinaire : mais aussi en continuant mon application à mon divin objet, je souffrirai les pertes, 1. Le paiement d’une somme considérable. 2. Une notable perte sur la vente d’un bien dont je voudrais défaire. 3. Et ne trouvant point à qui le vendre, j’aurais la confusion qu’ayant du bien, on le verra déchoir comme par ma [110] faute. 4. Que si je m’occupe à cela, je serai dans une continuelle distraction, avec des procès, et des affaires nouvelles, etc.
Réponse. Ayant considéré ce que dessus, je vous dirai que celui-là est très heureux qui est très pauvre. Vous voyez en cette histoire, combien il est difficile de garder la paix parmi les mondains ; à mon avis, vous devez tendre à rendre ce bien même avec perte, cherchant néanmoins occasion de faire affaire. Souvenez-vous qu’en faisons cette perte, vous vous ferez l’aumône, comme étant le premier pauvre que Jésus vous recommande. Je dis que vous devez tendre, car vous ne devez rien précipiter, et il faut éviter la perte notable, et les inconvénients tant que faire se pourra.
Proposition. Voici mes mouvements et résolutions présentes, 1. Souffrir les infidélités de ceux qui agissent contre moi sans me plaindre. 2. Payer plutôt que de m’embarrasser à des procès, etc.
Réponse. C’est l’esprit de Jésus-Christ [111] que vous souffriez et payiez, pourvu qu’en cela vous ne fassiez point de tort à ceux qui sont adjoints, qui se voudraient défendre, car autrement comme ils sont dans la justice, vous ne devez pas les abandonner.
Proposition. Pour l’exécution de tout cela, je me servirai de l’amour de l’abjection, de la pauvreté et du mépris, car il me semble que Dieu veut tout cela de moi, et que pourvu que j’aie de quoi vivre, je dois négliger tout le reste. Et puis dans l’état où il semble que Dieu me veut, dans le bonheur que j’ai de communier si souvent, et d’être attiré à la contemplation ; je dois souffrir d’être réduit à peu de bien et peu d’honneur, quoiqu’il semble que l’un et l’autre servent de quelque chose pour le prochain. Dieu vaut bien les pauvres, dis-je souvent en moi-même ; toute ma félicité est de vaquer à lui. Donnez-moi s’il vous plaît réponse sur ces choses, de peur que mon âme dans le doute ne commette quelque infidélité, ou n’agisse pas conformément au dessein de Dieu sur moi, lequel je [112] désire suivre à quelque prix que ce soit.
Réponse. Je dis que le fidèle amant doit être pauvre à pauvre ; méprisé à méprisé avec Jésus. 2. celui qui communie tous les jours est souvent tourmenté de la douce odeur de Jésus, pauvre et souffrant. 3. Vous êtes pauvre d’esprit, et il ne faut rien faire sans direction en ce qui est de votre temporel. 4. Peut-être que Dieu vous fera un jour la grâce d’être très pauvre, ou du moins d’aspirer fortement et ardemment à cette très haute et très pure pauvreté. 5. Je vous estimerais très heureux si vous étiez réduit à une extrême pauvreté, et très profond mépris, même en votre ville. Jésus ne voit rien de plus beau après la divinité que le mépris, et la pauvreté de la croix. Je conçois le trait de votre grâce très haut, et capable d’un grand mépris, et d’une grande pauvreté ; ne faites rien néanmoins sans conseil. Quant à moi je vous trouverais très propre à faire un parfait pauvre, et un [113] parfait méprisé. Le sieur Bardon416 quitta tous ses biens, et demeura au milieu de ses parents mendiant et méprisé, sans s’être réservé un double, d’où ensuite il entra dans une pure communication avec Jésus-Christ. Voilà mes petites réponses que je soumets aux meilleurs amis des serviteurs de Dieu. Ne précipitez rien ; je crois que Dieu vous donnera lui-même lumière des voies, par lesquelles il vous veut conduire.
Notre très cher frère en Jésus-Christ,
Je prévois que vous pourrez être fortement tiré et occupé de l’esprit d’oraison, d’où je vous souhaiterais un lieu favorable, pour votre vacation et pour votre santé. Je crois néanmoins que vous avez fait en ce rencontre d’affaire dont vous m’avez écrit, ce que vous deviez pour rendre gloire à Dieu. [114] je vous conseille de continuer à condescendre à monsieur [Jean-Eudes] quittant pour cet effet votre propre intérêt, et de contribuer autant que vous pourrez de votre temporel pour l’assister [dans ses projets de fondation]. Je vois ce me semble au travers de cette affaire un secret de providence qui m’est inexplicable. Ô notre cher frère ! Vous devez regarder tout votre bien comme hors de vous, et comme déjà appartenant à la disposition du Bon-Dieu, qui fera paraître sa volonté dans le sujet qui se présente. Je souhaiterais donc par esprit de perfection, que comme vrai pauvre, vous suivissiez cette divine providence, acquiesçant à l’occasion qui se présente.
Quand est du total du bien [pour ce qui est de la totalité de vos biens] je ne suis pas d’avis que présentement vous vous en dépouilliez, mais je souhaiterais que vous tinssiez toutes choses en état, à la réserve de ce que vous céderez à [Jean-Eudes] tant pour l’affaire dont il est question, que d’autres semblables. Je crois que quand [115] le Bon-Dieu voudra que vous en usiez autrement, il le vous fera connaître, et vous y suivrez la perfection ; j’estime fort la suprême pauvreté de celui qui est vrai pauvre avec Jésus-Christ pauvre. Il faut donc pour bien faire que vous pratiquiez cette suprême pauvreté, non à votre mode, mais dans la conduite de Dieu ; ce que vous ferez retenant présentement votre bien pour le distribuer aux pauvres ; et faisant dans un autre temps ce qui vous sera conseillé pour accomplir la volonté de Dieu.
Monsieur,
J’ai considéré vos lettres sur le sujet que vous savez. Toutes les affaires spirituelles doivent être pratiquées en esprit de patience et [116] de discrétion, selon les ouvertures faciles et raisonnables que la providence nous présente, autrement elles ne rendraient point le fruit de bénédiction.
Quant à vous je vois clairement que votre âme avance beaucoup dans la lumière, et dans la pratique ; prenez courage, allez votre train ordinaire, suivez la divine providence dans les ouvertures qu’elle vous donnera : jusqu’à présent elle vous a traité très amoureusement, et vous avez obligation de vous abandonner à sa divine conduite. Communiez tous les jours, pratiquez les bonnes vertus, donnez la moitié du jour à l’oraison et l’autre moitié aux œuvres de piété et charité ; continuez vos conférences avec N. voilà assurément ce que vous devez faire présentement.
Quant à vos désirs d’austérité, je vous dirai que la discrétion est la mère des vertus. L’on a raison de vous retenir, car vous êtes faible de corps, et d’ailleurs j’ai remarqué [117] que l’oraison le doit aussi affaiblir.
Toute la perfection consiste à faire la volonté de Dieu, que nous accomplissons en nous soumettant à la direction. Je suis d’avis qu’en ce point nous nous conformions à l’esprit de sainte Thérèse, qui conseillait les austérités discrètes, et réprouvait les excessives. Vous avez raison de dire que la pureté de vertu, de mortification, et d’oraison, ne se trouve jamais dans une âme corporelle et sensuelle. C’est pourquoi il est bon qu’avec l’avis de N. vous vous serviez de quelques instruments de pénitence, pourvu qu’ils ne soient point excessifs. Il est bon aussi que vous régliez avec cette même personne les mortifications des sens, et particulièrement sur le sujet de la sobriété. Prenez le nécessaire avec humilité et obéissance, et vous verrez que Dieu tout bon sanctifiera votre travail.
J’avoue que le spirituel doit être passif à toutes peines et toutes souffrances pour ses péchés, envers le Père éternel en l’union de Jésus-Christ qui lui a donné l’exemple ; mais aussi faut-il nier qu’il se doive appliquer telles peines ou austérités par esprit propriétaire ; car ainsi faisant il serait actif dans l’amour-propre, et non passif dans la volonté divine.
Proposition. Je n’aime point les répugnances ni les sentiments de la nature, ni les combats intérieurs ; parce que ces choses occupent mon âme, et lui ôtent la vue et la jouissance de Dieu, la contraignant de venir apaiser le trouble de la partie inférieure, et durant qu’elle est ainsi aux mains avec ses passions, elle est désoccupée de Dieu. Voilà pourquoi je voudrais que ma nature fût entièrement morte. [119] L’on me dit que c’est là un état de souffrance, et que comme tel il est aimable : je l’avoue ; mais mon intérieur va présentement droit à la vue de Dieu. Comment faut-il que je me comporte dans cet état de répugnance ? Tâcherai-je de m’en défaire ?
Réponse. Il y aurait bien des choses à dire sur cette question. Voici en abrégé mon sentiment.
1. Il est difficile au spirituel qui se sent attiré à la contemplation de se défaire de tout ce qui l’empêche de suivre son trait et sa grâce : s’il est néanmoins religieux, ou employé en des affaires d’obligation pour la gloire de Dieu, il ne faudra rien faire sans l’avis du directeur.
2. Le spirituel libre se sentant tiré fortement, doit en bref tendre à se défaire de tout ce qui l’empêche, à la réserve de quelque emploi qui pourrait être beaucoup à la gloire de Dieu. Quand l’âme est dans la vue d’oraison, elle ne peut rien souffrir qui la divertisse ; c’est pourquoi [120], si je me pouvais défaire de tout ce qui m’empêcherait la jouissance de mon trait surnaturel et de ma grâce, je le ferai. Et ce n’est point refuser la croix que d’entrer dans telles pratiques ; au contraire, c’est suivre la volonté divine, qui se manifeste par la vocation et par la disposition de l’âme.
Proposition.
1. J’ai eu des vues ou sentiments de mon extrême indignité, et combien je mérite d’être dans la privation de toutes les vues de Dieu et de ses perfections, et que pour peu qu’il m’en veuille donner, c’est infiniment au-dessus de ce que je suis digne.
2. De plus, j’ai été occupé en l’oraison de la vue que Dieu renfermé dans soi-même possède une joie infinie, qui le ravit en la vue de ses perfections, et qu’il est toujours jouissant d’une félicité infinie : ma volonté en cet état entra en la joie de son Seigneur, et était passivement joyeuse, goûtant avec plaisir en Dieu la félicité de Dieu, en sorte qu’elle ne pouvait comprendre comment elle pourrait être mécontente qu’il lui arrivât, [121] puisque le Seigneur était si content ; et m’oubliant moi-même, je ne faisais point de réflexion sur ce qui m’arriverait si j’étais malheureux même dans l’Éternité, comme autant de temps dérobé à la complaisance que je dois avoir du bonheur de Dieu.
3. Un jour après la sainte communion considérant mon indignité, j’avais quelque affliction de voir Jésus si mal logé ; je ne savais où le recevoir, puisque je me voyais tout plein d’imperfections. Dans cette peine il me vint en l’esprit que le soleil entrant dans un cachot puant, y était reçu plus dans sa propre gloire et ses propres lumières, que dans le cachot même. Ainsi avec amour et complaisance, je regardais Jésus dans sa propre gloire parmi mes misères.
Réponse. Le sentiment de votre indignité qui provient de la vue de Dieu est merveilleusement efficace, 1. D’autant que le spirituel se voit dans Dieu, qui est la vérité suressentielle. 2. Quand l’âme profite en la pureté de vertu, elle entre dans la contemplation par les vues secrètes [122] et hautes de Dieu. Je dis plus, que comme ce divin Époux vit de sa divine Essence, et de ses divines beautés et perfections, ainsi cette âme en vit elle par pure contemplation et par pur amour : la lumière du 3e chiffre [3e point] est excellente. Ô qu’il est bien vrai que Jésus nous communiant de la pureté de sa sainte humanité et divinité, règne dans ses gloires de miséricorde et d’amour.
Proposition. Il me semble que la raison pourquoi nous avançons si peu dans les voies de Dieu et de la sainte perfection ; c’est que nous ne suivons pas avec courage et fidélité les mouvements de Dieu ; nous nous laissons vaincre aux difficultés provenantes de la nature, du monde, des amis, en mille terreurs paniques que nos imaginations forgent. Il faut marcher avec vitesse et générosité ; les lâches n’auront point de part à la perfection, etc.
Réponse. Le spirituel est dans un continuel combat, la nature se veut tout approprier dans ses inclinations et parmi les créatures. La [123] grâce au contraire s’efforce de la dépouiller et de la transformer en Jésus, par sa vertu, et par son esprit, d’où il arrive que la pauvre âme se laissant tirer à la grâce devient spirituelle, pure et indépendante de la chair ; ensuite de quoi elle est susceptible des véritables lumières et motions divines, desquels étant mue et illuminée, elle s’élève au-dessus de soi-même pour s’unir à son divin original et éternel principe, dans lequel elle se perd et s’abîme ne vivant que pour son amour, tant parmi les jouissances que par les croix ; soyez fidèle à cela, ô qu’il est important et admirable !
Proposition. Je me sens toujours porté à une plus grande retraite et solitude, et à vivre plus frugalement et austèrement, car sans doute je dois dénier à ma nature toutes les sensualités du boire et du manger, prenant simplement ce qui est nécessaire pour vivre. Et il ne faut pas s’étonner si la nature se plaint un peu au commencement ; elle ne peut mourir plus [124] glorieusement ni avec plus de complaisance pour Dieu que la pénitence. À quoi sert de conserver la vie si délicatement ; aimons l’austérité modérée et approuvée par nos directeurs.
2. Une âme qui aime l’embarras et la trop grande action, ne goûtera jamais la douceur de la solitude, ni le doux départ des créatures.
3. Une âme de grandeur et de richesse n’aura jamais grande union avec Jésus abject et pauvre ; et c’est pourtant cette abjection et pauvreté qu’il a chérie toute sa vie.
4. Une âme qui veut aller bien avant dans la contemplation doit aller bien avant dans les croix.
5. Les états par lesquelles Dieu fait passer l’âme, sont de jouissance, de croix et d’épreuve : il faut les aimer tous également, et demeurer paisiblement dans les privations.
6. C’est une chose pitoyable de ce que nous n’avons que des yeux de chair, ne comprenant pas le sens des affaires intérieures et éternelles.
7. Je veux plus aller aux festins, [125] je me retirerai peu à peu des compagnies et conversations, sinon précisément dans les temps qui sont pour l’action, c’est-à-dire pour négocier simplement les affaires de Dieu et non les nôtres, que nous commettrons à quelque autre.
Réponse. Toutes ces résolutions ne peuvent provenir que de la grâce, qui combat la nature et veut élever l’âme au-dessus de ce qui est corporel et sensuel ; sur quoi vous remarquerez que cet esprit de pénitence introduit par la grâce est merveilleusement efficace quand il est bien établi, d’autant qu’il ferme les avenues à toutes les charnalités et sensualités, et retire la partie intellectuelle tout à Dieu dans lequel seul elle peut prendre son plaisir. Le mondain et sensuel n’entrera jamais dans ce bienheureux état, et ordinairement le spirituel n’y saurait parvenir, qu’après beaucoup de combats et de victoires.
Proposition. J’ai eu des lumières et sentiments que la croix est la souveraine félicité et béatitude des chrétiens en la terre [126] ; de sorte que si l’âme se jette entre les mains du Père éternel, il la traitera comme il a traité son Fils unique, il prendra ses complaisances à la crucifier. Si elle se jette entre les bras du Fils, il la traitera comme son Père l’a traité, et la mettra en la croix avec lui. Si elle s’adresse au Saint-Esprit, il lui donnera des mouvements de croix et de souffrance. Si à la Sainte-Vierge, elle croira beaucoup favoriser cette âme de la conduire sur le calvaire, et lui obtenir de son cher Fils part à ses douleurs et à ses mépris. Si elle prie les saints de lui obtenir quelque grâce ; aussitôt, ils la chargeront de la croix sur les épaules, afin que cette âme soit de la suite Jésus crucifié comme ils ont été, et qu’elle participe à la source de bonheur, gloire et grandeur. Enfin l’âme ne trouvera personne dans le ciel qui ne lui procure la croix.
Réponse. Autant que le spirituel est mort aux créatures, autant entre-t-il dans l’union intime de son Dieu, et autant est-il capable d’être mû des personnes divines, qui opèrent [127] grâce, amour et perfection dans le fond de son âme, et dans les facultés intellectuelles, la croix étant le vrai moyen d’arriver à cette pure et entière union.
Proposition. Mon révérend père, depuis l’avis que vous m’avez donné, que c’est l’ordre de Dieu présentement sur moi que je fasse ce que vous savez, je m’y attache et m’y emploie avec paix et tranquillité, nourrissant mon âme de la vue et de l’ordre de Dieu, qui me charme et me soutient. C’est dans cet ordre que je prends un paisible repos, continuant mes exercices ordinaires de communions, oraison, etc. Sans y vouloir manquer. Et quand il se présente quelque accident fâcheux je dis en moi [128] même : voici le temps favorable de faire les actions d’un vrai chrétien ; si nous sommes fidèles servons Dieu à sa mode et non à la nôtre, etc.
Réponse. L’indifférence pure à tout état est la sanctification du spirituel : soyez donc passif à cette nouvelle conduite de la providence, vous ne sauriez faillir puisque c’est l’ordre qu’on vous donne. Cet état produit, et produira de petites amertumes pour votre purgation intérieure ; prenez courage, soyez pur et saint dans cette voie, la grâce de Jésus-Christ ne vous manquera pas, et c’est elle qui produit en vous les lumières que marquent votre écrit. Cependant, espérez le temps de solitude et d’amour. Il viendra notre cher frère non à votre mode, mais à celle du Bon-Dieu.
Proposition. Comment ferais-je pour être toujours attentif à Dieu, et aux affaires ? etc.
Réponse. Ô cher frère ! Vous ferez comme Jésus-Christ, qui souffrait tant de si douloureuses [129] privations pour vous et par amour : ainsi souffrez celles de votre état présent. 2. Tendez à l’union intime, cherchant en toutes vos actions ce qui sera de la plus grande gloire de Dieu. 3. Tendez à faire court (discrètement) dans les affaires, afin que dans de certaines heures vous entriez seul à seul, fidèle à fidèle dans votre solitude, avec ce très cher et très pur époux de votre âme, qui vous y attend.
Proposition. Ce qui me soutient beaucoup, c’est l’amour de la pauvreté et du mépris. Voilà pourquoi je m’attache fort à cause de mon état, à méditer les états humains de Jésus en ses mystères, etc.
Réponse. Tenez ferme sur ces fondements, sur lesquels Jésus-Christ a édifié, et édifiera jusqu’à la fin des siècles la perfection de ses chers amants. Quand la grâce opère telles lumières, il importe extrêmement de lui coopérer dans la fidélité des petites œuvres qui se présentent : Ces souhaits et amours, pour la pauvreté et le mépris, marquent que votre grâce vient du cœur de Jésus-Christ, puisqu’elle opère en vous ces sentiments et dispositions.
Le spirituel n’ayant autre centre que Dieu aimable, et Jésus méprisé et souffrant, il n’aime que les dispositions d’icelui, et la consommation dans le sein éternel de celui-là.
Quant au désir de solitude,
1. Soyez très solitaire intérieurement, ne souffrant rien dans votre partie intellectuelle que l’union divine.
2. Divisez votre temps, et tendez de ne vous donner aux affaires que par nécessité, prenant tout le temps qu’il vous sera possible pour la solitude de l’oratoire. Ô cher frère ! Peu de spirituels se défendent du superflu des affaires. Ô que le diable en trompe sous des prétextes spécieux, et même de vertu.
Proposition. J’appréhende un peu quelques occupations et affaires qu’il faut que je fasse, comme des sujets de grande distraction ; mais je me console de ce que [131] j’aurai à y souffrir, tant des infirmités du corps, que des mortifications de n’être pas habile et propre aux affaires.
Réponse. Le spirituel étant dans l’union divine, c’est-à-dire un à un, avec le Dieu de son amour, il gémit dans les affaires, après le centre de son amour, duquel il ne veut et ne peut se divertir que pour honorer l’amour souffrant parmi les croix et les mépris. J’ai considéré vos dispositions, qui marquent le progrès de votre chère âme ; prenez courage, le Bon-Dieu bénit en vous sa sainte grâce.
Proposition. Comment doit-on conseiller les âmes sur la passiveté d’oraison ; les y faut-il porter, et quand faut-il qu’elles y entrent, et qu’elles en sont les dangers ? [132]
Réponse. Ordinairement le spirituel ne doit pas prévenir la passiveté. Je dis ordinairement, d’autant que s’il travaille fortement, il pourrait demeurer quelque peu de temps sans agir, s’exposant à la grâce et à la lumière, et éprouver de fois à autre si telle pauvreté lui réussit. Benoît de Canfield, en son Traité de la volonté Divine417, est de cet avis. Je crois néanmoins que celui qui s’en servira doit être discret et fidèle. 2. Le spirituel lâche qui s’expose indiscrètement à la lumière passive, se répand dans l’oisiveté, et dans la distraction, et quelquefois s’il est faible de cerveau, il s’expose à l’illusion.
Proposition. J’ai su de vous quelque chose touchant les communions fréquentes, ce qui me fait vous demander comment on s’y doit disposer en esprit d’oraison, lorsqu’on a des affaires.
Réponse.
1.Le spirituel ayant des affaires, s’il en est désoccupé dans l’affection, et qu’il les conduise par principe de vue de Dieu, il se doit contenter [133] du peu de temps que la Divine providence lui donne.
2. Plusieurs se flattent dans les affaires, et ne tendent pas assez fidèlement à ménager du temps pour l’intérieur.
3. La communion indévote contriste Jésus-Christ.
Proposition. Comment peut-on faire suivre l’idée opérante de son oraison dans l’occupation du prochain ?
Réponse. Cela doit être différent selon les diverses dispositions naturelles, et surnaturelles des âmes, lesquelles doivent suivre pour présence de Dieu, ce qui paraît plus propre en leur état, sans s’attacher à l’objet de leur oraison. L’âme sera en un temps pénétrée d’une vérité ou objet, et en un autre temps d’une autre vérité et d’un autre objet, en cela il faut observer la liberté d’esprit. L’on peut donc garder l’idée opérante de l’oraison, dans quelques sentiments faciles, et dans les résolutions ; si l’objet de l’oraison vous presse de sa lumière, suivez-le, et faites usage d’amour avec discrétion.
Monsieur,
Jésus soit notre lumière.
Les grâces des âmes, et la vocation à la sainte perfection sont très différentes ; il importe extrêmement au spirituel de bien examiner à quel état et à quel degré sa grâce paraît ; le conduire autrement n’étant pas passif à la conduite divine, il avance très peu, et demeure dans un centre qui n’est pas conforme au dessein de Dieu. Il faut que le feu se retire à sa sphère, l’air à la sienne, et la terre et l’eau à la leur. Et si le feu voulait se loger dans le centre de la terre, ce serait un désordre répugnant au dessein de la divinité. Ainsi en va-t-il du spirituel, car s’il paraît par sa grâce être destiné à rendre et demeurer dans un centre élevé de perfection, il fait contre le [135] dessein de Dieu de s’arrêter dans celui qui est bas, terrestre et imparfait.
Je vous ai toujours dit que vous n’étiez pas dans le centre de votre grâce, et de votre perfection, et que votre vocation vous appelait à un état beaucoup plus pur et parfait. Votre grâce va principalement à la contemplation, à laquelle pour soulager votre corps, vous pourrez joindre un peu d’action.
2. La grâce vous appelle à la parfaite et pure conformité des différents états et dispositions de Jésus-Christ, et j’ai reconnu cela très clairement, tant par vos dispositions précédentes, que par celles que vous m’avez communiquées depuis peu encore.
Pour donc correspondre parfaitement à la conduite divine, mon avis serait que vous entrassiez dans l’exécution des propositions que vous m’avez faites ; mais il faut que cela se fasse d’une manière bien pure, et conforme aux dispositions de Jésus-Christ, et cela est très facile à faire ; et je crois que vous n’aurez aucun repos que vous n’en usiez de la sorte, parce que vous ne seriez pas dans le centre de votre grâce.
Comme donc j’ai bien étudié votre grâce, et vos dispositions, je vous dis assurément que Dieu tout bon vous veut pauvre évangélique, en la manière qui vous a déjà été prescrite ; vous devez y tendre et travailler ; et cependant, souvenez-vous que le diable est bien rusé pour empêcher la pureté de perfection d’une âme.
Àdieu, cher frère,voici le temps d’aimer du pur amour, ne tardez plus. Ce pur amour ne se peut trouver que dans le cœur évangélique très pauvre sans réserve.
Dieu. Jésus. Marie. amour. Croix. Pureté. Amen418.
Nous avons choisi un classement par ordre chronologique des lettres et des maximes. Les rares éditions du XVIIe siècle avait adopté le classement par ordre thématique selon les trois étapes successives de la vie spirituelle. Ce choix nous a permis de mieux apprécier l’évolution intérieure de l’âme de Jean de Bernières au cours de son histoire personelle. On constate ainsi le passage d’un ascétisme des plus riguoureux et scrupuleux à l’abandon d’une âme progressivement unifiée et transformée en Dieu.
Les Œuvres Spirituelles de Monsieur de Bernières Louvigny, ou conduite assurée pour ceux qui tendent à la perfection. Seconde partie, contenant les Lettres qui font voir la pratique des Maximes. À Rouen, De l’imprimerie de Bonaventure Le Brun, Imprimeur-Libraire, dans la cour du Palais, M. DC. LXXVIII., avec Approbations. [Source utilisée pour les Lettres].
Les Œuvres Spirituelles de Monsieur de Bernières Louvigny, ou conduite assurée pour ceux qui tendent à la perfection. Divisée en deux parties. La Première contient des Maximes pour l’établissement des trois états de la vie chrétienne. La seconde contient les Lettres qui font voir la pratique des Maximes. Sur l’imprimé, à Paris, Chez la Veuve d’Edme Martin, rue S. Jacques au Soleil d’or, & au sacrifice d’Abel. M.DC. LXXVIII., avec Approbations. [Source utilisée pour les Maximes].
En complément, figurent des lettres conservées par l’institut des bénédictines du Saint-Sacrement fondé par mère Mechtilde. Leur origine est précisée pour chaque pièce. Leur grand intérêt est de rétablir le dialogue, très exceptionnel entre deux mystiques, à savoir : Jean de Bernières et Mechtilde de Bar.
R.P. Chrysostome de Saint-Lô, capucin, Divers exercices de piété et de perfection, Composés par un Religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des Âmes, à Caen, Chez Adam Cavelier, 1654.
§
Les exemplaires des Lettres et des Maximes sont rares, en proportion de ceux de multiples éditions du Chrétien Intérieur. Nous avons utilisé les deux tomes appartenant aux archives du premier carmel de Paris. Suite à la fermeture du carmel de Clamart, successeur dépositaire du premier carmel, ces tomes sont préservés chez les carmes d’Avon. Le monastère des bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen nous a généreusement ouvert ses portes, ce qui a permis d’ajouter aux sources imprimées des copies de lettres préservées au sein de l’institut fondé par mère Mechtilde. Nous remercions dom Joël Letellier pour le partage de transcriptions mectildiennes. Enfin de nombreux « parallèles » figurent au sein du Chrétien Intérieur, ouvrage qui a été bâti à partir d’une partie disparue de la correspondance. Ils sont ici livrés en notes sous forme d’extraits. Enfin, nous remercions les pères Eudistes de Paris qui ont permis d’avoir accès aux travaux du père Berthelot du Chesnay. En raison de son décès prématuré, il n’a pu terminer une thèse sur Jean de Bernières de Louvigny qui était très prometteuse.
Nous avons eu aussi recours aux travaux de Maurice Souriau, Raoul Heurtevent et Laurent Luypert. Ils sont cités avec de nombreuses autres sources dans Œuvres mystiques I L’intérieur Chrétien […], Éditions du Carmel, « Sources Mystiques », 2011, et dans Rencontres autour de Jean de Bernières 1602-1659, Parole et Silence, « Mectildiana », 2013.
Le Chrétien Intérieur, ou La conformité Intérieure que doivent avoir les chrétiens avec Jésus-Christ. Divisé en huit Livres, qui contiennent des sentiments tous divins tirés des Écrits d’un grand Serviteur de Dieu de notre siècle, augmenté des Pensées de M. de Bernières Louvigny, Paris, la Veuve d’Edme Martin, 1676.
1602 naissance de Jean de Bernières.
1631 début de la construction du couvent des ursulines de Caen. Jourdaine de Bernières (1596-1670) en sera la supérieure en alternance avec Michelle Mangon.
Épidémie à Caen, Jean-Eudes (1601-1680) vit dans son tonneau.
Jean de Bernières reprend la charge de son père comme Grand-Trésorier de Caen qu’il assurera jusqu’en 1653.
1634 Jean de Bernières et Jean-Eudes fondent une maison pour les filles repenties.
1638 début de correspondance, perdue, avec l’ursuline Marie de l’Incarnation (1599-1672) à Tours.
1639 Jean de Bernières accompagne Mme de la Peltrie et Marie de l’Incarnation. Après un passage à Paris, elles s’embarquent le 4 mai de Dieppe vers la Nouvelle-France.
1644 à 1646 Jean-Eudes persécuté est aidé par le « chrétien parfait » Gaston de Renty (1611-1649).
1646 Décès de « notre bon père Jean-Chrysostome », Jean-Chrysostome de Saint-Lô, du Tiers Ordre régulier franciscain. Début de la construction de l’Ermitage de Caen, achevée trois ans plus tard.
1647 Jean de Bernières en voyage à Rouen où se trouve Mechtilde (1614-1698). Il voyage parfois ailleurs durant les années suivantes.
1649 Décès de Gaston de Renty le 24 avril. Jean de Bernières prend la direction de la Compagnie-du-Saint-Sacrement de Caen.
1652 Guerre civile à Paris.
1655 Établissement de la « maison de charité » de la Compagnie-du-Saint-Sacrement de Caen. Jean-Eudes note les « dits » de « sœur Marie » ou la « sainte de Coutances » [Marie des Vallées], lors de séjours à Coutances. Il est en compagnie de Bernières et d’autres. Le futur évêque de Québec Laval à l’Ermitage (François de Montmorency-Laval, 1623-1708).
1656 Décès de Marie des Vallées. Conflit avec des jansénistes ; conflit entre les membres de l’Ermitage et l’Oratoire jansénisant.
1658 Du Four à la porte du couvent des Ursulines.
1659 Décès de Jean de Bernières-Louvigny le 3 mai.
1660 Pamphlet de Du Four ; interdiction jetée sur le couvent des Ursulines.
1689 Le Chrétien Intérieur, traduit en italien, est condamné.
1692 Les Œuvres Spirituelles, traduites en italien, sont condamnées.
Dans les écrits de Jean de Bernières, nous avons dénombré 349 maximes pour 224 lettres. Les lettres constituent la plus grande étendue textuelle même s’il en va différemment en nombre de pièces. La moyenne des échanges s’établit à 13 lettres par an entre 1643, année de la rencontre entre Jean de Benières et Mechtilde du Saint-Sacrement, et 1659.
Bernières écrit avec abondance en 1645 et 1646 soit peu après leur rencontre. Il dirige mère Mechtilde après le trépas du père Jean-Chrysostome de Saint-Lô le 26 mars 1646.
Leur correspondance s’intensifie en 1653, année remarquable où Bernières écrit 27 lettres ; elle se poursuit en 1654. Bernières intervient ainsi peu avant la grande crise mystique que doit vivre mère Mechtilde.
Enfin, leur correspondance reprend de 1657 à 1659 sur un mode paisible lorsque mère Mechtilde devient la confidente des dernières années de Jean de Bernières-Louvigny.
Toutes les maximes et les lettres sont précédées par un sigle, une date et un titre. Nous donnons ici l’explication de notre choix arbitraire.
Maximes
M : Maxime.
M 1 : vie purgative.
M 2 : vie illuminative.
M 3 : vie unitive.
Ex : « Janvier 1641 M 1, 27 » = Maxime 27e de la vie purgative.
Lettres
L : Lettre.
L 1 : Lettre vie purgative.
L 2 : Lettre vie illuminative.
L 3 : Lettre vie unitive.
Ex. : 15 août 1645 L 2, 38 : 38ème lettre, datée du 15 août 1645, tirée des lettres sur la vie illuminative.
La correspondance passive de Mechtilde du Saint-Sacrement a été inclue par nos soins dans la correspondance de Jean de Bernières. Elle permet de mieux comprendre le contexte dans lequel ce dernier a rédigé sa correspondance. Mechtilde a eu une longue vie de fondatrice dont on ne perçoit ici que son début mystique. Son plein épanouissement suivra une crise intérieure à la mort de Bernières. Appelée à fonder un nouvel institut religieux, à savoir les bénédictines du Saint-Sacrement, elle a besoin de l’aide de Jean de Bernières pour épanouir son âme mystique mais débutante. Sa pleine maturité spirituelle suivra une crise intérieure après le décès de Jean Bernières qui aura eu le mérite de pauser les fondements de sa vie spirituelle à la suite de leur père spirituel commun, le capucin Jean-Chrysostome de Saint-Lô († 1646). Dominique Tronc et les bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen ont établi un florilège des lettres de Mechtilde, à cette période de pleine maturité de sa vie spirituelle, dans lequel on perçoit bien son évolution intérieure419.
Les lettres de Mechtilde du Saint-Sacrement adressées à Jean de Bernières ont été recopiées dans un premier temps par les soins du père Joël Lethelier, osb, à partir du manuscrit Paris n° 115, issu du fichier central, actuellement conservé dans le couvent des bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen.
LMR : Lettre de Mechtilde du Saint-Sacrement, adressée à Jean de Rocquelay.
LMB : Lettre de Mechtilde du Saint-Sacrement, adressées à Jean de Bernières.
LBM : Lettre de Jean de Bernières adressée à Mechtilde du Saint-Sacrement.
LMJ : Lettre de Mechtilde du Saint-Sacrement adressées à Jourdaine de Bernières.
Il nous a paru important d’éclairer la correspondance de Jean de Bernières à la lumière de l’ouvrage posthume paru sous son nom, dans un premier temps sous le titre d’Intérieur Chrétien et par la suite, sous le titre de Chrétien Intérieur. C’est pourquoi ces deux ouvrages, surtout le Chrétien Intérieur, seront cités très fréquemment tout au long des pages de la correspondance que nous présentons dans ces deux volumes. Nous les citerons de la manière suivante :
Int. Chr. : Intérieur Chrétien.
Ex. : Int. Chr. III, 5 : Intérieur Chrétien, livre III, chapitre 5.
Chr. Int. : Chrétien Intérieur.
Ex. : Chr. Int. III, 5 : Chrétien Intérieur, livre III, chapitre 5.
Lorsqu’un passage du Chrétien Intérieur ou de l’Intérieur Chrétien a été cité plusieures fois, nous rapportons une première fois le contenu de la citation puis par la suite nous notons seulement la référence.
Jean de Bernières cite souvent de manière plus ou moins explicite l’Écriture Sainte en latin. Nous avons pris soin de relever autant que possible les réminiscences bibliques en en rapportant la référence biblique et sa traduction.. Nous avons fait le choix de la traduction française réalisée par les traducteurs de la Bible de Jérusalem420. Nous renvoyons aussi à l’index biblique à la fin du Volume II.
L’âme dans l’oraison de la voie mystique passe par différents états. Le premier est purement de discours. Le second est mêlé de discours et de recueillement ; de sorte qu’en ce degré il ne faut pas quitter tout à fait le raisonnement et le discours. Mais au troisième qui est un recueillement continuel de sainte oisiveté et de repos, il faut quitter tout discours421. Les livres qui traitent de la théologie mystique parlent tantôt d’un degré, et tantôt de l’autre. Lorsque dans le premier vous avez quelque difficulté aux vérités que vous avez prises pour le sujet de votre oraison, agissez par la foi, et dites : « Mon Dieu, je n’ai pas assez d’esprit, ni assez de lumière pour pénétrer ces vérités ; je les crois de tout mon cœur parce que vous les avez révélées422. »
Quand vous rencontrerez des âmes désireuses de l’oraison, et qui n’en ont pas encore beaucoup d’usage, il ne faut point d’abord leur conseiller la simplicité ni le recueillement continuel. Mais il est à propos de les commencer par des bonnes lectures et par de petites méditations, lesquelles les disposeront à recevoir une plus grande grâce. Et si avec le temps elles continuent d’être attirées à la simplicité, on leur pourra conseiller. Mais sur toutes choses, il faut savoir qu’il n’y a que ceux qui ont l’expérience de l’oraison qui puissent donner de bons avis423.
Il arrive aux âmes que Dieu prend soin de conduire à la perfection du divin amour, comme il arrive à ceux qui doivent faire un grand voyage. On les mène sur la pointe d’une haute montagne, pour leur faire voir le lieu où ils ont dessein d’aller424. Ainsi ces âmes voient premièrement leur néant, et après elles découvrent la divinité qui les transforme en elle. C’est la terre qu’elles doivent quelque jour posséder, la terre de promission425 où elles arriveront après avoir marché dans le désert426. C’est à dire, après avoir expérimenté plusieurs changements intérieurs, après avoir souffert la rigueur des anéantissements de l’esprit et du corps, et après avoir pratiqué les vertus dans les occasions que la divine providence leur enverra, pendant qu’elles se consolent du bonheur que Dieu leur promet d’être quelque jour enivré dans les divins celliers de l’Époux427.
Après que l’âme a découvert les miséricordes que Dieu lui veut faire, il faut qu’elle se mette en chemin d’y arriver. Et pour cet effet, qu’elle continue ses oraisons ordinaires et extraordinaires autant qu’elle pourra en avoir le loisir428, pour lesquelles l’on peut préparer quelque petit sujet, sans néanmoins s’y lier tellement, que si Notre-Seigneur donne quelque autre chose, on le prenne comme le meilleur.
La règle qu’il faut garder en l’oraison de cet état est de recevoir avec une grande liberté et simplicité ce que Notre-Seigneur donne. Que si sur le sujet préparé l’âme devient aride, au lieu d’en recevoir du secours, qu’elle reste en patience dans ce délaissement, le portant avec beaucoup de respect et paix intérieure, puisque par ce moyen Notre-Seigneur l’anéantira. Si le sujet préparé lui aide, qu’elle reçoive le secours que Dieu lui envoie429. Il est nécessaire d’expérimenter plusieurs choses dans la voie de l’esprit, sans s’y trop avancer néanmoins, ni s’y trop retarder, mais aller de bonne foi où Dieu nous mène430. Et quand vous aurez fait le possible sans rien faire, demeurez dans votre rien, que Dieu bénira de quelque miséricorde considérable quand il lui plaira431.
Quoi que les actions extérieures ne vous semblent pas de si bon goût que la solitude et l’oraison, j’espère que vous verrez bientôt que les occupations extérieures vous accommoderont autant que la solitude, quand elles seront dans l’ordre de Dieu, et que dans leur multitude vous aurez l’unité. Et que vous ne sentirez plus de division, ni de distinction. En attendant, il ne faut pas laisser de les faire, puisque c’est la volonté souveraine de Dieu qui les ordonne432.
En quelque posture que vous vous trouviez, Dieu vous y veut, et si vous savez bien prendre la chose, vous en tirerez du profit pour vous, et de la gloire pour Dieu. De là vient qu’il faut toujours être content selon la partie supérieure, quoique l’amour propre et la chair soient en tristesse et en trouble, et se résigner aux volontés toujours justes et équitables de Dieu bon, sage, et juste. Il faut se plaire et se réjouir dans l’état où nous nous trouvons pour les raisons susdites ! Bien que selon notre jugement particulier, il nous semble que nous ferions mieux dans un autre, où assurément nous serions très mal433.
L’âme est totalement indifférente pour ses états, ne cherchant qu’à servir Dieu et à se sauver, agréant tout ce qui nous arrive, comme venant de la main de Dieu, et y reconnaissant clairement sa bonté, sa justice et sa sagesse434. De sorte qu’en cet état un homme qui se voit affligé en est bien aise, parce que Dieu comme Juste en est glorifié435. S’il est dans l’honneur et dans les saveurs du ciel et de la terre, il est bien aise par ce que Dieu glorifie sa bonté en donnant des grâces à celui qui ne mériterait que des supplices, et en l’un et l’autre état il admire la sagesse de Dieu qui fait tout pour le mieux436.
Nous devons faire grand état et avoir une grande estime de la vie dévote437, c’est à dire, de la vie de ceux qui s’adonnent et qui se dédient totalement à Dieu. Par ce qu’il n’y a rien au monde de si excellent et de si relevé que de connaître, d’aimer et de servir Dieu, et que tout le reste n’est rien438. Le premier exercice de la vie dévote, c’est de bien servir Dieu439.
L’indifférence à tout ce qui plaît à Dieu oblige le spirituel à livrer de grands combats à la sensualité440. Et souvent la nature n’y trouve pas son compte, car il y faut souvent boire le calice de la mortification qu’elle trouve amer441. Souvent il faut crucifier ses appétits et ses inclinations, bien qu’innocentes et légitimes. Car si l’on mange et si l’on boit, c’est parce que la nourriture sert à la conservation de la vie, et non parce qu’il y a du plaisir442. Et cela fait mourir peu à peu l’amour propre, purifie nos sens, et par ce moyen éclaire nos esprits443. Car pour l’ordinaire Dieu se comporte avec nous comme le soleil qui entre et qui nous éclaire par sa lumière, si nous ouvrons nos fenêtres et que nous ayons soin de nettoyer nos vitres444
Pour vivre chrétiennement il faut vivre comme Jésus, c’est à dire, avec ses vues et ses sentiments445. Jésus voyait les desseins de Dieu son Père, et s’y conformait sans s’arrêter aux desseins des hommes, ni aux causes naturelles. Il voyait pour exemple que le dessein de son Père était qu’il naquit pauvre, et ce, au travers des desseins de César Auguste qui le fit aller en Bethléem par son édit446. Et quoi que dans le dessein d’Hérode, des Juifs et des pharisiens, il ne parût rien à l’extérieur, que de la jalousie, de l’ambition et de la rage, Jésus voyait pourtant au travers de tout cela les desseins de Dieu son Père sur lui447. Et il les adorait et s’y abandonnait avec attention, avec respect, et avec amour. Ceux qui nous plaignent et qui nous estiment fort misérables, n’ont pas cette vue et ne voient les choses que naturellement, et non avec la foi qui nous apprend qu’il n’y a point de mal en la cité que le Seigneur ne le fasse448. Et qu’une âme qui est fidèle reçoit tous les accidents et tous les maux que les hommes lui procurent, sans les considérer, ni les causes secondes, mais Dieu seul qui le veut ou qui le permet449.
Nul exercice ne nous mène à Dieu si saintement que celui de la conformité à son saint vouloir450. Cette conformité nous rend heureux et contents, car il vaut mieux faire la volonté de Dieu et être pauvre que de posséder tous les biens et faire la nôtre. Je dis même qu’en quelque manière cette conformité contient quelque chose de plus merveilleux que le paradis, à savoir : aimer Dieu dans les peines451 ; ce qui est plus que de l’aimer dans les joies. Aussi était-ce la viande ordinaire de Jésus-Christ sur la terre452.
Le grand mot qui me rend si totalement affectionné aux pauvres et absolument dédié à leur service, et au secours de tous ceux qui peuvent avoir besoin de moi, c’est dire, Dieu le veut453.
L’un des plus grands secrets de la dévotion, c’est de n’avoir point d’autre vouloir ou non vouloir que celui de Dieu. C’est de faire les volontés de Dieu sans y rechercher nos intérêts454. C’est de faire tout ce que nous voulons parce que Dieu le veut, et qu’il nous fait connaître qu’il le désire, sans avoir égard si ce que l’on désire de nous est plus ou moins parfait455. Car il faut rechercher la volonté de Dieu purement et simplement, et non pas l’excellence des choses que Dieu veut de nous.
Une âme a sujet d’être contente, quand elle contente Dieu, et qu’elle ne désire rien plus que ce qu’il veut lui donner456. Il ne faut donc point s’attrister de n’être pas si habile homme, ou de ne pas faire de grandes choses comme font les autres pour le service de Dieu et du prochain457. Dieu assurément ne le désire pas de vous, puisqu’il ne vous a pas donné les talents nécessaires. Pour cela le département qu’il en fait aux hommes est fort inégal. Les uns en ont peu, les autres beaucoup. Il est pourtant très juste, car Dieu y fait pour le mieux. C’est-à-dire pour sa plus grande gloire, pour le salut et la plus grande perfection d’un chacun. L’on se trompe quand on dit en soi-même : « si j’étais plus docte et plus capable, il me semble que je ferais merveille ». Vous ne feriez assurément rien qui vaille, et peut-être vous vous perdriez.
Une âme résignée aux volontés de Dieu est contente parmi ses bassesses, ses faiblesses et ses petitesses. Elles me sont aussi chères que me seraient les grandeurs ou de l’esprit ou de la fortune. Car ce qui me contenterait dans les grandeurs ou de l’esprit ou de la fortune ne serait pas les grandeurs précisément ; mais ce serait, Ô mon Dieu, votre sainte volonté que je trouverais dans les grandeurs. Ainsi j’ai autant de sujet d’être content dans les misères comme dans les grandeurs, puisque dans les misères j’ai ce qui me donnerait sujet de contentement dans les grandeurs. Il n’y a que la nature corrompue et l’amour propre qui ne s’y plaisent pas et qui n’y trouvent point leur compte, mais qu’importe458 ?
Un grand point de la vie spirituelle et qui acquiert à l’âme un grand mérite, c’est non seulement de souffrir le mépris, mais encore de l’aller chercher459. Et l’ayant trouvé, l’embrasser amoureusement, comme si c’était un présent considérable qui nous fût venu du ciel, ou quelque grande fortune qui nous fût arrivée. En effet, si nous connaissions bien et comme il faut la malice de nos péchés d’une part, et que de l’autre, nous connussions bien, et comme il faut, l’excellence et la grandeur de Dieu que nous avons offensé, nous nous jugerions assurément dignes de tout mépris. Et partant, il le faudrait chercher avec soin, poussé à cela par toutes sortes de raisons divines et humaines460. Car la souveraine raison qui est Dieu, juge que celui qui a méprisé une excellence et une grandeur infinie, mérite d’être infiniment méprisé, s’il était possible, et la raison humaine qui doit être réglée par la divine fait le même jugement461.
La cause des plus grands péchésL’horreur du mépris est fort étrange, parce qu’une des plus fortes inclinations de la nature corrompue, c’est le désir d’être honoré. Et partant elle chérit l’honneur et abhorre le mépris étrangement. De là vient qu’il n’y a rien de si fâcheux pour les gens du siècle que le mépris. La pauvreté et les injures ne leur sont rien en comparaison, et ne les toucheraient pas en effet, s’il n’y a avait du mépris mêlé. Le désir d’être honoré qui nous est si naturel, nous jette dans de grands désordres, et je crois que la cause des plus grands péchés du monde, c’est la crainte d’être méprisé462.
Jésus venant au monde a voulu donner remède à ce grand mal, et afin que suivant les règles des médecins, Il guérit un contraire par son contraire463. Pour guérir les hommes de l’horreur du mépris dont ils étaient malades, il leur ordonne le désir d’être méprisés et presque anéantis. C’est un remède que Notre-Seigneur nous a enseigné, et par ses paroles, et par son exemple464. Car ayant toujours voulu vivre dans le mépris, il y a enfin voulu mourir. Si donc le désir d’être honoré est la source de tous les vices ; si le désir d’être méprisé est la source de toutes les vertus ; si Jésus-Christ nous en a donné l’exemple, et que sa plus grande étude ait été de chercher le mépris ; si ses élus Lui doivent ressembler, il faut qu’ils s’affectionnent aux mépris465. Il faut qu’ils aiment et qu’ils recherchent l’abjection, la croix et ses accompagnements466.
Une personne qui reçoit un mépris qui lui vient de la part des hommes, ne doit pas regarder pourquoi les hommes lui font ce mépris. Mais elle doit seulement considérer que Dieu s’en sert pour lui faire souffrir l’abjection, comme Dieu s’est servi autrefois de la haine des juifs pour sacrifier Jésus à sa grandeur. Il est vrai que les causes particulières ont leurs desseins particuliers, qui assez souvent ne sont pas bons. Car c’est, ou pour se venger, ou pour abaisser le prochain. Mais le dessein de Dieu, c’est de mettre l’âme dans son devoir, et de la préserver des maux qui accompagnent ordinairement l’honneur et la complaisance.
Il est un Dieu. Ô que cela bien conçu et bien appréhendé profite à une âme ! Combien de lumières naissent de ce principe ! Si c’est un Dieu, il est tout sage, tout bon, tout puissant, etc. Notre premier principe, notre dernière fin, notre souverain et notre tout, à qui nous devons tout. Et partant, nous devons l’honorer, l’aimer, lui complaire, et le contenter. Et si quelqu’un ne le fait ainsi, c’est un insensé. Il vit dans la tromperie, et dans l’erreur, quelque sagesse humaine qu’il puisse avoir467.
Que de peine à nous dépouiller de nous-mêmes, et à nous revêtir de Dieu, et de Jésus-Christ, c’est à dire, des perfections, et des vertus divines qui paraissent en Dieu et en Jésus notre exemplaire ! Mon Dieu, aidez-moi en ceci, car sans vous je ne puis rien468.
Un jour employé au service de Dieu vaut mieux qu’un million d’années employées à conquester [conquérir] toute la terre. Donc, que les gens du monde sont aveugles ! Que les prudents du siècle sont mal avisés ! Soyons sages, mais d’une sagesse toute contraire, et qui vienne de l’Esprit de Dieu469.
Dieu est le roi des rois, et le Seigneur des seigneurs. Et comme les rois de la terre en comparaison de Dieu ne sont que très peu de choses, leurs courtisans se trompent d’estimer grand ce qui ne l’est pas. Car outre que la grandeur des princes ne dure qu’un clin d’œil et n’est qu’apparente, ils récompensent pour l’ordinaire fort mal leurs serviteurs. Et pour moi je suis résolu de servir à Dieu seul quoi qu’il arrive, et me dire souvent comme le prophète [David] : nonne Deo subjecta erit anima mea [mon âme ne sera-t-elle soumise à Dieu]470.
La maison de Dieu est comme la maison des princes, où les uns sont au cabinet et conversent avec le roi471. Les autres font et servent à la cuisine. Ceux-ci font beaucoup plus de travail, mais les premiers plaisent davantage au roi, car il se divertit avec eux. Les hommes du monde ne connaissent point cette différence dans la maison de Dieu, ni que le partage de ceux qui travaillent le moins est le meilleur472. Mais, ô Seigneur, vous êtes le maître de vos faveurs ; vous les donnez à qui bon vous semble473. Chacun néanmoins doit être content, puisque de vous servir c’est toujours une grandeur souveraine. Une créature qui ne chercherait que ses intérêts, ne les trouverait jamais mieux qu’en servant Dieu474. Mais la plus excellente grandeur est de servir Dieu pour l’amour de lui-même475.
Un moyen efficace pour être tout à Dieu par fidélité, c’est de ne voir les choses qu’avec les lumières de la foi qui sont les yeux du chrétien476. Car tous nos maux viennent de ce que nous n’exerçons point notre foi, et que cette lumière que saint Pierre nomme admirable477, n’est point la règle de nos desseins, de nos actions, et de nos intentions. La pratique en devrait être si continuelle chez nous, qu’elle y fut réduite comme en habitude, car pour lors elle y ferait de très grands effets pour la vie spirituelle478.
Notre entendement ne peut avoir de plus hautes occupations que de connaître Dieu, ses mystères et les vérités éternelles en lumière de foi pure, qui nous les fera pénétrer et goûter tout autrement que nous ne les goûtions auparavant479. La connaissance de cette vérité est une grâce particulière de Dieu en nous, car les mondains qui n’ont ni la vue, ni le goût de la foi, sont aveugles et fort mal conduits480.
L’on ne peut reconnaître l’excellence de la foi que par la lumière de la foi même481, ainsi qu’il est écrit : in lumine tuo videbimus lumen. (Ps. 36, 10) [en toi est la source de vie, par ta lumière nous voyons la lumière]. Les idiots et les femmes sans science sont capables de toutes ces connaissances élevées et sublimes, pourvu que leur esprit soit humble et simple482. Courage donc, ô mon âme ! Il vaut mieux tout ignorer et avoir la foi, que de tout savoir sans elle483.
La grâce seule donne cette inclinationNotre disposition doit être une soif insatiable du mépris, de la pauvreté et de la douleur. Il faut y avoir une pente continuelle. La grâce seule donne cette inclination, laquelle nous mettrions en pratique au-dehors, si la charité du prochain et notre misère ne nous obligeaient pas à d’autres choses484. Car il faut traiter le corps si l’on en veut tirer du service, et on a besoin de pouvoir et de biens pour aider le prochain. Que si Dieu ne veut pas de moi que je serve au prochain, je serai bien aise d’être inconnu, d’être méprisé et d’être pauvre485. Ce point bien pratiqué met une âme dans le dénuement parfait ; et ainsi dénuée, elle est infailliblement dans une parfaite union avec Dieu486.
Il faut croire que le monde s’amuse dans l’estime qu’il a pour les choses, quand il préfère les extérieurs aux intérieures487. Et lorsqu’il le fait ainsi, c’est par aveuglement, et parce qu’il n’estime que ce qu’il connaît, et qu’il ne connaît point les choses spirituelles. Car pensez-vous qu’il sache le prix, le mérite et la beauté des vertus, dont une vaut mieux que toutes les richesses du siècle ? Croyez-vous que le monde sache estimer la gloire de servir un Dieu, de l’aimer, d’être aimé de lui, d’être familier avec lui, et enfin d’être uni très intimement avec sa divine majesté488 ? Rien de tout cela : quel aveuglement489 ! De là vient que le monde craint si fort les misères temporelles, et qu’il ne se met pas en peine des éternelles ; qu’il cherche avec tant de soin les biens du corps, et qu’il néglige les biens de l’âme490.
Il faut encore croire que les emplois éclatants et les plus grandes charges du monde ne tendent qu’à des bagatelles, si elles ne servent de moyen efficace pour nous faire arriver à la parfaite union avec Dieu491. Que la grâce ne s’élève que sur les ruines de la nature492. Qu’un degré de grâce vaut mieux que tout le monde. Quoi ! l’on croira qu’une personne qui apprend les voies de servir à Dieu, ne fait rien en comparaison d’une autre qui bâtit ou qui est employé dans les affaires493 ? celui qui n’a point d’autre but que de glorifier Dieu, qui ne s’emploie qu’aux choses que Dieu veut de lui, fait assurément beaucoup, parce qu’il fait tout ce qu’il doit faire494.
La richesse d’une âme, sa perfection, sa béatitude et sa gloire consistent à être unie à Dieu habituellement par la grâce, et actuellement par les actes de l’entendement, et de la volonté495. Le paradis de la vie future gît à être uni à l’essence de Dieu, et à ses puissances dans l’état de la gloire. Le paradis de la vie présente consiste à l’union de l’essence et des puissances de l’âme avec Dieu dans l’état de la grâce496. D’où vient que l’homme trouve dans cette union des trésors inestimables, et un honneur souverain : qui adheret Deo unus spiritus est (1 Cor. 6, 17) [celui qui s’unit au Seigneur n’est avec lui qu’un seul esprit]. Il n’est plus humain ; il passe l’angélique ; il devient divin497. C’est pourquoi nous devons tendre à cette union par tous les soins qui nous sont possibles, comme à notre fin, et à ce qui fait notre bonheur. La foi parfaite ne donne pas seulement des connaissances de Dieu, mais elle fait posséder Dieu par une contemplation nue, et union essentielle498. Ce qui est aussi différent des vues que pour l’ordinaire elle donne de Dieu, quoiqu’excellentes, comme la simple connaissance d’une chose est différente de sa véritable possession. Les sentiments de Dieu, ses lumières, et ses illustrations ne sont point Dieu, mais elles conduisent à Dieu, et instruisent l’âme de sa connaissance. La foi parfaite conduit l’âme jusques au goût et aux embrassements de Dieu qui demeure, à la vérité, caché dans les ombres et sous les voiles de la même foi, mais qui est néanmoins possédé véritablement autant qu’il le peut être en ce monde499.
Que ne mettons-nous toute notre ambition à nous faire aimer de tout le paradis, à nous faire admirer des anges, et à contenter Dieu? Quel crève-cœur aux damnés d’avoir pu si aisément gagner le paradis, en faisant, pour exemple, des aumônes au reste de leurs laquais et de leurs chiens ? L’enfer de l’enfer, c’est d’avoir pu si facilement éviter l’enfer, et ne l’avoir point voulu faire.
Ce qui trouble notre paix, et qui nous jette dans l’inquiétude, est que nous voulons faire ce que Dieu ne veut pas, et que nous sommes bien aises d’être autrement qu’il ne veut500. Il veut, pour exemple, que nous commencions quelque dessein, et que nous ne l’achevions pas, et nous le voulons achever. Nous voulons faire des aumônes, et Dieu veut que nous soyons pauvres ; et de là viennent nos inquiétudes que nous ne sommes point d’accord avec Dieu501. L’unique secret d’être en repos, c’est de contenter Dieu502, et pour cela de ne vouloir rien que ce qu’il veut, et de pratiquer les vertus qu’il demande de nous, en sorte que nous ne les pratiquions pas à cause qu’elles sont plus excellentes que d’autres, mais parce que Dieu veut que nous les pratiquions503. D’où suit qu’ayant une fois bien connu ce que Dieu veut de nous, il faut faire tous nos efforts, et ne rien épargner pour l’accomplir, afin de le contenter.
C’est une chose épouvantable à une âme à qui Dieu se communique, et à qui il a fait et fait encore continuellement des miséricordes considérables, que de commettre un péché véniel volontairement, ou que d’avoir d’autre intention que de plaire à Dieu504. Et c’est cette complaisance fidèle qui attire les grâces divines505.
Il faut tout doucement faire entrer les âmes dans les lumières du christianisme, et puis les laisser un peu faire sans les presser. Car bien qu’elles n’opèrent pas d’abord si parfaitement, et qu’elles retournent encore aux imperfections et au procédé de la nature et du monde, néanmoins lorsqu’elles viennent à découvrir les beautés et les grandeurs des conduites de la grâce, elles y aspirent et y retournent de temps en temps. Leurs cœurs après en avoir goûté ne peuvent agréer autre chose. Mais c’est l’ignorance des ignorances et la souveraine misère de l’homme, de n’avoir aucune entrée ni ouverture dans les lumières du christianisme506. La méditation et l’oraison sont les deux remèdes souverains contre cette souveraine misère507.
Le défaut de la plupart de ceux qui veulent servir Dieu, est de se mettre en peine et être curieux de savoir beaucoup de moyens de perfection, et d’en pratiquer fort peu. Pour bien servir Dieu, il faut au contraire pratiquer beaucoup et savoir peu508.
Les âmes d’une vertu éminente, et qui n’ont jamais goûté, ou rarement, de consolations sensibles, ne laissent pas d’agir pour Dieu, et de pratiquer en le servant des vertus héroïques509. Cette voie est très parfaite et de peu de personne. Et c’est servir Dieu à ses dépens, sans prétention et purement pour lui510.
Mademoiselle,
L’esprit de l’humble et pauvre petit Enfant-Jésus pour très affectionné salut. Je dérobe ce moment aux affaires de Canada, pour vous demander si le pauvre et petit Enfant-Jésus est le maître de votre cœur, et s’il y règne absolument511. Si cela est, vous êtes heureuse, quelque petite et malheureuse que vous soyez aux yeux du monde.
Je supplie mon Dieu de vous donner part à la grâce qu’il m’a gâté depuis quelques jours, me donnant un rayon de sa grâce céleste qui m’a fait connaître la grandeur, la beauté et l’excellence de l’esprit du pauvre et humble Jésus512. Il n’y a rien de grand en la terre que la bassesse, rien de riche que la pauvreté, rien d’honorable que le mépris, puisque le pauvre et humble Jésus en a fait tant d’état et les a tant aimés durant sa vie mortelle. Si l’esprit d’humilité, de pauvreté, d’abjection, et de croix ne règne en vous, je vous renonce513.
Ô que j’ai d’amour pour ces vertus si chéries du fils de Dieu ! C’est la félicité de ce monde que de les posséder. Que d’avantages Notre-Seigneur vous donne pour entrer en ce bonheur, puisqu’il vous a fait pauvre et abjecte selon la naissance, comme vous savez, infirme et dénuée de toute chose ! Servez-vous bien de ces grands avantages de la grâce, qui dans le bon usage que vous en ferez, et dans la complaisance que vous y aurez, vous conduiront à la perfection, c’est-à-dire, à une parfaite imitation du pauvre et humble Jésus. Je ne désire de vous que cela seul, et puis je suis très content.
Laissez-vous posséder par l’Esprit de Jésus, et demeurez satisfaite avec lui514. Vous cherchez la perfection bien loin, et elle est dans vos mains, si vous aimez l’Esprit de Jésus qui aime les pauvretés, les misères, et les croix515. Que le principal but de vos oraisons, exercices et dévotions, soit de vous bien établir dans l’Esprit de Jésus516. Méditez-le, goûtez-le, et tout ira bien chez vous. Mais sans cela, quand même vous seriez une reine, vous ne seriez rien.
J’ai un amour pour vous tout particulier, dans la considération de ce que vous êtes pauvre, abjecte, et basse, comme j’ai dit, selon les parents517. Ce qui dégoûterait tout le monde me donne de l’attrait, car j’aime Jésus et tout ce qui est chétif et abject comme lui, selon le monde. Et puis le peu de chemin que vous avez à faire pour être parfaite avec toutes ces bonnes fortunes m’attache à vous. Pour vous encourager, chère demoiselle imitez le pauvre et humble Jésus. Considérez bien ce que je dis, et vous serez pleinement satisfaite, et ne demandez plus ce que vous avez à faire pour aller à Dieu518.
Ma chère mère, [Mecthilde]
Courage, correspondez au sentiment que Dieu vous donne d’être toute à lui. Le véritable et unique moyen pour cela, c’est d’être dans un parfait dénuement, n’y ayant rien ni au ciel, ni en la terre, dont votre cœur ne soit dépouillé519. Pour vos étrennes, au lieu de vous donner quelque chose, je vous veux tout ôter, et c’est ce que vous devez faire, de vous dépouiller continuellement.
Et puis j’espère que Dieu m’inspirera ce dont il veut que vous soyez revêtue, et je vous le ferai connaître. Dites souvent : bon Jésus, je veux tout quitter, je veux tout perdre pour vous trouver, mettez-moi en ce bienheureux état de n’affectionner rien, afin que vous puissiez seul me posséder. Inspirez à celui qui me tient votre place en terre, ce qu’il faut que je désire, que j’aime, quelle vertu je dois pratiquer, etc. désormais je ne veux rien vouloir que par ses mouvements.
Vous connaîtrez de plus en plus, qu’il n’y a qu’à se laisser manier à Dieu comme une boule de cire molle520, et recevoir les impressions et la forme qu’il vous voudra donner. Une âme doit être tout à fait anéantie et indifférente à tout ce que Dieu voudra opérer en elle, recevant avec une profonde humilité tous les sentiments qu’il lui plaira donner, sans les prendre par elle-même. S’il ne lui donne rien, demeurez ainsi dénuée tant qu’il lui plaira, pourvu qu’avec fidélité elle agisse selon le trait de sa grâce521. Ô ! qu’une âme parfaitement anéantie est agréable à Dieu, et que son indifférence est une grande disposition à la vertu et à la sainteté ! Il faut requérir la grâce d’en venir à ce bienheureux état, où rien que Dieu ne vous soit plus rien, et pour ce dire avec un dévot de ce temps, que celui-là est heureux qui sait tout perdre, s’abandonnant à Dieu pour acquérir Dieu même et s’abîmer en Dieu !522 Une âme dépouillée de toutes choses est le lieu où Dieu fait sa demeure et prend ses délices avec elle523. Aspirez à ce bienheureux état et ne vous souciez de rien que d’aller à Dieu par le moyen de votre conduite, à laquelle vous ne devez pas vous attacher, sinon autant que Dieu veut ; mais être résolue de la perdre, si la divine volonté le permet.
Ma chère mère, [Mecthilde]
En vérité, j’admire les miséricordes de Dieu en votre endroit, et sa divine providence qui a disposé les choses si suavement pour mettre votre âme dans une sainte liberté, qui produit et qui produira de plus en plus des effets merveilleux de paix, de suavité, d’union, et d’amour. Ô quel bonheur de savoir la voie d’aller à Dieu, ou plutôt de nous laisser aller à lui quand il nous tire524 ! Alors, on dit par expérience : trahe me post te, curremus in odorem unguentorum tuorum (Ct. 1, 3) [entraîne-moi sur tes pas, courons]. C’est le progrès de la grâce de disposer une âme pour suivre le divin amour, et pour cet effet de l’exposer toute dénuée à ses attraits, lesquels elle doit recevoir avec un parfait dégagement de son côté, ne désirant rien, s’il ne veut rien lui donner, et recevant simplement ce qu’il lui plaira communiquer525.
Prenez courage, marchez dans la voie en laquelle Dieu vous a mise. L’amour propre vous en voudra détourner par la vue des choses très excellentes et très saintes. Mais ne considérez pas les choses en elles-mêmes ; suivez votre attrait, et tel qu’il sera : c’est un attrait ; et par conséquent il ne le faut pas quitter pour suivre de plus spécieux et de plus relevés attraits de l’amour propre et de la nature.
Ô ma chère mère, que j’ai vu depuis peu des âmes géhennées [enfermées] et emprisonnées dans les pratiques ! Elles croient aller bien haut, et cependant elles ne s’aperçoivent pas qu’elles n’ont point d’autres ailes pour voler que celles de la nature. Mais ne nous trompons pas, et sachons que l’Esprit de Dieu ne souffle que là où il veut : Spiritus ubi vult spirat (Jn. 3,8) [l’Esprit soufle où il veut]. Cela étant, il faut donc attendre ses divins mouvements526. Parce que toutes nos dévotions sont naturelles, puisque la nature y agit plus que la grâce. Il faut que ce soit le contraire ; non que je nie que la nature agisse, mais c’est dépendamment des mouvements de la grâce. Je veux dire qu’elles dépendent de Dieu.
Soyez après vos obligations dans une attente générale aux mouvements divins. Recevez avec humilité, indifférence et amour ce que l’on vous donnera, et si l’on ne vous donne qu’un talent, n’en désirez pas deux527. Contentez-vous de la portion que l’on vous servira, et ensuite agissez tout simplement ; et vous verrez dans peu, combien fait une âme, qui ne veut rien faire par elle-même, mais par la seule dépendance de la grâce. Enfin Dieu se communique aux simples ; faisons ce que Dieu voudra de nous528.
Ô que je l’ai vue belle ce matin durant mon oraison, cette admirable pauvreté évangélique ! J’ai pris plaisir à voir la sainte générosité de la grande sainte Paule529, dame romaine, qui éprise d’amour pour la pauvreté de Jésus, quitte Rome et tous ses parents pour se faire pauvre actuellement, et pour mourir pauvre. Elle qui pouvait avec ses richesses faire des merveilles dans cette grande ville, aima mieux l’étable de Bethléem que le pays magnifique de sa naissance530. Cet exemple très conforme à ma grâce me fait prendre la résolution ferme de vivre et de mourir effectivement pauvre. Mais en attendant que je le puisse faire, je me veux réduire de toutes mes forces à l’humiliation et à l’amour des pauvres. Tant moins je dépenserai, tant plus je donnerai.
Les âmes que Dieu illumine savent que d’être uni un quart d’heure à Dieu, cela vaut mieux ; et c’est une affaire plus excellente, plus élevée, et qui glorifie Dieu davantage, que toutes les affaires que l’on fait dans le monde531. Comment peut-on dire que l’on n’a point d’affaires, puisque nous pouvons toujours opérer cette grande affaire532 de nous unir à Dieu, et d’opérer dans son intérieur. Il faut dire, j’ai bien des affaires ; Dieu est tout seul en moi ; il faut que j’aille l’entretenir, il me faut aller m’unir à lui comme à mon original, et me rendre semblable à lui ; il faut aller l’embrasser, puisqu’il me permet cette haute et ineffable familiarité533.
Il faut tâcher d’avoir la solitude intérieure, parce que c’est un moyen excellent pour l’exercice de l’union, et que c’est là-dedans que se fait l’union534.
Tout ainsi que l’huile entretient la lampe, et non pas l’eau, de même les bonnes actions faites dans l’ordre de la grâce entretiennent la contemplation, la dévotion et l’intérieur535 ; et non pas les actions purement humaines536.
Il y a des grâces dont l’on ne fait point quasi d’estime, qui sont pourtant plus à estimer que les visions et les révélations. C’est la grâce de travailler et de souffrir pour Dieu. Cela vaut mieux que toutes les extases des contemplatifs537.
Le plus beau livre est celui de Dieu en moi. Il m’apprend ce que je ne trouve point dans les autres livres538. Je ne sais si en lisant ce livre, ce matin, j’ai été en paradis, au moins j’ai été in atrio [dans l’entrée]. Car j’ai goûté des douceurs ineffables ; toutes les délices de la terre ne les valent pas539. Ô qu’il y a de grandes délices dans le paradis de la gloire, puisqu’il y en a tant en celui de la grâce540. Car tous les discours et toutes les méditations ne me dégoûteraient pas tant de la créature, comme ce petit mot de douceur.
Il ne faut dans la vie intérieure avoir liaison à aucune pratique, mais il faut se laisser aller à Dieu, quand Il nous porte à quelque acte, soit de foi, de remerciement ou autre semblables541. Il ne manque pas, lui qui est infiniment parfait, de nous porter aux actes les plus parfaits.
Dans la maladie il faut faire oraison en la manière qu’on la peut faire, et cela consiste à ne jamais sortir d’une continuelle disposition de patience et de soumission à Dieu. Car l’esprit durant les langueurs de la maladie est abattu et ne peut s’occuper à rien542.
Que le don d’oraison est rare ! Et qu’il se rencontre peu de gens d’oraison, même dans les cloîtres et parmi les dévots543 ! Il faut pourtant faire ce que Dieu demande de nous. Et si quelquefois l’attrait à l’oraison est si fort, et tel qu’il oblige à quitter même toutes les bonnes œuvres extérieures, il les faut quitter544. Mais il ne le faut point faire sans conseil545.
Un moyen efficace pour arriver à l’union, et pour conserver un grand intérieur, c’est d’être inébranlable à l’exercice de l’oraison, et très ferme à faire ses examens et ses lectures, si bien que l’on n’y manque jamais ou très rarement. À moins que d’avoir cette fermeté dans la vie spirituelle, l’on ne fait qu’aller haut et bas sans jamais avancer546.
Dieu bannit et exile quelquefois un cœur de sa présence plus ou moins de temps, comme il lui plaît547. On pratique en cet état une haute mortification lorsque l’on consent d’être privé d’une si douce présence que la sienne, parce que c’est son bon plaisir que nous l’aimions mieux que toutes choses548.
Ma révérende mère, [Michelle Mangon]549
Ces paroles entendues dans votre chapelle après la sainte communion, ont fait des effets considérables en mon âme qui était par la miséricorde de Notre-Seigneur en grande ferveur, et dans une position que Dieu seul peut donner, et que je ne puis exprimer, sinon qu’un moment en vaut mieux que toutes les créatures. J’ai eu beaucoup de confusion de communier, attendu mon indignité dont j’avais une vue toute particulière550 ; et je ne pouvais me résoudre de loger si mal notre bon Jésus. Confusion qui produisait en mon intérieur des douceurs humiliantes, et qui mettaient mon âme dans l’abîme de ses misères avec une grande paix. Après la sainte communion, je me trouvai encore dans cette confusion, voyant un tel Seigneur uni si intimement à moi551. Il m’a semblé qu’il s’y unissait plus parfaitement, tant plus que la confusion dont je parle s’augmentait. Enfin, je serai trop long à dire tout. Il m’a paru que cette union s’est si bien faite en toute mon âme, que je ne la sentais occupée d’aucune créature quelle qu’elle soit552. Et ainsi désoccupé, j’ai des suavités si grandes que je ne puis les dire553. En effet, elles ne se peuvent expliquer, sinon que je ne pouvais sortir de la chapelle, je craignais que l’on ne me vînt parler. Par cette union il m’a semblé que Dieu rompait mes liens qui m’empêchait d’être tout à lui, et au même temps on a chanté dirumpisti vincula mea (Ps. 115, 6) [tu as rompu mes liens], etc. J’ai eu des lumières sur ces liens, connaissant que beaucoup nous sont inconnus, qui ne laissent pas de nous retenir en la terre. C’est une grande miséricorde que de les connaître. Car ils ne sont pas si tôt connus qu’on s’en défait, lorsque l’on en voit l’importance et le retardement qu’ils apportent à l’union avec Dieu554. Il y a des liens qui sont grossiers et d’autres déliés. Les premiers nous attachent aux plaisirs des sens, à l’honneur du monde, et aux affections trop humaines. Les seconds nous attachent à la pratique d’une vertu, aux lumières, au repos de la contemplation. Mais peut-on être attaché à ces choses ? Très bien, je le vois clairement. Liberté sainte d’une âme, que vous êtes rare555 ! Dégagement de toute chose sinon de Dieu, que vous êtes admirable ! Je ne dois pas être dans aucun désir, tant soit peu empressé. Rien que vous Seigneur, rien que vos volontés toutes seules556. Si je pouvais me tenir en cet état, que je serais heureux ! Mais ma corruption m’en fait bientôt sortir. Sacrée communion, c’est de vous que j’attends des forces pour la maintenir, et par une application admirable du corps de mon Jésus à toutes les parties de mon âme, comme le prophète [Élie] qui s’applique au corps de l’enfant mort557. L’ordinaire manière de nourrir, c’est de mettre la viande dans l’estomac où elle se digère, et puis se sépare par tout le corps insensiblement ; mais il y a des liqueurs qui ne sont pas plutôt avalées, qu’elles se répandent jusqu’au bout des doigts, avec un renfort pour tout le corps affaibli558. Telle a été aujourd’hui la sainte communion au regard de mon âme, n’étant pas de cette manière tous les autres jours que je communie, Dieu en soit loué. Il me semble que j’aurai des confusions extrêmes de ne pas vivre désormais de la vie de Jésus, puisqu’il me l’a si abondamment communiquée559.
J’avais un jour des désirs extrêmes de souffrir, et je disais : souffrir est pour cette vie. Les douceurs et les unions sont pour l’autre560. J’aurai une éternité à jouir de vous. Que je souffre donc en cette vie561. En ce temps si le bon plaisir de Dieu est voulu, j’aurais changé toutes les douceurs en abandonnements, pour être plus semblable à Jésus souffrant. Et je crois que ce petit désir a augmenté les grâces de Dieu, auquel néanmoins je m’abandonne pour faire de moi son bon plaisir, et pour opérer en moi les effets admirables de ses très grandes miséricordes.
Une de mes grandes consolations est de savoir que je puis avec la grâce aimer Dieu