MYSTIQUES DE L’ANTIQUITE  AC-3E SIECLE







MYSTIQUES DE L’ANTIQUITÉ JUDÉO-CHRÉTIENNE & GRECQUE

Des origines au troisième siècle



Textes réunis par Dominique Tronc, 2020.









Livre de Job 

PLATON 

PHILON d’ALEXANDRIE

MATHIEU L’ÉVANGÉLISTE

PAUL de TARSE

CLÉMENT d’ALEXANDRIE

PLOTIN









Série « Mystiques  du Monde »



I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque

Des origines au troisième siècle

II. Antiquité chrétienne

Du cinquième au dixième siècle

III. Moyen Âge chrétien

Du douzième au quatorzième siècle

IV. Chrétiens à la Renaissance

Quinzième et seizièmes siècles

V. Chrétiens à l’âge classique

Dix-septième siècle

VI. Figures européennes

Du dix-huitième au vingtième siècle



VII. Sufis en terres d’Islam

Du neuvième au treizième siècle

VIII. Sufis en terres d’Islam

Du quatorzième au vingtième siècle



IX. Figures de l’Inde traditionnelle

X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet

XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon

XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine



XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon

XIV-XVI Poèmes d’Occident





Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.



TABLE DES MATIERES





Table des matières

MYSTIQUES DE L’ANTIQUITE  AC-3E SIECLE 1

MYSTIQUES DE L’ANTIQUITÉ JUDÉO-CHRÉTIENNE & GRECQUE 1

Des origines au troisième siècle 1

TABLE DES MATIERES 3

Avant-propos : Pour introduire des mystiques de toutes cultures 5

Mystiques ayant vécu en Occident « avant l’an mil ». 17

Présentations 21

Job 26

PLATON 178

République, livre 7, La caverne 182

Phédon 194

PHILON d’Alexandrie 216

Les Thérapeutes 219

De la vie contemplative ou des orants 235

MATTHIEU l’Apôtre 257

Des Béatitudes au Notre Père 257

PAUL deuxième Fondateur 276

Épître aux Galates 276

Épître aux Philippiens 281

Épître aux Philippiens 286

CLÉMENT d’ALEXANDRIE 307

Le gnostique 307

PLOTIN 393

Traité  VI 9 DU BIEN OU DE L’UN 393

Ennéade TraitéVI 7 DE L’ORIGINE DES IDEES : DU BIEN 415

Traité  VI 7 Comment est née la multiplicité des idées : du Bien 434





Avant-propos : Pour introduire des mystiques de toutes cultures



Les recherches d’un sens orientant vers la vie intérieure convergent sur des systèmes anciennement exprimés sous des formes religieuses et plus récemment sous des idéologies. Ces dernières n’ont pas résisté aux expériences traumatisantes du XXe siècle tandis que les traditions religieuses souffrent d’une inadaptation à un monde qui change sur la durée d’une génération. Les ambitions totalitaires des unes et des autres se heurtent.

Recherche d’une vérité ? La science prend le relais dans la mesure où elle repose sur un socle commun dont témoigne une forme écrite universelle (dont la notation mathématique). Inhumaine.

Recherche de la beauté ? Depuis Lascaux des « voyants » nous la montrent dans sa plus grande diversité. Aveugles !

Recherche de la bonté ? Les hommes bons sont actifs depuis toujours, mais sans apporter une réponse convaincante au mal. Mal ?

Certains témoignent d’une « Rencontre » inopinée, mais sans pouvoir énoncer un contenu. C’est le domaine des poètes, des artistes et des mystiques.

Je rassemble ici les témoignages de mystiques. Tous expriment la même chose. Cela en devient monotone.

Apprécier des figures ayant parcouru le chemin intérieur incite à les imiter. Certaines furent influentes dans l’histoire des civilisations. Ce sont des créateurs de langues (Ruusbroec, Eckhart, Jean de la Croix), de sagesses (Socrate, taoïstes), et, sans le vouloir, de religions (Bouddha, Jésus, Mohammed).

Les cultures du monde entier se mêlent aujourd’hui, mais la reconnaissance d’une unité autour d’un essentiel caché « mystique » n’est pas accomplie. Pour ne pas partir de formes extérieures dépendantes des cultures humaines, les témoignages de figures individuelles sont préférables aux croyances et aux théories.


Lisez directement des écrits traditionnels «datés». Laissez de côté les ouvrages historiques ou explicatifs qui s’interposent entre ces figures et nous. Chassez les fantômes d’un « terrible» Jean de la Croix qui serait perdu dans sa nuit, d’une Jeanne Guyon assez « déraisonnable » pour assumer la réalité d’une transmission de cœur à cœur.

Choisissez un auteur sur une centaine de mystiques de toutes cultures. Chacun mérite une lecture étendue pour en faire éventuellement un ami. Ses œuvres sont souvent accessibles en ligne1 ou en édition papier.

Entre des brindilles assemblées en florilège et des œuvres restituées dans leur intégralité, il y a place pour se limiter par figure exemplaire entre quelques dizaines et la centaine de pages. Entre brindilles et opus la place est étonnamment vide — libre ! Car la remplir suppose liberté vis-à-vis de différences culturelles parce qu’elles sont jugées secondes, demande adaptation à des modes d’expression caduque (tel le dialogue qui s’établit entre «Raison» et «Amour» chez la béguine Marguerite Porete). Il s’agit de garder les témoignages d’individus en faisant fi de systèmes collectifs qui se les approprient (religions ou sciences humaines)2.

§

Douze tomes de l’Antiquité à nos jours, de l’Occident aux deux Orients, pour s’en tenir « seulement » à une centaine parmi des milliers de figures. De manière surprenante leur choix s’impose le plus souvent sans alternative, car le tri opéré au tamis des siècles est raisonnable. Plus quatre tomes ouverts à l’expression poétique.

Un florilège respectant le seul ordre chronologique fut précédemment établi3.

Ici je propose des textes parfois entiers, généralement sans opérer de coupure. Il s’agira d’une œuvre complète (ici en ouverture chronologique Job et son commentaire) ou d’un « segment » prélevé au sein d’une œuvre plus vaste (ici la seconde moitié du livre VII de la République de Platon incluant le « mythe de la caverne » ; plus tard le tiers central des Noces de Ruusbroec). Même si l’idiotisme reste localement limité, demeure la responsabilité du choix de l’œuvre ...Ou d’un auteur inattendu (ici Les Thérapeutes de Philon et son introduction, plus tard des figures méconnues d’un dix-septième siècle chrétien).


Thesaurus mystique.

La recherche de textes mystiques met en évidence plusieurs vagues successives qui se produisirent en de mêmes lieux, chaque vague propre à des cultures s’appuyant sur des visions uniques du monde (mythes, religions, croyances). Apparaît une répartition temporelle autant que géographique autour des grands fleuves de l’Asie (Indus, fleuve Jaune) et du proche orient (Nil, Tigre-Euphrate).

Les plus nombreux témoignages entre le Ve siècle AC et le début de l’ère commune proviennent de l’Inde et de la Chine où la continuité culturelle a été mieux maintenue qu’en Europe où seule la Bible assure continuité4.

En occident le relais est assuré entre Ier et Ve siècles antiques autour du « lac Méditerranée »; puis au Moyen-Orient islamisé entre le IXe et le XIIe; enfin l’Europe chrétienne prend son tour le entre le XIIIe et le XVIIe; du XVIIIe au XXe la culture devient plurielle. On répartit ses témoignages en six tomes :


Tome I et II Antiquité autour du bassin méditerranéen.

Tomes III, IV et V Terres chrétiennes

Tome VI Europe (la référence chrétienne n’est plus totale)


Pour le reste du monde — largement plus vaste, mais ici moins bien représenté — six autres tomes :


Tomes VII et VIII Terres musulmanes

Tome IX Inde traditionnelle

Tomes X et XI Bouddhismes (« d’origine » puis marqué par le Taoïsme)

Tomes XII Chine traditionnelle


On élargit enfin à ce qui est vécu « par le cœur plutôt que par l’esprit » en s’orientant vers un « blanc de la cible » mystique :


Tome XIII Poèmes de Chine, Corée, Japon

Tomes XIV à XVI Poèmes d’Occident


Y ajouter des témoignages récents hors Traditions ? Ils ne sont plus adossés aux religieux comme nous le reconnaissons dans les tomes précédents.

Le travail d’assemblage devient impossible à notre époque où la quantité d’informations a été accrue d’un facteur dix mille : dix fois par la diversité des cultures, dix fois par la naissance des imprimés, et aujourd’hui cent fois sur réseaux électroniques. Plus personne ne peut proposer quelque synthèse. Demeure la possibilité de choix ciblés en attente du tri des siècles.


§

Il est extraordinaire de ne trouver aucun assemblage des textes mystiques essentiels de toutes origines culturelles.

Si l’on regarde les études (Underhill, Bremond, Maréchal, Bastide, etc.) on les admire pour leur intelligence, mais elles regardent « de l’extérieur » soit pour défendre soit pour comprendre « la mystique » comme forme culturelle religieuse ; on se borne à constater une diversité d’habits, car les croyances et les théologies sont diverses et ignorent l’intime vécu unique.

Je m’en tiens ici pour donne un exemple parmi d’autres possibles à citer Bastide qui prend en 1931 la suite des Underhill, von Hügel, Bremond, Maréchal, Baruzi, etc. Tous se sont intéressés à la mystique inscrite dans les Traditions avant leur effondrement (diminuant de nos jours nombre et qualité de spécialistes avec expérience).

Je le cite longuement — en corps maigre — parce qu’il résume ses prédécesseurs ; et en appréciant sa liberté vis-à-vis de « systèmes suggestionnaires », religions ou idéologies :

Bastide admet une « identique expérience psychologique » et s’en tient « aux mystiques d’origine religieuse » 5 :

« Pour nous, partant de cette idée que le mysticisme classique, tel qu’il est décrit dans les manuels catholiques, est le fruit d’une longue tradition, nous nous attacherons d’abord à découvrir les étapes de cette tradition, depuis le mysticisme spontané et orgiastique des primitifs jusqu’à son organisation actuelle : non pas histoire des doctrines mystiques, bien que doctrine et expérience se pénètrent étroitement, mais plutôt histoire de l’expérience mystique.

[…]

“[On trouve] dans tout mysticisme, quel qu’il soit, une même, une identique expérience psychologique.

“Je le pense ; et je ne serais pas loin de la faire consister dans un double sentiment, celui d’une part d’une dépersonnalisation, d’une désappropriation du moi : l’être se vide de toute pensée, de toute émotion ordinaire ; il cesse de mener son existence habituelle. Mais, d’autre part, il ne se perd pas pour cela dans une inconscience absolue. D’autres émotions, d’autres pensées surgissent ; seulement le mystique ne les sent plus comme siennes, elles lui apparaissent étrangères ; il les subit passivement. Il n’est plus lui ; il est autre. Il se dit déifié.

“Certains (Schopenhauer, MM. Maurice Blondel, Delacroix, etc.) ont cru retrouver un pareil état d’esprit dans l’intuition esthétique, dans la contemplation de la nature, telle que la décrivent Rousseau dans ses rêveries, Maine de Biran, Amiel dans leurs Journaux, enfin ils ont cru le retrouver dans certaines philosophies qui, comme celle de Plotin, font consister la connaissance dans une identification du sujet et de l’objet. Mais d’autres (R. P. Poulain, M. de Montmorand, M. Pierre Janet) n’acceptent pas de pareils rapprochements.

“Par contre, tout le monde est d’accord pour reconnaître que c’est dans le domaine religieux que s’épanouit le plus splendidement la fleur mystique.

“Le mysticisme, en effet, est à l’origine de la religion. Les peuples dits primitifs n’ignorent pas l’extase et la prophétie ; ils se livrent à de singulières frénésies par lesquelles ils pensent se séparer du monde profane et pénétrer dans le domaine du sacré. Presque toutes les Églises sont la concrétisation d’un élan mystique le bouddhisme suit la prédication de celui qui connut l’extase salvatrice sous l’arbre vénéré ; l’Ièlam est sorti d’une révélation angélique faite à Mahomet ; le Christianisme est né de l’effusion de l’esprit à la Pentecôte, avec tout son cortège de phénomènes mystiques : vision des langues de feu, glossolalie, etc.

“Mais si la religion naît du mysticisme, elle s’effraie ensuite de sa violence; elle veut le régulariser, le canaliser ; le Koran devient la norme de toute extase et saint Paul lutte dans les jeunes communautés chrétiennes contre la pratique excessive des charismes. Seulement, en voulant ainsi enfermer dans des règles trop étroites ce qui est spontanéité créatrice, on finit par tuer cette spontanéité elle-même. À la religion vécue succède la religion pensée, parfois même jouée. Le mysticisme qui avait à peu près disparu depuis les origines de l’Église reparaît alors ; il se présente maintenant comme une revanche de l’individu contre toutes ces barrières ecclésiastiques où se brise la fougue de son élan. C’est donc la conscience individuelle saisissant Dieu, en dehors de tout intermédiaire.

[…]

‘Concluons : le mysticisme est chose complexe. Et c’est pourquoi nous devons essayer de le saisir à l’aide de toutes les méthodes qui ont fait leurs preuves. Quand il s’agit d’un phénomène aussi riche que celui-ci, ce n’est pas trop de diriger sur lui les feux croisés de toutes les sciences: médecine, psychologie, ethnographie, histoire et sociologie.

[…]

Ce qu’il faudrait, pour porter sur le mysticisme un jugement juste, ce serait une série de monographies laïques faites sur des contemporains par des contemporains ayant une solide culture scientifique et un sens critique averti. Ceci mirait été en partie réalisé par Dom Joseph Sauton pour Mme Bruyère, abbesse de Solesmes, qui a vécu de 1845 à 1909 (mémoire édité par Albert Houtin). Sans doute Dom Sauton est un religieux ; mais, avant son entrée dans les ordres, il a fait des études de médecine, particulièrement de pathologie mentale et, comme il l’écrit lui-même : “le médecin, habitué par des études spéciales à l’analyse des divers états psychologiques, initié à l’art d’en découvrir les déviations, ce médecin analysait le moine qui lui était intimement uni…” Malheureusement toute une partie de ce mémoire, la partie médico-psychologique, a été retranchée par M. A. Houtin, ce qui diminue dans une très grande mesure l’intérêt de cet ouvrage. Reste alors l’étude d’une malade atteinte de délire religieux faite à la Salpêtrière par M. Pierre Janet, qui l’a suivie de longues années et a pu l’examiner méthodiquement, en suivant les règles les plus assurées de la médecine expérimentale. Ainsi, et ainsi seulement, _pourra s’amorcer, d’après certains, une étude positive du mysticisme.

‘Cette méthode, certes, ne manque pas d’intérêt. Mais, si on se borne à des monographies de malades,, sous prétexte qu’ils sont plus facilement étudiables, elle comporte aussi un grand danger : celui de confondre ensemble des phénomènes disparates. Il y a une extase physiologique, une hypnotique, une cataleptique, une hystérique et une mystique, qui se ressemblent extérieurement peut-être, mais qui, cependant, dans leur fond n’ont rien de commun d’après M. de Montmorand ; nous ne pouvons donc nous contenter de ce procédé d’observations personnelles, et le psychologue qui se préoccupe du problème mystique doit se doubler nécessairement d’un historien : il lui faut utiliser de toute évidence les témoignages des écrivains anciens, quitte à. les critiquer, bien entendu.

‘Mais parmi ces témoignages, lesquels choisir ? Tous sont-ils également intéressants, évidemment non. Il y a des faits qui sont révélateurs parce qu’ils contiennent virtuellement en eux une extrême généralité et d’autres, au contraire, qui sont exceptionnels et simplement curieux. Il faut donc chercher les cas typiques. Or ceux-ci, nous ne les trouverons pas parmi les petits mystiques, parce que ce sont des malades ou bien des mystiques d’imitation, donc des êtres sans originalité et sans action féconde ; nous ne les trouverons pas non plus chez les primitifs ou les mystiques de l’antiquité, voire même du moyen âge, parce que chez eux la pratique de la contemplation n’est qu’ébauchée et qu’il vaut mieux étudier le mysticisme sous sa forme la plus achevée, douée de tous ses caractères essentiels, tel qu’il résulte enfin d’une longue tradition à chaque moment perfectionnée : “Pour comprendre le mysticisme chrétien, il faut aller d’emblée aux grands mystiques, sinon on risque de ne voir que ses caractères mineurs”, et de le confondre avec “les accidents nerveux qui le compliquent, l’hystérie ou la folie religieuse”, dit M. Delacroix, et de même M. Jean Baruzi “Il importe que l’exemple choisi soit complexe et de subtile qualité”. Telle est la méthode la plus souvent employée, par MM. H. Delacroix (Ste Thérèse, Mme Guyon, Suso), J. Baruzi (St Jean de la Croix), Von Hügel (Ste Catherine de Gênes), Mme J. Ancelet-Hustache (Mechtilde de Magdebourg) pour le christianisme, et, pour l’Islam, par M. L. Massignon (Al Hallâj). Parfois aussi on étudie un courant mystique, bien individualisé, la vie d’un monastère par exemple (Mme Ancelet-Hustache), ou encore une école de mystiques, école allemande du XIVe siècle, école française du XVIIe (MM. H. Delacroix. H. Brémond). Parfois, enfin, on essaie de grouper, peut-être un peu arbitrairement, dans un même objet d’étude, un certain nombre de mystiques unis par la reconnaissance d’une même dogmatique (M. de Montmorand et le mysticisme catholique orthodoxe).

‘Nous utiliserons tous ces travaux, non pour les recommencer, pour refaire une nouvelle fois ces monographies, un saint par chapitre et une conclusion générale, mais pour confronter les résultats auxquels sont arrivés tous ces écrivains, de culture et de tempérament très divers. Et nous verrons alors de cette confrontation quelques idées assez générales et assez sûres se dégager peu à peu.

‘Seulement, en ne partant ainsi que d’un très petit nombre de monographies, aussi bien choisies — soient-elles, il manquera toujours, pour établir les lois de la vie mystique, la certitude et la généralité nécessaires. Il ne faut pas craindre de le dire : la méthode comparative reste et restera toujours, pour l’objet que nous nous proposons, la meilleure des méthodes. Il faudrait multiplier les coups de sonde dans les milieux les plus divers, dans les pays les plus éloignés, aux époques les plus différentes. Il faudrait aussi, à l’aide d’une bibliographie précise, d’une linguistique exacte, suivre les influences d’un livre, d’une traduction à travers les monastères et les groupes de laïcs ; il faudrait retrouver les grandes routes idéologiques qui rayonnent à partir de saints ou de saintes. Et de cette façon, on pourrait arriver à séparer ce qui est tradition morte, ce qui est imitation ou autosuggestion, de ce qui est expérience vivante. Alors on pourrait voir ce qu’il y a de commun dans toutes ces expériences personnelles. Au-delà de tout relatif, on atteindrait le permanent. Malheureusement toutes ces questions d’influences, de rapports, tout ce commerce des idées, cet établissement des aires d’imitation, tous ces problèmes d’histoire, et de géographie du mysticisme n’ont pas encore le plus souvent reçu de solution. M. L. Massignon s’y est essayé, à l’aide de la linguistique, dans son “Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane”.

‘Quand le mystique déclare ineffables les impressions psychologiques, il veut dire par là qu’elles ne peuvent s’exprimer à l’aide du langage courant. D’où une tentative pour se créer un langage spécial plus adéquat, d’où la glossolalie. Mais ; en général, au lieu d’inventer de toutes pièces sa langue, le mystique préfère se servir de mots déjà connus, seulement en transposant les valeurs. Ainsi les mystiques musulmans se sont servis des termes coraniques et ce sont eux qui marquent, comme des jalons posés de place en place, les linéaments de leurs expériences internes. La méthode philologique permet ainsi de résoudre le problème des origines du mysticisme musulman, de prouver qu’il n’y a eu qu’accessoirement influences étrangères, mais que ce mysticisme est né de la méditation fervente du Koran.

La méthode est délicate et demande de nombreuses précautions. Il peut arriver que l’on retrouve des idées analogues par simple coïncidence naturelle ; par exemple, la thèse de la soumission absolue au directeur, le perinde ac cadaver, chez les Sémites bien avant Loyola. Il peut arriver aussi que deux philosophies d’intention semblable aboutissent par convergence de pensées à un même développement littéraire : par exemple, l’argument du pari se retrouve chez Ghazali et chez Pascal sans qu’il y ait eu probablement influence de l’un sur l’autre. Dès lors révéler les coïncidences, même littérales, ne suffit pas ; il faut “démontrer qu’il y a eu en effet un apparentement généalogique entre les pensées que ces textes véhiculent” ; il faut retrouver “les relations didactiques”, de maître à disciple, d’écrivain à lecteur, etc. La critique littéraire observe bien cette règle pour ne pas confondre les rencontres fortuites avec les plagiats ; à plus forte raison l’historien du mysticisme. M. L. Massignon le dit fort bien : il ne suffit pas de classer les termes techniques, de comparer les structures des phrases ; il faut refaire en soi, par un effort d’intuition sympathique, l’expérimentation de l’ascète.

‘Tout ceci est fort juste : et nous nous rendrons compte de l’intérêt de cette méthode en étudiant dans un chapitre ultérieur le langage amoureux — des mystiques. Seulement nous ne pouvons encore pousser très loin nos recherches de ce côté-là. En effet, avant de comparer les lexiques, il faudrait d’abord, ce qui n’a pas été fait, en dresser un par auteur.

‘Concluons : le mysticisme est chose complexe. Et c’est pourquoi nous devons essayer de le saisir à l’aide de toutes les méthodes qui ont fait leurs preuves. Quand il s’agit d’un phénomène aussi riche que celui-ci, ce n’est pas trop de diriger sur lui les feux croisés de toutes les sciences : médecine, psychologie, ethnographie, histoire et sociologie. Seulement, comme, de toutes ces disciplines, rares sont celles qui ont été utilisées avec de complets résultats, il nous faut bien nous pénétrer de cette idée, en ouvrant notre travail, que nos conclusions, si elles nous paraissent suffisamment approchées, restent cependant relatives et forcément lacunaires.’



Précisons le sens du mot si ambigu « mystique » tel que nous lui donnons sens par mon choix de textes tout au long de ces douze tomes. Je reprends une présentation parallèle6 :

Mystique.

...ce qui ne peut être défini qu’en creux, comme un « ni ceci, ni cela ». Le terme « mystique » a été galvaudé : dérivé du grec mustes « initié », il en est arrivé à désigner toutes sortes de phénomènes incompréhensibles, bizarres, voire pathologiques (on parlera de « délire mystique »). On y mêle les transes chamaniques ou les expériences dues aux substances hallucinogènes. On le confond souvent avec le paranormal ou avec le miraculeux, domaine de tout ce qui contredit les lois habituelles de la matière ou du biologique. Rien de tout cela n’a intéressé nos auteurs.

La mystique n’est pas non plus le simple prolongement des expériences humaines les plus hautes comme l’amour, la beauté de la musique ou de la nature, les compréhensions fulgurantes, la ferveur religieuse… Elle n’est pas non plus vécue dans les méditations de « pleine conscience » qui font tant de bien par la paix qu’elles apportent, mais qui appartiennent au développement personnel, corporel et psychologique : il y a là un repos parfait de toutes les facultés, mais c’est en soi que l’on repose, dans sa propre nature.

Le domaine mystique fait partie de ce qu’on appelle le « spirituel », il en est même le cœur. La spiritualité est à la fois plus large et beaucoup plus vague : elle englobe tous les écrits où l’on s’oriente vers « Dieu ». L’intellect, l’imaginaire, le sentiment tournent autour du divin : on est souvent dans une rêverie autour de, une « réflexion sur ». Dans le meilleur des cas, il s’agit d’un élan, d’une tension vers Dieu, qui prépare l’être à être attentif à l’évènement inouï qui peut se produire.

Face à l’immensité du champ spirituel, nous nous concentrons sur les témoignages d’expérience du divin. Des textes racontent l’irruption dans l’humain d’une dimension verticale, d’une autre nature, que les hommes sont forcés d’appeler « divine », car elle ne peut être fabriquée par les facultés humaines : l’Énergie impersonnelle qui sous-tend l’univers se manifeste à l’homme. C’est ce face-à-face entre l’humain minuscule et « Dieu », qui forme le domaine propre à la mystique : l’homme rencontre sa source et la source de toutes choses. Des hommes et des femmes ont vécu cette irruption du divin en eux depuis l’aube de l’humanité, et cette expérience est universelle. Ils attestent la présence au centre d’eux-mêmes d’une Réalité expérimentée au-delà du corps, du psychologique, de l’intellect ou de l’imaginaire, qui existe au-delà de l’humain, mais qui envahit l’humain.

Cette expérience est ressentie au centre, au « cœur » de l’être : c’est pourquoi elle est souvent appelée « intériorité ». Une fois vécue, on ne peut plus la nier, quelles que soient les contraintes extérieures. On ne peut que s’incliner devant elle, la vénérer et l’aimer. Cette Présence comble le vide de la nature humaine. En comparaison, tout ce qui a été vécu avant n’est rien que transitoire, illusoire, préoccupation d’enfants ou de fous : le capucin Benoît de Canfield parle du Tout de Dieu et du rien de la créature. Pour Pascal, cette expérience est si importante qu’il la transcrit sur un papier qu’il garde toujours sur sa poitrine: « Joie, pleurs de joie ».

Les manifestations du début sont diverses, mais universelles : vibration du cœur, coulées d’amour, de béatitude, de silence, de paix, qui envahissent la personne et l’émerveillent. Le mystique les recherche, les attend, les favorise ; il les pleure lors de sécheresses, de « nuits », lorsque la Présence semble disparaître. Même si elle est recherchée volontairement, cette Présence se manifeste librement : c’est pourquoi bien des textes l’appellent la « grâce ». Si les préparatifs qui veulent faire remonter vers Dieu par l’effort humain sont parfois récompensés, ils sont bien entendu sans commune mesure avec cette liberté : « L’Esprit souffle où il veut », dit l’apôtre Jean (Évangile 3, 8).

Cette présence peut au début recevoir des qualificatifs : paix, amour… Mais certains mystiques sont amenés à prendre conscience que ce ne sont que des effets de cette Présence et désirent davantage. Un double mouvement s’opère : par amour, dans un abandon total, le mystique se donne au divin pour qu’il fasse ce qu’il veut, en réponse le divin l’envahit de plus en plus et nettoie tout ce qui n’est pas lui. Le mystique perd toute projection vers l’objet Dieu. Un grand retournement s’opère où le divin prend la place au cœur de l’homme, où s’opère l’union entre Dieu et l’homme : [l’âme] « ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire s’en trouve être heureusement absorbée et engloutie…7 » Ceci au prix d’un profond dénuement et d’une grande obscurité, car le divin est incompréhensible aux facultés humaines8 : c’est le « Nuage d’inconnaissance », titre d’un profond texte mystique9. La vie humaine parvient là à son accomplissement parfait où le mystique participe au grand courant de la Vie universelle. Saint Paul s’écrie : « Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi10. »

Il ne reste plus que le grand Rien, le grand Vide. Ce vécu s’exprime souvent en termes religieux, mais il n’est pas le produit de la religion : la mystique est première.  Les religions sont les expressions particulières à chaque civilisation d’une expérience universelle : à partir de l’expérience de Jésus, du Buddha, de François d’Assise s’organise une communauté qui espère recréer les conditions où elle peut se manifester (croyances, prières, règles, méditations, ascèse…). L’organisation nécessaire pour le grand nombre fossilise l’élan créateur, naissent les lois et la théologie. « La mystique » en tant que corpus textuel ne fait pas partie du champ intellectuel, n’élabore pas de champ conceptuel ou de problématique : elle tente péniblement d’exprimer l’indicible par des mots.



Après ces précisions empruntées à un érudit puis nôtres, ouvrons sur les « Mystiques de l’Antiquité » soit les deux premiers tomes d’une série qui en comportera douze...

Mystiques ayant vécu en Occident « avant l’an mil ».

Chaque texte est présenté largement et éclairé grâce à des commentaires associés empruntés aux traducteurs.

Il s’agit soit d’ « œuvres» complètes (Livre de Job ; le bref De Vita contemplativa de Philon), soit de «segments » d’œuvres trop amples pour être livrées complètes (Commentaire de Jean ou La Trinité de saint Augustin), soit d’une correspondance de direction adressée à un même destinataire (Lettres de Barsanuphe à Jean de Gaza).

Le continu textuel est respecté autant que possible, couvrant de quelques dizaines à une centaine de pages (le cas du Livre de Job que l’on va rencontrer en premier lieu reste exceptionnel : il couvre 134 pages parce son commentaire moderne permet d’apprécier ce texte si ancien).

Ce choix intermédiaire entre des relevés de brefs passages voire de simples « brindilles mystiques» et des éditions amples a été très rarement assumé — ceci à notre grande surprise. Il convient pourtant au lecteur face à l’« océan des textes » lorsqu’il se propose de les aborder en profondeur. Il doit se limiter à des incontournables : ici une bibliothèque mystique choisie de douze fois huit auteurs soit une centaine de figures11.



§

Vers ~580 AC, au retour de l’exil assyrien, le livre de Job tente de répondre au problème éternel du mal face à un Créateur. S’il ne nous convainc guère, sa géniale restitution du mal reste actuelle : rien n’a changé, sinon un affrontement de nos jours perçu avec des puissances humaines devenues purement « horizontales».

Platon (~420 AC) invoque beauté et vérité intemporelle comme les «preuves» non intellectuelles d’une continuité possible au-delà du vécu personnel.

Job et Platon représentent ainsi les deux grandes traditions antiques venant de l’ancien orient et de la Grèce indo-européenne. Elles influent sur le juif Philon (~50 AC) et sur le grec Clément (~50), deux alexandrins.

Jésus et Paul ouvrent une nouvelle ère, à la fois intérieurement mystiquement et extérieurement historiquement. Il en naîtra des conflits entre «aînés» juifs et fondateurs «cadets» d’une nouvelle religion.

Plotin (~250) arrive tard, mais couronne l’ordre grec. Presque sept cents ans le séparent de Platon ce qui lui permet de proposer une géniale réflexion et de nombreuses questions. Il n’impose guère de réponse intellectuelle ou mythique puisque tout repose chez lui sur une expérience mystique sans intermédiaire. Il s’oppose ainsi aux imaginations gnostiques de son siècle.

Il marque profondément saint Augustin (~400) et Denys l’Aréopagite (~500), deux chrétiens donc des autorités reconnues et il influa peut-être sur la pensée juive (des séphiroth du Zohar à Spinoza).

À ces figures d’immense influence, j’adjoins deux « orientaux» méconnus qui nous mènent jusqu’à l’an mille : le «Jean de la Croix» nestorien Dalyatha (~700) fut connu de penseurs vivant en terres récemment islamisées ; le « Nouveau théologien» orthodoxe Syméon (~1000) sera le maître de mystiques grecs et russes.



§

Voici la «constellation» mystique proposée dans ce tome et le suivant, suite ordonnée chronologiquement :



Job ~ 600 AC ou -600

Platon ~ -400

Philon, Jésus & Paul, Clément d’Alexandrie ~ -50 à ~120

Plotin ~ 250

Augustin ~ 430, Denys, ~500

Barsanuphe & Jean de Gaza~400

Isaac le Syrien ~ 660

Jean de Dalyatha ~ 750

Syméon le Nouveau Théologien ~ 1000







Les regards portent sur l’expérience mystique et ineffable. C’est ce qui les rassemble.

Les présences juive et grecque s’entrecroisent.

§

Nombreux sont des sufis et des «hommes du blâme» ayant vécu avant l’an mil ! Ra’bia, Junaid, Bistami, jusqu’à Sulami… Ils seront présentés au début du premier volume de textes rédigés en terres d’Islam.

Livre de JOB

Présentations

Job aborde le problème du mal qu’il décrit de façon saisissante aux deux premiers tiers du dialogue. Il n’y répond pas puisque personne ne peut le faire sinon mystiquement !

J’utilise La Bible, Ancien Testament, II : c’est “Le Livre” traduit et expliqué par Édouard Dhorme. Le volume de la «Bibliothèque de la Pléiade» fut publié aux Éditions Gallimard en 1977.

J’intercale les notes en petit corps à la suite des groupes de distiques concernés ce qui assure enfin une lecture aisée. L’édition d’origine décourageait l’appréciation de notes qui s’avèrent indispensables : elles étaient regroupées en bas de pages et très souvent scindées d’une page à la suivante ; on évitera ici ce parcours du comabattant. Ces notes sont autant de petites synthèses opérées sur des versets groupés [comparable au travail très utile de découpage des sourates du Coran opéré par Régis Blachère].

J’allège mon travail de transcripteur autant que possible, mais sans introduire d’ambiguïté. Je n’ai donc pas mis en exposant les numéros de versets et les numérotations latines de références au sein des notes figurent tantôt en capitales tantôt en minuscules (III ou iii) laissant ainsi place pour un toilettage futur.

Jje garde l’intégralité de toutes les notes — souvent longues — avec transcriptions latines en italiques de termes anciens. Elles nous font revivre Job — distiques du «poème» à méditer lentement — en restituant son milieu pastoral et agraire. Elles soulignent le travail ardu de restitution du texte — souvent incertain — et la proximité de l’hébreu avec les langues anciennes du croissant fertile.

L’idéal est bien sûr de disposer des tomes Pléiade I & II pour “naviguer” et se perdre heureusement au gré de renvois suggérés aux textes bibliques parallèles. On peut ainsi découvrir “toute la série d’ouvrages” assemblés comme “une” Bible [une bibliothèque] hébraïque. J’ajoute souvent entre crochets le texte parallèle de bon choix proposé.

Je fais précéder Job d’extraits de présentations. Premier texte mystique long, mais ne pas se décourager : on sera bref pour Platon et les autres !



La Bible, tome II , Gallimard, 1959, sous la direction d’Édouard Dhorme, Introduction, II. Le livre de Job

Le livre de Job est sans contredit l’un des plus beaux et des plus émouvants non seulement de la littérature hébraïque, mais encore de la littérature mondiale. Dans un style paré de tous les ornements de la poésie orientale, l’auteur, profond penseur et moraliste religieux, traite du problème du mal - qui a hanté durant des siècles —, la conscience juive et dont l’écho nous est parvenu dans certains passages des Prophètes ou des Psaumes. Le juste souffrant et le méchant heureux sont les deux constatations qui s’opposent à la conception traditionnelle de la relation entre le bien et le bonheur, le mal et le malheur. C’est à résoudre cette antinomie que le livre poétique s’emploiera, en recourant à la forme du dialogue entre Job, le patient, et ses trois amis, présentés dans le prologue en prose.

Le dialogue va du chapitre ni au chapitre xxxi inclus. À noter que le chapitre xxxi se termine par l’indication « Les paroles de Job sont finies », pour marquer la fin du livre poétique. Les chapitres XXXII-XXXVII qui font intervenir un quatrième interlocuteur de Job, l’intarissable Élihou, ni prévu dans le prologue, ni mentionné dans l’épilogue, sont reconnus par la majorité des critiques comme ayant été incorporés au texte primitif, qui laissait sans solution le problème posé par les malheurs de Job, l’homme « parfait et droit » du prologue. La suite du dialogue entre Job et ses trois amis est à chercher dans le discours de Iahvé (xxxviii, 1 ss.), continué dans le chapitre xxxix. Un bref échange de réflexions entre Job et Iahvé (XL, 1-14) formait la conclusion du livre poétique auquel un appendice sur Béhémoth, l’hippopotame (XL, 15-24), et Léviathan, le crocodile (XL, 25-XLr, 26), a été ajouté par un poète ayant probablement vécu en Égypte. Cet appendice a nécessité une nouvelle conclusion, à savoir XLII, 1-6, parallèle à XL, 4-5. […]

Jean Steinmann, LE LIVRE DE JOB, Les Éditions du CERF, 1955, Chapitre premier

Par la majesté de son sujet, la noblesse de ses personnages, l’admirable beauté de sa langue, la puissance de sa poésie, l’harmonie de sa composition, le drame de Job est sans conteste l’un des chefs-d’œuvre de la Bible. Mais, outre la forme, c’est aussi la hardiesse de la pensée, la profondeur de la théologie qui élèvent Job au-dessus des Psaumes et de tous les écrits des Sages. L’auteur s’égale aux plus grands prophètes. Hors de la Bible, on ne saurait lui désigner comme pairs qu’Eschyle, Dante, Shakespeare, ou Pascal.

Leur grandeur n’arrache pas les plus puissants génies à l’ambiance de leur siècle. Eschyle a écrit entre Phrynichos et Sophocle. Par sa place dans la Bible et même par un aussi infime détail que son système de ponctuation, le livre de Job se rattache à un ensemble auquel appartiennent les Psaumes et les Proverbes. Les rabbins, qui n’hésitaient pas à attribuer les Psaumes à David et les Proverbes à Salomon, ont eu l’idée naïve et charmante de proposer Moïse lui-même, leur troisième grand homme, comme auteur du livre de Job… Au nom des mêmes principes, les Grecs eussent aussi bien pu faire d’Homère l’auteur de Prométhée enchaîné.

Comme la tragédie de Job est anonyme, les critiques modernes cherchent à la situer dans le courant de la littérature juive post-exilienne. Ils doivent se contenter d’une très large approximation. Généralement, ils datent Job de la période qui va de 400 à 200 avant J.-C. Cette dernière date paraît cependant trop tardive, étant donnée l’excellence de l’hébreu de Job. On pourrait donc suggérer la première moitié du IVe siècle.

Dans l’histoire du monde, le Ve siècle avait été marqué par l’apogée de la culture classique des Grecs. Le siècle des victoires qui mirent fin aux guerres médiques avait vu la gloire de Périclès à Athènes et paraître les œuvres de Pindare, d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide et d’Aristophane. Socrate était mort en 399. L’Acropole est déjà couverte des grands monuments de Phidias et de ses élèves, dont subsistent encore les majestueuses reliques blessées.

Au IVe siècle, où l’auteur de Job semble avoir écrit l’unique « tragédie » de la Bible, l’Occident est dominé dans les lettres par le nom de Platon. La philosophie se développe et se diversifie. C’est l’époque des grands orateurs : Isocrate, Eschine et Démosthène ; du charmant Xénophon. Mais la sculpture se dégrade dans le maniérisme voluptueux de Praxitèle, secoué tout à la fin par le grand élan de la victoire de Samothrace.

En Orient, ce ive siècle av. J.-C. est un siècle de grand déclin politique. Sans parler de l’Égypte, qui prolonge depuis si longtemps sa longue agonie, l’Empire perse se lézarde et commence à se décomposer. Le long règne d’Artaxerxès II Mnémon (424-358) est marqué par d’innombrables révoltes intérieures. La retraite des Grecs, racontée par Xénophon dans l’Anabase, se déroule à partir de 401. Le Proche-Orient est l’objet d’une longue lutte d’influence entre l’Égypte révoltée et les généraux du Grand Roi. La cour de Perse est le théâtre des plus sanglants complots de harem. Artaxerxès III Ochos, qui règne vingt ans, se montre un conquérant cruel de l’Égypte et de la Palestine. Il périt, empoisonné par l’eunuque Bagoas. Après les cinq ans du règne de Darios Codoman, les Macédoniens se saisissent de l’empire des Achéménides.

Si c’est à cette date que la merveilleuse culture des Grecs commence à se vulgariser en Orient, rien ne permet de croire qu’elle ait attendu les Diadoques pour être partiellement accessible aux scribes les plus cultivés de Syrie et de Palestine. L’aventure de Xénophon prouvait jusqu’où les Grecs avaient pénétré à l’intérieur des territoires de l’Empire perse avant d’y exercer la suprématie politique. Et la permanence des colonies ioniennes avait habitué les sujets du Grand Roi au dialogue avec l’Occident.

[…]

Si le drame de Job reflète bien son époque par ce goût de la l’archaïsme poussé jusque dans la langue, il témoigne aussi de crise intellectuelle, religieuse et morale, que subissaient quantité d’âmes dans le Judaïsme post-exilien. Cette crise était provoquée par l’avènement de l’individualisme religieux, par celui d’un pessimisme plus incisif et, sinon du scepticisme, du moins d’une hardiesse extraordinaire mise à scruter les problèmes moraux.

Longtemps le Iahvisme était resté une religion surtout collective et nationale. Ce caractère n’excluait nullement la piété personnelle, mais empêchait celle-ci de prendre la première place dans l’expression du sentiment religieux. Avec le drame de Job, le souci de la communauté, de la race, du peuple, a diminué. Jérémie est l’un des premiers qui aient osé faire intervenir son cas personnel dans son message prophétique. Le pessimisme qui s’accroît dans les derniers écrits de l’Ancien Testament a un tout autre son que les malédictions des prophètes de la Monarchie. On y discute de la valeur de la vie humaine. L’auteur de Job ne craint pas de mettre en question l’existence de la providence divine. Il s’interroge sur le sens du monde et de la destinée. En quoi il ressemble aux philosophes de la Grèce, et s’il n’a pas subi leur influence directe, il a du moins respiré l’air de leur siècle. […]

Job

CHAPITRE PREMIER

1 IL y avait au pays de Ous un homme du nom de Job. Cet homme était parfait et droit, craignant Élohim et se détournant du mal : 2 il lui naquit sept fils et trois filles; 3 son troupeau était de sept mille brebis et trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs et cinq cents ânesses; il avait aussi un très nombreux personnel.

Et cet homme était plus grand que tous les fils de l’Orient.

I 1-3. Le pays de Ous, en hébreu `ûs, entre l’Arabie et l’Idumée : voir Genèse, x, 23; xxii, 21; xxxvi, 28. Le nom de Job, hébreu iyyôb ne reparaît que dans Ézéchiel, xiv, 14, 20. Dans les lettres d’el-Amarna on rencontre un homonyme sous la forme cananéenne Ayab. La description de Job sera répétée par Iahvé au verset 8. Les sept fils représentant la fécondité idéale : I Samuel, II, 5; Ruth, iv, 15. Noter la proportion sept-trois dans le nombre de fils et de filles, comme dans celui des brebis (7000) et des chameaux (3000) : comparer 700 et 300 dans I Rois, xi, 3. Plus grand, au sens de «plus riche» : Genèse, xxvi, 13-14. Les fils de l’Orient, les Orientaux par rapport à la Palestine : Genèse, xxv, 6; xxix, 1; Juges, vi, 3, 33, etc.



4 Or ses fils avaient coutume d’aller faire un festin à la maison de chacun d’eux, à son jour, et ils envoyaient inviter leurs trois sœurs à manger et à boire avec eux. Sitôt qu’ils avaient terminé les jours de festin, Job les envoyait mander; puis il se levait de grand matin et offrait des holocaustes, d’après leur nombre à tous, car Job se disait : «Peut-être mes fils ont-ils péché et ont-ils maudit Élohim en leur cœur!» Ainsi faisait Job toujours.

4-5. Festin chaque jour de la semaine, puisqu’il y a sept fils ayant chacun son jour. Job craint quelque excès de la part des convives. Nous sommes en dehors d’Israël. Le père de famille exerce les fonctions de prêtre. Pour éviter le contact entre le verbe «maudire» et le nom divin, le narrateur a employé l’euphémisme «bénir» dans le texte hébreu; mais les versions ont bien traduit par «maudire», hormis Aquila et la Vulgate benedixerint. Comparer I Samuel, III, 13.



6 Il advint un jour que les fils d’Élohim vinrent se présenter devant Iahvé et Satan vint aussi parmi eux. 7 Et Iahvé dit à Satan : «D’où viens-tu?» Et Satan répondit à Iahvé et dit : «De rôder sur la terre et d’y circuler!» 8 Et Iahvé dit à Satan : «As-tu porté ton attention sur mon serviteur Job? Il n’y a personne comme lui sur la terre : c’est un homme parfait et droit, craignant Élohim et se détournant du mal!» 9 Et Satan répondit à Iahvé et dit : «Est-ce gratuitement que Job craint Élohim? 10 Ne l’as-tu pas entouré d’une haie, ainsi que sa maison et tout ce qui est à lui, à la ronde? L’œuvre de ses mains, tu l’as bénie, et son troupeau a surabondé dans le pays. 11, Mais veuille étendre ta main et frapper tout ce qui est à lui! À coup sûr il te maudira à ta face!» 12 Et Iahvé dit à Satan : «Voici que tout ce qui est à lui est à ta discrétion! Sur lui, seulement n’étends pas ta main!» Et Satan sortit de devant Iahvé.

6-12. La scène se passe dans les cieux. Iahvé est entouré de sa cour, que composent les fils d’Élohim ou fils de Dieu, qui seront identifiés avec les Anges : voir xxxviii, 7; Psaumes xxix, I; lxxxix, 7, etc. Parmi eux se trouve Satan, l’Accusateur par excellence, substitué à Iahvé quand il s’agit d’inciter l’homme à mal faire : I Chroniques, xxi, 1 [“Satan se dressa contre Israël...”], comparé à II Samuel, xxiv, i. On retrouve Satan en présence de Iahvé dans Zacharie, III, 1-2 [“Et [l’Ange de] Iahvé dit au Satan : ‘Que Iahvé te réprime … lui qui a élu Jérusalem !”] . Iahvé présente Job dans les termes du verset 1. Mais Satan objecte le caractère intéressé de la vertu. Il s’en prend à la morale courante selon laquelle le bien amène le bonheur, le mal, le malheur. La vertu de Job tiendra-t-elle devant les coups du sort? Au verset 11, comme au verset 5, euphémisme «bénir», au lieu de «maudire» dans le texte hébreu. Première concession de Iahvé : Satan peut atteindre Job dans ses biens.



13 Il advint un jour que ses fils et ses filles étaient en train de manger et de boire du vin dans la maison de leur frère aîné. 14 Et un messager vint vers Job et dit : «Les bœufs étaient en train de labourer et les ânesses paissaient à leurs côtés; 15 lors firent irruption les Sabéens, ils les prirent et ils passèrent les serviteurs au fil de l’épée. Et je me suis échappé, moi tout seul, pour te l’annoncer!»

13-15. Première catastrophe : une razzia des Sabéens. Il ne s’agit pas des sabéens de l’Arabie méridionale, mais de ceux de l’Arabie du Nord-ouest : Genèse, x, 7; xxv, 3.



16 Comme il parlait encore, un autre arriva et dit : «Le feu d’Élohim est tombé des cieux; il a brûlé les brebis et les serviteurs, et il les a dévorés. Et je me suis échappé, moi tout seul, pour te l’annoncer!»

16. Deuxième catastrophe : la foudre, qui est le feu d’Élohim comme dans II Rois, I, 10-12. Les serviteurs sont parmi les victimes.



17 Comme il parlait encore, un autre arriva et dit : «Les Chaldéens ont formé trois têtes, se sont jetés sur les chameaux, les ont pris et ont passé les serviteurs au fil de l’épée. Et je me suis échappé, moi tout seul, pour te l’annoncer!»

17. Troisième catastrophe : razzia des Chaldéens qui viennent de Syrie, comme dans II Rois, xxiv, 2. Répartition en trois têtes, c’est-à-dire en trois corps de troupe : Juges, vii, 16, 20; I Samuel, xi, ii; xiii, 17. Les chameliers parmi les victimes.



18 Comme il parlait encore, un autre arriva et dit : «Tes fils et tes filles étaient en train de manger et de boire du vin dans la maison de leur frère aîné. 19 Et voici qu’un grand vent arriva du côté du désert et frappa les quatre coins de la maison : elle tomba sur les enfants et ils moururent. Et je me suis échappé, moi tout seul, pour te l’annoncer!»

18-19. Quatrième catastrophe : un vent du désert qui abat la maison où sont réunis les enfants de Job. Aucun d’eux n’échappe. On remarquera le caractère progressif des coups qui frappent le saint homme.



20 Alors Job se leva et déchira son manteau. Puis il se rasa la tête, s’affaissa à terre et se prosterna. 21 Et il dit : «Nu je suis sorti du ventre de ma mère et nu j’y retournerai! Iahvé a donné et Iahvé a repris : que le nom de Iahvé soit béni!»

20-21. Signes de la douleur : vêtements déchirés, comme dans Genèse, xxxvii, 34; Josué, vii, 6, etc.; tête rasée, comme dans Michée, I, 16. Résignation de Job exprimée en termes lapidaires. Nu j’y retournerai, c’est-à-dire dans le sein de la terre mère. Comparer Ecclésiaste, v, 14 [“Comme il est sorti du sein de sa mère, / nu il s’en retournera, tel qu’il est venu…”] La bénédiction finale dans Psaume cxiii, 2.



22 En tout cela Job ne pécha point et il ne proféra point de sottise à l’adresse d’Élohim.

22. Satan a perdu la première phase de son défi à Dieu.



CHAPITRE II

1 IL advint un jour que les fils d’Élohim vinrent se présenter devant Iahvé et Satan vint aussi parmi eux, pour se présenter devant Iahvé. 2 Et Iahvé dit à Satan : « D’où viens-tu ? » Et Satan répondit à Iahvé et dit : « De rôder sur la terre et d’y circuler ! » 3 Et Iahvé dit à Satan : « As-tu porté ton attention sur mon serviteur Job ? Il n’y a personne comme lui sur la terre : c’est un homme parfait et droit, craignant Élohim et se détournant du mal. Il s’attache encore à sa perfection et c’est sans raison que tu m’as excité contre lui pour le ruiner. » 4 Satan répondit à Iahvé et dit : « Peau pour peau ! tout ce qui est à l’homme, il le donne pour sa vie.5, Mais veuille étendre ta main et touche à son os et àsa chair ! À coup sûr, il te maudira à ta face ! »

II 1-5. Même scène que dans I, 6-8. Iahvé triomphe; mais Satan a sa réponse toute prête : «Peau pour peau!» Ce proverbe sur lequel on a beaucoup épilogué est éclairé par la suite : «Tout ce qui est à l’homme, il le donne pour sa vie. Mais veuille étendre ta main et touche à son os et à sa chair!» La peau superficielle s’oppose à l’os et à la chair qui sont la structure même du corps. C’est dans son être même et non plus seulement dans ses biens et sa famille que Job doit être frappé. Au verset 5, comme dans I, 11, «il te maudira», au lieu de l’euphémisme du texte massorétique.



6 Et Iahvé dit à Satan : «Le voici à ta discrétion! Sauvegarde seulement sa vie!» 7 Alors Satan sortit de devant Iahvé et il frappa Job d’un ulcère malin de la plante du pied au sommet de la tête.

7. D’après la tradition juive, syrienne et grecque, attestée par les versions, y compris la Vulgate, c’est un ulcère malin que représente l’hébreu shehin ra.



8 Lors il prit un tesson pour se gratter et il était assis au milieu de la cendre.

8. Job assis sur la cendre, c’est-à-dire sur le tas de cendres d’ordures, de poussière, qui se trouvait autrefois à l’entrée des bourgades de Palestine et que les Arabes appellent mazbaleh «fumier». Comparer Isaïe, XLVII, 1 [“Descends et assieds-toi dans la poussière / vierge, fille de Babel ! Assieds-toi à terre, sans trône...”]; Jérémie, vi, 26; Jonas, iii, 6.



9 Et sa femme lui dit : «Tu t’attaches encore à ta perfection? Maudis Élohim et meurs!»

9. La femme joue le rôle de tentatrice, comme dans la chute originelle. Au verset 9, on a encore l’euphémisme «bénis!» au lieu de «maudis!» qu’il faut restituer : voir verset 5 et I, 11. À la suite du verset 9, la version des Septante contient une amplification du discours de la femme qui n’appartient pas au texte primitif, mais provient d’une source grecque.



10 Et il lui dit : «Comme parlerait une des femmes folles, tu parles! Si d’Élohim nous acceptons le bien, n’accepterons-nous pas aussi le mal?» En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres.

10. Résignation de Job et éloge de sa conduite : comparer I, 21-22.



11 Or trois amis de Job apprirent tout ce malheur qui avait fondu sur lui et ils vinrent chacun de son pays.

C’était Éliphaz de Teyman, Bildad de Shouakh et Sophar de Naamah. Ils convinrent donc ensemble de venir le plaindre et le consoler. 12 Ils levèrent leurs yeux de loin et ne le reconnurent point. Alors ils élevèrent leur voix et pleurèrent; ils déchirèrent chacun son manteau et répandirent de la poussière sur leur tête. [ ]12 13 Puis ils s’assirent à terre avec lui, sept jours et sept nuits. Et aucun ne lui disait mot, car ils voyaient que très grande était la douleur.

11-13. Présentation des personnages du drame. La ville de Teyman en Idumée : Genèse, xxxvI, I I; Jérémie, xux, 7. Éliphaz porte un nom édomite : Genèse, xxxvi, ii. Shouakh dans la descendance de Quetourah, pays de l’encens, Arabie, d’après Genèse, xxv, 2. Le nom de Bildad pourrait provenir de l’arabe balad «ville, région». Sophar, hébreu sôphâr, même racine que sippôr «passereau». Naamah est le nom de la sœur de Tubal-Caïn dans Genèse, IV, 22. Le pays pourrait se situer au djebel-el-Na`ameh en Arabie nord occidental. À la fin du verset 12, omettre «vers les cieux» qui est une variante de «sur leur tête». L’extrême douleur est muette. Elle se manifeste par les pleurs, les habits déchirés, la poussière ou la cendre sur la tête : Josué, vii, 6; II Samuel, xiii, 19, etc. Le silence de 7 jours et 7 nuits précède l’explosion de la plainte de Job.



CHAPITRE III

1 APRÈS cela, Job ouvrit sa bouche et maudit son jour.

2 Et Job prit la parole et dit :

IlI 1-2. Double introduction à la plainte de Job, l’une inspirée du verset 3, l’autre usant de la formule habituelle : IV, 1 ; VI, I; VIII, I, etc.



3 Périsse le jour où je fus enfanté!

Et la nuit qui dit : «Un mâle a été conçu!»

3. Ce vers annonce une double malédiction, celle du jour de la naissance et celle de la nuit de la conception. Nous le laissons à part, car le jour sera maudit dans les versets 4-5, la nuit dans 6-10. Le passage tout entier, du verset 3 au verset 16, semble une adaptation poétique de la malédiction du jour de la naissance de Jérémie, xx, 14-18. La nuit qui dit, et non pas «la nuit où l’on dit», car il n’y a pas de témoin de la conception. Un mâle, plutôt qu’un homme : Jérémie, xx, 15.



4 Ce jour-là, qu’il soit ténèbres :

que n’en ait cure Éloah de là-haut

et que sur lui point ne brille la lumière!

5 Que le souillent ténèbres et ombres :

que sur lui se pose une nuée,

que l’épouvantent des brouillards!

4-5. Malédiction du jour. C’est Dieu qui le prive de lumière, puisque c’est lui qui a appelé la lumière Jour, et les ténèbres Nuit (Genèse, 1, 3-5). Le nom d’Eloah, singulier d’Élohim, apparaît 40 fois dans le livre de Job. Le prologue en prose employait tantôt Élohim, tantôt Iahvé. Ici, comme dans le reste du livre, vocalisation salmâvêth «ombre de la mort», au lieu de l’abstrait salmûth «ombre» : x, 21; XII, 22, etc.



6 Cette nuit-là, que s’en empare l’obscurité :

qu’elle ne s’ajoute point aux jours de l’année,

qu’elle n’entre point dans le comput des mois!



7 Oui, que cette nuit-là soit lugubre,

que n’y pénètre point l’allégresse!

8 Que l’exècrent ceux qui maudissent le jour,

ceux qui sont prêts à réveiller Léviathan!

Que s’obscurcissent les étoiles de son aube :

qu’elle espère la lumière, et rien!

Et qu’elle ne voie point les paupières de l’aurore!

10, Car elle n’a pas fermé les portes du ventre où j’étais

et n’a pas caché la peine à mes yeux!

6-10. Malédiction de la nuit. La nuit maudite doit rester dans les ténèbres et ne pas connaître le jour. Par conséquent point d’aube ni d’aurore. Vocaliser yêhad «s’ajoute», d’après les versions, au verset 6. Ceux qui sont prêts à réveiller Léviathan (verset 8) : ceux qui désirent la fin du monde caractérisée par le retour au chaos, personnifié par le monstre Léviathan : Isaïe, xxvii, I; Psaume civ, 26. Dans la description de Job, xl, 25, le nom de Léviathan est décerné au crocodile, dont les yeux sont comme les paupières de l’aurore de notre verset 6. Le ventre où j’étais, en hébreu simplement «mon ventre», le ventre de ma mère. C’est Dieu qui ouvre ou qui ferme la matrice : Genèse, xx, 18; xxix, 31 s.; xxx, 2 2; I Samuel, I, 5, etc.



11 Pourquoi ne suis-je pas mort au sortir du sein

et n’ai-je pas expiré quand je sortais du ventre?

12 Pourquoi deux genoux m’ont-ils accueilli

et pourquoi deux mamelles à sucer?

16 Ou pourquoi n’ai-je pas été comme un avorton caché,

comme les petits qui n’ont pas vu la lumière?

11-12-16. Le verset 16, déplacé de son contexte normal, se situe après le verset 12, tandis que le verset 13 commence une nouvelle strophe. La conception a eu lieu (verset 1), mais l’enfant aurait pu mourir au sortir du sein, n’être pas accueilli sur les genoux de la mère pour l’allaitement, ou même n’être qu’un avorton (verset 16 après le verset 12). Tout plutôt que la vie malheureuse.



13, Car maintenant je serais couché et calme,

je dormirais et alors ce serait repos pour moi!

14 Avec les rois et les conseillers du pays,

ceux qui se bâtissent des solitudes;

15 ou avec les princes qui ont de l’or,

qui remplissent d’argent leurs maisons!

13-15. Le sommeil de la mort préférable à la vie. La mort éveille l’idée de la tombe et du Sheol, rendez-vous de toute l’humanité (xxx, 23). Les solitudes du verset 14 sont les mausolées que les grands, en particulier en Égypte, élevaient dans des lieux déserts. Les maisons du verset 15 sont «les demeures d’éternité» des Pharaons, où s’entassaient des trésors comme ceux de Tout-ankh-Amon.



17 Là les méchants cessent toute agitation

et là se reposent ceux qui sont à bout de force;

18 de même, les prisonniers sont en paix :

ils n’entendent plus la voix du surveillant;

19 petit et grand, là c’est tout un,

et le serviteur est délivré de son maître!

17-19. Terre de repos, de liberté, d’égalité, ainsi apparaît le Sheol à celui qui souffre de la misère, de la prison, de l’esclavage.



20 Pourquoi donne-t-il la lumière à un malheureux

et la vie à ceux dont l’âme est amère?

21 À ceux qui attendent la mort et elle ne vient pas,

et qui fouillent à sa recherche plus que pour des trésors,

22 eux qui se réjouissent jusqu’à jubilation,

qui exultent parce qu’ils trouvent une tombe,

23 à un homme dont la route est cachée,

et qu’a enclos Éloah!

20-23. La vie vaut-elle la peine d’être vécue? Parallélisme entre la lumière et la vie (verset 16). Le verset 21 inspire Apocalypse, ix, 6 [“En ces jours-là, les hommes chercheront la mort et ne la trouveront pas…” TOB]; Le malheureux est semblable au fouilleur qui, au lieu de trésors, recherche la mort et se réjouit à l’extrême pour avoir trouvé une tombe. Avec le verset 23 comparer xix, 8; Lamentations, 7, 9. C’est Dieu qui enferme l’homme dans un lieu obscur pour l’empêcher de retrouver sa route. Éloah comme au verset 4.



24 C’est qu’en guise de mon pain vient mon gémissement

et comme l’eau coule mes rugissements;

25, car si j’ai peur d’une chose, elle m’arrive

et ce que je crains me survient :

26 je ne suis ni tranquille, ni calme,

je ne me repose pas : c’est l’agitation qui vient!

24-26. La douleur est le pain quotidien du malheureux : Psaumes XLII, 4; LXXX, 6. La perpétuelle angoisse de Job est bien décrite au verset 25. Rien de bon à attendre de l’avenir. D’où l’absence de repos, les nuits d’insomnie, l’agitation exprimée par le même mot qu’au verset 17.



CHAPITRE IV

1 ELIPHAZ de Teyman prit la parole et dit :

IV 1. Premier discours d’Éliphaz.



2 T’adresserons-nous la parole? Tu es déprimé!

Mais qui pourrait retenir ses mots?

3 Voilà que tu faisais la leçon à bien des gens

et que tu fortifiais les mains flasques :

4 tes paroles redressaient le chancelant

et tu raffermissais les genoux fléchissants!

5 Maintenant qu’il t’en arrive autant, tu es déprimé,

maintenant que le coup te frappe, tu es effrayé!

2-5. L’ami de Job devrait se taire, mais il ne peut retenir ses paroles. Lire nissâ «adresserons», d’après les auteurs hexaplaires et la Vulgate, au lieu de nissâh «tenterons» au verset 2. L’entrée en matière est ironique. Il est facile de faire la leçon aux autres quand tout va bien. Les mains flasques, symbole de la faiblesse : Il Samuel, iv, 1. Comparer les expressions de Siracide (Ecclésiastique), xxv, 23.



6 Ta piété n’est-elle pas ta confiance

et la perfection de tes voies ton espoir?

7 Souviens-toi donc! Quel est l’innocent qui a péri

et où les hommes droits ont-ils été extirpés?

8 Comme je l’ai vu, ceux qui cultivent l’iniquité

et qui sèment la peine les récoltent!

9 Sous l’haleine d’Éloah ils périssent

et au souffle de sa narine ils disparaissent :

10 le rugissement du lion et la voix du léopard,

et les dents des lionceaux sont brisées;

11 le lion périt faute de proie

et les petits de la lionne se dispersent.

6-11. La thèse d’Éliphaz est conforme à la morale traditionnelle en Israël, comme en Babylonie et en Assyrie. Le malheur est la conséquence de la faute, l’innocence et la droiture préservent de la catastrophe (verset 7), tandis que la peine est le fruit de l’iniquité (verset 8). Les images se succèdent pour montrer que les méchants périssent «sous l’haleine d’Éloah» et «au souffle de sa narine», c’est-à-dire de sa colère (versets 9-11). La comparaison du verset 8 se retrouve dans Osée, x, 12-13; Proverbes, xxii, 8. Les lions symbolisent les méchants qui dévorent les justes : Psaume xvii, 12; Proverbes, XXVIII, 15, etc.



12 Or à moi une parole fut dite furtivement

et mon oreille en a saisi quelque chose :

13 dans les cauchemars provenant des visions de nuit,

alors que tombe une torpeur sur les hommes,

14 un tremblement me survint — et un frisson! —

et il fit trembler tous mes os.



15 Lors un souffle glisse sur ma face,

il hérisse le poil de ma chair.

16 Quelqu’un est debout…

Et je ne reconnais pas son aspect;

une image est devant mes yeux

et j’entends une voix légère :

17 Un homme est-il juste devant Éloah,

un humain est-il pur devant son auteur?

18 Si à ses serviteurs il ne se fie pas

et si à ses anges il impute de la folie,

combien plus aux habitants de maisons d’argile,

dont le fondement est dans la poussière!

On les écrase comme une mite,

20 d’un matin à un soir ils sont réduits en poudre,

faute d’un sauveur ils périssent à jamais,

21 [] ils meurent et ce n’et point de sagesse,

V, 2, car c’est le chagrin qui tue un insensé

et la colère qui fait mourir un imbécile!

IV, 12-V, 2. Éliphaz va faire appel à une vision personnelle qui lui a été accordée durant les cauchemars de la nuit. La torpeur du verset 13 désigne souvent un sommeil surnaturel : Genèse, II, 21; xv, 12. L’être mystérieux du verset 16 n’est pas défini. Il manque peut-être le sujet du verbe «est debout», c’est pourquoi nous suppléons « quelqu’un». Le message communiqué à Éliphaz est intéressant, car il montre que devant Dieu tout homme est coupable, puisque même les Anges peuvent être taxés de folie, c’est-à-dire d’acte coupable. Les habitants de maisons d’argile dont les fondations sont dans la poussière représentent les hommes : Genèse, III, 19; Isaïe, lxiv, 7; Sagesse, ix, 15. Transporter le premier hémistiche du verset ai à l’intérieur de v, 5, car «leur superflu ne leur a-t -il pas été arraché?», qui détonne dans notre verset 21, fournit le pendant au dernier hémistiche de v, 5. La conclusion du message nocturne est donné dans v, 2, tandis que v, 1 retrouve sa place normale devant v, 8. La mort de l’homme n’est pas le fruit de sa sagesse, mais de son chagrin et de sa colère.



CHAPITRE V MOI, j’ai vu un insensé prenant racine…

3 MOI, j’ai vu un insensé prenant racine

et aussitôt j’ai maudit sa demeure :

4 Que ses fils soient loin de tout salut!

Soient écrasés à la Porte et point de libérateur!

5 Ce qu’ils ont récolté, un affamé le mange

et vers des cachettes il en emporte;

IV 21 a leur superflu ne leur a-t-il pas été arraché

5 c et des assoiffés n’ont-ils pas englouti leur fortune?

3-5, Suite du discours d’Éliphaz, qui aime à en appeler à son expérience personnelle : iv, 8, 1 2. Fidèle à sa conception de la prospérité du juste, il montre d’abord l’instabilité du bonheur de l’insensé, c’est-à-dire de l’impie qui est puni en la personne de ses descendants. La Porte, au verset 4, c’est-à-dire le forum, le tribunal, à la porte de la cité : Deutéronome, xxI, 19; xxii, 15; xxv, 7, etc. Lire maspunim «cachettes», au lieu de misannim «hors des épines» qui ne se comprend pas après la préposition «vers», au verset 5. Compléter le dernier vers, en plaçant iv, 21 a devant le dernier hémistiche du verset 5. D’après les versions, le mot sammîm est dû à une écriture défective de semê’îm «assoiffés». Comparer xxii, 20. Les assoiffés, pour dépeindre l’avidité de ceux qui dépouillent de leurs biens les héritiers de l’impie.

6 C’est que l’iniquité ne sort pas du sol

et la peine ne germe pas de la terre,

7, mais c’est l’homme qui engendre la peine,

comme les fils de l’éclair élèvent leur vol.

6-7. L’iniquité et la peine qui en découle ne sont pas un produit spontané du sol : iv, 8; xv, 35. C’est l’homme qui engendre la peine. Lire yôlîd «engendre», plutôt que yullad ou yiwwâlêd «est enfanté». Les fils de l’éclair sont les aigles, considérés par les anciens comme les oiseaux de la foudre qu’ils bravent par leur vol audacieux.

1 Appelle donc! Y a-t-il quelqu’un qui te réponde?

Et vers lequel des Saints te tourneras-tu?

8 Quant à moi, je m’adresse à Dieu

et c’est à Élohim que j’expose ma cause.

1-8. Transposer ici le verset 1 qui amène une strophe nouvelle. C’est à Dieu que s’adresse Éliphaz plutôt qu’à ses saints, qui sont les Anges : iv, 18; xv, 15. Au lieu d’Éloah (iv, 9, 17), le nom divin et rendu par le terme générique «êl «Dieu» et par élôhîm, pluriel d’Éloah, pour varier le style.

9 Lui qui fait de grandes choses, et insondables!

Des merveilles innombrables!

10 Lui qui répand la pluie sur la face de la terre

et qui envoie les eaux sur la face des campagnes.

11 Pour mettre les abaissés sur la hauteur

et pour que les affligés se haussent au salut,

12 il rompt les pensées des astucieux

et leurs mains ne réalisent pas leur prévision!

13 Il attrape les sages dans leur astuce

et le conseil des retors devient irréfléchi :

14 en plein jour ils rencontrent des ténèbres

et comme dans la nuit ils tâtonnent en plein midi!

15 Et il sauve de leur bouche l’homme ruiné

et de la main du fort l’indigent :

16 ainsi le pauvre a de l’espoir

et l’injustice ferme sa bouche.

9-16. Doxologie commençant par un participe comme dans ix, 10 ss. ; XII, 17 ss. Le verset 10 est répété dans IX, 10 (discours de Job). La pluie est l’une des manifestations de la puissance et de la bonté du créateur, de même que les sources : Psaumes lxv, 10, 11; CXLVII, 8, etc. Action de Dieu dans les bouleversements sociaux : élévation des faibles, déception des fourbes et des astucieux, qui tâtonnent dans les ténèbres en plein jour. L’homme ruiné, l’indigent, le pauvre sont sauvés de la main du riche : Ainsi le pauvre a de l’espoir et l’injustice ferme sa bouche”. Comparer les contrastes signalés dans I Samuel, II, 7-8; Psaume vii, 6. Le tâtonnement en plein midi dans Deutéronome, xxviii, 29. Avec le verset 16 comparer Psaume cvii, 42. Vocaliser mâhorâb ruiné” au verset 15, au lieu de mêhéréb du glaive”, qui ne concorde pas avec le contexte.



17 Donc, heureux l’homme que corrige Éloah

et ne méprise point la leçon de Shaddaï,

18, car c’est lui qui blesse et qui panse,

il frappe et ses mains guérissent.

19 En six calamités il te délivrera

et en sept le mal ne t’atteindra pas :

20 dans une famine il t’affranchira de la mort

et, dans un combat, des mains du glaive;

21 du fouet de la langue, tu seras à couvert

et tu ne craindras pas la dévastation, quand elle arrivera;

22 de la dévastation et de la famine tu te riras

et tu ne craindras pas les bêtes de la terre.

23, Car avec les pierres du champ tu auras un page

et la bête sauvage sera en paix avec toi.

24 Tu sauras que sauve est ta tente

et, quand tu visiteras ta demeure, tu ne seras point déçu.

25 Tu sauras que nombreuse est ta postérité

et que tes rejetons sont comme l’herbe de la terre.

26 Tu arriveras en pleine vieillesse au tombeau,

comme s’élève une meule en son temps!

17-26. Exhortation à reconnaître la main de Dieu dans l’épreuve qui atteint Job et qui est une correction, une leçon dont il faut profiter. Comparer Psaume xciv, 12. Noter la réapparition du nom divin Éloah en parallélisme avec Shaddaï, considéré comme le Dieu des patriarches par l’une des sources du Pentateuque : Exode, vi, 3; Genèse, xvii, 1, etc. Le nom de Shaddaï sera employé concurremment avec El Dieu” et avec Éloah, dans le but d’éviter la répétition du même vocable : voir xxvii, 2-4, 8-11. C’est Dieu qui frappe et qui guérit (verset 18) : Deutéronome, xxxii, 39; Osée, vi, 1. Au verset 19, exemple de progression numérique dans le style. Nous retrouverons cette figure dans xxxiii, 29; xl, 5. Comparer Proverbes, vi, 16 pour le passage de six à sept. Dieu guérit de tous les maux : famine, guerre, calomnie, désastre, bêtes sauvages, mauvaise récolte. À Dieu aussi il appartient de donner à son protégé une famille nombreuse. Ainsi l’homme arrive à la tombe en pleine vieillesse, comme la meule s’élève dans le champ au temps de la moisson. La thèse de la connexion entre le bien et le bonheur est étayée par le fait que la grâce divine est accordée au juste et refusée au méchant. On remarquera les images qui se succèdent : les mains du glaive (Jérémie, xviii, 21); le fouet de la langue, c’est-à-dire la calomnie, comme dans Siracide (Ecclésiastique), xxvi, 6, 9 dans la Vulgate; le pacte avec les pierres qui devront respecter le champ, comme le respecteront les bêtes sauvages.

27 Voilà ce que nous avons scruté! C’est ainsi!

Écoute-le et sache-le pour toi!

27. Ce verset est la conclusion de tout le discours d’Éliphaz, dont le ton doctoral contraste avec la véhémence de la plainte de Job. Les idées énoncées sont le fruit de longues réflexions, elles n’admettent pas la discussion. À Job d’en faire son profit.



CHAPITRE VI

1 JOB prit la parole et dit :

VI 1. Job reprend sa plainte : chapitres vi-vii.



2 Ah! si mon chagrin pouvait être pesé

et si l’on portait aussi mon malheur sur une balance!

3, Mais parce qu’il est plus lourd que le sable des mers,

c’est pour cela que mes paroles sont bégayées!

4, Car les flèches de Shaddaï sont en moi,

c’est leur venin que boit mon esprit :

les terreurs d’Éloah sont alignées contre moi!

2-4. La douleur de Job est trop lourde pour qu’elle puisse être pesée. Comparer Proverbes, xxvii, 3. Le sable des mers, symbole de ce qui est incommensurable : Genèse, xxii, 17; xxxii, 13, etc. Les flèches de Shaddaî sont les calamités ou les maladies envoyées par Dieu : Psaume xxxviii, 3. Les anciens ont connu l’usage des flèches empoisonnées, comme l’attestent Virgile (Enéide, ix, 773) et Ovide (Pontiques, 1, 2, 17 s.). Éloah et Shaddaï : v, 17.



5 Un onagre brait-il près du gazon?

Un bœuf mugit-il près de son fourrage?

6 Ce qui est fade se mange-t-il sans sel?

Y a-t-il du goût dans la glaire d’œuf?

7 Mon âme a refusé d’y toucher,

mon cœur a été dégoûté de mon pain.

5-7. Série de locutions proverbiales pour justifier la plainte de Job. L’animal bien repu ne pousse pas de cris, qu’il s’agisse d’un âne sauvage (xxxix, 5-8) ou d’un animal domestique comme le bœuf. La vie du malheureux n’offre plus pour lui aucun attrait, elle est comme un aliment qui n’a plus de saveur. Job en est dégoûté. C’est ainsi qu’il faut comprendre le verset 7, dont le dernier hémistiche peut être corrigé d’après les Septante : lire Zihamâh a été dégoûté” au lieu de hêmmâh eux”, et kebodî mon foie, mon cœur” au lieu de kidwêy comme les souffrances de” mon pain! Comparer xxxiii, 20.



8 Qui donnera que se réalise ma prière

et qu’Éloah accorde ce que j’espère,

9 et qu’Éloah consente à m’écraser,

qu’il délie sa main et me supprime!

10 Et il y aura encore une consolation pour moi,

et j’exulterai, malgré une frayeur impitoyable,

parce que je n’aurai pas caché les décrets du Saint.

8-10. Émouvant appel à la mort. Que Dieu consente à supprimer Job et à mettre ainsi un terme à ses maux! L’idée du suicide n’effleure pas la conscience du malheureux. Les décrets du Saint sont les décisions divines, le Saint par excellence étant Dieu lui-même : Isaïe, VI, 3; Habacuc, III, 3, etc. Par sa mort Job aura manifesté l’efficacité de sa prière et de son espérance (verset 8). Comparer Psaume cxix, 50.



11 Qu’est-ce que ma force pour que j’attende

Et mon avenir pour que je prolonge ma vie?

12 Ma force est-elle la force des pierres,

Ma chair est-elle d’airain?

13 N’est-ce pas un néant que mon aide en moi

et toute assistance n’a-t-elle pas été bannie loin de moi? 14 [ ]13

11-14. À quoi bon vivre encore? Job est à bout de forces. Il n’a pas la résistance de la pierre ou de l’airain. Il ne trouve plus de secours en lui-même, il n’en trouvera pas davantage dans son entourage. Lire halo mê'ayin «n’est-ce pas néant?», d’après les Septante, au lieu de ha'im'êyn «est-ce que sinon?», mauvaise coupure. Le verset 14 «son compagnon a méprisé la pitié et abandonné la crainte de Shaddaï» semble une glose marginale dessinée à introduire la strophe suivante.



15 Mes frères ont été trompeurs comme un torrent,

comme le lit des torrents qui passent :

16 ils étaient couverts de glace,

sur eux s’amoncelait la neige;

17 dès qu’elles fondent, ils sont taris,

dès qu’il fait chaud, ils se dessèchent sur place.

18 Des caravanes détournent leur route,

elles s’avancent dans le désert et s’égarent;

19 les caravanes de Teima guettent,

les convois de Sheba espèrent en eux;

20 ils sont confus d’avoir eu confiance,

quand ils y arrivent, ils sont confondus.

15-20. Job va-t-il trouver consolation auprès de ses amis, de ses frères? Hélas! Ils sont comparables aux torrents qui passent, et dont les eaux sont trompeuses (Jérémie, xv, 18). Description de ces eaux mensongères qui disparaissent sitôt après la fonte des neiges. Les caravanes venues d’Arabie s’égarent dans le désert à la poursuite de ce mirage. Sur Teima et Sheba, voir Genèse, x, 7; xxv, 15; I Chroniques, 1, 31-32; Jérémie, xxv, 23-24. Allusion aux caravanes du pays des Arabes dans Isaïe, xxi, 13-17.



21 Ainsi maintenant avez-vous été pour moi :

vous éprouvez de l’effroi et vous avez peur!

22 Est-ce que j’ai dit : «Donnez-moi!

Et sur votre fortune faites des largesses en ma faveur!

23 Et délivrez-moi de la main d’un ennemi,

et de la main des tyrans rachetez-moi»?

21-23. Application aux amis de Job de la comparaison sur laquelle insistait la strophe précédente. Ils sont saisis d’effroi à sa vue. D’après les versions, lire kên «ainsi», au lieu de «parce que» et il «pour moi», au lieu de «pour lui». Job n’a rien demandé. Les autres n’ont donc pas à craindre d’être mis à contribution.



24 Ineruisez-moi et, moi, je me tairai;

ce en quoi j’ai erré, expliquez-le-moi!

25 Combien sont douces des paroles de droiture!

Mais que critique une critique venant de vous?

26 Est-ce à critiquer des mots que vous songez?

Mais au vent les paroles d’un désespéré!

27 Même sur un orphelin vous jetez le sort

et vous spéculez sur votre ami.

24-27. Ce que Job demande, c’est qu’on l’éclaire sur son cas. Que peut-on lui reprocher? Peut-être des excès de langage. Autant en emporte le vent! Ce que veulent les amis, c’est spéculer sur un malheureux, dont le sort est comparable à celui d’un orphelin, puisqu’il n’a personne pour le défendre.

28, Mais maintenant veuillez vous tourner vers moi

et à votre face je ne mentirai pas!

29 Revenez donc! Il n’y a point de fausseté!

Revenez! Ma justice est encore là!

30 Y a-t-il sur ma langue de la fausseté?

Mon palais ne discerne-t-il pas les choses mauvaises?

28-30. Job sollicite l’attention de ses interlocuteurs. Il est juste non seulement dans sa conduite, mais encore dans ses paroles, car son palais sait discerner ce qui est mal et éviter à sa langue de proférer des choses fausses. Comparer xx, 12-13.

CHAPITRE VII



1 N’est-ce pas un service militaire que fait l’homme sur terre

et ses jours ne sont-ils pas comme les jours d’un mercenaire?

2 Tel un esclave qui aspire après l’ombre

et un mercenaire qui espère son salaire!

VII 1-2. Job va exposer ses idées sur la vie en général et la sienne en particulier. La vie de l’homme est semblable à celle du militaire, du mercenaire, de l’esclave. Dans Isaïe, XL, 2, le mot sâbâ' «armée» est pris, comme ici, au sens de service militaire. Voir ci-dessous, xiv, 14. C’est généralement à la fin de la journée que le mercenaire touche son salaire (Deutéronome, xxxv, 15). L’heure du repos est celle où l’ombre s’étend sur la terre. Ainsi l’homme aspire au repos de la mort.



3 Ainsi ai-je hérité des mois de déception

Et ce sont des nuits de peine qu’on m’a assignées.

4 Si je me couche, je dis : « À quand le jour?»

Si je me lève : « À quand le soir?»

Et je suis envahi par des divagations jusqu’au crépuscule.

5 Ma chair s’est revêtue de vers et de croûtes terreuses,

ma peau s’est fendillée et a coulé;

6 mes jours ont été plus rapides que la navette

et ils ont cessé, faute de fil.

3-6. Des mois de déception, une vie de déception dans Siracide (Ecclésiastique), xxx, 17, texte hébreu. Les nuits de peine sont expliquées au verset 4. D’après les Septante ajouter yôm «le jour» après mâthay «à quand?» et remplacer l’inexplicable middad par un second mâthay «à quand?». Cette correction est justifiée par le passage parallèle de Deutéronome, xxviii, 67. Aux angoisses qui hantent les nuits et les jours du patient correspond l’état misérable de son corps qui tombe en pourriture comme celui d’un lépreux. Comparer la description de la maladie qui frappe Antiochos Épiphane dans II Maccabées, IX, 9. Au verset 6, le mot tiqwâh n’a pas son sens ordinaire d’«espoir», mais celui de «fil» (Josué, 18, 2,1), dérivé de la même racine que qâw, «fil, cordeau, etc.». L’homme tisse sa vie lui-même, les jours cessent quand le fil vient à manquer.



7 Souviens-toi que ma vie et un vent,

que mon œil ne recommencera plus à voir le bonheur :

8 il ne m’apercevra plus, l’œil de celui qui me voyait,

tes yeux seront sur moi et je ne serai plus!

7-8. Brièveté de la vie humaine. C’est à Dieu que Job s’adresse, comme on le voit à partir du verset 11. Ma vie est un vent, un Souffle au verset 16. Même comparaison dans Psaume lxxviii, 39. Job n’a plus le temps de revoir le bonheur passé. Il va disparaître même aux yeux de Dieu (verset 8). Comparer xx, 9.



9 Une nuée se dissipe et s’en va,

ainsi qui descend au Sheol ne remonte pas,

10 il ne revient plus à sa maison

et l’endroit où il était ne le revoit plus.

9-10. Le terme de la vie est le Sheol d’où l’on ne revient pas : X, 21-22. Voir Genèse, xxxvii, 35; XLII, 38; xliv, 29, 31, etc. La nuée, comme la rosée, symbole de ce qui ne dure pas : Osée, xiii, 3. Le 2e hémistiche du verset 10 dans Psaume, ciii, 16.



11 Aussi, moi, ne retiendrai-je point ma bouche,

je parlerai dans l’angoisse de mon esprit,

je me plaindrai dans l’amertume de mon âme :

12 «Suis-je la Mer, moi, ou le Dragon,

pour que tu postes une garde contre moi?»

11-12. Job ne peut plus contenir son amertume. Il interpelle Dieu qui ne lui laisse pas de répit. Suis-je la Mer, moi, ou le Dragon? La Mer, élément toujours prêt à déborder, a été enfermée par le créateur dans ses limites infranchissables : xxxviii, 8-11. Le Dragon, tannîn en hébreu, monstre chaotique, de la même nature que Rahab (IX, 13; XXVI, 12; Psaume LXXXIX, 11), terrassé par Dieu à l’origine des temps : Isaïe, LI, 9.



13 Si je dis : «Mon lit me consolera,

ma couche participera à ma plainte!»

14 Alors tu m’effrayes par des songes

et par des visions tu m’épouvantes,

15 et mon âme préférerait l’étranglement,

la mort plutôt que mes souffrances!

16 Je dépéris! Je ne vivrai pas toujours,

Laisse-moi puisque mes jours sont un souffle!

13-16. Le patient revient sur ses insomnies et ses cauchemars : versets 3-4. Le sommeil est la grande ressource des malheureux. Celui de Job est hanté par des songes alarmants. Au lieu de asmothay «mes os», lire assebothay «mes souffrances» au verset 15. On ne comprendrait pas très bien «la mort plutôt que mes os». Au verset 16, «je dépéris», littéralement «je fonds», d’après le sens du verbe ma'as au verset 5. Job demande à Dieu de le laisser tranquille puisque sa vie touche à son terme. Ses jours ne sont qu’un souffle, un vent au verset 7. Comparer Psaume cxliv, 4. [“l’homme est semblable à un souffle, / ses jours sont comme l’ombr qui passe”].

17 Qu’est-ce qu’un homme pour que tu en fasses tant de cas

et pour que sur lui tu portes ton attention,

18 pour que tu l’inspectes chaque matin,

pour que, à chaque instant, tu le scrutes?

19 Jusqu’à quand ne détourneras-tu pas de moi ton regard,

ne me lâcheras-tu point le temps d’avaler ma salive?

17-19. La condition humaine. L’homme n’est pas digne de l’intérêt que lui porte le créateur qui a toujours les yeux fixés sur lui. Même idée dans Psaume cxliv, 3, que nous venons de citer. Comparer le style de Psaume viii, 5 : «Qu’est-ce que l’homme pour que tu t’en souviennes, etc.». Que Dieu détourne son regard, qu’il laisse Job en paix, ne serait-ce que le temps d’avaler sa salive ou, comme dans ix, 18, de reprendre son souffle.



20 Si je pèche, que te fais-je?

O gardien de l’homme!

Pourquoi m’as-tu pris pour ta cible

et pourquoi te suis-je à charge?

21 Et pourquoi ne tolères-tu pas ma transgression

et ne laisses-tu point passer ma faute?

Maintenant que dans la poussière je me couche

et que tu auras beau me chercher, je ne serai plus!

20-21. Dieu, gardien de l’homme, ne devrait pas être atteint par le péché dont l’homme seul est victime : xxxv, 3, 6. Job est la cible contre laquelle Dieu lance ses flèches : vi, 4; xvi, 12. Le texte actuel « et pourquoi me suis-je à charge?» provient d’une correction des scribes qui ont remplacé (âleyka «à toi» par «alay « à moi », pour éviter une expression choquante. Les Septante ont gardé le texte original. Au verset 21, Job revient sur la vision de la mort toute proche (versets 15-16). Il va se coucher dans la poussière du tombeau ou du Sheol : xvii, 16; xx, 11; xxi, 26. Même s’il était coupable, Dieu devrait fermer les yeux, puisque le dénouement est proche. L’allusion à la mort, à la tombe, au Sheol termine fréquemment les discours de Job : x, 21-22; XIV, 20-22; XVII, 13-16; XXI, 32-33.



CHAPITRE VIII

1 BILDAD de Shouakh prit la parole et dit :

VIII I. Premier discours de Bildad.



2 Jusqu’à quand énonceras-tu de telles choses

et les paroles de ta bouche seront-elles un grand vent?

3 Dieu fait-il fléchir le droit

et Shaddaï fait-il dévier la justice?

4 Si tes fils ont péché contre lui,

il les a livrés à la main de leur transgression.

5 Si toi, tu recours à Dieu

et que tu implores Shaddaï,

6 [ ] dès maintenant il veillera sur toi

et rétablira ta demeure de justice,

7 et ton ancienne condition aura été peu de chose,

tant la surpassera ta condition nouvelle!

2-7. Bildad s’impatiente. Les paroles de Job sont violentes, mais elles ne sont qu’un grand vent qui n’a pas de consistance : xvi, 3. Au fond, c’est la justice divine qui est mise en cause dans les récriminations de Job : VII, 11 ss. ; VIII, 20-21. Comparer les expressions d’Élihou dans xxxiv, 10, 12. Au lieu du second ye’awwêth « fait fléchir », lire ye`awwéh « fait dévier ». Le péché porte en lui son châtiment. Si donc les fils de Job ont été frappés (1, 18-19), c’est qu’ils ont péché contre Dieu. Job doit séparer sa cause de la leur et sa ressource est de recourir à Dieu, pour être justifié et retrouver le bonheur. Noter le parallélisme entre Dieu (au lieu d’Éloah) et Shaddaï : xiii, 3; xxi, 14-15. « Si tu es pur et droit », au début du verset 6, semble une glose destinée à introduire le sentiment de la pureté personnelle comme condition de l’efficacité de la prière. La suite du verset 5 commence à « dès maintenant ». Ta demeure de justice, celle qui est habitée par un juste ou par des justes : Jérémie, xxxi, 23; L, 7. En hébreu, pour définir l’ancienne et la nouvelle condition, on emploie l’expression « le commencement et la fin » : xlii, 12.



8, Car demande à la génération précédente,

et sois attentif à l’expérience de leurs pères,

9 puisque nous sommes d’hier et ne savons pas,

puisque nos jours sur terre sont une ombre,

10 n’est-ce pas eux qui instruiront, qui te parleront,

et qui de leur cœur extrairont des mots?

11 Le papyrus pousse-t-il sans marais?

Le jonc croît-il sans eaux?

12 Il est encore en sa fleur, il n’est pas cueilli,

et avant toute verdure il se dessèche!

8-12. Bildad va invoquer la tradition des ancêtres. Comparer Deutéronome, iv, 32 [“Demande donc aux premiers jours qui t’on précédé, depuis le jour où Élohim créa un homme sur la terre … est-ce qu’il a existé quelque chose comme cette grande chose...”]; xxxii, 7. L’homme n’a pas le temps d’acquérir l’expérience nécessaire à la science de la vie. Ses jours sont fugitifs comme l’ombre : xiv, 2; Psaume cxliv, 4; I Chroniques, xxix, 15. L’enseignement des anciens vient du cœur, siège des facultés intellectuelles et morales. On opposera à ces mots extraits du cœur ceux qui sortent uniquement de la bouche : xv, 13. C’est par des proverbes que s’exprime la sagesse des anciens. Tour interrogatif comme dans vi, 5-6. Le papyrus et le jonc exigent un sol marécageux : Isaïe, xxxv, 7. Le jonc, même mot que pour la jonchaie dans Genèse, XLI, 2, 18. Application du proverbe à l’impie au verset 13, pour montrer la fragilité du bonheur de ceux qui oublient Dieu.



13 Telles sont les destinées de tous ceux qui oublient Dieu et ainsi l’espoir du mécréant périt,

14 lui dont la confiance est une besace

et la sécurité une maison d’araignée :

15 il s’appuie sur sa maison et elle ne tient pas,

il s’y accroche et elle ne résiste pas!

13-15. Comparer Proverbes, I, .19. Ceux qui oublient Dieu : Psaume L, 22. L’ 20 hémistiche du verset 13 dans Proverbes, x, z8, avec les ((méchants» au lieu du mécréant. Le mot yâqôt du verset 14 n’apparaît pas ailleurs et il a été traduit de bien des façons différentes. Nous proposons timidement de le lire yalkût «sacoche, besace» (I Samuel, xvii, 40) et d’y voir une besace vide comme symbole de vaine confiance. La maison d’araignée, c’est-à-dire sa toile, comme en arabe. Nous gardons le mot «maison», à cause du verset 15, où se prolonge la comparaison. Rien de plus fragile qu’une toile d’araignée : Isaïe, lix, 5-6. [“Ils font éclore des oeufs de basilic / et tissent des fils d’araignées … Leur fil ne donnera pas de vêtement / et ils ne pourront se draper dans leurs oeuvres.”]



16 Il est arrosé avant le soleil

et, sur le jardin où il est, apparaît son surgeon;

17 contre un monceau s’entrelacent ses racines,

dans une maison de pierres il vit!

18 Si on l’ôte de sa place,

celle-ci le renie : «Je ne t’ai jamais vu!»

19 Le voilà pourri sur un chemin

et du sol d’autres germent!

16-19. Nouveau symbole du peu de consistances de la prospérité du méchant assimilé à une plante (v, 3). Le surgeon comme dans XIV, 7; xv, 30. La maison de pierres au verset 17 est le monceau dans lequel s’entrelacent les racines. Lire yiltyéh «il vit», d’après les Septante, plutôt que yélzézéh «il voit». Avec le verset 18 comparer vii, 10; Psaume ciii, 16 [“qu’un souffle passe sur lui, il n’est plus / et la place où il était ne le revoit plus”]. La plante pourrit sur le chemin et d’autres poussent à l’endroit qu’elle occupait.



20 Non, Dieu ne méprise pas le parfait

et il n’empoigne pas la main des malfaisants!

21 Ta bouche s’emplira encore de rire

et tes lèvres d’allégresse;

22 ceux qui te haïssent seront vêtus de honte

et la tente des méchants ne sera plus!

20-22. La justice de Dieu éclate par sa façon de traiter les bons et les méchants. Les premiers ne sont pas oubliés par lui, les seconds n’obtiennent pas son concours, il ne les empoigne pas par la main pour les soutenir. Lire od «encore», au verset 21, au lieu de ‘ad « jusqu’à ». Si Job est juste, il peut espérer dans l’avenir une vie riante et joyeuse. Mêmes images dans Psaume cxxvi, 2 [“Alors notre bouche était pleine de rires...”]. Le style des Psaumes apparaît encore au verset 22 : Psaumes xxxv, 26; LXXXIV 11; CXXXII, 18, etc.



CHAPITRE IX

1 Job prit la parole et dit :

IX—1. Troisième discours de Job.



2 En vérité je sais qu’il en est ainsi;

et comment un homme serait-il juste devant Dieu?

3 S’il veut disputer avec lui,

il ne lui répondra pas une fois sur mille.

2-3. Job connaît bien les vérités banales énoncées par ses amis. Au lieu de répondre directement à Bildad, il cite presque textuellement Éliphaz : «Un homme est-il juste devant Éloah?», ci-dessus, iv, 17. La question sera posée de nouveau dans xxv, 4. Dieu ne daigne pas répondre à l’homme. Tel et le sens du verset 3 d’après xxxiii, 13-14, contrairement à l’avis de la plupart des commentateurs.



4 Il est sage de cœur et robuste en force,

qui lui a tenu tête et est resté sauf?

5 Lui qui déplace les montagnes et elles ne connaissent point

celui qui les a bouleversées dans sa colère!

6 Lui qui ébranle la terre de sa place

en sorte que ses colonnes tremblent!

7 Lui qui commande au soleil et il ne se lève pas,

et qui sur les étoiles pose un sceau!

4-7. Début d’une longue doxologie, pour vanter la sagesse et la force de Dieu. Sage de cœur : xxxvii, 24. Bouleversement des montagnes pour manifester l’action divine sur la nature : Psaumes xviii, 8 ss.; xlvi, 3-4; cxiv, 4-6, etc. Les colonnes de la terre dans Psaume lxxv, 4. Comparer Isaïe, xiii, 13, pour les tremblements de terre [“C’est pourquoi je ferai trembler le ciel / et la terre remuera de sa place...”]. Au verset 7, le soleil est désigné par l’hébreu hérés, nom du dieu égyptien Horus : voir Juges, I, 35; II, 9; viii, 13; Isaïe, xix, 18. Pour l’obscurcissement miraculeux du soleil et des étoiles : Isaïe, xiii, 10 [“...le soleil sera obscurci à son lever / et la lune ne fera plus luire sa lumière;”]; Ëzéchiel, xxxii, 7-8; Matthieu, xxiv, 29; Marc, xiii, 24-25. Dieu tient les étoiles sous scellés.



8 Il étend les cieux, lui seul,

et il marche sur les hauteurs de la mer.

9 Il crée l’Ourse, Orion,

et les Pléiades et les Chambres du sud :

10 il fait de grandes choses, insondables,

et des merveilles innombrables!

11 S’il passe près de moi, je ne le vois pas,

et s’il glisse, je ne l’aperçois pas.

12 S’il pille, qui l’en empêchera?

Qui lui dira : que fais-tu?

13 Éloah ne retient pas sa colère :

sous lui sont prosternés les auxiliaires de Rahab!

8-13. Action créatrice de Dieu. Description analogue à celle d’Isaïe, XL, 22[“Il siège au-dessus du cercle de la terre, dont les habitants sont comme des sauterelles, / Il a étendu les cieux comme un voile / Il les a déployés comme une tente pour siéger”]; Psaume clv, 2. Les cieux se déploient comme une tente ou un pavillon. Le créateur marche sur les hauteurs de la mer ou de la terre (Amos, iv, 13; Michée, I, 3). Les constellations comme dans xxxviii, 31-32; Amos, v, 8. Nous avons identifié les termes hébreux dans notre commentaire du Livre de Job (1926), p. 118-120. Le verset 10 répète l’exclamation d’Éliphaz dans v, 9. Les Chambres du sud sont une constellation australe qu’on ne peut préciser. Dieu échappe à la vue et au jugement de l’homme (versets 11-12). Nul n’a le droit de lui dire : Que fais-tu? Mêmes expressions dans Daniel, iv, 32 et dans le texte hébreu de Siracide (Ecclésiastique), xxxvi, 10. Les auxiliaires de Rahab (verset 13) sont les monstres qui font partie de l’armée du Dragon que doit dompter le créateur à l’origine du monde : note sur VII, 12.



14 Combien moins lui répliquerai-je, moi,

et choisirai-je les paroles à lui dire!

15 Moi qui, si j’ai raison, ne reçois point de réponse,

quand j’implore mon juge.

19 Si j’appelle et qu’il me répond,

je ne croirai pas qu’il écoute ma voix!

17 Lui qui me broie pour un cheveu

et qui multiplie mes blessures sans raison,

18 il ne me laisse pas reprendre mon souffle,

tant il m’abreuve d’amertumes!

14-18. Job ne peut donc pas discuter avec le souverain juge. Il ne recevra pas même de réponse : lire, d’après les Septante et la version syriaque, é’ânéh au lieu de é’énéh qui se traduirait «je ne répondrai pas». Même s’il y avait une réponse, Job n’en croirait pas ses oreilles. Pour un cheveu, au verset 17, préférable à «dans un tourbillon». Corriger la vocalisation d’après le Targum et la version syriaque qui ont lu sa’arâh «cheveu». Dieu se comporte en bourreau plutôt qu’en juge. Job demande à respirer : vii, 19. Le 2e hémistiche du verset 18 dans Lamentations, III, 15.



19 S’agit-il de force, c’est lui le robuste;

s’agit-il de jugement, qui l’assignera?

20 Si je suis juste, ma bouche me condamne

et, si je suis parfait, elle me déclare pervers.

21 Suis-je parfait? Je ne me connais pas moi-même!

Je méprise ma vie!

19-21. Dieu est «robuste en force», d’après le verset 4. Au lieu de « qui m’assignera?», la leçon «qui l’assignera?», soutenue par les Septante et la version syriaque, semble préférable, car il s’agit de Dieu au-dessus de tout jugement. Nous laissons «ma bouche» au verset 20, d’après xv, 6. Devant la justice de Dieu nul n’ose se proclamer innocent. D’ailleurs, Job ne se connaît pas lui-même. Littéralement «je ne connais pas mon âme». Mépris de la vie malheureuse : VII, 15; x, 1.



22 C’est pourquoi j’ai dit : «C’est tout un!

Il extermine parfait et méchant!»

23 Si un fléau jette soudain la mort,

du désespoir des innocents il se moque!

24 Un pays a-t-il été livré à la main d’un méchant,

il voile la face de ses juges!

Si ce n’est pas lui, qui est-ce donc?

22-24. Job constate qu’un même sort est réservé au juste et au méchant. Dans les catastrophes soudaines, l’innocent partage le désespoir des coupables. En temps d’oppression, les juges condamnent sans discernement. Ici encore, Job vise les théories d’Éliphaz : V, 19-23.



25 Et mes jours ont été plus rapides qu’un coureur,

ils ont fui sans voir le bonheur,

26 ils ont glissé comme des vaisseaux de jonc,

comme un aigle qui fond sur sa pâture.

25-26. Retour sur la rapidité de la vie : vii, 6. Avec les vaisseaux de jonc comparer les «nacelles de papyrus» dans Isaïe, xviii, 2 [“lui {le pays du tintement des ailes, qui est au delà les fleuves de Coush} qui envoie par mer des courriers : dans des nacelles de papyrus sur la face des eaux.”]. L’aigle, symbole de la rapidité : II Samuel, I, 23; Jérémie, iv, 13 [“...ses chars sont comme l’ouragan, / ses chevaux sont plus rapide que des aigles.”]; Lamentations, IV, 19.



27 Si je dis : «J’oublierai ma plainte,

je changerai de figure et serai gai!»

28 je redoute toutes les souffrances,

car je sais que tu ne m’innocentes pas!

29 Si je suis coupable,

pourquoi me fatiguerais-je en vain?

30 Si je me lave avec de la neige

et si je purifie mes mains avec du savon,

31 alors tu me plonges dans des immondices

et mes vêtements ont horreur de moi!

27-31. Impossible d’avoir un moment de gaieté : III, 25-26; vii, 13-14. Dieu trouve toujours de quoi punir même l’innocent. C’est lui qui plonge dans les immondices l’homme qui vient de se laver avec de la neige et du savon. La pureté des mains (xxii, 30) est le symbole des bonnes actions. L’hébreu bor «pureté» est employé ici comme dans Isaïe, I, 25, au sens de «savon», le dérivé borîth désignant la potasse dans Jérémie, II, 22; Malachie, III, 2. Lire suhôth «immondices», avec les Septante et la Vulgate, au lieu de shahath «fosse» au verset 31. Mes vêtements ont horreur de moi, hyperbole admirable qu’on affaiblit singulièrement en remplaçant «mes vêtements» par «mes amis», au détriment du texte original.



32 C’est qu’il n’est pas un homme comme moi pour que je lui réponde,

pour que nous allions ensemble en justice :

33 il n’y a pas entre nous d’arbitre

qui place sa main sur nous deux,

34 qui écarte sa verge de dessus moi,

en sorte que sa terreur ne m’épouvante point!

35 b Puisqu’il n’en est pas ainsi, moi avec moi-même

je parlerai et ne le craindrai pas.

32-35. Job ne peut se présenter en justice avec Dieu : xxii, 4. Pas d’arbitre entre les deux parties, personne qui les prenne sous sa main en signe de contrôle juridique. Personne non plus qui écarte la terreur que Dieu inspire à sa créature : XIII, 21. Comparer xxxiii, 6-7. Le verset 35, dont il faut intervertir les deux hémistiches, est continué par X, 1, où Job annonce qu’il va exhaler sa plainte et parler dans l’amertume de son âme.



CHAPITRE X

X—1. Reprise de vii, 11, qui excuse par avance les excès de langage de Job.



1 MON âme est dégoûtée de ma vie!

J’exhalerai sur moi ma plainte,

je parlerai dans l’amertume de mon âme!

2 Je dirai à Éloah : Ne me condamne pas!

Fais-moi savoir à propos de quoi tu me querelles!

3 Est-ce un bien pour toi d’être violent,

de mépriser l’œuvre de tes mains

et de sourire au conseil des méchants?

4 As-tu des yeux de chair?

Vois-tu comme voit un homme?

5 Tes jours sont-ils comme les jours d’un homme?

Tes années comme les jours d’un humain?

6 Pour que tu recherches ma faute

et que de mon péché tu t’enquières,

7 bien que tu saches que je ne suis pas coupable

et que nul ne délivre de ta main!

2-7. Comme dans VII, 12, Job s’adresse directement à Dieu. Quel plaisir peut éprouver Éloah à traiter ainsi l’œuvre de ses mains? N’est-ce pas faire le jeu du conseil des méchants qui reparaîtra dans xxi, 16? La réponse au verset 4 est donnée dans I Samuel, xvi, 7, où « Dieu ne voit pas comme voit l’homme». À poursuivre Job de ses investigations, Dieu se comporte comme un enquêteur à la recherche des méfaits d’autrui, alors qu’il devrait savoir que Job n’est pas coupable et que, s’il l’était, il n’échapperait pas au châtiment. Comparer vii, 17-19.



8 Tes mains m’ont façonné et fabriqué,

et ensuite tu me détruiras complètement!

9 Souviens-toi donc que tu m’as fait comme avec de l’argile

et qu’en poussière tu me feras retourner!

10 Ne m’as-tu pas versé comme du lait?

Et comme le fromage ne m’as-tu point caillé?

11 De peau et de chair tu me vêtis,

et d’os et de nerfs tu me tissas;

12 puis de la vie tu m’accordas la grâce

et ta sollicitude sauvegarda mon souffle!

8-12. C’est Dieu qui est l’auteur de l’homme, «œuvre de ses mains» (verset 3; xiv, 15). Au lieu de yahad «en un, ensemble», au verset 8, lire ahar «ensuite», d’après les Septante. L’homme, fait d’argile, doit retomber en poussière : iv, 19; xxxxiii, 6; Genèse, III, 19. L’embryon dans le sein maternel est formé par Dieu lui-même dans le mystère : II Maccabées, VII, 22 [“Aussi le Créateur du monde, qui a façonné l’homme à sa naissance, inventé toutes choses lors de leur genèse, vous rendra-t-Il, dans sa miséricorde, le souffle et la vie, puisque vous vous méprisez vous-même à cause de Ses lois”]. Le corps de l’homme est comme un vêtement dont les os et les nerfs forment le tissu. Comparer Psaume cxxxix, 13. La vie est due au souffle qui vient aussi de Dieu : Genèse, 11, 7; II Maccabées, vii, 23, où vont de pair le souffle et la vie. Le développement du fœtus dans le sein de la mère est décrit avec précision dans le livre de la Sagesse, VII, 1-2 [“...j’ai été façonné de chair, ayant pris consistance dans le sang, dix mois durant, de la semence d’un homme et du plaisir compagnon du sommeil.”]



13, Mais voici ce que tu as caché en ton cœur,

je sais que ceci est dans ta pensée :

14 si je pèche, tu me surveilles

et de ma faute tu ne m’innocentes pas!

15 Si je suis coupable, malheur à moi!

Et si je suis juste, je ne lève pas ma tête!

Moi qui suis rassasié d’ignominie, abreuvé d’affliction,

16 et épuisé, tu me fais la chasse, tel le léopard,

et tu ne cesses de te distinguer grâce à moi.

17 Tu renouvelles ton hostilité contre moi 

et tu augmentes ta colère contre moi :

des troupes de relève luttent contre moi!

13-17. Dieu a créé l’homme dans le sein de la mère. Il ne l’abandonne pas après la naissance; mais il surveille sa conduite. Ceci est dans ta pensée (verset 13), littéralement : «ceci est avec toi» (xxvii, 1). Dieu est un gardien sévère qui cherche à prendre l’homme en défaut : versets 3-7; vii, 17-20. Juste ou coupable, l’homme est passible de châtiment, d’après lx, 22-24. Au lieu de re'êh «voyant, témoin», lire rewêh «abreuvé», parallèle à «rassasié», au verset 15. Nous proposons ensuite de lire yâgêa’ «épuisé» plutôt que yig’eh «il s’élève» au début du verset 16. Dieu est représenté comme un léopard qui poursuit sa proie, puis comme un ennemi qui attaque et qui dispose de troupes de relève : xix, 12. Ton hostilité, au verset 17, en lisant édyéka au lieu de êdéyka «tes témoins».



18 Pourquoi donc m’as-tu fait sortir du sein?

J’aurais expiré et aucun œil ne m’aurait vu :

19 j’aurais été comme n’ayant pas été,

j’aurais été conduit du ventre à la tombe!

20 N’est-ce pas peu de chose que les jours de mon existence?

21 Retire-toi de moi pour que je sois un peu gai,

avant que j’aille, pour n’en plus revenir,

22 à la terre de ténèbres et d’ombre,

terre de noirceur [ ] et de désordres,

où la clarté est comme l’obscurité!

18-22. Retour à la plainte initiale de Job dans le chapitre iii. Mieux eût valu pour lui expirer dès la naissance : iii, 11 ss. Le verset 20 est parallèle à vii, 16. Lire héldi «mon existence» au lieu de yhdl (kethîb) ou whdl (qerê), du verbe hadal «cesser». La correction est soutenue par les Septante et la version syriaque. Avec les versets 20-21 comparer Psaume xxxix, 14. Le souhait de la mort amène une description du Sheol : note sur vii, 9. Au verset 22, omettre la glose «comme obscurité, ombre», qui affecte la terre de noirceur et anticipe «comme l’obscurité» de la fin. Le Sheol est essentiellement le pays de la nuit sans fin. Chez les Babyloniens et les Assyriens, le monde infernal est «la maison de ténèbres» où l’on ne voit plus la lumière. Comparer Psaume LXXXVIII, 12-13 [“Mes amis, mes compagnons se tiennent à l’écart de ma plaie / et mes proches se tiennent au loin...”].



CHAPITRE XI

1 SOPHAR de Naamah prit la parole et dit :

XI—1. Premier discours de Sophar.



2 Le grand parleur ne recevra-t-il point de réponse?

Et est-ce l’homme verbeux qui aura raison?

3 Tes bavardages feront-ils taire les hommes

et te moqueras-tu sans que personne ne blâme?

2-3. Job est accusé de verbiage. Avec les versions, lire rab « abondant» au lieu de rob «abondance», car il s’agit de Job « abondant en paroles», c’est-à-dire «grand parleur». Homme verbeux, littéralement «homme de lèvres», les lèvres étant l’organe de la parole (viii, 21; xv, 6; xvi, 5).



4 Or tu dis : «Pure et ma doctrine

et je suis net à tes yeux!»

5, Mais qui donnera qu’Éloah parle,

qu’il ouvre ses lèvres avec toi

6 et qu’il te révèle les secrets de la sagesse

(car ils sont ambigus à l’entendement)!

Tu saurais alors qu’Éloah te demande compte de ta faute!

4-6. Job s’est adressé à Dieu, d’où l’emploi de «à tes yeux». Il s’est plaint de ce que Dieu ne lui réponde pas (ix, 15-16). Parallélisme entre «parler» et «ouvrir les lèvres» xxxix, 20. Nous rendons par « ambigus» l’hébreu kiphlayim qui signifie proprement «doubles», à double sens. Parenthèse explicative des «secrets de la sagesse». Au lieu de yashshéh lekâ «il te fait oublier», dû à une mauvaise coupure, lire yish'alkâ «te demande compte» de ta faute. La thèse des amis de Job est que les malheurs de leur ami sont la punition de ses fautes.



7 Trouveras-tu la nature d’Éloah?

Jusqu’à la perfection de Shaddaï parviendras-tu?

8 Elle est plus haute que les Cieux : que feras-tu?

Plus profonde que le Sheol : que sauras-tu?

9 Plus longue que la Terre est sa dimension

et plus large que la Mer!

7-9. Les secrets de Dieu sont hors de notre portée. Il est impossible à l’homme d’atteindre la nature d’Éloah, la perfection de Shaddaï. Les noms divins comme dans V, 17; VI, 4. Les cieux, les enfers, la terre, la mer sont choisis comme symboles de la hauteur, de la profondeur, de la longueur, de la largeur. Comparer Siracide (Ecclésiastique), I, 3 [“Le haut du ciel et le bout de la terre / Et l’abîme et la sagesse, qui les atteindra?”]; Épître aux Éphésiens, III, 18 [“vous aurez ainsi la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur…”] où nous avons les quatre dimensions. Sur le Sheol voir vii, 9. Avec la Vulgate, lire gebohâh mishshâmayim «plus haute que les cieux», au lieu de gobhêy shâmayim «hauteurs des cieux» au verset 8.



10 S’il passe et s’il tient caché,

et s’il divulgue, qui l’en empêchera

11, Car c’est lui qui connaît les hommes de tromperie,

il voit l’iniquité et il l’observe.

12 Ainsi un homme creux s’assagit,

comme un ânon devient un maître onagre!

10-12. Dieu est libre d’agir à sa guise. Nul ne peut l’empêcher de divulguer ce qui d’abord était caché. Il sait reconnaître les hommes du tromperie, parallèles aux dissimulés dans Psaume xxvi, 4 [“je ne siège pas avec les hommes trompeurs /et je ne vais pas avec les hommes dissimulés”]. Lire 16, préposition et suffixe pronominal, au lieu de la négation lo' au verset 11. C’est le texte que lisait la version syriaque. Le verset 12 a l’allure d’un proverbe. L’homme creux, c’est-à-dire celui qui a la tête vide, s’assagit, littéralement «est doué de cœur», le cœur étant le siège de la sagesse. À la fin, un maître onagre, littéralement «un onagre homme», c’est-à-dire un onagre arrivé à maturité : Genèse, xvi, 12.



13 Quant à toi, si tu as un cœur fidèle

et si tu étends tes mains vers lui,

14 si l’iniquité qui est en ta main, tu l’éloignes,

et si tu ne laisses pas habiter l’injustice en tes tentes,

16 alors tu lèveras ta face sans tache,

tu seras solide et tu ne craindras pas!

16, Car tu oublieras la peine;

comme des eaux qui ont passé, tu t’en souviendras!

17 Et plus belle que le midi surgira l’existence,

l’obscurité sera comme le matin.

18 Lors tu seras en sécurité, puisqu’il y aura espoir,

et tu seras protégé, tu te coucheras en sécurité,

19 tu t’étendras sans qu’on te dérange,

et beaucoup caresseront ton visage!

13-19. Exhortation à la pratique du bien et à la fuite du mal en vue de la récompense ici-bas. Si tu as le cœur fidèle, littéralement «si tu fixes ton cœur» : Psaume LXXVIII, 8. Le geste de la prière est d’étendre les mains, mais il faut que les mains soient pures : Exode, ix, 29, 33; I Rois, VIII, 22, 38; Isaïe, I, 15-16. Les tentes, à cause du milieu nomade où est située la scène. Au verset 15, allusion à X, 15, où Job n’osait lever la face. Les eaux qui ont passé, symbole de ce qu’on oublie : VI, 15. Avec le verset 17 comparer Isaïe, lviii, 10 [“si tu offres à l’affamé ce que tu désires pour toi-même / et que tu rassasies l’appétit de l’opprimé, / ta lumière se lèvera dans les ténèbres, / ton obscurité sera comme la clarté du midi.”]. Lire uppartâ «tu seras protégé» (d’après la racine arabe), au lieu de hâpartâ «tu inspecteras» au verset 18. Se coucher en sécurité, même formule que dans Osée, II, 20, pour marquer l’absence d’inquiétude. L’image reparaît au verset 19 dans les termes qui se retrouvent dans Isaïe, XVII, 2; Sophonie, III, 13. Caresser le visage de quelqu’un, littéralement «adoucir sa face», c’est le flatter par des promesses ou des présents : Psaume xlv, 13; Proverbes xix, 6.



20, Mais les yeux des méchants languissent

et tout refuge leur fait défaut :

leur espoir, c’est de rendre l’âme!

20. Comme à la fin du discours de Bildad (viii, 20-22) opposition entre le malheur des méchants et le bonheur des justes. Comparer Jérémie, xxv, 35; Amos, II, 14; Psaume CXLII, 5. Leur espoir, c’est de rendre l’âme, comme était l’espoir de Job dans vi, 8-9.



CHAPITRE XII

1 Job prit la parole et dit :

XII—1. Quatrième discours de Job.



2 Vraiment vous êtes le Peuple

et avec vous mourra la Sagesse!

3, Mais, moi aussi, j’ai un cœur comme vous [ ]

et de qui sont ignorées pareilles choses?

2-3. Job débute, comme dans lx, 2, par l’affirmation qu’il en sait autant que ses amis. Le verset 2 est ironique. Vous êtes le Peuple, c’est-à-dire «vous incarnez la sagesse des nations», d’où la suite : et avec vous mourra la Sagesse. Le verset 3 a un hémistiche de trop «je ne vous suis pas inférieur», emprunté à xiii, 2. J’ai un cœur comme vous, le cœur étant le siège de la sagesse : VIII, 10; lx, 4, etc.



4 Un objet de risée pour son ami, je le suis,

moi qui appelle Éloah et à qui il répond.

Il et objet de risée, le juste parfait!

5 À l’infortune mépris (ainsi pense l’heureux),

un coup pour ceux qui trébuchent du pied!

6 Bien tranquilles sont les tentes des pillards,

et ils ont pleine confiance, ceux qui irritent Dieu,

celui qui a amené Éloah dans sa main!

4-6. Voici les constatations que fait Job à la suite des réflexions de ses amis. Il est un objet de risée, quand il s’adresse à Éloah et en attend une réponse. Et cela, bien qu’il soit un juste parfait, tel Noé d’après Genèse, VI, 9, où nous trouvons les mêmes épithètes. Les heureux du monde n’ont que mépris pour le malheur. Le mot nâkôn «coup», dérivé de nâkâh «frapper», au verset 5, est à distinguer de l’homonyme nâkôn, participe niphal [voix passive ou réflexive] de la racine k w n «être ferme, prêt, etc.». Ceux qui irritent Dieu sont les méchants. Le péché provoque la colère divine, mais on n’en voit pas immédiatement les effets. Celui qui a amené Éloah dans sa main, expression proverbiale pour montrer que le méchant n’a d’autre dieu que la force de ses mains.



7, Mais interroge donc les bêtes []

et les oiseaux des cieux, ils te renseigneront;

8 ou les reptiles de la terre et ils t’instruiront,

les poissons de la mer et ils te raconteront!

7-8. L’ironie continue. Au verset 7, omettre we-thoré-kâ «et ils t’instruiront», qui provient du verset 8. Les bêtes de la terre et les oiseaux du ciel en savent autant que les prétendus sages. Au lieu de sîah lâ «adresse-toi à», au verset 8, lire zôhalêy «reptiles de» la terre, d’après Michée, vii, 17. Le règne animal comprend les bêtes qui circulent sur le sol, les oiseaux des cieux, les reptiles et les poissons : Genèse, 1, 26.



11 L’oreille ne discerne-t-elle pas les paroles,

comme le palais goûte la nourriture?

12 N’est-ce pas chez les vieillards que se trouve la sagesse,

et dans le grand âge l’intelligence?

9 Qui ne sait, dans l’univers,

que c’est la main d’Éloah qui a fait ceci?

10 Lui qui a dans sa main l’âme de tout vivant

et l’esprit de toute chair d’homme!

9-12. Les versets 11-12 se rattachant directement au verset 8, nous les traduisons avant les versets 9-10, qui se continuent par le verset 13. Le verset 11 est répété presque textuellement dans xxxiv, 3. Le palais est l’organe du goût, l’oreille l’organe du discernement. Job insiste sur le fait que les vérités énoncées par ses interlocuteurs sont à la portée de tous, mais en particulier des vieillards, de ceux qui ont atteint un âge avancé, littéralement «la longueur des jours» : Deutéronome, xxx, 20; Psaume xxi, 5, etc. Au verset 9, le sens de «toutes ces choses» est l’univers, comme dans Isaïe, LXVI, 2. Le 2e hémistiche s’inspire d’Isaïe, XLI, 20, d’où la présence anormale de Iahvé dans le texte poétique de Job, qui omet délibérément ce nom divin. Lire Éloah, avec quelques manuscrits, pour ne pas aller à l’encontre de la règle admise par l’auteur. Le verset 10 explique la fin du verset 9. Non seulement la main d’Éloah est cause de tout, mais encore elle détient l’âme de tout vivant et l’esprit de toute chair d’homme. L’âme et l’esprit sont principes de vie et en même temps sièges des facultés intellectuelles. Dieu leur inspire les connaissances utiles à la conduite de l’homme.



13 Chez lui sagesse et puissance,

à lui conseil et intelligence!

14 S’il démolit, on ne peut rebâtir,

s’il enferme quelqu’un, on ne peut ouvrir;

15 s’il retient les eaux, elles se dessèchent,

et s’il les lâche, elles bouleversent la terre.

13-15. Les versets 9-10 amorcent une doxologie qui se poursuivra jusqu’à la fin du chapitre. Les attributs divins, comme dans Isaïe, XI, 2. Les antithèses des versets 14-15, pour marquer la puissance divine. Comparer ix, 11-12; XI, 10.



16 Chez lui force et prudence,

à lui l’égaré et celui qui égare :

17 il fait marcher nu-pieds les conseillers,

et les juges, il les rend fous,

18 il a dénoué le lien des rois

et il a lié une ceinture à leurs reins.

19 Il fait marcher nu-pieds les prêtres,

et les potentats, il les renverse;

20 il retire la parole aux sincères,

et le discernement des vieillards, il le dérobe;

21 il répand le mépris sur les nobles,

et le ceinturon des forts, il le relâche! 22 [ ]

16-22. Action de Dieu dans les vicissitudes de la vie sociale. Sa force et sa prudence s’imposent aussi bien à l’égaré qu’à celui qui égare. Il fait marcher nu-pieds les conseillers qui vont de pair avec les rois dans III, 14. Les prêtres auront le même sort au verset 19. Les pieds nus sont le signe d’un extrême dénuement : II Samuel, xv, 30 [“David montait par la montée des Oliviers, il montait en pleurant, la tête voilée, et il marchait nu-pieds...”]; Isaïe, xx, 2-4; Michée, I, 8. Les juges sont rendus fous, alors que, dans IX, 24, Dieu leur voilait la face. Le verset 18 montre que Dieu se joue des rois en les délivrant, s’ils sont captifs, en les emprisonnant, s’ils sont libres. D’après xxxix, 5, lire môsêr «lien», avec le Targum, plutôt que mûsar «correction», dû à une mauvaise vocalisation. Au verset 19 nous rendons par «potentats» l’hébreu êythânim dont le sens propre est «durables, permanents» : ceux dont l’autorité dure toute la vie. Le verset 20 marque la façon dont Dieu contrarie la volonté des hommes. Ceux qui sont sincères, il leur retire la parole, littéralement «la lèvre». Il ne leur permet pas de s’exprimer. Les vieillards, dépositaires de la sagesse (verset 12), il les prive de discernement, littéralement «de goût». Le verset 21 s’inspire de Psaume cvii, 40 [“Celui qui répand le mépris sur les nobles / et les fait errer dans un désert sans route, / c’est lui qui relève l’indigent...”]. Le ceinturon des forts, symbole de la force qui réside dans les reins. Comparer Isaïe, xlv, <4> 5 [“...Je t’ai ceint, alors que tu ne me connaissais pas...”]. Le verset 22 «il dépouille de leurs ténèbres les profondeurs et il fait jaillir l’ombre à la lumière» n’appartient pas au contexte.



23 Il grandit les nations et les fait périr,

il étend les peuples et les supprime;

24 il enlève le cœur des chefs [] du pays

et les fait errer dans un désert sans route :

25 ils tâtonnent dans des ténèbres sans lumière

et ils titubent comme l’ivrogne.

23-25. Action de Dieu sur les nations. Au lieu du deuxième gôyim « nations», au verset 23, lire «ammîm «peuples», le mot `am étant passé par erreur au verset 24, où il est inutile. Une légère correction permet de lire yimhêm «il les supprime», plutôt que yanhêm «il les conduit», peu conforme au parallélisme. Au verset 24, le mot `am «peuple», transporté par nous au verset 23, ne figure pas dans les Septante. Il enlève le cœur, au sens de «priver de sagesse». Le dernier hémistiche provient du Psaume cvii, 40, cité au verset 21. Les ténèbres sans lumière : Amos, v, 18, 20; Lamentations, III, 2. Au lieu de yathe’êm «il les fait tituber», lire yittâ’û «ils titubent», d’après les Septante, et comparer Isaïe, xix, 14; XXVIII, 7 [“Iavhé a répandu au sein du pays / un esprit d’égarement / qui a fait errer l’Égypte dans toute son activité, / comme est saisi d’aberration l’ivrogne en train d vomir”.].

CHAPITRE XIII

1 Oui, tout cela mon œil l’a vu,

mon oreille l’a entendu et l’a compris :

2 ce que vous savez, je le sais, moi aussi,

je ne vous suis pas inférieur, moi !

3, Mais moi, c’est à Shaddaï que je parle

et je veux récriminer contre Dieu!

XIII 1-3. Job reprend le thème qu’il a déjà développé, à savoir qu’il en sait autant que ses amis : IX, 2 ss. et XII, 2 ss. L’œil et l’oreille, organes de la connaissance : xxix, 11. L’oreille entend et comprend, la compréhension étant synonyme d’entendement. Le 2e hémistiche du verset 2, anticipé dans XII, 3, est ici parfaitement en place. C’est à Dieu que Job veut avoir affaire. Éloah et Shaddaï en parallélisme : v, 17; vi, 4; XI, 7.



4 Quant à vous, vous êtes des inventeurs de mensonge,

des médecins de néant, vous tous!

5 Qui donnera que vous fassiez silence

et que ce soit pour vous sagesse!

6 Écoutez donc ma récrimination

et aux discussions de mes lèvres soyez attentifs!

4-6. Job et dur pour ses amis, qui sont des «inventeurs de mensonge» : Siracide (Ecclésiastique), LI, 5, dans le texte hébreu. Comparer xvi, 2. L’expression «qui donnera?» est du style de Job : vi, 8; xi, 5. Dans Proverbes, xvii, 28, l’insensé qui se tait est réputé sage [“Le sot lui-même, quand il se tait, est réputé sage. / et celui qui clôt ses lèvres est intelligent”]. Les amis n’ont qu’à prêter l’oreille au débat qui s’engage entre Dieu et l’accusé.



7 Est-ce pour Dieu que vous dites chose fausse

et pour lui que vous dites chose mensongère?

8 Est-ce son parti que vous prenez?

Est-ce pour Dieu que vous plaidez?

9 Est-il bon qu’il vous examine?

Comme on se joue d’un homme, vous jouerez-vous de lui?

7-9. Inutile de plaider pour Dieu et de soutenir sa cause par de mauvais arguments. Au verset 8, prendre parti, littéralement «lever le visage» : xxxii, 21; xxxiv, 19. On relève la face de celui qu’on favorise. Double interrogatif au verset 9. Racine t — l — l au sens de «se jouer» : Genèse, xxxi, 7; Juges, xvi, 10, 13, 15.



10 Il vous infligera une correction,

si en cachette vous prenez le parti de quelqu’un.

11 Sa majesté ne vous épouvantera-t-elle pas

et la peur qu’il inspire ne tombera-t-elle point sur vous?

12 Vos sentences ne sont-elles pas maximes de cendre?

Vos réponses ne deviennent-elles pas réponses d’argile?

10-12. Le plaideur doit être impartial, sinon il risque le châtiment infligé par le souverain juge. Prendre le parti, même tournure qu’au verset 8. Impossible de tenir devant la majesté divine : xxxi, 23. La peur qu’il inspire, pour rendre «sa peur» de l’hébreu. La peur « tombe» sur quelqu’un : Exode, xv, 16. Le verset 12 montre l’inanité des arguments invoqués par les amis de Job. Le mot gabbîm, au sens de «réponses» d’après l’arabe et le syriaque.



13 Abstenez-vous de me parler et je parlerai, moi,

et m’advienne que voudra!

14 [ ] J’emporte ma chair dans mes dents,

et mon âme, je l’expose dans ma main!

15 S’il me tue, je ne tremble pas,

pourvu qu’à sa face je débatte mes affaires!

16 Ceci, d’ailleurs, sera pour moi salut,

c’est que devant lui un mécréant ne se présente pas!

13-16. Job demande la parole, quoi qu’il advienne, même tournure que dans II Samuel, xviii, 22-23. Au début du verset 14, omettre, avec les Septante, la question âl mâh «sur quoi?», due à une dittographie [écriture deux fois] de la fin du verset 13. J’emporte ma chair dans mes dents, comme le fauve emporte sa proie, locution proverbiale pour signifier qu’on risque sa vie. De même, j’expose mon âme dans ma main, je dispose de ma vie : Juges, XII, 3; 1 Samuel, xix, 5; xxviii, 21. Au lieu du kethîb lo' «ne pas», le qerê et les versions lisent , pour traduire «j’espère en lui». Il vaut mieux remplacer ayahêl «j’espère» par âhîl «je tremble» et conserver la négation. Job affronte même la mort, pour défendre sa juste cause. Mes affaires, en hébreu «mes voies», comme dans Isaïe, LVIII, 13. Un mécréant, hébreu hânêph, comme ci-dessus, viii, 13.



17 Écoutez bien ma parole

et que mon explication soit en vos oreilles!

18 Voilà que j’ai arrangé un procès :

je sais que c’est moi qui ai raison!

19 Qui est-ce qui contestera avec moi?

Aussitôt je me tairai et j’expirerai!

17-19. Job attire l’attention de ses auditeurs comme dans xxi, 2. Mon explication, d’après le sens du verbe araméen employé dans xv, 17. L’expression «arranger un procès» reparaît dans xxiii, 4. Racine s-d-q «être juste» au sens d’«avoir raison», comme dans IX, 15; XI, 2. Avec le verset 19 comparer Isaïe, L, 8. [“Il est proche, celui qui me justifie; / qui veut débattre avec moi? : Comparaissons ensemble ! …”].Si Job est confondu par ses adversaires, il n’a plus qu’à se taire et mourir.



20 Épargne-moi seulement deux choses :

alors devant toi je ne me cacherai pas!

21 Éloigne ta main de dessus moi

et que ta terreur ne m’épouvante point!

22 Puis appelle et, moi, je répondrai,

ou bien je parlerai et tu me répliqueras.

20-22. Job s’adresse maintenant à Dieu. Les deux choses dont Dieu doit s’abstenir sont mentionnées au verset 21, à comparer avec lx, 34. Il faut que Job ne soit pas terrifié par Dieu pour pouvoir parler librement. Alors seulement il répondra à l’appel de Dieu ou il prendra lui-même la parole.



23 Combien ai-je de fautes et de péchés?

Ma transgression et mon péché, fais-les-moi connaître!

24 Pourquoi voiles-tu ta face

et me considères-tu comme un ennemi pour toi?

25 Veux-tu effrayer une feuille qu’emporte le vent

et poursuivre une paille sèche?

26 Pour que tu écrives contre moi des choses amères

et que tu m’imputes mes fautes de jeunesse,

27 pour que tu mettes mes pieds dans les ceps,

ou que tu surveilles tous mes pas,

en étudiant les traces de mes pieds! 28 [ ]

23-27. Job veut connaître le nombre et la nature de ses péchés, d’où le pluriel dans le premier hémistiche, le singulier dans le 2e. Péché, transgression, faute dans xiv, 16-17. Dieu voile sa face en signe d’irritation ou d’indifférence : Psaumes xxvii, 9; xxx, 8; civ, 29, etc. Le 20 hémistiche du verset 24 sera repris dans xxxiii, 10 comme occasion de grief contre Job. La feuille emportée par le vent dans Lévitique, xxvi, 36. La feuille, comme la paille, s’envolent d’elles-mêmes. Les poursuivre et indigne de Dieu. Et pourtant Dieu a l’air d’écrire un réquisitoire contre Job (verset 26). Les péchés de jeunesse doivent être oubliés : Psaume xxv, 7. Dieu se conduit vis-à-vis de Job à la façon d’un tortionnaire qui met les pieds du patient dans les ceps, du latin cippus «souche», instrument de bois où sont introduits les pieds du prisonnier et qui étaient encore en usage en Arabie saoudite avant la dernière guerre. Comparer Jérémie, xx, 2; Actes des Apôtres, xvi, 24. Le verset 27 sera répété dans xxxiii, xi. Si le prisonnier est en liberté, Dieu continue de le surveiller et de le suivre à la trace.

28. Le verset 28 «et il s’use comme une chose pourrie, comme un vêtement qu’ont mangé les mites» et déplacé de son contexte normal. Nous le transposons entre les versets 2 et 3 du chapitre xiv.

CHAPITRE XIV

1 L’HOMME, né d’une femme,

vivant peu de jours et en proie à l’agitation,

2 comme une fleur germe et se fane

et fuit comme l’ombre dans s’arrêter!

XIII 28 Il s’use comme une chose pourrie, comme un vêtement

qu’ont mangé les mites!

XIV 1-2 + XIII, 28. Job passe de son cas personnel à la condition humaine en général, exactement comme dans vii, 1-2. Nous ne voyons pas la nécessité de considérer le beau poème du chapitre xiv comme une composition indépendante qui aurait été insérée dans le discours de Job, dont l’accent reparaît dans les versets 13-17. La première strophe se terminait probablement par xiii, 28, qui a été déplacé de son contexte et que nous replaçons entre xiv, 2 et xiv, 3.

L’homme, né d’une femme, pour marquer sa fragilité et son impureté, d’après xv, 14 et xxv, 4. En proie à l’agitation, littéralement «rassasié d’agitation» : III, 17, 26. Symboles de la vie éphémère, la fleur (Psaume ciii, 15) et l’ombre (Ecclésiaste, VI, 12; Psaume cxliv, 4). Les images de xiii, 28, dans Isaïe, L, 9; Psaume cii, 27.



XIV 3 Et c’est sur lui que tu ouvres ton œil

et c’est lui que tu amènes en justice avec toi!

4 Qui tirera le pur de l’impur?

Personne!

5 Puisque ses jours sont décrétés,

puisque le nombre de ses mois est connu de toi,

puisque tu as fixé sa limite et qu’il ne la franchira pas,

6 détourne de lui ton regard et laisse-le,

jusqu’à ce que, comme un mercenaire, il s’acquitte de sa journée!

3-6. Même mouvement d’idées que dans vii, 17-19. Au lieu de othî « moi», lire ôthô «lui», avec les versions, au verset 3. À quoi bon traîner l’homme en justice, puisqu’il est impur de par sa naissance (verset 1). Le 2e hémistiche est réduit à «pas un, personne», dans le verset 4. C’est un effet voulu. L’impureté originelle de l’homme dans Psaume LI, 7. Les versets 5-6 sont soudés l’un à l’autre, la proposition principale étant donnée au verset 6. Dieu a décrété le nombre des jours que doit vivre chaque homme, il n’a qu’à prendre patience jusqu’à ce que «comme un mercenaire, il s’acquitte de sa journée». Dans vii, 1-2 Job a comparé les jours de l’homme aux jours d’un mercenaire.



7, Car il est à l’arbre un espoir :

s’il est coupé, il peut encore se rénover

et son surgeon ne manquera pas;

8 si sa racine vieillit dans la terre

et si dans le sol meurt son tronc,

9 à l’odeur de l’eau il refleurit

et se fait une ramure comme un jeune plant!

7-9. La condition humaine comparée à celle de l’arbre qui renaît dans ses rejetons, alors qu’on le croit mort. Belle image «à l’odeur de l’eau» comme on a «dès qu’il sent le feu», en parlant d’un fil d’étoupe dans Juges, xvi, 9.



10, Mais l’homme meurt et reste inanimé,

l’humain expire et où est-il?

11 Les eaux auront disparu de la mer,

et un fleuve sera tari et desséché,

12 cependant que l’homme restera couché et ne se lèvera pas :

jusqu’à la disparition des cieux ils ne s’éveilleront pas

et point ne se réveilleront de leur sommeil!

10-12. Contraste entre la mort de l’homme et la survie de l’arbre. L’homme «reste inanimé», d’après le sens de la racine h — l-sh «être débilité, défait». L’humain, pour rendre gébér, synonyme d’homme dans iv, 17; x, 5; xvi, 21. Comparer les Morts de Lamennais : «Où sont-ils? Qui nous le dira?» Le verset 11 est calqué sur Isaïe, xix, 5. Les eaux de la mer et des fleuves persisteront jusqu’à la fin des temps, tandis que le cadavre reste gisant «jusqu’à la disparition des cieux». Aucune allusion à l’éventualité d’un retour à la vie. On insiste sur le fait que les hommes ne s’éveillent plus de l’éternel sommeil. Passage du singulier au pluriel pour marquer le sort commun de l’humanité.



13 Qui donnera que dans le Sheol tu me caches

et me dissimules jusqu’à ce que cesse ta colère!

Tu me fixerais un terme où tu te souviendrais de moi :

14 [ ] tous les jours de mon service, j’attendrais

jusqu’à ce que vienne ma relève.

15 Tu appellerais et, moi, je te répondrais,

l’œuvre de tes mains, tu la réclamerais;

16 au lieu que maintenant tu comptes mes pas,

tu ne prendrais plus garde à mon péché :

17 scellée dans un sachet serait ma transgression

et tu blanchirais ma faute!

13-17. L’idée de la mort amène celle du Sheol : III, 11 ss. ; VII, 9; xi, 8. Pour échapper à la surveillance de Dieu (versets 3-6), Job consent à être enfermé dans le Sheol jusqu’à la fin de ses jours. Il serait comme un militaire qui attend sa relève : VII, I; x, 17. Dieu fait ensuite l’appel et Job répond : verset 15. Le début du verset 14 : «Si un humain meurt, est-ce qu’il vivra?» n’appartient pas à ce contexte. Sa place est à la fin du verset 19, où il sert d’introduction au verset 20. Le verset 16 oppose l’attitude actuelle de Dieu qui compte les pas de son serviteur (xiii, 27) à celle qu’il adopterait dans l’hypothèse envisagée au verset 13. Dieu ne s’inquiéterait plus du péché, de la transgression, de la faute, suivant la nomenclature de xiii, 23. Comparer les images d’Isaïe, I, 18 [“Venez et débattons, / dit Yahvé: / Si vos péchés sont comme des étoffes écarlates, / ils devront blanchir comme de la neige /...”]



18, Mais une montagne finira par tomber

et un rocher se transportera de sa place,

19 les eaux useront les pierres,

une averse inondera le sol de la terre,

tandis que l’espoir de l’homme, tu le fais périr :

14 a Si un humain meurt, est-ce qu’il vivra?

20 Tu l’attaques et pour toujours il s’en va,

il change de figure et tu l’expédies !

21 Ses fils sont-ils honorés, il n’en sait rien,

sont-ils méprisés, il ne les aperçoit pas :

22 rien que sur lui-même s’afflige sa chair

et rien que sur lui-même se lamente son âme!

18-22. Job énumère des phénomènes d’une durée exceptionnelle, pour montrer que l’homme n’a guère d’espoir d’échapper à son sort. Au verset 18, lire yippol «tombera», avec Théodotion et la version syriaque, au lieu de yibbol «succombera» et remplacer le participe nôphêl «tombant» par l’infinitif nâphôl, pour aboutir à l’expression courante «finira par tomber». Un rocher se transportera de sa place, XVIII, 4. Au verset 19, lire sehîphâh «averse», au lieu de sephîhéyhâ « ses regains», qui ne donne pas de sens. Placer après le verset 19 le début du verset 14 : «Si un humain meurt, est-ce qu’il vivra?» explication de la phrase «tandis que l’espoir de l’homme, tu le fais périr». La mort est due à l’attaque de Dieu. Nul n’y résiste et c’est le départ pour l’au-delà, sans espoir de retour. Le visage du mort se transforme, en même temps que ses sens et ses facultés l’abandonnent (verset 21). Comparer Ecclésiaste, IX, 5-6 [“Les vivants, en effet, savent qu’ils mourront, /, mais les morts ne savent rien du tout...”]. S’il reste au mort l’ombre d’un sentiment, c’est pour se lamenter sur son sort (verset 22).



CHAPITRE XV

1 ELIPHAZ de Teyman prit la parole et dit :

XV-1. Ici commence le deuxième cycle de discussions entre Job et ses amis. C’est naturellement Éliphaz qui reprend le premier la parole.



2 Un sage répond-il par une science de vent

et emplit-il son ventre de vent d’et,

3 en critiquant par une parole sans utilité

et par des mots dans lesquels il n’y a point de profit?

2-3. Éliphaz tourne en dérision les allusions que Job a faites à sa propre sagesse. La science de ce dernier n’a pas plus de consistances que le vent : viii, 2; xvi, 3. Le vent d’est, parallèle au vent en général dans Osée, xii, 2. Le ventre est, comme le cœur et les reins, le siège du souffle intérieur qui se manifeste par les paroles : xxxii, 18. Les critiques de Job sont vides de sens, elles sont inutiles : verset 3.



4 Tu vas même jusqu’à rompre la piété

et abolir la méditation devant Dieu!

5 Puisque ta faute inspire ta bouche

et que tu adoptes le langage des astucieux,

6 c’est ta bouche qui te condamne, et non moi,

et ce sont tes lèvres qui témoignent contre toi!

4-6. La piété, littéralement «la crainte» de Dieu. Le mot sîah au sens de «méditation» appartient au vocabulaire des Psaumes. La relation entre les versets 5 et 6 est établie par «puisque». Le langage de Job est dicté par sa faute, c’est-à-dire par le souci de dissimuler le péché que dénoncent ses malheurs. Il parle le langage des astucieux. C’est sa bouche qui le condamne. Comparer II Samuel, I, 16[“David lui dit : ‘que ton sang retombe sur ta tête’...”]; Jérémie, xiv, 7 [“Si nos fautes témoignent contre nous…”] ; Matthieu, xxvi, 59-65 [“Or les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient un faux témoignage …. vous venez d’entendre le blasphème.”]



7 Es-tu né le premier homme

et as-tu été enfanté avant les collines?

8 Est-ce que tu entends la confidence d’Éloah

et accapares-tu la sagesse?

9 Que sais-tu que nous ne sachions?

Que comprends-tu qui ne soit compris de nous?

10 Parmi nous aussi se trouve l’ancien, le vieillard,

plus avancé en âge que ton père!

7-10. Le verset 7 est une allusion directe à Proverbes, viii, 25, où nous voyons que la Sagesse préexiste aux montagnes et aux collines, qui elles-mêmes sont antérieures au premier homme [“Avant que les montagnes ne fussent immergées, / avant les collines, j’ai été enfantée”]. Pour la posséder, Job aurait dû être le confident d’Éloah à l’origine des temps : Proverbes, viii, 30-31 [“alors j’étais à son côté, comme architecte …. mes délices sont avec les fils d’homme.”]. Éliphaz répète ironiquement les questions de Job : xii, 3, 12.



11 Est-ce trop peu pour toi les consolations de Dieu

et la parole qui t’est dite en douceur?

12 Pourquoi ton cœur t’emporte-t-il

et pourquoi tes yeux clignotent-ils,

13 quand tu tournes contre Dieu ton animosité

et que de ta bouche tu fais sortir des mots?

11-13. Les consolations de Dieu, telles qu’elles ont été révélées à Éliphaz : iv, 12 ss. Job se laisse emporter par son cœur, siège de la colère : assyro-babylonien libbâtu «colère» de libbu «cœur». Clignotement des yeux, manifestation d’un état d’âme : Siracide (Ecclésiastique), xxvii, 22. Ton animosité, au verset 13, littéralement «ton souffle, ton esprit», comme dans Juges, VIII, 3 : animosité du latin anima, animus «souffle, esprit, etc.». Les mots qui sortent de la bouche s’opposent à ceux qui viennent du cœur : VIII, 10; xi, 2.



14 Qu’est-ce qu’un homme pour qu’il soit pur,

et l’enfant d’une femme pour qu’il soit juste?

15 Si à ses saints il ne se fie pas

et si les cieux ne sont pas purs à ses yeux,

16 combien moins un être abominable et corrompu,

l’homme qui boit l’iniquité comme l’eau!

14-16. Éliphaz reprend son argumentation de iv, 17-19. Le verset 14 sera repris dans xxv, 4. Job a lui-même insisté sur le fait qu’un homme ne saurait être justifié devant Dieu : ix, 2-3. L’enfant d’une femme : xiv, I, 4. Au verset 15, ses saints, au lieu de ses serviteurs, c’est-à-dire les Anges, dans iv, 18. Les cieux, remplacés par les étoiles dans xxv, 5, symbole de pureté : Exode, xxiv, 10 [“Ils virent le Dieu d’Israël. Sous ses pieds il y avait comme un ouvrage en plaque de saphir et d’une pureté pareille à la substance des cieux”.].. L’image de l’homme qui boit l’iniquité comme l’eau reparaît dans XXXIV, 7.



17 Je vais t’expliquer, écoute-moi,

et ce que j’ai vu, je vais le raconter,

18 ce qu’annoncent les sages,

sans en rien cacher, d’après leurs pères,

19 eux à qui seuls fut donné le pays

et parmi lesquels n’était point passé d’étranger.

17-19. Je vais t’expliquer : verbe de la racine araméenne h — w-y, d’où venait le mot ahwâh «explication» dans xiii, 17. Éliphaz fait appel à son expérience personnelle, mais aussi à la tradition des pères, qui n’avaient pas encore subi d’influence étrangère.



20 Tous les jours de sa vie, le méchant se tourmente,

et durant les années ménagées au tyran,

21 des voix effrayantes sonnent à ses oreilles,

en pleine paix un brigand fond sur lui.

22 Il ne compte pas échapper aux ténèbres

et il se sent désigné pour le glaive,

23 il est jeté en pâture au vautour,

il sait que son infortune est imminente;

24 le jour des ténèbres l’épouvante,

l’anxiété et l’angoisse l’attaquent,

tel un roi prompt à l’assaut!

20-24. Doctrine traditionnelle. La prospérité du méchant ou du tyran n’est qu’apparente. Il vit dans une perpétuelle appréhension. Il entend des voix effrayantes, littéralement «la voix des peurs». Il redoute la razzia, alors que tout est en paix. Au verset 22, les ténèbres symbolisent la fin malheureuse comme dans I Samuel, II, 9. La conscience du coupable lui représente les malheurs qui l’attendent : la mort par le glaive, le cadavre devenant la pâture des oiseaux de proie. Tel qu’il est actuellement, le texte hébreu, au premier hémistiche du verset 23, se traduirait «il erre pour du pain, où?». Les Septante lisaient ayyâh «vautour», au lieu de ayyêh «?», ce qui permet de retrouver le texte primitif : il est jeté en pâture au vautour”. Dans le 2e hémistiche, lire pîdô son infortune”, d’après les Septante, au lieu de be-yâdô en sa main” et rattacher au verset 24 le jour des ténèbres” qui termine le verset 23. Comparer avec le verset 24 Sophonie, I, 15. La fin tel un roi prompt à l’assaut” symbolise la violence de l’attaque à laquelle se sent exposé le méchant.



25 C’est qu’il étendait sa main contre Dieu

et contre Shaddaï il faisait le brave,

26 il courait contre lui, le cou tendu,

avec la masse de ses rondaches!

27 C’est qu’il avait le visage caché dans sa graisse,

il s’était fait du lard autour des lombes,

28 et il habitait des villes détruites,

des maisons où l’on ne demeure plus,

parce qu’elles menacent de tomber en ruines.

25-28. Description du méchant. C’est contre Dieu lui-même qu’il a levé la main. Parallélisme entre Dieu et Shaddaï : viii, 3, 5; xiii, 3. Au verset 26, les bosses de ses boucliers”, pour désigner des boucliers bombés, analogues aux rondaches et déjà connus des Assyriens. Ce qui donne tant de hardiesse au méchant, c’est sa corpulence, son embonpoint : Jérémie, V, 28; Psaume LXIII, 7. Le méchant est en même temps un tyran comme nous l’avons vu au verset 20. Rien d’étonnant s’il habite en des endroits où il a fait le vide et où personne n’ose s’installer : verset 28.



29 Il ne s’enrichira pas et sa fortune ne durera pas,

son ombre ne s’étendra pas sur la terre,

30 [ ] une flamme desséchera son surgeon

et par le vent sera emportée sa fleur.

31 Qu’il ne se fie pas à sa taille!

Nous savons que c’est vanité :

32 son sarment avant son jour sera flétri

et son rameau ne reverdira pas;

38 il laissera tomber, telle la vigne, son verjus

et il rejettera, tel l’olivier, sa floraison!

34 C’est que la bande du mécréant est stérile

et un feu dévore les tentes de vénalité!

35 On conçoit le mal et on enfante l’iniquité,

mais le ventre élabore une duperie!

29-35. On revient au châtiment du méchant. Sa fortune est éphémère. Lire salmô son ombre”, d’après les Septante, au lieu de l’incompréhensible minlâm du verset 29. Comparaison avec l’arbre dont l’ombre devrait s’étendre sur la terre : Psaume LXXX, 11.

Au verset 30, il ne s’écarte pas des ténèbres” est une paraphrase du verset 22. Lire pirhô sa fleur”, d’après les Septante, au lieu de pîu, sa bouche”, au verset 30. Comparer Isaïe, XL, 24 [“à peine ont-ils été plantés, à peine ont-ils été semés, / à peine leur tige a-t-elle pris racine dans la terre, / qu’Il souffle sur eux : ils sèchent / et le tourbillon les emporte comme de la paille.”].

Le verset 31, pour être intelligible, doit subir, lui aussi, de légères corrections : be-si'ô à sa taille”, pour remplacer ba-shâw, et nêdâ’ nous savons”, plutôt que nith’âh il est égaré”. À la fin, temûrâthô son prix” est une déformation de zemorâthô son sarment” qui, d’après les Septante, commande la phrase du verset 32, où il faut lire timmâl sera flétri”, avec les versions, et non pas timmâlê «sera rempli». Le verset 33 poursuit la comparaison avec l’arbre, en spécifiant qu’il s’agit de la vigne ou de l’olivier.

La conclusion est donnée dans les versets 34-35, où nous voyons que la bande des mécréants n’a pas de postérité et que les tentes, c’est-à-dire les habitations de ceux qui reçoivent des présents corrupteurs, sont passibles du feu du ciel : verset 30 et I, 16. Le dernier verset reprend le thème de iv, 8; v, 6-7. Comparer Osée, x, 12-13; Proverbes, xiv, 22. Le pécheur conçoit et enfante l’iniquité en vue de son bonheur, mais c’est une duperie, car il n’en peut résulter que du mal, la faute portant en elle-même son châtiment.



CHAPITRE XVI

1 Job prit la parole et dit :

XVI 1. Cinquième discours de Job.



2 J’ai entendu bien des choses comme celles-là!

Vous êtes tous de pénibles consolateurs!

3 Y aura-t-il un terme aux paroles de vent?

Ou qu’est-ce qui te tourmente pour que tu répondes?

4 Moi aussi je parlerais comme vous,

si votre âme était à la place de mon âme :

je multiplierais des mots à vos dépens

et je hocherais la tête sur vous!

5 Je vous raffermirais avec ma bouche

et ne retiendrais pas le mouvement de mes lèvres!

2-5. Allusion à la banalité des propos tenus par les amis de Job : XII, 3, 9; xiii, 1. Paroles de vent, paroles en l’air : VIII, 2. Le dernier interlocuteur est pris à partie à la fin du verset 3, d’où passage de la 2e personne du pluriel à la 2e du singulier. Votre âme et mon âme, pour signifier «vous-même» et «moi-même». Je multiplierais, en lisant akbirâh au verset 4 (comparer xxxv, 16), devenu ahbîrâh par erreur d’audition. Hocher la tête, en signe de moquerie ou de mépris : Psaume xxii, 8; Siracide (Ecclésiastique), xxi, 18; Matthieu, xxvii, 39. Au verset 5 lire, d’après les Septante et la version syriaque, lo’éhsok «je ne retiendrais pas», au lieu de yahsok «retiendrait».



6, Mais si je parle, ma douleur ne se modère pas,

et si je m’abstiens, elle ne s’en va pas loin de moi.

7 C’est que maintenant m’a exténué l’envieux,

toute sa bande s’empare de moi,

8 il est devenu témoin et s’est dressé contre moi,

mon calomniateur dépose contre moi!

9 Sa colère a trouvé une proie et il me persécute,

il a grincé des dents contre moi,

mon adversaire aiguise ses yeux contre moi!

10 Ils ont ouvert leur bouche contre moi,

par mode d’outrage ils ont frappé mes joues,

ensemble contre moi ils se pressent!

6-10. Au verset 6, interrogatif , au sens de la négation, comme en arabe . Les difficultés du texte des versets 7-8 sont résolues par de légères corrections : ha-shimmôth «l’envieux», au lieu de hashimmôthâ «tu as ravagé». Nous avons ainsi le sujet du verbe «m’a exténué». Lire ensuite cahcithô «sa bande», au lieu de cahcithi «ma bande», et rattacher au verset 7 le verbe «elle s’est emparée» qui commence le verset 8, où nous lisons kabashî «mon calomniateur», qui montre l’envieux déposant au tribunal. Comparer Psaume XXVII, 12. Aiguiser les yeux contre quelqu’un, diriger sur lui des regards perçants. Au verset 10, c’est toute la bande du verset 7 qui est en scène. Comparer Psaume xxii, 13-14. Les soufflets sur la joue sont un suprême outrage : Psaume III, 8; Lamentations, 30; Matthieu, xxvi, 67-68 [“alors ils lui crachèrent au visage et lui donnèrent des coups; d’autres le giflèrent. / Pour ,nous, dirent-ils, fais le prophète, Messie: qui est-ce qui t’a frappé?”].



11 Dieu me livre à des injustes

et aux mains des méchants il me jette :

12 j’étais tranquille et il m’a rompu,

il m’a pris par la nuque et m’a mis en pièces!

Il m’a dressé pour sa cible :

13 autour de moi tournoient ses traits,

il transperce mes reins sans pitié,

il répand à terre mon fiel,

14 il m’ébrèche, brèche sur brèche,

il court sur moi, tel un guerrier!

11-14. Cette fois c’est Dieu qui entre en scène. D’après xxvii, 7 et les versions, vocaliser awwâl «injuste», collectif, au lieu de «gamin». Avec le verset 12 comparer VII, 20, où Dieu prend Job pour sa cible. L’image de l’archer se continue au verset 13. Comparer vi, 4 et Lamentations, II, 11. Noter la figure étymologique «il m’ébrèche, brèche sur brèche», où le verbe a pour compléments les substantifs de la même racine. La fin du verset 14 évoque xv, 25-26.



15 J’ai cousu un sac sur ma peau

et enfoncé ma corne dans la poussière,

16 mon visage est rougi par les pleurs

et sur mes paupières c’est l’ombre,

17 bien qu’il n’y ait point de violence en mes mains

et que ma prière soit pure!

15-17. Effets de l’attaque. Job a cousu un sac sur sa peau, en signe de deuil et de profonde douleur : Genèse, XXXVII, 34; I Rois, xxi, 27; Jérémie, XLVIII, 37. La corne, symbole de force, de fierté, d’orgueil : I Samuel, II, 1; Psaume lxxv, 11, etc. L’enfoncer dans la poussière, c’est perdre toute résistance morale. L’ombre, au verset 16, et non pas l’ombre de la mort, comme le suggère la vocalisation massorétique : voir III, 5; X, 21. Le verset 17 met une relation entre la pureté des mains et la pureté de la prière : xi, 13-14.



18 Terre ne cache pas mon sang!

et qu’il n’y ait point de lieu secret pour mon cri!

19 Maintenant encore c’est dans les cieux qu’est mon témoin

et celui qui témoigne pour moi est dans les hauteurs :

20 ma clameur est arrivée jusqu’à Éloah,

devant lui a coulé mon œil :

21 Ah! s’il était arbitre entre un homme et Éloah,

comme entre un homme et son prochain!

18-21. Prosopopée émouvante, car c’est la terre qui crie vengeance contre le sang répandu : Genèse, iv, 10-11; Isaïe, xxvi, 21; Ézéchiel, xxiv, 7. Au verset 19, le témoin dans les cieux n’est autre que Dieu lui-même. D’après les Septante, rattacher «jusqu’à Éloah» au premier hémistiche dans le verset 20, ce qui permet de remplacer par mâsâ l’inexplicable melîsay «mes interprètes» du début et de lire rê’î «ma clameur» au lieu de rê’ây «mes amis». Le 2e hémistiche est complété, d’après les Septante, par lephanâyw «devant lui», tombé par homoeoteleuton [répétition de mots à la fin de phrases] devant êyni «mon œil». Le souhait du verset 21 évoque IX, 32-33, où l’on voit qu’il n’y a pas d’arbitre entre Dieu et Job. L’arbitrage de Dieu ne s’exerce qu’entre un homme et un autre homme. Lire naturellement bêyn «entre», au lieu de bén «fils» dans le 2e hémistiche du verset 21.



CHAPITRE XVII

XVI 22 C’EST qu’elles sont peu nombreuses les années à venir

et par la route d’où je ne reviendrai pas je m’en irai!

22. Le verset 22 ouvre la description qui commence au chapitre XVII.

22. Avec l’édition de Bomberg (1524-1525) nous commençons le chapitre xvii par le dernier verset du chapitre xvi. C’est le début de la vision funèbre qui se prolongera jusqu’à la fin du chapitre xvii. La route d’où je ne reviendrai pas, celle qui conduit au Sheol : VII, 9-10; X, 21. Chez les Assyriens et les Babyloniens, on se rend aux enfers « par la route dont l’aller n’a pas de retour».



XVII 1 Mon souffle est épuisé, mes jours se sont éteints :

le cimetière, c’est ce qu’il me faut!

2 Ne suis-je point objet de raillerie

et n’est-ce point dans l’amertume que mon œil passe les nuits?

XVII 1-2. Nous laissons intact le verset 1, qui a été soumis à de multiples modifications. Le vers est composé de trois membres de phrase juxtaposés. Les jours s’éteignent, quand on arrive au soir de la vie, quand on passe de la lumière aux ténèbres : xviii, 18. Le cimetière, c’est ce qu’il me faut, littéralement «des tombeaux pour moi!» Au verset 2, lire tamrûrîm «amertumes» au lieu de hammerothâm «leurs querelles».



3 Dépose donc ma caution près de toi :

qui est-ce qui voudrait frapper dans ma main?

4 Parce que tu as privé leur cœur de raison,

c’est pour cela que leur main ne se lève point :

5 tel annonce un partage aux amis,

alors que les yeux de ses fils languissent!

3-5. Vocaliser êrboni «ma caution» (Targum, Syriaque), au lieu de orbênî «sois ma caution!», pléonasme. On frappe dans la main de quelqu’un, pour se porter garant : Proverbes, vi, 1; xvii, 18; xxii, 26. Le cœur est le siège des facultés intellectuelles et morales, en particulier de la raison : Isaïe, xliv, 18. Leur main ne se lève point : lire târûm yâdâm, au lieu de terômêm «tu élèveras». Le verset 5, sous forme de proverbe, montre les amis s’occupant des affaires des autres, alors que chez eux c’est la misère et la faim.



6 Et l’on m’a tourné en proverbe pour les gens,

je suis celui à qui l’on crache au visage!

7 Et de chagrin s’est obscurci mon œil,

mes membres comme l’ombre disparaissent!

6-7. Avec les versions, vocaliser le -mâshâl «en proverbe», au lieu de li-meshôl «pour dominer». Comparer xxx, 9-10. Celui à qui l’on crache au visage, littéralement «un crachat au visage» : Isaïe, LIII, 3. Au verset 7, vocaliser kôlîm «disparaissant», au lieu de kullâm «eux tous». L’ombre, symbole de ce qui fuit avec le temps : VIII, 9; XIV, 2.



8 Les hommes droits sont stupéfaits de cela

et l’innocent contre le mécréant s’indigne,

9 le juste tient sa voie

et l’homme aux mains pures redouble d’énergie!

10 Par contre, vous tous, revenez et arrivez donc :

je ne trouverai point un sage parmi vous!

8-10. Job expose l’attitude des justes devant le malheur de l’innocent. C’est contre le mécréant que s’exerce son indignation. Pas de scandale pour lui, mais persévérance dans la voie qu’il a choisie. Or les amis de Job, interpellés au verset 10 dans des termes semblables à ceux de vi, 28-29, n’ont rien compris au cas de leur ami : «Je ne trouverai point un sage parmi vous!».



11 Mes jours ont passé, mes plans ont été brisés,

les désirs de mon cœur

12 changent la nuit en jour :

la lumière approche avant les ténèbres.

11-12. Rétablir le rythme, en faisant des «désirs de mon cœur» du verset 11 le sujet de la phrase continuée au verset 12. Comparer VII, 3-4, 13-15. Le 2e hémistiche du verset 12 peut se traduire littéralement «la lumière est proche en avant des ténèbres», pour signifier que le jour arrive à la place des ténèbres de la nuit. L’insomnie fait partie des souffrances de Job.



13 Puis-je espérer? Le Sheol est ma maison!

C’est dans les ténèbres que j’ai étendu ma couche.

14 À la fosse j’ai crié : «Tu es mon père!»

«Ma mère et mes sœurs!» aux vers.

15 Et où donc est mon espoir?

Et mon bonheur, qui l’aperçoit?

16 À mon côté descendront-ils au Sheol?

Nous enfoncerons-nous ensemble dans la poussière?

13-16. Plus d’espoir. Vision du Sheol, demeure ténébreuse : III, 15; VII, 9-10; x, 21-22. La fosse du verset 14 est le tombeau, vers lequel se tourne le patient comme vers un père. Les vers, qui sont exprimés par un collectif féminin en hébreu, deviennent la famille du mort, d’où «ma mère et mes sœurs!» Rien à changer dans l’admirable apostrophe du verset 14. Au lieu de la répétition de tiqwâthi «mon espoir», au verset 15, lire, dans le second cas, tôbâthî «mon bonheur» d’après les Septante. Au début du verset 16, l’hébreu baddêy «les barres», du Sheol, provient de ha-beyâdî «et-ce qu’à côté de moi?», leçon des Septante. D’après cette version, vocaliser nêhâth «nous nous enfoncerons», à la fin, au lieu de nâhath «elle repose». Comparer vii, 21; Psaume xxii, 30 [“Devant lui seul se prosternent tous ceux qui dorment dans la terre / devant lui s’agenouillent tous ceux qui descendent dans la poussière. /, Mais pour lui vit mon âme”].



CHAPITRE XVIII

1 BILDAD de Shouakh prit la parole et dit :

XVIII 1. Deuxième discours de Bildad.



2 Jusqu’à quand mettrez-vous des entraves aux paroles?

Prêtez l’oreille et alors nous parlerons.

3 Pourquoi passerions-nous pour des bêtes?

Pourquoi serions-nous assimilés à des brutes à vos yeux?

4 O toi qui te déchires dans ta colère,

est-ce que, à cause de toi, un pays sera abandonné

et un rocher se transportera-t-il de sa place?

2-4. Bildad s’adresse d’abord aux amis qui se taisent. Il interpellera Job au verset 4. Entrée en matière comme dans viii, 2 et XIX, 2. Prêtez l’oreille, plutôt que «comprenez», en lisant tazinû, de la racine — z-n, au lieu de tâbînû, ce qui donne un sens excellent. Au verset 3, lire nidmînû «nous serions assimilés», leçon suggérée par les Septante, et restituer kabba’ar «comme des brutes», tombé par haplographie. Au verset 4, Bildad se moque de Job qui, dans xiv, 18, a parlé de la montagne qui finit par tomber, et du rocher qui se déplace. Noter le complément naphshô «son âme» pour signifier «soi-même» et, au vocatif, «toi-même, te» dans le premier hémistiche.



5 Oui, la lumière des méchants s’éteint

et sa flamme de feu ne brille plus,

6 la lumière s’obscurcit dans sa tente

et sa lampe s’éteint au-dessus de lui.

5-6. Reprise du thème général, le malheur des méchants. Au verset 5 on passe du général au particulier, d’où «sa flamme», au lieu de «leur flamme». La lumière symbole du bonheur dans xi, 16-17.



7 Ses pas vigoureux se rétrécissent

et son propre conseil le fait trébucher.

8 C’est qu’il a été jeté dans un filet, par les pieds,

et c’est sur un réseau qu’il se promène,

9 un lacet le saisit au talon,

un collet l’étreint,

10 en terre est cachée la corde pour le prendre

et le piège pour l’attraper est sur le sentier.

7-10. L’hébreu recourt à tous les synonymes de pièges, lacets, lacs, collets, pour marquer comment les pas du méchant se rétrécissent. Il n’ose plus avancer. D’après les Septante, lire takshîl «fait trébucher», au lieu de tashlîk «précipite», au verset 7. Sur la route et sous la route, partout le méchant flaire quelque embûche.



11 De toutes parts des terreurs l’épouvantent

et elles le pourchassent sur ses pas.

12 Il est affamé parmi ses biens

et le malheur et debout à son côté.

13 Sa peau est mangée par une maladie,

le premier-né de la mort mange ses membres.

14 Il est arraché de sa tente où il était en sécurité

et tu peux l’emmener au roi des terreurs!

15 Tu peux habiter en sa tente qui n’est plus à lui,

sur sa demeure est répandu du soufre!

11-15. Alarmes du méchant. Comparer xv, 20-24. Les maux envisagés sont successivement la faim, la maladie, la mort. D’après les Septante, lire yê'âkêl bi-dway «est mangé par la maladie», au lieu de yo'kal baddêy «on mange les lambeaux» de sa peau. Le premier-né de la mort est le messager des enfers, le fléau qui conduit à une mort inévitable. Le roi des terreurs, rex tremendus de Virgile (Géorgiques, iv, 469), est le souverain du royaume infernal auquel on envoie des messagers jusque dans le Sheol : Isaïe, LVII, 33. C’est le Nergal des Babyloniens et des Assyriens, le Moloch «Roi» des Sémites de l’Ouest. L’indication «qui n’est plus à lui» se comprend très bien au verset 15, puisque le mort ne possède plus rien. Inutile de faire intervenir la goule Lilith, en remplaçant par lîlîth un élément de mibbelî lô «qui n’est plus à lui». Le soufre n’est pas ici l’instrument des vengeances divines (Genèse, xix, 24; Deutéronome, XXIX, 22), mais un désinfectant qu’on répand sur la demeure du mort : Odyssée, XXII, 481 s.



16 Au-dessous ses racines se dessèchent

et au-dessus se fane sa ramure;

17 son souvenir a disparu de la terre

et il n’a plus de nom sur la face du désert.

18 On le pousse de la lumière aux ténèbres,

et du monde on l’expulse;

10 point de lignée ni de postérité pour lui, parmi son peuple,

et point de survivant en ses lieux de séjour!

20 De son destin sont stupéfaits les Occidentaux

et les Orientaux en éprouvent un frisson.

21 Rien que cela les demeures de l’injuste

et telle est la place de qui n’a pas connu Dieu!

16-21. Comparaison avec l’arbre : viii, 16-19; Amos, II, 9 [“Or moi, j’avais exterminé l’Amorrhéen de devant eux, / lui dont la hauteur était comme la hauteur des cèdres, / et qui était fort comme les chênes...”].

Au verset 17, hûs est un collectif «campagnes». Comparer v, 10. La lumière et les ténèbres s’opposent, au verset 18, comme la vie et la mort : III, 20; xvii, 13. Le méchant n’a point de postérité ou, s’il en a une, elle est engloutie dans la catastrophe qui l’emporte, d’où «point de survivant en ses lieux de séjour». Au verset 20, son destin, littéralement «son jour», marqué par le destin. On peut voir dans le verset 21 une réflexion de ceux qui sont témoins de la chute du méchant. Les demeures de l’injuste ou du méchant dans xxi, 28, où Job va réfuter la doctrine de ses amis.



CHAPITRE XIX

1 Job prit la parole et dit :

XIX I. Sixième discours de Job.



2 Jusques à quand affligerez-vous mon âme

et m’écraserez-vous avec des mots?

3 Voilà dix fois que vous m’outragez,

que vous n’avez point honte de me maltraiter!

4, Mais même s’il était vrai que j’aie erré,

c’est avec moi qu’habiterait mon erreur!

2-4. Job est excédé par les réflexions de ses amis. Voilà dix fois, pour marquer un grand nombre, comme dans Nombres, XIV, 22. Sens de « maltraiter» pour la racine h-k-r, au verset 3, d’après l’arabe h-k-r. C’est avec moi qu’habiterait mon erreur, c’est moi seul qu’elle concerne.



5 Si vraiment vous voulez me traiter insolemment

et me reprocher mon opprobre,

6 sachez donc que c’est Éloah qui m’a fait du tort

et qui de son filet m’a enveloppé!

Si je crie à la violence, je ne reçois point de réponse,

j’ai beau clamer : il n’y a point de jugement!

5-7. Job s’en prend à Dieu qui l’a enveloppé de son filet : Lamentations, I, 13 [“De là-haut il a lancé un feu, / dans mes os il l’a fait descendre, / il a tendu un filet sous mes pieds...”]. Avec le verset 7 comparer IX, 15; XXX, 20; Proverbes, XXI, 13 [“Celui qui ferme l’oreille à la supplication du faible, / lui aussi il appellera et on ne lui répondra pas”]..



8 Il a muré ma route pour que je ne passe pas

et sur mes sentiers il a mis des ténèbres;

9 de ma gloire il m’a dévêtu

et il a enlevé la couronne de ma tête!

10 Il me démolit de toutes parts et je trépasse,

il déracine, comme un arbre, mon espoir,

11 il enflamme contre moi sa colère

et il me considère comme son adversaire.

12 Ensemble arrivent ses bandes,

elles remblaient contre moi leur chemin

et elles campent autour de ma tente.

8-12. Job poursuit ses récriminations. C’est Dieu qui a muré sa route : III, 23; Lamentations, III, 7, 9. Les ténèbres sur les sentiers : Lamentations, III, 2. La gloire et un vêtement, comme la honte dans VIII, 22. Elle et aussi une couronne : Psaume VIII, 6. Comparer Lamentations, V, 16. Je trépasse, au verset 10, littéralement «je m’en vais» : XIV, 20. Son adversaire, avec les versions, au verset 11, plutôt que «ses adversaires» de l’hébreu. Dieu est pareil à un chef d’armée qui mobilise «ses bandes» : xxv, 3.



13 Mes frères, il les a éloignés de moi

et mes connaissances ne font que se détourner de moi.

14 Ils ont disparu, mes proches et mes familiers,

ils m’ont oublié, 15 les hôtes de ma maison!

Et mes servantes me considèrent comme un étranger,

je suis un barbare à leurs yeux.

16 J’appelle mon serviteur et il ne répond pas,

quand de ma propre bouche je l’implore.

17 Mon haleine répugne à ma femme

et je suis devenu fétide aux fils de mes entrailles.

18 Même les gamins m’ont témoigné du mépris,

quand je me lève, ils déblatèrent contre moi.

19 Ils ont horreur de moi, tous mes confidents,

et ceux que j’aimais se sont tournés contre moi!

13-19. Job dans sa famille et son entourage. Mes frères, comme dans VI, 15 ss. Comparer XLII, II, où l’on retrouve les frères, les sœurs, les connaissances d’antan. Les hôtes de ma maison du verset 15 doivent se rattacher au verset 14. Les fils de mes entrailles, non pas les frères déjà mentionnés au verset 13, mais les propres fils de Job. En assyrien et en babylonien, Sît libbi «issu du cœur» s’emploie pour désigner le fils du père aussi bien que le fils de la mère. Avec le verset 18 comparer XXX, 1. Trahison des confidents : Psaume LV, 14-15.



20 Dans ma peau ma chair a pourri

et j’ai rongé mes os [ ] avec mes dents.

21 Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, vous, mes amis! Car la main d’Éloah m’a frappé.

22 Pourquoi me poursuivez-vous, comme Dieu, et pourquoi de ma chair n’êtes-vous jamais rassasiés?

20-22. Le verset 20 se traduirait tant bien que mal «à ma peau et à ma chair est collé mon os et je me sauve avec la peau de mes dents». D’après les Septante lire râqebâh «a pourri» au lieu de dâbeqâh «est collé», ce qui donne comme premier hémistiche «dans ma peau ma chair a pourri». Rattacher «mon os» au 2e hémistiche et omettre la dittographie be’or «avec la peau». D’où le 2e hémistiche «et j’ai rongé mes os avec mes dents». Le verset 21 est pathétique. La répétition « ayez pitié de moi!», comme dans Psaume cxxiii, 3. Au verset 22, se rassasier de la chair de quelqu’un, c’est-à-dire le dévorer par le mensonge ou la calomnie : Psaume xxvii, 2; Daniel, iii, 8; vi, 25.



23 Qui donnera que soient écrites mes paroles!

Qui donnera que sur l’airain elles soient gravées,

24 qu’avec un burin de fer et de plomb,

pour toujours sur le roc elles soient sculptées!

25 Moi, je sais que mon défenseur et vivant

et que, le dernier sur la terre, il se lèvera

26 et derrière ma peau je me tiendrai debout

et de ma chair je verrai Éloah,

27 lui que, moi, je verrai, moi,

et que mes yeux regarderont, et non un autre :

mes reins languissent dans mon sein!

23-27. Job attire l’attention sur les paroles solennelles qu’il va prononcer. Le mot sêphér, au verset 23, n’est pas à prendre au sens de «livre», mais au sens d’«airain», assyro-babylonien siparru voir Juges, v, 14; Isaïe, xxx, 8. Le plomb figure comme élément d’alliage dans Ézéchiel, XXII, 20, ce qui permet de conserver «un burin de fer et de plomb», au verset 24. Le défenseur, au verset 25, en hébreu gô'él «vengeur» du sang (II Samuel, xiv, ii), puis «défenseur» des droits de l’opprimé (Proverbes, xxiii, 10-11). Dans Isaïe, xliv, 6, Iahvé, le roi d’Israël, est en même temps son gô'él, et il se déclare «le premier et le dernier». C’est Dieu qui figure ici,. sous ce titre, et qui apparaîtra en fin de compte pour justifier Job aux yeux de ses amis. Noter l’hébreu âphâr «poussière» au sens de «terre» : XXXIX, 14; XII, 25.

Le verset 26 a été l’objet de nombre d’interprétations et les versions ne sont point d’accord entre elles sur son sens littéral. L’élément troublant est niqqephû zo’th «ils ont entouré ceci» ou «ils ont abattu ceci». Nous proposons nizqaphtî «je me tiendrai debout», derrière ma peau, comme derrière un rideau. De ma chair, c’est-à-dire «de ma propre personne», moi en chair et en os. Le verset 27 insiste sur cette vision personnelle. Les reins, comme le cœur, sont le siège du sentiment et des émotions : Jérémie, XI, 20; XVII, 10; XX, 12, etc.



28 Que si vous dites : «Comment le poursuivrons-nous et quel prétexte à procès trouverons-nous en lui?»

29 Craignez pour vous-mêmes le glaive,

quand le courroux s’enflammera contre les fautes,

en sorte que vous sachiez qu’il y a un jugement!

28-29. Au verset 28, lire «en lui» avec les versions, au lieu de « en moi». Job n’a rien à craindre du jugement envisagé à partir du verset 25. Ce sont ses amis qui doivent redouter le glaive de la justice divine. Remplacer awônôth héréb «fautes du glaive» du 2e hémistiche par ba`awônôth tihar «contre les fautes s’enflammera», correction qui repose sur la locution courante «la colère s’enflamme», avec aph «colère» au lieu de hêmâh «courroux». Les versets 26-29 sont, depuis toujours, des cruces interpretum que nous avons essayé de résoudre avec le minimum de changements au texte. Un coup d’œil sur la 3e édition de la Bible de Kittel fera reconnaître les hésitations des exégètes devant ce passage qui a été interprété de la résurrection des corps dans la Vulgate.



CHAPITRE XX

1 SOPHAR de Naamah prit la parole et dit :

XX 1. Deuxième discours de Sophar.



2 Voici pourquoi mes réflexions me ramènent :

c’est à cause de la sensation que j’éprouve en moi,

3 quand j’entends une leçon qui m’outrage :

lors l’inspiration de mon intelligence me fait répondre!

2-3. Au verset 2, rattacher hûshî à la racine h-sh-sh et h-s-s, commune aux langues sémitiques, pour signifier «sentir», d’où «ma sensation en moi», celle que j’éprouve en moi. L’inspiration de mon intelligence, littéralement «un souffle issu de mon intelligence».



4 Sais-tu bien que, depuis toujours,

depuis que l’homme fut mis sur la terre,

5 l’allégresse des méchants est de courte durée

et la joie du mécréant n’est que d’un instant?

6 Même si sa taille s’élève jusqu’aux cieux

et si sa tête touche à la nue,

7 comme un fantôme il périt à jamais,

ceux qui le voyaient disent : «Où est-il?»

8 Comme un songe, il s’envole et on ne le trouve plus,

il est mis en fuite comme une vision nocturne.

9 L’œil qui l’avait remarqué ne le voit plus

et l’endroit où il était ne l’aperçoit plus.

11 Ses os étaient remplis de sa juvénilité

et avec lui elle se couche dans la poussière!

4-11. Sophar fait appel à des vérités éternelles : depuis toujours. Comparer la formule de Deutéronome, iv, 32 [“Demande donc aux premiers jours qui t’on précédé…”]. Le peu de durée du bonheur des méchants est le thème commun de la littérature religieuse. Comparer viii, 16-19; xv, 29-33, etc. Le méchant et assimilé à un arbre dont la tête touche à la nue : Psaume xxxvii, 35-36 [“J’ai vu le méchant tyrannique, / se dressant comme un cèdre du Liban, / puis je suis repassé, voilà qu’il n’était plu,s /je l’ai cherché, on ne le trouvait plus!”]. Nous rattachons gellô du verset 7 à l’assyro-babylonien gallû d’où est tiré le grec moderne gello «spectre, fantôme, etc.». Cette interprétation nous semble préférable à celle généralement admise, « comme son ordure», d’après I Rois, xiv, 10. Comparaison avec un songe, une vision nocturne : Isaïe, xxxx, 7. Le verset 9 s’inspire de vii, 10. Transporter le verset 10 après le verset 19, dont il est la suite logique. Le verset 11 clôt la description par le spectacle du méchant couché dans la tombe en pleine jeunesse. L’expression «se coucher dans la poussière», comme dans vii, 21; xx, 11.



12 Si le mal et doux à sa bouche,

s’il le cache sous sa langue,

13 s’il le conserve et ne le lâche pas,

et s’il le retient au milieu de son palais,

14 sa nourriture en ses entrailles s’altère,

c’est un venin d’aspics en son intestin.

15 La fortune qu’il a avalée, il la vomit,

Dieu la fait sortir de son ventre;

16 c’est un venin d’aspics qu’il suçait,

c’est une langue de vipère qui le tue!

12-16. Le méchant savoure sa malice, il la tient sous sa langue, comme du miel : Cantique des Cantiques, iv, 11. Le palais et l’organe du goût. Le verset 13 dépeint la délectation morose. Les versets 14-16 montrent l’effet produit par le mal que vient de déguster le méchant. Il devient un poison violent qui oblige le coupable à cracher ce qu’il a avalé. Comparer Jérémie, LI, 44 [“Je ferai sortir de sa bouche ce qu’il a avalé, / les notions n’afflueront plus vers lui”]. Noter l’emploi de ro'sh «tête» au sens de «venin» au verset 16 : Deutéronome, xxxii, 32-33.



17 Il ne verra point les ruisseaux d’huile fraîche,

les torrents de miel et de beurre :

18 il rend son gain et ne l’avale pas,

du fruit de son commerce il ne jouit pas.

19 Parce qu’il a pressuré, avec force, les pauvres,

qu’il a volé une maison, au lieu de la bâtir,

10 ses fils indemniseront les pauvres

et ses propres mains restitueront sa richesse.

17-19. Il s’agit surtout de celui qui commet l’injustice, dans l’espoir d’augmenter sa fortune. Au lieu de naharêy «rivières de…», qui fait double emploi avec «ruisseaux de…», qui suit, lire yishâr «d’huile fraîche» et rattacher au premier hémistiche. L’huile, le miel, le beurre, symboles de fertilité et de richesse : xxix, 6; Exode, III, 8, 17; XIII, 5, etc. Le fruit de son commerce, au verset 18, d’après le sens de hêyl «force, vigueur» dans Joël, 11, 22. Au verset 19, remplacer âzab «il a abandonné» par be`oz «avec force» : transposition du bêth. Le verset 10 fournit la proposition principale. Il s’agit de réparer les injustices commises. Les fils du coupable indemnisent les pauvres et le coupable lui-même restitue le bien mal acquis. Comparer V, 3-5.



20 C’est qu’il n’a point connu l’apaisement en son ventre,

à son appétit on ne pouvait se soustraire,

21 personne n’échappait à son repas,

voilà pourquoi ne dure point son bonheur!

22 Quand est comble sa richesse, il devient anxieux,

tous les coups du malheur fondent sur lui!

23 Quand il est en train d’emplir son ventre,

[Dieu] déchaîne sur lui l’ardeur de sa colère

et fait pleuvoir ses flèches sur sa chair.

24 S’il fuit devant l’armure de fer,

c’est l’arc d’airain qui le transperce,

25 et un trait sort de son dos,

un foudre ressort de son foie.

Sur lui tombent des terreurs,

20-25. Le verset 20 montre les désirs insatiables du méchant. Nous rendons shâlêw «tranquille, calme» par l’abstrait «apaisement», au sens d’«apaiser la faim». La pensée se continue au verset 21, dont le 2e hémistiche tire la conclusion de ce qui précède : voilà pourquoi ne dure point son bonheur. Les versets 22-25 montrent le malheur fondant sur le coupable. Tous les coups, littéralement «toute main». Restitution de Dieu comme sujet des verbes au verset 23. L’expression «l’ardeur de sa colère» se dit généralement de la colère divine. Nous lisons olmâyw «ses flèches», d’après l’assyro-babylonien ulmu, au lieu de âlêymo «sur lui». Le complément indirect est représenté par le mot rare lehum «chair, viande» qui ne reparaît que dans Sophonie, i, 17. Dieu est un guerrier, armé de pied en cap : Deutéronome, xxxii, 41-42. Le dernier hémistiche du verset 25 commence une nouvelle strophe.



26 toutes ténèbres [ ] lui sont réservées.

Un feu qui n’a pas été allumé le dévore

et broute quiconque survit dans sa tente.

28 Une inondation emporte sa maison :

eaux qui coulent, au jour de la colère divine!

27 Les cieux révèlent sa faute

et la terre se dresse contre lui :

29 telle est la part de l’homme méchant, de par Élohim,

et tel est le lot que sa personne reçoit de Dieu!

26-29. Commencer la strophe par sur lui (tombent) des terreurs’ du verset 25. Nous restituons le verbe d’après Genèse, xv, 12; Exode, xv, 16. Le début du verset 26 «toutes ténèbres sont cachées pour ses choses secrètes» est difficile à comprendre. Les Septante avaient, à la fin, lô sâphûn «lui sont réservées», au lieu de lisephûniâyw «pour ses choses secrètes», ce qui donne un sens excellent et permet d’omettre tâmûn, synonyme de sâphûn. Avec le feu qui dévore comparer le châtiment des partisans de Coré : Nombres, xvi, 35 [“Alors un feu sortit de la part de Iavhé et il dévora les deux cent cinquante hommes qui offraient l’encens”.]; xxvi, 10. Placer le verset 28 avant le verset 27.

Châtiment par l’eau après le châtiment par le feu. Comparer Isaïe, xxx, 27-28 [“Voici que le nom de Iahvé vient d’une région lointaine, /sa colère brûle, sa pesanteur est écrasante …. / Son souffle est comme un torrent en crue / qui atteint jusqu’au cou...”]. Le mot yebûl, au verset 28, a le sens d’inondation, d’après la racine w b-l en assyro-babylonien. Le jour de la colère divine, en hébreu « jour de sa colère», la colère de Dieu du verset 23. Les versets 27 et 29 forment la conclusion de tout le chapitre. Les cieux et la terre dénoncent le coupable. La terre crie vengeance (Genèse, iv, 10), elle engloutit le criminel (Nombres, xvi, 30-34). Parallélisme entre «la part» et «le lot» dans xxvii, 13; xxxi, 2, qui expriment la même idée que le verset 29, avec des noms divins différents. Nous interprétons imrô «sa parole» dans le sens de «sa personne» d’après l’usage du Targum et du grec moderne : tou logou tou «de la parole de lui», pour signifier simplement «de lui».



CHAPITRE XXI

1 JOB prit la parole et dit :

XXI 1. Septième discours de Job.



2 Écoutez bien ma parole

et que là se bornent vos consolations!

3 Supportez-moi et, moi, je parlerai,

et, après que j’aurai parlé, tu te moqueras.

2-3. Job reprend son objurgation de xiii, 17. Passage du pluriel au singulier, Job parlant d’abord aux trois amis, puis au dernier interlocuteur : xvi, 2-3.



4 Est-ce contre un homme que j’élève ma plainte?

Et alors, pourquoi ne serais-je pas impatient!

5 Tournez-vous vers moi et soyez stupéfaits,

et mettez la main sur la bouche,

6, car, quand j’y songe, je suis effrayé

et ma chair en ressent une secousse.

4-6. Comme dans XIII, 3, Job élève sa plainte contre Dieu. C’est ce qui le rend impatient. Pour dépeindre l’impatience, «mon souffle est court» : Nombres, xxi, 4; Juges, xvi, 16; Michée, II, 7. On met la main sur la bouche pour garder le silence : xxix, 9; xl, 4. Le verset 6 dépeint bien le frisson de Job devant le problème du mal qui sera nettement posé à partir du verset 7.



7 Pourquoi les méchants vivent-ils,

vieillissent-ils, et même grandissent-ils en puissance?

8 Leur postérité tient ferme devant eux et leurs rejetons subsistent sous leurs yeux.

9 Leurs maisons sont sauves, sans peur,

et point de verge d’Eloah sur eux!

10 Leur taureau féconde et ne rate pas,

leur vache met bas et n’avorte pas.

11 Ils laissent courir leurs gamins, comme les brebis,

et leurs enfants se livrent à la danse,

12 ils chantent avec tambourin et cithare

et ils s’ébattent au son du chalumeau.

7-12. Bonheur des méchants. Job réfute Sophar qui a insisté sur la courte durée de l’allégresse des méchants et de la joie des mécréants (xx, 4-11). Comparer les réflexions de Jérémie, XII, 1-2 [“Tu es trop juste, Iahvé, / pour que je récrimine contre toi, / et pourtant je parlerai de jugements avec toi : / pourquoi la voie des méchants réussit-elle...”].

Au verset 8, lire omedîm «subsistant» plutôt que immâm «avec eux» et comparer Isaïe, LXVI, 22. La thèse des amis de Job est que la postérité des méchants est sans avenir : xv, 33-34; XVIII, 19; xx, 26. La verge, instrument des châtiments divins : IX, 34. Au verset 10, nous rendons «son taureau» et «sa vache» par «leur taureau, leur vache», à cause du contexte. Ne rate pas, littéralement «ne souille pas» par une émission de semence inutile, inféconde. Avec le verset 11 comparer Zacharie, VIII, 5. Ils chantent, au verset 12, littéralement «ils élèvent» la voix : Isaïe, XLII, 11. Dans Matthieu, XI, 16-17, les enfants jouent de la flûte sur la place publique.



13 Ils achèvent leurs jours dans le bonheur

et en paix au Sheol ils descendent.

14 Or ils disaient à Dieu : «Détourne-toi de nous :

Nous ne voulons point connaître tes voies!

15 Qu’est-ce que Shaddaï pour que nous le servions?

Et quel profit aurions-nous à le supplier?»

16 N’est-ce pas dans leur main qu’est leur bonheur?

Le conseil des méchants n’est-il pas loin de Lui?

17 Combien de fois la lampe des méchants s’éteint-elle

et leur malheur fond-il sur eux?

Combien de fois fait-il périr les malfaisants par sa colère

18 et sont-ils comme paille devant le vent,

comme la bale qu’enlève un tourbillon?

13-18. Le bonheur des méchants les accompagne jusqu’à la tombe. Pas de mort prématurée. Le premier hémistiche du verset 13 est répété dans xxxvi, 11, où il s’agit de ceux qui écoutent l’avertissement divin. Éliphaz reprendra les propos des versets 14-15, pour montrer le châtiment des mécréants : XXII, 17. Parallèle entre Dieu et Shaddaï : VIII, 3-5; XIII, 3; xv, 25. Les méchants ne veulent pas connaître les voies de Dieu, c’est-à-dire les règles qu’il impose par sa Loi.

Le verset 15 est dans la note de Malachie, III, 15 [“Maintenant donc nous félicitons les arrogants : / même ceux qui font le mal sont bien établis / et même s’ils tentent Dieu, ils échappent!”]. D’après les Septante, lire mimménnû «de Lui» c’est-à-dire de Dieu, au lieu de minnî «de moi», à la fin du verset 16. Le conseil des méchants dans Psaume, I, 1. La lampe des méchants, leur bonheur, qui ne devrait pas durer d’après Bildad, XVIII, 5-6. Au verset 17 nous rattachons habâlîm à une racine h-b-l qui reparaît dans xxxiv, 31, avec le sens de « malfaire», assyro-babylonien habâlu. Le verset 18 vise direaement Psaume I, 4, qui déclare que les méchants sont «comme la bale que chasse le vent».



19 Éloah réserve pour ses fils son iniquité?

Qu’il le punisse lui-même, pour qu’il apprenne!

20 Que ses propres yeux voient son infortune

et qu’il boive du courroux de Shaddaï!

21, Car quel intérêt prend-il à sa maison, après sa mort,

lorsque le nombre de ses mois a été brisé?

19-21. L’opinion courante est que l’iniquité des pères retombe sur la tête des enfants : v, 4; Exode, xx, 5; Deutéronome, v, 9. Mais si la punition doit avoir quelque efficacité, c’est le méchant lui-même qu’il faudrait punir. Avec les versions, lire pîdô «son malheur», au verset 20, au lieu de kîdô inconnu par ailleurs. Alternance Éloah et Shaddaï : vil, 3-5. Boire du courroux de Shaddaï, c’est s’abreuver à la coupe de la colère divine : Isaïe, LI, 17; Jérémie, xxv, 15; Apocalypse, xvi, 19. Le sort de sa postérité n’intéresse plus le mort : XIV, 21. Le nombre des mois, le temps de la vie humaine, comme dans xiv, 5. Nous rendons «après lui» du verset 21 par «après sa mort», suivant le sens de l’expression dans le code de Hammourabi, où «après son père» signifie «après la mort de son père».



22 Est-ce à Dieu qu’on enseigne la science?

Mais c’est lui qui juge les êtres supérieurs!

23 Celui-ci meurt en sa pleine perfection,

quand il est tout heureux et tranquille,

24 quand ses flancs sont pleins de graisse

et que la moelle de ses os est bien fraîche!

25 Et celui-là meurt, l’amertume dans l’âme,

sans avoir goûté au bonheur :

26 ensemble dans la poussière ils se couchent

et les vers les recouvrent!

22-26. Job s’élève contre la prétention de ses amis d’en remontrer à Dieu : XIII, 7-10. Or c’est Dieu qui est le juge suprême. De lui dépendent les êtres supérieurs, en hébreu «les élevés», qui habitent les hauteurs célestes : xvi, 19. La mort frappe indistinctement tous les humains. Au verset 24, lire atmâyw «ses flancs» (araméen), au lieu de atinâyw «ses seaux», et vocaliser hêléb «graisse», avec les versions, au lieu de hâlâb «lait». Contraste entre la mort du riche tout reluisant de graisse et celle du malheureux qui n’a pas connu un instant de bonheur. Ensemble ils se couchent dans la poussière : vii, 2I; xvii, 16; xx, II. Les vers les recouvrent : Isaïe, xiv, 11 [“Au Sheol ont été déposés ta magnificence / et le murmure de tes harpes, / Sous toi ont été disposées des larves / et les vers sont ton revêtement.”].



27 Oui, je connais vos pensées

et les idées que sur moi vous vous forgez :

28 vous vous dites : Où est la maison du noble

et où la tente qu’habitaient les méchants?

20 N’avez-vous pas interrogé ceux qui passent sur le chemin,

et leurs signes, ne les avez-vous pas reconnus?

30 À savoir qu’au jour du malheur le méchant est préservé,

au jour des fureurs il est gai!

31 Qui dénonce sa conduite à sa face,

et ce qu’il a fait, qui le lui rend?

32 Quand au cimetière il est mené,

sur un tumulus il veille :

33 douces lui sont les mottes du torrent!

Derrière lui tout le monde s’avance

et devant lui une foule sans nombre!

34 Comment donc me consolez-vous si vainement!

De vos réponses il ne reste que tromperie!

27-34. Job prévoit l’objection de ses amis. Il devine leurs pensées, ce qu’ils se disent dans leur for intérieur : xix, 28. Le noble du verset 28 est celui qui, enrichi par ses exactions, s’est élevé une demeure somptueuse. Comme celle des méchants, son habitation a disparu : XVIII, 20-21. Aux constatations de ses amis Job, oppose l’expérience des voyageurs, dont les inscriptions, les signes, jalonnent les grandes routes. Les fureurs du verset 30 sont les fureurs divines : xx, 23, 28. Il est gai, en lisant yablig au lieu de yûbâlû «ils sont emmenés», qui ne s’accorde pas avec le contexte. Nul n’ose tenir tête au méchant qui ne craint pas la loi du talion : verset 31. Le sort du méchant n’est pas moins enviable au moment de la mort que durant la vie. Les versets 32-33 dépeignent le convoi et la sépulture. Le cimetière, en hébreu «les tombes». Le tumulus où l’on dépose le corps est surmonté, comme chez les Égyptiens et les Palmyréniens, d’un buste ou d’une statue qui semble «veiller» sur le tombeau. Le verset 33 ne fait pas allusion aux générations qui ont précédé ou qui suivront le mort, mais bien aux foules qui s’avancent derrière et devant le mort, au jour des funérailles. Job conclut à l’inanité des consolations qui lui sont prodiguées : verset 2; XVI, 2.



CHAPITRE XXII

1 ELIPHAZ de Teyman prit la parole et dit :

XXII 1. Troisième discours d’Éliphaz.



2 Est-ce à Dieu qu’un homme est utile?

C’est à lui-même qu’est utile l’homme raisonnable!

3 Y a-t-il un intérêt pour Shaddaï à ce que tu sois juste

et un gain à ce que tu perfeaionnes tes voies?

4 Est-ce à cause de ta piété qu’il te corrige,

qu’il ira avec toi en justice?

2-4. Éliphaz est l’apôtre de la morale utilitaire. L’homme raisonnable est le premier à profiter de ses vertus qui ne présentent aucun intérêt pour Dieu. Comparer xxxix, 7-8; Proverbes, IX, 12 : «Si tu es sage, c’est pour toi que tu es sage!». Alternance de Dieu et de Shaddaï XIII, 3; xv, 25; xxi, 14-15. Perfectionner ses voies, avoir une conduite parfaite : iv, 6. Ta piété, au verset 4, littéralement «ta crainte» de Dieu, parallèle à la perfection de tes voies dans iv, 6. Dans lx, 32, Job a reconnu qu’il ne pouvait aller en justice avec Dieu.



5 N’est-ce pas que ta malice est grande

et qu’il n’y a point de limite à tes fautes?

6 C’est que sans raison tu prenais des gages de tes frères

et tu arrachais les vêtements de ceux qui sont nus.

7 tu n’abreuvais point d’eau l’assoiffé

et à l’affamé tu refusais du pain!

8 L’homme à poigne, à lui le pays!

Et le favori s’y installait!

9 Tu as renvoyé les veuves les mains vides,

et les bras des orphelins, tu les broyais!

5-9. La correction dont Job est l’objet (verset 4) suppose qu’il est coupable, et coupable de grandes fautes. Éliphaz va suggérer à son ami une sorte de confession, en énumérant les méfaits qu’il a pu commettre. D’abord les gages, en particulier les vêtements, qu’on ne pouvait garder à la nuit tombante : Exode, xxii, 25-26. Ceux qui sont nus, parce qu’on ne leur a pas rendu leurs vêtements pris en gage. Après le vêtement, la nourriture et la boisson : Isaïe, LVIII, 7; Ézéchiel, XVIII, 7; Matthieu, xxv, 42-43. Ce sont des préceptes de charité plutôt que de justice que Job et censé avoir violé. Au verset 8, l’homme à poigne, en hébreu «l’homme de bras», celui qui compte sur la force de ses bras. Le favori, littéralement «élevé de visage», celui qui peut lever les yeux vers son maître : II Rois, V, 1; Isaïe, III, 3; IX, 14. Job s’est incliné devant les tyrans qui favorisent leurs créatures. En revanche, il aurait renvoyé les veuves les mains vides et molesté les orphelins. Au lieu de yedukkâ' «étaient broyés», lire tedakkê' «tu broyais», d’après les versions et le Targum. La veuve et l’orphelin sont l’objet d’une sollicitude spéciale dans l’ancienne Loi : Exode, XXII, 21; Deutéronome, xxiv, 17; Isaïe, 1, 17, etc.



10 Voilà pourquoi autour de toi il y a des lacets

et une peur soudaine t’épouvante,

11 la lumière s’est obscurcie, tu n’y vois plus,

une inondation te submerge!

10-11. L’une ou l’autre des fautes énumérées a été la cause des malheurs de Job. Les lacets sont les pièges sur lesquels a insisté Bildad : xviii, 8-10. La peur soudaine : Proverbes, III, 25. Au début du verset 11, le bon texte et conservé par les Septante : «or hâshak «la lumière s’est obscurcie» (xviii, 6). La chute du rêsh a donné ô hôshék «ou ténèbres». Une inondation, en hébreu «une inondation d’eaux». Le 2e hémistiche du verset 11 est reproduit dans xxxviii, 34. Les ténèbres s’opposent à la lumière comme le malheur au bonheur : xviii, 5-6; xxi, 17. Le débordement des eaux symbolise la détresse et le désespoir : Psaumes lxix, 2-3; cxxiv, 4-5, etc.



12 Éloah n’est-il pas au haut des cieux?

Vois la tête des étoiles, comme elles sont élevées!

13 Tu en as conclu : «Que connaît Dieu?

Est-ce que, derrière la nuée, il juge?

14 Les nuages lui sont un voile et il ne voit pas,

au pourtour des cieux il se promène!»

12-14. Éliphaz attire l’attention de Job sur la présence de Dieu au plus haut des cieux et il lui reproche d’en conclure à l’indifférence de Dieu pour les créatures d’ici-bas. Comparer Isaïe, XL, 26-27 [“Levez vos yeux en haut / et voyez : qui a créé celles-ci...”]. Ainsi le souverain juge serait relégué derrière la nue, comme derrière un voile. Raisonnement des méchants ou des impies : Isaïe, XXIX, 15; Ézéchiel, VIII, 12; Psaumes LXXIII, 11; xciv, 7. Le pourtour des cieux ou de la terre (Isaïe, XL, 22) est l’horizon où se rejoignent la terre et les cieux.



15 Suis-tu la voie de jadis,

celle qu’ont foulée les hommes d’iniquité,

16 qui furent raflés avant le temps,

quand un fleuve se répandait sur leurs fondations?

17 Eux qui disaient à Dieu : «Détourne-toi de nous!

Et que nous fera Shaddaï?»

18 Or, c’est lui qui avait empli leurs maisons de bonheur,

mais le conseil des méchants se tenait loin de lui!

19 Les juntes le voient et se réjouissent,

et l’innocent se moque d’eux :

20 «N’a-t-il pas été anéanti, leur avoir?

Et un feu n’a-t-il pas dévoré leur superflu?»

15-20. Les hommes d’iniquité auxquels il et fait allusion sont probablement, d’après le verset 16, les victimes du Déluge. La voie de jadis est celle qu’ils avaient pervertie (Genèse, VI, 12) [“Élohim vit la terre et voici qu’elle s’était corrompue… 13. Élohim dit à Noé...”].

Le fleuve qui se répand sur leurs fondations, ce sont les eaux du Déluge. Le verset 17 s’inspire de xxi, 14-15. Alternance de Dieu et de Shaddaï : versets 2-3. Au lieu de lâmô «à eux», lire, avec les versions, lânû «à nous». Le verset 18 s’inspire de xxi, 16, où nous lisions «de lui», au lieu de «de moi». Même changement ici, d’après les versions. La réaction des justes devant les malheurs du coupable, comme dans Psaumes LII, 8; Lxix, 33; cvii, 42. Le verset 20 exprime la réflexion de l’innocent devant la catastrophe où et engloutie la fortune de ceux qui ont méprisé la justice de Dieu. Lire yequmâm «leur avoir», avec les versions, au lieu de qîmânû «notre hostilité».



21 Réconcilie-toi donc avec lui et fais la paix :

par ce moyen ton revenu sera bon!

22 Reçois de sa bouche l’enseignement

et place ses paroles en ton cœur.

23 Si tu reviens à Shaddaï et t’humilies,

si tu éloignes l’injustice de ta tente,

24 alors tu estimeras l’or comme poussière

et comme caillou des torrents l’Ophir,

25, Car ce sera Shaddaï qui sera tes lingots,

et de l’argent en monceaux pour toi!

21-25. Éliphaz exhorte Job à faire la paix avec Dieu. La raison qu’il donne et toujours la même : retour de la prospérité matérielle représentée par le prosaïque tebû’âth-kâ «ton revenu», devenu tebô'âth-kâ «te reviendra» (?) dans le texte actuel. Au verset 22, « l’enseignement» traduit l’hébreu tôrâh, qui se dit spécifiquement de la Loi. Le cœur et le siège de la mémoire et de l’intelligence : Psaume cxix, 11. La conversion est décrite au verset 23, où les Septante permettent de lire tê`ânéh «tu t’humilies», au lieu de tibbânéh «tu seras restauré». Comparer xi, 14, pour la formule «si tu éloignes l’injustice de ta tente». Avec les versions, lire shattâ lé’âphâr «tu estimeras comme poussière», au lieu de «place dans la poussière», et ke-sûr «comme caillou», au lieu de be-sûr «dans les cailloux», au verset 24. L’or d’Ophir, ici simplement l’Ophir : Genèse, x, 29; I Rois, IX, 28 ss., etc.; ici-dessous, xxviii, 16. Le converti peut mépriser les richesses, puisqu’il a Shaddaï pour trésor : verset 25.



26 Alors en Shaddaï tu te délecteras

et tu lèveras ta face vers Éloah.

27 Tu l’invoqueras et il t’exaucera,

et tu t’acquitteras de tes vœux.

28 Quand tu décideras une chose, elle te réussira,

et sur tes chemins brillera la lumière!

29 C’est qu’il abaisse [ ] l’orgueil

et sauve celui qui baisse les yeux;

30 il délivre l’homme innocent

et tu seras sauvé par la pureté de tes mains!

26-30. Développement de l’idée contenue dans le verset 25. En Shaddaï tu te délecteras : Isaïe, LVIII, 14; Psaume xxxvii, 4. Alternance d’Éloah et Shaddaï : V, 17; xi, 7. Exhortation à la prière qui entraîne l’accomplissement des vœux, dès qu’elle a été exaucée : Psaumes xxii, 25-26; LXI, 9; LXV, 2. La lumière du bonheur, verset 28, par opposition aux ténèbres du malheur : xviii, 5-6. Pour rendre intelligible le verset 29, omettre les consonnes m r, provenant du verset 28, et lire éth, particule de l’accusatif, au lieu de w w t qui précède. Celui qui baisse les yeux est l’homme humble, par opposition à l’orgueilleux qui lève les yeux : Psaume CI, 5. Le verset 30 applique à Job la théorie commune, à savoir que l’homme se sauve par sa conduite irréprochable, c’est-à-dire «par la pureté de ses mains». Lire îsh «homme», au lieu de l’inexplicable î, négation. La leçon nimlat «il sera délivré» est un reste de nissaltâ «tu seras sauvé». Ces légères modifications évitent les tours de force des exégètes qui cherchent à sauvegarder le texte massorétique.



CHAPITRE XXIII

1 Job prit la parole et dit :

XXIII 1. Huitième discours de Job.



2 Aujourd’hui encore ma plainte est rebelle,

ma main pèse sur mon gémissement!

3 Qui donnera que je sache où Le trouver,

que j’arrive jusqu’à sa résidence!

4 J’arrangerais devant lui un procès

et j’emplirais ma bouche de récriminations,

5 je saurais les paroles qu’il me répondrait

et je comprendrais ce qu’il me dirait!

6 Lui faudrait-il une grande force pour disputer avec moi?

Non! il n’aurait qu’à m’écouter!

7 Il remarquerait l’homme droit qui discute avec lui

et je me délivrerais pour toujours de mon juge!

2-7. Aujourd’hui encore. On peut supposer une pause dans la discussion. Job revient à la charge, il ne peut contenir sa plainte et sa main pèse trop lourd sur la bouche qu’elle essaye de comprimer. Ce qu’il voudrait, c’est se trouver face à face avec Lui, c’est-à-dire avec Dieu. Il a son procès tout prêt : xiii, 18. Au verset 6, lire yishma’ «il écouterait», au lieu de yâs'im «il placerait». Nous lisons yishmor «il regarderait», au lieu de shâm «», au début du verset 7. Dieu reconnaît la droiture de son client et cesse toute procédure.



8 Si je vais à l’orient, il n’y est pas,

et à l’occident, je ne l’aperçois pas;

9 au nord je l’ai cherché et je ne l’ai point vu,

je reviens au midi et ne le vois pas davantage!

8-9. C’est en vain que Job cherche Dieu aux quatre points cardinaux. Au lieu de ba`asôthô «quand il fait», lire biqqashtî «j’ai cherché», avec la version syriaque. La leçon é'étoph «je reviens», soutenue par la Vulgate et la version syriaque, est préférable à la 3e personne du texte hébreu. Le parallélisme est excellent et les changements insignifiants.



10 Or il me connaît, quand je marche et quand je m’arrête,

s’il me passe au creuset, j’en sors comme l’or :

11 à son pas s’est attaché mon pied,

j’ai gardé sa voie et n’ai point dévié;

12 le précepte de ses lèvres, je ne m’en écartais pas,

j’avais caché dans mon sein les paroles de sa bouche.



13, Mais il a opté et qui l’en empêchera?

Ce que son âme a désiré, il le fera,

14, car il accomplit son décret

et il a en tête bien des choses comme celles-là.

10-14. Au verset 10, lire darkî we — omdi «ma marche et mon arrêt», au lieu de dérék immâdî «la marche avec moi» : simple changement de vocalisation soutenu par la version syriaque. Le sens de l’expression est bien clair d’après Psaume cxxix, 1-3, où le début et la fin des actions sont rendus par des termes équivalents à la marche et au repos. Job suit le chemin tracé par Dieu : verset 1. Avec les versions traduire «dans mon sein» au lieu de «de mon sein» au verset 12. La leçon be — ‘éhad «en un», au verset 13, et due probablement à une confusion du rêsh et du daleth : lire bâhar «il a choisi, opté». Le choix de Dieu et déterminant. Ce que son âme a désiré : Michée, vii, 1; Proverbes, xxx, 10. Au verset 14, «son décret», avec la Vulgate et le syriaque, plutôt que «mon décret». Il a en tête, littéralement «avec lui, chez lui». Bien des choses comme celles-là : xvi, 2.



15 Voilà pourquoi, à cause de lui, je suis effrayé;

je réfléchis et j’ai peur de lui!

16 Dieu a amolli mon cœur

et Shaddaï m’a effrayé,

17 parce que je ne me suis pas tu à cause des ténèbres

et à cause de l’obscurité qui a voilé ma face!

15-17. Effroi de Job devant le mystère de l’action divine. Comparer xxi, 6. Au verset 16, Êloah et Shaddaï : V, 17; vi, 4; XI, 7; xxii, 26. Pour obtenir un sens acceptable au verset 17, nous donnons à nismattî le sens de «je me suis tu», d’après la signification de la racine e-m-t en syriaque et en arabe. Au deuxième hémistiche du verset 17, le sens littéral est : «et à cause de ma face qu’a voilée l’obscurité», hypallage [construction de mots où deux termes sont liés syntaxiquement alors qu’on s’attendrait à voir l’un des deux rattaché à un troisième] pour « à cause de l’obscurité qui a voilé ma face». Les ténèbres symbolisent le malheur, la ruine : V, 14; XII, 25; xv, 22, etc.



CHAPITRE XXIV

1 Pourquoi à Shaddaï [ ] les temps sont-ils cachés

et ceux qui le connaissent ne voient-ils pas ses jours?

XXIV I. Suite du discours de Job. Avec les Septante, retrancher la première négation qui anticipe celle du 2e hémistiche. Shaddaï se comporte comme s’il ne connaissait pas les temps, c’est-à-dire ce qui se passe dans le temps. Ceux qui connaissent Dieu, les justes, par opposition à ceux qui ne connaissent pas Dieu : XVIII, 21. Les fidèles voudraient voir «les jours» où Dieu manifestera sa présence. Comparer Jean, VIII, 56 [“Abraham, votre père, a exulté à la pensée de voir mon Jour : il l’a vu et a été transporté de joie.’”].



2 Des méchants reculent les bornes,

ils dérobent le troupeau et son pasteur,

3 ils emmènent l’âne des orphelins,

ils prennent en gage le bœuf de la veuve,

9 ils arrachent l’orphelin à la mamelle

et ils prennent en gage le nourrisson du pauvre.

2-3, 9. Le verset 9, qui fait la transition naturelle entre la description de 2-3 et celle de 4-8, a été déplacé de son contexte normal. Job montre comment Dieu semble se désintéresser de ce qui se passe ici-bas. Le texte des Septante, au verset 2, permet de rétablir le sujet absent «les méchants» et de lire we-ro’ô «et son pasteur», au lieu de wa-yir’û «et font paître». Reculer les bornes, pour agrandir son domaine, faute rigoureusement interdite : Deutéronome, XIX, 14; xxvii, 17; Osée, V, 10; Proverbes, xxii, 28; xxiii, 10. L’orphelin et la veuve ont droit à des égards spéciaux : Exode, xxii, 21; Deutéronome, XXIV, 17, etc. Dans Deutéronome, xxiv, 17, il est défendu de prendre en gage le vêtement de la veuve. L’orphelin reparaît au verset 9, qui probablement se rattachait aux versets 2-3. Après les animaux, les hommes. L’orphelin est arraché à la mamelle pour être réduit à l’esclavage. Lire ul «nourrisson», au lieu de al «sur» dans le 2e hémistiche du verset 9.



4 Les indigents s’écartent de la route,

ensemble les pauvres du pays doivent se dissimuler.

5 Comme des onagres dans le désert,

ils sortent recherchant la proie;

alors qu’ils travaillent jusqu’au soir,

pas de pain pour les enfants!

6 Dans les champs, durant la nuit, ils moissonnent

ct ils vendangent la vigne du méchant!

7 Nus ils passent la nuit, faute de vêtement,

et point d’habit contre le froid!

8 Par l’averse des montagnes, ils sont trempés

et, faute d’abri, ils étreignent le rocher!

10 Nus ils marchent, sans vêtement,

et affamés ils apportent une gerbe;

11 entre deux meules, ils expriment l’huile,

ils foulent les cuves et ils ont soif!

4-11. Sort des pauvres sous l’oppression des riches. Pas de place pour eux sur la route que foulent leurs tyrans. Le verset 5 est une crux interpretum. D’après les Septante, lire hêk «comme», au lieu de hên «voici», au début. Déplacer be-po’olâm «alors qu’ils travaillent» et donner à cette proposition le complément normal ad’éréb «jusqu’au soir», devenu arâbâh dans le texte massorétique. Lire enfin lo' «pas de…» plutôt que «à lui», ce qui donne, à la fin «pas de pain pour les enfants», malgré le travail des parents. Au lieu de belîlô, son fourrage)), lire ballaylâh «durant la nuit» au verset 6. Travail de nuit comme suite au travail de jour du verset 5.

En Palestine, durant les nuits d’été, il est parfois d’usage de faire la moisson ou la vendange pour éviter les fortes chaleurs du jour. Les malheureux sont nus et n’ont rien pour se protéger contre la froideur de la nuit : verset 7. On les trouve, pendant l’hiver, trempés sous la pluie, étreignant le rocher pour se mettre à l’abri. Le verset 10 reprend l’idée du verset 7, en ajoutant une nuance, celle de la faim du moissonneur qui apporte sa gerbe. Contraste entre le travail et la condition du travailleur, accentué encore au verset 11, où celui qui exprime l’huile ou foule le raisin est sujet à la soif. Nous lisons shûrôtayim «deux meules», au lieu de shûrôtâm «leurs rangées».



12 De la ville, les mourants se lamentent

et l’âme des blessés crie au secours,

mais Éloah n’entend pas la prière!

14 Au petit jour se lève l’assassin,

il tue le pauvre et l’indigent [ ]

15 et l’œil de l’adultère épie le crépuscule,

il se dit : Un œil ne m’aperçoit point!’

Et il met un voile sur sa face.

14 c Et dans la nuit marche le voleur,

16 il perfore, dans les ténèbres, les maisons

qu’il a repérées le jour.

12-16. Autre spectacle affligeant, que tolère Éloah. Nous ne sommes plus à la campagne, mais en ville. Les mourants et les blessés appellent au secours, ils sont victimes des assassins, qui apparaissent au verset 14. Éloah n’entend pas la prière, d’après la vocalisation du syriaque : tephillâh «prière», au lieu de tiphlâh «sottise». Lire yishma’ «entend», au lieu de yasîm «place», comme dans XXIII, 6. Dieu reste sourd aux prières des mourants et des blessés. Le verset 13 commence par «ceux-là», qui englobent toute une catégorie de délinquants, à savoir les assassins (verset 14), les adultères (verset 15), les voleurs (fin du verset 14 et verset 16). On remédie au désordre actuel, en transportant le verset 13 devant le verset 17, et le dernier hémistiche du verset 14 devant le verset 16, tandis que le dernier hémistiche du verset 16 s’intercale dans le verset 17.

Nous avons ainsi la série des méfaits dans l’ordre du Décalogue d’Exode, xx, 13-15 : meurtre, adultère, vol. L’assassin tue le pauvre, l’indigent, pour le plaisir de tuer. L’adultère songe avant tout à se dissimuler : Siracide (Ecclésiastique), XXIII, 18. Le voleur est, comme l’adultère, un noctambule. Lire yeballêk «il marche», au lieu de yehî ke… «il est comme…», dans le dernier hémistiche du verset 14 qui sert de préambule au verset 16, où l’on peut, avec la version syriaque, lire hittam «a repérées», au lieu du pluriel.



13 Ceux-là font partie des rebelles à la lumière :

ils n’en ont pas connu les chemins

et ils ne sont point revenus par ses sentiers.

17, Car ensemble 16c ils ne connaissent pas la lumière;

17 le matin, c’est l’ombre pour eux :

quand il brille, des terreurs fondent sur eux!

13-17. Le verset 13 met en scène les criminels énumérés dans les versets 12, 14-16. Il les définit comme «rebelles à la lumière», c’est-à-dire agissant de préférence la nuit. Ils ne connaissent pas la lumière, proposition explicative que nous recueillons du verset 16, où elle donnait un hémistiche de longueur démesurée.

Les méchants ont la faculté de changer la lumière en ténèbres et les ténèbres en lumière : Isaïe, v, 20 [“Malheur à ceux qui disent pour ce qui est mal : Bien! Et pour ce qui est bien: Mal! / qui rendent les ténèbres lumineuses et la lumière ténébreuse! / qui rendent ce qui est amer doux et ce qui est doux amer!”]. D’où le verset 17 : «le matin, c’est l’ombre pour eux». Lire salmûth «ombre» comme dans III, 5; XII, 22, etc. Au lieu de yakkîr «il reconnaît», lire yâ'ir «il brille», qui a pour sujet «le matin». Nous proposons de remplacer le second salmûth par âlêymô «sur eux» d’après xxi, 17.



(18-24 entre XXVII, I3 et XXVII, 14)

18-24. Ces versets n’appartiennent plus au discours de Job, la conclusion est donnée au verset 25. On les retrouvera à leur place naturelle entre le verset 13 et le verset 14 du chapitre xxvii, dans le discours de Sophar.



25 S’il n’en est pas ainsi, qui me convaincra de mensonge

et réduira à néant ma parole?



CHAPITRES XXV-XXVI

XXV

1 BILDAD de Shouakh prit la parole et dit :

XXV 1. Troisième discours de Bildad.



2 Chez Lui domination et redoutable force :

il établit la paix dans ses hauteurs;

3 peut-on nombrer ses bandes?

Et contre qui ne surgit pas son embuscade?

4 Et comment un homme serait-il juste devant Dieu?

Comment serait-il pur, l’enfant d’une femme?

5 Si même la lune ne brille pas

et si les étoiles ne sont pas pures à ses yeux,

6 combien moins un homme, cette vermine,

et un fils de l’homme, ce vermisseau!

2-6. Doxologie entonnée à brûle-pourpoint par Bildad. Nous n’avons pas le début du discours. Dieu apparaît comme un dominateur puissant auquel nul ne résiste, même parmi les êtres célestes. Il a à sa disposition des bandes armées : xix, 12. Son embuscade, au verset 3, d’après les Septante ôrebô, au lieu de ôrêhû «sa lumière». Les versets 4-6 s’inspirent de iv, 17-19 et xv, 14-16. Noter aussi la citation de ix, 2 au verset 4. Au lieu de ya'ahîl, vocaliser yâhêl «brille», d’après les versions, au verset 5. L’homme est une vermine, un vermisseau : Psaume xxii, 7. Le chapitre xxv s’arrête brusquement au verset 6. Mais la doxologie de Bildad se poursuit dans xxvi, 5-14, qui, par un accident de pagination, a passé dans le discours de job.



XXVI

5 LES Mânes tremblent sous terre,

les eaux et leurs habitants s’effraient,

6 le Sheol est nu devant lui

et point de voile à l’Abaddon!

7 Il étend le Septentrion sur le vide,

il suspend la terre sur le néant.

8 Il enserre les eaux dans ses nuages

et la nuée ne crève pas sous elles;

9 il recouvre la face de la pleine lune,

en déployant sur elle sa nuée.

10 Il a tracé un cercle sur la face des eaux

jusqu’à la limite entre la lumière et les ténèbres.

11 Les colonnes des cieux sont secouées

et elles sont stupéfaites à sa menace;

12 par sa force, il a fendu la mer

et par son intelligence il a frappé Rahab;

13 son souffle a balayé les cieux,

sa main a percé le serpent fuyard!

14 Si tels sont les contours de ses œuvres,

combien peu de choses nous en entendons!

Et le tonnerre de sa puissance, qui le comprendra?

XXVI 5-14. Suite normale de la doxologie de Bildad. Après les êtres célestes et les humains, voici maintenant les Rephaïm, c’est-à-dire les Mânes, les habitants du Sheol mentionné au verset 6. Dans Proverbes, xv, 11, allusion au Sheol et à l’Abaddon, de la racine — b-d «être perdu, périr, etc.». Les deux termes sont presque synonymes : Proverbes, xxvii, 20. Nous suppléons yêhattû s’effraient” disparu par haplographie [faute d’écriture qui consiste à ne mettre qu’une seule fois une lettre (ou un groupe de lettres) qui devrait être doublé]. après mittâhath sous terre”, qui appartient au premier hémistiche du verset 5.

Le Septentrion, au verset 7, est la partie du ciel autour de laquelle semblent pivoter les étoiles. Dieu l’a étendu, comme les cieux, sur le vide : ix, 7. Les nuages retiennent les eaux comme dans des outres : XXXVIII, 37. La pleine lune, au verset 9, en vocalisant késéh le mot kissêh qu’on traduit généralement par trône”. Forme parshêz, combinaison des racines p-r-sh et p-r-z, toutes deux signifiant déployer”. Vocaliser haq hug il a tracé un cercle”, d’après Proverbes, VIII, 27, au lieu de hoq hâg au début du verset 10, où il s’agit du cercle qui limite l’horizon au-delà duquel est la zone ténébreuse.

Les colonnes des cieux sont les montagnes sur lesquelles est censée reposer la voûte céleste. On avait les colonnes de la terre dans ix, 6. La menace de Iahvé stupéfait les éléments : Psaume XVIII, 16. Rahab, personnification de la mer déchaînée, au verset 12, est pourfendue par le Créateur : ix, 13. Omettre la consonne bêth, dittographie [redoublement fautif d'une lettre ou d'une syllabe] au début du verset 13. C’est d’après l’arabe que nous postulons le sens de balayer” les nuages pour le verbe shiphrâh. Le serpent fuyard est un monstre marin comme Léviathan (iii, 8).

Dans Isaïe, XXVII, 1 Léviathan est le serpent fuyard et le serpent tortueux qu’on retrouve dans la mythologie de Ras Shamra-Ougarit.[“En ce jour-là, Iahvé sévira / avec sa dure, grande et forte épée / contre Léviathan, le serpent fuyard, / contre Léviathan, le serpent tortueux, / et il tuera le dragon qui est dans la mer.”] Les contours de ses œuvres, au verset 14, littéralement les extrémités de ses voies”, ce que nous apercevons des agissements de Dieu. Le tonnerre de sa puissance : Psaumes lxxvii, 19; civ, 7, etc.



CHAPITRES XXVI-XXVII

XXVI

1 Job prit la parole et dit :

XXVI I. Neuvième discours de Job.



2 Comme tu as assisté le faible,

secouru le bras invalide!

8 Comme tu as conseillé l’ignorant

et bien manifesté la prudence!

4 Pour qui as-tu énoncé des mots

et de qui et l’esprit issu de toi?

2-4. Réflexions ironiques de Job à l’adresse de son dernier interlocuteur Bildad, dont le discours était une longue doxologie comprenant xxv, 2-6; xxvi, 5-14. Job en sait autant que ses amis : xii, 3; xiii, z. Le verset 4 signifie que les paroles de Bildad sont sans objet et qu’on ne sait qui les inspire. Le discours de Job est interrompu par les versets 5-14 que nous avons rattachés à xxv, 6. Il reprend au chapitre xxvii, dont le verset 1 Job continua à prononcer son poème et dit” est un raccord destiné à rendre la parole à Job après l’interruption des versets 5-14 (ci-dessus).



XXVII

2 PAR la vie de Dieu qui a écarté mon droit

et par Shaddaï qui a aigri mon âme!

3 Tant que tout mon esprit sera encore en moi

et le souffle d’Éloah dans ma narine,

4 mes lèvres ne diront point de fausseté

et ma langue ne débitera point de mensonge.

XXVII 2-4. Par la vie de Dieu, formule de serment : I Samuel, xiv, 39, 45; II Samuel, II, 27. Noter l’emploi successif de Dieu, Shaddaï, Eloah, comme aux versets 8-11. C’est Dieu qui plonge l’âme dans l’amertume : vii, 11 ss. ; x, 1 ss. Dans xxxiv, 5, Élihou reprochera sévèrement à Job l’accusation portée contre Dieu. L’esprit de l’homme est insufflé dans la narine où il devient principe d’animation : Genèse, II, 7; vii, 22; Isaïe, ii, 22. Au verset 4, la négation est imposée par la formule imprécatoire du verset 2. Tant que Job vivra, il soutiendra la cause de son innocence.



5 Loin de moi que je vous donne raison :

jusqu’à ce que j’expire, je revendiquerai ma perfection!

6 À ma justice je me suis attaché et ne la lâcherai point,

mon cœur n’a pas honte de mes jours.

7 Que mon ennemi ait le sort du méchant

et mon adversaire celui de l’injuste!

8, Car quel est l’espoir d’un mécréant, quand il supplie,

quand il élève vers Éloah son âme?

9 Est-ce que Dieu entend son cri,

lorsque fond sur lui une calamité?

10 Est-ce qu’en Shaddaï il se délecte?

Invoque-t-il Éloah en tout temps?

11 Je vous enseigne la conduite de Dieu,

ce qui est dans la pensée de Shaddaï, je ne le cache pas

12 si, vous tous, vous l’avez constaté,

pourquoi donc faites-vous vainement chose vaine?

5-12. Je revendiquerai, au verset 5, littéralement je n’écarterai pas de moi”. La perfection de Job se manifeste dans sa justice, il fait partie des justes. Lire yéhpar a honte”, au lieu de yéhéraph insulte” transposition de consonnes. À partir du verset 7, Job détourne sur la tête des méchants, ses ennemis, les malheurs qui l’accablent. Remarquer la succession Éloah — Dieu — Shaddaï — Éloah — Dieu — Shaddaï dans les versets 8-11. Lire yiphga’ supplie” plutôt que yibsa’ profite” et couper yêshêl en yissâ’ lé… il élève vers…”, au verset 8. Comparer xiii, 16. Job s’en prend à Éliphaz : xxii, 26. S’il était coupable, il aurait le sort du mécréant, il ne pourrait se délecter en Shaddaï” et invoquer Éloah en tout temps”. Il connaît mieux que ses amis la conduite et la pensée de Dieu. Que le discours doive bien appartenir à Job, c’est ce que prouvent je vous enseigne” et vous tous” du verset 12.



CHAPITRES XXVII-XXIV

[Sophar de Naamah prit la parole et dit] :

XXVII

13 Voici la part de l’homme méchant de par Dieu et le lot que les tyrans reçoivent de Shaddaï!

XXVII 13. Le discours de Job s’achève au verset 12. Le verset 13 reprend presque textuellement xx, 29 et amène la suite du discours de Sophar qui a été déplacé. C’est dans xxiv, 18-24 que nous trouvons la part de l’homme méchant de par Dieu et le lot que les tyrans reçoivent de Shaddaï”. L’alternance du singulier celui-là” et du pluriel ceux — ci” dans xxxv, 18 correspond au singulier et au pluriel de xxvii, 13. Ce n’est qu’après la punition des méchants qu’interviendront les malheurs de leurs fils et les vicissitudes de leur héritage, dont la description est donnée dans xxvii, 14-23.



XXIV

18 CELUI-LÀ est chose légère à la surface de l’eau,

de ceux-ci le domaine est maudit dans le pays,

point ne se tourne le fouleur vers leur vigne.

19 La sécheresse, la chaleur emportent les eaux de la neige,

ainsi le Sheol emporte le pécheur;

20 le sein qui l’a formé l’oublie,

son nom n’est plus mentionné

et comme un arbre, est brisée l’injustice!

XXIV 18-20. Au verset 18, vocaliser dôrêk karmâm le fouleur vers leur vigne”, d’après les Septante, au lieu de dérék kerâmim la route des vignes”.

Le méchant et comme un bâton flottant à la surface de l’eau. Quant aux tyrans, on n’ose approcher de leur domaine. Pour équilibrer les 2 hémistiches du verset 19, transporter yigzol emporte” (singulier au lieu du pluriel) devant she’ôl. À la fin, hôtê’ le pécheur” au lieu de hâta'û ils ont péché”. Ainsi le pécheur et emporté comme la neige par un dégel subit. Le Sheol : III, 11 ss. ; vii, 9; xi, 8; xiv, 13, etc.

Le mort est oublié des vivants. Au lieu de methâqô le suce”, lire pethâqô qui l’a formé”, d’après l’assyro-babylonien patâqu. Son nom, au verset 20, en lisant shemô, au lieu de rimmâh vermine” qui ne donne pas de sens. Correction appuyée par Psaume lxxxiii, 5.



21 Il a maltraité la stérile qui n’enfante point

et n’a pas bien traité la veuve,

22, mais celui qui, par sa force, attrape les potentats

se lève et l’autre ne compte plus sur la vie!

23 Il le laissait s’appuyer avec sécurité,

mais ses yeux surveillaient ses voies.

24 Il s’élevait un peu, mais il n’est plus,

il s’est affaissé comme l’arroche qu’on cueille

et comme une tête d’épi il s’est fané!

XXIV 21-24. D’après le Targum, lire hêra’ il a maltraité” au lieu de ’ » éh «pasteur» : transposition de consonnes. La stérile qui n’enfante point : Isaïe, LIV, 1. Elle n’a pas de fils pour la défendre. De même, la veuve n’a plus de mari pour la protéger. Au verset 22, changement de sujet dans le 2e hémistiche, d’où notre traduction «et l’autre». Ne plus compter sur la vie est l’un des châtiments prévus dans Deutéronome, xxviii, 66. La sécurité du méchant est trompeuse, car les yeux de Dieu surveillent ses voies. Lire «ses voies», avec la Vulgate, au lieu de «leurs voies». D’où yârûm «il s’élevait», pour remplacer rommû au début du verset 24. Les autres verbes doivent être également au singulier. Les Septante ont lu ke-mallûah «comme l’arroche» (xxx, 4) préférable à kakkol «comme tout». Images du méchant qui est fauché par la main de Dieu. L’arroche, en hébreu mallûah «salée», de la famille des épinards.



XXVII

14 SI ses fils sont nombreux, c’est pour le glaive,

et ses rejetons n’ont pas de pain à satiété.

15 Ceux qui lui survivent sont enterrés par la Mort

et ses veuves ne pleurent pas.

16 S’il amasse de l’argent comme de la poussière,

et s’il entasse des vêtements comme de la boue,

17 il entasse, mais un juste s’en revêt

et c’est un innocent qui hérite de l’argent!

18 Il a bâti sa maison comme un nid

et comme une hutte qu’a faite un gardien.

19 Riche il se couche et il ne recommencera pas,

il a ouvert les yeux et il n’est plus!

20 Des terreurs l’atteignent en plein jour;

la nuit, un tourbillon l’enlève;

21 le vent d’est l’emporte, et il s’en va,

il le chasse de l’endroit où il est.

22 Et l’on jette sur lui sans merci,

devant la main qui le frappe il cherche à fuir;

23 on bat des mains sur lui

et on le siffle de partout où il est!

XXVII 14-23. Après le châtiment du méchant, celui de sa famille. La guerre et la famine sont les fléaux qui déciment ses descendants. Vient ensuite la peste, personnifiée par la Mort, mûtu chez les Babyloniens : verset 15. Le 2e hémistiche s’inspire de Psaume lxxviii, 64, où il s’agit des veuves d’Israël. Noter le parallélisme croisé des versets 16-17. L’argent et les vêtements entassés par le riche passent aux mains du juste et de l’innocent. Comparer Proverbes, XIII, 22, où les richesses du pécheur vont au juste, tandis que l’homme de bien a pour héritiers les fils de ses fils. Au verset 18, «comme un nid», en considérant «âsh, homonyme de âshsh «nid d’oiseau» et de l’assyrien ashashu «demeure, nid». La maison, ou plutôt la famille du méchant, n’a pas plus de consistances qu’un nid ou qu’une hutte. D’après les Septante et le Syriaque, lire yôsiph «recommencera», variante de yê'âsêph «sera recueilli», au verset 19. C’est pour la dernière fois que le riche se couche. D’après v, 14, il est clair que kammayim «comme de l’eau» a pris la place de yômâm «en plein jour» au verset 21. Les versets 21-23 montrent le méchant prenant la fuite, comme emporté par le vent. Il est livré à la vindicte publique. On le lapide, on applaudit à son exécution, on le siffle de partout : Jérémie, xlix, 17; Sophonie, ii, 15.



CHAPITRE XXVIII

1 CERTES l’argent a un lieu d’origine

et l’or un endroit où on l’épure,

2 le fer est extrait du sol

et une pierre fondue devient du cuivre.

3 On a mis un terme aux ténèbres

et jusqu’à l’extrême limite on fouille

la pierre obscure et sombre.

4 Un peuple étranger a percé des galeries,

qui sont oubliées du pied;

ils oscillent, ils se balancent loin de l’homme!

5 Terre d’où sort le pain

et sous laquelle c’est bouleversé comme par le feu!

6 Lieu dont les pierres sont du saphir

et qui contient des poussières d’or!



7 Sentier que n’a point connu l’oiseau de proie

et que n’a point remarqué l’œil du vautour!

8 Point ne l’ont foulé les bêtes féroces,

point n’y est passé le léopard!

XXVIII 1-8. Le chapitre xxviii n’appartient pas à la rédaction primitive du livre de Job. Admirable poème sur la Sagesse dans le ton de Proverbes, viii, 22-31 [“Iavhé m’a créée, principe de sa voie, antérieurement à ses oeuvres …. et mes délices sont avec les fils d’homme.”]. Il ne s’agit plus du problème du mal, mais de la Sagesse introuvable dans la nature et perceptible à Dieu seul : «Et la Sagesse, d’où sort-elle et quel et le lieu de l’intelligence?». La description commence par l’exploitation des mines qui fournissent l’argent, l’or, le fer, le cuivre. Les fameuses mines du Sinaï où les Égyptiens recueillaient les pierres précieuses sont envisagées dans les versets 4-11. Au verset 2, souvenir du site cuprifère de Feinan : Nombres, xxi, 8; xxxiii, 42. Comparer Deutéronome, VIII, 9, pour le fer et le cuivre extraits du sol.

Au verset 3, le fouilleur pénètre dans l’obscurité du sous-sol et met un terme aux ténèbres, en faisant pénétrer la lumière dans «la pierre obscure et sombre». Pour donner un sens au premier hémistiche du verset 4, lire nehâlim `am gêr «des galeries un peuple étranger» à la suite du verbe pâras «a percé». Les consonnes du texte restent inchangées.

Les galeries oubliées du pied sont celles où l’on n’ose pas s’aventurer. On voit de loin les étrangers suspendus à des cordes pour exploiter tel ou tel filon. Contraste entre la terre d’où sort le pain et le sous-sol où couve le feu souterrain. Le saphir, en hébreu sappîr, en grec sapphiros, l’une des pierres précieuses les plus estimées des Juifs : Exode, xxiv, 10. Les hyperboles des versets 7-8, pour montrer combien est inaccessible l’endroit où le saphir et l’or sont recherchés, sont bien en place dans cette description poétique. Les bêtes féroces sont, en hébreu, «les fils de l’orgueil», comme dans XLI, 26.



9 Sur le silex on a porté la main,

on a bouleversé les montagnes par la base;

10 dans les roches on a creusé des Nils,

et tout ce qui eft précieux, l’œil l’a vu;

11 on a exploré les sources des fleuves,

et ce qui était caché, on l’a fait paraître à la lumière.

9-11. Reprise de l’idée générale. Bouleversement des montagnes qui, elles aussi, contiennent du minerai : Deutéronome, VIII, 9. Par la base, littéralement «par la racine». Des Nils, au verset 10, pour signifier des canaux. Vocaliser mabbekêi «sources de», avec les Septante et la Vulgate, au verset 11, où hibbêsh «a lié» est erreur d’audition pour hippês «a exploré». Ainsi rien n’échappe à l’œil de l’homme.



12 Et la Sagesse, d’où sort-elle

et quel est le lieu de l’Intelligence?

13 L’homme n’en connaît pas le chemin

et elle ne se trouve pas dans la terre des vivants.

14 L’Abîme a dit : «Elle n’est pas en moi!»

Et la Mer a dit : «Elle n’est pas chez moi!»

15 L’or massif n’est pas échangé contre elle

et l’argent n’est pas pesé pour la payer.

16 Elle n’et pas évaluée avec l’or d’Ophir,

ni avec l’onyx précieux, ni avec le saphir!

17 Point ne lui sont comparés l’or, ni le verre,

et un vase d’or fin n’est pas son prix.

18 Des coraux et du cristal il n’est même pas fait mention,

et l’extraction de la Sagesse dépasse celle des perles.

19 Point ne lui et comparée la topaze d’Éthiopie,

avec l’or pur elle n’est pas évaluée!

12-19. Le verset 12 repris avec une légère variante au verset 20, est le nœud du poème. On sait d’où proviennent les richesses de l’homme, qu’il s’agisse des métaux ou des pierres précieuses. Mais la Sagesse, le bien suprême, et l’Intelligence, sa compagne? Lire têsê «sort-elle», plutôt que timmâsê’ «se trouve-t-elle», moins en harmonie avec l’interrogatif «d’où? ». Comparer le verset 1. Lire darkâh «son chemin», d’après les Septante, au lieu de arkâh «son prix» au verset 13. La terre des vivants, par opposition à la terre des morts, le Sheol. Comparer Baruch, iii, 15, 20-23, 27-31, où l’on reconnaît les développements de la description de notre chapitre. L’Abîme, en hébreu tehôm, et la Mer, en parallèle, comme dans xxxviii, 16. Après la terre, les mers, suivant la répartition primordiale des éléments dans Genèse, I, 9-10.

Au verset 15, segôr «or massif» ou encore «or fin», d’après le sens de sâgar «enfermer» : I Rois, VI, 20-2I, etc. Comparer Proverbes, III, 14; VIII, 10; Sagesse, vii, 7-10. L’or d’Ophir, au verset 16, comme dans xxii, 24. L’onyx : Genèse, 11-12; Exode, xxv, 7, etc. Noter la rime entre ophir et saphir, en hébreu. Le verre avait beaucoup plus de valeur dans l’antiquité qu’aujourd’hui, ce qui permet de le mentionner avec les différentes qualités d’or et les différentes sortes de pierres précieuses.

Les versets 18-19 continuent l’énumération des trésors qui n’entrent pas en ligne de compte avec la Sagesse : coraux, d’après le sens traditionnel de râmôth; cristal, gâbîsh et élgâbish, à la fois grêle et cristal, comme le grec krustallos; perles, penînîm, dont le sens est parfois nuancé en celui de «coraux» (Lamentations, IV, 7); la topaze d’Éthiopie, pitdâ, de même souche que le grec topazion; l’or pur, remplaçant l’or d’Ophir du verset 16.



20 Et la Sagesse, d’où vient-elle

et quel et le lieu de l’Intelligence?

21 Elle a été cachée aux yeux de tout vivant

et à l’oiseau des cieux elle a été dissimulée!

22 L’Abaddon et la Mort ont dit :

«De nos oreilles nous en avons ouï parler!»

23 Élohim en a discerné le chemin

et c’et lui qui a su où elle était,

24 lorsqu’aux confins de la terre il regardait

et qu’il voyait tout ce qui et sous les cieux,

25 pour donner au vent un poids

et jauger les eaux avec une mesure,

26 quand il imposait à la pluie une limite

et une route au roulement de tonnerre!

27 C’est alors qu’il la vit et la supputa,

qu’il l’examina et même la scruta!

20-27. Nouvelle interrogation, avec «vient-elle», au lieu de «sort-elle» du verset 20. Tout vivant, homme ou animal : xxx, 23; Genèse, III, 20. Avec le verset 21 comparer 7-8. Au verset 22, prosopopée comme au verset 14. C’est la Mort qui, au lieu du Sheol, fait ici pendant à l’Abaddon : voir xxvi, 6. Au verset 13, l’homme ne connaissait pas le chemin de la Sagesse; mais Dieu le connaît : verset 23. Où elle était, littéralement «sa place».

Rattacher le verset 25 au verset 24, pour montrer le rôle de la Sagesse dans l’organisation du monde : Proverbes, iii, 19. C’est au commencement de la création que Dieu donne du poids au vent, c’est-à-dire à la chose la plus légère, mais qui pour Dieu n’est pas impondérable. De même, Dieu mesure les eaux de la pluie et les arrête à point nommé, pour éviter un second Déluge. Le 2e hémistiche du verset 26 est reproduit littéralement dans xxxviii, 25, où il s’agit de pluies accompagnées d’orage.

La conclusion, au verset 27, nous montre Dieu discernant la Sagesse et l’appréciant à sa juste valeur. Il la supputa, d’après le sens propre du verbe sippêr «compter, nombrer». Il l’examina, d’après la variante hébînâh, soutenue par le verset 23 et préférable à la leçon courante hékinâh «il la fonda». Progression entre «examiner» et «scruter», rendue par l’adverbe «et même».



28 [ ]

28. Le verset 28 «et il dit à l’homme : Voici que la crainte d’Adonaï est la Sagesse et se détourner du mal est l’intelligence» a été ajouté au chapitre xxviii pour transformer en sagesse pratique la sagesse métaphysique de toute la description. Les formules sont empruntées à la théologie courante qui ramène tout à la crainte de Dieu et à la fuite du mal. La présence du nom divin Adonaï qui n’apparaît pas une seule fois dans le livre de Job est, à elle seule, un indice du caractère adventice de notre verset.



CHAPITRE XXIX

1 Job continua de prononcer son poème et dit :

XXIX 1. Dixième discours de Job, amené par une formule plus solennelle que le simple «Job prit la parole et dit». Cette formule a été anticipée dans xxvii, 1.



2 Qui me rendra tel qu’aux mois d’antan,

aux jours où Éloah me sauvegardait,

3 alors qu’il faisait briller sa lampe sur ma tête

et qu’à sa lumière je traversais les ténèbres!

4 Tel que j’étais aux jours de mon automne,

quand Éloah protégeait ma tente,

5 quand Shaddaï était encore avec moi

et qu’autour de moi se tenaient mes garçons,

6 quand mes pieds baignaient dans du beurre

et que la roche fondait en ruisseaux d’huile!

2-6. Regard sur le passé, les mois d’antan, les jours de la protection divine. La lampe et la lumière, symboles du bonheur : xviii, 5-6; xxi, 17. La lumière vient de Dieu : «Par ta lumière nous voyons la lumière» (Psaume xxxvi, 10). Au verset 4, mon automne, pour signifier «ma maturité», l’automne étant la saison des fruits mûrs. Au lieu de sôd «familiarité», lire sôk «protéger», d’après les versions : même verbe que dans I, 10; III, 23. Noter la juxtaposition d’Éloah et de Shaddaï, versets 4-5, comme dans V, 17; VI, 4; XI, 7, etc. Restituer âmedû «se tenaient» au verset 5, le mot étant passé sous la forme immâdî au verset 6. Le comble de l’opulence «quand mes pieds baignaient dans du beurre», de même qu’on dit d’Aser qu’il plonge son pied dans l’huile : Deutéronome, xxxiii, 24. Le mot yâsûq « fondu», comme dans xxviii, 2.

Comparer Deutéronome, xxxii, 13 [“Il {Iavhé} le fait monter sur les hauteurs de la terre / et il mange les produits des champs; / il lui donne à sucer le miel de la roche / et l’huile du caillou du rocher”]. L’élément immâdî «chez moi» est dû à une transposition de âmedû «se tenaient» du verset 5.



7 Lorsque je sortais à la porte qui domine la cité

et que sur la place j’installais mon siège,

8 les jeunes gens me voyaient et se cachaient,

les vieillards se levaient et restaient debout;

9 les princes retenaient leurs paroles

et mettaient la main sur leur bouche;

10 la voix des chefs se voilait

et leur langue adhérait à leur palais.

7-10. La porte de la ville, plus exactement la place qui se trouve à la porte, sert de lieu de réunion pour les anciens et les magistrats : V, 4; xxxi, 21; Néhémie, VIII, 1-3. Le respect dont Job est entouré est bien exprimé par l’attitude des jeunes gens qui s’effacent et des vieillards qui se lèvent. Les princes, c’est-à-dire les dignitaires. La main sur la bouche, pour contenir les paroles : xxi, 5; Proverbes, xxx, 32; Sagesse, VIII, 12. La langue adhère au palais dans la soif ou le mutisme absolu : Psaume cxxxvii, 6; Ëzéchiel, III, 26; Lamentations, IV, 4. La suite normale de la description est dans les versets 21-25 que nous plaçons ici, tandis que les versets 11-20 formeront la conclusion du discours de Job.



(11-20 après 21-25)



21 Ils m’écoutaient et restaient cois,

et ils attendaient mon avis;

22 après que j’avais parlé, ils ne répliquaient pas,

et sur eux goutte à goutte tombait ma parole!

23 Ils m’attendaient comme on attend la pluie

et ils ouvraient leur bouche comme pour l’ondée tardive;

24 si je leur souriais, ils n’osaient y croire,

ils ne laissaient pas perdre mon sourire!

25 Je leur désignais la route et je siégeais en tête,

et je m’installais comme un roi dans la troupe;

où je les conduisais ils se laissaient mener!

21-25. Il s’agit des chefs mentionnés au verset 10. Ils se taisent devant Job. Transposer les verbes «ils restaient cois» et «ils attendaient» pour obtenir le sens exigé par le contexte. Après que j’avais parlé, littéralement «après ma parole», au verset 22. L’ondée tardive, pour rendre l’hébreu malqôsh, la dernière pluie, celle qui annonce le printemps : Deutéronome, XI, 14; Jérémie, V, 24, etc. Mon sourire, au verset 24, littéralement «la lumière de ma face» : Psaumes IV, 7; xliv, 4; lxxxix, 16. Après le conseil sur la place publique, c’est le départ qui s’annonce au verset 25. Job passe le premier, il sert de guide, il prend la tête de la troupe «comme un roi». La fin se traduirait «comme celui qui console les affligés», sans liaison avec le contexte. En lisant ôbîlâm yinnahû au lieu de abêlîm yennâhêm on obtient un sens excellent : «où je les conduisais ils se laissaient conduire».



11 L’oreille qui l’entendait me félicitait

et l’œil qui le voyait me rendait témoignage,

12, car je délivrais le pauvre qui crie,

l’orphelin et celui que nul n’assiste;

13 la bénédiction du miséreux montait vers moi

et je réjouissais le cœur de la veuve.

14 J’avais revêtu la justice et elle me revêtait,

mon droit était comme un manteau et une tiare :

15 j’étais des yeux pour l’aveugle

et j’étais des pieds pour le boiteux;

16 j’étais un père pour les indigents,

Et la cause de l’inconnu, je l’étudiais;



11 je brisais les crocs de l’injuste

et de ses dents je faisais tomber la proie.

18 Et je me disais : «J’expirerai vieux,

j’aurai des jours nombreux comme le sable;

19 ma racine et ouverte aux eaux

et la rosée se dépose la nuit sur ma ramure :

20 ma gloire sera toujours neuve en moi

et mon arc se renouvellera en ma main!»

11-20. Job reprend le thème de sa grandeur passée. L’oreille qui entend et l’œil qui voit, les deux sources de la connaissance : XIII, 1. On rend témoignage à la bienfaisance de Job. Le verset 12 figure presque littéralement dans Psaume lxxii, 12, qui décrit les œuvres du Messie. L’orphelin et la veuve parmi les bénéficiaires de la charité de Job, contrairement aux allégations d’Éliphaz dans xxii, 9.

Pour les images du verset 14, comparer Isaïe, lix, 17 [Il a revêtu la justice comme une cuirasse, / avec le casque du salut en tête, / il a revêtu les vêtements de la vengance en guise de tunique / et s’est enveloppé de jalousie comme dans un manteau.”]. L’homme vertueux se couvre de la justice comme d’un vêtement : Psaume cxxxii, 9.

Les versets 15-16 montrent les sentiments de Job pour les infirmes, les pauvres, les inconnus. Il supplée aux défaillances de la nature et de la société. Il lutte contre les injustices. L’oppresseur est assimilé à une bête fauve dont on brise les crocs pour lui enlever sa proie.

Au verset 18, lire, d’après les Septante, immî zâqên «avec moi, vieux» au lieu de im qinnî «avec mon nid» difficilement explicable. Il est facile de comprendre «je disais avec moi, je me disais». La longévité est une récompense de la vertu. Le sable est le point de comparaison ordinaire pour le grand nombre : Genèse, xxxi, 17; xxxii, 13; xli, 49, etc. Les Septante ont lu nahal au lieu de hôl «sable», d’où «comme le tronc du palmier», Vulgate : sicut palma. Le verset 19 pourrait favoriser cette interprétation. Comparaison de l’homme avec un arbre dont on mentionne la racine et la ramure : XVIII, 16. Au verset 20, l’arc est l’emblème de la force : Genèse, xlix, 24. Les illusions de Job sont démenties par sa situation présente : chapitre xxx. Les versets 21-25, déplacés de leur contexte normal, sont à replacer entre le verset 10 et le verset 11 : ci-dessus.



(21-25 après le verset 10 du début de chapitre)





CHAPITRE XXX

1 Et maintenant ils se rient de moi,

ceux qui sont plus jeunes que moi,

eux dont je méprisais trop les pères

pour les mettre avec les chiens de mon troupeau!

2 Même la force de leurs mains, à quoi m’eût-elle servi?

Leur vigueur avait péri tout entière,

3 par suite de la disette et de la famine lugubre!

Ils rongeaient les racines de la steppe,

leur mère était la terre de dévastation et de désolation

4 ils cueillaient l’arroche au buisson

et la racine des genêts était leur pain!

5 De la société ils étaient expulsés,

on hurlait après eux comme après le voleur,

6 en sorte qu’ils habitaient au flanc des torrents,

dans les trous du sol et les rochers;

7 entre des buissons ils brayaient,

sous le chardon ils étaient entassés.

8 Fils d’homme vil, fils d’homme sans nom,

ils étaient retranchés du pays!

XXX 1-8. Suite de xxix, 20. Contraste de la situation de Job avec ce qu’il espérait. Noter la répétition «et maintenant» : versets 1, 9,16. Job est la risée des jeunes gens qui le respectaient autrefois : xxix, 8. Ils sont de basse extraction. Leurs pères n’auraient pu figurer parmi les chiens qui gardent le troupeau : Isaïe, LVI, 10-11 [“ses guetteurs sont aveugles,/ tous ils sont dépourvus de sens, /ils sont tous comme des chiens muets, / ils ne parviennent pas à aboyer...”].

Gens faibles et sans vigueur par suite de la famine : versets 2-3. Lire osmô «leur vigueur», au lieu de âlêymô «sur eux», et kulloh «elle toute» au lieu de kélah «maturité», au verset 2. On n’aboutit pas à un sens dans l’état actuel du texte. Le mot iqqârêy «racines de…» a disparu par haplographie après ôreqîm «rongeant» du verset 3. Lire ensuite immâm «leur mère» au lieu de émésh «hier soir».

Le texte redevient normal au verset 4, qui montre la vie des proscrits dans le désert. Nous retrouvons ici l’arroche [plante] de XXIV, 24. Le genêt, dans le désert : I Rois, xix, 4-5. Les versets 5-7 montrent l’habitat des proscrits «dans les trous du sol et les rochers». Le verbe employé pour exprimer leurs cris est le même qui indiquait le braiment de l’âne dans VI, 5. Lire nikretû «ils étaient retranchés» au lieu de nikke'û «ils étaient frappés» (?), au verset 8.



9 Et maintenant je suis leur chanson,

je suis devenu leur fable.

10 Ils ont horreur de moi, ils se sont éloignés de moi

et à mon visage ils n’ont pas épargné le crachat!

11 Celui qui a dénoué sa corde me maltraite,

et aussi celui qui de sa face a rejeté le mors!

12 À droite se lèvent des témoins,

dans un lacet ils ont jeté mes pieds

et ils ont remblayé des routes contre moi.

13 Ils ont démoli mon sentier en vue de me perdre,

ils montent, personne ne les arrête;

14 comme par une large brèche ils arrivent,

sous les décombres ils se sont roulés.

15 Des terreurs se sont tournées contre moi,

comme le vent elles chassent ma noblesse

et comme un nuage a passé mon salut!

9-15. Nouveau couplet commençant par «et maintenant» comme au verset I. Au verset 9, leur chanson : Lamentations, III, 14. Le crachat au visage dans xvix, 6. À la fin du verset 11, lire mippânâyw shillah «de sa face a rejeté», au lieu de mippânay shillêhû «de ma face ils ont rejeté» : simple transposition du waw final. Il s’agit de ceux que, Job tenait en esclavage comme des animaux domestiques : verset I.

Le verset 12 est une crux interpretum, dont les traductions sont innombrables. Nous considérons eydâm «leur perte» de la fin comme une corruption de êdîm «témoins», qui prend la place de pirhah «engeance», à lire bappah «dans le lacet» et à transposer au début du 2e hémistiche. Nous obtenons ainsi : « À droite se lèvent des témoins, dans un lacet ils ont jeté mes pieds». La suite comme dans XIX, 12. Remblayer des routes contre quelqu’un, pour l’atteindre et lui faire du mal.

Job se considère comme une ville assiégée, il ne peut échapper aux assaillants qui détruisent les murailles et pénètrent par les brèches : versets 13-14. Comparer xix, 12. Nous retrouvons, au verset 15, les terreurs personnifiées de xviii, 11 et xxvii, 20. La noblesse d’âme, parallèle au salut dans Psaume, LI, 14.



16 Et maintenant sur moi s’épanche mon âme,

des jours d’affliction me saisissent :

17 la nuit, mes os sont percés

et mes veines ne dorment pas.

18 Avec une grande force Il tient mon vêtement,

comme le col de ma tunique il me serre.

19 Il m’a jeté dans la boue,

je ressemble à la poussière et à la cendre!

16-19. Et maintenant : versets 1, 9. S’épanche mon âme : Psaume XLII, 5. Les jours d’affliction et les nuits d’insomnie. D’après les Septante, lire simplement niqârîm «percés», au lieu de niqqar mê’alây, «percé de dessus moi». Mes veines, au verset 17, interprétation de l’hébreu ôreqay « mes rongeurs » d’après l’arabe ‘urûq « veines ». Les Septante ont traduit ‘mes nerfs’. Les veines ne dorment pas, à cause des afflux de sang dans l’appareil circulatoire. Au verset 18, lire yithpos ‘il tient’, d’après les Septante, plutôt que yithhappês ‘il se déguise’. C’est Dieu qui intervient, comme le suggère l’expression ‘avec une grande force’ : xxiii, 6. Il tient Job au collet. Avec le verset 19 comparer lx, 31.



20 Je crie vers toi et tu ne me réponds pas,

je me tiens debout et tu ne me prêtes pas attention,

21 tu es devenu cruel pour moi,

de toute la vigueur de ta main tu me persécutes.

22 Tu m’emportes sur le vent, tu me fais chevaucher, et un orage me fait fondre en eau.

23 Je sais que tu m’emmènes à la Mort

et au rendez-vous de tout vivant!

20-23. Job interpelle directement son persécuteur. Suppléer la négation dans le 2e hémistiche du verset 20, elle existe dans la Vulgate. Dieu se joue du patient. Il l’emporte aux nues et le laisse fondre comme un nuage : verset 22. La mort, au verset 23, où le Sheol est le rendez-vous de tous les vivants : III, 17 ss. ; VII, 9 ss., etc.



24 Pourtant contre le pauvre je ne portais pas la main,

si, dans son infortune, il criait vers moi!

25 N’avais-je point pleuré avec celui qui a la vie dure?

Mon âme ne s’était-elle point attristée sur l’indigent?

26 C’est le bonheur que j’espérais et le malheur est venu,

j’attendais la lumière et l’obscurité est venue!

27 Mes entrailles ont bouillonné sans arrêt,

des jours d’affliction se sont présentés à moi!

28 J’ai marché tout bruni sans qu’il y ait de soleil,

je me suis levé dans l’assemblée, je criais;

29 j’ai été un frère pour les chacals

et un compagnon pour les autruches!

30 ma peau a noirci sur moi

et mes os ont été brûlés par la fièvre.

31 À la lamentation a servi ma cithare

et mon chalumeau à la voix des pleureurs!

24-31. Apologie de Job pour montrer l’injustice des malheurs qui l’accablent. Comparer XXIX, 12-20. Au verset 24, intraduisible en son état actuel, lire be`ânî ‘contre le pauvre’, au lieu de be’î, et la première personne ‘je portais’, d’après les Septante : ‘Pourtant contre le pauvre je ne portais pas la main’. Lire, à la fin, lî yeshawwêa” “il criait vers moi”, au lieu de lâhén shûa «à elles un cri».

La compassion de Job continue de s’exprimer au verset 25. Celui qui a la vie dure pour rendre l’hébreu «dur de jour». Bonheur et malheur s’opposent comme la lumière et les ténèbres : XVIII, 5-6; xxi, 17. D’où la désillusion du verset 26. Les entrailles sont le siège de la douleur : Lamentations, I, 20; II, 11. Les jours d’affliction, comme au verset 16.

L’effet du chagrin sur le visage est marqué par la couleur sombre qui ne vient pas du hâle : verset 28. Job se lève au milieu d’un groupe et se met à crier. C’est en cela qu’il devient un frère pour les chacals et un compagnon pour les autruches, les uns et les autres étant renommés pour leurs cris lugubres. Le verset 30 étend à toute la peau la noirceur du visage du verset 28. Les os brûlés par la fièvre : Psaume CII, 4-6. La cithare et le chalumeau, comme dans xxi, 12. La lamentation, en hébreu êbél «deuil, chant de deuil», comme dans Michée, I, 8, où nous avons la comparaison avec les chacals et les autruches du verset 29.



CHAPITRE XXXI

1 J’AVAIS conclu un pacte avec mes yeux

et je ne faisais pas attention à une vierge!

2 Quelle est donc la part qu’envoie Éloah de là-haut

et le lot qu’envoie Shaddaï des hauteurs?

3 Ne serait-ce point malheur pour l’injuste

et tribulation pour les fauteurs d’iniquité?

4 Est-ce qu’il ne voit pas mes voies

et ne compte point tous mes pas?

5 Est-ce que j’ai marché avec le mensonge

et est-ce vers la tromperie que s’est hâté mon pied?

6 Qu’il me pèse dans la balance de justice

et qu’Éloah connaisse ma perfection!

XXXI 1-6. Job continue de faire l’apologie de sa conduite. Il a fait un pacte avec ses yeux, par lesquels pénètre la tentation : Matthieu, V, 28. Il pratique la recommandation de Siracide (Ecclésiastique), ix, 5, au sujet de la vierge qu’il ne faut pas regarder trop attentivement. Les versets 2-3 se répondent. La part qu’on attend de Dieu, c’est le malheur pour l’injuste, la tribulation pour les fauteurs d’iniquité. Eloah et Shaddaï V, 17; VI, 4; xi, 7; xxii, 26; xxiii, 17; xxix, 4-5. La conduite de Job est comparable à un chemin battu par les pas du voyageur : iv, 6; XIII, 15; xiv, 16. La métaphore se poursuit au verset 5, où l’on voit que Job n’a pas le mensonge pour compagnon de route, ni la tromperie comme but de ses pas. La balance de justice, au verset 6, celle qui ne trompe pas : Lévitique, xix, 36. Ma perfection comme dans xxvii, 5.



7 Si mon pas déviait de la route

et qu’à la suite de mes yeux marchait mon cœur,

si à mes mains adhérait une souillure,

8 que je sème et qu’un autre mange!

Que mes rejetons soient déracinés!

7-8. Le verset 7 s’inspire des idées exprimées aux versets 1 et 5. La route et celle que Dieu a tracée et que Job a suivie : XXIII, 11. Le mot me'ûm est pour mûm «tache, souillure», comme dans xi, 15. Les mains sont les organes de l’action, ce sont elles qui sont souillées par le péché : xi, 14; xvi, 17. L’imprécation porte sur les fruits de la terre : «Que je sème et qu’un autre mange!» Comparer Isaïe, LXV, 22 [“...ils ne planteront plus pour qu’un autre mange...”]. Mes rejetons, au sens propre de «jeunes pousses».



9 Si mon cœur a été séduit par une femme

et qu’à la porte de mon prochain j’ai fait le guet,

10 que pour un autre ma femme tourne la meule

et que sur elle d’autres se couchent! 11 [ ]

12, Car c’est un feu qui dévore jusqu’à l’Abaddon,

et toute ma récolte, il la consumerait!

9-12. Continuation des hypothèses. La femme dont il s’agit est celle du prochain, la faute envisagée est l’adultère. Le coupable fait le guet pour constater l’absence du mari : Proverbes, vii, 19-20. Inutile de donner un sens obscène à l’expression «tourner la meule» du verset 10, comme font le Targum et la Vulgate. Le sens propre est confirmé par Exode, xi, 5 [...et mourra tout premier-né au pays d’Égypte, depuis le premier-né de Pharaon qui est assis sur son trône jusqu’au premier-né de la servante qui est derrière la double meule et jusqu’à tout premier-né de bête.”;] .

Le verset 11 «car c’est une impudicité et c’est une faute criminelle» a l’aspect d’une glose. C’est au verset 12 qu’est stigmatisée la faute, feu qui dévore jusqu’à l’Abaddon, c’est-à-dire jusqu’au Sheol : xxvi, 6; xxviii, 22. Comparer Deutéronome, xxxii, 22 [“Car un feu s’est allumé dans ma narine...”], où le feu, qui flambe jusqu’au Sheol d’en bas, dévore la terre et ses produits. D’après ce passage, lire tisroph «consumerait», au lieu de teshârêsh «déracinerait».



13 Si je méprisais le droit de mon serviteur

et de ma servante, dans leur litige avec moi,

14 qu’est-ce que je ferai quand Dieu se lèvera

et lorsqu’il inspectera, que lui répliquerai-je?

15 Celui qui m’a fait dans le ventre, ne l’a-t-il pas fait aussi

et n’est-ce pas lui seul qui nous a organisés dans le sein?

13-15. Conduite de Job vis-à-vis de son personnel, dont il a constaté l’insolence dans xix, 14-16. Le droit du serviteur et de la servante dans Lévitique, xxv, 39-46. C’est Dieu qui surveille les agissements de l’homme dans sa propre maison, tel un inspecteur qui demande des comptes : verset 14. Le ventre, au verset 15, est synonyme du sein de la mère : III, 10; x, 19; xv, 35. Un seul auteur pour l’esclave et son maître, un seul organisateur du corps dans la matrice, à savoir le Dieu créateur : x, 8-12; Psaume cxix, 73.



16 Est-ce que je refusais aux pauvres ce qu’ils désirent

et laissais-je languir les yeux de la veuve?

17 Est-ce que je mangeais seul mon morceau de pain

et l’orphelin n’en mangeait-il pas?

18 Au contraire, dès mon enfance, j’élevais celui-ci comme un père

et dès le ventre de ma mère je guidais celle-là!

19 Si je voyais un miséreux sans vêtement

et qu’un indigent n’avait point d’habit,

28 est-ce que ses reins ne me bénissaient pas

et de la toison de mes agneaux ne se réchauffait-il pas?

21 Si j’ai brandi ma main contre un orphelin,

parce que je voyais qu’à la Porte j’avais un appui,

22 que mon épaule tombe de sa nuque

et que mon bras se détache de son humérus!

16-22. Nous considérons la conjonction du début comme un interrogatif : «si», au sens de «et-ce que?», verset 5. Les pauvres, en particulier la veuve et l’orphelin, ont droit à des égards de la part des heureux. Éliphaz a suggéré que Job aurait pu manquer à ce devoir de charité : 9. Les versets 16-18 montrent que, depuis son enfance, Job a pratiqué la bienfaisance. Au verset 18, lire agaddelénnû «je l’élevais», au lieu de gedêlanî «il a grandi pour moi». Les préceptes de charité se continuent dans les versets 19-20, où il s’agit de vêtir ceux qui sont nus. Comparer Isaïe, LVIII, 7 [“...Les miséreux sans foyer, tu les feras pénétrer dans ta maison. : Quand tu verras quelqu’un nu, tu le couvriras, /et tu ne te déroberas pas devant celui qui est ta chair.”]; même qu’au verset 20 la bénédiction venait des reins qui avaient bénéficié de la chaleur.



23 C’est que la peur de Dieu me survenait

et devant sa Majesté je ne pouvais tenir!

24 Ai-je fait de l’or ma confiance

et ai-je dit à l’or pur : «Ma sécurité!»

26 Est-ce que je me réjouissais de ce que grande était ma fortune

et de ce que ma main avait beaucoup gagné?

26 Est-ce que, quand je voyais le soleil qui brillait

et la lune s’avançant avec splendeur,

27 mon cœur était séduit clandestinement

et ma main baisait ma bouche?

28 Cela aussi eût été une faute criminelle,

puisque j’aurais renié le Dieu d’en haut!

29 Est-ce que je me réjouissais de l’infortune de mon ennemi

et exultais parce qu’un mal l’avait frappé?

30 Je n’ai même pas permis à mon palais de pécher,

en réclamant sa vie dans une imprécation!

23-30. D’après les versions, intervertir êl «Dieu» et êlay «à moi», au premier hémistiche du verset 23, ce qui oblige à lire yê'éthâ « survenait», au lieu de êyd «malheur». Même tournure que dans III, 25. C’est par un motif religieux que Job accomplit ses bonnes actions. Il ne met pas sa confiance dans l’or, ni dans les profits de son labeur : versets 24-25. Comparer Psaumes xlix, 7-8; lii, 9.

Le culte des astres apparaît dans les versets 26-27, après celui de l’or. Le soleil et rendu par ôr «lumière» par excellence : Habacuc, III, 4. Inutile d’insister sur l’astrolâtrie dans les anciennes religions orientales et même en Israël, surtout depuis Manassé : II Rois, xxi, 3 ss. Ma main baisait ma bouche, geste d’adoration qui consiste à porter la main à la bouche, comme chez les Assyriens et les Babyloniens où la prière est représentée par le signe de la main sur la bouche.

Le verset 28 stigmatise le culte des astres comme négation du vrai Dieu. Le Dieu d’en haut ou de là-haut : verset 2; III, 4.

Le verset 29 condamne la Schadenfreude, joie devant le malheur d’un ennemi. Comparer Proverbes, xxiv, 17. Le palais, organe du goût, discerne aussi la qualité des paroles : VI, 30. Réclamer la vie de quelqu’un, c’est lui souhaiter la mort : I Rois, xix, 4; Jonas, IV, 8.



31 N’ont-ils pas dit, les gens de ma tente :

«Qui présentera quelqu’un qui de sa viande ne soit rassasié?»

32 Un étranger ne passait point la nuit dehors,

j’ouvrais mes portes au passant.

31-32. L’expression «de sa chair», au verset 31, signifie «de sa viande». Il s’agit du devoir de l’hospitalité, car les gens de la tente sont ceux qui fréquentent la demeure de Job. La ressemblance est fortuite entre notre verset et xix, 22, ou il s’agit de la chair de Job. D’après les versions, lire orêah «passant», au lieu de orah, «route», au verset 32, où il s’agit encore de l’hospitalité.



(33-37 après 38-40)



38 Si contre moi criait ma terre

et avec elle pleuraient mes sillons,

39 parce que j’avais mangé son fruit sans argent

et que j’avais fait rendre l’âme à ses maîtres,

40 qu’au lieu de froment germe l’épine

et au lieu d’orge l’herbe puante!

38-40. Les versets 38-40, qui continuent les hypothèses et imprécations de Job, sont la suite naturelle des versets 25-32. La terre et les sillons crient vengeance, parce que leur propriétaire a disparu et que celui qui les possède ne les a pas acquis honnêtement. L’injustice provoque leur réclamation, comme le sang répandu : Genèse, IV, 10; Isaïe, XXVI, 21; Ezéchiel, xxiv, 7. L’herbe puante, au verset 40, est la mercuriale qui pousse dans les terres incultes. Naturellement il faut laisser à la fin du chapitre la mention «les paroles de Job sont finies» qui terminent le verset 40.



33 Est-ce que j’ai vulgairement voilé mes transgressions,

en cachant dans mon sein ma faute,

34 parce que je redoutais la rumeur de la capitale,

que le mépris des familles m’effrayait

et qu’alors je renais coi, je ne sortais pas à la porte?

33-34. Les versets 33-34 montrent Job vivant au grand jour et ne cherchant pas à dissimuler ses imperfections. Vulgairement, en hébreu «comme un homme», c’est-à-dire à la façon des autres hommes. Job n’a pas mené la vie des pécheurs qui craignent de paraître en public.



35 Qui me donnera quelqu’un qui m’écoute?

Voici ma signature! Que Shaddaï me réponde!

Quant au libelle qu’a écrit ma partie adverse,

36 est-ce que je ne le porterai pas sur mon épaule,

ne le nouerai-je pas en couronnes pour moi?

37 Le nombre de mes pas, je le lui ferai connaître;

tel un chef, je me présenterai à lui!

35-37. Job achève son plaidoyer par un recours à Dieu lui-même. Voici ma signature, en hébreu «mon taw», dernière lettre de l’alphabet, en forme de croix, qui servait de signature aux illettrés. C’est Shaddaï qui est en cause : XIII, 3, 22-23. Le libelle qu’a écrit ma partie adverse, au verset 35, est à raccorder au verset 36, où l’on voit que Job est prêt à s’en faire un titre de gloire, à le porter sur son épaule (Isaïe, xxii, 22), à en faire des couronnes pour sa tête, ce qui convient bien au rouleau sur lequel est inscrit le procès. Au verset 37, Job exprime sa foi en son innocence, puisqu’il fait connaître à Dieu le nombre de ses pas et se présente à lui «tel un chef».

C’est ici qu’il faut placer la formule finale du verset 40, analogue à celle du Psaume LXXII, 20 et de Jérémie, LI, 64.

40 c Les paroles de Job sont finies.



CHAPITRE XXXII

1 Et ces trois hommes cessèrent de répondre à Job, car il était juste à leurs yeux.

XXXII 1. La discussion entre Job et ses amis est terminée : xxxi, 40. Il semble que ceux-ci n’ont plus rien à répondre. D’après les versions, lire «à leurs yeux», plutôt qu’«à ses yeux» du texte massorétique et de la Vulgate. Job s’est toujours considéré comme juste.



2 Alors s’enflamma la colère d’Élihou, fils de Barakel, le Bouzite, de la famille de Ram. Contre Job s’enflamma sa colère, parce qu’il se justifiait devant Élohim, 3 et contre ses trois amis s’enflamma sa colère, parce qu’ils n’avaient point trouvé de réponse et ainsi avaient condamné Élohim. 4 Or, Élihou avait attendu, pendant qu’ils parlaient avec Job, car ils étaient plus vieux que lui en jours. 5 Et Élihou s’aperçut qu’il n’y avait plus de réponse dans la bouche des trois hommes et sa colère s’enflamma.

2-5. Un nouvel interlocuteur entre en scène. Sa présence n’a pas été signalée dans le prologue. Le nom d’Élihou est celui d’un Éphraïmite dans I Samuel, I, 1. Ici on en fait un Bouzite, c’est-à-dire un habitant de Bouz en Arabie nord-occidentale : Genèse, xxii, 21; Jérémie, xxv, 23. Le nom de Barakel, qui ne reparaît pas ailleurs, correspond à Karabel «El a béni» des inscriptions de l’Arabie du Sud. Il est curieux de rencontrer le nom de Ram dans la généalogie de David : Ruth, IV, 19. Les versets 2-5 font ressortir la colère d’Élihou, provoquée par le silence des amis de Job et par la prétention de Job d’être juste devant Dieu. Cet arrêt dans la discussion est une condamnation de Dieu. Les scribes ont remplacé Dieu par Job, au verset 3, pour éviter la rencontre du nom divin avec le verbe «condamner». Lire be-dabberâm «durant leur parler», plutôt que bi-debârîm «en paroles» au verset 4, ce qui explique «avec Job». Plus vieux que lui en jours, et non en sagesse : versets 6-7.



6 Et Élihou, fils de Barakel, le Bouzite, prit la parole et dit :

Je suis petit par l’âge

et vous êtes des vieux,

c’est pourquoi j’ai eu peur et j’ai craint

de vous manifester mon savoir.

7 Je me disais : «L’âge parlera

et le grand nombre d’ans fera connaître la sagesse!»

8, Mais c’est un souffle dans l’homme

et un esprit de Shaddaï qui rend intelligent;

9 ce ne sont pas les anciens qui sont sages,

ni les vieillards qui comprennent ce qui et juste.

10 C’est pourquoi j’ai dit : «Écoute-moi!

Je manifesterai mon savoir, moi aussi!»

6-10. Formule normale d’introduction au discours d’Élihou, calquée sur les récits précédents. Dans XII, 12, Job reconnaissait que la sagesse et l’intelligence sont le privilège de l’âge. C’est l’opinion régnante. Mais le jeune Élihou a attendu en vain la manifestation de cet avantage. Au verset 7, l’âge, en hébreu «les jours». Dans xxvii, 3, parallélisme entre l’esprit qui et dans l’homme et le souffle d’Eloah. Ici c’est l’esprit de Shaddaï qui est parallèle au souffle dans l’homme. En fait, on considère la respiration et l’inspiration comme un don de Dieu qui insuffle l’esprit dans la narine de l’homme : xii, 9-10. Au verset 9, ce qui est juste, en hébreu «le jugement». Le 2e hémistiche du verset 10 sera répété au verset 17.



11 Voici que j’ai attendu vos paroles,

je tendais l’oreille vers vos raisons;

tandis que vous cherchiez des mots,

12 vers vous je fixais mon attention!

Et voici que nul ne critique Job,

aucun de vous ne répond à ses dires!

13 Ne dites donc pas : «Nous avons trouvé la sagesse,

c’est Dieu qui nous instruit, non un homme!»

14 Aussi n’alignerai-je point des mots comme ceux-là

et ce n’est point avec vos paroles que je lui répliquerai!

11-14. Élihou prend à partie les amis de Job. Rattacher le 3e hémistiche du verset 11 au premier hémistiche du verset 12. L’auteur des discours d’Élihou fait ressortir l’attention avec laquelle son personnage a suivi la discussion. Il est déconcerté par la défaite des discoureurs qui ne trouvent plus d’arguments. Au lieu de yiddephénnû «le chasse, le persécute», lire yallephênu «nous instruit», de la racine ‘- l-p au verset 13. Tes paroles, plutôt que «ses paroles» de l’hébreu. Les amis de Job ne peuvent revendiquer l’inspiration divine. D’après les Septante et la version syriaque, lire é érok ke — “êlléh «j’alignerai comme ceux-là», au lieu de ârak êlay «il a aligné vers moi», au verset 14.



15 Ils ont été consternés, ils n’ont plus répondu,

les mots leur ont fait défaut.

16 Et j’ai attendu! Mais puiqu’ils ne parlent pas,

puisqu’ils se sont arrêtés et n’ont plus répondu,

17 je répondrai, moi aussi, pour ma part,

je manifesterai mon savoir, moi aussi!

18, Car je suis rempli de mots,

mon souffle intérieur me presse;

19 voici que mon intérieur est comme un vin qui n’a pas d’issue,

comme un vin qui crève des outres neuves!

20 Je parlerai pour que je sois soulagé,

j’ouvrirai mes lèvres et je répondrai!

21 Je ne prendrai le parti de personne

et ne donnerai de titre à personne;

22, car je ne sais point donner de titre :

en rien de temps m’emporterait celui qui m’a fait!

15-22. Les versets 15-17, qui annoncent de nouveau le discours d’Élihou, sont une sorte d’aparté. Élihou s’adresse aux assistants ou plutôt aux lecteurs. Il leur fait constater la carence des interlocuteurs de Job, ce qui justifie son intervention : «Je manifesterai mon savoir, moi aussi», mêmes termes qu’au verset 10. Il ne peut plus contenir son souffle intérieur, littéralement «le souffle de mon ventre», comme on a «mon ventre» pour «mon intérieur» au verset 19. Avec la Vulgate, vocaliser yebaqqêa’ «crève», au lieu de yibbaqêa’ «se crève» au verset 19. Il s’agit de la fermentation du vin dans des outres neuves. Élihou ne peut plus contenir son émotion. Il va laisser libre cours aux paroles qui se pressent en son sein. Au verset 21, l’expression «prendre le parti» est, en hébreu «lever le visage» : XIII, 8. Le sens propre du verbe kinnâh est «donner un titre» : Isaïe, xlv, 4. Élihou traite tout le monde sur le même pied. La flatterie aurait pour effet de mécontenter son créateur, qui l’emporterait comme le vent : xxvii, 21; xxx, 22.



CHAPITRE XXXIII

1 VEUILLE donc, ô Job, entendre mes paroles

et à tous mes discours prêter l’oreille :

2 voilà que j’ai ouvert ma bouche,

ma langue a parlé en mon palais!

3 Mon cœur répétera des paroles de science,

mes lèvres parleront clairement.

5 Si tu le peux, réplique-moi,

apprête-toi, tiens-toi devant moi!

6 Voici que, moi, je suis comme toi pour Dieu,

d’argile j’ai été pétri, moi aussi;

4 le souffle de Dieu m’a fait

et l’esprit de Shaddaï m’a vivifié :

7 ainsi donc ma terreur ne t’épouvantera point

et ma main sur toi ne pèsera pas!

XXXIII 1-7. Élihou s’adresse directement à Job. Il emploiera les mêmes expressions à l’adresse de ses amis dans XXXIV, 2. La bouche, la langue, le palais, organes de la parole, ne sont que les intermédiaires du cœur, de même que les lèvres : versets 2-3. Au verset 4, vocaliser yâshûr, au lieu de yoshér «droiture», et donner à la racine sh-w-r le sens de «répéter» qui reparaît aux versets 14 et 27. Les paroles de science, imrêy da’ath, au lieu de amârâ'y we-da’ath «mes paroles et la science». Comparer Proverbes, xix, 27. Ce n’est plus à Dieu que Job doit tenir tête, mais à un homme comme lui : versets 5-6. Pétri de la même argile, Élihou a été animé, lui aussi, du souffle divin : x, 8-11. L’esprit de Shaddaï dans xxxii, 8. Job n’a plus rien à craindre : verset 7, où les Septante suggèrent de lire kappî «ma main» plutôt que akpî «mon poids». Comparer XIII, 21; XXIII, 2.



8 Tu n’as fait que dire à mes oreilles

et j’ai entendu le son des paroles :

9 «Je suis pur, sans transgression,

je suis net et n’ai point de faute!

10, Mais voici qu’il trouve des prétextes contre moi,

il me considère comme un ennemi pour lui,

11 il met mes pieds dans les ceps,

il surveille tous mes pas!»

8-11. Le verset 8 a pour objet de montrer qu’Élihou a assisté à la discussion. Au verset 9, Élihou résume la thèse de Job, à savoir qu’il est innocent et qu’il ne mérite donc pas son malheureux sort. C’est Dieu qui cherche des prétextes, tô'anôth avec le syriaque, au lieu de tânû’ôth «hostilités» : Juges, xiv, 4. Le 2e hémistiche du verset 10 cite XIII, 24. Le verset 11 poursuit, en citant XIII, 27. On voit que les propos de Job sont spécialement visés par l’argumentation d’Elihou.



12 Or, en cela, tu n’as pas raison, te répondrai-je!

Puisque Éloah est plus grand que l’homme,

13 pourquoi lui as-tu fait grief

de ce qu’à toutes tes paroles il ne répond pas

14 C’est que Dieu parle une fois

et il ne le répète pas deux fois.

15 Dans un songe, vision de nuit,

alors que tombe une torpeur sur les hommes,

pendant qu’ils dorment sur un lit,

16 alors il fait une révélation aux hommes

et par des apparitions il les effraie.

17 Pour détourner l’homme de l’orgueil,

il cache à l’homme son action.

18 Il préserve son âme de la Fosse

et sa vie de passer par le Canal.

12-18. Rattacher au verset 13 le 20 hémistiche du verset 12 «Puisque Éloah est plus grand que l’homme, pourquoi, etc.». Allusion à IX, 2-3, où Job se plaint de ce qu’un homme n’obtient pas de réponse de Dieu. La racine sh-w-r, au verset 14, dans le sens de répéter : verset 3. Comparer XL, 5. Élihou s’inspire du songe d’Eliphaz (iv, 12 ss.), il cite presque textuellement iv, 13 au verset 15. Faire une révélation, en hébreu «découvrir l’oreille» : I Samuel, IX, 15; II Samuel, VII, 27. D’après l’interprétation des Septante, au verset 16, remplacer be-môsârâm yahtom il scelle par leur lien (ou leur correction)’, difficilement intelligible, par be-mar'îm yehittâm «par des apparitions il les effraie», à comparer avec VII, 14.

Le but de ces visions nocturnes est de détourner l’homme de l’orgueil. Au verset 17, lire miggêwah ma’asêhû, en transposant les mots gêwâh «orgueil» et ma’aséh «action», ce qui dispense de paraphraser un texte anormal. Le verset 18 montre le salut de l’homme instruit par la révélation divine. Par suite du parallélisme entre shâhath «fosse», qui représente la tombe, et le mot shélah dans l’expression «passer par le shélah» (xxxvi, 12), nous proposons de voir dans cet homonyme de shélah «trait» un équivalent de l’assyro-babylonien shalhu, shilihtu «canal». Il s’agit du canal qui conduit au Sheol sous notre terre. Sa vie, en hébreu «sa vivante», pour exprimer le principe de vie.



19 Il le corrige aussi par une douleur, sur son lit,

et par un continuel tremblement de ses os;

20 sa vie est dégoûtée [ ] du pain

et son âme de la nourriture appétissante,

21 sa chair disparaît au regard

et ses os sont amaigris, ils ne sont plus visibles,

22 son âme s’approche de la Fosse

et sa vie de la demeure des morts.

19-22. Nouveau mode d’avertissement divin : la maladie, le dépérissement. Le mot rîb (kethîb), au verset 28, appartient au même thème que l’assyro-babylonien rîbu «tremblement», ce qui donne un sens excellent : le tremblement des os et un symptôme de la fièvre. Parallélisme entre sa vivante, sa vie, et son âme au verset 20, comme au verset 18. Lire zihamâh «est dégoûtée», au lieu de zihamattû «l’a dégoûté» au verset 20. Le manque d’appétit, autre symptôme de la fièvre. La maigreur consécutive à la diète prolongée. On distingue la chair et les os qui disparaissent tant ils se sont résorbés : verset 21. Comparer le verset 22 au verset 18 pour la description de la mort. D’après les Septante «dans Hadès», lire meqôm mêthîm «lieu, demeure des morts» plutôt que memîthîm «ceux qui mettent à mort».



23 S’il y a près de lui un Ange,

un interprète d’entre mille,

pour révéler à l’homme son devoir

26 c et rendre à l’homme sa justice,

24 qu’il ait pitié de lui et dise :

«Exempte-le de descendre à la Fosse,

j’ai trouvé la rançon de son âme!»

23-24. Intervention d’un intermédiaire entre Dieu et le malade. C’est un Ange qui sert d’interprète. Le mot mêlîs «interprète», au sens propre, dans Genèse, XLII, 23. Il manque un hémistiche à la fin du verset 23, mais le dernier hémistiche du verset 26 «et il rend à l’homme sa justice» fournit un bon parallèle à «pour révéler à l’homme son devoir», la proposition infinitive pouvant se continuer par un verbe à un mode personnel : Psaume L, 16. Le mot pedâ’êhû, au verset 24, est dû à une mauvaise lecture de pedêhû «exempte-le» de descendre à la Fosse, c’est-à-dire au Sheol : Psaume xxx, 10. Comparer le verset 28. Restituer naphshô «son âme» tombé par haplographie à la fin du verset. La rançon de son âme, c’est-à-dire le rachat de sa vie.



25 Sa chair devient fraîche de jeunesse,

il revient aux jours de son adolescence,

26 il invoque Éloah et celui-ci se complaît en lui,

il voit sa face avec allégresse [],

27 il répète la chose aux hommes et dit :

«J’avais péché et fait dévier le droit,

mais il ne m’en a pas coûté :

28 il a exempté mon âme de passer par la Fosse

et ma vie voit la lumière!»

25-28. Effets de l’intercession de l’Ange. Retour à la fraîcheur de la jeunesse. Verbe rutaphash, développement d’une racine apparentée à r-t-b «être humide, frais, etc.». Le patient peut s’adresser à Dieu en toute sécurité. C’est l’homme qui voit la face de Dieu, en ce sens qu’il peut se présenter devant lui. La fin du verset 26 est transportée à la suite du verset 23. Au verset 27, verbe de la racine sh-w-r «répéter» : versets 3 et 14. À la fin du verset 27, «il ne m’en a pas coûté», littéralement «il ne m’a pas été rendu là pareille». Avec le verset 28 comparer le verset 24 réifié. Ma vie, en hébreu «ma vivante», parallèle à mon âme, comme aux versets 18, 22, 24.



29 Voilà tout ce que fait Dieu,

deux fois, trois fois, à l’égard de l’homme,

30 pour ramener son âme de la Fosse,

pour qu’il soit éclairé de la lumière des vivants!

29-30. Conclusion de la thèse d’Élihou. La formule «deux fois, trois fois» pour marquer la répétition ou la continuité. Comparer V, 19; XL, 5. Toujours le souci de ramener le mourant à la vie : versets 24, 28. La lumière des vivants, par opposition aux ténèbres de la mort : Psaume LVI, 14.



31 Sois attentif, Job, écoute-moi,

tais-toi et, moi, je parlerai :

32 s’il est des mots, réplique-moi,

parle, car je veux te donner raison;

33 sinon, toi, écoute-moi,

tais-toi et je t’enseignerai la sagesse.

31-33. Rappel à l’attention. Comparer le verset 1. Une certaine ironie apparaît au verset 32. Élihou sait que Job n’aura rien à répondre. Il va pouvoir «enseigner la sagesse», en s’adressant aux sages dans xxxiv, 2.



CHAPITRE XXXIV

1 ELIHOU prit la parole et dit :

XXXIV 1. Nouveau discours d’Élihou. Voir xxxii, 6.



2 Entendez, sages, mes paroles

et vous, savants, prêtez-moi l’oreille,

3, car l’oreille discerne les paroles,

comme le palais goûte le manger;

4 examinons pour nous ce qui est juste,

sachons entre nous ce qui est bien!

2-4. Élihou s’adresse maintenant aux amis de Job et, par-dessus leur tête, aux sages et aux savants qui s’intéressent au problème du mal. Il cite, au verset 3, avec une légère variante, le dicton de Job dans XII, 11.



5 Puisque Job a dit : «Je suis juste,

mais Dieu a écarté mon droit,

6 concernant mon droit il ment,

ma plaie est incurable, quoique je sois innocent!»

7 Quel homme est comme Job

qui boit la moquerie comme l’eau,

8 qui va de compagnie avec les fauteurs d’iniquité

et marche avec les hommes de méchanceté?

9 C’est qu’il a dit : «L’homme n’a point de profit

à mettre sa complaisance en Élohim.»

10, Mais, hommes de cœur, écoutez-moi!

Loin de Dieu la méchanceté

et de Shaddaï l’injustice!

11, Car l’œuvre de l’homme, il la lui rend,

et d’après la conduite de l’homme, il le traite!

5-11 Au verset 5, allusion à xxvii, 2. Au verset 6, la première personne «je mens» a remplacé la 3e «il ment», soutenue par les Septante. On a voulu éviter l’attribution du mensonge à Dieu. Au lieu de hissî «ma flèche», lire mahasî «ma plaie», qui a naturellement pour attribut ânûsh «incurable». Quoique je sois innocent, littéralement sans transgression”. Avec le verset 7 comparer xv, 16. Job est successivement assimilé aux moqueurs, aux fauteurs d’iniquité, aux hommes de méchanceté, c’est-à-dire à tous ceux qui font fi de la morale et de la religion. Comparer xxii, 15-17, où Éliphaz demande à Job s’il suit la voie de jadis, celle qu’ont foulée les hommes d’iniquité”. Au verset 9 est condamnée la théorie suivant laquelle la vertu n’et pas récompensée ici-bas. C’est la thèse de Job, qui proteste de son innocence, au milieu de ses malheurs. Élihou en appelle aux hommes de cœur”, le cœur étant le siège de la sagesse : VIII, 10; IX, 4; XII, 3, etc. Dieu et Shaddai au verset 10, comme dans le premier discours d’Élihou : XXXIII, 6. La morale traditionnelle, à savoir que Dieu rend à chacun selon ses œuvres, est bien exprimée au verset 11; à comparer avec Psaume LXII, 13; Proverbes, xxiv, 12.



12 Non, en vérité, Dieu ne fait pas le mal

et Shaddaï ne fait pas fléchir le droit!

13 Qui lui a confié sa terre

et qui l’a chargé du monde entier?

14 S’il ramène à lui [ ] son souffle

et retire à lui son esprit,

15 toute chair expire à la fois

et l’homme retourne en poussière.

12-15. La méchanceté ou l’injustice sont inconcevables quand il s’agit de Dieu. Élihou reprend à son compte la thèse de Bildad (VIII, 3), qui montre l’injustice incompatible avec les perfections de Dieu ou de Shaddai. Comparer le verset 10. C’est que Dieu a en charge la terre et le monde entier. Au verset 14, on s’accorde à retrancher libbô son cœur”, qui fait double emploi avec son souffle” à rattacher au premier hémistiche. Comparer Psaume CIV, 29. Le principe de vie est le souffle de Dieu dans l’homme : xxxii, 8. Si ce principe retourne à Dieu, c’est la mort pour toute chair, c’est-à-dire pour tout être de chair, animal ou homme : verset 15. Le retour à la poussière comme dans x, 9, d’après Genèse, III, 19.



16 Que si tu as de l’intelligence, écoute ceci,

prête l’oreille au son de mes paroles!

17 Est-ce que vraiment celui qui hait le droit gouvernerait

et condamneras-tu le grand juste?

18 Lui qui dit à un roi : Vaurien!

À des nobles : Méchant!

19 Lui qui ne prend pas le parti des princes

et ne distingue pas un riche d’un pauvre,

puisqu’ils sont tous l’œuvre de ses mains :

20 en un instant ils meurent et passent;

au milieu de la nuit s’agite un peuple

et il dépose sans effort un potentat.

16-20. Nouveau rappel à l’attention. Les propos de Job tendent à accuser d’injustice le grand juste” : verset 17. Celui-ci deviendrait celui qui hait le droit”, c’est-à-dire qui n’en fait pas de cas. Verbe hâbash lier, panser”, au sens de gouverner”. Vocaliser ha'omêr le disant, lui qui dit”, d’après les versions, au lieu de ha —’ amor «est-ce à dire», au verset 18. L’épithète «vaurien», en hébreu belî-ya’al «vaut rien», d’où Belial : Deutéronome, XIII, 14; Juges, XIX, 22; I Samuel, I, 16; II, 12, etc. Prendre le parti, au verset 19, littéralement «relever la face» : xxxii, 21. Le riche est rendu par l’hébreu shôa», qui signifie proprement «celui qui est au large». Le verset 20 insiste sur le fait que toutes les créatures, œuvre des mains de Dieu (verset 19), n’ont qu’une existence éphémère. Nous transposons we-ya`aborû «et ils passent» après «ils meurent», ce qui permet d’équilibrer les deux derniers hémistiches qui font allusion à une émeute populaire. Sans effort, littéralement «non par la main». Les verbes sont au pluriel, le sujet étant le collectif «un peuple». Un potentat, même mot que dans xxiv, 22.



21, Car ses yeux surveillent les voies de l’homme

et il voit tous ses pas;

22 point de ténèbres et point d’ombre,

pour que s’y cachent les fauteurs d’iniquité.



(23-24 après le verset 25)



25, Mais il connaît leurs actions,

il les renverse, dans la nuit, et ils sont écrasés!

21-25. Rien n’échappe à l’œil de Dieu : voir xxiv, 23; xxxi, 4. Ténèbres et ombres du verset 22 dans III, 5; X, 21. Les fauteurs d’iniquité comme au verset 8. Comparer Psaume cxxxix, 11-12, où l’on voit que les ténèbres ne peuvent dérober l’homme à la surveillance du créateur. Placer le verset 25 à la suite du verset 22 dont il est le commentaire. C’est la nuit que Dieu exerce ses représailles, comme au verset 20.



23 C’est qu’il n’impose pas à l’homme un rendez-vous

pour qu’il aille devant Dieu en justice :

24 il brise les grands sans enquête

et il en constitue d’autres à leur place;



(25 après le verset 22)



26 comme des méchants, il les gifle,

à l’endroit où il y a des spectateurs,

27 parce qu’ils se sont détournés de sa suite

et n’ont pas compris toutes ses voies,

28 en faisant monter vers lui le cri du faible

et le cri des pauvres qu’il entend.

23-28. Dieu ne comparaît pas en justice avec l’homme, il est au-dessus de tout arbitrage IX, 32. Lire mô’êd «rendez-vous» au lieu de `ôd «encore», au verset 23, le mêm initial étant tombé par haplographie. Dieu dispose du pouvoir à sa guise. Nous avons replacé le verset 25 dans son contexte normal à la suite du verset 22. Le verset 26 montre comment Dieu se comporte vis-à-vis des tyrans qu’il gifle en public «comme des méchants». Le relatif ashér, superflu au début du verset 27, a sa place marquée entre «l’endroit» et «les spectateurs» du verset 26 : «à l’endroit où il y a des spectateurs», en public. La raison du châtiment est donnée dans les versets 27-28. C’est la méconnaissance des voies divines, c’est-à-dire de la conduite de Dieu dans le monde et des préceptes qu’il donne aux hommes. De là l’oppression des faibles et des pauvres, dont les clameurs parviennent aux oreilles de Dieu.



29 Que s’il se repose, qui l’ébranlera?

Et s’il se voile la face, qui l’apercevra?

30 Or il surveille nation et individu,

pour que nul ne règne [] de ceux qui attrapent le peuple.

29-30. Dieu n’est pas dépendant de l’action des hommes, car c’est lui qui, placé au-dessus d’eux, les régit par son autorité. Qui l’ébranlera? L’hébreu yarshia’ «condamnera» est dû à une métathèse de yar’ish «ébranlera». Au lieu de yâhad «ensemble», à la fin du verset 29, lire yâhaz «verra», qui, avec la préposition al «sur» devant le complément, fournit le sens de «surveiller». Au verset 30, le mot superflu hânêph «mécréant» provient du verset 31, où nous le plaçons comme sujet de la première phrase.



31 Si un mécréant dit à Éloah : «J’ai été séduit,

je ne ferai plus de mal;

32 jusqu’à ce que je voie, instruit-moi,

si j’ai commis l’injustice, je ne recommencerai pas!»

33 Est-ce que, d’après toi, Il rendra la pareille?

Puisque tu as méprisé [la leçon],

puisque c’est toi qui apprécies, et non moi,

dis donc ce que tu sais!

31-33. Ces versets sont parmi les plus difficiles à interpréter dans l’état actuel du texte. Le début «car à Dieu a-t-il dit?» réclame un sujet que nous avons dans hânêph «un mécréant» du verset 30. Lire alors éloah âmar, au lieu de êl hé'âmar, ce qui donne comme premier hémistiche «Si un mécréant dit à Éloah». Hypothèse de la conversion. Le mécréant avoue sa faute : «J’ai été séduit», en lisant nishshê'thî au lieu de nâsâ'thî «j’ai porté». L’écriture reste la même, seule la vocalisation diffère. Au verset 32, «sans» est dû à une dittographie de la syllabe qui termine le verset 31. Lire simplement adêy «jusqu’à ce que». La conversion est accompagnée du ferme propos : «Si j’ai commis l’injustice, je ne recommencerai pas». L’interrogation au début du verset 33 ramène Éloah du verset 31 comme sujet sous-entendu. Dieu cesse de punir quand l’homme revient à lui et se repent de ses fautes. Le complément de «puisque tu as méprisé…» a disparu du texte. On pourrait songer à mûsâr «la leçon» d’après V, 17. Élihou somme son ami de répondre à ses arguments. Naturellement Job se tait. C’est toi qui apprécies, littéralement «c’est toi qui choisis».



34 Les hommes de cœur me diront,

et tout homme sage qui m’écoute :

35 «Job ne parle pas avec science

et ses paroles ne sont pas selon la raison!»

36, Mais Job sera examiné jusqu’au bout,

au sujet de réponses dignes des hommes d’iniquité,

37, car il ajoute à son péché :

au milieu de nous il met en doute sa transgression

et il multiplie ses paroles contre Dieu!

34-37. Comme au verset 10, Élihou en appelle aux «hommes de cœur», c’est-à-dire à ceux qui possèdent l’intelligence, la sagesse. Ils sont d’accord avec Élihou pour reconnaître que les propos de Job ne sont pas raisonnables. Mais la discussion n’est pas close. Lire abâl «mais», avec les Septante, au lieu de âbi «mon père», au début du verset 36. Les hommes d’iniquité comme dans xxii, 15. Nous rattachons pésha «transgression» au 2e hémistiche du verset 37. Verbe sâphaq, avec le sens de «douter, mettre en doute», attesté en araméen. Le grand sujet de grief contre Job est précisément de nier sa culpabilité, cause de ses malheurs : xxxiii, 8 ss. ; xxxv, 5 ss. Ainsi les paroles de Job deviennent offensantes pour Dieu.



CHAPITRE XXXV

1 ELIHOU prit la parole et dit :

XXXV 1. Nouveau discours d’Élihou. Voir xxxrv, 1.



2 As-tu considéré ceci comme judicieux,

as-tu pensé : c’et ma justification devant Dieu?

3 quand tu dis : «Que t’importe?

Que te fais-je si je pèche?»

2-3. Élihou reproche à Job d’avoir voulu se justifier, en prétendant que Dieu ne s’intéresse pas à ses actions. Le verset 3 vise la parole de Job dans vii, 20. Le texte du 2e hémistiche est à rétablir d’après les Septante : mâh’ éph`al’ hâtâ’thî «que te fais-je, si je pèche?», très peu différent du texte actuel et en harmonie avec VII, 20.



4 Moi, je te répondrai des paroles

et à tes amis avec toi!

5 Regarde les cieux et vois;

considère les nuages : ils sont plus hauts que toi!

6 Si tu pèches, que produis-tu en lui

et si tes transgressions sont nombreuses, que lui fais-tu?

7 Si tu es juste, que lui donnes-tu

ou que reçoit-il de ta main?

8 C’est à un homme comme toi que va ta méchanceté

et à un fils de l’homme ta justice!...

4-8. Élihou s’adresse à Job et à ses amis : xxxii, 2-3. Le verset 5 s’inspire de xxii, 12-13. Il insiste sur la transcendance divine. Le verset 6 est une concession à la thèse de Job, mais il a pour contrepartie le verset 7, où l’on voit que la justice de l’homme n’ajoute rien aux perfedions de Dieu. D’où la conclusion du verset 8 : c’est l’homme qui est victime de la méchanceté ou qui profite de la vertu de son semblable.

… … …



9 Par l’excès d’oppression ils crient,

ils clament sous le bras des grands!

10, Mais ils n’ont pas dit : «Où est Eloah qui nous a faits,

lui qui fait retentir des chants dans la nuit,

11 lui qui nous instruit par les bêtes de la terre

et par les oiseaux des cieux nous rend sages?»

12 Dès lors ils crient — mais sans qu’Il réponde —

À cause de l’orgueil des méchants!

13 C’est en pure perte : Dieu n’entend pas

et Shaddaï ne l’aperçoit pas!

9-13. Élihou montre pourquoi Dieu ne répond pas aux clameurs des misérables en butte aux injustices des grands. Le lien est difficile à saisir entre ce couplet et celui qui précède. Job a déjà constaté qu’Éloah n’entend pas la prière des mourants et des blessés : xxiv, 12. Selon Élihou, c’est qu’ils n’ont pas su à qui s’adresser, alors que la présence de Dieu est signalée par des chants dans la nuit. À l’homme de prêter l’oreille à ces voix mystérieuses, puisqu’il possède une intelligence qui le met au-dessus des bêtes de la terre et des oiseaux du ciel : verset 11. Les versets 12-13 montrent comment Dieu fait la sourde oreille. Parallélisme entre Dieu et Shaddaï : xxxiii, 4; xxxiv, 10. À cause de l’orgueil des méchants (verset 12) sa rapporte à «ils crient», les mots «mais sans qu’il réponde» formant une incise.



14 Combien moins quand tu dis que tu ne l’aperçois pas,

qu’un procès est devant lui et que tu l’attends,

15 et encore, quand tu dis que sa colère ne punit rien

et qu’il ne connaît pas bien la transgression!

16 Oui, Job ouvre sa bouche dans le vide,

c’est par manque de science qu’il multiplie les mots!

14-16. Nouveaux reproches à Job, qui s’est plaint de n’apercevoir Dieu nulle part (xxiii, 8-9). Il a pourtant préparé les pièces de son procès, mais il reste à attendre le souverain juge. Un autre grief d’Élihou est la théorie de Job sur l’impunité des méchants et le bonheur dont ils jouissent sur terre : xxi, 7 ss. Au lieu de pash, au verset 15, lire pésha’ «transgression», texte lu par Théodotion, Symmaque, la Vulgate scelus. Élihou se tourne ensuite vers les amis de Job auxquels il a promis de répondre au verset 4. Dans le vide, au verset 16, littéralement «en vain, pour rien, etc.».



CHAPITRE XXXVI

1 ELIHOU continua et dit :

XXXVI 1. Suite du discours d’Élihou.



2 Attends-moi un peu et je t’instruirai,

car il y a encore des paroles pour Éloah!

3 Je porterai mon savoir au loin

et à celui qui m’a fait je donnerai raison,

4, car en vérité mes paroles ne sont pas mensonge,

c’est un parfait en science qui est près de toi!

2-4. Le premier hémistiche du verset 2 est composé de mots araméens. Élihou a conscience de la longueur de ses discours, il sollicite la patience de son interlocuteur. Porter son savoir au loin (verset 3), c’est le faire parvenir à tous les échos et le transmettre à la postérité. Celui qui m’a fait, comme dans xxxi, 15 et xxxii, 22, pour désigner Dieu.



5 Oui, Dieu est grand en force

et il ne méprise pas celui qui est pur de cœur;

6 il ne fait pas vivre le méchant

et il rend justice aux pauvres,

7 il n’enlève pas au juste son droit.

5-7. Doxologie pour montrer la science théologique d’Élihou. Transposer le mot koah «force» après kabbîr «grand», au verset 5, et remplacer le second kabbîr par bar «pur», d’après la version syriaque. Comparer viii, 20; IX, 4. Le verset 6 se comprend de lui-même comme réponse à xxi, 7. Lire dînô «son droit» plutôt que «ses yeux», au verset 7, dont le premier hémistiche se rattache au verset 6. Le verbe qui manque dans le 2e hémistiche est shath «il a placé» (Psaume cxxxii, r 1), qu’une confusion des consonnes shin et aleph a transformé en la particule éth. L’orgueil des rois est cause de leur perte.



Or il a placé des rois sur le trône

et les fait siéger pour toujours! Mais ils se sont exaltés,

8 et les voilà liés dans des entraves,

ils sont attachés avec des cordes d’affliction!

9 Alors il leur dévoile leur œuvre

et leurs transgressions, à savoir qu’ils s’enorgueillissaient;

10 il leur fait une révélation, à titre d’avertissement,

et il ordonne qu’ils se convertissent de l’iniquité.

11 S’ils écoutent et se soumettent,

ils achèvent leurs jours dans le bonheur

et leurs années dans les délices.

12 Et s’ils n’écoutent pas, ils passent par le Canal,

ils expirent par manque de science!

13 Quant aux hypocrites de cœur, qui gardent rancune,

qui ne crient pas quand il les enchaîne,

14 leur âme meurt dans la jeunesse

et leur vie dans l’adolescence!

7-14. Nous avons dans les versets 7-10 une allusion à l’épisode de Manassé d’abord coupable, puis chargé de chaînes, enfin repentant : II Chroniques, xxxiii, 10-13. Dieu révèle leur conduite aux rois déchus : versets 9-10. Il leur fait une révélation, littéralement «il leur découvre l’oreille», comme dans xxxiii, 16.

Double hypothèse dans les versets 11-12 : ou bien conversion et bonheur parfait jusqu’à la mort, ou bien révolte suivie d’une mort prématurée. Passer par le Canal, pour signifier mourir” : xxxiii, 18, 28. Manque de science, comme dans xxxv, 16. Au lieu de yâsîmu posent” ou déposent” la colère, au verset 13, lire probablement yishmerû gardent” la colère, au sens de garder rancune” : Jérémie, III, 5; Amos, I, 11. Il s’agit des gens qui ne reconnaissent pas la main de Dieu dans les coups dont ils sont frappés et qui ne crient pas vers lui dans leurs fers. Au verset 14, leur vie, en hébreu leur vivante”, synonyme de leur âme : xxxiii, 18, 20, 22, 28. Dans l’adolescence, littéralement à l’âge des prostitués”, d’après le sens de qedêshim dans Deutéronome, xxiii, 18, etc. Ces prostitués mâles étaient naturellement des adolescents.



15 Il sauve les pauvres par leur pauvreté

et par la misère il leur fait une révélation.

16 De même il t’écartera de la gueule de la détresse,

ce sera abondance sans restriction, au lieu de cela,

et [] ta table sera remplie de graisse.

17 Et tu jugeras [] le jugement du méchant

et tes mains saisiront la justice.

18 Prends garde qu’on ne te séduise par une générosité

et qu’une copieuse gratification ne te fasse dévier!

15-18. Le suffixe pluriel, à la fin du verset 15, invite à considérer le pauvre” comme un collectif, d’où les pauvres” et leur pauvreté”. Il leur fait une révélation, même tournure qu’au verset 10. La détresse guette l’homme comme ferait un fauve, d’où la gueule, littéralement la bouche”, de la détresse au verset 16. Au lieu de cela, suffixe féminin au sens du neutre, pour marquer l’état du patient. Omettre nahath, dû à une dittographie du mot précédent. Le mot mâlé «sera rempli», du verset 16, a été répété au verset 17, où il faut lire tâdîn «tu jugeras» comme fin du premier hémistiche. Compléter ensuite la phrase finale par yâdéy-kâ «tes mains» d’après Deutéronome, xxxii, 41. Le verset 18 est une mise en garde contre les abus qu’entraînent les pots-de-vin.



[19-20 en note]

19-20. Les versets 19-20, très difficiles à interpréter, vu l’état du texte, semblent provenir d’un autre passage. Ils n’appartiennent plus au sujet. En voici la traduction la plus probable : «Peut-on comparer ton cri vers lui, dans la détresse, et toutes les énergies de la force? N’aspire pas après la nuit, pour que des peuples montent à leur place».



21 Garde-toi de te tourner vers l’iniquité :

c’est à cause de cela que tu as été éprouvé par l’affliction.

21. Le verset 21 fait suite au verset 18. Nouveau conseil d’Élihou, justifié par la constatation des malheurs de Job. Avec la version syriaque, vocaliser bohartâ «tu as été éprouvé», au lieu de bâhartâ «tu as préféré».



22 Oui, Dieu est sublime par sa force :

qui est un maître comme lui?

23 Qui lui a imposé sa conduite?

Et qui lui a dit : «Tu as commis l’injustice»?

24 Souviens-toi de magnifier son œuvre

qu’ont chantée les hommes!

25 Tout homme la contemple,

tout homme la regarde de loin.

26 Oui, Dieu est grand et nous ne savons à quel point!

Le nombre de ses années et insondable.

27 Il attire les gouttes d’eau,

il volatilise en sa vapeur la pluie,

29 que déverseront les nuages,

qu’ils distilleront sur la multitude;

31, car c’est par eux qu’il alimente les peuples,

qu’il donne de la nourriture en abondance.

22-28-31. Nouvelle doxologie d’Élihou : voir verset 5 ss. Un maître, môréh, au sens du latin magisler, maître qui instruit et corrige. Avec le verset 23 comparer xxxiv, 13. Dieu échappe à tout contrôle. Sa conduite, littéralement «sa voie». Les hommes du verset 24 sont les poètes, les psalmistes, les chantres des perfections divines.

L’œuvre de Dieu dans la création est visible aux yeux de l’homme, bien qu’il ne puisse l’apercevoir que de loin : verset 25. Noter : «Oui, Dieu», au verset 26, comme aux versets 5, 22.

Le phénomène de la pluie est l’une des marques les plus sensibles de la grandeur et de la bonté de Dieu. Le phénomène est décrit dans les versets 27-28. Les gouttes d’eau sont d’abord attirées de la mer et des fleuves dans l’atmosphère où elles se volatilisent en vapeur. Le sens de «volatiliser» se comprend très bien pour la racine z-q-q «purifier; filtrer, etc.». Lire le verbe au singulier. Le mot «êd «vapeur», plutôt que «flot» de Genèse, 11, 6, où il s’agit d’un emprunt à l’assyrien edû. Ce sont les nuages qui déversent sur la multitude, littéralement «homme nombreux», la vapeur condensée dans les nuées. Au verset 28 se rattache directement le verset 31, où il s’agit des bienfaits de la pluie. Comparer Psaume CIV, 13-15. Lire yâzûn «il alimente» plutôt que yâdîn «il juge».



29 Qui comprendra aussi les déploiements de la nue,

les grondements de sa hutte?

30 Voici qu’il a déployé sa vapeur

et a voilé les profondeurs de la mer;



[verset 31 après 28]



32 à deux mains il a levé un éclair

et lui a enjoint de frapper au but.

33 Il en avertit son pasteur,

le troupeau qui flaire la tempête.

29-33. Les nuages, d’où va gronder l’orage. Lire «qui?», avec la version syriaque, au lieu de im «si», au début du verset 29. Sa hutte, c’est-à-dire le nuage où réside le Dieu des orages : Psaume XVIII, 12. Lire êdô «sa vapeur», avec Théodotion, au lieu de ôro «sa lumière» au verset 30 : confusion du rêsh et du daleth. Les profondeurs, littéralement «les racines» de la mer, l’endroit le plus bas. L’orage s’étend sur les mers comme sur la terre.

Dieu, de sa hutte, va brandir son arme, qui est l’éclair. Il a levé, au verset 32, grâce à une légère correction : nissâ’ au lieu de kissâh «il a couvert». Usage du mot ôr «lumière» pour signifier un éclair : xxxvii, 3, 11, 15.

Tel qu’il est, le verset 33 n’offre pas de sens. La présence du mot miqnéh «troupeau» et du mot al'ôlâh «tempête», devenu al — ôléh, nous invite à reconnaître dans ce vers l’effet produit sur les troupeaux par l’approche de la tempête, effet constaté par les anciens : Virgile, Géorgiques, I, 370 ss. Nous proposons simplement de vocaliser ro’ô «son pasteur», au lieu de rê’ô «son prochain» et de voir dans aph du 2e hémistiche un succédané de shô'éph «flairant». Le troupeau qui flaire la tempête est le sujet de la première proposition.



CHAPITRE XXXVII

1 C’EST aussi pour cela que palpite mon cœur

Et qu’il bondit hors de sa place!

2 Écoutez donc le fracas de sa voix

et le murmure qui sort de sa bouche.

8 Sous tous les cieux il lance son éclair

et celui-ci atteint aux extrémités de la terre.

4 Derrière lui mugit une voix :

Il tonne de sa voix superbe

et ne retient pas les [foudres],

lorsqu’est entendue sa voix.

XXXVII 1-4. L’approche de l’orage (xxxvi, 33) fait palpiter le cœur d’Élihou. La voix de Dieu est le tonnerre : xxviii, 26, où le pluriel qolôth «les voix» désigne les coups de tonnerre. Au verset 3, «il le lance» anticipe le complément «son éclair» du 20 hémistiche. D’où notre traduction. Son éclair, en hébreu «sa lumière» : xxxvi, 32. Les extrémités de la terre, littéralement «les ailes, les coins», comme dans xxxviii, 13. Après les éclairs, le tonnerre : verset 4. Trois fois le mot «voix» pour exprimer le tonnerre, déjà rendu par «voix» au verset 2. Le mot ber âqîm «foudres» a disparu, par haplographie, après ye`aqqêb, devenu ensuite ye’aqqebêm «il les retient».



5 Dieu, par sa voix, opère des merveilles,

il fait de grandes choses que nous ne savons point,

6 quand à la neige il dit : Tombe à terre! []

et aux pluies d’averse : Soyez fortes!

7 Sur tout homme il met un sceau,

pour que tous les hommes connaissent son action.

8 Et l’animal rentre au repaire,

dans ses tanières il demeure.

5-8. Ici le mot «voix» garde son sens propre, qui sera précisé par le verset 6. Lire alors ya’amol «il opère» au lieu de yar’êm «il tonne», influencé par la description qui précède. Au verset 6, les mots we géshém mâtar «et averse de pluie» proviennent d’une dittographie des mots suivants. Vocaliser ozzû «soyez fortes!», au lieu de uzzô «sa force». D’après IX, 7 lire be’ad «à travers, derrière, sur» au lieu de be-yad «dans la main» au verset 7. Dieu met les gens sous scellés pour les empêcher de sortir. Image de la pluie qui retient chacun chez soi. Les animaux, comme les humains, restent au logis : verset 8.



9 Du sud arrive un tourbillon

et du nord le froid;

10 par le souffle de Dieu est produite la glace

et l’étendue des eaux se solidifie.

11 Parfois la nue lance un foudre,

la nuée dissémine son éclair

12 et celui-ci tournoyant en cercles,

[circule] d’après ses plans,

si bien qu’ils font tout ce qu’il leur ordonne,

sur la face de son monde terretre :

13 soit pour un châtiment Il accomplit sa volonté,

soit pour miséricorde Il la réalise.

9-13. Autres météores. Le sud est exprimé par «la Chambre», qui rappelle les Chambres du Sud de ix, 9. Le nord est rendu par mezârîm «les dispersants», c’est-à-dire les nuages du nord qui, dans la tradition juive et arabe, dispersent la pluie. Au verset 10, vocaliser yuttan «est produite», d’après les auteurs hexaplaires et le Targum, plutôt que yittên «il produit». L’inexplicable berî du verset 11 provient de bârâq «foudre». Son éclair, en hébreu «sa lumière», comme au verset 3. Le verset 12 décrit les tournoiements de l’éclair. Pour équilibrer les quatre hémistiches, nous suppléons yithallêk «circule», qui a pu tomber par haplographie après mithappêk «tournoyant». On a ensuite «pour qu’ils fassent tout ce qu’il leur ordonne», les suffixes pronominaux se rapportant au foudre et à l’éclair. Son monde terrestre, en hébreu «le monde de sa terre», comme dans Proverbes, VIII, 31. Vocaliser arsoh «sa terre». Dieu est sujet des verbes, au verset 13, où une mauvaise coupure a donné «im le -» arsô «soit pour son pays», au lieu de yemallê’resôno «il accomplit sa volonté».



14 Prête l’oreille à ceci, Job,

arrête-toi et observe les merveilles de Dieu !

15 Sais-tu comment Éloah leur commande

et comment sa nuée fait briller un éclair?

16 Sais-tu quelque chose des balancements de la nue,

miracles du parfait en science?

17 Toi, dont les vêtements sont chauds,

quand se repose la terre au vent du midi,

18 étendras-tu, avec Lui, des nuages,

solides comme un miroir de métal fondu?

19 Pais-moi savoir ce que nous lui dirons :

nous n’argumenterons plus, par suite des ténèbres!

20 Est-ce qu’on lui raconte, quand je parle?

Quand un homme a dit, est-ce qu’il est informé?

14-20. Élihou va faire subir un examen à Job sur les merveilles de la nature, qui sont aussi les merveilles du créateur : verset 5. Les météores reparaissent. D’abord l’éclair, même expression qu’aux versets 3 et 11, «une lumière». Les balancements de la nue, au lieu des déploiements de xxxvi, 29. Le parfait en science, c’est Dieu, alors qu’Élihou s’est donné comme parfait en science dans xxxvi, 4. Le vent du sud, simplement «le sud», en hébreu dârôm de Deutéronome xxxiii, 23.

Au verset 18, allusion à la coutume des anciens de fabriquer les miroirs en métal fondu. Par suite des ténèbres, au verset 19, c’est-à-dire «à cause de l’obscurité dans laquelle nous nous trouvons». D’ailleurs, il est inutile de tant discuter, puisque Dieu ne se soucie pas des propos tenus par les humains : verset 20.



21 Et maintenant on ne voyait plus la lumière,

et elle était obscurcie par les nuages,

mais un vent a passé et les a balayés.

22 Du Nord arrive une clarté,

autour d’Éloah est une gloire redoutable;

23 Shaddaï, nous ne l’atteignons pas!

Il est grand en force et en jugement,

il est maître en justice, il n’opprime pas;

24 c’est pourquoi le craignent les hommes :

il ne regarde même pas tous les sages de cœur!

21-24. Élihou revient à sa description de l’orage, qui faisait pressentir l’intervention divine. Un vent passe et balaie les nuages. Au verset 22, lire zohar «clarté» plutôt que zâhâb, «or» : Ézéchiel, VIII, 2; Daniel, XII, 3. Éloah et Shaddaï : XXXIII, 4; xxxiv, 10; xxxv, 13. La lumière qui entoure Dieu éblouit l’homme. On ne peut que répéter presque inconsciemment les perfections divines : verset 23, à comparer avec xxxvi, 22. La crainte est le seul sentiment que l’on doit éprouver devant le Dieu qui «ne regarde même pas tous les sages de cœur». Les sages de cœur, les détenteurs de la sagesse qui a son siège dans le cœur : lx, 4; xxxxv, 10. Fin des discours d’Élihou, qui ne reparaîtra plus sur la scène.



CHAPITRE XXXVIII

1 ET Iahvé répondit à Job, du sein de la tempête, et il dit :

XXXVIII I. La parole est à Iahvé. Les discours d’llihou ont été amenés par un prologue à part (xxxii, 1-6), ils se terminent sans conclusion (xxxvii, 24). Iahvé s’adresse directement à Job, qui a fait sa propre apologie et a demandé que Shaddaï lui réponde (xxxx, 35-y7). L’intervention d’Élihou est un hors-d’œuvre dans la contexture du livre de Job.



2 Qui est celui qui obscurcit la Providence

par des mots dépourvus de science?

3 Ceins donc tes reins comme un homme :

je te questionnerai et tu m’instruiras.

2-3. C’est à Job que fait allusion Iahvé en parlant de «celui qui obscurcit la Providence». La Providence, en hébreu «le conseil» de Dieu, d’après XII, 13. Le verset 3 sera répété dans xi, 7. Ceins tes reins, pour te préparer à la lutte : Jérémie, I, 17. Job va subir un véritable interrogatoire.



4 Où étais-tu quand je fondai la terre?

Indique-le, si tu sais la vérité.

5 Qui a fixé ses mesures, si tu le sais,

ou qui a tendu sur elle un cordeau?

6 En quoi ses socles furent-ils enfoncés,

ou qui posa sa pierre angulaire?

7 Quand chantaient en chœur les étoiles du matin

et que tous les fils d’Élohim acclamaient.

8 Qui enferma, à deux battants, la mer,

Quand elle jaillissait, quand elle sortait du sein?

9 Quand je mis une nuée pour son vêtement

et un nuage pour son maillot.

10 Puis je lui imposai ma limite,

je brisai verrou et battants,

11 et je dis : «Jusqu’ici tu viendras et ne continueras point;

ici se brisera l’orgueil de tes flots!»

4-11. La création racontée par Dieu. L’un des plus beaux morceaux de la poésie hébraïque.

La terre est comparée à un édifice dont l’architecture est le secret de Dieu. Tendre le cordeau, au verset 5, comme dans Zacharie, I, 16, pour mesurer les parties d’un monument. Les socles sont les soutiens des colonnes sur lesquelles la terre repose d’après IX, 6.

La pierre angulaire, qui s’appelle aussi «tête d’angle» (Psaume cxviii, 22), couronne l’édifice. L’inauguration se fait au verset 7.

L’homme n’existe pas encore; ce sont les astres, en particulier les étoiles du matin, qui entonnent l’hymne de la dédicace au lever du soleil. À leur chœur répond celui des fils de Dieu, c’est-à-dire des Anges : 1, 6; II, 1. Après la terre, la mer, l’élément tumultueux que la création doit discipliner. Lire, avec la Vulgate, mi sâk «qui a enfermé?» plutôt que wa-yâsék «et il enferma».

La mer sort des entrailles de la Terre, comme un enfant qui vient de naître, et Dieu lui donne les nuages pour vêtement. Noter l’emploi de hathullâh au sens de «maillot», d’après l’usage du verbe hathal «emmailloter» dans Ézéchiel, xvi, 4. Transposer, au verset 10, les verbes «j’imposai» et «je brisai». Dieu impose une limite à la mer. Il n’est plus besoin de verrou, ni de battants de porte (verset 8); l’ordre divin, exprimé au verset 11, suffit à contenir la révolte des flots. Le texte actuel yâshîth bi-ge'on «il mettra à l’orgueil» et dû à une mauvaise coupure de yishtabbêr ge'on «se brisera l’orgueil», leçon soutenue par les Septante et la Vulgate.



12 As-tu, jamais de ta vie, commandé au matin,

fait connaître à l’aurore sa place?

13 Pour qu’elle saisisse les coins de la terre

et qu’en soient secoués les méchants.

14 Elle devient comme de la terre sigillée

et elle se teint comme un vêtement.

15 Alors aux méchants est refusée leur lumière

et le bras levé est brisé.

12-15. La naissance du jour. Le matin et l’aurore obéissent aux ordres de Dieu. La terre est comme un tapis qui a quatre coins (xxxvii, 3). Durant la nuit, les méchants se livrent à leurs méfaits à la faveur de l’obscurité (xxiv, 15-16). Mais l’aurore secoue le tapis et ils disparaissent à l’approche de la lumière.

La terre sigillée, littéralement «argile de sceau», comme en arabe, est la terre de Lemnos qui n’était vendue que marquée d’un sceau (Pline, Nat. Hist. xxxv, 14, 1). L’une de ses caractéristiques était sa teinte rouge. D’où la comparaison avec la couleur que prend la terre sous l’effet de l’aurore. Lire ensuite tissâba’ «elle se teint», au lieu de yithyassebû «ils se tiennent». Au verset 15, les méchants perdent leur lumière, puisque pour eux les ténèbres sont la lumière (Isaïe, v, 20). L’aurore dissipe les ténèbres, le bras des méchants, levé pour le crime, est brisé par l’apparition de la lumière.



16 Es-tu arrivé jusqu’aux sources de la mer,

et au fond de l’abîme t’es-tu promené?

17 Les portes de la Mort se sont-elles montrées à toi?

et as-tu vu les portes de l’Ombre?

18 As-tu réfléchi aux étendues de la terre?

Indique-le, si tu la connais toute!

19 Par quel chemin habite la lumière?

Et les ténèbres, quelle est leur place?

20 Pour que tu les mènes à leur domaine

et que tu discernes les sentiers de leur maison?

21 Tu le sais, car alors tu étais né

et le nombre de tes jours est considérable!

16-21. Nouvelles questions ironiques. Les sources de la mer, les profondeurs inaccessibles qui alimentent en eaux cet inépuisable réservoir. L’abîme, parallèle à la mer (xxviii, 14), est le tehôm des origines : Genèse, I, 2. La Mort et l’Ombre, en parallélisme, comme on avait l’Abaddon et la Mort dans xxviii, 22. 11 s’agit des portes du Sheol mentionnées dans haïe, xxxviii, Io. Les portes de la Mort dans Psaumes IX, 14; cvii, 18.

Le verset 18 nous ramène sur la terre dont les étendues dépassent de beaucoup la connaissance de l’homme, d’où «si tu la connais toute!» La lumière et les ténèbres se succèdent périodiquement, elles sortent de leur habitation, puis y retournent à tour de rôle : versets 19-20. Noter l’ironie du verset 21, qui suppose que Job était né au temps où le cosmos s’organisait à la parole du Créateur.



22 Es-tu arrivé aux réservoirs de neige

et as-tu vu les réservoirs de grêle,

23 que j’ai ménagés pour le temps de détresse,

pour le jour de bataille et de combat?

24 Par quel chemin se dissipe la vapeur

et le vent d’est se répand-il sur terre?

25 Qui a creusé à l’averse une rigole

et une route au roulement du tonnerre,

26 pour faire pleuvoir sur une terre sans homme,

sur un désert où il n’y a point d’humain,

27 pour abreuver dévastation et désolation,

et pour faire germer de la Steppe un gazon?

28 La pluie a-t-elle un père?

Ou qui a engendré les gouttes de rosée?

29 Du ventre de qui est sortie la glace?

Et le givre des cieux, qui l’a enfanté?

30 Comme la pierre les eaux se figent

et la face de l’abîme se coagule!

22-30. Les météores : la neige, la grêle. Ce sont des armes dont Dieu se sert contre ses ennemis : Exode, ix, 22-26; Josué, x, 11; Isaïe, XXVIII, 17. Au verset 24, lire probablement éd «vapeur» plutôt que ôr «lumière, éclair» : contraste entre la vapeur, c’est-à-dire le brouillard, et le vent d’est qui amène la sécheresse. Le verset 25 s’inspire de xxviii, 26. L’averse elle-même est domestiquée, elle ne tombe pas au hasard, elle suit une route tracée d’avance, comme si elle était canalisée par des rigoles. C’est ce qui fait qu’elle tombe sur des endroits où l’homme ne peut la capter et où la terre n’en tire nul bénéfice : versets 25-27. Lire missiyyâh «de la Steppe» plutôt que môsâ’ «lieu d’origine» au verset 27.

La pluie, après l’averse du verset 25. Phénomène que l’ancienne physique ne pouvait expliquer : «La pluie a-t-elle un père?» D’après le contexte et les versions, le mot églêy, qui ne reparaît pas ailleurs, ne peut exprimer que «les gouttes» de rosée. Pas plus que la pluie, la glace et le givre n’ont d’explication naturelle. Leur naissance est mystérieuse : verset 29. Noter les hyperboles du verset 30, où les eaux se figent comme la pierre et où la face de l’abîme, c’est-à-dire de la mer (verset 16), se coagule. Comparer xxxvii, 10.



31 Noueras-tu les liens des Pléiades,

ou dénoueras-tu les cordes d’Orion?

32 Feras-tu sortir la Couronne en son temps?

Et l’Ourse, avec ses petits, les guideras-tu?

33 Connais-tu les lois des cieux?

Réalises-tu sur terre ce qui y est écrit?

31-33. Les constellations. D’abord les Pléiades, kîmâh, et Orion, kesîl, comme dans IX, 9. Nous ne pouvons que renvoyer à l’exposé très documenté de notre commentaire sur le Livre de Job (1926), pp. 118-119, pour l’identification de ces deux constellations et de l’Ourse du verset 32. Quant à la Couronne, elle représente la Couronne boréale, qui est une très belle constellation, digne de figurer à côté de la grande Ourse. Le sens de Couronne pour l’hébreu mazzârôth, à distinguer de mazzarîm de xxxvn, 9, se déduit de la racine n-z-r d’où nêzér «diadème, couronne». Noter les allusions aux liens qui réunissent les étoiles des Pléiades, aux cordes qui retiennent le géant Orion, aux petits de la grande Ourse. Les lois des cieux sont telles qu’elles peuvent être considérées comme la règle de ce qui se passe sur terre. C’est pourquoi nous interprétons mishtârô «son écriture», d’après l’assyrien mashtaru, dans le sens de «ce qui y est écrit»



34 Élèveras-tu ta voix jusqu’à la nue

pour qu’une inondation te submerge?

35 Lanceras-tu des éclairs et iront-ils?

Et te diront-ils : Nous voici?

36 Qui a mis dans l’ibis la sagesse,

ou qui a donné au coq l’intelligence?

37 Qui peut nombrer les nuages avec sagesse

et qui incline les outres des cieux,

38 quand se solidifie la poussière

et que les mottes s’agglomèrent?

34-38. Les perturbations atmosphériques échappent au pouvoir de l’homme. Elles dépendent de Dieu seul. D’abord l’inondation provoquée par la pluie, comme dans xxii, 11. Puis les éclairs qui obéissent aux ordres de Dieu : verset 35, cité dans Baruch, III, 33-35. Au verset 36, l’ibis traduit l’hébreu tuhôth, décalque du dieu égyptien Thot, qui est symbolisé par l’ibis. Cet oiseau sacré avait la réputation d’annoncer les crues du Nil, d’où son renom de sagesse. Le 2e hémistiche est cité dans l’une des bénédictions de la prière du matin chez les Juifs. Le sens de «coq» pour sékwî est garanti par la tradition d’un des Targums et par la Vulgate. Le coq annonce le lever du jour, d’où son renom d’intelligence. Les nuages, au verset 37, sont les outres des cieux qu’il s’agit de soupeser avec sagesse avant de les déverser sur la terre. Résultats de la pluie au verset 38 : la poussière forme un tout compact, elle se solidifie; les mottes s’agglutinent les unes aux autres.



39 Chasses-tu pour la lionne une proie

et combles-tu l’appétit des lionceaux,

40 quand ils sont accroupis dans les tanières,

quand ils restent en embuscade dans le hallier?

41 Qui prépare au corbeau sa provision,

quand ses petits crient vers Dieu,

quand ils titubent faute de nourriture?

39-41. Nous passons maintenant au règne animal. C’est Dieu qui pourvoit à la vie et à la reproduction des animaux en liberté. Le mot hayyâh «vivante, âme» prend le sens d’«appétit» au verset 39. Même procédé sémantique dans l’usage de néphésh «âme» pour «appétit» dans Proverbes, vi, 30. Le corbeau figure, au verset 41, à titre de carnivore. Les petits du corbeau correspondent aux lionceaux des versets précédents. On les trouve quémandant de Dieu leur nourriture dans Psaume cxlvii, 9.



CHAPITRE XXXIX

1 CONNAIS-TU [] l’enfantement des antilopes du rocher, observes-tu la parturition des biches?

2 Comptes-tu les mois qu’elles doivent accomplir

et sais-tu l’époque de leur enfantement?

3 Elles s’accroupissent, elles mettent bas leurs petits,

elles déposent leurs portées;

4 leurs fils deviennent forts, ils grandissent dans le désert,

ils partent et ne reviennent plus vers elles.

XXXIX 1-4. Les antilopes du rocher, qu’on aperçoit de loin dans le désert et dont la vie échappe à tout contrôle. Le mot êth «temps», qui surcharge le verset 1, est dû à une dittographie. Aux antilopes font pendant les biches non moins mystérieuses dans leurs conceptions et leurs enfantements : versets 2-3. Lire tephallêtnâh «elles se délivrent, elles mettent bas», plutôt que tephallahnâh «elles fendent» au verset 3. Dans le désert, d’après le sens de bar en arabe et en syriaque.



5 Qui a mis l’onagre en liberté

et qui a dénoué les liens de l’âne sauvage,

6 auquel j’ai assigné la Steppe pour maison

et la terre salée pour ses demeures?

7 Il se rit du tapage de la cité,

il n’entend point les vociférations du conducteur,

8 il explore les montagnes, son pâturage,

et il est en quête de toute verdure.

5-8. Nouvelle question ironique. Le poète semble imaginer que l’onagre en un âne domestique ayant recouvré sa liberté. La terre salée, au verset 6, pour désigner le désert : Jérémie, xvii, 6. Opposition entre l’animal en liberté et l’animal qui, en ville, obéit aux cris du conducteur. Les montagnes servent de pâturage à l’âne sauvage.



9 Le buffle voudra-t-il te servir?

Passera-t-il la nuit près de ta crèche?

10 Attacheras-tu [ ] à son cou une corde?

Hersera-t-il les sillons derrière toi?

11 Te fieras-tu à lui parce que grande est sa force,

et lui abandonneras-tu ta besogne?

12 Comptes-tu sur lui pour qu’il revienne,

pour qu’il ramène ton grain à ton aire?

9-12. Autre animal sauvage, le buffle, opposé au bœuf qui passe la nuit près d’une crèche, en attendant de se soumettre au joug. Au verset 10, omettre rêym, dû à une dittographie du mot qui figure au verset 9. Transposer télém «sillon» et amâqîm «vallées», reste de onqô «son cou». Ces légères corrections donnent un sens acceptable à un verset, qui devrait se traduire : «Attacheras-tu un buffle à un sillon sa corde, hersera-t-il des vallons derrière toi?». Les versets 11-12 montrent bien la différence entre le buffle et le bœuf, ce dernier étant l’animal des travaux champêtres. Au verset 12, lire le kethîb yâshûb «qu’il revienne» et rattacher «ton grain» au 2e hémistiche, où il faut lire le -gornekâ «à ton aire», au lieu de «et ton aire».



13 L’aile des autruches est allègre,

elle possède une plume gracieuse et un pennage!

14 Quand elle abandonne ses œufs à terre

et que sur le sol elle les réchauffe,

15 elle oublie qu’un pied peut les écraser

et qu’une bête sauvage peut les piétiner :

16 elle est dure pour ses fils comme s’ils n’étaient pas à elle,

de l’inanité de sa peine elle est sans souci!

17 C’est qu’Éloah l’a démunie de sagesse

et ne lui a pas départi l’intelligence!

18, Mais sitôt qu’en haut elle se soulève,

elle se rit du cheval et de son cavalier!

13-18. L’autruche. Le mot renânîm, qui ne reparaît pas ailleurs, désigne les autruches comme des «chanteurs», suivant le folklore du désert. Nous rendons par «en allègre» le verbe né’élâsâh qui signifie proprement «en joyeux». Nous lisons êm «mère», au sens de «qui possède», au lieu de im «si», ce qui évite les innombrables corrections auxquelles en soumis le texte du 2e hémistiche. La façon dont l’autruche abandonne ses œufs pour les faire éclore sur le sol avait frappé les anciens. On y voyait une preuve d’indifférence au sort de sa progéniture : versets 15-16. Pour notre auteur, c’est une preuve de stupidité congénitale. Dieu ne lui a pas accordé l’intelligence. Et voici le contraste! Dès qu’avec ses ailes elle prend son essor, elle se rit du cheval et de son cavalier! Le cheval et son cavalier, comme dans le cantique de Moise : Exode, xv, 1.



19 Donnes-tu au cheval la vigueur?

Revêts-tu son cou d’une crinière?

20 Le fais-tu bondir comme la sauterelle?

Son glorieux hennissement est terreur!

21 Il piaffe dans le vallon et exulte avec force,

il part au-devant des armes,

22 il se rit de la peur et ne s’effraie pas :

il ne recule pas devant le glaive.

23 Sur lui résonne le carquois,

la flamme de la lance et du javelot.

24 D’émotion et d’impatience il avale la terre,

il ne se tient plus dès que sonne la trompette.

25 Au son de la trompette, il dit : Ah!

Et de loin il flaire le combat,

tonnerre des chefs et cri de guerre!

19-25. Description classique du cheval de guerre. L’allusion au cheval dans le verset 18 amène naturellement ce morceau, souvent cité comme modèle de la poésie hébraïque. Au verset 19, ra`mâh désigne la crinière «flottante». Le cheval en comparé à la sauterelle (verset 20), tandis que dans Joël, II, 4, c’en la sauterelle qui en comparée au cheval et au cavalier. Les versets 21-23 montrent le cheval de guerre, plein de courage, impatient de voler au combat, frémissant au cliquetis du carquois, de la lance, du javelot. La flamme de la lance, c’est-à-dire le fer qui luit au soleil : Juges, III, 2 2; Nahum, III, 3. Le son de la trompette enivre le coursier. De loin il sent l’approche du combat, il perçoit la voix tonnante des chefs et le cri de guerre : versets 24-25.



26 Est-ce par ton intelligence que s’emplume l’épervier,

qu’il étend ses ailes vers le sud?

27 Est-ce sur ton ordre que s’élève l’aigle

et qu’il place en haut son nid?

28 Il habite un rocher et y passe la nuit,

sur une dent de rocher et une forteresse,

29 de là il épie une pâture,

au loin ses yeux regardent!

30 Et ses petits lapent le sang,

où il y a des cadavres, il y est!

26-30. Voici maintenant l’épervier et l’aigle, deux oiseaux de proie. Le premier est un oiseau migrateur. Il suit l’envol de sa proie vers le sud : Jérémie, VIII, 7. L’aigle place son nid hors de la portée des humains : Jérémie, xlix, 16. Une dent de rocher, c’est-à-dire le sommet le plus aigu : I Samuel, xiv, 4-5. C’est de là, comme d’une forteresse, que le roi des oiseaux guette sa proie : verset 29. L’aigle a la réputation de nourrir de sang ses petits. Le dernier hémistiche du verset 30 fait allusion à une opinion courante, justifiée par l’observation : présence des aigles et des autres oiseaux de proie autour des cadavres. Voir Matthieu, xxiv, 28; Luc, xvii, 37.



CHAPITRE XL

ET Iahvé s’adressa à Job et dit :

2 Celui qui dispute avec Shaddaï cédera-t-il?

Celui qui critique Eloah répondra-t-il à cela?

3 Et Job répondit à Iahvé et dit :

4 Si j’ai été léger, que te répliquerai-je?

Je mettrai ma main sur ma bouche :

5 j’ai parlé une fois et ne répéterai pas,

deux fois, et ne recommencerai pas!

XL 1-5. Dialogue très court entre Iahvé et Job, pour marquer la fin du long discours des chapitres xxxviii-xxxix. Comparer l’introduction de xxxviii, 1. Au verset 2, vocaliser râb «disputant», avec la Vulgate et le Targum, plutôt que rob «disputer», et yâsûr «cédera» plutôt que yissôr «. censeur». Parallélisme Shaddaï et Éloah : xxxvii, 22-23. Job répond qu’il n’a plus rien à répondre. Il met la main sur sa bouche, pour retenir les paroles : xxi, 5; xxix, 9. Au lieu de é’énéh «je répondrai», au verset 5, lire éshnéh «je répéterai», d’après xxxiii, 14.



6 Et Iahvé répondit à Job, du sein de la tempête, et dit :

6. Formule solennelle pour amener un long discours xxxviii, 1.



7 Ceins donc tes reins comme un homme,

je te questionnerai et tu m’instruiras.

8 Est-ce que vraiment tu casseras mon jugement,

tu me condamneras pour que tu aies raison?

9 As-tu un bras comme celui de Dieu

et tonnes-tu d’une voix comme la sienne?

10 Orne-toi donc de fierté et d’élévation,

revêts-toi de gloire et d’honneur!

11 Répands les débordements de ta colère,

regarde tout être fier et abaisse-le!

12 Regarde tout être altier, ravale-le!

Et écrase les méchants sur place!

13 Cache-les ensemble dans le sol,

emprisonne leurs personnes dans le cachot,

14 et, moi-même, je te louerai

de ce que ta droite t’aura sauvé!

7-14. Le verset 7 répète xxxviii, 3. Début d’interrogatoire. Job, s’il a raison, casse le jugement du Dieu qui le condamne. Pour ce faire, il faudrait avoir une puissance égale à celle du juge suprême. Cette puissance se manifeste dans le tonnerre qui est la voix de Dieu : xxxvii, 2-5. Le verset 10 est ironique. Le 2e hémistiche évoque Psaume CIV, 1, où Dieu se revêt de gloire et d’honneur. Les versets 2-12 sont un nouveau défi à Job. Pour éviter la répétition de gê'éh fier’, au verset 12, lire probablement gâboah altier’, d’après les Septante. C’est à Dieu qu’il revient d’abaisser l’orgueil et de punir la méchanceté. Le verset 13 insiste sur le châtiment des méchants. ils s’enfoncent sous terre, comme Coré, Dathan et Abiram : Nombres, xvi, 31-34. Le cachot du verset 13 est sans doute le Sheol, d’où l’on ne revient pas. Leurs personnes, littéralement leurs faces’ : grec prosôpon, latin persona. Dieu est prêt, par ironie, à rendre hommage au pouvoir de Job, qui se serait sauvé par ses propres forces : verset 14, à comparer avec Psaume xcviii, 1.

15. Les descriptions qui vont suivre sont une amplification des passages consacrés à la toute-puissance de Dieu. Il semble qu’un poète ait voulu consommer la défaite de Job, en mettant en scène deux des créatures les plus extraordinaires : l’hippopotame et le crocodile. Ces deux animaux font partie de la faune égyptienne. Sur le plafond stellaire du Ramesséum on voit l’hippopotame portant le crocodile le long de son échine. Hérodote décrit successivement le crocodile et l’hippopotame parmi les animaux d’Égypte au livre II de son Histoire (§ 68-71). Le nom de Béhémoth, pluriel de behêmâh bête’, est choisi à dessein pour désigner l’hippopotame comme la Brute par excellence, montre terrestre et marin, dont la nature amphibie avait frappé les anciens. Quant au crocodile, on lui donne le nom de Léviathan, monstre eschatologique, évoqué dans III, 8. Omettre, avec les Septante, l’incise que j’ai fait’ qui surcharge le premier hémistiche du verset 15. L’hippopotame, en italien bomarino bœuf marin’, mange de l’herbe comme le bœuf.

15 Voici donc Béhémoth [] devant toi!

Comme le bœuf il mange de la verdure.

16 Vois donc sa force en ses reins

et sa vigueur dans les muscles de son ventre!

17 Il raidit sa queue comme un cèdre,

les nerfs de ses cuisses sont noueux,

18 ses os sont des tubes d’airain,

ses membres sont comme une barre de fer!

19 Il et la première des œuvres de Dieu,

lui qui fut créé tyran de ses compagnons,

20, car les montagnes lui apportent un tribut,

ainsi que toutes les bêtes sauvages qui s’y jouent.

21 Sous les lotus il et couché,

dans une retraite de roseau et de marécage,

29 les ombres des lotus le couvrent,

les saules du torrent l’environnent.

23 Si le fleuve est violent, il n’est pas ému,

il et tranquille, même si le Jourdain jaillit jusqu’à sa bouche.

24 Qui est-ce qui le prendra par ses yeux,

qui lui percera le nez avec des épines?

16-24. Le poète insiste sur la force de l’hippopotame, qui réside en ses reins, dans les muscles de son ventre, dans sa queue et ses cuisses, dans ses os. Comparaisons hyperboliques : comme un cèdre (verset 17), tubes d’airain et barres de fer (verset 18). La première des œuvres de Dieu, au sens de manifestation extraordinaire de la volonté créatrice. Le 2e hémistiche du verset 19 celui qui l’a fait présente son glaive’ est dû à une déformation du texte primitif qu’on peut restituer en partie d’après les Septante : hé —’ âsû nogês habêrâw lui qui fut créé tyran de ses compagnons”, texte très peu différent du texte actuel. L’explication en est donnée au verset 20, où le mot bûl, qui ne reparaît pas ailleurs, nous paraît de même origine que l’assyrien biltu tribut”. Les montagnes figurent comme habitat des bêtes sauvages qui s’y jouent” en liberté. Au verset 22 lire silalêy ombres”, plutôt que silalô son ombre” et placer le mot devant sé'élim lotus”. On sent partout le paysage des bords du Nil. Avec les saules du torrent comparer le torrent des saules” : Isaïe, xv, 7. Le Jourdain est choisi, au verset 23, comme type de fleuve violent. Restituer qui est-ce?”, tombé par haplographie après pî-hû au début du verset 24. Le chasseur cherche avant tout à crever les yeux de l’animal, après quoi il peut lui percer les narines avec des épines, c’est-à-dire des bâtons pointus.



25 Pêcheras-tu Léviathan avec un hameçon?

Et avec une corde lieras-tu sa langue?

26 Mettras-tu un jonc dans son nez

et avec un crochet perceras-tu sa mâchoire?

27 Multipliera-t-il des supplications vers toi,

te dira-t-il des tendresses?

28 Conclura-t-il un pacte avec toi?

Le prendras-tu pour serviteur à vie?

29 Joueras-tu avec lui comme avec un passereau

et l’attacheras-tu pour tes fillettes?

30 Les associés spéculeront-ils sur lui,

le débiteront-ils entre des marchands?

31 Cribleras-tu de dards sa peau?

Et sa tête avec le harpon aux poissons?

32 Si tu mets ta main sur lui,

songe au combat, tu ne recommenceras pas!

25-32. Nous avons vu que Léviathan, comme Béhémoth, représentait un monstre que la description permet d’identifier au crocodile. L’interrogation du verset 25 est ironique. Une fois l’animal capturé, on suppose qu’on lui lie la langue pour le faire taire.

Le verset 26 contient une allusion au traitement des prisonniers chez les Assyriens. Comparer la description d’Ézéchiel, xxix, 4, où le Pharaon est comparé à un grand crocodile. Le verset 27 semble bien inspiré par la légende des larmes de crocodile. L’ironie est patente dans les versets 29-30, où l’animal devient successivement un jouet entre les mains des petites filles, une marchandise qu’on débite entre spéculateurs. Le mot marchands” rend l’hébreu kena’anîm Cananéens”, ceux-ci ayant la spécialité du colportage : Isaïe, xxiii, 8; Osée, XII, 8; Sophonie, I, 11. D’après les représentations égyptiennes, on se servait du harpon pour chasser le crocodile comme l’hippopotame. C’est un harpon spécial, distinct du harpon aux poissons mentionné au verset 31. Le verset 32 suppose que le crocodile est attaqué, dans un combat corps à corps. La description se continue au chapitre XLI, où nous plaçons le verset 2 avant le verset 1, pour respecter la suite des idées.



CHAPITRE XLI

2 N’EST-IL pas cruel, dès qu’on l’éveille ?

Et qui est-ce qui tiendra devant lui?



1 Voici que son attente est frustrée : [ ]

rien qu’à son aspect il est renversé!

3 Qui l’a affronté et est resté sauf?

Personne sous tous les cieux!

XLI 1-3. Pour la suite des idées, placer le verset 2 avant le verset 1. Il s’agit de la lutte contre le crocodile : XL, 32. Le chasseur l’a tiré de sa torpeur : XLI, 2. Lire, avec le Targum, devant lui”, au lieu de devant moi”, au verset 2. On comprend alors le sens du verset 1 : l’attente du chasseur est frustrée. Transporter l’interrogatif ha de ha-gam (verset 1) au début du verset 2.

Le verset 3 qui s’est présenté à moi pour que je récompense, c’est à moi sous tous les cieux” est inintelligible dans la description. Des confusions de lettres ont produit ce texte, facile à amender : hiqdîmo l’a affronté” au lieu de s’est présenté à moi”, wa-yishlam et est resté sauf” au lieu de pour que je récompense”, enfin la négation lo, au lieu de «à moi».



4 Je ne tairai pas ses membres

et je dirai sa force incomparable.

5 Qui a soulevé le devant de son vêtement?

Dans la doublure de sa cuirasse qui pénètre?

6 Qui a ouvert les battants de sa bouche?

Autour de ses dents, c’est terreur!

7 Son dos, ce sont des rangées de boucliers,

qu’a fixés un sceau de caillou :

8 l’un de l’autre ils sont rapprochés

et un souffle ne pénètre pas entre eux;

9 ils sont collés chacun à son voisin,

ils se tiennent et ne se séparent pas.

4-9. Le corps du crocodile. Au verset 4, «adabbêr «je dirai» et gebûrathô «sa force», préférable à debar gebûrôth «la parole des forces». La leçon hêyn «grâce» est une faute évidente pour êyn qui fournit la locution «sans comparaison, incomparable» de la fin du verset. La carapace du crocodile est une véritable cuirasse. Lire siryonô «sa cuirasse», d’après les Septante, au lieu de rimô «son mors», au verset 5; pîw «sa bouche», d’après le syriaque, au lieu de pânâyw «son visage», au verset 6. Les battants de la bouche sont les mâchoires garnies de dents. Légers changements au verset 7 gêwoh «son dos», d’après les Septante et la Vulgate, préférable à gê'awâh «élévation»; sor «caillou», d’après les Septante, préférable à sâr «étroit». La carapace du crocodile ressemble à de petites rondaches juxtaposées. Ces écailles sont collées l’une à l’autre, au point qu’un souffle ne peut passer entre elles : verset 8. Le verset 9 insiste sur cette soudure des éléments de la carapace. Chacun à son voisin, littéralement «chacun à son frère» : Exode, xxvi, 3.



10 Son éternuement fait briller la lumière

et ses yeux sont comme les paupières de l’aurore!

11 De sa bouche partent des torches,

des étincelles de feu s’échappent;

12 de ses narines sort de la fumée,

comme d’un chaudron chauffé et bouillant;

13 son souffle enflamme des charbons

et une flamme sort de sa bouche;

14 en son cou réside la force

et devant lui bondit l’effroi.

15 Les fanons de sa chair sont consistants,

on presse sur elle, elle ne bouge point;

16 son cœur est dur comme la pierre

et dur comme la meule inférieure!

10-16. Son éternuement, au singulier, plutôt que le pluriel, qui est contredit par la suite. Les anciens avaient remarqué le crocodile éternuant au soleil et faisant jaillir des gouttelettes d’eau chatoyantes. Les paupières de l’aurore dans iii, 9. Le bouillonnement de l’eau sous l’effet du souffle et des mouvements du crocodile est décrit avec emphase dans les versets 11-13. Les jeux des rayons solaires dans l’onde écumante font naître des étincelles, tandis que la vapeur sort des narines comme d’un chaudron. D’après la Vulgate et le syriaque, lire ôgêm «bouillant», au lieu de agmôn «jonc, corde», dû à une dittographie du nom de naphshô au début du verset 13. Ainsi la bouche du crocodile crache du feu, elle est capable d’enflammer des charbons : verset 13.

Nouveau couplet sur la force terrifiante du crocodile dans les versets 14-16. Son cou est le siège de cette force agressive : xv, 26. La peau, la chair, tout le corps forme une masse cohérente qu’il est impossible de remuer. Le cœur est dur comme la pierre dont on fabrique la meule inférieure du moulin à céréales. Cette meule inférieure est immobile, alors que la meule supérieure peut être déplacée et utilisée comme projectile : Juges, ix, 53; II Samuel, XI, 21.



17 De sa majesté ont peur les flots,

les vagues de la mer se retirent.

18 De celui qui le touche le glaive ne tient pas,

ni la lance, ni la flèche, ni la fléchette;

19 il considère le fer comme de la paille,

l’airain comme du bois pourri;

20 le fils de l’arc ne le fait pas fuir,

les pierres de la fronde deviennent pour lui un fétu;

21 la massue lui semble un fétu

et il se rit du frémissement du javelot!

17-21. Le crocodile au combat. Au verset 17, le premier hémistiche fait intervenir les dieux, qui auraient peur du crocodile. Une légère correction permet de remplacer êlîm «les dieux» par gallîm «les flots», qui aura pour parallèle mishberêy «les vagues de la mer», préférable à mishshebârîm «des brisures». Le sens obtenu est parfait et cadre bien avec la description. Les versets 18-21 montrent l’inutilité des armes pour le combat à distance ou le corps à corps. Les mots rares que nous rendons par «flèche» et «fléchette» au verset 18 s’expliquent par l’arabe. Le fils de l’arc, au verset 20, est naturellement la flèche, comme les fils du carquois dans Lamentations, III, 13. Au verset 21 nous renonçons à notre précédente interprétation de tôthah par «trait», d’après l’assyrien tartahu, qui était une lecture erronée. Nous revenons à l’interprétation courante «massue».



22 Sous lui, ce sont des pointes de tesson,

il imprime un traîneau sur la boue.

23 Il fait bouillonner le gouffre comme une marmite,

il transforme la mer en brûle-parfums;

24 derrière lui il allume un sentier,

on dirait que l’abîme est une tête chenue.

25 Point son pareil sur terre,

lui qui fut créé intrépide!

26 Il brave tout être altier,

il est roi sur toutes les bêtes féroces!

22-26. Le crocodile et les éléments. L’image du verset 22 est empruntée au traîneau qui sert, en Palestine, à dépiquer le blé et qui est armé de morceaux de silex ou de basalte à sa surface inférieure, pour mieux broyer les épis. Le gouffre, au verset 23, comme dans Psaume lxix, 3, 16, pour représenter les profondeurs du fleuve. La trace du crocodile est marquée par un sillage d’écume dont la blancheur évoque une tête chenue : verset 24. Comparer XL, 19 pour l’expression «qui fut créé», littéralement «qui fut fait», du verset 25. Le changement de belî hath «sans effroi, intrépide» en ba’al bayyôth «seigneur des animaux», préconisé par quelques modernes, serait une anticipation du verset 26, où l’on voit le crocodile «roi sur toutes les bêtes féroces». Il brave, littéralement «il regarde» : Psaumes, LIV, 9; LIX, 11, etc. Tout être altier : XL, 12 corrigé.



CHAPITRE XLII

1 ET Job répondit à Iahvé et dit :

2 Je sais que tu peux tout

et qu’aucune idée n’est irréalisable pour toi;

3 [], Mais j’ai annoncé — et je ne comprenais pas —

des merveilles qui me dépassent — et je ne savais pas!

4 [] 5 Par oui-dire j’avais entendu parler de toi,

mais à présent mon œil t’a vu,

6 c’est pourquoi je m’abîme et me repens,

sur la poussière et la cendre!

XLII 1-6. La suite naturelle de XLI, 26 serait XLII, 7, où nous avons la conclusion des discours de Iahvé. Les versets 1-6 du chapitre XLII sont parallèles à XL, 4-5, où Job fait amende honorable. Le verset 2 met en relief la toute-puissance de Dieu, ce qui coupe court à la discussion. Le verset 3 débute par une citation tronquée de xxxviii, 2 : Qui est-ce qui cache la Providence (par des paroles) sans science?’. Omettre cette proposition interrogative qui devrait être mise dans la bouche de Iahvé. De même, le verset 4, qui combine XXXIII, 31 et xxxviii, 3 : «Écoute donc et, moi, je parlerai, je te questionnerai et tu m’instruiras». C’est le verset 5 qui fait suite au verset 3. Job reconnaît que Dieu s’est manifesté à lui, qu’à présent il peut en parler de visu et non plus seulement de auditu. Sa conclusion est qu’il n’a plus qu’à s’abîmer (verbe mâ’as dans le même sens que dans vii, 5, 16) dans le repentir. Sur la poussière et la cendre : xxx, 19.



ÉPILOGUE

7 Et après que Iahvé eut adressé ces paroles à Job, Iahvé dit à Eliphaz de Teyman : «Ma colère s’est enflammée contre toi et contre tes deux amis, parce que vous n’avez pas dit, à mon sujet, la vérité comme mon serviteur Job. 8 Et maintenant prenez pour vous sept taurillons et sept béliers, allez vers mon serviteur Job et vous offrirez un holocauste pour vous. Et Job mon serviteur intercédera pour vous : alors j’aurai égard à lui, en ne vous infligeant pas de flétrissure pour ce que vous n’avez pas dit, à mon sujet, la vérité comme mon serviteur Job.»

Épilogue : XLII, 7-8. L’épilogue du livre de Job fait abstraction des discours d’Élihou (xxxu-xxxvir) qui ont été intercalés entre la dernière réponse de Job à ses amis et l’intervention de Iahvé (xxxviii). Même les discours de Iahvé ont été grossis des descriptions poétiques de l’hippopotame et du crocodile (XL, 15-xu, 26).

Il semble que l’épilogue devait faire suite à xL, 1-14, où Iahvé a mis un terme à la discussion, en montrant que l’homme n’a pas le droit de s’ériger en juge de la toute-puissance de Dieu. C’est maintenant aux amis de Job que Iahvé va s’adresser, et d’abord au premier d’entre eux, Éliphaz de Teyman. Ce qui excite la colère de Iahvé, c’est la stérilité des explications que les interlocuteurs de Job ont prétendu donner des malheurs de leur ami. L’expression «mon serviteur Job» rappelle le prologue : I, 8; II, 3. Pour apaiser la colère divine, c’est l’holocauste qui sera le sacrifice par excellence. Sept taurillons et sept béliers, comme dans l’holocauste de Balaq et de Balaam : Nombres, xxiii, 1-4. Job sera l’intercesseur, comme Abraham (Genèse, xx, 7), Moïse (Nombres, xxi, 7), Samuel (I Samuel, VII, 5; xii, 19, 23). Lire âz «alors» plutôt que im «si» au verset 8.

9 Ils allèrent donc, Éliphaz de Teyman, et Bildad de Shouakh, et Sophar de Naamah, et ils agirent comme leur avait dit Iahvé et Iahvé eut égard à Job.

9. Les amis de Job disparaissent de la scène. C’est l’intervention de Job qui leur permet de sortir indemnes de la longue joute oratoire à laquelle ils ont participé.



10 Puis Iahvé rétablit les affaires de Job, parce qu’il intercédait pour son prochain, et Iahvé accrut au double tout ce qui était à Job. 11 Ils vinrent donc vers lui, tous ses frères et toutes ses sœurs, et toutes ses connaissances d’antan, et ils mangèrent le pain avec lui dans sa maison. Ils le plaignirent et le consolèrent de tout le malheur que lui avait envoyé Iahvé, et ils lui donnèrent chacun une pécune et chacun un anneau d’or.

10-11. Iahvé rétablit les affaires de Job, c’est-à-dire que Job est rendu à sa prospérité première. La formule hébraïque est «ramener les captifs», comble du bonheur en Israël : note sur Deutéronome, xxx, 3. Le verset 11 montre comment la famille et les familiers, éloignés par le malheur, reviennent s’asseoir à la table de l’homme redevenu heureux. Nous rendons par «pécune» l’hébreu qesîtah qui signifie proprement «agneau», le mot «pécune» venant du latin pecunia, dérivé de pecus «troupeau». C’est la monnaie du temps des patriarches : Genèse, xxxiii, 19. L’anneau d’or et l’un des cadeaux les plus appréciés : Genèse, XXIV, 22.



12 Et Iahvé bénit la nouvelle condition de Job plus que l’ancienne : il eut quatorze mille brebis et six mille chameaux, mille paires de bœufs et mille ânesses.

12. Explication de la fin du verset 10, où Job doit obtenir le double de ses richesses premières. L’auteur a multiplié par deux les nombres de I, 3.



13 Il eut aussi quatorze fils et trois filles. 14 À l’une il donna le nom de Colombe, à la seconde celui de Cinnamome, et à la troisième celui de Corne-de-fard. 15 On ne trouvait point dans tout le pays d’aussi belles femmes que les filles de Job. Et leur père leur donna une part d’héritage parmi leurs frères.

13-15. Le bonheur dans la famille. On double le nombre des fils de I, 2; mais on garde le chiffre trois pour les filles, moins importantes que les fils dans le monde oriental. En revanche, on donne les noms poétiques des 3 filles : Colombe ou Tourterelle, la première; Cinnamome ou Cannelle, la seconde; Corne-de-fard, la troisième, ainsi nommée de l’usage de la corne pour garder les huiles et les onguents I Samuel, xvi, i, 13; I Rois, 1, 29. D’après Nombres, xxvii, c’est seulement quand il n’y a plus d’héritier mâle que les filles ont droit à leur part d’héritage.



16 Après cela, Job vécut encore cent quarante ans et il vit ses fils et les fils de ses fils, quatre générations.

17 Puis Job mourut vieux et rassasié de jours.

16-17. D’après Genèse, L, 23, Joseph ne voit les fils de ses fils que jusqu’à la 3e génération; mais on ne le fait vivre que jusqu’à 110 ans.

Job à qui l’on donne 30 ans de plus voit ses petits-enfants jusqu’à la 4e génération. La formule du verset 17 est consacrée dans l’histoire des patriarches : Genèse, xxv, 8; xxxv, 29.

Les Septante ont à la fin une glose d’origine chrétienne : «Il est écrit qu’il ressuscitera de nouveau avec ceux que le Seigneur ressuscitera». Vient ensuite une autre addition «traduite du livre syriaque», pour localiser le pays de Job, appelé Ausitis, sur les frontières de l’Idumée et de l’Arabie, et pour identifier Job à Jobab de Genèse, xxxvi, 33-34. Nous avons traité de ces traits légendaires dans l’introduction à notre commentaire du Livre de Job (1926), p. xvi s.







PLATON

Le « mythe de la Caverne » complet, la mort de Socrate avec omissions. J’utiliserai la traduction Chambry de 1933 parce qu’elle est directement disponible sous Wikisource.

Les récits se suffisent sans introductions ni notes nécessaires. Je les précède par un regard porté sur ce « premier des philosophes » :

...pour Platon14, l'exercice de la pensée philosophique est en même temps un exercice spirituel de formation de soi. Le processus de la pensée est par lui-même formateur de l'âme. Platon a beaucoup travaillé avec les pythagoriciens, pour lesquels les exercices mathématiques faisaient partie des méthodes tendant à la purification de l'âme. La conduite de la preuve mathématique était à [37] leurs yeux une action purificatrice. Nous nous sommes trop éloignés aujourd'hui de cet usage du rationnel. […] [Il faut] s'efforcer de penser juste, être prêt à abandonner une opinion antérieure parce qu'on a découvert qu'elle est fausse, ou incomplète, ou vraie seulement en partie, c'est se soumettre d'emblée à la vérité et se rendre disponible à la pensée d'autrui. Un tel exercice purifie l'âme, parce qu'elle apprend ainsi à préférer en tout temps le vrai à une certitude prétendue, et qu'elle est prête à essayer un point de vue nouveau. Dans ce sens, toute expérience de laboratoire peut être profondément éducatrice de l'âme. Une expérience qui soumet une théorie à l'épreuve des faits peut parfois — souvent — répondre : non. Alors le chercheur se soumet. Bien plus: il recherche précisément l'expérience la plus défavorable à la théorie, afin que l'épreuve soit la plus sévère possible. Car le vrai, qu'il cherche, est plus important pour lui que le succès éventuel de sa théorie.

Préférer le vrai à son propre point de vue : toute la philosophie de Platon est plus qu'une doctrine : elle est un exercice à cette fin.

Les Idées

Toute prétention à une connaissance, toute possession d'un savoir doit être en quelque sorte traversée et dépassée afin que soit aiguisé par là le sens que nous avons du vrai, du bien. Telle est l'intention centrale de la pensée platonicienne. Au coeur de cet enseignement, [38] nous trouvons la théorie des Idées. Platon est le philosophe des Idées.

On peut dire que Platon a repris l'ancien problème posé par l'École de Milet : qu'est-ce qui persiste à travers le devenir et l'éphémère ? Tout passe, tout ce que nous percevons à travers nos sens finit par dépérir et disparaître. Qu'y a-t-il donc de permanent ? Réponse de Platon : ce sont les Idées. Que sont-elles, ces Idées ? Elles sont la vraie réalité, celle dont dérive l'être des choses dans le monde.

Les Idées ne sont pas « réelles » dans le même sens que les choses. Elles sont, en un, être et valeur. Elles sont source de l'être des choses, et, en même temps, source du bien. L'être est en même temps valeur. […]

La Caverne

[43] Vient le moment où il est capable de regarder le soleil lui-même.

Il a ainsi découvert un monde si extraordinaire, si merveilleux, qu'il ne peut le garder pour lui seul. Comment ne pas retourner vers ses compagnons pour leur dire : « Mais vous êtes fous de rester ainsi enchaînés là en bas et de vous laisser tromper par des ombres. » Il redescend donc dans la caverne.

Mais là, il fait si sombre qu'il ne distingue plus rien. Il a perdu l'habitude du monde des ombres, il se montre maintenant plus maladroit et plus ignorant que les autres, et il devient la risée de tous.

Quel est le sens de cette métaphore ? Les ombres projetées sur le fond de la caverne correspondent aux choses sensibles auxquelles nos sens, dans la vie quotidienne, nous ont habitués et que nous tenons pour la réalité tout entière, la seule, puisque nous ne connaissons rien d'autre. Nous ne nous avisons même pas du fait que même ces choses sensibles, nous ne les percevrions pas s'il n'y avait, derrière, ce feu que nous ne remarquons pas. Le feu représente le pouvoir de penser rationnellement, à l'aide duquel nous comprenons le monde sensible — ce qu'on appelle aujourd'hui science de la nature. [...]

Les choses et les êtres qui défilent là-bas, sur le chemin, et qui sont manifestement plus clairs que leurs ombres et plus faciles à voir, correspondent sans doute, dans la pensée platonicienne, aux concepts de l'entendement, et en particulier aux concepts mathématiques, déjà bien plus réels, qui déterminent les structures à l'aide desquelles nous expliquons et interprétons notre expérience du monde sensible.

L'âme

[45] L’âme ressemble à l'Idée parce qu'elle est, comme celle-ci, simple, sans mélange avec autre chose qu'elle-même, et immortelle. Mais elle n'est pas une Idée. Pourquoi ? Parce que l'Idée est à la fois éternelle et simple, et donc immuable.

L'âme, en revanche, a une histoire. Si elle n'avait pas d'histoire, l'homme ne serait pas libre et le Bien n'aurait aucun sens. Si existait seul l'univers immuable des Idées, et si l'homme était une Idée, tout libre choix serait aboli. Il n'y aurait ni bien ni mal. L'âme peut choisir le mal. Elle peut choisir de s'abaisser. Mais d'après Platon, elle ne peut pas choisir de mourir. Même la faute, même le mal ne peut la tuer. Et l'âme se meut elle-même, elle est libre, ce qui signifie qu'elle est sa décision même, et par là indestructible.

Ce ne sont pas là des preuves, au sens strict du mot. La preuve de l'immortalité, c'est effectivement en mourant que Socrate la donne, car la manière dont il meurt témoigne pour un au-delà du temps. [...]





République, livre 7, La caverne

1. […] Eh bien après cela, dis-je, compare notre nature, considérée sous le rapport de l’éducation et du manque d’éducation, à la situation suivante. Voici des hommes dans une habitation souterraine en forme de grotte, qui a son entrée en longueur, ouvrant à la lumière du jour l’ensemble de la grotte; ils y sont depuis leur enfance, les jambes et la nuque pris dans des liens qui les obligent à rester sur place et à ne regarder b que vers l’avant, incapables qu’ils sont, à cause du lien, de tourner la tête; leur parvient la lumière d’un feu qui brûle en haut et au loin, derrière eux; et entre le feu et les hommes enchaînés, une route dans la hauteur, le long de laquelle voici qu’un muret a été élevé, de la même façon que les démonstrateurs de marionnettes disposent de cloisons qui les séparent des gens; c’est par-dessus qu’ils montrent leurs merveilles.

– Je vois, dit-il.

– Vois aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent c des objets fabriqués de toute sorte qui dépassent du muret, des statues d’hommes 515 et d’autres êtres vivants, façonnées en pierre, en bois, et en toutes matières; parmi ces porteurs, comme il est normal, les uns parlent, et les autres se taisent.

– C’est une image étrange que tu décris là, dit-il, et d’étranges prisonniers.

– Semblables à nous, dis-je. Pour commencer, en effet, crois-tu que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d’autre, d’eux-mêmes et les uns des autres, que les ombres qui, sous l’effet du feu, se projettent sur la paroi de la grotte en face d’eux?

– Comment auraient-ils fait, dit-il, puisqu’ils ont été contraints, tout au long de leur vie, de garder b la tête immobile?

– Et en ce qui concerne les objets transportés? n’est-ce pas la même chose?

– Bien sûr que si.

– Alors, s’ils étaient à même de parler les uns avec les autres, ne crois-tu pas qu’ils considéreraient ce qu’ils verraient comme ce qui est réellement?

– Si, nécessairement.

– Et que se passerait-il si la prison comportait aussi un écho venant de la paroi d’en face? Chaque fois que l’un de ceux qui passent émettrait un son, crois-tu qu’ils penseraient que ce qui l’émet est autre chose que l’ombre qui passe?

– Non, par Zeus, je ne le crois pas, dit-il.

– Dès lors, dis-je, de tels c hommes considéreraient que le vrai n’est absolument rien d’autre que l’ensemble des ombres des objets fabriqués.

– Très nécessairement, dit-il.

– Examine alors, dis-je, ce qui se passerait si on les détachait de leurs liens et si on les guérissait de leur égarement, au cas où de façon naturelle les choses se passeraient à peu près comme suit. Chaque fois que l’un d’eux serait détaché, et serait contraint de se lever immédiatement, de retourner la tête, de marcher, et de regarder la lumière, à chacun de ces gestes il souffrirait, et l’éblouissement le rendrait incapable de distinguer les choses dont d tout à l’heure il voyait les ombres; que crois-tu qu’il répondrait, si on lui disait que tout à l’heure il ne voyait que des sottises, tandis qu’à présent qu’il se trouve un peu plus près de ce qui est réellement, et qu’il est tourné vers ce qui est plus réel, il voit plus correctement? Surtout si, en lui montrant chacune des choses qui passent, on lui demandait ce qu’elle est, en le contraignant à répondre? Ne crois-tu pas qu’il serait perdu, et qu’il considérerait que ce qu’il voyait tout à l’heure était plus vrai que ce qu’on lui montre à présent?

– Bien plus vrai, dit-il.

2.

– Et de plus, si on le contraignait aussi à tourner les yeux e vers la lumière elle-même, n’aurait-il pas mal aux yeux, et ne la fuirait-il pas pour se retourner vers les choses qu’il est capable de distinguer, en considérant ces dernières comme réellement plus nettes que celles qu’on lui montre?

– Si, c’est cela, dit-il.

– Et si on l’arrachait de là par la force, dis-je, en le faisant monter par la pente rocailleuse et raide, et si on ne le lâchait pas avant de l’avoir tiré dehors jusqu’à la lumière du soleil, n’en souffrirait-il pas, et ne s’indignerait-il pas d’être traîné de la sorte? et lorsqu’il arriverait 516 à la lumière, les yeux inondés de l’éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu’une seule des choses qu’à présent on lui dirait être vraies?

– Non, il ne le serait pas, dit-il, en tout cas pas tout de suite.

– Oui, je crois qu’il aurait besoin d’accoutumance pour voir les choses de là-haut. Pour commencer, ce seraient les ombres qu’il distinguerait plus facilement, et après cela, sur les eaux, les images des hommes et celles des autres réalités qui s’y reflètent, et plus tard encore ces réalités elles-mêmes. À la suite de quoi il serait capable de contempler plus facilement, de nuit, les objets qui sont dans le ciel, et le ciel lui-même, en tournant les yeux vers la lumière des astres et de b la lune, que de regarder, de jour, le soleil et la lumière du soleil.

– Forcément.

– Alors je crois que c’est seulement pour finir qu’il se montrerait capable de distinguer le soleil, non pas ses apparitions sur les eaux ou en un lieu qui n’est pas le sien, mais lui-même en lui-même, dans la région qui lui est propre, et de le contempler tel qu’il est.

– Nécessairement, dit-il.

– Et après cela, dès lors, il conclurait, grâce à un raisonnement au sujet du soleil, que c’est lui qui procure les saisons et les années, et qui régit tout ce qui est dans le lieu du visible, et qui aussi, d’une certaine façon, c est cause de tout ce qu’ils voyaient là-bas.

– Il est clair, dit-il, que c’est à cela qu’il en viendrait ensuite.

– Mais dis-moi : ne crois-tu pas que, se souvenant de sa première résidence, et de la «sagesse» de là-bas, et de ses codétenus d’alors, il s’estimerait heureux du changement, tandis qu’eux il les plaindrait?

– Si, certainement.

– Les honneurs et les louanges qu’ils pouvaient alors recevoir les uns des autres, et les privilèges réservés à celui qui distinguait de la façon la plus aiguë les choses qui passaient, et se rappelait le mieux lesquelles passaient habituellement d avant les autres, lesquelles après, et lesquelles ensemble, et qui sur cette base devinait de la façon la plus efficace laquelle allait venir, te semble-t-il qu’il aurait du désir pour ces avantages-là, et qu’il jalouserait ceux qui, chez ces gens-là, sont honorés et exercent le pouvoir? Ou bien qu’il éprouverait ce dont parle Homère, et préférerait de loin, «étant aide-laboureur,… être aux gages D’un autre homme, un sans-terre… et subir tout au monde plutôt que se fonder ainsi sur les apparences, et vivre de cette façon-là?

– Je le crois pour ma part, dit-il : il accepterait de tout subir, plutôt que de vivre de cette façon-là.

– Alors représente-toi aussi ceci, dis-je, si un tel homme redescendait s’asseoir à la même place, n’aurait-il pas les yeux emplis d’obscurité, pour être venu subitement du plein soleil?

– Si, certainement, dit-il.

– Alors s’il lui fallait à nouveau émettre des jugements sur les ombres de là-bas, dans une compétition avec ces hommes-là qui n’ont pas cessé d’être prisonniers, au moment où lui est aveuglé, avant 517 que ses yeux ne se soient remis, et alors que le temps nécessaire pour l’accoutumance serait loin d’être négligeable, ne prêterait-il pas à rire, et ne ferait-il pas dire de lui : pour être monté là-haut, le voici qui revient avec les yeux abîmés? et : ce n’est même pas la peine d’essayer d’aller là-haut? Quant à celui qui entreprendrait de les détacher et de les mener en haut, s’ils pouvaient d’une façon ou d’une autre s’emparer de lui et le tuer, ne le tueraient-ils pas?

– Si, certainement, dit-il.

3.

– Eh bien c’est cette image, dis-je, mon ami Glaucon, qu’il faut appliquer intégralement à ce dont nous parlions b auparavant : en assimilant la région qui apparaît grâce à la vue au séjour dans la prison, et la lumière du feu en elle à la puissance du soleil, et en rapportant la montée vers le haut et la contemplation des choses d’en haut à la montée de l’âme vers le lieu intelligible, tu ne seras pas loin de ce que je vise, en tout cas, puisque c’est cela que tu désires entendre. Un dieu seul sait peut-être si cette visée se trouve correspondre à la vérité. Voilà donc comment m’apparaissent les choses : dans le connaissable, ce qui est au terme, c’est l’idée du bien, et on a du mal à la voir, mais une fois qu’on l’a vue c on doit conclure que c’est elle, à coup sûr, qui est pour toutes choses la cause de tout ce qu’il y a de droit et de beau, elle qui dans le visible a donné naissance à la lumière et à celui qui en est le maître, elle qui dans l’intelligible, étant maîtresse elle-même, procure vérité et intelligence; et que c’est elle que doit voir celui qui veut agir de manière sensée, soit dans sa vie personnelle, soit dans la vie publique.

– Je le crois avec toi moi aussi, dit-il, en tout cas pour autant que j’en suis capable.

– Alors va, dis-je, crois avec moi aussi ce qui suit : ne t’étonne pas que ceux qui sont allés là-bas ne consentent pas à s’occuper des affaires des hommes, mais que ce dont leurs âmes ont envie, d ce soit d’être sans cesse là-haut. On pouvait bien s’attendre qu’il en soit ainsi, si là aussi les choses se modèlent sur l’image décrite auparavant.

– On pouvait certes s’y attendre, dit-il.

– Mais voyons : crois-tu qu’il y ait à s’étonner, dis-je, si quelqu’un qui est passé des contemplations divines aux malheurs humains se montre dépourvu d’aisance et paraît bien risible, lorsque encore aveuglé, et avant d’avoir pu suffisamment s’habituer à l’obscurité autour de lui, il est contraint d’entrer en compétition devant les tribunaux, ou dans quelque autre lieu, au sujet des ombres de ce qui est juste, ou des figurines dont ce sont les ombres, et de disputer sur la façon dont ces choses e sont conçues par ceux qui n’ont jamais vu la justice elle-même?

– Cela n’est nullement étonnant, dit-il.

– Un homme, en tout cas un homme pourvu de bon sens, 518 dis-je, se souviendrait que c’est de deux façons et à partir de deux causes que les troubles des yeux se produisent : lorsqu’ils passent de la lumière à l’obscurité, ou de l’obscurité à la lumière. Et, considérant que la même chose se produit aussi pour l’âme, chaque fois qu’il en verrait une troublée et incapable de distinguer quelque objet, il ne rirait pas de façon inconsidérée, mais examinerait si, venue d’une vie plus lumineuse, c’est par manque d’accoutumance qu’elle est dans le noir, ou si, passant d’une plus grande ignorance à un état plus lumineux, b elle a été frappée d’éblouissement par ce qui est plus brillant; dès lors il estimerait la première heureuse d’éprouver cela et de vivre ainsi, et plaindrait la seconde; et au cas où il voudrait rire de cette dernière, son rire serait moins ridicule que s’il visait l’âme qui vient d’en haut, de la lumière.

– Ce que tu dis là est très approprié, dit-il.

4.

– Il faut dès lors, dis-je, si tout cela est vrai, que sur ce sujet nous jugions à peu près ainsi : que l’éducation n’est pas précisément ce que certains, pour en faire la réclame, affirment qu’elle est. Ils affirment, n’est-ce pas, que le savoir c n’est pas dans l’âme, et qu’eux l’y font entrer, comme s’ils faisaient entrer la vision dans des yeux aveugles.

– Oui, c’est ce qu’ils affirment, dit-il.

– Or le présent argument en tout cas, dis-je, signifie que cette puissance d’apprendre est présente dans l’âme de chacun, avec aussi l’organe grâce auquel chacun peut apprendre : comme si on avait affaire à un œil qui ne serait pas capable de se détourner de l’obscur pour aller vers ce qui est lumineux autrement qu’avec l’ensemble du corps, ainsi c’est avec l’ensemble de l’âme qu’il faut retourner cet organe pour l’écarter de ce qui est soumis au devenir, jusqu’à ce qu’elle devienne capable de soutenir la contemplation de ce qui est, et de la région la plus lumineuse de ce qui est. Or cela, c’est ce que nous affirmons être d le bien. N’est-ce pas?

– Oui.

– L’éducation dès lors, dis-je, serait l’art de retourner cet organe lui-même, l’art qui sait de quelle façon le faire changer d’orientation le plus aisément et le plus efficacement possible, non pas l’art de produire en lui la puissance de voir, puisqu’il la possède déjà, sans être correctement orienté ni regarder là où il faudrait, mais l’art de trouver le moyen de le réorienter.

– Oui, apparemment, dit-il,

– Dès lors les autres vertus, que l’on appelle vertus de l’âme, risquent bien d’être assez proches de celles du corps, car elles n’y sont pas préalablement présentes en réalité, et on les y crée e plus tard par des habitudes et des exercices — tandis qu’apparemment la vertu de penser se trouve très certainement appartenir à quelque chose de plus divin, qui ne perd jamais sa puissance, mais qui, en fonction du retournement qu’il subit, devient utile et avantageux ou au contraire 519 inutile et nuisible. N’as-tu jamais réfléchi, à propos de ceux dont on dit qu’ils sont des méchants, mais qu’ils savent y faire, combien leur âme mesquine sait regarder de façon perçante et distinguer avec acuité les choses vers lesquelles elle s’est tournée, car elle n’a pas la vue faible, mais est contrainte de servir la méchanceté, si bien que plus elle regarde avec acuité, plus elle fait de mal?

– Oui, exactement, dit-il.

– Cependant, dis-je, cette âme mesquine, avec la nature qu’elle a, si en taillant en elle dès l’enfance on la débarrassait de ce qui l’apparente au devenir, comme on enlèverait des charges de plomb b qui, venues se coller à sa nature à force de victuailles, de plaisirs, et de convoitises de ce genre, tournent la vue de l’âme vers le bas; si elle en était débarrassée, et qu’elle se retournait vers ce qui est vrai, ce même organe, chez les mêmes hommes, verrait aussi cela avec la plus grande acuité, comme il voit ce vers quoi il est à présent tourné.

– Oui, ce serait normal, dit-il.

– Mais dis-moi : ne serait-il pas normal, dis-je — et nécessaire, en fonction de ce qui a été dit auparavant —, que ceux qui sont sans éducation et sans expérience de la vérité ne sachent jamais administrer une cité de façon satisfaisante, c ni non plus ceux qu’on laisse passer leur vie, jusqu’à sa fin, dans l’éducation? Les premiers parce qu’ils n’ont pas un but unique dans la vie, dont la visée orienterait tout ce qu’ils auraient à faire dans leur vie personnelle comme dans la vie publique; les autres parce qu’ils n’iront pas s’en charger de leur plein gré. Car ils sont persuadés d’être parvenus de leur vivant dans les îles des Bienheureux.

– C’est vrai, dit-il.

– C’est donc notre tâche, dis-je, à nous les fondateurs, que de contraindre les naturels les meilleurs à aller vers l’enseignement que précédemment nous avons déclaré être le plus important, à voir le bien d et à accomplir cette ascension, et une fois qu’après leur ascension ils auront vu de façon satisfaisante, de ne pas leur permettre ce qui à présent leur est permis.

– Qu’est-ce donc?

– D’y rester, dis-je, et de ne pas consentir à redescendre auprès des prisonniers de tout à l’heure, et à prendre part aux peines comme aux honneurs qui ont cours chez eux, que ces honneurs soient plus ou moins négligeables ou substantiels.

– Alors, dit-il, nous commettrons une injustice envers eux, et rendrons leur vie pire, alors qu’elle pourrait être meilleure?

5.

– Tu as oublié e à nouveau, mon ami, dis-je, qu’à la loi il n’importe pas qu’un groupe quelconque dans la cité réussisse de façon exceptionnelle, mais qu’elle veut agencer les choses de telle façon que cela se produise dans la cité tout entière, en mettant les citoyens dans l’harmonie par la persuasion et par la contrainte, et en faisant en sorte qu’ils échangent les uns avec les autres les services que chaque groupe est capable 520 de rendre à ce qui est commun; que la loi elle-même produit de tels hommes dans la cité non pas pour laisser chacun d’eux se tourner vers ce qu’il veut, mais pour elle-même se servir d’eux afin de lier la cité à elle-même.

– C’est vrai, dit-il. En effet, je l’avais oublié.

– Observe alors, Glaucon, dis-je, que nous ne commettrons pas d’injustice envers ceux qui chez nous deviennent philosophes, mais que nous leur tiendrons un langage de justice, en les contraignant de surcroît à se soucier des autres et à les garder. Nous leur dirons en effet qu’il est normal que ceux b qui deviennent comme eux, dans les autres cités, ne prennent pas leur part des peines qu’on y assume : car c’est de leur propre mouvement qu’ils se développent, en dépit du régime politique qui règne en chacune, et il est juste que ce qui se développe de soi-même, ne devant sa nourriture à personne, ne désire pas non plus payer à quiconque le prix de sa nourriture. Mais dans votre cas, c’est nous qui pour vous-mêmes comme pour le reste de la cité, comme cela se passe dans les essaims, vous avons engendrés pour être des chefs et des rois, en vous donnant une éducation meilleure et plus parfaite que n’est celle des autres, c et en vous rendant plus capables de participer de l’un et de l’autre mode de vie. Il vous faut donc descendre, chacun à votre tour, vers le séjour commun des autres, et vous accoutumer à contempler les choses obscures. Une fois accoutumés, en effet, vous verrez dix mille fois mieux que ceux de là-bas; vous reconnaîtrez chacune des figurines : ce qu’elle est, et de quoi elle est l’image, pour avoir vu le vrai sur ce qui est beau, juste, et bon. Et ainsi c’est en état de veille que la cité sera administrée, par nous et par vous, et non pas en songe, comme à présent où la plupart sont administrées par des gens qui se combattent les uns les autres pour des ombres, et qui entrent en dissension d pour le pouvoir, comme si c’était là quelque grand bien, Or le vrai est en quelque sorte ceci : la cité où vont diriger ceux qui sont les moins empressés à diriger, c’est celle-là qui est nécessairement administrée le mieux et avec le moins de dissension, et celle que dirigent les gens opposés est dans l’état opposé.

– Oui, exactement, dit-il.

– Crois-tu alors que ceux que nous avons élevés, entendant cela, continueront à refuser de nous croire, et ne consentiront pas à s’associer aux peines de la cité, chacun à son tour, tout en passant la plus grande partie de leur temps entre eux dans la région pure?

– C’est impossible, dit-il. Car ce sont e bien là des prescriptions justes que nous imposerons à des hommes justes. Cependant, avant tout c’est comme vers une obligation que chacun d’entre eux se portera vers le pouvoir, à l’opposé de ce que font ceux qui dirigent à présent dans chaque cité.

– C’est cela, mon camarade, dis-je. Si tu trouves, pour ceux qui vont diriger, une vie meilleure que 521 ce pouvoir même, c’est que tu as la possibilité de faire naître une cité bien administrée. Car c’est en elle seule que le pouvoir sera exercé par ceux qui sont réellement riches, non pas d’or, mais de la richesse que doit posséder l’homme heureux, à savoir d’une vie bonne et pleine de raison. Mais si ce sont des mendiants, des hommes affamés de biens personnels qui se portent vers les affaires publiques, croyant que c’est là qu’il y a du bien à dérober, tu n’auras pas cette possibilité. Car quand l’exercice du pouvoir devient l’objet d’un combat, une telle guerre, qui oppose des proches et se déroule à l’intérieur, les détruisent à la fois eux-mêmes, et le reste de la cité.

– C’est tout à fait vrai, dit-il.

– Or as-tu, b dis-je, l’idée de quelque autre vie capable de mépriser les charges de direction politique, en dehors de la vie consacrée à la philosophie véritable?

– Non, par Zeus, dit-il.

– Mais par ailleurs il faut que ce ne soient pas des amoureux de l’exercice du pouvoir qui s’y portent. Sinon, les amoureux rivaux se combattront mutuellement.

– Comment l’éviteraient-ils, en effet?

– Alors quels autres contraindras-tu à se porter vers la garde de la cité, sinon ceux qui tout à la fois sont les plus doués de sens pour trouver les moyens par lesquels le mieux administrer une cité, et qui possèdent d’autres titres honorifiques, et une vie meilleure que la vie politique?

– Aucuns autres, dit-il.

6.

c — Veux-tu alors que maintenant nous examinions de quelle façon de tels hommes y seront produits, et comment on les amènera à la lumière, comme on dit bien que certains sont montés depuis l’Hadès jusques aux dieux?

– Bien sûr que je le veux, dit-il.

– Faire cela, apparemment, ne consisterait pas à retourner une coquille, mais à convertir une âme d’un jour qui est nocturne au jour véritable; c’est l’ascension vers ce qui est, ascension que nous affirmerons être la vraie philosophie.

– C’est tout à fait cela.

– Par conséquent, il faut examiner lequel des enseignements a une telle d capacité?

– Forcément.

– Quel serait alors, Glaucon, l’enseignement capable de tirer l’âme depuis ce qui devient vers ce qui est? Mais, tout en disant cela, je pense à la chose suivante; n’avons-nous pas affirmé qu’il était nécessaire qu’ils soient, quand ils sont jeunes, des athlètes de la guerre?

– Si, nous l’avons affirmé.

– Il faut donc que l’enseignement que nous cherchons ait, en plus de cet avantage, aussi un autre.

– Lequel?

– Qu’il ne soit pas inutile à des hommes de guerre.

– Il le faut sans doute, dit-il, si toutefois cela est possible.

– Or c’est par la gymnastique, e n’est-ce pas, et par la musique, qu’auparavant nous les avons éduqués.

– Oui, par elles, dit-il.

– Or la gymnastique, n’est-ce pas, c’est de ce qui est soumis au devenir et à la destruction qu’elle s’occupe : c’est en effet à l’accroissement et au dépérissement du corps qu’elle préside.

– Apparemment,

– Alors ce ne serait pas là l’enseignement que nous cherchons.

522 — Non, en effet.

– Mais serait-ce la musique, telle que nous l’avons précédemment décrite?

– Mais celle-là en tout cas était, dit-il, un simple pendant de la gymnastique, si tu t’en souviens : elle éduquait les gardiens en leur donnant des habitudes, procurant à force d’harmonie un certain état bien harmonisé, et non un savoir, et à force de rythme une allure bien rythmée; et elle communiquait dans ses paroles certaines habitudes parentes des précédentes, aussi bien dans celles des paroles qui étaient de l’ordre du mythe que dans celles qui, au contraire, étaient plus véridiques; mais d’enseignement capable de conduire vers quelque chose comme ce que toi tu recherches à présent, il n’y en avait aucun b en elle.

– C’est de la façon la plus exacte, dis-je, que tu me remets cela en mémoire. En réalité, en effet, elle ne comportait rien de tel. Mais, génial Glaucon, qu’est-ce qui pourrait avoir cette qualité? Car les autres arts, n’est-ce pas, nous ont tous semblé être quelque peu des pratiques de tâcherons.

– Bien sûr. Mais alors quel autre enseignement reste-t-il, si l’on met de côté la musique, la gymnastique, et les arts?

– Allons, dis-je, si nous ne pouvons en choisir aucun en dehors de ceux-là, prenons un de ceux qui les concernent tous.

– Lequel?

c — Par exemple cet enseignement commun, dont font usage tous les arts, tous les raisonnements, et tous les savoirs — celui aussi que tout un chacun doit nécessairement apprendre en premier lieu.

– Lequel? dit-il.

– Cet enseignement trivial, dis-je, consistant à reconnaître le 1, le 2 et le 3; je veux désigner par là, en bref, la numération et le calcul. Ne se trouve-t-il pas, pour parler de ces opérations, que tout art comme tout savoir y ont nécessairement part?

– Si, tout à fait, dit-il.

– Par conséquent, dis-je, l’art de la guerre aussi?

– Très nécessairement, dit-il.

– Certes, dis-je, c’est un stratège d bien ridicule que Palamède, dans les tragédies, fait voir à chaque fois en Agamemnon. N’as-tu pas remarqué que Palamède affirme qu’ayant inventé le nombre, ce fut lui qui, à Troie, fixa à l’armée son ordre de bataille, et dénombra les vaisseaux et tout le reste, comme si avant lui cela n’avait pas été dénombré, et comme si apparemment Agamemnon n’avait même pas su combien de pieds il avait, si en effet il ne savait pas compter? Dès lors, quel genre de stratège crois-tu qu’il ait pu être?

– Pour moi, un bien étrange, dit-il, si cela était vrai.







Phédon

[…]

Échécrate : Te trouvais-tu toi-même Phédon, auprès de Sodrate en ce jour où, dans la geôle, il but le poison? Ou bien quelqu’un d’autre t’en a-t-il fait le récit? Phédon : Je m’y trouvais moi-même, Échécrate. Éch. : […] Alors, Phédon, qu’est-ce qui s’est passé? — Ph. : Le hasard, Échécrate, fit que, dans son cas, la veille du jugement fût en effet par hasard le jour où l’on cou­ronnait la poupe du navire que les Athéniens envoient à Délos. i— Éch. : Mais ce navire, dis, qu’est-ce que c’est? — Ph. : C’est, disent les Athéniens, le navire sur lequel jadis Thésée avait transporté, les conduisant vers la Crète, ces fameux «deux fois sept» : en les sau­vant, il se sauva lui-même. Or, on avait, d’après la tra­dition, fait vœu à Apollon, dans le cas où ils seraient sauvés, de mener chaque année à Délos un pèlerinage; pèlerinage que, à dater de ce jour et maintenant encore, on a continué d’envoyer au Dieu. Mais, dès le premier jour du pèlerinage, c’est la règle à Athènes que, pendant toute sa durée, la Cité soit exempte de souillure, c’est-à- dire que personne ne soit, en son nom, mis à mort, jusqu’à ce que le navire soit parvenu à Délos et revenu à son point de départ. Ce qui d’ailleurs prend parfois beau­coup de temps, quand il arrive aux vents d’être contraires. Et maintenant, le premier jour du pèlerinage, c’est celui où le prêtre d’Apollon a couronné la poupe du navire; ceci, vous ai-je dit, eut lieu justement la veille du jugement. Voilà pour quelles raisons Socrate eut longtemps à rester dans la prison entre son jugement et sa mort. — Éch. : Parle-nous donc, Phédon, de la mort elle-même! Que s’est-il, à ce moment dit et fait? Parmi les familiers de notre homme, lesquels se trouvèrent auprès de lui? Mais peut-être les Magistrats ne permirent-ils pas leur présence et est-ce, au contraire, sans être assisté de ses amis, qu’il mourut? — Ph. : Nullement! Certains au contraire étaient présents, un assez grand nombre même. — Éch. : Eh bien! prends à cœur de nous renseigner le plus exactement possible sur tout cela; à moins que justement tu n’aies autre chose à faire… — Ph. : Mais non! je suis libre, et je tâcherai d’être complet dans mon exposé. Aussi bien, rien n’est-il jamais plus doux pour moi que de me rappeler Socrate, soit que je parle de lui moi-même ou que j’entende un autre en parler ! — Éch. : N’en doute pas, Phédon! oui, ceux qui vont t’entendre, tu les trouves, de leur côté, tout pareils! Allons, tâche d’être le plus exact que tu pourras, en nous racontant tout dans le détail! — Ph. : Ce qui est sûr, c’est que, pour ma part, j’éprouvai, pendant que je me trouvais auprès de lui, d’étranges émotions. Non, en effet, en face de la mort d’un homme dont j’étais le familier, ce n’est pas de la pitié qui me venait; car c’était un homme heureux qui se présentait à moi, tant par son attitude que par son langage : si grandes étaient, en face de la mort, sa sérénité et sa vail­lance! au point de m’offrir l’image de quelqu’un qui, s’en allant chez Hadès, n’y va pas non plus sans une dispen­sation divine, mais qui, une fois parvenu là-bas, y trou­vera au contraire son bonheur, comme jamais personne d’autre au monde; et voilà pourquoi il ne me venait absolument aucun de ces sentiments de pitié qu’on juge­rait naturels en présence d’un deuil. Et ce n’était pas en revanche un plaisir, pareil à celui dont nous avions l’habi­tude quand nous faisions de la philosophie : ce qui en fait était le cas pour nos propos! Bien mieux, il y avait quelque chose de véritablement déroutant dans l’émo­tion que je ressentais : un mélange extraordinaire, dans la composition duquel il entrait du plaisir, en même temps que de la douleur quand je songeais que tout à l’heure, lui, il allait cesser de vivre! Ces dispositions d’esprit étaient à peu près les mêmes chez nous tous qui étions présents : tantôt nous riions, mais quelquefois nous pleurions, et il y en avait un qui à cet égard se distinguait entre tous, c’était Apollodore; tu connais bien en effet, je pense, quel homme il est et quelles sont ses façons!

[…]

C’est en prenant du commencement que je tâcherai de tout vous exposer au complet. Nous n’avions, sache-le, jamais manqué, dans les jours qui avaient précédé, à notre habitude d’aller, moi et les autres, rendre visite à Socrate; nous rassemblant pour cela au tribunal dans lequel aussi le jugement avait eu lieu, car il avoisinait la prison. Chaque fois donc nous y attendions jusqu’à ce que la prison eût été ouverte, tout en devisant entre nous. De fait, elle ne s’ouvrait pas de bonne heure; mais, dès qu’elle était ouverte, nous y entrions auprès de Socrate, et le plus souvent nous passions avec lui toute la journée. Naturellement, cette fois, nous nous étions rassemblés de meilleure heure, ayant été informés la veille, comme nous sortions au soir de la prison, que le navire était arrivé de Délos. Aussi nous étions-nous donné le mot pour venir le plus de bonne heure possible au rendez-vous habituel. Dès que nous fûmes là, le portier, celui-là même qui d’habitude nous recevait, sortit au-devant de nous et nous dit d’attendre là et de ne pas nous présenter avant qu’il nous y eût invités : «Les Onze, nous dit-il, sont en effet en train de détacher Socrate et de lui annoncer qu’il doit mourir aujourd’hui.» Au reste, sa venue ne tarda pas bien longtemps et il nous invita à entrer. Or, une fois entrés, nous voilà en présence, non pas seulement de Socrate, qu’on venait de détacher, mais de Xanthippe (tu es au courant, sans doute), qui avait sur elle leur plus jeune enfant et était assise contre son mari. Mais, aussitôt qu’elle nous vit, Xanthippe se mit à prononcer des imprécations et à tenir ces sortes de propos qui sont habituels aux femmes : «Ah! Socrate, c’est maintenant la dernière fois que tes familiers te parleront et que tu leur parleras!» Alors Socrate, regar­dant du côté de Criton : «Qu’on l’emmène à la maison, Criton!» dit-il. Et, pendant que l’emmenaient quelques-uns des serviteurs de Criton, elle poussait de grands cris en se frappant la tête.

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À maintes reprises, j’ai eu, au cours de ma vie, la visite du même songe, ne se présentant pas toujours à moi dans une même vision, mais me tenant un langage invariable : «Socrate, me disait-il, fais de la musique! Produis!» Et moi, ce que justement j’avais, en vérité, fait jusqu’à ce moment, je m’imaginais que c’était cela même que me recommandait le songe et à quoi il m’exhor­tait : comme on encourage les coureurs, ainsi le songe, me disais-je, m’exhorte moi aussi à faire ce que je faisais justement, de la musique, en ce sens que la musique est la plus haute philosophie et que c’est de philosophie que je m’occupe!

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Et, tout en disant cela, il laissa retomber ses jambes à terre; et c’est assis de la sorte qu’il poursuivit désormais l’entretien. Mais alors! Cébès lui posa une question : «Comment entends-tu cela, Socrate? Qu’il n’est pas permis de se faire violence® soi-même et que, d’autre part, celui qui meurt,; le philo­sophe consente à le suivre?

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“C’est la vérité, poursuivit-il, Simmias et Cébès : si moi, je ne croyais pas devoir arriver, d’abord auprès d’autres Dieux, aussi sages que bons, et puis aussi auprès de défunts qui valent mieux que les hommes d’ici, il y aurait de ma part injustice à ne point m’irriter contre la mort! En réalité, cependant, sachez-le bien, pour ce qui est de mon espoir de m’en aller tout à l’heure auprès d’hommes qui soient bons, cet espoir-là, à toute force je ne le défendrais pas; que je doive, en revanche, arriver auprès de Dieux qui sont des maîtres absolument bons, en oui! sachez-le, s’il y a dans ce genre quelque autre chose au monde qu’à toute force je défendrais, c’est bien cet espoir-là! Il y a là par consé­quent une raison pour moi de ne pas concevoir contre la mort la même irritation, et j’ai tout au contraire bon espoir que pour les défunts il y a quelque chose, et que ce quelque chose, ainsi du reste que le dit une tradition qui remonte loin, est de beaucoup meilleur pour les bons que pour les méchants!

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Mais com­ment il peut justement en être ainsi, voilà, Simmias et Cébès, ce que je vais essayer de vous expliquer. Il y a bien des chances, c’est un fait, que pour tous ceux qui, au sens droit du terme, s’attachent éventuellement à la philosophie, les autres hommes ne s’aperçoivent pas qu’ils n’ont, ces gens-là, d’autre occupation que de mourir et d’être morts. […]

Penses-tu que ce soit évidemment le propre d’un philosophe de se préoccuper de ce qu’on appelle des plaisirs, dans le genre de ceux-ci, par exemple ceux du manger et du boire? — Point du tout, Socrate! dit Simmias. — Et ceux de l’amour? — En aucune façon! — Et ce qui, par ailleurs, consiste en soins qui se rapportent au corps? Ton opinion est-elle qu’au jugement d’un pareil homme ils aient quelque valeur? Par exemple, la possession d’un vêtement, d’une chaussure, qui sortent de l’ordinaire, et avec cela, tout autre embellissement qui se rapporte au corps, en fait-il cas à ton avis? Ou bien ton avis est-il que, pour autant qu’il n’y a pas nécessité absolue qu’il en prenne sa part, il n’en fait point cas? — Mon avis à moi, dit-il, est qu’il n’en fait point cas, au moins s’il est authentiquement philosophe. — D’une façon générale donc, reprit Socrate, ton avis est que les préoc­cupations d’un pareil homme n’ont pas le corps pour objet, mais que, au contraire, elles s’en écartent pour autant qu’il le peut, et qu’elles se tournent vers l’âme? — C’est bien mon avis. — Mais n’est-ce pas, en premier, dans les plaisirs de cet ordre que le philosophe apparaît être celui qui, pour délier au plus haut point possible l’âme du commerce du corps, se distingue entre tous les hommes? — Évidemment. — Et, dis-moi, Simmias, l’opinion de la foule est sans doute que, pour un homme qui ne trouve agréable aucun des plai­sirs de cet ordre et qui n’en prend point sa part, cela ne vaut pas la peine qu’il vive, mais qu’on n’est pas bien loin d’être mort quand on ne fait aucun cas des plaisirs dont le corps est l’instrument? — Hé! oui, ce que tu dis là est absolument vrai! — Et qu’en est-il maintenant de la possession de l’intelligence? Le corps n’est-il pas une entrave quand on le prend comme associé dans fa recherche?

[…]

Affir­mons-nous qu’il existe quelque chose qui est juste, rien que juste? ou bien le nions-nous? — Par Zeus! bien sûr, nous l’affirmons! — Et qu’il existe quelque chose qui n’est que beau, quelque chose qui n’est que bon? — Comment le nier? Mais as-tu jamais vu déjà avec tes yeux aucune réalité de cette sorte? — En aucune façon! dit-il. — Eh bien! est-ce par un mode de sensation, autre que ceux dont le corps est l’instrument, que tu les as atteintes? Or, c’est de toutes que je veux parler, de la grandeur, de la bonne santé, de la force, bref, de la réalité de tout ce qui existe encore, sans exception; c’est-à-dire ce qu’est justement chacune. Est-ce par le moyen du corps que se contemple ce qu’il y a en elles de plus vrai? Ou plutôt n’en est-il pas comme ceci? Celui d’entre nous qui se sera, au plus haut point, et le plus exactement, préparé à penser, tout seul en lui-même, chacun des objets que concerne son examen, n’est-ce pas celui-là qui se sera le plus approché de la connaissance de cha­cun d’eux? — Hé oui! absolument. — Mais celui qui ferait cela de la plus pure façon, ne serait-ce pas celui qui, au plus haut degré possible, userait de la pensée toute seule pour aller à chacun de ces objets; sans recou­rir subsidiairement, dans l’exercice de la pensée, ni à la vue, ni à aucune autre sensation, sans en traîner aucune à la remorque du raisonnement? Celui qui, bien plutôt, userait de la pensée, toute seule, par elle-même, sans mélange, pour entreprendre la chasse de chaque réalité, toute seule, par elle-même et sans mé­lange? Une fois qu’il serait séparé le plus possible de ses yeux, de ses oreilles, et, pour bien-dire, de la totalité de son corps, puisque celui-ci est ce qui trouble l’âme et qui l’empêche, chaque fois qu’elle a commerce avec lui, d’acquérir vérité et pensée? Simmias, n’est-ce pas celui — là, si personne au monde, qui touchera au réel?

[…]

“Voilà en somme, dit-il, comment je justifie, Simmias et Cébès, mon bon droit à vous abandonner, vous, et mes Maîtres d’ici, sans que cela me soit pénible à sup­porter et sans que je m’en irrite, étant persuadé que là-bas, non moins qu’ici, je rencontrerai de bons maîtres comme de bons camarades; mais la foule mani­feste là-dessus son incrédulité! Ainsi donc, ce serait parfait, que devant vous j’eusse été plus persuasif dans ma défense que je ne l’ai été devant les juges du Peuple d’Athènes!”

[…]

Qui sait, se disent-ils, si, quand elle [l’âme] sera séparée du corps, elle ne sera plus nulle part, mais sera détruite, anéantie le jour même où mourra l’homme? Qui sait si, aussitôt séparée du corps et sortie de celui-ci, elle ne se dissipe pas à la façon d’un souffle ou d’une fumée et si, lorsqu’elle a de la sorte pris son vol, elle n’est plus rien nulle part? En conséquence, s’il est vrai que quelque part elle existe, ramassée en elle-même et par elle-même et séparée de ces maux que tu détaillais tout à l’heure, ce serait un grand et bel espoir, So­crate, que ton langage fût vrai! Il a toutefois certainement besoin d’une confirmation, et point petite probablement! pour faire croire, et que l’âme existe une fois l’homme mort, et qu’elle possède alors quelque activité et quelque pensée. — Tu dis vrai, Cébès, répondit Socrate. Mais comment faut-il nous y prendre? Sur la question même, ton intention est-elle que nous racontions s’il est ou non vraisemblable que la chose soit comme cela? — Moi du moins, dit Cébès, je serais heureux d’entendre ce que tu penses de ces questions! — En tout cas, reprit Socrate, personne, en m’entendant à cette heure, personne, fût-ce même un faiseur de comédies, ne dira, je crois bien, que je suis un bavard et que les propos que je tiens sont sur des sujets qui ne me concernent pas!

[…]

l’instruction n’étant pour nous rien d’autre précisément que remémoration, il est forcé, je pense, que nous ayons appris dans un temps antérieur les choses dont maintenant nous nous ressouvenons. Or, c’est ce qui est impossible, à moins que notre âme ne soit quelque part, avant de naître dans l’humaine forme que voici, Par consé­quent, de cette façon encore, l’âme a bien l’air d’être chose immortelle.

[…]

Cette réa­lité en soi, de l’être de laquelle nous rendons raison, quand nous interrogeons aussi bien que quand nous répondons, est-ce qu’identiquement elle garde toujours les mêmes rapports? ou bien est-elle tantôt ainsi et tantôt autrement? L’Égal en soi, le Beau en soi, la réalité en soi de chaque chose, son être, se peut-il que cela soit susceptible de changement, et même du moindre chan­gement? Ce qu’est chacune de ces choses, l’unicité en soi et par soi de son être, cela garde-t-il toujours identique­ment les mêmes rapports et n’admet-il jamais, nulle part, d’aucune façon, aucune altération? — Cela, c’est forcé, Socrate; garde identiquement les mêmes rapports dit Cébès.’Mais qu’en est-il de la multiplicité des choses belles, hommes par exemple, ou chevaux, ou vête­ments, ou quoi que ce soit d’autre du même genre, et qui est soit égal, soit beau, bref portant toujours la même dénomination que les réalités dont il s’agit? Est-ce que celles-là gardent les mêmes rapports? Ou bien, tout au contraire de ce qui a lieu pour les autres, ne gardent — elles, pour ainsi dire jamais, d’aucune manière les mêmes rapports; ni chacune par rapport à elle-même, ni les unes par rapport aux autres? — À leur tour, dit Cébès, elles se comportent ainsi : jamais identiquement! — Mais, tandis que celles-ci, tu peux les toucher, tu peux les voir, tu peux en avoir la sensation partes autres sens, les autres, celles qui gardent les mêmes rapports, il ne t’est pas pos­sible de les appréhender autrement que par l’exercice réfléchi de la pensée, les objets de ce genre étant au con­traire invisibles et n’étant pas atteints par vision? — — Ton langage, dit-il, est d’une parfaite vérité — Admettons donc, veux-tu? reprit Socrate, qu’il existe deux espèces d’êtres, d’une part l’espèce visible, de l’autre l’espèce invisible.

[…]

‘Or, après ces paroles de So­crate, il se fit un silence

[…]

«En ce que, dit-il, au sujet d’une harmonie et d’une lyre avec ses cordes, on pourrait tenir précisément ce même langage. L’harmonie, dirait-on, est, dans la lyre une fois qu’elle a été accordée, quelque chose d’invisible d’incorporel, d’absolument beau, de divin; la lyre elle-même, d’autre part, et ses cordes, ce sont des corps des choses corporelles, composées, terreuses apparentes à la nature mortelle. Eh bien! supposons; qu’on vienne briser la lyre, ou bien à en couper les cordes et à les mettre en menus morceaux, et que, alors, en vertu d’un raisonnement tout pareil au tien, on veuille à toute force que subsiste encore l’harmonie en question et qu’elle n’ait point péri : on alléguerait en effet qu’il n’y a aucun moyen de subsister, ni pour la lyre une fois les cordes mises en morceaux, ni pour les cordes, puisqu’elles sont d’espèce mortelle, tandis que périrait l’harmonie, elle qui est de même nature que le Divin et qui lui est apparentée, la première même à périr avant ce qui est mortel»! Tout au contraire, dirait-on, il est forcé que l’harmonie subsiste encore quelque part indépendamment et que le bois comme les cordes doivent tomber en pourriture avant qu’il lui soit, à elle, arrivé quelque chose! Aussi! bien en effet, tu as, toi-même aussi, j’en suis quant à moi persuadé, eu dans l’esprit cette pensée, que nous nous faisons de la nature essentielle de l’âme une conception analogue : étant donné que notre corps est en quelque sorte intérieurement tendu et maintenu par lé chaud et le froid, le sec et l’humide et par des oppositions du même genre, c’est la combinaison et l’harmonie de ces opposés mêmes qui constitue notre âme, quand la combinaison mutuelle s’en est opérée dans de bonnes conditions et selon la juste mesure. Ainsi donc, supposé que justement l’âme soit une harmonie, il est clair que, lorsque notre corps aura été, sans mesure, ou relâché ou tendu par les maladies et par d’autres maux, il y a aussitôt nécessité, et que l’âme périsse bien qu’elle soit très divine, comme périssent aussi les autres harmonies, qu’elles se réalisent dans des sons, ou bien dans les œuvres de l’art en général; et que, d’autre part, les rentes du corps de chacun de nous résistent longtemps, jusqu’au jour où le feu ou la pourriture les aura détruits. En somme, vois ce que nous dirons contre cet argument, dans le cas où l’on estimerait que l’âme, étant la combinaison des opposés corporels, est la première à périr dans ce qu’on appelle la mort.

[…]

“Or, je vais t’en donner une preuve suffisante. Il y avait en effet des choses que, même avant, je savais de façon sûre, de mon propre avis comme de celui des autres; eh bien! par l’effet de cette recherche, j’avais été si radicalement aveuglé que j’en venais à désapprendre, même les choses qu’auparavant je me figurais savoir sur quantité de sujets

[…]

Sur ce, voilà qu’un jour j’entendis faire une lecture, d’un livre qui, disait-on était d’Anaxagore et/ou se trouvait exprimée cette idée, que c’est l’intelligence qui met tout en ordre et qui est la cause universelle. Cette causalité-là me remplit de joie, en raison de l’intérêt que je trouvai, en un sens, à faire de l’intelligence la cause de toutes choses; S’il en est ainsi, pensai-je, l’esprit ordonnateur ordonne toutes choses et dispose chacune de la meilleure manière possible; si donc on souhaitait, pour chaque chose, découvrir à quelle condition elle naît, périt ou existe, alors ce qu’à son sujet il était nécessaire de découvrir, c’est quelle est pour cette chose la meilleure manière possible, soit d’exister, soit de subir ou de produire n’importe quelle action; dès lors, en partant de cette conception, ce qu’il convenait à l’homme d’envisager, tant en ce qui le concerne lui-même personnellement qu’en ce qui concerne les autres choses, ce n’est rien d’autre que le parfait et ce qui vaut le mieux; le même homme, c’est forcé, connaîtra aussi le pire, car c’est une même science qui leur est relative. Telles étaient donc mes réflexions; et, tout joyeux, je me figurais avoir découvert l’homme qui, concernant les êtres, m’ensei­gnerait la causalité qui, pour moi-même, s’accorderait à mon intelligence : Anaxagore! Il m’expliquerait, en premier lieu, si la terre est plate ou ronde, et, puisqu’il me l’expliquerait, il m’en exposerait tout au long la raison et la nécessité; m’apprenant, lui qui dit ce qui est le meilleur, qu’il était meilleur pour la terre d’avoir telle ou telle forme! Et, s’il me disait qu’elle est au centre du monde, il m’exposerait.tout au long qu’il était meilleur pour elle d’être au centre : qu’il me fît cette révélation, et j’étais tout préparé à ne plus désirer à l’avenir d’autre espèce de causalité! Naturellement, pour le soleil aussi, j’étais de même sorte tout préparé, puisqu’on devait pareillement m’instruire; et ensuite, pour la lune et le reste des astres, concernant la relation de leurs mutuelles vitesses, leurs retours, ainsi que leurs autres particularités; bref, concernant la façon dont ce pouvait bien être le meilleur pour chacun de produire ou de subir telles actions, qu’il est dans leur nature; de produire ou de subir. Je ne me serais jamais figuré? en effet que, déclarant ces choses ordonnées par une intel­ligence, il pût leur attribuer une autre cause, sinon que c’était pour elles le mieux de se comporter comme pré­cisément elles se comportent; étant donné qu’à chacune en particulier et à toutes en commun il donne cette cause, il va aussi, me figurais-je, m’exposer tout au long ce qui vaut le mieux pour chacune et ce qui est pour toutes le bien commun. Enfin, pour beaucoup je n’au­rais pas cédé mes espérances; mais bien plutôt, ayant mis toute mon ardeur à me procurer le livre, j’en faisais le plus vite que je pouvais la lecture, afin de connaîtra le plus vite possible le meilleur et le pire!

‘Et voilà que de la merveilleuse espérance j’étais, camarade, emporté bien loin, puisque, en avançant dans ma lecture, je vois un homme qui n’a point recours à l’intelligence et qui ne lui impute pas de causalité en vue de l’arrangement ordonné des choses particulières, mais qui, pour cela, invoque les actions de l’air, de l’éther, de l’eau, de quantité d’autres causes tout aussi déconcertantes! Bref, son cas me parut tout à fait sem­blable à celui d’un homme qui, en même temps qu’il dit que Socrate accomplit avec son intelligence tout ce qu’il accomplit, ensuite, lorsqu’il entreprendrait de dire les causes de chacun des actes que j’accomplis, s’exprimerait en ces termes : Premièrement, la raison pour laquelle je suis maintenant assis en ce lieu, c’est que mon corps est fait d’os et de muscles; que les os sont solides et qu’ils ont des commissures les séparant les uns des autres, tandis que les muscles ont la propriété de se tendre et de se relâcher, faisant aux os une enveloppe de chairs et de peau, laquelle maintient les chairs; en conséquence de quoi, lorsque les os oscillent dans leurs propres emboîtements, les muscles, qui se détendent ou se contractent, me mettent à même, par exemple, de fléchir à présent mes membres; et voilà la cause en vertu de laquelle, m’étant replié de la sorte, je suis assis en ce lieu! Concernant, cette fois, la conversation que j’ai avec vous, il alléguerait d’autres causes du même ordre, l’articulation des sons, l’émission de l’air, l’audi­tion, invoquant mille autres raisons analogues et négli­geant de mentionner les causes qui le sont véritablement : à savoir, que, les Athéniens ayant jugé qu’il valait mieux me condamner, moi à mon tour, et précisément pour cette raison, j’ai jugé qu’il valait mieux, pour moi aussi, d’être assis en ce lieu; autrement dit, qu’il était plus juste, en restant sur place, de me soumettre à la peine qu’ils auraient édictée. De fait, par le Chien! il pourrait, je crois, y avoir longtemps que ces muscles et ces os seraient du côté de Mégare ou de la Béotie, où les aurait portés un jugement sur ce qui vaut le mieux, dans le cas où, je ne me serais pas figuré qu’il était plus juste et plus beau, au lieu de fuir et de m’évader, de m’en remettre à la Cité de la peine qu’éventuellement elle décide d’infliger.

«Donner le nom de causes à de pareilles choses est pourtant par trop absurde. Ah! si l’on disait que, faute de posséder ces sortes de choses (j’entends des os, des muscles et tout ce que j’ai en outre), je ne serais pas à même de faire ce que je juge bon de faire, on ne dirait ainsi que la vérité. Que ce soient là toutefois les causes en vertu desquelles je fais ce que je fais, que mon intelli­gence. soit employée par moi à accomplir ces actes et que néanmoins ce ne soit pas en optant pour ce qui vaut le mieux, le dire serait en user avec beaucoup de sans façon et sans mesure à l’égard du langage 1! Ainsi, on n’est pas en état de discerner qu’autre chose est la réalité de la cause, autre chose ce sans quoi la cause ne serait jamais cause! ce que, tâtonnant comme dans le noir, la plupart des hommes désignent en se servant d’un mot impropre quand ils lui donnent le nom de cause! Et voilà pourquoi, tandis que celui-ci, posant un tourbillon à l’entour de la terre, donne au ciel pour fonction de maintenir la terre immobile, cet autre place l’air en dessous comme un support pour une vaste huche! Quant à la puissance, à laquelle ces choses doivent d’être, à présent, placées dans l’état où il valait le mieux qu’elles pussent être placées, cette puissance, ils ne sont, ni en quête d’elle, ni convaincus qu’elle possède une force divine; mais ils estiment pouvoir un jour découvrir quelque Atlas plus fort que celui-là, plus immortel, soutenant mieux l’ensemble des choses; et, que le bien, l’obligatoire, soit ce qui relie et soutient, voilà une chose dont ils n’ont véritablement aucune idée! Sans doute me serais-je fait avec le plus grand plaisir, moi, l’élève de n’importe qui, pour savoir ce qui en est de cette sorte de cause; mais, comme j’en avais été frustré et que je n’avais été capable ni de la découvrir par moi-même ni de m’en instruire auprès d’un autre, alors, dans une navigation de remplacement à la découverte de la cause, veux-tu, Cébès, dit-il, que je te fasse un exposé de toutes les peines que je me suis données? — Si je le veux? dit-il; je crois bien, et pro­digieusement! —

‘Eh bien! après cela, reprit Socrate, découragé comme je l’étais de l’étude des réalités, j’eus l’idée qu’il fallait prendre mes précautions contre un accident qui arrive, au cours de leur observation, aux spectateurs d’une éclipse de Soleil : quelques-uns en effet risquent d’y perdre la vue, s’ils n’observent pas dans l’eau, ou par quelque moyen analogue, l’image de l’astre. C’est à un pareil acci­dent que je songeai aussi pour ma part, et je craignis d’être complètement aveuglé de l’âme, en regardant dans la direction des choses avec mes yeux ou en essayant d’entrer en contact avec elles par chacun de mes sens. J’eus dès lors l’idée que je devais chercher un refuge du côté des notions et envisager en elles la vérité des choses. Il se peut d’ailleurs qu’en un sens ma comparaison ne soit pas ressemblante, car je ne conviens pas du tout qu’envisager les êtres dans des notions, ce soit les envi­sager en images, plus que lorsqu’on les envisage dans l’expérience concrète. Toujours est-il que ce fût donc dans cette direction que je me lançai, et que, après avoir dans chaque cas pris pour base une notion, celle qu’éventuellement je juge être la plus forte, tout ce qui, selon moi, a consonance avec elle, je le pose comme étant vrai, aussi bien à propos de la cause qu’à propos de toute autre chose, sans exception; tandis que, si la consonance fait défaut, je pose que ce n’est point vrai.

‘Or, je désire t’exposer plus clairement ce que je dis, car, pour l’instant, je crois que tu ne comprends pas! — Non, pas bien fort, par Zeus! dit Cébès. — Et pour­tant, reprit Socrate, en parlant ainsi je ne dis rien de neuf : je ne fais que parler exactement comme toutes les autres fois, et, comme je n’ai pas cessé du tout de parler au cours de notre entretien! Ce que j’en viens en effet à essayer désormais de faire, c’est de t’exposer quelle est l’espèce de cause pour laquelle j’ai pris toutes ces peines, et me voilà de nouveau embarqué dans ces assertions cent fois ressassées, que vous connaissez bien; et c’est d’elles que je pars, en prenant pour base la notion de l’existence, en soi et par soi, d’un Beau, d’un Bon, d’un Grand et de tout le reste! Si tu m’accordes leur existence, si tu en conviens avec moi, j’espère, en partant d’elles, réussir à t’exposer et à mettre au jour la cause en vertu de laquelle l’âme est chose immortelle. — Mais bien certainement je te l’accorde, dit Cébès, de sorte que tu ne dois pas hésiter à conclure! — Examine alors ce qui résulte de l’existence des réalités en question, pour voir si tu as là-dessus une opinion qui s’accorde avec la mienne : elle est que, évidemment, si en dehors du Beau qui n’est rien que beau, il y a quelque chose d’autre qui soit beau, il n’existe pas non plus d’autre raison pour que ce quelque chose soit beau, sinon parce qu’il parti­cipe du Beau dont il s’agit. Et, bien entendu, j’en dis autant pour tout. Cette sorte de causalité, conviens-tu de l’accepter? — J’en conviens, dit-il. — Le résultat, reprit Socrate, est que je ne comprends plus rien aux autres causes, aux causes savantes, que pas davantage je ne parviens à les reconnaître : bien au contraire, quand on me donne pour raison de la beauté de quoi que ce soit, ou la vivacité fleurie de sa couleur, ou sa forme, ou n’importe quoi du même genre, voilà les autres causes, auxquelles je signifie leur congé, étant en effet, sans exception, tout troublé dans ces autres causes; tandis que cette cause-ci, tout uniment, sans malice, bêtement peut-être, je la garde par-devers moi : rien d’autre ne fait belle ladite chose, que, en elle, la présence du Beau en question, ou bien encore une communica­tion de celui-ci, quels que soient d’ailleurs le moyen et le mode de cette relation; s’il y a là en effet un point sur lequel je ne veux, à toute force, rien décider encore, c’est le contraire pour celui-ci, que toutes les belles choses deviennent belles par le Beau. C’est qu’en cela réside, à mon avis, la réponse la mieux assurée que je puisse faire, à moi-même comme à autrui; j’estime qu’en m’y attachant je ne m’exposerai plus jamais à tré­bucher, mais que c’est une réponse assurée à faire, et à moi-même et à n’importe qui d’autre, que de dire : les belles choses sont belles par le Beau. N’est-ce pas aussi ton avis? — C’est mon avis.
[…]

Rien ne m’empêche toutefois de vous dire de quoi je me suis convaincu en ce qui concerne la forme de la terre et en ce qui concerne ses diverses régions. — Mais, dit Simmias, je n’en demande pas davantage! — Eh bien! reprit Socrate, ma conviction à moi, c’est, en premier lieu, que, si la terre est au centre du monde et avec la forme d’une sphère, elle n’a besoin, pour ne pas tomber, ni de l’air, ni d’aucune autre semblable résistance; mais il y a assez, pour la maintenir, de la similitude, en tous les sens, du monde avec lui-même et de la façon dont se contre-balancent tous les points de la terre, car pour une chose qui se contre-balance de la sorte, il n’y aura, du moment qu’elle a été placée au centre de quelque chose qui possède avec soi-même une égale similitude, il n’y aura aucune raison pour qu’elle penche plus ou moins d’aucun côté; mais, vu cette similitude générale, la chose demeurera immobile. Voilà donc de quoi, en premier lieu, je me suis laissé convaincre. — Et, dit Simmias, c’est en vérité à bon droit! —

«Le second point, maintenant, c’est, dit-il, que la terre est quelque chose de tout à fait grand, dont nous, habitants de la région qui va jusqu’aux colonnes d’Hercule en partant du Phase, occupons une petite partie, habitant autour de la mer, comme, autour d’un marécage des fourmis ou des grenouilles; ailleurs, il y a un grand nombre d’autres hommes, habitant un grand nombre d’autres régions pareilles. C’est que, par­tout sur la terre, il existe un grand nombre de creux, qui se diversifient de mille façons quant à leur forme et à leur grandeur, creux dans lesquels tout ensemble sont venus se déverser eaux, brouillards et air. Quant à la terre en tant que terre, à la terre pure, c’est dans la partie pure du monde qu’elle réside, dans celle préci­sément où sont les astres, et à laquelle le nom d’éther est donné par la plupart des auteurs qui ont ordi­nairement traité ces sortes de questions; c’est à titre de sédiments de cet éther que ces choses viennent, sans arrêt, se déverser ensemble dans les creux de la terre. Or, nous, ce sont donc ces creux que nous habitons sans nous en douter, et nous figurant de cette terre habiter la surface supérieure : semblables à un homme qui, habitant à moitié du fin fond de la pleine mer, se figure­rait habiter la surface de la mer, et, apercevant à travers l’eau le soleil et les autres autres, prendrait la mer pour le ciel; trop paresseux d’ailleurs et trop faible pour être jamais parvenu tout en haut de la mer, ni non plus pour avoir, une fois que du sein de cette mer il aurait émergé, vu, en levant la tête du côté de cette région-ci, à quel degré justement elle est plus pure et plus belle que celle où résident encore ses pareils, pas davantage pour en avoir entendu parler par un autre qui l’aurait vue! Oui, c’est là, identiquement, notre condition,» à nous aussi : habitant un creux de la terre, nous nous figurons habiter tout en haut de celle-ci; et c’est l’air que nous appelons ciel, attendu que c’est à travers cet air, qui est ainsi notre ciel, que nous suivons le cours des autres; identiquement encore notre condition, en ce que, faibles et paresseux, pour cette raison nous sommes inca­pables de fendre l’air pour en atteindre le terme extrême; et cependant, si l’on en atteignait le sommet, ou bien que, devenu un être ailé, on se fût envolé, alors on apercevrait en levant la tête, oui, comme ici-bas les poissons, quand ils lèvent la tête hors de la mer, voient les choses d’ici, de même on apercevrait celles delà-haut; à supposer enfin que notre nature fût capable de soute­nir cette contemplation, on reconnaîtrait ainsi que là existent, et le ciel authentique, et l’authentique lumière, et la terre selon la vérité! Cette terre-ci en effet, ces roches d’une façon générale toute la région d’ici-bas, tout cela est corrompu, rongé comme le sont par la salure les choses qui sont dans la mer; dans la mer où il ne pousse rien qui vaille d’être mentionné, où il n’y a, pour ainsi dire, rien qui ait sa perfection, mais des roches évidées, du sable, une masse incroyable de vase, des lagunes dans les endroits où à la mer il se mêle de la terre; bref, des choses qui ne sont pas le moins du monde dignes d’être appréciées par comparaison avec les beautés de chez nous. Mais, à leur tour, les beautés de là-haut, comparées à celles de chez nous, manifesteraient une supériorité beaucoup plus grande encore,

[…]

«Mais parlons maintenant de ceux dont il a été reconnu que leur vie a été exemplaire sous le rapport de la sain­teté : ce sont ceux qui, ainsi que de prisons, se sont libérés, dégagés de ces lieux intérieurs à la terre, eux qui, parvenus vers le haut jusqu’à la pure résidence, résident ainsi sur le dessus de la terre. Or, parmi ces défunts mêmes, ceux qui, par la philosophie, se sont purifiés comme il faut vivent complètement sans corps pendant tout le temps qui suit; ils parviennent en outre à des lieux de résidence, plus beaux encore que les pré­cédents; mais, pour les décrire, il me manque, et les moyens de le faire aisément, et dans la circonstance présente, le temps qu’il y faudrait.

«Eh bien! Simmias, c’est précisément en vue des choses que nous avons en détail exposées, qu’il faut tout faire pour, en cette vie, participer à la vertu et à la pensée; car la récompense est belle et grandiose l’espérance! Sans doute ne convient-il pas à un homme qui réfléchit, de vouloir à toute force qu’il en soit de cela comme je l’ai exposé; que cependant ce soit, pour la condition de nos âmes et leurs résidences, cela même ou quelque chose d’ana­logue, voilà, dans l’hypothèse justement de l’évidence de l’immortalité de l’âme, l’affirmation que, selon moi, il convient de soutenir à toute force et voilà le risque qui mérite d’être couru par celui qui a la conviction de cette immortalité; c’est en effet un beau risque et dans une conviction de cette sorte il y a comme une incanta­tion qu’on doit se faire à soi-même : c’est justement pourquoi (oui, et même depuis longtemps!) je prolonge cette histoire. Eh bien! je le répète, c’est en vue de ces choses qu’il doit avoir confiance, en ce qui regarde son âme à lui, l’homme qui, dans sa vie, a donné congé à tout ce qui est un plaisir concernant le corps, à ce qui en est une parure, comme à des choses auxquelles il est étranger et qu’il a jugées plus propres à produire l’opposé. Les plaisirs, au contraire, qui ont rapport à l’acquisition du savoir, il leur a consacré ses soins, et ainsi, ayant paré son âme d’une parure qui, au lieu de lui être étrangère, est sa parure à elle, je veux dire de tempérance, de justice, de courage, de liberté, de vérité : c’est dans ces conditions qu’il attend de pied ferme l’instant de se mettre en route pour les demeures d’Hadès, prêt à faire cette route quand son destin l’y appellera. Aussi bien, ajouta-t-il, pour vous, Simmias, Cébès, pour vous tous, ce sera un autre jour, je ne sais en quel temps, que chacun fera cette route; quant à moi, voici que maintenant, comme dirait un héros de tragédie, déjà, m’appelle mon destin! Peu s’en faut même que ce ne soit pour moi l’heure de me diriger vers le bain : il vaut mieux en effet, me semble-t-il, boire le poison une fois que je me serai lavé, et ne pas donner aux femmes la peine de laver un mort!” Comme Socrate prononçait ces paroles, Criton intervint : Eh bien, mais, Socrate! dit-il; qu’ordonnes-tu, à ceux-ci ou à moi, soit au sujet de tes enfants, soit à propos d’autre chose? En le faisant pour toi, c’est par amour surtout que nous le ferions! — Ce que je vous ordonne? répliqua-t-il. Exactement, Criton, ce que je ne cesse pas de dire, et rien de plus nouveau : que vous ayez, vous, souci de vous-mêmes, et ainsi, pour moi, pour ce qui est mien, pour vous-mêmes, vous ferez par amour tout ce qu’il vous arrivera de faire, quand bien même, à présent, vous ne vous y seriez pas engagés! Mais, si vous n’avez pas souci de vous-mêmes, si vous ne consentez pas à vivre en suivant, comme à la trace, la leçon de nos entretiens, de ceux d’aujourd’hui comme de ceux du temps passé, alors, et quel qu’ait pu être le nombre de vos engagements actuels, quelle qu’ait pu en être la force, vous n’y gagnerez absolument rien! — Eh bien, soit! repartit Criton, nous mettrons à faire ainsi tout notre zèle. Mais encore, de quelle façon faut-il que nous t’ensevelissions? — Comme il vous plaira! dit-il; à condition, il est vrai, que vous vous saisissiez de moi et que je ne fuie pas de vos mains!” Tout en disant cela, il se mit à rire doucement, et, tournant de notre côté son regard : Amis! dit-il, je ne réussis pas à convaincre Criton que moi, je suis ce Socrate qui, en ce moment, converse avec vous et qui met en ordre chacun de ses propos; il croit au contraire que moi, c’est cet autre Socrate qu’un peu plus tard il verra mort, et il demande, voyez-vous, comment il faudra qu’il m’ensevelisse! Quant à ce qui, depuis longtemps, a été l’abondante matière de mon discours : que, après que j’aurai bu le poison, je ne demeurerai plus auprès de vous, mais que je partirai, m’en allant vers des félicités qui sont certainement celles des Bienheureux, tout cela, je pense, est pour lui paroles en l’air, destinées en même temps à vous réconforter, et, en même temps, à me réconforter moi aussi. Donnez-moi donc envers Criton, poursuivit-il, une garantie inverse de celle dont il fut pour moi le garant envers mes juges : par serment, il garantissait en effet que je resterais; à vous de garan­tir par serment que je ne resterai pas, mais qu’au con­traire je partirai, je m’en irai, ce qui permettra à Cri­ton de mieux supporter la chose, ce qui l’empêchera, en voyant brûler ou enterrer mon corps, de s’irriter pour moi, à la pensée de tout ce que j’endure d’effroyable, et de dire, au cours de la sépulture, que c’est Socrate qu’il expose, Socrate qu’il transporte, Socrate qu’il enterre! Sache-le bien en effet, excellent Criton : une expression vicieuse ne détonne pas uniquement par rap­port à cela même qu’elle exprime, mais cause encore du mal dans les âmes. Eh bien non! il faut garder ton sang-froid, il faut dire que ce que tu ensevelis, c’est mon corps, et l’ensevelir de la façon que cela te plaira et que tu estimeras la plus conforme aux usages.”

«Sur ces mots, Socrate se leva, se dirigeant vers une autre chambre pour s’y baigner; Criton le suivit, nous recommandant de rester où nous étions. Aussi restâmes-nous à nous entretenir entre nous des propos qui s’étaient tenus et à en reprendre l’examen; mesurant alors aussi, d’autre part, l’étendue du malheur qui était venu nous frapper; jugeant que c’était tout bonnement d’une sorte de père que nous étions privés et que nous passerions, tels des orphelins, le reste de notre vie! Quand il eut fini de se baigner et qu’on eut amené près de lui ses enfants (il en avait en effet deux tout petits et un autre déjà grand); que furent arrivées aussi les femmes de sa famille, avec lesquelles il s’entretint en présence de Criton et auxquelles il adressa certaines recommanda­tions concernant ses dernières volontés, il donna l’ordre alors de faire se retirer les femmes et les enfants, tandis qu’il revenait, lui, de notre côté.

«Déjà on était près du coucher du soleil, car So­crate était resté longtemps dans cette chambre. Aussitôt arrivé, il s’était assis, et, après cela, on ne se dit plus grand-chose. Le Serviteur des Onze arriva et, se pla­çant devant Socrate : Je ne te reprocherai pas, dit-il, Socrate, ce que précisément je reproche aux autres, de se fâcher contre moi et de me maudire, quand, sur l’ordre des Magistrats, je leur enjoins de boire le poison. Mais toi, sans parler des occasions que j’ai eues, pendant ton emprisonnement, de te reconnaître pour le plus géné­reux, le plus facile, le meilleur de tous les hommes qui sont jamais venus ici, je me rends bien compte que, même aujourd’hui cela se voit, contre moi tu n’es pas fâché, connaissant en effet les auteurs de ta mort, mais bien contre ceux-ci! Maintenant donc, car tu n’ignores pas ce que je suis venu t’annoncer, adieu! et tâche de n’avoir pas trop de peine à supporter l’inévitable!” Et, comme, en même temps, il s’était mis à pleurer, s’étant détourné, il s’en alla. Socrate, levant alors les yeux vers lui : À toi aussi, adieu! dit-il. Ce que tu as dit, nous le ferons!” Ce disant, il se tourna vers nous :

«Quelle civilité, dit-il, chez cet homme! Pendant tout le temps que j’ai passé ici, il venait me voir et, parfois, il s’entretenait avec moi : c’était la perle des hommes; et, aujourd’hui, avec quelle générosité il me pleure! Allons, Criton! mettons-nous en devoir de lui obéir! Qu’on apporte le poison, s’il est broyé; s’il ne l’e $ t pas, fais-le broyer par celui dont c’est l’affaire!»

«Alors Criton : “,Mais, dit-il, je crois bien, So­crate, pour ma part, que le soleil est encore sur les montagnes et qu’il n’est pas encore couché. Et, tout ensemble, je n’ignore pas non plus qu’il y en a d’autres qui ont bu le poison longtemps après qu’on le leur eut enjoint, et non sans avoir bien mangé et bien bu, quelques-uns même après avoir eu commerce avec les personnes dont ils avaient d’aventure envie. Allons! ne te presse pas, puisqu’il te reste encore du temps! — En vérité, Criton, repartit Socrate, ils ont bien raison, les gens dont tu parles, de faire ce que tu dis, car ils pensent qu’ils gagneront à le faire! Quant à moi, c’est aussi avec raison que je ne le ferai pas, car je ne crois pas que j’y gagne, en buvant un peu plus tard le poison, sinon de me prêter à rire de moi-même, en m’engluant ainsi dans la vie et en l’économisant alors qu’il n’en reste presque plus! Allons! allons! obéis-moi, dit-il, et cesse de me contrarier!”

«En entendant cela, Criton fit un signe à un serviteur qui se tenait dans le voisinage. Le serviteur sortit, et, après un bon bout de temps, il revint en amenant l’homme qui devait donner le poison; il le portait, tout broyé, dans une coupe. En le voyant : Eh bien! lui dit Socrate, c’est toi, mon bon, qui, en ces matières, as la compétence! Que faut-il que je fasse? — Rien d’autre, répondit-il, que, après avoir bu, de circuler dans la chambre, jusqu’à ce que tu sentes de la pesanteur venir dans tes jambes, et, ensuite, de t’étendre, De cette façon il agira.” En même temps il tendit à Socrate la coupe. Celui-ci la prit, et, avec une parfaite bonne humeur, Echécrate, sans que sa main tremblât, sans que ni la couleur ni les traits de son visage en fussent davan­tage altérés; mais, à son habitude, regardant avec ses yeux de taureau et un peu en dessous dans la direction de l’homme : Qu’en dis-tu? fit-il; pour ce qui est, à l’égard de ce breuvage, de faire à quelque Divinité une libation, la chose est-elle permise? ou ne l’est-elle pas? — Socrate, répondit-il, nous en broyons juste autant que nous jugeons nécessaire qu’on en boive. — Je comprends! dit-il. Au moins est-il permis pourtant, je pense, et aussi bien, obligatoire, de faire aux Dieux une prière pour que se passe heureusement ce change­ment de résidence, d’ici là bas. C’est donc la prière que moi-même je fais, et puisse-t-il en être ainsi!” Et, à peine avait-il prononcé ces mots que, tout d’un trait, sans faire de façons du tout, sans montrer le moindre dégoût, il vida complètement la coupe.

«Jusqu’à ce moment, la plupart d’entre nous avaient assez bien réussi à nous retenir de pleurer. Mais, quand nous le vîmes en train de boire, quand nous vîmes qu’il avait bu, plus moyen! mais, malgré mes efforts, je dus, moi-même aussi, laisser courir le flot de mes larmes; si bien que, la tête voilée, je versais des pleurs sur moi-même, non pas en effet, bien entendu, sur lui, mais sur mon sort à moi, qui serais privé de la familiarité d’un pareil homme! Quant à Criton, comme, encore plus tôt que moi, il avait été incapable de contenir ses larmes, il s’était levé pour s’éloigner. Apollodore, lui, qui, même auparavant, n’arrêtait pas un instant de pleurer, s’étant, naturellement, mis alors à mêler des rugissements à ses pleurs et à l’expression de sa colère, il n’y eut per­sonne, parmi ceux qui étaient là, dont il ne brisât le courage, sauf, il est vrai, de Socrate lui-même! Mais alors celui-ci : Que faites-vous là, dit-il, hommes extra­ordinaires! Et pourtant, si j’ai renvoyé les femmes, ce n’est pas pour une autre raison, pour empêcher que l’on ne détonnât de pareille façon! Car, je l’ai ouï dire, c’est en évitant les paroles de mauvais augure qu’il faut achever de vivre. Allons! du calme, de la fermeté!” En entendant cela, nous eûmes grand-honte et nous nous retînmes de pleurer.

«Quant à lui, il continuait de circuler, quand il nous dit qu’il sentait s’appesantir ses jambes; il s’étendit alors sur le dos, ainsi qu’en effet le lui avait recommandé l’homme. Celui-ci, dans le même temps, posait sur lui la main et lui examinait par intervalles les pieds et les jambes; lui ayant ensuite fortement pressé le pied, il lui demanda s’il le sentait. Socrate répondit que non. Après quoi, l’autre en fit de nouveau autant pour le bas des jambes, et, remontant de la sorte, il nous fit voir qu’il se refroidissait et devenait raide. En le tou­chant lui-même, il dit que, lorsque cela se serait produit au voisinage du cœur, à ce moment il partirait. Or, presque toute la région du bas-ventre s’était déjà refroi­die. À ce moment, il se découvrit le visage, qu’il s’était en effet couvert, et prononça ces mots, les derniers effectivement qui soient sortis de ses lèvres : Criton, dit-il, à Asclépios nous sommes redevable d’un coq! Vous autres, acquittez ma dette! n’y manquez pas! — Mais oui! dit Criton, ce sera fait! Vois cependant si tu n’as rien d’autre à dire.” À la question de Criton il ne répondit plus rien; mais, après un court intervalle, il eut un mouvement convulsif, et l’homme lui découvrit le visage : son regard était immobile; ce que voyant, Criton lui ferma la bouche et les yeux.

«Voilà, Échécrate, quelle fut la fin de notre ami, de l’homme dont volontiers, nous dirions nous autres que entre ceux de ce temps que nous avons pu éprouver, il a été le meilleur, et, en outre, le plus sage et le plus juste.»



PHILON d’Alexandrie



Philon est “le principal représentant littéraire du judaïsme hellénistique” ; Il serait né entre 20 et 10 avant l’ère chrétienne; sa vie se termine après 39/40. Flavius Josèphe atteste de la distinction sociale et intellectuelle du philosophe “membre d’une ambassade portant les doléances des juifs de la ville contre le gouverneur romain”; Philon sera “ignominieusement chassé par Caligula de la pièce où se tenait l’empereur”.

Il “fait du Pentateuque l’expression de la philosophie véritable et de l’acte de philosophie une méditation de l’Ecriture pour en dégager la parole et la volonté de Dieu”. Influencé par les médio-platoniciens15 de son époque, Philon occupe une juste ‘place du centre’: après Platon, avant les chrétiens (ici sa contribution est placée entre Platon et Matthieu/Paul).

Il fut le ‘passeur’ influant sur les Pères grecs et latins, du moins ceux qui “reconnaissaient les ‘racines juives’ du christianisme”; puis son influence perdure au Moyen âge “au point d’être parfois considéré comme l’un des Pères”16.

Parmi ses nombreux ouvrages, je livre le plus ‘local’, celui de l’habitant d’Alexandrie qui témoigne de façon très concrète d’une vie spirituelle dont il a été voisin-témoin. Elles ont des racines égyptiennes. Elle préfigure le vécu qui prendra toute son importance à partir du second siècle dans le monachisme chrétien. Les vies intimes et intérieures seront livrée au tome suivant : direction mystique de Jean de Gaza par Barsanuphe, Denys, l’aréopagite, Isaac le Syrien, Jean de Dalyatha.…

Voici donc en prémices de ces mystiques un cadre: le De Vita Contemplativa de Philon.17

Au plan ’laïc’, les descriptions par le contemporain Philon, d’orgies romaines et orientales mises en contraste avec les pratiques sobres qui avaient cours lors des réunions de Thérapeutes incluant les Thérapeutrides, permet de situer avec vivacité les conditions vécues par les premières communautés chrétiennes composées de juifs.

Le texte de Philon est précédé par d’amples extraits du traducteur F. Daumas qui nous introduisent à la «vie des Solitaires» - plus concrètement qu’une représentation imaginée, celle qui fascina Port-Royal au dix-septième siècle.

Addition justifiée puisque “ce pur esprit [celui du philosophe Philon] nous donne quelques détails très précis...”18.

Les ‘moines du désert’ chrétiens prendront la suite de nos spirituels juifs influencés eux-mêmes par leurs prédécesseurs égyptiens.

Rien de nouveau sous le soleil!



Les Thérapeutes

(F. Daumas)



[…] «Souvent, en effet, ayant quitté parents, amis et patrie, et étant allé au désert, pour réfléchir à quelque objet digne de méditation, je n’y ai rien gagné : mon intelligence, dissipée ou mordue par la passion, revenait aux objets contraires. Et, par ailleurs, quelques fois, dans une foule de milliers d’hommes, je suis tranquille par la pensée : Dieu a chassé la cohue de mon âme, et m’a appris que ce ne sont pas les différences de lieu qui font une bonne ou une mauvaise disposition, mais Dieu lui-même, qui meut et mène où il veut le char de l’âme.» Les termes, ici encore, rappellent mot pour mot ceux que Philon employait pour les Thérapeutes. Et il est bien difficile de ne pas penser que c’est à leur couvent que Philon fait allusion. Il se retirait donc chez eux quand il voulait faire retraite, et c’est chez eux qu’il avait vécu, encore jeune, sa vie érémitique. Il n’y rejette d’ailleurs pas la vie contemplative, pas plus qu’il ne condamne, en d’autres passages, la vie active. Tout au plus peut-on dire que, par moments, dans des pages écrites sans doute au milieu des pires difficultés politiques, il a quelque nostalgie de la vie contemplative pure.

Manière de composer chez Philon

Enfin, la comparaison de ces trois textes19 est extrêmement instructive, parce qu’elle nous apprend beaucoup sur la manière de composer propre à Philon. Il fait allusion, tacitement pour ainsi dire, à des faits historiques destinés à mettre en évidence des états d’âme. Ce qui l’intéresse, ce dont il veut nous entretenir, c’est sa vie intérieure. Mais il y a nécessairement un certain nombre de cas où elle fut engagée dans la trame concrète des événements. Et ces faits vécus lui ont donné une certaine forme, une certaine direction. Il arrive à nous la décrire sans cerner d’aucun contour précis le réel. À force de voir par les yeux de l’âme, comme il dit lui-même, il ne voit que très vaguement par ceux du corps. Au contraire de son maître Platon, qui conserva toujours une représentation plastique, colorée, olfactive des choses, Philon est incapable de voir avec l’acuité d’un Attique «les pierres portant le thym et la sauge». Dès lors, nous devons, pour tirer de lui de l’histoire ou de la géographie, critiquer patiemment ses lignes apparemment très loin du sol, du terrain solide, et, par comparaison avec d’autres indications fournies par lui-même ou par d’autres, nous faire une idée aussi précise que possible des faits historiques qui sont pourtant présents à l’arrière-plan de son exposé.

Or, ce qui frappe, pour qui lit attentivement le De vita contemplativa, c’est que ce pur esprit nous donne quelques détails très précis. Nous les avons, pour la plupart, relevés et étudiés dans les notes, dont nous aurions voulu qu’elles remissent sur terre, si l’on ose dire, les pieds de nos Thérapeutes. Rassemblons ici rapidement ces données, pour montrer que Philon ne les a pas inventées à plaisir, mais les a laissé passer, pour ainsi dire, malgré lui.

B. Les données concrètes concernant les Thérapeutes.

Laissons de côté, provisoirement, l’aspect géographique du problème, sur lequel nous devons nous étendre davantage. Il reste un certain nombre d’éléments très concrets qui, rapprochés, deviennent fort intéressants parce qu’ils nous permettent une reconstitution historique. Ainsi, il place ses héros en quête de solitude «dans des jardins ou solitudes champêtres» (§ 20). Ils ne sont donc pas dans ce que nous appellerions le désert proprement dit, celui où vivront les ascètes chrétiens à la recherche de rudes mortifications. Le lieu, au contraire, par sa modération même, supprime toute préoccupation; il y a de l’eau certainement à proximité, sans doute des végétaux comestibles, et seule est évitée la présence de la foule nuisible à la vie de l’esprit. […] Dans ces jardins, ces solitudes champêtres, les Thérapeutes occupent des maisons où se trouve «une pièce sacrée, qui est appelée sanctuaire ou ermitage (suit le terme grec), où ils s’isolent (grec) pour accomplir les mystères de la vie religieuse (grec)» (§ 25). Les mots choisis sont intéressants. [...]

Lorsque Philon décrit la salle commune où ils s’assemblaient pour le Sabbat et les grandes fêtes, il précise que «ce sanctuaire… comporte deux travées, dont l’une est attribuée aux hommes, l’autre aux femmes. Le mur de séparation a trois ou quatre coudées de haut, et il est construit à la manière d’une barrière (terme grec)» (§ 32-33). Or, la division est observée dans les synagogues, au moins dans les anciennes. Mais ce que nous devons déduire du texte peu clair (c’est souvent le cas lorsque Philon parle de choses matérielles!), c’est que cette cloison était légère et sans doute amovible. À aucun moment ne nous est indiqué que, pour les repas et les veillées saintes, il y avait une autre pièce. Il est donc probable que les banquets et les chœurs se célébraient dans le même lieu, après l’enlèvement de la barrière. C’est d’ailleurs une chose légère qu’évoque (grec) : mantelet de défense sur un navire ou sur un éléphant; ou même, abri mobile en clayonnage, employé tant par les assiégés que par les assiégeants. Ici encore, les détails concrets sont bien présents, mais Philon, dont l’imagination n’est absolument pas plastique, donne des renseignements si peu suggestifs au premier abord qu’il faut tout un raisonnement et un commentaire pour que nous arrivions à nous représenter la réalité.

Quelques traits dans les habitudes des Thérapeutes sont également curieux. Pourquoi Philon note-t-il qu’une fois la semaine ils se frottent d’huile (§ 36)? Sans doute, pour les opposer aux esséniens, qui repoussaient absolument l’onction. Mais il ne le dit pas expressément. A-t-il aussi l’intention d’en faire aux yeux des Grecs des athlètes de Dieu? C’est également possible. Pourquoi, à leur menu, ajoute-t-il l’hysope? Sans doute pour ses vertus purificatrices. Mais c’est également un condiment culinaire encore apprécié. Et de même que les Juifs pratiquaient l’onction, tout comme les païens, après s’être baignés, certains d’entre eux pouvaient bien parfumer leurs plats avec l’hysope. Cette autre notation du réel s’accompagne d’une indication curieuse : nos héros buvaient de l’eau de source. Aussitôt, on pensera à une erreur ou une distraction de Philon. Or, ce n’est pas exact; il y a des sources sur la côte, entre Alexandrie et Paraetonium. Et l’eau douce est si peu profonde autour de la ville que les soldats de César, lorsque l’armée de Ptolémée eut coupé les canaux, se sauvèrent en creusant des puits. Philon nous livre sans le vouloir le petit fait qui décèle la vérité.

Ailleurs (§ 66), il appelle l’un des présidents de l’assemblée « éphéméreute», en soulignant bien d’ailleurs encore qu’il s’agit d’un mot technique. Or, une inscription de Syrie nous a permis de préciser que les éphéméreutes étaient souvent proèdres, c’est-à-dire présidents. Dans le même passage, il peint les Thérapeutes priant les yeux et les mains au ciel. C’est encore une vision directe des choses qu’il nous a transmise. Les Juifs, à la synagogue, devaient plutôt baisser les yeux. Enfin, un élément pittoresque concernant leurs lits de table frappe dès l’abord : leurs jonchées de feuillage sont couvertes de nattes de papyrus du pays, mais un léger renflement se présente au niveau voulu, pour qu’on puisse s’accouder. Comment était obtenu ce renflement? Il n’est pas question sans doute que la natte soit tressée de façon à être plus épaisse à la hauteur du coude. Cela serait difficile et étrange à la fois. Entasser une plus grande épaisseur de feuillage en ce point sur l’ensemble des lits paraît difficile et compliqué. C’est une description, faite par Cassien, du mobilier des moines, qui nous donne le moyen de nous représenter concrètement les choses; ils utilisaient ce qu’ils appelaient l’embrimion, mot copte qui désigne un coussinet de papyrus. Ainsi, une fois encore, Philon note le fait réel, mais incomplètement, et en lui laissant perdre un peu de son caractère précis et matériels.

Néanmoins, ce sont là des realia qui ne s’inventent pas, surtout quand on a une imagination aussi dépourvue de précision matérielle que celle de Philon. Nous pouvons donc conclure, à ce point de notre analyse, qu’il a connu personnellement les Thérapeutes, pour avoir fait chez eux des séjours plus ou moins longs à divers moments de sa carrière. Dans le livre qu’il leur a consacré et où il veut magnifier leurs vertus pour les opposer aux sages les plus remarquables de la Grèce, malgré un total défaut de précision pour tout ce qui est d’ordre physique, il a laissé échapper, presque sans y faire attention, un certain nombre de notations qui trahissent la réalité vécue. Jamais, avec les qualités littéraires que nous lui connaissons, Philon n’eût été capable de les inventer, même s’il eût voulu créer quelque cité utopique où loger ces athlètes de vertu. Mais que dire alors des déterminations géographiques qu’il nous donne?

[…]

Le lac Maréotis, que coupe aujourd’hui une digue où passe la route qui joint Alexandrie au Caire par le désert, n’était nullement interrompu vers l’Ouest et se prolongeait encore bien au-delà du lieu où ont pu vivre les Thérapeutes. […] Ils n’étaient pas tout près de la ville, sans quoi ils eussent été à la merci des citadins oisifs, mais à environ deux ou trois heures de marche des portes ouest de la cité, ce qui les protégeait parfaitement des importuns. Ce point du littoral remplit donc exactement toutes les conditions qu’exige, implicitement ou explicitement, le texte du Philon.

Il ne peut évidemment s’agir ici que d’hypothèses, tant qu’une recherche systématique n’aura pas abouti à l’identification du lieu où vécurent les ascètes décrits par Philon, à moins que leurs installations, plus fragiles que celles des esséniens à Khirbet Qumran, et peut-être occupées plus tard par des moines chrétiens, aient à jamais disparu.

Essayons maintenant, à travers les pieuses envolées lyriques de Philon, de cerner les traits essentiels de la vie des Thérapeutes. Ce qui frappe tout d’abord, c’est que ce sont des sectateurs fidèles de la Loi. Ils peuvent présenter intellectuellement de fortes affinités avec le monde grec, mais, dans le fond, ils demeurent profondément Juifs. Ils prient deux fois le jour, comme on fait au Temple et comme font les Juifs pieux à la recommandation des rabbins. Ils méditent sans cesse la Loi, comme il est recommandé de le faire au Deutéronome : « Ces paroles que je vous dis, mettez-les dans votre cœur et dans votre âme, attachez-les à votre main comme un signe, à votre front comme un bandeau. Enseignez-les à vos fils et répétez-les-leur, aussi bien assis dans ta maison que marchant sur la route, couché aussi bien que debout.» Ils observent soigneusement le Sabbat. Dans leurs réunions, comme dans l’ancienne synagogue, ils séparent les hommes et les femmes pour écouter la lecture de la Parole de Dieu et l’homélie qui la suit. Ils commencent leurs repas communautaires par des prières, conformément aux prescriptions des rabbins, comme dans le judaïsme orthodoxe. Mais Philon, ici encore, ne mentionne pas expressément les bénédictions, mais seulement ce que les Thérapeutes font de spécial : une prière de demande. Comme leurs coreligionnaires de Jérusalem, ils dansent à leurs grandes fêtes, imitant en cela les danses sacrées qui ont rythmé les moments capitaux de l’histoire d’Israël : Moïse et Myriam à la Mer Rouge, David devant l’Arche, Néhémie et ses chœurs inaugurant les murailles reconstruites de la Cité sainte.

Un second point important doit être noté aussitôt. Ce ne sont point des ascètes. Ils ne recherchent pas, comme les Antoine et les Pachôme, une vie de pénitence, de mortifications ou de macérations. Aussi ne gagnent-ils pas — ce qui leur eût été très facile — le vrai désert. Ils cherchent seulement la tranquillité, le calme. Ils habitent des jardins et des champs solitaires. Ils veulent oublier les soins du corps. Aussi demeurent-ils non loin de l’eau dont ils ont besoin et dans des maisons qui, pour n’être point luxueuses, comportaient au moins deux pièces : l’une dans laquelle ils devaient dormir et manger, et l’autre, le (terme grec) ou (grec), qui était uniquement consacrée à la prière, à la méditation, à la lecture sainte, et sans doute aussi à la composition de leurs œuvres pieuses, à la contemplation en un mot. S’ils mènent une vie austère, c’est parce qu’ils ne donnent à leurs corps que le minimum de temps, pour réserver toute leur activité, dans la mesure du possible, à leur vie intérieure. Mais ils adoucissent la raideur spartiate par des commodités pour n’être pas gênés dans leurs exercices spirituels, comme lorsqu’ils placent des accoudoirs sur leurs simples nattes (§ 69). Dans leurs repas en commun au moins, ils se contentent de la portion congrue des pauvres gens : du pain et du sel assaisonné d’un peu d’hysope. Ils ne boivent que de l’eau. Cette frugalité évite aux serviteurs des tables tout travail qui eût été déviation de leur existence, vouée uniquement à la contemplation, et peut-être aussi leur permet-elle de mieux respecter le Sabbat. Cela, Philon nous l’indique. Mais il se garde de nous dire — établissant ainsi une stylisation très intéressante au point de vue théorique, mais donnant par contrecoup à ses héros une allure irréelle qui peut tromper l’historien — si leur menu de la semaine était en tout point semblable. Un passage même semble sous-entendre (§ 73) que, en dehors des jours de fête, ils pouvaient boire du vin. Il est bien probable aussi qu’ils variaient davantage la composition de leurs repas. En d’autres termes, ce sont des philosophes. Se préoccupant de sagesse, ils réduisent au strict nécessaire tout ce qui concerne les besoins du corps, et vivent uniquement de la vie de l’esprit. Depuis la fondation de l’Académie, un peu en dehors de la cité, c’était ce que l’on rêvait pour les sages, que l’on aimait se représenter dans le monde païen, comme cette mosaïque de Pompéi, aujourd’hui au musée de Naples, où l’on voit Platon dans une exèdre placée à l’ombre des arbres, en train de dispenser son enseignement à quelques disciples.

Leur règle, du reste, ne paraît pas avoir été aussi stricte, il s’en faut, que celle des esséniens. Si Philon a pu aller vivre parmi eux, puis les quitter, appelé sans doute au secours de ses coreligionnaires demeurés dans la cité, et, plus tard, revenir, à diverses reprises, faire chez eux des retraites, c’est que leur vie n’était pas réglée d’une manière aussi rigide que celle des esséniens. Ces derniers eussent-ils laissé partir de chez eux, puis revenir, temporairement, quelqu’un qui avait eu communication de leurs livres, de leur doctrine secrète, et qui avait juré leur redoutable serment? On peut en douter quand on sait la rigueur impitoyable avec laquelle ils chassaient et laissaient mourir ceux des leurs qui avaient commis une faute. La grâce divine, qui poussait les Thérapeutes à embrasser la vie contemplative, semble avoir donné à leur communauté au moins une certaine liberté. Ils avaient renoncé à la fortune, aux activités lucratives, mais, ayant guéri eux-mêmes les maux de leur âme, conformément à un des sens possibles de leur nom, ils entreprenaient aussi la cure spirituelle de ceux qui se réfugiaient près d’eux, et dont tous n’étaient pas destinés à entrer définitivement dans leurs rangs. Philon n’insiste pas sur ce fait. Mais il semble, à ce qu’il nous dit de lui-même, et à ce qu’il sous-entend en expliquant leur nom, qu’ils aient été des sortes de directeurs de conscience. C’était d’ailleurs à la mode, et l’influence qu’ils ont pu subir des milieux grecs a pu les y porter : stoïciens, épicuriens, néo-pythagoriciens, tous, à cette époque, pratiquaient la prédication et la direction.

Ils vivaient dans la plus grande pauvreté. Ils avaient fait abandon de leurs biens en entrant dans l’ordre. Une fois devenus thérapeutes, ils ne portaient qu’un épais manteau, comme les travailleurs les plus humbles, l’hiver, et l’été une tunique de lin. Les revenus nécessaires à leur vie extrêmement simple leur étaient peut-être fournis par ceux à qui ils avaient fait le don de leurs biens. C’est une hypothèse qu’on a faite pour suppléer au silence de Philon à ce sujet. Ils pratiquaient la chasteté, bien que Philon ne le dise expressément que des Thérapeutrides (§ 68). Ce qui l’intéresse, en effet, c’est de noter qu’elles le font volontairement, au contraire de certaines prêtresses païennes qui y sont contraintes, pour pouvoir exercer leur sacerdoce. Quand un point particulier ne peut servir à l’apologie, notre philosophe omet simplement de le mentionner. Ils devaient aussi observer l’obéissance à l’égard des Anciens, comme cela ressort de leur attitude lors des lectures et des homélies (§ 77 et 80). Mais nous l’inférons seulement de ce que nous lisons.

[…]

Ils participaient à un repas en commun au jour du sabbat, très probablement, et, à coup sûr, lors de leurs grandes fêtes. Philon ne dit pas expressément qu’ils partageaient leur nourriture lors des assemblées sabbatiques. Mais il est difficile d’entendre autrement la séquence des paragraphes 36 et 37 de notre traité, et cela est bien dans la manière de Philon, tout à fait indifférent, comme nous l’avons vu, à l’exactitude matérielle. Il est bien probable que, comme dans toutes les associations antiques, ces repas avaient un caractère sacrés. Pour celui du Sabbat, Philon n’y fait pas la moindre allusion. Mais, pour celui des fêtes solennelles, il prend soin de comparer le pain levé et le sel mêlé d’hysope au pain azyme et au sel pur qu’on offrait au Temple de Jérusalem. Comme le pain du Temple était une oblation et ne pouvait être mangé que par les prêtres en état de pureté, on peut penser que le repas des Thérapeutes était assimilé à l’offrande cultuelle de Jérusalem. La comparaison avec les prêtres (§74) appuie, dans une certaine mesure, cette interprétation. Mais nous sommes réduits, sur ces banquets sacrés, à ces maigres renseignements.

Un détail demeure curieux : c’est celui de leur prière matinale en direction de l’Est, les mains levées aux cieux, devant le soleil levant. Il faut en rapprocher une indication de Josèphe sur une coutume essénienne analogue : ils prononcent des prières qui viennent des ancêtres, tournés vers le soleil, comme s’ils le suppliaient de se lever. Les pythagoriciens observaient une pratique semblable. On peut se demander s’il n’y aurait pas là une influence de l’Égypte, où l’adoration du Soleil levant est chose courante non seulement dans le culte officiel, mais aussi chez les particuliers, comme en témoigne mainte prière inscrite sur des monuments privés.20.

Enfin, une des caractéristiques de la secte est de se livrer à l’exégèse allégorique de l’Écriture. Cette exégèse consiste à interpréter les faits et les choses consignées dans le texte sacré comme des figures des réalités spirituelles. Elle est définie, au paragraphe 78, par l’image de la Loi comparée à un être vivant. Le corps, c’est la prescription littérale, l’âme, c’est l’esprit invisible déposé dans les mots. Nous n’avons pas à faire ici une étude de l’interprétation allégorique. Elle a été faite à plusieurs reprises et bien faite. Mais nous aimerions connaître d’où les philosophes du Lac Mariout ont tiré leurs principes d’exégèse symbolique. Philon leur attribue, ici avec beaucoup de précision, des ouvrages d’auteurs anciens, initiateurs de la secte; ils fournissaient des modèles de littérature allégorique. Il est probable, sans plus, que certains auteurs juifs alexandrins, avant Philon, ont pratiqué ce genre de commentaire. Ce serait le cas pour Aristobule, qui vécut peu de temps avant Philon, et pour l’auteur de la Lettre d’Arislée, deux cents ans avant notre ère, à peu près. Ce que nous entrevoyons, c’est que cette interprétation visait à donner aux détails de la Loi valeur de signes. Les spéculations sur les nombres sacrés n’en étaient pas exclues. Étaient-ils influencés par les Thérapeutes? Les fondateurs de la secte sont-ils contemporains de la Lettre d’Aristée? Nous sommes incapables de répondre à ces questions. Mais nous entrevoyons d’une part qu’ils ont pu subir l’influence des écoles philosophiques grecques, stoïciens et néo-pythagoriciens en particulier, et d’autre part, l’influence de l’exégèse égyptienne. Sur celle-ci on ne connut pendant longtemps que ce que nous a transmis Plutarque, et plus d’un critique a pensé qu’il attribuait généreusement aux Égyptiens ses propres spéculations. Nous ne saurions pas, c’est certain, placer sous chaque phrase du De Iside une phrase égyptienne qui confirme l’authenticité de son contenu. Mais ce genre d’exégèse était pratiqué depuis un temps très ancien en Égypte, et connut, à partir de l’époque perse, un véritable succès; il permettait, par l’interprétation d’obscurs oracles, de donner un aliment au nationalisme égyptien. Ce sont strictement les mêmes procédés qu’ont employés les esséniens dans le fameux Commentaire d’Habacuc. Mais les Égyptiens ont aussi usé du commentaire allégorique religieux pur. Nous en avons apporté ailleurs quelques exemples. On pourrait en ajouter beaucoup. En voici un tiré d’un papyrus récemment publié : «Quant au vignoble, c’est le cadre qui entoure les deux yeux pour les protéger; quant au raisin, c’est la pupille de l’œil de Horus; quant au vin qu’on en fait, ce sont les larmes de Horus». Il s’agit de l’interprétation symbolique des vignobles sacrés de la métropole du 17e nome de Haute-Égypte. Et les textes tardifs abondent en explications de cette espèce.

On voit donc que les anciens Thérapeutes avaient pu se livrer à ce genre d’exégèse, à l’instar des Égyptiens ou des Grecs qui la pratiquaient les uns et les autres. Il est difficile de nier que l’antique méthode de recherche des esséniens n’ait pas dû quelque chose aux idées et aux commentaires prophétiques des Égyptiens. Les Thérapeutes ont pu aussi être influencés directement par eux. Ce qui n’enlève rien à leur originalité. Leurs commentaires bibliques, comme ceux de Philon, pouvaient prendre un tour très personnel. Mais, sur ce chapitre, nous en sommes réduits à l’ignorance presque totale, jusqu’à ce qu’une découverte heureuse vienne faire la lumière.

La peinture que nous venons d’esquisser de la vie et de l’activité des Thérapeutes ne remplace pas le tableau précis, complet, nuancé, que nous permettrait de brosser le livre de leur Règle, si nous venions à le retrouver. Il nous permettrait sans doute de corriger les traits trop philoniens de notre ébauche. Nous avons tenté de les réduire, dans la mesure du possible, par des recoupements avec Philon lui-même, en tenant compte de son tempérament, et avec des écrivains sensiblement contemporains. Une question, à la fin de ce rapide examen, se pose inévitablement : quel rapport peut-on établir entre Thérapeutes et esséniens?

C. Thérapeutes et esséniens.

Il faut tout de suite, par loyauté, avouer que la mise en parallèle demeure toujours boiteuse. Dans le cas des esséniens, nous possédons maintenant, outre les notices très précises de Josèphe, des documents de première main, qui nous donnent d’eux une image très exacte et très poussée. Pour leurs émules du Mariout, rien de pareil. Néanmoins, nous pouvons essayer, sous bénéfice d’inventaire, une comparaison.

Et, d’abord, voyons les traits communs : les uns et les autres aimaient fuir les villes et se retirer à la campagne. Les uns avaient leur établissement principal, au bord de la Mer Morte, sur un petit plateau, au pied des hautes falaises des monts de Juda. Les autres étaient sur une hauteur entre le lac Maréotis et la mer. Mais les esséniens pouvaient aussi habiter les villes. Pour entrer dans les deux communautés, les membres devaient d’abord renoncer à toute propriété privée. Mais les esséniens utilisaient les biens des particuliers pour entretenir leur communauté. Les Thérapeutes semblent n’avoir pas eu de caisse commune, mais avoir laissé leurs biens à des parents, à charge sans doute de subvenir à leurs modestes besoins. Tous respectent la Loi et la méditent, observent le Sabbat, pratiquent sur une très large échelle — sauf pour une catégorie d’esséniens — la chasteté et l’obéissance. Ils ont une mise pauvre et des menus de pauvres. Ils pratiquent des repas sacrés en commun. Mais ceux des esséniens sont précédés d’ablutions purificatrices. Ils ont un dédain commun pour la logique, la rhétorique et, en partie aussi, la physique, parce qu’elles sont inutiles pour acquérir la vertu.

Mais là se bornent les ressemblances qui, il faut le remarquer, ne sont pas souvent absolues. Tandis que les uns sont des nationalistes souvent farouches, les autres, du moins à travers l’image que nous en laisse Philon, sont des philosophes ouverts aux influences extérieures, et professent une sorte d’universalisme. Ils sont dans la ligne juive du second Isaïe et dans la perspective stoïcienne : ils deviennent les citoyens du monde. Tandis que les esséniens gardent vis-à-vis des femmes la misogynie des rabbins, les Thérapeutes admettent en somme leur égalité avec l’homme. Celles qui ont embrassé leur vie gardent la continence, et cherchent uniquement une postérité spirituelle. Ce respect de la femme, considérée à l’égal de l’homme, nous ramène vers un certain nombre de sectes philosophiques grecques, pythagoriciens et épicuriens, en particulier. Les Thérapeutes ne semblent pas avoir pensé beaucoup au Messie ou à l’eschatologie. Ces points, le dernier surtout, ont au contraire, paraît-il, beaucoup préoccupé leurs confrères du Khirbet Qumran. Les Thérapeutes admettent les jeunes gens pour les former; ce sont eux qui sont chargés du service, quand ils en sont dignes. Les esséniens sont plutôt des hommes mûrs que ne troublent plus les passions. Les jeunes gens leur paraissent trop inconstants. L’opposition fondamentale qui — même si elle a été forcée et durcie par Philon — paraît surtout les avoir séparés est celle du travail manuel. Les esséniens étaient des travailleurs. Les fouilles de la plaine de Aïn Feshkha ont montré qu’ils y pratiquaient la culture, l’élevage, et même une industrie artisanale. À l’exception du commerce et de la navigation, ils peuvent exercer divers métiers et même s’embaucher ailleurs que dans les exploitations esséniennes elles-mêmes. Les philosophes du lac Mariout ne travaillent pas — ou du moins ne consacrent au travail manuel qu’un minimum de temps, à ce que nous conjecturons. Ils consacrent leur vie à ce que Philon appelle la contemplation, mais qui comprend en réalité la lecture, la méditation, la prière et la composition d’œuvres littéraires à la louange de Dieu. Aussi mènent-ils une vie en majeure partie érémitique, qui s’oppose à la vie communautaire des gens de Qumran. C’est ce qui a permis à Philon d’opposer les «contemplatifs» aux «actifs».

Dans l’état actuel de nos connaissances, nous inclinerions à penser que les deux mouvements sont issus peut-être d’un même besoin intérieur de Juifs pieux, des «pauvres de Yahweh ». Mais ils sont distincts et assez profondément divergents. Ce n’est pas Philon qui a pu leur prêter gratuitement tant de points communs avec les philosophes païens; ils devaient les posséder et Philon s’est chargé de les mettre en relief. Sans aucun doute, le mouvement alexandrin est plus spirituel, plus tourné vers l’intérieur, plus préoccupé de perfection et moins rigide aussi que celui des sectaires du désert de Juda [...]

D. Les Thérapeutes et l’origine du monachisme.

Mais si les Thérapeutes ont bien vécu au bord du lac Mariout, près d’Alexandrie, à trois ou quatre jours de marche du désert de Nitrie, dans quels rapports sont-ils avec le monachisme chrétien? Avaient-ils en Égypte des prédécesseurs? Dans ce cas, où se situent-ils dans l’histoire de la vie érémitique? C’est une question dont nous devons dire quelques mots. Nous ne pouvons la traiter à fond ici, parce que l’ensemble des documents est encore ou trop obscur, ou trop peu étudié. Nous nous contenterons donc de jalonner quelques pistes que l’on peut suivre.

Depuis toujours, l’Égypte est le pays de la ferveur religieuse. Nous avons essayé de montrer ailleurs que dans la religion nationale, dès l’époque ancienne, s’étaient ébauchés les linéaments d’une vie intérieure profonde, sur les chemins mêmes du mysticisme. Et cela implique un certain isolement propice à la méditation. Cette solitude pouvait déjà se trouver à l’intérieur de l’enceinte des temples, comme l’explique Chérémon pour les prêtres. Mais l’Égypte antique a connu aussi les retraites temporaires au désert. Dans la nécropole thébaine qui s’étend depuis la Vallée des Reines, au Sud, jusqu’au-delà de l’entrée de la Vallée des Rois, au Nord, dans ces lieux que hantèrent les moines coptes, et où ils installèrent leur «couvent de la ville» et leur «couvent du Nord», on a relevé en maint endroit fort éloignés de la vallée habitée, une quantité de graffites généralement en écriture cursive très sommaire. Ils nous transmettent souvent de simples noms, ce qui ne nous mène pas à grand’chose. Mais ils y ajoutent aussi des renseignements plus intéressants; tels ceux qui nous font connaître «la place de repos» de quelques personnes. On a imaginé qu’il s’agissait d’ouvriers qui venaient faire leur sieste. Il est étrange, pourtant, de constater que parfois ils précisent : «place de passer la nuit» pour un personnage ou pour plusieurs. Admettons encore que les ouvriers aient simplement voulu dormir à proximité de leurs travaux. Quelques notations, heureusement plus explicites, nous permettent pourtant de préciser que la venue des artisans de la nécropole ou même de scribes d’un rang plus élevé n’était pas purement exigée par les travaux qu’ils y exécutaient. Le dessinateur Harmin n’est-il pas «venu en se promenant dans la montagne de l’Occident»? Une autre fois, avec le dessinateur Amonemhotep, il a pris soin de noter la date à laquelle il était «ici à [march] er et à se promener»

Nous aimerions savoir ce qu’il entendait par : « marcher et promener » dans la nécropole. Était-ce, comme le Khamoïs du Conte, pour déchiffrer les écrits qui sont, sur les chapelles des dieux?

La retraite au désert dans l’Égypte antique

Le scribe Païry, lui, précise qu’il a gravé son inscription «lorsqu’il est venu pour voir Amon quand il se couche dans l’horizon occidental». Voilà qui est déjà très intéressant : des scribes venaient dans le désert «pour voir Amon». Et ils le priaient, non sans mentionner aussi la déesse protectrice du lieu : la déesse Meret Seger «Celle qui aime le silence», la Cime qui veille sur les morts. Tantôt ils adoraient Amon seul, tantôt Meret-Seger seule, et ils précisaient même parfois qu’ils cherchaient à «rendre gracieuse» la déesse, car elle punissait durement les pécheurs. Allaient-ils dans le désert lorsque quelque malheur les accablait. C’est ce que semble suggérer un graffiti malheureusement fort obscur et endommagé. Ailleurs, un scribe dit sans ambages : «Ne m’abandonne pas, Phrê-Harakhtès». Le scribe royal Boutehamon grave aussi : «Toi sauveur, toi sauveur, Amon de Karnak, toi sauveur, recommence à sauver encore, tandis que je parle au sauveur». Il ajoute la date et l’indication «lorsque je suis venu voir la montagne». Parfois, la prière est faite au profit d’un tiers, telle cette adresse faite à tous les dieux et à Amon «pour le prêtre Ankhefenamon». Dans d’autres cas, la prière qui cherche toujours à obtenir le salut de son auteur», s’accompagne d’une louange à l’adresse du dieu, et les qualifications qu’on lui donne rappellent les textes des hymnes :

«Qu’Amon soit glorifié!

Celui qui demeure l’Unique

Pour se transformer en milliers.

Je prépare une victime (de sacrifice) à Amon

Pour qu’il (me) sauve, moi qui suis son berger».

Le style de la lyrique religieuse est plus sensible encore dans l’inscription suivante :

«Amon donne-moi ton cœur,

Incline vers moi tes oreilles,

Ouvre tes yeux,

Sauve-moi chaque jour;

Augmente mon temps de vie!

Par le prêtre du Seigneur du Double-pays…, le scribe Penpareyê». Que conclure de ces inscriptions si curieuses? Que certains prêtres, scribes ou artisans de la nécropole se retiraient parfois dans le désert pour voir Amon quand il se couche, ou pour prier et implorer des dieux le salut. C’est là le complément des textes sapientiaux de l’ancienne Égypte; ils impliquent quelque goût de la solitude et de la retraite, lorsque leur méditation atteint la profondeur qu’elle a parfois chez Anii, Aménopé ou dans le Papyrus Insinger. Il ne s’agit pas, dans l’état actuel de nos connaissances, de faire de ces gens des sortes de moines avant la lettre. Mais il est tout à fait important de constater que parfois, attirés par l’isolement et la paix que procurait le désert, des hommes qui désiraient prier au milieu d’épreuves dont nous ignorons la nature, ou qui voulaient mieux «voir» Amon, venaient tout au fond du Biban el Gouroud ou de la «Vallée de la Corde», pour se séparer du monde et faire oraison.

Cette coutume s’étendit-elle à la nécropole de Memphis? Jusqu’ici, nous n’en avons trouvé, pour notre part, aucune preuve. Mais comme les recueils de textes sapientiaux n’ont pas cessé d’être lus, et qu’on en copiait encore au Ier siècle de l’ère chrétienne', il n’est pas impossible que cette attitude d’esprit égyptienne ait persisté et ait, entretenu un climat favorable à la création de communautés religieuses en quelque sorte isolées dans la solitude et non point implantées, comme d’autres à l’époque gréco-romaine, dans les grandes villes.

Les catoques du Serapeum

Faut-il, par ailleurs, rapprocher de ces retraitants les fameux (terme grec), du Serapeum de Memphis, connus par un lot de papyrus conservés dans différents musées d’Europe, et provenant justement du célèbre temple retrouvé par Mariette? La question mérite examen parce qu’elle n’a été traitée qu’anciennement. Or, depuis que Wilcken a réuni tous les textes et les a lumineusement expliqués et commentés, le problème, sans être devenu tout à fait simple, a été très clarifié. Sans doute, essayer de connaître la vie spirituelle d’un groupe d’après des documents d’archives risque bien d’apparaître comme une gageure. C’est un peu comme si, pour savoir ce qu’est un ordre religieux, nous ne possédions que des listes d’achats faits par le procureur d’un couvent et quelques documents provenant de procès. Nous serions amenés à nous faire de la vie monacale une image imparfaite, parfois scandaleuse, et qui demeurerait tout à fait en deçà de la réalité. Néanmoins, nous pouvons au moins entrevoir ce qu’il en est. Abandonnons tout de suite les images que l’on avait dessinées au début, lorsqu’on ne disposait que de quelques documents. Il ne s’agit nullement d’une confrérie de gens cloîtrés qui ne communiquaient avec le monde extérieur que par une petite fenêtre, et s’appelaient entre eux «père» et «frère». S’ils pouvaient, en réalité, librement circuler dans l’enceinte du temple, ils n’en étaient pas moins retenus à l’intérieur de ses murailles par la toute-puissance divine qui les y avait appelés. C’est en effet la divinité — en l’espèce, Serapis — qui les avait choisis en leur procurant quelque expérience religieuse, peut-être en rêves. Ce trait rappelle que les Thérapeutes, eux aussi, seront appelés par la vocation divine. Se sentant, retenus par le dieu, les catoques menaient une vie d’adoration qui était plus étroite que celle des autres laïcs. Aussi, dans le temple, étaient-ils rapprochés du sacerdoce et affectés à certains services cultuels. Ils touchaient pour cela quelques minimes revenus, qui ne leur suffisaient pas pour vivre. Ainsi Ptolémée, fils de Glaucias, dont la famille jouissait d’une certaine aisance, faisait-il venir de chez lui ce dont il avait besoin. D’autres vivaient de la charité des pèlerins. Ils pouvaient prendre part à des repas cultuels, moyennant le versement d’une (grec) aux pastophores. Nous ne savons pas s’ils connaissaient des états extatiques ni s’ils pratiquaient l’ascèse, mais, demeurant dans le péribole du temple et en somme constamment en service, ils devaient être soumis aux mêmes obligations que les prêtres dans leur mois, et être jcyveûoy'reç. Ils interprétaient les songes et avaient aussi des dons de prophétie. Mais leur réclusion au service du dieu pouvait cesser, sans doute comme elle avait commencé, par un songe.

Cette forme très personnelle d’adoration et de participation au culte semble avoir été particulièrement liée au dieu Serapis. Mais elle n’est pas limitée à l’Égypte, et, est attestée à Smyrne. Plus tard, des textes littéraires les peignent de hautes couleurs : «Les uns, se tenant dans les temples, vivent de l’explication des songes; ceux-ci, liés à toujours dans les cloîtres des dieux (grec) ont enchaîné leur corps de liens infrangibles… Leurs vêtements sont sordides, et leurs cheveux, semblables à des queues de chevaux, gras et longs, couvrent toute leur tête… 1». Mais ce tableau, datant du IVe siècle de notre ère, peut-il être appliqué aux contemporains de nos documents, ou même au temps de Philon? Il est permis d’en douter.

Beaucoup de ces étranges personnages paraissent avoir été purement Grecs. D’autres, comme Harmaïs, sont Égyptiens. Cependant, fait digne de remarque, Ptolémée, fils de Glaucias, un Grec, écrivait ses comptes au revers d’un papyrus qui contenait des maximes morales en démotique, analogues à celles du Papyrus Insinger. Nous tenons la preuve, chez nos (grec), de préoccupations morales et spirituelles. Elles ne nous surprennent pas quand nous savons que même des païens, devenus chrétiens, comme S. Pachôme, fondateur du cénobitisme, utilisaient encore, pour former la spiritualité de leurs moines, les ressources de la vieille sagesse égyptienne, tout comme l’avaient fait, avant eux, les sages de l’Ancien Testament.

Il n’est pas question, dans l’état actuel de la recherche, de voir dans les (terme grec) les modèles directs des Thérapeutes, pas plus que dans les retraitants de la montagne thébaine.

Mais il est extrêmement important de savoir qu’il existait en Égypte un climat favorable à ce genre de vie. Sans doute, la réclusion dans l’enceinte d’un temple est-elle fort différente d’une vie isolée à la campagne. Il n’en reste pas moins que, poussée par les besoins de la méditation et de la prière, depuis une époque ancienne, des Égyptiens, puis des Grecs, ont fui pour un temps déterminé la ville ou la bourgade dans laquelle ils vivaient pour se donner entièrement à leur dieu. Que les Thérapeutes aient été amenés au même résultat, d’une manière peut-être plus pure, c’est non moins certain. Ce climat, en tout cas, explique bien la différence profonde que l’on sent entre les esséniens et les philosophes du Maréotis. Ceux-ci semblent bien avoir été poussés dès l’origine vers la solitude pour des raisons purement religieuses et philosophiques. Ceux-là doivent, au contraire, la fondation de leur secte au moins autant à des raisons nationales et politiques. Et il y a là une sorte de confirmation de nos hypothèses qui méritait bien d’être signalée.

Il vaudrait la peine de noter les rapports, souvent étroits, qui existent entre la vie des Thérapeutes et celle que Chaerémon, dans Porphyre, attribue aux prêtres égyptiens. Les points de contact sont nombreux et intéressants, et viennent en quelque sorte confirmer les déductions que nous tirions des graffiti de la montagne thébaine ou des papyrus du Serapeum. Mais il faudrait, pour les utiliser en toute certitude, faire un travail de mise au point, en comparant chaque détail du texte grec aux sources indigènes, ce qui dépasserait le cadre de ce travail. Notre conclusion, d’autre part, ne différerait guère. Elle ne pourrait que faire état d’un climat favorable à cette retraite des Thérapeutes, que contribuèrent à créer, dans ce milieu privilégié de l’Égypte, à la fois la mystique du désert de l’Ancien Testament, le goût de la méditation et de la prière des «Pauvres d’Israël» et la fréquentation assidue des écoles philosophiques grecques.

Les Thérapeutes ont-ils eu des successeurs?

De même, c’est seulement d’une manière très générale, en créant un milieu, une atmosphère, que les Thérapeutes ont pu avoir, sur les origines du monachisme, une certaine influence. Existaient-ils encore, d’ailleurs, au IIIe siècle? Nous n’en savons rien. Tant de persécutions s’étaient abattues sur les Juifs d’Alexandrie que leurs installations du Lac pourraient bien avoir totalement disparu à cette époque. Mais souvent, il faut peu de choses, dans un esprit prédisposé, pour éveiller une vocation. Un souvenir ancien, une vieille histoire transmise par des parents ou des amis peut y suffire. Et nous ne savons pour ainsi dire rien de la vocation qui appela au désert les premiers ascètes égyptiens dont Palladius ou les Apophtegmes nous ont transmis l’enseignement ou l’histoire, de façon plus que fragmentaire. Cependant, lorsqu’on étudie leur vie, on ne peut ignorer ceux qui les ont précédés. S’ils n’expliquent point entièrement leurs successeurs, ils permettent du moins de les comprendre, et c’est déjà beaucoup. Aussi devons-nous être reconnaissants à Philon de nous avoir transmis sur les solitaires du Mariout tout ce que nous lisons dans son traité De la vie contemplative.

[…]

De la vie contemplative ou des orants

(Quatrième partie de l’ouvrage «Des vertus» par Philon)

Intention de l’auteur21

[1] Après mon traité sur les esséniens, qui ont consacré à la vie active leur zèle et leurs efforts, et s’y sont distingués sur tous les points, ou — pour modérer mes expressions —, sur la plupart d’entre eux, je vais tout de suite, afin de suivre l’ordre de mon travail, donner aussi aux adeptes de la vie contemplative la part qui leur revient dans mes propos; je n’ajouterai aucun embellissement de mon cru, comme le font d’ordinaire tous les poètes et prosateurs, lorsqu’ils manquent de beaux sujets : je m’attacherai simplement à la pure vérité qui peut décourager, je le sais bien, même l’écrivain le plus doué. Il faut pourtant continuer la lutte et le combat jusqu’au bout : la grandeur de la vertu de ces hommes ne doit pas réduire au mutisme ceux qui veulent que rien de beau ne soit passé sous silence. [2] L’option de ces philosophes se marque aussitôt par le nom qu’ils portent : thérapeutes et thérapeutrides est leur vrai nom, d’abord parce que la thérapeutique dont ils font profession est supérieure à celle qui a cours dans nos cités — celle-ci ne soigne que les corps, mais l’autre soigne aussi les âmes en proie à ces maladies pénibles et difficiles à guérir, que les plaisirs, les désirs, les chagrins, les craintes, les cupidités, les sottises, les injustices, et la multitude infinie des autres passions et des autres misères font s’abattre sur elles. (S’ils s’appellent thérapeutes) c’est aussi parce qu’ils ont reçu une éducation conforme à la nature et aux saintes lois, au culte de l’Être qui est meilleur que le bien, plus pur que l’un, plus primordial que la monade.

À qui comparer les Thérapeutes

[3] Parmi ceux qui font profession de piété, qui mérite de leur être comparé? Ceux qui vénèrent les éléments : la terre, l’eau, l’air, le feu? Ceux qui ont donné à chacun d’eux un surnom particuliers, appelant le feu Héphaistos, pour exprimer je pense, l’idée d’inflammation, l’air Héra, ce qui exprime l’idée d’élévation et de montée vers les hauteurs, l’eau Poséidon, ce qui exprime sans doute l’idée de boisson, la terre Déméter, parce qu’elle semble être la mère de tous, végétaux et animaux? Mais ces dénominations sont des trouvailles de sophistes, et les éléments sont de la matière sans âme, par elle-même inerte, livrée au gré de l’artisan pour recevoir toutes sortes de formes et de qualités. [5] Ceux qui vénèrent les produits de ces éléments : le soleil, la lune, les autres planètes ou étoiles, l’ensemble du ciel et du monde? Ces choses-là non plus ne tiennent pas leur existence d’elles-mêmes, mais d’un démiurge dont l’art atteint la perfection. [6] Ceux qui vénèrent les demi-dieux22? Voilà encore qui est bien plaisant! Comment pourrait-on être à la fois mortel et immortel? En outre, l’acte qui les a engendrés est répréhensible : c’est un débordement d’intempérance juvénile — et on a la sacrilège insolence d’attribuer celle-ci aux bienheureuses puissances divines23, en prêtant un commerce passionné avec des femmes mortelles à des êtres dégagés de toute passion et trois fois bienheureux. [7] Ceux qui vénèrent les statues de culte et les images divines? Leur substance, c’est de la pierre ou du bois absolument informes peu de temps auparavant, tant que les tailleurs de pierre et les sculpteurs sur bois ne les ont pas tirés de la masse commune. Les fragments qui étaient leurs frères ou leur famille sont devenus des vases pour l’eau du bain, ou des cuvettes pour les pieds ou de ces objets moins nobles qui servent plus pour les besoins de la nuit que pour ceux du jour. [8] Pour les dieux des Égyptiens, il est même incongru d’y faire allusion, car ils ont choisi, dans tout le monde sublunaire, pour les élever aux honneurs divins, des animaux sans raison, et pas seulement des animaux domestiques, mais aussi les plus féroces des bêtes sauvages : parmi celles de la terre sèche, le lion; parmi celles des eaux, le crocodile, qui est de leur pays; parmi les oiseaux, l’épervier et l’ibis d’Égypte. [9] Ils voient qu’elles sont engendrées, qu’elles ont besoin d’aliments, qu’elles sont insatiables de nourriture, qu’elles sont pleines d’excréments, venimeuses, mangeuses d’hommes, sujettes à des maladies diverses, qu’elles périssent non seulement de mort naturelle, mais souvent aussi de mort violente; et pourtant, ils se prosternent devant elles : êtres policés devant les bêtes grossières et sauvages, êtres raisonnables devant les bêtes sans raison, parents de la divinité devant les bêtes que l’on ne saurait même comparer à des Thersites24, maîtres et seigneurs devant des êtres qui sont par nature sujets et esclaves.

Aspirations mystiques

[10] Que ces hommes donc, puisqu’ils répandent à profusion la sottise non seulement sur leurs congénères, mais encore sur ceux qui les approchent, restent sans soins, privés de la vue, le plus nécessaire des sens; je ne dis pas la vue du corps, mais celle de l’âme, qui seule discerne la vérité du mensonge. [11] Mais que la race des Thérapeutes, dont l’effort constant est d’apprendre à voir clair, s’attache à la contemplation de l’Être25, s’élève au-dessus du soleil sensible et jamais ne délaisse cette règle de vie qui mène au parfait bonheur. [12] Ceux qui adoptent cette thérapeutique sans y être déterminés, ni par l’habitude, ni par les conseils ou les encouragements, mais par un transport d’amour céleste26, sont en proie à la possession divine comme dans l’ivresse bachique ou dans l’ivresse des corybantes, jusqu’à ce qu’ils voient l’objet désiré.

Abandon des biens

[13] Puis, leur désir d’immortalité et de vie bienheureuse leur faisant croire qu’ils ont déjà terminé leur vie mortelle, ils laissent leurs biens à leurs fils, à leurs filles, à leurs proches : de propos délibéré, ils les font hériter par avance; ceux qui n’ont pas de famille laissent tout à leurs compagnons, à leurs amis. Il fallait que ceux qui ont saisi d’emblée la richesse de la vision spirituelle abandonnent la richesse aveugle à ceux dont l’intelligence est encore aveugle. [14] Les Grecs célèbrent Anaxagore et Démocrite27 parce qu’ils ont été atteints par la passion de la philosophie au point de laisser leurs champs devenir des terres incultes; j’admire moi aussi que ces hommes se soient montrés supérieurs à leurs richesses. Mais combien meilleurs se sont révélés ceux qui, au lieu de laisser leurs propriétés en pâturage aux bêtes, ont remédié à l’indigence des hommes, de leurs parents ou de leurs amis, et les ont fait passer de la gêne à l’aisance. La conduite des premiers est inconsidérée — pour ne pas employer le mot de folie, à propos des grands hommes admirés de la Grèce —, mais celle des seconds est lucide et témoigne d’un à-propos prudent et remarquable. [15] Que font de plus des ennemis, sinon ravager, en y coupant les arbres, le territoire de leurs adversaires, pour que la famine les réduise à se rendre? Voilà ce qu’a fait le disciple de Démocrite à ceux qui étaient du même sang que lui, les mettant de sa propre main dans la gêne et la pauvreté, non certes par un dessein prémédité, mais pour n’avoir pas prévu et discerné ce qui était utile aux autres. [16] Que ceux-là sont bien meilleurs et bien plus admirables, dont l’ardeur pour la philosophie n’est pas moindre, mais qui préfèrent la générosité à la négligence, et font présent de leur fortune au lieu de la laisser dépérir, afin que d’autres personnes, aussi bien qu’eux, y trouvent des avantages : ceux de l’abondance pour les autres, ceux de la philosophie pour eux-mêmes. Car la gestion des richesses et des biens absorbe le temps; et c’est une bonne chose d’économiser le temps, puisque selon le médecin Hippocrate : «La vie est courte, la science est longue.» [17] Et il y a encore ce que suggère Homère, me semble-t-il, au début du 13e chant de l’Iliade, dans ces vers :

«Des Mysiens experts au corps à corps, de nobles Hippémologues

« Qui ne vivent que de laitage, et des Indigents, les plus justes des hommes».

Il veut dire que l’ardeur à se procurer les moyens de vivre et l’argent, à cause de l’inégalité qu’elle crée, engendre l’injustice, tandis que c’est la justice qui résulte de la disposition contraire, celle qui vise l’égalité, celle qui a imposé des limites aux richesses naturelles, et qui est bien supérieure à ce qu’une vaine opinion considère comme de la richesse.



Recherche de la solitude

[18] Lorsqu’ils se sont séparés de leurs biens, aucun appât ne les retient plus, et ils fuient sans se retourner, abandonnant leurs frères, leurs enfants, leur femme, leur père, leur mère, leur nombreuse parenté, leurs chers amis, la patrie où ils sont nés et où ils ont été nourris, car la force de l’habitude aussi exerce un très puissant attrait. [19] Et ils ne vont pas s’établir dans une autre cité, malheureux qu’ils sont, tristes esclaves qui demandent à leurs propriétaires de les vendre, parvenant à changer de maître, non à se libérer — car toute cité, même la mieux réglementée, est pleine de tumulte et d’agitation indescriptibles, qu’on ne saurait endurer une fois qu’on a pris la sagesse pour guide —, [20] c’est en dehors des remparts qu’ils séjournent, dans des jardins, des domaines isolés, à la recherche de la solitude; ce n’est pas qu’ils cultivent une misanthropie inhumaines, mais parce qu’ils savent qu’il est inutile et nuisible de se mêler à des gens de caractère dissemblable.

La « colonie » du lac Maréotis

[21] Ce genre d’hommes se rencontre en beaucoup d’endroits dans le monde — car il fallait que la Grèce et le monde barbare aussi aient part au bien parfait —; mais en Égypte ils foisonnent dans tous les districts, appelés nomes, et surtout aux environs d’Alexandrie. [22] Dans chaque groupe, les meilleurs sont envoyés en colonie, pour y trouver comme leur patrie, dans un endroit très propice, qui se trouve sur une colline de moyenne altitude au-dessus du lac Maréotis; la situation est excellente en raison de la sécurité du lieu et de la température équilibrée de l’atmosphère. [23] Les bourgs et les résidences des alentours assurent cette sécurité; les effluves continuels montent du lac, qui communique avec la mer, et les flots tout proches assurent l’heureuse composition de l’air; les effluves venant des flots sont légers, ceux du lac sont denses, et de leur combinaison résulte un climat très salubre. [24] Les maisons de ceux qui se sont groupés sont extrêmement simples. Elles offrent les deux protections les plus indispensables : contre la brûlure du soleil et contre la froidure de l’air. Elles ne sont pas rapprochées comme dans les villes, car la promiscuité est chose gênante et désagréable pour ceux qui recherchent avec ferveur la solitude. Elles ne sont pas non plus très écartées, car ils aiment à vivre en communauté et veulent pouvoir se porter mutuellement secours en cas d’incursion des pirates. [25]

Occupations des Thérapeutes : contempler

Dans chacune se trouve une pièce sacrée, nommée sanctuaire ou ermitage, où ils s’isolent pour accomplir les mystères de la vie religieuse; ils n’y apportent rien, ni boisson, ni aliments, ni rien de ce qui est nécessaire aux besoins du corps, mais des lois, des oracles recueillis de la bouche des prophètes, des hymnes et tout ce qui permet à la science et à la piété de grandir et d’atteindre leur plénitude. [26] Ainsi leur pensée s’applique sans défaillance à Dieu, si bien que même en rêves ils ne voient pas autre chose que les beautés des vertus et des puissances divines28. Ainsi beaucoup d’entre eux, lorsque des rêves les agitent, vont jusqu’à proclamer pendant leur sommeil les doctrines, dignes de louanges, de la philosophie sacrées. [27]

Prier

Ils ont coutume de prier deux fois par jour, matin et soir; au lever du soleil, ils demandent une heureuse journée, véritablement heureuse, c’est-à-dire que la lumière céleste emplisse leur intelligence; à son coucher, ils prient pour que leur âme, complètement soulagée du tumulte des sens et des objets sensibles, retranchée dans son conseil et son for intérieur, suive les pistes de la vérités.

Méditer ; composer des hymnes

[28] Le temps qui s’écoule du matin au soir est entièrement consacré par eux aux exercices que voici : ils lisent les saintes Écritures et se livrent à la philosophie allégorique traditionnelle, car ils croient que le sens littéral est le symbole d’une réalité cachée, indiquée à mots couverts. [29] Ils ont des ouvrages d’auteurs anciens, initiateurs de leurs sectes, qui ont laissé de nombreux documents du genre allégorique. Ils les prennent comme modèles et imitent leur manière de voir. Ainsi, ils ne s’adonnent pas seulement à la contemplation, mais aussi à la composition de chants et d’hymnes à la louange de Dieu, sur des mètres et sur des mélodies variées; ils les écrivent, cela va de soi, sur les rythmes les plus solennels. [30] Ils donnent six jours à la philosophie, chacun demeurant isolé de son côté dans les ermitages que l’on a dits, sans en franchir le seuil, sans même porter leur regard au loin.

La réunion du septième Jour