Saint AUGUSTIN -430
DENYS l’Aréopagite ~ 500
DAMASCIUS ~530
BARSANUPHE et Jean de GAZA ~ 540
PAROLES du Désert d’Égypte
ISAAC le syrien ~ 660
Jean de DALYATHA ~ 750
SYMEON le Nouveau Théologien 949-1022
Série « Mystiques du Monde »
I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque
Des origines au troisième siècle
II. Antiquité chrétienne
Du cinquième au dixième siècle
III. Moyen Âge chrétien
Du douzième au quatorzième siècle
IV. Chrétiens à la Renaissance
Quinzième et seizièmes siècles
V. Chrétiens à l’âge classique
Dix-septième siècle
VI. Figures européennes
Du dix-huitième au vingtième siècle
VII. Sufis en terres d’Islam
Du neuvième au treizième siècle
VIII. Sufis en terres d’Islam
Du quatorzième au vingtième siècle
IX. Figures de l’Inde traditionnelle
X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet
XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon
XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine
XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon
XIV-XVI Poèmes d’Occident
Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.
Table des matières
MYSTIQUES DE L’ANTIQUITÉ Cinquième au Dixième siècle 1
Commentaire de la première épître de S. Jean (Traités V à X) 6
La Trinité (Livre VIII, début) 88
Les Noms divins (Ch. I, IV-VII) 129
BARSANUPHE et Jean de GAZA 232
Lettres à André, Vieillard malade 232
PAROLES DU DÉSERT D'ÉGYPTE 265
Introduction [P. Placide Deseille] 285
Homélie VI : Sur les visites accordées aux moines 422
Homélie VIII : Sur la « théoria » qui coupe (de tout) 435
Ce tome II couvre la fin de l’empire Romain jusqu’à « l’an mil ». Il laisse de côté les mystiques qui vivaient en terres d’Islam et ceux des lointains Orients. Ils seront présents aux tomes VII à XII de la présente série Mystiques du monde.
Ces limites en temps et lieux privilégient de « nouveaux venus » vainqueurs de « païens » et ouvrant le haut moyen âge : il s’agit d’Augustin, de Barsanuphe associé à Jean de Gaza, d’Isaac le syrien, de Syméon le « Nouveau Théologien ».
L’Antiquité judéo-gréco-romaine mourante reste bien présente par son leg : Denys, moine chrétien inspiré par l’École platonicienne et Damascius son contemporain, dernier scholarque de l’École, mystique méconnu (car natif de Damas, exilé, voyageur entre deux empires). Une figure méconnue est celle de Jean de Dalyatha, nestorien des confins mésopotamiens.
Comme au tome I de la série, j’ouvre les œuvres en corps gras sur des extraits de présentations par leurs traducteurs et parfois découvreurs en corps normal. Ceux-ci peuvent être eux-mêmes des mystiques car ‘qui se ressemble s’assemble’. Paul Agaësse et Robert Beulay méritent sûrement place aux côtés de leurs inspirateurs Augustin et Jean de Dalyatha en faisant fi des écarts temporels.
Je m’écarte de ce qui est reconnu ‘mystique’ en plusieurs endroits où il faut ‘lire entre les lignes’: chez Augustin dans son De Trinitate, chez Damascius ou chez Isaac le syrien, voire chez Syméon lorsque son lyrisme l’emporte. La récolte est réduite en comparaison de celle des siècles suivants. Par méconnaissance ? Par suite de la discrétion propre à ces vieux auteurs ?
Saint Augustin (-354-430) est le plus influent des Pères latins. Dans la droite ligne de saint Paul, il a été marqué par Cicéron, Mani, Plotin, Ambroise. Dans son œuvre très ample, outre les célèbres Confessions, la seconde partie de La Trinité traite du Mystère défini ainsi : « Et voici trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, et l’amour même ». La transformation de l’âme sous l’influence de la grâce permet de retrouver le Créateur à l’intérieur du cœur 1.
Pourquoi aller et courir au plus haut des cieux, au plus profond de la terre, à la recherche de celui qui est tout près de nous, si nous voulons être tout près de lui ? / Que personne ne dise : je ne sais quoi aimer. Il connaît mieux en effet l’amour dont il aime, que son frère qu’il aime. Et voilà dès lors que Dieu lui est mieux connu que son frère…
J’ouvre sur la présentation par son traducteur à la fois érudit et mystique3 :
[30] ...pour Augustin comme pour saint Jean, ce qui est premier, c'est l'amour dont le Père nous a aimés alors que nous étions pécheurs et qui se manifeste dans la Rédemption. Reconnaître cet amour, l'accepter, se laisser juger par lui, sauver par lui, c'est la foi même, qui n'est pas seulement adhésion à un ensemble de vérités dogmatiques, mais conversion de l'homme tout entier, refus de toute suffisance, de tout orgueil, de toute prétention de l'homme à se sauver lui-même. Accepter cet amour, comment ne serait-ce pas en même temps se laisser envahir par lui, faire l'expérience encore imparfaite sans doute, mais déjà réelle, de ce qu'est la gratuité de l'amour divin ? Nous ne répondons au mouvement de l'amour de Dieu vers nous qu'en refaisant ce mouvement vis-à-vis de nos frères. Foi et charité s'impliquent donc et sont comme les deux pôles d'une même attitude fondamentale. C'est leur relation, leur immanence réciproque, qui est le centre de perspective de l'Épître comme du commentaire. Nulle reconnaissance de l'amour de Dieu sans amour fraternel ; nul amour fraternel sans reconnaissance de l'amour de Dieu.
[38] ... Sous l'influence de la philosophie antique, Augustin voyait dans l'amour la tendance qui porte un être encore imparfait à chercher son achèvement dans un autre. Il lui était donc difficile de dire et de penser que Dieu fût par essence charité, puisque “le désir et l'aspiration dont elle est chargée sont incompatibles avec la perfection sur laquelle repose la notion philosophique de Dieu”. [...][...] Une chose dès lors nous étonne. Chaque fois que ce texte est cité, il amorce non pas, comme on pourrait s'y attendre, un développement sur Dieu et sur la vie trinitaire, mais une exhortation à pratiquer la charité fraternelle. […] aimer son frère, c'est avoir en soi la Charité ; or, cette charité par laquelle on aime son frère, c'est Dieu même ; donc quiconque aime son frère demeure en Dieu, quiconque n'aime pas son frère n'est pas uni à Dieu et ne le connaît pas. [...] L'enseignement du commentaire est bien le même que celui de l'Épître : cet amour fraternel qui, apparemment, unit seulement l'homme à l'homme, en réalité unit l'homme à Dieu, car Dieu est substantiellement cet amour dont l'homme participe en aimant son frère.
[40] … Sous une forme peut-être plus accessible [que le dogme tgrinitaire], Augustin donne le même enseignement, lorsqu'il commente la phrase des Actes : « Erat eis anima una et cor unum. » Ces hommes sont des milliers et cependant il n'y a qu'un coeur, qu'une âme. Mais cela n'est possible que parce qu'ils sont envahis par la charité. [...]
[42] Le caractère fondamental mis en évidence pour définir l'essence et la perfection de l'amour est la gratuité. Comme nous l'avons signalé précédemment, Augustin, dans ses premières oeuvres - le de ordine ou le de beata Vita - était encore trop familicr avec les thèmes de la philosophie grecque pour ne pas assimiler l'amour au désir, à l'aspiration ,vers un plus ou mieux être. Même sous sa forme la plus noble et la plus épurée, l'amour, qui devient alors amour de la sagesse ou de la béatitude, est l'indice d'un manque ou d'une déficience. L'homme aspire à devenir “raison”, à devenir sage. Mais cette aspiration, si haute soit-elle, trahit une indigence ; l'homme est à la recherche de ce qu'il ne possède pas encore, Il ne tend à cette sagesse que parce qu'il ne la possède qu'inchoativement. Il semblerait donc que cette tendance vers une perfection qui n'est pas encore atteinte est une composante essentielle de l'amour et en dessine le mouvement, l'aspiration vers le mieux étant le signe d'un inachèvement de l'être. Ainsi compris, l'amour est le propre de la créature, Dieu ne saurait aimer, puisqu'il est parfait et ne peut tendre vers un bien dont il serait privé.
Mais la perspective change, dès qu'on commence à croire et à penser que Dieu aime l'homme, comme nous l'apprend la Révélation. Le fait que le Fils de Dieu se soit fait homme, que sa vie entière et plus encore sa mort soient le témoignage concret et vivant de son amour pour le monde, oblige Augustin à renverser le mouvement par lequel il avait défini l'amour. Au lieu d'être un désir qui pousse l'ètre imparfait à chercher son achèvement dans un bien supérieur, l'amour devient don, communication, suraboudance, épanchement. C'est ce caractère que nous avons essayé de signifier par le mot de « gratuité » : les trois traits par lesquels Augustin caractérise l'amour de Dieu pour l'homme sont une sorte d'analyse qui développe le contenu de cette notion.
Tout d'abord, Dieu nous aime le premier, non seulement en ce sens que notre amour est une réponse et que nous ne pourrions aimer Dieu, si Dieu d'abord ne nous aimait /1, mais en ce sens que l'homme était pécheur et qu'il n'y avait rien
/1. « Pourrions-nous l'aimer, s'il ne nous aimait le premier ? ...Il nous a aimés le premier, mais pour nous il n'en va pas de même » (VII, 7).
[43] d'aimable en lui /1. Si Dieu prend l'initiative du salut de l'homme, c'est qu'il appartient à l'amour de commencer, de n'être pas déterminé par autre chose que lui-même, mais de trouver en soi le principe de son acte. Non qu'il soit aveugle, il est au contraire tout pénétré de sagesse, mais il est à lui-même sa propre clarté et sa propre justification, son mérite et sa récompense, son principe et sa fin. L'amour en Dieu n'est pas déterminé par le besoin ou le manque : il ne trouve aucun avantage utilitaire en celui qui en est l'objet, il n'est pas moyen pour obtenir autre chose, pour atteindre une perfection qui ne serait pas déjà possédée. Cet amour est à lui-même sa propre raison d'être. Saint Augustin va jusqu'à dire que cette gratuité et cette sorte d'indépendance de l'amour explique que Dieu soit le vrai maître, le seul maître. Sa transcendance suprême est celle d'un amour qui aime pour aimer, sans tirer aucun avantage de ceux qui sont aimés : “Celui-là est le vrai maître qui ne cherche rien de nous... Il ne cherche rien de nous, il nous a cherchés alors que nous ne le cherchions pas. Une seule brebis était égarée : il l'a trouvée et, joyeux, l'a rapportée sur ses épaules. La brebis était-elle nécessaire au berger et non pas plutôt le berger à la brebis ? ”(VIII, 14).
Le second trait de la gratuité, c'est que Dieu ne nous donne pas seulement un bien quelconque, mais se donne lui-même. [...] Il ne suffit pas en effet de dire : je crois que le fils de Dieu est venu dans la chair. Cette prétendue confession pourrait n'être qu'un vain bruit de parole. C'est aux oeuvres qu'on reconnaît l'authenticité
1/. “Il nous a aimés le premier.,. Il nous a aimés pécheurs, mais il a effacé le péché” (VII, 7) ; « Dieu nous a aimés pécheurs » IX, 10).
[44] de la foi. Quiconque ne pratique pas la charité, quiconque n'aime pas comme Dieu a aimé en mourant pour nous, celui-là ne croit pas vraiment que Dieu est venu dans la chair, puisqu'il n'a pas la charité et que c'est la charité qui a amené le Fils de Dieu à se faire homme (VI, 13).
Mais ce n'est pas seulement le Fils, la seconde Personne, qui se donne ainsi à nous. Il ne faut pas être dupe de l'image qui nous ferait voir dans la Rédemption un acte d'amour du Fils fléchissant la colère du Père qui serait en quelque sorte le justicier. L'initiative rédemptrice appartient au Père. L'amour que nous communique le Fils, c'est celui qu'il reçoit du Père. En écho de la parole de saint Jean : « L'amour de Dieu s'est manifesté en ce que Dieu a envoyé son Fils dans le monde, afin que nous vivions par lui », saint Augustin rappelle la parole de saint Paul : « Lui qui n'a pas épargné son Fils, mais l'a livré pour nous tous, comment avec lui ne nous aurait-il pas tout donné ? » (Rom. 8,32). […] Ce don du Père et du Fils s'achèvent dans le don du Saint-Esprit. La grâce n'est pas un bien que Dieu nous donnerait comme une réalité qui lui serait étrangère. La grâce, c'est l'Esprit, Don de Dieu et Dieu lui-même. Étant la charité substantielle, la communion ineffable du Père et du Fils, cet Esprit qui nous est donné met en nos coeurs la charité : « L'oeuvre du Saint-Esprit dans l'homme, c'est de mettre en lui la dilection et la charité » (VI, 9) […] Dieu n'a pas seulement l'initiative d'un amour auquel l'homme répondrait par un amour dont il serait en quelque sorte le principe suffisant : c'est encore par un amour qu'il reçoit de Dieu que l'homme peut répondre à l'amour que Dieu a pour lui.
[...] Il nous pardonne, mais c'est un pardon qui transforme, qui met en nous par participation cet amour qui en Dieu est originaire. Dieu justifie, non parce qu'il feint de ne pas voir la faute, ni même parce qu'il l'efface en quelque sorte négativement, mais parce qu'en nous communiquant la charité, qui est sa Vie et son Essence, il nous rend semblables à lui [...]
Pour expliquer cette action divine, la comparaison alléguée par Augustin est celle du sculpteur qui trouve un bois brut dans la forêt. Ce bois, il l'aime, non pas tel quel, mais en vue de l'oeuvre qu'il veut faire, en vue de la statue qu'il [46] veut sculpter (VIII, 10). Le dessein de Dieu et la force de son amour peuvent dissocier en nous ce qui est l'effet du péché et ce qui est le terme de son amour créateur et sanctificateur. De même que le médecin aime le malade en combattant la maladie, ainsi Dieu aime le pécheur en le délivrant de son mal.
Ces remarques permettent de mettre en relief ce qui, dans l'homme, est objet de l'amour de Dieu. Ce n'est donc pas le péché. Mais ce ne sont pas non plus les qualités ou les vertus, puisque nous pouvons en être privés sans que Dieu cesse de nous aimer. La prière du Christ pour ses bourreaux en est le témoignage (VII, 3). L'amour de Dieu est en quelque sorte inconditionné ; il n'est pas limité par les déficits ou les corruptions de l'homme pécheur. Il s'adresse à ce qu'est l'homme, oeuvre de Dieu, lors même qu'il est dégradé, souillé, qu'il semble avoir tout perdu. Ce qui subsiste alors, et que l'amour de Dieu retrouve sous la souillure du péché, c'est ce qu'Augustin appelle la mens, l'image de Dieu créée par lui et par lui rénovée...
[...]
Quand Augustin parle de la charité de l'homme, il entend à la fois, comme le suggère le texte de saint Matthieu, 22, 37-40, l'amour que nous avons pour Dieu et l'amour que nous avons pour le prochain. Mais, remarque-t-il dans le dixième livre du de Trinitate, bien qu'il y ait deux commandements auxquels se rattachent la Loi et les Prophètes - l'amour de Dieu et l'amour du prochain - l'Écriture sainte n'en mentionne souvent qu'un pour les deux, comme s'ils étaient inséparables et s'impliquaient mutuellement /1. Comment faut-il concevoir cette relation entre les deux commandements ?
La réponse à cette question est d'autant plus intéressante qu'elle permet de déceler une évolution dans la pensée d'Augustin. Dans ses premières oeuvres, singulièrement dans le de moribus, l'amour du prochain apparaît comme une sorte d'ascèse qui réduit en nous l'orgueil et l'égoïsme, devenant ainsi “le degré le plus sûr pour s'élever à l'amour de Dieu /2. « Ces actes par lesquels nous aimons le prochain sont comme le berceau de l'amour de Dieu /3.» L'amour du prochain est
/1. De Trin., VIII, 7,10 (FL 42,956-9â7).
/2. De moribus, 1, 26,48 (FL 32,1331).
/3. Ibid., 1, 26,50 (FL 32,1332).
[48] donc subordonné à l'amour de Dieu, il est en quelque sorte un moyen de s'y exercer. Mais cet « exercice » est conçu comme une activité morale, dont l'homme est la source et le principe, et qui nous prépare en quelque sorte négativement à l'amour de Dieu, lequel ne nous est donné que par grâce. Il y a donc comme une rupture entre ces deux amours : nous dirions aujourd'hui que l'un est une vertu morale et naturelle, l'autre une vertu théologale et surnaturelle.
“Aux yeux d'Augustin, écrit G. Hultgren, la différence entre l'amour de Dieu et l'amour du prochain réside en ceci que l'amour de Dieu - dans son stade de perfection tout au moins - est l'oeuvre du Saint-Esprit survenue par un mystérieux acte de grâce divine, tandis que l'amour du prochain peut être réalisé par l'homme lui-même et ne s'élève jamais au-dessus de la sphère humaine... Cet amour du prochain est... “humain” non seulement parce qu'il s'agit d'un amour pour les hommes mais aussi parce qu'il est un acte propre de l'homme, de même que la charité de Dieu est “divine” non seulement parce qu'il s'agit d'un amour pour Dieu, mais aussi parce que cette charité émane sous sa forme parfaite directement de Dieu”
Dans le commentaire de l'Épître au contraire, de même que dans les oeuvres qui en sont contemporaines, comme le huitième livre du de Trinitate et le dix-septième Tractatus de l'in Joannem, les perspectives sont tout autres. Sans doute Augustin continue de voir dans la charité fraternelle une purification progressive qui nous prépare à voir et à aimer Dieu, mais il n'y a plus discontinuité ni rupture entre les deux amours : l'un et l'autre viennent de la même source, l'un et l'autre ont pour sujet premier Dieu lui-même qui donne à l'homme d'aimer son frère comme il lui donne de répondre à son amour. Les raisons de l'évolution d'Augustin sont sans doute complexes, mais la méditation de l'Épître semble avoir été décisive. Car chaque fois qu'il s'efforce de montrer comment l'amour de Dieu est impliqué dans l'amour fraternel, Augustin, plus ou moins directement, fait allusion au Verset de l'Épître : « Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit ne saurait aimer Dieu qu'il ne voit pas » (I Jn 4,20).
[...]
Il ne s'agit plus, comme dans le de moribus, d'une ascèse naturelle, d'un exercice négatif, grâce auquel l'homme s'habituerait à vaincre en soi l'égoïsme et réduirait ainsi en lui les obstacles qui l'empêchent d'aimer Dieu. Il s'agit d'une invasion transformante de Dieu en nous, d'une présence active par laquelle Dieu, dès ici-bas, nous rend semblables à lui en nous initiant à son propre acte d'aimer et nous prépare à la vision face à face. Cette connaissance est encore obscure, elle est susceptible de progrès, car la charité n'est pas parfaite en nous. Mais elle est de même nature que la vision béatifique, puisque Dieu est la source de cet acte qui dépasse nos forces naturelles. Elle lui est homogène, comme la grâce est homogène à la gloire, car, même dans l'au-delà, l'homme ne verra Dieu qu'en participant à son acte d'aimer. Dieu n'est pas comme un objet qui apparaît dans un lieu où il n'était pas et qui commencerait alors à être connu. Non. [...]
b) [...] nous croyons pouvoir dire que cet ‘“amour de l'amour” est la transposition, dans le contexte d'une pensée chrétienne, de la théorie platonicienne et plotinienne selon laquelle l'amour du Bien absolu est impliqué en toute connaissance et en tout vouloir humains. Mais tandis que Plotin nie que ce Bien absolu, à supposer même qu'il le considère comme un Être personnel, puisse connaître ou aimer les êtres qui procèdent de lui, la Révélation chrétienne identifie au contraire le Dieu Créateur avec l'Amour subsistant 1. L'amour du Bien devient alors « l'amour de l'Amour ». Par là sont assurés la distinction, en même temps que la relation, de l'Amour absolu en Dieu et de l'amour participé dans l'homme : l'homme ne peut aimer vraiment, au sens spirituel du terme, qu'en se rapportant à ce Bien idéal qui est en même temps norme et Acte d'amour parfait. En effet, tout amour vrai pour un autre homme, qu'il soit juste 2 ou pécheur 3, est mesuré par cet Amour absolu auquel nous nous référons. Mais cet Amour absolu, qui vaut par lui-même et que nous aimons pour lui-même, ne peut être connu et saisi que dans l'acte même par lequel nous y adhérons : on ne démontrera jamais, par raisons purement spéculatives, que la charité est préférable à l'égoïsme. C'est donc que l'amour de l'Amour est impliqué dans l'amour que nous avons pour notre frère.
Nous comprenons dès lors comment la charité fraternelle, bien qu'elle ait pour objet un autre homme, nous unit à Dieu. Puisque Dieu n'est pas seulement perfection suprême, mais Amour subsistant, il est le sujet premier et la source de cet amour que nous avons pour notre frère. L'immanence de l'amour de Dieu dans l'amour humain, c'est sa transcendance même4, c'est-à-dire le pouvoir que Dieu a, sans rien perdre de sa perfection, de nous communiquer son propre acte d'aimer, non pas une fois pour toutes, mais à chaque instant et progressivement. « Tu as commencé à aimer ? Dieu a
l. Sur le passage de la Forme idéale du Bien à l'Amour, cf. de Trin., VI II, 6,9 à VIII, 8,12 (PL 42, 953-959).
2. De Trin., VIII, 8,12 (PL 42,957-958).
3, Ibid., IX, 6,11 (PL 42,966-967).
[52] commencé d'habiter en toi : aime celui qui a commencé d'habiter en toi afin qu'il te rende parfait en habitant plus parfaitement en toi » (VIII, 12). Dieu habite en nous, mais il est plus juste de dire que nous habitons en lui en demeurant dans la charité, puisque la charité, c'est Dieu même5 : « Jean nous dit comment chacun fait l'épreuve des progrès que la charité a faits en lui ou plutôt des progrès qu'il a fait dans la charité. Car si la charité est Dieu et si en Dieu il n'y a ni progrès, ni déclin, on ne saurait dire que la charité progresse en toi que parce que tu progresses en elle » (IX, 2). L'homme n'imite pas Dieu de l'extérieur, comme on copie un modèle. Il l'imite, parce qu'il reçoit de lui l'impulsion qui le pousse à aimer.
Tirons au clair toutes les conséquences de cette doctrine. L'homme veut aimer Dieu. Mais il ne peut l'aimer qu'avec un amour qu'il reçoit de lui : or cet amour qu'il reçoit de Dieu, gratuit comme celui de Dieu, c'est l'amour de ses frères. Dieu ne peut être objet d'amour que parce qu’il en est la source : répondre à son amour, c'est nous laisser envahir par lui, aimer avec lui et comme lui. [...]
Nous comprenons mieux alors la formule : « Dieu nous a aimés le Premier et il nous a donné de l'aimer » (IX, 9). On a [53] parfois reproché à Augustin son « eudémonisme » : on lui a fait grief de contaminer la notion platonicienne d'amour-désir avec la notion chrétienne d'amour-charité. Mais le problème n'est pas si simple. Remarquons d'abord que si Dieu est la fin de l'homme et si cette ordination de l'homme vers sa fin se traduit psychologiquement sous forme de désir, de besoin, d'insatisfaction, c'est une conséquence de notre situation de créatures. Nous avons à devenir ce que nous ne sommes pas encore. Dieu seul se suffit à lui-même, l'homme ne trouve son équilibre et sa suffisance qu'en Dieu. Ce désir est donc l'envers d'une intention divine, le sceau de Dieu sur son oeuvre, le témoin d'une vocation dont Dieu a l'initiative. Mais de plus, dans le mouvement même par lequel l'homme répond à cette vocation, le sens de ce désir se trouve en quelque sorte inversé. Ce n'est pas l'homme qui convoite Dieu par un désir qui serait égoïste, c'est Dieu qui transforme progressivement une aspiration dont il est la source en même temps que l'objet. L'homme commence à être heureux, parce qu'il commence à devenir semblable à Dieu en aimant comme lui, gratuitement. Il sera complètement heureux, quand la ressemblance sera parfaite, parce qu'il surabondera de charité. Si l'on objecte que c'est encore sa béatitude que l'homme cherche par cette progressive assimilation, on joue sur les mots. L'amour ne peut être que béatifiant. Mais il l'est précisément dans la mesure où il est purifié de tout égoïsme, de tout retour sur soi, l'homme ne pouvant et ne devant s'aimer lui-même que par le détour de l'amour que Dieu a pour lui et de celui qu'il a pour ses frères. « Talis est quisque, qualis ejus dilectio est » (II, 14). […] Puisque la charité est participation à l'acte de Dieu, comme nous venons de le montrer, il est clair que l'authentique charité ne peut être qu'une vertu surnaturelle, théologale, et qu'il ne saurait y avoir de charité purement naturelle. […]
Qu'est-ce qu'aimer son frère ? Est-ce lui souhaiter la santé, la richesse, un heureux mariage, des enfants ? Peut-être, mais ces biens sont temporels, instables, précaires, parfois dangereux. Le véritable amour voit plus profond. Il vise la participation à la même vie divine, l'ordination à la même vie éternelle. Quels que soient les liens du sang, de l'amitié, voire des vertus, cette fraternité est fondée en définitive sur cette commune vocation des hommes, de tous les hommes, à devenir des fils de Dieu. Mais qui ne voit que cette filiation divine ne précède pas l'amour, elle le suit, elle en est un effet. Dieu nous a aimés alors que nous n'avions rien d'aimable…
[...]
On dira que nous aimons alors non ce qu'est notre frère, mais ce que nous voulons qu'il soit : nous ne l'aimons plus alors pour lui-même, tel qu'il est. Mais cette objection procède d'une illusion, qui nous fait croire que les hommes ont un être et une valeur indépendants de l'acte créateur. Comme si, avant même que Dieu nous sauve, nous étions quelque [61] chose, des êtres dont Dieu devrait en quelque sorte constater l'existence avant de leur octroyer ses dons. Mais l'homme tient tout son être de l'acte par lequel Dieu le crée et toute sa valeur de la vocation à laquelle Dieu l'appelle. Il n'est pas avant d'être aimé, il est parce qu'il est aimé. Nous sommes parfois tentés de croire que ce qui donne accès à l'ultime vérité sur l'homme, c'est un pessimisme lucide qui ne voit en lui que néant et pourriture. Cela n'est vrai que dans la mesure où l'on sépare l'homme de Dieu et où on l'identifie à son péché. Quelque profondément que l'homme soit enfoncé dans le mal, la charité du Christ nous révèle qu'il n'est pas ce mal dans lequel il s'est enveloppé et avec lequel il fait corps.
Ce qui subsiste alors, c'est cette âme immortelle qu'Augustin appelle image de Dieu et qui demeure sous la souillure du péché, obscurcie, enténébrée, mais capable d'être rénovée par l'amour. Séparer l'homme du mal qu'il a commis et continue à commettre, c'est le rendre à lui-même, c'est le découvrir tel que Dieu a voulu qu'il soit, c'est reconnaître dans l'ennemi un frère.
[…]
[66] Le principe de ce progrès, c'est Dieu même. Puisque la charité est don de Dieu, participation à sa vie, on ne saurait l'accroître par des apports extérieurs, des artifices, des additions étrangères. Sa croissance vient d'une adhésion de plus en plus intime à celui qui en est la source : « Si la charité est Dieu et si en Dieu il n'y a ni progrès ni déclin, on ne saurait dire que la charité progresse en toi que parce que tu progresses en elle » (IX, 2). Le jardinier laboure, sème, moissonne, mais c'est Dieu qui donne la croissance (III, 13) [...]
1. Accordez-moi, je vous prie, toute votre attention, car ce qui est en question n’est pas de mince importance. Vous avez écouté hier avec attention ; je ne doute pas que, revenant aujourd’hui, vous n’écoutiez avec plus d’attention encore6.
Ce n’est pas en effet une petite affaire de concilier ce que dit Jean dans cette Épître : « Qui est né de Dieu ne pèche pas » avec ce qui a été dit plus haut dans la même Épître : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons et la vérité n’est pas en nous. » Que fera celui qui se trouve pressé entre ces deux affirmations de la même Épître ? S’il s’avoue pécheur, il craint qu’on ne lui dise : alors tu n’es pas né de Dieu, car il est écrit : « Qui est né de Dieu ne pèche pas. » Si par contre il se prétend juste et dit qu’il n’a pas de péché, il tombe sous le coup de cet autre texte de la même Épître : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons et la vérité n’est pas en nous. “ Placé dans cette alternative, l’homme ne sait que dire, que confesser, que professer. Professer qu’il est sans péché est chose téméraire, et non seulement téméraire, mais encore mensongère : « Nous nous abusons, dit Jean, et la vérité n’est pas en nous, si nous disons que nous n’avons pas de péché. » Plût au ciel que tu n’aies pas de péché, et que tu puisses le dire ! Car tu dirais vrai, et, en manifestant la vérité, tu n’aurais pas à craindre, fût-ce l’ombre d’une iniquité. Mais tu fais mal si tu le dis, car tu dis un mensonge : « La vérité n’est pas en nous, dit Jean, si nous disons que nous n’avons pas de péché. » Il ne dit pas « nous n’avons pas eu », ce qui laisserait entendre qu’il s’agit de notre vie passée. Tel homme en effet a jadis eu des péchés, mais du jour où il est né de Dieu il commence à n’en plus avoir. Si tel était le sens du texte, il n’y aurait pas pour nous de problème. Nous dirions en effet : nous avons été pécheurs, mais maintenant nous sommes justifiés ; nous avons eu le péché, mais maintenant nous ne l’avons plus. Ce n’est pas ce que dit Jean : que dit-il ? « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons, et la vérité n’est pas en nous », puis quelques pages plus loin : « Qui est né de Dieu ne pèche pas. » Serait-ce que Jean lui-même n’était pas né de Dieu ? Si Jean n’était pas né de Dieu, lui qui, vous l’avez entendu lire, a reposé sa tête sur la poitrine du Maître, qui osera se promettre d’avoir reçu cette régénération que n’aurait pas méritée celui qui a mérité de reposer sa tête sur la poitrine du Maître ? Celui que le Maître chérissait plus que tout autre, celui-là eut été le seul à n’être pas né de l’Esprit ?
2. Et maintenant, soyez attentifs à mes paroles : je vous redis encore notre perplexité, afin que, grâce à votre attention, qui est une prière et pour nous et pour vous, Dieu nous mette au large et nous ouvre une porte de sortie : ceci pour que personne ne trouve une occasion de chute dans une parole qui n’a été prêchée et écrite que pour notre guérison et notre salut.
« Tout homme qui commet le péché, dit Jean, commet aussi l’iniquité. » Ne t’avise pas de les distinguer : « Le péché est l’iniquité. » Ne dis pas : je suis pécheur, mais je ne suis pas un homme d’iniquité : « Le péché est l’iniquité. Or, vous savez que celui-là a paru pour #ôter les péchés ; et il n’y a pas de péché en lui. » Et à quoi nous sert qu’il soit venu sans péché ? « Quiconque ne pèche pas demeure en lui ; et quiconque pèche ne l’a ni vu ni connu. Petits enfants, que personne ne vous égare. Qui pratique la justice est juste, comme celui-là aussi est juste. » Nous avons déjà dit que, d’habitude, le mot « comme » est employé pour désigner une certaine ressemblance, non l’égalité. « Qui commet le péché est du diable ; car le diable est pécheur dès l’origine. » Nous avons dit également que le diable n’a créé ni engendré personne, mais que ses imitateurs sont comme nés de lui. « C’est pour détruire les œuvres du diable que le Fils de Dieu est apparu. » C’est donc pour détruire les péchés qu’est venu celui qui est sans péché.
Jean poursuit : quiconque est né de Dieu ne pèche pas, car le germe de Dieu demeure en lui ; il ne peut pécher, parce qu’il est né de Dieu. Nous sommes étroitement liés par cette affirmation. Mais peut-être, en disant « il ne pèche pas », Jean fait-il allusion à un certain péché, non à tout péché ? Dès lors, lorsqu’il dit « Qui est né de Dieu ne pèche pas », peut-être faut-il entendre une certaine sorte de péché, que ne peut commettre l’homme qui est né de Dieu. Et tel est ce péché que, si on le commet, on s’affermit dans les autres ; si on ne le commet pas, on détruit les autres. Quel est ce péché ? Agir contre le commandement. Quel est ce commandement ? « Je vous donne un commandement nouveau : de vous aimer les uns les autres. » Soyez attentifs. Ce commandement du Christ, c’est la dilection : par cette dilection les péchés sont détruits. Ne pas garder la dilection, d’une part c’est un péché grave, d’autre part c’est la racine de tous les péchés.
3. Soyez attentifs, mes frères : nous vous avons proposé une distinction qui est, pour qui la comprend bien, la solution de la difficulté. Mais devons-nous seulement faire route avec ceux qui vont bon pas ? Et ceux qui marchent plus lentement, allons-nous les abandonner ! Traduisons le mieux possible notre pensée dans un langage qui soit à la portée de tous.
Je pense, frères, que tout homme qui n’entrera dans l’Église à la légère, qui ne cherche pas dans l’Église des intérêts temporels, qui n’y entre pas pour traiter d’affaires séculières, est soucieux du salut de son âme : s’il y entre, c’est pour obtenir ce bien éternel qui lui a été promis, et avoir le moyen d’y parvenir. Il doit donc nécessairement se demander comment marcher dans la voie, pour ne pas rester en chemin, ne pas revenir en arrière, ne pas s’égarer, ne pas risquer, en marchant clopin-clopant, de ne pas arriver au terme. Celui-là donc qui est soucieux d’arriver — qu’il soit lent, qu’il soit rapide — ne doit pas s’écarter de la route. Je vous ai dit que les paroles : « Celui qui est né de Dieu ne pèche pas », font sans doute allusion à un péché bien déterminé, sans quoi elles seraient en contradiction avec ces autres paroles : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons et la vérité n’est pas en nous. » Ainsi peut donc être résolue la question. Il y a un péché déterminé que ne peut commettre celui qui est né de Dieu : ce péché évité, les autres sont détruits ; ce péché commis, les autres sont renforcés.
Quel est ce péché ? Agir contre le commandement du Christ, contre le testament nouveau. Quel est ce commandement nouveau ? « Je vous donne un commandement nouveau : de vous aimer les uns les autres. » Celui qui agit contre la charité et la dilection fraternelle, qu’il n’ait pas l’audace de se glorifier et de prétendre qu’il est né de Dieu ; par contre, celui qui garde fidèlement la dilection fraternelle, il y a certains péchés qu’il ne peut commettre, et, singulièrement, celui de haïr son frère. Qu’en est-il alors des autres péchés dont il est dit : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons et la vérité n’est pas en nous » ? Qu’il entende l’assurance que lui donne un autre passage de l’Écriture : « La charité couvre la multitude des péchés. »
4. C’est donc la charité que nous vous recommandons, c’est la charité que vous recommande cette Épître. Quelle autre question le Seigneur a-t-il posée à Pierre, après sa Résurrection, sinon celle-ci : « M’aimes-tu ? » Et il ne se contenta pas de l’interroger une fois ; mais, une seconde fois, même question, une troisième fois, même question. Bien que, la troisième fois, Pierre se fût attristé à la pensée que le Seigneur ne se fiait pas à lui, comme s’il ignorait ce qui se passait dans son cœur, cependant le Seigneur lui posa cette question une première, une seconde, une troisième fois. Trois fois la crainte a renié, trois fois l’amour a confessé. Pierre aime donc le Seigneur. Que va-t-il donner au Seigneur ? Ce n’est pas sans trouble que le Psalmiste, lui aussi, se demandait dans le Psaume : « Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce qu’il m’a donné ? »
En parlant ainsi le Psalmiste montre qu’il avait conscience de tout ce qu’il avait reçu de Dieu : il cherchait que donner en retour à Dieu, et ne trouvait pas. Quoi que tu veuilles donner à Dieu en effet, tu l’as reçu de lui pour le lui rendre. Et que trouve-t-il à lui donner en retour ? Ce que, comme nous l’avons dit, mes frères, il a reçu de lui : voilà ce qu’il trouve à donner en retour : « Je prendrai le calice du salut et j’invoquerai le nom du Seigneur ». Qui donc lui avait donné le calice du salut, sinon celui à qui il voulait donner en retour ? Or, recevoir le calice du salut et invoquer le nom du Seigneur, c’est être comblé de charité, et l’être de telle sorte que non seulement on ne haïsse pas son frère, mais qu’on soit prêt à mourir pour son frère. Telle est la perfection de la charité : être prêt à mourir pour son frère. C’est de cette charité que le Seigneur lui-même a donné l’exemple, lui qui est mort pour tous, a prié pour ceux qui le crucifiaient en disant : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Mais s’il était seul à agir ainsi, il ne serait plus notre Maître, puisqu’il n’aurait pas de disciples. À sa suite, les disciples ont agi comme lui. Lapidé, Étienne se met à genoux et dit : « Seigneur, ne leur impute pas ce crime. » Il aimait ceux qui le tuaient, car c’est pour eux aussi qu’il mourait. Écoute également l’apôtre Paul : « Je me dépenserai moi-même tout entier pour vos âmes. » Il était en effet de ceux pour lesquels priait Étienne, quand celui-ci mourait de leurs mains.
Voilà donc la perfection de la charité. Si quelqu’un a une charité si grande qu’il aille jusqu’à mourir pour ses frères, la charité est parfaite en lui. Mais est-ce que, dès sa naissance, la charité atteint déjà cette perfection ? Non, elle naît pour devenir parfaite : une fois née, elle se nourrit ; nourrie, elle se fortifie ; fortifiée, elle devient parfaite ; parvenue à la perfection, quel est son langage ? « Pour moi, vivre c’est le Christ et la mort m’est un gain. Je souhaiterais d’être dégagé du corps et d’être avec le Christ, ce serait de beaucoup le meilleur : mais demeurer dans la chair est plus urgent pour votre bien. » Paul voulait vivre pour le bien de ceux pour lesquels il était prêt à mourir.
5. Voulez-vous la preuve que là est bien la perfection de la charité, que ne viole pas, contre laquelle ne pèche pas celui qui est né de Dieu ? Écoutez ce que le Seigneur dit à Pierre : « Pierre, m’aimes-tu ? » et celui-ci répond : « Je t’aime. » Le Seigneur ne lui dit pas : si tu m’aimes, obéis-moi. Quand le Seigneur vivait en effet dans sa chair mortelle, il a eu faim, il a eu soif ; en ce temps où il a eu faim et soif, il a reçu l’hospitalité : ceux qui en avaient les moyens l’ont assisté de leurs biens, comme nous le lisons dans l’Évangile. Zachée lui a offert l’hospitalité : en recevant le médecin, il a été guéri de son mal. Quel mal ? l’amour de l’argent. Il était en effet fort riche, et chef des publicains. Voyez-le guéri du mal de l’argent. « Je donne la moitié de mes biens aux pauvres, dit-il, et si j’ai fait tort de quelque chose à quelqu’un, je lui rends le quadruple. » Ainsi, il garde la seconde moitié non pour en jouir, mais pour payer ses dettes. Il donna donc alors l’hospitalité au médecin, parce que, le Seigneur ayant pris l’infirmité de la chair, les hommes pouvaient lui rendre ces services matériels : et cela, parce qu’il a voulu donner à ceux qui lui venaient en aide, car l’avantage était pour eux, non pour lui. Celui que servaient les Anges avait-il besoin de l’assistance des hommes ? Même Élie, son serviteur, pouvait se passer de cette assistance, quand jadis le Seigneur lui envoyait pain et viande par le moyen d’un corbeau. Et cependant, pour attirer sur une pieuse veuve la bénédiction du Seigneur, le serviteur de Dieu lui fut envoyé : il fut nourri par cette veuve lui que le Seigneur nourrissait dans le secret. Cependant, bien que, dans l’assistance qu’ils prêtent aux serviteurs de Dieu dont ils secourent l’indigence, les hommes trouvent leur propre avantage, en vertu de la récompense si clairement promise par le Seigneur dans l’Évangile : « Celui qui reçoit un juste en qualité de juste recevra une récompense de juste ; et celui qui reçoit un prophète en qualité de prophète, recevra une récompense de prophète ; et quiconque aura donné à l’un de ces petits, ne serait-ce qu’un verre d’eau fraîche, parce qu’il est de mes disciples, en vérité, je vous le dis, ne perdra point sa récompense » ; donc, bien qu’ils trouvent leur avantage en agissant ainsi, cependant ce sont là des services qu’ils ne pouvaient plus rendre à celui qui allait remonter aux cieux. Que pouvait faire pour lui ce Pierre qui l’aimait ? Voici quoi, écoute : « Pais mes brebis », c’est-à-dire : Fais pour tes frères ce que j’ai fait pour toi. Tous, je les ai rachetés de mon sang : n’hésitez pas à mourir pour confesser la vérité, afin que les autres vous imitent.
6. Telle est, mes frères, comme nous l’avons dit, la perfection de la charité : qui est né de Dieu la possède. Que votre charité soit attentive, voyez ce que je veux dire.
Voici un baptisé qui reçoit le Sacrement de la naissance : il reçoit un sacrement, un grand sacrement, divin, saint, ineffable. Vois quelle grande chose : faire un homme nouveau par la rémission de tous ses péchés ! Qu’il se demande pourtant si s’est parfait en son cœur ce qui s’est fait en son corps. Qu’il voie s’il a la charité et qu’alors il dise : je suis né de Dieu. Mais, s’il ne l’a pas, il possède sans doute le caractère du Sacrement qui lui a été imposé, il n’en est pas moins un déserteur qui s’égare. Qu’il aie la charité ! sinon, qu’il ne dise pas qu’il est né de Dieu. Mais, dit-il, j’ai le Sacrement (sacramentum). Écoute ce que dit l’Apôtre : « Quand je connaîtrais tous les mystères (sacramenta), quand j’aurais la plénitude de la foi au point de transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien.
L’amour fait de nous des fils de Dieu, la haine des fils du diable7.
7. Je vous avais dit, s’il vous en souvient, en commençant le commentaire de cette Épître, qu’elle ne nous recommande rien tant que la charité. Et si Jean semble dire ceci ou cela, c’est toujours pour en revenir là : c’est à la charité même qu’il veut rapporter tout ce qu’il dit. Voyons si, ici même, il en est ainsi. Écoutez : « Quiconque est né de Dieu ne commet pas le péché. » Nous nous demandons quel péché, car, s’il s’agissait de n’importe quel péché, nous serions en contradiction avec cet autre texte : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous. » Qu’il nous dise donc quel est ce péché, qu’il nous en instruise ! Peut-être ai-je dit trop vite que ce péché était la transgression de la charité, en m’appuyant sur ce que Jean dit plus haut : « Celui qui hait son frère est dans les ténèbres et ne sait où il va, car les ténèbres l’ont aveuglé. » Mais peut-être donne-t-il quelque précision dans la suite, disant explicitement qu’il s’agit de la charité. Voyez comme les méandres de son développement nous amènent à cette conclusion, à cette solution. « Quiconque est né de Dieu ne pèche pas : car le germe de Dieu demeure en lui. » Le germe de Dieu, c’est la parole de Dieu, ce qui fait dire à l’Apôtre : « C’est par l’Évangile que je vous ai engendrés. » « Et celui-là ne peut pécher, car il est né de Dieu. » Qu’il nous dise, qu’il nous fasse voir en quoi il ne peut pécher ! À cela sont reconnaissables les enfants de Dieu et les enfants du diable : quiconque ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu, non plus que celui qui n’aime pas son frère8. La réponse est désormais bien claire du fait des paroles « non plus que celui qui n’aime pas son frère ». C’est donc la dilection seule qui discerne les fils de Dieu des fils du diable. Ils peuvent bien tous se signer du signe de la croix du Christ ; tous répondre : Amen ; tous chanter : Alléluia ; être tous baptisés, entrer dans les églises, bâtir les murs des basiliques, les fils de Dieu ne se discernent des fils du diable que par la charité. Ceux qui ont la charité sont nés de Dieu ; ceux qui ne l’ont pas ne sont pas nés de Dieu. Là est le grand signe, le grand principe de discernement. Aie tout ce que tu voudras : si cela seul te manque, le reste ne te sert de rien ; mais si tout le reste te manque et que tu aies la charité, tu as accompli la Loi. « Qui aime son frère a accompli la Loi », dit l’Apôtre, et encore : « La plénitude de la Loi est la charité. »
C’est elle, je pense, la perle que cherche le marchand dont parle l’Évangile : il a trouvé cette seule perle et a vendu tout ce qu’il avait pour l’acheter. C’est elle la perle précieuse, la charité, sans laquelle tout ce que tu peux avoir ne te sert de rien, et qui, à elle seule, te suffit. Maintenant tu vois dans la foi, alors tu verras dans la vision. Si en effet nous aimons, alors que nous ne voyons pas, que seront nos embrassements quand nous verrons ! Mais comment nous exercer à cet amour ? Par l’amour fraternel. Tu peux me dire : je n’ai pas vu Dieu ; mais peux-tu me dire : je n’ai pas vu d’homme ? Aime ton frère. Si tu aimes ton frère que tu vois, par le fait même tu verras aussi Dieu, car tu verras la charité même, et Dieu habite en elle.
8. Quiconque ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu ; non plus que celui qui n’aime pas son frère. Car tel est le message…, voyez ce sur quoi Jean appuie ses dires, car tel est le message que vous avez entendu dès le début : nous devons nous aimer les uns les autres, Il nous fait voir ici d’où il tire son enseignement : quiconque agit contre la charité commet le péché criminel, dans lequel tombent ceux qui ne sont pas nés de Dieu. Donc, là où est l’envie, il ne peut y avoir amour fraternel. Que votre charité soit attentive. Qui cède à l’envie, n’aime pas. Le péché du diable est en lui : car c’est par envie que le diable, lui aussi, a fait tomber l’homme. Déchu lui-même, il a porté envie à qui se tenait debout. Non qu’il ait voulu faire tomber pour se remettre debout lui-même, mais pour n’être pas le seul à être déchu. Retenez bien dans votre cœur, grâce à cet exemple qui est mis sous nos yeux, que l’envie n’est pas compatible avec la charité. Tu le vois clairement dans l’éloge que fait Paul de la charité : « La charité n’est pas envieuse. » Il n’y eut pas de charité en Caïn ; et s’il n’y avait pas eu de charité en Abel, Dieu n’eût pas agréé son sacrifice. Tous deux ayant offert un sacrifice, l’un des fruits du sol, l’autre des petits de ses brebis, pourquoi, à votre avis, mes frères, Dieu a-t-il dédaigné les fruits de la terre et agréé les petits des brebis ? Dieu n’a pas regardé aux mains, mais il a vu dans le cœur. Voyant que l’offrande de l’un s’accompagnait de charité, il regarda favorablement son sacrifice ; voyant que l’offrande de l’autre s’accompagnait d’envie, il détourna les yeux de son sacrifice. Donc, ce que Jean appelle les bonnes œuvres d’Abel, ce n’est rien d’autre que la charité ; et ce qu’il appelle les œuvres mauvaises de Caïn, ce n’est rien d’autre que la haine contre son frère. Il ne lui suffit pas de haïr son frère, il alla jusqu’à envier le bien qu’il faisait ; faute de vouloir l’imiter, il a voulu le tuer. Par là est apparu qu’il était un fils du diable, et par là est apparu qu’Abel était un juste de Dieu. C’est donc par là que se discernent les hommes, mes frères. Que personne ne s’arrête aux paroles, mais aux actes et au cœur. Ne pas faire de bien à ses frères, c’est montrer ce qu’on a dans le cœur. C’est par la tentation que l’homme est mis à l’épreuve.
9. Ne vous étonnez pas, frères, si le monde vous hait. Est-il besoin de vous dire une fois de plus ce qu’est le monde ? Ce n’est ni le ciel, ni la terre, ni les œuvres que Dieu a faites ; mais ceux qui aiment le monde. Ces redites sont lassantes pour quelques-uns, mais elles sont si peu superflues que certains ne savent que répondre, lorsqu’on leur demande si j’ai abordé ce sujet. Il faut donc, fût-ce de force, que les auditeurs retiennent quelque chose de cet enseignement. Qu’est-ce que le monde ? Le monde, pris en mauvaise part, ce sont ceux qui aiment le monde ; le monde, pris en bonne part, c’est le ciel et la terre, ainsi que les œuvres de Dieu qu’ils renferment. C’est en ce sens qu’il est dit : « Et le monde a été fait par lui. » En ce sens encore, le monde désigne la terre tout entière, comme le montrent ces paroles de Jean : « Il est la victime de propitiation non seulement pour nos péchés, mais pour ceux du monde entier. » Du monde, c’est-à-dire de tous les fidèles répandus sur la terre. Mais le monde pris en mauvaise part, ce sont ceux qui aiment le monde. Ceux qui aiment le monde ne peuvent aimer leur frère.
10. Si le monde nous hait, nous savons… Que savons — nous ?...que nous sommes passés de la mort à la vie. Comment le savons-nous ? Parce que nous aimons nos frères. Nul besoin d’interroger quelqu’un : que chacun rentre en son cœur ! S’il y trouve la charité fraternelle, qu’il soit en paix : il est passé de la mort à la vie. Déjà il est à la droite ; qu’il ne se soucie pas de ce que sa gloire soit encore cachée : quand viendra le Seigneur, alors il apparaîtra dans la gloire. Il est en pleine vigueur, mais c’est encore l’hiver ; la racine est vigoureuse, mais les branches sont comme du bois sec : c’est à l’intérieur que la sève est vigoureuse, à l’intérieur que sont les feuilles de l’arbre, à l’intérieur que sont les fruits ; mais ils attendent l’été. Donc nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. Qui n’aime pas demeure dans la mort. Ne vous figurez pas, frères, que ce soit faute légère de haïr ou de ne pas aimer. Écoutez ce qui suit : Quiconque hait son frère est un homicide. Si donc jusqu’alors quelqu’un prenait à la légère la haine qu’il a pour son frère, prendra-t-il également à la légère l’homicide qu’il commet dans son cœur ? Il ne fait pas un geste pour tuer un homme que déjà le Seigneur le tient pour homicide. Cet homme vit, et lui déjà est jugé meurtrier. Quiconque hait son frère est un homicide. Or vous savez qu’aucun homicide n’a la vie éternelle demeurant en lui.
11. Voici à quoi nous avons connu la dilection. Il parle de la perfection de la dilection, cette perfection que nous avons fait valoir à vos yeux. Voici à quoi nous avons connu la dilection : c’est que Lui a donné sa vie pour nous : et nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères. Voilà ce qui explique les paroles ; « Pierre, m’aimes-tu ? Pais mes brebis. » Voulez-vous une preuve que le Seigneur a voulu que Pierre paisse ses brebis jusqu’à donner sa vie pour elles ? Sitôt après, le Seigneur ajoute : « Quand tu étais jeune, tu te ceignais et tu allais où tu voulais ; quand tu seras devenu vieux, un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas. Il indiquait par là », dit l’évangéliste, « le genre de mort par lequel Pierre devait glorifier Dieu » : afin d’enseigner à celui à qui il avait dit « Pais mes brebis » qu’il devait mourir pour elles.
12. Comment commence la charité, frères ? Encore un peu d’attention ! Vous savez quelle en est la perfection : le Seigneur lui-même nous en fait connaître dans l’Évangile la fin et la mesure : « Il n’est pas de plus grande charité, dit-il, que de donner sa vie pour ses amis. » Il nous montre donc dans l’Évangile quelle en est la perfection et, dans cette Épître, nous sommes invités à atteindre cette perfection. Mais vous vous interrogez et vous vous dites : quand pourrons-nous avoir pareille charité ? Ne désespère pas trop vite de toi-même ! peut-être la charité est-elle née en toi, mais est-elle encore imparfaite : nourris-là, pour qu’elle ne soit pas étouffée. Mais, me diras-tu, comment le savoir ? Nous savons quelle en est la perfection ; apprenons comment elle commence.
Jean poursuit : Si quelqu’un, possédant les biens de ce monde, voit son frère dans le besoin et lui ferme ses entrailles, comment la dilection de Dieu peut-elle demeurer en lui ? Voilà où commence la charité. Si tu n’es pas encore capable de mourir pour ton frère, sois déjà capable de lui donner de tes biens. Que déjà la charité émeuve tes entrailles, afin de te faire agir non par ostentation, mais par surabondance de miséricorde venue du fond du cœur ; qu’elle te rende attentif à la misère de ton frère ! Si tu ne peux donner à ton frère de ton superflu, comment pourrais-tu donner ta vie pour lui ? L’argent qui gît en ton sein, les voleurs peuvent te l’enlever, et, à défaut de voleurs, la mort t’en séparera, même si tu ne t’en sépares pas de ton vivant : que vas-tu en faire ? Ton frère a faim, il est dans le besoin : peut-être attend-il anxieusement, pressé par un créancier. Il ne possède rien, toi, tu possèdes ; il est ton frère, vous avez été rachetés ensemble, tous deux au même prix, tous deux rachetés par le sang du Christ : vois si tu as compassion de lui, toi qui possèdes les biens du monde. En quoi cela me regarde-t-il, diras-tu peut-être. Moi, je donnerais mon argent, pour soustraire cet homme aux affres de la misère ? Si c’est là ce que te répond ton cœur, la dilection du Père ne demeure pas en toi. Si la dilection du Père ne demeure pas en toi, tu n’es pas né de Dieu. Comment te glorifier d’être chrétien ? Tu en as le nom, tu n’en as pas les œuvres. Mais si le nom est ratifié par les œuvres, on pourra te traiter de païen, toi, montre par tes actes que tu es chrétien. Car si, par tes actes, tu ne montres pas que tu es chrétien, tous auront beau t’appeler chrétien, à quoi te sert le nom, là où n’est pas la chose ? « Si quelqu’un, possédant les biens de ce monde, voit son frère dans le besoin et lui ferme ses entrailles, comment la dilection de Dieu peut-elle demeurer en lui ? » Et il poursuit : petits enfants, n’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité.
13. Je pense vous avoir montré, mes frères, combien grande et nécessaire est cette secrète et mystérieuse réalité. Le prix de la charité, toute l’Écriture le fait valoir, mais jamais mieux, je le croirais, que dans cette Épître. Nous vous prions et nous vous supplions dans le Seigneur, d’une part de garder dans votre mémoire ces vérités que vous avez entendues, d’autre part de venir pleins d’attention, d’écouter pleins d’attention ce que nous avons encore à dire avant d’arriver au bout de cette Épître. Ouvrez vos cœurs à la bonne semence ; arrachez les épines, afin que ne soit pas étouffé en vous ce qui est semé, mais que bien plutôt grandisse la moisson : et que le cultivateur se réjouisse et vous prépare des greniers comme au froment, non du feu comme à la paille.
1. Si vous vous en souvenez, mes frères, notre entretien d’hier s’était terminé sur cette phrase, qui, j’en suis sûr, a dû et doit demeurer dans votre cœur, puisque c’est la dernière que vous ayez entendue : petits enfants, n’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité. Et Jean poursuit : Par là nous savons que nous sommes de la vérité, et devant lui nous apaiserons notre cœur ; car, si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout. Il avait dit : « N’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité. » La question est de savoir en quels actes et en quelle vérité on reconnaît celui qui aime Dieu ou qui aime son frère. Déjà, quelques lignes plus haut, Jean nous avait dit jusqu’où va la charité pour être parfaite. Ce que le Seigneur, lui aussi, nous dit dans l’Évangile : « Il n’est pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis », Jean le dit à son tour : « Comme lui a offert sa vie pour nous, nous devons nous aussi offrir notre vie pour nos frères. » Telle est la perfection de la charité : il est bien impossible d’en trouver de plus grande.
Mais la charité n’est pas parfaite en tous et pourtant celui en qui elle est encore imparfaite ne doit pas perdre courage, si déjà elle est née en lui pour tendre à sa perfection : c’est donc que, une fois née, il faut la nourrir, et la nourrir par des aliments capables de la mener au point de perfection qui lui est propre. Nous avons cherché où cette charité inchoative prend son point de départ, et nous avons trouvé la réponse dans les lignes qui suivent : « Si quelqu’un, jouissant des richesses de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment la dilection du Père demeurerait-elle en lui ? » Ainsi, le commencement de la charité, mes frères, c’est de donner de son superflu au pauvre qui se trouve en quelque passe difficile. Qui donne de l’abondance de ses biens temporels délivre son frère de sa détresse temporelle. Voilà comment commence la charité. Telle à ses débuts, si tu la nourris de la parole de Dieu et de l’espérance de la vie future, tu parviendras à la perfection de la charité, c’est-à-dire que tu seras prêt à donner ta vie pour tes frères.
2. Toutefois comme, en posant nombre d’actes de ce genre, certains poursuivent des fins qui n’ont rien à voir avec l’amour fraternel, il nous faut en revenir au témoignage de la conscience. La preuve que nombre d’actes de ce genre sont accomplis sans ombre d’amour fraternel ? Combien se disent martyrs jusque dans l’hérésie et le schisme ! Ils s’imaginent donner leur vie pour leurs frères. S’ils donnaient leur vie pour leurs frères, ils ne se sépareraient pas de la communauté de leurs frères ! De même, combien d’hommes qui, par ostentation, distribuent largement, donnent largement : mais, ce faisant, ils ne cherchent que gloire humaine, popularité, vaines et sans consistance ! Si de tels hommes existent, où trouver l’épreuve de la charité fraternelle ? car Jean a voulu qu’on en fasse l’épreuve et il y invite lorsqu’il dit : « Petits enfants, n’aimons pas seulement de mots ni de langue, mais en actes et en vérité. » Nous nous demandons : en quels actes, en quelle vérité ? Peut-il y avoir acte plus manifeste que de donner aux pauvres ? Or, beaucoup agissent ainsi par ostentation, non par dilection. Peut-il y avoir acte plus héroïque que de mourir pour ses frères ? Or, beaucoup, ce faisant, veulent se ménager une réputation d’héroïsme, par désir de se faire un nom, sans amour qui vienne du fond du cœur. Il reste que celui-là aime son frère, qui, devant Dieu et là seulement où pénètre son regard, s’assure et se demande en son cœur si vraiment c’est la dilection fraternelle qui le fait agir ; et l’œil qui pénètre le cœur, là où le regard des hommes ne saurait atteindre, lui rend témoignage. Ainsi l’apôtre Paul : parce qu’il était prêt à mourir pour ses frères, il disait : « Pour moi, je me dépenserai pour vos âmes » ; pourtant, parce que Dieu seul voyait en son cœur, et non les hommes auxquels il s’adressait, il leur dit : « Mais il m’importe fort peu d’être jugé par vous ou par un tribunal humain. » C’est encore lui qui, dans un autre passage, nous montre que de tels actes peuvent fort bien être accomplis par vaine gloire, sans être fondés sur la charité ; il dit en effet dans l’éloge qu’il fait de cette même charité : « Quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » Un homme peut-il faire pareilles choses sans charité ? Il le peut. Car ceux qui n’ont pas la charité ont divisé l’unité. Cherchez parmi eux : vous verrez que nombre d’entre eux ont abondamment donné aux pauvres ; vous verrez que d’autres sont prêts à affronter la mort, au point que, faute de persécuteurs, ils s’y précipitent d’eux-mêmes : il n’est pas douteux que ce n’est pas la charité qui les fait agir ainsi.
Rentrons donc en notre conscience, dont l’Apôtre dit : « Ce qui fait notre gloire, c’est le témoignage de notre conscience. » Rentrons dans notre conscience, dont il dit encore : « Que chacun examine ses propres œuvres, et alors il trouvera en soi seul et non dans les autres l’occasion de se glorifier. » Que chacun d’entre nous éprouve donc ses œuvres, pour voir si elles émanent de la source de la charité, si les rameaux des bonnes œuvres foisonnent sur la racine de la dilection. « Que chacun examine ses propres œuvres, dit-il, et alors il trouvera en soi seul et non dans les autres l’occasion de se glorifier » : ce n’est pas alors la bouche d’un autre qui lui rend témoignage, mais sa propre conscience.
3. Voilà donc ce que Jean nous recommande : Par là nous savons que nous sommes de la vérité, quand nous aimons en actes et en vérité, et non pas seulement de mots ni de langue, et devant lui nous apaiserons notre cœur. Qu’est-ce à dire « devant lui » ? Là où voit Dieu. Voilà pourquoi le Seigneur lui-même dit dans l’Évangile :
« Gardez-vous de faire vos bonnes œuvres devant les hommes, pour être vus d’eux : autrement vous n’aurez pas de récompense auprès de votre Père qui est aux cieux. » Et que veut dire le précepte : « Que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta main droite », sinon que la main droite désigne la conscience pure, la main gauche, les convoitises du monde ? Poussés par les convoitises du monde, maintes gens font maintes choses étonnantes : c’est la main gauche qui agit, non la droite. Or, c’est la droite qui doit agir, et à l’insu de la gauche, afin que les convoitises du monde n’aient aucune part à ce que la dilection nous fait accomplir de bon. Mais comment le savoir ? Te voilà devant Dieu, interroge ton cœur ; vois ce que tu as fait, et ce que, ce faisant, tu as désiré : ton salut ou une vaine gloire humaine ? Regarde au-dedans, car l’homme ne peut juger celui qu’il ne peut voir. Si nous apaisons notre cœur, apaisons-le devant Dieu.
Car si notre cœur nous condamne, c’est-à-dire s’il nous accuse intérieurement, parce que nous n’avons pas agi avec l’intention que nous devions avoir, Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout. Tu caches aux hommes le fond de ton cœur ; cache-le à Dieu, si tu peux ! Comment le lui cacherais-tu, lui à qui un pécheur plein de crainte ou de repentir disait : « Où aller loin de ton esprit ? Où fuir loin de ta face ? » Il cherchait où fuir pour échapper au jugement de Dieu, et il ne savait où. Où Dieu n’est-il pas en effet ? « Si je monte aux cieux, tu y es ; si je descends aux enfers, tu es là. » Où aller ? Où fuir ? Veux-tu un conseil ? Si tu veux le fuir, fuis vers lui. Fuis vers lui en te confessant à lui, non en te cachant de lui : tu ne peux en effet te cacher de lui, mais tu peux lui confesser tes fautes. Dis-lui : « Tu es mon refuge » ; et nourris en toi la dilection, qui seule conduit à la vie. Que ta conscience te rende témoignage qu’elle est de Dieu. Si elle est de Dieu, ne va pas faire l’important devant les hommes : car ce ne sont ni les louanges des hommes qui te haussent au ciel, ni leurs blâmes qui t’en font descendre. Cherche le regard de celui qui couronne : cherche à avoir pour témoin le juge par qui tu seras couronné. « Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout. »
4. Bien-aimés, si notre cœur ne nous condamne pas, nous avons pleine assurance devant Dieu. Qu’est-ce à dire « si notre cœur ne nous condamne pas » ? S’il nous répond en toute vérité que nous aimons et que la dilection fraternelle est en nous : dilection sans feinte, sincère, qui nous fait chercher le salut de nos frères, n’attendre d’autre salaire de nos frères que leur salut. Nous avons pleine assurance en Dieu ; et quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui, parce que nous gardons ses commandements. Donc non pas à la vue des hommes, mais là où Dieu voit, dans le cœur. « Nous avons donc pleine confiance en Dieu ; et quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui », mais « parce que nous gardons ses commandements ». Quels sont ces commandements ? Est-il nécessaire de toujours le redire ? « Je vous donne un commandement nouveau : de vous aimer les uns les autres. » C’est de la charité qu’il parle, c’est elle qu’il nous recommande. Donc quiconque a la charité fraternelle, et qui l’a devant Dieu, là où voit Dieu, et qui, interrogeant son cœur par un examen rigoureux, n’en reçoit pas d’autre réponse que la certitude d’avoir en lui la vraie racine'de la charité, d’où sortent les fruits des bonnes œuvres : celui-là a pleine assurance auprès de Dieu, et, quoi qu’il lui demande, le recevra de lui, parce qu’il garde ses commandements.
5. Ici se pose une question. Non à propos de tel ou tel homme, de toi ou de moi ; car si je demande quelque chose au Seigneur notre Dieu et que je ne sois pas exaucé, on pourra toujours dire de moi : il n’a pas la charité, comme on pourra toujours le dire de n’importe lequel de nos contemporains. Qu’on pense ce qu’on veut d’un autre homme, la question ne commence à se poser qu’à propos de ces hommes qui, nous en sommes certains, étaient saints lorsqu’ils écrivaient et sont maintenant auprès de Dieu. Qui aura la charité, si Paul ne l’avait pas lorsqu’il disait : « Notre bouche s’est ouverte pour vous, ô Corinthiens, notre cœur s’est élargi. Vous n’êtes pas à l’étroit en nous » ; qui disait encore : « Je me dépenserai pour vos âmes » ; et en qui la grâce était si grande qu’on ne pouvait douter qu’il n’eût la charité ? Pourtant nous voyons qu’il a demandé et n’a pas reçu. Que dire, mes frères ? Cela nous pose une question. Soyez attentifs à Dieu. Cette fois encore la question est grave, comme elle l’était à propos du péché, lorsque Jean disait : « Qui est né de Dieu ne pèche pas. » Nous avons reconnu alors qu’il s’agissait du péché contre la charité, et que c’était ce péché qui était proprement en question dans ce passage. De même, ici encore, nous nous demandons ce que Jean a voulu dire. À ne considérer que les paroles en effet, elles semblent claires ; mais si nous les appliquons à ces cas concrets, elles deviennent obscures. Rien de plus clair en effet que ces paroles : Et quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui, parce que nous gardons ses commandements, et que devant sa face nous faisons ce qui lui est agréable. « Quoi que nous lui demandions, dit Jean, nous le recevrons de lui. »
Ces paroles nous font grande difficulté, comme nous ferait difficulté le précédent texte, s’il s’agissait de toutes sortes de péchés. Mais nous avons trouvé un principe d’explication, en remarquant qu’il s’agissait non de tout péché, mais d’un certain péché : d’un certain péché que ne commet pas quiconque est né de Dieu ; et nous avions trouvé que ce péché déterminé était la transgression de la charité. Nous en avons un exemple clair dans l’Évangile, lorsque le Seigneur dit : « Si je n’étais pas venu, ils n’auraient pas de péché. » Quoi ! ces paroles signifient-elles que les Juifs vers lesquels était venu le Seigneur étaient innocents ? Que dès lors, s’il n’était pas venu vers eux, ils n’auraient pas de péché ? La présence du médecin, loin de guérir la fièvre, serait alors cause de la maladie ? Qui donc, eut-il perdu le sens, tiendrait de tels propos ? Le Christ n’est venu que pour guérir et sauver des malades. Pourquoi donc dit-il : « Si je n’étais pas venu, ils n’auraient pas de péché », sinon parce qu’il fait allusion à un certain péché bien déterminé ? C’est ce péché-là qu’en effet les Juifs n’auraient pas commis. Quel péché ? Celui de ne pas croire en lui, de mépriser sa présence. De même donc que, dans ce passage, lorsqu’il parle de péché, il ne s’ensuit pas qu’il faille entendre n’importe quel péché, mais un péché bien déterminé, de même ici il ne s’agit pas de n’importe quel péché, sous peine d’être en contradiction avec cet autre texte : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons nous-mêmes et la vérité n’est pas en nous » ; mais il s’agit d’un certain péché bien déterminé, à savoir le péché contre la charité. Or, ici, la difficulté est plus inextricable : Si nous prions, dit Jean, et si notre cœur ne nous condamne pas et nous assure en présence de Dieu que nous avons en nous une dilection véritable, « quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui ».
6. Je viens de le dire à votre Charité, frères, ce n’est pas nous qui sommes en question. Que sommes-nous en effet ? Et vous qu’êtes-vous ? Que sommes-nous, sinon l’Église de Dieu, connue de tous ? S’il plaît à Dieu, nous sommes en elle, nous qui par la dilection demeurons en elle, persévérons en elle, si nous voulons traduire au — dehors la dilection qui est en nous. Pouvons-nous par contre suspecter la sainteté de l’apôtre Paul ? Douter qu’il n’aimât ses frères ? Sa conscience ne lui rendait-elle pas témoignage devant Dieu ? N’avait-il pas en lui la racine de la charité, d’où procèdent tous les fruits des bonnes œuvres ? Qui serait assez fou pour le contester ? Où voyons-nous pourtant que l’Apôtre ait demandé sans recevoir ? Lui-même le dit : « De crainte que l’excellence de ces révélations ne vînt à m’emplir d’orgueil, il a été mis une écharde dans ma chair, un ange de Satan pour me souffleter : à ce propos, trois fois j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi ; et il m’a dit : ma grâce te suffit, car c’est dans la faiblesse que ma force se montre tout entière. » Voilà donc qu’il n’est pas exaucé, lorsqu’il demande que l’ange de Satan soit écarté de lui. Mais pourquoi ? Parce que cela n’eût pas été pour son bien. Il fut donc exaucé pour son salut, bien qu’il ne le fut pas selon son désir. Que votre charité comprenne ce grand mystère, que nous vous demandons de ne pas perdre de vue au milieu de vos tentations. En ce qui regarde leur salut, les Saints sont pleinement exaucés, toujours exaucés en ce qui regarde leur salut éternel : c’est lui qu’ils désirent ; oui, dans l’ordre du salut, ils sont toujours exaucés.
7. Mais il faut distinguer : Dieu exauce de diverses manières. Nous voyons en effet que les uns ne sont pas exaucés selon leur désir, mais le sont pour leur salut : que d’autres en revanche sont exaucés selon leur désir, mais non pour leur salut. Comprenez cette distinction, retenez l’exemple de celui qui n’a pas été exaucé selon son désir, mais l’a été pour son salut. Écoute l’apôtre Paul ; car Dieu lui montre que justement il est exaucé pour son salut : « Ma grâce te suffit, lui dit-il, car c’est dans la faiblesse que ma force se montre tout entière. » Tu as prié, tu as demandé à grands cris, par trois fois : chaque fois j’ai entendu tes cris, je n’ai pas fermé mes oreilles à tes prières ; je sais ce que je fais : toi, tu voudrais échapper au remède qui te brûle ; moi, je sais la faiblesse qui t’accable. Donc Paul a été exaucé pour son salut, ne l’a pas été selon son désir.
En voyons-nous qui aient été exaucés selon leur désir et ne l’ont pas été pour leur salut ? Pensons-nous pouvoir trouver quelque pécheur, quelque impie que Dieu ait exaucé selon son désir, non pour son salut ? Si je cite l’exemple de tel ou tel homme, tu pourras toujours me dire : Tu prétends que c’est un méchant, mais c’est un juste ; s’il n’était juste, Dieu ne l’eût pas exaucé. L’exemple que je te propose est celui de quelqu’un dont personne ne met en doute l’iniquité et l’impiété. Le diable lui-même demanda de tenter Job, et il l’obtint. N’est-il pas dit, dans cette Épître même, à propos du diable, que « celui qui fait le péché est du diable » ? Non qu’il soit créé par le diable, mais il se fait son imitateur. N’est-ce pas du diable qu’il est dit : « Il ne s’est pas tenu dans la vérité » ? N’est-ce pas lui l’antique serpent, qui, par le moyen de la femme, a fait boire au premier homme le poison ? C’est encore lui qui, auprès de Job, a laissé vivre une femme qui fut pour son mari une source non de consolation, mais de tentation. Le diable lui-même demanda de tenter le saint homme Job, et il l’obtint : l’Apôtre demanda que l’écharde fût ôtée de sa chair, et il ne l’obtint pas. C’est pourtant l’Apôtre, bien plutôt que le diable, qui fut exaucé. L’Apôtre fut exaucé pour son salut, bien qu’il ne le fût pas selon son désir ; le diable fut exaucé selon son désir, mais pour son dam. Car si Job fut livré à ses tentations, c’est pour que sa constance dans l’épreuve fût pour le diable un tourment. Cet exemple, mes frères, nous ne le trouvons pas seulement dans les Livres de l’Ancien Testament, mais aussi dans l’Évangile. Les démons demandèrent au Seigneur, lorsqu’il les chassait d’un homme, de leur permettre d’entrer dans des porcs. Le Seigneur ne pouvait-il leur interdire d’entrer même dans des porcs ? S’il le leur avait refusé en effet, ils ne pouvaient se rebeller contre le roi du ciel et de la terre. Pourtant, en raison de quelque mystérieuse économie de grâce, il envoya les démons dans les porcs, pour montrer que le diable règne sur ceux qui vivent comme des porcs. Dirons-nous alors que les démons furent exaucés et que l’Apôtre ne le fut pas ? N’est-il pas plus juste de dire : bien au contraire, c’est l’Apôtre qui fut exaucé, les démons ne le furent pas ? Eux, leur volonté a été faite ; lui, sa santé spirituelle a été parfaite.
8. En vertu de cette distinction, nous devons comprendre que Dieu, lors même qu’il ne nous accorde pas ce que nous voulons, nous accorde ce qui nous est bon. Qu’arrive-t-il si tu demandes ce qui t’est nuisible et que le médecin sache que cela t’est nuisible ? On ne peut pas dire que le médecin ne t’exauce pas, si, quand tu lui demandes de l’eau froide, il t’en donne aussitôt, quand cela t’est bon, ne t’en donne pas, quand cela te nuit. En s’opposant à ton désir, faut-il dire qu’il ne t’a pas exaucé ? ne faut-il pas plutôt dire qu’il t’a exaucé en assurant ta santé ? Que la charité soit donc en vous, mes frères, qu’elle soit en vous, et soyez tranquilles : quand ne vous est pas donné ce que vous demandez, vous êtes exaucés ; mais vous ne le savez pas. Beaucoup sont remis en leurs propres mains pour leur malheur ; ce sont eux dont l’Apôtre dit : « Dieu les a livrés aux désirs de leur cœur » Un homme demande de grandes richesses : il les obtient, mais pour son malheur. Quand il ne les avait pas, il vivait tranquille ; du jour où il commence à posséder, il devient la proie d’un plus puissant. N’a-t-il pas été exaucé pour son malheur, lui qui a voulu avoir ce qui lui vaut les tracasseries des voleurs, alors que, pauvre, il n’était en butte aux tracasseries de personne ? Apprends à prier Dieu, en t’en remettant au médecin, pour qu’il fasse ce qu’il juge bon. À toi de déclarer la maladie : à lui d’appliquer le remède. Toi, contente-toi de garder la charité. Car lui, il veut couper, il veut brûler ; si, malgré tes cris, il ne cède pas à tes prières, continuant à couper, à brûler, à te faire souffrir, c’est qu’il sait jusqu’où s’étend la gangrène. Tu voudrais alors qu’il retirât sa main ; mais lui voit la profondeur du mal, il sait jusqu’où il faut aller. Il ne t’exauce pas selon ton désir, il t’exauce en vile de te rendre la santé.
Soyez donc assurés, mes frères, de ce que dit l’Apôtre : « Nous ne savons que demander pour prier comme il faut, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, car il intercède pour les saints. » Que signifie « L’Esprit lui-même intercède pour les saints », sinon la charité même qu’a mise en toi l’Esprit ? Ce même Apôtre dit en effet : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint, qui nous a été donné.» C’est la charité même qui gémit, c’est la charité même qui prie : celui qui nous l’a donnée ne saurait fermer l’oreille à ses prières. Sois en paix : que la charité demande, et Dieu est aux écoutes. Il ne fait pas ce que tu veux, mais il fait ce qu’il faut. Donc « quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui ». Je l’ai dit : si tu te places du point de, vue du salut, pas de question ; si tu ne te places pas du point de vue du salut, une question se pose, et grave, qui risque de te faire porter un faux jugement sur l’apôtre Paul. « Quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui, parce que nous gardons ses commandements, et que, sous son regard, nous faisons ce qui lui est agréable. » « Sous son regard », au-dedans, là où voit Dieu.
9. Et quels sont ses commandements ? Son commandement, dit Jean, c’est de croire au nom de son Fils Jésus-Christ et de nous aimer les uns les autres. Vous voyez que tel est son commandement, vous voyez que Celui qui transgresse ce commandement commet un péché qu’évite quiconque est né de Dieu. « Comme il nous en a donné le commandement » : de nous aimer les uns les autres. Et celui qui garde son commandement… : vous voyez qu’il ne nous prescrit rien d’autre que de nous aimer les uns les autres. Et celui qui garde son commandement demeure en Dieu et Dieu en lui ; et nous savons qu’il demeure en nous par l’Esprit qu’il nous a donné. N’est-il pas évident que l’œuvre de l’Esprit en l’homme, c’est de mettre en lui la dilection et la charité ? N’est-il pas évident que selon les paroles de l’apôtre Paul, « la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné » ? C’est en effet de la charité que parlait Jean ; lorsqu’il disait que nous devions interroger notre cœur sous le regard de Dieu. « Si notre cœur ne nous condamne pas », c’est-à-dire s’il nous rend témoignage que la dilection fraternelle est la source de tout ce qu’il y a de bon dans nos œuvres. Ajoutons encore que, parlant de ce commandement, Jean nous dit : « Son commandement, c’est de croire au nom de son Fils Jésus-Christ et de nous aimer les uns les autres. Et celui qui garde son commandement demeure en Dieu et Dieu en lui. Et nous savons qu’il demeure en nous par l’Esprit qu’il nous a donné. » Si en effet tu trouves en toi la charité, tu as en toi l’Esprit-Saint pour te donner l’intelligence : chose souverainement nécessaire.
10. Dans les premiers temps, l’Esprit-Saint descendait sur les croyants et ils se mettaient à parler en langues qu’ils n’avaient point apprises, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. Ces signes avaient alors leur raison d’être. Il convenait en effet que l’Esprit-Saint fût figuré par ce don de toutes les langues, puisque l’Évangile de Dieu, par le moyen de toutes ces langues, devait se répandre sur toute la terre. Le signe a été donné, puis il est passé. Attend-on maintenant, de ceux auxquels on impose des mains — afin qu’ils reçoivent le Saint-Esprit, qu’ils se mettent à parler en langues ? Et lorsque nous imposons les mains à ces baptisés (infantes), chacun d’entre vous s’attend-il à ce qu’ils se mettent à parler en langues ? Faute de voir s’accomplir ce prodige, lequel d’entre vous aurait l’esprit assez mal tourné pour dire : Ils n’ont pas reçu le Saint-Esprit, car, s’ils l’avaient reçu, ils parleraient en langues comme cela s’est vu jadis ? Si donc la présence du Saint-Esprit n’est plus attestée aujourd’hui par des miracles, que faire, à quoi reconnaître qu’on a reçu le Saint-Esprit ?
Que chacun interroge son cœur ! S’il aime son frère, l’Esprit-Saint demeure en lui. Qu’il s’examine, qu’il s’éprouve lui-même sous le regard de Dieu : qu’il voie s’il a en lui l’amour de la paix et de l’unité, l’amour de l’Église répandue par toute la terre. Qu’il ne s’attache pas seulement à aimer le frère qu’il a devant lui : nous avons en effet quantité de frères que nous ne voyons pas, et auxquels nous sommes rattachés dans l’unité de l’Esprit. Qu’y a-t-il d’étrange à ce qu’ils ne soient pas avec nous ? Nous sommes dans un même corps, nous avons au ciel la même tête. Mes frères, nos yeux ne se voient pas, pour ainsi dire ne se connaissent pas. Faut-il dire qu’ils ne se connaissent pas dans la charité qui unit tout le corps ? La preuve qu’ils se connaissent grâce au lien de la charité, c’est que, lorsqu’ils sont tous deux ouverts, il ne se peut que l’œil droit fixe un point donné, sans que l’œil gauche fixe le même point. Essaie, si tu le peux, de diriger le rayon visuel de l’œil droit sans y intéresser l’autre œil ! Ils convergent, ils se dirigent sur le même objet : ils visent le même point, bien qu’à partir d’endroits différents. Si donc tous ceux qui avec toi aiment Dieu ont avec toi une même visée, peu importe que dans le corps vous soyez placés en des endroits différents, vous fixez en même temps le regard du cœur sur la lumière de vérité. Si donc tu veux savoir que tu as reçu l’Esprit, interroge ton cœur : demande-toi si tu n’aurais pas le sacrement sans avoir la vertu du sacrement. Interroge ton cœur : si tu y trouves la dilection de ton frère, sois en paix. Cette dilection ne peut s’y trouver sans qu’y soit l’Esprit-Saint, car Paul nous crie : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné. »
11. Bien-aimés, ne vous fiez pas à tout esprit. Jean avait dit : « Nous savons qu’il demeure en nous par l’Esprit qu’il nous a donné. » Mais voyez à quels signes reconnaître que c’est bien l’Esprit : Bien-aimés, ne vous fiez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour voir s’ils viennent de Dieu. Et comment éprouver les esprits ? C’est une recherche difficile qu’il nous propose, mes frères : il est bon qu’il nous dise lui-même quel est le principe de discernement. Il nous le dira, soyez sans crainte ; mais d’abord, voyez, faites attention : voyez que c’est de là que les hérétiques tirent ce sur quoi ils fondent leurs vaines accusations. Faites attention, voyez ce que dit Jean : « Bien-aimés, ne vous fiez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour voir s’ils viennent de Dieu. »
L’Esprit-Saint, dans l’Évangile, est désigné sous le nom d’eau, lorsque le Seigneur s’écria à haute voix ; « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive : celui qui croit en moi, des fleuves d’eau vive couleront de son sein. » Or, l’évangéliste nous explique à quoi le Seigneur fait allusion ; il ajoute en effet : « Il disait cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui. » Pourquoi le Seigneur a-t-il baptisé si peu d’hommes ? Que dit Jean ? « L’Esprit n’avait pas encore été donné, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié1 » Ils avaient donc reçu le Baptême, mais n’avaient pas encore reçu l’Esprit — Saint que le Seigneur, le jour de la Pentecôte, leur envoya du haut du ciel : pour envoyer l’Esprit, il attendait d’être glorifié. Cependant, avant d’être glorifié et avant d’envoyer l’Esprit, il invitait les hommes à se préparer à recevoir l’eau dont il dit : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne et qu’il boive », et encore : « Celui qui croit en moi, des fleuves d’eaux vives couleront de son sein. » Que sont « ces fleuves d’eaux vives » ? Quelle est cette eau ? Ce n’est pas moi qu’il faut interroger, c’est l’Évangile : « Il disait cela, dit Jean, de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui. » Autre chose est donc l’eau du Sacrement, autre chose l’eau qui signifie l’Esprit de Dieu. L’eau du Sacrement est visible ; l’eau de l’Esprit est invisible. L’une lave le corps et signifie ce qui est produit dans l’âme : par cet Esprit c’est l’âme même qui est purifiée et fertilisée. Il est l’Esprit de Dieu que ne peuvent recevoir les hérétiques, ni tous ceux qui se retranchent de l’Église. Et tous ceux qui ne s’en retranchent pas ouvertement, mais en sont retranchés par l’iniquité, et qui, à l’intérieur, tourbillonnent comme de la paille et ne sont pas du grain, ne possèdent pas cet Esprit. Cet Esprit a été désigné par le Seigneur sous le nom d’eau ; et, dans cette même Épître, nous venons d’entendre : « Ne vous fiez pas à tout esprit », recommandation confirmée par ces paroles de Salomon : « Abstiens-toi de l’eau étrangère. » Quelle est cette eau ? L’Esprit. L’eau désigne — t-elle toujours l’Esprit ? Non, pas toujours. Mais, selon les passages, elle désigne tantôt l’Esprit, tantôt le Baptême, tantôt les peuples, tantôt la Sagesse. Tu trouves en effet dans un passage de l’Écriture : « La sagesse est une source de vie pour ceux qui la possèdent l. » Donc, selon les différents passages de l’Écriture, le nom d’eau a diverses significations. Ici pourtant, ce nom d’eau désigne l’Esprit-Saint, non d’après notre interprétation personnelle, mais d’après le témoignage de l’Évangile, où il est dit : « Or, il disait cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui. » Si donc l’eau est ici la figure de l’Esprit-Saint et si cette Épître nous dit : « Ne vous fiez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour voir s’ils viennent de Dieu », nous devons comprendre que le Sage parle dans le même sens : « Abstiens-toi de l’eau étrangère, ne bois pas de la source étrangère 1 ». Qu’est-ce à dire : « Ne bois pas de la source étrangère » ? Ne te fie pas à un esprit étranger.
12. Il nous reste à examiner à quels signes on reconnaît l’Esprit de Dieu. Jean, il est vrai, nous propose un signe, mais peut-être difficile à interpréter : voyons quand même. Il nous faut en revenir à la charité : c’est elle qui nous instruit, car elle est l’onction de Dieu. Que nous dit-il donc ? Éprouvez les esprits pour voir s’ils viennent de Dieu : car beaucoup de faux prophètes sont venus dans ce monde. Parmi eux sont tous les hérétiques et tous les schismatiques. Comment donc éprouver les esprits ? Il poursuit : A ceci on reconnaît l’Esprit de Dieu. Dressez l’oreille du cœur. Nous peinions, et nous disions : qui peut connaître ? qui peut discerner ? Voici le signe que Jean nous donne : à ceci on reconnaît l’Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse que Jésus-Christ est venu dans la chair est de Dieu. Et tout esprit qui ne confesse pas que Jésus-Christ est venu dans la chair n’est pas de Dieu ; et celui-là est l’Antichrist. Vous avez entendu dire qu’il allait venir ; or, dès maintenant, il est dans ce monde. Nos oreilles se sont comme dressées pour apprendre comment discerner les esprits : et ce que nous avons entendu ne nous paraît pas de nature à faciliter le discernement. Que dit-il en effet ? « Touÿ esprit qui confesse que Jésus-Christ est venu dans la chair est de Dieu. » Donc l’esprit qui anime les hérétiques est de Dieu ? Car ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair. Les voilà déjà qui peut-être se dressent contre nous, et nous disent : Vous, vous n’avez pas l’esprit de Dieu ; mais nous, nous confessons que Jésus-Christ est venu dans la chair ; or, Jean a dit que ceux-là n’avaient pas l’esprit de Dieu, qui ne confessent pas que Jésus-Christ est venu dans la chair. Demande aux ariens : ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair ; demande aux Eunomiens : ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair ; demande aux Macédoniens : ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair ; interroge les Cataphrygiens, ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair ; interroge les Novatiens : ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair. Tous ces hérétiques ont donc l’Esprit de Dieu ? Ils ne sont donc pas de faux prophètes ? il n’y a donc là nulle tromperie, nulle séduction ? Mais si ! ils sont des anti-christs, eux qui sont sortis du milieu de nous, mais qui n’étaient pas des nôtres.
13. Mais alors que faire ? comment discerner les esprits ? Donnez-moi votre attention : allons d’un même cœur, et frappons. La charité elle-même veille, car c’est elle qui frappera, elle qui ouvrira : vous allez comprendre au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Déjà, ci-dessus, vous avez entendu lire ces paroles : « Qui nie que Jésus-Christ soit venu dans la chair, est un antichrist1. » Nous nous sommes demandé alors : quel est celui qui le nie ? Car ni nous ne le nions ni eux ne le nient. Et nous avons découvert que certains le niaient en actes, recourant au témoignage de l’Apôtre, qui dit : « Ils font profession de connaître Dieu, mais ils le renient par leurs actes. » Procédons donc de même, maintenant encore, en nous attachant aux actes, non aux paroles.
Quel est l’esprit qui n’est pas de Dieu ? « Celui qui nie que Jésus-Christ est né dans la chair. » Et quel est l’Esprit qui est de Dieu ? « Celui qui confesse que Jésus-Christ est venu dans la chair. » Quel est celui qui confesse que Jésus-Christ est venu dans la chair ? C’est là, mes frères, qu’il faut s’attacher aux actes, non au bruit des paroles. Demandons-nous pourquoi le Christ est venu dans la chair : et nous trouverons quels sont ceux qui nient qu’il soit venu dans la chair. Car, si tu t’attaches aux paroles, tu entendras quantité d’hérétiques confesser que le Christ est venu dans la chair : mais la vérité les convainc de mensonge. Pourquoi le Christ est-il venu dans la chair ? N’était-il pas Dieu ? N’est-il pas écrit de lui : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » ? N’est-ce pas lui qui nourrissait les Anges, lui qui nourrit encore les Anges ? N’est-il pas venu ici-bas, sans s’éloigner du ciel ? N’y est-il pas remonté, sans nous quitter ? Pourquoi donc est-il venu dans la chair ? Parce qu’il fallait qu’il fasse luire à nos yeux l’espoir de la résurrection. Il était Dieu, et il est venu dans la chair : Dieu en effet ne pouvait mourir, la chair pouvait mourir ; il est donc venu dans la chair, afin de mourir pour nous. Mais comment est-il mort pour nous ? « Il n’est pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis 1. » La charité l’a donc amené à prendre chair. Donc, quiconque n’a pas la charité, nie que le Christ est venu dans la chair. Et maintenant, interroge sur ce point tous les hérétiques : le Christ est-il venu dans la chair ? — Oui, il est venu, je le crois, je le confesse. — Eh bien ! non, tu le nies. — Comment, je le nie ? N’entends-tu pas que je l’affirme ? — Non, je te prouve que tu le nies. Tu affirmes de bouche, tu nies de cœur : tu affirmes en paroles, tu nies en actes ! — Comment, dis-tu, je le nie en actes ? — Oui, parce que le Christ est venu dans la chair, afin de mourir pour nous. Il est mort dans la chair, parce qu’il si voulu nous enseigner une immense charité : « Il n’est pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis. » Toi, tu n’as pas la charité : car, pour une question d’amour-propre, tu romps l’unité. D’après ce principe, comprenez quel est l’esprit de Dieu. Frappez, touchez ces vases d’argile, pour voir si par hasard ils ne se briseraient pas et ne sonneraient pas fêlé ; voyez s’ils rendent un son plein, voyez si la charité est là. Tu te retranches de l’unité de toute la terre, tu divises l’Église par les schismes, tu déchires le corps du Christ. Lui, il est venu dans la chair pour rassembler ; toi, tu cries bien haut pour disperser. L’Esprit de Dieu est donc celui qui dit que Jésus « est venu dans la chair ; qui le dit non de bouche, mais en actes ; qui le dit non en parlant, mais en aimant. Par contre, celui-là n’est pas l’esprit de Dieu qui nie que Jésus soit venu dans la chair ; et qui le nie non de bouche, mais dans sa vie ; non en paroles, mais en actes. Nous voyons donc clairement à quoi le reconnaître, mes frères. Beaucoup sont à l’intérieur de l’Église qui n’y sont qu’en apparence ; par contre, personne n’est au-dehors, qu’il ne soit vraiment au-dehors.
14. Voulez-vous une preuve que Jean se réfère aux actes ? « Tout esprit, dit-il, qui détruit (solvit) le Christ, venu dans la chair, n’est pas de Dieu. » Détruire (solvere), c’est une question d’actes. Qui te désigne-t-il par là ? celui qui nie, et dont il a dit « il détruit » (solvit). Le Christ est venu rassembler, toi, tu viens détruire (solvere). Tu veux écarteler les membres du Christ. Comment ne nierais — tu pas que le Christ soit venu dans la chair, toi qui romps l’unité de l’Église de Dieu que, lui, il a rassemblée ? Tu viens donc contre le Christ, tu es un antichrist. Que tu sois dedans, que tu sois dehors, tu es un antichrist ; mais si tu es dedans, tu te caches ; si tu es dehors, tu te montres. Tu détruis (solvis) Jésus, et tu nies qu’il soit venu dans la chair : tu n’es pas de Dieu. Voilà pourquoi le Christ dit dans l’Évangile : « Celui qui aura détruit (solverit) un de ces moindres commandements et enseigné aux hommes à faire de même sera le moindre dans le royaume des cieux. » Qu’est-ce à dire « détruire » (solvitur) ? Qu’est-ce à dire « enseigner » ? On détruit par des actes, on enseigne en quelque façon par des paroles. « Tu prêches de ne pas dérober, et tu dérobes. » Il détruit (solvit) donc en fait le commandement, celui qui dérobe, et, ce faisant, c’est comme s’il l’enseignait en paroles : « Il sera le moindre dans le royaume des cieux », c’est-à-dire dans l’Église du temps présent. C’est de lui qu’il est dit : « Faites ce qu’ils vous disent, mais ne faites pas comme ils font. » « Mais celui qui les aura pratiqués et enseignés sera grand dans le royaume des cieux. » En employant ici le mot « faire » (fecerit), le Seigneur l’oppose au mot « détruire » (solverit), c’est-à-dire « ne pas faire » : et faire, c’est enseigner. Donc celui-là détruit qui ne fait pas. Que nous enseigne-t-il, sinon à interroger les actes, et à ne pas nous fier aux paroles ?
L’obscurité du sujet nous a contraints à de longs développements : surtout afin que l’enseignement que Dieu a voulu nous révéler pénètre jusque dans les esprits les plus lents, car tous ont été rachetés par le sang du Christ. Je crains de ne pas achever, en ces quelques jours, l’explication de cette Épître, comme je l’avais promis. Mais, comme il plaît au Seigneur, mieux vaut garder des restes que surcharger vos cœurs d’une nourriture trop copieuse.
1. Ce monde est pour tous les fidèles qui cherchent la patrie, ce que fut le désert pour le peuple d’Israël. Sans doute, ils erraient encore et cherchaient la patrie : mais, sous la conduite de Dieu, ils ne pouvaient errer. La route, pour eux, ce fut le commandement de Dieu. Car, au cours de ce cheminement de quarante années, l’itinéraire ne comporta que peu d’étapes, et il est connu de tous. S’ils tardaient, c’est que Dieu les exerçait, non qu’il les abandonnait. Ce que Dieu nous promet donc, c’est une ineffable douceur et un bien — comme le dit l’Écriture et comme nous vous l’avons rappelé bien souvent — « que l’œil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendus, et qui ne sont pas montés au cœur de l’homme ». Or, les travaux de cette vie temporelle nous exercent et les tentations de cette vie présente nous instruisent. Mais si vous ne voulez pas mourir de soif en ce désert, buvez la charité. C’est la source que le Seigneur a voulu y placer, pour que nous ne défaillions pas sur la route : et nous y boirons a grands traits quand nous serons arrivés dans la patrie.
On vient de vous lire l’Évangile. Pour ne parler que des paroles sur lesquelles s’est terminée la lecture, de quoi s’est-il agi sinon de la charité ? En effet nous avons fait un pacte avec Dieu dans notre prière : si nous voulons qu’il nous remette nos péchés, remettons nous aussi les péchés commis contre nous. Il n’y a que la charité qui remette. Enlève du cœur la charité : c’est la haine qui l’occupe, il ne sait plus pardonner. Que la charité y soit, elle pardonne avec assurance, elle qui n’est pas à l’étroit.
Or, voyez si toute cette Épître, que nous avons entrepris de commenter devant vous, nous recommande autre chose que la seule charité. Et il ne faut pas craindre qu’à force d’en parler, nous la prenions en haine. Que pourrait-on aimer en effet, si l’on prenait en haine la charité ? Cette charité qui fait que les autres choses sont aimées comme elles doivent l’être, comment faut-il l’aimer elle-même ? Que donc cette réalité qui ne doit jamais quitter le cœur ne quitte pas non plus nos lèvres.
Déjà vous, petits enfants, vous êtes de Dieu, et vous l’avez vaincu : qui, sinon l’Antichrist ? Jean avait dit haut : « Quiconque divise Jésus-Christ et nie qu’il soit venu dans la chair n’est pas de Dieu ». Nous vous avons expliqué, si vous vous en souvenez, que tous ceux qui violent la charité nient que Jésus-Christ soit venu dans la chair. Car il n’y avait pas de raison que Jésus vînt, sinon la charité. Cette charité en effet qui nous est recommandée est celle que lui-même nous recommande dans l’Évangile : « Il n’y a pas de plus grande dilection que de donner sa vie pour ses amis. » Comment le Fils de Dieu pouvait-il donner sa vie pour nous, sinon en se revêtant d’une chair où il pût mourir ? Donc quiconque viole la charité, quoi qu’il dise en paroles, nie par sa vie même que le Christ soit venu dans la chair : et, où qu’il soit, où qu’il entre, il est un Antichrist. Mais que dit Jean à ceux qui sont les citoyens de cette patrie vers laquelle nous soupirons ? « Vous l’avez vaincu. » Et comment ont-ils vaincu ? Parce que celui qui est en vous est plus grand que celui qui est dans le monde. Craignant qu’ils n’attribuent la victoire à leurs propres forces et ne soient vaincus par la suffisance de leur orgueil — tout homme en effet que le diable a rendu orgueilleux est par lui vaincu — et voulant qu’ils conservent l’humilité, que dit Jean ? « Vous l’avez vaincu. » Tout homme qui entend ces paroles « vous l’avez vaincu » lève déjà la tête, se redresse, attend des louanges. Ne t’élève pas, vois qui a vaincu en toi. Pourquoi as-tu vaincu ? « Parce que celui qui est en vous est plus grand que celui qui est dans le monde. » Sois humble, porte ton Seigneur : sois la bête qui porte son cavalier. Il t’est bon qu’il te mène et qu’il te conduise. Car si tu ne l’avais pour cavalier, tu pourrais élever la tête, tu pourrais ruer ; mais malheur à toi, si tu es sans guide, car cette liberté te livre aux bêtes pour être dévoré.
3. Eux, ils sont du monde. Qui ? Les antichrists. Jean vous a déjà dit qui ils sont. Et si vous n’en êtes pas, vous les connaissez ; mais quiconque en est, ne les connaît pas. Eux, ils sont du monde : voilà pourquoi ils parlent le langage du monde, et le monde les écoute. Quels sont ceux qui parlent le langage du monde ? Remarquez ceux qui parlent contre la charité. Vous avez entendu dire au Seigneur : « Si vous pardonnez aux hommes leurs péchés, votre Père céleste vous pardonnera aussi : mais si vous ne pardonnez pas, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus vos péchés. » C’est parole de vérité : ou, si ce n’est pas parole de vérité, ose contredire Si tu es chrétien et que tu crois au Christ, c’est lui qui dit : « Je suis la Vérité. » Cette parole est vraie, elle est sûre. Écoute maintenant les hommes qui parlent le langage du monde : Quoi ! tu ne vas pas te venger, et celui-là ira se vanter de ce qu’il a fait ? Allons ! fais-lui sentir qu’il a affaire à un homme ! Ce sont là propos quotidiens. Ils parlent le langage du monde ceux qui tiennent de tels propos : et le monde les écoute. Ne tiennent de tels propos que ceux qui aiment le monde ; ne les écoutent que ceux qui aiment le monde. Or, celui qui aime le monde et ne se soucie pas de la charité, nie, vous le savez, que Jésus soit venu dans la chair. Est-ce ainsi qu’a agi le Seigneur venu dans la chair ? Lorsqu’il était souffleté, a-t-il cherché à se venger ? Suspendu à la Croix, n’a-t-il pas dit : « Père, pardonne — leur, car ils ne savent ce qu’ils font » ? Si celui qui a la puissance ne fait aucune menace, qu’as-tu à menacer, qu’as-tu à t’emporter, toi qui es sous le pouvoir d’un autre ? Lui, il est mort parce qu’il l’a voulu et il ne proférait pas de menace ; toi, tu ne sais quand tu mourras, et tu profères des menaces ?
4. Nous, nous sommes de Dieu. Voyons pourquoi, voyons s’il y a une autre raison que la charité. Nous, nous sommes de Dieu. Qui connaît Dieu nous écoute : qui n’est pas de Dieu ne nous écoute pas. C’est à quoi nous reconnaissons l’esprit de la vérité et l’esprit de l’erreur. Qui nous écoute en effet a l’esprit de la vérité ; qui ne nous écoute pas a l’esprit de l’erreur. Voyons ce qu’il enseigne, et écoutons-le de préférence, lui qui enseigne dans l’esprit de la vérité : et non les antichrists, et non les amateurs du monde, et non le monde. Si nous sommes nés de Dieu, « petits enfants », poursuit Jean, voyez ce qu’il dit : « Nous, nous sommes de Dieu. Qui connaît Dieu nous écoute ; qui n’est pas de Dieu ne nous écoute pas. C’est à quoi nous reconnaissons l’esprit de la vérité et l’esprit de l’erreur. » Déjà nous sommes attentifs : car qui connaît Dieu, l’écoute ; qui ne connaît pas Dieu, ne l’écoute pas : voilà ce qui discerne l’esprit de la vérité et l’esprit de l’erreur. Voyons donc ce qu’il va nous enseigner, la leçon que nous devons recueillir : Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres. Pourquoi ? Parce qu’un homme nous le dit ? Non, parce que la dilection est de Dieu. C’est (déjà) un bel éloge de la dilection de dire « qu’elle est de Dieu » : il va dire plus, écoutons-le avec attention. Il vient de dire : La dilection est de Dieu ; il ajoute : Et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Qui n’aime pas n’a pas connu Dieu. Pourquoi ? Parce que Dieu est dilection. Que pouvait-il dire de plus, mes frères ? Si l’on ne trouvait pas un mot à la louange de la dilection à travers toutes les pages de cette Épître, pas le moindre mot à travers toutes les autres pages de l’Écriture, et que nous n’ayons que cette seule parole entendue de la bouche de l’Esprit-Saint : que « Dieu est dilection », nous ne devrions rien demander de plus.
5. Vous voyez maintenant qu’agir contre la dilection, c’est agir contre Dieu. Que personne n’aille dire : C’est contre un homme que je pèche quand je n’aime pas mon frère. Remarquez-le : pécher contre un homme est chose légère ; contre Dieu seul puissé-je ne pas pécher ! — Comment ne pécherais-tu pas contre Dieu, quand tu pèches contre la dilection ? « Dieu est dilection. » Est-ce nous qui le disons ? Si c’était nous qui disions « Dieu est dilection », peut-être l’un de vous se scandaliserait-il et dirait-il : Qu’est-ce qu’il dit, qu’est-ce qu’il veut dire, quand il prétend que « Dieu est dilection » ? Dieu nous a donné la dilection, Dieu nous a fait don de la dilection. « La dilection est de Dieu : Dieu est dilection. » C’est là parole de Dieu, mes frères. Cette Épître est canonique ; elle est lue parmi tous les peuples ; elle a autorité dans le monde entier ; elle a édifié le monde entier. Tu entends l’Esprit de Dieu te dire ici : « Dieu est dilection. » Désormais, si tu l’oses, agis contre Dieu et refuse d’aimer ton frère.
6. Mais comment concilier ce qui est dit plus haut « La dilection est de Dieu », avec ce qui est dit maintenant : « Dieu est dilection » ? Dieu est en effet Père, Fils et Saint-Esprit : le Fils, Dieu de dieu ; le Saint-Esprit, Dieu de dieu ; et eux trois ne sont qu’un seul Dieu, non trois dieux. Si le Fils est Dieu, si l’Esprit-Saint est Dieu, et si celui-là aime en qui habite le Saint-Esprit, c’est donc que la dilection est Dieu, mais Dieu qui vient de Dieu. Tu trouves dans l’Épître les deux formules : d’une part « la dilection est de Dieu », d’autre part « la dilection est Dieu ». Du Père seul l’Écriture ne saurait dire qu’il est de Dieu. Quand donc tu entends « qui est de Dieu », il s’agit du Fils ou de l’Esprit-Saint. Mais parce que l’Apôtre nous dit : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné », nous devons comprendre que la dilection, c’est l’Esprit-Saint. C’est lui, l’Esprit-Saint, que ne peuvent recevoir les méchants ; c’est lui, la source dont parle l’Écriture : « Que ta source d’eau t’appartienne en propre, et qu’aucun étranger n’y ait part avec toi. » Tous ceux qui n’aiment pas Dieu sont des étrangers, sont des antichrists. Ils ont beau entrer dans les églises, ils ne peuvent être comptés au nombre des fils de Dieu ; cette source de vie ne leur appartient pas. Avoir le Baptême, le mauvais le peut lui aussi ! avoir le don de prophétie, le mauvais le peut lui aussi. Nous voyons que le roi Saul eut le don de prophétie : il persécutait David innocent, et il fut rempli de l’esprit de prophétie et commença à prophétiser. Recevoir le Sacrement du corps et du sang du Seigneur, le mauvais le peut lui aussi, car c’est de tels hommes qu’il est dit : « Celui qui mange et boit indignement, mange et boit sa condamnation » Porter le nom du Christ, le mauvais le peut lui aussi ; autrement dit, être appelé chrétien, le mauvais le peut lui aussi : c’est de ceux-là qu’il est dit qu’ils déshonoraient le nom de Dieu. Donc avoir part à tous ces mystères, le mauvais le peut lui aussi ; mais avoir la charité et être mauvais, cela ne se peut. C’est là le don propre, la source réservée. L’Esprit de Dieu vous invite à y boire ; l’Esprit de Dieu vous invite à le boire, lui
7. En cela s’est manifestée la dilection de Dieu pour nous. Voilà qui nous invite à aimer Dieu. Pourrions-nous l’aimer, s’il ne nous avait aimés le premier ? Si nous étions paresseux à l’aimer, ne soyons pas paresseux à lui rendre amour pour amour. Il nous a aimés le premier ; mais pour nous il n’en va pas de même. Il nous a aimés pécheurs, mais il a effacé le péché ; il nous a aimés pécheurs, mais il ne nous a pas rassemblés pour que nous commettions le péché. Il nous a aimés malades, mais il est venu parmi nous pour nous guérir. Dieu est donc dilection. En cela s’est manifestée la dilection de Dieu pour nous, qu’il a envoyé son Fils unique dans le monde, pour que nous vivions par lui. C’est le Seigneur lui-même qui le dit : « Il n’y a pas de plus grande dilection que de donner sa vie pour ses amis » ; et voici maintenant la preuve de cette dilection du Christ pour nous : il est mort pour nous. Et la dilection du Père, quelle preuve en avons-nous ? Celle-ci : que, pour nous, il a envoyé son Fils unique à la mort : l’apôtre Paul nous le dit à son tour : « Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous, comment avec lui ne nous aurait-il pas tout donné ? » Voici le Christ livré par le Père, livré par Judas : le geste n’est-il pas apparemment le même ? Judas est un traître ; alors Dieu le Père aussi est un traître ? Loin de nous cette pensée, dis-tu ! Mais ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’Apôtre : « Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous. » Le Père l’a livré, et lui s’est livré ! Ce même Apôtre le dit : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi. » Si le Père a livré le Fils, et si le Fils s’est livré lui-même, Judas, qu’a-t-il fait ? Acte de livrer de la part du Père, acte de livrer de la part du Fils, acte de livrer de la part de Judas : il y a là un seul et même acte. Mais qu’est-ce qui distingue le Père livrant son Fils, le Fils se livrant lui-même, Judas le disciple livrant son Maître ? Ceci : ce que le Père et le Fils ont fait par charité, Judas l’a fait par trahison. Vous voyez qu’il faut considérer non ce que fait l’homme, mais dans quel esprit et quelle intention il le fait. Dans une même action, nous voyons Dieu le Père faire ce que fait Judas : nous bénissons le Père, nous maudissons Judas. Pourquoi bénir le Père, maudire Judas ? Nous bénissons la charité, nous maudissons l’iniquité. De quels biens le genre humain n’est-il pas redevable au Christ livré à la mort ? Est-ce là ce que Judas avait en vue en le livrant ? Dieu avait en vue notre salut en nous rachetant ; Judas avait en vue l’argent en vendant son maître. Le Fils lui — même avait en vue le prix qu’il donnerait pour nous ; Judas avait en vue le prix qu’il recevrait en le vendant. La diversité de l’intention fait la diversité des actes. Un seul et même fait : mais si nous le mesurons à la diversité des intentions, nous trouvons matière à aimer, matière à condamner ; matière à glorifier, matière à détester. Tant vaut la charité ! Voyez que seule elle discerne, que seule elle distingue la valeur des actions humaines.
8. Nous venons de parler d’actes semblables. Lorsqu’il s’agit d’actes différents, nous voyons qu’un homme peut sévir par charité, cajoler par méchanceté. Un père bat son enfant, un marchand d’esclaves cajole son esclave. Si tu donnes à choisir entre les deux choses, les coups et les cajoleries, qui ne choisira les cajoleries et ne fuira les coups ? Si tu regardes aux personnes, la charité frappe, la perversité cajole. Voyez ce que nous mettons en relief : ce qui distingue les actes des hommes, c’est la charité qui est à la racine. Bien des choses peuvent avoir l’apparence du bien, qui ne procèdent pas, à la racine, de la charité. Les épines aussi ont des fleurs : il y a des actes qui paraissent durs, qui paraissent cruels ; mais ils visent à corriger, inspirés par la charité. Une fois pour toutes t’est donc donné ce court précepte : Aime et fais ce que tu veux; si tu te tais, tais-toi par amour ; si tu parles, parle par amour ; si tu corriges, corrige par amour ; si tu pardonnes, pardonne par amour ; aie au fond du cœur la racine de l’amour : de cette racine il ne peut rien sortir que de bon.
9. En cela consiste la dilection. En cela s’est manifestée la dilection de Dieu pour nous, que Dieu a envoyé son Fils unique en ce monde, afin que nous vivions par lui. En cela consiste sa dilection : ce n’est pas nous qui l’avons aimé, mais c’est lui qui nous a aimés. Ce n’est pas nous qui l’avons aimé les premiers : car il nous a aimés pour que nous l’aimions. Et il a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés : en victime de propitiation, en sacrificateur. Il l’a sacrifié pour nos péchés. Où a-t-il trouvé l’hostie ? où a-t-il trouvé la victime pure qu’il voulait offrir ? Il n’en a pas trouvé d’autres, il s’est offert lui-même. Bien-aimés, si Dieu nous a tant aimés, nous devons nous aussi nous aimer les uns les autres. « Pierre, dit-il, m’aimes-tu ? » et Pierre répondit : « Je t’aime — Pais mes brebis. »
10. Personne n’a jamais vu Dieu. Dieu est une réalité invisible : ce n’est pas avec les yeux, mais avec le cœur qu’il faut le chercher. Mais de même que, pour voir notre soleil, nous purifions l’œil du corps, grâce à quoi nous pouvons voir la lumière ; de même, si nous voulons voir Dieu, purifions l’œil qui nous permet de le voir. Où est cet œil ? Écoute l’Évangile : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ». Mais que nul ne se fie au plaisir des yeux pour se faire une idée de Dieu. Car, ou bien il se représente une forme immense, une grandeur infinie qu’il étale à travers l’espace, comme cette lumière que voient nos yeux, et qu’il déploie, aussi loin qu’il le peut, à travers l’étendue ; ou bien il se le représente sous les traits d’un vieillard à l’aspect vénérable. Ne t’imagine rien de la sorte. Si tu veux voir Dieu, tu as de quoi t’en faire une idée : « Dieu est dilection. » Quel visage a la dilection ? quelle forme a-t-elle ? Quelle stature ? Quels pieds ? Quelles mains ? personne ne peut le dire. Elle a pourtant des pieds, car ils mènent à l’église ; elle a des mains, car elles donnent aux pauvres ; elle a des yeux, car ils lui permettent de prendre souci de l’indigent : « Bienheureux, est-il dit, celui qui prend souci du pauvre et de l’indigent » ; elle a des oreilles, dont le Seigneur dit : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende. » Ce ne sont pas là des membres découpés dans l’espace : non, celui qui a la charité voit tout en même temps par la pensée. Habite en elle, et elle habitera en toi ; demeure en elle, et elle demeurera en toi.
Mais quoi ! mes frères, qui aime ce qu’il ne voit pas ? Pourquoi, lorsqu’on loue la charité, vous dresser, acclamer, louer ? Que vous ai-je fait voir ? vous ai-je présenté des couleurs ? vous ai-je proposé or et argent ? ai-je déterré les joyaux d’un trésor ? ai-je mis sous vos yeux quelque chose de tel ? mon visage a-t-il changé tandis que je vous parlais ? Je garde ce visage de chair, j’ai le même aspect que j’avais en entrant ; vous avez le même aspect que vous aviez en venant ici. On loue la charité, et vous poussez des acclamations. Pourtant vous ne voyez rien. Mais si vous trouvez plaisir à la louer, trouvez également plaisir à la garder dans le cœur. Soyez attentifs à ce que je vais dire, mes frères : je vous exhorte, autant que Dieu m’en fait la grâce, à rechercher un grand trésor. Supposons qu’on nous montre un petit vase d’or ciselé, d’une facture parfaite, capable de charmer vos yeux, de capter la complaisance de votre cœur, séduit que vous êtes par le travail de l’artiste, le poids de la matière, l’éclat du métal ; chacun de vous ne dirait-il pas : « Oh ! si je possédais ce vase ! » Et vous le diriez en vain, car ce vase ne serait pas à vous. Ou si quelqu’un désirait se le procurer, il songerait à le dérober dans la demeure d’autrui. Mais on loue devant vous la charité : si vous le voulez, elle est à vous, vous la possédez. Nul besoin de recourir au vol, nul besoin de l’acheter : elle ne coûte rien. Prenez-la, embrassez-la : il n’y a rien de plus doux. Si telle elle est, quand on en parle, quelle est-elle, quand on la possède !
11. Si jamais vous voulez conserver la charité, mes frères, gardez-vous par-dessus tout de croire qu’elle est — languissante et oisive, et qu’on la conserve par une sorte de mansuétude, — que dis-je mansuétude, disons plutôt indolence et mollesse. Ce n’est pas ainsi qu’on la conserve.
Ne te figure pas que tu aimes ton serviteur, quand tu ne le frappes pas ; que tu aimes ton fils, quand tu ne le châties pas ; que tu aimes ton voisin, quand tu ne le reprends pas : ce n’est pas là charité, mais tiédeur. Que la charité soit fervente à corriger, à reprendre ! Si la vie est pure, réjouis-toi ; si elle est mauvaise, reprends, corrige. Ne va pas, dans l’homme, aimer l’erreur, mais l’homme ; car l’homme, c’est l’œuvre de Dieu ; l’erreur, c’est l’œuvre de l’homme. Aime l’œuvre de Dieu, non l’œuvre de l’homme. Aimer celle-ci, c’est détruire celle-là ; chérir celle-là, c’est purifier celle-ci. Mais, même s’il t’arrive de sévir, que ce soit par amour du mieux.
Voilà pourquoi la charité est signifiée par la colombe, qui vint au-dessus du Seigneur. C’est sous cette forme de colombe qu’est venu l’Esprit-Saint pour verser en nous la charité. Pourquoi cela ? La colombe n’a pas de fiel : pourtant elle lutte à coup de bec et de plumes pour défendre son nid, elle frappe sans amertume. Cela, le père le fait aussi : quand il châtie son fils, il le châtie pour son bien. Comme je l’ai dit, le trafiquant, pour vendre, cajole avec amertume ; le père, pour corriger, châtie sans fiel. Tels devez-vous être pour tous. Voici, mes frères, une grande leçon, une grande règle. Chacun de vous a des enfants ou désire en avoir ; ou s’il a décidé à ne pas avoir d’enfants selon la chair, du moins désire-t-il en avoir selon l’esprit. Or, quel est celui qui ne corrige pas son fils ? Quel est le fils que son père ne châtie pas ? Sans doute, il semble sévir. L’amour sévit, la charité sévit : elle sévit en quelque sorte sans fiel, à la façon de la colombe, non du corbeau.
Cela m’amène à vous dire, mes frères, que ceux-là violent la charité qui ont fait schisme : de même qu’ils haïssent la charité, de même ils haïssent également la colombe. Mais la colombe les a convaincus de leur faute : elle vient du ciel, les cieux se sont ouverts, et elle demeure sur la tête du Seigneur. Pourquoi cela ? Pour nous dire : « C’est lui qui baptise. » Retirez-vous, voleurs ; retirez — vous, envahisseurs du domaine du Christ. En vos domaines où vous prétendez exercer votre domination, vous avez osé afficher vos titres de propriété ! Mais lui connaît ses titres ; il revendique son bien ; il ne détruit pas les titres, mais il entre et prend possession. Ainsi, quand un homme revient à l’Église catholique, son Baptême n’est pas aboli, de crainte que ne soit aboli le titre de possession de son Roi. Mais que fait-on dans l’Église catholique ? On reconnaît le titre ; le possesseur légitime entre sous ses propres titres, là où le ravisseur entrait sous des titres étrangers.
1. Charité, mot bien doux, réalité plus douce encore. Nous ne pouvons en parler toujours : car nous avons beaucoup à faire et nos diverses occupations nous écartèlent, de sorte que notre langue n’a pas toujours loisir de parler de la dilection ; pourtant elle ne saurait mieux faire. Mais si nous ne pouvons en parler toujours, nous pouvons en vivre toujours. De même, en ce moment, nous chantons l’Alleluia : pouvons-nous toujours le faire ? C’est à peine si ce chant de l’Alleluia dure, non pas une heure pleine, mais quelques minutes : et nous passons à autre chose. Or, alléluia, vous le savez, signifie « Louez Dieu ». Louer Dieu en paroles, on ne le peut toujours ; le louer par sa vie, on le peut toujours. Les œuvres de miséricorde, les sentiments de charité, une piété sainte, une chasteté incorruptible, une tempérance qui garde la mesure, ce sont là vertus auxquelles nous devons toujours être fidèles. En public comme en privé, devant les hommes comme en notre chambre, qu’on parle ou se taise, qu’on soit occupé ou de loisir, ce sont vertus auxquelles nous devons toujours être fidèles : car toutes ces vertus que je viens d’énumérer sont intérieures. Qui d’ailleurs suffirait à les énumérer toutes ? Elles sont comme l’armée d’un général qui siège à l’intérieur de ton âme. De même qu’un général agit comme il lui plaît, de même le Seigneur Jésus-Christ, dès qu’il commence à habiter dans ton homme intérieur, c’est-à-dire dans ton âme, par la foi, se sert de tes vertus comme de serviteurs. Ces vertus sont invisibles aux yeux : et pourtant quand on en parle, on les loue ; on ne les louerait pas, si on ne les aimait, et on ne les aimerait pas, si on ne les voyait ; puisque, de toute évidence, on ne les aimerait pas, si on ne les voyait, c’est qu’on les voit à l’aide d’un autre œil, je veux dire le regard intérieur du cœur. Par ces vertus invisibles sont mues nos membres visibles : nos pieds pour marcher, mais où ? Où les meut la volonté bonne qui milite sous les ordres d’un bon général ; nos mains pour faire, mais quoi ? ce que commandera la charité qui est insufflée au-dedans par l’Esprit-Saint. On voit donc nos membres, quand ils se meuvent ; celui qui commande au-dedans, on ne le voit pas. Et qui commande au-dedans ? Il n’y a guère à le savoir que celui qui donne les ordres et celui qui, au-dedans, les reçoit.
2. Car, mes frères, vous venez de l’entendre, quand on vous a lu l’Évangile, si du moins vous y avez prêté non seulement l’oreille de votre corps, mais aussi l’oreille de votre cœur. Que dit-il ? « Gardez-vous de faire vos bonnes œuvres devant les hommes pour être vus d’eux. » A-t-il voulu dire que, quelque bien que nous fassions, nous devions nous cacher aux yeux des hommes et craindre d’en être vus ? Si tu crains les spectateurs, tu n’auras pas d’imitateurs : il faut donc qu’on te voie. Mais tu ne dois pas agir pour qu’on te voie. Là ne doit pas être la fin de ta joie, le terme de ton bonheur, comme si tu estimais avoir obtenu tout le fruit de ta bonne action, quand on t’aura vu et loué. Cela, c’est néant. Méprise-toi, quand on te loue : que celui-là soit loué en toi, qui agit par toi. Le bien que tu fais ne le fait donc pas pour ta propre gloire, mais pour la gloire de celui qui te donne de bien faire. De toi-même, tu n’as que le pouvoir de mal faire : c’est de Dieu que tu tiens le pouvoir de bien faire. Voyez au contraire comment les hommes pervers pensent à rebours. Ce qu’ils font de bien, ils prétendent se l’attribuer ; s’ils font le mal, ils prétendent en faire grief à Dieu. Retourne ce je ne sais quoi de perverti et d’inversé qui met les choses, en quelque sorte, sens dessus dessous : ce qui est dessus, mets-le dessous ; ce qui est dessous, dessus. Tu prétends mettre Dieu en dessous, et toi en dessus ? Loin de t’élever, tu vas à ta chute : car il est toujours au-dessus. Quoi donc ? À toi le bien, à Dieu le mal ? Dis bien plutôt, si tu veux dire vrai : A moi le mal, à lui le bien : et quand je fais bien, c’est à lui que je dois de bien faire ; car tout ce que je fais de moi-même est mal. Cet aveu affermit le cœur, et jette le fondement de la dilection. Car si nous devions cacher nos œuvres bonnes, de peur d’être vus des hommes, que devient le précepte que donne le Seigneur dans le Sermon sur la montagne, quelques lignes avant le texte que je viens de citer : « Que vos bonnes œuvres brillent devant les hommes » ? Et il ne s’arrête pas là, il ne s’en tient pas là, il ajoute : « Et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. » Et l’Apôtre, que dit-il ? « Les traits de mon visage étaient inconnus des Églises de Judée qui sont dans le Christ : on y entendait seulement dire que le persécuteur de naguère annonçait maintenant la foi qu’alors il voulait détruire ; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet. » Vous voyez que Paul, lui aussi, en se faisant connaître, n’a pas en vue sa propre gloire, mais la gloire de Dieu. Quant à ce qui lui appartient en propre, c’est d’être un dévastateur de l’Église, un persécuteur plein d’envie et de malice, il l’avoue, ce n’est pas nous qui l’incriminons. Paul aime que nous rappelions ses péchés, pour que soit glorifié celui qui a guéri une telle maladie. La main du médecin a taillé à vif dans la grandeur du mal, et l’a guéri. Cette voix venue du ciel a terrassé le persécuteur et a fait surgir le prédicateur : elle a tué Saul et vivifié Paul. Saul en effet était le persécuteur d’un homme innocent : c’est le nom que portait l’Apôtre, quand il persécutait les chrétiens. Dans la suite, de Saul il devint Paul. Que signifie « Paul » ? Cela signifie « petit ». Quand donc il était Saul, il était orgueilleux, arrogant ; quand il devient Paul, il est humble, petit. Ne disons-nous pas : je te verrai sous peu (paulo), c’est-à-dire dans un petit (modicum) moment ? Entendez-le dire qu’il est devenu petit : « Pour moi, je suis le plus petit des Apôtres » ; et dans un autre passage : « À moi, le plus petit d’entre les saints. » Ainsi, il était parmi les Apôtres comme la frange du vêtement ; mais l’Église des Nations, semblable à la femme qui avait un flux de sang, l’a touché et elle a été guérie.
3. Voilà donc, frères, ce que je vous ai dit, ce que je vous dis, ce que, si je le pouvais, je ne cesserais de vous dire. Que vos œuvres soient tantôt ceci, tantôt cela, selon le temps, l’heure, le jour. Peut-on toujours parler ? Toujours se taire ? Toujours refaire ses forces ? Toujours jeûner ? Toujours donner du pain à l’indigent ? Toujours vêtir celui qui est nu ? Toujours visiter les malades ? Toujours faire cesser les brouilles ? Toujours ensevelir les morts ? Tantôt ceci, tantôt cela. Ces actions commencent et finissent : mais le principe qui les commande, ni ne commence, ni ne doit finir. Que la charité intérieure n’ait pas de cesse ; que les œuvres de charité soient accomplies à leur heure. « Que la charité fraternelle demeure » donc, comme il est écrit.
4. Peut-être certains d’entre vous se demanderont-ils pourquoi, depuis que nous vous commentons cette Épître de saint Jean, le seul point sur lequel il ait insisté soit la charité fraternelle. Il parle de « celui qui aime son frère », du « commandement qui nous est donné de nous aimer les uns les autres ». Il n’a cessé de parler de la charité fraternelle ; mais l’amour de Dieu, c’est-à-dire l’amour (caritas) que nous devons avoir pour Dieu, il n’en parle pas de façon aussi continue : pourtant il ne le passe pas tout à fait sous silence. Quant à la dilection des ennemis, il n’en dit à peu près rien tout au long de l’Épître.
Alors qu’avec tant de force il nous prêche et nous recommande la charité, il ne nous dit pas d’aimer nos ennemis ; mais il nous dit d’aimer nos frères. Or, nous venons d’entendre dans la lecture de l’Évangile : « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? » Comment donc l’apôtre Jean peut-il nous recommander comme un point de haute perfection la dilection fraternelle, alors que le Seigneur nous dit qu’il ne nous suffit pas d’aimer nos frères, mais que nous devons étendre cette dilection même jusqu’à nos ennemis ? Celui qui va jusqu’à aimer ses ennemis ne saute pas par-dessus ses frères. Il en est comme du feu, qui commence nécessairement par gagner ce qui est tout proche pour s’étendre au loin. Ton frère t’est plus proche que n’importe quel homme. À son tour, un homme que tu ne connais pas, mais qui ne t’est pas hostile, te touche de plus près qu’un ennemi qui, lui, t’est hostile. Étends ta dilection à tes proches, mais n’appelle pas cela « étendre ». Car c’est presque toi que tu aimes en aimant ceux qui te touchent de près. Étends-la aux inconnus qui ne t’ont fait aucun mal. Va encore au-delà : jusqu’à aimer tes ennemis. Cet amour, il n’est pas douteux que le Seigneur le commande. Pourquoi dès lors Jean n’a-t-il pas parlé de la dilection des ennemis ?
5. Toute dilection, même celle qu’on appelle charnelle, et qui d’habitude s’appelle amour et non dilection (d’habitude le mot « dilection » se dit plutôt des sentiments spirituels, s’entend plutôt des sentiments spirituels) ; néanmoins toute dilection, mes bien chers frères, suppose une certaine bienveillance à l’égard de ceux qu’on aime. En effet, nous ne devons pas chérir (diligere) les hommes — nous pouvons dire chérir (diligere) ou aimer (amare), car c’est le mot « aimer » dont s’est servi le Seigneur, lorsqu’il demanda : « Pierre, m’aimes-tu ? » —, nous ne devons donc pas aimer les hommesà la façon dont nous entendons dire aux gourmands : j’aime les grives. — Pourquoi ? demandes-tu. — Pour les tuer et les manger. Il dit qu’il les aime, mais il les aime pour qu’elles ne soient plus, il les aime pour qu’elles cessent d’être. Et tout ce que nous aimons en vue de nous en nourrir, nous l’aimons en vue de le détruire et de nous refaire. Serait-ce ainsi qu’il faut aimer les hommes, en vue de les détruire ? Il y a un amour, un amour de bienveillance, qui nous porte, si besoin est, à donner à ceux que nous aimons. Et s’il n’y a pas lieu de donner ? La seule bienveillance suffit à celui qui aime.
Nous ne devons pas en effet souhaiter qu’il y ait des malheureux, pour avoir l’occasion d’accomplir des œuvres de miséricorde. Tu donnes du pain à qui a faim : mais mieux vaudrait que nul n’ait faim et que tu n’aies personne à qui donner ! Tu vêts qui est nu : plût au ciel que tous fussent vêtus et que cette nécessité ne se fît pas sentir ! Tu ensevelis un mort : plaise au ciel que vienne enfin cette vie où personne ne meure ! Tu apaises des différends : plaise au ciel qu’un jour règne cette paix de l’éternelle Jérusalem, où nul n’est en désaccord ! Tous ces services, en effet, répondent à des nécessités. Supprime les malheureux : les œuvres de miséricorde cesseront. Les œuvres de miséricorde cesseront, est-ce à dire que l’ardeur de la charité s’éteindra ? Plus authentique est l’amour que tu portes à un homme heureux, qui n’a que faire de tes dons ; plus pur sera cet amour, et bien plus sincère. Car, en rendant service à un malheureux, peut-être désires — tu t’élever en face de lui, et veux-tu qu’il soit ton obligé, lui qui est à l’origine de ton bienfait. Il était dans le besoin, tu lui as donné une part de ton bien : parce que toi tu donnes, tu semblés supérieur à celui à qui tu donnes. Souhaite qu’il soit ton égal : en sorte que vous soyez l’un et l’autre sous la dépendance de celui auquel on ne peut rien donner.
6. C’est en cela que l’âme orgueilleuse a dépassé la mesure et, en quelque sorte, est devenue avare : car « l’avarice est la racine de tous les maux ». Il est dit encore : « L’orgueil est le commencement de tout péché ». Nous nous demandons parfois comment concilier ces deux phrases : « L’avarice est la racine de tous les maux » et « L’orgueil est le commencement de tout péché. » Si le commencement de tout péché est l’orgueil, la racine de tous les maux est l’orgueil. La racine de tous les maux est certainement l’avarice : nous trouvons l’avarice jusque dans l’orgueil ; l’homme en effet dépasse la mesure. Qu’est-ce qu’être avare ? C’est aller au-delà de ce qui suffit. Adam est tombé par orgueil : « Le commencement de tout péché est l’orgueil », est-il dit. Est-ce aussi par avarice ? Quoi de plus avare que celui à qui Dieu n’a pu suffire ? Nous lisons, mes frères, comment l’homme a été fait à l’image et à la ressemblance de Dieu ; et que dit Dieu de cet homme ? « Qu’il ait pouvoir sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur toutes les bêtes qui rampent sur la terre 2. » Dieu a-t-il dit : Que l’homme ait pouvoir sur l’homme ? Il dit : « Qu’il ait pouvoir… », pouvoir conforme à sa nature. Pouvoir sur qui ? « … sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les reptiles qui rampent sur la terre. » Pourquoi ce pouvoir naturel de l’homme sur ces bêtes ? Parce que l’homme a pouvoir du fait qu’il est créé à l’image de Dieu. Or, en quoi l’homme est-il créé à l’image de Dieu ? En son intelligence, en son esprit, dans l’homme intérieur ; en ce qu’il comprend la vérité, juge du juste et de l’injuste, sait par qui il a été fait, peut connaître son créateur, louer son créateur. Il possède cette intelligence, qui possède la sagesse. Voilà pourquoi, étant donné que nombre d’hommes ont effacé en eux l’image de Dieu par leurs mauvais désirs et éteint en quelque façon la flamme même de l’intelligence par la dépravation de leurs mœurs, l’Écriture leur criait : « Ne devenez pas semblables au cheval et au mulet sans intelligence. » C’est-à-dire : je t’ai placé au-dessus du cheval et du mulet, je t’ai fait à mon image, je t’ai donné pouvoir sur ces animaux. Pourquoi ? Parce que les bêtes n’ont pas d’âme raisonnable ; mais toi, grâce à l’âme raisonnable, tu saisis la vérité, tu comprends ce qui est au-dessus de toi : soumets-toi à celui qui est au-dessus de toi, et ceux au-dessus desquels tu es placé seront au-dessous de toi. Mais parce que, par le péché, l’homme a abandonné celui sous lequel il devait être, il a été soumis à ceux au-dessus desquels il devait être.
7. Remarquez bien cette hiérarchie : Dieu, l’homme, les animaux. C’est-à-dire : au-dessus de toi, Dieu ; au-dessous de toi, les animaux. Reconnais celui qui est au-dessus de toi, afin que te reconnaissent ceux qui sont au-dessous de toi. Daniel avait reconnu que Dieu était au-dessus de lui, aussi les lions reconnurent-ils qu’il était au-dessus d’eux. Si tu ne reconnais pas celui qui est au-dessus de toi, tu méprises celui qui t’est supérieur, tu es soumis à celui qui t’est inférieur. Ainsi, comment l’orgueil des Égyptiens a-t-il été dompté ? Par des grenouilles et des mouches. Dieu aurait pu aussi bien envoyer des lions, mais un homme, même valeureux, peut avoir peur d’un lion. Plus ils étaient orgueilleux, plus Dieu s’est servi de choses méprisables et viles pour briser leur nuque rebelle. Mais les lions ont reconnu Daniel, parce qu’il était soumis à Dieu.
Mais alors ? Les martyrs qui ont combattu contre les bêtes et qui ont été déchirés par leurs dents, n’étaient-ils pas soumis à Dieu ? Ou encore, dira-t-on que les trois hommes (dans la fournaise) étaient des serviteurs de Dieu, et que les Macchabées ne l’étaient point ? Le feu reconnut des serviteurs de Dieu en ces trois hommes, qu’il ne toucha pas, dont il ne détruisit pas les vêtements ; et il n’aurait pas reconnu les Macchabées ? Il reconnut les Macchabées ; il les reconnut, mes frères, eux aussi. Mais il fallait une épreuve, permise par le Seigneur, qui dit dans l’Écriture : « Il éprouve celui qu’il reçoit au nombre de ses fils ». Croyez-vous donc, mes frères, que le fer aurait transpercé la poitrine du Seigneur, si lui-même ne l’avait permis ; ou qu’il eût été attaché au bois, si lui-même ne l’avait voulu ? Est-ce que ses propres créatures ne le reconnurent pas ? N’est-ce pas plutôt qu’il a voulu proposer un exemple de patience à ses fidèles ? Ainsi donc, il en est que Dieu a délivrés visiblement et d’autres qu’il n’a pas délivrés visiblement : mais tous il les a délivrés spirituellement ; spirituellement, il n’a abandonné personne. Visiblement, il a semblé abandonner les uns, il a semblé sauver les autres. Il a sauvé les uns, pour qu’on ne pense pas qu’il n’est pas en son pouvoir de sauver.
Il a donné la preuve qu’il le pouvait, afin que, lorsqu’il ne l’a pas fait, tu perçoives, une volonté cachée, tu ne supposes pas que Dieu est tenu en échec. Mais quoi, mes frères ? Lorsque nous aurons échappé à tous les pièges de cette vie mortelle, lorsque sera passé le temps de la tentation, lorsque le fleuve de ce monde se sera écoulé et que nous aurons recouvré cette robe première, cette immortalité que nous avons perdue par le péché ; lorsque ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, autrement dit, lorsque cette chair aura revêtu l’incorruptibilité et que ce corps mortel aura revêtu l’immortalité ; alors toute créature reconnaîtra en nous de parfaits fils de Dieu, là où tentations et épreuves n’auront que faire : toutes choses nous seront soumises, si, ici-bas, nous nous sommes soumis à Dieu.
8. Tel doit donc être le chrétien qu’il ne se glorifie pas au-dessus des autres hommes. Dieu t’a donné en effet d’être au-dessus des bêtes, c’est-à-dire d’être supérieur aux bêtes. C’est là don naturel : toujours tu seras supérieur à la bête. Mais si tu prétends être supérieur à un autre homme, tu lui porteras envie quand tu le verras ton égal. Tu dois vouloir que tous les hommes soient tes égaux ; et si tu l’emportes sur quelqu’un en sagesse, tu dois souhaiter que lui aussi devienne sage. Tant qu’il est en retard, il est à ton école ; tant qu’il est ignorant, il a besoin de toi ; toi, tu semblés le maître, lui, le disciple ; tu lui es donc supérieur, puisque tu es son maître ; lui, t’est inférieur, puisqu’il est ton disciple. Si tu ne souhaites l’avoir pour égal, c’est que tu veux toujours l’avoir pour disciple. Or, si tu veux toujours l’avoir pour disciple, tu seras un maître envieux. Si tu es un maître envieux, comment seras-tu un maître ? Je t’en prie, ne va pas lui enseigner ta propre envie. Écoute les paroles de l’Apôtre qui sortent des entrailles de la charité : « Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi. » Comment pouvait-il vouloir que tous lui fussent égaux ? Il était supérieur à tous, justement parce que la charité lui faisait souhaiter que tous lui fussent égaux. L’homme donc a dépassé la mesure : par un excès d’avarice, il a voulu être au-dessus des hommes, lui qui a été créé au — dessus des bêtes : et cela, c’est l’orgueil.
9. Voyez quelles grandes choses fait l’orgueil. Considérez en votre cœur à quel point elles ressemblent, presque à s’y méprendre, à celles que fait la charité. La charité nourrit l’affamé, l’orgueil le nourrit aussi : la charité, pour la gloire de Dieu, l’orgueil, pour sa propre gloire. La charité vêt celui qui est nu, l’orgueil aussi le vêt ; la charité jeûne, l’orgueil aussi jeûne ; la charité enterre les morts, l’orgueil aussi les enterre. Toutes les bonnes œuvres que veut faire et fait la charité, les menées de l’orgueil les font à l’opposé, et comme à grand équipage. Mais la charité est intérieure : elle ne donne pas prise aux menées de l’orgueil, encore plus mal mené que mal menant. Malheur à l’homme qui a pour cocher l’orgueil : il va nécessairement à l’abîme.
Mais comment savoir si les actions bonnes ne sont pas dues aux menées de l’orgueil ? Comment le voir ? Où en est le signe ? Nous voyons les œuvres : la miséricorde nourrit, l’orgueil aussi nourrit ; la miséricorde exerce l’hospitalité, l’orgueil exerce aussi l’hospitalité ; la miséricorde intercède pour le pauvre, l’orgueil aussi intercède. Alors ? Les œuvres ne permettent pas de faire le discernement. J’irai jusqu’à dire — mais ce n’est pas moi qui le dis, c’est Paul — : la charité fait mourir, je veux dire que l’homme qui a la charité confesse le nom du Christ et va au martyre : l’orgueil aussi confesse, va aussi au martyre. Celui-ci a la charité, celui-là n’a pas la charité. Mais qu’il entende les paroles de l’Apôtre, celui qui n’a pas la charité : « Quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » De l’agitation qui éclate au-dehors, l’Écriture nous rappelle donc au-dedans ; de ce qui s’agite en surface aux yeux des hommes, elle nous rappelle au-dedans. Rentre dans ta conscience, interroge-la. Ne regarde pas ce qui fleurit au-dehors, mais la racine qui est en terre. La convoitise est-elle à la racine ? il peut y avoir apparence de bonnes œuvres, il ne peut y avoir vraies bonnes œuvres. La charité est-elle à la racine ? Sois tranquille, rien n’en peut sortir de mal. L’orgueilleux flatte, l’amour sévit. L’un donne des vêtements, l’autre frappe. Car l’un donne des vêtements pour plaire aux hommes, l’autre frappe pour le bien de celui qu’il corrige. Mieux vaut recevoir les coups de la charité que l’aumône de l’orgueil. Rentrez en vous-mêmes, mes frères ; et, en tout ce que vous faites, voyez que vous avez Dieu pour témoin. Voyez, sous son regard, dans quel esprit vous agissez. Si votre cœur ne vous reproche pas d’agir par ostentation, bien, soyez sans inquiétude. N’allez pas craindre, quand vous faites bien, qu’un autre vous voie. Crains seulement d’agir pour en tirer gloire ; mais qu’un autre te voie, pour que Dieu en tire gloire. Si en effet tu te dérobes aux yeux des hommes, tu te dérobes à l’imitation des hommes, tu frustres Dieu de sa gloire. Voilà deux hommes auxquels tu fais l’aumône : tous deux ont faim, l’un de pain, l’autre de justice. Entre ces deux affamés — car il est dit : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés » —, entre ces deux affamés, tu es placé pour faire le bien. Si la charité est le motif de ton acte, elle prend pitié de l’un et de l’autre, elle veut les secourir l’un et l’autre. L’un en effet demande quelque chose à manger, l’autre quelque chose à imiter. Nourris l’un, offre à l’autre ton exemple : tu as fait l’aumône aux deux. De l’un tu auras fait un homme qui te saura gré d’avoir apaisé sa faim, de l’autre tu auras fait un imitateur de l’exemple que tu lui as donné.
10. Soyez donc compatissants comme des gens sensibles à la misère d’autrui : car, même en aimant des ennemis, ce sont des frères que vous aimez. Ne pensez pas que Jean n’ait pas commandé la dilection des ennemis : il le fait en parlant de la charité fraternelle : ce sont des frères que vous aimez en eux. Comment ? dis-tu, ce sont des frères que nous aimons ! Je te demande pourquoi tu aimes ton ennemi : pourquoi l’aimes-tu ? Pour qu’il soit en santé durant cette vie ? Mais s’il n’y trouve pas avantage ! Pour qu’il soit riche ? Mais si les richesses sont pour lui cause d’aveuglement ! Pour qu’il se marie ? Mais si ce mariage doit lui rendre la vie amère ! Pour qu’il ait des enfants ? Mais s’ils doivent faire le mal ! Incertains sont donc ces biens que tu crois souhaiter à ton ennemi, par amour pour lui : oui, incertains. Souhaite-lui d’avoir part avec toi à la vie éternelle ; souhaite-lui d’être ton frère. Si donc tu souhaites, en aimant ton ennemi, qu’il devienne ton frère : quand tu l’aimes, c’est un frère que tu aimes. Ce qu’en effet tu aimes en lui, ce n’est pas ce qu’il est, mais ce que tu veux qu’il soit.
Je vous ai déjà donné cette comparaison, mes bien chers frères, si je ne me trompe. Voilà du bois de chêne ; un habile artisan voit ce bois non taillé, coupé dans la forêt ; ce bois lui plaît ; je ne sais ce qu’il veut en faire, mais il n’aime pas ce bois pour qu’il demeure tel quel. Son art lui fait voir ce que ce bois peut devenir, son amour ne va pas au bois brut : il aime ce qu’il en fera, non le bois brut. C’est ainsi que Dieu nous a aimés quand nous étions pécheurs. Il nous a aimés pécheurs : il dit en effet : « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades ». Nous a-t-il aimés pécheurs, pour que nous demeurions pécheurs ? L’artisan nous a vus comme un bois brut venu de la forêt, et, ce qu’il avait en vue, c’est l’œuvre qu’il tirerait de là, non le bois brut. Toi de même : tu vois ton ennemi s’opposer à toi, se déchaîner contre toi, t’accabler de paroles mordantes, se rendre rude par ses affronts, te poursuivre de sa haine : mais tu es attentif au fait qu’il est homme. Tu vois tout ce que l’homme a fait contre toi ; et tu vois en lui qu’il a été fait par Dieu. Ce qu’il est en tant qu’homme, c’est l’œuvre de Dieu ; la haine qu’il te porte, c’est son œuvre à lui ; l’envie qu’il te porte, c’est son œuvre à lui. Et que dis-tu en ton âme ? « Seigneur, sois-lui propice ; remets-lui ses péchés ; inspire-lui la crainte, change-le. » Tu n’aimes pas en lui ce qu’il est, mais ce que tu veux qu’il soit. Donc, quand tu aimes ton ennemi, tu aimes un frère.
Voilà pourquoi la perfection de la dilection est la dilection d’un ennemi : cette perfection de la dilection est impliquée dans la dilection fraternelle. Et que personne ne dise que l’apôtre Jean a moins insisté sur ce point et que le Christ Notre Seigneur y a insisté davantage. Jean nous dit d’aimer nos frères ; le Christ nous dit d’aimer même nos ennemis. Cherche la raison pour laquelle le Christ te dit d’aimer tes ennemis. Est-ce pour qu’ils demeurent à jamais tes ennemis ? S’il te prescrit de les aimer pour qu’ils demeurent tes ennemis, tu les hais, tu ne les aimes pas. Considère comment lui-même les a aimés : non pour qu’ils demeurassent ses persécuteurs, comme le montrent les paroles : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Vouloir qu’ils soient pardonnés, c’était vouloir qu’ils soient changés ; vouloir qu’ils soient changés, c’était, d’ennemis qu’ils étaient, daigner faire d’eux des frères : et c’est bien ce qu’il a fait. Il a été mis à mort, il a été enseveli, il est ressuscité, il est monté au ciel, il a envoyé l’Esprit-Saint à ses disciples ; ils ont commencé avec confiance à prêcher son nom, ils ont fait des miracles au nom de celui qui avait été crucifié et mis à mort. Les meurtriers du Seigneur ont vu ces choses ; eux qui avaient versé son sang en le persécutant, ils l’ont bu en croyant.
11. Ces développements, mes frères, sont un peu longs : néanmoins, puisqu’il fallait, avec force, montrer à votre Charité le prix de la charité même, c’est ainsi que je devais vous en montrer le prix. Si en effet la charité n’est pas en vous, nous n’avons rien dit. Mais si elle est en vous, c’est comme si nous avions jeté de l’huile sur la flamme ; et là où elle n’était pas, peut-être nos paroles l’ont-elles allumée. En l’un a grandi ce qui était déjà ; en l’autre a commencé d’être ce qui n’était pas. Notre intention, en faisant ces remarques, est de vous rendre prompts à aimer vos ennemis. Un homme s’acharne contre toi ? Lui, s’acharne, toi, prie ; lui, hait, toi, aie pitié. C’est la fièvre de son âme qui te hait : il recouvrera la santé et te rendra grâces. Comment les médecins aiment-ils leurs malades ? Est-ce comme malades qu’ils les aiment ? S’ils les aiment comme malades, ils veulent qu’ils continuent à être malades ! Ils aiment leurs malades, non pour qu’ils demeurent malades, mais dans l’espoir que, de malades, ils deviendront bien portants. Et que ne souffrent-ils pas souvent de la part des frénétiques ? Quelles injures ; voire souvent des coups ! Le médecin n’en veut qu’à la fièvre, il pardonne à l’homme. Que dirai-je, frères ? Qu’il aime son ennemi ? Bien plutôt, il hait son ennemi, la maladie. C’est elle qu’il hait et il aime l’homme qui le frappe. Il hait la fièvre. Qui le frappe ? le mal, la maladie, la fièvre, Il fait disparaître ce qui s’oppose à lui pour que demeure ce qui lui vouera reconnaissance. Fais de même. Si ton ennemi te hait, et te hait injustement, sache que c’est la convoitise du monde qui règne en lui, d’où sa haine. Si tu le hais, toi aussi, tu rends le mal pour le mal. Rendre le mal pour le mal, à quoi cela mène-t-il ? Je pleurais sur un seul malade qui te haïssait ; maintenant je pleure sur deux, si à ton tour tu le hais. Mais il en veut à ta fortune, il t’enlève je ne sais quel bien que tu possèdes ici-bas ; voilà pourquoi tu le hais : parce qu’il te met à l’étroit ici-bas. Ne reste pas à T étroit, émigre là-haut dans le ciel : là, tu auras le cœur au large ; avec l’espoir de la vie éternelle, tu ne te sentiras plus à l’étroit. Considère ce qu’il t’enlève : il ne te l’enlèverait pas, si ne le permettait celui qui « éprouve celui qu’il reçoit au nombre de ses fils ». Ton ennemi est comme le fer que Dieu emploie pour te guérir. Si Dieu juge qu’il est bon pour toi que ton ennemi te dépouille, il le laisse faire ; s’il juge qu’il est bon pour toi de recevoir des coups, il le laisse te frapper : il se sert de lui pour te guérir, souhaite que lui aussi soit rendu à la santé.
12. Dieu, personne jamais ne l’a vu. Voyez, mes bienaimés : Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour sera parfait en nous. Commence à aimer, tu deviendras parfait. Commences-tu à aimer ? Dieu commence à habiter en toi : aime celui qui commence à habiter en toi, afin qu’il te rende parfait en habitant plus parfaitement en toi. La preuve à laquelle nous reconnaissons que nous demeurons en lui et lui en nous, c’est qu’il nous a donné de son Esprit. Bien, grâces soient rendues à Dieu ! Nous connaissons qu’il habite en nous. Et cela même, d’où le connaissons-nous : que nous connaissons qu’il habite en nous ? Jean lui-même nous le dit : « Parce qu’il nous a donné de son Esprit. » D’où savons-nous « qu’il nous a donné de son Esprit » ? Cela même, qu’il t’a donné de son Esprit, d’où le sais-tu ? Interroge ton cœur : s’il est plein de charité, tu as l’Esprit de Dieu. D’où connaissons-nous que c’est là le signe que l’Esprit de Dieu habite en toi ? Interroge l’apôtre Paul : « Car la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné. »
13. Et nous avons vu et nous attestons que le Père a envoyé son Fils, le Sauveur du monde. Soyez sans inquiétude, vous qui êtes malades : avec un tel médecin, vous désespérez encore ? Les maladies étaient graves, les blessures étaient inguérissables, le mal était désespéré. Tu regardes à la gravité de ton mal, tu ne regardes pas à la toute-puissance du médecin ? Ton cas est désespéré ; mais lui est tout-puissant : en sont témoins les premiers qui ont été guéris, et qui nous ont fait connaître le médecin ; eux-mêmes pourtant étaient guéris plus en espérance qu’en réalité. Car, comme le dit l’Apôtre, « nous sommes sauvés en espérance ». C’est par la foi que commence donc notre guérison : mais notre salut se parachèvera, quand ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, et quand ce corps mortel aura revêtu l’immortalité. C’est là espérance, ce n’est pas encore réalité. Mais celui qui se réjouit en espérance, possédera aussi la réalité : par contre celui qui n’a pas l’espérance, ne pourra atteindre la réalité.
14. Celui qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui et lui en Dieu. Expliquons brièvement : « Celui qui confesse » non en parole, mais en acte ; non de bouche, mais par sa vie. Car beaucoup confessent en paroles, mais nient en actes. Et nous, nous avons reconnu la dilection que Dieu a pour nous et nous y avons cru. Mais, encore une fois, comment l’as-tu reconnu ? Dieu est dilection. Jean l’avait déjà dit plus haut : voici qu’il le redit de nouveau. On ne peut souligner davantage le prix de l’amour qu’en disant qu’il est Dieu. Peut-être étais-tu tenté de mépriser le don de Dieu. Et Dieu, le mépriseras-tu ? Dieu est dilection : qui demeure dans la dilection demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. Ils habitent mutuellement l’un dans l’autre, celui qui contient et celui qui est contenu. Tu habites en Dieu, mais pour être contenu : Dieu habite en toi, mais pour te contenir de peur que tu ne tombes. Ne va pas pourtant te figurer que tu deviens la maison de Dieu de la même manière que ta maison porte ton corps : si la maison où tu te trouves se dérobe, tu tombes ; mais si toi, tu te dérobes, Dieu ne tombe pas. Il reste entier quand tu l’abandonnes : entier, quand tu reviens à lui. Tu recouvres la santé, sans que Dieu en tire quelque avantage : c’est toi qui es purifié, toi qui es recréé, toi qui es corrigé. Il est le remède pour le malade, la règle pour celui qui va de travers, la lumière pour celui qui est dans les ténèbres, la demeure pour celui qui est sans asile. Tous les avantages sont donc pour toi. Ne crois pas apporter quelque chose à Dieu, quand tu viens à lui : pas même la propriété de toi-même. Dieu n’aura-t-il pas de serviteurs, si tu refuses, et même si tous refusent ? Dieu n’a pas besoin de serviteurs, mais les serviteurs, de Dieu ; Voilà pourquoi le Psalmiste dit : « J’ai dit à mon Seigneur : tu es mon Dieu. » C’est lui qui est notre vrai Seigneur. Et qu’ajoute-t-il ? « Parce que tu n’as pas besoin de mes biens. » Tu as besoin des bons offices de ton serviteur. Ton serviteur a besoin de tes bons offices : que tu le nourrisses ; tu as besoin toi aussi de ses bons offices : qu’il t’aide. Tu ne peux aller chercher l’eau, faire cuire les aliments, courir devant ton cheval, soigner ta bête. Tu vois que tu as besoin des bons offices de ton serviteur, de ses services. Tu n’es donc pas un vrai maître, puisque tu as besoin d’un inférieur. Celui-là est le vrai maître, qui ne cherche rien de nous ; et malheur à nous, si nous ne le cherchons pas. Il ne cherche rien de nous, il nous a cherchés, alors que nous ne le cherchions pas. Une seule brebis était égarée : il la trouva et, joyeux, la rapporta sur ses épaules. La brebis était-elle nécessaire au berger, et non pas plutôt le berger à la brebis ?
Plus j’ai de joie à parler de la charité, moins je voudrais voir se terminer cette Épître. Nulle n’est plus ardente à célébrer la charité. On ne peut rien nous donner de plus doux à entendre, de plus salubre à boire : mais à condition d’affermir en vous, par une vie bonne, le don de Dieu. Ne soyez pas ingrats envers l’immense grâce de Celui qui, ayant un Fils unique, n’a pas voulu qu’il fût le seul ; mais, pour qu’il ait des frères, il a adopté pour lui des enfants qui, avec lui, puissent posséder la vie éternelle.
1. Vous vous souvenez, mes bien chers frères, qu’il nous reste à commenter la dernière partie de l’Épître de l’apôtre Jean, et à vous l’expliquer, autant que le Seigneur nous en fait la grâce. Nous nous souvenons donc de notre dette, et vous, vous devez vous souvenir d’en exiger le paiement. Car cette charité, qui est le principal et presque le seul objet de cette Épître, fait à la fois de nous le plus fidèle des débiteurs et de vous les plus doux des créanciers. Je dis bien, les plus doux des créanciers, parce que, là où la charité n’est pas, le créancier est dur : mais là où est la charité, d’une part celui qui exige est doux, d’autre part celui auquel s’adresse cette exigence doit bien sans doute se donner quelque, peine, mais la charité rend cette peine légère et presque nulle. Même chez les animaux muets et privés de raison, où il n’y a pas charité spirituelle, mais charnelle et naturelle, ne voyons-nous pas cependant que les petits, avec grande ardeur, exigent de leurs mères qu’elles leur donnent le lait de leurs mamelles ? Le petit a beau, en tétant, donner des coups contre les mamelles ; peu importe à la mère, pourvu que le petit vienne téter et exiger ce qui est dû par charité. Souvent voyons-nous même de jeunes veaux, déjà forts, frapper de la tête les mamelles des vaches et peu s’en faut que la force du coup ne soulève le corps de la mère : néanmoins celles-ci ne les repoussent pas du pied ; et même, si le petit n’est pas là pour téter, elles appellent de leurs mugissements pour donner leur lait. Si donc est en nous cette charité spirituelle dont parle l’Apôtre lorsqu’il dit : « Je me suis fait petit au milieu de vous, comme une nourrice entoure de soins ses enfants », c’est alors que nous vous aimons, quand vous vous montrez exigeants. Nous n’aimons pas les indolents, car nous tremblons pour les tièdes.
Le retour annuel de certaines lectures, propres à ces jours de fête, et que nous ne pouvions nous dispenser de lire et de commenter, nous a forcés d’interrompre l’explication de cette Épître. Reprenons donc aujourd’hui la suite de notre commentaire et que votre Sainteté écoute avec attention ce qu’il nous reste à dire.
Je ne sais s’il peut y avoir plus magnifique éloge de là charité que ces paroles : « Dieu est charité. » Bref éloge et grand éloge : bref en paroles, grand par le sens. Que cela est vite dit : « Dieu est dilection ! » C’est bref : si tu comptes les mots, ils sont dits d’un seul trait ; si tu pèses le sens, quelle profondeur ! « Dieu est dilection. Et qui demeure dans la dilection, dit-il, demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. » Que Dieu soit ta demeure, et sois la demeure de Dieu ! Demeure en Dieu et que Dieu demeure en toi. Dieu demeure en toi pour te contenir ; tu demeures en Dieu pour ne pas tomber. Car c’est de cette même charité que l’Apôtre dit : « La charité ne tombe jamais. » Comment tomberait-il celui que Dieu contient ?
2. En cela consiste la perfection de la dilection en nous : que nous ayons confiance au jour du jugement : car comme est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde. Jean nous dit comment chacun fait l’épreuve des progrès que la charité a faits en lui : ou plutôt des progrès que lui a faits dans la charité. Car, si la charité est Dieu, et si en Dieu il n’y a ni progrès ni déclin, on ne saurait dire que la charité progresse en toi que parce que tu progresses en elle. Demande-toi donc quels progrès tu as faits dans la charité, et écoute ce que te répond ton cœur, afin de connaître la mesure de ton progrès.
Jean nous a promis en effet de nous montrer à quel signe nous savons que nous connaissons Dieu, et il dit : En cela consiste la perfection de la dilection en nous… Cherche, en quoi ?... en ce que nous ayons confiance au jour du jugement. Quiconque a confiance au jour du jugement a en lui la perfection de la charité. Qu’est-ce qu’avoir confiance au jour du jugement ? Ne pas craindre que vienne le jour du jugement. Il est des hommes qui ne croient pas au jour du jugement ; ceux-là ne peuvent pas avoir confiance en un jour qu’ils ne croient pas devoir arriver. Laissons ces hommes : que Dieu les éveille à la vie ; des morts, à quoi bon parler ! Ils ne croient pas que viendra le jour du jugement : ils ne craignent ni ne désirent ce à quoi ils ne croient pas. Mais voilà quelqu’un qui commence à croire au jour du jugement : s’il commence à croire, il commence aussi à craindre. Mais, s’il craint encore, c’est qu’il n’a pas encore confiance au jour du jugement, c’est que la perfection de la charité n’est pas encore en lui. Faut-il pour autant désespérer ? En qui tu vois le commencement, pourquoi ne pas espérer la fin ? Quel commencement vois-je, dis-tu ? La crainte même. Écoute l’Écriture : « La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. » Il commence donc à craindre le jour du jugement : par l’effet de la crainte, qu’il se corrige : qu’il veille contre ses ennemis, autrement dit contre ses péchés ; qu’il commence à revivre intérieurement, à mortifier ses membres terrestres, selon ce que dit l’Apôtre : « Mortifiez vos membres terrestres. » Ce qu’il appelle membres terrestres, ce sont les aspirations coupables, comme il l’explique aussitôt, « l’avarice, l’impureté » ? Et les autres vices qu’il énumère ensuite. Or, plus celui qui commence à craindre le jour du jugement mortifie ses membres terrestres, plus se développent et se fortifient les membres célestes. Les membres célestes, ce sont toutes les œuvres bonnes. À mesure que se développent les membres célestes, il commence à désirer ce qu’il craignait. Il craignait en effet que le Christ ne vînt et ne trouvât un impie à châtier : il désire maintenant qu’il vienne, car il trouvera un juste à couronner. Dès que l’âme chaste, qui désire les embrassements de l’époux, commence à désirer la venue du Christ, elle renonce aux amours adultères ; elle devient intérieurement vierge par la foi, l’espérance et la charité. Elle a désormais confiance au jour du jugement ; elle n’est plus en conflit avec elle-même quand elle prie et dit : « Que ton règne arrive. » Qui craint en effet que ne vienne le règne de Dieu, craint d’être exaucé. Qu’est-ce que cette prière, où l’on craint d’être exaucé ? Mais celui qui prie avec la confiance de la charité souhaite déjà que vienne ce règne. C’est ce désir qui faisait dire au Psalmiste : « Et toi, Seigneur, jusques à quand ? Revient, Seigneur, délivre mon âme. » Il gémissait sur ce retard. Il y a en effet des hommes qui meurent avec patience ; mais il y a quelques parfaits qui vivent avec patience.
Je m’explique. Celui qui aime encore cette vie, quand vient pour lui le jour de la mort, supporte patiemment la mort : il lutte contre lui-même, pour suivre la volonté de Dieu ; il s’emploie avec courage à faire de préférence ce que Dieu choisit, non ce que choisit sa volonté humaine ; mais, du fait de son attachement à la vie présente, il y a lutte avec la mort ; et il lui faut patience et force, pour mourir avec égalité d’âme. Celui-là meurt avec patience. Mais celui qui désire, comme le dit l’Apôtre, « s’en aller et être avec le Christ », ne meurt pas avec patience, mais vit avec patience et meurt avec délices. Vois l’Apôtre : il vit avec patience, c’est-à-dire que, loin d’aimer la vie ici-bas, il la supporte avec patience. « M’en aller, dit-il, et être avec le Christ serait de beaucoup le meilleur : mais il est plus avantageux pour vous que je demeure dans la chair. » Donc, mes frères, employez-vous, travaillez au — dedans de vous-mêmes à désirer le jour du jugement. Pas d’autre preuve de la charité parfaite que de commencer à désirer ce jour. Or, celui-là désire ce jour, qui a confiance en ce jour : et celui-là a confiance en ce jour, dont la conscience ne tremble pas, parce que sa charité est parfaite et sincère.
3. « En ceci consiste la perfection de la dilection de Dieu en nous que nous ayons confiance au jour du jugement. » Pourquoi avoir confiance ? Parce que, comme est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde. Tu entends quel est le motif de ta confiance : c’est que « comme est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde ». Ne semble t — il pas promettre une chose impossible ? L’homme peut-il en effet être comme Dieu ?
Je vous ai déjà expliqué que le mot « comme » ne signifie pas toujours l’égalité, mais signifie une certaine ressemblance. Tu dis par exemple : « comme j’ai des oreilles, cette image en a, elle aussi » : le cas est-il exactement le même ? Non, et pourtant tu dis : comme. Si nous sommes faits à l’image de Dieu, pourquoi ne serions-nous pas comme Dieu ? Non d’une ressemblance qui aille jusqu’à l’égalité, mais qui est proportionnée à notre mesure. D’où nous vient donc notre confiance au jour du jugement ? C’est que, « comme est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde ». Il nous faut rapporter ces paroles à la charité même et en comprendre le sens. Le Seigneur dit dans l’Évangile : « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains n’en font-ils pas autant ? » Qu’attend-il donc de nous ? « Et moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » Si donc il nous commande d’aimer nos ennemis, qui nous donne-t-il en exemple ? Dieu lui-même. Il dit en effet : « Afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux. » Et comment Dieu nous donne-t-il cet exemple ? Il aime ses ennemis, « lui qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et descendre sa pluie sur les justes et les injustes ». Si donc la perfection à laquelle Dieu nous invite est d’aimer nos ennemis comme lui a aimé les siens, voilà ce qui fait notre confiance au jour du jugement : c’est que « comme est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde ». En effet, comme il aime ses ennemis en faisant lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et descendre sa pluie sur les justes et les injustes : de même nous, qui n’avons à donner à nos ennemis ni soleil ni pluie, nous donnons nos larmes, quand nous prions pour eux.
4. Et maintenant, voyez ce que dit Jean de cette confiance même. À quoi reconnaissons-nous la parfaite charité ? Il n’y a pas de crainte dans la charité. Que dire donc de celui qui commence à craindre le jour du jugement ? Si la charité en lui était parfaite, il ne craindrait pas. La charité parfaite rendrait en effet parfaite la justice, et il n’aurait pas de raisons de craindre : bien plus, il aurait des raisons de désirer que cesse l’iniquité et que vienne le règne de Dieu. Donc, « il n’y a pas de crainte dans la charité ». Mais dans quelle charité ? Non dans la charité inchoative. Alors, dans laquelle ? Mais la parfaite charité, dit-il, bannit la crainte. Il faut donc que la crainte commence : « car le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur ». La crainte prépare en quelque sorte la place à la charité. Mais quand la charité commence à habiter le cœur, elle chasse la crainte qui lui a préparé la place. Plus en effet croît la charité, plus la crainte décroît ; et plus la charité devient intérieure, plus la crainte est chassée dehors. À plus grande charité, moindre crainte : à moindre charité, plus grande crainte. Mais, sans la crainte, il n’y a pas d’accès à l’entrée de la charité. De même que nous voyons l’aiguille introduire le fil, quand on coud un vêtement : l’aiguille entre d’abord, mais il faut qu’elle sorte pour faire place au fil ; de même la crainte prend d’abord possession de l’âme, mais elle n’y demeure pas, car elle n’est entrée que pour donner accès à la charité. Une fois la sécurité établie dans l’âme, quelle joie y aura-t-il pour nous, soit en ce monde, soit dans l’autre ? En ce monde, qui pourrait nous nuire, si nous sommes remplis de charité ? Voyez cette explosion de joie, quand l’Apôtre parle de la charité : « Qui nous séparera, dit-il, de la charité du Christ ? la tribulation ? l’angoisse ? la persécution ? la faim ? la nudité ? les périls ? le glaive ? » Et Pierre dit : « Et qui pourra vous nuire, si vous aspirez au bien ? »
La crainte ri est pas dans la dilection, mais la parfaite dilection bannit la crainte, car la crainte est accompagnée de tourment. La conscience des péchés tourmente le cœur, la justification n’est pas encore accomplie. Il y a là quelque chose qui le démange, qui le pique. Aussi bien, qu’est-il dit, dans le Psaume, de la perfection de la justice ? « Tu as changé en joie mon deuil ; tu as dénoué mon sac et tu m’as ceint d’allégresse, afin que ma gloire te chante et que j’échappe aux piqûres. » Que veut dire « que j’échappe aux piqûres » ? Que j’échappe à ce qui aiguillonne ma conscience. La crainte aiguillonne ; mais ne crains pas : la charité entre, qui guérit la blessure qu’a faite la crainte. La crainte de Dieu blesse, comme blesse le fer du médecin : il détruit la gangrène et semble presque agrandir la plaie. Lorsque la gangrène était dans le corps, la plaie était moindre, mais dangereuse ; le médecin approche le fer : la plaie faisait moins souffrir qu’elle ne le fait maintenant qu’on l’incise. Elle fait plus souffrir lorsqu’on la soigne, que si on ne la soignait pas. Mais si l’application du traitement augmente la souffrance, c’est pour qu’on ne souffre plus jamais, une fois guéri. Que la crainte prenne donc possession de ton cœur, pour y faire entrer la charité ; que la plaie se cicatrise, une fois passé le fer du médecin. Tel est le médecin que même les cicatrices n’apparaissent plus : toi, contente-toi de t’abandonner à la main du médecin. Car, sans la crainte, tu ne peux être justifié. C’est un texte de l’Écriture qui le dit : « Celui qui n’a pas la crainte ne pourra être justifié. » Il faut donc que d’abord entre en nous la crainte pour que vienne la charité. La crainte est le remède, la charité est la pleine santé. Or, celui qui craint n’est pas parfait dans la dilection. Pourquoi ? Parce que la crainte est accompagnée de tourment, comme l’incision du médecin s’accompagne de souffrance.
5. Il y a un texte qui semble en contradiction avec le nôtre, si on le comprend mal. On lit en effet dans un Psaume : « La crainte du Seigneur est chaste, demeurant à jamais. » Le Psalmiste nous parle d’une crainte éternelle, mais chaste. S’il nous parle d’une crainte éternelle, n’est-il pas en contradiction avec cette Épître qui dit : « Il n’y a pas de crainte dans la charité, mais la parfaite charité bannit la crainte » ?
Interrogeons les deux paroles de Dieu. Il n’y a qu’un seul Esprit, bien qu’il y ait deux livres, deux bouches, deux langues. L’une des paroles nous est transmise par Jean, l’autre par David, mais n’allez pas croire que l’inspiration en soit différente. Si un même souffle emplit deux flûtes, un même esprit ne peut-il emplir deux cœurs, mouvoir deux langues ? Mais si, empli par le même esprit, je veux dire par le même souffle, deux flûtes sont en consonance, il y a quelque accord, mais qui demande qu’on l’entende. Voilà que l’Esprit de Dieu inspire et remplit deux cœurs, deux bouches, meut deux langues. De l’une nous avons entendu : « Il n’y a pas de crainte dans la charité, mais la parfaite charité bannit la crainte » ; de l’autre nous avons entendu : « La crainte du Seigneur est chaste, demeurant à jamais, » Qu’est-ce là ? N’y a-t-il pas dissonance ? Non, ouvre les oreilles, tâche d’entendre la mélodie. Ce n’est pas sans raison qu’ici est ajouté le mot « chaste », et non là : car autre est, la crainte qui est dite « chaste », autre la crainte qui ne l’est pas. Distinguons ces deux craintes et comprenons comment les flûtes sont en consonance. Comment comprendre ou comment distinguer ? Que votre charité soit attentive ! Il y a des hommes qui craignent Dieu de peur d’être jetés dans la géhenne, de peur peut-être de brûler avec le diable dans le feu éternel. Cette crainte est celle qui donne accès à la charité : mais elle n’entre dans l’Âme que pour en sortir. Si en effet ce sont, les châtiments qui te font craindre Dieu, tu n’aimes pas encore celui que tu crains de la sorte. Tu ne désires pas le bien, tu te gardes du mal. Mais du fait que tu te gardes du mal, tu te corriges, tu commences à désirer le bien. Dès que tu commences à désirer le bien, la crainte chaste est en toi. Qu’est-ce, la crainte chaste ? Celle de perdre les biens eux-mêmes. Comprenez bien. Autre chose est craindre Dieu, par peur qu’il ne t’envoie dans la géhenne avec le diable ; autre chose est craindre Dieu, par peur de le voir s’éloigner de toi. Cette crainte qui te fait craindre d’être jeté dans la géhenne avec le diable n’est pas encore chaste ; car elle ne vient pas de l’amour de Dieu, mais de la crainte du châtiment. Par contre, lorsque tu crains Dieu, par peur qu’il ne te retire sa présence : tu l’embrasses, tu désires jouir de lui.
6. On ne peut mieux expliquer la distance qui sépare ces deux craintes, l’une que bannit la charité, l’autre, chaste, qui dure dans les siècles des siècles, qu’en les comparant à deux femmes mariées. Suppose que l’une d’elles soit désireuse de commettre l’adultère, qu’elle se complaise dans le mal, mais craigne la réprobation de son mari. Elle craint son mari, mais c’est parce qu’elle aime encore le mal qu’elle le craint : la présence de son mari ne lui est pas douce, mais à charge ; et s’il lui arrive de se conduire mal, elle craint que son mari ne survienne. Tels sont ceux qui craignent que ne vienne le jour du jugement. Imagine une autre femme qui aime son mari, qui réserve pour lui ses chastes embrassements, qui ne se laisse pas effleurer par la moindre souillure d’adultère : elle souhaite la présence de son mari. Et comment distinguer ces deux craintes ? l’une craint, et l’autre craint. Interroge-les : elles te répondent comme d’une même voix. Demande à l’une : crains-tu ton mari ? Elle répond : je le crains. Demande aussi à l’autre si elle craint son mari ; elle répond : je le crains. La réponse est la même, mais le cœur est différent. Si maintenant tu leur demandes : Pourquoi ? L’une répond : je crains que mon mari ne vienne ; et l’autre : je crains que mon mari ne s’en aille. L’une dit : je crains qu’il ne me réprouve ; l’autre : je crains qu’il ne m’abandonne. Mets ces mêmes sentiments dans le cœur des chrétiens : et tu découvres la crainte que bannit la charité, et l’autre crainte, chaste, qui demeure dans les siècles des siècles.
7. Adressons-nous d’abord à ceux qui craignent Dieu, à la manière de cette femme qui se complaît dans le mal : elle craint en effet que son mari ne la réprouve. Adressons-nous d’abord à ceux-là. O âme qui crains Dieu, parce que tu redoutes qu’il ne te réprouve, comme craint cette femme qui se complaît dans le mal ; elle craint son mari, parce qu’elle redoute qu’il ne la réprouve. Cette femme te déplaît : alors, toi aussi, déplais-toi à toi-même ! Peut — être as-tu une femme : voudrais-tu qu’elle te craigne, parce qu’elle redouterait ta réprobation ; qu’elle se complaise dans le mal, mais que le poids de la crainte que tu lui inspires la retienne, et non la haine du mal ? Tu veux une femme chaste, qui t’aime, non qui te craigne. Montre — toi pour Dieu ce que tu voudrais qne ta femme soit pour toi. Et si tu n’es pas encore marié et que tu désires te marier, c’est une telle femme que tu souhaites. Que dis-je, mes frères ? Cette femme, qui craint son mari parce qu’elle redoute qu’il ne la réprouve, ne commettra peut-être pas l’adultère, dans la crainte que son mari ne l’apprenne de quelque façon et ne lui ravisse la lumière d’ici-bas. Pourtant cet homme peut à l’occasion être abusé : car il est créature humaine, comme elle qui peut l’abuser. Elle le craint, alors qu’elle peut échapper à son regard : et toi, tu ne crains pas les yeux de ton époux toujours fixés sur toi ? « Les regards du Seigneur sont sur ceux qui font le mal. » Elle guette l’absence de son mari, et peut-être est-elle tentée par le charme de l’adultère ; mais elle se dit : Je ne le commettrai pas ; sans doute il est absent, mais il est difficile que, d’une manière ou d’une autre, la rumeur n’en vienne pas jusqu’à lui. Elle se maîtrise, de peur que la chose ne vienne aux oreilles de son mari, qui peut aussi ne rien savoir, qui peut aussi être abusé, qui peut aussi tenir pour bonne même une femme mauvaise, tenir pour chaste une femme adultère : et toi, tu ne crains pas les yeux de Celui que personne ne peut tromper ? Tu ne crains pas la présence de Celui dont tu ne peux détourner de toi les regards ? Demande à Dieu qu’il té regarde, et qu’il détourne les yeux de tes péchés : « Détourne ton regard de mes péchés. » Mais comment mériteras-tu qu’il détourne le regard de tes péchés ? En ne détournant pas de tes péchés ton propre regard. C’est là ce que nous dit le Psaume : « Car je reconnais mon iniquité, et mon péché est toujours devant moi. » Toi, reconnais, et lui pardonne.
8. Nous nous sommes adressés à l’âme en qui est encore la crainte qui ne demeure pas dans les siècles des siècles, mais que la charité expulse et bannit au-dehors. Adressons-nous aussi à l’âme en qui déjà est cette crainte chaste, qui demeure dans les siècles des siècles. Pensons — nous la trouver pour nous adresser à elle ? est-elle dans cette foule ? Dans cette salle ? Sur cette terre ? Elle ne peut pas ne pas y être, mais elle y est cachée. C’est l’hiver, la verdeur est à l’intérieur, dans la racine. Peut-être nos paroles toucheront-elles ses oreilles. Mais, où que soit cette âme, puissé-je la trouver, et ce n’est pas elle qui aurait à prêter l’oreille à mes paroles, mais moi aux siennes ! C’est elle qui m’instruirait plutôt qu’elle n’apprendrait quelque chose de moi ! Une âme sainte, une âme de feu, et qui désire le règne de Dieu ! Ce n’est pas moi qui lui parle, mais Dieu lui-même, et voilà comment il console cette âme qui supporte patiemment de vivre sur cette terre : Déjà tu voudrais que je vienne, et je sais que déjà tu voudrais que je vienne : je sais quelle tu es, attendant avec confiance mon avènement, je sais quelle peine est la tienne ; mais attends, endure encore ; je viens, et je viens bientôt. Mais pour qui aime, il tarde. Écoute-la chanter comme le lis au milieu des épines ; écoute-la soupirer et dire : « Je veux chanter et comprendre dans la voie de l’innocence, quand viendras-tu à moi ? » Mais, dans la voie de l’innocence, on n’a pas lieu de craindre, car « la parfaite charité bannit la crainte ». Et lorsqu’elle vient au baiser de l’Époux, elle craint, mais en toute paix. Que craint-elle ? Elle se gardera, elle se défiera de son iniquité, de peur de retomber dans le péché : non qu’elle craigne d’être jetée au feu, mais elle craint d’être abandonnée de Dieu. Et il y aura en elle, quoi ? « La crainte chaste qui demeure dans les siècles des siècles. »
Nous avons entendu les deux flûtes jouant en plein accord. L’une parle de la crainte, et l’autre de la crainte : mais l’une de la crainte qui fait craindre à l’âme d’être réprouvée, l’autre de celle qui lui fait craindre d’être abandonnée. La première est la crainte que bannit la charité : la seconde est la crainte qui demeure dans les siècles des siècles.
9. Quant à nous, aimons, parce que lui nous a aimés le premier. En effet, comment pourrions-nous aimer, si lui ne nous avait aimés le premier ? En l’aimant, nous sommes devenus ses amis ; mais ce sont des ennemis qu’il a aimés pour en faire des amis. Le premier il nous a aimés, et nous a donné de l’aimer. Nous ne l’aimions pas encore ; en l’aimant, nous devenons beaux. Que fait un homme laid et de visage ingrat, s’il aime une belle ? Ou que fait une femme laide, disgracieuse et noire, si elle aime un beau garçon ? Pourra-t-elle à force d’amour devenir belle ? Et lui, à force d’amour, pourra-t-il devenir beau ? Il aime une belle ; et quand il se regarde au miroir, il rougit de lever les yeux sur cette belle, son aimée. Que faire pour devenir beau ? Attendra-t-il que vienne la beauté ? Bien au contraire, s’il attend, survient la vieillesse et sa laideur s’aggrave. Il n’y a donc rien à faire, nul conseil à lui donner, sinon qu’il renonce, trop laid pour oser aimer une belle ; ou, si peut-être il persiste à l’aimer et souhaite la prendre pour épouse, qu’il aime en elle la chasteté, non le visage. Or, notre âme, mes frères, était laide par le péché : en aimant Dieu, elle devient belle. Quel est cet amour qui rend belle l’âme aimante ? Dieu, lui, est toujours beau, jamais il ne perd sa beauté, jamais il ne change. Il nous a aimés le premier, lui qui toujours est beau : et qu’étions-nous quand il nous a aimés sinon laids et défigurés ? Il ne nous a pas aimés pourtant pour nous laisser à notre laideur, mais pour nous changer, et, de défigurés que nous étions, nous rendre beaux. Comment deviendrons-nous beaux ? En aimant celui qui est éternellement beau. Plus croît en toi l’amour, plus croît la beauté : car la charité est la beauté de l’âme.
« Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier. » Écoute l’apôtre Paul : « Mais Dieu montre son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous », le juste pour les injustes, celui qui est beau pour ceux qui étaient laids. Comment trouver ce beau Jésus ? « Il surpasse en beauté les fils des hommes, la grâce est répandue sur tes lèvres. » Pourquoi ? Vois également d’où vient sa beauté : « Il surpasse en beauté les fils des hommes », parce qu’« au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu ». Mais, en prenant chair, il a en quelque sorte pris ta laideur, c’est-à-dire ta condition mortelle, pour s’adapter à toi, se rendre semblable à toi, et t’exciter à aimer la beauté intérieure. Où donc lisons-nous que Jésus est laid et défiguré, comme nous avons lu qu’il est beau et surpasse en beauté les fils des hommes ? Où lisons-nous qu’il est aussi défiguré ? Interroge le prophète Isaïe : « Et nous l’avons vu, et il n’avait ni forme ni beauté. » Voilà les deux flûtes qui, semble-t-il, ne sonnent pas d’accord : pourtant un seul Esprit les inspire toutes deux. D’une part il est dit : « Il surpasse en beauté les fils des hommes » ; d’autre part il est dit dans le prophète Isaïe : « Nous l’avons vu et il n’avait ni forme ni beauté. » Un seul Esprit souffle dans les deux flûtes, elles ne sont pas en désaccord. Ne ferme pas les oreilles, applique ton esprit. Interrogeons l’apôtre Paul : qu’il nous explique l’accord des deux flûtes ! Qu’il nous fasse entendre le son « il surpasse en beauté les fils des hommes » : « Bien qu’il fût dans la forme de Dieu, il n’a pas retenu comme une proie son égalité avec Dieu. » Voilà en quoi « il surpasse en beauté les fils des hommes ». Qu’il nous fasse entendre l’autre son « nous l’avons vu et il n’avait ni forme ni beauté » : « Il s’est anéanti lui-même en prenant la forme d’esclave, en se rendant semblable aux hommes, et par sa manière d’être a été reconnu pour un homme. » « Il n’avait ni forme ni beauté » pour te donner forme et beauté. Quelle forme ? Quelle beauté ? La dilection de la charité : afin qu’en aimant tu coures », et qu’en courant tu aimes. Déjà tu as cette beauté ; mais ne te regarde pas toi-même, de peur de perdre ce que tu as reçu ; regarde-le, lui à qui tu dois ta beauté. Sois beau, pour que lui t’aime. Quant à toi, dirige vers lui tout ton effort, cours vers lui, cherche ses embrassements, crains de t’éloigner de lui : afin que soit en toi cette crainte chaste, qui demeure dans les siècles des siècles. « Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier. »
10. Si quelqu’un dit : j’aime Dieu… quel Dieu ? Pourquoi l’aimons-nous ? « Parce qu’il nous a aimés le premier » et qu’il nous a donné de l’aimer. Il a aimé des impies, pour les rendre pieux ; il a aimé des injustes, pour les rendre justes ; il a aimé des malades, pour les rendre sains. Donc, nous aussi, « aimons, puisqu’il nous a aimés le premier ». Interroge chacun, qu’il te dise s’il aime Dieu. Il proclame, il confesse : « Je l’aime, lui le sait ». Il y a une autre manière d’interroger : Si quelqu’un dit : j’aime Dieur et qu’il hait son frère, c’est un menteur, dit Jean. Comment prouves-tu qu’il est menteur ? Écoute : Qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Quoi donc ! qui aime son frère, aime aussi Dieu ? Nécessairement il aime Dieu, nécessairement il aime l’amour même. Peut-il aimer son frère, sans aimer l’amour ? Nécessairement il aime l’amour. Mais quoi ! du fait qu’il aime l’amour, s’ensuit-il qu’il aime Dieu ? Oui, bien sûr. En aimant l’amour, il aime Dieu. As-tu oublié ce que tu as dit, peu auparavant : « Dieu est amour » ? Si Dieu est amour, quiconque aime l’amour aime Dieu. Aime donc ton frère, et sois sans inquiétude. Tu ne peux dire : j’aime mon frère, mais je n’aime pas Dieu. De même que tu mens, si tu dis « J’aime Dieu », quand tu n’aimes pas ton frère ; de même tu te trompes, si tu dis : « J’aime mon frère », en croyant que tu n’aimes pas Dieu. Toi qui aimes ton frère, tu aimes nécessairement l’amour même ; or, « l’amour est Dieu » : quiconque aime son frère, aime donc nécessairement Dieu. Mais si tu n’aimes pas ton frère que tu vois, comment peux-tu aimer Dieu que tu ne vois pas ? Pourquoi cet homme ne voit-il pas Dieu ? Parce qu’il n’a pas en lui l’amour même. Il ne voit pas Dieu, parce qu’il n’a pas en lui l’amour ; il n’a pas l’amour, parce qu’il n’aime pas son frère ; voilà donc pourquoi il ne voit pas Dieu, parce qu’il n’a pas en lui l’amour. Car, s’il a l’amour, il voit Dieu ; car « Dieu est amour » : et cet œil (intérieur), de plus en plus purifié par l’amour, devient capable de voir cette substance immuable, dont la présence fera à jamais le bonheur de l’homme, lorsqu’il en jouira éternellement avec les Anges. Mais qu’il coure maintenant, pour se réjouir un jour dans la patrie ! Que l’objet de son amour ne soit pas le voyage, ne soit pas la route : que tout lui soit amer, sauf celui qui l’appelle, jusqu’au jour où, nous étant attachés à lui, nous dirons les paroles du Psaume : « Tu as perdu tous ceux qui se prostituent loin de toi. » Et qui sont ceux qui se prostituent ? Ceux qui s’éloignent de lui et qui aiment le monde. Et toi, que fais-tu ? Le Psalmiste poursuit en disant : « Pour moi, m’attacher à Dieu est mon bien ! » Tout mon bien, c’est de m’attacher à Dieu gratuitement. Car, si tu l’interroges et si tu lui demandes : Pourquoi t’attacher à Dieu ? il répond : Pour qu’il me donne. Te donner quoi ? Il a fait le ciel, il a fait la terre, que va-t-il te donner ? Déjà tu t’es attaché à lui : trouve mieux, et il te le donne !
11. Qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Et voilà le commandement que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. Tu disais avec assurance : j’aime Dieu ; et tu hais ton frère ! O homicide ! comment peux-tu aimer Dieu ? N’as-tu pas entendu ce qui est dit plus haut dans cette même Épître : « Qui hait son frère est un homicide » ? — Mais certainement j’aime Dieu, bien que je haïsse mon frère. — Non, certainement tu n’aimes pas Dieu, si tu hais ton frère. Je le prouve à l’instant par un autre témoignage. Jean a dit : « Il nous a donné un commandement : de nous aimer les uns les autres. » Comment peux-tu aimer celui dont tu hais le commandement ? Qui ira dire : j’aime l’empereur, mais je hais ses lois ? À ce signe l’empereur reconnaît qu’on l’aime : à ce qu’on observe ses lois dans les provinces. Quelle est la loi de notre empereur ? « Je vous donne un commandement nouveau : de vous aimer les uns les autres. » Tu dis donc que tu aimes le Christ : garde son commandement et aime ton frère. Mais si tu n’aimes pas ton frère, comment aimerais-tu celui dont tu méprises le commandement ?
Mes frères, je ne me lasse pas de parler de la charité au nom du Christ. Et vous, plus vous êtes avares de ce bien, plus nous espérons que grandit en vous la charité et qu’elle bannit la crainte, afin que subsiste cette crainte chaste qui demeure dans les siècles des siècles. Supportons le monde, supportons les tribulations, supportons le scandale des tentations. Ne nous écartons pas de la route : tenons l’unité de l’Église, tenons le Christ, tenons la charité. Ne nous laissons pas arracher aux membres de son épouse, ne nous laissons pas arracher à la foi, afin d’être glorifiés en sa présence : et nous demeurerons en lui sans inquiétude, maintenant par la foi, plus tard par la vision, dont le don du Saint-Esprit nous est un si grand gage.
1. Je pense que vous vous souvenez, vous qui étiez là hier, où nous en étions arrivés dans le commentaire de cette Épître : à ces mots : « Qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Et voilà le commandement que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. » C’est là que nous en étions restés. Voyons donc ce qui vient ensuite.
Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu. Quel est celui qui ne croit pas que Jésus est le Christ ? Celui qui ne vit pas conformément aux préceptes du Christ. Beaucoup disent en effet : je crois ; mais la foi sans les œuvres ne sauve pas. Or, l’œuvre de la foi, c’est la dilection, car, comme le dit l’apôtre Paul, « la foi opère par la dilection ». Tes œuvres passées, avant que tu n’aies la foi, ou bien étaient milles, ou bien, si elles semblaient bonnes, étaient vaines. Si elles étaient nulles, tu étais comme un homme qui n’a pas de pieds ou que la paralysie empêche de marcher. Si par contre ces œuvres semblaient bonnes, avant que tu n’aies la foi, tu courais sans doute, mais, en courant hors du chemin, tu t’égarais plutôt que tu n’approchais du but. Il nous faut donc et courir et courir sur le bon chemin. Celui qui court hors du chemin court en vain : bien plus, il court au-devant de la peine. Plus il court hors du chemin, plus il s’égare. Quel est le chemin sur lequel nous courons ? Le Christ a dit : « Je suis le Chemin. » Quelle est la patrie vers laquelle nous courons ? Le Christ a dit : « Je suis la Vérité. » C’est par lui que tu cours, vers lui que tu cours, en lui que tu trouves le repos. Mais, afin que nous courions par lui, il s’est étendu jusqu’à nous : car nous étions loin et nous pérégrinions au loin. C’est trop peu dire que nous pérégrinions au loin : nous étions sans force et incapables de nous mouvoir. Le médecin est venu vers les malades, le chemin s’est avancé vers les voyageurs. Laissons-nous sauver par lui, marchons par lui.
Voilà ce qu’est croire que Jésus est le Christ. C’est ainsi que croient les chrétiens, qui ne sont pas seulement chrétiens de nom, mais le sont et dans leurs actes et dans leur vie ; ce n’est pas ainsi que croient les démons. Car les « démons eux aussi croient et ils tremblent », comme le dit l’Écriture. Les démons disent : « Nous savons qui tu es : le Fils de Dieu » ; que pourraient-ils croire de plus ? Ce que disent les démons, Pierre le dit aussi. Quand le Seigneur demanda qui il était et ce que les hommes disaient de lui, les disciples répondirent : « Les uns disent que tu es Jean-Baptiste, les autres Élie, les autres Jérémie ou l’un des Prophètes. » Il dit alors : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Pierre répondit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Et il entendit le Seigneur lui dire : « Bienheureux es-tu, Pierre, fils de Jean, car ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. » Voyez quelles louanges confirment cette profession de foi : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » Qu’est-ce à dire « sur cette pierre je bâtirai mon Église » ? C’est-à-dire sur cette foi, sur ces paroles « tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ».
Sur cette pierre, dit le Seigneur, je fonderai mon Église. » Grand éloge ! Pierre dit donc : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Les démons disent aussi : « Nous savons qui tu es, le Fils de Dieu, le Saint de Dieu. » Ce que dit Pierre, les démons le disent aussi : mêmes paroles, mais non même esprit. Et où est la preuve que Pierre disait ces paroles avec dilection ? C’est que la foi du chrétien est accompagnée de dilection, celle du démon est sans dilection. Comment, sans dilection ? Pierre parlait ainsi pour s’attacher au Christ ; les démons parlaient ainsi pour que le Christ s’éloignât d’eux. Car, avant de dire : « Nous savons qui tu es : tu es le Fils de Dieu. Qu’y a-t-il de commun entre toi et nous ? » ils avaient dit : « Pourquoi es-tu venu nous perdre avant le temps marqué ? » Autre chose est donc de confesser le Christ pour t’attacher au Christ, autre chose de confesser le Christ pour repousser le Christ loin de toi.
Vous voyez donc que, lorsque Jean dit « celui qui croit », il s’agit d’une certaine foi bien déterminée, non de celle commune à beaucoup d’hommes. Ainsi donc, frères, qu’aucun hérétique ne vous dise : Nous aussi, nous croyons. Si je vous ai proposé l’exemple des démons, c’est afin que vous ne vous contentiez pas des paroles de ceux qui pré-~ tendent croire, mais que vous en jugiez à l’épreuve de la vie.
2. Voyons donc ce que c’est que croire au Christ, ce que c’est que croire que Jésus est le Christ. Jean poursuit : « Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu. » Mais qu’est-ce que cette foi suppose ? Et quiconque aime celui qui a engendré aime celui qui est né de lui. Il lie aussitôt la dilection à la foi, car, sans dilection, la foi est vaine. Avec la dilection, c’est la foi du chrétien ; sans la dilection, c’est la foi des démons. Quant à ceux qui ne croient pas, ils sont pires que des démons, ils retardent sur les démons. Voilà je ne sais quel homme qui refuse de croire au Christ : il n’en est pas même encore au point où en sont les démons. Le voilà maintenant qui croit au Christ, mais il le hait : il fait profession de foi par crainte du châtiment, non par amour de la couronne : les démons en effet, eux aussi, craignaient un châtiment. Ajoute à cette foi la dilection, elle devient la foi telle que la décrit l’apôtre Paul, « la foi qui opère par l’amour » : tu as trouvé le chrétien, tu as trouvé le citoyen de Jérusalem, tu as trouvé le concitoyen des Anges, tu as trouvé le voyageur qui soupire au long de la route ; joins-toi à lui, il est ton compagnon, cours avec lui, si toutefois, toi aussi, tu es ce qu’il est. « Quiconque aime celui qui a engendré aime celui qui est né de lui. » Qui a engendré ? Le Père. Qui est engendré ? Le Fils. Que veut-il donc dire ? Que quiconque aime le Père aime le Fils.
3. À cela nous connaissons que nous aimons les fils de Dieu. Qu’est-ce là, frères ? Il n’y a qu’un instant il parlait du Fils de Dieu, non des fils de Dieu : c’est le Christ seul qu’il proposait à notre contemplation, lorsqu’il a dit : « Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu ; et quiconque aime celui qui a engendré », c’est-à-dire le Père, « aime celui qui est né de lui », c’est-à-dire le Fils, Jésus-Christ Notre Seigneur. Et il ajoute : « À cela nous reconnaissons que nous aimons les fils de Dieu », alors qu’on attendrait : à cela nous reconnaissons que nous aimons le Fils de Dieu. Il a dit les fils de Dieu, lui qui, il n’y a qu’un instant, parlait du Fils de Dieu. C’est que les fils de Dieu sont le corps du Fils unique de Dieu. Et comme lui est la tête, nous les membres, il n’y a qu’un seul Fils de Dieu. Donc, qui aime les fils de Dieu aime le Fils de Dieu ; et qui aime le Fils de Dieu, aime le Père ; et nul ne peut aimer le Père, s’il n’aime le Fils ; et qui aime le Fils, aime aussi les fils de Dieu.
Quels fils de Dieu ? Les membres du Fils de Dieu. En aimant, il devient, lui aussi, un de ses membres, et il entre par la dilection dans l’unité du corps du Christ : et il n’y aura qu’un seul Christ qui s’aime lui-même. Lorsqu’en effet les membres s’aiment mutuellement, le corps s’aime lui-même. « Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; et si un membre est à l’honneur, tous les membres se réjouissent avec lui. » Et qu’ajoute Paul ? « Or, vous êtes le corps et les membres du Christ. » Parlant, quelques lignes plus haut, de la dilection fraternelle, Jean disait : « Qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? » Mais si tu aimes ton frère, peut-être aimes-tu ton frère sans aimer le Christ ? Comment serait-ce possible, alors que tu aimes les membres du Christ ? Quand donc tu aimes les membres du Christ, tu aimes le Christ ; quand tu aimes le Christ, tu aimes le Fils de Dieu ; quand tu aimes le Fils de Dieu, tu aimes aussi le Père. La dilection ne souffre donc pas de partage. Tu ne peux choisir d’aimer l’un, sans que l’amour des autres s’ensuive. Dis-tu : Je n’aime que Dieu, Dieu le Père ? — Tu mens. Si tu l’aimes, tu ne l’aimes pas lui seul, mais si tu aimes le Père, tu aimes aussi le Fils. — Bien, dis-tu, j’aime le Père et j’aime le Fils : mais eux seuls, Dieu le Père et Dieu le Fils Notre Seigneur Jésus-Christ qui est monté au ciel, est assis à la droite du Père : ce Verbe par qui tout a été fait, ce Verbe fait chair qui a habité parmi nous ; voilà seulement ceux que j’aime. — Tu mens. Si en effet tu aimes la tête, tu aimes aussi les membres ; mais si tu n’aimes pas les membres, tu n’aimes pas non plus la tête. Ne trembles-tu pas quand tu entends la tête crier du haut du ciel en faveur de ses membres : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Celui qui persécute ses membres, elle dit qu’il la persécute, elle ; celui qui aime ses membres, elle dit qu’il l’aime, elle. Quels sont ses membres, mes frères, vous le savez déjà : c’est l’Église même de Dieu.
À cela nous reconnaissons que nous aimons les fils de Dieu, lorsque nous aimons Dieu. Et comment ? Les fils de Dieu ne sont-ils pas tout autre chose que Dieu ? Mais qui aime Dieu, aime ses préceptes. Et quels sont les préceptes de Dieu ? « Je vous donne un commandement nouveau : de vous aimer les uns les autres. » Que personne ne s’excuse au nom d’une autre dilection, en invoquant une autre dilection : tant cette dilection a de force de cohésion ! De même qu’elle est pleinement unifiée en elle — même, de même elle ne fait de toutes celles qui dépendent d’elle qu’un seul tout, comme un feu qui les soude ensemble. Voici de l’or, la masse est en fusion, il n’y a plus qu’un seul tout : mais, à moins que la ferveur de la charité ne l’embrase, une multitude ne peut être fondue en un tout. « Parce que nous aimons Dieu, à cela nous reconnaissons que nous aimons les fils de Dieu. »
4. Et à quoi reconnaissons-nous que nous aimons les fils de Dieu ? À ce que nous aimons Dieu et que nous faisons ce qu’il commande. Ici, nous perdons souffle, tant il est difficile de faire ce que Dieu commande. Mais écoute ce que je vais dire. Homme, pourquoi peines-tu en aimant ? c’est que tu aimes l’avarice. C’est avec peine qu’est aimé ce que tu aimes : c’est sans peine que Dieu est aimé. L’avarice va t’imposer des peines, des risques, des tourments, des tribulations : et tu lui obéis. À quelle fin ? Pour avoir de quoi remplir ton coffre, tu perds la tranquillité. Sans doute étais-tu plus tranquille avant d’être riche que tu ne l’es, depuis que tu l’es devenu. Voilà ce que t’impose l’avarice : tu as rempli ta maison, les voleurs sont à craindre ; tu as acquis de l’or, tu as perdu le sommeil. Voilà ce que t’impose l’avarice : Fais cela, et tu le fais. Et Dieu, que te commande-t-il ? Aime-moi Tu aimes l’or, tu es en quête d’or, et peut-être n’en trouveras — tu pas : quiconque me cherche, je suis avec lui Tu aimes les honneurs, et peut-être n’y parviendras-tu pas : qui m’a aimé, et n’est pas parvenu jusqu’à moi ? Dieu te dit : Tu veux avoir un protecteur ou un ami puissant ; tu le courtises par l’intermédiaire d’un autre moins haut placé. Aime-moi, te dit Dieu : nul besoin d’intermédiaire pour avoir accès jusqu’à moi : l’amour même me rend présent à toi. Quoi de plus doux que cette dilection, mes frères ? Ce n’est pas en vain que le Psaume vous disait à l’instant : « Des pécheurs m’ont raconté leurs plaisirs, mais ce n’est pas comme ta Loi, Seigneur ! » Quelle est la Loi de Dieu ? Le commandement de Dieu. Quel est le commandement de Dieu ? le commandement nouveau, justement dit nouveau, parce qu’il renouvelle l’homme : « Je vous donne un commandement nouveau : de vous aimer les uns les autres. » Vois que telle est bien la Loi de Dieu : L’Apôtre dit « Portez les fardeaux les uns des autres, et accomplissez ainsi la loi du Christ. » L’achèvement de toutes nos œuvres, c’est la dilection. Là est la fin : c’est pour l’obtenir que nous courons, c’est vers elle que nous courons ; une fois arrivés, c’est en elle que nous nous reposerons.
5. Vous avez entendu les paroles du Psaume : « J’ai vu la fin de tout achèvement. » Le Psalmiste a dit : « J’ai vu la fin de tout achèvement », qu’avait-il vu ? Faut-il penser qu’il était monté au sommet d’un pic très élevé et que, parcourant l’horizon du regard, fl avait contemplé la surface de la Terre et les cercles de l’univers, ce qui lui a fait dire : « J’ai vu la fin de tout achèvement » ? Si c’est ce spectacle qu’il vante, demandons à Dieu des yeux extrêmement perçants et mettons-nous en quête de la plus haute montagne qui soit sur la terre pour voir de son sommet la fin de tout achèvement. Ne ya pas si loin : je te le dis, monte sur la montagne, et vois la fin. La montagne, c’est le Christ : viens au Christ ; de là, tu vois la fin de tout achèvement. Quelle est cette fin ? Interroge Paul : « La fin du commandement est la charité venant d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère » ; et, dans un autre passage : « La plénitude de la Loi, c’est la charité. » Qu’y a-t-il de plus fini, de plus achevé que la plénitude ? En effet, mes frères, le mot « fin » est pris ici en bonne part. N’allez pas croire qu’il s’agisse ici de destruction, mais bien d’achèvement. C’est dans un sens tout différent que nous disons « j’ai fini le pain » et « j’ai fini la tunique ». J’ai fini le pain en le mangeant, j’ai fini la tunique en la tissant. Dans un cas comme dans l’autre, on emploie le mot « fin » ; mais le pain est fini, en ce sens qu’il est détruit [consumatur), la tunique est finie, en ce sens qu’elle est achevée (consum- metur) ; le pain est fini en ce sens qu’il n’est plus, la tunique est finie en ce sens qu’elle est parfaite. C’est en ce sens qu’il faut entendre le mot « fin », lorsqu’au cours de la lecture d’un psaume vous entendez : « Pour la fin, Psaume de David. » Vous entendez souvent ces mots au cours de la lecture des Psaumes, et vous devez comprendre ce que vous entendez. Qu’est-ce à dire « Pour la fin » ? « Car la fin de la Loi, c’est le Christ pour la justification de tout croyant. » Et qu’est-ce à dire « le Christ est la fin » ? Ceci : que le Christ est Dieu, que la fin du commandement est la charité, et que Dieu est charité : car le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu’un. C’est là qu’est pour toi la fin : partout ailleurs, c’est la route. Ne t’attache pas à la route, au risque de ne pas parvenir à la fin. À quelque étape que tu arrives, passe outre pour parvenir à la fin. Quelle est cette fin ? « Pour moi, être uni à Dieu, c’est mon bien. » Tu es uni à Dieu ? Tu as fini la route ; tu demeureras dans la patrie.
Entendez-moi bien. Un homme est en quête d’argent : pour toi, que ce ne soit pas là ta fin, passe comme un voyageur. Cherche où passer, non où demeurer. Or, si tu aimes l’argent, te voilà entravé par l’avarice : l’avarice est pour tes pieds une chaîne ; tu ne peux avancer outre. Passe donc aussi cet obstacle : cherche la fin. Tu cherches la santé du corps, mais de nouveau ne t’arrête pas là. Qu’est en effet cette santé du corps que détruit la mort, qu’affaiblit la maladie, santé fragile, périssable, fluente ? Cherche-la, mais pour éviter, le cas échéant, qu’une santé précaire ne t’empêche de faire le bien. Ce n’est donc pas là qu’est la fin, puisqu’on ne la cherche qu’en vue d’autre chose. Tout ce qu’on cherche en vue d’autre chose n’est pas la fin ; mais tout ce qu’on recherche pour soi-même, gratuitement, voilà la fin. Tu cherches les honneurs : peut — être les cherches-tu en vue d’accomplir quelque chose, de mener à bien un projet, de plaire à Dieu. Ne va pas aimer l’honneur pour lui-même, de peur de t’en tenir là. Tu cherches la louange ? Si c’est la louange de Dieu, tu fais bien ; si c’est ta propre louange, tu fais mal ; tu restes en chemin. Mais voici qu’on t’aime, qu’on te loue : ne te félicite pas quand la louange s’arrête à toi ; aime à être loué dans le Seigneur, afin de chanter : « Mon âme sera louée dans le Seigneur. » Tu prononces un bon discours, on loue ton discours ? Ne prends pas ces louanges comme si elles s’adressaient à toi, ce n’est pas là ta fin. Si c’est là que tu places la fin, c’est aussi la fin pour toi ; non toutefois la fin qui te perfectionne, mais la fin qui te détruit. Reçois donc les louanges, non comme si ce discours venait de toi, non comme s’il était tien. Mais alors, comment les recevoir ? Comme nous le dit le Psaume : « C’est en Dieu que je louerai mes discours, en Dieu que je louerai mes paroles. » Le résultat sera que s’accomplira en toi la promesse du Psaume : « J’ai espéré en Dieu, je ne craindrai pas ce que l’homme peut me faire. » Quand en effet toutes tes œuvres sont louées en Dieu, il n’est pas à craindre que cesse cette louange dont tu es l’objet, car Dieu ne défaille pas. Donc, pour la louange aussi, passe outre.
6. Voyez, frères, que de biens nous dépassons, en lesquels n’est pas la fin. Nous en usons comme en cours de route ; nous y refaisons nos forces comme aux haltes des auberges, et nous passons. Où donc est la fin ? « Bien — aimés, nous sommes fils de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté », a-t-il été dit dans cette Épître. Nous sommes encore en route ; à quelque endroit que nous soyons arrivés, il nous faut encore passer outre, jusqu’à ce que nous parvenions à une certaine fin. « Nous savons que lorsqu’il se manifestera nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est. » Telle est la fin : là est la louange perpétuelle, l’éternel Alléluia sans défaillance.
C’est bien à cette fin que fait allusion le Psaume : « J’ai vu la fin de tout achèvement. » Et, comme si on allait lui demander : quelle est cette fin que tu as vue, le Psalmiste ajoute : « Ton commandement est souverainement large. » Telle est la fin, la latitude du commandement. La latitude du commandement, c’est la charité ; car, là où est la charité, rien n’est à l’étroit. L’Apôtre était en cette latitude, lorsqu’il disait : « Notre bouche s’est ouverte pour vous, ô Corinthiens, notre cœur s’est élargi : vous n’êtes pas à l’étroit en nous. » Voilà pourquoi « ton commandement est souverainement large ». Quel est ce commandement large ? « Je vous donne un commandement nouveau : vous aimer les uns les autres. » La charité ne met donc pas à l’étroit. Tu ne veux pas être à l’étroit sur la terre ? Habite au large ! Quoi qu’un homme puisse te faire en effet, il ne peut te mettre à l’étroit, car tu aimes ce contre quoi l’homme ne peut rien : tu aimes Dieu, tu aimes l’ensemble de tes frères, tu aimes la loi de Dieu, tu aimes l’Église de Dieu : elle sera éternelle. Tu peines sur la terre, mais tu arriveras à la récompense promise. Qui peut t’enlever ce que tu aimes ? Si personne ne peut t’enlever ce que tu aimes, tu dors tranquille : bien plus, tu veilles tranquille, sûr de ne pas perdre pendant ton sommeil ce que tu aimes. Ce n’est pas en vain que le Psalmiste dit : « Illumine mes yeux, de peur qu’un jour je ne m’endorme dans la mort. » Ceux qui ferment les yeux à la charité s’endorment dans les convoitises des plaisirs charnels. Éveille-toi donc. Ces plaisirs sont le manger, le boire, la luxure, le jeu, la chasse : ces vanités fastueuses sont à l’origine de tous les maux. Serait-ce que nous ignorions que ce sont là des plaisirs ? Qui niera qu’ils n’aient pour nous du charme ? Mais nous aimons davantage la loi de Dieu. Crie bien haut contre ces plaisirs séducteurs : « Les pécheurs m’ont raconté leurs plaisirs, mais ce n’est pas comme ta loi, Seigneur. » Ce plaisir-là demeure. Non seulement il demeure, pour que tu viennes à lui, mais encore il te rappelle, quand tu le fuis.
7. Car en ceci consiste la dilection de Dieu : garder ses commandements. Vous le savez déjà : « À ces deux commandements se rattachent toute la Loi et les Prophètes. » Comment le Seigneur a-t-il évité de disperser ton attention à travers tant de pages de l’Écriture ? « À ces deux commandements se rattachent toute la Loi et les Prophètes. Quels sont ces deux commandements ? « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit : et tu aimeras ton prochain comme toi-même. À ces deux commandements se rattachent toute la Loi et les Prophètes. » Voilà les deux commandements qui font tout l’objet de cette Épître. Gardez donc la dilection, et vous serez en paix. Pourquoi craindrais-tu de faire du mal à quelqu’un ? Qui peut faire du mal à celui qu’il aime ? Aime, et il ne se peut faire que tu ne fasses le bien.
Mais peut-être reprends-tu quelqu’un ? C’est l’amour qui le fait, non la dureté. Mais peut-être frappes-tu quelqu’un ? Tu le fais pour qu’il se discipline ; car l’amour même de la dilection ne te permet pas de l’abandonner à son indiscipline. Et il arrive en quelque sorte que les effets sont comme opposés et contraires aux causes : ainsi parfois la haine flatte, et la charité sévit. Voici par exemple un homme qui hait son ennemi et qui feint pour lui de l’amitié. Il le voit commettre quelque mal, il le loue ; il veut que celui-ci aille à sa perte, il veut qu’il aille aveuglément à travers les sentiers escarpés de ses convoitises, d’où peut-être il ne pourra revenir. Il le loue, « car le pécheur est loué pour les désirs de son cœur » ; il l’enveloppe d’une adulation onctueuse. Voici qu’il le hait, et il le loue. Un autre homme voit son ami commettre quelque faute : il l’avertit. Si son ami ne l’écoute pas, il envient même aux réprimandes, aux blâmes, aux procès : parfois il est nécessaire d’en arriver là ! Voilà la haine qui flatte, et la charité qui intente un procès ! Ne regarde pas les paroles de celui qui flatte, et l’apparente sévérité de celui qui réprimande : vois la source, cherche la racine d’où procèdent ces attitudes. L’un flatte pour tromper, l’autre intente un procès pour corriger.
Il n’est donc pas besoin, frères, que nous nous efforcions de dilater vos cœurs : demandez à Dieu de vous aimer les uns les autres. Aimez tous les hommes, même vos ennemis ; non parce qu’ils sont vos frères, mais pour qu’ils soient vos frères : en sorte que toujours vous brûliez d’amour fraternel, soit pour celui qui est déjà votre frère, soit pour votre ennemi, afin que, à force d’amour, vous en fassiez votre frère. Chaque fois que vous aimez un frère, vous aimez un ami. Dès maintenant il est avec toi, dès maintenant il est lié à toi dans une unité qui s’étend à la totalité des hommes. Si tu vis bien, ton amour fait un frère de celui qui est ton ennemi. Mais tu aimes quelqu’un qui ne croit pas encore au Christ ou qui, s’il croit au Christ, croit à la façon des démons, tu lui reproches la vanité de son erreur. Mais toi, aime-le, et aime-le d’un amour fraternel : il n’est pas encore ton frère, mais tu l’aimes en sorte qu’il le devienne. Toute notre dilection fraternelle s’adresse donc à des chrétiens, à tous les membres du Christ. La règle de la charité, mes frères, sa force, ses fleurs, ses fruits, sa beauté, son charme, sa nourriture, sa boisson, ses aliments, ses embrassements ignorent la satiété. Si elle a pour nous tant de charmes, alors que nous voyageons ici-bas, quelle ne sera pas notre joie quand nous serons dans la patrie ?
8. Courons donc, mes frères, courons, et aimons le Christ. Quel Christ ? Jésus-Christ. Qui est-il ? Le Verbe de Dieu. Et comment est-il venu vers ceux qui étaient malades ? « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. » Voilà que s’est accompli ce qu’a prédit l’Écriture : « Il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât des morts le troisième jour. » Son corps, où gît-il ? Ses membres, où peinent-ils ? Où dois-tu être, pour être sous l’influence de la tête ? « Il fallait que le repentir et la rémission des péchés soient prêchés en son nom à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. » Voilà où doit s’épandre ta charité. Le Christ le dit et le Psaume, c’est-à-dire l’Esprit de Dieu, le dit : « Ton commandement est souverainement large » ; et je ne sais qui vient placer en Afrique les limites de la charité ! Étends la charité au monde entier, si tu veux aimer le Christ : car les membres du Christ s’étalent sur le monde entier. Si tu n’aimes qu’une partie du corps, tu es divisé ; si tu es divisé, tu n’es plus dans le corps ; si tu n’es plus dans le corps, tu n’es plus sous l’influence de la tête.
À quoi bon croire, si en même temps tu outrages ? Tu l’adores en sa tête, tu l’outrages en son corPs.Lui, il aime son corPs.Si toi, tu te retranches du corps, la tête ne se retranche pas de son corPs.C’est en vain que tu m’honores, te crie la tête du haut du ciel, c’est en vain que tu m’honores. C’est comme si quelqu’un voulait t’embrasser la tête en te marchant sur les pieds : peut-être est-ce avec des souliers ferrés qu’il t’écraserait les pieds, en voulant prendre ta tête entre ses mains pour l’embrasser. N’interromprais-tu pas ces démonstrations de respect en criant et en disant : Que fais-tu, malheureux, tu m’écrases ! Tu ne lui dirais pas : tu m’écrases la tête, puisqu’il rend honneur à la tête ; mais la tête parlerait plus fort pour les membres qu’on écrase que pour elle qu’on honore. N’est-ce pas la tête qui crie : Je ne veux pas de tes honneurs ; cesse de m’écraser ! Ose dire alors, si tu le peux : Comment t’écraserais-je ? Dis-lui, à la tête : Je veux te donner un baiser, je veux t’embrasser. — Mais ne vois-tu pas, sot, que ce que tu veux embrasser, en vertu de la solidarité qui fait du corps un tout, est présent à ce que tu écrases ? En haut tu m’honores, en bas tu m’écrases. Ce que tu écrases souffre plus que ne se réjouit ce que tu honores : parce que ce que tu honores souffre pour ces membres que tu écrases. Que crie la langue ? Tu me fais mal. Elle ne dit pas : tu fais mal à mon pied, mais : tu me fais mal. — O langue, qui t’a touchée ? Qui t’a frappée ? Qui t’a piquée ? Qui t’a percée ? — Personne, mais je ne fais qu’un avec mes membres écrasés. Comment veux-tu que je ne souffre pas, quand je n’en suis pas séparée ?
9. Voilà donc pourquoi Notre Seigneur Jésus-Christ, lorsqu’il monta au ciel quarante jours après sa Résurrection, nous a recommandé son corps, qui devait rester ici — bas. Il voyait que beaucoup lui rendraient honneur parce qu’il était monté au ciel ; et il voyait que cet honneur serait vain, si on foule aux pieds les membres qui restent sur la terre. Et pour qu’on ne s’y trompe pas, pour qu’on n’adore pas la tête au ciel alors qu’on écrase les pieds sur la terre, il a dit où étaient ses membres. Sur le point de monter au ciel, il a dit ses dernières paroles ; ces paroles dites, il n’a plus parlé sur la terre. Sur le point de monter au ciel, la tête a recommandé ses membres qui restaient sur terre, puis nous a quittés. Désormais tu n’entends plus le Christ parler sur terre ; tu l’entends parler, mais du haut du ciel. Et, du haut du ciel, pourquoi parle-t-il ? Parce que ses membres étaient foulés aux pieds sur la terre. À Saul le persécuteur, il dit d’en haut : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Je suis monté au ciel, mais je resdâencore sur terre : ici, je suis assis à la droite du Père ; là-bas, j’ai encore faim, soif, je suis voyageur. Comment donc, sur le point de monter au ciel, nous a-t-il recommandé son corps resté sur la terre ? Lorsqu’à ses disciples qui lui demandaient : « Seigneur, le moment est-il venu où tu rétabliras le royaume d’Israël ? » il répondit avant de partir : « Ce n’est pas à vous de connaître les temps que le Père a fixés de sa propre autorité : mais vous recevrez la force du Saint-Esprit qui descendra sur vous, et vous serez mes témoins. » Voyez où il étend son corps, voyez où il ne me veut pas être foulé aux pieds : « Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre. » Voilà où je reste, moi qui monte au ciel. Je monte, car je suis la tête ; mon corps reste encore ici-bas. Où reste-t-il ? Sur toute la terre. Garde-toi de le frapper, garde-toi de lui faire violence, garde-toi de le fouler aux pieds : telles sont les dernières paroles du Christ, au moment d’aller au ciel.
Voyez cet homme couché sur son lit, languissant, gisant dans sa maison, brisé par la souffrance, proche de la mort, prêt à rendre le souffle, l’âme déjà en quelque sorte au bord des lèvres voilà que peut-être le souci d’une chose qui lui est chère, qui lui tient à cœur, lui revient à l’esprit ; il fait venir ses héritiers et leur dit : Je vous en prie, faites ceci. Il se fait violence en quelque sorte pour retenir sa vie, de peur qu’elle ne lui échappe avant qu’il ait affirmé sa volonté. Une fois prononcées ces dernières paroles, il rend l’âme, on met son corps au tombeau. Comment les héritiers garderont-ils mémoire des dernières paroles du mourant ? Comment, si quelqu’un venait leur dire : N’en faites rien, ne lui répondraient-ils pas : Quoi, je n’accomplirais pas les dernières volontés de mon père expirant, les dernières paroles qui ont sonné à mes oreilles, quand mon père quittait cette terre ? Je puis en agir autrement pour toutes les autres paroles qu’il a dites, ses dernières paroles me lient davantage. C’est la dernière fois que je l’ai vu, que je l’ai entendu parler.
Frères, pensez-y avec votre cœur de chrétien. Si les paroles de celui qui va au tombeau sont pour ses héritiers si douces, si chères, d’un si grand poids, que ne doivent pas être pour les héritiers du Christ les dernières paroles qu’il ait dites, alors qu’il allait, non pas retourner au tombeau, mais monter au ciel ! Cet homme en effet qui a vécu et qui est mort, son âme est emportée vers d’autres lieux, son corps est mis en terre. Que ses dernières volontés soient accomplies ou non, peu lui importe ; déjà il fait autre chose ou souffre autre chose : ou bien, dans le sein d’Abraham, il se réjouit, ou bien, dans le feu éternel, il aspire après une goutte d’eau ; quant à son cadavre, il gît dans le tombeau, privé de sentiment. Et l’on garde les dernières volontés du mourant ! Qu’espèrent donc ceux qui ne gardent pas les dernières volontés de celui qui siège dans le ciel et qui d’en haut voit si on les méprise ou non ? De celui qui dit « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? », qui réserve pour le jour du jugement tout ce qu’il voit souffrir à ses membres.
10. Mais qu’avons-nous fait ? disent-ils. Nous avons souffert persécution, nous n’en sommes pas les auteurs ! Vous en êtes les auteurs, misérables ! D’abord, parce que vous avez divisé l’Église. La langue est une épée plus acérée que le fer.
Agar, la servante de Sara, fut orgueilleuse ; elle fut châtiée par sa maîtresse en punition de son orgueil. C’était là correction plus que châtiment. Aussi, lorsqu’elle se fut éloignée de sa maîtresse, que lui dit l’Ange ? « Reviens vers ta maîtresse. » Ainsi donc, âme charnelle, si, comme cette orgueilleuse servante, il t’arrive de souffrir quelque peu pour ton amendement, pourquoi ces plaintes insensées ? Reviens à ta maîtresse, garde la paix du Seigneur. Voilà qu’on te présente l’Évangile, nous y lisons où se trouve répandue l’Église ; on conteste là-contre, et on nous dit « Traditeurs ! » Traditeurs de quoi ? Le Christ nous recommande son Église, et tu ne le crois pas ; moi, je te croirais, quand tu dis du mal de mes parents ? Tu veux que je t’en croie au sujet de ces (prétendus) traditeurs ? Commence, toi, par croire au Christ. Que convient — il de faire ? Le Christ est Dieu, tu es homme : auquel doit-on d’abord croire ? Le Christ a répandu son Église dans le monde entier ; et moi je dirais « N’en tiens pas compte » ? L’Évangile parle, et moi je dirais « Défie-toi » ? Que dit l’Évangile ? « Il fallait que le Christ souffrît, qu’il ressuscitât des morts le troisième jour, et que le repentir et la rémission des péchés soient prêchés en son nom. » Où est la rémission des péchés, là est l’Église. Comment, l’Église ? C’est en effet à elle qu’il a été dit : « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux : et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux. » Jusqu’où s’étend cette rémission des péchés ? « À toutes les nations, à commencer par Jérusalem. » Voilà : crois au Christ ! Mais tu comprends que, si tu crois au Christ, tu n’as plus rien à dire au sujet de ces « traditeurs » : tu veux que je croie plus à tes calomnies contre mes parents que tu ne crois, toi, aux enseignements du Christ.
PRÉSENTATION9
(P. Agaësse)
Le livre VIII marque une étape dans le De Trinitate. Tandis que, dans les sept premiers livres, Augustin s’appuie sur l’Écriture et la Tradition pour établir le dogme (I-IV) et le défendre contre les interprétations tendancieuses des hérétiques (V-VII), il s’efforce, à partir du livre VIII, d’entrer dans l’intelligence du mystère et de comprendre ce qu’il croit. Sachant que l’homme est créé à l’image de Dieu, il scrute l’âme — ou plutôt cette fine pointe de l’âme qu’il appelle la mens…
[…]
Remarquons d’abord que si Augustin se tourne vers l’âme humaine pour essayer de pénétrer dans l’intelligence du mystère, c’est qu’il sait que l’âme est image de Dieu et il le sait par la Révélation. Dieu a fait l’homme à son image et à sa ressemblance, nous dit la Genèse (I, 26), texte de base déjà commenté dans les Confessions et dans le de Genesi ad litteram. Ce n’est donc pas la raison humaine, livrée à ses seules forces, qui, par un jeu d’ingénieuses analogies, établit un lien fragile et extrinsèque entre l’âme et Dieu ; c’est Dieu qui a mis cette ressemblance dans l’âme ou plutôt qui a voulu que cette ressemblance soit constitutive de l’âme. D’emblée le rapport est posé entre l’âme et Dieu et il est posé par l’acte créateur. Nous n’avons donc pas à relier artificiellement une connaissance philosophique à une vérité révélée, mais nous avons à réfléchir sur une vérité révélée pour découvrir en quoi l’âme est image et reflète quelque chose de Dieu. C’est en ce sens qu’Augustin interprète la parole de saint Paul : « Connaissant Dieu, ou plutôt connus de lui ». ». L’âme ne peut se connaître qu’en retrouvant l’intention que Dieu a eue en la créant. Aussi n’est-il pas étonnant que l’âme soit un mystère pour elle-même : « C’est nous qui ne pouvons nous comprendre, écrit saint Augustin… Nous ne pouvons nous saisir, et cependant nous ne sommes pas hors de nous-mêmes ».
Ce mystère, l’âme ne peut l’élucider par une simple réflexion sur elle-même, mais par une réflexion sur son rapport à Dieu. Il est bien significatif qu’elle ne commence à découvrir sa structure trinitaire qu’en analysant les conditions de sa foi au Dieu Trinité. C’est là tout le sens du livre VIII, qui est le livre-clef de cette seconde partie du de Trinitate et où sont abordés la plupart des thèmes qui seront développés par la suite. En effet, la première relation qui est dégagée est celle de l’âme et de son amour. Mais de quel amour s’agit il ? De cette charité dont parlent les textes scripturaires (en particulier l’Épître de saint Jean) et qui est à la fois amour de Dieu, du prochain et de soi. Ainsi, l’âme ne s’aime à sa vraie mesure qu’en participant à l’amour que Dieu a pour elle et qui la rapporte à sa fin surnaturelle. Dans le livre IX, la connaissance, troisième terme conénuméré (le la trinité de l’âme, est saisie comme impliquée (latin) cet amour. Cette connaissance ne se rapporte donc pas à l’être empirique de l’âme, mais a son être idéal, à ce qu’elle doit devenir si elle se laisse transformer par Dieu : « Ce qu’elle est dans sa nature propre, écrit M. Gilson, c’est ce qu’est le modèle divin à l’image duquel elle a été formée1 ». Dès lors se connaître n’est pas seulement effort dialectique ; s’aimer n’est pas seulement désir naturel. Il ne s’agit pas là d’abord d’une analyse psychologique, mais ontologique, et cette ontologie elle-même est fondée sur la Révélation. Car ce qui est visé, c’est cet état définitif de l’âme, où son être coïncidera avec sa fin : c’est alors qu’elle sera vraiment semblable à Dieu, parce que l’être, la connaissance et l’amour étant complètement actués et immanents les uns aux autres, elle sera une dans la trinité de ses puissances. Mais cette fin, l’âme ne peut la connaître que par la foi, comme elle ne peut y répondre que par la grâce. Ce n’est donc que par son adhésion à Dieu que l’âme apprend à se connaître : comme le dit saint Augustin, « l’image ne se conserve que par le mouvement vers celui par qui elle a été imprimée ».
C’est bien cette même perspective théologique, cette structure trinitaire de l’âme envisagée dans son rapport à sa fin révélée par la foi, que nous retrouvons au terme de la recherche. La vraie trinité de l’âme, nous dit Augustin, est la trinité de la sagesse : or, cette sagesse n’est autre que la grâce illuminant l’intelligence. La mémoire de soi est liée à la mémoire de Dieu, la connaissance de soi à la connaissance de Dieu, l’amour de soi à l’amour de Dieu. Et nous
1. Gilson, Introduction à l’étude de S. Augustin, 2e édit., 1043, p. 294
avons la contre-épreuve : chez le pécheur — c’est-à-dire chez l’homme qui n’est pas justifié — l’âme reste sans doute image de Dieu, mais cette image est latente, obscure, « déformée ». Le mot difformis signifie que l’âme, en perdant son orientation vers Dieu, perd quelque chose de sa forme, car elle n’est vraiment elle-même que par ce dynamisme qui l’unifie et la fait tendre à sa fin.
[…]
Si suggestive que soit cette ressemblance de l’âme avec Dieu, elle est pourtant liée à, une dissemblance aussi essentielle et plus significative encore, preuve que la source de lumière vient du mystère et non de l’âme elle-même. Car, pour percevoir cette déficience, il faut que l’âme se saisisse dans sa référence au modèle. Le livre XV a pour but de mettre en valeur cette face d’ombre, cette inadéquation foncière de l’image par rapport à la Réalité transcendante qu’elle désigne sans l’égaler. Le dernier mot de cette recherche est l’affirmation du mystère. Il n’y a pas de connaissance plus authentique de Dieu que celle qui découvre combien Dieu est incompréhensible. Mais cette incompréhensibilité ne supprime pas la recherche, elle la stimule. Car la foi vit de cette dialectique de la connaissance et de l’amour : l’amour aspire à la connaissance, comme la connaissance intensifie l’amour : Dieu est « cherché pour être trouvé avec plus de douceur, il est trouvé pour être cherché avec plus d’ardeur ». Faim toujours comblée et toujours renaissante, c’est cette nostalgie de Dieu issue de la foi qui explique cette longue recherche qui se poursuit des livres VIII à XV du de Trinitate.
Cette seconde partie du traité nous apparaît donc bien comme une œuvre théologique, voire mystique, un cas privilégié de ce qu’Augustin appelle l’intelligence de la foi, de ce que nous appellerions l’intelligence du mystère. Trois traits, pourrait-on dire, caractérisent la démarche d’Augustin.
1. La recherche demeure à l’intérieur de la foi. Le mystère en effet ne peut être éclairé du dehors. Il est la source de lumière : vouloir projeter sur lui une lumière d’emprunt serait méconnaître la transcendance de Dieu et la gratuité de la Révélation. D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de la Trinité, nous ne trouvons dans l’ordre créé aucun concept valable, aucune expérience adéquate qui puisse englober le Créateur et la créature. Il n’y a qu’une Trinité : Augustin ne cesse de le redire tout au long du livre VIII. Dieu seul est semblable à lui-même. On peut dire de la Trinité ce qu’Augustin dit de la forme transcendante de justice, qui est comme une première révélation de Dieu : Quidquid… tale aspexeris, ipsa est : et non est quidquam tale, quoniam sola ipsa talis est, qualis ipsa est /1.
2. Comment dès lors un progrès de la connaissance est-il possible ? La réponse ne fait pas de doute. Le mystère n’est éclairé que parce qu’il est éclairant et qu’il projette sur le créé, en particulier sur l’esprit, un reflet de sa propre lumière. L’image de Dieu se trouve dans le secret de notre âme, inaccessible à nous-mêmes : et ce secret ne sera pleinement dévoilé que lorsque l’âme aura atteint sa fin. Il commence cependant à l’être dès à présent, car la foi anticipe sur la vision, et la grâce sur la gloire. En commençant à aimer Dieu, nous commençons à devenir ce que nous devons être un jour et à découvrir les véritables dimensions de notre être spirituel. Il ne s’agit pas là seulement d’une ontologie d’ordre « naturel » — encore que cet aspect soit essentiel et fortement souligné par Augustin — mais encore d’une ontologie spirituelle, d’une transformation de l’âme par la grâce et la foi, car ce qui est dévoilé, c’est la trinité de la sagesse, en d’autres termes la structure trinitaire de l’âme dans sa relation vivante à Dieu et dans sa marche vers sa fin. C’est en aimant Dieu, d’un amour de charité, que l’âme découvre qu’elle s’aime elle-même ; c’est en
/1. De Trinitate, VIII, 6, 9.
connaissant Dieu, ou plutôt en se conformant à l’idée que Dieu a sur elle, que l’âme apprend à se connaître. Bref, c’est de l’adhésion au mystère que vient à l’âme la lumière sur elle-même. Toutes les autres expériences, en particulier celles du péché et de l’aliénation de l’esprit dans le sensible, sont interprétées du point de vue de la « sagesse », c’est-à-dire du point de vue chrétien. Le progrès dans la connaissance est lié à une transformation du connaissant, puisqu’il faut devenir semblable à Dieu pour le mieux connaître et se connaître soi-même.
3. S’étonnera-t-on dès lors que l’attitude d’Augustin soit celle d’un croyant, non celle d’un philosophe coupé des certitudes de la foi ; non curiositas, mais studium sapientiae ; non spéculation pure, mais réflexion alimentée par la prière. On ne pénètre dans l’intelligence de la Révélation qu’avec le secours de Dieu. La recherche s’ouvre par la prière : Deo supplicandum devotissima pietate, ut intellectum aperiat... Elle se poursuit dans la prière, comme en témoignent les incises si souvent répétées : auxilium precantes, quantum tribuit, Deus adjuvabit, quantum datum est. Elle s’achève dans la prière. Car la dernière page du de Trinitate n’est pas un texte adventice, un repentir tardif, mais exprime en plénitude l’intention d’Augustin : « Dirigeant mes efforts d’après cette règle de foi, autant que je l’ai pu, autant que tu m’as donné de le pouvoir, je t’ai cherché ; j’ai désiré de voir par l’intelligence ce que je croyais, et j’ai beaucoup étudié et travaillé… Ne permets pas que, par lassitude, je cesse de te chercher, mais fais que je cherche toujours ardemment ta face ».
LIVRE HUITIÈME L’INTELLIGENCE DU MYSTÈRE10
INTRODUCTION
Les personnes divines diffèrent par leurs relations, sont identiques en leur essence.
Prologue 1. Nous l’avons dit ailleurs : dans la Trinité, exprimer les caractères propres et distincts de chacune des personnes revient à exprimer leurs relations mutuelles. Ainsi parle-t-on du Père et du Fils, et de leur Don à tous deux l’Esprit saint : le Père n’est pas la Trinité, le Fils n’est pas la Trinité, ni la Trinité leur Don. Par contre, lorsqu’on exprime ce que sont les personnes considérées chacune en elle-même, on ne parle plus de trois au pluriel, mais d’une seule réalité : la Trinité même. Ainsi, le Père est Dieu, le Fils est Dieu, l’Esprit saint est Dieu ; le Père est bon, le Fils est bon, l’Esprit saint est bon ; le Père est tout-puissant, le Fils est tout-puissant, l’Esprit saint est tout-puissant. Et cependant il n’y a pas trois dieux, trois bons, trois tout-puissants, mais un seul Dieu, bon, tout-puissant, la Trinité même. Et il en va de même de tout autre attribut, quel qu’il soit, qui ne se dit pas des personnes considérées dans leurs relations mutuelles, mais de chaque personne considérée en elle-même. Car tous ces attributs se rapportent à l’essence, puisque, en Dieu, c’est être qu’être grand, qu’être bon, qu’être sage, et posséder tout autre attribut que l’on affirme de chaque personne considérée en soi, bien plus de la Trinité elle-même.
Si l’on parle de trois personnes ou de trois « substances », ce n’est pas pour faire entendre une diversité d’essence, mais c’est pour essayer de répondre d’un seul mot à cette question : qui sont ces trois ou que sont ces trois ? Si parfaite est l’égalité au sein de la Trinité que non seulement le Père n’est pas plus grand que le Fils, en ce qui touche à la divinité, mais que le Père et le Fils ensemble ne sont pas une réalité plus grande que l’Esprit saint, ni chacune des trois personnes, quelle qu’elle soit, une réalité moins grande que la Trinité même.
Toutes ces vérités ont été dites : si, les tournant et les retournant, nous y revenons bien souvent, nous les rendons plus familières ; mais encore faut-il y mettre un terme et supplier Dieu avec piété et grande dévotion d’ouvrir notre intelligence, d’écarter de notre recherche toute opiniâtreté, afin que notre âme puisse discerner l’essence de la vérité, pure de toute matière, de tout devenir. Maintenant donc, pour autant que le Créateur, étonnamment miséricordieux, nous viendra en aide, livrons-nous à cette étude que nous poursuivrons de façon plus intérieure que précédemment, encore qu’il s’agisse des mêmes vérités : cette règle sauve que, si quelque point reste encore obscur pour notre intelligence, nous ne laisserons pas d’y croire fermement.
Égalité des personnes. I. 2. Nous affirmons donc que, dans la Trinité, deux ou trois personnes ne sont pas une réalité plus grande qu’une seule d’entre elles. C’est ce que ne comprend pas le sens charnel : la raison en est que, s’il perçoit, comme il peut, la vérité des choses créées, il ne peut contempler la Vérité qui les a créées : s’il le pouvait, la lumière du soleil ne lui serait pas plus claire que ce que nous venons de dire. Dans la substance de la Vérité, et parce qu’elle seule existe véritablement, rien ne peut être plus grand sans être en même temps plus vrai. Or, en ce qui est intelligible et immuable, une chose n’est pas plus vraie qu’une autre, puisque tout est également immuablement éternel : ce qu’on y qualifie de grand est grand par cela même qu’il est véritablement. Voilà pourquoi, là où la grandeur est la vérité même, ce qui a plus de grandeur a nécessairement plus de vérité : et donc ce qui n’a pas plus de vérité n’a pas non plus plus de grandeur. Enfin, ce qui a plus de vérité est à coup sûr plus vrai, comme est plus grand ce qui a plus de grandeur : là donc, ce qu’est plus grand est aussi plus vrai.
Or, le Père et le Fils ensemble ne sont pas quelque chose de plus vrai que le Père seul ou le Fils seul. Les deux ensemble ne sont pas quelque chose de plus grand que chacun d’eux prit à part. Et comme l’Esprit saint, lui aussi, est également vrai, le Père et le Fils ensemble ne sont pas quelque chose de plus grand que l’Esprit, parce qu’ils ne sont pas quelque chose de plus vrai. De même, comme le Père et l’Esprit saint ensemble ne surpassent pas le Fils en vérité (ils ne sont pas en effet quelque chose de plus vrai) ils ne le surpassent pas non plus en grandeur. Ainsi encore, le Fils et l’Esprit saint ensemble ont le même degré de grandeur que le Père seul, parce qu’aussi le même degré de vérité. Ainsi encore, la Trinité même a le même degré de grandeur que chacune des personnes. Celui-là n’est pas plus grand qui n’est pas plus vrai, là où la vérité même est grandeur. Puisque, dans l’essence de la vérité, être, c’est être vrai ; et qu’être grand est être : il s’ensuit qu’être vrai, c’est être grand. Et donc, là où il y a égalité de vérité, il y a aussi nécessairement égalité de grandeur.
Dieu connu comme Vérité.
II. 3. Dans l’ordre matériel au contraire, telle masse d’or et telle autre masse d’or peuvent être également or véritable, mais celle-ci plus grande que celle-là, parce que, dans cet ordre de choses, grandeur et vérité ne se confondent pas : ce sont deux choses d’être or et d’être une grande masse d’or. Il en est de même de la nature de l’âme. Dire qu’une âme est grande et dire qu’elle est vraie ne revient pas au même. On peut avoir une âme vraie sans être aussi une grande âme. C’est qu’un corps, c’est qu’une âme ne sont pas essentiellement la vérité, comme l’est la Trinité, Dieu un, unique, grand, vrai, véridique, vérité.
Ce Dieu, si nous nous efforçons de le penser, autant qu’il nous en fait la grâce et le don, n’allons pas nous le figurer en contact avec l’espace, enveloppant l’espace, une sorte d’être à trois corps : en lui, nul assemblage de pièces jointes, comme ce Géryon à trois corps dont parlent les fables ; tout ce qui se présenterait de tel à la pensée, tout ce qui serait plus grand en trois qu’en un seul, moindre en un seul qu’en deux, n’hésitons pas à le rejeter : c’est dire que nous rejetons toute corporéité. Dans l’ordre spirituel, dès qu’une chose nous apparaît soumise au changement, disons-nous que ce n’est pas Dieu.
Ce n’est pas un mince savoir, lorsque, de ces profondeurs où nous sommes nous élevant jusqu’à cette cime, nous reprenons haleine, de pouvoir connaître déjà ce que Dieu n’est pas avant de connaître ce qu’il est. Il n’est certainement ni terre ni ciel, ni rien qui ressemble à la terre ou au ciel, rien de pareil à ce que nous voyons dans le ciel, rien de pareil à ce que nous n’y voyons pas et qui peut-être s’y trouve. Tu aurais beau accroître par la pensée la lumière du soleil, autant que tu le pourrais, soit en volume, soit en clarté, mille fois plus, à l’infini, ce ne serait pas Dieu. Et si l’on se représentait les Anges, ces esprits purs, qui animent des corps célestes, les meuvent et les dirigent au gré d’une volonté au service de Dieu ; si même, ces Anges, eux qui sont des milliers de milliers (I Apoc., V, 11), on les réunissait tous pour n’en faire qu’un seul être : Dieu n’est rien de comparable. Quand bien même on parviendrait à se représenter ces esprits sans corps, difficulté bien grande pour nos pensées charnelles !
Comprends donc, si tu le peux, ô âme accablée par un corps sujet à corruption, chargée de pensées terrestres multiples et variées, comprends, si tu le peux, que Dieu est Vérité (Sap., ix, 15). Car il est écrit « que Dieu est lumière » (I Jean, I, 5), non la lumière que voient nos yeux, mais celle que voit le cœur, lorsque tu entends dire : c’est la vérité. Ne cherche pas à savoir ce qu’est la vérité : aussitôt viendraient à l’encontre les brumes obscures des images corporelles et le nuage des phantasmes. Ils troubleraient la clarté sereine qui du premier coup a irradié ton regard, quand j’ai dit : Vérité. Oui, du premier coup, tu es ébloui comme par un éclair, quand on dit : Vérité ; mais restes-y, si tu le peux. Non, tu ne le peux pas ; tu retombes dans l’accoutumé et le terrestre 1. Quel est donc, je te le demande, le poids qui t’entraîne, sinon celui des souillures que t’ont fait contracter la glu des passions et les errements de ton pèlerinage2 ?
Dieu connu comme souverain Bien.
III. 4. Une fois de plus, comprends, si tu le peux. Tu n’aimes certes que le bien. Car bonne est la terre avec ses hautes montagnes, ses collines mesurées, ses planes campagnes ; bon, le domaine agréable et fertile ; bonne, la maison vaste et claire, aux proportions harmonieuses ; bon, le corps animal doué de vie ; bon, l’air tempéré et salubre ; bonne, la nourriture savoureuse et saine ; bonne, la santé sans souffrances ni fatigues ; bon, le visage de l’homme, harmonieux, enjoué, éclatant de fraîcheur ; bon, le cœur de l’ami, la douceur de partager les mêmes sentiments, la foi de l’amitié ; bon, l’homme juste, et bonnes, les richesses, car elles aident à se tirer d’embarras ; bon, le ciel avec le soleil, la lune et les étoiles ; bonne, la sainte obéissance des Anges ; bonne, la parole qui instruit avec agrément et conseille judicieusement qui l’écoute ; bon, le poème majestueux en son rythme comme en ses pensées. Que dire encore et toujours davantage ? Ceci est bien, cela est bien. Supprime le ceci et le cela, et vois, si tu peux, le bien même : alors tu verras Dieu, qui ne tient pas sa bonté d’un autre bien, mais est la bonté de tout bien.
En effet, parmi tous ces biens — ceux que j’ai rappelés ou d’autres que l’on voit ou que l’on imagine, — nous ne pourrions pas dire que l’un est meilleur que l’autre, lorsque nous pensons juste, si n’était imprimée en nous la notion du bien même, règle de nos approbations, règle de nos préférences. C’est ainsi qu’il nous faut aimer Dieu : non point comme tel ou tel bien, mais comme le bien même11.
Tel est le bien de l’âme qu’il nous faut chercher ; non celui qu’on survole par le jugement, mais celui auquel on s’attache par amour. Et quel est-il sinon Dieu ? Non pas une âme bonne, non pas un ange bon, non pas un ciel bon, mais le Bien qui est bon.
Ce qui suit rendra peut-être plus facile l’intelligence de ce que je voudrais dire. Lorsque j’entends dire, par exemple, qu’une âme est bonne, il y a deux mots, et, de ces deux mots, je tire deux idées : d’une part, c’est une âme, d’autre part, elle est bonne. Pour être une âme, l’âme, d’elle-même, n’a rien fait : elle n’était pas encore pour se donner l’être ; par contre, pour être une âme bonne, il faut, je le vois, qu’elle exerce sa volonté. Non que le fait même d’être une âme ne soit un bien : comment sans cela dirait-on, et dirait-on en toute vérité, qu’elle est préférable au corps ? Mais on ne dit, pas encore qu’elle est une âme bonne, parce qu’il lui reste à exercer sa volonté pour devenir meilleure. Si elle ne s’en soucie pas, on lui en fait grief à juste titre, on dit avec raison qu’elle n’est pas bonne. Elle, diffère en effet de l’âme qui exerce sa volonté : comme celle-ci est louable, celle qui demeure inactive est blâmable. Si par contre l’âme s’applique à exercer sa volonté et devient une âme bonne, elle n’y peut parvenir sans se tourner vers quelque chose qui n’est pas elle. Vers quoi donc se tournera-t-elle pour devenir une âme bonne, sinon vers le bien, puisque c’est lui qu’elle aime, qu’elle désire, qu’elle atteint ? Vient-elle à s’en détourner pour revenir en arrière, à cesser d’être bonne, le seul fait de se détourner du bien, à moins que ne demeure en elle ce bien dont elle se détourne, lui enlève tout moyen, si elle vient à vouloir s’amender, de se convertir à nouveau.
Bien absolu et bien participé.
5. Il n’y aurait donc pas de biens changeants, s’il n’y avait pas un bien immuable. Voilà pourquoi, lorsqu’on entend parler de tel ou tel bien, lequel, vu d’un autre biais, ne mérite pas le nom de bien : si on arrive à faire abstraction de ces biens, qui ne sont tels que par participation, pour voir le bien dont ils participent (car ce bien, on en a l’intelligence, au moment même où l’on entend parler de tel ou tel bien) ; si donc on arrive, faisant abstraction de ces biens, à voir le bien par lui-même, on voit Dieu. Et si l’on s’attache à lui par amour, du même coup on trouve le bonheur.
Quelle honte, si les choses ne méritent notre amour que parce qu’elles sont bonnes, de nous attacher à elles sans aimer le bien d’où elles tirent leur bonté ! Même l’âme, par cela seul qu’elle est âme, avant même qu’elle ait acquis cette bonté qui lui vient de sa conversion vers le bien immuable, — l’âme, dis-je, en tant que telle, est pour nous un tel objet de complaisance que nous la préférons même à la lumière matérielle, quand nous nous faisons d’elle une idée juste : et pourtant elle ne nous plaît pas par elle-même, mais par l’idée d’après laquelle elle a été faite. Car nous ne la trouvons digne d’éloges, une fois créés, que parce que nous nous référons à l’idéal qui a présidé à sa création. Voilà la vérité, le bien sans mélange : il n’est rien d’autre que le bien même, et, par là, il est aussi le souverain bien. Car un bien ne saurait s’amoindrir ou s’accroître que s’il tient d’un autre bien sa propre bonté. L’âme se tourne donc, pour être bonne, vers ce bien auquel elle doit d’être une âme. Alors la volonté ratifie la nature pour parfaire l’âme dans le bien, lorsqu’est aimé, par conversion de la volonté, ce bien d’où provient aussi ce que l’âme ne peut perdre, même par aversion de la volonté. Car, en se détournant du bien souverain, l’âme cesse d’être bonne, mais elle ne cesse pas d’être une âme : et c’est déjà là un bien meilleur que le corps ; et donc, la volonté ne perd que ce qu’elle acquiert. L’âme existait déjà pour vouloir se tourner vers celui dont elle tient l’être ; mais pour vouloir être avant d’être, elle n’était pas encore. Tel est notre bien : celui où nous voyons qu’a dû ou doit être tout ce dont nous comprenons qu’il a dû ou doit être, — et celui où nous voyons que n’aurait pu être, s’il, n’avait dû être, cela même dont nous ne comprenons pas pourquoi il a dû être. Ce bien n’est pas loin de chacun de nous : en lui nous avons la vie, le mouvement et l’être (Act., xvii, 27, 28).
Rôle purificateur de la foi.
IV. 6. Mais pour jouir pleinement de la présence de ce bien qui nous fait être et dont l’absence nous laisserait au non-être, il faut nous tenir auprès de lui, nous attacher à lui par amour. Tant que « nous marchons dans la loi, non dans la claire vision » (II Cor., V, 7), nous ne voyons pas encore Dieu « face à face » (I Cor., XIII, 12), comme dit l’Apôtre : pourtant, ce Dieu, si nous ne l’aimons dès maintenant, jamais nous ne le verrons.
Mais qui aime ce qu’il ignore ? On peut connaître une chose et ne pas l’aimer : mais aimer une chose qu’on ne connaît pas, est-ce possible ? Car, si c’est impossible, nul n’aime Dieu qu’il ne le connaisse. Et qu’est-ce que connaître Dieu, sinon le voir, le saisir fermement avec les yeux de l’esprit ? Dieu n’est pas corps, pour être cherché avec des yeux de chair. Mais avant d’être en état de voir, de saisir Dieu, comme il peut être vu et saisi — privilège réservé aux cœurs purs : « bienheureux en effet a les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Matth., V, 8), — si Dieu n’est aimé par la foi, le cœur ne pourra se purifier pour devenir capable et digne de le voir. Où sont donc ces trois vertus que l’échafaudage de tous les livres saints tend à édifier dans notre âme, la foi, l’espérance, la charité (I Cor., XIII, 13), sinon dans l’âme de celui qui croit ce qu’il ne voit pas encore, et qui espère et aime ce qu’il croit ? On aime donc même celui qu’on ne connaît pas, en lequel on croit pourtant. Néanmoins il faut prendre garde qu’en croyant ce qu’elle ne voit pas, l’âme ne se figure ce qui n’est pas, qu’elle ne donne un faux objet à son espérance et à son amour. En ce cas, la charité ne viendra pas d’un cœur pur, d’une bonne conscience, d’une foi sans feinte : ce qui est le but du précepte, comme le dit encore l’Apôtre (I Tim., I, 5).
7. Chaque fois qu’au cours d’une lecture ou d’une conversation, nous accordons créance à des réalités sensibles que nous n’avons pas vues, notre âme fatalement se façonne, au hasard de ce qui se présente à l’imagination, une image de contours et de forme corporels. Que cette image réponde (le cas est rare) ou non à la réalité, l’important pour nous n’est pas d’y ajouter foi, mais d’atteindre une autre connaissance profitable, qui nous est suggérée par cette représentation.
Quel lecteur en effet, quel auditeur des écrits de l’Apôtre Paul ou de ce qu’on a écrit à son propos ne se figure en esprit et le visage de l’Apôtre et celui de tous ceux dont les Épîtres mentionnent le nom ? Or, étant donné le grand nombre de ceux qui connaissent ces Épîtres, les uns se représentent d’une façon, les autres d’une autre, les traits et l’aspect physique de ces hommes. Lequel approche le plus de la vérité ? Il est bien difficile de le dire. Mais ce qui intéresse notre foi, ce n’est pas de savoir quel visage ont eu ces hommes ; c’est de savoir que par la grâce de Dieu ils ont mené la vie, accompli les actions qu’attestent les Écritures : voilà ce qu’il est utile de croire, ce qu’on ne doit pas désespérer, ce qu’on doit avoir le désir de connaître. Le visage du Seigneur lui-même varie à l’infini, selon les diverses représentations que chacun s’en fait : il était unique pourtant, quel qu’il fût. Mais ce qui est salutaire dans la foi que nous avons au Seigneur Jésus, ce ne sont pas ces représentations imaginatives, peut-être fort éloignées de la réalité : c’est ce que nous pensons de l’homme, de ce qui en lui répond à notre idée d’homme. Nous avons en effet, fixée en nous comme une règle, la notion de nature humaine, d’après laquelle nous savons aussitôt qu’est homme, formellement homme, tout être en qui nous la voyons se vérifier.
Connaissance impliquée dans la foi.
V. C’est sur cette notion que se forme notre pensée, lorsque nous croyons que Dieu, pour nous, s’est fait homme, en exemple d’humilité et pour nous faire connaître son amour à notre égard. L’important pour nous, en effet, est de croire, de maintenir fermement et inébranlablement en notre cœur, que cette humilité, qui a amené Dieu à naître d’une femme et, au milieu de si grands outrages, à se laisser conduire à la mort par des hommes mortels, est le suprême remède pour guérir l’enflure de notre orgueil et le sublime mystère pour dénouer le lien du péché. Il en est de même pour la force de ses miracles et de sa résurrection : parce que nous savons ce qu’est la toute-puissance, nous attribuons ces œuvres au Dieu tout-puissant ; d’après la connaissance, innée ou acquise par l’expérience, que nous avons des espèces et des genres, nous jugeons des faits de cette sorte, afin que notre foi ne soit pas feinte.
Nous ne connaissons pas davantage le visage de la Vierge Marie qui, sans l’intervention d’aucun homme, restée intacte dans l’enfantement même, a miraculeusement mis au monde le Christ. Nous ne connaissons pas l’aspect physique de Lazare, nous n’avons vu ni Béthanie, ni le sépulcre, ni la pierre que le Seigneur fit retirer quand il le ressuscita, ni le tombeau nouvellement taillé dans le roc d’où lui-même ressuscita, ni le mont des Oliviers, d’où il monta au ciel. Aucun de nous n’a vu ces choses, nous ignorons complètement si elles sont comme nous les imaginons, et même nous estimons plus probables qu’elles ne le sont pas. Car si l’aspect d’un lieu, d’un homme, d’un corps quelconque s’offre à nos yeux tels qu’il s’offre à l’esprit quand nous l’imaginons avant de le voir, l’étrangeté de la chose nous surprend fort : une telle coïncidence n’arrive que rarement, presque jamais. Et cependant ces faits sont l’objet d’une foi très ferme, parce que nous nous les représentons d’après une notion spécifique et générique que nous tenons pour certaine. Nous croyons que le Seigneur Jésus-Christ est né d’une Vierge dont le nom est Marie. Ce qu’est une vierge, ce que c’est que naître, ce qu’est un nom propre, nous n’avons pas à y croire, nous le savons. Le visage de la Vierge Marie fut-il celui qui nous vient à l’esprit quand nous parlons de ces choses ou que nous y songeons, nous ne le savons nullement ni ne le croyons. Aussi avons-nous le droit de dire sans blesser la foi : « Peut-être la Vierge a-t-elle eu tel visage, peut-être non » ; mais dire : « Peut-être le Christ est-il né d’une Vierge », cela, personne ne le pourra faire sans blesser la foi chrétienne.
Objection : la connaissance du Dieu Trinité.
8. C’est pourquoi désirant comprendre, autant qu’il nous est donné de le faire, l’éternité, l’égalité et l’unité de la Trinité, nous devons croire avant de comprendre et veiller à ce que notre foi soit sincère. C’est la Trinité qui doit faire notre joie, dans la béatitude ; or, si nous croyons quelque chose de faux à son sujet, notre espérance sera vaine, notre charité ne sera pas chaste. Mais comment la foi nous permettra-t-elle d’aimer cette Trinité que nous ne connaissons pas ? Est-ce grâce à cette connaissance des espèces et des genres qui nous permet d’aimer l’Apôtre Paul ? L’Apôtre a pu n’avoir pas ce visage qui nous vient à l’esprit quand nous pensons à lui, nous pouvons être dans une ignorance complète sur ce point, nous savons du moins ce qu’est un homme. Sans aller bien loin, nous le sommes ; lui-même l’a été ; son âme, durant cette vie mortelle, a vécu associée à un corps ; tout cela est clair. En somme nous croyons de lui ce que nous voyons en nous, puisque nous appartenons à cette espèce, à ce genre qui enveloppe également toute la nature humaine. Mais quelle connaissance générique ou spécifique avons-nous de cette transcendance de la Trinité ? Comme s’il existait nombre de trinités semblables, dont nous connaîtrions quelques-unes par expérience, et que dès lors, grâce à une règle de similitude imprimée en nous ou grâce à une connaissance du genre ou de l’espèce, nous puissions croire que cette Trinité leur est semblable ; qu’ainsi nous puissions aimer une réalité en laquelle nous croyons et que nous ne connaissons pas encore, du fait de sa similitude avec une réalité que nous connaissons ! Il n’en est certainement pas ainsi. En est-il alors comme de l’amour que nous avons pour la Résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ d’entre les morts, encore que nous n’ayons jamais vu ressusciter aucun d’eux ? Est-ce ainsi que nous pouvons aimer par la foi la Trinité que nous ne voyons pas et dont nous n’avons jamais vu le semblable ? Mais ce qu’est mourir, ce qu’est vivre, nous le savons fort bien : car d’une part nous vivons, d’autre part nous avons eu l’occasion de voir et savons par expérience ce qu’est un mort et un mourant. Or, ressusciter, qu’est-ce autre chose que revivre, revenir de la mort à la vie ? Lors donc que nous disons et croyons qu’il y a une Trinité, nous savons ce qu’est une Trinité, parce que nous savons ce que c’est qu’être trois ; mais ce n’est pas là ce que nous aimons. Une trinité en effet, il nous est facile de la trouver, quand nous le voulons, ne serait-ce, pour ne point parler du reste, qu’en jouant à la mourre avec trois doigts. Mais ce que nous aimons, ce n’est pas ce qu’est n’importe quelle trinité, c’est que cette Trinité est Dieu. Voilà donc ce que nous aimons dans la Trinité, c’est qu’elle est Dieu : or, nous n’avons pas vu, nous ne connaissons pas d’autre Dieu, car il n’y a qu’un Dieu, celui-là seul que nous n’avons pas vu encore et que nous aimons par la foi. Mais à partir de quelle similitude, de quelle comparaison avec des choses connues, croyons-nous en un Dieu que nous aimons avant même de le connaître, voilà la question.
Réponse : la connaissance de l’âme juste.
VI. 9. Revenons ensemble sur nos pas et examinons pourquoi nous aimons l’Apôtre. Est-ce parce que, grâce à l’idée de nature humaine, de nous fort bien connue, nous croyons qu’il a été homme ? Assurément non. Autrement nous ne pourrions plus l’aimer aujourd’hui, étant donné qu’il n’est plus un homme : son âme (anima) a été séparée de son corPs.Or, ce que nous aimons en lui vit encore aujourd’hui, nous le croyons : nous aimons en effet une âme (animus) juste. Et à quelle règle générique ou spécifique nous référons-nous, sinon à la connaissance que nous avons et de ce qu’est une âme et de ce qu’est un juste ?
Ce qu’est une âme (animus), nous prétendons le savoir et non sans fondement, puisque nous avons une âme nous aussi. Nous n’avons jamais vu une âme de nos yeux, nous ne nous en sommes pas formé une idée générique ou spécifique à partir d’une ressemblance entre plusieurs âmes que nous aurions vues : mais plutôt, comme je l’ai dit, nous le savons parce que nous aussi avons une âme. Est-il chose plus intimement connue, qui perçoive mieux sa propre existence, que ce par quoi nous percevons aussi tout le reste, je veux dire l’âme elle-même ? Car même ces mouvements corporels qui nous font percevoir que vivent d’autres êtres que nous, nous les reconnaissons par analogie avec nous-mêmes : nous aussi, c’est grâce à la vie que nous mouvons notre corps, comme nous voyons se mouvoir ces autres corPs.En effet, lorsque se meut un corps vivant, aucune voie ne s’ouvre à nos yeux pour nous laisser apercevoir l’âme, réalité invisible au regard. Mais nous percevons qu’il y a, immanent à cette masse corporelle, un principe analogue à ce qui, en nous, meut pareillement notre masse : ce principe, c’est la vie et l’âme (anima). Et ce n’est pas là comme le privilège de la sagesse et de la raison humaines. Les bêtes, elles aussi, perçoivent que non seulement elles vivent elles-mêmes, mais encore que d’autres bêtes vivent en relation avec elles et que nous-mêmes nous vivons. Ce n’est pas qu’elles voient nos âmes (anima), mais, à partir des mouvements du corps, instantanément et avec la plus grande facilité, elles sentent par une sorte d’instinct naturel que nous vivons. L’âme (animus) de n’importe quel homme, c’est donc en fonction de la nôtre que nous la connaissons, en fonction de la nôtre que nous y croyons, lorsque nous ne la connaissons pas. Et non seulement nous percevons que nous avons une âme, mais encore nous pouvons savoir ce qu’est une âme en considérant la nôtre : c’est que nous avons une âme.
Mais d’où savons-nous ce qu’est un juste ? Nous avons dit que notre seule raison d’aimer l’Apôtre, c’est qu’il est une âme juste. Nous savons donc ce qu’est un juste, comme nous savons ce qu’est une âme. Mais ce qu’est une âme, nous l’avons dit, nous le savons par nous-mêmes : puisqu’une âme est en nous. Par contre, ce qu’est un juste, d’où le savons-nous, si nous ne sommes justes ? Si personne ne sait ce qu’est un juste, sinon celui qui est juste, personne n’aime le juste sinon le juste. On ne peut en effet aimer celui qu’on croit juste, précisément parce qu’on le croit tel, si l’on ignore ce qu’est un juste : en vertu de ce principe, nous avons montré ci-dessus que personne n’aime ce qu’il croit sans le voir, sinon d’après une règle de connaissance générique ou spécifique. Mais par là même, si seul le juste aime le juste, comment quelqu’un voudra-t-il être juste qui ne l’est pas encore ? Car nul ne veut être ce qu’il n’aime pas. Pour devenir juste, alors qu’on ne l’est pas encore, il faut bien vouloir être juste ; et pour le vouloir, il faut aimer le juste. Il aime donc le juste, celui-là même qui n’est pas encore juste. Or, il ne peut aimer le juste, celui qui ignore ce qu’est le juste. C’est donc qu’il sait ce qu’est le juste, celui-là même qui ne l’est pas encore.
D’où le sait-il ? L’a-t-il vu de ses yeux ? Y a-t-il un corps juste, comme il y a un corps blanc, noir, carré, rond ? Qui oserait le dire ? Non, avec les yeux, on ne peut voir que les corPs.Or, en l’homme, il n’y a de juste que l’âme : lorsqu’on parle d’un homme juste, on parle de l’âme, non du corPs.La justice est une sorte de beauté de l’âme, elle rend beaux les hommes, voire souvent corps contrefaits et difformes. Or, comme les yeux ne voient pas l’âme, ils ne voient pas davantage sa beauté. D’où sait-il donc ce qu’est le juste, celui qui ne l’est pas encore, et qui, pour le devenir, aime le juste ? Est-ce que les mouvements du corps font éclater certains signes qui révèlent la justice de tel ou tel homme ? Mais d’où sait-on que ces signes révèlent une âme juste, si l’on ignore complètement ce qu’est le juste ? C’est donc qu’on le sait. Mais comment savons-nous ce qu’est le juste, alors même que nous ne le sommes pas ? Si nous le voyons au-dehors, c’est que nous le voyons dans quelque objet corporel. Or, ce dont nous parlons n’est pas chose corporelle. C’est donc en nous que nous voyons ce qu’est le juste. Lorsque je cherche à en parler, je n’en trouve pas l’idée ailleurs qu’en moi-même, et si je demande à un autre ce qu’est le juste, c’est en lui-même qu’il cherche quoi répondre : et quiconque sur ce point peut répondre vrai, trouve en lui-même quoi répondre.
Supposons que je veuille parler de Carthage : c’est en moi que je cherche ce que j’en dirai, en moi que j’en trouve l’image (phantasia): mais, cette image, je l’ai reçue par le moyen de mon corps, par mes sens corporels. C’est une ville où j’ai été corporellement présent, que j’ai vue, perçue par mes sens, dont j’ai gardé le souvenir, en sorte que j’en trouve en moi un « verbe », lorsque j’en veux parler. Ce « verbe », c’est l’image (phantasia) que j’en garde dans ma mémoire : non pas ce son, ces trois syllabes que je prononce quand je nomme Carthage, ni même ce nom que je pense en silence durant un court espace de temps ; non, c’est ce que je vois en mon âme pendant que je prononce ces trois syllabes ou même avant de les prononcer. De même, quand je veux parler d’Alexandrie que je n’ai jamais vue, j’en trouve en moi une représentation imaginaire (phantasma). Ayant souvent entendu dire et m’étant persuadé, sur la foi des descriptions qu’on a pu m’en faire, que c’était une grande ville, je m’en suis formé dans mon âme une image (imago), tant bien que mal : cette image, c’est son « verbe » en moi, quand j’en veux parler, avant que j’aie prononcé ces cinq syllabes, ce nom connu de « presque tous. Et cependant cette image (imago), si je pouvais la faire sortir de mon âme pour la produire aux yeux de ceux qui connaissent Alexandrie, ou, à coup sûr, ils me diraient tous : « ce n’est pas elle », ou, s’ils me disaient : « c’est bien elle », j’en serais fort étonné. J’aurais beau la contempler en esprit, elle ou plutôt l’image qui en serait comme la peinture, je n’en aurais pas une connaissance directe, mais je m’en rapporterais au témoignage de ceux qui l’ont vue et en gardent le souvenir.
Ce n’est pas ainsi que je cherche ce qu’est le juste, ainsi que je le trouve, que je vois ce qu’il est, quand je m’en explique ; ainsi que l’on m’approuve, quand j’en parle ; ainsi que j’approuve, quand j’en entends parler ; ce n’est pas là chose que j’ai vue de mes yeux, que j’aie connue par mes sens, que je tienne de la bouche de ceux qui en ont une connaissance sensible. Lorsque je dis, et que je dis à bon escient : « l’âme juste est celle qui, réglant sa vie par la science et la raison, rend à chacun ce qui lui appartient1 », je ne pense pas alors à une réalité absente, comme Carthage ; je ne m’en fais pas une image approximative comme d’Alexandrie, que cette image réponde ou non à la vérité ; mais je vois une réalité présente, je la vois en moi, encore que je ne sois pas ce que je vois ; et maint homme qui m’en entendra parler me donnera son approbation. Et quiconque m’écoute et m’approuve en toute connaissance de cause, voit aussi lui-même en lui-même cette même réalité, quand bien même lui non plus ne serait pas ce qu’il voit. Par contre, le juste qui parle de la justice est lui-même ce qu’il voit et dit. Où le voit-il, si ce n’est en lui-même ? À cela rien d’étonnant : où se verrait-il lui-même, si ce n’est en lui-même ? Mais ce qui est étonnant, c’est qu’une âme voie en elle-même ce qu’elle ne voit nulle part ailleurs, qu’elle s’en fasse une idée exacte, qu’elle se fasse une idée exacte de l’âme juste et que, toute âme qu’elle soit, elle ne soit pas cette âme juste qu’elle voit en elle. Y aurait-il par hasard une autre âme, juste, dans l’âme qui n’est pas encore juste ? S’il n’y en a pas, quelle âme voit-elle en elle, lorsqu’elle voit et dit ce qu’est une âme juste, qu’elle ne le voit pas ailleurs qu’en elle-même, et que pourtant elle-même n’est pas encore juste ? Ce qu’elle voit, ne serait-ce pas cette vérité intérieure présente à l’âme capable de la voir ? Mais toutes n’en sont pas capables : et celles qui le sont ne sont pas toutes ce qu’elles voient, autrement dit ne sont pas pour autant des âmes justes, lors même qu’elles sont capables de voir, de dire ce qu’est une âme juste. Et comment pourront-elles le devenir, sinon en s’attachant à cet idéal qu’elles voient, afin de se modeler sur lui pour devenir des âmes justes. Alors, elles ne se contenteront plus de voir, de dire qu’une âme est juste, lorsqu’elle règle sa vie et sa conduite par la science et la raison et distribue à chacun ce qui lui revient, mais encore elles s’efforceront elles-mêmes de vivre et de demeurer dans la justice, distribuant à chacun ce qui lui revient, en sorte qu’elles ne doivent rien à personne, sinon une mutuelle dilection (Rom., XIII, 8). Et comment s’attacher à cet idéal, sinon par amour ? Pourquoi donc aimons-nous cet autre que nous croyons juste, et n’aimons-nous pas l’idéal où nous voyons ce qu’est une âme juste afin de pouvoir devenir justes nous aussi ? Faut-il dire que l’amour de cet idéal est impliqué dans l’amour de celui qu’il nous fait aimer, mais que, tant que nous ne sommes pas justes, l’amour de cet idéal est trop faible pour nous donner la force de devenir justes nous-mêmes ?
L’homme que l’on croit juste est donc aimé d’après cette vérité idéale que voit et saisit en soi-même celui qui aime. Mais cette vérité idéale, il n’y a pas d’autre raison de l’aimer qu’elle-même. Car en dehors d’elle il n’y a rien qui lui soit semblable, rien qui nous permette, lorsque nous ne la connaissons pas encore, de l’aimer par une connaissance de foi, en nous référant à ce quelque chose qui lui serait semblable. Non, tout ce qui nous apparaîtrait tel, c’est déjà elle : ou plutôt il n’y a rien de tel, parce que seule elle est telle qu’elle est elle-même.
Et donc, quiconque aime les hommes doit les aimer, parce qu’ils sont justes ou pour qu’ils soient justes. Ainsi doit-il s’aimer lui-même : parce qu’il est juste ou pour être juste. Alors il aime son prochain comme lui-même, sans danger. Qui s’aime autrement ne s’aime pas selon la justice, puisqu’il s’aime pour n’être pas juste, donc pour être mauvais : et voilà donc qu’il ne s’aime pas ; en effet, « qui aime l’iniquité hait son âme » (Psaume X, 6).
Nature du véritable amour.
VII. 10. Pour toutes ces raisons, le principal point à envisager, dans cette question de la Trinité et de la connaissance de Dieu qui fait l’objet de notre étude, n’est autre que la nature du véritable amour, disons mieux, la nature de l’amour ; car il n’est d’amour digne de ce nom que véritable : le reste est convoitise. Et il n’y a pas moins d’abus à dire que les hommes de convoitise aiment qu’à dire hommes de convoitise ceux qui aiment. Or, le véritable amour, c’est de nous attacher à la vérité pour vivre dans la justice : méprisons donc toutes les choses mortelles par amour pour les hommes, amour qui nous fasse désirer qu’ils vivent dans la justice. Alors nous pourrons aller jusqu’à mourir pour le bien de nos frères, comme le Seigneur Jésus-Christ nous l’a enseigné par son exemple.
Bien qu’il y ait deux préceptes auxquels se rattachent toute la Loi et les Prophètes — l’amour de Dieu et l’amour du prochain (Matth., XXII, 37, 40) — ce n’est pas sans raison que l’Écriture, d’habitude, n’en mentionne qu’un pour les deux. Tantôt elle parle seulement de l’amour de Dieu. Témoin ce passage : « Nous savons que tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rom., VIII, 28) ; et celui-ci : « Tout homme qui aime Dieu est connu de lui » (I Cor., VIII, 3) ; ou encore : « Puisque la charité de Dieu est répandue dans nos cœurs par l’Esprit saint qui nous a été donné » (Rom., V, 5) ; et maint autre passage. Car aimer Dieu suppose nécessairement que l’on fasse ce que Dieu prescrit, et on aime dans la mesure où on le fait ; cela suppose donc nécessairement aussi que l’on aime le prochain, puisque Dieu le prescrit.
Tantôt l’Écriture rappelle seulement l’amour du prochain. Témoin ce passage : « Portez les fardeaux les uns des autres ; ainsi accomplirez-vous la loi du Christ » (Galates, VI, 2) ; ou encore ce texte : « Car toute la Loi est renfermée dans une seule parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Id., V, 14) ; et, dans l’Évangile : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur aussi : là est la Loi et les Prophètes » (Matth., VII, 12). Et nous rencontrons dans les saintes Écritures maint autre passage, où seul l’amour du prochain semble requis pour la perfection, tandis que l’amour de Dieu est passé sous silence. Et pourtant la Loi et les Prophètes se rattachent à ce double précepte. Mais, cette fois encore, la raison de ce silence est que celui-là même qui aime le prochain aime nécessairement aussi, avant tout, l’amour même. Or, « Dieu est amour et qui demeure dans l’amour demeure en Dieu » (I Jean, XV, 16). Il s’ensuit donc nécessairement que d’abord il aime Dieu.
11. En conséquence, ceux qui cherchent Dieu par l’intermédiaire des puissances qui gouvernent le monde ou les parties du monde se voient entraînés loin de lui et rejetés à distance : non par l’éloignement du lieu, mais par la diversité des affections. Ils s’efforcent d’aller à l’extérieur et désertent leur intérieur à l’intime duquel est Dieu. Voilà pourquoi, lors même qu’ils entendent parler de quelque sainte Puissance céleste ou se la représentent tante bien que mal, ils convoitent avant tout son pouvoir qui étonne la faiblesse humaine, et n’imitent pas sa piété qui fait accéder au repos en Dieu. Ils aiment mieux, orgueilleusement, pouvoir ce que peut l’Ange, qu’être, pieusement, ce qu’est l’Ange. Car aucun saint ne se complaît dans sa propre puissance, mais dans la puissance de celui dont il tient un pouvoir qui s’exerce toujours avec sagesse. Il sait qu’il y a plus de puissance à s’unir au Tout-Puissant par une pieuse volonté qu’à chercher dans sa puissance et sa volonté propres un pouvoir capable de faire trembler ceux qui en sont privés. Ainsi s’expliquent les paroles du Seigneur Jésus-Christ qui, accomplissant lui-même de tels prodiges, provoquait l’admiration pour acheminer à de plus hautes vérités et tenait les esprits attentifs et en suspens par des miracles temporels pour les convertir aux réalités éternelles et intérieures : « Venez à moi », dit-il, « vous tous qui êtes accablés, et je vous soulagerai : prenez mon joug sur vous ». Il ne dit pas : « Apprenez de moi que je ressuscite des morts de quatre jours », mais il dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ». Plus puissante et plus sûre est une inébranlable humilité qu’une grandeur gonflée de vent. Aussi le Seigneur ajoute-t-il : « Et vous trouverez le repos de vos âmes » (Matth., XI, 28, 29). Car « la charité n’enfle point » (I Cor., XIII, 4) ; « Dieu est amour » (I Jean, IV, 8) et « les fidèles se reposeront avec lui dans l’amour » (Sagesse, III, 9), rappelés du tumulte du dehors aux joies silencieuses. Voilà, « Dieu est amour » : pourquoi aller et courir au plus haut des cieux, au plus profond de la terre, à la recherche de celui qui est tout près de nous, si nous voulons être tout près de lui ?
Celui qui aime son frère connaît Dieu.
VIII. 12. Que personne ne dise : je ne sais quoi aimer. Qu’il aime son frère, il aimera ce même amour. Il connaît mieux en effet l’amour dont il aime, que son frère qu’il aime. Et voilà dès lors que Dieu lui est mieux connu que son frère : beaucoup mieux connu, parce que plus présent ; mieux connu, parce que plus intérieur ; mieux connu, parce que plus certain. Embrasse le Dieu amour et tu embrasseras Dieu par amour. C’est ce même amour qui associe tous les bons Anges et tous les serviteurs de Dieu par le lien de la sainteté et qui nous unit mutuellement ensemble, eux et nous, en nous unissant à lui qui est au-dessus de nous. Plus nous sommes exempts de l’enflure de l’orgueil, plus nous sommes pleins d’amour. Et de quoi est-il plein, sinon de Dieu, celui qui est plein d’amour ?
Mais, dira-t-on, je vois la charité ; autant que je le puis, je fixe sur elle le regard de l’esprit ; je crois à la parole de l’Écriture : « Dieu est charité. Qui demeure dans la charité demeure en Dieu » (I Jean, IV, 16). Mais quand je vois la charité, je ne vois pas en elle la Trinité. Eh bien si ! tu vois la Trinité, quand tu vois la charité. Je vais m’efforcer, si je le puis, de te faire voir que tu vois : que la Trinité seulement nous assiste, pour que la charité nous meuve vers quelque bien.
Lorsque nous aimons la charité, nous l’aimons aimant quelque chose, par cela même que la charité aime quelque chose. Qu’aime donc la charité pour être aimée, elle aussi, comme charité ? La charité, en effet, n’est pas, si elle n’aime rien. S’aimât-elle elle-même, il faut qu’elle aime autre chose pour s’aimer comme charité. Ainsi le mot, en signifiant quelque chose, se signifie aussi lui-même ; mais le mot ne se signifie pas, s’il ne signifie qu’il signifie quelque chose. De même la charité : elle s’aime, certes ; mais si elle ne s’aime pas comme aimant quelque chose, elle ne s’aime pas comme charité. Qu’aime donc la charité, sinon ce que nous aimons par charité ? Or, cela, pour partir de ce que nous avons de plus proche, c’est notre frère. Remarquons à quel point l’Apôtre Jean nous recommande l’amour fraternel : « Celui qui aime son frère », dit-il, « demeure dans la lumière et le scandale n’est point en lui » (I Jean, II, 10). Il est clair que l’Apôtre met la perfection de la justice dans l’amour de chacun pour ses frères : car celui en qui il n’y a pas de scandale est parfait. Et cependant il semble passer sous silence l’amour de Dieu : ce qu’il ne ferait jamais, si dans la charité fraternelle elle-même il ne sous-entendait Dieu. Peu après, dans la même Épître, il dit en effet d’une façon on ne peut plus claire : « Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l’amour vient de Dieu : celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu ; celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour ». Ce contexte est assez clair. Il montre que cette charité fraternelle — car la charité fraternelle est celle qui nous fait nous aimer les uns les autres — non seulement vient de Dieu, mais qu’elle est Dieu. Voilà ce que nous dit cette grande autorité. Par conséquent, en aimant notre frère selon l’amour, nous aimons notre frère selon Dieu. Il ne se peut faire que nous n’aimions avant tout cet amour, grâce auquel nous aimons notre frère. D’où nous concluons que ces deux préceptes ne peuvent exister l’un sans l’autre. Puisqu’en effet « Dieu est amour », celui-là aime certainement Dieu qui aime l’amour ; or celui-là aime nécessairement l’amour, qui aime son frère. Aussi, peu après, l’Apôtre Jean dit-il : « Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas » (Id., IV, 7, 8, 20) : la raison qui l’empêche de voir Dieu, c’est qu’il n’aime pas son frère. Celui qui n’aime pas son frère n’est pas dans l’amour ; et celui qui n’est pas dans l’amour n’est pas en Dieu, car Dieu est amour. En outre, celui qui n’est pas en Dieu n’est pas dans la lumière, car « Dieu est lumière et il n’y a pas en lui de ténèbres » (Id., I, 5). Celui donc qui n’est pas dans la lumière, quoi d’étonnant qu’il ne voie pas la lumière, autrement dit, qu’il ne voie pas Dieu, puisqu’il est dans les ténèbres ? Il voit son frère d’une vue humaine, laquelle ne permet pas de voir Dieu. Mais si ce frère qu’il voit d’une vue humaine, il l’aimait d’une charité spirituelle, il verrait Dieu qui est la charité même, de cette vue intérieure qui permet de le voir. Ainsi donc, celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu’il ne voit pas, étant donné précisément que Dieu est amour et que cet amour fait défaut à celui qui n’aime pas son frère ? Et qu’il ne soit plus question de savoir combien de charité nous devons à notre frère, combien à Dieu : incomparablement plus à Dieu qu’à nous, autant à nos frères qu’à nous-mêmes : or nous nous aimons d’autant plus nous-mêmes que nous aimons Dieu davantage. C’est donc d’une seule et même charité que nous aimons Dieu et le prochain : mais nous aimons Dieu pour lui-même, nous et le prochain pour Dieu.
On ne peut aimer une âme sainte sans aimer Dieu.
IX. 13. Quelle raison avons-nous donc, je le demande, de nous enflammer, quand nous entendons, quand nous lisons ce passage : « Voici maintenant le temps favorable ; voici maintenant le jour du salut : nous ne donnons aucun scandale à qui que ce soit, afin que notre ministère ne soit pas un objet de blâme ; mais nous nous rendons à tous égards recommandables comme des ministres de Dieu, par beaucoup de patience dans les tribulations, dans les nécessités, dans les angoisses, sous les coups, dans les prisons, dans les séditions, dans les travaux, dans les veilles, dans les jeûnes ; par la pureté, par la science, par la longanimité, par la bonté, par l’Esprit saint, par une charité non feinte, par la parole de vérité, par la puissance de Dieu, par les armes de la justice à droite et à gauche ; dans la gloire et l’ignominie, dans la mauvaise et la bonne réputation ; étant regardés comme imposteurs, quoique sincères ; comme inconnus, quoique bien connus ; comme mourants, et voici que nous vivons ; comme châtiés, quoique non mis à mort ; comme tristes et nous sommes toujours joyeux ; comme pauvres, et nous en enrichissons un grand nombre ; comme n’ayant rien, et nous possédons tout » (II Cor., VI, 2-10). Quelle raison avons-nous de nous embraser pour l’amour de Paul, en lisant ces lignes ? N’est-ce pas que nous croyons qu’il a vécu ainsi ? Et pourtant, qu’il faille que les serviteurs de Dieu, vivent ainsi, nous ne le croyons pas sur le témoignage d’autrui, mais nous le voyons à l’intime de nous-mêmes, ou plutôt au-dessus de nous, dans la vérité même1. Ainsi donc, nous croyons que l’Apôtre a mené cette vie, mais nous l’aimons en vertu d’un idéal que nous voyons. Et si nous n’aimions d’abord et avant tout cet idéal de justice, toujours stable et immuable devant nos yeux, nous n’aimerions pas l’Apôtre précisément parce que, comme nous l’apprend la foi, il s’est attaché et conformé à cet idéal, durant sa vie dans la chair. Mais, je ne sais comment, la conviction qu’un autre a mené cette vie ravive notre amour pour cet idéal ; et l’espérance que nous avons de pouvoir, nous aussi, tout homme que nous sommes, mener cette vie, du fait que d’autres l’ont fait, nous empêche de désespérer et rend à la fois nos désirs plus ardents et notre prière plus confiante. Ainsi l’amour de cet idéal, selon lequel nous croyons que d’autres ont vécu, nous fait aimer leur vie, — et d’autre part la vie que nous croyons qu’ils ont menée excite en nous un amour plus brûlant pour cet idéal : il en résulte que plus brûlant est notre amour pour Dieu, plus certaine et sereine est la vision que nous avons de lui ; car c’est en Dieu que nous contemplons cet immuable idéal de justice, d’après lequel nous jugeons que tout homme doit vivre. Tel est le pouvoir de la foi pour nous faire connaître et aimer Dieu : non comme s’il échappait tout à fait à notre connaissance, tout à fait à notre amour, mais pour nous préparer à une connaissance plus lumineuse, à un plus vigoureux amour.
La trinité de l’amour vestige de la Trinité.
X. 14. Qu’est-ce donc que l’amour ou charité, tellement loué, tellement célébré par les divines Écritures, sinon l’amour du Bien ?
Mais l’amour vient de quelqu’un qui aime, et par l’amour quelque chose est aimé. Et voici trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, et l’amour même. Qu’est-ce donc que l’amour, sinon une certaine vie qui unit deux êtres ou tend à les unir : celui qui aime et l’être qui est aimé ? Il en est ainsi, même dans les amours extérieures et charnelles ; mais pour puiser à une source plus pure et plus limpide, foulons aux pieds la chair et élevons-nous jusqu’à l’âme. Qu’aime l’âme dans un ami, sinon l’âme ? Et voici donc trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, l’amour. Il nous reste à nous élever encore, à mener plus haut notre recherche, autant qu’il est donné à l’homme de le faire.
Mais pour l’instant, reposons un peu notre attention : non que nous estimions avoir trouvé ce que nous cherchons, mais comme se repose d’ordinaire celui qui a trouvé le lieu où il doit chercher quelque chose. Il ne l’a point trouvée encore, mais il a trouvé où la chercher. Que ces réflexions nous suffisent et nous soient comme le premier fil à partir duquel nous tisserons le reste de notre trame.
La foi suscite la recherche de l’intelligence.
I. 1. Notre recherche porte sur la Trinité, non une trinité quelconque, mais la Trinité qui est Dieu, le vrai, suprême et seul Dieu. Patience donc, toi qui m’écoutes, qui que tu sois : car nous en sommes encore au stade de la recherche et personne n’a le droit de blâmer qui se livre à de telles recherches, pourvu que la recherche s’accompagne d’une foi inébranlable, en un domaine où il est si difficile de connaître et de s’exprimer. Celui au contraire qui serait trop affirmatif, il est juste que, sur-le-champ, celui-là, quel qu’il soit, le reprenne, qui, ou voit mieux, ou est mieux à même d’enseigner la vérité. « Cherchez Dieu », est-il dit, « et votre âme vivra » (Ps., LXVIII, 33). Et de peur que quelqu’un ne se félicite à la légère d’avoir en quelque sorte saisi la vérité : « Cherchez, est-il dit, cherchez toujours sa face » (Ps., CIV, 1). L’Apôtre dit à son tour : « Si quelqu’un croit savoir quelque chose, il ne sait pas encore comme on doit savoir. Mais quiconque aime Dieu, celui-là est connu de lui » (I Cor., VIII, 2, 3). Il ne dit pas : « Il connaît Dieu », ce qui est présomption dangereuse, mais bien : « Il est connu de lui ». Ayant dit en un autre passage : « Nous qui maintenant connaissons Dieu », il se corrige aussitôt et dit : « ou plutôt qui sommes connus de lui » (Galat., IV, 9). Mais voici le passage le plus significatif : « Pour moi, mes frères, je ne pense pas l’avoir saisi, mais je ne fais qu’une chose : oubliant ce qui est derrière et m’étendant, par une tension de tout moi-même, vers ce qui est en avant, je cours droit au but pour remporter le prix auquel Dieu m’a appelé d’en haut en Jésus-Christ. Que ce soient là nos sentiments à nous tous qui sommes arrivés à l’âge d’homme » (Philipp., III, 13-15). La perfection en cette vie, d’après l’Apôtre, n’est pas autre chose que d’oublier ce qui est en arrière pour s’étendre, par une tension de tout soi-même, vers ce qui est en avant1. Cette tension dans la recherche est en effet le parti le plus sûr, tant que nous n’avons pas saisi ce vers quoi nous tendons et qui nous étend au-delà de nous-mêmes. Mais seule est droite la tension qui procède de la foi. C’est en effet la certitude de la foi qui est en quelque façon à l’origine de la connaissance ; mais la certitude de la connaissance ne sera achevée qu’après cette vie, dans la vision face à face (I Cor., XIII, 12). Ayons donc l’intime conviction que le sentiment qui nous porte à chercher le vrai est plus sûr que celui qui nous fait présumer savoir ce que nous ne savons pas : ainsi cherchons comme devant trouver, et trouvons comme devant chercher encore. « Lorsque l’homme a achevé, c’est alors qu’il commence » (Eccli., xviii, 6). Sur les vérités à croire, jamais d’hésitation entachée d’infidélité ; sur les vérités à comprendre, jamais d’affirmation téméraire. Là, il faut s’en tenir à l’autorité ; ici, s’enquérir de la vérité.
Pour ce qui est de notre question, croyons que le Père, le Fils et l’Esprit saint sont un seul Dieu, créateur et régulateur de toute la création ; que le Père n’est pas le Fils, que le Saint-Esprit n’est ni le Père ni le Fils ; mais qu’ils sont une Trinité de personnes en relations mutuelles dans une unique et égale essence. Cherchons à comprendre cette vérité, en implorant le secours de celui que nous voulons comprendre ; et, autant qu’il nous donnera de comprendre, essayons d’expliquer ce que nous aurons compris avec un sens religieux si attentif, si scrupuleux, que, à supposer même que nous commettions quelque confusion, nous ne disions rien qui ne soit digne de Dieu. Si par exemple nous disons du Père quelque chose qui ne lui convient pas en propre, que ce que nous affirmons convienne au moins au Fils, à l’Esprit saint ou à la Trinité même. Si nous attribuons au Fils ce qui ne lui convient pas en propre, que cela vaille au moins du Père, du Saint-Esprit ou de la Trinité. De même, si nous attribuons à l’Esprit saint une propriété qui ne lui convienne pas, qu’elle ne soit pas étrangère au Père, au Fils, ou au Dieu unique la Trinité même. Par exemple, désirons-nous savoir maintenant si l’Esprit saint est proprement cette incomparable charité : s’il ne l’est pas, c’est que le Père est charité, ou le Fils, ou la Trinité même, car nous ne pouvons résister à la certitude de la foi ni à la forte autorité de l’Écriture qui dit : « Dieu est charité » (I Jean, IV, 16) ; par contre, nous ne devons pas nous égarer dans l’erreur sacrilège qui nous ferait porter sur la Trinité une affirmation qui conviendrait non au Créateur, mais bien à la créature, ou qui serait le fruit des vaines fictions de l’imagination.
L’âme et son amour.
II. 2. Ce principe posé, soyons attentifs à ces trois choses que nous croyons avoir découvertes en nous. Nous ne parlons pas encore de la suprême Trinité — du Dieu Père, Fils et Saint-Esprit — mais de son image inadéquate, image néanmoins, l’homme : peut-être cette image est-elle quelque chose de plus familier et de plus accessible pour le faible regard de notre esprit.
Me voici, moi qui cherche. Quand j’aime un être, il y a trois choses : moi, ce que j’aime, et l’amour même. Car je n’aime pas l’amour, si je ne l’aime aimant : il n’est pas d’amour, où rien n’est aimé. Voilà donc trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, et l’amour. Mais quoi si je n’aime que moi, n’y aura-t-il pas que deux choses : ce que j’aime et l’amour ? Quand on s’aime soi-même, celui qui aime et ce qui est aimé sont un même être : tout comme aimer et être aimé sont une même chose, quand quelqu’un s’aime. On exprime deux fois la même chose, quand on dit : il s’aime et il est aimé de soi. Car alors, aimer n’est pas autre chose qu’être aimé ; tout comme celui qui aime n’est pas autre que celui qui est aimé. Mais il reste que l’amour et ce qui est aimé, même alors, sont deux choses. Car lorsqu’on s’aime soi-même, il n’y a d’amour que si l’amour même est aimé. Or s’aimer et aimer son amour sont choses différentes. L’amour n’est pas aimé, sinon aimant déjà quelque chose : où rien n’est aimé, il n’y a nul amour. Deux choses donc, « quand on s’aime : l’amour et ce qui est aimé. Car alors, le sujet et l’objet de l’amour né font qu’un. Il est donc illogique, semble-t-il, de conclure que, partout où il y a amour, il y a du fait même, trois choses.
Écartons de nos considérations les autres composantes de l’homme qui sont multiples ; et pour jeter la plus grande clarté possible sur l’Objet présent de notre recherche, traitons de l’âme (mens) seule. L’âme, quand elle s’aime, manifeste deux choses : l’âme et l’amour. Qu’est-ce donc que s’aimer, sinon vouloir être présent à soi pour jouir (le soi). Et quand le vouloir-être est à la mesure de l’être, alors la volonté est adéquate à l’âme, et l’amour égal à celui qui aime. Or si l’amour est une substance, à coup sûr il n’est pas corps, mais esprit : l’âme non plus n’est pas corps, mais esprit. Cependant l’amour et l’Âme ne sont pas deux esprits, mais un seul : ni deux essences, mais une seule et pourtant il y a deux choses en une, sujet aimant et amour, on, équivalemment, objet aimé et amour. Ces deux choses sont relatives l’une à l’autre : car le sujet aimant est relatif à l’amour et l’amour au sujet aimant. Le sujet aimant aime par un amour et l’amour suppose un sujet aimant. Âme et esprit au contraire ne se disent pas relativement, mais désignent l’essence. Ce n’est pas en effet par leur appartenance à un homme que l’aine et l’esprit sont âme et esprit. Enlevez à l’homme ce qui le constitue, sa liaison au corps ; enlevez donc le corPs.l’âme et l’esprit demeurent : par contre, enlevez le sujet aimant, il n’y a plus d’amour ; enlevez l’amour, il n’y a plus de sujet qui aime. Ainsi donc, comme ternies relatifs, ils sont deux ; mais, pris absolument, chacun se pose comme esprit et les deux ensembles comme un seul esprit ; chacun commue âme et les deux ensembles comme une seule âme. Où trouver alors une trinité ? Appliquons-nous le mieux possible ; implorons la lumière éternelle d’illuminer nos ténèbres ; et voyons en nous, autant qu’il nous est permis, l’image de Dieu.
L’âme et sa connaissance.
III. 3. L’âme ne peut s’aimer sans aussi se connaître : comment en effet aimer ce qu’on ignore ? Dire : c’est à partir d’une connaissance générique ou spécifique que l’âme se croit semblable aux autres âmes qu’elle connaît par expérience et, grâce à cette connaissance, s’aime elle-même, c’est propos d’insensé. Comment l’âme connaît-elle une autre âme, si elle ne se connaît ? L’œil du corps voit les yeux des autres et ne se voit pas : mais on ne peut dire qu’il en est de même de l’âme, qu’elle connaît l’âme des autres et ne se connaît pas elle-même. Par les yeux du corps, nous voyons des corps : les rayons qu’ils émettent et qui touchent les objets que nous regardons, nous ne pouvons les réfracter et les retourner sur eux-mêmes, à moins de regarder dans un miroir. Ces explications font l’objet de subtiles et obscures discussions, en attendant que soit démontré s’il en est ainsi ou non. Mais, quelle que soit cette force qui permet à nos yeux de voir, rayonnement ou autre phénomène, cette force, dis-je, ce n’est pas avec les yeux que nous pouvons la voir ; mais c’est avec, l’esprit que nous cherchons et, s’il se peut, c’est encore avec l’esprit que nous comprenons l’explication de ce phénomène. Ainsi donc, de même que l’âme recueille au moyen des sens corporels les connaissances qu’elle a des réalités corporelles, de même les connaissances qu’elle a des réalités incorporelles, elle les recueille par elle-même. Elle se connaît donc aussi, elle-même par elle-même, étant incorporelle. Car, si elle ne se connaît, elle ne s’aime pas. […]
Denys l’Aréopagite12 qui fut considéré comme un disciple de saint Paul (d’où l’appellation à l’effet pervers de « pseudo-Denys »), est la plus influente des sources de l’Antiquité tardive reconnue par les mystiques chrétiens. Il faut attendre le XIXe siècle pour établir la date approximative d’apparition du corpus dionysien, postérieur à 482, antérieur aux auteurs qui le citent au début du VIe siècle13. L’auteur est probablement un moine d’origine syrienne, au confluent du courant chrétien et du courant néo-platonicien ; il aurait suivi les cours de Damascius 14 à Athènes peu avant que l’Académie ne soit fermée. Son œuvre complète est d’accès facile, vu sa relative brièveté 15. On y retrouve le thème, partagé avec Proclus, du Beau qui attire à lui l’âme dans le recueillement :
C’est cette Beauté qui produit toute convenance, toute amitié, toute communion, c’est cette Beauté qui produit toute unité et qui est principe universel, parce qu’elle produit et qu’elle meut tous les êtres ... [L’âme] se meut d’un mouvement circulaire lorsque, rentrant en soi-même, elle se détourne du monde extérieur, lorsqu’elle rassemble en les unifiant ses puissances d’intellection dans une concentration qui les garde de tout égarement, lorsqu’elle se détache de la multiplicité des objets extérieurs pour se recueillir d’abord en soi-même, puis, ayant atteint à l’unité intérieure, ayant unifié de façon parfaitement une l’unité de ses propres puissances, elle est conduite alors à ce Beau et Bien, qui transcende tout être, qui est sans principe et sans fin.16.
La puissance créatrice divine est la cause agissante cachée qui demeure hors du domaine parcouru par le mouvement circulaire (parfait) de l’âme, en quelque sorte un attracteur 17 de l’âme :
C’est par surabondance de bonté que la Cause universelle désire amoureusement tout être, opère en chacun, parachève toute perfection, conserve et tourne à soi toute réalité, que ce désir amoureux est en Dieu parfaite Bonté d’un Être bon, qui se réalise à travers le Bien même. Faiseur de Bien en toute chose, cet amoureux désir, préexistant de façon surabondante au cœur même du Bien, ne lui aurait pas permis de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais il le met tout au contraire en branle pour qu’il agisse selon cette puissance surabondante d’universel engendrement.18.
En conférant la ressemblance divine aux créatures, Elle les ordonne selon une hiérarchie qui répand la lumière céleste :
Et il convient ... que les illuminateurs, intelligences plus transparentes que les autres et capables par elles-mêmes tout ensemble de participer à la lumière et de retransmettre cette participation, dans la bienheureuse splendeur d’une sainte plénitude, répandent cette lumière de toutes parts débordante sur ceux qui en sont dignes.19.
Cette vision hiérarchique est reprise chez certains mystiques pour rendre compte de la communication de la grâce dans la prière. Le modèle néo-platonicien des processions ou émanations s’accorde assez bien à l’expérience intime propre aux grandes religions monothéistes.
Elles l’adoptent sous la condition que soit préservé le dynamisme d’une circulation de la grâce ou énergie issue d’un Centre divin. Le modèle peut être présenté analogiquement à l’aide de belles images empruntées à l’optique, telle celle d’un cercle de miroirs reflétant les uns aux autres la lumière unique issue d’une flamme (divine) située en son centre.20.
L’influence de Denys est immense jusqu’à la fin du XVIIe siècle ; Mme Guyon, sensible à cette vision hiérarchique du monde, empruntant l’analogie « par transmission », déclare :
Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion et que nous fussions toujours ainsi exposés à Dieu en pure et nue foi, nous deviendrions des Séraphins. Les hommes de cette sorte ... consumés par la Divinité dont ils sont plus proches que les autres esprits bienheureux ... sont comme ces miroirs ardents [lentilles] qui, pénétrés des rayons du soleil, brûlent ce qui est au-dessous d’eux.21.
§
Voici quelques précisions appréciées glanées au sein de sources ‘fondamentales’ : le traducteur Gandillac, l’érudit Rocques, deux études du Dictionnaire de Spiritualité22.
concède en 1943 :
Comme le notait M. Puech dans un cours inédit professé en 1931 à l'Ecole pratique des Hautes Etudes, la contemplation (theôria) telle qu'elle apparaît chez Plotin, comme « seul à seul » de l'âme directement unie à Dieu par la partie supérieure d'elle-même, celle qui échappe aux dégradations de l'agir (pratlein) et du faire (poiein), paraît plus proche des états que décriront, au delà de leurs nuits ou de leurs dépouillements, les grands mystiques rhénans ou espagnols du quatorzième au seizième siècle, que de cette « theôria » qui forme le noyau central de chaque chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique et qui consiste dans l'interprétation symbolique de chacun des rites de la liturgie chrétienne.
est déjà largement présent dans les DS II et III. Dans sa synthèse publiée en 1983 24 :
120
Unique dans son sujet, qui est Dieu, la science est unique aussi dans sa source et dans ses modalités : la science de Dieu ne peut venir aux intelligences que de Dieu seul et seulement dans les conditions fixées par Dieu lui-même. [...]
125
Ce n'est pas tout. La science dionysienne a pour objet un Dieu personnel qui se révèle par son Verbe. Le chapitre II des Noms Divins expose la doctrine chrétienne de la Trinité et c'est à connaître ce Dieu un et trine que doit s'appliquer l'effort des intelligences. Elles ne pourront l'aborder ni comme une abstraction ni comme un objet, car il s'agit ici d'un vrai sujet ou, plus exactement, d'un sujet triple. C'est donc sur le mode des rapports entre personnes qu'une pareille connaissance deviendra possible, avec cette réserve toutefois que la notion de sujet, en Dieu, passe infiniment ce que nous pouvons concevoir et qu'elle échappe à nos forces naturelles. Il faudra donc qu'une initiative divine nous propose une connaissance à notre mesure ou qu'elle dilate nos intelligences aux dimensions surhumaines des vérités qu'elle nous propose. Et c'est pourquoi la science hiérarchique doit être conçue selon un mode éminent de relations personnelles entre un Dieu qui se révèle et des intelligences déiformes qui l'écoutent. Une telle connaissance n'est pas séparable de l'amour et c'est en effet l'amour de Dieu qui la rend possible et qui l'accomplit. Cet amour le fait se révéler lui-même aux intelligences humaines, d'abord par les [mot grec] de l'Ancien Testament, ensuite et surtout par le Verbe Incarné. En assumant notre nature, la deuxième personne divine s'est faite l'un de nous pour nous conduire tout ensemble à la science véritable et à la divinisation. Et c'est pourquoi Denys lui demande d'être son guide et son maître dans les exposés théologiques qu'il entreprend. Telles sont les conditions de la science dionysienne...
336
La notion de science n'est pas moins révélatrice des positions et des dépendances dionysiennes que les notions d'ordre et d'activité. Il n'y a de science que de Dieu et des choses divines. Cette pensée maîtresse du platonisme et de la gnose est aussi celle de saint Paul. Denys a retenu de la gnose, de la gnose hermétique surtout, la corrélation rigoureuse et même l'assimilation de la science et de la sainteté qui s'obtiennent par la prière et par la foi. La sainteté accède ainsi à une dignité que le rationalisme grec réservait d'ordinaire au savoir. Mais le savoir garde tous ses droits et, sur ce point encore, la pensée dionysienne est singulièrement voisine de celle des derniers néoplatoniciens.
338
Proclus commente le Timée et s'attarde à ses hypothèses astronomiques ; il commente les Éléments d'Euclide et il compose lui-même une Ébauche des positions astronomiques. Jamblique, de son côté, avait donné une explication théologique des dix premiers nombres. Pour Denys, il y a bien aussi correspondance entre sagesse et science. Mais celle-ci, pour être authentique et efficace, n'est pas tenue de s'attarder aux connaissances humaines ou cosmiques proprement dites. Elle vient exclusivement de Dieu et requiert seulement l'adhésion de l'intelligence qui la reçoit. Et c'est pourquoi sans doute […] elle n'impose plus au sage cette maîtrise de toutes les disciplines humaines, accessible seulement à la double aristocratie de la fortune et du rang social. La science dionysienne se communique à tous les ordres de la hiérarchie et n'a d'autre mesure ni d'autre condition que la conversion des intelligences.
réserve une place majeure par d’amples études à Denys, le moine chrétien ‘passeur’ de l’Antiquité platonicienne au sein de la chrétienté, jusqu’à Fénelon:
Tome II26
col.1886
… la contemplation dionysienne apparaît d'abord comme un refus. Les apports et les révélations du monde des formes et des sensations ne sauraient être retenus par l'intelligence à l'état brut et à titre définitif. Tels quels, ils recèlent plutôt des pièges qu'ils n'offrent de secours. Et c'est pourquoi le chapitre 4 de la Théologie mystique les écarte comme radicalement inadéquats aux réalités spirituelles dont ils veulent être les images. Mais les symboles peuvent être purifiés. Ils échappent alors aux condamnations de la Théologie mystique et entrent de plein droit dans le système éducatif des intelligences hiérarchiques.
col.1892
L'affranchissement progressif des images et des schèmes permet à l'intelligence d'accéder à la contemplation et à la connaissance des noms intelligibles de Dieu. Un désir de nature nous porte à cette connaissance. Et le mouvement direct de notre âme nous fait passer du dehors au dedans, « de la bigarrure et de la multiplicité des symboles aux contemplations simples et unifiées », en d'autres termes, du sensible à l'intelligible. Mais la divinité est, par nature, « inaccessible à l'intelligence, au discours et à la contemplation ». Par suite, seuls une révélation et un secours divins pourront nous faire entrevoir les mystères spirituels qui nous dépassent.
col.1893
Le traité des Noms divins se propose justement la contemplation des attributs intelligibles de Dieu, tels que nous les présente la parole même de Dieu.
Qu'il s'agisse d'attributs intelligibles ou de symboles sensibles, la Theôria se trouve soumise à des conditions analogues. Elle doit éviter de ravaler Dieu au plan des concepts aussi bien qu'au plan des schèmes et des images, car les anthropomorphismes de l'intelligence sont aussi dangereux que les anthropomorphismes des sens. [...] Et de même que, dans l'ordre sensible, les symboles sans ressemblance offrent plus de sécurité que les symboles ressemblants, équivoques dans leur ressemblance même, pareillement la méthode négative paraîtra plus sûre que la méthode affirmative dont les plus hautes conquêtes risquent de masquer la divine visée. [...] Il faut que la méthode négative limite et corrige l'affirmation. La contemplation n'approchera Dieu qu'en reniant sans cesse ses propres élaborations intelligibles et en se reniant elle-même. Cette purification constante est la condition de sa vie et de son progrès, car les réductions et les corrections de la méthode négative ne sont que l'envers d'une affirmation plus profonde et plus pure : l'affirmation d'une Transcendance qui échappe à toutes nos catégories humaines. Les négations de la méthode apophatique ne doivent pas être entendues dans un sens privatif, mais dans un sens transcendant...
col.1894
Cette révélation de l'incognoscibilité divine présente bien des ressemblances avec les résultats de la théologie négative. Mais il subsiste entre théologie négative et contemplation mystique deux différences essentielles et d'ailleurs rattachées entre elles. La première, c'est que la théologie négative reste une démarche discursive de l'intelligence, tandis que la contemplation mystique se situe au delà du discours. La deuxième, c'est qu'il n'y a de théologie négative qu'en référence à une théologie affirmative dont elle limite et corrige les formulations. La contemplation mystique, au contraire, ne se réfère à aucune de ces démarches qu'elle suppose pourtant. Elle est pure vision immatérielle d'où les sens et l'intelligence sont radicalement exclus (cf MT ch. 5).
Précisons encore les conditions de la contemplation mystique [...] Mais la dialectique de l'intelligence se double d'une dialectique de l'amour: l'amour divin et la lumière intelligible sont indissociablement unis et présents à tous les stades de la contemplation... […] Or, le propre de la contemplation mystique, c'est qu'elle consomme l'unification de l'intelligence, en ce sens d'abord que, toute dialectique étant dépassée et supprimée, l'intelligence n'est plus divisée dans sa perpétuelle reprise d'elle-même et de ses concepts inadéquats; ensuite et surtout parce que l'amour divin qui l'envahit est d'essence « extatique », qu'il l'arrache à ses conditions spatio-temporelles pour la mettre tout entière sous la dépendance et dans l'appartenance unificatrices de Dieu. Mais ce n'est pas tout. Il faut identifier complètement l'ultime démarche de l'intelligence qui se dépasse et l'ultime démarche de l'amour qui se dépossède, puisque la parfaite unité de l'âme nous interdit de maintenir à ce stade une distinction des facultés. La contemplation mystique arrache l'intelligence à la condition humaine pour la diviniser.
Dès lors, on ne saurait dire que la contemplation mystique soit active, au sens intellectuel et sensible de ce terme. Elle est passive: non point de cette passivité qui nous renverrait au mode de l'inertie et de la matérialité, mais de cette passivité surhumaine qui est « sympathie » et « synergie » divines. Pareille contemplation ne saurait être enseignée ni transmise par des moyens humains. C'est une contemplation de pure grâce, de type unitif, ineffable et transdiscursif, et qui n'est plus distincte de l'extase et du pur amour.
col.1898
Ce n'est pas tout. Par sa définition de l'extase, Denys se sépare encore d'Origène et de ses disciples, Grégoire de Nazianze et Évagre le Pontique. Pour ces derniers, le nous est, par nature, « capable » de Dieu. Ce qui lui est demandé, « ce n'est plus une sortie de soi [...] Le sommet de la vie spirituelle reste pour eux un état intellectuel.
L'extase dionysienne, au contraire, est véritablement une sortie des conditions humaines. Elle se situe au delà de l'intelligence, au delà de la raison, au delà de tout effort et de toute prise nommables. Elle introduit dans notre organisme intellectuel et spirituel une rupture radicale, et l'état nouveau qu'elle nous procure ne présente absolument aucune commune mesure avec l'état antérieur dont elle nous tire ni avec l'état postérieur auquel elle nous restitue. Elle n'implique donc pas seulement la fuite du sensible et des représentations successives et discursives de l'intelli[col.1899]gence, encore que cette fuite doive être présentée comme une condition de possibilité de toute extase.[...] Au delà des démarches purificatrices, l'extase est une véritable sortie de la condition humaine. Le mystique s'échappe à lui-même, s'abandonne tout entier lui-même, intelligence comprise : « La connaissance la plus divine de Dieu est celle qu'on acquiert par l'inconnaissance dans une union qui se situe au delà de l'intelligence, lorsque l'intelligence s'étant éloignée de tous les êtres, ensuite s'étant également détachée de soi, est unie aux rayons supra-lumineux. »
col.1908
Le contact et l'union les plus intimes sont uniquement permis et réservés a ceux qui, après avoir rompu les barrières intelligibles, auront pénétré hardiment dans la ténèbre qui passe intelligence et discours. Rendu à ce sommet, le mystique ne saisit certes pas la Ténèbre divine, au sens rigoureux où cette Ténèbre est synonyme d'absolue transcendance et d'inconnaissable unicité. Pas davantage il ne s'unit à Dieu au point de perdre réellement sa propre personnalité. Mais il est parvenu à sa ténèbre mystique, c'est-à-dire à cet état d'inconnaisence ou de super-connaissance qui ne requiert plus l'intervention morcelante et successive de la pensée. Il « éprouve » tout dans l'unité, avec Dieu et en Dieu, au point que tombe, d'une certaine manière, la distinction d'objet et de sujet. [...]
col.1910
Conclusion. […] Bien que Denys ait emprunté son vocabulaire extatique (à Philon et à Grégoire de Nysse, d'une part; à ses devanciers néoplatoniciens, de l'autre), sa doctrine se caractérise proprement par son extrême dépouillement, par la vigueur, voire par la violence de ses exigences négatives et par la brièveté voulue de ses descriptions. Essentiellement conçue comme rupture et négativité, l'extase impose à l'intelligence un abandon et un renoncement radicaux qui ne lui font pas seulement rejeter les produits de l'activité noétique, mais cette activité noétique elle-même. Acte ultime de l'intelligence qui se renonce, l'extase apparaît en même temps comme le plus haut sommet de l'amour qui se dépossède, bien que l'union divine à quoi parvient le mystique ne soit pas une [col.1911] suppression pure et simple de sa personnalité. C'est ce qu'illustre le symbolisme très épuré de la divine Ténèbre. Ce symbolisme a sa réplique dans la ténèbre de l'inconnaissance où pénètre le mystique par l'abandon de toutes ses facultés, sensibles et intellectuelles, et qui, sans lui faire saisir la transcendance comme telle, lui en donne cependant une révélation de type unitif, transcendante et interdite à nos modes humains de concevoir et de raisonner. Enfin, la conception dionysienne de l'extase semble se heurter aux thèses majeures des Hiérarchies. [...]
Tome III
col.266
...à l'inégale conversion des intelligences qui s'ouvrent ou font obstacle aux dons divins « [Dieu] ne communique d'abord qu'une lueur modeste (mots grecs). Ensuite, quand [les intelligences] ont, pour ainsi dire, goûté à la lumière et qu'elles en désirent davantage (mots grecs), il se donne davantage et les illumine prodigieusement parce qu'elles ont beaucoup aimé (Luc 7, 47). Et il les tend toujours en avant, selon leur capacité d'ascension (phrase grec) » (DN [Noms divins] 700d-701a).
Ainsi, par une espèce de mouvement circulaire qui part de Dieu pour constituer et transfigurer les intelligences, qui retourne amoureusement des intelligences à Dieu, et de nouveau de Dieu aux intelligences, et ainsi de suite à l'infini, l'intelligence conquiert progressivement ses vraies dimensions, en s'élevant [...] Bien que présenté surtout sous le signe de l'ordre, l'univers dionysien se conquiert et s'unifie en permanence sous le signe de la liberté (L'Univers Dionysien [René Roques], p. 59-64).
col.276
1° Le baptême ou « sacrement » de l'illumination. — Avec toute la tradition de l'Église, Denys présente le baptême comme le sacrement de la naissance divine (grec et réf.) ou de l'illumination (ibid.). Il nous fait passer du monde profane, qui est celui du mal et des ténèbres, à l'univers lumineux de la hiérarchie. [...]
col.277
L'union qu'elle accomplit n'est pas seulement celle qui rattache à Dieu chacune des intelligences. Le sacrement de l'union est en même temps celui de l'assemblée. Et l'on rendrait peut-être assez bien ce double aspect de rapprochement spatial et d'union spirituelle en parlant de sacrement communautaire. Mais, s'il faut parler de communauté, on ne doit pas l'entendre en un sens exclusivement ni principalement horizontal. Les liens qui rassemblent entre eux les fidèles ne sont pas leurs propres liens; ils viennent d'ailleurs et se nouent plus haut. C'est de l'Un suprême que découlent toute unité et toute paix.
col.335
[INFLUENCES:]
… Guillaume de Saint-Thierry + vers 1148 a subi plus manifestement l'influence dionysienne. Gilson en a relevé chez lui l'indice quasi infaillible : « Le mot théophanie à peu près inévitable, dit-il; chez un écrivain qui a fréquenté Denys » (Théologie mystique de saint Bernard, p. 39, 224).
col.363
[Ruusbroec] 1) L'essence divine est au-dessus de tout concept humain : c'est-à-dire qu'elle est inconnaissable pour une pensée abstractive. Cette transcendance divine détermine intrinsèquement le champ de la connaissance humaine de Dieu, qu'on dépasse dans la vie annihilante (vernieutende leven) pour entrer positivement dans l'expérience essentielle que Dieu a de lui-même.
2) Dans la perspective trinitaire l'essence divine est incommensurable pour tout « mode » personnel, même divin : l'essence divine s'oppose diamétralement et complémentairement à la nature, qui est puissance d'acte et de fécondité, et aux personnes, qui sont actes dans leur opposition concrétisée.
col.386
Le contemplatif s'élève vers Dieu et s'unit à Lui d'un amour ardent sans aucune connaissance dans l'entendement [col. 387], sans autre moyen (c. 28). Cette vraie sagesse connue par ignorance (DN 7, 3, 872ab; 4061) est, en effet, l'oeuvre de Dieu seul qui veut se communiquer à l'esprit (mente) sans l'exercice de l'entendement. Il suit de là que l'âme se conduit « comme réceptive, non comme active, pour ce qui est d'entendre » (DN 7, 1, 865d implicite, 3853), tout don parfait venant du Père des lumières (Jae. 1, 17; cf CH 1, 1, 120b; 727-728). Cette sagesse, les philosophes ne l'ont jamais comprise, ni ceux qui mettent toute leur intelligence dans les choses corporelles et les phantasmes (MT 1, 2, 1000b; 5694 implicite). Elle est au-dessus de tous les dons infus quant à la manière dont elle élève la plus haute portion de l'âme à Dieu moyennant l'amour (MT 1, 3, 1000c; 5741 implicite). Denys dit (DN 7, 3, 872b, 4062) que cette sagesse atteint Dieu par l'amour sans spéculation, sans aucune image corporelle, d'une manière inexplicable (c. 28; éd. de Barcelone, 1857, p. 181). L'âme la plus simple peut y être élevée, s'il plaît à Dieu de la lui accorder selon la mesure de la disposition de chacun : car, à celui qui ne se prépare pas à la recevoir, cette sagesse ne sera jamais livrée (même remarque c. 44, 52, 62). Elle requiert la lumière de la foi et la présence dans l'âme de la grâce de charité, car elle est, selon l'expression de Denys au début de MT (1, 1, 997a; 5651), la sagesse suprême, le bien propre du vrai chrétien aimé de Dieu. Dans la 4e partie, Cisneros se réfère à Ep. 1, 1065a; 6064, 6073: connaître Dieu par la foi doit suffire au contemplatif ; tout ce qu'il voit dans la contemplation n'est pas vision de Dieu, car Dieu est senti et connu autrement, d'une manière qu'on ne saurait dire. Ajoutons, enfin, les citations implicites du traité de DN aux ch. 27 (le Bien Divin se communique; les perfections divines) et 34 : allusion à l'ascension de Moïse (MT 1, 3, 1001a; 577-578).
col.403
Rapprochons encore de la doctrine dionysienne ce passage de la Flamme :
"Oh, diras-tu, il n'entend rien distinctement et ainsi il ne pourra aller de l'avant. Au contraire, je te dis que s'il entendait distinctement, il n'irait pas en avant. La raison en est que Dieu, à qui l'entendement s'achemine, surpasse l'entendement, et partant l'entendement ne peut ni le comprendre, ni l'atteindre... C'est pourquoi tandis que l'entendement marche avec connaissance, tant s'en faut qu'il s'approche de Dieu, que plutôt il s'en éloigne. Il doit donc plutôt se séparer de soi-même et de son intelligence afin de s'approcher de Dieu, marchant avec foi, croyant sans comprendre. C'est de cette façon qu'il arrive à la perfection, parce que c'est par la foi qu'il s'unit à Dieu et non autrement. Et de Dieu s'approche plutôt l'âme qui n'entend point que celle qui entend (3, 48, p. 181-182; trad., p. 1052-1053)."
C'est là, en réalité, le principe fondamental de la mystique dionysienne.
La parenté des deux doctrines apparaît dans ce texte de DN :
"Aussi bien Dieu est-il connu à la fois en toutes choses et hors de toutes choses, et Dieu est-il connu tout ensemble par mode de connaissance, et par mode d'inconnaissance. Il est objet d'intellection, de raisonnement, de science, de contact, de sensation, d'opinion, d'imagination, d'appellation, etc, et pourtant il n'est saisi ni par l'intelligence, ni par le raisonnement, ni par la parole. Il n'est rien de ce qui est et on ne peut donc le connaître à travers rien de ce qui est, et il est pourtant tout en tout. Il n'est rien en rien...
Mais la manière de connaître Dieu qui est la plus digne de lui, c'est de le connaître par mode d'inconnaissance, dans une union qui dépasse toute intelligence, lorsque l'intelligence, détachée d'abord de tous les êtres, puis sortie d'elle-même, s'unit aux rayons plus lumineux que la lumière même et, grâce à ces rayons, resplendit là-haut dans l'insondable profondeur de la Sagesse (DN 7, 3, 872ab)."
col.414
3) L'admirateur le plus fervent et le disciple le plus fidèle de, Denys dans l'école carmélitaine est sans aucun doute José de Jésus-Marie (Quiroga), 15621629, dont nous avons déjà parlé. Il suffit de lire quelques pages de sa Subida del alma a Dios y entrada en el paraiso espiritual (Madrid, 1656-1659) pour s'en rendre compte.
col.419
La « caliginosité » ou « brouillard caligineux » de Jean [de Saint-Samson] n'est pas tout à fait semblable à la ténèbre de Denys. Elle en diffère en ce qu'elle n'est pas le lieu le plus haut de l'appréhension mystique, mais seulement un moyen, et pas « toujours le plus sûr » (Cabinet mystique, lere p., ch. 5, p. 157), d'accéder à « la très claire, très simple et très consolante lumière » (ch. 9, p. 178). Cependant, comme dans la Théologie mystique, cette caliginosité, appelée à la fois « obscure et ténébreuse » et « absolument lumineuse », est une obscurité de lumière. Elle est lumière, car elle est Dieu même qui se montre à l'âme et verse en elle toute lumière; et elle est ténèbre, surtout à l'entendement, obscurci et obténébré par la surabondance des illuminations infuses, car la Divinité se rend « obscure à l'âme » (Cabinet mystique, lere p., ch. 5, 9, 10). Ainsi l'entendement se trouve privé des formes et des images, il est plongé dans l'ignorance par rapport à Dieu, à soi-même, à toutes choses; cette suspension des puissances, Jean [de Saint-Samson] la considère comme une purification accordée à l'âme que Dieu veut détacher de toute propriété et assure qu'elle est utile surtout à ceux qui se sont livrés à de hautes spéculations et ont besoin d'être simplifiés. La ténèbre est donc pour eux un état encore inférieur et un moyen d'accéder à l'union sans différence. Déjà pourtant leur inconnaissance dépasse toute connaissance et leur entendement défaille devant la transcendance divine.
col.424
On sait que l'ursuline Marie de l'Incarnation elle-même + 1672 avait lu Denys (dans la traduction de Jean de Saint-François Goulu) et que l'influence de cette lecture sur son vocabulaire n'est pas négligeable. Voir, par exemple, son élévation sur la hiérarchie des anges (Écrits spirituels et historiques, éd. A. Jamet, t. 1, Paris 1929, p. 369-371), les notes de dom Jamet (t. 1, p. 156; t. 2, p. 68, etc) et la thèse de J. Klein, L'itinéraire mystique de la Vénérable Marie de l'Incarnation, Issoudun-Paris, 1938, p. 218-219.
col.429
Celui que Fénelon jugeait « un grand témoin de la tradition », « sublime dans sa métaphysique de l'être universel » (cité par Dudon, p. 56), est accablé par Bossuet. N'est-ce pas « l'auteur connu sous le nom de saint Denys Aréopagite » qui a « inspiré le langage exagératif » des spirituels (Instruction, 2e éd., Paris, 1697, p. 3, 233) ? C'est un art, chez Denys, continue Bossuet, « d'envelopper d'expressions magnifiques ou forcées » sa pensée ou celle qu'il emprunte. D'ailleurs, — et cet aveu est à enregistrer avec soin —, la doctrine du « chef des mystiques anciens et modernes » est commune : sa théologie négative est celle de Clément d'Alexandrie.
[585 A] Dédié au prêtre Timothée par le prêtre Denys.
Quel est le propos de cet ouvrage et quelle la tradition concernant les noms divins.
§ 1. — Après les Esquisses théologiques, j’ai dessein maintenant, heureux ami, dans la mesure de mes forces, d’entreprendre l’explication des Noms divins. Qu’ici encore notre loi soit celle qu’on a déjà définie d’après les textes saints : ne pas démontrer la vérité des paroles divines par des probabilités tirées d’une sagesse humaine, mais bien par une révélation de cette puissance qui vient aux théologiens de l’Esprit et qui nous fait adhérer sans parole et sans savoir aux réalités qui ne se disent ni ne se savent, unis à elles. à notre façon [585 A] au-delà (les puissances et des forces de la raison et de l’intelligence. C’est, en effet, une règle universelle qu’il faut éviter d’appliquer témérairement aucune parole, voire même aucune pensée à la Déité suressentielle et secrète, à l’exception de ce que nous ont révélé divinement les saintes Écritures. L’inconnaissance de cette Suressentialité même qui dépasse raison, pensée et essence, tel doit être l’objet de la science suressentielle ; aussi ne devons-nous lever les yeux vers le haut que dans la mesure où se manifeste à nous le Rayon même des saintes paroles théarchiques, nous ceignant, pour recevoir les plus hautes lumières, de cette sobriété et de cette sainteté qui conviennent aux objets divins. S’il faut faire confiance, en effet, à une théologie toute sage et parfaitement vraie, c’est dans la mesure qui convient à chaque intelligence que les secrets divins se manifestent et se révèlent, puisque c’est la Bonté même de la Théarchie qui, dans sa justice salvatrice, offre divinement aux êtres mesurables, [588 B] comme une réalité infinie, sa propre incommensurabilité. Car, de même que les intelligibles ne sauraient être saisis ni contemplés par les sensibles, de même que les objets simples et non-modelés échappent à tout ce qui a forme et contour, et comme rien de ce qui a revêtu figure de corps ne peut toucher l’incorporel ni schématiser l’infigurable, — selon le même raisonnement véridique, toute essence est transcendée par l’Indéfini suressentiel, comme toute intelligence par l’Unité qui est au-delà de l’intelligence, et aucune raison discursive ne peut discourir de l’Un qui dépasse tout discours, ni aucune parole rien exprimer du Bien qui est au-dessus de toute parole, Monade unificatrice de toute monade, Essence suressentielle, Intelligence inintelligible et Parole ineffable, exempte de raison, d’intelligence et de nom, n’ayant d’être selon le mode d’aucun être, cause ontologique de tout être et en même temps, parce qu’elle est située au-delà de toute essence, totalement exclue de le catégorie de l’être, selon la révélation qu’elle fait d’elle-même dans sa maîtrise et son savoir.
§ 2. -- [588 C] Ainsi donc, comme on l’a dit déjà. à l’égard de la Déité suressentielle et secrète, il faut éviter toute parole, voire toute pensée téméraire, hors de ce que nous révèlent divinement les Saintes Écritures. Car c’est la Déité même qui, dans ces textes sacrés, a manifesté d’elle-même ce qui convenait à sa Bonté. Mais à tout être science et contemplation de sa nature intime restent parfaitement inaccessibles, car elle demeure séparée de tous les êtres de façon suressentielle. Et tu remarqueras que maints théologiens ne l’ont pas louée seulement en l’appelant invisible et indescriptible, mais encore inexplorable et indépistable, car ils n’ont laissé aucune trace, ceux-là qui ont pénétré jusqu’à sa secrète infinité. Et pourtant le Bien en soi ne demeure pas totalement incommunicable à tout être, car de sa propre initiative et comme convient à sa Bonté il manifeste continûment ce rayonnement suressentiel qui demeure en lui, en illuminant chaque créature proportionnellement à ses puissances réceptives, [588 D] et il entraîne vers lui les âmes saintes afin qu’elles le contemplent, qu’elles entrent en communion avec lui et qu’elles s’efforcent de lui ressembler ; je parle de ces âmes qui tendent vers lui comme il leur est permis de le faire, sans sacrilège, dans le respect sacré qui lui est dû, [589 A] non de celles-là dont l’impuissante arrogance dépasse le mode de révélation divine qui leur fut concédé et qui était en harmonie avec leur situation, ni de celles qu’entraîne vers le bas leur propension au mal, mais bien de ces âmes qui, de façon ferme et constante, tendent les yeux vers le rayon qui les illumine, et qui, dans un élan amoureux proportionné aux lumières qu’elles ont reçues, avec une prudence sacrée, prennent leur vol vers lui sagement et saintement.
§ 3. — En nous soumettant à ces disciplines théarchiques, qui régissent jusqu’aux saintes légions des ordres supracélestes, en ne touchant au secret de la Théarchie qui transcende l’intelligence et l’essence que par la sainte vénération d’un esprit libéré de toute curiosité, [589 B] en respectant l’Ineffable par notre sage silence, nous sommes entraînés alors jusqu’à ces lumières qui nous viennent des saintes Écritures et leur splendeur nous pousse aux louanges théarchiques, en nous illuminant d’un éclat qui n’est pas de ce monde, et en nous façonnant aux louanges saintes, de façon non seulement que nous accédions à ces lumières théarchiques que concèdent ces louanges à la mesure de nos capacités, mais encore que nous louions le Principe bienfaisant de toute sainte illumination, à la façon dont il s’est lui-même révélé dans les saintes Écritures. Ainsi dira-t-on, par exemple, qu’il est de toute réalité : Cause, Principe, Essence et Vie ; pour toute créature déchue : Appel et Résurrection ; pour ceux qui ont glissé jusqu’à perdre l’empreinte divine : Renouvellement et Réforme ; pour ceux que meut un trouble impur : saint Affermissement ; pour ceux qui demeurent fermes : Sécurité ; pour ceux qui montent vers lui : Main secourable ; [589 C] pour ceux qui reçoivent la lumière : Illumination ; pour les parfaits : Principe de perfection ; pour les déifiés : Théarchie ; pour ceux qui deviennent simples : Simplicité ; pour ceux qui s’unissent : Unité, c’est-à-dire Principe de tout principe situé suressentiellement au-delà de tout principe ; et Transmission bienfaisante du secret, autant qu’il est permis sans sacrilège de le transmettre ; et, pour tout dire enfin, Vie de tout vivant, Essence de tout être, Principe et Cause de toute vie et de toute essence, produisant et conservant dans sa bonté l’être de tout être.
§ 4. — [589 D] Voilà ce que nous enseignent les textes sacrés et tu pourras remarquer que les louanges saintes des théologiens consistent, pourrait-on dire, exclusivement à disposer les noms divins dans leurs paroles et leurs chants d’après les manifestations bienfaisantes de la Théarchie. Ainsi, presque chaque fois qu’il s’agit de théologie, nous voyons la Théarchie saintement louée, soit comme Monade et comme Unité, à cause du caractère de simplicité et d’unité de ce sublime Indivisible dont la puissance unifiante nous unifie nous-mêmes et rassemble d’une façon qui n’est pas de ce monde la division de nos altérités pour nous conduire ensemble à la monade conforme à Dieu et à cette unification qui a Dieu même pour modèle ; soit comme [592 A] Trinité, à cause de la manifestation trois fois personnelle de cette Fécondité suressentielle d’où toute paternité, au ciel et sur terre, reçoit son être et son nom ; soit comme Cause des êtres, parce que c’est sa Bonté faiseuse d’essence qui a produit l’être de toutes choses ; soit comme Sage et Belle, parce que tout être conserve inaltérées les qualités propres à sa nature par l’immanence totale en lui d’une harmonie divine et d’une sainte beauté ; soit comme Amour de prédilection pour l’homme, parce que c’est en toute vérité et de façon totale que la Déité s’est communiquée à notre nature par l’une de ses Personnes, appelant et haussant jusqu’à elle cette bassesse de l’homme, que Jésus, sans composition, assuma indiciblement, l’Éternel recevant ainsi extension temporelle et s’insérant par sa naissance jusqu’au fond de notre nature, lui qui échappe suressentiellement à tout ordre naturel, et cela tout en conservant immuable et sans mélange [592 B] tout ce qu’il possède en propre.
De ces lumières produites par une opération divine et de toutes les autres du même genre dont, selon les saintes Écritures, le don secret nous fut octroyé par nos maîtres inspirés, nous avons reçu à notre tour l’initiation, et voici que pour nous, proportionnellement à nos forces, à travers les voiles sacrés dont se recouvre la transmission des paroles saintes et des traditions hiérarchiques, l’amour de Dieu pour l’homme enveloppe l’intelligible dans le sensible, le suressentiel dans l’être, donne forme et façon à l’informable et à l’infaçonnable, et à travers une variété de symboles partiels multiplie et figure l’infigurable et merveilleuse Simplicité. Mais quand nous serons devenus incorruptibles et immortels et que nous aurons atteint au repos parfaitement bienheureux de ceux qui sont entièrement conformes au Christ, alors, nous disent les Écritures, « nous serons entièrement avec le Seigneur », remplis d’une part dans nos toutes pures contemplations de sa manifestation visible [592 C] qui nous illuminera de ses très brillantes vibrations, faisant de nous ses disciples dans cette très divine métamorphose ; mais participant d’autre part à son rayonnement intelligible par une intelligence libre de passions et dématérialisée et à cette union qui dépasse l’intelligence par l’étincellement d’une bienheureuse inconnaissance au sein de rayons plus lumineux que la lumière et par l’imitation toujours plus divine des intelligences supra-célestes ; comme le dit, en effet, la sainte Écriture, « nous serons alors égaux aux anges et fils de Dieu, étant fils de la Résurrection ».
Pour l’instant, selon les dons que nous avons reçus, nous usons pour atteindre aux réalités divines des symboles qui nous sont propres et ce sont eux, une fois encore, qui nous élèvent, à la mesure de nos forces, à la vérité simple et une des spectacles intelligibles ; usant pleinement de l’intuition que nous pouvons avoir de la forme divine, nous dépouillant de toute opération intellectuelle, [592 D] nous tendons, autant qu’il est permis sans sacrilège, vers ce Rayon suressentiel, qui contient de toute éternité, selon un mode dont c’est dire trop peu que de l’appeler ineffable, les termes de toute connaissance, ce Rayon qu’on ne saurait ni concevoir ni exprimer, ni saisir par aucune sorte de vision, car il est séparé de toutes choses ; si c’est trop peu de le dire inconnaissable, il possède pourtant en lui d’avance de façon globale et suressentielle les définitions de toute connaissance et de toute puissance relatives aux essences ; [593 A] sa puissance n’est accessible à aucune créature et son siège domine celui de toute créature supracéleste. Toute connaissance, en effet, porte sur un être. Or, tout être est limité. Le Rayon, par conséquent, qui est au-delà de toute essence, doit transcender aussi boute connaissance.
5. -- Si la Déité dépasse tout raisonnement et toute connaissance, absolument supérieure à l’intelligence et à l’essence, embrassant toutes choses et les rassemblant, les comprenant et les anticipant, mais elle-même inaccessible à toutes prises, si elle exclut et sensation et image et opinion et raisonnement et contact et science, comment pourrons-nous discuter sérieusement des noms qui conviennent aux réalités divines. [593 B] ayant d’abord montré que la Déité suressentielle échappe à toute expression et transcende tout nom ?
Comme je l’ai dit déjà dans mes Esquisses théologiques, l’Un, l’Inconnaissable, le Suressentiel, le Bien en soi, Celui qui est, je veux dire l’Unitrinité, les trois Personnes également divines et bonnes, on ne peut les atteindre ni en paroles ni en pensées. Mais ces modes eux-mêmes ne sont pas moins indicibles et inconnaissables, qui conviennent aux anges, qui appartiennent aux saintes puissances et qu’il convient d’appeler soit des étincelles soit des dons venus du Bien supérieur à toute connaissance et plus lumineux que la lumière, modes qui n’appartiennent qu’à ceux des anges qui les méritent, au-delà même de la connaissance angélique. Quand ces intelligences, unies à Dieu autant qu’il est en leur pouvoir, sont devenues, à l’imitation des anges, conformes à Dieu (c’est lorsqu’elles ont renoncé à toute activité intellectuelle qu’advient, en effet, à ces âmes déifiées, l’union à la Lumière plus que divine) ; alors, seulement, elles [593 C] savent dire de cette Lumière la louange la plus capitale ; en renonçant à tous les êtres, elles reçoivent l’illumination véritable et sublime de leur union bienheureuse à cette Lumière elle-même, et elles la célèbrent comme la Cause de tout être qui n’est elle-même aucun être, car elle transcende suressentiellement toute créature. Ainsi cette Théarchie suressentielle, située au-delà de la substance et du bien, qu’aucun de ceux qui aiment la Vérité transcendante à toute vérité ne se permette de la louer comme raison ou comme puissance, comme vie ou comme essence, mais qu’il la situe plutôt là où sont exclus et dépassés toute manière d’être, tout mouvement, toute vie, toute image, toute opinion, toute expression, toute raison, toute intelligence, toute essence, toute stabilité, tout principe, toute unité, toute limite, toute infinité, en un mot tout ce qui appartient à l’être. Mais puisqu’il est vrai qu’en tant que substance du Bien absolu elle est la Cause universelle, il faut la célébrer comme Providence, Principe théarchique de tout bien. [593 D] Car tout est fait pour elle et tout dépend d’elle, et elle précède tout, et tout subsiste en elle, et c’est parce qu’elle est que tout est produit et conservé et que tout tend vers elle, les êtres doués d’intelligence et de raison par mode de connaissance, les animaux inférieurs par voie de sensation, les autres êtres par un mouvement vital ou par une aptitude innée ou acquise.
6. — [596 A] Ainsi instruits, les théologiens la louent tout ensemble de n’avoir aucun nom et de les posséder tous. De n’avoir aucun nom, puisqu’ils rapportent que la Théarchie elle-même dans une des visions mystiques où elle se manifeste symboliquement, gourmanda celui qui lui demandait : « Quel est ton nom ? », et, pour le détourner de toute connaissance capable de s’exprimer par un nom, lui parla ainsi : « Pourquoi me demander mon nom ? Il est admirable. » Et n’est-il pas effectivement admirable, ce nom qui dépasse tout nom, ce nom anonyme, « transcendant à tout nom qui se nomme, en ce siècle, comme dans le siècle à venir » ? D’avoir pluralité de noms, lorsqu’ils la décrivent ensuite disant d’elle-même : « Je suis Celui qui suis », ou encore Vie, Lumière, Dieu, Vérité ; et quand les connaisseurs de Dieu célèbrent par des noms multiples la cause universelle de tout effet en partant de tous ses effets, comme Bonté, Beauté, Sagesse, comme [596 B] Digne d’amour, Dieu des dieux, Seigneur des seigneurs, Saint des saints, Eternel, Etre et Cause des âges, ou encore Chorège de vie, Sagesse, Intelligence, Raison, Science, comme Possession au suprême degré des trésors universels de toute connaissance, comme Puissance, Puissante, Roi des rois, Ancien des jours, comme Jeunesse éternelle et Immutabilité, comme Salut, comme Justice, comme Sanctification, comme Rédemption, comme surpassant toute grandeur et manifestée à l’homme à travers un vent léger. Ils affirment en outre que [ce Principe divin] appartient aux intelligences, aux âmes et aux corps, au ciel et sur terre, qu’il est ensemble identique dans l’identique, au sein de l’univers, autour de l’univers, au-delà de l’univers, au-delà du ciel, Suressentiel, [596 C] Soleil, Étoile, Feu, Eau, Esprit, Rosée, Nuée, Roc absolu, Pierre, en un mot tout ce qui est et rien de ce qui est.
7. — Ainsi donc à cette Cause de tout qui dépasse tout c’est à la fois l’anonymat qui convient et tous les noms de tous les êtres, afin d’assurer sa royauté universelle, pour que toutes choses dépendent d’elle et se fondent en elle comme en leur cause, comme en leur principe, comme en leur terme, afin qu’elle soit, comme il est écrit, toute en tous et qu’on ait raison de la célébrer comme Fondement universel, comme Source de tout principe, comme Perfection [596 D] et comme Suffisance, comme Conservation et comme Demeure, comme Conversion à soi-même, tout cela de façon unique, irrésistible, transcendante. Car elle n’est pas cause seulement de la conservation des êtres, de leur vie ou de leur achèvement, de façon à recevoir, selon cette fonction ou d’autres opérations de sa Providence, le nom de Bien au-delà de tout nom ; [597 A], mais il faut ajouter qu’elle contient d’avance en soi tout être de façon simple et indéfinissable, par le don bienfaisant de sa parfaite et unique Providence, cause universelle, en sorte qu’on peut la louer et la nommer convenablement à partir de tout être.
8. — Au reste les théologiens ne célèbrent pas seulement les noms divins qui se tirent des Providences générales ou particulières, mais il advient encore que les apparitions divines qui se produisent dans les temples sacrés ou ailleurs, illuminant initiés et prophètes, leur suggèrent de nommer selon la diversité de ses fonctions causales et de ses puissances ce Bien supérieur à toute splendeur et à tout nom, et de lui attribuer des formes et des figures humaines, ou encore celles du feu ou de l’ambre. C’est ainsi qu’ils louent ses yeux et ses oreilles, ses cheveux, son visage, ses mains et ses épaules, ses ailes, [597 B] ses bras, son dos, ses pieds, qu’ils lui attribuent des couronnes et des trônes, des calices et des cratères, et tous ces emblèmes que nous tâcherons d’élucider autant que nous pourrons dans notre Théologie symbolique.
Pour le moment, recueillant dans les Écritures tout ce qui concerne notre propos présent, et usant de ces prolégomènes comme d’une règle impérative, passons à l’explication de ceux des noms divins qui appartiennent au domaine de l’intelligible, et, comme le prescrit à toute théologie le magistère ecclésiastique, initions-nous (au sens propre du terme) par un travail discursif, qui tend vers la vision divine, à des contemplations conformes à Dieu ; ouvrons de saintes oreilles aux explications des saints noms de Dieu, situant, selon la tradition divine, les choses saintes en des lieux saints, et, [597 C] loin de les livrer aux railleries et aux injures des profanes, s’il se trouve de tels hommes, épargnons-leur plutôt cette lutte sacrilège. Prends bien garde à ces préceptes, excellent Timothée, et conforme-toi à la tradition la plus sacrée, ne révélant à des profanes, ni oralement ni d’aucune façon, les secrets divins. Pour moi, que Dieu m’accorde de célébrer de manière digne de lui la multitude des noms où s’exprime la bienfaisance de cette Déité qui dépasse tout nom et toute appellation, et puisse-t-il n’éloigner jamais de ma bouche la parole de vérité !
[...]
[693 A] Du Bien, de la Lumière, du Beau, du Désir amoureux, de l’Extase, du Zèle. Que le mal n’est ni être ni ne dérive de l’être ni n’appartient aux êtres.
§ 1. — [693 B] Qu’il en soit donc comme on a dit : poursuivant notre raisonnement, passons maintenant à l’étude de cette dénomination de Bien, par quoi les théologiens définissent la Déité supra-divine, quand ils la considèrent dans son absolue transcendance, appelant, je crois, Bonté la substance même de la Théarchie et affirmant que l’être même du Bien, en tant que Bien essentiel, étend sa bonté à tout être. Comme notre soleil, en effet, sans réflexion ni dessein, mais en vertu de son être même, éclaire tout ce qui est en mesure, selon la proportion qui convient à chacun, de participer à cette lumière, — il en est certainement de même du Bien (car il dépasse le soleil comme dépasse une image imprécise l’archétype transcendant considéré dans sa propre substance) et c’est à tous les êtres que, proportionnellement à leurs forces, il distribue les rayons de son entière bonté. C’est à ces rayons que doivent de subsister, intelligibles ou intelligents, toutes les essences, toutes les puissances et tous les actes ; c’est par eux qu’existent tous les êtres qui possèdent une vie indestructible et inaltérable, [693 C] tous ceux qui échappent à la mort, à la matière et au devenir, tous ceux qui se situent au-delà de la mutation instable, fluente et toujours génératrice de nouvelles diversités, tous ceux qui, incorporels et immatériels, ne sont objets que d’intellection, et qui, intelligents eux-mêmes, possèdent une intellection qui n’est pas de ce monde, car ils connaissent par illumination les raisons propres de tous les êtres et ils transmettent à leurs congénères leur propre savoir. [696 A] C’est également à la Bonté qu’ils doivent leur permanence et aussi leur stabilité, la conservation, la garde vigilante et le sanctuaire de leur bien propre. Et c’est parce qu’ils tendent vers le Bien en soi qu’ils existent eux-mêmes et qu’ils prospèrent, et c’est parce qu’ils se modèlent sur lui autant qu’il est en leur pouvoir qu’ils prennent ainsi la forme du Bien et qu’ils transmettent aux êtres qui ont rang au-dessous d’eux, selon la prescription d’une loi divine, les dons de toutes sortes qu’ils ont reçus du Bien.
§ 2. — C’est au Bien qu’ils doivent également de s’ordonner entre eux selon une hiérarchie qui n’est pas de ce monde, de rester intérieurement indivisés malgré leur mutuelle compénétration, de se distinguer les uns des autres sans aucune confusion ; c’est le Bien qui confère aux intelligences inférieures [696 B] le pouvoir de tendre vers celles qui les surpassent, aux plus anciennes de veiller sur leurs subordonnées ; c’est lui qui veille soigneusement sur les puissances propres à chacune, sur le cycle immuable de leurs révolutions intérieures, sur la permanence et la sublimité de leur tendance vers le Bien, et sur toutes ces prérogatives dont on a parlé dans le traité consacré aux propriétés et aux ordres angéliques. Tout ce qui concerne la hiérarchie céleste, les purifications qui conviennent aux anges, les illuminations qui ne sont pas de ce monde, ces opérations par quoi se parachève leur perfection angélique, tout cela procède de la Bonté qui est cause et source universelles et qui leur concède de recevoir ainsi la forme du Bien, de révéler la bonté latente en eux, de devenir vraiment des anges, c’est-à-dire en quelque sorte des colporteurs du Silence divin, comme des lumières révélatrices situées par l’Innaccessible pour le manifester au seuil même de son sanctuaire.
Ajoutons qu’au-dessous de ces intelligences saintes et vénérables [696 C] les âmes elles-mêmes et tous les biens propres aux âmes ne doivent pas moins leur bonté au Bien qui dépasse tout bien ; c’est grâce à lui qu’elles sont douées d’intellection, que la vie appartient à leur essence et demeure en soi impérissable, et qu’elles peuvent approcher de la vie propre aux anges, conduits comme par d’excellents guides jusqu’au Principe bienfaisant de tout bien, participant ainsi, selon la mesure de leurs forces, aux illuminations qui jaillissent de là-haut et recevant autant qu’elles peuvent les dons de ceux qui ont revêtu la forme du Bien, et toutes ces autres prérogatives que nous avons énumérées dans notre traité De l’âme. Mais on peut aller plus loin encore, et s’il faut parler des âmes irrationnelles elles-mêmes, des âmes des animaux qui fendent l’air, de ceux qui marchent sur terre, de ceux qui rampent le long du sol, de ceux qui habitent les eaux, ou encore des amphibies et de ceux qui vivent enfouis et cachés, [696 G] et plus simplement de quiconque possède âme sensitive, c’est-à-dire vie, — c’est encore le Bien qui anime et vivifie tous ces êtres. Les plantes également ont toutes reçu de lui la force vitale nécessaire à leur nourriture et à leur croissance. Et il n’est pas même jusqu’aux essences privées d’âme et de vie qui ne doivent au Bien d’exister et de subsister dans l’identité de leur être propre.
§ 3. — [697 A], Mais si le Bien est transcendant à tout être, comme c’est en effet le cas, il faut dire alors que c’est l’informe qui donne forme, que c’est celui qui demeure en soi sans essence qui est le comble de l’essence, et la réalité sans vie vie suprême, et la réalité sans intelligence suprême sagesse, et ainsi de suite, car toute forme qui se nie du Bien signifie pour lui transcendance informatrice. Et si l’on ose ainsi parler, vers ce Bien supérieur à tout être il n’est pas jusqu’au non-être qui ne tende également, jaloux en quelque sorte de résider lui aussi dans le Bien proprement suressentiel par un total dépouillement.
§ 4. -- [697/3], Mais en poursuivant notre course nous avons omis en chemin de noter encore ceci le Bien est également cause des principes célestes et de leurs limitations, de cette substance qui ne croît ni ne décroît, exempte de toute mutation, et cause aussi du mouvement pour ainsi dire silencieux de l’immense route du ciel, de la disposition des astres, de leur harmonie, de leur lumière, de leur fixité et tout ensemble pour quelques-uns de la multiplicité de leurs courses vagabondes, et non moins de la trajectoire périodique entre les deux bornes stables de ces deux luminaires que l’Écriture qualifie de grands, qui définissent pour nous les jours et les nuits, qui mesurent les mois, et les années, qui limitent les mouvements cycliques du temps et de tout ce qui est soumis au temps, les dénombrent, les ordonnent et les conservent. Singulièrement quelles louanges ne ferait-on pas du rayonnement solaire ? C’est du Bien, en effet, que lui vient la lumière et il est lui-même l’image du Bien. Aussi célèbre-t-on le Bien [697 C] en l’appelant Lumière, puisqu’à travers l’image c’est le modèle qui se révèle. De même en effet que la bonté propre à la Déité totalement transcendante pénètre toute essence, des plus hautes et des plus anciennes jusqu’aux dernières, bien qu’elle demeure elle-même au-delà des essences, puisque ni les plus hautes n’atteignent à sa transcendance ni les plus basses n’échappent à son domaine, en sorte qu’elle illumine tout ce qui peut recevoir sa lumière, qu’elle le façonne et lui donne vie, qu’elle le conserve et le perfectionne, qu’elle est la mesure de tout être, sa durée, son nombre, sa mesure, son extension, sa cause et sa fin, il en est ainsi également de l’image où se manifeste la Bonté divine, ce grand soleil qui est toute lumière et dont l’éclat ne cesse jamais, parce qu’il est un faible écho du Bien, et c’est lui qui éclaire tout ce qui peut être éclairé, c’est lui qui possède une lumière débordante et qui déverse sur la totalité du monde visible, à tous les échelons du haut en bas, l’éclat de son propre rayonnement. Et s’il advient que ceci ou cela n’ait point part à ce rayonnement, n’accusons aucunement l’insuffisance qualitative ou quantitative de la diffusion lumineuse elle-même, mais bien l’impuissance réceptive de ce qui est trop pauvre pour participer à la lumière. Certes, ils sont nombreux, les objets de cette sorte que dépassent les rayons lumineux pour éclairer ceux qui les suivent, et il n’est rien dans l’univers visible, où [700 A] n’atteins le soleil grâce au grand pouvoir de franchissement de son propre éclat.
Disons plus : c’est lui qui concourt à l’engendrement des corps sensibles ; il les meut de façon à leur donner la vie, il les achève, les purifie et les renouvelle ; sa lumière mesure les heures et les jours et dénombre pour nous toute réalité temporelle ; et c’est déjà cette même lumière qui, selon le divin Moïse, bien qu’elle fût encore sans figure, définit les trois premiers jours de ce monde. Et de même que la Bonté convertit toutes choses à elles-mêmes, de même qu’en tant que Déité fondatrice et constituante elle est principe de rassemblement pour tout ce qui est dispersé, en sorte que tout tend vers elle comme vers son principe, son centre de cohésion, son parfait achèvement, de même que, selon les Écritures, c’est du Bien que tout reçoit structure et existence, comme mû par une cause absolument parfaite, où il n’est rien qui ne subsiste, [700 B] protégé pour ainsi dire et pénétré de part en part par la Toute Puissance fondamentale, pôle, de toute conversion, où chaque chose trouve sa propre limite et vers quoi elles tendent toutes ; par mode de connaissance si elles sont douées d’intelligence et de raison ; par mode de sensation si elles sont douées de sensibilité ; pour celles qui n’ont point de sens, par le mouvement naturel de l’instinct vital ; pour celles enfin qui ne sont pas même vivantes et qui n’ont que l’être brut, par leur simple aptitude à recevoir la participation des essences, — ainsi, selon sa qualité d’image révélatrice, la lumière rassemble également et convertit à soi tout ce qui est, tout ce qui voit, tout ce qui se meut, tout ce qui s’éclaire, tout ce qui s’échauffe, et généralement tout ce (lui reçoit ses rayons. C’est pourquoi on l’appelle soleil (hélios) parce que par elle tout est concentré (aollès) et qu’elle rassemble le dispersé. Et c’est vers cette lumière que tendent toutes les réalités sensibles, pour recevoir d’elle soit la puissance de voir, soit le mouvement, l’éclairage, la chaleur [700 C] et plus généralement la conservation de l’être. Non certes que j’affirme à la façon des Anciens que le soleil, comme dieu et comme démiurge de l’univers, gouverne proprement le monde visible, mais « depuis la création du monde, les mystères invisibles de Dieu sont saisis par l’intelligence à travers les créatures, même sa Puissance et sa Divinité éternelles ».
§ 5. — Mais tout cela appartient à la Théologie symbolique. Pour l’instant il nous appartient de célébrer le Bien sous le vocable de Lumière intelligible [700 D] et de dire que le Bien est appelé Lumière intelligible, car il emplit toutes les intelligences supra-célestes d’une lumière intelligible, car il chasse toute ignorance et toute erreur de toutes les âmes où il pénètre et leur fait don à toutes de sa sainte lumière, car il purifie les yeux de leur intelligence de la brume dont les couvre leur ignorance, car il réveille et fait lever les paupières à celles qu’assoupit le faix des ténèbres, car il leur donne d’abord un éclat modéré, puis, [701 A] lorsqu’elles ont pour ainsi dire goûté à la lumière et qu’elles en désirent davantage, il augmente leur part et les illumine excellemment, parce qu’« elles ont beaucoup aimé » (3), car enfin il ne cesse de les stimuler sur la voie du progrès à la mesure de leur effort personnel pour élever leur regard vers le haut.
§ 6. — On appelle donc Lumière intelligible ce Bien qui est au-delà de toute lumière, car il est source de tout rayonnement et il répand le trop-plein de sa lumière sur toute intelligence ; qu’il s’agisse de celles qui dépassent ce monde, de celles qui l’enveloppent ou de celles qui y demeurent, c’est lui qui les illumine de toute sa plénitude, qui renouvelle leurs puissances d’intellection, qui les contient toutes dans son extension et toutes les dépasse par sa transcendance, qui synthétise enfin de façon simple, qui contient d’avance et conserve en soi l’entière maîtrise de la puissance illuminatrice. Il est en effet principe de la lumière et c’est trop peu pourtant que de l’appeler lumière, rassemblant en soi et concentrant la totalité des êtres doués d’intelligence et de raison. Comme l’ignorance divise ceux qui se sont égarés, ainsi la présence de la lumière intelligible rassemble et réunit ceux qu’elle éclaire, elle les perfectionne, les convertit à l’Être absolu, et les détournant de la pluralité des conjectures, en ramenant la variété de leurs visions — ou plutôt de leurs imaginations — à une seule connaissance, véridique, purifiée, unifiée, et en les emplissant d’une lumière unique et unifiante.
§ 7. — [701 C] Ce Bien, les sains théologiens le célèbrent aussi en l’appelant Beau, Beauté, Amour, Aimable, et de tous autres noms divins convenant à cette fraîcheur qui est source de beauté et pleine de grâce. Assurément il ne faut pas confondre « beau » et « beauté » dès lors du moins qu’on ne considère pas cette Cause qui réunit tout en un ; en tout être nous distinguons en effet participation et participé, appelant beau ce qui a part à la beauté et beauté la participation à cette cause qui fait la beauté de tout ce qui est beau. Mais s’il s’agit du Beau suressentiel, on l’appelle aussi Beauté, à cause de cette puissance d’embellissement qu’il dispense à tout être dans la mesure propre à chacun, et parce qu’à la façon de la lumière il fait rayonner sur toutes choses, pour les revêtir de beauté, les effusions de cette source rayonnante qui sourd de lui-même, parce qu’enfin il appelle (kalloun) tout à lui — aussi le nomme-t-on beau (kallos) — et qu’il rassemble au sein [le soi-même tout en tout. [701 D]
Mais si on le nomme Beau, c’est en ce sens qu’ensemble il contient toute beauté et surpasse toute beauté, qu’il demeure éternellement beau, d’une beauté identique à soi-même et constante, qui ne naît ni ne périt, ne croît ni ne décroît, car il n’est point beau en ceci et laid en cela, ni tantôt beau et tantôt laid, ni beau selon les points de vue, les lieux ou [704 A] les façons de le considérer, mais bien plutôt d’une beauté constante, qui demeure la même en soi et pour soi, contenant d’avance en soi et de façon transcendante la source originelle de toute beauté.
Car dans cette nature simple et merveilleuse, commune à tout être beau, il n’est beauté ni beau qui ne préexiste sous forme unique comme en sa cause. C’est cette Beauté qui donne à chacun d’être beau selon la proportion qui lui appartient, c’est cette Beauté qui produit toute convenance, toute amitié, toute communion, c’est cette Beauté qui produit toute unité et qui est principe universel, parce qu’elle produit et qu’elle meut tous les êtres et qu’elle les conserve en leur donnant l’amoureux désir de leur propre beauté. Pour chacun, elle constitue donc et sa limite et l’objet de son amour, puisqu’elle est sa cause finale [car c’est en vue du Bien que tout se fait] et son modèle [car c’est à son image que tout se définit]. Aussi le Beau se confond-il avec le Bien, [704 B], car, quel que soit le motif qui meut les êtres, c’est toujours vers le Beau-et-Bien qu’ils tendent, et il n’est rien qui n’ait part au Beau-et-Bien. Il faudra pousser l’audace jusqu’à affirmer que le non-être participe lui aussi au même Beau-et-Bien, car c’est chose belle et bonne que de le célébrer en Dieu par la négation de tout attribut.
Ainsi cet Un tout ensemble beau et bon est cause de toute la pluralité des beaux et des biens. C’est grâce à lui que toutes choses subsistent dans leur essence, qu’elles sont unies et distinctes, identiques et opposées, semblables et dissemblables, que les contraires communient et que les éléments unis échappent à la confusion. C’est grâce à lui que les supérieurs exercent leur providence, que les égaux se lient les uns aux autres, que les intérieurs se convertissent, que tout conserve [704 C] immuablement unicité et stabilité. Et grâce à lui encore que, selon son mode propre, tout communie à tout, que les êtres sympathisent et qu’ils s’aiment sans se perdre les uns dans les autres ; que tout s’harmonise, que les parties concordent au sein du tout et se lient indissolublement les unes aux autres ; que les générations se succèdent sans répit ; que les intelligences, les âmes et les corps demeurent ensemble stables et mobiles, car il est pour eux tout à la fois repos et mouvement, et, situé lui-même au-dessus des catégories du repos et du mouvement, c’est lui qui stabilise chaque être dans la raison qui lui convient et qui le meut selon le mouvement qui lui est propre.
§ 8. — [704 D] Le mouvement des intelligences divines est dit circulaire lorsqu’elles s’unissent à ces illuminations du Beau-et-Bien qui ne commencent ni ne cessent, — longitudinal lorsqu’elles condescendent à la providence de leurs subordonnées, car c’est alors en ligne droite qu’elles accomplissent toutes leurs opérations, — hélicoïdal enfin lorsque, tout en exerçant leur providence sur celles qui en ont besoin, elles demeurent tout ensemble [705 A] dans leur identité, et que, sans cesser de contempler le Beau-et-Bien qui est cause de cette identité, elles accomplissent leur incessante révolution.
§ 9. — L’âme elle aussi se meut. Elle se meut d’un mouvement circulaire lorsque, rentrant en soi-même, elle se détourne du monde extérieur, lorsqu’elle rassemble en les unifiant ses puissances d’intellection dans une concentration qui les garde de tout égarement, lorsqu’elle se détache de la multiplicité des objets extérieurs pour se recueillir d’abord en soi-même, puis, ayant atteint à l’unité intérieure, ayant unifié de façon parfaitement une l’unité de ses propres puissances, elle est conduite alors à ce Beau-et-Bien, qui transcende tout être, qui est sans principe et sans fin. L’âme se meut d’un mouvement hélicoïdal dans la mesure où l’illuminent selon son mode propre les connaissances divines, non certes par voie d’intuition intellectuelle [705 B] et dans l’unité, mais grâce à des raisons discursives et pour ainsi dire par des actes complexes et progressifs. Son mouvement enfin est longitudinal lorsque, plutôt que de rentrer en soi et de tendre à l’union intelligible, car alors son mouvement est circulaire comme on vient de le voir], elle se tourne vers les réalités qui l’entourent et prend appui sur le monde extérieur comme sur un ensemble complexe de multiples symboles pour s’élever à des contemplations simples et unifiées.
§ 10. — Or, si de tels mouvements se produisent, et ceux également qui concernent à travers le monde entier les objets sensibles, et plus encore si les choses demeurent en elles-mêmes, conservent leur repos et leur situation, tout cela tient à l’action productrice, conservatrice et délimitatrice du Beau-et-Bien, [705 C] qui se situe tout entier au-delà du repos et du mouvement. C’est pourquoi tout mouvement et tout repos procèdent de lui et résident en lui et tendent vers lui, et il est leur cause. Car c’est à partir de lui et grâce à lui que les intelligences et les âmes possèdent essence et vie, c’est à lui que tout dans la nature doit d’être dit petit, égal ou grand, c’est lui qui mesure tout être et détermine toute proportion, toute harmonie, tout mélange, c’est lui qui universellement détermine le tout et la partie, l’un et le multiple, la liaison des parties, la synthèse des multiplicités, la perfection des ensembles, la qualité, la quantité, la grandeur, l’infini, la comparaison et la distinction ; il est le principe de tout infini, de tout fini et de tout défini, des ordres, des excellences, des éléments, des genres, de toute essence, de toute puissance, de tout acte, de toute disposition acquise, de toute sensation, de tout discours rationnel, de toute intuition intellectuelle, de toute saisie, de toute science, de « toute union. En un mot [705 D] tout être vient du Beau-et-Bon, subsiste au sein du Beau-et-Bon, se convertit au Beau-et-Bon. C’est au Beau-et-Bon que tout ce qui existe et tout ce qui devient doivent leur être et leur devenir, vers lui que tend tout regard, par lui que tout se meut et se conserve ; de toutes choses il est ensemble fin et moyen ; en lui réside le principe de toute exemplarité, de toute perfection, de toute production, de toute forme et de tout élément, et simplement tout principe quel qu’il soi, toute conservation, toute délimitation.
En bref, disons que [708 A] tout être procède du Beau-et-Bien, que tout non-être réside suressentiellement dans le Beau-et-Bien, car c’est là qu’est le principe de tout et cette limite dont c’est trop peu de dire qu’elle est principe et fin. Car, selon la sainte Écriture, « tout est de lui, par lui, en lui et pour lui ». Ainsi tout tend vers le Beau-et-Bien, il est l’objet de tout désir amoureux et de tout amour charitable. C’est à travers le Beau-et-Bien, à cause du Beau-et-Bien que les êtres sont mutuellement amoureux les uns des autres, que les inférieurs se tournent vers les supérieurs, que ceux de même rang s’unissent à leurs semblables, que les supérieurs exercent leur providence à l’égard des inférieurs, chacun s’attachant en outre à son être propre et se conservant soi-même, et c’est parce qu’ils tendent tous ensemble vers le Beau-et-Bien qu’ils réalisent et décident leurs actes et leurs vouloirs. Osons dire plus encore ; en toute vérité, c’est par surabondance de bonté que la Cause universelle [708 B] désire amoureusement tout être, opère en chacun, parachève toute perfection, conserve et tourne à soi toute réalité, que ce désir amoureux est en Dieu parfaite Bonté d’un Être bon, qui se réalise à travers le Bien même. Faiseur de bien en toute chose, cet amoureux désir, préexistant de façon surabondante au cœur même du Bien, ne lui aurait pas permis de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais il le met tout au contraire en branle pour qu’il agisse selon cette puissance surabondante d’universel engendrement.
§ 11. — Mais qu’on n’imagine pas que nous allions contre l’Écriture en vénérant ce vocable de désir amoureux. Car je considère comme absurde et fâcheux de négliger l’importance du dessein au profit de l’expression verbale. [708 C] Ce n’est point ainsi qu’opèrent ceux qui veulent atteindre à l’intelligence des réalités divines, mais plutôt ceux qui ne perçoivent que des sons à l’état brut, sans les faire pénétrer au-delà de leurs oreilles, les maintenant à l’extérieur de leur intelligence, sans volonté de savoir ce que signifie telle ou telle expression ni comment il convient de l’éclairer par des synonymes plus explicites, se contentant de lettres et de traits inintelligibles, de syllabes et d’expressions qui ne sont point objet de connaissance, qui ne pénètrent pas jusqu’à la partie intellective de leur âme, mais bourdonnent simplement tout autour de leurs lèvres et de leurs oreilles, comme si, par exemple, ils nous refusaient le droit d’expliquer le nombre quatre, en disant : deux fois deux, ou la ligne droite en l’appelant figure rectilinéaire, ou terre maternelle en traduisant : patrie, et ainsi de suite pour toutes les locutions qui, avec des mots différents, signifient la même réalité. Il faut savoir, la raison nous l’impose, que, si nous usons de lettres et de syllabes, [708 D] de mots, d’écrits et d’arguments, c’est pour manifester notre pensée de façon sensible, en sorte que lorsque notre âme tend, en vertu de ses opérations intellectives, vers les intelligibles, vaines alors deviennent ces sensations ajoutées aux sensibles, et vaines aussi les puissances mêmes d’intellection quand l’âme a revêtu la forme divine et que, unie à elle par l’inconnaissance, elle se jette dans un élan aveugle sur les rayons de la Lumière inaccessible. Mais lorsqu’il s’agit pour l’intelligence de prendre appui sur le sensible pour s’efforcer d’atteindre à la contemplation [709 A] de l’intelligible, la préférence revient alors aux plus claires des traductions sensibles, aux arguments les plus évidents, aux visions les plus manifestes, car si cela même est déjà obscur qui s’offre aux sens, comment transmettraient-ils convenablement à l’intelligence l’objet de leur perception ? Pour qu’on n’imagine pas qu’en soutenant cette thèse nous allions contre l’autorité des divines Écritures, ceux qui critiquent l’emploi de l’expression « désir amoureux » n’ont qu’à écouter cette parole du Sage : « Sois amoureux d’elle et elle le gardera ; enveloppe-la et elle t’exaltera, honore-la pour qu’elle t’embrasse », et se rappeler tant d’autres passages où Dieu est célébré en termes érotiques.
§ 12. — Il a même paru à certains de nos auteurs sacrés que « désir amoureux » est un terme plus digne de Dieu qu’« amour charitable ». [709 B] Car le divin Ignace a écrit : « C’est l’objet de mon désir amoureux qu’ils ont mis en croix ». Et dans les livres préparatoires aux Écritures, tu trouveras cette parole appliquée à la Sagesse de Dieu : « J’ai désiré sa beauté ». Il ne faut donc pas que ce vocabulaire érotique nous effarouche ni que les raisonneurs viennent nous en faire un épouvantail. Car il me paraît que les théologiens ont considéré comme synonymes « désir amoureux » et « amour charitable », mais en appliquant ces termes aux réalités divines, ils précisent bien qu’il s’agit de l’amour véritable, à cause des absurdes préjugés de ces hommes [qui s’attachent aux mots plutôt qu’aux choses]. Quand Dieu, en effet, a été célébré sous le nom d’Amour véritable, non seulement dans nos écrits, mais même par la sainte Écriture, la foule qui ne saisit pas qu’en Dieu le désir amoureux revêt la forme de l’unité, a glissé insensiblement jusqu’à cette sorte de désir qui lui est familière, désir morcelé, corporel, susceptible de partage ; en ce cas, il ne s’agit plus d’amour véritable, mais d’une [709 C] image, ou plutôt d’une caricature de l’amour authentique. La foule, en effet, est incapable de comprendre le caractère indivisible et unitaire du désir divin. Et c’est pourquoi ce nom qui semble inconvenant au vulgaire n’en est pas moins attribué à la divine Sagesse, afin que la masse soit conduite et élevée jusqu’à l’intelligence du véritable amour, et se délivre des difficultés que ce terme présente à ses yeux. Lorsqu’il s’agit au contraire de nous-mêmes, c’est-à-dire d’êtres vils et susceptibles de pensées irrationnelles, on emploie un mot qui paraît mieux sonnant : « Ton amour charitable, dit l’Écriture, a fondu sur moi comme celui des femmes ». Mais s’adressant à ceux qui savent entendre le vrai sens des paroles divines, les saints théologiens, pour leur révéler les secrets divins, attribuent même valeur aux deux expressions de charité et de désir. Car ils désignent tous deux une même puissance d’unification et de rassemblement, et plus encore de conservation, qui appartient de toute éternité au Beau-et-Bien grâce au Beau-et-Bien ; [709 D] qui émane du Beau-et-Bien par le Beau-et-Bien ; qui unit les uns aux autres les êtres de même rang ; qui pousse les supérieurs à exercer leur providence à l’égard des inférieurs ; qui convertit les inférieurs et les attache aux supérieurs.
§ 13. — [712 A], Mais en Dieu le désir amoureux est extatique. Grâce à lui, les amoureux ne s’appartiennent plus ; ils appartiennent à ceux qu’ils aiment. On le voit par l’exemple des plus élevés qui exercent leur providence à l’égard de leurs inférieurs, tandis que les êtres de rang égal s’unissent les uns aux autres et que les subordonnés se tournent de façon divine vers ceux du plus haut rang. Et c’est ainsi que le grand Paul, possédé par l’amour divin et prenant part à sa puissance extatique, dit d’une bouche inspirée « Je ne vis plus, c’est le Christ qui vit en moi », ce qui est bien le fait d’un homme que le désir a fait, comme il dit, sortir de soi pour pénétrer en Dieu et qui ne vit plus de sa vie propre, mais de la vie de Celui qu’il aime.
Osons ajouter ceci qui n’est pas moins vrai : Ce Dieu lui-même, qui est cause universelle et dont l’amoureux désir, à la fois beau et bon, s’étend à la totalité des êtres par la surabondance [712 B] de son amoureuse bonté, sort aussi de lui-même lorsqu’il exerce ses Providences à l’égard de tous les êtres et qu’en quelque façon il les captive par le sortilège de sa bonté, de sa charité et de son désir. C’est ainsi que, totalement et parfaitement transcendant, il ne condescend pas moins au soin de tous les êtres grâce à cette puissance extatique, suressentielle et indivisible qui lui appartient. Aussi les bons connaisseurs des secrets de Dieu parlent-ils de son ardeur jalouse, à cause de l’intensité de cet excellent désir amoureux qui s’étend à tous les êtres ; parce qu’il convertit en ardeur jalouse le désir amoureux de ceux qui tendent vers lui, et qu’il manifeste lui-même une jalouse ardeur, comme si les êtres qui tendent vers lui étaient dignes de cette ardeur et dignes également de cette ardeur les êtres à l’égard de qui s’exerce sa Providence. Bref du Beau-et-Bien on a le droit de dire qu’il est objet de désir amoureux et qu’il est lui-même amoureux désir, que ces propriétés sont contenues d’avance dans le Beau-et-Bien, et que c’est au Beau-et-Bien qu’elles doivent être et devenir.
§ 14. — [712 C], Mais enfin que veulent dire les théologiens lorsqu’ils appellent Dieu tantôt désir et charité, tantôt digne d’un amoureux désir et d’une aimante charité ? De l’amour il est la cause et, en quelque façon, le producteur et l’engendreur. Digne d’amour, il l’est par lui-même. C’est l’amour qui le meut et c’est parce qu’il est digne d’amour qu’il meut les autres ; en sorte que tout ensemble à partir de soi-même et en direction de soi-même, il est promoteur et moteur. C’est pourquoi on l’appelle à la fois Aimable et Désirable, parce qu’il est Beau-et-Bon, Désir et Amour parce qu’il est une puissance qui meut et qui entraîne vers lui. Car, seul, il est absolument et en soi Beau-et-Bon, c’est lui-même qui, de soi-même, est manifestation de soi-même, bienfaisant procès de l’Unité transcendante, mouvement simple d’un amoureux désir qui se meut de soi-même et agit par soi-même ; qui préexiste dans le Bien et déborde du Bien sur tout être avant de se retourner derechef vers le Bien. Il apparaît ainsi que le divin Désir [712 D] est en soi sans fin et sans principe, tel un cercle perpétuel, qui, grâce au Bien, à partir du Bien, au sein même du Bien et en vue du Bien, parcourt une parfaite orbite, demeurant identique à twi-même et conforme à son identité, [713 A] ne cessant ni de progresser ni de demeurer stable ni de revenir à son état premier. C’est ce que notre admirable initiateur aux secrets divins a divinement expliqué dans ses Hymnes érotiques, qu’il n’est pas inconvenant de rappeler ici et d’adjoindre comme un couronnement sacré à ce qu’on vient de dire du désir amoureux.
§ 15. — Extrait des Hymnes érotiques du très saint Hiérothée. — « Par désir amoureux, qu’on parle de celui qui appartient à Dieu, ou aux anges ou aux intelligences [713 B] ou aux âmes ou aux natures, nous entendons une puissance d’unification et de connexion, qui pousse les êtres supérieurs à exercer leur providence à l’égard des inférieurs, ceux de rang égal à entretenir de mutuelles relations, ceux qui sont en bas de l’échelle à se tourner vers ceux qui ont plus de force et qui se situent au-dessus d’eux. »
§ 16. — Autre extrait de ces mêmes Hymnes érotiques. — « De l’Amour unique dépendent toute une série de désirs amoureux dont nous avons recensé l’ordre, disant tour à tour quelles sont les connaissances et les puissances de ces désirs, qu’ils appartiennent au monde ou qu’ils ne soient pas de ce monde, [713 C] en quoi excellent, selon la raison qu’on a donnée, les ordres et les hiérarchies des désirs intelligents et intelligibles, parmi lesquels, dominant tous les amours parfaitement beaux et appartenant à l’ordre intelligible, ceux dont le mouvement est spontané et qui sont réellement divins constituent l’objet propre de nos louanges. Il nous reste maintenant à ramener tous ces désirs à l’Amour qui les contient tous en son unité ; partant de cette pluralité, réunissons et rassemblons tout désir amoureux dans Celui qui est leur père commun, et pour cela réduisons d’abord à deux l’ensemble des puissances érotiques, sur lesquelles règne, de façon absolue, en tant que fondement primitif, la Cause insaisissable de tout désir amoureux, transcendante elle-même à tout désir amoureux, objet suprême vers quoi tend l’amour de tout être quel qu’il soit, conformément à sa nature propre. »
§ 17. — [713 D] Autre extrait des mêmes Hymnes érotiques. — « Mais ramenons derechef toutes ces puissances à l’unité et disons qu’il n’existe qu’une Puissance simple, productrice d’union et de cohésion, qui est le principe spontané de son propre mouvement, et qui du Bien jusqu’au dernier des êtres, puis de nouveau de cet être même jusqu’au Bien, parcourt sa révolution cyclique à travers tous les échelons, à partir de soi, à travers soi et jusqu’à soi, sans que cesse jamais, identique à soi-même,, cette révolution sur soi-même. »
§ 18. — On répondra peut-être : si le Beau-et-Bien est pour tout être objet d’amoureux désir, but de toute tendance et de tout amour charitable, s’il n’est pas, en effet, [716 A] jusqu’au non-être, comme on l’a vu, qui ne tende vers lui et qui ne désire subsister en quelque façon en lui, car c’est lui également qui donne forme à l’informe et c’est de lui que, suressentiellement, le non-être tire son nom et son existence, — comment se fait-il alors que la multitude des démons, au lieu de tendre vers le Beau-et-Bien, attachée au contraire à la matière et déchue de cette permanente tendance vers le Bien qui convient à des anges, devienne la cause de tout mal, et pour soi et pour ceux des autres êtres qu’on traite de pervertis ? Plus simplement, comment se peut-il que, née du Bien, la race démoniaque n’ait point reçu la forme du Bien, ou que le bien reçu du Bien se soit ainsi altéré ? D’où vient cette perversion, et pour tout dire, qu’est-ce donc que le mal ? Quel en est le principe, en quels êtres réside-t-il ? Pourquoi le Bien a-t-il décidé de le produire ? Comment, l’ayant voulu, a-t-il pu mettre un tel dessein à exécution ? Et si le mal vient d’une autre source, [716 B] le Bien n’est-il donc pas la source unique de toute existence ? Puisqu’il existe une Providence, comment le mal est-il possible, comment naît-il, comment persiste-t-il ? Comment se peut-il qu’aucun être abandonne le Bien pour s’attacher au mal ?
§ 19. -- Voilà sans doute ce que dira un adversaire embarrassé. Mais il sera bon de le renvoyer à la considération de la réalité telle qu’elle se présente effectivement. Et tout d’abord nous ne craindrons pas d’affirmer ceci : le mal ne procède pas du Bien, ou du moins s’il procède du Bien, ce n’est pas en tant que mal. Ce n’est pas au feu qu’il appartient de refroidir ni au Bien de produire son contraire. S’il est vrai que tout être procède du Bien (car la nature du Bien est [716 C] de produire et de conserver les êtres, tandis que le mal les corrompt et les détruit), il n’est rien dans les êtres qui procède du mal, et on ne saurait parler de mal absolu, puisqu’un tel mal se détruirait lui-même. S’il en va autrement, c’est que le mal n’est pas entièrement mal, mais qu’il participe en quelque façon au Bien et que bonne est la cause de tout ce qu’il possède d’être.
Mais si les êtres tendent vers le Beau-et-Bien, si aucun d’eux n’agit qu’en vue de ce qui lui semble bon, si l’activité de tout être a le Bien pour principe et pour fin (car en prenant pour modèle la nature du mal, on ne réalise rien de ce qu’on prétend réaliser), on nous demandera alors de rendre compte de l’existence du mal dans les êtres, ou plus simplement d’expliquer que rien puisse échapper à la tendance universelle vers le Bien. Nous répondrons que puisque tout être procède de ce Bien qui demeure en soi au-delà de tout être, le non-être lui-même réside dans le Bien et qu’ainsi il existe. Mais il n’en résulte ni qu’il soit être, car alors il n’aurait rien de mauvais, ni non-être, car rien ne peut être absolument [716 D] non-être qui ne demeure suressentiellement dans le Bien lui-même. Si le Bien par conséquent se situe fort au-delà et de l’être considéré en soi et du non-être, le mal de son côté n’appartient ni à l’être ni au non-être, mais il est plus séparé du Bien que le non-être même, étant d’une autre nature et plus que lui privé d’essence.
Mais alors, direz-vous, d’où vient donc le mal ? Si le mal n’est rien, vice et vertu sont identiques, qu’on considère leurs relations de tout à tout ou de partie à partie. En ce cas, ce ne sera aucunement un mal que de combattre la vertu. [717 A.] Or, on sait que la tempérance s’oppose à l’intempérance, la justice à l’injustice ; et je ne dis pas seulement le tempérant à l’intempérant, le juste à l’injuste, mais, bien avant qu’apparaisse au dehors la différence entre le vertueux et son contraire, dans l’âme même, de façon tout à fait primitive, la discorde régnait déjà entre vertus et vices, et contre la raison s’était élevée déjà la révolte des passions. Il faut donc admettre que le mal s’oppose au Bien. Ce n’est pas le Bien, en effet, qui s’oppose à soi-même ; né d’un principe unique et d’une cause unique, il se plaît à la communion, à l’unité, à l’amitié. Et ne croyons pas non plus qu’un moindre bien soit l’opposé d’un plus grand bien, pas plus qu’en ce qui concerne le chaud ou le froid le moins intense n’est l’opposé du plus intense. Il semble donc que le mal soit inhérent aux êtres, qu’il existe vraiment, qu’il soit le contraire et l’opposé du Bien. Si on le considère comme une corruption de l’être, le mal n’est pas exclu pour autant de l’existence. [717 B] Il faut bien en ce cas qu’il existe et qu’il engendre l’être ; n’est-il pas vrai, en effet, que très souvent c’est de la corruption de ceci que naît cela ? On dira donc que le mal existe, qu’il participe à la plénitude de toutes choses et qu’il contribue ainsi par son œuvre propre à la perfection de l’univers.
§ 20. — Mais à dire vrai, il faut répondre que ce n’est pas le mal en tant que mal qui produit ni essence ni devenir, et que son seul rôle est de pervertir et de détruire, autant qu’il le peut, la substance des êtres. Si l’on prétend, en effet, qu’il est lui-même générateur et qu’il engendre ceci par le fait même qu’il corrompt cela, nous aurons raison d’objecter que ce n’est pas en tant que corruption qu’il engendre, car, [717 C] en tant que corruption et que mal, son œuvre unique est de corrompre et de pervertir ; c’est du Bien que procèdent tout engendrement et toute essence. En soi le mal est pure corruption ; s’il engendre, c’est par l’entremise du Bien. En tant que mal, il n’est ni être ni producteur d’être ; c’est par l’entremise du Bien qu’il existe, qu’il est bon et qu’il produit des êtres bons. Disons mieux encore : ce n’est pas sous le même rapport que la même chose sera tout ensemble bonne et mauvaise, ni sous le même rapport qu’une même puissance corrompra et engendrera tout ensemble le même être. En soi la corruption ne peut être identique à ce qu’est en soi la puissance. En soi le mal par conséquent n’est ni être ni bien ni principe d’engendrement ni producteur d’êtres ou de biens. Mais c’est le Bien qui, là où il peut agir parfaitement, rend les êtres parfaits, sans mélange et entièrement bons ; s’ils reçoivent de lui une moindre part, ils sont imparfaitement bons et le défaut de bien fait d’eux des êtres mélangés. Mais le mal n’est aucunement bien ni faiseur de bien [717 D] et c’est selon qu’une chose est plus ou moins proche du Bien qu’elle devient bonne dans la mesure de cette proximité. Car la Bonté parfaite qui s’étend à l’univers ne règne pas seulement sur les essences parfaitement bonnes qui l’environnent immédiatement, mais elle s’étend jusqu’aux plus lointaines. Là son immanence est entière, ici elle est moindre ; ailleurs encore elle est infime, car elle se mesure [720 A] à la capacité de chacun à recevoir sa participation. Certains êtres participent totalement au Bien, d’autres en sont plus ou moins privés, d’autres n’obtiennent qu’une présence plus ténue du Bien, et chez d’autres encore le Bien n’apparaît plus que sous forme d’écho très affaibli. Si l’immanence du Bien ne se réalisait en chacun de façon proportionnelle, les êtres les plus proches de Dieu et les plus anciens descendraient en effet au rang des derniers. Et comment se pourrait-il que toute participation au Bien fût identique, si tous les êtres ne sont point doués de la même aptitude à le participer tout entier ? Il est vrai que la puissance du Bien est extraordinairement grande, que ceux mêmes qui sont privés de lui, et jusqu’à cette privation, peuvent encore recevoir pleinement sa participation. Et s’il faut dire hardiment ce qui est vrai, c’est de lui encore que ceux-là aussi qui luttent contre lui reçoivent leur être et leur pouvoir de rébellion, ou, pour mieux dire et tout résumer en une phrase, tous les êtres, [720 B] dans la mesure où ils existent, sont bons et procèdent du Bien ; dans la mesure où ils sont privés de bien, ou ne doit dire ni qu’ils sont bons, ni qu’ils existent.
En ce qui concerne les autres propriétés acquises, telle que chaleur ou froid, [il en va autrement, ainsi] un corps échauffé ne cesse pas d’exister parce que la chaleur l’a abandonné ; et l’on sait que beaucoup d’êtres manquent de vie ou d’intelligence ; Dieu lui-même est sans essence, bien qu’il existe de façon suressentielle. En tout autre domaine, en effet, ni la perte ni l’absence de quelque propriété que ce soit n’empêchent aucun être ni d’exister ni de subsister. Privé au contraire de tout mode du Bien, rien d’aucune façon n’a jamais existé, n’existe, n’existera ni ne saurait exister. Soir, par exemple l’intempérant. Privé du Bien par sa convoitise irrationnelle, on peut dire que cette privation l’anéantit en quelque sorte et que sa convoitise est sans objet réel ; il reste vrai qu’il participe au Bien par l’écho affaibli qui demeure en lui de la communion et de l’amitié. De même la colère [720 C] participe au Bien par le mouvement qui est en elle, par le désir d’améliorer ce qui semble mauvais et de le ramener à un état qui semble meilleur. Et celui même qui désire la pire des vies, en tant qu’il ne désire que vivre, et vivre d’une vie qui lui semble la meilleure, par son désir même, par son désir de vivre, par sa tendance vers la meilleure des vies, il a part lui-même au Bien. Si l’on supprimait totalement le Bien, il n’y aurait plus ni vie ni désir ni mouvement ni rien d’autre.
Ce n’est donc point sous l’effet du mal que la corruption donne naissance à la génération, mais grâce à la présence du Bien ; de même la maladie est défaut d’ordre, non-privation totale d’ordre, car, en ce cas, la maladie même ne subsisterait plus : or, la maladie demeure et existe, car elle garde une forme inférieure d’existence, qui constitue sa substance et lui permet de subsister d’une certaine façon. Ce qui n’a aucune part au Bien [720 D] n’existe point ni n’appartient à rien de ce qui existe. C’est par l’existence du Bien que le mélange [de bien et de mal] se rencontre dans les êtres et les êtres où il apparaît n’existent, comme il n’existe lui-même, que dans la mesure de sa participation au Bien. Pour mieux dire, tout être possédera plus ou moins d’existence dans la mesure où il participera plus ou moins au Bien.
[On sait que] quiconque n’aurait aucune part d’aucune façon à l’Etre pur serait pur néant. Ce qui est être d’un certain point de vue, et d’un autre point de vue non-être, dans la mesure de sa chute par rapport à la perpétuité de l’Être [721 A] il faut dire qu’il n’existe pas ; mais dans la mesure de sa participation à l’Etre, il est vrai qu’il existe et c’est grâce à cette participation que se conservent et se maintiennent tout ensemble la totalité de son être et ce qui est en lui de non-être. [Or ce qui est vrai de l’être n’est pas moins vrai du bien]. Si l’être mauvais est entièrement privé de bien, il ne sera bon à aucun degré. Mais s’il est bon d’un certain point de vue et non d’un autre, il entre alors en conflit avec un certain bien, non avec la totalité du Bien. C’est la présence du Bien qui lui permet de subsister, et c’est le Bien qui, grâce à sa pleine participation, donne rang d’essence à cela même qui est privé de lui. Supposons que le Bien soit totalement absent : il n’y aura alors ni Bien total ni mélange [de bien et de mal] ni mal absolu. Puisque le mal, en effet, n’est que l’imperfection du Bien, l’absence totale du Bien n’entraînera pas moins l’absence de ce bien imparfait que du Bien même des êtres parfaits. Il faudra dire, par conséquent, que le mal ne saurait ni exister ni se manifester que dans la mesure où, en tant qu’il est mauvais pour eux, il peut s’opposer à certains êtres ; en tant qu’ils sont bons, se séparer de certains autres. [721 B], Mais qu’une même réalité soit sous le même rapport en lutte avec elle-même, cela est totalement impossible. Donc le mal n’est pas un être.
§ 21. — [721 C] Le mal n’appartient non plus à aucun être. Si tout procède, en effet, du Bien, si le Bien est partout présent et enveloppe tout être, ou bien le mal sera absent de tout être, ou alors il faudra qu’il appartienne au Bien lui-même ; or il ne saurait pas plus appartenir au Bien lui-même que le froid n’appartient au feu, ni la puissance de perversion à ce qui a le pouvoir de changer le mal en Bien. Au reste, si le mal appartenait au Bien comment se trouverait-il en lui ? Dira-t-on qu’il procède du Bien ? Ce serait absurde et impossible. Les Écritures ont raison de l’affirmer, « si l’arbre est bon, comment porterait-il de mauvais fruits ? » et l’inverse n’est pas moins vrai. Mais si le mal ne procède pas du Bien, il est clair qu’il faut lui assigner un autre principe et une autre cause. Car ou le mal procède du Bien, ou le Bien du mal, et si les deux termes de l’alternative sont également impossibles, il faudra alors assigner et au Bien et au mal un autre principe, une autre cause. Là où nous trouvons deux termes, nous savons que nous n’avons pas atteint au vrai Principe, car l’unité est le principe de tonte dualité. Or il serait absurde qu’une seule et même réalité [721 D] produisît et fît exister deux effets totalement opposés, que le Principe absolu ne fût ni simple ni unitaire, mais divisé et double, et opposé à soi-même et sujet à mutation interne.
Mais il n’est pas moins impossible de concevoir à l’origine des êtres deux Principes opposés qui lutteraient entre eux et dont la lutte se manifesterait à l’intérieur de l’univers : en ce cas Dieu même n’échapperait ni au souci ni à la contrariété, puisqu’un autre Principe viendrait le troubler. De plus l’univers entier serait voué au désordre et connaîtrait un perpétuel combat. Or, le Bien unit tous les êtres par de mutuelles amitiés et les saints théologiens le célèbrent sous les noms de Paix absolue et de Donneur de paix. [724 A] C’est ainsi que tous les êtres bons sont liés d’amitié et vivent en harmonie, car ils procèdent d’une Vie unique et sont ordonnés en vue d’un Bien unique ; par leur mutuelle bienveillance et grâce à leur similitude ils constituent une seule famille.
Le mal, par conséquent, ne réside pas en Dieu et le mal n’est pas divin. Mais il n’est pas vrai non plus que Dieu soit source du mal, car il faudrait nier sa bonté pour refuser de dire qu’il ne produit et ne met au jour que des œuvres bonnes. Et ne croyons pas qu’il n’opère le bien qu’à de certains moments et qu’il lui advienne à d’autres de s’abstenir ou de ne pas étendre son action au monde entier, car cette hypothèse nous forcerait à lui attribuer changement et mutation ; et en cela précisément qu’il a de plus divin, savoir sa nature de cause. Ajoutons que si le Bien constitue la substance même de Dieu, supposer que celui-ci puisse échapper parfois au Bien, c’est affirmer nécessairement que tantôt il est être et tantôt néant. Mais si l’on prétend que c’est par participation qu’il reçoit le Bien, il faudra dire alors qu’il le reçoit d’ailleurs et que tantôt il le possède et tantôt en est' privé. Concluons que le mal ne procède point de Dieu ni n’appartient à Dieu, ni de façon absolue ni de façon provisoire.
§ 22. — [724 B], Mais le mal n’appartient pas non plus aux anges. Car s’il est vrai que l’ange qui se conforme au Bien est messager de la bonté divine, puisqu’il est lui-même par participation et au second rang ce qui constitue fondamentalement et à titre de cause l’objet de son message, l’ange est donc image de Dieu, reflet visible de l’invisible Lumière, miroir pur, parfaitement limpide, intact, sans mélange, sans souillure, capable, si l’on ose dire, de refléter dans son entière fraîcheur cette forme divine qui porte l’empreinte du Bien, et, autant qu’il le peut, dans son éclat parfaitement pur, la bonté du Silence inaccessible. On voit donc que le mal n’appartient pas aux anges. Mais [dira-t-on], en tant qu’ils punissent les méchants, ne sont-ils pas eux-mêmes mauvais ? À ce compte, mauvais aussi seraient ces hommes dont la fonction est d’admonester les pécheurs et ceux des sacrificateurs qui écartent les profanes des mystères sacrés. Le mal n’est point d’être puni, mais plutôt de mériter la punition ; [724 C] il n’est point d’être justement excommunié, mais bien de devenir maudit, impur, indigne des sacrements.
§ 23. — Les démons eux-mêmes ne sont pas naturellement mauvais. S’ils étaient naturellement mauvais, ils ne procéderaient pas du Bien, ils ne compteraient pas au rang des êtres, et d’ailleurs comment se seraient-ils séparés des bons anges si leur nature avait été mauvaise de toute éternité ? De plus, par ce terme de mauvais, entend-on qu’ils se nuisent à eux-mêmes ou aux autres ? Si c’est à eux-mêmes, ils se détruisent alors spontanément. Si c’est aux autres, comment détruisent-ils et que détruisent-ils ? L’essence, la puissance ou l’acte ? S’ils détruisent l’essence, il n’y a rien là qui soit contre nature, [724 D], car ce qui est naturellement indestructible, ils ne le détruisent point, mais cela seulement qui est susceptible de destruction : au reste, cette destruction n’est pas toujours et en tout cas un mal. Ajoutons que les réalités qui existent ne sont jamais détruites selon leur essence et leur nature, mais c’est par suite de la faiblesse de leur constitution naturelle que la raison arithmétique de leur harmonie et de leur symétrie défaille au point de ne plus pouvoir demeurer ce qu’elle était. Encore cet affaiblissement n’est-il point total, sinon il supprimerait tout ensemble la destruction même et le sujet détruit, en sorte qu’une pareille destruction [725 A] serait destructrice de soi-même. On voit donc qu’il ne s’agit pas d’un mal, mais d’une insuffisance de bien, car ce qui n’aurait aucune part au Bien ne compterait point au nombre des êtres. En ce qui concerne puissance et acte, même raisonnement.
Allons plus loin : nés de Dieu, comment les démons seraient-ils mauvais ? Le Bien ne produit ni ne conserve rien qui ne soit bon. On pourrait dire qu’on les appelle mauvais, non en raison de ce qu’ils sont (car ils doivent l’être au Bien et l’essence qu’ils ont reçue en partage est bonne), mais en raison de ce qu’ils ne sont pas, « ayant été affaiblis, comme dit l’Écriture, au point de ne plus conserver leur principe ». En quel sens, en effet, je le demande, disons-nous que les démons sont pervertis, sinon en ce qu’ils ont abandonné la propriété et l’exercice des biens divins ? S’il en était autrement et que les démons fussent naturellement mauvais, ils l’eussent été de toute éternité. Or le mal n’est pas permanent. S’ils demeurent identiques à eux-mêmes dans une durée perpétuelle, c’est donc qu’ils ne sont pas mauvais, car c’est le propre du Bien que de demeurer perpétuellement identique. Par conséquent, s’ils n’ont pas toujours été mauvais, leur malice n’est point naturelle, mais [725 B] elle tient plutôt à une déficience dans les biens angéliques. Et ils ne sont pas totalement privés de bien, puisqu’ils possèdent l’existence, la vie, l’intelligence et qu’il existe au demeurant en eux un certain appétit [du Bien], mais on les appelle mauvais à cause de l’affaiblissement de leur activité naturelle. Le mal qui est en eux, c’est une déviation, un abandon des biens qui leur conviennent, un insuccès, une imperfection, une défaillance, un affaiblissement de la puissance qui conservait leur perfection, un faux-pas et une chute. Qu’y a-t-il en outre de mauvais dans les démons ? Une colère sans raison, une convoitise sans intelligence, une imagination entreprenante. Mais si ces caractères appartiennent aux démons, ils ne constituent pas toujours ni partout un mal, ils ne sont pas mauvais en soi. Car il existe d’autres vivants pour qui ce n’est point la possession, mais plutôt la perte de ces caractères qui entraîne la mort et qui constitue un mal, tandis que leur possession conserve et fait subsister dans l’être la nature des vivants qui les possèdent.
[725 C] La race des démons n’est donc pas mauvaise en tant qu’elle se conforme à sa nature, mais bien en tant qu’elle ne s’y conforme pas. Le bien dont ils furent dotés ne s’est aucunement altéré, mais c’est volontairement qu’ils sont déchus de façon totale du bien qu’ils avaient reçu en partage. Ces dons angéliques qui leur avaient été concédés, nous ne disons pas qu’ils ne se sont jamais altérés, car ils demeurent intacts dans la plénitude de leur lumière, mais ce sont leurs possesseurs qui ne les voient plus, ayant eux-mêmes paralysé la faculté qu’ils avaient de contempler le Bien. Ainsi donc l’être qu’ils ont, ils le tiennent du Bien, c’est grâce à lui qu’ils sont bons et qu’ils tendent vers le Beau-et-Bon, car les objets de leurs désirs sont des réalités : l’être, la vie, l’intelligence, mais comme ils se sont privés (les biens qui leur conviennent, qu’ils les ont abandonnés et qu’ils en sont déchus, on les appelle mauvais, et ils sont effectivement mauvais dans la mesure où il sont privés d’être, et c’est parce qu’ils désirent cette privation que leur désir alors est mauvais.
§ 24. — [725 D], Mais parmi les âmes, dira-t-on, il en est bien de mauvaises. Si l’on entend que certaines s’attachent aux méchants pour être leur providence et leur salut, [728 A] ce n’est point là un mal, mais un bien, qui procède lui-même de ce Bien qui transmue le mal en bien. Mais s’il s’agit des âmes perverties, en quoi consiste cette perversion, si elle n’est pas une défaillance de leurs bonnes qualités et de leurs bonnes activités, un échec et un faux pas causés par un affaiblissement intérieur ? Ainsi disons-nous que l’air autour de nous s’obscurcit quand la lumière défaille et disparaît ; mais en soi la lumière demeure toujours lumière et capable d’éclairer jusqu’aux ténèbres. Le mal, par conséquent, ne nous appartient pas, ni aux démons ni à nous-mêmes, en tant que mal positif, mais à titre de défaillance et d’imperfection des biens qui nous sont propres.
§ 25. — [728 B] Le mal n’appartient pas non plus aux animaux sans raison. Qu’on les prive, en effet, des propriétés irascibles et concupiscibles et de tous les autres caractères qu’on appelle mauvais, mais qui ne le sont pas de façon absolue et selon leur nature propre, le lion alors, ayant perdu sa force et sa fierté, ne sera plus lion ; le chien, devenu bienveillant à l’égard de tout le monde, ne sera plus chien, s’il est vrai que sa fonction est de garder, c’est-à-dire d’accueillir les familiers et de repousser les étrangers. Ainsi, pour ces animaux, le mal ne consiste point dans la conservation de leur nature, mais au contraire dans la destruction de cette nature, dans l’affaiblissement et la défaillance de leurs qualités propres, de leurs activités et de leurs puissances naturelles. Et si tout ce qui naît ne se perfectionne qu’avec le temps, l’imperfection n’est pas toujours totalement contre nature.
§ 26. — [728 C] Ce n’est pas non plus à la nature entière qu’on peut reprocher d’être mauvaise. Si, en effet, toutes les raisons naturelles proviennent de la nature tout entière, rien ne s’oppose à elle, mais dans le détail certaines choses se conforment à leur nature, d’autres sont contre nature. Par rapport à ceci, en effet, cela est contre nature, mais ce qui là est naturel devient ici contre nature. Aucune nature n’est donc mauvaise qu’autant qu’elle s’oppose à elle-même et qu’elle se prive de ce qui lui appartient naturellement. Il en résulte qu’aucune nature n’est en soi mauvaise, mais c’est un mal pour la nature que de ne pas atteindre à la perfection de ce qui lui appartient naturellement en propre.
§ 27. — Le mal n’appartient pas non plus aux corPs.Dans la laideur et dans la maladie, il ne faut voir, en effet, que défaillance de forme et privation d’ordre, [728 D] c’est-à-dire non point mal absolu, mais seulement moindre beauté. Que la beauté se dissolve entièrement, ainsi que la forme et l’ordre, c’est le corps lui-même qui disparaîtra. Que le corps d’autre part ne soit pas pour l’âme la source de son mal, c’est chose évidente, puisque, même privée du corps, l’âme peut succomber au mal, comme c’est le cas chez les démons. Qu’il s’agisse des intelligences, des âmes ou des corps, le mal consiste toujours en ceci, que la possession de leur bien propre s’affaiblit et déchoit.
§ 28. — [729 A], Mais il n’est pas moins faux de répéter ce lieu commun : « C’est dans la matière en tant que telle que réside le mal. » Car, à vrai dire, la matière elle-même participe à l’ordre, à la beauté et à la forme. Si la matière était entièrement privée de ces biens, étant en soi sans qualité et sans forme, comment agirait-elle, elle qui par soi ne possède même pas le pouvoir de pâtir ? D’ailleurs, comment la matière serait-elle mauvaise ? Si elle n’existe nulle part et d’aucune façon, elle n’est ni bonne ni mauvaise, elle possède quelque être que ce soit, comme tout être procède du Bien, la matière aussi procédera alors du Bien. En ce cas, on se trouve devant une alternative : ou c’est le Bien qui produit le mal, et alors le mal, procédant du Bien, est lui-même un bien ; ou c’est le mal qui produit le Bien, et alors le Bien, procédant du mal, est lui-même un mal. À moins de revenir à l’hypothèse de deux Principes, qui supposeraient eux-mêmes une origine commune.
Si l’on affirme d’autre part que la matière est nécessaire à l’achèvement de l’univers entier, comment la matière serait-elle un mal ? Autre en effet est le mal, autre le nécessaire. [729 B] Comment d’ailleurs le Bien userait-il pour engendrer d’une réalité mauvaise ? Ou comment serait-elle mauvaise, cette puissance qui s’imprègne du Bien, alors que le mal au contraire fuit la nature du Bien ? Si la matière est mauvaise, comment expliquer qu’elle engendre et nourrisse la nature ? En tant que mal, le mal n’engendre rien ni ne nourrit rien, il n’est d’aucune façon ni producteur ni conservateur. Si l’on objecte que la matière ne produit pas le mal dans les âmes, niais qu’elle les entraîne au mal, comment une telle affirmation serait-elle vraie alors que nombreux sont les êtres matériels qui tournent leur regard vers le Bien ? Ne serait-ce pas là chose impossible si la matière les entraînait totalement vers le mal ? On voit donc que le mal psychique ne vient pas de la matière, mais d’un mouvement de désordre et de rébellion. Si l’on soutient enfin que les âmes s’attachent toujours à une matière et qu’il faut une matière mobile pour les êtres mêmes qui ne peuvent subsister par eux-mêmes dans leur état, comment serait-elle mauvaise, cette matière nécessaire ; ou comment serait-elle nécessaire, cette matière mauvaise ?
§ 29. — [729 C], Mais cela même que nous appelons privation ne s’oppose pas au Bien en vertu de sa puissance propre, car il s’agit, soit de privation totale et elle est alors totalement impuissante, soit de privation partielle, et alors ce n’est pas en tant que privation qu’elle peut agir, mais dans la mesure même où la privation n’est que partielle. Tant que la privation du Bien n’est que partielle, nous n’avons pas encore affaire au mal ; et si elle devient totale, la nature même du mal s’est évanouie.
§ 30. — Pour tout résumer, le bien procède d’une cause unique et totale, le mal d’une multiplicité de défaillances partielles. Dieu connaît le mal en tant qu’il est bon, et en lui les causes du mal sont des puissances productrices de bien. Au reste si le mal était perpétuel, qu’il produisît des êtres, qu’il possédât puissance, existence, opération, d’où tiendrait-il tout cela ? Serait-ce [732 A] du Bien lui-même, ou le Bien procéderait-il du mal, ou tous deux viendraient-ils d’une autre cause ? Tout ce qui se produit naturellement provient d’une cause définie ; si le mal est sans cause et sans définition, il n’a donc aucune existence naturelle, car ce qui est contre nature n’appartient pas à la nature, pas plus qu’il n’appartient à l’art de rendre raison de ce qui est sans art. Serait-ce alors l’âme qui produirait le mal comme le feu la chaleur, et serait-ce elle qui emplit de malice tous les êtres qu’elle approche ? On bien, si sa nature est bonne, l’âme produirait-elle le mal par la diversité de ses actes, parce qu’elle agit tantôt d’une façon et tantôt d’une autre ? Mais si son être est naturellement mauvais, d’où vient donc qu’elle existe ? Si c’est grâce à la Cause démiurgique qui a tout produit, comme cette Cause est bonne, comment l’essence de l’âme serait-elle mauvaise, alors que tout ce qui naît de cette Cause est bon ? Et s’il faut incriminer ses actes, cette malice du moins ne serait pas sans remède ; sinon, comment naîtraient les vertus dans une âme qui ne posséderait pas la forme du Bien ? [732 B] Il ne reste qu’une solution : le mal est un affaiblissement et une défaillance du Bien.
§ 31. — De tous les biens, la cause est unique. Si le mal s’oppose au Bien, ses causes sont donc multiples, mais ce qui produit le mal, ce ne sont ni des raisons ni des puissances, c’est plutôt l’impuissance, la faiblesse, le mélange dysharmonique de réalités hétérogènes. Ce qui est mauvais ne connaît ni le repos ni la perpétuité du même état ; il est infini, indéfini, il flotte à travers d’autres réalités elles-mêmes indéfinies. De toutes choses, y compris celles qui sont mauvaises, disons que le Bien est tout ensemble le principe et la fin. C’est en vue du Bien que se réalise toute action, qu’elle soit bonne ou qu’elle s’oppose au Bien, car celles-là mêmes, nous ne les accomplissons que par amour du Bien (personne en effet n’effectue aucune opération les yeux tournés vers le mal). Ainsi le mal n’a pas de substance, mais une sorte de fausse substance, car il ne naît pas d’une tendance vers lui-même, mais plutôt d’une tendance vers le Bien.
§ 32. — [732 C] Au mal n’attribuons donc qu’une existence accidentelle, d’origine étrangère et n’ayant pas son principe propre en soi-même. Lorsqu’il apparaît, il semble légitime, puisqu’il est fait en vue d’un bien (2). En fait, il n’en est pas moins illégitime, puisque l’on prend pour bon ce qui n’est pas bon. Nous l’avons montré déjà, ce que l’on désire est toute autre chose alors que ce qu’on réalise. Agir mal, c’est donc sortir de la bonne voie, contredire à sa véritable intention, à sa nature, à sa cause, à son principe, à sa fin, à sa définition, à sa volonté, enfin à sa substance même. Ainsi le mal est privation, défaillance, faiblesse, [732 D] disharmonie, erreur, irréflexion, absence de beauté, de vie, d’intelligence, de raison, de finalité, de stabilité ; il est sans cause, indéfini, stérile, paresseux, débile, irrégulier, dissemblable, infini, obscur, privé d’essence, et par lui-même il ne possède jamais d’être nulle part ni d’aucune façon.
Mais comment se fait-il alors que le mal puisse agir en quelque manière ? Il agit par son mélange avec le Bien, car ce qui est dénué de tout bien [733 A] ne possède ni être ni puissance. Si le Bien est cela précisément qui existe, qui veut, qui possède la puissance et l’efficace, comment attribuer aucune puissance à ce qui s’oppose au Bien, à ce qui manque par conséquent d’essence, de vouloir, de puissance et d’acte ? Une réalité mauvaise ne l’est jamais totalement, à tous les égards et partout, et en restant identique à soi-même. C’est, par exemple, un mal pour un démon d’agir contre cette intelligence qui lui appartient et qui a reçu la forme du Bien, pour l’âme de contredire la raison, pour le corps d’opérer contre nature.
§ 33. — Mais comment petit-il y avoir aucune sorte de mal, s’il existe une Providence ? Le mal, en tant que mal, n’existe ni n’appartient à ce qui existe. Et rien de ce qui existe n’échappe à la Providence, car le mal n’existe pas si on le suppose sans mélange avec le Bien. Et s’il n’est aucun être [733 B] qui ne participe au Bien, que le mal soit une défaillance du Bien et que rien de ce qui existe ne soit totalement privé de bien, on peut dire que la divine Providence s’applique à tous les êtres et qu’aucun être n’échappe cette Providence. Mais lorsqu’il se produit quelque mal, la Providence use de ce mal comme il convient à sa bonté, pour l’utilité du méchant ou des autres, dans l’intérêt privé ou public et cette Providence s’exerce à l’égard de chaque être de la façon qui convient proprement à cet être. Aussi bien refuserons-nous de dire avec le vulgaire que la Providence devrait bien nous pousser à la vertu, fût-ce contre notre gré. Détruire la nature n’est pas le fait de la Providence. En tant que Providence conservatrice de chaque nature, elle s’exerce à l’égard des êtres doués de liberté en tenant compte de cette liberté même : qu’il s’agisse de l’universel ou du particulier, elle s’exerce comme il convient à chaque conjoncture, universelle ou particulière, dans la mesure même où ceux sur qui elle veille sont naturellement capables de recevoir les dons que cette Providence, sans cesser d’être entière à travers toutes les formes qu’elle revêt, [733 C] départit à chacun d’eux proportionnellement à ses forces.
§ 34. — Il n’est donc vrai de dire ni que le mal est être, ni qu’il appartient aux êtres. En tant que mal il n’existe aucunement ; si quelque être devient mauvais, cette malice n’est pas le produit d’une puissance, mais d’une faiblesse. Ce que les démons possèdent d’être, ils le doivent au Bien, et cet être est bon. Ce qu’ils ont de mauvais résulte de leur déchéance par rapport aux biens qui leur sont propres, d’une mutation par rapport à leur identité et à leurs qualités propres, d’un affaiblissement de la perfection angélique qui leur convient. Eux aussi tendent vers le Bien, en tant qu’ils désirent l’existence, la vie, l’intelligence ; eu tant qu’ils ne désirent pas le Bien, ils tendent vers le néant, mais ce n’est pas là une tendance positive, c’est plutôt l’absence d’une tendance réelle.
§ 35. — Ils pèchent en conscience, nous disent les Écritures, ceux-là qui faiblissent quand il s’agit pour eux de connaître ou d’accomplir un bien qu’ils ne peuvent ignorer comme tel, [736 A] ceux qui savent ce qui est prescrit et qui ne l’accomplissent pas, ceux qui ont écouté, mais qui faiblissent dans la foi ou dans la réalisation du bien, ceux-là enfin qui vont jusqu’à refuser de connaître le bien, par égarement ou par défaillance de volonté. Au total le mal, comme on l’a dit et répété, est faiblesse, impuissance ; il consiste dans l’impuissance ; dans un manque de connaissance, dans l’ignorance de ce qu’il est impossible de ne pas savoir, dans une déficience de la foi, du désir ou de l’accomplissement du bien.
On va peut-être nous répondre : la faiblesse ne mérite aucune punition ; tout au contraire, elle est digne de pardon. Si l’homme n’avait reçu aucune puissance, l’objection serait justifiée, mais puisque le Bien accorde à chacun, selon l’Écriture, les forces qui lui sont nécessaires, on ne peut excuser celui qui, par égarement, par désertion, par déchéance, abandonne les biens que chacun possède en propre pour les avoir reçus du Bien lui-même. [736 B], Mais tout cela, nous l’avons dit suffisamment et selon nos forces dans notre traité Du juste et de la Théodicée, car dans ce pieux écrit la vérité des Écritures a réfuté comme des raisonnements insensés les sophismes de ceux qui accusent Dieu d’injustice et de mensonge. Pour l’instant, selon la mesure de nos forces, nous avons fait du Bien une louange suffisante en affirmant qu’on a le droit de le célébrer comme Principe et comme Fin universels, comme Celui qui enveloppe toute existence et qui donne forme au néant, qui est Cause de tout bien sans être cause du mal, qui est Providence et parfaite bonté, transcendant à l’être et au non-être, capable de transmuer en bien et le mal et jusqu’à la privation même, comme Celui vers qui tout être doit tendre ses efforts, dans un désir amoureux et charitable (5), et qui possède enfin tous ces mérites dont notre raisonnement, semble-t-il, a démontré la vérité dans les pages qui précèdent.
CHAPITRE V
[816 A] De l’Être et également des modèles
§ 1. — [816 B] Il faut passer maintenant au nom divin qui se tire de l’essence et qui s’applique à la façon essentielle d’exister de l’Etre en tant qu’être. Mais nous nous contenterons de rappeler ici ce qui convient à notre propos, c’est-à-dire non point de révéler cette Essence suressentielle en tant que suressentielle, car c’est là une réalité indicible et cette Essence est inconnaissable et totalement impossible à révéler, et au-delà même de toute union, — mais bien de célébrer le procès par lequel la Théarchie, principe de toute essence, donne rang d’essence à tout être. Le nom de Bien, appliqué à Dieu, révélait, en effet, tous les procès de la Cause universelle, et il s’étendait à tout être et à tout non-être, en même temps qu’il transcendait tout être et tout non-être. Le nom de l’Etre s’étend seulement à tout être, en même temps qu’il transcende tout être. Celui de Vie s’étend à tout vivant en même temps qu’il transcende tout vivant. Celui de Sagesse s’étend à tout intelligible, à tout rationnel, à tout sensible, en même temps qu’il transcende ces trois sortes de réalités.
§ 2. — [816 C] Le propos de ce raisonnement est de célébrer par conséquent les noms divins en tant qu’ils révèlent la Providence divine, non d’exprimer la Bonté en soi dans sa suressentialité, ni de révéler l’essence, la vie, la sagesse de la Déité en soi dans sa suressentialité, de cette Déité qui est au-delà de toute bonté, de toute divinité, de toute essence, de toute sagesse, de toute vie, et qui siège, comme disent les Écritures dans des lieux cachés. Ce que nous célébrons ici, c’est cette Providence qui est la Bonté par excellence et dont on a dit qu’elle est à l’origine de tout bien, la célébrant comme Cause universelle du bien, comme Etre, comme Vie, comme Sagesse, comme Faiseuse d’essence, comme Source de vie, comme Cause de tout ce qui a part à la sagesse, à l’essence, à la vie, à l’intelligence, à la raison et à la sensation. Nous n’entendons pas distinguer pour autant le bien, l’être, la vie et la sagesse, ni attribuer à plusieurs divinités de rang inégal la causalité et la production respectives de ces diverses réalités, [816 D], mais nous les considérons comme les procès entièrement bienfaisants d’un Dieu unique et comme les noms divins correspondant [817 A] à nos manières humaines de célébrer ce Dieu, l’un de ces noms révélant dans son ensemble la Providence du Dieu unique, les autres ne la révélant qu’à des degrés divers d’universalité et de particularité.
§ 3. Mais on pourrait objecter : puisque la vie a moins d’extension que l’être, la sagesse moins d’extension que la vie, comment se fait-il alors que les vivants l’emportent sur ceux qui n’ont que l’être, que ceux qui sont doués de sens l’emportent sur ceux qui sont simplement vivants, tout en restant subordonnés aux raisonnables comme les raisonnables le sont aux intelligents, ces derniers étant plus divins et plus proches de Dieu ? Ne conviendrait-il pas que ce qui participe aux plus grands dons divins ait aussi plus de puissance [817 B] et domine le reste ? L’objection serait justifiée si l’on avait supposé que les intelligents fussent privés d’essence et de vie. En fait les intelligences divines ont un être qui dépasse l’être de tout ce qui existe, une vie qui dépasse la vie de tout vivant et leur intelligence ainsi que leur façon de connaître se situent au-dessus (le la sensation et (le la raison. Plus qu’aucun être, elles tendent et participent au Beau-et-Bien. C’est donc elles qui approchent le plus du Bien, qui reçoivent de lui la participation la plus abondante, les plus grands dons et les plus nombreux. De même les êtres doués de raison l’emportent sur ceux qui ne possèdent que la sensibilité, les dominant par la présence en eux d’une raison supérieure, et les êtres sensibles l’emportent par leur sensibilité, d’autres par la vie qui est en eux. Et je ne crois pas qu’on puisse nier que ceux qui participent mieux au Dieu unique et infiniment généreux soient plus proches de ce Dieu et plus divins que ceux dont la participation est inférieure.
§ 4 — [817 C], Mais puisque nous avons déjà traité cette question, célébrons maintenant le Bien comme Etre pur et comme celui qui donne rang d’essence à tout ce qui existe. Celui qui est est en puissance et suressentiellement la Cause substantielle de toute existence, le Démiurge de l’être, de la subsistance, de la substance, de l’essence, de la nature, le Principe et la Mesure des durées perpétuelles, l’Entité des réalités temporelles et de tous les êtres qui durent perpétuellement, le Temps de tout devenir, l’Être de tout ce qui est de quelque façon que ce soit, le Devenir de tout ce qui devient de quelque façon que ce soit. De l’Etre procèdent durée, essence, existence, temps, devenir et ce qui devient, l’être qui appartient aux êtres, et tout ce qui existe, et tout ce qui subsiste de quelque façon que ce soit. À vrai dire, en effet, Dieu n’est pas être selon tel ou tel mode, mais de façon absolue et indéfinissable, car il contient synthétiquement et d’avance en lui [817 D] la plénitude de l’être. C’est pourquoi on l’appelle Roi des durées perpétuelles, parce que tout être existe et subsiste en lui et par rapport à lui. Mais lui-même ni ne fut ni ne sera ni ne devint, ni ne devient, ni ne deviendra. Disons mieux, il n’est pas être, mais il est l’Être des êtres, et ne se limite point aux existences présentes, lesquelles procèdent elles-mêmes de l’Être qui précède toute perpétuité. L’Être est donc la Perpétuité des perpétuités, lui qui subsiste avant toute perpétuité.
§ 5. — [820 A] Répétons-nous et redisons que l’être de tout être et toute perpétuité préexistent en lui, car il précède toute chose. Toute perpétuité et toute temporalité procèdent de lui : à toute perpétuité et à toute temporalité, à tout ce qui existe de quelque façon que ce soit, il préexiste à titre de principe et de cause. Tout être participe à lui et il n’abandonne aucun être. Il précède tout et tout préexiste en lui. Pour tout dire, en un mot, rien n’existe de quelque façon que ce soit qui n’existe aussi et ne soit conçu et sauvé en Celui qui préexiste à tout. La première de toutes les participations est l’existence ; les êtres possèdent l’existence en soi avant de posséder la vie en soi, la sagesse en soi, la similitude divine en soi ; et avant de participer à tout autre mode de ce genre, ils ont part d’abord et avant tout à l’existence. Disons mieux : [820 B] tous ces modes qui confèrent l’être à qui y participe participent eux-mêmes à l’Être pur, et il n’est point d’être dont l’être pur ne constitue l’essence et la perpétuité.
En tant qu’Être on peut donc célébrer Dieu comme le Principe le plus fondamental, car ses dons sont plus primitifs que tous les autres. Possédant, en effet, préexistence et prééminence, il a contenu d’avance en lui tout être, je parle ici de l’être en soi, et c’est grâce à cet être en soi qu’il a produit la substance de tous les êtres quels qu’ils fussent. Ainsi c’est parce que les principes de tous les êtres participent tous à l’être qu’ils existent et qu’ils jouent leur rôle de principes, et ils existent avant d’être principes. Et si tu veux bien appeler vie en soi le principe de tous les vivants en tant que vivants, similitude en soi le principe de tous les semblables en tant que semblables, unité en soi le principe de toutes les unités en tant qu’unités, ordre en soi le principe de toute ordonnance, et ainsi de suite pour tout ce qui, participant [820 C] à ceci ou à cela, à ceci et à cela, ou à plusieurs modes, est par là même ceci ou cela, ceci et cela, ou encore multiple, tu découvriras que ces participations considérées de façon absolue participent d’abord elles-mêmes à l’Être, avant d’être principes selon tels ou tels modes, et que c’est par leur participation à l’Etre qu’elles existent et sont participées. Mais si elles n’existent elles-mêmes que par leur participation à l’Etre, il en est de même à beaucoup plus forte raison des êtres qui reçoivent leur participation.
§ 6. — Ainsi cette Bonté absolue, dont procède le don même de l’existence et dont c’est trop peu de dire qu’elle est bonté, c’est par la plus primitive de ses participations fondamentales qu’on la célèbre tout d’abord. C’est d’elle que procèdent, c’est en elle que résident l’existence elle-même, les principes des êtres, [820 D] tous les êtres et, en général, tout ce qui appartient au domaine de l’être, et cela de façon insaisissable, synthétique et unitaire. Tout nombre, en effet, préexiste dans l’unité sous la forme de l’un : l’unité contient en soi unitairement tous les nombres, c’est de l’unité que tout nombre reçoit son unité et c’est dans la mesure où il s’éloigne de l’unité [821 A] qu’il se divise et se multiplie. De même au centre du cercle tous les rayons coexistent dans une unique unité et un seul point contient en soi toutes les lignes droites, unitairement unifiées les unes par rapport aux autres et toutes ensemble par rapport au principe unique duquel elles procèdent toutes. Au centre même, leur unité est parfaite ; si elles s’en écartent peu, elles se distinguent peu ; si elles s’en séparent davantage, elles se distinguent davantage. Bref, dans la mesure où elles sont plus proches du centre, par là même leur union mutuelle est plus intime ; dans la mesure où elles sont plus éloignées de lui, la différence augmente entre elles.
§ 7. — Dans la nature qui embrasse la totalité de l’univers, c’est ainsi également que les raisons de chaque nature [821] sont rassemblées dans une seule unité sans confusion. Et dans l’âme aussi, de façon unitaire, les puissances providentielles correspondent à chaque partie du corps entier. Il n’est donc pas absurde de prendre appui sur ces images affaiblies pour remonter jusqu’à la Cause universelle, et de contempler avec des yeux qui ne sont pas de ce monde la totalité des choses (y compris celles qui s’opposent entre elles) dans la Cause universelle sous la forme de l’unité et de l’union. Car cette Cause est le principe des êtres ; c’est d’elle que procèdent l’être même et tout ce qui existe sous quelque mode que ce soit ; tout principe, toute fin, toute vie, toute immortalité, toute sagesse, tout ordre, toute harmonie, toute puissance, toute conservation, toute situation, tout partage, toute intellection, tout raisonnement, toute sensation, toute propriété acquise, tout repos, tout mouvement, toute union, tout mélange, toute amitié, toute concordance, toute distinction, toute définition [821 C] et toutes les autres modalités qui, procédant de l’être, caractérisent tous les êtres.
§ 8. — De cette Cause universelle procèdent aussi les essences intelligibles et intelligentes des anges qui vivent en conformité avec Dieu, celles des âmes, toutes les natures de l’univers entier sans en excepter tout ce qu’on appelle accidents ou êtres de raison. Quant aux puissances parfaitement saintes et très vénérables qui existent en toute vérité et qui se situent en quelque façon au seuil même de la Trinité suressentielle, c’est également de cette Cause qu’elles procèdent, c’est en elle qu’elles subsistent, c’est à elle qu’elles doivent tout ensemble leur existence et le caractère divin de cette existence. Et au-dessous de ces puissances, c’est à elle encore que les puissances inférieures doivent leur existence selon un mode inférieur. [821 D] et les puissances du dernier ordre leur existence selon l’ordre le plus bas, relativement du moins à leur nature angélique, car par rapport à l’humanité il s’agit là encore d’une forme d’existence qui appartient à l’au-delà. À cette Cause aussi les âmes et tous les autres êtres doivent de la même façon tout à la fois et d’exister et de bien exister ; s’ils existent et s’ils existent bien, c’est parce qu’ils reçoivent de cette Cause préexistante le double pouvoir d’exister et de bien exister, car c’est en elle qu’ils existent et qu’ils existent bien ; c’est d’elle qu’ils dépendent, c’est elle qui veille sur eux et qui constitue leur fin.
Assurément aux essences supérieures, à celles que l’Écriture appelle perpétuelles, cette Cause dispense les plus hautes participations ontologiques, mais l’être en soi ne fait jamais défaut à aucun être et cet être même [824 A] procède de Celui qui préexiste. C’est de Lui, en effet, que vient cet être, et non Lui de l’être. C’est en Lui que l’être réside et non Lui en l’être. C’est Lui que possède l’être et non l’être qui est possédé par lui. De cet être, Celui qui préexiste constitue la perpétuité, le principe, la mesure, car il précède toute essence, toute existence, toute perpétuité ; de toutes choses il est principe, moyen et fin, et c’est lui qui à toutes choses donne rang d’essence.
Et c’est ainsi que, selon les Écritures, Celui qui préexiste réellement se multiplie en autant d’êtres qu’il s’en petit concevoir, et qu’on le célèbre dignement en affirmant qu’il fut, qu’il est et qu’il sera, qu’il devint, qu’il devient et qu’il deviendra. Car pour qui sait les entendre selon le mode qui convient à Dieu, toutes ces expressions signifient que, de quelque façon qu’on le puisse connaître, il existe de façon suressentielle, et qu’il est la cause de tous les êtres sans exception. Il est faux, en effet, de prétendre qu’il soit ceci sans être cela, qu’il soit ici sans être là ; [824 B] il est toutes choses, étant cause universelle ; il contient synthétiquement et primitivement en lui tous les principes et toutes les fins de tous les êtres, mais il n’en demeure pas moins transcendant à tout être, en tant qu’il préexiste à tout, suressentiellement, et de façon éminente.
Aussi bien en lui a-t-on le droit de tout affirmer simultanément, sans que, pourtant, il soit rien de ce qui est. Figure et forme universelle, il ne possède lui-même ni structure ni beauté, mais il contient d’avance en lui de façon insaisissable et transcendante les principes, les moyens et les fins de toutes choses et c’est lui qui leur communique sa pure illumination en sorte qu’elles existent toutes en vertu de cette Cause unique et dont c’est trop peu dire que de l’appeler unique. S’il est vrai qu’ici-bas toutes les essences et toutes les qualités qui appartiennent au sensible, si nombreuses et si variées soient-elles, doivent au soleil unique, qui demeure identique à soi-même et qui répand uniformément une seule lumière illuminatrice, de renaître, de se nourrir, de se conserver, de s’achever, de se distinguer, de s’unir, de se réchauffer, [824 C] de se reproduire, de croître, de se diversifier, de demeurer stables, d’engendrer, de se mouvoir et de vivre, — s’il est vrai que c’est à ce même unique soleil que toutes les parties de l’univers participent à leur manière et qu’un seul soleil a pu contenir d’avance en lui synthétiquement les causes de toutes les réalités multiples qui ont part à sa lumière, — à beaucoup plus forte raison, quand il s’agit de la Cause même du soleil et de toutes choses, il faut accorder qu’elle a contenu d’avance en elle tous les modèles des êtres, selon un mode d’union synthétique et suressentiel et qu’ensuite, par un débordement de sa propre essence, elle a produit toutes les essences. Ce que nous appelons modèles, ce sont toutes ces raisons, productrices d’essence, qui préexistent synthétiquement en Dieu et que la théologie nomme prédéfinitions, ou encore décrets bons et divins, parce qu’ils définissent et produisent toutes choses (1) et que c’est en vertu de ces décrets que le Suressentiel a d’avance défini et produit tous les êtres.
§ 9.— [824 D] Si le philosophe Clément croit bon d’appeler modèle relativement à autre chose l’élément primordial de toute réalité, il n’use pas en parlant ainsi d’un vocabulaire propre, parfait et simple. Mais même si nous acceptions cette manière de parler, il faudrait rappeler ici ce passage de l’Écriture : [825 A] « Je ne t’ai pas révélé ces choses pour que tu t’attaches à elles » (3), ce qui signifie que par la connaissance analogique nous devons nous élever autant que nous le pouvons jusqu’à la Cause universelle. C’est à cette Cause donc qu’il nous faut référer tous les êtres selon un mode d’union unique et transcendant, car c’est à partir de l’Être que, par un mouvement processif et producteur d’essences, elle illumine toutes choses dans sa bonté ; que, par un don spontané, elle accorde à toutes choses la plénitude de l’existence ; enfin qu’en toutes choses elle trouve une occasion de se réjouir. Et s’il est vrai qu’elle contient d’avance toutes choses en soi, par une surabondance de simplicité exclusive de toute division, il n’en reste pas moins qu’elle embrasse toutes choses, à la mesure infinie de cette plénitude qui est sienne et qui transcende toute plénitude, et qu’elle accorde à toutes choses une part d’elle-même sans perdre pour autant son unité, tel un son unique, qui, demeurant identique à soi-même, n’en est pas moins participé, en tant qu’unique, par une multiplicité d’oreilles.
§ 10. — [825 B] Celui qui préexiste est donc Principe et Fin de tous les êtres ; leur Principe puisqu’il est leur cause, leur Fin puisque tout se fait pour lui ; il est également la Finitude et l’Infinité de tout infini et de tout fini, puisqu’il demeure au-delà de ces oppositions. Dans l’Un, en effet, on l’a dit souvent, tous les êtres existent et subsistent d’avance, car il est immanent à tout être et partout présent dans son unité et dans son identité ; sans sortir de soi, il se répand tout entier en toutes choses, tout ensemble stable et mobile sans être pourtant ni stable, ni mobile, car il n’a ni principe ni moyen ni fin, n’appartenant à rien et n’étant rien de ce qui est. Et rien absolument ne lui convient de ce qui appartient soit aux êtres qui durent perpétuellement soit aux réalités temporelles, car il demeure au-delà du temps et de la perpétuité et il transcende le perpétuel comme le temporel. En effet, c’est par lui qu’agissent et de lui que procèdent et la perpétuité en elle-même et les êtres et ce qui mesure les êtres et tout ce qui est mesuré. Mais nous trouverons ailleurs une meilleure occasion de traiter ce problème.
[856 A] De la Vie
§ 1. — II nous faut maintenant célébrer cette Vie perpétuelle d’où procèdent la vie en soi et toute vie et par qui reçoit la vie, à la mesure de ses capacités, chacun des êtres qui participent de quelque façon que ce soit à la vie. C’est ainsi que la vie (les anges immortels et leur immortalité, et jusqu’au caractère indestructible de ce mouvement sans fin qui appartient aux anges, n’existent et ne subsistent qu’à partir de cette Vie et grâce à cette Vie. Aussi dit-on [856 B] qu’ils vivent d’une vie perpétuelle et qu’ils sont immortels, et pourtant en un sens ils ne sont pas immortels, car ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils tiennent leur immortalité et leur vie sans fin, mais bien de la Cause vivifiante qui produit et qui conserve toute vie. Et comme nous avons dit de l’Être qu’il est l’être en soi des durées perpétuelles, il faut redire ici que cette Vie divine, qui est au-dessus de toute vie, vivifie et conserve la vie en soi et que toute vie, comme tout mouvement vital, procèdent de cette Vie qui transcende toute vie et tout principe de toute vie. C’est à elle encore que les âmes doivent leur caractère indestructible et c’est elle qui fait vivre tous les animaux et tous les végétaux qui reçoivent de la vie l’écho le plus affaibli. Qu’on la supprime, nous dit l’Écriture et toute vie disparaît. Mais qu’à l’inverse ces êtres, qui, par la faiblesse de leur participation, avaient perdu cette vie, se retournent derechef vers elle, tout aussitôt ils redeviennent vivants.
§ 2. — [856 C] C’est elle également qui permet d’abord à la vie en soi d’être vie et à la vie en général et à chaque vie en particulier d’être proprement ce qui convient à sa nature. Aux vies supra-célestes elle confère une immortalité immatérielle, conforme à Dieu, exempte de toute mutation, un perpétuel mouvement sans détours ni déclinaison ; elle étend la surabondance de sa bonté jusqu’aux démons, car ces derniers ne doivent leur existence à aucune autre cause et c’est bien elle qui leur confère vie et perpétuité. Aux hommes, êtres mixtes, elle fait don d’une vie qui reçoit forme angélique et, par le débordement de son amour pour l’homme, s’il nous advient de l’abandonner, elle nous convertit de nouveau et nous rappelle à elle, [856 D] et, ce qui est plus divin encore, elle nous promet de nous transférer tout entiers (je veux dire corps et âme unis) à la vie parfaite et à l’immortalité. Merveille qui e paru sans doute aux Anciens contre nature, mais qui, à mes yeux comme aux tiens, est véritablement divine et dépasse la nature. En parlant de la sorte [857 A] j’entends qu’elle dépasse toute nature visible, non point la nature toute puissante de l’a Vie divine, car, celle-là, en tant qu’elle constitue la nature même de tout ce qui vit, et principalement des êtres les plus divins, loin de contredire à la nature, ne la dépasse même pas. Rejette donc loin du séjour divin et loin de ton âme sainte les raisonnements contraires que fit à ce propos Simon l’insensé. Car il n’a pas compris, je crois, bien qu’il se crût sage, qu’il n’appartient pas à celui qui pense sainement d’user d’arguments rationnels dont l’évidence est d’ordre sensible quand il s’agit de la Cause invisible de toutes choses. Et ce qu’il faut lui répondre, c’est que son objection même est contre nature, car à la Vie divine rien ne s’oppose.
§ 3. — [857 B] C’est cette même Vie qui donne vie et chaleur à tous les animaux et à tous les végétaux. Que tu parles de vie intellectuelle, rationnelle ou sensible, de celle qui nourrit et qui fait croître, ou de quelque vie que ce puisse être, ou de quelque principe ou de quelque essence vitale, c’est grâce à la Vie qui transcende toute vie qu’elle vit et qu’elle vivifie et c’est en elle comme en sa cause qu’elle préexiste unitairement. Car c’est trop peu de dire que cette Vie est vivante ; elle est Principe de vie, Cause et Source unique de vie. C’est elle qui achève et qui différencie toute vie, et c’est à partir de toute vie qu’il convient de célébrer ses louanges, parce que c’est elle qui, dans leur multiplicité, engendre toutes les vies grâce à la multiplicité de ses propres dons. Il convient donc à toute vie de la contempler et de la louer, car rien ne lui fait défaut ou pour mieux dire, elle déborde de vie, étant Vie par soi-même et transcendante à toute vie, faiseuse de vie et plus que vie, et méritant d’être célébrée par tous les noms que des hommes peuvent appliquer à cette Vie indicible.
[865 A] De la Sagesse, de l’Intelligence, de la Raison, de la Vérité, de la Foi.
§ 1. — [865 13] Venons-en maintenant, si tu veux bien, à célébrer cette Vie bonne et perpétuelle comme Sage, comme Sagesse en soi, ou plutôt comme Substance de toute sagesse, transcendante à toute sagesse et dépassant toute saisie. Car non seulement Dieu déborde de sagesse et « de sa saisie il n’est point de nombre », mais il transcendé encore toute raison, toute intelligence, toute sagesse. Et c’est ce qu’avait merveilleusement compris cet homme vraiment divin, commun soleil de notre maître et de nous-même, lorsqu’il dit : « La folie de Dieu est plus sage que la sagesse humaine », non seulement parce que toute argumentation humaine est vacillante au regard de la stabilité et de la permanence des intellections divines et absolument parfaites, mais aussi parce que c’est l’usage des théologiens de retourner en les niant tous les termes positifs pour les appliquer à Dieu sous leur aspect négatif. C’est ainsi que l’Écriture traite d’invisible la Lumière toute brillante [865 C] et ce qui se peut louer et nommer de multiples façons, elle l’appelle indicible et sans nom. Ce qui est partout présent et qu’on peut découvrir à partir de toute réalité, elle le nomme insaisissable et indépistable. C’est en vertu du même procédé que l’Apôtre loue selon les textes la folie divine en partant de ce qui apparaît en elle paradoxe et absurdité pour s’élever ainsi jusqu’à l’indicible Vérité qui dépasse toute raison.
Mais, comme je l’ai dit ailleurs, recevant à notre façon les mystères divins, enclos comme nous le somme dans le cercle familier des réalités sensibles, ramenant les mystères divins à la norme humaine, nous nous égarons quand nous rapetissons à la mesure des apparences la divine et secrète raison, et pourtant nous ne devrions pas perdre de vue que si notre intelligence possède une puissance intellective qui lui permet d’apercevoir les intelligibles, l’union par quoi elle atteint aux réalités qui sont situées au-delà d’elle-même dépasse la nature de l’intelligence. [865 D] C’est cette union seule qui nous ouvre l’intellection des mystères divins, non pas selon nos modes humains, mais en sortant tout entier de nous-mêmes pour [868 A] appartenir tout entiers à Dieu, car il vaut mieux appartenir à Dieu et se dépouiller de soi-même, et c’est ainsi que les dons divins seront offerts à ceux qui seront entrés en communion avec Dieu.
Célébrant ainsi dans sa transcendance la Sagesse irrationnelle, inintelligible, insensée, disons qu’elle est Cause de toute intelligence, de toute raison, de toute sagesse et de toute saisie, que c’est à elle qu’appartient tout conseil, que d’elle viennent toute connaissance et toute saisie, et qu’elle recèle enfin en elle tous les trésors de sagesse et de connaissance. Conformément, en effet, à nos précédentes conclusions, elle est la Cause plus que sage et toute sage et la Substance même tant de la sagesse en soi que de la sagesse prise dans son ensemble et de chaque sagesse considérée en particulier.
§ 2, [868 13] C’est d’elle que les puissances angéliques, intelligibles et intelligentes, reçoivent leurs simples et bienheureuses intellections, car elles ne tirent point leurs divines connaissances d’une analyse d’éléments, de sensations ni de raisons discursives : elles n’usent point non plus d’une subsomption sous des concepts universels. Purifiées de toute matérialité, c’est de façon intellectuelle, immatérielle, unitive, qu’elles saisissent par intuition les intelligibles divins. Potentielle et actuelle, leur intelligence resplendit d’une pureté sans mélange et sans tache. Elle saisit d’un seul regard les intellections divines de façon indivisible et immatérielle, dans l’unité de sa conformité divine, car elle a reçu de la Sagesse divine, autant qu’il était en son pouvoir, l’empreinte de cette Intelligence et de cette Raison divines dont c’est trop peu dire que de les appeler sages.
C’est d’elle aussi que les âmes reçoivent le pouvoir de raisonner ; c’est-à-dire d’une part [868 C] de tourner discursivement et circulairement autour de la vérité même des êtres (et en ce cas, le caractère discursif et plural de leurs argumentations les situe au-dessous des intelligences unies) ; d’autre part de ramener par enveloppement le multiple à l’un (et elles méritent alors de s’égaler aux modes intellectifs des anges, dans la mesure du moins où c’est chose possible et convenable à des âmes). Que les sensations elles-mêmes soient comme des échos de la Sagesse, on peut l’affirmer sans erreur, et il n’est point jusqu’à l’intelligence des démons qui, en tant qu’intelligence, ne lui appartienne également ; mais, dans la mesure où il s’agit d’une intelligence qui déraisonne, qui ne sait ni ne veut atteindre le but vers quoi elle tend, il vaut mieux parler ici d’une déchéance de la Sagesse.
Mais puisque la Sagesse divine est, dit-on, principe, cause, substance, achèvement, conservation de la sagesse en soi, ainsi que de toute sagesse, de toute intelligence et de toute raison, pourquoi célébrons-nous Dieu, lui qui est plus que sage, comme Sagesse, Intelligence, Raison et [868 D] Connaissance ? Lui qui n’a pas d’activité intellectuelle, comment va-t-il comprendre les intelligibles ? Lui qui transcende toute sensation, comment connaîtra-t-il les réalités sensibles ? L’Écriture affirme pourtant qu’il sait toutes choses et que rien n’échappe au savoir divin.
En réalité, comme je l’ai souvent répété, il faut [869 A] entendre les attributs divins selon un mode qui convienne à Dieu. Quand on parle de son Inintelligence et de son Insensibilité, il faut entendre cette négation dans un sens transcendant, non dans un sens privatif. C’est ainsi que nous attribuons l’irrationalité à Celui qui est plus que raison, l’inachèvement à Celui qui se situe au-delà même de la perfection et qui est antérieur à toute finalité. Nous appelons insaisissable et invisible Ténèbre la Lumière inaccessible, parce qu’elle transcende la lumière qui se voit. À vrai dire, l’Intelligence divine contient toutes choses dans une connaissance qui transcende [tout objet connu], car, dans la mesure même où elle est cause universelle, elle contient d’avance en elle la notion de toutes choses, connaissant et produisant les anges avant même qu’il y eût des anges, connaissant toutes les autres réalités du dedans, pour ainsi dire dans leur principe, et leur conférant par là même rang d’essences. C’est là, je crois, ce qu’exprime l’Écriture lorsqu’elle appelle Dieu à Celui qui sait tout avant que rien se produise. » Ce n’est point, en effet, à partir des êtres que l’intelligence divine connaît les êtres, mais à partir de soi, en soi, à titre de cause, elle possède d’avance et rassemble par anticipation la notion, la connaissance et l’essence de toutes choses ; [869 B] non qu’elle considère chaque objet dans son idée générale, mais parce qu’elle connaît et contient tout dans l’unique extension de sa causalité propre, comme la lumière aussi contient d’avance en soi, en tant que cause, la notion des ténèbres, n’ayant de connaissance des ténèbres qu’à partir de la lumière.
C’est donc en se connaissant soi-même que la divine Sagesse connaît toutes choses, immatériellement les choses matérielles, indivisiblement les choses divisibles, unitairement les choses multiples, car c’est dans un acte unique qu’elle connaît et qu’elle produit tout. S’il est vrai qu’en tant que Cause unique et universelle Dieu confère l’existence à tout être, c’est également en tant que Cause unique qu’il connaîtra tout être comme procédant de lui et préexistant en lui, et ce n’est pas des êtres qu’il partira pour arriver à les connaître puisque c’est précisément lui qui à chacun d’eux octroiera le pouvoir de se connaître soi-même et de connaître les autres.
Dieu n’a donc pas une connaissance propre [869 C] par quoi il se connaît, et une autre connaissance qui contient ensemble tous les autres êtres ; car, en se connaissant soi-même, la Cause universelle ne saurait ignorer d’aucune façon ce qui procède d’elle-même et ce dont elle est cause. Ainsi donc Dieu ne connaît point les êtres en les connaissant, mais en se connaissant. Et, selon l’Écriture, il n’est pas jusqu’aux anges qui, au lieu de connaître les choses d’ici-bas en percevant le sensible par les sens, ne les saisissent par une puissance naturelle, propre à l’intelligence qui vit en conformité avec Dieu.
§ 3. — Il reste à déterminer comment, pour notre part, nous pouvons connaître Dieu, puisqu’il n’est ni intelligible ni sensible et que rien absolument ne lui appartient de ce qui appartient aux êtres. Il faut dire en vérité que nous n’avons pas de Dieu une connaissance fondée sur sa nature propre (car celle-ci est inconnaissable [869 D] et elle dépasse toute raison et toute intelligence). C’est à partir de cet ordre que nous découvrons en tous les êtres, parce que cet ordre fut institué par Dieu et qu’il contient des images et des similitudes des modèles divins, que nous nous élevons [872 A] graduellement et par échelons, autant qu’il est en notre pouvoir, jusqu’à Celui qui transcende tout être, en niant alors et en dépassant tout attribut, comme à la Cause universelle des êtres. Aussi bien, Dieu est-il connu à la fois en toutes choses et hors de toutes choses, et Dieu est-il connu tout ensemble par mode de connaissance, et par mode d’inconnaissance. Il est objet d’intellection, de raisonnement, de science, de contact, de sensation, d’opinion, d’imagination, d’appellation, etc., et pourtant il n’est saisi ni par l’intelligence, ni par le raisonnement, ni par la parole. Il n’est rien de ce qui est et on ne peut donc le connaître à travers rien de ce qui est, et il est pourtant tout en tout. Il n’est rien en rien et il est pourtant connu par tout en tout en même temps qu’il n’est connu par rien en rien.
Ce n’est donc pas à tort qu’on parle de Dieu et qu’on le célèbre à partir de tout être proportionnellement à tous ses effets. Mais la manière de connaître Dieu qui est la plus digne de lui, c’est de le connaître par mode d’inconnaissance, dans une union qui dépasse toute intelligence, [872 B] lorsque l’intelligence, détachée d’abord de tous les êtres, puis sortie d’elle-même, s’unit aux rayons plus lumineux que la lumière même et, grâce à ces rayons, resplendit là-haut dans l’insondable profondeur de la Sagesse. Il n’en reste pas moins, comme je l’ai dit, que cette Sagesse est connaissable à partir de toute réalité. Car elle est elle-même, selon l’Écriture, la fabricatrice universelle, l’ordonnatrice perpétuelle et uniververselle, la cause de l’harmonie et de l’ordre indissolubles. Car elle unit perpétuellement l’achèvement de ce qui précède au principe de ce qui suit et c’est elle qui produit avec beauté la sympathie et l’harmonie uniques de l’univers entier.
§ 4. -- [872 C] Les saintes Écritures appellent également Dieu Raison, non seulement parce qu’il distribue raison, intelligence et sagesse, mais parce qu’il contient d’avance en lui, sous forme synthétique, les causes de toutes choses, parce qu’il traverse toute réalité et que, selon l’Écriture, il pénètre jusqu’aux extrémités de toutes choses, mais plus encore parce que la Raison divine est plus simple que toute simplicité et que par sa suressentielle transcendance elle échappe à tout attribut. Cette Raison est la vérité simple et réellement essentielle et c’est à elle que s’applique, en tant que connaissance pure et infaillible de toutes choses, la foi divine, base inébranlable des fidèles qu’elle établit dans la vérité et en qui elle établit la vérité, en sorte que les fidèles possèdent ainsi dans une identité indissoluble la connaissance simple de la vérité. Car si la connaissance unit connu et connaissant, tandis que [872 D] l’ignorance est toujours cause pour l’ignorant de changement et de division interne, celui qui possède la vraie foi, l’Écriture nous dit que rien ne saurait le détourner de ce foyer fondé sur la vraie foi qui lui permet de conserver la permanence de son identité immuable et invariable.
Quiconque, en effet, s’est uni à la Vérité, sait bien qu’il marche sur la voie droite, même si la foule le rappelle à l’ordre, prétendant que c’est lui qui échappe au domaine de l’erreur, grâce à la vérité de la vraie foi. Pour sa part, il a pleine conscience de ne pas être le fou que prétendent les autres et il sait que la possession de la vérité simple, perpétuelle, immuable [873 A] l’a délivré tout au contraire de la fluctuation instable et mobile à travers les multiples variations de l’erreur. C’est ainsi que nos maîtres et nos initiateurs dans la Sagesse de Dieu meurent chaque jour pour la vérité, témoignant comme il se doit par toutes leurs paroles et par tous leurs actes que l’unique vérité chrétienne à laquelle ils adhèrent est de toutes la plus simple et la plus divine, ou, pour mieux dire que seule et unique elle est la vraie connaissance de Dieu.
[889] De la Puissance, de la Justice, du Salut, de la Rédemption, et aussi de l’inégalité.
§ 1. — [889 C], Mais puisque les théologiens célèbrent également la Vérité divine et la Sagesse plus que sage comme Puissance et comme Justice, puisqu’ils l’appellent aussi Salut et Rédemption, passons maintenant, dans la mesure de nos forces, à l’explication de ces noms divins. Que la Théarchie transcende absolument et dépasse toute puissance réelle ou pensable, quel qu’en soit le mode, je ne crois pas que personne l’ignore de ceux qui furent nourris dans les saintes Écritures, car la théologie lui attribue souvent la Souveraineté, la séparant ainsi des puissances mêmes qui résident au-delà du ciel. Comment se fait-il alors que les théologiens la célèbrent encore comme Puissance, elle qui transcende toute puissance ? On en quel sens faudra-t-il entendre ce nom de Puissance lorsqu’on l’appliquera à la Théarchie ?
§ 2. — [889 D] Nous disons que Dieu est Puissance parce qu’il contient toute puissance d’avance en lui et de façon suréminente, parce qu’il est cause de toute puissance et qu’il produit lui-même toutes choses grâce à une Puissance inflexible et indéfinissable, parce qu’il n’est aucune réalité, universelle ou particulière qui ne reçoive de lui toute la puissance qui est en elle, parce qu’il possède l’infini pouvoir, non seulement de produire toute puissance, mais de transcender toute puissance, et jusqu’à la puissance en soi, d’être lui-même plus que puissance, de produire indéfiniment et sans limites d’autres puissances que celles qui existent, de ne jamais épuiser, [892 A] en produisant ainsi indéfiniment et sans limite de nouvelles puissances, ce pouvoir qui lui appartient de produire des puissances et dont c’est trop peu dire que de l’appeler sans limites, car cette Puissance transcendante est totalement indicible et inconnaissable, car elle échappe à toute saisie intellectuelle, elle qui, par la surabondance de son pouvoir, confère la puissance à la faiblesse même, elle qui enveloppe jusqu’aux échos les plus affaiblis d’elle-même et règne sur eux, de même qu’en ce qui concerne les puissances sensibles nous voyons des lumières très brillantes toucher jusqu’aux yeux débiles et que des bruits intenses pénètrent, dit-on, jusqu’à des oreilles presque inaptes à les saisir ([je dis presque], car là où l’ouïe fait totalement défaut, aucune audition n’est possible ; là où la vue est totalement absente, on ne peut plus parler de vision).
§ 3. — [892 B] Aussi la diffusion infiniment puissante de Dieu pénètre tous les êtres, et il n’est aucun être qui soit totalement privé de toute puissance et qui ne possède le pouvoir ou bien de saisir par l’intelligence ou bien de raisonner ou encore de vivre, ou simplement de posséder une essence. Et le fait même d’être en puissance, s’il est permis sans sacrilège de parler ainsi, doit son existence à la Puissance suressentielle.
§ 4. — C’est d’elle que procèdent, avec leur forme divine, les puissances des ordres angéliques. […] [j’omet la suite du traité]
[997 A] Dédié à Timothée.
CHAPITRE PREMIER.
En quoi consiste la Ténèbre divine.
§ 1. — Trinité suressentielle et plus que divine et plus que bonne, toi qui présides à la divine sagesse chrétienne, conduis-nous non seulement par delà toute lumière, mais au-delà même de l’inconnaissance jusqu’à la plus haute cîme des Écritures mystiques, là où les mystères simples, absolus [997 B] et incorruptibles de la théologie se révèlent dans la Ténèbre plus que lumineuse du Silence : c’est dans le Silence en effet qu’on apprend les secrets (le cette Ténèbre dont c’est trop peu dire que d’affirmer qu’elle brille de la plus éclatante lumière au sein de la plus noire obscurité, et que, tout en demeurant elle-même parfaitement intangible et parfaitement invisible, elle emplit de splendeurs plus belles que la beauté les intelligences qui savent fermer les yeux.
Telle est ma prière. Pour toi, cher Timothée, exerce-toi sans cesse aux contemplations mystiques, abandonne les sensations, renonce aux opérations intellectuelles, rejette tout ce qui appartient au sensible et à l’intelligible, dépouille-toi totalement du non-être et de l’être, et élève-toi ainsi, autant que tu le peux, jusqu’à t’unir dans l’ignorance avec Celui qui est au-delà de toute essence et de tout savoir. Car c’est en sortant de tout et de toi-même, de façon irrésistible et [1000 A] parfaite que tu t’élèveras dans une pure extase jusqu’au rayon ténébreux de la divine Suressence, ayant tout abandonné et t’étant dépouillé de tout.
§ 2. — Mais prends garde que personne ne t’entende de ceux qui ne sont pas initiés, je veux dire de ceux qui s’attachent aux êtres, qui n’imaginent pas que rien puisse exister suressentiellement au-delà des êtres et qui croient pouvoir connaître par voie de connaissance « Celui qui a pris la Ténèbre pour retraite ». Mais si la révélation du mystère divin dépasse la portée de ces hommes, que dire alors des vrais profanes, de ceux qui pour définir la Cause transcendante de toutes choses, s’appuient sur les réalités les plus basses, et ne la croient nullement supérieure [1000 B] aux idoles impies dont ils façonnent les formes multiples, alors qu’en vérité, s’il convient de lui attribuer et d’affirmer d’elle tout ce qui se dit des êtres, parce qu’elle est leur cause à tous, il convient davantage encore de nier d’elle tous ces attributs, parce qu’elle transcende tout être, sans croire pour autant que les négations contredisent aux affirmations, mais bien qu’en soi elle demeure parfaitement transcendante à toute privation, puisqu’elle se situe au-delà de toute position, soit négative soit affirmative ?
§ 3. — C’est donc en ce sens que le divin Barthélemy affirme que la théologie est tout ensemble abondante et fort brève, que si l’Évangile est vaste et copieux il n’est pas moins concis. Il me semble que c’est là une merveilleuse pensée, car [1000 C] si la Cause universelle et bienfaisante s’exprime en beaucoup de paroles, elle n’en exclut pas moins tout raisonnement, puisqu’elle n’est ni rationnelle ni Intelligible, puisqu’elle transcende toutes choses de façon suressentielle et ne se manifeste à découvert et véritablement qu’à ceux-là seuls qui vont au-delà de toute consécration rituelle et de toute purification, qui dépassent toute ascension des cimes les plus saintes, qui abandonnent toutes les lumières divines, toutes les paroles et toutes les raisons célestes, pour pénétrer ainsi dans cette Ténèbre où, selon l’Écriture, Celui qui est totalement transcendant existe d’une existence absolue.
Aussi n’est-ce pas sans motifs que le divin Moïse reçoit d’abord l’ordre de se purifier, puis de s’écarter des impurs, qu’après la purification il entend les trompettes aux sons multiples, [1000 D] qu’il voit des feux nombreux dont les innombrables rayons répandent un vif éclat, que, séparé de la foule, il atteint alors, avec l’élite des prêtres, au sommet des ascensions divines. À ce degré pourtant, il n’est pas encore en relation avec Dieu, il ne contemple pas Dieu, car Dieu n’est pas visible, mais seulement le lieu où Dieu réside, ce qui signifie, je pense, que dans l’ordre visible et dans l’ordre intelligible les objets les plus divins et les plus sublimes ne sont que les raisons hypothétiques des attributs qui conviennent véritablement à Celui qui est totalement transcendant, [1001 A] raisons qui révèlent la présence de Celui qui dépasse toute saisie mentale, au-dessus des sommets intelligibles de ses lieux les plus saints.
C’est alors seulement que, dépassant le monde où l’on est vu et où l’on voit, Moïse pénètre dans la Ténèbre véritablement mystique de l’inconnaissance ; c’est là qu’il fait taire tout savoir positif, qu’il échappe entièrement à toute saisie et à toute vision, car il appartient tout entier à Celui qui est au-delà de tout, car il ne s’appartient plus lui-même ni n’appartient à rien d’étranger, uni par le meilleur de lui-même à Celui qui échappe à toute connaissance, ayant renoncé à tout savoir positif, et grâce à cette inconnaissance même connaissant par delà toute intelligence.
CHAPITRE II
[1025 A] Comment il faut s’unir et rendre hommage à l’Auteur transcendant de toutes choses.
[1025 B] Puissions-nous pénétrer nous aussi, dans cette Ténèbre plus lumineuse que la lumière et, renonçant à toute vision et à toute connaissance, puissions-nous ainsi voir et connaître qu’on ne peut ni voir ni connaître Celui qui est au-delà de toute vision et de toute connaissance ! Car c’est là une vision véritable et une véritable connaissance, et par le fait même qu’on abandonne tout ce qui existe on célèbre le Suressentiel selon un mode suressentiel. De même, pour façonner une statue de leurs propres mains les sculpteurs dépouillent d’abord [le marbre] de toute la matière superflue qui s’opposait à la pure vision de la forme cachée ; et leur seule opération propre, c’est précisément ce dépouillement qui seul révèle la beauté latente.
Mais il convient, je pense, pour célébrer les négations, de procéder de façon inverse de celle dont on use pour célébrer les affirmations. Pour celles-là, en effet, partant des plus primitives comme de principes, nous sommes passé aux moyennes puis aux dernières. Ici c’est des dernières que nous partirons nécessairement pour nous élever vers les plus primitives, par un total dépouillement, [1025 C] afin de connaître sans voiles cette inconnaissance que dissimule en tout être la connaissance qu’on peut avoir de cet être (1), afin de voir ainsi cette Ténèbre suressentielle que dissimule toute la lumière contenue dans les êtres.
CHAPITRE III.
[1032 C] Ce que signifient théologie affirmative et théologie négative.
[1032 D] Dans nos Esquisses théologiques, nous avons célébré les principales affirmations de la théologie affirmative, montrant [1033 A] en quel sens l’excellente nature de Dieu est dite une, en quel sens elle est dite trine, ce qu’on appelle en elle Paternité et Filiation, ce que la théologie entend signifier lorsqu’elle parle d’Esprit, comment du cœur même du Bien immatériel et indivisible ont jailli les lumières de la bonté, comment ces lumières se sont répandues tout en demeurant, grâce à leur éternelle renaissance, en lui-même, chacune en soi et toutes mutuellement les unes dans les autres, comment Jésus suressentiel a revêtu en toute vérité la nature humaine, et tous les autres mystères que les Esquisses théologiques ont célébrés d’après l’enseignement des Écritures.
Dans le Traité des Noms divins, on a montré pourquoi Dieu est nommé Bien, Être, Vie, Sagesse, Force, et ainsi de suite pour tous les noms intelligibles de Dieu. Dans la Théologie symbolique, on a traité des métonymies du sensible au divin, on a dit ce que signifient en Dieu les formes, [1033 B] les figures, les parties, les organes, ce que signifient en Dieu les lieux et les ornements, ce que signifient les colères, les douleurs, les ressentiments, ce que signifient les enthousiasmes et les ivresses, ce que signifient les serments, les malédictions, les sommeils et les veilles, et toutes les formes dont on revêt la sainteté divine pour lui donner une figure (2). Je pense que tu auras noté combien ces symboles exigent plus de paroles que le reste, en sorte que la Théologie symbolique a été nécessairement beaucoup plus volumineuse que les Esquisses théologiques et que les Noms divins. Plus haut nous nous élevons en effet, et plus nos paroles deviennent concises, car les intelligibles se présentent de façon de plus en plus synoptique.
Maintenant donc que nous allons pénétrer dans la Ténèbre qui est au-delà de l’intelligible, il ne s’agira même plus de concision, [1033 C], mais bien d’une cessation totale de la parole et de la pensée. Là où notre discours descendait du supérieur à l’inférieur, à mesure qu’il s’éloignait des hauteurs, son volume augmentait. Maintenant que nous remontons de l’inférieur au transcendant, à mesure même que nous nous approcherons du sommet, le volume de nos paroles se rétrécira ; au terme dernier de l’ascension nous serons totalement muets et pleinement unis à l’Ineffable.
Mais, diras-tu, pourquoi donc partir des plus hautes quand il s’agit des affirmations, des plus basses quand il s’agit des négations ? Je réponds que, pour parler affirmativement de Celui qui transcende toute affirmation, il fallait que nos hypothèses affirmatives prissent appui sur ce qui est le plus proche de lui. Mais pour parler négativement de Celui qui transcende toute négation, on commence nécessairement par nier de lui ce qui est le plus éloigné de lui. N’est-il pas vrai, en effet, qu’il est plutôt vie ou bien qu’ [1033 D] air ou pierre et qu’on fait davantage erreur en le nommant rancunier ou coléreux qu’en le supposant exprimable ou pensable ?
CHAPITRE IV.
[1040 C] Que la Cause transcendante de toute réalité sensible n’est-elle même rien de sensible.
[1040 D] Nous disons donc que la Cause universelle, située au-delà de l’univers entier, n’est ni matière exempte d’essence, de vie, de raison ou d’intelligence, ni corps ; qu’elle n’a ni figure ni forme, ni qualité ni quantité ni masse ; qu’elle n’est dans aucun lieu, qu’elle échappe à toute saisie des sens ; qu’elle ne perçoit ni n’est perçue : qu’elle n’est sujette ni au trouble ni au désordre sous le choc des passions matérielles ; que les accidents sensibles ne l’asservissent ni ne la réduisent à l’impuissance ; qu’elle n’est point privée de lumière ; qu’elle n’est elle-même ni ne possède ni mutation, ni destruction, ni partage, ni privation, ni écoulement, ni rien en un mot de ce qui appartient au sensible.
CHAPITRE V
[1045 D] Que la Cause transcendante de tout intelligible n’est rien d’intelligible
Nous élevant plus haut, nous disons maintenant que cette Cause n’est ni âme ni intelligence ; qu’elle ne possède ni imagination, ni opinion, ni raison, ni intelligence ; qu’elle ne se peut exprimer ni concevoir ; qu’elle n’a ni nombre, ni ordre, ni grandeur, [1048 A] ni petitesse, ni égalité, ni inégalité, ni similitude, ni dissimilitude ; qu’elle ne demeure immobile ni ne se meut ; qu’elle ne se tient au calme, ni ne possède de puissance ; qu’elle n’est ni puissance, ni lumière ; qu’elle ne vit ni n’est vie ; qu’elle n’est ni essence, ni perpétuité, ni temps ; qu’on ne peut la saisir intelligiblement ; qu’elle n’est ni science, ni vérité, ni royauté, ni sagesse, ni un, ni unité, ni déité, ni bien, ni esprit au sens où nous pouvons l’entendre ; ni filiation, ni paternité, ni rien de ce qui est accessible à notre connaissance ni à la connaissance d’aucun être ; qu’elle n’est rien de ce qui appartient au non-être, mais rien non plus de ce qui appartient à l’être ; que personne ne la connaît telle qu’elle est, mais qu’elle-même ne connaît personne en tant qu’être ; qu’elle échappe à tout raisonnement, à toute appellation, à tout savoir ; qu’elle n’est ni ténèbre, ni lumière, ni erreur, ni vérité ; que d’elle on ne peut absolument ni rien affirmer ni rien nier ; [1048 B] que, lorsque nous posons des affirmations et des négations qui s’appliquent à des réalités inférieures à elle, d’elle-même nous n’affirmons ni ne nions rien, car toute affirmation reste en deçà de la Cause unique et parfaite de toutes choses, car toute négation demeure en deçà de la transcendance de Celui qui est simplement dépouillé de tout et qui se situe au-delà de tout.
[164 C] En quoi consiste la hiérarchie et quelle en est l’utilité
§ 1. — [164 D] J’appelle hiérarchie une sainte ordonnance, un savoir et un acte aussi proches que possible de la forme divine, élevés à l’imitation de Dieu à la mesure des illuminations divines. Dans sa simplicité, dans sa bonté, dans sa perfection fondamentale, la Beauté qui convient à Dieu, pure elle-même de toute dissemblance, communique à chaque être, selon son mérite, une part de sa propre lumière et elle le parfait par la plus divine initiation en revêtant de sa propre forme, de façon harmonieuse et stable, ceux qu’elle a parfaits.
§ 2. — [165 A] Le but de la hiérarchie est donc de conférer aux créatures, autant qu’il se peut, la ressemblance divine et de les unir à Dieu. Dieu est pour elle, en effet, le maître de toute connaissance et de toute action, elle ne cesse de contempler sa très divine bonté, elle reçoit son empreinte autant qu’il est en elle, et de ses sectateurs elle fait elle-même de parfaites images de Dieu, des miroirs d’une pleine transparence et sans taches, aptes à recevoir le rayon du Feu fondamental et de la Théarchie, puis, ayant saintement reçu la plénitude de sa splendeur, capables ensuite, selon les préceptes de la Théarchie, de transmettre libéralement cette lumière même aux êtres inférieurs. Car ce serait sacrilège pour les saints initiateurs, comme pour ceux qu’ils ont saintement initiés, que d’agir jamais contre les saintes ordonnances de Celui qui est le principe même de leur propre initiation, voire simplement de rester étrangers à ces ordonnances, s’il est vrai du moins qu’ils tendent vers la splendeur divine elle-même, qu’ils gardent les yeux fixés vers elle comme il sied à leur caractère sacré, qu’ils en reçoivent enfin l’empreinte à la mesure des capacités [165 B] de chacune de leurs saintes intelligences.
Ainsi donc, qui parle de hiérarchie entend par là une certaine ordonnance parfaitement sainte, image de la splendeur théarchique, accomplissant, grâce à l’ordre sacré de ses rangs et de ses savoirs, les mystérieuses opérations de sa propre illumination, et tendant ainsi, autant qu’elle le peut sans sacrilège, à ressembler à Celui qui est son propre principe. Car, pour chacun des membres de la hiérarchie, la perfection consiste bien à tendre, autant qu’ils le peuvent, vers l’imitation de Dieu, voire même, mystère plus divin que les autres, à devenir, selon la parole de l’Écriture, les « coopérateurs » de Dieu, à manifester enfin en eux-mêmes, autant que la chose est possible, le reflet de l’acte divin.
Si, par exemple, l’ordre hiérarchique impose aux uns de recevoir la purification, aux autres de purifier, aux uns de recevoir l’illumination, aux autres d’illuminer, aux uns de recevoir le perfectionnement, aux autres de parfaire, [165 C] chacun imitera Dieu selon le mode qui convient à sa fonction propre. Il reste que ce que nous appelons en langage humain la Béatitude divine demeure pur de toute dissemblance ; elle brille de la plénitude d’une perpétuelle lumière, elle est parfaite et ne manque d’aucune perfection puisque c’est elle qui purifie, qui illumine et qui parfait. Davantage encore, elle est elle-même sainte pureté, lumière, initiation transcendante à la pureté même et à la lumière, source en soi de toute perfection et parfaite dès le principe, principe elle-même de toute hiérarchie, transcendante pourtant à tout ordre sacral.
§ 3. — [165 D] Il convient donc, à mon sens, que les purifiés se dépouillent de tout mélange, se libèrent de la moindre trace de dissemblance, que les illuminés reçoivent la plénitude de la lumière divine, qu’ils s’élèvent par les yeux très saints de l’intelligence jusqu’à ce qu’ils aient acquis le pouvoir et la puissance de contempler, que les parfaits enfin, ayant abandonné toute imperfection, aient part à la science perfectionnante des initiés. [168 A] Et il convient d’autre part que les purificateurs, grâce à la surabondance de leur pureté, communiquent aux autres une part de leur propre chasteté ; que les illuminateurs, intelligences plus transparentes que les autres et capables par elles-mêmes tout ensemble de participer à la lumière et de retransmettre cette participation, dans la bienheureuse splendeur d’une sainte plénitude, répandent cette lumière de toutes parts débordante sur ceux qui en sont dignes ; que ceux enfin dont l’office est de parfaire, habiles dans l’art de répandre la perfection, perfectionnent les parfaits par une très sainte initiation à la science des saints initiés. Ainsi, chaque échelon de l’ordonnance hiérarchique, à la mesure de ses forces propres, s’élève jusqu’à la coopération divine, accomplissant sous l’action de la Grâce et en vertu de la puissance qu’il reçoit de Dieu, ce que la Théarchie, parce qu’elle en possède le pouvoir naturellement et merveilleusement, accomplit elle-même grâce à son caractère suressentiel et qu’à son tour la hiérarchie révèle aux intelligences qui aiment Dieu afin qu’elles l’imitent autant qu’elles le peuvent faire.
Ce tome couvrant cinq siècles succède à l’antiquité « païenne » vaincue après son dernier sursaut animé par l’empereur Julien. La prééminence chrétienne durera ensuite dix siècles. Il a paru nécessaire de rappeler le passé antique gréco-romain en insérant ici le dernier successeur de Platon.
Après la présentation de sa figure méconnue mais appréciée par l’historien philosophe Bréhier, l’ouverture « De l’Indicible » ouvre son grand œuvre « Des premiers principes ». A la limite de l’expérience mystique, le philosophe « nettoie le terrain » et conclut « que l’indicible « précède tout et enveloppe tout dans l’absolue simplicité qui est la sienne. »
QUATRIEME
Damascius, qui vécut au vie siècle, est le dernier grand nom de l'histoire de la pensée grecque. Le Traité des premiers principes est l'oeuvre maîtresse du philosophe. Toutes les apories auxquelles se heurte la pensée quand elle s'efforce de remonter aux principes fondateurs et, au-delà de l'un lui-même, jusqu'à l'indicible absolu, sont ici posées avec une force singulière. L'aporie fondamentale naît de la contradiction impliquée dans la notion même d'un principe absolu. Et la grande question est bien: comment se peut-il qu'hors de l'un, il y ait autre chose ? D'où vient qu'il y ait du pluriel et du divers ? Ce que Damascius voudrait nous faire entendre, c'est ce frémissement initial, cette immense rumeur indistincte qui précède le concert universel. Tenter d'être là quand rien n'est encore et que tout se prépare, c'est le suprême effort de la pensée. Mais elle arrive toujours trop tard et ne réussit pas à surprendre le moment du passage. [...]29
DAMASCIUS ET LES DERNIERS TEMPS DE L'ÉCOLE D'ATHÈNES30
La tradition veut que Damascius ait été le dernier scholarque de l'Ecole d'Athènes. Le plus ancien de ses manuscrits lui donne le titre de « diadoque », successeur de Platon, qu'avait porté Proclus. On peut conclure de là qu'il était à la tête de l'Académie au moment où le décret de Justinien en ordonna la fermeture. C'est le dernier grand nom de l'histoire de la pensée grecque. Après lui, il n'y eut plus que des commentateurs, et qui commentèrent surtout Aristote. Le plus grand fut son propre disciple : Simplicius.
En 529, Justinien interdit l'enseignement de la philosophie à Athènes et confisqua les biens de l'École. Les derniers philosophes grecs prirent le chemin de l'exil. Ils emportaient avec eux, en se rendant à la cour de Perse, le rêve de Platon : qu'un roi devint philosophe. Nous savons qu'ils étaient sept. Voici ce que nous en dit Agathias : « Damascius le Syrien, Simplicius le Cilicien, Eulamius le Phrygien, Priscianus le Lydiens, Hermias et Diogène, tous deux de Phénicie, Isidore de Gaza, tous ceux-là donc, la fleur la plus noble, pour parler en poète, des philosophes de notre temps, n'étant pas satisfaits de l'opinion dominante chez les Romains concernant le divin, pensèrent que le régime politique des Perses était bien meilleur. Comme de toutes parts on faisait l'éloge des Perses, ils étaient persuadés que les dirigeants chez ceux-là étaient parfaitement justes et tels que le veut le discours de Platon, la royauté coïncidant avec la philosophie. » Le roi Chosroès les accueillit. Il venait de monter sur le trône et se faisait gloire d'être lui aussi à sa manière un philosophe, particulièrement curieux de connaître les religions étrangères. Il entreprit de leur faire traduire (peut-être en syriaque) l'oeuvre de Platon et celle d'Aristote. Mais les philosophes grecs ne tardèrent pas à sentir qu'une monarchie orientale ne ressemblait guère à la cité idéale qu'avait conçue Platon, et eux-mêmes demandèrent à rentrer dans l'Empire. Chosroès ne s'en offensa pas puisque, dans le traité qu'il conclut avec Justinien en 532, il obtint que les philosophes ne seraient ni persécutés, ni obligés d'embrasser le christianisme. Damascius et ses amis quittèrent donc la Perse après un séjour de deux ans. Nous ne savons ce qu'ils devinrent à leur retour. Agathias nous dit seulement qu'ils firent le voyage ensemble. Se sont-ils séparés ? Damas-cius est-il rentré à Athènes ? S'est-il fixé à Alexandrie ou en Asie Mineure ?
Les historiens sont partagés. Si l'empire était officiellement chrétien, le temps des persécutions n'était pas révolu. Mais les persécuteurs n'étaient plus les mêmes. Dans l'Alexandrie du cinquième siècle le peuple massacrait Hypatie. Et Cyrille le soutint. L'Evêque était avec son peuple. Que faire, depuis l'échec de Julien sinon se réfugier dans la contemplation ? Ce petit nombre d'hommes et de femmes pour qui le platonisme était une religion n'opposa plus au christianisme que le mépris et le silence.
C'était la tâche de la philosophie de défendre les dieux. Leur multitude témoigne de la grandeur du divin. « Ne pas restreindre la divinité à un seul être, la faire voir aussi multipliée que Dieu nous la manifeste effectivement, voilà qui est reconnaître la puissance divine. » De là est née la doctrine des hénades. Toutes choses sont pleines de dieux. C'est toute la pensée grecque du divin. Seuls les atomistes, avant les chrétiens, « vidèrent » le monde. C'est ce que ressentirent avec tant de force les derniers païens : le monde est vide. Les chrétiens font figure d'iconoclastes. Partout on vide les temples et on brise les idoles. Le monde a cessé d'être un temple ou, selon une autre image, « la cité qu'habitent en commun les dieux et les hommes ». Mais c'est chose grave de mépriser le monde. Les « idoles » pour la piété néoplatonicienne, ce sont les derniers reflets du divin, ce qui fait qu'une pierre n'est pas chose inerte, privée de dieu. La chose matérielle, au plus bas degré de la procession, est le dernier anneau d'une chaîne que commande un dieu. La doctrine néoplatonicienne des séries suspend toutes choses à une hénade divine. Ainsi se justifient les pratiques théurgiques. Le Dieu unique qui a créé le ciel et la terre n'a pas seulement « humilié les étoiles ». Les choses de ce monde ne sont plus que ce qu'elles sont. Une pierre n'est qu'une pierre. Il n'est pas impie de la briser. C'est ainsi que fut ressentie chez les derniers néoplatoniciens, ce que Damascius appelle, comme Agathias, « l'opinion dominante sur le divin », désignant par là le christianisme. Pour comprendre dans sa profondeur « la réaction païenne », il faut relire le traité de Plotin contre les gnostiques. Ce sont les chrétiens qu'atteint la critique plotinienne : « Voici des hommes qui ne dédaignent pas d'appeler frères les hommes les plus vils... pour qui même les hommes les plus méchants ont une âme immortelle et divine et pour qui le ciel et les astres sont privés d'âmes ! »
Le refus du christianisme, c'est le refus d'une vision tragique du monde. « Il faut accepter avec douceur la nature de toutes choses ». Stoïcisme et néoplatonisme ici se rejoignent.
La vie spirituelle était intense dans les derniers cercles païens d'Alexandrie et d'Athènes. Et le néoplatonisme aussi avait ses saints. Il y eut des vies exemplaires. Celle de Proclus était présentée comme illustrant la hiérarchie néoplatonicienne des vertus. Les biographies eurent un caractère hagiographique. Ce fut le cas de la vie de Proclus, rédigée par Marinus. Mais pour Damascius, nous ne disposons d'aucun document de ce genre. Et sur sa vie nous ne savons presque rien. Le seul témoignage direct que nous possédions sur sa personnalité et sur son oeuvre est celui de Simplicius, qui fut son disciple et le suivit en Perse.
[...]
Les apories initiales n'ont pas reçu de solution, mais, comme les dissonances musicales, une résolution. Toutes les difficultés auxquelles la pensée grecque s'était heurtée au cours de son histoire ont pris désormais une acuité singulière. Jamais autocritique ne fut plus lucide ni plus radicale, sinon celle dont Platon lui-même avait donné l'exemple dans la première partie du Parménide.
Cette oeuvre, qui tout entière n'est qu'une méditation du Parménide, représente l'ultime effort de la pensée grecque pour tenter de répondre à ce qui fut pour elle la question philosophique par excellence : à quelles conditions le discours est-il possible ?31
Développement du néoplatonisme - VI. Damascius
Avec Damascius, personnage non moins dévot que Proclus, comme on le voit d'après la Vie d'Isidore qu'il a écrite, nous atteignons les derniers cercles intellectuels païens, ceux qui se réunissaient à Alexandrie pour parler du vieux temps et sur lesquels un papyrus a dernièrement donné des détails si suggestifs. Le très long traité Des Principes, qui nous a été conservé, est un commentaire de la dernière partie du Parménide ; il prend la plupart du temps le contre-pied de celui de Proclus. Toute la hiérarchie figée des réalités, telle que l'avait conçue l'esprit presque juridique de Proclus, est désorganisée pour laisser place à une vie spirituelle et mystique intense qui rétablit partout les rapports, les avenues qui mènent aux réalités supérieures33. Détruire les catégories fixées par Proclus, montrer qu'elles ne trouvent nul point d'attache dans le Parménide, telle est sa grande préoccupation. Et d'abord il ne faut pas prendre pour premier principe l'Un transcendant, avec ses fonctions définies d'unification du réel. Au-dessus de l'Un, il y a l'Ineffable, « inaccessible à tous, sans coordination, séparé à ce point qu'il ne possède plus véritablement la séparation ; car ce qui est séparé est séparé de quelque chose et garde un rapport avec ce dont il est séparé » ". Il faut donc mettre le Principe en dehors et au-dessus de toute hiérarchie et se garder d'admettre en lui, même à titre de modèle, nul ordre, nulle hiérarchie. « Est-ce que, pourtant, quelque chose vient de lui aux choses d'ici ? Comment non, si tout, de quelque façon, vient de lui (17, 13) ? » Ce quelque chose, c'est ce que toute réalité contient elle-même d'ineffable, d'impénétrable : plus nous montons, plus nous trouvons d'ineffable. « L'Un est plus ineffable que l'Etre, l'Etre que la Vie, la Vie que l'Intelligence. » Pourtant nous sommes sur la mauvaise pente, lorsque nous essayons ainsi de hiérarchiser les ineffables ; nous sommes sur le point de rétablir une nouvelle hiérarchie, en trouvant un Un ineffable, d'où dépend une réalité ineffable ; aussi faudra-t-il finalement refuser de dire qu'il communique rien de lui aux réalités qui viennent de lui. L'Ineffable, c'est ce que pose la première hypothèse du Parménide, en affirmant qu'il n'est même pas un, suivant l'effort de l'âme qui le pose un puis qui en supprime l'Un, à cause de sa supériorité qui n'offre aucune prise.
On voit la manière de Damascius, cet effort vers l'intuition qu'il essaye de faire aboutir en limitant ses affirmations les unes par les autres, par une manière de dialectique vivante bien plus semblable à celle de Plotin qu'à celle de Proclus. L'Ineffable, c'est une sorte d'initiative absolue, comme le Premier de Plotin, dans son traité Sur la volonté de l'Un. Par contre l'Un, étant cause, est défini par une fonction et une relation.
D'une manière générale, Damascius est plein de méfiance envers cette manière mécanique de déterminer les principes, qui triomphe avec Jamblique et Proclus ; elle a le grand tort, à ses yeux, d'employer à l'égard des principes les notions qui n'ont de sens que dans les dérivés. Ainsi, voulant montrer comment de l'Un radical dérive la totalité une qui est comme l'ensemble uni des réalités intelligibles, on fait de cette totalité unie la synthèse de deux principes opposés qu'on appelle l'Un et la Dyade, ou bien la Limite et l'Illimité, ou encore le Père et la Puissance. En vérité, on n'atteint pas ainsi directement la réalité, mais on procède par image ; habitués à expliquer sans difficulté par des synthèses de ce genre les mixtes que contemplent notre intelligence et notre âme (par exemple un accord par un rapport fixe déterminant la dyade indéfini du grave et de l'aigu), nous transportons sans plus des principes de ce genre à la réalité suprême (§ 45). La preuve qu'il n'y a là qu'analogie incertaine, c'est la diversité de noms dont on se sert pour désigner chacun des deux principes opposés, Monade, Limite, Père, Existence pour le premier, Dyade, Puissance, Chaos pour le second (§ 56). Séparation et opposition, procession et retour n'apparaissent que dans des réalités dérivées de celle dont on veut rendre compte par l'union de deux principes distincts. La réalité qu'on veut expliquer, c'est l'Union ou l'Uni, c'est-à-dire celle en laquelle toutes choses sont encore à l'état indivis ; comment donc la faire naître de la fusion de deux réalités distinguées ? Des principes qui existent avant l'Uni, donc avant que rien ne soit à l'état de distinction, ne sauraient être distincts.
D'où, chez Damascius, une conception nouvelle du ternaire primitif où les trois moments, station, procession et retour, sont remplacés par trois termes dont la triplicité n'altère pas l'unité ; des trois termes, le premier est Un-Tout, un par lui-même et tout en tant qu'il produit le second ; le second est Tout-Un, tout par lui-même, et un par l'effet du premier ; le troisième tient du premier, l'un, et du second, le tout ; chacun des termes est comme un aspect et une face de la même réalité.
En critiquant ainsi la méthode de Proclus, c'est le néoplatonisme lui-même que Damascius est bien près d'abandonner ; il faudrait analyser le détail de son livre immense pour montrer comment, presque à chaque explication que Proclus donne du Parménide, il oppose la sienne, inspirée d'un esprit différent ; il rejette par exemple des explications qui concluraient des propriétés du monde créé à celles de son exemplaire ; et il insiste sur ce fait que le monde sensible n'est pas une image de toute la réalité suprasensible en bloc, mais seulement d'une petite portion de cette réalité, du monde des Idées. Ailleurs il reconnaît et il indique avec force que la procession et la conversion ne peuvent se dire proprement que des natures intellectuelles (Plotin avait-il dit autre chose ?) et ne peuvent servir de moyen général pour expliquer toute réalité.
L'enseignement de Damascius qui, par certains aspects, est d'une profondeur et d'une nouveauté admirables, bien que non sans confusion ni bavardage34, resta infécond par le malheur des temps. Lorsque Justinien ordonna, en 529, la fermeture des écoles philosophiques d'Athènes, l'Université d'Athènes, si florissante au temps du sophiste Libanius, l'ami de Julien et d'Himérius, était tombée faute d'élèves et peut-être de professeurs ; Damascius, dans la Vie d'Isidore (221-227), nous dit quelle était la grande infériorité de l'enseignement philosophique à Athènes à son époque, avec le diadoque Hégias, qui préféra finalement les pratiques pieuses à la philosophie. Alexandrie n'était pas un séjour sûr pour les philosophes, comme le prouvent la persécution que leur fit subir l'évêque Athanase et le meurtre de la néoplatonicienne Hypatie, assassinée en 415 par la populace ; la ville était d'ailleurs bien déchue de sa splendeur. La nouvelle capitale de l'empire était peu favorable aux études philosophiques : le néoplatonisme meurt avec toute la philosophie et toute la culture grecques ; le VIe et le VIIe siècles sont des moments de grand silence.
Ce qu’on appelle le principe un de toutes choses est-il au-delà du tout ou est-ce quelque chose du tout comme le faîte des réalités qui procèdent du prinsipe ? Et le tout, disons-nous qu’il est avec le principe ou après le principe et à partir de lui ?
Dans ce dernier cas, comment pourrait-il y avoir quelque chose hors du tout ? Car ce à quoi rien ne manque, c'est là le tout au sens absolu. Or le principe manque. Donc ce qui est après le principe n'est pas le tout au sens absolu mais le tout sans son principe.
De plus le tout veut être plusieurs limités. Car des choses illimitées ne sauraient être exactement tout.
Donc hors du tout rien ne se manifestera. Car la totalité est une sorte de borne et déjà un enveloppement : le principe est en elle la limite supérieure, et ce qui, à partir du principe, vient en dernier, est la limite inférieure. Le tout est donc avec ses limites.
De plus, le principe est coordonné aux choses qui viennent de lui. C'est d'elles en effet qu'il est dit principe et qu'il est principe. Le causant est donc lui aussi coordonné aux causés, et le premier à ce qui vient après le premier. Or les choses qui, étant plusieurs, forment une coordination unique, voilà ce que nous appelons tout ; il s'ensuit que le principe lui aussi est compris dans le tout. D'une manière générale, nous appelons tout au sens absolu l'ensemble des choses que nous concevons, sous quelque mode que ce soit. Or nous concevons aussi le principe. Par exemple nous avons l'habitude de dire toute la cité, en désignant à la fois celui qui commande et ceux qui sont commandés, toute la lignée, en désignant l'auteur de la lignée et ceux qu'il a engendrés.
Par ailleurs, si tout est avec le principe, le principe de tout ne sera pas une chose distincte, puisque le principe est lui aussi compris dans le tout. Donc la coordination une de toutes les réalités, que nous appelons tout, est sans principe et sans cause, si nous ne voulons pas remonter à l'infini.
Cependant il faut que toute chose soit ou principe ou issue d'un principe [Aristote]. Le tout lui aussi est donc ou principe ou issu d'un principe. Mais dans ce dernier cas, le principe ne sera pas avec le tout, mais en dehors du tout, comme le principe est en dehors de ce qui vient de lui. Et, dans le premier cas, qu'est-ce donc qui procèdera du tout comme d'un principe, et procèdera hors du tout dans les choses inférieures, comme un produit du tout? Car ce produit aussi est compris dans le tout, puisque la notion du tout absolu ne laisse rien échapper. Donc le tout n'est ni principe, ni issu d'un principe.
De plus le tout est vu en quelque manière à la fois dans la pluralité et dans une certaine différenciation. Car nous ne concevons pas le tout sans cela. Comment donc une certaine différenciation et une certaine pluralité se sont-elles aussitôt manifestées ? C'est que le tout n'implique pas à tous les degrés distinction et pluralité ; l'un est le faîte des plusieurs, tandis que l'uni est la monade des choses distinctes ; et l'un est plus simple encore que la monade.
Mais d'abord la monade est aussi le nombre total, même s'il est encore replié sur lui-même. En ce sens donc, la monade aussi est tout. Ensuite, l'un n'est pas quelque chose parmi les plusieurs. Il devrait, si tel était le cas, parfaire le compte des plusieurs, comme chacune des autres choses. Mais autant sont les plusieurs en vertu d'une division déterminée, autant est l'un de là-bas, avant la division, dans l'indivision absolue. Car il n'est pas un à la manière d'un minimum, comme l'estimait Speusippe, mais il est un comme ayant tout absorbé. Car il a résolu toutes choses en sa propre simplicité, et il a fait que le tout fût un. C'est pourquoi tout vient de lui, parce que lui aussi est tout, avant le tout : comme l'uni est antérieur aux choses différenciées, de même l'un, avant les plusieurs, est le tout.
Mais lorsque, l'appliquant au tout, nous développerons toute notre pensée, ce ne sera plus sous un seul et même mode que nous affirmerons le tout, mais au moins sous trois modes : unitif, uni, et plurifié. Ces trois modes dérivent d'une seule notion, et se rapportent à elle comme nous avons coutume de le dire.
Si donc nous appelons tout, d'une manière plus conforme à l'usage, les choses qui subsistent dans la pluralité et la distinction, nous poserons comme principes de ces choses l'uni et d'une manière plus éminente encore, l'un. Si, d'un autre côté, ces principes aussi nous les concevons comme des touts, et si nous les réunissons aux autres touts, selon la relation et la coordination qu'ils ont avec eux, comme nous l'avons déjà dit, le raisonnement exigera que nous cherchions encore un autre principe avant le tout, qu'il ne soit plus légitime de concevoir comme tout ni même de coordonner aux choses qui viennent de lui.
Si en effet on dit que l'un, même si, de quelque manière qu'on l'entende, il est tout, est cependant aussi un, antérieur à cette sorte de tout, et plutôt un qu'il n'est tout (car par lui-même il est un, et il est tout comme cause de tout, dans sa coordination au tout et, absolument parlant, à titre second, tandis que certes l'un est un à titre premier), oui, même en admettant que l'on dise cela, d'abord on posera en lui une dualité ; et ensuite, c'est nous qui divisons, qui, à l'égard de sa simplicité, nous dédoublons et, plus encore, nous plurifions. Car lui, c'est parce qu'il est un qu'il est tout, sous le mode le plus simple.
Et pourtant, même si on dit cela, il faut bien que le principe du tout transcende le tout lui-même, la totalité la plus simple, la simplicité qui a tout absorbé : celle de l'un.
Notre âme pressent ainsi, par une sorte de divination, que du tout, de quelque manière qu'on l'entende, il y a un principe qui est au-delà de tout, non coordonné au tout. Celui-là ne doit donc même pas être appelé principe, ni cause, ni premier, ni antérieur à tout, ni au-delà de tout. On doit donc encore moins le proclamer tout ; en un mot on ne doit ni le proclamer ni le penser, ni même en avoir le soupçon, puisque tout ce que nous pouvons penser ou soupçonner, ou bien est quelque chose du tout (ce qui est plus exact), ou bien, si on en purifie à fond la notion, c'est le tout ; et cela, même si notre pensée remonte par la résolution d'elle-même et de son objet jusqu'à ce qu'il y a de plus simple, jusqu'à l'enveloppement suprême de tout, telle la circonférence ultime qui embrasse non seulement les étants, mais aussi les non-étants. Car, des étants, c'est l'uni, entièrement indifférencié, qui est l'enveloppement ultime (tout étant en effet est mélangé d'éléments) et, des plusieurs, c'est l'un pur.
Car nous ne pouvons rien concevoir de plus simple que l'un, l'un absolu qui n'est qu'un. Même si nous le disons principe, cause, premier, suprêmement simple, ces dénominations d’ici-bas, et toutes les autres, il faudra les entendre la-bas seulement selon l'un.
Mais nous, dans notre impuissance à en opérer la concrétion, nous nous divisons à son égard et, ce qui en nous est divisé, nous l'affirmons de lui, avec cette réserve que ces choses divisées nous les jugeons indignes dans la pensée que des plusieurs ne sauraient s'appliquer à l'un. On ne peut donc ni le connaître ni le nommer. Car, par là, il serait plusieurs. Ou alors, on dira que cette pluralité est en lui selon l'un.
La nature de l'un est en effet de tout recevoir, ou plutôt de tout produire, et il n'est rien que l'un ne soit.
C'est pourquoi tout défile, pour ainsi dire, à partir de lui. Celui-là, qui est la cause proprement dite et le premier, est aussi fin en soi, terme ultime en soi, couronnement, en un mot, de toutes choses. C'est la nature une des plusieurs, non celle qui, venant de lui, est en eux, mais celle qui, avant eux, est génératrice de la nature qui est en eux. C'est la cime la plus indivise de ce qui, sous quelque mode que ce soit, constitue le tout, l'enveloppement le plus vaste des choses qui, de quelque manière qu'on l'entende, sont dites des touts.
Mais si l'un est cause de tout et ce qui embrasse tout, qu'avons-nous à remonter encore au-delà de lui ?
N'est-il pas à craindre que nous n'avancions dans le vide, tendus vers le rien lui-même ? Car ce qui n'est même pas un n'est rien, c'est ce qu'on peut dire de plus juste.
D'où viendra qu'il y ait encore quelque chose au-delà de l'un ? Les plusieurs n'ont en effet besoin de rien d'autre que de l'un. C'est pourquoi seul l'un est cause des plusieurs ; et c'est aussi pourquoi il est cause de tout, puisqu'il faut que lui seul soit cause des plusieurs. Ce ne peut être le rien car le rien n'est cause de rien. Ni les plusieurs eux-mêmes : en tant que plusieurs ils sont incoordonnés, et comment les plusieurs seraient-ils une cause une ? Et, même s'ils sont plusieurs causes, ils ne seront pas causes les uns des autres, en raison de leur manque de coordination et parce qu'on tournerait en cercle. Chacun serait donc cause de soi, et aucun ne serait cause des plusieurs. Il est donc nécessaire que l'un soit cause des plusieurs, lui qui est aussi cause de la coordination qui est en eux. Car c'est une sorte de conspiration que la coordination et l'union mutuelle des plusieurs.
Si donc quelqu'un, éprouvant des difficultés sur ce point, déclare se contenter du principe de l'un et ajoute, en guise de conclusion, que nous n'avons ni notion ni soupçon plus simples que la notion ou le soupçon de l'un, comment donc irons-nous soupçonner encore quelque chose au-delà de l'ultime pensée et de l'ultime soupçon ?
S'il arrive que quelqu'un déclare cela, nous reconnaîtrons avec lui l'aporie. Car c'est, semble-t-il, dans une voie non frayée et impraticable qu'une telle pensée nous engage. Cependant, en partant des choses qui nous sont mieux connues, il faut nous accoutumer à ces indicibles efforts d'enfantement qui se font en nous et qui tendent vers la conscience indicible (je ne sais comment m'exprimer) de cette sublime vérité. Puisqu'en effet dans les choses d'ici-bas ce qui est dégagé de toute relation est plus précieux que ce qui est engagé dans une relation, que l'incoordonné est supérieur au coordonné, comme le contemplatif au politique, Kronos par exemple au démiurge, l'étant aux formes, l'un aux plusieurs dont il est le principe, ainsi sera plus précieux, absolument, que les causants et les causés, que tous les principes et ce qu'ils commandent, ce qui transcende toutes les réalités de cette sorte et n'est posé, pour le dire en un mot, dans aucune coordination ou relation. Puisqu'aussi bien l'un précède naturellement les plusieurs, le plus simple ce qui, de quelque manière, est composé, et le plus enveloppant cela même qu'il inclut, ce principe-là, si l'on consent à en parler, est au-delà de toute opposition, et même d'une opposition de cette sorte, au-delà non seulement de celle qui oppose des réalités de même rang, mais aussi de celle qu'il y a entre le premier et ce qui vient après le premier.
De plus l'un, l'uni et la pluralité des choses différenciées qui en proviennent constituent le tout ; car autant sont les choses qui se différencient, autant est l'uni, dont elles se différencient ; autant sont les plusieurs, autant est l'un, à partir duquel ils se déroulent. Mais il n'en reste pas moins un, si même il ne l'est pas davantage, car les plusieurs sont après lui et non en lui. Il en est de même de l'uni parce que l'uni est la concrétion des choses en voie de différenciation, antérieure à leur différenciation. Ainsi, que ce soit selon la coordination ou selon leur nature propre, chacun des deux est tout.
Mais le tout ne peut être ni premier ni principe ; il ne peut l'être du point de vue de la coordination, parce que les réalités dernières sont avec le tout, et pas davantage si du tout on ne prend que l'un, car il est un et aussi toutes choses à la fois selon l'un (nous n'avons pas encore découvert ce qui est absolument au-delà de tout) et l'un est le faîte des plusieurs comme cause de ce qui vient de lui.
Ajoutons que nous, si nous concevons l'un, c'est par un soupçon qui, au terme d'une purification radicale, atteint le plus simple et le plus enveloppant. Mais ce qu'il y a de plus auguste doit échapper aux prises de toutes nos conceptions et de tous nos soupçons, puisque même dans les choses d'ici-bas ce qui, toujours, s'enfuit là-haut, loin de nos pensées, est plus précieux que ce qui est à notre portée, et ainsi le plus précieux sera cela même qui aura échappé à tous nos soupçons.
Or si cela n'est rien, qu'on entende le rien en deux sens : celui qui est supérieur à l'un, celui qui est en deçà. Et si en parlant ainsi, nous avançons dans le vide, il faut dire qu'avancer dans le vide s'entend aussi en deux sens : on sombre ou bien dans l'indicible, ou bien dans ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport. Cela aussi est indicible, comme Platon 5 lui aussi nous le dit, mais dans le sens du pire, tandis que celui de là-bas est indicible dans le sens du meilleur.
Chercherons-nous s'il répond à une exigence quelconque ? Cette exigence est, de toutes, la plus nécessaire, que de là-bas comme d'un sanctuaire, de l'indicible et sous un mode indicible, toutes choses procèdent. Car ce n'est pas comme un qu'il produit les plusieurs, ou comme uni qu'il produit les choses en voie de différenciation, mais c'est comme indicible qu'il produit toutes choses indiciblement de la même manière.
Et si, lorsque nous disons de lui qu'il est indicible, qu'il n'est rien du tout, que la pensée ne peut l'embrasser, notre discours se renverse, il faut savoir que ces dénominations et ces notions se rapportent à nos propres efforts d'enfantement, à tous ceux qui ont l'audace de multiplier les recherches indiscrètes à son sujet mais s'arrêtent au seuil du sanctuaire, et ne nous apprennent rien de lui. Ce qu'ils dénoncent (pas même clairement, mais par le détour d'indications) ce sont nos propres affections à son égard, nos apories et nos échecs. Encore ces indications ne seront-elles entendues que de ceux qui en sont capables.
Cependant nous voyons que même au sujet de l'un, dans nos efforts pour le concevoir, nous ressentons la même chose et que, de la même manière, notre pensée vacille et se renverse.
L'un, dit Platon, s'il est, n'est même pas un ; s'il n'est pas, aucun discours ne s'appliquera à lui, et ainsi, pas même la négation. Il n'aura pas de nom, car un nom n'est pas simple. Il n'y aura de lui ni opinion ni science : celles-ci non plus ne sont pas simples, et l'intellect lui-même n'est pas simple, si bien que l'un est absolument inconnaissable et indicible. Pourquoi donc chercher quelqu'autre chose au-delà de l'indicible ?
Peut-être Platon, par le moyen de l'un, nous a-t-il élevé indiciblement jusqu'à cet indicible au-delà de l'un, qui est maintenant notre objet, par la suppression même de l'un, tout comme, par la suppression des autres, il nous a retournés vers l'un. Car il sait que l'un peut être posé en un sens qui le purifie radicalement. Il l'a bien fait voir dans le Sophiste, en montrant que l'un en soi présubsiste à l'étant. Et si, après s'être élevé jusqu'à l'un, il s'est tu , c'est qu'il lui convenait de garder, à la manière des Anciens, un silence complet sur des choses qui ne souffrent absolument pas d'être dites. Il eût été réellement très dangereux que ce discours tombât dans des oreilles vulgaires. Sans doute, après avoir soulevé la question de ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport, le discours s'est-il renversé : il courait le risque de sombrer dans l'océan de la dissemblance, ou plutôt du vide sans aucune réalité.
Mais si les démonstrations ne s'appliquent pas non plus à l'un, il ne faut pas s'en étonner : elles sont humaines, fragmentées, et plus composées qu'il ne faudrait ; une chose est sûre : ces démonstrations ne s'appliquent même pas à l'étant, puisqu'elles sont formelles ; plus encore, elles ne s'appliquent même pas aux formes elles-mêmes, puisqu'elles sont logiques. N'est-ce pas Platon lui-même qui, dans les Lettres, a déclaré qu'il n'est rien en nous qui puisse signifier la forme : ni figure, ni nom, ni définition, ni opinion, ni science ? L'intellect seul pourrait s'appliquer aux formes, mais nous ne le possédons pas encore, nous qui nous contentons des discussions dialectiques. Donc même si nous produisions une pensée de l'intellect, toutefois elle serait formelle et nous ne pourrions l'appliquer à l'uni et à l'étant. Et même s'il arrivait jamais que nous formions la pensée qui opère en elle la contraction de tout, cette pensée-là elle aussi ne pourrait se joindre à l'un et coïncider avec lui. Et même si nous formions enfin une pensée unitive qui, arrivée à l'un lui-même, se recueille les yeux fermés, il n'en resterait pas moins que celle-là se simplifie pour s'élever jusqu'à l'un, si tant est qu'il y ait encore quelque connaissance de l'un. Car il nous faut réserver cette question. Par conséquent, il y a bien des degrés de l'indicible aussi et de l'inconnaissable ; et il en est de même de l'un.
Et pourtant, dans la condition qui est actuellement la nôtre, nous nous risquons à distinguer entre des choses si grandes au moyen d'indications et de soupçons, nous purifiant pour atteindre des conceptions qui ne nous sont pas habituelles, nous élevant par la voie de l'analogie et des négations, méprisant les choses qui sont à notre niveau, au regard de celles-là, et avançant pas à pas de ce qui à notre niveau a une moindre valeur vers ce qui en a une plus grande. C'est à cela que jusqu'à maintenant nous avons passé notre temps.
Et peut-être en est-il ainsi de l'absolument indicible, qu'on ne puisse même pas à son sujet poser qu'il est indicible. Quant à l'un, il est tel qu'il fuit toute composition de noms et de discours, et toute distinction, comme celle du connaissable et du connaissant, et qu'il se conçoit à la manière d'une aire ronde, comme ce qu'il y a de plus simple et de plus enveloppant. Et il n'est pas seulement un si l'on entend par là le caractère propre de l'un, mais il est un au sens où l'un est tout, et comme un antérieur à tout, non pas certes comme quelque un déterminé faisant partie du tout.
Ce sont là les efforts d'enfantement de notre pensée qui, de cette manière, se purifie pour atteindre l'un pur et le principe véritablement un de toutes choses. Il est évident que cet un en nous que notre pensée soupçonne, parce qu'il nous est plus proche, plus apparenté et qu'il est loin derrière celui-là, est assez propre à nous le faire soupçonner. À partir de quelque un déterminé, de quelque manière qu'on le pose, le passage à l'un pur et simple est aisé ; et même si nous ne pouvions d'aucune manière atteindre celui-là, néanmoins, portés par l'un pur qui est en nous, nous pourrions soupçonner celui qui est antérieur à tout. C'est donc en ce sens que l'un est dicible et c'est en ce sens qu'il est indicible. Mais celui-là, qu'il soit honoré par un silence parfait, et d'abord par une ignorance parfaite au regard de laquelle toute connaissance est indigne.
Abordons le second point et En quel sens l'indicible voyons en quel sens il est dit absolument inconnaissable. Si cela est vrai, comment pouvons-nous écrire sur lui toutes ces choses, et nous prononcer ainsi ? N'est-ce pas faire oeuvre purement verbale et beaucoup bavarder sur ce que nous ne savons pas ?
S'il est réellement non-coordonné au tout, sans relation avec le tout, s'il n'est rien du tout, s'il n'est même pas l'un lui-même, c'est là sa nature, nous sommes disposés à son égard comme si nous la connaissions et nous nous employons avec ardeur à faire naître chez les autres les mêmes dispositions.
De plus, cela même en lui qui est inconnaissable, ou bien nous connaissons que c'est inconnaissable, ou bien nous l'ignorons. Si nous l'ignorons, comment le dire absolument inconnaissable ? Et si nous le connaissons, il est donc connaissable dans la mesure même où il est inconnaissable : on connaît qu'il est inconnaissable.
En outre, il n'est pas possible de nier une chose d'une autre si on ne connaît pas ce dont elle est niée ; il n'est pas possible non plus d'affirmer que ceci n'est pas cela si l'on n'a absolument aucun contact avec cela. Car ce que l'on sait, on ne peut dire ni que c'est ni que ce n'est pas ce que l'on ne sait pas, dit Socrate dans le Théétête.
Comment donc ce que nous connaissons d'une certaine manière, le nierons-nous de cela que nous ignorons absolument ? C'est comme si quelqu'un, étant aveugle de naissance, déclarait que la chaleur n'appartient pas à la couleur. Peut-être aura-t-il raison de dire que la couleur n'est pas chaude ; car le chaud est une qualité tactile et il le connaît par le toucher, mais il ne sait absolument pas ce qu'est la couleur, sinon qu'elle n'est pas accessible au toucher ; il connaît qu'il ne la connaît pas, et une telle connaissance, absolument parlant, n'est pas connaissance de la couleur, mais de sa propre ignorance.
C'est ainsi que nous, en disant de celui-là qu'il est inconnaissable, nous ne révélons rien de lui, mais nous reconnaissons l'état dans lequel nous sommes à son égard. Ce n'est pas en effet dans la couleur que réside la non-perception de l'aveugle, car ce n'est pas non plus en elle qu'est la cécité mais en lui, et c'est en nous qu'est l'inconnaissance de celui que nous ignorons. Car la connaissance du connaissable est dans le connaissant, elle n'est pas dans le connu.
Si, de même que le connaissable est dans l'objet connu comme l'éclat dont il brille, on disait dans le même sens que l'ignorable est dans l'objet ignoré comme son obscurité ou son opacité, en raison de laquelle il est ignoré et demeure invisible à tous, parler ainsi ce serait méconnaître que toute ignorance est privation, comme la cécité, et qu'il en est de l'objet de l'ignorance et de l'inconnaissable comme de l'invisible.
Dans les autres cas la privation de tel caractère en laisse subsister quelque autre : l'incorporel par exemple, même s'il est invisible, est intelligible, et ce qui n'est pas intelligible est cependant encore quelque chose d'autre, par exemple quelqu'une de ces réalités qui, d'une manière ou d'une autre, ne se laissent pas saisir par une pensée de l'intellect. Mais si nous supprimons toute pensée et tout soupçon et si nous disons que c'est là notre complète ignorance, alors l'objet à l'égard duquel l’oeil tout entier se ferme, et se ferme complètement, nous le disons inconnaissable ; non que nous disions quelque chose de lui, par exemple que sa nature est de ne pouvoir être perçu par la vue, comme c'est le cas pour l'intelligible, ou que sa nature est de ne pouvoir être atteint par une pensée de l'intellect, même essentielle et intense, comme c'est le cas pour l'un ; mais nous désignons par là ce qui ne donne aucune prise sur soi et ne peut même pas éveiller le soupçon. En effet, nous ne le disons pas non plus inconnaissable, au sens simplement où il serait quelque autre chose qui aurait aussi pour nature d'être inconnaissable, mais nous jugeons qu'il ne faut affirmer de lui ni qu'il est étant, ni qu'il est un, ni qu'il est tout, ni qu'il est principe de tout, ni qu'il est au-delà de tout, et nous ne pensons pas non plus que l'on puisse prédiquer quoi que ce soit de lui de façon absolue. Ce n'est donc pas non plus sa nature que le rien, l'au-delà de tout, l'au-dessus de la cause, le non-coordonné au tout : de telles dénominations ne désignent pas sa nature, mais ne sont que des suppressions de ce qui vient après lui.
Comment donc pouvons-nous dire quelque chose sur lui ? C'est que, connaissant ce qui vient après lui, en raison de cette connaissance elle-même, quelle qu'elle soit, nous en avons le mépris au regard de la position, si j'ose m'exprimer ainsi, de l'indicible absolu. Car de même que ce qui est au-delà d'une connaissance déterminée est plus parfait que ce qui est saisi par elle, de même ce qui est au-delà de tout ce que la pensée peut soupçonner doit être plus auguste qu'elle. Ce n'est pas ce qui est plus auguste qui est l'objet de notre connaissance, mais ce qui possède ce caractère au suprême degré, tel qu'il peut être en nous, et comme notre propre affection. Et il est dit admirable par cela même qu'il n'offre absolument aucune prise à nos pensées. Nous raisonnons en effet par analogie : si ce qui est d'une manière ou d'une autre inconnaissable dans le sens de la perfection est plus élevé que ce qui est pleinement connaissable, on doit nécessairement reconnaître que l'absolu-ment inconnaissable dans le sens de la perfection est ce qu'il y a de plus élevé, même si celui-là ne possède à titre d'attribut ni le plus élevé, ni le meilleur, ni le plus auguste. Ce sont là en effet des attributs que nous convenons de lui reconnaître, mais lui échappe complètement à nos pensées et à nos soupçons : car c'est du fait même que nous ne soupçonnons rien de lui, que nous reconnaissons qu'il est la plus grande merveille. Si nous soupçonnions quelque chose de lui, nous chercherions encore autre chose qui soit antérieur à ce soupçon. Il faut ainsi ou bien remonter à l'infini, ou bien nécessairement nous arrêter à l'indicible absolu.
Est-ce que nous démontrons quelque chose sur lui ? Est-il démontrable, celui-là dont nous jugeons qu'il ne peut même pas être l'objet d'un soupçon ? Ce que nous venons de dire est bien une démonstration à propos de lui, mais lui-même nous ne le démontrons pas, le démontrable n'est pas en lui, car en lui il n'y a ni le démontrable ni quelque autre chose ni même lui. Ce que nous démontrons, c'est notre ignorance à son égard et notre impuissance à en parler. C'est elle qui est l'objet de la démonstration.
Et quoi ? ce que nous sommes en train de dire, n'est-ce pas une opinion sur lui ? Si de lui il y a opinion, il est donc objet d'opinion. Mais notre opinion est qu'il n'est pas et cette opinion est vraie, au dire d'Aristote. Donc, si l'opinion est vraie, il existe bien une chose qui est son objet et c'est en étant en accord avec la chose que l'opinion devient vraie. C'est la réalité de son objet qui fait la vérité de l'opinion. Mais celui-là quel être pourrait-il avoir ? Et l'absolument inconnaissable en quel sens serait-il vrai ? Le non-être et le non-connaissable en lui, c'est cela qui est vrai. Il en est ici comme de ce qui est vraiment faux. Ce qui est vrai c'est que c'est faux. C'est aux privations qu'il faut appliquer cette conclusion et à ce qui n'est pas sous quelque rapport, aux choses qui peuvent en tombant hors de la forme jouir latéralement de l'hypostase de la forme ; c'est ainsi que jouit de la lumière cette absence de lumière que nous nommons l'ombre, car sans lumière il n'y aurait pas d'ombre. Mais à ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport, rien de ce qui est, en aucun sens, ne peut être appliqué, comme le dit Platon donc pas même le non-étant, ni, d'une manière générale, la privation. Mais il faut dire aussi que ce qui n'est d'aucune manière et sous aucun rapport est impuissant à se signifier soi-même ; car la signification est un étant, elle est bien quelque chose parmi les étants. Il en va de même pour l'objet de l'opinion : même si on a l'opinion qu'une chose n'existe absolument pas, cela même qui est l'objet de notre opinion est pourtant quelque chose qu'il faut ranger parmi les étants. C'est pourquoi Platon' déclare — ce qui est préférable — que le non-étant absolu, dans le sens de l'imperfection, ne peut être objet ni de discours ni d'opinion, comme nous le disons nous de celui-là dans le sens de la perfection.
Mais notre opinion est qu'il ne peut être objet d'opinion. C'est que le discours, dit-il, ici se renverse et qu'en réalité nous n'avons même pas d'opinion. Et quoi ? ne croyons-nous pas qu'il en est ainsi ? N'en sommes-nous pas persuadés ? Ce sont là nos dispositions à son égard, comme nous l'avons dit souvent. Cependant nous avons bien en nous cette opinion : elle est donc vide, comme celle qui a pour objet le vide et l' illimité.
Ainsi, sur ces choses qui ne sont pas, nous assumons des opinions, tout comme si elles étaient, opinions qui sont des fictions et des produits de notre imagination, puisque nous attribuons au soleil la largeur d'un pied alors qu'il n'a pas ces dimensions. De la même manière, si nous avons une opinion sur ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport ou sur cela sur quoi nous sommes en train d'écrire, elle est bien nôtre, elle n'a d'objet qu'en nous et en nous elle avance dans le vide. En saisissant cet objet, nous nous imaginons saisir celui-là, qui pourtant par rapport à nous n'est rien, tant il dépasse notre pensée.
Comment donc est-elle démontrable, cette ignorance qui est bien tout ce qui se forme en nous à son sujet ? Celui-là, comment le dire comme connaissable, ni inconnaissable ?
Il est une première raison que nous avons déjà donnée : c'est que nous trouvons toujours que ce qui dépasse la connaissance est plus précieux, si bien que s'il était possible de découvrir ce qui dépasse toute connaissance, on aurait découvert cela même qui est éminemment précieux ; et il suffit pour notre démonstration que cela ne puisse pas être trouvé.
Une autre raison est qu'il est au-dessus de tout. S'il était connaissable, d'une manière ou d'une autre, lui-même serait dans le tout, car les choses que nous connaissons, ce sont elles que nous appelons tout. Et il y aurait quelque chose de commun entre lui et le tout : le connaissable même. Or les choses qui ont quelque caractère commun forment une coordination unique, si bien que par là même celui-là serait avec le tout. Il faut donc qu'il soit inconnaissable.
Il y a une troisième raison : l'inconnaissable est parmi les étants, tout comme le connaissable ; bien que ce soit un relatif, néanmoins il est parmi eux. Comme nous disons d'une même chose qu'elle est, de manière relative, à la fois grande et petite, de même nous disons d'un objet qu'il est connaissable sous un rapport, inconnaissable sous un autre. Comme la même chose participe des deux formes — du grand et du petit — et ainsi est à la fois grande et petite, de même ce qui participe du connaissable et de l'inconnaissable est l'un et l'autre à la fois. Et, comme le connaissable présubsiste, l'inconnaissable doit lui aussi nécessairement présubsister, surtout s'il est supérieur au connaissable, comme l'intelligible est inconnaissable aux sens et connaissable pour l'intellect. Car le plus parfait ne saurait être privation du moins parfait qui est forme, surtout si le plus parfait appartient à l'intelligible. Il en est d'une telle privation comme de toute absence : on ne les rencontre que dans la matière ou dans l'âme. Comment y aurait-il une absence dans l'intellect, où tout est présent ? Et dans l'intelligible à plus forte raison, comment serait-elle ? A moins qu'on ne parle de privation dans le sens de la perfection, comme on appelle la non-forme ce qui est au-dessus de la forme, le non-étant ce qui est suressentiel, et le rien ce qui est véritablement inconnaissable en raison d'une transcendance qui le met au-dessus de tout.
Si donc l'un est l'ultime connaissable, le dernier de ceux qui d'une manière ou d'une autre sont connus ou soupçonnés, l'au-delà de l'un sera l'inconnaissable à titre premier et au sens absolu, inconnaissable en ce sens qu'il n'a pas même l'inconnaissable pour nature, qu'il n'est pas atteint comme inconnaissable et que nous ignorons même s'il est inconnaissable. Notre ignorance à son égard est en effet complète. Nous ne le connaissons ni comme connaissable ni comme inconnaissable.
Voilà pourquoi notre renversement est complet : nous n'avons contact avec lui en rien, car il n'est rien. Ou plutôt il n'est même pas cela : le rien. Il est donc ce qui n'est absolument pas, sous aucun rapport.
Ou alors il est au-delà de ce dernier terme, puisque celui-ci est la négation de l'étant, tandis que lui est la négation de l'un : tel est le rien. Mais < dira-t-on> le rien est vide, c'est la chute hors du tout. N'est-ce pas ce que nous concevons au sujet de l'indicible ? Oui, mais le rien s'entend en deux sens : celui qui est au-delà, celui qui est en-deçà. Car l'un a lui-même deux sens. Il y a le dernier un, celui de la matière et le premier, celui qui est plus ancien que l'étant ; si bien que le rien s'entendra aussi d'une part comme ce qui n'est même pas le dernier un, d'autre part comme ce qui n'est même pas le premier. C'est donc de cette manière qu'il faut entendre aussi l'inconnaissable et l'indicible en deux sens : d'un côté, comme ce qui n'est même pas la dernière chose que l'on puisse soupçonner, d'un autre côté, comme ce qui n'est même pas la première.
Le posons-nous donc comme inconnaissable pour nous ? Il n'y a à cela aucun paradoxe, et, s'il n'est pas impie de le dire, il sera inconnaissable pour l'intellect lui-même, tant révéré. Car tout intellect regarde vers l'intelligible, et l'intelligible est forme ou étant.
Mais peut-être la connaissance divine le connaît-elle, et peut-être est-il connaissable pour celle-ci, c'est-à-dire pour la connaissance unitive et suressentielle. Mais cette connaissance s'applique à l'un, et nous savons que lui est encore au-delà de l'un.
En un mot, s'il est connu, il sera avec les autres, et lui-même fera partie du tout. Entre lui et les autres, il y aura cela de commun: l'être-connaissable, et dans cette mesure il sera coordonné au tout.
De plus, s'il est connaissable, la connaissance l'embrassera, du moins la connaissance divine ; elle le déterminera donc. Or toute détermination pour finir remonte à l'un. Mais celui-là est au-dessus de l'un. Il est donc incirconscrit, et on ne peut absolument pas le voir, si bien qu'il est inconnaissable pour toute connaissance, même divine.
En outre, la connaissance a pour objets des choses connues comme étants, soit de par leur subsistence soit de par leur participation à l'un ; mais lui est au-delà de tout ceci. Or le connaissable est relatif à la connaissance et au connaissant. Celui-là aurait donc lui aussi, s'il était connaissable, relation et coordination avec ces sortes de choses.
Ajoutons que l'un aussi risque d'être inconnaissable, s'il faut que le connaissant soit autre que le connu, même si l'un et l'autre se trouvent dans le même sujet. Et dans ce cas l'un ne saurait se connaître lui-même, du moins le réellement un : car il ne comporte aucune dualité. Il n'y aura donc pas en lui de connaissant ni de connu, et on ne pourra pas dire non plus que le dieu, ne faisant que demeurer en repos selon l'un lui-même, et se joignant à l'un pur, se joint à lui selon une dualité : comment ce qui est double pourrait-il en effet se joindre à ce qui est simple ? S'il connaît l'un par l'un, et s'il y a d'une part l'un qui connaît, d'autre part l'un qui est connu, la nature de l'un, étant unique et étant quelque chose d'un, recevra chacun des deux ; par conséquent elle ne sera pas unie comme une chose différente est unie à une autre, comme le connaissant s'unit au connaissable, car elle n'est que cela seul : l'un. Ainsi même par la connaissance la nature de l'un ne sera pas divisée. Mais, ce qu'il en est de l'un, nous le verrons plus tard ; à plus forte raison ce qui n'est même pas un est-il inconnaissable.
Car Platon a raison de dire qu'il est impossible d'affirmer d'une part que l'on connaît, d'autre part que l'on ne connaît rien. Mais si l'ultime connaissable c'est l'un, nous n'avons aucune connaissance de quelque chose qui serait au-delà de l'un, en sorte que ce que nous débitons là est vain. A quoi on peut répondre que, sachant les choses que nous savons, nous savons aussi d'elles qu'elles sont indignes — s'il est permis de s'exprimer ainsi — du fondement premier. Car bien que nous ne connaissions pas encore les formes intelligibles, les images de ces formes qui se constituent en nous, nous les jugeons indignes de la nature de ces formes qui est indivise et éternelle, tandis que leurs images naissent en nous, divisées et changeantes de multiples manières ; et ignorant plus encore la concrétion des espèces et des genres, mais n'en possédant que l'image — concrétion de genres et d'espèces qui en nous sont à l'état de distinction achevée — nous soupçonnons que l'étant est quelque chose de tel. Or il n'est pas cela, mais quelque chose de plus parfait : le suprêmement uni.
Quant à l'un, nous le concevons désormais, non en contractant, mais en simplifiant le tout pour remonter jusqu'à lui ; et en nous, cette simplicité, en se constituant, ramène tout à l'un, mais il s'en faut de beaucoup qu'elle atteigne la simplicité parfaite qui est celle de là-bas ; car l'un et le simple en nous ne sont absolument pas ce dont nous parlons, et ils ne font qu'indiquer cette nature-là.
En recueillant ainsi dans l'intellect tout ce qui de quelque manière peut être connu ou soupçonné, en allant même jusqu'à l'un, nous jugeons légitime (s'il faut faire entendre ce qui ne souffre pas d'être dit, et concevoir ce qui ne peut être conçu), nous jugeons légitime cependant de poser comme fondement ce qui ne se prête à aucun rapprochement avec le tout, ne se coordonne pas avec lui et le transcende au point de ne même pas en vérité détenir la transcendance. Car ce qui est transcendant transcende toujours quelque chose, et n'est pas absolument transcendant, puisque ce qui est transcendant a relation à cela même qu'il transcende, et que d'une manière générale dans une prééminence quelconque il y a une coordination. Si donc on veut le poser comme un fondement réellement transcendant, qu'il soit posé comme n'étant même pas transcendant : cette dénomination en son sens propre n'est pas vraie en toute rigueur du transcendant ; dès qu'on le nomme ainsi on le coordonne déjà, si bien que, même cette dénomination, nous devons la nier de lui.
Mais la négation est un certain discours et ce qu'on nie est bien une réalité. Or, lui n'est rien. Il ne peut donc même pas être nié, ni d'une manière générale être énoncé, ni être l'objet d'une connaissance quelconque, si bien qu'il n'est même plus possible d'énoncer la négation. Mais le renversement complet de nos discours et de nos pensées, c'est là pour ce dont nous parlons un fantôme de démonstration. Et quelle sera la limite du discours, sinon un silence dont il n'y a pas moyen de sortir et l'aveu que nous ne connaissons rien des choses dans la connaissance desquelles, parce qu'elles sont inaccessibles, il ne nous est pas permis d'entrer ?
Est-ce qu'en se confiant à ces sortes de raisonnements on ne poursuivrait pas encore l'enquête sur ce point ? Si en effet nous voulons dire quelque chose de celui-là, à partir des choses d'ici-bas, voici ce que nous dirons : puisqu'en ces choses, à chaque ordre de réalité la monade commande la série qui lui est propre (il y a une âme et plusieurs âmes, un intellect et plusieurs intellects, un étant et plusieurs étants, une hénade et plusieurs hénades), ainsi le raisonnement exigera sans doute qu'il y ait un indicible et plusieurs indicibles, et il faudra dans ce cas que l'indicible engendre d'une manière indicible. Il engendrera donc une pluralité qui lui soit propre.
Ces propos et d'autres du même genre sont le fait de ceux qui ont oublié les apories dont nous avons parlé plus haut, à savoir qu'il n'y a rien qui soit commun à celui-là et aux choses d'ici-bas. Rien de ce qui est dit, pensé ou soupçonné ne saurait lui appartenir, et donc pas même l'un ni les plusieurs ni ce qui engendre ni ce qui produit ni quelque cause que ce soit ni une quelconque analogie ni une ressemblance. Il n'en est donc pas de celui-là — ou de ceux-là — comme des choses d'ici-bas ; ou plutôt il ne faut même pas dire celui-là, ni ceux-là ; il ne faut dire ni qu'il est un ni qu'il est plusieurs. Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de rester en silence en demeurant dans l'indicible sanctuaire de l'âme sans en vouloir sortir. Et s'il est nécessaire d'en indiquer quelque chose, il faut user des négations de ces caractères, dire qu'il n'est ni un ni plusieurs, ni qu'il engendre ni qu'il n'engendre pas, ni qu'il est cause ni qu'il ne l'est pas, nous servant de ces négations qui, à l'infini, je ne sais comment, se renversent elles-mêmes absolument.
Est-ce donc ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport que nous proclamons par notre bavardage ? C'est bien à cela en effet que s'appliquera aussi tout ce que nous disons, et pour finir le renversement du discours, comme le philosophe d'Elée nous l'enseigne.
La solution n'est pas difficile : nous avons déjà dit que le néant était posé dans le sens de l'imperfection, et celui-là dans le sens de la perfection. Ce qu'on nie n'est pas nié des deux côtés de la même manière : en haut le moins parfait est nié du plus parfait, s'il est permis de s'exprimer ainsi, et en bas le plus parfait est, si l'on peut dire, nié du moins parfait. Car ces négations portent sur la matière et sur l'un, mais de cette double manière dont nous avons parlé.
Cette difficulté est donc, comme je le disais, facile à résoudre. En voici une qui a déjà plus de force : si le non-étant absolu est une chute hors de l'étant, et une chute complète, et si par ailleurs l'un est au-delà de l'étant, et plus encore l'indicible, le non-étant absolu sera donc enveloppé par l'un qui s'étend jusqu'à ce qui est en-deçà ; il sera un, et de plus il sera indicible, car l'indicible est aussi en-deçà de l'un, comme il est au-delà. La réponse est que si ce qui est dit non-étant absolu n'est que privation de l'étant il participera de l'un et de l'indicible, sans qu'il y ait lieu de s'en étonner, car la matière est ce qui n'est absolument pas, quand on la considère selon l'un : là-bas en effet, l'un est au-dessus de l'étant, ici-bas il est après l'étant, et il n'y a rien d'absurde à ce que la matière participe aussi de l'indicible. Mais si ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport est entendu au sens où il n'est posé ni comme étant, ni comme un, ni comme indicible, ni affirmativement, ni négativement, ni selon le renversement, ni selon la contradiction, ni d'aucune autre manière absolument et sous aucun rapport (car c'est bien de quelque chose de ce genre que nous entretient l'Etranger d'Elée), le néant en ce sens est l'effondrement de tout ce que la pensée peut soupçonner d'une manière ou d'une autre, cela qui ne peut même pas être quoi que ce soit.
Est-ce donc que l'indicible, à la vérité, entoure tout le dicible à la manière d'une couronne, le dépassant en haut, étant en bas l'assise de tout ? Mais ce que nous disons là ne lui conviendra pas non plus. Car il n'est ni en haut ni en bas ; il n'y a rien de lui qui soit premier ni dernier, car en lui il n'y a pas non plus de procession ; il n'est donc pas le couronnement de tout, pas plus qu'il n'enveloppe tout, et le dicible n'est pas à l'intérieur de l'indicible, pas plus que l'un lui-même.
N'y aura-t-il donc rien qui vienne de lui dans les choses d'ici-bas ? Il faut poursuivre notre recherche sur ce point.
Comment se pourrait-il que rien ne vienne de lui, si le tout, de quelque manière que ce soit, vient de lui ? Ce dont chaque chose procède, elle en participe aussi. Elle tient de là, à défaut d'autre chose, cela même qu'elle est, elle puise son souffle à son principe propre et se convertit vers lui dans la mesure où elle le peut. Qu'est-ce qui pourra empêcher celui-là, en effet, de donner quelque chose de lui à ce qui vient de lui ? Y a-t-il quelqu'autre chose qui serve ici d'intermédiaire ? Comment ne serait-il pas nécessaire que toujours le deuxième soit plus proche du principe premier que le troisième, et le troisième plus proche que le quatrième, et, s'il en est ainsi, qu'il s'en éloigne moins, et dans ce cas qu'il demeure davantage à l'entour de cette nature-là, partant, qu'il se rende plus encore semblable à elle de manière à être apte à en participer, de manière enfin à en participer ? Et nous comment pourrions-nous avoir ces soupçons à son sujet (de quelque manière que nous les ayons) s'il n'y avait en nous quelque trace de cette nature, quelque chose qui pour ainsi dire nous presse d'aller à elle ?
Peut-être faut-il dire aussi qu'étant indicible elle communique à toutes choses une participation indicible selon laquelle il y a aussi en chacune quelque chose d'indicible. C'est ainsi que nous reconnaissons que les choses sont par nature plus indicibles les unes que les autres : l'un plus que l'étant, l'étant plus que la vie, la vie plus que l'intellect, et ainsi de suite selon le même rapport ou plutôt en sens inverse, si l'on remonte de la matière jusqu'à l'essence rationnelle, en considérant que les unes sont indicibles dans le sens de l'imperfection, et les autres dans le sens de la perfection, s'il est permis de s'exprimer ainsi.
Mais poser cela, c'est admettre une procession de l'indicible et un certain ordre indicible des choses qui ont procédé. Tout ce qui est dicible, nous le rapporterons aussi à l'indicible, si l'indicible, à tous les degrés, s'est divisé avec le dicible. Nous admettrons donc trois monades et de même trois nombres et non plus deux : le nombre essentiel, le nombre unitif, et le nombre indicible. Nous poserons ainsi dans l'indicible ce que nous en avions d'abord exclu : l'un et les plusieurs, un ordre entre des choses premières, moyennes et dernières, et, bien plus, manence, procession et conversion. D'une manière générale nous mêlerons dans une large mesure le dicible à l'indicible.
Mais si, comme nous l'avons dit, on ne doit rapporter à l'indicible dont nous voulons qu'il soit au-dessus de l'un et des plusieurs ni celui-là ni ceux-là, on ne doit donc pas poser non plus qu'autre est l'indicible antérieur aux plusieurs et autre l'indicible qui, dans la participation, s'est divisé avec les plusieurs. Il n'est donc pas participé, il ne communique pas quelque chose de lui à ceux qui viennent de lui, et nous ne dirons pas non plus que tout dieu est indicible avant d'être un comme il est un avant d'être essence.
Sans doute, si le discours, ici encore, en se renversant lui-même, fait apparaître celui-là comme indicible de toute manière, on pouvait aussi concevoir tout le contraire en partant des choses qui viennent après lui. Pourquoi nous étonner ? Nous rencontrerons d'autres apories du même genre à propos de l'un, et également à propos de l'absolument uni et de l'étant. Mais laissons celles-ci en attente.
Maintenant, au sujet de celui que nous avons posé en premier, il nous faut encore chercher ce qu'est la remontée vers lui et de quelle manière elle peut s'accomplir en partant des choses qui sont les dernières.
Que notre discours ait un caractère général et s'applique aussi aux autres principes et aux choses qui en procèdent, jusqu'aux dernières. Comme Parménide, en quête de l'un, est descendu vers tout ce qui de quelque manière est suspendu à l'un, ainsi nous suivrons dans sa procession celui que nous avons posé en premier, ou plutôt, en commençant par les choses qui sont parfaitement dicibles et connues par les sens, nous remonterons vers celles de là-bas, et nous amènerons comme dans un port, l'enfantement de la vérité jusqu'au silence qui entoure le premier. Comment donc, en prenant notre élan à partir des choses évidentes, parviendrons-nous à effectuer toute cette remontée ?
Il est un axiome que nous devons poser d'abord. Portés par lui, nous pourrons aller d'ici-bas là-bas, dans la mesure de nos forces aussi sûrement que possible.
Qu'il soit admis que ce qui par nature est sans besoin précède nécessairement ce à quoi il manque quelque chose. Car ce qui a besoin d'un autre est par nature nécessairement asservi à cela même dont il a besoin ; si deux choses ont un besoin réciproque l'une de l'autre, chacune des deux est déficiente, l'une sous un rapport, l'autre sous un autre, et ni l'une ni l'autre ne saurait être principe. Car ce qui est éminemment propre au principe véritable, c'est d'être sans besoin ; s'il avait besoin d'une chose quelconque, en cela il ne serait plus principe. Or il n'est requis pour le principe que d'être cela seul : principe. Il convient donc qu'il soit affranchi de tout besoin et n'admette rien qui lui soit antérieur ; or il admettra quelque chose avant lui, s'il y a en lui un besoin quelconque.
S'il a besoin de quelqu'une des choses qui sont avant lui, et qui serait plus proprement principe, il ne faudrait pas s'étonner, s'il demeure principe à l'égard de ce qui vient après lui, parce que de cela, du moins, il n'a pas besoin ; mais si d'une certaine manière il en avait besoin, il ne conserverait pas, à l'égard de ce qui vient après lui, la dignité de principe. Soit le corps revêtu de qualités. C'est pour nous en effet le premier dicible, c'est-à-dire le sensible. Mais est-il premier ? Il y a ici deux choses : le corps d'une part, et d'autre part le tel-que-voici qui est dans le corps comme dans un sujet. Laquelle de ces deux natures est antérieure à l'autre ? Celle qui est composée des deux a besoin de ses propres parties, mais aussi ce qui est dans un sujet a besoin de ce sujet.
Peut-être le corps sera-t-il principe, et faut-il voir en lui la substance première ? Non, c'est impossible.
D'abord le principe ne saurait rien s'adjoindre de ce qui vient après lui et procède de lui ; or nous disons que le corps est qualifié ; ce n'est donc pas de lui que vient la détermination qualitative, c'est-à-dire la qualité : elle s'ajoute à lui qui est autre qu'elle.
En second lieu, le corps est entièrement divisible, chacune de ses parties a besoin des autres et le tout a besoin de toutes ; il y a donc un manque en lui et dans les choses dont il est rempli, et il ne saurait être affranchi de tout besoin.
Ajoutons que s'il n'est pas un, mais uni, il a besoin de l'un qui crée en lui la continuité, comme le dit Platon. Mais le corps est quelque chose de commun et de tout à fait informe, comme une sorte de matière : il a donc besoin de recevoir ordre et forme afin de n'être pas seulement corps, mais un corps de telle qualité, par exemple de feu ou de terre, et, d'une manière générale, un corps ordonné et qualifié. Les déterminations qui surviennent en lui l'achèvent et l'ordonnent, à titre de formes ordonnant le substrat second, qu'on appelle matière seconde.
La détermination qui survient est-elle donc le principe ? Non ce n'est pas possible, car elle ne demeure pas en soi et ne subsiste pas seule ; elle est dans un sujet et a besoin de ce sujet.
Si l'on pose comme principe non le substrat lui-même, mais l'un des éléments qui sont en chaque chose, comme l'animal dans le cheval et dans l'homme, même dans ce cas chacun des deux aura besoin de l'autre : le sujet et ce qui est dans le sujet, ou plutôt l'élément commun, ici l'animal, et les caractères propres — raisonnable et privé de raison. Car les éléments ont toujours besoin les uns des autres, et ce qui est formé d'éléments a besoin des éléments eux-mêmes.
Bref, ce sensible qui s'offre à nous comme clair, ce n'est ni le corps, car par lui-même il ne meut pas le sens, ni la qualité, car elle ne possède pas d'étendue qui la rende commensurable au sens, pas plus qu'elle n'appartient à l'organe sensoriel qui est un corps.
Une chose est sûre : ce qui dissocie ou resserre le corps optique, ce n'est ni le corps ni la couleur, mais le corps coloré ou la couleur incorporée. Voilà ce qui met la vue en mouvement. Et en général, ce qui met le sens en mouvement, c'est le sensible c'est-à-dire un corps de telle qualité.
De cela une première chose résulte clairement, c'est que ce de telle qualité qui se surajoute au corps est incorporel. Car si c'est un corps, ce n'est pas encore sensible. Le corps a donc besoin de l'incorporel, mais l'incorporel a aussi besoin du corps : car lui non plus n'est pas sensible par lui-même.
Une autre conséquence est qu'ils ont une égale prééminence : aucun des deux ne présubsiste à l'autre. Mais, comme éléments d'un seul sensible, ils cosubsistent : l'un fournit l'étendue à ce qui est inétendu, l'autre introduit la variété des formes sensibles dans ce qui est sans forme.
Enfin, la troisième conséquence est que le composé des deux n'est pas non plus principe, car il n'est pas sans besoin. Il a besoin de ses propres éléments et de ce qui les rassemble pour que naisse une forme unique, la forme sensible. Ce n'est pas le corps en effet qui les rassemblera, lui qui sépare, ni la qualité, qui ne subsiste pas à part du corps en qui elle est, ou avec lequel elle se trouve. Mais il ne reste plus que la forme, laquelle est composée. Donc ou bien le composé se produit lui-même, ce qui est impossible car son tout n'incline pas vers soi mais se disperse en plusieurs sens, ou bien il n'est pas produit par soi, et il y aura alors un autre principe avant lui. Soit maintenant ce qu'on appelle nature, principe de mouvement et de repos, résidant en ce qui est mû et en repos par soi, et non par accident. Elle est en effet quelque chose de plus simple que les formes composées, dont elle est l'ouvrière.
Mais si elle est dans les choses mêmes qui sont son ouvrage, et aussi à part d'elles, elle ne subsiste pas avant elles, mais elle en a besoin pour être ce qu'elle est.
Admettons qu'il y ait en elle un privilège à leur égard : le fait, comme nous le disons, de les façonner et d'en être le démiurge. Toutefois elle n'est pas sans besoin, elle qui a son être avec elles, qui est en elles et n'en est pas séparable, qui est si elles sont, n'est pas si elles ne sont pas, car elle plonge entièrement en elles et ne peut élever au-dessus d'elles ce qu'elle a de propre. En effet ce qui fait croître, nourrit et engendre des êtres semblables, l'unité qui précède ces trois fonctions, la nature, n'est pas en son tout incorporelle. Elle est presque une qualité du corps, et n'en diffère qu'autant qu'elle donne au composé de pouvoir paraître en mouvement ou en repos en vertu d'un principe interne. La qualité du sensible procure ce qui paraît à la surface et tombe sous les sens, le corps fournit l'étendue à trois dimensions, et la nature l'activité naturelle qui procède de l'intérieur, qu'elle se déploie seulement selon le lieu, ou selon les fonctions de nutrition, de croissance et de génération d'êtres semblables. Cette nature, telle qu'elle apparaît dans les plantes, a déjà une certaine valeur, mais cette valeur, elle ne la tient certes pas d'elle-même puisqu'elle est incapable de s'arracher aux choses qu'elle a pour fonction d'organiser. Elle s'est donnée à elles tout entière selon son essence même. C'est bien une sorte de vie, elle est autre que le pur et simple corps naturel, qui se manifeste avec plus d'évidence que la nature qui en lui a été absorbée par lui, et dont l'activité est en un certain sens interne, mais ne consiste ni dans la nutrition ni dans la croissance ni dans la génération d'êtres semblables.
Mais elle aussi est inséparable de son substrat, et elle en a besoin, si bien qu'elle ne saurait être principe au sens propre puisqu'elle comporte le besoin de ce qui lui est inférieur. L'étonnant n'est pas qu'étant un certain principe elle ait besoin du principe situé au-dessus d'elle, mais qu'elle ait besoin des choses qui viennent après elle, dont, on pose qu'elle est le principe.
Réfutons par le même raisonnement celui qui poserait comme principe l'âme irrationnelle, soit sensible, soit appétitive. Car même s'il semble qu'elle possède quelque chose de plus séparable, dans ses activités de désir et de connaissance, néanmoins elle aussi est enchaînée au corps et il y a en elle quelque chose d'inséparable de lui, puisqu'elle est incapable de conversion vers soi et que son activité est confondue avec son substrat. Il est évident que telle est bien aussi son essence : si elle était indépendante et libre en elle-même, elle ferait montre d'une activité semblable, elle ne serait pas toujours tournée vers le corps, mais parfois reviendrait sur elle-même, et si elle était toujours tournée vers le corps, ce ne serait pas sans jugement ni examen d'elle-même. La plupart des hommes, dans leurs actions, même s'ils s'attachent aux choses extérieures, désignent néanmoins à leur propos le pire qu'il faut éviter : ils délibèrent sur la manière de les obtenir, et remarquent qu'ils ont besoin de délibération pour faire ou subir quelqu'une des choses qui paraissent des biens, et éviter quelqu'une de celles qui leur sont contraires. En revanche, les instincts des animaux sans raison sont uniformes et spontanés. Ils suivent les mouvements des organes, qui les poussent seulement vers les sensations agréables qui viennent des objets sensibles, et les détournent de celles qui sont pénibles. Si le corps prend part à la douleur et au plaisir, et s'il est mis, du fait de ces affections, dans certaines dispositions, il est évident que c'est mêlées aux corps que les activités de l'âme se déploient, et qu'elles ne sont pas purement psychiques, mais corporelles aussi. De même que ce qui dissocie ou resserre le corps optique, ce n'est pas la couleur seule, mais le corps coloré, comme l'action de couper n'est pas le fait du fer, dit Aristote, ni même de sa forme, mais du composé des deux, c'est-à-dire de la hache, du ciseau ou de l'épée, de même sentir et désirer appartiennent au corps animé ou à l'âme corporelle, bien qu'ici ce soit plutôt le psychique qui transparaisse à travers le corporel, et là le corporel qui domine selon la substance étendue en < trois > dimensions.
Ainsi, dans la mesure où elle a en quelque manière son être dans un autre, dans cette mesure l'âme irrationnelle a besoin de ce qui lui est inférieur ; et une telle chose ne saurait être principe.
Cependant, avant cette essence considérons quelque chose qui est bien une certaine forme séparable, qui est par soi et se retourne vers soi, celle par exemple de l'hypostase rationnelle. Notre âme s'arrête à considérer ses propres actions et elle se corrige elle-même, ce qu'elle ne ferait pas si elle ne se retournait pas vers soi, et ce qu'elle ne ferait pas si elle n'avait pas une essence séparable, ce qui est aussi l'opinion d'Aristote. Elle n'a donc pas besoin de ce qui lui est inférieur. Est-ce donc le principe le plus parfait ?
Mais elle ne met pas au jour toutes ses actions à la fois, et constamment la plupart d'entre elles lui font défaut ; or le principe ne veut aucun défaut, et c'est là une essence à laquelle manquent ses propres actes.
Mais, dira-t-on, cette essence est éternelle, elle est sans besoin, elle a en elle ses activités essentielles dont aucune ne manque, qui toujours accompagnent son essence, en vertu de ce qui en elle est automoteur et toujours vivant ; et celle-là sera principe.
Oui, mais l'âme prise en son tout est une forme une et une nature une qui, sous un rapport est sans besoin, sous un autre a des besoins. Or le principe est absolument sans besoin. L'âme, donc, celle qui produit des actions changeantes, ne saurait être principe, du moins principe au sens éminemment propre.
Il faut donc qu'avant elle il y ait un autre principe entièrement soustrait au changement selon l'être, la vie et la connaissance, selon toutes ses puissances et toutes ses activités, tel que nous disons être le principe immobile et éternel : c'est l'intellect lui-même, tant révéré, dans lequel Aristote a cru, après s'être élevé jusqu'à lui, avoir trouvé le principe premier. Quel manque y a-t-il, pour le principe qui rassemble en soi, dans leur intégralité, ses propres plérômes, et auquel on ne peut jamais rien ajouter ni retrancher qui change quoi que ce soit en ce qui lui appartient ?
Oui, mais il est lui-même un et plusieurs, tout et parties en lui sont des termes premiers, moyens et derniers. Les plérômes inférieurs ont besoin des supérieurs, les supérieurs ont besoin des inférieurs, et le tout a besoin des parties. Car si des choses sont relatives les unes aux autres, elles ont besoin les unes des autres et pour la même raison les premières ont besoin des dernières : aucune n'est en effet première par soi. Et dans ce cas, même l'un aura besoin des plusieurs, parce qu'il a son être dans les plusieurs, ou bien parce que cet un rassemble les plusieurs, et ainsi il n'est pas par soi, mais avec eux.
Le besoin a donc une large place jusqu'en ce principe qu'est l'intellect, car, engendrant en lui-même ses propres plérômes dont il est tout entier rempli à la fois, lui-même aura besoin de soi. Et non seulement l'intellect engendré a besoin de l'engendrant, mais l'engendrant aussi a besoin de l'engendré pour l'achèvement de celui qui, tout entier, s'engendre lui-même tout entier.
De plus, il est pensant et pensé, intelligible et intellectif, pensée de soi et pensée pour soi, et l'intellect est l'union des deux. L'intellectif a donc besoin de l'intelligible comme de l'objet propre de son désir, l'intelligible a besoin aussi de l'intellectif parce que lui-même veut être aussi intellectif, et le composé des deux a besoin de l'un et de l'autre. Même si le fait d'obtenir ce dont on a besoin est toujours avec le besoin comme l'ordre avec la matière, il est cependant un besoin qui par nature est coessentiel à l'intellect, de telle sorte que pour cette raison il n'est pas le principe au sens éminemment propre.
Peut-être faut-il ramener l'intellect au plus simple des étants, celui que nous appelons l'un-étant. Car là, il n'est absolument rien de différencié ; en lui ni pluralité ni ordre ni dualité ni conversion vers soi. Quel besoin pourrait se manifester dans l'absolument uni ? Quel besoin surtout d'une chose moins parfaite ? Car c'est là le point de départ de notre argumentation actuelle. C'est pourquoi c'est à ce principe comme au plus assuré, parce que le plus dégagé de tout besoin, que s'est élevé le grand Parménide.
Sans doute devons-nous penser avec Platon que l'uni n'est pas l'un lui-même, mais ce qui a subi l'action de l'un, et il est évident que sa place sera après lui. Cependant, le mode de notre démonstration actuelle indique que l'uni a en lui à la fois l' unifié (même si l' unifié finit par être absorbé par l'unifiant, il reste toutefois qu'il est uni), et l'un lui-même.
Que l'étant, formé d'éléments, selon l'avis exprimé par Platon 49 à propos du mixte, ait besoin de ses propres éléments, ou que, après s'être relâché à partir de la simplicité de l'un, il soit quelque chose de déterminé grâce à la mesure de l'un, qui ait une sorte de largeur et d'épaisseur, en produisant en soi et en même temps que soi ses propres éléments, qui sont je ne dis pas des éléments en train de se différencier, mais des éléments attachés à l'un de l'étant, encore pour ainsi dire fondus avec lui, et qui se sont projetés juste assez pour que celui-là ne soit plus un, mais uni : désormais il est essence au lieu d'être hénade. Voilà de quelle manière, en toute rigueur, on pourrait justifier le mixte, mais en prenant garde de ne pas composer le plus parfait d'éléments moins parfaits que lui, et en mettant le moins parfait avec le plus parfait, procédant de lui et demeurant en lui.
Dans ce cas, l'un qui est en lui a besoin du non-un qui est en lui, et le composé des deux a absolument besoin de chacun des deux. Si être répond à une notion, si être uni répond à une autre, si le tout est uni et étant, les deux notions ont besoin l'une de l'autre et le tout, celui que nous appelons un-étant, a besoin des deux. Si l'un est supérieur à l'étant, il aura besoin de l'étant pour constituer l'hypostase de l'un-étant ; et si c'est l'étant qui est au-dessus de l'un comme ce qui se surajoute à l'un, telle une forme s'ajoutant au mixte et à l'uni comme le caractère propre de l'homme s'ajoute à ce qui est à la fois animal, raisonnable et mortel, dans ce cas aussi l'un aura besoin de l'étant.
Si enfin, ce qu'il serait plus juste de dire, l'un s'entend en deux sens, s'il y a d'une part l'un qui est la cause du mélange et qui présubsistera à l'étant, d'autre part celui qui donne à l'étant son achèvement (sur ce sujet, plus tard s'il le faut, nous en dirons davantage), cependant même ainsi le besoin ne disparaîtra pas complètement de la nature de l'un, même le besoin de ce qui lui est inférieur, qui nous sert de critère dans ce mode de marche ascendante.
Mais enfin, venant après tous ceux-ci, l'un sera absolument sans besoin. En effet, il n'a pas besoin pour être de ce qui vient après lui (l'un véritable est en soi, à part de tout). Il n'a pas besoin non plus de ce qu'il y aurait en lui d'inférieur ou de supérieur (car il n'y a rien en lui en dehors de lui-même). Et il n'a pas davantage besoin de lui-même. Est un ce qui n'a même pas de dualité par rapport à soi, car cela même, le par rapport à soi, ne doit pas être dit de l'un véritable qui est absolument simple. Il est donc ce qui est au suprême degré dégagé de tout besoin. Il est donc principe de tout, il est cause, et il est bien cette fois le premier de tous.
Mais si on lui accorde ces trois caractères, il ne sera plus un. A cela on peut répondre qu'à l'un tout appartiendra selon l'un, ces trois caractères et tous ceux que nous affirmerons de lui, par exemple la plus absolue simplicité, le plus haut degré de puissance et de perfection, la propriété de tout conserver, le bien en soi ; et si on le dit tout, c'est selon la simplicité de l'un, car cette simplicité porte tout, et de plus elle a préalablement concentré en soi toute l'essence, et pour cette raison elle en détient tous les modes.
Si cela est vrai de l'un, au sens que l'on vient de dire, de cette manière aussi il aura besoin des choses qui viennent après lui, de celles du moins que nous lui rapportons d'une manière ou d'une autre. Car le principe est principe et on le dit principe de ce qui vient de lui ; il en est de même du causant pour les choses causées et du premier pour ce qui est rangé après lui ; c'est encore le cas de ce qui est simple selon la transcendance qui l'élève au-dessus des autres, du plus puissant si l'on envisage cette puissance dans sa relation avec les choses qu'elle domine, du bien enfin, du désirable et du principe qui conserve tout à l'égard des choses conservées et de celles qui désirent.
Et s'il est dit tout, ce sera selon l'anticipation de toutes choses en lui qu'il recevra cette appellation, anticipation selon l'un seulement, et qui cependant est la cause unique de tout, antérieure à tout, qui n'est pas autre que le tout mais qui n'en est la cause que selon l'un.
Ainsi, dans la mesure où il est seul, par là il est absolument sans besoin ; et en tant qu'il est absolument sans besoin, il est principe premier, et la racine la plus solide de tous les principes. Mais par là même qu'il est principe, de quelque manière qu'on l'entende, et cause première du tout, fondée avant tout et objet du désir de tous, par là il paraît en quelque sorte avoir besoin de ces choses mêmes auxquelles il a rapport. Il a donc, s'il n'est pas impie de le dire, une certaine trace de besoin la plus haute, comme inversement la matière est le dernier écho, le plus affaibli, de ce qui est sans besoin, du moins selon ce qu'il y a d'un en elle.
Mais le raisonnement semble ici se détruire lui-même : en tant qu'un, il est exempt de besoin, puisqu'il est apparu à la fois principe et un dans la mesure où il est exempt de tout besoin ; et pourtant, s'il est un, il est aussi principe, et si comme un il est exempt de besoin, comme principe il a des besoins. C'est donc en tant qu'il est sans besoin qu'il a aussi des besoins, mais non sous le même rapport : pour être ce qu'il est, il n'a besoin de rien, mais comme produisant et anticipant les autres, il en a besoin. Cela aussi est propre à l'un, si bien que selon l'un il a chacun de ces deux caractères. Il ne les a donc pas au sens où le langage les sépare en les nommant, mais il est seulement un et c'est selon l'un qu'il est aussi les autres et qu'il en a besoin. Et comment le besoin pourrait-il n'être pas en lui selon l'un, comme toutes les autres choses qui procèdent de lui ? Car le besoin est l'une d'entre elles.
Il nous faut donc chercher quelque autre chose qui n'ait absolument aucun besoin, sous aucun rapport. Elle sera telle qu'il ne sera même pas vrai de dire qu'elle est principe, ni même cela qui nous a semblé ce qu'on pouvait dire de plus auguste : ce qui est absolument exempt de besoin. Cela signifie en effet suréminence et transcendance au-dessus de tout. Car nous n'avons même pas jugé qu'il fût juste de l'appeler ce qui transcende toutes choses. Mais, avons-nous dit, il est l'absolument incompréhensible, qui nous réduit à un silence absolu. Car c'est bien là, pour ce qui est de notre recherche actuelle, le jugement le plus juste que notre pensée puisse former, si elle n'en exprime rien par la parole : c'est assez pour elle de ne rien proférer, révérant ainsi cette inconnaissance que nous n'avons aucun moyen de pénétrer.
Si nous montons de cette manière vers ce qu'on appelle le premier, ou plutôt vers ce qui est au-delà de tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, peut être posé, il existe aussi une autre voie : son principe n'est pas de placer dans l'ordre des valeurs ce qui n'a pas besoin d'un moins parfait avant ce qui en a besoin, mais de mettre ce qui a besoin d'un plus parfait au second rang, après cela même qui est plus parfait. Cela revient à donner partout le second rang à ce qui est en puissance, après ce qui est en acte ; car, pour passer à l'acte et ne pas rester en puissance d'une manière stérile, ce qui est en puissance a besoin de ce qui est en acte, et ce n'est jamais à partir du moins parfait que s'épanouit le plus parfait. Qu'avant toutes choses ce principe soit défini par nous selon les notions communes qui en tous sont droites.
La matière a donc avant elle la forme matérielle, parce que la matière tout entière est, en puissance, la forme, que ce soit la matière première que nous trouvons complètement dépouillée de forme, ou la matière seconde qui subsiste selon le corps sans qualité. Et on comprend que ce soit vers celle-ci, en premier, que se soient tournés ceux qui ont fait porter leurs recherches sur les choses sensibles : il leur a semblé qu'elles seules étaient la matière première. Ce qu'il y a de commun aux différents éléments les a portés à croire qu'il y a un corps sans qualité 5°, et il est évident que les qualités selon lesquelles les différences se constituent sont supérieures au corps sans qualité, comme des formes qui présubsistent à une matière.
Et quoi ? dira-t-on que les accidents sont supérieurs à l'essence ? Non, mais il n'est pas étonnant que les choses qui sont les unes avec les autres aient une égale prééminence les unes par rapport aux autres, et que participent les unes des autres celles qui ensemble contribuent à l'achèvement d'une réalité déterminée, la chose une issue de toutes.
Ensuite, la qualité s'entend en deux sens. Il y a d'abord la qualité essentielle, par exemple le feu en soi (par là j'entends la forme du feu), l'homme, et chacune des autres formes, en tant que chacune est un corps qualifié, et les éléments de chaque forme, ainsi pour le feu la chaleur et l'éclat, pour l'homme le mortel et le raisonnable, comme il a la station droite et la parole articulée. Pour chaque forme les plérômes de chacune sont ceux de l'essence ; en eux c'est la forme qui tout entière à la fois a qualifié le substrat second par la qualité spécifique, celle qui est dite purement et simplement qualité par rapport au corps sans qualité.
Il y a aussi une autre sorte de qualité, adventice et accidentelle ; celle qui, étant par essence en une chose, vient par accident s'ajouter à une autre, et dans tous les cas la qualité accidentelle survient en un corps qui a été qualifié dans son essence : d'où il suit que nécessairement elle sera inférieure au sujet qui la reçoit, puisque celui-ci est déjà spécifié et qu'il la précède.
Que le corps sans qualité soit qualifié d'abord par la qualité essentielle, c'est bien évident ; les accidents survenant par la suite, les formes spécifiques demeurent, qui chacune maintiennent le sujet corporel qui est le siège des accidents. Et c'est autour d'elles, parce qu'elles sont permanentes, que l'on considère le changement introduit par les accidents.
Ce n'est donc pas sans raison qu'avant le corps sans qualité nous plaçons le corps qualifié qui, pour cela, est déjà sensible, et ce monde-ci qui apparaît à nos sens.
Mais puisque parmi les corps de telles qualités, les uns ont un principe d'organisation interne, et les autres sont organisés du dehors comme les produits de l'art, il nous faut de plus concevoir la nature comme quelque chose de supérieur aux qualités, qui dans l'ordre des causes précède les qualités, comme l'art précède ses propres ouvrages.
Maintenant, parmi les corps qui ont un principe d'organisation interne, les uns semblent être sans plus, et les autres se nourrir, croître et engendrer des êtres semblables. Il y a donc quelque autre cause antérieure à la nature dont nous venons de parler, et cette cause est la puissance végétative.
Il est clair que toutes les choses qui se surajoutent au corps posé avant elles comme leur sujet, sont en elles-mêmes incorporelles, même si elles deviennent corporelles par participation au sujet en qui elles se trouvent, comme on les dit matérielles, et comme elles le sont, du fait qu'elles ont pâti de la matière. Donc les qualités, plus encore les natures, et la vie végétative bien davantage préservent en elles-mêmes le caractère de réalité incorporelle. Mais puisque la sensation nous révèle une vie moins obscure, celle des êtres qui désormais se meuvent localement en obéissant à leur instinct, il faut placer celle-ci avant celle-là, comme étant plus proprement principe et introduisant avec elle une forme meilleure : par nature l'animal, qui se meut lui-même, vient avant la plante enracinée dans la terre.
En toute rigueur, il n'est pas exact Que l'animal ne se de dire que l'animal se meuve lui-meut lui-même qu'en même, car il n'est pas automoteur apparence, et qu'il est tout entier et en toutes ses parties, mais en lui une partie meut, une autre est mue ; ce n'est donc qu'en apparence qu'il se meut lui-même. Il faut donc qu'avant lui existe l'automoteur véritable, celui qui par tout son être est à la fois moteur et mû, afin que l'automoteur apparent en soit l'image. L'âme qui meut le corps doit donc être posée comme une essence qui se meut elle-même en un sens plus propre.
Mais il y a deux sortes d'âmes : il y a l'âme rationnelle et celle qui est privée de raison. Que la sensation annonce l'âme rationnelle, c'est évident. Chacun de nous n'a-t-il pas une conscience de lui-même, plus claire ou plus obscure, quand il se tourne vers lui-même, quand il devient pour lui-même un objet de préoccupation et d'enquête, quand il est attentif à soi au niveau de la vie comme au niveau de la connaissance ? L'essence qui par le raisonnement est capable de cela et qui embrasse l'universel, c'est à juste titre qu'on la dira rationnelle.
Mais, objectera-t-on, l'âme irrationnelle elle aussi, même si on ne la voit pas s'engager dans ces opérations et raisonner sur elle-même, meut toutefois les corps d'un lieu à un autre, étant d'abord mue par soi, car elle produit tantôt une inclination, tantôt une autre.
Est-ce donc qu'elle se meut elle-même quand elle passe d'une inclination à une autre, ou bien est-elle mue par un autre, par exemple, comme on le dit, par l'âme universelle, douée de raison, qui est dans le monde ?
Mais il est absurde de dire que les activités de chaque âme irrationnelle ne viennent pas de cette âme elle-même, mais de celle qui est plus divine, et de dire cela alors qu'elles sont illimitées, indéterminées, mêlées à beaucoup de laideur et d'imperfection. Dire que les actions irrationnelles sont celles de l'âme rationnelle, cela revient à poser comme irrationnelle cette essence qui, en ce cas, produit les activités irrationnelles, sans compter qu'il s'agit ici de l'âme universelle.
Il est tout aussi absurde de poser une essence qui ne soit pas génératrice de ses propres activités. S'il est une certaine essence privée de raison, elle aura ses activités propres, qui ne lui seront pas données d'ailleurs, mais procéderont d'elle-même. Donc l'âme irrationnelle elle aussi se meut elle-même quand ses désirs et ses inclinations la portent tantôt dans un sens tantôt dans un autre.
Mais si elle se meut elle-même, elle revient sur elle-même, dans ce cas l'âme irrationnelle est séparable et elle n'est pas dans un sujet ; elle est donc rationnelle si elle regarde vers soi, car elle se verra elle-même si elle opère ce retour à soi. De fait, tendue vers les choses extérieures, c'est au dehors qu'elle porte ses regards, ou plutôt ce qu'elle voit, c'est le corps revêtu de couleurs, mais elle ne se voit pas elle-même, car en soi la vision n'est ni corps ni chose colorée ; elle n'opère donc pas de conversion vers soi, et elle n'est rien qu'irrationnelle. L'imagination non plus ne produit pas de représentation d'elle-même, mais de l'objet sensible, par exemple du corps coloré. Le désir irrationnel non plus n'est pas désir de soi, mais de tel désirable, par exemple d'honneur, de vengeance, de plaisir ou de richesse. L'âme irrationnelle ne se meut donc pas elle-même.
Mais peut-être meut-elle non au sens où elle se meut elle-même, mais au sens où elle se porte vers les choses extérieures, en ayant, pour ainsi dire, contact avec elles, en vertu d'un mouvement qui a en elle son point de départ. Peut-être est-elle automotrice en ce sens, parce qu'elle est mue à partir d'elle-même, et non par elle-même. C'est bien ainsi que le grand Syrianus estime qu'il faut entendre l'automoteur dont il est parlé en un sens plus général dans les Lois et dans le Timée. C'est pour cette raison que Timée déclare que les plantes ne se meuvent pas, parce qu'elles ne participent pas de l'âme automotrice comme les bêtes en participent, elles qui se meuvent selon le lieu. Mais il n'en est pas moins nécessaire que tout mobile soit mû ou par lui-même ou par un autre, et dans ce dernier cas de deux manières : ou bien par un moteur plus parfait, comme nous le disons des actions individuelles et réellement irrationnelles, ou bien par un moteur quelconque ; celui-ci ne peut être le sujet dans lequel l'âme se trouve, puisque ce sujet est un corps, et qu'au contraire il est mû par elle.
Peut-être les actions sont-elles mues par l'essence, et peut-être l'âme irrationnelle est-elle automotrice en ce sens, comme une essence qui engendre ses propres activités.
Mais d'abord ce sera un caractère commun à toute essence, et qui appartiendra aussi à celle que l'on dit mue par un autre, puisque le feu en ce cas lui aussi se meut lui-même, à titre d'essence engendrant ses propres activités individuelles ; il en est de même de la motte de terre, de la hache et ainsi de tout ce qui peut agir ; car c'est toujours de l'essence que procède l'activité propre. S'exprimer ainsi n'aurait aucun sens. Mais puisqu'on pose qu'une telle forme se trouve dans un sujet, peut-être ne faut-il pas prendre la forme en elle-même comme agissante, mais la prendre avec le sujet en qui elle est : car elle agit selon ce qu'elle est. Donc de même que, avons-nous dit, ce n'est pas la blancheur qui dissocie le corps optique, ni le corps non qualifié, mais l'union des deux, de même l'activité des sens n'est ni celle de la sensation incorporelle ni celle de l'appareil sensoriel qui est un corps, elle appartient à ce qui naît des deux comme à une seule et même essence composée, telle l'essence qui naît de la rencontre d'une matière et d'une forme.
Car l'appareil sensoriel n'est pas l'instrument mais le substrat de la sensation ; elle est en lui, mais elle n'use pas de lui comme on se sert d'un instrument. Si elle en usait, avant son instrument elle se serait mise elle-même en mouvement, pour mouvoir aussi son instrument. Mais en fait elle ne subsiste qu'avec son sujet et elle n'a aucune activité qui en soit séparable.
Qu'il soit donc admis que c'est le composé qui agit, mais que toutefois l'activité procède selon la forme, comme le ciseau du sculpteur selon la figure, comme ce qui dissocie l'organe de la vision appartient au corps blanc, mais selon la blancheur.
Qu'y a-t-il donc dans le composé qui soit moteur ? Qu'y a-t-il qui soit mû ? C'est l'âme, dira-t-on, qui meut et c'est le corps qui est mû.
Mais dans ce cas, il y aura d'un côté l'âme qui sera motrice à part du corps, et d'un autre côté le corps qui sera mû à part de l'âme. L'âme qui meut sera avant le corps mû, et elle aura une activité séparable, l'activité motrice, antérieure à celle du mobile.
Il ne faut donc pas poser d'un côté le moteur, d'un autre le mû, mais c'est le vivant dans son unité, corps capable de sentir ou sensation devenue corporelle, qui agit de cette activité qui semble automotrice. S'il y a une essence du vivant composé, il faut qu'elle ait aussi une activité composée qui convienne au vivant total, et qui soit elle-même totale, dans laquelle on voit à la fois quelque chose d'incorporel et quelque chose de corporel intimement mêlés, comme l'un et l'autre sont unis dans l'activité qui dissocie l'organe de la vision. C'est pourquoi nous sommes affectés par le corps blanc de deux manières : corporellement d'abord dans notre appareil sensoriel, parce que le corps optique est dissocié, et d'une manière incorporelle, parce que nous nous emparons de cette affection comme d'un objet de connaissance. Comme ce qui agit est composé, ainsi ce qui pâtit, la vue, est un composé issu d'une faculté de voir incorporelle, et d'un sujet qui est un corPs.Posons donc que dans la faculté de voir et d'une manière générale dans la sensation, il y a une forme d'automo-tion telle qu'elle n'agit pas par elle-même, puisqu'elle ne subsiste pas non plus par soi, mais que survenant dans le corps et le qualifiant, par la qualité plus précieuse qu'elle lui confère et par l'illumination qu'il en reçoit, elle achève de parfaire le tout qui semble ainsi se mouvoir lui-même.
Pourquoi n'est-ce là qu'une apparence ? Parce que le moteur et le mû ne forment pas une seule et même réalité indivise, mais qu'ils sont comme des essences séparées l'une de l'autre qui, par ailleurs, concourent, comme l'âme rationnelle et l'animal ou comme le corps qui nous sert de coquille et le corps pneumatique, ou comme celui-ci et le corps de lumière. Dans ces liaisons il y a d'une part ce qui meut, d'autre part ce qui est mû, parce qu'il n'y a pas là d'une part le sujet, d'autre part ce qui est dans le sujet. Mais quand il en est ainsi de la forme composée on ne dira, ni que chacun des composants agit de son côté (car aucun ne subsiste à part) ni que dans le composé une partie meut, une autre est mue : car alors de nouveau ils seront distincts dans leurs activités et par conséquent aussi dans leurs hypostases. Mais il y a un autre mode d'automotion,
dans lequel le composé est mû selon l'un des deux, par exemple la forme, qui semble alors être le moteur. Ce n'est pas que l'autre terme soit mû par la forme, mais le composé est mû selon la forme.
Veut-on qu'il soit mû par un autre ? Dans ce cas cet autre sera ou plus parfait ou moins parfait, et les mêmes arguments reviendront. Et s'il est mû par lui-même, la même chose sera à la fois motrice et mue, ce qui ne convient qu'à cela seul qui est indivis et incomposé.
En fait, comme il n'y a pas ici d'automoteur véritable, de la même façon il n'est pas vrai non plus que la même chose soit mue par elle-même et se meuve elle-même ; mais ce n'est qu'une apparence, parce qu'il y a quelque chose d'un et de simple selon quoi l'automoteur meut le composé, et celui-ci, en tant qu'il meut, est un ; mais il y a d'une part ce selon quoi le composé est mû, et d'autre part ce selon quoi il meut : l'ensemble des deux est la forme entière dans laquelle se trouvent à la fois ce selon quoi il est mû, et ce selon quoi il meut. Cette forme est composée selon l'un et l'autre à la fois, en vertu de la communication réciproque qui s'établit entre ces choses qui, dans la forme totale, jouent le rôle d'éléments. C'est par conséquent le tout qui meut et qui est mû, mais il ne se meut pas et il n'est pas mû par lui-même en son tout : il meut selon l'âme, il est mû selon le corps, mais il n'est mû ni par l'âme ni par le corps.
Il est facile de montrer quelle différence il y a entre ce par quoi et ce selon quoi. Car il y a deux sortes de mouvements : l'un se produit dans le mobile, en est une affection, l'autre est extérieur et, du dehors, communique le premier mouvement au mobile. C'est par ce dernier mouvement et selon le premier qu'une chose est mue. En effet, si c'était par le premier, ce mouvement-là communiquerait au mobile mû par lui un mouvement dont il serait lui-même la source ; ce mouvement serait donc l'affection du mobile, le mouvement selon lequel le mobile serait mû, et nous irions à l'infini.
Le même raisonnement, si on l'examine de près, sera vrai aussi de la vie. Il y a celle qui crée le vivant, et qui communique la vie à ce qui est vivifié par elle. Et il y a celle selon laquelle vit ce qui est vivifié par cette vie-là ; et si celle-ci aussi crée la vie, elle donnera une vie différente, et ainsi de suite à l'infini.
Il en est encore ainsi de la forme de l'automotion ; il y a celle par laquelle ce qui semble automoteur est rendu automoteur, et celle selon laquelle il semble se mouvoir lui-même : c'est l'affection par laquelle le mobile participe de l'automotion, inséparable de celui qui en participe.
La nature qui se meut elle-même est bien une vie de ce genre car elle est âme. Il y a aussi deux sortes d'âmes : celle qui engendre et celle selon laquelle l'animé a reçu son essence, l'animé ciui semble se mouvoir de lui-même en vertu d'un principe Interne ; et ce n'est pas ce par quoi il est mû qui est en lui, mais ce selon quoi, que nous appelons animation.
Mais peut-être pensera-t-on, en nous accordant cela, que ces caractères sont communs aussi aux plantes et aux objets inanimés, car la motte de terre se meut vers la terre d'un mouvement qui part de l'intérieur, et les plantes de même, car elles ont en elles l'âme végétative selon laquelle elles se nourrissent, grandissent et engendrent des êtres semblables. Les animaux sans raison se comportent encore de la même manière et ceux qui sont doués de raison de même, si bien qu'il n'est rien qui ne se meuve soi-même.
A qui nous fera cette objection nous répondrons que toute espèce d'être naturel et de végétal — et aussi tout animal — se meut d'un mouvement qui part de l'intérieur mais non de toute sorte de mouvement ; mais quand ils effectuent le mouvement local (c'est en effet le mouvement qui manifestement est automoteur), nous disons que sont mûs par un autre selon ce mouvement tous les êtres qui ne se meuvent pas de cette sorte de mouvement en vertu d'un principe interne.
Car si nous voulions distinguer l'automoteur par ce caractère selon lequel l'âme rationnelle est automotrice, les animaux sans raison, eux non plus, ne paraîtraient pas se mouvoir eux-mêmes car leur nature ne les porte pas à faire retour sur eux-mêmes ; ainsi la vue ne se voit pas elle-même, l'imagination n'imagine pas qu'elle imagine, la passion et le désir ont toute leur action entièrement tournée vers le désirable externe. C'est pourquoi nous disions qu'un tel automoteur agit du dedans au dehors ; son activité ne décrit pas un cercle qui le ramène à lui-même, elle se poursuit simplement en ligne droite. C'est bien là en effet la forme de cette vie, parce qu'elle est inséparable d'un sujet corporel tendu en ligne droite. Comme, selon la nature qui est en eux, le feu se dirige vers le haut et la terre vers le bas, comme, selon l'âme végétative, les plantes se nourrissent, grandissent, engendrent des plantes semblables, cette âme étant elle aussi en eux, ainsi les bêtes, selon la vie appétitive coessentielle à la forme de l'animal, qui est dans le corps naturel et doué de vie végétative, les bêtes donc selon cette vie, accomplissent un mouvement d'automo-tion purement irrationnel.
Si quelqu'un, en voyant de la raison dans les bêtes et en voyant qu'il leur échappe des actions raisonnables, jugeait qu'elles aussi participent de l'automoteur premier et pour cela possèdent une âme qui fait retour sur soi, nous serions peut-être d'accord avec lui pour en faire des êtres raisonnables, mais avec cette réserve que ce ne serait pas par essence mais par participation, et à un degré très faible. On pourrait dire dans le même sens que l'âme rationnelle est intellective par participation parce qu'elle produit toujours les notions communes naturellement droites.
En tout cas nous poserons le séparable dans son extension, et nous dirons qu'ici ce caractère domine et qu'ailleurs domine celui-là. Les termes extrêmes sont l'absolument séparable, telle la forme rationnelle, et l'absolument inséparable, telle la qualité. Au milieu, il y a la nature qui, outre ce qu'il y a en elle d'inséparable, offre un faible reflet du séparable, et l'âme rationnelle qui touche au séparable, car elle semble d'une certaine manière subsister par elle-même, à part de son sujet, d'où la question de savoir si elle se meut elle-même ou si elle est mue par un autre. Il y a en elle une trace importante d'automo-tion. Mais ce n'est pas là le véritable mû par soi, capable de retour sur soi, et pour cette raison absolument séparé de son sujet. Quant à l'âme végétative, elle est d'une certaine manière dans une situation intermédiaire : c'est pourquoi les uns jugent qu'elle est une âme, tandis que pour les autres elle est nature. Mais c'est une question qu'il faudra examiner ailleurs plus amplement. Pour le moment, en voilà assez sur ce point.
Revenons à notre objet : un tel automoteur intimement lié à ce est mû par un autre, comment serait-il premier ? Il ne peut en effet ni se constituer lui-même ni à la vérité se parfaire lui-même, mais pour chacune de ces deux fins il a besoin d'un autre. Ce qui réellement se meut soi-même est antérieur à lui : par exemple la sensation, ou plutôt l'évidence phénoménale nous offre ici l'automoteur humain, et il est clair que c'est maintenant à partir de lui que nous saisirons toute forme rationnelle car notre propos est de saisir les propriétés des choses d'une manière plus globale.
Ce qui est automoteur au sens propre est-il donc principe et n'a-t-il besoin d'aucune forme plus parfaite ? Mais ce qui meut est toujours, par nature, antérieur à ce qui est mû et d'une manière générale toute forme, pure de son contraire, subsiste en elle-même, avant celle qui est mêlée à son contraire, et la forme pure est cause de celle qui est mélangée. Car la forme qui est coessentielle à une autre a aussi son activité mêlée à celle de l'autre, si bien que ce qui a pour caractère d'être à la fois moteur et mû se constituera soi-même comme automoteur, ce qu'il ne fera pas s'il meut seulement. En effet l'automoteur n'est pas seul. Or toute forme doit aussi toujours être seule, en sorte que c'est aussi le cas pour ce qui meut sans pourtant être mû. C'est qu'il est absurde qu'existe ce qui est seulement mû, comme le corps, mais que ce qui meut seulement ne soit pas antérieur au composé. Car il est évident que ce qui meut seulement lui sera supérieur, puisque l'automoteur lui-même est plus parfait dans la mesure où il meut, que dans la mesure où il est mû.
Il faut donc que le moteur immobile soit premier, comme est troisième ce qui est mû et ne meut pas. Entre les deux est l'automoteur, dont nous dirons qu'il a besoin du moteur afin de se rendre capable de mouvoir. Son aptitude à se mouvoir lui-même, qu'il la tienne de lui-même, si l'on veut ; de toute manière, s'il est mû, il ne demeure pas en repos, dans la mesure du moins où il est mû, et s'il meut, il faut que, dans la mesure où il meut, il meuve en demeurant en repos.
Mais le demeurer, d'où le tiendra-t-il donc ? Car ce qu'il tient de lui-même c'est, ou bien seulement le fait de se mouvoir, ou bien celui de demeurer et de se mouvoir à la fois en un même tout. Mais demeurer simplement, d'où cela lui vient-il ? De ce qui demeure simplement, et c'est là nous le savons la cause immobile. Avant l'automoteur il nous faut donc poser l'immobile.
Examinons donc si l'immobile est principe au sens le plus propre et comment il peut l'être. L'immobile est autant de choses sur le mode de l'immobilité que l'automoteur sur le mode de l'automotion. Car rien de ce qui se meut soi-même ne peut être premier, pour les raisons que nous avons dites. Or chacune des réalités qui sont dans l'automoteur est un automoteur ; donc avant chacune d'elles présubsiste pour chacune une réalité immobile.
Pour exprimer clairement ce que je veux dire, laissant de côté le reste, je ferai porter mon développement sur trois points. Car dans l'âme qui se meut elle-même, il est trois choses au moins qui se font voir : l'essentiel, le vital et le cognitif ; et il est clair que chacune de ces trois choses se meut elle-même, puisque le tout est un tout qui se meut lui-même.
Ainsi, selon les mêmes rapports, avant chacune, il y a pour chacune, le terme immobile qui lui correspond : donc le plé-rôme immobile de ces trois formes subsiste aussi, soit qu'on les considère comme tout à fait séparées mais pourtant unies les unes aux autres en l'âme qui se meut elle-même, soit qu'on les considère à l'état d'union parfaite, telle qu'il n'y ait en elles rien de distinct. Mais chaque forme prise en elle-même sera seulement automotrice. Elle ne sera certes pas immobile aussi. Or il faut, pour chacune, un immobile, qui demeure en soi, puisque nous avons dit de chaque forme automotrice qu'elle n'était pas première.
Et, par ailleurs, la différenciation immobile subsistera nécessairement avant la différenciation automotrice. L'immobile est donc à la fois un et plusieurs, à la fois uni et différencié. Nous avons nommé l'intellect.
Il est évident qu'en lui l'uni est, par nature, antérieur au différencié et plus précieux que lui. Car la différenciation a toujours besoin de l'union, mais l'union en revanche n'a pas besoin de la différenciation. L'intellect ne possède pas l'uni pur de son contraire, car la forme intellective est, en un seul et même tout, coessentielle au différencié. Ce qui est uni sous un certain rapport a donc besoin de ce qui est purement uni. Ce qui est avec un autre a besoin de ce qui est en soi, et ce qui est par participation a besoin de ce qui est de par sa propre subsis-tence. L'intellect, parce qu'il est autoconstitué, se produit lui-même comme uni et différencié tout à la fois ; il est donc sous les deux rapports pris ensemble. Ainsi selon l'uni pur il sera produit à partir de l'uni pur qui n'est rien qu'uni. Et avant ce qui est formel, il y aura l'incirconscrit, non encore différencié en formes, ce que nous appelons l'uni, ce que les philosophes ont appelé l'étant et qui contient les plusieurs en une concrétion une qui présubsiste aux plusieurs.
Arrêtons-nous ici pour reprendre haleine, et examinons la question de savoir si l'étant est bien le principe de tout, objet de notre recherche. Que pourrait-il y avoir en effet qui ne participe pas de l'étant, dès lors que, du fait qu'elle est, toute chose est inférieure à l'étant même ?
Mais si ce dernier est l'uni, il sera second après l'un et c'est en participant de l'un qu'il est devenu uni. Bref, si nous concevons que l'un est une chose et que l'étant en est une autre et si l'étant est antérieur à l'un, il ne participera pas de l'un ; il sera donc exclusivement plusieurs, et d'une pluralité infiniment de fois infinie. Si par ailleurs l'un est avec l'étant, l'étant sera aussi avec l'un : ils seront au même rang ; dans ce cas, ou bien ils se sépareront l'un de l'autre et il y aura deux principes (l'absurdité dont nous avons parlé se produira alors), ou bien ils participeront mutuellement l'un de l'autre, ils seront tous les deux éléments ou parties d'une autre réalité née des deux, et il y aura quelque chose aussi pour les rassembler. Si l'un, parce qu'il est un, a uni l'étant à lui-même (car on pourrait aussi dire cela), l'un agira avant l'étant afin de rappeler l'étant à lui et de le tourner vers lui. L'un subsiste donc en soi dans son autonomie, avant l'étant. Ajoutons que le plus simple est toujours avant le plus composé. Si donc l'un et l'étant sont pareillement simples, il y aura deux principes. Ou, s'il n'y a qu'un seul principe issu des deux, ce principe sera composé. Avant lui il y aura donc le simple et l'absolument incomposé, qui sera ou un ou non-un. S'il est non-un, ou il est plusieurs, ou il n'est rien. Mais le rien, s'il faut entendre par là le vide absolu, n'est qu'un vain mot ; s'il faut entendre l'indicible, celui-là n'est même pas simple. Si par non-un on entend les plusieurs, ce non-un n'est pas simple. Car le simple veut être non-plusieurs selon la privation des plusieurs. Pour nous résumer, il n'est pas possible de concevoir un principe plus simple que l'un. De toutes les manières donc, l'un est antérieur à l'étant.
Mais pour nous éloigner de ces raisonnements et reprendre la méthode ascendante, après être montés jusqu'à l'uni, jusqu'à ce qui, quel que soit le nom qu'on lui donne, est complètement uni, de là remontons jusqu'à l'un, allant du participant au participé.
Celui-là est donc le principe de tout. S'étant élevé jusqu'à lui, Platon n'a pas eu besoin, dans ses raisonnements, d'un autre principe. Car ce principe indicible n'est pas principe des raisonnements ni des connaissances : ce n'est ni celui des vivants, ni celui des étants, ni celui des uns, mais c'est le principe de tout, au sens absolu, et son rang l'élève au-dessus de toute pensée. C'est pourquoi il n'a donné aucune indication à son sujet. Mais de l'un il a nié tout le reste, sauf l'un lui-même. Car, à la fin, c'est l'être-un qu'il nie, ce n'est pas l'un. La négation elle-même, il l'a niée à son tour, mais non l'un. Il a nié le nom, la notion et toute connaissance. Que pourrait-on dire de plus ? L'étant lui-même, il l'a nié entièrement dans son intégralité ; admettons qu'il ait nié aussi l'uni et l'unitif et si l'on veut, les deux principes, l'illimité et la limite. Mais Platon n'a certes nié, nulle part et en aucun sens, l'un qui est au-delà de tout ceci. C'est pourquoi, dans le Sophiste, il le pose comme un antérieur à l'étant et, dans la Répubiiques4 bis, comme le bien, au-delà de toute essence ; cependant il est laissé un, seulement.
Ou bien donc il est connaissable et dicible, ou bien il est inconnaissable et indicible ; ou bien encore en un sens il est connaissable, en un autre sens, il ne l'est pas. Car il se pourrait qu'on puisse, par le moyen des négations, s'exprimer à son sujet, bien qu'il soit indicible, par une affirmation. Et encore une fois, par ce qu'il y a de simple dans la connaissance, il pourrait être connu ou soupçonné, mais pour ce qui en elle est composé, il se pourrait qu'il reste absolument inconnaissable. C'est pourquoi il ne se laisserait pas saisir, même par la négation.
En un mot, en tant qu'il est posé comme un, il est coordonné par là, en un sens, aux choses qui, de quelque autre manière, sont posées. Car il est la cime de celles qui subsistent selon la position. Toutefois l'indicible, l'inconnaissable, l'incoordonné, le non-posé ont en lui une large place, mais les caractères contraires apparaissent aussi. Or ceux-là sont supérieurs à ceux-ci. Les choses pures de leurs contraires et celles qui sont sans mélange présubsistent partout à celles qui sont mélangées. En effet ou bien c'est selon la subsistence que les plus parfaites sont dans l'un — et en ce cas comment leurs contraires seront-ils en même temps là-bas ? — ou bien c'est selon la participation, et les choses les plus parfaites viendront d'ailleurs, du premier qui soit tel.
Avant l'un il y a donc ce qui est absolument et entièrement indicible, non posé, non coordonné, qui ne peut être saisi par la pensée d'aucune manière, ce vers quoi tendait cette méthode ascendante de raisonnement qui passe par ce qu'il y a de plus évident, en ne laissant de côté aucun des intermédiaires, des plus élevés jusqu'au dernier de tous.
Mais de cette manière, c'est par le moyen des caractères que nous avons procédé et nous n'avons pas encore montré la grandeur, la perfection, la capacité d'enveloppement universel des principes premiers, tels que l'uni, l'un, l'indicible.
Il faut nous engager dans cette voie, dans la mesure de nos forces. Prenons donc la première chose parfaite que les dieux eux-mêmes ont offerte à nos sens pour nous indiquer la perfection invisible, intelligible, unitive et indicible.
Ce monde-ci est parfait, composé de choses parfaites, comme nous le voyons ; ce que nous voyons, c'est ce qu'il y a de sensible en lui. Mais il est évident que ce qui est en nous présubsiste aussi en lui. Il ne peut se faire que le ciel possède ce qu'il y a en nous d'inférieur, le corporel et le substrat du corporel (le corps n'existe pas par soi, mais dans un sujet), et qu'il ne possède pas, lui qui est plus parfait, ce qu'il y a de supérieur en nous.
Il aura donc la nature qui lui convient, non celle qui meut vers le bas et vers le haut, mais celle qui meut en cercle". Car ce mouvement, pour lui, est selon la nature.
Il aura aussi la vie qui est meilleure que ce mouvement, la vie végétative, non, je présume, celle qui fait croître, nourrit et engendre des êtres semblables qui, dans une sorte de flux et de reflux, naissent puis périssent, à moins que nous n'entendions cela dans un autre sens qu'il n'est pas nécessaire d'introduire ici. Mais il s'agit de cette vie qui, en demeurant toujours identique spécifiquement et numériquement, effectue et maintient une plénitude et une croissance qui se confondent avec sa nature. Elle n'est pas en train de croître, elle a d'ores et déjà fini de croître. Et si l'on considère de plus la génération de ses irradiations propres, celles-là aussi elle les a d'ores et déjà engendrées, effectuant là-bas toutes ces choses et les maintenant sur un mode analogue à la vie d'ici-bas.
Ce monde aura donc aussi l'âme irrationnelle et non pas seulement, comme on le dit, l'âme sensitive. Il possèdera l'imagination céleste, convenable au divin, toujours ordonnée, qui, au-dedans d'elle-même, domine les sensibles. Il possèdera aussi l'âme appétitive, qui est là-bas, quoique sur un autre mode, irascible et concupiscible. En tant que concupiscible l'âme jouit de la vie facile des dieux, et elle est toujours dans l'heureuse condition du vivant. En tant qu'irascible elle puise sa joie dans la transcendance parfaite et auguste qui convient naturellement au vivant cosmique.
Si l'homme est un animal raisonnable, attaché à une âme qui raisonne, de toute nécessité, le monde lui aussi sera quelque chose de tel, sur un mode bien supérieur, il possède donc aussi la cause automotrice véritable comme principe directeur. Et ainsi le mouvement circulaire qu'il effectue n'est pas seulement physique, il est encore volontaire, et il est évident qu'il est toujours ordonné et que jamais il ne manque d'atteindre sa fin propre. C'est ce que nous suggère l'observation astronomique de la révolution du monde.
Qu'il soit donc admis que l'activité automotrice qui, à chaque moment devient autre, effectue en vertu de ses changements propres l'identité indéfiniment répétée du mouvement circulaire. Mais ce qui est toujours le même, dans le même, autour du même et vers le même 61, ce qui reste parfaitement exempt de différence en ce qui diffère, sans changement en ce qui change, immobile en ce qui est en mouvement, qu'est-ce donc qui donne cela à l'univers?
Car l'âme automotrice produit des actions changeantes et, si elle meut, en même temps elle est mue. D'où vient donc au monde ce qu'il a d'immobile ? S'il est perpétuel, la cause de sa perpétuité sera ce qui est absolument immobile et toujours immobile. Et s'il est un vivant dont la durée est très longue (posons cela pour le moment...), la cause en sera ce qui en ce temps demeure toujours dans l'identité selon les mêmes rapports, sans différence, allant du même au même, dans un seul et même ordre, se mouvant circulairement d'une seule et même manière. Qu'en tout ce temps le monde n'ait subi aucun changement ni aucune déviation, ce serait impossible s'il n'était uni à quelque cause complètement immobile. Il fallait donc que, dans l'univers aussi, ce qui se meut soi-même fût suspendu à l'immobile, qui donne au monde son ordre propre et sa vie immuable.
De plus, l'âme du monde, parce qu'elle est la première des réalités encosmiques, est toujours parfaite et toujours bienheureuse. Et cela elle n'aurait pu le tenir d'elle-même (car c'est elle qui fait subsister ce qui change), mais elle a participé de la cause immobile qui est établie en elle.
Si elle possédait, du fait de son automotion, ce qui est toujours en mesure et ordonné, peut-être l'âme humaine elle aussi serait-elle toujours parfaite. Car elle se meut elle-même et certes elle se meut toujours et elle est immortelle. Dans ses actions changeantes elle n'est pourtant pas toujours immuable, car une grande distance la sépare de l'immobile.
Si d'une manière générale il a été montré que l'immobile est antérieur à ce qui se meut soi-même, il faut donc qu'avant l'automoteur cosmique soit préétabli l'immobile cosmique propre à l'organisation immuable du monde antérieur à lui, de même qu'avant chaque vivant divin présubsiste l'immobile propre à chacun qui correspond à son caractère particulier.
Mais afin de ne pas passer trop de temps maintenant sur ces questions qui comportent beaucoup d'incertitudes, avant le tout qui se meut soi-même nous poserons le tout immobile. Car je présume, il n'est pas possible que l'inférieur soit universel et le supérieur partiel. Il y aura donc un monde immobile antérieur à celui qui se meut lui-même. Selon le même rapport aussi, avant le monde divisé il y aura celui qui est ramassé et uni, qui est selon l'union tout ce qu'est, selon la distinction, le monde plurifié et dont nous venons de dire qu'il est immobile. Mais il est encore bien plus, si l'on peut parler ainsi.
De ce monde caché nous sommes remontés à l'un lui-même. Qu'on ne le prenne pas comme un minimum ou comme quelque caractère déterminé, comme lorsqu'on se borne à dire une forme, un intellect, un dieu ou plusieurs, ou tous les dieux. Mais c'est une chose immense que l'un, l'un pur lui-même, capable d'embrasser toutes les choses qui viennent de lui, ou plutôt qui est toutes celles-là selon l'un lui-même, l'un antérieur à toutes. Ce monde est plus indicible que celui qu'on appelle monde caché, lui qui ne souffre même plus d'être appelé monde mais tout-un indifférencié. A la vérité, il n'est même pas tout, il est l'un qui précède tout et enveloppe tout dans l'absolue simplicité qui est la sienne.
Si telle est la grandeur de l'un, il faut soupçonner que l'indicible est tel qu'il soit, de toutes choses ensemble, l'enveloppement un et indicible. Indicible — tellement indicible qu'il ne soit même pas un, qu'il n'enveloppe même pas et qu'il ne soit même pas indicible. A son égard, que notre discours téméraire trouve ici son terme, et demandons aux dieux qu'ils pardonnent cette ardeur présomptueuse.
« De nos jours, le nom de Barsanuphe peut bien rappeler à quelques lecteurs de Dostoïevski la silhouette du starets défunt évoquée dans Les frères Karamazov. Mais hors des églises d’Orient, qui connaît seulement l’existence du saint moine ayant été le premier à illustrer ce nom au sixième siècle dans le sud de la Palestine ?
Égyptien d’origine, Barsanuphe était venu s’enfermer dans un monastère non loin de Gaza, où il s’acquit bientôt une renommée extraordinaire par la sainteté de sa vie et ses dons éminents de maître spirituel, de prophète et de thaumaturge. Surnommé “le Grand Vieillard” et secondé par son disciple Jean devenu son émule, il était assidûment consulté par beaucoup de moines et de laïcs du voisinage, voire même par les évêques de la région. Les deux reclus n’en gardaient pas moins jalousement la rigueur de leur claustration et les échanges se faisaient par écrit.
De cet abondant courrier, les moines de Solesmes ont recueilli et traduit en français tout ce qui subsiste dans une dizaine de manuscrits grecs ou géorgiens. »
Je retiens une belle suite de lettres (n° 72 à 123) adressées à « André, Vieillard malade », dont je n’avais pas retenu à première appréciation qui en relevait un grand nombre qu’elles avaient un même destinataire.
Noter la transmission silencieuse suggérée !
72 (V 168) Un vieillard malade, du nom d’André, qui vivait dans la retraite au monastère, confessa au même Grand Vieillard une de ses fautes secrètes, rendant grâces en même temps d’avoir obtenu d’habiter près de lui et lui parlant aussi d’une maladie corporelle. Réponse de Barsanuphe :
Si tu crois vraiment que c’est Dieu qui t’a amené ici à dessein, confie-lui ta détermination, jetant sur lui tout son souci (Ps 54, 23 ; I P 5, 7), et lui-même disposera ce qui te concerne comme il le voudra. Mais si tu hésites au sujet d’une chose quelconque, d’une maladie corporelle ou de passions de l’âme, tu devras t’en soucier comme tu l’entends. En effet, lorsqu’on a tout abandonné à Dieu et qu’on souffre un peu, le doute dit toujours : « Si je prenais soin de mon corps, peut-être ne souffrirais-je pas de la sorte ! » Jusqu’à la mort celui qui s’est donné à Dieu doit s’en remettre à lui de tout son cœur, car il sait mieux que nous ce qui nous convient pour l’âme et pour le corps. Et tout ce qu’il laisse souffrir à ton corps, c’est autant d’allègement de tes fautes qu’il te procure. Dieu ne te demande donc rien d’autre que l’Action de grâces, l’endurance et la supplication pour le pardon des péchés. Vois quel orgueilleux je suis, les démons se jouent de moi, et, pensant avoir de la charité selon Dieu, je me laisse aller à te dire : Je porte la moitié de ton fardeau maintenant, et, pour l’avenir, Dieu viendra encore à notre secours. Je parle comme quelqu’un qui perd la tête. Car je me sais faible, impuissant et dénué de toute bonne œuvre, et cependant ma hardiesse ne me permet pas de désespérer. J’ai en effet un Maître au cœur plein de bonté, miséricordieux et ami de l’homme ; il tend la main au pécheur jusqu’à son dernier souffle. Attache-toi à lui, et lui-même en toute chose fera mieux que nous ne saurions le demander ou l’imaginer (Ep 3, 20). À lui la gloire dans les siècles. Amen. Pardonne-moi, mon frère, et prie pour moi.
73 (V 169) Au reçu de ces mots du Grand Vieillard : « Je porte la moitié de ton fardeau », André, attristé de ce qu’il ne lui avait pas annoncé la rémission complète, s’adressa une seconde fois à lui, le suppliant avec instance de la lui accorder totale par le Christ. Réponse de Barsanuphe :
Je suis étonné que ta charité, frère, n’entende rien aux choses de la charité selon Dieu. En premier lieu, Dieu sait que je me tiens pour « terre et cendre » (Job 42, 6), un rien du tout, absolument. Si toutefois il m’arrive de dire à quelqu’un quelque chose qui soit au-dessus de mes mesures ou au-dessus de mon pouvoir, c’est que je parle sous la motion de la charité du Christ, sachant bien que je me suis dit un rien du tout et un serviteur inutile (Luc 17, 10). Puisque tu n’as pas compris ce que je t’ai dit, que je porte la moitié de tes péchés, sache-le donc, j’ai fait de toi mon associé. Je ne t’ai pas dit en effet : « Je porte le tiers et te laisse porter plus que moi, un fardeau plus lourd. »
Par ailleurs, pour bannir l’amour-propre j’ai dit ce que j’ai dit, et je n’ai pas dit : « les deux tiers », me montrant plus fort que toi ; car une telle façon de parler eût été de la vaine gloire. Je n’ai pas dit non plus : « Je porte le tout. » Cela est réservé aux parfaits, devenus frères du Christ qui a donné pour nous sa vie et qui aime que ceux qui nous aiment fassent cela dans une charité parfaite. De plus je t’aurais fait étranger à l’œuvre spirituelle, si je n’avais pas parlé comme je l’ai fait. Je n’ai donc pas la vanité de m’attribuer le tout, et je ne te jalouse pas non plus, puisque je t’ai fait participant de l’heureuse conversion. Si nous sommes frères, divisons en parts égales la fortune de notre Père, et ainsi il n’y aura pas d’injustice. Que si tu veux jeter le tout sur moi, par obéissance, cela aussi je l’accepte. Pardonne-moi ; l’excès de charité me mène au radotage. Que cependant cela soit pour ta joie dans le Christ Jésus notre Seigneur. À lui la gloire dans les siècles. Amen.
74 (V 170) Du même demandant au même Grand Vieillard de prier pour lui à cause de la maladie qui lui est survenue. Réponse de Barsanuphe :
L’Écriture dit : « Nous sommes passés par le feu et l’eau, et tu nous en as tirés pour nous faire reprendre haleine » (Ps 65, 12). Il faut que ceux qui veulent plaire à Dieu passent par quelques tribulations. Comment proclamerons-nous les saints martyrs bienheureux à cause des souffrances qu’ils ont endurées pour Dieu, si nous ne pouvons supporter une fièvre ? Dis à ton âme affligée : « Ne vaut-il pas mieux pour toi une fièvre que la géhenne ? » Ne perdons pas courage dans la maladie, car l’Apôtre a dit : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12, 10). Considérez que « Dieu scrute les reins et les cœurs » (Ps 7, 10). Tenons bon, supportons, soyons les disciples de l’Apôtre qui dit : « Patients dans la tribulation » (Rm 12, 12). Rendons grâces à Dieu en tout (1 Th 5, 18), afin que ne se vérifie pas pour nous la parole : « Il te louera quand tu lui auras fait du bien » (Ps 48, 19). Et si, ton corps étant bien soigné, tu as cependant pour ton épreuve une petite souffrance, pourquoi ne te souviens-tu pas de Job disant : « Nous avons reçu des mains du Seigneur les biens, et nous n’en recevrions pas aussi les maux ? » (Jb 2, 10). Considère que ceux qui veulent en tout le bien-être s’entendront dire : « Vous avez reçu vos biens pendant votre vie » (Lc 16, 25). Ne nous relâchons pas. Nous avons un Dieu miséricordieux qui connaît mieux que nous notre faiblesse ; et si, pour nous éprouver, il nous envoie la maladie, du moins avons-nous l’Apôtre qui nous fournit le baume, lorsqu’il dit : « Dieu est fidèle, il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces ; mais avec la tentation il fera aussi résulter que vous puissiez la supporter » (1 Co 10, 13). Le Seigneur donnera de la force et au malade et à ceux qui le servent, et les œuvres de vous tous, de l’un et des autres, seront à la gloire de Dieu. Soyez attentifs au terme de l’endurance, ne désespérez pas, ne vous découragez pas. Car Dieu est proche, lui qui dit : « Je ne te délaisserai ni ne t’abandonnerai » (He 13, 5). Croyez-moi, frères, la vaine gloire me domine. Étant malade, jamais je ne m’arrêtais ni ne délaissais mon travail manuel, bien que me soient venues de grandes maladies ; et la vaine gloire déployait toute sa ruse au moment même où j’entrais dans sa cellule et ne laissais pas la maladie venir jusqu’à moi. Et je suis chagriné, voulant l’endurance et ne sachant quoi endurer. Il ne me vient pas d’affliction, et je languis tandis que j’entends : « Celui qui endurera jusqu’au bout, celui-là sera sauvé » (Mt 10, 22). Mais priez afin que je continue à m’accrocher à l’espoir du salut qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur.
75 (V 171) Le même Vieillard, encore malade, supplia le même Grand Vieillard de prier pour lui, afin qu’il obtînt le secours de Dieu. Réponse de Barsanuphe :
Ayant Dieu, ne crains pas, mais jette tout ton souci sur lui, et lui-même s’occupera de toi (Ps 54, 23 ; 1 P 5, 7). Ne sais-tu pas que « si cette tente, notre demeure terrestre, vient à être détruite, nous avons une maison qui est l’ouvrage de Dieu, une demeure éternelle, qui n’est pas faite de main d’homme et qui est dans les cieux » (2 Co 5, 1) ? Crois sans hésitation, et Dieu t’aidera, car il est miséricordieux. À lui la gloire. Priez pour ma faiblesse par charité.
76 (V 172) Le même Vieillard, cohabitant avec un frère, malade lui aussi, demanda à l’Autre Vieillard de prier pour lui.
Réponse de Jean [de Gaza] :
Le Seigneur a dit : « C’est par votre constance que vous sauverez vos âmes » (Lc 21, 19). Et à sa suite l’Apôtre a dit : « Vous avez, en effet, besoin de constance » (He 10, 36). Et le prophète : « Avec constance j’ai attendu le Seigneur et il s’est penché vers moi » (Ps 39, 2). De plus notre doux Maître, Dieu, a dit : « Celui qui tiendra bon jusqu’au bout, celui-là sera sauvé » (Mt 10, 22). Tous les deux, demeurez dans la patience, rendant grâces et considérant la sainte force de Dieu qui vous vient d’en haut, car tout cela est pour votre épreuve. Prêtez attention aux paroles que nous disons : « Examine-moi, Seigneur, et éprouve-moi » (Ps 25, 2). Priez pour moi, je vous en supplie par la charité selon Dieu.
77 (V 173) Demande du même au Grand Vieillard : La pensée me vient que je ne puis être sauvé, aussi prie pour moi, Père miséricordieux, et dis-moi ce que je dois faire, étant dans l’impossibilité de jeûner. Réponse de Barsanuphe :
Que le Dieu du ciel et de la terre te donne ainsi qu’à moi, l’indigne, de trouver miséricorde à cette heure-là et de nous présenter avec assurance à son redoutable et glorieux tribunal. Frère bien-aimé, ayant un tel Dieu miséricordieux, ne te laisse pas aller au désespoir, car c’est la grande joie du diable. Sois donc confiant dans le Seigneur, car personne, persévérant jusqu’à sa fin en ce lieu-ci, ne sera rejeté du bercail des brebis du Christ, notre Dieu. Certains y sont, en effet, qui ont une grande familiarité avec Dieu et qui ne rougissent pas de lui demander que ne soient pas séparés d’eux ceux qui demeurent avec eux en ce lieu béni, mais que, comme ils demeurent ensemble en « ce lieu que Dieu s’est choisi pour que son nom y soit invoqué » (12 DT, 11), ils soient aussi ensemble dans l’au-delà. Ne crains donc pas, très cher. Car tout faible que je suis et en dessous de tout, j’ai néanmoins la conviction que tu es compté et enrôlé dans le troupeau béni du Christ. À combien plus forte raison les Pères, les saints de Dieu, dignes de lui, en sont-ils persuadés ? Attends donc avec patience le Seigneur et espère en lui (Ps 26, 14 ; 36, 5). Et pour ce qui est du jeûne corporel, ne te chagrine pas, car il n’est rien sans le spirituel. En effet, ce n’est pas ce qui entre dans l’homme sans volupté qui souille l’homme, mais ce qui en sort (Mc 7, 15). D’autre part Dieu a donné au moine le discernement comme pilote. Discerne donc, bien-aimé, à qui Dieu demande l’aumône, au pauvre ou au riche ? Voici en effet ce qu’il dit : « Ne cesse pas de faire du bien à l’indigent, selon ce que tu as sous la main » (Pr 3, 27). Ce n’est donc pas de ceux qui sont malades corporellement que Dieu exige l’ascèse, mais de ceux qui sont forts et bien portants de corPs.Condescends donc un peu à ton corps, et il n’y aura point de faute ; car Dieu n’exige pas cela de toi, puisqu’il sait la maladie qu’il t’a envoyée. Aussi rends-lui grâces en tout (1 Th 5, 18), car « l’action de grâces plaide en faveur de l’impuissance de l’homme auprès de Dieu » (N 637, Sent. Nouv. p. 151). Dépouille donc le vieil homme avec les convoitises, et revêts le nouveau qui a été créé selon Dieu (Ep 4, 22-24). Et puisses-tu exulter de joie dans le Seigneur, te réjouissant à tout moment avec ses saints ! Qui concevra, qui pourra découvrir l’ineffable joie des saints, l’indicible bonheur, la lumière incomparable ? Comment, alors qu’ils sont encore ici-bas, il leur révèle ses mystères admirables, glorieux, la gloire et le repos qui les attendent, et comment il détache leur esprit de ce monde, si bien qu’ils se voient toujours dans le ciel avec le Christ et ses anges ! La faim ne les affecte pas, ni la soif, ni aucune autre chose terrestre ; car ils sont libérés de toutes les charges, passions et fautes de cette vie ; et, en d’autres termes, selon la parole de l’Écriture, où est leur trésor, là aussi est leur esprit (Mt 6, 21). Celui qui en est là, sait ce qu’il entend. Et que puis-je faire, moi qui n’ai rien fait de bien ? Mais je ne désespère pas, car Dieu est puissant pour nous ranger parmi ceux qui trouveront miséricorde, dans le Christ Jésus notre Seigneur. Avec lui et le Saint-Esprit, la gloire est au Père dans les siècles. Amen.
Que le Seigneur écoute ses vrais serviteurs et vous envoie bientôt sa grande miséricorde ; et à moi, qu’il donne de comprendre et « de parvenir à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 4). Prie pour moi et embrasse ton frère et compagnon de service, en le suppliant de faire la même chose pour ma petitesse.
78 (V 174) Demande du même au même Grand Vieillard : J’ai de violents rhumatismes aux pieds et aux mains, et je crains que cela ne vienne des démons. Dis-moi donc, Père, s’il en est ainsi, et ce que je dois faire, car je suis très affligé de ne pouvoir jeûner et d’être contraint de prendre très souvent de la nourriture. D’autre part, comment se fait-il que je voie en songe des bêtes sauvages ? Je t’en prie, maître, par le Seigneur, envoie-moi une petite part de ta sainte nourriture et de ton eau, afin que par elle je reçoive consolation. Réponse de Barsanuphe :
Ne t’attriste pas, mon bien-aimé, cela ne vient pas des démons, comme tu le crois, mais ce rhumatisme est une correction de Dieu, qui nous profitera si nous lui rendons grâces. Job n’était-il pas un véritable ami de Dieu ? Et que n’a-t-il supporté en rendant grâces et en bénissant Dieu ? Et la perfection de son endurance l’a conduit à une ineffable gloire (Jc 5, 11). Eh bien ! toi aussi, endures un peu et « tu verras la gloire de Dieu » (Jn 11, 40). Pour le jeûne, ne t’afflige pas ; car, comme je te l’ai déjà dit, Dieu n’exige rien au-dessus de nos forces. Qu’est-ce, en effet, que le jeûne, sinon un châtiment du corps, afin que le corps en bonne santé soit réduit en servitude et qu’il soit affaibli quant aux passions ? Car il est dit : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort (2 Co 12, 10). Or la faiblesse est au-dessus de la correction, et pour celui qui la supporte avec constance et Action de grâces, elle sera comptée comme tenant lieu de pratique ascétique, et même davantage. Au lieu donc d’affaiblir le corps par le jeûne, le corps s’affaiblit de lui-même. Rends grâces de ce que tu es délivré du labeur de l’ascèse. Si donc tu manges dix fois, ne t’attriste pas, tu n’encours pas de condamnation. Car cela ne vient ni de l’action des démons ni du relâchement de l’esprit ; mais c’est pour notre épreuve et pour le profit de notre âme.
Quant aux rêves de bêtes sauvages, ce sont des fantasmes des démons qui veulent par là te tromper et te faire croire que ta maladie vient d’eux. Mais Dieu les rend inoffensifs par la parole de sa bouche (2 Th 2, 8), grâce aux prières des saints. Amen. Et ne t’attriste pas, car « Dieu corrige celui qu’il aime, et il fustige tout fils qu’il reconnaît pour sien » (Pr 3, 12 ; He 12, 6). Et j’ai confiance que, pour cette souffrance physique, Dieu te fera miséricorde selon sa volonté. Que le Seigneur te donne la force et le courage de la supporter. Amen. Je t’envoie un peu d’eau de la cruche de notre bienheureux Père Euthyme, et je t’envoie aussi une petite part de ma nourriture, afin que tu bénisses ma nourriture. Prie pour moi, très cher.
79 (V 175) Demande du même à l’Autre Vieillard : Père, prie pour ma très grave maladie, et dis-moi, au sujet du régime alimentaire, si ce n’est pas un scandale que je mange brièvement et fréquemment. Et pour la psalmodie, dans quelle mesure dois-je l’omettre ? Car je n’ai pas la force de psalmodier. Maître, plante-moi, arrose-moi (1 Co 3, 6-8) et explique-moi ce qu’a dit notre Père saint : « Dieu te fera miséricorde ». Me l’a-t-il dit de la mort ? Réponse de Jean [de Gaza] :
Même si je gardais le silence, je le garderais parce que je n’ai rien à dire ni quoi que ce soit de bon. Pourquoi demandes-tu du pain à celui qui mange des gousses ? Mais je te le dis, encore que je ne sois rien, je me réjouis avec toi de ce que t’a écrit notre Père béni. Voici donc qu’il te nourrit de la solide nourriture du pain spirituel ; qu’as-tu besoin de mon lait aqueux qui provoque le dégoût ? Ni l’Écriture ni les Pères n’ont interdit la condescendance pour le corps, celle qui n’est pas pour le plaisir, mais selon la discrétion. Lors donc que tu manges et ne bois ni par intempérance ni par plaisir, ainsi que je te l’ai déjà dit, ce ne sera pas pour ta condamnation ni pour le scandale de certains. Car de ces choses, le Seigneur a dit qu’elles ne souillent pas l’homme (Mc 7, 15).
Pour la psalmodie ou la liturgie, ne t’afflige pas, car Dieu ne l’exige pas de toi à cause de la maladie. Qui veille sur soi s’afflige soi-même dans l’ascèse pour le Seigneur et son propre salut. Tu as donc l’affliction de la maladie au lieu de l’affliction de l’ascèse. Par ailleurs, pour la maladie, ne te décourage pas. Dieu ne t’abandonnera pas, mais il la réglera selon sa science et ton utilité, en sorte que tu ne sois pas éprouvé au-dessus de tes forces. Ce n’est pas de la mort que le Vieillard a parlé jusqu’à présent, mais de la miséricorde que Dieu fera à ta charité. Je t’exhorte donc à supporter comme il te l’a dit, et réellement « tu verras la gloire de Dieu » (Jn 11, 40).
Enfin pour la plantation, si celui qui plante et arrose n’est rien du tout — et tu m’attribues l’un et l’autre —, tu as, au lieu de moi qui ne suis rien, Dieu qui fait grandir (1 Co 3, 7), qui protège et qui agira avec toi selon sa miséricorde. Jouissant donc de sa bonté, sois en lui courageux et fort (31 DT, 6) et prie pour moi afin qu’en moi aussi se réalise sa miséricorde.
80 (V 176) Le même Vieillard, accablé par la maladie, demanda de nouveau au même Vieillard de prier pour lui. Réponse de Jean :
Ta maladie est pour ton épreuve. Supporte dans l’action de grâces, et promptement Dieu aura pitié de toi. Je vous embrasse dans le Seigneur, vous suppliant de prier pour moi.
81 (V 177) Le même adressa encore la même demande au Grand Vieillard. Réponse de Barsanuphe :
Voici que le frère Jean a dit : « Promptement Dieu aura pitié de lui. » Moi, le dernier de tous, qu’ai-je à dire ? Je me réjouis aujourd’hui encore, et j’ai confiance que Dieu lui enverra aujourd’hui un soulagement, par les prières de ses saints. Priez pour moi, bien-aimés.
82 (V 178) Après cette réponse, soudain, le jour même, il guérit. Il envoya des remerciements au Vieillard, en lui annonçant les miséricordes de Dieu venues par lui. Réponse de Barsanuphe :
Notre Seigneur Jésus-Christ a dit à ses disciples et apôtres, lorsqu’il leur donna de se réjouir : « Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis en mon nom, mais de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux » (Lc 10, 20). De même, si nous aussi, pour le secours procuré au corps au nom de Dieu et du directeur de nos âmes Jésus-Christ, nous crions en bondissant de joie, qu’en sera-t-il lorsque notre âme obtiendra la totale purification de toutes les passions en son nom glorieux et redoutable ? Combien de voix, de langues, de bouches, de cœurs, de pensées pourront lui rendre en retour la gloire convenable ? Et je pense que cela ne se trouvera même pas parmi les esprits, car la divinité est incompréhensible. À elle la gloire, le pouvoir et la puissance dans les siècles. Amen.
83 (V 179) À ce vieillard un frère disait : « Voici que par les prières des saints, tu as été renouvelé, Vieillard ! » Et lui de répondre : « Toutes les fois que tu me dis cela, même si c’est la quatrième, j’ai remarqué que les démons me broient le corps. » L’Autre Vieillard fut interrogé à ce sujet. Réponse de Jean :
Il y a là de l’envie et un manque de foi. De l’envie, car les démons ne supportent pas volontiers le bien qui est fait à l’homme. Un manque de foi aussi, en ce que, voyant la maladie, il doute en son cœur.
84 (V 180) Demande du même au même Vieillard : Comment ? Dis-moi, Père, si c’est nous qui manquons de foi, ou si ce sont les démons qui nous portent au manque de foi. Réponse de Jean :
Les démons par envie sèment le manque de foi. Si donc nous l’acceptons, nous devenons leurs suppôts et leurs consorts.
85 (V 181) Demande du même au Grand Vieillard : Père, quand je suis soulagé de la maladie, comment faut-il passer la journée ? Réponse :
Réjouis-toi dans le Seigneur, je le répète, réjouis-toi (Ph 4, 4). Tu viens de me faire plaisir par ta demande, à moi et plus encore à Dieu et à ses anges. À propos de ce que tu m’écris, le Seigneur dit : « Il fallait faire ceci, sans omettre cela » (Mt 23, 23). Tu dois psalmodier un peu, réciter un peu par cœur, examiner et surveiller un peu les pensées. En effet, celui qui a de nombreux mets à son déjeuner prend beaucoup de plaisir à manger. Mais celui qui mange d’un seul mets chaque jour, non seulement n’a pas de plaisir, mais même probablement s’en dégoûtera vite. Ainsi en est-il ici. C’est aux parfaits qu’il appartient de s’accoutumer à prendre chaque jour du même mets sans en avoir de dégoût. Donc pour la psalmodie et la récitation par cœur, ne t’y astreins pas, mais fais selon la force que le Seigneur te donnera. Quant à la lecture et à la prière, ne t’en prive pas, un peu de l’une, un peu de l’autre, et ainsi tu passes la journée en faisant plaisir à Dieu. En effet, nos Pères, qui étaient parfaits, n’avaient pas de règle précise ; car, toute la journée, leur règle était de psalmodier un peu, de réciter un peu par cœur, d’examiner un peu leurs pensées, de s’occuper un peu de leur nourriture, et cela selon la crainte de Dieu, car il est dit : « Tout ce que vous faites, faites-le pour la gloire de Dieu » (1 Co 10, 31). Que le Seigneur Jésus nous garde de tout mal. Amen.
86 (manque dans V) Demande du même au même Vieillard : Comment faut-il examiner les pensées, et comment éviter la captivité (des passions) ? Réponse :
Examiner les pensées, c’est, quand vient la pensée, observer ce qu’elle engendre. Je te donne un exemple : Suppose que quelqu’un t’a outragé, et que tu es harcelé par la pensée de lui faire des remontrances. Dis donc à la pensée : « Si je lui parle, je le troublerai, et il sera fâché contre moi. Mieux vaut donc supporter un peu, et cela passera. » S’il s’agit non d’une pensée que l’on a contre un homme, mais d’une pensée mauvaise que l’on a en soi-même, alors il faut examiner la pensée et dire : « Où aboutira cette pensée mauvaise ? » Et la pensée de Dieu te dira : « C’est dans la géhenne qu’aboutit la pensée mauvaise », et celle-ci te laissera tranquille. Et pour toutes les pensées, fais la même chose : aussitôt que la pensée survient, examine-la et retranche-la. Quant à la captivité, il faut beaucoup de vigilance, afin que, comme le disent les Pères, si elle entraîne ton esprit à la fornication, tu le diriges vers la pureté ; si c’est à la gourmandise, tu le portes vers la tempérance ; si c’est à la haine, tu le diriges vers la charité. Et de même pour les autres passions. Ne t’attriste pas, car tu vas trouver miséricorde, selon les promesses que tu as reçues. En effet, « si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur » (Rm 14, 8).
87 (V 182) Demande du même au même Grand Vieillard : Dis-moi, Père, à quel degré de perfection appartient la prière incessante (1 Th 5, 17), et si je dois avoir une règle. Réponse de Barsanuphe :
Réjouis-toi dans le Seigneur, frère ; réjouis-toi dans le Seigneur, bien-aimé ; réjouis-toi dans le Seigneur, cohéritier. Prier sans cesse appartient au degré de l’impassibilité. On expérimente alors la venue de l’Esprit, qui enseigne toutes choses ; toutes choses, donc aussi ce qui concerne la prière. L’Apôtre dit en effet : « Nous ne savons que demander pour prier comme il faut, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements ineffables » (Rm 8, 26). Pourquoi t’aurais-je parlé précédemment des édifices de Rome, alors que tu n’y étais pas encore arrivé ? L’homme qui vit dans la retraite, surtout s’il est alité, n’a pas de règle. Sois comme un homme qui mange et boit selon qu’il en a envie. Ainsi quand il t’arrive de lire et que tu vois de la componction dans ton cœur, lis tant que tu le peux. De même pour la psalmodie. Garde bien de toutes tes forces l’Action de grâces et le « Seigneur, aie pitié », et n’aie pas de crainte. « Car les dons de Dieu sont sans repentance » (Rist 11, 29).
88 (V 183) Le même, ayant été, après son retour à la santé, pris de douleurs d’estomac, envoya demander au même Grand Vieillard de prier pour lui, disant : À partir de minuit, ma bouche se dessèche, ainsi que mes paupières, mes mains et mes pieds ; et, lorsque je m’éveille, au moins pendant une heure, tout mon corps tremble en commençant par l’estomac ; et ensuite je me désagrège et je deviens comme du torchis. Je voudrais dire un psaume, et de bouche je ne le puis pas ; si j’essaie de le dire de cœur, le sommeil me prend. Finalement je ne sais plus que faire, me voyant empêché dans l’œuvre du salut. Je t’en supplie donc, Père, par le Seigneur, prie pour moi et dis-moi ce qu’il en est. Réponse de Barsanuphe :
Il y a là en cause, d’une part, une petite maladie d’estomac, mais aussi, d’autre part, le poids qui vient de l’action des démons. Méprise donc les deux. Il est dit en effet que « ceux qui sont au Christ, ont crucifié la chair avec les passions et les convoitises » (Ga 5, 24). Voici donc que les Vieillards prient pour ta charité ; toi aussi, pleure un peu dans ta prière encore en rendant grâces à Dieu et en demandant miséricorde, et il te fera miséricorde. Car nous avons un Maître très miséricordieux et un Père compatissant. Et personne n’est capable, ni parmi les puissances d’en haut, ni parmi ses vrais serviteurs d’ici-bas, de dire convenablement sa bonté, comment il a soif de faire miséricorde au genre humain. Mais c’est pour cela qu’il est longanime à notre égard, afin de faire croître notre endurance en vue de notre salut, comme il nous l’a appris en disant : « votre endurance vous sauverez vos âmes » (Lc 21, 19). Ne te décourage donc pas, frère, car Jésus a commencé à réaliser avec toi sa grande miséricorde. À lui la gloire. Amen. Prie pour moi.
89 (V 184) Demande du même à l’Autre Vieillard : Pour quelle raison notre Père a-t-il dit : « Jésus a commencé à réaliser avec toi sa grande miséricorde » ? Réponse de Jean :
Il a voulu parler du progrès et du profit considérable qu’il y a pour ton âme à te trouver en cette société avec laquelle tu dois ressusciter en ce jour-là, dans une grande joie, si tu gardes jusqu’au bout l’endurance et l’Action de grâces.
90 (V 185) Demande du même au Grand Vieillard : Je le crois, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que vous délierez sera délié (Mt 18, 18). Je t’en prie, Père, par la miséricorde de Dieu, viens en aide à ma faiblesse, car je suis gâteux de corps et d’âme et je fais souffrir les frères avec lesquels j’habite. Et demande à Dieu qu’il m’accorde de faire par moi-même ce qui m’est nécessaire, afin que mes frères ne portent pas mes fardeaux. Je crois en effet que tout ce que tu demandes à Dieu, il te l’accorde. Compatis à ma faiblesse, Père, et pardonne-moi. Réponse de Barsanuphe :
Frère, « ta petite clef ouvre ma porte » (Alph. Pierre le Pionite 2), car je suis insensé et je ne supporte pas de cacher les merveilles de Dieu. Et alors, si quelqu’un entend mes paroles, stupéfait, il ne dit rien d’autre que ceci : « Il radote ». Il ne sait pas reconnaître que « tout est possible à Dieu et rien ne lui est impossible (Jb 42, 2). De même donc qu’il a exercé sa puissance par les premiers de ses disciples pour mettre debout le paralytique (Ac 9, 33-34) et pour ressusciter Tabitha qui était morte (Ac 9, 40), de même il le peut aussi par ceux de notre temPs.Je parle en sa présence et je ne mens pas, je connais un certain serviteur de Dieu, en notre génération, dans le temps présent et en ce lieu béni, qui peut aussi ressusciter les morts au nom de notre Maître Jésus, et chasser les démons, guérir des incurables et faire d’autres prodiges non moins que les apôtres, comme l’atteste celui qui lui a donné le don ou plutôt les dons. Et en effet que sont ces choses à faire au nom de Jésus ? Mais il n’use pas de sa propre puissance, puisqu’il peut aussi arrêter les guerres, fermer et ouvrir le ciel à l’exemple d’Élie ; car le Seigneur a partout de vrais serviteurs qu’il n’appelle plus esclaves, mais fils (Ga 4, 7), et si l’Ennemi porte envie, par la grâce du Christ il ne peut nuire en rien. En effet le navire traverse les troisièmes vagues, le soldat les combats, le pilote la tempête, le cultivateur le mauvais temps, le voyageur les brigands, et le moine atteint la perfection dans la solitude. Qui ne dira, en entendant ces propos démesurés, que je déraisonne ? Et vraiment je déraisonne. Mais je ne porte pas témoignage sur moi-même, mais sur autrui. Et si quelqu’un veut dire que je radote, comme je l’ai dit, qu’il le dise. Et si quelqu’un veut s’efforcer d’arriver à ce degré, qu’il n’hésite pas. Je dis cela à ta charité pour la convaincre qu’elle peut réaliser ce que tu veux ; si en effet nous avons demandé pour toi et si Dieu t’as octroyé les biens célestes, ineffables, éternels, ce que l’œil n’a pas vu, ni l’oreille entendu, ni le cœur de l’homme soupçonné, ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment (1 Co 2, 9), — et ces biens seront à toi si tu gardes ce qui t’a été transmis —, combien plus, pour les souffrances corporelles, est-il aisé de prier Dieu et d’obtenir la grâce que tu ne sois plus malade ni tourmenté un seul jour ? Mais Jésus sait mieux que nous ce qui est convenable et utile à l’homme : pour l’un, recevoir le salaire de la constance à l’exemple de Job (Jc 5, 11) ; pour d’autres, recevoir le salaire du service à l’exemple d’Euloge, l’ex-avocat (Hist. Laus. 21, 3-14, pp. 157-164). Ne demande donc rien à Dieu, même par ses serviteurs, hormis secours et constance, « car celui qui tiendra bon jusqu’au bout sera sauvé » (Mt 10, 22) dans le Christ Jésus notre Seigneur. Il prend soin en effet de nous dans les siècles. Amen. Ignores-tu ce qu’a dit le Seigneur à saint Paul qui lui demandait que lui soit ôtée son affliction : « Ma grâce te suffit » (2 Co 12, 9). Est-ce parce qu’il ne l’aimait pas qu’il a dit cela, ou parce qu’il savait ce qui lui était utile ? Souviens-toi que « les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit se révéler en nous » (Rm. 8, 18). Pardonnez-moi et priez pour le serviteur inutile que je suis, afin que je tienne moi aussi ces hauteurs jusqu’au bout, car celui qui les tient est déjà devenu frère de Jésus. À lui la gloire dans les siècles. Amen.
91 (V 186) Demande du même au même Grand Vieillard sur la miséricorde à obtenir en ce Jour-là. Réponse de Barsanuphe :
Frère André et bien-aimé dans le Christ, j’admire ta charité ou plutôt ta naïveté à douter des promesses. Le Seigneur a dit à Philippe : « Depuis si longtemps que je suis avec vous, tu ne me connais pas, Philippe ? » (In 14, 9). Crois, frère, qu’il en sera pour vous selon les promesses, et même davantage, si vous le voulez. Car il est possible d’obtenir petite miséricorde, et il est possible d’obtenir grande miséricorde. Et David a choisi la grande (Ps 50, 3). Qui veut ainsi la grande l’obtient par l’humilité, la douceur, la patience et les vertus semblables. Donc pour ce qui est d’obtenir miséricorde, tu l’obtiendras par les prières des saints. Mais quant à l’obtenir petite ou grande, cela dépend de toi ; choisis donc ce que tu veux. Demeure dans la paix, dans la sainteté et dans l’humilité, supportant le prochain comme un moine et comme un ancien devenu un modèle. Considère donc le frère qui est auprès de toi comme ton enfant et assistant ; s’il faute ou s’il perd quelque chose, reprends-le et montre-lui la faute afin qu’il se corrige. Et prie pour moi.
92 (V 187) Demande du même au même Grand Vieillard : Père, donne-moi une règle comme à un novice qui n’a pas encore reçu l’habit, et prie pour moi, car le frère qui me sert me fait souffrir, et il en soulage un autre. Réponse de Barsanuphe :
Frère très cher, tu m’écris une chose qui est au-dessus de tes forces, et tu me demandes de t’imposer une chose que tu ne peux porter. Tu me dis, en effet, de te donner une règle comme à un novice qui n’a pas encore reçu l’habit. Or le programme d’un novice, le voici : Vivre dans une grande humilité, sans s’estimer soi-même en quoi que ce soit, sans dire : « Qu’est-ce que ceci ? » ou « Pourquoi cela ? », mais, dans une grande obéissance et soumission, ne s’égaler à personne, ne pas dire : « Un tel est honoré, pourquoi ne le suis-je pas ? Il reçoit tous les soulagements, pourquoi pas moi ? » et, si l’on est méprisé en tout, ne pas s’indigner : telles sont les œuvres du vrai novice, de celui qui veut vraiment être sauvé. Et cela est maintenant pour toi dur à porter, à cause de l’infirmité du corps et de la vieillesse. Tu as donc demandé à porter le fardeau lourd, mais moi je vais t’imposer le plus léger, non par contrainte, mais par conseil. Considère le frère comme ton enfant, ainsi que je te J’ai dit, et comme tu le fais aussi, même si, pour ton épreuve, il en soulage un autre plus que toi. Peut-être Dieu, voulant que cet autre soit soulagé et que toi tu sois dans la peine, a-t-il persuadé le frère d’agir ainsi ? Toi, supporte et ne t’afflige pas. En effet, c’est en endurant les tribulations que nous sauvons nos âmes (Lc 21, 19). Et nous ne communions aux souffrances du Christ (2 Co 1, 7) qu’en endurant les tribulations. Garde l’Action de grâces en tout (1 Th 5, 18), car elle « plaide en faveur de l’impuissance devant Dieu » (N 637, Sent. Nouv. p. 151). Ta règle, c’est de te tenir attentif aux pensées et d’avoir la crainte de Dieu en te disant : « Comment me présenterai-je à Dieu ? Comment ai-je passé le temps écoulé ? Je vais faire pénitence au moins maintenant que mon départ approche ; je supporterai mon prochain, ainsi que les afflictions et les tentations qui me viennent de lui, jusqu’à ce que le Seigneur me fasse miséricorde, qu’il me conduise en cet état où l’on ignore la colère, et qu’il bannisse de moi l’envie, le rejeton du diable. » Passe ce peu de jours à examiner les pensées, à contredire celles qui t’apportent du trouble, à reprendre ton enfant dans la crainte de Dieu et à lui rappeler ses fautes, sachant que lui aussi est un homme sujet aux tentations. Que le Seigneur Jésus, le Fils du Dieu vivant, vous donne un état paisible et une demeure dans sa crainte. Mais je m’étonne de ceci, que vous lisiez la parole de l’Écriture : « Frères, réjouissez-vous quand vous êtes en butte à toutes sortes d’épreuves » (Jc 1, 2), et que les plus insignifiantes vous jettent dans le trouble. Sachez au moins où vous êtes et quelle puissance vous avez, et que soit humiliée la nuque d’airain. La paix de Dieu sera avec vous. Pardonnez-moi et priez pour moi, afin que je ne m’entende pas dire : « Toi qui enseignes un autre, tu ne t’enseignes pas toi-même ! » (Rm 2, 21). Et que ferai-je pour la charité ? Cependant il y a sa miséricorde à lui, Dieu notre Maître.
93 (V 188) Demande du même au même Grand Vieillard : Ma pensée me dit : Tu as parlé au frère dix fois plus une, laisse-le faire maintenant ce qu’il veut et sois sans souci, comme l’ont dit les Pères (N 318, Sent., p. 230, n° 76). Réponse de Barsanuphe :
Frère très cher et ne faisant qu’un avec moi, la paix soit à toi, que le Seigneur a donnée à ses disciples (Jn 14, 27). Car d’abord il leur a donné la paix en expulsant d’eux toutes les pensées charnelles et toute idée diabolique, afin que leurs cœurs se trouvent purs et qu’eux-mêmes reçoivent d’une manière pure les enseignements et les préceptes de leur Maître ; de même toi aussi, bien-aimé, après avoir reçu cette paix redoutable, non de moi, mais du Sauveur Jésus-Christ, avec intelligence et sans trouble prépare-toi à écouter et à faire. Car tu sais bien comment je veux te prendre et t’emmener au ciel à tire-d’aile. De toutes parts, le diable t’assiège pour te troubler par l’envie, par la colère, et il ne trouve pas de place ; mais il te trouve illusionné par des riens, et il t’attaque par là, et par toi il trouble aussi le frère. Pour ce que je t’ai écrit dans mes précédentes lettres de dire au frère ses fautes et de le reprendre, ou je ne l’ai pas bien dit et tu l’as méprisé, ou je l’ai bien dit et tu as été vaincu au combat. Dès lors le diable se réjouit à ton sujet et vient te dire avec les amères prétentions de justice : « Tu as parlé dix fois plus une ; eh bien, laisse-le faire ce qu’il veut et toi, sois sans souci, comme l’ont dit les Pères. » Et ces prétentions se jouent de toi là encore. Car tu es loin de cette perfection autant que le ciel est distant de la terre. Et veux-tu savoir ce que le Seigneur a dit des arbres qui eux aussi produisent des fruits (Mt 7, 17-20) ? Sache ce que produit en toi le silence qui vient du diable : des troubles, des colères. Chaque fois que de ton propre mouvement tu te lances dans une affaire sans interroger, tu tombes vite dans les filets. C’est en effet ce qui arrive aux simples dans leur ignorance. Et je te montrerai clairement que ta longanimité n’est pas selon Dieu. Car, après avoir thésaurisé durant de longs jours, en un seul tu vides ta bourse et elle se trouve vide. La longanimité selon Dieu ne dit rien du tout jusqu’à la fin. Et tu es semblable, toi avec le frère, au maître vis-à-vis de son esclave : au lieu de lui donner chaque jour un seul soufflet en lui disant ses fautes, ce qui assurerait la paix, tu patientes de longs jours et finalement tu lui donnes un coup dans le dos et tu lui arraches la vie.
94 (V 189) Le même demanda à l’Autre Vieillard la même chose et s’il ne devait pas quitter sa cellule, car alors peut-être le combat cesserait-il ? Réponse de Jean :
Si tu avais fait attention et suivi la réponse du Vieillard te disant de ne t’estimer toi-même en rien, de ne pas chercher à en égaler un autre, tu serais en repos, tu n’en viendrais pas au trouble et tu n’aurais pas besoin de moi ni d’aucun autre. Vois, frère, que tu es le jouet des démons : tu dis que les fautes de ton frère sont réelles, mais, dis-moi, sais-tu exactement si elles sont réelles ? Il arrive en effet qu’on parle des fautes de quelqu’un par suspicion, et que ces fautes ne soient pas reconnues vraies. De quelles fautes le Seigneur a-t-il donc dit aux hommes : « En vérité je vous le dis, si vous ne remettez pas aux hommes leurs fautes, votre Père céleste ne vous remettra pas non plus vos fautes » (Mt 6, 15). Desquelles parlait-il ? Des fautes réelles, ou de celles qu’on soupçonne ? Assurément des réelles. Et comment peux-tu juger et condamner ton frère pour les fautes de trois semaines ? Ignores-tu que tu t’exposes toi-même à une grande condamnation ? Car si tu demandes compte de celles-là à ton frère, Dieu pourra te demander compte de toutes celles que tu as commises depuis ta jeunesse jusqu’à maintenant. Où est la parole qui dit : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère ! » (Ep 4, 26) ? Où est le précepte :
« Portez les fardeaux les uns les autres » (Ga 6, 2) ? Où est la lettre du Vieillard qui pouvait te fournir une règle de conduite ? Au lieu de l’Action de grâces, cela ? Ne sais-tu pas ce qui est dit : « Ils m’ont rendu le mal pour le bien » etc. (Ps 34, 12) ? Et comment le frère vous sert-il ? N’est-ce pas pour Dieu et sa charité ? Et pourquoi blessez-vous son esprit ? Sois vigilant, car ton départ est proche, comme tu l’as dit et comme tu le reconnais, et les démons ne te laissent pas garder le détachement de toi-même ni demeurer en repos. Lutte contre les pensées qui t’apportent du trouble, ainsi que le bon Vieillard te l’a indiqué, et tu trouveras de l’aide. Désormais, que tu aies recours à mille stratagèmes, que tu fasses n’importe quoi, que tu changes de place toutes les fois qu’il y a lutte et tentation, celles-ci ne te quitteront que si tu luttes contre les pensées, afin d’avoir de tes propres peines un petit quelque chose à joindre à la prière des saints, car celle-ci « peut obtenir beaucoup de choses, quand elle est soutenue » (Jc 5, 16). Dis à ta pensée : « Tu mourras demain » (1 Co 15, 32). Garde le détachement de toi-même et sois en repos. Le Seigneur vous donnera la paix. Amen.
95 (V 190) Demande du même au même Vieillard : Père, dans la charité de Dieu j’ai repris le frère, et il ne l’a pas accepté, et j’en ai été troublé. Que faire donc ? Et si je m’entretiens avec les frères à qui tu as permis de me voir, dis-moi si cela ne va pas donner à penser à quelqu’un ? Réponse de Jean :
Puisque nous ne réfléchissons pas à ce que nous disons, écoute : Toute réprimande laissant pénétrer le trouble dans le cœur de l’homme n’est pas une réprimande selon Dieu, mais elle est faite à l’instigation du diable mêlée avec la prétention de se justifier. Si tu avais repris le prochain selon Dieu, comment aurais-tu été troublé ? Car la tristesse selon Dieu ne laisse personne se troubler. Mais si celui qui a été repris s’en va et parle contre lui, il ne se trouble pas, mais porte ses charges. Il vous est apparu, à vous aussi, que les charges étaient une tentation, mais Dieu l’a réduite et la réduira à rien. Que le Seigneur vous donne la santé de l’âme et du corps, pour comprendre ce que sont les machinations du Mauvais et y échapper. Priez pour moi. À propos des entretiens avec des frères dont tu parles, chaque fois que cela arrive selon la charité de Dieu, il ne permet pas qu’il s’y introduise de scandale, mais tout sert à l’édification.
96 (V 191) Demande du même au même Vieillard : Abbé, le frère m’afflige au plus haut point et si cela est possible, je le congédierai volontiers ; d’ailleurs ma pensée me dit que si j’étais seul, je n’aurais pas l’occasion d’être affligé, mais plutôt d’être sauvé. Dis-moi donc si cela convient. Réponse de Jean :
Frère, ne te laisse pas opprimer par la prétention de justice qui te fait dire : « Si j’étais seul, je n’aurais pas l’occasion d’être affligé, mais plutôt d’être sauvé » ; autrement tu fais mentir l’Écriture qui dit : « Nombreuses sont les tribulations des justes » (Ps 33, 20), et encore « Nombreux sont les fléaux des pécheurs » (Ps 31, 10) ; donc, que tu sois juste ou que tu sois pécheur, tu dois supporter le blâme. Car nous ne pouvons pas être sans affliction, mais celle-ci nous apprend l’endurance. Et nous avons un excellent maître, l’Apôtre qui dit : « Endurants dans la tribulation » (Rm 12, 12). En effet les tribulations attendent ceux qui veulent être sauvés. Car le Seigneur a dit : « Dans le monde, vous aurez de l’affliction » (Jn 16, 33). Il est dit encore : « C’est par bien des tribulations qu’il nous faut entrer dans le royaume des cieux » (Ac 14, 22). Vois, mon frère, qu’il veut que tu sois sauvé, celui qui a dit « Mon âme est triste jusqu’à la mort » (Mt 26, 38). Il permet que tu sois affligé un peu, afin que tu trouves là-bas miséricorde de sa part en retour de ton endurance en cette heure redoutable ; car si en tout nous voulons le bien-être, nous nous entendrons dire : « Vous avez reçu vos biens pendant votre vie » (Lc 16, 25). Notre Maître a enduré pour nous toutes les souffrances, et comment nous, nous en souvenant, ne les endurerions-nous pas, afin de devenir ses associés ? Vois, nous avons le commandement de « rendre grâces en tout » (1 Th 5, 18). Que l’Ennemi du bien ne nous entraîne pas dans l’ingratitude, et ne nous fasse ainsi perdre tout. Et pour ce qui est de prendre un autre frère, il n’est pas difficile à l’abbé de t’en donner un autre. Car pour lui c’est la même chose. Si donc tu obtiens d’en prendre un autre et qu’il se trouve t’affliger en quelque chose, que pourras-tu faire encore ? Car si le frère que tu as maintenant est médiocre, il a cependant une certaine ingénuité. Je ne te dis pas cela pour t’empêcher d’en prendre un autre, mais pour t’engager à tout peser et à retenir ce qui est bon (1 Th 5, 21). En effet, lorsque quelqu’un te sert à cause de Dieu, tu dois aussi porter son fardeau afin de remplir à ton tour la loi du Christ (Ga 6, 2). Est-ce donc que je ne veux pas ton repos ? Dieu sait que, si je le pouvais, je te servirais tous les jours de ma vie. Et que ferai-je, puisque je suis absolument inutile ? Haïssons le contentement de la chair, car il est une abomination pour Dieu (Alph. Poemen 38), et prenons garde qu’il ne nous détache de Dieu. Cela je te l’écris à toi comme ne faisant qu’un avec moi ; oui, c’est de Dieu qu’il nous vient d’être un peu affligé. Car sans affliction il n’y a pas de progrès selon la crainte de Dieu. Pardonne-moi, toi l’endurant, et prie pour moi afin que je commence. Car je suis maintenant dans mes derniers jours.
97 (V 192) Réponse du Grand Vieillard au même :
Réjouis-toi, frère, aie bon courage et que le diable ne te trouble pas pour des inutilités. Que pense ta charité ? Qu’on peut être tenté et affligé sans permission de Dieu ? Non point, mais Dieu permet que cela nous arrive pour le profit de l’âme ; ce que voyant, le diable retourne contre nous les choses, comme il le fait depuis le commencement, jusqu’à ce qu’il nous ait expulsés du paradis. En effet, en quoi ne nous a-t-il pas donné le change ? Au lieu de la sainte paix, n’a-t-il pas jeté en nous la terrible colère ? Au lieu de la haine selon Dieu, celle qui hait le mal, n’a-t-il pas jeté en nous la haine perverse qui hait le bien et Dieu lui-même ? Mais nous ne comprenons pas, et nous ne savons pas que Dieu, afin de retrancher de nous toute idée honteuse, toute pensée perverse et mortelle pour l’âme, nous a dit de prier pour nos ennemis, de bénir ceux qui nous maudissent, et nous a commandé d’aimer nos ennemis (Mt 5, 44). Et si nous avons reçu le commandement d’aimer les ennemis, ceux qui ne sont ni zélés ni négligents pour nous rendre service, serons-nous pardonnables de ne pas aimer ceux qui nous font du bien et qui nous servent, même si les démons nous montrent que leur service est fait avec négligence ? Si tu veux être sauvé, et si tu as confié ton âme à Dieu et à nous, ne te fie pas à ton jugement. Car les démons sèment de mauvaises semences, les mauvaises à la place des bonnes. Cesse donc de les suivre, et tu apprendras la voie de Dieu. Car lui-même dit : « Si vous le voulez et si vous m’écoutez, vous mangerez les biens de la terre » etc. (Is 1, 19). Donc, il dépend de nous de manger ou de ne pas manger. Et pourquoi blâmons-nous le prochain ? Ne fournis de prétexte à personne pour quoi que ce soit, mais en tout sois content. Ne pense de mal de personne, autrement tu deviendras mauvais ; en effet le mauvais pense du mal, et le bon, le bien. Penser de certains : « Ils parlent contre moi », c’est le combat des commençants. En conséquence à partir de là, on peut en arriver, si deux sont à prier dans une cellule ou à s’exhorter mutuellement, à dire d’eux les choses les plus opposées, et même si on le pense, on n’est pas pour cela dans la vérité, mais dans sa folie on se prépare tout bonnement à soi-même sa perte. N’aie pas de pensées de ce genre, car le frère croit que par vous il obtiendra miséricorde, même si vous êtes un peu affligé par lui pour acquérir l’endurance : « Réjouissez-vous et exultez, car grand est le salaire » (Mt 5, 12) de l’endurance. Et déjà précédemment, tu as appris du frère Jean que sans Dieu nous ne sommes pas livrés à l’affliction pour notre profit ; donc, ne te fie pas aux démons en quoi que ce soit contre ton frère, car lui n’y est pour rien, mais ce sont eux qui veulent te troubler. Que le Seigneur les réduisent à l’impuissance. Quant à la pensée que tu as eue : « J’en viens à être l’esclave des hommes », ce n’est pas de l’humilité. L’Apôtre se glorifiait d’être devenu l’esclave de tous (1 Co 9, 19), et toi tu dis cela ? Quand arriveras-tu à ce degré d’humilité ? Tu ne sais pas cc que tu dis, frère. Que le Seigneur te pardonne !
98 (V 193) Réponse du même Grand Vieillard au même :
Je m’étonne de ce que certains, après de longues années passées dans les écoles, épellent encore les lettres et les syllabes, alors qu’ils devraient être désormais des maîtres achevés ; de même je m’étonne aussi de ce que ceux qui ont longtemps vécu sous cet habit et qui devraient savoir discerner même des pensées qui sont plus mystérieuses pour les autres en sont encore à mener les combats des novices. Vous, comme parfaits, vous devriez conduire les égarés dans la voie droite, et au contraire, au lieu de porter les fardeaux des incapables, vous êtes accablés par la tristesse jusqu’à en être submergés. Veille sur toi-même, frère. N’est-ce pas justement cela qui nuit à ton âme, d’affliger l’esprit du prochain ? En effet, après qu’il a fait son labeur pour Dieu, tu lui fournis ensuite des pensées en lui disant : « Tu as fait ce que tu voulais ! » Un homme parfait dire cela à un novice ! Tu n’avais pas à parler ainsi, mais à l’avertir, à le diriger, craignant celui qui dit de ne donner « à son frère ni occasion de chute ni scandale » (Rm 14, 13). Quel besoin y a-t-il de dire une parole déplaisante au prochain ? Mais pourquoi te dis-je cela, moi tel que je suis. Ma folie ne me permet pas de supporter une parole, que je ne la rejette, troublant ainsi l’âme de mon frère. Lorsque le diable sème en toi de mauvaises pensées — car c’est son œuvre à lui de semer ceci au lieu de cela, et il ne permet pas qu’on se souvienne de la mort —, pourquoi êtes-vous bouleversés pour des riens, comme des novices et des ignorants. Où est le « Privé de tout, persécuté, maltraité » (He 11, 37) ? Nos Pères se choisirent pour eux les afflictions, et nous, nous ne rougissons pas de rechercher tout bien-être ? Apprenons, malheureux que nous sommes, que tout cela est inscrit sur les registres d’en haut. Et nous devrons en rendre un compte exact. J’écris cela avec le désir d’ôter toute pourriture. Mais si je vous afflige, pardonnez-moi ; je n’ajouterai plus rien qui puisse vous affliger. Priez pour moi, afin que je parvienne à la connaissance de la vie. Au sujet de ta mort, je l’ai dit souvent et je le dis encore, tu ne traîneras plus longtemps dans le corps.
99 (V 194) Demande du même au même Grand Vieillard : Tu sais, Père, que je n’ose absolument pas en quoi que ce soit contredire ton ordre ; car tout ce que tu dis est vie pour nous. Cependant, prie pour moi, car le frère m’afflige beaucoup. Réponse de Barsanuphe :
Réjouis-toi, mon bien-aimé, réjouis-toi dans le Seigneur. Je sais et j’ai la conviction dans le Seigneur que si je te disais de demeurer une année entière en prison, tu ne me contredirais pas, sachant comment et à qui je parle, à un co-serviteur qui ne fait qu’un avec moi. Ignores-tu ce que dit Job : « N’est-ce pas une tentation que le séjour de l’homme sur cette terre ? (Jb 7, 1) ? Sois donc préparé aux tentations et aux afflictions, à tout instant, et oublie tout ce qui est en arrière, comme l’Apôtre, tendu vers ce qui est en avant (Ph 3, 13), de peur que, si tu dis cela contre ton frère, il ne naisse en toi de la rancune. Le Seigneur aura tôt fait d’écraser Satan sous vos pieds (Rm 16, 20). Que la grâce du Seigneur, sa paix et son amour soient avec vous jusqu’à la fin. Amen. Et qu’il vous donne joie, bonne humeur, pureté, douceur, humilité, charité qui « jamais ne tombe » (1 Co 13, 8), pour vous supporter les uns les autres dans la crainte de Dieu. Car la mort ne tardera pas.
100 (V 195) Demande du même au même Grand Vieillard : Dis-moi, Père, ce qu’est l’humilité, et prie pour que l’exode de la mort soit pour moi paisible. Réponse de Barsanuphe :
L’humilité, c’est se tenir pour « terre et cendre » (Jb 42, 6) en œuvres et non pas seulement en paroles ; c’est dire : “Moi, qui suis-je ? (2 R 7, 18) Qui m’estime ? Je n’ai d’affaire avec personne.” Pour ce qui est de ta mort, attends encore un peu le Seigneur, et il glorifiera ton exode avec beaucoup de joie. Prie pour moi, mon frère. Je t’embrasse dans le Seigneur.
101 (V 196) Demande du même au même Grand Vieillard : Abbé, voici que le frère s’oppose rudement à moi d’un coup et ne me manifeste aucune sympathie, que veux-tu que je fasse ? Réponse de Barsanuphe :
Frère André, je m’étonne de ta naïveté. Ainsi tu crois ingénument que le diable se repose, sans tenter personne ? Pouvons-nous tenir pour responsables les possédés qui tombent et écument du fait d’un démon ? Ainsi nous ne pouvons pas non plus accuser ceux qui sont poussés par le diable à la contradiction et à l’antipathie, mais c’est la passion qui est en cause. Fais attention et réfléchis aux paroles dites. Car toi aussi tu es poussé par le démon ; et tu ne considères pas tes propres actions, mais tu regardes avec acuité celles du prochain. Voici que tu dis les affaires de ton frère, et tu ne dis pas les tiennes. Il y a seulement quelques jours que tu as interrogé sur l’humilité et qu’il t’a été dit qu’elle consiste à se tenir pour « terre et cendre » (Jb 42, 6) et à n’être pas estimé. Or la terre, la cendre, l’abnégation de soi désirent-elles la sympathie de quelqu’un ? Surtout d’un homme poussé par l’ennemi du bien, d’autant que tu es plus avancé que lui par l’âge, l’ancienneté monastique et la cléricature. Le plus avancé doit porter le plus petit, se disant : « C’est moi qui suis indigne. » Mais si tu le dis et que tu ne supportes pas, tu le dis hors de propos. Car qui es-tu, toi qui a des yeux pour voir les passions d’autrui ? Un homme à qui ont été annoncées des choses incommensurables ! De fait, si tu les ruminais, tu devrais oublier de manger ton pain. Mais tu n’en a pas encore le goût ni la soif, comme il le faudrait. Souviens-toi de Lazare (Lc 16, 20) et de ce qu’il endura si longtemps en rendant grâces à Dieu. Et n’oublie pas non plus ce que je t’ai dit souvent que l’envie est diabolique. Tu sais ce qui t’est réservé, et moi, j’ai confiance en Dieu, rien ne pourra y faire obstacle.
102 (V 197) Demande du même au même Grand Vieillard : Prie pour moi, Père, car je suis tombé dans des fantasmes. Réponse de Barsanuphe :
Frère André, écrions-nous avec saint Paul : « O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont insondables et ses voies impénétrables ! » (Rm 11, 33). Comme il nous arrête, nous aussi, pour nous empêcher de nous glorifier dans notre arc et d’avoir dans l’idée que c’est notre épée qui nous sauve (Ps 43, 7) plutôt que la grâce de sa bonté. Car il est dit : « C’est par grâce que vous êtes sauvés » (Ep 2, 5). C’est pour cela qu’il nous laisse tomber dans les fantasmes et les autres passions, afin que nous connaissions notre faiblesse et l’état dans lequel nous sommes encore. Et certes c’est dans sa bonté qu’il permet que nous souffrions cela pour notre bien, afin que la fermeté de notre espérance soit de Dieu et non de nous. Mais attention, ne pense pas que ce soit la volonté de Dieu que nous tombions dans les fantasmes et les autres passions, mais c’est à cause de notre négligence qu’il permet que nous souffrions cela, et dans sa bonté pour l’homme, il se sert de nos vices pour nous procurer l’humilité en vue du salut. Quoi donc ? Est-ce aux passions mauvaises que nous attribuerons notre salut ? À Dieu ne plaise ! mais à sa miséricorde et à toutes les ressources de sa sagesse. Considère donc comment il excite de toutes parts notre esprit pour qu’il n’oublie pas de dire : « Si le Seigneur ne venait à mon secours, mon âme habiterait bientôt l’enfer » (Ps 93, 17). Sachant donc que c’est par notre faiblesse et notre négligence que nous souffrons cela, faisons tout ce que nous pouvons pour ne pas y tomber, et c’est à sa miséricorde de nous en retirer. Ainsi a-t-il fait pour Pierre et pour Paul, leur retirant un peu de sa force, afin qu’ils reconnaissent qu’ils sont hommes. L’un est tombé dans le reniement (Mt 26, 69-75), l’autre a été descendu dans une corbeille (2 Co 11, 33), pour apprendre à mettre leur confiance non pas en eux-mêmes, mais dans le Maître de l’univers. Donc, toi aussi, apprends ce que tu es et où tu te trouves. Sois indulgent envers ton co-serviteur et condamne-toi toi-même. Humilie-toi véritablement, non seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes, et « jette tout ton souci sur lui » (Ps 54, 23 ; 1 P 5, 7) « qui peut faire infiniment plus que ce que nous demandons ou concevons » (Ep 3, 20). Et lui-même accomplira tout ce qui t’a été promis. Car il ne repousse pas ceux qui lui demandent sincèrement et qui sont ses propres frères et estimés de lui, qui par lui et en lui se sont affranchis complètement du vieil homme et ont entendu de lui avec une joie indicible : « Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans les cieux », etc. (Mt 18, 18). Et il leur a donné “toute puissance au ciel et sur la terre (Mt 28, 18). « Sers donc le Seigneur dans la crainte, et tressaille pour lui d’allégresse » (Ps 2, 11), et d’une bouche inlassable rends-lui grâces de ce qu’il t’a fait miséricorde, à toi et à beaucoup d’autres, par ses serviteurs. À lui la gloire ! Amen.
103 (V 198) Réponse du même Grand Vieillard au même qui demandait une prière :
Que le Dieu compatissant, très haut et miséricordieux vous donne la force d’en haut pour méditer sans cesse les paroles qui vous ont été écrites, et pour vous livrer au vrai travail spirituel qui est de combattre les pensées qui vous troublent, afin que vous vous trouviez parmi ceux qui, ayant reçu des talents, les ont doublés (Mt 25, 16-17) et que vous entendiez ce qu’ils ont entendu, et que vous vous efforciez de vous supporter les uns les autres. Et que votre terre produise pour Dieu des fruits beaux et à point, soit cent, soit soixante, soit trente pour un (Mc 4, 8). Telle est ma prière à Dieu, que vous gardiez cela et que je puisse ainsi vous voir dans le royaume de mon Dieu, devenu de vrais amis et tressaillant de joie dans le Seigneur.
104 (V 199) Demande du même au même Grand Vieillard : Dis-moi, Père, d’où vient que renaît en nous la tentation passée ? Et pourquoi se produit-elle ? Et comment la réduire à néant ? Et prie pour que j’en sois délivré. Réponse de Barsanuphe :
L’ennemi du bien, le diable, sachant ce qui est utile à nos âmes, et qu’il n’est pas d’autre assise de salut que de porter les fardeaux les uns des autres (Ga 6, 2), a été pris d’envie et s’efforce de semer en vous pour vous éprouver. De là vient qu’a reparu en vous la tentation que le Seigneur avait réduite à néant. On fait disparaître une telle tentation en portant les fardeaux les uns des autres et en priant pour celui par qui nous vient la tentation. D’autre part, sans un combat avec le raisonnement il n’y a pas d’issue à la tentation. Quant à l’idée semée en toi de partir d’ici, c’est encore une tentation venant de son envie par le biais de la prétention de justice, pour rompre les liens de la charité avec les saints qui prient pour toi et te priver de leur secours. Voici que je t’ai montré l’origine et l’issue de la tentation. Endure un peu, et tu recevras du soulagement, dans le Christ Jésus notre Seigneur.
105 (V 200) Réponse du même Grand Vieillard au même qui se décourageait en face des tentations qui l’assaillaient :
Mon frère André, qui ne fait qu’un avec moi, ne te décourage pas ; car Dieu ne t’a pas abandonné et il ne t’abandonnera pas ; mais la promesse faite à notre commun père Adam est absolue et elle ne passera pas : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » (Gn 3, 19). Et comme il a été enjoint à l’homme extérieur, de même aussi à l’homme intérieur, il a été ordonné de collaborer par l’ascèse aux prières des saints, et celles-ci font presque tout pour que l’homme ne soit pas sans fruit. En effet de même que l’or purifié dans la fournaise, pris par les pincettes et frappé au marteau, est reconnu précieux et digne d’une couronne royale ; de même l’homme soutenu par la prière des saints, qui est très puissante et efficace, est passé au feu de l’affliction ; il est frappé par le marteau des tentations et, s’il endure en rendant grâces, il est proclamé fils du royaume. Donc tout arrive pour ton profit, afin que tu aies, toi aussi, de l’assurance avec les saints grâce à tes propres labeurs, dont tu n’auras pas honte de présenter les prémices. Ne t’amasse donc pas de la tristesse au lieu de la joie spirituelle, et tiens pour fidèle celui qui a promis (He 10, 23) de faire. Sois fort dans le Seigneur, bien-aimé.
106 (V 201) Réponse du même Grand Vieillard au même tombé dans une profonde désolation :
Frère André, que notre Dieu, si bon pour l’homme, ne laisse pas l’ennemi du bien semer en toi sa tristesse et sa désolation, pour t’entraîner à désespérer même de ce qui t’a été promis par l’Esprit-Saint, à toi le bien-aimé du Dieu béni. Mais qu’il daigne ouvrir ton cœur à l’intelligence des Écritures, comme il a ouvert le cœur de Cléophas et de son compagnon (Lc 24, 32). Pourquoi Dieu, après les promesses faites au saint patriarche Abraham, l’éprouva-t-il encore ? Il est écrit en effet : « Et après ces paroles, Dieu tenta Abraham » (Gn 22, I). Quelles paroles ? Celles des promesses précisément. Celui qui était son ami, qui lui avait offert un sacrifice volontaire, qui ne méritait pas de souffrir rien de si terrible, à qui il avait compté sa foi comme justice (Gn 15, 6), Dieu laissa un tel homme tomber dans la tentation pour l’éprouver et confondre les puissances des ténèbres, pour en faire un modèle des croyants, car ceux-ci doivent passer par bien des tribulations pour entrer dans le royaume de Dieu (Ac. 14, 22). C’est en les endurant et en rendant grâces en tout (1 Th 5, 18), qu’ils sauvent leurs âmes (Lc 21, 19). Avec ceux-là, aie aussi dans l’esprit le saint homme Job, sincère ami de Dieu, « vrai, irréprochable, juste, pieux et éloigné de toute œuvre mauvaise » (Jb 1, 1). Alors qu’il ne méritait pas de souffrir, Dieu a permis qu’il fût soumis à la tentation pour l’épreuve de sa vertu, jusqu’à ce qu’il lui eût montré ses ennemis et accusateurs couverts de honte et confondus dans leurs accusations. Pour l’affermissement de ta foi, considère aussi l’initiateur et le consommateur de notre salut (He 2, 10 et 12, 2), Jésus, qui nous a rachetés de la malédiction portée contre nous (Ga 3, 13). Vois comment, parvenu à l’heure de la Croix, il a dit pour nous montrer la voie de l’endurance et du salut : « Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ! Cependant, non comme je veux, mais comme tu veux » (Mt 26, 39). C’est pour nous qu’il a fait cela, lui qui avait repris Pierre, quand celui-ci lui disait : « À Dieu ne plaise, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera pas » (Mt 16, 22), car il était prêt et bien résolu à souffrir. Mais c’est à cause de notre faiblesse qu’il demanda l’éloignement du calice, afin que nous, nous ne nous découragions pas, lorsque nous prions et que, pour notre épreuve, nous ne sommes pas exaucés sur l’heure. Examinons donc de près les souffrances de notre Sauveur fait homme ; supporte avec lui les injures, les blessures, l’humiliation, le mépris des crachats, la dérision de la chlamyde, le couronnement d’épines, le vinaigre et son amertume, la douleur de l’enfoncement des clous, le coup de lance, l’eau et le sang ; et reçois ainsi un allègement de tes douleurs à toi. Car il ne permettra pas que ton labeur soit vain (1 Co 15, 58), mais afin qu’à cette heure où tu verras les saints chargés des fruits des tribulations qu’ils auront endurées et s’en glorifiant, tu ne te trouves pas séparé d’eux, il te laisse un peu de peine à supporter, et ainsi tu auras part avec eux et avec Jésus, ayant pleine assurance devant lui parmi les saints. Ne t’attriste donc pas, car Dieu ne t’oublie nullement ; il se soucie au contraire de toi comme d’un fils légitime et non comme d’un bâtard. Tu te tiens bien, si tu veilles fermement sur toi-même pour ne pas t’écarter de la crainte de Dieu et de l’Action de grâces. Bienheureux es-tu, si tu deviens vraiment étranger et pauvre, car tels sont les héritiers du royaume de Dieu. « Sois courageux et fort » (31 DT, 6) dans le Seigneur. Je ne crains pas de te redire les mêmes choses ; que le Seigneur te les accorde ! Prie pour moi.
107 (V 202) Du même au même Grand Vieillard, demande pour l’affermissement du cœur et la rémission de ses péchés depuis sa naissance. Réponse de Barsanuphe :
Que le Seigneur Jésus-Christ te soit guérison et affermissement éternel pour l’âme et le corps, et qu’il affermisse ton cœur, en sorte que le diable, ennemi du bien et de l’homme, n’ait aucun empire sur toi. Pour la rémission des péchés depuis ta naissance jusqu’à maintenant, Dieu te l’accordera après quarante jours, parce que tu es associé à mes supplications dans ce même charisme, moyennant ton brin de patience. Sois donc « courageux et fort » (31 DT, 6) dans le Seigneur. Le Seigneur soit avec toi, lui qui est le grand médecin des âmes et des corPs.Paix à toi dans le Seigneur, frère.
108 (V 203) Réponse de l’Autre Vieillard au même :
Si pour les choses de ce monde les hommes disent bienheureux celui qui est riche, combien plus je dirai bienheureuse ta charité qui s’est enrichie selon Dieu, par les supplications de notre Père béni. Certes si sa prière n’avait pris les devants et s’il ne t’avait dit : « Sois puissant, courageux et fort » (31 DT, 6), tu aurais été dangereusement malade, à cause d’une petite négligence et du peu de courage à garder la patience et l’endurance avec tes pensées et avec ceux qui te servent, au souvenir de la parole de l’Apôtre : « Portez les fardeaux les uns des autres et ainsi vous accomplirez la loi du Christ » (Ga 6, 2). C’est donc parce qu’il t’aime que le Christ te châtie avec miséricorde, par la prière de son serviteur, afin que, par ce petit châtiment, tu coopères à sa supplication et que cela te soit compté comme œuvre, que soit ainsi réduite au silence la bouche de l’Ennemi et qu’il ne dise jamais : « S’il avait été éprouvé par un châtiment, il aurait déserté ». Alors ne t’attriste pas, car il t’arrive ce qui t’a été dit par le Vieillard. Sois donc, selon sa parole, « courageux et fort » (31 DT, 6).
109 (V 204) Le même Vieillard délivré des tentations par les prières du saint Vieillard et par sa doctrine spirituelle, lui envoya ses remerciements. Réponse de Barsanuphe :
Au Dieu de gloire, renvoyons toute doxologie et glorifions-le par des hymnes dans les siècles. Amen. Car la gloire ne nous convient pas, à nous, mais à lui seul, à son Fils et à son Esprit-Saint. Dieu a conduit ta charité vers notre faiblesse, afin que nous ayons du secours de Dieu les uns par les autres ; car il veut que s’accomplisse pour nous la parole de l’Écriture : « Le frère aidé par son frère est comme une ville forte, entourée de remparts » (Pr 18, 19). Puissions-nous être tous aidés par notre grand Frère, je veux dire Jésus, car il s’est plu à faire de nous ses frères, et nous le sommes, et nous sommes proclamés bienheureux par les anges. Nous avons ce Frère puissant, pour nous rendre puissants ; fort, pour nous départir les dépouilles de l’adversaire (Lc 11, 22) ; général, pour briser dans le combat les ennemis qui nous combattent ; médecin, pour guérir nos passions ; prince de la paix, pour pacifier notre homme intérieur avec l’homme extérieur soumis à lui ; nourricier, pour nous nourrir de la nourriture spirituelle ; vivant, pour nous vivifier ; compatissant, pour avoir compassion de nous ; miséricordieux, pour nous faire miséricorde ; roi, pour nous faire rois ; Dieu, pour nous faire dieux. Sachant donc que tout est en lui, implore-le, car il sait cc dont tu as besoin avant que tu le lui demandes (Mt 6, 8), et il t’accordera lui-même les vœux de ton cœur (Ps 36, 4), si tu n’y mets pas obstacle. Vers lui aussi à tout moment fais monter la doxologie, car la gloire lui convient dans les siècles. Amen. Prie pour moi, frère, afin que je connaisse ma faiblesse et que je m’en humilie.
110 (V 205) Du même au même Grand Vieillard, demande au sujet de la sécheresse et de son silence prolongé. Réponse de Barsanuphe :
Dieu ne fait rien à contretemps, mais il fait tout à l’avantage des hommes. Et s’il a retenu la pluie, c’est pour leur amendement, mais il fera encore miséricorde et l’enverra. Ainsi, bien que la parole ait été retenue pour un temps, afin que certains comprennent, et que cependant ils n’aient pas compris, Dieu commandera de nouveau, et la parole sera dite selon la nécessité pour le profit.
111 (V 206) Demande du même au même Grand Vieillard : Je te prie, Père saint, d’accomplir pour moi tes saintes promesses au sujet de la rémission des péchés. Réponse de Barsanuphe :
« Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux » (Ep 1, 3), de ce que, t’étant préparé à recevoir ce que tu demandes, tu l’obtiendras par ton grand labeur et par ma faiblesse à moi. Je regarde en effet comme miens les gains et le profit de tout homme et de toute âme. Volontiers et plein d’ardeur je m’offre en sacrifice (Ph 2, 17) pour vos âmes, Dieu le sait qui seul connaît nos cœurs. Je sais et je suis sûr que nous ne perdons pas notre labeur. Aie donc confiance de recevoir ce que tu demandes, mais en recevant veille à ce que la grâce demeure en toi. Car beaucoup sont parvenus à recevoir, et, après avoir reçu, ils ont déchu pour n’avoir pas gardé avec crainte ce qu’ils avaient reçu. Sois donc avide et conservateur des biens, esclave agréable à son Maître, humble disciple de Celui qui s’est humilié pour toi, disciple obéissant de l’Obéissant, disciple endurant de l’Endurant, disciple patient du Patient, disciple miséricordieux du Miséricordieux, portant les fardeaux du prochain comme lui-même a porté tes fardeaux, aimant sincèrement tous les hommes comme lui-même nous a aimés, le suivant en tout jusqu’à ce qu’il te prenne dans son grand repos, là où est ce que « l’œil n’a vu, ni l’oreille entendu, ni le cœur de l’homme soupçonné, ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment » (1 Co 2, 9). À lui la gloire dans les siècles. Amen. Prie pour moi, moine.
112 (V 207) Le même demanda au même Grand Vieillard les mêmes choses. Réponse :
Frère André, que Jésus te donne tout ce que tu demandes, lui qui a dit : « Demandez et vous recevrez » (Jn 16, 24). Seulement dispose ta maison en toute pureté à recevoir ses dons, car c’est dans la maison purifiée qu’ils sont conservés, et c’est là où il n’y a pas de bourbier qu’ils donnent leur bonne odeur ; et quiconque y a goûté, devient étranger au vieil homme, crucifié au monde et ayant le monde crucifié pour lui (Ga 6, 14), vivant sans cesse dans le Seigneur. Et les flots de l’ennemi ont beau heurter sa barque, ils ne la brisent point ; et désormais il est redoutable à ses adversaires par la vue du signe sacré. Et plus il devient leur ennemi, plus il devient un ami sûr et bien-aimé du grand Roi. Dès lors, frère, hais parfaitement pour aimer parfaitement ; éloigne-toi parfaitement pour t’approcher parfaitement ; aie en abomination une filiation pour recevoir une filiation ; cesse de faire une volonté et fais une volonté ; retranche-toi et attache-toi ; mortifie-toi et vivifie-toi ; oublie-toi et connais-toi. Tu auras ainsi les œuvres d’un moine.
113 (V 208) Le même demanda au même Grand Vieillard les mêmes choses. Réponse :
Frère et bien-aimé de mon âme, André, si tu connaissais comme il faut le don de Dieu (In 4, 10), si tu avais autant de bouches que de cheveux sur la tête, tu ne pourrais lui rendre gloire ou le remercier comme il en est digne, mais je crois que tu t’en rends compte. Et Dieu le sait, lui, il n’y a pas un seul coup d’œil, un seul moment où je ne t’aie dans la pensée et dans la prière. Et si moi je t’aime de la sorte, combien plus Dieu qui t’a façonné ! Je lui demande de te conduire et de te diriger selon sa volonté. Et ainsi il te dirige vers ce qui convient à ton âme. Même s’il patiente avec toi, il n’en procure pas moins surabondamment le profit de ton âme. Demeure donc ainsi, lui rendant grâces en tout, te méprisant toi-même en tout, ayant confiance que toutes les choses qui t’ont été dites se réaliseront, dans le Christ Jésus notre Seigneur. Amen.
114 (V 209) Réponse du même Grand Vieillard au même qui demandait les mêmes choses et l’intelligence de par Dieu :
Frère André, notre Maître le Christ a dit à Marthe : « Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu » (In 11, 40). Toi aussi, crois donc, et tu verras Lazare ressuscité des morts et mangeant avec Jésus (In 12, 2), et tu verras Marie assise près de ses pieds sacrés, à l’écart de l’agitation de Marthe (Lc 10, 38-42). Crois aussi qu’il t’arrivera tout ce que moi, l’indigne, j’ai demandé à Dieu d’accorder à ta charité. Dieu n’exige donc rien de toi, si ce n’est endurance et action de grâces, et il t’ouvre les trésors de la sagesse et de l’intelligence qui sont en lui (Col 2, 3). Je t’embrasse dans le Seigneur. Qu’en lui tu aies la santé de l’âme et du corps, et prie pour moi.
115 (V 210) Réponse du même Grand Vieillard au même :
Frère et bien-aimé André, écoute. Ceux qui reçoivent du roi de belles pièces de monnaie, s’ils les gardent avec zèle et avec soin, elles demeurent brillantes et intactes ; mais s’ils les négligent, non seulement elles rouillent, mais elles risquent même d’être perdues. C’est pourquoi un sage disait : « Serre ton or et ton argent » (Si 28, 29). Mais moi, je te dis non seulement de les serrer dans la foi résolue, mais encore de les sceller par l’humilité et par l’endurance de la patience qui donne le salut au patient (Mt 10, 22). Je vais te dire une chose osée avec la permission de Dieu : Par moi, le moindre de tous, le grand médiateur Jésus, le Fils du Père Béni, le Chorège de l’Esprit saint et vivifiant, te dit : « Tes péchés nombreux te sont remis » (Lc 7, 47-48), tous ceux que tu as commis depuis ta naissance jusqu’à maintenant. » Recevant donc cette joie immense et ineffable, aime-le de toutes tes forces. Produis un digne fruit de pénitence (Mt 3, 8), à grands cris proclame avec saint Paul ces paroles mélodieuses : « Qui nous séparera de la charité du Christ ? La tribulation ? la détresse ? la faim ? la persécution ? la nudité ? les périls ? le glaive ? » Dis-lui : « Pour toi nous sommes mis à mort tout le jour, nous sommes regardés comme des brebis à immoler. Mais en tout cela nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés. Car j’ai l’assurance que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de la charité de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8, 35-39). Exprime cela assidûment non seulement de bouche, mais en œuvres. Car il est dit : « Par votre endurance vous sauverez vos âmes » (Lc 21, 19). Tu as acquis une haute dignité, montre des œuvres grandes et dignes, d’endurance et d’action de grâces, par lesquelles on attend la perfection dont nous souhaitons devenir dignes au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Mâche ces choses continuellement et énergiquement, savoure leur douceur afin qu’elles embaument ton âme et l’âme de ceux qui sont capables de les lire. « Sois courageux et fort » (31 DT, 6) dans le Seigneur, ô très pieux.
116 (V 211) Réponse du même Grand Vieillard au même :
Frère André, le Seigneur a dit : « Élie est déjà venu » (Mt 17, 12). Et moi, je te dis : Ton Lazare spirituel est déjà ressuscité, il a été délivré de ses liens (Jn 11, 44), et pour lui s’est accompli la parole : « Tu as brisé mes liens » (Ps 115,7). Dès lors, tu dois offrir, toi aussi, un sacrifice de louange à ton libérateur, pour ne pas retomber par ta négligence dans les liens anciens, selon cette parole du Sauveur : « Te voilà guéri ; ne pèche plus désormais », etc. (In 5, 14). Rends grâces à Dieu. Car il s’intéresse à toi, s’occupe de toi et te dirige en tout, à condition que, toi aussi, tu continues de le vouloir. Porte-toi bien d’âme et de corps, et prie pour moi.
117 (V 212) Le même, en possession d’un si grand don, demanda encore pour lui et pour ses compagnons une présentation. Réponse :
Serviteur du Dieu très haut, André, co-serviteur de ma bassesse, paix à toi et à nos autres co-serviteurs de la part de Dieu le Père et de notre Seigneur Jésus-Christ. Je vous fais savoir qu’avant même votre demande, je vous ai présentés à la sainte, adorable, consubstantielle et vivifiante Trinité sans principe, en une présentation qui est un préservatif contre tout mal. Mais je ne veux pas non plus que vous ignoriez ceci : qu’il est une autre présentation plus redoutable, plus inéluctable et terrible, plus désirable et aimable, plus honorable et glorieuse. Quelle est-elle ? Écoutez. Lorsque sera couvert de honte l’ennemi du bien, notre adversaire, en entendant la bienheureuse et vivifiante voix de notre Sauveur nous dire cette parole pleine de joie, d’allégresse et d’exultation, et brillant d’un ineffable éclat : « Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde » (Mt 25, 34), alors se fera la grande présentation, « quand_le royaume sera remis à Dieu le Père » (1 Co 15, 24). C’est celle-là et hors d’elle il n’y en a pas d’autres. Écoutez aussi comment elle s’accomplira : Chacun des saints, amenant à Dieu les fils qu’il aura sauvés, dira d’une voix sonore, en pleine et grande aisance, à la stupéfaction des saints anges et de toutes les puissances célestes : « Me voici, moi et les petits enfants que Dieu m’a donnés » (He 2, 13 ; 1 s 8, 18). Et non seulement il les remettra à Dieu, mais aussi lui-même, et alors Dieu sera « tout en tous » (1 Co 15, 28). Priez donc pour que nous y arrivions. Bienheureux en effet celui qui attend et qui arrive. Priez pour moi, bien-aimés.
118 (V 213) Le même, endurant des fantasmes et tentations venant des démons et s’étonnant de ce que cela subsistait avec une telle bonté de Dieu pour lui et avec les promesses des biens à venir, interrogea le même Grand Vieillard à ce sujet et lui demanda si les sceaux des promesses tenaient toujours. Réponse de Barsanuphe :
« Il y a une grande paix pour ceux qui aiment le Seigneur, et pour eux il n’est pas de scandale » (Ps 118, 165). Paix soit à toi en Dieu, frère très cher et uni de cœur avec moi, André. Que la foule des passions et des fantasmes démoniaques ne te démonte pas, mais crois qu’ils ne gagnent rien à nous harceler et à nous éprouver et qu’ils mettent au contraire le comble à la vertu si nous prenons grand soin à garder un peu d’endurance. Il est dit en effet du juste qui se sauve par la foi : « S’il fait défection, mon âme ne se complaît pas en lui » (Ha 2, 4). Aussi ne détendons pas la corde, de peur de perdre les dons qui nous sont venus de Dieu si bon pour l’homme et miséricordieux. Car c’est à lui de donner et à nous de garder. Ne t’étonne donc pas de ce que, après les saintes promesses et les « dons sans repentance » (Rm 11, 29), leurs passions honteuses se mettent à nouveau en mouvement contre toi dans l’espoir de dépouiller le riche sans expérience. Mais souviens-toi de leur honte après le témoignage que rendit Dieu notre Maître au saint et glorieux Job, combien de tentations et d’artifices ils ont mis en branle pour renverser la tour, mais ils ne l’ont pas pu, pas plus qu’ils n’ont réussi à lui arracher le trésor de sa foi éclatante et de son action de grâces. En effet, la fréquentation du feu fait apparaître l’or plus éclatant, ainsi en est-il de l’accumulation des tentations pour le juste. Car Dieu a laissé faire et permis qu’après son propre témoignage au sujet du juste, le serviteur fût tenté pour un accroissement de l’honneur et de la gloire du Maître, et pour la confusion de ses ennemis. Ne te décourage donc pas, car les sceaux des promesses tiennent bon. Mais supporte le Seigneur. Car « celui qui supportera jusqu’au bout, celui-là sera sauvé » (Mt 10, 22), dans le Christ Jésus notre Seigneur. Amen.
119 (V 214) Réponse du même Grand Vieillard au même, en qui avait été semée la pensée que le fait de ne pas se restreindre quant aux aliments l’empêchait d’arriver à ce qui lui avait été promis :
Ce n’est pas par mépris de l’abstinence ni de l’ascèse que je dis toujours à ta charité de subvenir au besoin du corps comme il faut. Dieu m’en garde ! Mais c’est parce que, si l’activité intérieure ne vient en aide, après Dieu, à l’homme, celui-ci se fatigue en vain extérieurement (Alph. Arsène 9). Pour cette raison, en effet, le Seigneur a dit : « Ce ne sont pas les choses qui entrent dans la bouche qui souillent l’homme, mais les choses qui sortent de la bouche » (Mt 15, 11). Car l’activité intérieure avec peine de cœur apporte la pureté ; la pureté apporte la véritable quiétude du cœur, et cette quiétude apporte l’humilité, et l’humilité fait de l’homme l’habitacle de Dieu. De cette habitation sont bannis les démons pervers et leur chef le diable, avec leurs passions honteuses, et l’homme devient alors un temple de Dieu, sanctifié, illuminé, purifié, enrichi de grâce, rempli de toute bonne odeur, de tendresse, d’exultation ; l’homme devient théophore et même, bien plus, il devient dieu, à cause de la parole : « J’ai dit : vous êtes des dieux et tous fils du Très-Haut » (Ps 81, 6). Ne sois donc pas troublé par la pensée, ou plutôt par le Mauvais qui te suggère que les aliments corporels t’empêchent d’arriver aux promesses. Pas du tout ! car ils sont saints, et d’une chose bonne il ne peut sortir du mal. Mais ce qui sort de la bouche, venant du cœur (Mt 15, 18), voilà ce qui entrave l’homme et l’empêche d’arriver aux promesses qui lui ont été présentées. Subviens donc aux besoins du corps, sans arrière-pensée, mais que toute la force de ton homme intérieur travaille à humilier ces pensées ; alors Dieu ouvrira les yeux de ton cœur pour voir « la vraie lumière » (Jn 1, 9) et dire sciemment : « C’est par grâce que je suis sauvé » (Ep 2, 5) dans le Christ Jésus notre Seigneur. Amen.
120 (V 215) Demande du même au même Grand Vieillard : Maître, tu le sais, je suis infirme d’âme et de corps ; je t’en prie donc, supplie Dieu de me procurer force et secours en vue de l’endurance, afin que je supporte, dans l’action de grâces, ce qui m’arrive. Réponse de Barsanuphe :
Frère André, je veux que ta charité sache que tous les charismes sont donnés par la venue du Saint-Esprit, et qu’ils sont donnés « en plusieurs parts et sous diverses formes » (He 1, 1). Dieu en effet a donné l’Esprit aux Apôtres tantôt pour expulser les démons, tantôt pour opérer des guérisons, tantôt pour prévoir l’avenir, tantôt pour ressusciter des morts, et finalement pour remettre les péchés, libérer les âmes des ténèbres et les conduire à la lumière. Je prie donc Dieu qu’après la libération de ton âme, il te donne l’Esprit-Saint en vue de l’endurance et de l’action de grâces, et afin que « l’Adversaire soit rempli de confusion à n’avoir plus rien à alléguer contre nous » (Tt 2, 8). Coopère, toi aussi, un peu en luttant pour l’obtenir, et « Dieu riche en miséricorde » (Ep 2, 4) te le donnera. Prie pour moi, frère.
121 (V 216) Demande du même au même Grand Vieillard : Je te prie, maître, de te souvenir de moi à tout moment, et indique-moi comment traiter notre frère qui habite dans le voisinage. Réponse de Barsanuphe :
Frère, il est écrit : « Si je t’oublie Jérusalem, que ma droite soit livrée à l’oubli », etc. (Ps 136, 5). Ceci pour le souvenir. Pour ce qui est de la manière de traiter le frère, qui veut plaire à Dieu, retranche sa volonté propre pour le prochain en se faisant violence. Car il est écrit : Le royaume de Dieu appartient aux violents, et les violents s’en emparent (Mt 11, 12). Vois donc comment contenter ton frère, fais ainsi et tu trouveras toi aussi du contentement de par Dieu, dans le Christ Jésus notre Seigneur. À lui la gloire dans les siècles. Amen.
122 (V 217) Ce frère qui habitait près du Vieillard malade et compatissait à sa maladie, demanda instamment au Grand Vieillard de prier pour lui. Réponse de Barsanuphe :
Frère harceleur, « si tu savais le don de Dieu » (Jn 4, 10), comment d’instant en instant il corrige son serviteur André comme un père miséricordieux, tu glorifierais Dieu de ce qu’il a, pour lui, fermé les lèvres immondes du dragon afin qu’il ne trouve pas de prétexte contre lui au jour du jugement, en vertu des grandes promesses qui lui ont été faites de la part de Dieu par moi, le moindre de ses serviteurs et bon à rien. Eh quoi ! Penses-tu que je ne souffre pas avec lui plus que tout homme ? Oui certes, autrement qu’en serait-il du : « Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui » (1 Co 12, 26) ? S’il savait réellement la splendeur des biens qui lui ont été promis, il chanterait avec Paul, dans l’action de grâces et l’allégresse : « Les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit se révéler en nous » (Rm 8, 18). Que Dieu le fortifie […]
À l'origine, ces pages étaient destinées à des carmélites, chez lesquelles le Père Regnault devait prêcher la retraite annuelle, mais que la mort soudaine le ler septembre 2003 a empêché de réaliser37.
Sens et caractère des apophtegmes
On peut considérer de bien des manières les apophtegmes. C'est une source essentielle pour connaître les Pères du désert. Pour beaucoup de Pères, nous n'avons pas d'autre source. On peut les utiliser globalement et en tirer tous les détails sur la vie de l'ensemble des Pères des déserts de Scété et des Kellia. Sur Nitrie, ils fournissent peu de renseignements.
C'est ce que j'ai fait dans mon ouvrage La Vie quotidienne [Paris, Hachette, 1990] non sans scrupule. C'est pour ainsi dire une « reconstitution » où l'importance donnée à telle ou telle indication ne correspond pas toujours à la réalité.
Ce que je crois de plus en plus, c'est qu'un apophtegme est un tout, un fragment indépendant qu'il faut traiter comme tel. On peut essayer de faire une synthèse, comme dans La Vie quotidienne, mais cela fausse sans doute les perspectives.
Chaque apophtegme relate un événement, une parole, une expérience, une tranche de vie qui est un tout indépendant, en cherchant à bien voir le contexte, les interlocuteurs en présence, le plus souvent il y a un disciple qui interroge un abba et qui en reçoit une réponse appropriée. Parfois, ce sont deux anciens qui dialoguent ou tout un groupe qui discute durant une assemblée communautaire.
[8] ...ce qui nous intéresse d'abord ici, ce sont les confidences que nous recueillons de la bouche des abbas sur leur vie intérieure, leur vie profonde, leurs rapports avec Dieu.
Évidemment les Pères ne font pas souvent des confidences dans ce domaine secret et intime, leur humilité et leur pudeur le leur interdisent. Parfois, au contraire, l'humilité les poussera à exposer en toute simplicité leurs tentations et leurs combats, leurs faiblesses mêmes. Si l'un d'eux croit devoir, pour l'édification d'autrui, raconter un fait extraordinaire dont il a été le héros, il le fera à la troisième personne, comme s'il s'agissait d'un autre. Quelquefois, un disciple pourra surprendre son ancien en extase ou en conversation avec les anges ou avec les démons, mais le fait est rare et d'autant plus précieux.
C'est donc tout cela que nous allons nous appliquer à relever dans la 1ère partie de cet ouvrage où l'ermite se trouve face à Dieu, en tentation et en prière, l'une n'allant jamais sans l'autre.
La seconde partie regarde l'ermite au service du prochain. Il n'est pas toujours possible de distinguer ces deux aspects dans la vie érémitique. Car pour lui, le prochain c'est Dieu, et il n'agit toujours que pour Dieu.
Pour chacune des deux parties, il a été choisi quelques figures jugées particulièrement représentatives. C'est une sélection très limitée, parce que parmi les deux ou trois cent ermites du 4ème siècle que nous connaissons par les apophtegmes, beaucoup n'ont presque rien laissé : une parole ou deux. Le choix s'est porté sur les plus anciens… [...]
[10] Apophtegmes des Pères et apophtegmes profanes
Le mot apophtegme n'est pas le plus ancien pour désigner les paroles des Pères. Dans les documents primitifs, nous trouvons, logos, logion et surtout rhêma (pipa) […] ce ne sont pas des paroles vides, des paroles en l'air, ce sont des paroles porteuses de vie et efficaces, parce qu'elles viennent de Dieu ou d'un homme de Dieu. Et elles deviennent source de vie chez le disciple qui les reçoit avec foi et les met en pratique : « Abba, dis-moi une parole que j'accomplirai pour être sauvé ».
[40] Quelques-uns demandèrent à abba Macaire : « Comment devons-nous prier ? ». Le vieillard leur dit : « Point n'est [39] besoin de rabâcher ; il n'y a qu'à étendre les mains et dire : " Seigneur, comme tu veux et comme tu sais, aie pitié ". Et s'il survient un combat : " Seigneur, au secours ! ". Lui-même sait bien ce qui est utile, et nous fait miséricorde [A 472]».
La question posée à abba Macaire peut nous surprendre. Des disciples du grand ancien pouvaient-ils ignorer la manière de prier ? Ou voulaient-ils seulement obtenir de lui quelques indications sur la manière dont Macaire lui-même avait l'habitude de prier ? Quoi qu'il en soit, la réponse de l'abba est d'un intérêt considérable. Elle est à la fois l'écho de l'enseignement de Jésus dans l'évangile, et un aveu personnel. C'est l'un des apophtegmes les plus simples et les plus profonds. Il mérite bien qu'on s'y attarde.
On a souvent noté qu'il est peu parlé de la prière au moins explicitement dans les apophtegmes. Le chapitre 12 de la collection systématique grecque, consacré à la prière continuelle, est l'un des plus courts. Comment expliquer ce fait ?
1) D'abord en rappelant que les apophtegmes relèvent d'un genre littéraire tout à fait spécial. Ce sont des textes fragmentaires où sont rapportés des faits et des paroles mémorables parce qu'exceptionnels. On n'y parle pas normalement de ce qui fait la trame ordinaire de la vie. Or, la prière pour un chrétien, et plus encore pour un moine, est bien l'activité la plus courante et la plus constante.
2) Il faut faire la part de la pudeur. L'on ne parle pas de ce qui est le plus intime et le plus profond : les relations avec Dieu.
3) Enfin surtout l'humilité interdit au moine de mentionner ce qui risquerait le plus de susciter son orgueil…
[… 48]
On disait d'abba Macaire l'Égyptien que, remontant de Scété avec une charge de paniers, il s'était assis, épuisé, et avait prié en disant : « Ô Dieu, tu sais que je n'en puis plus ! ». Et aussitôt, il s'était trouvé au fleuve.
Avec la même simplicité et la même efficacité, Macaire prie aussi pour les autres, qu'il s'agisse de guérir un infirme, de délivrer un possédé ou de ressusciter un mort :
Quelqu'un en Égypte avait un fils paralysé. Il l'apporta à la cellule d'abba Macaire et, l'ayant déposé à la porte en pleurant, il s'éloigna. Le vieillard, s'étant penché, vit l'enfant et lui dit : « Qui t'a apporté ici ? ». Il répondit : « Mon père m'a jeté ici et s'en est allé ». Le vieillard lui dit : « Lève-toi et rejoins-le ». Aussitôt guéri, il se leva et rejoignit son père et ils retournèrent ainsi dans leur maison /51.
Abba Sisoès disait : « Quand j'étais à Scété avec Macaire, nous montions moissonner avec lui, nous étions sept. Et voici qu'une veuve glanait derrière nous et ne cessait de pleurer. Le vieillard appela donc le maître du champ et lui dit : " Qu'a donc cette femme à pleurer tout le temps ? ". Il lui dit : " C'est que son mari a reçu un dépôt de quelqu'un et il est mort subitement sans dire où il l'avait mis, et le propriétaire du dépôt veut la prendre, elle et ses enfants, comme esclaves ". Le vieillard lui dit : " Dis-lui de venir à nous durant le repos de la grande chaleur ". La femme étant venue, le vieillard lui dit : " Pourquoi pleures-tu tout le temps ? ". Elle répondit : " Mon mari est mort, il avait reçu un dépôt de quelqu'un et il n'a pas dit avant de mourir où il l'avait déposé ". Le vieillard lui dit : " Viens, montre-moi l'endroit où tu l'as enterré ". Et, emmenant les frères, il partit avec elle. Quand ils furent arrivés à l'endroit, le vieillard lui dit : " Retire-toi dans ta maison ". Et tandis qu'ils priaient, le vieillard interpella le mort : " Un tel, où as-tu mis le dépôt qui ne t'appartenait pas ? ". Il répondit :
51. A 468.
[49] " Il est caché dans ma maison, au pied du lit " . Le vieillard lui dit alors : " Dors de nouveau, jusqu'au jour de la résurrection ". Voyant cela, les frères, saisis de crainte, tombèrent à ses pieds. Le vieillard leur dit : " Ce n'est pas à cause de moi que cela s'est fait, car je ne suis rien ; mais c'est à cause de la veuve et des orphelins que Dieu a fait la chose. Ce qui est grand, c'est que Dieu veut l'âme sans péché et que, tout ce que celle-ci demande, elle l'obtient ". Il alla annoncer à la veuve où se trouvait le dépôt. Elle, l'ayant pris, le rendit à son propriétaire et libéra ainsi ses enfants. Et tous ceux qui apprirent la chose glorifièrent Dieu 52 ».
Ces miracles obtenus par la prière de Macaire montrent à quelle perfection le saint était parvenu et soulignent par contraste la simplicité de la prière telle qu'il la conçoit. L'apophtegme pris comme thème de ce chapitre ne contient pas telles quelles toutes les demandes que Macaire pouvait adresser à Dieu mais il nous livre sûrement le fonds commun de toutes ses prières, la souche sur laquelle venaient se greffer les demandes particulières. Ainsi, quand le vieillard tombe épuisé de fatigue avec sa charge de paniers : « Ô Dieu, tu sais que je n'en puis plus », il en appelle à la science de Dieu comme à sa miséricorde. C'est ce que Macaire a certainement fait aussi quand il a prié pour la veuve en détresse.
Si l'on prie comme Macaire le dit et comme il le fait lui-même, on est assuré d'être bien dans les dispositions voulues de foi, de confiance et d'humilité. À la Cananéenne qui demandait à Jésus la guérison de sa fille en ces termes : « Aie pitié de moi, Seigneur ; Seigneur, viens à mon aide », Jésus répond finalement : « Ô femme, grande est ta foi ! Qu'il t'advienne comme tu le désires " ».
52. A 460.
53. Mt 15, 28.
[50] Macaire avait lu et médité l'évangile. Il nous donne certainement dans son apophtegme une réponse qui s'en inspire, mais enfin cette réponse est quand même bien différente de celle du Christ enseignant à ses disciples le Notre Père. Cette différence avait été remarquée il y a longtemps au hème siècle par un moine de la région de Gaza qui se demandait à quelle forme de prière donner la préférence. Ce moine interrogea à ce sujet le Grand Vieillard saint Barsanuphe :
Demande au même Grand Vieillard : « Père, comment faut-il prier ? Faut-il dire le " Notre Père ", comme l'a dit le Seigneur ? Ou, comme disait abba Macaire de Scété : " Seigneur, comme tu veux, aie pitié ", et quand se présente un combat : " Seigneur, s'il te plaît, viens à mon aide ". Ne serait-ce pas aux seuls parfaits qu'il est recommandé de dire le " Notre Père " ? ».
Réponse de Barsanuphe :
« Le " Notre Père " a été prescrit et aux parfaits et aux pécheurs, afin que les uns, les parfaits, sachant de qui ils sont les fils, s'appliquent à ne pas déchoir, et que les autres, les pécheurs, confus d'appeler Père celui qui a été souvent outragé par eux, se convertissent et fassent pénitence. Et même à mon sens, il convient mieux aux pécheurs. En effet, dire : " Remets-nous nos dettes ", convient à des pécheurs. Car quelles dettes ont les parfaits, devenus fils du Père céleste ? Quand à dire : " Ne nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du Mauvais ", cela équivaut aux paroles d'abba Macaire : " Aie pitié " et " Viens à mon aide "54 ».
54. BARSANUPHE et JEAN DE GAZA, Correspondance, Lettre 140, SC 427, Cerf, 1998, p. 516-517.
[...][55] L'accueil des deux jeunes gens
Donc, un jour à Scété, Macaire voit arriver deux jeunes étrangers.
L'un avait de la barbe, l'autre commençait à en avoir. Ils vinrent à moi disant : « Où est la cellule d'abba Macaire ? ». Je leur dis : « Que lui voulez-vous ? ». Ils répondirent : « Ayant entendu parler de lui et de Scété, nous sommes venus le voir ». Je leur dis : « C'est moi ». Alors, ils se prosternèrent devant lui et dirent : « C'est ici que nous voulons demeurer ».
La plupart des apophtegmes nous donnent des paroles des anciens en réponse à des questions des disciples. Il est [56] rare qu'ils nous racontent l'arrivée d'un aspirant à la vie érémitique. Ici ils sont deux, des étrangers manifestement. Aujourd'hui encore, les Égyptiens reconnaissent aussitôt ceux qui ne sont pas du pays. Ils sont jeunes, l'un est déjà barbu, l'atitre à seulement quelques poils au menton. Ils s'adressent à Macaire : « Où est la cellule d'abba Macaire ? ». Ainsi le grand abba ne se distinguait pas de ses confrères, il n'avait pas d'insignes de sa dignité, sa cellule n'était pas différente des autres. Macaire ne révèle pas aussitôt son identité : « Que lui voulez-vous ? ». La réponse est simple, claire et nette : « Ayant entendu parler de lui et de Scété, nous sommes venus le voir ».
Macaire est déjà célèbre comme Antoine, dont la renommée s'étendait jusqu'en Gaule. Les deux jeunes gens ont entendu parler de lui et entreprennent un long voyage pour venir voir cet homme de Dieu et l'abba ne se dérobe pas comme l'auraient fait d'autres Pères du désert. Il dit simplement : « C'est moi ». Alors ils se prosternent à ses pieds et formulent ouvertement leur propos : « C'est ici que nous voulons demeurer ».
En fait de vocation, c'est vraiment ferme et assuré. Mais Macaire, voyant devant lui deux garçons d'apparence délicate, élevés semble-t-il dans le luxe et l'aisance, ne les juge pas capables de supporter les rigueurs de la vie au désert. Il leur réplique aussitôt : « Vous ne pouvez demeurer ici ».
Devant ce refus catégorique, les jeunes gens ne sont nullement décontenancés. L'aîné se contente de dire : « Eh bien, si nous ne pouvons pas demeurer ici, nous allons ailleurs ». D'autres auraient sans doute insisté, discuté. Paul le Simple par exemple ne s'était pas laissé démonter ni rebuter par le refus d'Antoine. Il avait patienté des jours et des [57] nuits à la porte, à jeûn. Ici, les deux jeunes gens semblent faire totalement confiance à Macaire et s'en remettre à lui. Puisque l'abba leur dit qu'il leur est impossible de demeurer là, ils acceptent le verdict et s'en iront ailleurs.
Il semble que Macaire dut être surpris — sinon vexé —de cette réponse. Il devait déjà en lui-même admirer le courage et la vertu de ces deux étrangers venus de loin jusqu'à Scété. Il se dit : « Pourquoi les chasser et les scandaliser ? Le labeur les fera fuir d'eux-mêmes ». Au fond, Macaire doit penser aussi : « Ce serait dommage qu'ils aillent ailleurs. On peut toujours les mettre à l'épreuve ».
2) L'installation et l'initiation des deux novices
La première tâche qui s'imposait au nouveau venu au désert, c'est de se construire une cellule. Macaire donne aux deux jeunes gens une hache, leur montre où tailler des pierres et où aller chercher du bois pour la toiture. Il leur donne également une corbeille pleine de pain et de sel, menu ordinaire des anachorètes. Puis il leur indique le travail manuel qu'ils devront faire : tresser des joncs ou des feuilles de palmier pour en faire des corbeilles qu'ils échangeront contre du pain avec les gardiens des dépôts de nitre.
En peu de mots, Macaire a dit aux deux aspirants ermites tout l'essentiel de ce qu'ils avaient besoin de savoir pour vivre au désert. Pour y vivre matériellement, soit ! mais pour le spirituel ? Ces deux jeunes inconnus n'avaient-ils pas besoin de savoir aussi comment prier, comment mener le combat spirituel ? Dans les monastères, le père abbé et le maître des novices se chargent surtout de la formation spirituelle. Au désert, chacun est seul à seul avec Dieu et suit les inspirations de l'Esprit. L'abba se garde bien d'imposer une (58] règle, des prescriptions détaillées. Mais il aurait pu leur dire au moins : « Revenez me voir tous les huit jours ou tous les mois pour me poser des questions, pour m'exposer les difficultés que vous rencontrerez, les tentations qui vous surviendront... Non. Il leur impose seulement une épreuve de force, une épreuve matérielle pour vérifier leur endurance et il pense qu'ils ne tiendront pas longtemps et qu'ils s'en viendront bientôt lui dire que la vie au désert dépasse leurs forces.
Mais les jours, les semaines, les mois passent. Trois années s'écoulent ainsi sans que les deux novices reviennent le voir et l'interroger.
Quand à eux, avec endurance, ils firent tout ce que je leur avais dit, et ils ne vinrent pas me trouver pendant trois années. Longtemps, je me débattis contre les pensées en disant : « Quelle est donc leur activité, qu'ils ne viennent pas interroger sur une pensée ? Ceux qui habitent loin viennent à moi, et eux qui sont tout près, ne sont pas venus ni ne se sont rendus chez d'autres ; ils ne vont qu'à l'église en silence, pour recevoir la communion ».
On comprend la perplexité de Macaire. Tant de moines déjà anciens et habitant parfois assez loin venaient le consulter et ces deux jeunesses qui demeurent à proximité n'éprouvent pas le besoin de se faire éclairer et guider ? Même Antoine dans les débuts de sa vie monastique visitait les ascètes du voisinage. Eux ne sortent que pour aller à l'église en silence participer à l'eucharistie.
Macaire, prêtre de Scété, voyait donc les deux jeunes moines approcher de l'autel pour communier. Mais eux devaient aussi le contempler quand il célébrait la messe et surtout ils entendaient chaque dimanche le mot d'ordre qu'il donnait aux frères quand il congédiait l'assemblée. Nous savons cela par un autre apophtegme. Il disait : « Fuyez, [59] frères" [A 469]». Un ancien, un jour, avait jugé bon de demander à l'abba : « Où pourrions-nous fuir au-delà de ce désert ? ». Et Macaire se mettant le doigt sur la bouche avait répondu : « C'est cela que vous devez fuir ». Puis il entrait dans sa cellule, fermait la porte et s'asseyait.
Ainsi chaque dimanche durant trois ans, les deux frères avaient recueilli précieusement cette consigne des lèvres de leur abba et l'observaient fidèlement. Ils étaient venus à Scété pour voir abba Macaire. Il leur suffisait de le voir officier à l'autel avec toute sa gravité et sa piété. Comme lui, ils se retiraient ensuite dans leur cellule, silencieux et recueillis. Mais Macaire, lui, ne comprenait pas le comportement de ses deux disciples et ne savait qu'en penser. Finalement, au bout de trois ans, il décide de jeûner une semaine en priant Dieu de lui révéler leur conduite.
On voit la réserve et la discrétion du père spirituel qui craint d'intervenir inopportunément. Normalement, l'initiative vient du disciple qui en appelle à son abba. Ici, Macaire jeûne et prie avant de se rendre chez les deux jeunes gens.
La visite de Macaire chez les deux frères
Au bout de la semaine, je me levai et m'en allai chez eux pour voir comment ils se tenaient (c'est-à-dire comment ils menaient leur vie d'ermites en cellule). Quand j'eus frappé, ils m'ouvrirent et me saluèrent en silence. Ayant fait une prière, je m'assis. L'aîné, ayant fait signe au plus jeune de sortir, s'assit à tresser la corde, sans rien dire. À la neuvième heure, il frappa, et le cadet revint, il fit une petite bouillie et mit la table, sur un signe de l'aîné. Il y déposa trois galettes et se tint en [60] silence. Moi, je dis : « Levez-vous, mangeons ». Et, nous étant levés, nous mangeâmes ; il apporta la cruche et nous bûmes.
À la fin de la journée, Macaire n'est pas plus avancé. Ce qui l'a frappé, c'est le silence continuel qu'observent les deux frères. Et ce jour-là, ils n'ont sans doute rien changé à leur régime habituel, à ce qu'ils font jour après jour depuis trois ans. C'est le côté visible de leur vie quotidienne. Mais ce qui intéresse Macaire, c'est la partie invisible, l'activité secrète. Il décide donc de poursuivre son enquête. Le soir venu, il exprime son désir de rester passer la nuit. On lui met une natte dans un coin et les deux frères se couchent dans l'angle opposé, ayant enlevé leur ceinture et leur scapulaire. De nouveau, Macaire pria Dieu de lui révéler leur activité. Il feint de s'endormir. Les autres alors se lèvent et se mettent debout en prière. C'est certainement ce qu'ils font toutes les nuits, mais cette fois ils ont voulu se cacher au regard de Macaire pour observer le précepte du Christ : « Quand vous priez, ne cherchez pas à être vus des hommes... ». Comme Antoine, comme Macaire, les deux jeunes gens étaient venus au désert pour se dérober au regard des hommes, mais ainsi que l'écrivait saint Athanase dans la Vie d'Antoine, « Ils veulent rester cachés, mais le Seigneur les montre à tous comme des flambeaux [VA 93] ». La cellule était toute illuminée comme en plein jour. Macaire a vu et il a voulu nous faire partager son expérience merveilleuse, nous montrer ce qui se passait chaque nuit dans cette cellule depuis trois ans. C'était une prière silencieuse mais combien fervente malgré les assauts incessants des démons.
J'aperçus, continue Macaire, les démons venir comme des mouches sur le cadet ; les uns venaient se poser sur sa bouche, les autres sur ses yeux. Et je vis l'ange du Seigneur tenant un glaive de feu, l'entourant de toutes parts et chassant de lui les [61] démons. Mais de l'aîné, ils ne pouvaient pas s'approcher. Un peu avant l'aube, ils se couchèrent, et moi, je fis comme si je m'éveillais, et eux de même. L'aîné me dit cette seule parole : « Veux-tu que nous récitions les douze psaumes ? ». Je dis : « Oui ». Le plus jeune chanta cinq psaumes par groupe de six versets et un alleluia, et à chaque verset, une langue de feu sortait de sa bouche et montait au ciel. Pareillement pour l'aîné, quand il ouvrit la bouche pour psalmodier, il y eut comme une corde de feu qui sortit et monta jusqu'au ciel. Et moi, à mon tour, j'en dis un peu par coeur.
On s'attendrait ensuite à une conversation, à un entretien spirituel où Macaire et ses deux compagnons auraient pu s'édifier mutuellement. Recevoir la visite du grand abba, quel privilège, quelle occasion rêvée de l'interroger. Non, ils gardent le silence et Macaire de même, préférant rester dans-l'émerveillement de ce qu'il a vu. En les quittant, il dit seulement : « Priez pour moi ». Eux ne se défendent pas, ne protestent pas : « Mais, Père, c'est à toi de prier pour nous ! ». Ils se prosternent simplement sans souffler mot. Macaire avait compris que ses deux jeunes disciples étaient déjà parvenus à un haut degré de perfection grâce à leur endurance et à leur persévérance dans cette vie humble, cachée, laborieuse et silencieuse qu'ils menaient dans leur cellule.
Je compris donc que l'aîné était arrivé à la perfection, tandis qu'au cadet, l'Ennemi faisait encore la guerre. Or, après peu de jours, le frère aîné s'endormit et, trois jours plus tard, le plus jeune. Ensuite, chaque fois que des Pères venaient chez abba Macaire, il les menait dans leur cellule en disant : « Venez voir le martyrium des petits étrangers ».
Dans la tradition hagiographique, ce récit a une grande valeur par sa véracité et son ancienneté. C'est, après les Actes et les Passions de martyrs, l'un des documents les plus anciens, presque contemporain de la Vie d'Antoine. [62] Dans celle-ci, saint Athanase montre que son héros a été martyr de désir et que sa persévérance dans l'ascèse et sa constance dans la lutte contre les démons l'ont assimilé aux martyrs. Ici, Macaire fait l'équivalent en appelant la cellule des deux moines devenue bientôt leur tombeau, martyrium, c'est-à-dire le lieu sacré où on honore un martyr. Et remarquez que l'abba ne cherche nullement à démontrer leur sainteté, il raconte simplement comment Dieu la lui a fait connaître. Somme toute, les deux disciples n'ont rien fait d'extraordinaire, ils ont seulement accompli fidèlement et parfaitement les prescriptions de leur Maître. Pour celui-ci, c'était manifestement la preuve que la vie au désert de Scété était capable de conduire à la sainteté. Il n'est pas nécessaire de faire des miracles comme Macaire, il suffisait de mener sérieusement la vie de prière, de travail, d'ascèse et de silence.
Et ce qui est tout aussi admirable, c'est la modestie et l'humilité d'abba Macaire qui, dans ce récit, semble se plaire à souligner qu'il n'est pour rien dans la sainteté des deux prédestinés. Il les a simplement reçus et introduits au désert, il ne leur a pas fait de longs discours, de nombreuses instructions. Mais rien qu'à voir Macaire, eux ont compris ce qu'était la vie du moine au désert, et ils se sont efforcés de l'imiter dans son rayonnement silencieux.
Quel âge avaient ces deux jeunes moines quand Dieu les rappela à lui ? Sans doute pas plus de vingt-quatre ans, l'âge de Thérèse de Lisieux au moment de sa mort. […]
[… 77] « Abba Arsène se disait sans cesse : " Pourquoi es-tu sorti ? ". Mais nous, nous sommes si négligents que nous ne savons pas pourquoi nous sommes sortis, nous ne savons même pas ce que nous voulons ». " DOROTHÉE 104, SC 92, Cerf, 1963, p. 336-337.
Saint Benoît, dans sa Règle, au chapitre 60, « Des prêtres qui voudraient se fixer au monastère », dit que le prêtre doit savoir pourquoi il est venu : « Mon ami, pourquoi es-tu venu ? » RB ch. 60. Saint Benoît cite la parole de Jésus disant à Judas à Gethsémani, après avoir reçu le baiser du traître : « Mon ami, pourquoi es-tu venu ? » (Mt 26, 50). Cela rejoint la question d'Arsène.
Peu importe la formulation, mais il est certainement utile au moine de se demander de temps en temps ce qu'il [78] fait actuellement au monastère et s'il y poursuit toujours le but qu'il avait en y entrant.
La question peut se particulariser et s'appliquer à bien des circonstances diverses : Pourquoi suis-je sorti de ma cellule ? Pourquoi suis-je sorti du monastère ? Pourquoi suis-je sorti du silence pour prononcer telle parole ? Arsène disait aussi volontiers : « Je me suis souvent repenti d'avoir parlé, de m'être tu, jamais A 78. ». Saint Benoît dit au chapitre 4 de la Règle de « veiller avec soin sur tous les actes de sa vie RB ch. 4. ». C'est le même souci de vigilance et de perfection qui animait Arsène et qu'il entretenait en lui par sa question constamment redite et ressassée : « Arsène, pourquoi es-tu sorti ? ».
Jean des Kellia disait :
Vois-tu cette parole de l'Écriture : « Rappelez-vous les jours anciens » (Dt 32, 7). Les Écritures de Notre Seigneur nous réveillent, car elles rappellent à notre mémoire nos jours anciens : quand vous êtes sortis du monde et avez revêtu la ressemblance du Seigneur, quand vous brûliez de l'amour du Seigneur de tout votre coeur, et de nouveau vous êtes retournés aux désirs mondains Eth., Collection 14, 40.
Déjà au 4ème siècle, bien des anciens déploraient le relâchement.
Qui peut se flatter d'être toujours resté fidèle au désir ardent qu'il avait au début de se donner totalement et pour toujours au Seigneur, sans réserve et sans limite ? L'accoutumance, la routine peuvent facilement nous détourner de notre but. Il est bon de nous souvenir, de nous rappeler ce but : « Pourquoi es-tu sorti ? ».[79]
Nous ignorons la réponse que donnait Arsène à sa question. […] la question d'Arsène est toujours bonne à poser, à se poser, ne serait-ce que pour déjouer ces illusions et nous ramener à la réalité, à la vérité de l'engagement. « Arsène, pourquoi es-tu sorti ? pourquoi es-tu ici ? ».
[… 110]
3) - Importance du pardon chez les moines d'Égypte
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le pardon va revêtir une importance toute spéciale dans les milieux monastiques d'Égypte, non seulement chez les cénobites. C'est que, sauf de rares exceptions, les ermites du désert avaient des relations entre eux. Les réunions du dimanche, les visites qu'ils se faisaient et surtout les relations habituelles des anciens avec leurs disciples offraient des occasions de heurts, de dissentiments. Tous n'étaient pas des anges et des saints. Il y avait des différences de caractère et de tempérament. Habitués à vivre seuls, les ermites n'étaient pas toujours des plus sociables. Devenus vieux, ils étaient souvent obligés d'avoir à demeure auprès d'eux un disciple qui était en même temps leur serviteur. Les apophtegmes rapportent quelques anecdotes à la fois édifiantes et stupéfiantes : celle du disciple qui, furieux d'avoir été repris par son ancien, ferme à clef la porte de l'armoire à pain et [111] disparaît pour plusieurs jours 137, ou celle de l'ancien qui s'était laissé entraîner à boire. Il avait un disciple : chacun faisait une natte par jour et le soir l'ancien allait vendre les deux nattes au village voisin, après quoi il buvait le prix des deux nattes et ne rapportait à son disciple qu'un croûton de pain 138 !
De telles histoires n'étaient sans doute pas fréquentes mais elles attestent que tous les habitants du désert n'étaient pas parfaits.
De toute façon, tous devaient se reconnaître pécheurs et déplorer leurs péchés. Ressentant le besoin d'être constamment pardonnés, ils devaient être disposés aussi à pardonner aux autres, comme aussi à leur demander pardon.
C'est au désert, semble-t-il, qu'est né l'usage de se demander pardon à tout propos, la plupart du temps en faisant une métanie. On voit constamment cette pratique dans les apophtegmes : « Pardonne-moi », à quoi on ajoute ordinairement : « et prie pour moi ».
Un ancien a dit : « Si tu dis à quelqu'un : " Pardonne-moi " en t'humiliant, tu brûles les démons 139 ».
En particulier, on demandait pardon quand on recevait du servant une portion de nourriture ou une coupe de vin à l'agape. Mais certains frères négligeaient cet usage et Théodore de Phermé disait à ce propos : « Les moines ont perdu leur noblesse qui est de dire : " Pardonne " 140 ».
Nous voyons cet usage particulièrement en honneur et en vigueur chez les moines de Gaza au 6ème siècle. Dans les
137. N 341.
138. N 340.
139. P 279 (cf. GUY, Recherches, n° 2, p. 90 = Sg 15, 78).
140. A 273.
[112] lettres de Barsanuphe et de Jean et aussi dans les instructions de Dorothée qui cite et commente une parole d'abba Isaïe :
Avant tout, nous avons besoin de l'humilité et devons être prêts à dire : « Pardon », pour toute parole que nous entendons, car c'est par l'humilité que sont anéantis tous les maléfices de notre Ennemi 141
Théoriquement, nous sommes d'accord, bien sûr. Mais il peut se présenter des circonstances où, étant moi-même en cause, j'hésite et je doute, comme ce frère qui va interroger un ancien :
Un frère interrogea un ancien : « Mon Père, je me suis disputé avec un frère. Veux-tu que je lui pardonne ou non ? ». L'ancien leva les yeux au ciel, il gémit et se frappa la poitrine en disant : « Ô homme misérable et nu, si tu provoques la colère du Seigneur du ciel et de la terre, il est indulgent envers toi, il reçoit ta pénitence et te pardonne ta faute dès lors que tu reviens à lui. Comment donc ne pardonnerais-tu pas à ton frère ? 142 »
Sans la foi, il est impossible de comprendre et d'admettre les exigences illimitées et inconditionnelles du pardon. Mais pour un chrétien, le devoir du pardon est toujours impérieux et inéluctable, même s'il exige parfois de l'héroïsme.
Ce que le Seigneur nous demande, c'est de vouloir pardonner. Car notre sensibilité peut parfois résister, notre mémoire et notre imagination peuvent nous représenter indéfiniment les torts qui nous ont été faits, les blessures infligées, surtout s'il s'agit de blessures morales. Il ne s'agit pas alors de raisonner, de calculer, de savoir qui a le premier nui à l'autre. C'est la disposition du coeur qui permet de
141. DOROTHÉE 26, SC 92, Cerf, 1963, p. 186-187.
142. Eth. Ger. 198.
[113] pardonner et qui fait aussi que le pardon est accueilli et que la réconciliation se produit.
Souvenons-nous aussi que le Seigneur a associé presque toujours dans l'évangile la loi du pardon à la prière :
On disait qu'un frère avait invité son frère et que celui-ci, en entrant dans sa cellule, avait honte de prier le Seigneur à cause du mal qui lui avait été fait. Il se leva pour supplier en ces termes : « Mon Seigneur, voici que j'ai pardonné à mon frère de tout mon coeur ». Une voix lui vint qui disait : « Si tu suis mon exemple, prie-moi avec confiance ». Eth. Ger. 170
Le pardon est une condition préalable avant de se présenter devant Dieu. Jésus l'a dit : « Si au moment de présenter ton offrande à l'autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, va d'abord te réconcilier avec ton frère » (Mt 5, 23). Et c'est aussi dans la prière que le pardon doit être offert et donné. Jésus dit en saint Marc 11, 25 : « Quand vous êtes debout pour prier, remettez, si vous avez quelque chose contre quelqu'un, afin que votre Père qui est dans les cieux vous remette aussi vos fautes ».
Il faut rappeler l'anecdote racontée dans un apophtegme d'abba Silvain :
Un frère lybien vint un jour chez abba Silvain à la montagne de Panepho et lui dit : « Abba, j'ai un ennemi qui m'a fait beaucoup de mal, car il m'a volé mon champ quand j'étais dans le monde, il m'a souvent tendu des embûches et voici qu'il a soudoyé des gens pour m'empoisonner ; je veux le livrer au magistrat ». L'ancien lui dit : « Fais comme cela te soulage, mon enfant ». Et le frère dit : « N'est-ce pas, abba, s'il est châtié, que son âme en aura évidemment grand profit ? ». L'ancien dit : « Fais comme bon te semble, mon enfant ». Le [114] frère dit à l'ancien : « Lève-toi, Père, faisons une prière et je pars chez le magistrat ». L'ancien se leva et ils dirent le « Notre Père ». Comme ils arrivaient aux mots : « Remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs », l'ancien dit : « Ne nous remets pas nos dettes, comme nous ne remettons pas à nos débiteurs ». Le frère dit à l'ancien : « Pas comme cela, Père ». Mais l'ancien dit : « Oui, comme cela, mon enfant. Car assurément, si tu veux aller chez le magistrat pour te venger, Silvain ne fait pas d'autre prière pour toi ». Et le frère se repentit et pardonna à son ennemi. » N 557.
Il n'est pas toujours possible de manifester le pardon sur-le-champ, mais exprimons-le du moins devant Dieu dans la prière ; et le Seigneur nous ménagera ensuite une occasion favorable d'offrir ce pardon au prochain. Dans le discours sur la montagne, quand le Christ parle de l'amour des ennemis, il dit d'abord : « Priez pour ceux qui vous persécutent... ». Jésus lui-même sur la croix a prié pour ses bourreaux en demandant à son Père de leur pardonner. De même saint Étienne...
L'ensemble des apophtegmes montre que les moines du désert prenaient au sérieux l'obligation de pardonner, et de pardonner aussitôt, avant même que le frère coupable ne vienne demander pardon.
[...115]
Particulièrement typique est l'histoire du frère du nom d'Arétas :
Un frère de Pharan du nom d'Arétas était un peu relâché dans sa vie monastique. Quand il fut sur le point de mourir, quelques-uns des pères étaient assis autour de lui. Et son ancien, le voyant partir du corps avec joie et allégresse, et voulant édifier les frères, lui dit : « Frère, assurément nous savons tous que tu n'étais pas trop zélé pour l'ascèse ; comment donc t-en vas-tu ainsi avec contentement ? ». Le frère lui dit : « Sûrement, Père, tu dis la vérité. Néanmoins depuis que je suis devenu moine, à ma connaissance, je n'ai pas jugé un homme, mais sur-le-champ, le jour même, je me suis réconcilié avec lui. Aussi, j'ai l'intention de dire à Dieu : " Tu as dit, ô Maître : Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés, et pardonnez et il vous sera pardonné " ». Tous furent édifiés et l'ancien lui dit : « Paix à toi, mon enfant, car toi, tu seras sauvé même sans labeur ». N 530.
Le mot d'ordre d'Isidore est tout simple, lumineux, indiscutable. Mais il requiert toute la perfection de l'amour. L'ancien aurait pu dire : « Aime ton prochain ». En disant : « Pardonne », il demande la perfection du don de soi. Étymologiquement, pardonner, c'est donner complètement, [116] c'est tout donner. Dès lors qu'on parle de pardon, c'est tout ou rien. C'est sans limite, sans réserve. Jésus a dit : « Soyez miséricordieux comme votre Père... », et « Soyez parfaits comme votre Père ». La miséricorde du pardon, c'est la perfection.
[124] L'épisode de la corbeille de sable
Un jour, un frère commit une faute à Scété. Il y eut un conseil et on envoya chercher abba Moïse. Mais il ne voulut pas venir. Le prêtre lui envoya donc dire : « Viens, car tout le monde t'attend ». Alors, s'étant levé, il s'en alla prendre une corbeille percée, la remplit de sable et l'emporta sur son dos. Les autres, sortis à sa rencontre, lui dirent : « Qu'est-ce que ceci, Père ? ». L'ancien leur dit : « Mes péchés coulent à flot derrière moi et je ne les vois pas, et je viens aujourd'hui pour juger des fautes d'autrui ». Ayant entendu cette parole, ils ne dirent rien au frère mais lui pardonnèrent 161.
C'est donc à l'occasion d'une autre réunion du conseil que Moïse fit l'action symbolique destinée à rester fameuse dans les annales du désert. Tous les anciens étaient réunis, il ne manquait plus qu'abba Moïse. On l'envoya chercher, il refusa de venir. Humble comme il l'était, il n'entendait certainement pas réprouver la conduite des anciens. Dans toute société, il faut bien un organisme pour maintenir l'ordre et faire observer les lois et les règlements. Quand un frère, au désert, commettait une faute grave, les anciens se réunissaient pour le juger et lui imposer une pénitence. C'était le prêtre qui convoquait et présidait le tribunal.
Donc, abba Moïse l'ancien brigand ne se sentait pas le droit de participer à ce jugement. Sur l'insistance du prêtre, il finit par venir mais de telle façon que le conseil tournât court.
Il y a ainsi plusieurs histoires analogues de Bessarion ou Pior. Ce dernier avait un petit sachet devant lui et un gros sac derrière lui.
Le sachet que j'ai devant moi, ce sont les péchés de mon frère que je vois. Mais mes péchés à moi, ce sont le gros sac que je ne vois pas 162.
161. A 496.
162. A 162 ; A 779.
[125] Abba Moïse dit : « Mes péchés coulent à flots et je ne les vois pas ». II ne dit pas : « Je ne les regarde pas », mais : « Je ne les vois pas ».
Comme abba Moïse, Jean Colobos était à la fois très attaché à la solitude et toujours disposé à aider le prochain. Nous avons de lui une cinquantaine d'apophtegmes, quarante dans le dossier qui est sous son nom dans la série alphabétique. Et beaucoup de ces apophtegmes montrent la disponibilité de l'abba, sa bonté et sa patience. Nous retiendrons surtout les deux derniers de la série, 39 et 40.
Abba Jean Colobos disait : « Il est impossible de construire la maison de haut en bas, mais il faut partir du fondement pour aller jusqu'au faîte ». On lui dit : « Que veut dire cette parole ? ». Il répondit : « Le fondement, c'est le prochain à gagner, et il doit être premier, car c'est à lui que sont suspendus tous les commandements du Christ ». A 354.
[...]
1) Que veut dire cette parole ?
demande-t-on à Jean, et il répond :
— Le fondement, c'est le prochain à gagner et il doit être premier,
— car c'est à lui que sont suspendus tous les commandements du Christ.
Le verbe grec employé par Jean, (terme grec) , est celui-là même que nous trouvons en Matthieu 22, 40 quand Jésus dit à propos des deux commandements de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain : « De ces deux commandements, dépendent toute la Loi et les Prophètes ». D'une certaine manière, Jean Colobos va plus loin en disant que tous les commandements du Christ se rattachent, sont suspendus au prochain. Mais cela correspond à l'enseignement des apôtres : saint Jacques, saint Paul et saint Jean voient toute la Loi résumée dans le précepte : « Tu aimeras le prochain comme toi-même ».
Toute la Première Épître de saint Jean montre qu'on ne saurait faire abstraction du prochain dans l'accomplissement des commandements. Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ?
Mais ici, dans le texte grec de l'apophtegme, Jean Colobos ne parle pas d'amour, c'est seulement les traducteurs arabes et arméniens qui ont mis : « le fondement, c'est l'amour du prochain » (traductions relativement tardives, c'est le grec qui doit donner le texte primitif). Abba Jean dit seulement « le prochain », en soulignant qu'il doit être premier dans la construction de l'édifice spirituel. Dorothée de Gaza parlera, lui aussi, de l'édifice des vertus qu'il nous faut [139] bâtir 186. Pour lui, le fondement c'est la foi, et le toit c'est la charité. Il n'y a pas contradiction, car Dorothée voit plutôt l'édifice du point de vue de l'architecture qui dresse son plan. Jean juge en entrepreneur qui construit. Il sait qu'on ne peut rien commencer sans l'aide d'autrui.
À vrai dire, le sens de la parole de Jean n'est pas évident. Le prochain à gagner doit être premier. Est-ce à dire qu'il faudrait commencer par être missionnaire, par faire de l'apostolat avant de mener la vie érémitique et contemplative ? Mais telle n'était pas la pensée des Pères qui jugeaient plutôt qu'on n'était en mesure d'aider les autres qu'après un long temps de solitude. Ils considéraient aussi la vie commune comme une préparation à la vie anachorétique. Saint Benoît lui-même, dans sa Règle, mentionne cette idée.
À première vue, on serait tenté d'interpréter « premier » par rapport à Dieu, comme Jésus dans l'évangile parle du premier commandement, celui de l'amour de Dieu, ou comme saint Benoît au début du chapitre 4 des Instruments des bonnes oeuvres : « In primis, aimer le Seigneur... et ensuite le prochain »187. Mais alors, Jean Colobos contredirait l'évangile puisqu'il met le prochain en premier. Et dans la pensée des Anciens, le prochain ne saurait être dissocié de Dieu. Dans un apophtegme, saint Antoine dit : « Gagner le prochain, c'est gagner Dieu ». Alors, de quelle priorité ou primauté s'agit-il ? Le prochain doit être premier par rapport à quoi ? à qui ? Si ce n'est pas par rapport à Dieu, ce ne peut être que par rapport à moi. Et cela doit vouloir dire : chercher le gain du prochain avant mon gain à moi. Se sacrifier d'abord pour le prochain, donner sa vie... comme le Christ
186. DOROTHÉE DE GAZA, ch. 151, SC 92, Cerf, 1963, p. 422-425.
187. RB 4.
[140]nous le demande et comme lui-même nous en a donné l'exemple.
Jean Colobos s'adresse à ses frères au désert. Il ne leur dit pas cela pour les engager à quitter leur solitude pour aller évangéliser le monde. C'est une leçon spirituelle qu'il leur donne, une orientation pour toute leur vie.
Le prochain premier : il ne s'agit pas d'une primauté absolue ni d'une priorité de temps, mais d'une priorité pratique donnée toujours au bien, au vrai bien du prochain par rapport à mon intérêt personnel. Et il s'agit du prochain en tant que tel, en tant que présence vivante et concrète, du Christ près de moi, à côté de moi, devant moi. Le prochain tient-il vraiment la première place dans ma vie ? Est-ce que je suis toujours prêt à faire tout mon possible pour le gagner ?
Jean parle du prochain à « gagner ». L'expression se trouve en Mt 18, 15 où il s'agit de correction fraternelle : « Si ton frère vient à pécher, va, reprends-le entre toi et lui seul. S'il t'écoute, tu auras gagné ton frère... ». Mais saint Paul emploie aussi la même expression dans 1 Co 9, 19-22, où il dit qu'il s'est fait l'esclave, le serviteur de tous, afin d'en gagner le plus grand nombre, juif avec les Juifs, afin de gagner les Juifs..., faible avec les faibles, afin de gagner les faibles..., tout à tous afin d'en sauver quelques-uns...
Donc on voit qu'il ne s'agit pas seulement de correction fraternelle mais de tout ce qu'on peut faire pour gagner autrui au bien, au Christ, au salut.
Une notation de Poemen exprime en quelques mots la charité de Jean :
Il a dit encore que, quand un frère se rendait chez abba Jean Colobos, celui-ci lui montrait la charité, celle dont parle [141] l'Apôtre : « La charité est longanime, elle est serviable '88 » (1 Co 13, 4).
En fait d'exemple de patience et de longanimité, le fait le plus célèbre est celui d'un vieillard qui n'avait pas de mémoire et qui revenait indéfiniment consulter Jean :
Il y avait à Scété un vieillard fort adonné aux labeurs corporels, mais pas très fin pour ce qui est des pensées. Il s'en vint trouver abba Jean pour l'interroger au sujet de l'oubli. Ayant reçu de lui une parole, il rentra dans sa cellule et oublia ce que lui avait dit abba Jean. Il alla donc de nouveau l'interroger et, ayant reçu de lui la même réponse, il s'en retourna. Comme il arrivait à sa cellule, il oublia de nouveau, et ainsi de suite un grand nombre de fois il allait et au retour, il succombait à l'oubli. Plus tard, rencontrant le vieillard, il lui dit : « Tu sais, abba, j'ai encore oublié ce que tu m'as dit ; mais par crainte de t'accabler, je ne suis pas venu ». Abba Jean lui dit : « Va, allume une lampe ». Il l'alluma. Il lui dit à nouveau : « Apporte d'autres lampes et allume-les à celle-là ». Il le fit. Alors abba Jean lui dit : « Est-ce que la lampe a subi quelque dommage du fait qu'on ait allumé sur elle les autres lampes ? ». Il dit : « Non ». Le vieillard dit : « Eh bien, il en est de même pour Jean : même si tout Scété venait à moi, cela ne m'enlèverait rien de la grâce du Christ. Donc, quand tu voudras, viens sans hésiter ». Et ainsi, grâce à l'endurance de l'un et de l'autre, Dieu retira l'oubli au vieillard. Telle était l'oeuvre des scétiotes : donner de l'ardeur à ceux qui ont à combattre et se faire violence à soi-même pour se gagner les uns les autres au bien'89. [...]
ENCORE un moine de Scété, d'un tempérament fougueux, comme Isidore, puisqu'il disait : « J'ai passé quatorze ans à Scété, priant Dieu nuit et jour pour qu'il m'accorde de vaincre la colère 201 », mais ensuite il devint évêque et ces fonctions lui donnèrent des occasions de montrer sa bonté et sa bienveillance. Antoine lui avait prédit
qu'il ferait des progrès dans la crainte de Dieu. Il le conduisit hors de la cellule, lui montra une pierre et lui dit : « Injurie cette pierre et frappe-la ». Ce qu'il fit, et abba Antoine lui dit : « La pierre a-t-elle parlé ? ». Il dit : « Non ». Et abba Antoine lui dit : « Toi aussi, tu arriveras à ce degré ». Ce qui advint. Car abba Ammonas progressa à ce point qu'il ne connaissait plus le mal à cause de sa grande bonté » 202.
Deux apophtegmes montrent cette bonté à l'oeuvre vis-à-vis de deux coupables : une vierge qui s'était laissée corrompre et un moine qui cohabitait avec une femme :
201. A 115.
202. A 120.
[152] Par exemple, lorsqu'il fut devenu évêque, on lui amena une vierge qui était enceinte et on lui dit : « Un tel a fait cela ; donne-leur un châtiment ». Mais lui, ayant fait le signe de la croix sur le sein de la fille, il commanda de lui donner six paires de draps, « de crainte, dit-il, qu'au moment de l'enfantement elle ne meure, elle ou son enfant, et qu'on ne trouve rien pour l'ensevelissement ». Ceux qui étaient intervenus contre elle lui dirent : « Pourquoi as-tu fait cela ? Donne-leur un châtiment ». Mais il leur dit : « Considérez, frères, qu'elle est proche de la mort ; que puis-je donc faire ? ». Et il la renvoya. Et c'est ainsi que le vieillard n'osa pas condamner quelqu'un .A 120.
L'autre anecdote est aussi célèbre :
Abba Ammonas vint un jour manger dans un endroit et il y avait là quelqu'un ayant mauvaise réputation, et il se trouva que la femme arriva et entra dans la cellule du frère. L'ayant appris, les habitants du lieu en furent donc troublés et se rassemblèrent pour expulser le frère de sa cellule. Sachant aussi que l'évêque Ammonas était là, ils vinrent le prier de les accompagner. Lorsque le frère en fut informé, il prit la femme et la cacha dans un tonneau. Abba Ammonas, escorté de la foule, entra et se rendit compte de ce qui s'était passé, mais pour Dieu, il cacha la chose. Etant allé s'asseoir sur le tonneau, il donna l'ordre de fouiller la cellule. Et quand les gens eurent cherché sans trouver la femme, abba Ammonas leur dit : « Qu'est-ce que cela ? Que Dieu vous pardonne ». Ayant prié, il les fit tous se retirer ; puis, prenant la main du frère, il lui dit : « Veille sur toi-même, frère ». Et cela dit, il s'en alla . A 122.
[...206]
Un frère avait commis une faute. Il vint trouver abba Amen et lui dit : « Mon Père, j'ai péché et je ne puis faire pénitence. Je m'en vais dans le monde ». L'ancien lui dit : « Reste dans l'habit et je ferai pénitence pour toi ». Et l'ancien prit le péché du frère et fit pénitence pour lui un jour seulement. Dieu lui fit savoir qu'il avait remis le péché du frère à cause de la charité de l'ancien 291
Un ancien a dit : « Si tu veux être moine et plaire à Dieu, purifie ton coeur à l'égard de tous les hommes et soumets ta pensée à tous. Ne blâme personne et mets ta mort devant tes yeux. Si tu vois quelqu'un en train de pécher, prie le Seigneur en disant : " Pardonne-moi, car j'ai péché ". Ainsi se réalisera en toi la parole qui dit : " Il n'y a pas de plus grand amour "292 »
Deux frères allèrent au marché vendre leurs marchandises. L'un d'eux, quand il eut quitté l'autre, tomba dans la luxure. Son frère, l'ayant rejoint, lui dit : « Allons à notre cellule, frère ». Il répondit : « Je n'y vais pas ». L'autre le priait et disait : « Pourquoi, mon frère ? ». Il répondit : « Parce que, après que tu m'as quitté, je suis tombé dans la luxure ». Son frère voulant le gagner, se mit à lui dire : « À moi aussi,
291. L. REGNAULT, Abba dis-moi une parole, p. 325.
292. E .13, 40.
[207] lorsque je t'ai eu quitté, il m'en est arrivé autant, mais allons faire sérieusement pénitence et Dieu nous pardonnera ». Ils allèrent raconter aux anciens ce qui leur était arrivé et ceux-ci leur imposèrent un règlement pour faire pénitence. Cependant, l'un d'eux faisait pénitence pour l'autre, comme s'il avait péché lui-même, et Dieu, voyant la peine qu'il se donnait par charité, révéla à un ancien, au bout de quelques jours, qu'il pardonnait au pécheur à cause de la grande charité du frère qui n'avait pas péché. Voilà ce qu'on appelle donner sa vie pour son frère 293.
De Poemen, nous avons une histoire célèbre :
Un jour, quand abba Amen s'en alla habiter en Égypte, dans son voisinage vivait un frère avec une femme et jamais il ne lui en fit de reproche. Il arriva qu'une nuit la femme enfanta. L'ancien le sut et appela son plus jeune frère : « Prends avec toi une cruche de vin, lui dit-il, et donne-la au voisin, car il en a besoin aujourd'hui ». Les frères qui habitaient avec abba Poemen ignoraient l'affaire. L'autre fit comme lui avait prescrit l'ancien. Le frère reçut le vin, fut pris de remords et renvoya la femme peu de jours après en lui donnant ce qu'il avait. Il s'en alla dire à l'ancien : « Dès aujourd'hui, je me convertis », et l'ancien lui fit confiance. Alors le frère alla se construire une autre cellule plus proche de celle de l'ancien, et ainsi il allait chez l'ancien. L'ancien lui rendait lumineux le chemin qui conduit à Dieu et il gagna ainsi le frère 294.
Poemen était d'une mansuétude et d'une indulgence qui étaient bien connues :
Quelques-uns des vieillards allèrent chez abba Poemen et lui demandèrent : « À ton avis, quand nous voyons les frères s'assoupir à l'office, faut-il les secouer pour qu'ils soient éveillés durant la vigile ? ». Il leur dit : « Moi, quand je vois
293. N 179.
294. Sy gr. 9, 20.
{208] un frère s'assoupir, je mets sa tête sur mes genoux et je le fais reposer A 666 ».
Il est peu d'écrits, dans la tradition spirituelle de l'Orient chrétien, qui aient exercé une influence comparable à ceux de saint Isaac le Syrien, et qui aient éveillé un tel écho chez les hommes qui avaient une profonde expérience de Dieu.
Dès le Xlème siècle, cette influence s'est exercée sur saint Syméon le Nouveau Théologien, le plus grand mystique byzantin. Elle marqua profondément le mouvement hésychaste du XIVèrne siècle qui, parti des ermitages et des monastères du Mont Athos, rayonna sur toute l'Europe orientale, de la Grèce aux forêts du nord de la Russie, et posa une empreinte indélébile sur les peuples orthodoxes, en leur inspirant à la fois l'humble amour des hommes et le zèle pour la prière incessante. En Russie, toute la tradition du monachisme d'inspiration hésychaste se réfère à lui, de saint Nil Sorsky à saint Païssy Velitchkovsky et aux grands startsy d'Optino. Il fut très apprécié par les penseurs russes du XIXeme siècle ; son influence a été profonde sur des hommes tels qu'Ivan Kireievsky et Féodor Dostoievsky. En Grèce et au Mont Athos, l'oeuvre de saint Isaac est considérée aujourd'hui, à côté de l'Echelle de saint Jean Climaque, comme « le guide indispensable de toute âme orthodoxe pour marcher vers Dieu avec sûreté ; c'est pourquoi un grand spirituel contemporain, le Père Jérôme d'Egine (décédé en 1966), recommandait de ne pas hésiter à mendier, si nécessaire, pour pouvoir en acheter un exemplaire /1 ». Elle a été le livre de chevet du Père Païsios, du Père Porphyrios, du
/1 MACAIRE, Moine de Simonos Petra, Le Synaxaire, Vies des saints de l'Église orthodoxe, Tome II, Thessalonique, 1988, p. 541.
Père Joseph l'Hésychaste, du Père Ephrem de Katounakia et de leurs disciples, qui ont été les principaux artisans du renouveau spirituel que le Mont Athos et la Grèce connaissent depuis une trentaine d'années. De nombreux points de contact pourraient être relevés aussi entre les écrits de saint Isaac et l'enseignement de saint Silouane l'Athonite.
L'oeuvre de saint Isaac a été écrite principalement pour des moines, c'est-à-dire, dans la langue de notre auteur, pour des ermites menant une vie de solitude rigoureuse et de silence. Mais, en vertu de la communion des saints, dans le christianisme, chacun est riche de ce que les autres possèdent, et il n'est pas sans utilité, pour les plus humbles eux-mêmes, d'entrevoir les hauteurs auxquelles peuvent atteindre, dès ici-bas, ceux qui ont permis à la grâce du baptême de porter en eux tous ses fruits. Mais Isaac lui-même revient souvent sur l'idée que, dans la vie spirituelle, chacun a sa mesure, et qu'il serait aussi périlleux de prétendre dépasser cette mesure que de rester en deçà par négligence. De tels textes doivent donc être lus avec discernement et en esprit d'humilité ; à cette condition, chacun trouvera à y glaner de précieux conseils valables pour tous, et obtiendra un grand profit à respirer cet air pur des sommets.
Nous ne sommes renseignés sur la vie de saint Isaac que par deux courtes notices biographiques anciennes/2, auxquelles plusieurs passages de son oeuvre permettent d'apporter quelques compléments.
Isaac naquit dans la région de Beit Qatrayé, sur la côte occidentale du Golfe Persique (Qatar), probablement vers 613. Le monachisme était florissant dans cette région, et Isaac entra
/2 On trouvera une traduction française de ces deux textes dans l'introduction de Dom André Louf à ISAAC LE SYRIEN, Œuvres spirituelles II (SO 81), Bellefontaine, 2003, pp. 10-12.
dans un monastère. Sa connaissance des Ecritures et de la tradition des saints Pères lui valurent assez tôt la renommée d'un maître.
En 649, un schisme sépara les évêques du Qatar et de la Perse orientale du catholicos de Séleucie-Ctésiphon, chef de l'Eglise de Perse. Séleucie-Ctésiphon était passée sous la domination arabe en 637, et le Qatar sera conquis vers 650. En 676, le schisme fut résorbé, et le catholicos Giwargis (Georges) se rendit au Qatar. C'est sans doute à cette occasion qu'il en ramena Isaac et le consacra évêque du siège important de Ninive. Mais au bout de cinq mois, Isaac renonça à l'épiscopat « pour une raison connue de Dieu seul », dit l'un de ses biographes, et alla se joindre aux solitaires de la montagne de Matout, dans la région de Beit Houzayé (actuellement en Iran, à l'est de Bassora).
Rempli d'une douceur, d'une paix et d'une humilité rayonnantes, Isaac ne se nourrissait que de trois pains par semaine et de quelques légumes crus. Sa grande ascèse, son assiduité à la lecture et à l'étude lui firent perdre la vue, mais les autres moines s'appliquaient à écrire les enseignements qu'il ne pouvait plus rédiger lui-même. On l'avait surnommé le second Didyme/3.
Isaac avait mené, pendant une grande partie de sa vie, une existence solitaire, à proximité d'un groupement anachorétique assez informel ; mais, sans doute à cause de son infirmité, il passa ses dernières années dans le monastère de Rabban Shabour (Beit Houzayé), où il mourut probablement au début du VIIIè'" siècle.
L'aire géographique de l'Eglise de Perse correspondait à l'ensemble de l'Empire sassanide, c'est-à-dire, pour utiliser les dénominations actuelles, à une région couvrant la côte nord-est de la péninsule arabique, l'Iraq, le sud-est de la Turquie, l'Iran,
/3 Par allusion à Didyme d'Alexandrie, le célèbre ascète et théologien aveugle du IVe siècle.
l'Afghanistan, le Pakistan, et une partie du Turkestan. Elle eut des prolongements jusqu'au Tibet, en Chine, en Indonésie et au sud de l'Inde. L'Empire perse, attaché au mazdéisme et ennemi traditionnel de l'Empire romain, ne fut jamais officiellement chrétien ; il posséda cependant une chrétienté florissante qui eut d'innombrables martyrs, des moines qui comptèrent dans leurs rangs quelques-uns des plus grands mystiques chrétiens, et d'intrépides missionnaires. Héritière de l'Ecole d'Antioche dont les derniers représentants avaient émigré dans ce pays, l'Eglise de Perse était officiellement nestorienne depuis le synode de Séleucie-Ctésiphon de 486, mais les textes d'Isaac ne contiennent aucune trace d'une christologie erronée. On sait d'ai