POËSIE MYSTIQUE EN OCCIDENT

Collecte par Dominique Tronc

2020.



TOME I

Oeuvres et Figures des origines à 1600



MYSTIQUE « DES ORIGINES »

Pygmées

Complainte mortuaire à deux voix 
L’animal court, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid.
C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir.
L’oiseau vole, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid.
C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir.
Le poisson fuit, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid.
C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir.
L’homme mange et dort. Il meurt. Et c’est le grand froid.
C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir.
Et le ciel s’est éclairé, les yeux se sont éteints, l’étoile resplendit.
Le froid est en bas, la lumière en haut.
L’homme a passé, l’ombre a disparu, le prisonnier est libre.
Khmvum ! Vers toi notre appel ! 1.

Chanson Esquimau (Alaska, Groenland)

Purification.
Le grand flux de l’océan me met en mouvement,
il me fait flotter.
Je flotte comme l’algue à la surface des eaux.
La voûte céleste m’agite et l’air puissant
agite mon esprit
et me jette dans la poussière.
Je tremble de joie.

Mélopée.
O Terre,
grande terre,
vois-tu ces monceaux
d’ossements qui blanchissent2.
Tous ces os desséchés
se sont effrités
au souffle
de l’air puissant
de l’immense l’univers,
He, he, he!

Chanson.
Et je songe aux riens de ma vie quotidienne
en m’éloignant du rivage sur mon canot.
Dans l’idée que j’étais en danger
mes soucis infimes
me paraissent grands alors
et grand aussi me paraît le tourment
qu’imposent les besoins de chaque jour.
Et pourtant il y a une chose
qui est grande, une seule,
c’est dans la cabane au bord du chemin,
de voir venir le grand jour,
le jour naissant,
et la lumière qui emplit le monde. 3

Hymne d’Akhnaton ~1350AC

Égypte 
Tu rayonnes de beauté à l’horizon du ciel,
ô vivant soleil qui vécus le premier !
Tu te lèves, oriental,
et tu remplis chaque pays de ta beauté.
Tu es beau, tu es grand,
tu étincelles et tu es au-dessus de toute contrée.
Tes rayons embrasent les terres
et tout ce que tu créas.
Tu es Râ, tu atteins leur extrémité,
tu les enchaînes de ton amour pour ton fils.

Tu es au loin, tes rayons sont sur terre.
On te voit sans pourtant connaître ta marche.

Quand tu te couches à l’horizon occidental,
la terre est obscure, comme morte.
Ils dorment dans leur chambre, la tête enveloppée,
aucun œil ne voit l’autre.
Si l’on dérobait ce qu’ils ont sous leur tête,
ils ne le remarqueraient pas...
Chaque lion sort de sa tanière
et tous les reptiles mordent.
La terre est dans le silence
celui qui l’a créée repose dans son horizon.

Quand il fait jour, quand tu te lèves à l’horizon,
alors que tu brilles, Soleil, le jour durant,
tu fais présent de tes rayons.
Les deux pays en sont joyeux.
Les hommes s’éveillent et restent dressés,
car tu leur fais quitter leur couche.
Ils lavent leur corps et prennent des vêtements.
Leurs mains se lèvent, adorantes,
car tu resplendis ;
le pays tout entier se livre à son labeur.

…

Tu es le donateur de souffle aux créatures, et pour les animer,
Quand l’enfant sort du sein au jour de sa naissance,
tu ouvres sa bouche à la parole
et tu pourvois à ses besoins.

Le poussin de l’œuf piaule déjà dans la coquille
et là, tu lui donnes le souffle afin qu’il reste en vie.
Quand tu lui as donné force pour la briser,
il sort, il court alors qu’il est éclos.

Comme multiples sont tes œuvres !
O Toi, seul Dieu, à ton côté point n’en existe d’autre !
Tu as créé la terre selon ton désir,
toi seul, avec ses hommes, ses troupeaux !

Dans les territoires étrangers, la Syrie et la Nubie, et le pays d’Égypte,
tu établis chacun à sa place et fais le nécessaire,
chacun a sa nourriture, ses jours sont calculés.
Leur langue parlent diversement
comme est divers leur aspect.
Leur peau est différente,
car tu as distingué les peuples.

Tu créas le Nil dans les mondes inférieurs,
tu le fais surgir pour maintenir en vie les hommes,
toi, leur maître à tous !

Tu es leur maître à tous, qui peine pour eux,
le seigneur de tous les pays
le soleil puissant du jour.

Tous les pays éloignés, tu prends soin d’eux.
Tu as placé un Nil dans le ciel afin qu’il descendît vers eux,
et battît les monts de ses flots, à l’égal d’une mer,
et abreuvât leurs champs.
Que tes desseins sont excellents, ô seigneur de l’éternité !
Le Nil du ciel, tu le donnes
aux peuples étrangers, aux animaux de chaque désert.
Et le Nil, qui jaillit  du monde inférieur,
tu le donnes à l’Égypte.

….
Tu es seul et tu te lèves sous ton aspect de soleil vivant,
lorsque tu apparais et que tu luis,
que tu t’éloignes et que tu reviens.

Tu crées des millions d’êtres de toi seul.
Cités, villages et prairies, chemins et fleuves,
tous les yeux te voient
lorsque tu es le soleil du jour au-dessus de la terre...

Tu es dans mon cœur
et nul ne te connaît que ton fils, le Roi.
Tu l’as initié à tes desseins et à ta force.
Ce qui arrive dans le monde,
c’est sur ton signe : c’est toi qui l’as créé.
T’es-tu levé : ils vivent.
Te couches-tu : ils sont morts.
Toi-même es la durée de vie,
et tu donnes la vie.

Les yeux contemplent ta beauté jusqu’au soir
et tout travail cesse
quand tu te couches à droite.

Lorsque tu te lèves, tu fais croître,
pour ton fils sorti de tes membres,
pour son épouse bien-aimée,
la reine en vie heureuse pour jamais! 4.

Livre de Job ~ 575AC

L’Écriture 
30 
16… En moi s’écoule ma vie et m’ont saisi des jours d’ennui.
17 Mes os sont perforés la nuit... et mon pouls ne s’en­dort jamais.
8 De toutes ses forces, il a saisi mon habit et comme le col de ma tunique il m’a étranglé.
19 Il m’a jeté dans la boue et j’ai paru poudre et gadoue.
20 Je crie vers Toi et tu ne réponds pas ; je suis debout et tu ne me remarques pas !
21 Tu es devenu cruel pour moi, la dureté de ta main s’acharne sur moi !
22 Tu m’arraches dans le vent comme un cavalier, dans la tempête tu me fais virevolter !
23 Je sais que tu m’emmènes à la mort, à la maison du rassemblement de tout vivant.
[…]
38 
1 Iahvé répondit à Job du sein de la tempête et lui dit :
2 Quel est cet individu qui noircit la Providence avec des paroles insensées ?
3 Ceins tes reins comme un preux, je t’interrogerai et tu me renseigneras.
4 Où étais-tu quand je fondai la terre ? Dis-le, si ta science est si profonde ?
5 Qui en a fixé la masse ? Puisque tu le sais ! Qui tendit sur elle le cordeau ?
6 Sur quoi s’enfoncèrent ses socles ou qui a posé sa pierre angulaire,
7 Lors du chant harmonieux des étoiles du matin et de l’acclamation de tous les fils d’El ?
8 Qui a enfermé la Mer à deux battants, quand elle jaillissait sortant du sein,
9 Quand je fis d’une nuée son vêtement et des nuages ses langes,
10 Quand je  lui traçai sa limite et plaçai verrou et bat­tants,
11 Et lui dis : « Tu iras jusque-là,  ... ici se brisera l’orgueil de tes flots » ?
12 As-tu un jour commandé au matin, désigné sa place à Aurore,
13 Pour qu’elle saisisse la terre par les bords  ... et qu’elle la transforme comme de l’argile scellée ? 
16 Es-tu parvenu jusqu’aux sources de la Mer, as-tu circulé au fond de l’Océan ?
17 Les Portes de la Mort te furent-elles montrées, as-tu vu les portes de l’Ombre ? … 5.

ISAÏE

Isaïe dans La Bible Ancien Testament II
SOUS LA DIRECTION D'ÉDOUARD DHORME
Ce volume, portant le numéro cent trente-neuf
de la « Bibliothèque de la Pléiade »
publiée aux Éditions Gallimard, septembre 1977

Le livre d’Isaïe est une bibliothèque prophétique couvrant plus de deux siècles. Le premier Isaïe est un personnage extraordinaire qui a prophétisé à un âge relativement jeune, vers -740, et son activité s’est étendue sur une période d’au moins quarante ans : il s’oppose aux injustices et annonce la colère divine. Le second Isaïe se situe deux siècles plus tard, vers -540, au milieu de ses frères exilés. Il est suivi d’un troisième Isaïe qui aurait exercé son ministère à Jérusalem dans les deux premières décennies qui suivirent le retour d’exil. Les versets 53, 3-5,7 constituent le sommet du second Isaïe. Ils sont ainsi traduits 6. 

CHAPITRE VI

1 L'ANNÉE de la mort du roi Ozias, je vis Adonaï assis sur un trône élevé et altier; ses pans remplissaient le temple. 
2 Des séraphins se tenaient au-dessus de lui.

1. Ozias, voyez I, 1. Ses pans : Adonaï est vêtu d'une robe dont les pans se répandent dans le temple ou se trouve Isaïe au moment de sa vision. Trône, comparer Psaume IX, 5; XI, 4; XLVII, 9.

2. Séraphin : le mot hébreu sârâph est passé en français par l'entremise de la Vulgate. Il désigne, à l'origine, un serpent plus ou moins fabuleux qui hante les déserts (xiv, 29 et xxx, 6). Ici c'est un être hybride au service de Iahvé.

Chacun avait six ailes, deux dont il couvrait sa face,
deux dont il couvrait ses pieds et deux pour voler.
3 Chacun clamait vers l'autre et disait :
« Saint, saint, saint est Iahvé des armées,
Sa gloire remplit toute la terre. »
4 Les poteaux des pierres de seuil oscillèrent à la voix de ceux qui clamaient, tandis que la maison se remplissait de 	fumée.
5 Je dis alors : « Malheur à moi! je suis anéanti,
car je suis un homme aux lèvres impures,
j'habite au milieu d'un peuple aux lèvres impures :
et mes yeux ont vu le Roi, Iahvé des armées! »
6 Mais l'un d'entre les séraphins vola vers moi; dans sa main il avait une braise qu'il avait prise avec des pinces de dessus l'autel. 7 Il en toucha ma bouche et dit : « Voici que ceci a touché tes lèvres : ta faute est enlevée et ton péché pardonné. » 
8 Puis j'entendis la
voix d'Adonaï qui disait :
« Qui enverrai-je
et qui ira pour nous ? »
Et je dis : « Me voici, envoie-moi 1 »
9 Il dit alors : « Va, tu diras à ce peuple :
entendez bien, mais ne comprenez pas!
voyez bien, mais ne reconnaissez pas!
10 Rends le cœur de ce peuple adipeux,
rends ses oreilles pesantes,
enduis de glu ses yeux!
de peur qu'il ne voie de ses yeux,
qu'il n'entende de ses oreilles,
que son coeur ne comprenne, 
qu'il ne revienne et ne guérisse. »

Je dis alors : « Jusques à quand, Adonaï? » Il dit :
« Jusqu'à ce que les villes soient dévastées, sans habitants,
jusqu'à ce que les maisons soient sans un être humain
et que le sol dévasté soit désolation!
Iahvé éloignera les humains
et la terre délaissée abondera au milieu du pays.
Y reste-t-il encore un dixième ?
Il sera encore une fois bon à consumer!
Comme le térébinthe et le chêne,
chez lesquels, dans l'abattage, la souche rente :
sa souche sera une race sainte. »

3. Sainteté de Iahvé : I, 4; V, 16; viii, II. Formule citée par l'Apocalypse (iv, 8).

4. Tremblement et fumée comme dans les théophanies : Exode, xix, 18; xL, 34; II Samuel, xxii, 8-9.

5. Lèvres impures, comparer IX, 16. Iahvé ne peut être contemplé par des humains : Exode, xxxiii, 20; Juges, VI, 22-23.

7. Comparer Jérémie, I, 9; Daniel, x, 16.

8. Pluriel de majesté comme dans Genèse, I, 26.

9-10. La graisse doit paralyser le coeur, siège de l'intelligence. Isaïe prépare la venue du châtiment en augmentant par sa prédication l'endurcissement du peuple. Sur l'endurcissement, voyez III, 9; ix, 9 et comparer XXIX, 10 et LXIII, 17.

11. Dévastation et désolation : I, 7; v, 17, 25.

13. Le châtiment n'est pas seulement destructeur, il est aussi rénovateur. Les modernes ont souvent considéré la fin comme une glose, en arguant de l'absence de cette dernière proposition dans les Septante et du manque d'équilibre du style. Mais la lacune des Septante est due à l'omission du membre compris entre le premier et le second terme traduits par « souche ». Le texte de Qumrân, sur le point en cause, s'accorde avec le texte massorétique. Comme souvent chez les prophètes, le style n'est pas élaboré, mais le sens est clair et il faut paraphraser : il restera (de même) une souche à ce peuple et cette souche donnera naissance à une postérité sainte. La souche évoque la persistance du principe vital, alors même que l'arbre a été abattu (comparer Job, xiv, 7-9). Chez Isaïe ce principe vital est représenté par la notion de « reste », voyez I, 27; iv, 2 ; X, 22, etc.

PSAUMES

(Edouard Dhorme)

Je propose un choix de Psaumes avec toutes les notes du spécialiste du Moyen-Orient Edouard Dhorme, de même qu’en ouverture du premier tome « Mystiques de l’Antiquité » où les notes éclairent Job. Pour méditer le texte - ici traduit sans souci de lecture publique - les précisions contextuelles sont primordiales ainsi que des renvois aux textes parallèle du même corpus ou bibliothèque ( la « Bible »).

La Bible Ancien Testament II, 1977
SOUS LA DIRECTION D'ÉDOUARD DHORME

PSAUME I L'ÉTUDE DE LA LOI

1 	HEUREUX l'homme
	qui n'est pas allé au conseil des méchants,
	qui ne s'est pas arrêté sur la voie des pécheurs
	et qui n'a pas siégé à la séance des railleurs,
2 	mais qui trouve son plaisir dans la Loi de Iahvé 
	et jour et nuit médite sa Loi!
3 	Il sera comme un arbre planté près d'un cours d'eau,
	qui donne son fruit en son temps
	et dont le feuillage ne se flétrit pas.
	Tout ce qu'il fait réussira.


I 1-2. Le début « Heureux l'homme ! », exprimé par « bonheur de l'homme! » annonce un psaume didactique : voir le début des Psaumes XXXII XLI, CXII, CXIX, CXXVIII. Il s'agit de l'étude continuelle de la Torah, c'est-à-dire de la Loi. Le conseil des méchants dans Job, X, 3 ; XXI, 16; XXII, 18. La voie des pécheurs est leur conduite, mais l'expression « ne s'est pas arrêté » conserve l'image primitive. Le mot môsbâb « siège » prend ici la nuance de « séance » (du verbe « seoir »), comme dans Psaume CVII, 32. Les railleurs sont les sceptiques, en parallélisme avec les méchants dans Proverbes, IX, 7.

3. Voir Jérémie, XVII, 8.

4-6. Opposition entre la voie des méchants et la voie des justes. Les Septante répètent, au début « il n'en va pas de même », peut-être par dittographie [dittographe : pierre, papier, sur quoi on écrit deux fois. Littré]. La comparaison avec la bale emportée par le vent (Psaume xxxv, 5; Osée, XIII; 3) est sujette à caution dans Job, xxi, 17-18. Le verset 5 fait allusion au jugement final dans les termes mêmes du livre de la Sagesse, V, où l'on voit l'assurance du juste et le désespoir du méchant. La voie des méchants se perd, au sens de « mène à la perte », phrase répétée dans Psaume CXII, 10; Proverbes, x, 28.

4 	Il n'en va pas de même des méchants.
	Au contraire, ils sont comme la bale que chasse le vent.
5 	Aussi les méchants ne tiendront-ils pas debout lors
	du jugement,
	ni les pécheurs dans la société des justes,
6 	car Iahvé connaît la voie des justes,
	mais la voie des méchants se perd.

PSAUME II LE ROI MESSIE

	POURQUOI les nations se démènent-elles 
	et pourquoi les peuples méditent-ils des riens ?
2 	Les rois de la terre se dressent
	et les souverains complotent ensemble
	contre Iahvé et contre son Messie :
3 	« Rompons leurs liens
	et rejetons leurs chaînes loin de nous ! »
4 	Celui qui trône dans les cieux se rit,
	Adonaï se moque d'eux.
5 	Alors il leur parle en sa colère
	et en sa fureur il les épouvante : 
	« C’est moiqui ai sacré mon roi
	sur Sion, ma montagne sainte ! »
	[...]

II I. Psaume messianique, attribué à David dans les Ailes des Apôtres, IV, 25 -26.

2. Nous rendons par Messie l'hébreu mâshîah, dont le sens propre est « oint », de l'onction sacerdotale ou royale. Il s'agit d'un roi de la dynastie de David, l'oint par excellence : Psaumes xvm, 5 ; xx, 7; xxviii, 8 ; LXXXIX, 39, 52; CXXXII, 10.

3. Cri de révolte des insurgés : Psaume CXLIX, 7-8.

4. Psaume Luc, 9. Adonaï « Mon Seigneur », substitué à Iahvé dans un certain nombre de passages des Psaumes. On sait, d'ailleurs, que le nom même de Iahvé se prononçait Adonaï, d'après la vocalisation massorétique.

PSAUME V PRIÈRE DU MATIN

1 	POUR le coryphée. Sur les flûtes. Psaume de David.
2 	Prête l'oreille à ma parole, Iahvé,
	comprends ma plainte,
3 	sois attentif à ma voix qui t'appelle,
	ô mon roi, ô mon Dieu,
	c'est toi que je prie Iahvé,
4 	dès le matin, tu entends ma voix,
	dès le matin, je prépare tout pour toi et je guette.
5 	Car tu n'es pas un Dieu qui prenne plaisir au mal,
	le méchant n'est pas accueilli par toi,
6 	les insensés ne se maintiennent pas devant tes yeux,
	tu hais les fauteurs d'iniquité,
7 	tu fais périr les diseurs de mensonges.
	L'homme de sang et de fraude, Iahvé l'abomine.
8 	Quant à moi, par l'excès de ta grâce, j'entre dans ta
	Maison,
	je me prosterne dans ton temple saint pour te révérer.
9 	Iahvé, conduis-moi selon ta justice,


V 1. Voir les titres des Psaumes III et iv. L'hébreu nehîlôth dérive de la même racine que le mot courant hâlîl « flûte ».

2. Ma plainte, comme dans Psaume xxxix, 4.

3-4. Ma voix qui t'appelle, littéralement « la voix de mon appeler ». Mon roi et mon Dieu : Psaumes XLIV, 5; Lxxxiv, 4. Iahvé, au début du verset 4, et à rattacher à la fin du verset 3. Nous suppléons « tout » comme complément du verbe qui fait allusion au sacrifice du matin. Le fidèle guette le moment où Dieu se manifestera à lui.

5-7. Les diverses catégories de méchants. Les insensés, du point de vue moral : Psaumes Lxxiii, 3; Lxxv, 5. L'homme de sang et de fraude : Psaume Lv, , 24. Comparer la description de Proverbes, vi, 16-19.

8. Le dévot rend visite à la Maison de Iahvé qui et le Temple. Pour te révérer, littéralement « pour ta crainte » révérencielle.

9. Texte de la prière que récite le fidèle. Ceux qui m'épient, pour me trouver en faute : Psaumes xxvii, II ; Liv, 7; LVI, 3; Luc, II. Pour éviter l'anthropomorphisme « ta route », les Septante traduisent « ma route devant toi ».


	à cause de ceux qui m'épient,
	aplanis ta route devant moi.

10	 C'est qu'il n'y a rien de sûr en leur bouche,
	dans leur sein ce sont des crimes,
	leur gosier est une tombe béante,
	ils ont la flatterie sur leur langue.
11 	Traite-les en coupables, Élohim,
	qu'ils échouent dans leurs projets,
	à cause de leurs nombreuses transgressions, chasse-les,
	puisqu'ils se sont révoltés contre toi!
12 	Mais que se réjouissent ceux qui s'abritent en toi,
	que jubilent à jamais ceux que tu protèges
	et qu'exultent en toi ceux qui aiment ton nom!
13 	C'est toi, Iahvé, qui bénis le juste,
	tu le ceins de ta faveur comme d'un grand bouclier.

10. Parallèle aux versets 5-7. En leur bouche, avec les versions, plutôt que en sa bouche ». Une partie de ce verset et citée dans l’Epître aux Romains, III, 13.

11. Élohim, au lieu de Iahvé : appel à la vengeance.

12. Ceux qui s'abritent en toi : Psaume II, 12. Omettre la copule devant tâsêk « tu protèges » pour obtenir « ceux que tu protèges », sujet de « que jubilent à jamais ». Ceux qui aiment ton nom, ta personne : Psaumes Lxix, 37; cxix, 132.

13. Un grand bouclier, sinnâh, distinct du bouclier ordinaire, mâgên (Psaume III, 4).

PSAUME XVIII

(Vulgate XVII)
1 POUR le coryphée. Du serviteur de Iahvé, David, qui dit à Iahvé les paroles du cantique suivant, le jour où Iahvé le délivra de la main de tous ses ennemis et de la main de Saül. 2 Il dit :

	Je t'aime, Iahvé, ma force!
3 	Iahvé est mon Rocher, ma forteresse et mon libérateur,
	mon Dieu est mon roc, en lui je m'abrite,
	mon bouclier, ma corne de salut, ma citadelle.
4 	J'invoque Iahvé, digne de louanges,
	et de mes ennemis je suis sauvé.
5 	Alors que m'enveloppaient les lacets de la mort
	et que m'épouvantaient les torrents de Bélial,
6 	que les lacets du Sheol m'entouraient,
	que les pièges de la mort étaient tendus devant moi,
7	 dans ma détresse j'invoquai Iahvé
	et vers mon Dieu je criai;
	de son Temple Il entendit ma voix
	et ma clameur en sa présence parvint à ses oreilles.
8 	La terre s'agita et trembla,
	les fondements des montagnes frémirent,
	ils s'agitèrent, car Il était en colère.
9 	Une fumée montait à sa narine
	et un feu dévorant jaillissait de sa bouche,
	des charbons en sortaient embrasés.
10 	Il inclina les cieux et descendit,
	un épais nuage sous ses pieds
11 	il monta sur un Chérubin et vola,
	il plana sur les ailes du vent,

XVIII 1. Le Psaume xviii est reproduit dans II Samuel, xxii, où nous l'avons commenté, en signalant les différences entre les deux recensions.

2. Le premier hémistiche n'existe pas dans II Samuel, XXII, 2. La racine r h m estemployée ici au sens premier d' « aimer ».

3. A la fin, dans II Samuel, xxii, 3, on a en plus : « et mon refuge, mon sauveur, toi qui me sauves de la violence ».

4. Refrain.

5. Les lacets, les flots dans II Samuel, xxii, 5.

7. Omission de « en ma présence » dans II Samuel, xxii, 7.

8. Les fondements des cieux, au lieu des montagnes, dans Il Samuel, xxii, 8.

11. Au lieu de « il plana », nous avons « il apparut » dans II Samuel, XXII, 11, où wa-yêrâ ‘ « il apparut » peut provenir d'une confusion du daleth et du rêsh.

12 	il mit autour de lui des ténèbres pour son voile, 
	pour sa tente un amas d'eaux, des épaisseurs de nuées,
13 	de l'éclat qui le précédait ses nuées s'avancèrent : 
	grêle et charbons de feu.
14 	Dans les cieux tonna Iahvé
	et le Très-Haut fit entendre sa voix [ ]
15 	il lança ses flèches et dispersa les ennemis, 
	il jeta des éclairs et les mit en déroute.
16 	Alors apparurent les lits des eaux
	et les fondements du monde se découvrirent,
	à ta menace, ô Iahvé,
	au souffle du vent de ta narine.
17 	D'en haut il étend la main, il me saisit,
	il me retire des grandes eaux,
18 	il me délivre de mon ennemi puissant
	et de mes adversaires qui étaient plus forts que moi.
19 	Ils m'attaquaient au jour de mon malheur,
	mais Iahvé fut pour moi un appui,
20 	il me fit sortir au large,
	il me sauva, parce qu'il m'aime.
21 	Iahvé me traite selon ma justice,
	il me rétribue selon la pureté de mes mains,
22 	car j'ai gardé les voies de Iahvé
	et n'ai point fait de mal loin de mon Dieu,

12. Pour son voile, omis dans II Samuel, XXII, 12, où l'hébreu a remplacé le mot rare hasherath « amas » par héshkath « ténèbre» : voir la note sur II Samuel, xxii, 12. Nous transportons l'accent disjonctif sous sebibôthayw) « autour de lui ».

13. Texte réduit dans II Samuel, xxii, 13.

14. A la fin, « grêle et charbons de feu », dittographie de la fin du verset 13. Ces mots ne figurent pas dans II Samuel, xxii, 14.

15. Il faut conserver le mot rare râb, à lire rab, de la racine rbb « jeter, lancer, tirer » (Genèse, xlix, 23), parallèle à rbh, même sens (Genèse, xxii, 20). Le mot est omis dans II Samuel, xxii, 15 par haplographie après béréq « éclair » au singulier.

16. Au lieu des eaux, on a « de la mer » dansII Samuel, xxii, 16, où la fin reste à la 3e personne. « A la menace de Iahvé, au souffle du vent de sa narine ».

17. Suppléer « la main » d'après Psaume cxlv, 7. 20. Comparer Psaume XXII, 9.


23 	tous ses jugements sont présents devant moi; 
	et ses préceptes, je ne les écarte pas de moi;
24	 je suis parfait devant lui
	et je me garde de commettre une faute.

25	 Iahvé me traite selon ma justice,
	selon la pureté de mes mains devant ses yeux.
26 	Avec le bienveillant tu te montres bienveillant, 
	avec l'homme parfait tu te montres parfait,
27	 avec le pur tu te montres pur
	et avec le pervers tu te montres retors,
28 	c'est toi qui sauves un peuple humilié-
	et qui rabaisses les yeux des hautains.

29 	C'est toi qui éclaires ma lampe, ô Iahvé;
	mon Dieu illumine mes tenèbres !
30 	Avec toi je cours contre une bande
	et avec mon Dieu je bondis par-dessus le mur!
31 	De Dieu parfaite est la voie,
	la parole de Iahvé est éprouvée,
	il est un bouclier pour tous ceux qui s'abritent en lui.

32 	Car qui est Dieu en dehors de Iahvé
	et qui et un roc, si ce n'est notre Dieu ?
33 	C'est le Dieu qui me ceint de force
	et qui rend ma voie parfaite,
34 	il rend mes pieds pareils à ceux des biches
	et il me fait tenir debout sur les hauteurs.

23. Au lieu de « je ne les écarte pas de moi », on a « je ne m'en écarte pas » dans II Samuel, xxii, 23.

25. Comparer le verset 21. Selon ma pureté dans II Samuel, XXII, 25.

28. La conjonction du début est omise dans II Samuel, xxIi, 28. Pour la suite, voir la note ibid.

29. Le verbe « éclairer » est omis dans II Samuel, xxii, 29, d'où « c'est toi ma lampe, ô Iahvé ». Iahvé, au lieu de « mon Dieu », ibid.

32. Dans le premier hémistiche, Dieu est rendu par Éloah, au lieu du terme plus vague 'êl de II Samuel, xxii, 32. Au lieu de zûlâthî « si ce n'est », répétition de « en dehors de », ibid.

33. Texte un peu différent de II Samuel, xxii, 33.

34. Lire « sur les hauteurs », d'après II Samuel, xxii, 34, plutôt que « sur mes hauteurs ».


35 	Il enseigne à mes mains le combat
	et à mes bras l'art de bander l'arc d'airain.
36 	Tu me donnes ton bouclier qui sauve
	et ta droite me soutient,
	ta mansuétude me grandit.
37 	Tu élargis mes pas sous moi
	et mes chevilles ne chancellent pas.
	
38 	Si je poursuis mes ennemis, je les atteins
	et je ne reviens pas avant de les avoir achevés.
39	 Je les fracasse et ils ne peuvent se relever,
	ils restent gisants sous mes pieds.
40 	Tu me ceins de force pour le combat,
	tu courbes sous moi mes agresseurs.
41 	Mes ennemis tu leur fais tourner le dos devant moi,
	et ceux qui me haïssent, je les anéantis.
42 	Ils crient, mais pas de sauveur,
	vers Iahvé, et il ne leur répond pas.
43 	Je les broie comme la poussière en plein vent,
	je les triture comme la boue des rues.

44 	Tu me délivres des querelles du peuple,
	tu me places à la tête des nations,
	des peuples que je ne connais pas me sont asservis.
45 	Les fils de l'étranger me flattent; 
	dès que leur oreille entend, ils m'obéissent.

36. La phrase « et ta droite me soutient » eet omise dans II Samuel, xxii, 36.

38. Je les atteins, « je les extermine » dans II Samuel, xxii, 38.

39. Au début, répétition de « je les achève » dans II Samuel, xxii, 39, qui a simplement « et ils ne se relèvent plus », au lieu

d' « ils ne peuvent se relever ».

40. Comparer le verset 33.

41. Comparer Deutéronome, xxxii, 41, xxxiii, 11.

43. Comme la poussière de la terre dans II Samuel, xxii, 43. En plein vent, pour rendre l'hébreu « à la face du vent ». Le verbe 'arîqêm « je les vide » est dû à une confusion du daleth et du rêsh : lire 'adiqqêm « je les triture », comme dans II Samuel, xxii, 43.

44. De mon peuple dans II Samuel, xxii, 44. Tu me gardes, au lieu de « tu me places », ibid.

45. Intervertir l'ordre des deux hémistiches, d'après II Samuel, xxii, 45.


46 	Les fils de l'étranger succombent, 
	ils sortent en tremblant de leurs remparts.		
47 	Vive Iahvé! Béni soit mon Rocher! 
	Que soit exalté le Dieu de mon salut!		
48 	Ô Dieu, qui m'accordes la vengeance, 
	qui me soumets les peuples,		
49	 qui me délivres de mes ennemis		
	et qui m'exaltes au-dessus de mes agresseurs,		
	tu me libères de l'homme de violence.		
		
50 	C'est pourquoi je te loue, Iahvé, 
	parmi les nations et je psalmodie à ton nom :
51 	il grandit les viaoires de son roi
	et il fait grâce à son Messie,
	à David et à sa race à jamais.

46. Variante du 2e hémistiche « ou ils s'entourent de leurs remparts » dans II Samuel, xxii, 46.

47. Répétition de « Rocher » après Dieu, dans II Samuel, xxii, 47.

48. Verbe « soumettre » pour rendre l'hébreu « dire (d'être) au-dessous de moi ». On a « qui abaisses » dans II Samuel, xxii, 48.

49. Qui me délivres, au lieu de « qui me fais sortir » de II Samuel, xxii, 49. La conjonction 'aph « aussi, encore » joue ici le même rôle que il« et » dans le texte parallèle. Homme de violence, au singulier, au lieu du pluriel de II Samuel, xxii, 49, où le texte a le pluriel « violences ».

51. La leçon magdîl « qui grandit » est bien celle du qerê et des versions dans II Samuel, xxii, 51, comme ici.


PSAUME XIX

(Vulgate XVIII)
DIEU CRÉATEUR ET LÉGISLATEUR

1 	POUR le coryphée. Psaume de David.

2 	Les cieux racontent la gloire de Dieu 
	et le firmament annonce l'oeuvre de ses mains ;
3	 le jour au jour en dit une parole
	et la nuit à la nuit en donne connaissance :
4 	pas de parole, pas de mots,
	leur voix n'est pas entendue,
5 	mais dans toute la terre leur rythme est perçu 
	et leurs discours au bout du monde!

	Pour le soleil il a dressé une tente sur la mer
6 	et lui, comme un époux, sortant de son pavillon,
	il est content, tel un héros, de parcourir sa route;
7 s	on point de départ est à un bout des cieux
	et son orbite à l'autre bout,
	rien ne se dérobe à sa chaleur.
	
8 	La Loi de Iahvé est parfaite,
	convertissant l'âme ;
	le témoignage de Iahvé est sûr,
	donnant la sagesse au simple;
9 	Les ordonnances de Iahvé sont droites,
	réjouissant le coeur;
	le commandement de Iahvé est clair,
	illuminant les yeux.

1. Titre : Psaume xiv, I .

2. L'oeuvre des mains de Iahvé, visible dans la création : Genèse, 2-3; Psaumes xxviii, 5; CXLIII, 5.

5. Nous rendons qawâm « leur règle, leur mesure » par « leur rythme ». Dans Symmaque, « leur écho ». Est perçu, littéralement « sort, ressort ». A la fin, lire bayyâm « dans la mer », plutôt que bâhêm « en eux ». Il s'agit de la mer qui, suivant les anciennes cosmologies, entoure la terre, comme l'Apsou des Babyloniens et des Assyriens, le fleuve Océan des Grecs. C'est de là que sort le soleil chaque matin.

6. Le pavillon, la chambre nuptiale : Joël, II, 16.

7. A l'autre bout, en hébreu « à leur bout », l'autre bout des cieux.

8. La Loi de Iahvé est mise en parallèle avec les beautés de la nature, en particulier avec le soleil. Le rythme change et devient celui de la qînâh « élégie » : un hémistiche normal, suivi d'un hémistiche plus court. Comparer Psaume cxix, 130, pour le dernier hémistiche.

9. Pour la fin, voir Psaume xiii, 4. Noter l'emploi de bar « pur », au sens de « clair ». Comme dans le Psaume cxix, où l'auteur accumule dans chaque strophe les synonymes de la Loi, nous avons, à partir du verset 8, le témoignage, les ordonnances, le commandement, la crainte de Dieu, les jugements, pour faire suite à la Torah qui ouvre la série.

10 	La crainte de Iahvé et pure,
	subsistant à jamais;
	les jugements de Iahvé sont vérité,
	ils sont justes l'un comme l'autre,
11 	plus désirables que l'or
	et quantité d'or fin,
	plus doux que le miel
	et le suc de ses rayons.
12 	Aussi ton serviteur s'en éclaire,
	c'est un grand avantage de les observer! 
13	Qui peut discerner des peccadilles? 	
	Innocente-moi des fautes inconscientes,
14 	préserve aussi ton serviteur de l'orgueil,
	qu'il ne domine pas en moi!
	Alors je serai parfait
	et exempt de grande faute!
15 	Que les paroles de ma bouche te fassent plaisir, 
	et les méditations de mon coeur devant toi,
	Iahvé, mon Rocher et mon rédempteur!


10-11. L'auteur développe l'éloge des jugements de Iahvé comparés à ce qu'il y a de plus désirable et de plus doux. L'un comme l'autre, littéralement « ensemble, également ».

12. Nous gardons à la racine zhr le sens d' « éclairer », comme dans Daniel, xii, 3. Comparer zohar « éclat » (Ézéchiel, viii, 2).

13. Nous rendons par peccadilles l'hébreu shegî'ôth qu'on ne retrouve pas ailleurs et qui provient du verbe shâgâh « errer, pécher par mégarde ». Des fautes inconscientes, en hébreu « des choses cachées », c'est-à-dire des péchés commis inconsciemment.

14. Le pluriel zêdîm, au sens abstrait d' « orgueil », comme on a zequnîm « vieillesse », ne’ûri'm « jeunesse », etc. L'accent disjoncttif est à placer sous « en moi ». Le mot 'eythâm est à lire, d'après une variante manuscrite, ‘ettâm, de tmm « être parfait ».

15. Iahvé, mon Rocher et mon rédempteur, comme dans Psaume lxxviii, 35. Mon Rocher : Psaume xviii, 3, 32, 47, etc.

PSAUME XXII

(Vulgate XXI)
Éli, Éli, lamma sabactani.

LE JUSTE ABANDONNÉ FAIT APPEL À SON DIEU

1 POUR le coryphée. Sur « Biche de l'aurore ». Psaume de David.

2 	Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? 
	Tu es loin de mon salut, du rugissement de mes paroles !
3 	Mon Dieu, j'appelle, de jour, et tu ne réponds pas; 
	même de nuit, je ne garde pas le silence.
4 	Et toi, qui résides dans le Sanctuaire,
	[vers toi] vont les louanges d'Israël;
5 	en toi nos pères ont eu confiance, 
	ils ont eu confiance et tu les as délivrés,
6 	ils ont crié vers toi et ont été sauvés,
	en toi ils ont eu confiance et ils n'ont pas été confondus!

7 	Et moi, je suis un vermisseau, non un homme, 
	opprobre des hommes et méprisé du peuple :


XXII 1. Le Psaume était chanté sur un air profane « Biche de l'aurore ». Au lieu de 'ayyéléth « biche », les Septante et Symmaque ont lu 'éyâluth, mot employé au verset 20 pour signifier la « force ».

2. Loin de mon salut, comme on a « le salut et loin des méchants » dans Psaume cxix, 155 . Le rugissement de mes paroles, littéralement « les paroles de mon rugissement ». Le premier hémistiche est attribué à Jésus sur la croix, mais cité avec le verbe araméen sabak-tani, au lieu de l'hébreu ‘azabtâni, pour signifier « tu m'as abandonné » (Matthieu, XXVII, 46; Marc, xv, 34).

3. Je ne garde pas le silence, littéralement « pas de silence pour moi ».

4. Au lieu de qâdôsh « saint », lire, d'après les Septante, ba-qodésh « dans le Sanctuaire » (Psaume xx, 3), complément de « résidant » qui suit. Restituer, à la fin, bâk « en toi », tombé par haplographie. Comparer Psaume Lxxi, 6.

5 -6. Triple répétition du verbe bâtah « avoir confiance ».

7. Comparer Isaïe, XLI, 14; Job, xxv, 6.

8 	tous ceux qui me voient se moquent de moi, 
	ils grimacent des lèvres, ils hochent la tête :
9	« Il s'en remet à Iahvé : qu'Il le délivre, 
	qu'Il le sauve, puisqu'Il l'aime! »

10	C'est toi qui m'as tiré du ventre, 
	qui m'as confié aux mamelles de ma mère,
11 	sur toi je fus jeté au sortir du sein, 
	dès le ventre de ma mère tu fus mon Dieu.
12 	Ne reste pas loin de moi, car la détresse est proche 
	et il n'y a personne pour m'aider.

13 	De nombreux taurillons m'entourent,
	des taureaux de Basan me cernent,
14	ils ouvrent leur gueule contre moi,
	tel le lion qui déchire et rugit.

15 	Je suis comme de l'eau qui s'écoule
	et tous mes os se disloquent,
	mon coeur est comme de la cire,
	il fond au milieu de mes entrailles.
16 	Mon palais et desséché comme un tesson


8. Grimacer, littéralement « ouvrir largement ». Hocher la tête, en signe de mépris : Psaume cix, 25; Job, xvi, 4; Matthieu, xxvii, 39.

9. Comparer Psaume xviii, 20. Lire le parfait gal « il s'en remet », au lieu de l'impératif gol. Nous retrouvons une citation du Psaume dans Matthieu, xxvii, 43. Voir ci-dessus, verset 2.

10. Le mot rare gohî, littéralement « mon extracteur », participe d'un verbe gâhâb, d'une racine apparentée à gyh, gwh «jaillir » et « faire jaillir ». Le ventre est le sein maternel : Genèse, xxv, 23-24; XXXVIII, 27; Osée, XII, 4; Job, X, 19, etc. Les versets 10-11 inspirent Psaume LXXI, 5-6.

11. Sur toi, c'est-à-dire « sur tes genoux », rite d'adoption d'après Genèse, L, 23 ; Job, III, 12.

12. Au verset 2, le psalmiste se plaint de l'éloignement de Dieu.

13. Les taurillons et les taureaux symbolisent les ennemis puissants : Isaïe, xxxiv, 7. C'est dans les pâturages de Basan (Batanée) qu'on trouve les bêtes à cornes les plus vigoureuses : Deutéronome, XXXII, 14; Amos, IV, 1; Michée, VII, 14.

14. Le lion qui déchire, Psaume XVII, 12.

15. Littéralement « je m'écoule comme de l'eau ».

16. Au lieu de kohî « ma force », provenant d'une métathèse, lire hikkî « mon palais ». Dans le dernier hémistiche, tishpethênî

	et ma langue est collée à mon gosier ; 
	on va me déposer dans la poussière de la mort.	

17 	C'est que des chiens [nombreux] m'entourent,	
	une bande de malfaiteurs m'encercle,	
	ils ont endolori mes mains et mes pieds ;	
18 	ils comptent tous mes os.	
	Eux, ils me regardent et me voient,	
19	 ils se partagent mes habits,	
	ils tirent au sort mon vêtement.
	
20 	Et toi, Iahvé, ne reste pas au loin,
	ô ma force, hâte-toi de me secourir !


« tu me déposes » est dû probablement à une dittographie du taw du mot précédent. Lire shephâthunî « ils me déposent », impersonnel. La poussière de la mort, la tombe, comme au verset 30.

17. D'après les Septante, restituer rabbîm « nombreux », tombé par haplographie après kelâhîm « des chiens ». Comparer le verset 13. Le dernier hémistiche est notoirement défectueux en hébreu : « comme un lion mes mains et mes pieds », la comparaison du début s'inspirant du verset 14. Les versions ont reconnu un verbe pluriel dans le mot kâ'arî « comme un lion », le yodh final, comme il arrive fréquemment, s'étant substitué au waw de la terminaison du pluriel verbal. La Vulgate traduit par foderunt « ils ont percé », allusion à la crucifixion de Jésus. Un verbe kâ'ar n'existe pas et la racine kwr, à laquelle on recourt parfois, n'a pas donné de verbe; elle aurait, d'ailleurs, le sens d' « arrondir ». La solution du problème est simplement de reconnaître une confusion du beth et du rêsh dans les consonnes, ce qui permet de lire kê'abû « ils ont endolori », qui donne un sens excellent à la phrase, parallèle au début du verset 18.

18. Avec les versions, lire yesapperû « ils comptent », plutôt que « je compte » du texte. Les ennemis qui font cercle autour du patient peuvent compter ses os, puisque, d'après la suite, ils se sont partagé ses habits. Toute la description a été appliquée au Christ en croix.

19. Encore un verset appliqué par les évangélistes au récit de la Passion : Matthieu, xxvii, 35; Marc, xv, , 24; Luc, XXIII, 34. L'application est faite, d'après l'Écriture, dans Jean, xix, 23-24.

20. Et toi, au début : verset 4. Comparer « et moi », « c'est toi », en tête de strophe : versets 7, 10. Ne reste pas au loin : versets 2, 12. Comparer Psaume xxxvii, 22-23. Hâte-toi de me secourir, littéralement « hâte-toi à mon secours », formule courante : Psaumes XXXVIII, 23 ; xL, 14; Lxx, 2 ; LXXI, 12. Elle a passé dans la récitation liturgique de l'Église latine : Domine, ad adjuvandum me festina !

21 	Préserve mon âme de l'épée,
	ma vie unique de la patte du chien;
22 	sauve-moi de la gueule du lion
	et ma pauvre personne des cornes des buffles!

23	Que j'annonce ton nom à mes frères,
	que je te loue au milieu de l'assemblée!
24  	« Vous qui craignez Iahvé, louez-le,
	vous tous, race de Jacob, honorez-le,
	ayez peur de lui, vous tous, race d'Israël ! »
25	Car il n'a pas méprisé,
	il n'a pas abhorré la misère du miséreux,
	il ne lui a pas caché sa face
	et il a écouté le cri qu'il pousse vers lui.

26	Par toi est inspiré mon chant de louange dans la grande 			assemblée,
	je vais accomplir mes voeux devant ceux qui le craignent.
27	Les humbles mangeront et seront rassasiés,
	ceux qui cherchent Iahvé le loueront;
	que leur coeur vive à jamais !


21. Ma vie unique, en hébreu « mon unique » au féminin : Psaume xxxv, 17. La patte, en hébreu « la main ».

22. La gueule, en hébreu « la bouche » du lion : verset 14. D'après les Septante et la version syriaque, lire ‘aniyyâthî « ma pauvre », sous-entendu personne, au lieu de ‘anithânî « tu me réponds » qui ne cadre pas avec le reste de la phrase.

23. L'assemblée des frères, c'est-à-dire des fidèles.

24. Race, littéralement « semence, progéniture, etc. ». Conserver le 3me hémistiche, où la race d'Israël correspond à la race de Jacob. Le verset exprime les sentiments annoncés par le verset 23.

25. Il se peut que le complément ait disparu après « il n'a pas méprisé ». Comparer Psaume XIII, 2.

26. Par toi est inspiré, en hébreu simplement « de toi, de ta part ». Mon chant de louange, en hébreu « ma louange ». Ceux qui craignent Iahvé au verset 24. Accomplir les voeux, au sens de rendre à Dieu les devoirs de religion : Psaumes Lxi, 9; cxvi, 14, 18.

27. Les humbles (Psaume x, 17), c'est-à-dire « les pauvres » :

Psaume Lxxviii, 29. Ceux qui cherchent Iahvé, Psaume IX, 11. Lire « leur coeur » d'après les Septante, au lieu de « votre coeur » qui n'est plus en situation.

28 	Que se souviennent et que reviennent
	à Iahvé tous les confins de la terre
	et que devant sa face se prosternent
	toutes les familles des nations!
29 	Car à Iahvé appartient la royauté,
	il domine sur les nations.
30	Devant lui seul se prosternent tous ceux qui dorment dans 	la terre,
	devant lui s'agenouillent tous ceux qui descendent dans la 	poussière.
	Mais pour lui vit mon âme
31 	et ma postérité le servira;
	on parlera d'Adonaï à la génération qui vient,
32 	et l'on révélera sa justice au peuple naissant 
	c'est [Iahvé] qui agit!


28. Le parallélisme exige « sa face », comme dans les Septante et la version syriaque, au lieu de « ta face » de l'hébreu.

29. Autorité de Iahvé même sur les nations, c'et-à-dire sur les païens qui ne font pas partie du « peuple » élu.

3o. Au début, lire 'ak lô « rien qu'à lui », au sens de « devant lui seul », au lieu de 'akelû wa... « ils ont mangé et... », résultant d'une mauvaise coupure. Au lieu de dishnêy « les gras », lire, d'après le parallélisme et Daniel, xii, 2, yeshênêy « ceux qui dorment » dans la terre, la terre représentant le monde infernal : Job, X, 21-22, etc. C'est là que se retrouvent tous ceux qui descendent dans la poussière de la mort (verset 16). Le dernier hémistiche « et il ne fait pas vivre son âme » provient d'une mauvaise vocalisation qui peut être rectifiée d'après les Septante et la version syriaque. Lire naphshî « mon âme », « pour lui » au lieu de la négation lo’, enfin ayyâh « vivante » au lieu de hiyyah « il fait vivre ».

31-32. Au début zar'î « ma postérité », parallèle à « mon âme » du verset 30. Les Septante ont gardé le suffixe disparu de l'hébreu. Adonaï « mon Seigneur », pour représenter Iahvé. Le verbe yâbo'û

« ils viendront », au début du verset 32, est à lire au singulier d'après les Septante et à rattacher au dernier mot du verset 31 : « à la génération qui vient ». A la fin, toujours d'après les Septante, restituer Iahvé comme sujet de la phrase.


PSAUME XL

(Vulgate XXXIX)
ACTION DE GRÂCES ET NOUVELLE PRIÈRE

1 POUR le coryphée. De David. Psaume.

1. Au lieu de la formule courante « Psaume de David » nous avons ici l'attribution à David avant le mot « Psaume ».

2  	J'ai mis tout mon espoir en Iahvé,
	il s'et penché vers moi, il a entendu mon cri,
3	il m'a fait remonter du trou fatal,
	de la boue du bourbier,
	il a soutenu mes pieds sur le roc,
	il affermit mes pas.
4 	Il a mis dans ma bouche un chant nouveau,
	une louange à notre Dieu.
	Beaucoup le verront, ils craindront
	et auront confiance en Iahvé.

5 	Heureux l'homme
	qui a mis sa confiance en Iahvé,
	qui ne s'est pas tourné vers les arrogants,
	ni vers les sectateurs de mensonge!
6 	Tu as multiplié, Iahvé, mon Dieu,
	tes merveilleux desseins à notre égard —
	nul ne t'est comparable —
	si je veux les publier et les redire,
	ils sont trop nombreux pour être comptés.

7	Tu n'as voulu ni sacrifice, ni oblation —
	tu m'as creusé les oreilles
    	tu n'as réclamé ni holocauste, ni expiatoire,

2. Comparer Psaume xviii, 7.

3. Le fidèle se compare à un homme tombé dans un bourbier dont Iahvé le retire, pour le placer sur le sol ferme. Il affermit mes pas : Psaume xxxvii, 23.

4. Un chant nouveau : Psaume xxxiii, 3. Il s'agit de la crainte révérencielle de Dieu, fondement de la religion juive. Cette crainte est tempérée par la confiance en Iahvé : Psaumes iv, 6; xxviii, 7; xxxi, 7.

5. Comparer Psaumes I, 1; xxxii, 1-z; xxxiv, 9. Le sens d' « arrogants » pour le mot rehâbîm est surtout attesté en néo-hébreu. Les sectateurs, littéralement « ceux qui se détournent vers ».

6. Tes merveilleux desseins, en hébreu « tes merveilles et tes desseins ». Avec la fin comparer le verset 13.

7. Opposition entre le culte purement extérieur et la religion intérieure, comme dans Psaumes L, 7-15; LI, 18-19; Lxix, 31-32. Comparer la théorie de Jérémie, VII, 21-23; Michée, vi, 6-8. Le psalmiste comprend mieux la signification des sacrifices, symboles des dispositions morales de l'offrant. La loi sur l'oblation, l'holocauste, l'expiatoire, au chapitre vi du Lévitique. Le passage des versets 7-9, interprétés d'après les Septante, est cité dans l'Épître aux Hébreux, x, 5-1o, comme s'appliquant au Christ entrant en ce monde.

	
	alors j'ai dit : « Voici que je viens!		
	Dans le rouleau du Livre il est écrit à mon sujet.		
9 	Je veux, mon Dieu, faire ton bon plaisir		
	et ta Loi est au fond de mes entrailles! »		
		
10	J'ai annoncé la justice dans la grande assemblée,
	vois, je n'ai pas retenu mes lèvres,
	tu le sais bien, toi, Iahvé!
11 	Ta justice, je ne l'ai pas cachée au fond de mon coeur,
	j'ai dit ta fidélité et ton secours,
	je n'ai pas celé ta grâce et ta vérité
	à la grande assemblée.

12	Toi, Iahvé, ne me refuse pas ta miséricorde, 
	que ta grâce et ta vérité me gardent toujours!
13	C'eft que des maux sans nombre m'enveloppent, 
	mes fautes me touchent, sans que je puisse y voir, 
	elles sont plus nombreuses que les cheveux de ma tête 
	et mon coeur m'a abandonné!

14	Daigne me délivrer, Iahvé,
	Iahvé, hâte-toi de me secourir !
15	Qu'ils soient confondus et confus, tous ensemble,
	ceux qui en veulent à ma vie pour la supprimer !

8. C'est dans le rouleau du Livre de la Loi que le fidèle trouve la réponse à son angoisse au sujet de l'efficacité des oblations et des sacrifices.

9. Comparer Psaume cxliii, 10. L'obéissance vaut mieux que le sacrifice : I Samuel, xv, 22. La Loi, la Torah, pénètre au fond du coeur de l'homme et le coeur est au milieu des entrailles : Psaume xxii, 15.

10. La justice de Dieu, verset 11. La grande assemblée : Psaumes xxii, 26; xxxv, 18.

11. Grâce et vérité : Psaume xxv, , Io. La grande assemblée du verset 10.

12. Ta grâce et ta vérité, comme au verset

13. Comparer Psaume Lxix, 5. Mon coeur m'a abandonné : Psaume xxxviii, 11. Les fautes sont toujours la cause des malheurs, même si le patient les ignore.

14. Comparer Psaumes xxii, zo; xxxviii, 23.

15. Comparer Psaumes xxxv, 4, 26-27; Lxx, 3.

PSAUME XLIX

(Vulgate XLVIII)
PSAUME DIDACTIQUE SUR LA DESTINÉE DE L'HOMME

1 POUR le coryphée. Des fils de Coré. Psaume.

2 	Écoutez ceci, vous tous, peuples,
	prêtez l'oreille, vous tous, habitants du monde,
3 	fils d'Adam aussi bien que fils d'Homme,
	riches et pauvres, tous ensemble.
4 	Ma bouche va dire des paroles sages, 
	mon coeur murmure des choses intelligentes,
5 	je prête l'oreille à une parabole,
	je vais interpréter mon énigme sur la cithare.

6 	Pourquoi craindrais-je aux jours du malheur,
	quand m'environne la malice des perfides ?
7	Ceux qui mettent leur confiance dans leur fortune
	et se glorifient de leur grande richesse,
8 	aucun d'eux ne peut racheter son frère,
	ni payer à Dieu sa rançon :
9	trop cher et le rachat de leur vie
	et c'en est fini à jamais

2. Comparer Isaïe, XXVIII, 23; Psaume LXXVIII, I-2.

3. Fils d'Adam et fils d'Homme, pour distinguer ceux qui font partie de l'humanité commune et ceux qui tiennent un rang plus élevé dans la société : Psaume LXII, 10.

4. Psaume xxxvii, 30. Mon coeur murmure, en hébreu phrase abstraite « le murmure de mon coeur ».

5. L'hébreu mâshâl représente à la fois une parabole, un proverbe, un poème. L'idée maîtresse est la comparaison. Voir Psaume LXXVIII, 2. Interpréter, littéralement « ouvrir ».

6. Le 2e hémistiche « la faute à mes talons m'environne » est difficilement intelligible. La colonne des Hexaples d'Origène qui transcrit l'hébreu permet de lire ‘aquubay « mes perfides, ceux qui sont perfides envers moi », au lieu de ‘aqébay « mes talons ».

7-8. Le frère ne peut user de sa fortune pour racheter son frère des mains de Dieu au moment de la mort. Tel est le sens qui nous parait le plus naturel, d'après la suite.

9. Leur vie, celle des riches du verset 7. La dernière phrase est impersonnelle.

10 	Et l'on vivrait à perpétuité,
	on ne verrait pas la fosse ?
11 	Alors qu'on voit mourir les sages
	et périr en même temps le sot et l'abruti!
	Ils laissent leur fortune à d'autres,
12 	leurs tombeaux sont leurs maisons, à jamais, 
	leurs demeures, de génération en génération, 
	on appelle des terrains par leurs noms.
13 	L'homme dans les honneurs ne comprend pas, 
	il ressemble aux bêtes réduites au silence.

14	Voici la voie de ceux qui ont confiance en eux-mêmes
	et l'avenir de ceux qui se complaisent dans leurs paroles ! 			Pause.
15	Comme du petit bétail, ils s'enfoncent au Sheol,
	où la mort les fait paître,
	ils descendent en droite ligne au tombeau
	et leur image, qui s'use, a le Sheol pour demeure.
16	Au contraire, Élohim rachètera mon âme,
	car de la main du Sheol il me reprendra. 
		Pause.

10. La fosse, pour la tombe : Psaume XVI, 10.

Le sot et l'abruti : Psaumes xcii, 7; xciv, 8.

12. Lire qibrâm « leur tombeau », d'après les Septante, le Targum, la version syriaque, la Vulgate, au lieu de qirbâm « leur milieu ». Leurs terres, d'après les Septante, plutôt que « des terres ». Les noms des riches propriétaires restent attachés à leurs terres, alors qu'ils sont eux-mêmes enfermés dans la tombe pour toujours.

13. Avec les Septante et d'après le verset 21, lire yâbin « comprend », au lieu de yalîn « passe la nuit ». Dans les honneurs, d'après le sens de yeqâr dans Esher, vi, 6-7, 9, 11. A la fin nidmû « sont réduits au silence » : Psaume xxxi, 18, où l'on a la racine dmm, parallèle à dmh. Le vers reviendra pour clore le psaume (verset 21).

14. Le mot késél « confiance » : Psaume LXXVIII, 7; Job, VIII, 14; xxxi, 24. Leur avenir, littéralement « leur après », déterminé par la suite. Leurs paroles, en hébreu « leur bouche ». La pause : Psaume XLVIII, 9.

15. Le Shéol : Psaumes lx, 18; XVI, 10, etc. Le verset est très corrompu et a été soumis à maintes correélions. Pour aboutir à un sens satisfaisant, nous lisons yêhattû « ils s'enfoncent », au lieu de shattû ; ba-mêyshârîm « en droite ligne », au lieu de bâm yeshârîm ; la-qébér « au tombeau », au lieu de la-bôqér « au matin »; mizbal « demeure », au lieu de mizzebul.

16. Comparer Osée, xiii, 14. Transposer l'accent disjonctif pour équilibrer les deux hémistiches, en rattachant « de la main du Sheol » au verbe « il me reprendra ». Le rachat comme aux versets 8-9. La pause comme au verset 14.

17 	Sois sans crainte quand un homme s'enrichit, 
	quand s'accroît l'opulence de sa maison, 
18	car, à sa mort, il n'emportera rien, 
	son opulence ne descendra pas derrière lui. 
19	Alors que, durant sa vie, on bénissait son âme : 
	« On te loue de t'être fait du bien! » 
20	il rejoindra la génération de ses pères, 
	qui plus jamais ne verront la lumière! 
21	L'homme dans les honneurs ne comprend pas, 
	il ressemble aux bêtes réduites au silence!

17. Ne crains pas verset 6. L'opulence, littéralement « la gloire », provenant de l'opulence. De même au verset 18.

19. Le passage de la 3e à la 2e personne nous oblige à voir dans le 2e hémistiche la formule de bénédiction des flatteurs. D'où notre interprétation de yebârêk « on bénissait » et non pas « il bénissait ».

20. Au lieu de tâbo’ « tu viendras », attiré par les personnes du verset 19, lire yâbo’ « il viendra » et, avec la préposition qui suit, « il rejoindra ». Les morts ne voient plus la lumière : Job, III, 16.

21. Reprise du verset 13.

PSAUME LXIX

(Vulgate L XVIII)
PLAINTE ET PRIÈRE DU JUSTE SOUFFRANT

1 POUR le coryphée. Sur « les lis ». De David.

2 	Sauve-moi, Élohim,
	car les eaux m'arrivent jusqu'à la gorge,
3 	j'enfonce dans le bourbier
	et rien pour me raccrocher,
	je suis entré au plus profond des eaux
	et le flot me submerge.
4 	Je m'épuise à crier, mon gosier e§t brûlant, 
	mes yeux languissent dans l'attente de mon Dieu.

LXIX 1. Comparer Psaume XLV., 1.

2. Le mot néphésh « souffle, âme » est ici employé au sens de « gorge » et de « cou », organes de la respiration : voir Nombres, xi, 6; Isaïe, xxix, 8; Jérémie, xxxi, 14; Jonas, ii, 6.

3. Le bourbier, en hébreu « la boue du gouffre ». Rien pour me raccrocher, littéralement « pas d'appui, de soutien ». Le mot shibboléth, homonyme de shibboléth « épi», appartient à la racine wbl, d'où yâbâl « courant, flot » (Isaïe, xxx, 25; xLiv , 4). Comparer yebûl « inondation » dans Job, xx, 27. Les images du verset 3 reparaîtront au verset 16.

4. Avec le dernier hémistiche comparer Psaume cxix, 82, 123.

5 	Plus nombreux que les cheveux de ma tête
	ceux qui me haïssent sans raison,
	plus forts que moi-même
	ceux que le mensonge a faits mes ennemis.
	Ce que je n'ai pas volé, devrais-je le rendre ?

6 	Élohim, tu connais ma folie
	et mes délits ne te sont point cachés.
7	Qu'ils n'aient pas honte de moi, ceux qui espèrent en toi,
	Adonaï Iahvé des armées,
	qu'ils ne soient pas confus à mon sujet, ceux qui te
		cherchent,
	Dieu d'Israël!
8 	C'est à cause de toi que je supporte l'insulte, 
	que la confusion a couvert ma face,
9 	que je suis devenu un étranger pour mes frères
	et un exotique pour les fils de ma mère,
10 	car le zèle de ta Maison m'a dévoré
	et les insultes de tes insulteurs sont retombées sur moi!

11 	Je me mortifie par le jeûne
	et cela me vaut des insultes,


5. Comparer Psaumes xxxv, 19; xL, 13. Au lieu de masmîthay « mes destructeurs » la version syriaque a conservé la bonne leçon me’asmôthay « que mes os », les os représentant l'essence, la substance, la personne : Exode, xxiv, l0; Job, xxi, 23. L'expression concise « mes ennemis par mensonge » se rend bien en français par « ceux que le mensonge a faits mes ennemis ». D'après la suite il s'agit d'une fausse accusation de vol. Alors, au début du dernier hémistiche, permet de donner au dernier verbe le tour interrogatif.

6. Le psalmiste en appelle à Dieu qui connaît ses fautes et aussi son innocence dans le cas auquel il vient de faire allusion. Ma folie, Psaume xxxviii, 6.

7. Noter les pléonasmes Adonaï Iahvé des armées et Dieu d'Israël, alors que le nom divin Élohim est généralement mentionné seul dans cette série de psaumes. L'auteur a obtenu ainsi deux hémistiches complets. Ceux qui te cherchent : Psaume xL, 17.

8. C'est Dieu lui-même qui est atteint dans la persécution à laquelle est en butte son serviteur.

9. Comparer Psaume XXXI, 12 ; Job, vi, I5-30; xix, 13-22, etc.

10. Le persécuté appartient à la milice du Temple, qui est la Maison de Dieu. Le premier hémistiche est cité dans Jean, II, 17. Au lieu de 'ébkéh «je pleure », lire 'a’anéh qui, avec le cornplément naphshî « mon âme, moi même » nous donne la locution courante « je me mortifie » : Psaume xxxv, 13.

12	 je me mets un sac pour vêtement 
	et je deviens leur fable,
13 	ceux qui sont assis à la Porte jasent sur mon compte, 
	je suis chansonné par les buveurs de boisson enivrante.

14 	Et moi, ma prière va vers toi, Iahvé,
	au temps propice, Élohim,
	par ta grande grâce, réponds-moi,
	par la vérité de ton salut!
15 	Délivre-moi de la boue, que je n'y enfonce pas, 
	que je sois délivré du tumulte des eaux profondes,
16 	que le flot des eaux ne me submerge pas,
	que ne m'engloutisse pas le gouffre,
	et que le puits ne referme pas sa bouche sur moi!

17 	Réponds-moi, Iahvé, car ta grâce est bienfaisante, 
	tourne-toi vers moi, selon ta grande miséricorde;
18 	ne cache pas ta face à ton serviteur,
	je suis dans la détresse, hâte-toi de me répondre;
19 	approche-toi de mon âme, rachète-la, 
	à cause de mes ennemis, affranchis-moi!

12. Le jeûne et le port du sac, marques de tristesse et de deuil : Psaume xxxv, 13; Néhémie, ix, 1.

13. La porte de la ville est le lieu de rassemblement des oisifs, des notables, des magistrats. Je suis chansonné, en hébreu simplement « chansons ! », comparer Job, xxx, 9; Lamentations, III, 14.

14. Iahvé, comme au verset 7, malgré le caraêère élohiSte du psaume. Nous rattachons Élohim, parallèle à Iahvé, au 2e hémistiche. Au temps propice, Isaïe, xLix, 8.

15. Retour aux images du verset 3. Au lieu de misson'ay « de ceux qui me haïssent », lire mishshe'ôn « du tumulte » (Psaume Lxv, 8) qui a pour complément « les profondeurs des eaux, les eaux profondes » : verset 3. Les images se poursuivent au verset 16.

16. Nous sommes toujours dans l'atmosphère du verset 3. La bouche du puits, celle qui mène à la tombe et au Sheol : Psaume CXLI, 7.

17. Iahvé, au lieu d'Élohim, comme au verset 14.

18. Cacher sa face : Psaumes XIII, 2; XXII, 25 ; XXVII, 9.

19. Les verbes employés sont choisis à dessein : gâ’al « racheter » et pâdâh « affranchir ». Il s'agit pour Dieu de libérer le juste souffrant des ennemis qui l'oppriment.

20 	Tu connais mon opprobre,
	ma honte et ma confusion,
	devant toi sont tous mes adversaires.
21 	L'opprobre a brisé mon coeur, c'est incurable,
	j'attends de la compassion, mais rien,
	des consolateurs, mais je n'en trouve pas!
22 	Ils ont mis du poison dans ma nourriture 
	et pour ma soif ils m'ont abreuvé de vinaigre.

23 	Que leur table devant eux devienne un lacet 
	et leurs mets sacrés un piège!
24 	Que leurs yeux.s'obscurcissent, au point de ne plus voir, 	et fais ployer leurs reins sans cesse!
25 	Déverse sur eux ton courroux,
	que l'ardeur de ta colère les atteigne!
26 	Que leur enclos soit dévasté,
	qu'il n'y ait plus d'habitant sous leurs tentes!

27 	Puisqu'ils persécutent celui que tu as frappé 
	et qu'ils ajoutent à la douleur de ta victime,


20. Comparer le début du verset 6. La honte et la confusion, comme au verset 7. Mes adversaires, formule courante : Psaumes vi, 8; VII, 5, 7; xiii, 5 ; xxxi, 12; XLII, 11.

21. Nous considérons wâ-'anûshâh « et incurable » (Jérémie, xv, 18; xxx, 12, 15) comme une phrase impersonnelle, ce qui dispense de modifier le texte et de supposer une racine n-w-sh inexistante.

22. Allusion à ce verset dans Matthieu, xxvii,3 4, 48, d'après les Septante.

23. Parallélisme entre lacet et piège dans Josué, XXIII, 13 ; Isaïe, VIII, 14. Au lieu de li-shelômîm « pour des paix », qu'on interprète au sens de gens pacifiques ou de gens heureux, le Targum lisait shalmêy-hém « leurs sacrifices pacifiques, leurs mets sacrés » qui cadre bien avec le contexte. Le verset est cité, d'après les Septante, dans l'Épître aux Romains, xi, 9, qui continue la citation par le verset 24, toujours d'après les Septante.

24. Épître aux Romains, xi, 10, d'après les Septante.

25. Comparer Lamentations, iv, 11.

26. Allusion à la vie nomade. L'enclos comme dans Genèse, xxv, 16 ; Nombres, xxxi, 10.

27. Au lieu de ‘attâh « toi » devant le pronom relatif, lire 'éth, signe de l'accusatif. Le singulier « ta victime » est préférable au pluriel « tes victimes » de l'hébreu. A la fin, lire yôsîphû « ils ajoutent », d'après les Septante, plutôt que yesapperû « ils racontent ».

28	impute-leur faute sur faute,
	qu'ils n'obtiennent pas de toi leur justification,
29	qu'ils soient effacés du livre de vie
	et qu'ils ne soient pas inscrits parmi les jusçtes!

30	Et moi, malheureux et souffrant,
	que ton salut, Élohim, me protège!
31	Je célébrerai le nom d'Elohim par un chant
	et je l'exalterai par une aCTion de grâces : 
32 	ce sera plus agréable à Iahvé qu'un taureau, 
	qu'un taurillon cornu et fourchu!

33	Ils le voient, les humbles, ils se réjouissent.
	Que vive votre coeur, vous qui cherchez Dieu!
34	Car Iahvé écoute les indigents,
	il ne dédaigne pas ses prisonniers.
35	Que le célèbrent les cieux et la terre,
	les mers et tout ce qui remue en elles!

36	Car Élohim sauvera Sion,
	il rebâtira les villes de Juda;
	on y habitera et l'on y possédera,
37	la race de ses serviteurs en héritera
	et ceux qui aiment son nom y demeureront.

28. Le 2e hémistiche littéralement « et qu'ils n'aient pas accès

à ta justification » : comparer Psaume xxrv, 5.

29. Le livre de vie : Daniel, xii, 1 ; Apocalypse, xx, 12-15. Voir

aussi Exode, xxxix, 32-33.

30. Et moi, au début, comme au verset 14.

31-32. La prière vaut mieux que le sacrifice : Psaumes L, 12-15;

LI, 18-19.

33. Ceux qui cherchent Dieu : Psaumes IX, 11 ; xxxxv, 11

34. Les indigents, les prisonniers, parmi les fidèles de Iahvé.

35. Ce sont les animaux qui peuplent les mers (Genèse, I, 21) qui sont envisagés dans le dernier hémigtiche.

36-37. Allusion finale à Sion et au retour de la captivité : Psaumes XIV, 7; LI, 20-21; LIII, 7.

PSAUME LXXVII

(Vulgate LXXVI)
TRISTESSE DU PRÉSENT - SOUVENIRS DU PASSÉ

1	 POUR le coryphée. D'après Yedouthoun. D'Asaph. 		Psaume.

2 	Ma voix monte vers Élohim, et je crie,
	ma voix monte vers Élohim, il me prêtera l'oreille.
3	Au jour de ma détresse, j'ai cherché Adonaï,
	la nuit, ma main e§t tendue et ne s'engourdit pas,
	mon âme refuse d'être consolée.
4	Je me souviens d'Élohim et je gémis,
	je médite et mon esprit e§t défaillant. Pause.

5	Tu retiens les paupières de mes yeux,
	je me trouble et ne puis parler,
6	 je songe aux jours d'autrefois,
	des années anciennes 7 je me souviens,
	ma musique remonte à mon coeur, dans la nuit,
	je médite et mon esprit réfléchit.


1. Voir Psaume LXII, 1. Asaph, Psaume LXIII, 1, etc.

3. Noter Adonaï « mon Seigneur », en remplacement de Iahvé : Psaume LXXIII, 20. La main tendue dans un geste de supplication.

4. La pause, Psaume iii, 3.

S. Retenir les paupières, les empêcher de se fermer.

6-7. Rattacher « je me souviens » au verset 6. Me revient au coeur, pour rendre l'hébreu « auprès de mon coeur ». Le psalmiste se souvient des cantiques d'autrefois. Le coeur est le siège de la mémoire. Placer l'accent disjonctif sous lebâbî « mon coeur ».

8	Adonaï rejette-t-il à jamais,
	ne sera-t-il plus jamais favorable ?
9 	Sa grâce a-t-elle disparu pour toujours,
	sa parole eSt-elle finie de génération en génération?
10	Dieu a-t-il oublié la pitié ?
	A-t-il, de colère, fermé ses entrailles ? Pause.

11	Je me dis : « Ce qui me transperce,
	c'est que la droite du Très-Haut et changée! »
12	Je me souviens des oeuvres de Iah,
	oui, je me souviens de tes merveilles d'autrefois,
13	je médite sur tous tes exploits
	et je pense à tes hauts faits.

14	Élohim, ta voie est dans la sainteté,
	qui est un Dieu grand comme Élohim ?
15	C'eSt toi le Dieu qui fait merveille
	tu as fait connaître ta puissance parmi les peuples,
16	tu as, par ton bras, racheté ton peuple,
	les fils de Jacob et de Joseph. Pause.

8. Réflexions qui se présentent la nuit à l'esprit du psalmiste. Adonaï comme au verset 3. Comparer Psaumes xLiv, 24; Lxxiv, i.

9. De génération en génération : Psaumes x, 6; xxxiii, 11 ;

XLIX, 12.

10. Ses entrailles, siège de la miséricorde : Psaumes xxv, 6; XL, 12 ; LI, 3; Lxix, 17, où nous traduisons rahamîm « entrailles » par « miséricorde ». La pause, verset 4.

11. Rattacher hallôthi à hll, au piêl « transpercer » le coeur Psaume cix, 22. Le Très-Haut : Psaumes xviii, 14; xxi, 8; xLvr, 5; L, 14; LXXIII, II.

12. Au début, le qerê 'ézkor « je me souviens », soutenu par les versions, est préférable au kethîb 'azkîr «je rappelle ». Comparer Psaume LXXVIII, 7. Iah, pour Iahvé, comme dans LXVIII, 5. Le pluriel « tes merveilles », d'après les versions, est préférable au singulier qui a, d'ailleurs, le sens collectif.

13. Comparer au verset 12, « tes faits, tes exploits » plutôt que le singulier.

14. Ta voie, ta conduite, ton comportement. Le Dieu grand : Psaume XLVIII, 2.

15-16. Allusion à l'exode des fils de Jacob, installés en Égypte, et des fils de Joseph, nés en Égypte. La pause, versets 4, 10.

17 	Les eaux t'ont vu, Élohim,
	les eaux t'ont vu, elles ont tremblé,
	même les abîmes se sont émus,
18 	les nuées ont déversé leurs eaux,
	les nuages ont donné de la voix,
	même tes flèches tourbillonnaient.
19 	Voix de ton tonnerre en son roulement!
	Les éclairs illuminèrent le monde,
	la terre s'émut, elle fut ébranlée.

20 	Ton chemin était sur la mer,
	tes sentiers sur les grandes eaux,
	tes traces ne furent pas connues.
21 	Tu menas ton peuple, comme un troupeau, 
	par la main de Moïse et d'Aaron.

17. Allusion au passage de la mer Rouge. Les abîmes, comme dans le cantique de Moïse : Exode, xv, 5, 8.

18. Comparer Habacuc, III, 9-II. La voix eet le tonnerre, les flèches sont les éclairs.

19. Allusion aux éclairs et au tonnerre du Sinaï : Exode, xix, 16-18.

20. Comparer Isaïe, XLIII, 16; Li, Io.

21. La marche au désert après le Sinaï. Comparer Exode, xv, 13. Moïse et Aaron associés dans Psaume xcix, 6

PSAUME CIV

(Vulgate CIII)
HYMNE À LA GLOIRE DU CRÉATEUR

1 	MON âme, bénis Iahvé!
	Iahvé, mon Dieu, tu es très grand,
	tu es revêtu d'honneur et de majesté,
2 	enveloppé de lumière comme d'un manteau, 	étendant les cieux comme une tenture,
3 	édifiant sur les eaux tes étages, 
	prenant les nuées pour ton char, 
	cheminant sur les ailes des vents,
4 	faisant des vents tes messagers,
	du feu dévorant tes ministres !
5 	Il a fondé la terre sur ses bases,
	elle est inébranlable à jamais, à jamais !
6 	De l'abîme, comme d'un vêtement, tu l'as couverte, 
	les eaux se sont arrêtées sur les montagnes.

CIV 1. Pas de titre. Au début, invitation à bénir Iahvé dans les termes de Psaume CIII, 1-2, 22. Des ressemblances existent entre ce psaume et l'hymne du pharaon Aménophis IV au dieu Aton, le disque solaire. Honneur et majesté : Psaume xcvi, 6.

2. L'ordre suivi est celui de la création dans Genèse, I, 3 ss. D'abord la lumière, puis le ciel ou le firmament.

3. Tes étages, en hébreu « ses étages » se rapportant à Iahvé qui est directement interpellé depuis le début. Le ciel est comparé à un édifice composé d'étages superposés. Ton char, en hébreu « son char », comme ci-dessus. Les chars de Dieu dans Psaume LXVIII, 18. Les ailes du vent : Psaume xviii, 11

4. Tes messagers, tes ministres, comme au verset 3. Les messagers de Dieu sont généralement les Anges. Ici la nature fournit le personnel de Iahvé. Le feu dévorant est la foudre, dont les éclairs justifient le pluriel « tes ministres ».

5. Verbe à la 3e personne « il a fondé », pour annoncer la doxologie qui va suivre. Après la lumière, les cieux, les météores, voici la terre, qui sera le théâtre du Déluge.

6. Allusion au Déluge. L'abîme, tehôm, au pluriel dans Psaume xxxiii, 7. Arrêt sur les montagnes : Genèse, VIII, 2-4.

7 	A ta menace elles fuient,
	à la voix de ton tonnerre elle se précipitent,
8 	elles gravissent les montagnes, descendent les vallées, 
	vers le lieu que tu leur as fixé;
9 	tu as posé une frontière qu'elles ne franchissent pas, 
	elles ne reviendront plus couvrir la terre.

10	Tu fais sourdre des fontaines dans les torrents,
	elles cheminent entre les montagnes,
11	elles abreuvent toutes les bêtes des champs,
	les onagres y étanchent leur soif,
12	au-dessus d'elles font leur demeure les oiseaux des cieux,
	du milieu des feuilles ils élèvent la voix.

13	Du haut de tes étages tu abreuves les montagnes,
	du fruit de tes oeuvres tu rassasies la terre,
14	tu fais germer l'herbe pour le bétail
	et les plantes pour l'usage de l'homme,
	pour qu'il fasse sortir le pain de la terre
15	et que le vin réjouisse le coeur de l'homme,
	pour qu'il fasse briller son visage avec de l'huile
	et que le pain soutienne le coeur de l'homme !

16	Ils sont bien nourris, les arbres de Iahvé, 
	les cèdres du Liban qu'il a plantés,

7. Les eaux de la mer fuient devant Iahvé : Psaume cxiv, 3, 5. La voix du tonnerre : Psaume Lxxvii, 19.

8-9. Les eaux rentrent dans leur lit après le Déluge. La frontière posée par Dieu aux eaux de la mer dans Job, xxxviii,

10. Participe, à rendre par la 2e personne du présent : versets 2-4. 1. Les bêtes des champs, même expression que dans Psaume viii, 8, où ce sont plutôt les bêtes sauvages qui sont visées.

12. Les oiseaux des cieux, en hébreu « l'oiseau », collectlif gouvernant le verbe au pluriel. Comparer Ézéchiel, xxxi, 6.

13-14. Participes, à rendre par les 2es personnes : versets 2-4, 10. D'où le possessif à la 2e personne, au lieu de la 3e. Tes étages : verset 3. C'est par l'action de Dieu dans la nature que les arbres donnent leurs fruits, d'où l'expression « du fruit de tes oeuvres ».

15. Comparer Zacharie, x, 7. Il eet possible que le dernier hémistiche, qui combine la fin du verset 14 et le début du verset 15, ait été ajouté après coup.

16. Ils sont bien nourris, littéralement « ils sont rassasiés ». Lesa rbres de Iahvé sont les cèdres du Liban qu'on appelle aussi les cèdres de Dieu : Psaumes xxix, 5; Lxxx, 11; xcii, 13.

17	c'est là que nichent les passereaux,
	là, sur leur cime, la cigogne a sa maison;
18	les hautes montagnes sont aux bouquetins,
	les roches sont l'abri des damans.

19	Il a fait la lune pour les dates,
	le soleil qui sait l'heure de son coucher.
20	Tu amènes les ténèbres et c'est la nuit,
	durant laquelle rôdent tous les animaux de la forêt :
21	les lionceaux rugissent après leur proie
	et réclament de Dieu leur nourriture.
22	Le soleil se lève, ils se retirent
	et ils vont se tapir dans leurs repaires.
23	L'homme sort pour son travail
	et pour sa tâche jusqu'au soir.
24 	Qu'elles sont nombreuses tes oeuvres, Iahvé!
	Toutes, tu les as faites avec sagesse,
	la terre est remplie de tes créatures!

17. La cigogne : Lévitique, xi, 19; Deutéronome, xiv, 18, etc. Le mot berôshim , pluriel de berôsh « cyprès », est dû à une erreur d'audition pour be-rôshâm « à leur tête, sur leur cime ». Sa maison, pour « son nid ».

18. Les damans : Lévitique, xi, 5; Deutéronome, xiv, 7.

19. Après la description de la terre et de ses merveilles, montagnes, vallées, sources, torrents, végétation, plantes, arbres, bestiaux, oiseaux, l'auteur en vient aux astres qui règlent le cours du temps. D'abord la lune qui indique, par ses phases, les dates ou les saisons (Genèse, I, 14). Ensuite le soleil, qui se couche à son heure. L'heure de son coucher, en hébreu simplement « son coucher ». Emploi de la 3e personne au début de la strophe : verset 5. C'est à partir du verset 20 et jusqu'au verset 30 que les ressemblances sont frappantes avec la description, plus détaillée, de l'hymne au dieu Aton dont nous avons parlé à la note 1. Comme l'hymne s'adresse au soleil, il est normal que les bienfaits de l'astre du jour soient énumérés en termes similaires à ceux du psaume pour qui le soleil et la lune sont l'oeuvre de Dieu.

20. Voir Genèse, r, 4-5. Les animaux de la forêt : Psaume L, 10.

22. Comparer Job, xxxvii, 8; xxxviii, 39-40.

23. Le labeur commence au lever du soleil. C'est la vie à la campagne qui est envisagée dans toute la description.

24. La sagesse divine dans la création : Jérémie, x, 12-13; Proverbes, viii, 22-31. Tes créatures, en hébreu « ta création ».

25 	Voici la mer, grande et vaste en tous sens : 
	il y a là un grouillement innombrable 
	d'animaux petits et grands.	
26 	Là circulent des vaisseaux	
	et Léviathan que tu formas pour te jouer de lui.	
27 	Tous ces êtres attendent de toi
	que tu leur donnes la nourriture, en son temps :
28	tu la leur donnes, ils la recueillent,
	tu ouvres ta main, ils se rassasient de ce qui et bon;
29	 tu caches ta face, ils sont anéantis,
	tu leur retires le souffle, ils expirent
	et à leur poussière ils retournent!
30	 Tu envoies ton souffle, ils sont créés
	et tu renouvelles la face du sol.
31 	Que la gloire de Iahvé dure à jamais !
	Que Iahvé se réjouisse de ses oeuvres !
32 	Lui qui regarde la terre et elle tremble, 
	qui touche aux montagnes et elles fument.
33 	Je veux chanter à Iahvé, durant ma vie, 	
	psalmodier pour mon Dieu, tant que j'existe.
34 	Que mon langage lui soit agréable!
	Moi, je me réjouis en Iahvé.


25. Vaste en tous sens : Genèse, XXXIV, 21 ; Juges, xviii, 10.

26. Léviathan, monstre marin, décrit dans Isaïe, xxvii, 1, identifié ensuite au crocodile : Psaume Lxxiv, , 14 (note). Comparer Job, xL, 29, pour le sens de « jouer, se jouer » attibué au verbe sahêq.

27. Tous ces êtres, littéralement « eux tous ».

29. Tu caches ta face, pour ne plus voir : Psaumes x, ii; xiii, 2 ; XXII, 25 ; xxvii, 9, etc. Comparer Job, xxxiv, , 14-15 et Psaume xc, 3. Le souffle est celui que Dieu insuffle dans les narines du vivant : Genèse, II, 7; VII, 2.

30. Le souffle divin rend la vie à la créature inanimée du verset 29. C'est une seconde création. La face du sol prend un aspect nouveau, comme au printemps.

31. Le sujet du psaume est bien la gloire du Créateur en ses oeuvres : verset 24.

32. Tremblements de terre et éruptions volcaniques : Exode, xix, 18; Psaume cxLiv, 5. Les bouleversements de la nature sont parmi les oeuvres de Iahvé.

33. Comparer Psaume cxLvr, 2. Tant que j'existe, littéralement « durant mon existence » : Psaume ciii, 5.

35 	Que les pécheurs disparaissent de la terre 
	et que les méchants n'existent plus ! 
	Mon âme, bénis Iahvé! Alléluia!

35. A la fin, reprise de la bénédiction du début, comme dans Psaume CIII, 22. Apparition de la formule liturgique hallelû-yah « louez Iah », d'où nous avons tiré Alléluia, par l'intermédiaire du grec et du latin.

PSAUME CXXVII

(Vulgate CX XVI)
LA PROVIDENCE INDISPENSABLE

1 CANTIQUE des montées. De Salomon.

	Si Iahvé ne bâtit pas la maison,
	c'est en vain qu'y travaillent ceux qui la bâtissent.
	Si Iahvé ne garde pas la ville,
	c'est en vain que veille le gardien I
2 	En vain vous vous levez de grand matin,
	vous retardez votre repos,
	vous qui mangez le pain des douleurs,
	alors qu'il en donne à son bien-aimé endormi.

3 	L'héritage que donne Iahvé, ce sont des fils, 
	la récompense, c'est le fruit des entrailles.
4 	Comme des flèches dans la main d'un héros,
	ainsi les fils de la jeunesse.
5 	Heureux l'homme
	qui en a rempli son carquois!
	Ils ne seront pas confondus, quand ils plaideront
	contre leurs ennemis à la Porte.


1. Le titre « de Salomon » n'existe pas dans les Septante. Ajouté après coup, comme la mention « de David » dans Psaumes cxxii , 1 ; cxxiv, 1. On notera le parallélisme remarquable des deux vers.

2. Pour la 3e fois le mot shâwe « en vain » montre l'inanité des efforts de l'homme sans la Providence. Le pain des douleurs, acquis au prix de pénibles efforts. Endormi, littéralement « en sommeil ».

3-4. Pour ceux qui se confient en la Providence. Au début, littéralement « voici l'héritage de Iahvé ». Comparer Psaumes I, 3 ; cxxviii, 3. Les fils de la jeunesse sont naturellement les plus vigoureux : Genèse, xLix, 3.

5. La césure après « heureux l'homme », comme dans Psaume I, 1. L'homme est considéré comme un collectif, d'où les pluriels du dernier vers. Quand ils plaideront, littéralement « quand ils parleront, causeront ». La Porte, le forum, où se rend la justice : Deutéronome, XXI, 19 ; XXII, 15 ; xxv, 7.

PSAUME CXXXVII

(Vulgate CXXXVI)
CHANT DE 'L'EXILE

1 	PRÈS des fleuves de Babel,
	c'est là que nous étions assis et que nous .leu.ri.ons,
	en nous souvenant de Sion.
2 	Aux saules qui s'y trouvent
	nous avions suspendu nos cithares.
3	C'est alors que nos vainqueurs

CXXXVII I. Les fleuves de Babel, l’Euphrate et ses canaux, s'assied pour pleurer Juges, xx, 26; XXI, 2.

3. Nos vainqueurs, littéralement « ceux qui nous ont déportés ». Un chant joyeux, littéralement « de la joie ».

	nous demandèrent les paroles d'une chanson
	et nos bourreaux, un chant joyeux :
	« Chantez-nous un chant de Sion! -
4 	Comment chanterions-nous un chant de Iahvé 
	sur un sol étranger ? »

5 	Si je t'oublie, Jérusalem,
	que ma droite m'oublie!
6 	Que ma langue se colle à mon palais,
	si je ne me souviens pas de toi,
	si je n'élève pas Jérusalem
	au comble de ma joie!

7 	Souviens-toi, Iahvé, des fils d'Édom,
	durant la journée de Jérusalem,
	eux qui disaient : « Rasez, rasez,
	jusqu'à ses fondements ! »
8 	Fille de Babel, qui seras dévastée,
	heureux celui qui t'infligera
	le traitement que tu nous as infligé,
9	heureux celui qui prendra et brisera
	tes enfançons contre le roc!

4. Réponse des exilés à la demande de leurs vainqueurs. Le chant de Sion, la ville sainte, ne peut être qu'un cantique à Iahvé. Le chanter sur une terre étrangère serait une profanation.

5. Que ma droite m'oublie, en hébreu « que ma droite oublie » de me rendre service. Nous respectons le texte, malgré les versions qui ont traduit « soit oubliée ». La répétition du verbe est voulue pour marquer la corrélation avec l'oubli de Jérusalem.

6. Au comble, littéralement « à la tête ». Noter « ma joie » répondant à la joie, au chant joyeux, refusé au verset 3.

7. Les Édomites se joignirent aux Chaldéens pour la perte de Jérusalem sous Nabuchodonosor, en 587 av. J.-C. Anathèmes

d'Ezéchiel, xxv, ; xxxv, 5-15; Abdias, 1-15. L'expression « rasez, rasez, jusqu'à ses fondements » signifie littéralement « dénudez, dénudez-la jusqu'à son fondement », d'après Habacuc, III, 13.

8. C'est Babylone qui devient l'objet de la malédiction suprême, puisque tous les maux de Jérusalem et du peuple juif proviennent de la conquête de Nabuchodonosor. Fille de Babel, personnification de la ville, comme on a « fille de Sion, fille de Jérusalem » : II Rois, XIX, 21 (note). Qui seras dévastée, littéralement « la dévastée » dans l'avenir. Emploi du participe passif, comme du participe actif, pour le futur. Comparer Isaïe, XLVII, 1 ss.; Jérémie, L, 1 ss.

9. La coutume barbare d'écraser les petits enfants de la ville mise à sac, dans II Rois, VIII, 12 ; Isaïe, xiii, 16; Osée, xiv , 1; Nahum, III, 10.

PSAUME CXXXIX

(Vulgate CXXXVIII)
L'OMNIPRÉSENCE DE DIEU

1 POUR le coryphée. De David. Psaume.

	Iahvé, tu m'as scruté et tu me connais,
2 	tu sais quand je m'assieds et quand je me lève,
	tu discernes de loin ma pensée,
3	tu m'examines, quand je voyage et quand je me couche;
	de toutes mes voies tu es le témoin assidu.

CXXXIX I. Titre : Psaumes xL, 1; cix, 1.

2-3. Dieu connaît jusqu'aux plus secrètes pensées de l'homme. S'asseoir et se lever, pour signifier le repos et l'action, de même que voyager et se coucher. Toutes mes voies, tous mes agissements, toute ma conduite. Tu es le témoin assidu, pour rendre l'idée du verbe causatif « tu te rends familières » toutes mes voies. Comparer II Rois, xix, 27.

4 	Car la parole n'est pas encore sur ma langue,
	que déjà, Iahvé, tu la connais toute,
5	tu me cernes derrière et devant,
	puis tu mets la main sur moi.
6	Science trop mystérieuse pour moi,
	elle est trop haute, je n'y puis atteindre.
7 	Où irai-je loin de ton esprit
	et où fuirai-je loin de ta face ?
8 	Si je monte aux cieux, tu es là, 
	et si je me couche au Sheol, t'y voici!
9 	J'emprunte les ailes de l'Aurore, 
	je vais demeurer à l'extrémité de la mer,
10 	mais là aussi ta main me conduit 
	et c'est ta droite qui me saisit.
11 	Je dis alors : « Que du moins les ténèbres me couvrent 
	et que la lumière, autour de moi, soit la nuit! »
12 	Mais même les ténèbres ne sont pas ténébreuses pour toi
	et la nuit est lumineuse comme le jour.
	(Telles les ténèbres, telle la lumière).
13 	C'est toi qui as créé mes reins,
	qui m'as tissé dans le ventre de ma mère.
14 	Je te rends grâce de ce que tu as accompli des prodiges
		merveilleux;
	tes oeuvres sont prodigieuses et mon âme le sait bien.

5. L'homme ne peut échapper à la main de Dieu qui l'étreint.

6. Mystérieux, même terme que dans Juges, XIII, 18 (note).

7-10. Comparer Amos, IX, 2-4. La forme 'éssaq « je monte » est due à une contradion de la racine s l q « monter » en araméen. Opposition entre les cieux et les enfers, représentés par le Sheol : Psaumes IX, 18; xvi, 10; xviii, 6, etc. Les ailes de l'Aurore, comme on a les ailes du soleil dans Malachie, III, 20. L'extrémité de la mer, l'endroit oû se couche le soleil.

11-12. Me couvrent, littéralement « m'écrasent » comme sous le pied : Genèse, III, 15 (note). Le dernier hémistiche est une glose explicative que nous mettons entre parenthèses : les mots 'ôr  « lumière » et hoshék « ténèbres » sont remplacés par les formes féminines des noms d'unité : 'ôrâh et hashêykâh.

13. La formation du foetus dans le sein de la mère est l'oeuvre de Dieu : Job, x, 8-12.

14. Lire la 2e personne niphlêythâ « tu as été prodigieux », avec les Septante et le Targum, plutôt que la première qui ne cadre pas avec le contexte. Le mot nôrâ’ôth « choses formidables, merveilleuses » joue le rôle d’un adverbe. Le verset 14 fait allusion à l’oeuvre admirable et mystérieuse de la formation du fœtus, sur laquelle revient le verset 15.


GRECS

Anthologie de la Poésie Grecque, choix, traduction, notices 
par Robert Brasillach, 
Librairie Stock  & L.P., 1950.7

ORPHEE

C'EST au VIe siècle avant notre ère que se développèrent au sein de la religion grecque des tendances nouvelles, qui firent une place plus grande à l'idée de purification : d'où les Mystères. Ils étaient révélés à un petit nombre, d'où les Initiations, les Rites. On rattache ces tendances à des noms légendaires : celui de Linos, celui de Musée, celui, surtout, d'Orphée, et il commença de circuler des productions poétiques attribuées à ces demi-dieux, en même temps que se produisait cette révolution du culte de Dionysos dont a tant parlé Nietzsche. Il ne nous en reste rien, peut-être, sous leur forme primitive. Au Ier siècle de notre ère et au IIe, disent les érudits, ces textes furent remaniés, rassemblés, interpolés, mêlés de christianisme par d'ingénieux faussaires. De là vient le recueil des Hymnes Orphiques toujours attribué à l'immortel amant d'Eurydice. Mais les pieux pasticheurs, dans ces litanies monotones et parfois belles, où les dieux, les forces de la nature, sont invoqués, ligotés, ensorcelés à l'aide d'une avalanche de noms rituels, ont bien dû conserver des formules très vieilles, et il nous semble que l'essentiel de ces hymnes, si différents des hymnes « littéraires », doit remonter assez haut, pour l'inspiration tout au moins. En tout cas, même sous leur forme actuelle, on y sent encore passer parfois l'électricité des mystères anciens.


INITIATION
Je parle à ceux-là seuls qui ont le droit d'entendre,
Et que sur tout profane on referme le temple.
Ecoute-moi, Musée, fils du porte-lumière,
Je vais te révéler la vérité entière.
Puissent les sentiments qui furent tiens jadis
Ne pas t'écarter loin de la vie la plus chère :
Vois le Verbe divin, tiens-toi proche de lui,
Utilise ton coeur et sa force en esprit,
Puis, marche comme il faut dans le sentier étroit.
Sache de l'univers contempler le seul Roi.
Il est Un, il s'engendre, et tout est né de lui.
Il circule partout, nul mortel ne le voit,
Mais lui-même voit tout dans les choses créées.
Le mal par lui du bien pour les mortels renaît,
Et la guerre sanglante, et les peines en pleurs.
Il n'est pas d'autre roi grand comme ce Seigneur.
Mais je ne le vois point : il_est dans la nuée.
Dans les yeux des mortels les prunelles sont mortes,
Pour voir le Tout-Puissant à jamais trop peu fortes.
Son siège est établi sur le bronze du ciel,
Et son trône est en or, ses pieds sont sur la terre,
Sa droite est étendue jusqu'à la fin des mers,
Jusqu'au fond de l'espace, et tressaillent en lui
Les fleuves, les hauts monts, et dans l'Océan bleu,
Les gouffres couronnés d'une écume blanchie.

PARMÉNIDE

Parménide est un des plus grands noms de la philosophie grecque présocratique, le fondateur de l'école d'Elée, le maître de Zénon. Si l'on en croit Platon, qui lui a consacré un de ses dialogues les plus riches, il connut à Athènes Socrate tout jeune. C'est un homme, en tout cas, de la fin du VIe siècle et du début du ve avant notre ère. Il n'avait pas renoncé à la forme poétique, pour laquelle il avait à coup sûr des dons éblouissants, comme nous le prouve le prologue de son oeuvre, véritable « nuit de Parménide » comme il y a une « nuit de Pascal ». C'est le philosophe de l'Etre, qu'il définit par la non-contradiction, mais qui, pour lui, est en outre, et bizarrement, homogène et sphérique. Il ne reste malheureusement de lui que des fragments peu nombreux, des résumés obscurs, où l'on peut, comme Nietzsche l'a fait, aller chercher avec curiosité le souvenir d'une grande âme abstraite « complètement pétrifiée par la raideur logique et presque transformée en une machine à penser », mais sauvée par l'éclat d'une forme qui ne réussit pas à tout oublier de la chaleur de la vie.

LA NUIT DE PARMÉNIDE (I)

Les cavales qui m'emportent m'ont mené où mon âme me poussait
Sur la route, entre toutes connue, du divin, elles se sont élancées,
La route qui mène à travers l'univers l'homme qui réfléchit.
C'est par là que je fus mené, c'est par là que les cavales très habiles m'ont conduit
Et elles menaient mon char, et les Vierges m'indiquaient la route.

De chaque côté tournaient et m'entraînaient les roues,
Et l'essieu dans les moveux chauffait et criait
Comme crie une flûte, lorsque les filles du Soleil, pour me 	guider,
Ont abandonné les demeures de la Nuit,
Ont écarté de leurs mains leur voile sur leur tête, et vers la lumière m'ont conduit.
C'est là que se trouvent les portes qui sur les chemins de la Nuit et du Jour sont fermées,
Avec en haut une poutre transversale, et en bas un seuil dans la pierre façonné,
Et les portes dressées dans l'air sont fermées par de puissants battants,
Et la Justice irréductible garde les verrous au double mouvement.
Les Vierges l'ont abordée avec des mots pleins d'adresse et bien doux,
Et elles ont obtenu d'elle qu'elle retirât le verrou
Du pêne qui maintenait la porte. et les battants s'ouvrirent,
Tout grands, et firent glisser les gonds dans les écrous garnis de cuivre,
Et munis de chevilles et d'agrafes, et tout droit à travers l'ouverture,
Les Vierges menèrent vite le char attelé et leurs montures.
La divinité me regarda et me reçut avec bienveillance,
Et elle prit ma main droite dans sa main, et elle dit les paroles suivantes :
O garçon qu'accompagnent les immortelles meneuses de poulains,
O toi qu'ont emmené jusqu'à nous et conduit les chevaux, je te salue bien!
Car ce n'est pas un sort funeste qui t'a fait prendre la route que tu as prise,
Et qui est si éloignée des chemins frayés par les humaines entreprises,
Mais c'est la Justice et le Droit, et il faut que tout te soit révélé,
Aussi bien le cœur impassible de la Vérité qui forme un cercle parfait,
Que les opinions humaines, auxquelles il ne faut ajouter aucune créance assurée. »


JE PENSE, DONC JE SUIS

Allons, je vais parler. et toi, prête l'oreille à ce que tu vas entendre de moi :
Pour atteindre à la connaissance de l'univers, il n'y a que deux voies.
L'une affirme l'existence de l'Etre, .et dit qu'il est impossible que l'Etre ne soit pas.
Voilà la route de la Certitude, c'est la méthode qui accompagne la Vérité du même pas.
L'autre voie affirme l'inexistence de l'Etre, l'existence du Non-Etre :
Je dis que cela n'est qu'un mauvais sentier où l'on ne peut rien connaître.
On ne peut pas saisir le Non-Etre, puisqu'il est hors de notre portée,
On ne peut pas le définir. Tandis qu'il n'y a pas de différence entre l'Etre et sa Pensée.


LA NUIT DE PARMÉNIDE (II)


Il ne fut point jadis, il ne sera point, puisqu’il est, maintenant, tout entier à la fois 
Un, continu. Quelle naissance, en effet, lui chercherais-tu ?
Par où, de quoi évolué ? Pas non plus de non-existant : je ne te laisserai 
Ni le dire ni le penser. Car on ne peut ni dire ni penser        
Qu’il ne soit pas. Quelle nécessité, d’ailleurs, l’eût fait surgir
Plus tard de préférence à plus tôt, prendre son essor de rien et pousser ?
Ainsi ne peut-il être qu’absolument ou pas du tout.
Jamais, d’ailleurs, une foi vigoureuse n’acceptera que, de ce qui n’est point, 
Quelque chose d’autre puisse naître ; aussi, ni de naître, 
Ni de périr, la justice ne lui fit licence, relâchant ses liens.
 
Au contraire, elle les maintient. La décision, là-dessus, est en ceci : 
Il est, ou il n’est pas. Or on a décidé, comme cela s’imposait,
De laisser une des routes impensée, innommée ; car elle n’est pas la vraie, 
Cette route ; et de garder l’autre comme existante et réelle. 
Comment, dans la suite du temps, pourrait venir à exister l’être ?
Comment, une fois, y être venu ?
Car s’il devint, il n’est pas, et, pas plus, si un jour doit venir où il sera. 
Ainsi s’éteint la genèse ; ainsi disparaît la mort.
 
Il n’est point, non plus, divisible, puisqu’il est tout entier homogène. 
Car il n’y a point, ici, un plus qui romprait sa continuité,
Ni, là, un moins : mais tout est plein d’être.
Ainsi tout est continu : être se presse contre être...
 
D’autre part, immobile dans les limites de grands liens,
Il est sans commencement et sans fin, puisque genèse et mort 
Ont été dispersées bien loin, repoussées par la vraie foi.
Même dans le même demeurant, en soi-même il repose,
Et, de cette sorte, immuable, au même endroit demeure ; car la puissante Nécessité
Le maintient dans les liens de la limite, qui enserre tout son contour. 
Aussi, d’être inachevé, l’être n’a point licence ;
Car il ne lui manque rien : autrement, il lui manquerait tout.8.

ESCHYLE

Il naquit à Eleusis vers 525 avant notre ère et fut peut-être un Initié aux mystères. Il combattit à Marathon et à Salamine, et le souvenir de la guerre emplit son oeuvre. Il mit en scène dans la grandiose tragédie des Perses, la défaite de Xerxès. Il mourut en Sicile, où il avait voyagé et séjourné quelque temps, sans doute en 456. On dit qu'il composa quatre-vingt-dix tragédies. [...] Toute son oeuvre, comme l'a fort bien remarqué Paul Mazon, est fondée sur la Justice, et sur l'idée que « le Droit se déplace » : les jeunes dieux créent une nouvelle Loi, moins sombre que l'ancienne. Et dans son Prométhée, si riche d'un immense amour de l'homme, on a pu voir tour à tour d'étranges lueurs de christianisme prophétique et l'annonce de la fin de l'Olympe et du dieu qui viendra, ou peut-être la fin de tous les dieux.”

LI : Cantique du veilleur

Je prie les dieux pour qu'ils mettent fin à mes soucis,
Depuis de si longues années que je veille sur ce lit,
Au plus haut du toit des Atrides, pareil à un chien couché,
Et j'ai appris des astres nocturnes à connaître l'assemblée,
Et ceux-là qui apportent l'hiver et l'été aux hommes qui passent,
Les seigneurs de lumière qui dominent sur les espaces,
Les astres quand ils déclinent et qu'ils se lèvent.
Et maintenant je guette le signal que la torche élève,
Le rayon de feu apportant de Troie la nouvelle
Et le mot de la victoire, car l'ordre fut tel,
Et c'est celui qu'une femme qui attend, et dont le coeur est un coeur de mâle, m'a donné.
Mais je suis là, sur cette couche nocturne que mouille la rosée,
Je suis loin de mon toit, et les songes ne me visitent pas,
Et c'est la crainte et non pas le sommeil qui se tient auprès de moi,
Qui m'empêche de fermer les paupières pour un repos assuré.
Et lorsque je veux chanter ou entre mes lèvres siffloter,
Et me faire avec quelque refrain un remède contre la torpeur,
Alors, j'éclate en sanglots, et de cette maison je plains le malheur,
Parce que n'y règne plus le bel ordre de jadis.
Ah! puisse luire donc l'heureuse fin de mes soucis,
La bonne nouvelle du feu qui brille au milieu de la nuit !
[...]

EMPÉDOCLE

La figure la plus bariolée de la philosophie ancienne », comme dit Nietzsche, celle qui hantait Hôlderlin dans sa folie, est l'une des plus captivantes de l'humanité. Il semble avoir vécu en Sicile de 484 à 424 avant notre ère, vêtu de pourpre, aimé, haï, fastueux, traînant après lui les foules et les délicats, et l'on sait que la légende veut qu'il se soit jeté dans _l'Etna pour y trouver la mort. fin volcanique digne de sa vie. C'était un thaumaturge, un philosophe, et un grand poète. Sa cosmogonie est tantôt enfantine, tantôt merveilleuse. Inventeur de la théorie des quatre éléments (la terre, l'eau, l'air, le feu ou le soleil)) qui durera tout le Moyen Age, Empédocle les imagine tantôt rassemblés par l'Amour, tantôt disjoints par la Haine. Tout ce qui existe par le monde provient de la conjonction des éléments, et rien ne meurt jamais. [...] On comprend que Lucrèce et Nietzsche se soient brûlés à ce feu, et, si obscurs soient-ils, les fragments qui nous en restent, et qui comportent encore plus de quatre cents vers, étincellent d'un génie poétique qui les apparente aux affirmations de Zarathoustra.”

Le retour éternel

C’est un oracle du Destin, un antique et divin secret,
Eternel, et par d’amples serments scellé,
Que si une âme a souillé son corps dans un instant d’égarement
Ou si elle a suivi les lois de la Discorde et si elle a blasphémé son serment,
Une de ces âmes qui ont reçu en partage la vie à la longue durée,
Elle erre trois fois dix mille saisons loin des âmes fortunées,
Et elle prend au cours de différentes naissances toutes les formes mortelles,
En passant tour à tour à travers tous les chemins escarpés où la vie se révèle.
Et c'est pourquoi la puissance de l'air la plonge dans la mer,
Et la mer la recrache sur la terre, et la terre
La rejette dans les flammes du soleil brûlant, et il la renvoie dans les tourmentes aériennes,
Et de l'un à l'autre élément elle est ballottée et par tous elle est tenue en haine.
Moi aussi, je suis maintenant, une de ces âmes, je fuis les dieux, et je vais errant,
Parce qu'un jour j'ai obéi à la Haine au coeur dément.
….
Les âmes sont changées chez les bêtes sauvages
En lion des hauts lieux,
Ou bien, dans les forêts, elles vont habiter
Le laurier au beau feuillage.
….
Je fus, pendant un temps, un garçon, une fille, 
Arbre, oiseau, et poisson muet au fond des mers.
….
Devant cette demeure inconnue à mon âme, 
J'ai pleuré et j'ai sangloté.

L'éternité de l'être

Je te le dis encore : il n'y a de naissance pour aucune chose mortelle dans l'univers créé,
Et la mort funeste ne met fin non plus à aucune existence,
Il n'existe qu'une fusion et qu'une dissociation des éléments rassemblés,
Et c'est à ce phénomène que les hommes ont donné le nom de naissance.
….
Quand les éléments mélangés viennent sous la forme d'un homme à la lumière du jour,
Ou d'une bête fauve et sauvage, ou bien d'une plante,
Ou encore d'un oiseau, on dit alors qu'il y a naissance.
Et quand les éléments se séparent, on parle alors de la terrible mort toujours.
Mais ce n'est pas là le nom juste, bien que moi-même je cède aussi à l'accoutumance.
….
Car il est impossible que rien puisse naître de ce qui n'existe pas
Et on n'a jamais vu ni entendu que ce qui est doive périr, 
Et ce qui est a une durée éternelle en quelque lieu qu'on puisse le saisir.
….
Dans le tout, il n'y a rien de vide : car d'où viendrait l'augmentation de ce qui est tout?

Morale des quatre elements

….					
Dieu ne possède pas de corps qui d'une tête humaine soit 	pourvu,
Il n'a pas de dos d'où partent comme des rameaux deux bras non plus,
Il n'a pas de pieds, de genoux rapides, ni de sexe ombragé, 
Il est uniquement un esprit auguste et qu'on ne peut exprimer,
Et de sa pensée véloce il parcourt l'univers tout entier.
Il ne nous est pas possible de saisir Dieu,
De le toucher de notre main, ni du regard de nos yeux,
Et c'est la meilleure façon pour la foi d'atteindre ainsi le
seul esprit de l'homme.

HYMNE À ZEUS ~250 AC

Stoïciens.
O toi qui es le plus glorieux des immortels, qui as des noms multiples, tout-puissant à jamais, 
Principe et Maître de la Nature, qui gouverne tout conformément à la loi,
Je te salue, car c’est un droit pour tous les mortels de s’adresser à toi,
Puisqu’ils sont nés de toi, ceux qui participent à cette image des choses qu’est le son,
(5) Seuls parmi ceux qui vivent et se meuvent, mortels, sur cette terre.
Aussi je te chanterai et célébrerai ta puissance à jamais.
C’est à toi que tout cet univers, qui tourne autour de la terre,
Obéit où que tu le mènes, et de bon gré il se soumet à ta puissance,
Tant est redoutable l’auxiliaire que tu tiens en tes mains invincibles,
(10) Le foudre à double dard, fait de feu, vivant à jamais ;
Sous son choc frémit la Nature entière.
C’est par lui que tu diriges avec rectitude la raison com­mune, qui pénètre toutes choses
Et qui se mêle aux lumières célestes, grandes et petites... 
C’est par lui que tu es devenu ce que tu es, Roi suprême de l’univers.
(15) Et aucune œuvre ne s’accomplit sans toi, ô Divinité, ni sur terre,
Ni dans la région éthérée de la voûte divine, ni sur mer, 
Sauf ce qu’accomplissent les méchants dans leurs folies.
Mais toi, tu sais réduire ce qui est sans mesure,
Ordonner le désordre ; en toi 1a discorde est concorde.
(20) Ainsi tu as ajusté en un tout harmonieux les biens et les maux
Pour que soit une la raison de toutes choses, qui demeure à jamais 
Cette raison que fuient et négligent ceux d’entre les mortels qui sont les méchants ;
Malheureux, qui désirent toujours l’acquisition des biens
Et ne discernent pas la loi commune des dieux, ni ne l’entendent,
(25) Cette loi qui, s’ils la suivaient intelligemment, les ferait vivre d’une noble vie.
Mais eux, dans leur folie, s’élancent chacun vers un autre mal :
Les uns, c’est pour la gloire qu’ils ont un zèle querelleur,
Les autres se tournent vers le gain sans la moindre élégance,
Les autres, vers le relâchement et les voluptés corporelles ;
(30)... ils se laissent poster d’un objet à l’autre
Et se donnent bien du mal pour atteindre des résultats opposés à leur but.
Mais toi, Zeus, de qui viennent tous les biens, dieu des noirs nuages et du foudre éclatant,
Sauve les hommes de la malfaisante ignorance,
Dissipe-la, ô Père, loin de notre âme ; laisse-nous participer
(35) A cette sagesse sur laquelle tu te fondes pour gouverner toutes choses avec justice,
Afin qu’honorés par toi, nous puissions t’honorer en retour
En chantant continuellement tes œuvres, comme il sied
À des mortels ; car il n’est point, pour des hommes ou des dieux,
De plus haut privilège que de chanter à jamais,
comme il se doit, la loi universelle.9.

GRÉGOIRE DE NAZIANZE

“Grégoire de Nazianze nous a laissé d'imposants recueils versifiés, qui tiennent dans la Patrologie des centaines de pages. Fils d'évêque, ce saint homme succéda à son père, mais vit plus tard ses ambitions refoulées, ses élections contestées, et il finit ses jours dans une pieuse et chagrine retraite, où il mourut vers 390 de notre ère, à cinquante ans. Eloquent et méditatif, il composa des lettres, des discours, des éloges funèbres, de longs poèmes théologiques extrêmement froids. Son bel Hymne à Dieu si platonicien lui est parfois contesté, et on veut le donner à Proclos.” 


Hymne à Dieu

O Toi qui es au-delà de tout, peut-on te désigner autrement ?
Quelle parole peut te chanter, tois qu’aucun vocable ne saurait désigner nommément? 
Comment l'esprit te verrait-il, ô toi qui ne peut être perçu par aucun esprit intelligent ?
Tu es seul innommable, toi qui a créé tout ce que la parole saisit.
Tu es seul inconnaissable, toi qui a créé tout ce que la connaissance saisit. 
Toutes choses parlantes ou non parlantes disent ta gloire 
Toutes choses raisonnantes ou non raisonnantes te rendent gloire.
Les désirs de tous, les songes de tous gravitent autour de toi
Et les prières de tous sont autour de toi.
Tout l'univers qui a l'intelligence de ton Etre te chante un 	hymne de silence,
Toute chose demeure en toi, et toute chose vers toi fait sa convergence.
Tu es la fin de tout, tu es l'unique, tu es tout et tu n'es rien de distinct parmi ce tout.
Tu n'es pas un seul, tu n'es pas le tout, et puisque les noms, tu les as tous,
Comment t'appellerai-ie, ô toi le seul qui n'as pas de nom ?
Quel esprit céleste pourrait pénétrer au-delà de ces voiles qui au-dessus des nuages sont?
Sois-nous propice, ô toi qu'on ne peut désigner autrement et qui es au-dela de tout!

Abandon

Où sont les mots ailés? Ils se sont envolés.
La fleur de ma jeunesse? Elle s'en est allée.
Où la gloire? Elle est loin. La force de mon corps?
La douleur a fléchi les vieux membres souffrants.
Où les biens d'autrefois? Où la richesse encor?
Dieu l'a prise. Et j'ai vu tout le reste aux- méchants,
A leurs jalouses mains, avidement laissé.
Où sont donc mes parents, mes deux frères sacrés?
Tous au fond du tombeau désormais sont allés,
Et seul m'était resté le sol de ma patrie.
Dans la sombre tempête un démon noir l'a pris.
Maintenant, pèlerin sur la terre étrangère,
Traînant ma vie obscure et ma faible vieillesse,
Sans mitre, sans cité, sans enfants, sans tendresse,
Vivant au jour le jour, d'un pas vagabond j'erre.
Où reposer mon corps? Quelle fin me viendra?
Quel tombeau amical, quel sol me couvrira?
Qui posera ses mains sur mes yeux de mourant?
Sera-ce ton ami, ô Christ, ou un méchant?

O Christ-Roi, tu es seul mon or et ma patrie, 
Tu restes à jamais la force et l'univers, 
« En toi je dormirai et dissoudrai ma vie 
Comme je laisserai tous mes chagrins amers.

SYNÉSIOS

Né païen vers 170. il était l'élève et demeura l'admirateur de la jeune fille Hypatie, qui enseignait la philosophie antique, et fut un jour assassinée par des fanatiques chrétiens, après, d'ailleurs, la mort de Svnésios. [...] Il nous reste dix hymnes de lui, écrits quand il n'était qu'à demi chrétien, ou quand il était encore à demi païen, on ne sait, au carrefour de Platon. De Plotin et de l'Evangilc... “

Hymne au père

Quand l'aube paraît,
Quand le jour grandit,
Quand brille midi,
Quand elle a cessé
La sainte lumière,
Quand vient la nuit claire,
Je te chante, ô Père,
Guérisseur des coeurs,
Guérisseur des corps,
Donneur de sagesse,
Remède du mal,
O donneur encor
D'une vie sans mal,
Que ne trouble pas
La crainte terrestre,
(Mère des détresses,
Mère des douleurs)!
Conserve mon coeur
Dans la pureté,
Que disent mes chants
La source cachée
Des choses créées,
Et que loin de Dieu
Jamais le péché
N'aille m'entraînant!
[...]

L'âme

Parmi la matière tombée,
L'âme est à jamais immortelle.
De son père divin parcelle
Infime mais incontestée,
Tout entière et une en tous lieux,
Entière à l'univers mêlée.
Elle meut la voûte des cieux.
Gardienne de tout l'univers,
A travers des aspects divers,
Partout elle reste présente.
Ici, le moteur des étoiles, 
Là, maître du ballet des Anges, 
Ici, sous des chaînes pesantes 
Elle a pris la forme terrestre.
Eloignée de ses créateurs,
Elle a bu l'oubli de tristesse;
Dans sa folie, dans ses soucis, 
Elle aime la terre sans grâces
Et, dieu, ne voit que ce qui passe. 
Pourtant, dans ses yeux obscurcis 
Traîne, traîne encor la lumière.
Cependant ceux qui sont ici, 
Une force encor les entraîne, 
Quand ils ont échappé aux vagues 
De la vie et à ses soucis,
Et vers le saint chemin les mène 
Qui conduit au palais du Père.

La danse en dieu

Laisse vite, en montant aux cieux,
A la terre ce qui est terre.
Bientôt, tu te mêles au Père,
Et, dieu, tu vas danser en Dieu.

NONNOS

Egyptien du début du Ve siècle de notre ère qui brilla à son époque d'un éclat singulier, parut comme un chef d'école, et fut ensuite oublié. […] l'on pourrait glaner tant de pages de toute beauté, novées dans le fatras mythologique, et où brille parfois, sou, la parure grecque, un peu du mystérieux panthéisme indien.”

Nocturne

C'était la nuit. Des sentinelles étaient placées en ligne autour
Des sept zones du ciel, et comme s'ils retentissaient du haut d'une tour,
Leurs cris d'alarme perçaient l'ombre, et les bruits innombrables des astres
S'entendaient à travers l'étendue, et la Lune était une borne dans l'espace
Et elle renvoyait le bruit d'essieu de l'écho qui venait des barrières du pôle.
Alors, sous les voiles superposées des brumes l'une sur l'autre,
Le ciel se fortifie en cercle par la main des gardiennes des Airs,
Les Heures, servantes du Soleil, et les étoiles serrent
Les verrous atlantiques sur les portes inviolables
Pour qu'une embuscade n'aille point s'emparer du pôle en l'absence des dieux vénérables.
Au lieu des fifres du combat et des flûtes accoutumées,
Ce sont les ailes du vent que pendant toute la nuit on entend chanter.
Le compagnon céleste des Dragons arcadiens de l'Ourse
Epie d'en haut Typhée et sa nocturne course,
Le vieux Bouvier guette dans la nuit avec ses yeux vigilants,
L'étoile du matin observe le levant, et celle du soir le couchant.
Et Céphée, laissant au Sagittaire la garde du Midi encore,
S'est réservé les portes pluvieuses qui sont au Nord.	
Des feux s'allument de toute part, et les étoiles dont les feux brûlent,
Et de la Lune qui ne prend pas de repos les rayons nocturnes
Brillent comme des torches. 
Et dans un tourbillon de feu, 
Traversant l'épaisseur de la nuit et parties du haut trône de Dieu,
Les étoiles filantes écrivent dans les airs en traits de flamme 
Et naissent de la droite du Seigneur. 
Et sous le souffle de l'orage
Déchirant l'épaisseur des nuées qu'il a transpercées 
L'éclair bondit, et en lueurs alternées,
Se cachant et se montrant alternativement sans cesse luisante et mobile.
Et roulant en boucles et en arabesques de feu ses tresses flexibles,
Voici que projette au loin sa lueur en molles traînées, la Comète.
Dionysiaques, Chant II.

PROCLOS 412 - 485

PROCLOS est le dernier des grands philosophes païens. Il était né à Byzance vers 410 de l'ère chrétienne et vécut à Alexandrie et à Athènes. Après une apparition d'Athéna, il se consacra à la philosophie antique, lut Aristote et Platon qu'il commenta, et mourut vers 485. Son rêve était de fondre en une vaste synthèse tout le trésor des religions. Il nous reste sept hymnes de lui, peut-être huit, où on le voit curieusement s'adresser aux anciennes divinités sur le ton que pourraient employer les chrétiens envers Dieu ou les saints. Son invocation à Athéna, en particulier, ressemble étonnamment à une prière à la Vierge Marie. Ouoi qu'il en soit, à côté des hymnes de Synésios, les hymnes de Proclos, éclairés d'une douce lumière, comptent parmi les chefs-d'oeuvre de la poésie métaphysique, où l'intelligence est sans cesse animée par une admirable tendresse du coeur. Ils sont aussi significatifs d'une époque où, pour durer, le paganisme agonisant devait emprunter ses meilleures armes au christianisme.”

Hymne à Athéna

Visage qui brillez du feu saint éclair,
Donnez un calme port à l'errant de la terre.
Que la sainte parole à mon âme concède
La lumière sacrée, la sagesse et l'amour.
Insufflez à mon coeur autant qu'il faut d'amour
Pour qu'il puisse gagner par le sein de la terre
La montagne divine et la maison du Père.
Et si parfois au mal funeste ma vie cède
- Je sais combien je suis à l'odieux péché
Livré de toute part en mon coeur insensé -
Ayez pitié de moi, ô douce conseillère!
O salut des mortels, oh! ne me laissez pas
Gisant, abandonné sur le sein de la terre,
Des rudes jugements la capture et la proie,
Puisqu'être tout à vous est ma seule prière.
Accordez à mon corps la force et la santé,
Eloignez de ma chair les maladies cruelles.
Reine, je vous en prie, de vos mains immortelles,
Chassez le noir malheur de vos calamités.
A ma barque donnez des brises favorables,
Femme, enfants, et bonheur, et gloire, et joie aimable,
La foi, l'esprit subtil, l'amitié et sa joie,
La fermeté du coeur, le rang auquel j'ai droit.
Je vous prie, je vous prie, ô Reine, et renouvelle
La prière qu'impose un sort impérieux.
Prêtez avec douceur l'oreille à tous mes voeux.

Hymne commun a tous les dieux

Maîtres du gouvernail de la sagesse sainte,
O dieux qui allumez le feu du grand Retour
Et chez les immortels ramenez l'âme humaine
Loin de notre caverne et du sombre séjour,
Vous par qui sous les chants des hymnes indicibles
Nous devenons très purs, exaucez mon recours!
Libérateurs très grands, rendez intelligibles
Les mots du divin livre, et qu'une lueur pure
Dissipe pour mes yeux les ténèbres obscures.
Que je puisse enfin voir et l'homme que je suis
Et le Dieu immortel. Qu'un génie malfaisant
Ne me tienne captif, sous les vagues d'oubli,
Très loin des Bienheureux. Qu'un Jugement sanglant
Ne garde pas mon âme aux cachots de la vie,
Jetée aux flots glacés des générations,
Malgré elle emportée pendant trop de saisons.
Mais, ô Dieux Souverains de la sagesse vive, 
Exaucez qui se hâte aux montées du Retour,
Et dans la sainte orgie, dites, que je les suive,
Les secrets enfermés dans les mots de recours.

Proclus

La permanence de l’école néo-platonicienne malgré la montée en puissance du christianisme et une vie « en famille » probablement de nature spirituelle, propre au milieu de l’École d’Athènes, est heureusement évoquée en introduction à la Théologie platonicienne de Proclus (412-485)10 : « La tradition de la philosophie platonicienne, devenue le dernier rempart de la religion païenne [...] s’est conservée à l’intérieur de “familles d’universitaires” comme une foi que l’on se transmettait de père en fils » 
L’apport des païens a été sous-estimé par suite de la destruction systématique des sources écrites, combiné au désir d’attribuer une valeur incomparable à une fraction des écrits chrétiens. Parmi les rares textes antiques qui nous sont parvenus, à l’Hymne à Zeus stoïcien11 répond sept siècles plus tard l’Hymne à la transcendance de Dieu de Proclus, attribué à Denys, qui témoigne de la piété personnelle des derniers philosophes païens 12 :


« Toi qui es au-delà de tout, est-il permis de Te chanter autrement ?
Une parole peut-elle Te célébrer ? Non, car Tu ne peux être dit par aucune.
Seul, Tu es indicible puisque tout ce qui est dit vient de Toi. 
Un esprit peut-il Te connaître ? Non, car Tu ne peux être saisi par aucun.
Seul, Tu es inconnaissable puisque tout ce qui est connu vient de Toi.
Tout ce qui parle et qui ne parle pas Te proclame d’une voix claire,
Tout ce qui connaît et qui ne connaît pas Te rend des hon­neurs,
Car tous les désirs et toutes les nostalgies de toutes choses 
Se portent vers Toi ; tous les êtres T’adressent une prière,
Et tout ce qui connaît Ton chiffre Te dit un hymne silencieux. 
En Toi seul tout demeure ; vers Toi tout ensemble s’élance, 
Tu es la fin de tout, Tu es l’unique, le tout, le rien,
Tu es non-un, non-tout. Innommé, comment Te nommerait-on, 
Toi, le seul innommable ? Quel esprit céleste pourrait
S’insinuer dans les ténèbres plus que lumineuses ? 
Sois favorable.
Toi qui es au-delà de tout, est-il permis de Te chanter autrement ? » 13.


Plotin aurait touché quatre fois mystiquement «le Premier». Rappelons l’universalité de sa voie «apophatique». Damascius d’Alexandrie, le dernier des maîtres «païens», célèbre l’Ineffable, «inaccessible à tous», peu avant la fermeture en 529 de l’école d’Athènes 14. Elle semble moins vivante chez les intermédiaires Porphyre (-305) et Jamblique. Mais on la retrouve chez Proclus (-484) comme nous venons de le lire. 

ÉPHREM de Nisibe, Syrie ~306-373

Sebastian BROCK
L'OEIL DE LUMIÈRE LA VISION SPIRITUELLE DE
SAINT EPHREM suivi de LA HARPE DE L'ESPRIT,
florilège de poèmes de saint Éphrem
© 1991 - Abbaye de Bellefontaine 
Fr. 49122 Bégrolles-en-Mauges
(Maine-&-Loire)

LA PARURE DES NOMS

Éphrem offre à son lecteur une théologie des « noms » fort développée, qui anticipe en plusieurs points de façon remarquable sur celle qu'on peut trouver dans le Traité des Noms Divins du corpus dionysien. Plusieurs hymnes sont entièrement consacrées à ce sujet et aucune n'est plus importante, peut-être, que la trente-et-unième du cycle sur la foi. Elle mérite d'être largement citée (dans les strophes 6 et 7, Éphrem compare, avec un humour délicat sous-entendu, les efforts de Dieu pour instruire l'humanité à son sujet, à ceux d'un homme qui essaie, en se servant d'un miroir, d'apprendre à parler à un perroquet)” :


Rendons grâces à Dieu,
car il s'est revêtu
des noms des différents
membres de notre corps.

On cite ses « oreilles
et c'est pour enseigner
que, lui, il nous écoute.

On parle de ses « yeux
et c'est pour nous montrer
que, lui, il nous regarde.

Mais il n'a revêtu
que les noms de ces membres.

Et bien qu'il n'ait en lui
- en son être réel -
ni regret ni colère
il endossa leurs noms,
mais c'était par égard
envers notre faiblesse.

REFRAIN :
Que soit béni celui
qui s'est manifesté
à notre humanité
sous tant de ressemblances.

[...]
Il ôte et il revêt
toutes sortes d'images :
et nous apprend ainsi, 
au moyen des images,
que son être est caché,
décrit par le visible.

Tantôt comme un vieillard,
comme l'Ancien des jours,
tantôt comme un héros
et un vaillant guerrier.
Un vieillard pour juger,
un vaillant pour combattre.

Prenant, ici, le temps,
et là s'étant hâté,
il était fatigué;
en un lieu, il dormait,
ailleurs, dans le besoin;
et c'est pour nous gagner
qu'il s'est tant fatigué.

Car lui, le Bon, pouvait
nous contraindre à lui plaire,
sans peine pour lui-même.
Il prit toutes les peines
pour que nous lui plaisions
de notre bon vouloir,
montrant notre beauté
irisée par les gains
de notre liberté.
S'il nous avait faits beaux,
nous aurions ressemblé
à un portrait brossé
par une autre personne,
qui y met ses couleurs.

Car celui qui apprend
à l'oiseau à parler
à l'abri d'un miroir
ainsi caché l'éduque :

lorsque l'oiseau se tourne
vers la voix qui lui parle,
c'est son propre reflet
qu'il a devant les yeux,
croyant que c'est un autre
qui converse avec lui.

On lui met son image
devant lui dans le but
qu'il apprenne à parler.

Cet oiseau, créature
apparentée à l'homme,
malgré la relation,
est donc trompé par l'homme
qui, ainsi, lui enseigne
à parler avec lui.

L'Être qui au-dessus
de tout est exalté,
descendit par amour,
adopta nos façons
et prit toutes les peines
pour nous tourner vers lui.

(Fid 31 1-7)

Éphrem établit, dans ce poème, deux points essentiels :

- puisque l'humanité ne peut pas franchir l'abîme ontologique et s'approcher de Dieu, c'est lui qui doit, d'abord, le franchir dans la direction opposée. C'est seulement de cette façon que la communication peut s'établir et Dieu doit donc descendre à l'humble niveau de l'humanité, en s'adressant à elle dans ses propres mots, avec son propre langage;

tout l'objectif de cette descente de Dieu dans le langage humain est de conduire et d'élever l'humanité à son niveau divin :

Il est écrit : le bon Seigneur
« se repentit », • se fatigua •,
car il vêtit notre faiblesse.

Mais, ensuite, il s'est retourné
et nous a revêtus des noms
qui sont ceux de sa Majesté.

(Fid 54,8)

[…]

UN VOYAGE EN PARADIS

(Hymnes sur le Paradis, n° 5)

Dieu a donné à l'homme la nature et l'Écriture pour lui servir de témoins devant l'humanité (cf. ,Jn 8,17). Tant qu'il vit ici-bas, l'homme est accompagné par l'Ecriture, au moyen de laquelle l'Esprit Saint l'enseigne, tout comme les Israélites étaient accompagnés dans le désert par le rocher miraculeux qui leur donnait à boire (1 Co 10,4).

Éphrem poursuit sa description de la richesse qui jaillit à flot de l'Écriture en racontant comment il s'est enchanté du récit du Paradis, aux deux premiers chapitres de la Genèse. Les mots ont bondi des pages pour lui souhaiter la bienvenue et le conduire jusqu'au Paradis lui-même (strophes 3 à 5). Là, il a appris quelques données concernant les justes, ses habitants, et son esprit pratique a aussitôt cherché à savoir comment il pouvait y avoir de la place pour tous - il conçoit le Paradis comme une montagne, concept familier à Dante et qui remonte, à travers Ézéchiel (28,14), jusqu'aux représentations de la montagne cosmique en Mésopotamie ancienne. La réponse à cette question est donnée par l'analogie avec l'homme possédé par une légion de démons (Mc 5,9ss), aux strophes 7 ss.

Lorsque Éphrem quitte enfin le Paradis, il réfléchit sur la folie de l'humanité qui voit dans la mort une cause de tristesse. Ce passage « de l'obscurité à la lumière » devrait être plutôt une occasion de se réjouir (Éphrem utilise ici des termes qui remontent au rituel de la Pâque juive selon la Mishna, Pesachim 10,5) !


1. Je contemplais alors le Verbe
du Créateur, le comparant
à ce rocher qui avançait
dans le désert avec le Peuple :

sans épuiser les nappes d'eau
qu'il aurait pu celer en lui,
il faisait jaillir pour le Peuple
des torrents admirables d'eau;

et bien qu'il n'en possédât point,
de lui des océans jaillirent; 
comme le Verbe, il conduisit
les Hébreux, à partir de rien.

2. Moïse décrit dans son livre
la création de la nature
pour que la nature et son livre
témoignent pour le Créateur,
la nature par son usage
et le livre par sa lecture.

L'un et l'autre sont des témoins
qui se propagent en tout lieu,
qu'on peut trouver à chaque instant
et qui sont présents à toute heure :
ils réprimandent l'infidèle
qui refuse le Créateur.

3. J'ai lu le début de ce livre
et je fus saisi par la joie,
car ses lignes et ses versets
ouvraient les bras pour m'accueillir.

[…]

12. Il m'avait vraiment enchanté
par sa paix et par sa beauté.

En lui demeure la beauté
exempte de toute souillure; 
en lui demeure aussi la paix
exempte de toute frayeur.

Heureux est l'homme qui sera
jugé digne de l'accueillir.

Si ce n'est pas à juste titre
que ce soit au moins par bonté;

si ce n'est pas grâce à ses oeuvres 
que ce soit au moins par pitié.

13. Je m'étonnai, retraversant
les frontières du Paradis, 
d'y voir demeurer en arrière 
ce qui escorte la santé.

Parvenu au bord de la terre,
de cette mère des épines,
j'y trouvai, pour m'y accueillir,
maux et souffrances en tout genre.

Et j'appris que notre demeure
est en comparaison prison,
d'où pourtant les prisonniers pleurent
à l'instant où ils la désertent.
[…]

LE CHANT DE CANA

(Hymnes sur la virginité, n° 33)

Cette hymne, à l'instar de la première de cette sélection, part des noces de Cana. Mais ce n'est pas tant le miracle qui intéresse Éphrem que le thème du Christ comme fiancé dont le propre mariage avec l'Église, sa promise, est figuré par les noces de Cana.

Dans la strophe 5, c'est Cana elle-même qui se met à parler et remercie le Christ de sa visite qui l'honore. Dans les strophes qui suivent, Naïn (cf. Lc 7,11) et le désert sont invités à faire de même. Tous ces événements de la vie du Christ, contiennent un sens plus profond que le sens littéral : c'est ainsi que la pêche miraculeuse, à bord des deux bateaux (Lc 5,7), indique que toutes les paires (mains, pieds, yeux, oreilles) peuvent louer Dieu (voir strophe 7) et qu'en cela l'homme suit l'exemple de la création (cf. ici, la mer) qui pointe vers le Christ, à la fois par ses richesses (Lc 5,7 ici associé à Jn 21,11) et en ce qu'elle lui obéit (Mt 8,26 et 14,25; voir strophes 8 et 9).

La terre, elle aussi, se joint à la mer pour montrer le Christ, lors de l'entrée à Jérusalem (voir la strophe 10 qui la décrit de façon poétique). L'hymne se termine par une description de la création (terre et mer) comme escortant le Christ et se réjouissant de la déroute qu'il a infligée à tout ce qui est mauvais pour la délivrer (ce mal est symbolisé par les porcs de Gadara).


1. Cana te remercie 
de mettre de la joie
à son festin de noces.
De l'époux la couronne
est un honneur pour toi,
car tu l'as honoré;
et celle de l'épouse
sera pour ta victoire.
Au miroir de Cana
toutes les paraboles
s'expliquent, se dessinent :
au moyen de l'épouse
tu as dépeint l'Église;
au moyen des convives
tu as représenté
ceux que tu as marqués;
au moyen de sa fête,
tu dépeins ta venue.

2. Le festin remercie
le multiplicateur
de ses jarres de vin.
Six merveilleux miracles
se produisent ici,
six jarres de bon vin
changées à partir d'eau !
Ils invitaient un roi,
il sert pour eux le vin !
Comme il est donc heureux
l'invité de ce lieu,
il peut quitter des yeux
la beauté de l'épouse,
pour, les tournant vers toi,
contempler ta beauté.

(Cana parle)

3. « Ensemble, avec mes hôtes,
je vais dire merci,
car le Christ m'a jugée
digne de l'inviter.
L'époux céleste vient
inviter tous les hommes
à ce chaste festin.
Et il m'invite aussi
à venir au festin
tout chaste de ses noces.
À la face des peuples
je le dirai époux
et qu'il n'en est pas d'autre.
Sa chambre est préparée
pour les siècles des siècles.
Son festin est pourvu
de toutes les richesses
et ne manque de rien,
non point comme à mes noces,
dont il comble les manques. »

4. Naïn va l'adorer,
lui offrant la couronne :
qu'il le couronne donc
avec cet enfant mort
qui retourne à la vie !
Les actions du Seigneur
sont, en fait, la couronne
de son couronnement.
C'est avec des couronnes
qu'on avait escorté
l'enfant dans le Shéol.
Il portait la couronne
de la Mort, son vainqueur;
mais voici qu'il revient
pour rendre la victoire
à celui dont la voix
lui redonne la vie
en l'ayant appelé.

5. Les murs poussiéreux brillent
grâce au tout-victorieux.
Les sombres portent luisent 
grâce au tout-vivifiant.
Les tristes foules fêtent
le tout-compatissant.
Ceux qui pleuraient l'enfant
l'accompagnent en ville.
Réconfortant la veuve,
il lui redonne joie
et redonne au village
la lumière et la joie,
tandis que le Shéol
reçoit l'ombre et le deuil.

6. Le désert remercie
pour les pains décuplés 
car les affamés mangent.
Ils peuvent aussi prendre
les restes pour la route,
et ces provisions prises
t'annoncent dans leurs bourgs.
Ton pain, plus désirable
qu'à la table d'un roi,
heureux qui est jugé
digne de l'accueillir.
Heureux aussi celui
qui, tout émerveillé,
se retient de manger;
regard émerveillé
sur toi, Notre Seigneur !

7. Les deux bateaux sont pleins
avec des paraboles,
types des mains, des pieds,
des yeux et des oreilles,
montrant que celles-ci
devraient toujours s'emplir
avec la vérité;
de même que les yeux,
avec la pureté;
comment aussi les mains
devraient tenir ton corps
et les pieds se poser
au sol de ta demeure,
et comment tous devraient
vivre pour ta louange !

8. La mer t'a couronné
par la prise qu'elle offre
en ayant rassemblé
des poissons en tout genre,
et en te les offrant
comme un bouquet de fleurs.
Elle emplit deux bateaux,
les chargeant à ras bord,
pour servir de symbole.
Le filet des apôtres,
ainsi que le symbole
des poissons - cent cinquante -,
ressemblent à la harpe
des prophètes qui tressent
la couronne tissée
des cent cinquante Psaumes.

9. Et la mer, étendue,
se fait plaine sans tache :
le Pur peut y marcher
sur sa surface plane.
La mer tisse ses vagues
en couronne pour Dieu,
le contemple, marchant
au-dessus de ses flots ;
et elle veut en hâte
lui offrir la couronne,
l'escortant en triomphe
au-dessus de ses fonds;
et le fait accoster
la terre - sa cousine -,
la terre qui l'exalte,
émule de la mer.

10. Un chemin de délices
s'est dégagé pour toi,
au milieu de la mer.
Et sur la terre aussi,
un chemin de clarté
a été préparé.
Sous les pieds du Seigneur
la mer lisse ses vagues.
Sa rivale la terre
étend ses ornements
au-devant de ses pieds.
Les vagues te contemplent
et restent toutes calmes.
Les ornements aussi
par eux-mêmes s'étalent :
vagues et ornements
te rendent les honneurs.

11. La terre avec la mer
sont harnachées pour toi,
tandis qu'elles t'escortent
ainsi qu'un puissant char
harnaché sans un joug.
La légion de démons
qui rôdent sur la terre
aussitôt qu'ils te voient,
courent dedans les porcs
afin de s'y cacher 1.
Mais ils ne peuvent pas
réussir à s'enfuir.
La terre se réjouit
de leur ignominie.
La mer saute de joie
en voyant leur disgrâce.
Hauteur et profondeur
contemplent leur échec.

Refrain :
Fais que je sois aussi
digne de pénétrer
dans la chambre des noces 2
de ta gloire, ô Seigneur,
vêtu de ton habit.

JE LOUERAI TANT QUE JE VIVRAI

(Hymnes sur Nisibe, Carmina Nisibena, n° 50)

Éphrem revient à nouveau au thème de la louange, celle de l'homme cette fois. L'homme qui ne loue pas Dieu est comme une terre stérile, il peut aussi bien être mort, car la terre est destinée à porter du fruit et l'homme, lui, a été créé pour avoir la joie de chanter les louanges de son Créateur.

Le poème se poursuit en traitant de l'image du Christ comme lumière véritable et « parfum d'immortalité ,,, à qui l'enterrement d'Élisée (2 R 13,21) fournit un type dans l'Ancien Testament. Il se termine, de façon caractéristique, par la reconnaissance du fait que le Christ, la lumière véritable, reste lui-même caché parce que sa lumière est inaccessible de par son éclat même (cf. 1 Tm 6,16), alors qu'elle illumine tous ses symboles.”

1. Je louerai tant que je vivrai, 
pas comme si je n'étais pas.
Oui, je louerai toute ma vie,
pas comme un mort chez les vivants.
Car celui qui ne le fait pas
est mort, et même doublement :
la terre qui ne produit pas
vole celui qui la cultive.

2. Par toi, Seigneur, puisse ma bouche tirer louange du silence.
Oui, que nos bouches ne soient pas improductives en louanges.
Et que nos lèvres ne soient pas avares de te rendre gloire :
que ta louange vibre en nous !

3. Les glébeux façonnent la glèbe, 
les terreux travaillent la terre.
Nous, nous chérissons fort nos corps 
qui sont nos semblables, nos frères, 
étant de la même origine,
car nos racines sont de glèbe
mais ce sont les fruits de nos actes
que nos branches doivent porter.

4. « Ne soyez inquiets d'aujourd'hui ! 
Mais pour des années nous le sommes !
Lui qui nous vêt tous, par les lys,
il réprimande ceux qui tissent;
et lui qui nous entretient tous,
lui qui donne à tous toutes choses,
au moyen de corbeaux avides 
blâme tous ceux qui sont avides.

5. Notre génération ressemble
à une feuille dont le temps
s'achève lorsqu'elle est tombée.
Bref est le temps de notre vie,
la louange peut l'allonger :
à la mesure de l'amour
nous obtiendrons, par la louange,
la vie qui n'a pas de mesure.

6. La racine de notre foi
est entée sur Notre Seigneur;
bien que lointain, il est très proche
de nous, quand l'amour nous unit.
Les racines de notre amour
laissons les se lier en lui,
pour que toute sa compassion
puisse se diffuser en nous.

7. Que le corps soit un sanctuaire,
ô Seigneur, pour son bâtisseur,
et l'âme un palais qui déborde
de louange envers l'architecte.
Ne permet pas que notre corps
ne soit qu'une caverne vide;
et ne permet pas que nos âmes
ne soient qu'un port de perdition.

8. Lorsque vacille la lumière 
de notre souffle passager,
rallume encore, au point du jour, 
la lampe éteinte dans la nuit,
car voici le soleil qui monte, 
dans la chaleur de son lever,
vivifiant ceux qui sont gelés, 
rallumant ce qui fut éteint.

9. Il est juste de reconnaître 
la lumière qui tout éclaire
car lorsque le soleil se lève 
les lampes sont alors éteintes;
tandis que ce nouveau soleil 
réussit un nouvel exploit :
il rallume dans le Shéol,
les lampes qui s'étaient éteintes.

10. Au lieu de la mort qui sur tous 
soufflait une mortelle odeur,
celui qui apporte la vie
exhale pour tous un parfum 
qui donne vie, dans le Shéol.
À partir de sa vie, les morts 
respirent une vie nouvelle, 
tandis que meurt en eux la mort.

11. L'odeur d'Elisée au tombeau
a fait revivre un homme mort
et nous offre ainsi son symbole : 
un jour un mort a repris vie !
De celui qui, depuis longtemps,
était mort, l'odeur en repos 
sortit et vint dans le cadavre,
symbole du donneur de vie !

12. Jésus, pour nous, a éclairci 
ces symboles dans le Shéol :
à partir d'une lampe éteinte,
comment en allumer une autre;
et comment, gisant dans la tombe, 
il put ressusciter les morts,
tout en restant où il était, 
attestant la venue du Christ.

13. Comme je voudrais te sentir, 
Seigneur ! Ce n'est pourtant pas toi 
que je touche, car mon esprit 
ne peut toucher à ton « caché ».
Je ne vois à travers tes types 
qu'une image apparente et claire,
mais toi, tu demeures caché
à l'intérieur de ta recherche.

REFRAIN :
Ô Seigneur, que ma bouche puisse
apporter un fruit de louange
qui puisse être accepté par toi !



HYMNE SUR LA TRINITÉ

(Hymnes sur la foi, n° 73)

Dieu a permis qu'on le décrive en termes humains, et ceci constitue un aspect de la révélation de lui-même qu'il a faite à l'humanité. Il s'est, pour reprendre l'expression d'Éphrem, « revêtu lui-même de noms », c'est-à-dire de tous les termes qui le qualifient et de toutes les images que la Bible utilise à son sujet. Comme nous l'avons vu, Éphrem fait remarquer avec insistance que le fait de se servir de ces images de façon littérale revient à abuser de la condescendance que Dieu a manifestée en « descendant » dans le langage humain, lui qui est l'au-delà de tout. Ces images, employées au sujet de Dieu, ont plutôt pour but de servir d'échelle à l'esprit humain, afin de lui permettre d'accéder, dans un processus d'élévation, jusqu'au « caché » de Dieu.

Éphrem présente deux hymnes (celle-ci et la quarantième Hymne sur la foi) dans lesquelles il se sert de l'analogie du disque solaire, de sa lumière et de sa chaleur, pour illustrer un aspect du mystère trinitaire (partageant ceci avec plusieurs Pères grecs et latins) : trois personnes et pourtant un Dieu unique. Si cette relation entre le soleil, sa lumière et sa chaleur est déjà plutôt difficile à décrire de façon satisfaisante, alors que les trois font partie de l'univers créé, elle l'est bien plus encore quand nous nous élevons du créé au Créateur : « Il est juste que nous acceptions simplement ces trois personnes, les accueillant avec amour et sans poser de question » (Fid 40,12).

1. Prends donc comme symboles
le soleil pour le Père
pour le Fils, la lumière,
et pour le Saint-Esprit
la chaleur.

2. Bien qu'il soit un seul être,
c'est une trinité
que l'on perçoit en lui.
Saisir l'inexplicable,
qui le peut ?

3. Cet unique est multiple :
un est formé de trois,
et trois ne forment qu'un,
grand mystère et merveille
manifeste

4. Le soleil est distinct
de son rayonnement
bien qu'il lui soit uni :
son rayon est aussi
le soleil.

5. Mais personne ne parle
pourtant de deux soleils,
même si le rayon
est aussi le soleil
ici-bas.

6. Pas plus nous ne disons
qu'il y aurait deux Dieux :
Dieu, Notre Seigneur l'est,
au-dessus du créé,
lui aussi.

7. Qui peut montrer comment 
et où est attaché 
le rayon du soleil 
ainsi que sa chaleur, 
bien que libres…

8. Ils sont ni séparés
ni, bien sûr, confondus,
unis, quoique distincts,
libres, mais attachés,
ô merveille !

9. Qui peut, en les scrutant, 
avoir prise sur eux ? 
Pourtant ne sont-ils pas 
apparemment si simples, 
si faciles ?

10. Scrute donc le soleil
sans son rayonnement,
et examine-le
coupé de sa chaleur,
si tu peux !

11. Distingue le soleil
de son rayonnement,
puis après, la chaleur
sépare-la des deux,
si tu peux !

12. Tandis que le soleil 
demeure tout là-haut, 
sa clarté, son ardeur 
sont, pour ceux d'ici-bas, 
clair symbole.

13. Oui, son rayonnement
est descendu sur terre
et demeure en nos yeux
comme s'il revêtait
notre chair.

14. Quand se ferment les yeux 
à l'instant du sommeil, 
tel des morts, il les quitte, 
eux, qui seront ensuite 
réveillés.

15. Et comment la lumière
entre-t-elle dans l'oeil,
nul ne le peut comprendre.
Ainsi, Notre Seigneur
dans le sein.

16. La lumière revêt 
à l'intérieur de l'oeil 
une belle apparence, 
puis s'en va visiter 
l'univers.

17. Ainsi, notre Sauveur 
a revêtu un corps 
dans toute sa faiblesse, 
pour venir sanctifier 
l'univers.

18. Mais, lorsque le rayon
remonte vers sa source,
il n'a jamais été
séparé de celui
qui l'engendre.

19. Il laisse sa chaleur
pour ceux qui sont en-bas,
comme Notre Seigneur
a laissé l'Esprit Saint
aux disciples.

20. Regarde ces images
dans le monde créé,
et ne vas pas douter
quant aux trois, car sinon
tu te perds !

21. Ce qui était obscur,
je te l'ai rendu clair :
comment les trois font un,
trinité qui ne forme
qu'une essence !

REFRAIN :
Que soit béni celui
qui t'envoie.

AUGUSTIN d’Hippone 354-430


LES CONFESSIONS LIVRES I - VII

TEXTE DE L'ÉDITION DE M. SKUTELLA

INTRODUCTION ET NOTES PAR A. SOLIGNAC

TRADUCTION DE E. TRÉHOREL (I) ET G. BOUISSOU

DESCLÉE DE BROUWER

1962


CONFESSIONS

Livre premier, L’enfance

[...]	
[277]
Alors, puisque moi aussi je suis,
	qu'ai-je à demander que tu viennes en moi, 
	moi qui ne serais pas si tu n'étais en moi ? 
En effet je ne suis pas encore aux enfers /1, 
	et pourtant, là aussi, tu es ;
	car même si je descends aux enfers, tu es là. 
Je ne serais donc pas, mon Dieu, 
	je ne serais pas du tout, si tu n'étais en moi. 
Ou plutôt je ne serais pas, si je n'étais en toi, 
	de qui tout est, par qui tout est, en qui tout est.

C'est bien cela, Seigneur, c'est bien cela.
Où te fait venir mon appel, puisque je suis en toi ?
Ou bien, d'où peux-tu venir en moi ?
En effet, où me retirer hors du ciel et de la terre
	pour que de là vienne en moi mon Dieu,
	qui a dit : le ciel et la terre, moi je les remplis ?

 
III. 3.
Le ciel et la terre te contiennent-ils donc puisque tu les 	remplis ?
Ou bien serait-ce que tu remplis et il en reste, 
	parce qu'ils ne te contiennent pas ?
Et alors où refoules-tu tout ce qui, 
  	une fois remplis ciel et terre, reste de toi ?

Ou bien n'as-tu besoin d'être contenu par rien
	toi qui contiens toutes choses,
	puisque ce que tu remplis,
	c'est en le contenant que tu le remplis ?
Ce ne sont pas en effet les vases pleins de toi
	qui te donnent consistance,
	puisque même s'ils se brisent, tu ne te répands pas.
Et quand tu te répands sur nous,
	ce n'est pas toi qui es renversé, mais nous que tu relèves,
	ce n'est pas toi qui t'éparpilles, mais nous que tu 	rassembles.
/1. Aux enfers, c'est-à-dire chez les morts, cf. Symbole des apôtres : descendit ad inferos.
[…]
[437]

Livre quatrième, Professeur à Thagaste et à Carthage

[…]
[437]
XI. 16. Ne sois pas vaine, mon âme,
	et ne laisse pas assourdir l'oreille de ton coeur
	par le tumulte de ta vanité !
Entends toi aussi : le Verbe lui-même te crie de revenir,
	et le lieu du repos sans trouble est là
	où l'amour n'est pas abandonné si lui-même 	n'abandonne.
Voici que les choses disparaissent,
	pour que d'autres à leur place apparaissent,
	et que de toutes ses parties
	se constitue l'univers d'ici-bas.
« Est-ce que moi je disparais quelque part ? »
	dit le Verbe de Dieu. Là, fixe ta demeure ;
	là, mets en dépôt tout ce que tu tiens de là,
	ô mon âme, pour le moins lassée de duperies.
Donne en dépôt à la vérité
	tout ce que tu tiens de la vérité et tu ne perdras rien,
	et refleurira ce qui pourrit en toi,
	et se guériront toutes tes langueurs,
	et ce qui croule en toi se reconstituera
	et se rénovera et se rajustera étroitement à toi,
	et, loin de t'entraîner en bas où ils descendent,
	ces éléments seront stables avec toi et permanents
	près de l'être toujours stable et permanent, Dieu.
17. Pervertie, pourquoi suis-tu ta chair ?
	Qu'elle te suive, elle, convertie !
	Tout ce que par elle tu sens, est partiel,
	et tu ignores le tout dont ce sont les parties ;
	elles font tes délices pourtant.
Mais si le sens de ta chair
	était à même de comprendre le tout,
	s'il n'avait pas, lui-même élément partiel de l'univers,
	reçu pour ton châtiment une stricte limite,
	tu voudrais que passât tout ce qui existe dans le présent
	afin de prendre à tout l'ensemble plus de plaisir. 
Oui, même les paroles que nous disons,
	c'est par le même sens de la chair que tu les entends,
	et tu ne veux certes pas que s'arrêtent les syllabes,
	mais qu'elles passent en volant pour que d'autres arrivent
	et que tu puisses entendre le tout.
Ainsi toujours de toutes choses, dont un tout est formé,
	et qui n'existent pas toutes ensemble pour le former :
	on jouit plus de toutes que de chacune,
	s'il est possible de les percevoir toutes.
Mais il est bien meilleur qu'elles, celui qui les fit toutes.
Il est lui-même notre Dieu, et ne disparaît pas,
	parce qu'à sa place rien n'apparaît.
XII. 18.
Si te plaisent les corps,
	à Dieu fais-en louange,
et sur leur artisan retourne ton amour,
pour qu'en ce qui te plaît tu ne déplaises pas.
Si te plaisent les âmes, en Dieu qu'elles soient aimées,
	parce qu'elles aussi sont sujettes à changer,
	et que, fixées en lui, elles deviennent stables :
	autrement, elles s'en iraient et périraient.
En lui donc qu'elles soient aimées !
Emporte vers lui avec toi celles que tu peux et dis-leur :

Celui-là, aimons-le :
C'est lui qui fit ces choses, et il n'est pas loin.
Car il ne les fit pas pour s'en aller ensuite,
	mais, issues de lui, elles sont en lui.
Et voici : où est-il ? où la vérité a-t-elle de la saveur ?
Il est dans l'intime du coeur, mais leur coeur
	s'est égaré loin de lui.
[…]



Livre septième, L’âge mûr

[…]
[617]
Elle n'était pas au-dessus de mon intelligence, comme de l'huile au-dessus de l'eau, ni comme le ciel au-dessus de la terre ; mais elle était au-dessus, parce que c'est elle-même qui m'a fait, et moi au-dessous, parce que j'ai été fait par elle. Qui connaît la vérité, connaît cette lumière, et qui la connaît, connaît l'éternité. La charité la connaît.	
O éternelle vérité
	et vraie charité
	et chère éternité !
C'est toi qui es mon Dieu,
	après toi que je soupire jour et nuit!
Quand pour la première fois je t'ai connue,
	tu m'as soulevé pour me faire voir
	qu'il y avait pour moi l'Être à voir,
	et que je n'étais pas encore être à le voir 1.
Tu as frappé sans cesse la faiblesse de mon regard
	par la violence de tes rayons sur moi,
	et j'ai tremblé d'amour et d'horreur.
Et j'ai découvert que j'étais loin de toi
	dans la région de la dissemblance,
	comme si j'entendais ta voix me dire des hauteurs :
Je suis l'aliment des grands ; grandis et tu me mangeras.
Et tu ne me changeras pas en toi,
	comme l'aliment de ta chair ;
	mais c'est toi qui seras changé en moi. »
J'ai reconnu que pour son iniquité tu as corrigé l'homme, et fait se dessécher mon âme comme une toile d'araignée.


Livre dixième

[…]
[Tome II, 155]
[...]
ni l'éclat de la lumière, amical à mes yeux d'ici-bas,
ni les douces mélodies des cantilènes de tout mode,
ni la suave odeur des fleurs, des parfums, des aromates,
ni la manne ou le miel,
ni les membres accueillants aux étreintes de la chair :
ce n'est pas cela que j'aime quand j'aime mon Dieu.

Et pourtant, j'aime certaine lumière et certaine voix, certain 	parfum et certain aliment et certaine étreinte quand j'aime 	mon Dieu:
	lumière, voix, parfum, aliment, étreinte 
de l'homme intérieur qui est en moi, 
	où brille pour mon âme ce que l'espace ne saisit pas, 
	où résonne ce que le temps rapace ne prend pas, 
	où s'exhale un parfum que le vent ne disperse pas, 
	où se savoure un mets que la voracité ne réduit pas, 
	où se noue une étreinte que la satiété ne desserre pas. 
C'est cela que j'aime quand j'aime mon Dieu.

9. Et qu'est-ce que cela ? J'ai interrogé la terre et elle a dit : « Ce n'est pas moi. » Et tout ce qui est en elle a fait le même aveu. J'ai interrogé la mer, les abîmes, les êtres vivants qui rampent. Ils ont répondu: « Nous ne sommes pas ton Dieu ; cherche au-dessus de nous. » J'ai interrogé les brises qui soufflent ; et tous les espaces aériens...
[...]
[209]
XXVII. 38. Bien tard je t'ai aimée,
	ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard je t'ai aimée !				
		
Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors
	et c'est là que je te cherchais,
	et sur la grâce de ces choses que tu as faites,
	pauvre disgracié, je me ruais !
Tu étais avec moi et je n'étais pas avec toi ;
	elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant,
	si elles n'existaient pas en toi, n'existeraient pas !
Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité ;
	tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité ;
	tu as embaumé, j'ai respiré et haletant j'aspire à toi ;
	j'ai goûté, et j'ai faim et j'ai soif ;
	tu m'as touché et je me suis enflammé pour ta paix.
[…]


Livre Treizième

[…]
     [427]
Car il n'est pas vrai que tu aies eu besoin de moi ;
	ni que moi je sois un bien de qualité
	dont tu pourrais t'aider, mon Seigneur et mon Dieu ;
	ni que je puisse me mettre à ton service
	comme pour t'éviter fatigue dans l'action
	ou diminution de ton pouvoir privé de mon hommage ;
	ni que je te doive un culte comme à la terre une culture
	de sorte que tu sois « inculte » si je ne te rends un culte ;
mais je te dois un service et un culte,
	pour que de toi me vienne le bien de mon être, de toi
	dont me vient d'être pour recevoir le bien de mon être.

II. 2. Car c'est de la plénitude de ta bonté que ta créature a
reçu l'être…
[…]
[439]
[…]
Donne-toi à moi, mon Dieu, redonne-toi à moi.
Voici que j'aime, et si c'est peu, je veux aimer plus fort.
Je ne puis mesurer, afin de le savoir,
	combien me manque d'amour pour qu'il y en ait assez,
	et qu'ainsi ma vie coure à tes embrassements,
	sans qu'elle se détourne avant d'être abritée
	dans l'abri secret de ton visage.
Tout ce que je sais, c'est que je vais mal sans toi,
	non seulement hors de moi mais aussi en moi-même,
	et que pour moi toute abondance qui n'est pas mon Dieu
	est indigence.

RABAN MAUR ~780-856




Au sein d’un «  siècle obscur » d’avant l’an mil, le moine carolingien Raban Maur a composé un beau psaume-poème. Voici une page de son long texte : ~1600 petites lettres latines emplissent les cases  d’un damier de  dimension ~40 fois ~40… Il commence par « c r i s t u s a m o r  ...» L’on en trouvera le texte traduit titré infra par ce début de première ligne:  «  Le Christ mon amour et ma prière... ».

Raban Maur célèbre la puisssance divine sous l’influence des poèmes chantés provenant de l’Ancien Testament. L’ordre hiérarchique sacré domine., célébrée dans les empires bysantin  et  carolingien, illustré en mosaïques à Ravenne. C’est la toile de fond, cadre grandiose dans lequel prendront petite place quelques mystiques « d’après l’an mil ». Ils x’exprimeront sur un mode nouveau plus personnel.
 Un événement très mineur, daté d’après 1135 du partage rendu possible entre deux autres moines convalescents, donc libérés de l’observance du silence, va – effet papillon -  changer le monde : il s’agit de la « conversation » entre Guillaume de Saint-Thierry et Bernard de Clairvaux. Puis le mystique Guillaume sera influent sur Hadewijch et sur les béguines, donc sur Ruusbroec. Ensuite des frères de la Vie Commune (dont l’auteur de l’Imitation) prennet le relai : leurs écoles formeront une Tradition inérieure dont bénéficiera Ignace et quelques autres.


LOUANGES DE LA SAINTE CROIX /DE LAUDIBUS SANCTAE CRUCIS

traduit du latin, annoté et présenté par Michel Perrin
Berg International, Paris / Trois Cailloux, Amiens
[…]

Rois des rois, Seigneur...

Roi des rois, Seigneur, tu gouvernes le monde sous l'autorité
De ton pouvoir, tu règnes sans fin, tu tiens le sceptre éternel;
Quand sur la croix tu as pardonné les nombreux crimes de nos pères
Et établi le mors de la justice,
O Christ Jésus, tu as permis à tous tes serviteurs d'espérer dès ici-bas
Obtenir rapidement la vie bienheureuse par delà la voûte céleste.
Elle ne peut être qu'un don du Père et de toi, ô Christ, qui es Dieu.
Les siècles tous ensemble, autrefois justement frappés de stupeur devant ton nom,
Le chérissent maintenant qu'il est placé avec amour sur la tête
Du souverain adorateur de Dieu, signe que le chef se doit de porter.
Il convient qu'une juste loi détrône l'ambitieux
Et qu'Auguste conduise le monde entier sous son autorité.
Car il le fait fructifier en le faisant tourner sur son axe immense
Pour que l'univers apprenne à vénérer de lui-même le casque de César
Et, le louant, apporte au saint empereur une couronne vénérable.
Nous implorons tous que la divine puissance arme excellemment sa droite.
Que ta croix, Jésus, accorde au juste le saint triomphe
De la justice, en sorte qu'elle règne partout.
Qu'elle le vête d'acier, l'entoure d'une maille amie
Et que sa cuirasse lui apporte ainsi protection et ornement.
[…]

Notre muse rapide. heureuse de son zèle, désire

Notre muse rapide. heureuse de son zèle, désire
Chanter maintenant, en vers et en prose, la volonté divine;
Les dons du Père suprême, généreusement accordés au monde
Et les saints trophées du roi au trône élevé.
Voici la croix sainte, emplie de la puissance du crucifié,
Bois à combler d'adoration, source de tous les biens.
Moi, pauvre, misérable, sans ressources, par ma bouche et ma parole,
Serviteur coupable, j'ai essayé d'exprimer cet amour, et je commencerai par là.
Mes actes ne m'ont pas rendu pur au point que je croie mériter
Un tel présent et avoir l'esprit suffisamment honnête pour cela.
La généreuse bonté de Dieu, très grand espoir de ma prière,
M'est donnée, sa louange me réjouit et me conforte dans ma résolution.
Il n'a pas méprisé l'offrande modeste de la pauvre veuve,
Il l'a acceptée et l'a approuvée, lui, l'arbitre qui tient tout en son pouvoir,
Lui, le seul et unique maître du monde, le Tout-Puissant.
Toutes les choses belles et bonnes, son amour les a gratifiées de louanges.
Assurément, l'ancienne Loi a ordonné à chacun
D'offrir des présents convenables aux temples honorables de Dieu.
Les uns ont donné de l'argent, d'autres de l'or étincelant:
Certains ont apporté des pierres précieuses, d'autres des bois teints.
D'autres encore de l'huile et des parfums coûteux, car leur demeure,
Eblouissante de luxe, étale partout de nombreuses merveilles,
D'autres n'ont offert que des peaux et des tissus en poil de chèvre;
Ils ont porté ces dons à Dieu sans attirer le mépris.
C'est pourquoi je demande avec insistance à ces riches,
Quand j'offre de vils présents, de ne pas mépriser mes quelques piécettes;
Eux-mêmes: ils ont la possibilité d'apporter d'immenses trésors.
Avec leurs énormes troupes, ils peuvent emplir les temples de Dieu.
Pour moi, mon visage n'est ni troublé ni bouleversé de manière impie par ces dons,
Je me félicite au contraire de voir s'entasser leurs offrandes.
De même, je ne veux pas que le riche déteste mes présents:
Je préfère qu'il connaisse les dons de Dieu.
Qui méprise durement le misérable Lui fait injure:
Comme tout homme, le riche a besoin de Dieu.
Jésus qui m'aime m'a donné tout ce que je donne.
[...]

O croix qui dépasses et domines l'Olympe,

O croix qui dépasses et domines l'Olympe,
Tu accueilles ici les peuples splendides du ciel.
En gouvernant les royaumes d'en haut, la puissance et la force du crucifié
Te célèbrent partout; puisque tu rougis
Du sang du Christ, tu seras appelée chef à cause de celui qui est roi.
Quand tu rassembles en toi sa divinité et son humanité par le contact
Sacré de celui qui trône tout en haut, tu associes les adorateurs du Christ
A la célébration de Sa gloire. Vivante par la parole sacrée,
Du haut du ciel, tu entonnes les multiples louanges
Et les chants que l'univers en exil offre en tous lieux.
Le monde, le vent, la mer te proclament sainte; le soleil ici-bas,
Comme les monts, t'honore en jubilant ; les campagnes
Arides chantent leur chant; le mouvement des étoiles te célèbre,
Et le levant et le couchant, l'aquilon, l'auster et la brise.
Tu contiens la joie du royaume, la lumière née de la lumière.
Tu ouvres les hauteurs des cieux, tu marques ici Sa puissance.
Toi qui dispenses les grandes largesses de Dieu qui a fait toutes choses.
O croix, chair bénie par le triomphe du Christ, combien considérables
Sont les dons que le créateur d'un tel univers t'a faits par amour!
Dieu lui-même les a préparés en te donnant le pouvoir d'accorder la vie,
Et il t'a dressée en vue du salut, pour que l'odieux trompeur.
Le maître de l'iniquité, ne puisse plus se railler cruellement de nous,
Lui qui a ri de la proie enlevée au ciel de lumière; longtemps Satan
L'a voulu punir de mort ici-bas après l'avoir chassé du paradis.
Te voici, sainte croix du Seigneur; par un chant pieux et poétique.
Qui peut te magnifier, toi déjà si grande, et qui peut te dire par la parole?
Tu brilles, embellie par ta parure, tout entourée d'une gloire visible.
L'if vénéneux devant toi fuit, le roseau et le pin
S'inclinent humblement pour t'honorer; le cèdre, la myrrhe. la résine.
S'effacent devant ton parfum ; le nard, le cyprès merveilleux.
La résine, l'encens, la goutte. l'amome, le baume, le bidellium.
Par ta majesté vaincus, t'exaltent plus qu'eux-mêmes.
[…]
[63]

Christ sauveur, Christ, roi serein dans la citadelle,

Christ sauveur, Christ, roi serein dans la citadelle,
Conseil, grande puissance et bénédiction, lumière,
Divin fils du Père, tout pouvoir tire assurément de toi son origine.
La création renvoie à son Créateur; les moeurs pures, à sa beauté.
De toi procède tout ce qui se voit de bon. de vrai, d'admirable,
Tout ce qui se maintient de juste au ciel et sur la terre,
Tout ce qu'avec raison le monde approuve et proclame, conformément à l'ordre
Divin. De toi procède tout ce qui advient au bon ange et au mauvais,
Et l'expulsion hors de ce monde de la vaine idolâtrie,
Quand Dieu fit revenir la justice. Le Seigneur Christ embrasse
Tout cela par sa gloire, il marque ses présents de sa puissance.
Il convient donc que le genre humain, exilé de la lumière,
Reconnaisse les rayons émanant de cette croix
Bénie, qui nous sauve et nous rend le soleil levant
Que le premier Adam possédait avant que son péché l'en éloigne.
Pour tous ceux qui ont jadis véritablement honoré ces rayons,
Les dons éternels de la lumière jaillissent en de fréquents éclairs.
Par son éclat, les armes des prophètes étincellent en suffisance
Et le troupeau des apôtres resplendit d'une fulgurante lumière. Par ce soleil,
La foi dans le Christ éclate; par ce soleil, les coeurs des hommes brillent
A leur tour de belle façon ; par cette lumière, les prières croissent en ferveur.
Des justes, rendus puissants par les signes mystiques.
Emanera un rayonnement bienfaisant ; ils accordent au peuple de croire.
Grâce à lui, aux commandements de Dieu quand ils attribuent au Christ
Le pouvoir de leur révéler les lois suprêmes et de les amener à participer
A la vie éternelle. Le Christ roi, seigneur souverain, divin par son présent,
A gravi le tronc altier de la croix : par cet acte, dans cette construction, il a permis
Que les cieux s'ouvrent et a voulu que nous y soyons rassemblés, reconnaissants.
Le Christ a donc béni les douze vents venus des extrémités
Des eaux et du monde, au moyen de la croix; le Maître lui-même
Gouverne les douze signes du zodiaque en les plaçant en cercle :
Et l'Orient ordonne pour le jour douze espaces
Entraînés au rythme des heures; cette partition ne travaille qu'à affirmer cela.
Car la croix du Christ, qui est notre gloire, a dénoué les chaînes de nos péchés:
Dressée, elle propose, signifie, loue, approuve et donne
Les saintes joies du ciel et les lois de la terre.
[65]

Soleil et lune, bénissez à votre tour le Christ Jésus, votre Dieu.

Soleil et lune, bénissez à votre tour le Christ Jésus, votre Dieu.
La croix est votre honneur, votre invariable clarté, votre ordre porteur de paix,
Votre gloire, votre certitude, votre cycle et votre lumière pour la durée des siècles.
Par ce nombre limite, trois cent soixante-cinq, vous mesurez en même temps
Et le jour et la nuit, vous pressez votre pas selon son rythme parfait;
Les quatre branches de la croix enferment avec raison
Dans leur propre épaisseur six fois dix, cinq fois un et dix fois trente.
Et l'on sait que le soleil et la lune limitent ainsi leur révolution.
Ainsi, l'année entière fait en une fois le tour de toutes les saisons ;
Ainsi, le globe terrestre décrit les cinquante-deux cercles
De la semaine, et une unité pour terminer. L'année entière, ainsi ordonnée.
Va vers ce jour pour reprendre sa course: vers ce jour, l'heure, la saison,
Le cours de l'année, les astres vont aussi. Le quart des vingt-quatre heures
Du jour, que la croix entière signifie exactement dans ses quatre ailes.
Se dirige rapidement vers lui ; et. dans la citadelle du ciel, il enserre six ombres
Qui augmentent involontairement le nombre que le soleil a lui aussi montré.
Par leur route, les équinoxes signifient qu'il est superflu d'aller au delà.
Tronc sacré, dans les ténèbres tu ornes tous les coeurs de la claire Lumière:
Sainte croix, tu étincelles aussi et voici que, partant de toi, le Christ
Etend partout son empire, par tes extrémités. Autel et sceptre du Dieu haut,
Tu joins, selon un ordre strict, le monde des enfers et les hauteurs de l'éther.
Car la croix est la gloire du monde. A partir d'elle. Sem règle les étoiles du ciel.
Il est notre salut et nous permet, dans sa demeure. d'ouvrir les grands verrous du ciel
Dans ses hymnes. la louange des hommes rapporte que le jour a été complètement obscurci;
La lumière a disparu quand le Christ soleil s'en est allé vers les astres
Et que le Juif ennemi a dressé sur la haute croix Jésus en effigie sacrée.
La Judée a beau gronder, elle produit sur l'arbre du fruit en suffisance
Ainsi les nations et les peuples accourus de partout. des quatre parties du monde
Et des quatre extrémités de la mer. peuvent aller à sa recherche_
La croix montre à tous les hommes ce festin de Vie.
Qu'ils s'en rassasient et reçoivent au centuple
Les dons du Père suprême; qu'ils contemplent alors dans l'éther
Les neuf peuples des anges ; puissent-ils briller chacun en tout lieu'
Je vous en avertis: que tous nos chants et nos écrits débordent de piété.
Ainsi, alors que la mort cruelle gronde déjà par le monde.
Notre unique espérance, le Christ, pourra chasser le trépas et l'exiler d'ici.
Puis, resplendissants déjà de la lumière céleste, nous prendrons possession
Des royaumes de Dieu et, joyeux et triomphants, chanterons
Le créateur du monde, le Christ seigneur: oui, il est Fils
Du Père tout-puissant. vrai et saint. tout en haut dans la citadelle.
Qu'il soit aussi notre raison, notre gloire et notre ardeur éternelles.
[65]	

Ce qui nous apporte la vie, ce que notre corruption redoute,

Ce qui nous apporte la vie, ce que notre corruption redoute,
Ce qui acquitte nos dettes et rompt les liens tenaces du péché,
Il convient maintenant que notre muse éprise de vérité, rendue joyeuse par
l'espérance,
L'exprime par un heureux poème, et qu'elle dise aussi les actes sublimes
de la croix.
Chaque parole a raison de le clamer à pleine gorge, avec art, comme la bouche
Qui énonce, les doigts qui écrivent, le "plectre" de la langue, les prières du coeur.
Il est tombé au combat, le dragon farouche, nuisible et redoutable
Qui a chassé l'homme de l'Eden par sa science vénéneuse.
Dans sa chute du haut du ciel, Lucifer a entraîné avec lui
Le tiers des astres dans les étangs infernaux fumants de soufre;
Car, rendu orgueilleux par sa ruse,
Il a coupablement tenté de s'égaler, lui, être céleste, au Céleste
En établissant son trône dans la demeure glacée de l'Aquilon.
L'agneau a vaincu ce loup, il a justement
Arraché au puissant sa proie et chassé ses désirs féroces.
Les peuples qui éprouvaient des désirs bas. il les a convertis par son amour
Aux messages sacrés, il a indiqué la voie du bien, offert le ciel en présent.
Que la superstition des Juifs, dans son apparente candeur originelle, ne blesse
pas le pur
Déjà établi dans une foi solide et qui reconnaît l'évidence des dogmes.
Que la bouche des païens ne se dessèche pas à force de chants impies; le Roi
vient en aide
A leur aridité et à leur épuisement ; le créateur du bien les rend féconds en leur
faisant louer
Le Dieu saint. La généreuse puissance de la croix met en accusation la perfidie,
Elle excède par son présent toutes les richesses au monde elle fait remise de ses
dettes.
En un mot, par ce nombre soixante-dix, la rédemption est évidente.
Les soixante-dix septénaires de Daniel démontrent cela au monde entier:
La transgression d'Adam. le péché, la faute et l'iniquité
Prendront définitivement fin
Et le Créateur apportera lui-même la justice éternelle.
Dans ses écrits. Jérémie a aussi mentionné les soixante-dix années
Après lesquelles le Créateur délivrera les siens de leur captivité.
Suivant l'ordre divin, Moïse a choisi soixante-dix anciens.
Solides dans leur foi, et il a accepté de leur prodiguer son enseignement.
O croix, tu pacifies le monde entier, tu le purifies par la bienheureuse
Parole de l'Evangile et l'alliance clairement exprimée dans le Décalogue.
Pour moi, tu n'as pas été dessinée comme une figure dépourvue de signification
Permets que dans les cinq ensembles que tu formes. tous nos sens
Te rendent à juste titre un hommage pieux, magnifique et agréé par Dieu.
[...]
[69]

Saint père du ciel, dans ce poème, je t'invoque comme mon maître

Saint père du ciel, dans ce poème, je t'invoque comme mon maître
Et mon seigneur ; par ton approbation, rends heureux le commencement de mon oeuvre,
Toi qui es pieux et clément, en me donnant l'intelligence et de sages paroles
Pour que je puisse expliquer le sens de ta première loi,
Prouver l'éternelle louange qu'on doit à la croix, le droit,
Les prières et les rites éternels prescrits par la seconde loi.
Dès que commença justement la prodigieuse genèse du monde
A partir de l'invisible, la sainte gloire de la croix resplendit.
Sa sainte lumière, revêtue de ce don, sanctifia les générations
Et toutes ces terres que le Christ, par sa droite, recrée maintenant.
Il donne au monde avec la croix les présents véritables de la lumière.
Car la Genèse loue l'admirable bois de vie
Qui fut planté dans le paradis parmi tous les autres,
H donne la vie et offre en présent les fruits spirituels;
Isaac l'a porté sur l'autel, lui qui devait ètre sacrifié par son père.
L'Exode et les prescriptions des Nombres le disent assez: son ardente épaule l'a porté
Pour payer notre dot. L'Egiise le proclame à pleine voix;
Epouse sans tache ni ride, elle le proclame. La mer, se. refermant,
Engloutit l'armée ennemie qui la passe; le peuple d'Israël célèbre
Ce miracle, il chante un poème parfait et pur, admirable trophée,
Louange triomphale d'amour pour Dieu; et la mer orientale,
Portant encore les traces laissées par les chars, témoigne que la route
des Israélites
Fut victorieuse. Ce bois a adouci l'ancienne eau.
Il a, par deux fois, frappé la pierre et fait jaillir l'eau vive. Au commencement,
Le signe de la croix a vaincu la vieille colère d'Amalech contre les Israélites,
Il a, en même temps, effacé jusqu'à son nom.
Sur cette perche, les deux hommes - qui signifient deux peuples - ont porté
Une grappe vraiment sainte; les prières triomphantes des porteurs proclament
Par leurs louanges que tous les dons de Dieu. les joies des festins célestes
Sont visibles sur terre. Qui sait dire tes mystères et qui peut rendre juste compte
De tous tes dons, ô croix? Aucune langue humaine
Ne pourra assez exprimer ta louange.
La victime offerte au Père éternel t'a consacrée comme un autel.
Tu as élevé le serpent donneur de vie et saintement
Montré le Christ au peuple. Que puis-je encore dire de toi?
Tu as donné tous les biens et ôté tous les maux. [71]
O muse, continue à dire, dans un vers agréable, la louange
O muse, continue à dire, dans un vers agréable, la louange
Salutaire de la croix du Seigneur, consolation et acte de rédemption.
Par elle, la mort fut vaincue et toutes les fautes remises,
La lumière est revenue au monde et le pardon accordé.
Car le premier Adam nous a enlevé toute gloire véritable
Dès l'origine, quand il absorba des nourritures néfastes.
Tout ce qui est beau, bon, aimé, heureux, a reparu
Quand Jésus, le second Adam, arriva saintement sur terre.
Par la faute d'un seul homme, tous les hommes supportèrent effectivement
Une foule de maux; ils allaient périr, être soumis à la mort.
Par le don d'un seul homme, tous les croyants sont en tous lieux sauvés
Et jouiront de la lumière céleste.
Enfin, par le bois de la faute, la mort nuisible a régné et dominé
L'univers tout entier par le bois de la croix à la destinée bienheureuse,
La mort a été capturée, elle a perdu tout son empire :
Elle a jadis, malgré son acharnement, laissé échapper beaucoup de pécheurs.
Le Christ a permis que la croix soit la porte de la vie éternelle
Pour la terre et le monde entier; car il a placé ici-bas saintement toute sa gloire
En elle, en détruisant les autels sanguinaires des idoles:
Il a donné la lumière du coeur et permis la conclusion d'une alliance.
Le premier homme façonné d'argile engendra toute une génération terrestre
Et lui laissa la mort en héritage.
Le second Adam fut le vrai, le céleste,
Céleste demeure sa postérité.
Il est le seigneur du monde, de la terre. de la mer, du ciel,
Il règne éternellement et partage avec les bienheureux son royaume.
Le Créateur en personne accorda à Adam le privilège
Que les quatre parties du monde portent pour ainsi dire son nom.
Sa lumière et sa puissance témoignent partout qu'Il est seigneur de l'univers.
Anatolè, Dysis, Arctos et Mesembria (l'orient. l'occident, le septentrion, le midi)
Font savamment comprendre tout cela par leurs chants; tous les êtres vivants
Se doivent de reconnaître leur Créateur et Seigneur par une louange
Bienheureuse. Ils célèbrent le Christ, le vrai Fils
Du Père suprême, la vraie droite du maître du tonnerre ;
Ses soins sont bienfaisants, son contact remède salutaire.
[...][79]

Esprit très bon, descends directement de la citadelle céleste

Esprit très bon, descends directement de la citadelle céleste
Pour consacrer à toi l'âme dévouée de ton poète et les coeurs pleins de foi.
Tu es l'esprit de vie promis par le Père,
Que le Christ, divine sagesse, a promis d'envoyer
Le don du Très-Haut, ancien et nouveau par la gloire,
Et la sainte alliance avec sa chère épouse, l'Eglise.
[...]
Le Christ, la sagesse mème du Père, t'a donné en gage
Au monde, il a voulu que tu serves de caution pour sa noble épouse,
Car tu es l'Esprit créateur, tu as modelé
La masse du monde; tu pénètres l'intérieur des choses.
Et aucune créature ne demeurera invisible sous ton saint regard,
Sans que tu la découvres sur-le-champ.
Je sais qu'Isaïe t'a justement réparti en sept dons suprêmes,
Esprit de sagesse et d'intelligence, esprit
De conseil et de courage, esprit de science
Et de piété, esprit de crainte de Dieu.
Le Christ créateur de vie te fait doublement comprendre à ses apôtres
En donnant clairement le commandement du double amour.
Chantons et honorons Dieu de tout notre coeur,
Aimons-le de tout notre amour, donnons lui toute notre intelligence.
Et que tout homme étreigne son frère avec amour.
La sainte croix de Dieu nous montre cela par sa forme accomplie,
Car sa partie verticale nous recommande saintement l'amour de Dieu;
Sa barre transversale apporte la paix qu'il nous a commandé de maintenir avec nos frères.
[...][81]

Toi qui es sainte, bienheureuse et puissante. louange de la Vie et gloire

Toi qui es sainte, bienheureuse et puissante. louange de la Vie et gloire
Du Christ, ô croix vénérable de Dieu, tu apportes le bonheur au monde,
Tu es digne, bonne et pieuse, car tu as fatigué les membres du Christ
Suspendus à ton bois ; tu as arraché les peuples accablés
A l'ombre de leur prison; tu leur as donné le royaume
Qui est situé en haut ; car la longue espérance du ciel,
Rendue jadis justement aux hommes pieux, comble de joie ceux qui sont
Dignes de sa gloire. Le saint juge au visage serein a dispersé sur terre
Les semences sacrées du bien; il les a multipliées et aimées.
Tel fut l'enseignement du Maître, assis en haut de la montagne;
A ses disciples il apporta l'alliance et les saints Traités de la loi.
Selon un ordre bienfaisant, le Seigneur a commencé alors.
Par les saints noms des vertus, à révéler le message sacré
Pour que, descendance bénie du Père, il signifie cela par son enseignement.
Car la croix contient tout ce qui est bon, elle offre à elle seule ce qu'il y a de meilleur,
Elle enseigne le bien et apporte le bonheur à ceux qui l'aiment Ainsi. toi qui vis
En ce monde selon les béatitudes, chante la louange de Dieu avec crainte et amour,
Agis selon la justice : l'ennemi qui te persécute, apporte lui le réconfort.
Console ceux qui pleurent ici-bas, avides de justice, car leur prière s'élève
Vers Dieu et ils contempleront le Christ, conseiller et miséricorde éternelle.
Tout cela forme et rétablit mon âme, et la rassasiera à profusion dans les cieux.
Une attitude prosternée. quand ta bouche est orgueilleuse, ne touche pas le Très-Haut ;
Quand l'homme possède en suffisance richesse et force, mais que ses sentiments
Sont bien éloignés de l'humilité. peu Lui importe que son adorateur se tienne
Humblement prostré sur le sol. Celui qui tient tout dans sa main réclame à juste titre
Non seulement des paroles, mais une conduite douce, et cela, toujourset en tout temps.
Il revient donc aux bienheureux désireux d'habiter dans la lumière
De rechercher, malgré les obstacles. dans ce nombre huit, les dons célestes;
Car, à la résurrection, ils entreront ainsi dans ce royaume grâce à la croix.
Cette croix est la route, l'échelle, la roue, la patrie, le chef, la porte.
Le triomphe, la béatitude et la récompense suprême des justes.
La sainte règle du royaume, placée deux fois à quatre reprises, explique
Que les bons, en montant au ciel, méritent bien les saints dons.
Et le Seigneur universellement puissant. Esprit du Dieu tout puissant,
Veut lui-même que, par les voies de la paix. nous montions au Royaume.
Il a érigé les sept degrés de la grâce dans les astres d'en haut
Pour montrer que les bons peuvent ainsi accéder aux hauteurs célestes,
L'amour, la raison, la lumière. la louange, la bonne vertu, la gloire, la couronne.
Le trône, les accompagnent et s'ajoutent à eux dans la citadelle des cieux [83]

Expliquez le triomphe salutaire du Seigneur victorieux,

Expliquez le triomphe salutaire du Seigneur victorieux,
Langue, dessin, main, lèvres, voix, lettres, intelligence.
La grande gloire de la croix du Seigneur le recherche partout,
Au-dessus des étoiles élevées, dans les profondeurs de l'abîme
Où demeure une pure lumière, où se cachent les silences terribles
De l'éternelle nuit, où la nuit et le jour se succèdent,
Et chacun à son tour cède le pas, jusqu'au moment
Où l'univers entier s'effondrera et où son ordre chancellera.
Cette page parvient avec peine à enchaîner
Sur ce tracé quatre dizaines, dignes éloges pour la croix
Et à assembler étroitement sur un chemin sacré quarante unités,
Pleines de la lumière sereine.
La vertu mystique les orne, les consacre et les honore.
Ce nombre symbolise à juste titre le temps présent:
Par lui, la sainte Eglise tout entière, sous le Christ, son prince.
Affronte pieusement les flèches de son adversaire en ce monde.
Elle s'oppose à la rage de son ennemi, en guerrière courageuse et inébranlable
Dans les combats, la gloire de ses vertus dompte ainsi tous les vices
Par le bouclier de la foi et la pointe du Verbe.
Elle attache fermement la sainte cuirasse de la justice et s'en revêt.
Elle en porte, salvatrice, le casque sur la tête.
Les étendards mêmes de la croix rendent glorieux son front,
Et leur splendeur met en déroute les bannières de ses adversaires.
Car le Seigneur a vaincu sur la croix son cruel ennemi.
Selon ce nombre quarante, le Christ a prolongé au désert
Ses saints jeûnes, sans prendre aucune nourriture.
Il a saisi et arraché à l'étroit gosier de l'orgueilleux ravisseur
L'homme, que sa gloutonnerie avait conduit à accomplir
Son odieux forfait: sa cupidité a attiré la dure colère de Dieu,
Et en même temps son vain amour de l'argent et de la gloire l'a poussé hors du Royaume.
Mais le Seigneur Jésus, notre éternelle rédemption, a chassé l'ennemi ;
Des griffes du diable il a retiré sa proie.
Il est généreux et humble, doux et indifférent au plaisir.
Son combat nous apporte le salut, sa victoire est sainte,
Il siège dans la citadelle des cieux et tourne ses regards vers la terre.
Honneur du monde, la croix triomphe. la croix soutient le monde:
La croix, victoire éclatante du Christ, sera pour moi poème. [85]

La croix sera pour moi poème; prêtez-moi une oreille attentive,

La croix sera pour moi poème; prêtez-moi une oreille attentive,
La louange de la croix s'écoule de ma bouche; ayez l'esprit pieux,
Vous qui avez souci du Christ, sagesse,
Lumière éternelle de Dieu, vous que l'amour conduit à l'immortalité.
Ici se fait entendre la puissance du Créateur, ici se montre
La beauté de l'oeuvre bienheureuse, ici est représentée la gloire de sa création.
Votre honneur vit à jamais, car son origine — la Rédemption — brille, vivante;
Votre triomphe demeure à bon droit immortel dans le ciel,
Car le Christ, pour vous, est partout victoire éclatante.
Lui-même est votre salut ; en mourant pour vous,
Il a. sur le noir démon, fait porter la punition ; il a justement accablé l'Inique
Quand il a vaincu les enfers, par sa mort, il a tué la mort.
Volez et accourez ici avec diligence, vous, les malades.
Celui que la croix salutaire a porté sur son haut tronc
Sera votre médecin ; il a étendu les bras pour vous guérir;
Réclamez d'être soignés et tendez-lui les mains.
Par un toucher fugitif, sa main peut rendre, sur l'heure,
Les bienfaits du repos à celui qui tremble de crainte en ce monde.
Il a le pouvoir suprême, la sagesse et l'intelligence qui apportent le salut;
Il descend du ciel pour que, grâce à lui, le monde se repente,
Que les dommages causés par la crainte de la mort se retirent et que revivent
Les signes de béatitude. Le dessin de la bienheureuse croix signifie
Que cinquante est un nombre salutaire, comblé des présents divins.
Car il symbolise le pardon, le joyeux repos du sabbaL
Il marque le don de l'ancienne loi, après les azymes de la fête ;
Après les saintes solennités de la Pâque,
Il déborde de la puissance du Paraclet qui a été envoyé.
L'amour de la paix le fait reconnaître, de la paix il montre les signes;
Il est parfait par sa beauté, il est parfait par la splendeur de sa gloire.
Il présente cinq croix avec leurs branches; le nombre dix,
Figure toujours adaptée à la croix — et son amie — compte dix unités
Il y a cinq livres de la loi et dix commandements.
Dans le tracé de la lettre et dans sa lecture, tout s'accorde assurément à la croix:
La loi, le nombre, le temps, les mystères, les actes accomplis, la forme du X.
Tous ensemble, louons donc la croix et applaudissons-la;
Acquittons-nous des prières que nous devons au Roi crucifié
Qui a lavé de son propre sang les crimes du monde. [87]

L'effusion et le flot du sang sacré nous ont donc lavés

L'effusion et le flot du sang sacré nous ont donc lavés
De toutes nos impuretés, et le Christ a purifié tous nos péchés;
Car par sa passion, il a supprimé nos souillures
Et détruit l'arrêt rendu contre le monde. Le Créateur
A fondé l'enseignement lumineux de l'Evangile et il nous l'a donné à imiter.
Cet écrit nous interdit les mauvaises actions et récuse toutes les vaines idoles.
Il nous montre la vie, il est prêché dans l'univers entier.
Par l'ascension du Seigneur universel, il indique la lumière des vertus
Et dévoile la parole par laquelle les écrits mystérieux de l'Ancien Testament
Démontrent la grandeur des dons divins que le Christ a offerts à tous
Par sa bouche. Cette lettre lambda contient cent vingt signes,
Non pas en une lettre mais en quatre;
Elle explique aux fidèles les grands mystères et les grandes joies de la foi,
Elle leur montre le remède apporté par la grâce et le bien collectif
Que l'Esprit, créateur par sa parole, lumière de feu,
A offert aux hommes en leur donnant la compréhension universelle des langues.
Dès lors, remplie d'allégresse, l'assemblée des croyants répand partout
ce nom sacré ;
Elle lance le filet de l'Evangile pour que la vaste senne.
Remplie dans l'abîme du monde, ramène l'humanité et la retienne
Dans les mailles de la croix ; ainsi, comme il convient, le Christ recommande
En tout lieu à l'homme ses signes la croix manifeste la grandeur de ses dons
Chez un grand nombre, et y ajoute les justes récompenses du Fils.
Le Seigneur du monde les crée, les développe et les multiplie
Pour ceux qui les ont justement méritées: il est le Roi des rois.
Avec le Père suprême, il gouverne le monde entier par son autorité;
En juste gage de notre salut, il nous a donné le Paraclet
Pour qu'il nous dirige, nous conserve et nous conduise aux demeures de la Vie.
Chantez-la pieusement, chantez-la bien pour célébrer le Christ,
O peuples et langues, reconnaissez votre vrai Roi,
Qui est puissance du Père; l'affreuse mort et ses aiguillons
Ont succombé devant son pouvoir; reconnaissez-le comme le Père du monde.
Cette louange, née d'une authentique semence, a pour aboutissement
Le repos éternel: tel est l'ordre donné à notre nature
Pour qu'elle n'observe que ces préceptes et attende les dons de la vie bienheureuse.
Telle est notre gloire. notre vertu. la cause du repos suprême.
Il observe bien les lois de la religion, il est libre ici-bas, celui qui désire
Les biens suprêmes et adopte une conduite raisonnable à l'égard des biens de ce monde. [89]

Aussi la vraie loi de Dieu doit-elle être prouvée par le sort bienheureux

Aussi la vraie loi de Dieu doit-elle être prouvée par le sort bienheureux
De la croix du Christ, qui délivre l'univers de la colère divine
Et le conduit à la vie éternelle; après la chute du premier habitant
De la terre, le naufragé aborde au port du repos.
A cause du bois défendu, la male mort avait vaincu
Toute la race humaine et l'avait sauvagement détruite:
Utilisant le bois pour la retirer de la gueule de la mort.
Notre Rédempteur, avec raison, a voulu dresser le pieu de la croix
Pour que l'affreux Ennemi vomisse sur la terre ferme l'humanité qu'il avait
Cruellement engloutie dans son ventre humide et qu'il subisse ensuite un châtiment mérité;
Car, avec férocité et méchanceté, le voleur avait usurpé de force la seigneurie.
Dieu le créateur a voulu faire comprendre cela
Dans l'enseignement que contiennent les livres des Testaments ; le Très-Puissant a prédit l'oeuvre
De la croix, il l'a enseignée et proclame qu'il l'a accomplie.
C'est pourquoi la croix montre et démontre qu'elle se tourne
Tout entière vers la lumière étincelante; nous indiquant le chemin,
Elle témoigne justement que, par tous les airs, elle est un phare pour les justes.
Elle appelle les nations et les peuples à s'élever jusqu'aux astres, elle proclame
Qu'ils ont été arrachés au Malin, elle sait que ceux qui ne cessent de prier pendant la nuit
N'ont pas de mince mérite et elle les conduit ensuite aux hauteurs du Royaume.
Une fois l'Ennemi chassé et sa victoire établie, elle ne nous abuse pas par ses artifices
Mais, seule maîtresse du genre humain, elle accomplit des miracles.
Par ses dons, elle apporte à toute la création
Piété, calme. douceur, tranquillité, rédemption.
Par ce nombre soixante-douze, elle montre combien le monde possède de langues
Et de façons de s'exprimer ; par ce nombre, le Sauveur ouvre aux arrivants
L'accès du chemin suivi par ses disciples.
Car on dit qu'il y a soixante-douze langues dans le monde;
D'après les Saintes écritures, le Créateur veut que, le huitième jour,
Les dépouilles des bienheureux viennent à juste titre compléter les neuf ordres
D'esprits; et que, ce même jour, il terminera les siècles par cette fin.
En souffrant la Passion, le Créateur a consumé tous les crimes du monde
Dans l'ardeur du brasier de la croix.
Mais son enveloppe charnelle a clairement fait apparaître sa nature divine
Aux élus et a mis au jour la lumière de la sagesse;
Assurément. l'ordre du monde manifesté dans la croix a fait aimer la loi divine,
Rendue justement légère, suave et riche par le présent des cieux. [91]

Le Christ, mon amour et ma prière, m'offre ces pieux présents.

Le Christ, mon amour et ma prière, m'offre ces pieux présents.
Qu'il soit la récompense de mon poème, ma voie, ma part fidèle de repos;
Il approuve et soutient tout ce qui est bon, répand justement
Ses dons si nombreux et si grands sur ses serviteurs; dans sa miséricorde,
Il encourage tous les hommes; le Créateur leur promet
Qu'ils pourront bientôt gagner la citadelle, le sceptre et les royaumes du ciel,
Si, par l'espérance, la foi solide dans le Très-Haut et la pure charité.
Ils ont des désirs saints ici-bas et s'ils n'aiment éperdument ni ne songent aux entreprises
De ce monde. Le Christ est venu sur terre porter la division : il a semé
Des présents agréables, puissant fruit de paix dans le monde ancien.
Ainsi, le Maître a enseigné aux hommes ses commandements, il leur a interdit
De se précipiter tête baissée dans les lieux mauvais: il leur a ordonné
de connaître
Les commandements de l'Ev-angile et d'adoucir la cruauté de leurs moeurs ;
Ainsi, quand le Créateur, lors de son avènement en ce monde, donnera aux justes
Les récompenses du Père céleste, le Dieu juste, dans la citadelle étoilée,
Présentera de sa main droite ses dons bienfaisants à ceux qui en sont dignes par leurs mérites.
Ce nombre — douze cent soixante — marque les deux avènements
Du Seigneur qui guérit: le premier, quand il chassa d'ici-bas le tyran,
Quand, fait homme en ce monde, à l'univers il a donné de si grands biens
Et quand, après son baptême, il a proclamé pour tous une parole de vérité;
Le second quand, sur ordre du Père suprême, le Sauveur descendra sur terre
En juste juge et homme. La trompette de l'Apocalypse prédit qu'il donnera alors
Là-haut de saintes récompenses aux élus qui contempleront sans cesse la face
Sacrée du Très-Haut; la véritable multiplication des talents annonce
Qu'ils ont été engendrés en raison de leurs mérites pour offrir à Dieu des cantiques.
Comme l'écrit sereinement l'Apocalypse, l'assemblée des saints a coutume
De les chanter, et les armées de lumière de dire ici:
« Gloire et puissance au Très-Haut, aujourd'hui et pour toute l'éternité ».
Ils font résonner l'Alleluia ; pour eux. il n'y aura plus de plainte dans la Demeure.
Nous devons apaiser partout notre Dieu et Seigneur — et que l'Ecriture
Nous y aide! — quand le Christ apparaîtra triomphant, tel qu'il est
Dans la sainte citadelle céleste, la foule des serviteurs, sans rien laisser
Perdre de bon, enlèvera et écartera au jour de la colère tous les scandales
Afin que le Christ envoie ses fidèles, tels des grains de blé, dans le grenier divin.
Heureux celui qui a possibilité et permission de monter au ciel
Et de contempler le visage joyeux du Christ Seigneur!
A celui qui aime profondément est donnée la perfection tout entière.
Avec les choeurs des anges. partout il se répand en louanges pleines d'allégresse
Et chante de tout son coeur des hymnes au Christ
Avec raison, son désir ne peut se lasser d'entonner de nouveaux cantiques,
Car il connaît bien alors les royaumes éternels et leurs joies.
[...][95]

Chantez maintenant un cantique nouveau, bénissez le Christ,

Chantez maintenant un cantique nouveau, bénissez le Christ,
Peuple aimé de Dieu, très saint ordre virginal,
Faites entendre un chant inimitable par d'autres,
Célébrez la gloire immortelle devant le trône céleste.
Devant les vingt-quatre Anciens, devant les quatre
Animaux d'en haut aux formes diverses.
Pour le Christ, pour l'agneau puissant et immaculé, vous êtes prémices:
Pour le vrai Dieu. vous êtes honneur d'un groupe immaculé.
Vous êtes les troupes qu'il a rachetées par la pourpre de son sang;
Vous qui êtes terrestres, vous chantez à bon droit la victoire céleste.
Votre main. frappant la cithare, apaise par la louange le visage divin,
Elle emplit en tous lieux de ses sons les portiques sacrés,
Comme les sons, dans l'éther. quand gronde le fracas du tonnerre.
Comme le son de nombreuses cascades emplit les vallées.
Votre langue ignore la ruse et ne connaît pas l'iniquité:
[...][97]
Par ce poème que, dans les hautes demeures, les justes chantent et
Chanteront sans fin dans leur prière. Avec raison, il te plaît maintenant
Que nous accomplissions les ordres du Maître du tonnerre
Par notre esprit, notre attitude. nos actes, les mots que prononce notre bouche
Ce n'est pas une justice purement verbale qui recevra les récompenses
De la charité, mais une véritable vertu bien accompagnée de paroles.
Une louange qui chante avec grandiloquence. exprime de hautes volontés,
Mais a peu de mérite et ne peut être une bonne louange: elle est une imitation
Mensongère de la vérité. Ainsi donc, louez fidèlement le Christ
Par vos chants, vous, peuples célestes, puissanteS vertus,
Multitude des justes qui résidez dans la citadelle du ciel.
Chantez au Christ dans l'éternité. Amen. Alleluia. [99]
Le témoignage des prophètes t'honore justement, ô croix,
Le témoignage des prophètes t'honore justement, ô croix,
Il célèbre, exalte et fait résonner tes exploits à venir.
Les paroles sacrées que proféra alors ce peuple inspiré,
L'Esprit saint les leur avait confiées à l'intérieur d'eux-mêmes;
Elles disent que le Christ répare toutes choses et que
Le Seigneur cloué sur toi donne aux bons l'accès du Royaume.
David a prédit qu'il aurait, en ce monde, les mains et les pieds transpercés,
Qu'on lui donnerait du fiel à manger et du vinaigre à boire.
Il a affirmé que le Roi se manifesterait à tous sur ton bois.
Isaïe dit que la souveraineté repose sur les épaules de cet enfant ;
Dans une parole bienheureuse, il décrit son corps meurtri, ses bras étendus,
Sa face couverte de crachats, sa mort, la fourberie des Juifs
Et les exilés d'Israël qui accourent vers toi, ô croix dressée.
Jérémie le décrit comme un agneau, comme le saint holocauste
Conduit muet au sacrifice, et qui doit sur le bois devenir nourriture.
Dans sa vision, Ezéchiel voit que le signe formé par la lettre Tau
Ressemble à une croix qui guide et délivre le peuple.
Ainsi, tu es apparue aux prophètes sainte, salutaire et puissante.
O croix, tu as plu aux êtres célestes; tu gouvernes notre monde.
Daniel affirme que le Christ devait, ici-bas. être maltraité
Par le peuple inique et que tous les péchés prendraient fin par sa mort.
Osée prédit que le peuple recevrait son salut par la mort de la mort
Et Joël que, lorsqu'en sonnerait l'heure.
Le soleil et les étoiles ne répandraient plus leur lumière sur la terre.
Pour cette raison. Amos avait prédit que les fêtes impies deviendraient deuil.
Abdias a expliqué les ruses des Juifs et Jonas la mort du Christ.
Michée l'a appelé montagne de Dieu; Nahoum annonce sa vengeance;
Habacuc prédit par sa parole la sainte croix et ses branches.
Jadis, Sophonie s'entendit révéler le jour amer de la colère du Seigneur,
Aggée affirma qu'il ébranlerait les cieux et la terre.
Zacharie montre Jésus en haillons,
Les mains percées, et la foule qui pleure sur lui.
Malachie reconnaît la domination sur terre du souverain
Qui purifie le monde et ses serviteurs sur un bûcher ardent.
Par leur parole, ces prophètes ont sans erreur raconté tes exploits,
O sainte croix; par eux, le Créateur les a proclamés;
Tu les as tous accomplis, ô sainte passion du Christ. [103]

Majesté toute puissante, haute vertu, Sabaoth,

Majesté toute puissante, haute vertu, Sabaoth,
Seigneur du ciel, créateur suprême des vertus,
Tu as véritablement façonné le monde et racheté les hommes,
Tu es l'objet de ma louange, tu es puissance, gloire et salut,
Tu es le roi, le docteur, le chef, le maitre cher à mon coeur.
Le pasteur qui nous mène aux pâturages, le vrai protecteur du troupeau.
Tu es mon lot, ô saint sauveur et créateur,
Tu es le chef, la voie, la lumière, la vie, la bonne récompense,
La porte du royaume, la voix, le sens, la parole, le fruit joyeux des vertus.
Vers toi, j'ai dirigé mes paroles, vers toi je les dirige encore
Une dernière fois. Mon esprit, tout entier tendu vers toi, te célébre;
Tout ce qu'avec bonheur la langue, la main, la bouche,
Un coeur humble, une vie juste, une volonté consacrée expriment.
Tout te loue et te chante, Christ serein.
Car, prosterné et joyeux, je t'adore, Seigneur; avec humilité
Je te salue et m'adresse à ta croix: ô bois, je t'implore, toi qui es
Espérance et autel, je t'implore: emporte-moi d'ici-bas sur ton autel.
Tel est l'éclat de mon ardeur, tel est le feu de mon amour,
Telle est l'exigence première de mon esprit, de mes paroles et de mes lèvres,
Telle est la soif de mon âme, telle est sa grande faim.
O Christ de bonté, dans ta sainteté, accepte-moi comme un serviteur
Offert sur ton autel que je sois ta victime, ô Jésus,
Que je te sois offert en sacrifice, que ta crucifixion désormais
Me consume tout entier. que ta passion modère le bouillonnement
De ma chair, brise mes vices, affaiblisse mes mouvements
De colère, réfrène ma langue. m'inspire des paroles de piété.
Pacifie mon esprit et me conduise à une vie honnête.
Car, lorsque ton avènement de feu étincellera dans tout l'Olympe,
Que ta chaleur réduira en cendres les méchants,
Que la tempête hurlera, que la corne de l'Apocalypse mugira sur la terre.
Que le signe de la croix apparaîtra dans le ciel,
Alors, je t'en prie: qu'elle m'arrache aux flammes vengeresses
Et protège son poète privilégié de la colère de l'Agneau pour lequel
Je chante; fasse le ciel que moi, Raban, par ma bouche. mon cceur. ma main,
Je célèbre justement en vers le don qu'il faut rappeler et chanter sans cesse:
Avec bonté. Jésus m'a donné la vie sur l'autel de la croix,
Quand, avec bonté, il m'a, grâce à elle, arraché aux profondeurs
	du bûcher infernal.
Maintenant, ô Christ, donne-moi le repos dans la citadelle d'en haut.
Je t'en prie, je l'espère et crois que toutes tes promesses
Sont vraies; par ma piété et ma foi, j'affirme
Que tu es véridique et que tu accomplis toutes choses selon l'ordre et le Jugement
Véritables. Rejoins maintenant les êtres célestes; tu triomphes justement
Dans les cieux. O louange toujours sainte et sans fin de la croix, adieu!
[...]
	

SYMÉON LE NOUVEAU THÉOLOGIEN 949-1022

INTRODUCTION, TEXTE CRITIQUE ET NOTES
PAR Johannes SODER
TRADUCTION PAR Joseph PARAMELLE, s. j.
TOME I

HYMNE I

Sur l’illumination divine et la lumière de l’Esprit-Saint […]

…. ce soleil que nous contemplons dans le monde :

il éclaire, il n'est pas éclairé; il brille, il ne reçoit pas de lumière,
car il possède celle qu'il a reçue dès le commencement, du Créateur. 
Si donc, en faisant le soleil, Dieu, le créateur de tout,
l'a fait sans nul besoin, pour prodiguer sa lumière	15
sans rien attendre de plus d'aucun autre être,
comment recevrait-il gloire de moi, l'infime,
car il est sans aucun besoin, le créateur du soleil,
celui qui de toute espèce de bien comble tous les êtres,
d'un signe, d'un vouloir, lui qui possède la force.	20
Ici, ma langue manque de paroles
et ce qui s'accomplit, mon intelligence le voit, mais ne l'explique pas : 
elle contemple, elle désire le dire et elle ne trouve pas de mot :
ce qu'elle voit est invisible, entièrement dépourvu de forme,
simple, sans aucune composition, infini en grandeur.	25
En effet elle ne voit pas de commencement, ne découvre jamais de fin
et ignore toute espèce de milieu : comment donc dirait-elle ce qu'elle voit?
C'est l'ensemble, récapitulé, à mon avis, qu'on voit, 
non certes par essence, mais par participation.
En effet, tu allumes un feu à un feu, c'est le feu tout entier que tu prends, 			30 
et pourtant le feu reste, non partagé, sans avoir rien perdu, 
bien que le feu transmis soit séparé du premier 
et passé à beaucoup de lampes, car c'est un feu matériel. 
Mais celui-ci est spirituel, il est indivisible,
absolument impossible à séparer et à partager.	35
Non pas un feu qu'on transmet et qui en forme plusieurs autres,
mais à la fois il demeure indivisible et se trouve en moi.
Il se lève en moi, au dedans de mon pauvre
coeur, tel le soleil, ou tel le disque solaire
il se montre sphérique, lumineux, oui, tel une flamme.	40
Je ne sais — je le répète — ce que je puis en dire
et je voulais me taire — si seulement j'avais pu !
mais la merveille redoutable fait bondir mon coeur
et ouvre ma bouche, ma bouche souillée,
et, malgré moi, me fait parler et écrire.		45
Toi qui t'es levé à l'instant dans mon coeur enténébré,
toi qui m'as montré des merveilles que mes yeux n'avaient point vues,
toi qui es descendu jusqu'en moi comme dans le dernier de tous,
toi qui m'as fait disciple et fils d'un apôtre
moi que le terrible dragon homicide		50
retenait auparavant comme ouvrier et instrument de toute iniquité,
— toi le soleil d'avant tous les siècles qui as brillé dans les 	enfers 
et qui as ensuite éclairé mon âme plongée dans les ténèbres 
et m'as fait don d'un jour sans déclin
— oh! la chose difficile à croire pour les lâches et paresseux de mon espèce! — 55
toi qui as comblé de tous les biens la misère qui m'habitait,
toi-même, donne-moi une voix, fournis-moi des paroles
pour raconter à tous tes oeuvres stupéfiantes
et ce que tu opères (encore) aujourd'hui en nous tes serviteurs,
afin que ceux qui dorment dans les ténèbres de la négligence 		
60
et qui disent : « Impossible aux pécheurs de se sauver 
[…]

...l'incessant accroissement de la splendeur divine.
Le progrès en effet sera sans fin, au long des siècles,	
180
puisque l'arrêt de la croissance vers cette fin infinie 
ne serait rien d'autre que la saisie de l'insaisissable 
et que deviendrait objet de satiété celui dont nul ne peut se rassasier;
au contraire, d'en être comblé et d'être glorifié dans sa lumière
creusera un progrès sans fond et un commencement indéfini :	
185
de même que, tout en possédant le Christ qui a pris forme au-dedans d'eux
ils se tiennent auprès de lui qui brille (d'une lumière) inaccessible,
de même en eux la fin devient principe de la gloire 
et — pour t'expliquer plus clairement ma pensée —
dans la fin ils auront le principe et dans le principe la fin.
Considère, je t'en prie, que celui qui est comblé n'a pas besoin de plus,
tandis que la fin de l'infini, nul coureur ne l'atteindra. 
Que passe en effet ce ciel que nous voyons 
avec la terre et tout ce qu'elle contient, représente-toi (alors) ce que j'ai dit :
on atteindra le lieu où l'on trouvera son achèvement,	
195
je ne parle pas d'un lieu corporel, mais par l'esprit tu pourras
atteindre la plénitude du monde incorporel : 
ce n'est pas le monde, mais l'air comme il était avant,
même pas l'air, mais ce réceptacle inexprimable qu'on appelle le Tout
et qui est un abîme indéfini, de tous côtés,
200
tout entier également dans tous les sens, de part et d'autre :
c'est ce Tout qui est empli de la divinité de Dieu.
Aussi ceux qui en ont leur part, qui y ont leur demeure,
comment l'embrasseraient-ils tout entier, pour en être rassasiés ?
comment atteindraient-ils la fin de ce qui n'a pas de fin, dis-moi ? 
205	
Cela est impossible, de toute façon, il n'y a pas moyen : 
et c'est pourquoi, ni dans les saints qui vivent ici-bas, 
ni dans ceux qui sont déjà passés de l'autre côté, en Dieu, 
une telle pensée ne saurait pénétrer;
recouverts qu'ils sont par la lumière de la gloire divine	
210
ils sont éclairés, ils brillent, ils jouissent de ces délices
et ils savent vraiment, dans une totale certitude,
que l'achèvement en sera indéfini
et que la croissance de la gloire jaillira éternellement.
[...]

HYMNE II

Je me suis uni, je le sais, également à ta divinité
et suis devenu ton corps très pur,			15
membre brillant, membre réellement saint,
membre resplendissant, transparent, lumineux.
Je vois la beauté, je considère l'éclat,
je reflète la lumière de ta grâce ;
et je contemple avec stupeur cette splendeur indicible, 20
je suis hors de moi en pensant à moi-même :
ce que j'étais, ce que je suis devenu — ô merveille !
Je prends garde, je ressens devant moi-même un respect,
une révérence, une peur, comme devant toi-même,
et je ne sais que faire, devenu tout timide,	 25
où m'asseoir, de qui m'approcher
et où poser ces membres qui sont les tiens,
à quelles oeuvres, à quelles actions, ces membres
je pourrais bien les employer, redoutables qu'ils sont et
	divins.
Donne-moi de parler, et aussi de faire ce que je dise, 30
ô mon Artisan, mon Créateur, mon Dieu!
— car si ce que je dis je ne le réalise pas effectivement, 
je suis devenu un airain qui résonne vainement à grand bruit
sans percevoir le son des coups.
Non, ne me délaisse pas, ne m'abandonne pas, 35
ne me laisse pas errer, mon Sauveur,
moi misérable, pauvre et étranger,
débiteur envers toi de dix mille talents [...]

HYMNE III

Le moine est celui qui est pur du monde
et s'entretient continuellement avec Dieu seul;
il le voit et en est vu, l'aime et en est aimé,
et devient lumière, parce qu'éclairé de manière ineffable ;
glorifié, il se voit toujours plus pauvre : 5
intime, il est comme un étranger
— ô merveille totalement étrange et inexprimable!
A cause de ma richesse infinie je suis un indigent
et pense ne rien avoir, quand je possède tellement,
et je dis : « J'ai soif », par surabondance des eaux 10
et « qui me donnera », ce que je possède en abondance,
et« où trouverai-je », celui que mes yeux voient chaque jour.
« Comment saisirai-je » celui qui est au dedans de moi,
et en dehors du monde, puisque totalement invisible ?
— Que celui qui a des oreilles pour entendre entende 15
et comprenne en vérité les paroles de l'illettrée!

HYMNE VIII

[…] 
Plus en effet je serai purifié et illuminé, malheureux, 
plus apparaîtra l'Esprit qui me purifie, 
et (plus) chaque jour, il me semble, je commence à être purifié et à voir.
Dans un abîme sans limites, dans une hauteur sans mesure,
qui pourra trouver un milieu ou une fin ? 45
Je n'ignore pas sa grandeur, mais je ne peux la mesurer, 
je désire toujours davantage et à chaque instant je gémis, 
car ce que j'ai reçu est peu -- même si cela me paraît beaucoup —
au regard de ce que je soupçonne exister encore loin de moi,
que je vois et que je désire, croyant ne rien avoir, 50
sans me rendre aucun compte de la richesse déjà reçue.
J'ai beau voir le soleil, je n'en tiens pas compte.
Comment cela ? écoute et sois persuadé de ce que j'éprouve :
doux est le soleil, indiciblement, à ressentir,
et il attire l'âme à un désir inexprimable et divin ; 55
elle, en le voyant, s'embrase et brûle de désir
et voudrait contenir en elle-même tout ce qui lui apparaît,
mais elle ne peut pas, et de cela elle s'afflige
et ne tient pas pour un bien de voir ou d'éprouver.
Lors donc que celui que je vois, que rien ne peut contenir, 60
que nul en vérité ne peut approcher, voudra avoir pitié
de mon âme affligée et humiliée,
aussitôt, tel qu'il se laisse voir brillant devant mon visage,
tel il se fait voir tout entier en moi, fulgurant,
et lui tout entier me comble d'une joie entière, d'une totale 65
convoitise, d'une douceur, moi pauvre créature, toute divine...
soudain changement, étrange transformation,
ce qui s'accomplit en moi est inexprimable.
Si en effet quelqu'un voyait ce soleil
que nous voyons tous, descendre au dedans de son coeur, 70
y habiter tout entier et tout entier y briller,
ne resterait-il pas, d'étonnement, mort et sans voix,
et tous ceux qui le verraient, frappés de stupeur ?
Mais celui qui voit le créateur du soleil, tel un flambeau,
briller au dedans de lui, y agir, y parler, 75
comment à cette vue ne serait-il pas frappé de stupeur,
frissonnant, comment n'aimerait-il pas celui qui lui donne la vie? 

HYMNE XIII

[…] 
Essence immuable, indivisible, trois fois sainte, 40
lumière simple et sans forme, absolument sans composition,
incorporelle, inséparable, insaisissable à toute nature, 
comment t'es-tu fait voir semblable à moi, connaître aux habitants des ténèbres,
porter par les mains de ta Mère très sainte, 
et attaché comme un meurtrier, as-tu souffert comme un malfaiteur 45
dans ton corps, ô Roi, si fort tu voulais me sauver 
et me faire remonter dans ton paradis de gloire ?
Telle était ton Économie, tel ton Avènement,
telle ta miséricorde et ton amour pour les hommes,
qui s'est manifesté pour nous, ô Verbe, pour tous les hommes, 50	
fidèles, infidèles, païens, pécheurs, saints :
car elle est commune à tous ta manifestation,
salut et rédemption des vivants et des morts.
Mais ce qui se produit secrètement en moi, le prodigue,
et s'accomplit partiellement dans une inconscience consciente
— consciente certes en ce qui me concerne, mais inconsciente pour les autres—,
quelle langue pourrait le dire, quelle intelligence l'expliquer,
quel langage l'exprimer, afin que ma main l'écrive ?
Chose effrayante en vérité, Maître, effrayante au delà de toute expression,
que se montre à moi la lumière que le monde ne possède pas, 
que m'aime Celui qui n'est pas au dedans de ce monde
et que j'aime Celui qui n'est nulle part dans les choses visibles.
Je suis assis sur ma couche, tout en étant en dehors du monde,
et, étant au milieu de ma cellule, Celui qui est en dehors du monde,
je le vois ici présent, je le vois et je lui parle 65
et — ose donc le dire! — je l'aime, et lui de son côté m'aime,
je mange, je me nourris de cette contemplation seule
et, ne faisant qu'un avec lui, je franchis les cieux.
Que ceci soit vrai et sûr, je le sais,
mais où alors se trouve mon corps, c'est ce que j'ignore.	
Je sais que descend celui qui demeure immobile,
je sais que m'apparaît celui qui demeure invisible ;
je le sais, Celui qui est séparé de toute la création
me prend au dedans de lui et me cache dans ses bras,
et dès lors je me trouve en dehors du monde entier. 75 
Mais à mon tour, moi mortel, moi tout petit dans le monde, 
je contemple en moi-même, tout entier, le créateur du monde,
et je sais que je ne mourrai pas, puisque je suis au dedans de la vie
et que j'ai la vie tout entière qui jaillit au dedans de moi.
Il est dans mon coeur, il demeure dans le ciel; 80 
ici et là il se montre à moi également éblouissant.
Mais de quelle façon tout cela arrive, comment le 	comprendrais-je exactement? 
et comment pourrais-je exprimer, tout ce que je comprends et vois ? 
Ce sont choses indicibles en vérité, absolument ineffables,
[…]
TEXTE CRITIQUE PAR Johannes RODER
TRADUCTION ET NOTES PAR Louis NEYRAND, s. j.
BIBLIOTHÈQUE
TOME II	
LES ÉDITIONS DU CERF, PARIS, 1971

HYMNE XVIII

Qui pourra, ô Maître, parler de toi?
Ceux qui t'ignorent, échouent, car ils ne savent rien du tout 
et ceux qui reconnaissent ta divinité dans leur foi
sont saisis d'une grande crainte et restent stupides de frayeur
et ils ne savent que dire car tu es au-delà de (notre) esprit. 5
Entièrement incompréhensibles, entièrement insaisissables
sont tes oeuvres, et ta gloire et la connaissance qu'on a de toi.
Que tu es, nous pouvons le connaître et ta lumière, nous la voyons,
mais quel tu es et de quelle sorte, tous nous l'ignorons.
Pourtant nous avons l'espérance, nous possédons la foi 10 
et nous savons l'amour que tu nous as donné, 
sans limite, indicible, que rien ne peut contenir,
qui est lumière, lumière inaccessible, lumière qui opère tout.
(Cette lumière) nous la nommons3 ta main, nous l'appelons ton oeil,
ta bouche très sainte, ta puissance, ta gloire,		15
nous y reconnaissons ton visage, beau plus que tout. 
C'est un soleil inacessible aux plus élevés dans (la connaissance) de Dieu. 
C'est une étoile qui brille toujours, pour ceux qui ne peuvent en recevoir davantage. 
Elle s'oppose au chagrin, elle chasse la haine
et fait disparaître entièrement la jalousie de Satan.	20
Au début elle consume, elle affaiblit en purifiant, 
elle repousse les raisonnements, elle réprime les mouvements,
elle enseigne à se cacher et à s'humilier, 
elle ne permet pas de se disperser, ni non plus de s'agiter.
C'est elle encore qui, en brillant, écarte le monde 25
et crée l'oubli de tous les ennuis de la vie.
C'est elle qui nourrit d'ordinaire et guérit la soif
et accorde sa puissance à ceux qui peinent pour le bien.
C'est elle qui apaise la colère et l'ébullition du coeur,
et ne permet pas qu'on se fâche ou qu'on se trouble. 30
Quand elle s'enfuit, ceux qu'elle a blessés la poursuivent
et avec un grand amour, du fond du coeur, la recherchent.
Mais quand elle revient et apparaît et brille dans sa bonté,
elle fait que ceux qui la poursuivent se détournent et se replient
et que ce qu'ils recherchaient tant, ils le refusent par crainte, 35
s'estimant indignes du bien qui dépasse toute la création.
Ô faveur inexprimable !
Que ne fait-elle pas, en effet, et que n'est-elle pas?
Elle est charme et joie, douceur et paix,
[…]

HYMNE XL

De nouveau la lumière m'illumine,
de nouveau elle se fait clairement voir, 
de nouveau elle ouvre les cieux, de nouveau elle déchire la nuit,
de nouveau elle crée tout, de nouveau je ne vois plus qu'elle, 
de nouveau elle me fait sortir de toutes les réalités visibles
et aussi, merveille ! m'éloigne du sensible. 5
De nouveau celui qui est au-dessus de tous les cieux,
que jamais aucun homme n'a vu,
sans ouvrir les cieux, sans déchirer la nuit,
sans écarter l'air ou le toit de la maison,
se trouve tout entier, indivisiblement, avec moi le misérable,
à l'intérieur de ma cellule, à l'intérieur de mon esprit,	
au milieu de mon coeur, oh ! redoutable mystère !
Alors que tout demeure tel quel, la Lumière s'approche de moi
et m'emporte au-dessus de tout
et, alors qu'elle est au milieu de tout ce qui est, elle me fait 15 sortir de tout.
Je ne sais si c'est aussi avec mon corpsl, mais alors je parviens là-haut
vraiment tout entier, là où il n'y a plus qu'une lumière
simple, dont la vue me rend tout simple dans l'innocence.
[…]

FRANÇOIS d’Assise 1181-1226 & DANTE -1321 & autres

Fonti Francescane
Terza edizione rivista e aggiornata
Scritti e biografie di san Francesco d'Assisi
Cronache e altre testimonianze del primo secolo francescano
Scritti e biografie di santa Chiara d'Assisi
Testi normativi dell'Ordine Francescano Secolare
Questa edizione tascabile è una fotoriprodu-zione in formato ridotto delle Fonti France-scane, 
III edizione 2011, rivista  e aggiornata.

CANTICO DI FRATE SOLE

[ajout de la présentation suivie de la traduction française (Ed. du VIIIe Centenaire):

Le Cantique est le seul texte de François d’Assise (1182-1226) dont nous possédions le texte en langue d’époque, transmis par le Speculum Perfectionis, authentifié  par les Vitae de Thomas de Celano. Très beau poème — François était formé à la poésie lyrique du stil nuovo et connaissait la langue française de par sa mère d’origine probablement picarde — il exprime la reconnaissance, envers le monde naturel donné à tous, du mystique qui devient aveugle. Sans avoir appris l’italien, il suffit de le « lire » des lèvres pour retrouver les mots correspondants de notre langue].


26315 
1 Altissimu, onnipotente, bon Signore (1),
Tue so' le laude, la gloria e l'honore et onne benedizione.
Ad Te solo, Altissimo, se konfane (2),
e nullu homo ène dignu Te mentovare (3).

Très haut, tout puissant bon Seigneur,/à toi sont les louanges,/la gloire et l’honneur,/et toute bénédiction. À toi seul, Très-Haut, ils conviennent,/et nul homme n’est digne de te nommer.16.

5 Laudato sie, mi' Signore, cum (4) tutte le Tue creature,
spezialmente messor (5) lo frate Sole,
lo quai è iorno et allumini noi per lui (6).
Et ellu è bellu e radiante cum grande splendore:
de Te, Altissimo, porta significazione (7).

Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,/spécialement messire le frère Soleil,/lequel est jour, et tu nous illumines par lui. /Et lui, il est beau, et rayonnant avec grande splendeur : /de toi, Très-Haut, il porte signification.


10 Laudato si', mi' Signore, per (8) sora Luna e le stelle:
in celu l'ài formate clarite (9) e preziose e belle.

(1) Nei tre aggettivi che aprono il Cantico tornano i poli fondamentali della meditazione teologica di Francesco: Dio altissimo nel suo mistero, onnipotente nella creazione, buono e misericordioso nell'opera della salvezza.

(2) «Si confanno, si addicono solo a Te». A conferma del legame profondo, in frate Francesco, tra pensiero religioso e linguaggio che lo esprime, il termine «Iode» e i suoi derivati negli Scritti sono riferiti sempre ed esclusivamente a Dio, mentre i tre titoli divini del verso di apertura del Cantico e i quattro sostantivi che costituiscono la dossologia («formula di iode») del secondo verso ricompaiono tutti nella preghiera conclusiva delle Lodi per ogni ora (FF 265).

(3) Mentovare: «fare menzione di Te, nominarti» con una lode degna. Dalla consapevolezza dell'incapacità dell'uomo a lodare degnamente il suo Signore, nasce l'invito alla iode universale, con un dinamismo interno analogo a quello messo in atto nel «rendimento di grazie» della prima Regola: «E poiché tutti noi miseri e peccatori non siamo degni di nominarti, supplici preghiamo che il Signore nostro Gesù Cristo Figlio tuo diletto, nel quale ti sei compiaciuto (cf. Mt 17,5), insieme con lo Spirito Santo Paraclito ti renda grazie cosi corne a te e a lui piace...» (Rnb 23,5).

(4) Da intendere: «sii lodato per mezzo di tutte...», oppure, «sii lodato (sottin-teso: da noi) in unione con tutte le tue creature». Per coerenza con il pensiero di Francesco, è da escludere che le creature possano essere destinatarie dirette della Iode, corne avverrebbe interpretando: «Sii lodato, mio Signore, e insieme a te siano Iodate tutte le tue creature». L'autentica «gloria» delle creature consiste nel lodare il loro Creatore.


(5) Messor, «mio signore», ma anche frate, «fratello»: altissimo e insieme vicino, come il Dio di cui porta significazione (v. 9).

(6) «Il quale è luce diurna e Tu ci illumini per mezzo di lui» (loi, nel codice Assisano).

(7) Porta significazione: «parla, è segno parlante» di Dio, il quale «è luce, e in lui non ci sono tenebre» (l Gv 1,5). Dietro, si sente la parola del salmista: «I cieli narrano la gloria di Dio, e l'opera della sue mani annunzia il firmamento» (Sal 18,2). Nel Cantico, corne nel creato, ogni creatura è se stessa, ma è anche immagine e voce del Creatore.

(8) Qui e nelle lasse seguenti, il per va inteso in senso strumentale («per mezzo di sorella Luna», «per mezzo di fratello Vento»), non in senso causale («a causa di...»), che distoglierebbe la pienezza della iode dal Creatore, dirottandola sone creature.

(9) Il diminutivo di claro definisce la luce tenue delle stelle, di contro al sole radiante cum grande splendore (v. 8).

Laudato si', mi' Signore, per frate Vento
e per aere e nubilo e sereno et onne tempo,
per lo quale a le Tue creature (10) dài sustentamento.

15 Laudato si', mi' Signore, per sor'Acqua,
la quale è multo utile (11) et humile e preziosa e casta.

Laudato si', mi' Signore, per frate Focu,
per lo quale ennallumini (12) la notte:
et ello è bello e iocundo e robustoso e forte.

Loué sois-tu, mon Seigneur, par17 sœur Lune et les étoiles : /dans le ciel tu les as formées, claires, précieuses et belles. //loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Vent, et par l’air et le nuage, et le ciel serein et tout temps,/par lesquels à tes créatures tu donnes sustentation. //loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Eau, laquelle est très utile et humble et précieuse et chaste. //loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Feu par lequel tu nous illumine la nuit ; /et lui, il est beau et joyeux et robuste et fort.

20 Laudato si', mi' Signore, per sora nostra matre Terra
la quale ne sustenta e governa,
e produce diversi frutti con coloriti flori et herba.

Laudato si', mi' Signore,
per quelli ke perdonano per lo Tuo amore
e sostengo infirmitate e tribulazione (14).
25 Beati quelli ke 'l sosterrano in pace,
ka da Te, Altissimo, sirano incoronati (15)

Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur mère Terre18,/laquelle nous sustante et gouverne19/et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe. //loué sois-tu, mon Seigneur, par ceux qui pardonnent par ton amour/et soutiennent maladies et tribulations. /Bienheureux ceux qui les supporteront en paix,/, car par toi, Très haut, ils seront couronnés.


(10) Qui il riferimento è sicuramente a tutte le creature viventi (piante, animali, uomini), che Dio nutre con il variare del tempo e delle stagioni. Con «frate Vento e [...] aere» l'invito alla Iode passa dai corpi celesti incorruttibili (sole, luna e stelle) ai quattro elementi («aere», acqua, fuoco e terra) del mondo sublunare, tutti evocati alternando un Iodante maschile e una Iodante femminile.

(11) Si noti come il primo degli aggettivi o dei verbi esprimenti azione, qui e altrove, sottolinea la «funzione» svolta dalla singola creatura dentro la famiglia creaturale.

(12) Ennallumini, «illumini per noi». Dietro il servizio fraterno delle creature, si profila sempre il volto del Padre (cf. anche i vv. 7 e 14).

(13) La Terra è sora, perché anch'essa creata da Dio (cf. Gn 1,1), è matre perché coopera con il Creatore (cf. Gn 1,11-24; 2,7) nel generare gli esseri viventi e nel-l'alimentare gli uomini con i suoi frutti e gli animali con l' erba verde (governa, termine ancora vivo nel mondo agricolo, vale appunto «dà da mangiare agli animali»).

(14) L'uomo decaduto e redento entra nella liturgia universale con la «Iode» della croce portata per amore (cf. Am 5,8), corne appare chiaramente da un luogo parallelo: «Portate in offerta i vostri corpi...» (UffPass 7,8: cf. FF 288, con relativa nota). Se non l'intera lassa, almeno il versetto del «perdono» è entrato nel Cantico in occasione di un violento dissidio fra il vescovo Guido e il podestà Oportulo, che Francesco riusci a riconciliare facendo cantare in loro presenza la sua umile lauda in volgare (cf. CAss 84; C. PAOLAZZI, Il Cantico di frate Sole, Edizioni Porziuncola, S. Maria degli Angeli-Assisi 2010, pp. 47-50).

(15) La memoria dei fatti biografici trasformati in «iode» (la notte di sofferenza e gioia a San Damiano, l'invito al perdono rivolto a vescovo e podestà di Assisi) viene illuminata dalla parola di Dio: «Beato l'uomo che sopporta la tentazione, perché una volta superata la prova riceverà la corona della vita» (Gc 1,12).

Laudato si', mi' Signore,
per sora nostra Morte corporale (16),
da la quale nullu homo vivente po' skampare:
guai a quelli ke morrano ne le peccata mortali;
30 beati quelli ke trovarà ne le Tue santissime voluntati,
ka la morte secunda no 'l farrà male (17).

Laudate e benedicite mi' Signore e rengraziate
33 e serviateli cum grande humilitate (18).

Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur Mort corporelle,/à laquelle nul homme vivant ne peut échapper. /Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels ! /Bienheureux ceux qu’elle trouvera en tes très saintes volontés,/, car la mort seconde20 ne leur fera pas mal. //Louez et bénissez mon Seigneur et rendez grâce/et servez-le avec grande humilité.

(16) Riecheggia qui l'esclamazione di Francesco: «Ben venga mia sorella morte!» (2 Cel 217). Nella pacificazione universale operata da Cristo, anche la paolina «ultima nemica» (1 Cor 15,26) si è trasformata in sorella che introduce alla vera vita.

(17) Sulla riva dell'ultimo passaggio si affollano, a contrasto, le parole divine di ammonimento (l'ultimo giorno che viene corne un ladro, «e non sfuggiranno», l Ts 5,3; «morrete nel vostro peccato», Gv 8,11) e quelle di consolazione («Beati quei servi che il Signore, quando verrà, troverà vigilanti», Lc 12,37; «Il vincitore non sarà colpito dalla seconda morte», Ap 2,11).

(18) L'invito conclusivo, diretto agli ascoltatori del Cantico, è conferma interna del programma di utilizzo vagheggiato da Francesco (cf. CAss 83), l'aspirante cavaliere diventato «giullare» del Signore della creazione, che avrebbe voluto incari-care frate Pacifico «re dei versi» e altri frati di andare «per il mondo a predicare e lodare Dio. Diceva dunque essere sua intenzione, che per prima cosa uno di loro, esperto nella predicazione, predicasse al popolo e, dopo la predica, cantassero insieme le Laudi del Signore, corne suoi giullari. Finite le Laudi, voleva che il predicatore dicesse al popolo: "Noi siamo i giullari del Signore, e la ricompensa che desideriamo da voi è questa: che viviate nella vera penitenza". E aggiungeva: "Che altro sono infatti i servi di Dio, se non in certo modo i suoi giullari, che devono muovere il cuore degli uomini e sollevarlo alla gioia spirituale?"» (CAss 83: FF 1615).

DANTE CANTO XI DEL PARADISO

La ricostruzione della vicenda biografica di Francesco, che Dante affida alla «infiammata cortesia / di fra Tommaso» d'A-quino (Par. XII, 143-144), non ha importanza documentaria: nella sostanza, e spesso anche nella forma, dipende dal Celano e da san Bonaventura, arricchiti di prestiti dell'Arbor vitae di Ubertino da Casale e dell'anonimo Sacrum Commercium. Nuova invece e tutta dantesca è la sicurezza con cui, affidando a uno tra i più eletti spiriti sapienti del cielo del Sole l'elogio di quel Francesco che si proclamava «semplice e illetterato» (Testamento), viene risolta in superiore unità la malintesa risorgente polemica Assisi-Parigi, semplicità-cultura, in nome di quella sapienza evangelica che affratella Francesco e Agostino, Egidio e Bonaventura. Ugualmente dantesca, se non proprio altrettanto nuova, è la capacità di sposare senza stridori un'interpretazione provvi-denziale della figura e della missione di Francesco, nuovo Sole che illumina il mondo, con l'allegoria di un amore cortese, dove madonna Povertà diventa per Francesco quel simbolo elevante che Dante aveva configurato per sé nella donna-mito Beatrice.

Intendiamoci: alla «dolorosa povertade» (Convivio), che gli ha fatto conoscere «si come sa di sale / Io pane altrui» (Par. XVII, 58-59), Dante non fa dichiarazioni d'amore, né la chiama sua «signora», come l'evangelico «poverello di Dio» Francesco. Anche per Dante, tuttavia, l'origine del «mal che tutto mondo occupa» sta nell'avarizia, la lupa insaziabile: convergenza non casuale fra il poeta esule che incessantemente tuona contro la cupidigia che ha sconvolto l'ordinamento della «civitas christiana», e il santo «pellegrino e forestiero in questo mondo», esempio mirabile di povertà intesa come piena liberazione dello spirito. Non solo per riempire di beati le sfere celesti, insiste l'autore della Commedia, ma anche per ricostruire il mondo nella giustizia e nella pace è necessario fare i conti con l'antica, irrinunciabile beatitudine evangelica: «Beati i poveri in spirito, perché di essi è il regno dei cieli».

Il testo segue l'edizione procurata da G. PETROCCHI (La Commedia secondo l'antica vulgata, Milano 1966-1967; per gentile concessione della Società Dantesca Italiana).

		
2103	
	1	O insensata cura de mortali,
		quanto son difettivi silogismi
		quei che ti fanno in basso batter l'ali!

	4	Chi dietro a jura e chi ad amforismi
		sen giva, e chi seguendo sacerdozio,
	6	e chi regnar per forza o per sofismi,

	7	e chi rubare e chi civil negozio,
		chi nel diletto de la carne involto
	9	s'affaticava e chi si dava a l'ozio,

	10	quando, da tutte queste cose sciolto,
		con Bëatrice m'era suso in cielo
		cotanto glorïosamente accolto.
	

(vv. 1-12) O insensata cura, ecc. Il poeta interrompe per un istante il resoconto della sua visione paradisiaca e si guarda attorno: quanto sono stolti gli uomini, accecati dalla cupidigia delle cose terrene, incapaci di sollevare lo sguardo aile verità eterne! Solo lui, guidato da Beatrice, e altri pochi hanno diretto lo sguardo al «pan degli angeli» (cf. [ms.] Par. II, 10-15), la sapienza divina che «ha in sé ogni dolcezza» e che sola puo soddisfare la sete naturale dell'uomo di «contemplare le dolcissime verità» (Ep. XII) per trovare finalmente in Dio, verità suprema, la propria beatitudine.

(v. 2) difettivi silogismi: ragionamenti carenti di logica, sbagliati.

(v. 4) jura: le scienze giuridiche, plurale del latino jus, diritto; amforismi: la medicina, studiata sugli Aforismi di Ippocrate (cf. Inf. IV, 143).

(v. 6) forza... sofismi: dominare con la violenza e con l'inganno.

(v. 7) civil negozio: l'amministrazione pubblica o familiare.

(v. 10) da tutte queste cose sciolto: libero da queste vane preoccupazioni. Singolare la coincidenza d'intonazione con un passo del Saluto alle virtù di Francesco, dove la funzione liberatrice è affidata alla povertà: «La santa povertà confonde la cupidigia e l'avarizia e le preoccupazioni del secolo presente».


13 Poi che ciascuno fu tornato ne lo

punto del cerchio in che avanti s'era,

		fermossi, come a candellier candelo.
	2104	
		E io senti' dentro a quella lumera
		che pria m'avea parlato, sorridendo
	18	incominciar, faccendosi più mera:
	
	19	«Cosi com'io del suo raggio resplendo,		
		si, riguardando ne la luce etterna,		
	21	li tuoi pensieri onde cagioni apprendo.	

(v. 13-18) Poi che ciascuno, ecc. La corona luminosa composta di dodici spiriti sapienti ha compiuto un giro intero, e ciascuno è tornato al punto di partenza: ora si ferma, e la luce (lumera) di san Tommaso riprende a parlare.

(v. 18) più mera : più luminosa. La luce esprime la gioia (sorridendo) e l'ardore di carità degli spiriti beati.

(vv. 19-21) Cosi com'io, ecc.: guardando nella luce etterna di Dio, del cui raggio risplendo, io apprendo, cioè vengo a conoscere, onde cagioni, cioè da che cosa sono motivati i tuoi pensieri (i due dubbi di cui dirà subito).

	22	Tu dubbi, e hai voler che si ricerna		
		in si aperta e 'n si distesa lingua		
	24	lo dicer mio, ch'al suo sentir si sterna,	
	
		ove dinanzi dissi: "U' ben s'impingua",		
		e là u' dissi: "Non nacque il secondo";		
	27	e qui è uopo che ben si distingua.

(vv. 22-27) Tu dubbi, ecc.: tu sei in dubbio, e vuoi che si ridiscutano (ricernere, dal lat. cernere, vagliare) in forma più aperta e più ampia le parole che io porgo al tuo orecchio (dal lat. sternere, stendere), là dove dell'Ordine di san Domenico ho detto «u' ben s'impingua», e là dove (u', dal lat. ubi, dove) di Salomone ho det-to «Non surse il secondo» (cf. Par. X, 96.114): e qui c'è bisogno di distinguere con cura.


	2105 	
	28	La provedenza, che governa il mondo		
		con quel consiglio nel quale ogne aspetto		
	30	creato è vinto pria che vada al fondo,	
	
		pero che andasse ver' lo suo diletto		
		la sposa di colui ch'ad alte grida		
	33	disposo lei col sangue benedetto,	
	
		in sé sicura e anche a lui più fida,		
		due principi ordino in suo favore,		
	36	che quinci e quindi le fosser per guida.	
	

(w. 28-42) La provedenza, ecc. La provvidenza divina, con disegno incomprensibile a mente umana, mande, due principi, Francesco e Domenico, in favore della Chiesa, sposa di Cristo, per esserle di guida nel cammino verso il suo sposo. Francesco fu ardente di amore corne un serafino; Domenico risplendette di sapienza corne un cherubino; lodando il primo, si loda anche il secondo, perché l'opera di entrambi fu ordinata allo stesso fine. Si noti come Dante, a evitare il pericolo di autoincensazioni, metta l'esaltazione di Francesco in bocca al domenicano Tommaso, affidando poi l'esaltazione di Domenico, nel canto seguente, al francescano Bonaventura.

(y. 29) ogne aspetto: ogni vista (dal lat. aspicere, guardare), cioè ogni intelligenza creata deve dichiararsi vinta prima di poter scorgere il fondo dei disegni provvidenziali (consiglio) di Dio.

(y. 31) perô che, affinché (ha valore finale); bo suo diletto, cioè Cristo.

(y. 32) ad alte grida: allude alle grida di Cristo in croce (cf. Mc 15,34.38; Mt 27,46.50; Lc 23,46), nel momento in cui egli «acquistô con il suo sangue» (At 20,28) la sua sposa, la Chiesa.

(y. 34) in sé sicura: dipende da perô che andasse, v. 31; fida: fedele.

(y. 36) quinci e quindi: Francesco è guida nell'amore, cioè nella fedeltà (fida); Domenico nella sapienza, cioè nella sicurezza del cammino (sicura).

	37	L'un fu tutto serafico in ardore;
		l'altro per sapïenza in terra fue
	39	di cherubica luce uno splendore.

40 De l'un dirô, perô che d'amendue

41 si dice l'un pregiando, quai ch'om prende,

	42	perch'ad un fine fur l'opere sue.

(vv. 37-38) L'un... l'altro: rispettivamente Francesco e Domenico. I teologi era-no soliti attribuire ai serafini il massimo dell'amore, ai cherubini l'apice della sa-pienza

(v. 40) perô che: qui ha valore causale, significa «perché».

(v. 41) l'un pregiando: tessendo le lodi di uno, qualunque dei due si scelga (quai ch'om prende), si rende onore (si dice) a entrambi.

	2106  
	43	Intra Tupino e l'acqua che discende
		del colle eletto dal beato Ubaldo,
	45	fertile costa d'alto monté pende,

(vv. 43-117) VITA DI FRANCESCO. Ricostruendo la «mirabil vita / del poverel di Dio» (Par. XIII, 32-33) sulla falsariga dell'amore di un cavaliere per la sua «donna», Dante sintetizza potentemente i dati cronachistici riconducendoli ai momenti essenziali: la nascita del nuovo sole destinato a illuminare il mondo (vv. 43-54), l'amore e le nozze con madonna Povertà (vv. 55-75), il corteggio nuziale dei primi seguaci (vv. 76-84), il doppio sigillo papale alla famiglia della «gente poverella» (w. 85-99), la prova del sangue, attesa invano dal martirio, realizzata nelle stimmate (vv. 100-108), la morte in grembo a madonna Povertà, lasciata da Francesco in testa-mento ai suoi frati (vv. 109-117). Nonostante il prestito iniziale, le «dolci rime» d'amore lasciano qui il posto a un'interpretazione severa, dai toni epici, della vita di Francesco.

(v. 43) Intra Tupino, ecc.: la fertile costa su cui sorge Assisi si trova fra il Topino, fiumicello posto a sud-est della città, e il Chiascio, cioè Pacqua che discende dal colle di Gubbio, dove fu eremita e poi vescovo sant'Ubaldo.

(v. 45) alto monte: il Subasio.

	onde Perugia sente freddo e caldo
47	da Porta Sole; e di rietro le piange
48	per grave giogo Nocera con Gualdo.

49	Di questa costa, là dov'ella frange 
	più sua rattezza, nacque al mondo un sole,
51	come fa questo talvolta di Gange.

52 Pero chi d'esso loco fa parole,

non dica Ascesi, ché direbbe corto,

54 	ma Orïente, se proprio dir vuole.

(v. 47) Porta Sole: era la porta orientale di Perugia, investita dalle correnti fredde o calde che scendono dal Subasio.

(v. 48) per grave giogo: da intendere probabilmente in senso geografico (il giogo del Subasio incombe sulle cittadine di Nocera e Gualdo Tadino, privandole parzial-mente del sole), anziché in senso politico (con allusione alla tirannia dei perugini).

(vv. 49-50) frange... rattezza: dove la costa diventa meno ripida (rattezza = ripi-dezza).

(v. 50) sole: Francesco, «sole» che illumina il mondo, è immagine presente nel Celano e in san Bonaventura.

(y. 51) come fa, ecc.: luminoso e fecondatore come questo sole (in cui si trovano Tommaso e gli spiriti sapienti) quando nasce dal Gange, oriente del mondo.

(v. 52) d'esso loco: della costa e della città che vi sorge.

(v. 54) ma Orïente: questo è il nome proprio, cioè adatto, alla città da cui è sorto il sole-Francesco, mentre Ascesi (forma antica per Assisi) è nome corto, inadeguato.

55	Non era ancor molto lontan da l'orto,
	ch'el cominciô a far sentir la terra
57	 de la sua gran virtute alcun conforto;

	ché per tal donna, giovinetto, in guerra
	del padre corse, a cui, come a la morte,
60	 la porta del piacer nessun diserra;
	
	e dinanzi a la sua spirital corte
	et coram patre le si fece unito;
	poscia di di in di l'amô più forte.

	Questa, privata del primo marito,
	millecent'anni e più dispetta e scura
66 	fino a costui si stette sanza invito;

	né valse udir che la trovô sicura
	con Amiclate, al suon de la sua voce,
69 	colui ch'a tutto '1 mondo fé paura;

	né valse esser costante né feroce,
	si che, dove Maria rimase giuso,
72 	ella con Cristo pianse in su la croce.

Ma perch'io non proceda troppo chiuso,

	Francesco e Povertà per questi amanti
75	prendi oramai nel mio parlar diffuso.

(vv. 55-75) Non era ancor, ecc. La povertà, vedova di Cristo, è amata e fatta sposa da Francesco, che per lei non terne di rompere definitivamente con il padre terreno. E la parte del canto che più da vicino documenta l'influenza del Sacrum Commercium (i riscontri sono nel commento al trattatello).

(v. 55) da Porto: dalla nascita (ma la parola allude al sorgere del sole, in latino ortus).

(v. 57) alcun conforto: il benefico influsso della sua potenza rinnovatrice (virtute).

(v. 58) ché per tal donna, ecc.: ancora giovinetto, si mise in guerra con il padre per amore di una donna (la Povertà) cosi temuta e disprezzata (tale), che nessuno le apre (diserra) l'animo con benevolenza, come non lo si apre alla morte.

(v. 62) et coram patre: alla presenza del padre. Allude al noto episodio del 1207, quando Francesco, citato dal padre presso la curia episcopale di Assisi, rinuncia all'eredità paterna spogliandosi perfino delle vesti.

(v. 64) primo marito: cioè Cristo, tanto povero da non avere «dove posare il capo» (Mt 8,20; Lc 9,58).

(v. 65) dispetta e scura: disprezzata e senza onore.

(v. 68) con Amiclate: un povero pescatore che non si impauri al suon de la voce del temutissimo Cesare, quando costui, durante la guerra civile con Pompeo, capità nella sua capanna.

(v. 70) feroce: impavida, coraggiosa. L'ardito confronto con Maria assomma insieme echi dell'Arbor vitae di Ubertino da Casale e del Sacrum Commercium.

(v. 73) troppo chiuso: troppo oscuro, enigmatico.

(v. 75) parlar diffuso: nel mio lungo discorso.

		
	2108	
	76	La lor concordia e i lor lieti sembianti,
		amore e maraviglia e dolce sguardo
	78	facieno esser cagion di pensier santi;

	79	tanto che 'l venerabile Bernardo
	80	si scalzô prima, e dietro a tanta pace
	81	corse e, correndo, li parve esser tardo.

	2109	Oh ignota ricchezza! oh ben ferace!
		Scalzasi Egidio, scalzasi Silvestro
	84	dietro a lo sposo, si la sposa piace.

(vv. 76-84) La lor concordia, ecc. : Agli sposi novelli, Francesco e madonna Povertà, si aggiunge immediatamente il corteggio dei primi discepoli. Fuori di metafora, Dante esprime qui l'importanza del francescanesimo corne movimento ecclesiale, oltre che come avventura straordinaria di uno spirito eccezionale.

(v. 77) maraviglia: il gioioso stupore reciproco che coglie gli innamorati.

(v. 78) facieno esser cagion: erano cagione, motivo di santi pensieri e propositi (facieno ha valore puramente fraseologico).

(v. 79) 'l venerabile Bernardo: Bernardo di Quintavalle, che per primo segui Francesco, nel 1209.

(v. 80) tanta pace: la povertà è P ignota ricchezza (cf. v. 82) che guida alla pace l'inquieto cuore umano, contrariamente aile vane bramosie accese dalla cupidigia (cf. w. 1-9).

(v. 81) tardo: troppo lento, benché corresse.

(v. 82) ferace: feconda di frutti eterni.

(v. 83) Egidio... Silvestro: entrambi di Assisi, tra i primi e più ferventi seguaci di Francesco.


	85	Indi sen va quel padre e quel maestro
		con la sua donna e con quella famiglia
	87	che già legava l'umile capestro.

(vv. 85-99) Indi sen va, ecc. Con il racconto dell'approvazione della prima «forma di vita» (Innocenzo III, 1209 o 1210) e poi della Regola definitiva (Onorio III, 1223), il ritratto di Francesco si approfondisce: l'umiltà dell'aspetto e delle origini (è figlio di un mercante) nasconde una regale grandezza d'animo, per cui Francesco non terne di presentarsi al papa per esporre la sua dura intenzione di vivere in pieno la povertà evangelica. La teoria del «cor gentile», il solo capace per sua natura del nobile sentimento dell'amore, riemerge in questi versi con intonazioni profonda-mente nuove.

(v. 85) Indi sen va: a Roma, per ottenere l'approvazione della Regola che Francesco aveva fatto scrivere «con poche parole e con semplicità» (2Test 15).

(v. 87) l'umile capestro: la cintura di corda, segno di umiltà.

88	Né gli gravô viltà di cuor le ciglia
	per esser fi' di Pietro Bernardone,
 	né per parer dispetto a maraviglia;

91	ma regalmente sua dura intenzione
92	ad Innocenzio aperse, e da lui ebbe
93 	primo sigillo a sua religïone.

(v. 88) Né gli gravô, ecc. La terzina significa: l'essere figlio di un mercante, Pietro Bernardone, e l'essere oggetto evidente di disprezzo (per parer dispetto, dal lat. despectus, disprezzato) e di meraviglia non resero vile il suo animo (cuor) e il suo sguardo (ciglia). — viltà di cuor: è l'opposto della nobiltà del «cor gentile», che è indipendente dalla nascita e conduce ad azioni magnanime.

(v. 91) regalmente: la nobiltà di sentire innalza Putnik Francesco a dignità pari a quella di un re.

(v. 92) aperse: espose apertamente.

(v. 93) primo sigillo: una prima approvazione (a voce) alla famiglia religiosa da lui istituita. Il sigillo rendeva autentici i documenti.


	Poi che la gente poverella crebbe 
	dietro a costui, la cui mirabil vita
96	meglio in gloria del ciel si canterebbe,


(v. 96) meglio in gloria, ecc: «la vita di Francesco è degna d'esser cantata nel-l'Empire° dai cori degli angeli e dei beati, meglio che non illustrata qui minuta-mente da me solo» (N. Sapegno). Qualcosa di analogo all'inno di gloria che apre il canto XXVII del Paradiso, vv. 1-3.


97	di seconda corona redimita
98	fu per Onorio da l'Etterno Spiro
99	 la sauta voglia d'esto archimandrita

(v. 97) redimita: cinta, incoronata.

(v. 98) per Onorio: si tratta dell'approvazione solenne della Regola dell'Ordine da parte di Onorio III, con bolla papale del 1223. A esprimere l'origine provviden-ziale dell'avvenimento, Dante parla di approvazione da parte dello Spirito Santo per Onorio, cioè per mezzo del papa.

(v. 99) voglia: volontà; archimandrita: pastore, capo del gregge (è termine eccle-siastico).

100	E poi che, per la sete del martiro, 
	ne la presenza del Soldan superba
102	 predicô Cristo e li altri che 'l seguiro,

(vv. 100-108) E poi che, ecc. Sotto la sete del martiro è l'ardente desiderio di Francesco a spingere l'amore fino alla prova del sangue. Dante raccoglie i due fatti più straordinari della biografia di Francesco: la predicazione del Vangelo, che si sostituisce alla violenza armata della crociata, benché apparentemente senza frutto (vv. 100-105), e l'ultimo sigillo delle stimmate, conferma divina della piena confor-mità di Francesco a Cristo povero e crocifisso (vv. 106-108).

(v. 101) ne la presenza del Soldan: durante il viaggio in Oriente, nel 1219, Francesco predica alla corte di Malek-al-Kamil, sultano d'Egitto; superba: probabilmente nel senso di ricca, sfarzosa.

	2110
103	e per trovare a conversione acerba
	troppo la gente e per non stare indarno,
105	redissi al frutto de l'italica erba,

106	nel crudo sasso intra Tevero e Arno
	da Cristo prese l'ultimo sigillo,
	che le sue membra due anni portarno.

	2111	
109	Quando a colui ch'a tanto ben sortillo
	piacque di trarlo suso a la mercede
111	ch'el meritô nel suo farsi pusillo,

	a' frati suoi, si com'a giuste rede,
	raccomandô la donna sua più cara,
114	e comandô che l'amassero a fede;

(v. 103) acerba: non matura per la conversione.

(v. 105) redissi, ecc.: ritornô a far fruttificare la messe italica (erba, in rapporto con frutto, è forse metafora derivata dalla «messe» di cui parlano i Vangeli).

(v. 106) nel crudo sasso: sull'aspro e roccioso monte Alvernia o Verna. Il fatto miracoloso avvenne nel 1224, due anni circa prima della morte di Francesco.

(w. 109-117) Quando a colui, ecc.. Ritornano, nell'ultimo quadro della vita di Francesco, gli interlocutori privilegiati dalla sintetica costruzione dantesca: la mano provvidenziale di Dio, che porta a termine la vicenda personale di Francesco (w. 109-111), e madonna Povertà, fedelmente abbracciata fino all'ultimo istante e la-sciata corne sposa e signora ai suoi frati (vv. 112-117).

(v. 109) sortillo: che gli diede in sorte di promuovere tanto bene.

(v. 111) pusillo: piccino. La terzina riecheggia un'espressione evangelica: «Non temete, piccolo (lat. pusillus) gregge, perché al Padre vostro è piaciuto di darvi il suo regno» (Lc 12,32).

(v. 112) giuste rede: eredi legittimi.

(v. 113) la donna: la Povertà.

(v. 114) a fede: con la fedeltà che si deve alla propria signora e sposa.


115 e del suo grembo l'anima preclara

mover si volle, tornando al suo regno,
e al suo corpo non volle altra bara.

(v. 115) del suo grembo: dal grembo della Povertà. Chiara allusione alla morte di Francesco sulla nuda terra: l'anima torna al suo regno, al cielo, per il corpo Francesco non vuole altra bara che il nudo seno della terra (cosi sarà da interpretare, anziché intendere di nuovo «il grembo della Povertà», se il binomio anima-corpo, uscendo dal comune grembo del v. 115, trova il suo logico approdo al binomio cielo-terra).

2112

118	Pensa oramai quai fu colui che degno
	collega fu a mantener la barca
120	di Pietro in alto mar per dritto segno;

(vv. 118-139) Pensa oramai, ecc. Dalla iode di Francesco Tommaso passa al biasimo dei domenicani degeneri, risolvendo in tal modo il primo dubbio di Dante (cf. v. 25; il secondo verrà risolto in Par. XIII, 31-111).

(v. 118) qual fu: dalla grandezza di Francesco potrai dedurre quanto fu grande Domenico, degno collega del primo nel mantenere la Chiesa sulla giusta rotta (per dritto segno).


121	e questo fu il nostro patrïarca;
122	per che quai segue lui, com'el comanda,
123	discerner puoi che buona merce carca.

124	Ma '1 suo pecuglio di nova vivanda
	è fatto ghiotto, si ch'esser non puote
126	che per diversi salti non si spanda;

127	e quanto le sue pecore remote
128	e vagabunde più da esso vanno,
129	più tornano a l'ovil di latte vôte.

130	Ben son di quelle che temono 'l danno
	e stringonsi al pastor; ma son si poche
	che le cappe fornisce poco panno.

(v. 121) patriarca: padre e capostipite della nostra famiglia religiosa.

(v. 122) quai segue lui: chi lo segue fedelmente (com'el comanda).

(v. 123) buona merce: buone azioni, meriti per il cielo. Continua la metafora della vita cristiana corne un viaggio per mare sulla barca di Pietro.

(v. 124) pecuglio: gregge (lat. pecus); nova vivanda: cibo strano inusitato (allusions alle dignità ecclesiastiche, o agli studi profani).

(v. 126) per diversi salti: per balze selvose e malagevoli.

(v. 127) remote: lontane dal pastore (da esso), cioè Domenico.

(v. 128) vagabunde: gironzolando qua e là.

(v. 129) di latte vôte: vuote del latte delle buone opere.

(v. 130) Ben son di quelle, ecc.: ci sono ancora dei religiosi che temono 'l danno derivante dall'allontanarsi dal pastore e si stringono a lui; ma sono cosi pochi che poco panno è sufficiente a fornirli tutti di cappa (ampio mantello).


133	Or, se le mie parole non son fioche,
134	se la tua audïenza è stata attenta
135	se ciô ch'è detto a la mente revoche,

136	in parte fia la tua voglia contenta,
137	perché vedrai la pianta onde si scheggia,
	e vedra' il corrègger che argomenta

"U' ben s'impingua, se non si vaneggia"».

(v. 133) fioche: deboli, poco chiare.

(v. 134) la tua audïenza: il tuo ascolto.

(v. 135) revoche: richiami.

(v. 136) contenta: soddisfatta, appagata (ma solo in parte, cioè riguardo al primo dubbio).

(v. 137) vedrai la pianta, ecc.: vedrai per quale motivo (onde) la pianta del nostro Ordine è intaccata, perdendo delle schegge, e comprenderai che cosa significhi (che argomenta) la frase correttiva se non si vaneggia (= se non si corre dietro a cose vane), aggiunta alla frase U' ben s'impingua (= dove si ingrassa bene, da intendere ovviamente in senso spirituale).


Dante Alighieri -1321

Souvent considéré comme un poète mystique, il en exprime quelques intuitions. Le bénédictin Vandenbroucke, admirateur inconditionnel, présente Dante comme « le dernier génie synthétique  … en ce sens qu’après lui… les disciplines chrétiennes commencèrent à se séparer21». Je préfère la présentation et la traduction de A. Masseron22 au parti prix archaïsant retenu par A. Pézard23. Influence probable du Moyen-Orient musulman24. 


Paradis, (dernier) chant XXXIII.


Le poète exprime avec justesse la succession des émotions : 


« 61… presque toute ma vision s’est évanouie, et je sens encore couler lentement dans mon cœur la douceur qu’elle y a fait naître.


Il exprime l’impossibilité d’exprimer le contenu d’un vécu mystique : 


« 106… mes paroles seront plus impuissantes… que celles d’un enfant… 109 non qu’il y eut plus d’un seul aspect dans la Lumière vivante… 112, mais parce qu’à ma vue… un aspect unique se modifiait comme je me transformais moi-même.

Il reprend le grand thème de l’amour unificateur commun à tous : 


« 85… je vis que se trouve réuni, comme lié par l’amour en un seul livre, tout ce qui est épars dans l’univers.

On peut douter de son expérience directe, malgré l’opinion de Vandenbroucke qui doutait par contre de celle d’Eckhart. Cet admirateur nous présente le poète comme « le dernier génie synthétique... en ce sens qu’après lui... les disciplines chrétiennes commencèrent à se séparer » (p.246).

Et autres ?

     Damien Vorreux, l’excellent auteur du premier Totum de François paru en français, a tenté vainement de trouver de beaux poèmes s’inscrivant dans le sillage franciscain  :  sa collecte de nombreux textes démontre la catastrophe d’une poésie comme d’une prose qui se déclarent religieuses - ceci malgré les tentatives de notables : Anna de Noailles, Francis Jammes, Rilke, Milosz, Claudel...25
Je sauve, tout en m’écartant du « blanc de la cible » , des brindilles : 

De Martial de Brives, franciscain actif autour de 1660, trois strophes caractéristiques d’une paraphrase du Cantique des Trois Enfants où D. Vorreux peut enfin respirer et écrire : « les étoiles sont une étincelante armée qui campe sans bruit.  : la lune, symbole de la connaissance sans amour ; — les étoiles, symboles de la science infinie de Dieu ; — la rosée, symbole de la grâce qui renouvelle et rajeunit ; — les oiseaux, symboles de la louange spontanée » :

Lampe d'argent au ciel pendue,
De qui le pâle feu nous luit,
Pendant que l'horreur de la nuit
Dessus la terre est espandue ;
Lune de qui les pâles rais
Ensemble lumineux et frais
Possèdent des clartés sans flammes,
Bénissez le Dieu des bontés
Qui n'extermine pas nos âmes
Les voyant sans amour connaître vos beautés.

Paillettes d'or, claires étoiles,
Dont la nuit fait ses ornements,
Et que, comme des diamants,
Elle sème dessus ses voiles ;
Fleurs des parterres azurés,
Points de lumière, clous dorés
Que le ciel porte sur sa roue,
De vous soit à jamais béni
L'Esprit souverain qui se joue
A compter sans erreur votre nombre infini.

Grains de cristal, pures rosées 
Dont la marjolaine et le thym 
Pendant leur fête du matin 
Ont leurs couronnes composées ; 
Liquides perles d'Orient,
Pleurs du ciel qui rendez riant
L'émail moirant de nos prairies,
Bénissez Dieu qui par les pleurs
Redonne à nos âmes flétries
De leur éclat perdu les premières couleurs.
[122-123]

D’un poète moderne Pierre Ladoué (1881-1973), D. Vorreux relève où « Saint François appelait la tristesse ‘le mal babylonien’ et ordonnait au frère morose ‘d'aller pleurer dans sa cellule’ » :

Ton coeur saigne ? A quoi bon le dire ?
N'en divulgue pas la raison.
Pleure en secret dans ta maison ; 
Au-dehors montre ton sourire ! 

Un quatrain imagé répercute la leçon :

C'est vainement que tu t'accroches, 
Mortel, aux choses d'ici-bas. 
Largue tes biens. Ne sais-tu pas 
Que le linceul n'a pas de poches ?
[434]

JACOPONE DA TODI ~1230-1306

Présentation26.

Jacopone, procureur légal et notarial, pénitent après la mort brutale de sa jeune femme, franciscain proche des spirituels, excommunié, emprisonné, retiré près d’un couvent de clarisses, est enfin et surtout l’auteur admiré de Laudes, forme poétique Toscane en honneur durant plus de deux siècles.



Pour acquérir Amour, tout j’ai donné27 

le monde et moi-même, tout sans marchander ;
si tout était à moi, ce qui a été créé,
je donnerais pour Amour, sans pactiser ;
et je me trouve d’Amour presque trompé,
car tout j’ai donné, et ne sais où suis mené ;

par Amour défait
pour fou je suis tenu,
mais puisque suis vendu,
de par moi n’ai valeur.

Des gens ont cru me rappeler,
amis d’antan, du chemin suivi,
mais qui s’est donné ne peut plus se donner,
ni serf être amené à fuir Sa Seigneurie ;
plutôt roc pourrait s’effriter
qu’Amour céder, qui me tient à sa merci. »

Il appartient, du côté de son père, à une famille noble. Après avoir étudié le droit, il exerce la profession d’homme de loi ou de notaire dans sa ville natale. Marié à l’âge de trente et un ans environ à Vanna di Bernadino di Guidone de la famille des comtes de Coldimezzo, il perd deux ou trois ans plus tard sa jeune épouse lors de l’écroulement d’un plancher pendant une fête.

Un cilice trouvé  sur le corps de Vanna l’aurait converti : il mène alors pendant dix ans une vie d’errance, de pénitence, de mendicité et d’humiliations volontaires. Au terme de cette période, durant laquelle il porte le long capuchon du tiers ordre pénitent franciscain, il est admis parmi les Frères mineurs. Attaché au courant des Spirituels il approuve l’envoi à l’ermite Pier da Morrone, devenu le pape Célestin V, d’une délégation visant à obtenir l’autonomie de ce courant à l’intérieur de l’ordre. Mais le pape abdique et redevient ermite l’année même de son élévation. La congrégation des Pauperes heremitae domini Celestini sera aussitôt dissoute par Boniface, son successeur.

«Or Jacopone connaissait bien ce dernier, qui, n’ayant pas encore  reçu l’ordination, s’était fait octroyer par le chapitre de la ville de Todi un bien confortable canonicat. Il lui consacre l’une de ses laudes les plus polémiques, O pape Boniface, tu as beaucoup trop joué en ce monde… Plus encore, il va jusqu’à souscrire au fameux manifeste de Longhezza (10 mai 1297) : s’inspirant de la thèse des cardinaux Jacopo et Piero Colonna, ce document met directement en cause la validité de l’élection…» Suit une excommunication des deux cardinaux ainsi que leurs défenseurs et Boniface assiège leur place forte, Palestrina. La forteresse tombe après avoir résisté un an et demi.

Jacopone est incarcéré dans les souterrains d’un couvent de Frères mineurs hostiles aux Spirituels. Libéré et absous par Benoît XI, il mourra trois ans plus tard, la nuit de Noël de l’année 1306, dans le couvent des Clarisses de Collazzone, près de Todi28.

Les Laudes fleurissent au XIIIe siècle. Ils dérivent de cantiques, chantés en latin par l’assemblée des fidèles dans les exercices de piété d’associations laïques, les laudési. La plus ancienne laude qui nous soit parvenue n’est autre que le Cantique des créatures de François. Puis frère Pacifique brilla parmi ses contemporains par des compositions (perdues), tout comme il avait été célèbre avant sa conversion sous le nom de Rex Versuum. De Bonaventure, il nous reste l’Angélus. On composera des laudes jusqu’à Savonarole. La Contre-réforme supprimera ces dévotions en langue vulgaire au profit du latin. Jacopone est reconnu aujourd’hui comme l’un des grands poètes du moyen âge grâce à l’évolution de notre goût qui accepte de s’écarter de la forme littéraire achevée d’un Pétrarque29. Jacopone est le chantre de la pauvreté par amour qui donne la liberté :



« O amor de povertate
Renno de tranquillitate ! ...
Povertat’è null’avere
E nulla casa poi volere
E onne cosa possedere
En spirito de libertate30. » 

O Amour de pauvreté,
Royaume de tranquillité ! ... 
Est pauvreté ne  rien avoir
Et nulle chose ne vouloir,
Toutes choses posséder
En esprit de liberté.

L’union se réalise, lorsque l’homme, vidé par la grâce de ses puissances se livre à Dieu qui le « forme » à nouveau31.  L’esprit qui anime Jacopone est proche de celui qui animait Angèle de Foligno, sa contemporaine qui avait peut-être entendu ses Laudes (elle meurt trois ans après lui). Il sera repris par Catherine de Gênes (qui vivait deux siècles plus tard) : les Laudes 36 et 39 sont citées et commentées dans la Vita de cette dernière et Jacopone y est ainsi le seul auteur largement présent. Nous en reprenons deux brefs passages dont le premier commenté32 :



« Cio che tte paria non ène,
Tanto è ‘n alto quel ched ène ;
La Superbia en celo s’ène
E dànnase l’Umilitate. ...
Là ‘v’è Cristo ensetato
Tutto ‘l vecchio ènne mozzato,
L’uno en l’altro trasformato
En mirabele unitate33. » 
Ce qui se voit n’est pas,
Tant est grand ce qui est ; 
La superbe est au ciel
Et l’humilité se damne. … 
Là où le Christ est greffé, 
Tout l’ancien est décapité,
L’un dans l’autre est transformé
En merveilleuse unité.


Catherine de Gênes, au chapitre 14 de la Vita, commente :

«Ce qui se voit, c’est-à-dire toutes les choses visibles qui sont créées ne sont pas, elles n’ont pas l’être véritable, tant est grand Celui qui est, Dieu, en qui est tout être est vrai. La superbe est au ciel, c’est-à-dire la vraie grandeur est au ciel; et sur terre, l’humilité se damne, c’est-à-dire l’affection placée en ces choses créées qui sont basses et viles, n’ayant pas en soi l’être véritable.»


Jacopone conclut :

Clama lengua e core :
Amore, amore, amore !
Chi tace el to dolzore
Lo cor li sia crepato.
E credo che crepasse
Lo cor che te assaiasse ;
S’Amore non clamasse,
Crepàrase affocato34. » 
… Le cœur qui te goûte ; 
S’il ne criait : Amour, 
Il en serait brûlé.

Edition par Stefano et Irène Mangano35

LAUDES

L'Eglise pleure...

L'Eglise pleure, pleure et lamente, 
son vil état fort la tourmente.

« O très-noble mère, pourquoi ces pleurs? 
Tu sembles connaître d'immenses douleurs; 
dis, raconte, pourquoi tant te plains-tu, 
en un flot de larmes cruel et démesuré? »

— Fils, je pleure, car en ai envie : 
tué vois mon père, tué mon mari; 
ai perdu fils, frères et neveux, 
tout mien ami est pris et ligoté.

Je suis entourée de fils bâtards,
en tout mien combat ils se montrent couards;
mes fils légitimes, ni épées ni dards,
leur courage ne fut oncques changé.

Mes propres fils vivaient en concorde, 
je vois les bâtards pleins de discorde; 
la gent infidèle me nomme l'orde, 
si mauvais exemple ils ont semé.
17
Je vois bannie la pauvreté, 
nul n'a cure que de dignité; 
mes fils légitimes, en l'âpreté, 
d'eux ce monde fut piétiné.


Or et argent on a réadmis,
fait grand banquet avec mes ennemis;
tout bon usage est fui,
d'où mes larmes et ce cri élevé.

Où sont les pères pleins de foi? 
Nul n'en a cure, mourir on me voit; 
Tiédeur m'a prise, qui mort m'octroie, 
sur ma douleur nul n'a pleuré.

Où les prophètes pleins d'espérance? 
Nul n'a cure de mon veuvage; 
Présomption a pris assurance, 
à sa suite tout le monde est dressé.

Où les apôtres pleins de ferveur? 
Nul n'a cure de ma douleur; 
contre moi est sorti l'Amour Propre, 
plus ne vois qui lui soit opposé.

Où sont les martyrs pleins de force? 
Nul n'a cure de mon veuvage; 
sortie contre moi, la Mollesse, 
ma ferveur a annihilé.

Où les prélats justes et fervents,
dont la vie guérissait les gens?
Sortie est la Pompe, morgue puissante,
et si noble ordre ils m'ont maculé.

Où les docteurs pleins de prudence? 
Nombreux j'en vois, montés en science, 
mais leur vie ne m'est à convenance: 
ils m'ont frappée, mon coeur ont transpercé.

O religieux en tempérance,
j'avais de vous grande réjouissance! 
Or vais et cherche, par tout couvent, 
en qui me consoler, peu en ai trouvé.

Comment, ô paix amère, m'as-tu tant affligée?
Jadis, au combat, je fus droite, érigée;
le repos ores m'a tuée, et vaincue,
tant le dragon flatteur m'a empoisonnée.

Nul ne vient à ma lamentation,
tant le Christ, en chaque état, m'est tué;
ô ma vie, espérance et délectation,
en tout coeur je te vois suffoqué.

Amour de charité...36

Amour de charité,
pourquoi m'as-tu tant blessé?
Tout mon coeur est brisé,
et tout brûlant d'amour.

Il brûle et s'enflamme, où reposer ne trouve lieu,
ne peut fuir puisqu'il est enchaîné,
il se consume comme cire au feu,
vivant il meurt, languit épuisé;
demande-t-il à pouvoir fuir un peu,
en une fournaise se trouve plongé.

Où, hélas, suis-je mené,
par si fort languir?
Vivre ainsi, c'est mourir,
si haut monte l'ardeur.

Avant que j'éprouve ardeur, je demandais
d'aimer le Christ, espérant douceur;
vivre en paix de douceur je songeais,
hors de toute peine, sur une hauteur.
Or j'éprouve un tourment dont n'imaginais
qu'il pût mon coeur fendre, de chaleur.

Je ne puis donner lueur
de ce que je vois en contemplation,
car je meurs de délectation,
vis et n'ai plus mon coeur.

Tout mon entendement j'ai perdu, avec mon coeur,
volonté et plaisir, et tout sentiment;
beauté me semble boue et laideur,
délices et richesses n'ont plus d'ornement.
Arbre d'amour au fruit majeur,
en mon coeur planté, m'a donné son aliment,

qui fit tel changement
en moi, sur-le-champ,
tout dehors jetant
volonté, entendement, vigueur.

Pour acquérir Amour, tout j'ai donné,
le monde et moi-même, tout sans marchander;
si tout était à moi, ce qui a été créé,
le donnerais pour Amour, sans pactiser;
et je me trouve d'Amour presque trompé
car tout j'ai donné, et ne sais où suis mené;

par Amour défait
pour fou je suis tenu,
mais puisque suis vendu,
de par moi n'ai valeur.

Des gens ont cru me rappeler,
amis d'antan, du chemin suivi,
mais qui s'est donné ne peut plus se donner,
ni serf être amené à fuir sa seigneurie;
plutôt roc pourrait s'effriter
qu'Amour céder, qui me tient à sa merci.

Toute ma volonté
d'Amour s'est enflammée,
unie, transformée;
qui lui enlèvera Amour?

Feu ni fer ne peut l'en séparer
(on ne divise pas réalité si unie),
mort ni souffrance ne peut si haut monter,
à cette hauteur où elle est ravie;
en dessous d'elle, elle voit toutes choses aller,
et, par-dessus toutes, elle demeure agréée!

Mon âme, comment es-tu montée
jusqu'à posséder si grand bien?
Le Christ, dont il te vient,
embrasse-le avec douceur.

Je ne puis plus voir créature,
toute mon âme en appelle au Créateur;
ni ciel ni terre douceur ne me procure,
par Christ-amour tout m'est puanteur;
lumière de soleil me paraît obscure
à voir de Son visage la splendeur;

chérubins n'ont de valeur,
si admirables par leur contemplation
ni séraphins ardents de dévotion,
pour qui voit le Seigneur.

Nul donc n'ose plus me reprendre
de voir un tel Amour ma folie entraîner:
il n'est point coeur qui sache mieux se défendre
si d'Amour il est pris, et la fuite tenter;
plutôt chacun pense comment coeur peut ne se fendre,
telle fournaise supporter.

Oh si je pouvais rencontrer
âme me comprenant,
ma douleur partageant,
en l'anéantissement de mon coeur!

Car ciel crie et terre clame,
et toutes choses, qu'ainsi je dois aimer.
Chacune dit: «De tout coeur aime;
l'Amour nous a créées, dépêche-toi de l'embrasser!
Cet Amour qui pour toi s'enflamme,
par toi à Lui a voulu nous attirer.

Je vois tant se déverser
bonté et courtoisie
de cette lumière pie
qui se répand dehors!

Je voudrais aimer davantage si je pouvais
mais, comment davantage, vertu ne trouve;
plus que me donner, encore que je le voulais,
je ne puis, c'est sûr sans qu'on le prouve.
Tout j'ai donné, ce que j'avais
pour qu'Il le possède, l'Amant qui tant me rénove.

Beauté antique et neuve,
depuis que je t'ai trouvée,
ô Lumière démesurée
de si douce splendeur!

De voir telle beauté, je suis tiré
hors de moi, ne sais où mené;
mon coeur se consume, comme cire défait,
de l'image du Christ se trouve habillé ;
si grand marché jamais ne se vit fait,
se revêtir du Christ, de soi tout dépouillé;

le coeur ainsi transformé
crie qu'Amour il éprouve,
l'âme noyée s'y trouve
de tant goûter douceur!

De si douces joies tant l'âme est liée
que toute elle se détend pour embrasser,
et plus elle admire du Christ les beautés
plus hors d'elle-même, en Christ, la voici rejeter
tout pouvoir et richesse assemblée ;
nulle mémoire de soi ne peut garder,

ni désormais s'accorder
volonté et prévoyance ;
perdu elle a vaillance,
de conscience toute lueur.

En Christ transformée, elle est presque Jésus-Christ,
à Dieu unie, toute elle est divine ;
au delà de toute hauteur, si grand est son acquis,
être du Christ et de tout son bien la reine!
Or donc, ne serais-je de malheur encore saisi
si, pour guérir de mes péchés, demandais médecine?

Là-haut n'est plus de sentine
où trouver péché,
le vieil homme est tué,
purgée toute puanteur.

D'une nouvelle créature, en Christ, est née l'heur',
le vieil homme est dépouillé, tout nouveau,
mais tant monte l'Amour, et l'ardeur,
le coeur paraît fendu par un couteau ;
pensée et sagesse ôte une telle chaleur,
si entier m'attire le Christ, tant il est beau!

Il m'étreint et je l'étreins,
d'amour je clame:
«Amour pour qui je m'enflamme,
fais-moi mourir d'amour!

Pour toi, Amour, je me consume en languissant
et m'en vais criant, pour t'embrasser;
quand tu t'éloignes, je meurs tout vivant,
soupire et pleure pour te retrouver;
toi revenu, le coeur va s'étendant,
qu'il puisse en toi tout entier se transformer!

Veuille donc ne plus tarder,
Amour, secours-moi,
en tes lacs, tiens-moi,
que se consume mon coeur!

Tourne-toi, doux Amour, vers ma souffrance, 
tant de chaleur je ne puis souffrir! 
L'Amour m'a pris, où suis-je, n'en ai conscience, c
e que je fais ou dis ne puis saisir; 
dans les rues je me traîne comme en errance, 
angoissé souvent de si fort languir.

Je ne sais comment souffrir
encore pourrai tel tourment
qui, s'il lui donne aliment,
bien m'arrache le coeur.

Le coeur m'est arraché, je ne puis voir
ce que je dois faire ou fais, bien souvent ;
qui me voit demande à savoir
l'amour sans acte, ô Christ, s'il est pour toi plaisant.
S'il ne te plaît pas, que puis-je valoir?
Si fort mon entendement enlace

l'Amour qui tant m'embrasse:
il m'ôte parler,
vouloir et oeuvrer,
de conscience perds toute lueur.

Je sus parler, or muet suis devenu,
je voyais et suis frappé de cécité;
si grand abîme ne fut jamais vu:
me taisant je parle, je fuis et suis attaché;
descendant je monte, je tiens et suis tenu,
dehors je suis dedans, je chasse et suis chassé.

Amour démesuré,
pourquoi me fais-tu de folie saisir
et en une fournaise mourir
de si forte chaleur?

— Discipline cet amour, ô toi qui m'aimes,
il n'est vertu qui ne soit ordonnée!
Si du désir de me trouver t'enflammes
(l'âme par les vertus est renouvelée)
je veux qu'à m'aimer tu clames
charité, qui soit disciplinée.

Tout arbre est apprécié
à la qualité de son fruit,
en qui entière jaillit
de toutes choses la valeur.

Toutes les choses que j'ai créées, 
déterminées en nombre et mesure,
toutes à leur fin ordonnées,
gardent de par leur ordre telle tournure ; 
bien plus encore charité, 
ordonnée est ainsi sa nature.

Donc, âme, par quelle aventure
as-tu de chaleur atteint folie? 
De l'ordre tu es sortie
pour ne point retenir ferveur!

— O Christ, mon coeur tu as tant transpercé 
et tu dis que mon âme doit aimer sagement 
comme si, depuis qu'en toi je suis tant transformé, 
ordre et mesure en moi étaient présentement! 
Comme fer enflammé,
comme l'air que le soleil rend luisant,
qui, leur forme perdant,
acquièrent autre figure, 
ainsi l'âme pure
de toi est vêtue, Amour!

Mais depuis qu'elle a perdu sa qualité
chose ne peut de par soi oeuvrer;
ainsi elle est informée, ainsi elle a capacité
d'oeuvrer et fruit donner;
si transformé donc, en vérité,
en toi je suis, ô Christ, par si doux aimer,

à toi peut s'imputer,
non à moi, ce que je fais
et, si je ne te plais,
tu ne te plais, Amour!

Ceci, je le sais bien: si de moi folie s'est emparée,
toi, sublime Sagesse, tu m'as ainsi voulu;
ce fut dès lors où je fus blessé
et avec Amour marché conclus:
me dépouillant de toi fus habillé,
à nouvelle vie, ne sais comment, rendu;

tout de moi perdu,
force d'amour m'est donnée,
et, les portes brisées,
gis à tes côtés, Amour!

Vers telle fournaise pourquoi me menais
si tu voulais que je vive en tempérance?
Quand, si démesurément, à moi tu te donnais,
tu m'enlevais toute contenance.
Si, tout petit, tu me suffisais,
grand te tenir n'en ai puissance;
Si donc il y a défaillance
elle est de toi. Amour, non de moi,
car, cette voie,
tu l'as tracée, Amour!

Toi de l'amour tu ne t'es défendu,
sur la terre, du ciel, il te fit venir;
si bas, Amour, si bas tu es descendu,
tel un homme méprisable, pour ce monde parcourir.
Maison ni terre tu n'y as voulu,
et cette pauvreté pour nous enrichir!

En vie et à l'heure de mourir,
tu as montré de manière sûre
l'Amour de démesure
qui brûlait en ton cœur.

Comme ivre, de par le monde, souvent tu allais, 
l'Amour te menait tel un homme vendu; 
en toutes choses, toujours Amour tu montrais, 
presque rien, de toi, n'était perçu; 
te tenant dans le temple voici que tu criais: :
« Vienne boire qui a soutenu,

qui soif d'amour a eu;
il lui sera donné
Amour démesuré,
lequel nourrit avec douceur. »

Toi, Sagesse, tu ne t'es retenu
de souvent ton Amour déverser;
d'Amour, non de chair, tu es descendu,
Amour fait homme, pour nous sauver.
Pour nous embrasser, vers la croix as couru,
et je crois que tu n'as voulu parler,

Amour, ni t'excuser,
devant Ponce Pilate traduit, 
pour que sur la croix soit accompli 
ce marché de l'Amour.

Sagesse, je le vois, se cachait,
seul Amour pouvait être vu;
haute puissance jamais ne se montrait,
qui n'aimait pas étaler sa vertu ;
grand était l'Amour, l'Amour qui se déversait,
dont seul amour pouvait être conçu

en ce qu'il fit et voulut,
Amour toujours enlaçant
et sur la croix embrassant
l'Homme avec tant d'amour.

Donc, Jésus, si amoureux je suis,
et enivré par tant de douceur,
pourquoi me reprends-tu d'être atteint de folie,
et si je perds entendement et vigueur?
Si l'Amour, je le vois, en tes lacs t'a pris,
presque privé de toute ta grandeur,

aurai-je coeur,
moi, de te contredis,
fou ne vouloir devenir
pour t'embrasser, Amour?

Car l'Amour, l'Amour qui de folie me fait saisir,
semble ta sagesse avoir emporté,
et cet amour, l'amour qui me fait languir,
de ta puissance, pour moi, t'a privé.
Désormais je ne veux, ni ne peux me retenir,
d'amour suis pris, tout de moi soit donné !

En moi sentence est prononcée,
que d'amour je sois occis,
nul réconfort n'envie,
seulement mourir, Amour!

Amour, Amour, qui m'as blessé et meurtri,
rien sinon amour ne puis crier;
Amour, Amour, à toi suis uni,
rien ne puis sinon t'embrasser;
Amour, Amour, fort tu m'as ravi,
toujours mon coeur s'étend pour aimer;
pour toi je veux pâmer
Amour, être avec toi,
Amour, très courtois,
fais-moi mourir d'amour!

Amour, Amour Jésus, je suis arrivé au port,
Amour, Amour-Jésus, c'est toi qui m'as mené;
Amour, Amour-Jésus, donne-moi réconfort,
Amour, Amour-Jésus, tant tu m'as enflammé!
Amour, Amour-Jésus, songe à mon besoin, comme il est fort,
avec toi fais-moi demeurer, Amour, toujours embrassé,

avec toi transformé
en vraie charité,
en suprême vérité
et union d'amour.

`Amour, Amour', crie l'univers à l'unisson,
`Amour, Amour', toute chose clame;
Amour, Amour, tant tu es profond,
qui plus t'embrasse, toujours plus s'enflamme !
Amour, Amour, tu es cercle rond,
de tout coeur, qui est entré, toujours t'aime,

car tu es fil et trame,
pour qui t'aime revêtir,
de si doux sentir
qu'il crie toujours 'Amour!'

Amour, Amour, ce que tu me fais subir, 
Amour, Amour, ne le puis supporter! 
Amour, Amour, à moi tant tu te donnes, 
Amour, Amour, bien je crois en mourir! 
Amour, Amour, tant tu m'as saisi, 
Amour, Amour, en toi fais-moi passer,

Amour, doux languir,
mourir délicieux,
Amour, guérison,
plonge-moi dans les profondeurs d'amour!


Amour, Amour, tout mon coeur se brise, 
Amour, Amour, de telle blessure meurtri; 
Amour, Amour, à ta beauté me conduises, 
Amour, Amour, tant je suis ravi! 
Amour, Amour, de vivre méprise, 
Amour, Amour, l'âme à toi unie!

Amour, tu es sa vie,
elle ne peut plus s'en partir,
pourquoi la fais-tu languir,
tant l'étreignant, Amour?

Amour, Amour-Jésus, désir doux,
Amour, je veux mourir en t'embrassant;
Amour, Amour-Jésus, mon époux,
Amour, me voici, la mort te demandant;
Amour, Amour-Jésus, délice et goût,
à moi tu te rends, en toi me transformant!

Songe que je vais pâmant,
Amour, ne sais où je suis,
Jésus, espoir ami,
abîme-moi en amour!»

Edition par Henry Spitzmuller37

[Je donne un poème antérieur qui chante l’amour humain, c’est dans ce cadre que va prendre place le chant de Jacopone:]

Chanson de Lanfranc Cigala (? - av. 1274)

I.1 Quand en bonne place bonne semence fait fleur,
Selon la raison, il en doit venir bon fruit;
Aussi mon coeur qu'amour a fait fleurir
4 De fleur de joie* offre un fruit de plaisance
Aux fins* amants : cette chansonnette avenante
Qui naît d'amour et croît de bonté;
Car en vérité on ne peut faire chanson
8 Ni rien de plaisant, qui ne provienne d'amour.

II Il fut un temps où j'avais croyance
Que l'on pouvait, avec l'entendement, se garder d'amour;
Mais je ne le crois plus maintenant; par contre, je sais, sans
12 Que, si amour prend naissance en coeur loyal,	[erreur,
Il fleurit et croît chaque jour tant
Qu'il prend le coeur, l'intelligence et l'esprit,
Et il ne tient pas dans le coeur ni ne naît dans la pensée,
16 Parce qu'en croissant, il déborde plus que fontaine.

III Je le sais par moi-même, parce que la connaissance
(par autrui) ne vaut rien.
Et bien que je n'aie pas une intelligence supérieure,
J'en ai suffisamment; car, puisque j'aime sans mensonge,
20 Je ne puis cacher et ne pas laisser voir
Ma joie d'amour*, et je chante souvent
Ce que maintes gens tiennent pour sottise 98 ;
Mais peut me chaut leur vaine opinion,
24 Car je ne demande rien de plus, dès lors que cela plaît à
[ma Dame.
[57]

[Prend place Jacopone :]

O amour de pauvreté, royaume de tranquillité!

16.
O amour de pauvreté, royaume de tranquillité!
Pauvreté, voie sûre, n'a procès ni rancoeur /100;
N'a peur des larrons ni d'aucune tempête.
Pauvreté meurt en paix, ne fait point testament,
Laisse le monde comme il est et les gens dans la concorde.

6 II Elle ne va ni chez le juge ni chez le notaire, ne rapporte
[pas salaire à la maison,
Se rit de l'homme avare qui vit dans une telle anxiété /100. 
Pauvreté, haute sapience : n'être soumis à rien
Et posséder avec mépris toutes les choses créées !

10 III Qui méprise, possède : et, possédant, jamais ne se nuit : 
Rien ne le retient par le pied pour l'empêcher de faire ses 	étapes /101. 
Qui désire est possédé : il s'est vendu à ce qu'il aime; 
S'il pense à ce qu'il en a tiré, il en a tiré mauvaise marchandise.

14 IV Je suis de trop faible courage pour entrer en vasselage, 
Et, cette semblance de Dieu que j'ai, la souiller en vanité! 
Dieu ne réside pas dans un coeur étroit : il est aussi grand que tu y mets d'amour; 
Pauvreté a si grande poitrine que la Divinité y habite.

18 V Pauvreté est un ciel* caché /102 à celui qui est enténébré sur terre. 
Mais celui qui dans son troisième ciel* est entré entend sa profondeur secrète /103.
Le premier ciel* est le firmament, de tout honneur dépouillement /104;
Il constitue un grand obstacle à la découverte de la sécurité /105;

22 VI Il fait mourir l'honneur en toi, il met les richesses /106 en fuite,
Fait taire la science et fuir la gloire de la sainteté. [911]
La richesse prend notre temps, la science gonfle de vent, 
La gloire accueille et héberge l'hypocrisie de tout pays.

26 VII Il me (paraît semblable au) ciel étoilé, celui qui est 	dépouillé de ces trois choses /107. 
Mais voici un autre ciel* voilé 102, des eaux limpides solidifiées /108. 
Quatre vents, agitent la mer /109 et troublent l'esprit : 
La crainte et l'espérance, la douleur et la joie /110.

30 VIII Se dépouiller de ces quatre (vents) est plus dur que des premières /111. 
Ce que je dis paraît erreur à qui n'a point capacité (de comprendre) : 
Ne pas craindre l'enfer et n'avoir pas l'espérance du ciel, 
Ne jouir de nul bien et ne pas souffrir de l'adversité.

34 IX La vertu n'en est pas la cause, car cette cause est hors de toi, 
C'est cette (cause) inconnue qui te domine toujours pour 	remédier à tes faiblesses /112. 
Si les vertus sont nues* et si les vices ne sont pas vêtus /113, 
S'ils reçoivent de mortelles blessures, ils tombent à terre, 	meurtris.

38 X Après que les vices sont morts, les vertus ressuscitent, 
Réconfortées par une cour de toutes les impassibilités /114 
Le troisième ciel* est de plus grande altitude, il n'a ni terme ni mesure, 
Tellement au-delà de toute représentation que l'imagination en meurt /115.

42 XI Il t'a tellement dépouillé de tout bien et exproprié de vertu 116
Que tu thésaurises ton gain en ton propre avilissement 117. 
Ce ciel* 118 est construit et fondé sur l'anéantissement 
Où l'amour épuré 119 vit dans la vérité 120. [912]

46 XII Ce qui te paraissait 121 n'est point, tant est élevé ce qui est :
La superbe se trouve au ciel et l'humilité est damnée 122. 
Entre la vertu 123 et l'acte, on entend beaucoup dire au jeu « mat » 124.
Tel qui pense avoir avantage 125 gît à terre comme un égaré /126.

50 XIII Ce ciel* a pour nom : « Non » 127: il coupe la parole et l'expression. 
L'amour se trouve emprisonné dans cette lumière enténébrée /128. 
Toute lumière est ténèbre et toute ténèbre est clarté /129 : 
La nouvelle philosophie a crevé les vieilles outres /130.

54 XIV Là où règne le Christ, toute la vieillerie est éliminée; 
L'un se transforme en l'autre, en une admirable unité /131. 
Amour y vit sans attachement et le savoir sans intelligence /132.
Ayant élu la volonté de Dieu pour accomplir sa volonté.

68 XV C'est moi qui vis, et ce n'est pas moi, et mon être n'est pas mon être /133.
C'est un changement tel que je n'en sais pas la définition. 
Pauvreté, c'est ne rien avoir et puis ne rien vouloir, 
Et posséder toute chose en esprit de liberté.

O jubilation du coeur, qui fait chanter d'amour !

19.
O jubilation du coeur, qui fait chanter d'amour !
Quand la jubilation s'échauffe, elle fait chanter (l'homme),[925]
Et sa langue balbutie et ne sait que dire :	
4 Mais elle ne peut celer au-dedans sa douceur, tant elle est grande.

II	Quand la jubilation s'allume, elle fait clamer;
Le coeur est (tant) épris d'amour qu'il ne le peut soutenir
Et il le fait hurler sans en avoir vergogne.

III	Quand la jubilation a pris le coeur enamouré,
Les gens le tournent en dérision en pensant à son langage,
10 Car il parle sans mesure de la chaleur qu'il ressent.

IV O jubilation, douce joie, quand tu pénètres dans l'âme
Le coeur redevenu sage voudrait celer son état ;
13 Mais il ne peut se tenir de faire clameur.

V Qui n'en a pas expérience te prend pour un insensé,
En te voyant si étrange et pareil à un dément,
16 Car la blessure du fond du coeur ne se voit pas du dehors /145.

La Bonté infinie veut un amour infini

20.
— La Bonté infinie /146 veut un amour infini :
Que l'âme, l'esprit et le coeur, le temps et l'être lui soient 	consacrés.

I Que l'amour fidèle, long, durant en éternité,
Haut d'espérance, surpassant le ciel,
Ample en charité embrassant toute chose,
6 Reste de coeur en une profonde humilité.

II Que la volonté créée /147 s'unisse à l'infinité /148, 
Menée par la grâce à une si grande altitude,
En ce ciel d'ignorance /149 dans une vie bienheureuse,
" Comme le fer par l'aimant, vers l'Aimé invisible.

III L'esprit ignorant /150 va alentour pour entendre /151; 
Mais dans le ciel ténébreux /152, on ne laisse pas pénétrer, 
Car ce serait grande offense que de mesurer ce qui est hors de mesure : 
14 Ce serait une science meilleure que la science d'aujourd'hui. [927]

IV L'esprit ignorant jure loyalement
De porter foi à la toute-puissance,
De ne jamais demander d'explication des choses difficiles;
18 Il vit dans l'humilité, noyé au fond d'un si grand abîme.

V O sage ignorance en si haut lieu menée,
Si miraculeusement à une telle altitude élevée,
Dans la région /153 où elle n'entend plus ni langage ni mot;
22 Tu es comme hors de sens dans un si admirable lieu.

VI O âme si noble, dis-nous ce que tu vois !
— Je vois un tel non-voir que tout me sourit,
Que ma langue est coupée et que ma pensée s'efface
26 Et demeure comme par miracle et vit en son Adoré /146 [sic].

VII — Quels fruits retires-tu de cette vision?
— Je vois la vie ordonnée à tous égards.
Mon coeur qui était très immonde au plus bas de l'enfer 
30 Est le lit sanctifié et la maison de la Trinité.

VIII Mon coeur, tu es venu au haut Empereur /146 ;
Nulle chose créée ne me requiert d'amour aujourd'hui,
Car il n'est point de créature, si haut placée soit-elle,
34 Qui ne serait tenue par moi à grand déshonneur, si elle 	entrait dans mon coeur.

IX Si la créature demande à avoir mon amour,
Qu'elle s'adresse à la Bonté /146 qui en a à distribuer. 
Car je n'en ai que faire : elle en a la possession,
38 Elle peut faire à son gré, car elle se l' est achetée /154.

X Le temps me démontre que j'ai brisé sa loi
Je l'ai occupé à ne point servir le Roi /146.
O temps, temps, temps, dans quel abîme de mal s'enfonce
42 Celui qui ne te régit pas en te passant dans l’oisiveté ! [929]

O amour, divin amour, amour qui n'est pas aimé!

21.
O amour, divin amour, amour qui n'est pas aimé!
Amour, ton amitié est pleine de liesse,	
Car il ne succombe jamais à la tristesse, le coeur qui t'a éprouvé.
O amour aimant, amour consumant,
6 Amour qui préserve le cœur qui t'abrite!
O blessure joyeuse, blessure délicieuse,
Blessure heureuse pour qui est féri par toi!	
Amour, par où es-tu donc entré pour être passé si inaperçu ?
Tu n'as laissé aucune trace lorsque tu es entré.
10 Amour aimable amour délectable,
Amour inimaginable, au-dessus de toute imagination. 
Amour, feu divin amour de jeux et de ris :
Amour, tu ne donnes pas peu, car tu es riche infiniment. 
Amour, avec qui fraies-tu ? avec des gens méprisables, 
15 Et tu délaisses les grands barons /155, car tu ne fais pas leur
affaire.

A tel qui, à le voir, ne semble pas valoir une médaille, 
Comme de la paille /156 tu te livres en sa possession.
Qui croit te tenir parce qu'il détient la science,
Ne peut sentir dans son coeur ce qu'est le goût de toi.
20 Science acquise donne mortelle blessure,
Si elle n'est revêtue de l'humilité du coeur.
Amour, ton magistère forme le désir,
Tu enseignes l'Évangile par tes brefs préceptes.	
Amour, qui toujours brûles et embrases les coeurs qui sont à toi,
25 Tu fais de leurs paroles des dards qui percent les coeurs. 
Amour, ta largesse, amour, ta noblesse,
Amour, ta richesse sont au-dessus de toute imagination. 
Amour gratuit 157, amour délicieux,
Amour suave qui a rassasié mon coeur;
30 Amour, qui enseignes l'art de gagner notre part 158,
Du ciel tu nous donnes charte, car tu t'es donné pour gage 159.
Amour, fidèle compagnon, amour si mal payé de retour, 
Baigne-moi de larmes, pour que je pleure mon péché. 
Amour doux et suave, du ciel, amour, tu es la clef; 
15 Mène le navire au port pour qu'il échappe à la tempête. 
Amour qui donnes la lumière à tout ce qui a lumière : [931]
La lumière n'est pas lumière 160, car c'est une lumière matérielle.

La lumière illuminante, la lumière démonstrative,
Nul ne vient à aimer, qui n'en est pas illuminé.
40 Amour, ton effet donne la lumière à l'esprit,
Tu lui montres l'objet   aimé qui aime.
Amour, ton ardeur   en enflammant le coeur
L'unit par son amour à l'objet (de l'Amour) incarné.
Amour, vie sûre, richesse sans souci,	
45 Tu dures plus qu'en éternité en Celui qui est au-delà de toute mesure.
Amour, qui donnes forme à tout ce qui a forme,
Ta forme réforme l'homme qui est déformé.
Amour pur et net, amour sage et joyeux,
Amour haut et profond, pour le coeur qui s'est donné à toi;
50  Amour large et courtois, amour aux larges dépenses,
Amour, à des tables dressées tu fais asseoir tes féaux.
La puante luxure (est) fuie par l'esprit
Brillant de chasteté,   orné de pureté.
Amour, tu es cet appât   dont le coeur s'éprend :
55 On est assoiffé et affamé   de ton amour.
Amour divin, tu es le remède aux maux :
Tu guéris toute maladie quelle qu'en soit la gravité.
- O langue insolente, comment as-tu osé
Te pousser si avant, et parler d'une telle chose ?
60  Or pense à ce que tu as dit de l'amour béni :
Toute langue est en défaut, qui a parlé de lui !
Même la langue des anges qui sont dans ce grand choeur 161, 
En parlant avec autant d'effusion, ne prononcerait que des balbutiements. 
Ergo, 162 comment n'as-tu pas honte, toi qui par la louange l'attaque ?
65 Loin d'arriver à le louer, tu l'outrages plutôt.	
- Je ne puis t'obéir, car amour ne peut se taire!
Je veux proclamer l'amour jusqu'à mon dernier souffle.
Ce n'est pas une condition conforme à la justice
De laisser passer le temps sans clamer l'amour.
70 Que ma langue et mon coeur clament : « Amour, amour, amour !
Celui qui tait ta douceur, que son coeur crève.	
Et je crois qu'il crèverait, le coeur qui te goûterait : 
S'il ne clamait pas " amour ", il se trouverait étouffé! » [932]

O doux amour qui as tué l'Amour,

22.
O doux amour qui as tué l'Amour,
2 Je t'en prie, tue-moi d'amour!

I - Amour, toi qui a mené ton amoureux 163
A une mort si dure,
Pourquoi as-tu fait en sorte de ne pas vouloir
Que je doive périr ?
Ne m'épargne pas, ne souffre pas
8 Que je ne meure point embrassé par Amour.

II Si tu 164 n'as pas pardonné à Celui 163 que tu as tant aimé,
Comment veux-tu me pardonner à moi ?
C'est le signe que tu m'aimes, que tu me prends à ton appât
Comme un poisson qui ne peut échapper.
Et ne me pardonne pas 165, car j'aime
14 De devoir mourir noyé dans l'amour.

III L'Amour 163 est suspendu à la croix qui l'a pris
Et ne le laisse pas partir.
J'y vais en courant, et je m'y pends aussi,
Pour ne point m'égarer;
(Car) le fuir me ferait disparaître,
20 Car je ne serais plus inscrit dans l'amour 166.

IV O croix, je me pends, je me cloue à toi 
Pour savourer la vie en mourant,
Car tu en es ornée 167, ô mort de miel 168, 
Et (je suis) triste de ne t'avoir point éprouvée ! 
O âme si désireuse de recevoir sa blessure,
26 Puissé-je mourir le coeur percé d'amour!

V Je vais en courant (pour) lire sur la croix
Le Livre ensanglanté 169 qui s'y trouve;
Car son écriture 170 me rend diplômé
En science naturelle et en philosophie.
O Livre scellé 171, au-dedans (tout) doré
82 Et tout fleuri d'amour! [935]

VI  O amour de l'Agneau plus grand que la grande mer,
Qui pourrait parler de toi ?
Celui qui s'y est noyé de toute part
Et qui ne sait plus où il est,
Et qui trouve que la folie est le droit chemin
38 Pour aller affolé d'amour.

Amour de charité pourquoi m'as-tu tellement féri ?

23 
Amour de charité /172 pourquoi m'as-tu tellement féri ?
J'ai le coeur brisé, et il brûle d'amour.

II Il brûle, il flambe, il se démène,
Mais il ne peut s'enfuir, car il est enchaîné,
Et il se consume comme cire au feu;
Il meurt en vivant, il se dissout en langueur,
Il implore de pouvoir s'éloigner un peu
Et il se trouve plongé dans une fournaise.
Hélas ! où me mène une si pénible atteinte ?
10 C'est mourir que vivre ainsi, tant croît la chaleur !

III Avant de l'avoir éprouvé, je demandais
A aimer le Christ, en croyant que c'était douceur :
Je pensais demeurer dans une douce paix,
14 En possession d'altitudes éloignées de tout chagrin;
(Et voilà que) j'éprouve un tourment dont je ne pensais pas
Que sa chaleur fendrait ainsi mon coeur.
Je ne peux représenter Celui dont je vois l'aspect 173,
18 Car je meurs en délices et je vis sans coeur.

IV J'ai perdu mon coeur et toute ma raison,
(Toute) volonté, (tout) plaisir, et toute sensibilité;
Toute beauté ne me paraît qu'une fange ignoble,
22 Et les délices de la richesse, la perdition.
Un arbre d'amour portant un grand fruit
Est planté dans mon coeur; la nourriture qu'il me donne
Provoque aussitôt un immense changement en moi,
20 En expulsant tout : volonté, raison et vigueur. [937]

V Pour acheter amour, j'ai tout donné
En échange, tout, le monde et moi.
Si toute la création avait été mienne,
30 Je l'aurais donnée par amour, sans condition,
Et je me trouve ainsi comme abusé par amour ;
Car ayant tout donné, je ne sais où je suis entraîné :
Je suis défait par amour, et l'on me tient pour fou;
34 Mais, puisque je suis vendu 174, je n'ai plus pouvoir sur
	moi-même.

VI Les gens, des amis que j'avais,
Crurent me faire quitter cette route 175;
Mais qui est donné ne se peut plus donner 176.
38 Rien ne peut faire qu'un valet ne fuie ce qui est noble;
Et la pierre pourrait fondre avant 177
Amour qui me tient en son pouvoir.
Toute ma volonté est si embrasée, si unie
42 Et transformée par amour 178 ! Qui supprimera cet amour ?

VII	Ni le fer ni le feu ne la 179 peuvent séparer 180,
Car chose si unie ne se divise;
Et ni douleur ni mort ne peuvent monter
46 A l'altitude où elle a été ravie 181 :
Elle voit toutes les choses tourner au-dessous d'elle,
Tandis qu'elle s'élève au-dessus d'elles.	
Mon âme, comment t'es-tu élevée à la possession d'un tel 	bonheur ? 
Embrasse avec tendresse le Christ, dont il te vient.

VIII Je ne peux plus voir aucune chose 182,
Toute mon âme crie vers le Créateur;
Ni la terre, ni le ciel n'ont plus pour moi de douceur;
54 (Et,) au prix de l'amour du Christ, tout est pour moi puanteur;
Et la clarté du soleil me paraît si obscure,
Lorsque je vois cette face resplendissante.
Ce n'est pas par leur science que les Chérubins* sont beaux
88 Ni par leur ardeur, les Séraphins*, mais parce qu'ils voient le Seigneur.

IX Que nul désormais ne me reprenne donc
Si un tel amour me fait aller (comme un) fou;
Il n'est pas de coeur qui résisterait davantage que moi,
62 Et qui, ainsi épris d'amour, puisse s'enfuir. [939]
Quiconque y pense, son coeur se fend,
Si forte est la fournaise qu'il endure.
Si je pouvais trouver une âme qui m'entendit,
66 Elle aurait pitié de moi, car mon coeur se brise!

X Car le ciel et la terre crient et toutes choses	
Ne cessent de proclamer que je dois aimer ainsi;	
Tous me disent : « De tout ton coeur, aime	
70 L'Amour qui nous a faits, et brûle de l'embrasser!	
Car cet amour, parce qu'il te désire,	
11 nous a tous créés pour te tirer à soi. »	
Je vois irradier tant de bonté et de grâces	
74 De cette lumière miséricordieuse 160 qui se répand partout !	

XI Je veux aimer davantage, si davantage se peut.
Mais, lorsque j'aime davantage, je ne trouve plus mon coeur;
Je ne puis faire plus que me donner
78 Avec ma volonté, ceci est certain sans preuve 183;
J'ai tout donné pour posséder
Cet amour qui me rénove totalement :
Beauté antique et neuve, je t'ai trouvée il y a peu 184,
82 O clarté infinie au si doux éclat!

XII A la vue d'une telle beauté, je suis tellement
Arraché à moi que je ne sais où je suis emporté;
Mon coeur se consume et fond comme cire,
86 Pour se retrouver à l'image du Christ.
On n'a jamais vu si étonnant échange :
Tout dépouillé, de soi, revêtir le Christ 185 !
Le coeur ainsi transformé crie l'amour qu'il ressent,
90 L'âme est noyée, tant elle ressent de douceur !

XIII Ainsi doucement enchaînée,
L'âme se dilate toute pour embrasser le Christ;
Et, plus elle contemple sa beauté,
94 Plus elle projette hors d'elle
Toutes ses facultés et toutes ses richesses dans le Christ.
Elle ne peut conserver d'elle aucune mémoire, soin,
Elle ne peut plus désormais consacrer à soi-même ni volonté 98
Car elle a perdu toute force et toute conscience. [941]

XIV En Christ transformée, elle est presque le Christ;
Unie à Dieu, elle est devenue toute divine.
Être reine du Christ et de tout ce qui est à lui,
102 Un si grand acquêt passe toute élévation.
Or donc, comment pourrais-tu encore rester triste,
En implorant le remède de tes fautes ?
Il n'y a plus de sentine où trouver le péché,
106 L'ordure est extirpée, toute infection épurée.

XV En Christ, une nouvelle créature est née; 
Dépouillé, le vieil homme est rendu nouveau, 
Mais l'amour s'élève avec une telle ardeur
110 Que mon coeur paraît fendu par un couteau. 
C'est avec raison que mon âme endure une telle chaleur, 
Car le Christ m'attire tout entier, tant il est beau! 
Je l'embrasse et je crie d'amour :
114 « Amour, que je désire tant, fais-moi mourir d'amour !

XVI « Pour toi, Amour, je me consume en languissant,
« Et je vais criant pour t'embrasser :
« Quand tu t'éloignes, je ne suis (plus) qu'un mort vivant. 
118 «  Je soupire et je pleure pour te retrouver,
« Et quand tu reviens, mon coeur se dilate
« Afin de pouvoir tout entier se transformer en toi.
« Ne tarde donc plus, Amour, souviens-toi de moi. 
122 « Tiens-moi bien attaché, consume mon coeur! »

XVII « Regarde, doux amour, ma peine!
Je ne puis supporter tant d'ardeur;
L'amour m'a pris, je ne sais plus où je suis,
126 Je ne puis plus comprendre ce que je fais ou dis,
Je vais dans les rues comme hébété;
Souvent ma langueur est si forte qu'elle m'angoisse.
Je ne sais comment je puis souffrir un tel tourment,
130 Et pourtant, je ne m'en aperçois pas, parce qu'il m'a desséché le coeur.

XVIII On m'a volé mon coeur; je ne puis voir 
Ce que je dois faire, ni, souvent, ce que je fais. 
Et qui me voit dise s'il veut savoir,
184 Si l'amour sans acte 186 te plaît, ô Christ. [943]
S'il ne te plaît, que puis-je faire ?
L'amour qui tant m'embrasse enchaîne
Mon âme de telle façon qu'il me retire la parole,
138 La volonté et l'activité; j'en perds tout sentiment.

XIX Je savais parler, maintenant me voici muet 187 ; 
Je voyais, mais je suis devenu aveugle.
Jamais on ne vit si grand abîme :
142 Je parle en me taisant; je m'enfuis et je suis attaché; 
Je monte en descendant ; je tiens et je suis tenu; 
Dehors, je suis dedans; je chasse et je suis chassé.
Amour sans mesure, pourquoi me rends-tu fou,	 
146 Et me fais-tu mourir dans une fournaise à la si vive chaleur ?

XX - « Mets de l'ordre dans cet amour 188, ô toi qui m'aimes,
Car il ne se trouve point de vertu sans ordre;
Puisque tu désires tant me trouver
150 Et que ton âme est rénovée par la vertu,
Je veux que, pour m'aimer, tu invoques
Une charité qui soit ordonnée :
La qualité de l'arbre se prouve par celle de son fruit,
154 Qui de toute chose démontre toute la valeur 189

XXI	« Toutes les choses que j'ai créées 
Sont faites par nombre et par mesure 189, 
Et à leur fin sont toutes ordonnées,
158 En conservant leur forme dans leur ordre. 
Bien davantage encore, la charité
Est ordonnée dans sa nature 190.
Comment donc, âme, es-tu devenue folle par chaleur ?
162 Tu es sortie de l'ordre, ta ferveur ne t'est plus un frein. »

XXII « O Christ, qui m'as ainsi volé mon coeur,
Dis que tu ordonnes mon âme à l'amour :
Comment, depuis que je suis changé en Toi
166 Pourrais-je correspondre encore à ce que j'étais ?
Comme le fer (qui est) tout embrasé,
Comme l'air rendu éblouissant par le soleil
Perdent leur forme pour (assumer) un autre aspect,
170 Ainsi l'âme pure est revêtue de toi, Amour 191. [945]

XXIII Mais, dès lors qu'elle perd sa qualité,
La chose ne peut opérer par elle-même;
Elle n'a de puissance que selon qu'elle a été formée;
174 C'est alors qu'elle peut oeuvrer avec fruit.
Donc, si en vérité je suis transformée
En Toi, ô Christ si doux à aimer,
C'est à Toi, non pas à moi qu'il faut imputer ce que je fais;
178 Mais, si je ne Te plais point, c'est Toi qui ne Te plais point à Toi-même, Amour.

XXIV Sache bien ceci [que] : si je suis devenu fou,
C'est Toi, suprême Sagesse, qui m'a ainsi fait;
Et c'est ce que je fais depuis que j'ai été féri,
182 Lorsque j'ai fait échange avec l'Amour 192
Et que je me suis dépouillé, pour être revêtu de Toi.
J'ai été entraîné je ne sais comment dans une nouvelle vie :
(Naguère) anéanti, je suis maintenant fort d'amour.
186 Les portes sont ainsi rompues et je me couche à tes côtés, Amour.
XXV Pourquoi m'as-Tu conduit dans une telle fournaise,
Si tu voulais que je fusse modéré ?
Quand je me suis donné à Toi sans limite,
190 Tu m'as retiré toute mesure :
Puisque tout petit Tu me suffisais,
Je n'ai pas la force de Te tenir dans toute ta grandeur.
Aussi, s'il y a faute, amour, c'est la tienne et non la mienne,
194 Parce que cette route, c'est Toi qui l'as faite, Amour.

XXVI Tu ne T'es pas défendu de l'amour,
Lorsqu'il T'a fait venir du ciel sur terre;
Amour, Tu T'es abaissé à cette si grande humiliation
198 D'aller par le monde, comme un homme méprisable!
Tu n'as voulu ni maison ni terre;
Tant de pauvreté pour nous enrichir!
Dans la vie et dans la mort, Tu as montré avec évidence
202 L'amour sans mesure qui brûlait dans ton coeur.

XXVII Tu es allé souvent comme ivre par le monde;
L'amour Te menait comme un esclavé;
En toutes choses, Tu as toujours montré de l'amour, [947]
 206 En n'ayant presque rien reçu pour prix de Toi 193,
Car dans le temple, tu as crié :
« Que vienne boire celui qui a enduré (la soif),
Qui a eu soif d'amour, car il lui sera donné
210 Un amour infini, qui se repaît de douceur. »

XXVIII Toi, ô Sagesse, Tu ne t'es pas retenue
Souvent de répandre ton amour,
Car tu es née d'amour, non de chair,
214 O amour humanisé pour nous sauver.
C'est pour nous embrasser que Tu es monté en croix 194,
Et je crois que c'est pour cela que Tu n'as pas parlé,
Que Tu ne t'es point disculpé, Amour, devant Pilate 195
218 Pour accomplir sur la croix ce marché de l'amour.

XXIX La sagesse, je le vois, se cachait,
Seul, l'amour se pouvait voir;
La puissance ne se montrait pas,
222 Car cette vertu* déplaisait.
Il était grand, cet amour qui se répandait
Et qui ne pouvait rien avoir que de l'amour	
Dans ses actes et dans sa volonté, amour qui toujours attachait
226 Et embrassait sur la croix l'homme avec tant d'amour.

XXX Donc, Jésus, si je suis si épris,
Si enivré par une si grande douceur,
Pourquoi me reprends-Tu, si je vais comme un fou,
230 Et si j'ai perdu tout sens avec toute force ?
Puisque l'amour T'a tant attaché
Et presque privé de toute ta grandeur,
Comme aurais-je jamais la force de résister
234 Au désir de devenir fou pour T'embrasser, Amour ?

XXXI Car cet amour qui me rend fou,
A Toi, il semble qu'il rait enlevé ta sagesse,
Et cet amour qui me fait tant languir,
238 A Toi, il T'a pris pour moi ta puissance;
Désormais je ne veux, ni ne puis plus tarder
Je suis épris d'amour, je ne me retiens point,
Je serai condamné à mourir d'amour
242 Je ne veux plus de consolation, sinon mourir, Amour. [949]

XXXII Amour, amour qui m'as tant féri,
Je ne puis crier rien d'autre qu'amour;
Amour, amour, je suis uni à Toi;
246 Je ne puis rien d'autre que T'embrasser;
Amour, amour, Tu m'as ravi violemment;
Mon coeur se dilate toujours davantage pour aimer.
Pour Toi je veux défaillir, amour, pour être auprès de Toi;
250 Amour, par grâce, fais-moi mourir d'amour.

XXXIII Amour, amour Jésus, je suis arrivé au port 196.
Amour, amour Jésus, Tu m'as conduit.
Amour, amour Jésus, donne-moi réconfort,
254 Amour, amour Jésus, Tu m'as tant enflammé,
Amour, amour Jésus, que je ne le supporte plus.
Fais que je reste, amour, toujours embrasé,
Avec Toi transformé en vraie charité 197,
258 Dans la suprême vérité de l'amour qui transforme 198.

XXXIV Amour, amour, crie le monde entier;
Amour, amour, clame toute chose.
Amour, amour, Tu es si profond
262 Que, qui plus T'embrasse, toujours plus Te désire.
Amour, amour, Tu es un cercle rond :
Qui y entre T'aime toujours de tout son coeur,
Car Tu es comme la trame et Tu tisses pour vêtir qui T'aime,
266 Avec une sensation si douce, que (l'amant) toujours crie « amour ».

XXXV Amour, Amour, Tu me fais tant
Amour, amour, que je ne le puis supporter,
Amour, amour, je me suis tant donné à Toi,
270 Amour, amour, que je crois bien en mourir.
Amour, Tu m'as tellement pris,
Amour, amour, fais-moi passer en Toi,
Amour, douce langueur, mon amour de désir, 274 
Mon amour de délices, noie-moi dans l'amour.

XXXVI Amour, amour, mon coeur se brise,
Amour, amour, tant je sens la blessure.
Amour, amour, ta beauté m'attire;
278 Amour, amour, pour toi je suis tellement ravie :
Amour, amour, elle dédaigne de vivre, [951]
Amour, amour, l'âme qui est unie à Toi;
Amour, Tu es sa vie, elle ne se peut détacher; 
282 Pourquoi la fais-Tu languir en l'étreignant tellement, Amour?

XXXVII Amour, amour Jésus de désir, 
Amour, je veux mourir en T'embrassant;
Amour, amour Jésus, mon doux époux,
286 Amour, amour, je Te demande la mort.
Amour, amour Jésus si délicieux
Tu me rends Toi en me transformant 199,
Pense que je vais défaillir amour, je ne sais plus of je suis
290 Jésus, mon espérance, abîme-moi dans l'amour!

Il me paraît sensé et courtois

24.
Il me paraît sensé et courtois
De devenir fou pour le beau Messie.
Il me paraît de si grand savoir, 
Celui qui veut devenir fou pour Dieu, 
Qu'à Paris on ne vit jamais
Si grande philosophie "°.
Celui qui s'en va fou pour le Christ, 
Paraît accablé et tourmenté; 
Mais il est maître diplômé
10 En Nature et en Théologie.
Celui qui s'en va ravi par le Christ
Paraît dément aux gens;
A qui n'a pas éprouvé la chose,
14 Il paraît dévoyé.
Celui qui veut entrer en cette école
Trouvera une doctrine nouvelle;
La folie, celui qui ne l'éprouve pas,
18 Il ne sait pas le bonheur qu'elle est.
Celui qui veut entrer dans cette danse,
(Pour) trouver l'amour sans mesure,
Cent jours d'indulgence
28 A celui qui lui dit des injures.
Celui qui va chercher la vaine gloire
N'est pas digne de l'amour du Christ,
Qui avec honte et avec douleur, [953]
26 Fut crucifié par traîtrise.
Celui qui va chercher la honte
Paraît vite atteindre un grand bien :
Il n'aura plus à aller à Bologne 200
30 Pour apprendre plus de science. Amen.

Notes

100. Sur le chemin de son choix.
102. Invisible.
103. La valeur de l'anéantissement total du croyant en Dieu est exposée dans la Mystica Theologia du pseudo-Denys l'Aréopagite* commentée par Maxime le Confesseur et développée, entre autres, par saint Bonaventure. Le troisième ciel est celui de l'amour, sans différence entre amour profane et amour divin.
104. Le sens n'est pas, comme chez d'autres poètes qui recourent à peu près à la même comparaison : « l'éclat du ciel étroilé anéantit toute autre splendeur », mais « sous le ciel des étoiles — id est sur terre — on est exposé à perdre la gloire des élus ».
105. La sécurité dans laquelle on se trouve, si l'on sait posséder avec mépris.
106. Les vraies richesses de l'âme.
107. Celui qui a renoncé aux « trois choses » des vers 24-25 : la richesse, la science, la gloire.
108. Ayant la pureté cristalline de la glace : le ciel cristallin.
109. Quatre passions agitent l'âme comme les quatre vents cardinaux agitent la mer : joie, tristesse, espoir, crainte. Cf. saint Augustin, Civit. Dei, XIV, 7.
II o. La formule rejoint un des thèmes fondamentaux du bouddhisme.
1. Les « trois choses » des vers 24-25.
112. « Attache-toi, à remédier à tes faiblesses » sans connaître cette cause qui ne dépend pas de toi, mais des impénétrables desseins de Dieu.
113. Si les vices ne sont pas protégés comme par des vêtements qui voilent leur hideur.
114. La « Cour » royale de l'âme est l'assemblée des vertus qui doivent la régir par leur indifférence totale aux séductions des passions et des vices.
115. S'épuise à le représenter.
116. Ceci s'adresse à ceux qui ont déjà atteint les deux premiers degrés de la pauvreté, en renonçant à tous les biens, même à la vertu.
117. Maintenant, au troisième degré de la pauvreté assimilé
au troisième ciel, tu reçois ton gain en t'anéantissant, dans la
conscience de ton anéantissement.
18. C'est-à-dire : ce troisième état de perfection.
119. L'âme anéantie dans l'amour de Dieu.
12o. La vérité absolue atteinte par l'anéantissement en Dieu.
121. Ce qui te paraissait la vérité n'est pas la vérité.
122. La vérité céleste est toute différente de la nôtre, fondée sur des apparences, et l'on croit voir les plus grands péchés récompensés (l'orgueil est la source de toutes les fautes), et la vertu (l'humilité en tête) damnée.
[1002]
123. Virtus aliquid operandi, en termes de scolastique : la disposition à agir. Ici, donc, entre la pensée et l'acte.
124. Nombreux sont ceux qui échouent dans leurs efforts et ne peuvent que dire : « Échec et mat. »
125. Avoir gagné et s'être approché du ciel.
126. Qui se trompe sur la vérité. Certains pensent que ce vers poursuit l'allégorie du jeu d'échecs et qu'il s'agit bien du pion de ce nom. D'autres donnent à ces deux vers le sens suivant : « Tel qui pense avoir conclu un contrat avantageux voit ses terres vendues. » Mais, au fond, sous l'éventuelle diversité de l'image, le sens reste analogue dans ces diverses interprétations.
127. Toujours selon l'Aréopagite, saint Bernard et saint Bonaventure, la connaissance de Dieu n'est possible que négativement.
128. Autre thème du pseudo-Aréopagite sur la connaissance de Dieu atteinte par l'amour : plus épaisses sont les ténèbres de l'intelligence, plus vive est la clarté qui illumine l'âme.
129. La lumière divine est ténèbre pour l'esprit, et ce qui paraît ténèbre à l'esprit est clarté pour l'âme.
13o. Cf. MATH. IX,17 : C'est-à-dire qu'elle détruit l'intellect au bénéfice de l'âme, comme le vin nouveau fait éclater les vieilles outres.
131. Cf. PAUL, II, Cor. V ,17 .
132. Dans l'union mystique, l'amant ne sent ni ne comprend plus rien, abîmé en Dieu qui sent et pense pour lui.
133. Cf. PAUL, Gal. 11,20. Plus le mystique renonce à son moi, à son être, plus il offre de place à Dieu qui finit par habiter en lui en l'occupant tout entier.
[notes du poème n°21 omis]
146. Dieu. Au vers 26, certains lisent : « ou son adoration ».
147. La volonté de la créature.
148. L'infini de Dieu.
149. D'ignorance de tout ce qui n'est pas Dieu. L'idée du ravissement mystique provient aussi du pseudo-Denys l'Aréopagite.
[1003]
150. L'esprit qui ne peut connaître.
151. S'approche pour chercher à déceler.
152. Le ciel de ténèbres constitue l'état de l'âme « ignorante », qui, ayant renoncé à tout, a atteint de la sorte à la connaissance de Dieu et à la parfaite union mystique.
153. Le ciel.
154. En se sacrifiant pour les hommes dans sa bonté, le Christ a en quelque sorte acheté leur amour.
155. Les puissants de ce monde.
156. Comme si tu n'avais pas plus de valeur que la paille.
157. Qui te donnes sans rien te demander en échange, gratis, disent les poètes latins chrétiens : par pure grâce. Même idée, Laude 23, ci-après, y. 206.
158. Notre part d'héritage, en tant qu' « héritiers* » du Christ : une place au ciel.
159. En te portant toi-même garant sur la croix, en t'offrant en gage, tu nous as garanti le ciel, notre part, par ton sacrifice qui est pour nous la charte de notre salut.
160. La lumière (du soleil) n'est pas la vraie lumière, car elle vient de la matière. La seule lumière véritable, spirituelle et donc invisible, vient de Dieu.
161. Le Choeur des âmes célestes ou plutôt des anges. Cf. la rubrique « Hiérarchies » aux Commentaires.
162. « Donc ». Le recours au latin cherche à renforcer la valeur scientifique de l'argumentation, tout comme l'emploi du syllogisme démonstratif courant en scolastique et dont chaque terme était évoqué et caractérisé par la seule mention de la conjonction qui marque et le début et chaque degré de l'articulation du raisonnement. Iacopone ne peut oublier qu'il fut avocat.
163. Le Christ, épris, dans son amour divin, d'amour pour l'homme.
164. Amour.
165. Sois sans pitié pour moi.
166. Si je le fuyais, je disparaîtrais, car ne figurant plus au Livre de Vie, je ne pourrais plus être avec les élus dans le Ciel de l'Amour.
167. Tu es ornée de Vie, par le Christ, qui est la Vie.
168. La mort sur la Croix a la douceur du miel, puisqu'elle apporte le salut.
169. Le Christ est le « Livre de Vie » : PAUL, Phil. IV, 3; Apoc., passim.
17o. La vision du Christ en Croix est l'enseignement (l'écriture) suprême.
171. Le Livre de l'Apocalypse, qui est scellé de sept sceaux, soit les quatre vertus cardinales et les trois vertus théologales, soit les sept sacrements, ou encore le « Livre de vie » qu'est le Christ.
[1004]
172. On voit apparaître ici la différence sensible qui s'est peu à peu instituée entre le sens des mots charité et amour : caritas est à l'origine l'amour désintéressé, celui du prochain comme, et surtout, celui de Dieu pour les hommes (JEAN, Ëpi., IV, 9 : Deus caritas est, puis saint Augustin, saint Bernard, saint Bonaventure et tant de mystiques médiévaux) ; amor est la passion personnelle, l'attachement des êtres.
173. Je ne puis décrire celui dont je vois les traits, l'Amour.
174. Vendu pour rien, donné à l'amour.
175. La route de l'amour.
176. Qui s'est donné à Dieu ne peut plus se donner au monde.
177. Topique d'impossibilia*.
178. Unie à Dieu et transformée en lui.
179. Ma volonté.
i 80. Séparer ma volonté de Dieu à qui elle est unie.
181. L'âme unie à Dieu a été emportée dans la sphère supérieure de l'éternel infini d'où elle domine tous les maux et les souillures terrestres.
182. Si haut l'âme est montée qu'elle ne distingue plus rien.
183. N'a pas besoin de démonstration, est évident.
184. C'est la célèbre formule augustinienne : « Sera te amavi, pulchritudo tain antiqua et tam nova » (Conf., X, 27-28).
185. Identifiée avec le Christ.
186. A son sommet, l'amour pur total porte à l'anéantissement en Dieu : c'est l'amour « sans acte ».
187. Description des effets inversés de l'extase : silence et obscurité sont parole et lumière absolue, la descente dans l'abîme est la montée vers les cimes. Jacopone manie l'antithèse avec plaisir et pratique les topiques usuels tels que les impossibilia et les contraria de la rhétorique antique et médiévale.
188. Pour la scolastique, la vertu est l'ordinatio amoris.
189. Cf. MATT., VII, 16-18, et, pour les deux vers suivants, Sagesse XI, 21.
190. La charité, la ferveur elle-même doivent observer des règles. Les strophes xx et xxi sont mises dans la bouche du Christ.
191. Cf. Maxime le Confesseur commentant Denys l'Aéropagite (Ambigua, II) et saint Bernard (De diligendo Deo). Le processus général de la conquête de l'extase ainsi décrit est analogue à celui qu'expose l'Itinerarium mentis ad Deum de saint Bonaventure, qu'un siècle plus tard suivra aussi le Blanc de Sienne* (cf. n° 199).
192. Lorsque j'ai échangé mon âme pour Dieu, lorsque, par sa transformation, elle est devenue divine, tandis que je cessais d'exister par moi-même.
193. N'ayant rien reçu en échange du don de toi, c'est-à-dire t'étant donné pour rien en contrepartie. Cf. note 157 ci-dessus.
194. Parallèle fréquent, dans la littérature religieuse latine et
[1005]
vulgaire du Moyen Age, entre les bras ouverts pour l'embrassement et les bras fixés sur la croix.
195. MATT., XXVII, 12-14.
196. A l'union totale avec le Christ.
197. Identifiée ainsi avec le véritable amour de Dieu.
198. Qui unit, en provoquant l'identification du sujet et de l'objet, de l'amant et de l'aimé.
199. En me transformant en toi, en me fondant en toi, en m'identifiant à toi.
200. Fondée par Théodose en 425, l'Université de Bologne est l'une des plus anciennes d'Europe, et des plus justement réputées pour le droit et la médecine tandis que celle de Paris régna plus tard sur la philosophie.
L'idée que l'amour de Dieu est une force toute-puissante qui doit soumettre toute la raison —. que la scolastique appelait
volontiers principale nostrum	apparaît plus d'une fois dans l'Ecri-
turc, mais c'est surtout chez saint Paul, semble-t-il, que son expression s'est manifestée avec le plus de précision : I Cor., I, 18 : Verbum crucis pereuntibus quidem stultitia est ; Ibid., I, 21-27 Placuit Deo per stultitiam praedicationis salvos facere credentes... quae stulta sunt mundi elegit Deus ; Ibid., III, 18 : Si quis videtur... sapiens esse... stultus fiai ut sit sapiens. Cf. aussi Ibid., IV, Io et II Cor., V , 13.

RAMON LLULL ~1232-~1315


Ramon fut un courtisan incliné a « amar les belles dones, sense reparar en si eren donzelles o maridades » lorsque vers trente ans il décide de changer soudainement de vie - conversion qui ressemble fort à celle de François d’Assise. Notez déjà ici que le catalan, à mi-chemin entre l’espagnol naissant et le français des troubadours, se lit facilement en ayant soin de murmurer les mots écrits s’ils ne sont pas à vue d’un sens évident (dones – dames...).
Ramon mènera une vie suractive et voyagère qui le mènera de Majorque à Montpellier, Gênes, Tunis, Paris, Pise, Tunis. Il meurt peu après un retour risqué de Bougie à Majorque (selon la tradition – tout est conjecture).  « D’una fe viva i d’un amor volcanic », il mena durant cinquante ans « la tasca gegantina d’unificar els homes... », aidé par sa culture polyglotte – il rédigeait en arabe comme en catalan - et par sa proximité avec la Cour de Jaume II. Il fut un « théologien du coeur » plus que de la tête, presque exactement contemprain de Thomas d’Aquin (1224/5-1274) d’origine italienne.  


Libre d'Amic e Amat [Integrale]


OBRES ESSENCIALS I
EDITORIAL SELECTA BARCELONA
Primera edicio: 1957
EDICIONS ARIEL, S. L. BARCELONA

CAPÏTOL XCIX. EN QUAL MANERA BLANQUERNA ERMITÀ FÉU LO LIBRE D'AMIC E AMAT

[260] Esdevenc-se un dia que l'ermità qui estava en Roma, segons que damunt havem dit, anà visitar los ermitans e•ls rescluses qui eren en Roma, e atrobà que en alcunes coses havien moltes de temptacions per ço car no sabien haver la manera quis covenia a lur vida, e pensà que anàs a Blanquerna ermità que li feés un libre qui fos de vida ermitana, e que per aquell libre pogués e sabés tenir en contemplaciô, devociô, los altres ermitans. Estant un dia Blanquerna en oraciô, aquell ermità venc a la cella de Blanquerna e pregà'l del libre damunt dit. Molt cogità Blanquerna en qual manera faria lo libre ni de quai matèria.
Estant Blanquerna en aquest pensament, en volentat li venc ques donàs fortment a adorar e a contemplar Déu, per tal que en la oraciô Déus li demostràs la manera e la matèria de què ell feés lo libre. Dementre que Blanquerna plorava e adorava, e en la sobirana extremitat de ses forces havia pujada Déus sa ànima, qu’il contemplava, Blanquerna se senti eixit de manera, per la gran frevor e devociô en què era, e cogità que força d'amor no segueix manera com l'amic ama molt fortment son amat. On, per açô Blanquerna fo en volentat que feés Libre d'amic e amat, lo qual amic fos feel e devot crestià, e l'amat fos Déu.
Dementre considerava en esta manera Blanquerna, ell remembrà com una vegada, com era apostoli, li recontà un sarrai que los sarraïns han alcuns hômens religiosos, e enfre los altres e aquells qui sôn més preats enfre ells, sôn unes gents qui han nom "sufies",(69) e aquells han paraules d'amor e exemplis abreujats e qui donen a home gran devociô; e sôn paraules qui han mester exposiciô, e per l'exposiciô puja l'enteniment més a ensûs, per lo qual pujament muntiplica e puja la volentat en devociô. On, com Blanquerna hac hatida aquesta consideracio, ell preposà a fer lo libre segons manera damunt dita e dix a l'ermita que se'n retornàs a Roma, e que ell en breu de temps li trametria per lo diaca lo Libre d'amie e amat, per lo quai poria muntiplicar frevor e devociô en los ermitans, los quals volia enamorar de Déu.

CAPITOL C. DEL PRÔLEG

Blanquerna estava en oraciô e considerava la manera segons la qual contemplava Déu e ses virtus; e com havia finida sa oraciô, escrivia ço en què havia contemplat Déu. E açô faïa tots jorns, e mudava en sa oraciô novelles raons, per tal que de diverses maneres e de moltes componés lo Libre d'amie e amat, e que aquelles maneres fossen breus e que en breu temps l'ànima ne pogués moltes decorrer. E en la benedicciô de Déu, Blanquerna començà lo libre, lo quai departi en aitants verses com ha dies en l'any; e cascù vers basta a tot un dia a contemplar Déu, segons l'Art del libre de contemplaciô.

COMENCEN LES METÀFORES MORALS (70)

1. Demanà l'amic a son amat si havia en ell nulla cosa romasa a amar; e l'amat respôs que ço per què l'amor de l'amic podia muntiplicar, era a amar.

2. Les carreres per les quals l'amic encerca son amat sôn longues, perilloses, poblades de consideracions, de sospirs e de plors, e inluminades d'amors.

3. Ajustaren-se molts amadors a amar un amat qui•ls abundava tots d'amors; e cascû havia per cabal son amat e sos pensaments agradables, per los quals sentien plaents tribulacions.

4. Plorava l'amic, e deïa: — ?Tro a quant de temps cessaran tenebres en lo môn, per ço que cessen les carreres infernals? Ni l'aigua, qui ha en costuma que decôrrega a enjùs, ?quan serà l'hora que haja natura de pujar a ensûs? Ni•ls innocents, ?quan seran més quels colpables? Ah, quan se gabarà l'amic que muira per son amat? Ni l'amat, ?quan veurà son amic languir per sa amor?

5. Dix l'amic a l'amat: —Tu qui omples lo sol de resplendor, omple mon cor d'amor—. Respôs l'amat: —Sens compliment d'amor no foren los ulls en plor. ni tu vengut en est loc veer ton amador.

6. Temptà l'amat son amic si amava perfetament; e demanà-li de què era la diferència qui és enfre presència e absència d'amat. Respôs l'amic: —D'innorància e	oblidament, e coneixenea e remembrament.— [261]

7. Demanà l'amat a l'amic: — ?Has membrança de nulla cosa que t'haja guardonat, per ço car me vols amar?—. Respôs: —Hoc, per ço car enfre los treballs e•ls plaers que•m dônes, no•n faç diferència.

8. —Digues, amic —dix l'amat— ?hauràs paciència si•t doble tes langors?— Hoc, ab què•m dobles mes amors.

9. Dix l'amat a l'amic: ?Saps encara què és amor?—. Respôs: —Si no sabés què és amor, sabera què és treball, tristicia e dolor.

10. Digueren a l'amic: ?Per què no respons a ton amat qui t'apella?— .Respôs: —Ja m'aventur a greus perills per ço que a ell pervenga, e ja li parle desirant ses honors.

11. —amic foll, ,per què destruus ta persona, e despens tos diners, e leixes los delits d'aquest môn, e vas menyspreat enfre les gents?—. Respôs: —Per honrar los honraments de mon amat, qui per més hômens és desamat, deshonrat, que honrat e amat.

12. —Digues, foll per amor, ?e quai cosa és pus sensible : o l'amat en l'amic, o l'amic en l'amat?—. Respôs, e dix que l'amat és vist per amors, e l'amic per sospirs e per plors, e treballs e dolors.

13. Encercava l'amic qui recontàs a son amat com ell per sa amor sostenia greus treballs e moria; e atrobà son amat qui ligia en un libre on eren escrites totes les langors que amor li donava per son amat, e tots los grats que n'havia.

14. Portà nostra Dona son fill a l'amic per ço que li besàs son peu, e que escrivis en son libre les virtuts de nostra Dona.

15.—Digues, auoell qui cantes, ?est-te mès en guarda de mon amat, per ço que•t defena de desamor, e que muntiplic en tu amor?—. Respôs l'aucell: ?E qui•m fa cantar, mas tan solament lo senyor d'amor qui.s té a deshonor desamor?

16. Enfre temor e esperança ha fet hostal amor, on viu de pensaments e mor per oblidaments com los fonaments sôn sobre los delits d'aquest môn.

17. Qüestiô fo enfre los ulls e la memôria de l'amic, car los ulls deïen que mellor cosa és veer l'amat que membrar-lo; e la memôria dix que per lo remembrament puja l'aigua als ulls e•l cor s'enflama d'amor.

18. Demanà l'amic a l'enteniment e a la volentat, qual era pus prop a son amat, e corregren abdôs, e fo ans l'enteniment a son amat que la volentat.

19. Contrastaren-se l'amic e l'amat; e viu-ho un altre amic, qui plorà tan longament tro hac feta pau e concordança enfre l'amat e l'amic.

20. Sospirs e plors vengren a jutjament a l'amat, e demanaren-li per lo qual se sentia amat pus fortment. Jutjà l'amat quels sospirs sôn pus prop a amor, e los plors als ulls.

21. Venc l'amic beure a la font on hom qui no ama s'enamora com beu en la font, e doblaren sos languiments; e venc l'amat beure a la font, per ço que sobre doblament doblàs a son amic ses amors, en les quals li doblàs langors.

22. Malalte fo l'amic, e pensava en l'amat: de mèrit lo peixia e ab amor l'abeurava, en paciència lo colgava, d'humilitat lo vestia, ab veritat lo metjava.

23. Demanaren a l'amic on era son amat. Respôs: —Ve'l-vos en una casa pus noble que totes les altres nobilitats creades; e ve'l-vos en mes amors, e en mos languiments, e en mos plors.

24. Digueren a l'amic: —On vas?—. —Venc de mon amat. —On véns?—.. —Vaig a mon amat—. —Quan tornaràs?—. —Estaré ab mon amat— ?estaràs ab ton amat?—. —Aitant de temps com seran en ell los meus pensaments.

25. Cantaven los aucells l'alba, e despertà's l'amic, qui és l'alba; e los aucells feniren lur cant, e l'amic morf per l'amat, en l'alba.

26. Cantava l'aucell en lo verger de l'amat. Venc l'amic, qui dix a l'aucell: —Si no•ns entenem per lenguatge, entenamnos per amor ; car en lo teu cant se representa a mos ulls mon amat.

27. Hac son l'amic, qui molt havia treballat en cercar son amat; e hac paor que no oblidàs son amat. E plorà, per ço que no s'adormis ni son amat no fos absent a son remembrament.

28. Encontrarense l'amic e l'amat, e dix l'amat a l'amic: —No cal que•m parles ; mas fé'm senyal ab tos ulls, qui sôn paraules a mon cor, com te dé ço que•m demanes.

29. Desobel l'amic son amat, e plorà l'amic. E l'amat venc morir en la gonella de son amic, per ço que l'amic recobràs ço que havia perdut; e donà-li major do que tell que perdut havia.

30 L'amat enamora l'amic, e no•l plany de son languiment, per ço que pus fortment sia amat e en lo major languiment atrob l'amic plaer e reveniment.

31. Dix l'amic: —Turmenten-me los secrets de mon amat, com les mies obres [262]los revelen, e car la mia boca los té secrets e no•ls descobre a les gents.

32. Les condicions d'amor sôn que l'amic sia sofirent, pacient, humil, temerôs, diligent, confiant, e que s'aventura grans perills a honrar son amat. E les condicions de l'amat sôn que sia vertader, liberal, piadôs, just a son amic.

33. Encercava l'amic devociô en los munts e en los plans per veer si era servit son amat, e atrobà'n defalliment en cascù d'aquests locs. E per açè cavà en la terra si hi atrobaria lo compliment, pus que per terra devociô ha defalliment.

34. —Digues, aucell qui cantes d'amor al meu amat, ,per què•m turmenta ab amor qui m'ha pres a ésser son servidor?—. Respôs l'aucell: —Si no sostenies, treballs per amor, ab què amaries ton amat ?—

35. Consirôs anava l'amic en les carreres de son amat. e encepegà e caec enfre espines, les quals li foren semblants que fossen flors, e que son lit fos d'amors.

36. Demanaren a l'amic si camiaria per altre son amat. Respàs, e dix: ?E qual altre és mellor ni pus noble que sobiran bé eternal, infinit en granea, poder, saviea, amor, perfecciô?-

37. Cantava e plorava l'amic cants de son amat, e deïa que pus ivassosa cosa és amor en coratge d'amador, que lamp en resplendor, ni tro en oïment; e pus viva és aigua en plor que en ondes de mar; e pus prop és sospir a amor que neu a blancor.

38. Demanaren a l'amic per què era son amat gloriôs. Respôs: —Per ço car és glôria-. Digueren-li per què era poderés. Respôs: —Per ço car és poder—. Ni per què és savi. —Per co car és saviea—. Ni per què és amable. —Per ço car és amor.

39. Levà's mati l'amic, e anava cercant son amat ; e atrobà gents qui anaven per la via, e demanà si havien vist son amat. Respongueren-li dient quan fo aquella hora que son amat fo absent a sos ulls mentals. Respôs l'amic, e dix: anc, pus hagui vist mon amat en mos pensaments, no fo absent a mos ulls cortporals, car totes coses visibles me representen mon amat.

40. Ab ulls de pensaments, languiments, de sospirs e de plors, esguardava l'amic son amat; e ab ulls de gràcia, justicia, pietat, misericôrdia, liberalitat, l'amat esguardava son amic. E l'aucell cantava lo plaent esguardament damunt dit.

41. Les claus de les portes d'amor sôn daurades de consirers, sospirs e plors; e•l cordô de les claus és de consciència, contrici6, devociô, satisfacciô ; e•l porter és de justicia, misericôrdia.

42. Toeava l'amic a la porta de son amat ab colp d'amor e esperança. Oïa l'amat lo colp de son amic ab humilitat, pietat, paciència, caritat. Obriren les portes deïtat e humanitat. E entrava l'amic veer son amat.

43. Proprietat e comunitat s'encontraren e•s mesclaren, per ço que fos amistat e benevolença enfre l’amic e l'amat.

44. Dos sôn los focs qui escalfen l'amor de l'amic: la un és bastit de desigs, plaers, cogitations; l'altre és compost de temor, languiment, e de làgremes e de plors.

45. Desirà l'amic soliditat, e anà estar tot sol per ço que hagués companyia de son amat, ab lo qual està tot sol enfre les gents.

46. Estava l'amic tot sol sots l'ombra d'un bell arbre. Passaren hômens per aquell loc, e demanaren-li per què estava sol. E l'amic respôs que sol fo com los hac vists e oïts; e que d'abans era en companyia de son amat.

47. Ab senyals d'amor se parlaven l'amic e l'amat; e ab temor, pensaments, làgremes e plors recontava l'amic e l'amat sos languiments.

48. Dubtà l'amic que son amat no li fallis a ses majors necessitats; e desenamorà l'amat son amic. Hac contriciô, penediment, l'amic en son cor; e l'amat reté al cor de l'amic, esperança, caritat, e als ulls làgremes e plors, per ço que retornàs amor en l'amic.

49. Eguals coses sôn propinqüitat e lunyedat enfre l'amic e l'amat ; car enaixi com mesclament d'aigua e de vi, se mesclen les amors de l'amic e l'amat; e enaixi com calor e lugor, s'encadenen lurs amors; e enaixi com essència e ésser, se convenen e s'acosten.

50. Dix l'amic a son amat: —En tu és mon sanament e mon languiment;

e on pus forment me sanes, pus creix mon languiment; e on pus me langueixs, major sanitat me dônes—. Respôs l'amat: —La tua amor és segell e empremta on mostres los meus honraments a les gents.

51. Veïa's pendre l'amic, e ligar, e ferir, e auciure per amor de son amat. Demanaren-li aquells qui•l turmentaven: —On és ton amat?—. Respôs: —Ve'l-vos en lo muntiplicament de mes amors e en [263] la sustentaciô que•m fa de mos turments.-

52. Dix l'amic a l'amat: —Anc no fugi ni•m parti de tu a amar depûs que t'hac conegut, car en tu, e per tu, e ab tu fui on que fos—. Respôs l'amat: —Ni jo, depûs que tu m'haguist conegut e amat, no t'oblidé, ni null temps no fiu contra tu engan ni falliment.-

53. Anava l'amic per una ciutat com a foll cantant de son amat, e demanaren-li les gents si havia perdut son seny. Respôs que son amat havia pres son voler, e que ell li havia donat son enteniment; per açô era-li romàs tan solament lo remembrament ab què remembrava son amat.

54. Dix l'amat: —Miracle és contra amor d'amic qui s'adorm oblidant son amat—. Respôs l'amic: —E miracle és contra amor d'amat. si l'amat no desperta l'amic, pus que l'ha desirat.-

55. Pujà-se'n lo cor de l'amic en les altees de l'amat per ço que no fos embargat a amar en l'abis d'aquest môn. E com fo a l'amat, contemplà'l ab dolçor e plaer; e l'amat baixà'l a aquest môn, per ço quel contemplàs ab tribulations  e ab languiments.

56. Demanaren a l'amic:: - ?Quals sôn tes riquees?—. Respôs: —Les pobretats quc sostenc per mon amat—.	?E qual és ton repôs?—. —Lo languiment que•m dôna amor—. —E qui és ton metge?—. —La confiança que he de mon amat—. —E qui és ton maestre?—. Respôs, e dix que les significances que les creatures donen de son amat.

57. Cantava l'aucell en un ram de fulles e de flors, e lo vent menava les fulles e aportava, odor de les flors. Demanava l'amic a l'aucell què significava lo moviment de les fulles ni l'odor de les flors. Respôs: —Les fulles signifiquen, en lur moviment, obediència; e l'odor, sofrir e malanança.-

58. Anava l'amic desirant son amat, e encontrà's ab dos amics qui ab amor e ab plors se saludaren, e s'abraçaren e•s besaren. Esmorti's l'amic: tan fortment li remembraren los dos amics son amat.

59. Cogità l'amic en la mort, e hac paor tro que remembrà son amat. E cridà a les gents qui li estaven devant: —; Ah, senyors! Amats, per ço que mort ni perill no temats a honrar mon amat.-

60. Demanaren a l'amic on començaren primerament ses amors. Respôs que en les noblees de son amat; e que d'aquell començament s'enclinaren a amar si mateix e son proïsme, e en desamar engan e falliment.

61. —Digues, foll: si•t desamava ton amat, què fariès ?-	 Respôs, e dix que amaria, per ço que no moris, com sia cosa que desamor sia mort, e amor sia vida.

62. Demanaren a l'amic quina cosa era perseverança. Dix que perseverança era benanança e malanança en amic perseverant en amar, honrar, servir son amat ab fortitudo, paciència, esperança.

63. Dix l'amic a son amat que.l pagàs del temps en què l'havia servit. Comptà l'amat los pensaments, e•ls desigs, e•ls plors, e•ls perills, e•ls treballs que havia sostenguts son amic per sa amor; e afigi l'amat en equell compte, eternal benauirança; e donà si mateix en paga a son amic.

64. Demanaren a l'amic quai cosa era benanança. Respôs que malanança sostenguda per amor.

65. —Digues, foll, quina cosa és malanança?—. —Membrança de les deshonors qui sôn fetes a• mon amat, digne de tots honraments.-

66. Remirava l'amic un lot en lo qual havia vist son amat, e deïa: —; Ah, loc qui•m representes les belles costumes de mon amat! Diràs a mon amat que jo sostenc per sa amor, treball e malanança—. Respôs lo loc: —Com en mi era ton amat, soferia per ta amor major treball e malanança que tots los altres treballs ni les altres malanances que amor pot douar a sos servidors.-

67. Deïa l'amic a son amat: —Tu est tot, e per tot, e en tot, e ab tot. Tu vull tot, per co que haja e sia tot mi—. Respôs l'amat: —No•m pots haver tot sens que tu no sies de mi—. E dix l'amic: —Hages-me tot, e jo tu tot—. Respôs l'a-mat: —Què haurà ton fill, ton frare, e ton pare?—. Dix l'amic: —Tu est tal tot, que pots abundar a ésser tot de cascû qui.s dôna a tu tot.-

68. Estenc e perlongà l'amic sos pensaments en la granea a en la durabletat de son amat, e no hi atrobà començament, ni mijà, ni fi. E dix l'amat: —Què mesures, foll?—. Respôs l'amic—: Mesur menor ab major, e defalliment ab compliment, e començament ab infinitat e eternitat, per ço que humilitat, paciència, caritat, esperança, ne sien pus fortment en ma membranca.-

69. Les vies d'amor sôn longues e breus, per ço car amor és clara, pura, nèdea, vera, subtil, simple, forts, diligent, [264] lugorosa, abundosa de novells pensaments e d'antics remembraments.

70. Demanaren a l'amic quals sôn los fruits d'amor. Respôs: —Plaers, cogitaments, desigs, sospirs, ànsies, treballs, perills, turments, languiments. Sens aitals fruits no•s leixa amor tocar a sos servidors.-

71. Estaven moltes gents denant l'amic, quis clamava de son amat com no creixia ses amors; e clamava's d'amor com li donava treballs ni dolors. Excusà's l'amat dient que los treballs e les dolors d'on acusava amor, eren muntiplicaments d'amors.

72. —Digues, foll, ?com no parles, ni què és ço en què estàs embarbesclat, consirôs?—. Respôs—: En les bellees de mon amat, e en lo resemblament de les benanances e de les dolors que m'aduen e.m donen amors.-

73. —Digues, foll, ?qual cosa fo enans: o ton cor, o amor?—. Respôs, e dix que en un temps foren son cor e amor; car si no ho fossen, lo cor no fôra creat a amar, ni amor no fôra creada a cogitar.

74. Demanaren al foll on començà enans sa amor: o en los secrets de son amat, o en revelar-los a les gents. Respôs, e dix que amor no hi fa null departiment, com és en son compliment; car ab secret té l'amic secret los secrets de son amat, e ab secret los revela, e ab revelaciô los té secrets.

75. Secret d'amor sens revelaciô, dôna passiô e languiment; e revelar amor dôna temor per frevor. E per açô l'amic en totes maneres ha languiment.

76. Apellà amor sos amadors, e dix-los que li demanassen los dons que li eren pus desirables e pus plaents. E ells demanaren a amor quels vestis e•ls ornàs de sos afaiçonaments, per ço que fossen a l'amat pus agradables.

77. Cridà l'amic en alt a les gents, e dix que amor los manava que amassen en anant en seent, en vetlant e•n dorment, en parlant e•n callant, en comprant e•n venent, en plorant e•n rient, en plaer e•n languiment, en guanyant e•n perdent: e en quals que coses feessen, en totes amassen, car d'amor n'havien manament.

78. —Digues, foll, ?quan vent en tu amor?—. Respôs: —En aquell temps que m'enrequi e.m	poblà mon cor de pensaments, desirers, sospirs, languiments, e abundà mos ulls de làgremes e de plors—. —Què t'aportà amor?—. —Belles faiçons, honraments e valors de mon amat—. —En què vengren?—. —En membrança e enteniment—. —Ab què•ls reebist?—, —Ab caritat, esperança—. —Ab què•ls guardes?—. —Ab justicia, prudència, fortitudo, temprança.-

79. Cantava l'amat, e deïa que poc sabia l'amic d'amor si havia vergonya de loar son amat, ni si•l temia honrar en aquells locs on pus fortment és deshonrat; e poc sap d'amar qui s'enuja ae malenanca; ni qui.s desespera de son amat no fa concordança d'amor e esperança.

80. Tramès letres l'amic a son amat, en les quals li dix si havia altre amador que li ajudàs a portar e a soferir los greus afanys que sosté per sa amor. E l'amat reescric a son amic dient que no ha ab què faça ves ell injûria ni falliment.

81. Demanaren a l'amat de l'amor de son amic. Respôs que l'amor de son amic és mesclament de plaer e malenança, e de temor, ardiment.

82. Demanaren a l'amic de l'amor de l'amat. Respôs que l'amor de son amat és influència d'infinida bonea, eternitat, saviea, caritat, perfecciô; la quai influència ha l'amat e l'amic.

83. —Digues, foll, quina cosa és meravella—. Respôs: —Amar més les coses absents que les presents; e amar més les coses vesibles corruptibles, que les invisibles incorruptibles.-

84. Encercava l'amic son amat, e atrobà un home qui moria sens amor; e dix que gran damnatge era d'home qui moria a nulla mort sens amor. E per açà dix l'amic a l'home qui moria: —Digues, per què mors sens amor?—. Respôs: —Per ço car sens amor vivia.-

85. Demanà l'amic a son amat qual cosa era major: o amor o amar. Respôs l'amat, e dix que, en creatura, amor és l'arbre, e amar és lo fruit, e•ls treballs e•ls languimente sôn les flors e les fulles; e en Déu, amor e amar sôn una cosa mateixa sens negun treball, languiment.

86. Estava l'amic en languiments e en tristicia per sobreabundància de pensaments; e tramès precs a son amat que li trametés un libre on fossen escrites ses faiçons, per ço que li donàs alcun remei. L'amat tramès aquell libre a son amic, e doblaren a l'amic sos treballs e sos languiments.

87. Malalte fo l'amic per amor, e en-trà'l veer un metge qui muntiplicà ses langors e sos pensaments; e sanat fo l'amic en aquella hora.

88. Apartaren-se l'amic e amor, e tenien solaç de l'amat; e representà's [265] l’amat. Plorà l'amic, e esvanei's amor en l'esmortiment de l'amic. Reviscolà l'amat son amic com li remembrà, ses faiçons.

89. Deïa l'amic a l'amat que per moltes carreres venia a son cor e•s representava a sos ulls, e per molts noms lo nomenava sa paraula; mas l'amor ab què l'avidava e•1 mortificava no era mas una, tan solament.

90. Entressenya's l'amat a son amic de vermeils e novells vestiments, e estén sos braços per ço que l'abraç, e encline son cap per ço que li dô un besar. e està en alt per ço que•l pusca atrobar.

91. Absentà's l'amat a son amic; encercava l'amic son amat ab memôria e ab enteniment, per ço que•1 pogués amar. Atrobà l'amic son amat; demanà-li on ha-via estat. Respôs: —En l'absència de ton remembrament e en la innorància de ta intelligència.-

92. Digues, foll, ?has	vergonya de les gents com te veen plorar per ton amat?—. Respôs que vergonya sens pecat és per defalliment d'amor qui no sap amar.

93. Sembrava l'amat en lo cor de l'amic desigs, sospirs, virtuts e amors. Regava l'amic les sements ab làgremes e ab plors.

94. Sembrava l'amat en lo cors de l'amic treballs, tribulacions, languiments. Sanava l'amic son cors ab esperança, devociô, paciència, consolations.

95. A una gran festa tenc l'amat gran cort de molts honrats barons, e féu grans convits e grans dons. Venc l'amic a aquella cort; dix-li l'amat—:?Qui  t'ha apellat a venir a ma cort?—. Respôs l'amic: —Necessitat e amors m'han fet venir veer tes faiçons e tos capteniments.-

96.	Demanaren a l'amic de qui era. Respôs: —D'amor—. —De què est?—. —D'amor—. —Qui t'ha engendrat?—. —Amor—. —On nasquist?—. —En amor—. —Qui t'ha nodrit?—. —Amor—. ?De què vius?—. —D'amor—. —Com has nom?—. —Amor—. —D'on véns?—. —D'amor—. —On vas ?—. —A amor—. —On estàs ?—. —En amor—. —Has altra cosa mas amor?—. Respôs: —Hoc, colpes e torts contra mon amat—. —Ha en ton amat perdô?—. Dix l'amic que en son amat era misericôrdia e justicia, e per acà era son hostal enfre temor e esperança.

97. Absentà's l'amat a l'amic; e encercà'l l'amic ab sos pensaments, e demana-va'l a les gents ab lenguatge d'amor.

98.	Atrobà, l'amic son amat qui estava menyspreat enfre les gents, e dix a l'amat que gran injûria era feta a sos honraments. Respôs l'amat, e dix que ell prenia deshonor per fretura de fervents e devots amadors. Plorà l'amic e multiplicaren ses dolors; e aconsolava'l l'amat mostrant-li sos capteniments.

99. Lo lum de la cambra de l'amat vent inluminar la cambra de l'amic, per ço que•n gitàs tenebres e que l'omplis de plaers e de langors e de pensaments. E l'amic gità de sa cambra totes coses, per ço que hi cabés son amat.

100. Demanaren a l'amic quin senyal faïa son amat en son gamfanô.

Respôs que d'home mort. Digueren-li per què faïa aital senyal. Respôs: —Per ço car fo home mort crucificat, e per ço que aquells quis gaben que sôn sos amadors, seguesquen son esclau.-

101. Venc l'amat albergar en l'hostal de son amic, e lo majordome demanà-li hostalatge. Mas l'amic dix que son amat devia ésser albergat en perdô.

102. Acompayaren-se memèria e volentat, e pujaren en lo munt de l'amat, per ço que l'enteniment s'exalçàs, e l'amor se doblàs en amar l'amat.

103. Tots jorns sén sospirs e plors misatges enfre l'amic e l'amat, per ço que sia enfre abdôs solaç, companyia, e amistat, e benvolença.

104. Enyorava l'amic son amat e tramès-li sos pensaments, per ço que li aportassen de son amat la benanança en la qual l'havia tengut longament.

105. Benefici donà l'amat a son amic, de plors, sospirs, langors, pensaments e dolors, ab lo qual benefici servia l'amic son amat.

106. Pregà l'amic son amat qui li donàs larguea, pau, honrament en est môn; e l'amat demostrà ses faiçons al remembrament e l'enteniment de l'amic, e donà's a la volentat per object.

107. Demanaren a l'amic en què està honrament. Respôs que en entendre e amar son amat. E demanaren-li en què està deshonor. Respôs que en oblidar, desamar son amat.

108. —Turmentava'm amor tro que li hac dit que tu eres present als meus turments ; e adoncs amor afluixà mos lan-guiments, e tu, per guardô, muntipliquest amor, qui•m doblà mos turments.-

109. —Encontré en la via d'amor, amador qui no parlava; ab plors, magres faiçons, languiments, acusava amor e blasmaya. Excusava's amor ab leialtat, esperança, paciència, devociô, fortitudo, temprança, benanança, e per açô blasmé l'amador, qui d'amor se clamava, pus que tan nobles dons li donava amor.-

110. Cantava l'amic e deïa: —; Oh, com [266] gran malanança és amor! ;Ah, com gran benauirança és amar mon amat qui ama sos amadors ab infinida amor eternal, complida en tots acabaments !-

111. Anava l'amic en una terra estranya on cuidava atrobar son amat, e en la via assaltejaren-lo dos leons. Paor hac de mort l'amic, per co car desirava viure per servir son amat; e tramès son remembrament a son amat per ' ço que amor fos a sos traspassaments, per la qual amor mills pogués sostenir la mort. Dementre que l'amie remembrava l’amat, los leons vengren humilment a l'amic, al qual leparen les làgremes de sos ulls qui ploraven, e les mans e•Is peus li besaren; e l'amic anà en pau encercar son amat.

112. Anava l'amic per munts e per plans, e no podia trobar portal on pogués eixir del carçre d'amor qui longament havia tengut en presô son cors, e sos pensaments, e tots sos desirers e plaers.

113. Dementre que l'amic anava enaixi treballat, atrobà un ermità qui dormia prés d'una bella font. Despertà l'ermità, dient si havia vist, en somniant, son amat. Respôs l'ermità e dix que egualment eren encarcerats sos pensaments en lo carçre d'amor, en vetlant e en dorment. Molt plat a l'amic com havia atrobat companyô en presti ; e ploraren abdôs, car l'amat no havia molts d'aitals amadors.

114. No ha en l'amat nulles cosa en què l'amic no haja ànsia e tribulaciô; ni l'amic no ha cosa en si en què l'amat no haja plaer e senyoria. E per açô l'amor de l'amat és en acciô, e l'amor de l'amic en languiment, passiô.

115. En un ram cantava un aucell, e deïa que ell daria un novell pensament a amador qui li'n donàs dos. Donà l'aucell lo novell pensament a l'amic e l'amic donà'n dos a l'aucell per ço que alleujàs sos turments; e l'amic senti muntiplicades ses dolors.

116. Encontraren-se l'amic e l'amat, e foren testimonis de lur encontrament, saluts, abraçaments, e besars, e làgremes, e plors. E demanà l'amat a l’arnic de son estament, e l'amic fo embarbesclat en présència de son amat.

117. Contrastaren-se l'amic e l'amat, e pacificaren-los durs amors: e fo qüestiô qual amor hi mès major amistat.

118. Amava l'amic tots aquells qui temien son amat, e havia temor de tots aquells qui no temien son amat; e per açà fo qüestiô qual erg major en l'amic: o amor o temor.

119. Jurcava l'amic a seguir son amat, e passaya, per una carrera on havia un mal leô qui auceïa tot home qui'n passava pererosamént e sens devocio.

120. Deïa l'amie: —Qui no tem mon amat, a tembre li cové totes çoses; e qui tem mon amat, audàcia e ardiment li cové en totes coses.-

121. Demanaren a l'amic d'ocasiô, e dix que ocasiô és plaer en penitència, e enteniment en consciència, e esperança en paciència, e sanitat en abstinència, consolaciô en remembrament, e amor en diligència, e leialtat en vergonya, e riquea en pobretat, e pau en obediència, e querra en malvolença.

122. Enlumenà amor lo nuvolat qui.s mès enfre l'amie e l'amat, e féu-lo enaixi lugorôs e resplendent com és la luna en la nit, e l’estel en l’alba, e lo sol en lo dia, e l'enteniment en la volentat; e per aquell nuvolat tan lugurôs se parlen l'amic e l'amat.


123. Demanaren a l'amic quals tenebres sôn majors. Respôs que l'absència de son amat. Demanaren-li qual és la major resplendor; e dix que la presència de son amat.

124. Lo senyal de l'amat apar en l'amic, qui per amor és en tribulations, sospirs e plors, pensaments, en en menyspreament de les gents. 

125. Escrivia l'amic aquestes paraules: —Alegre's mon amat, car a ell tramet mos pensarnents, e per ell ploren mos ulls; e sens languiments no viu, ni sent, ni veig, ni oig, ni he odorament.-

126. —Ah, enteniment, volentat! Ladrats, e despertats los grans tans qui dormen oblidants mon amat. Ah, ulls! Plorats. Ah, cor! Sospirats. Ah, membria! Membrats la deshonor de mon amat, la qual li fan aquells que ell ha tan bonrats.-

127. —Muntiplica l'enemistat qui és enfre les gents e mon amat, e promet dons e guardons mon amat, e menaça ab justicia, saviea. E memôria e volentat menyspreen ses menaces e sos prometiments.-

128. Acostava's l'amat a l'amie per ço que l'aconsolàs e.l conhortàs dels languiments que sostenia, e dels plors que havia; e on més l'amat a l'amie s'acostava, pus fortment plorava e languies l'amie per les deshonors que planyia de son amat.

129. Ab ploma d’amor e ab aigua de plors, e en carta de passi6 escrivia l'amic unes letres a son amat, en les quals li deïa que devoci6 se tardava e amor se moria, e falliment e error muntiplicaven sos enemics.

130. Nuaven-se les amors de l'amic e l'amat ab membrança, enteniment, volentat, per ço que l'amic e l'amat nos partissen ; e la corda en què les dues amors se nuaven era de pensaments, langui-ments, sospirs e plors.

131. Jaïa l'amic en lit d'amor. Los lencols eren de plaers, e lo cobertor era de languiments, e coixi era de plors. E era qüesti6 si•l drap del coixi era del drap dels lençols o del cobertor.

132. Vestia l'amat son amie mantell, cota, gonella; e capell li faïa d'amor, e camisa de pensaments, e caltes de tribulacions, e garlanda de plors.

133. Pregava l'amat son amic que no l'oblidàs. Deïa l'amie que no•1 podia oblidar, pus que no•1 podia innorar.

134. Deïa l'amat que en aquells locs on és més temut a loar, lo loàs e l'excusàs. Deïa l'amic que d'amor lo bastàs. Responia l'amat que per sa amor s'era encarnat e penjat per morir.

135. Deïa l'amie al seu car amat que li mostràs manera com lo pogués fer conéixer, e amar, e loar a les gents. Ompli l'amat son amie de devociô, paciència, caritat, tribulations, pensaments, sospirs e plors; e en lo cor de l'amic fo audàcia en loar son amat, e en sa boca foren laors de son amat, e en sa volentat fo menyspreament de lo blasme de les gents qui jutgen falsament.

136. Deïa l'amic a les gents aquestes paraules: —Qui vertaderament remembra mon amat, oblida en les crcumstàncies de son remembrament totes coses; e qui totes coses oblida per membrar son amat, de totes coses lo defèn mon amat, e part li d6na de totes coses.-

137. Demanaren a l'amic de què neixia amor, ni de què vivia, ni per què moria. Respôs l'amic que amor neixia del remembrament, e vivia d'intelligència, e moria per oblidament.

138. Oblidà l'amic tot ço qui és dejùs lo sobirà cel, per ço que l'enteniment pogués pus alt pujar a conèixer l'amat, lo qual la volentat desija preïcar, contemplar.

139. Anava's l'amic combatre per honrar son amat, e menà, en sa campanyia fe, esperança, caritat, justicia, prudència, fortitudo, temprança, ab què ventés los enemics de son amat; e féra vençut l'amic si no li ajudàs son amat a significar ses nobilitats.

140. Passar volia l'amic a la darrerana fi per la qual amava son amat, e les altres fins donaven-li embargament en son passatge ; e per açô longs desigs e pensaments daven a l'amic tristicia e languiment.

141. Gabava's e alegrava's l'amic en les noblees de son amat; languia l'amic per sobre cogitations e pensaments. E era qüesti6 quals sentia pus fortment: o•ls plaers, o•ls turments.


142. Missatge era l'amic als princeps crestians e als infeels, per son amat, per ço que•ls mostràs l'art e•ls començaments a conèixer, amar l'amat.

143. Si veus amador honrat de nobles vestiments, honrat per vanaglôria, gras per rnenjar e dormir, sàpies que en aquell veus damnaci6 e turments ; e si veus amador pobrement vestit, menyspreat per les gents, descolorit e magre per dejunar e vetlar, sàpies que en aquell veus salvaciô e perdurable benedicciô.

144. Plany-se l'amic e clama's lo cor de calor d'amor. Mor-se l'amic, plora'l l'amat, e d6na-li consolaci6 de paciència, esperanca, guaardo.

145. Plorava l'amic per co que havia perdut, e no era qui.l pogués consolar, per co car sos perdiments eren inrecuperables.

146. Creada ha Déus la nit a cogitar e a vetlar, l'amic en les noblees de son amat; e cuidava's l'amic que l'hagués creada a reposar e a dormir aquells qui sôn treballats per amor.

147. Escarnien e reprenien les gents l'amic per co car anava com a foll per amor. E l'amic menyspreava lurs escarns, e reprenia les gents, per ço car no amaven son amat.

148. Deïa l'amic: —Vestit som de drap vilment; mas amor vest de plaents pensaments mon cor, e lo cors de plors, languiments, passions. —

149. Cantava l'amat, e deïa: —Endrencen-se los meus loadors en loar mes valors ; e los enemics de mos honraments turmenten-los, e han-los en menyspreament. E per açô he tramès a mon amic, que planga e plor ma deshonor. E•ls seus plants e•ls seus plors sôn nats de mes amors.

150. Jurava l'amic a l'amat que per sa amor amava e sostenia

 treballs e passions; e per açô pregava l'amat que l'amàs, e de sos treballs passiô hagués. Jurà l'amat que natura e proprietat era de sa amor que amàs tots aquells qui l'amayen, e que hagués pietat d'aquells qui per sa amor treball sostenien. Alegrà's l'amic, e consolà's en la natura e en la proprietat essencial de son amat.

151. Vedà la paraula l'amat a son amic; e aconsolava's l'amic en l'esguardament de son amat.

152. Tant plorà e cridà l'amic a son amat, tro que l'amat davallà de les altees sobiranes dels cels, e venc en terra plorar, e plànyer, e morir per amor, e per nodrir los hômens a amar, e a conèixer, loar, sos honraments.

153. Blasmava l'amic los crestians, com no meten lo nom de son amat, Jesu-crist, primerament en lurs letres, per ço que li faessen l'honor quels sarraïns fan a Mafumet, qui fo home galiador, al quai fan honor com lo nomenen primerament en lurs letres.

154. Encontrà l'amic un escuder qui anava consirôs, e era magre, descolorit e pobrement vestit ; e saludà l'amic dient que Déus l'endreçàs a trobar son amat. E l'amic li demanà en què l'havia conegut; e l’escuder li dix que los uns secrets d'amors revelen los altres, e per açô han coneixença los amadors los uns dels altres.

155. Les noblees el.s honraments e les bones obres de l'amat, sôn tresor e riquees de l'amic. E lo tresor de l'amat sôn los pensaments, e•ls desigs, turments, plors,	languiments que l'amic sosté per honrar e amar son amat.

156. Grans hosts e grans companyes se sôn ajustades d'espirits d'amors, e porten senya d'amor on és la figura el senyal de lur amat ; e no volen menar en lur companyia null home qui sia sens amor, per ço que lur amat no hi prenga deshonor.

157. Los hômens quis depenyen folls per ajustar diners, mouen l'amic a éssel foll per amor; e la vergonya que l’amic ha de les gents a anar com a foll, dôna manera  a l’amic d'on haja amor e preu de les gents. E per açô és qüestiô quai dels dos moviments és major ocasiô d'amor.

158. En tristicia ha amor mès l'amic per sobre cogitaments; e cantà l'amat e alegrà's l'amic com l’hac oït. E fo qüestiô qual dels dos fo major ocasiô a muntiplicar amor en l'amic.

159. En los secrets de l'amic sôn revelats los secrets de l'amat, e en los secrets de l'amat  sôn revelats los secrets de l'amic. E és qüestiô  qual dels dos secrets és major ocasiô de revelaciô.

160. Demanaren al foll per quals senyals era conegut son amat. Respès, e dix que per misericôrdia, 'pietat, estant en volentat essencialment sens negû camiament.

161. Per l'especial amor que l'amic ha via a l'amat, amava lo bé comù sobre lo bé especial, per ço que comunament fos sôn amat conegut, loat, desirat.

162. Amor e desamor s'encotraren en un verger on parlaven secretament l'amic e l'amat. E amor demanà a desamor per qual entenciô era venguda en aquell loc; e respôs desamor que per desenamorar l'amic e per deshonrar l'amat. Molt desplac a l'amat e a l’maic ço que deïa desamor ; e muntiplicaren amor per ço que ventés e destruis desamor.

163. —Digues, foll, .en què•t sens major volentat: o en amar o en aïrar?—. Respôs que en amar, per ço car aïrava per tal que pogués amar.

164. —Digues, amador, ?en què has més d'enteniment: o en entendre veritat o falsetat?—. Respès que en entendre veritat. —Per què ?—. —Car entén falsetat per ço que pusca mills entendre veritat.-

165. Apercebé l'amic que era amat per son amat, e demanà a l'amat si sa amor e sa misericôrdia eren en ella una cosa mateixa. Atorgà l'amat que en sa essència no han diferència sa amor ni sa misericôrdia. E per açô dix l'amic per què•1 turmentava sa amor, e per què no•l guaria sa misericôrdia de ses langors. E repôs l'amat que la misericôrdia li donà les langors, per ço que ab aquelles hon-ràs pus perfetament sa amor.

166. L'amic vole anar en una terra estranya per honrar son amat, e volc-se desmarxar per ço que no fos pres en lo cami; e anc no poc desmarxar de sos ulls plors, ni de sa cara magres faiçons e groga color, ni de son cor plants, pensaments, sospirs, tristicia, languiments. E per açô fo pres en lo viatge, e liurat a turments per los enemics de son amat.

167. Estava pres l'amic en lo carçre d'amor. Pensaments, desigs e remembraments lo guardaven e l'encadenaven per ço que no fugis a son amat ; languiments lo turmentaven ; paciència, esperança, lo consolaven. Morira's l'amic, mas l'amat li demostrà son estament, e reviscolà l'amic.

168. Encontrà l'amic son amat; conec l'amic son amat, e plorà. Reprès l'amat son amic per ço car no plorava ans que l'hagués conegut; e demanà-li en què l'havia conegut, pus que no plorava. Respôs l'amic que en lo remembrament, e en l'eteniment, e en sa volentat, on fo multiplicament encontinent que fo present a sos ulls corporals.

169. Demanà l'amat a l'amic què era amor. Respès que presència de faiçons e de paraules d'amat en cor sospirant d'amador, e languiment per desig e per plors en cor d'amic.

170. Amor és bulliment d'audàcia e de temor per frevor; e amor és final volentat a desirar son amat. —E amor és aquella cosa qui aucis l'amic com of cantar de les bellees de son amat. E amor és ço en què és ma mort e en què està tots jorns ma volentat.-

171. Devociô e enyorament trameteren, per missatgers, pensaments al cor de l'amic, per ço que pujàs l'aigua als ulls qui volien cessar dels plors en los quals havien longament estats.

172. Deïa l'amic: —Si vosaltres, amadors, volets foc, venits a mon cor e encenets vostres làntees; e si volets aigua, venits als meus ulls qui decorren de làgremes; e si volets pensaments d'amor, venits-los pendre a mes cogitacions.-

173. Esdevenc-se un dia que l'amic cogitava en la gran amor que havia a son amat, e en los grans treballs e perills en què havia estat longament per sa amor; e considerà que sos guardons fossen grans. Dementre que l'amic cogitava en esta manera, ell remembrà, que pagat l'havia son amat, per ço car l'havia enamorat de ses faiçons, e car per sa amor li havia donats languiments.

174. Torcava l'amic sa cara e sos ulls de plors que sostenia per amor, per ço que no descobris los languiments que li donava son amat, lo qual dix a son amic per què celava los senyals d'amor ais altres amadors, los quals li havia donats per ço que•ls enamoràs d'honrar ses valors.

175. —Digues, home qui vas com a foll pers amor, tro a quant de temps seràs serf e sotsmès a plorar e a sostenir treballs e languiments?—. Respôs; —Tro al temps que mon amat de l'ànima e del cors farà en mi departiment.-

176. —Digues, foll, has dîners?—. Respôs: —He amat—. — ?Has viles, ni castells, ni ciutats, comdats ni ducats?—. Respôs: -He amors, pensaments, plors, desirers, treballs, languiments, qui sôn mellors que emperis ni regnats.-

177. Demanaren a l'amic en què coneixia la sentència de son amat. Respès que en l'egualtat de plaers e languiments a la qual son amat jutjava sos amadors.

178. —Digues, foll, ?qui sap més d'amor: o aquell qui n'ha plaer, o aquell qui n'ha treballs e languiments?—. Respôs, e dix que la un sens l'altre no•n pot haver coneixença.

179. Demanaren a l'amic per què no s'excusava dels falliments e de los fal sos crims que les gents l'acusaven. Respôs que a excusar havia son amat, que les gents blasmaven falsament; e que home on pot caer engan e error, no és qualx digne de nulla excusaciô.

180. —Digues, foll, ?per què excuses amor com treballa e turbenta ton cors e ton cor?—. Respôs: —Per ço car multiplica mos mèrits e ma benauirança.-

181. Complayia's l'amic de son amat, com tan greument lo faïa turmentar a amor; e excusava's l'amat muntiplicant a l'amic treballs e perills, pensaments, e làgremes, e plors.

182. —Digues, foll, ?per què excuses los colpables?—. Respôs: —Per ço que no sia semblant als acusants los inncents e•ls colpables.-

183. Levava l'amat l'enteniment a entendre ses altees, per ço que l'amic enclinàs son remembrament a membrar sos defalliments, e la volentat los menyspreàs e pujàs amar los acabarnents de l'amat.

184. Cantava l'amic de son amat, e deïa que tant li portava bona volentat, que totes les coses que aïrava per sa amor li eren plaents e benanances majors que les coses que amava sens l'amor de son amat.

185. Anava l'amic per una gran ciutat, e demanava si trobaria null home ab qui pogués parlar a sa guisa de son amat; e mostraren-li un home pobre qui plorava per amor e cercava companyô ab qui pogués parlar d'amor.

186. Estava l'amic pensiu e embarbesclat com podien pendre començament sos treballs de les noblees de son amat, qui ha en si mateix tanta de benauirança.

187. Estaven les cogitacions de l'amic enfre oblidança de sos turments e enfre membrança de sos plaers; car los plaers que ha d'amor li obliden la malanança, e los turments que sosté per amor li remembren la benanança que ha per amor.

188. Demanaren a l'amic si era possible cosa que son amat lo desenamoràs. Respôs que no, dementre que la memôria membràs e l'enteniment entenés les noblees de son amat.

189. —Digues, foll, ?de quès fa la major comparaciô e semblanca?—. Respôs: —D'amic e amat—. Demanaren-li per qual raô. Respôs que per amor qui estava enfre abdôs.

190. Demanaren a l'amat si havia hauda null temps pietat. Respôs que, si no hagués haüda pietat, no hagra enamorat l'amic, ni l'hagra turmentat de sospirs e de plors, e de treballs e de langors.

191. En un gran boscatge era l'amic, qui anava cercar son amat; e atrobà veritat e falsetat quis contrastaven de son amat, car veritat lo loava e falsetat lo blasmava. E per açô l'amic cridà amor que ajudàs a veritat.

192. Venc temptaciô a l'amic per ço que li absentàs son amat, e que la memôria se despertàs e recobràs la presència de son amat, membrant aquell pus fortment que no l'havia membrat, per ço que l'enteniment més a ensûs fos levat a entendre, e la volentat a amar son amat.

193. Oblidà un dia l'amic son amat, e membrà en altre dia que l'havia oblidat. E en aquell dia en lo qual l'amic membrava que son amat oblidat havia, fo l'amic en tristicia e en dolor, e en glôria e en benanança, per oblidament e per membrança.

194. Tan fortment desirava l'amic laors e honraments de son amat, que dubtava que•ls membràs; e tan fortment aïrava les deshonors de son amat, que dubtava que les aïràs. E per açô l'amic estava embarbesclat enfre amor e temor per son amat.

195. Moria l'amic per plaer e vivia per languiments ; e.ls plaers e•ls turments s'ajustaven e s'unien en ésser una cosa mateixa en la volentat de l'amic. E per açô l'amic en un temps mateix moria e vivia.

196. Oblidar e innorar volgra l'amic son amat una hora tan solament, per ço que hagués alcun repôs a sos languiments. Mas, car li fôra passiô l'oblidament e la innorància, hac paciència, e exalçà son enteniment e sa memôria a contemplar son amat.

197. Tant amava l'amic son amat, que de tot ço que li deïa lo creïa; e tant lo desirava entendre, que tot ço que n'oïa dir volia entendre per raons necessàries. E per açô l'amor de l'amic estava enfre creença e inteligència.

198. Demanaren a l'amic qual cosa era pus luny de son coratge; e ell respôs que desamor. E demanaren-li per qual raô. Respôs que per ço car ço qui era pus prop a son coratge era amor, qui és contrari de desamor.

199. —Digues, foll, has enveja?—. Respôs: —Hoc, totes les vegades que oblid la larguea e les riquees de mon amat.-

200. —Digues, amador, has riquea?—.

Respôs que: —Hoc, amor—. — ?Has pobrea?—. —Hoc, amor—. —Per què?—. —Per ço car no és amor major, e car no enamora malts amadors a honrar los honraments de mon amat.-

201. —Digues, amant, ?on és ton poder?—. Respôs: —En lo poder de mon amat—.	què t'esforces contra tos enemics?—. —Ab les forces de mon amat—. —Ab què•t conhortes?—. —Ab los tresors eternals de mon amat.-

202. —Digues, foll,	?qual ames màs: o la misericèrdia de ton amat, o la justicia de ton amat?—. Respôs que tant li covenia amar e tembre justicia, que nulla majoritat de voler no devia haver en sa volentat a amar nulla cosa sobre la justicia de son amat.

203. Combatien-se colpes e mèrits en la consciència e en la volentat de l'amic; e justicia, membrança, muntiplicaven consciència ; e misericôrdia, esperança, muntiplicaven benanança en la volentat de l'amat. E per açô los mèrits vencien colpes e torts en la penitència de l'amic.

204. Afermava l'amic que en son amat era tota perfecciô, e negava que en son amat no havia null defalliment. E per açô era qüestiô qual era, major: o l'afermaciô o la negaciô.

205. Eclipse fo en lo cel, e tenebres en la terra; e per açô l'amic remembrà que pecat li havia longament absentat son amat de son voler, per la qual absència, tenebres havien exilada la lugor de son enteniment, ab la qual se representa l'amat a sos amadors.

206. Venc amor en l'amic, a la qual amor l'amic demanà què volia. E amor li dix que ella era venguda en ell per ça que l'acostumàs e.l nodris de tal manera, que a la mort pogués vençre sos mortals enemics.

207. Malalta fo amor com l'amic oblidà son amat; e malalte és l'amic, car per sobre membrar, son amat li dôna treballs, ànsies e languiments.

208. Atrobà l'amic un home qui moria sens amor. Plorà l'amic la deshonor que l'amat prenia en la mort d'aquell home qui moria sens amor. E dix a aquell home per què moria sens amor; e ell respôs que per ço car no havia qui li hagués donada coneïxença d'amor ni qui l'hagués nodrit a ésser amador. E per açô l'amic sospirà en plorant, e dix: —;Ah, devociô! ?quan serets major, per ço que la colpa sia menor e que lo meu amat haja molts frevents, ardits loadors, amadors, qui no dubten a loar sos honraments?-

209. Temptà l'amic amor sis poria sostenir en son coratge sens que no remembràs son amat; e cessà son cor de pensar e sos ulls de plorar, e aniquilà's amor e romàs l'amic embarbesclat, e demanà a les gents si haven vista amor.

210. Amor, amar, amic e amat se covenen tan fortment en l'amat, que una actualitat sôn en essència, e diverses coses sôn l'amic e l'amat concordants sens nulla contrarietat e diversitat d'essència. E per açô l'amat és amable sobre totes altres amors.

211. —Digues, foll, ?per què has tan gran amor?—. Respôs: —Car long e perillôs és lo viatge en lo qual vaig cercar mon amat. Ab gran feix lo'm cové encercar, e ivassosament me cové anar; e totes aquestes coses no poria complir sens gran amor.-

212. Vetlava, dejunava, plorava, almoina faïa, e•n terres estranyes anava l'amic per ço que pogués a son amat moure sa volentat a enamoarr sos sotsmeses per honrar sos honraments.

213. Si no abasta l'amor de l'amic a moure son amat a pietat e a perdô, abasta l'amor de l'amat a donar a ses creatures gràcia e benedicciô.

214. —Digues, foll, ?per qual cosa pots ésser pus semblant a ton amat?—. Respôs : —Per entendre e amar de tot mon poder les faiçons de mon amat.-

215. Demanaren a l'amic si son amat havia defalliment de nulles coses; e respôs que hoc, d'amadors, loadors, a honrar ses valors.

216. Feria l'amat lo cor de son amic ab vergues d'amor, per ço que li feés amar l'arbre d'on l'amat colli les vergues ab què fér sos amadors ; en lo qual arbre soferi mort e langors e deshonors per restaurar a amor los amadors que perduts havia.

217. Encontrà l'amic son amat, e viu-lo molt noble e poderôs, e digne de tot honrament; e dix-li que fortment se meravellava de les gents, qui tan poc l'ama ven coneixien e l'honraven, com ell ne fos tan digne. E l'amat li respôs dient que ell havia pres molt gran engan en ço que havia creat home per ço que•n fos amat, conegut, honrat; e de mil hômens, los cent lo temien e l'amaven tan solament; e de los cent, los noranta lo temien per ço que no•ls donàs pena, e los deu l'amaven per ço que•ls donàs glôria, e no era quaix qui l'amàs per sa bonea e sa nobilitat. Com l'amic of aquestes paraules, plorà fortment en la deshonor de son amat, e dix: —Amat, qui tant has donat a home e tant l'has honrat, ?per què home ha tant tu en oblit?-

218. Loava l'amic son amat, e deïa que ell havia traspassat on, car ell és lia a on no pot atènyer on. E per açô, com de manaren a l'amic on era son amat, respàs: —És—, mas noms sabia on; emperô sabia que son amat és en son remembrament.

219. Comprà l'amat ab sos honraments un home esclau e sotsmès a pensaments, languiments, sospirs e plors; e demanà-li què menjava ni bevia. Respôs que ço que ell volia. Demanà-li què vestia. Respôs que ço que ell volia. Dix l'amat: —Has gens de volentat?—. Respôs que serf e sotsmès no ha altre voler mas obeir a son senyor e son amat,

220. Demanà l'amat a son amic si hayia paciència. Respôs que totes coses li plaïen; e per açô no havia ab què hagués paciència, car qui no havia senyoria en sa volentat, no podia .ésser impatient.

221. Amor se donava a qui's volia; e car a molts hômens noms donava e los amadors fortment no enamorava, pus n'havia libertat, per açô l'amic d'amor se clamava, e amor acusava a son amat. Mas amor s'excusava dient que ella no era contra franca volentat, per ço car gran mèrit e gran glôria desirava, a sos amadors.

222. Gran contrast e gran discôrdia fo enfre l'amic e amor per ço car l'amic s'ujava dels treballs que sostenia per amor. E era qüestiô si era per defalliment d'amor o de l'amic; e vengrenne a jutjament de l'amat, lo qual puni l'amic ab languiment, e guaardonà-lo ab multiplicament d'amor.

223. Qüestiô fo si amor era pus prop a pensament o a paciència. Solvé l'amic la qüestiô, e dix que amor és engenrada en los pensaments, e és sostentada en la paciència.

224. Veïns de l'amic sôn los bells capteniments de l'amat; e los veïns de l'amat sen los pensaments de son amic e los treballs e•ls plors que sosté per amor.

225. Vole pujar molt altament la volentat de l'amic per ço que molt amàs son amat, e manà a l'enteniment que pujàs a tot son poder, e l'enteniment ho manà al remembrament ; e tots tres pujaren eontemplar l'amat en sos honraments.

226. Parti's volentat de l'amic, e donà's a l'amat ; e l'amat mès en presti la volentat en l'amic per ço que fos per ell amat e servit.

227. Deïa l'amic: —No.s cuit mon amat que jo sia departit a amar altre amat, car amor m'ha tot ajustat a amar un amat tan solament—. Respôs l'amat, e dix: —No.s cuit mon amic que jo sia amat e servit, per ell tan solament, ans he molts amadors per qui soin amat pus fortment e pus longament que per sa amor.-

228. Deïa l'amic a son amat: —Amable amat, tu has mos ulls acostumats e nodrits a veer, e mes orelles a oir tos honraments; e per açô és acostumat mon cor a pensaments per los quals has acostumat mos ulls a plorar e mon cors a languir—. Respôs l'amat a l'amic, e dix que sens aitals costumes e nodriments no fôra escrit en lo libre son nom, en lo qual sôn escrits tots aquells qui vénen a eternal benedicciô, e sôn delits lurs noms del libre on sôn escrits aquells qui van a eternal malediccié.

229. En lo cor de l'amic s'ajusten los nobles capteniments de l'amat, e muntipliquen los pensaments e•ls treballs en l'amic, lo qual fôra finit e mort si l'amat muntiplicàs en los pensaments de l'amic pus de sos honraments.

230. Venc l'amat albergar a l'hostal de son amic, e féu-li son amic lit de pensaments, e servien-li sosnirs e plors; e pagà l'amat son hostal de remembraments.

231. Mesclà amor los treballs e•ls plaers en los pensaments de l'amic; e clamaren-se los plaers d'aquell mesclament, e acusaren amor a l'amat, e feniren e deliren los plaers com l'amat los hac departits dels turments que amor dôna a sos amadors.

232. Los senyals de les amors que l'amic ha a son amat, sôn, en lo començament, plors, e en lo mig tribulations, e en la fi mort. E per aquells senyals l'amic preïca los amadors de son amat.

233. Assoliava's l'amic, e acompanyaven son cor pensaments, e sos ulls làgremes e plors, e son cors afliccions e dejunis. E com l'amic tornava en la companyia de les gents, desemparaven-lo totes les coses damunt dites, e estava l'amic tot sol enfre les gents.

234. Amor és mar tribulada d'ondes e de vents, qui no ha port ni ribatge. Pereix l'amic en la mar, e en son perill pereixen sos turments e neixen sos compliments.

235. —Digues, foll, què és amor?—. Respàs: —Amor és concordança de tesàrica e de pràtica a una fi, a la qual se mou lo compliment de la volentat de l'amic, per ço que faça a les gents honrar e servir son amat. E és qüestiô si la fi se cové pus fortment ab la volentat de l'amic qui desija ésser ab son amat.-

236. Demanaren a l'amic qui era son amat. Respôs que ço faïa amar, desirar, languir, sospirar, plorar, escarnir, morir.

237. Demanaren a l'amat qui era son amic. Respôs que aquell qui, per honrar e loar sos honraments, no dubtava nulles coses, e qui a totes coses renunciava per obeir sos manaments e sos conseils.

238. —Digues, foll, ? Qual feix és pus feixuc e pus greu: o treballs per amor, o treballs per desamor?—. Respôs que ho demanàs als hômens qui fan penitència per amor de son amat, o per temor dels turments infernals.

239. Adormi's l’amic, e mori amor, car no hac de què visqués. Despertà's l'amic, e reviscolà amor en los pensaments que l'amic tramès a son amat.

240. Deïa l'amic que ciència infusa venia de volentat, devociô, oraciô; e ciència adquisita venia d'estudi, enteniment. E per acà és qüestiô qual ciència és pus tost en l'amic, ni qual li és pus agradable, ni qual és major en l'amic.

241. Digues, foll, ?don has tes necessitats?—. Respôs : —De pensaments, e de desirar, adorar, treballar, perseverança—. —E d'on has totes aquestes coses?—. Respôs: —D'amor—. —E d'on has amor?—. —De mon amat—. — ?E d'on has ton amat?—. —De si mateix tan solament.

242. Digues, foll, ?vols ésser franc de totes coses?—. Respôs que hoc, exceptat son amat—. Vols ésser catiu?—. Respôs que: —Hoc, de sospirs e pensaments, treballs e perills, e exils, plors, a servir mon amat, al qual som creat per loar ses valors.-

243. Turmentava amor l'amic, per lo qual turment plorava e planyia l'amic. Cridava'l son amat que s'acostàs a ell per ço que sanàs. On pus l'amic a son amat s'acostava, pus fortment amor lo turmentava, car més d'amor sentia; e car més de plaers sentia on més amava, pus fortment l'amat de sos languiments lo sanava.

244. Malalta era amor; metjava-la l'amic ab paciència, perseverança, obediència, esperança. Guaria l'amor e emmalaltia l'amic; sanava-lo l'amat donant-li remembrament de ses virtuts e de sos honraments.

245. Digues, foll, què és solitudo?—. Respôs: —Solaç, e companyia d'amic e amat—. —E què és solaç e companyia?—. Respôs que solitudo estant en coratge d'amic qui no membra mas tan solament son amat.

246. Qüestiô fo feta a l'amic:	és major perill: o en sostenir treballs per amor, o benanançes?—. Acordà's l'amic ab son amat, e dix que perills per malanances sôn per impaciència, e perills per benanances sôn per desconeixença.

247. Solvé l'amat amor e licencià, les gents que•n prenguessen a tota lur volentat; e a penes atrobà amor qui la metés en son coratge. E per açô plorà l'amic e hac tristicia de la deshonor que amor pren cajùs enfre nôs, per falses amadors e per hômens desconeixents.

248. Aucis amor en lo coratge de son vertader amic totes coses, per ço que hi pogués viure e caber; e hagra mort l'amic si no hagués membrança de son amat.

249. Havia en l'amic dos pensaments: la un cogitava tots jorns en l'essència e en les virtuts de son amat, e l'altre cogitava en les obres de son amat. E per açô era qüestiô qual pensament era pus lugorôs, pus agradable e l'amat e a l'amic.

250. Mors l'amic per força de gran amor.

Soterrà'l en sa terra l'amat, en la qual fo l'amic ressuscitat. E és qüestiô: l'amic, de qual reebé major do?-

251. En la presô de l'amat eren malanances, perills, languiments, deshonors, estranyedats, per ço que no embargassen son amic a loar sos honraments e a enamorar los hômens qui l'han en menyspreament.

252. Estava l'amic un dia denant molts hômens que son amat havia en est môn massa honrats, per ço car lo deshonraven en lurs pensaments. Aquells menyspreaven son amat e escarnien sos servidors. Plorà l'amic, tirà sos cabells, baté sa cara e rompé sos vestiments; e cridà altament: - ?Fo anc fet tan gran falliment com menysprear mon amat?-

253. —Digues, foll, vols morir?—. Respôs que: —Hoc, en los delits d'aquest môn, e en los pensaments dels maleïts qui obliden e deshonren mon amat, en los quals pensaments no vull ésser entès ni volgut, pus que no hi és mon amat.-

254.—Si tu, foll, dius veritat, seràs per les gents ferit e escarnit, reprès, turmentat e mort—. Respôs: —Segons aitals paraules se segueix que, si deïa falsies, fos loat, amat, servit, honrat per les gents, e defès dels amadors de mon amat.-

255. Falses loadors blasmaven un dia l'amic en presència de son amat. Havia l'amic paciència, e l'amat justicia, saviea, poder. E l'amic amà més ésser blasmat e reprès, que ésser negù dels falses blasmadors.

256. Sembrava l'amat diverses sements en lo cor de son amic, d'on neixia, e fullava, e floria un fruit tan solament. E és qüestiô si d'aquell fruit poden néixer diverses sements.

257. Sobre-amor està molt altament l'amat, e dejùs-amor està molt baixament l'amic; e amor, qui està en lo mig, davalla l'amat a l'amic, e puja l'amic a l'amat. E del davallament e pujament, viu e pren començament l'amor, per la qual langueix l'amic e és servit l'amat.

258. A la dreta part d'amor està l'amat, e l'amic està a la sinestra; e per açô, sens que l'amic no pas per amor, no pot pervenir a son amat.

259. Denant amor està l'amat, e detràs l'amat està l'amic; e per açô l'amic no pot pervenir a amor tro que ha passats sos pensaments e sos desirers per l'amat.

260. Fa l'amat a son amic dos semblants a si mateix amats en honraments e valors. E enamora's l'amic de tots tres egualment, jassia que l'amor sia una tan solament, a significança de la unitat una en tres amats essencialment.

261. Vesti's l'amat del drap on era vestit son amic, per ço que fos son companyô en glôria eternalment. E per açô l'amic desirà tots jorns vermeils vestiments, per ço quel. drap sia mils semblant als vestiments de son amat.

262. —Digues. foll, ?què faïa ton amat ans quel môn fos?—. Respôs: —Covenia's a ésser per diverses proprietats eternais, personals, infinides, on sôn amic e amat.-

263. Plorava e havia tristicia l'amic com veïa a los infeels innorantment perdre son amat; e alegrava's en la justicia de son amat, qui turmentava aquells qui'l coneixien e li eren obedients. E per açô fo-li feta qüestiô qual era major: o sa tristicia o sa alegrança, ni si havia major benanança com veïa honrar son amat, o major malanança com lo veïa deshonrar.

264. Esguardava l'amic son amat en la major diferència e concordança de virtuts, e en la major contrarietat de virtuts e de vicis, e en ésser perfecciô, quis covenen pus fortment sens defalliment e no ésser, que ab defalliment e ab no ésser.

265. Los secrets de son amat veïa l'amic per diversitat, concordança, que li revelaven pluralitat, unitat, en son amat, per major conveniment d'essència sens contrarietat.

266. Digueren a l'amic que si corrupciô, qui és contra ésser, en ço qui és contra generaciô, qui és contra no ésser, era eternalment corrompent corromput, impossible cosa seria que no ésser ni fi se concordàs ab la corrupciô ni•l corromput. On, per estes paraules l'amic viu en son amat generaciô eternal.

267. Si fos falsetat ço per què l'amic pot més amar son amat, fôra veritat ço per què l'amic no pot tant amar son amat; e si acô fos enaixf, seguira's que defalliment fos de major e de veritat en l'amat, e hagra en l'amat concordança de falsetat e menor.

268. Loava l'amic son amat, e dein, que si son amat ha major possibilitat a perfecciô e major impossibilitat a imperfecciô, cové que son amat sia simple, pura actualitat en essència e en operaciô. On, dementre que l'amic enaixf loava son amat, li era revelada la trinitat de son amat.

269. Veïa l'amic en nombre d'u e de tres major concordança que en altre nombre, per ço car tota forma corporal venta de no ésser a ésser per lo nombre damunt dit. E per açà l'amic esguardava la unitat e la trinitat de son amat per la major concordanca de nombre.

270. L'amic loava lo poder e.l saber e•l voler de son amat que havien creades totes coses, enfora pecat; lo qual pecat no fôra sens lo poder e•l saber e•l voler de son amat, al qual pecat no sôn ocasiô lo poder ni•l saber ni•l voler de son amat.

271. Loava e amava l'amic son amat, com l'havia creat e li havia donades totes coses; e loava'l e amava'l, com li plat pendre sa semblança e sa natura. E d'açà cové ésser feta qüestiô qual laor e amor deu haver major perfecciô.
272. Temptà amor l'amic de saviesa, e féu-li qüestiô si l'amat l'amava més en pendre sa natura o en recrear-lo. E l'amic fo embarbesclat tro que respôs que la recreaciô se covenc a esquivar malanança, e l'encarnaciô a donar benanança. E de la responsiô fo feta altra qüestiô: quai fo major amor?
273. Anava l'amic demanar almoina per les portes, per ço que remembràs l'amor de son amat a sos servidors e per ço que usàs d'humilitat, pobretat, paciència, qui sôn coses agradables a son amat.
274. Demanaren perdée a l'amic per amor de son amat; e l'amic, no tan solament perdonà, ans los donà si mateix e sos béns.
275. Ab làgremes de sos ulls recontava l'amic la passiô e la dolor que son amat sostenc per sa amor ; e ab tristicia, pensaments, escrivia les paraules que deia; ab misericôrdia, esperança, se conhortava.
276. L'amat e amor vengren veer l'amic, qui dormia. L'amat eridà a son amic, e amor lo despertà; e l'amic obel a amor, e respôs a son amat.
277. Nodria l'amat son amic a amar; e	amor ensenyava-li a perillar, e paciència l'adoctrinava com sostengués treballs per l'amor d'aquell a qui s'és donat per servidor.
278. Demanava l'amat a les gents si havien vist son amic, e ells demanaren-li les qualitats de son amic; e l'amat dix que son amic era ardit, temerôs, ric e pobre, alegre, trist, consirôs, e languia tots jorns per sa amor.
279. Demanaren a l'amic si volta vendre son desirer ; e ell respôs que venut l'havia a son amat per un tal dîner que tot lo môn ne poria ésser comprat.
280. —Preïca, foll, e digues paraules de ton amat; plora, dejuna—. Renuncià al môn l'amic, e anà cercar son amat ab amor, e loava-lo en aquells locs on era deshonrat.
281. Bastia e obrava l'amic una bella ciutat on estegués son amat. Ab amor, pensaments, plants, plors e languiments l'obrava; e ab plaers, esperança, devociô, l'ornava; e ab fe, justicia, prudència, fortitudo, temprança, la guarnia.
282. Bevia l'amic amor en la font de son amat, en la qual l'amat lavà los peus a son amic, qui moites vegades ha oblidats e menyspreats sos honraments; per què lo môn és en defalliment.
283. —Digues, foll, què és pecat?—. Respôs: —Entenciô girada e enversada contra la final entenciô e raô per què mon amat ha creades totes coses.— 
284. Veïa l'amic que•l môn és creat, com sia cosa, que eternitat se covenga mills ab son amat, qui és essència infinida en granea e en tota perfecciô, que ab lo môn, qui ha quantitat finida. E per açà en la justicia de son amat veïa l'amic que l'eternitat de son amat cové ésser davant a temps e a quantitat finida.
285. Exeusava l'amic son amat a aquells qui deïen quel môn és eternal, dient que son amat no hagra justicia perfeta si no retés a cascuna ànima son cors, a lo qual no fôra bastant loc ni matèria ordinal; ni•l môn no fôra ordenat a una fi tan solament si fos eternal, e, si no ho fos, defallira en son amat perfecciô de volentat, saviea.
286. —Digues, foll,	?què has coneixença que la fe catôlica sia vera e la creença dels jueus e dels sarraïns sia en falsetat e error?—. Respôs: —En les deu conditions del Libre del gentil e ciels tres savis.-
287. —Digues, foll, ?en què comença saviea?—. Respôs: —En fe e en devociô, qui sôn escala on puja l'eteniment entendre los secrets de mon amat—.	Fe e devociô, d'on han començament?—. Respàs: —De mon amat, qui inlumina fe e escalfa devociô.-
288. Demanaren a l'amic qual cosa era major: o possibilitat o impossibilitat. Respôs que possibilitat era major en creatura, e impossibilitat en son amat; com sia cosa que possibilitat e potència se concorden, e impossibilitat e actualitat.
289. —Digues, foll, ? Qual cosa és major: o diferència o concordança?—. Respôs que, fora son amat, diferència era major en pluralitat, e concordança en unitat; mas en son amat eren eguals en diferència e unitat.
290. —Digues, amador, què és valor?—. Respôs que lo contrari de la valor d'aquest môn, la qual és desirada per los falses amadors vanaglorioses, qui volen valer havents desvalor per ésser perseguidors de valor.
291. —Digues, foll, ?has vist home qui sia orat?—. Respôs que ell havia vist un bisbe qui havia a sa taula molts anaps, e moites escudelles, e talladors d'argent, e	havia en sa cambra moites vestedures e gran lit, e en ses caixes molts diners; e a la porta de son palau havia pocs pobres.
292.—Foll, saps què és viltat?—. Respôs: —Vils pensaments—. —E què és leiaitat?—. —Temor de mon amat, nada de caritat e de vergonya, qui tem blasme de les gents—. —E què és honrament?—. Respôs: —Cogitar mon amat, e desirar e loar sos honraments.-
293. Los treballs e les tribulacions que l'amic sostenia per amor l'alteraren e l'enclinaren a impaciència; e reprès-lo l'amat ab sos honraments e ab sos prometiments, dient que poc sabia d'amor qui s'alterava per maltrets ni per benanança. Hac l'amic contriciô e plors, e pregà son amat que li retés amors.
294. —Foll, digues, què és amor?—. Respôs que amor és aquella cosa qui los francs met en servitud, e a los serfs dôna libertat. E és qüestiô a qual és pus prop amor: o a libertat, o a servitud.
295. Cridava l'amat son amic, e el' li responia dient: —Què•t plau, amat, qui est ulls de mos ulls, e pensament de mos pensaments, e compliment de mos compliments, e amor de mes amors, e encara començament de mos començaments?-
296. —Amat —deïa l'amic—, a tu vaig e en tu vaig, car m'apelles. Contemplar vaig contemplaciô en contemplaciô, ab contemplaciô de ta contemplaciô. En ta virtut sô, e ab ta virtut vent a ta virtut, d'on prenc virtut. Salut-te ab ta salutaciô. Qui és ma salutaciô, en ta salutaciô, de la qual esper salutaciô perdurable en benedicciô de ta benedicciô, en la qual beneit som en ma benedicciô.-
297. —Alt est, amat, en tes altees, a les quals exaltes ma volentat, exalçada en ton exalçament ab ta altea, qui exalça en mon remembrament mon enteniment, exalçat en ton exalçament, per conèixer tos honraments, e per ço que la volentat n'haja exalcat enamorament, e la memôria n'haja alta remembrança.-
298. —Glôria est, amat, de ma glôria, e ab ta glôria, en ta glôria, dônes glôria a ma glôria, qui ha glôria de ta glôria; per la qual tua glôria, me sôn glôria egualment los treballs e los languiments qui•m vénen per honrar ta glôria ab los plaers e•ls pensaments qui•m vénen de ta glôria.-
299. —Amat, en lo carçre d'amor me tens enamorat ab tes amors, qui m'han enamorat de tes amors, per tes amors e en tes amors; car àls no est, mas amors, en les quals me fas estar sol e ab companyia de tes amors e de tos honraments. Car tu est sol en mi sol, qui som solitari ab mos pensaments, com la solitat tua, sola en honors, m'haja sola a loar e honrar ses valors sens temor dels desconeixents qui no t'han sol en lurs amors.-

300. —Solaç est, amat, de solaç ;

per què en tu assolaç mos pensaments ab ton solaç, qui és solaç e confort de mos languiments e de mes tribulacions, qui sôn tribulades en ton solaç com no assolaces los innorants ab ton solaç e com los coneixents de ton solaç no enamores pus fortment a honrar tos honraments.
301. Clamava's l'amic a son senyor de son amat, e a son amat de son senyor. Deïen lo senyor e l'amat: ?Qui fa en nôs departiment, qui som una cosa tan solament?—. Responia l'amic, e deïa que pietat de senyor e tribulaciô per amat.
302. Perillava l'amic en lo gran pèlag d'amor, e confiava's en son amat, qui li acorria ab tribulacions, pensaments, làgremes e plors, sospirs e languiments, per ço car lo pèlag era d'amors e d'honrar ses honors.
303. Alegrava's l'amic car era son amat; car per son ésser és tot altre ésser esdevengut, e sostentat, e obligat, e sotsmès a honrar, servir, l'ésser de son amat, qui per null ésser no pot ésser delit, ni encolpat, ni minvat, ni crescut.
304. —Amat, en la tua granea fas grans mos desirers e mos pensaments e mos treballs; car tan és gran, que tota res és gran que de tu ha membrança, e enteniment, e plaer, e ta granea fa poques totes coses qui sôn contra tos honraments e manaments.-
305. —Eternalment comença, e ha començat, e començarà mon amat, e eternalment no comença, ni ha començat, ni començarà. E aquests començaments no sôn contradicciô en mon amat, per ço car és eternal e ha en si unitat e trinitat.-
306. —Lo meu amat és un, e en sa unitat s'uneixen en una volentat mos pensaments e mos amors ; e la unitat de mon amat abasta a totes unitats e a totes pluralitats; e la pluralitat qui és en mon amat abasta a totes unitats e pluralitats.-
307. —Sobirà bé és lo bé de mon amat, qui és bé de mon bé; car és bé mon amat sens altre bé, car, si no ho fos, mon bé fôra d'altre bé sobirà. E, car no ho és, sia doncs tot lo meu bé despès en esta vida a honrar lo sobirà bé, car enaixi cové.-
308. —Si tu, amat, saps mi pecador, si•t fas tu piadôs e perdonador; e car ço que saps en tu és mellor que mi, doncs jo sé en tu perdô e amor, pus que tu fas saber a mi contriciô, e dolor. e desirer de pendre mort per loar ta valor.-
309. —Lo teu poder, amat, me pot salvar per benignitat, pietat e perdô ; e potme damnar per justicia, e per colpes de mos falliments. Complesca ton poder ton voler en mi, car tot és compliment, sia que•m dons salvaciô o damnament.-
310. —Amat, veritat visita la contriciô de mon cor e puja aigua a mos ulls com ma volentat l'ama ; e car la tua veritat és sobirana, puja veritat çajùs ma volentat a honrar tos honraments, e davalla-la a desamar mos defalliments.-
311. —Anc ver no fo ço en què mon amat no fo, e fais és ço en què mon amat no és, e fals serà ço en què mon amat no serà. E per açô, de necessitat és que sia veritat tot quant serà, ni fo, ni és, si mon amat hi és; e per açô fais és qui és en ver on mon amat no és, sens que no se'n segueix contradicciô.-
312. Creà l'amat e destruf l'amic. Jutjà l'amat, plorà l'amic. Recreà l'amat, glorià a l'amic. Feni l'amat sa operaciô, e romàs l'amic eternalment en companyia de son amat.
313. Per les carreres de vegetaciô e de sentiment, e d'imaginaciô e d'enteniment, volentat, anava l'amic cercar son amat; e	en aquelles carreres havia l'amic perills e languiments per son amat, per co que exalçàs son enteniment e sa volentat a son amat, qui vol que•ls seus amadors l'entenen e l'amen altament.
314. Mouse l'amic a ésser per l'acabament de son amat, e mouse a no ésser per son defalliment. E per açà és qüestiô qual dels dos moviments han major apoderament en l'amic naturalment.
315. —Posat m'has, amat, enfre mon mal e ton bé. A la tua part sia pietat, misericôrdia, paciència, humilitat, perdô, ajuda e restaurament; a la mia part sia contriciô, perseverança, membrança, ab sospirs, làgremes e plors de la tua santa passiô.-
316. —Amat, qui•m fas amar! Si no m'ajudes, per què•m volguist crear? ,Nié per què per mi portest tantes langors ni sostenguist tan greu passiô? Pus tant m'has ajudat a exalcar, ajuda'm, amat, a davallar, a membrar, aïrar mes colpes e mos defalliments, per ço que mils mos pensaments pusquen pujar a desirar, honrar, loar tes valors.-
317. —Mon voler has fet franc a amar tos honraments e a menysprear tes valors, per ço que pusques a mon voler muntiplicar tes amors.-
318. —En aquesta libertat has, amat, perillada ma volentat. Amat, en aquest perill deus remembrar ton amic, qui de sa volentat franca trau servitud a loar tes honors e a muntiplicar en son cors languiments e plors.-
319. —Amat, anc de tu en ton amic no venc colpa ni falliment, ni en ton amic compliment, sens ton do e perdô. E doncs, pus l'amic t'ha en aital possessiô, no l'hages en oblit en ses tribulacions ni en son perillament.-
320. —Amat, qui en un nom est nomenat hom e Déu! En aquell nom, Jesucrist, te vol ma volentat home e Déu; e si tu, amat, has tan honrat ton amic sens sos mèrits en nomenar e voler ton nom, ?per què no honres tants hômens innorables qui cientalment no sôn estats tan colpables al teu nom, Jesucrist, com és estat lo teu amic ?-
321. Plorava l'amic, e delta a son amat aquestes paraules: —Amat, no fuist anc avar ni cobeu al teu amic en donar ésser, ni en recrear-lo, ni en donar-li moltes creatures a son servü. Doncs, ?d'on vendria, amat, que tu, qui est sobirana libertat, fosses avar a ton amic de plors, pensaments, languiments, saviea e amors, a honrar tes honors? E per açô, amat, lo teu amic te demana vida longa, per tal que pusca reebre de tu molts dels dons damunt dits.-
322. —Amat, si tu ajudes als hômens justs de lurs mortals enemics, ajuda a muntiplicar mos pensaments en desirar tes honors; e si tu ajudes als hômens injusts com recobren justicia, ajuda al teu amic com faça de sa volentat sacrifici a ta laor, e de son cors, a testimoni d'amor per via de martire.
323. —No ha mon amat diferència en humilitat, humil, humilitat; car tot és humilitat en pura actualitat. E per açô l'amic reprèn ergull, qui vol pujar a son amat aquells qui en est môn la humilitat de mon amat ha tant honrats, e ergull los ha vestits de hipocresia, vanaglôria, vanitats.-
324. Humilitat ha humiliat l'amat a l'amic per contriciô, e si•s féu per devociô. E és qüestiô en qual d'abdues l'amat fo's pus fortment humiliat a l'amic.
325. Hac l'amat per sa perfecciô, misericôrdia de son amic, e si s'hac per les necessitats de son amic. E fo qüestiô per qual de les dues raons l'amat perdonà pus fortment les colpes de son amic.
326. —Pregaven nostra Dona e los àngels e•ls sauts de glôria mon amat; e com remembré l'error en què•l môn és per desconeixença, membré gran la justicia de mon amat, e gran la desconeixença de sos amics.-
327. Pujava l'amic los poders de sa ànima per escala d'humanitat, gloriejar la divina natura; e per la divinal natura davallava los poders de sa ànima per gloriejar en la humana natura de son amat.
328. On pus estretes sôn les vies on l'amic va a son amat, pus amples sôn les amors; e on pus estretes sôn les amors, pus amples sôn les vies, E per açô en totes maneres ha l'amic, per son amat, amors, e treballs, e languiments, e plaers, e consolations.
329. Ixen amors d'amors, e pensaments de languiments, e plors de languiments, e entren amors en amors, e pensaments en plors, e languiments en sospirs. E l'amat esguarda's son amic, qui ha per sa amor totes aquestes tribulacions.
330. Trenuitaren e faïen romeries e pelegrinacions los desirers e•ls remembraments de l'amic en les noblees de son amat, e aportaven a l'amic faiçons e omplien son enteniment de resplendor per la qual la volentat muntiplicava ses amors.
331. L'amic ab sa imaginaciô pintava e formava les faiçons de son amat en les coses corporals, e ab son enteniment les polia en les coses espirituals, e ab volentat les adorava en totes creatures.
332. Comprà l'amic un dia de plors per altre dia de pensaments, e vené un dia d'amors per altre de tribulacions; e muntiplicaren ses amors e sos pensaments.
333. Era l'amic en terra estranya, e oblidà son amat, e enyorà's de son senyor, e sa muller, e sos infants, e de sos amics. Mas retornà remembrar son amat, per ço que fos consolat e que la sua estranyedat no li donàs enyorament ni marriment.
334. Oïa l'amic paraules de son amat, en les quals lo veïa son enteniment, perço car la volentat havia plaer d'aquell oïment; e lo remembrament membrava les virtuts de son amat e los seus prometiments.
335. Oïa blasmar l'amic son amat, en lo qual blasme veïa l'enteniment, la justicia e la paciència de son amat; car la justicia punia los blasmadors, e la paciència los esperava a contriciô, penediment. E per açô és qüestiô en qual dels dos l'amic creïa pus fortment.
336. Malalt fo l'amic e féu testament ab conseil de son amat. Colpes e torts leixà a penediment, penitència, e delits temporals leixà a menyspreament; a sos ulls leixà plors, e a son cor sospirs e amors, e a son enteniment leixà les faiçons de son amat, e a son remembrament la passiô que sostenc per sa amor son amat, e a son negoci leixà l'endreçament dels infeels, qui innorantment van a perdiment.
337. Odorà l'amic flors, e remembrà pudors en ric, avar, e en luxuriôs e en des. coneixent ergullôs. Gustà l'amic doiçors, e entès amargors en les possessions temporals, e en l'entrament e iximent d'aquest môn. Senti l'amic plaers temporals, e l'enteniment entès lo breu traspassament d'aquest môn e los perdurables turments als quals sôn ocasiô los delits qui a aquest môn sôn agradables.
338. Hac l'amic fam, set, calor e fred; pobretat, nuedat, malaltia, tribulaciô; e fôra finit si no hagués membrança de eçe amat, qui•ls sanà ab esperança, remembrament, e ab lo renunciament d'aquest môn, e ab lo menyspreament del blasme de la gent.
339. Enfre treball e plaer era lo lit de l'amic: ab plaer s'adormia, e ab treball se despertava. E és qüestiô a quals d'aquest dos és pus prop lo lit de l'amic.
340. En ira s'adormi l'amic, car temia lo blasme de la gent; e despertà's en paciència com remembrà laors de son amat. E és qüestiô, l'amic de qui hac major vergonya: o de son amat, o de les gents.
341. Cogità l'amic en la mort e hac paor tro que remembrà la ciutat de son amat, de la qual mort e amor sôn portais e entrament.
342. Clamava's l'amic a son amat de temptacions qui li venien tots jorns treballar sos pensaments. E l'amat li respôs dient que temptacions son ocasiô com hom recorra ab remembrament remembrar Déu e amar sos honrats capteniments.
343. Perdé l'amic una joia que molt amava, e fôra's desconsolat, tro que son amat li féu qüestiô qual cosa li era pus profitable: o la joia que havia, o la paciència que hac en les obres de son amat.
344. Dormia l'amic considerant en los treballs e•ls empatxaments los quals ha en servir son amat; e hac paor que ses obres no perissen per aquells empatxaments. Mas l'amat li tramès consciència, despertà de sos mèrits e en los poders de son amat.
345. Havia l'amic a anar longues carreres, e dures, e aspres; e era temps que anàs per aquelles e que portàs lo gran feix que amor fa portar a sos amadors. E per açô l'amic alleujà sa ànima dels pensaments e•ls plaers temporals, per ço quel cors pogués portar lo càrrec pus leugerament, e l'ànima anàs per aquelles carreres en companyia ab son amat.
346. Denant l'amic deïa un jorn mal de son amat, sens que l'amic no hi respôs ni excusà son amat. E és qüestiô qual és •pus encolpat; cols hômens qui blasmaven l'amat, o l'amic qui callava e no excusava son amat.
347. Contemplant l'amic son amat, s'assubtilava en son enteniment, e enamorava's en sa volentat. E és qüestiô per qual dels dos assubtilava pus fortment sa remembrança a remembrar son amat.
348. Ab frevor e temor anava en son viatge honrar son amat: frevor lo portava, temor lo conservava. Dementre que enaixi anava, atrobà sospirs e aportaven saluts de son amat. E és qüestiô per qual de tots quatre fo mills assolaçat l'amic en son amat.
349. Esguardava l'amic si mateix perço que fos mirall on veés son amat, e esguardava son amat per ço que li fos mirall on hagués coneixença de si mateix. E és qüestiô a qual dels dos miralls era son enteniment pus acostat.

350. Teologia e Filosofia, Medecina e Dret encontraren l'amic,

 qui•ls demanà de noves si havien vist son amat. Teologia plorava, Filosofia dubtava, Medicina e Dret s'alegraven. E és qüestiô què signifiquen cascù dels quatre significats a l'amic qui va cercar son amat.
351. Angoixôs e plorôs anava l'amic encercar son amat per vies sensuals e per carreres entellectuals. E és qüestiô en qual dels dos camins entrà primerament dementre cercava son amat, ni en qual l'amat se mostrà a l'amic pus declaradament.
352. Al dia del judici dirà, l'amat que hom trü a una part ço que en aquest môn li ha donat, e a altra part sia triat ço que hom ha donat al môn; per ço que sia vist com coralment és estat amat, ni qual dels dos dons és pus noble e de major quantitat.
353. Amava la volentat de l'amic si mateixa, e l'enteniment demanà-li si era pus semblant a son amat en amar si mateixa o en amar son amat, com sia cosa que son amat sia pus amant si mateix que nulla altra cosa. E per açô és qüestiô, segons qual responsiô la volentat poc respondre a l'enteniment pus vertaderament.
354. —Digues, foll, ?qual és la major e la pus noble amor que sia en creatura?—. Respôs: —Aquella qui és una ab lo creador—. —Per què ?—. —Per ço car lo creador no ha en què pusca fer pus noble creatura.-
355. Estava l'amic un dia en oraciô, e senti que sos ulls no ploraven; e per ço que pogués plorar, tramès sa cogitaciô cogitar en diners, fembres, fills, viandes, vanaglôria, e atrobà en son enteniment que més gents han a servidors cascunes de les coses damunt dites, que no ha son amat. E per açô foren sos ulls en plors, e sa ànima en tristicia e en dolor.
356. Anava l'amic consirôs en son amat, e atrobà en la via grans gents e grans companyes qui li demanaven de noves. E l'amic, per ço car atrobava plaer en son amat, no respôs a ço que li demanaven, e dix que, per ço que nos lunyàs de son amat, no volia respondre a lurs paraules.
357. Era l'amic dintre e defora cobert d'amor, e anava cercar son amat. Deïa-li amor: —On vas, amador?—. Respôs: —Vaig a mon amat per ço que tu sies major.-
358. —Digues, foll, què és religiô?—. Respôs: —Nedeetat de pensa, e desirar morir per honrar mon amat, e renunciar al môn per ço que no haja embargament a contemplarlo e a dir veritat de sos honraments.-
359. —Digues, foll, ?què sôn treballs, plants, sospirs, plors, tribulacions, perills en amic?—. Respôs: —Plaer d'amat—. —Per què--. Per ço que•n sia més amat, e l'amic més guaardonat.-
360. Demanaren a l'amic, amor en qual era major: o en l'amic qui vivia, o en l'amic qui moria. Respôs que en l'amic que moria. —Per què?—. —Per ço car no pot ésser major en amic qui mor per amor, e potho ésser en amic qui viu per amor.—
361. Encontraren-se dos amics: La un mostrava son amat, e l'altre l'entenia. E era qüestiô qual d'abdôs era pus prop a son amat. E per la soluciô, l'amic havia coneixença de la demostraciô de trinitat.
362. —Digues, foll, ?per què parles tan subtilment?—. Respôs: —Per ço que sia ocasiô a exalçar enteniment a les noblees de mon amat, e perquè per més hômens sia honrat, amat e servit.-
363. Embriagava's l'amic de vi, qui membrava, entenia e amava l'amat. Aquell vi amerava l'amat ab sos plors e ab les làgremes de son amic.
364. Amor escalfava e aflamava l'amic en membrança de son amat; e l'amat lo refredava ab làgremes e plors, e ab oblidament dels delits d'aquest môn, e ab renunciament dels vans honraments. E creixien les amors com l'amic membrava per qui sostenia langors, tribulations, ni los hômens mundans per qui sostenien treballs, persecucions.
365. —Digues, foll, ,què és aquest môn?—. Respôs: —Presti dels amadors, servidors de mon amat—. —E qui•ls met en presô?—. Respôs: —Consciència, amor, temor, renunciament, contriciô, companyia d'àvol gent; e és treball sens guardô on és puniment.—

Car Blanquerna havia a tractar del libre de l'Art de contemplaciô, 

per açô vole finir lo Libre de l'amic e l'agnat,

lo qual és acabat a glôria e a lausor de nostre senyor Déus.

[ART DE CONTEMPLACIÔ] CAPITOL CI Comença l'Art de contemplaciô. […]

[1301]

Cant de Ramon

Som creat e ésser m'és dat
a servir Déu que fos honrat,
e som caüt en mant pecat
e.n ira de Déu fui pausat.
5 Jesùs me venc crucificat,
vole que Déus fos per mi amat.

Mati ané querre perdô
a Déu, e pris confessiô
ab dolor e contricié.
10	De caritat, oraciô,
esperanca, devociô,
Déus me fé conservaciô.

Lo monestir de Miramar
fiu a frares Menors donar, 
15 per sarraïns a preïcar.
Entre la vinya e.l fenollar 
amor me pres, fé'm Déus amar
e•nfre sospirs e plors estar.

Déus Paire, Full, Déus espirat,
20 de qui és sancta Trinitat,
tracté corn fossen demonstrat. 
Déus Fill del cel és davallat; 
de una verge està nat,
Déu e home, Crist apellat.

25 Lo môn era•n damnaciô; 
mori per dar salvaciô
Jesùs, per quil môn creat fo. 
Jesüs pujà al cel sobrel tro;
venrà jutjar li mal eil bo•
30 no valran plors guerre perdô.

Novell saber hai atrobat; 
pot n'hom conèixer veritat 
e destruir la falsetat.
Sarraïns seran batejat,
35 tartres, jueus e mant errat,
per lo saber que Déus m'ha dat.

Pres hai la crots; tramet amors 
a la Dona de pecadors
que d'ella m'aport gran secors.
40 Mon cor està casa d'amors
e mos ulls fontanes de plors.
Enfre gauig estaig e dolors.

Som hom vell, paubre, menyspreat, 
no hai ajuda d'home nat
45 e hai trop gran fait emparat.
Gran res hai de lo môn cercat;
mant bon exempli hai donat:
poc som conegut e amat.

Vull morir en pèlag d'amor.
50 Per ésser gran no hai paor
de mal princep ne mal pastor.
Tots jorns consir la deshonor
que fan a Déu li gran senyor
qui meten lo môn en error.

55 Prec Déus trameta missatgers 
devots, cients e vertaders, 
a conèixer que Déus hom és. 
La Verge on Déus hom se fés
e tots los sants d'ella sotsmès, 
60 prec que•n infern no sia mès.

Laus, honor al major Senyor,
al qual tramet la mia amor
que d'ell reeba resplendor.
No som digne de far honor
65 a Déu: tan fort som pecador,
e som de libres trobador!

On que vage cuit gran hé far,
e a la fi res no hi pusc far;
per què n'hai ira e pesar.
70 Ab contriciô e plorar
vull tant a Déu mercè clamar
que mos libres vulla exalçar.

Santetat, vida, sanitat,
gauig me dô Déus e libertat,
75 e guard-me de mal e pecat. 
A Déu me som tot comanat: 
mal esperit ne hom irat 
no hagen en mi potestat.

Man Déus als tels e•ls elements,
80 plantes e totes res vivents
que no•m facen mal ni turments.
Dô'm Déus compailyons coneixents,
devots, leials, humils, tements,
a procurar sos honraments.

HADEWIJCH I ~1250

Les érudits ont établis  qu’ « Hadewijch » recouvrait les poèmes de deux béguines (la seconde fut particulièrement appréciée de Ruusbroec et de son entourage) :

Présentation des béguines Hadewijch I ~1240 & II ~1280

La première Hadewijch (la critique a établi l’existence de deux béguines du même nom), active vers 1230, femme de grande culture, a lu Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Elle connaît les troubadours et la littérature courtoise. 
L’amour (minne), thème central de ses poèmes, est une source vivante : 

 C’est là que nous recevons la douce Vie vivante que la Vie donne à la vivante vie. On l’appelle Source vive, parce qu’elle nourrit et garde en l’homme l’âme vivante. 

L’intuition qui chez Guillaume de Saint-Thierry prenait le relais de la raison, et dont nous avons rapporté la réponse au problème de la prédestination, laisse place à la célébration sans réserve du « noble amour » dont dérive l’amour courtois. 
L’emploi du moyen néerlandais succède ici à la prose latine utilisée jusque là par Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, comme tous les clercs qui s’adressaient à leurs semblables. Bel exemple du rôle linguistique éminent de mystiques qui, confrontés à la difficulté d’exprimer leur vécu auprès de tous, et donc souvent dans des dialectes dédaignés des savants, les font accéder à l’expression littéraire, les deux Hadewijch, suivies bientôt par Ruusbroec, établissent le moyen néerlandais ; le Rhénan Eckhart contribue à la même époque à forger la langue allemande ; Jean de la Croix apportera sa contribution à l’espagnol par ses poèmes.  
Les poèmes du noble amour des deux Hadewijch bénéficient d’une belle traduction française, œuvre du chartreux Dom Porion. Ils expriment l’amour donné à celui qui se donne :

« Ce que vraiment nous devons faire,
nous le savons dans un éclair
lorsque Vérité nous révèle
combien nous manquons à l’amour :
la douleur comme une tempête
assaille alors un noble cœur....
Qui donne tout à l’amour
en éprouve grande merveille ;
l’âme adhère dans l’unité
au clair Objet qu’elle contemple,
puisant par l’artère secrète
à cette fontaine où l’Amour
enivre les cœurs étonnés
de Sa divine violence38.»

« Ce que l’Amour a de plus doux, ce sont Ses violences ;
Son abîme insondable est sa forme la plus belle ;
se perdre en Lui, c’est atteindre le but ;
être affamé de Lui c’est se nourrir et se délecter ;
l’inquiétude d’amour est un état sûr ; [...]
s’Il nous prend tout, quel bénéfice ! [...]
ne rien avoir, c’est Sa richesse inépuisable. [...]
Voilà le témoignage que moi-même et bien d’autres
nous pouvons porter à toute heure,
à qui l’amour a souvent montré
des merveilles, dont nous reçûmes dérision,
ayant cru tenir ce qu’Il gardait pour Lui.
Depuis qu’Il m’a joué ces tours
et que j’ai appris à connaître ses façons,
je me comporte tout autrement avec Lui :
Ses menaces, Ses promesses,
tout cela ne me trompe plus :
je le veux tel qu’Il est, peu importe
qu’Il soit doux ou cruel, ce m’est tout un39.»
La seconde Hadewijch a vécu probablement près de Bruges. Active vers 1280, elle décrit la nudité d’esprit. L’âme doit se vider et s’abîmer dans un non-savoir sans fond : 


« Si je désire quelque chose, je l’ignore, -  car dans une ignorance sans fond - je me suis perdue moi-même. »


Ruusbroec reprend cette citation et s’en inspire lorsqu’il décrit la vision sans intermédiaire, consistant à être absorbé dans un simple regard.  Ruusbroec et le « bon cuisinier » Jan van Leeuwen, ont tenu cette Hadewijch en très grande estime : « Les livres de Ruusbroec ne comportent pour ainsi dire aucune citation d’auteurs ; seules l’Écriture et Hadewijch sont citées fort souvent et littéralement40.»

Ah mon Dieu quelle aventure

de ne plus entendre, de ne plus voir

ce que nous suivons, ce que nous fuyons,

ce que nous aimons, ce que nous craignons.

Nous avons cru jadis posséder quelque chose,

mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour41.


L’unité de la vérité nue,

abolissant toutes les raisons,

me tient en cette vacuité

et m’adapte à la nature simple

de l’Éternité de l’éternelle Essence.

Ici de toutes raisons je suis dépouillée ;

Ceux qui n’ont jamais compris l’Écriture

ne sauraient en raisonnant expliquer

ce que j’ai trouvé en moi-même — sans milieu, sans voile — au-dessus des paroles42.

Elle influence aussi une troisième béguine, au sort plus malheureux encore que celui de la première Hadewijch qui disparut en prenant peut-être refuge au service d’une léproserie ou d’un hôpital43. Il s’agit de la figure de Marguerite Porete44 dont la fin fut dramatique.
Je  restitue maintenant la  partie de l’ouvrage de Jean-Baptiste Porion45 présentant puis traduisant « Hadewijch » :

HADEWIJCH D'ANVERS POÈMES DES BÉGUINES

TRADUITS DU MOYEN-NÉERLANDAIS PAR FR. J. -B. P.-

«  LA VIGNE DU CARMEL  » ÉDITIONS DU SEUIL 1954


Je livre l’intégrale dde l’ouvrage paru en 1954, oeuvre du chartreux Jean-Baptiste Porion signée “ Fr. J. -B. P.”
Soit plus de cent-cinquante pages compte tenu de la valeur des Poèmes des deux Hadewijch, de la beauté des traductions, de la valeur de l’étude en Préface qui illumine les Rhéno-flamands, enfin de celle des notes érudites associées à chaque poème.
A noter une réédition en 2008 dans la collection “Sagesses”, facilement disponible à faible coût46.
§

On découvrira mieux encore que par les poèmes s’adressant à un public large ce qui anima intimement ces béguines - moins poétiquement, mais mystiquement plus admirable - en méditant les Lettres spirituelles d’Hadewijch I traduites par le même Jean-Baptiste (Claude Martingay, Genève, 1972).

Non rééditées à ma connaissance, je les propose47 sous ”Hadewijch Lettres spirituelles”, Lulu.com. 
En page de titre : “I Un florilège mystique relevé par Lilian Silburn,  II Hadewijch Lettres spirituelles Béatrice de Nazareth Sept degrés d’amour, […] Jean-Baptiste Porion, Claude Martingay, Genève,1972 […]  III Béguines et Moniales.”
§

Hadewijch et Ruusbroec forment un couple mystique essentiel précédant le dix-septième siècle. 

INTRODUCTION

I « Qu'était-ce donc qu'une béguine ? »

Nous ne savons d'elle que peu de chose, mais ses critiques récents s'accordent pour reconnaître en Hadewijch, l'auteur des Poèmes Spirituels dont nous présentons la traduction, une béguine: son oeuvre est souvent citée pour illustrer les tendances au XIIIe siècle du mouvement béguinal. Comme nous le dirons plus avant, il faut sans doute attribuer à un autre auteur les Nouveaux Poèmes, ensemble intéressant à maints égards et d'une grande beauté, mais différent du premier pour l'esprit et le style. Nous mettrons tout à l'heure sous les yeux du lecteur les raisons qui nous font tenir cette seconde série pour l'oeuvre d'une contemplative appartenant au même milieu, que nous appellerons Hadewijch II.
Qu'était-ce donc qu'une béguine ? A la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe, nous voyons se multiplier les témoignages qui attestent à la fois le nombre et l'enthousiasme des femmes pieuses, souvent affectées de phénomènes extatiques, vivant hors des cloîtres, bien que souvent en étroites relations avec eux, d'abord en petits groupes, puis s'organisant peu à peu et finissant, dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, par constituer de nouvelles communautés religieuses, — au sens impropre cependant, puisque, si elles ont des règles écrites, elles ne prononcent point de voeux. Nous savons que ces femmes étaient nombreuses dans le nord-ouest de l'Europe, spécialement en Brabant ; les observateurs sont édifiés de leur dévouement généreux et de leur dévotion ardente (ainsi [8] l'évêque de Toulouse, l'ex-troubadour Foulques de Marseille, dont Jacques de Vitry nous décrit l'émerveillement) 1, ou les tournent en dérision au contraire et les vouent à la noyade, comme le rimeur bénédictin Gauthier de Coinci 2, — mais sur l'ampleur et la singularité du phénomène, ils portent un témoignage concordant.

On se demande naturellement pourquoi ces âmes, avides de sacrifice et qui dans le monde voyaient un ennemi, ne se réfugiaient pas dans les monastères bénédictins, cisterciens ou prémontrés. Mais l'histoire de ces ordres nous montre que les femmes du mouvement extatique assiégèrent en effet les cloîtres, firent de grands et fréquents efforts pour se ranger sous leurs lois sacrées. Plusieurs même des contemplatives qui se rattachent par leur inspiration à ce mouvement, passèrent leur vie sous l'habit cistercien, ou du moins la terminèrent dans un cloître après avoir appartenu au milieu des béguines, ainsi Béatrice de Nazareth ( 1268) et Mechtilde de Magdebourg (1283). Mais la plupart se virent écartées des ordres, dont on craignait que l'afflux des vocations féminines compromît l'équilibre et la paix. Il leur fallut dès lors se grouper et s'organiser, cherchant entre elles l'encouragement, la doctrine, le conseil dont elles avaient besoin, non sans se soumettre à la direction de quelque prêtre régulier ou séculier, mais dans une autonomie et une liberté à laquelle les sociétés religieuses féminines n'étaient pas jusqu'alors accoutumées.

Un souffle de liberté est chose en effet que nous sentons parmi les béguines; et si cette liberté souvent ne fut point cherchée par ces femmes avides de porter le joug des plus strictes observances, elles ne laissèrent pas d'en user pour donner à leur vie, à leur piété, à leurs écrits un style nouveau. En fait, comme le note le R. P. Axters O. P. dans sa belle Geschiedenis van de vroomheid in de Nederlanden 3, [9] si les béguines savaient souvent se procurer l'avantage de directeurs spirituels distingués, appartenant aux ordres cloîtrés, le sens hiérarchique ne fut pas leur caractère le plus saillant ». On ne saurait dire moins, et ce fait même incite à penser que bon nombre de ces âmes n'étaient pas faites pour la vie claustrale et se trouvèrent jouir d'une indépendance relative, non par suite de circonstances fortuites, mais parce qu'elles suivaient une vocation différente et devaient remplir une autre mission.

Sur les origines de ce mouvement extatique féminin et la sorte d'émancipation qu'il manifeste, on a fait de nombreuses hypothèses. Bien qu'il fût particulièrement intense dans le nord de la France actuelle, en Belgique, en Rhénanie et en Bavière, il présente avec les mouvements contemporains de piété féminine et laïque en d'autres contrées — en Italie notamment — des similitudes révélatrices, non seulement dans les tendances vers la vie évangélique et apostolique et dans une certaine autonomie, mais jusque dans les formules hardies qui traduisent les expériences intérieures. Nous ne pouvons résumer ici ces discussions, que l'on trouvera soumises à un examen complet, avec l'appareil d'une immense érudition, dans le livre du P. Mens 4.
A ne retenir que les faits essentiels, on voit le mouvement extatique naître au point de rencontre de deux courants généraux et puissants à cette époque. D'une part, la réaction des âmes religieuses contre la corruption, ou simplement contre la sécularisation du clergé : Cathares, Vaudois, prédicateurs errants de toute espèce, Frères Prêcheurs voués à combattre l'hérésie avec ses meilleures armes, Humiliates, Franciscains spirituels et Fraticelles : d'un côté

I. Jacques DE VITRY. Vita B. Mariae Oigniacensis, Prol. AA. SS., Juin, t. V, 547.

2. Gauthicr DE COINCI (1236), apud Barbazan-Méon, Fabliaux et contes des poètes français des XI-XVe s, Paris, 1808, t. II, p. 320.

3. Geschiedenis van de vroomheid in de Nederlanden (Histoire de la piété dans les Pays-Bas), t. I, p. 354. Le R. P. Axters renvoie à la Liste des Parfaits, d'où il semble ressortir, pour Hadewijch en particulier, qu'elle trouva plus de sympathie et de compréhension chez les laïques que dans le clergé. Il y a d'autres traits de cette indépendance, que A. Verwey, dans sa traduction en hollandais moderne des Visions, a soulignés peut-être plus qu'il ne sied. (A. VERWEY, De vizioenen van Hadewiich, Anvers, 1922, Voorbericbt, p. 9).

4. Cet ouvrage, comme celui du R. P. Axters et de Jos. Greven, est indiqué dans notre bibliographie sommaire, que nous ne signalerons plus au lecteur. Le titre de l'ouvrage du P. Mens serait en français : Origine et signification du mouvement des béguines et des bégards dans les Pays-Bas, Étude comparative, XIIe et XIIIe siècles. Il convient sans doute de noter à propos de ce titre que bégard est simplement le masculin de béguine — il va de soi qu'un tel mouvement n'était pas borné aux dévotes — : il n'y a aucune raison pour donner au second terme un sens péjoratif, si l'on ne croit pas devoir l'attacher au premier. En fait, après le Concile de Vienne tout au moins, il devint nécessaire de préciser, lorsqu'on parlait de bégards, que l'on se référait aux groupes demeurés exempts des erreurs condamnées. Nous spécifions donc une fois pour toutes que ni le masculin, ni le féminin ne connotent pour nous la tendance suspecte, à moins qu'un adjectif n'en avertisse le lecteur.


[10] ou de l'autre de la frontière dogmatique, ces mouvements ne laissent, pas de traduire, en termes ressemblants, un impérieux et unique besoin — le retour à des formes simples, sincères et directes de vie religieuse — dont la diffusion des béguines fut une manifestation très apparente dans le nord-ouest de l'Europe. D'autre part, l'époque où nous les voyons se répandre est celle où la conscience individuelle, dans ce processus d'affranchissement des formes traditionnelles et collectives qu'on ne cesse de sentir tout au long de l'histoire (tout au moins de l'histoire d'Occident), marque en avant un pas décisif, Greven, l'un des meilleurs historiens des béguines avant le P. Mens, a noté le rapport entre le mouvement des communes dans les Pays-Bas et la constitution de ces communautés libres de femmes ; le R. P. Mens lui-même a remarqué un parallélisme significatif entre le développement de la prospérité commerciale — avec les échanges plus faciles, plus fréquents, moins formels surtout qu'il entraîne — et le renouvellement de la spiritualité, aussi bien dans les Pays-Bas que dans l'Italie du nord. Le fait qu'à cette même époque les langues vulgaires atteignent leur majorité, deviennent littéraires, est ici de toute première importance : le nouveau personnalisme se prévaut naturellement de ces facilités d'expression récemment apparues; on ne saurait dire souvent s'il les suscite ou s'il est suscité par elles. Béatrice et Hadewijch, pour qui les lit avec soin, doivent une bonne part de leur doctrine aux docteurs cisterciens, Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry, aux Chanoines de Saint-Victor et, à travers ceux-ci, à saint Augustin. Mais la libre allure, la fraîcheur, la vigueur de ces choses exprimées dans une langue vivante — en voie de création —, dites ou chantées comme elles furent pensées et senties, dans l'oubli des formules et l'heureuse invention d'un vocabulaire en partie nouveau pour des expériences toujours nouvelles, — ces traits sont si frappants que l'on ne reconnaît pas d'abord la parenté, pourtant étroite, avec les prédécesseurs illustres, aux périodes latines sévères ou melliflues, balancées par une rhétorique inlassable.

Enfin, l'époque où paraissent les béguines est non pas celle de l'affranchissement de la femme, mais celle où commence le règne de la dame, qui devait en vérité former l'âme de l'Occident et fixer définitivement les traits de sa culture. Sans doute, le rôle de nos soeurs n'a jamais cessé, les Clotilde et les Radegonde avaient été, au long des âges barbares, les interprètes d'un impératif de pureté [11] et de douceur. Mais au XIIIe siècle, la révolution spirituelle dont nous parlons — conscience nouvelle de la solitude de l'âme avec Dieu, de sa noblesse divine, de sa liberté intangible — fut en grande partie l'oeuvre des vierges extatiques, et ne laissa point par ailleurs d'emprunter ses expressions, dans une curieuse mesure, à la littérature courtoise, dont la dignité féminine était l'inspiratrice et l'objet. C'est un de ces moments de l'histoire où la femme, mère des renouvellements et des aurores, puise dans les profondeurs sacrées de son être une fraîche inspiration pour les civilisations de la lettre et du fer; et dans l'ordre spirituel, c'est alors souvent que plus naïves, protégées par une précieuse ignorance, plus patientes aussi et plus promptes au sacrifice, elles donnent à la vie religieuse un élan nouveau. Ainsi nous voyons les béguines créer une langue pour traduire leurs expériences passionnées, chercher avec Dieu une conjonction plus immédiate et plus totale, proclamer comme une sorte d'évangile intérieur une exigence nouvelle de l'éternel Amour.

II Sources – Mouvement – leur mystique

Pour mystérieuses que soient les origines du mouvement extatique, imparfaite l'explication qu'on en peut actuellement donner, ce fait demeure : les inspirées, les confidentes du Ciel:, qui ont su à tous les âges se gagner la foi et le respect des hommes, se multiplient en Europe occidentale au début du XIIIe siècle et apportent à l'évolution du sentiment religieux une contribution qu'il nous faut tenter maintenant de caractériser.

Énumérons d'abord succinctement les sources qui nous les font connaître.
Les écrits que l'on possède des premières béguines ne sont pas nombreux; les textes qui nous parlent d'elles le sont davantage. Parmi les oeuvres originales, celle de Hadewijch est peut-être la plus ancienne : le R. P. Van Mierlo incline à le croire; elle serait suivie de près par celle de Béatrice de Nazareth, morte en 1268. Nous avons de celle-ci un court traité : les Sept degrés. d'Amour, qui a éié redécouvert et publié en 1926. Nous avons en outre une précieuse analyse de ses oeuvres dans la Vita Beatae Beatricis de [12] Guillaume d'Afflighem (1297). Béatrice est une cistercienne, mais formée par les béguines dans son jeune âge, elle se rattache au mouvement béguinal. Une béguine au sens propre, un peu plus récente que notre Hadewijch, est Mechtilde de Magdebourg, qui cependant termina ses jours elle aussi chez les cisterciennes de Hefta en 1282. Visionnaire comme Hadewijch, écrivant une langue germanique voisine de la sienne, elle offre pour l'étude de notre béguine des points de comparaison intéressants. Celle-ci cependant est presque seule à représenter, comme auteur dont les écrits nous soient conservés, le premier âge du mouvement qui nous occupe; et la même chose devrait se dire de Hadewijch II pour la génération suivante, si l'on ne reconnaissait à Marguerite Porete la paternité du Miroir des simples Ames. Le cas de cette Marguerite est le suivant : Nous possédons des listes de propositions attribuées aux béguines et bégards hérétiques des débuts du XIVe siècle, et censurées par l'autorité ecclésiastique. A Paris en 1310, l'une de ces dévotes égarées, Marguerite Porete, originaire de Valenciennes, périt sur le bûcher. Nous donnons en note les deux thèses sur lesquelles semble s'être fondée cette cruelle sentence 5. En 1946, Mlle R. Guarnieri, ayant retrouvé ces propositions mot pour mot dans un traité anonyme de la fin du mue siècle, Speculum animarum simplicium, émit l'hypo-

5. V. Documenta ecclesiastica christianae perfections studium spectantia, collegit los. De Guibert S. J. Rome, 1931, n. 273 (Condamnation de Marguerite Porete) : I. Que l'âme anéantie doit donner congé aux vertus et n'est plus à leur service, parce qu'elle n'en a plus l'usage, mais les vertus lui obéissent. — 2. Qu'une telle âme n'a plus cure des consolations de Dieu ni de ses dons, et ne doit pas s'en soucier et ne saurait même le .faire, car c'est Dieu seul qui retient son attention, et ces choses y feraient empêchement. — La première proposition est expliquée par le contexte du Miroir en ce sens : la pratique des vertus est inséparable de l'union, mais quand l'âme est assez avancée en celle-ci, toute absorbée enfin par l'Objet divin, elle les exerce sans en être occupée : « les vertus sont avec elle, elle n'est plus avec les vertus ». — Ces thèses ne nous semblent pas aujourd'hui proprement scandaleuses ; elles ont d'ailleurs passé (dans le sens indiqué pour la première), comme bien d'autres thèses bégardes corrigées, par l'intermédiaire de Tauler et de Ruusbroec, dans l'enseignement de nombreux auteurs spirituels. La seconde se trouve en substance dans saint Jean de la Croix ; elle lui est moins propre qu'on ne le pense généralement, et c'est sainte Catherine de Gênes (1510) qui semble faire directement écho sur ce point au Miroir. Si elles ont cessé, dans ces auteurs, de nous choquer, c'est d'abord qu'elles s'y trouvent sagement expliquées et encadrées, et en outre illustrées par l'exemple d'une vie vraiment sainte. C'est aussi, peut-être, parce que nous comprenons mieux le langage de la vie d'union, lequel s'est fait accepter peu à peu, non sans une période d'incertitude périlleuse et de tragiques méprises.


[13] -thèse que ce Miroir est le traité que Marguerite avait, en effet, composé, mais que l'on croyait perdu 6. Écrit en français 7, connu longtemps par les seules traductions latine, italienne et anglaise, c'est dans cette dernière que le Miroir anonyme avait paru pour la première fois en 1927, comme quinzième volume de la collection des Orchard Books, sous la direction des bénédictins de Downside. Le caractère hétérodoxe échappa aux éditeurs comme aux censeurs ecclésiastiques, et ne semble avoir scandalisé aucun lecteur. L'attribution à Marguerite Porete est, à notre avis, sérieusement probable : en tout état de cause, le traité apparaît comme l'oeuvre d'une béguine, habitant nos provinces du Nord à la fin du XIIIe siècle, qui participe au mouvement extatique des Pays-Bas. Ses tendances, — le trait excessif de ces tendances dans le traité français et l'expression souvent remarquable qu'elles y trouvent, doivent faire ranger le Miroir des simples Ames, à côté des oeuvres de Hadewijch I et des poèmes de Hadewijch II (plus proches du Miroir, comme doctrine, que de Hadewijch I), parmi les textes les plus importants que nous aient laissés les béguines. Nous le citerons plus d'une fois pour illustrer nos interprétations de l'oeuvre ici traduite, — sans perdre de vue le soupçon doctrinal dont il se trouve chargé.

En 1312, au concile de Vienne, le pape Clément V condamnait une série de propositions qu'il attribuait aux bégards et béguines « du royaume d'Allemagne ». Tout étudiant ecclésiastique les connaît par l'Enchiridion de Denziger; nous reviendrons sur leur portée. Mais dès maintenant soulignons que ces thèses, si elles avaient rencontré une évidente faveur dans les béguinages (avec ou sans le

6. Cette érudite romaine s'est bornée à faire connaître sa découverte par un article de l'Osservatore Romano du 16 juin 1946: mais un examen attentif de toutes les données relatives à l'ouvrage et à la personne en question n'a pu faire pour nous que renforcer la conjecture de Mlle Guarnieri. Le R. P. Axters dans le tome second de sa Geschiedenis se prononce dans le même sens.

7. On a retrouvé récemment l'original français à Chantilly (Musée Condé, 986) : nous avons pu contrôler d'après lui quelques expressions; nous avons consulté dans le même but les traductions latines de la Vaticane (Vat. Lat. 4355 Rossi, 4 et Chigi, C. IV, 85). L'édition des Orchard Books donne à la page XXI l'indication des trois manuscrits anglais, celui qui a été imprimé, avec une orthographe modernisée, étant le Bodl. 5o5 (l'un des rares débris de la bibliothèque de la Chartreuse de Londres, confisquée après le martyre, de ses moines). Sur les manuscrits de la traduction italienne, qui circula de très bonne heure, il existe une étude de M. Florio Banfi dans les Memorie Domenicane, 1940.

[14] correctif théologique qui permettrait à certaines d'entre elles, tout au moins, de s'intégrer dans une synthèse orthodoxe), ne traduisent certainement pas l'attitude religieuse de toutes les béguines. Il appert que le plus grand nombre suivit une voie de dévotion ardente, mais fidèle aux enseignements de l'Église, et les Pontifes, à plusieurs reprises, se firent leurs défenseurs devant les violentes persécutions dont elles étaient l'objet. On trouvera quelques-uns de ces documents pontificaux en faveur des béguines dans le recueil du R. P. de Guibert : Documenta ecclesiastica ad perfectionis studium spectantia 8. La lettre de Jean XXII à l'évêque de Strasbourg, envoyée sans doute en 1321, estime à deux cent mille le nombre des béguines fidèles répandues dans l'Allemagne occidentale.

Il n'est point douteux que le mouvement, dans son ensemble, n'ait été une manifestation de l'esprit de foi et de charité le plus authentique : c'est bien ce qu'y vit Jacques de Vitry, le premier témoin un peu explicite que nous en ayons, et c'est l'aspect que nous font entrevoir les vies des saintes béguines, assez nombreuses, qui sont parvenues jusqu'à nous. Tout d'abord celle de sainte Marie d'Oignies 9 ( 1213), dont nous venons de nommer l'auteur. Jacques de Vitry l'a pourvue d'ailleurs d'un intéressant prologue, dans lequel il nous fait connaître les calomnies auxquelles, dès ses débuts, le mouvement fut en butte, et les démarches qu'il fit lui-même pour lui obtenir l'approbation (orale) du pape Honorius III (1216). Nous avons une vie édifiante de la béguine Odile de Liège (1220). Thomas de Cantimpré nous a raconté l'existence invraisemblable de sainte Christine de Belgique, que l'on appelle aussi Christina mirabilis 10 (1235), et de la bienheureuse Marguerite d'Ypres 11 (1237) : toutes deux appartiennent au mouvement extatique, mais la seconde seule est béguine au sens propre. Il nous a de même laissé la vie de la bienheureuse Ida de Louvain (vers 1250), qui fut béguine avant d'être cistercienne. Celle de la bienheureuse Julienne de Cornillon 12 (1258) remonte probablement à une rédaction en dialecte wallon de son amic, la recluse Eve de Saint-Martin : Julienne faisait partie

8. Documenta ecclesiastica... (v. note 5, p. 12), n. 279 , 281 et 282.

9. Sainte Marie d'Oignies, AA. SS. Juin, t. V, p. 547 sqq.

10. Christina mirabilis, AA. SS. Juillet, t. V, p. 637 sqq.

11. La bienheureuse Marguerite d'Ypres, apud : Sancti Belgii Ordinis Praed. Douai, 1618, p. 144 sqq.

12. La bienheureuse Julienne de Cornillon, AA. SS. Avril, t. I, p. 435 sqq.

[15] d'une communauté de béguines vouées au service des lépreux. Sainte Lutgarde d'Aywières 13 (1246) est une cistercienne, mais son biographe, Thomas de Cantimpré (1272) a été en relations si étroites avec le mouvement des béguines, que le R. P. Axters, dans l'Histoire déjà citée de la piété dans les Pays-Bas, range cette vie parmi les monuments de la littérature d'inspiration bégarde. Elfe fut d'ailleurs traduite en thiois par le bénédictin Guillaume d'Afflighem, et son influence sur les dévotes femmes des Pays-Bas ne peut laisser d'avoir été grande.
Cette énumération est loin d'être complète.

Nous avons par ailleurs sur la vie intérieure des béguines le témoignage d'un caractérologue bien informé, au regard vif et lucide : Ruusbroec devait certains éléments de sa doctrine à Hade-wijch I, il a cité maintes fois Hadewijch II : or, dans le Livre des XII Béguines, il nous présente quelques-unes de ces âmes éprises, de façon à nous faire sourire en nous les faisant aimer.
Ce qui se dégage d'abord de ces documents et de ces témoignages, c'est que le mouvement extatique ne fut pas spirituellement et doctrinalement homogène : son apport, d'une étonnante richesse, intensifie de toute façon le sentiment religieux, comme un jaillissement de forces qui se diversifient et s'appellent selon la dialectique des épanouissements.

Pour commencer par les aspects les plus concrets, les plus extérieurs aussi, de cette renaissance, les béguines semblent avoir présenté avec une abondance inattendue la série des phénomènes qui soustraient certaines mystiques, autant qu'on en peut juger, aux lois de la nature. Outre les visions et les ravissements de toute espèce, ce sont les stigmates, les envols, les déplacements miraculeux, les transformations jusqu'à perte de toute figure humaine, les maladies suivies de guérisons subites et la mort même suivie de résurrection (sainte Christine de Saint-Trond), les randonnées extatiques et les persécutions diaboliques, depuis le bombardement de pierres ou d'ordures jusqu'à la réduction en bouille de la patiente, suivie à plusieurs reprises d'une parfaite guérison (bienheureuse Christine de Stommeln, (1312) 14. Tous ces accidents et bien d'autres, les uns

I3. Sainte Lutgarde d'Aywières, AA. SS. Juin, t. IV, p. 187 sqq.

14. Les deux Christine, toutes deux sur les autels, celle de Belgique (AA. SS. Juillet, t. V, p. 637 sqq) et celle de Stommeln près de Cologne (AA. SS. Juin, t. IV — le document occupe 180 pages), toutes deux surnommées l'Admirable, rivalisent d'étrangeté. Mais c'est la vie de la seconde, rédigée par des témoins oculaires d'une bonne foi indiscutable, qui a le plus intrigué les chercheurs. Renan lui consacre quarante pages de ses Nouvelles Études d'histoire religieuse, et le R. P . Thurston S. J. deux articles dans le Month en 1928. L'historien jésuite confesse en terminant sa perplexité.


[16] constatés, si étrange que ce puisse paraître, par des témoins difficiles à récuser, les autres évidemment rêvés par des malades — qui pouvaient par ailleurs avoir de hautes vertus et de pures intuitions — ces accidents sur lesquels la psychiatrie contemporaine jette un jour nouveau, sans réussir à les éclaircir complètement, peuvent être étudiés dans la vie des béguines que nous avons nommées, et de quelques autres. Il est curieux de noter que si l'imagination est puissante en ce domaine, elle est peu originale : presque tous les phénomènes en question semblent avoir été copiés dans la suite sur quelques cas apparus précisément dans la première moitié du XIIIe siècle, chez des spirituels du mouvement franciscain ou du milieu dont nous parlons, — avec une singulière monotonie.
Certainement plus importantes et plus dignes de respect sont les traces laissées par les béguines dans l'histoire de la spiritualité sous la forme d'une dévotion renouvelée à tels aspects de l'Humanité du Christ (l'Enfant Jésus), — ou de nouvelles dévotions. Accusées dès le début de mépriser les sacrements, et défendues à cet égard par Lambert le Bègue, il est probable que certaines d'entre elles en effet, subissant l'influence abstraite de la spiritualité cathare, avaient donné prise à cette accusation; il est certain par contre que beaucoup de ces pieuses femmes se montrèrent désireuses de la communion fréquente et contribuèrent notablement à modifier la coutume à cet égard. C'est en fait à une béguine, Julienne de Cornillon ( 1258), que l'on doit l'institution de la fête du Saint Sacrement : avertie par une vision que Notre-Seigneur désirait cette solennité nouvelle, elle se mit à souffrir et à prier ardemment pour qu'il fût obéi. Ayant réussi à gagner d'abord un chanoine de Liége, puis divers religieux, dont Godefroid de Fontaines (1305-09) à son projet, elle le vit mettre à exécution en 1246 pour le diocèse de Liége, en attendant que le Pontife Urbain IV (1264) la rendît universelle. Ici encore, on peut noter la ressemblance étroite entre les nombreux cas de pieuses visionnaires qui devaient dans la suite des siècles chercher, [17] et parfois réussir à introduire dans l'Église une dévotion ou une fête nouvelle.

Mais l'influence des béguines sur le sentiment religieux fut surtout notable par les développements nouveaux que leur enthousiasme devait donner à la mystique nuptiale et à la mystique de l'Essence. Sur le caractère de ces deux voies, on a beaucoup écrit, et pour nous borner à des auteurs dont la notoriété ne se limite point au public religieux, on a vu M. Aldous Huxley 15 et M. Denis de Rougemont 16 en exagérer le contraste, le premier très sévère pour la mystique affective, si elle n'abandonne point sa base personnaliste, le second d'une rigueur toute calviniste pour la mystique de l'Unité. Qu'elles s'opposent en un sens, on peut le concéder : l'une se plaisant à honorer les moyens de l'union, et concevant celle-ci même comme un dialogue éternel, la seconde plus empressée de dépasser les intermédiaires, courant à l'abîme de l'Unité où disparaissent, comme le dira volontiers Jean de Ruusbroec, « les personnes, les modes et les noms » 17. Sans nous attarder longuement à évaluer la portée

15. Aldous HUXLEY, The Perennial Philosophy, Londres, 1946, chap. 3.

16. Denis DE ROUGEMONT, L'Amour et l'Occident, Paris, 1939. L'auteur donne à ces « deux grands courants de la mystique universelle » les noms de « mystique unitive » et de « mystique épithalamique » (op. cit., p. 135). La seconde seule serait orthodoxe, selon M. de Rougemont. Mais la répartition des spirituels dans l'une ou l'autre catégorie, comme l'étude même des caractères de chacune, ne va pas dans ce livre au delà d'une incertaine ébauche. (Ruusbroec n'appartiendrait pas à la «  mystique unitive » 1) — En vérité, la vie spirituelle est une, c'est chose dont le théologien ne peut douter un instant : le But est unique, le Médiateur est le Christ et les éléments de contrôle, dogmatiques ou moraux, sont immuables. La doctrine des mystiques ne peut donc laisser, en un sens d'être complète; mais certains éléments, développés chez les uns avec une grande abondance de ressources (ainsi l'élément ontologique chez Ruusbroec), peuvent se trouver réduits chez d'autres à un petit nombre d'indications, que discernera pourtant l'oreille exercée. — Il ne faudrait pas cependant, pour maintenir l'unité foncière de l'oraison, méconnaître la liberté propre aux démarches de l'esprit, ni celle de l'éclair toujours nouveau qui jaillit entre l'âme et son Dieu. Les historiens et les critiques qui se sont occupés des auteurs spirituels se font généralement la tâche trop facile, en réduisant au même dénominateur psychologique et doctrinal une mystérieuse diversité d'expériences extérieures.

17. Les personnes, les modes et les noms. Tout lecteur de Ruusbroec connaît ces termes par la dernière page au moins de l'Ornement des Noces (R. G., I, p. 249); mais le thème est fréquent chez le Docteur Admirable, et son expression la plus poussée se trouve sans doute dans les Sept Degrés (description du septième degré, R. G., III, p. 265, l.28, jusqu'à p. 266, l.11 et p. 270, l. 20 à 25).

[18]  des caractères ainsi confrontés, nous sommes assurés de ne pas nous tromper en affirmant que cette opposition est provisoire et superficielle. Une mystique intellectuelle qui prétend se passer des vertus ou des sacrements au lieu de s'en servir, qui méprise l'action et l'affection au lieu d'y voir les éléments nécessaires d'une conversion de tout l'homme à l'Essentiel, — une telle mystique est étrangère à la tradition chrétienne et les Cathares du Nord qui s'en sont faits les adeptes ont abandonné celle-ci. Mais ces deux attitudes ou tendances, que les Allemands appellent Brautmystik et Wesensmystik 18, se rencontrent ardemment vécues et parfaitement accordées chez plus d'un saint, elles sont présentes à la fois, dans un pur équilibre, chez des écrivains spirituels que l'Église a mis sur les autels et dont l'influence à travers les siècles est un fleuve d'eau vive 19. La seconde alors ne tempère point sa hardiesse, n'altère pas la pureté de ses formules, elle les intègre dans le texte d'une doctrine sans lacune : le dialogue n'est pas interrompu mais achevé par la silencieuse consommation.

18. Brautmystik et Wesensmystik. M. l'abbé Otto Karrer préfère Logosmystik pour la deuxième tendance. Ces termes seraient en français : mystique nuptiale et mystique de l'Essence. On trouve aussi en allemand, pour désigner la tendance abstraite, l'expression Seinsmystik, mystique de l'Être. Le R. P. Axters, comme souvent les auteurs français, dit simplement mystique affective et mystique spéculative. — On connaît l'exclamation de Jean de Saint-Samson (le « Ruusbroec français ») après une lecture de saint Jean de la Croix : « Ceci est excellent, mais il y a encore une vie par-dessus celle-là ! » (V. MARÉCHAL, Psychologie des Mystiques, t, H, p. 361). Le cri est révélateur parce qu'il est naïf; sous cette forme cependant, l'assertion n'est point juste. On ne saurait parler de deux vies, ni de l'infériorité, devant l'autre, de l'un de ces aspects de l'unique amour. Si l'école spéculative a quelque avantage, il nous semble consister justement en ceci, qu'elle a mieux saisi le caractère accidentel des aspects (Wise).

19. Rudolf Otto, dans un livre des plus remarquables par la justesse et la finesse des analyses typologiques, a bien montré que la dévotion à l'Humanité du Christ et aux Sacrements, aussi bien chez Eckhart que chez Suso, n'est pas une concession de la mystique spéculative, dont il y aurait lieu de faire abstraction pour saisir celle-ci dans sa pureté, ces contemplatifs insignes ne sont pas des métaphysiciens condescendants, soucieux de ne pas décevoir le public fidèle, — comme une grossière exégèse l'a parfois supposé. Les deux aspects — dévotion et simple regard — se soutiennent et s'exigent mutuellement chez les mystiques rhénans, à tel point que supprimer l'un, c'est dénaturer l'autre et s'interdire tout accès à leur vie intérieure. (Rud. Otto, West-Oestlicbe Mystik, trad. fr. Mystique d'Orient et Mystique d'Occident, Paris, 1951).


[19] Il est à peine besoin de définir la Brautmystik, elle est aussi ancienne que l'amour divin, elle possède dans le Cantique des Cantiques son texte inspiré. Au regard superficiel, elle semble copier dans son attitude et son vocabulaire la passion profane; pour une vue plus profonde, elle rend simplement à Dieu ce qui est à Lui, — ce qui est en Lui et n'a jamais existé ailleurs que comme une parodie désespérée. De nombreux saints avant le XIIIe siècle, et dans les Pays-Bas eux-mêmes, des saintes mérovingiennes, Aldegonde de Maubeuge, par exemple, ou Gertrude de Nivelles, considéraient tout naturellement le Christ comme leur Époux, mais c'est à saint Bernard et à ses sermons sur le Cantique, où il applique les termes scripturaires aux rapports de l'âme avec le Verbe, que remonte le grand développement de la mystique nuptiale en Occident. L'influence même de saint Bernard sur les béguines (souvent en relation, dans la première période surtout, avec les monastères cisterciens), semble avoir été considérable; néanmoins ces femmes ardentes et patientes, pénétrées de culture courtoise, disant et chantant ce qu'elles ressentaient avec la spontanéité de la passion virginale, devaient donner au sentiment nuptial une richesse et une délicatesse nouvelles, dont l'expression, telle que nous la trouvons chez Béatrice, Mechtilde ou Hadewijch, ne fut guère dépassée.

D'autre part, le mouvement des béguines a contribué à l'approfondissement de la conscience religieuse dans le domaine si discuté, et surtout si mal compris, de la mystique de l'Essence. Si l'on cherche la formule systématique, la présentation à l'état pur de celle-ci, on se réfère généralement à l'oeuvre de Maître Eckhart, ou du moins au corpus eckhartianum édité par Pfeiffer, — car certains des traités qui ne sont point du maître, et dont il importerait de savoir s'ils sont antérieurs ou postérieurs à sa prédication, exposent la doctrine avec une particulière netteté. Nous ne pouvons qu'effleurer ici les problèmes suscités par cette puissante figure et les discussions qui perdurent autour des solutions proposées. Il semble néanmoins de plus en plus clair, notamment depuis les travaux de Grundmann, de Van Mierlo et de Mens, que la mystique allemande en général et celle de Maitre Eckhart en particulier, n'ont pas l'originalité qu'on leur attribuait naguère; elles doivent une bonne partie de leurs thèses et de leur vocabulaire, soit à la mystique pré-eckhartienne des Pays-Bas, dont Hadewijch est un précieux témoin, soit à d'autres [20] courants spéculatifs en langue vulgaire, dont les traces ont été retrouvées 20.

Les lignes qui caractérisent cette mystique sont faciles à tracer, car elle ne vise qu'un point et se hâte vers lui avec une sage impatience. Sans doute, les moyens sont chose par essence qui veut être dépassée, et l'effort pour le faire est commun à toute doctrine spirituelle, mais la recherche de l'immédiat est l'attitude foncière de la mystique spéculative, et nous ne pourrons manquer de revenir plusieurs fois sur ce motif : sans milieu (sonder middel), en traitant de ses tendances. Le dépassement s'applique ici aux paroles, aux raisons,

20. V. Grundmann, VIIe partie, § 4 (Die Ketzerei im schwâbischen Ries) et VIIIe partie, avec ses notes importantes et sa conclusion. L'auteur fait remarquer (pp. 430-31) que la mystique allemande n'est pas sortie (comme paraît le croire G. Théry, Contribution à l'histoire du procès de M. Eckhart, 1926) d'un développement théorique poussé à l'extrême par des théologiens trop épris de dialectique, mais d'un effort pour intégrer dans la théologie les expériences spirituelles des milieux populaires, en particulier des milieux féminins. Il cite des propositions répandues dès 1270 dans ces milieux et relevées par Albert le Grand, qui nous semblent aujourd'hui caractéristiques de la mystique d'Eckhart et de Ruusbroec (p. 430); il cite également certains poèmes de tendance spéculative et de date ancienne, en particulier le Dreifaltigkeitslied (p. 476, note). On hésita d'abord à reconnaître l'ancienneté de ce texte, précisément parce qu'il faisait pâlir «l'originalité» d'Eckhart. Grundmann note que ce mot ne s'applique point aux prédicateurs de la mystique allemande, et que ceci est la raison même pour laquelle les spécialistes ont tant de peine à formuler des attributions. « La contribution de chacun dans cette littérature, dit-il, ne peut pas être distinguée, et il est erroné de la rechercher : les théologiens se sont trouvés en présence d'une tâche historique et ils ont dû l'affronter en commun ». — Le R. P. Mens fait remarquer à son tour que si le génie ne saurait être contesté à Maître Eckhart, son originalité cependant n'a pas cessé de paraître moins grande à mesure qu'on l'étudie, depuis les dernières années du siècle passé (p. 166). Et l'auteur s'efforce de montrer la dépendance de la mystique spéculative allemande à l'égard de la minnemystiek des Pays-Bas, avec des arguments (en particulier philologiques, empruntés au R. P. Mierlo), qui ne sont pas tous également concluants. (Minnemystiek désigne le courant spirituel auquel appartiennent nos béguines, et comprend les deux aspects, affectif et spéculatif, dans leur continuité historique). — Sur la position dogmatique de Maître Eckhart, le R. P. Mens se rallie au jugement suivant : « Sans parler de sa bonne foi et de son orthodoxie subjective, toutes deux incontestables, on admet qu'il est resté objectivement orthodoxe quant au coeur même de sa doctrine, malgré que l'on rencontre accidentellement chez lui des expressions qu'il est impossible de défendre et qu'il faut taxer de panthéisme ou d'hétérodoxie. C'est en ce sens que Maître Eckhart est jugé aujourd'hui dans les cercles scientifiques les plus pondérés » (p. 167, note 185). L'accord nous semble moins général que ne le fait ici le savant historien des béguines.


[21] aux signes, en un sens même aux oeuvres et aux vertus. Plus encore, ce sont les distinctions personnelles qui doivent, selon ces auteurs, « défaillir » dans l'Unité. A la contemplation de l'Un — souvent qualifiée de néo-platonicienne — correspond dans l'âme un certain détachement de l'agir. Toutefois cette vacance intérieure, chez les docteurs dont la doctrine nous est le mieux connue, n'est pas une passivité de tout l'homme, une égoïste inertie; elle peut et doit s'accompagner au contraire d'une parfaite disponibilité envers le prochain, d'une inlassable diligence dans le devoir, mais sans que le loisir intime (ledicheit) en soit lésé. Cette mystique contemplative a pour point de départ l'exemplarisme : elle conçoit le développement spirituel comme un retour à ce qui est, à ce que nous fûmes de toute éternité et n'avons pas cessé d'être dans le Verbe. Par un nouveau dépassement d'ailleurs, après avoir « repris ce qui est à nous » et rejoint dans la pensée divine notre vérité idéale, elle veut qu'au delà des idées même, l'esprit se perde dans la simplicité de l'Essence. Mystique essentielle, mystique du retour à la Vérité innommée, de la « chute » des personnes dans l'abîme de la Déité, de la disparition des nombres et des modes : expressions qui ne laisseront pas d'alarmer d'abord les théologiens, et que toute la candeur de Ruusbroec aura de la peine à faire accepter. La raison, les vertus, les oeuvres sont louées sans doute, mais on recommande à leur égard un détachement qui prête à confusion, et d'où quelques déserteurs, en fait, passeront au quiétisme. C'est le danger évident de cette voie. Toutefois, qui veut la suivre est invité d'abord à bien d'autres détachements : ces spirituels ramènent toutes les vertus à une sorte de liberté, mais c'est une liberté héroïque. Elle exclut toute recherche du créé et toute complaisance dans les biens acquis, tout repos dans un avantage personnel. Le dépouillement doit s'étendre à une simplicité intellectuelle absolue : que nul motif réflexe ne vienne entraver l'élan de l'esprit. Sans pourquoi (sonder waeromme) est encore une des formules de cette école : tout motif (intéressé) doit être banni. On reconnaît l'intuition spirituelle dont l'expression juste fut si passionnément cherchée au xviie siècle. Pour l'intelligence fidèle enfin, c'est la voie où cesse bientôt le discours : entre l'âme et son Amour, toute parole est une injuste mesure, l'esprit dont la louange est parfaite laisse Dieu en silence être Dieu.

Pour prouver qu'une telle mystique a sa place dans l'orthodoxie, il ne suffirait pas de rappeler, comme nous l'avons fait déjà, qu'elle [20] se retrouve (non pas atténuée ou mitigée, mais située) chez plusieurs auteurs dont la doctrine est sûre : il faudrait s'efforcer de montrer que les vérités en qui certaines familles d'âmes puisent une ivresse plus nécessaire, plus salutaire pour elles que l'air et le jour, — ces vérités suprêmes sont insaisissables comme le dernier bien de la vraie pauvreté. On ne peut exagérer la simplicité de Dieu, ni la plénitude de son Acte, ni l'immédiateté de sa présence à l'âme, on ne peut mesurer à l'amour la joie qu'il trouve à ce que Dieu soit ce qu'Il est. En ce sens, nous sommes assurés pour notre part que Hadewijch II et Ruusbroec sont des témoins fidèles : ce qui les ravit est une évidence trop pure pour souffrir même qu'on la défende 21. Mais si la critique atteint certaines oeuvres de cette école, si même elle songe à s'y risquer, c'est qu'elles sont descendues pour une part au niveau de l'accidentel. Au demeurant, tels que se présentent les textes, nous reconnaissons sans peine que les assertions isolées ont besoin de glose; en outre la mystique de l'Essence paraît avoir succombé à des interprétations aberrantes avant de trouver place, chez quelques saints docteurs, dans un juste ensemble où les esprits, comme des oiseaux accueillis par une ramure ombreuse, viendraient sans crainte se loger un jour. Et revenant ici aux béguines, à leur rôle précisément dans l'évolution et l'intégration de la mystique spéculative, il nous faut parler de leur nom énigmatique et des connotations remarquables que l'on trouve liées à son usage primitif.

On doit considérer comme à peu près certain, depuis les travaux du R. P. Mens, que le rapport de ce nom à celui de Lambert le Bègue, qui fut en effet l'un des premiers défenseurs des béguines, est inverse de celui jadis supposé : il se peut qu'on l'ait appelé de la sorte parce qu'il s'occupait d'elles, il est invraisemblable qu'elles lui doivent leur nom. Le P. Mens croit que béguine se rattache à beige,


21. Pour admirable que soit en vérité Ruusbroec lui-même et pleinement reconnue son orthodoxie, il ne semble pas que ses formules soient facilement comprises. Expliquer son langage comme hyperbolique, ramener au seul plan psychologique et relatif ce qui est dit en termes ontologiques et absolus — comme on le fait souvent — c'est lui enlever évidemment tout intérêt. On veut que le contemplatif soit la victime innocente d'une illusion d'optique intérieure, que dans la liberté excessive d'un enthousiasme bien excusable, il traduise en termes impropres la simplification de l'amour. Il serait étrange vraiment que l'impropre eût cette vertu exaltante, et que des héros de l'esprit l'eussent passionnément cultivé!

[23] et désigne primitivement la couleur des habits de laine grège dont se vêtaient les ascètes errants, chercheurs de simplicité et de pureté, cathares hérétiques ou orthodoxes. Ses démonstrations n'ont pas une force irrésistible, mais les arguments qu'il apporte contre l'étymologie, soutenue par le P. Van Mierlo et bien accueillie par H. Grundmann, qui rattacherait béguine à Albigeois (albigenses), — ces arguments semblent décisifs. Il reste, et c'est le point important, que ce mot fut employé très anciennement, dans les premières années du XIIIe siècle au plus tard, pour désigner en effet les cathares, et qu'il fut appliqué aux béguines parce qu'on les confondait avec ceux-ci. Ainsi donc, ces personnes libres et cependant austères, sujettes souvent à des phénomènes extatiques — exposées à se perdre, comme publiquement, en Dieu — et qui prétendaient avec Lui à l'union la plus intime, présentaient de grandes analogies avec les cathares du Nord, avec les Amauriciens par exemple, que la Chronique de Cologne appelle justement beggini 22. Et si l'inquisiteur Robert le Bougre réussit à faire brûler à Cambrai en 1236 la béguine Aleydis 83 — celle même, probablement, que pleure Hadewijch dans sa Liste des Parfaits, — si les deux propositions de la béguine Marguerite Porete, qui lui valurent le bûcher, se retrouvent dans Eckhart, comme le note Grundmann 24, et, munies du contexte nécessaire, chez maint docteur de la mystique catholique, c'est que les rapports


22. Beggini. Il s'agit proprement de la continuation de la Cbronica regia Coloniensis pour les années 1209-1213. Cf. Mens, p. 32. — Le mot béguin désigne en français moderne, comme chacun sait, une sorte de bonnet (coiffure de dévotes séculières), et il a pris en argot un sens dérivant de l'expression « être coiffé d'une personne », i, e. en être épris. Il se pourrait néanmoins qu'il y ait eu contamination avec une expression plus ancienne, laquelle se rattacherait au caractère extatique du mouvement spirituel populaire à ses débuts. Jusqu'au xve siècle, embéguiné ne veut pas dire seulement entiché mais s'applique à un état d'ivresse quelconque. V. Dictionnaire de l'ancienne langue française du IXe au XVe siècle de Fréd. GODEFROY, Paris, 1884, au mot embéguiner.

23. La béguine Aledis. Cette exécution fut si généralement tenue pour injuste qu'elle semble avoir provoqué, avec d'autres abus moins évidents, la déposition de l'inquisiteur dominicain. Il sévit surtout en 1236, et disparaît en 1244: selon Matthieu Paris, il mourut en prison. Selon Albéric des Trois-Fontaines, converti une première fois au catharisme, il y était retourné pour se convertir de nouveau vingt ans après et rencontrer, à la suite de ses brutalités dans les Pays-Bas, une obscure et triste fin. Cf. Paul FREDERICQ, Geschiedenis der Inquisitie in de Nederlanden, Gand, 1892, t. II, p. 14 sqq.

24. Grundmann, p. 432. V. note 5, p. 12.

et les échanges entre la rive hérétique et la rive orthodoxe de la mystique spéculative n'avaient pas cessé d'être fréquents. Le nom garda les deux sens, puisque nous voyons les papes d'Avignon condamner les propositions des béguines ou bégards retenues par le concile de Vienne (1312) et défendre aussitôt après les ferventes et généreuses béguines contre leurs persécuteurs.

Il est quasi-certain, nous l'avons dit, que le Miroir des simples Ames est un ouvrage pré-eckhartien, et fort probable qu'il est le traité même de la pauvre Marguerite : il constitue dès lors un témoignage important du développement atteint par la Wesensmystik au début du XIVe siècle dans une ambiance de contemplatives, certainement vouées à une vie religieuse, mais non soumises aux règles monastiques. Nous verrons tout à l'heure que l'oeuvre de Hadewijch, pour appartenir à la mystique nuptiale, n'en présente pas moins des traces nettes et profondes des spéculations de l'autre tendance. Enfin le recueil des Nouveaux Poèmes (Mgd., XVII-XXIX), qui n'est point de Hadewijch sans doute, mais d'un milieu tout proche du sien, nous présente la mystique essentielle sous une forme exquise de clarté et de pureté.

Sur les origines de ce courant spirituel, nous ne pouvons nous étendre ici. Elles ne laissent pas d'être complexes, car le néo-platonisme de saint Augustin s'est communiqué à toute la pensée du moyen âge, celui de Denys et de Maxime le Confesseur, puissamment repensé et re-contemplé par Scot Erigène, a cheminé par bien des voies ouvertes ou secrètes, dont l'une par exemple aboutit à la mystique pleinement orthodoxe de Guillaume de Saint-Thierry 25. Le platonisme de la pensée arabe a communiqué avec le platonisme


25. Sur Guillaume de Saint-Thierry, voir : J. M. DÉCHANET, OSB, Aux sources de la spiritualité de G. de St Thierry, Bruges, 1940 et du même : G. de St Thierry, l'homme el son œuvre, Bruges, 1942. — En 1946, le R. P. Déchanet a signalé (Revue du Moyen Age latin, année 1946, pp. 241-26o) chez Guillaume les traces d'un certain contact avec Plotin. Il avait établi antérieurement que Guillaume étudiait saint Grégoire de Nysse. On sait que G. de St Thierry est une des sources de la spiritualité des Pays-Bas (lui-même était Liégeois peut-être de langue germanique) : la mystique spéculative s'annonce chez lui de la façon la plus nette : au XIIIe siècle (G. est mort en 1148), il n'y a aucun écrivain latin qui en soit si proche. C'est d'ailleurs le seul auteur dont on ait retrouvé, dans la prose de Hadewijch, un passage copié et remanié. (Van MIERLO, Over bet ontstaan der Germaansche mystiek, dans Ons Geestelijk Erf, t. I, p. 11 sqq., et du même auteur dans la même revue, t. III, p. 45 sqq., Hadewijch en Willem van St Thierry).


[25] augustinien et dionysien, et M. Gilson croit qu'il a déclanché la crise dont les condamnations de David de Dinant et d'Amaury nous ont gardé l'écho 26. Enfin les Cathares venus de l'Orient (fils des Bogomiles et des Pauliciens, c'est-à-dire des gnostiques plato-nisants), qui trouvèrent un accueil si favorable auprès des âmes religieuses, peu satisfaites de la liturgie formaliste et des pratiques tout extérieures d'un clergé sans autorité et sans prestige, montrent dès le début du XIe siècle, une passion de l'immédiat qui fait pressentir les bégards 48. C'est au demeurant un signe de la vie puissante et profonde de l'Église à cette époque, qu'elle finit par assimiler quant à l'essentiel cette tendance révolutionnaire, — cette révolution vers l'intérieur, cette découverte de la solitude et de la liberté de l'âme avec son Dieu. Après bien des luttes, des emprunts réciproques et des mises aux points laborieuses, les principaux témoins de la mystique essentielle pourront se lever au sein de l'orthodoxie et fixer en quelques oeuvres inoubliables ce grand mouvement de l'histoire de l'esprit. La présente publication des poèmes de béguines, fit-on même abstraction de leur beauté propre, nous semble intéressante parce qu'elle nous aide à suivre la généalogie d'une grande famille spirituelle.

Si l'on veut faire la somme de nos indications, on retiendra qu'une béguine, à l'époque de la rédaction des textes hadewigiens, est une femme dévote non-cloîtrée, vouée à la pauvreté, à la prière, aux bonnes oeuvres; d'une vie intérieure que signalent à la fois sa ferveur enthousiaste et sa pure liberté; exposée aux persécutions, soit parce qu'en effet certaines déviations doctrinales ont paru dans ces milieux, soit par suite de préventions injustes et intéressées 27. Parmi ces

26. V. Étienne Gilson, La Philosophie au Moyen Age, 26 éd., p. 383.

27. L'accusation d'hérésie49 était un moyen de défense contre une certaine critique, directe ou indirecte, du relâchement du clergé, qui pouvait n'être pas sans fondement. Petrus Cantor (Migne, PL, 205, col. 23o et 545 sq.), combattant les ordalies, donne justement l'exemple de pieuses femmes de Flandre, accusées d'avoir eu des relations avec les Cathares, ou simplement persécutées, parce qu'elles refusaient de consentir à ces faiblesses. Nous avons cité le cas d'Aleydis de Cambrai, réhabilitée en quelque sorte par l'indignation générale, la condamnation de son juge et le souvenir que lui consacre Hadewijch. — Il semble que pour l'opinion populaire, comme pour les théologiens, l'ascétisme des spirituels et surtout leur prétention de trouver Dieu dans l'âme sans intermédiaire, ait provoqué des soupçons et créé des préjugés hostiles. Ce qui conduisit Jeanne d'Arc au bûcher, outre les haines politiques, fut le caractère immédiat de sa mission, reçue d'une autorité intérieure et qu'une autre instance serait tentée de mettre en question. Ce fut aussi la psychologie sans nuance du Moyen âge, pour qui l'extatique ne pouvait être que ministre de l'Esprit-Saint ou suppôt de Satan. On sait que la thèse selon laquelle Jeanne aurait été tertiaire franciscaine s'appuie exclusivement sur le fait qu'un document contemporain (Chronique de Morosini, année 1429, éd. de la Sté d'Histoire de France, Paris, 1901, t. III, p. 92) la déclare expressément béguine. — Tout à l'inverse, le conflit que la sainte béguine Lydwine de Schiedam soutint avec son curé, dans la circonstance notamment où celui-ci refusa de traiter comme consacrée une hostie tombée du ciel entre les mains de la jeune fille, faillit se terminer tragiquement pour le prêtre, contre qui le peuple avait pris parti. —Pour juger avec équité de ces conflits et de certaines erreurs douloureuses, il faut prendre conscience de la délicatesse du problème posé à chaque génération sous une forme nouvelle par le double caractère de l'Église : société d'âmes à qui Dieu est immédiatement présent, et société de personnes ordonnées dans une hiérarchie visible. Il faut qu'ici et là passe un même courant de grâce : que la volonté infidèle s'y oppose d'une part ou de l'autre, est un affreux malheur, car la moindre faute à ce niveau élevé porte des conséquences incalculables, et c'est de siècle en siècle que nous suivons, dans la trame de l'histoire, la cruelle déchirure.

z8. Traducteurs cartusiens. C'est aux présentations et aux interprétations du chartreux Denys de Ryckel (1394-1471), aux traductions et éditions de Bloemvenna (t 1536) et de Surius (t 1578), tous deux profès de la Chartreuse de Cologne, qu'est due la grande diffusion en langue latine de Ruusbroec, de Suso, de Tauler et de Harphius. Plus tard, les chartreux de Paris traduisirent en français la Perle évangélique (Paris, i6o6) et l'Ornement des Noces (Toulouse, i6o6, 1619). Ce sont encore des religieux de cet ordre (chartreux de Bourgfontaine) qui font connaître à la fin du xvie siècle, par une traduction fidèle et complète, l'admirable sainte Catherine de Gênes.

[26] vierges et ces veuves, souvent extatiques, plusieurs aspects de la vie intérieure se manifestent avec une intensité nouvelle, en particulier la nystique dialoguée d'expression courtoise entre l'âme et le Verbe incarné, mais aussi cette dévotion à l'Essence divine (dépouillement des formes, oraison du regard), qui répandue pendant la période suivante par Ruusbroec, Tauler, Harphius et leurs traducteurs cartusiens 28, viendra s'intégrer comme un joyau inestimable au trésor de la chrétienté.

III Hadewijch

Dans le dessein d'introduire le lecteur à la littérature des béguines, et plus précisément aux poèmes hadewigiens, nous avons cru néces-[27]saires ces notes préalables sur le mouvement béguinal et sur les formes de spiritualité qüi s'y trouvent exaltées. C'est qu'en effet, sur Hadewijch elle-même, hors de son appartenance à ce mouvement, nous aurons peu de chose à dire : malgré bien des recherches et des hypothèses, elle nous reste historiquement inconnue.

Elle n'est pas identique à cette Bloemardinne, spirituelle du XIVe siècle au charme puissant, mais coupable d'une grave confusion des amours, dont il cst question dans la vie de Ruusbroec par Pomerius ; l'hypothèse soutenue par le savant historien de l'Inquisition dans les Pays-Bas, Paul Fredericq, est abandonnée aujourd'hui à cause notamment de la date trop tardive de Bloemardinne (1355) 29. Hadewijçh n'est pas non plus cette abbesse d'Aywières, Hawidis ( 1248) à laquelle fut soumise sainte Lutgarde, et dont C. A. Serrure supposait qu'elle fut écrivain et visionnaire, parce que Guillaume d’Afflighem qui fréquentait Aywières, avait traduit les visions d'une moniale, car nous savons maintenant que les visions traduitespar Guillaume sont celles de Béatrice. L'hypothèse du P. Van Mierlo, qui reconnaîtrait volontiers notre auteur dans la bienheureuse « Helwigis de Sto Cyro », supérieure semble-t-il des béguines de Nivelles, cette hypothèse, partiellement inspirée à l'historien par le voeu de voir sur les autels sa mystique préférée, n'a pas eu d'écho.

Le Prof. Oehl, dans ses Deutsche Mystikerbriefe, l'expédie en une ligne, et le R. P. Axters, dans sa Geschiedenis van de Vroomheid, l'omet complètement. Au demeurant, la fréquence du nom à cette époque contribue à rendre difficile une recherche, pour laquelle les écrits hadewigiens offrent une base très mince. Il vaut mieux avouer que sur leur auteur, nous avons seulement ces données précises : le nom, le pays d'origine (de Antwerpia), et le titre de bienheureuse que lui donne un manuscrit (mais pour une défunte du XIIIe siècle, béguine ou moniale, cet adjectif est presque de style). Nous avons une trace de sa notoriété par un passage de Jean de Leeuwen, le

29. La date trop tardive de Bloemardinne. Cf. AXTERS, Geschiedenis, t. I, p. 344 sqq. et Van MIERL0, Rev. d'Ascétique et de Mystique, juillet 1924, p. 270 sqq. Il est d'ailleurs bien évident que les contemplatifs de Groenendael n'ont pas tenu pour suspecte une béguine dont ils ont rangé les oeuvres dans leur bibliothèque, que Ruusbroec a citée maintes fois et que le Bon Cuisinier a si hautement louée (V. la note 55, p. 47). — C'est dans les dernières lignes de cet article, en particulier, que le R. P. Van Mierlo exprime son vif et touchant désir de voir l'auréole enfin reconnue au front de notre visionnaire (R. A. M., octobre 1924, p. 404).


[28] cuisinier de Groenendael. Enfin de son oeuvre même on peut inférer qu'elle appartint au mouvement des béguines sous une forme assez primitive, à l'époque sans doute où ces femmes religieuses ne vivaient pas encore en béguinages.

Il nous faut indiquer tout au moins les dates entre lesquelles on est arrivé à comprendre, avec grande probabilité, la vie et l'activité littéraire de Hadewijch. Le R. P. Van Mierlo la situe dans la première moitié du XIIIe siècle, et voici quelques-uns de ses meilleurs arguments. Selon la Ire Vision, elle semble ignorer la fête de la Sainte Trinité, qui fut célébrée dans toute l'Europe occidentale dès la seconde moitié du xne siècle. La VIIe Vision nous la montre communiant sous les deux espèces, usage aboli avant 1300. La Liste des Parfaits  mentionne un seigneur Henri de Breda, que la béguine envoie comme messager à une recluse de Saxe : on ne connaît pour cette période que deux seigneurs de Breda nommés Henri, et le second meurt en 1268. Le R. P. Titus Brandsma Ord. Carm. a cru pouvoir préciser mieux 30 : Hadewijch mentionne une béguine victime de Maître Robert, sans doute Robert le Bougre, O. P., qui sévit dans les Flandres pour la seconde fois de 1235 à 1238. Il est probable que Hadewijch parle ainsi de Robert après sa déposition, survenue en 1239. D'autre part cette même Liste cite parmi les vivants quelques ermites de Jérusalem. Mais depuis la défaite de saint Louis devant Gaza en 1244, les murailles de Jérusalem, retombée aux mains des Sarrasins, ne constituaient plus, semble-t-il, une retraite bien favorable pour des contemplatifs. Ainsi la Liste des Parfaits, qui termine les Visions, doit avoir été rédigée entre 1239 et 1245. Une telle démonstration, fort ingénieuse, conduit du moins à des conclusions probables.

Quant à l'origine de Hadewijch, supposée aristocratique à cause de sa préférence pour les images chevaleresques, nous partageons le scepticisme de Mme Ancelet-Hustache devant une argumentation similaire en faveur de la naissance de Mechtilde 31. Les critiques manifestent parfois une étrange ignorance du pouvoir des conventions littéraires à une époque donnée, comme aussi des libertés que prennent avec les faits de leur propre vie tous les auteurs, sans

30. Cf. Studia Catholica, t. II, 1926, pp. 238-256.

31. La naissance de Mechtilde. V. Jeanne ANCELET-HUSTACHE, Mechtilde de Magdebourg, Paris, 1926, p. 53.

[29] exception ou guère, qui se permettent d'en parler. Mlle Van der Zeyde 32 n'a-t-elle pas calculé la durée de l'activité poétique de notre béguine d'après le nombre des poèmes dont le début fait allusion au nouvel an (c'est-à-dire au printemps) ? On sourit de penser que pour cette érudite, les troubadours ou les béguines ne pouvaient composer en toute saison de ces reverdies, dont les bibliothèques nous ont conservé, imprimées ou manuscrites, une si prodigieuse quantité. — Le seul point en vérité sur lequel nous renseignent sûrement les écrits de Hadewijch est l'attitude spirituelle de cette âme, et du cercle fervent dont elle fut le foyer.

IV Visions et Lettres

Les écrits hadewigiens, composés de visions, de lettres et de poèmes, après une longue période d'oubli, furent imprimés pour la première fois de 1875 à 1885, comme curiosité philologique, et n'attirèrent l'attention des historiens de la spiritualité qu'à la suite des travaux du R. P. Van Mierlo. Les Visions se présentent comme des confidences de la béguine, à son directeur sans doute, tandis que les Lettres, plus objectives et plus calmes, sont formées surtout de conseils à ses dirigées. On sait que les visions constituent un genre littéraire très ancien et d'une diffusion universelle. Pour nous en tenir au nord-ouest de l'Europe, nous avons dans la vie de sainte Aldegonde (684) treize visions que sans doute elle avait rédigées d'abord elle-même; saint Rambert nous a copié ou résumé également les onze visions de saint Anschaire ( 865) dans la vie qu'il nous a laissée de ce saint apôtre. Dès le début du XIIe siècle, les visions se multiplient et sous l'influence des légendes irlandaises, prennent souvent l'allure d'un voyage dans l'au-delà (Vision de Tondalus). Sainte Élisabeth de Schônau, sainte Hildegarde de Bingen, Mechtile de Magdebourg, Marie d'Oignies, Lutgarde de Tongres, Béatrice de Nazareth : tels sont les noms des visionnaires les plus connues du XIIIe siècle, en Allemagne et dans les Pays-Bas.

32. Mlle Van DER ZEYDE. Hadwijch, een studie over de mens en de schrijfster, Groningue, 1934, p. 114.


A l'époque dont nous parlons, il est difficile de distinguer les visions originales et naïves des poèmes en prose d'inspiration religieuse, composés sans doute dans l'état le plus naturel, mais qui se présentent de la même façon. Entre ceci et cela, mainte nuance peut d'ailleurs trouver place, comme l'ont noté Preger pour les grandes visionnaires allemandes, et Mme Ancelet-Hustache pour la béguine Mechtilde. Liebeschütz 33 a pensé pour Hildegarde à cette disposition eidétique, qui permet à certaines personnes de voir à peu près tout ce qu'elles pensent. Mais à quoi bon se perdre en hypothèses gratuites ? Notons seulement que les visions de Hadewijch se présentent comme accompagnées d'extases, ou « ravissements en esprit », avec indication d'un jour bien déterminé. Une seule, la VIIe, semble comporter un élément externe, les autres seraient des visions sensibles, mais intérieures. J. O. Plassmann 34 voit dans cette suite de textes un exposé trop complet et trop systématique pour n'avoir pas été composé par la béguine indépendamment des occasions, assez capricieuses nécessairement, qu'eussent fourni les états de transe; le R. P. Van Mierlo et le R. P. Axters, au contraire, ne mettent pas en doute le caractère historique des données concrètes qui font de chaque Vision un événement.

Le sens de la vision, en tant que genre littéraire, serait simplement de situer les assertions dans le monde des objets; mais pour autant qu'elle est présentée comme un charisme authentique, elle rattache à l'autorité divine le message qu'elle promulgue. Le symbolisme, d'autre part, doit permettre une traduction de l'abstrait, ou de l'ineffable, dans la mesure où la polyvalence de l'image paraît l'affranchir des bornes du concept. Les thèmes traités dans les visions sont souvent sociaux et politiques autant que moraux : critique du présent, anticipations, menaces et promesses : telle est notamment la sphère des visions de sainte Hildegarde et de sainte Élisabeth de Schônau, en qui l'on a vu avec raison des zélatrices de la réforme grégorienne. D'autres sont eschatologiques : descriptions du Ciel et de l'Enfer, lumières sur le nombre et le rang des élus. Hadewijch nous en a laissé qui se rattachent à ce genre et fournissent de curieuses indications sur la hiérarchie des bienheureux, telle que la béguine

33. Hans LIE.BESCHÜTZ, Das allegoriscbe Weltbild der heiligen Hildegard von Bingen, Leipzig, 1930, pp. 269-271.

34. J. O. PLASSMANN. Die Werke der Hadewijcb, Hagen i. W., 1923, t. II, p. 122.

[31] croyait la connaître. Un type de visions extrêmement répandu est formé d'allégories morales, où les vertus sont souvent personnifiées; parfois aussi figurées, comme dans la Ire Vision de notre auteur, par des arbres et des fleurs. La visionnaire se complaît à énumérer les vertus, à les vanter, à les comparer, s'encourageant ainsi et donnant courage aux âmes, qui doivent en effet se les rendre familières pour vivre selon l'amour. D'autres encore sont des révélations sur l'humanité du Christ, des invitations à l'adorer sous tel aspect, à le suivre dans sa Passion pour participer à sa gloire. Tout cela se trouve chez Hadewijch, mais si l'on se bornait à cette énumération de thèmes, on n'aurait point relevé ses éléments originaux.

Les Visions de Hadewijch en effet nous apportent des confidences sur son devenir intime, sur les épreuves et les découvertes de sa vie d'union à Jésus, sur sa montée au Père par le Christ. Elles doivent leur caractère propre aux expériences intérieures qu'elles décrivent, comme d'ailleurs à la liberté singulière des images. Son pouvoir de figurer et d'évoquer a été apprécié très diversement, — admiré en général comme celui d'une étrange et puissante poétesse, il déconcerte d'autres lecteurs du fait que la cohérence des représentations y est partout défectueuse. Les symboles sont en eux-mêmes classiques, tirés pour la plupart de l'Apocalypse — la littérature des visions offre en ceci peu de variété, — mais ils se succèdent, se fondent ou se dissocient comme les figures d'un rêve. Ce n'est guère peinture, c'est algèbre plutôt, et mise en fonctions imagées de ce qui est éprouvé par l'esprit. Les Lettres au demeurant offrent maint passage d'une interprétation aussi difficile. Mais le lecteur moderne, formé par les poètes abstraits et les peintres dégagés du souci représentatif, aurait peut-être moins de peine en ce point à suivre les procédés de notre auteur que le public d'une époque attachée au rationalisme esthétique.

La doctrine spirituelle que Hadewijch enseigne, dont elle décrit les épreuves dans ces visions et ces lettres (comme aussi dans les poèmes, mais nous reviendrons sur ceux-ci), a été trouvée saine et complète, avec raison croyons-nous, par les juges qui l'ont étudiée depuis une trentaine d'années, notamment par le R. P. Van Mierlo S. J. et le R. P. Axters O. P. Elle appartient au courant affectif et nuptial de la Minnenystiek. L'amour (Minne) est son problème et son tourment, sa consolation et sa vie. Elle perçoit avec une vivacité extrême l'exigence de la charité, en ce double sens, qu'elle se [32] sait obligée à ne rien refuser d'elle-même et ne veut rien ignorer des secrets de l'Époux. L'intimation du sacrifice total et constant la met aux antipodes du laxisme et du quiétisme.

Pour atteindre Dieu dans sa Divinité, l'âme doit lui devenir semblable dans son Humanité : pauvreté, privations, mépris des hommes, il faut apprendre à supporter tout cela et se conformer sans plainte à la volonté de l'amour. Égalité d'âme dans la sécheresse, tristesse de ne pas satisfaire à l'amour, abandon à la Providence dans l'incertitude de l'heure choisie par elle : tels sont les exercices purifiants que recommande la Vision IV.

Sa dévotion eucharistique doit être notée; plusieurs Visions la manifestent et c'est après une communion, dans la Vision VII, qu'elle atteint la mystérieuse union « sans différence » ( sonder differentie).

Elle connaît et apprécie à sa valeur immense le sacrement de la douleur. Il faut se la représenter peut-être comme une de ces extatiques dont les forces physiques doivent céder souvent à des épreuves exceptionnelles. Elle nous parle d'un certain octave de la Pentecôte où elle dut communier dans sa chambre, parce que ne pouvant dominer la violence de sa vie intérieure, elle eût provoqué l'étonnement parmi les fidèles.

Par ailleurs elle mentionne plusieurs fois les persécutions dont elle a eu à souffrir, notamment dans la Vision XIV. Il est clair que Hadewijch a subi en ceci le sort cruel des béguines en général; et dans les poèmes strophiques, nous voyons ce vieux thème provençal : les plaintes contre les espions ou calomniateurs des amants (lozengiers), transféré tout naturellement aux persécuteurs des amants de Dieu. Mais le sens de ces peines, le fruit d'assimilation au Christ qu'elles promettent, est chose dont la visionnaire a pleinement conscience. Ses épousailles avec l'Humanité et la Divinité du Verbe comportent à la fois une réciproque exigence de don crucifiant et une commune béatitude dans le présent éternel.

Le trait extrêmement direct de son élan vers Dieu, et la place relativement restreinte qu'elle fait aux saints dans son oeuvre, ont frappé avant nous les critiques. C'est un ardent souci de solitude avec Dieu que manifeste la Vision VII, — on y voit cependant sa dévotion toute spéciale à saint Augustin. La dévotion à Marie, modèle du pur amour, apparaît dans la XIIIe Vision, et elle lui donne le premier rang, comme de juste, parmi les Parfaits. Elle y esquisse une imita-[33]tion de Marie. Saint Jean l'Évangéliste, l'Aigle de la Ve Vision intéresse naturellement cette contemplative, comme aussi les Séraphins et les Anges du Trône qui l'accompagnent dans le jardin des vertus ou parmi les bienheureux.

Enfin, le zèle apostolique, le désir véhément de gagner des âmes à l'amour, qui remplit ces pages, vient compléter le tableau d'une vie harmonieuse, où la charité purifiée par l'humilité et la patience, soutenue par les dévotions de l'Église, a l'empire suprême qui lui sied.

V Une mystique essentielle

A côté — ou au plus secret de cette mystique nuptiale, nous trouvons dans les Visions et les Lettres certains traits spéculatifs sur lesquels il importe maintenant de fixer notre attention.

Le R. P. Maréchal S. J., dans ses Études sur la Psychologie des Mystiques /35, a rappelé l'importance chez Hadewijch de ce dualisme des plans d'union que le R. P. Van Mierlo avait signalé en ces termes dans l'article déjà cité de la R. A. M. : « On peut distinguer dans les visions de Hadewijch deux grands moments : au premier, l'âme est ravie en esprit hors des impressions sensibles, au second, elle tombe hors de l'esprit : c'est le moment de l'union pleine, où elle ne voit plus, n'entend plus, ne sait plus qu'une chose, c'est d'être unie à l'Amour. Il semble qu'elle ait admis la possibilité de la vision de l'Essence divine dans cette vie. Du moins elle affirme avoir joui de courts instants du bonheur des élus. »

De même le R. P. Reypens, que cite à ce propos le P. Maréchal, fait remonter jusqu'à Hadewijch la tradition mystique brabançonne, professée par l'école de Ruusbroec, concernant la vision immédiate de Dieu ici-bas. Et le P. Reypens allègue en effet ce passage de la Ve Vision : «Et Celui qui dans le Ciel siégeait sur le trône me dit : Je suis ces trois Cieux en trois Personnes; Trône comme (Verbe)

35. Psychologie des Mystiques, t. II, p. 286. La citation du P. Van Mierlo est tirée de Rev. d'Asc. et de Mystique, juillet 1924, p. 287-288. Cf. remarque dans le même sens du P. Van Mierlo dans l'étude qui suit son édition des Visions, Vis., t. II, pp. 68-69.

	
[34] incarné; Chérubin, comme Esprit-Saint; Séraphin dans la fruition essentielle avec la plénitude de ma Nature. Et Il me ravit hors de mon esprit en cette fruition suprême d'admiration passant la raison, où je jouis de Lui comme je ferai dans l'éternité /96. »

Nul doute que ce texte ne mentionne le dépassement et la perte des opérations propres, qui marque dans la mystique spéculative l'accès au sommet. Plus précise encore cependant pour qui en pèse bien les termes, est la Vision XI. Le visionnaire y doit dépasser toute personne pour se jeter dans l'abîme (mot à mot : le tourbillon, wiel) de l'Essence divine /97. C'est l'image et le mot même qu'emploie Ruusbroec pour désigner l'union suprême, au delà du dialogue, sans distinction et sans mode.
Le point de départ de la mystique essentielle est la conversion vers la profondeur de l'âme; bien que Hadewijch y insiste peu, cette attitude se trouve indiquée par elle dans la Vision I : c'est en ce fond que l'homme, explique-t-elle, se découvre un élan spontané vers Dieu; le ternaire créé — mémoire, entendement, volonté — cherche en effet comme par instinct le Ternaire incréé. « La mystique de Hadewijch est donc une mystique de l'introversion », remarque le R. P. Axters après avoir relevé ce passage, « encore qu'elle demeure à cet égard imparfaitement développée /38. » Une phrase de la Lettre XVIII annonce pourtant Ruusbroec de plus près : « L'âme est pour Dieu une voie libre, où s'élancer de ses ultimes profondeurs; et Dieu pour l'âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l'Être divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l'âme /39. »
Le concept de nudité spirituelle, si important pour la Wesensmystik, si bien représenté, par exemple, dans le Miroir des simples Ames, l'est moins chez Hadewijch I. Le mot même ne s'y trouve pas, mais ce que la Lettre XVII veut intimer, c'est bien la nécessité


36. Comme je ferai dans l'éternité. Vis., V, 1. 59-65. L'opinion du R. P. Reypens est exprimée dans Ors Geestelijk Erf, 1935, p. 57 et note 56.

37. Le tourbillon (wiel) de l'Essence divine. Cf. Melline D'ASBECK, La mystique de Ruusbroec l'Admirable, un écho du néoplatonisme au XIVe siècle, Paris, 1930, p. 227 ; note I. L'auteur renvoie à Maître Eckhart, qui a employé un mot allemand équivalent, comme source probable de Ruusbroec : Mlle d'Asbeck a complètement méconnu le rôle si important de Hadewijch parmi les textes inspirateurs de Ruusbroec.

38. R. P. Axters, Geschiedenis, t. I, p. 368.

39. Br. XVIII, I. 73-78. Traduction dans Nova et Vetera (Fribourg, Suisse), 1952, n. 4, p. 295.

[35] de cette nudité intérieure. Il faut en rapprocher le désert de l'amour dont parle un des poèmes strophiques /40.
Plus accusé est l'exemplarisme de Hadewijch, pièce capitale aussi du mysticisme spéculatif. Devenir ici-bas ce que nous sommes (dans l'Essence), tel est l'ordre divin qu'elle intime plusieurs fois. Dans la XIe Vision d'ailleurs, Hadewijch contemple son archétype en Dieu, et elle oppose son existence éternelle à sa vie dans le temps, dont la réalisation est soumise au devenir. « Un demi-siècle avant que l'exemplarisme trouve son expression chez Maître Eckhart, la mystique de l'introversion prend résolument chez Hadewijch une allure exemplariste. Et cet exemplarisme nous paraît le fondement même de sa théologie /41. »

Dieu, qui nous connaît avec toutes les formes créées, nous profère en disant le Verbe : nous procédons du Père avec les Personnes du Fils et de l'Esprit. Et tout ce que le Saint-Esprit nous donne, c'est-à-dire nos mérites, revient avec lui en Dieu. Le mouvement de retour est conçu comme moral, non point comme métaphysique, dans ce passage de la Lettre XXII.

Mais avec l'exemplarisme, avec le dépassement des « raisons » qui conduit à la perte dans l'Abîme essentiel, ce qui rattache surtout Hadewijch à la mystique spéculative est sa doctrine du loisir intérieur en relation avec une théologie de l'Unité. L'âme, appelée par Dieu à la plus haute union, doit se garder de tout engagement dans les oeuvres particulières, elle doit vaquer au seul et pur amour, et ce faisant, elle passe de la considération ou de l'imitation des Personnes divines (aperçues avec distinction) à celle de l'Unité, conçue, semble-t-il, comme un aspect plus profond de la Divinité. Selon le langage que notre béguine emploie notamment dans la Lettre XVII, Dieu oeuvre par les Personnes, mais c'est dans la simplicité de l'Essence qu'il se repose et jouit pleinement de Lui-même.

Établir de la sorte une correspondance entre la vie active /42 et la connaissance des Hypostases en tant que distinctes, tandis que la vie contemplative répondrait àl'Unité essentielle, en qui les distinctions ne paraissent plus, est une façon de présenter la structure de la vie

40. Str. Ged. XXII.

41. Ainsi s'exprime le R. P. AXTERS, Geschiedenis, t. I„ p. 369.

42. De cette vie active fait partie, pour les auteurs en question, toute la sphère d'opération des facultés. L'union à l'Essence aurait lieu — si l'on adopte leur registre psychologique — au delà des puissances, de leurs actes et de leurs objets.

[36] intérieure bien connue des lecteurs de Ruusbroec et d'Eckhart : elle est également constante chez ces deux auteurs. Sa présence dans les textes de Hadewijch I, avant 1250, pose de curieux problèmes.

Il est opportun peut-être de rappeler d'abord que pour notre théologie, il ne peut être question réellement de « dépasser la sphère des distinctions personnelles », ni de considérer l'Unité de la nature divine comme une vérité supérieure vers laquelle on s'élèverait par ce dépassement. Les assertions de ces mystiques ne peuvent donc s'entendre que d'un progrès subjectif : d'une vision imparfaite, où les Personnes semblent gêner la simplicité divine, nous nous élevons à une vision pure, où elles sont saisies, avec leurs distinctions, dans l'Unité, — sans que les premières désormais portent à la seconde aucun préjudice.

Il faut avouer d'ailleurs que les formules de Ruusbroec ne paraissent pas toujours se prêter à l'exégèse que nous venons de donner, et l'on n'est point surpris qu'elles suscitent au premier abord des objections /43. Elles constituent peut-être le point de la doctrine de Ruusbroec qu'un théologien moderne serait le plus enclin à trouver défectueux dans son expression. Il n'est point de ceux pourtant qui furent critiqués par le chancelier Gerson, et lorsque les censeurs romains imposeront certaines corrections au texte de Harphius, ils laisseront intacts les passages où le disciple de Ruusbroec reprenait ce thème sans nulle atténuation. On conviendra donc sans doute qu'un peu de bonne volonté suffit, en tout état de cause, pour donner un sens satisfaisant aux exposés ruusbroeckiens /44.

Tel qu'il s'offre à nous chez Hadewijch, le thème assurément n'a pas sa forme originale : bien que nettement reconnaissable, il est

43. V. par exemple R. G. III (Les Sept Degrés), p. 270, 1. 22-31 (trad. des PP. Bénédictins, t. 1, ch. xiv, pp. 289-29o), et R. G. III (De la plus haute Vérité), p. 294, 1. 22 sqq. (trad. des PP. Bénédictins, t. II, ch. XII, p. 221). — Pour les deux passages, les traducteurs bénédictins ont corrigé l'expression originale en faisant apparaître que l'asserticn (sur l'éclipse des Personnes) a une portée seulement subjective. Ceci est surtout marqué pour la traduction du second passage. Cette rectification est légitime, mais qu'elle ait été jugée nécessaire n'en est pas moins significatif.

44. Tout étudiant de Ruusbroec connaît les ouvrages du R. P. Alb. AMPE, S. J., Kernproblemen uit de leer van Ruusbroec, qui paraissent dans les éditions de la Ruusbroec-Genootschap. Les analyses minutieuses, fidèles et précises de l'auteur nous semblent très bien mettre en lumière que la perspective du primat de l'unité, qui domine la pensée de Ruusbroec, n'y fait point de tort à la théologie trinitaire.


[37] transposé en termes plus concrets et plus affectifs, dans le registre habituel de notre auteur. C'est sans doute la reprise par la béguine d'une spéculation théologique en faveur dàns un milieu voisin.

Quoi qu'il en puisse être, l'apparition d'un tel motif à cette époque est une énigme historique, car nous ne lui connaissons pas d'antécédent parmi les écrivains latins : ni les Victorins, ni saint Bernard, ni Guillaume de Saint-Thierry ne présentent rien de tel, il est aussi étranger à saint Augustin qu'à saint Hilaire; la « passion de l'Unité », chez Denys même, n'apparaît nullement sous cette forme.

Le destin de ce thème après l'âge d'or de la mystique spéculative n'est pas moins singulier. Présent chez Hadewijch I et Hadewijch II, important chez Eckhart et plus encore peut-être chez Ruusbroec, repris avec certaines précautions par le bienheureux Suso et diffusé dans toute l'Europe par les traductions latines de Tauler et de Harphius, il ne rencontre pas d'écho, semble-t-il, chez ceux qui les lisent : il n'est plus traité par ceux qui les imitent. En particulier au sud des Alpes et des Pyrénées, nous n'en trouvons littéralement aucune trace : ceux même des spirituels pour lesquels nous avons toutes raisons de croire à une influence des mystiques du Nord, ont ignoré cet aspect de leur tradition.

Pour succinctes que dussent être nos indications, nous ne voulions point manquer de signaler ici le fait, qui ne saurait être sans intérêt pour l'historien : il appartient assurément aux jalons qui doivent guider sa réflexion et sa recherche, s'il étudie la directions des courants spirituels, les conditions de leur passage et l'importance relative des éléments dont ils sont formés.

VI Spiritualité orthodoxe ?

Tandis que le R. P. Van Mierlo cherchait Hadewijch parmi les bienheureuses, une autre médiéviste, Mlle Van der Zeyde, trouvait en son oeuvre des raisons de ne point la croire orthodoxe, ni même chrétienne, — ce qui d'ailleurs n'est aucunement pour tempérer l'admiration que Mlle Van der Zeyde porte à notre béguine. Certaines des interprétations de cette érudite sont très peu vraisemblables : ainsi pour la Vision VIII, le « champion » qui doit céder la [38] première place à Hadewijch serait le Christ lui-même, dont la visionnaire usurperait le rôle comme médiatrice /45. Les amis de Hadewijch, soucieux de défendre sa théologie, seront plus embarrassés pour expliquer l'exploit qu'elle s'attribue d'avoir tiré de l'enfer quatre défunts déjà livrés aux flammes éternelles. Le R. P. Axters cite comme autorités en faveur de la béguine Origène et Grégoire de Nysse, mais c'est remonter un peu haut dans l'histoire des dogmes /46. En réalité ceci concerne un aspect particulier et sans parallèle, à notre connaissance, de la vie intérieure de Hadewijch : le plus curieux est qu'elle se reproche cette réussite, et tout en se résignant sans trop de peine, semble-t-il, au fait accompli, elle promet de ne plus recommencer. Cette âme, telle que nous la révèlent ses écrits, présente un trait de caractère assez saillant pour avoir frappé tous ses critiques : la fierté, et une ferveur souvent téméraire dans la liberté de son premier élan. La tentation qui semble l'avoir poursuivie est une sorte de présomption : soit qu'elle ait songé à égaler ses souffrances à celles du Christ (Vision I), soit qu'elle veuille atteindre la fruition avant le temps fixé par Dieu (Poèmes Strophiques), soit enfin qu'elle s'ingère dans les décrets insondables de la Providence. Cette dernière imprudence, lorsqu'elle en eut reconnu l'erreur, fut pour elle une épreuve décisive : ayant contemplé la perfection de la justice divine /47, elle se soumit totalement à la volonté de Dieu, atteignant ainsi, dans une nouvelle lumière, à un nouveau degré de charité. — En tout état de cause, s'il y a mieux à faire, pour Hadewijch, que de sauver les damnés, c'est qu'il y a mieux à faire que de faire quelque chose : et cette intuition nous la montre de nouveau très proche des contemplatifs de l'école spéculative, dont l'âge privilégié commencera bientôt.

La puissance que notre béguine attribue ainsi à ses prières, devant lesquelles les portes de l'enfer se seraient ouvertes, croit-elle, quatre fois, est naturellement notée par Mile Van der Zeyde comme un signe d'indépendance dogmatique, mais les théologiens qui se sont occupés des textes hadwigiens n'y ont vu qu'une naïveté. Les laïques en ces matières sont parfois plus sévères que les clercs. On l'observerait

45. Van DER ZEYDE, Hadewijch, Een studie over de mens en de schrijfester, p. 45.

46. P. AXTERS, Geschiedenis, t. I, p. 365. Les passages de Hadewijch où l'on rencontre cette assertion sont : Vis., V, 47-49 et Vis., XIV, 106-109.

47. Vis., V, 39-40.


[39] sans doute aussi dans la réaction que provoquent chez certains lecteurs ces passages de Visions où la visionnaire apparaît glorifiée. C'est de ce chef, par exemple, que M. G. Brom refuse la sainteté à notre auteur /48. Il ne sait d'ailleurs comment concilier, nous dit-il, avec « cet effroyable orgueil », certaines pages où l'humble et pur langage de la béguine « annonce l'Imitation ». Mais au vrai, la vision de gloire où l'extatique se voit préférée et couronnée, parfois sous le voile transparent d'une troisième personne grammaticale, est un type classique de vision : il faut avoir bien peu lu cette littérature, ancienne ou moderne, pour s'étonner de le rencontrer. Dans un climat voisin de celui de Hadewijch, nous trouvons une vision de Mechtilde de Magdebourg, où à sa grande confusion, elle se voit placée dans le choeur des bienheureux « au-dessus de sainte Catherine » /49. Nombreuses sont les visions rapportées dans l'autobiographie de Suso qui mettent sa sainteté en pleine lumière, comme le note Mme Ancelet-Hustache /50. Souvent il s'agit de révélations faites à ses amis, mais il lui arrive aussi de se voir lui-même revêtu de clarté : une croix brille sur son coeur, qu'il cherche bien à cacher en ramenant sur elle sa chape, mais dont il ne peut atténuer la splendeur. On a fait état de cette glorification réflexe pour mettre en doute l'authenticité de la vie de Suso écrite par lui-même, et d'autres ont justement répondu que bien des spirituels pourraient être cités, qui ont aperçu de la sorte leur image glorieuse et n'ont pas laissé d'en parler, depuis sainte Hildegarde de Bingen et Marguerite Ebner, jusqu'aux mystiques espagnols de l'âge baroque. Il n'est pas nécessaire, en effet, qu'il s'agisse d'une vision, ni même que l'écrivain parle directement de soi. Saint Jean de la Croix ne feint aucune naïveté quant au caractère exceptionnel, sublime et même suprême de ses expériences. Un détachement singulier de soi-même peut expliquer l'objectivité avec laquelle certains saints ont parlé de leur état, — et un détachement plus profond peut se concevoir, sans doute, où ces aveux et ces comparaisons n'auraient plus de sens. Quoi qu'on en veuille penser, on ne peut refuser à notre béguine une spiritualité authentique, du seul fait qu'elle a chanté ses grâces avec une telle liberté.

48. G. BROM, Hadewijch dans Van Orren Tijd, t. VI, fasc. I, p. 213.

49. V. Jeanne ANCELET-HUSTACHE, Mechtilde de Magdebourg, Paris, 1926, P. 198.

50. Mme Ancelet-Hustache, dans la préface à sa traduction des oeuvres du Bx Suso, Paris, 1943, p. 77 et 78.

	
[40] Plus gênante certainement pour ceux qui voudraient la voir sur les autels — et ce ne sont point des juges négligeables — plus difficile à interpréter, cette Liste des Parfaits  qui suit les Visions et constitue en fait le complément de la XIIIe. Les quelques doutes soulevés par le R. P. Van Merlo sur son authenticité n'ont point trouvé d'écho, et vraiment nulle raison n'a été fournie de la croire supposée : elle figure à sa place dans tous les manuscrits, et s'adapte bien à la Vision XIII. Nous avons parlé de l'usage qui en a été fait pour situer chronologiquement l'activité littéraire de l'auteur.

Nous remarquerons d'abord que certains des écrivains — peu nombreux — dont l'influence se retrouve directement dans les écrits de Hadewijch, ne sont point nommés dans cette liste : notamment Richard de Saint-Victor et Guillaume de Saint-Thierry. Il se peut qu'elle ait lu ce dernier dans des textes attribués à saint Bernard : celui-ci en tous cas est l'un de ses maîtres et elle en dépend comme tous les auteurs du xme siècle qui ont traité de la mystique nuptiale. Elle déclare pourtant en savoir peu de chose. Par contre elle a des révélations très précises sur la vie intérieure de saint Augustin et son expérience du « défi » spirituel; elle nomme aussi saint Grégoire le Grand, saint Hilaire de Poitiers, saint Isidore, le visionnaire Hildegarde. Il va de soi que la Vierge et les Apôtres figurent dans cette liste, mais à part les Pères et les docteurs que nous avons cités, un vide succède à l'âge apostolique, — vraiment surprenant si l'on songe que cette énumération est celle des âmes élevées aux états de gloire dont elle-même connaît la triple plénitude ! Plus singulière encore est la place qu'y occupent les amis et les disciples de notre visionnaire. On ne peut se défendre de l'impression que le cercle dont elle avait la direction tendait à se fermer. Au demeurant, nous savons que d'autres béguines extatiques, de sainte Marie d'Oignies à sainte Lydwine de Schiedam, sont devenues le centre d'un groupe d'âmes ferventes, plus ou moins conscientes de leur privilège. Nous voyons aussi, par la Liste des Parfaits, que Hadewijch entretenait des rapports d'amitié spirituelle avec des personnages lointains : pour certains, il s'agit sans doute de rapports télépathiques (le docteur de Paris, cloîtré, mais qui en sait si long sur elle), comme nous en trouvons entre sainte Lydwine et l'ermite Gérard. On ne peut laisser de soupçonner ici quelque épanchement du rêve dans la réalité. Les ermites qui vivent seuls dans les îlots de la mer, dont nous parle de nouveau cette Liste, appartiennent peut-être à l'histoire; ils appar-[41]tiennent certainement aux aventures légendaires de saint Brendan, sur lequel nous avons un poème thiois à peu près contemporain des écrits de Hadewijch.

De tout cela résulte simplement que le feu de l'amour, s'il fut authentique chez Hadewijch, n'entraîna pas une telle purification de l'intelligence qu'elle fût exempte des étroitesses, des erreurs d'horizons naturelles chez une dévote de son milieu et de son temps. Il faudrait de nouveau avoir peu connaissance de la littérature hagiographique et des écrits des personnages canonisés, pour annuler de ce chef les titres que pourrait avoir la béguine à figurer parmi les bienheureux; mais nous ne croyons pas d'autre part que la connaissance de cette âme — ni d'aucune âme à vrai dire — puisée seulement dans ses écrits, puisse permettre une affirmation catégorique de sa sainteté.

VII Poèmes

Pour succincte que soit cette introduction, nous devons nous excuser sans doute d'y avoir parlé d'une partie de l'oeuvre hadewigienne — les Lettres et les Visions — que nous avons traduites à vrai dire, mais qu'il ne nous a pas été possible d'inclure dans la présente édition. Nous ne pouvions cependant éviter cet examen d'ensemble, s'il nous fallait faire entrevoir et situer, dans la mesure du possible, la personnalité à laquelle nous devons les Poèmes Spirituels, et le milieu contemplatif où les Nouveaux Poèmes ont été rédigés.

Les premiers ne s'écartent pas de la spiritualité, nuptiale en substance, que nous venons de décrire, ils en soulignent au contraire le caractère affectif. Sous la forme du dialogue intérieur d'expression courtoise, la minnemystiek manifeste ici sa tendresse et sa flamme. Nous signalerons néanmoins dans les notes l'emploi de quelques termes qui ont un intérêt pour l'histoire de la mystique spéculative.

Le transfert au plan spirituel des modes courtois, de la générosité chevaleresque, de l'esprit d'aventure et de la poésie lyrique amoureuse, dont nous avons ici l'un des premiers exemples, est digne en tous les cas de retenir l'attention.

L'origine de la poésie lyrique européenne, on le sait, n'a pas cessé [41] d'intriguer les chercheurs, Le premier troubadour dont nous ayons les oeuvres (onze chansons), Guillaume IX de Poitiers, n'a certainement pas inventé les thèmes qu'il traite ni les mètres qu'il emploie. Il semble acquis pour bien des spécialistes que la poésie provençale est sortie de la poésie arabe, — nous nous bornons à citer en note quelques titres d'études où cette thèse est exposée /51. C'est notamment la chanson andalouse en langue arabe vulgaire qui paraît l'avoir inspirée. Il est certain d'autre part que si les formes poétiques et les sujets, comme aussi les attitudes littéraires et sentimentales, prennent très tôt, en Provence même, une allure conventionnelle (qui est déjà une discipline), c'est peu à peu seulement que ce lyrisme amoureux devint courtois au sens où nous l'entendons, — c'est-à-dire qu'il se vit dominer par un idéal d'abnégation et de pureté. Robert Briffault sur ce point a certainement raison contre le préjugé répandu depuis l'époque romantique : l'amour que chantent Guillaume, Marcabru et Cercamon est tantôt grivois, tantôt grave et retenu, mais ne laisse pas la moindre équivoque sur le but sensuel qu'il se fixe. Parallèlement à une évolution qui s'était produite d'abord en Islam /52 (elle semble donc commandée en quelque sorte par la nature des choses), une progressive sublimation s'est accomplie sous l'influence

51. Elle s'appuie en partie sur l'examen du Diwan d'Ibn-Qûzman, dont l'importance a été signalée d'abord par le Dr. Julian Ribera y Tarrago (Discurso leido en la real academia española « El cancionero de Aben Guzman », Madrid, 1912). Il a été publié, étudié, et en partie traduit par A. R. Nykl, de l'École des langues orientales de Chicago (El cancionero de Aben Guzman, Madrid, 1933). V. la recension de cet ouvrage par Carl Appel. (convaincu par l'argumentation de Nykl) dans Zeitschrift für romanische Philologie, décembre 1932. Un autre ouvrage notable à cet égard est le Collier de la Colombe d'Ibn-Hazrn, trad. anglaise par Nykl, Paris, 1931 (The Dove's Neck-ring). On trouvera l'ensemble des arguments et d'autres références dans l'ouvrage de Robert BRIFFAULT, Les Troubadours et le sentiment romanesque, Paris, 1945.

52. D'abord en Islam. La mystique soufi exprimait l'amour divin dans les termes de l'amour humain. Une école de philosophes platonisants renverse ce symbolisme : ils traitent dans leurs écrits de l'amour profane en l'assimilant à l'amour divin. L'idéal d'une passion toute humaine, mais fervente et chaste, connut alors en Islam une vogue considérable, dont le théoricien le plus connu est Ibn Dawûd de Bagdad (+ 909). Qu'il s'agisse d'une pureté littéraire et pratiquement suspecte, M. Massignon en a bien jugé, mais la même critique s'applique aux moeurs courtoises de l'Europe médiévale, V. L. MASSIGNON, La passion d'AI-Hallaj, Paris, 1921, p. 176, et BRIFFAULT, op. cit., p. 24. (L'érotisme platonisant apparaît ainsi comme le contraire de l'amour spirituel : de fait, Ibn Dawûd a été l'un des juges criminels d'Al-Hallaj).

[43]du sentiment religieux /53, pour aboutir à ce que Dante appelle amour. C'est le reflet des clartés spirituelles et le prestige d'une théologie alors platonisante, — le reflet de l'idéal monastique et mystique sur une société en formation, qui devait donner comme substitut littéraire de la charité divine l'amour romanesque. Quelles que fussent ses origines et pour incertaine que demeurât sa consistance morale, le rêve d'une passion humaine mais souveraine, que rien ne satisfait et que rien n'arrête, a eu sur toute la civilisation de l'Europe une immense influence. C'est de lui que procède pour une part ce respect de la personne et de son mystère, dont la ruine aujourd'hui semble entraîner celle de la culture; c'est lui qui a lancé notre race, comme nulle autre avant elle, sur les voies de l'aventure et l'a poussée à changer, dans sa fièvre, la face du monde, — quelque chose de ce rêve anime encore l'étrange impatience de l'Occident.

Ces faits ne sont pas sans intérêt pour notre propos. Lorsque l'amour spirituel à son tour, au XIIIe siècle, se renouvelle en renouvelant son style, dans la vie comme dans l'expression littéraire, il le fait par un emprunt direct aux attitudes courtoises et à la poésie dont elles vivent. Nous le voyons simultanément dans les gestes et les dits de saint François d'Assise ou de ses premiers disciples, dans la biographie et les écrits des extatiques d'Allemagne ou de Brabant, — les Mechtilde et les Hadewijch.

Or si l'on admet la thèse ci-dessus esquissée, il faut reconnaître dans cet emprunt une restitution à l'amour divin de l'absolu et de la pureté qui ne peuvent être, en vérité, que siennes. Mais en passant dans la bouche des poètes et dans le coeur des chevaliers, pour désespéré que fût son éternel échec, cet amour prodigue revenait au foyer avec une telle richesse de sentiments et d'images que la chrétienté en fut éblouie. L'intégration spirituelle de la poésie courtoise apparaît comme un facteur culturel de grande importance, dont l'expression même de la mystique ne laisse pas d'avoir profité.

On connaît déjà par la vie de Lutgarde de Tongres l'influence des formes courtoises sur cette moniale cistercienne; elle est plus sensible encore et proprement exquise dans le petit traité que nous avons de

53. Sous l'influence du sentiment religieux. R. BRIFFAULT, op. cit., p. 163 et 164. C'est proprement la conclusion du livre, érudit et riche d'aperçus intéressants, mais aussi de déplaisantes caricatures où se complaît la passion anticléricale de l'auteur.

[44] Béatrice de Nazareth; elle est constante chez la béguine de Magdebourg, et se manifeste plus tard chez Suso avec l'exubérance de cette âme de feu. Mais le recueil de Hadewijch est à cet égard, par sa date comme par son style, un témoin privilégié : il fait plus que trahir une influence, il importe les thèmes, les mètres, les expressions de l'amour courtois, les nuances du sentiment avec les métaphores, —et leur redonne pourtant une immédiate vérité. Parfois le premier vers semble traduit d'un poème provençal ou français, la première strophe pourrait se trouver chez un trouvère contemporain d'Arras ou de Valenciennes. A la lisière des Flandres se trouvaient alors en effet des centres importants de rhétorique et de poésie amoureuse : nous sommes à l'époque où la Provence vaincue achevait la conquête esthétique du nord de l'Europe.
Éloge d'Amour et de son pouvoir (Amour désigne à la fois la Personne et le sentiment), plaintes aussi contre lui, ironie sur ses promesses, jeux de concepts sur sa nature paradoxale et ses effets contrastants, défense de l'amour contre les « étrangers », résignation à ses caprices et acceptation chevaleresque de ses lois, — tout cela se trouve aussi bien chez notre béguine que chez ses modèles, sur lesquels d'ailleurs elle l'emporte pour la délicatesse et la grâce de l'expression. Quelque monotonie cependant est inséparable du traitement de ces thèmes, et par ailleurs, chez elle comme chez les trouvères et les troubadours, une certaine incohérence semble de règle. D'une strophe à l'autre, voire au sein de la même strophe, on remercie le bel Amour ou on l'accuse, le poète est désespéré ou plein de confiance, la plus heureuse ou la plus à plaindre des créatures, et il faudrait une certaine naïveté parfois pour ne pas voir que c'est au gré de la rime. Mais il importe assez peu, car ce rapide passage d'un extrême à l'autre correspond en effet à la dialectique de l'amour, qu'il s'agisse de la mystique nuptiale ou de la passion naturelle. Ce que ressent un coeur épris comporte d'extrêmes et rapides changements, aussi longtemps que deux volontés se cherchent. Si l'âme cependant est appelée à cette vie contemplative que lui promettent Hadewijch et Ruusbroec, elle dépassera l'horizon de l'heur et du malheur : dans un dernier naufrage elle embrassera la profondeur divine et ne rendra plus qu'un seul hommage à la pure Vérité.

La béguine qui s'est plue à de telles confidences, a marqué d'ailleurs ces pièces « courtoises » d'un caractère nordique, dont le lecteur sensible aux implications du style ne manquera pas d'être frappé.

[45] Certains termes, qui passeront chez Ruusbroec — désert, abime, errance (dolen) — ouvrent l'espace intérieur et infini, où va s'élancer avec une audace nouvelle la mystique spéculative.

VIII Nouveaux poèmes

[Ils ont été placée en ouverture à l’ entrée suivante « Hadewijch II »]

POÈMES SPIRITUELS

[59]

I « Si froid que soit encore l'hiver... »

Si froid que soit encore l'hiver,
les jours brefs et les nuits longues,
le fier été vient à grands pas
qui de tristesse nous libère :
voici la saison nouvelle
les noisetiers font des chatons :
il n'est signe plus fidèle.
— Ay, vale, vale millies — 
Vous tous qui, ce printemps,
— si dixero non satis est —
voulez de l'amour goûter le bonheur ! /1

Les âmes fières, en tout assaut
que pour Amour elles affrontent,
auront pensée droite et pure
« C'est ici que victoire m'attend :
je veux gagner, que Dieu me donne
ce qui sied au seul Amour
si tel est son bon plaisir,
le désastre est mon honneur ».
- Ay, vale, vale millies —
Vous tous qui pour aimer l'Amour,
- si dixero non satis est -
d'un coeur patient, tentez l'aventure !
	
Pauvre femme, que ferai-je ?
Haïrai-je la fortune ?
Ah ! que j'ai regret de vivre !
je ne puis aimer ni laisser d'aimer.
Aventure et fortune de même
me sont cruelles : abandonnée
de moi-même et de tout être
C'est injure à la nature !
— Ay, vale, vale millies —
Amis, laissez-vous attendrir
— si dixero, non salis est —
sur celle qu'Amour fait ainsi pleurer !

Hélas ! je fus fière de l'Amour aussitôt
que je l'entendis nommer,
et je me fiai à sa libre puissance :
c'est de quoi tous me condamnent
amis ou étrangers, jeunes ou vieux,
que je servais de toutes mes forces,
bonne envers eux toujours,
appelant sur eux toute faveur d'Amour.
— Ay, vale, vale millies —
Amis, n'épargnez nul effort,
— si dixero non satis est —
si dur à vos yeux paraisse mon sort.

Ah ! pauvrette, je ne puis me donner
la vie, non plus que la mort !
Ah ! doux Seigneur, pourquoi faut-il
que ces gens me veulent ruiner ?
Qu'ils vous laissent donc le soin
de me frapper pour mes fautes :
vous me ferez bonne justice,
et pour eux-mêmes ils n'auront nul dommage.
- Ay, vale, vale millies —
Ce n'est pas l'amour que vous témoignez, mais la haine,
- si dixero, non salis est —
vous qui ne laissez pas le Seigneur agir.

Tant qu'ils se penchent, indiscrets, sur mon âme,
qui d'entre eux peut aimer l'Amour ?
Mieux vaudrait pour eux suivre le chemin libre,
où l'on apprend à vous connaître.
Ils prétendent vous aider en ma conduite,
ce dont, certes, il n'est pas besoin :
vous savez frapper ou absoudre
et nous mettre à l'épreuve de la claire vérité.
— Ay, vale, vale millies —
Amis, prenez le parti de Dieu,
— si dixero, non salis est —
qu'il rende justice ou qu'il fasse grâce !

Ah ! Salomon sagement nous conseille
de ne point scruter les secrets
qui dépassent nos forces,
et de ne pas nous risquer
à recherche trop haute
pour nos débiles atteintes,
mais de laisser le bel Amour
nous lier ou nous rendre la liberté.
— Ay, vale, vale millies —
Vous qui, jusqu'au secret de cet amour,
— si dixero, non salis est —
d'un nouveau degré, montez chaque jour.

Les pensées de l'homme sont petites,
la puissance de Dieu les passe infiniment
L'esprit divin seul est sage :
ne rendons qu'à lui cette Louange,
et laissons-le porter sentence
de vindicte ou de pardon !
Il n'est oeuvre si lointaine
qu'elle ne paraisse devant ses yeux.
- Ay, vale, vale millies —
Ames livrées toutes à l'amour,
- si dixero, non salis est —
qui savez en tout plaire à son regard !

Que Dieu nous donne le sens nouveau
d'un amour plus libre et plus noble :
qu'en lui, notre vie renouvelée,
reçoive toute bénédiction;
que le goût nouveau donne vie nouvelle,
comme l'amour peut le donner dans sa pure fraîcheur;
l'amour est puissante et nouvelle récompense
de ceux dont la vie se renouvelle pour lui seul.
— Ay, vale, vale millies —
Vous qui nouvellement désirez connaître,
— si dixero, non salis est —
au printemps nouveau, le nouvel amour 2.
					(Str. Ged. I.)

1. Le refrain latin qui s'intercale entre les deux derniers vers de chaque strophe, est un adieu, un (souhait de) salut, : « Salut salut mille fois... (Mille fois) le dire, ne saurait suffire... », et les vers thiois qui suivent continuent le sens, mais de façon très lâche : ils saluent certains amis de Dieu ou de la béguine, sauf pour la cinquième strophe, où ils s'adressent aux adversaires. Il n'est guère nécessaire d'expliquer à un lecteur moderne le caractère purement poétique de cette formule récurrente, empruntée sans doute à quelque chant connu des milieux auxquels s'adresse Hadewijch. On n'a pu l'identifier cependant, ni parmi les poètes goliards, ni dans les poèmes d'adieu des troubadours et des trouvères (chansons de croisade). — Mêler quelques paroles d'une autre langue à une composition lyrique permet de faire jouer la puissance mystérieuse des mots comme tels, et le passage d'un registre à l'autre est une surprise d'où peuvent résulter d'heureux accords. On en pourrait citer de nombreux exemples depuis les origines (orientales) de la poésie lyrique.

2. La répétition assourdissante de l'adjectif nuwe (nouveau) dans la dernière strophe, se retrouve en d'autres passages de notre auteur. La répétition en général ne semble point l'embarrasser, il est vrai, mais en ce qui regarde nuwe, sa fréquence chez Hadewijch avait déjà frappé P. Frédéricq (Geschiedenis der Inquisitie in de Nederlanden, Gand, 1897, t. II, p. 50), et le R. P. Alcantara Mens, dans sa récente étude sur l'origine des béguines (op. cit., p. 201), suggère, avec raisons sans doute, un rapport entre l'emploi de ce mot chez Hadewijch et le nom que se donnait en Souabe la secte « du nouvel esprit » (de novo spiritu) dont s'inquiéta le bienheureux Albert. Le R. P. Mens pense que ces « sectaires » étaient des apôtres de la vie contemplative, venus des Pays-Bas. La prédilection de notre auteur pour cet adjectif est digne en tout cas de retenir l'attention : la béguine semble avoir eu conscience qu'une ère de grâce commençait pour les âmes et qu'elle-même annonçait, avec d'autres, la bonne nouvelle intérieure.

[64]

II « Mille signes font paraître... »

Mille signes font paraître
— les oiseaux, les fleurs, les champs et le jour -
que sur l'hiver et ses peines bientôt
les êtres fêteront la victoire.
Les caresses de l'été
leur promettent joie prochaine,
tandis que je souffre de si rudes coups.
Je serais joyeuse de même si l'amour me donnait
le bonheur, qui jamais ne me tint en sa grâce.

Mais au bonheur qu'ai-je donc fait
pour que jour après jour il me demeure hostile ?
pour que le sort oppresse ma personne
plus qu'il ne le fait de mille autres ?
qu'il laisse ma foi sans récompense
ou lui sourie, tout au plus, un éclair ?
Ah ! c'est ma faute sans doute :
Il me faut quitter ma part, et sur les routes
cheminer seule au gré du libre amour.

Si je pouvais me fier à l'amour,
je retrouverais la vie sereine,
les souffrances qu'en toute foi j'endure 
pour Lui-même, fussè-je du moins certaine
que loyalement il les mesure
et jettera les yeux sur mes douleurs /1
Il ne serait trop tôt, je pense :
mon écu est si plein de coups
qu'il n'est plus de lieu pour nouvelle entaille.

Qui porterait de bon gré ces disgrâces,
aurait ce qui faut à mon âme :
souffrir sans amertume
les pertes, les torts subis, les coeurs hostiles,
et dans l'épreuve, si dure soit-elle, trouver
la plus haute fortune.
Qui vécût ainsi
eût la vraie sagesse,
dont je souffre de manquer.

Deux fois puissant, l'Amour nous donne
blessures et consolations tour à tour.
Lui-même frappe et Lui-même guérit :
Comment s'abriter de cette inconstance ?
L'un risque sans regret tout ce qu'il peut avoir,
et l'Amour garde pour lui ses secrets;
à tel autre il donne, s'il lui plaît,
les doux baisers de sa bouche;
envers un autre encore, il proclame le ban.

Ah ! qui relèvera de sa peine
celui qu'Amour a banni ?
Amour même ! que l'âme se défende,
lui faisant hardiment face
et tenant pour égal avantage
douleur et joie qu'il impartit.
Que sans différence elle accueille ses dons :
ainsi d'Amour elle connaîtra merveilles
et pure jubilation.

Après tempêtes, le beau temps revient, 
plus d'un jour, on en fait l'épreuve;
colère un soir, paix le lendemain :
c'est ainsi que s'affermit l'amour.
Celui qu'amour affirme en ce creuset,
peines endurées le rendent si hardi
qu'il le défie enfin : Je suis tout à Vous !
Je n'ai rien d'autre, Amour, dont je puisse vivre,
soyez à moi tout entier !

Si le sort enfin me laissait guérir,
qui m'a jusqu'ici pressée de sa haine,
je saurais encore être toute à l'amour,
et ma peine alors porterait son fruit.
En ses eaux profondes et redoutables,
je lirais ses verdicts, je m'y livrerais toute,
mon amour sans réserve accueillerait l'Amour.
De ma nature, sur la cime,
la faim sans doute s'apaiserait.

Que nous sommes lents à le satisfaire,
et qu'étrangers nous restons à l'amour
de là notre misère. Ah sachez-le tous,
qui sans lâcheté saurait lui complaire
tiendrait son royaume et tous ses trésors /1.
					(Str. Ged. III.)

/1. L'envoi qui termine certains de ces poèmes (la tornada provençale) est précédé dans les manuscrits du signe qui annonce le répons dans les livres liturgiques.

[67]

III « Pour tristes que soient la saison et les oiselets... »

Pour tristes que soient la saison et les oiselets,
le noble coeur ne saurait l'être.
Mais qui veut affronter les travaux de l'Amour
devra de Lui seul apprendre
— douceur et cruauté,
joie et douleur —
ce qu'il faut éprouver pour aimer.

Les fières âmes qui ont grandi dans la dilection
et savent aimer sans que rien les apaise,
doivent être en tout temps
fortes et hardies,
toujours prêtes à recevoir
consolation ou affliction
au gré du seul Amour.

Les voies de l'Amour sont étranges :
le sait bien qui veut les suivre :
il trouble soudain le coeur assuré :
qui aime ne peut trouver constance.
Celui que la Charité
touche au fond de l'âme
connaîtra mainte heure désolée.

Tantôt brûlant et tantôt froid,
maintenant timide et hardi tout à l'heure,
nombreux sont les caprices de l'Amour.
Mais en tout temps il nous rappelle
notre dette immense
envers son haut pouvoir,
qui nous attire et nous veut à Lui seul.

Tantôt gracieux, tantôt terrible,
proche maintenant et lointain tout à l'heure :
pour qui le connaît et se fie à lui,
ceci même est joie souveraine.
Comme Amour
dans un seul acte
frappe et embrasse !

Tantôt humilié, tantôt exalté,
caché maintenant, manifesté tout à l'heure,
pour être un jour comblé par la dilection
il faut risquer mainte aventure /1, —
avant d'atteindre
ce point où l'on goûte
la pure essence de l'Amour.

Tantôt léger, tantôt pesant,
sombre maintenant et clàir tout à l'heure,
dans la douce paix, dans l'étouffante angoisse,
donnant et recevant,
double vie,
sied à l'esprit
qui se perd dans l'amour /2.
				(Str. Ged. V.)

I. Le mot aventure (avonture) est l'un des termes (français) du langage chevaleresque qui revient le plus souvent dans la poésie courtoise et spirituelle de notre béguine.

2. Mot à mot : aux esprits qui errent (dolen) dans l'amour, Le mot dolen signifie à la fois cheminer (sans but défini) et s'égarer. – Le thème des brusques et fréquents changements de l'amour a été emprunté à Hadewijeh à la poésie courtoise et transféré, comme maint autre élément, au domaine de la vie intérieure, — La quatrième strophe (Tantôt brûlant et tantôt froid...) a été citée par Ruusbroec, Van den Seven Sloten, R. G. III, p. 114.IV « Dès que mars a reparu... »


Dès que mars a reparu,
tous les êtres se réveillent,
l'herbe naît dans la prairie
et verdit en peu de jours.
Ainsi fait notre désir,
ainsi s'éveille l'amour.
Il n'est rien qu'il ne réclame,
rien n'arrête son audace :
il veut que tout soit donné
et qu'aimer soit notre vie.
Si peu que manque à l'offrande,
il en ressent grande peine.

Qui prend le sentier d'amour,
fidèlement qu'il s'adonne
à toute oeuvre de bonté;
pour l'honneur du seul Amour,
qu'il serve, et toute sa vie
prise haut son choix sublime.
D'Amour même il recevra
toute force qui lui manque,
et le fruit de son désir.
Car Amour jamais ne peut
se refuser à qui l'aime :
il donne plus qu'on attend
et qu'il ne fit espérer.

Qui doute en ses jours d'épreuve,
est branche par la gelée
dans sa croissance frappée :
il ne satisfait l'Amour
et trouve qu'aimer lui pèse.
Son feuillage ne verdit :
nulle fleur ne vient au jour
où ne luit le vrai soleil,
— où ne brille cet Amour
par qui fleurit la pensée.
— Gain ou perte : en l'un et l'autre 
apprenez à vous complaire !

Qui dans sa prime jeunesse 
se voue au Premier Amour, 
s'y soumet de tout son être 
et lui donne tout son coeur ; 
qui dans les pures vertus 
lui consacre son esprit, 
librement disposera 
de son étrange pouvoir : 
il aura la plénitude 
à quoi rien ne peut faillir, 
et par douce violence 
sera maître de l'Amour.

Ah ! de moi-même exilée,
où trouverais-je d'amour
un gage qui me console
et m'aide à porter ma peine ?
Il me fuit quand je le suis,
et je hante son école
sans gagner nulle faveur :
il me trahit au grand jour !
Mon coeur n'a point de parole
qui traduise ma disgrâce.
Il n'est si dure agonie
que la famine d'amour.

Si l'Amour veut tout l'amour, 
qu'il se donne tout entier ! 
Non point selon mes désirs, 
dont je connais l'étroitesse, 
malgré que pour l'obtenir 
ma pauvre âme se dévore. 
Ah ! je n'ai plus de quoi vivre : 
Amour vous le savez bien ! 
Je n'ai rien gardé du mien, 
faites-moi présent du vôtre ! 
Mais hélas ! fût-ce beaucoup, 
j'aurai faim, car je veux tout.

Comment garder patience,
nous qui vivons de l'Amour,
s'il nous précède en chemin
et se refuse toujours ?
Oh ! de toute créature /1,
la plus douce, le refus
que je souffre de vous-même,
n'est point ce qui m'enhardit,
mais pitié pour vos amis,
les fidèles serviteurs
qui se reniant eux-mêmes,
n'ont cherché que votre essence.

A présent, âmes captives, 
exilées dans leur patrie, 
sous un pouvoir étranger. 
ils errent à l'aventure.
			(Str. Ged. VI.)


La première strophe qui décrit la saison nouvelle (ou parfois la fin de l'été), devint très vite dans la poésie courtoise une nécessité un peu tyrannique. On la trouve déjà chez Guillaume de Poitiers (1071-1127), le plus ancien troubadour dont nous ayons des textes. Le début du poème suivant, en particulier, se prête à la comparaison avec les strophes que nous annotons :


Ab la dolchor del temps novel…

A la douceur du temps nouveau, 
les buissons feuillent, les oiseaux 
chantent chacun en son latin 
chanson nouvelle à tous échos : 
or convient de prendre à loisir 
ce dont le coeur a le désir.

Il en advient à notre amour
comme à la branche d'aubépine
qui tremblait au sein du buisson
la nuit sous la pluie et le gel,
mais ce matin voit le soleil
baigner les rameaux et les feuilles…

/1. De toute créature, — la plus douce : Hadewijch appelle ainsi l'amour. Le traducteur est fort embarrassé pour l'emploi des majuscules, car non seulement on ne sait pas toujours si l'amour est personnifié, mais l'est-il assurément, que l'on ne peut distinguer encore s'il s'agit de l'amour divin ou du nôtre, de l'essence divine ou d'un sentiment hypostasié. On se heurte d'ailleurs à une difficulté analogue dans l'interprétation des troubadours, pour le mot amor et pour d'autres, notamment joy (mon joy), qui désigne aussi bien une personne qu'un état d'âme. Cette ambiguïté même est évidemment une ressource de la langue, commune ou poétique. — Ruusbroec paraît s'être souvenu de la strophe qui précède lorsqu'il a fait parler sa septième béguine. Ce rapprochement est fait par les éditeurs de la Ruusbroec-Genootschap.


V « Les oiseaux maintenant se taisent... »

Les oiseaux maintenant se taisent,
qui chantaient joyeusement :
la joie des ailes s'apaise
quand s'éloigne le printemps.
Mais que l'an se renouvelle,
à sa victoire fidèles,
ils le fêteront de plus belle.
C'est pour ceci que l'oiseau naît :
tu le sais bien si tu l'écoutes.

Mais je laisse les oiseaux dont le deuil,
dont le plaisir est d'une heure :
je pleure un mal qui de plus près me touche :
cet Amour qu'il nous faut affronter :
ses nobles fardeaux semblent passer nos forces
et nous courons aux plaisirs étrangers,
hors désormais de ses atteintes.
Ah ! quel malheur pour nous d'être lâches :
qui tuera notre félonie ?

Je sais vaillants à la main forte,
en qui pourtant l'on peut se fier :
au service de l'Amour fidèles,
peines, douleurs, destins changeants,
rien ne les arrête qu'ils n'explorent le domaine
offert par l'Amour à l'amant :
leur âme fine et fière /1
sait ce qu'Amour enseigne par amour
et comme en aimant, on honore l'Amour.

Et qu'est-ce donc qui nous retiendrait
(si l'amour peut vaincre l'Amour)
de lancer à l'assaut notre coeur avide,
nous fiant à Sa cause,
en toute chose prompts à le servir ?
Sa noblesse alors nous apparaîtrait.
Aube d'amour en effet ne se lève
que là où nulle peine pour Lui ne se refuse,
où nul tourment ne pèse au coeur fidèle.

Souvent j'appelle au secours comme une âme perdue.
Lorsque vous venez, mon Amour,
vos grâces nouvelles me consolent,
je reprends ma fière chevauchée
je suis à mon Bien-Aimé comme la plus heureuse,
comme si tous les êtres du Nord et du Ponant,
du Levant et du Midi étaient en ma puissance...
Et tout à bas soudain je me retrouve. —
Que me sert, hélas de conter mes peines ?
					(Str. Ged. X.)

/1. L'adjectif fijn ne peut se rendre toujours par le français fin, encore qu'il soit emprunté par Hadewijch aux poètes courtois de Provence et de France, selon l'usage ancien de ce mot. A la septième strophe par exemple du Poème I, ce que nous traduisons par noble amour est minne fijn, et à. la première strophe du poème III, le noble cœur est le coeur fin (fijn). — On possède une règle de vie pour béguines, qui s'apelle la Règle des fins amants (XIIIe siècle). Voici encore le début (printanier) d'un poème courtois religieux, dont l'auteur est un trouvère inconnu du nord de la France, contemporain de Hadewijch :


Quand froidure trait à fin
contre la saison d'esté,
que florissent cil jardin
et reverdissent cil pré,
oiseillon qui ont esté
pour la froidure tapin,
se renvoisent au matin
espris de joliveté,
lors suis ravi à mon gré
en un désir de citer fin
de remirer la clarté
qui iert et sera sans fin.

(Quand le froid touche à sa fin, vers la saison d'été, que fleurissent les jardins et reverdissent les prés, les oisillons, naguère tout penauds de froid, font fête dans le matin, épris d'allégresse : lors suis ravi à mon gré en un désir de cœur fin de contempler la clarté qui fut et sera sans fin). — Edw. Järnström, Recueil de chansons pieuses du XIIIe siècle, Helsinski, 1910. C'est un poème dévot sur la Nativité du Christ. La poésie courtoise religieuse est représentée par un certain nombre de pièces dans l'oeuvre des troubadours et des trouvères, mais Hadewijch serait la première, à nous en tenir aux textes parvenus jusqu'à nous, qui eût appliqué à l'expression de l'amour proprement contemplatif les ressources du lyrisme courtois. En ce faisant, elle donne à ce lyrisme une fraîcheur nouvelle, en même temps qu'elle enrichit singulièrement la description de l'expérience intérieure.


VI « La saison nouvelle bientôt... »

La saison nouvelle bientôt 
partout fleurira les campagnes. 
Ainsi feront les nobles coeurs 
élus pour le joug de l'Amour : 
la foi dans leur âme fleurit 
et porte son fruit de noblesse. 
Fidélité seule pénètre 
le sens divin de la parole. 
L'amour assuré, sur la cime, 
lie à jamais ceux qui se joignent.

« Mon joug est suave, ma charge 
est légère », nous dit l'Amant : 
Amour a dit cette parole, 
hors de l'Amour on ne l'entend. 
Qui s'exile de Son royaume, 
trouve pesante pour son âme 
une charge même légère 
et se voit partout menacé :
La loi de l'esclave est la crainte, 
amour est celle des Enfants.
	
Quel est donc ce fardeau léger, 
ce joug que l'on nomme suave ? 
C'est la charge que nous confie 
au plus secret le pur Amour, 
des volontés ne faisant qu'une 
et joignant à jamais les êtres. 
Tout ce que puise le désir, 
l'amour le boit, et ne s'apaise. 
Amour exige de l'amour 
plus que l'esprit ne peut saisir.

Qui pourrait deviner comment 
on regarde Celui qu'on aime 
quand le coeur est chargé d'amour ? 
On ne veut perdre un seul instant, 
mais tout pâtir avec Lui-même, 
pour contempler fidèlement 
dans la noblesse de sa face 
ce qu'il ordonne de notre âme. 
Alors enfin la vérité
illumine les douces peines.

Ce que vraiment nous devons faire, 
nous le savons dans un éclair 
lorsque Vérité nous révèle 
combien nous manquons à l'amour : 
la douleur comme une tempête 
assaille alors un noble coeur. 
Mais il lit dans la pure face 
de son Amour ce qu'il lui sied 
de donner pour le satisfaire, 
et cette clarté le console.

Qui donne tout à l'amour
en éprouve grande merveille;
l'âme adhère dans l'unité
au clair Objet qu'elle contemple,
puisant par l'artère secrète
à cette fontaine où l'Amour
enivre les coeurs étonnés
de Sa divine violence. —
C'est chose familière au sage,
nul étranger ne la découvre.

Ceux que brûle cette langueur,
Amour leur prépare le coeur
à vivre de sa nourriture !
Amour, ils accueillent l'Amour
et ne craignent plus la fortune :
« Il est à moi, je suis à Lui »,
en cette ardente liberté,
qui pourrait les troubler encore ?
Vous-mêmes les servez dociles,
astres du jour et de la nuit 1
				(Str. Ged. XII.)

Nous étant astreints, pour la traduction de ce poème, à la contrainte métrique, nous avons pris avec le texte plus de liberté. — Voici la traduction littérale de la strophe sixième :


« Ceux qui se donnent ainsi suffisamment à l'amour, — 
quelle grande merveille leur arrivera ! — 
Avec l'amour, ils adhèreront dans l'unité à l'amour, — 
et avec amour pénètreront du regard tout l'amour, — 
et par leur artère secrète, ils tireront tout — 
de la conduite (conduut : tuyau) où l'amour verse tout son 	amour, — 
et d'amour abreuve jusqu'à l'ivresse tous ses amis, en admiration devant sa violence (woede : fureur). — 
Cela reste totalement caché aux étrangers, — et se révèle aux sages. »

Le R. P. Van Mierlo note ici : « On remarquera que cette pensée mystique, d'ailleurs commune, se maintient chez Hadewijch dans les bornes du bon goût. Ruusbroec est bien plus réaliste et ne garde point ces bornes :


Jésus est un doux tuyau (conduut), —
je tiens avec lui taverne, — 
il me verse son noble vin, — 
toujours à pleines bondes. 
				(Livre des XII Béguines) ».

Mais si on se place dans la perspective de l'époque, ces images et ces mots ne trahissent pas plus de vulgarité que les métaphores courtoises et chevaleresques, par ailleurs, ne révèlent une origine aristocratique. On remarquera d'ailleurs que la vie intérieure conçue comme une faim insatiable, qui engouffre le doux et l'amer, la terre et le ciel, est une image familière à notre auteur (v. Vision XIII, et Liste des Parfaits, onzième Parfaite, Gérémina). Dans un passage remarquable du Miroir des simples Ames, la béguine française se déclare ivre, « ivre précisément de ce qu'elle n'a jamais bu et ne boira jamais », c'est-à-dire du vin pur de la bonde suprême, que la Sainte Trinité se réserve à elle-même, mais dont l'intelligence et l'amour, dans leur désintéressement essentiel, jouissent sans limite. (V. la suite de la citation p. 135).


VII « La saison nouvelle... »

La saison nouvelle
partout se révèle,
les oiselets sont dans les délices,
tandis que fleurit la montagne et le val.
Toute vie
se délivre
du tourment de l'hiver cruel.
Et moi seule
je me meurs,
si l'amour bientôt n'a pitié de mon mal.

Mon destin barbare
a lancé contre moi des armées
assemblées de toute part.
Mes hautes voies, libres naguère,
sont lourdement occupées.
Toute paix m'est refusée, —
ou l'excès des douleurs promet-il une trève ?
Si le Bien-Aimé
me conduit à sa victoire,
je lui rendrai mille grâces à jamais.

L'Amour conquiert toute chose :
qu'il me fasse triompher à mon tour !
Amour connaît toute misère :
qu'il me donne de dire
combien dur
— Ah ! combien ! —
est d'attendre son plaisir.
Si sévère
est l'épreuve
que mes sens accablés n'y peuvent plus tenir.

Par Amour je veux remporter
victoire sur la misère et l'exil;
et je sais qu'elle doit être mienne.
Mais tant d'infortunes m'adviennent en chemin,
que j'ai rêvé
souvent mourir
depuis que l'Amour au-dedans m'a blessée.
Que tout me manque
je le veux cependant,
pourvu qu'Amour enfin m'accueille en son royaume !

Au temps de mes jeunes années,
où d'abord j'éprouvai les armes de l'amour,
il me fit admirer grand festin de promesses,
sa bonté, son savoir, sa force, sa richesse;
et le jour
où le fréquentant, je fus prête
à payer de grand coeur sa dette,
il parut vouloir
m'unir à lui sans retour.
Que reste-t-il, Amour, de cette belle ardeur ?/1

Amour ainsi m'a trompée,
me montrant table servie
de maintes douceurs,
où jeunesse novice
trouve ses délices; et pour ce régal,
c'est volontiers que j'ai souffert mille douleurs.
Mais je renouvelle
plaintes et querelles
à présent envers lui, jadis si généreux.

L'amour vit, je le sais bien,
des maints trépas que j'endure;
et de le savoir
me rend aisé de souffrir.
Malheur et joie,
peine et douceur,
je cache aux étrangers les secrets de mon coeur.
Au plus haut de l'esprit,
j'en ai la certitude :
l'amour doit payer l'amour d'amour.

Au noble amour entièrement
je me suis donnée :
que je perde ou gagne,
tout est sien sans différence.
Que m'est-il advenu ?
Je ne suis plus à moi :
il a de mon esprit englouti la substance.
Sa belle nature
me donne assurance
que les peines d'amour sont un pur trésor.

Je reconnais que l'amour en est digne :
gain ou perte, ce m'est tout un.
Ce que j'ai désiré, sitôt
que l'amour eut touché mon coeur
fut de le satisfaire
en toute exigence;
ce que je fis en est témoin.
En supportant
qu'il me frappât,
j'ai vu dans sa rigueur mon fier apanage.
	
Qui veut satisfaire l'amour,
ne se ménage en rien, je le conseille,
mais se donne de tout son être
et vive pour cette œuvre sublime :
secrète pour les amants,
inconnue aux étrangers
qui de l'amour n'entendent point l'essence.
Ces doux errements
à l'école d'amour,
qui ne s'y risque, les ignore toujours.

Si cruellement que je sois blessée,
de ce que l'amour m'impose,
nulle chose ne sera laissée.
				(Str. Ged. X VI.)


/1. Que reste-t-il, Amour, de cette belle ardeur ? Ce trait parfois railleur, cette douce ironie envers l'amour même, c'est encore aux troubadours et et aux trouvères que Hadewijch en fait l'emprunt. On la trouve d'ailleurs également dans le Miroir (Mirror, p. 82 « Ah ! bel Amour, ce n'est pas là ce que vous m'avez dit dans les premiers temps que vous m'avez parlé ! »)


VIII « Lorsque l'an se renouvelle... »

Lorsque l'an se renouvelle,
tandis que montagne et vallée
demeurent obscures et sans grâce,
fleurit déjà le noisetier :
ainsi l'amour parmi les peines
ne cesse point de croître en vérité.

Que font au cœur la joie et le printemps,
qui volontiers se plût à l'amour,
s'il ne voit rien au monde
en quoi se fier et se poser,
l'âme dont le Bien-Aimé n'entend point les paroles,
qui garde au fond de l'être sa faim inapaisée ?

En quel bonheur eût-elle ici-bas,
celle qu'Amour tient emprisonnée,
alors qu'elle veut librement jouir
et libre courir en son immensité ?
Il est plus de chagrins, sachez-le, en amour
que de feux dans le ciel étoilé.

Je tairai donc le nombre de mes peines 
et mes fardeaux cruels ne seront point pesés :
il n'est chose qui les compense,
le vain souci de les compter !
Mais si faible soit ma part d'épreuve,
je frémis d'exister.

La vie est en horreur à l'âme,
lorsque ayant donné le tout pour le tout,
elle est chassée dans la ténèbre
au lointain qui semble sans retour;
il n'est rien qu'épargne le désespoir :
quelle peine est pareille à celle de l'amour ?

Ah ! fières âmes qui pouvez tout en lui
et vivez librement dans sa confiance,
plaignez ce coeur divisé que l'amour accable
et poursuit dans un exil infini !
Qui raison garde, vive en paix avec elle :
il n'est pour moi que désespoir.

J'ai vu se lever nuée lumineuse
sur les sombres orages, et si belle me parut
que je pensai bientôt, de la pure plénitude
jouir librement au soleil.
Mais cette joie ne fut qu'un songe :
qui me reprocherait de vouloir mourir ?

Subite nuit vint remplacer le jour :
ô douleur pour moi d'être née !
Qui tout a donné pour l'Amour cependant
recevra de l'Amour en guerdon l'Amour même.
Pour frappée que je me trouve de nouveau,
il n'est pur désir, je le sais, que Dieu ne console.

Amour d'abord se plaît à nous combler :
lorsqu'au premier jour il m'entretint de lui-même,
Ah ! toute à lui, que j'ai ri de tout le reste !
Mais il me fit alors pareille au noisetier,
qui tôt fleurit dans les mois sombres
et longtemps laisse attendre ses fruits désirés.

Heureux qui sait patienter jusqu'au jour
où l'Amour lui rendra le Tout pour le tout.
Ah 1 Dieu, que m'importe patience
ce m'est joie nouvelle au contraire,
car je me suis livrée toute à l'Amour. —
Mais j'ai souffert aussi toute peine.

Rien n'accable coeur aimant comme d'errer
à la poursuite d'Amour, on ne sait où,
dans les ténèbres ou la lumière,
dans la colère ou la tendresse. Si l'Amour
manifestait sa vérité consolatrice,
il apaiserait enfin l'âme exilée.

Si l'Aimé de l'amour ne donnait que l'aimable,
amour n'en serait nullement accompli, 
ce ne serait bonheur en vérité, mais illusion 
et grande pitié que ceci même advînt. 
Aux coeurs fiers, Dieu fasse comprendre
quel dommage en serait.

Ah ! ce que je veux dire et que dès longtemps j'ai pensé,
Dieu l'a bien fait paraître aux nobles âmes,
auxquelles il a donné les tourments de l'amour
pour qu'elles puissent enfin savourer sa nature :
avant que le Tout s'unisse au Tout,
mainte amertume doit être goûtée.

L'amour vient et console, il s'en va et nous atterre,
c'est notre douloureuse aventure.
Mais comme on saisit le Tout avec le Tout,
ne le sauront jamais les étrangers.
				(Str. Ged. XVII.)

La suite des idées et des sentiments, dans ce poème, est particulièrement capricieuse : on aura noté au demeurant qu'elle est assez lâche dans tous les poèmes de Hadewijch. Ces brusques passages de la tristesse à la joie, de la résignation à de nouvelles plaintes, se trouvent aussi dans les poèmes des troubadours, en sorte qu'ils ne satisfont point les exigences du lecteur moderne et que les éditeurs croient devoir le signaler. Ainsi le Prof. Carl Appel, dans son Trobador Marcabru, note que souvent la rime est le seul fil qui semble relier les humeurs disparates dont le troubadour enchaîne l'incohérente expression. Le Prof. A. R. Nykl a relevé le même caractère dans les compositions lyriques d'Ibn Qûzman de Cordoue (El cancionero de Aben Guzman, Madrid, 1933), ce précurseur arabe des troubadours (1078-1160) : il le trouve si singulier qu'il en vient à se demander si les strophes, entre lesquelles semble se produire parfois une altération radicale de l'état d'âme du poète, n'étaient pas séparées par des intermèdes de musique ou de danse. L'explication en tout cas n'aurait point de valeur pour Hadewijch, car c'est dans une même strophe que plus d'une fois nous voyons changer sa disposition. — En vérité, c'est la passion juvénile qui se comporte ainsi, jusqu'à ce que l'âme ait trouvé un nouvel équilibre, au-delà des vicissitudes de son propre destin.

Les étrangers — de vreemde,— dont il est question à la dernière strophe, sont les profanes qui n'ont pas de part à la vie profonde et secrète de l'amour. Hadewijch les désigne par ce terme, en quelque sorte technique, toutes les fois qu'elle y fait allusion.


IX « De grands bienfaits prématurés... »

De grands bienfaits prématurés
et de promesses qui ne coûtent guère
n'allez point trop vous réjouir,
mainte espérance en fut déçue :
les feux précoces
du royaume d'Amour
m'ont entraînée loin de moi-même.

Des pures aurores,
on espère de claires journées :
la révélation de l'amour m'a trompée,
et plus d'une autre, dont je tairai le nom.
mais Il les connaît Lui-même;
et pour moi, je sais
Du bel amour combien j'ai dû me plaindre

Attendez le soir, dit le villageois,
pour parler d'un beau jour /1.
Je l'ai compris trop tard
et gémis à présent, hélas ! malheureuse !
Où. est maintenant le doux plaisir
et cette paix de l'amour,
dont Il m'avait d'abord splendidement parée ?

Pour flatteuses que fussent ses avances
et la suite cruelle, je sais pourtant
qu'Amour ne m'a point trompée ni moquée
dans ces douleurs où mûrit ma certitude;
mais il a voulu
me révéler comment
Raison illumine l'abîme de l'Amour.

Raison illuminée me permet
et me conseille, avec le haut Amour,
d'examiner le jardin de la Dilection
pour m'assurer que rien n'y fait défaut.
Si chose aucune y manque,
qu'il y soit aussitôt pourvu
par le noble souci de la fidélité /2.

Si je puis me garder à ce point fidèle
qu'Amour envers moi n'ait aucun reproche,
et pour ce que je donne, se donne tout entier
— pour tout ce que j'ai et tout ce que je suis
moi qui l'invitai naguère,
je le mettrai en demeure
de m'accorder plénière et libre jouissance.

Hélas ! Amour, en quel temps, quelle saison
nous ferez-vous revoir belles journées,
et changement de mon obscurité ?
Que volontiers je verrai le soleil
Vous seul pourtant
savez que je n'entends
rien désirer qui ne vous agrée.

Ah ! puissant et merveilleux Amour,
qui merveilleusement conquiers toute chose,
conquiers-moi pour te conquérir
par ta force inconquérable ! /3
Que de fois je l'ai connue
cette étrange conquête,
cette victoire dans l'amour dont j'étais accablée !

Mais vous êtes encore, Amour, ce que vous fûtes :
nul ne l'ignore qui vous suit pas à pas.
Et je ne laisse point moi-même de le croire.
L'infortune qui m'a barré la voie
fut de ne pas connaître encore
ni aimer cette oeuvre
où la fidélité m'eût assuré votre secours.

Dès que j'eus compris, dans la haute fidélité,
qu'Amour m'assisterait à toute heure,
nulle douleur étrangère ne m'atteignit,
je demeurai debout dans la confiance,
sachant qu'un jour
Amour me donnerait
le baiser de l'unité.

Ceci est coutume du violent amour,
de nous saisir tout entiers dans sa main,
mais pour force et violence qu'il exerce d'abord,
d'adoucir sa contrainte et de nous satisfaire enfin :
d'où lui vient
haute renommée
et grande louange en toute contrée.

A celui qu'Amour saisit, il ferme d'abord les yeux
avec ses douceurs : l'homme s'en trouve à merveille
et s'imagine n'avoir que joies à porter :
c'est ainsi qu'Il attire à soi tous les êtres.
Ensuite vient Raison, la forte,
et par exigences nouvelles
de notre dette, éprouve en nous l'ardeur.

Amour, de vous avoir beaucoup chanté,
ne me profite guère;
il n'est vieux ou jeune cependant
à qui chant d'amour n'apaise le coeur.
Mais de vous je reçois
si peu de remède
que chants et pleurs en vain semblent versés.

J'appelle, je me lamente :
à Vous le jour,
à moi la nuit et l'ire d'amour.
				(Str. Ged. XIX.)

1. Ce proverbe est mis par Ruusbroec dans la bouche de sa troisième béguine, qui cite d'ailleurs un autre poème de Hadewijch (Str. Ged. XXX, v. 46).

2. Ruusbroec s'est souvenu de cette strophe dans le Royaume des Amants (R. G. I, p. 57 et 58).

3. C'est un thème ancien dans la poésie courtoise, que l'impossibilité où nous sommes de vaincre l'amour, d'être forts contre lui, sinon par la soumission à ses lois. Il se trouve notamment chez Henrik van Veldeke, avec d'autres éléments que Hadewijch a pu recevoir de ce poète. Rappelons que Hendrik van Veldeke est le plus ancien des Minnesinger (fin du XIIe) et qu'il est originaire des Pays-Bas (Maastricht), mais qu'on n'a de lui que des Lieder en langue allemande. Il est certain néanmoins qu'il écrivit d'abord en néerlandais, et donc probable que Hadewijch a eu entre les mains son œuvre poétique. Dans tous les cas Hendrik van Veldeke dépend entièrement de la tradition courtoise franco-provençale, et quelle qu'ait pu être sa part dans la formation littéraire de la béguine, c'est à cette dernière source que se rattache substantiellement l'inspiration lyrique de celle-ci.


X « Ma détresse est grande, inconnue des hommes... »

Ma détresse est grande, inconnue des hommes
qui me sont cruels et voudraient m'interdire
ce but, où vont les forces de l'amour.
Ils l'ignorent et que puis-je leur dire ?
Je dois donc vivre (selon) ce que je suis :
ce qu'amour m'inspire,
c'est là qu'est mon être et j'y vouerai mon effort.

Pour fortunes diverses qu'au nom de l'amour
on me fasse endurer, mon coeur y persévère,
sachant au plus pur de mon âme
que souffrir pour l'amour, c'est gagner.
Je ne laisserai jamais de me donner,
dans la peine, le repos, la vie et la mort :
je connais le précepte de la haute fidélité.

Cet ordre que m'intime l'amour même,
jette mon esprit dans l'aventure :
c'est chose qui n'a ni forme, ni raison, ni figure,
mais que l'on peut éprouver clairement.
C'est la substance de ma joie,
ce vers quoi je ne cesse de tendre
et pour quoi je souffre tant de jours amers.

Je ne me plaindrai pas de souffrir pour l'amour :
il me sied de m'y soumettre toujours,
qu'il clame son ordre ou l'intime en silence.
On n'en connaît que le reflet.
C'est merveille inconcevable
qui m'a pris le coeur
et m'a fait me perdre en un désert sauvage.

Ce désert est cruel et nul ne lui ressemble;
que l'amour fait en son domaine
lorsque notre désir languit vers lui
et que nous l'éprouvons sans le connaître jamais.
Il se manifeste en fuyant,
on le poursuit, on ne peut le voir :
ceci tient le coeur dolent et vigilant.

Au service d'amour si j'épargnais ma peine,
j'aurai grand tort : ceux qui aiment le savent;
je devrais mendier alors ce que je possède à présent
et souffrir pour ma faute irréparable dommage.
Je trouve donc mes délices en ma nature même.
Jamais ma passion ne se lassera
de ce que me donnent l'amour et son ardeur nouvelle.

Dure loi, mais certaine : je ne puis acquérir
connaissance d'amour sans me renoncer.
Ah ! dût le désir écraser mon coeur
et la détresse d'amour épuiser mes forces,
je veux savoir ce qui m'attire
et si durement m'éveille,
pour peu qu'un instant je veuille reposer.

Si j'avais un juge je me plaindrais
de ce qui m'advient et m'accable :
amour m'a conduite sur de si hauts degrés,
j'en reçois maintenant des coups si cruels !
Je n'ai ni chance ni profit en ceci,
mais puis-je en accuser l'Amour ?
Ce que je crains est l'Infidélité, vile et cruelle.

Que je redoute la perfidie de mon âme, ce n'est merveille,
elle m'a fait plus de tort qu'il ne peut sembler.
Si je n'ai pas atteint l'objet de mes désirs,
Infidélité en a la faute et nul autre.
Déloyauté fut ma pire ennemie
et je ne puis trouver salut devant elle
que dans la foi d'un constant amour.

A quoi bon chanter mon amour
et prolonger mon tourment dans mes plaintes ?
Si grave détresse qu'il m'impose,
je ne saurais défendre ma cause.
J'avoue ce qu'avouera
tout homme dont l'Amour a volé le coeur.
Que me servirait-il de contraindre ma nature ?
Elle doit en effet demeurer
purement ce qu'elle est, et recevoir
ce qui n'a cessé d'être sien,
pour étroite que l'on rende sa voie.
					(Str. Ged. XXII.)

On remarquera, str. 4 et 5, la mention du désert sauvage : le lecteur d'Eckhart et de Ruusbroec pensera peut-être y reconnaître une expression fréquente chez ces mystiques, et que nous trouverons dans les Nouveaux Poèmes (v. la dernière strophe du poème III, p. 152, la note 1 et la note 4 du même poème), pour désigner la nudité de l'Essence divine. Mais elle n'a pas ici une telle portée métaphysique : il s'agit de l'exil où vivent les amants de Dieu.

Plus remarquable, en vérité, est le thème dominant de ce poème : Vivre ce que je suis, être fidèle à ma nature. La même pensée est exprimée dans une vision de Mechtilde de Magdebourg, que Mme Ancelet-Hustache a traduite : « Dieu a donné à toutes les créatures de vivre selon leur nature; comment pourrais-je donc résister à la mienne ? Il faut avant toute chose que j'aille à Dieu, qui est mon Père par nature... (Et le Seigneur répond) : O Arne... dépouillez toute crainte, toute honte et toutes les vertus extérieures : de celles seulement que vous portez en vous par nature, vous jouirez éternellement » (op. cit., p. 119). — L'opposition entre nature et grâce, si catégorique chez les théologiens postérieurs au concile de Trente, n'est pas telle chez saint Bernard, par exemple, que l'on n'y puisse trouver des passages susceptibles d'inspirer ces textes. Dans le sermon LXXIII sur le Cantique, il nous assure que tout notre devoir consiste à garder la pureté de notre nature (naturae ingenuitatem servare); ou à la retrouver, car notre ressemblance naturelle avec le Verbe divin n'est pas abolie par le péché (dissimilitudo non naturae abolitio sed vitium est). Si l'âme est destinée aux épousailles du Verbe, c'est qu'elle lui est similis per naturam. (Bernard dépend en ceci de Maxime le Confesseur, traduit par Scot Erigène, y. Et. Gilson, Théologie Mystique de S. Bernard, pp. 157 sqq.). De même pour Guillaume de Saint-Thierry, l'amour de Dieu est l'exigence de notre nature (naturaliter enim animae inditus, P. L., t. 184, col. 404). XI

Les termes prennent une résonance bien différente chez Dietrich de Freiberg (confrère aîné de Eckhart, 1250 ?-1310 ?), lorsqu'il nous dit que la grâce est un accident (zuoval, v. notre note 1, p. 158) et que la nature est plus noble qu'elle, pour en venir à la fameuse affirmation « que toute nature intellectuelle est naturellement bienheureuse » (V. Wilh. PREGER, op. cit., t. I, p. 304, où il cite le traité de Dietrich sur l'Intellect patient et l'Intellect agent, édité par le même Preger). Il est néanmoins frappant de voir comme le passage d'un registre à l'autre était aisé.

XI « Les oiselets chantent clair... »

Les oiselets chantent clair
et les calices ouverts
nous annoncent le printemps;
voix captives de l'hiver,
corolles pâles naguère
sont en fête maintenant :
ils sont revenus les beaux jours
dont le désir longtemps les fit languir.
Même chose advient à l'âme
prisonnière de l'amour.

Dans l'angoisse de l'amour
on savoure mainte mort,
de ceci je suis témoin :
celui dont la pure essence
de l'amour touche le coeur,
garde à peine patience
et ne trouve nulle grâce.
Si l'amour ne me secourt,
je me compterai parmi celles
qui ne connaissent de ses dons que les douleurs.

Quel conseil donnerait-on
à celui qu'amour accable
de ses fardeaux les plus lourds;
à celui qu'il a conduit,
promettant maint avantage,
au début sur ses hauts-lieux,
pour le jeter si bas soudain
que de revoir le jour il désespère,
à moins que d'aventure
l'ire d'amour ne change son destin ?

Le meilleur avis qu'on sache
donner à l'âme ici-bas,
que la charité dans ses noeuds
retient liée et captive,
est de s'abandonner à ses mains
et d'accepter sans révolte
toute l'angoisse de l'amour.
Celui-ci propose-t-il
une peine, qui s'y refuse
devra longtemps soupirer en exil.

Que l'amour m'ait asservie
ne me surprend nullement :
il est fort et je suis faible.
Par son fait, je ne puis plus
disposer de ma personne
ni me conduire à mon gré.
Il fait de moi ce qu'il veut :
il ne me reste rien de moi-même.
Riche naguère, je suis pauvre,
j'ai tout perdu dans l'amour.

Les étrangers et les amis
que je servais autrefois,
je m'en écarte à présent;
de l'honneur, du repos, je me suis dépouillée
pour vivre libre,
recevant dans l'amour
haute richesse et pur savoir.
Qui me le dispute, charge sa conscience,
car m'en passer, je ne le puis :
quand tout me faut, de quoi vivre, sinon d'amour ?

11 n'est créature vivante
qui ne m'ait abandonnée,
c'est chose bien apparente.
Si d'aventure je ne gagne
en amour, que deviendrai-je ?
Je suis petite à présent,
je deviendrai pur néant.
S'il n'y pourvoit, je suis perdue :
en telle détresse, qu'il me donne
de quoi vivre librement.

Les étrangers cruels
m'affligent sans mesure
en ce pesant exil
par leurs maximes décevantes;
ils n'ont de moi nulle pitié
et m'ont fait peur mainte fois
ils me condamnent en leur aveuglement,
et jamais ne pourront
comprendre l'amour
dont le désir me tient captive.

Qui veut atteindre l'amour
ne néglige nulle chose
et ne cesse en tout temps de se donner à lui !
Que dans les souffrances
dont il ne voit le terme,
il reste fidèle au choix de son cœur;
qu'il s'abandonne dans la peine et l'outrage,
la joie et la douleur, aux liens de l'amour,
car cela seul nous donne de connaître
cette fière vie dans ses profondeurs.
				(Str. Ged. XXIV.)

XII « Les oiseaux maintenant jubilent... »

Les oiseaux maintenant jubilent, 
que l'hiver oppressait naguère : 
ainsi seront dans peu de temps 
— los en soit au bel Amour ! —
les coeurs fiers, qui de longs jours, 
pour confiance qu'ils eurent en lui, 
ont supporté peines amères. 
Et tel est, en effet, son pouvoir : 
ils auront de récompense 
plus qu'ils ne peuvent concevoir.

Qui de l'Amour le plus haut
veut recevoir tout amour,
qu'il le cherche volontiers,
et, de tout coeur, de toute âme,
qu'il affronte la pire mort
si l'Amour la lui destine.
Que toujours aussi hardi,
sans nulle crainte il se tienne
prêt à tout commandement
qu'Amour impartit aux amants.

Ah ! qu'en advient-il à celui
qui suit les lois de l'Amour ?
Il ne trouve âme qui vive
pour comprendre son angoisse,
mais le regard étranger
de visages sans pitié.
De la peine qu'il endure,
nul ne saura le secret,
avant que lui-même ne laisse
sa détresse, dans l'ire d'amour.

L'ire d'amour est un riche apanage,
et qui l'entend, fût-ce un peu
je ne crois que de l'amour
il désire autre partage.
Ceux qui se trouvaient deux naguère,
ne font qu'un désormais :
croyez-en mon témoignage !
Elle rend amer ce qui fut doux
et proche l'étranger,
du plus petit elle fait le plus fier.

Elle affaiblit le fort
et donne santé au malade, 
elle rend infirme le plus robuste 
et guérit toute blessure;
l'ignorant soudain par elle 
connaît la longue route 
où tant de nous doivent errer. 
Elle lui montre en un clin d'oeil 
tout ce qu'homme peut apprendre 
à l'école du noble amour /1.

A l'école du fier amour
on apprend l'ire sublime
qui, de sensé naguère,
fait l'homme errant et vagabond.
Par elle, de la pire infortune
on passe au bonheur soudain,
et l'on règne sur tous biens
dont la Dilection est dame,
j'ai mis en elle ma foi,
je ne reviendrai pas en arrière.

Qui ne peut souffrir l'amour
je lui donne sage conseil ;
s'il est au bout de ses forces,
qu'il lui demande merci,
mais ne cesse de se vouer
au service du noble amour.
Qu'il prenne courage, se disant
que puissance d'amour est grande :
« Homme est bien près de la mort,
qui n'a chance de guérir » /2.

L'esprit est exalté divinement
qui sait combien l'Amour est fort,
et lit en sa pure vertu
les jugements auxquels il obéit /3.
					(Str. Ged. XX VIII.)


L'ire d'amour (orewoet) est le thème propre de ce poème. On a discuté sur le sens et l'étymologie du mot, qui appartient au vocabulaire spécial de la mystique des Pays-Bas. Ore est sans doute le préfixe qui correspond à l'allemand ur-, et woet correspond à Wut, Orewoet : fureur sacrée du fond de l'âme, désir violent de la nature touchée à sa racine par Dieu même, ire d'amour que rien de fini n'apaisera. Le mot se trouve ailleurs chez Hadewijch, notamment dans la Vision XIV. On le rencontre également chez Ruusbroec.

L'école du noble amour (hogher minne scolen) : cette expression se trouve dans Guillaume de Saint-Thierry, appliquée à la vie monastique (De natura et dignitate amoris, P. L., t. 84, col. 396).

2. Hadewijch, comme les troubadours, insère volontiers des proverbes dans ses strophes. Cf. Poème IX, strophe 3e.

3. « Lire ses jugements » dans la puissance, dans les eaux profondes ou dans la face de l'Amour, — c'est-à-dire trouver dans la contemplation la règle de son agir, est une expression chère à notre auteur. Elle est empruntée à Guillaume de Saint-Thierry, dont un passage a été inséré par Hadewijch dans la Lettre XVIII (De natura et dignitate monis, P. L. 184, col. 393); l'expression revient dans la dernière strophe de Poèmes Spirituels II (avant l'envoi) et dans la quatrième strophe de Poèmes Spirituels VI.


XIII « Pour l'Amour j'entends n'avoir... »

Pour l'Amour j'entends n'avoir
que nobles pensées d'amour
lui dont la force infinie
dilate mon essence,
au point que je me livre toute
à sa noble renaissance.
— Mais veux-je prendre libres délices, 
il me jette en sa prison !

Et sans doute souffrirais-je sans dommage
dans le servage de l'Amour
s'il me donnait claire connaissance
de ses intimes sentiers.
A peine pensè-je reposer dans sa grâce,
— nouvelle tempête, nouveau dessein !
Quel étrange remède : il semble
que plus il aime, plus il accable !

C'est grande merveille à l'entendement 
qu'Amour ainsi prenne et donne, 
et ces consolations que l'on accueille 
avec crainte et tremblement.
— Mais je conjure Amour qu'il ne cesse
de séduire les nobles coeurs,
les maintenant devant sa face
en humble doute et haute foi !

Consolation et disgrâce tout ensemble,
telle est d'amour l'étrange saveur.
S'il vivait, Salomon le sage
ne se risquerait à cet énigme.
Quel discours lui fait justice ? Poème
qui défie toute mélodie
Cette heure vers laquelle je languis
me garde le prix de mon amour.

Désirer, errer, attendre longtemps
ce printemps, qui est l'Amour même,
nous fait mépriser la foule étrangère,
perdre beaucoup, gagner infiniment.
Fierté d'amour me veut si ferme en lui
qu'enfin de lui je reçoive
nature nouvelle et qui dépasse le sens : mélodie
qui défie tout poème ! /1

Ce chant qui passe toute parole,
je parle du puissant Amour,
ne saurait se révéler
aux coeurs froids, ni à ceux
qui ont peu souffert d'aimer.
Que sauraient-ils de ce royaume ?
Il n'est donné qu'aux plus fiers,
aux plus hardis, nourris du lait de l'Amour.

L'Invincible Amour déroute l'esprit :
il est proche de qui s'égare
et loin de qui le saisit.
Sa paix ne laisse point de paix.
O paix du pur amour :
seul, qui fait sienne sa nature,
boira ce lait consolateur !
C'est par lui-même que l'on gagne l'amour.

Si vous voulez grandir dans la dilection,
n'épargnez ni dépends ni peine,
mais affrontez de tout votre être
ses plus sévères exigences !
Servez-le de grand cœur et consentez
à sa venue comme à son départ;
lui gardant votre foi,
vous paierez d'amour toute la dette.
				(Str. Gd. XXXI.)


/1. Mélodie qui défie tout poème : Hadewijch, dont les compositions lyriques devaient s'adapter à des airs anciens et nouveaux, compare l'amour à une chanson trop belle pour toute musique, un air trop pur pour toute chanson.


XIV « La saison se renouvelle avec l'année... »

La saison se renouvelle avec l'année, 
les jours, sombres naguère, brillent à présent. 
Ceux qui désirent l'amour et s'en voient privés, 
n'est-ce pas merveille qu'ils ne succombent ?

De l'an neuf a déjà commencé le doux règne,
Qui s'est résolu de toute son âme
à n'épargner ni peu ni beaucoup
pour l'amour, fera profit de sa peine.

Ame au contraire qui ménage ses efforts
et trahit son peu de noblesse,
toute adonnée aux joies étrangères,
se peut-il que service de Dieu ne lui paraisse lourd ?

Mais ceux qui, nés de l'amour,
et choisis pour partager son essence,
ne négligent rien pour l'atteindre,
ceux-là vivent dans un tourment sacré.

Dès que nous touche la haute nature de l'amour, 
nous supportons volontiers ses labeurs,
et pour excellentes qu'apparaissent nos oeuvres,
elles ne cessent de nous sembler imparfaites.

Ce serait grand dommage pour l'homme noble, 
si prêtant l'oreille aux voix profanes, 
il laissait d'accomplir ces hauts faits qui donnent 
soif toujours nouvelle et nouvelle plénitude.

Satiété et famine inséparables,
c'est l'apanage du libre amour,
comme le savent dès toujours les amants
que sa pure essence a touchés.

Satiété : car l'amour vient et nous accable;
famine : car il se retire et nous laisse en pleurs.
Ses plus belles consolations sont charges écrasantes;
ses assauts les plus violents, délices renouvelées.

Comment la venue de l'amour rassasie-t-elle ?
On le goûte, émerveillé : c'est lui !
Il nous fait asseoir sur son trône sublime
et nous prodigue ses immenses trésors

Comment le refus de l'amour est-il famine ? 
Quand on ne peut connaître comme on le devrait 
ni jouir de ce que l'on désire,
notre faim croît à l'infini.

Pourquoi ces douces clartés nous accablent-elles ?
C'est qu'on ne peut accueillir ses présents,
on ne peut rien exprimer qui lui ressemble
et l'on ne sait où se fixer un instant.

Mais il fait trouver joie en ses fureurs mêmes,
ce noble amour, jour et nuit :
le pur abandon est la seule
ressource qui subsiste avec lui.

Ainsi vous recommandè-je au saint amour, 
vous qui désirez le connaître :
veuillez donc d'un zèle toujours nouveau 
à ne point quitter sa demeure intérieure.

Que nouvelle lumière vous donne nouveau zèle, 
nouvelles oeuvres, plénitude de nouvelles délices, 
nouveaux assauts d'amour et nouvelle faim si vaste
qu'éternellement nouvel amour dévore ses dons nouveaux !
				(Str. Ged. XXXIII.)

Pour la répétition du mot nouveau dans la dernière strophe, v. ci-dessus, note 2, p. 62. — Et dans cette dernière strophe aussi, remarquer l'image, récurrente chez Hadewijch (et chez Ruusbroec) de l'amour qui dévore.

XV Lorsque nous revient le printemps... »

Lorsque nous revient le printemps,
on espère de plus beaux jours
où fleuriront l'herbe et le blé,
et mainte âme y prend confiance.
Tel pourtant se fie au lendemain,
dont le coeur bientôt n'a plus que dépit.
Mais qui veut affronter l'amour avec l'amour
a choisi la plus sûre des voies.

L'été voit paraître des fleurs
nombreuses, mais qui ne comptent guère.
Nous voulons suivre l'amour, qui jamais
au juste amour (dit-on) ne se refuse.
Tel compose d'amour un chant nouveau
et vante avec lui sa fortune :
à qui l'amour est bon, lui voue reconnaissance
il n'a guère fait pour moi que me condamner !

Puisque l'amour ainsi décrète
que je pleure ses verdicts et mes peines,
je ne saurais plaider contre lui :
mon droit est petit et sa force est grande.
Le cygne, dit-on, lorsqu'il va guetter
la mort, commence, de chanter.
Ce que l'amour de moi-même ordonne,
je veux sans faute qu'il l'accomplisse.

Hélas l’amour qui m'accablez ainsi
et me rendez si pesantes les heures,
vous révélez pourtant à vos bien-aimés
vos claires et multiples merveilles.
Ah ! souvent je ne sais que faire,
tenue par vous en cette angoisse cruelle.
D'autres gagnent vos cimes, je demeure dans la vallée,
l'horreur me saisit du chemin qui m'attend.



Hélas, amour, qui pourrait oublier
les graves peines que vous nous faites,
ce que vous êtes pour tant de coeurs,
aux uns cruel, aux autres généreux !
Vous possédez une âme en votre fureur
et de l'intérieur la dévorez toute entière,
vous nourrissez doucement telle autre
— sans la faire vôtre un instant !

D'Amour on peut conter mainte merveille,
de ce qu'il est, de ce qu'il oeuvre.
Avec les uns, il déploie ses ruses :
« Je suis tout à vous, soyez à moi de même ! »
D'autres fois, il nous touche si brusquement,
peu s'en faut que le coeur ne se brise.
A d'autres encore, il laisse pure liberté.
Il nous fait perdre la route et nous remet dans la voie.

S'anéantir dans l'Amour
est ce que je sais de plus haut :
pour loin qu'elle soit de mes atteintes,
je ne connais oeuvre meilleure.
Affrontant l'Amour avec le désir,
n'ayant plus ni coeur ni pensée :
lorsqu'enfin il éteint notre passion clans la sienne, 
nous avons trouvé la force qui le conquiert à jamais.

En avant désormais, dans la joie ou la peine ! 
Qui sait l'attaquer avec cette ardeur,
Amour ne peut résister à la violence de l'assaut 
et l'accueille en égal dans sa demeure.
				(Str. Ged. XXX VIII.)

La dernière strophe contient un jeu de mots intraduisible entre niet, rien, néant, et nied, envie, désir passionné (le d et le t, en moyen hollandais, ne se distinguent guère, ni dans la prononciation, ni dans l'orthographe). Il faut s'anéantir dans l'amour (te niete werden), et si l'on affronte alors l'amour avec le désir (met niede), — avec une âme anéantie où les affections et les pensées sont réduites au silence, on trouve la force qui triomphe de Dieu. Ici encore on sent chez Hadewijch I, dont l'oeuvre appartient à la mystique nuptiale, la proximité de la mystique essentielle avec son exigence de non-agir. — Le traité eckhartien Von der übervart der gotheit est précisément consacré à l'anéantissement (Ze nibte werden) de l'âme, et l'auteur nous y déclare que « dans le dépassement des raisons... qui le conduit à la vertu ténébreuse du Père..., son coeur devient sans fond, son âme sans amour, son esprit sans forme et sa nature sans mode. » (Pfeiffer, p. 507, 1. 23-25). Hadewijch pareillement nous propose ici de nous annihiler dans l'amour (in minnen), et d'être totalement sans coeur et sans pensée, mais c'est de nouveau pour conquérir l'amour. — Sur le thème ici amorcé de la pauvreté d'esprit, ou renoncement des facultés, voir Nouveaux Poèmes, X (Mengeldichten XXVI).

XVI « Bien que l'année et le mois... »

Bien que l'année et le mois
se renouvellent à la fois,
allégresse nous n'avons guère :
les claires journées font défaut
et les plaisirs sont loin
dont a soif un jeune coeur.
Mais impatiente, plus que toutes, cette âme
qui désire l'Amour et ne le goûte point.

Ah ! qu'il souffre dans les sentiers profonds,
le pèlerin de lointaine contrée
qui vers l'Amour chemine en vain !
Et ce malheur souvent l'accable,
de ne point Le connaître assez
pour tenir claire évidence
de ce qui plaît au bel Amour et lui déplaît :
tel pèlerin connaît de sombres jours.

Ah ! cher Amour, vos fureurs, vos sourires,
votre haut vouloir et notre dette,
votre venue et votre fuite,
à tout cela que pouvons-nous comprendre ?
Car pour humble service,
vous donnez douce merveille et grande lumière, — 
pour petite faute, qui semble pardonnée, 
peine cruelle et mort amère.

Ah ! bel Amour, qui nous dira le pourquoi
de vos allées et venues soudaines ?
Comment prévenir votre fuite,
et devant qu'elles nous ruinent, vos tempêtes ?
Quels moyens inconnus donneront
belle constance à vos doux miracles :
que notre lâcheté ne nous prive point
de tant de biens promis par votre amour ?

Ah ! par maint sentier de nuit et de misère,
Amour nous laisse vagabonder,
en maint assaut où l'on succombe,
Amour cruel et sans pitié, —
qui parfois cependant prodigue sans peine
sa grande et multiple joie !
Étranges apparences, qui pourtant ravissent
l'âme initiée à son libre pouvoir.

Ah ! pur Amour, pour raisons que vous ayez,
votre départ nous semble colère cruelle !
Mais l'âme fière et sage
sait qu'il lui sied de vous suivre
dans la peine et la joie, le repos et la crainte
jusqu'à pure intelligence
de votre dessein,
qui change notre peine en profonde paix.

Ah ! qui fait voile aux pays lointains,
doit affronter mainte aventure :
ainsi l'amant de l'amour endure
mainte angoisse avant de plaire à l'Aimé.
En tout temps il doit chercher
sa seule volonté sublime,
et de ce qui lui vient d'ailleurs
n'éprouver tristesse ou plaisir.

Ah ! qui n'aime que la volonté d'Amour, 
Amour en lui se suffit,
dans le haut tumulte et l'humble silence, 
en tout ce que lui intime la dilection : 
ceci est forteresse la plus sûre, 
plus beau rempart ne se peut trouver, 
ni murailles si hautes, ni si profonde fosse, 
pour tenir Amour à jamais prisonnier.
				(Str. Ged. ; XLI)

Nous achevons avec cette pièce la série des poèmes empruntés aux Strophische Gedichien, qui forment le premier recueil des poèmes hadewigiens. Dans le second recueil (Mengeldichten), on distingue une première série de seize poèmes (nous en traduisons trois) : il n'y a pas de raison de les refuser à Hadewijch, puisque les manuscrits les lui attribuent, et que sa doctrine y est reconnaissable (plusieurs sont des épitres hadewigiennes en vers). La seconde série (treize poèmes) est intégralement traduite ci-après sous le titre de Nouveaux Poèmes. Nous avons dit dans l'introduction quelques mots des raisons qui les font considérer comme l'oeuvre d'une autre béguine, de même école, mais d'un âge spirituel différent.

XVII « Ce que l'Amour a de plus doux, ce sont ses violences... »

Ce que l'Amour a de plus doux, ce sont ses violences;
son abîme insondable est sa forme la plus belle;
se perdre en lui, c'est atteindre le but;
être affamé de lui c'est se nourrir et se délecter;
l'inquiétude d'amour est un état sûr;
sa blessure la plus grave est un baume souverain;
languir de lui est notre vigueur;
c'est en s'éclipsant qu'il se fait découvrir;
s'il fait souffrir, il donne pure santé;
s'il se cache, il nous dévoile ses secrets;
c'est en se refusant qu'il se livre;
il est sans rime ni raison et c'est sa poésie;
en nous captivant il nous libère;
ses coups les plus durs sont ses plus douces consolations;
s'il nous prend tout, quel bénéfice !
c'est lorsqu'il s'en va qu'il nous est le plus proche;
son silence le plus profond est son chant le plus haut;
sa pire colère est sa plus gracieuse récompense;
sa menace nous rassure
et sa tristesse console de tous les chagrins :
ne rien avoir, c'est sa richesse inépuisable.

Mais de l'amour on peut dire aussi que
sa plus haute assurance nous fait faire naufrage,
et son état le plus sublime nous coule à fond;
son opulence nous appauvrit
et ses bienfaits sont nos malheurs;
ses consolations agrandissent nos blessures;
son commerce est mainte fois mortel;
sa nourriture est famine, sa science égarement;
son école nous apprend à nous perdre;
son amitié est cruelle et violente;
c'est quand il nous est fidèle qu'il nous fuit
sa manifestation consiste à se cacher sans laisser de traces
et ses dons, à nous voler encore davantage :
ses promesses sont séductrices,
sa parure nous dénude,
sa vérité nous déçoit
et son assurance est mensonge.

Voilà le témoignage que moi-même et bien d'autres
nous pouvons porter à toute heure,
à qui l'amour a souvent montré
des merveilles, dont nous reçûmes dérision,
ayant cru tenir ce qu'il gardait pour lui.
Depuis qu'il m'a joué ces tours
et que j'ai appris à connaître ses façons,
je me comporte tout autrement avec lui :
ses menaces, ses promesses,
tout cela ne me trompe plus :
je le veux tel qu'il est, peu importe
qu'il soit doux ou cruel, ce m'est tout un.
					(Mgd. XIII.)

La poésie courtoise et l'expression mystique ont fréquemment traité ce thème des effets opposés, des aspects antithétiques de l'amour, dont l'essentielle transcendance éclate en contradictions apparentes ; aux lointaines origines du lyrisme spirituel, nous le trouvons subtilement développé déjà dans ces textes soufi :

« La Sagesse est elle-même, elle paraît (sans dire) « c'est Elle », et fait disparaître ce par quoi elle paraît ; elle consume l'objet qu'elle signale; celui qui s'en rapproche en est loin, celui qui s'en éloigne en est proche... »

« Celui qu'elle accueille devient solitaire, celui qu'elle exténue trouve la route aisée; la corde qu'elle enroule se dévide (bien) de la poulie; les yeux qu'elle tuméfie (de larmes) s'assoupissent et les yeux qu'elle rafraîchit (de sa verdure) se cernent; son embrassement a l'amertume de l'absence, et l'éclair de sa foudre fait sourdre un puits perpétuel; son congé comble et son détour captive; quand elle renverse (le feu) à terre, elle le couve sous la cendre, quand elle harcèle elle encourage; du peureux qu'elle terrifie elle fait un ascète, et du nonchalant elle fait un guetteur. »

Le premier texte est de Jonayd (+ 910) et le second de Hallaj (+ 922). MASSIGNON, La passion d' Al-Hallaj, Paris, 1921, p. 891 et 892.

On en trouve de nombreux exemples dans la poésie des troubadours et des trouvères, et c'est l'un des éléments dont on s'est servi pour montrer la dépendance des seconds à l'égard des premiers. V. P. Meyer, dans Romania, XIX (1890) ; les Rapports de la poésie des trouvères avec celle des troubadours. M. P. Meyer confond d'ailleurs les pièces sur les effets merveilleux de l'amour (il change les sots en sages et inversement, etc.), avec celles qui exposent sa nature paradoxale (c'est une blessure qui guérit, un baume qui fait mourir, etc.) et même avec les poèmes entièrement faits de propositions absurdes, qui se rencontrent déjà chez Guillaume de Poitiers et montrent que les lecteurs de Lewis Carroll n'ont pas été les premiers à sentir le charme du « nonsense ».

Mais les personnes familiarisées avec la littérature médiévale auront pensé d'abord en lisant ce XVIIe poème à certain passage fameux du Roman de la Rose (y. 4910 sqq.), et au passage du De planctu Naturae d'Alain de Lille dont il est traduit presque littéralement :


Pax odio, fraudique fides, spes iuncta timori,

Est amor, et mixtus cum ratione Furor.

Naufragium dulce, pondus leve, grata Chaubdis,

Incolumis languor et satiata fames.

Esuries satiens, suis ebria, falsa voluptas.

Tristities laeta, gaudia plena malis...

Hic ratio, rationis egere, modoque carere

Est modus, estque fides non habuisse fidem /1.

(Migne P. L., t. 457, col. i et 2.)


Considérant qu'Alain de Lille (1114-1203) est un des auteurs que Hadewijch n'a guère pu manquer de connaître, pour peu qu'elle ait lu le latin (ce qui n'est pas improbable) et se soit intéressée à la littérature latine de son temps et de son pays, on songera sans doute à un emprunt. On pensera peut-être même que le dernier vers est l'origine de cette curieuse ontrouwe (défi) que Hadewijch met au-dessus de la fidélité (Br. VIII, Vis. XIII, etc.). Mais nous le répétons, la nature paradoxale de l'amour est un lieu commun de la poésie tendre, depuis la première chansons sans doute que fit un berger à sa bergère, un thème traité cent fois en particulier par la scolastique amoureuse qui fut si fort à la mode en ces siècles xne et xine. — La dialectique de ces antithèses ne trouve d'ailleurs de solution que dans l'amour divin.

/1. L'amour est paix jointe à la haine, loyauté à la fraude, crainte à l'espoir, — et fureur mêlée de raison.

Doux naufrage, fardeau léger, Charybde opportune, — saine langueur et faim satisfaite.

Famine qui rassasie, soif enivrante, faux plaisir, — joyeuse tristesse...

Ici raison est d'être sans raison; juste mesure de n'en pas avoir; et foi d'avoir été sans foi.

XVIII « Je salue celui que j'aime... »

Je salue celui que j'aime 
avec le sang de mon coeur; 
mes sens se dessèchent 
dans l'ire d'amour.

Ah ! cher et doux Amour, 
croissez selon votre essence,
 et qu'ainsi mes puissances 
soient guéries de la mort.

Ah ! Seigneur aimé par-dessus tout, 
si vous étiez ce que vous êtes, 
j'aurais atteint le point
de ma stabilité.

Ah ! très doux Repos,
si vous possédiez ce qui est à vous,
légères seraient les choses
qui me pèsent à présent. —

Ah ! très douce nature,
comment se trouve votre coeur ?
Pour moi je ne puis plus vivre une heure 
sans être toute à l'amour.

Ah ! soeur chérie,
si je parle tant aujourd'hui,
ce me vient d'une confiance nouvelle
sous la touche profonde de l'amour.

Ah ! si nous avions ce que nous avons 
toutes deux, nous serions si riches, 
que personne si heureuse 
ne se trouverait ailleurs.



Ah ! fureur d'amour m'exalte et me gagne
ce bien, d'être toute à Lui;
Ah ! quelle sagesse dans l'ire d'amour, quel avantage,
dans l'ire du libre amour !

Je languis, je veille, je savoure
le Bien qui m'emplit de douceur;
je connais, je sens et je trouve
récompense de mes douleurs.

Je souffre, je m'efforce, je tends au-dessus de moi-même,
j'allaite avec mon sang (ce Dieu qui naît en moi);
je salue la Douceur divine
qui récompense l'ire d'amour.

Je tremble, j'adhère et me donne (à Lui);
je vis dans la haute foi
que ma peine, ma noble peine
recevra tout dans Sa peine divine.

Ah ! cher Amour, s'il est un amour que j'aime,
c'est Vous, mon amour;
vous qui donnez grâce pour grâce,
par quoi l'Aimé soutient l'aimée.

Ah ! bel Amour, si j'étais amour
et vous aimais, Amour, avec l'amour même !
Ah ! bel Amour, donnez-moi par amour
que l'amour connaisse pleinement l'amour !
				( Mgd. XV.)


Ce poème, à partir de la huitième strophe, offre une série de rimes intérieures au vers : la musique en est exquise, mais les exigences prosodiques auxquelles se soumet ainsi Hadewijch ont dû de toute nécessité commander la suite des pensées. Celle-ci est en effet plus libre que jamais et notre traduction, tout en s'interdisant l'arbitraire, a grand peine à suivre la lettre.

Les subtils paradoxes sur l'être et l'avoir se réfèrent à la haute estime de la nature de l'âme (v. notre note au Poème X, — Str. Ged. XXII) : on est ici tout près de la métaphysique exemplariste, qui devait jouer un rôle , si important chez les mystiques du nord de l'âge suivant. Le R. P. Van Mierlo reconnaît aussi l'exemplarisme dans les deux fragments suivants des Lettres de Hadewijch : il est bon de les comparer au présent poème pour avoir pleine intelligence de celui-ci :

« Si vous voulez avoir tout ce qui est à vous, il vous faut en pleine confiance vous donner totalement à Dieu pour devenir ce qu'il est. Et pour l'honneur de l'amour, vous reniant vous-même, pratiquer la pure obéissance en vue de la suprême perfection, dans tout ce que vous faites et dans tout ce que vous laissez. Il vous faut en outre demeurer dans l'humilité, ne vous prévalant nullement de vos oeuvres, tandis qu'avec une parfaite miséricorde, aimable et patiente, vous nourrirez tous les êtres de la terre et du ciel, selon que l'ordonne la vraie charité. C'est ainsi que vous pourrez devenir parfaite et avoir enfin ce qui est vôtre, si vous le voulez ». (Br. II, fin).

« Car Dieu est au sommet de la fruition et nous sommes dans l'abîme de notre déficience (jeu de mot entre ghebruken et ghebreeken). Je dis vous et moi, qui ne sommes pas devenues encore ce que nous sommes, et n'avons pas saisi encore ce qui est à nous, demeurant privées de ce qui nous appartient : il nous faut généreusement souffrir toute famine, apprendre, uniquement et sans répit, la vie parfaite de l'amour qui nous incite à l'accomplissement de ses oeuvres ». (Br., VI, p. 55).

Il semblerait que ce thème fût cher aux béguines contemplatives, car nous le trouvons, en termes assez proches, dans le Miroir des Ames simples : « La nature humaine a été liée à la Bonté divine dans la personne du Fils pour que fût payée la rançon de notre coulpe, contractée par la volonté pécheresse. Et je comprends ainsi où je devrais être, — c'est-à-dire en ce point que j'étais moi-même en l'Un. Et je comprends que je suis aimée par Lui comme il est Celui qui est, et que je suis nue comme j'étais lorsque j'étais ce que je ne suis pas. Et je dois être nue de la sorte, en effet, pour avoir ce qui est à moi, sinon je ne saurais le posséder » (Mirror, p. 239).

Il est à peine besoin d'expliquer ce qu'elles entendent : Nous vie sommes pas (ici-bas), en nous-mêmes, ce que nous étions, ce que nous sommes (éternellement, en Dieu) : Dieu n'a point ce qui est à Lui, et nous n'avons pas ce qui est à nous. Nous l'aurons dès que dépouillés de la volonté propre, nous retrouverons notre nudité, notre vérité essentielle.

Les strophes 2, 3 et 4 s'adressent évidemment à Dieu, mais les trois suivantes, sans transition, s'adressent à une amic de Hadewijch.


XIX « L'amour a sept noms... »

L'amour a sept noms,
dont vous savez qu'ils lui conviennent :
Lien, Lumière, Charbon, Feu,
désignent son fier empire.
Les autres sont nobles aussi		
à jamais insuffisants et d'une résonance éternelle :
Rosée, Source vive, Enfer.
Si je vous énumère ces noms,
c'est qu'ils se trouvent dans l'Écriture :
je vous expliquerai leur vertu,
ce qu'ils signifient et manifestent.
Que je ne vous trompe point,
et qu'amour en effet se comporte comme je dirai,
chacun le sait qui vit tout à l'amour,
cette vie pleine de merveilles
dont je vous ai parlé déjà.

Il est lien en vérité, car il attache
et soumet tout à sa contrainte.
Ce lien a toute puissance :
vous ne l'ignorez point, vous qui l'avez goûté	
Il ruine, au beau milieu, nos consolations,
et dans nos pires chagrins nous réconforte.
Il me serre intimement de telle sorte
que je crois mourir de douleur;
et cependant il conjoint toutes choses
dans une fruition, une plénitude uniques.
Ce lien unit ceux qui aiment
de sorte que l'un pénètre l'autre tout entier,
dans la douleur ou le repos ou l'ire d'amour,
et mange sa chair et boit son sang :
le coeur de chacun dévore l'autre coeur,
l'esprit assaille l'esprit et l'envahit tout entier,
comme nous l'a montré Celui qui est l'amour même,
se faisant notre pain et notre nourriture,
et déroutant toutes les pensées de l'homme.
Il nous a fait connaître qu'en ceci
est la plus intime union d'amour :
manger, savourer, voir intérieurement.
Il nous mange, nous croyons le manger,
et sans doute le faisons-nous.
Mais lui-même demeure intact et tellement
hors de nos atteintes, de nos désirs,
que chacun demeure ce qu'il est
et que la distance demeure.
Celui pourtant que ce lien captive,
qu'il ne laisse point de manger à plein coeur,
pour connaître à fond et savourer au delà de ses voeux
l'Humanité et la Divinité !
Le lien d'amour fait comprendre cette parole :
« Je suis à mon Bien-Aimé et Il est à moi. »

Lumière est un nom de l'amour, sous lequel
il nous révèle ce qui plaît à l'Aimé,
ce qui sied le mieux à l'amour
ou ce que d'abord il condamne.
Dans cette clarté nous apprenons
comme il faut aimer l'Homme-Dieu
et le Dieu-Homme, dans l'unité :
cette part qui nous est donnée est richesse infinie.
Charbon : notez ce que l'Écriture
veut signifier par ce nom.
C'est un présent merveilleux
que Dieu fait à l'âme intérieurement,
en tout ce qu'elle reçoit ou dont elle est privée,
dans sa paix, sa patience et son labeur,
dans la consolation, la joie et le travail,
en tous les modes capricieux de l'amour.
Cette braise est une rapide messagère
qui sert l'amour à merveille;
sa mission ne s'interrompt point
et ne saurait manquer à l'amour.
Elle enflamme celui qui était froid,
elle rend timide l'orgueilleux,
elle met à pied le cavalier,
elle emplit de fierté le vassal /1 :
elle met le pauvre en un royaume
où il ne le cède à personne.
Et tout cela : tomber, se relever,
prendre ou donner, perdre ou recevoir,
s'allume et s'éteint par l'ire d'amour
que ce charbon désigne. Travaillez à présent
vous-même à cette oeuvre, et connaissez
les étranges merveilles que Dieu opère
jusqu'à ce que l'amour en nous devienne ce feu
dans lequel s'abîmeront pareillement,
brûlés, engloutis, consumés,
le désir de l'homme et le refus divin /2.

Sous le nom de feu, en effet, il consume
chance ou malchance, bonheur et malheur :
toutes les façons d'être lui sont une.
Qui jamais de ce feu reçut la touche intime,
rien ne lui est trop large ni trop étroit.
Dès que sa flamme l'emporte en nous,
tout nous est un de ce qu'elle dévore :
être aimé ou haï, le refus, le désir,
gain ou perte, convenance ou gêne,
profit, dommage, honneur et honte,
être avec Dieu dans les consolations célestes,
ou dans les douleurs de l'enfer :
ce feu n'y fait nulle différence.
Il consume tout ce qu'il touche :
de damnation ou de bénédiction,
il n'est plus question, je vous assure.

L'amour opère aussi sous le nom de rosée :
lorsque ce feu a tout brûlé dans sa violence,
la rosée vient, humectant toute chose
comme une brise d'une douceur merveilleuse.
Elle provoque le baiser des nobles natures
et donne constance parmi les changements.
Le zèle d'amour dévore ses dons de telle sorte
qu'il doit toujours en venir à ceci.
Toutes les tempêtes alors sont apaisées,
qui s'élevaient naguère dans l'âme;
un calme règne enfin,
où la Bien-Aimée reçoit de son Aimé
les baisers qui conviennent à l'amour.
Lorsqu'il s'empare d'elle en tous ses sens
elle goûte ces baisers et les savoure jusqu'au fond.
Dès que l'amour touche la Bien-Aimée,
il dévore sa chair et boit son sang.
La charité qui la dissout ainsi
conduit doucement les deux amants
à l'indissoluble baiser, —
ce baiser même qui unit
les Trois Personnes en un seul Être.
Ainsi la noble rosée apaise l'incendie
qui faisait rage naguère au pays d'amour.

Source vive est le sixième nom
qui lui sied après celui de rosée.
Cet écoulement et ce reflux
de l'un en l'autre, et cette croissance en Dieu
dépassent le sens et l'entendement,
l'intelligence et la capacité
de toute humaine créature.
Pourtant nous l'avons en notre nature,
cette voie cachée où l'amour nous fait cheminer
et trouver par instants le doux baiser.
C'est là que nous recevons la douce Vie vivante
que la Vie donne à la vivante vie /3.
On l'appelle Source vive, parce qu'elle nourrit
et garde en l'homme l'âme vivante :
Elle jaillit, vivante elle-même de la Vie
et de cette Vie, elle donne vie nouvelle à notre vie.
La Source vive coule en tout temps,
dans les vertus accoutumées ou dans le zèle nouveau,
comme rivière répand ses ondes
et de nouveau les reçoit,
ainsi l'amour engloutit ce qu'il donne.
C'est pourquoi il est appelé Source et Vie.

Le septième nom est Enfer,
de cet amour dont j'éprouve en effet le tourment.
Car il n'est rien qu'il n'engloutisse et ne damne.
Nul n'en sort en vérité,
de ceux qui goûtent l'amour et que l'amour saisit :
nulle grâce ici n'est accordée.
Comme l'enfer ne laisse rien qu'il ne ruine,
on ne trouve dans l'amour autre chose
que torture sans pitié :
pas un instant de repos, toujours
nouvel assaut, persécution nouvelle;
se voir dévoré, englouti
dans son essence abyssale,
sombrer sans cesse dans l'ardeur et le froid,
dans la profonde et haute ténèbre de l'amour :
ceci passe les tourments de géhenne.
L'amour seul connaît sa venue et son départ :
et seul qui l'éprouve peut savoir
pourquoi le nom d'Enfer
lui convient par-dessus tout.

Remarquez maintenant comme ces noms révèlent 
toute essence et modes du bel amour.
Il n'est coeur si sage qu'il puisse
comprendre la millième part
du lien d'amour, laissât-il
de côté les six autres noms.
Le lien nous assure que rien
ne nous séparera de l'amour,
ni violence, ni force, ni miracle.
Telle est la puissance du don de sagesse.
Le coeur humain de soi ne le pourrait souffrir,
mais par ce lien même il supporte les liens de l'amour.
La Lumière nous apprend les moeurs de l'amour
nous révèle sa volonté sous toutes ses formes :
pourquoi nous devons aimer et connaître
l'Humanité comme la Divinité.
Le Charbon enflamme les deux amants,
et le Feu les brûle dans l'unité;
ainsi dans le feu de la salamandre,
le phénix se consume et se métamorphose /4.
La Rosée apaise l'incendie.
s'y répand comme un baume, une brise unitive.
La joie et l'ire d'amour
jettent alors les amants dans le flot abyssal,
sans fond, toujours vivant,
qui avec la vie donne aux Trois dans l'Unité
Dieu et l'Homme en un seul amour :
telle est la Trinité au-dessus de toute pensée.
Le septième nom, juste et sublime,
dit que l'amour est Géhenne,
comme il est en effet selon sa nature.
Car il ruine l'âme et le sens,
en sorte qu'ils ne se relèvent plus :
les Amants ne sauraient désormais
qu'errer dans les tempêtes d'amour,
errer de corps et d'âme, de coeur et de pensée,
Amants perdus en cet Enfer.
Si l'homme veut affronter ceci, qu'il prenne garde !
Car devant l'amour, il n'est chose qui tienne, sinon
accepter à toute heure les coups ou les caresses
jusqu'au fond du coeur fidèle, —
qui veut offrir un amour vrai.
Ainsi nous gagnerons : si loin
qu'il nous paraisse encore, nous atteindrons l'Amour.
					(Mgd. XVI.)


1. V. notre note au poème XVII : les paradoxes de l'amour, inhérents à sa nature et manifestés dans ses oeuvres (deposuit potentes de sede et exaltavit humiles).

2. On trouve un écho certain de ces vers dans le Tabernacle Spirituel de Ruusbroec, R. G. II, p. 233, 1. 13 : même pensée, mêmes mots et mêmes rimes.

3. L'interprétation que le R. P. Van Mierlo donne en note de ce passage un peu obscur, est certainement juste : au plus intime de notre être, nous avons une vie (une étincelle divine) dans laquelle nous recevons Dieu, la vivante Vie, le Verbe jaillissant du Père. Par cette vie en notre nature, participation à la vie que nous avons en Dieu de toute éternité, nous ne sommes jamais séparés de Lui.

Le Royaume des Amants de Ruusbroec présente plusieurs réminiscences de ce poème, notamment R. G. I, p. 52, 1. 14-25 (comestion mutuelle), v. d'ailleurs S. Bernard cité par A. COMBES, Critique de Resbroeck par Gerson, t. II, p. 281 ; et ibid., p. 57,1. 9-16 (fontaine vive). Le Miroir du Salut éternel offre des échos plus nets encore de Mgd. XVI, notamment levende leven (R. G. III, p. 198, 1. 4-5) ; comestion mutuelle (ibid., p. 159 et 161) ; fontaine vive (p. 199) ; charbon brûlant qui consume et engloutit (p. 203).

4. Ce phénix qui brûle dans le feu de la salamandre trahit une zoologie (mythologique) un peu incertaine chez notre béguine.

L'offrande du véritable amour (die offerande der vrayer minnen) dont il est question au vers antépénultième, est un exemple parmi d'autres assez nombreux de l'emploi que fait Hadewijch des mots français, qu'elle avait retenus sans doute de la lecture des trouvères, et qui gardaient pour elle une vertu poétique, comme aventure, vrai, fier, la paix, la joie, le soulas, le délice (aventuere, vray, fier, fijn, payes, ioye, solaes, delijt). Le R. P. Van Mierlo estime que sa culture littéraire, pour autant qu'elle n'est pas puisée à des sources perdues en langue thioise, est d'origine française : elle ne devrait rien aux minnesinger contemporains (nous n'oserions pourtant l'affirmer de Hendrick van Veldeke, y. notre note 3, p. 92). Pour ne point s'étonner de ceci, il faut se souvenir que l'Artois et les Flandres, depuis la conquête culturelle du nord de la France par la littérature provençale (sous l'influence d'Aliénor de Guyenne, petite-fille de Guillaume de Poitiers, et de sa fille Marie), présentaient une grande activité littéraire. Arras notamment était le siège de pes célèbres, où se discutaient les thèmes de la scolastique amoureuse, dont s'alimentait le lyrisme courtois. Il y a sans doute un rapport entre ces spéculations profanes et l'intérêt que portent dans le même temps aux problèmes de l'amour les écrivains spirituels, notamment saint, Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, auxquels il faut joindre, comme moraliste et psychologue, cet Alain de Lille que nous avons cité.

ANONYME DE LA VALLÉE DU RHIN ~1250

Le grain de moutarde

Au commencement au-delà du sens, là est le Verbe.
Ô le trésor si riche où commencement fait naître commencement !
Ô le cœur du Père d’où, à grande joie, sans trêve flue le Verbe !
Et pourtant ce sein-là en Lui garde le Verbe. C’est vrai.

Des deux fleuves d’Amour le feu. 
Des deux le lien aux deux commun
Coule le Très-Suave Esprit à mesure très égale, inséparable.
Les trois sont Un. Le sais-tu ? Non.
Lui seul sait ce qu’Il est.

Des trois le cercle est profond et terrible,
Ce contour-là jamais sens ne saisira :
Là règne un fond sans fond.
Echec et mat [à vous,] temps, formes et lieu !
L’anneau merveilleux est jaillissement, 
Son point reste immobile.

Ce point est la montagne à gravir sans agir. 
Intelligence !
Le chemin t’attire au merveilleux désert,
Au large, au loin, sans limite il s’étend.
Le désert n’a ni lieu ni temps,
Il a sa propre guise.
Ce désert est le Bien par aucun pied foulé,
Le sens créé jamais n’y est allé :
Cela est, mais personne ne sait quoi.

C’est ici et c’est là,
C’est loin et c’est près,
C’est profond et c’est haut.
C’est donc ainsi,
Ce n’est ni ceci ni cela.

C’est lumière, c’est clarté, c’est la ténèbre,
C’est sans nom, c’est ignoré,
Libéré du début ainsi que de la fin.
Cela gît paisiblement, tout nu, sans vêtement.
Qui connaît sa maison ?
Ah ! qu’il en sorte, et nous dise sa forme !

Deviens tel un enfant,
Rends-toi sourd et aveugle !
Tout ce que tu as en propre doit devenir néant.
Dépasse tout être et tout néant.
Laisse le lieu, laisse le temps, et les images également.
Si tu vas par aucune voie sur le sentier étroit,
Tu parviendras jusqu’au chemin du désert.

Ô mon âme, va dehors en Dieu !
Sombre tout ce que je suis en Dieu qui est non-moi,
Sombre en ce fleuve sans fond !
Si je te quitte, alors tu viens à moi.
Si je me perds, Toi, je Te trouve,
O Bien suressentiel !


HADEWIJCH II ~1280

VIII Nouveaux poèmes [suite de l’introduction du volume commun aux deux Hadewijch]

Les pièces que nous publions sous le titre de Nouveaux Poèmes (Mengeldichten XVII-XXIX) ne pouvaient se ranger sous la même rubrique que les précédents (Str. Ged. et Mgd. I-XVI), puisque les médiévistes qui s'en sont occupés (C. G. N. de Vooys, J. Snellen et le R. P. Van Mierlo) s'accordent à y reconnaître une plume différente. Leur conclusion s'appuie sur le style, le vocabulaire et les thèmes. On y trouve un bon nombre de mots et d'expressions caractéristiques de la tendance spéculative allemande et néerlandaise du XIVe siècle. Leur doctrine se rattache à la mystique de l'Essence : on peut même considérer ce mince recueil, dont nous donnons la traduction intégrale, comme une des expressions les plus pures du courant spirituel dont Maître Eckhart est avec Ruusbroec le représentant le plus connu, mais non pas l'initiateur.

En lisant ces poèmes, le lecteur en effet s'il a quelque familiarité avec les mystiques du Nord, retrouvera d'emblée l'atmosphère qui leur est propre, celle que l'on respire dans les écrits des dominicains allemands et du Docteur Admirable. Il y reconnaîtra, formulée au nom de l'Amour, l'exigence du dépouillement absolu et de la vacance intérieure (ledicheit), qui doit conduire l'âme à la nudité (bloetheit), à la perte de toute propriété, de toute image, de toute forme (pareillement, la Déité est « sans forme de Personnes », Nouveaux Poèmes IV), — et même, à prendre les expressions au pied de la lettre, jusqu'à la quiescence de toute opération. L'âme, miroir essentiel de l’Etre divin, réduite à ce calme pur, se trouve unie à Dieu sans moyen et sans mode ( sonder middel, in onwise), satisfaite non de ce qu'elle a, mais de ce qu'il est en lui-même, — de son Unité.

Le trésor de termes qui permet l'exposé précis de cette doctrine est commun en grande partie aux deux Maîtres souvent nommés : il est déjà représenté dans notre recueil par les mots que nous venons d'indiquer et par d'autres, plus caractéristiques peut-être encore [46] sous leur forme abstraite, dont nous parlerons tout à l'heure. Un enrichissement de la langue, une certaine évolution de l'attitude intérieure les sépare donc à première vue des autres textes hadewigiens.

Les manuscrits nous fournissent d'ailleurs une certaine base pour cette distinction : les Nouveaux Poèmes manquent dans l'un d'eux (nous n'avons que trois manuscrits de l'ensemble des écrits de Hadewijch, du XIVe siècle) /54, et dans les deux autres, une division est marquée par la disposition des textes.

Il convenait cependant de laisser le second recueil uni au premier, et nous pouvons le nommer hadewigien dans le sens suivant :

Tout d'abord les manuscrits, s'ils les séparent comme nous venons de le dire, ne nous suggèrent pas néanmoins le nom d'un autre auteur. Tout porte à croire qu'ils ont une origine commune, non de personne sans doute, mais de milieu et de tradition. C'est chose pour notre part dont nous avons acquis la certitude par l'étude des Lettres et des Visions de la première Hadewijch : toute la doctrine de la seconde est inscrite, en lignes parfois ténues, mais précises, dans les pages de la plus ancienne.

Il sied en outre de ne point les disjoindre parce qu'ils figuraient ensemble, selon toute apparence, dans la bibliothèque de Groenendael, et qu'ils ont été certainement familiers tous deux au bienheureux Prieur. Un fait en particulier mérite de retenir l'attention : lorsque Ruusbroec, au début du traité des XII Béguines, fait parler ces dévotes, il met dans leur bouche des vers de Hadewijch I et de Hadewijch II.

S'il doit beaucoup à la première, au point que le R. P. Van Mierlo reconnaisse dans la spiritualité de Ruusbroec l'épanouissement direct de celle de Hadewijch, il n'est pas moins redevable à la seconde. Nous n'avons pu citer en note tous les passages de Ruusbroec qui reproduisent ou rappellent les strophes de Mengeldichten XVII-

54. Les recueils d'ensemble sont contenus en effet dans trois manuscrits que l'on désigne par les sigles A, B et C. La série que nous appelons Nouveaux Poèmes manque dans le manuscrit A. Par contre le manuscrit C, qui seul a des titres, inclut les Nouveaux Poèmes sous le titre Ritmata bewigis. Le manuscrit de Groenendael, qui servit à Ruusbroec et au Bon Cuisinier, est perdu. En nous tenant aux données que nous possédons sur l'origine des manuscrits (conservés ou perdus), nous devons compter parmi les lecteurs de Hadewijch (et sans doute des deux recueils) les chanoines réguliers (trois manuscrits sont signalés dans leurs maisons, et les chartreux (un manuscrit se trouvait à la chartreuse de Diest).

XXIX, mais ceux que nous avons indiqués suffiraient à établir rin-fluence considérable de ces textes sur le Prieur, dont tout nous porte à penser qu'il les estimait hautement et les tenait en mémoire.

Il est vrai que Ruusbroec n'a pas nommé Hadewijch, mais Jean de Leeuwen, le Bon Cuisinier, l'a fait pour lui. Or ce disciple fidèle qui ne fut, sans nul doute, que le porte-parole du maitre, ne parle que d'une sainte personne, auteur d'écrits admirables /55. Il se peut que dès le temps de Ruusbroec les deux figures se soient fondues en une seule : nous ne les trouvons point séparées, en tous cas, dans le goût que manifestent les spirituels de Groenendael pour la profondeur et la beauté de ces témoignages.

Nous nous rallions cependant à l'opinion des médiévistes cités, mais nous partageons leur embarras lorsqu'il s'agit d'assigner une date, fût-ce relative, aux Nouveaux Poèmes. Le R. P. Van Mierlo est enclin à les croire pré-eckhartiennes ; le R. P. Ampe, le R. P. Mens, sans se défaire d'un doute, ne repousseraient pas cette hypothèse.
Pour notre part nous avons cru d'abord, comme fera tout lecteur sans doute, dont le premier contact avec la mystique spéculative a été l'étude des spirituels allemands, reconnaître dans les Nouveaux Poèmes un écho direct de l'enseignement d'Eckhart : ils eussent dès lors constitué le missing link des études ruusbroeckiennes, le chaînon mystérieux qui doit relier de quelque façon l'oeuvre du Prieur de Groenendael à la prédication du génial dominicain (Ruusbroec ne semble pas avoir connu directement les sermons d'Eckhart et n'a fait allusion à celui-ci, sans le nommer, qu'en des pages de critique) /66. Notre impression se faisait particulièrement vive lorsque nous comparions Nouveaux Poèmes I ( ie: XVII) avec le traité XII de Pfeiffer (Von dem überschalle), et Nouveaux Poèmes X (Mgd. XXVI) avec le sermon Beati pauperes spirita (Pf. LXXXVII). En fait, le traité XII est le commentaire d'un poème moyen-allemand - Preger le croyait encore de Maître Eckhart — si nettement apparenté à Nouveaux Poèmes I (Mgd. XVII), qu'un emprunt dans un sens ou dans l'autre apparaît comme très probable. Or si la critique actuelle ne peut dater

55. Hadewijch est pour Jean de Leeuwea « une très sainte femme, d'une doctrine divine ». V. l'article du R. P. Van Mierlo dans Rev. d'Ascétique et de Mystique, juillet 1924, p. 270 et AXTERS, Geschiedenis, t. I, p. 379.

56. Ces passages où Ruusbroec réprouve certaines propositions de Maitre Eckhart sont les suivants : Ornement, ch. LXXVIII (R. G. I., p. 232 sqq.), XII Béguines, ch. xix et xx (R. G., IV, p. 41 et 42).

[48] exactement les traités eckhartiens, elle les considère presque tous comme des compilations faites d'après les sermons du Maître.

On possède d'ailleurs un certain nombre de poèmes allemands post-eckhartiens 57, analogues aux Nouveaux Poèmes pour la doctrine, encore qu'ils n'en aient point la spontanéité et la fraîcheur.

Le sermon Beati pauperes spiritu (Pf. LXXXVII) traite le même thème que Nouveaux Poèmes X, dans le même esprit, avec les mêmes termes : or ce sermon est considéré comme l'un des plus caractéristiques du Maître de Cologne, et le meilleur texte que nous en ayons est justement une traduction néerlandaise du XIXe siècle.

Le vocabulaire même des Nouveaux Poèmes présente des termes abstraits, décalques du latin, qui ont dû être employés d'abord non par des béguines, mais par des théologiens de formation scolastique50 : nous y voyons l'accident (toeval) tenir l'âme en cet état où elle n'est pas encore essentialisée (onghewesent) 58; l'extériorité (uitterstheit) est l'obstacle à notre transformation (overforminghe). Le dépassement de l'aspect personnel (persoenlicheit) 59 nous mène à l'Unité (enicheit), à ce point où l'Être divin (« Amour » chez notre béguine) vaque à sa pure Ipséité (selvesheit) 60. Or nous ne connaissons qu'une école de théologiens qui aient manié de tels concepts en langue germanique et, semble-t-il, forgé de tels mots : l'école dominicaine allemande, dominée par les noms de Dietrich de Freiberg et d'Eckhart.

Tels sont les arguments qui se présentent à l'esprit pour refuser aux Nouveaux Poèmes une date pré-eckhartienne. Ils ont été près de nous convaincre et nous ne perdons point de vue leur valeur, mais le progrès de nos études et de nos réflexions nous a obligés à reconnaître qu'ils ne sont pas concluants.

57. Poèmes allemands post-eckhartiens. Voir notamment Franz Jostes, Meister Eckhart und seine Pinger (Collectanea Friburgensia, fasc. IV), 1895, p. 53. - Preger, t. II, p. 137 sqq. — A. SPAMER, Texte ans der dentschen Mysiik des 14. und 15. Jahrhunderts, Jena, 1915, p. 188.

58. Pas encore essentialisée (onghewesent). Nouveaux Poèmes XI (Mgd. XXVII), str. 5.

59. Dépassement de l'aspect personnel (persoenlicheit). Nouveaux Poèmes IV (Mgd. XX), str. 1.

6o. Ipséité (selvesheit). Nouveaux Poèmes XI (Mgd. XXVII), str. 7. — Ce que les théologiens spéculatifs de tendance néoplatonicienne affirment de l'Essence divine, les béguines le répètent, dans les mêmes termes, de l'Amour. Voir note 2, p. 175.

Nous avons dû constater en effet que les assertions, surprenantes [49]au premier abord, des historiens de la spiritualité — Preger et Grundmann, notamment — qui ont tendu à limiter le rôle d'Eckhart dans le développement de la mystique spéculative, ne cessent d'être confirmées par les éléments d'information plus récemment découverts. A mesure que l'on avançait dans l'examen des courants spirituels du XIIIe siècle, on s'est rendu compte que la plupart des thèmes « eckhartiens » étaient représentés chez les spirituels une ou plusieurs générations avant que le dominicain ne les intégrât dans son oeuvre.

Il était contemporain de Hadewijch I, ce Lamprecht von Regensburg, qui dans son long poème Die Tochter Sione, nous parle des dévotes répandues en Brabant et en Bavière (avant 1250), que l'oraison dans ses états les plus élevés rendait « libres d'elles-mêmes et de toute chose », et conduisait à « voir sans milieu ce que Dieu est » /61. Nous citerons en note un passage de l'Hymne Trinitaire qui dès la même époque invite l'âme à se perdre au désert, à s'abîmer dans l'Être nu (bloz) et silencieux, à s'anéantir pour trouver le Bien suressentiel (überwesenleich) /62. La fruition (gebrikhen) au-dessus de tout sentiment et de toute distinction est d'ailleurs le terme des ascensions spirituelles de Mechtilde de Magdebourg. L'affirmation que l'esprit uni à Dieu se retrouve en quelque sorte incréé, qu'il est Dieu même dans la pensée de Dieu, est une intuition exemplariste que l'on peut rattacher à Scot Erigène par les Amauriciens, mais qui sous une forme bien voisine oriente la vie spirituelle selon le De adhaerendo Deo d'Albert le Grand /63. Le conseil d'agir sans pourquoi, où l'on pense-

61. PREGER, t. I, p. 287. Ces deux vers de Lamprecht, qui définissent la spiritualité des béguines bavaroises et flamandes dans la première moitié du XIIIe siècle, méritent la plus grande attention. Sein selbst und aller Dinge frei, - Obn Mittel sehen, was Gott sei : il n'est guère possible de caractériser plus exactement et plus complètement, en quelques mots, la mystique spéculative. Voir (élément noétique, si constant chez les spirituels du Nord) ; ce que Dieu est (mystique de l'Être) ; le voir sans milieu, sans moyen : le mouvement extatique, en effet, est avant tout découverte et revendication de l'immédiat. Lorsque le P. Rodriguez voudra caractériser, avec une prudente ironie, la tendance spéculative, il reprendra l'expression qu'avait choisie trois cent cinquante ans auparavant Lamprecht von Regensburg : « aquel silencio, aquel aniquilarse, aquel unirse SIN MEDIOS, auquel hondo de Taulero... » « Ce silence, cet anéantissement, cette union avec Dieu SANS MOYENS, ce fond dont parle Tauler » (v. note 3, p. 153). (Exercicio de perfecion y virtudes christianas, Barcelone, 1613, p. 2.6o).

62. Sur l'Hymne trinitaire (Dreifaltigkeitslied) v. notes 20, p. 20 et 2, p. 137.

63. Pour l'exemplarisme des Amauriciens, on trouvera le passage de Gerson,souvent cité, qui le mentionne, avec le passage de Martin d'Oppau sur lequel s'appuie le chancelier (et d'autres indications de grand intérêt pour le domaine qui nous occupe), dans l'ouvrage admirable à tous égards de M. l'abbé COMBES, Essai sur la critique de Ruysbroec par Gerson, Paris, 1945, t. I, p. 855. — Pour Albert le Grand, c'est le De adhaerendo Deo qui manifeste cette attitude assez proche de la mystique spéculative : l'attention du spirituel est fixée d'abord sur ce que nous sommes en Dieu, notre « raison » éternelle est la forme de notre devenir intérieur. Hugues de Saint-Victor a des formules presque identiques. — Nous avons signalé dans notre note 25 la place exceptionnelle qui doit être faite à Guillaume de Saint-Thierry, parmi les docteurs latins qui ont préparé et annoncé la mystique spéculative. Mais le texte thiois qui semblerait le plus proche comme langue et comme esprit des Nouveaux Poèmes, est la Glose du Pater, de Gérard Appelmans (y. note 1, p. 158).

Nous avons dû nous borner à une esquisse extrêmement sommaire des arguments qui s'opposent, quant à la date relative des Nouveaux Poèmes et quant aux origines, néerlandaises ou allemandes, de la mystique de l'Essence. Nous serons satisfaits si le lecteur a quelque aperçu des allées qu'il aurait à suivre pour reprendre l'examen de ces problèmes.

	
[50] rait voir une pointe d'outrance eckhartienne (exigence de désintéressement absolu, de pure détermination ab intrinseco), est une trouvaille de Béatrice de Nazareth, qui traduisait à sa façon saint Bernard, et cette expression avait déjà passé deux frontières linguistiques aux environs de l'an 1300 /64. Elle se rencontre en particulier dans le Miroir des simples Ames, avec un bon nombre de thèses spéculatives : l'élan vers Dieu au delà des images, l'union sans moyen, la nudité d'intention, la perte de la volonté... A ces jalons, nous croyons pouvoir ajouter celui que constitue la Lauda LX, parmi les poèmes dont Jacopone da Todi /65 est supposé être l'auteur. Si le lecteur se [51] rend aux arguments brièvement exposés en note, il conviendra que la ressemblance de la dixième pièce de notre recueil (Mgd. XXVI) avec un sermon d'Eckhart (Pf. LXXXVII) ne suffit nullement à prouver une filiation : il apparaît en effet que le thème de la pauvreté d'esprit, traité dans les termes caractéristiques de la mystique spéculative, était un lieu commun des spirituels de cette tendance, et l'était déjà des deux côtés des Alpes au déclin du XIIIe siècle. 

[suite après la longue note 65 commençant par : « le problème de la situation... »
- note importante en défense « quiétiste » !]

64. Avait déjà passé deux frontières aux environs de l'an 1300. L'expression se trouve en effet, dès cette époque, dans un texte français, le Miroir, et un texte italien, la Lauda LX. Voir note 6, p. 147.

65. [très longue note sur plusieurs pages – met en évidence le recul italien devant la “mystique du nord” - difféernce de tempéramentset proximité romaine – v. Guarnieri, etc. NDE]

La Lauda LX de Jacopone da Todi. Le numéro LX est celui que porte dans l'édition Ferri-Caramella (Bari, 1930) la pièce de Jacopone da Todi (1230-1306) qui commence par ces mots : O amor de povertate. (Trad. P. Barbet, Paris, 1935, p. 293, — mais cette adaptation ne peut nullement servir à une étude scientifique). Dans un article de la revue Convivium, 1952, n. 4, Mme Franca Ageno, qui préparait son édition critique des Laudes (Florence, 1953), a expliqué pourquoi elle croyait devoir exclure cette pièce des poèmes authentiques. Elle a complété ces raisons dans une lettre qu'elle a eu la bonté de nous adresser. — Il semble acquis que plusieurs des poèmes du recueil traditionnel ne sont pas de Jacopone (Laude LXV, XC, XCI, CII et CIV). Cette discrimination se base sur les idées, la métrique et le style. Pour la Lauda LX néanmoins, la métrique et le style sont parfaitement jacoponiens, Mme Ageno en est d'accord. Bien plus, les premières strophes ont certains traits d'humour qui portent, à notre avis, la marque la plus [51] personnelle. Mais c'est la doctrine qui paraît inconciliable à Mme Ageno avec les tendances morales et ascétiques parfaitement saines de Jacopone : la Lauda LX serait d'un quiétisme franchement hétérodoxe. Nous osons penser qu'un tel jugement s'appuie sur plusieurs considérations erronées. Toute d'abord l'éminente philologue ne tient pas compte d'un fait, que l'exemple de Ruusbroec, s'il ne fallait citer qu'un maître, suffirait à illustrer : c'est la nécessité où se trouvent les auteurs spirituels de présenter, avec des accentuations différentes selon les pages de leur exposé, les divers aspects de la doctrine. En isolant un passage, il n'est guère d'écrivain à qui l'on ne puisse trouver des tendances condamnables, et ceci est plus vrai des auteurs plus profonds, parce qu'ils ont un sens plus élevé de la dialectique des attitudes intérieures. Une direction unilatérale, qui ne sait pas s'adapter aux antithèses de la recherche et de la lutte, conduit les âmes à des impasses : c'est chose plus frappante encore dans la direction orale que dans la direction écrite. Il n'est aucunement surprenant que Jacopone ait parlé un jour de la pauvreté d'esprit comme le fait cette Lauda, et qu'il ait prêché ailleurs la pratique des vertus actives. Les deux autres arguments de Mme Ageno sont d'ailleurs plus précis. Au vers 34 du poème, qu'elle examine à la page 569 de son article, on lit, aussitôt après le conseil de ne désirer aucune récompense : « La virtu non è perchéne ca'l perchêne é for de tene ». Mme Ageno comprend que la vertu n'est pas un (bon) motif pour l'homme (quiétiste), et que son (juste) motif est (doit être) une chose extérieure (laquelle ne serait pas exprimée ici : il faudrait l'entendre sans doute d'une inspiration). Pour nous, en nous appuyant sur le contexte et sur certains passages parallèles des mystiques du Nord, il nous a été facile de reconnaître ici l'expression « sans pourquoi », sur laquelle nous prions le lecteur de voir notre note 6, p. 147. M. Gianfranco Contini a bien voulu confirmer notre inter-[52]prétation. Le sens est le suivant : « La (vraie) vertu n'est pas pour quelque chose (virtus non est propter quid : elle ne doit pas se pratiquer en vue d'une récompense), car le pourquoi (le propter quid) cst extérieur (et seules les déterminations intérieures sont spirituelles). Il est probable que l'expression est venue du Nord, elle est employée à la même époque, dans un même courant de pensées, par le Miroir des simples Ames. Notons en outre que sainte Catherine de Gênes, qui appréciait et citait cette Lauda (entre toutes !) parle d'aimer Dieu senza perchè (elle cite Lauda LX au ch. xiv de la Vita, emploie senza perchè à la fin du ch. xxxii et traite le thème de la pauvreté d'esprit au ch. xxxv). Le passage n'est donc pas une attaque contre la vertu, mais contre la vertu intéressée, et ne saurait surprendre chez Jacopone. — Enfin Mme Ageno croît reconnaître une sorte de signature bégarde dans le dernier vers du poème : « Onne cosa possedere — en spirito de libertate ». Il est vrai que l'expression esprit de liberté, ou plutôt liberté d'esprit, a servi à désigner plusieurs sectes, mais elle ne saurait leur être propre, puisqu'elle est d'abord scripturaire (II Cor. 3, 19). Loin d'y voir une signature de l'hérésie, le R. P. Alcantara Mens (p. 133 et 134), fait de la libertas spiritus un des motifs caractéristiques de la mystique des Pays-Bas. Il la signale entre autres chez Guillaume d'Afflighem, dans la vie (en latin) de la douce Béatrice, et chez Guillaume de Saint-Thierry dans la fameuse Lettre aux Chartreux du Mont-Dieu. (L. II, cap. iii, n. 22. - v. aussi Hadewijch, Br. XVIII, p. 158). La conclusion pour nous de cette note est qu'il n'y a aucune raison de refuser à Jacopone la paternité de la Lauda en question, mais que celle-ci par le thème (identique à celui de Nouveaux Poèmes X et du Sermon LXXXVII de Maître Eckhart), comme par les expressions, trahit une influence des premiers spéculatifs du Nord (influence bégarde au sens large) sur les milieux spirituels que fréquentait, aux environs de l'an 1300, le trouvère franciscain.

[reprise du texte principal]

Le problème de la situation chronologique des Nouveaux Poèmes par rapport à la prédication des dominicains d'Allemagne ne nous semble d'ailleurs présenter, au terme de l'examen, qu'une importance secondaire. Ce qui se dégage en effet des études dont nous venons de parler (aussi brièvement que possible), c'est l'ancienneté et la continuité du dialogue entre les théologiens et les spirituels qui leur demandaient d'interpréter ou de diriger leurs expériences. Dans cette conversation historique, il est impossible de préciser ce que chaque partie a reçu et donné, mais nous pouvons être assurés que la source a jailli souvent dans les milieux les moins chargés de science [52] théorique, chez des béguines ou des moniales à l'intelligence vierge, au coeur généreux; ce que les prédicateurs présentaient à leur auditoire sous une forme plus ordonnée et plus systématique, fut en plus d'un cas cela même dont ils avaient été naguère les confidents émerveillés. Il n'y a point de place ici pour la notion de propriété intellectuelle : c'est chose que Grundmann avait très justement notée /66. Il est certain en outre que ce dialogue ne s'est pas arrêté aux frontières : on s'étonne que les savants néerlandais, pour défendre la priorité nationale dans le domaine spirituel, suppposent que la ligne de démarcation entre deux peuples de langue presque identique formait un obstacle difficile à franchir — dans l'une des directions — alors que tout indique au contraire des échanges continus, très étendus et d'une promptitude étonnante entre les amis de Dieu épars en divers pays. C'est la communauté d'aspirations, en effet, qui permettait à ces groupes de se chercher et de se trouver, comme des flammes qui se rejoignent en un clin d'oeil à travers les pierres aveugles d'un monde inanimé. Avant que Maître Eckhart fût [53] illustre, avant même peut-être qu'il eût prêché, sitôt que les audaces intérieures des âmes contemplatives commencèrent d'être justifiées par les théologiens d'Allemagne, cette approbation ne put manquer de trouver un écho dans les cercles spirituels du Brabant et des Flandres. Et réciproquement, s'ils ne les ont pas nommément désignées (ce que Ruusbroec ne fera pas non plus), les dominicains spéculatifs ne peuvent laisser d'avoir lu les écrits des moniales et des béguines, d'avoir prêté l'oreille à ces clairs aveux. C'est la vie des contemplatives — l'exemple de l'amour — qui fournissait la pure illustration de la théologie au point de perfection où l'Ordre l'avait poussée, et c'est l'invention naïve d'une expression adaptée à l'expérience intérieure, fixée plus tard par quelques maîtres, qui devait constituer le baptême nuptial, d'où sortiraient baignées d'une spiritualité nouvelle les langues germaniques /67.

66. Grundmann, p. 467, note.

67. « Die Eckhartische spekulative Mystik ist das erste grosse Bad, dem der deutsche Sprachsasz vergeistigt entsteigt ». Josef Quint.


IX

Depuis que le R. P. Van Mierlo a livré au public les Nouveaux Poèmes (Mengeldichten XVII-XXIX), se bornant à signaler dans l'un d'eux, dont nous parlerons ci-après, une nuance bégarde, nous ne croyons pas que le magistère théologique se soit aucunement inquiété de leurs audaces. En vérité, ce recueil très court offre une esquisse doctrinale nécessairement succincte et incomplète, mais il ne contient nulle expression qui ne soit susceptible d'une saine interprétation, — aucune d'ailleurs qui ne se retrouve dans Ruusbroec. C'est précisément l'attitude à leur égard du Prieur de Groenendael qu'il importe d'examiner, avant de se prononcer sur l'esprit de ces textes.
Les chanoines de la Vallée Verte et de Windesheim, à la suite de Ruusbroec, étaient fort soucieux d'écarter tout ce qui eût pu donner prise au soupçon d'hérésie; une partie de l'oeuvre même du saint Prieur avait été consacrée à la polémique contre les quiétistes contemporains, et quelques-unes de ses pages avaient visé Maître Eckhart. Or les citations de Hadewijch II, dans les exposés limpides du mys-[54]tique brabançon, sont assez fréquentes pour justifier l'affirmation que non seulement il a connu les Nouveaux Poèmes dès le début deson activité littéraire, mais que ces textes lui étaient chers et familiers, plus encore peut-être que ceux de Hadewijch I. La chose est d'autant plus remarquable que le Prieur de la Vallée Verte ne semble pas avoir une lecture étendue, et que son oeuvre ne contient guère de citations. Sans exagérer le poids d'un tel argument, il tend certainement à nous confirmer dans l'hypothèse que l'ambiance où les Nouveaux Poèmes ont vu le jour était un milieu de béguines orthodoxes : dès l'origine, en tous les cas, leur grâce a touché des esprits fraternels, dont la fidélité et l'intégrité dogmati que ne comporte aucun doute.
Il est une pièce cependant, celle dont nous avons parlé tout à l'heure, sur laquelle peut-être il sied de revenir à cet égard. Nouveaux Poèmes X (Mengeldichten XXVI) est un éloge de la pauvreté absolue, qui ne comporte pas seulement le dépouillement des biens matériels, mais celui des images et des formes, de tout « accident », de toute opinion et de toute pensée. Nous éviterions aujourd'hui cet excès de langage, mieux avertis, après les querelles mémorables du XVIIe siècle, de ce qu'une saine théologie (et une saine psychologie) permettent d'affirmer. Il est intéressant pourtant de signaler que le thème a été traité ailleurs, et il l'a été trois fois, à notre connaissance, précisément dans le même sens et sous la même forme que dans ce texte de la béguine. Outre le Sermon Beati pauperes spiritu de Maître Eckhart et la Lauda « O amor de povertate », de Jacopone, que nous avons rapprochés plus haut, nous le retrouvons au chapitre xxxv de la Vita de sainte Catherine de Gênes. Il s'appuie, comme dans le sermon, sur le verset de Matthieu, V, 3, et si le lecteur veut se reporter au texte de Dame Catherine, il verra que l'invitation au dépouillement de toute opération, de toute fonction des facultés y est développé avec une précision, une force, une netteté impérative qui ne le cède en rien aux termes de notre poème. Le passage de Catherine peut être considéré comme un écho de Jacopone; mais il reste probable par ailleurs que la sainte a reçu des apports directs du courant spéculatif germanique, auquel un certain nombre d'expressions la montrent apparentée /68.


/68. Ce développement remarquable forme la seconde partie du ch. xxxv de la Vie de sainte Catherine de Gènes (p. 234 et suivantes de la traduction des chartreux de Bourgfontaine). Le thème de la pauvreté d'esprit n'est pas présent [55] sous cette forme dans le Miroir des simples Ames; il est probable néanmoins que ce traité (dans sa vieille traduction italienne) est avec le poème de Jacopone l'un des textes « bégards » que Catherine a connus : ainsi s'expliqueraient les éléments assez nombreux qui, dans les textes de cette sainte, rappellent si nettement le langage des spirituels du Nord de tendance spéculative. — Le R. P. Van Mierlo a fait remarquer très justement d'ailleurs que le thème de la vacance (ledicheit) et de la nudité (bloetheit) est celui autour duquel se cristallise l'expression de la mystique essentielle : sous des formes moins étroitement apparentées que les commentaires de la Première Béatitude, dont nous venons de signaler le parallélisme, l'invitation au dépouillement de l'esprit se trouve chez tous les auteurs de cette tendance. Mais son expression ne peut être pesée et jugée que dans un ensemble ; nous nous excusons d'y insister une page ne permet pas de qualifier théologiquement un auteur spirituel, et ceci d'autant moins que les écrivains dont nous parlons se font en toute liberté de fréquents emprunts. Nous lisons Par exemple dans Ruusbroec (R. G,, IV, p. z6, 1. 17-2.5).

« Le quatrième mode est un état de vacance (ledich), (où l'on est) uni à Dieu dans l'amour nu (bloet) dans la divine clarté, libre et vacant (ledich) de mut exercice d'amour, au-dessus de l'agir et des oeuvres, au pouvoir du seul amour simple qni [56] dévore et anéantit en lui-même l'esprit de l'homme, — en sorte qu'il s'oublie et ne connaît plus ni lui-même ni Dieu, ni créature aucune, mais seulement l'amour qu'il ressent et savoure, et qui a pris possession de lui dans la pure vacance. » (V. trad. des RP. PP. Bénédictins, t. VI, p. 38, — mais elle est faible et présente un contresens ; y. aussi p. 78 du même tome, un texte analogue et non moins singulier).

Nul doute que ce paragraphe isolé ne puisse être appelé quiétiste : en particulier l'expression « ne plus connaître ni créature, ni soi-même, ni Dieu » a une saveur eckhartienne, — elle se trouve en effet dans le sermon Beati pauperes (Pf. LXXXVII, p. 282, 1. 32-34). Voici donc un passage, penserait-on, où le Maître de Groenendael, malgré le registre plus affectif qui est le sien, a subi l'influence de la spiritualité allemande et de ses outrances paradoxales. Mais en vérité les lignes même qui surprennent (en sorte qu'il s'oublie, etc.) sont une citation littérale de Hadewijcb I (Br. XX, p. 174, 1. 118-122). Ruusbroec admirait apparemment et approuvait l'audace de la béguine, puisqu'il s'en est souvenu une autre fois dans l'Ornement (R. G. I, p. 200, 1. 28 sqq.). Il est regrettable que les éditeurs de la Ruusbroec-Genootschap aient négligé de signaler presque tous les passages de ce genre, qui marquent, dans les écrits de Ruusbroec, le souvenir des textes hadewigiens.

[55] L'usage n'est point de résumer un texte aussi bref que cette dissertation liminaire, mais pour soucieux que nous ayons été de borner nos considérations au strict nécessaire — nous avons dû en rejeter quelques-unes dans les notes — elles risquent de dérouter le lecteur, s'il n'est pas initié à cet ordre d'études. Nous le prions donc de nous excuser si nous remettons sous ses yeux les points suivants, comme introduction immédiate aux poèmes qu'il va lire :
Les Poèmes Spirituels sont l'oeuvre d'une béguine des Pays-Bas, composée vers 1250 (rappelons que Maître Eckhart est mort en 1327, Ruusbroec écrit l'Ornement vers 1350). C'est l'un des tout premiers monuments de la poésie lyrique en langue flamande, et c'est déjà la transposition (ou la restitution) de la poésie courtoise au domaine de l'amour divin. Ces textes appartiennent à la mystique nuptiale : l'auteur, Hadewijch I, offre d'ailleurs des traces de la tendance spéculative, mais elle n'apparaît guère ici.
Le second recueil, que nous avons appelé Nouveaux Poèmes, semble bien d'une autre béguine flamande, plus récente. Nous ne pouvons fixer ses dates et nous ignorons, en particulier, si elle a déjà connu de quelque façon la prédication d'Eckhart. Mais si l'on prend en considération l'ensemble de la littérature spirituelle allemande et flamande de cette époque, avec les rapports intimes et réciproques qui apparaissent entre elles dès le début, on doit convenir que la donnée qui nous manque est secondaire : ce qui fait l'impor-[56]tance cies Nouveaux Poèmes est la pureté et la netteté avec laquelle ils représentent la nestique spéculative des béguines (et de leurs conseillers spirituels) dans la génération gui a précédé celle de Ruusbroec, et dans un document dont s'est inspiré maintes fois le maître incomparable.

Nouveaux Poèmes

I « Je ne suis ni chagrinée ni troublée... »

Je ne suis ni chagrinée ni troublée qu'il me faille écrire, 
puisque Celui qui vit prodigue ses dons parmi nous,

et que nous informant de nouvelle clarté, il veut nous instruire.
Qu'il soit béni en tout temps et en toute chose !

Ce que l'homme appréhende dans la connaissance nue de 	haute contemplation, cela est grand assurément, — et n'est rien
si je compare ce qui est saisi à ce qui fait défaut.

C'est dans cette déficience que doit plonger notre désir : 
tout le reste est par essence misérable.

Ceux dont le désir pénètre toujours plus avant dans la haute
connaissance sans parole de l'amour pur,
trouvent aussi la déficience toujours plus grande,

à mesure que leur connaissance se renouvelle sans mode dans
la claire ténèbre,
dans la présence d'absence /1.

Elle est isolée dans l'éternité sans rivages,
dilatée, sauvée par l'Unité qui l'absorbe,

l'intelligence aux calmes désirs,
vouée à la perte totale dans la totalité de l'immense :

et là, chose simple lui est révélée,
qui ne peut l'être : le Rien pur et nu /2.

C'est en cette nudité que se tiennent les forts,
à la fois riches de leur intuition et défaillants dans 	l'insaisissable.

Entre ce qui est saisi et ce qui fait défaut, il n'y a point de mesure,
et nulle comparaison n'est possible :

c'est pourquoi ils se hâtent, ceux qui ont entrevu cette vérité, sur le chemin obscur,
non tracé, non indiqué, tout intérieur /3.

A cette déficience, ils trouvent un prix suprême, elle est leur joie la plus haute.
Et sachez que l'on n'en peut rien dire,

sinon qu'il faut écarter le tumulte des raisons, des formes et des images,
si l'on veut de l'intérieur, non pas comprendre, mais connaître ceci.

Ceux qui ne se dispersent point en d'autres oeuvres que celle ici décrite,
reviennent à l'unité dans leur Principe,

et cette unité qu'ils possèdent est telle, 
que rien de tel ici-bas ne peut se faire de deux êtres.

Dans l'intimité de l'Un, ces âmes sont pures et nues intérieurement,
sans images, sans figures,

comme libérées du temps, incréées /4,
dégagées de leurs limites dans la silencieuse latitude.

Et ici je m'arrête, ne trouvant plus ni fin ni commencement, 
ni comparaison qui puisse justifier les paroles.

J'abandonne le thème à ceux qui le vivent : 
si pure pensée blesserait la langue de qui voulût en parler.
					(Mgd. XVII)

[Précède les notes: ] Pour autant que nous atteignions Dieu dans la contemplation, quelque chose de Lui continue de nous manquer : mais c'est justement en cela, qui nous fait à jamais défaut — en cet ontbliven — qu'est notre joie la plus haute. Tel est le thème du remarquable poème qui inaugure la seconde série des Mengeldichten. Ontbliven que nous traduisons par faire défaut, désigne étymologiquement ce qui reste hors de nos atteintes. L'excellence de ce Reste est l'une des pensées maîtresses du Miroir des simples Ames, dont nous avons dit l'importance comme témoin pré-eckhartien de la mystique spéculative des béguines. Voici comment le thème y est traité :

(Mirror, p. 33) « Cette âme eût-elle toute la connaissance (de Dieu) que jamais posséda ou possèdera une créature, elle l'estimerait néant auprès de ce qu'elle aime, qui jamais ne fut connu et jamais ne le sera. Elle aime davantage ce qui est en Dieu et qui jamais ne fut donné, que ce qu'elle a, ou pourra jamais avoir. Car la connaissance dont la créature est capable, « Ce n'est rien », s'écrie cette âme, « auprès de ce qui est et ne peut être dit. » — (Ibid., p. 37) « Oh ! que dis-je », poursuit cette âme, « tout n'est rien, même si j'avais tout, auprès de ce que j'aime en Lui, qu'il ne donne à personne qu'à lui-même, qu'il doit garder en toute justice divine. Je dis donc la vérité : on ne peut rien me donner, quelque présent que l'on me fasse. — Or cette plainte, Dame Raison », dit encore cette âme, « que vous m'entendez proférer, c'est mon tout et le bien suprême de mon intelligence, Oh ! la douce pensée : pour l'amour de Dieu entendez-là ! Car le Paradis n'est autre chose que de l'entendre ».

La pensée se complète, et l'expression est plus vigoureuse encore dans le passage qui suit :

(Mirror, p. 68) « L'âme n'est pas ivre », dit l'Amour, « de ce qu'elle a bu, mais bien ivre, et plus qu'enivrée, de ce quelle n'a pas bu et ne boira jamais ». « C'est le Plus (ce que Dieu est en plus de toute communication) qui l'a enivrée, non qu'elle ait bu de ce reste, mais elle le possède pour autant que son Bien-Aimé le possède. — Le vin le meilleur et le plus délectable, comme aussi le plus enivrant, est celui dont ne boit que la Trinité même. Et c'est de lui que, sans y boire, l'âme anéantie est enivrée, âme libre et ivre oublieuse, oubliée, ivre de ce qu'elle ne boit pas et ne boira jamais ! »

Mais notre poème, quant au concept de la déficience divine, trouve un parallèle plus étroit encore et plus littéral dans une pièce versifiée, suivie d'un commentaire, qui constitue le traité XII du recueil de Pfeiffer (Von dem überschalle). Wilh. Preger le croyait de Maître Eckhart lui-même. On y lit ces vers :


Ce qui existe est tiré du Néant (niht),
l'Eant (iht) est la nudité de l'Essence,
où l'esprit dépouillé de lui-même plane dans l'éternité.
….
Dans la non-appréhension de l'Unité sublime,
toute chose s'anéantit quant à son être propre ;
où l'Esprit divin se perd, règne la ténèbre
de l'Unité, connue-inconnue.
Ceci nous est caché en votre Silence profond,
les créatures n'atteignent pas l'Eant :
qu'Il nous fasse défaut (entblîben), c'est notre bonheur
ne chercher nulle autre chose, enfants, hâtez-vous
vers ce qui dépasse entendement et paroles.

Nous traduisons d'après le texte, meilleur, publié par Mone en 1834 dans l’Anzeiger fur Kunde des d. Mittelalters. — La même pensée est exprimée encore avec splendeur dans les deux traités suivants du recueil de Pfeiffer : « Je me réjouis que mes puissances n'aient pas accès devant Ta Face » (Traité XIII, p. 526). — « Ne pouvoir l'atteindre (daz entblîben), c'est notre découverte ; l'échec même, notre succès ». (Traité XIV, p. 532, milieu).

/1. Sans mode, dans la claire ténèbre, dans la présence d'absence (Sonder wise —In verre bi). — Les trois derniers mots ont paru obscurs au R. P. Van Mierlo, qui se demande s'ils ne sont pas pure cheville verbale, Mais la même expression se trouve dans le Miroir des Ames simples, à plusieurs reprises et dans un contexte qui la rend claire. Verre bi (Loin-près) est d'ailleurs parallèle, dans cette strophe, à doncker clare : Dieu nous est proche dans son absence, comme Il nous est clair dans sa ténèbre. Dans le texte original du Miroir, le Loing-près est une sorte de nom divin (Miss Kirchberger, malheureusement, a lu partout Far-night, pour Far-nigh). — Il semble s'agir de nouveau d'une expression technique de la mystique spéculative : elle se trouve en tout cas dans un poème strasbourgeois d'inspiration spéculative (eckhartienne ?), traduit par Preger au t. II de l'ouvrage plusieurs fois cité, p. 140; texte dans Ph. Wackernagel, Das deutsche Kirchenlied, t. II, Leipzig, 1867, n. 468, p. 308. (Der die nacheit minnet, — dem ist ein ferre bi...).

Dans notre traduction de cette même strophe sixième, nous avons omis trois mots (Van hoghen prise : de haut prix), qui précèdent sonder wise, et ne servent évidemment qu'à la rime. Quant à cette dernière expression (sonder wise : sans mode), elle revient trop fréquemment chez Eckhart et chez Ruusbroec pour qu'il soit nécessaire d'attirer sur elle l'attention du lecteur. C'est sans doute chez ce dernier qu'elle a le sens le plus précis et le plus explicite : elle s'applique aussi bien à l'âme purifiée qu'à son Objet divin, ou encore à l'amour qui les unit. — Voici, entre cent, un passage de l'Ornement des Noces (Livre III) : « Cette rencontre active et cet embrassement amoureux sont en leur fond de nature fruitive et sans mode (sonder wise). Car ce néant-de-modes (onwise) abyssal de la Déité est si ténébreux si pur, qu'il comprend en lui-même tous les aspects divins, les oeuvres et les propriétés des Personnes dans le riche embrassement de l'Unité essentielle, fruition divine dans l'Abîme innommé. » (R. G. t. I, p. 248-249).


/2. Nous avons renoncé à rendre en français le jeu de mots entre iet et niet (een simpel iet : quelque chose de simple) ; een bloet niet, le Rien pur et nu. Il est très fréquent chez les mystiques de cette époque, et change d'ailleurs de sens : tantôt le Néant niht, niet est l'être créé (comme dans le poème cité tout à l'heure), et l'Eant est l'Etre divin ; tantôt c'est l'inverse, comme ici, où l'ineffable secret de l'Essence est appelé Néant.

Niht a ce dernier sens dans le Dreifaltigkeitslied, hymne trinitaire du XIIIe siècle, déjà cité par Preger comme témoin du développement atteint, avant Eckhart, par la mystique essentielle :

Deviens enfant, deviens aveugle et sourd,
que le mien se fasse rien;
écarte l'être et le non-être,
le site, l'heure, l’image;
suis la voie étroite, non tracée :
ainsi tu pénètres au désert.

Renais de Dieu, mon âme, et fais retour en Lui !
Que ma substance, dans le Néant divin
sombre et s'écoule, dans le flot abyssal !
Si je vous fuis, Vous m'atteignez,
si je me laisse, je Vous trouve,
ô Bien qui passez toute essence !

(Le deuxième vers de la seconde strophe est : Sinck all menin ich in gotes niht).

/3. Le chemin obscur, non tracé... Je traduis par non tracé, non indiqué, l'expression buten rade, qui constitue le cinquième vers de cette strophe, et signifie littéralement : pour lequel il n'est aucunement pourvu, imprévu, auquel nul ne pense. Cf. ci-dessus la strophe du Dreifalligkeitslied, et le poème de Hallaj cité par M. MASSIGNON, Passion d'Al Hallaj, Paris, 1922, p. 548-549

Voici que mon Unique m'a unifié, en (m'inspirant) un tawhid véridique : Pour aller à Lui, aucune des routes tracées n'est la voie !

4. Incréés (ongbescepen) : cette expression peut surprendre mais elle se trouve aussi bien chez Ruusbroec que chez Eckhart, et s'explique par la doctrine exemplariste, qui est fondamentale en ces auteurs : nous revenons, par une vie pure et contemplative, à cet être que nous avons de toute éternité dans la pensée divine. Cf. la citation de Ruusbroec à la fin de la note 1, p. 152.

On trouve chez Ruusbroec mainte trace de ce poème, sous forme de citations ou de réminiscences. V. R. G. I (Royaume des Amants), p. 72, L 12-14 (str. 13), (V. aussi p, 8o,1. 27-29) ; même tome (Ornement des Noces), p. 199, L IO str. 18) et 1. 13-14 (str. 4) ; p. 222, 1. II-12 ; de même encore R. G. I. I (Pierre brillante), p. 25, 1. 15 et p. 31, 1. 23-3o (important passage hadewigien) ; même tome (Sept clôtures), p. I11, 1. 21-22 ; p. 114, 1. 5-7. Les pp. 115 et 116 du même traité présentent de nombreuses réminiscences hadewigiennes, notamment des str. 5, 17 et 19 de notre poème.

Cette pièce et les sept poèmes suivants (Mgd. XVII-XXIV) se présentent dans l'original en strophes où l'on distingue six petits vers de deux pieds. Pour éviter de désarticuler le texte, nous ne l'avons pas coupé avec cette fréquence (ce que les manuscrits ne font pas non plus) : nous l'avons divisé au sein des strophes selon le rythme et le sens. — Pour les autres poèmes des deux recueils, nous avons traduit, autant que possible, vers par vers.


II « Or donc, oyez le précepte ...  nous devons l'aimer »

Or donc, oyez le précepte que Dieu même nous intime :
comment de toutes nos forces et de toute notre âme nous devons l'aimer.

Cette âme, il faut qu'elle soit arrachée par l'amour à son être propre
et lancée dans l'abîme d'en-haut /1,

agrandie, libérée de ses limites, élevée 
par le sentier ténébreux à l'être de la grâce /2.

De grand coeur il nous faut affronter l'épreuve, 
et suivre sans nous épargner l'ordre suprême d'aimer Dieu.

Le cercle des choses doit se restreindre et s'anéantir, 
pour que celui de la nudité, élargi, dilaté, embrasse l'infini.

L'esprit demeure en Dieu : c'est la clôture ou l'amour est prisonnier de l'unité /3,
où l'amour conduit l'âme agrandie, sans frontières dans la clarté.

C'est le privilège des âmes pures et nobles de persévérer en ceci,
de n'admettre nulle dissemblance.

La noble clarté se manifeste selon qu'il lui plaît : 
rien ne sert ici recherche, intention ni raison :

ce sont choses qu'il faut bannir pour demeurer à l'intérieur dans un silence nu,
pur et sans vouloir : c'est ainsi que l'on reçoit

la noblesse que langue humaine ne saurait exprimer,
et cette connaissance qui jaillit toujours nouvelle de sa source intacte.

Oui ! toujours nouvellement, ô noble intelligence, cette Source est vôtre
en qui vous êtes anéantie et captive de votre désir.

Demeurez-y sans crainte aucune, car telle est votre part : 
soyez heureuse éternellement dans votre Principe.

Cette immensité où vous êtes menée sans fin et sans retour, 
ni la haute intelligence ni la profonde intuition n'y peuvent jeter l'ancre.

C'est ce qu'en Ezéchiel nous enseignent les animaux, 
qui s'avançaient dans la nudité et ne revenaient point /4.

Aller et venir s'entend de l'amour qui mène 
à la connaissance des raisons /5,

mais lorsque dans leur marche ils s'avancent sans retour, 
c'est qu'ils pénètrent dans la nudité de l'Un, au-dessus de  l'intelligence,

où nous fait défaut tout secours de lumière, 
où le désir ne trouve que la ténèbre :

un noble je ne sais quoi, ni ceci ni cela,
qui nous conduit, nous introduit et nous absorbe en notre Origine.

Que ce qui va et vient, ce qui est précepte ou doctrine, pour le coeur ou pour l'esprit,
me laisse dans le seul Principe trouver ma joie !

Ah Dieu, comme ils s'enrichissent, ceux qui chassent les créatures, vertes ou mûres,
et tout le périssable, pour n'accueillir que votre amour !

Car n'avoir communion qu'avec vous est délice, 
et tout ce qui n'est point vous, n'est que chagrin.

On ne peut sans votre charité savoir qui vous êtes, 
ni s'approfondir en cet amour sans contradictions.

Il faut combattre et souffrir mainte peine
pour cheminer dans votre sentier.

Mais il n'a point regret des longs déplaisirs,
celui qui gagne enfin, et de l'amour goûte avec vous l'unité.

Ce que l'on savoure n'est que pressentiment ou désir, 
jusqu'à l'heure où le bien espéré se révèle :

et la multitude innombrable des raisons
qui me font vous préférer à toute chose,

m'échappent, Seigneur, quand je me tourne dans la nudité vers vous seul,
vous aimant sans pourquoi, vous-même pour vous-même /6. 

Que ton âme en silence m'écoute :
mes paroles ne sont claires qu'au silence /7.

Si vous entendez le secret, rendez-en grâce au seul Amour et de lui prenez conseil;
si vous ne le pouvez encore, croissez en esprit pour l'entendre un jour.

En toute cour, mesure d'amour est tenue pour gracieuse et précieuse;
si pourtant vous gardez la mesure, votre prison ne s'ouvrira jamais.

Ecouter et se taire est chose souvent dont j'entends faire éloge :
mais clameur de sourd assure la faveur divine.

Il faut devenir aveugle pour n'être plus en péril /8; 
mais qui reste aveugle cherche en vain le chemin de la fête.

Qui se montre curieux d'écouter beaucoup, y perd le sens, et 	mainte pensée le distrait,
mais c'est un noble zèle qui nous fait écouter à chaque instant la voix intérieure.
De quelque don que vous soyez ornée, tenez-vous pour rien : 	orgueil est ruine de toute vertu;
si pourtant vous n'avez de vous-même grande estime, c'est l'honneur divin que vous blessez.

Le juste milieu assure le bonheur, nous disent les sages : 
tout milieu cependant doit être banni, pour qu'à son Amant l'âme soit unie.

Soyez prévoyante et pesez vos actes, pour que l'on parle avec 	éloge de vos prudentes décisions;
mais voulez-vous trouver la vraie sagesse ? montrez-vous folle et que chacun vous tourne en dérision.

Quel avantage avez-vous d'être riche au dehors ?
Si vous êtes pauvre d'amour intérieurement, il vous sied de gémir,

pleurez, lamentez-vous comme un homme privé de tout avoir :
qui souffre famine d'amour est déshérité, lui donnât-on le monde.

Maint hypocrite se rencontre sous l'habit de l'homme de bien :
mais beauté à l'extérieur et honte à l'intérieur ne profite en rien.

La souffrance vous est bonne et de grand avantage, vous parût-elle amère :
elle mortifie vos péchés, guérit vos blessures et vous rend la pureté;

mais si vous voulez croître en amour, n'ayez nulle souffrance :
c'est pour ne pas ignorer ses peines que l'âme souvent se flétrit/9.

Le Chef divin a connu la suprême angoisse : 
ses membres iront-ils, infidèles, se plaindre de souffrir ?

Considérez les voies du Christ et sa vie divine,
pour apprendre à le suivre d'un coeur tranquille en toutes vos oeuvres.

C'est dans les blessures du Christ que l'on trouve la noblesse et que l'on perd tout savoir.

Acceptez ce qui vous échoit, le froid et la brûlure, le doux et le cruel,
n'ayez ni colère après l'insulte, ni rancoeur après la dérision.

Restez douce comme une agnelle, alors même que vous advient
ce dont se fâche tout coeur humain.

Et si vous ressentez la colère, gardez avec soin le silence : 
une âme irritée, le voulût-elle, ne saurait avoir langue suave et douce.

N'admettez nulle tache en votre âme, pour faiblesse que vous trouviez chez ceux qui vous entourent :
craignez la misère des autres et ne prenez pour vous-même aucune liberté.

Les âmes arides dans la foi demeurent en vérité privées de gages divins;
mais pour vous, dans la riche terre de la promesse, hâtez-vous de pénétrer:

le vin et le miel y coulent en ruisseaux : ceux qui l'ont explorée
en sont revenus portant des fruits de trois espèces.

Tout Israël a vu ces hautes prémices :
eux seuls y ont goûté /10.

Seul qui va de l'avant goûte ces nobles dons, 
qui demeure à l'abri n'en connaît que le nom,

Ne jugez aucune vie,
dont vous ne connaissez, par de clairs indices, l'intime vérité :

car mainte chose dans les oeuvres des hommes semble devoir être blâmée,
mauvaise en apparence et bonne en secret.

Ne laissez point votre pensée errer de tous côtés, 
mais que dans la seule éternité, elle prenne sa joie.

Demeurez cachée : ainsi vous serez franche 
de toute crainte des hommes.

Tenez votre volonté ferme et calme, offrant une liberté toujours prête
au moindre signe de la volonté divine /11.

Dépouillez-vous des créatures, pour recevoir ce bien céleste
que Dieu confère à la pure intelligence.

Force de nature a longue endurance dans la quête des biens du dehors;
mais elle est vite consumée lorsque ce qu'on désire est éternité.

Ne vous mettez en colère, de façon grave ni légère, ni par jeu ni pour de vrai,
pour chose faite ou prononcée, dont l'âme souvent blessée volontiers se troublerait.

Quoi que vos sens perçoivent, maintenez votre intérieur dans 	l'unité,
pour pénible qu'il vous soit de vous sentir ainsi disputée par 	deux êtres.

Et ne manquez pas, si vous êtes assaillie de tentations, 
de résister à leur premier conseil :

il est grave déjà d'accueillir cette armée :
elle a vite fait de prendre la haute main et de tuer l'homme intérieur.

Il nous faut être menés au loin et dilatés au large par la force de l'amour,
pour atteindre la connaissance et recevoir la lumière.

Mais celui qui pénètre dans la connaissance du puissant amour, 
doit souffrir et cacher son mal :

récompense de sa peine lui sera donnée,
lorsque la claire sagesse illuminera son esprit.

Aimez qui est à craindre : ainsi vous serez libre. 
Donnez amour pour amour et vous ne serez point jugée.

Ceux qui ne désirent nulle consolation et ne nourrissent aucune crainte du dehors,
jouissent de ce que nul au monde ne peut mériter.

Lorsque la sagesse les console et rachète le temps de 	l'angoisse,
ils connaissent la haute intimité dans l'amour de Notre-Seigneur.
				(Mgd. X VIII.)

Le R. P. Mierlo pense que ce poème continue le précédent, mais les thèmes de ces compositions se succèdent, s'enchaînent ou se croisent au gré d'une inspiration capricieuse : on pourrait les souder ensemble, ou les couper au contraire, en divers tronçons, sans bouleverser une ordonnance, dont l'auteur, évidemment, a eu très peu souci. Nous marquons cependant un arrêt après la str. 27, trouvant ici une interruption assez nette entre deux suites d'idées mieux marquées.


/1. Et lancée dans l'abîme d'en haut (ende verswonghen in overscheyt). — Ce passage offre un certain parallélisme d'expression avec divers textes eckhartiens. Dans le Traité de la Contemplation du manuscrit de Nuremberg, donné par Preger à la fin du premier volume de sa Geschichte der d. Mystik, l'auteur nous explique que lorsque l'âme se dépasse, se projette au-dessus d'elle-même (in einen uberswang ir selbes), elle est en grâce, mais qu'elle est elle-même grâce, lorsque ce dépassement (uberswang) est accompli. — V. ci-dessous la suite de la citation, à la note II, p. 149.


/2. Elargie, libérée de ses limites (ghewidet, ghebreidet) : les deux mots désignent littéralement l'acte de rendre plus large. Cette image se retrouve fréquemment dans toute une littérature mystique, plus ou moins directement apparentée à celle de ces poèmes, et notamment chez Ruusbroec. V. la strophe 7e du précédent poème, et la citation des Sept Clôtures ci-dessous à la note 3. — II y a certainement réminiscence de ce poème, en particulier de la présente strophe et des trois suivantes, dans le Tabernacle Spirituel de Ruusbroec, R. G. II, p. 37, 1. 1-5.


/3. L'esprit fixé en Dieu est la clôture de l'amour. Ruusbroec a écrit un traité des Sept Clôtures, dans lesquelles l'âme doit s'enfermer pour trouver sa liberté éternelle: Ce traité, nous l'avons signalé, fait plusieurs emprunts au poème précédent du présent recueil, et le prieur de Groenendael, en récrivant, s'est souvenu aussi du poème (Mgd. XVIII) que nous annotons. Voici l'énumération de ces clôtures selon Ruusbroec. La première est matérielle, c'est celle du couvent des Clarisses où vit la Religieuse à laquelle il s'adresse. La seconde est celle de la raison qui contient les sens. La troi-[147]sième celle de la grâce et de l'amour du Christ. La quatrième est la ligature de la volonté, l'impossibilité de vouloir autre chose que ce que Dieu veut. La cinquième, la simplicité du regard « où l'intelligence nue est élevée et établie, tandis qu'elle contemple la lumière divine ». La sixième nous fait être amour dans l'Amour. « La septième clôture dépasse toutes les autres et consiste en un calme repos dans la pure vacance (in ledicheiden) par-dessus toutes nos oeuvres... C'est une connaissance de vue intérieure sans modes, qui fait pénétrer jusqu'à la nature sans modes de Dieu..., (laquelle ) ne peut être connue au moyen de paroles, ni d'actes, ni de signes, ni de similitudes quelconques. — Voyez : ainsi nous demeurons toujours ce que nous sommes dans notre essence créée, et nous trépassons toujours dans notre Superessence. Ainsi nous nous dépassons dans l'Abîme d'en haut et d'en bas, sans largeur ni longueur désormais qui nous mesure, par une perte éternelle, un égarement sans retour. — C'est de quoi le prophète Ezéchiel a rendu témoignage en disant, des quatre animaux, qu'ils allaient et ne revenaient pas en arrière. Ainsi là où tous les justes, unis aux saints, jouissent et se reposent au-dessus d'eux-mêmes, sans modes, il n'y a plus de regard en arrière ni de retour possible ». — Pour la notion de clôture spirituelle, y. aussi la dernière strophe du XVIe poème de ce recueil de traductions (Str. Ged. XLI).


/4. V. Ezéchiel, ch. 1, y. 9 et 17. — Cf. la Lettre XX de Hadewijch et la citation de Ruusbroec ci-dessus.


/5. L'amour qui mène à la connaissance des raisons. — Dans cette doctrine qui sera celle de Ruusbroec après avoir été celle d'Eckhart, mais dont les linéaments se trouvent déjà de façon très reconnaissable dans la Lettre XVII de Hadewijch, l'amour actif conduit à la connaissance de Dieu avec modes, raisons et notions distinctes, tandis que l'amour contemplatif, par le dépouillement et la nudité, mène à l'union sans intermédiaires dans le pur Silence.

« L'abîme sans modes de Dieu », nous dit Ruusbroec dans le dernier livre de l'Ornement, « ténébreux et vacant de tout aspect, inclut en lui-même tous les modes, oeuvres et propriétés des Personnes dans le riche embrassement de l'Unité... Et c'est ici que nous trépassons fruitivement pour nous écouler dans la nudité essentielle, où tous les noms divins et toutes les raisons vivantes qui paraissaient dans le miroir de la vérité divine, s'abîment dans une Simplicité sans nom, sans modes, sans raisons (sonder redene) ».


/6. La multitude des raisons (mot à mot : des « pourquoi ») qui me font vous préférer, m'échappe quand je me tourne dans la nudité vers vous seul, vous aimant sans « pourquoi », vous-même pour vous-même. — Cette expression, sonder waeromme, sans pourquoi, a fait une curieuse carrière, dont nous ne pouvons indiquer ici que les jalons. Elle apparaît d'abord chez la cistercienne Beatrijs van Nazareth (1268), où elle traduit sans doute la pensée connue de saint Bernard : amo quia amo, amo ut amem. Elle se trouve cinq fois dans le Miroir des simples Ames (« se donner sans nul pourquoy », « parfaicte franchise est sans pourquoy », ch. xci, cxi et cxxxm du manuscrit français; « without any ‘for-why ' », pp. 182, 197, zoz et 239 du Mirror of simple Souls); nous rappelons que l'auteur présumé, la béguine Marguerite, est morte en 1310. Elle se trouve ensuite chez-Maître Eckhart, où elle revêt un sens très caractéristique : elle désigne la pure spontanéité de la vie contemplative, libre, comme Dieu même, de tout motif extérieur. Pour les principales références, v. l'édit. des oeuvres allemandes d'Eckhart par Jos. Quint, vol. I, pp. 80 et 81 (notes). — On trouve maintes fois sonder waeromme chez Ruusbroec : il a pu l'emprunter aux béguines, mais l'usage qu'il en fait est assez proche de celui d'Eckhart. L'expression reste familière aux disciples d'Eckhart et de Ruusbroec. — Par une autre piste, elle semble avoir suivi le courant bégard, avant que l'influence d'Eckhart s'y fît sentir, jusqu'en Italie : nous la reconnaissons dans la Laude LX de Jacopone da Todi (voir note 65, p. 50).

On la rencontre enfin au chapitre xxxiii de la Vie de sainte Catherine de Gênes, où elle désigne le mode qui sied à l'amour de Dieu. Il apparaît ainsi que les milieux qui sympathisaient avec les Franciscains spirituels et les Fraticelles, ou qui dans la pure orthodoxie (comme Catherine) furent les héritiers de leur idéal de dépouillement extatique, — ces milieux avaient reconnu leur tendance de très bonne heure en certains textes de la mystique du Nord et y avaient trouvé confirmées les intuitions de leur vie contemplative. Nous n'avons point découvert au « sans pourquoi » d'antécédent latin plus précis que la phrase de saint Bernard citée tout à l'heure; mais se rencontrât-il, que l'emploi constant de cette expression par les spirituels d'une tendance bien déterminée ne laisserait pas d'en faire l'un des jalons dont l'ensemble révèle influence et parenté.


/7. Ici commence une discussion paradoxale des préceptes de l'amour, — amour spirituel et courtois, c'est à dessein qu'on laisse interférer les deux vocabulaires. La mesure (mezura) est un des termes consacrés de la scolastique amoureuse : c'est « la patience dans la poursuite du guerdon d'amour » (selon la définition qu'en donne M. Robert Briffault) ; elle est d'ailleurs nécessaire aux vertus morales, selon Aristote, mais doit être dépassée dans l'ordre théologique et mystique, puisque la juste mesure de l'amour de Dieu est de n'en avoir point (S. Bernard). — Se taire pour écouter est une règle de prudence, comme aussi de savoir-vivre; mais notre désir doit s'élever vers Dieu en clameur incessante. — Il nous faut être aveugles selon les sens, mais cesser de l'être selon l'esprit; fermer notre ouïe aux bruits du monde, mais l'ouvrir au Verbe qui se prononce en nous. — Se tenir pour peu de choses est nécessaire dans la vie spirituelle; mais il ne l'est pas moins d'estimer infiniment ce que nous sommes dans l'amour et le dessein de Dieu; etc.


8. « Nous prions pour entrer dans la ténèbre translumineuse, pour voir et connaître par la cécité et l'ignorance ce qui est supérieur à toute connaissance, à toute vision. » (Denis l'Aréopagite, Théologie Mystique, ch. 2).

Le traducteur doit s'excuser d'avoir pris, pour cette partie du poème II, d'exceptionnelles libertés : le balancement des antithèses, qui doit rester marqué pour être intelligible, ne suit pas exactement la division en strophes dans le texte original (on peut diviser ces strophes de diverses façons; elles sont assez riches de rimes pour former six petits vers); il est en outre interrompu par deux parenthèses que nous avons omises. Il nous faut cependant restituer ici le mot à mot de l'une d'elles : « Si vous restez aveugle, — vous ne pouvez aller — sans demander — le sentier — qui mène au lieu — de la fête. — Mais sa perte (sijn verliesen : la perte du sujet ?) — et son choix (sijn verkiesen) — est ce qu'il y a de plus (haut). » — On devine avec effort la pensée : Se perdre et être trouvé, choisi par Dieu, est le plus bead destin. On pourrait hésiter cependant, si Ruusbroec n'avait fait écho à ce passage dans le Tabernacle Spirituel, et n'avait rendu la suite des idées parfaitement claire en fournissant le moyen terme omis par la béguine : « La présence essentielle de Dieu », dit-il, « nous attire, et nous fait errer hors de nous-mêmes dans la ténèbre abyssale. Nous nous perdons dans la solitude déserte : en nous perdant (verliesen), nous trouvons la béatitude; en trouvant, nous choisissons (verkiesen), en choisissant, nous sommes choisis (R. G. II, p.100). Il semblerait que l'on ait demandé au Maître, qui était l'oracle de son groupe, l'explication de ces vers obscurs : le fait qu'il éclaircisse de la sorte une expression hadewigienne nous semble en tous cas digne de remarque.


9. Fine et profonde remarque de psychologie spirituelle : si notre âme demeure en Jésus plus qu'en elle-même, si elle garde son attitude contemplative, sa vacance, sa virginité, la souffrance ne devient pas nôtre.


10. Cf. Nombres, 13, 28, et Deutéronome, I, 25.


11. Offrant une liberté toujours prête au moindre signe de la volonté divine. Mot à mot : toujours prête pour offrir au clin d'oeil, au commandement de Dieu une libre vacance, — vrie ledicheit — : état de non-occupation, disponibilité, virginité, condition essentielle pour l'âme de sa réunion à l'Absolu divin. Eckhart et Ruusbroec font de ce mot un emploi fréquent. Voici une citation du premier : « L'âme est grâce lorsqu'elle a réalisé ce projet et ce dépassement d'elle-même (disen uberswang und disen ubergang ir selbes) et qu'elle se tient dans une pure vacance (in ir puren ledigheit), ne sachant plus rien que se donner selon le mode de Dieu ». (V. début de ce.te citation et référence ci-dessus, note 1, p. 146). — Sur l'origine de ledicheit, y. ci-dessous la note 3, p. 153.

Comme nous l'avons indiqué dans les notes 2 et 3, p. 146, Ruusbroec a des développements parallèles à ceux de ce poème dans le Livre des VII Clôtures ; on comparera notamment K. G. III, p. 116, 1. 23-33, avec les strophes 3, 6 et 13-16.

III « Au-dessus de tout ce qui est écrit... »

Au-dessus de tout ce qui est écrit,
de tout ce qui est créé, l'esprit
peut appréhender et voir clairement
et suivre de près la voie de Notre-Seigneur.

Si connaissance vous manque, 
cherchez à l'intérieur 
en votre simplicité /1 : là vous trouverez 
le clair miroir toujours prêt /2.

Heureux qui possède
la vision nue et sans milieu /3 :
il peut, d'un seul regard,
être vivifié,

et s'élancer vers l'objet divin
et chercher l'unique nécessaire,
et laisser tout le reste pour Lui,
jusqu'à ce qu'il Le tienne sans danger de Le perdre.

Le coeur qui possède cette lumière
souffre beaucoup
s'il éprouve le poids du péché.

Il reste dépouillé et misérable
jusqu'à ce que, selon sa conscience,
il ait satisfait,

et ne retrouve sa liberté
que par le témoignage intérieur
lui montrant que sa dette
dans l'amour est totalement acquittée.

Il vous faut désirer
et aimer sans l'aide des sens;
puis au dehors et au dedans,
demeurer sans connaissance comme une morte.

Écoutez ce qu'ordonne l'amour :
n'ayez nul souci de l'affection des créatures.
L'amour couvre et cache
celui qu'il instruit,
comme les ailes des séraphins.

Après avoir goûté
la prélibation divine
il faut qu'il soit refondu et transformé
celui qui sans retour
veut jeter l'ancre dans la belle Déité.

Offrir à Dieu dès ici-bas
la jubilante louange,
dans un élan fidèle et sans défaillance :
que cette oeuvre est fière !

Et c'est noble peine
que l'on prend pour vous, désir intime;
en votre course vous n'épargnez
nul effort et ne laissez perdre une heure.

Louange ailée, pénétrez le ciel
et embrassez le Bien-Aimé !
— Ses allées et venues m'ont désappris à la fois
la consolation et le chagrin /4,

la crainte, l'amour, le désir,
la connaissance et l'intelligence,
l'espoir, la jouissance,
le goût, j'ai tout perdu.

Plongée dans la nescience,
au delà de toute appréhension,
de tout sentiment, je dois garder le silence
et rester où je suis

comme en un désert
que ne décrivent, que n'atteignent
ni paroles ni pensées.
			(Mgd. XIX.)

/1. Si cette connaissance vous manque, cherchez à l'intérieur en votre simplicité. — Que le lecteur veuille bien se rappeler, pour bien entendre ceci, la doctrine de la simplicité foncière, qui est commune à Maître Eckhart, à Ruusbroec et aux disciples de ces spirituels :

Il y a dans notre nature un fond simple, qui correspond à celui de Dieu. Car en Dieu même, les Personnes et les oeuvres semblent considérées comme un aspect extérieur : ce que vise le contemplatif est la pure nudité de l'Essence. (Pour satisfaire aux exigences d'une saine théologie, il faut entendre ceci des Personnes telles que nous les voyons, dans notre connaissance imparfaite : objectivement, elles ne sont pas extérieures à l'Essence). De ces concepts métaphysiques — simplicité, nudité, désert de l'Etre, —découle un impératif ascétique : se dépouiller de tout ce qui n'est pas essentiel (de tout accident, toeval), s'enfoncer dans le désert sans images, sans modes et sans formes, se recueillir dans la simplicité intérieure pour y prendre conscience de notre vie éternelle, — dans la Déité.

« (L'âme)... doit suivre la non-connaissance dans le désert de la Déité. En ce sens a parlé Denys : « Le désert de Dieu est la simplicité de son Essence. » De même le désert de la créature est la simplicité de sa nature. C'est en ce désert qu'elle doit être dépouillée de sa propre image, et le désert divin doit l'entraîner hors d'elle-même, l'absorbant en soi de sorte qu'elle perde son nom et ne s'appelle plus âme, mais Dieu avec Dieu ». (Eckhart, Pf. Traité XI, p. 502).

« Nous découvrons que le sein du Père est notre fond propre et notre [153] origine, où commencent notre vie et notre être. Et de notre fond propre, c'est-à-dire du Père même et de tout ce qui vit en Lui, brille une clarté éternelle qui est la naissance du Fils. — Tous les hommes qui sont élevés au-dessus de leur condition créée, en une vie contemplative, ne font qu'un avec cette clarté divine. Et ils sont la clarté même et ils voient, ils sentent, ils trouvent en eux-mêmes, par cette lumière de Dieu, qu'ils sont le Fond simple selon le mode de leur nature incréée où la clarté brille sans mesure ». (RUUSBROEC, Ornement, R. G. I, p. 245-246).


/2. La comparaison si naturelle de l'esprit avec le miroir est ancienne, dans toutes les écoles contemplatives : elle se rencontre chez les mystiques arabes, elle est centrale chez les taoistes. Elle se trouve aussi chez Eckhart, et plusieurs fois chez Rudsbroec, dont un traité, le Miroir du salut éternel, lui est en partie consacré.


/3. La vision nue et sans milieu (sonder middel, bloet te siene). Mot à mot : le fait de voir nu, sans moyen. Chacune de ces expressions est riche de sens et d'expériences, chacune revient avec une certaine fréquence chez les auteurs que nous citons, mais ces traditions verbales n'ont pas été étudiées jusqu'ici avec beaucoup de soin. Le R. P. Van Mierlo pense que bloet (all. bloss, nu) et bloetheit (la nudité, qui est à la fois caractéristique de l'Essence divine et du fond de l'âme, et désigne aussi ce que l'âme doit devenir pour réaliser sa destinée) — ce mot et ce concept trahiraient une origine néerlandaise, de même que ledicheit, aller bilder quite, abgeschiedenheit, etc. On voudrait que cet argument philologique en faveur du primat de la mystique des Pays-Bas sur les mouvements spirituels d'Allemagne fùt précisé et appuyé. — Quant à sonder middel, il faut noter que le mot immédiat, n'existait pas dans les langues médiévales : on disait en français, sans moyen, en allemand, sunder mitel, etc. Les spirituels français d'époque plus récente qui ont repris ce langage (Fénelon notamment), ont gardé la vieille forme : au lieu d'immédiat ou sans intermédiaire, ils disent sans moyen, sans milieu. Nous les imitons en ceci. — Pour n'être donc pas une création des mystiques du Nord, l'expression sonder middel est cependant remarquable chez eux par sa fréquence et par l'accent qu'elle porte.

L'évidence qui leur est commune est celle qu'indique ainsi le Sermon IX de Pfeiffer, p. 83 « Si nous devons connaître Dieu, ce ne saurait être que sans moyen ( sunder mitel) : toute intervention étrangère est ici bannie ». Et Ruusbroec : « Car toutes les paroles et tout ce que l'on peut enseigner ou comprendre par mode de créature, est étranger à la vérité que j'entends. Mais celui qui est uni à Dieu et illuminé en cette vérité peut la comprendre par elle-même. Car saisir Dieu et le comprendre au-dessus de toute similitude, comme il est en Lui-même, c'est être Dieu sans nul intermédiaire (middel) ou altérité qui puisse constituer un empêchement ou un milieu (middel)... Qui veut comprendre ceci doit être mort à lui-même et vivre en Dieu, et tourner sa face vers la lumière éternelle dans le fond de son esprit, où la vérité cachée se révèle sans moyens (sonder middel) ». (Ornement, R. G. I, p. 240). — Il y a un délicat jeu de mots sur les divers sens de middel dans la strophe du poème précédent que nous avons traduit ainsi : « Le juste milieu (middel) assure le bonheur, nous disent les sages : [153]tout milieu cependant (middel) doit être banni, pour qu'a soit unie ».

4. Les allées et venues de l'Amant divin purifient l'âme de toute passion et la conduisent au désert : cf. ci-après le poème X (Mgd.XXVI).


IV « Dans la Déité, / nulle apparence de personne »

Dans la Déité,
nulle apparence de personne /1:
les Trois dans l'Un
sont nudité pure.

Le premier apparu, le premier né, 
que la Trinité a choisi dans son sein, 
est le Prince de la Paix,
qui pour nous a souffert la mort.

Notre-Seigneur et créateur
se conformant à nous,
a revêtu notre nature et s'est fait créature
pour notre honneur.

Envoyé du Père,
fini et infini,
au delà de toute intelligence, il naît de lui
sans commencement et sans terme.

C'est pour être éternellement 
à son image et ressemblance
que la Trinité nous a créées,
et c'est en Elle seule qu'est notre dignité.

Amour est la faiblesse du fort :
on le voit bien
en cette gratuite, merveille
de l'OEuvre divine.
			(Mgd. XX.)

Dans la Déité, nulle apparence de personne, — ou plus littéralement : nulle forme de personnalité. Pour entendre cette strophe il faut la rapprocher des str. 21 et 22 (c'est-à-dire quatrième et troisième avant-dernières) du poème VIII (Mgd. XXIV) ci-après : la doctrine est celle que nous avons résumée dans l'introduction, p. 35 sqq. et les notes 42, 43. Les noms et les formes cèdent à l'Unité, s’abîment dans l'union fruitive. La perte de l'esprit en cette nudité est ce que Ruusbroec a décrit maintes fois, et de façon toujours admirable.

La distinction de got (Dieu) et gotheit (Déité), le premier agissant et manifesté, tandis que le second est sans oeuvres et sans modes, est traditionnelle dans la mystique spéculative; elle est évidemment présente à l'auteur des strophes ici annotées; elle est amorcée dans la Lettre XVII de Hadewijch.

Nous avons respecté les divisions de l'éditeur (suggérées par les manuscrits), mais il nous semble évident que ce Poème IV (Mgd., XX) ne forme pas un tout complet, et qu'il doit être soudé avec les deux suivants.


V « Avoir maint amour dans le coeur et l'esprit... »

Avoir maint amour dans le coeur et l'esprit,
c'est perdre l'unique Amour pour suivre une étincelle,
troubler sa pureté.
entraver la dilection et la briser.

L'accident multiple se réduit à l'unité /1
dans la pure jouissance,
pour l'esprit qui sait ne faire 
acception de chose ou de personne.

Que tout m'est étroit :
je me sens si vaste !
C'est une Réalité incréée
que j'ai voulu saisir éternellement :

je l'ai comprise, elle m'a déprise
de toute limite;
toute chose m'est trop petite,
vous le savez aussi, vous qui vivez là.

L'âme est libre
dans l'intimité sans différence :
aussi Dieu veut-il
qu'elle soit notre partage.

Votre erreur est grave
si vous préférez
l'étroitesse à l'Immensité :

dans l'espace infini,
espérance et joie sont telles, 
qu'on semble n'avoir plus 
souci de l'angoisse éternelle.

C'est grand dommage
de prêter l'oreille
à de lâches conseils,
et d'ignorer le prix du pur amour.

Mutuelle connaissance de l'amour
se découvre à l'âme :
c'est l'Esprit de Dieu
dont la venue soudaine nous illumine et nous instruit.
					(Mgd. XXI.)

/1. L'accident multiple : le mot toeval, accident, se trouve quatre fois dans ce groupe de poèmes. Comme l'a noté le R. P. St. Axters dans son Scholastiek Lexicon (Anvers, 1939, p. 24), ce mot calqué sur le latin semblerait une création d'Eckhart, ou de théologiens de même époque qui prêchaient en langue vulgaire. De fait, nous le trouvons d'abord chez le théologien mystique Dietrich de Freiberg (t 13Io). Dietrich était l'aîné d'Eckhart d'une trentaine d'années. Le mot se rencontre aussi dans le traité d'Appelmans sur le Pater, texte spéculatif assez bref, en thiois, publié par le R. P. Reypens dans la revue Ons seestelijk Erf, en 1927; mais la date de ce traité est de nouveau incertaine : il a pu être écrit dans le dernier quart du XIIIe siècle, ou dans le premier quart du XIVe; et même s'il fallait retenir la première date, Appelmans aurait pu l'emprunter aux dominicains allemands. En tout état de cause, il est certain que le mot a le même sens chez [159] ceux-ci, dans les présents poèmes V, X, XI et XIII (Mengeldicbten XXI, XX VI, XX VII et XXIX) et chez Ruusbroec. Pour ne citer qu'un passage où ce sens apparaît limpide, on lit dans le Sermon LIX du recueil de Pfeiffer, p. 191, ligne 40 « Détourne-toi de toute chose et recueille-toi dans la nudité de ton être, car le reste est accident (zuoval), et de l'accident naît le « pourquoi » (warumbe) », (Sur ce dernier mot, v. note 6, p. 147).

Le lecteur familiarisé avec les distiques d'Angelus Silesius ne manquera pas de reconnaître dans les Mengeldicbten plus d'une expression dont Schcffler a tiré parti en quelques-unes de ses épigrammes. Il en est ainsi de « sans pour quoi » : cf. Voyageur Chérubinique, I, 289 : Die Ros' ist ohn' Varum, sie blühet weil sie blüht.... (La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit). — Le mot Zufall se rencontre dans le même recueil, distique 54, 102 et 274 du premier Livre; 30 du second, — dans le sens que lui donnent nos mystiques :

Mensch werde wesentlich, denn wann die Veil vergeht,

So fällt der Zufall weg, das Wesen das besteht,

(Deviens essentiel, car ce monde a son heure :

L'Accident se dissout et l'Essence demeure).

Ces expressions n'ont pas passé directement d'Eckhart à Silésius car l'oeuvre du premier n'était pas exhumée alors; mais nous savons depuis les travaux de M. Orcibal (Rev. de Lift. comparée, 1938, p. 494 sqq.) que Silesius a eu pour source principale de son Voyageur le volume des oeuvres de Ruusbroec dans la traduction du Chartreux Surius et tout spécialement le Miroir du salut éternel. Certains éléments des présents poèmes, qui frappent le lecteur du Voyageur Chérubinique peuvent donc être des emprunts de seconde main. Cependant la forme germanique gardée dans les termes et les expressions dont Silesius fait usage, montre qu'il a dû voir, dans leur langue, quelques textes de la mystique du XIVe siècle. V. note 3, p. 179.


VI « L'Infini engendre son Égal... »

L'Infini engendre son Égal
dans la béatitude éternelle,
et la gloire de l'Esprit
est le mutuel amour.

Les Trois,
pareillement éternels,
Unité et Trinité,
sont une même Toute-Puissance.

L'âme établie
dans une libre nudité,
dans un pur trépas /1, engendre
tout ce qui est et tout ce qui sera /2.

C'est tâche bien ingrate
que d'enseigner ceci en paroles profanes : 
ceux qui ne le conçoivent pas de l'intérieur, 
sans cesse attentifs

à bannir les voix étrangères,
ne peuvent connaître
le don imparti
à qui vit dans l'amour,

là où la Charité même
instruit l'âme,
dans sa conversion intime à l'Unité : /3
aliment toujours prêt de sa flamme,

fruition suave,
charte ouverte aux yeux de l'esprit.
Ce qu'on trouve au dehors
est peu de chose :

l'école d'amour
à l'intérieur de l'âme
l'instruit mieux que ne ferait
doctrine étrangère,
et lui confère science toujours nouvelle
dans la clarté nue /4.
			(Mgd. XXII.)

/1. Pour exprimer le dépassement de toute chose dans la nudité, la béguine emploie ici un autre mot digne qu'on le signale : over lidende al (litt. « (tré-) passant toute chose »). Il se trouve en effet chez Ruusbroec, dans le sublime passage qui termine l'Ornement :

 « Car la profondeur divine, sans fond, sans aspect, est si ténébreuse et si simple qu'elle absorbe tous les modes divins; les oeuvres et les propriétés des Personnes dans le riche embrassement de l'Unité essentielle, pour former une seule jouissance divine dans l'abîme de l'innommé. C'est un dépassement, un trépas (overliden) fruitif et un écoulement dans la nudité, où tous les noms divins, les aspects, les raisons vivantes qui se reflètent dans le miroir de la vérité divine, tombent dans la simplicité sans nom, sans raisons et sans modes ». 

(V. aussi R. G. III, p. 116, 1, 25, dans un passage très réminiscent de ces poèmes).


/2. Une âme qui se tient dans la libre nudité engendre toute chose.. Cettede la toute-puissance de l'esprit converti à sa pureté essentielle est parallèle aux deux strophes précédentes, sur la génération du Verbe en Dieu même : l'âme contemplative participe à la génération du Fils, et ainsi à la création du monde. Ceci se rattache à la doctrine de la préexistence des créatures en Dieu, qui est toujours présente à la pensée théologique du moyen âge : c'est à saint Anselme que remonte cette formule : Creatura in Deo est creatrix essentia (Cf. A. COMBES, Essai sur la critique de Ruusbroec par Gerson, t. II, p. 237). — Elle avait passé, bien avant Eckhart, dans les spéculations d'une mystique parfois imprudente, puisque nous lisons dans la Compilatio de novo spiritu (suite de propositions que répandaient en Souabe vers 1260 des spirituels aberrants, dont Albert le Grand eut à s'occuper), sous le numéro 56 : Ad hoc pervenit homo, quod Deus per eum omnia operetur.


3. Dans sa conversion intime à l'Unité (Ende hare keert — in die enecheit — der ghedachten inne) : nous rattachons inne à keert et nous y voyons de nouveau une expression bien connue de la mystique germanique; il s'agit de l'introversion, die Einleebr, qui a d'ailleurs des origines lointaines, car elle correspond à l'épistrophe de Plotin. (In die enicheit aller ingekeerder ghedachte, dira Ruusbroec : dans l'unité de tout esprit introverti...) — Dans les vers suivants de cette strophe difficile, nous avons traduit materie par aliment, et l'emploi du mot nous semble analogue à celui qu'il reçoit dans le traité eckhartien Von der übervart der gotheit, à la page 501 du recueil de Pfeiffer, ligne 21 sqq.


4. Les trois dernières strophes de ce poème, — de même que les strophes 5, 6 et 7 du poème XI (Mgd. XXVII) ci-après, insistent sur le primat de la source intérieure de connaissance. Le mouvement spéculatif en effet, est une prise de conscience de l'immédiateté de la présence divine, nécessairement accompagnée d'une critique de la valeur des paroles. — La dernière expression, que nous traduisons par la clarté nue (de bloete clare), est un nouvel exemple de l'emploi de bloet; y. notre note 3, p. 153. Par contre, à la troisième strophe, la libre nudité est la ledicheit dont nous avons parlé dans la même note, et à la note II, p. 14951.


VII « Soyez béni en tout temps... »

Soyez béni en tout temps,
vous qui éveillez au bel amour
et instruisez dans ses voies

ceux dont la vie est d'aimer,
vous qui donnez aux contemplatifs
intelligence et lumière.

Vous-même êtes lumière,
qui nous enseignez
la contemplation et le regard intime.
— Leçon à laquelle nul n'assiste :

L'âme y demeure avec vous
libre et seule dans l'Unité.
Elle perd image et figure,
et toute distinction /1,

quand vous lui donnez
aliment de votre sagesse
et science de votre plénitude,
qu'elle ne saurait comprendre.

Que prophètes parlent ou se taisent,
amour a la paix de l'intelligence
et fleurit dans le palais du Très-Haut.

Quoi que trouve l'esprit,
Dieu demeure incirconscrit
dans l'amour nu,
sans paroles ni raisons.

O sainte Déité,
c'est en vous que les pensées,
partout ailleurs en conflit,
s'unissent dans la paix !

Libre de toute chose, recueille-toi
dans le pur amour
sans distinction, dans l'Unité
qui dépasse les concepts.

Ceux qui vivent cette noblesse secrète
par le regard de l'esprit unifié,
la Déité dans la sagesse nue,
les tient à l'abri de la mort.

Quiconque touche
à ces choses par curiosité,
en sera pour sa peine :
trop haute est la question,
et science de clerc n'y atteint pas.

Pour ignorant que l'on reste,
il sied de plaider
la cause du mystère contre les sots,
en quelques paroles,

afin que nul en sa folie
ne lui fasse procès,
— car ce que nous avons dit,
la pure Vérité le déclare.
			(Mgd. XXIII.)

/1. L'abolition de l'image, de la figure et de la distinction (ondersceit) est la description, en termes techniques, du processus de purification nécessaire au contemplatif. A la neuvième strophe, nous aurons de nouveau « le pur amour sans distinction ». L'expression « sans distinction » est fréquente chez Eckhart et chez Ruusbroec : « Nous devons être aussi pauvres et aussi nus que lorsque nous n'étions pas. C'est à cc sujet que le Christ a dit : Bienheureux les pauvres d'esprit. A ces pauvres d'esprit sera donnée la fruition (gebrûchen) avec le Père sans distinction (âne underscheit) «. (Pfeiffer, Traité XIV, p. 533). — Ruusbroec semble avoir systématisé les concepts de la mystique essentielle : en plus d'un endroit de son oeuvre, notamment dans le Livre de la plus haute Vérité, il étudie [!] séparément l'union avec l'intermédiaire, sans intermédiaire, et sans distinction. La « distinction » doit être dépassée, au stade ultime, en même temps que les images, les raisons et les modes : « Les hommes intérieurs qui s'adonnent à la contemplation, doivent sortir selon le mode de cette contemplation au-dessus de la raison et au-dessus de toute distinction, au-dessus même de leur être créé, plongeant éternellement le regard dans la Lumière qui transforme et les identifie à Elle-même ». (Ornement, Livre III, R. G. I, p. 246, 1. 25-26). Ce poème et le précédent semblent avoir été présents à l'esprit de Ruusbroec lorsqu'il rédigeait le chap. xi du Tabernacle Spirituel, R. G. II, p. 56 : les expressions communes sont très nombreuses.

	

VIII « Je vous ai goûté au lieu qui me convient... »

Je vous ai goûté au lieu qui me convient,
dans le secret de l'esprit.
Il m'est doux
que cette intimité

bannisse toute dissemblance /1,
tout intermédiaire de notre union /2,
tout moyen de notre unité.

Le coeur est attristé,
à qui rien de périssable ne suffit, 
lorsqu'une pensée vient le distraire 
de sa demeure dans la nudité.

Celui qui Est
se complaît en toute âme
chez qui il trouve cette ressemblance,
et lui en révèle tous les secrets.

Ceux qui font hautes études
sans que la vérité soit dans leur être, 
qui savent seulement ce que l'écriture 
et la créature leur enseignent,

rien de surprenant s'ils demeurent
dans l'attente et les disputes :
ils n'en croient personne
qui les veuille détromper.

L'intime attention fait oublier
et ignorer toute chose du dehors :
cette âme seule est satisfaite
qui sait se tenir toute aux ordres de son créateur.

Triste est la voie sur laquelle on cherche
à contenter la créature :
elle est si pleine de boue,
qui s'y engage ne peut s'en purifier.

Intention haute
dans les oeuvres de peu,
est source d'amour.
Haute union
qui ne brille pas
est solide bourg.

Ceux qu'il a blessés et gagnés
ont le coeur bien servile
s'ils regrettent un jour
l'entreprise de l'amour.

Avant de connaître les ruses de l'amour,
j'étais toute en sa faveur : je ne soupçonnais pas
qu'il pût nous dérober ainsi
et nous dépouiller de nos forces.

Pour noble qu'il soit en effet,
il est avide aussi : il ravit
et engloutit sans compter
tout ce qu'il trouve.

Telles sont les moeurs de l'amour : plein de gentillesse, 
il verse à pleins bords ;
mais si vous buvez avec lui, en un clin d'oeil, 
il vous fait perdre la tête.

Si cher au demeurant qu'il nous fasse payer
ce dont il nous régale,
dès qu'il nous invite,
nous retournons à son auberge.

Amour c'est pure liberté
que votre esprit donne à vos compagnons :
vous donnez nouvelle nature
à ceux qui boivent à votre enseigne.

Ils déposent le vieil homme,
revêtent le nouveau :
telle est votre volonté, —
et notre fête.

Pour goûter un jour la fruition,
il ne faut point la chercher :
elle est étrangère aux efforts de l'esprit,
aux allées et venues de la pensée.

Amour prétend nous payer de nos peines, 
mais comme il est inconstant ici-bas !
Il nous enrichit et nous réduit à la misère, 
nous exalte et nous précipite.

Notre savoir doit s'élever dans le doute
et monter dans l'incertitude,
pour que vérité soit notre demeure.

Si nous ne le tenons point caché,
et si nous-mêmes ne savons mourir,
ce savoir nous laissera déçus :
un souffle de brise emporte
le fruit qui trop tôt paraît.

Toute-Puissance attire l'âme, 
Verbe l'instruit, Charité la mène :
c'est ainsi que les Trois
l'entraînent dans l'Unité,

où les saints trouvent
leur bien et leur plénitude,
dans le premier Principe,
la pure Déité.

Ne tenez mes paroles
pour jeu ou bagatelle :
j'ai dit la vérité et rien de plus.

Qui veut les entendre,
qu'il suive l'amour sans se retourner.
Louée toujours plus,
la belle Déité !
		(Mgd. XXIV.)

1. Ressemblance (ghelike) et dissemblance (onghelike): le lecteur familiarisé avec saint Bernard se rappellera ici la doctrine du Docteur Melliflue sur l'image et la similitude. D'origine grecque, elle est exposée longuement dans le Sermon LXXX sur le Cantique, dans le De gracia et libero arbitrio, IX, 28, et ailleurs. L'homme est fait ad imaginem et similitudinem Dei : c'est la liberté (inamissible) qui lui donne le premier privilège ; et les vertus qui lui donnent le second, toujours précaire ici-bas. Dans la vision béatifique, mais en elle seulement, toute dissemblance (dissimilitudo, onghelike) cessera (Sermo. in Cant. XXXI, 2. Cf. GILSON, Théol. myst. de S. Bernard, p. 115).

L'oeuvre de saint Bernard était extrêmement goûtée dans les milieux spirituels du XIIe siècle : il est certain que ces expressions sont des réminiscences de son enseignement. — Dans les écrits eckhartiens, nous voyons d'abord toute dissemblance (ungeliche) bannie de l'esprit qui doit atteindre l'union (Pf. Serm. XXX, p. 108); puis le sens du mot s'élargit : c'est toute inégalité (autre acception de ungeliche), toute préférence, toute distinction, qui doit être dépassée par l'âme : enfin, dépouillée de l'accident, nue, simple, égale (gelîch), elle sera la verte lande où Dieu se précipite au galop comme cheval sauvage. (Pf. Serm. LXXXVI, p. 311).

Si l'on compare les str. 13 et 14 de ce poème (Mgd. XXIV) avec Ruusbroec, R. G. I. (Royaume des Amants), p. 51,1. 5-14, on reconnaît non seulement le thème (qui se trouve ailleurs), mais des termes identiques qui semblent bien réminiscence.


2. Bannisse tout intermédiaire : v. ci-dessus notre note 3, p. 153.

IX « S'il est chose que je désire... »

S'il est chose que je désire, je l'ignore,
prisonnière à jamais
de la nescience abyssale.
L'esprit de l'homme ne peut comprendre
ni sa bouche traduire
ce qu'il trouve dans la profondeur.

Je ne me mêlerai pas aux serviteurs,
qui attendent prix ou salaire.
Si quelqu'un me demande où je suis,
je lui répondrai n'en avoir soupçon :
je ne saurais davantage l'exprimer
que meule de moulin nager dans la rivière.

Étrange histoire en vérité
et qui me met en désarroi;
ce qui est caché aux autres, m'est évident.
Comme je poursuivais l'amour,
je suis demeurée en lui,
absorbée dans un simple regard /1.

Celui qui entend cette simplicité,
est captif et bien lié
dans la prison de l'amour :
jamais plus il n'en pourra sortir.
Mais ils sont peu,
ceux qui soutiennent l'amour jusque là.

Ah ! mon Dieu quelle aventure
de ne plus entendre, de ne plus voir
ce que nous suivons, ce que nous fuyons,
ce que nous aimons, ce que nous craignons.
Nous avons cru jadis posséder quelque chose,
mais c'est du tout au rien que nous chasse l'amour.
				(Mgd. XXV.)

Le début de la première strophe se retrouve, presque mot pour mot, dans le chant de la XIe béguine de Ruusbroec :

« Si je désire quelque chose, je l'ignore, — 
car dans la nescience abyssale, — 
je me suis perdue moi-même. — 
Je suis engloutie en sa bouche — 
dans un abîme sans fond — 
et n'en saurai plus sortir ». 

On sait que le livre des XII Béguines est un traité composite : la toute première partie, qui donne son nom au livre, est une gracieuse conversation entre des béguines. Les premières parlent le langage affectif des Poèmes Spirituels et les citent; les dernières s'expriment dans les termes de la mystique spéculative : c'est Hadewijch II qui est leur source. La douzième expose la doctrine proprement ruusbroeckienne de la vie commune.

Cet emprunt est le plus précis et le plus important de ceux que Ruusbroec a faits aux Nouveaux Poèmes ; nous nous appuyons naturellement sur lui pour supposer que leur auteur était aussi une béguine. C'est par un pur oubli que le R. P. Axters, en étudiant les traces de Hadewijch H chez Ruusbroec (au tome II de sa Gescbiedenis, p. 202 et 275-276) a omis de le signaler. Il n'a pas indiqué non plus un certain nombre de passages rémi-niscents ou de citations, que nous avons relevées dans le Royaume des Amants, l'Ornement des Noces, le Tabernacle Spirituel : il s'est trouvé que, par son obligeance, nous échangions nos notes au cours de la préparation des deux ouvrages, et le sien a vu le jour avant que nos recherches fussent terminées.

Absorbée dans un simple regard (verslonden in enen eenvoldegben stare). L'expression est aussi familière à Eckhart qu'à Ruusbroec. Selon le livre (eckhartien) des Propositions (Pf., p. 652), le ravissement de saint Paul doit [171] n'avoir été « qu'un simple regard en Dieu, sans intermédiaire, en son Etre simple. » (Ein einvaltic anstar gotes...) Et selon Ruusbroec, « en cette clarté rien ne subsiste qu'un regard (staren) et une contemplation sans fond. Ce que nous sommes, nous le voyons (aenstaren) alors, et ce que nous voyons, nous le sommes : car notre pensée, notre vie, notre essence est simplifiée, élevée et unie à la Vérité qui est Dieu... En ce regard simple (in desen eenvoldighen staren) nous sommes une vie et un esprit avec Dieu même ». (L'Anneau ou la Pierre brillante). — La douzième béguine de Ruusbroec s'exprime d'ailleurs ainsi :

« Pratiquer la vertu en toute loyauté, — 
et pardessus les vertus, contempler Dieu : — 
Voilà ce qu'en vérité je prise. —
Fixer le regard sur la belle Déité —

(staren in de godbeit fijn, v. note 1, p. 75)

se fondre devant la face de l'Amour, — 
être ivre d'amour en tout temps : —	
c'est une noble vie ».		

Sur le jeu de mots du dernier vers entre jet et niet, voir notre note, p. 112 et cf. dans Rusbrocc le couplet de la neuvième béguine. — Ceux qui se sont oubliés eux-mêmes, qui ignorent complètement leur état, ayant coulé dans l'abîme du rien, sont les pauvres d'esprit du poème suivant.


X « Volontiers je m'approcherais de l'Amour... »

Volontiers je m'approcherais de l'Amour, 
si de l'intérieur je pouvais l'atteindre. 
Mais nul ne saurait chanter ceci avec moi, 
qui se mêle beaucoup aux créatures.

L'amour nu qui n'épargne rien
dans son trépas sauvage /1,
séparé de tout accident
retrouve sa pureté essentielle /2.

Dans le pur abandon de l'amour, 
nul bien créé ne subsiste :
amour dépouille de toute forme 
ceux qu'il accueille dans sa simplicité.

Libres de tout mode,
étrangers à toute image : 
telle vie mènent ici-bas 
les pauvres d'esprit.

Ce n'est point tout de s'exiler, 
de mendier son pain et le reste :
les pauvres d'esprit doivent être sans idées
dans la vaste simplicité,

qui n'a ni fin ni commencement,
ni forme, ni mode, ni raison, ni sens,
ni opinion, ni pensée, ni intention, ni science :
qui est sans orbe et sans limite.

C'est cette simplicité déserte et sauvage
qu'habitent dans l'unité les pauvres d'esprit :
ils n'y trouvent rien, sinon le silence libre
qui répond toujours à l'Éternité /3.


Ceci est dit en un court poème,
mais le chemin est long, je le sais bien,
et mainte souffrance endure
qui le veut parcourir entièrement.
			(Mgd. XX VI.)

1. L'amour nu (bloet) qui n'épargne rien, — dans ce trépas (overvaert) sauvage. Le mot overvaert, en moyen allemand übervart, passage, trépas, au sens étymologique (c'est donc un équivalent d'overliden), est le titre et le sujet d'un traité eckhartien, le XIe du recueil de Pfeiffer, dont le vocabulaire est la pensée sont particulièrement proches de la présente série de poèmes. Le mot n'est pas répété dans le traité, mais le concept qu'il exprime est représenté par d'autres termes, dignes de retenir notre attention. Il s'agit d'une admission ou introduction de l'âme dans la sphère divine, qui lui devient seulement possible par son anéantissement (ze nibte werden). Celui-ci consiste « à se détourner de toute image et de toute forme, à s'en dépouiller sans réserve, car la nature divine exclut l'un et l'autre. Lorsque l'âme est ainsi débarrassée, elle est assimilée à la nature sans mode de Dieu même. Ceci est l'entrée intime (înganc) de l'âme dans la nature divine ». (Pf., p. 505, 1. 26-31). La bien-aimée du Cantique dit qu'elle a gravi toutes les montagnes, « elle signifie par là un dépassement (übergane) de toutes les raisons, de tout ce que peuvent faire ou atteindre nos facultés, jusqu'à la vertu ténébreuse du Père, où cesse toute raison. — Là son coeur devient sans fond et son esprit sans forme, etc. (ibid., p. 507). Sa nature en ce [174] point est dépouillée de l'accident, elle s'abîme (entsinket), se perd, en sorte qu'il n'en reste qu'un simple EST; et l'essence de cet EST est l'Unité. » (ibid., pp. 507-508). — Ces expressions à peu près synonymes : trépasser (übervarn), s'abîmer (entsinken), s'anéantir (ze nihte werden), traduisent une même expérience intérieure qui forme l'objet du XIe traité, et celui du présent poème.

V. de même RUUSBROEC, Royaume des Amants (Don d'intelligence, sixième béatitude : « Le contemplatif doit (tré-)passer dans la Sur-essence — Hi moet overvaren in die overweselijcheit » R. G. I, p. 80, I. 3-4).


2. L'amour séparé de tout accident (toeval), retrouve sa pureté essentielle. Mot à mot : (re)vient à son espèce (aert) simple. Le retour de l'âme à sa nature simple, à son essence pure au delà des accidents et des noms, est bien illustrée encore par ces lignes du XIe traité : « Toute les facultés de l'âme prennent part à la course vers la couronne, mais celle-ci n'est donnée qu'à l'essence nue, comme le dit Denys... Lorsque l'âme s'unit ainsi à son Créateur elle perd son nom, car Dieu l'absorbe en soi de telle sorte qu'elle n'est plus en elle-même, comme la lumière du soleil absorbe celle de l'aurore... C'est alors seulement que l'homme revient à sa nature propre ».

Si notables que soient ces rapprochements, si incontestable la parenté qu'ils manifestent entre les textes confrontés, il convient de noter la différence de registre. Les Mengeldichten sont plus près de Ruusbroec que d'Eckhart : ils continuent (ou reprennent ?) la tradition de Beatrijs et de Hadewijch, par un heureux équilibre entre le plan affectif et le plan théorique ; une sorte de bon sens pratique — féminin, sans doute — accompagne ici la spéculation la plus hardie. Par exemple, tandis que le XIe traité parle de l'âme, qui doit être nue, sans accidents, etc., le présent poème parle du dépouillement de l'amour, en se servant des mêmes termes. Ces déplacements d'accent sont importants, et l'on ne manquera pas d'y prêter attention si l'on en vient à qualifier les doctrines : la béguine ici traduite et le Prieur de Groenendael, qui s'est inspiré d'elle, pourraient n'être pas compris, malgré tant d'expressions et de thèmes communs, dans un jugement qui enlèverait Maître Eckhart à la mystique chrétienne. Mais nous ne pensons nullement, pour notre part, qu'une telle attitude à l'égard de ce dernier soit justifiée : tout au contraire, il nous paraît certain que les témoignages de ces trois contemplatifs reposent sur une même intuition, sur une seule certitude, dont la pureté ne peut faire doute pour qui l'a reconnue.


3. Ils n'y trouvent rien, sinon le silence libre (ledicheit : vacance) — qui répond toujours à l'Eternité. Le dernier vers a été cité par Ruusbroec dans le Miroir du Salut éternel (R. G. III, p. 213) : « Le Père nous dépouille (maect ons bloet) de toute image et nous entraîne jusqu'à notre principe. Là nous ne trouvons qu'un désert nu et sauvage, qui répond toujours à l'Eternité (die altoes antwaerdt der Eewecheit) ». Dans le poème de notre béguine, le R. P. Van Mierlo lit antwerdet, et comprend « livrer, remettre à l'Eter-nité » (le complément direct ferait défaut). Mais l'idée que l'être nu de l'âme répond à l'Être nu de Dieu, se trouve plusieurs fois dans Eckhart [175] c'est un des thèmes de récole. V. par ex. Quint., Eckhart, Deutsche Werke, t. I, p. 246, ligne 9 : les hommes qui ont atteint la liberté et la nudité (ledige fripait, bloshait) , die sine antwurtend got, répondent à Dieu selon son mystère le plus élevé; et Pfeiffer, p. 250, ligne 35 : Dieu a trouvé dans l'intérieur de l'homme quelque chose de simple, qui répondait (antwurte) à Sa simplicité ; ibid., p. 622, dernière ligne : Diaz verborgen bilde, daz entwirt (lire antwirt) dem gotlichen wesen... (en nous l'image secrète répond à l'Essence divine). — On sait que les formes entwirt et antwirt sont équivalentes, ce qui provoque des confusions avec entwerden (s'anéantir), autre terme technique de la mystique germanique.

Nous avons fait dans l'Introduction les remarques qui nous paraissaient nécessaires sur le thème de ce poème, son histoire et les réserves qu'il semble devoir appeler.


XI « Une noble clarté brille doucement en nous... »

Une noble clarté brille doucement en nous
et veut être accueillie dans le loisir fidèle.
La pure étincelle /1,
vie de la vie de notre âme /2,
qui reste unie à la Source divine, —
où Dieu fait briller sa lumière éternelle.

Révélation au plus secret de nous-mêmes, 
que ni raison ni sens ne peuvent comprendre, 
sinon dans l'amour nu :
ils sont transformés /3, ceux qui la reçoivent, 
surnaturellement, de l'étincelle intime, 
en une connaissance divine simple.

L'accidentel et le multiple 
nous enlèvent notre simplicité. 
Comme le dit saint Jean l'Évangéliste, 
cette lumière luit dans les ténèbres 
et sa clarté n'est point comprise 
par l'obscurité.

Si nous étions venus à cette clarté 
devant sa face, vacants et libres
de tout mode, de toute chose
qui s'apprend, se conte ou se compose,
au sein de l'abîme sans fond
nous verrions la lumière dans sa lumière.

Rougissez d'avoir tenu si longtemps
votre âme en souci de l'accident,
au ras de terre et privée de l'essence.
Si la simplicité vous eût accoutumée à elle-même,
cachée dans sa lumière /4,
vous seriez franche de formes et d'images.

Vous devez être en grande erreur
de chercher au dehors la lumière en parties,
alors qu'elle est toute en vous et vous libère totalement.
Si vous voulez devenir maître
en cette philosophie, ne vous affirmez pas :
laissez toute chose, avec vous-même.

Ah ! Dieu, quelle noblesse
que cette libre vacuité,
où l'amour abandonne amoureusement tout le reste
et ne cherche rien hors de Lui-même,
puisque dans sa pure Unité,
il enclôt l'éternité bienheureuse /5.
				(Mgd. XXVII.)


/1. La pure étincelle (Die puere vonk, dat ghensterkijn) : expression bien connue, qui, après avoir désigné pour les théologiens médiévaux le synderèse — faculté de distinguer le bien et le mal — en est venue chez nos mystiques à marquer ce point en nous-mêmes, au delà des facultés et de leurs actes, où l'âme est si parfaitement l'image de Dieu, que la seule Déité (libre elle-même de tout nom, de tout mode) y peut pénétrer. « Nous serions guéris de toute infirmité si nous étions élevés et recueillis, nus et détachés. Car dans l'étincelle supérieure (gensterlin), où nous recevons la clarté divine, il n'y a jamais séparation de Dieu, ni intermédiaire aucun ». (Pf., Sermon XVIII, p. 79, 1. 6).


/2. Vie de la vie de notre âme : levelicheyt : le mot se trouve dans Mgd XVI (Poèmes Spirituels, XIX), chez Eckhart et chez Ruusbroec. Il désigne l'essence de la vie : cette vie vivante dont Hadewijch a repris le nom, semble-t-il, à Guillaume de Saint-Thierry. V. note 3. p. 129.

Le dernier vers de cette strophe est cité par Ruusbroec dans le Livre des XII Béguines, p. 13, l. 16. Outre cet emprunt littéral, il y a dans la même page, réminiscence du présent poème, — notamment de la str. 4.


/3. Transformés (overformet) : ce mot est l'un de ceux dont nous avons parlé dans l'Introduction, p. 48 : calqué sur le latin (transformatus), présent chez Dietrich de Freiberg et Eckhart (v. g. Pf., p. 15, l. 36) où il alterne avec son double überbildet, il a tout l'aspect d'une création savante, et non point d'une trouvaille de béguines. Il est familier aussi à Ruusbroec. — C'est un des termes de la mystique germanique du xive siècle dont Silesius a fait usage : v. Cherub. Wandersmann, II, 256 : Ach Mensch, werd' überformt : fürwahr du musst so fein, — Für Cottes Angesicht als Christi Seele sein (Homme : il faut que ton être se transforme : tu dois apparaître aussi pur devant la Face de Dieu que l'âme du Christ). C'est à Tauler sans doute, où le terme est fréquent, que Silesius aura fait cet emprunt.

Il y a certainement réminiscence de ce texte hadewigien, en particulier de la seconde strophe du présent poème, dans le Royaume des Amants de Dieu (R. G. I, p. 71, notamment 1. 22).


/4. Cachée dans sa lumière (met haret; lichte... overscenen). V. la citation du traité Von der übervart donnée ci-dessus à la note z. p. 175) : « Dieu doit éclipser l'âme, la faire disparaître dans sa lumière (überscbeinen), comme le soleil fait de la lune. » (Pf., p. 509, ligne 19). — Comme on le voit par nos citations (et cette confrontation n'est pas exhaustive), c'est surtout aux traités du recueil de Pfeiffer (notamment au XIe, Von der übervart der gotheit, et au XIIe, Von dem überschalle) que ressemblent nos poèmes, tant pour les thèmes que pour le vocabulaire. Mais la béguine conserve dans son élan métaphysique un sens du réel, un humour délicat que nous ne trouvons guère dans les textes moyen-allemands, et qui donnent un caractère particulier à ce recueil.


/5. Il y a de nouveau une réminiscence bien nette de cette strophe dans le livre des Sept Clôtures de Ruusbroec (R. G. III, p. 105)


« Cependant, c'est dans cet unique cellier (dans le cellier de l'unité) que demeure l'amour avec son Bien-Aimé, par-dessus la raison, les modes et la pratique des vertus. Il n'y vaque qu'à lui-même et se suffit en toute chose : il ne cherche et ne désire rien hors de lui-même. Et s'élevant vers Dieu, il entre dans une ivresse sans mesure ni forme. C'est pourquoi il nous fait nous perdre au-dessus de la raison, dans l'absence de modes et le non-savoir sans fond ». 

Cf. aussi la fin du troisième paragraphe de la Lettre XVII, p. 142, où Hadewijch nous parle de « la juste nature de l'unité (ou de l'union), en qui l'amour n'est que lui-même dans la dilection et la fruition... » La tradition qui va de Hadewijch à l'auteur des Nouveaux Poèmes, et de ceux-ci à Ruusbroec, est continue et directe, quel que puisse être l'apport du courant spéculatif d'Allemagne.


XII « Je lui laisserai volontiers abattre ma tête... »

Je lui laisserai volontiers abattre ma tête, 
s'il voulait croire à mes peines,
Celui qui me ravit le sens et me trompe 
par l'éclat de sa face.

Pourquoi me montrer ce visage
et ne jamais m'achever ?
Car lorsque je me crois perdue,
vous recommencez votre jeu espiègle et trompeur.

Ah ! bel Amour, vos tours sont trop rapides,
quand vous dites une chose, vous en pensez une autre;
maintenant doux, puis cruel, puis de nouveau changé : 
vous feriez tout de même bien de vous décider !

Vous jouez trop fort
pour ceux qui servent dans votre domaine,
et veulent à chaque instant
faire votre volonté.

Les sages et les prudents, vous les rendez fous, 
vous leur en faites voir de toutes les couleurs,
et lorsqu'ils sont au désespoir,
vous les inondez sans crier gare de vos richesses.

Vous êtes malicieux vilain, et plein de clémence,
doux comme l'agneau et sans pitié
comme animal farouche, en liberté
dans le désert sans mode.
			(Mgd. XXVIII.)

XIII « Salut Source première en nous-mêmes... »

Salut Source première en nous-mêmes, 
qui nous donnes le noble savoir céleste 
et l'aliment d'amour toujours renouvelé, 
et nous dégages en ton intelligence 
de tout accident venu du dehors.

L'unité de la vérité nue,
abolissant toutes les raisons,
me tient en cette vacuité
et m'adapte à la nature simple
de l'Éternité de l'éternelle Essence.

Ici de toutes raisons je suis dépouillée. 
Ceux qui n'ont jamais compris l'Écriture,
ne sauraient en raisonnant expliquer
ce que j'ai trouvé en moi-même — sans milieu, sans voile —
au-dessus des paroles.
			(Mgd. XXIX.)

Les deux derniers poèmes de notre recueil ne requièrent pas de nouvelles explications. Il faut noter cependant que le second est un envoi : il paraît terminer un ensemble. Le premier de la série marquait par ailleurs un départ, et dans ces deux faits on peut voir une raison pour consirérer les Nouveaux Poèmes comme un tout, en leur reconnaissant un même auteur. Certaines raisons néanmoins peuvent être mises en avant pour diviser de nouveau ce recueil : les cinq dernières pièces seraient d'une autre plume. C'est la conjecture à laquelle s'arrête le R. P. Axters. Mlle Van der Zeyde fait, au demeurant, pour l'attribution des divers textes hadewigiens, d'autres réserves encore et d'autres suggestions basées sur les différences qu'elle croit saisir dans l'écriture ou l'inspiration. Il est peu d'écrivains cependant chez qui l'inspiration et l'écriture aient l'homogénéité que l'on paraît exiger ici.

Les ouvrages publiés sur l'histoire de la spiritualité durant le temps que nous achevions de préparer ce recueil, n'ont pas modifié les perspectives dans lesquelles nous avions rédigé l'introduction et les notes. L'antériorité des Nouveaux Poèmes par rapport à la prédication d'Eckhart demeure en question : le R. P. Axters, dans le tome II de son Histoire de la piété dans les Pays-Bas, n'est pas éloigné d'y être favorable (p. 204). Il signale cependant des faits propres à faire prévaloir l'opinion contraire : il montre notamment que la province dominicaine de langue thioise à cette époque n'a rien produit dans le domaine de la littérature spirituelle spéculative : elle parait dépendre entièrement de la province allemande (p. 72); il se confirme d'autre part que la voix des Prêcheurs de Cologne atteignait les cercles spirituels des Pays-Bas (p. 80-84). Enfin, les arguments du R. P. Van Mierlo en faveur d'une origine néerlandaise du vocabulaire technique de la mystique germanique, se révèlent peu consistants sous l'analyse du R. P. Axters (pp. 211-213).

L'importance de Hadewijch II comme témoin thiois de la mystique de l'Essence avant Ruusbroec, reste incomparable, malgré la mise au jour de quelques travaux anciens de même tendance. Il s'agit surtout des deux petits traités du manuscrit biblique flamand-occidental de 1348 de la bibliothèque universitaire d'Amsterdam. Leur doctrine, pour être moins développée et moins approfondie, est celle des Nouveaux Poèmes ; mais leur date est de nouveau incertaine. Les philologues voudraient la maintenir aux environs de l'an 1300 (Geschiedenis, t. II, p. 152) : nous sommes surtout frappés, pour notre part, de l'étroite parenté de ces écrits avec le traité eckhartien Von der übervart der Gotheit, deuxième version (Pfeiffer, p. 502 sqq.); nous voudrions qu'une comparaison minutieuse s'efforçât d'établir le sens de l'emprunt. Les traités du Collegium Augustinianum de Gaesdonck, près de Goch, également étudiés par le savant Dominicain (t. II, p. 178 sqq.), [184] sont certainement post-eckhartiens. Aucun de ces textes n'a d'ailleurs laissé chez Ruusbroec de traces analogues à celles des écrits hadcwigiens : leur style moins caractéristique rendrait au demeurant l'influence, si elle était présente, plus difficile à déceler.

M. Hanon de Louvet, dans sa contribution aux Annales de la Sté archéol. et folklorique de Nivelles et du Brabant wallon (1952) sur l'Origine nivelloise de l'institution béguinale, apporte des précisions intiressantes sur le foyer béguinal que fut, tout au début du XIIIe siècle, la petite ville de Nivelles. C'est là que le prêtre Guidon, beau-frère de sainte Marie d'Oignies, attira de nombreuses femmes, donnant à toutes une direction spirituelle, et à certaines d'entre elles les règles d'une vie communautaire qui ne revêtait point la forme monastique. Mais l'auteur nous semble faire violence à l'usage, lorsqu'il veut restreindre absolument le terme de béguine aux pieuses femmes groupées dans les couvents béguinaux. Le chroniqueur Guillaume de Nangis aurait eu tort d'appeler béguine la bienheureuse Elisabeth de Spalbeek, parce qu'elle vivait dans sa famille à l'époque où l'abbé de Saint-Denis, le propre supérieur de Guillaume, fut envoyé en mission auprès d'elle par le roi de France. Marie d'Oignies ne serait ni béguine, car elle ne vivait pas en communauté, ni recluse, car elle se déplaçait : elle serait « hors classement ». Mlle Roisin, le R. P. Axters, le R. P. Mens auraient fait trop libre usage de ce terme, dont nous avons vu pourtant qu'il fut à l'origine un sobriquet, donné sans façon par le peuple à divers groupes de personnes spirituelles plus ou moins suspectes à ses yeux. Les corrections que M. Hanon de Louvet inflige ainsi aux auteurs anciens et modernes, montrent que le mot est susceptible d'une acception stricte et d'une autre plus large, que nous n'avons point scrupule d'avoir adoptée dans la brève étude du mouvement extatique qui devait accompagner nos traductions. Notons encore qu'Elisabeth de Spalbeek (Limbourg), qui devint finalement cistercienne de Kerkenrode et mourut en 1304, est une soeur puînée de Hadewijch à maints égards : sujette aux mêmes ravissements, et d'ailleurs stigmatisée, elle était en communication télépathique avec d'autres contemplatives (notamment avec une mystique de Lille), et fournissait des indications jusqu'en Allemagne, sur le sort des âmes récemment libérées de leur corps. C'est sur son autorité d'extatique que fut reconnue l'innocence de la reine amic des poètes, Marie de Brabant (v. Ch. Langlois, Le règne de Philippe III le Hardi, Paris, 1887, p. 13 sqq.), accusée d'avoir empoisonné son beau-fils.

Nous avons rencontré, en commentant Hadewijch II, le problème des sources de Catherine de Gênes (v. Introduction, p. 54, avec les notes 65, 68 et la note 6 de la page 147) : aucune étude récente n'a pris pour objet l'admirable sainte, tandis que son homonyme du XIVe siècle, sainte Catherine de Sienne, se voyait consacrer par le R. P. Grion O. P. un important travail (Santa Catarina da Siena, Brescia, 195 3). Toutes deux sont, pour l'Italien de leur époque, des beghine — pieuses femmes vivant hors des cloîtres sous un habit religieux -, toutes deux extatiques et douées d'un singulier pouvoir d'expression, ont joué le rôle d'interprètes entre une famille de fidèles et Dieu. Mais la tertiaire dominicaine de Sienne est complètement étrangère au mouvement spéculatif (Grion, op. cit., p. 3 5 o)oi ne trouve chez elle aucun écho, même lointain, de la tendance bégarde, si manifeste au contraire chez sainte Catherine de Gênes. La source principale de sainte Catherine de Sienne, selon le P. Grion, serait l'Arbre de la Croix du « spirituel » joachimite et vagabond, Ubertin de Casale; chez la sainte de Gênes, nous avons cru déceler pareillement une influence à première vue surprenante, celle du Miroir des simples Ames, ou de textes prochement apparentés au traité de Marguerite Porete. On ne rangera pas sans doute sur la même ligne la béguine condamnée à Paris et le franciscain fugitif que poursuivit en vain le mandat d'arrêt de Jean XXII : par la façon dont leur oeuvre, obscure et discutée, inspire deux saintes éblouissantes, ils se ressemblent pourtant. Et la même grâce, qui semble vouloir consoler leur mémoire, illustre pour nous la pure liberté de l'Esprit, dont le vol en effet passe bien au-dessus de nos frontières, et révèle maint passage inattendu entre les mondes que les fautes humaines ont séparés.

BIBLIOGRAPHIE

Les textes de Hadewijch qui sont à la base de notre traduction et de nos études sont les suivants :

Hadewijch (édit. J. Van Mierlo, S. J.),

Brieven, Anvers, 1947.

Visioenen, Louvain, 1924.

Strophische gedichten, Anvers, Mengeldichten, Bruxelles, 1912.

(La référence au premier ouvrage sera Br. suivi du numéro de la Lettre, — au second, Vis. suivi du numéro de la Vision, — au troisième, St. Ged. suivi du numéro du Poème :trophique, — au quatrième, Mgd. suivi du numéro de la pièce dans ce recueil. — Notre choix de Poèmes spirituels a une numérotation propre. mais nous indiquons dans les notes à quelle pièce des recueils originaux les nôtres correspondent. Notre série de Nouveaux Poèmes est constituée par les pièces XVII-XXIX de Mgd. : nous expliquons dans l'introduction pourquoi ils forment lin ensemble distinct et demandent un autre titre. Nous indiquons toujours en note leur numéro original).

Voici les ouvrages que nous avons dû citer souvent :


A. Trois ,textes de la littérature des béguines, spécialement proches des nôtres :

Beatrijs van NAZARETH, Seven manieren van Minne, édit. L. Reypens et J. Van Mierlo, S. J., Louvain, 1926.

Mechtild von MAGDEBURG, Das fliessende Licht der Gottheit, édit. Gan Morel, OSB, Ratisbonne, 1859.

(Marguerite PORETE), The Mirror of simple Souls, édit. Clare Kirchberger, Londres, 1927. (Nous citerons Mirror : seule cette vieille traduction anglaise du Miroir des simples Ames a été imprimée). [Depuis on dispose de l’édition Guarnieri]


B. Les deux docteurs principaux de la mystique spéculative :

Meister Eckhart von HOCHHEIM,

Predigten und Traktate, édit. Frans Pfeiffer, Göttingen, 1857.

Predigten, édit. Jos. Quint, Stutgard, 1936 sqq.


(Nous citerons la première édition : Pf. avec la référence, — et la seconde Quint. — La seule traduction française actuellement utilisable est celle de M. F. Aubier, Paris, 1924 ; mais elle ne peut naturellement suffire pour une étude scientifique).


Jan van RUUSBROEC, Werken, édit. « Ruusbroec-Genootsch. », Malines, 1932 sqq. (Nous citerons R. G., tome I ou II, etc. — La traduction des R. P. Bénédictins de Saint-Paul d'Oosterhout, Bruxelles, 1912 sqq. et le choix de J. A. Bizet, Paris, 1946, sont les plus accessibles).


C. Quelques ouvrages de première importance sur le mouvement extatique et le milieu où il a pris naissance :

Wilh. PREGER, Geschichte der deutschen Mystik im Mittelalter, Leipzig, 1874 sqq. (Nous citerons Preger, tome I ou II).

Jos. GREVEN, Die Anfânge der Beginen, Ein Beitrag zur Geschichte der Volksfrdm-migkeit und des Ordenswesens im Hochmittelalter. Münster i. W., 1912.

Herb. GRUNDMANN, Religidse Bewegungen im Afittelalter, Untersuchungen liber die gesch. Zusammenhânge zwischen der Ketzerei, den Beitelorden und der religidsen Frauen-bewegungen im 12 . und im 13. Jahrh. und über die gesch. Grundlagen der deutschen Mystik. Berlin, 1935 (Nous citerons : Grundmann).

Alc. Mens O. F. M. Cap., Oorsprong en betekenis van de Nederlandse Beginen- en Begardenbeweging, vergelijkende studie : XIIde-XIIIde eeuv. Anvers, 1947. (Nous citerons : Mens).

St AXTERS O. P., Geschiedenis van de vroomheid in de Nederlanden, Anvers, 195o, sqq. (Nous citerons : Geschiedenis).


Pour une étude des rapports étroits qui unissent le courant béguinal à ses débuts avec le mouvement cistercien, on trouvera des indications utiles dans l'ouvrage de Mlle Simone ROISIN, L'hagiographie cistercienne dans le diocèse de Liège au XIIIe siècle, Louvain 1947.

Nous indiquons dans les notes, lorsqu'il est nécessaire, les autres ouvrages cités dans l'introduction ou dans les notes mêmes. — Il va de soi que notre bibliographie est réduite à l'essentiel, aux points de départ : ces quelques livres sont ceux dont le lecteur devrait d'abord faire une soigneuse étude, s'il voulait explorer le domaine auquel appartiennent les textes que nous publions. Il nous semble superflu d'étaler ici une longue liste de titres, que l'on trouvera sous une forme méthodique et complète dans l'ouvrage du R. P. Mens et dans celui du R. P. Axters. —

Si l'on se bornait au français, on ne saurait pousser ce genre d'études, mais voici du moins ce qu'on pourrait lire comme introduction : dans la Vie Spirituelle, les articles du R. P. Huijben sur les Origines de l'École flamande (année 1939, supplément) ; — dans la même revue, l'étude de J. Kerssemakers sur Béatrix de Nazareth (année 1929, supplément), à laquelle est jointe une traduction des Sept degrés d'amour ; — dans la Revue d'Ascétique et de Mystique, l'étude du R. P. Mierlo sur Hadewijch (numéros de juillet et d'octobre 1924) ; — enfin, comme ouvrage d'ensemble, extrêmement succinct à vrai dire, mais pourvu d'une précieuse bibliographie des traductions françaises de ces auteurs ; St AXTERs, O. P., La Spiritualité des Pays-Bas, Louvain et Paris, 1948.

Nous nous faisons un plaisir d'ajouter ici que le R. P. Axters a été le collaborateur le plus aimable et le plus dévoué dans la préparation de la présente publication : nous devons le premier hommage à son amitié. Il est deux autres érudits que nous avons dû consulter, et chez qui nous avons rencontré de même une exquise coutoisie : M. l'abbé André Combes, professeur à l'Institut Catholique de Paris, et M. Gianfranco Contini, professeur à Fribourg. Nous devons des remerciements aussi à Mlle Franca Ageno, pour les informations qu'elle a bien voulu nous communiquer sur Jacopone da Todi et sur les pièces qui lui sont attribuées.

Les traductions du présent recueil sont inédites, sauf pour quelques pièces que Mgr Charles Journet voulut bien publier dans la revue romande Nova et Vetera (n. 4 de 1938). Nous lui sommes également reconnaissants d'avoir accueilli dans la même revue la Vision XI et la Lettre XVIII de notre béguine (1949, n. et 1952, n. 4).


TABLE

Introduction

Poèmes Spirituels

Nouveaux Poèmes

Bibliographie

CUM PERMISSU SUPERIORUM
IMPRIMATUR
† L. Suenens Mechliniae, die 31 Octobris xer.
ACHEVÉ D'IMPRIMER
EN 1954 PAR L'IMPRIMERIE F. PAILLART A ABBEVILLE
D. L. Ter trim. 1954
N° 591 (4831)

Marguerite PORETE ~1250 - 1310

Marguerite Porete naît peut-être à Valenciennes. Son Miroir des simples âmes anéanties apparaît en ~1290 avec trois approbations qui figurent en tête de versions latines et anglaises. L’évêque de Cambrai condamne l’ouvrage en 1300, le faisant brûler publiquement à Valenciennes. En 1306-1307, Marguerite Porete adresse des exemplaires à différents notables, notamment à l’évêque de Châlons-sur-Marne. De nouvelles dénonciations provoquent un nouveau procès diocésain. 

L’évêque de Cambrai est Philippe de Marigny, l’âme damnée de Philippe le Bel ; elle est conduite devant l’Inquisition de Haute-Lorraine, et de là devant l’Inquisition de Paris, aux mains de Guillaume de Paris, parfaitement compromis lui aussi par Philippe le Bel dans la lutte contre les Templiers. C’est face à ces bourreaux qu’il faut évaluer l’attitude de la prisonnière : refus de prêter un serment de loyauté préalable à l’instruction du procès, puis refus de recevoir l’absolution pour des fautes qu’elle soutenait ne point avoir commises. 

Excommuniée, elle est déclarée relapse le 30 mai 1310 et consignée le lendemain au bras séculier pour être publiquement brûlée avec son ouvrage : l’exécution intervient le premier juin 1310 sur la place de Grève ; son compte rendu évoque la dignité de la victime tandis que le grand succès du Miroir explique la mise en scène impressionnante de son procès auxquels toutes les autorités de la Sorbonne participèrent52. 

Le texte du Miroir se présente comme un dialogue entre Raison, Amour, l’âme… Il vaut la peine de surmonter une forme littéraire étrangère aux habitudes modernes53. Nous donnons un extrait du cinquième chapitre qui propose un plan en neuf points. Nous éclairons ce beau programme, d’expression très dense, par quelques extraits du développement qui lui fait suite : ils sont placés entre crochets à la suite de chaque point dont nous soulignons la densité par l’usage d’italiques54 :

« Amour : Mais il y a une autre vie, que nous appelons «paix de charité en vie anéantie» [...] demandant que l’on puisse trouver


I une âme,

[elle ne veut plus rien qui vienne par un intermédiaire,... elle ne cherche pas la science divine parmi les maîtres de ce siècle, mais en mépris véritable du monde et d’elle-même.]


II qui se sauve par la foi et sans œuvres,

[c’est-à-dire que cette âme anéantie a en elle-même si grande connaissance par la vertu de foi, et qu’elle est en elle-même si occupée à entretenir ce que Foi lui administre... que rien de créé ne peut demeurer en sa mémoire sans passer brièvement du fait de cette autre occupation qui a investi son entendement. Cette âme ne peut plus faire d’œuvres ; aussi est-elle certainement assez excusée et justifiée, en croyant sans œuvrer que Dieu est bon sans mesure].


III qui soit seulement en Amour,

[Une telle âme ne mendie ni ne demande rien aux créatures.]


IV qui ne fasse rien à cause de Dieu,

[c’est-à-dire que Dieu n’a que faire de son œuvre, et que cette âme n’a que faire de rien, sinon de ce dont Dieu a à faire. Elle ne se soucie pas d’elle-même ; que Dieu s’en soucie, lui qui l’aime plus qu’elle ne s’aime elle-même !]  


qui ne délaisse rien à cause de Dieu,

VI à qui l’on ne puisse rien apprendre,

VII à qui l’on ne puisse rien enlever,

VIII ni donner,

IX et qui n’ait point de volonté,

[tout ce que cette âme veut en y consentant, c’est ce que Dieu veut qu’elle veuille, et elle le veut pour accomplir la volonté de Dieu et non la sienne]. 

Marguerite, flamande, utilise une belle image marine pour indiquer comment l’esprit limité ne peut décrire l’infini divin :

«Je sais en vérité que, pas plus que l’on pourrait compter les vagues de la mer par grand vent, personne ne peut décrire ou dire ce que saisit l’esprit, si peu et si petitement qu’il saisisse quelque chose de Dieu55.

 La «bonté de Dieu», c’est-à-dire l’Amour, peut opérer simultanément — car il ne saurait être un simple moyen — l’anéantissement de la volonté humaine et l’envahissement libérateur par la vie divine :

«Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée ; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté56.»

La «perte en Dieu» s’ensuit :

«Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par Sa Majesté divine qui illumine cette âme de Lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même…57.»

L’influence cachée de Marguerite Porete s’étendrait jusqu’à Catherine de Gênes, malgré la destruction de nombreux manuscrits 58.» 	

Maître ECKHART ~1260 -1328

Présentation

Eckhart (~1260-1328) est né près de Gotha en Thuringe et se forme dans le sillage d’Albert le Grand, au studium generale de Cologne. Il fait des séjours à Paris, où il est présent lorsque Marguerite Porete est brûlée vive. Chargé de fonctions délicates au sein de l’ordre dominicain, en Saxe et en Bohême, il développe à partir de 1313 une activité intense à Strasbourg auprès de nombreux monastères de dominicaines, et enfin à Cologne après ~1324, où il est probablement responsable du studium. Le célèbre procès qui lui est intenté naît de rivalités entre séculiers et réguliers ; il meurt à Avignon en 1329, avant la condamnation par l’irascible Jean XXII de vingt-huit articles tirés de son enseignement.
Inutile de présenter l’oeuvre en prose !59

Poème

I
Au commencement60
haut par delà sens
toujours est la Parole.
Ô riche trésor
Où toujours commencement commencement enfanta !
Ô cœur du Père
d’où en liesse
la Parole toujours flua !
Cependant le sein
a gardé la Parole, c’est vrai.
II
Des deux un flux
d’amour le feu
des deux le lien
des deux connu
flue le très doux Esprit
tout identique
inséparable.
Les trois sont un.
Sais-tu quoi ? Non.
Lui se sait lui-même mieux que tout.
III
Des trois le lien
a profonde épouvante,
cette ronde même
jamais sens ne concevra,
ici est une profondeur sans fond.
Échec et mat
temps formes lieu !
L’anneau merveilleux
est jaillissement,
tout immobile se tient son point.
IV
La montagne de ce point
gravis-la sans travail.
Lucidité !
Le chemin te porte
au désert merveilleux
qui au large au loin
sans mesure s’étend.
Le désert n’a
ni temps ni lieu,
sa manière c’est elle l’étonnant.
V
Ce bien de désert
oncques pied ne foula,
sens créé
ne vint oncques là.
C’est, et nul pourtant ne sait quoi
c’est ici, c’est là
c’est loin, c’est près
c’est profond, c’est haut
c’est ainsi
que ça n’est ni ceci ni cela.
VI
C’est lumineux, c’est transparent
c’est sombre entièrement
c’est innommé
c’est inconnu
libre de commencement, de fin pareillement
cela se tient tranquillement
nu, sans vêtement.
Qui sait sa maison ?
Qu’il en sorte
et nous dise quelle est sa forme.
VII
Deviens tel un enfant
deviens sourd, deviens aveugle !
Ton être même
faut que néant devienne,
tout être, tout néant, bannis de là tout sens !
Laisse lieu, laisse temps
et l’image également !
Prends sans chemin
le sentier étroit
ainsi viendras-tu à l’empreinte du désert.
VIII
O mon âme
sors, Dieu entre !
Sombre tout mon être
dans le néant de Dieu,
sombre dans ce flux sans fond !
Que je te fuie
tu viens à moi.
Que je me perde
je te trouve
ô bien suressentiel

JAN VAN RUUSBROEC 1293-1381

« Parmi les lecteurs de textes mystiques, un maître comme le Père A. Deblaere, S.J., conseille de lire et de relire l'oeuvre de Ruusbroec, en se gardant de toute interprétation ou systématisation hâtive. Cette relecture d'un auteur à la fois proche et lointain culturellement, a déterminé le choix d'une traduction très proche de l'original et d'une présentation cherchant à mettre en relief, visuellement même, les éléments structurant le discours » nous déclare le traducteur du moyen-néerlandais de l’oeuvre choisie ici pour représenter Ruysbroeck l’Admirable. 
Structure à lire lentement comme un poème caché…61

Un Miroir de l’Eternelle Béatitude ou du Saint Sacrement

Jan van Ruusbroec, Un Miroir de l’Eternelle Béatitude ou du Saint Sacrement, Traduction structurelle du moyen-néerlandais par sr Francis Joseph Legrand, crw, Peeters, Leuven, 1991 (coll. Miscellanea Neerlandica, IV).

INTRODUCTION [F.J. Legrand]

«Voilà le bonheur!

Se réjouir de Toi, pour Toi,

à cause de Toi; le voilà!

Il n'en est pas d'autre.»

saint AUGUSTIN, Conf. X, XXII,32.

[...]

3. Les fruits de cette traduction structurelle

RUUSBROEC exprime sa pensée avec un art consommé; sa langue est limpide, sobre, descriptive; certaines expressions sont ciselées, d'autres, par leur précision, évoquent le tranchant du scalpel.

Tout en transcrivant ce traité en français, il s'agissait de repérer et de faire apparaître la logique du discours; et pour ce faire, mettre en relief les mots qui structurent le raisonnement, qui introduisent exemples, comparaisons et réflexions, ou déduisent les impératifs pour la conduite.

Dans cette analyse visuellement manifestée, le fil conducteur de l'exposé apparaît. Pour qui croit notre auteur prolixe ou répétitif, l'aspect 'systématique' et continu s'affirme: les grandes parties, les développements en sections et sous-sections sont soigneusement annoncés et respectés.

C'est ainsi que la mise en relief matérielle du texte peut aider le lecteur à pénétrer dans le monde de la foi où le Prieur de Groenendael se situe et où il cherche à conduire les Clarisses dociles. Grâce au texte encore, se tisse une amitié entre le maître et ses lecteurs: le coeur du Prieur est vaste comme celui de l'Église.

[...]

Je réduis les décrochements de six tabulations à trois ! et j’effectue un choix de passages de cette lettre adressée autour de l’année 1359 à Marguerite van Meerbeke62 

PROLOGUE

Ce livre peut bien être un miroir,
Où l'on peut vraiment lire
Dieu, toute vertu et l'éternelle vie.
C'est pourquoi, on lui a donné ce nom:
`Miroir de l'Éternelle Béatitude'.
Qui s'y mire fait sagesse.
Glorieux nom de notre Seigneur,
Que tous les anges et les saints honorent
Avec grande révérence;
Nom qui rend les morts vivants,
Lorsqu'il les touche de sa puissance
Pour la béatitude éternelle!
Baume d'amour répandu
Qui fait à tout esprit perdre-sens
Par sa suavité!
Qu'il soit maintenant
Loué, honoré et béni en ce temps
Et pour toute éternité!

ADRESSE:

«Chères bien-aimées en notre Seigneur»
1. Don de Dieu dans l'élection

Chères bien-aimées en notre Seigneur,
	j'espère
	et j'ai en lui ferme confiance
	qu'il vous a connues,
		appelées,
		choisies
		et aimées dans l'éternité.
	Non seulement vous,
	mais aussi tous ceux
		qui font authentiquement profession
			devant sa face glorieuse,
			en son couvent.
	4
Et ce sont tous ceux
	qui, librement
	et sincèrement,
	choisissent de le servir,
			louer,
			aimer éternellement.
Et c'est pour eux un témoignage authentique
	et un signe certain
	que Dieu les a connus dans l'éternité,
			choisis,
			appelés en sa libre volonté,
aux côtés de ses amis bien-aimés,
dans son couvent.
[...]
1. Don de Dieu : « la vie née du Saint Esprit »
[...]
Et C'EST POURQUOI,

Si vous voulez commencer une vie bonne

	et y demeurer sans fin,
alors vous devez tendre vers Dieu sincèrement
	et l'aimer au-dessus de toute chose.
Cette intention vous conduira toujours là
	où vous aimez;
	et, avec amour, vous pratiquerez,
		embrasserez
		et posséderez
		Ce que vous aimez.
Et en ceci, vous fonderez toute votre vie
	et vous vous occuperez toujours avec délice
	de votre Aimé;
ainsi, en chaque retour-intérieur,
	vous savourerez
	et sentirez la bonté de Dieu,
et ainsi, vous aimerez Dieu rien que pour sa gloire éternelle,
	afin de pouvoir l'aimer éternellement.
Et ceci est la racine d'une vie sainte
	et de l'amour authentique
qui est impérissable,

que vous exercerez toujours en vous oubliant vous-mêmes
	et en vous reniant

Et C'EST POURQUOI,
gardez-vous par-dessus toutes choses
de rechercher, dans l'amour, votre propre intérêt :
	saveur
	ou consolation,
	ou aucune chose
que Dieu pourrait vous donner selon votre agrément,
	dans le temps
	ou dans l'éternité;
CAR c'est contraire à la charité,
	c'est l'ordre de la nature
	qui dessèche l'amour vrai;
et c'est assez difficile d'en triompher
	pour des personnes lâches
	et sottes,
	qui estiment être sages
	et tiennent toujours à leur avantage.
CEPENDANT, vous devez le savoir:
	tout ce que vous pouvez désirer
	et bien au-delà,
	l'amour vous le donnera sans même votre concours.
CAR, Si vous avez le véritable amour divin,
	alors vous avez tout
	ce que vous pouvez désirer.
Et ce n'est pas autre chose
	que toujours,
	éternellement aimer Dieu sans cesser.

2. Désappropriation par l'amour plus fort que le péché
Et de cette façon,
v	ous mourrez à toute propriété,
	et l'amour sera votre vie.
CAR, l'amour au-dessus de votre compréhension,
	c'est l'Esprit de notre Seigneur.
	En lui, vous serez élevées,
		vous reposerez
		et demeurerez dans l'unité avec Dieu,
		au-dessus de la capacité de votre raison.
MAIS, cet amour qui est en vous,
	c'est la grâce de Dieu
	et votre bonne volonté.
	En cela, vous avez richesse
		et plénitude de toutes vos vertus,
	et par cela, Dieu vit
		et demeure en vous avec sa grâce
		et avec ses dons;
	et là, vous pouvez toujours croître
		et grandir en son bon plaisir.
DE PLUS, cet amour entre vous et Dieu,
	c'est un saint désir s'élevant vers la gloire de Dieu
		avec reconnaissance
		et avec louange,
		et avec tout le comportement
			de l'amour.
Cet amour avec son comportement entre vous et Dieu,
sera sans cesse renouvelé par le toucher du Saint Esprit,
		et par votre bonne volonté
		et l'affection de votre coeur.
L'amour qui est au-dessous de vous,
	c'est un flot de charité envers votre prochain,
		dans des oeuvres de miséricorde,
		en toutes façons
		dont il a besoin
		et que vous pouvez connaître.
	Dans cet amour,
	vous garderez toujours vos bonnes coutumes
		et votre règle,
		les bonnes habitudes
		et les bonnes oeuvres,
		et à l'extérieur, toute modération ordonnée
			suivant les commandements de Dieu
			et les prescriptions
			de la sainte Église.
Si vous avez connaissance de l'amour
et si vous répondez à ces quatre manières,
	alors, vous serez maîtresses de vous-mêmes,
	et ainsi vous pourrez triompher du monde
	et d'autant plus mourir au péché
		et pratiquer une vie vertueuse.

Et C'EST POURQUOI,
	soyez dépouillées-d'images,
	et maîtresses de vous-mêmes,
et tenez votre âme dans vos mains.
Ainsi pourrez-vous toujours,
	comme vous le voulez,
	élever vos yeux
	et votre coeur vers le ciel
	où sont votre trésor
		et votre Aimé;
	et ainsi conserverez-vous une vie avec lui.
Et, ne laissez pas vaine en vous la grâce de Dieu,
mais exercez-vous en affection vraie,
	vers le haut,
		dans la louange de Dieu,
	et vers le bas,
		en toute forme de vertus
		et de bonnes oeuvres.
Et, en toutes les oeuvres extérieures,
	ayez le coeur sans-souci
		et désoccupé 
de façon à pouvoir quand vous le voulez,
		en tout,
		au-dessus de tout,
		considérer Celui que vous aimez. 
Et ceci est facile à faire pour l'aimant;
	CAR là où est l'Aimé,
	là se portent les yeux,
	et là «où est le trésor de quelqu'un,
	là est son coeur»,
	dit notre Seigneur lui-même.
Et C'EST POURQUOI,
	avec grand zèle,
	et affection cordiale,
	vous vous exercerez à l'amour
		devant la face de notre Seigneur,
CAR c'est le dessein de Dieu,
	et aussi la meilleure part de votre vie
	que vous développerez
	et choisirez au-dessus de tout.
Et, bien que ce soit la part la plus haute
	et la meilleure,
cependant, vous devez vous en tenir à votre ordre,
		et à votre règle,
		aux bons usages
		et à vos bonnes habitudes,
		et à toute bonne oeuvre
		et pratique extérieure.
	Et ceci est la part la plus basse
		et la moindre dans une vie sainte
	que Dieu veut obtenir de vous
		et de tous les hommes;
    et vous le lui devez de par ses commandements,
		et de droit.
Et ceci vous le pratiquerez
	et vous vous y appliquerez sans trouble 	
		et sans agitation de coeur,
		et toujours devant les yeux de Dieu.
CAR les oeuvres extérieures sont fort louées dans les Écritures,
mais le trouble est blâmé.
[...]

Si vous expérimentez lenteur,

		contrariété
		et tristesse dans la nature,
et si vous êtes sans saveur
		ni plaisir,
		et sans élan pour les choses spirituelles,
		pauvres,
		dans-la-détresse,
		délaissées
		et abandonnées de toute consolation de Dieu,
		en chagrin,
		sans saveur
		ni plaisir pour quelqu'exercice à l'extérieur
			ou à l'intérieur,
		et si lourdes
		que vous pourriez vous enfoncer dans la terre,
ne craignez pas,
mais remettez-vous entre les mains de Dieu,
	et désirez
	que sa volonté soit faite
	et sa gloire (assurée).
Ce sombre nuage de tristesse se dissipera bientôt
et la lumière du soleil éclatant,
	notre Seigneur Jésus Christ,
	vous enveloppera dans une consolation
		et une grâce plus grandes
		que celles jamais expérimentées
			auparavant.
Et ceci, vous l'avez obtenu par l'abnégation de vous-mêmes 
		dans une humble remise-de-soi,
		en toute souffrance
		et en toute contrariété.

Et C'EST POURQUOI,
	la grâce de Dieu vous emplira
	et vous illuminera tout à fait
		intérieurement,
et alors, vous sentirez
que Dieu vous aime
et qu'en vous, il se complaît.
Et en cela, coeur
	et sens(ibilité) se réjouiront en vous,
	et toute votre nature sera réveillée
	par la consolation divine
	et par le bien-être ressenti dans le corps
		et dans l'âme ;
	et tout le sang s'échauffera" dans vos artères,
		et circulera dans tous vos membres.
Et votre coeur s'épanouira de par les nouveaux dons de Dieu,
		dans le plaisir immense
		d'une vie nouvelle;
et vos désirs monteront vers Dieu
	comme une flamme ardente de dévotion,
	dans l'action de grâce
	et dans la louange.
Et votre âme descendra dans son indignité
		et dans un humble abaissement
		de vous-mêmes;
	et la raison vous montrera vos péchés,
		et vos manquements,
		et la multiplicité de vos déficiences.
Et en ceci,
	vous vous déplairez
	et vous vous attristerez,
	et vous penserez
		que vous êtes indignes de toute consolation
			et de tout égard de la part de Dieu,
		mais que lui, agit de par sa fidélité éternelle,
			 par sa libre bonté généreuse
			et de par la miséricorde
			qu'il a pour vous.
Et ceci avivera encore davantage votre désir
		dans l'action de grâce
		et dans la louange.

Et C'EST POURQUOI,
	Si vous acquérez connaissance de vous-mêmes,
	alors vous descendrez toujours dans la non-estime
		et dans l'abaissement de vous-mêmes,
	et vous remonterez en grande révérence
		et respect pour Dieu,
	qui vous a épargnées dans vos péchés,
		et qui, maintenant,
		gratuitement
		et sans mérite de votre part,
		vous a comblées de sa consolation
			et de ses dons divins.

Et C'EST POURQUOI,
	exercez-vous à la montée vers Dieu par les désirs
		et à la descente en vous-mêmes,
			par l'humilité,
	et ainsi, vous croîtrez
		et vous progresserez toujours dans les deux,
		et la grâce de Dieu coulera en vous.
Et de par le bien-être de la nature,
		parfois vous rirez,
		parfois vous pleurerez comme une personne
			qui est ivre.
Et vous savourerez
	et ressentirez maintes manières inhabituelles
		que seuls découvrent ceux
			qui s'adonnent à un tel amour.
CAR plaisir
	et affection dilateront votre coeur,
	et alors, vous aimerez Dieu,
		vous lui rendrez grâce
		et vous le louerez;
		et en tout, vous vous découvrirez-en-manque
			et en déficience,
		car tout ce que vous pouvez réaliser,
		vous le considérerez bien petit
			et comme rien,
		par rapport à ce que vous désirerez réaliser
			et à ce que l'amour exigera de vous,
			et dont il est aussi bien digne.
	
Et en ceci,
	votre désir vous blessera le coeur
			d'une douleur sensible.
	Cette douleur toujours se ravivera
			et se renouvellera,
			de par la pratique
			des désirs affectueux envers Dieu;
	et alors, vous languirez d'amour.
Parfois,
	vous penserez que votre coeur
			et votre sens(ibilité) vont se rompre
					et se briser,
		et que votre nature va mourir
			et se dissoudre dans l'impatience
					des désirs,
		et que cette impatience ne pourra disparaître
				et ne disparaîtra pas
					tant que vous vivrez.
MAIS, lorsque vous le prévoyez
et que vous vous y attendez le moins,
alors, Dieu se cachera
	et retirera sa main,
	et il placera entre vous et lui,
		une ténèbre
		à travers laquelle vous ne pourrez
				rien voir.
Et alors,
vous vous plaindrez,
vous vous lamenterez
et vous gémirez comme un pauvre,
		abandonné,
			dans-la-détresse;
	«Maintenant, les pauvres sont abandonnés à Dieu»,
			dit le prophète".
Laissez-lui donc posséder
	ce qui est sien,
et préférez être
	«dans sa maison, repoussées,
			et rejetées,
	que de séjourner sous la tente de l'orgueilleux».

3. Conformation au Christ, «Miroir de Dieu et son Image»
Si Dieu s'est caché de devant votre visage3°,
	vous, cependant,
		vous n'êtes pas cachées pour lui.
	CAR il vit en vous,
		et il vous a confié
			et laissé son Miroir
			et son Image
		qui est son Fils, Jésus Christ,
			votre Époux,
		lui, que vous porterez en vos mains,
			devant vos yeux
			et dans votre coeur.
[…]

VOYEZ,

là meurt notre propriété de volonté

		là meurt notre propriété de volonté
dans la volonté de Dieu
	de sorte que nous n'ayons ni capacité,
		ni possibilité
		de vouloir autre chose
			que ce que Dieu veut.
CAR, la volonté de Dieu est devenue notre volonté.
Et ceci est la racine de la droite charité.
Là, nous sommes à nouveau enfantés
		de l'Esprit de Dieu.
Là, notre volonté est libre,
		car elle est une avec la libre volonté de Dieu.
Et là, notre esprit est élevé par l'amour,
		et emporté dans un esprit,
		dans une volonté,
		dans une liberté
			avec Dieu.
	Et dans cette liberté divine,
	l'esprit de l'homme est élevé par l'amour
			au-dessus de sa propre nature,
	c'est-à-dire,
			au-dessus de la peine
				et du labeur
				et du dégoût;
			au-dessus de l'angoisse,
				du trouble,
				et de la peur de la mort
				et de l'enfer,
				et aussi du purgatoire,
			et au-dessus de toutes les contrariétés
				qui peuvent tomber
				sur le corps
				et sur l'âme,
				dans le temps
				et dans l'éternité.
CAR, consolation et désolation, 
	donner et prendre, 
	mourir et vivre,
	et tout ce qui peut arriver comme joie
			et comme peine,
	tout cela demeure au-dessous de la liberté amoureuse
	où l'esprit de l'homme est uni à l'Esprit de Dieu.

3. Conformation au Christ, Dieu et homme
VOYEZ,
	ces hommes sont pauvres en esprit,
	ceux qui ne gardent rien en propre,
	et C'EST POURQUOI,
	ils sont bienheureux,
	CAR l'amour de Dieu est leur vie.
Ils sont encore davantage bienheureux,
	CAR ils sont doux
		et humbles.
	Et C'EST POURQUOI,
	aussi fort que la nature soit abattue
		et affligée,
	ils ont toujours la paix du coeur
		et de l'esprit.
Pour la troisième fois,
	ils sont bienheureux,
	CAR ils regrettent
		et déplorent leurs chutes quotidiennes
			dans les imperfections,
		et les péchés de tous les hommes,
		et que Dieu soit si méconnu,
			et si mal aimé
			et si peu honoré
			selon sa haute dignité.
Et de là
	croît la quatrième béatitude
		qui est la faim
		et la soif,
		et l'éternelle aspiration n ardente
		que Dieu soit aimé
			et loué de toutes les créatures
			au ciel et sur la terre.
Et de là
	résulte la cinquième béatitude
		qui est un désir cordial,
		humble,
		généreux
		que Dieu fasse couler sa bienveillance 
			et sa grâce au ciel
			et sur la terre,
		pour que tous soient comblés de ses dons
			et lui rendent grâce,
			et le louent éternellement.
Et de là
	résulte la sixième forme qui est bienheureuse:
		ce sont ceux qui, avec un coeur pur,
			sans-images,
			reçoivent la faveur 
				et les dons de Dieu,
			et qui, grâce à cela,
	se tiennent redressés dans une louange reconnaissante:
	ce sont ceux qui contemplent Dieu.
De ce contempler,
	croît ainsi la septième forme de béatitude:
		c'est le recueillement amoureux en Dieu
			et dans une paix divine,
		tandis que suivent le coeur
			et la sens(ibilité),
			le corps
			et l'âme avec toutes les puissances,
		en compagnie de tous ceux
			qui sont bienheureux
			ou qui peuvent devenir bienheureux,
	à savoir,
		ceux qui participent à
			et pratiquent ce recueillement amoureux
				en Dieu
				 en cette vision de paix divine.
Ceux qui éprouvent cette forme en eux-mêmes,
	sont bienheureux,
et ce sont les pacifiques,
	car ils sont en paix avec Dieu,
		et avec eux-mêmes,
		et avec toutes les créatures;
et C'EST POURQUOI,
	ils se nomment fils de Dieu.
Et à leur sujet,
	le prophète parle ainsi:
	«Vous êtes des dieux
	et fils du Très-Haut».
	MAIS il ajoute aussitôt:
	«Comme des hommes, vous mourrez,
	et comme un des princes, vous tomberez».
Et par ceci nous comprenons
	la dernière forme qui parfait notre béatitude.
CAR, tout comme par la puissance
	de notre Seigneur Jésus Christ,
	nous montons vers cette vision de paix divine,
		où nous sommes fils de Dieu,
	ainsi devons-nous aussi
	descendre avec lui dans la pauvreté,
		dans la désolation,
		dans les tentations,
		dans le combat contre notre chair,
				contre le diable
				et contre le monde;
	et dans le combat,
	nous devons vivre
	et mourir comme de pauvres hommes,
	tout comme fit le Christ,
		le Fils du Dieu vivant,
	qui est un prince au-dessus de toutes les créatures.
Il est descendu, oui,
s'est abaissé sous les pieds de tous les pécheurs,
		dans la pauvreté,
		dans la désolation,
		dans la faim,
		dans la soif,
		dans les tentations,
		dans les outrages,
		dans le combat,
		dans l'indigence,
		dans la confusion,
		dans la honte
		et dans toute contrariété
		qu'il a pu souffrir de l'extérieur
				et de l'intérieur.
[…]
[69]

Et, selon cette Image éternelle,

nous sommes tous constitués;
CAR, d'après la partie la plus noble de notre âme,
	c'est-à-dire, le domaine de nos puissances supérieures,
	là, nous sommes constitués
		comme un vivant miroir éternel de Dieu,
	vu que Dieu a imprimé son Image éternelle,
	et que là, aucune autre image ne peut plus jamais entrer.
Toujours ce miroir demeure devant la face de Dieu.
Et C'EST POURQUOI,
	il a été sigillé d'éternité par l'Image
			qu'il a reçue.
Dans cette Image,
	Dieu nous a connus en lui-même,
		avant que nous ne soyons créés;
		et maintenant, créés dans le temps,
			vers lui-même.
Cette Image est essentielle
		et personnelle, dans tous les hommes,
		et chaque homme la possède tout entière,
			indivisée;
	et tous les hommes entre eux tous, ne l'ont pas davantage
				qu'un seul homme.
Et de cette façon,
	nous sommes tous un,
	unis dans notre Image éternelle
		qui est l'Image de Dieu
		et l'origine de nous tous,
			de notre vie,
			de notre appel à l'existence.
	Là, notre être créé
	et notre vie sont suspendus sans intermédiaire
			comme à leur cause éternelle.
CEPENDANT,
	notre être-créature ne devient pas Dieu,
		ni l'Image de Dieu, créature,
	car nous sommes créés à l'Image,
	c'est-à-dire, pour recevoir l'Image de DIEU,
		et cette Image est incréée,
			éternelle: le Fils de Dieu.
Cette Image est,
	dans l'essence de Dieu, essence et essentielle,
	et dans la nature, cette nature même.
	Cette nature est féconde: Paternité et Père.
	Dans cette nature féconde,
	le Père est dans le Fils
	et le Fils, dans le Père.
	MAIS dans le Père, le Fils est filial
			et inengendré,
			comme un fruit immanent de sa
			nature.
Et là, la nature se maintient
	paternelle, toujours pour engendrer,
	et filiale, pour être sans cesse engendrée;
mais dans la génération,
	le Fils est la deuxième Personne
		procédant éternellement du Père;
	et le Saint Esprit est la troisième Personne,
		s'écoulant comme une ardeur brûlante,
			leur commun amour,
			en toutes les créatures
			qui sont disposées à cela.
La partie supérieure de notre âme y est toujours disposée,
	car elle est nue
		et sans-images,
		toujours regardant
			et tendant vers son commencement.
Et C'EST POUR cela,
	qu'elle est un éternel miroir vivant de Dieu,
	recevant toujours,
		sans cesse l'éternelle génération du Fils,
		l'Image de la sainte Trinité,
		en qui Dieu se connaît
			et tout ce qu'il est suivant l'essence
			et suivant la personne;
CAR l'Image est, dans l'essence,
	et dans chacune des personnes.
	tout ce qu'est cette personne par nature.
Et cette Image,
	tous nous l'avons comme une vie éternelle
			sans nous-mêmes.
			avant notre création;
			et dans notre création,
	cette Image est la sur-essence de notre essence
			et la vie éternelle.
Et de là,
	la substance de notre âme a trois propriétés
	qui sont une dans la nature.
La première propriété de l'âme est une nudité essentielle,
			sans-images;
	par elle, nous sommes semblables
			et aussi unis au Père
			et à sa nature divine.
La deuxième propriété peut être appelée
			la raison supérieure de l'âme;
	c'est une clarté de-miroir;
	en elle, nous recevons le Fils de Dieu,
			la vérité éternelle;
	dans cette clarté,
			nous lui sommes semblables,
	mais, dans le recevoir,
			nous sommes uns avec lui.
La troisième propriété,
	nous la nommons l'étincelle de l'âme;
	c'est une tendance naturelle de l'âme
			vers son origine.
	En elle, nous recevons le Saint Esprit,
			l'amour de Dieu;
	dans cette tendance,
		nous sommes semblables au Saint Esprit;
	mais dans le recevoir,
		nous devenons un esprit et un amour avec Dieu.

Et ces trois propriétés sont une seule substance non-divisée de 								l'âme,
		un fond vivant,
		domaine des puissances supérieures.
Cette ressemblance, comme cette union,
	est en nous tous, par nature;
	mais elle est cachée aux pécheurs,
		dans leur propre fond,
		par l'épaisseur de leurs péchés.
Et C'EST POURQUOI,
	voulons-nous sentir
		et éprouver ce Régne de Dieu
			qui est caché en nous,
	alors, nous devons avoir une vie vertueuse à l'intérieur
		et bien ordonnée à l'extérieur,
		dans une droite charité,
	imitant le Christ de toute manière
		de façon que la grâce,
		l'amour
		et les vertus puissent nous élever
			au sommet de nous-mêmes,
			là où Dieu vit
			et règne.
CAR la béatitude qu'est Dieu,
	nous ne pouvons ni la contempler,
		ni la sentir par la lumière naturelle,
			par aucun savoir,
			ni par aucune habileté,
			sans la grâce de Dieu.
Et C'EST POURQUOI,
	Dieu a créé les puissances supérieures de notre âme
		pour recevoir sa ressemblance,
		c'est-à-dire, sa grâce
			et ses dons.
En cela, nous sommes renouvelés
		et élevés au-dessus de la nature,
		et semblables à lui dans l'amour
				et dans les vertus.
Et, par cette ressemblance surnaturelle
	que nous avons avec Dieu dans la grâce
				et dans les vertus,
	notre mémoire est élevée jusqu'à la nudité sans-images,
	et notre intelligence, jusqu'à la vérité simple,
	et notre volonté, jusqu'à la liberté divine.
Et ainsi, sommes-nous semblables à Dieu par la grâce
				et les vertus,
		et au-dessus de la ressemblance,
		unis à lui dans la béatitude.
Et ceci est le premier signe de l'amour
	que Dieu a prouvé à la nature humaine,
	qu'il nous fit à son Image
	et à sa ressemblance.
MAIS, lorsqu'Adam, le premier homme, fut désobéissant
	au point qu'il transgressa le commandement du Seigneur,
	alors il devint dissemblable par le péché
	et perdit le paradis
	et l'entrée dans le Royaume de Dieu,
	et nous tous avec lui.
Et de là,
	ce deuxième signe de l'amour
	que Dieu nous a prouvé à tous:
	c'est qu'il a envoyé son Fils unique dans notre nature,
	de sorte qu'il est un homme avec nous
		et notre Frère à tous.
	Il s'est abaissé, et nous a élevés,
	il s'est appauvri, et nous a enrichis,
	il s'est humilié, et nous a honorés.
MAIS, bien qu'il se soit abaissé,
	il ne s'est pas déshonoré,
	car il demeura tout ce qu'il était
	et assuma ce qu'il n'était pas.
Il demeura Dieu,
et devint homme,
	pour que l'homme devienne Dieu.
Il s'est revêtu de notre humanité à tous
	comme un Roi qui se revêt des vêtements de ses familiers
				et de ses serviteurs,
	de sorte que nous soyons tous avec lui (revêtus)
		de l'unique vêtement de la nature humaine.

MAIS l'âme et le corps
	qu'il a reçus de Marie, la Vierge pure,
	il les a revêtus de façon sigulière, d'un vêtement royal
		qui est sa personnalité divine;
	ce vêtement par nature, n'appartient à personne
		qu'à lui seul,
	car il est Dieu et homme en une seule personne.
MAIS, que nous en soyons revêtus avec lui,
	cela doit être par sa grâce:
	que nous l'aimions tellement
	que nous puissions nous renier nous-mêmes
		et dépasser notre personnalité créée.
	Ainsi sommes-nous unis à sa personne,
		la Vérité éternelle.
[…]

[123]
Et C'EST POURQUOI,

la volonté est un vivant instrument disponible,

la volonté est un vivant instrument disponible,
avec lequel Dieu réalise
 	ce qu'il veut.
La bonté dans la volonté de l'homme,
	c'est l'amour de Dieu infus,
		avec lequel il connaît-par-expérience Dieu
			et toutes les vertus.
La bonté de notre volonté,
	c'est la grâce de Dieu
	et notre vie surnaturelle
	avec laquelle nous combattons
		et triomphons de tous les péchés.
La volonté bonne unie à la grâce de Dieu,
	nous rend libres
	et nous élève au-dessus de nous-mêmes,
	et nous unit à Dieu dans une vie contemplative.
La volonté bonne,
	dans son retour-intérieur vers Dieu
	est un esprit couronné de l'Amour éternel;
	et, en se détournant de soi 
		est la maîtresse de ses bonnes oeuvres du dehors.
	Et elle est elle-même le Royaume
		où Dieu règne avec sa grâce.
	Et en elle vit la charité,
		l'amour de notre Seigneur.
	Au-dessus d'elle-même,
		elle est bienheureuse
			et unie à Dieu.
	Et, par elle, nous mourons au péché
		et acquérons une vie vertueuse.
	Et, en elle, nous avons la paix
		et la sérénité en toutes choses.
Et, tant que nous vivons de cette façon,
nous pouvons recevoir notre Seigneur
		dans le Sacrement,
chaque fois que nous le voulons,
		ou, avec amour, dans notre esprit.

	[125]
Troisième MODE:

«La vie vivante », source de la Béatitude suprême

I. La «vie vivante», contemplée dans la foi (La troisième catégorie de personnes)

MAINTENANT,
	certaines personnes 
	au-dessus de tous les exercices de vertu,
	sentent
	et expérimentent en elles, une vie vivante
		où se joignent le créé et le non-créé,
			Dieu et la créature.

1. Le don de DIEU: la vie éternelle et la vie créée

Vous saurez
	que nous avons une vie éternelle
		dans l'Image de la Sagesse de Dieu.
	Cette vie demeure toujours dans le Père
		et s'en écoule dans le Fils,
		et est ramenée dans la même nature
			par le Saint Esprit;
	et ainsi, nous vivons éternellement
		en notre Image de la sainte Trinité
			et de l'unité paternelle.
Et de là, nous avons une vie créée
		s'écoulant de la même Sagesse de Dieu,
	et, en elle, Dieu reconnaît sa puissance,
			sa sagesse
			et sa bonté,
	et c'est son Image
		par laquelle il vit en nous.
Et, du fait de son Image,
	notre vie a trois propriétés
		par lesquelles nous ressemblons à son Image
			que nous avons reçue.
Car notre vie est toujours essentielle,
		regardant
		et tendant vers l'origine de notre être-créature.

Là, nous vivons de Dieu et pour Dieu,
et Dieu en nous et nous, en lui.
Et ceci, c'est une vie vivante
	qui, en nous tous, est essentielle22°
		et dans la pure221 nature.
	CAR elle est au-dessus de l'espérance
		et de la foi,
		au-dessus de la grâce
		et de tous les exercices de vertus.

Et C'EST POURQUOI,
	c'est tout un: son être,
		sa vie,
		et son action223.
	Et cette vie est cachée en DIEU
		et dans la substance de notre âme.
MAIS, comme elle est en nous tous par nature,
certaines personnes peuvent la comprendre
		sans la grâce
		et sans la foi,
		ni aucun exercice de vertus;
ce sont des personnes désoeuvrées,
		recueillies au-dessus des images sensibles,
		dans la nue simplicité de leur être.
Là, elles pensent être saintes
			et bienheureuses.
Et certaines se figurent être Dieu;
et elles n'estiment aucune chose ni bonne,
ni mauvaise,
puisqu'elles peuvent être-dépouillées-d'images
et, dans la pure vacuité,
trouver leur être propre
et le posséder.
[...]

MAINTENANT,

élevez alors vos yeux au-dessus de la raison

élevez alors vos yeux au-dessus de la raison
et au-dessus de tous les exercices de vertus,
et considérez d'un esprit aimant,
	avec des yeux fixes,
	cette vie vivante
		qui est l'origine
		et la cause de toute vie
		et de toute sainteté.
C'est à considérer
	comme un glorieux abîme de la richesse de Dieu,
	et comme une source vive
		où nous nous sentons unis à Dieu,
		qui s'écoule dans toutes nos puissances,
			avec la grâce
			et avec de multiples dons,
	et pour chacun en particulier, selon son besoin
			et son mérite.
Dans cette source de notre vie,
	nous sommes tous unis à Dieu,
	mais dans les fleuves de sa grâce,
	nous sommes séparés
	et recevons tout avec discernement,
	chacun ce qui lui convient.

CEPENDANT,
nous demeurons toujours mutuellement unis
			dans la charité
			et dans la nature humaine,
	et, au-dessus de tout, dans la vie vivante
	où nous sommes tous unis à Dieu.

Cette union
	que nous avons avec Dieu,
	est au-dessus de la raison
	et au-dessus de la sens(ibilité).
Là, nous sommes avec Dieu
	en un unique esprit,
	en une unique vie;
	cette vie, personne ne peut la voir,
		la trouver,
		ou être établi en elle,
	s'il n'est, par l'amour
		et la grâce de Dieu,
	mort à lui-même dans cette vie vivante,
	et baptisé en cette source,
	et né à nouveau dans la liberté divine
		(venant) de l'Esprit de Dieu,
	et demeurant toujours uni à Dieu
		en cette vie vivante,
	et, de par la richesse
		et la plénitude de son amour,
	toujours renouvelé
	et s'écoulant avec la grâce,
		en toutes les vertus.
VOYEZ,
ceci est une vie éternelle,
		céleste,
		née du Saint Esprit
		et se renouvelant toujours dans l'amour
			entre nous et Dieu;
	CAR l'oeuvre de Dieu est éternelle
		dans le déscevrement de notre âme.
Et nous avons tous une vie éternelle avec le Fils,
			dans le Père;
	et cette même vie s'écoule
		et est engendrée du Père avec le Fils;
	et cette vie,
	le Père l'a éternellement connue avec le Fils
		et aimée dans le Saint Esprit.

Et ainsi avons-nous tous une vie vivante
qui est éternelle en Dieu,
	avant tout acte de création.
Et Dieu nous a créés (sortant) de cette vie
	mais pas (découlant) de cette vie,
		ni de sa substance,
	mais de rien.
	
Et notre vie créée est suspendue à la vie éternelle
	que nous avons en Dieu,
	comme à sa cause éternelle,
		qui lui est propre par nature.

Et C'EST POURQUOI,
	notre vie créée est une-unique vie sans intermédiaire
	avec la vie que nous avons en Dieu.
Et cette vie éternelle
	que nous avons en Dieu,
	est, sans intermédiaire, une avec Dieu.
CAR il est l'archétype vivant
	de tout ce qu'il a fait.
Et il est la cause
	et le principe de toutes les créatures. 
Et il se connaît lui-même et toutes choses
	en un unique regard.
Et tout ce qu'il connaît avec distinction
	dans le miroir de sa Sagesse,
		en images,
		en ordres,
		en formes,
		en raisons,
	cela est toute vérité
		et vie,
	et il est lui-même cette vie,
car en lui, il n'y a rien
		que sa propre nature.

CEPENDANT,
toutes choses sont en lui,
		sans elles-mêmes,
comme en leur cause propre.

Et C'EST POURQUOI,
	saint Jean dit: «Tout ce qui a été fait,
		c'était vie en lui»,
	et il est lui-même cette vie.
Nous avons tous, au-dessus de notre être-créature,
	une vie éternelle en Dieu,
	comme en notre cause vivante,
	lui qui nous a faits
	et nous a créés de rien.
MAIS nous ne sommes pas Dieu,
	et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes.
Nous ne sommes pas non plus émanés de Dieu
	par nature.
MAIS, comme Dieu nous connaît éternellement
	et nous a voulus en lui-même,
	ainsi nous a-t-il faits, non par nature,
		ni par nécessité,
	mais par la liberté de son vouloir.
	Et il connaît toutes choses.
Et tout ce qu'il veut,
	il peut le réaliser au ciel et sur la terre.
Et il est en nous, lumière
		et vérité.
			

Et il se révèle dans le sommet de notre être-créature,
	et élève notre mémoire en pureté,
	et notre esprit, dans une liberté divine,
	et notre intelligence, dans une nudité sans-images. 
Et il nous illumine de la Sagesse éternelle,
	et nous enseigne à fixer
	et à contempler son insondable richesse.
Là est la vie sans peine,
	dans la source de toute clémence	
Là se trouvent saveur
	et expérience de l'éternelle béatitude
	en un rassasiement parfait
	sans morosité aucune.

	Dépassons maintenant,
	Tout ce qui périt avec le temps;
	Ainsi pourrons-nous dans l'amour exulter,
	Car vie éternelle nous est préparée 63

2. Coïncidence avec la création selon l'Image et selon la Ressemblance

Au commencement du monde,
	lorsque Dieu voulut faire le premier homme
	en notre nature,
	alors il parla au sein de la Trinité des Personnes:
	«Faisons l'homme à notre Image
		et à notre ressemblance».
Dieu est un esprit:
	sa parole, c'est sa connaissance;
	son agir, c'est son vouloir.
Et il peut tout ce qu'il veut.
Et tout son agir est gracieux
	et bien ordonné.
Et il a créé l'âme de chaque homme,
	comme un miroir vivant
	où il a imprimé l'Image de sa nature.
Et ainsi vit-il gravé en nous,
	et nous, en lui;
CAR notre vie créée est une,
	sans intermédiaire
	avec cette Image
	et avec cette vie
		qu'éternellement, nous avons en Dieu.

Et la vie
	que nous avons en Dieu,
	elle est sans intermédiaire,
		une en Dieu,
	CAR elle vit avec le Fils, inengendrée dans le Père,
	et elle est engendrée du Père, avec le Fils,
	et s'écoule de l'un et de l'autre
		avec le Saint Esprit.
Et ainsi vivons-nous éternellement en Dieu,
		et Dieu, en nous.
	CAR notre être-créature vit en notre Image éternelle
	que nous avons dans le Fils de Dieu.
	Et notre Image éternelle est une
		avec la Sagesse de Dieu,
		et vit dans notre être-créature.

Et C'EST POURQUOI,
cet engendrement éternel se renouvelle,
ainsi que l'écoulement du Saint Esprit,
	dans le vide de notre âme, toujours,
		sans cesser.
	CAR Dieu nous a, de toute éternité, connus
		et aimés,
		appelés
		et choisis.
Et, dès que nous voulons, à notre tour,
		le connaître,
		l'aimer
		et le choisir,
alors nous sommes saints
		et bienheureux,
		et éternellement choisis.
Et notre Père du ciel nous révélera sa clarté divine
		dans le sommet de notre âme,
	car nous sommes son Royaume,
	et il demeure en nous
	et y règne.

Et, de la même façon
	que, de ses rayons, le soleil du ciel pénètre
		et éclaire
		et féconde le monde entier,
	ainsi fait aussi la clarté de Dieu
		qui règne dans le sommet de notre esprit.
	Elle répand dans toutes nos puissances
		de clairs rayons brillants
		qui sont des dons divins: connaissance,
			sagesse
			et claire intelligence,
			attention
			et discernement en toutes les vertus.
Et, par ceci, s'épanouit le Royaume de Dieu en notre âme.
MAIS l'amour sans mesure
	qui est Dieu lui-même,
	règne dans la pureté de notre esprit,
		comme un brasier de charbons ardents.
	Il fait jaillir des étincelles brillantes,
			enflammées,
		qui touchent
		et embrasent en amour ardent,
			le coeur
			et la sensibilité,
			la volonté
			et le désir,
			et toutes les puissances de l'âme,
			en une tempête,
			en une folie d'amour,
			en une impatience d'amour
			sans-mode.
VOYEZ,
	ce sont les armes
	avec lesquelles nous luttons contre le redoutable,
			immense amour de Dieu,
	qui veut consumer tous les esprits aimants
			et les engloutir en lui-même.

CEPENDANT,
	il nous arme de ses dons,
	et illumine notre raison,
	et nous commande,
	et nous conseille,
	et nous enseigne à nous opposer
		et à lutter,
		et à maintenir notre droit en amour
			contre le sien,
		aussi longtemps que nous le pouvons.

Et pour ceci,
Il nous donne force,
		science
		et sagesse.
Il attire toutes nos puissances sensibles
		en un sentir intérieur.
Il pousse notre coeur à aimer,
		à désirer
		et à savourer.
Il donne à notre âme de contempler
		et de fixer.
Il nous donne dévotion
		et nous fait monter en flammes brûlantes.
Il donne à notre intelligence,
		connaissance
		et saveur de l'éternelle Sagesse.
Il touche la puissance aimante
		et fait brûler l'esprit de l'homme
		et se fondre en révérence devant sa face.
VOYEZ,
ici notre raison doit reculer,
et toute activité vue avec distinction,
car nos puissances sont unifiées dans l'amour,
		et se taisent,
		et s'inclinent vers le visage du Père.
CAR la révélation du Père élève notre âme
		au-dessus de la raison,
		dans une nudité sans-images.

Là, l'âme est simple,
		pure
		et nette,
		et vide de toute choses.
Et, dans cette pure vacuité,
		le Père révèle sa divine clarté.
Dans cette clarté,
	ne peuvent entrer ni raison,
			ni sensibilité,
			ni réflexion,
			ni distinction;
	tout ceci doit demeurer au-dessous;
	car cette clarté sans mesure aveugle les yeux de la raison,
	de sorte qu'ils doivent reculer
			devant la lumière incompréhensible.
MAIS l'oeil simple,
	au-dessus de la raison,
	dans le tréfonds de l'intelligence,
	lui, est toujours béant,
	et contemple
	et fixe cette lumière d'un regard nu,
			avec la lumière elle-même.
Là, l'oeil est face à
	le miroir, face au miroir,
	l'image, face à l'image.
Par ces trois,
	nous sommes semblables à Dieu
	et lui sommes unis;
	car, la vue, dans notre oeil simple,
	est un miroir vivant
	que Dieu a fait à son Image,
	et où il a imprimé son Image.
Son Image,
	c'est sa divine clarté,
	dont il a surabondamment rempli le miroir de notre âme,
		de sorte qu'aucune autre clarté,
		ni aucune autre image n'y peut pénétrer.

MAIS cette clarté n'est pas intermédiaire entre nous et Dieu;
	car elle est cela même
		que nous voyons,
	et aussi, cette lumière
		par laquelle nous voyons;
	mais pas notre oeil
		qui voit.
CAR, bien que l'Image de Dieu soit dans le miroir de notre 			âme
			sans intermédiaire,
		et lui soit unie,
cependant, l'Image n'est pas le miroir,
		car Dieu ne devient pas créature.
MAIS l'union de l'Image dans le miroir est si grande
		et si noble
que l'âme est appelée «l'image de Dieu».

DE PLUS,
cette même Image de Dieu
	que nous avons reçue
	et que nous portons dans notre âme,
c'est le Fils de Dieu,
	le Miroir éternel,
	la Sagesse de Dieu
	en qui nous vivons tous
	et à qui nous sommes éternellement configurés2".
CEPENDANT,
nous ne sommes pas la Sagesse de Dieu,
car alors, nous nous serions faits nous-mêmes,
	et cela est impossible
	et contraire à la foi;
	car tout ce que nous sommes
	et tout ce que nous avons,
	nous l'avons de Dieu
	et pas de nous-mêmes.
Et, bien que la noblesse de notre âme soit grande,
	elle est cachée aux pécheurs
	et aussi à beaucoup d'hommes bons.
Et tout ce que nous pouvons connaître
		dans la lumière de la nature,
	c'est incomplet,
	sans saveur,
	sans sentiment;
	car nous ne pouvons contempler Dieu
		ni trouver son Royaume
		en notre âme,
		sans son aide,
		et sa grâce,
		et nos fidèles exercices en son amour.
		C'est dans le nom de notre Seigneur Jésus Christ,
[...]

Et le Père avec le Fils font couler en nous
		leur amour abyssal,
		au-dessus de la volonté
		et au-dessus de l'activité.
Notre volonté, dans le fond de notre vouloir-bien,
	c'est l'étincelle de feu,
	le principe vital de l'âme.
Là, le Père engendre son Fils,
et là, s'épanche leur commun amour abyssal.
MAIS cette activité de Dieu,
	nous ne pouvons la comprendre,
	et notre compréhension n'y peut pénétrer,
	car toutes nos puissances, avec leurs oeuvres,
		doivent reculer
		et pâtir la surformation de Dieu.
Là, nous sommes conduits par l'Esprit de notre Seigneur
		et spirés au-delà;
là, nous sommes fils de Dieu, par grâce
		et non par nature.
Là, nous sommes rendus simples,
car toutes nos puissances défaillent dans leurs propres oeuvres,
		et fondent
		et s'écoulent
		devant le visage de l'amour éternel
			de Dieu.

Et C'EST POURQUOI,
	ceci est appelé:
	une vie s'anéantissant dans l'amour.
MAINTENANT,
	comprenez dans l'élévation de l'esprit,
	car avec ceci,
	la personne dépasse toutes ses puissances
		et leurs oeuvres,
		et entre dans son état de vacuité,
		et sa simplicité,
		et la pureté de l'esprit.
Notre état de vacuité est nudité
		et absence d'images;
notre être simple,
	c'est contempler la vérité éternelle;
la pureté de l'esprit,
		c'est être uni à l'Esprit de Dieu.
Là, nous nous sentons uns avec Dieu
		et unité en Dieu;
		spirés avec Dieu,
		expirés en Dieu.
L'union vivante
	que nous ressentons avec Dieu,
	elle est active
	et se renouvelle toujours entre nous et Dieu.
Dans le baiser
	et le toucher mutuels,
	alors nous sentons l'altérité
		qui ne nous permet pas de durer en nous-mêmes.
CAR, bien que nous soyons au-dessus de la raison,
	nous ne sommes pas sans raison.
Et C'EST POURQUOI,
	nous sentons que nous touchons
		et que nous sommes touchés,
		que nous aimons
		et que nous sommes aimés,
		que toujours nous nous renouvelons
			et retournons en nous-mêmes,
		que nous allons et venons
			comme un éclair du ciel.
CAR, ce vers quoi nous tendons dans l'amour,
	et vers quoi nous nous élançons,
	c'est nager à contre-courant;
	nous ne pouvons traverser
	ni dépasser notre être-créature.
Et C'EST POURQUOI,
	son toucher
	et notre élan intérieur caché,
	est le dernier intermédiaire entre nous et Dieu,
		par lequel nous lui sommes unis
	en une mutuelle rencontre d'amour.
CAR la source vivante de l'Esprit Saint,
	où nous nous unissons à Dieu,
	a une veine bouillonnante,
	c'est le toucher de Dieu;
	elle est si forte
		et si impétueuse,
		que nous ne pouvons traverser
		jusque dans l'abîme de son amour sans fond.
Et C'EST POURQUOI,
	nous demeurons toujours stables
		au-dessus de la raison,
		en notre être même,
		sans-images,
		fixant,
		nous élançant,
		dans une richesse incompréhensible.
Ce sont les trois propriétés de la nature de l'âme,
	sa vie
	et son agir.
	Par ceci, elle est semblable à Dieu,
		dans sa plus haute noblesse.
Là, elle répond à l'éternelle Trinité de Dieu;
là, la nature de l'âme est vide,
		sans-images;
		demeure du Père,
		son temple
		et son Royaume.
Et il engendre son Fils
	qui est sa clarté,
	dans l' oeil béant
		qui regarde fixement.
Et il coule son Esprit
	qui est son amour,
	dans cet élan intérieur de l'esprit
	par lequel celui-ci s'élance toujours
		vers l'éternité.
Dans notre agir,
	nous lui demeurons toujours semblables,
		dans la pureté de notre esprit.
CAR nous sentons
	que nous contemplons
	et nous nous élançons vers un autre
		que nous ne sommes nous-mêmes;
	en cela, nous lui sommes semblables.
MAIS dans son opération,
	nous sommes agis par son Esprit,
	et nous subissons la surformation en sa clarté
		et en son amour.
Là, nous sommes au-dessus de la ressemblance,
		les fils de Dieu, par grâce.
Et, lorsque nous sentons en nous
		que nous agissons
		et nous nous élançons vers lui,
		et que nous subissons
		et sommes agis par lui,
	nous connaissons tout ceci dans sa lumière,
	et nous savourons
	et sentons son amour en son Esprit.

Et, dans l'union,
nous sommes un esprit,
	une vie avec lui;
mais toujours, nous demeurons créatures;
car, bien que nous soyons surformés en sa lumière
	et spirés au-delà en son amour,
nous nous connaissons
et nous nous sentons autres que lui.

Et C'EST POURQUOI,
nous devons toujours le contempler
	et nous élancer vers lui,
et cette activité nous demeurera éternellement.

CAR notre être-créature,
nous ne pouvons le perdre
	ni si purement le dépasser
		que nous ne devrions pas demeurer éternellement
			autres que Dieu.

3. Conformation au Christ dans l'histoire et dans sa gloire

[...]

II. La «vie vivante», réfléchie en ses composantes

M AINTENANT,
élevez tout votre coeur 
et votre regard nu, au-dessus de tout
		ce qui est créé.
CAR je veux nous montrer la vie vivante
	qui est cachée en nous,
	là où se trouve notre béatitude suprême,
	et dont j'ai parlé plus haut,
	mais sans suffisamment l'expliquer.
Et, bien que je n'aie pas, en cette matière,
		procédé avec ordre,
	je l'ai prévu
	et fait intentionnellement.
Et ce que j'ai omis alors,
	je veux maintenant le compléter.

VOYEZ
et comprenez donc,
	vous tous qui êtes élevés dans la lumière divine:
je ne parle à aucun autre,
	car il ne pourrait comprendre.
Cette vie vivante
	que Dieu a établie en nous,
comprend quatre points:
	le premier point est la nature de cette vie;
	le deuxième point, ce qui-se-passe-en elle;
	le troisième point, son essence;
	le quatrième point, sa sur-essence.

1. Sa «nature»

La nature de la vie éternelle
est pour nous, d'être née de Dieu,
et cette vie est une avec Dieu,
et elle vit de Dieu en nous,
et, de nous, elle retourne en lui.
CAR volontairement,
	le Père céleste nous a engendrés
		et choisis en son Fils,
	et c'est pourquoi,
	nous sommes fils de Dieu par grâce,
		non par nature,
CAR la grâce de Dieu est notre surnature
		et notre vie éternelle
		que personne ne peut voir
			ni trouver
			sans la grâce.


MAIS, si nous voulons voir la vie éternelle
		et la trouver en nous,
alors, nous devons nous élever au-dessus de la raison,
		par l'amour
		et par la foi,
		jusque dans notre oeil simple;
	là, nous trouvons la clarté de Dieu née en nous.
Et elle est l'Image de Dieu
	qui a surformé notre oeil simple;
	là ne peut entrer aucune autre image.
CEPENDANT,
	nous pouvons, dans une lumière infuse,
		connaître tout ce
		qui est moindre que Dieu,
	pourvu qu'il veuille nous le révéler.
Cette Image de Dieu,
	chaque regard la reçoit indivisée
		et entière;
et elle est aussi tout entière en chacun
et demeure en elle-même un tout indivisé.
Cette image,
	lorsque nous la recevons,
	nous la connaissons par elle-même,
mais lorsque nous sommes transportés
	et transformés en sa clarté,
	là, nous nous oublions nous-mêmes,
	et nous sommes uns avec lui.
Et ainsi vivons-nous en lui,
	et lui, en nous.

CEPENDANT,
nous demeurons toujours distincts en substance
		et en nature.
La clarté de Dieu
	que nous voyons en nous,
	n'a ni commencement, ni fin,
	ni temps, ni lieu,
	ni chemin, ni sentier,
	ni forme, ni figure, ni couleur,
	et elle nous a embrassés,
		saisis
		et pénétrés tout entier,
et elle a ouvert si grand notre regard simple
		que notre oeil doit rester ouvert
				éternellement,
		nous ne pouvons pas le fermer.
Et ainsi,
	vous avez le premier point:
	quelle est la nature de la vie éternelle née de Dieu.

2. Son «expérience»

Ci-après suit le deuxième point :
	ce sera ce qui se passe en cette vie vivante
		entre nous et Dieu.
MAINTENANT,
comprenez
et élevez vos yeux intérieurs en votre sommet,
	là où vous êtes unies avec Dieu.
CAR être uni avec Dieu
	c'est notre état vivant
		qui est éternel;
	là, Dieu habite en nous
		et nous, en lui.
Cette union est vivante
		et féconde,
et elle ne peut être inactive
car elle se renouvelle toujours dans l'amour
		et dans de nouvelles visitations,
		de par cette inhabitation mutuelle
		que l'on ne peut rompre.
Là, on attire et suit,
on donne et prend,
on touche et est touché.

CAR notre Père céleste habite en nous,
	et il nous visite lui-même,
	et nous élève au-dessus de la raison
		et de l'examen rationnel.
Il nous dénude de toutes images
et nous attire vers notre Principe.
Là, nous ne trouvons rien d'autre
	qu'une sauvage nudité désertique,
		non-imagée,
	qui toujours répond à l'éternité.
Là, le Père nous donne son Fils.
Et le Fils visite notre regard non-imagé
		de la clarté sans fond
		qu'il est lui-même,
	et exige de nous
	et nous enseigne, à fixer
		et à contempler cette clarté par elle-même.
Et là, nous trouvons la clarté de Dieu en nous
		et nous, en elle,
		et nous, unis à elle.
Et, bien qu'elle nous ait saisis,
nous ne pouvons pas la saisir,
car notre saisie est créature
	et elle, est Dieu.

Et C'EST POURQUOI,
nous laissons notre regard courir avec elle
		et la suivre,
(course) interminablement longue
		et large,
		haute
		et profonde,
		sans mode,
		sans manière aucune.
Et, bien que nous soyons unis à elle de façon simple,
nous ne pouvons ni rattrapper
	ni rejoindre ce qui, pour nous,
		est insaisissable.

Ici, nous voyons le Père dans le Fils,
	et le Fils dans le Père,
	car ils sont un dans leur nature.
Et ainsi, ils vivent en nous,
	et nous donnent l'Esprit Saint,
		leur amour à tous deux,
		qui est une nature
		et un Dieu avec eux deux,
		et habite en nous, avec eux deux.
CAR Dieu est en lui-même indivisé.
Et le Saint Esprit se donne lui-même
		et nous visite
		et touche l'étincelle ardente de notre âme.
Et ceci est le principe
	et la source de l'amour éternel entre nous et Dieu.
Le comportement de l'amour est libre,
	et il est sans vergogne.
Sa nature est avide
	et généreuse.
Il veut toujours exiger et offrir,
	donner et prendre.
L'amour de Dieu est avide.
Il exige de l'âme tout ce qu'elle est
	et tout ce qu'elle peut.
Et l'âme est riche et généreuse
	et veut donner tout ce
	que l'amour avide exige
		et désire;
	mais elle ne peut l'accomplir,
	car son être-créature doit demeurer éternellement,
		elle ne peut y échapper,
		ni ne peut l'abandonner.

Et C'EST POURQUOI,
ce que l'amour absorbe,
		dévore
		et consume,
		et exige de l'âme,
	lui est impossible.

Et, bien que l'âme désire aussi fondre
	et s'anéantir dans l'amour,
elle doit pourtant demeurer éternellement
	et ne pas disparaître.
DE PLUS,
	l'amour de Dieu est aussi abyssalement généreux.
	Il présente
	et montre à l'âme tout ce qu'il est
		et tout ce qu'il veut lui donner
			librement.
MAINTENANT,
l'âme aimante est singulièrement gourmande
		et avide,
		et baille largement,
		et veut avoir tout ce
		qui lui est révélé;
MAIS elle est créature,
	et ne peut ni avaler,
	ni saisir cette totalité de Dieu.

Et C'EST POURQUOI,
	elle doit aspirer
		et bailler,
		demeurer éternellement altérée
		et affamée.
Et, plus elle aspire
		et s'élance,
et mieux elle ressent
		que la richesse de Dieu lui manque.
Et cela s'appelle «s'élancer dans un défaillir».

VOYEZ,
	ainsi, l'amour peut donner
		et prendre.
Et ceci, c'est l'expérience de l'amour en notre vie vivante.
	Et que cela soit vrai,
		ils peuvent le voir
			et le sentir,
		ceux qui pratiquent cet amour.

3. Son «essence vivante»
Ci-après suit le troisième point:
	de l'essence vivante,
	là où nous sommes uns avec Dieu,
	au-dessus de toute expérience de l'amour,
	dans une fruition éternelle,
	qui est au-dessus de l'agir
		et du subir,
	en un bienheureux désœuvrement,
	au-delà de l'union avec Dieu,
		dans un état d'unité,
	là où personne ne peut agir
		que Dieu seul.
CAR son action,
c'est lui-même
et sa nature.
Et dans son agir,
	nous sommes inactifs
	et surformés
	et uns avec lui dans son amour,
	mais non pas uns dans sa nature,
	car alors, nous serions Dieu,
	et, en nous-mêmes, néant,
	ce qui est impossible.
MAIS nous sommes là, au-dessus de la raison
		et sans raison,
		dans un savoir clair.
Là, nous ne sentons aucune distinction entre nous et Dieu,
	car nous sommes au-dessus de nous-mêmes
		et au-dessus de tout ordre,
		expirés en son amour.
Là, il n'y a ni exiger, ni désirer,
		ni donner, ni prendre,
	mais un bienheureux désoeuvrement,
		couronne
	et récompense essentielle de toute sainteté
		et de toute vertu.
Et c'est ce que désirait notre cher Seigneur Jésus Christ,
	lorsqu'il disait:
	«Père, je veux
		que tous ceux que tu m'as donnés,
		soient un, tout comme nous sommes un».
Non en tout mode,
	car il est un avec son Père dans la nature,
	car il est Dieu.
Et il est aussi un avec nous,
	dans notre nature,
	car il est homme.
Et il vit en nous,
	et nous, en lui, par sa grâce
	et nos bonnes oeuvres.
Et ainsi nous est-il uni
	et nous, à lui.
Et dans sa grâce
	et avec lui, nous aimons
	et fréquentons notre Père céleste.
Et, dans l'amour et ses expressions,
	nous sommes unis à notre Père céleste,
	mais pas uns.
Car le Père nous aime,
	et nous, en retour.
Et, entre aimer et être aimés,
	nous sentons toujours distinction
		et altérité,
	et c'est le caractère de l'amour éternel.

MAIS là,
au-dessus de toute expression de l'amour,
nous sommes embrassés
	et saisis avec le Père,
	et avec le Fils,
	dans l'unité du Saint Esprit;
là, nous sommes tous uns,
	de la même manière que le Christ,
	Dieu et homme,
est un avec son Père
	dans leur commun amour sans fond.
Et dans ce même amour,
	nous sommes tous accomplis,
		dans une unique fruition éternelle,
		c'est-à-dire, dans un bienheureux désoeuvrement,
		qui est insaisissable à toute créature.

4. Sa «sur-essence»

DE PLUS,
dans notre être en tant que pure réceptivité,
nous sommes uns avec Dieu,
	dans son amour;
là commence une contemplation
	et un sentir sur-essentiels;
ce qui est le plus haut
	que l'on puisse exprimer,
c'est-à-dire, une vie qui-meurt
	et une expiration vivifiante,
	coulant de notre être
	en notre béatitude sur-essentielle.
Dès que par la grâce
	et l'aide de Dieu,
	nous sommes maîtres de nous-mêmes,
	de façon à pouvoir nous dépouiller d'images296,
		toutes les fois que nous le voulons,
			jusque dans notre être de pure réceptivité,
			où nous sommes uns avec Dieu,
			dans cet abîme sans fond de son amour,
là, nous sommes bien satisfaits;
	car nous avons Dieu en nous,

et nous sommes bienheureux dans notre essence,
	grâce à cette in-action de Dieu en nous;
là, nous sommes uns dans l'amour,
	non dans l'essence,
	ni dans la nature;
mais nous sommes bienheureux
	et béatitude dans l'essence de Dieu,
		là où il jouit de lui-même
		et de nous tous,
		dans sa haute nature:
	c'est le noyau de l'amour,
	qui nous est caché, dans la ténèbre,
		dans un non-sa voir sans fond.
Ce non-savoir,
	c'est une lumière inaccessible
	qui est l'essence de Dieu,
	et est pour nous, sur-essentielle,
	et pour lui seul, essentielle.
CAR il est sa propre béatitude
	et jouit de lui-même dans sa nature.
Et dans sa fruition,
	nous sommes trépassés,
		et nous-mêmes immergés
		et perdus selon le mode de notre fruition,
		mais non selon le mode de notre essence.
CAR notre amour
et son amour sont toujours semblables
	et uns dans la fruition,
là où son Esprit a absorbé notre amour
	et l'a englouti en lui,
		dans une fruition,
		et dans une béatitude unique,
		avec lui.
Et, là où j'affirme
	que nous sommes uns avec Dieu,
	c'est à comprendre dans l'amour,
		non dans l'essence,
		ni dans la nature;
	
CAR l'essence de Dieu est incréée
	et notre essence est créée;
	et ceci est dissemblable sans mesure: Dieu et la créature.

Et C'EST POURQUOI,
	bien qu'ils puissent s'unir,
	ils ne peuvent devenir uns.
	Notre essence serait réduite à néant,
		et ainsi, nous ne pourrions ni connaître,
			ni aimer,
			ni être bienheureux.
MAIS notre essence créée est à considérer
	comme un sauvage désert désertique
		où vit Dieu
			qui nous régit.
Et dans ce désert,
	nous avons à errer sans mode
		et sans manière,
	CAR nous ne pouvons sortir de notre essence
		ni pénétrer en notre sur-essence
			autrement que par l'amour.
Et C'EST POURQUOI,
nous sommes bienheureux dans notre essence
	pourvu que nous vivions dans l'amour.
Et nous sommes béatitude dans l'essence de Dieu,
	pourvu que, par l'amour,
nous soyons morts à nous-mêmes,
	dans sa fruition.
	
Toujours, nous vivons dans notre propre essence
	par l'amour.
Et toujours, nous mourons dans l'essence de Dieu
	par la fruition.
Et C'EST POURQUOI,
	ceci est nommé une vie qui meurt
		et une expiration vivifiante;
CAR nous vivons avec Dieu,
	et nous mourons en Dieu.

Bienheureux sont les morts
	qui, de cette façon, vivent
		et meurent,

CAR ils sont héritiers en Dieu
	et dans son Royaume.

POÈME FINAL

MAINTENANT, priez tous avec ferveur
Notre cher Seigneur
Dans un amour vrai,
En faveur de tous ceux
Qui ont composé ou écrit ceci,
Pour nous donner le savoir;
Et pour ceux qui lisent ou écoutent,
Afin qu'ils soient élus
Dans le Royaume là-haut,
Où tous, d'un commun accord,
Éternellement et sans fin,
Loueront Dieu.
Pour obtenir ceci
et parvenir si haut,
Que nous aide Jésus, le Fils de Dieu!
De sorte qu'avec lui, tous ensemble,
Devant notre Père céleste,
Nous puissions ceindre la couronne.
Là se trouve vie éternelle,
Pratique de joie continuelle,
Et Dieu même, en récompense.
Là, brillent les yeux du Bien-Aimé,
Et de nobles voix font sonner
De glorieuses mélodies.
Là, nous nous réjouirons,
En amour trépasserons:
La face de notre Bien-Aimé est si belle!
En elle, nous nous glorifierons
Et toujours jubilerons,
Là, nous sommes libres et audacieux.
Avec Dieu, nous règnerons,
Et il placera chacun de nous
En son trône de gloire.
Alors, nous expérimenterons son amour
Et lui-même à nous se donnera,
Et, en lui, nous demeurerons.
Si nous nous aimons les uns les autres,
Alors, nous trouverons grâce,
Et deviendrons ses familiers.
MAINTENANT, observons son commandement,
Car il est le vrai Dieu
Dans la Trinité des Personnes.
A bon droit, nous aimerons
Celui que nous savons si noble
Et tout-puissant en son agir.
Il est digne de louange éternelle.
Bienheureux qui désire être à lui!
Puisse-t-il arriver
Que nous l'aimions tellement,
Que notre faim connaisse rassasiement,
Et que toujours, nous le trouvions dans la fruition.
Que l'on dise: Amen, fiat, fiat.
AMEN

Les Douze Béguines

Jan van RUUSBROEC
ÉCRITS IV LES DOUZE BÉGUINES
Traduction par Dom André Louf, o.c.s.o.
SPIRITUALITÉ OCCIDENTALE, n° 5 
ABBAYE DE BELLEFONTAINE

Douze béguines étaient assises, 
devisant sur Jésus, le gracieux Seigneur,
 chacune selon sa pensée /1:
Chantons de l'amour la louange !
Il est suave dans ses débuts,
et doux à l'extrême.

/ 1. La pensée étant, dans le vocabulaire de Ruusbroec, le siège de l'expérience mystique, c'est de cette expérience que les béguines entendent témoigner.

La première béguine prit la parole et dit :

Je veux en moi porter l'amour de Jésus,
sans interroger personne.
Que Dieu m'en donne la force !
L'aimer est chose équitable,
lui que nous savons de si noble
et de si haut lignage.

La deuxième béguine dit :
Je voudrais bien l'aimer,
si je savais par où débuter.
À mes yeux il se dissimule.
Mon coeur est dispersé.
Souvent, je me confesse et plaide coupable
vivant incessamment dans le souci.

La troisième béguine dit :
Il vint à moi tel un saint personnage,
et se présenta à moi en beauté.
Aujourd'hui, il s'enfuit de moi, tel un gueux de passage,
Et rien de lui ne peut plus m'appartenir.
Je le poursuis tant que je puis.
Peu sage, celui qui loue la journée
avant d'en avoir vu le soir, 
doux et suave.

La quatrième béguine dit :
L'amour de Jésus m'a enjôlée,
coeur et sens élevés au-delà.
Je ne sais à qui l'imputer.
Il me consume de jour comme de nuit,
me réclame plus que je ne puis :
quel négoce indu !

La cinquième béguine dit :
De me fâcher j'aurais tort,
si l'on ne veut anticiper ma paie.
Rien de surprenant
si cela arrive souvent :
à qui peu a peiné,
peu de biens il a portés.

La sixième béguine dit :
Quelles paroles s'entendent ici ?
Quelles questions posées ?
Jésus peut-il de la sorte affoler ?
Nos béguines se trompent de chemin,
devenues scandale pour Jésus.
Si légères sont leurs paroles
Qu'elles feraient mieux de s'en confesser.

La septième béguine :
Si grande est la faim de mon âme
que je ne pourrais me rassasier,
même si je possédais
tout ce que Dieu fit exister,
s'il ne se donnait pas lui-même. J'en meurs,
si forte m'accable mon impatience
que personne ne peut deviner.

La huitième béguine :
Le Seigneur Jésus est source si pure
dont jaillit toute joie.
Chez lui je me suis installée /1 :
Il est à moi et je suis à lui ;
il ne saurait me manquer,
lui, la part que j'ai reçue.
Il m'est une noix très douce :
Sots, ceux qui ne la cassent pas :
son noyau est tout délice.
Même souveraine de l'univers,
je choisirais Jésus pour Dieu :
m'occuper de lui est toute ma joie.
/1. Littéralement : Chez lui est ma taverne.

La neuvième béguine :
L'amour du Seigneur Jésus m'a abandonnée. 
Je le poursuis en des chemins inconnus, 
vivant en errance.
Avant je possédais ; maintenant, plus rien. 
J'en souffre pesante tristesse.:
Mon coeur, il me l'a volé.

La dixième béguine :
L'amour de Jésus est si exquis,
il a empli mon coeur.
Un noble vin, il me verse,
à grands flots sans cesse.
Mon Dieu ! Comment être plus joyeux
lorsqu'il me présente son gracieux visage,
et que je m'abreuve d'un si noble vin ?
Ils ont tort qui mal en prétendent.

La onzième béguine :
J'ignore si un désir me reste encore, 
car me voilà perdue
en nescience sans fond.
En sa bouche j'ai été engloutie,
dans un abîme sans fond :
impossible que j'en revienne.

La douzième béguine :

Faire toujours le bien est mon vouloir,
car amour ne saurait être désoeuvré.
Pratiquer la vertu en droite fidélité,
et, au-delà de vertu, contempler Dieu,
voilà ce que je loue, /1
Fixer la fine divinité,
me liquéfier dans la face d'amour,
et d'amour m'enivrer sans relâche,
voilà une bien noble façon.

/1. Première apparition du couple de mots « contemplation » (impliquant un certain désoeuvrement) et « œuvres » de vertu, sur lequel Ruusbroec reviendra sans cesse.

Restons ensemble et entre nous,
pour parler sans fin de choses célestes :
voilà une bien noble vie.
Notre Père céleste nous a aimées,
nous a envoyé son Fils,
celui qu'il nous a donné,
qui nous a délivrées par sa mort
— éternelle consolation pour nous.
C'est lui que nous louerons,
et nous prierons notre Dieu du ciel
d'accomplir son commandement,
à sa louange toujours.
En cette vallée de larmes,
puissions-nous vaincre les maux de l'enfer
et rejoindre sa cour.

Voici comment sont de bonnes béguines

Voici comment sont de bonnes béguines
qui font grand effort vers la vertu,
celles qui étaient ici aux jours d'antan,
et qui le sont encore aujourd'hui.
Leur état cependant a bien dépéri,
seule infidélité en fut la cause.
Veux-tu être vraiment fidèle,
ton coeur doit s'attacher à Dieu
avec amour, droite vérité
et simplicité sans feinte.
Sois douce et humble sous celles
qui, vite enflammées et susceptibles,
bougonnent et fulminent dans leur arrogance,
vite s'irritent, rarement se réconcilient — quel dommage ! —
sont butées, entêtées, et ne suivent personne,
âpres et amères, rapides à la colère,
emportées, jalouses et impitoyables,
rusées, cruelles et hargneuses.
Voilà ce que n'est pas l'état de béguine.
Elles n'ont ni vie ni apparence de vie.
Souffre et supporte ce genre méchant,
et Dieu bénira ta vie.

Si tu veux reconnaître les hommes bons,
observe-les au-dehors et au-dedans.
Toute sainteté vient de Dieu
à ceux qui pratiquent ses commandements.
Ceux qui méprisent le monde cordialement
peuvent monter les marches vers le ciel,
comblés de la grâce de Dieu,
à condition de suivre son conseil.
Ceux qui ont laissé les choses du monde
se remplissent de charité.
La charité est d'un noble poids,
plus lourd qu'amis et parents.
Elle triomphe de la chair et du sang,
se hâtant vers toute vertu.
Ceux qui s'adonnent à la charité
sont les plus riches qui vivent maintenant,
hardis et fort vaillants,
car en un tel sentiment,
de personne n'ont plus besoin,
de soucis ne peuvent avoir,
car l'Esprit du Seigneur est leur gage.
Ils ne cherchent pas à se faire voir,
car ils ne désirent pas être loués.
Ils ne préfèrent pas les façons singulières,
mais veulent ressembler aux autres hommes bons.
Ils fréquentent les saintes églises,	
avec tout ouvrage bon et saint.
Ils estiment grandement tous les sacrements,
en lesquels vit la bonté de Dieu.

Lorsqu'elles s'en vont recevoir le Saint Sacrement
à nous envoyé par Dieu,	
et en lequel vit le corps de notre Seigneur, 
vénéré justement par-dessus tout ; 
tout homme bon se mettra en présence du Christ,
se présentera à lui, l'éternelle vérité,
s'éprouvera en observant
sa vie, ses paroles et son ouvrage.
Dira ensuite, le coeur attristé :
« Aie pitié de moi, Amour éternel,
il me faut fort déplaire à moi-même. 
Depuis les jours de ma jeunesse, j'ai péché 
et perdu mon temps.
Aie pitié de moi, Seigneur, plein de grâce. 
Je ne suis pas digne que tu viennes en moi, 
gravement blessé comme je suis de péchés. 
Jamais je ne guérirais,
si ta douce bouche ne me consolait, 
ne me disait parole qui me convienne, 
venant de ta grandeur.

Oh ! femme, ta prière, je l'ai entendue.

Oh ! femme, ta prière, je l'ai entendue.
Ce qui me revient, je veux le faire
et répondre à ton chagrin.
Je veux te faire selon ta confiance.
Sois allègre, hardie et sans peur.
Je veux faire tout ce que tu désires,
être ta nourriture, ton cuisinier et ton hôte.
Tourne-toi entièrement vers moi.
Ma chair a été rôtie à point
sur la croix, en ta faveur.
Mon sang est vivant et brûlant :
il traverse l'âme et le corps.
Nous mangerons et boirons ensemble.
Tu te souviendras de ma passion et de ma mort,
en même temps que de mon éternel amour.
Si tu fais cela, tu auras la paix.
Ma bien-aimée, j'ai cru comprendre
que tu aimerais recevoir le Sacrement.
Le sacrifice de la messe est terminé ;
si tu es prête, tu peux le recevoir.

Seigneur, tu viens de dire ce que je voudrais.
Béni sois-tu, volontiers je reçois le Sacrement.
Il m'est un vénéré présent.
Ton saint corps j'y reçois
qui m'est doux et agréable,
mon pain du ciel.
Qui n'en mange pas est mort.
Il est aussi la nourriture des anges.
Qui le savoure est un sage.
Le monde ne peut le savourer,
son plaisir et sa peine sont ailleurs.

Seigneur, tu t'étais engagé
à manger en ma compagnie avec moi.
Seigneur, j'aspire, je bâille et je désire,
et ne puis te consommer.
Plus je mange, plus j'en ai envie,
plus je bois, plus j'ai soif.
Toujours il m'en reste davantage
que ne peuvent consommer tous les vivants.
Seigneur, tu es un hôte prodigue :
tu paies tout ce que l'on consomme.
Seigneur, j'aime tant boire ton sang vivant
qui jaillit de ton côté
et de ton saint corps,
sang noble et de grand prix,
doux à mon palais.
Ivre à moitié, je ne saurais le cacher.
Seigneur, ton sang est plus noble que la grenade.
Je veux en remplir tous mes cratères,
hardie que je suis et fort intrépide.
Au-dehors, je n'ai que faire,
quoique je sois remplie, j'en désire encore.
Ce que j'ai, consommer je ne le puis,
et tout ce que je possède, je l'estime pour rien
et poursuis celui qui m'échappe.
Mon désir doit le poursuivre, je le sais bien,
même si le mode jamais ne rejoint absence de modes /1.

/1. L'Eucharistie, autour de laquelle se développe ce dialogue d'amour, appartient au régime des modes, alors que l'expérience mystique se développe au-delà, dans une absence de modes. C'est cependant exactement le même dialogue, de désir, de faim, de non-rassasiement, qui y sera repris, ce qui met en lumière le lien que Ruusbroec entrevoit entre l'ordre sacramentel et celui de l'expérience mystique. Le passage suivant explique ce que Ruusbroec entend par le régime des modes.

Mode et absence de modes font deux
qui jamais ne deviennent un seul,
car ils doivent rester différents entre eux.
L'un ne peut déloger l'autre.
La foi, l'ordre, les bonnes façons
sont justement louables.
Car les pratiques dans la sainte Église
sont ordre, modes, et oeuvres bonnes.
Sans modes, en effet, personne ne pourrait vivre,
ni au ciel ni sur terre.	
Avec ordre et modes, poids et mesure
Dieu créa toute chose.
À nous de vivre ainsi dans le mode de la raison, 
afin de recevoir, au-delà de la raison, la vie de contemplation.

Car beaucoup ont été trompés,
incapables d'éprouver ni contemplation ni absence de modes.
Ils ont tous leurs entraves
qui ne peuvent éprouver ni contemplation ni absence de 	modes.
Leur coeur est dispersé.
De près, ils observent leurs voisins,
ploient sous des soucis étrangers,
concernant amis et proches,
et se préoccupent de leurs propres besoins :
l'opulence de Dieu leur reste cachée.
Discernement qui prévoit est chose bonne,
mais qui trop se soucie n'est qu'un sot.
Être tourné au-dehors vers la vie des sens
prive du véritable ouvrage intime.
Qui se contente des sens au-dehors
n'éprouve aucune aise au-dedans.
Lent et mal pourvu au-dehors,
il est désordonné au-dedans, bon an mal an,
même sans péché mortel aucun,
l'homme est empêché d'atteindre son fond.
Ceux qui sont remplis d'images étrangères,
ne sauraient trouver ni contemplation ni absence de modes.
Si tu veux te préparer à contempler,
marcher il te faudra sur le chemin qui t'y conduit.
Conscience pure et sans tache ;
vie innocente, bien ordonnée ;
moeurs bien réglées et honorables ;
dans les sens, sobriété
qui retient la nature des penchants désordonnés ;
être bonne pour elle, selon raison et discernement ;
tournée au-dehors selon l'usage,pleine de bonté, vers ceux qui 	ont besoin de toi ; 
recueillement, être désoeuvrée, close devant toute image ; 
regard au-dedans, élevé et béant vers l'éternelle vérité ;
demeure au-dedans, simple, silencieuse en droite paix ;
séjour au-dedans, sans tourment, immobile et égale ;
attachement sensible, brûlant et intime ; 
dévotion telle une flamme ardente, s'élevant vers la bonté de 	Dieu ;
âme aimante, désirant être avec Dieu pour l'éternité ;
renoncement à toute propriété, en la libre volonté de Dieu ;
rassemblement de toutes les puissances de l'âme en unité 	d'esprit ; 
rendre grâce à Dieu, le louer, l'aimer et le servir en éternel 	respect.
Si tu veux, par amour, t'occuper en ces vertus, 
tu peux espérer la vie de contemplation.
Car si tu vis pour Dieu et pour toi, fidèlement, 
à l'heure où il se montrera, tu contempleras.

La contemplation est un savoir sans modes,

La contemplation est un savoir sans modes, 
toujours demeurant au-delà de la raison. 
Descendre dans la raison, elle ne le peut, 
ni raison la rejoindre au-delà d'elle-même. 
Absence de modes éclairée est le miroir limpide 
dans lequel Dieu brille de son éternelle clarté. 
Absence de modes est un sans façon 
dans lequel toutes les oeuvres de raison défaillent.
Absence de modes n'est pas Dieu, 
mais la lumière avec laquelle on voit.
Ceux qui marchent en l'absence de modes dans la lumière 	divine,
voient en eux-mêmes une immensité dépeuplée.
Absence de modes est au-delà de raison, mais non sans elle.
Elle voit toute chose sans s'étonner. 
Étonnement est en deçà :
vie de contemplation ignore l'étonnement. 
Absence de modes voit, mais ignore quoi ; 
c'est au-delà de tout, ni ceci ni cela.



Il me faut désormais abandonner la rime,

Il me faut désormais abandonner la rime, 
si je veux clairement décrire la contemplation.
Si tu veux expérimenter en toi la vie de contemplation, tu te recueilleras au-delà de la vie de tes sens, au plus haut de ta vie intime, ornée de toutes les vertus dont j'ai parlé. Occupe-toi de Dieu en rendant grâces, avec des louanges et avec un éternel respect. Que ta pensée soit nue, dépouillée de toute image sensible. Que ta raison soit ouverte et élevée en amour, jusqu'à la vérité éternelle. Que ton esprit soit à découvert, tel un miroir vivant, pour recevoir l'image éternelle de Dieu.

Regarde : la lumière spirituelle s'y montre, elle que ni sens, ni nature, ni raison, ni étude éclairée sont à même de saisir. Cette lumière nous donne liberté et audace envers Dieu. Elle est plus noble et plus sublime que tout ce que Dieu a créé dans la nature. Car elle est la perfection de la nature et l'intermédiaire éclairé entre nous et Dieu. Notre pensée nue et dépouillée de toute image est le miroir vivant dans lequel brille cette lumière.
[...]

Situer Ruusbroec

Expériences mystiques I, op.cit., 129 sv.


Un siècle de troubles dans les Flandres

Le siècle où vécut Ruusbroec est une période de luttes civiles entre les artisans et les patriciens peuplant les grandes villes. Elles n’ont rien à envier aux célèbres luttes intestines qui affligèrent les cités italiennes. S’y ajoutent, contrepoint aux luttes qui opposèrent au sud la papauté et l’Empire, des guerres entre bourgeois et noblesse locale renforcée par les chevaliers français venus par deux fois à leur secours ; finalement une compétition féroce entre Flamands du nord et Brabançons de la région de Bruxelles entraînera l’écrasement des communes suivi d’une longue servitude commune aux deux provinces.

A. Wautier d’Aygaliers livre une description très vivante de ces luttes sociales qui marquèrent le siècle de Ruusbroec 64 : « En 1280, il s’agit d’une véritable révolution, qui jette les artisans coalisés contre les patriciens. Elle court, comme une flamme, de ville en ville, soutenue en Flandre par le comte Gui de Dampierre, humilié de se sentir sous l’autorité croissante des gildes. » La lutte dure vingt ans et le patriciat demande l’aide de Philippe le Bel, mais « armés de piques, de masses ferrées, de terribles bâtons hérissés de pointes, les artisans se rallient dans la plaine de Courtrai » et livrent la célèbre bataille de 1302 : « au soir, les cadavres des beaux chevaliers jonchaient la plaine, étoilée de milliers d’éperons d’or. ».

Les luttes se poursuivent alternant succès et défaites des métiers. En 1305, les métiers s’emparent de la maison commune et réorganisent l’échevinage. Mais le duc de Brabant taille en pièces les métiers, quelques semaines après, dans la plaine de Vilvorde. En outre, pour assurer par l’effroi une absolue obéissance, il fait enterrer vif les meneurs du mouvement. Inversement en 1327, régnera « une véritable terreur rouge » sous la direction de Jacques Peit, jusqu’au moment où les révoltés, à bout de souffle, sont écrasés à Cassel par Philippe de Valois. Ce dernier fait décréter en 1336 la cessation du commerce avec l’Angleterre, ce qui entraîne la ruine et la famine pour la Flandre laborieuse. La révolte s’ensuit : « c’est un patricien maintenant qui prend en main la cause des appauvris : Jacques van Artevelde. Il n’hésite pas à appeler à son aide Édouard III, et réussit, par cette alliance, à rouvrir les marchés anglais. Il obtient, en outre, de la France, directement menacée par la puissance anglaise, la reconnaissance de la neutralité de la Flandre, et, fait absolument nouveau pour le temps, consacre la communauté d’intérêts de la Flandre et du Brabant par une association économique ».  

Mais suite à un échec militaire, tisserands et foulons en viennent aux mains en 1345. « Et comme s’il ne suffisait pas de ces malheurs, voici que les deux pays, de même aspiration, de même langue et d’intérêt commun, entreprennent une guerre sauvage au sujet de la seigneurie de Malines. Les communiers flamands envahissent le duché et taillent en pièces les Brabançons dans la journée du funeste mercredi [...] Dès lors la destinée des deux pays va suivre une ligne identique. Séparés, alors que l’union eût été la garantie de leur commune victoire, ils vont être réunis dans la servitude. [...] Appelé une seconde fois contre les révoltés, le roi de France consomme l’écrasement des communes ». Cet écrasement final suivi du terrible massacre de Gand aura lieu en 1382, l’année qui suit la mort de Ruusbroec. Ils sont décrits d’un point de vue tout opposé à celui de Wautier d’Aygaliers, par le royaliste De Barante au début de son Histoire des duc de Bourgogne, attachant chef-d’œuvre romantique65 : on y évoque cependant bien des horreurs et comment, après les massacres de bourgeois, les chevaliers bretons emportèrent sur leurs chariots les richesses des Flandres…

La vie et les œuvres.

Le biographe de Ruusbroec commence ainsi son Ruusbroec l’Admirable66  : « Ses œuvres ont toujours trouvé de paisibles lecteurs et admirateurs ; avec application, des copistes les ont maintes fois retranscrites sur parchemin ou sur papier : plus de deux cents manuscrits en font foi. Mais pour la vie de Ruusbroec, nous ne disposons que d’un récit biographique dont de nombreux éléments sont sujets à caution… » Il s’agit d’un court écrit latin rédigé vers 1420 par un chanoine de Groenendael connu sous son nom latinisé d’Henricus Pomerius (-1469). Il suit le stéréotype médiéval des vies des saints67.

 Cependant, contrairement aux habitudes des hagiographes, Pomerius omet tout éloge des parents et quelques détails donnés involontairement sur la mère font question. En effet, vers sa onzième année Ruusbroec est accueilli par le chanoine Jean Hinckaert tandis que sa mère se fixe au béguinage de Bruxelles.

Il fait les études qui préparaient normalement à être prêtre et il est cultivé, contrairement à sa légende. Ordonné en 1317, il est chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles jusqu’en 1343 ; c’est « l’unique fait que nous connaissions avec certitude quant au séjour de Ruusbroec dans la capitale du duché de Brabant ». Ses cinq premiers traités ont été entièrement rédigés à Bruxelles : Le Royaume des Amants de Dieu, Les Noces spirituelles, la Pierre brillante, Les Quatre Tentations, De la foi chrétienne ; avant de partir à Groenendael « la vallée verte », Ruusbroec a également rédigé la première partie de son traité le plus long, Le livre du Tarbernacle spirituel. « Ruusbroec expérimenta les sommets de l’expérience mystique tandis qu’il exerçait l’apostolat d’un simple prêtre, au milieu de l’intense activité de la ville…68».

Nous disposons d’une évocation suivante de sa vie en ville, dont on devine que Pomerius l’entendit raconter de vive voix par Ruusbroec, car on y retrouve l’accent confiant de ce dernier :


« Il était toujours paisible, silencieux, peu soucieux de son vêtement... Deux séculiers considérant la simplicité de son habit, l’un d’eux se mit à dire : plût à Dieu que je fusse doué d’une sainteté de vie aussi grande que celle de ce prêtre ! À quoi l’autre répondit : pour tout l’or du monde, je ne voudrais certes pas être à sa place ; car alors, je n’aurais pas un seul jour de bonheur ! Ce que le saint homme entendant par hasard, pensait au fond de son âme : Ah ! tu connais peu de quelle suavité sont pénétrés ceux qui ont goûté l’esprit de Dieu!69.»

À l’époque, les chanoines animent les écoles des villes en même temps qu’ils assurent des fonctions liturgiques. Mais certains recherchent une vie semi-cloîtrée « auprès des églises pour lesquelles ils ont été ordonnés, [ayant] table commune et dortoir commun », mettant en commun « tous les biens qui leur viennent de l’Église ». Ce sont les termes utilisés dans une adresse aux évêques de France, un peu avant 1059 70. Au XIVe siècle, l’apogée du  grand mouvement de réforme est déjà passé : l’extension des ordres franciscains et dominicains qui ont un contact plus direct avec le peuple d’une part, et celui des universités qui diminuent le rôle des écoles cathédrales d’autre part, font progressivement disparaître les chanoines en tant que membres de communautés actives et le titre seul perdurera. Seule la « dévotion moderne » échappera à ce déclin.

Mais, à l’âge de cinquante ans, Ruusbroec décide, avec Hinckaert (?-1350) et Frank de Coudenberg (?-1386), de former  une congrégation de chanoines réguliers. « Le départ vers Groenendael ne fut pas décidé précipitamment, ni à la légère : c’est avant avril 1339 que Frank de Coudenberg avait renoncé à sa prébende et à son titre de chanoine71». Les trois fondateurs s’établissent, durant la semaine de Pâques de 1343, dans la vallée de Groenendaal en forêt de Soignes, à une trentaine de kilomètres au sud de Bruxelles ; aujourd’hui une inscription marque l’emplacement, fort humide, de leur ermitage, qui devint un grand monastère, détruit aujourd’hui.

Ils cherchent simplement une retraite et ils vivent durant les premières années sans règle ni supérieur. « Frank de Coudenberg fut nommé curé par l’évêque Guy de Cambrai : cela signifie qu’il avait la charge spirituelle du petit groupe (et des sangliers et des cerfs de la forêt !) Les nouveaux habitants de Groenendael construisirent une petite chapelle…72».

On note l’absence de toute institution fortement structurée, car « seuls les chartreux et les religieuses cloîtrées trouvent grâce à ses yeux. Et cependant Ruusbroec et ses compagnons ne sont pas entrés chez les chartreux, bien qu’ils connaissent l’existence de la chartreuse de Hérinnes (fondée en 1315). Ils ne sont pas entrés dans un couvent existant et ils n’ont pas davantage désiré en 1343 fonder un couvent nouveau. Vraisemblablement ils nourrissaient quelque méfiance à l’égard des institutions établies. Ils n’ont pas non plus cherché à prendre une règle qui leur imposerait un mode de vie déterminé. Mais ils se sont laissés porter par le désir intense de découvrir par eux-mêmes le mode de vie qui convenait le mieux à leur vocation intérieure. Les trois compagnons bruxellois ne partirent pas à Groenendaal pour y vivre selon un modèle déjà fixé. Ils sont restés pendant sept ans ce qu’ils étaient déjà à Bruxelles : des prêtres séculiers vivant en communauté. Cette méfiance à l’égard des structures extérieures et à l’égard d’obligations imposées du dehors est un trait caractéristique de la vie spirituelle des Pays-Bas73.» 

Sept ans plus tard, le groupe se transforme en ordre religieux sous la règle augustinienne, la plus souple. On devine la pression des institutions : « Au début de mars 1350, Frank de Coudenberg se mit en route pour Cambrai afin de prendre conseil auprès de l’évêque au sujet de bruits qui circulaient [...] l’évêque décida de faire le voyage à Groenendael. Le 10 mars 1350, Frank de Coudenberg et Jean de Ruusbroec reçurent de ses mains l’habit des chanoines réguliers suivant la règle de Saint Augustin. Le lendemain, Frank de Coudenberg fut nommé premier prévôt du nouveau prieuré, et reçut plein pouvoir d’accueillir dans la communauté de nouveaux frères. Ainsi la chapellenie devint-elle prieuré. » Tel est le rapport concis de Sayman de Wijc, archiviste de Groenendael74.

Ruusbroec n’est pas un isolé, il visite certainement des franciscaines clarisses et des cisterciens voisins. Dès 1350 ses œuvres diffusent à Strasbourg, Bâle, Cologne, et la « vallée verte » rayonne sur une constellation de fondations. Selon Pomerius75 :


« Quand ses confrères ou des visiteurs lui demandaient un mot d’édification, il se faisait le plus souvent un plaisir s’accéder à leur requête. Les mots lui coulaient alors de la bouche avec une telle abondance et une telle facilité, qu’une image se représentait à l’esprit, celle d’un tonneau rempli de nouveau vin... D’autres fois, aucune parole ne jaillissait de ses lèvres, même lorsque les visiteurs étaient des personnes célèbres et haut placées. C’était alors comme s’il n’avait jamais reçu aucune lumière de l’Esprit Saint. Quand cela lui arrivait, il prenait sa tête dans les mains pour retrouver la lumière intérieure. Mais si elle ne lui était pas donnée, il disait sans honte : « Mes enfants, ne le prenez pas en mauvaise part, ce ne sera pas pour cette fois-ci. » 


Entre 1346 et 1361, Ruusbroec écrit quatre ouvrages pour une simple clarisse, sœur Marguerite de Meerbeke : une lettre très personnelle, Les sept clôtures, le Miroir du salut [ou de la vie] éternel [le], Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel. Ses dernières œuvres sont : Le livre de la plus haute vérité, expliquant son tout premier traité ; Les Douze Béguines, long, mais bel ouvrage, peut-être une compilation d’écrits inédits par ses confrères ; une collection de sept lettres. Il meurt, âgé de 88 ans, en 1381.

L’œuvre de Ruusbroec peut être lue entièrement, car elle n’est pas très volumineuse. L’édition critique est très recommandée pour ses introductions, ses glossaires permettant une approche directe du brabançon en s’aidant de la remarquable quasi-translittération anglaise, sans oublier la bonne adaptation latine de Surius. En français, la traduction récente par Dom Louf a pris heureusement le relais de celle des bénédictins de Saint-Paul de Wisques. Cependant elle ne fait pas oublier l’Introduction et la traduction structurée des Noces par  J.-A. Bizet76.

On ne sait pas dans quelle mesure l’œuvre fut retravaillée, tout comme l’on doute de certains faits avancés par le biographe Pomerius. Jean Orcibal met en valeur les travaux des pères Ampe et Verdeyen et souligne « l’invraisemblance de l’épisode de l’hérétique Bloemardinne », ainsi que l’influence de Guillaume de Saint-Thierry77.

Le Royaume des amants, le premier des écrits, présente déjà la racine unique d’une arborescence de thèmes incessamment repris dans les écrits qui suivront, mêlant les représentations et croyances médiévales du chanoine (parfois déconcertantes) à l’ouverture de la voie par le mystique accompli (mais peu métaphysicien ; on se situe en quelque sorte à l’inverse d’Eckhart). Cette racine est le thème fondamental de l’Amour, et de l’amour sous toutes ses formes, reprenant le terme Minne dominant chez Hadewijch II, la béguine qui inspira Ruusbroec.

Cette base qui supporte toute l’œuvre est omniprésente dans le Miroir de la vie éternelle destiné à sœur Marguerite et plus simplement écrit. « Unité d’amour », « nu-amour », « enivrement », l’étude de ces divers aspects reste à faire. Ruusbroec apparaît dès son premier écrit comme le chantre de l’amour comme tous les mystiques, mais lui sait tout rattacher à cette origine-fin. Il s’agit d’un élan dynamique menant à l’unité et conjoint avec elle.

Le thème est par contre quasiment absent de présentations modernes assez complexes de notre mystique ! Ainsi dom Louf, son traducteur le plus récent, ne lui accorde aucune place dans son introduction au Royaume des amants et ne consacre au terme minne qu’une très modeste définition dans son glossaire répété à la fin de chaque volume. Peut-être à cause de l’omniprésence même du thème, jugé donc comme constituant une enveloppe trop vaste, le français ne disposant que d’un seul mot ambigu ?

Je présente les Noces spirituelles, ouvrage structuré comme le souligne l’heureux découpage opéré par le traducteur Bizet.  

Intérieurement, Ruusbroec, suivant l’heureux optimisme médiéval d’avant les pestes (qu’il a traversé adulte), met en avant la grandeur de notre vocation mystique et affirme la possibilité de son  aboutissement : « Avec l’aide de la raison illuminée, le mystique peut connaître Dieu par Dieu. Cette illumination n’est pas le résultat d’un effort de compréhension, mais bien d’une sagesse reçue en partage dans l’expérience intérieure. L’amour, en effet, nous arme de ses dons et illumine notre raison... Ruusbroec ne propose pas sa spiritualité à des âmes timides, mais bien à des amants intrépides, désirant mettre tous leurs talents au service du Bien-Aimé. Enfin la spiritualité de Ruusbroec possède un optimisme et un dynamisme extraordinaires. La nuit obscure de la vocation mystique n’est certes pas passée sous silence, mais cette nuit paraît courte en comparaison du jour rayonnant de soleil et de lumière78». 

Cet aboutissement permet le service d’autrui « mais sa spiritualité ne comporte pas l’existence d’une clôture monastique et n’oriente pas l’homme vers une vie exclusivement contemplative. Le but dernier de l’ascension spirituelle n’est pas la contemplation divine, mais l’activité double de l’homme adonné à la vie commune (gemene mens), de celui qui peut aussi bien rentrer en lui-même dans la prière à Dieu que sortir vers le dehors pour le service du prochain. Ruusbroec décrit cet idéal en quelques images très simples :

« L’esprit de Dieu nous pousse au dehors, pour l’amour et les œuvres de vertu, et il nous aspire et nous ramènes-en lui pour nous faire reposer et jouir, et cela est vie éternelle. C’est de même que nous expirons l’air qui est en nous et aspirons un air nouveau... Ainsi donc, entrer dans une jouissance oisive, sortir dans les bonnes œuvres et demeurer toujours uni à l’Esprit de Dieu, c’est là ce que je veux dire. De même que nous ouvrons nos yeux de chair pour voir et les refermons si vite que nous ne le sentons même pas, ainsi nous expirons en Dieu, nous vivons de Dieu et nous demeurons toujours un avec Dieu79.»

L’aventure du retour de l’âme à Dieu par « les degrés que sont la découverte de la ressemblance, de l’union et de l’unité sans distinction80» forme le sujet des Noces spirituelles. Ce Die Geestelike Brulocht/De ornatu spiritalium nuptiarum, accessible aux siècles passés par l’intermédiaire de la traduction latine de Surius, dispose maintenant d’une traduction en anglais moderne, The Spiritual Espousals, qui fait face à l’original moyen néerlandais en le suivant de très près81.


Liste en quatre langues des œuvres de Ruusbroec

Suivant  l’ordre de composition probable afin de faciliter la lecture chronologique d’une œuvre incontournable.

1. Royaume des amants —Dat rijcke der ghelieven —The realm of Lovers-Regnum Deum amantium,

2. Les Noces spirituelles —Die geestelike brulocht-The spiritual espousals-De ornatu spiritalium nuptiarum,

3. La Pierre brillante —Vanden blinkenden steen - The sparkling stone-De calculo…,

4. Les quatre tentations —Vanden vier becoringhen-The four temptations-De quatuor…,

5. De la foi chrétienne —Vanden kerstenen ghelove - The Christian faith-De fide et iudicio,

6. Le livre du Tabernacle spirituel —Van den geesteliken tabernakel-The Spiritual Tabernacle-In tabernaculum foederis commentaria,

7. [ici débutent les écrits achevés ou composés entre 1346 et 1361 à Groenendael :] Première lettre (à sœur Marguerite) -Brieven -Letters -Epistolae,

8. Les sept clôtures —Vanden seven sloten-The seven enclosures-De septem custodiis,

9. Le Miroir de la vie éternelle —Een spieghel der eeuwigher salicheit - A Mirror of Eternal Blessedness-Speculum aeternae salutis,

10. [peu avant 1359 :] Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituelle —Van seven trappen-The seven rungs-De septem amoris gradibus,

11. Livre de la plus haute vérité —Boecsken der Verclaringhe —Little book of Enlightment-Samuel sive apologia,

12. Les Douze Béguines —Vanden XII beghinen-The twelve Beguines-De vera contemplatione.


PÉTRARQUE 1304-1374

D'une lyre à cinq cordes (Philippe Jaccottet), Gallimard, 1996

Ouvrage contenant des poèmes admirablement traduits, aussi il sera souvent utilisé par la suite. Il contient des poèmes de...

PÉTRARQUE, LE TASSE, LEOPARDI, UNGARETTI
MONTALE, BERTOLUCCI, LUZI, BIGONGIARI,
ERRA, GÔNGORA, GOETHE, IIÔLDERLIN, MEYER,
RILKE, LAVANT, BURKART, MANDELSTAM. SKÂCEL
TRADUCTIONS DE PHILIPPE JACCOTTET 
1946-1995 


SONNET CLXXXVIII
Soleil, mon seul amour est cette feuille verte 
Qu'avant moi tu aimas — ores seul ornement 
De notre beau séjour depuis qu'Adam 
A sa gracieuse faute, et nôtre, découverte.

Tous deux la regardons mais je t'implore, 
Soleil, et t