POËSIE MYSTIQUE EN OCCIDENT


Collecte par Dominique Tronc

2020.



TOME  II

Depuis le Moyen âge





La PERLE évangélique ~1635

Si je veux

parvenir à ce noble néant

et être fait rien, il est nécessaire que ce rien,

c’est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien :

car Dieu lui-même n’est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de Lui.

La manière donc par laquelle nous devons nous avancer en son amour, est que toutes choses créées nous soient faites rien et que nous soyons tellement remplis de sa divinité, que nous n’en puissions pas dire le moindre bien du monde en sorte qu’il nous soit tellement totalement rendu innominable [impossible à nommer] que nous le sentions n’être rien du tout [du tout : totalement], voire moins que rien, de toutes les choses qu’on peut dire de lui. Et mettant arrière toute action intérieure, jetons-nous au centre, ou point de l’essence divine, tellement que nous n’en revenions jamais. Là alors sera l’essence comprise de l’essence. Là ce rien, c’est-à-dire Dieu, est rencontré de cet autre rien, c’est-à-dire de l’âme. Là, rien, qui est cette âme, est enveloppé et noyé dedans le rien, c’est-à-dire Dieu. Là enfin, le rien est absorbé et englouti du rien. J’habiterai là, d’autant que c’est mon repos, par les siècles des siècles, et me reposerai assis sous l’ombre d’icelui [lui]. J’entrerai bien moi, mais ce sera Dieu qui sortira : je me tairai et Dieu parlera ; je serai en repos et laisserai opérer Dieu. En cette pauvreté et en ce néant, c’est à [dire] savoir que nous ne sommes rien,

si nous nous jugeons nous-mêmes

droitement, toutes les vraies

richesses de Dieu y sont

comprises1.



LUIS DE LÉON (1528-1591)


L’air s’apaise et se revêt2

De beauté et de pure lumière

Salinas, quand s’élève

la musique sublime

que dirige votre main savante.


À cette divine mélodie,

mon âme, consumée par l’oubli,

retrouve l’esprit

et la mémoire perdue

de son illumination première.


Et dans cette connaissance

elle discerne mieux son sort et sa pensée ;

elle méprise l’or,

beauté éphémère et trompeuse,

que le vulgaire adore avec aveuglement.


Elle franchit l’espace

pour accéder enfin à la plus haute sphère

et y entendre l’autre mode

d’une musique inaltérable,

qui de toutes les musiques est la première.


Elle voit comment le grand maître

jouant sur cette immense cithare,

d’un geste adroit

produit le son sacré,

colonne de ce temple éternel.


Et comme elle est constituée

de nombres concordants, aussitôt, en retour,

donne une réponse consonante ;

et toutes deux, à l’infini,

mêlent leur très douce harmonie.


Ici l’âme traverse une mer

d’une telle douceur

qu’elle désire, pour finir, s’y abandonner,

afin que nulle altération étrange et insolite

ne se fasse entendre ni sentir.


Ô bienheureuse défaillance !

Ô mort qui donne vie ! Ô doux oubli !

Que puisse durer ce repos,

sans que jamais je ne m’abaisse

à mes sens bas et vils !


À ce bien je vous appelle,

gloire du chœur sacré apollinien,

amis que j’aime plus que tout trésor,

car tout le reste n’est que tristes larmes.


Oh ! que résonne sans cesse

à mon oreille votre musique, Salinas,

qui éveille les sens au divin,

les gardant fermés à tout le reste.



§



El aire se serena

y viste de hermosura y luz no usada,

Salinas, cuando suena

la música extremada

por vuestra sabia mano gobernada.


A cuyo son divino

mi alma, que en olvido está sumida,

torna a cobrar el tino

y memoria perdida

de su origen primera esclarecida.


Y como se conoce,

en suerte y persamiento se mejora;

el oro desconoce,

que el vulgo ciego adora :

la belleza caduca engañadora.


Traspasa el aire todo

hasta llegar a la más alta esfera,

y oye allí otro modo

de no perecedera

música, que es de todas la primera.


Ve cómo el gran maestro

a aquesta inmensa cítara aplicado,

con movimiento diestro

produce el son sagrado,

con que este eterno temple es sustentado


Y como está compuesta

de números concordes, luego envia

consonante respuesta;

y entrambas a porfia

mezclan una dulcísima armonía.


Aquí la alma navega

Par un mar de dulzura, y, finalmente,

en  el ansi se anega,

que ningún accidente

extraño y peregrino oye o siente.


¡Oh desmayo dichoso!

¡ Oh muerte que das vida !

¡Oh dulce olvido!

¡Durase en tu reposo,

sin ser restituido

jamás a aqueste bajo y vil sentido!


A aqueste bien os llamo,

gloria del Apolíneo sacro coro,

amigos, a quien amo

sobre todo tesoro;

que todo lo demás es triste lloro.


¡Oh ! suene de contino,

Salinas, vuestro son en mis oídos,

por quien al bien divino

despiertan los sentidos,

quedando a lo demas amortecidos.




THÉRÈSE de Jésus (1515 – 1582)


Alma, buscarte has en mi3.

Alma, buscarte has en Mí,

y a Mi buscarme has en ti.


De tal suerte pudo amor,

alma, en mí te retratar,

que ningún sabio pintor

supiera con tal primor

tal imagen estampar.


Fuiste por amor criada

hermosa, bella, y así

en mis entrañas pintada,

si te perdieres, mi amada,

Alma, buscarte has en Mí.


Que yo sé que te hallarás

en mi pecho retratada,

y tan al vivo sacada,

que si te ves te holgarás,

viéndote tan bien pintada.


Y si acaso no supieres

dónde me hallarás a Mí,

no andes de aquí para allí,

sino, si hallarme quisieres,

a Mí buscarme has en ti.


Porque tú eres mi aposento,

eres mi casa y morada,

y así llamo en cualquier tiempo,

si hallo en tu pensamiento

estar la puerta cerrada.


Fuera de ti no hay buscarme,

porque para hallarme a Mí,

bastará sólo llamarme,

que a ti iré sin tardarme

y a Mí buscarme has en ti.


Âme, en Moi tu te chercheras.


Âme, en Moi tu te chercheras,

Moi en toi tu me chercheras.


L’amour put d’une telle manière,

âme, faire en moi ton portrait,

que le peintre le plus savant

ne saurait avec tant de grâce

une telle image imprimer.


Tu fus par amour créée

radieuse, belle et ainsi

dans mes entrailles tu fus peinte ;

si tu te perdais, mon aimée,

Âme, en Moi tu te chercheras.


Je sais que tu te verras

dessinée dans ma poitrine,

et tellement saisie à vif,

qu’il te plaira, en te voyant,

de te savoir si bien peinte.


Et si par hasard tu ignores

où tu dois Me rechercher,

ne va pas de-ci de-là ;

si tu voulais me trouver,

Moi en toi tu me chercheras.


Parce que tu es mon alcôve,

tu es ma maison et ma demeure,

où j’appelle à tout moment

lorsque je crois que la porte

est fermée dans ta pensée.


Hors de toi ne me cherche pas,

puisque pour me trouver Moi,

il suffira de m’appeler ;

j’irai vers toi sans tarder,

Moi en toi tu me chercheras.


Jeu d’influences.

Thérèse d’Avila (1515-1582) inspirée par le franciscain Pierre d’Alcantara (1499-1562) et peut-être par la religieuse Maria de Jesus (Yepes), précède d’une génération Jean de la Croix (1542-1591). S’il y eut une filiation mystique carmélitaine, elle demeure cachée à ce jour : visiblement, on ne peut que constater la convergence d’âmes attirées par la sobre et extrême réforme. Le tableau des spirituels Espagnols donné à la fin de ce chapitre souligne les influences suivantes : d’Alcantara sur Teresa, de Teresa sur Anne de Jésus et sur Anne de Saint-Barthélemy ; entre Teresa et Jean de la Croix et de celui-ci sur Anne de Jésus. Il sera complété pour la France par l’influence d’Anne de Saint-Barthélemy  sur Madeleine de Saint-Joseph ; tandis qu’Anne de Jésus, dont le séjour fut bref en France, fut probablement influente, lors de son séjour à Dijon, sur la baronne de Chantal. Ainsi se succèdent trois générations auxquelles nous rattacherons deux autres générations assurant l’implantation en France. En fait on a un réseau croisé d’influences difficile à démêler, la grâce étant souverainement libre dans les choix de ses relais.
Teresa est liée à des confesseurs jésuites et semble proche de Gracian tout en reconnaissant la grandeur de Jean de la Croix. En fait il est impossible de situer avec précision par les textes les influences et l’intensité des liens : car on a seulement soixante-six « lettres », parfois réduites à une citation, de la correspondance de Jean de la Croix qui a été pratiquement détruite (tandis que 473 lettres de la correspondance de Thérèse d’Ávila nous sont heureusement parvenues). 



JUAN DE LA CRUZ/JEAN DE LA CROIX 1542-1591



Extraits de : Jean de La Croix, Poésies complètes

Nouvelle traduction intégrale et avant-propos de Bernard SESE



L’ŒUVRE POÉTIQUE DE JEAN DE LA CROIX

[…]

LE CORPUS

« Le corpus de l’œuvre poétique de Jean de la Croix se réduit à vingt compositions : cinq poèmes (Cantico espiritual, Nocbe oscura, Llama de amor viva, Que bien sé yo la fonte, el Pastorcico) ; cinq gloses (Vivo sin vivir en mi, Entréme donde no stipe, Tras de un amoroso lance, Sin arrimo y con arrimo, Po: Ioda la bermosura) et enfin dix romances. Trois poésies très brèves (trois ou quatre vers) — Al niito Jestis, Del Verbo divino, Suma de perfection — sont d’attribution douteuse.

LES POÈMES

“Les trois Poèmes majeurs (Cantique spirituel, Nuit obscure, Vive flamme d’amour) recueillent la quintessence de l’expérience humaine et mystique de Jean de la Croix : la rencontre avec Dieu. Leur commentaire en prose fait l’objet des quatre grands traités doctrinaux, expressément écrits à l’intention des religieuses dont Jean de la Croix était le directeur spirituel : Subida del Monte Carmelo, Noche oscura del alma, Cântico espiritual, Llama de amor vivo.)

La première rédaction du Cantique spirituel (manuscrit de Sanlûcar) comprend trente-neuf strophes (des liras). La seconde rédaction (manuscrit de Jaén) ajoute une strophe (la strophe 11) et bouleverse, dans une intention d’exposé plus systématique et didactique [voire de « bonne » théologie catholique], l’ordre des strophes de la version de Sanlûcar.



NUIT OBSCURE/NOCHE OSCURA

CHANTS/CANCIONES

De l’âme qui se réjouit d’être arrivée au haut état de la perfection, qui est l’union avec Dieu, par le chemin de la négation spirituelle.

Dc el alma que se goza de haber Ilegado al alto cstado de la perfecciôn, que es la uni6n con Dios, por el camino de la negaci6n espiritual


1

Dans une nuit obscure,

Anxieuse, en flamme d’amour,

Oh, l’heureuse aventure !

Je sortis sans que l’on me vît,

Quand fut apaisée ma demeure.


En una noche oscura,

con ansias en amores inflamada,

! oh dichosa ventura!

sali sin ser notada,

estando ya mi casa sosegada.


2

Dans l’obscur et en sûreté,

Par la secrète échelle déguisée,

Oh, l’heureuse aventure !

Dans l’obscur et furtivement,

Quand fut apaisée ma demeure.


A escuras y segura,

por la secreta escala disfrazada,

i oh dichosa ventura!

a escuras y en celada,

estando ya mi casa sosegada.


3

Dans la nuit bienheureuse,

En secret, nul ne me voyait,

Et ne regardant nulle chose,

Sans autre guide ni lumière

Que celle en mon cœur qui brûlait.


En la floche dichosa,

en secreto, que nadie me vela,

ni yo miraba cosa,

tin ocra luz y quia,

sino la que en el corazôn ardia.


4

Cette lumière me guidait,

Plus sûrement que celle de midi,

Là où m’attendait

Qui je savais bien,

En un lieu où nul ne paraissait.


Aquesta me guiaba

mas cierto que la luz del mediodia.

a donde me esperaba

quien yo bien me sabia,

en parte donde nadie parecia.


5

O nuit qui fut un guide,

Ô nuit aimable plus que l’aube !

O nuit qui réunis

L’Ami avec l’aimée,

L’aimée en l’Ami transformée !


! Oh noche que guiaste !

oh noche amable màs que el alborada

! oh noche que juntaste

amado con amada,

amada en el amado transformada !


6

Sur mon sein fleuri,

Qui entier pour lui seul se gardait,

Là il s’endormit,

Et je le caressais,

Et l’éventail de cèdres aérait.


En mi pecho florido,

que entero para él solo se guardaba,

alli quedo dormido,

y yo le regalaba,

y el ventalle de cedros aire daba.

7

L’air du créneau,

Quand moi j’écartais ses cheveux,

De sa main sereine,

Au cou me blessait,

Et tous mes sens mettait à vif.


El aire de la almena,

cuando yo sus cabellos esparcia,

con su mano serena

en mi cuello heria,

y todos mis sentidos suspendra.


8

Immobile, oubliée,

Sur l’Ami penchai mon visage,

Tout s’arrêta, je me laissai,

Laissant parmi les lis

À l’oubli mon tourment.


Quedéme y olvidéme,

el rostro recliné sobre el amado,

ceso todo, y dejéme,

dejando mi cuidado

entre las azucenas olvidado.






CANTIQUE SPIRITUEL/CANTICO

Rédaction du manuscrit de Sanhicar

CHANTS ENTRE L’ÂME ET L’ÉPOUX/CANCIONES ENTRE EL ALMA Y EL ESPOSO

L’ÉPOUSE/ESPOSA

1

Où t’es-tu caché, mon Aimé,

Me laissant gémissante ?

Comme le cerf tu t’es enfui,

M’ayant blessée ;

En clamant t’ai suivi et tu étais parti.


! Adônde te escondiste,

amado, y me dejaste con gemido?

Como el ciervo huiste,

habiéndome herido;

sali tras ti, clamando, y eras ido.

2

Bergers qui vous en irez

Aux bergeries, sur la colline,

Si d’aventure vous voyez

Celui que moi j’aime le plus,

Dites-lui que j’ai mal, souffre et meurs.


Pastores, los que fuerdes

allà, por las majadas, al otero,

si por ventura vierdes

aquel que yo mis quiero,

decidle que adolezco, peno y muero.

3

Cherchant mes amours,

J’irai par ces monts et rivages,

Ne cueillerai les fleurs,

Ni ne craindrai les fauves,

Et passerai les forts et les frontières.


Buscando mis amores,

iré por esos montes y riberas;

ni cogeré las flores,

ni temeré las fieras,

y pasaré los fuertes y fronteras.


DEMANDE AUX CRÉATURES/PREGUNTA A LAS CRIATURAS


4

Ô forets et bosquets

Plantés par la main de l’Aimé !

O pré de verdure,

De fleurs émaillé,

Dites s’il est passé par vous !

! Oh bosques y espesuras,

plantadas por la mano del amado!

i Oh prado de verduras,

de flores esmaltado,

decid si por vosotros ha pasado!

RÉPONSE DES CRÉATURES/RESPUESTA DE LAS CRIATURAS


5

Répandant mille grâces,

En hâte il est passé par ces bocages,

Les allant regardant,

Par sa seule figure

Vêtus les a laissés de sa beauté.


Mil gracias derramando,

pasô por estos sotos con presura,

y yéndolos mirando,

con sola su figura

vestidos los de hermosura.


L’ÉPOUSE/ESPOSA

6

Hélas, qui pourra me guérir !

Livre-toi enfin pour de vrai ;

Renonce à m’envoyer

Désormais d’autres messagers.

Qui ne savent me dire ce que je veux.

! Ay, quién podrà sanarme !

Acaba de entregarte ya de vero;

no quieras enviarme

de hoy màs ya mensajero,

que no saben decirme lo que quiero.


7

Et tous ceux-là qui rôdent,

Me vont de toi relatant mille grâces,

Et tous me blessent plus,

Et me laisse mourante

Je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.

Y todos cuantos vagan,

de ti me van mil gracias refiriendo,

y todos màs me Ilagan,

y déjame muriendo

un no sé qué que quedan balbuciendo.


8

Mais comment persévères-tu,

O vie, ne vivant où tu vis,

Et tournant à ta mort

Les flèches que tu reçois

De ce qu’en toi de l’Aimé tu conçois ?


Mas, ? como perseveras,

oh vida, no viviendo donde vives,

y haciendo porque mueras,

las flechas que recibes,

de lo que del amado en ti concibes?


9

Pourquoi, puisque tu as blessé

Ce cœur, ne l’as-tu pas guéri ?

Et me l’ayant volé,

Pourquoi le laissas-tu ainsi,

Sans emporter ce vol que tu volas ?


! Por qué, pues has llagado

aqueste corazôn, no le sanaste?

Y pues me le has robado,

? por qué asi le dejaste,

y no tomas el robo que robaste?


10

Éteins mes tourments,

Puisque nul ne sait les réduire,

Et que te voient mes yeux,

Car tu es leur lumière,

Et je ne veux que pour toi les avoir.


Apaga mis enojos,

Pues que ninguno basta a deshacellos,

y véante mis ojos,

pues eres lumbre dellos,

y solo para ti quiero tenellos.


11

O source de cristal,

Sur ta face d’argent,

Si tu formais soudain

Les yeux désirés,

Qui sont gravé dans mes entrailles !



! Oh cristalina fuente,

si en esos tus semblantes plateados,

formases de repente

los ojos deseados,

que tengo en mis entravas dibujados !


12

Ami, détourne-les,

Voici que je m’envole.


Apàrtalos, amado,

que voy de vuelo.


L’ÉPOUX

REVIENS, COLOMBE,

CAR LE CERF BLESSÉ

PARAÎT SUR LE COTEAU

DE TON VOL SOUS LA BRISE ET REÇOIS SA FRAÎCHEUR


EL ESPOSO

VUÉLVETE, PALOMA,

QUE EL CIERVO VULNERADO,

POR EL OTERO ASOMA,

AL AIRE DE TU VUELO, Y FRESCO TOMA.


L’ÉPOUSE/ESPOSA


13

Mon Aimé, les montagnes,

Les vals ombreux et solitaires.

Les îles inouïes,

Les rivières sonores.

Le sifflement des vents enamourés.


Mi amado, las montañas,

los vapes solitarios nemorosos.

las insulas extrañas,

los rios sonorosos,

el silbo de los aires amorosos,


14

La nuit tranquille.

Proche du lever de l’aurore,

La musique tacite,

La solitude sonore,

La cène qui recrée et inspire l’amour.


la noche sosegada,

en par de los levantes de la aurora,

la mùsica callada,

la soledad sonora,

la cena que recrea y enamora.


15

Notre lit fleuri,

De cavernes de lions enlacé,

De pourpre tendu,

De paix édifié,

De mille écus d’or couronné.


Nuestro lecho florido,

de cuevas de leones enlazado,

en pùrpura tendido,

de paz edificado,

de mil escudos de oro coronado.


16

Lancées sur tes traces,

Les jeunes filles courent sur le chemin,

Brûlées par l’étincelle,

Par le vin capiteux,

Où s’exhale un baume divin.


À zaga de tu huella,

las jovenes discurren al camino,

al toque de centella,

al adobado vivo,

emisiones de bàlsamo divino.


17

Dans la cave intérieure

De mon Ami j’ai bu, et quand je suis sortie,

Sur toute cette plaine,

Chose ne savais plus,

Et perdis le troupeau que je suivais naguère.


En la interior bodega

de mi amado bebi y cuando salia,

de toda aquesta vega,

ya cosa no sabia,

y el ganado perdi que antes seguia.


18

Là me donna son cœur,

Là m’enseigna science très savoureuse.

Et moi me suis donnée

À lui, sans rien garder.

Là lui promis d’être son épousée.


Alli me dio su pecho,

alti me enseño ciencia muy sabrosa,

y yo le di de hecho

a mi, sin dejar cosa,

alli le prometi de ser su esposa.


19

Mon âme est employée.

Et tout mon bien, à son service ;

Plus ne garde troupeau.

Et plus n’ai d’autre office,

Car tout mon exercice est seulement d’aimer.


Mi alma se ha empleado,

y todo mi caudal, en su servicio ;

ya no guardo ganado,

ni ya tengo otro oficio,

que ya solo en amar es mi ejercicio.

20

Donc, sur le communal,

Si on ne peut me voir ou me trouver,

Vous direz que me suis perdue ;

Qu’étant enamourée,

Voulus me perdre et fus gagnée.


Pues ya si en el ejido

de hoy màs no fuere vista ni hallada,

diréis que me he perdido;

que andando enamorada,

me hice perdidiza, y fui ganada.


21

De fleurs et d’émeraudes,

Choisies dans les frais matins,

Nous ferons les guirlandes,

En ton amour fleuries,

Et d’un de mes cheveux entrelacées.


De flores y esmeraldas,

en las frescas mañanas escogidas,

haremos las guirnaldas,

en tu amor florecidas,

y en un cabello mio entretefidas.


22

Du cheveu seulement

Que volant sur mon cou tu considéra,

Sur mon cou tu le regarda,

Et en lui captif demeura,

Et à l’un de mes yeux te blessa.


En solo aquel cabello

que en mi cuello volar consideraste,

miràstele en mi cuello,

y en el preso quedaste,

y en uno de mis ojos te Ilagaste.

23

Quand tu me regardais, 23

Tes yeux en moi imprimaient ta grâce,

Par cela tu me séduisais,

Et en cela les miens

Méritaient d’adorer ce qu’en toi ils voyaient.


Cuando tù me mirabas,

tu gracia en mi tus ojos imprimiàn ;

por eso me adamabas,

y en eso merecian

los mios adoras lo que en ti vian.

24

Ne me méprise point,

Car si couleur brune en moi tu trouvas,

Tu peux bien désormais me regarder.

Depuis que tu me regardas :

En moi tu as laissé grâce et beauté.


No quieras despreciarme,

que si color moreno en mi hallaste,

ya bien puedes mirarme,

después que me miraste,

que gracia y hermosura en mi dejaste.

25

Attrapez-nous les renards,

Car voici déjà notre vigne en fleur,

Cependant que de roses

Nous faisons une pigne,

Et nul ne paraisse sur la montagne.


Cogednos las raposas,

que està ya florecida nuestra viña,

en tanto que de rosas

hacemos una piea,

y no parezca nadie en la montiña.


26

Arrête, bise morte ;

Viens, auster, évoquant l’amour,

Souffle sur mon jardin,

Et courent ses odeurs,

Et l’Ami s’en ira paître parmi les fleurs.


Detente, cierzo muerto;

ven, austro, que recuerdas los amores,

aspira por mi huerto,

y corran sus olores,

y pacerd el amado entre las flores.


L’ÉPOUX/ESPOSO


27

L’ÉPOUSE A PÉNÉTRÉ

DANS L’AIMABLE ENCLOS DÉSIRÉ,

ET TOUT À SON AISE REPOSE,

LE COU INCLINÉ

SUR LES DOUX BRAS DE L’AIMÉ.


ENTRADO SE HA LA ESPOSA,

EN EL AMENO HUERTO DESEADO,

Y A SU SABOR REPOSA,

EL CUELLO RECLINADO

SOBRE LOS DULCES BRAZOS DEL AMADO.


28

SOUS LE POMMIER,

LÀ AVEC MOI TU FUS MARIÉE,

LÀ T’AI DONNÉ LA MAIN,

ET TU FUS RÉPARÉE

LÀ OÙ TA MÈRE FUT VIOLÉE.


DEBAJO DEL MANZANO,

ALLI CONMIGO PUISTE DESPOSADA,

ALLI TE DI LA MANO,

Y PUISTE REPARADA

DONDE TU MADRE PUERA VIOLADA.


29

OISEAUX LÉGERS,

LIONS, CERFS, DAIMS BONDISSANTS,

MONTS, VALLÉES, RIVAGES,

EAUX, AIRS, ARDEURS

ET CRAINTES DES NUITS ÉVEILLÉES.


À LAS AVES LIGERAS,

LEONES, CIERVOS, GAMOS SALTADORES,

MONTES, VALLES, RIBERAS,

AGUAS, AIRES, ARDORES

Y MIEDOS DE LAS NOCHES VELADORES,


30

PAR LES AIMABLES LYRES

ET LE CHANT DES SIRÈNES VOUS CONJURE,

QUE CESSENT VOS COURROUX,

ET NE TOUCHEZ LE MUR,

POUR QUE L’ÉPOUSE DORME PLUS SÛRE.


POR LAS AMENAS LIRAS,

Y CANTO DE SIRENAS OS CONJURO,

QUE CESEN VUESTRAS IRAS,

Y NO TOQUÉIS AL MURO,

PORQUE LA ESPOSA DUERMA MAS SEGURO.


L’ÉPOUSE/ESPOSA

31

Ô nymphes de Judée,

Tant que sur les fleurs et les rosiers

L’ambre est parfumé,

Restez dans vos quartiers,

Et ne veuillez toucher nos seuils !


! Oh ninfas de Judea,

en tanto que en las flores y rosales

el àmbar perfumea,

morà en los arrabales,

y no queràis tocar nuestros umbrales!

32

Cache-toi, mon amour,

Et tourne ta face vers les montagnes,

Et n’en veuille rien dire ;

Mais regarde les compagnes

De celle qui parcourt les îles inouïes.


Escôndete, carillo,

y mira con tu haz a las montañas,

y no quieras decillo;

mas mira las compañas

de la que va por insulas exrañas.


L’ÉPOUX/ESPOSO


33

LA BLANCHE COLOMBE

A REGAGNÉ L’ARCHE AVEC LE RAMEAU,

ET DÉJÀ LA TOURTERELLE

A TROUVÉ SUR LES VERTS RIVAGES

LE PARTENAIRE DÉSIRÉ.


LA BLANCA PALOMICA

AL ARCA CON EL RAMO SE HA TORNADO,

Y YA LA TORTOLICA

AL SOCIO DESEADO

EN LAS RIDERAS VERDES HA HALLADO.


34

EN SOLITUDE ELLE VIVAIT,

ET EN SOLITUDE A DÉJÀ FAIT SON NID,

ET EN SOLITUDE LA GUIDE

SEUL À SEUL SON AMANT,

EN SOLITUDE AUSSI D’AMOUR BLESSÉ.


EN SOLEDAD

Y EN SOLEDAD HA PUESTO YA SU NIDO,

Y EN SOLEDAD LA GUIA

A SOLAS SU QUERIDO,

TAMBIÉN EN SOLEDAD DE AMOR HERIDO.


L’ÉPOUSE/ESPOSA


35

Jouissons de nous, Ami,

Dans ta beauté allons nous contempler

Sur la montagne ou la colline,

Où jaillit l’eau pure,

Et dans l’épaisseur entrons plus avant.


Gocémonos, amado,

y vàmonos a ver en tu hermosura

al monte o al collado,

do mana el agua pura,

entremos mis adentro en la espesura.


36

Et ensuite aux très hautes

Cavernes de la pierre nous irons,

Qui sont bien cachées,

Et là nous entrerons,

Et nous goûterons le suc des grenades.


Y luego a las subidas

cavernas de la piedra nos iremos,

que estén bien escondidas,

y alli nos entraremos,

y el mosto de granadas gustaremos.


37

Là tu me montrerais

Ce à quoi prétendait mon âme,

Et puis tu me donnerais,

Là toi, ma vie,

Cela que l’autre jour tu me donnas.


Alli me mostranas

aquello que mi alma pretendia,

y luego me darias

alli tù, vida mia,

aquello que me diste el otro dia.

38

L’aspiration de l’air,

Le chant de la douce Philomèle,

Le bocage et son sortilège,

Dans la nuit sereine,

En flamme qui consume et ne fait peine.


E1 aspirar del aire,

el canto de la dulce filomena,

el soto y su donaire,

en la noche serena

con llama que consume y no da pana.


39

Or nul ne regardait,

Aminadab non plus ne paraissait,

Et s’apaisait le cercle,

Et la cavalerie

À la vue des eaux descendait.


Que nadie lo miraba,

Aminadab tampoco parecia,

y el cerco sosegaba,

y la caballeria

a vista de las aguas descendia.

36

CANTICO ESPIRITUAL Redaccion del manuscrito de Jaén [omise sauf strophe 11 supplémentaire :]

11

Découvre ta présence,

Et que me tuent ta vue et ta beauté ;

Vois que la douleur

D’amour, vois qu’elle ne guérit

Que par la présence et par la figure.


Descubre tu presencia,

y màteme tu vista y hermosura ;

mira que la dolencia

de amor, que no se cura

sino con la presencia y la figura.

FLAMME D’AMOUR VIVE/LLAMA DE AMOR VIVA


CHANTS/CANCIONES

De l’âme dans l’intime communication d’union d’amour de Dieu/Del alma en la intima comunicaciôn de uniôn de amor de Dios


1

Ô flamme d’amour vive,

Qui blesse tendrement

Au plus profond centre mon âme !

Si tu n’es plus rétive,

Achève, si tu veux,

Brise la toile de cette douce rencontre.


! Oh llama de amor viva,

que tiernamente hieres

de mi alma en el màs profundo centro !

pues ya no eres esquiva,

acaba ya si quieres,

rompe la tela de este dulce encuentro.


2

Ô suave cautère,

Ô exquise blessure,

Ô douce main, ô touche délicate,

Qui a goût de vie éternelle,

Et paye toute dette !

En tuant, mort en vie changeas.


Oh cauterio suave !

! oh regalada Ilaga !

!oh mano blanda !,  !oh toque delicado,

que a vida eterna sabe,

y toda deuda paga !

Matando, muerte en vida la has trocado.


3

Ô lampes de feu,

Aux lueurs de qui

Les hautes cavernes du sens,

Qui était obscur et aveugle,

Avec d’étranges ravissements,

Chaleur et lumière donnent près de l’amant !


! Oh amparas de fuego,

en cuyos resplandores,

las profundas cavernas del sentido,

que estaba oscuro y ciego,

con extrarios primores

calor y luz dan junto a su querido !


4

Comme docile et amoureux

Sur mon sein tu t’éveilles,

Où en secret seul tu demeures,

Et de ton souffle savoureux,

Plein de bien et de gloire,

Que délicatement tu m’infuses l’amour !


! Cuàn manso y amoroso

recuerdas en mi seno,

donde secretamente solo moras ;

y en tu aspirar sabroso,

de bien y gloria lleno,

cuàn delicadamente me enamoras !



JE SUIS ENTRÉ OÙ NE SAVAIS/ENTREME DONDE NO SUPE

Couplets faits sur une extase de très haute contemplation/ Coplas hechas sobre un extaso de harta contemplaciôn



Je suis entré où ne savais,

Et je suis resté sans savoir,

Toute science transcendant.


Entréme donde no supe,

y quedéme no sabiendo,

toda sciencia trascendiendo.



Moi je ne savais où j’entrais,

Cependant quand je me vis là,

Sans savoir où je me trouvais,

De grandes choses je compris.

Point ne dirai ce qu’ai senti,

Car je suis resté sans savoir,

Toute science transcendant.


Yo no supe dônde entraba,

pero cuando alli me vi,

sin saber dônde me estaba,

grandes cosas entendi.

No diré lo que senti,

que me quedé no sabiendo,

toda sciencia trascendiendo.


De paix et de piété

C’était la science parfaite,

En profonde solitude,

Directement entendue ;

C’était chose si secrète,

Que je suis resté balbutiant,

Toute science transcendant.


De paz y de piedad

era la sciencia perfecta,

en profunda soledad,

entendida via recta ;

era cosa tan secrets,

que me quedé balbuciendo,

toda sciencia trascendiendo.


J’étais tellement ravi,

Si absorbé et transporté,

Que mon sens demeura

De tout sentir privé ;

Et l’esprit, doté

D’un entendement sans entendre,

Toute science transcendant.


Estaba tan embebido,

tan absorto y ajenado,

que se quedô mi sentido

de todo sentir privado ;

y el espiritu, dotado

de un entender no entendiendo.

Ioda sciencia trascendiendo.


Celui qui parvient là vraiment,

De soi-même il défaille ;

Tout ce qu’il savait avant,

Très bas lui semble maintenant ;

Et sa science augmente tant

Qu’il en demeure sans savoir,

Toute science transcendant.


El que alli llega de vero,

de si mismo desfallesce ;

cuanto sabla primero

mucho bajo le paresce ;

y su sciencia tanto cresce,

que se queda no sabiendo,

toda sciencia trascendiendo.


Plus il monte haut,

Moins il comprenait

Ce qu’est la nuée ténébreuse

Qui éclairait la nuit ;

Aussi celui qui le savait

Demeure toujours sans savoir,

Toute science transcendant.


Cuanto màs alto se sube,

tanto menos se entendia:

qué es la tenebrosa nube

que a la noche esclarecia ;

por eso quien la sabia

queda siempre no sabiendo,

toda sciencia trascendiendo.


Ce savoir en ne sachant pas

Est de si haut pouvoir,

Que les savants argumentant

Jamais ne le peuvent vaincre ;

Car leur savoir ne parvient pas,

À ne pas entendre entendant,

Toute science transcendant.


Este saber no sabiendo

es de tan alto poder,

que los sabios arguyendo

jamàs le pueden vencer ;

que no llega su saber

a no entender entendiendo,

toda sciencia trascendiendo


Et de si haute excellence

Est ce suprême savoir,

Qu’il n’est faculté ni science

Qui le puissent entreprendre ;

Celui qui saura se vaincre

Par un non savoir qui sait,

Ira toujours transcendant.


Y es de tan alto excelencia

aqueste sumo saber.

que no hay facultad ni sciencia

que le puedan emprender

quien se supiere vencer

con un no saber sabiendo.

irà siempre trascendiendo.


Et si vous voulez l’écouter.

Cette suprême science

Consiste en un très vif sentir

De la divine essence ;

C’est l’œuvre de sa clémence.

Faire demeurer sans entendre,

Toute science transcendant.


Y si lo queréis oir

consiste esta suma scientia

en un subido sentir

de la dividad esentia :

es obra de su clemencia

hacer quedar no entendiendo.

toda scientia transcendiendio







QUE JE MEURS DE NE PAS MOURIR/QUE MUERO lPORQUE NO MUERO

Couplets de l’âme qui peine pour voir Dieu/Coplas del alma que pena por ver a Dios


Je vis sans vivre en moi,

Et de telle manière espère,

Que je meurs de ne pas mourir.


Vivo sin vivir en mi,

y de tal manera espero,

que muero porque no muero.



En moi-même je ne vis plus,

Et vivre sans Dieu je ne puis ;

Si sans lui et sans moi je reste,

Ce vivre, que sera-t-il ?

Mille morts il me sera,

Puisque ma vie même j’espère,

En mourant de ne pas mourir.


En mi yo no vivo ya,

y sin Dios vivir no puedo ;

pues sin él y sin mi quedo,

este vivir, ? Qué serà ?

Mil muertes se me harà,

pues mi misma vida espero,

muriendo porque no muero.



Cette vie que je vis

Est de vivre privation ;

Et ainsi continuel mourir

Jusqu’à ce qu’avec toi je vive ;

Entends, mon Dieu, ce que je dis ;

Cette vie-là je n’en veux point,

Car je meurs de ne pas mourir.


Esta vida que yo vivo

es privaciôn de vivir ;

y asi, es continuo morir

hasta que viva contigo ;

oye, mi Dios, lo que digo,

que esta vida no la quiero ;

que muero porque no muero.


De toi étant absente,

Quelle vie puis-je avoir,

Sinon souffrir la mort

La plus grande que jamais vis ?

J’ai pitié de moi-même,

Car je persévère de sorte

Que je meurs de ne pas mourir.


Estando ausente de ti,

qué vida puedo terrer,

sino muerte padescer,

la mayor que nunca vi ?

Làstima tengo de mi,

pues de suerte persevero,

que muero porque no muero.

Le poisson qui sort de l’eau

N’est pas tant de secours privé,

Car dans la mort qu’il endure

La mort enfin lui est secours.

Quelle mort pourrait s’égaler

À mon vivre pitoyable,

Si plus je vis, plus je meurs ?


El pez que del agua sale,

aun de alivio no caresce,

que en la muerte que padesce,

al fin la muerte le vale.

?Qué muerte habrà que se iguale

a mi vivir lastimero,

pues si màs vivo, màs muero ?


Quand je pense me soulager

De te voir dans le Sacrement,

Plus grande affliction ce m’est

De ne pouvoir jouir de toi ;

Tout ne fait qu’accroître ma peine,

De ne te voir comme je veux,

Et je meurs de ne pas mourir.


Cuando me pienso aliviar

de verte en el Sacramento,

hàceme màs sentimiento

el no te poder gozar ;

todo es para màs penar,

por no verte como quiero

y muero porque no muero.



Et si je me réjouis, Seigneur,

Dans l’espérance de te voir,

En voyant que je puis te perdre

Cela redouble ma douleur ;

Vivant en si grande frayeur

Et espérant comme j’espère,

Je me meurs de ne pas mourir.


Y si me gozo, Sepior,

con esperanza de verte,

en ver que puedo perderte

se me dobla mi dolor ;

viviendo en tanto pavor,

y esperando como espero,

muérome porque no muero.


Arrache-moi à cette mort,

Mon Dieu, et donne-moi la vie ;

Ne me garde pas entravée

Dans ce lacet si rigoureux ;

Vois que je peine pour te voir,

Et mon mal est si entier

Que je meurs de ne pas mourir.


Sàcame de aquesta muerte,

mi Dios, y dame la vida ;

no me tengas impedida

en este lazo tan fuerte

mira que peno por verte,

y mi mal es tan entera,

que muero porque no muero.


Je pleurerai ma mort déjà,

Et je déplorerai ma vie,

Tout le temps qu’elle restera

Détenue par mes péchés.

Ô mon Dieu, quand est-ce que

Je pourrai dire en vérité

Oui, je vis de ne pas mourir ?


Lloraré mi muerte ya,

y lamentaré mi vida,

en tanto que detenida

por mis pecados està.

i Oh mi Dios! Cuàndo serà

cuando yo diga de vero

vivo ya porque no muero ?







EN QUÊTE D’UN AMOUR LANCÉ/TRAS DE UN AMOROSO LANCE


En quête d’un amour lancé,

Et d’espérance non privé,

Si haut, si haut je m’envolai,

Que de ma proie fis la conquête.


Tras de un amoroso lance,

y no de esperanza falto,

volé tan alto, tan alto,

que le di a la caza alcance.


Pour que je puisse atteindre enfin

L’objet de cet amour divin,

Il fallut que je vole tant,

Que je me perdisse de vue ;

Et dans ce transport cependant,

En mon vol je demeurai court ;

Mais l’amour s’en alla si haut,

Que de ma proie fis la conquête.


Para que yo alcance diese

a aqueste lance divino,

tanto volar me convino,

que de vista me perdiese ;

y con todo en este trance,

en el vuelo quedé falto ;

mas el amor fue tan alto,

que le di a la caza alcance.



Alors que je montai plus haut,

Ma vue en resta éblouie,

Et la conquête la plus forte

Dans l’obscurité se faisait ;

Comme d’amour était la quête

Je fis un bond aveugle, obscur,

Et si haut, si haut m’élevai

Que de ma proie fis la conquête.


Cuando mis alto subia

deslumbrôseme la vista,

y la mis fuerte conquista

en escuro se hacia ;

mas por ser de amor el lance

di un ciego y oscuro salto,

y fui tan alto, tan alto,

que le di a la caza alcance.



D’autant plus haut je parvenais

En cette quête si sublime,

D’autant plus bas et accablé

Et abattu je me trouvais.

Je dis : Jamais je n’atteindrai !

Et je m’abattis tant et tant,

Que je montai si haut, si haut,

Que de ma proie fis la conquête.



Cuanto màs alto llegaba

de este lance tan subido,

tanto mis bajo y rendido

y abatido me hallaba.

Dije ! !No habrà quien alcance !

Y abatime tanto, tanto,

que fui tan alto, tan alto,

que le di a la caza alcance.


De façon extraordinaire

D’un seul vol je fis mille vols,

Parce que du ciel l’espérance

Obtient tout autant qu’elle espère ;

Je n’espérai que cette quête,

Et ne fus à court d’espérer,

Car je m’en fus si haut, si haut,

Que de ma proie fis la conquête.


Por una extraña manera

mil vuelos pasé de un vuelo,

parque esperanza de cielo

tanto alcanza cuanto espera ;

esperé sôlo este lance,

y en esperar no fui falto,

pues fui tan alto, tan alto,

que le di a la caza alcance.







LE PASTOUREAU

Un pastoureau, seul, est en peine,

Loin de tout plaisir et contentement,

En sa pastourelle la pensée fixée,

Et le cœur d’amour très blessé.


Ne pleure pas que l’amour l’ait meurtri,

Car il n’a peine ainsi d’être affligé,

Bien qu’en son cœur il soit blessé :

Il pleure à la pensée de se voir oublié.


Car rien qu’à la pensée d’être oublié

De sa belle bergère, en grande peine,

En terre étrangère se laisse maltraiter,

Le cœur de l’amour fort blessé.


Et le pastoureau dit : « Ah ! malheur

À qui de mon amour s’est fait absent,

Et ne veux pas jouir de ma présence

Et de mon cœur par son amour blessé !


Et après un long temps, il monta tout en haut

D’un arbre et ouvrit ses beaux bras,

Et mort il demeura, pendu à eux,

Le cœur d’amour très fort blessé.


EL PASTORCICO

Un pastorcico solo estd penado,

ajeno de placer y de contento,

y en su pastora puesto el pensamicnto,

y el pecho del amor muy lastimado.


No llora por haberle amor Ilagado,

que no le pena verse asi afligido,

aunque en el corazôn està herido ;

mas llora por pensar que està olvidado.


Que solo de pensar que està olvidado

de su bella pastora, con gran pena,

se deja maltratar en tierra ajena,

el pecho del amor muy lastimado.


Y dite el pastorcico : !Ay desdichado

de aquel que de mi amor ha hecho ausencia,

y no quiere gozar la mi presencia

y el pecho por su amor muy lastimado !


Y a cabo de un gran rato se ha encumbrado

sobre un àrbol, do abrio sus brazos bellos,

y muerto se ha quedado, asido de ellos,

el pecho del amor muy lastimado.




MALGRÉ LA NUIT/AUNQUE ES DE NOCHE

Chant de l’âme qui se réjouit de connaître Dieu par la foi


Cantar de la alma que se huelga

de conoscer a Dios por fe


Je sais la source qui jaillit et fuit

malgré la nuit.


Que bien sé yo la fonte que mana y corre,

aunque es de noche.


Cette source éternelle est cachée,

mais moi je sais où elle a sa demeure,

malgré la nuit.


Aquella eterna fonte esta ascondida,

que bien sé yo do tiene su manida,

aunque es de noche.


Ne sais son origine, car n’en a point,

mais je sais que d’elle toute origine vient,

malgré la nuit.


Su origen no Io sé, pues no le tiene,

mas sé que todo origen della viene,

aunque es de noche.




Je sais que ne peut être chose si belle,

et que cieux et terre boivent en elle,

malgré la nuit.


Sé que no puede ser cosa tan bella,

y que cielos y tierra beben de ella,

aunque es de noche.


Je sais qu’on ne peut en trouver le fond,

et que nul ne peut la passer à gué,

malgré la nuit.


Bien sé que suelo en ella no se halla,

y que ninguno puede vadealla,

aunque es de noche.


Sa clarté jamais n’est obscurcie,

et je sais que d’elle toute lumière vient,

malgré la nuit.


Su claridad nunca es escurecida,

y sé que toda luz de ella es venida,

aunque es de noche.


Je sais que ses cours sont si abondants

qu’ils irriguent l’enfer, les cieux et les nations,

malgré la nuit.


Sé ser tan caudalosos sus corrientes,

que infiernos, cielos riegan, y las gentes,

aunque es de noche.

Le cours qui naît de cette source,

je sais qu’il est aussi vaste et tout-puissant,

malgré la nuit.


El corriente que nace de estas fuente

bien sé que es tan capaz y omnipotente,

aunque es de noche.


Le cours qui de ces deux procède,

je sais qu’aucun d’eux ne le précède,

malgré la nuit.


El corriente que de estas dos procede

sé que ninguna de ellas le precede,

aunque es de noche.


Cette source éternelle est cachée,

en ce pain vivant pour nous donner vie,

malgré la nuit.


Aquesta eterna fonte està escondida

en este vivo pan por darnos vida,

aunque es de noche.


Elle appelle là toutes les créatures,

et de cette eau s’abreuvent, quoique dans l’obscur,

car c’est la nuit.


Aqui se esti llamando a las m'auras,

y de esta agua se hartan, aunque a escuras

porque es de noche.


Cette vive source que je désire,

en ce pain de vie je la vois,

malgré la nuit.


Aquesta vina fuente,

que deseo en este pan de vida yo la veo,

aunque es de noche.









[Romances omises]

[...]



GLOSES DIVINISÉES : SANS ARRIMAGE ET ARRIMÉ

Sans arrimage et arrimé, Sin arrimo y con arrimo,

sans lumière et dans l’obscur vivant, sin luz y a oscuras viviendo,

tout entier me vais consumant. todo me voy consumiendo


Mon âme s’est déprise

de toute chose créée,

et au-dessus d’elle élevée,

et dans une vie savoureuse,

à son seul Dieu arrimée.

C’est pourquoi se dira désormais

la chose que le plus estime,

que mon âme se voit déjà

sans arrimage et arrimée.


Mi alma este desasida

de toda cosa criada,

y sobre si levantada,

y en una sabrosa vida,

solo en su Dios arrimada.

Por eso ya se dire

la cosa que mes estimo,

que mi alma se ve ya

sin arrimo y con arrimo.


Bien que j’endure les ténèbres

en cette vie mortelle,

mon mal n’est pas si grand,

car si je manque de lumière,

je possède la vie céleste ;

car l’amour d’une telle vie,

plus il devient aveugle,

plus il domine l’âme,

sans lumière et dans l’obscur vivant.


Y aunque tinieblas padezco

en esta vida mortal,

no es tan crecido mi mal ;

porque, si de lux carezco,

tengo vida celestial ;

porque el amor de tal vida,

cuando màs ciego va siendo,

que tiene al alma rendida,

sin lux y a oscuras viviendo.


L’amour fait un tel ouvrage,

depuis que je l’ai, connu,

que si bien ou mal sont en moi,

il donne à tout même saveur,

et transforme l’âme en soi-même ;

et en sa flamme savoureuse,

que dans moi-même je ressens,

en hâte, ainsi, sans rien laisser,

tout entier me vais consumant.


Hace tal obra el amor,

después que le conoci

que, si hay bien o mal en mi:

todo lo hace de un sabor,

y al alma transforma en si :

y asi, en su llama sabrosa.

la cual en mi estoy sintiendo.

apriesa, sin quedar cosa,

todo me voy consumiendo.


POUR TOUTE LA BEAUTÉ

Pour toute la beauté

Jamais ne me perdrai,

Sinon pour un je ne sais quoi

Qui s’obtient d’aventure.


Saveur d’un bien qui est fini

A rien ne peut arriver d’autre

Que de fatiguer l’appétit

Et de ravager le palais ;

Et ainsi pour toute douceur

Moi jamais je ne me perdrai,

Sinon pour un je ne sais quoi

Qui se trouve d’aventure.


Le cœur généreux jamais

N’a cure de s’arrêter

Là où l’on peut passer

Sinon dans le plus difficile ;

Rien ne lui cause satiété,

Et sa foi monte tellement

Qu’il goûte d’un je ne sais quoi

Qui se trouve d’aventure.


Celui qui d’amour est dolent,

Par le divin Être touché,

A le goût si transformé

Qu’il défaille à tous les goûts ;

Comme celui qui a la fièvre,

Le manger qu’il voit le dégoûte ;

Il désire un je ne sais quoi

Qui se trouve d’aventure.


Por toda la hermosura

nunca yo me perderé,

sino por un no sé qué

que se alcanza por ventura.


Sabor de bien que es finito,

lo mis que puede llegar

es cansar el apetito

y estragar el paladar ;

y asi, por toda dulzura

nunca yo me perderé

sino por un no sé qué

que se balla por ventura.


El corazôn generoso

nunca cura de parar

donde se puede pasar,

sino en mis dificultoso ;

nada le causa hartura,

y sube Canto su fe

que gusta de un no sé qué

que se halla por ventura.


El que de amor adolesce,

del divino ser tocado

tiene el gusto tan trocado

que a los gustos desfallesce

como el que con calentura

fastidia el manjar que ve,

y apetece un no sé qué

que se halla por ventura.


Ne soyez de cela surpris

Que le goût demeure tel,

Parce que la cause du mal

Est étrangère à tout le reste ;

Et ainsi toute créature

Se voit devenue étrangère,

Et goûte d’un je ne sais quoi

Qui se trouve d’aventure.


Car la volonté étant

Touchée par la divinité,

Elle ne peut être payée

Sinon par la divinité ;

Mais sa beauté étant telle

Que par foi seule elle se voit,

La goûte en un je ne sais quoi

Qui se trouve d’aventure.


Or d’un tel amoureux,

Dites-moi si aurez douleur

Qu’il n’y ait pareille saveur

Parmi tout le créé ;

Seul, sans forme ni figure,

Sans trouver appui ni pied,

Goûtant là un je ne sais quoi

Qui se trouve d’aventure.


Ne pensez pas que l’intérieur,

Qui est de bien autre valeur,

Trouve jouissance et allégresse

En ce qui donne ici saveur ;

Mais par delà toute beauté,

Et ce qui est, sera et fut,

Là il goûte un je ne sais quoi

Qui se trouve d’aventure.


No os maravilléis de aquesto,

que el gusto se quede tal,

porque es la causa del mal

ajena de todo el resto ;

y asi, toda criatura

enajenada se ve,

y gusta de un no sé qué

que se halla por ventura.


Que estando la voluntad

de Divinidad tocades,

no puede quedar pagada

sino con Divinidad

mas, por ser tal su hermosura,

que solo se ve por fe,

gùstala en un no sé qué

que se halla por ventura.


Pues de tal enamorado,

decidme si habréis dolor,

pues que no tiene sabor

entre todo criado ;

solo, sin forma y figura,

sin hallar arrimo y pie,

gustando allà un no sé qué

que se balla por ventura.


No penséis que el interior,

que es de mucha màs valia,

halla gozo y alegria

en Io que acà da sabor ;

mas sobre toda hermosura,

y Io que es y serà y fue,

gusta de allà un no sé qué

que se halla por ventura.

Plus emploie son souci

Qui veut s’avantager,

En ce qui est à gagner

Qu’en ce qu’il a déjà gagné ;

Ainsi, pour plus grande hauteur,

Moi toujours je m’inclinerai

Surtout à un je ne sais quoi

Qui se trouve d’aventure.


Màs se emplea su cuidado

quien se quiere aventajar,

en lo que està por ganar

que en Io que tiene ganado ;

y asi, para mis altura,

yo siempre me inclinaré s

obre todo a un no sé qué

que se halla por ventura.





NOTE DU TRADUCTEUR

R. P. CYPRIEN (1641), Mère Marie du SAINT-SACREMENT (1933), Armand GODOY (1943), Lucien FLORENT (1943), Rolland SIMON (1945), Lucien-Marie de SAINT-JOSEPH (1945-1947), R. P. Grégoire de SAINT JOSEPH (1947), Benoit LAVAUD (1948), Guy LÉVIS MANO (1951), Max MILNER (1951), Michel LETURMY (1956), Pierre DARMANGEAT (1963) : telle est la généalogie — celle des traducteurs des Poésies de Jean de la Croix que j’ai pu consulter — où s’inscrit la version française proposée ici du grand poète mystique. Cette nouvelle version se veut être à la fois l’héritière de cette transmission et son prolongement, dans la mesure où elle cherche à accroître — sur certains points du moins — le respect scrupuleux de la lettre et la docilité au souffle qui l’anime.




ENGLISHMEN (XVIe-XVIIe centuries)

Groupe des poètes métaphysiques anglais :

John Donne (fondateur du genre), 1572-1631.
George Herbert, 1593-1633.
Richard Crashaw, 1612/13-1649. Steps to the Temple ( 1646) ; 	Delights of the Muses (1646).
Henry Vaughan, 1621-1695. Silex Scintillans, Part 1 (1650), Part 	2 (1655).
Andrew Marve11,1621-1678. Miscellaneous Poems (1681).
Thomas Traherne, 1637-1674. Centuries of Meditations ( non 	publiées 	pendant deux siècles).

+ quelques figures secondaires :

Edward Benlowes, ? 1602-1676.
Edward Herbert of Cherbury (frère aîné de George Herbert), 	1582-1648.
Henry King, 1592-1669.
Abraham Cowley, 1618-1667.
John Cleveland, 1613-1658.

– Rôle nodal – de l’année 1633 (Élisabeth Soubrenie, L’Art de la conversion au siècle de la poésir métaphysique anglaise, Belles Lettres, 2004) (disponible, bibliothèque de Partheneia Sacra l’IRCL du jésuite Henry Hawkins, livre d’emblèmes dédiés à la Vierge, et publication du recueil de George Herbert Le Temple, Poèmes sacrés et Exclamations privées [The Temple, Sacred Poems and Private Ejaculations].

– Origine de l’épithète « métaphysique » : Elle constitue un emploi détourné du mot qui désigne la branche de la philosophie qui étudie, l’être absolu, les causes de toutes choses dans l’univers. Notons que français aussi, le mot est dévoyé pour stigmatisé un penchant excessif pour l’abstraction entraînant complexité et obscurité. John Dryden [1631-1700], Alexander Pope [1688-1744] et Samuel Johnson [1709-1784] accusent les grands poètes de l’école du XVIIe anglais de plonger dans la perplexité les esprits du beau sexe par des considérations métaphysiques4

The Oxford Book Of English Mystical Verse

Chosen by D. H. S. Nicholson and A. H. E. Lee
Oxford At the Clarendon Press 1917, 1932).

ANONYMOUS

The Oxford Book Of English Mystical Verse
Date unknown

Amergin

IAM the wind which breathes upon the sea, 
I am the wave of the ocean, 
I am the murmur of the billows,
I am the wr of the seven combats,
I am the vulture upon the rocks,
I am a beam of the sun,
I am the fairest of plants,
I am a wild boar in valour,
I am a salmon in the water,
I am a Lake in the plain,
I am a word of science,
I am the point of the lance in barde,
I am the God who creates in die head die Eire.
Who is it who throws light into the meeting on the mountain ?
Who announces the ages of the moon ?
Who teaches the place where couches the sun ?

ROBERT SOUTHWELL (?1561-1595)

The Oxford Book Of English Mystical Verse

I dye alive

O LIFE! what letts thee from a quicke decease? 
O death ! what drawes thee from a present praye? 
My feast is done, my soule would be at ease,
My grace is saide ; O death ! come take awaye.

I live, but such a life as ever dyes ;
I dye, but such a death as never endes ;
My death to end my dying life denyes,
And life my living death no whitt amends.

Thus still I dye, yet still I do revive ;
My living death by dying life is fedd ;
Grace more then nature kepes my hart alive,
Whose idle hopes and vayne desires are deade.

Not where I breath, but where I love, I live ; 
Not where I love, but where I am, I die ;
The life I wish, must future glory give,
The deaths I feele in present daungers lye.



JOHN DONNE (1573-1631)

The Oxford Book Of English Mystical Verse

Goodfriday, 1613. Riding Westward

LET mans Soule be a Spheare, and then, in this, 
The intelligence that moves, devotion is, 
And as the other Spheares, by being growne 
Subject to forraigne motions, lose their owne,
And being by others hurried every day,
Scarce in a yeare their naturall forme obey:
Pleasure or businesse, so, our Soules admit
For their first mover, and are whirld by it.
Hence is't, that I am carryed towards the West
This day, when my Soules forme bends toward the East.
There I should see a Sunne, by rising set,
And by that setting endlesse day beget ;
But that Christ on this Crosse, did rise and fall,
Sinne had eternally benighted all.
Yet dare I'almost be glad, I do not see
That spectacle of too much weight for mee.
Who sees Gods face, that is selfe life, must dye;
What a death were it then to see God dye ?
It made his owne Lieutenant Nature shrinke,
It made his footstoole crack, and the Sunne winke.
Could I behold those hands which span the Poles,
And turne ail spheares e once, peirc'd with those fioles ?
Could I behold that endlesse height which is
Zenith to us, and our Antipodes,
Humbled below us? or that blood which is
The seat of all our Soules, if not of his,
Made durt of dust, or that flesh which was worne
By God, for his appareil, rag'd, and tome ?
If on these things I durst not looke, durst I
Upon his miserable mother cast mine eye,
Who was Gods partner here, and furnish'd thus
Halfe of that Sacrifice, which ransom'd us ?



CHRISTOPHER HARVEY (1597-1663)

The Oxford Book Of English Mystical Verse

The Nativity

UNFOLD thy face, unmaske thy ray, 
Shine forth, bright Sunne, double the day. 
Let no malignant misty fume,
Nor foggy vapour, once presume
To interpose thy perfect sight
This day, which makes us love thy light
For ever better, that we could
That blessèd object once behold,
Which is both the circumference,
And center of all excellence :
Or rather neither, but a treasure
Unconfinèd without measure,
Whose center and circumference,
Including all preheminence,
Excluding nothing but defect,
And infinite in each respect,
Is equally both here and there,
And now and then and every where,
And alwaies, one, himselfe, the same.
A beeing farre above a name.
Draw neer then, and freely poure
Forth all thy light into that houre,
Which was crownèd with his birth,
And made heaven envy ear th.
Let not his birth-day clouded be,
By whom thou shinest, and we see.

ANDREW MARVELL (1621-1678)

The Oxford Book Of English Mystical Verse

On a Drop of Dew

SEE how the orient dew 
Shed from the bosom of the Morrn 
Into the blowing roses,
Yet careless of its mansion new,
For the clear region where 'twas born,
Round in its self incloses :
And in its little globe's extent
Frames, as it can, its native element.
How it the purple flow'r does slight,
Scarce touching where it lyes,
But gazing back upon the skies,
Shines with a mournful light,
Like its own tear,
Because so long divided from the sphear.
Restless it roules, and unsecure,
Trembling, lest it grow impure ;
Till the warm sun pitty its pain
And to the skies exhale it back again.
So the soul, that drop, that ray,
Of the clear fountain of eternal day,
(Could it within the humane flow'r be seen)
Rememb'ring still its former height,
Shuns the sweat leaves and blossoms green,
And, recollecting its own light,
Does in its pure and circling thoughts express
The greater heaven in an heaven less.
In how coy a figure wound,
Every way it turns away ;
(So the world-excluding round)
Yet receiving in the day.
Dark beneath, but bright above,
Here disdaining, there in love.
How loose and easie hence to go ;
How girt and ready to ascend ;
Moving but on a point below,
h all about does upwards bend.
Such did the manna's sacred dew destil,
White and intire, though congeal'd and chill ;
Congeal'd on Earth ; but does, dissolving, run
Into the glories of th' almighty sun.

HENRY VAUGHAN (1621-1695)

The Oxford Book Of English Mystical Verse

Quickness5 / "Une force vive »
Ah ! fausse vie ! tu n’es rien que du clinquant !
Quand, mais quand donc, vas-tu disparaître ?
Toi, duperie odieuse qui abuse tous les hommes,
Les hommes peu désireux de voir se révéler la vérité.

Tu es un labeur lunatique, un état d’aveuglement
Qui pose le moi,
Une sombre joute de vagues et de vent,
Rien qu’une tempête de conflits.

La Vie est une lumière permanente, intelligente,
Une joie qui connaît.
Libre du hasard et des crises, elle reste perpétuellement éclatante,
Calme et comblée, sans qu’on s’en lasse jamais.

C’est une félicité, une bénédiction qui, de surcroît,
Vivifie pleinement,
Qui brille, sourit et possède l’art
De nous combler avant même l’Etemité.

Toi, tu es une taupe fourbue, ou moins encore :
Une brume errante.
Mais la Vie — ce que nul ne saurait vraiment exprimer-
Est une force vive qui a reçu le baiser de mon Dieu. »

The World

I SAW Eternity the other night
Like a great Ring of pure and endless light,
All calm, as it was bright,
And round beneath it, Time in hours, days, years
Driv'n by the spheres
Like a vast shadow mov'd, In which the world
And all her train were hurl'd ;
The doting Lover in his queintest strain
Did their Complain,
Neer him, his Lute, his fancy, and his flights,
Wits sour delights,
With gloves, and knots the silly snares of pleasure
Yet his dear Treasure
All scatter'd lay, while he his eys did pour
Upon a flowr.

The darksome States-man hung with weights and woe
Like a thick midnight-fog mov'd there so slow
He did nor stay, nor go ;
Condemning thoughts (like sad Ecclipses) scowl
Upon his soul,
And Clouds of crying witnesses without
Pursued him with one shout.
Yet dig'd the Mole, and lest his ways be found
Workt under ground,
Where he did Clutch his prey, but one did see
That policie,
Churches and altars fed him, Perjuries
Were gnats and flies,
It rain'd about him bloud and tears, but he
Drank them as free.

The fearfull miser on a heap of rust
Sate pining all his life there, did scarce trust
His own hands with the dust,
Yet would not place one peece above, but lives
In feare of theeves.
Thousands there were as frantick as himself
And hug'd each one bis pelf,
The down-right Epicure plac'd heav'n in sense
And scornd pretence
While others slipt into a wide Excesse
Said little lesse ;
The weaker sort slight, triviall wares Inslave
Who think them brave,
And poor, despised truth sate Counting by
Their victory.

Yet some, who all this while did weep and sing,
And sing, and weep, soar'd up into the Ring,
But most would use no wing.
O fools (said I,) thus te prefer dark night
Before true light,
To live in grots, and caves, and hate the day
Because it shews the way,
The way which from this dead and dark abode
Leads up to God,
A way where you might tread the Sun, and be
More bright than he.
But as I did their madnes so discusse
One whisper'd thus,
This Ring the Bride-groome did for none provide 
But for bis bride.





THOMAS TRAHERNE (?1636-1674)

The Oxford Book Of English Mystical Verse

Dumbness

SURE Man was born to meditate on things, 
And to contemplate the eternal springs 
Of God and Nature, glory, bliss, and pleasure ; 
That life and love might be his Heavenly treasure ; 
And therefore speechless made at first, that He 
Might in himself profoundly busied be :
And not vent out, before he hath ta'en in
Those antidotes that guard his soul from sin.
Wise Nature made him deaf, too, that He might
Not be disturbed, while he doth take delight
In inward things, nor be depraved with tongues,
Nor injured by the errors and the wrongs
That mortal words convey. For sin and death
Are most infused by accursed breath,
That flowing from corrupted entrails, bear
Those hidden plagues which souls may justly fear.
This, my dear friends, this was my blessed case ;
For nothing spoke to me but the fair face
Of Heaven and Earth, before myself could speak,
I then my Bliss did, when my silence, break.
My non-intelligence of human words
Ten thousand pleasures unto me affords ;
For while I knew not what they to me said,
Before their souls were into mine conveyed,
Before that living vehicle of wind
Could breathe into me their infected mind,
Before my thoughts were leavened with theirs, before
There any mixture was ; the Holy Door,
Or gate of souls was close, and mine being one
Within itself to me alone was known.
Then did I dwell within a world of light,
Distinct and separate from all men's sight,
Where I did feel strange thoughts, and such things see
That were, or seemed, only revealed to me,
There I saw all the world enjoyed by one ;
There I was in the world myself alone ;
No business serious seemed but one ; no work
But one was found ; and that did in me lurk.
D'ye ask me what ? h was with clearer eyes
To see all creatures full of Deities ;
Especially one's self : And to admire
The satisfaction of all true desire :
'Twas to be pleased with all that God hath done ;
'Twas to enjoy even all beneath the sun :
'Twas with a steady and immediate sense
To feel and measure all the excellence
Of things ; 'twas to inherit endless treasure,
And to be filled with everlasting pleasure :
To reign in silence, and to sing alone,
To see, love, covet, have, enjoy and praise, in one :
To prize and to be ravished ; w be true,
Sincere and single in a blessed view
Of all His gifts. Thus was I pent within
A fort, impregnable to any sin :
Until the avenues being open laid
Whole legions entered, and the forts betrayed
Before which time a pulpit in my mind,
A temple and a teacher I did find,
With a large text to comment on. No ear
But eyes themselves were all the hearers there,
And every stone, and every star a tongue,
And every gale of wind a curious song.
The Heavens were an oracle, and spake
Divinity : the Earth did undertake
The office of a priest ; and I being dumb
(Nothing besides was dumb), all things did corne
With voices and instructions ; but when I
Had gained a tongue, their power began to die.
Mine ears let other noises in, not theirs,
A noise disturbing all my songs and prayers.
My foes pulled down the temple to the ground ;
They my adoring soul did deeply wound
And casting that into a swoon, destroyed
The Oracle, and all I there enjoyed
And having once inspired me with a sense
Of foreign vanities, they march out thence
In troops that cover and despoil my coasts,
Being the invisible, most hurtful hosts.
Yet the first words mine infancy did hear,
The things which in my dumbness did appear,
Preventing all the rest, got such a root
Within my heart, and stick so close unto 't,
It may be trampled on, but still will grow
And nutriment to soil itself will owe.
The first Impressions are ',morfal all,
And let mine enemies hoop, cry, roar, or call,
Yet these will whisper if I will but hear,
And penetrate the heart, if not the ear.

ISAAC WATTS (1674-1748)

The Oxford Book Of English Mystical Verse

The Incomprehensible
FAR in the Heavens my God retires :
My God, the mark of my desires,
And hides his lovely face ;
When he descends within my view,
He charms my reason to pursue,
But leaves it tir'd and fainting in th' unequal chase.

Or if I reach unusual height
Till near his presence brought,
There floods of glory check my flight,
Cramp the bold pinions of my wit,
And all untune my thought ;
Plunged in a sea of light I roll,
Where wisdom, justice, mercy, shines ;
Infinite rays in crossing lines
Beat thick confusion on my sight, and overwhelrn my
soul. . . 

Great God ! behold my reason lies
Adoring : yet my love would rise
On pinions not her own :
Faith shall direct her humble flight,
Through all the trackless seas of light,
To Thee, th' Eternal Fair, the infinite Unknown.
ALEXANDER POPE (1688-1744)
From `An Essay on Man'
All are but parts of one stupendous whole, 
Whose body Nature is, and God the soul ; 
That, changed through all, and yet in all the same,
Great in the earth, as in th' ethereal frame,
Warms in the sun, refreshes in the breeze,
Glows in the stars, and blossoms in the trees,
Lives through all life, extends through all extent,
Spreads undivided, operates unspent
Breathes in our soul, informs our mortal part ;
As full, as perfect, in a hair as heart ;
As full, as perfect, in vile man that mourns
As the rapt Seraphim, that sings and burns :
To him no high, no low, no ireat, no small—
He fills, he bounds, connects, and equals all....
All nature is but art, unknown to thee :
All chance, direction, which thou canst not see :
All discord, harmony not understood ;

All partial evil, universal good.

[...]

John DONNE 1572-1631

The Complete English Poems Edited by A .J. Smith

First published 1971 Reprinted with corrections 1973

Reprinted 1975, 1976, 1977, 1978


SONGS AND SONNETS

[41]
Air and Angels
[...]
More subtle than the parent is
Love must not be, but take a body too,
And therefore what thou wert, and who
I bid love ask, and now
That it assume thy body, I allow,
And fix itself in thy lip, eye, and brow.

Whilst thus to ballast love, I thought,
And so more steadily to have gone,
With wares which would sink admiration,
I saw, I had love's pinnace overfraught,
Every thy hair for love to work upon
20 Is much too much, some fitter must be sought;
For, nor in nothing, nor in things
Externe, and scatt'ring bright, can love inhere;
Then as an angel, face and wings
Of air, not pure as it, yet pure doth wear,
So thy love may be my love's sphere;
Just such disparity
As is 'twixt air and angels' purity,
'Twixt women's love, and men's will ever be.

The Anniversary
All kings, and all their favourites,
All glory of honours, beauties, wits,
The sun itself, which makes times, as they pass,
Is elder by a year, now, than it was
When thou and I first one another saw:
All other things, to their destruction draw,
Only our love hath no decay;
This, no tomorrow hath, nor yesterday,
Running it never runs from us away,
10 But truly keeps his first, last, everlasting day.

Two graves must bide thine and my corse,
If one might, death were no divorce,
Alas, as well as other princes, we,
(Who prince enough in one another be,)
Must leave at last in death, these eyes, and ears,
Oft fed with true oaths, and with sweet sait tears;
But souls vvhere nothing dwells but love
(All other thoughts being inmates) then shall prove 
This, or a love increased there above,
20 When bodies to their graves, souls from their graves remove.

And then we shall be throughly blessed,
But we no more, than all the rest.
Here upon earth, we are kings, and none but we
Can be such kings, nor of such subjects be;
Who is so safe as we? where none can do
Treason to us, except one of us two.
True and false fears let us refrain,
Let us love nobly, and live, and add again
Years and years unto years, till we attain
30 To write threescore, this is the second of our reign.

[309] 



DIVINE MEDITATIONS

[...]
Divine Meditations
I
Thou hast made me, and shall thy work decay?
Repair me now, for now mine end doth haste,
I run to death, and death meets me as fast,
And all my pleasures are like yesterday,
I dare not move my dim eyes any way,
Despair behind, and death before doth cast
Such terror, and my feeble flesh doth waste
By sin in it, which it towards hell doth weigh;
Only thou art above, and when towards thee
Io By thy leave I can look, I rise again;
But our old subtle foe so tempteth me,
That not one hour I can myself sustain;
Thy Grace may wing me to prevent his art, 
And thou like adamant draw mine iron heart.

2
As due by many titles I resign
Myself to thee, 0 God, first I was made
By thee, and for thee, and when I was decayed
Thy blood bought that, the which before was thine,
I am thy son, made with thy self to shine,
Thy servant, whose pains thou hast still repaid,
Thy sheep, thine image, and, tilt I betrayed
My self, a temple of thy Spirit divine;
Why doth the devil then usurp on me?
10 Why doth he steal, nay ravish that 's thy right? 
[...]

[312]
...But let them sleep, Lord, and me mourn a space,
For, if above ail these, my sins abound,
'Tis Tate to ask abundance of thy grace,
When we are there; here on this lowly ground,
Teach me how to repent; for that's as good
As if thou hadst sealed my pardon, with thy blood.

8
If faithful souls be alike glorified
As angels, then my father's soul doth see,
And adds this even to full felicity,
That valiantly I hell's wide mouth o'erstride:
But if our minds to these souls be descried
By circumstances, and by signs that be
Apparent in us, not immediately,
How shall my mind's white truth by them be tried?
They see idolatrous loyers weep and mourn,
Io And vile blasphemous conjurers to call
On Jesus' name, and pharisaical
Dissemblers feign devotion. Then turn
O pensive soul, to God, for he knows best
Thy true grief, for he put it in my breast.


9
If poisonous minerais, and if that tree, 
Whose fruit threw death on else immortal us, 
If lecherous goats, if serpents envious 
Cannot be damned; alas, why should I be? 
Why should intent or reason, born in me, 
Make sins, else equal, in me more heinous? 
And mercy being easy, and glorious
To God, in his stern wrath, why threatens he? 
But who am I, that dare dispute with thee
10	O God? Oh! of thine only worthy blood,
And my tears, make a heavenly lethean flood, 
And drown in it my sin's black memory; 
That thou remember them, some daim as debt, 
I think it mercy, if thou wilt forget.

10
Death be not proud, though some have called thee
Mighty and dreadful, for, thou art not so,
For, those, whom thou think'st, thou dost overthrow,
Die not, poor death, nor yet canst thou kill me;
From rest and sleep, which but thy pictures be,
Much pleasure, then from thee, much more must flow,
And soonest our best men with thee do go,
Rest of their bones, and soul's delivery.
Thou art slave to fate, chance, kings, and desperate men,
Io And dost with poison, war, and sickness dwell,
And poppy, or charms can make us sleep as well,
And better than thy stroke; why swell'st thou then?
One short sleep past, we wake eternally,
And death shall be no more, Death thou shalt die.

11
Spit in my face ye Jews, and pierce my side, 
Buffet, and scoff, scourge, and crucify me, 
For I have sinned, and sinned, and only he, 
Who could do no iniquity, hath died: 
But by my death can not be satisfied 
My sins, which pass the Jews' impiety: 
They killed once an inglorious man, but I 
Crucify him daily, being now glorified. 
Oh let me then, his strange love still admire:
10 Kings pardon, but he bore our punishment. 
And Jacob came clothed in vile harsh attire 
But to supplant, and with gainful intent: 
God clothed himself in vile man's flesh, that so 
He might be weak enough to suffer woe.

12
Why are we by all creatures waited on?
Why do the prodigal elements supply
Life and food to me, being more pure than I,
Simple, and further from corruption?
Why brook'st thou, ignorant horse, subjection?	
Why dost thou bull, and boar so sillily
Dissemble weakness, and by'one man's stroke die,
Whose whole kind, you might swallow and feed upon?
Weaker I am, woe is me, and worse than you,
10 You have not sinned, nor need be timorous.
But wonder at a greater wonder, for to us
Created nature doth these things subdue,
But their Creator, whom sin, nor nâture tied,
For us, his creatures, and his foes, hath died.

13
What if this present were the world's last night?
Mark in my heart, O soul, where thou dost dwell,
The picture of Christ crucified, and tell
Whether that countenance can thee affright,
Tears in his eyes quench the amazing light,
Blood fills his frowns, which from his pierced head fell,
And can that tongue adjudge thee unto hell,
Which prayed forgiveness for his foes” fierce spite ?
No, no; but as in my idolatry
10 I said to all my profane mistresses,
Beauty, of pity, foulness only is
A sign of rigour: so I say to thee,
To wicked spirits are horrid shapes assigned,
This beauteous form assures a piteous mind.

14
Batter my heart, three-personed God; for, you
As yet but knock, breathe, shine, and seek to mend;
That I may rise, and stand, o'erthrow me, and bend
Your force, to break, blow, burn, and make me new.
I, like an usurped town, to another due,
Labour to admit you, but oh, to no end,
Reason your viceroy in me, me should defend,
But is captived, and proves weak or untrue,
Yet dearly'I love you, and would be loved fain,
10 But am betrothed unto your enemy,
Divorce me, untie, or break that knot again,
Take me to you, imprison me, for I
Except you enthral me, never shall be free,
Nor ever chaste, except you ravish me.



15
Wilt thou love God, as he thee? then digest, 
My soul, this wholesome meditation,
How God the Spirit, by angels waited on 
In heaven, doth make his temple in thy breast. 
The Father having begot a 
Son most blessed, And still begetting, (for he ne'er begun)
Hath deigned to choose thee by adoption, 
Coheir to' his glory, 'and Sabbath's endless rest; 
And as a robbed man, which by search doth find
10	His stol'n stuff sold, must lose or buy it again:
The Son of glory came down, and was slain,
Us whom he had made, and Satan stol'n, to unbind.
'Twas much, that man was made like God before,
But, that God should be made like man, much more.

16
Father, part of his double interest
Unto thy kingdom, thy Son gives to me,
His jointure in the knotty Trinity
He keeps, and gives me his death's conquest.
This Lamb, whose death, with life the world hath blessed,
Was from the world's beginning slain, and he
Hath made two wills, which with the legacy
Of his and thy kingdom, do thy sons invest.
Yet such are thy laws, that men argue yet
10 Whether a man those statutes can fulfil;
None doth, but thy all-healing grace and Spirit
Revive again what law and letter kill.
Thy law's abridgement, and thy last command
Is all but love; oh let that last will stand!

17
Since she whom I loved bath paid her last debt
To nature, and to hers, and my good is dead,
And her soul early into heaven ravished,
Wholly in heavenly things my mind is set.
Here the admiring her my mind did whet
To seek thee God; so streams do show the head,
But though I have found thee, and thou my thirst hast fed,
A holy thirsty dropsy melts me yet.
But why should I beg more love, when as thou
10 Dost woo my soul for hers; offering all thine:
And dost not only fear lest I allow
My love to saints and angels, things divine,
But in thy tender jealousy dost doubt
Lest the world, flesh, yea Devil put thee out.

18
Show me dear Christ, thy spouse, so bright and clear.
What, is it she, which on the other shore
Goes richly painted? or which robbed and tore
Laments and mourns in Germany and here?
Sleeps she a thousand, then peeps up one year?
Is she self truth and errs? now new, now outwore?
Doth she, and did she, and shall she evermore
On one, on seven, or on no hill appear?
Dwells she with us, or like adventuring knights
Io First travail we to seek and then make love?
Betray kind husband thy spouse to our sights,
And let mine amorous soul court thy mild dove,
Who is most true, and pleasing to thee, then
When she' is embraced and open to most men.

19
Oh, to vex me, contraries meet in one:
Inconstancy unnaturally hath begot
À constant habit ; that when I would not
I change in vows, and in devotion.
As humorous is my contrition	
As my profane love, and as soon forgot:
As riddlingly distempered, cold and hot, 
As praying, as mute ; as infinite, as none.
I durst not view heaven yesterday; and today
Io In prayers, and flattering speeches I court God:
Tomorrow I quake with true fear of his rod.
So my devout fits corne and go away
Like a fantastic ague: save that here
Those are my best days, when I shake with fear.

SERMON

by Hohn Donne, Dean of St.Paul’s « To The Earle of Carlile, and his company, at Sion »

That of that providence of God, that studies the life of every weed, and worme, and ant, and spider, and toad, and viper, there should never, never any beame flow out upon me; that that God, who looked upon me, when I was nothing, and calied me when I was not, as though I had been, out of the womb and depth of dark-nesse, will not looke upon me now, when though a miser-able, and a banished, and a damned creature, yet I am his creature still, and contribute something to his glory, even in my damnation; that that God, who hath often looked upon me in my foulest uncleannesse, and when I had shut out the eye of the day, the Sunne, and the eye of the night, the Taper, and the eyes of all the world, with curtaines and windowes and doores, did yet see me, and see me in mercy, by making me see that he saw me, and sometimes brought me to a present remorse, and (for that time) to a forbearing of that sinne, should so turne himselfe from me, to his glorious Saints and Angels, as that no Saint nor Angel, nor Christ Jesus himselfe, should ever pray him to looke towards me, never remember him, that such a soule there is; that that God, who hath so often said to my soule, Quare morieris? Why wilt thou die? and so often sworne to my soule, Vivit Dominos, As the Lord liveth, I would not have thee dye, but live, will nether let me dye, nor let me live, but dye an everlasting life, and live an everlasting death; that that God, who, when he could not get into me, by standing, and knocking, by his ordinary meanes of entring, by his Word, his mercies, hath applied his judge-ments, and shaked the house, this body, with agues and palsies, and set this house on fire, with fevers and calen-tures, and frighted the Master of the house, my soule, with horrors, and heavy apprehensions, and so made an entrance into me; That that God should frustrate all his owne purposes and practises upon me, and leave me, and cast me away, as though I had cost him nothing, that this God at last, should let this soule gone away, as a smoake, as a vapour, as a bubble, and that then this soule cannot be a smoake, a vapour, nor a bubble, but must lie in dark-nesse, as long as the Lord of light is light itselfe, and never sparke of that light reach to my soul; What Tophet S not Paradise, what Brimstone is not Amber, what gnashing is not a comfort, what gnawing of the worme S not a tickling, what torment is not a marriage bed to Mis damnation, to be secluded eternally, etemally, eternally from the sight of God?

Traduction :

… Que, de cette providence de Dieu qui observe la vie de chaque herbe, de chaque ver, fourmi, araignée, crapaud et vipère, jamais, jamais, un rayon ne vienne m’inonder : que ce Dieu, qui déjà jetait les yeux sur moi quand je n’étais encore rien, qui, alors que je n’existais pas, m’appelait, comme si j’avais existé, du sein des ténèbres profondes, ne me regarde pas maintenant que, tout indigne que je sois, banni, condamné, je suis pourtant toujours sa créature et contribue quelque peu à Sa gloire, même dans ma damnation ; que ce Dieu qui a souvent jeté ses regards sur moi alors qu’ayant fermé l’œil du jour, le Soleil, et l’œil de la nuit, la Lune, et les yeux du monde entier derrière des rideaux, des fenêtres et des portes, je me vautrais dans mes ordures les plus infectes ; que ce Dieu qui me voyait alors, qui me voyait dans Sa miséricorde, en me laissant bien voir qu’Il me voyait, et parfois me conduisait jusqu’au remords et (à ce moment-là) à l’abstention de ce péché ; que ce Dieu puisse à présent se détourner ainsi de moi au profit de ses Saints glorieux, de ses Anges, et faire qu’aucun Saint, aucun Ange, ni Jésus-Christ lui-même ne viennent plus le prier de regarder vers moi, lui rappeler qu’il existe une telle âme ; que ce Dieu, qui a dit si souvent à cette (27) âme : « Quare morieris ? » Pourquoi veux-tu mourir ? et qui, si souvent, a juré à mon âme, Vivit Dominus, sur la vie du Seigneur, je ne te laisserai pas mourir, ne me laisse à présent ni mourir ni vivre, mais mourir une vie éternelle, et vivre une mort éternelle ; que ce Dieu qui, lorsqu’il ne pouvait pénétrer en moi, en attendant debout et frappant à la porte par les modes qui lui sont habituels, par Son Verbe, par Ses grâces, ait décidé dans Sa sagesse d’ébranler cette maison, ce corps, de spasmes, de convulsions, et, l’accablant de fièvres et de températures, ait fait de cette maison la proie des flammes et terrifié le maître de cette maison, mon âme, par des horreurs et des craintes affreuses, et par ce moyen soit parvenu à pénétrer en moi ; que ce Dieu puisse faire avorter Ses propres desseins et Son action sur moi, m’abandonner, me rejeter corme si je ne Lui avais rien coûté ; que ce Dieu, enfin, puisse laisser cette âme se dissiper comme une fumée, comme une vapeur, comme une bulle, et que cette âme, ne pouvant être ni une fumée, ni une vapeur, ni une bulle, en soit réduite à rester étendue sur un lit de ténèbres aussi longtemps que le Seigneur de lumière sera la lumière même, et que jamais une étincelle de cette lumière ne rejaillira sur mon âme ; quelle Géhenne ne serait pas un Paradis, quelle pluie de soufre ne serait pas de l’ambre, quelle douleur poignante ne serait pas un réconfort, quel rongement de vers ne serait pas une caresse, quelle torture ne serait pas un lit de noces si on les comparait à cette damnation, à cette privation, pendant l’éternité, l’éternité, l’éternité des siècles, de la contemplation de Dieu ?
JOHN DONNE, Doyen de Saint-Paul.
« À l’Earl de Carlisle et à sa Compagnie, à Sion. »


(ed. Folio, Gallimard [tome 1 W.STYRON La proie des flammes, trad. de Maurice Coindreau ?])







MARIE des VALEES 1590-1656



Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. […]

Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :

Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.

Le second de marcher sur les eaux à pied sec. […]

Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. […]

Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.

Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt. […]

Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde […]

Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme. 6

§

Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

— Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

— Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerais arrêt en l’excès de mon amour. »

Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »7

[…]

– Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?

– Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi.8

§

Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses9. »


Ses visions sont d’une grande beauté mais parfois obscures elles demandent attention et interprétation. Ce sont des analogies mystiques :

Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter [débroussailler] toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. » Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.

Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponses, et elle disait ce verset : Sequar quocumque ierit. Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant [273 v] où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.10

Son exigence :

Eh bien ! Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?

– Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.

– Voulez-vous la contemplation ?

– Non.

– Quoi donc ?

– Je demande la connaissance de la vérité ! 11


Modestie empreinte de réalisme :

En une autre occasion, Il lui dit encore : « Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon œuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite buchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser. 12

Beau passage qui fait songer à Ruusbroec :

L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle : « Audience, audience, ô grande mer d’amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. » Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.

La sœur Marie demanda : “Qu’elle est cette voix ?

– C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’amour et de charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée13. Mais je la laisse dans ce divin feu afin de la purifier encore davantage.





George HERBERT 1593-1633

THE ENGLISH POEMS OF GEORGE HERBERT

Edited by C. A. PATRIDES

Everyman’University Library 1974


A Crozon of Praise : The poetry of Herbert

[…] [22] The poems of The Temple could still be said to emanate from a single if infinitely varied consciousness [cf. § 197], yet they may not be regarded as so many ventures in autobio-graphy. Composed at a time when dramatic literature had ex-tended far beyond drama properly so called, they share with the poems of Donne and Marvell and Milton a natural inclination to dramatize in order to achieve an optimum of total range. Each poem is an invitation to us sharply to differentiate between the creating artist and the created artifact; for to be cognizant of the total control that the poet exerted over his poetry is to appreciate how far simplicity ' conceals complexity, and apparent artlessness the highest reaches of art. Herbert who had known such spiritual Conflicts, as none can think, but only those that have endur'd them', impresses not because he evinces those conflicts in his poetry but because, all too often, he transcends them. The ex-perience he had as man of ' the sicknesse that destroyeth at noone day, (Ghostly pride and self-conceite) ' [FEH, p. 238], could not have been carried into his poetry unqualified; for that poetry were else partial, incapable of displaying that controlled turbulence which is among his foremost characteristics. Marvell who was to share with Herbert a similar quality—turbulence so far controlled in his case as to be subterranean !—discloses it both in ' Bermudas' where nature's loveliness is qualified by the presence of huge inonsters within the roaring seas, and in To his Coy Mistress' where a mere gaine is transformed into a nightmarish vision of the passage of time.
I invoke Marvell when I might have invoked Donne. But we have heard so much of Donne's decisive influence on Herbert—and much more of ' the school of Donne' with its several obedient students—that it may prove worthwhile to ascertain the individual talent where earlier readers were content to seek the common denominator. The generalization once confidently made that Herbert is ' a metaphysical poet of the school of Donne with the same undivided consciousness of his tribe ' [§ 2251, will no longer serve; while the oracular pronouncement of T. S. Eliot that the peculiar characteristic of the metaphysical' strain is ' a direct apprehension of thought, or a recreation of thought into feeling'," will mislead as often as it could enlighten. For how might either claim apply to a poet whose self-effacement obliges us to discourse rather in negative than in positive terms, much as he himself does?
My God, a verse is not a crown,
No point of honour, or gay suit,
No hawk, or banquet, or renown,
Nor a good sword, nor yet a lute:
(` The Quidditie', 11. i-4)
A metaphysical' Herbert might have shared Donne's fondness for pyrotechnies, Vaughan's pursuit of the single effect … [...]

[76]



Employment (I)

If as a flowre doth spread and die,
Thou wouldst extend me to some good, 
Before I were by frosts extremitie
Nipt in the bud;

The sweetnesse and the praise were thine; 
But the extension and the room,
Which in thy garland I should fill, were mine
At thy great doom.

For as thou dost impart thy grace,
The greater shall our glorie be.
The measure of our joyes is in this place,
The stuffe with thee.

Let me not languish then, and spend
A life as barren to thy praise,
As is the dust, to which that life doth tend,
But with delaies.

All things are busie; onely I
Neither bring hony with the bees,
Nor flowres to make that, nor the husbandrie
To water these.

I am no link of thy great chain,
But all my companie is a weed.
Lord place me in thy consort ; give one strain
To my poore reed.





The Church : The Starre

Bright spark, shot from a brighter place,
Where beams surround my Saviours face, 
Canst thou be any where
So well as there?

Yet, if thou wilt from thence depart,
Take a bad lodging in my heart ;
For thou canst make a debter, 
And make it better.

First with thy fire-work burn to dust 
Folly, and worse then folly, lust: 
Then with thy light refine, 
And make it shine:

So disengag'd from sinne and sicknesse, 
Touch it with thy celestiail quicknesse, 
That it may hang and move 
After thy love.

Then with our trinitie of light,
Motion, and heat, let's take our flight 
Unto the place where thou 
Before didst bow.

Get me a standing there, and place
Among the beams, which crown the face
Of him, who dy'd to part
Sinne and my heart:

That so among the rest I may
Glitter, and curie, and winde as they:
That winding is their fashion 
Of adoration.

Sure thou wilt joy, by gairtng me 
To flie home like a laden bee 
Unto that hiveaof beams 
And garland-streams.



The Church : The Flower

Singled out by Coleridge for particular praise.

How fresh, O Lord, how sweet and clean 
Are thy returns! ev'n as the flowers in spring;
To which, besides their own demean, 
The late-past frosts tributes of pleasure bring.
Grief melts away
Like snow in May,
As if there were no such cold thing.

Who would have thought my shrivel'd heart
Could have recover'd greennesse? It was gone
Quite under ground; as flowers depart
To see their mother-root, when they have blown;
Where they together
All the hard weather,
Dead to the world, keep house unknown.

These are thy wonders, Lord of power,
Killing and quickning, bringing down to hell
And up to heaven in an houre;
Making a chiming of a passing-bell.
We say amisse,
This or that is:
Thy word is all, if we could spell.

O that I once past changing were,
Fast in thy Paradise, where no flower can wither!
Many a spring I shoot up fair,
Offring at heav'n, growing and groning thither:
Nor doth my flower
Want a spring-showre,
My sinnes and I joining together:

But while I grow in a straight line,
Still upwards bent, as if heav'n were mine own,
Thy anger cornes, and I decline:
What frost to that? what pole is not the zone,
Where all things burn,
When thou dost turn,
And the least frown of thine is shown?

And now in age I bud again,
Alter so many deaths I live and write;
I once more smell the dew and rain,
And relish versing: O my onely light,
It cannot be
That I am he
On whom thy tempests fell all night.

These are thy wonders, Lord of love, 
To make us see we are but flowers that glide : 
Which when we once can finde and prove, 
Thou hast a garden for us, where to bide. 
Who would be more, 
Swelling through store,
Forfeit their Paiidise by their pride.

GEORGE HERBERT POÈTE SAINT ANGLICAN (1593-1633)

PAR A. J. FESTUGIÈRE, O. P.
PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 1971

[264]

The Collar

/1
‘Un coup de poing sur la table, et je criai : « Assez »
Je m’en vais.
Quoi, toujours soupirer et languir ?
Libre est mon lot, libre ma vie, libre comme la route,
Sans limites comme le vent, ou comme un entrepôt de Londres.
Dois-je être toujours en corvée ?
Rien moissonner qu’une épine
Pour que je saigne ? Jamais le réconfort d’un fruit
Pour me rendre mes forces perdues ?
À coup sûr il y avait du vin
Avant que l’eussent desséché mes soupirs ; du grain,
Avant que l’eussent noyé mes larmes.
Pour moi seul, l’année sera vaine ?
Pour moi seul, pas de lauriers ?
Ni fleurs, ni guirlandes gaies ? Tout dévasté ?
Tout consumé ?
Non non, mon cœur ! Il y a du fruit encore,
Tu as des mains.
Soupirs ont dissipé ton âge ? Reprends-le tout,
En doubles joies. Quitte cette morne dispute :
« Ce convient-il, convient-il pas ? »
Laisse ta cage,
Ton cordon de sable et de cendre,
Tissu de mesquins soucis. Fais-toi un câble solide
Pour prendre de force et tirer.
Sois pour toi-même ta loi.
Jusqu’à ce jour,
Tu as fermé les yeux et n’as voulu rien voir.
Hors d’ici ! Prends soin de toi ! Dis :
« Je m’en vais. »
Rappelle tes' morts'/2, qu’elles fassent tête ici. Lie tes craintes.
Qui se résigne
À ne plus flotter et servir ses besoins
Mérite son fardeau.
Tel je rageais, plus violent, farouche,
À chaque mot.
Lors me sembla qu’une voix m’appelait :
‘Enfant ! dit-elle. Et moi je répondis : Oui, Maître. »

/1. « Collier », au sens de collier de chien. M. Hutchinson note (531) : ‘Le mot collier était communément en usage pour exprimer la discipline et l’on disait souvent, par métaphore, » se dégager du collier ». Les prédicateurs employaient volontiers le mot pour dénoter les entraves de la conscience. Par exemple Daniel Dyke (ob. 1614) dit que la religion' n’enseignera pas à ton servant à se tirer le cou du collier, et à te refuser service et soumission.’

/2. Scil. morts spirituelles, afflictions, etc. Et aussi le spirituel est « mort au monde ».

Chez tout spirituel, il y a fondamentalement cette lutte de Jacob et de l’Ange, qui est constante. Mais parmi les crises d’âme de Herbert, on en peut distinguer de diverse sorte. L’une est celle qui le conduisit, par un lent cheminement, du haut poste de Public Orator de Cambridge à la cure de Bemerton. L’autre, ou mieux les autres, sont inhérentes à la vie spirituelle elle-même, quand elle est d’une certaine intensité et profondeur. Ces deux sortes se laissent voir dans l’admirable poème Affliction I, dont l’intérêt est double. Car, s’il nous présente sans doute le trouble intérieur dont Herbert est agité, ce trait lui est commun avec d’autres poèmes : bien plus rares sont les occasions où, revenant sur son passé, le poète révèle quelque chose des étapes qu’il a suivies jusqu’à la réclusion et l’obscurité qu’il a finalement choisies.



[265]

Affliction (I)

/3
Str. 1 :
‘Quand tout d’abord tu attiras à toi mon cœur,
Noble me parut le service.
Je n’inscrivis alors, sur mon carnet, que joies sans nombre,
Sans compter les douces promesses
Des joies que je pourrais tirer de ma nature,
Augmentées par ta grâce, tes fournitures.

Str. 2 :
Je portai mon regard sur les beautés que tu m’offrais
Je portai mon regard sur les beautés que tu m’offrais

3. Ou mon interprétation de ce poème autobiographique est totalement fausse, ou il a été écrit, comme je suppose (infra, p. 275), à Bemerton, et non pas même dans les premières années de Bemerton, mais vers la fin, alors que Herbert, malade, obligé de se faire remplacer par un curate, puis deux, se sentait parfaitement inutile. […]

Les splendides étoffes de ton palais me fascinèrent : 
Je fus dès lors ton homme lige.
Toutes ces étoiles, je les dis miennes. Et ciel et terre, 
Ce fut là mon salaire en un monde de liesse.

Str. 3 :
De quels plaisirs manquais-je, en cette cour dont je servais le 	Roi,
Dont les délices m’étaient compagnes ?
Ainsi amené aux espoirs, je n’avais place en mes pensées
Ni pour angoisses ni pour craintes.
Soudain ainsi, mon cœur se saisit de la place :
Ce jeune cœur impétueux chercha ta Face/4.

Str. 4 :
D’abord tu me donnas du lait, des friandises ;
J’allais où mes vœux me portaient.
Mes jours étaient jonchés de fleurs et de soulas ;
Il n’était mois que joli mai.
Mais avec les années chagrin s’entrelaça, grandit,
Fit sa partie, à l’improviste, pour un thrène.

Str. 5 :
Ma chair se fit connaître à mon âme : par la peine.
Maladies me fendent les os ;
Fièvres épuisantes m’habitent en chaque veine,
Et font vibrer mon souffle en plainte.
Mon âme ne fut plus que tristesse. À peine croyais-je être en 	vie,
Jusqu’à ce que, sans gants, douleur me dit : ‘Tu vis. '

Str. 6 :
Santé revint. Alors tu emportas ma vie/5,
Et plus : car mes amis moururent.
Perdue ma joie, perdu le fil de mon courage : un fer obtus
Eût mieux que moi été d’usage.
Lors frêle et maigre/6, sans ami, sans barrière,
Tout orage, tout vent, me souffla au travers.

4. « And made her youth and fiercenesse seek thy face. » Cp. Ps. 105, 4 : « Seek the Lord, and his strength : seek his face evermore. »

5. De toutes les espérances que j’avais d’une vie heureuse. Cf. Hutchinson, 491 : Mort de Ludovick Stuart, 2e duc de Lennox et Richmond, 16 fév. 1623/4 ; mort de James, 2e marquis de Hamilton, 2 mars 1624/5 ; mort du roi Jacques Ier, 27 mars 1625 ; mort de Bacon, 9 avril 1626. Bacon était en disgrâce depuis le ter mai 1621, mais la mort des trois premiers fut, pour Herbert, la mort aussi de ses espérances à la Cour (Walton, 294) ; et c’est peu après que, non sans de grands conflits intérieurs, Herbert se décida à entrer dans les ordres (Walton, ib.).

6. « Thus thinne and lean. » Cp. Easter-wings, str. 2 :« My tender age in sorrow did beginne (" commença à connaître la souffrance ")

« And still with sicknesses and shame

Thou didst so punish sinne,

That I became

Most thinne. »



Str. 7.
Alors que sang et cœur/7 m’inclinaient à la voie
Qui emporte d’assaut la ville,
Tu m’as trahi, livré à de mornes bouquins,
Donné comme habit une toge.
J’ai été empêtré dans le monde des querelles/8
Avant que de pouvoir élire vie plus belle.

Str. 8
Pourtant — car je menaçai souvent de lever le siège
Sans niaiser l’an après l’an —,
Bien des fois, par des louanges académiques, tu fis
Se fondre et dissoudre ma rage.
J’avalai tes douces pilules, et vins enfin
En lieu d’où je ne pusse fuir, ni persister.

Str. 9
Et encore, crainte que je n’eusse trop bonne fortune
Au milieu de mon infortune,
Tournant ma purge en nourriture, tu me jetas
De maladie en maladie.
Ainsi tes vœux me contrecarrent. 
Tu empoisonnes tes bienfaits,
Et cependant m’arraches aux voies que je suivais.

Str. 10 :
Me voilà donc ici. Fais de moi ce que veux.
Nul livre ne me décèlera/9.

7. Cœur (spirit), comme dans « Rodrigue, as-tu du cœur ? »

8. « World of strife » ne peut s’appliquer, à mon sens, qu’aux querelles théologiques qui régnaient alors. La suite prouve clairement que, même après la mort de ses amis de la Cour, Herbert montrait peu de goût pour une vie de « divine », avec la nécessité que cela impliquait en ce temps de prendre parti pour tel ou tel credo (puisqu’il s’agit plus loin d’« Academick praise », « gown » [y. 40] doit être « toge de professeur », non « robe de prêtre »). Une des manifestations de ce « world of strife » est ainsi décrite par Walton, 287 (cf. aussi Hutchinson, 387-389, qui établit la date des Musae Responsoriae de Herbert, peu après la parution, en 1620, de la satire d’Andrew Melville, Anti-Tami-Cami-Categoria, contre la liturgie et les pratiques de la Church of England) : « L’occasion suivante qu’il eut et prit de montrer ses capacités et, avec elles, sa grande affection pour l’Église dans laquelle il avait été baptisé et dont il se professait un membre fut celle-ci. I1 y avait un certain Andrew Melwin, un Ministre de l’Église d’Écosse et recteur de St. Andrews, qui, par un long et constant commerce avec la partie dissidente du clergé qui s’opposait aux évêques, devint enfin l’un des principaux chefs de cette faction. » Walton marque ensuite que ce Melvin (= Melwille) fut l’un des membres dissidents mandés par Jacques Ier à Hampton Court, peu après son avènement (cf. la Millenary Petition). « De ce parti écossais, André Melvin fut l’un des membres. Et comme il était un homme de savoir, et incliné à la poésie satirique, il répandit nombre de vers malicieux et amers contre notre liturgie, nos cérémonies et le gouvernement de notre Église. » Cette satire en vers saphiques (rééditée Hutchinson, 609-614) attira à Melville la réponse, en vers latins de divers mètres, intitulée Musae Responsoriae et dédiée à Jacques Ier, à Charles, prince de Galles, et à Andrewes, évêque de Winchester (depuis février 1618/9, cf. Walton, 289 s.). Si cette réponse est bien de 1620, Herbert était alors dans le plein essor de sa carrière de Public Orator (treize lettres écrites en cette fonction de mai 1620 à février 1621, Hutchinson, p. XXIX). Et l’on se demande alors s’il n’y a pas lieu d’intervertir les strophes 6 et 7. C’est comme Public Orator que Herbert visait à « take the town » (str. 7). Et c’est ensuite que, par la mort de ses amis (str. 6), il dut renoncer à ses espoirs.

9. De fait, Herbert ne fit pas lui-même imprimer The Temple. C’est seulement après sa mort qu’il fut publié par les soins de Nicholas Ferrar.

Je lis, soupire, aimerais d’être un arbre :
Alors, pour sûr, je grandirais
Jusqu’à donner des fruits, de l’ombre. 
Pour le moins quelque oiseau
Me confierait son nid. Je rentrerais dans l’ordre.

Str. 11 :
Tu me tortures. Et pourtant je dois rester humble ;
Dans ma faiblesse, rester fort.
Bon ! Je veux changer de service. J’irai trouver
Quelque meilleur maître au dehors.
Ah ! mon cher Dieu, bien que tu m’aies tout oublié,
Fais que je perde l’amour de toi si je ne puis plus t’aimer. »/10



Peu de vers, dans la littérature universelle, sont aussi chargés de mélancolie que l’avant-dernière strophe :
« I read, and sighe, and wish I were a tree;
For sure then I should grow
To fruit or shade : at least some bird would trust
Her household to me, and I should be just. »/11

Et, je le répète, comment rendre en français ces quatre vers où tous les mots, sauf « household », sont des monosyllabes ?
Quoi qu’il en soit, deux veines sont aisément discernables dans ce poème : le retour sur le passé, les épreuves que Herbert a traversées pour n’être plus que le Recteur de Bemerton ; les tumultes qui, même en cette condition, où il est présentement, ne cessent de le troubler. Ce dernier état, comme je disais, est inhérent à toute vie spirituelle profonde : car où est Dieu, quand il oublie, semble oublier, son serviteur ? Mais l’intérêt plus singulier du poème est de laisser voir un jour sur ce qu’on peut bien nommer une conversion.

10. « Let me not love thee, if I love thee not. » Si tu me traites si rigoureusement que je ne puisse plus t’aimer, enlève-moi toi-même l’amour que j’ai pour toi. Car cet amour est si fort que, même quand tu m’oublies (« I am clean forgot »), je t’aime encore.

11. Cp. Employment II, str. 5 :

Oh that I were an Orenge-tree,

That busie plant (elle a fleurs et fruits en même temps) !

Then should I ever laden be,

And never want

Some fruit for him that dressed me.’

Ce poème sera traduit plus loin avec d’autres, et je reviendrai sur ce sentiment d’inutilité qui a rongé Herbert à la fin de sa vie.



[285]

3. Alternances
On se donne sans doute. On se donne tout entier. On veut oublier. Et l’on n’oublie pas. Aux jours surtout où Dieu est impénétrable, où la fatigue vous accable, où l’on sent davantage le poids de la tâche monotone, on se souvient. Ce n’est qu’à son lit de mort que Herbert dira à Woodnot (Walton, 342) : « Quand je regarde maintenant en arrière aux plaisirs de ma vie passée, au contentement que je prenais à la beauté, à l’esprit, à la musique, aux fines conversations/41, tout cela est pour moi comme un rêve. »/42 Auparavant, c’est par un effort de volonté qu’il a renouvelé, chaque jour, le sacrifice, acheté la perle.



The Pearl (Matth. XIII, 45)

Str. 1 :
‘Je sais les chemins du Savoir : et la source et les canaux
Qui alimentent les pressoirs, les font tourner/43 ;
Ce que raison à la nature a emprunté, ou d’elle-même,
Comme une bonne ménagère, a su tisser
Dans les lois et la politique ; et les concerts des astres ; et ce que 	dit nature
De son plein gré, et ce que feu la force à dire ;
Et les anciennes découvertes et les mers fraîchement trouvées ;
Et l’héritage et les acquêts/44, la cause et toute l’histoire.
Tout m’est ouvert, ou bien j’en ai la clef.
Pourtant je t’aime.

41. Souligné dans le texte.

42. Souligné par moi.

43. « Both the head And pipes that feed the presse, and make it runne. » L’image m paraît presque sûrement celle d’un pressoir (non d’une presse d’imprimerie), mais il ne faut pas trop urger, à mon avis, sur “head” et “pipes” (M. Hutchinson, 507, conjecture head = les Universités, pipes = les savants).

44. “The stock and surplus”. Selon M. Hutchinson (ib.), citant H. C. Beeching, Lyra Sacra, “stock” est la science héritée des ancêtres, “surplus” ce que nous y avons ajouté.

Str. 2 :
Je sais les chemins de l’Honneur : comment vite on renvoie la 	balle
Quand on échange propos courtois et mots d’esprit ;
Si l’on fait assaut de faveurs, qui l’emporte,
Quand la gloire enfle le cœur et le façonne
À rendre par le geste et l’œil tels sentiments
Qu’ils puissent, par de vrais lacs d’amour, lier le monde
Et l’emporter comme un ballot en lieu qui plaise/45 ;
Parmi amis et ennemis, ce qu’il me faut
De grains de cœur pour vendre avec honneur ma vie.
Pourtant je t’aime.

Str. 3 :
Je sais les chemins du Plaisir, ses doux accords ;
Comment il berce et ensorcelle ; ce que suggèrent
Un sang qui bout, une fine cervelle ;
Et combien charment la gaîté, la musique, tout ce qu’amour
Et esprit ont créé ces deux mille ans, et plus.
Je sais tous les projets que forme un cœur sans frein.
Mon être est chair, non pas airain ; mes sens ont vie,
Et murmurent souvent qu’ils ont plus droit sur moi
Que le vouloir qui les réprime : car ils sont cinq contre un.
Pourtant je t’aime.

Str. 4 :
Tous ces chemins, je les connais, je les ai sous la main.
Aussi n’est-ce les yeux scellés, mais bien ouverts,
Que je m’enfuis vers toi. Je sais ce que je dois payer, quels 	intérêts,
Et à quel compte, à quel prix, je dois t’aimer,
Et tous les méandres du labyrinthe. Pourtant, fais qu’au travers
Ce ne soit pas mon âme de boue qui me guide,
Mais que du ciel ta corde de soie descendue
Me conduise et m’apprenne comment, en la prenant,
Monter vers toi.’

Et alors même, parfois, la nature se révolte, et l’on crie.


45. Pour le difficile passage vv. 13-17, cf. Beeching (cité Hutchinson, ib.) : « I know how to gauge by the rules of courtesy who wins in a contest of doing favours ; when each party is urged by ambition to do all he can by look or deed to win the world and bind him on his back. »



The Bag

	Str. 1 : 
« Hors d’ici, Désespoir ! Mon doux Seigneur écoute.
Et vents et vagues assaillent ma carène :
Mais il la garde. Il est un bon pilote
Quand même on croit que la barque chancelle.
Soufflez, ô vents : c’est alors qu’il triomphe.
Il peut bien avoir les yeux clos, mais son cœur veille.
	Str. 2 :	
Ce qu’a fait mon Seigneur Jésus, ne le sais-tu ?
Que je te dise alors un conte étrange. 
Comme une fois le Grand Roi chevauchait 
Dans ses habits de lumière et de gloire, 
Il dit : « Je veux descendre. » Ainsi, un jour,
Il descendit, et ce faisant se dévêtait.
	Str. 3 :	
Aux astres il donna son brillant diadème,
Ses bagues ; aux nues, son arc ; à l’éclair,
Son glaive ; au ciel, son grand manteau d’azur.
Ils demandaient : « Quel sera ton habit ? »
Lors il sourit et dit, tout en allant :
« On me taille ici-bas de nouveaux vêtements. »
	Str. 4 :	
Quand il fut arrivé, il fit ce qu’en voyage
On fait : il s’arrêta dans une auberge. 
Et alors, et après, il endura
Beaucoup de heurts, pour effacer nos fautes. 
Et comme il avait donné tout le reste,
Ici-bas il donna sa vie, payant la dette.
	Str. 5 :	
Comme il était pour s’en retourner, vint un homme
Qui lui courut dessus avec un glaive.
Lui, qui chez nous était venu tout seul,
Sans gardes, sans armement, sans frayeur,
Reçut le coup en plein dans son côté.
Et aussitôt, tourné vers nous ses frères, il crie :
	Str. 6 :	
« Si vous avez quelque message, quelque lettre,
Je n’ai nul sac, mais ici j’ai grand place.
Dans les mains de mon Père, sous ses yeux,
Cela sera remis, soyez-en sûrs.
Pour que j’y prête attention, regardez,
Vos envois, je les mets ici, près de mon cœur.
	Str. 7 :	
Ou si, plus tard, l’un ou l’autre de mes amis
Veut faire de moi son facteur, la porte 
Sera toujours ouverte. Tout message, 
Je le présenterai, et plus encore.
Nul ne souffrira dommage. Un soupir,
Et je comprendrai tout. » Hors d’ici, Désespoir !



Employment I

	Str. 1 : 
« Comme une rose, avant de mourir, s’ouvre toute,
Si tu laissais que je m’ouvre pour quelque bien 
Avant que ne me sèche au début de ma route
			Un froid de glace,
	Str. 2 :	
Le doux parfum et les louanges seraient tiennes.
Mais tout le déploiement de ma force, la place
Que j’aurais prise en ta guirlande, seraient miennes
			De par ta loi.
	Str. 3 :	
Car plus grand est le don que tu nous	communiques,
Plus grande aussi notre gloire. Toutes mes joies 
Ont leur mesure au lieu où je suis. Mais l’étoffe
			En est en toi.
	Str. 4 :	
Oh ! ne me laisse donc pas languir, gaspiller
Une vie, ce désert ! qui pour ton los ne chante : 
Comme la cendre où toute vie enfin doit tendre,
			Mais sur délai.
	Str. 5 :	
Tous les êtres ont leur travail. Il n’est que moi
Qui jamais ne t’apporte un miel comme l’abeille, 
Ni jamais de fleurs pour le miel, ni jamais d’eau
			Qui les arrose.
	Str. 6 :	
Seigneur, je ne suis pas un maillon dans ta chaîne.
Et moi, et tout, autour de moi, c’est mauvaise herbe.
Oh ! place-moi dans ton concert. Donne une note
			À mon roseau. »

Employment II

Str. 1 :		
Si tu es las, repose, prends un siège.
		Mon âme à moi
Voudrait bouger, dire choses gentilles.
		Que la fourrure
Aille aux froides natures qui l’exigent.
	
Str. 2 :
L’homme n’est astre, mais un charbon qui brûle
		D’un feu sans flamme.
Qui ne souffle dessus, qui ne contrôle
		Un mol désir,
Que sous sa propre cendre son âme étouffe.
			
Str. 3 :
Quand il y eut lutte des quatre et du Seigneur
		Dont le vouloir
Disait que le plus haut fût le meilleur,
		Terre fut coite,
Et de ce jour est par les trois pressée.

Str. 4 :	
Vie est travail, non banquet, non loisir :
		Toujours en guerre.
Ici ou là toujours le soleil luit,
		Alors que l’astre
Cherche en la nuit un trou par où briller.

Str. 5 :	
Oh ! que ne suis-je un oranger, cet arbre
			Qui toujours peine !
Alors toujours mes branches seraient lourdes,
			Et toujours pleines
De fruits et fleurs pour mon bon Jardinier.
Str. 6 :	
L’un dit : « Je suis trop jeune », l’autre “Trop vieux
			La vie s’écoule
Avant qu’on ait offert sa pacotille.
			Le sang se glace
Jusqu’à la tombe. Alors tout sera froid. »

Praise I

Str. 1 : 
« Écrire un vers ou deux, c’est tout l’hommage
			Que je puis rendre.
Restaure ma santé un peu :
			Tu auras plus.
Str. 2 :	
Je vais au Chœur. Procure-moi des ailes :
			J’y volerai.
Ou si je monte jusqu’au ciel,
			Mieux je prierai.
Str. 3 :	
L’homme n’est que faiblesse. Prince ou Roi,
			C’est tout néant.
Mais à son bras donne une fronde,
			Il frappe au front.
Str. 4 :	
Car, si le philtre qu’un homme boit monte
			Jusqu’à l’étage
Où loge l’âme, exhausse un pauvre,
			Il monte à toi.
Str. 5 :		
Relève-moi ! L’abeille, à son travail,
			Me point, oisif.
Pourtant comme elle j’ai ma tâche, 
			Et bien plus belle. »
		

The Pilgrimage

	Str. 1 : 
‘J’allais toujours, voyant devant moi la colline
		De mon espoir.
C’était un long voyage, très pénible.
Je laissai d’un côté la cave noire
De Désespoir, et de l’autre côté laissai
		Le roc d’Orgueil.
	Str. 2 :	
Et ainsi vins au pré de Fantaisie, semé
		De maintes fleurs.
J’aurais aimé faire là mon séjour.
Mais peu de temps restait, et j’allai donc,
Et j’arrivai au bois des Soucis, que passai
		Avec grand-peine.
	Str. 3 :	
Puis j’atteignis le lieu sauvage de Passion,
		Nommé la lande.
Un lieu vide, avec çà et là de l’herbe. 
Et là, on me vola tout mon argent, 
Sauf un bon ange14, qu’un ami avait attaché
		À mon côté.
	Str. 4 :	
A la longue, j’advins au gai sommet où gît
		Mon espérance,
Où gît mon cœur. Et j’allai donc, grimpant.
Et quand je fus au plus haut de la pointe,
Un marécage d’eau croupissante fut tout
		Ce que trouvai.
Str. 5 :	
Alors, couvert de honte, comme un essaim de craintes
		Me perçait l’âme,
Je tombai et criai : « Hélas, mon Roi,
Faut-il que route et terme ne soient que larmes ? »
Et puis, reprenant cœur, je me levai et vis
		Ma grande erreur.


Str. 6 :		
Ma colline était plus avant. Comme je courais,
			Un cri m’arrête
Juste quand j’arrivais : « Qui va par là
Meurt sûrement. » Si c’est là tout ce dis-je,
‘Après un parcours si infect, la mort est belle.
			Elle est repos. ' »

The Flower

Str. 1 :
‘Que purs, Seigneur, que doux, que frais,
Sont tes retours. Comme la fleur printanière
À laquelle, en plus de son charme,
Les gelées de l’hiver donnent plus de beauté.
Peine disparaît
Telle neige en mai,
Comme si froid n’eût jamais existé.
Str. 2 :
Qui eût cru que mon cœur flétri
Dût retrouver sa verdure ? Déjà sous terre
Il se cachait. Ainsi fleurs vont
Revoir leur racine mère, quand elles meurent.
Et là tout l’hiver,
Ensemble ignorées,
Mortes au monde, elles gardent la chambre.
Str. 3 :
Tels sont tes prodiges, Dieu fort :
Tuer, rendre la vie, nous jeter aux Enfers,
Nous mener au ciel en une heure.
C’étais un glas, et maintenant tout carillonne.
Nous disons à tort
“C’était ci ou ça' :
Seul vaut ton décret, si nous savions lire15.

Str. 4 :
Oh ! être un jour, sans plus changer, 
Fixe en ton Paradis, où nulle fleur ne sèche ! 
Chaque printemps, je pousse beau,
Me tendant vers le ciel, mais gémissant sur terre. 
Et ma fleur ne manque 
D’averses d’avril,
Car moi et mes péchés nous nous joignons16.

Str. 5 :
Mais tandis que je pousse droit
Vers toi, comme si jà le ciel était à moi,
Vient ta colère, et je me fane.
	Quel gel est pire ? Quel pôle n’est pas la zone
Où tout est brûlé,
	Quand change ta face
	Et que ton moindre froncement nous glace17.
Str.6 :
Ainsi, tout vieux, je rebourgeonne.
	Tant de morts, et de nouveau je vis. Et j’écris,
	Je sens la rosée et la pluie ;
	Faire des vers m’est joie. Ô ma lumière unique,
	Il n’est pas possible
	Que je sois celui
	Sur qui tombaient tes orages la nuit.
Str.7 : 
Tel est ton bienfait, Dieu d’amour :
	Qu’à nos yeux nous soyons comme fleur qui s’effeuille.
	Quand nous l’avons enfin compris,
	Tu nous réserves un jardin, où nous tenir.
	Ceux qui veulent plus,
	Fiers de leur surplus,
	Perdent leur paradis par leur orgueil.





The Call

Str. 1	
« Viens, ma Voie, ma Vérité, ma Vie.
Une Voie, qui nous laisse reprendre haleine :
Une Vérité, qui met fin à tout combat :
Une Vie, qui fait mourir la mort.
Str. 2 :	
Viens, ma Lumière, mon Banquet, ma Force. 
Une Lumière, qui montre le Banquet :
Un Banquet, où plus on mange, meilleur il est : 
Une Force, qui recrée son hôte18.
Str. 3 :	
Viens, ma Liesse, mon Amour, mon Cœur.
Une Liesse, que rien ne nous enlève :
Un Amour, dont rien au monde ne nous sépare :
Un Cœur, dont le délice est amour. »





Vertue

Str.1 :
Suave jour, si frais, si calme, si brillant,
Où la terre et le ciel publient leurs épousailles,
Le serein, cette nuit, déplorera ta chute :
			Tu dois mourir.
Str. 3 :	
Suave rose, dont la couleur rouge et brûlante 
Pique les yeux, si le regard est trop hardi.
Ta racine toujours plonge au fond de sa tombe :
			Tu dois mourir.
Str.3 :
Printemps suave, plein de douces journées, de roses, 
Cassette où les parfums un à un s’amoncellent, 
Mon luth te le fait voir : tu auras ta cadence.
			Tout doit mourir.
Str.4 :
Seule, comme un bois sec, une âme vertueuse 
Et douce, nul ver jamais ne la corrompt. 
Quand l’univers entier tournerait en poussière,
			Seule elle vit. »

Et à notre tour, nous pouvons dire “Il vit”. Pour ceux qu’enchantent les lyriques Anglais, il vit intensément, en pur poète. Et aux yeux du chrétien, il vit davantage, d’une autre vie.

Dans son “Brief Life” de George Herbert, Aubrey rapporte (Dick, 218) que les jeunes choristes de Sarum vinrent chanter aux funérailles du recteur de Bemerton/75. Qu’on nous permette de les accompagner et de réciter avec eux la noble prière/76 : “May ever dwel in the region of ligthe..., in the place where is no wepyng, sorowe, nor heavinesse... Graunt thys we beseche thee, o mercifull father.”

/75. ‘He was buried (according to his owne desire) with the singing service for the buriall of dead, by the singing men of Sarum. Francis Sambroke (attorney) then assisted as a Chorister boy.’

/76. let Prayer Book, pp. 275 s.




LA POÉSIE RELIGIEUSE CHEZ GEORGE HERBERT

(J.-M. Maguin, IRCL)

La Poésie mystique au XVIIe siècle 
(Montpellier, 11 et 12 mai 2005)


— Poèmes à sa mère (il a 16 ans) :
Mon Dieu, où est cette ancienne ferveur pour toi,
Qui jadis embrasait des troupes de Martyrs,
En sus des autres flammes ? La Poésie doit-elle
Porter la livrée de Vénus ? se vouer à elle ?
Pourquoi ne pas faire des Sonnets pour toi ? des lais
Qui brûlent sur ton Autel ?

F.E. Hutchinson, ed., The Works Of George Herbert, Oxford at the Clarendon Press, 1970 ( 1941 ) , pp. 69-70.

Les traductions sont de ma main.

[…]

Rédemption

De longue date tenancier d’un riche Seigneur,
Sans prospérer, je pris tout mon courage
Pour lui faire supplique de m’accorder 
Un nouveau bail modeste qui résiliât l’ancien.

Au ciel, où il a son manoir, je le cherchai :
On m’y dit qu’il était parti naguère
Pour s’enquérir d’un bien chèrement acquis
Depuis longtemps sur terre, et prendre possession.

Si tôt, je m’en revins, et vu son haut parage
M’en enquis alors en hauts lieux :
Cités, théâtres, jardins, parcs et cours ; 
Enfin, j’ouïs un vacarme de cris, de rires

Montant de voleurs et d’assassins : là je le vis, 
D’emblée, Ton vœu t’est acquis, dit-il, et mourut.

La Bourse

Vas-t-en, désespoir ! mon gracieux Seigneur entend. 
Vents et vagues peuvent bien secouer ma quille, 
Il la protège : il est à la barre,
Même aux moments où l’esquif gîte le plus. 
Son art triomphe au milieu des grains :
Il peut toujours fermer les yeux, non pas son cœur.

Ne sais-tu pas que mon Seigneur Jésus est mort ? 
Alors, je te dois une histoire étrange. 
Le Dieu de puissance, en son essor, 
Résolut de se poser et, un jour,
Il descendit, se dépouillant de ses habits.

Les étoiles reçurent sa tiare de lumière, ses bagues,
Le nuage son arc, et le feu sa lance,
Le ciel y gagna son manteau d’azur.
Et quand ils s’enquirent de sa nouvelle mise,
Il sourit et dit en continuant
Qu’on lui préparait des habits neufs ici-bas.

Une fois arrivé, comme le font les voyageurs, 
Il gagna une hôtellerie.
Et là comme après, maintes sont les épreuves
Qu’il subit pour racheter le péché :
Alors, ayant déjà tout prodigué,
Là, il donna sa vie pour régler notre compte

Mais tandis qu’il s’en revenait, il en fut un 
Qui fondit sur lui armé de sa lance. 
Lui, qui était arrivé là tout seul, 
N’ayant ni serviteur, ni armes, ni peur, 
Reçut le coup porté dans son côté,
Si tôt se retournant, il alerta ses frères,

Si vous destinez quelque objet, ou quelque écrit 
(Faute de bourse, j’ai de la place ici) 
À faire tenir à mon Père, à faire lire, 
(Croyez-moi) cela lui arrivera.
Je veillerai de près sur vos envois ; 
Voyez, et mettez-les là, tout contre mon cœur.

Ou si, à l’avenir, quiconque de mes amis 
Me veut employer ainsi, la porte 
Demeurera ouverte ; et son envoi 
Je livrerai, et quelque chose en plus, 
Non à son dam. Les soupirs conduiront
Tout vers moi. Écoute-moi, Désespoir, vas-t-en.

Le Collier

Je martelai la table, criai : Assez.
Je veux partir d’ici.
Quoi ? devrai-je toujours soupirer, languir ?
Mes vers, ma vie sont libres ; libres comme la route,
Francs comme le vent, amples comme l’abondance.
Me faudra-t-il encore servir ?
N’ai-je donc pour toute moisson qu’une épine
Pour me tirer du sang, sans restaurer
Ce que je perdis par des fruits vivifiants ?
Bien sûr, il y eut le vin
Avant que mes soupirs l’assèchent ; il y eut le blé
Avant que mes larmes ne l’innondent.
L’année n’est-elle perdue que pour moi seul ?
N’ai-je point de lauriers pour la couronner ?
Point de fleurs, de guirlandes gaies ? tout flétri ?
Tout gâté ?
Non pas, mon cœur : il y a bien des fruits,
Et toi, tu as des mains.
Rattrape une vie de soupirs
En redoublant les plaisirs ; laisse ta froide querelle
Sur ce qui convient ou pas. Laisse — là ta cage,
Ce cordage fait de sable
Que des pensées mesquines ont tressé, t’ont tressé
En bon câble, pour assujettir, tirer
Et te servir de loi,
Du temps que tu cillais, ne voulant voir.
Allez ; écoute bien,
Je veux partir d’ici.
Rappelle ta tête de mort là-bas ; dompte tes peurs.
Quiconque néglige
De prendre le pli du désir,
Mérite son fardeau.
Mais tout en tempêtant, plus vif et violent
À chaque parole dite,
Je crus entendre qu’on appelait, Enfant :
Moi de répondre, Mon Seigneur.

La Poulie

Quand Dieu d’abord. fit l’homme,
Ayant auprès de lui une urne de bienfaits
Versons sur lui (dit-il) tout ce que nous pourrons
Que les richesses du monde qui sont éparses
Se rassemblent en un lieu.
Ainsi, la force ouvrit la marche 
Puis beauté coula, puis sagesse, honneur, plaisir — .
Quand presque tout fut écoulé, Dieu s’arrêta,
Percevant qu’il ne restait de tout son trésor
Au fond de l’urne que le repos.

Si enfin je devais (dit-il)
Doter aussi de ce joyau ma créature,
Elle adorerait mes dons et plus du tout moi,
Trouvant repos en Nature, pas en Dieu de Nature.
Ainsi tous les deux y perdraient.

Pourtant, il peut garder le reste, 
Mais ce sans qu’il connaisse ni répit ni repos 
Puisse-t-il être riche et las, comme cela, du moins, 
S’il n’y est poussé par le bien, la lassitude
Le jettera contre mon sein.

POESIE DU CONTINENT



La poésie mystique (Jean Mambrino)

Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.


Un choix de poètes du dix-septième siècle a été placé dans “Poètes spirituels français du dix-septième siècle”, section précédente !

EN GUISE DE PRÉFACE
		Il faut écrire des vers comme si Dieu nous 	regardait, 
		en transcendant la partie primitive de nous-même, 
		la partie condamnable. Comme 	devant Dieu — en sa présence.
					Alexandre BLOK.

Il est certain que l’expérience mystique consiste en un voyage sans retour vers l’absolu. Un voyage, un cheminement, ce qui implique une démarche longue et lente dont les dangers ne sont pas exclus, une quête ôta tout l’être du voyageur est engagé. Et sans retour, car le vrai mystique est celui qui a franchi la frontière entre les fausses apparences et le Réel, en coupant tous les ponts derrière lui.
Le poème mystique serait celui qui rendrait vraiment compte de ce Voyage. Pris en ce sens rigoureux, on devine qu’il en est peu, singulièrement dans la tradition française. Car, en effet, un poème peut être religieux”, exprimer la dévotion d’un cœur envers le Dieu qu’il adore, et rester bien en deçà du terrible Voyage évoqué. D’autre part, qu’un poète chante cet itinéraire consumant vers l’Unique ne signifie nullement qu’il se soit mis en route, mais seulement que le Chemin, sinon le Terme, a été pressenti, peut-être désiré par lui. Et l’expérience alors ne se produit que dans l’imaginaire.
Nul doute que le plus grand nombre de poèmes rassemblés dans cette anthologie appartiennent à cette catégorie, et que, finalement, peu d’entre eux (beaucoufile:///C:/Program%20Files%20 [x86]/Druide/Antidote%2010/Ling/AffichageDictionnaires/infobulle/#p moins que dans la tradition allemande, espagnole ou orientale) soient des nouvelles véritablement rapportées au péril de l’âme du Pays sans rivage et sans nom. Plus d’un n’est qu’une prière autant rêvée que prononcée, malgré sa sincérité ou sa beauté poignante.
Toutefois, je crois que les reflets qui scintillent dans ces pages peuvent laisser pressentir une tout autre et fabuleuse Lumière. Et par instants, presque à l’insu du voyant, on voit passer comme l’ombre de ce que l’œil ne peut voir, on entend comme l’écho, la faible rumeur d’une bataille très lointaine. Ces reflets, ces échos rendent ainsi témoignage d’une Réalité qui ne peut être évoquée que parce qu’elle est connue, bien au-delà de la conscience claire. Je parlais d’un pressentiment plus que d’une expérience véritable, mais peut-on pressentir sans qu’il y ait comme un lien secret, une connivence avec la Réalité pressentie ?
L’acte même de la création poétique (surtout pour les poètes modernes) implique un même refus des fausses apparences, des mécanismes de la raison technicienne, des scléroses du tout-fait, le vaste et subtil réseau des réflexes et des habitudes que la société — pour le meilleur et pour le pire — tisse chaque jour autour de nous. Cet acte créateur est toujours plus ou moins sous-tendu par le cri de Rimbaud : la vraie vie est absente, et il y a là comme l’ébauche ou, du moins, le vœu d’une rupture radicale avec tout ce qui nous détermine, nous aliène et nous détruit. Les poètes, comme les mystiques, dans un premier temps, s’efforcent de franchir une frontière, de dépasser les limites, avec une impatience qui secoue le sommeil du « gros animal », la société toujours confortable et asservissante. Il s’agit d’élargir le champ du réel, le champ du possible. D’ouvrir au cœur du Temps un chemin inconnu…
[…]
Il convenait que cette anthologie (qui ne se prétend pas exemplaire et répond toujours à la phrase d’Eluard : « Le meilleur choix de poèmes est celui que l’on fait pour soi »), il convenait qu’elle s’achève par le texte bouleversant d’un jeune poète inconnu, mort à vingt ans, brûlé vif dans l’église d’Oradour, et qui eut un soir la vision de sa mort dans un embrasement de douceur et de Joie, soulevé par un désir, par un appel qui nous concerne tous, bien que nous soyons encore des dormants.
Le Reste est silence.
				Jean MAMBRINO.

Giordano Bruno ~ 1550 – 1600

« Se la farfala  al suo splendor ameno19

Vola, non sà ch'é fiamm' al fin discara :

Se quand' il cervio per sete vien meno,

Al rio vá, non sá della freccia  amara;

 

S'il lioncorno corre al casto seno,

Non vede il laccio che se gli prepara :

I' al lum', al font', al grembo del mio bene

Veggio le fiamme, i'strali, et le cathene.

 

S’é dolce il rnio languire,

Perche quell' alta face si m’appaga,

Perche l’arco divin si dolce impiaga,

 

Perche in quel nodo é avolto il mio desire;

Mi sien eterni impacci

Fiamme al cor, strali al petto, á l’alma lacci. »


« Quand le papillon vole vers la lumière au doux éclat, il ne sait pas qu’elle est aussi flamme  dévorante ; quand le cerf succombant à la soif court à la rivière, il ne sait rien de la cruelle flèche ;

« Quand la licorne cherche asile au chaste sein, elle ne voit pas le lacet qu’on lui prépare : pour moi, à la lumière, à la source et au cœur de mon bien, je vois les flammes, les traits et les chaînes.

« Mais si dans ma douleur je me complais, c’est que cette face sublime me donne l’apaisement, que douces sont les blessures de l’arc divin

« Que par ce nœud est noué mon désir. Que me soient donc tourments éternels au cœur les flammes,  au sein les traits, à l’âme les chaînes. »

« Là, il montre que son amour ne ressemble pas à celui du papillon, du cerf et de la licorne, qui fuiraient s’ils avaient quelque idée du feu, de la flèche et du lacet, et qui n’aperçoivent rien d’autre que le plaisir; lui au contraire est guidé par une fureur bien sensée, qui n’est que trop lucide et qui lui fait aimer ce feu plus que toute fraîcheur, cette blessure plus que toute santé, ces liens plus que toute liberté. Car ce mal qu’il subit n’est pas un mal absolu, il ne l’est que par rapport à ce qui est tenu pour bien selon l’opinion. »



Philippe DESPORTES 1546-1606

Source20.


L’Âme flétrie21.


La vie est une fleur espineuse et poignante,

Belle au lever du jour, seiche en son occident,

C’est moins que de la neige en l’Esté plus ardent,

C’est une nef rompue au fort de la tourmente.

 

L’heur du monde n’est rien qu’une rouë inconstante

D’un labeur eternel montant et descendant :

Honneur, plaisir, profit les esprits desbordant,

Tout est vent, songe et nuë, et folie evidente.

 

Las ! c’est dont je me plains moy qui voy commencer

Ma teste à se mesler, et mes jours se passer,

Dont j’ay mis les plus beaux en ces vaines fumees :

 

Et le fruict que je cueille, et que je voy sortir

Des heures de ma vie, helas ! si mal semees,

C’est honte, ennuy, regret, dommage et repentir. »




Georg Rodolf WECKHERLIN (1584-1653)

Poètes baroques allemands

traduits et présentés par marc petit
Librairie François Maspero, Paris, 1977. 

Sur la mort précoce de Mademoiselle Aima Augusta, margrave de Bade…

Ta vie, dont nous pleurons la fin,
Fut comme un jour belle et si courte,
Comme une étoile avant le jour,
Le rouge au moment du lever,
Comme un soupir d’une poitrine,
Un cri d’amour, pas de tristesse,
Un brouillard que le soleil chasse.

Une poussière née du vent,
La rosée d’un matin brûlant,
Un air au parfum délicieux,
Une neige au printemps qui fond,
Fleur à la fois fraîche et fanée,
Un arc-en-ciel riche en couleurs,
Un rameau que le vent arrache.

L’averse qui tombe en été,
De la glace au soleil brûlant,
Un verre aussi pur que fragile,
L’eau écoulée pendant la nuit,
Un éclair lumineux et bref,
Un rayon traçant vif et clair,
Un éclat de rire qui cesse.

Une voix douce qui s’en va,
Un écho de la voix, fugace,
Le temps passé à se distraire,
Un songe aussi long que le somme, 
Le vol de l’oiseau qui désire, 
Une ombre quand le soleil darde, 
Une fumée que le vent souffle.

Ainsi ta vie (vite envolée)
Pas plus longtemps qu’une journée, 
Astre, aurore, soupir, brouillard, plainte, 
Poussière, rosée, air, neige, fleur, arc, 
Branche, ondée, glace, verre, chute d’eau, 
Rayon, voix, rire, écho, temps, songe, 
Vol, ombre et fumée n’a duré.



Quirinus KUHLMANN (1651-1689)


Poètes baroques allemands

traduits et présentés par marc petit
Librairie François Maspero, Paris, 1977. 


Quirinus KUHLMANN (1651-1689) Fils d’un artisan de Breslau, il se distingue dès sa jeunesse par son dandysme intellectuel et l’immense ambition de couronner tout le savoir. Il publie à vingt ans les Baisers d’amour célestes, ensemble de 50 sonnets, dont le 41. (L’Alternance des choses humaines), construction emblématique dérivée du Grand Art de Lulle, constitue un exemple extrême de poésie combinatoire. Illuminé par une lecture de Bdhme à Leyde, Kuhlmann prend conscience de sa vocation de prophète et entreprend de convertir le monde à sa propre doctrine, le messianisme « jésuélite », dont le but est l’instauration d’un nouvel Âge d’or. Dès lors, la poésie — celle du Kiihlpsautier — devient pour lui non plus un outil magique, mais le lieu même où s’opère l’avènement du paradis. Kuhlmann « convertit » de la sorte, par la vertu du seul écrit, tant Jérusalem que les Turcs ; grugé par tous les charlatans, pourchassé par toutes les autorités, il se convainc au fil des ans d’être le Messie lui-même et ne cesse de se lancer dans d’impossibles expéditions dont il organise puis interprète chaque détail en fonction de calculs et d’exégèses aussi complexes que rigoureux. Dénoncé au tsar, il est condamné à mort pour hérésie et atteinte à la sûreté de l’État. Torturé, il refuse de renier ses écrits et meurt brûlé vif à Moscou le 4 octobre 1689.



[108]

13° baiser d’amour céleste : La perle de Sagesse

Vous qui criblez fiévreux les sables de Cuba,
Qui suivez Magellan sur les vagues désertes
Dans un monde étranger, vers la fille des conques,
Fous ! Regardez ici dans la patrie des perles :
La conque de sagesse (heureux je l’ai saisie)
D’un plus céleste éclat que celles de jamais,
Que nulle par ceux-là trouvée qui parcoururent
Les contrées de Memphis et l’Inde fortunée.
Ses rayons sont pareils aux précieuses étoiles,
Son clair éclat vainc le diamant et le rubis,
Elle chasse la peur comme les chrysolithes.
Pour Salomon, pour moi, rien n’égale la perle.
Trésor, que je te gagne ! Loin, superflu terrestre !
À quoi sert la splendeur si la sienne en manque.

[112]
80e Kühlpsaume, 5e partie (extrait)

42. Quelle lueur de jaspe ? Remparts jaspés ! 
Douze portails de perle ! Quelle lumière ! 
Douze merveilles au fond-de-douze-pierres ! 
Ruelles d’or, comment ? Cristal premier ? 
Dieu est soleil, soleil d’archisoleils !
Agneau la lune, volupté d’archilunes ! 
Quoi fleuve-vie ? Quel arbre à fruits sacré ? 
Douze, glacez, germes de fraî-fraîcheur ! 
Frères, assez ! Rayons de Dieu nous sommes ? 
Pas encore flammèche, agneau, de ta cène.

43. Cendre s’est faite au creuset d’or teinture ! 
Au creuset d’or une : salut des peuples ! 
Premier, dernier est clef de son milieu,
Milieu le pied du premier et dernier.
L’odeur de l’or montA dU griS des cendres * 
Plus bleu-et-blanc que jamais nul bleu-blanc ; 
Ne fut avAnt Rien de plus BLEUiSsEuR, 
Ne fut apRès RiEn de plus BLEUiSsAnt ** ! 
Est, nord, ouest, sud, l’odeur de l’or les baigne, 
L’éternité éternise son Livre.


* A.U.S. (en allemand, « hors de ») : abréviation chiffrée, peut-être pour Amsterdam, Utrecht ou Ulm et Smyrne, villes où Kuhlmann prophétisa.

** Jeu de mots cabalistique sur BRESLAUER et BLAUERERS : Kuhlmann, natif de Breslau, porte un habit sacerdotal bleu-blanc de a bleuisseur c’est-à-dire de purificateur.


45. Nous cheminons innocents et sans dette ; 
Goûtons toute la grâce du Seigneur ; 
Nous réjouissons dans les prairies de joie 
En fils de Dieu et sa parfaite image. 
Splendidement sa splendeur nous échoit : 
En Dieu candidement nous fêtons Dieu. 
La terre est terre à sa façon sacrée ; 
Avec chacun la concorde s’accorde. 
Bénédiction après malédiction,
Nous habitons l’Eden, maison de joie.

46. La sagesse est de nouveau en partage,
La vanité en rien ne la déflore.
Parla la Sainte qui ignore les crocs,
La moitié-ange, à notre esprit s’ouvrit.
Travail nouveau : tout travail est chômé. 
Ce qu’on désire, à l’instant il se donne. 
Le cœur est devenu foyer du bien,
Anneau des merveilles, trésor des trésors. 
Dans le corps mort ne pourrit nul viscère ; 
Le mal n’est plus, la honte n’a plus cours.

48. Les animaux joyeux nous obéissent :
Servir est maintenant leur plus grand lot.
Toutes les bêtes en grand accord sont douces
Telles que Dieu les fit au premier jour.
Le végétal est verre transparent,
Le minéral liqueur inaltérable :
Ce qui nous pèse, un essaim de plaisir
Qui tout abrite sous le toit d’innocence.
Tout ce qui grouille et fait notre horizon
L’homme le tient sous sa coupe pour Dieu.


49. L’abîme est pareil aux cimes de l’air, 
Le gouffre-nuage à la terre-point. 
Les choses d’en haut à celles d’en bas ! 
Hosann' ! Triomphe ! Hosann' ! Alléluia ! 
La terre est un ange, ces mille figures 
Sont les premiers bouquets du paradis.
Sabbat initial de l’éternité,
En éternité chaque jour s’exalte.
Mille gagne ici le mille fois mille :
Jésuel, sa paix le quintuplera.

50. Pique, debout, qui chassa Dieu du monde !
Debout, séduits, brisez donc notre paix.
Du feu, Satan ! c’est le huitième jour !
Triomphe ! Hosann' ! Triomphe ! Alléluia !
Voici : bien et mal enfin se partagent !
Christ vient avec nous, éclat éternel.
Debout les morts ! C’est le jour ou la nuit !
Qui n’entre pas, le tribunal s’en charge.
Éternité, à nous ton paradis !
Triomphe-triomphe ! Hosann-hosann' ! Triomphe !
	Hosann' ! Alléluia !







Rémi BELLEAU (1528-1577)

Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.

PARAPHRASES DES LEÇONS DE L’OFFICE DES MORTS
COMPLAINTES DE JOB
Délivre-moi de peine et de langueur,
Mes jours sont courts, ce n’est rien de ma vie
Qu’est-ce de l’homme ? et d’où te vient l’envie
D’en faire cas et de l’aimer, Seigneur ?
Pour l’éprouver de moment en moment
Tous les matins tu lui fais voir ta face,
Le visitant des faveurs de ta grâce,
Et prends souci même de son tourment. (15)]







Claude HOPIL (1585 ? — apr. 1633)

Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.


JE CHERCHE A TASTONS	
[…]
Je suis seul sans mon Roy, ne pouvant seulement 
Sans sa grace exister un seul petit moment, 
Mais j’espere de voir un jour mon salutaire ; 
Je me pasme de joye, et je me meurs d’amour 
Croyant qu’il n’est pas seul au sejour solitaire 
De sa divine cour. 
[…]


ABISME DE LUMIÈRE 
Acte très-simple et pur, essence très-abstraicte, 
Sublimité cachee et plus que très-secrette, 
Solitaire hauteur,
Abisme de lumière, ô Dieu je vous adore, 
Confus je vous admire, ô mon doux Createur,
Dés le poinct de l’aurore.

Seigneur, je veux avoir de vous la cognoissance 
Par l’œil mystérieux de la simple ignorance 
Qui void qu’il ne void pas ;
Dans cet estre abissal penser voir quelque chose, 
C’est dire qu’on peut voir dans un espais broüillats 
Des lumieres la cause.

Si nous ne pouvons voir un seul estre de l’estre,
En Un trois unitez pourrions nous bien cognoistre,
Sur l’estre, temps et lieu ?
Si l’homme n’a de l’homme entiere cognoissance,
Et comme pourroit il apprehender de Dieu
La trin'unique essence ?

Le Seraphin auquel son essence il revelle
Se couvre par respect la face de son aisle,
Adorant ses grandeurs ;
Admirez ce secret, aucun des anges n’ose
S’eslancer dans l’esclat de ses saintes splendeurs
Sans l’attraict de sa cause.

Acte très-ravissant, pure essence premiere,
Icy je ne veux pas regarder la lumière
Du soleil de vos yeux ;
L’adorant en esprit j’esleve ma prunelle
Au celeste cachot où l’amour precieux
De mon Dieu se revelle.

De le voir glorieux c’est l’extaze des anges,
L’adorer comme Amour, et chanter ses loüanges 
A l’ombre sans le voir,
C’est la gloire de l’homme, et dans ceste ignorance
Son ame en un instant acquiert le vray sçavoir 
De la tres-simple essence.

« l’out ce qu’en dira l’homme en ces terres estranges, 
Tout ce qu’en penseront dans le ciel les archanges 
N’est tout ce qui en est ;
En disant qu’il est Dieu, ils ne font un mensonge, 
Mais de la vérité ce qu’on void ou cognoist
N’est que l’ombre d’un songe.

Trois noms dans une essence, estre trois, estre unique,
Dans sa simplicité cet estre magnifique
Trois personnes avoir,
Ce sont trois beaux soleils qui par trop de lumière
Esblotiissent mon œil qui foible ne peut voir
Ceste cause premiere.

L’este avant l’estre estoit dans l’essence eternelle !
Ce concept infiny, l’eternel ne revelle
À l’esprit limité :
Il n’y a qu’un seul Dieu, mais trois sont en luy-mesme
Qui sont un mesme Dieu ! comprens tu, vanité,
Ce mystere supresme ?

Avant que fust le monde, enfant de sa puissance,
Dieu regnoit glorieux dedans sa mesme essence, 
Son royaume et sa cour ;
Son estre estoit dans l’estre et sa vie en sa vie ; 
Je n’ay pour ce secret des yeux, mais de l’amour 
Où mon ame est ravie.

Memoire, esprit et cœur, (petit ternaire) adore 
La grande Trinité, que je voudrois encore 
Adorer en mourant.
De ce nombre sans nombre est la gloire infinie, 
Je veux l’aymer sans fin, en extaze admirant 
Sa divine harmonie.



Jean de LABADIE (1610-1674)

Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.

ÉLÉVATION GÉNÉRALE D’ESPRIT À DIEU, EN VEUE 	DE SON UNITÉ DIVINE
Source de multitude ! Adorable unité !
De qui come d’un point tous les nombres découlent,
Vers qui comme à leur centre encore eux-mêmes roulent,
Avec eux reçois moi dans ton Immensité.

Je suis avec tous eux sorti de ton grand sein,
Qui sans se diviser, s’alonger, ou se fendre,
Comme il a tout dopé, peut encor tout reprendre,
Sans pour prendre, ou doper estre plus ou moins plein.

Ton unité reprand, ton unité reçoit,
Et quoi que mile biens coulent de ta poitrine,
Quoi qu’un nombre infini s’y rende et s’y termine,
Ton unité pourtant ne croist, ni ne decroist.

Tout estre autre que toi se change à tout moment
Acquerant ou perdant des qualités contraires,
Ton Unité demeure égale en tous mysteres,
Et meut tout sans se voir sujete au mouvement.

Les esprits et les corps de tes dons embelis
Ont leurs plus riches biens par mesure et par compte ;
Mais ta seule Unité tous leurs nombres surmonte,
Ils ne les ont qu’épars, Tu les as recueillis.

Qu’on coure l’univers de l’un à l’autre bout, 
Nul estre n’est parfait, et chacun d’eux soûpire 
Après le bien, qu’un autre, ou que luy trouve à dire ; 
Mais en ton Unité se trouve ensemble Tout.

Elle est tout à la fois soleil, lumière, feu,
Terre et ciel, air et mer, estre d’home, estre d’ange, 
Sans matiere pourtant, sans forme, et sans mélange, 
Et d’un air eminent qu’on n’a jamais conceu.

Encore est-elle plus cette rare Unité,
Et pour grand tas qu’on fasse et de biens et de choses,
On n’en assemble point, qu’elle ne tiene encloses,
Et ne surpasse encor de son infinité.

O Dieu ! qui seul és Tout, un et Tout sans doubler, 
Source sans s’épancher, et sans te bouger centre 
Quand dans ton unité veux-tu que ma ligne entre ? 
Et que mon eau s’arreste à toi sans plus couler ?

Fai que je ne sois plus en moi si divisé,
Que mon ame en ton cœur viveplus recueillie,
Et qu’en luy ton amour de sorte me ralie, 
Qu’estant un avec toi, je sois divinisé. (44-45)



François MALAVAL (1627-1719)

Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.

LES FUITES DE L’ESPOUX
Sur ces paroles du cantique :
destourne tes yeux de moy, car ils m’ont fait envoler.

Pourquoy me fuyez-vous, vive source de grace 
Arrestez-vous un peu ;
Si-tost que je veux voir l’ombre de vostre face, 
Vous m’emportez mon feu.

Que vous estes puissant au milieu des delices
Où vous plongez mon cœur.
Mais un moment après, vous faites mes supplices,
Et je tombe en langueur.

Ce ne sont point ferveurs que moy-mesme j’allume, 
Je les ferois durer ;
Seigneur c’est vostre feu qui soudain me consume, 
Et cesse d’operer. 
 
[…]

ESTA T DE TRANSFORMATION
Dans une ame sur ces paroles de l’apostre :
Je vis, non ce n’est pas moy, c’est Jésus-Christ qui vit en moy.

Heureuse perte en Dieu ! la nature et la grace 
M’ont osté tout appuy ;
Je ne sens rien en moy de tout ce qui s y passe, 
Le repos ny l’ennuy.

J’agis, et n’agis pas ; mais d’un attrait ravie, 
J’obeis doucement ;
Je ne convois pas bien d’où procede ma vie, 
Mon cœur n’est qu’instrument.

Je souffre tous les jours sans plaisir et sans peine
Par un pur abandon ;
Mon abandon se fait d’une atteinte soudaine ;
Et ma perte est un don.

[…]

J’ayme mieux mon neant que l’empire du monde ; 
Mais non, j’ay mal parlé,
Mon neant s’est perdu dans une paix profonde, 
L’amour a tout meslé… 



Agrippa D’AUBIGNÉ 1552-1630

      Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.

PRIÈRE DU SOIR
Dans l’épais des ombres funèbres,
Parmi l’obscure nuit, image de la mort,
Astre de nos esprits, soit l’étoile du Nord,
Flambeau de nos ténèbres.
Délivre-nous des vains mensonges
Et des illusions des faibles en la foi
Que le corps dorme en paix, que l’esprit veille à toi,
Pour ne veiller à songes.
Le cœur repose en patience
Dorme la froide crainte et le pressant ennui ! 
Si l’œil est clos en paix, soit clos ainsi que lui 
L’œil de la conscience.
Ne souffre, pas en nos poitrines
Les sursauts des méchants sommeillant en frayeur,
Qui sont couverts de plomb, et se courbent en peur,
Sur un chevet d’épines.
À ceux qui chantent tes louanges,
Ton visage est leur ciel, leur chevet ton giron ;
Abrités de tes mains, les rideaux d’environ
Sont le camp de tes anges. (23)



LIVRE VII. - Le Jugement derniers

… Mais quoi ! c’est trop chanté, il faut tourner les yeux
Eblouis de rayons, dans le chemin des cieux.
C’est fait, Dieu vient régner ; de toute prophétie
Se voit la période à ce point accomplie.
La terre ouvre son sein, du ventre des tombeaux
Naissent des enterrés les visages nouveaux :
Du pré, du bois, du champ, presque de toutes places
Sortent les corps nouveaux et les nouvelles faces.
Ici les fondements des châteaux rehaussés
Par les ressuscitants promptement sont percés ;
Ici un arbre sent des bras de sa racine
Grouiller un chef vivant, sortir une poitrine ;
Là l’eau trouble bouillonne, et puis s’éparpillant
Sent en soi des cheveux et un chef s’éveillant.
Comme un nageur venant du profond de son plonge,
Tous sortent de la mort comme l’on sort d’un songe.
Les corps par les tyrans autrefois déchirés
Se sont en un moment en leurs corps asserrés,
Bien qu’un bras ait vogué par la mer écumeuse
De l’Afrique brûlée en Thyle froiduleuse…

… Voici le Fils de l’homme et du grand Dieu le Fils,
Le voici arrivé à son terme préfix.
Déjà l’air retentit et la trompette sonne,
Le bon prend assurance et le méchant s’étonne…
… Le ciel ravit leurs yeux : des yeux premiers l’usage
N’eût pu du ciel nouveau porter le beau visage.
L’autre ciel, l’autre terre ont cependant fui,
Tout ce qui fut mortel se perd évanoui.
Les fleuves sont séchés, la grand mer se dérobe,
Il fallait que la terre allât changer de robe.
Montagnes, vous sentez douleurs d’enfantements ;
Vous fuyez comme agneaux, ô simples éléments 1
Cachez-vous, changez-vous ; rien mortel ne supporte
Le front de l’Éternel ni sa voix rude et forte.

… Voici le grand héraut d’une étrange nouvelle, 
Le messager de mort, mais de mort éternelle. 
Qui se cache, qui fuit devant les yeux de Dieu ? 
Vous, Caïns fugitifs, où trouverez-vous lieu ? 
Quand vous auriez les vents collés sous vos aisselles, 
Ou quand l’aube du jour vous prêterait ses ailes, 
Les monts vous ouvriraient le plus profond rocher, 
Quand la nuit tâcherait en sa nuit vous cacher, 
Vous enceindre la mer, vous enlever la nue, 
Vous ne fuirez de Dieu ni le doigt, ni la vue…
….


Les Élus

… La voix des Saints unis avec celle des Anges, 
Les orbes des neuf cieux, des trompettes le bruit 
Tiennent tous leur partie à l’hymne qui s’ensuit :
“Saint, saint, saint le Seigneur ! O grand Dieu des
[armées,
De ces beaux cieux nouveaux les voûtes enflammées, Et la nouvelle terre, et la neuve cité,
Jérusalem la sainte, annoncent ta bonté !
Tout est plein de ton nom. Sion la bienheureuse
N’a pierre dans ses murs qui ne soit précieuse,
Ni citoyen que Saint, et n’aura pour jamais
Que victoire, qu’honneur, que plaisir et que paix.

« Là nous n’avons besoin de parure nouvelle,
Car nous sommes vêtus de splendeur éternelle,
Nul de nous ne craint plus ni la soif ni la faim,
Nous avons l’eau de grâce et des Anges le pain ;
La pâle mort ne peut accourcir cette vie,
Plus n’y a d’ignorance et plus de maladie.
Plus ne faut de soleil, car la face de Dieu
Est le soleil unique et l’astre de ce lieu :
Le moins luisant de nous est un astre de grâce,
Le moindre a pour deux yeux deux soleils à la face.
L’Éternel nous prononce et crée de sa voix
Rois, nous donnant encor plus haut nom que de Rois… »

… Les honneurs de ce monde étaient hontes au prix
Des grades élevés au céleste pourpris ;
Les trésors de là-haut sont bien d’autre matière
Que l’or, qui n’était rien qu’une terre étrangère.
Les jeux, les passe-temps et les ébats d’ici
N’étaient qu’amers chagrins, que colère et souci,
Et que gênes au prix de la joie éternelle
Qui sans trouble, sans fin, sans change renouvelle.
Là sans tache on verra les amitiés fleurir :
Les amours d’ici-bas n’étaient rien que haïr
Au prix des hauts amours dont la sainte harmonie
Rend une âme de tous en un vouloir unie,
Tous nos parfaits amours réduits en un amour
Comme nos plus beaux jours réduits en un beau jour.
… Au visage de Dieu seront nos saints plaisirs,
Dans le sein d’Abraham fleuriront nos désirs,
Désirs, parfaits amours, hauts désirs sans absence,
Car les fruits et les fleurs n’y font qu’une naissance,

Chétif, je ne puis plus approcher de mon œil 
L’œil du ciel ; je ne puis supporter le soleil. 
Encor tout ébloui, en raisons je me fonde 
Pour de mon âme voir la grande âme du monde,
Savoir ce qu’on ne sait et qu’on ne peut savoir ;
[…]





Nicolas Bernard de Javersac (vers 1607 — après 1661)

Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.

SUR LA NAISSANCE El LA MORT DU SAUVEUR
Voyez le Créateur qui s’est fait créature,
L’Esprit-chair, le Roy-serf, le Dieu-mort, le Tour-rien
Voyez dans tous les maux l’auteur de tout le bien, 
Et la parole mesme interdite à l’injure ;

Le Juge dans les fers, le Juste à la torture, 
L’Éternel au berceau, le Céleste terrien, 
Dont la teste n’avoit qu’un caillou pour soutien 
Au point qu’elle l’estoit de toute la nature.

Luy pour qui tout est fait se donne tout à vous. 
À genoux donc, mortels, sus, penseurs, à genoux, 
Humiliez vos cœurs à ce divin exemple.

Voyez traisner pour vous ce puissant Roy des Roys, 
Pour qui tout l’Univers n’estoit qu’un petit Temple, 
Du berceau de la Cresche à l’ombre de la Croix !





Paul Dumas Martial de Brives — avant 1653


Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.

LES SOUPIRS D’UNE AME EXILÉE
Je vis, mais c’est hors de moy-mesme,
Je vis, mais c’est sans vivre en moy ;
Je vis dans l’objet de ma foy
Que je ne vois pas et que j’ayme ;
Triste nuict de long embarras
Où mon aine est enveloppée,
Si tu n’es bien-tost dissipée,
Je me meurs de ne mourir pas.

ANGELUS SILESIUS 1624-1677


Le Pèlerin chérubinique

Angelus Silesius, Pèlerin Chérubinique : Cherubinischer Wandersmann, Traduit, Préfacé et Commenté par Henri Plard, Aubier, 1946. (Edition bilingue).


J’omets l’Introduction, la Bibliographie, l’Éloge chrétien d’Abraham von Ftankenberg, — plus grave — l’ » Avertissement » au lecteur « Fait en Silésie le 7 juillet de l’année seize cent cinquante et six »22.

Les livres I à V du Pèlerin Chérubinique ne sont restitués ici intégralement qu’au début (Livres I et partiellement II), puis par un choix (fin de II, III à V, Appendice) ; et en traduction seule (l’original allemand figure en vis-à-vis, dans l’édition Plard). Le Pèlerin exerça grande influence en miroir de la tradition spirituelle depuis le rhéno-flamands). Restituer un ouvrage devenu introuvable, serait utile aux « étudiants mystiques » en panne de langue allemande. 23

Comme peu de distiques présentent un intérêt mystique exceptionnel — les plus nombreux sont d’ordres religieux et/ou affectif — seule une sélection figure en caractères gras tandis que l’intégrale en maigre n’est pas conduite au delà du premier quart de l’œuvre. Sa traduction française intégrale accorderait à Silesius une trop grande place pour un intérêt mystique second, un bel écho. Je favorise Hadewijch, Ruusbroec, Jean de la Croix, Surin…







PREMIER LIVRE (intégral)

1.	Ce qui est fin demeure.
Pure comme l’or le plus fin, roide comme un rocher, toute
claire comme le cristal : telle doit être ton âme (1)24.

2.	Le lieu de l’éternelle quiétude.
Qu’un autre s’inquiète de sa sépulture et destine de fiers bâtiments à sa charogne. Je ne m’en soucie pas : mon tombeau, mon effort et mon cercueil où je reposerai à jamais doivent être le cœur de Jésus.

3.  	Dieu seul peut satisfaire.	
Arrière, arrière, séraphins, vous ne pouvez apaiser ma soif ;	
arrière, arrière, saints, et ce qui brille en vous. Je ne veux plus
de vous : je ne me jette que dans la mer incréée, de la Déité nue (2).25.

4.	Il faut être tout divin.
Seigneur, ce n’est pas assez que je te serve en ange et verdoie (3) devant toi dans la divine perfection : c’est bien trop médiocre pour moi, et trop peu pour mon esprit : qui veut bien Te servir doit être plus que divin.

5.	On ne sait ce qu’on est.	
Je ne sais pas ce que je suis, je ne suis pas ce que je sais : une 
chose sans être une chose ; un point et un cercle (4).26	

6.	Il faut que tu sois ce qu’est Dieu.
Pour trouver ma fin dernière, et mon premier commencement, je dois m’approfondir en Dieu, et Dieu en moi, et devenir ce qu’Il est : je dois être clarté dans la clarté, je dois être Verbe dans le Verbe (a), Dieu en Dieu.
a) Tauler. Institution spirituelle, chap. 39.

7.	Il faut même dépasser Dieu.
Où est mon séjour ? Où toi et moi ne sommes. Où est la fin dernière à laquelle je dois tendre ? Là où l’on n’en trouve pas. Où dois-je donc aller ? Je dois monter encore (b) plus haut que Dieu, dans un désert.
b) C’est-à-dire au-delà de tout ce qu’on connaît de Dieu ou qu’on peut penser de bd, selon la contemplation négative, sur laquelle cf. les mystiques.

8.	Dieu ne vit pas sans moi.27
Je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un clin d’œil ;
* Si je deviens néant, il faut qu’il rende l’âme.
* cf. la préface (6) [note (6) : p.16 de l’édition de 1657].

9.	Je le tiens de Dieu, et Dieu de moi.
Que Dieu soit et vive si heureux, sans désir, il l’a reçu de
moi autant que moi de Lui.


10.	Je suis comme Dieu et Dieu comme moi.
Je suis aussi grand que Dieu : il est aussi petit que moi : il ne
peut être au-dessus de moi ni moi au-dessous de Lui.
	
11.	Dieu est en moi et moi en Lui.
Dieu est en moi le Feu, moi en Lui la Clarté : ne sommes-nous
pas très intimement unis ?

12.	Il faut se jeter plus haut que soi.
Homme, si tu t’élances en esprit au-delà de l’espace et du
temps, tu peux à chaque instant être en l’éternité.

13.	L’homme est Éternité.
Moi-même je suis Éternité, quand j’abandonne le temps et
me saisis en Dieu et Dieu en moi.

14.	Un chrétien est aussi riche que Dieu.
Je suis aussi riche que Dieu, il ne peut y avoir grain de
poussière — homme, crois-m’en — que je n’aie en 
commun avec lui (7).

15.	La Sur-déité.
Ce qu’on a dit de Dieu ne me suffit toujours pas : la Sur-déité
est ma vie et ma lumière (8).

16.	L’amour contraint Dieu.
a) Si Dieu ne voulait pas me mener plus haut que Dieu, je
veux l’y contraindre simplement par l’amour.
c) Cf. le no 7.

17.	Un chrétien est fils de Dieu.
Moi aussi je suis fils de Dieu, je suis assis à sa droite : son
esprit, sa chair et son sang lui sont connus en moi.

18.	Je fais ce que fait Dieu.
Dieu m’aime plus que Lui : si je L’aime plus que moi, je Lui
donne tout autant qu’Il me donne de Lui.

19.	Le silence bienheureux.
Que l’homme est donc heureux, s’il ne veut ni ne sait !
si, (comprends-moi bien), il ne donne à Dieu ni louange ni
gloire *.
* (il s’agit ici de l’Oraison de silence sur laquelle voir Maximilien Sandeus, Théologie Mystique, Livre II, comment. 3)
20.	La béatitude dépend de toi.
Homme, tu peux saisir toi-même ta béatitude si seulement
tu t’y disposes et t’y prêtes.

21.	Dieu se donne comme on le veut.
Dieu ne donne rien à personne, Il s’offre A tous : et si seule-
ment tu le veux tel, Il sera tout à toi.

22.	L’abandon.
Autant tu cèdes à Dieu, autant Il peut être pour toi : ce n’est ni
plus ni moins, qu’Il te tirera de tes peines.28

23.	La Marie spirituelle.
Je dois être MARIE, et enfanter Dieu, s’Il faut qu’il m’accorde
la béatitude pour l’éternité.29

24	Il faut ne rien être, ne rien vouloir.
Homme, si tu es, si tu sais, si tu aimes et tiens encore quelque chose : tu n’es pas, crois-m’en, délivré de ton fardeau.

25.	On ne saisit pas Dieu.
Dieu est un pur Néant, ni Maintenant ni Ici *
ne le touchent : plus tu cherches à le saisir, plus Il t’échappe.
* (i.e. Espace et Temps.)

26.	La mort mystique.
La mort est bienheureuse : plus elle est forte, plus splendide
est la vie qu’on élit en elle.

27.	Mourir fait vivre.
En mourant mille fois, Io sage demande mille vies par la
Vérité même.

28.	La plus heureuse des morts.
Nulle mort n’est plus heureuse, que de mourir en Dieu, et
périr, corps et âme, pour le Bien Eternel*. 
* (i. e. livrer à l’extrême péril corps et âme pour l’amour de Dieu : comme s’y offrirent Moïse et saint Paul, et bien d’autres saints.)

29.	La mort éternelle.
La mort d’où ne s’épanouit pas une vie nouvelle, c’est elle
que fuit mon âme entre toutes les morts.

30.	Il n y a pas de mort.
Je ne crois pas à la mort : que je meure à chaque heure, j’ai
trouvé chaque fois une vie meilleure.

31.	La mort perpétuelle.
Je meurs et vis pour Dieu : si je veux vivre éternellement
pour Lui, je dois aussi pour Lui rendre éternellement l’âme*.
* Au sens Mystique c’est-à-dire renoncer.

32.	Dieu meurt et vit en nous.30
Je ne meurs ni ne vis : (a) Dieu même meurt en moi : et ce
que je dois vivre (b) c’est Lui aussi qui le vit sans cesse.
a) Parce que c’est de Lui que découle originairement la vertu,
de mortification ; de même, selon saint Paul, 2 Cor. 3, 10, ta
mortification de Jésus. — b) Je vis, non moi, mais Christ en moi. 

33.	Rien ne vit sans mourir.
Dieu même doit mourir, s’Il veut vivre pour toi : comment
crois-tu, sans mort, hériter de sa vie ? (9)

34.	La mort te déifie.
Quand tu es mort et que Dieu est devenu ta vie, c’est alors
seulement que tu entres dans l’ordre des hauts dieux.

35.	La mort est la meilleure des choses.
Je dis, puisque la mort seule me délivre, qu’elle est entre
toutes choses la meilleure des choses.

36.	Il n’y a pas de mort sans vie.
Je dis qu’il ne meurt rien : ce n’est qu’une autre vie, celle des
tourments même (10), que nous donne la mort.

37.	L’inquiétude vient de toi.
Il n’est rien qui t’agite, toi-même tu es la roue qui s’en va
d’elle-même et n’a pas de repos.

38.	L’indifférence donne la paix.
Si tu reçois toutes choses sans aucune distinction (11), tu
restes calme et égal, dans la joie et la peine.

39.	L’abandon imparfait.
Celui qui dans l’enfer ne peut vivre sans enfer ne s’est pas
encore tout donné au Très-Haut.

40.	Dieu est ce qu’Il veut.
Dieu est un grand miracle : Il est ce qu’Il veut être, et il veut ce
qu’Il est sans mesure et sans but.31

41.	Dieu ne se connaît pas de fin.
Dieu est infiniment haut (homme, crois-le bien vite), Lui-
même ne trouve pas, de toute éternité, la fin de sa divinité.

42.	Comment Dieu se sonde.
Dieu se sonde sans sonde et se mesure sans mesure ! Si tu
n’es qu’un esprit avec Lui, homme, tu le comprends.

43.	On aime aussi sans connaître.32	J’aime une seule chose,
et ne sais ce qu’elle est : et c’est parce que je ne le sais pas que
je l’ai choisie.

44.	Il faut laisser le quelque chose.
Homme, si tu aimes quelque chose, tu n’aimes pas vraiment :
Dieu n’est pas ceci ni cela, aussi, laisse entièrement le quelque
chose.

45.	L’impuissance puissante.
Qui ne désire, n’a, ne sait, n’aime, ne veut rien : celui-là a,
et sait, désire et aime encore beaucoup.

46.	Béatitude de n’être rien.
Je suis une chose heureuse, et puissé-je être un Rien, inconnu
et sans part à tout ce qui existe.



47.	Le Temps est Éternité.
Le Temps est comme l’Éternité, l’Éternité comme le Temps,
si tu ne fais pas toi-même une distinction entre eux.

48.	Le temple et l’autel de Dieu.
Dieu s’immole à Lui-même : je suis à chaque instant Son
temple, Son autel, Son prie-Dieu, si je repose.

49.	La quiétude est le souverain Bien.
La quiétude est le souverain Bien : et si Dieu n’était quiétude,
je fermerais mes yeux, tous deux, devant Lui-même.

50.	Le trône de Dieu.
Demandes-tu, Chrétien, où Dieu a mis son trône ? Là où il te
fait naître, son Fils, en toi-même.

51.	L’égalité de Dieu.
Qui reste sans bouger, dans la joie, la douleur, les tourments :
celui-là ne peut être loin de l’égalité de Dieu.

52.	Le grain de sénevé spirituel.
Mon esprit est un grain de sénevé ; que son soleil l’éclaire, il
grandit à la taille de Dieu dans une félicité débordante de joie.

53.	La vertu consiste en quiétude.
Homme, si tu produis ta vertu à grand’peine, tu ne l’as pas
encore, tu luttes encore pour elle.
	
54.	La vertu essentielle.
Moi-même dois être vertu, et ne pas connaître le hasard, si les
vertus doivent jaillir de moi en vérité.

55.	La source est en nous.33
Il ne faut pas crier vers Dieu, la source est en toi : sl tu
n’en bouches pas l’issue, elle coule à jamais (12).

56.	La méfiance offense Dieu.
Si tu cries vers ton Dieu par manque de confiance, et ne le
laisses pas avoir soin de tout : vois comme tu l’offenses.

57.	C’est dans la faiblesse qu’on trouve Dieu.
Celui dont les pieds sont infirmes et les yeux aveugles, qu’il se
retourne, et voie s’il ne trouve pas Dieu.

58.	L’égoïsme.
Homme, si tu cherches en Dieu la quiétude, tu as tort encore :
tu te cherches, et non Lui, tu n’es pas encore enfant, mais
esclave.

59.	On doit vouloir ce que Dieu veut.
Si j’étais Séraphin, j’aimerais mieux être, pour complaire au
Très-Haut, le plus vil vermisseau.

60.	Corps, âme et Déité.
L’âme est un cristal, la Déité sa lumière : le corps où tu vis
est leur écrin à tous deux.

61.	C’est en toi que Dieu doit naître.
Que, Christ naisse mille fois à Bethléhem, et non en toi, tu
restes perdu pour jamais.

62.	L’extérieur ne t’aide pas.
La croix du Golgotha ne peut te délivrer du mal, si elle n’est
pas dressée aussi en toi.

63.	Ressuscite toi-même d’entre les morts.
Je dis qu’il ne te sert de rien que Christ soit ressuscité, si tu
restes captif du péché et des liens de la mort.

64.	Les semailles spirituelles.
Dieu est un laboureur, le grain Sa Parole éternelle, le soc est
son esprit, mon cœur le champ semé.
65.	La pauvreté est divine34.
Dieu est la plus pauvre des choses, Il est entièrement nu et
libre : aussi dis-je à bon droit que la pauvreté est divine.

66.	Mon cœur est le foyer de Dieu.
Si Dieu est bien un feu, mou cœur est le foyer, où II consume
le bois de la vanité.

67.	L’enfant appelle sa mère de ses cris.
Comme un enfant sevré pleure et appelle sa mère : ainsi orle à
Dieu l’âme qui ne veut rien que Lui.

68.	L’abîme crie à l’abîme35.
L’abîme de mon esprit invoque toujours à grands cris l’abîme
de Dieu : dis, quel est le plus profond ?

69.	Lait et vin fortifient bien.
L’humanité est le lait, la divinité est le vin. Bois le lait mêlé
au vin, si tu veux être fortifié (14).

70.	L’amour.
L’amour est notre Dieu, et tout vit par l’amour : comme il
serait heureux, l’homme qui demeurerait toujours en lui !

71.	Il faut être l’essence.
L’exercice de l’amour est bien difficile : nous ne devons pas
seulement aimer, mais, comme Dieu, être nous-mêmes
l’amour.

72.	Comment voit-on Dieu ?
Dieu demeure dans une lumière où nulle voie ne mène : qui ne
devient pas elle, ne le verra jamais de toute éternité.

73.	L’homme était la vie de Dieu.
Avant d’être quelque chose, j’étais la vie de Dieu* : c’est
pour cela qu’il s’est tout donné pour moi.
*Joh. I. Quod factum est, in ipso vita erat.


74.	On doit venir au commencement.
L’esprit que Dieu m’a insufflé en me créant doit être de
nouveau* plongé essentiellement en lui.
(*) En vérité, entièrement, intimement, donc rentrée essentielle chez 	Louis de Blois, Institut. chap. 3 n° 8 (15).

75.	Ton idole, c’est ton désir.
Si tu désires quelque chose avec Dieu, je te dis haut et clair
(si saint que tu puisses être) que c’est ton idole.

76.	Ne rien vouloir rend semblable à Dieu.
Dieu est l’Eternelle quiétude, car H ne cherche et ne veut
rien : et si tu ne veux rien, c’est alors que tu seras beaucoup.

77.	Les choses sont infimes.
Que l’homme est donc petit s’il fait grand cas de quelque
chose, et ne va pas s’asseoir plus haut que lui, au trône de
Dieu !

78.	La créature n’est qu’un point.
Vois, tout ce que créa Dieu est ai petit pour mon esprit, que
tout cela lui semble en Lui n’être qu’un point.

79.	Dieu porte des fruits parfaits.
Qui veut me refuser la perfection de Dieu, devrait d’abord
me détacher de son ceps (16).

80.	Chaque chose à sa place.
L’oiseau repose dans l’air, la pierre sur la terre, le poisson vit
dans l’eau, mon esprit dans la main de Dieu (17).

81.	Dieu fleurit enauss : 36 ses branches.
Si tu es né de Dieu, Dieu fleurit en toi : et sa divinité est ta
sève et ta parure.

82.	Le ciel est on toi.
Arrête, où cours-tu donc, le ciel est en toi : et chercher Dieu
ailleurs, c’est le manquer toujours.


83.	Comment peut-on jouir de Dieu ?
Dieu est un Un Unique ; qui veut jouir de Lui, doit, tout
autant que Lui, s’enfermer en Lui.

84.	Comment devient-on pareil à Dieu ?
Qui veut être pareil à Dieu, doit devenir autre que tout, doit
être vide de soi-même, et délivré de toutes peines.

85. Comment entend-on la parole de Dieu ?
Si tu veux entendre en toi la Parole Eternelle, il faut d’abord
te purger de toute inquiétude.

86.	Je suis aussi vaste que Dieu.
Je suis aussi vaste que Dieu, il n’y a rien dans tout le monde
qui (ô miracle !) me tienne enclos en soi.

87. C’est dans la pierre de l’angle qu’est le trésor.
Pourquoi tourmenter le métal ? C’est la pierre d’angle seule où sont la santé, l’or, et toutes les sciences (18).

88.	Tout est en l’homme.
Comment peux-tu, ô homme, avoir quelque désir, puisque tu
tiens en toi Dieu et toutes les choses ?

89.	L’âme est pareille à Dieu37.
Puisque mon âme est en Dieu hors de l’Espace et du Temps, 
il faut bien qu’elle soit pareille au Lieu et à la Parole d’éternité.

90.	La Déité est ce qui verdoie.
La Déité est ma sève : ce qui verdoie et fleurit en moi, c’est
son Saint-Esprit, qui donne la croissance.

91.	Il faut rendre grâces de tout.
Homme, si tu as encore coutume de rendre grâces à Dieu de ceci et cela, tu n’as pas encore quitté les barrières de ta faiblesse.

92.	Celui qui est tout déifié.
Qui est comme s’il n’était pas, et n’était jamais né : celui-là
(ô béatitude !) est tout devenu Dieu.

93.	C’est en soi qu’on entend la Parole.
Qui est assis en soi entend la Parole de Dieu, nie-le tant que
tu yeux, sans temps et sans espace (19).

94.	L’humilité.
L’humilité est le fond, le couvercle et l’écrin où reposent les
vertus et où elles sont encloses.

95.	La pureté,
Quand je suis devenu par Dieu la pureté, je n’ai plus à me
retourner pour trouver Dieu.

96.	Dieu ne peut rien sans moi38.
Dieu ne peut pas sans moi faire un seul vermisseau : si je ne
le maintiens pas avec Lui, il faut tout de suite qu’il s’effondre.

97. Être uni avec Dieu guérit le tourment éternel.
Qui est uni à Dieu, Il ne peut le damner, à moins de se jeter
avec Lui dans la mort et les flammes.

98.	La volonté morte règne.
Si mon vouloir est mort, Dieu est forcé de faire ce que je veux :
je Lui prescris moi-même son modèle et son but.

99.	Tout est pareil pour l’abandon.
Je m’abandonne tout à Dieu, s’il veut me faire souffrir, je
Lui sourirai, aussi bien que pour les joies.

100.	L’un soutient l’autre39.
J’importe autant à Dieu, que Lui à moi : je l’aide à maintenir
son être, et Lui le mien.

101.	Christ.
Ecoutez ce miracle ! Christ est l’agneau et aussi le berger
quand Dieu naît homme dans mon âme.

102.	La fabrication d’or spirituelle40.	
Le plomb se change on or, le hasard se dissipe quand, avec
Dieu, je suis changé par Dieu en Dieu.

103.	Sur le même sujet.
Moi-même suis métal, l’esprit feu et fourneau, le Messie la
teinture41, qui transmue corps et âme.

104.	Sur le même encore.
Dès que je puis être fondu au feu do Dieu, Dieu m’imprime
aussitôt son essence elle-même.

105.	L’image de Dieu.
Je porte l’image do Dieu : s’Il veut se contempler, cela ne peut
te faire qu’en moi et ce qui me ressemble.

106.	L’un est en l’autre.
Je ne suis pas hors de Dieu, Dieu n’est pas hors de moi : je
suis son éclat et sa lumière, et Ii est ma parure.

107.	Tout est encore en Dieu.
S’il est vrai que la créature s’est écoulée de Dieu, comment
peut-il encore la garder dans son sein ?

108.	La rose.
La rose, qu’ici voit ton ceil extérieur, fleurit ainsi en Dieu
depuis l’Éternité*.
*idealiter.

109.	Les créatures.
Puisque les créatures subsistent dans le Verbe de Dieu,
comment peuvent-elles jamais périr et disparaître ?

110.	La recherche de la créature.
Depuis le premier jour, et maintenant encore, la créature
ne cherche rien que la quiétude de son créateur.



111.	La Déité est un Néant.
La Déité subtile est Néant, Surnéant42 : qui ne voit rien en
tout, homme, crois qu’il le voit (20).

112.	On est bien au soleil.
Quand on est au soleil, on ne manque pas de cette lumière
que perd celui qui court, égaré, loin de lui.

113.	Jehovah est le soleil.
Retire-moi la lumière du soleil : Jehovah est le soleil qui éclaire
mon âme et l’emplit de délices.

114.	Le soleil suffit bien.
Celui pour qui son soleil resplendit ne doit pas regarder si
autre part la lune et d’autres astres brillent.

115.	Toi-même dois être soleil.
Moi-même dois être soleil, je dois de mes rayons peindre la
mer sans couleur de toute la Déité (21).

116.	La rosée.
La rosée désaltère le champ : pour apaiser la soif de mon
cœur, il faut qu’elle tombe du cœur de Jésus.

117.	Il n’y a rien de doux au monde.
Pour nommer un objet au monde doux et charmant, il faut
ignorer encore la suavité qu’est Dieu.

118.	L’esprit reste libre en tout temps.
Mets-moi, si tu le veux, dans mille fers rigoureux, je resterai
pourtant libre en tout, et sans chaînes.

119.	Il faut remonter à l’origine.
Homme, à son origine l’eau est pure et claire ; si tu ne bois
pas à la source, tu es en danger.

120.	La perle naît de la rosée.
La limace lèche la rosée, et moi, Seigneur Christ, Ton sang :
eu tous deux naît un trésor précieux.

121.	Par l’humanité à la divinité.
Si tu veux recevoir la rosée de perle de la noble divinité, il
faut t’attacher sans relâche à son humanité.

122.	La sensualité amène la souffrance.
Un œil qui jamais ne se prive de la joie de voir, fait par être
tout aveuglé, et ne se voit plus lui-même.

123.	Dieu gémit sur son épouse.
La tourterelle pleure d’avoir perdu son époux, et Dieu, de te
voir choisir la mort plutôt que Lui.

124.	Il faut que tu le sois à ton tour.
Dieu s’est fait homme pour toi, si tu ne deviens pas Dieu en
retour, tu méprises sa naissance et te ris de sa mort.

125. L’indifférence ne connaît pas de peines.
Celui à qui tout est égal, aucune peine ne le touche, fût-il
plongé au marais du fond même de l’enfer.

126.	Le désir attend l’exaucement.
Homme, si tu as encore le désir et la nostalgie de Dieu, c’est
qu’Il ne t’a pas encore saisi tout entier.

127.	Tout est pareil pour Dieu.
Dieu ne fait pas de distinction, et pour lui tout est pareil : il
se communique tout autant à la mouche qu’à toi (22).

128.	Tout dépend de la réceptivité.
Si je pouvais recevoir de Dieu autant que Christ, il m’y
ferait parvenir à l’instant même.

129.	Le mal naît de toi.
Dieu n’est rien que bonté : damnation, mort et peine, et ce
qu’on dit mauvais doit, homme, n’être qu’en toi (23).

130.	La nudité repose en Dieu.
Qu’il est heureux, l’esprit qui repose au sein du Bien-Aimé
qui est nu de Dieu, et de toutes choses, et de lui-même.

131.	Le Paradis dans les tourments.
Homme, si tu es fidèle à Dieu, et ne veux rien que Lui, la
détresse la plus dure te sera un Paradis.

132.	Il faut faire ses preuves.
Homme, on ne va pas au Paradis sans être éprouvé : 1 ; si tu
veux y entrer, il te faut traverser et le feu et le glaive.

133.	Dieu est un Éternel Présent.
Si Dieu est un Éternel Présent, qui empêche qu’il puisse, dès
maintenant, être en moi tout en tout ?

134.	La mortification imparfaite.
Si ceci et cela t’émeut et t’agite encore, tu n’es pas tout-à-fait
mis au tombeau avec Dieu.

135.	Près de Dieu il n’y a que son Fils.
Homme, il faut naître de Dieu : près du trône de sa divinité,
personne ne se tient que le Fils, son Unique.

136.	Comment Dieu repose-t-il en moi ?
Il faut que tu sois pur, et sois dans un Présent, si Dieu doit
se voir en toi, et doucement reposer.

137.	Dieu ne damne personne.
Que te plains-tu de Dieu ? c’est toi-même qui te damnes
il ne le voudrait pas, cela, tu peux le croire.

138.	Plus tu sors, plus Dieu entre.
Plus tu peux te chasser et t’enfuir de toi-même, et plus Dieu
doit s’écouler en toi avec sa divinité.

139.	Il porte et est porté.
Le Verbe qui te porte, et moi, et toutes choses, est à son tour
porté et conservé par moi.

140.	L’homme est toutes choses.
L’homme est toutes choses : et s’il y en a une qui lui manque,
en vérité, c’est qu’il ignore sa richesse.

141.	Il y a mille et mille soleils.
Tu dis qu’au firmament il n’y a qu’un soleil : mais moi, je
dis qu’il y a mille et mille soleils (24).

142.	Plus on se donne, plus on est aimé.
Pourquoi le Séraphin est-il aimé de Dieu plus qu’un mouche-
ron ? C’est parce qu’il se donne plus.

143.	L’amour do soi est damnation.
Si le diable pouvait sortir de sa recherche de soi, tu le verrais
tout droit s’asseoir au trône de Dieu (25).

144.	Le Créateur seul le peut.
Pourquoi t’imaginer compter la troupe des étoiles ? C’est le
créateur seul qui peut les compter toutes.

145.	Tu as en toi ce que tu veux.
Le ciel est en toi, et aussi les tourments de l’enfer : ce que tu
élis et veux, tu l’as partout (26).

146.	Dieu n’aime rien hors du Christ.
Autant Dieu aime une âme dans l’éclat et la lumière du
Christ, autant il la dédaigne, au cas où Christ lui manque.

147.	La Terre vierge43.	
Ce qu’il y a de plus fin au monde, c’est la pure Terre vierge :
on dit qu’il naît d’elle l’Enfant des Sages (27).	

148.	Le symbole de la Trinité.
Le Sens, l’Esprit, la Parole, ils t’enseignent haut et clair (si
tu peux le saisir) comment Dieu est Trois en Un (28).

149.	Il ne se laisse pas délimiter.
Pas plus que tu ne sais combien vaste est Dieu, tu ne peux
dire que le monde est une sphère (29).


150.	L’un est dans l’autre.
Si mon âme est dans le corps, et également en tous ses
membres, je puis dire à bon droit que le corps à son tour est en
elle. 
C’est-à-dire : idealiter.

151.	L’homme est de, toute éternité.
Quand Dieu a enfanté son Fils pour la première fois, il nous a
élus, toi et moi, pour lit d’accouchée.

152.	Toi-même dois être l’Agneau de Dieu.
Que Dieu soit un agneau ne te sert pas, chrétien, si tu n’es
pas aussi toi-même Agneau de Dieu.

153.	Tu dois devenir enfant.
Homme, si tu ne deviens pas enfant, tu n’entreras jamais là
où sont les enfants de Dieu : la porte est trop petite.

154. La virginité mystique44.
Qui est clair comme la lumière, pur comme la source, est
choisi par Dieu pour être Vierge.

155.	C’est ici qu’il faut commencer.
Homme, si tu veux être près de l’Agneau de Dieu pour l’éter-
nité, il faut, dès ici-bas, que tu suives ses pas.

156.	Dieu-même est notre pâturage.
Voyez-donc ce miracle ! Dieu se rabaisse tant qu’Il veut lui-
même être aussi la pâture des agneaux.

157.	L’étrange parenté de Dieu.
Dis-moi, grand Dieu, comment te suis-je apparenté, que ta
m’aies appelé Mère, Fiancée, Épouse et Enfant ?

158.	Qui boira à la source de vie ?
Celui qui veut là-haut s’asseoir à la source de vie doit d’abord
ici-bas suer sa propre soif.



159.	La vacuité est comme Dieu.
Homme, si tu es vide, l’eau jaillit de toi, aussi bien que de
la source d’éternité.

160.	Dieu a soif, donne-lui donc à boire.
Dieu même a soif, hélas, pourquoi l’avoir ainsi blessé, et ne
p as l’avoir désaltéré comme la Samaritaine ?

161.	La lumière éternelle.
Je suis une lumière éternelle, je brûle sans cesse : ma mèche
et mon huile, c’est Dieu, mon esprit est mon verre.

162.	Il faut que tu aies la filiation.
Si tu veux appeler le Dieu Très-Haut ton père, il faut d’abord
que tu confesses être son enfant.

163.	Il faut aimer l’humanité.
Tu n’aimes pas les hommes et le fais à bon droit : car c’est
l’humanité qu’on doit aimer en l’homme.

164.	On contemple Dieu par l’abandon.
L’ange contemple Dieu avec des yeux sereins ; mais moi
encore plus, si je peux laisser Dieu (30).

165.	La Sagesse.
La Sagesse aime à se trouver là où sont ses enfants. Pourquoi ?
(ô miracle !) elle-même est une enfant.

166.	Le miroir de la Sagesse.
La Sagesse se contemple dans son miroir. Quel est-il ? Elle-
même, et celui qui peut devenir Sagesse.

167. Autant que toi en Dieu, autant Lui en toi.
Autant que l’âme en Dieu, Dieu repose dans l’âme : il ne
te sera pas plus ou moins, crois-m’en, homme.


168.	Christ est tout.
O miracle ! Christ est vérité et parole, lumière, vie, nourriture
et boisson, sentier, pélerin, porte et séjour.

169.	Ne rien désirer est béatitude.
Si les saints sont baignés de la quiétude de Dieu et ont la
béatitude, c’est qu’ils ne désirent rien.

170.	Dieu n’est ni haut ni profond.
Dieu n’est ni haut ni profond : et qui parle autrement, connaît
encore bien mal la vérité.

171. On trouve Dieu en ne cherchant pas45.
Dieu n’est ni ici ni là : qui désire le trouver, qu’il se fasse
enchaîner mains et pieds, corps et âme.

172.	Dieu voit avant que tu ne penses.
Si Dieu ne voit pas les pensées depuis l’éternité, tu existes
avant Lui : Lui point, et toi limites (31). 

173. L’homme ne vit pas de pain seulement.
Le pain ne te nourrit pas : ce qui te donne à manger dans
le pain, c’est le Verbe éternel de Dieu, c’est la vie, c’est l’esprit.

174.	Les dons ne sont pas Dieu.
Qui prie Dieu pour ses dons, il s’en trouve fort mal : il adore
la créature, et non le créateur.

175. Être fils suffit bien.
Fils est le nom le plus doux dont Dieu puisse m’appeler.
S’il le dit, je puis perdre et le monde, et Dieu même.

176.	L’un est comme l’autre.
L’enfer devient paradis, sur cette terre même (et cela semble
étrange) si le ciel peut devenir enfer.

177.	Au fond, tout est pareil46.
On parle d’espace et de temps, do présent & et d’éternité : mais qu’est
l’espace et le temps, et le présent et l’éternité ?

178.	À toi la faute.
Que tu sois aveuglé quand tu vois le soleil, tes yeux en sont
la cause et non son grand éclat.

179.	La source de Dieu.
Puisque les flots de la Déité doivent déborder de moi, je
dois être une source, ou ils se tariraient.

180. Un chrétien est église et toute chose.
Mais que suis-je, à la fin ? Je dois être l’église, et la pierre, je
dois être le prêtre de Dieu, et aussi la victime.

181.	Il faut user de violence.
Qui ne se pousse pas en avant, pour être l’enfant chéri du
Très-Haut, reste à l’étable où sont le bétail et les valets.

182.	Le mercenaire n’est pas fils.
Homme, si tu sers Dieu pour l’argent, pour la béatitude, pour
ton salaire, tu ne le sers pas encore par amour, comme un fils.

183.	Le mariage mystique.
Quelle joie ce doit être, lorsque Dieu épouse sa fiancée par
son Esprit en son Verbe Eternel (32).

184.	Dieu est pour moi ce que je veux.
Dieu est mon bâton, ma lumière, mon sentier, mon but, mon
jouet, mon père, frère et fils et tout ce que je veux.

185.	L’espace lui-même est en toi.
Ce n’est pas toi qui es dans l’espace, l’espace est en toi :
rejette-le, voici déjà l’éternité (33).

186.	La maison de la Sagesse éternelle.
La Sagesse éternelle bâtit : je serai son palais, quand. elle
aura trouvé le calme en moi, et moi en elle.

187.	L’étendue de l’âme.
Le monde est trop étroit, le ciel est trop petit : où trouverai-je
encore la place de mon âme ?

188.	Le temps et l’éternité.
Tu dis : transporte-toi du temps dans l’éternité. Mais y
une différence entre l’éternité et le temps ?


189.	L’homme crée le temps.
Toi-même fais le temps : les sens en sont l’horloge, arrête
l’inquiétude, et c’en est fait du temps.

190.	L’indifférence.
Je ne sais pas que faire ! Tout est pareil pour moi : espace et
non-espace, éternité, temps, nuit, jour, joie et souffrance.

191. Pour contempler Dieu, il faut être tout.
Qui n’est pas tout lui-même est encore trop faible pour te
voir, ô mon Dieu, et pour voir toutes choses.

192.	Qui est vraiment déifié.
Homme, c’est seulement quand tu es devenu toutes choses
que tu es dans le Verbe, et dans les rangs des dieux.

193.	La créature est vraiment en Dieu.
La créature est plus en Dieu qu’en elle-même : qu’elle périsse,
elle est pourtant toujours en Lui.

194.	Qu’es-tu devant Dieu ?
Homme, ne va pas croire que tu fais beaucoup pour Dieu, car les
actes de tous les saints ne sont qu’un jeu en face de Dieu.

195.	La lumière subsiste dans le feu.
La lumière donne à tous la force, Dieu même vit dans la
lumière ; mais s’Il n’était le feu, elle périrait bientôt (34).

196. L’arche et la cruche de manne spirituelle.
Homme, si ton cœur est d’or, et si ton âme est pure, tu peux
être aussi l’arche et la cruche de manne.

197.	Dieu rend parfait.
Que Dieu soit tout-puissant, c’est ce que ne croit pas celui
qui me dénie la perfection, telle que Dieu la désire.

198.	Le Verbe est comme le feu.
Le feu purifie tout sans pourtant s’agiter : ainsi en est-il du
Verbe Eternel, qui soulève et meut tout.

199.	Dieu hors de la créature.
Va où tu ne peux pas ; vois où tu ne vois pas, écoute où rien ne
bruit ; tu es là où Dieu parle.

200.	Dieu n’est rien (de la créature)47
Dieu est vraiment néant, et s’il est quelque chose, Il ne l’est
qu’en moi seul, quand il m’élit pour Lui (35).

201.	Pourquoi Dieu naît-il ? 
O mystère insondable ! Dieu s’est perdu48 lui-même, et c’est
pour cette raison qu’il veut renaître en moi.
	
202	Le grand homme.
O grand homme ! Dieu saute à bas de son trône et m’y
établit en son Fils bien-aimé.

203
Toujours la même chose.
Je suis devenu ce que j’étais, et suis ce que j’ai été, et le serai
éternellement, si mon âme et mon corps guérissent.

204	L’homme est le plus haute des choses.
Rien ne semble haut : je suis la plus haute des choses, parce
que Dieu lui-même, sans moi, n’est rien pour lui-même.

205	Le Lieu est Dieu.
Le Lieu et Dieu sont un ; s’il n’y avait le Lieu (par toute
éternité !) il n’y aurait pas Dieu (36).

206. Quel est le nom de l’Homme Nouveau ?
Si tu veux connaître l’Homme Nouveau et son nom, demande
à Dieu d’abord comment il s’appelle.

207.	Le plus beau des festins.
Ô doux festin ! où Dieu même sera le vin, les mets, la table,
la musique et servira.



208.	La bien heureuse intempérance
Rien de trop ! j’ai toujours haï l’intempérance : mais puissé-
je être ivre de Dieu autant que Christ !

209.	Telle la bouche, telle la boisson.
La garce Babylone boit du sang, boit la mort o grande
différence ! Je bois du sang et Dieu.

210. Plus ou s’abandonne, plus on est divin49. 
Les saints sont enivrés de la divinité de Dieu autant qu’ils sont perdus
et engloutis en lui.	

211. Le royaume des cieux est aux violents.
Ce n’est pas Dieu qui donne le royaume des cieux : toi-même dois
l’attirer à toi, et chercher à le gagner de toute ta force et ton zèle. 

212.	Moi comme Dieu, Dieu comme moi.
Dieu est ce qu’Il est ; je suis ce que je suis ; mais si tu connais
bien l’un des deux, tu me connais, et Lui.

213.	Le péché.
La soif n’est pas une chose, et pourtant peut te tourmenter :
comment le péché ne rongerait-il pas éternellement le méchant ?

214.	La douceur.
La douceur est velours où Dieu s’étend et repose : si tu l’as,
il te remercie de te devoir son coussin.

215.	La justice.
Qu’est la justice ? ce qui également, à tous, se donne, ordonne,
autorise ici et au royaume des cieux.

216.	La déification.
Dieu est mon esprit, mon sang, ma chair et mes os : comment
ne serais-je pas tout déifié par lui ?

217.	Action et repos sont bien divins.
Demandes-tu ce que Dieu préfère, qu’on agisse pour lui, ou qu’on
repose ? Je dis que l’homme doit, comme Dieu, faire les deux.

218.	Le regard divin.
Qui ne voit rien en son prochain que Dieu et Christ, voit dans
la lumière qui s’épanouit de la Divinité.

219.	La simplicité.
La simplicité est si précieuse que si elle manque à Dieu, il
n’est plus ni Dieu, ni Sagesse, ni lumière.

220.	Moi aussi à la droite de Dieu.
Puisque mon Rédempteur a pris l’humanité sur lui, moi aussi
je suis parvenu en Lui à la droite de Dieu.	
									
221. 	La foi.	
La foi, grande comme un grain de sénevé, transporte la
montagne dans la mer : pense à ce qu’elle pourrait faire, si elle
était citrouille !							
					
222.	L’espérance.
L’espérance est un câble ; si un damné pouvait espérer, Dieu
le tirerait du marais où il se noie.

223.	La certitude.
La certitude est bonne, et la confiance belle : mais si tu n’es
pas juste, elle te causera des tourments.

224.	Ce que Dieu est pour moi, je le suis pour Lui.
Dieu est pour moi Dieu et homme, je suis pour Lui homme et
Dieu : j’apaise sa soif, et il me tire de ma détresse.

225.	L’antéchrist.
Pourquoi t’ébahir, homme ? L’antéchrist et la bête (si tu n’es pas en
Dieu) sont tous les deux en toi.

226.	Babylone.
Tu es Babylone même : si tu ne sors pas de toi, tu resteras
toujours la maison où le Diable fait son sabbat.

227.	La soif de vengeance.
La soif de vengeance est une roue qui jamais ne s’arrête :
mais plus elle roule, et plus elle s’échappe à elle-même.

228.	L’horreur du mal.
Homme, si tu pouvais voir en toi ta vermine, tu t’aurais
en horreur plus encore que le Diable.

229.	La colère.
La colère est un feu infernal, quand elle s’enflamme en toi,
le lit où repose le Saint Esprit est profané.

230.	La béatitude est facile à atteindre.
Il me semble plus facile de s’élancer aux cieux que de forcer
l’abîme à grand effort de péchés.

231	Les riches attachés au monde.
Chrétien, quand tu verras enfiler un câble dans une aiguille
tu pourras dire que le riche s’est envolé au royaume des cieux.

232	Seigneur, que ta volonté soit faite.
Ce que Dieu aime le mieux t’entendre dire, c’est quand tu dis
du rond du cœur que sa volonté soit adorée.

233.	L’écho de Dieu.
L’écho de Dieu est mon amour et toutes choses lorsqu’Il
m’entend crier : « Mon Dieu et toutes choses ».

234	Dieu pour l’amour de Dieu.
Seigneur, si tu aimes mon âme, laisse-la t’étreindre : elle ne
t’abandonnerait pas pour mille dieux.

235.	Tout avec Dieu.
J’adore Dieu avec Dieu par Lui, et en Lui : Il est mon esprit,
ma parole, mon psaume, et tout ce que je puis faire.

236.	L’Esprit nous représente50.
Dieu s’aime et chante ses louanges, autant qu’il peut :
L’agenouille et s’incline, il s’adore lui-même.

237.	C’est intérieurement qu’on prie bien.
Homme, si tu veux savoir ce que veut dire prier sincèrement :
rentre en toi-même, et interroge l’Esprit de Dieu.

238.	La prière essentielle.
Qui vit le cœur pur, et suit la voie de Christ, adore Dieu
essentiellement en lui-même.

239.	On loue Dieu dans le silence.
Pauvre homme, crois-tu donc que les cris de ta bouche soient
le chant qui convient à la Déité calme ?

240.	La prière silencieuse.
Dieu est si présent partout qu’on ne peut parler : aussi, tu
L’adoreras mieux par le silence.*
* Vois Max. Sandaeus, Théologie mystique, I. 2, com. 3.
l’ensemble ; et Balthasar Alvarez, dans sa vie, écrite par
Ludovicus de Ponte.

241.	Le serf de Dieu.
Mon corps (o splendeur !) est le serf de Dieu ; aussi ne Le
juge-t-il pas trop médiocre pour y demeurer.

242.	La porte doit être ouverte.
Ouvre la porte, et le Saint-Esprit, le Père et le Fils entreront
Trois en Un.

243.	La demeure de Dieu.
Chrétien, si tu aimes Jésus et tu as sa douceur, Dieu trouve
en toi sa demeure, son repos et sa paix.

244.	L’amour est la pierre philosophale.
L’amour est la pierre philosophale : elle sépare l’or de la boue,
elle fait du Néant quelque chose, et me transmue en Dieu.

245.	Il faut qu’il y ait union.
Si tu veux que l’amour te tire de tes peines, il faut d’abord
que ton humanité ne soit qu’un avec Dieu.

      246.	La teinture.
Le Saint Esprit fond, le Père consume, le Fils est la teinture,
qui fait l’or et transmue (37).

247	Les choses anciennes sont abolies.
Pas plus que tu ne peux dire l’or noir, et fer, tu ne pourras
là-haut connaître l’homme en l’homme.

248.	L’union entière.
Regarde donc comme l’aurité est bien unie au plomb, et
le déifié à l’essence de Dieu

249	L’aurité et la déité51.
L’aurité change en or, la déité en Dieu : si tu n’es pas un avec
elle, tu restes plomb et boue.

250.	Comme l’aurité, ainsi la déité.
Vois, de même que l’aurité est la fusion, la pesanteur et l’éclat
de l’or : de même la déité sera tout chez le bienheureux (38).

251.	L’enfant chéri de Dieu.
Dis comment je puis être l’enfant chéri du Père ?	
S’Il se trouve lui-même en toi, et toutes choses, et la Déité.

252.	La filiation divine.
Si je ne possède pas intimement la déité de Dieu, comment
puis-je être son enfant, et Lui mon père ?

253. Le royaume des cieux est aux enfants.
Chrétien, si tu peux devenir enfant do tout ton cœur, le
royaume des cieux est tien dès cette terre.

254.	L’enfance et la divinité.
Puisque la divinité s’est manifestée à moi dans l’enfance,
j’aime du même amour enfance et divinité.

255.	Enfant et Dieu.
Enfant ou Dieu se valent : si tu m’as nommé enfant, tu
as reconnu Dieu en moi, et moi en Dieu.

256.	La filiation et paternité réciproques.
Je suis enfant et fils de Dieu. Il est à son tour mon enfant
comment pouvons-nous donc tous deux être les deux ? (39) L

257.	La Trinité dans la Nature.
Que Dieu soit Trois en Un, chaque herbe te le montre : on
y voit, réunis soufre, sel et mercure (40).

258.	La teinture52.
Contemple la teinture, tu verras clairement ce
rédemption, et ce qu’est la déification.

259.	La déité et l’humanité53.
La déité éternelle doit tant aux hommes que sans
aussi perd cœur, courage, esprit.

260.	C’est aujourd’hui le jour du salut. Debout, épouse, voici
l’époux ! on n’entre pas avec lui si l’on ne peut être prête au
moment même.

261.	Les noces de l’agneau.
Le festin est prêt, l’Agneau montre ses blessures : malheur
à toi, si tu n’as pas encore trouvé Dieu, ton époux.

262.	Le vêtement de noces.
Le vêtement de noces est Dieu et l’amour de son Esprit :
revêts-le, tu dépouilleras ce qui attriste ton esprit.

263 Dieu n’a jamais fini de se sonder54.
La déité éternelle est si riche en pensées et en actes qu’elle
n’a encore jamais pu finir de se sonder.,

264.	Les créatures sont l’écho de Dieu.
Il n’y a rien sans voix : Dieu entend de partout, en toute
créature, sa louange et son écho.
265.	L’harmonie (41).
Hélas, pourquoi nous, les humains, ne chantons-nous pas
ensemble comme les oiseaux des bois, chacun sa note avec
plaisir ?

266.	Le railleur trouve à redire à tout.
Je sais que le rossignol ne blâme pas la note du coucou :
mais toi, si je ne chante pas comme toi, tu railles la mienne.

267.	Une seule chose no plaît guère.
Ami, s’il faut que tous nous chantions toujours une seule
chose, quelle chanson sera-ce donc, et quel chœur ?

268.	La variété pare.
Plus on peut amener de variété dans les voix, et plus le chant
résonne merveilleusement.

269.	Pour Dieu, tout est pareil.
Dieu fait tout autant attention aux coassements qu’aux
trilles que lui lance l’alouette.

270.	La voix de Dieu.
Les créatures sont la voix du Verbe Eternel : il chante et
résonne pour lui-même dans la grâce et la colère.

271.	En Dieu il n’y a rien de la Créature55.
Si tu aimes encore quelque chose en Dieu, tu avoues par là
même que Dieu ne t’est pas encore Dieu et toutes choses.

272.	L’homme est l’image de Dieu.
Ce que Dieu peut désirer et souhaiter de toute éternité, Il le
voit en moi, comme en son image.

273.	Dépasse la sainteté.
La sainteté est bonne : qui peut la dépasser est, avec Dieu
et l’homme, celui qui s’en trouve le mieux.

274.	Le hasard doit partir.
Le hasard doit partir et toute apparence mensongère : il faut
que tu sois tout essentiel et sincère.
275.	L’homme ramène tout à Dieu.
Homme tout t’aime : tout se presse autour de toi : tout court
à toi afin de parvenir à Dieu (42).

276	L’un est pour l’autre commencement et fin.
Dieu est ma fin dernière : si je suis son commencement, il a son 	essence en moi, et je me perds en Lui.

277.	La fin de Dieu.
Que Dieu n’ait pas de fin, je ne te l’avoue pas : car vois, ne
me cherche-t-il pas, pour reposer en moi ?

278.	L’autre Moi de Dieu.
Je suis l’autre Moi de Dieu, c’est en moi seul qu’Il trouve ce
qui lui sera semblable et analogue de toute éternité.

279.	Le Moi ne crée rien.
Tu cherches avec ton Moi tantôt ces choses, tantôt celles-là :
ah, que ne laisses-tu Dieu faire à sa volonté !

280.	La vraie pierre philosophale.
Ta pierre, alchimiste, n’est rien : la pierre de l’angle que je
désire est ma teinture d’or, et la pierre de tous les philosophes.

281. Ses commandements ne sont pas pénibles. 
Homme, si tu vis en Dieu, et meurs à ta volonté, rien ne
t’est si facile que d’accomplir sa loi.

282.	En Dieu le meilleur rang56.	
Que me sert que les étoiles du matin louent le Seigneur, 
si je ne suis, plus haut qu’elles, élevé en Lui ?	

283.	Dieu est plus que saint.
Criez, o Séraphins, ce qu’on lit que vous dites : je sais que
Dieu, mon Dieu, est encor plus que saint (43.).

284.	Il faut dépasser toute connaissance.
Ce que le Chérubin sait ne peut me suffire : je veux voler plus
haut que lui, dans l’inconnu.

285. Le connaissant doit devenir le connu57.
Rien n’est connu en Dieu : Il est un Un Unique. Ce qu’on 
connaît en lui, il faut l’être soi-même.*
*ainsi le Divin Ruysbroek dit aussi : ce que nous contemplons,
nous le sommes, et ce que nous sommes nous le contemplons58.

286.	Toujours plus loin.
Marie est de haute valeur : pourtant, je puis parvenir plus haut
qu’elle et que toute la troupe des Saints ne sont montés.* 
* Christ est notre but suprême.

287.	La beauté.
La beauté est lumière ; plus la lumière te manque, et aussi
plus tu es hideux d’âme et de corps. 

288.	La beauté négligente.
Hommes, apprenez donc des fleurettes des prés comment
vous pouvez plaire à Dieu, et rester beaux. a)
a), Car elles ne se soucient pas de leur beauté.

289.	Sans pourquoi.
La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit, elle 	ne fait pas attention à elle-même, ne demande pas si on la 	voit.

290.	Laisse Dieu pourvoir à tout.
Qui décore les lis ? Qui nourrit les narcisses ? Alors, chrétien,
pourquoi tant t’inquiéter de toi ?

     291.	Le juste.
Que l’homme juste pousse comme un palmier, je ne m’en étonne pas, 	mais seulement qu’il trouve encore de la place.

292.	Le salaire des bienheureux.
Quel est le salaire des bienheureux ? Qu’auront-ils après
le combat ? Ce sont les lis de la pure divinité.

293.	Quand est-on déifié ?
Homme, quand la joie ne t’émeut pas, que la peine ne te
blesse pas, tu es vraiment entré en Dieu et Dieu en toi.

294.	Dieu est sans volonté.
Nous prions : que ta volonté, mon Seigneur et mon Dieu, soit
faite ; et vois, Il n’a pas de volonté ; Il est calme éternel.*
* C’est-à-dire qu’il n’a pas de volonté contingente, car ce que
Dieu veut, Il le veut essentiellement.

295.	Il faut d’abord qu’il soit en toi.
Homme, si le Paradis n’est pas d’abord en toi, crois-m’en
certainement, tu n’y entreras jamais.

296. Les compagnons de jeu les plus proches de Dieu.
Dieu n’est pas près de tout : la vierge et l’enfant, ce sont ces
deux seulement qui sont compagnons de jeu de Dieu

297. Non pas nu (44) et pourtant sans vêtement.
Je ne peux me présenter nu à Dieu : et dois pourtant entrer sans
vêtement au royaume des cieux, parce qu’il n’admet rien
d’étranger.

298.	Le royaume des cieux est en nous. Chrétien, mon ami, où
cours-tu ? le ciel est en toi. Pourquoi donc le chercher à la porte
d’un autre ?

299.	On entend dans le silence.
La Parole résonne en toi plus que dans la bouche d’autrui.
Si tu peux te taire devant elle, tu l’entends à l’instant même.

300. Bois les eaux de ton propre puits (45).
Qu’il est fou, l’homme qui boit à la flaque, et laisse la fontaine
qui jaillit dans sa maison !

301.	Les enfants de Dieu.
Puisque les enfants de Dieu n’aiment pas à courir d’eux-
mêmes, ils sont poussés par lui et son esprit.

302.	S’arrêter, c’est reculer.
Qui voudrait s’arrêter sur les chemins de Dieu, il perdrait
du terrain et irait à sa perte.





SECOND LIVRE (partiel)

1.	L’amour est au-dessus de la crainte.
11 est très bon de craindre Dieu : mais il est mieux d’aimer :
mieux encore de monter en Lui, au-delà de l’amour.

2.	L’amour est un aimant.
L’amour est un aimant, il m’attire en Dieu, et, qui plus est
encore, il entraîne Dieu dans la mort.

3.	L’homme en Dieu, Dieu en l’homme.
Quand je suis Fils de Dieu, celui qui peut alors le voir,
contemple l’homme en Dieu et Dieu en l’homme.

4.	L’éternel Oui et Non.
Dieu ne dit jamais que Oui ; le diable dit non ; et c’est ainsi
qu’il ne peut être un Oui avec Dieu *).
*) allusion au nom de Dieu.

5.	La lumière n’est pas Dieu lui-même.
La lumière est le vêtement du Seigneur ; si même tu perds la
lumière, sache que tu n’a pas encore perdu Dieu même.

6.	Le Néant est la meilleure consolation.
Le Néant est la meilleure consolation. Si Dieu te retire sa
clarté, le Néant nu doit-être ta consolation dans la désolation.

7.	La vraie lumière.
Dieu est la « vraie lumière, le reste n’est qu’éclat, si tu ne l’as
pas, Lui, la lumière des lumières.

8.	On apprend par le silence.
Tais-toi, bien-aimé, tais-toi : si tu peux arriver au silence
parfait, Dieu te fera plus de bien que tu n’en désires.

9. La femme qui se tient sur la lune (dans l’Apocalypse). Pourquoi chercher si loin ? la femme revêtue de l’éclat du soleil, et debout sur la lune, ce doit être ton âme (2).


10. L’épouse est pourtant ce qu’il y a de plus cher.
Dis ce que tu voudras : l’Épouse n’est pas moins l’enfant
le plus cher, qu’on trouve sur le sein de Dieu, et dans ses bras.

11.	La sécurité la meilleure.
Dors, mon âme, dors : car aux blessures du Bien-Aimé, tu
as trouvé la sécurité et la quiétude parfaite.

12.	La virginité.
Qu’est la virginité ? demande ce qu’est la divinité : mais
si tu connais la pureté, tu les connais toutes deux.

13.	La divinité et la virginité.
La divinité est si proche de la virginité que, sans elle, elle
n’est pas reconnue pour divinité.

14.	Qui n’aime qu’une chose est épouse.
L’âme qui ne sait rien, ne veut rien, n’aime rien qu’une chose,
doit être aujourd’hui même épouse de l’Époux Eternel.

15.	La pauvreté mystique.
Qui est pauvre ? celui qui, sans aide et sans recours, n’a
ni créature ni Dieu, ni corps, ni âme.

16.	Le séjour de Dieu.
Homme, si tu n’es pas aussi loin de tout que l’est la divinité
de Dieu, jamais il ne te choisira pour son séjour.

17.	Dieu ne se refuse à personne.
Prends, bois autant que tu veux et que tu peux, tout est
pour toi : toute la déité même est ton festin.

18.	La sagesse de Salomon.
Quoi ? tu dis que Salomon seul est le plus sage des hommes » ?
Toi aussi, tu peux être Salomon et sa sagesse.

19.	Le meilleur est d’être calme.
Être occupé est bon : mais prier bien meilleur ; meilleur
encore de se présenter devant Dieu, le Seigneur, muet et calme.



20.	Le Livre de la vie.
Dieu est le Livre de la vie, je suis inscrit en Lui du sang de
son agneau : comment ne m’aimerait-Il pas ?

21.	Tu dois être ce qu’il y a de plus haut.
Le monde n’est que néant, les anges sont communs : aussi,
dois-je être Homme et Dieu en Jésus-Christ.

22.	Enlève-toi au-dessus de toi.
L’homme qui n’élève pas son esprit au-dessus de lui-mème
n’est pas digne de vivre dans l’état d’homme (3).

23.	En Christ, on parvient haut.
Puisque mon Rédempteur a dépassé les anges, je puis, lorsque
je veux, monter au-dessus d’eux.

24.	Le centre.
Celui qui s’est élu le centre pour demeure voit d’un regard ce qui est dans la circonférence (4).

25.	Tu crées toi-même l’inquiétude.
Ni créature ni Dieu ne peut te plonger dans l’inquiétude :
c’est toi qui t’inquiètes (ô folie !) avec les choses.

26.	La liberté.
0 noble liberté, qui ne se donne pas à toi ne sait pas ce
qu’aime un homme qui aime la liberté.

27.	Sur elle encore.
Qui aime la liberté aime Dieu ; qui se plonge en Dieu, et
repousse tout loin de soi, c’est à lui que Dieu la donne.

28.	L’égalité.
L’égalité est un trésor : si tu l’as dans le temps, tu as le
royaume des cieux et la félicité parfaite.

29.	La mort et Dieu.
La mort est le salaire du péché ; Dieu est la récompense de
la vertu ; si tu ne conquiers pas celle-ci, tu gagneras l’autre.

30.	Contingence et essence.
Homme, deviens essentiel : car quand le monde passe, la
contingence se perd et l’essence subsiste.

31.	Jouissance de Dieu.
Qui veut jouir de Dieu et s’intégrer à Lui, doit rester
près du soleil, comme une étoile du matin.

32. C’est le silence qui est le plus beau chant.
Les anges chantent bien ; je sais que ton chant, si tu te tais
entièrement, est plus doux au Très-Haut.

33.	Qui est plus vieux que Dieu ?
Qui dans l’éternité passe plus d’un seul jour devient plus
vieux que Dieu ne pourra jamais l’être (5).

34.	Le bon usage ne cause pas de mal.
Homme, si tu dis que quelque chose te maintient loin de Dieu, c’est que tu ne fais pas encore usage du monde comme il convient.

35.	Dieu veut ce qui est précieux.
Sois pur, clair et ferme comme un diamant, que tu puisses
passer pour précieux aux yeux de Dieu.

36.	Le livre de la conscience.
Que je dois craindre Dieu, et l’aimer plus que tout, est écrit
depuis toujours au livre de mon âme (6).

37.	Tout dépend d’un mot.
Un seul mot peut m’aider : si Dieu l’inscrit un jour en moi,
je serai pour toujours un agneau marqué du sceau de Dieu (7).

38.	Époux est un nom plus doux.
Tu peux, si tu le veux, reconnaître Dieu pour ton Seigneur :
je ne veux lui donner d’autre nom que celui de mon époux.

39.	Celui qui adore en esprit et en vérité.
Qui peut se transporter, plus haut que soi, en Dieu, adore
Dieu en esprit et en vérité.

40. Dieu est la plus petite et la plus grande des choses. Mon
Dieu, que Dieu est grand ! Mon Dieu, que Dieu est petit ! Petit
comme la plus petite chose, et grand comme tout, il le faut.


41.	Le bon échange.
Homme, si tu donnes à Dieu ton cœur, il te donne le sien :
oh, quel échange avantageux ! tu montes, il s’abaisse.

42.	L’inférieur ne gêne pas.
Qui repose plus haut que les monts, les vallées, plus haut que
les nuages ne se soucie pas un brin du tonnerre, des
grondements et des éclairs.

43.	La cloison doit tomber.
À bas cette cloison ! si je dois contempler ma lumière, il ne
faut pas bâtir de mur devant ma vue.

44.	Ce qu’est l’humanité.
Tu demandes ce qu’est l’humanité ? Je te le dis tout de suite :
en un mot, c’est la surangélicité (8).

45.	Dieu n’aime que lui.
C’est une vérité certaine, Dieu n’aime que Lui, et celui qui
peut être son autre Moi en son Fils.

46.	Qui est Dieu voit Dieu.
Puisque je dois voir la vraie lumière telle qu’elle est, je dois
l’être moi-même, ou bien c’est impossible (9).

47.	L’amour ne cherche pas de salaire.
Homme, si tu aimes le Seigneur Dieu, tout en cherchant une
récompense, tu n’as pas encore goûté ce qu’est l’amour, et
aimer.

48.	On connaît Dieu par la créature.
Dieu, le Dieu caché, se fait connaissable et familier par ses
créatures, qui sont son empreinte (10).

49.	Dieu aime la virginité.
Dieu boit le lait de la Vierge, et te montre clairement par là
que la vraie virginité est sa boisson et son breuvage.

50.	Dieu se fait petit enfant.
Dieu, chose inouïe, s’enferme en la petitesse de l’enfant :
ah, puissé-je donc être enfant en cet enfant !

51.	L’ineffable.	
Penses-tu dire le nom de Dieu dans le temps ? alors qu’une éternité ne suffit pas à l’exprimer

52.	La nouvelle Jérusalem.
La nouvelle Jérusalem, tu l’es pour Dieu, chrétien, quand
tout en toi a reçu de l’Esprit de Dieu sa seconde naissance.

53.	Il ne tient qu’à toi.
Ah, si ton cœur pouvait devenir une crèche ! Dieu deviendrait
encore enfant sur cette terre.

54.	Il faut perdre toute forme.
Perds toute forme, mon enfant, tu deviendras semblable à
Dieu ; et tu seras, dans une immobile quiétude, ton propre
royaume des cieux.

55.	Dieu est, il ne vit pas.
Dieu ne fait vraiment qu’être : il n’aime et ne vit pas, comme
on le dit de toi, de moi, des autres choses.

56.	Pauvreté et richesse.
Qui n’a pas ce qu’il a, et fait un cas égal de tout, est pauvre
dans la richesse, riche dans la pauvreté.

57.	Il faut grandir hors de soi-même.
Si tu grandis hors de toi-même et de toute créature, la nature
divine est greffée sur ton tronc.

58.	Mourir pour Dieu et vivre pour Dieu.
Meurs ou vis en Dieu : l’un et l’autre sont bons : parce qu’il
faut mourir pour Dieu, et qu’on doit aussi vivre pour Dieu.

59.	Qui est plus Dieu qu’homme ?
Qui aime sans sentir, et sait sans connaissance : on dit avec
raison qu’il est plus Dieu qu’homme.

60.	De l’amour.
Homme, si tu ne veux ni n’aimes rien, tu veux et aimes bien :
qu’on aime ce qu’on veut, on n’aime pourtant pas ce qu’on
doit.

61.	S’abandonner, c’est trouver Dieu.
Celui qui s’est perdu et délié do soi-même, a trouvé Dieu,
sa consolation et son Sauveur.

62.	Il faut être en tous deux.
Mon Dieu, que je suis froid ! Ah, laisse-moi me réchauffer
sur le sein de ton humanité, et dans les bras de ta divinité !

63.	Le sourd entend la Parole.
Ami, crois-le si tu veux : j’écoute à chaque moment, quand je
suis sourd et muet, la Parole Éternelle.

64.	Un soupir dit tout.
Quand mon âme soupire*, et s’écrie Ah et Oh : elle invoque
sa fin et son commencement.

65.	L’éternité ne se mesure pas.
L’éternité ne sait rien des ans, des jours, des heures : hélas,
que n’ai-je encore trouvé le centre.

66.	L’un aide l’autre à sortir.
Mon sauveur, c’est Dieu ; et moi, je suis celui des autres
choses, si elles s’élancent en moi, et moi en Lui.

67.	La retraite.
Puisque la retraite ne se rend familière à personne, elle doit
être sans désir, et virginale.

68.	On parle en se taisant.
Homme, si tu veux exprimer l’être de l’éternité, il faut
d’abord te priver de toute parole.

69.	La navigation spirituelle.
Le monde est ma mer, le marin l’esprit de Dieu, le navire
mon corps, et c’est l’âme qui regagne sa demeure (11).

70.	La pureté.
La pureté parfaite n’a ni figure, ni forme, ni amour : elle est
dépouillée de toute qualité, comme l’essence de Dieu.

71.	L’homme essentiel.
Un homme essentiel est comme l’éternité, qui reste inchangée
par toute extériorité.

72.	Qui chante avec les anges ?
Qui peut, un instant seulement, prendre son essor au-dessus
de lui-même, peut chanter le Gloria avec les anges de Dieu.

73.	Au pécheur.
Ah, pécheur, convertis-toi et apprends à connaître Dieu :
je sais que tu L’appelleras bientôt le Père bien-aimé.

74.	Il faut que tu sois déifié.
Chrétien, ce ne m’est pas assez d’être seulement en Dieu :
je dois aussi, pour croître, aspirer en moi la sève de Dieu.

75.	Il faut aussi que tu portes des fruits.
Si tu bois le sang du Seigneur sans porter de fruits, tu es
maudit plus durement que l’arbre de l’Écriture.

76.	À, toi non plus rien n’est refusé.
O noble Esprit, arrache-toi, ne te laisse pas lier ainsi : tu peux
trouver Dieu plus magnifiquement que toue les sainte.

77.	À, B suffit bien.
Les païens babillent fort : qui veut prier en spirituel peut
tranquillement se présenter à Dieu avec A et B *.
* À, B B A, (12).

78.	Un amour ravit l’autre.
Quand mon âme peut rencontrer Dieu en esprit, c’est un
amour (ô Jésus-Christ !) qui exe l’autre.

79.	Le temple spirituel de Dieu.
Les portes de ta cité, mon Dieu, sont de perle fine : quel
étincellement dans mon esprit, ton temple !

80.	La Sion spirituelle.
Élève, ô Dieu, ta demeure, c’est ici la ville de la paix, la
ville où Salomon, ton Fils, a sa Sion.

81.	Le Mont des Oliviers.
Si l’angoisse du Seigneur doit te délivrer de tes peines, ton
cœur doit devenir d’abord un Mont des Oliviers.

82.	Le cœur.
Si mon cœur est étroit du bas et si large du haut, c’est pour
qu’il s’ouvre à Dieu, non à la vie terrestre.

83.	Le mont spirituel.
Je suis un mont en Dieu et dois me gravir moi-même, si Dieu
doit me montrer sa face bien-aimée.

84.	L’illumination.
Plus haut ! Là où l’éclair doit te ceindre, avec Christ Il faut,
comme ses trois disciples, que tu vives sur les hauteurs du
Thabor.

85.	Ton cachot, c’est toi-même.
Le monde ne te tient pas : c’est toi-même qui es le monde qui
te tient prisonnier en toi si durement.

86.	Il faut que tu le gagnes aussi.
Dieu a bien fait assez : mais tu n’obtiens rien, Si toi aussi tu
ne conquiers pas en Lui ta couronne.

87.	Le poussin spirituel.
Mon corps est une coquille où un petit poussin veut être
couvé par l’Esprit d’éternité.

88.	Sur le môme.
Le pauvre poussin piaille et tapote toujours sa coquille : ne
verra-t-il pas bientôt la splendeur de la lumière éternelle ?

89.	Il faut regarder au Levant.
Ami, si tu veux voir la lumière du soleil en Elle-même, il
faut tourner ton visage vers le Levant.

90.	La soumission.
L’éclair du Fils de Dieu illumine en un instant les cœurs qui
se soumettent entièrement à, Lui.

91.	La patience.
La patience est plus que l’or : elle peut vaincre Dieu même,
et amener à mon cœur tout ce qu’Il a et est.

92.	L’abandon le plus secret.
L’abandon saisit Dieu : mais abandonner Dieu-même, c’est
un abandon que bien peu d’hommes comprennent.

93.	Le baiser secret de Dieu.
Dieu m’embrasse, moi son Fils, avec son Saint-Esprit, quand
il m’appelle cher enfant en Jésus-Christ.

94.	L’un console l’autre.
r Dieu est la lumière des lumières, mon Sauveur est le Soleil,
Marie est la Lune, et moi Leur joie à tous.

95.	L’agneau et en même temps le lion.
Qui s’abaisse devant tout, et supporte bien tout, doit être un
agneau et un lion en un seul être.

96.	L’Esprit est une colombe.
Pourquoi l’Esprit de Dieu apparaît comme une colombe ? Il le
fait, parce qu’Il veut, mon enfant, te faire éclore.

97.	Le nid de la Sainte Colombe.
Si tu es une colombe et n’as pas de ftei, tu trouveras, chrétien,
ton repos au cœur de Jésus.

98.	Le plus sûr est le meilleur.
Fuis, ma colombe, fuis, et repose-toi en l’âme de Christ, ou
sans cela, où veux-tu te cacher et trouver ton refuge ?

99.	Colombe, et réciproquement.
0 merveille ! Dieu est pour moi, moi pour Lui une colombe :
regarde, comme tous deux nous ne sommes qu’un l’un pour
l’autre !

100.	Donne le repos, et tu reposeras.
Si la colombe de Dieu peut reposer en ton cœur, elle t’ouvrira
à son tour le cœur de Dieu.

101.	La conception mystique (13).
Je dois concevoir Dieu : son Esprit doit planer an-dessus de
moi, et faire vivre Dieu dans mon cœur en vérité.

102.	L’extérieur ne me console pas.
À quoi me sert, Gabriel, que tu salues Marie, si tu n’as pas le
même message pour moi !

103.	La naissance spirituelle.
Si l’Esprit de Dieu te touche de son essence, l’enfant de
l’éternité naît en toi.

104.	La conception spirituelle.
Si ton âme est servante, et pure comme Marie, elle doit à
l’instant être enceinte de Dieu.

105. Un géant, et en même temps un enfant.
Quand Dieu se trouve essentiellement (a) né en moi, je suis (ô
merveille !) un géant et aussi un enfant.
a) Pénitence véritable, donc essentielle, chez Tauler,
Institutions, ch. 1.

106.	Il faut être agrandi.
Agrandis ton cœur, Dieu y entrera : tu dois être son royaume,
Il veut être ton roi.

107.	La nouvelle naissance.
Si ta nouvelle naissance n’a rien de commun avec l’essence,
comment peut-elle être une créature en Jésus-Christ ?

108.	La fiancée de Dieu.
Enfant, deviens fiancée de Dieu, offre-toi à Lui seul : tu seras
l’amour de son cœur, et lui ton bien-aimé.

109.	Le monde ne passe pas.
Vois, ce monde est passager. Quoi ? il ne passe pas, ce n’est
que l’obscurité que Dieu brise en lui.

110.	La transfiguration.
Mon cœur sera devant Dieu comme une escarboucle quand sa
grossièreté périra dans le feu.

111.	Marie.
Tu célèbres Marie : et moi, je dis encore qu’elle est la reine
des reines.

112.	Entrer et sortir, enfanter et naître. Lorsque tu peux en vérité naître de Dieu, et enfanter Dieu à ton tour, tu sors et entres.	

113.	Il faut agir raisonnablement.
Ami, si tu veux boire, mets-donc ta bouche, comme un
homme raisonnable, à la bonde du tonneau.

114.	Les créatures sont bonnes.
Tu te plains que les créatures te soient sujet de tourments :
comment ? elles doivent pourtant m’être une voie vers Dieu.

115.	La chasse spirituelle.
Comme tu es bien chassé par les chiens, cher chrétien, si seule-
ment tu es volontairement la biche de Dieu !

116.	La meilleure compagnie.
Je ne fais pas de cas de la compagnie, à moins que l’Enfant,
la Vierge, la Colombe et l’Agneau ne soient ensemble.

117.	La solitude.
Il faut être seul : mais, évite seulement de te commettre, et
tu pourras être partout dans un désert (14).

118.	La vie divine.
Si personne ne peut te dire assez clairement ce qu’est la vie
divine, demande-le à Ilenoch*.
*) Henoch signifie : un homme qui s’est donné à Dieu.

119.	L’égalité divine.
Un homme qui s’est donné à Dieu est l’égal de Dieu en
quiétude et chemine au-delà du temps et de l’espace à chaque
instant.

120.	On boit et mange Dieu.
Si tu es déifié, tu bois et manges Dieu (et ce sera éternelle-
ment vrai) dans chaque bouchée de pain.


121.	Le membre a l’essence du corps.
Si tu n’as pas le corps, et l’âme, et l’esprit en commun avec
Dieu, comment peux-tu être un membre au corps de Jésus ?

122.	La vigne spirituelle.
Je suis la vigne en le Fils, le Père plante et nourrit, le fruit
que je porte est Dieu, le Saint-Esprit.

123.	La patience a ses raisons.
Le chrétien porte avec patience sa souffrance, sa croix et ses
tourments, pour pouvoir être éternellement auprès de son
Jésus.

124.	Dieu est plein de soleils.
Puisque le juste resplendit comme la lumière du soleil, Dieu
sera, après ce temps, plein de soleils.

125.	Il faut avoir l’essence.
Dieu-même est le royaume des cieux : si tu veux parvenir
au ciel, il faut que l’essence de Dieu se soit allumée en toi.

126.	La grâce devient nature.
Tu demandes pourquoi un chrétien est pieux, juste et libre?
Alors, tu demandes pourquoi un agneau n’est pas un tigre.

127.	Ce qu’il y a de plus dur sur cette terre.
Tu demandes ce que mon âme préfère sur terre ? Alors
sache que c’est ; n’être souillée de rien.

128.	Le ciel est toujours ouvert.
Ne désespère pas, chrétien, tu peux courir vers le ciel, si tu
peux seulement avoir un cœur viril pour le faire.

129.	La qualité de chacun.	
La bête est connue par son espèce, l’homme par sa raison,
l’ange par la vision, Dieu par l’essence.

130.	Il faut dorer.
Chrétien, tout ce que tu fais, recouvre-le d’or *, sans cela, Dieu n’a d’amour ni pour toi, ni pour tes œuvres.

*) l’or de l’amour.

131.	Prends de manière à avoir.
Homme, si tu prends Dieu comme consolation, comme suavité
et lumière, qu’auras-tu donc, quand consolation, lumière,
suavité te manqueront ?

132.	La qualité de Dieu.
Qu’est la qualité de Dieu ? se répandre en la création, être en
tout temps le même, n’avoir, ne vouloir, ne savoir rien *. 
*) c’est-à-dire, accidentaliter ou de façon contingente ; car ce
que Dieu veut et sait, il le sait essentiellement. Il n’a donc non
plus rien (de qualifiable).

133.	L’abandon.
Ami, crois-le, si Dieu ne me dit pas d’aller au ciel, j’aime
mieux rester ici, et même en enfer.

134.	L’égalité.
Qui n’est né nulle part, et connu à personne, trouve même en
l’enter sa patrie bien aimée.

135.	L’abandon.
Je ne veux pas de forces, de puissance, d’art, de sagesse, de
richesse et d’état, je ne veux qu’être enfant en mon père.

136.	Sur le même sujet.
Sors, et Dieu entrera, meurs à toi, tu vivras pour Dieu, ne
sois pas, Il sera, ne fais rien et sa loi s’accomplit.

137.	L’Écriture sans l’Esprit n’est rien.
L’Écriture est Écriture, rien de plus. Ma consolation est
l’essence, et que Dieu dise en moi le Verbe d’éternité.

138.	Le plus beau au royaume des cieux.
L’âme qui est ici plus petite encore que la petitesse sera
au royaume des cieux la plus belle des déesses.

139.	Comment peut-on être angélique ?
Enfant, si tu veux être angélique, tu peux sur-le-champ l’être : comment donc ? ils vivent toujours dans le désagrément.

140.	L’anéantissement de soi.
Rien ne t’élève au-dessus de toi que l’anéantissement de
ton être : le plus anéanti a le plus de divinité.

141.	L’homme profondément abandonné.
Un homme profondément abandonné est éternellement libre
et un : peut-il donc y avoir une distinction entre lui et Dieu ?

142.	Il faut l’être toi-même.
Ne demande pas ce qui est divin ; car si tu ne l’es pas, tu ne
le sais pas encore, même si tu l’entends dire, chrétien.

143.	En Dieu tout est Dieu.
En Dieu tout est Dieu : le moindre vermisseau n’est en Dieu
pas moins que ne sont mille dieux.

144.	Qu’est-ce que l’abandon ?
Qu’est-ce que l’abandon ? Je réponds sans détours que c’est
la volonté de Jésus dans ton âme.

 


À partir d’ici je ne conserve qu’un choix en laissant de côté la majorité des distiques (dévotionnels ou de moindre intérêt). L’œuvre complète couvrirait plus du double de ce qui vient d’être présenté…



Choix opéré dans les livres II à V 

Livres II : 163, 180, 189, 209 – III : 148, 173, 174, 188, 216, 228, 238 — IV : 1, 2, 10, 14, 17, 21, 32, 66, 80, 88, 139, 186, 197, 201, 202 – V : 246, 250, 252, 270, 282, 332 – App.  I (VI) 103, 154 – Un choix antérieur différait largement… Enfin j’omets les notes malgré leur intérêt.


FIN DU LIVRE II

163.	Dieu agit comme le feu.
Le feu fond et unit : si tu te replonges dans ton origine, ton
esprit et Dieu devront être fondus en un.

180.	L’homme n’est rien, Dieu tout.
Je ne suis ni Moi ni Toi : c’est Toi sans doute qui es Moi en
moi : aussi je te rends à Toi seul, mon Dieu, la gloire.

189	Le début retrouve la fin.
Quand Dieu s’unit et s’allie à l’homme le début s’aperçoit
qu’il retrouve sa fin.

209.	La vraie viduité.
La vraie viduité est comme un noble vase qui contient du
nectar : elle a, et ne sait quoi.
 
LIVRE III

148.	Dieu est mon point et mon cercle. e
Dieu est mon centre quand je m’enferme en Lui ; et une
circonférence, quand par amour je me fonds en lui.

173.	Le sceau en est l’amour.
Homme, si tu veux chercher dans la foule les amis de Dieu,
regarde donc qui porte l’amour au cœur et dans les mains.

174.	Que Dieu seul soit ton Pourquoi.
Que ni toi, ni amis, ni ennemis, que seule la gloire de Dieu
soit ton unique Pourquoi et ta cause finale.

188.	Le Verbe naît encore.
En vérité, le Verbe éternel naît encore aujourd’hui, mais où ?
Là où tu t’es perdu toi-même en toi.

216.	Dieu fait tout par lui-même.
Dieu seul est toutes choses : il accorde le luth, il chante et
joue en nous : comment peux-tu l’avoir fait ?

228.	Les yeux de l’âme.
L’âme a deux yeux : l’un regarde le temps, l’autre est tourné
vers l’éternité (33).

238.	La naissance intérieure de Dieu.Pitt-
O joie ! Dieu devient homme, et voici qu’il est déjà né ! Où
donc ? En moi : il m’a élu pour mère. Mais comment est-ce
possible ? Marie, c’est l’âme, la crèche mon cœur, le corps est
la caverne ; les langes et les liens sont la justice nouvelle ;
Joseph, la crainte de Dieu ; les facultés du cœur sont les anges
pleins de joie ; la lumière est leur éclat : les sens chastes sont les
bergers qui le trouvent.

LIVRE IV

1.	Dieu devient ce qu’Il ne fut jamais.
Le Dieu incréé devient au milieu du temps ce qu’Il n’a jamais
été de toute éternité.

2.	Le créateur devient créature.
La lumière incréée devient être créé, pour que sa créature
puisse n’être sauvée que par un tel être.

10.	La pleine félicité.
L’homme n’a pas de félicité parfaite avant que l’Unité ait
englouti l’Altérité.

14.	Dieu donne la grandeur dans la petitesse.
Prends ce que te donne le Seigneur, il donne la grandeur dans
la petitesse, dans la pauvre scorie l’or, bien que nous n’y 
croyions pas.

17.	Au Seigneur Jésus.
Je viens à toi, Seigneur, ainsi qu’à mon soleil, qui m’éclaire, me
réchauffe et me donne la vie ; viens à moi, toi, de ton côté,
comme à ta terre, et mon cœur deviendra bientôt le plus beau
des printemps.

21.	Le Dieu inconnu.
Ce qu’est Dieu, on ne le sait : Il n’est ni lumière, ni esprit, ni
vérité, unité, Un, ni ce qu’on appelle Déité ; ni sagesse, ni
raison, ni amour, volonté, bonté ; ni chose, ni non-chose, ni
essence ni cœur : Il est ce que toi, moi, et toute créature, nous
n’apprenons jamais avant d’être devenus ce qu’Il est.

32.	L’élément de chacun.
Le poisson vit dans l’eau, les plantes dans la terre, l’oiseau dans 
« air, le soleil dans le firmament : la salamandre doit se garder
dans le feu, moi au cœur de Jésus, comme en mon élément (4).

66.	Sur Marie-Madeleine.
À quoi pense donc Madeleine, pour tomber ainsi, au vu de tout
le monde, aux pieds du Seigneur et pour s’accuser ? Ah, tu n’as
pas besoin de le demander : regarde comme ses yeux
brillent : tu vois bien qu’elle est enivrée de son grand amour.

80. C’est par l’amour qu’on obtient sa grâce.
Quand le pécheur te demande comment obtenir sa grâce,
dis-lui qu’il doit se mettre à aimer Dieu.

88.	Extrait du Cantique des Cantiques.
Le Roi mène lui-même l’Épouse au cellier, pour qu’elle puisse
choisir pour lui le meilleur vin. Ainsi en procède Dieu avec toi,
quand tu es son épouse. Il n’a rien en lui-même qu’Il ne te
confie (18).

139.	Bonheur de se noyer.
Quand tu amènes ton navire dans la haute mer de la Déité,
Heureux es-tu alors, si tu t’y noies. 

186.	Rien n’est pour soi.
La pluie ne tombe pas pour elle, le soleil ne brille pas pour
lui : toi aussi es créé pour les autres, et non pour toi.

197.	Ce que Dieu exige de l’homme.
Dieu n’exige rien de toi, sinon que tu reposes pour lui :
fais-le, et II fera le reste de lui-même.

201.	Pourquoi l’âme est éternelle.
Dieu est le soleil éternel, je suis un rayon parti de lui : aussi
puis-je par nature me vanter d’être éternel.

202.	Le rayon sans soleil.
Le rayon n’est rien quand il se détache du soleil ; toi non
plus, si tu abandonnes Dieu, ta lumière essentielle.

LIVRE V

246.	Dieu veut ce qu’Il est.
Dieu est l’amour lui-même, et ne fait rien qu’aimer. IS, ussi
veut-il que nous usions toujours d’amour.

250.	La naissance spirituelle
Moi et la naissance/éternelle ne font qu’un.
La naissance spirituelle, qu’on aperçoit en moi, n’est qu’un
avec celle par laquelle Dieu le Père engendre le Fils.	2

252.	Le Fils de Dieu naît en toi.
Homme, si tu t’y prêtes, Dieu engendre son Fils en toi à tout
moment, aussi bien qu’en son trône.

270.	Tout salut vient de Dieu.
Dieu devient moi par amour, je deviens Lui par grâce : ainsi,
tout mon salut ne vient que de lui seul (33).

282.	Dieu est comme le soleil.
Dieu ressemble au soleil : qui se tourne vers lui est illuminé,
et aperçoit tout d’un coup son visage.

332. Où parvient l’homme, quand il se perd en Dieu.	
Quand je me perds en Dieu, je reviens à nouveau au lieu
où j’ai été de toute éternité, avant moi.

SIXIÈME LIVRE
(1675)

103.	Personne ne s’en tire s’il est chargé.
Le marin jette à la mer, dans la tempête, ce qu’il a de plus lourd : penses-tu parvenir à la demeure céleste tout chargé d’or ?

154.	Dieu fait tout lui-même,
Dieu place lui-même la flèche, Dieu tend lui-même l’arc,
Dieu lâche lui-même le coup : c’est pour cela qu’il est si bien
tiré.

174.	La mer contient beaucoup en un.
Beaucoup de grains font un pain, beaucoup de gouttes la mer,
ainsi, beaucoup de nous ne feront qu’un en Dieu.











Catharina Regina von GREIFFENBERG 1633- 1694

Poètes baroques allemands

traduits et présentés par marc petit
Librairie François Maspero, Paris, 1977. 




Issue de la noblesse protestante de Basse-Autriche, elle refuse à la fois d’abjurer sa religion et de renoncer à ses biens. Ayant tenté en vain de convertir l’empereur, elle finit par s’exiler à Nuremberg où elle entre en contact avec Birken et les Bergers de la Pegnitz. Ses Sonnets spirituels, publiés en 1662, assurent son renom ; amie de Zesen, elle préside la Société des nymphes de l’Ister et est reçue, sous le nom de « la Vaillante », dans la Corporation filiale. À la fin de sa vie, elle se retire du monde, se plonge dans l’étude du grec et de l’hébreu et n’écrit plus que des méditations spirituelles.




[69]
Ce qu’il faut dire de Dieu, c’est lui-même qui l’insuffle. 
L’art qui exalte le ciel appartient à son trésor. 
Ce qui vise à l’honorer trouve sa source là-haut. 
Éclairons cette lumière et célébrons sa clarté ! 
O mon début, fin et but, mon alpha, mon oméga, 
Verse et perce, éveille, éclaire, manifeste ta puissance : 
Que je te dise et te prise, que je t’élève et célèbre
Sur un mode presque inouï.


     [71]
Par le destin le plus contraire

Ah, peux-tu regarder, mon cœur, le ciel sans larmes,
Dedans sans désespoir, dehors sans flots de pleurs,
De douleur se peut-il que je ne meure pas
Quand je le vois acier et pierre devant moi ?
Ah, sur tant de misère le soleil peut-il luire ?
Mon cœur, durcit ton cœur. Tiens-toi comme le lion
Au centre du malheur, debout. Chacun verra
Comme dans l’affliction s’affine ta vertu.
Accepte ce qu’Il veut. Tais-toi, même brisé :
Pourvu que ton désir de servir Dieu demeure !
Lutte avec toi pour Lui, afin que de ta gloire
Sorte plus que le sang ; brûle ta vie, chandelle,
Dans la ferveur fidèle ! Songe : quelle victoire,
Si mon Dieu a la gloire, fussé-je moi vaincue !





   
  [73]
Contrerime
1
Malheur, chaque jour mon pain : 
Ah, de joie quelle famine ! 
Mieux vaudrait souffrir famine 
Que de manger de ce pain.
2
Contre moi toujours conspirent 
Haine et peine, solitude ; 
Adoucit ma solitude
Le don que le ciel m’inspire.
3
Plaisir et joie, le malheur 
Souvent loin de moi les chasse ; 
À nouveau ma force chasse 
Loin de mon cœur le malheur.
4
Tant supporter à la fin ! 
La vertu est pénitence. 
J’accepte. La pénitence 
Me couronnera enfin.
5
Sous les coups du mal, héraut 
Du bien, je mords la poussière. J
e me relève, poussière :
La vertu me sacre héros.
6
Sur le malheur, mer amère, 
Naviguer devient trop rude. 
Je me jette par temps rude 
En Dieu grand comme la mer.
7
Quand les nuages font signe 
Qu’il vont descendre, peut-être 
Qu’un soleil de joie va naître ; 
Nous ne voyons aucun signe.
8
Quand vacille mon courage, 
Chagrin-chandelle me brûle ; 
De nouveau l’esprit qui brûle 
Force-enflamme mon courage.


[77]
Sur Dieu, étrange gouverne de l’esprit

Silence et force, espérer, clandestin vivre au secret ;
Ne pas bouger quand le fond de toutes les terres tremble ;
Être invinciblement fort à l’heure de la faiblesse
Toutes les troupes du monde en armes, les vaincre seul.;
Dans l’abîme obscur du cœur, cacher la clarté du vrai ;
Souffrir que le mal, fumée, ruine l’honneur, cette flamme ;
Qu’au lieu de bourgeons de roses, l’épine orne la vertu,
Est l’effet d’un cœur céleste, non une peine commune.
Seigneur ! aide ma faiblesse ; elle est sans toi comme un verre
Image sur son écu, qui te voit l’effroi le fige.
Verse l’indomptable sève dans ce tonneau de coquille
 L’araignée de ma faiblesse, si ta force la clôture, 
Peut attraper les baleines. Mon néant ne trompe pas :
Il est cause que l’Immense agit grand à travers moi.



[79]
Sur la nature irrépressible du noble art de Poésie

On m’interdit les dons cléments du ciel, qu’importe !
L’invisible rayon, le sonore secret,
L’angélique œuvre humaine qui dans et hors le temps,
Quand tout aura été, seule aura consistance,
Qui entrera en lice avec l’éternité,
Le miracle d’esprit franc de la force obscure,
Le soleil à minuit qui sème les rayons,
Ce qui à contre-monde en tout état persiste,
Cela seul me demeure, quand la force contraire
Du hasard plus puissant me tient presque asservie.
Même ici mon esprit, libre, veut démontrer
Ce que je voudrais faire si j’étais à moi seule :
Mon Dieu, j’exalterais ta gloire contre tout.
Délivre-moi ! À toi ma louange éternelle !


[81]
Sur la joyeuse résurrection du Christ

Anges ! sonnez les trompettes ! Séraphins, chantez, tintez,
Jub-jub-jubil-jubilez, chœur du ciel haut-réjoui !
Soleil, astres, brillez, dansez devant le triomphateur !
Monts et collines, rocs, clochers, bondissez au ciel de joie !
Ô vous bienheureux humains, car voici votre salut,
Louez, prisez, célébrez, rendez grâces, hissez haut
Celui qui se et vous hisse hors de la mort vers le ciel :
L’innocence au paradis, renaissant il vous l’apporte.
La puissance du péché peut-elle excéder sa force,
Si lui-même est l’infini ? Non, elle se rendra toute :
Sa vertu-mer peut éteindre étincelle et feux entiers.
Ah, le sauveur attendu si longtemps tuera les monstres.
Que veut mort, monde, enfer, diable arracher à un messie ?
Eux sont défaits, dévastés ; Lui règne au fin fond du ciel.

[83]
Sur l’indicible inspiration de l’Esprit Saint

Éclair non vu, ô toi claire-obscure lumière,
Force pleine de cœur, insaisissable l’être,
Quelque chose de Dieu dans mon esprit vient d’être
Qui m’éveille : je sens une étrange lumière.

La seule âme ne peut jeter cette lumière.
C’est un miracle-vent, esprit, tisserand-être,
Force-souffle éternelle, noyau même de l’être,
Qui pour lui lance en moi, flamme-ciel, sa lumière.

Toi regard-prisme, ô toi couleur-merveille, éclat !
Lueur qui va et vient insaisissable et claire,
Vol d’oiseau de l’esprit, au soleil vrai l’éclat.

L’étang que Dieu agite est, même troublé, clair !
Qu’au soleil de l’esprit renaisse son éclat :
La lune vers la terre alors se tourne, claire.


[85]
Exigence de l’éternité

Lance-toi, mon âme, au ciel, hors du vide temporel !
Lance-toi là d’où tu viens, de nouveau séjourneras.
Endurant jouir du penser, chasse l’ennui de durer,
Jusqu’à la joie qui t’emporte au temps délivré du temps.
Je veux dire, ah, l’éternelle éternelle éternité
Où la mort qui vivifie en désincarnant incarne.
Entre-temps, que cette main écrive sur sa hauteur,
Sur le plein jamais touché de sa joie au cœur du cœur.
Etemité, force et sève, hors de et par toi jaillie,
Qui sans origine est vie, par là-même l’Éternel
Mets la merveille à venir dans la bouche et sur la langue,
Que j’écrive clair splendide comme ton vouloir sans terme
Est de nous unir à toi, plus grand bien, non rejetés.
Viens de nouveau, redescends pour nous juger, Christ en 	armes ! 



[87]
Joie de printemps loue-Dieu (I)
Printemps : emblème de la vie éternelle
miroir de jeunesse demeure des joies 
Phénix univers chaque an rajeuni
respiration des muses	 travaux des Grâces

Joie qui recèle et donne toute jouissance
orfèvre des prairies peintre en plein air
bijou dépourvu de valeur marchande
plus fraîche des vignes rafraîchit-le-cœur !

Sois le bienvenu, étranger, mon hôte,
ami des joies, mon hôte, qui sert l’amour !
Serti de seules feuilles et de fleurs,
ne retarde plus ta venue sur terre !
Tu as tous les trésors que je désire.
La couronne, c’est à toi que je la donne.



Joie de printemps loue-Dieu (II)

La belle armée des fleurs est rentrée en campagne
Pour faire triompher le parfum, la couleur.
Les lauriers des feuillages : des couronnes partout.
Dryades ont monté de fraîches tentes d’ombre.
La douceur de l’amour dore le monde entier.
Les esprits de la joie se déploient dans les airs.
La force souveraine veut le bonheur de tout.
Le doux trop-plein du ciel s’incline vers la terre :
L’éternité fait signe avec une étincelle,
Une goutte de sève, un pollen de sa gloire
Voici, je l’ai goûtée, à présent que j’ai soif !
Ma langue est sèche, avide je brûle de désir :
Printemps, source-miroir qui arrose et contente,
Transporte l’âme, change la terre contre le ciel !


Joie de printemps loue-Dieu (III)

Pas seulement les arbres, mon cœur aussi bourgeonne.
L’espoir fait éclater les feuilles consolantes
Que la haute bonté, la fournaise, a soufflées.
Le vent d’ouest de l’esprit les chasse çà et là.
La floraison des joies suit aussi, plein bonheur,
Sûre de pressentir le fruit sucré de l’acte.
La faiseuse de miel a bon espace et lieu,
L’âme exaltant le Dieu de lui dire louanges.
Sève et force elle suce au sein de la fleur-livre,
Porte au palais de cire la leçon lumineuse,
Emplit d’esprit-rosée, de moût de miel céleste
L’âme-gorge, douceur, et fuit honorer Dieu.
Ce qui sur terre a lieu, mon esprit le transpose :
Seule l’éternité est fin où je commence.


Joie de printemps loue-Dieu (IV)

Adorable musique : quand temps et joie s’accordent,
Air et cœur sont ensemble aussi calmes, limpides,
Que soleil et bonheur touchent d’un même éclat,
Les pensées-hirondelles montent vers les nuées
Et qu’avec les étoiles brille l’âme étincelle.
Alors le laurier tresse aux cordes sa louange
Et le seigneur des cœurs sur son trône seul règne,
L’aile de la vertu vole le célébrer.
Ce temps, il me le faut, ô merveille éternelle,
Amour cœur partagé et brasier dans le cœur !
Ah, source inépuisable, parfaite mais ensemble !
Je sens et je voudrais mais ne peux comme on doit
Te louer : donne-moi la force débordante
De célébrer autant que sève tu m’inondes !



[95]
Sur le Verbe, tonnerre de l’esprit

Toi le fort, Dieu-Tonnerre ! Donne au tonnerre force,
Au cœur le mot qui perce : que l’on voie les éclairs
De l’esprit et qu’on touche, où il frappe, le feu ;
Qu’il abatte d’un coup le cœur trop arrogant.
Le fracas du tonnerre peut convertir le monde,
C’est dans l’effroi que siège la présence de Dieu.
Elle porte des fruits, la terrible bombarde :
À son zèle s’attache la force de la grâce.
Le miracle-rayon, son mot, blesse le fer,
L’âme et non le fourreau : le fort seul est sa cible.
Par sa subtilité l’esprit passe invisible.
Tôt ou tard, un grand bruit nous dit qu’il a frappé.
Garde-nous seulement, Dieu, des nuées grondantes :
Que ton mot de ses traits nous éclaire et transperce !



[97]
Sur les arbres en fleurs (extrait)

1
Ah, toi beau champ blanc, la tente 
Des mille oiseaux jubilants, 
Floraison de printemps, chœur 
Des chanteurs, ciel-promenoir ! 
Non, je ne peux me lasser 
De t’adresser ma louange.

3
Troupeau d’espoir blanc-grêlon 
Qui ne touche pas la terre ! 
Cortège de cygnes, non pas 
Sur les lacs, mais sur les branches, 
Tu loues, sans langue ni bouche, 
Notre Dieu, du plus profond.

4
Papier-floraison de craie ! 
Sur toi la beauté de Dieu 
S’écrira cerises noires 
Pour incarner la douceur. 
Chaque pétale, muet, 
A voix haute dit sa gloire.

5
Ma plume prend son élan, 
Sur toi fit cette chanson. 
Sa gloire par mon écrit 
A jamais restera tienne 
En toi devenue le fruit : 
Le Plus-Haut soit honoré.

6
Louée soit l’étoile fleur, 
Le noyau de la cerise ; 
Qu’en jaillisse un tronc solide. 
De la gratitude fuse 
Bénédiction, sève et force : 
Plus doux coulera la grâce.
[…]






[101]
Sur le temps fructueux d’automne

Verse-joie, porte-récolte, cuit-l’année comblé de bien,
But de flor — et véraison, désir que son œuvre anime !
Longue espérance est en toi parvenue à se faire acte.
Sans toi le regard contemple, mais rien encore n’a goût.
Toi l’achèvement des ères, achève et parfais bientôt
Ce qui de croître et fleurir a reçu moitié de l’être !
Ta vigueur n’aura d’orgueil qu’à la fin de cet ouvrage.
Trésor des temps, ah, exalte l’autre floraison aussi,
Fais de ta corne tomber les fruits de joie qu’on espère !
Doux délice dans la bouche, régale aussi notre esprit :
Ainsi lui, avec les siens, des tiens haussera la gloire.
Mûris les temps désirables dans l’empire suzerain !
Rends noirs les grains circonstants, juteuses les pommes 	neuves :
Les fruits de Dieu, qu’on en jouisse et les mange sur la terre !

Jean-Joseph SURIN 1600-1665

Comme Jean-Joseph Surin est le mystique poète qui dispose du plus grand espace de ce recueil, je fais précéder ses poèmes par une étude59 qui en comporte un choix :


Jean de Seurin, issu du milieu parlementaire bordelais, entra à seize ans dans ce noviciat jésuite de Bordeaux qui bouillonnait d’aspiration mystique. Il fut envoyé à Rouen pour une troisième année de probation : il y rencontra le père Lallemant et fut le condisciple de Rigoleuc. 
Son destin fut très particulier. Après avoir été prédicateur à Bordeaux et en Saintonge à partir de 1630, il fut envoyé à Loudun dans le Poitou, dont le curé venait d’être brûlé vif comme « sorcier », pour exorciser la communauté des ursulines « possédées » par le démon. Il délivra en effet la prieure Jeanne des Anges, mais l’angoisse qui l’accompagnait depuis son enfance l’engloutit et il succomba à la maladie mentale. Vingt années durant (1637-1657), se croyant damné, il resta quasi paralysé, le plus souvent incapable d’écrire et de marcher, retenu dans une petite chambre d’infirmerie du collège où il avait été élève. 
Convalescent, il entretint une intense correspon­dance et écrivit alors la plupart de ses grandes œuvres60. Peu à peu, il reprit ses ministères en Aquitaine, surtout pendant les trois dernières années de sa vie. 
Le gros problème de Surin est sa pathologie, que notre époque férue de psychanalyse a expertisée avec gourmandise, en sous-entendant que la mystique en général est aussi une pathologie. Surin est intéressant parce qu’il combine les deux niveaux : sa maladie mentale est évidente et a explosé au contact des hystériques de Loudun. Mais la réalité mystique était là qui attendait dans la profondeur et a fini par supplanter tout le reste, une fois le plan psychologique calmé par l’abandon au divin. Ses beaux poèmes en sont témoins.  
 Michel de Certeau qui l’a étudié avec l’outil psychanalytique, explique son angoisse par une mère ne lui a pas « permis d’exister »61, puis par une pression familiale et sociale qui n’a cessé de l’étouffer. Il se réfère au beau récit que Surin fait à Jeanne des Anges d’un souvenir d’enfance qui se situe pendant la peste de Bordeaux (1608) :
[je fus envoyé] « en une maison aux champs, près de la ville, en un très beau lieu, en la plus belle saison de l’année, et laissé seul avec une gouvernante qui n’avait soin que de me procurer tout plaisir ; et chaque jour, j’étais visité par mes proches qui, les uns après les autres, me venaient voir et m’apportaient des présents. Toute ma journée s’employait à jouer et à me promener, sans avoir crainte de personne. Après cette quarantaine, on me mit à apprendre les lettres et mon mauvais temps commença. » 

Michel de Certeau explique :
« Depuis l’âge de huit ans » jusqu’à la soixante-troisième année, Surin « n’a jamais possédé » une pareille « liberté ». Le « beau lieu » où pay­sage et visages organisent un univers de sympathies n’est qu’un paradis solitaire, brève parenthèse dans une vie oppressée par la « crainte » au milieu des hommes. L’image d’un « ailleurs » trouant le tissu continu de l’angoisse manifeste une secrète déchirure. »

Mais au milieu de cet étouffement, Surin a fait une rencontre capitale à la fin de ses études au collège : 
« les jours de congé, j’allais quelquefois voir la Mère Isabelle des Anges, qui était la Mère prieure et qui avait fait la fondation. »

Nous avons déjà rencontré cette supérieure remarquable62 venue en France avec Anne de Jésus, et seule Espagnole à être restée en France tant était inébranlable sa volonté de maintenir intact l’esprit du Carmel63. C’est ainsi que, tout jeune, il fut initié à la mystique carmélitaine, comme il le rappelle à une prieure dans ce superbe éloge du Carmel :
Il me semble que ses exemples et ses paroles opéraient un effet de grâce précieux, imprimant dans les cœurs la vivacité de la foi, les élevant aux choses éternelles et retirant des affections de l’être présent, en sorte que rien de temporel, sous quelque prétexte que ce fût, ne tirât l’âme de l’unique décharge en Dieu et du repos dans le sein de sa provi­dence. Si bien que cette âme demeure toujours arrêtée et accoisée en lui, capable de vaquer librement et totalement à lui, en sorte qu’étant aussi libre pour lui, elle puisse se plonger et abîmer toute en lui.
 C’est en ce plongement qu’est le bien des véritables carmélites, et en un profond éloignement en Dieu, hors l’hémisphère de cette vie, ne se souvenant que de vaquer à l’unique affaire que chacun doit avoir de faire un établissement invariable en lui, de tenir de cœur et de pensée affective à lui, ne recevant ni agréant de vie que pour cela, jusqu’à être si uniquement attentive à lui que les applications sincères et rapports à lui soient la totale vie du cœur. Ces rapports ne sont pas par des imaginations ou conceptions, mais par des liens du cœur, aimant véritablement Jésus-Christ…

C’est dans ce cadre qu’il eut sa première expérience mystique :

Dans leur chapelle où il n’y avait personne que moi, je fus attiré à m’asseoir dans un confessionnal ; car quoique je fusse enfant assez peu dévot et peu sage, notre Seigneur pourtant me faisait de grandes grâces. Il m’en fit lors une signalée, car outre ces profonds sentiments de lui et forts unissant à sa bonté, il me fit, cette après-dînée, une déclaration de ses principaux attributs et me les fit savourer64.

La vieille génération jésuite de Bordeaux était très inquiète de la « nouvelle spiritualité » prônée par les jeunes, dont Surin faisait partie. Il eut à faire face dès 1639 à des accusations à l’intérieur de la Compagnie. La dénonciation suivante65 fut rédigée par un professeur du noviciat, Champeils (1587-1669) :

Articles sur quelques points dont il a paru important d’informer le très révérend père général […] aussi ai-je estimé devoir joindre à cette lettre les enseignements du père, tels qu’il les a donnés et lui-même écrits […]   
1. L’âme qui veut progresser en esprit doit s’en remettre à l’opération divine au point de ne pas chercher elle-même à y coopé­rer, à moins que ce ne soit, tout au plus, par un acquiescement insensible…
4. Elle doit s’en remettre à Dieu au point de se conduire exacte­ment comme un enfant privé de raison, ou comme de petits animaux guidés seulement par l’instinct, ou comme un agonisant absolument incapable d’agir, ou comme une jeune fille qui est parée et ornée par la main d’un autre.
5. Elle doit subir le mouvement intérieur sans faire elle-même d’efforts pour s’y exciter et pour accroître la ferveur, et ne jamais outrepasser l’instinct.
6. Elle ne doit rien demander à Dieu, à moins qu’il ne lui soit auparavant révélé que Dieu même forme et produit en elle une requête.
7. Elle ne doit jamais juger d’après ce qu’elle voit, mais d’après l’instinct intérieur.
8. Dans les désolations, elle ne doit pas recourir aux actes de pénitence ou à d’autres semblables remèdes, mais demeurer dans cet état, sans rien faire pendant tout ce temps […]
11. L’âme qui s’efforce de se soumettre à Dieu doit bannir toute appréhension, et vouloir se libérer non des ennemis, mais de leur crainte.
12. L’âme progresse d’autant plus qu’elle a moins le souci et la pensée de son progrès.
13. L’amour libère l’âme de tout souci, la rend passive en tout et lui retire tout ce qui pourrait lui servir d’appui. […]
20. Les apôtres ont péché quand, par crainte du naufrage, ils ont prié le Christ, car dans la nécessité chacun doit s’en remettre à la volonté divine, sans rien solliciter de Dieu. 
Voilà ce qu’il écrivait. Quand il parlait, en chaire ou au cours d’entretiens privés, il détournait de la méditation, des prières vocales et autres semblables pratiques de piété, de sorte que beaucoup de religieuses croyaient devoir s’en abstenir et l’on eut toutes les peines du monde à les guérir de leur erreur. On constate que tous ces enseignements sont bourrés d’erreurs, qu’ils anéantissent tout travail pour la perfection, et qu’ils sont surtout opposés à l’esprit de notre Compagnie…

Cette liste est importante, car ces accusations seront reprises à la fin du siècle par les non-mystiques pour accuser les membres du cercle animé par madame Guyon. Dans le cas présent le fragile jésuite subit cette attaque…
 Dans les années qui suivirent la délivrance de la mère Jeanne des Anges à Loudun Surin avait basculé dans un état pathologique : comme sa proche aînée Marie des Vallées (1590-1656), il se sentait possédé du démon, donc damné. Le 17 mai 1645, il tenta même de se suicider. Voici comment, remis, il raconte son histoire à la troisième personne66 :
« Il fut logé en une de ces chambres qui sont sur la rivière et qui sont extrêmement élevées, à cause que la maison est bâtie sur un rocher au pied duquel passe la rivière de Garonne. La chambre où il était est l’infirmerie, laquelle est au troisième étage et sur la salle. Il passa quelques jours dans cette maison, dans une désolation aussi grande qu’il n’eût jamais eue en la vie, à cause de la pensée qu’il avait qu’il était déjà condamné et rejeté de Dieu.

Un éclair traverse ces ténèbres :

Je vous dirai que le jour avant ma chute de Saint-Macaire, comme j’étais abîmé dans ces eaux profondes du désespoir, il me vint une parole qui venait de la bouche propre et particulière de la Personne du Saint-Esprit, qui me dit, au milieu de mon trouble, une parole espagnole qui est dans le Cantique de sainte Thérèse, qui est « Espe­ranza larga », c’est-à-dire amplitude d’espérance, qui est la chose la plus suave qui puisse jamais venir à l’esprit. Mais, à cause de la misère où j’étais, cela se renferma comme un éclair, et ensuite mes effrois ne furent point diminués.67.

Voici le récit saisissant de sa tentative de suicide. On y perçoit l’impersonnalité propre aux actes de mélancoliques : 

Comme son âme était remplie de cette pensée [de la damnation], poursuit le récit de la « Science expérimentale », il eut encore une autre puissante suggestion, qui était de se jeter par la fenêtre de la chambre où il était logé, qui répond à ce rocher sur lequel la maison est bâtie. Il porta cette pensée qui lui venait d’une manière tout à fait affreuse. Il passa toute la nuit à la combattre et, le matin venu [le 17 mai], il alla devant le saint Sacrement à la petite tribune qui est vis-à-vis du grand autel et passa là une partie de la matinée, et, un peu avant le dîner, il se retira dans sa chambre.Comme il entra dedans, il vit la fenêtre ouverte. Il fut jusqu’à elle et, ayant considéré le précipice pour lequel il avait eu ce furieux instinct, il se retira au milieu de la chambre, tourné vers la fenêtre. Là, il perdit toute connaissance et soudain, comme s’il eût dormi, sans aucune vue de ce qu’il faisait, il fut élancé par cette fenêtre et jeté à trente pieds loin de la muraille, jusqu’au bord de la rivière, ayant sa robe vêtue, ses pantoufles aux pieds et son bonnet carré en tête. Le dire commun est qu’il tomba sur le rocher et de là bondit jusqu’au bord de la rivière, contre un petit saule qui se trouva entre ses jambes et empêcha qu’il ne tombât dans l’eau. En tombant, il se cassa l’os de la cuisse, tout au haut, proche de la jointure de la hanche68.

Il restera boiteux toute sa vie. 
Enfin, le 12 octobre 1655, la guérison commença69 :cela fit une opération de tendresse et d’amour d’une manière si puissante que je ne le saurais exprimer. Après, comme venant d’un profond sommeil, je dis encore : « Est-il bien possible que je sois capable de revenir à Dieu et d’espérer en lui ? » Il me fut répondu en même langage de vie : « En doutes-tu, que cela se puisse ? » 
La consolation, dans ce commencement que je viens de dire, était si grande en mon âme que je ne la pouvais contenir ; et comme je marchais par le couloir de l’infirmerie, je tombais tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en la pensée que j’avais que Dieu me ferait miséricorde. Et ce qui m’accablait, c’est que les paroles que Dieu dit à mon âme étaient si douces et si pénétrantes qu’elles me renver­saient tantôt contre une muraille, tantôt contre une autre, et ce qui achevait de m’accabler, c’est que parfois il m’était demandé intérieurement : « Eh bien, Dieu est-il bon ? » 
[Ainsi la guérison] ‘fut un bien comme le jour qui arrive à ceux qui sont dans l’ombre de la nuit […] La noire tristesse qui m’avait saisi ne s’en alla que peu à peu, et la sérénité ne revint dans mon âme que par degrés’. 

La guérison définitive n’eut lieu cependant que le 9 juin 1656 par un abandon total à Dieu : 

… il me vint pour lors en l’esprit : « Mais pourtant tu es damné », et cela d’un tel ton que l’âme en fut accablée. Et comme cela m’allait réduire en grande angoisse, je sentis un mouvement dans le cœur fort puissant qui me fit résigner à cela si c’était la volonté de Dieu, et je dis ces paroles : « Je le veux si Dieu le veut », et je me jetai le visage contre mon lit, pour me soumettre du tout [totalement] à la divine volonté.
Il me semble que je sentis pour lors en l’esprit comme si un deuxième flot m’eut couvert et englouti, qui mit mon âme en paix […] Et notre Seigneur me fit comprendre, lors, que l’abandon à la divine volonté doit porter l’âme jusque là que, sans tant discerner ni quoi ni comment, d’accepter même, par soumission au divin pouvoir, pour l’éternité, tout ce qu’il lui plairait. Et cela me mit effectivement en telle paix que jamais plus le désespoir n’a pu dominer en mon intérieur […] quoiqu’il ne laisse, de temps en temps, de friser mes terres et faire encore des efforts pour attaquer mes bastions, jamais pourtant je n’ai, depuis ce jour-là, senti aucune impression pénétrante de ce cruel ennemi du genre humain…70.

Il put reprendre son ministère tout en entretenant une intense correspondance. Il écrivit aussi ses grandes œuvres où il déversa en quelques années tout ce qu’il n’avait pas pu écrire du fait de la maladie. On mesurera en le lisant combien poignant fut le destin de cet être trop sensible, à la structure trop fragile, et qui perdit vingt ans à cause de la maladie mentale. Ces trop brefs extraits montreront, nous l’espérons, une intelligence d’une clarté supérieure, un talent poétique certain et une grande profondeur d’expérience.
Il opposait les mystiques avec ceux qui se contentent « de bons discours en leurs oraisons » 71 comme le préconisaient les professeurs qui l’ont tant fait souffrir : 

Car souvent, pour le regard de Dieu, ils sont très peu instruits, quoiqu’ils soient très grands docteurs, parce que l’école de Jésus-Christ est, comme dit saint Ignace, une école d’affection. Ceux-là donc ont besoin de raisonner, sur les pra­tiques spirituelles ; et, si on les prive du discours, on les met incontinent à sec, à cause de l’habitude qu’ils ont à raisonner, et du peu qu’ils en ont à aimer et à goûter. 
La vraie raison de cela est que ces gens, quoi­qu’ils ne s’en aperçoivent pas, n’ont point donné leur volonté totalement à Dieu, ni, ne recherchant pas Dieu en tout et se contentant des idées com­munes, n’entrent pas bien avant en celles de la totale abnégation de leur intérêt, ne sachant pas même humilier leur entendement en agissant avec Dieu. Souvent ces personnes, parce qu’ils s’adon­nent fort par leur profession, qui est sainte et apos­tolique, à l’aide du prochain, ne gardant pas le déga­gement qu’il faut dans les choses extérieures [p.83 du ms.] et basses, ni n’y cherchant pas assez purement Dieu, il arrive que leur vie n’est qu’un mélange de bonnes choses et de conduites imparfaites. Ainsi, insen­siblement, ils se trouvent éloignés de Dieu et sont [102] plongés dans le goût des objets créés, et, dans cet état, se sentent dans leur oraison un peu loin de Dieu. Ils ont besoin de tirer l’aviron pour appro­cher de Lui, ce qu’ils font par les discours et con­sidérations. Et comme l’autre sorte d’oraison qui est affective leur est inutile, ils prêchent leur manière d’oraison et la louent grandement, tenant l’autre comme une chimère. Et comme ils ont pris cette habitude dans leur jeunesse, et dans leur plus grand âge ils suivent toujours cette méthode, et disent que c’est la meilleure. Et, véritablement, ils ont quelque raison, car il faut proportionner chaque chose à son sujet, aussi bien qu’à son principe.
Toutefois, ceux qui tiennent une autre méthode et qui cherchent Dieu en tout, non seulement en faisant les actions de son service, mais les faisant pour lui, n’envisageant que lui et ne souffrant d’autre motif que sa gloire, ont un sujet bien diffé­rent en leur dévotion ; car ceux-là deviennent entiè­rement spirituels et sont en chemin évident de se faire saints. Voilà pourquoi, n’ayant pas besoin d’avirons pour aller à Dieu, ni de grands discours pour le sentir, mais trouvant qu’ils sont vraiment en lui avec peu d’effort, leur oraison est de le goûter et de s’unir à lui, et, dans ce goût, croître en sa connaissance et en son amour.

 Reprenant l’image de la montagne, Surin décrit les divers accès possibles à son sommet : « par le dehors », ou par le dedans, voie « des degrés obscurs », qui fut la sienne :
Ceux qui sont en bas, ayant ouï parler des mer­veilles qui sont au haut de la montagne, font réso­lution d’y aller et entreprennent d’y monter avec grand courage. Dans la montée il y a beaucoup de peine, à cause de la raideur et parce que souvent il n’y a que des sentiers étroits, difficiles à tenir et peu frayés. Il y a, outre cela, des bêtes sauvages, des précipices, des grands déserts arides avec une grande pauvreté et misère. En quelque endroit de cette montagne on trouve une grotte en laquelle, quand on entre, on trouve des degrés obscurs qui, par dedans la terre et par des voies obscures et occultes, donnent passage pour aller en haut, trouvant de temps en temps des soupiraux et des ouvertures par lesquelles on reçoit le jour pour voir où l’on est. Mais, communément, ces conduits sont fort ténébreux et, montant toujours par des voies secrètes, vont aboutir au haut de la mon­tagne, jusqu’au beau jour qui est au sommet. [111]
Ceux qui ne passent pas ces degrés [p. 90 du ms.] obscurs et ténébreux vont par le dehors et trouvent tantôt des voleurs et mille traverses périlleuses. Enfin, aucun n’y va qu’en souffrant beaucoup ; mais c’est toujours avec une espérance certaine de parvenir à de grands biens.
De même, ceux qui s’adonnent à la vie spiri­tuelle, abandonnent la campagne de ce monde inconstant et voluptueux, et s’en vont jusqu’au pied de la montagne, et puis s’engagent à monter, sans s’étonner de la raideur et du peu de douceur que l’on trouve par les chemins. Il y a peu de retraites agréables, beaucoup de souffrances et de mauvais chemins. Quelques-uns arrivent à cette caverne où il y a des conduits souterrains et des degrés obscurs, qui sont les peines intérieures où l’homme souffre ce que personne ne sait, que ceux qui l’ont éprouvé ; ou bien ils vont, par les peines [112] extérieures et travaux qui sont les maladies, les persécutions des hommes et les traverses que la Providence divine permet qui leur arrivent. Enfin, les uns et les autres, après de grands travaux et de longs exercices de vertus, arrivent au haut de la montagne, et trouvent là des biens et des richesses…

Son Guide Spirituel invoque Catherine de Gênes, Constantin de Barbanson, Jean de Saint-Samson, Thérèse d’Avila. Fort d’une grande culture, il définit avec précision les différents degrés d’oraison, mais son expérience profonde lui permet de tout simplifier72 :
Qu’est-ce que l’oraison de quiétude et silence ? C’est un repos que l’âme prend en la pensée de Dieu sans opérer beaucoup par son propre effort. Nous l’appelons le premier degré de la contemplation parce qu’il n’y a rien de cela, mis dans l’ordre de l’oraison, qui passe la grâce commune. Il est vrai que ceux qui traitent des degrés de l’oraison les multiplient fort. […]  On lui donne quatre noms différents : le premier est l’orai­son de présence à Dieu ; le second, de recueillement ; le troisième, de quiétude, et le quatrième, de silence. Entre ces quatre choses, il y a quelque différence, mais non pas si grande qu’on en puisse faire des degrés à part. L’oraison de la présence de Dieu n’est pas une simple représentation que le chrétien peut faire en soi-même d’avoir Dieu présent ; c’est un don très relevé par lequel l’âme sent manifestement en soi la pré­sence divine ou celle de notre Seigneur Jésus Christ, ce qui l’élève beaucoup au-dessus de ses forces naturelles. L’oraison de recueillement est quand l’âme, ensuite ou au moyen de [284] cette présence, se trouve ramassée en son intérieur et séparée de toutes choses créées pour être attentive à Dieu. Celle de quiétude est quand cela est accompagné d’un goût très suave qui lui fait savourer la douceur divine, comme celui qu’aurait un enfant à sucer le lait de sa mère […] Le silence est quand l’âme, par cette opéra­tion, est contrainte de cesser en la sienne propre et d’écouter Dieu, demeurant accoisée [apaisée] sans s’émouvoir en rien. Or nous trouvons que toutes ces quatre choses viennent quasi à une. Il faut seulement remarquer la différence qu’il y a entre quiétude et silence ; et c’est que la quiétude est avec goût et saveur, le silence est parfois avec très grande aridité. Ainsi, c’est la même sorte d’oraison parce que le principal point de ce degré est que l’âme demeure tranquille, sans beaucoup opérer de soi-même.

Surin aborde le sujet de la suspension des sens qui exclut toute compréhension et tout souvenir : cette « vacance » pose souvent problème aux mystiques comme à leurs examinateurs. Ce texte demeure une tentative rare de répondre au doute de son entourage immédiat, peu préparé par la Compagnie à comprendre le vécu mystique, et dont on imagine le scepticisme renforcé par l’évidence de sa maladie. L’absence d’action de l’âme sera le grand problème soulevé à la fin du siècle contre les mystiques :
Est-il vrai que l’âme, en cette sorte d’oraison, puisse être dite demeurer sans opération ? Sur le sujet de cette question, il y a grand différend entre plusieurs docteurs et les mystiques auxquels on trouve à redire parce qu’ils disent franchement qu’en telles contempla­tions l’âme n’agit point, mais que Dieu opère en elle ; les autres se fâchent de cela, disant qu’il ne se peut que l’âme soit sans opération, c’est-à-dire sans connaissance et sans affection. Pour les accorder, nous dirons que l’âme, à la vérité, a grande connaissance et grande affection, mais qu’elle ne l’a pas par son action propre ou par son effort, mais qu’elle la reçoit de Dieu. […]
Qu’est-ce que l’extase ? C’est une défaillance du cœur assailli de l’amour, qui fait cesser les opérations des sens afin que l’âme vaque aux impressions de ce même amour. Cela se fait lorsque l’âme reçoit quelque effet puissant du divin amour duquel le cœur demeure faible, et ne peut fournir aux fonctions des sens qui demeurent interdits pendant que l’âme vaque à ce qui lui est communiqué de la part de Dieu. Cette opération aussi bien que la suivante qui est le ravissement, dont nous [291] par­lerons par après, ne font point un degré différent de contemplation, mais se rapportent à l’oraison d’union, encore bien que, parfois, pendant l’extase, l’imagination demeure troublée parce que le grand effet s’en va au cœur et moins aux parties supérieures de l’âme comme pourrait être l’intelligence laquelle, quand elle est fortement arrêtée, emmène après soi tout le reste. Ce qui est ici de plus notable, c’est que l’âme est inter­dite en ses sentiments.
Les examinateurs de la mystique donnent ici une grande attaque […] parce que, disent-ils, cela serait contre l’intention de Dieu, lequel a donné la vie à l’homme pour opérer et mériter, et que, dans l’extase, l’homme n’étant pas à soi, il ne peut rien mériter73. Ce sont des raisons prises du sentiment humain, comme si les noces de Dieu étaient faites comme les nôtres. On pourrait dire de même que le sommeil que Dieu a donné aux hommes est contre son intention, parce qu’il a donné la vie aux hommes pour opérer et que toutefois, pendant le sommeil, les opéra­tions cessent ; mais on peut répondre à cela que le sommeil n’est pas inutile parce que, encore que, tandis qu’il dure, l’homme cesse d’opérer, néanmoins il prend des forces pour agir plus vigoureusement par après. En même façon, dans les opérations surnaturelles, quand bien l’âme demeurerait inter­dite pour un temps, cela n’empêcherait pas le dessein de Dieu qui est de faire agir l’âme parfaitement, à cause qu’elle peut prendre là des forces pour cet effet. 

Surin parle des peines de la purification :

Ce travail, quoiqu’il semble n’être qu’en imagination, est néanmoins fort terrible et vient des autres peines que nous avons dites, qui fait qu’elle est réduite à l’étroit. Comme le serpent quand il se dépouille de sa peau, qui se met entre deux pierres, ainsi l’âme, pour être renouvelée, est obligée de passer par un chemin si étroit. À cause des choses qui y sont traitées et de cette censure, nous avons dit qu’elle ne sait comment vivre et les moindres choses l’accablent. Cependant il faut qu’elle vaque à tous ses devoirs : si c’est un prédicateur, il faut qu’il prêche, et enfin, de quelque condition qu’il soit, il faut qu’il vaque aux devoirs de son état ; ou si c’est une mère de famille, il faut qu’elle pourvoie à ses enfants, qu’elle soutienne la charge de toute une maison, des procès qui surviennent, et fournisse à tout ce qu’il faut, sans avoir égard à ses peines. D’où vient que cet exercice est très grand et cela tient lieu de purgatoire. [301] 

Dieu met l’âme dans « l’avant-goût de la gloire future » :

[315] Quels sont les biens que l’homme reçoit en cet état ? On les peut réduire à trois chefs. Le premier est un plonge­ment de l’âme dans l’essence divine, qui est une union de son fond, c’est-à-dire de l’origine de toutes ses opérations, de son centre et de son être plus intime avec Dieu […] Tout ainsi que les personnes qui sont mariées ensemble n’ont point besoin d’étude ni de réflexion pour s’entretenir et vivre avec mutuelle affection, mais ils éprouvent comme une douce loi qui, à la rencontre et aux occasions, leur prescrit cette même affection ; de même l’âme, en suite et par la vertu de cet état de mariage avec Dieu, se trouve liée à lui et attirée à l’aimer. […] 
Or cet état fondamental dit trois choses. Premièrement, une lumière perpétuelle dans l’âme, qui la fait marcher en plein jour avec une disposition de connaître aux occasions ce qui est pour son besoin et pour celui d’autrui : « Ut filii lucis ambulate [Éph. 5, 8 : « Marchez en fils de lumière. »]. La seconde chose est un goût perpétuel de Dieu, fort doux et universel, à la façon qu’un poisson dans la mer ne perd jamais le goût de la mer. Parfois, cette âme est plon­gée dans cet océan du divin amour ; elle savoure comme ferait un homme s’il avait tout son corps disposé et imbu [rempli, pénétré] de la même faculté que la langue pour goûter, et qui serait trempé par moments dans un océan de lait et de sucre. La troisième chose propre à cet état est une perpétuelle et très douce pente à tout bien et à ce qui regarde Dieu et son service, et cette pente vient de la loi très suave dont nous avons parlé [Guide spirituel, VI, 3], gravée au fond de l’homme, c’est-à-dire en sa plus intime faculté d’opérer, vouloir et aimer. […] Ainsi que nous avons dit au commencement, que celui qui s’est marié ne se considère plus comme seul, mais comme attaché à une personne inséparablement, ainsi de même l’âme ne peut rien entreprendre sans lui, ni ne former aucun dessein sans qu’il y consente. Si elle est en peine, il la conseille ; si elle est en doute, il l’éclaire ; si elle est seule, il lui sert d’entretien. 

On le voit orienter ses correspondantes vers l’immensité divine et l’abandon qui apporte la joie :

Elle doit regarder Dieu comme une immensité d’être qui n’a point de bornes et, suivant cette idée, quelque bien qui se présente, étendant sa vue infiniment au-delà, elle dira en elle-même : « Dieu est cela et infiniment davantage. » Ainsi elle ne se bornera jamais et, ne se restreignant d’elle-même à rien en particulier, elle jouira de toute la liberté dont un cœur est capable. Cet espace sans limites, cette immensité d’être qui est Dieu sera sa demeure, son élément et son fonds. Elle n’en pourra sortir et tâchera d’asseoir tous ses projets, toutes ses entreprises, tous ses désirs, tous ses biens sur ce fonds solide et immuable74. 
Vous dites que vous vous sentez deux dispositions bien diffé­rentes, l’une paisible au fond de votre intérieur, et l’autre active dans vos puissances. […] Vous devez donc sérieusement vous appliquer à diminuer et affaiblir vos efforts et activité naturelle, par laquelle vous prenez en vous-même un petit contentement et une petite satisfaction, croyant que ce travail contente Dieu. Il n’en est pas si content que vous croyez, ma chère fille, et, quoique vos diligences lui plaisent, il se plaît encore davantage que nous l’écoutions et le laissions faire. Il semble qu’il n’y ait rien de si aisé à faire, mais pourtant je trouve fort peu de gens qui l’entendent, et j’en vois plusieurs qui se repaissent des sentiments auxquels ils ont contribué et les préfèrent à cette délicate paix qui est au fond du cœur, parce qu’elle est moins sensible, mais beaucoup plus efficace. Si vous vous défaites de vos empressements, votre extérieur sera libre ; vous ne paraîtrez plus gênée et angoissée comme vous êtes […] Mettez, je vous prie, votre cœur au large et tâchez d’aller à Dieu par le chemin de l’amour75.

Dans une autre lettre, il conseille le contraire de ce qu’il a vécu, à savoir la gaieté et l’absence de tension :

Et tout cela doit être sans gêne ni torture d’esprit, car Dieu veut les âmes gaies et au large, et non pas rampantes dans les créatures et la faiblesse des sens. Il faut toujours avoir un respir vers le ciel et, par une foi vive, prendre souvent l’air de l’autre monde et ne participer à celui d’ici-bas que par humilité, charité, condescen­dance aux petits et aux affligés. Il ne faut être ni abattue, ni triste, ni égarée, l’âme doit être gaie, tranquille et fervente. Je tiens heureuses, ma chère sœur, celles qui ont Dieu présent en leur intérieur et qui ne perdent jamais le doux sentiment de sa grâce : cela maintient l’âme en joie et dans son devoir. 
Cette disposition s’acquiert en peu de temps quand le cœur est dégagé. Nous avons quantité de petits desseins et de petites appré­hensions qui arrêtent notre âme et l’empêchent de voler vers Dieu. Quand une personne aime qu’on la méprise et ne désire au fond de son âme que d’entrer en familiarité avec Dieu, elle trouve bien­tôt la paix et, le cabinet intérieur étant ouvert, elle y trouve bien­tôt sa retraite assurée et son entretien avec l’Époux. Et si la grâce sensible lui manque, elle s’estimera heureuse de travailler à froid, se fortifiant par l’oraison, et sera en toutes choses veillantes sur son cœur, attisant toujours son petit feu, soufflant toujours dessus pour tâcher de le faire plus grand, jusqu’à ce qu’enfin elle gagne la miséricorde de Dieu et obtienne que la flamme du ciel vienne enflammer le bois qu’elle aura préparé76.

Enfin s’avance la paix qui illumine les dernières années. Il la décrit dans les Questions importantes de la vie spirituelle, le dernier texte qu’il écrit un an avant sa mort en 1664. Dans un texte d’une poésie singulièrement prégnante, Surin évoque exactement les grandes marées d’équi­noxe par temps calme : pas un souffle de vent, mais sur la grève, à perte de vue, la mer montant comme une masse animée, roulant et brassant elle-même ses eaux, les alignant en longues lames parallèles et les faisant une à une déferler, avec un rythme d’une puissance et d’une majesté souveraine. On trouverait difficilement, croyons-nous, dans toute la littérature du XVIIe siècle, une page où le sentiment de la mer s’affirme à ce point. Surin a été de 1631 à 1634 à Marennes et il avait emporté de la mer une impression inoubliable :

Quand Dieu a fait passer l’âme par les travaux ou par les passages ténébreux de la montagne, et qu’il commence à lui faire voir la lumière de cette région sublime de son amour, il fait écouler sur elle une paix abondante comme un grand fleuve. Ce sont des torrents de paix. Non seulement c’est un calme qui ressemble à la bonace [calme de la mer après un orage] de la mer, ou au cours tranquille des grands fleuves, mais cette paix et ce repos divin viennent dedans comme des torrents qui l’inondent, et l’âme sent vraiment, après les tempêtes passées, comme des inondations de [116] paix ; et le goût du repos divin non seulement entre dans l’âme et s’en saisit, mais la vient assaillir en la façon de quantité d’eaux. […]
Cette paix entrante fait ce qui ne [117] lui est pas propre, qui est des impétuosités très grandes, et il n’appartient qu’à la paix de Dieu de faire cela. C’est elle seule qui peut marcher en cet équipage, comme le bruit de la mer qui vient, non pour ravager la terre, mais pour remplir l’espace du lit que Dieu lui a donné. Cette mer vient comme farouche avec rugis­sement quoiqu’elle soit tranquille ; l’abondance des eaux fait seule ce bruit et non pas leur fureur, car ce ne sont pas les eaux [p.96 du ms] agitées par la tempête, mais par les eaux, dans leur plus natu­rel calme, lorsqu’il n’y a pas un souffle de vent. La mer en sa plénitude vient visiter la terre, et baiser les bords que Dieu lui a donnés pour limite. Cette mer vient en majesté et en magni­ficence. Ainsi vient la paix dans l’âme, quand la grandeur de la paix la vient visiter après les souffrances, sans qu’il y ait un seul souffle de vent qui puisse faire sur elle une ride. Cette divine paix, portant avec soi les biens de Dieu et les richesses de son royaume, elle a aussi ses [118] avant-coureurs, qui sont les alcyons et les oiseaux qui marquent sa venue : ce sont les visites des anges qui la précèdent. Elle vient comme un élément de l’autre vie, avec un son de l’harmonie céleste et avec une telle raideur, que l’âme même en est toute renversée, non par aucune opposition à son bien, mais par abondance.

Il décrit la vie en unité avec Dieu :

Dieu s’étant uni à l’homme en suite de l’exercice que nous avons pro­posé de le chercher en tout, il s’empare aussi des puissances intérieures qui sont l’entendement et la volonté. La lumière surnaturelle remplissant l’entendement, il se fait, à l’occasion des objets qui se présentent et à leur rencontre, un écoule­ment perpétuel de la lumière et de la vérité en l’homme, par lequel Dieu rayonne dans l’âme par ses rayons sereins et répond aux pensées de l’âme, l’éclaircissant secrètement et l’instruisant des vérités. Cela touchant aussi le cœur, par la [147] chaleur de l’amour l’âme [p.121 du ms] est excitée, avec Dieu, et à s’adresser à lui. Quand l’âme parle à Dieu, jamais Dieu ne manque de faire sa réponse, et la vertu divine opère alors dans l’âme, je dis quand l’âme est déjà unie à Dieu et assujettie à sa lumière. Et, pour avoir le commencement de cette communication, il n’est pas nécessaire que l’âme soit parfaite. Dieu souvent fait cela aux âmes dès qu’elles entrent dans la lumière surnaturelle, quoiqu’il y ait en elles un grand mélange de ténèbres. Et cette réponse divine se fait si subtile­ment que souvent, l’âme ne l’aperçoit pas. […]
Car vraiment la vie intérieure de l’âme consiste en ce commerce continuel que l’âme a avec Dieu, Dieu lui parlant sans cesse. Et quoique ceci semble incroyable à ceux qui n’y sont pas habitués, parce qu’ils ne seront peut-être pas engagés si avant avec Dieu, il est pourtant très véritable qu’il s’établit une perpétuelle communication vitale entre Dieu et l’âme, Dieu répondant à toutes les pensées de l’âme ; selon qu’elle connaît sensiblement la parole de son Dieu qui, au fond, est son inspiration, et quelquefois même paroles distinctes : et l’âme sent que Dieu lui parle ; sans aucune prononcia­tion, ni vocale, ni verbale distincte : néanmoins elle sent que c’est la Parole de Dieu qui lui étale sa doctrine.
À cette lumière s’ajoute l’amour, car Dieu, par­lant à l’âme, l’enflamme et même la caresse, comme deux amoureux qui se parlent […] Enfin, le fruit dont je prétends parler ici est [150] que, quand l’âme a tenu longtemps cette pratique et que Dieu lui a donné son amour, il se fait un perpétuel commerce et une communication qui n’est jamais interrompue, comme d’ami à ami, sans aucun bandement, sans aucune charge, avec une grande amplitude et soulagement de l’âme ; et même, si elle interrompait tant soit peu, l’âme semblerait perdre la vie et trouverait une diminu­tion comme de sa propre vie.
Et voici en conclusion trois beaux poèmes qui expriment la libération finale77 : 

I
II. Du délaissement de toutes choses pour vivre plus parfaitement.
Je n’ai plus rien à prétendre,
Plus d’amis à rechercher,
Plus de causes à défendre,
Plus de desseins à cacher :
Je ne saurais plus rien craindre,
Rien déguiser ni rien feindre ;
Après avoir tout quitté,
J’ai trouvé ma liberté.
Aussitôt qu’à cette perte
Mon esprit s’est préparé,
Ma poitrine s’est ouverte,
Et Dieu s’en est emparé :
Sus, monde, quittons la place,
Rien que Dieu, rien que la grâce.
Après avoir tout quitté,
J’ai trouvé ma liberté.
[…]

V. De l’abandon intérieur, pour se disposer à la perfection de l’Amour divin.
Je veux aller courir parmy le monde,
Où je vivray comme un enfant perdu,
J’ay pris l’humeur d’une âme vagabonde
Après avoir tout mon bien dépendu.
Ce m’est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l’Amour me demeure.

Déchu d’honneur, d’amis et de finance,
Amour je suis reduit à ta mercy,
Je ne puis plus mettre mon espérance,
Qu’au seul plaisir d’être à toy sans soucy.
Ce m’est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l’Amour me demeure.

Pauvre, content, j’iray chercher fortune
Par un chemin que je n’ay jamais su,
J’ay pour logis la campagne commune,
Où je seray toujours le bien reçu.
Ce m’est tout un que je vive ou je meure,
I1 me suffit que l’Amour me demeure.

Allons, Amour, allons à l’aventure
Avecque toy je n’appréhende rien,
Quelque travail que souffre la nature,
Te possédant, je seray toujours bien.
Ce m’est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l’Amour me demeure. (38-39)
[…]

XIV. Le Renouvellement.  
Amour rompant toutes les portes
Qui font obstacle à ses desseins,
Et les murailles les plus fortes
Qui bornent ses désirs plus saints,
Enfin est entré dans mon âme,
Pour la réchauffer de sa flamme.





Poèmes choisis

dans trois éditions :

Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.

L’Amour purifiant […] foudroyant

POÉSIES SPIRITUELLES DU P. J. J. SURIN

PAR ETIENNE CATTA

PARIS, VRIN, 1957

Relevé des pages 55 60 68 73 79 84 90 95 103 110 116 122 127 135 140 146 151 157 226


PROLOGUE MYSTIQUE

[…] 
Tout ainsi comme l’or (1) bouille dans la fournaise,
Après qu’il a paru petillant sur la braize,
Prend enfin son repos, et coule doucement
Aux moulles preparez, et là se reformant
Comme veut l’artisant, qui cherche en diligence
A le faire courir (2) au gré de sa science.
Ainsi par la chaleur d’un amour trop actif,
Le cœur à Jesus Christ fortement attentif,
Se fondant, court en haste, où la grace l’appelle,
Et dans son sainct vouloir ce (3) fait un avec elle,
S’ajuste à son plaisir, et suivant pas a pas
La loy de son Seigneur y trouve ses appas.
C’est là qu’est son repos, c’est là qu’en abondance
Elle sent du vray bien remplir son esperance.
Quand apres les travaux, un hymen très heureux
Donnant au cœur parfait un amour savoureux,
Assouvit ses desirs des plus pures delices 
Et console l’esprit purgé de tous les vices, 
L’avant goust du plaisir qu’on reçoit dans les Cieux 
Rend son sort favorable et ses jours precieux. 
Que reste-il (4) ? Sinon que cette ame si riche 
Jamais vers le prochain ne se trouve plus chiche (5), 
Qu’elle brusle d’amour, et, portant milles traits, 
Soupire vers son Dieu, pleine de ses attraits ; 
Qu’attendant de l’avoir en ses bras dans la gloire
Contente dans la mort, possedant la victoire (6),
Apres avoir produit à Jesus milles enfants (7), 
Ait son cœur satisfait et ses vœux triomphants. 



L’AMOUR PURIFIANT

L’Âme qui d’un beau feu sainctement eslancée
Porte le trait d’Amour au fonds de sa pensée,
Et cherche de son Dieu le doux embrassement
Pour soulager sa peine en son banissement,
Sur le point d’approcher de la couche royale
De l’agneau qui l’attend comme epouse (2) loyale, »
Chante les faits d’amour et ses rudes combats (3),
Et les maux qui la font souspirer icy bas.
Tandis, o cher Amour, qu’elle entre dans ta route (4)
10.	Et qu’elle en veut parler, que la terre l’escoute (5).

Lorsque Dieu fit sortir du fonds de sa grandeur
L’eau, la terre et les cieux. et leur vaste rondeur,
Du fruit (6) de son Amour sans aucune contrainte,
Sa puissance Ge vit heureusement enceinte.
Puis, quand elles eust tiré le monde de son flanc,
Elle eust soin () de placer chasque chose en son rang (7).
L’Amour (8), s’insinuant dans toutes les oarties
De ce grand univers qu’il avoit assorties
Par un secret instinct aussy fort que benin,
20.	Il joignit (9) chasque membre avecque son voisin.
Il voulut allier au travers de la guerre
Le haut (1) avec le bas, le Ciel avec la terre,
Et faire subsister par des attraits charmants
Les contraires efforts des divers Eléments.
Rien n’est vuide pour luy, rien n’est impenetrable,
À tous le trait d’Amour se rend inevitable ;
Il addoucit les cœurs des plus fiers animaux,
Il dompte les humains, il charme les oyseaux
Et des poissons errants les troupes assemblées
30.	Sont par ses mouvements en leurs temps accouplées (2).
Dieu par luy garde tout et console et nourrit
Et des sombres esprits la tristesse guerit,
Randant en tous lieux de la terre et de l’onde
Par ses puissants attraits la nature féconde.
Sur tout le pur Amour se tient ambitieux
De départir à l’homme un regard gracieux (3).
Il l’ayme, et nonobstant sa nature si basse,
Le cherche dans la bouë et durement l’embrasse,
Et quoy qu’en ses dessains il soit si flamboyant (4)
40.	Il va tous ses thresors en son sein desployant ;
Jusqu’à lui faire part de son throsne admirable
Rendant par sa faveur sa nature adorable
Espouse de son Verbe (5), et mettre entre ses mains 
Et le sceptre etternel et le sort (6) des humains (7). 
Pourtant Jesus-Christ seul à ce point luy peut plaire 
Que d’estre exempt de crime aussi bien que sa Mere, 
Luy seul uniquement sur le throsne est monté
Qui brille des (8) rayons de sa Divinité.
À luy seul appartient d’avoir le Diadème
50.	Qui marque le pouvoir de la grandeur suprême ;
Le reste des mortels languissant, abatu,
Sale, horrible, impuissant et vuide de vertu,
Du funeste poison porte dedans les veines
Le crime hereditaire aussy bien que les peines.
lis sont tous malheureux, et chacun de ses faicts
Et du péché d autruy porte le pesant faix.
« l’outesfois, cet amour sublime en son courage,
Par de (1) rares effects repare son ouvrage,
60.	Il leur offre secours, et ceux qu’il a preveux
Devoir estre a la fin de sa grâce pourveux,
Et porter de Jesus l’inviolable image (2)
Et ses traicts de beauté marqués sur leur visage,
Les ayant emmenés par ses attraits puissants
11 les met au chemin d’une belle victoire,
Puis s.en vient richement les couronner de gloire,
Les previent, les secourt, excite leurs esprits
Les attire a bien taire et leur donne le prix.

Mais pource qu’en effect ce venin execrable (3)
70.	À gaigné jusqu’au fonds de l’homme miserable,
À son sens abatu plainement penetré,
Et jusqu’au plus profond s’est vivement ancré,
Ne laissant rien d’entier, rien de pur, rien de libre,
Ny corps, ny cœur, ny sang, membre, artère, ny fibre,
L’infame puanteur de l’horrible péché
Ayant tout de son suc vilainement taché,
Amour plein de pitié, l’entreprenant luy mesme,
S’applique a le guerir par un remède extrême,
Affin d’exterminer le mal contagieux
80.	Qui le rend à son Dieu pour jamais odieux.
Usant dans ce dessain d’une incroyable addresse
Il mesle la douceur avecques la sagesse,
trompe heureusement en subtil artisan
Celuy qu’il veut un jour avoir pour courtisan.
Il le flatte et l’engage, et veult qu’il s’abandonne,
Sans prendre aucun appuy qu’au support qu’il luy donne ;
Puis, l’ayant dans sa main dextrement engagé,
Ne pense qu’au seul bien de le veoir soulagé.
Il commence, d’abord rudement il l’entraîne
90.	Et deschargeant ses fleaux (4) jusqu’au fond de son Âme,
Sans en avoir mercy par des coups redoublés
Rend ses membres meurtris et ses sens accablés.
Et, comme pour son bien ce supplice il ordonne (1) ;
Ne luy pardonnant rien, enfin il luy pardonne (2) ;
Sa justice en courroux luy faict sentir son poids,
111e faict succomber (3) soubs la rigueur des foüets (4).
C’est ainsi que l’on voit souvent une vipere
Se tordre sous les fouets, lorsque la main severe
D’un adroit ennemy (5), par des coups redoublés
100.	Affin de l’espurer (6), la bat de tout costés ;
Au tour du gantelet (7) tout son corps s’entrelasse,
Elle ne peut garder ny posture ny place ;
Avec des plys ondés s’efforçant d’eviter
La main qu’elle voudroit à la fin surmonter.
Mais (8) c. est toutjours (9) en vain, car le fer qui la serre
La contraint de souffrir cette terrible guerre
Jusqu’à ce qu’aux deux bouts (3 le venin attaché
Estant par le couteau sagement retranché,
On change le serpent qui meurt en osa colere
110.	Au baume precieux d’un onguent salutaire (11),
Aynsi l’Amour ardent, par un zèle jaloux (1), 
Exerce son amy le frappant en courroux (2), 
Maltraitte en sa rigueur son ame gémissante, 
Et luy fait supporter une epreuve puissante. 
Cet amant estonné, se desole et sabbat, 
il s’escrie, il supplie, il veut changer d’estat (3) ; 
Tousjours le medecin, sans treves (4), sans relasche, 
Par ses traits affligeants le tourmente et le fasche, 
Mesme (5) luy faicit souffrir (6) jusqu’a l’extremité
120.	Pour le rendre l’obiect de sa rare bonté ;
Tant il est important que, pour changer de vie,
Cette implacable ardeur de l’Amour soit suivie (7),
Et que, luy disputant le bien de son repos,
Il arrache le mal caché dedans ses os (8).

Pourtant, ce n’est pas tout, l’Amour veut davantage,
Ce mal (9), de l’avenir n’est qu’un apprentissage ;
Desormais les travaux seront bien plus cuisants,
Plus profonds, plus aigus, et les coups plus pesants.
Le (10) voicy donc reduit a des maux effroyables,
130.	Qui luy feront jetter des crys plus pitoyables (11).
C’est l’Enfer dechaisné (1), c’est le Ciel en fureur ;
Dieu mesme vient armé le remplir de terreur (2),
L’Amour se travestit et se deguise en Juge,
Il oste au patient tout espoir de refuge.
Il accuse, il reprent, il condamne au malheur ;
Il plonge et tient l’esprit dans l’infernale horreur.
Le pauvre infortuné tombe dans un abîme
Où c’est qu’il ne veoit plus que (3) douleur et que crime,
Pauvre, foible, estonné, foudroyé, plain de fiel,
140.	Relegué dans la nuit et rejetté du ciel,
L’ire du tout puissant a toute heure le presse,
La mort mesme l’alaicte, et la fureur l’engraisse (4) ;
Sans respir (5), sans parolle, et privé du beau jour 
Qui luy venoit jadis du flambeau de l’Amour. 
Une eternelle nuict saisissant sa paupiere
Fait qu’il marche a tastons privé de la lumière, 
Bany de la prière, et des temples chassé (6), 
N’approche plus l’autel comme par le passé, 
Renvoyé quoyqu’enfant (7) de cette chere table
150.	Qui luy donnoit jadis un mets si delectable (8).
La terre m’est d’airain, et le ciel m’est de fer,
Dit-il, je ne suis plus que victime d’Enfer (9).
On en rit, on le gausse, et chascun le mesprise (10)
L’enfant en fait son jeu et le grand l’authorise (11).
Le scavant, l’ignorant, le sage et l’insensé,
Un chascun s’applaudit de l’avoir offensé (1).
Ainsy le pur Amour, dans sa chère vengeance (2),
Purge de son amy le cœur par la souffrance,
Et chasse de son fonds le mal inveteré
160.	De l’intime amour-propre (3), et l’en rend espuré.
C’est ainsy qu’un amy qu’on choisit entre mille,
Grand en experience, et d’une main subtille,
Prend un pauvre (4) affligé qu’une pierre (5) au dedans
Fait en de griefs tourments gemir depuis longtemps.
Au poteau preparé fortement il le lie,
Ses instruments affreux il estale (6) et desplie.
Le malade transi dedans cet appareil
Croit a paine (7) durer jusqu’a l’autre soleil (8).
Il (9) sonde, il coupe, il tranche, il entame, il deschire
170.	Il fait en peu de temps souffrir un long martyre
D’une horrible blessure on void le corps ouvert,
La force, et la vigueur, avec le sang se perd.
Pour lors, ce cœur hardy (10) plonge dans ses entrailles
Le fer, avec peril d’en voir ses funerailles (1) ; 
Et, fouillant au-dedans, rencontre l’ennemy, 
Qu’il ne veut point avoir seulement à demy. 
Il le prend, il l’empoigne, et la forte tenaille, 
Quoy qu’avec grand excès le malade il travaille, 
Saisit la pierre dure, et, d’un coup violent,
180.	L’arrache sans fleschir aux crys d’un cœur dolent.
Avec le mesme esprit, Amour tres pitoyable,
Pour guairir son Ami d’un malheur incurable,
L’attache, et le travaille, et le fait soûpirer
Et jusques à la mort des tourmens endurer,
Pour tirer du dedans cette malice intime
Qui vient de l’amour propre, et, par un don sublime,
Purge, enseigne et guerit le cœur du bien Aimé
Qu’il veut par ces travaux en Amour consommé (2).





L’AMOUR OPÉRANT (1)

1. Incomparable ouvrier (2), riche dans ton ouvrage,
Sublime en tes desseins et grand dans ton courage,
De qui l’adroitte main ne cesse d’opérer,
Et ne peus laschement oifsive demeurer ;
Fais nous veoir, cher Amour, ta grace diligente,
Les aymables projects que ton Esprit invente ;
Chante nous aujourdhuy les merveilleux ressorts
Que ta rare vertu sçait produire au dehors.
Amour toutjours actif, tousjours infatigable,
10. Fay cognoistre aux humains ton art inimitable,
Combien il est secret en ses perfections
Combien il est divers en ses inventions.
Ce divin Artisan tient dans une boutique (3) 
Cent ouvrages divers ou son pouvoir s’applique ; 
Il a mille fourneaux (4), par ses feux allumés, 
Pour tenir ses amants au travail animés. 
L’un frappe du marteau ; l’autre de la tenaille, 
Chacun, à servir Dieu, fidellement travaille ; 
L’un procure du vent, pour haster le brasier,
20. L’autre a sa hache en main, l’autre (5) 
	est prompt a scier 	(6).
Chacun à son metier tient son ame attentive,
Le maistre au sainct labeur nuict et jour les captive (7) ;
Ne pouvan supporer jamais un faux repos (8),
Il veult ses serviteurs valeureux et dispos.
Fermement au travail cet (1) Amour les exerce,
L’un aux champs tient en main ou le coutre (2) ou la herse ;
Il va dès le matin, se ranger ou debvoir,
Où son juste travail l’occupe jusque au soir ;
Il cultive la terre où son seigneur l’employe,
30. Faire ce qui luy plaist est ison unique joye.
Il porte là le poids de la chaleur du jour (3),
Il luy suffit qu’il soit aux gages de l’Amour (4).
L’autre faict à couvert une œuvre delicate
Où par ses doux attraicts le mesme Amour le flate,
Quand fort subtilement tout ainsy qu’un brodeur
Il le tient au dessein de bien orner un cœur.
Ces ouvriers (5) attachés aux travaux qu’il leur donne
Font touts exactement ce qu’Amour leur ordonne,
Il est dans leurs esprits sans relasche agissant.
40.	Les tiens dans leur dessein unis au Tout —	Puissant ;
Affin que de sa grâce ils empruntent leur force,
Et que son seul Plaisir soit toutte leur amorce (5).
Tout ainsy que l’on void dans un grand bastiment
Que le maistre architecte est toujours animant (6).
Un grand nombre d’ouvriers. Chacun ayant osa tasche
S’applique avecque (7) soing où son devoir l’attache.
L’un porte le mortier, l’autre polit le bois,
L’autre taille la pierre, et touts suivent les loix
D’un seul, qui, d’un regard, les met touts en besoigne (8).
50.    D’un loisir fayneant son ardeur les esloigne.
Ainsy l’Amour actif faict marcher touts les siens,
Il les rend eschauf fés par ses bons entretiens,
Il prescrit en destail ce qu’il faut entreprendre,
Il le faict bien aouster, il leur faict bien comprendre ;
Son art industrieux chaque ouvrage conduit.
Si quelqu’un pense a soy, lors l’Amour le poursuit
Pour contre balancer le poids de la nature
Qui veult toujours en bas mener la creature.
Ce poids, qui va toujours la ferveur relaschant,
60.	De nos foibles esprits la vigueur arrachant,
Se trouve combattu de la vive pensée
Qui rend l’Âme à son Dieu fortement eslancée.
Ce souvenir de Dieu qu’on ayme uniquement
Quand le cœur est lassé luy rend le mouvement,
Il faict roidir les nerfs, il enfle les arteres,
Il aide les esprits par des desirs sinceres,
L’Amour d’une voix forte, et d’un ton vigoureux,
Sans employer les coups et sans user de crainte (1),
70.	Du seul plaisir divin allegue la contrainte.
De ce très pur motif fortifiant les cœurs,
De tous les maux pesants, il nous faict les vainqueurs,
Aucun ne peut porter le joug de son empire
Que celluy qui, fervent, près de son Dieu soupire.
Cet Amour qui fournit mille projects divers
Faict qu’il trouve petit le rond de l’univers (2).

Ce que l’ambition faict pour les grands monarques,
Lors que de leur valeur ils donnent tant de marques, 
Pour suivre les instincts d’une vaine chaleur,
80.	Amour le faict aussy par sa divine ardeur.
Alexandre, poussé de l’esprit de la guerre,
Ne pust borner son cœur au cercle de la terre ;
Rien ne pust contenter sa generosité,
Le monde tout entier gesne sa liberté.
Caesar, du mesme esprit ayant son ame atteinte,
Ne se pust arrester dans la plus vaste enceinte
De ce que renfermoient (4) les terres et les mers ;
Il se croyoit plus grand que n’est tout l’univers.
L’Amour faict beaucoup plus, il rend l’âme plus vive,
90.	Son instinct est plus hault, sa force plus active.
Xavier dans son esprit est plus impétueux,
Ses employs (5), moins bornés et bien plus fructueux, 
Son cœur plus estendu, son cours plus admirable,
Ses exploits plus divins, leur fin plus desirable,
Plus rares les effects de sa vivacité, 
Beaucoup plus approchant de la divinité (1).
Quelle comparaison de la fierté terrible
De ces cours aveuglés (2) à son cœur invincible !
La force de ceux-la se change en dureté,
100.	Et celle de Xavier marque la sainteté.
Leur grandeur n’est qu’orgueil, que faste, qu’insolence
La sienne vient de Dieu, et marque sa puissance (3).
Elle porte les traicts d’un pouvoir infini,
Qui veult, aux yeux de touts, aux siens paroistre uni.
Il a d’un Dieu très grand en soy le caractere,
Tout porte impression d’un merveilleux mystere.
Il est accompagné des prodiges du ciel ;
Les autres n’ont qu’enflure, et qu’aigreur, et que fiel.
Ils n’ont que les vapeurs qui viennent de la terre,
110.	Un malheur tres cuisant à la fin les enferre (4).
Mais nos vrays courageux, gouvernés par l’Amour (5),
Abbatus quelque fois triomphent à leur tour.
Rien ne peut arrester l’effect d’une victoire
Qui leur faict moissonner une parfaite gloire.
Xavier, bien plus heureux que jadis les Caesars
Aussy bien que saint Paul reanoit dans les hasards (6),
Actif, victorieux, toujours (7) insurmontable
Il trouvait dans les croix un bien très delectable.
120.	Soustenu de l’appuy de son divin Esprit.
Occupé jour et nuict à servir jesuChrist (8).
La flamme qui s’est prise au milieu d’un grand temple,
De ce cœur invincible est un très vif exemple :
Quand le toict s’effondrant vient à tomber dessus,
Alors elle prevault, et se declare plus,
Envelopant sous soy la masse qui l’accable
Bravant ce qui l’estouffe, elle est plus agreable
Plus grand est le fardeau qui la veult opprimer,
Plus elle semble aussy se vouloir animer (1). 
Du grand Xavier ainsy le courage sublime,
130.	Par une ardeur qui vient de son fonds plus intime, 
Se va multipliant en haultes actions,
Et paroist bien plus fort que dans ses fonctions (2). 
Un seul de nos heros faict de plus belles choses 
Que cent de ces mondains touts couronnés de roses ; 
Apres que de lauriers ils se sont couronnés (3), 
On les voit touts apres aux vices addonnés.
Nos saincts sont innocens, victorieux d’eux mesme, 
Le monde les revere (4) et leur Seigneur les cyme.
L’Amour qui les instruct n’est point effeminé,
140.	Son feu, des voluptés n’est point envenimé.
Il est pur, il est hault ; Hercule avec Omphale
Rend son ame tropt foible et sa vertu trop pasle (5).
Alexandre se trouve exclave de Bacchus (6).
Les beaux faits de Caesar Cleopatr'a vaincus (7) ;
La rage et le plaisir ont partagé sa gloire,
Une infame douceur a flestri (8) sa memoire.
Nos héros sont touts saints, touts desinteressés,
Les sales passions ne les ont point blessés,
Le Ciel qui les benit les comble de delices,
150.	Mais sans les endormir dans la langueur des vices,
Et sans diminuer cette grande vigueur
Qui tient dans les employs (2) toujours leur noble cœur.
Leur amour diligent, jamais ne se repose,
Sinon dans le dessein d’une nouvelle chose (2).
Leur bien est de chercher de merveilleux travaux,
Leur repos c’est le soing d’en chercher de nouveaux (3).
Xavier, ne pouvant pas à son cœur satisfaire,
Cherche un nouveau climat en changeant d’hemisphere.
Paul, apres avoir faict en Grece (4) mille (5) exploys (6),
160.	S’en va chez les Romains prendre divers emploicts (7),
void, mis (8) dans les fers, et l’Europe, et l’Asie ;
D’une haulte chaleur son ame estant saysie (9),
Mesme estant prisonnier entreprend mille biens.
On ne peut captiver l’Amour par les liens,
Quand il est enchesné, lors mesures (10) il opère.
Ignace fist jadis des prisons une chere (11).
C’est ainsy que le feu, dans les mines caché,
À souvent le chemin de sortir recherché (12) ;
Ne pouvant supporter que le poids de la terre

L’AMOUR LANGUISSANT (1).

À paine peut parler celuy qu’Amour inspire,
Et qu’il tient soubs les loix de son terrible empire.
Quand (2) de ses puissants traits il le vient assaillir,
Il souffre des langueurs qui le font défaillir.
Amour, ne laisse pas de me donner ta force
Que jamais avec toi je n’aye aucun divorce ;
Prends mon cœur en ta main, je ne puis rien sans toy :
Dans ce foible suject sois toujours avec moy (3).

Quand l’Amour de sa main a fait une blessure
10. Au cœur de son Amant, la douleur qu’il (4) endure
Luy fait souffrir un mal qui le tient languissant (5).
LIne fiebvreuse ardeur, par tout le saisissant,
Tient de tout son esprit la puissance abbatue.
Pour un temps son dessain à rien ne s’esvertue (6), 
Il demeure entrepris, lié dans tous les sens,
Tant l’Amour le travaille, et ses coups sont puissants.
Les forces sont alors fortement interdites,
Sa vigueur suspendue, et les saintes visites
De l’Espoux, qui souloit (1) toujours le (2) caresser,
20.	Ne tendent qu’au seul point de le vouloir blesser.
Alors ce cher amant ne fait plus de conquestes,
Son ame ne sent plus les vigoureuses festes
Qui le mettent au train d’un esprit triomphant (3).
Il est comme malade, ou bien comme un enfant
Qui ne peut mediter ny grandeurs, ny victoires.
Tout ce qu’on lit de grand des saints dans leur histoire
Ne le peut approcher ; son cœur est espuisé (4),
Dans le fonds de son sens il est fort accoisé (5).
Rien de victorieux a luy ne se presante (6) ;
30.	Soubs le vouloir de Dieu son ame est fort contente (7).
Mais, comme son Seigneur le traicte avec rigueur
Faisant souffrir son sens, et travaillant son cœur.
II ne peust se porter aux desseins de la guerre (8),
Il est comme accablé soubs l’Amour qui le serre.
Il a senti l’effect de son bel arsenal (9),
Il cherche d’estre en paix dedans son hospital (4),
Ou le celeste Amour, aux siens très favorable,
Monstre vers les blessés un cœur tres pitoyable (1). 
Il est là pour un temps, tandis que la douleur
40.	L’abbat et le tourmente en ostant sa vigueur.
On n’entend que des cris, et des voix gémissantes 
Des paroles d’Amour, des plaintes languissantes. 
On ne peut plus aller, on ne peut plus courir, 
On ne peut plus servir, lors on pense à mourir (2).
Le cœur, en cest état, ne songe qu’a sa peine ; 
D’angoisse et de tourment. rame se trouve pleine. 
On gemit, on s’altere, et cet Amour puissant 
Se delecte de voir son amy languissant.
C’est un de ses exploits, c’est une de ses joyes,
50.	De voir entre ses mains ses agréables proyes,
Ces amants déconfis, ces guerriers suppliants,
Ces grands victorieux a ses pieds suppliants.
Il met dans ces exploits grande part de sa pompe ;
Il les traite a son gré, il les bat, il les trompe.
Il triomphe des cœurs qui luy sont bien soumis,
Il les traicte en captifs, parfois en ennemis.
Il les faict soupirer après la jouyssance,
Puis les plonge au désir d’une grande souffrance,
Donne des mouvements au Ciel impétueux,
60.	Et puis, vers le Prochain. des cœurs affectueux (3).
L’Esprit de Dieu les jouë et met sa creature,
Par ces diversités, plus hault que la nature.
Pour les avoir ainsy du tout soumis a soy,
Et pour se rendre en tout leur Seigneur et leur Roy,
Il les tient en langueur, il les met en foiblesse,
C’est là qu’en apparence en bas il les délaisse.
Mais c’est (4) nar où souvent il les tient plus à luy,
Quittes de l’amour-propre et de l’humain appuy ;
Detruits aux yeux mortels, mais puissants en la grace ;
70.	Au dehors rejettés, dedans il les embrasse.
Leur langueur ne vient point d’aucun délaissement,
Mais du désir entier d’aimer plus ardemment,
Qui fait que leur esprit souffre un travail extreme,
Et s’esleve aux grandeurs de la beauté supreme.
Plus ils se trouvent bas dedans cette langueur,
Et plus ils ont après de force dans le cœur.
La souffrance qu’ils ont dans cette défaillance
Vient du poids du grand bien dont ils ont jouyssance.
Leur cœur, qui va mourant, sent un germe vital,
80.	Qui, mesme à sa langueur, donne un pouvoir fatal (1)
Pour terracer l’enfer qui, dans ses artifices,
Tremble au terrible aspect de ces divins supplices (2).
Tout son combat est vain, ses efforts superflus,
Contre ce bastion (3) d’un cœur qui n’en peust plus (4).
Plus il est accablé, plus il est redoutable,
C’est l’excès de l’Amour qui le rend formidable (5).
Comme par	excez il devient abbatu,
Par luy mesme il se sent tout rempli de vertu (6).
Comme, quand une fleur paroist plus languissante,
90.	Penchant le col en bas, plus elle est ravissante (7),
C’est lors (8) qu’on aperçoit ses plus rares beautés, 
Et les traicts merveilleux en son fonds rapportés. 
Son odeur est au fonds, ses douceurs sont cachées, 
On les void quand elle a ses forces relaschées. 
Ainsy sont devant Dieu ces braves (9) affligés, 
Qu’il veult estre pourtant quelques fois soulagés. 
Venés (10), Anges du Ciel, assistés ces malades, 
Espanchés vos odeurs, ô celestes brigades,
Venés du Paradis, vous, favorables Saincts,
100.	Donnés renfort aux Cœurs du pur Amour atteints.
Que le baume divin, que l’ambre en son essence
Vienne pour moderer sa grande violence,
Adoucissés les maux que cet Amour a faicts ;
Ce sont les heureux maux des saincts les plus parfaits.

O filles de Sion, portés icy vos pommes (1), 
Afin de conforter ces admirables hommes,
Les fruitots du pur Amour, cueillis dans ses jardins, 
Sont le remède aymable à des maux si divins.
110.	Ce n’est pas un travail, c’est une récompense.
Venés mourir icy, mortels qui n’aimés pas,
Venés puiser la vie en cet heureux trespas,
Venés, voir de l’Amour les sainctes agonies ;
Venés en cette mort voir vos peines finies.
Si vous avés des biens, c’est en agonisant ;
Amour vous enrichit en vous martirisant.
Que si vous ignorés ces morts si precieuses,
Ces pertes de vos biens qui sont delicieuses,
Reverés pour le moins dans de tels favoris
120.	Redoutés (2) de l’Enfer (3), et de Dieu très cheris ; 
Reverés ce qu’un Cœur charnel ne peut entendre. 
Que le vostre vers Dieu devienne enfin plus tendre ; 
Voyés ce que la chair ne sçauroit esprouver
Et que le pur esprit, la quittant (3), peust trouver.



L’AMOUR FOUDROYANT (1)

Les foudres redoutés par l’humaine foiblesse,
Puissants dans leurs effects et grands dans leur noblesse,
Sont l’image des coups que sçait faire l’Amour,
Quand il veut dans les cœurs establir son sejour.
Feux envoyés du Ciel, et que Dieu dans sa gloire
Prépare aux grands effects d’une rare victoire,
Brillés par vos exclairs et, d’un carreau (2) puissant,
Saccagés tout mon cœur, en Dieu le ravissant.
Amour, lance tes feux, esclate dans mon Aine,
Que tout cede a l’ardeur de ta divine flamme.
Dieu, qui fait tout trembler, et qui par sa grandeur
Des superbes esprits sçait vaincre la roideur,
Sans borne en son pouvoir, terrible en sa colere
Quand l’homme criminel ose bien luy desplaire,
Fait retentir au Ciel des tonnerres bruyants,
Fait luire des esclairs, et des feux fouldroyants,
Qui, portant tout à coup une horrible tempeste,
Du meschant obstiné vont escraser la teste (3),
Aussy, dans son amour fort et prodigieux,
20.	Reserve (4) pour les siens des armes dans les cieux,
Qui font, par ! sa faveur, dans ses secrets mysteres,
Pour le bien des Esleus (1). des effects tout contraires (2),
Cet Amour, surprenant par traits inopinés,
S’en vient pour attaquer ceux qu’il a destinés
À ses rares bienfaits, et, par des coups de grace (3),
Les frappe heureusement, les blesse, les terrace.
Ainsy Paul, en fureur contre ceux de sa Loy (4),
Bien Loing de son Amour, ennemy de sa foy,
Dans le champ de Damas ressentit sa puissance,
30.	Reduit (5) par un tel coup dans son obeissance.
Dieu l’attent au passage, et dans le fort du jour (6)
Jesus, en l’appareil de son ardant amour, 
Le saisit, l’envelope, et, brillant de lumière, 
L’estonne de sa croix dans sa vertu guerrière (7),
De dessus son cheval bondissant et fumeux
Et remaschant les mords de son frein escurneux (8),
Apres avoir en l’air fait gronder son tonnerre, 
Par un coup impreveu le renverse par terre. 
Environné de feux, à ses pieds (9) estendu,
40.	Du haut de son orgueil en son fonds descendu,
Il (10) cognoist sa raisere, et son peril extreme,
Esbloüi de l’esclat de la beauté supreme,
Ruiné dans les biens de son estre trompeur,
Ravi des feux du Ciel, touché de leur splendeur,
Perdu dedans luy mesme, il prend nouvelle vie,
Où le rayon du Ciel fortement le convie.
Ce coup trop fortuné le change intimement,
Le soubmet à son Dieu et le fait son Amant,
Le destruit pour la chair, le fonde en l’abondance
50.	Des thresors eternels dont il a jouissance.
Heureux coup qui le rend accablé dans ses sens,
Vaincu dedans l’esprit par les attraits puissants (4)
De l’Estre souverain dont la force le dompte 
Et par grace sublime en ses maux le surmonte. 
C’est ce foudre (1) divin qui produit cet effect, 
Apres que l’estre humain se trouve tout deffaict, 
En ce qu’il a de bas, d’abject, de miserable
11 se hausse au bonheur d’un estat admirable, 
De là son cœur nouveau paroist plus vigoureux,
60.	Veoid le monde trompeur d’un regard geilereux.
L’Esprit qui vient de Dieu coule dans ses entrailles,
Sur ses yeux aveuglés luy laisse des escailles (2),
Attandeant de veoir clair quand un divin soleil
Le viendra visiter d’un aymable resveil,
Portant des beaux objects les graces plus brillantes,
Et gagnant (3) son amour par ses douceurs charmantes.
Lors Saul devenu Paul, au dedans embrasé,
Quand le fier serpent de l’Enfer écrasé,
Ne ressautant que feux, ne respirant que flammes,
70.	Se livre tout entier à conquerir les aines,
Ne parle que de Dieu, ne presche que la croix (3), 
Et les biens du Sauveur (5) immolé sur le bois ; 
S’en va par l’univers enseigner la science
D’un Dieu mort par amour (6), touche la conscience 
Des pécheurs obstinés, fait trembler les meschants, 
Luy, foudroyé du ciel, va foudroyer le monde (7), 
Quoy que la chair en crie, et que l’Enfer en gronde. 
Tout cède à son esprit, tout cognoist son pouvoir ;
80.	Chacun, en l’escoutant, se range à son devoir.
On revere en tremblant le pouvoir invincible
D’un apostre, en qui Dieu rend sa grandeur visible (1).
Ce sont là les effects de ce foudre divin ;
Comme ses compagnons sembloient saisis du vin (9),
Quand le celeste Esprit les remplit de sa force,
Luy, par le coup puissant, et par la douce amorce
De Jésus son Seigneur se trouve transporté (1) 
Aux merveilleux effects ou l’Amour l’a monté (2).

Plusieurs autres aussy, par un effect semblable,
90.	Favorisés d’un sort aux mortels desirable,
Par les coups de l’Amour heureusement changés,
Et par le feu du Ciel au dedans ravagés,
Aux yeux de l’Univers esclatant en merveilles,
Ont faict pour Jesuchrist des œuvres non pareilles (5).
Qui ne sçait combien grand, et combien merveilleux,
Feut le renversement de ce prince orgueilleux.
Guillaume de Poictou (4), de quy lame rebelle
Sembloit mesme à son Dieu vouloir faire querelle,
Au milieu de l’effort de son cœur obstiné,
100.	Estant contre l’Église et son Chef mutiné ;
Bernard, homme divin quittant le monastere, 
Vient luy livrer combat dans le sacré mystere, 
En jettant dessus luy son regard flamboyant (5), 
Il l’assaut et renverse, et Dieu, par sa puissance 
Secondant (6) son effort, le mit sans resistance.
Alors ce fier lion tombant sur le pavé.
Et comme energumène ayant longtemps bravé (1),
Reçoit le coup (2) de Dieu, qui dompte son courage, 
Bride son insolence, et desconfit sa rage ;
110.	Et, par un coup d’Amour qu’il n’a poinct mérité,
Se rend son cher captif vaincu par sa bonté.
Le feu venu du ciel, tombant dans sa poitrine,
Fit un tel changement par sa vertu divine,
Que de loup (3) très cruel devenant un aigneau,
Souplle (4) comme un enfant que l’on tient au berceau,
Il conçoit (5) des desirs ardants de poenitence,
Prend une vie austere, et, dans sa repentance,
Du mesme corcelet dont, en (6) brave guerrier,
Il ramparoit son corps (7), et du mesme beaudrier (8),
102.	Il fit les instruments rigoureux de sa peine (9).
C’est où (10) le pur amour par Isa force le meine,
Clouant en sa ferveur le fer dessus son dos,
Ne le quittant jamais en travail ny repos.
Vestu de sa cuirasse et le casque en sa teste,
Il attendit le jour de l’eternelle feste,
Ainsy toute sa vie esclave de l’Amour,
Il coula (11) sans fléchir jusque à son dernier jour,
Nous monstrant le pouvoir de l’Amour en sa grave,
Qui peut avec son feu fondre les cœurs de glace,
130.	Et lance son carreau, et fait, par son fracas,
Ceder l’homme rebelle, et met tout en sclats (1).

Mais, non seulement ceux dont l’audace endurcie
Resiste au sainct Amour ont eu l’âme adoucie (2)
Par ces (3) coups si puissants. mais les cœurs accoisés.
Ceux qui sont à l’Amour du tout aprivoisés (4)
Esprouvent (5) bien souvent une pareille fouldre,
Qui, les venant frapper, reduict leurs cœurs en pouldre (6).
Qui ne scait de quels feux la fille du Carmel (7)
Gemissoit soubs les loix de l’espoux eternel ?
140.	Nery (8) fut de ce nombre, et la dame genoise (9),
Et celle dont le corps on revere a Pontoise (10).
Ignace dans Manrese, et ses plus chers enfants (11).
Que la grace a rendus de l’enfer triomphants ;
Xavier par dessus touts (12) qui dans l’Isle de Maure (13),
En ce pays loingtain qui void naistre l’Aurore,
Où les feux soubsterrains font esclatter (14), les monts (15),
Terre sauvage et dure (16), ou reignent les demons (17),
C’est dans ces lieux affreux (18) et deserts effroyables
Qu’estant en un champ clos pour y braver les diables (1),
150.	Les fouidres amoureux le venoient assaillir,
Et, presque à touts moments, le faisoient (2) deffaillir.
C’est en perdant les yeux par quantité de larmes
Soubs les coups de l’Amour qu’ (3) il a rendu les armes ;
Criant : je n’en puis plus supporter ces (4) efforts,
De si grandes douceurs me causent mille morts (5).
La terre soubs ses pieds trembloit toutte estonnée ;
Son ame aux grands perils estoit abandonnée.
Dans sa confusion des accidents divers,
Tout transporté de joye, aux plus fascheux revers,
160.	Estant blessé d’Amour, et fouldroyé de gloire (6) 
Au pieds du Crucifix il chantoit sa victoire (7),
Ce fut la son employ, ce fut son heureux sort,
Jusqu’au point triomphant d’une admirable mort (8).

O braves champions (9). que Dieu mesme a choisis
Pour cet heureux estat quand il vous a saisis ;
Qu’Amour (10) favorisant plonge dans ses abismes
Et qu’il rend par apres ses heureuses victimes
Vous vivés en mourant et mourés (11) touts les jours (12),
Exposés sans relasche aux traicts de mille amours.
170.	Vivés autant de fois que son feu vous caresse, 
Mourés autant de foys que son fouldre vous blesse 
Vivés autant de fois que son cher souvenir 
Provoque vostre esprit a s’y vouloir unir. 
Mourés autant de fois que sa force infinie 
Accorde. sa visite à votre ame bannie (2).

L’AMOUR BLESSANT

1.	Je chante d’un grand cœur et d’une haleine forte
Les traits venus du Ciel et le Dieu qui les porte,
Ce Dieu qui donne vie en blessant de ses traits (1),
Qui sauve par la guerre et nous donne la paix.
Amour qui viens armé au milieu des batailles,
Et fait vivre les cœurs parmy les funerailles (2),
Eschauffe mon esprit au brillant de tes dards,
Et m’anime à l’aspect de tes beaux estandarts.
Au palais du grand Dieu, la hault dans l’Empirée,
10.	Est le siege d’Amour, et sa maison dorée.
Dans le plus beau cartier, il tient son arsenal (3),
Au sommet son flambeau paroist comme un fanal,
En bel ordre on y veoid ses armes estallées,
Des boucliers (4) suspendus et des flesches aislées,
Mises dans des carquois enrichis de fin or,
Des picques à milliers et des lances encor (5).
Il se plait d’y tenir de puissantes machines,
Milles globes de feu, mille flammes divines,
Pour renverser les forts et les murs attaqués. 
[….]



Cantiques spirituels de l’Amour divin

a cura di Benedetta Papasogli
Leo S. Olschki Firenze

I Saints enivrés d’amour.

(Air : J’ai rencontré un Allemand).

Saint François d’Assise.
Un jour je vis un séraphin
Qui brûloit de l’Amour divin
Dans une chair mortelle ;
Il me disoit dans sa ferveur :
Viens-t’en puiser chez le Sauveur
La douceur éternelle
Du pur amour, j’en ai goûté
Depuis je suis tout transporté,
Dieu, Dieu, Dieu, je ne veux que Dieu,
C’est mon ami fidèle.

Saint François Xavier. 
Je vis l’Apôtre du Levant,
Qui dans cette source buvant
Ne respiroit que flammes ;
Partout il alloit poursuivant
Du monde faux et décevant
Les pratiques infâmes ;
Prêchant Jésus, et ses grandeurs,
Il disoit parmi ses ardeurs
Dieu, Dieu, Dieu, je ne veux que Dieu,
Et le salut des Ames.

Un jour il étoit sur la mer
Presque sur le point d’abîmer
Par l’effort de l’orage,
Dessus un débris de vaisseau
Qui flottoit au dessus de l’eau,
Ayant pris ce breuvage
Malgré la mer, malgré le vent,
Il faisoit retentir souvent
Dieu, Dieu, Dieu, je me perds en Dieu,
Ô quel heureux naufrage.

Le Bienheureux Stanislas Koska.
Poursuivant toujours mon chemin
Je vis un petit Chérubin
Stanislas on le nomme,
Pendant qu’on l’alloit dépouillant,
Pour soulager son cœur bouillant,
J’ouïs ce saint jeune homme
Pris de ce vin délicieux
Pousser ses cris jusques aux Cieux
Dieu, Dieu, Dieu, je ne veux que Dieu,
C’est lui qui me consomme.

Sainte Thérèse.
J’aperçus d’un autre côté
Une Vierge rare en beauté
Qu’on appelle Thérèse ;
Son visage tout allumé
Montroit bien qu’elle avoit humé
De ce vin à son aise ;
Elle me dit : prends-en pour toi,
Bois, et chante avec moi,
Dieu, Dieu, Dieu, je ne veux que Dieu,
Tout le reste me pèse.

Sainte Catherine de Gênes.
Une Gênoise, dont le cœur
Etoit plein de cette liqueur
Sembloit lui faire escorte ;
Elle aussi rouge qu’un charbon,
S’écrioit que ce vin est bon !
Que sa chaleur est forte !
Ô pur amour ! ô vérité !
O surnaturelle beauté !
Dieu, Dieu, Dieu, je ne veux que Dieu,
Son Amour me transporte.

Sainte Madeleine.
J’ai vu celle qu’un doux effort
D’Amour plus puissant que la mort
A rendu pénitente,
Qui pour avoir bu par faveur
Dans les fontaines du Sauveur,
S’en courut toute ardente
Crier dans l’horreur des déserts,
Parmi les célestes concerts,
Dieu, Dieu, Dieu, Jésus est mon Dieu,
Et je suis son amante.

Saint Paul.
Mais l’objet le plus ravissant,
Fut cet Apôtre si puissant
Que sur tous on révère,
Paul le divin plein de travaux,
Blessé d’Amour, froissé de maux
Heureux dans la misère,
Qui toute la terre émouvant
Entonnoit d’un esprit fervent
Dieu, Dieu, Dieu, nous n’avons qu’un Dieu,
Mort dessus le Calvaire.

Depuis ces rencontres heureux,
Je fais état d’être amoureux
De la bonté suprême ;
Après avoir tout délaissé,
Je veux aller comme insensé,
Oublieux de moi-même,
Crier partout, ô Charité !
Le Monde n’est que vanité,
Dieu, Dieu, Dieu, je ne veux que Dieu,
C’est le seul bien que j’aime.

Si je rencontre les démons,
Je les renverrai jusqu’au fonds
De leur caverne noire ;
Allez maudits, fiers ennemis,
De ceux que Dieu tient affermis
Dans l’amour de sa gloire :
S’ils me résistent, je dirai
Et plein d’ardeur je chanterai
Dieu, Dieu, Dieu, je ne veux que Dieu,
A lui seul la Victoire.

Enfin je me veux enivrer
De cet Amour, et me livrer
Au charme qui m’attire ;
Après que j’en aurai bien bu,
S’il paraît que je sois ému,
Le monde aura beau rire,
J’irai partout prêcher l’Amour,
Et je chanterai nuit et jour
Dieu, Dieu, Dieu, je ne veux que Dieu,
Vive son doux Empire.



II Langueur d’amour.

(Air : Amour sous sa loi).

Dieu vient d’allumer
Un feu dedans moi pour me consumer,
Je suis tout en langueur,
Je n’ai plus de vigueur,
Il me faut mourir
Si mon divin Amant ne me vient secourir.

C’est depuis longtemps
Que j’espérois voir mes désirs contents,
J’attendois la faveur
D’embrasser mon Sauveur ;
Je suis satisfait
De mourir sur le champ afin d’en voir l’effet.

Mes nuits et mes jours
Se passent au feu de ses saints amours,
Je ne fais que gémir,
Soupirer et blêmir,
Mon cœur est blessé,
Je meurs, si je ne vois Celui qui l’a percé.

N’est-ce pas assez
M’avoir fait languir dans les maux passés ?
Mon esprit n’en peut plus,
Mes cris sont superflus,
On ne m’entend pas,
Pourquoi donc plus longtemps différer mon trépas.

Faites-moi mourir
Amour, ou du moins venez me guérir ;
Il vaut mieux une fois
Me réduire aux abois
Que d’agoniser,
Et sans finir mes maux, tant me martyriser.

Grand Dieu mais pourquoi
Me plains-je à Celui qui se rit de moi ?
Ah ! cruelle amitié !
Qui n’a point de pitié,
Mon mal c’est l’amour,
Et si ! pour en sortir, je n’y vois point de jour.

Un peu de repos
Amour, à ce feu qui brûle mes os,
Cesse de consumer
Celui qui veut aimer,
Mais qui ne peut pas
Porter tous les efforts de tes puissants appas.

J’ai beau le prier,
Amour prend plaisir de me voir crier,
Il voit dans le tourment
Son plus intime Amant,
Et par sa rigueur,
Saisit pour un jamais l’empire de mon cœur.

Il vaut mieux livrer
Son cœur à l’Amour que l’en délivrer.
Je suis à sa merci,
Je n’ai plus de souci,
Mon Roi souverain
Fera comme il voudra, car je suis en sa main.

Je m’expose à vous,
Faites librement mon divin Époux,
Brûlez tout au dedans
Par vos traits plus ardents
Généreux Vainqueur,
Vous avez tout pouvoir de saccager mon cœur.

Vous avez des droits
Qui passent tous ceux des plus puissants Rois,
Que si par le courroux
Mieux que par les yeux doux
Grand Dieu vous régnez,
Que vos foudres sur moi ne soient point épargnés.

C’est tout mon désir
De voir accompli votre bon plaisir,
Mon esprit est charmé,
Vous m’avez désarmé,
Je veux vous aimer,
Quand au creux des enfers vous devriez m’abîmer.

Un trouble nouveau
Coulé dans mes sens gagne mon cerveau :
Je perds ma liberté,
Je suis tout transporté :
Ô divin Amant !
De quels tendres amours m’allez-vous animant ?

Je ne puis borner
L’instinct, qui d’en haut me vient dominer ;
Je sens qu’un Tout-Puissant
Va mon cœur ravissant
Par ses grands attraits,
Et comment pourroit-on résister à ses traits ?

Puisqu’il est si fort,
Je me veux livrer à ce doux transport,
Je veux sentir l’ardeur
De sa sainte fureur,
Et du tout perdu
Je suis Jésus en croix, où l’Amour l’a pendu.

III Du délaissement de toutes choses

pour vivre plus parfaitement.
(Air : L’Archevêque de Rouen, ou L’Alouette).

Je n’ai plus rien à prétendre,
Plus d’amis à rechercher,
Plus de causes à défendre,
Plus de desseins à cacher,
Je ne saurois plus rien craindre,
Rien déguiser, ni rien feindre ;
Après avoir tout quitté
J’ai trouvé ma liberté.

Devant je n’étois qu’en trouble,
J’étois toujours en souci,
J’eusse perdu pour un double
Ma paix et ma joie aussi ;
Je suis hors de la tempête,
Je puis haut lever la tête,
Après avoir, etc.

Ma maison est au pillage, 
Je n’ai plus rien d’assuré, 
J’ai quitté mon héritage, 
Rien ne m’en est demeuré : 
Je n’auroi donc plus de guerre P
uisque je n’ai plus de terre.
Après avoir, etc.

Mon esprit n’est plus en gêne, 
Puisque je vis sans émoi, 
Socrate, ni Dïogène,
Etoient moins contents que moi: 
Je ne sens ni poids, ni charge, 
Mon cœur a trouvé le large.
Après avoir, etc.

Ni la faveur, ni l’envie
Ne me sauroient faire tort ;
Je ne désire la vie,
Ni ne redoute la mort ;
Qu’on me prise, qu’on me blâme,
J’ai perdu jusqu’à mon âme.
Après avoir, etc.

Aussitôt qu’à cette perte
Mon esprit s’est préparé,
Ma poitrine s’est ouverte,
Et Dieu s’en est emparé ;
Sus, monde, quittons la place ;
Rien que Dieu, rien que la Grâce.
Après avoir, etc.

Que je vois de misérables
Qui cerchent mal à propos 
Parmi les biens périssables 
Le plaisir et le repos :
Jamais plus je ne me fonde 
Sur les biens frêles du monde. 
Après avoir, etc.

L’un dans l’honneur se contente,
L’autre veut avoir du bien,
L’un rit, l’autre se tourmente,
Chacun veut avoir le sien ;
Pour moi je vis à mon aise,
Rien sur l’esprit ne me pèse.
Après avoir, etc.

Bien loin de moi je renvoie 
Le monde comme trompeur, 
Son ris ne me fait de joie, 
Ni sa colère de peur :
C’est bien à tort qu’il me brave, 
Je suis libre, il est esclave. 
Après avoir, etc.

Pour les grands il ne m’importe,
Quoi qu’ils en veuillent penser,
Mille rebuts à leur porte
Ne me sauroient offenser ;
Alors que tout on délaisse
Rien ne pique, rien ne blesse.
Après avoir, etc.

Je suis résolu de vivre
Sans la nature flatter,
Si le corps ne me peut suivre,
Faut qu’il se fasse porter ;
Je méprise ses bravades,
Je me ris de ses ruades.
Après avoir, etc.

Je sais bien que frère l’Ane,
Si j’écoutois ses discours,
Me rendroit aussi profane
Que Phœbus et les Amours ;
C’est pourquoi je ne m’engage
À plus ouïr son langage.
Après avoir, etc.

Il me faudroit d’Hyppocrate
Les maximes observer,
Contre les maux de la rate
Mille remèdes trouver :
Médecins, Apothiquaires,
Je renonce à vos mystères.
Après avoir, etc.

Il faudroit être Astrologue,
Pour ma santé maintenir,
Prendre souvent quelque drogue
Contre les maux à venir ;
Pour moi c’est tout mon régime,
De n’avoir ni soin, ni crime.
Après avoir, etc.

Que je hais cette prudence
Qui regarde de si loin,
Je n’ai que la providence,
Qui pourvoit à mon besoin :
Sa bonté qui tout dispose,
Fait qu’en paix mon cœur repose.
Après avoir, etc.

Je ne suis pas des habiles,
Qui trouvent tant de raisons
Et de remarques subtiles
Sur le temps et les saisons :
Une agréable aventure,
C’est toute ma tablature.
Après avoir, etc.

L’Oiseau par l’air se promène,
Louant l’Auteur de tout bien,
Il ne prend ni soin ni peine
Et si ne manque de rien :
Mon cœur en fait tout de même,
Je ne plante, ni ne sème.
Après avoir, etc.

Dans le récit des nouvelles 
Je ne puis m’intéresser,
Ni dans ces grandes querelles 
Qui font tant de sang verser : 
Que l’on pille, que l’on brûle, 
Ma paix d’un pas n’en recule.
Après avoir, etc.

Que le grand Cam se remue 
Je ne m’en puis émouvoir, 
Que le grand Sophi le tue, 
C’est où je n’ai rien à voir : 
Que le Turc prenne la Perse,
 Que son Turban se renverse.
Après avoir, etc.

On dit qu’on arme la flotte, 
Pour aller jusqu’au Levant,
Partout la Gazette trotte,
L’on n’attend plus que le vent, 
Que l’on tourne, que l’on vire, 
De tout je n’en fais que rire.
Après avoir, etc.

Enfin je suis assez riche, 
J’ai les biens que je prétends
Je ne serai jamais chiche,
Tous mes désirs sont contents, 
Ma fortune est assez haute, 
Avec moi tout mon bien saute.
Après avoir tout quitté 
J’ai trouvé ma liberté.



IV De l’abandon à la Divine Providence,

pour se disposer à l’amour de Dieu.
(Air : Si c’est un crime que d’aimer).

Qu’il est bon d’adhérer à Dieu,
Et d’être soumis en tout lieu
Aux effets de sa Providence :
Et d’être intimément
Lié par dépendance
À lui seul purement.

Qu’il est bon de s’abandonner
À sa conduite, et de donner
Franchement son âme captive
Entre les mains d’un Roi,
Qui seul fait qu’elle vive
Pour lui, mourant à soi.

Sus donc, que mon âme aujourd’hui
Se livre entièrement à lui,
Et dans lui demeure fondue,
Afin que désormais
Elle s’étant perdue,
Ne se trouve jamais.

Puisque cet œil toujours veillant,
Oeil qui jamais n’est sommeillant
De la Providence éternelle,
Arrête dessus moi
Son œillade fidèle,
Je vivrai sans émoi.

Comme un Pilote sur la mer
Qui presque se voit abîmer
Dans le creux des vagues profondes,
Epargnant son travail,
A la merci des ondes
Jette le gouvernail.

Mon plaisir est parmi les flots
De prendre un paisible repos,
Sans craindre le vent et l’orage, 
Plus grand est leur courroux, 
Leur tempête et leur rage, 
Plus mon sommeil est doux.

Dans les lieux où l’esprit se perd,
Où l’abîme est plus découvert,
Où plus l’Océan se dépite,
C’est où fermant les yeux
Mon cœur se précipite
Fier du secours des Cieux.

Je veux bien travailler la nuit,
Que mon ouvrage soit sans fruit, 
Que ma voie soit sans lumière,
Et que l’obscurité,
Saisissant ma paupière, 
Bride ma liberté.

Comme un homme qui ne sait pas
Encore bien dresser ses pas,
Je veux devant mon Dieu paraître,
Et désormais aussi
Devant lui je veux être
Un enfant sans souci.

Enfant qui n’appréhende rien,
Qui ne recherche d’autre bien
Que d’être au giron de sa mère, 
Et vivant de son lait, 
Ne cherche à se complaire 
Que dans ce qui lui plaît.

Mais bien plus, car je veux rentrer 
Dedans ses flancs, et me cacher 
Jusqu’au profond de ses entrailles :
Dans ce lieu de repos,
Jusqu’à mes funerailles,
Je désire être enclos.

Mourant je serai transporté,
Du ventre, qui m’aura porté,
Au Sépulcre, ainsi que j’espère,
Et sortant du berceau,
Je veux qu’on me transfère 
Droit dedans le tombeau.

Ainsi je me livre à la mort,
À la nuit, au néant, au sort,
Aux périls, aux croix, à l’enfance,
Perdant dedans l’amour
La vie et l’assurance,
La prudence et le jour.

V De l’abandon intérieur

pour se disposer à la perfection de l’Amour Divin.
(Air : Amarillis, je renonce à vos charmes, ou
Il faut aimer au bel âge où vous êtes).

Je veux aller courir parmi le monde,
Où je vivrai comme un enfant perdu,
J’ai pris l’humeur d’une âme vagabonde,
Après avoir tout mon bien dépendu.
Ce m’est tout un, que je vive ou je meure,
Il me suffit que l’Amour me demeure.

Déchu d’honneur, d’amis et de finance, 
Amour, je suis réduit à ta merci ;
Je ne puis plus mettre mon espérance,
Qu’au seul plaisir d’être à toi sans souci. 
Ce m’est tout un, etc.

Pauvre et content, j’irai chercher fortune
Par un chemin que je n’ai jamais su,
J’ai pour logis la Campagne commune,
Où je serai toujours le bien reçu.
Ce m’est tout un, etc.

Allons Amour, allons à l’aventure, 
Avecque toi je n’appréhende rien, 
Quelque travail que souffre la nature, 
Te possédant je serai toujours bien. 
Ce m’est tout un, etc.
			

Si je m’en vais marchant dessus la terre, 
Sans rencontrer un seul morceau de pain, 
Lors je ferai comme on fait à la guerre, 
S’il n’y en a, faudra mourir de faim. 
Ce m’est tout un, etc.						

Je ne veux plus ni lettres, ni science, 
J’aime bien mieux demeurer ignorant, 
J’ai tout remis jusqu’à ma conscience, 
Puisque l’Amour en veut être garant. 
Ce m’est tout un, etc.							
	
Si les voleurs trouvés en mon voyage 
Veulent m’ôter ce que j’aurai sur moi, 
Je leur lai [sse] rai de bon cœur mon bagage, 
Et m’en irai sans peur et sans émoi. 
Ce m’est tout un, etc.		
					
Si quelquefois quand le Soleil se couche				
Je ne suis pas au logis retiré,					
Je prendrai gîte auprès de quelque souche,				
Content de m’être en chemin égaré.					
Ce m’est tout un, etc.	
						
Si je me vois surpris de maladie, 
Dans un buisson je prendrai mon repos, 
S’il me convient d’y voir finir ma vie, 
J’y laisserai pour les gages mes os. 
Ce m’est tout un, etc.							

Si mes amis les plus chers m’abandonnent, 
Si mes parents m’appellent insensé,							
Je chanterai pour les biens qu’ils me donnent 
Pourvu qu’Amour ne m’ait point délaissé. 
Ce m’est tout un, etc.	
						
Que s’ils me font un procès chez le Juge, 
Au lieu de voir mon bon droit défendu,							
J’aurai plaisir, et prendrai mon refuge	
À voir bientôt tout mon procès perdu.	
Ce m’est tout un, etc.	
							
O doux Amour, en qui je me repose,	
Que tu m’as bien de souci déchargé !	
Perdre ou gagner m’est une même chose,	
Depuis qu’Amour mon esprit a changé.	
Ce m’est tout un, etc.	
							
De tous les maux je ne fais plus que rire,	
Je suis exempt de crainte et de désir ;	
S’il faut avoir le meilleur ou le pire,	
Je m’en remets à qui voudra choisir.	
Ce m’est tout un, etc.	
							
Si de la mer je touche le rivage,	
Et que l’Amour d’y voguer m’ait permis,	
Dans un vaisseau sans voile et sans cordage,	
J’irai partout malgré mes ennemis.	
Ce m’est tout un, etc.	
							
J’aime bien mieux souffrir l’injuste blâme	
De ces prudents qui craignent de périr,	
Qu’en conservant trop chèrement mon âme,	
Ne rien risquer et ne rien conquérir.	
Ce m’est tout un, etc.	

Je ne prétends avoir d’autre conquête,	
En m’exposant à la rage des flots,	
Que de pouvoir, nonobstant4 la tempête,	
Prendre en Amour un paisible repos.	
Ce m’est tout un, etc.	
							
Allons, Amour, au plus fort de l’orage,	
Que l’Océan renverse tout sur moi :	
J’aime bien mieux me perdre avec courage	
En te suivant, que me sauver sans toi.	
Ce m’est tout un, etc.	
								
Si d’un rocher sous la vague profonde
La trahison me jette dans la Mer,
Lors n’ayant rien à me tenir sur l’onde,
Il me faudra dans l’Amour abîmer.
Ce m’est tout un, etc.

Heureuse mort, heureuse sépulture 
De cet Amant dans l’Amour absorbé, 
Qui ne voit plus ni grâce, ni nature, 
Mais le seul gouffre auquel il est tombé. 
Ce m’est tout un, etc.

Dans ce profond d’Amour inexplicable 
Mille secrets à mon cœur sont ouverts : 
Et du plus creux d’un Enfer effroyable 
Viennent sur moi mille monstres divers. 
Ce m’est tout un, etc.

Mais il ne faut que ma chanson décrive
Le grand abîme, où je suis descendu,
C’est un état qui n’a ni fonds, ni rive,
Et de bien peu je serois entendu.
Ce m’est tout un, etc.

Au revenir de cet heureux naufrage,
Je veux parler à la face des Rois,
Je veux paraître en ce monde un Sauvage
En méprisant ses plus sévères lois.
Ce m’est tout un, etc.

Je ne veux plus qu’imiter la folie 
De ce Jésus, qui sur la Croix un jour, 
Pour son plaisir, perdit honneur et vie, 
Délaissant tout pour sauver son Amour. 
Ce m’est tout un, que je vive ou je meure, 
Il me suffit que l’Amour me demeure.

VI De Saint Alexis.

(Air : Dieu soit céans voici Colin).

Amour est venu ce matin
Chargé d’un fort riche butin,
Me dire Un martyre,
Qu’il avoit fait souffrir
À l’un des premiers de l’Empire,
Qui jadis s’y voulut offrir.

Alexis, un jeune Romain,
Recevant un coup de ma main,
Délaisse	Maîtresse,
Et père et mère aussi,
Et la splendeur de sa Noblesse,
Pour se réduire à ma merci.

Je le dépouille de ses biens,
Et de l’amour de tous les siens,
Ma flèche	Dessèche
La vigueur de son corps,
Le plaisir non plus ne l’allèche
Que s’il étoit parmi les morts.

Ce fugitif fort mal paré, 
Allant comme un pauvre égaré,
Se jette	En cachette
Dans un fonds de vaisseau,
Là si rudement je le traite
Qu’à peine il vit de pain et d’eau.

Il fait voile vers l’Orient 
Sous un habit de mendiant,
Tout pâle,	Tout sale,
En un triste appareil,
Son visage étoit cuit du hâle,
Plus de l’Amour que du Soleil.

En vain tâchoit-on d’éprouver 
Divers moyens pour le trouver,
Faut être	Bon Maître
Pour si haute leçon ;
Le monde ne sauroit connaître
Ceux que j’habille à ma façon.

Mais afin de le plus peiner, 
Chez lui je le veux ramener, 
Son Père	 Et sa Mère
L’y verront inconnu,
Et pour accomplir ce mystère, 
Je l’y ferai mourir tout nu.

Son Père souvent le voyoit ; 
Et sa Mère, qui s’affligeoit,
Et celle	Fidèle
Qui pour lui languissant, 
Alloit d’une plainte nouvelle 
Toujours ses oreilles blessant.

J’ai voulu qu’il vit ces objets, 
Qu’il fût moqué de ses sujets,
Son âme, Qui pâme
Mille fois de douleur,
Mourant à sa première flamme,
Se réveille par ma chaleur.

Ayant ainsi longtemps duré,
Son esprit s’étant épuré,
Dépouille	La rouille
De la mortalité,
Au ciel, où plus rien ne le souille,
Trouvant ce qu’il a mérité.

Amour ton discours m’a ravi, T
oujours les grands cœurs t’ont suivi,
Je donne,	Abandonne,
Le mien à ton pouvoir ;
Fais donc en sorte que personne
Jamais ne le puisse r'avoir.

Mais je n’ai pas tout raconté,
D’autres j’en ai bien surmontés ;
Et Rome, Qu’on nomme
Mère de tant de Saints,
De temps en temps m’offre quelqu’homme
Propre à mes généreux desseins.

Paulin Consul de l’Univers,
Connaissant ce monde pervers,
Le quitte	Bien vite
Et laissant sa maison,
Sans argent, sans meubles, et sans gîte,
S’en va content d’une toison.

Je sus le gouverner si bien, 
Que j’en fis un homme de bien,
Sans titre,	Sans Mitre,
Et tout lui ravissant,
Le monde dessus son régistre
N’alloit plus le reconnaissant.

Une Veuve dans sa douleur,	
Pleurant à ses pieds son malheur,
Désire	Qu’il tire
Des fers un sien garçon :
Paulin ne la pouvant dédire,
S’offre lui-même pour rançon.

Je le fis d’un si beau métier ;
D’Evêque il fut fait jardinier ;
Les herbes,	Les gerbes,
Etoient tout son devoir ;
Qu’en dites-vous hommes superbes,
Ne le faisoit-il pas beau voir ?


Ce changement si merveilleux 
Fait rougir tous les orgueilleux,
Qu’on cave, 1	Qu’on grave
Sur le marbre et l’airain,
D’un grand Seigneur, un pauvre esclave,
Amour, c’est un coup de ta main.

Je fais faire de tels exploits, 
J’appauvris les enfants des Rois,
Je presse,	Je blesse,
Je brûle de mes feux,
Quand les plus hautains je rabaisse,
Je suis au comble de mes vœux.

Gallian le Triomphateur,
Etant rempli de mon ardeur,
Se change,	Et se range
Dans un coin d’Hôpital ;
Ainsi je fais avec louange
Ce qu’on blâme en l’amour brutal.

De tous côtés on accouroit Voir celui que Rome honoroit,
Re rendre	Si tendre
Aux pieux sentiments,
Que même il désiroit descendre 
Aux pieds des moindres quémands [mendiants].

Chacun admiroit son état,	
Mais pour rendre avec plus d’éclat	
Notoire	La gloire	
D’un courage si haut,	
Je mis en public sa Victoire,	
Le portant sur un échafaud.	
	
Gonzague aussi jeune Seigneur, 
Méprisant tout mondain honneur, 
Se joue A Mantoue	
Des grandeurs de la Cour,	
Faisant voir que tout n’est que boue 
Au prix d’être esclave d’Amour.	

Il se dépouille de ses droits, 
Méprisant les profanes lois 
Du monde, 	Qui gronde, 
Lorsque les premiers nés, 
En qui tout son amour il fonde, 
Il voit être à Dieu destinés.	

Christine encore ces derniers jours,	
Suivant le trait de mes Amours,	
Me cède 	En Suède	
Sa Couronne et ses droits,	
Faisant bien voir que je possède	
Le cœur des Reines et des Rois.
	
Sur un Trône en haut appareil,	
Elle, par un coup sans pareil,	
Se pare,	Et déclare	
Que le faste mondain	
N’est bon que quand on s’en sépare,	
Pour n’aimer plus rien, qui soit vain.	

Posant donc sa Couronne d’or,	
Son Globe et son beau Sceptre encore,
Plus basse	Elle place
Son cœur avec son Dieu,
Qui seul, par l’attrait de sa grâce,
Lui fait choisir un si bon lieu.

Amour, ces exemples si beaux 
Nous servent d’illustres flambeaux,
Pour luire	Et conduire
Les plus nobles esprits
Aux grandeurs, où les veut instruire
Dieu mourant comblé de mépris.





VII L’Amour violent.

(Air : D’Eau de Fontaine et de Puits).

Quand on me parle d’aimer,
Je sens aussitôt former
Une ardeur Dans mon cœur,
Le feu coule dans mes os,
Et sa flamme A mon âme
Fait souffrir un travail sans repos.

Dans mes langoureux ennuis,
Je suis les jours et les nuits
En douleurs	Et en les pleurs,
Je sens un amour puissant
Qui me presse,     Qui me blesse,
Et qui va mon esprit ravissant.

je ne saurois raconter
Ce qu’ils me font supporter
De travaux 	Et de maux ;
Je vois les Croix et les feux,
Et les peines,	   Et les gênes,
N’être rien, pour l’Amour, que des jeux.

Je ne saurois le fuir,
Il me contraint d’obéir,
Et ses droits	Sont mes lois ;
Je ne saurois éviter
Sa main forte,	    Qui m’emporte :
Rien ne peut l’arrêter ni dompter.

Ses traits pointus et brûlants 
Me font sentir les élans
Des Divins	     Séraphins ;
Il fait briller des grandeurs
Qui saisissent  	Et remplissent
Mon esprit de splendeurs et d’ardeurs.

Cette Divine Bonté,
De qui je suis transporté,
Me fait voir	Son pouvoir ;
Ses attraits de toutes parts
Me transpercent	Et renversent,
Je la vois, ses regards sont des dards.

Puisque je suis abattu
Sous l’effort de sa vertu,
Je me rends,	Il est temps ;
Il faut sans plus de rigueur
Me résoudre      Que son foudre
Soit enfin le vainqueur dans mon cœur.

Cet incomparable Objet,
Quoi qu’il me soit le sujet 
D’un tourment		 Véhément, 
Me jette un éclat si doux,
De nouvelles		Etincelles,
Qu’il me faut adorer tous ses coups.

Pour contenter mes désirs,
Il me faut avec soupirs
Le prier,	Et crier
Que s’il me veut secourir,
Il me fasse	Cette grâce
De pouvoir, ou souffrir, ou mourir.

Si ce grand amour le veut,
Mon courage ne se peut
Etonner,	Ni borner ;
Ses feux étant ses garants,
Il embrasse,	Et surpasse
Les desseins des plus grands conquérants.

Après lui je veux voler,
Le suivant je puis aller
Sur les eaux	Sans vaisseaux ; Je ne crains point les dangers ;
Les orages	Et naufrages,
Sont pour moi des combats trop légers.

Faut-il que j’aille chercher
Une âme sur un rocher ?
Je suis prêt,	S’il lui plaît, Jusqu’au sommet des hauts monts,
J’irai faire	Pour lui plaire
Bien souvent des affronts aux Démons.

Je ne puis faire d’état
Du monde et de son éclat,
Il est fou,	J’en suis fou,
Il est malheureux, et vain ;
Je le brave Comme esclave
Et je tiens tout son gain à dédain.

Ce ne sont plus que transports, 
Que victorieux efforts,
Que chaleur,	    Que valeur, 
Rien que généreux exploits,
Que conquêtes,	Toujours prêtes,
À qui prend de ses lois ses emplois.

Contre lui je ne rends plus 
Que des efforts superflus,
Je vois bien,	Je suis sien, 
Tout à fait je m’y soumets,
Qu’il soit Maître,	Je veux être 
Dépendant de l’Amour pour jamais.

VIII Du dégagement de la propre volonté.

(Air : La Jardinière).
Que je fus longtemps misérable ! 
Devant que d’avoir reconnu
Combien il était désirable 
D’avoir un esprit pauvre et nu ; 
Dès que je fus sans volonté, 
Je sortis de captivité.

Toujours quelque peine nouvelle
Venoit traverser mon plaisir ;
C’étoit me faire une querelle,
Que de combattre mon désir.
Dès que, etc.

La moindre parole de blâme 
De ceux qui me voulaient aimer, 
Affligeoit et troubloit mon âme, 
Sans que je la pusse calmer.
Dès que, etc.

Si le Prélat qui me commande
Ne trouvoit toujours à propos
Mon action ou ma demande,
Je perdois soudain le repos.
Dès que, etc.

Si quelque fièvre vraie ou feinte
Ou quelque mal non attendu,
Me venoit donner une atteinte,
Je pensois que tout fût perdu.
Dès que, etc.

Quand je venois à la prière, 
Si mon cœur n’étoit adouci 
Par quelque agréable lumière, 
J’étois tout le jour en souci.
Dès que, etc.

Si de quelque pratique austère 
On vouloit me faire octroi, 
Je m’en allois presque en colère, 
Disant : il ne tient pas à moi.
Dès que, etc.

Si le goût de la solitude
M’étois pour un temps dérobé,
Je disois plein d’inquiétude,
Que de bien haut j’étois tombé.
Dès que, etc.

Si quelque personne honorable
Venoit chercher mon entretien,
Mon cœur gêné n’étoit capable
Que de voir si je disois bien.
Dès que, etc.

En prenant quelque chose à tâche,
J’y pensois et soir et matin,
Sans prendre ni paix, ni relâche,
Je brûlois de trouver la fin.
Dès que, etc.

Si de quelque entreprise haute
Je ne m’étois bien acquitté,
Je disois, en pleurant ma faute,
Ah ! c’est fait de ma sainteté.
Dès que, etc.

Si de quelque chose louable
On faisoit récit devant moi,
Le désir d’avoir le semblable
Me donnoit un fâcheux émoi.
Dès que, etc.

Si quelqu’âme qu’on tenoit sainte
Ne m’avoit aucune affection,
Incontinent j’étois en crainte
Pour ma prédestination.
Dès que, etc.

Maintenant je vis à mon aise,
Chaque chose me vient à point,
Rien de ce que j’ai ne me pèse,
Je laisse ce que je n’ai point.
Dès que, etc.



IX. L’Hôpital de l’Amour sacré.

(Air : J’aime bien quand je suis aimé, ou De l’Echelle du 	Temple).
Amour me vantant son pouvoir, 
Dit qu’il vouloit me faire voir 
De ses amis la troupe sainte, 
Qui touchés d’un très heureux mal, 
Causé par sa divine atteinte, 
Languissoient dans son Hôpital.

Là je vis plusieurs lits rangés, 
Pour ces amoureux affligés, 
Qui dans leur savoureuse peine, 
Et dans les excès de l’Amour 
Dont leur âme étoit toute pleine, 
Soupiroient la nuit et le jour.

François étoit tout le premier, 
Qui soudain se prit à crier : 
Que mon ardeur est véhémente ! 
J’ai cinq blessures sur le corps, 
Et toujours Amour me tourmente, 
Me faisant souffrir ses efforts.

Après lui venoit Augustin, 
Qui soupiroit soir et matin, 
Portant une plaie amoureuse, 
Et Bernard tout rempli de Dieu, 
Qui d’une plainte langoureuse 
Faisoit retentir tout ce lieu.

Philippe Néry le suivoit, 
Disant que le mal qu’il avoit 
Le prit un jour de Pentecôte, 
Qu’un Amour violent et chaud 
Lui fit enlever une côte, 
Donnant à son cœur un assaut.

Depuis cet étrange accident,
J’ai, disoit-il, le cœur ardent, 
Et le grand brasier qui m’altère 
M’ôte tellement la vigueur, 
Que, si l’Amour ne le tempère, 
Je suis pour mourir de langueur.

Stanislas un jeune garçon, 
D’une fort gentille façon, 
Brûloit d’amour dedans sa couche ; 
Sa poitrine qui haletoit, 
Et le vermillon de sa bouche, 
Montroit le mal qui l’allitoit.

Ceux qui venoient le secourir, 
Jetoient de l’eau pour le guérir ; 
Mais il disoit : jetez arrière 
Ce remède qui sert fort peu, 
Car l’eau de la mer toute entière 
Ne sauroit éteindre mon feu.

Ce qui plus me rendit content, 
Fut de voir un saint pénitent 
Etendu dessus une claie ;
La douleur le faisoit blêmir, 
Et tenant sa main sur sa plaie, 
Ne faisoit plus rien que gémir.

C’étoit le Comte de Poitou,
Que le monde a tenu pour fou
Dans l’austérité de sa vie,
Mais l’Amour qui n’est que chaleur
Donne une sainte frénésie,
Qui remplit l’esprit de valeur.

Après, conduits par le portier, 
Nous entrâmes dans le quartier 
De ces admirables Amantes 
Qui suivent le divin Époux, 
Qui sont pour lui toutes brûlantes, 
Amour les blessant de ses coups.

Je vis Catherine à l’abord, 
Qui sembloit tirer à la mort, 
Tant sa douleur étoit extrême 
Aux pieds, aux mains, et au côté, 
Mais pourtant ce n’étoit de même 
Que jadis François fut traité.

Mon mal, dit-elle, est au-dedans, 
Je sens comme des clous ardents, 
Quoique ma chair soit sans navrure, 
On ne m’a pas ouvert le flanc, 
Mais je verse par ma blessure 
Force larmes, au lieu de sang.

Celle de Gênes étoit loin, 
Comme à l’écart, dedans un coin ; 
Car son ardeur intolérable 
Qui s’épandoit tout à l’entour, 
Rendoit à tous insupportable 
Le feu de son extrême amour.

Son estomac comme un bûcher 
Faisoit tout son corps dessécher, 
Et tel est le chaud qui l’embrase, 
Que lors même qu’on la saignoit, 
Le sang, qui couloit dans le vase, 
Brûloit la main qui le tenoit.

Ses soupirs étoient tous brûlants,
Il ne sortoit que des élans
De son cœur ardent comme braise,
Les bluettes qui jaillissoient
Du milieu de cette fournaise,
Tous les autres cœurs ravissoient.

Celle de Suède s’y trouvoit, 
Qui sans cesse se lamentait, 
Avecque celle de Boulogne ; 
Angèle y paraissoit aussi,
Et Claire qui toujours éloigne
Son cœur de tout humain souci.

Thérèse venoit par après, 
Ayant en son cœur mille traits, 
Qui sur sa couche renversée, 
Du coup d’un puissant Séraphin 
Avoit sa poitrine percée,
Attendant tous les jours sa fin.

Elle disoit avecque pleurs :
Hélas, je meurs si je ne meurs ; 
Et si fort mon âme désire 
De voir la divine Beauté, 
Que la vie m’est un martyre, 
Et mourir, c’est ma liberté.

Mon plaisir est dans les travaux ; 
Je ne me puis soûler de maux, 
Souffrir est ma seule espérance ; 
Tandis que je suis ici bas, 
En attendant la jouissance, 
Je veux vivre dans les combats.

Lors Amour se tournant vers moi, 
Me dit : homme de peu de foi,
Que dis-tu de ces belles âmes,
De ces grands cœurs, de ces Amants, 
Qui sont toujours parmi les flammes, 
Et se plaisent dans les tourments.

Lors je répondis à l’amour, 
Ravi de ce divin séjour :
Amour lorsque je considère 
Ces merveilles, j’en suis surpris, 
Et c’est bien en vain que j’espère 
D’atteindre à ces rares Esprits.

Toutefois, si j’ose parler 
Suivant mon cœur sans rien celer ; 
Amour il faut que je te die [dise],
Si tu veux me faire plaisir,
Donne-moi cette maladie,
D’en mourir, c’est tout mon désir.

X Le Triomphe de l’Amour.

(Air : Condé, vous voilà dans Vincennes).

Première Partie

Quelqu’un hors de ma connaissance
S’est rendu maître de mon cœur ;
Il le tient tout en sa puissance,
Le possédant comme vainqueur ;
J’ai perdu toute ma franchise,
Je ne puis plus vivre à ma guise :
Je suis au pouvoir de l’Amour,
Je lui servirai nuit et jour.

Toutes ses lois me sont nouvelles,
Et si je ne les puis fuir ;
À la chair elles sont cruelles,
Mais l’esprit y veut obéir ;
Il faut vivre sous son Empire,
Je veux souffrir son doux martyre.
Je suis, etc.

Sa conduite est si véhémente 
Que je ne la puis supporter, 
Mais elle est aussi si charmante, 
Que je n’y saurois résister ; 
Je trouve à la fin que sa voie 
N’est que lumière, paix et joie.
Je suis, etc.

Pour mon honneur, qu’il en dispose,
Il est à sa discrétion,
Entre ses mains je m’en repose,
Libre de toute ambition :
S’il lui plaît me rendre un infâme,
Il est le Seigneur de mon âme.
Je suis, etc.

Que s’il me veut rendre un sauvage,
Au premier accent de sa voix
Je lairai tout avec courage,
Pour le suivre parmi les bois ;
Quoique le monde me méprise,
Je poursuivrai mon entreprise.
Je suis, etc.

J’entends le monde qui se fâche
Contre cette sévérité,
Je vois la nature qui tâche
De ne point voir la vérité ;
Leurs cris ne me font point de peine, 
C’est un plus puissant qui m’entraîne. 
Je suis, etc.

Mais voici des lois bien étranges, 
Qui ne pourront guère trouver 
Parmi les hommes des louanges ; 
Bien peu les voudront approuver ; 
Mais toutefois il ne m’importe, 
Puisque c’est lui qui me conforte.
Je suis, etc.

La vertu me fut précieuse 
Tant que je fus en mon pouvoir, 
Je ne la trouve plus grâcieuse, 
Je ne puis pas même la voir, 
À cela je n’ai rien à dire, 
Puisque mon Maître le désire.
Je suis, etc.

Je veillois sur ma conscience, 
Pour tenir mon esprit égal, 
Mais j’ai perdu cette science, 
Ne pouvant pénétrer le mal, 
Une très sincère innocence 
Me met tout à l’indifférence.
Je suis, etc.

L’Oraison qui m’étoit si douce, 
Quand je m’y peine, c’est en vain,
Je n’y puis rien, s’il ne m’y pousse, 
Je n’y peux avoir de dessein ; 
Je n’y vais plus qu’à l’aventure, 
Comme qui suivroit la nature.
Je suis, etc.

Ni le soin de la solitude 
Ne me sauroit plus maintenir, 
Ni je ne peux faire d’étude P
our les vertus entretenir,
Il faut qu’à lui je m’abandonne, 
Je n’ai rien que je ne lui donne. 
Je suis, etc.

Je n’ai plus aucune pratique, 
Mon cœur ne s’y peut arrêter ; 
À rien de moi je ne m’applique : 
Nul bien je ne puis projeter ; 
Ma volonté toute perdue,
En lui se trouve suspendue.
Je suis, etc.

Ouvrant les yeux je ne vois goutte,
Tant plus je me veux éclaircir
Des vérités, moins je les goûte,
La clarté me fait obscurcir ;
Je suis plongé dans un abîme
Où je ne vois ni fonds ni cime.
Je suis, etc.

Je suis surpris quand je me garde, 
Je perds le bien que je poursuis, 
En me pressant, je me retarde, 
Lorsque je m’aide, je me nuis, 
Quand sur l’amour je me décharge, 
Je sens que mon cœur est au large.
Je suis, etc.

Depuis que l’Amour me maîtrise,
Je suis réduit à sa merci ;
Il faut que lui seul me suffise,
Je ne puis avoir de souci ;
Comme rien plus je n’appréhendre,
Aussi rien plus je ne demande.
Je suis, etc.

Je ne trouve rien qui m’étonne,
Quand il lui plaît de me calmer ;
Mais quand il veut lui-même, il tonne,
Et fait mon esprit abîmer ;
Il me rassure, il m’épouvante,
Il me console, il me tourmente. 
Je suis, etc.

Je ne sens plus rien qui me touche ;
Il retient tous mes mouvements,
Je suis à tout comme une souche,
S’il n’anime mes sentiments ;
Enfin c’est l’âme de mon âme,
Je suis esclave de sa flamme.
Je suis, etc.

Je suis tombé dedans un gouffre
D’où je ne saurois plus sortir,
J’ai beau me plaindre que j’y souffre,
Je ne saurois m’en garantir ;
Je ne suis plus en ma puissance,
Il faut lui rendre obéissance.
Je suis, etc.

À ma façon je voulois vivre, 
Avant qu’Amour entrât chez moi, 
Il me faut maintenant le suivre, 
C’est à lui de faire la loi,
Je ne saurois plus m’en dédire, 
C’est pour lui seul que je respire. 
Je suis, etc.

Comme un victorieux Monarque
Il est entré dans ma maison,
Il a paru portant sa marque,
Et rangé tout à la raison ;
C’est en vain que je m’évertue,
Ma résistance est abattue.
Je suis, etc.

Il s’est élancé comme un foudre, 
Jetant le feu par ses regards,
Il a réduit mon cœur en poudre, 
Et l’a percé de mille dards ;
Il m’a fait tout autant de brêches, 
Que son carquois avoit de flèches. 
Je suis, etc.

Que peut une terre fragile
Contre un si valeureux effort ?
Que peut une masse d’argille
Contre un plus puissant que la mort ?
Il n’est plus temps de se défendre,
Entre ses mains il se faut rendre.
Je suis, etc.

Depuis un langueur extrême 
Me tient tout l’esprit empêché, 
Je ne puis plus rien de moi-même, 
Au poteau je suis attaché ;
Je ne puis plus que le voir faire, 
Sans lui vouloir être contraire. 
Je suis, etc.

Pour monument de sa victoire 
Il fait dresser ce poteau,
Où pour le comble de sa gloire 
Il veut établir mon tombeau ; 
Heureuse alors sera ma vie, 
Lorsque l’Amour l’aura ravie.
Je suis, etc.

C’est là que mon âme captive 
Souffre la rigueur de ses lois ; 
C’est là que sa vertu me prive 
De l’usage de tous mes droits ; 
Là ne me restent d’autres armes 
Que les soupirs, et que les larmes.
Je suis, etc.

Seul entre le Ciel et la Terre, 
Me voyant réduit aux abois, 
Je souffre une terrible guerre 
Que l’on me livre sur ce bois ; 
Le monde parle, la chair crie, 
L’Enfer écume, quoiqu’on die,
Je suis, etc.

J’entends la raison qui murmure, 
Ne pouvant trouver à propos
Une loi, qui fait que je dure 
En un si pénible repos ;
On a recours à la Doctrine, 
Qui la défend, et qui fulmine. 
Je suis, etc.

Je vois un Docteur qui s’avance, 
Et d’un accent plein de terreur 
M’avertit, me presse, et me tance, 
Disant que je suis en erreur ; 
Il se forme une nue époisse 
Qui voudrait me mettre en angoisse.
Je suis, etc.

Malgré l’horreur de la tempête,
L’Amour sera tout mon plaisir,
Quand elle fondroit sur ma tête,
Je ne changerai de désir ;
Qu’on fasse bruit, que l’Enfer gronde,
Que tout abîme et se confonde,
Je suis, etc.

Je connois bien que cet orage 
Vient de notre cœur aveuglé, 
Qui ne voit l’excellent ouvrage 
De l’Amour en tout bien réglé ; 
Pour n’en avoir l’expérience, 
Il n’en a point l’intelligence.
Je suis, etc.

Lorsque la Puissance divine
Se saisit de l’esprit humain,
Incontinent elle extermine
Ce qui reste du vieux levain ;
Pour faire place à la Sagesse,
Il faut en l’homme que tout cesse.
Je suis, etc.

Comme quand d’une main subtile 
Le Peintre accomplit son tableau,
Il faut qu’une toile immobile
Reçoive les traits du pinceau ;
Ainsi Dieu ne se représente
Dans le fonds d’une âme mouvante.
Je suis, etc.

Pendant que ce Maître paisible 
Verse dans l’âme un si grand bien, 
L’effet en est si peu sensible, 
Que les yeux n’en découvrent rien ; 
Plus cette merveille est sublime, 
Et plus au cœur elle est intime.
Je suis, etc.

La lumière est d’autant plus pure
Que moins elle paraît en l’air,
Lorsqu’il s’y mêle de l’ordure,
La raison ne se peut celer :
Ainsi, quand l’Amour illumine,
Rien de distinct ne le termine.
Je suis, etc.

Lorsque cette âme est attentive
À l’Amour qui la veut régir,
L’homme qui croit qu’elle est oisive
S’empresse pour la faire agir ;
Il prend le feu, puis il l’allume,
Il met le fer, et bat l’enclume.
Je suis, etc.

S’il ne voit de longues prières, 
S’il n’y reconnaît des ferveurs 
Et des manifestes lumières, 
Ou d’autres divines faveurs, 
Il croit pour lors qu’elle recule, 
Mais en secret Amour la brûle.
Je suis, etc.

Lorsque la main de Dieu se cache,
Ses bienfaits sont plus abondants,
Il ne veut pas que l’homme sache
Tout ce qu’il opère au dedans ;
Puis quand son œuvre est accomplie,
Lors ses richesses il déplie.
Je suis, etc.

Durant cette heureuse culture, 
L’âme souffre de grands travaux, 
L’Amour la tient à la torture, 
Pour la guérir de tous ses maux : 
Pendant que dure son épreuve, 
Il ne permet qu’elle se meuve.
Je suis, etc.

Dedans cet admirable supplice 
Il la conduit si dextrement, 
Qu’il espraint [ôte] toute la malice 
Qui la corrompt profondément, 
Parmi ses douleurs il la baise, 
Oyant ses plaies, il l’apaise.
Je suis, etc.

S’il a [d] vient qu’elle se remue,
Croyant se pouvoir soulager,
À son mal elle contribue,
Son effort le fait rengreger [augmenter] ; 
Il faut que fixe elle demeure,
Dessus la croix, et qu’elle y meure.
Je suis, etc.

Qu’elle souffre donc qu’il exerce
Ses amoureuses cruautés,
Que tout son État se renverse,
Qu’il la tourne de tous côtés,
Que de sa part elle soit ferme,
Envisageant toujours son terme.
Je suis, etc.

Que tout son but soit de lui plaire
Dans le chemin qu’il a montré,
Ne recherchant d’autre salaire,
Que de le servir à son gré ;
Ce pur devoir qui le regarde,
C’est le seul acte qu’elle garde.
Je suis, etc.

Cette douce œillade amoureuse,
Qui ne doit jamais chanceler,
Fait que l’âme est si vigoureuse
Que rien ne la peut ébranler ;
Quand la tempête la secoue,
De tous les vents elle se joue.
Je suis, etc.

Comme dans la mer agitée 
Nous voyons un petit vaisseau, 
Lorsque son ancre est arrêtée, 
Se tenir ferme dessus l’eau, 
Ainsi le cœur est toujours stable, 
Dans ce regard si délectable.
Je suis, etc.

Lorsque d’une égale balance
L’âme se tient en son repos,
Jamais la vague ne s’élance
Dans son vaisseau battu des flots ;
Mais soudain qu’elle perd son centre,
De tous les côtés la mer entre.
Je suis, etc.

Mais afin que cette âme apprenne 
Le mal qu’elle peut recevoir, 
Quand son activité l’entraîne 
Dans le dessein de se mouvoir, 
Il faut que ma langue décrive 
Tout le malheur qui lui arrive.
Je suis, etc.

Des monstres d’effroyables craintes
La viennent bientôt assaillir,
Elle a des mortelles attentes,
Qui la font presque défaillir,
L’horreur de l’Enfer l’environne,
Et le désespoir la talonne.
Je suis, etc.

Elle ne voit plus que sa perte,
Tout y va, ce semble, aboutir,
Les Démons dans leur gueule ouverte
Semblent la vouloir engloutir ;
Ce ne sont plus que des vacarmes
Et des infernales alarmes.
Je suis, etc.

Elle croit en cette détresse
Qu’il faut redoubler sa ferveur ;
Elle s’échauffe, elle se presse,
Cherchant toujours quelque faveur ;
Pour quitter cet état pénible,
Elle veut faire l’impossible.
Je suis, etc.

Son esprit étant en désordre
Plein de noires impressions,
Ne peut rien faire que se tordre
Par d’étranges convulsions,
Il est chétif et misérable,
Vide de tout bien délectable.
Je suis au pouvoir de l’Amour,
Je lui servirai nuit et jour.

Seconde Partie

Que l’âme doncques soit instruite
Qu’il faut toujours demeurer coi,
Recevant l’aimable conduite
De son Époux et de son Roi :
La foi doit tout remplir son vide,
Et l’obéissance être son guide.
Je suis au pouvoir de l’Amour,
Je lui servirai nuit et jour.

Mais cependant qu’elle s’exerce
À correspondre à cet Époux,
L’Enfer envieux la traverse,
Dieu la remplit de son courroux,
Afin que l’Amour la guérisse
Par un délicieux supplice.
Je suis, etc.

Faisant en elle sa demeure, 
Il l’enseigne en telle façon, 
Qu’elle se tient prête à toute heure 
D’apprendre une double leçon, 
C’est de supporter la souffrance, 
Et se tenir dans l’espérance.
Je suis, etc.

Il veut aussi que son cœur sache 
Que parmi les plus grands travaux, 
Fort profondément il se cache 
Pour la soulager de ses maux, 
Par ses rigueurs il la menace, 
Puis il la remplit de sa grâce.
Je suis, etc.

Par cette conduite ineffable 
Que l’esprit ne peut concevoir, 
Il se fait sentir agréable
Au cœur qui le veut recevoir, 
Quoiqu’au dehors il le combatte, 
Toujours au dedans il le flatte.
Je suis, etc.

Le premier trait de son ouvrage, 
Aux esprits qui suivent sa Loi, 
C’est ce merveilleux assemblage
Qui fait qu’ils profitent en foi : 
Par ces douceurs il les élève, 
Puis de son fiel il les abreuve. 
Je suis, etc.

Que si parfois il les délaisse
Souffrant qu’ils tombent jusqu’au fonds,
Secrètement il les caresse,
Ce qui fait qu’ils paraissent bons :
C’est par ce merveilleux mélange
Que leur état paraît étrange.
Je suis, etc.

Il chante une chanson secrète, 
Que le cœur même ne sait pas, 
Il parle d’une voix muette 
Qui pourtant est pleine d’appas, 
Par cette musique insensible 
Il rend toujours l’âme paisible.
Je suis, etc.

Parmi ces effroyables peines, 
Il semble que tout est perdu ; 
Parmi de si terribles gênes 
Toujours son luth est entendu, 
En confortant cette agonie 
Par une très douce harmonie.
Je suis, etc.

On voit cette âme transportée 
Jeter de pitoyables cris,
En souffrant plus que sa portée, 
Elle a de gracieux souris ;
Au dehors la peine est énorme, 
Au dedans l’esprit se transforme. 
Je suis, etc.

Les accents des troupes célestes 
Viennent rasséréner son cœur, 
Parmi les sentiments funestes 
Que donne l’infernale horreur :
Gémissements très-détestables ! 
Délaissements très-adorables ! 
Je suis, etc.

Mais enfin quand l’heure est venue
Que l’Amour la veut délivrer,
Par une grâce non prévue
Il vient son esprit enivrer,
Il lui fait part de ses richesses,
Il lui fait sentir ses caresses.
Je suis, etc.

Une très divine affluence
Se vient décharger dans son sein,
Elle reçoit en abondance
Les eaux plus pures du Jourdain,
Les plaisirs du Ciel l’environnent,
Les grandeurs de Dieu la couronnent.
Je suis, etc.

Toutes ses angoisses passées
Ne paraissent plus que de loin,
Elles sont toutes effacées,
L’âme est sans travail, et sans soin,
Trouvant au haut de la montagne
Une large et vaste campagne.
Je suis, etc.

L’Époux vient en magnificence
Jetant un regard cordial,
Il met ses biens en évidence,
La met dans son lit nuptial ;
Là par son Esprit animée,
Elle se trouve transformée.
Je suis, etc.

À tous moments Amour la plonge
Dans un abîme de grandeurs ;
Le monde ne paraît qu’un songe,
Parmi les célestes ardeurs :
Ce ne sont que grandes rivières
De plaisirs, et douces lumières. 
Je suis, etc.

Prenant sa main il la promène
Par son magnifique Palais,
En la caressant, il la mène
Voir tous ses trésors de plus près,
En peu de temps il lui découvre
Les plus beaux meubles de son Louvre.
Je suis, etc.

Puis il lui fait la découverte
De ses profondes raretés,
Montrant dans sa poitrine ouverte
Ses plus admirables beautés :
Par une approche très sublime,
Il lui dit son secret intime.
Je suis, etc.

Le Verbe la prend pour Épouse,
Tous les autres sont superflus,
Sa Grandeur en est trop jalouse,
Rien d’humain ne l’approche plus,
Elle est à lui sans réserve ;
Il faut du tout qu’elle lui serve.
Je suis, etc.

Il la conduit dans le Conclave
De cette Auguste Trinité,
Qui pour jamais la rend esclave
De son adorable bonté ;
On lui fait mourir tous les vices,
Avec d’immortelles délices.
Je suis, etc.

C’est là que son Époux étale 
Ses plus merveilleux attributs, 
À soi-même il la rend égale, 
L’attirant par ses doux rebuts, 
De son ardeur toute embrasée, 
Elle est dans ses sens accoisée.
Je suis, etc.

Dans cette union merveilleuse,
Ses vides se trouvent remplis ;
Dieu la rend, par soi-même, heureuse,
Entrant dedans tous ses replis,
En lui donnant dès cette vie
Un bien qui la rend assouvie.
Je suis, etc.

C’est là le triomphe ineffable
De cet Amour toujours puissant,
Quand par son dessein adorable
Il va nos esprits ravissant,
Puisse-t-il l’achever en pompe,
Au Ciel où plus rien ne nous trompe.
Je suis au pouvoir de l’Amour,
Je lui servirai nuit et jour.

XI Le Pèlerin spirituel.

(Air des Pèlerins de Saint Jacques).

Sus ! dites-nous votre voyage,
Ô chers Amants,
Dites votre pèlerinage
Et vos tourments
Pris au pays de l’Oraison ; vos aventures
Sont l’entretien délicieux des âmes les plus pures.

Hélas ! comment pourrions-nous dire
Tous nos travaux
Portés avec un long martyre,
Par monts et vaux,
Suivant toujours le bon Jésus en sa souffrance,
Pour l’imiter il faut grande cœur, et grande patience.

Sachez donc que notre équipage
Dans ce chemin,
C’est de n’avoir point de bagage,
Ni pain, ni vin,
Le seul amour est de renfort, la seule escorte
C’est le bon Jésus, et sa Croix, le bâton qui nous porte.

Pendant les premières journées,
Que de douceurs !
Nos âmes n’étoient étonnées
Par les rigueurs ;
Toujours beau temps, belle fraîcheur, bonne retraite ;
Chacun de nous croyait bientôt voir sa besogne faite.

Mais quand nous fûmes dans la voie
De la vertu,
L’esprit remplit de tant de joie
Fut abattu :
Tant de défauts de toutes parts, tant de misères,
Nous firent voir que nous n’étions au bout de nos affaires.

Pourtant on donne confiance
Dans ce sentier,
On y montre l’obéissance
D’un cœur entier ;
À dompter tous les sentiments, la nourriture
C’est de suivre toujours l’esprit, et jamais la nature.

Nous trouvâmes un Monastère
Fort à l’écart,
Dans lequel un bon Solitaire
Nous prit à part,
Et nous dit ce qu’on n’apprend point dans les écoles :
Le sens en est grand et profond, en voici les paroles.

Le bon pèlerin fait service
Sans intérêt,
Il ne prend point son exercice
Dans ce qui plaît ;
Faire beaucoup, et parler peu, c’est sa devise,
Mourir à soi pour vivre à Dieu, c’est sa grande entreprise.

Pratiquer une vie austère,
C’est son désir,
Endurer du mal et s’en taire,
C’est son plaisir,
N’avoir aucuns soulagements, sont ses richesses ;
Assujettir ses appétits sont ses grandes prouesses.

Dans son chemin il doit combattre
À chaque pas,
Et pourtant jamais ne s’abattre
Quand il est las ;
Il doit porter jusques au Ciel son espérance,
Avoir grand amour pour autrui, pour soi grande oubliance.

Quoiqu’il aime la solitude
Ce n’est pour soi,
Il fait sa principale étude
De vivre en foi ;
Servir autrui, sans nul retour, sont ses délices,
Son emploi la nuit et le jour, faire la guerre aux vices.

Marchant sur une terre aride,
Quoiqu’il soit las,
Jamais pourtant il n’est avide
D’aucun soulas [soulagement],
Mais il regarde à tous moments la Providence,
Se soumettant à son Seigneur en grande dépendance.

Il est fort simple, et débonnaire,
Toujours sans fard,
Il ne veut point se satisfaire,
Il vit sans art ;
Si l’on dispute avec lui, toujours il cède ;
Ainsi son cœur un grand repos, en ce monde possède.

Jamais de soi-même il n’ordonne,
Aimant la Croix,
Mais il prend tout ce qu’on lui donne
Sans aucun choix,
Il est égal et vit content dans les injures,
Prenant de Dieu, comme il lui plaît, différentes postures.

Quelque excellence qui l’élève,
Il est petit,
Il ne prend pour quoi qu’il achève
Aucun crédit ;
Quand il seroit en sainteté, comme un Apôtre,
Sans faste et sans aucun éclat, il paraît comme un autre.

Ce Pèlerin fait bon voyage
Jusques au Ciel,
Il a toujours cet avantage
D’être sans fiel,
Ignorer tout plaisir mondain, c’est sa science,
Obéir jusqu’à la mort, sa plus grande défense.

Ce chemin, quoique difficile
Et fort étroit,
Mène pourtant l’âme docile
À Dieu tout droit ;
Pourvu qu’on ait l’humilité et la constance,
Le premier point du Pèlerin, c’est la persévérance.

Quand nous fûmes dans la campagne
De l’Oraison,
Nous aperçûmes la montagne
Et la maison
Du saint repos : Ô doux séjour ! terre chérie
Où sont avecque tous les Saints et Jésus et Marie.

Quand nous fûmes dans la demeure
Du saint Repos,
On nous fit bien attendre une heure,
Fort à propos,
Nous y fûmes reçus par un dévot Ermite,
Qui nous dit : Ici mes enfants on ne va guère vite.

Nous y fîmes longues prières,
Mais sans ennui,
Dieu nous tenoit les nuits entières
Avecque lui,
Sans nul détour, nous retenant en sa présence,
Par un regard très-amoureux en simple jouissance.

On apprend là, dans le silence
Et dans la nuit,
Une merveilleuse science,
À petit bruit :
Dans un si savoureux repos la Sapience
Donne de ses profonds secrets la haute intelligence.

Quand nous fûmes dedans les landes,
Hélas mon Dieu !
Que nos fatigues furent grandes
Dedans ce lieu
Les fiers Démons nous y vouloient faire grande peine,
Nous ne trouvions en cet endroit, ni ruisseau, ni fontaine.
Soulagement.

Nous y fîmes longue carrière
Sans trouver rien :
Nous pensions retourner arrière,
Pour être bien ;
Et ne trouvant dans tous nos sens qu’un très grand vide,
Nous revenions dessus nos pas, n’eût été notre guide.

Ici l’âme étant appauvrie
Pour Jésus-Christ,
Quoique contr'elle l’Enfer crie,
Croît en esprit,
Se soutenant dedans la foi par une œillade,
Qui vient d’un cœur qui n’est jamais ni faible ni malade.

Elle ne porte dans sa vue
Que pauvreté,
Sans pourtant être dépourvue
De vérité ;
Le cœur pieux en cet endroit prenant sa force,
Quitte le monde tout de bon, et meurt à son amorce.

Quand nous fûmes dans les montagnes,
Que de frayeurs !
Qui venoient être nos compagnes,
Et que d’horreurs !
Nous ne voyons de tous côtés que précipices ;
Nos esprits étoient attaqués des plus noires malices.

Il sembloit que mille tempêtes
Du désespoir
Venoient fondre dessus nos têtes,
Matin et soir,
Mais nous donnions à notre Dieu mille louanges,
Et nous sentions à nos côtés le secours des bons Anges.

Notre âme étoit fort désolée
Marchant toujours
Jusques aux Enfers ravalée,
Et sans secours,
Il lui sembloit même que Dieu lui fût contraire,
Et ne trouvoit dans ses travaux le respir [répit] nécessaire.

Quand nous fûmes au pont qui tremble,
De tous côtés
Les Démons s’en venoient ensemble
Tous apostés,
Pensant nous faire tout-à-fait perdre courage ;
Mais c’est alors qu’on nous apprit d’en avoir davantage.

En cet état l’âme ne trouve
Rien d’assuré ;
Aussi le mal de cette épreuve
Bien enduré
Cause des biens que l’on ne peut guère comprendre ;
Et c’est celui qui les reçoit, qui seul le peut entendre.

Quand nous fûmes dedans la plaine
Du saint repos,
L’eau de la divine Fontaine
Vint dans nos os,
C’est ici que les biens des Cieux coulent en terre,
Les Pèlerins disent entr'eux, nous n’aurons plus grand'-guerre.

Quand nous fûmes dedans la ville
Du saint Amour,
Nous la trouvâmes si gentille,
Que nuit et jour
Nous ne faisions rien que chanter en grande joie,
C’est où Satan croit tout de bon bientôt perdre sa proie.

Nous trouvâmes dedans les rues
Les Habitants
Qui, l’esprit au dessus des nues,
Vivoient contents,
Rien d’ici-bas ne les touchait ; leur allégresse
Vient d’un cœur, que nul accident de ce monde ne presse.

Ils sont tous assis à la Table
De Jésus-Christ ;
Leur état est fort délectable,
Mais en esprit,
Car bien souvent ici la Croix et le martyre
Sont plus grands que par ma chanson je ne saurois décrire.

XII. La Retraite

(Air : Montbazon que la Cour adore).

Je veux dire comment me traite 
Amour pendant cette retraite : 
Il m’a fait savoir ses desseins, 
Qui sont tous généreux et saints.

Il veux que les biens de ce monde, 
En qui le cœur humain se fonde, 
N’entrent jamais dans mon esprit L
aissant la place à Jésus-Christ.

Il veut que mon corps je regarde
Comme ce qui plus me retarde
De suivre ses divins attraits,
Et ses instincts les plus parfaits.

Il veut que l’égard aux personnes,
Et même que les choses bonnes,
Ne gênent point ma liberté,
Ni tiennent mon cœur arrêté.

Que son saint vouloir j’accomplisse,
Sans que le mien propre s’y glisse,
Ne considérant plus pour lui
Ni mon plaisir, ni mon ennui.

Que ni l’estime, ni le blâme, 
N’intéressent en rien mon âme, 
Que je ne sois plus en émoi, 
Pour ce qu’on peut penser de moi.

Que je ne sente plus d’atteinte, 
Ni du désir, ni de la crainte, 
C’est encore une de ses lois 
Que je ne fasse plus de choix.

Que lorsque mon âme est aride, 
Je retienne mes sens en bride, 
Sans relâcher de la ferveur, 
Comme quand j’étois en ardeur.

Il veut encore que je souffre 
Qu’il me plonge dedans le gouffre 
Des amertumes et des tourments, 
Comme il fait ses autres Amants.

Qu’en rien je ne me satisfasse, 
Dans la nature, ou dans la grâce ; 
Que je ne prenne mon repos 
Qu’en l’entretien des plus dévots.

Il veut que j’aie un tel courage, 
Que rien d’humain ne me soulage : 
Mais que son seul divin plaisir 
Soit la règle de mon désir.

Il veut qu’en lui je me confie 
Tant en la mort, comme en la vie, 
Recevant d’une même main 
Autant la perte que le gain.

Si j’ai du bien que je l’épure ; 
Si j’ai du mal, que je l’endure, 
Etant avec lui sur la Croix, 
Sans en sortir jusqu’aux abois.

XIII La Sagesse des Saints.

(Air : Que le Roi s’en aille en Espagne).

Ceux à qui l’Amour en sa gloire
À donné de son vin à boire,
Sont faits bien d’une autre façon
Que ceux que le monde révère, 
À qui ne sauroit jamais plaire 
Le goût d’une telle boisson.

Les mondains sont toujours en crainte, 
Perdre, c’est leur plus grande plainte, 
Jamais il n’ont assez de bien ;
Les Saints sont faits d’une autre sorte, 
Amour de son feu les transporte, 
Leur plaisir est de n’avoir rien.

Les mondains ont la tête sage, 
Mais dépourvus d’un franc courage, 
Ils sont de frayeur tous saisis ; 
Les Saints ont une autre méthode, 
Ils ne sauroient vivre à leur mode, 
Dieu pour soi les ayant choisis.

Les mondains sont toujours en peine, 
Tout leur esprit est à la gêne, 
Ils sont troublés à tout propos ; 
Les Saints tous remplis d’allégresse, 
Méprisant l’humaine sagesse, 
Trouvent en Dieu tout leur repos.

Ayant peur que terre leur manque, 
Ces mondains ont tout à la banque, 
Pour n’être jamais dépourvus :
Les Saints dedans la providence 
Trouvent un fonds pour leur dépense, 
Le Ciel est en souci pour eux.

Les mondains ont l’âme pourvue 
De grands desseins, et longue vue, 
Pour mettre ordre à tous leurs besoins ; 
Les Saints marchent à l’aventure, 
Sans penser à leur nourriture 
Ils sont libres de tous ces soins.

Les mondains pleins de leur lumière, 
Pour être sages font litière
Des maximes des plus grands Saints ;
Ils portent si haute prudence,
Que la céleste providence
Ne suffit à leurs grands desseins.

Les Saints ayant le cœur au large, 
Font en Dieu toute leur décharge ; 
Le mondain ne peut faire ainsi, 
Plein d’un aveuglement extrême, 
Charmé de l’amour de soi-même, 
Il ne peut vivre sans souci.

Paulin avoit l’âme plus forte, 
Voyez Amour qui le transporte, 
D’Evêque il fut fait Jardinier, 
De grand seigneur fort pauvre esclave : 
Amour l’a mené dans sa cave, 
Lui faisant changer de métier.

Voyez Alexis dedans Rome ;
Le feu d’amour, qui le consomme,
Le rend ivre parmi les siens ;
Il ne reconnaît plus son père
Ni son Epouse, ni sa mère,
Portant son cœur à d’autres biens.

François ne fait point de réserve ;
Il ne veut rien qui ne lui serve
À rendre son esprit fervent ;
Plus de biens son cœur abandonne,
Plus le Ciel de grâces lui donne,
Et ce vin l’enivre souvent.

De ce vin la sainte folie
Fait que bientôt leur âme oublie 
Tout ce qui peut troubler la paix ; 
Elle, vivant fort à son aise, 
Quelque souffrance qui lui pèse, 
Jamais ne tombe sous le faix.

XIV Le Renouvellement.

(Air : À vous parler de Graveline).

Amour rompant toutes les portes 
Qui font obstacle à ses desseins, 
Et les murailles les plus fortes 
Qui bornent ses désirs plus saints, 
Enfin est entré dans mon âme, 
Pour la réchauffer de sa flamme.

Il s’est venu rendre le maître,
Mettant dans mon cœur ses ferveurs,
Afin de me faire connaître
Le bien que j’ai par ses faveurs ;
Il a fait ses saintes approches,
Avec ses amoureux reproches.

Il veut que cette lourde masse, 
Qui pèse tant sur mon esprit, 
Ce corps si contraire à la Grâce, 
Qui vient à nous par Jésus-Christ, 
Demeure toujours son esclave, 
Et que sa puissance le brave.

Son plaisir est que je modère 
Ce que pour lui j’avois de soins, 
Et qu’en le mâtant je tempère 
Le trop d’égard à ses besoins, 
Que ses appétits je gourmande, 
Et que par tout je lui commande.

Que de la nature trop vive 
Je retienne les mouvements ; 
Et que de l’âme trop active 
Je réprime les sentiments, 
Qu’en luttant je les ralentisse, 
Qu’en priant je les amortisse.

Si quelque personne me quitte, 
Pour grands que semblent ses attraits, 
Sans m’éblouir de son mérite, 
Que mon cœur en demeure en paix ; 
De peur qu’il en soit trop avare, 
Que promptement il s’en sépare.

Il ne faut que je me captive 
Pour ceux qui sont en dignité, 
Ni que pour eux aussi je prive 
Mon esprit de sa liberté ; P
ar une charité légale,
Que tout âme me soit égale.


Il veut que je sois fort fidèle 
À tenir mon esprit en paix, 
Et que tâche avec grand zèle 
Qu’il ne se dissipe jamais ;
Que dans le sens il ne s’épanche, 
Et qu’au dedans je le retranche.

Que dans le récit des nouvelles 
Je ne prenne jamais de goût, 
Que s’il se forme des querelles, 
Bientôt j’assoupisse le tout ; 
Afin que l’âme recueillie, 
Au dedans ses forces rallie.

Quoique l’âme d’amour ardente 
Cache dans le cœur un grand feu, 
À convoiter elle est fort lente, 
Et ne désire que bien peu, 
Afin que voulant peu de chose, 
Dedans lui seul je me repose.

Il ne faut qu’une humeur rapide
Entraîne mon affection,
Mais que tenant toujours la bride
Je modère mon action ;
Et que mon cœur allant trop vite,
Jamais son pas ne précipite.

Au milieu de la violence
Il faut que mon regard soit doux,
Et que je supporte l’offense
Sans amertume et sans courroux,
Que j’apprivoise mon courage
À porter en paix un outrage.

Il faut que lui seul me suffise,
Sans que je fasse plus d’état
De tout ce que le monde prise,
Pour le plaisir, et pour l’éclat ;
La pauvreté soit mes délices,
Les richesses soient mes supplices.

Il ne faut que la chair fragile
Puisse mon désir arrêter ;
S’il semble qu’elle soit débile,
L’esprit ne la doit écouter ;
L’ardeur d’une âme pénitente
Est le seul bien qui me contente.

Que je cache dans le silence
Le mal qu’il me faudra souffrir ;
Si la Croix pèse, que je pense
Que Jésus s’y voulut offrir,
Qu’avecque lui donc j’y demeure,
Sans en sortir, et que j’y meure.



XV De la vanité du monde.

(Air : Condé, vous voilà dans Vincennes).

On a beau parler des richesses
Dont les hommes font tant d’état,
On a beau vanter les prouesses
Qui donnent aux Rois tant d’éclat,
En vain m’en veut-on faire fête,
Rien de tout cela ne m’arrête :
Ce qui n’est pour l’éternité,
Ne peut être que vanité.

Toutes les délices du monde
N’ont rien qu’un bonheur passager,
Les biens dans lesquels il abonde
S’en vont comme un prompt messager,
Rien de tout cela ne demeure,
Il n’est rien si grand qui ne meure.
Ce qui, etc.

Que servent les robes de soie,
Et tous les habits somptueux ?
Sinon à vous donner la joie
Qui vient d’un cœur présomptueux,
Leur appareil passe bien vite,
Bienheureux celui qui le quitte. 
Ce qui, etc.

Que servent vos corps de cuirasse 
Dont vous remparez [fortifiez] votre orgueil, 
Qui n’ont la puissance ni la grâce 
De vous défendre du cercueil, 
La Mort a bien assez de flèches 
Pour y faire d’étranges brèches.
Ce qui, etc.

Les amis qui vous environnent
Ne vous en sauroient garantir ;
Tant de grandeurs qui vous couronnent,
Ne laissent qu’un long repentir ;
Le monde avec toute sa pompe
N’est rien qu’un fantôme qui trompe.
Ce qui, etc.

Vous qui n’ayant l’âme si belle,
Cherchez à parer votre corps,
Voyez, le tombeau vous appelle,
Pour vous mettre au nombre des morts ;
Là votre gloire consumée,
Sera comme un peu de fumée.
Ce qui, etc.

Connoissez donc, Âme superbe,
Le monde n’est que vanité,
Votre expérience est moins qu’en herbe
S’il tient votre cœur arrêté,
Mettez en Dieu votre assurance,
C’est là votre forte défense.
Ce qui n’est pour l’éternité,
Ne peut être que vanité.



XVI L’Âme mondaine après cette vie.

(Air : Fontarabie).

Pendant que je vivois,
J’avois grandes richesses,
Fort douces je trouvois
Les mondaines caresses ;	Mais las !
Quand la mort vint paraître,
Tout s’en alla.

Pendant mes jeunes ans
Je vivois en délices,
Nombre de Courtisans
Entretenoient mes vices.
Mais las !	Quand, etc.

Je fus riche jadis,
Toujours dans l’abondance ;
Trouvant mon Paradis
Aux jeux et à la danse :
Mais las !	Quand, etc.

Les superbes habits
Faisoient croître ma gloire ;
Fort puissant en amis,
Je m’en faisois accroire :
Mais las !	Quand, etc.

Dans les Palais dorés,
J’ai passé tout mon âge :
J’avois des lits parés,
En fort bon équipage ;
Mais las !	Quand, etc.

Les meubles devant moi
Garnis d’or et de soie
M’ont bien donné de quoi
Remplir mon cœur de joie :
Mais las !	Quand, etc.

J’aimois fort les festins, 
J’aimois les bonnes viandes, 
J’avois de fort bons vins, 
Et de sauces friandes :
Mais las !	Quand, etc.

Les Rois de leurs trésors 
M’ont fait de grandes offres ; 
Beaucoup d’argent et d’or 
Etoit dedans mes coffres :
Mais las !	Quand, etc.

Parmi les grands Seigneurs, 
Dès ma tendre jeunesse, 
J’avois de grands honneurs 
Pour marquer ma noblesse :
Mais las !	Quand, etc.

Des muguets tous les jours, 
Ajustées fausses merveilles, 
De mille vains discours 
Remplissoient mes oreilles :
Mais las !	Quand, etc.

Nombre de serviteurs 
Souloient [Avaient l’habitude de] me faire escorte ; 
Quantité de flatteurs Se rendoient à ma porte.
Mais las !	Quand, etc.

J’eus parmi les mondains 
Toutes mes espérances, 
Mes désirs furent vains,
Vaines mes assurances.	
Mais las !

		Quand la mort vint paraître,
		Tout s’en alla.

XVII L’Amour fervent, sous le symbole du vin.

(Air : Ne vous étonnez pas, si je chéris la treille).

Amour, par grand faveur
M’a mené dans sa cave :
Il m’a de mon Sauveur
Pour jamais fait esclave ;
Il m’a donné d’un vin dont je suis si ravi,
Que pour jamais je suis à ses lois asservi.

Depuis que j’en ai pris,
Je n’ai plus de tristesse,
Je sens dans mes esprits
Une sainte allégresse.
Les fâcheux accidents ne me troublent jamais,
Et parmi tous mes maux, je suis toujours en paix.

Celui qui ne prend pas
De ce divin breuvage,
Pour le moindre appas
Du monde perd courage ;
Mais celui qui le prend, est rempli de vigueur,
Et parmi tous ses maux, ne peut manquer de cœur.

Ce vin donne repos,
Il remplit de délices,
Ce vin pris à propos
Il guérit de tous vices :
Il est fort enivrant, il charme tout ennui,
Et qui le prend, en Dieu trouve tout son appui.

Il donne dans les maux
Une sainte folie,
Qui fait que des travaux
Bientôt l’âme s’oublie ;
Le Pilote en la Mer, en étant endormi,
Battu des Flots grondants, ne les sent qu’à demi.

Il arrive souvent
Que quand l’homme en est ivre,
Il est rendu savant,
Sans l’aide d’aucun livre ;
Les Apôtres jadis en étant abreuvés,
Furent bientôt de tous les plus sages trouvés.

Xavier, homme divin
Dans les déserts de l’Inde,
Ayant pris de ce vin,
Jusques au Ciel se guinde,
Criant dans ses excès : C’est assez de plaisir,
Ô ! c’est assez, Amour, la Croix est mon désir.

Avec cette liqueur
La fervente Thérèse
Portoit dedans son cœur
Une ardente fournaise,
Criant dans ses élans : Ou pâtir, ou mourir,
Afin qu’Amour bientôt la voulût secourir.

D’autres ont éprouvé
L’ardeur de cette flamme,
En ayant abreuvé
Le profond de leur âme ;
François de ce bon vin prenoit à son repas,
Il en usa toujours, jusques à son trépas.

Stanislas en avoit
La poitrine si pleine,
Que presque il ne pouvoit
En supporter la peine ;
On lui versoit de l’eau, pour sa flamme arrêter,
Mais ce bon vin, par l’eau, ne se sauroit dompter.

Celui qui de ce vin
Sait faire bon usage,
Au sortir du festin,
En paraît bien plus sage ;
Le monde n’est pas fait d’une telle façon :
Car il ne peut goûter d’une telle boisson.

L’Amour dans les attraits
Plus puissants de sa gloire,
De ce vin à longs traits
M’a voulu faire boire.
J’en ai pris à loisir, je m’en suis enivré,
Depuis de tous mes maux je me sens délivré.

Le soin du lendemain
Jamais ne me travaille,
Ce que j’ai dans la main
De bon cœur je le baille [je le donne],
Amour seul me suffit, d’autant que je sais bien,
Qu’avecque lui jamais je ne manque de rien.

XVIII Le Pauvre.

(Air : Ne vous étonnez pas).

Se faut-il étonner
Si j’ai l’esprit si libre,
Ayant de quoi donner
Aux Rois, même du Tibre ?
Je suis plus riche qu’eux, d’autant que je sais bien
Que bienheurex celui qui ne possède rien.

Il est vrai que chez moi
J’ai bien peu de finance :
Fort court est mon dequoi,
Je fais peu de dépense,
Mais je suis fort content, d’autant que je sais bien
Que bienheurex celui qui ne possède rien.

Je ne saurois avoir
Ni maison, ni ménage,
Ni rien en mon pouvoir,
Ni meuble, ni bagage ;
Ce m’est un lourd fardeau, d’autant que je sais bien
Que bienheureux celui qui ne possède rien.

On ne sauroit de moi
Retirer grand service,
Car vivre sans émoi,
C’est là mon seul office ;
Mais je suis satisfait, d’autant que je sais bien
Que bienheureux celui qui ne possède rien.

Quand je manque de tout,
Je suis lors à mon aise ;
Le pauvre est à mon goût,
Et le riche me pèse :
Je suis content de peu, d’autant que je sais bien
Que bienheureux celui qui ne possède rien.

Je connois force gens
Qui sont toujours en presse,
Ils sont fort indigents,
Et demandent sans cesse,
Mes besoins sont petits, d’autant que je sais bien
Que bienheureux celui qui ne possède rien.

Esprits nés pour le Ciel,
Que faites-vous en terre ?
Le monde n’est que fiel,
Son repos n’est que guerre.
N’ayez plus de souci, ne savez-vous pas bien
Que bienheureux celui qui ne possède rien.

Celui qui cherche Dieu
De bien peu se contente ;
Il est bien en tout lieu,
Nul soin ne le tourmente,
Il a toujours assez, et ne manque de rien,
Et n’en aura que trop, pourvu qu’il vive bien.

XIX Le Vin mystique.

(Air : Hé ! quoi ! faut-il que l’on s’étonne ?)

Hé quoi ! faut-il que l’on s’étonne, 
Si je suis à prier le soir et le matin, 
Ayant pris de l’Amour le breuvage divin ?
Tout autre plaisir j’abandonne,
Depuis que j’ai pris de ce vin.

Chanter les divines louanges
Est depuis à mon cœur un savoureux festin ;
Je ne puis désormais en désirer la fin.
Je cherche l’entretien des Anges,
Depuis, etc.

Le plaisir de la solitude
Est tout mon passe-temps, mon palais, mon jardin ;
Tout le reste ne m’est qu’amertume et chagrin,
Je ne puis faire d’autre étude,
Depuis, etc.

Dedans cette sainte retraite
Je vois de mon Sauveur le visage bénin ;
J’ai Dieu pour compagnon, et le Ciel pour voisin ;
C’est là qu’incessamment je traite
Depuis, etc.

Le tumulte des créatures
M’est un tel embarras, que je m’y lasse enfin,
Le monde me déplaît comme étant trop malin.
Je cherche des joies plus pures,
Depuis, etc.

Rempli d’un merveilleux courage,
Je trouve dans la Croix un riche magazin
Des plus rares vertus, j’y fais tout mon butin.
Rien d’humain plus ne me soulage,
Depuis, etc.

Toutes les mondaines délices
Semblent être à mon cœur un dangereux venin ;
Je suis comme un enfant arraché du tétin :
Les vains plaisirs sont mes supplices,
Depuis que j’ai pris de ce vin.




XX L’Homme patient.

(Air : Çà, Troupe philosophique).

Quelque tourment que j’endure,
Je ne saurois craindre rien,
Quoique la tempête dure,
Je suis toujours assez bien,
Les travaux,	Et les maux,
N’intéressent point mon âme ;
Je sens une vive flamme,
Qui surmonte leurs assauts.

Amour soulage ma peine,
Je suis toujours avec lui,
Toute crainte sera vaine,
Pourvu qu’il soit mon appui,
J’ai le cœur	En vigueur,
Quelque douleur qui m’accable ;
Il est assez délectable,
Pour en ôter la rigueur.

Quoique l’Enfer me menace,
Je ne saurois avoir peur,
Par le renfort de la Grâce
Je puis en être vainqueur :
Ses desseins	Seront vains,
Puisque l’Amour me conforte : 
J’ai toujours l’âme assez forte, 
Si je suis entre ses mains.

Que tous les hommes m’attaquent, 
Je n’en puis être en souci,
Que tous leurs canons ils braquent 
Contre mon cœur, le voici :
Leurs efforts	Seront morts 
Pour heurter mon assurance, 
L’Amour est notre espérance 
Sommes-nous pas assez forts.

Les coups de la médisance 
Ne font que du bruit en l’air ; 
Toute l’humaine arrogance 
Ne me sauroit ébranler ;
Leurs complots	Sont des flots 
Qui battent contre une roche, 
Lorsque la vague s’approche, 
Elle se tient en repos.

L’Amour, quoique l’on me die,
Ne me délaisse jamais ;
Même dans la maladie,
Il tient mon esprit en paix :
Son secours	Est toujours 
Tout prêt à ma délivrance, 
Contre une telle défense 
Tous mes ennemis sont courts.

Si sa puissance m’éprouve
En me privant de son lait,
Il faut alors que je trouve
Le meilleur ce qui lui plaît.
Je le sens	Au dedans,
Qui de sa main me soulage :
S’il renforce mon courage,
C’est tout le bien que j’attends.



XXI L’Ivresse spirituelle.

(Air : Que le Roi s’en aille en Espagne).

Depuis que j’ai bu dans la Coupe 
Qu’Amour a fait boire à sa Troupe, 
Je brûle d’un feu tout divin, 
Suivant le Ciel qui me convie, 
Je ne veux plus avoir de vie,
Que pour m’enivrer de ce vin.

Pendant que j’ignorois encore 
Le bien de l’Amour que j’adore, 
Le monde étoit tout mon festin : 
Depuis tout plaisir j’abandonne, 
Il n’est trésor que je ne donne, 
Pour être enivré de ce vin.

Porté par l’attrait de la Grâce, 
Quoique mon ennemi me brasse, 
J’en prendrai jusques à la fin : 
Je ne puis plus voir autre chose 
En quoi mon esprit se repose, 
Que de m’enivrer de ce vin.

Pour avoir de ce doux breuvage, 
J’ai vendu tout mon héritage
Et me suis rendu pauvre enfin, 
N’ayant ni biens, honneur, ni gloire, 
Que je ne quitte pour en boire, 
Et pour m’enivrer de ce vin.

Pour en avoir en abondance, 
J’ai perdu toute ma chevance [échéance], 
Mais je n’en ai point de chagrin ; 
Jamais mon âme ne fut lasse
De boire dedans cette tasse,
Et de m’enivrer de ce vin.

Comme jadis François d’Assise,
J’ai perdu jusqu’à ma chemise,
Amour en a fait son butin ;
Sans cet Amour je ne puis vivre,
Le seul métier que je veux suivre,
C’est de m’enivrer de ce vin.

Ce métier m’est si nécessaire, 
Que quoique l’on me puisse faire,
J’en veux prendre soir et matin ; 
Je ne fais aucune réserve,
Je ne veux rien qui ne me serve 
Pour mieux m’enivrer de ce vin.

On a beau faire, on a beau dire,
On a beau conter, et beau rire,
Ce sera mon dernier destin,
Quoique tout l’Enfer me secoue,
Quoique le monde me bafoue,
Je veux m’enivrer de ce vin.

Bien que le monde m’avertisse,
Par des propos pleins d’artifice,
Je n’en saurois être plus fin ;
L’Amour est toute ma sagesse,
Je ne veux avoir d’autre adresse
Que de m’enivrer de ce vin.

Ô Boisson vraiment désirable !
Breuvage bien plus agréable,
Que n’est à l’enfant le tétin !
Anges ! Hommes ! ô Ciel ! ô terre !
Et Dieu, dont la main les enserre,
Donnez à mon cœur de ce vin.



XXII Des effets de l’Amour divin.

(Air : Galas, il n’est plus à propos).

Depuis que je suis à l’Amour,
Nul objet ne m’attire ;
Sans cesse je soupire,
Je brûle la nuit et le jour.
En lui sont tous mes passe-temps,
C’est le seul attrait de mon âme ;
Et tous les biens que je prétends,
C’est de sentir toujours sa flamme.

Avant qu’être soumis à lui,
Je n’aimois que la terre,
J’étois toujours en guerre,
Maintenant je vis sans ennui. 
En lui, etc.

Je ne connois plus d’autre bien,
Quelque objet qui me touche,
Je suis comme une souche,
Tout le reste ne m’est plus rien.
En lui, etc.

Il lance sur moi mille dards, 
Qui mon âme transpercent, 
Si leurs coups me renversent, 
Il me soutient par ses regards.
En lui, etc.

Je sens presqu’à tous les moments
Ses divines approches,
Il me fait des reproches,
Si je ne suis ses mouvements.
En lui, etc.

Il me fait voir tous mes défauts,
Dans sa douce colère,
Il guérit ma misère
Par ses victorieux assauts.
En lui, etc.

Il fait de tels embrassements
Que mon âme pâmée,
Par ses feux consumée,
Perd en lui tous ses sentiments.
En lui, etc.

Il est sans cesse avecque moi,
Sa douceur me caresse,
Sa puissance me presse,
Je ne puis souffrir d’autre loi.
En lui, etc.

Je trouve en lui tout mon repos,
Au milieu de la foule
Des travaux, il s’écoule
Jusques au profond de mes os.
En lui, etc.

Parmi mes plus fiers ennemis
Il tient mon cœur en joie,
Quelque mal que je voie,
Par lui mes pas sont affermis.
En lui, etc.

Je ne m’en puis plus détourner,
Il me parle sans cesse ;
Si mon cœur se rabaisse,
Bientôt il le fait retourner.
En lui, etc.

À ma bouche il fournit des mots
Pour annoncer sa gloire,
Il conduit ma mémoire,
Il range aussi tous mes propos.
En lui, etc.

Il me fournit tous mes emplois,
Il m’instruit à toute heure,
Voulant que je demeure
Toujours esclave de sa Croix.
En lui, etc.

Enfin il est tous mes plaisirs,
Si je suis en tristesse,
À lui seul je m’adresse ;
Il contente tous mes désirs.
En lui, etc.

XXIII Du Mépris du monde.

(Air : Nos gens d’armes sont sans armes).

Ce faux monde,	Quoiqu’il gronde,
Ne me sauroit émouvoir ;
Je méprise ses menaces,
Je me moque de ses grâces,
Et me ris de son pouvoir.

Son audace,	Quoiqu’il fasse,
Ne me sauroit ébranler,
Je ne crains point sa furie,
Toute son artillerie
Ne fait que du bruit en l’air.

Ses amorces	Sont sans forces,
Ses plaisirs sont sans attrait,
Ses biens sont sans assurance,
Ses travaux sans récompense,
Ses paroles sans effet.

Je me joue	De la boue
Qu’il ose me présenter,
Son or et ses pierreries
Ne sont que des tromperies,
Je ne m’en puis contenter.

Ses délices,	Ses malices,
Nous font un malheur égal,
Ainsi quoiqu’il puisse faire,
Pour nous troubler ou nous plaire,
On n’y gagne que du mal.

Ses caresses,	Ses finesses,
Ne me sauroient engager ;
Ce sont de fausses délices,
Des véritables supplices,
Couvrant un bien trop léger.



XXIV Les Conquêtes de l’Amour.

(Air : Quand le Roi s’en aille en Espagne, ou
Quand je vois les Princes du monde).

Amour, pour soulager la flamme
Qui brûle sans cesse mon âme,
Est venu pour me raconter
Ses plus mémorables conquêtes,
Et les blessures qu’il a faites
Aux cœurs qu’il a pu surmonter.

Il m’a raconté ses prouesses
Et ses admirables adresses,
Pour se rendre maître des cœurs ;
Il m’a dit toutes ses contraintes,
Ses victorieuses atteintes,
Avec ses aimables rigueurs.

Il montrait divers personnages,
De tous états, et de tous âges,
Qu’il a rangé dessous ses lois,
Tant de gens renversés par terre,
Qu’il a par cette douce guerre
Rendu esclaves de sa Croix.

On y voyoit François d’Assise, 
Son âme étoit d’ardeur éprise, 
Et son corps tout trempé de sang. 
Cet homme vraiment extatique 
Avec son esprit séraphique, 
Me paraissoit au premier rang.

Après Bernardin de Sienne, 
Après le vénérable Etienne, 
Avec l’admirable Norbert, 
On y voyoit aussi Gertrude, 
Et Paul dedans la solitude, 
Avec le merveilleux Albert.

Louis, fils du Roi de Sicile, 
Avec Marguerite et Cécile, 
Etoient à ses pieds abattus, 
Xavier, avec son père Ignace, 
Et tant d’autres suivant leur trace, 
Etoient adorant ses vertus.

On y voyoit aussi Thérèse, 
Le visage ardent comme braise, 
Portant au cœur un de ses dards : 
On y voyoit aussi Dominique, 
Avec Benoît et Scolastique, 
Renversés sous ses étendards.

Catherine montrant sa bague, 
Avec Stanislas et Gonzague, 
Qui mouroient blessés de ses coups, 
Paulin, grand évêque de Nole, 
Frappé d’un coup de sa parole, 
Etoit embrassant ses genoux.

Il comptoit parmi ses victoires 
Tout ce qu’on lit dans les Histoires 
De tant de grands Saints convertis, 
Tant de prophètes, tant d’Apôtres, 
Tant de Martyrs, avec tant d’autres, 
À sa puissance assujettis.

Entendant toutes ces merveilles,
Voyant ces œuvres nonpareilles,
Je lui dis avec grande foi :
Hélas ! Invincible Monarque,
Imprimant sur moi votre marque,
Faites que vous soyez mon Roi.

Faites qu’un sainte blessure
Me mette dans la sépulture,
Avant que d’être plus longtemps
Eloigné de votre conduite,
Rangez-moi donc à votre suite,
Et mes désirs seront contents.

XXV La Religieuse empressée.

(Air : Père, nous faisons le service).

Hé quoi ! ma Sœur, hé qu’est ceci ?
Vous êtes toujours en souci,
Jamais votre esprit ne repose,
Vous troublant pour fort peu de chose,
Toujours en soin, toujours en crainte.
Père je voudrais être sainte.

Oui-dea, mais la sainteté 
C’est n’avoir point de volonté, 
Vous êtes si fort attachée 
Que souvent on vous voit fâchée,
Si l’on vous fait quelque contrainte. 
Père, etc.

Ô la belle perfection !
Suivre son inclination,
Quand quelque chose vous dégoûte,
Votre esprit est tout en déroute,
Faisant retentir votre plainte.
Père, etc.

Vous montrez tant d’empressement
À suivre votre sentiment
Au fait de vos longues prières ;
Si vous ne les faites entières,
Ce vous est au cœur une atteinte.
Père, etc.

D’où vient, que si l’on ne veut pas
Que vous receviez le soulas
De communier sur semaine,
On voit aussitôt votre peine,
Dessus votre visage peinte ?
Père, etc.

Si l’on répugne à vos désirs, 
Hélas mon Dieu que de soupirs ! 
Vous en êtes presqu’en colère, 
Votre âme s’en va toute amère, 
Faisant partout votre complainte. 
Père, etc.

Vous montrez tant d’émotion, 
Suivant votre dévotion,
Lorsque votre goût vous attire, 
Que si quelqu’un vous en retire, 
Ce vous est au cœur une étreinte.
Père, etc.

Hé quoi ma sœur, est-il raison ?
Si vous n’avez dans l’Oraison
Beaucoup de goût, beaucoup de larmes,
Remplir tout le monde d’alarmes,
Croyant votre ferveur éteinte ?
Père, etc.

Voyez que ce n’est pas vertu,
D’avoir l’esprit trop abattu
Pour ne pas prier à votre aise,
Si c’est un travail qui vous pèse,
Ayez la Croix au cœur empreinte.
Père, etc.

Faire ses œuvres simplement,
Obéir ponctuellement,
Faire saintement un Office,
C’est le véritable service,
Tout le reste n’est qu’une feinte.
Père, c’est pour être bien sainte.

XXVI L’Evangile des Huguenots.

(Sur l’air précédent).
Venez-çà, nos Réformateurs,
Qui voulez passer pour Auteurs
D’une Église toute nouvelle,
Que prétendez-vous avec elle
Par votre doctrine subtile ?
Monsieur nous prêchons l’Evangile.

Quel Evangile prêchez-vous ?
Hurlant partout comme des loups
Après le sang et le carnage,
Vos Ministres sont pleins de rage,
Allumant la guerre civile.
Monsieur, etc.

Dieu ! quel Evangile est ceci ? 
Qui va tout renverser ainsi, 
Qui ne veut point de pénitence, 
Dont le seul propos vous offense, 
Tant vous la trouvez difficile.
Monsieur, etc.

Oui, l’Evangile de chair, 
Que vos Ministres vont prêcher, 
Chacun d’eux a là sa retraite, 
Tout le mieux qu’il peut, il se traite, 
N’ayant ni jeûne, ni Vigile.
Monsieur, etc.

Mais l’Evangile ne dit pas
Que tous les jours soient des jours gras, 
Vous ne voulez point de Carême, 
Parmi vous personne ne l’aime, 
Cela n’est pas de votre style.
Monsieur, etc.

O la belle Religion !
Qui n’a point de Confession,
Ni procession, ni Reliques,
Ni Croix, ni Messes, ni Rubriques,
Tout cela vous semble inutile.
Monsieur, etc.

Admirables Réformateurs,
Où les paysans sont des Docteurs,
Où c’est que la moindre Rebèque
En croit savoir plus qu’un Evêque,
Et qu’un Docteur le plus habile.
Monsieur c’est suivant l’Evangile.

Ne sait-on pas que vos Pasteurs 
Ne sont tous que des imposteurs ? 
Des gens qui pour suivre nature, 
Rompent les vœux et la clôture : 
Le ventre est leur premier mobile.
Monsieur ils prêchent l’Evangile.

L’Evangile enseigne à prier,
Il apprend à mortifier
Le corps, le sens et la nature,
Voilà ce que dit l’Écriture,
Non pas d’avoir la Foi stérile.
Monsieur ce n’est pas l’Evangile.

Votre Evangile que dit-il ?
Sans doute il n’est pas si subtil ;
Il ne prêche rien que la panse,
Seulement il ôte la danse,
Laissant tout le reste facile.
Monsieur c’est bien notre Evangile.

Votre Evangile dit-il pas
Qu’il faut faire de bons repas,
Ne jeûner qu’une fois l’année,
Avoir une chair profanée
Par tout ce qui la rend fragile ?
Monsieur c’est là notre Evangile.

Votre Evangile dit encor
Qu’il faut avoir argent et or,
Ne faire ni pèlerinage,
Ni chemin sans avoir bagage,
À cela votre âme est docile.
Monsieur voilà votre Evangile.

Votre Evangile dit de plus
Que tous les vœux sont superflus,
Que mener une vie austère
Ne sert de rien pour satisfaire,
Seulement à rendre débile.
Monsieur, etc.

Si l’on vous parle des desseins 
Qu’on a pour honorer les Saints, 
Et pour révérer leurs Images, 
Vous dites : que sont ces hommages, 
Rendus au plâtre et à l’argile.
Monsieur, etc.

Si nous vous parlons des efforts 
Qu’on fait pour soulager les morts, 
Qui sont dedans le Purgatoire, 
Vous nous répondez que d’y croire 
Ce n’est qu’une crainte servile.
Monsieur n’est-ce pas l’Evangile.

Pour terminer nos différends,
Que ne prenez-vous pour garants
Les anciens Pères de l’Église,
Puisque rien ne vous autorise,
N’ayant ni Pape, ni Concile.
Monsieur, nous avons l’Evangile.

Que ne faites-vous comme nous, 
Que ne vous en rapportez-vous 
À ce qu’en a dit saint Jérôme, 
Saint Augustin, Saint Chrisostome, 
Ambroise, Grégoire et Basile ?
Monsieur, nous avons l’Evangile.

Enfin votre Religion
N’est rien qu’une confusion,
Pour secouer ce qui vous pèse,
Et tâcher de vivre à votre aise,
Cherchant dans la chair votre asile.
Monsieur, c’est tout notre Evangile.



XXVII L’entrée de l’Âme juste dans le Ciel.

(Air : Daye den daye). 

Enfin cette Âme a fait son cours,
En traversant mille détours,
Au Ciel elle a pris sa naissance,
Réjouissance.

Elle voit finir ses travaux,
Elle est à bout de tous ses maux,
De biens ses mains sont toutes pleines,
Sortant des peines.

On ne parle plus de douleurs,
Ni de tristesse, ni de pleurs,
Toutes ses angoisses passées
Sont effacées.

Le Ciel s’avance pour la voir,
Son Époux la vient recevoir,
Elle ne voit dans cette pompe
Rien qui la trompe.
Tous les monstres sont abattus,
On vient couronner ses vertus,
Elle reçoit de tous les Anges
Mille louanges.

Sa gloire au haut du Firmament
Reçoit son établissement,
Pour une éternelle durée,
Bien assurée.

Au comble de tous ses désirs,
Dans la Fontaine des plaisirs
Cette âme se trouve assouvie,
Ô douce vie !

Dedans le cœur de Jésus-Christ,
Avec lui faite un même esprit,
Auprès de la Vierge Marie,
Qu’elle a chérie.

Dans le cercle de tous les Saints,
Ayant accompli ses desseins,
Elle triomphera sans cesse,
Quelle allégresse !

Souvenons-nous donc ici-bas
Parmi la peine et les combats,
De soutenir notre espérance,
Dans la souffrance.

Après la guerre vient la paix,
Les biens ne passeront jamais,
Attendons dans la pénitence
La récompense.



XXVIII L’Arsenal de l’Amour.

(Air : Ami ne passons pas Creteil).

Amour auprès de l’Hôpital,
Où languissent d’un très doux mal
Ses bienheureux gendarmes,
A fait bâtir son Arsenal,
Pour y garder ses armes.

Il a dedans son magazin
Des arcs et des flèches sans fin, 
Qui dans sa douce guerre,
Pour rendre l’homme tout divin, 
Le renversent par terre.

On y voit plusieurs lances d’or,
Des dards et des piques encor,
Dont la point acérée
Fait que les cœurs prennent l’essor,
Tout droit vers l’Empirée.

Il a des puissants javelots,
Qui frappent jusques dans les os ;
De vigoureuses lames,
Qui blessent toujours à propos
Les généreuses âmes.

Après je me vis transporté,
Par l’Amour, d’un autre côté,
Pour voir l’artillerie,
Lorsque par lui l’homme est dompté,
Dans sa douce furie.

Je vis là plusieurs pots à feu
Que le monde connaît bien peu,
Des boules, des grenades,
Les cœurs, quand ils en ont reçu,
Sont aussitôt malades.

Il a des traits étincelants,
Qui vont comme brandons brûlants,
Et, frappant comme un foudre,
Avec des coups très violents,
Mettent les cœurs en poudre.

Amour, perce-moi de tes dards, 
Lance dessus moi tes regards,
Que mon âme blessée, 
Entr’ouverte de toutes parts, 
Soit par toi renversée.

Quand quelqu’un a senti les coups
D’Amour très puissant et très doux,
Aussitôt on l’emporte
À l’Hôpital avec l’Époux
Où l’amour le conforte.

Vide de force et de vigueur,
Il lui faut mourir de langueur
Ô très-heureuse vie !
Qui tôt après cette rigueur,
De la gloire est suivie.



XXIX L’Ecolede l’Amour

Amour pour me faire savoir
Les premiers points de mon devoir,
M’a fait entrer dans son Ecole,
Et d’une admirable façon,
En m’instruisant par sa parole,
M’a fait ouïr cette leçon.

Apprends, me dit-il aujourd’hui, 
Qu’il ne faut plus avoir d’appui 
Sur les créatures mortelles, 
En transférant en autre lieu 
Le soin déjà conçu pour elles, 
Pour le placer du tout en Dieu.

Il faut d’un entier abandon 
Livrer son âme de pur don 
À la Céleste Providence, 
Et vivant dans la pure foi, 
Par une simple dépendance, 
Être soumis en tout à moi.

Il faut être du tout perdu, 
Comme un homme qui s’est vendu 
À Jésus sans plus de réserve ; 
Ne désirant ni nuit, ni jour, 
Avoir en soi rien qui ne serve 
Aux purs desseins de son Amour.

Il ne faut plus aucun plaisir, 
Il ne faut plus aucun désir, 
Mais une mort à toutes choses, 
Cette divine volonté
Soit le lit où tu te reposes,
Hors de là, plus de liberté.

Comme un Cerf toujours pantelant
Va par le monde en appelant
À ton dessein toutes les âmes ;
Afin de les faire mourir
Dedans ces savoureuses flammes,
Blessant le cœurs pour les guérir.

Reste la dernière des Lois ;
C’est d’épouser toutes les Croix,
Comme mes plus grandes richesses ;
Par les peines et les tourments,
Qui sont véritables caresses,
Je fais profiter mes Amants.

Amour, cette leçon me plaît ;
Cette doctrine est le pur lait
Dont mon âme se veut repaître ;
Après ceci je ne veux plus
Jamais écouter aucun maître,
Les autres me sont superflus.



XXX Victoire de l’Amour Divin.

(Air : Les Feuillantines).

Le feu du céleste Amour 	Nuit et jour
M’assiège tout à l’entour,
Et par sa flamme divine
Veut entrer dans ma poitrine.

Cet Amour très-excellent	N’est plus lent,
Mais il est très violent,
Sans cesse il tonne, il fulmine,
Pour entrer dans ma poitrine.

Ses traits pointus au dedans	Sont ardents,
Ses feux y sont abondants,
Il me presse, il me domine,
Il est Roi dans ma poitrine.

Il me contraint de parler,	Et d’aller,
Ce feu ne se peut celer,
L’ayant, partout on chemine,
Xavier fut jusqu’à la Chine.

Lorsque cet Amour me prend, Il me rend
Le cœur généreux et grand,
Rien d’humain ne le termine,
Il met Dieu dans ma poitrine.

Depuis que j’ai mis en lui	Mon appui,
Le monde ne m’est qu’ennui,
De mon cœur il l’extermine,
Etant Roi dans ma poitrine.

Le reste ne m’est plus rien,	Tout mon bien
Est dans son cher entretien,
Du Ciel même il m’avoisine,
Etant Roi dans ma poitrine.

Je ne puis rassasier	Ce brasier,
Il me brûle tout entier,
À la mort il m’achemine,
Pour régner dans ma poitrine.

Mon plus savoureux plaisir,	C’est d’offrir
Mon cœur à toujours souffrir ;
C’est l’emploi qu’il me destine,
Etant Roi dans ma poitrine.



XXXI L’Âme Religieuse ayant quitté le monde.

(Air : Mes chers amis, je vous convie, ou Après avoir sauvé la France).

Enfin j’ai mis mon cœur au large,
Après avoir quitté la charge
De ce monde faux et trompeur,
Je prends une plus douce vie,
Où Jésus aimable vainqueur
Par son cher Amour me convie.

Je sens un attrait invincible,
Aussi puissant qu’il est paisibile,
Qui me veut ranger sous ses lois ;
Je ne puis, sans être infidèle,
N’écouter point la douce voix
D’un divin Époux qui m’appelle.

Le monde et toute sa folie
N’est que pure mélancolie,
Mon cœur n’y fut jamais content,
Dedans la sainte solitude
Je vois qu’il est, comme il prétend,
Libre de toute inquiétude.

Que si parfois mon cœur soupire,
C’est en souffrant le doux martyre
Qui me vient de ce pur Amour,
Qui pour les beautés éternelles
M’enflamme la nuit et le jour,
Tant je ressens d’ardeur pour elles.

Tant de douceurs qui m’environnent,
Tant de grandeurs qui me couronnent,
En m’unissant à Jésus-Christ,
Bornent tellement mon courage,
Que pour le corps et pour l’esprit
Je ne puis chercher davantage.

Sus donc, que la langue importune
Qui parle pour l’erreur commune,
Ne traverse plus mon plaisir ;
Que sans plus molester mon âme,
On me laisse tout à loisir
Brûler de la céleste flamme.

Jésus, le seul Roi de la gloire,
Remplit mon cœur et ma mémoire,
En lui mes vœux sont satisfaits ;
Pourquoi me parler d’autre chose ?
C’est le seul objet désormais
En qui mon esprit se repose.

Adieu donc mondaines Délices,
Malheureux entretiens des vices,
Ne vous approchez plus de moi,
En vain tâchez-vous de me plaire,
Mon seul trésor est dans la Foi,
Mon bonheur en ce que j’espère.



XXXII Pour le jour de S. Joseph.

(Air : Mortels, accourez tous).

Joseph en qui le Ciel 
A mis le plus doux miel 
Qu’il verse dans nos âmes, 
À vos saintes douceurs 
Joignez de vives flammes, 
Pour allumer nos cœurs.

Ce merveilleux concert 
De l’ardeur qui nous sert 
À consumer nos vices, 
Et de l’esprit si doux
De vos pures délices, 
Met Jésus-Christ en nous.

Le baume souverain,
Qui vient du cœur serein
De Jésus et de Marie,
Par vous mis, en tout temps,
Rend notre âme guérie,
Et nos désirs contents.

Mais lorsque de vos feux 
Pour comble de nos vœux, 
Nos entrailles sont pleines, 
Dès ce mortel séjour,
Ayant fini nos peines,
Il faut brûler d’Amour.

L’odeur du Paradis,
Les roses et les lys
Partout vous accompagnent ;
Ajoutez-y vos feux,
Et faites qu’il nous gagnent,
Et nous serons heureux.

Les onguents précieux 
Que vous portez des Cieux 
Sont tout notre remède, 
Allumez au dedans
La flamme qui possède
Les cœurs les plus ardents.

Mettez parmi vos dons 
Les célestes brandons 
D’une flamme si claire, 
Que nos faibles esprits 
D’une flamme contraire
 Ne soient jamais épris.

En vous la pureté,
Avec la charité
Se trouve par merveille, 
Faites que le trésor 
D’une vertu pareille 
Soit avec nous encor.

L’Époux blanc et vermeil 
Marche en cet appareil, 
Et c’est là sa livrée, 
Qu’avec cette couleur 
Notre âme soit parée, 
Pour ce divin Seigneur.

Afin que cet Époux 
Venant avecque vous 
En nos cœurs se repose,
 Nous offrons aujourd’hui 
Et le lys, et la rose,
C’est un présent pour lui.

Le lys est virginal, 
Son pouvoir est fatal 
Au mal qui nous menace, 
La rose, c’est l’Amour : 
Que cette double grâce
Soit avec nous un jour.

Les monstres abattus 
Craignent que ces vertus 
Se trouvent tout ensemble ; 
Que leurs biens soient unis, 
Et que tout l’Enfer tremble, 
Nous en voyant munis.

XXXIII Elans d’amour vers Jésus-Christ.

(Air : Que le Roi s’en aille en Espagne).

Faites, Jésus, par votre grâce,
Que mon cœur ardent vous embrasse
Afin que jouissant de vous,
Je chante par toute la terre
Que tout, ici bas, n’est que guerre,
Hormis vous avoir pour Époux.

Que ce soit toute mon attente, 
De voir que mon âme contente 
Vous possède enfin tout entier, 
Et que bien loin de tous les vices 
J’aille, perdu dans vos délices, 
Brûler dans un divin brasier.

Ravi par un Amour extrême, 
Etant plongé dedans vous-même, 
Que je ne pense plus à moi ; 
Voyant consumer tout mon être, 
Que rien ne me puisse paraître 
Que Dieu possédé dans la Foi.

Qu’ayant délaissé toute chose, 
Jamais plus mon cœur ne repose 
Qu’en vous seul, mon Souverain bien, 
En reconnaissant sans mesure 
Que, hors la divine nature, 
Tout le reste ne m’est plus rien.

Ma volonté toute abîmée, 
Dedans vos ardeurs consumée, 
Ne puisse jamais plus avoir 
Que le seul désir de vous plaire ; 
Rien ne la puisse satisfaire, 
Se perdant dans votre pouvoir.

Cet embrassement souhaitable 
Est un bonheur si délectable, 
Qu’aucun ne le peut rapporter, 
Que celui qui l’expérimente ; 
Mais afin qu’un autre le sente, 
À tous il le doit raconter.

Pour avoir part à ces richesses,
Il faut mépriser les caresses
Que la chair nous peut présenter ;
Hors Jésus-Christ, tout n’est qu’ordure,
Il est le bien de l’âme pure,
C’est lui qui la doit contenter.

Heureux qui dedans lui se cache,
Et de qui l’esprit ne s’attache
Au bonheur qui puisse finir ;
Laissant toute chose mortelle,
Par un embrassement fidèle,
À lui seul il se doit tenir.



XXXIV Victoire de l’Époux Céleste.

(Air : Dieu soit céans, voici Colin).

Ouvrons nos cœurs, voici l’Epoux,
Qui vient, et très fort et très doux ;
Sa grâce Prend place
Avec un tel effort
Dedans mon cœur, que je l’embrasse,
Pour être à lui jusqu’à la mort.

Il vient comme un triomphateur 
De toute infernale fureur,
Qui tombe,     Et succombe
Sous ses traits plus ardents, 
Et sous les éclats d’une bombe, 
Qui met un feu tout au dedans.

Il vient posséder aujourd’hui 
Ce qui de tout temps est à lui ;
Il dompte,	Et surmonte
Mes plus fiers ennemis, 
Afin de m’enlever la honte 
De ne lui pas être soumis.

Je veux raconter ses exploits, 
La douce rigueur de ses lois,
Ses larmes,	Ses charmes
Si forts et si puissants
Qu’il faut enfin rendre les armes 
À des attraits si ravissants.

Il vient comme un foudre allumé 
Dedans le cœur du bien-aimé,
Il tance,	Il élance
Ses amoureux regards ; 
Et plus mon bonheur il avance, 
Plus il me blesse de ses dards.

Il fait par contraires effets 
Venir les biens les plus parfaits,
Il perce,	Il traverse
Mon cœur en le blessant,
En m’assurant, il me renverse,
Et m’instruit, même en se taisant.

Cet admirable Conquérant 
Montre que son pouvoir est grand,
Il tonne,	Il étonne
Mon cœur par ses grandeurs, 
Aussi de grands plaisirs il donne 
Me caressant par ses ardeurs.

En m’abîmant dans les Enfers, 
Il me fait sortir de leurs fers ;
Les peines,	Les gênes
Font qu’il m’attire à soi ;
Des biens mes mains sont toutes pleines,
Quand il semble éloigné de moi.

Il me fait bien, me maltraitant ; 
Il me console en me battant,
Il joue,	     Il secoue
Mon cœur sans l’ébranler, 
Quand il me jette dans la boue,
 Il vient à mon cœur se coler.

Il me salit pour m’embellir, 
Me rend grossier, pour me polir ; 
Etrange      Mélange
Des faveurs, et des maux, 
À ses volontés il me range, 
Me guérissant par les travaux.

À l’éclat de sa Majesté,
Il joint le goût de sa bonté,
Il grève,	Il élève
Mon cœur en l’abaissant, 
De ces délices il m’abreuve,
Lorsqu’il me va plus délaissant.

Époux vraiment victorieux,
Qui fait des coups si glorieux,
Mon âme     S’enflamme
Par ses embrasements,
Aussi souvent elle se pâme,
Parmi ses doux embrassements.

Soit-il à jamais le vainqueur,
Et de mon corps, et de mon cœur,
La perte,	Soufferte,
Des biens que je n’ai plus,
En lui rendant mon âme offerte,
Me rend tous désirs superflus.

En lui je trouve tout mon bien ;
Il est ma force et mon soutien ;
Qu’il presse,	Qu’il dresse
Vers lui mes mouvements,
Soit qu’il punisse, ou qu’il caresse,
Il est Roi de mes sentiments.

Je lui donne tous mes respirs, 
Vers lui tendent tous mes soupirs ;
Qu’il prenne,	  Reprenne, 
Qu’il fasse à son plaisir, 
Pourvu qu’à la fin il m’emmène, 
Souffrir sa loi, c’est mon désir.

XXXV Sur les Noces de l’Agneau avec l’âme.

(Air de La Trompette).

Faisons fête,	Qu’on s’apprête,
Voici l’Époux éternel,
Qui vient avec ses richesses,
M’attirer par ses caresses
À son Banquet solennel.

Il me pare,	Me prépare,
Pour m’épouser à jamais,
Il veut que tout j’abandonne,
Ne tenant qu’à sa personne,
Pour voir mon cœur en paix.

Il dégage     Mon courage 
De tout dangereux venin ; 
En délaissant toute chose, 
Il veut que je me dispose 
À l’embrassement divin.

Il me touche	De sa bouche,
Me parlant avec douceur,
Il me prend de telle sorte, 
Que sa puissance m’emporte, 
Vers sa Royale grandeur.

Il me baise,	Il m’apaise ;
Et dans ce baiser commun, 
Par un merveilleux mélange, 
Aux mondains du tout étrange, 
Mon cœur et lui ne font qu’un.

Il m’embrase	Dans l’extase
De son triomphant Amour,
Lors ma volonté perdue,
En lui du tout suspendue,
Y rencontre un très-beau séjour.

Chère Amante,	Très-ardente, 
Me dit-il, avec ferveur : 
Dis ton secret à tes frères, 
Et que sachant ces mystères, I
ls épousent le Sauveur.

Qu’ils entendent,	S’ils prétendent
En rencontrer le chemin,
Qu’en prenant la Croix entière,
Il faut aimer la prière,
Lors on a l’Époux divin.

Qu’ils se quittent,	Qu’ils imitent 
Le très aimable Sauveur,
Ayant le cœur solitaire, 
Toujours humble et débonnaire, 
Ils obtiendront ce bonheur.

XXXVI Colloque à l’Amour.

(Air : La Princesse Marie).

Amour très débonnaire,	Vous plaire
C’est mon unique bien ;
C’est lui seul que j’espère,
Le reste ne m’est rien.

Vous mettez dans mon âme     La flamme
De la céleste ardeur,
Qui fait que je me pâme,
Goûtant votre douceur.

Cette divine extase	M’embrase
Et la chair, et les os,
Pour écouter l’emphase
De vos divins propos.

L’admirable silence	M’avance
Dedans votre bonté,
J’apprends plus qu’on ne pense, 
Dans sa tranquillité.

L’Époux divin s’abaisse,	Me presse
De prendre un saint baiser ;
Lors Dieu qui me caresse,
Vient mon cœur apaiser.

Je vois bien qu’il m’embrasse,	Par grâce,
Me serrant de fort près,
Tous mes maux il efface,
Par ses divins attraits.

Il met dans ma mémoire	Sa gloire, 
Dans mon cœur, ses brandons ; 
Le monde ne peut croire
La grandeur de ses dons.

Lorsque sa voix fidèle	M’appelle
Pour m’unir au dedans,
Ecoute, me dit-elle,
Mes propos plus ardents

Il faut que ton courage	Dégage
Ton cœur de tout appui,
Où le monde t’engage,
Tu vivras sans ennui.

Aime qu’on te rejette,	Qu’on mette
Ton nom à grand mépris,
Qui veut qu’on le maltraite,
Sera d’Amour épris.

Que Jésus soit l’unique	Pratique
Et repos de ton cœur,
Puisqu’il te communique
L’attrait de sa douceur.

Fais que sa sainte vie,	      Suivie
Par toi fidèlement,
À ton âme ravie
Se montre incessamment.

Aie dans la souffrance	Constance
Portant jusqu’aux abois
En grande patience
Les plus pénibles croix.

Que cette voix sublime	S’imprime
Dans tous tes sentiments,
Jusques au plus intime
Des plus purs mouvements.

XXXVII Le vrai dégagement.

(Air : Bergère en passant. D’un cœur gémissant).

L’Âme qui n’a rien	Parvient au vrai bien
Que Dieu lui présente ;	N’ayant plus de goût,
Renonçant à tout,	Lui seul la contente.

Dieu l’attire à soi,	Dans la pure foi,
La rendant heureuse :	N’ayant plus d’appui,
Elle trouve en lui	La paix savoureuse.

Franche de désir,	Vide de plaisir,
Elle est à son aise ;	Ne cherchant que Dieu,
Elle vient au lieu	Où rien ne lui pèse.

Le divin repos		Coule dans ses os
Et comble son âme,	Le céleste Amant 
La va consumant 	D’une douce flamme.

L’Époux éternel	Dresse son autel
Dedans sa poitrine ;	Y faisant séjour,
Son très-pur Amour	Toujours l’illumine.

Parmi ses combats,	Jamais ici bas
Rien ne la soulage ;	Son cœur par effet
Tend au plus parfait	Avec grand courage.

Jusques aux abois,	Elle a dans la Croix
Sa douce retraite,	Portant dans son cœur
De son Rédempteur	L’image pourtraite [Le portrait].

Du seul Jésus-Christ	Elle a dans l’esprit
Le vif exemplaire,	Son doux entretien
Et tout son soutien	Est de lui complaire.

Toujours de sa main Rend à son prochain
Un humble service ;	Faire bien à tous
Est son gain plus doux,	Et son exercice.



XXXVIII Lampe divine.

(Sur l’air des Enfarinez, avec un peu de changement).

Amour est un bien nécessaire,
Je ne saurais vivre sans lui :
C’est mon soutien, c’est mon appui,
C’est mon plaisir dans ma misère,
C’est une lampe qui me luit,
M’éclairant le jour et la nuit.

Quand cette lampe est allumée,
Mes sens demeurent en vigueur,
Mon âme faible est en langueur,
Si les feux ne l’ont enflammée ;
Le seul appui de sa clarté
Est une extrême pauvreté.

L’huile qui mieux nourrit sa flamme 
C’est de souffrir incessamment, 
Porter quelque rude tourment 
C’est ce qui refait plus mon âme ; 
Donnez des Croix, donnez des maux, 
Confortez-moi par les travaux.

Vide et privé de toutes choses,
Je suis placé fort doucement,
Pâtir est un soulagement,
Les épines me sont des roses :
Lorsque mon cœur n’a du tout rien,
C’est lors vraiment que je suis bien.

Dans la vaste et large campagne
De ne rien vouloir, ni savoir,
Ne rien aimer, ne rien avoir,
C’est où toujours mon esprit gagne :
Plus mon cœur va s’appauvrissant,
Et plus les grâces vont croissant.

Douce et savoureuse souffrance,
Chère compagne du Sauveur, 
Mon vrai trésor, grande faveur, 
Objet de ma forte espérance, 
Vous êtes l’aimable séjour 
Où s’engraisse et nourrit l’Amour.

Lorsque les peines m’environnent,
Les biens regorgent à foison ;
Dieu même vient dans ma maison,
Et les dons plus chers me couronnent,
Les caresses de mon Époux
Viennent à travers son courroux.

Lorsque quelque objet désirable
Est le plus éloigné de moi,
Des embrassements de mon Roi
Pour lors je me trouve capable,
Il s’unit plus étroitement
Après un grand éloignement.

Adieu, plaisirs de la nature,
Bien loin tout humain entretien,
Je ne trouve en votre soutien
Que trouble, que peine, et qu’ordure ;
Lorsque je suis privé de tout,
Pour lors Jésus est en mon goût.

L’objet créé par sa venue
Fait que mon cœur se trouve mal ;
Je porte le manteau royal, 
Lorsque mon âme est toute nue : 
Jésus me remplit de vertu, 
De lui je me sens revêtu.

Lorsque les supplices abondent, 
Dieu fait largesse dans mon cœur, 
Du Ciel distillant en douceur 
Les cataractes débondent,
Les douleurs m’ayant pénétré 
Entretiennent le feu sacré.

Languir, est un plaisir extrême,
Gémir, est un doux réconfort,
Les délices sont dans la mort,
La gloire est en Jésus que j’aime,
Quand il s’unit agonisant
Dans son trésor je vais puisant.

Le vrai Paradis en ce monde,
C’est d’être avec Jésus en Croix,
Avec lui rendre les abois,
C’est le seul bien où je me fonde,
L’embrasser, souffrir, et mourir,
C’est où l’Amour pur doit courir.

Quel heur, quand on expérimente
L’amertume de ce doux fiel ;
On est déjà dedans le Ciel,
Et rien d’ici bas ne contente.
Jésus mon divin élément,
Que je vous aime uniquement.





XXXIX Fournaise d’Amour.

(Air : Condé, vous voilà dans Vincennes).

Amour a mis mon cœur en fonte,
Pour le former à son plaisir,
Afin de m’enlever la honte
De vivre trop à mon désir ;
Il a commencé son ouvrage,
Me disant : Aie bon courage,
Il a préparé son fourneau,
Son bois, ses moules, son flambeau.

Doncques, d’une main diligente,
Il a dressé son appareil,
Mille beaux desseins il invente,
Pour me faire un bien sans pareil,
Il met le bois dans la fournaise,
Il fait une fort bonne braise,
Puis, par un secret inconnu,
Il prend mon cœur, le met à nu.

Dans le creuset de sa puissance
Il me fait entrer à son gré ;
Pour me mettre sans résistance,
Ses feux m’ont partout pénétré :
Mon cœur se fond, le métal coule,
Tout se fait ainsi qu’une boule ;
Lors il dit : arrêtons ici,
Car l’Amour pur te veut ainsi.

Un globe mis sur une table
N’a pente vers aucun côté,
Allant comme il est agréable,
Partout avec facilité,
Comme on le mène, on le ramène ;
Ainsi qu’on veut, on le promène,
Son repos se trouve partout,
Son allure n’a point de bout.

Je veux aussi de même sorte 
Avoir ton cœur indifférent, 
Suivant que mon esprit le porte, 
À tout bien, soit petit ou grand, 
Tout ainsi que mon cœur désire, 
Sans en rien me vouloir dédire ; 
C’est là le point le plus parfait, 
D’être partout comme il me plaît.

Je veux que ton âme se mouve 
Au moindre signe de mon cœur, 
Que fort contente elle se trouve 
Si je la tiens dans ma rigueur, 
Que de ma volonté remplie, 
A tout moment elle se plie
Au branle de tous mes vouloirs, 
Esclave de tous mes pouvoirs.

Après Amour prenant ses moules,
M’a formé d’une autre façon,
Laissant là le discours des boules,
Il m’apprend une autre leçon ;
Il me fait court comme un Pygmée,
Il me fait grand comme Tiphée,
Il me met haut, il me met bas,
En paix, et puis dans les combats.

Il me pare ainsi comme un Ange ;
Puis me noircit comme un Démon,
Il me rend digne de louange,
Puis méprisable et sans renom :
Il me met au Ciel dans un Trône ;
Après on me décrie au Prône ;
Il me fait long et puis petit,
Avec estime, et sans crédit.

Après, rompant toutes ses formes,
Il me jette dans son brasier,
L’Enfer m’y dit choses énormes,
Mais il m’y garde tout entier,
C’est là qu’à mon aise je brûle,
Le monde de moi se recule,
Ce feu c’est mon doux élément,
J’y vis dans un heureux tourment.

Ce brasier m’est plus délectable 
Que le lit du Roi Salomon,
Son séjour bien plus désirable 
Que le tronc où vivait Simon : 
C’est là que Dieu parle sans cesse, 
C’est là que l’Amour me caresse 
De jeux, de plaisirs, de festins, 
Et d’embrassements tout divins.

Dans ce cabinet de délices
Mon bonheur ne finit jamais,
On y fait mourir tous les vices,
Là le cœur s’établit en paix,
C’est là mon jardin de plaisance,
C’est là ma corne d’abondance,
Lieu des plus doux contentements,
Tombeau des fidèles Amants.

XL Perte en l’Amour.

(Air des Enfarinez).

Amour voyant mon cœur malade
Du désir d’être tout à lui,
Voulant soulager mon ennui, 
M’a fait promener sur la rade, 
Où paraissent plusieurs vaisseaux 
Qui flottent au dessus des eaux.

Un nageur à perte d’haleine 
S’en alloit traversant les flots, 
Et montoit sans prendre repos 
Dans un navire à grande peine, 
Ne faisant cesser son effort 
Qu’il ne fût en haut sur son bord.

Là, planté tout droit sur la cime
D’un sommet le plus élevé,
Sans peur d’être trop abreuvé,
Il se jetait dedans l’abîme,
Se perdant tout seul, et tout nu,
Dans un profond inconnu.

Lors Amour prenant la parole, 
Me dit en se tournant vers moi : 
Qui veut marcher en pure foi 
Peut trouver ici son école,
Chacun peut apprendre en ce lieu 
Comme il faut se donner à Dieu.

L’homme délaissant toutes choses,
Sans honneur, sans plaisirs, sans bien ;
Sans amis, appui, ni soutien,
Tenant les paupières bien closes,
Se livrant à Dieu de pur don,
Se doit jeter à l’abandon.

Le nageur tombant d’un haut faîte, 
Pour un temps, semble être perdu ; 
Puis, lorsqu’il est moins attendu, 
Sort dehors, et montre la tête ; 
Et trouve son contentement, 
À nager dans cet élément.

Ainsi l’homme suivant la grâce, 
Laissant ce qu’il a de plus cher,
Son plaisir, son goût, et sa chair,
De tous ses biens perdant la trace,
Se jette en Dieu, puis à loisir
Trouve en lui tout son plaisir.

Si parfois ton Prélat t’ordonne
D’aller contre ton jugement,
Il faut suivre son sentiment,
Trouvant sa volonté fort bonne,
Ainsi l’homme se perd en moi,
Suivant une si sage loi.

Lorsque le cher Amour t’inspire
De quitter tous les passe-temps,
Tous les plaisirs que tu prétends,
Et tout ce que ton cœur désire,
Tu dois pour lors te perdre en lui,
Délaissant tout humain appui.

C’est ainsi que l’Amour enseigne
D’aller au point le plus parfait,
En jetant ce puissant attrait
Dedans le cœur auquel il règne,
C’est par là qu’il le met en paix,
Le rendant heureux pour jamais.

XLI L’Union divine.

(Air : La Trompette).
Je veux dire	Le martyre
De l’incomparable Amour,
D’un Époux dont la main forte
Par son ardeur me transporte
Jusqu’à l’éternel séjour.

L’âme basse	Sent la grâce
De cet invincible Époux
Qui vient en grande puissance
En prendre la jouissance,
Montrant combien il est doux.

Son amorce     Dans sa force
M’attire du tout à soi,
Faisant que mon cœur tombe
Et par faiblesse succombe
Sous les grandeurs de mon Roi.

Douce étreinte,	Qui sans feinte
M’apprend que Jésus est mien, 
M’unissant a mon Principe, 
Fait que mon cœur participe 
Au goût du souverain Bien.

Chère rencontre,	Qui me montre
Ses admirables desseins ; 
Dieu rendant mon âme pure, 
Vient baiser sa créature, 
Accompagné de ses Saints.

Lors je prie,	Lors je crie, 
Dans ce doux embrassement, 
À celui qui me caresse,
Qu’il me mette dans la presse 
De quelque rude tourment.

Que je souffre	     Dans le gouffre 
Des plus cuisants douleurs, 
Ce qui sa bonté contente 
C’est ce que je lui présente, 
L’embrassant avecque pleurs.

Sa personne,	Quoique bonne, 
Se plaît de me voir souffrir, 
C’est par là qu’elle m’épure ; 
Son plaisir est que j’endure, 
Et mon cœur s’y veut offrir.

XLII Abîme d’Amour.

(Air des Enfarinez).

Si dans l’Amour mon cœur ne nage,
Comme l’éponge dans la mer,
Tout plaisir me devient amer,
Je suis sans force et sans courage ;
Faites donc, ô divin Époux,
Que je sois abîmé dans vous.

Le bien de la céleste flamme
Fait que je suis de tous côtés
Environné de vos bontés
Qui viennent inonder mon âme,
Je crois que l’Océan d’Amour
Sera désormais mon séjour.

Ainsi que le poisson qui souffre
Dans ce grand et vaste Elément
D’être perdu fort doucement,
Dans un abîme qui l’engouffre ;
Ainsi je me vois aboutir
Dans l’Amour, qui veut m’engloutir.

De quelque part que je me tourne,
Je ne vois paraître qu’Amour,
C’est mon aller et mon retour,
En lui je marche, et je séjourne :
Je vais à lui, je vis en lui,
Partout ailleurs je n’ai qu’ennui.

Dedans l’Amour je me promène,
En lui j’ai mon lit assuré,
Lorsque je pense être égaré,
Je trouve que sa main me mène ;
Cette main partout me conduit,
Et partout son flambeau me luit.

Comme l’oiseau dans l’air se guinde,
Et sans crainte s’épanouit ;
Ainsi de Dieu mon cœur jouit,
Comme jadis Xavier en l’Inde,
Je m’élance de toutes parts
Perdant dans l’Amour mes regards.

Comme le nageur qui se jette, 
Tombant du plus haut d’un vaisseau, 
A corps perdu, bas dedans l’eau, 
Y trouvant sa douce retraite, 
Ainsi dans l’Amour je me perds, 
Malgré le monde et les Enfers.

Je m’en vais du long, et du large,
De tous côtés à mon plaisir,
Je trouve là de quoi choisir,
Pour mon repos et ma décharge ;
Son centre se trouve partout,
Et sa grandeur n’a point de bout.

Enfin dans l’Amour je m’abîme,
Y trouvant toute liberté,
Ailleurs je me vois écarté,
C’est là mon repos plus intime ; 
C’est là que je me suis rendu, 
M’étant heureusement perdu.



XLIII Baiser ineffable.

(Air : Ami, ne passons pas Creteil).

Ô Jésus ! ô divin Époux !
De qui l’entretien m’est si doux,
Montrez-moi vos richesses,
Laissons à part votre courroux,
Parlons de vos caresses.

Donnez-moi la sainte union,
Montrez-moi la perfection
De cet Époux que j’aime :
Contentez mon affection,
Qui pour vous est extrême.
Dessous le voile de la Foi,
Quand vous vous approchez de moi,
Je touche votre essence,
De qui votre amoureuse Loi
Me donne jouissance.

Nos cœurs intimément unis
Me montrent des biens infinis,
Et dans ce doux commerce
Tous mes travaux étant bannis,
Dieu dans mon cœur se verse.

Dans cet heureux embrassement,
Ô Jésus ! ô divin Amant !
Époux très-admirable,
Vous me donnez le sentiment
D’un baiser ineffable.

Ce baiser est l’impression
Et la céleste notion
De vous Très Adorable,
Qui me met en possession
D’un bien si désirable.

Ô Jésus ! ô divin Époux !
Je ne désire rien que vous ;
C’est vous seul que je prise,
Que je sois un des heureux fous
Que le monde méprise.



XLIV Soupirs à l’Amour, sur l’absence de l’Époux Céleste.

(Air : Le Buffet est une folie, ou des Enfarinez).

Jésus le Seigneur de mon âme,
Pourquoi tardez-vous si longtemps
À rendre mes désirs contents,
Allumant dans moi votre flamme ?
O Jésus ! divin Époux,
Mon cœur ne peut vivre sans vous.

Pourquoi m’ôtez-vous cette grâce,
Qui vous fait un avec moi ?
Je suis dans un fâcheux émoi,
Si souvent je ne vous embrasse.
Ô Jésus ! Etc.

Le bonheur de votre présence
Est mon plus cher contentement,
Ce m’est un terrible tourment
De souffrir longtemps votre absence.
Ô Jésus ! Etc.

Tout ce que le monde peut faire,
De bien, de gloire, et de plaisir,
Ne peut contenter mon désir,
Il n’a rien qui me puisse plaire.
Ô Jésus ! Etc.

Je souffre plus qu’on ne peut dire,
De mal, de peine, et de langueur,
Lorsque vous m’ôtez la vigueur
Que votre cher Amour m’inspire.
Ô Jésus ! Etc.

Hâtez donc votre venue,
0 ! cher Époux tant désiré,
Pouvez-vous étant retiré,
Laisser ainsi mon âme nue.
Ô Jésus ! Etc.

C’est un point qu’aucun ne conteste,
Que sous le voile de la Foi
Mon Seigneur peut m’unir à soi,
Par un bienfait du tout céleste.
Ô Jésus ! Etc.

Ecoutez donc ma prière,
Et sans vous écarter si loin,
Ayez égard à mon besoin,
Me donnant bientôt la lumière.
Ô Jésus ! Etc.

Tout ce que je vois dans le monde 
Ne me sauroit donner appui,
Tout ne m’est qu’un fâcheux ennui, 
C’est vous seul en qui je me fonde. 
Ô Jésus ! Etc.

Je suis sans chaleur et sans vie, 
Si vous ne me donnez souvent
Ce cœur amoureux et fervent
Où le pur attrait me convie.
Ô Jésus ! Etc.

Tout ce que la chair me propose
Ne m’est qu’un langoureux déduit,
Tout ce qu’elle m’offre me nuit,
C’est vous seul en qui je repose.
Ô Jésus ! Etc.

C’est donc mon unique avantage
D’aller toujours vous désirant,
Et de chercher en soupirant
La douceur de votre visage.
Ô Jésus ! Etc.

XLV Sur la beauté de Notre Seigneur.

(Air : Mes chers Amis, je vous convie, ou
Que Troye à présent est contente).

J’entends retentir les louanges 
De Jésus le Seigneur des Anges, 
Cela fait que je l’aime tant ; 
Mais quoique sa beauté soit sue, 
Je ne serai jamais content
Que lorsque j’en aurai la vue.

Ses yeux sont brillants comme un foudre,
Pour réduire les cœurs en poudre,
Assujettis à leur attrait,
Mais quoique l’on me puisse dire,
Si je ne les vois en effet,
La vie ne m’est qu’un martyre.

Le divin souris de sa bouche 
Ravit le cœur de ceux qu’il touche, 
Il fait revenir les esprits,
C’est pour cela donc qu’il me tarde 
Que le mien en étant surpris,
A son plaisir ne le regarde.

On me dit bien que son visage 
Est un très merveilleux ouvrage, 
Et qui surprend à son abord,
C’est une beauté sans exemple,
On a beau m’en faire rapport ;
Il faut que mon œil la contemple.

L’or de sa blonde chevelure
Ne me paraît rien qu’en peinture,
Et mes sens en sont tous ravis,
Quoi donc quand je l’aurai présente,
Anges, dites-moi votre avis
Si mon âme sera contente ?

Son beau front plus blanc que l’albâtre,
Qui par son éclat peut rabattre
Le Soleil en son Orient,
Etant l’objet pur de ma flamme,
Combien doit-il, en le voyant,
Un jour rasséréner mon âme.

Tant de beautés amoncelées
Tiennent mes forces rappelées,
Et tout mon esprit attentif :
Mais dans la demeure éternelle,
Hélas qu’il en sera captif !
J’en attends toujours la nouvelle.




XLVI Mort d’Amour.

(Air : On n’entend que bruit à la Cour).

Pourquoi recevoir tant de traits
Et tant de douces flammes,
Que pour mourir enfin par vos attraits ?
Jésus noble vainqueur,
Faites des brèches au fonds de mon cœur,
Remportez cette gloire,
Que je puisse enfin
Mourir par la victoire
De l’Amour divin.

Cette âme qui depuis longtemps
À reçu tant de flèches,
N’a-t-elle pas tous ses désirs contents,
Si même en finissant,
Elle succombe sous le trait puissant
De cet Époux intime,
Qui ne veut enfin
Que la rendre victime
De l’Amour divin.

Donc après tant de doux appas
Et de chères atteintes,
Il faut finir par un heureux trépas,
Jésus nous veut avoir,
Il se dispose pour nous recevoir,
Et par ses doux supplices
Nous fait à la fin
Mourir dans les délices
De l’Amour divin.

Cette suprème Majesté
A mis dedans nos âmes
Ce dernier trait de si rare bonté,
Admirables desseins !
Puisqu’il nous blesse de ses propres mains
Et d’un coup désirable,
Nous donne à la fin
Une mort délectable
De l’Amour divin.

Sus donc, ne pensons plus au bien
De cette faible vie,
Qui, nous flattant, nous laisse sans soutien ;
Mourons avec lui
De qui la grâce fait tout notre appui.
Et la main amoureuse
Nous donne à la fin
Une mort très-heureuse
De l’Amour divin.



XLVII Profession d’Amour.

(Air : Que ce vin répandu).

Depuis que Jésus-Christ s’est logé dans mon cœur,
Je suis à lui ;	Je n’ai plus d’autre appui,
Il est mon Roi, ma gloire, et mon très-doux vainqueur :
Le doux attrait qui m’a charmé
M’a de moi-même du tout désarmé,
Heureux ! puisqu’un tel Roi
Attire mon cœur à soi
Et veut qu’il vive sous sa loi.

Tous les autres objets viennent se présenter,
Mais c’est en vain,	Je les tiens à dédain :
Et lui tout seul au monde me peut contenter, 
Je laisse là tous les plaisirs,
Je mets des bornes à tous mes désirs.
Heureux ! Etc.

Déjà depuis longtemps j’ai tout chassé dehors,
L’honneur, les biens,	   Et tous les entretiens,
Et l’attirail des choses qui flattent le corps ;
Je ne lui peux plus résister,
Rien en ce monde ne peut m’arrêter.
Heureux ! Etc.

Sus donc, attraits mondains, ne nous approchez plus,
Allez bien loin,	Je n’ai plus besoin ;
Car tous les biens du monde me sont superflus,
J’ai pris ailleurs mes passe-temps,
Jésus peut rendre seul mes vœux contents. 
Heureux ! Etc.

C’est dessus ses Autels que sont tous mes appas,
Ô qu’il est doux	Ce festin de l’Époux,
Et combien mal est l’homme qui ne le prend pas !
Pour le pécheur qui meurt de faim,
Il doit bien vite courir à ce pain,
Heureux ! puisqu’un tel Roi
Prodiguant son corps pour moi
Veut avoir mon cœur sous sa loi.

Un Océan d’amour s’en vient de toutes parts
Pour m’engloutir,	Je n’en puis plus sortir,
Jésus seul et sa gloire bornent mes regards ;
Je suis plongé dans ses douceurs,
Je ne veux plus que ses saintes ardeurs,
Heureux ! puisqu’un tel Roi
Attire mon cœur à soi
Et veut qu’il vive sous sa loi.



XLVIII Désir de mourir pour voir Jésus-Christ.

(Air : Que ferai-je, mon cœur ?).

Que ferai-je, Seigneur, au mal qui me dévore ?
J’aime Jésus rempli d’appas
Je le veux voir, et je ne puis encore,
Quel mal d’aimer beaucoup, et ne posséder pas ?

Pendant mes longs ennuis, souvent je le réclame,
Mais au lieu d’écouter ma voix,
Par ses rigueurs il fait languir mon âme ;
En différant mon bien, me réduit aux abois.

Je ne puis contenter l’Amour qui me convie
De voir promptement mon Époux,
Si je ne meurs, pour posséder la vie,
Qui me fait voir celui dont l’amour est si doux ?

Époux plein de bonté, donnez quelque relâche
Au mal de mon extrême ardeur,
Ou bien rompez le lien qui m’attache,
Ouvrant avec la mort la porte à mon bonheur.

Parmi tant de travaux, qui font que je soupire,
La mort peut bien me secourir,
Je veux mourir, et mon cœur ne désire
Que d’aller voir celui qui seul me peut guérir.

XLIX Sur la beauté de Jésus-Christ.

(Air : Tircis au bord d’un ruisseau, ou des Triolets nouveaux).

Jésus est blanc et vermeil ;
Son teint surpasse
Le lustre d’un beau Soleil	À son réveil ;
Donnant ses yeux au sommeil
Il me fait grâce,
Car leur éclat nonpareil	Blesse mon œil.

Souvent il paraissoit ainsi,
Dessus sa couche,
Voyant son front adouci,	Son beau sourcil, 1
Mon cœur n’est plus endurci,
Sa belle bouche
D’un sourire m’enlève aussi	Tout mon souci.

Son admirable douceur
Touche mon âme,
Son amour tient en langueur	Mon pauvre cœur ;
S’il élance aver ardeur
Sa vive flamme,
Il faut mourir de douleur	Par sa rigueur.

Aimer, et ne pas jouir,
Ah quelle peine !
Mon cœur veut s’épanouir	S’il veut m’ouïr ;
Parfois il semble fuir,
Lors c’est ma gêne ;
N’osant, s’il me veut haïr,	Me réjouir.

Je ne vois rien de si doux
Que son Empire,
S’il veut approcher de nous Comme un Époux :
S’il veut prendre un cœur jaloux
C’est un martyre
De porter les rudes coups	De son courroux.

Afin de passer ses jours
En assurance,
Il faudrait vivre toujours	Dans ses amours,
Vers le Ciel prendre son cours
Par la souffrance,
Ce sont les chemins plus courts,	Et sans détours.



L Reproche d’Amour.

(Air : En vain vous résistez au pouvoir de l’Amour).
Âme que Jésus-Christ poursuit incessamment, 
Pourquoi ne cédez-vous à ce divin Amant, 
Si vous ne recevez son feu dans votre cœur, 
Craignez de ressentir les traits de sa rigueur.

Ne vaudrait-il pas mieux l’avoir pour votre Époux, 
Qu’au lieu de sa douceur, éprouver son courroux ?
Préparez votre cœur aux foudres amoureux : 
Qui peut mourir d’Amour se voit bientôt heureux.

Si vous pouviez sentir l’attrait de ses beaux yeux, 
En terre vous auriez tous les plaisirs des Cieux. 
Le cœur blessé d’amour ne fait que soupirer, 
Voyant que son exil doit si longtemps durer.

Il faut pourtant aimer, malgré tout ce tourment ;
Il faut pour mon Jésus brûler uniquement,
Aussi bien pourquoi fuir l’ardeur de cet amour, 
Qui n’en brûle à présent, il faut qu’il brûle un jour.





LI Pour un jour de Pentecôte.

(Air : Vive Condé, vive Conti).




La divine Fontaine
Qui coule dans les Cieux,
Rend mon âme toute pleine
En ce jour délicieux.
Vive Jésus, vive l’Amour,
Vive l’Époux en sa gloire,
Qui nous fait un si beau jour !

Cette source féconde
De biens, et de grandeurs,
S’en va courir par le monde
Afin d’enivrer les cœurs.
Vive Jésus, etc.

C’est une eau toute pure,
Un feu par son ardeur,
Qu’on en boive sans mesure,
Pour brûler de sa chaleur,
Vive Jésus, etc.

Ce torrent qui nous noie
Et vient du Paradis,
Est aussi le feu de joie
Qui vient du Père et du Fils.
Vive Jésus, etc.

Que chacun s’en abreuve,
En ce bienheureux jour,
Puisque ce feu nous élève
Jusqu’à l’éternel séjour.
Vive Jésus, etc.

Les plaisirs de la terre
Ne me feront plus rien,
Depuis que mon cœur enserre
Le goût du souverain bien.
Vive Jésus, etc.

Les beautés immortelles,
Les délices du Ciel
Ont tout mon amour pour elles ;
Le monde ne m’est que fiel.
Vive Jésus, etc.

C’est cet esprit de vie
Qui paraît aujourd’hui,
Dont le pouvoir me convie
De n’aimer plus rien que lui.
Vive Jésus, etc.

Quand mon âme élancée
Par ses divins attraits
Porte vers lui sa pensée,
Il me jette mille traits.
Vive Jésus, etc.

Il paraît comme un foudre
Au milieu de mon cœur,
Il me réduit tout en poudre,
Y régnant comme vainqueur.
Vive Jésus, etc.

L’Amour qui me transporte
Dans une vive foi,
M’enlève de telle sorte
Que je ne suis plus à moi.
Vive Jésus, etc.

La divine allégresse
Saisit mes sentiments,
Elle se rend la maîtresse,
Et tient tous mes mouvements.
Vive Jésus, etc.

L’admirable puissance
De cet esprit nouveau,
Qui vient avec abondance,
Fait éclater le Vaisseau.
Vive Jésus, etc.

Ses efforts indomptables
Renversent ma raison ;
Ses assauts insupportables
Viennent forcer ma prison.
Vive Jésus, etc.

Cette paix amoureuse
Qui possède mes sens,
Est encore si savoureuse,
Qu’elle fait que j’y consens.
Vive Jésus, etc.

C’est aussi la victoire
De ce divin Époux,
Qui dans l’excès de sa gloire,
Fait voir combien il est doux.
Vive Jésus, etc.

Ô malheureuses Ames !
Qui ne connoissez pas
Le bien de ces douces flammes,
Venez goûter leurs appas.
Vive Jésus, etc.

Mondains plus misérables 
Que les plus insensés,
Ces biens sont plus désirables 
Que ceux que vous pourchassez. 
Vive Jésus, etc.

Ne soyez plus esclaves 
Des mortelles beautés, 
Rompez les dures entraves 
Qui vous tiennent arrêtés. 
Vive Jésus, etc.

Quand l’âme est préparée
Par ce divin Esprit,
Soudain est attirée
À n’aimer que Jésus-Christ.
Vive Jésus, etc.

Dans sa sainte parole 
Elle a tout son repos,
Elle n’a point d’autre école 
Que de ses divins propos. 
Vive Jésus, etc.

Voici donc la doctrine 
De ce doux Rédempteur, 
Qui verse dans la poitrine 
Cet Esprit consolateur. 
Vive Jésus, etc.

Mépriser ce qui passe
Pour le bien éternel ;
Ne donner lieu qu’à la grâce, 
Loin de ce monde charnel. 
Vive Jésus, etc.

De la fausse prudence
Haïr toutes les lois,
N’avoir plus d’autre science
Que de Jésus-Christ en Croix.
Vive Jésus, etc.

D’un regard charitable
Voir le pauvre affligé ; 
De tout objet délectable 
Avoir le cœur dégagé. 
Vive Jésus, etc.

Vivre dans la souffrance
Sans s’en plaindre jamais, 
Quand on nous fait résistance, 
Tenir son esprit en paix. 
Vive Jésus, etc.

Recevoir les injures
Avec un cœur serein,
Laisser les choses futures
Au plaisir du Souverain.
Vive Jésus, etc.

À celui qui commande
Avoir l’esprit soumis,
Porter une âme assez grande
Pour loger les ennemis.
Vive Jésus, etc.

Voir d’un même visage
Et le bien et le mal,
Faire par un bon usage
Que le tout nous soit égal.
Vive Jésus, etc.

Porter une âme pure,
Un esprit pénitent,
Le corps net de toute ordure,
C’est pour rendre Dieu content.
Vive Jésus, etc.

C’est ce que nous enseigne
Notre aimable Sauveur,
Celui dans lequel il règne
Ne veut point d’autre Docteur.
Vive Jésus, etc.

Quand un homme a la force
D’aimer cette leçon,
Il prend bientôt à l’amorce
De notre douce chanson.



LII Les Justes au point de mourir.

(Air : En filant ma quenouillette).	

Donc les peines	Inhumaines	
Qui nous ont troublé le cœur,	
Sont finies,	Et bannies,	
L’Amour en est le vainqueur.	
L’Amour en est le vainqueur,	    Et dans notre âme	
Ne paraît que la douceur	De la céleste flamme.	

Les richesses,       Les caresses,	
Viennent sur nous à foison ;	
Et Dieu même,	Qui nous aime,	
Nous apprête sa maison,	
Nous apprête sa maison	Et dans sa gloire 
Veut couronner nos vertus du prix de sa victoire.
		
Un bien rare	Se prépare,	
Qui vient essuier nos pleurs,	
La couronne,	    Qui se donne,	
Met fin à tant de douleurs ;	
Met fin à tant de douleurs	Par la lumière	
Qui nous vient du clair rayon de la beauté première.
	
Cette joie,	Qui nous noie,	
Ces admirables transports,	
Cette fête,	Qui s’apprête,	
Au travers de mille morts,	
Au travers de mille morts, nous vient apprendre
Que Dieu donne des plaisirs que l’on ne peut comprendre.

Une eau pure,	    Sans mesure,
Comme un torrent perennel,
Prend la course	De la Source
De ce bonheur éternel ;
De ce bonheur éternel, qui nous enivre,
D’un Amour de qui le goût de tous maux nous délivre.

Adieu terre,	Adieu guerre,
Qui causoit tous nos travaux ;
Adieu monde, Trop immonde,
Voici la fin de nos maux :
Voici la fin de nos maux, par la présence
Du bien que met dans nos cœurs, la divine opulence.

Que de Tables	        Délectables,
Que de savoureux festins !
Que de places !	Que de grâces !
Que d’embrassements divins !
Que d’embrassements divins, dans cette vie
Du plaisir perpétuel où l’Amour nous convie.

Plus de larmes,	Plus d’alarmes,
Nos cœurs vont se réjouir,
Plus de plaintes,	Plus de craintes,
Nous commençons à jouir,
Nous commençons à jouir, par l’assurance
Du bien qui depuis longtemps nourrit notre espérance.

O Patrie,	Si chérie,
O désirable séjour !
Qu’à cette heure      L’homme meure,
Entre les bras de l’Amour,
Entre les bras de l’Amour, qui nous contente,
Nous montrant de Jésus-Christ la Majesté présente.



LIII Le triomphe des Saints dans la gloire.

(Air : Que n’ai-je plus de mérite, ou que n’en a-t-elle moins, ou
Je ne sais si je suis ivre, ou
La Bergère Célimène dans ces bois s’en va chantant, ou
Tirsis ce Berger fidèle).

Enfin après la victoire,
Malgré tous nos ennemis,
Nous jouissons de la gloire
Que l’Amour nous a promis ; 
Notre cœur qui la possède 
S’en peut longtemps assouvir ; 
L’Enfer malin qui nous cède 
Ne nous la peut plus ravir.

Nos angoisses sont passées, 
Les maux sont évanouis ;
À de nouvelles pensées
Nos cœurs sont épanouis ; 
Nous avons quitté la charge 
D’un corps pesant et grossier ; 
Nos esprits trouvent le large 
Dans un bonheur tout entier.

Aucun objet délectable
Ne s’éloigne plus de nous,
Nous banquetons à la table
De Jésus-Christ, notre Époux :
Une divine abondance
Rend tous nos désirs contents ;
Notre première souffrance
Se change en un beau printemps.

Ce qui menaçoit nos têtes
Ne paraît plus que de loin,
Etant sortis des tempêtes
Nous sommes libres de soin ;
La douceur de la bonace
Vient toujours nous caresser,
Ni la chaleur, ni la glace
Ne peuvent l’intéresser.

Heureuse la pénitence !
Heureux les cris et les pleurs !
L’éternelle récompense
Paie toutes nos douleurs ;
Notre peine terminée,
Au Royaume de la paix
Aboutit à la journée
Qui ne finira jamais.

Ici la beauté première 
Vient rasséréner nos cœurs ; 
Le rayon de sa lumière 
Fait oublier nos langueurs ; 
Notre esprit qui se dilate 
Dans un jour clair et serein 
Parmi les splendeurs éclate 
Qui viennent du Souverain.

Ici les grandes délices
Par mille canaux ouverts
Viennent à nos vœux propices
De mille sujets divers ;
Ici notre âme abîmée
Dans un Océan divin,
D’un plaisir est consommée
Qui n’aura jamais de fin.

Pendant que tout l’enfer gronde
Dedans sa noire prison,
Une gloire en biens féconde
Nous fait voir son Horizon.
Dans le merveilleux espace
De ce bonheur infini,
Rien ne borne notre place
Que Dieu qui nous est uni.

Nous voyons dans l’étendue
De toute l’Éternité,
Que notre âme est suspendue
Dans la même Vérité :
Le plaisir invariable
Qui montre un visage égal,
D’un souris très-agréable
Nous éloigne de tout mal.

Ici les grandes fontaines
Des divines voluptés,
En coulant parmi les plaines, 
N’ont point leurs cours arrêtés ; 
Chacun en boit à son aise, 
Sans réserve et sans remords ; 
Il n’est rien qui ne nous plaise, 
Les maux étant mis dehors.

Ici la douce harmonie 
Des concerts délicieux 
Entretient la compagnie 
Qui demeure dans les Cieux : 
Tous les cœurs unis ensemble 
Font des tons si ravissants 
Que même l’Enfer en tremble 
Effrayé de leurs accents.

De Dieu les pures louanges 
Retentissent en ces lieux, 
Les hommes avec les Anges 
Font à qui les dira mieux ; 
Une parole éclatante
Fait connaître leurs transports, 
La vertu de Dieu puissante 
Seconde tous leurs efforts.

Là les troupes assemblées
Font un festin solennel ;
Leurs joies sont redoublées,
Par un bal perpétuel ;
Rien ne peut troubler leurs fêtes ;
Aussi purs que des enfants,
La couronne sur la tête,
Il vivent en triomphant.

De quelque part qu’on regarde,
On ne voit que des beautés,
Nul accident ne retarde
Toutes nos félicités ;
Dieu même qui nous invite
En Époux familier,
Par une aimable visite
Vient à nos cœurs s’allier.

Il remplit notre mémoire, 
Instruit notre entendement ; 
Nous sommes dedans sa gloire 
Comme dans notre élément ; 
Ses admirables richesses 
Nous comblent de toutes parts, 
Contre l’ennui, ses caresses 
Sont d’invincibles remparts.

Nous y contemplons sans cesse
Le Dieu Père des clartés ; 
Le Verbe par sa sagesse 
Nous remplit de vérités ; 
L’Esprit saint qui nous apaise 
Par un amoureux baiser, 
Des ardeurs de sa fournaise 
Vient aussi nous embraser.

Ainsi tant que l’Être immense
De l’Amour doit subsister,
Jamais sa magnificence
Vers nous ne doit s’arrêter,
Sans bornes et sans mesure
Ces grandeurs auront leurs cours,
Afin que ce bien nous dure,
Il nous aimera toujours.

LIV Sur les peines de l’Enfer.

(Air : La Trompette).	
	
Âme ingrate,	   Que l’on flatte 
Dans ton endurcissement, 
Viens écouter la nouvelle, 
Qui dit que ton Dieu t’appelle 
À son dernier Jugement.	
		
Vient te rendre,	Pour apprendre			
Au pied de son tribunal, 
Que sa dernière sentence 
À ton cœur sans pénitence 
Prononce un arrêt fatal.	
		
La mort sombre      N’a plus d’ombre		
Où tu te puisses cacher ;		
Cet Arrêt de la Justice
Te vient marquer le supplice 
Où Dieu te veut attacher.

	Les Avaricieux.

Vieux Avare,	    L’on prépare
Pour tant d’argent et tant d’or,
Dont jamais pendant ta vie
Ta faim ne fut assouvie,
De tourments un grand trésor.

Tant de peines,	Tant de gênes,
Tant de brasiers que tu vois,
Tant de maux et de détresses, 
Au lieu de tant de richesses, 
Sont les biens que tu reçois.

Tous tes crimes     Aux abîmes 
T’ont fait un tel magazin, 
Dans les divines vengeances, 
Que jamais de tes souffrances 
Tu ne trouveras la fin.

Mauvais riche,	Toujours chiche,
Ton trésor est bien amer ; 
Si tu veux en tenir compte,
Tu trouveras qu’il surmonte 
Tous les sablons de la mer.

	Les Voluptueux.
			
Âme sale,	Si brutale
En tes malheureux désirs,
Viens voir comme Dieu te place,
Des lits de feux et de glace
Il ordonne à tes plaisirs.

Belle Dame,      Cette flamme
Qui te brûlera toujours,
Sert à te rendre visibles
Les monstres les plus horribles,
Pour parler de tes amours.

La parole	Qui console
Le cœur plein de pureté,
Vient à toi comme un tonnerre,
Pour te déclarer la guerre
Pout toute l’Éternité.

	Les Orgueilleux.

Âme fière,	La première
Des peines de ton Enfer,
C’est que ton orgueil, qui brave,
Te rangera comme esclave
Sous les pieds de Lucifer.

Âme vaine,	Pour la peine
De ton cœur ambitieux,
Etant de Dieu méprisée,
Tu deviendras la risée
Et de la Terre et des Cieux.

Un superbe	Brouta l’herbe
Mis au rang des animaux
Et tu seras abaissée,
Aux seuls Démons délaissée,
Pour compagne de leurs maux.

	Les Vindicatifs.

O colère,	Pour salaire
Tous les maux te sont promis, 
Dont la fureur enragée 
Vouloit, pour être vengée, 
Accueillir tes ennemis.

On menace     Ton audace 
De l’intolérable ardeur 
D’une cuisante fournaise, 
Pour digérer en sa braise 
Les rancunes de ton cœur.

Âme dure,	Une injure
Te donnoit un cœur d’airain,
Sans avoir dans ta manie
Pu borner ta felonie
Aux lois de ton Souverain.

Il est juste	Qu’on ajuste 
La rigueur de ton péché ; 
Et qu’un dépit sans mesure 
De la flamme qu’il endure 
Ne soit jamais arraché.

	Les Envieux.

Plein d’envie,	On te crie 
Que sans fin et sans repos 
Le venin de ta malice
Fera couler ton supplice 
Jusqu’au profond de tes os.

L’amertume       Qui consume 
Ton fiel encore animé, 
Ira dedans tes moelles, 
Donner des pointes cruelles 
À ton cœur envenimé.

	Les Gourmands.

Gueule infâme,        On affame 
Tes sens, pour les tourmenter, 
A jamais sans nourriture ; 
Les brasiers font la pâture 
Qu’on te viendra présenter.

Cette langue,	    Qui harangue 
Sans cesse pour un peu d’eau, 
N’ayant rien qui la soulage, 
Doit, dant l’excès de ta rage, 
Être ton premier morceau.

Ô Tantale !	On étale
De quoi contenter ta faim ; 
Et pourtant à cette amorce, T
u n’auras jamais la force 
De pouvoir porter la main.

	Les Paresseux.	

Âme lâche,	Il te fâche										
De faire un pas pour ton Dieu ;
Pour en punir ta paresse, 
Jamais, quelque mal qui presse, 
Tu ne changeras de lieu.	
									
													
On te cloue	Sur la roue
D’un malheur perpétuel ; 
Elle est déjà toute prête ; 
Le clou d’airain qui l’arrête 
T’offre un repos bien cruel.											
													
La torture	Qu’on endure 
Dans des maux si véhéments 
Mérite bien qu’on y pense, 
Et qu’on évite l’offense 
Pour échapper les tourments.										

LV Antithèses sentencieuses.

(Air : Cher Ami, réjouissons nous).

Nous voici, Jésus, à vos pieds, afin d’apprendre, 
Nous cherchons le chemin du Ciel, n’est-ce pas vous ? 
N’avoir rien, et vous écouter, c’est être riche ; 
Être riche sans vous écouter, c’est n’avoir rien.

Être Roi sans vous posséder, c’est être pauvre ; 
Être pauvre et vous posséder, c’est être Roi ; 
Être grand sans vous obéir, c’est être esclave ; 
Être esclave, et vous obéir, c’est être grand.

Être mort, et tenir Jésus, c’est être en vie ; 
Être en vie, sans tenir Jésus, c’est être mort, 
Être bien, sans penser à lui, c’est être en peine, 
Entre en peine, et penser à lui, c’est être bien.

Entre en croix avec Jésus-Christ, c’est être en gloire, 
Être en gloire loin de Jésus-Christ, c’est être en croix ; 
Être fort, sans s’unir à lui, c’est être faible,
Être faible et s’unir a lui, c’est être fort.

Être en paix, sans trouver Jésus, c’est être en guerre ; 
Être en guerre, et trouver Jésus, c’est être en paix, 
Être mal, sans perdre Jésus, c’est être à l’aise,
Être à l’aise et perdre Jésus, c’est être mal.

Avoir peu, sans vouloir beaucoup, c’est être au large, 
Être au large, et vouloir beaucoup, c’est avoir peu, 
Être plein, sans goûter Jésus, c’est être vide :
Être vide, et goûter Jésus, c’est être plein.



PASCAL (1623 – 1662)


De nombreux textes78 témoignent de sa vie intérieure : qui aurait été composé à la fin de l’année 1653, le Mémorial de novembre 1654, le fragment 753 proche de la seconde lettre à Charlotte de Roannez, de septembre 1656, certains passages des Écrits sur la Grâce de 1655-1656, l’écrit sur la conversion et La Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies de novembre 1659. Les extraits sont cités en commençant par ce qui ne figure pas dans les Pensées. 
Un sens aigu de la vanité du monde, ou desengaño, et de l’arbitraire pousse à la recherche du vrai bien :

 « [L’âme] se porte à la recherche du véritable bien. Elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualités, l’une qu’il dure autant qu’elle et qu’il ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l’autre qu’il n’y ait rien de plus aimable.... Elle fait d’ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que comme Il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise de la conduire et lui faire naître les moyens d’y arriver…79. »

Mais nous sommes dans la caverne dont on ne peut sortir sans une lumière surnaturelle donnée par la grâce, car les mêmes choses découvrent ou cachent Dieu selon l’amour ou l’ignorance de l’amour : 

 « nous devons nous considérer comme des criminels dans une prison toute remplie des images de leur libérateur et des instructions nécessaires pour sortir de la servitude ; mais il faut avouer qu’on ne peut apercevoir ces saints caractères sans une lumière surnaturelle ; car comme toutes choses parlent de Dieu à ceux qui le connaissent, et qu’elles le découvrent à tous ceux qui l’aiment, ces mêmes choses le cachent à tous ceux qui ne le connaissent pas80. »

Cherchant la conformité au modèle offert par le médiateur Jésus-Christ, Pascal rappelle, comme tous les spirituels, « … que tout ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit se passer et dans l’âme et dans le corps de chaque chrétien81 », pour mener à la divinisation : « … saint Paul dit : Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ vit en moi… Jésus-Christ dit lui-même… Ce n’est pas moi qui fais les œuvres, mais le Père qui est en moi…82 ».  

« Qu’alors on n’enseignera plus son prochain disant : “Voici le Seigneur”,

« Car Dieu se fera sentir à tous. Vos fils prophétiseront.

« Je mettrai mon esprit et ma crainte en votre cœur.

« Tout cela est la même chose.

«Prophétiser, c’est parler de Dieu non par preuves du dehors, mais par sentiment intérieur et immédiat83.»



Quelques fragments des Pensées confirment l’orientation mystique :

« 80 Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. … Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre.

« 339 La distance infinie des corps aux esprits, figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.

« 471, Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous.

« 753 Nous ne souffrons qu’à proportion que le vice, qui nous est naturel, résiste à la grâce surnaturelle… il serait bien injuste d’imputer cette violence à Dieu, qui nous attire, au lieu de l’attribuer au monde, qui nous retient. C’est comme un enfant que sa mère arrache d’entre les bras des voleurs.


Le Mémorial constitue la découverte mystique de Pascal dans la joie :

“L’an de grâce 165484 .

Lundi 23 novembre […]

Depuis environ dix heures et demie du soir jusques envi­ron minuit et demi.

Feu.

Dieu d Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob85.

non des philosophes et des savants.

Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

Dieu de Jésus-Christ.

Deum meum et Deum vestrum86.

Ton Dieu sera mon Dieu87.

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.

Grandeur de l’âme humaine.

Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu88.

Joie, joie, joie, pleurs de joie.

Je m’en suis séparé.

Dereliquerunt me fontem aquae vivae89.

Mon Dieu, me quitterez-vous ?

Que je n’en sois pas séparé éternellement90. […]”


La rédaction du Mémorial témoigne d’un respect de l’expérience de la part d’un esprit scientifique. En situant en premier le cadre objectif (date, durée) et en se limitant à des substantifs, Pascal rend compte de sensations immédiates sans introduire les formes verbales qui traduiraient des mises en relations ou des explications, c’est-à-dire la réflexion du sujet. 
Des citations bibliques situent l’expérience comme inscrite dans la tradition et non comme illusion ou peut-être un délire, tout en la traduisant très discrètement, telle la citation évoquant la théophanie du Buisson ardent (Dieu d’Abraham…). 
 Plus largement, un sentiment d’impermanence « bouddhique » hante Pascal : “Qu’est-ce que le moi ? … m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi. … On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. (fr. 567). » . « La fluidité de notre apparence physique… l’instabilité de notre être psychologique, tout cela conduit Pascal à la question la plus radicale… La réponse se trouve contenue tout entière dans le texte du Mémorial… La vie éternelle dès maintenant… permanence d’un même Dieu au-dessus du flux des siècles. » Pascal est « convaincu que, sous la fluidité de nos contenus de conscience, existe à jamais un lieu mystérieux que nous appelons âme… de préférence… cœur. »91
Ce fragment 567, pose aussi une question peut-être encore plus intime chez tous les êtres : m’aime-t-on moi ?  Car nous avons tous le désir profond d’être aimés et la crainte informulée que ce désir soit sans réponse possible, sinon dans des instants éphémères et peut-être illusoires. L’expérience d’amour, le « feu », est la réponse positive, probablement la seule preuve de l’existence de notre être qui n’est pas nécessaire (fr. 167) : l’énergie divine ne peut de fait se manifester et attirer en proposant  son amour à ce qui n’existe pas. « Donc » nous existons — approche réfutant le doute fondamental, approche plus profonde que le cogito. 
Cet amour reçu (« Ton Dieu sera mon Dieu… je t’ai connu ») est à la source de « pleurs de joie » traduisant une intensité difficile à supporter. Une expérience mettant en jeu quelque forme de compréhension ou de vision ou de paix ne se traduirait pas par « l’oubli du monde et de tout ». Puis la paix qui suit cette joie confirme qu’elle a une source objective bien plus profonde que les couches de la psyché humaine. À la remontée vers la condition ordinaire, après une telle plongée très profonde, reparaissent, à la traversée des couches superficielles de l’être que nous nommons « moi », culpabilité et  peur d’être abandonné : « Je m’en suis séparé… me quitterez-vous ? ». Le compte-rendu est précis et ordonné, comme on est en droit de l’attendre de l’auteur De l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air.
Cette expérience introduit à une nouvelle vie, mystique, qui fait entrer dans une dynamique de recherche puis de parcours d’une voie : pour Pascal, retraite à Port-Royal des Champs du 7 au 28 janvier 1655, Écrits sur la grâce (fin 1655 — début 1656), Provinciales (janvier 1656 à mars 1657) et divers écrits aidant la cause chrétienne telle qu’il la percevait (1658), Projet de juin 1658 suivi de la rédaction du corps principal des Pensées (en 1658 jusqu’au tout début de 1659, la maladie réduisant l’activité sauf pour une brève rémission précédant de très peu la mort), Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies (novembre 1659), pour ne citer ici que les écrits spirituels les plus appréciés92. 
Cette dynamique lui permit d’entreprendre l’apologie inachevée des Pensées. Elle traduit son désir de proposer à d’autres la découverte qui lui fut accordée, puis de partager la condition des pauvres, par la maladie, puis, lors de la rémission de 1662 par le lancement avec le duc de Roannez des « carrosses à cinq sols », enfin dans une dernière requête symbolique d’un transport à l’hôpital général93. 
Pascal semble reprendre le schéma d’Augustin, qu’il avait médité profondément : préparer l’irruption possible de la grâce en faisant le vide préalable, c’est-à-dire en minant les certitudes de la sagesse humaine. D’où le plan du projet ébauché dans les Pensées : première partie, le monde sans la grâce, source d’incertitude, d’ennui, d’angoisse, qui attend sa rédemption ; deuxième partie, le monde nourri par l’Écriture, trace de cette attente puis de la réponse de la grâce en Jésus-Christ.
Quittant la grandeur intime du témoignage pascalien, fallait-il donner toute la place à l’Écriture? Ce second volet des Pensées souffre de l’étroitesse temporelle du monde connu à son époque, malgré les découvertes récentes de Galilée qui élargissaient ses dimensions spatiales. Une dynamique évolutive sera l’apport des siècles suivants (et rencontrera à son tour une grande résistance des Églises). La Bible, à cause de sa grande antiquité, remontant à la Création pour des contemporains de Pascal,  était le fil auquel se rattachaient toutes les histoires particulières, celle des Grecs et des Romains (la Chine n’est pas encore largement présente, il faudra attendre la stabilisation mandchoue après le milieu du siècle précédant un peu son rayonnement); le monde est limité à quelques milliers d’années; la religion chrétienne  n’a guère que des «imitateurs».  
La brièveté de la vie de Pascal, et plus encore de la période active qui suit le grand don de grâce de 1654, limitée à cinq années compte tenu des progrès de sa maladie — elle ne lui laissera guère la possibilité de composer des écrits après 1659 —  n’a peut-être permis que l’expression de la découverte, première des phases classiquement distinguées dans un parcours mystique. Son exercice de la charité, issue trouvée à la « traque mystique », deuxième phase vécue par le Pascal des trois dernières années, ne put être exprimé par lui-même ; mais nous disposons du témoignage de Gilberte.
Port-Royal constituait un milieu critique vis-à-vis de nombreux aspects de la vie mystique, même si l’on en excepte mère Agnès. Il favorisait l’ascèse prise dans le sens d’un effort personnel plutôt que la quiétude prise dans le sens d’une ouverture au travail de la grâce, l’ascèse se transmuant alors en une garde du cœur. Cette influence ne fut peut-être pas toujours apaisante. Il est alors utile de se rappeler constamment le don reçu de la grâce, sans rétribution d’un mérite préalable, don véritable dont on ne peut parler. Pascal porte donc sur lui, secrètement, une « preuve » de sa réalité. Face à un tel écart par rapport à l’ordre de son milieu naturel, la preuve doit être sensible, expérimentale, éprouvée. On retrouve ici saint Augustin, profondément étudié par Pascal. 



NICOLAS BARRÉ 1621-1686


Les frères minimes fondés par François de Paule (1416-1507), après un pèlerinage à Assise, étaient initialement inspirés par l’érémitisme. L’ordre atteignit son plus grand développement au XVIIe siècle. Comptant 156 couvents en France, il est alors présent dans tous les secteurs de la vie intellectuelle : Mersenne (-1648) en est la figure la plus illustre, en relation avec tous les scientifiques de l’époque et cherchant à éclairer les rapports entre la foi et la nouvelle explication scientifique du monde.

Nicolas Barré (1621-1686) fut une figure brillante de l’ordre très tôt chargé de la grande bibliothèque du couvent de la place Royale fréquenté par les élites intellectuelles. Mais  à l’âge de trente-six ans, épuisé, dans l’angoisse et le doute, il est envoyé à Amiens, sa ville natale, pour refaire ses forces, puis à Rouen. « Peu à peu un chemin de paix, de sérénité, s’ouvre en lui : consentir à Dieu au plus profond de l’obscurité… ».

Il acquiert un don pour lire dans les cœurs : « une expression quasi proverbiale court dans la ville lorsqu’on parle d’un mécréant : Il faudrait le conduire au père Barré. » Touché par la misère des jeunes de quartiers pauvres, il soutient la naissance d’écoles populaires à Rouen puis à Paris tout en continuant sa tâche de directeur spirituel.

À sa mort, “des foules se précipitent jusqu’à son couvent au quartier du Marais, en s’écriant : « Le saint des Minimes est mort ! »94.

Il est  un poète exprimant très sobrement une expérience mystique dont on sent qu’elle a été précédée par la nuit totale. Une telle expérience est distincte des sentiments religieux exprimés par de nombreux auteurs, par ailleurs remarquables, mais qui sortent du cadre que nous nous fixons, tels ses prédécesseurs Jean de La Ceppède (~1550 - 1623) et Claude Hopil (av.1585 - apr.1633).


11

Rien dedans elle qu’elle-même,
en très pure simplicité ;

En recueillement d’unité,
et moins elle que ce qu’elle aime..

Il semble qu’elle a tout perdu, 
que son être s’est tout fondu,

Qu’elle n’est, ne vit, ni n’opère, 
qu’elle n’a ni être, ni lieu,

Et l’esprit juge, en sa lumière,
qu’il n’existe plus rien qu’en Dieu.

22

Il voit, sans voir et sans connaître, 
il contemple sans contempler,

Il dit beaucoup, mais sans parler 
et il est, sans se sentir être.

Dieu vit en lui, et lui en Dieu.
Il est son centre et son milieu.

Il se laisse agir à sa grâce.
il possède sans posséder.

Dieu semble opérer en sa place, 
et faire bien plus que de l’aider.

37

Elles sont à Dieu, Dieu à elles,
son Esprit les porte où il veut. 

Il les agit, possède et meut
comme ses esclaves fidèles.

Une plume permise au vent95
ne va point dans l’air se mouvant

Avec une pareille aisance
à celle-là dont, sans pouvoir

Faire la moindre résistance,
ces âmes se laissent mouvoir.

45

Ô	Dieu, par qui tout est en être, 
ô fond, par qui tout se soutient,

Ô milieu, en qui tout se tient,
ô Roi, que tout a pour son maître,

Ô Esprit pur et souverain,
qui portez tout dans votre main,

Vie qui animez toute âme,
soyez ainsi, par vos bontés,

L’esprit, le principe, et la flamme, 
qui anime nos volontés.

§

Cette nuit est un excellent jour,

On y voit tout sans rien y voir,

On y sait tout sans rien savoir,

On y possède tout sans crainte. […]

44

Ne sortir point hors de soi-même,

se trouver toujours être en Dieu,

N’avoir ni ne voir de milieu,

être animé par ce qu’on aime,

Sentir Dieu agir dedans soi,

ne plus se conduire par soi,

Laisser tout à la Providence,

n’opérer plus humainement,

Font encore la différence

de ce ténébreux monument.96.





Thomas TRAHERNE 1636-1674


Centuries

THOMAS TRAHERNE Les Centuries Traduit de l’anglais et présenté par Magali Jullien Préface de Jean Mambrino Arfuyen

Introduction

			Connaître DIEU, c’est la Vie Éternelle. (I, 17).L’Éternité était Manifeste dans la Lumière du Jour, et quelque chose d’infini Derrière chaque chose transparaissait” (III, 3).
Dans la campagne galloise, au milieu du xvii siècle, ébranlé par la révolution copernicienne et déchiré par les querelles religieuses, s’élève une voix unique, souveraine, témoignant d’une expérience mystique authentique dans une langue limpide et directe, celle de Thomas Traherne (1637-1674).
Sa prose rythmée rappelle Angelus Silesius par la fulgurance de l’aphorisme, Jean de Ruysbrœck par l’assurance tranquille de l’affirmation et Maître Eckhart par la qualité et la profondeur de l’expérience, le style imagé et convaincant.
Après un parcours universitaire, Thomas Traherne choisit une vie simple et retirée pour s’adonner à l’« Étude de la Félicité ». L’unique témoignage que l’on a de lui atteste une ferveur et un équilibre qui lui permettent d’accomplir modestement son devoir de pasteur anglican (non loin du pays de Galles puis à Londres) tout en étant “transporté par l’Amour de Dieu pour l’Humanité, l’excellence des Lois Divines […] et par ces Félicités ineffables et légitimes/1”.
1. « To the Reader » dans A Serions and Pathetical Contemplation of the Mercies of God.., Université de Toronto, 1941, p. 11.
[…]
Tout comme les Select Meditations et les poèmes, les Centuries
of Meditations font partie des œuvres qu’il ne destinait pas à la
publication. Il s’agit d’un recueil de courtes méditations écrites
sans doute sur plusieurs années/3 qu’il dédiait et offrait à une
amie habitant à une centaine de kilomètres de chez lui, Mrs
Susanna Hopton. Le ton est simple et personnel, mais pose,
dès le début, une autorité sans complexes fondée sur une réelle
et profonde humilité : « Un Livre Vierge est comme l’Âme d’un
Nouveau-Né dans laquelle on peut tout Écrire. Elle est Réceptive à
tout mais ne contient Rien. J’ai un Esprit pour le remplir de Précieuses
Merveilles. Et puisque l’Amour vous a conduit à me le mettre en
Mains, je le remplirai de ces Vérités que vous Aimq sans les
Connaître et de ces Choses qui, s’il est Possible, témoigneront de mon
Amour » (I, 1)
Le destin de ce texte est étonnant : d’abord confidentiel il
tombe dans l’oubli pendant plus de deux siècles. On doit à
Dobell, avec l’aide de Brooke, d’avoir retrouvé la trace de leur
auteur et d’avoir rendu à Thomas Traherne des poèmes qu’on
avait attribués à Henry Vaughan. Proches en effet par le
lyrisme enthousiaste du contact avec la joie divine au sein
même de la Création, y compris dans la Nature, leurs œuvres
sont pourtant bien distinctes.

3. On sait que les Select Meditations datent de 1665 (Gladys Vade). Stylistiquement, les Centuries sont manifestement de facture plus élaborée, plus travaillée. On suppose donc que Traherne les a écrites après 1665. La variété de ton, l’ampleur de l’œuvre qui comprend quatre Centuries de cent méditations chacune plus la dernière qui n’en contient que dix, l’intensité du contenu nous portent même à penser qu’elles ont été écrites et réécrites, agencées sur plusieurs années. Traherne est mort relativement jeune, à l’âge de 37 ans, et la fin de la dernière centurie n’est certainement pas celle qu’il envisageait pour son œuvre ni point d’orgue, ni envolée comme à la fin des quatre autres. Il est donc possible qu’elles aient été écrites entre 1667 et 1674, à la fin de sa vie, entre Credenhill (qu’il quitte en 1669), où il assumait sa charge de pasteur rural, et Teddington, proche de Londres, où il était chapelain de Sir Orlando Bridgeman et précepteur de ses enfants.
[11]
[…] 
À Oxford il étudie Aristote, les Pères de l’Église et saint Thomas d’Aquin — qu’il connaît par cœur et est capable d’intégrer et de faire sien.
Davantage que d’influences, il faudrait parler d’affinités. Très sceptique jusqu’à son illumination, Traherne avoue avoir été peu religieux pendant ses études, recevant un enseignement dont il ne percevra la portée que bien plus tard. C’est par lui-même qu’il découvre Hermès Trismégiste, Pic de la Mirandole, Marsile Ficin et autres néoplatoniciens, alors même que l’université d’Oxford n’est pas favorable au néoplatonisme. S’il partage les vues de Henry More sur l’espace, il ne saurait cependant être classé comme « Cambridge Platonist », quelle que soit, par l’intensité de l’émotion, la parenté des écrits d’un Peter Sterry avec les siens. Traherne est d’ailleurs tout aussi bien interpellé par les découvertes scientifiques et les questionnements philosophiques et théologiques de son temps, mais, là encore, sans jamais se laisser distraire, cherchant et trouvant dans la « Félicité » son seul fil conducteur.
Les passages les plus célèbres des Centuries, qui les ont fait connaître et aimer, sont ceux où il décrit la réalisation divine en cette vie : « Vous ne Goûtez pas le Monde comme il se doit tant que la Mer elle-même ne coule pas dans vos Veines, tant que vous n’êtes pas Vêtus des Cieux ni Couronnés des Étoiles » (I, 29). C’est bien, en effet, dans la voie affirmative que se situe Traherne lorsqu’il insiste tant et tant sur la grâce originelle et sur le libre arbitre de l’homme, qui est, dans l’économie de la Grâce, le parachèvement de la Création divine. Il s’insurge contre l’aspect décourageant pour le novice — ou pour l’homme ordinaire simplement en questionnement — de la voie négative (II, 100) et prône plutôt le discernement (entre les vraies ou les fausses richesses, entre les plaisirs cristallins ou troubles).
13
Loin des mystiques morbides ou doloristes, Traherne affirme la positivité de l’amour-propre : s’aimer soi-même (« self-lov ») est le chemin naturel, préparé par Dieu, qui conduit, sans forcer, à l’écoulement d’un Amour désintéressé et à la compassion entre les hommes (IV, 55). Il nous invite à participer à la vie de l’Esprit par la pensée discursive (« Bien penser, c’est servir Dieu dans sa Cour Intérieure », 1, 10), par la contemplation (non pas réservée au moment d’oraison mais ouverte sur la totalité de la Création), mais aussi par la vie active parmi les hommes (de nombreuses centuries sont consacrées aux relations au monde et à autrui). Traherne ne cesse d’affirmer la possibilité pour l’homme de vivre dans l’Éternité dès ici et maintenant : il se méfie de ceux qui disent différer la fruition après la mort (IV, 9) ou ceux qui prétendent ne plus en avoir besoin (IV, 11).
À la fin de la deuxième centurie, Traherne fait une synthèse magistrale : « DIEU, LE MONDE, VOUS-MÊME. Toutes choses dans le Temps et l’Éternité étant les Objets de votre Félicité. DIEU celui qui Donne, et vous, celui qui Reçoit » (11, 100). Tout au long de l’ouvrage, c’est cette affirmation qui est déclinée suivant différents modes. […] Magali Jullien.

Première Centurie

2
Ne vous Étonnez pas que je promette de le remplir de ces Vérités que vous Aimez mais ne connaissez pas. Car bien que cela soit une Maxime dans les Écoles — Ce qu’on ne connaît pas n’éveille pas l’Amour — cependant j’ai découvert que les Choses inconnues exercent une Influence Secrète sur l’Âme et, comme le Centre de la Terre qu’on ne voit pas, l’Attirent violemment. Nous aimons nous ne savons quoi et ainsi chaque Chose nous séduit. Comme le Fer est attiré à distance par l’Aimant, d’Invisibles Communications existant entre eux, ainsi y a-t-il en nous un Monde d’Amour pour un « je ne sais quoi » bien que nous ne sachions pas ce que cela peut être dans le Monde. C’est par des Modes Invisibles de Transmission que quelque Grande [21] Chose touche nos Âmes et que nous tendons vers elle. Ne vous sentez-vous pas Mû par l’Attente et le Désir de quelque Grande Chose ?

8
Qu’est-il de plus Aisé et de plus Doux que la Méditation ? voici qu’en ceci Dieu a investi son Amour, pour qu’on le Goûte par la Méditation. De même que Rien n’est plus Aisé que de Penser ; ainsi, rien n’est plus Difficile que de Penser Juste. L’Aisance du Penser, nous l’avons reçu de Dieu, la Difficulté de penser Juste provient de nous-mêmes. Pourtant en Vérité, il est bien plus Aisé de penser juste qu’À Tort, les Bonnes Pensées étant Douces et Délicieuses ; les Viles Pensées n’apportant que Mécontentement et Tracas. De sorte que c’est une Mauvaise Habitude ajoutée aux Mœurs qui a rendu Difficile de penser juste, non la Nature. Car par Nature, rien n’est plus Difficile que de Penser de travers.

14
Quand les Choses nous appartiennent Là où elles sont, rien d’autre n’est nécessaire pour les Goûter que d’Apprécier. Ainsi Dieu a-t-il rendu infiniment Aisé de Goûter en rendant toute [29] Chose nôtre et nous rendant capable de les Apprécier si Aisément. Chaque Chose nous servant là où elle est nous appartient. Le Soleil nous sert autant qu’il est Possible et davantage que nous ne pourrions imaginer. Les Nuages et les Étoiles nous Secondent, le Monde nous entoure de Beauté, l’Air nous rafraîchit, la Mer ravive et la Terre et nous. La Terre elle-même vaut Mieux que l’Or, car elle donne fleurs et fruits. Ainsi au Commencement a-t-il été rendu Manifeste que cela m’appartienne puisque seul Adam fut créé pour en Jouir. En faisant l’Un et non une Multitude, de toute évidence Dieu Montrait que seul l’Un est la Finalité du Monde et que chacun en est le Goûteur : car chacun est à même de le Goûter tout autant que Lui.

17
Connaître DIEU, c’est la Vie Éternelle. Il faut donc bien que par la Connaissance qu’on a de Lui, on atteigne toujours à quelque Chose de Grand et de Surpassant. Connaître Dieu, c’est connaître la Bonté. C’est voir la Beauté de l’Amour infini. Le voir assisté de Toute Puissance et de Sagesse Éternelle : toutes deux lui servant à Magnifier son Objet. C’est voir le Roi du Ciel et de la Terre prendre un Délice sans bornes dans le Don. Quelque autre Connaissance que vous ayez de Dieu, ce n’est que Superstition. Ce que Plutarque a bien Défini ainsi : « être dans une Crainte Ignorante de sa Puissance Divine, sans aucune Joie [trouvée] dans sa Bonté ». Il n’est pas Objet de Terreur mais de Délice. Il s’ensuit que Le Connaître tel qu’il est, c’est former l’Idée la plus Belle en tous les Mondes. Il se Délecte de notre Bonheur bien plus que nous et il est entre tous l’Objet le plus Adorable. Seigneur infini qui, tenant toutes les Richesses, Honneurs et Plaisirs dans Sa Main, est infiniment Désireux de me les donner. Voilà l’Idée la plus belle qui puisse être Conçue.

19
Jamais vous ne vous Connaissez, avant que votre Connaissance ne dépasse celle de votre Corps. L’Image de Dieu ne fut pas sise dans les traits de votre visage mais dans les Contours de votre Âme. C’est dans la Connaissance de vos Puissances, Inclinations et Principes que consiste principalement la Connaissance de vous-même. Ceux-ci sont si Grands que même pour les plus Savants des hommes leur Grandeur est Inouïe ; ils sont si Divins qu’ils sont infinis en Valeur. Hélas, le MONDE n’est qu’un petit Centre Comparé à vous. Même à le Supposer à des Millions de kilomètres de la terre jusqu’aux Cieux, et des Millions de Millions au-dessus des Étoiles, à la fois ici et au-delà des sommets de nos Antipodes ; il est encerclé d’Espace Éternel et infini. Et il est comme la maison d’un Gentilhomme pour celui qui Voyage. Un long temps s’écoule avant que vous n’y arriviez, en un Instant vous la dépassez et la quittez pour toujours. L’Omniprésence et l’Éternité de Dieu sont vos Camarades et Compagnons. Et tout ce qui est en elles devrait devenir nos Trésors familiers. Votre Compréhension embrasse le Monde comme la Balance une [35] Poussière, mesure le Ciel d’un Empan et estime un millier d’années à un seul Jour. De sorte que seuls de Grands Infinis Éternels Délices conviennent à ses Joies.

52
L’Amour a la merveilleuse Faculté d’être ému en autrui. Il peut se Réjouir en autrui, tout comme il peut se Réjouir de Lui. L’Amour est un Trésor infini pour son Objet et son Objet l’est pour lui. DIEU est Amour ; vous êtes Son Objet. Vous êtes Créés pour être Son Amour ; et Il est vôtre. Il est Heureux en vous, quand vous êtes Heureux, comme des Parents le sont en leurs Enfants. Il est Affligé dans toutes vos Afflictions. Et quiconque vous touche, touche à la Prunelle de Ses yeux. N’allez-vous pas vous être heureux dans toutes ses Joies ? Il est Ému en vous ; n’allez-vous pas être Ému en Lui ? Il vous a Obligé à L’aimer. Et si vous L’aimez, vous devez nécessairement être l’Héritier du Monde, car vous êtes Heureux en Lui. Toutes Ses Louanges sont vos joies, toutes ses Délectations sont vos Trésors, tous Ses Plaisirs sont vos Délectations. En DIEU vous êtes Couronné, en DIEU vous êtes Impliqué. En Lui vous êtes ému, en Lui vous vivez et évoluez et avez votre Être, en Lui vous êtes Béni. Ainsi tout ce qui Le sert, vous sert et en Lui vous héritez de toutes Choses.

72
Il y a dans l’Amour deux Étranges Perfections qui le rendent infini en Bonté. Il est infiniment Diligent à faire le Bien ; Et il se Délecte infiniment de cette Bonté. Aucun Plaisir n’est pour lui Comparable à quoi que ce soit d’autre qu’à Exalter et à Bénir. Ainsi Vous a-t-il faite infinie Compréhension pour voir tous les Siècles, Affection Incessante pour aimer tous les Royaumes et Puissance insondable pour goûter tous les Anges. Soif insatiable pour désirer et vous Délecter en eux ; [61] une Infatigable Faculté de Voir se Suffisant à elle-même ; Dénombrer saisir Priser et Estimer toutes les Variétés des Créatures et leurs Excellences en tous Mondes [afin] que Vous puissiez les Goûter en Communion avec Lui. C’est toute Obligation, [puisqu’] Il le demande. Quelle Vie souhaitez-Vous donc mener ? Voulez-vous aimer Dieu seul ? DIEU ne peut être Aimé seul. Il ne peut être aimé d’un Amour fini, car Il est infini. S’Il était Aimé seul, Son Amour serait limité. Il doit être Aimé en tous d’un Amour Illimité, dans tous ses Agissements mêmes, dans tous Ses amis, dans toutes Ses Créatures. Partout, en toutes Choses, Vous devez rencontrer Son Amour. La Loi de la Nature le Commande. Et c’est votre Gloire Que Vous soyez faite pour cela. Son Amour pour vous est la Loi et la Mesure du vôtre envers lui, son Amour pour tous les autres la Loi et l’Obligation du vôtre envers tous.

74
Miraculeux sont les Effets de la Sagesse Divine. Il aime chaque être, rend chaque être infiniment Heureux, est infiniment Heureux en chaque être. À un seul, Il donne le Monde entier, Il le donne à chacun. Il le donne à chacun en le donnant à tous et le Donne tout entier à un seul en le donnant tout entier à chacun pour l’amour de chacun. Il est donc infiniment Heureux en Chacun autant de fois qu’il y a de Personnes Heureuses. Chaque être est infiniment Heureux en chacun, Chacun donc autant de Fois infiniment Heureux qu’il y a de Personnes Heureuses. Il est infiniment Heureux par-dessus tout leur Bonheur en les Embrassant tous. En les Embrassant Lui et eux, combien, O combien suis-Je Heureux ! Voilà l’Amour ! Voilà un Royaume ! Où tous sont enlacés en une Unité infinie ; tous sont Heureux les uns dans les autres ; tous sont comme des Dieux. Chaque être la Fin de toutes Choses, Chacun Suprême ; chaque être un Trésor et la Joie de tous, chacun infiniment Ravi de l’être. Toutes choses sont des Joies éternelles pour l’amour de chaque être et pour chacun infiniment plus Riches pour l’amour de tous. La même Chose se Multiplie en étant Goûtée. Et Lui, le plus Grand de tous, est est mon Trésor le plus précieux. Ceci est l’Effet de la Confection d’Images. Et par tout leur Amour chaque Image se trouve infiniment Exaltée. Embrassant dans sa Nature tous les Anges, Chérubins, Séraphins, tous les Mondes, toutes Créatures et DIEU par-dessus tous éternellement Sanctifié.

83
Ils Loueront notre Sauveur avec vous et changeront le Monde en Paradis. Si vous trouvez ceux-là qui sont de Nature [67] Noble et Bienveillante, Discrète et Magnanime, Libérale et Joviale, Sage et Sainte comme ils doivent l’être, vous aurez en eux des Trésors plus Grands que toutes Relations confondues. Ils Partageront leurs Âmes avec vous, Partageront leurs Domaines, vous Communiqueront Réconforts, Conseils et Honneurs et en toute Tendresse Constance Fidélité et Amour vous appartiendront davantage qu’ils ne s’appartiennent. Il y a très peu de tels Amants Célestes à l’égal de Jésus, qui nous Impartit sa propre Âme. Cependant on peut sans nul Doute en trouver quelques-uns. Une demi-Douzaine de tels amis choisis avec sagesse nous représenteront la Nouvelle Jérusalem, nous Entretenant toujours de leurs Divins Discours, nous Flattant toujours de leurs Célestes Affections, nous Enchantant toujours de Mélodie et de Louange, nous rendant toujours plus proches de notre Sauveur.

92
C’est une Joie inestimable que je sois tiré de Rien pour voir et Goûter ce Monde Glorieux ; C’est un Présent Sacré que les enfants des Hommes soient faits mes Trésors, mais Ô Toi qui est plus beau que les enfants des hommes, comme est grande et inconcevable la Joie de Ton Amour ! Que j’aie un Ami si Grand, moi qui si tard fus tiré de la poussière, que je sois appelé, moi qui dans cette vie suis né si pauvre selon le monde, à hériter de Biens si Glorieux selon le mode du Ciel ; un Tel Seigneur, un Amant si Grand, de tels Mystères Célestes, de tels Actes et de telles souffrances, avec tout le Profit et le plaisir qu’ils apportent dans Ton Royaume Intelligible : cela m’ébahit, me transporte et me ravit. […]

Deuxième centurie

14
Le Soleil n’est qu’une toute petite Étincelle de Son Amour infini : la Mer n’est qu’une Gouttelette de Sa Bonté. Mais quelles flammes d’Amour cette Étincelle devrait faire Jaillir dans votre Âme : quelles Mers d’Affection devraient couler dans votre Sein pour cette goutte ! Les Cieux sont la Voûte, la Terre, le marchepied de votre Trône : ils règnent en Communion avec Dieu : ou du moins y sont appelés. Que Sa Bonté devrait vous apparaître vivante, reposant continuellement sur vous, que son empreinte devrait être profonde ! En Vérité ses Impressions devraient être si profondes qu’elles demeurent toujours, que toujours on les sente, toujours on les Admire, toujours on les voit et l’on s’en réjouisse. Vous n’avez jamais vraiment atteint la Maturité tant que le Monde tout entier n’est pas à vous : pas avant que la Bonté de Celui qui donne [devienne] tellement [83] votre Joie que vous y songiez tout le jour. Ce que le Roi David, Homme plein de Majesté, comprit parfaitement quand Il dit : Tout le Jour, mes Lèvres n’auront de cesse de proclamer Tes Louanges et Ta Gloire. Je porterai Témoignage de Ta Bonté Aimante dans Ton Saint Temple.

23
Ce que l’Homme Découvre par-dessus tout, c’est la gloire de DIEU ; étant Lui-même Immortel, Il est, entre toutes, la plus Divine Créature. Il règne en Maître sur tout le reste [de la Création] et DIEU sur Lui. Par Sa médiation, la source de toutes ces Choses devient leur Fin, car Il peut rendre à leur Auteur les Louanges qui lui sont Dues. Les Sens ne peuvent imiter ce qu’ils ne peuvent appréhender, ni exprimer ce qu’ils ne peuvent qu’imparfaitement imiter. L’Homme, Lui, est fait à l’Image de DIEU : il est son Miroir et son Analogue. Il peut voir DIEU en Lui-même, ce qui fait Sa Gloire et sa félicité. Ses Pensées et ses Désirs peuvent s’élancer jusqu’à l’Impérissable. Son Amour peut s’étendre à tous les Objets, Sa Compréhension est une Infinie Lumière qui peut être infiniment présente en tous lieux, voir et Examiner tous les Êtres, passer au crible toutes les causes, toiser la Grandeur, surpasser la Force, contempler la Beauté, Savourer le Bienfait ; elle peut régner sur tout ce qu’elle voit et tout goûter à l’Image de l’Éternelle Déité. Voilà une Force Souterraine, une Omniprésence Indivise, [assurant] la Primauté de l’Esprit ; un Être tout Intérieur, Secret, inconnu, Suprême, une Créature Sublime et Souveraine faite pour vivre en Communion avec DIEU, savourant tous les objets.

49
L’Amour est si noble qu’il trouve sa joie dans les joies des autres, se délecte de tout donner à son objet et de le voir comblé. De sorte que celui qui aime toute l’humanité, goûte toute l’entière Bonté de DIEU pour le MONDE et éprouve le Bénéfice des Royaumes et des Siècles, auxquels Il est présent par l’Amour, la meilleure présence possible.

51
L’Amour est Être bien plus Glorieux que simple Chair. Y consens-tu, il est sans Borne et infiniment plus Doux que peut l’être ton Corps pour Toi et pour les autres. Ton Corps est confiné, Morne Morceau de Lourde Glaise, qui te retarde plus qu’il ne se meut : ce corps t’a été confié comme simple Fanal de la Flamme d’Amour qui luit dans ton âme. Par ton corps, en effet, tu vois, tu sens, tu manges et tu bois ; mais la Fin ultime, c’est que Tu puisses être semblable à DIEU : Joie et Bénédiction en étant Amour. Ton Amour est sans limites. Ton Amour peut s’Étendre à tous les Objets. Ton Amour peut voir DIEU et Accompagner Son Amour à travers toute l’Éternité. Ton Amour est infiniment Profitable à toi et aux autres : pour toi, car tu peux, grâce à lui, recevoir d’infinies Bonnes choses, pour les autres, car tu es ainsi enclin à faire un Bien infini à tous. Ton Corps ne peut recevoir que quelques plaisirs ; Ton amour peut tous les sustenter. Emmène en lui tous les Mondes, toutes Éternités par-dessus tous les Mondes et toutes les Joies de Dieu avant et après l’Instant. Ta Chair ne peut faire qu’un peu de Bien, et ce encore, pourvu qu’elle soit inspirée et dirigée par l’Amour. Ton corps n’est qu’une Pauvre Carcasse ; alors que l’Amour est Délicieux et Profite à des milliers. Ô vis donc [animé] par ta plus Noble Part. Sois comme Celui qui baptise avec le feu. Sens ton Esprit, Éveille ton Âme, déploie tes ailes flambantes de Séraphin, sois un DIEU infini ou sois semblable à Lui.

55
DIEU par l’Amour est tout entier au Service des autres et cependant tout Entier au service de Lui-même. L’Amour ayant ceci de Merveilleux aussi que, parmi d’innombrables Millions, il fasse de chacun la Seule et l’Unique Fin de toutes Choses. Il atteint tout Inaccessible et Accomplit tout Impossible, c’est-à-dire ce qui semble Impossible au regard de notre Inexpérience et ce qui, par tout autre Moyen ou Entreprise, est Réellement Impossible. Car, en effet, il fait de chacun plus que la Fin de toutes Choses et infiniment plus que le Seul Suprême et Souverain de tout ; car il Le rend tel d’abord en Lui-même, puis en tout. Car, tandis que Toutes Choses sur Terre et dans les Cieux s’ordonnent selon mon Désir, Je suis la Fin et le Souverain de tout ; ce tout conspirant toujours à Couronner mes Amis de Gloire et de Bonheur ; Faisant Plaisir de la même manière à tous ceux que j’aime comme moi-même. Je suis de nouveau en chacun d’eux la Fin de toutes choses, étant aussi concerné par leur Bonheur que je le suis par le mien.

66
Cette Fougue avec laquelle un homme s’éprend parfois d’une Créature n’est qu’une toute petite Étincelle de cet amour, égal envers tous, tapi dans Sa Nature. Nous sommes faits pour [113] aimer ; à la fois pour satisfaire l’Impératif de notre Nature Active et pour répondre aux Beautés [présentes] en chaque Créature. Par l’Amour nos Âmes épousent les Créatures et y sont soudées et c’est notre Devoir comme DIEU d’être uni à toutes. Nous devons les aimer infiniment mais en DIEU, pour DIEU et DIEU en elles, c’est-à-dire [aimer] toutes Ses Excellences Manifestées en elles. Quand nous nous éprenons des Perfections et des Beautés de quelque Créature, nous ne l’aimons pas trop mais nous aimons le reste trop peu. Jamais une chose au monde n’a été trop aimée mais bien des Choses l’ont été de fausse manière ; toutes l’ont été dans une trop faible Mesure.

68
Prenons une Femme Étonnante et belle. Certains voient dans une telle Personne les Beautés du Ciel. Il est vain de dire qu’ils aiment trop. J’ose plutôt affirmer qu’il y a 10 000 Beautés qu’ils n’ont pas vues dans la Créature. Ce n’est pas qu’ils l’aiment trop, c’est qu’ils l’aiment pour de fausses Raisons ; ou plutôt c’est qu’ils l’aiment pour des raisons accessoires. Ils aiment une Créature pour des Yeux Brillants, des Cheveux Bouclés, des Seins blancs comme Neige et des Joues Roses ; ils devraient l’aimer surtout parce qu’elle est l’Image de DIEU, Reine de l’Univers, Bien-Aimée des Anges, Sauvée par Jésus-Christ, héritière du Ciel et Temple du Saint-Esprit ; Mine et Fontaine de toutes les Vertus, Trésor de Grâces et Enfant de DIEU. Mais ces Excellences sont méconnues. Peut-être bien qu’ils l’aiment mais ils n’aiment pas DIEU davantage, n’aiment pas les Hommes autant, n’aiment le Ciel et la Terre aucunement. Ainsi faisant Défaut au Reste, ils périssent par ce qui Semble être un Excès à son égard. Nous devrions être toute Vie, Trempe, Vigueur et Amour envers toute Chose. Cela nous Stabiliserait. J’ose dire avec Confiance que chaque Personne dans le Monde Entier devrait être Aimée à cette aune. […]

78
Le Ciel et la Terre vous servent, non seulement en vous montrant la Gloire de votre Père, puisque toutes Choses hors de vous sont vos Richesses et vos Joies. Mais aussi en vous Magnifient-elles, Embellissent-elles et Illuminent-elles votre Âme, car, alors que les Rayons du Soleil Illuminent l’Air et Tous les Objets, ils en sont cependant eux-mêmes tout autant Illuminés ; ainsi en est-il des Puissances de votre Âme. Les Rais [119] du Soleil portent la Lumière en eux quand ils traversent l’Air mais errent en vain jusqu’à ce qu’ils rencontrent un Objet ; là ils sont représentés. Ils Illuminent un Miroir et en sont Illuminés, car sans eux un miroir serait dans l’Obscurité, et eux sans le Miroir ne seraient pas perçus. Là ils revivent et se dépassent, représentent les Empreintes d’où ils sont issus, à la fois celles du Soleil, des Cieux, des Arbres et des Montagnes, si le Miroir est placé correctement pour les recevoir. Si le Miroir n’était pas là, on croirait que les Idées mêmes de ses rayons en sont absentes. C’est ainsi que votre Âme en ses Rayons et Puissances n’est pas connue, et personne ne la croirait omniprésente, si aucun Objet n’était là pour être Discerné. Vos Pensées et Inclinations défilent et ne sont pas perçues : c’est par leurs Objets qu’on discerne leur présence puisqu’elles les illuminent. Car elles leur sont Présentes et Actives. Elles se retrouvent et s’éprouvent et par ces Objets vivent dans l’Exercice, étant métamorphosées en leur Image et en leur idée. De même que la Lumière varie avec tout Objet sur lequel elle tombe et s’en revient avec leur Forme et leur Image, ainsi l’Âme est-elle Transformée en l’Être de son objet. Comme la lumière venant du Soleil ; ses premières Empreintes sont la Vie simple, la pure ressemblance à sa source Originelle, mais sur les Objets qu’elle rencontre, elle change promptement et par la Compréhension devient Toutes Choses.

94
De même que le Monde vous sert en vous montrant la Grandeur de l’Amour de DIEU, ainsi vous est-il combustible pour fomenter et attiser vos Louanges. Les Lèvres des Hommes sont closes parce que leurs Yeux sont Cillés. Leurs Langues sont Muettes parce que leurs Oreilles sont Sourdes. Et il n’y a aucune Vie dans leurs Bouches parce que la Mort est dans leurs Cœurs. Mais s’ils voyaient tous la Gloire de leur Créateur, qui apparaît principalement dans la Grandeur de Sa Générosité, s’ils Savaient tous la Béatitude du Domaine qui est le leur, Ô quel lieu empli de Joies, quelle Aimable Région, quelle Terre de Louanges deviendrait ce monde, et vous, quelle Sphère de Lumière et de Gloire ! De même qu’aucun Homme ne peut Expirer plus d’Air qu’il n’en Inspire, ainsi aucun homme ne peut offrir plus de Louanges qu’il ne reçoit de Bienfaits pour les renvoyer en Louanges. Car les Louanges sont Transformées et renvoient des Bienfaits. DIEU désire donc Tellement qu’on Le Connaisse, parce que DIEU, quand Il est Connu, est tout Amour ; et les Louanges qu’Il Désire sont le Reflet de Ses Rayons, qui ne s’en retourneront pas avant d’avoir été Appréhendés. Le Monde n’est donc pas seulement le Temple de ces Louanges et l’Autel où ils sont offerts mais aussi le combustible qui les Embrase et la Substance même qui les compose. Ce qui vous sert d’autant plus puisqu’il embrase en vous un Désir que DIEU soit loué et vous conduit à vous Délecter en tout ce qui Le loue. De sorte qu’en même temps [131]
qu’il incite les vôtres, il vous donne un Intérêt pour les Louanges des autres ; et c’est une Vallée de Vision, dans laquelle vous voyez, Vue Bénie, les Louanges de tous les Hommes qui Montent et toutes les Bénédictions de DIEU qui descendent sur eux.

100
La Félicité est une Chose que tous convoitent. Le Monde Entier est charmé par sa Beauté ; et il n’est pas Homme, non, rien que Souche ou Pierre, celui qui ne la désire pas. Cependant, par leur aveuglement, les Philosophes ont causé un Grand Tort et amené du Discrédit, beaucoup d’entre eux faisant consister la Félicité en Négations. Ils nous disent qu’elle ne consiste pas en Richesses, qu’elle ne consiste pas en Honneurs, qu’elle ne consiste pas en Plaisirs. En quoi donc consiste-t-elle ? dit l’Homme en Détresse. Eh bien, en Contentement, en Autonomie, en Vertus, en la Droite Gouvernance de nos Passions, et ainsi de suite… Ne vaudrait-il pas mieux montrer l’Aspect Aimable des Vertus et l’Avantage de la Droite Gouvernance de nos Passions, les Objets du Contentement et les Fondements de l’Autonomie par les Moyens les plus vrais ? Chose qu’ils ne font jamais. Ne devraient-ils pas Distinguer les vraies des fausses Richesses, comme le fait notre Sauveur ; les Honneurs Réels des feints ; les Plaisirs Cristallins et Purs de ceux qui sont Troubles et malsains ? L’Honneur qui vient d’en haut, les Vrais Trésors ; ces Ruissellements de Plaisir qui coulent à sa droite et toujours surabondent, tous doivent les chercher et tous, les Désirer. Car c’est un Affront à la Nature, c’est rendre vaines les Puissances, c’est Déconcerter les Attentes de l’Âme, lui dénier les Objets, la Confiner au tombeau et la condamner à la Mort que de l’attacher à la soi-disante Autonomie et au soi-disant Contentement intérieurs dont ils parlent, qui ne sont pas naturels. En Gouvernant réellement nos Passions, nous les délions des Obstacles, nous les ajustons à leurs propres Objets et les y guidons. L’Aspect Aimable des vertus consiste en cela, que par elles, on atteint ou on Goûte tout Bonheur. Contentement et Repos viennent d’une pleine Perception des Trésors infinis. De sorte que [137] quiconque profite du Mystère de la Félicité doit voir les Objets de Son Bonheur et la Manière dont ils doivent être Goûtés, et Discerner aussi les Puissances de Son Âme par lesquelles Il doit les goûter, et peut-être les Règles qui lui montrent le Chemin et le Guident à la Joie. Tout cela vous l’avez en ceci : DIEU, LE MONDE, VOUS-MÊME. Toutes choses dans le Temps et l’Éternité étant les Objets de votre Félicité. DIEU celui qui Donne, et vous, celui qui Reçoit.

Troisième centurie

23
Une autre fois, lors d’un Soir triste et Lugubre, alors que j’étais seul dans un champ et que toutes choses étaient mortes et tranquilles, une forme de Manque Horrible s’abattit sur moi, au-delà de toute Imagination. L’Hostilité et le Silence du Lieu m’ôtait toute joie, sa Béance me terrifiait, des Confins les plus reculés de la Terre, des peurs me cernaient. Comment étais-je sûr que des Dangers venant des Contrées inconnues au-delà des mers n’allaient pas soudain émerger de l’Est et m’engloutir ? J’étais un petit enfant Sans Défense et avais oublié qu’il y eût âme qui vive sur Terre. Pourtant dans le même temps, quelque chose comme l’Espoir et l’Attente de tout côté m’apportaient Réconfort. Ceci me fit comprendre que tout ce qui se passait dans le Monde entier me concernait et qu’aux Frontières les plus lointaines, les Causes de Paix me ravissaient, les Beautés de la Terre, pour peu qu’on les vît, étaient faites pour me plaire, que je devais rester en Communion avec les Secrets de la Divine Providence partout dans le Monde, que le Souvenir de toutes les Joies que j’eus depuis ma Naissance devaient toujours m’accompagner, que la Présence de Cités, de Temples et de Royaumes devait me Soutenir et qu’être seul [157] au Monde, c’était la Désolation et le Malheur. Le Confort des Foyers et des amis, la ferme Assurance des Trésors existant partout, le Soin et l’Amour de Dieu, Sa Bonté Sagesse et Puissance, Sa présence et sa Vigilance dans tous les Coins de la Terre faisaient à jamais ma Force et mon Assurance ; tout cela, bien qu’Absent pour mon Œil, était ma Joie et ma consolation ; aussi présentes pour mon Entendement que la Béance et le Néant de l’Univers qui s’étendait devant moi.

46
Quand, arrivé à la Campagne, assis parmi les Arbres silencieux, je Disposais de tout mon Temps, je résolus de le passer tout entier, quoi qu’il m’en coûte, à la Recherche du Bonheur et de rassasier cette Soif brûlante que la Nature avait Allumée en moi depuis ma prime jeunesse. J’étais si résolu à cela que je fis le choix de vivre plutôt de dix livres l’année et d’aller Vêtu de Cuir, de me nourrir de Pain et d’Eau pour pouvoir disposer Librement de tout mon temps plutôt que de vivre de plusieurs [167] milliers l’an dans une Situation où mon Temps serait Dévoré par le Souci et le Labeur. Et Dieu fut si content d’accepter ce Désir que, depuis ce temps jusqu’à aujourd’hui, toutes choses m’ont été fournies en abondance, sans aucun souci, mon Étude même de la Félicité me faisant davantage prospérer que tout le souci du Monde. De sorte qu’à travers Sa Grâce je vis une Vie libre et Royale comme si le monde était redevenu Éden ou bien plus, tel qu’il l’est à ce Jour.

53
Quel Principe, croyez-vous, guidait ma recherche ? En vérité, un principe bien Étrange mais le Meilleur du Monde. J’étais guidé par une Foi Implicite en la Bonté de DIEU, ainsi j’étais conduit à Étudier ce qui est le plus Évident et le plus Commun. Car je raisonnais en mon for intérieur comme il suit : DIEU étant, comme nous le croyons généralement, d’une Bonté infinie, il est Consonant et Agréable à Sa Nature que les Meilleurs Choses soient les plus Communes car rien n’est plus Naturel à l’infinie Bonté que de rendre les Meilleures Choses fréquentes et rare seulement ce qui est dépourvu de Valeur. Je commençai alors à Chercher Ce qui était le plus Commun : l’Air, la Lumière, le Ciel et la Terre, l’Eau, le Soleil, les Arbres, les Hommes et les Femmes, les Cités, les Temples, Cela m’apparaissait Commun et Évident pour tous. Quant aux Rubis, aux Perles, aux Diamants, à l’Or et l’Argent, je les trouvais rares et Refusés à la multitude. Je commençai alors à en considérer et à en comparer la valeur que j’évaluais en proportion des Services qu’ils rendaient et des Excellences qu’on y trouve si jamais on en est privé. En Conclusion, je vis clairement qu’il y avait un caractère Réellement Précieux dans tout ce qui est Commun : et dans ce qui est Rare, un faux-semblant [de Valeur].

61
L’Image Divine en nous est la plus Parfaite Créature. Puisqu’il ne peut y avoir deux DIEUX, la plus grande Entreprise de la Force Toute-Puissante est l’Image de DIEU. Ce n’est pas un Blasphème de dire que DIEU ne peut créer un DIEU : la plus Grande Chose qu’Il puisse créer est Son Image une Créature des plus parfaites pour goûter les plus parfaits Trésors, de la meilleure des Façons. Une Créature douée des Puissances les plus Divines et les plus parfaites, car l’Excellence en Mesure, Genre, Nombre, Durée est la plus Parfaite Créature : Capable de voir toute l’Éternité avec tous ses Objets et, tel un Miroir, Contenir tout ce qu’elle voit, Capable d’Aimer tout ce qu’il contient et, tel un Soleil, d’éclairer tout ce qu’elle aime. Capable en Éclairant de se communiquer en Rayons d’Affection et de Démontrer tout ce qu’elle Illumine de Beauté et de Gloire. Capable d’être Sage, Saint, Glorieux et Béni en lui-même comme Dieu l’est, étant intérieurement paré du même genre de Beauté et extrêmement Supérieur à toutes Créatures.

Quatrième centurie

9
Une fois de plus, nous faisons une distinction parmi les Chrétiens. Il y a des Chrétiens qui Placent et désirent tout leur Bonheur dans une autre Vie et il y a une autre sorte de Chrétiens qui désirent être Heureux dans celle-ci. Les premiers peuvent différer leur Fruition de la Sagesse jusqu’au Monde suivant et peuvent se passer de la Croissance et de la Perfection de la connaissance pour un Moment ; les autres sont pressants et ne souffrent aucun Délai, voyant volontiers le Bonheur qu’ils goûteront dans l’au-delà dès ici-bas. Non le futile Bonheur de [19 #] ce Monde, faussement appelé Bonheur, futile en vérité mais la réelle Joie et Gloire des Bénis, qui Consiste à Goûter le Monde Entier en Communion avec DIEU ; et non seulement ceci, mais aussi l’Invisible et l’Éternel qu’ils désirent sincèrement Goûter immédiatement : c’est pour cela qu’il prient chaque jour « Que Ton Règne Vienne » et qu’ils y tendent par leur labeur en apprenant la Sagesse aussi vite qu’ils le peuvent. Que les premiers soient vraiment des Chrétiens, c’est à voir. Ils ont beaucoup à dire pour leur défense. Cependant sans doute on peut se méfier de ceux qui reportent la félicité si tard. Car c’est contraire à la Nature de l’Amour et du désir de différer. Et aucune raison ne peut non plus être avancée pour justifier le fait qu’ils la désirent à la fin et non maintenant. S’ils disent que c’est parce que Dieu le leur a décrété, c’est faux ; car Il l’offre maintenant, maintenant on leur enjoint de porter leur Conversation au Ciel, maintenant ils peuvent être emplis de Joie et de Gloire. « Ce n’est pas moi qui te restreins, mais tes propres Affects. » Ces Chrétiens qui peuvent différer leur félicité peuvent se contenter de leur Ignorance.

21
Il songeait en son for intérieur que ce Monde était bien plus beau que le Paradis pourvu que les hommes aient des Yeux pour en voir la Gloire et pour voir leur Chance. Car les Malheurs, les péchés et les torts [que ce monde] abrite sont les [205] Matériaux de sa Joie, de son Triomphe et de sa Gloire. De sorte qu’Il doit apprendre l’Art plus Divin d’être Heureux maintenant et, tel un Chimiste suivant la voie Royale, l’Art de régner parmi les Poisons, de changer les Scorpions en poissons, les Mauvaises Herbes en fleurs, les Blessures en Ornements et les Poisons en Baumes. Celui qui ne peut apprendre cet Art d’Extraire le Bon du mal doit n’être tenu pour Rien. Jusqu’alors, tout l’Art requis pour la Félicité, c’était de Goûter les Merveilles et d’être Reconnaissant pour les Profits mais dorénavant un Homme doit, tel un DIEU, faire jaillir la Lumière du sein des Ténèbres et l’Ordre du sein de la Confusion. Ce que nous apprenons à Faire grâce à Sa Sagesse, qui Règne au beau milieu des Orages et des Tempêtes.
25
Mais parmi ceux-ci [les Professions et les Affaires], l’Ordre et la Charité sont l’Étoile qui Brille dans la Nuit obscure, ils sont, au plus Profond de l’Hiver un Jour d’Été, ils sont le Soleil transperçant les nuages, le Géant entouré de ses Ennemis, puisant sa force dans leur nombre, le Roi trônant au milieu d’une Armée. Plus ils sont rares, plus ils sont glorieux, plus ils sont Assaillis, plus ils sont invincibles ; plus ils sont seuls, plus ils attirent la miséricorde de Dieu et du Ciel. Sans aucun doute, Lui, qui, étant l’Amour Parfait, a conçu la félicité du monde avec tant de Soin au Commencement, sera maintenant encore plus attentionné avec l’Âme qui, dans sa Dissolution, Lui demeure semblable.

41
Ces Principes étant posés, rien n’était plus aisé que de goûter le monde ; Le goûtant, tout ce qu’il avait à faire, c’était de passer sa Vie en Louanges et Actions de Grâce. Toute sa Tâche consistant à être réceptif aux Grâces Divines et à se comporter comme l’Ami de Dieu dans l’Univers. Si quelque chose n’était pas en ordre, il aurait encore recours à son propre cœur et ne trouverait rien d’autre que cela en désordre ; [211] le restaurer rectifierait toutes choses et les rendrait Délicieuses. Il n’était malheureux que dans la mesure où il s’était écarté de la Règle de Justice, d’Équité et de Droit de sorte qu’il trouvait les Paroles du Sage vérifiées par l’Expérience et dignes d’une pleine Adhésion : « Garde ton Cœur plus que toute autre chose, car de lui Procèdent la Mort et la Vie. »

46
Ô Suprême Générosité de DIEU ! Là où tout Pouvoir semble cesser, il s’avance en Bonté, Il est pleinement infini, Insondable et Sans Bornes. Il semble avoir fait dépendre autant de la Liberté de l’Homme que de la Sienne. Lorsque fut atteint tout ce qui pouvait être accompli par l’Exercice de Sa propre Liberté, [c’est] par la Liberté de l’Homme [qu’] Il atteint davantage. C’est Incroyable, mais l’Expérience le rendra intelligible. Par sa propre Liberté Il ne pouvait que Créer des Mondes et Se donner aux créatures, Façonner des Images et les doter de facultés ou bien les asseoir dans la Gloire. Mais les voir Obéissants, goûter le Plaisir de leur Affection et de leurs Éloges, faire jaillir d’eux des Fontaines d’Actions semblables à la Sienne (sans laquelle en effet ils ne pourraient être Glorieux) ou encore goûter la Beauté de leur libre Émulation, tout cela n’aurait en aucun cas été possible sans la Liberté et la participation de ses Créatures. Et le Monde n’aurait pas non plus été Glorieux ni eux Bénis sans cet accomplissement. En effet, le Monde peut-il être Glorieux à moins d’être Utile ? Et de quelle Utilité pourrait être le Monde pour Lui s’il ne servait pas ceux-là qui sont en celui-ci suprêmement Glorieux, de sorte qu’ils puissent Obéir, Admirer, Aimer, Louer et Imiter leur Créateur ? Ne serait-il pas tout à fait inutile sans de telles Créatures ? Ainsi en Créant la Liberté et en la donnant à ses Créatures, il Glorifiait toutes Choses : Lui-même, ses Œuvres et les Sujets de Son Royaume.

55
Tout cela, il Se l’Appliquait Strictement et Sévèrement et commençait par voir d’abord son Amour-Propre satisfait, ensuite seulement son Amour envers tous. Que l’on ait à Rougir de l’amour-propre, cela est vrai mais seulement quand il est détaché du reste. Se prendre pour Fin est Intéressé mais seulement quand cela s’arrête au moi. Il est plus Glorieux d’aimer les autres et cela est plus désirable mais on doit l’atteindre par les Voies naturelles. Ce Lac doit d’abord être rempli pour qu’il déborde ensuite. Il passa dix années à étudier avant de pouvoir satisfaire son Amour-Propre. Il ne trouve à présent rien de plus facile que d’aimer les autres mieux que lui-même : aimer l’humanité ainsi, c’est la Méthode inclusive conduisant à toute Félicité. Car cela rend un homme Délicieux aux yeux de DIEU et des Hommes, pour Lui-même et les Spectateurs, rendant Dieu et les hommes Délicieux pour lui et toutes les créatures infiniment en eux. Mais ne pas s’aimer du tout soi-même est Grossier ou plutôt Absurde et Sans Âme (car les Bêtes s’aiment elles-mêmes), aussi DIEU nous a-t-il permis par des Méthodes rationnelles d’aimer les autres mieux que nous-mêmes et par là a fait de nous les créatures les plus glorieuses. Si nous ne nous étions pas aimés du tout, nous n’aurions jamais été obligés de rien aimer. De sorte que l’amour de soi est la Base de tout Amour. Mais quand nous nous aimons, et que l’Amour-Propre est infiniment satisfait dans tous ses Désirs et ses Demandes possibles, alors il est aisément conduit à prêter plus attention au Bienfaiteur qu’à lui-même et pour l’Amour de Lui déborde abondamment vers tous les autres. De sorte que Dieu en satisfaisant mon Amour-Propre, me permet et m’engage à Aimer les autres.

56
Nul n’aime s’il n’aime pas un autre plus que lui-même. Cela est manifeste dans des Cas anodins. Si vous pénétrez dans un Verger avec une personne que vous aimez et qu’il ne s’y trouve qu’une seule cerise mûre, vous préférez la donner à l’autre. Si deux amants se Délectent de la même Chair, chacun des deux se réjouit du plaisir de l’autre et apprécie la Satisfaction du Bien-aimé davantage que la sienne. De quoi les hommes sont-ils malades pour ne pas le voir ? Dans des Cas plus cruciaux, ceci s’avère évident. Une mère se jette sur une épée pour sauver son Enfant. Un Père se jette dans le feu pour en sortir celui qu’il Aime. L’Amour fit descendre Christ du Ciel afin qu’il meure pour Son Bien-Aimé. C’est dans la Nature de l’Amour de faire Peu de cas de soi et de ne penser qu’au Bien-Être de son Bien-Aimé. Voyez donc si l’Amour juste est d’une autre Nature. Moïse et saint Paul n’étaient pas des imbéciles. « Mon Dieu, faites-moi un des leurs. » Je suis sûr que pour lui Rien n’est plus Acceptable que d’aimer assez les autres pour être prêt à voler à leur secours, au péril même de son Âme, pour leur Profit et leur bien-être.

61
Puisque l’Amour perce de lui-même comme le plus Grand de tous les Principes, consentons à lui faire de la Place. Il m’était jadis Étranger, il m’est aujourd’hui familier comme une connaissance de tous les Jours. C’est le seul Héritier et Bienfaiteur du Monde. Il semble sur le point de filtrer partout, ce sans quoi le Monde ne pourrait être goûté. Nenni, ce sans quoi il ne serait pas Digne d’être Goûté. Car c’est l’amour qui l’a embelli et il exige pour nous l’Amour d’un Bienfaiteur. L’Amour est un Phénix qui renaît de ses propres Cendres, hérite de la Mort et exhale un doux parfum dans la Tombe.

65
Comment Dieu peut-il être Amour pour Lui-même si on ne lui Impute point l’Amour-Propre ? S’aimerait-Il sous n’importe quel autre chef que comme l’Amant de Son Bien-Aimé, il pourrait y avoir quelque Risque. Mais puisque la raison pour laquelle Il s’Aime Lui-même est qu’Il est l’Amour, rien n’est plus glorieux que Son Amour-Propre. En effet, il s’aime lui-même parce qu’il est Amour infini et éternel pour les autres. Parce qu’Il S’aime Lui-même, Il ne peut endurer que Son Amour soit Mécontent. Aimant les autres infiniment, avec fougue, tout l’amour qu’il se porte à Lui-même est Tendresse envers eux. Tout ce en quoi il Se plaît leur est Délicieux : Il Se magnifie en les Magnifiant. In fine, l’Amour qu’Il Se porte est l’Amour qu’Il leur porte et Son Amour pour eux est Amour pour Lui-même. De manière individuelle ils sont un, ce qui est très Beau et très Aimable à Contempler. C’est que la Simplicité de Dieu apparaît de manière évidente. Plus il les aime, plus Il est Grand et plus II est Glorieux. Plus il les aime, plus ils Lui sont Précieux. Plus il les aime, plus II a de Joies et de Trésors. Plus il les aime, plus il se Délecte de leur Félicité. Plus il les aime, plus il se réjouit, en toutes ses « œuvres et en tout son Royaume, de les Servir et de Faire leur Délices. Étant Amour pour eux, plus il S’aime, plus il est jaloux de crainte d’être Contrarié. Plus il les Aime, plus il les Soigne et veille sur leur Bien-Être. Plus il désire sa propre Gloire, plus il leur fait de bien de la plus sincère et Divine des façons. Votre amour doit être à Sa ressemblance.

83
Que ce soit l’Âme elle-même ou Dieu dans l’Âme qui brille par l’Amour ou bien les deux, cela est difficile à dire, mais nul doute que l’amour de l’Âme est la chose la plus douce au monde. Je me suis souvent émerveillé de ce qui le rendait si excellent. Si c’est DIEU qui aime, c’est le Chatoiement de son Essence ; si c’est l’Âme, c’est Son Image, si ce sont les deux, c’est un double Bienfait.

84
Il est fort aisé de croire que DIEU aime dans l’Âme, parce que il est fort aisé de le concevoir. Mais c’est un Mystère bien plus grand que l’Âme aime en elle-même. Si Dieu aime dans l’Âme, c’est d’autant plus précieux, si l’Âme Aime, c’est d’autant plus Extraordinaire. Ne vous demandez pas comment une Âme, faite de Rien, peut renvoyer tant de flammes d’Amour, dans quel Océan elle peut bien les puiser pour les communiquer : il est impossible de le déclarer (elle peut en effet renvoyer ces flammes sur toute l’Éternité et sur toutes les créatures et objets qui y sont présentes) à moins de dire que, tel un Miroir renvoyant les Rayons qu’il reçoit du Soleil, l’Arne renvoie ces mêmes Rayons d’Amour qui brillent sur elle [237] depuis Dieu. Car, de même qu’un miroir, qui n’est rien comparé au Monde, contient en lui le Monde Entier, semblant être la réelle fontaine des Rayons qui s’en écoulent, de même l’Âme n’est Rien comparée à Dieu, mais contient en elle toute l’Éternité : elle est la réelle fontaine de cet Amour qui en procède. Ils sont les Rayons Solaires que le Verre réfléchit, pourtant ils proviennent du Verre et du Soleil [qui luit] à l’intérieur. Le Miroir est la Source où ils Puisent parce qu’ils Brillent depuis le Soleil à l’intérieur du Miroir, plongeant aussi profondément dans le Verre qu’ils montent haut dans les Cieux. Ceci montre la Richesse Débordante et le caractère [infiniment] précieux de l’Amour, c’est l’Amour de DIEU qui brille sur l’Âme et qui y Demeure. Car les Rayons qui brillent sur elle se réfléchissent sur les autres et brillent à partir d’elle.

98
Parce que la Force de l’Âme est Spirituelle, on la méprise généralement ; mais si jamais vous voulez être Divin, il vous faut admettre ce principe : Que Ce qui est Spirituel est le plus Grand et que la Force Spirituelle est la plus Excellente, la plus Utile et la plus Délicieuse. C’est pour cette raison qu’elle est rendue aussi Aisée, qu’elle est Infinie et invincible. L’Infinité [245]
n’est qu’un Objet, la Force Toute-Puissante en est une autre, la Sagesse Éternelle une troisième que l’on peut contempler : de l’Infinité, elle peut passer à la Force, de la Force à la Sagesse, de la Sagesse à la Bonté, de la Bonté à la Gloire et ainsi jusqu’à la Béatitude et de celles-ci à tout Objet, quel qu’il soit [ou même tout], les Contemplant aussi librement que si elle n’avait jamais vu aucun Objet auparavant. […] En vérité, je crois qu’il est Pieux de penser que Dieu nous a, sans Métaphores, infiniment Obligés.

Cinquième centurie

2
L’Infinité de Dieu est ce qui nous Ravit, parce que c’est la
Région et l’Étendue de son Règne. Du seul fait qu’elle
comprend l’Espace infini, elle est infiniment Délectable, parce
qu’elle est la Chambre et l’Endroit où sont nos Trésors, le Reposoir de nos Joies et la Demeure, oui, la Mer et le Trône et le Royaume de nos Âmes. Mais comme c’est la Lumière par laquelle nous voyons, la Vie qui nous inspire, la Violence de Son Amour et la Profondeur de nos Joies, la Grandeur et la Perfection de toute Créature, l’Amplitude qui nous dilate et le champ où nos Pensées vagabondent sans Limite ni Contrainte, la Base et le Fondement de toutes nos Satisfactions, l’Énergie Opérative et le Pouvoir de la Déité, la Mesure de nos Délices et la Grandeur de nos Âmes, elle est davantage notre Trésor et devrait être goûtée bien plus abondamment. Elle nous cerne continuellement de toutes parts, elle nous remplit et nous inspire. Il est si Mystérieux qu’elle soit tout entier en nous et même alors elle semble, et est effectivement, tout entière hors de nous. À tout instant, de manière inévitable, toute proche, immédiate, Il est notre Demeure bien plus que nos Villes, nos Royaumes et nos maisons. Nos Corps eux-mêmes ne sont pas tant les nôtres ni en nous que cela ne l’est. L’Immensité de Dieu est un Éternel Tabernacle. Pourquoi ne serions-nous donc pas sensibles à cela autant qu’à nos Habitations, je ne pourrais le dire, à moins que ce soient notre Corruption et notre
Sensualité qui nous détruisent. Nous devrions toujours le sentir, [255]
l’admirer et baigner dedans. Il est Objectivé de façon bien plus transparente pour l’Œil de l’Âme que les Châteaux et les Palais ne le sont pour l’Œil du Corps. Ces Immeubles Accidentels peuvent bien s’écrouler, nous pouvons bien en être écartés mais cela ne peut jamais être ôté, il demeure à jamais. Il est impossible de ne pas être à l’intérieur de cela, que dis-je, tout Être est cerné de façon si inexorable que l’on est pour toujours au centre et au milieu de cela, où que l’on puisse se retirer.

3
Les Créatures capables de projeter leurs Pensées en tout Point de l’Espace ne souffrent ni Limite ni Contrainte : elles sont infiniment redevables à cette Étendue sans limites parce que si une telle Infinitude n’était pas, leur Imagination ne pourrait pas se Déployer ; leurs Désirs et Sentiments seraient à l’étroit et leurs Âmes seraient en prison. Nous voyons le Ciel avec nos Yeux et Connaissons le Monde grâce à nos Sens. Mais si nous n’avions ni Yeux, ni Sens, nous verrions à l’Infini comme les Saints Anges. L’Endroit où le Monde se tient demeurerait toujours, quand bien même celui-ci serait anéanti, nous en sentons l’Étendue Sans Bornes de façon si tangible et si effective que nous ne connaissons pas les Distinctions, les formes, les Limites et les Distances de ce que nous voyons avec plus de certitude que l’Expansion Éternelle de ce que nous sentons et contemplons en nous. C’est un Objet infiniment Grand et Ensorcelant : aussi rempli de Trésors que d’Espace, aussi plein de Joie que de Capacité. Aux Hommes Aveugles, il paraît obscur mais il est tout Glorieux en dedans, aussi infini en Beauté et en Lumière qu’il l’est en Étendue et en Trésor. Rien n’est en vain, encore moins l’Infinité. Chaque Homme en est à lui seul le Centre et la Circonférence. Cela lui appartient [257] tout entier et est si Glorieux que c’est l’Essence Éternelle et Incompréhensible de la Déité. Coffret d’une Valeur infinie, égal en Beauté, Éclat et Perfection pour tous ses Trésors. C’est le Sein de Dieu, l’Âme et le Sûr Refuge de chaque Créature.

6
On pourrait croire qu’en dehors de l’Espace infini, il ne resterait aucune Place pour aucun autre Trésor. Cependant, pour montrer que Dieu est infiniment infini, il y a un Endroit Infini en sus et peut-être une Région plus Merveilleuse encore qui rend celle-ci infiniment infinie. Aucun Homme ne voudra croire qu’en dehors de l’Espace compris entre le Centre de la Terre et les limites les plus éloignées des Collines Éternelles, il y ait davantage. Au-delà de ces Limites, peut-être bien mais à part tout cet Espace qui est illimité et présent devant nous, absolument sans bornes en tout Sens, où peut-il y avoir Place pour davantage ? Ceci est l’Espace qui est en ce Moment seulement présent devant notre Œil, le seul Espace qui fut ou qui sera, depuis l’Éternité et pour l’Éternité. Ce Moment Expose l’Espace infini, seulement il y a aussi un Espace dans lequel tous les Moments sont infiniment Exposés et la Durée Éternelle de l’Espace infini est une autre Région, autre Espace de Joies. Là, tous les Siècles apparaissent ensemble, tous les Évènements surgissent d’un coup et les Myriades Infinies et Innombrables d’années qui furent avant la Création et perdureront après la fin du Monde sont Objectivées comme un Objet Clair et Stable, dont les diverses Parties complètement déployées, donnent à ce Moment une Infinité intérieure et composent une Éternité qui est vue par ceux qui le Comprennent et le Goûtent. [259]

7
Dans l’Éternité il y a, Mystérieusement, Absence d’Époques et de Siècles : c’est une Enfilade Sans Fin de Siècles toujours présents et à jamais Parfaits. Car, de même qu’il y a un Espace inamovible où tous les Espaces finis sont enclos, et tous les Mouvements exécutés et accomplis, ainsi y a-t-il une Durée Stable, qui contient et mesure toutes les Durées qui se meuvent. Si elle n’était pas là d’abord, celles-ci ne pourraient pas être ; pas plus que les Lieux finis et les Corps qui se meuvent ne pourraient l’être sans l’Espace infini. Tous les Siècles ne sont que des successions correspondant à ces Parties de l’Éternité où elles résident et n’en remplissant pas plus que les siècles peuvent le faire. Qu’ils leur soient commensurables ou non, il est difficile de le déterminer. Mais la Durée immobile infinie est l’Éternité, l’Endroit et la Durée de toutes les Choses, même de l’Espace Infini lui-même : la Cause et la Fin, l’Auteur et celui qui Embellit, la Vie et la Perfection de tout l’ensemble.

8
L’Éternité magnifie nos Joies de façon extraordinaire. Car, tandis que les choses en elles-mêmes ont un début et déjà se Terminent (Avant leur apparition, jamais elles n’ont été dans l’Être, elles ne rendent service que pour un Temps, et une fois parties, elles s’évanouissent et nous quittent à jamais), l’Éternité garde en elle-même le Moment de leur Début et de leur Fin. Et ces Choses étaient depuis la Nuit des Temps en leur Lieu et Temps avant Dieu, seront en toutes leurs Circonstances Éternellement là, le servant dans le Temps où elles ont existé, pour les Intentions et les Fins pour lesquelles elles furent Créées. La Pensée la plus Prompte lui est Éternellement présente : 261] la Création et le Jour du Jugement Dernier, sa première Délibération, son Choix, sa Détermination, le Résultat et la Fin ultimes, à présent pleinement Parfaits, toujours Commençant, toujours en cours, toujours Finissant, avec, entre les simples choses et les Choses, toutes les Intervalles. Comme si ces objets qui sont apparus des milliers d’années les uns après les autres étaient tous réunis ensemble. Nous aussi étions Éternellement devant Dieu ; nous avons la Joie de nous voir Éternellement aimés, Éternellement Bénis, Goûtant infiniment tous les aspects de notre Bénédiction, dans toutes les Durées de l’Éternité qui apparaît instantanément devant nous, quand ils sont parfaitement Achevés dans le Royaume de la Lumière et de la Gloire. Sous l’Influence de l’Éternité, la Moindre Petite Chose devient infinie et Éternelle. Nous traversons un Continent immobile ou une Terre d’époques, qui sont déjà devant nous, Glorieux et parfaits alors que nous allons à leur rencontre. Tels des hommes sur un navire, nous avançons tandis que les berges et les Fanaux semblent reculer bien que nous nous déplacions et eux, restent immobiles. Nous ne cheminons pas côte à côte dans notre Marche en Avant ; nous anticipons la Rapidité de notre Course et leur sommes présents dans notre Compréhension. Tel le Soleil, nous projetons nos Rayons au-devant de nous et emplissons ces Espaces de Lumière et de Contemplation, nous nous dirigeons vers eux mais nous ne les possédons pas avec nos Corps. Et voyant toutes les Choses servir Dieu éternellement dans la Lumière de la Connaissance Divine, nous nous réjouissons de ce service de manière indicible et goûtons tout cela.

9
Son Omniprésence est un ample Territoire ou plutôt Champ de Joies, Temple Transparent à l’Éclat infini, Haute Tour de Défense, Château du Repos, Sûr Rempart, Palais de Délices, Aide Immédiate et actuel Refuge en des temps Difficiles, une vaste et Large Étendue de renom et de Gloire : Théâtre d’Excellence infinie, Océan infini par lequel chaque Action, Parole ou Pensée se diffuse instantanément comme une Goutte de Vin dans un seau d’Eau, et partout présent, partout vu et Connu, infiniment savouré, il remplit d’infinis Espaces. C’est l’Esprit qui imprègne toutes ses Œuvres, c’est la Vie et l’Âme de l’Univers qui en chaque point de l’espace, depuis le Centre jusqu’aux Cieux, en chaque Royaume du monde, dans chaque Cité, chaque Désert, chaque maison, chaque Âme, chaque Créature, dans toutes les Parties de Son Infinité et éternité voit nos Personnes ; aime nos vertus, nous insuffle son inspiration et couronne nos Actions de Louange et de Gloire. Il rend notre Honneur infini en Étendue, notre Gloire immense et notre Bonheur Éternel. Les Rayons de notre Lumière sont par ce Moyen projetés depuis l’Éternité et pour l’Éternité. Cette Contrée Spirituelle nous rend infiniment présents à Dieu, aux Anges et aux Hommes de tous Lieux depuis les Confins des collines Éternelles, à travers toutes les Durées inlassables de Son Infinité Sans Fin et nous donne le sens et le sentiment de tous les Délices et les Éloges que nous occasionnons, de même que toutes les Beautés et les Puissances, les Plaisirs et les Gloires que Dieu goûte et crée.

10
Notre Fiancé et notre Roi étant partout, notre Amant et Défenseur gouvernant sous sa vigilance tous les Mondes, aucun Danger ni Ennemi ne peut surgir pour nous blesser sans être aussitôt empêché et supprimé, dans toutes les sphères, par-delà les Frontières les plus éloignées de ces Demeures inconnues qu’il possède. Des Délices de valeur inestimable s’y préparent, car tout est rendu présent par sa propre Existence. L’Essence de Dieu étant donc toute Lumière et Connaissance, Amour et Bonté, Soin et Providence, félicité et Gloire, Acte pur et simple, elle est présente dans ses Opérations et elle est, par ces Actes qu’elle exerce éternellement, tout Affairée dans toutes les Parties et les endroits de son Règne, parachevant notre Béatitude et notre Bonheur.



Note biographique

Thomas Traherne est né en 1637 d’une famille très modeste du Herefordshire, à l’ouest de l’Angleterre. Son père, Thomas Traherne, originaire du village voisin de Lugwardine, exerçait le métier de cordonnier dans la ville d’Hereford, sur la Wye. Il mourut alors que ses deux fils Thomas et Philipp étaient encore enfants. Les deux garçons furent élevés par leur oncle Philipp, aubergiste et notable de la ville d’Hereford dont il fut deux fois maire.
L’époque est troublée. Depuis 1640, le conflit entre le Parlement et Charles I' a dégénéré en guerre civile. Après de nombreuses batailles et profitant de la confusion politique, Oliver Cromwell, riche propriétaire descendant des Tudors et farouche adversaire du papisme et de la monarchie, il proclame la République — ou Commonwealth — le 19 mai 1649. Il institue un nouveau Conseil d’État dont il est partie prenante ainsi qu’un nouveau Parlement, dont les membres sont nommés par le Conseil. Redoutant l’anarchie, le Conseil d’État et le Conseil des officiers nomment Cromwell Lord Protecteur de la République d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande en 1653. Tout en favorisant le mouvement puritain, Cromwell institue une certaine tolérance religieuse qui tranche avec l’hégémonisme de l’Église anglicane du temps de Charles 1" et de l’archevêque William Laud.
En 1652-1653, le jeune Thomas entre au Brasenose College, à Oxford. Il obtient son diplôme de Bachelor of Arts en 1656. Ordonné diacre et prêtre en 1660, il est nommé à Credenhill, une paroisse peu peuplée à 8 kilomètres de Hereford. Il n’y prendra sa résidence qu’en 1661.
Entre-temps, Cromwell est mort à Londres le 3 septembre 1658 — de la malaria ou d’un empoisonnement — et son fils Richard Cromwell lui a succédé. Dès février 1660 cependant, le général Monck marche sur Londres. Charles II rentre dans sa
[268] capitale et s’y fait couronner le 23 avril 1661. Avec la restauration de la monarchie revient aussi la domination sans partage de l’Église anglicane. Le clergé puritain est expulsé de l’Église d’Angleterre et ceux qui refusent l’intégration sont catalogués comme nonconformists.
Même si, par bien des traits de sa personnalité et de sa pratique religieuse, Traherne ne manque pas d’affinités avec les nonconformists, il se range toutefois clairement du côté de l’Église d’Angleterre, dans laquelle il voit la seule voie possible pour la paix et l’unité qui lui semblent les biens spirituels les plus précieux.
Dans les Select Meditations, l’un de ses premiers textes, Traherne décrit ainsi son état d’esprit : « Un Examen, une Réserve et un Silence profonds sont mes Désirs. Ô puissé-je les atteindre ! Trop d’ouverture et de disposition à parler sont mes Désolations… Parler trop et trop Longtemps sur les Meilleures Choses… Ici je suis Censuré pour parler en mon nom singulier et en disant je… Le Bonheur est un Oiseau de Paradis si étrange qu’il est Impossible de voler parmi les hommes sans Perdre quelques plumes, à moins d’être Immortel. »
À Credenhill, Traherne devient le directeur spirituel de Susanna Hopton, une femme active et très pieuse, qui vit à Kington, à une vingtaine de kilomètre de là. Après s’être convertie au catholicisme romain durant le République de Cromwell, elle est revenue à l’Église d’Angleterre après l’arrivée au pouvoir de Charles II et la « Restauration ». C’est pour elle et pour son entourage que seront écrites les Centuries. De même, c’est à son initiative que seront publiées à titre posthume, en 1699, les Actions de grâce, comme le suggère le titre de l’ouvrage A Serions and Pathetical Contemplation of the Mercies of God, in several most Devout and Sublime Thankgivings for the same. Published by the Reverend Doctor Hicks, At the Request of a Friend of the Authors.
La préface de ce livre, probablement rédigée par Susanna Hopton elle-même, nous donne un portrait de Traherne à cette [269] époque de sa vie : « C’était un homme d’un tempérament agréable et enjoué, dépourvu de ces formes d’aigreur ou de raideur, par lesquelles certains hommes prétendument pieux discréditent et dénaturent la vraie Religion davantage qu’ils ne la rendent recommandable. Et c’est pourquoi il était très courtois et aimable dans sa conversation, toujours prêt à rendre les meilleurs services à ses amis et charitable envers les pauvres presque au-delà de ses possibilités. »
Traherne obtient en 1669 son diplôme de Bachelor of Divinity. Son frère le reçoit le mois suivant. La même année, Traherne quitte Credenhill — sans toutefois en perdre le titre de recteur, qu’il gardera jusqu’à sa mort — pour devenir chapelain de Sir Orlando Bridgeman, le Lord Garde des Sceaux. Il vit tantôt à Londres tantôt chez Sir Orlando à Teddington, dans le Middlesex.
La contemplation et l’écriture occupent une grande part de son temps si l’on s’en rapporte aux confidences qu’il donne dans ses Centuries : « Quand, arrivé à la Campagne, assis parmi les Arbres silencieux, je Disposais de tout mon Temps, je résolus de le passer tout entier, quoi qu’il m’en coûte à la Recherche du Bonheur et de rassasier cette Soif brûlante que la Nature avait Allumée en moi depuis ma prime jeunesse. J’étais si résolu à cela que je fis le choix de vivre plutôt de dix livres l’année et d’aller Vêtu de Cuir, de me nourrir de Pain et d’Eau pour pouvoir disposer librement de tout mon temps plutôt que de vivre de plusieurs milliers l’an dans une Situation où mon Temps serait Dévoré par le Souci et le Labeur. Et Dieu fut si content d’accepter ce Désir que, depuis ce temps jusqu’à aujourd’hui, toutes choses m’ont été fournies en abondance, sans aucun souci, mon Étude même de la Félicité me faisant davantage prospérer que tout le souci du Monde. De sorte qu’à travers Sa Grâce je vis une Vie libre et royale comme si le monde était redevenu Eden ou bien plus, tel qu’il l’est à ce Jour. »
Traherne écrit énormément, ne signe aucun de ses manuscrits et publie fort peu. En 1673 paraît le seul et unique livre publié de son vivant sous son nom, Roman Forgeries (Mensonges romains). C’est pourquoi son œuvre, l’une des plus abondantes du XVIIe siècle anglais, ne s’est révélée que très progressivement à la postérité. [270] Il est très probable que de nombreux textes de Traherne soient encore aujourd’hui à découvrir.
Thomas Traherne rédige son testament le 27 septembre 1674 et meurt la même année. Il est enterré à Teddington le 10 octobre 1674 sous le lutrin de l’église.
L’année suivante paraissent les Christian Ethicks dont il avait lui-même préparé la publication. Dans les années ultérieures Susanna Hopton publiera également, sous son propre nom, plusieurs manuscrits de Traherne qu’elle avait conservés.







Poetry and Prose


The Golden Age of Spiritual Writing

Thomas Traherne Poetry and Prose

Selected and introduced by Denise Inge

Selected Poems and Thanksgivings

The poems that follow in this section corne mainly from two sources, the Dobell Manuscript, which Traherne collated hirnself, and the Burney Manuscript, which was altered by Traherne's brother Philip.

From the Dobell Manuscript :

The Salutation

1

These little Limmes,

These Eys and Hands which here I find,

These rosie Cheeks wherwith my Life begins,

Where have ye been,? Behind

What Curtain were ye from me hid so long!

Where was? in what Abyss, my Speaking Tongue?

2

When silent I,

So many thousand thousand yeers,

Beneath the Dust did in a Chaos lie,

How could I Smiles or Tears,

Or Lips or Hands or Eys or Ears perceiv?

Welcom ye Treasures which I now receiv.

3

I that so long

Was nothing from Eternitie,

Did little think such Joys as Ear or Tongue,

To Celebrate or See :

Such sounds to hear, such Hands to feel, such Feet,

Beneath the Skies, on such a Ground to meet.

4

New Burnisht Joys!

Which yellow Gold and Pearl excell!

Such Sacred Treasures are the Lims in Boys,

In which a Soul doth Dwell;

Their Organized Joynts, and Azure Veins

More Wealth incluse, then all the World contains.

5

From Dust I rise,

And out of Nothing now awake,

These Brighter Regions which salute mine Eys,

A Gift from GOD I take.

The Earth, the Seas, the Light, the Day, the Skies,

The Sun and Stars are mine; if those I prize.

6

Long time before

I in my Mothers Womb was born,

A GOD preparing did this Glorious Store,

The World for me adorne.

Into this Eden so Divine and fair,

So Wide and Bright, I com his Son and Heir.

7

A Stranger here

Strange Things doth meet, Strange Glories See;

Strange Treasures lodg'd in this fair World appear,

Strange all, and New to me.

But that they mine should be, who nothing was,

That Strangest is of all, yet brought to pass.


My Spirit

1

My Naked Simple Life was I.

That Act so Strongly Shind

Upon the Earth, the Sea, the Skie,

It was the Substance of My Mind.

The Sence it self was L

I felt no Dross nor Matter in my Soul,

No Brims nor Borders, such as in a BowI

We see, My Essence was Capacitie,

That felt all Things.

3

The Thought that Springs

Therfrom's it self. It hath no other Wings

To Spread abroad, nor Eys to see,

Nor Hands Distinct to feel,

Nor Knees to Kneel:

But being Simple like the Deitie

In its own Centre is a Sphere

Not shut up here, but evry Where.


2

It Acts not from a Centre to

Its Object as remote,

But present is, when it doth view,

Being with the Being it doth note.

Whatever it doth do,

It doth not by another Engine work,

But by it self; which in the Act doth lurk.

Its Essence is Transformd into a true

And perfect Act.

And so Exact

Hath God appeard in this Mysterious Fact,

That tis all Ey, all Act, all Sight,

And what it pleas can be,

Not only see,

Or do; for tis more Voluble then Light:

Which can put on ten thousand Forms.

Being clothd with what it self adoras.


3

This made me present evermore

With whatso ere I saw.

An Object, if it were before

My Ey, was by Dame Natures Law.

Within my Soul. Her Store

Was all at once within me; all her Treasures

Were my Immediat and Internal Pleasures,

Substantial Joys, which did inform my Mind.

With all she wrought,

My Soul was fraught,

And evry Object in my Soul a Thought

Begot, or was; I could not tell,

Whether the Things did there

Themselvs appear,

Which in my Spirit tntly seemd to dwell;

Or whether my conforming Mind

Were not alone even all that shind.


4

But yet of this I was most sure,

That at the utmost Length.

(so Worthy was it to endure)

My Soul could best Express its Strength.

It was so Indivisible and so Pure,

That all my Mind was wholy Evry where

What ere it sasv, twas ever wholy there;

The Sun ten thousand Legions off; was nigh:

The utmost Star,

Tho seen from far,

Was present in the Apple of my Eye.

There was my Sight, my Life, my Sence,

My Substance and my Mind

My Spirit Shind

Even there, not by a Transeunt Influence.

The Act was Immanent, yet there.

The Thing remote, yet felt even here.


5

OJoy! O Wonder, and Delight!

O Sacred Mysterie!

My Soul a Spirit infinie

An Image of the Deitie!

A pure Substantiall Light!

That Being Greatest which doth Nothing stem!

Why, twas my All, I nothing did esteem

But that alone. A Strange Mysterious Sphere!

A Deep Abyss

That sees and is

The only Proper Place or Bower of Bliss.

To its Creator tis so near

In Lov and Excellence

In Life and Sence,

In Greatness Worth and Nature; And so Dear;

In it, without Hyperbole,

The Son and friend of God we see.


6

A Strange Extended Orb ofJoy,

Proceeding from within,

Which did on evry side convey

It self, and being nigh of Kin

To God did evry Way

Dilate it self even in an Instant, and

Like an Indivisible Centre Stand

At once Surrounding all Eternitie.

Twas not a Sphere

Yet did appear

One infinit.Twas somwhat evry where.

And tho it had a Power to see

Far more, yet still it shind

And was a Mind

Exerted for it saw Infinitie

Twas not a Sphere, but twas a Power

Invisible, and yet a Bower.


7

0 Wondrous Self! O Sphere of Light,

O Sphere of Joy most fair;

O Act, O Power infinit;

O Subtile, and unbounded Air!

O Living Orb of Sight!

Thou which within me art, yet Me! Thou Ey,

And Temple of his Wliole Infinitie!

O what a World art Thou! a World within!

All Things appear,

All Objects are

Alive in thee! Supersubstancial, Rare,

Abov them selvs, and nigh of Kin

To chose pure Things we find

In his Great Mind

Who made the World! tho now Ecclypsd by Sin.

There thev are Usefull and Divine,

Exalted there they ought to Shine.


The Circulation

As fair Ideas from the Skie,

Or Images of Things,

Unto a Spotless Mirror flie,

On unperceived Wings;

And lodging there affect the Sence,

As if at first they came from thence;

While being there. they richly Beautifie

The Place they full. and yet communicat

Thernselvs. reflecting to the Secte Ey,

Just such is our Estate.

No Prais can we return again,

No Glory in our selvs possess,

But what derived from without we gain,

From all the Mysteries of Blessedness.


2

No Man breaths out more vital Air,

Then he before suckt in.

Those Joys and Praises must repair

To us, which tis a Sin

To bury, in a Senceless Tomb.

An Earthly Wight must be the Heir

Of all those Joys, the Holy Angels Prize,

He must a King, before a Priest becom,

And Gifts receiv, or ever Sacrifice.

Tis Blindness Makes us Dumb.

Had we but those Celestial Eys,

Wherby we could behold the Sum

Of all his Bounties, we should overflow

With Praises, did we but their Causes Know.


3

All Things to Circulations owe

Themselvs; by which alone

They do exist:They cannot shew

A Sigh, a Word, a Groan,

A Colour, or a Glimps of Light,

The Sparcle of a Precious Stone,

A virtue, or a Smell; a lovly Sight,

A Fruit, a Beam, an Influence, a Tear;

But they anothers Livery must Wear:

And borrow Matter first,

Before they can communicat.

Whatever's empty is accurst:

And this doth shew that we must some Estate

Possess, or never can communicate.


4

A Spunge drinks in that Water, which

Is afterwards exprest.

A Liberal hand must first be rich:

Who blesseth must be Blest.

The Thirsty Earth drinks in the Rain,

The Trees suck Moysture at their Roots,

Before the one can Lavish Herbs again,

Before the other can afford us Fruits.

No Tenant can rais Corn, or pay his Rent,

Nor can even hav a Lord,

That has no Land. No Spring can vent,

No vessel any Wine afford

Wherin no Liquor's put. No Empty Purs,

Can Pounds or Talents of it self disburs.


5

Flame that Ejects its Golden Beams,

Sups up the Grosser Air;

To Seas, that pour out their Streams

In Springs, those Streams repair;

Receivd Ideas make even Dreams.

No Fancy painteth foule or fair

But by the Ministry of Inward Light,

That in the Spirits Cherisheth its Sight.

The Moon returneth Light, and som men say

The very Sun no Ray

Nor Influence could hav, did it

No forrein Aids, no food admit.

The Earth no Exhalations would afford,

Were not its Spirits by the Sun restord.


6

All things do first receiv, that giv.

Only tis GOD above,

That from, and in himself doth live,

Whose All sufficient Love

Without Original can flow

And all the Joys and Glories show

Which Mortal Man can take Delight to know.

He is the Primitive Eternal Spring

The Endless Ocean of each Glorious Thing.

The Soul a Vessel is

A Spacious Bosom to Contain

All the fair Treasures of his Bliss

Which run like Rivers from, into the Main,

And all it doth receiv returns again.



The Recovery

1

To see us but receiv, is such a Sight

As makes his Treasures infinit!

Becaus His Goodness doth possess

In us, His own, and our own Blessedness.

Yea more, His Love doth take Delight

To make our Glory Infinite

Our Blessedness to see

Is even to the Deitie

A Beatifick Vision! He attains

His Ends while we enjoy. In us He reigns.


2

For God enjoyd is all his End.

Himself he then doth Comprehend.

When He is Blessed, Magnified, E

xtold, Exalted, Praisd and Glorified

Honord, Esteemd, Belovd, Enjoyd,

Admired, Sanctified, Obeyd,

That is receivd. For He

Doth place his Whole Felicitie

In that, who is despised and defied

Undeified almost if once denied.


3

In all his Works, in all his Ways,

We must his Glory see and Prais;

And since our Pleasure is the End,

We must his Goodness and his Lov attend.

If we despise his Glorious Works,

Such Sin and Mischief in it lurks,

That they are all made vain

And this is even Endless Pain

To him that sees it. Whose Diviner Grief

Is hereupon (Ah me !) without relief.


4

We pleas his Goodness that receiv:

Refusers Him of all bereav.

As Bride grooms Know full well that Build

A Palace for their Bride. It will not yeeld

Any Delight to him at all

If She for whom He made the Hall

Refuse to dwell in it

Or Plainly Scorn the Benefit.

Her Act. that 's Wo'ed, yeelds more delight and Pleasure

If she receivs,Then all that Pile of Treasure.


5

But we have Hands and Lips and Eys

And Hearts and Souls can Sacrifice.

And Souls themselvs are made in vain

If we out Evil Stubbornness retain.

Affections, Puises, are the Things

For which he gave us all these Springs,

They are the very fruits

Of all these Trees and Roots

The Fruits and Ends of al his Great Endeavors

Which he abolisheth whoever Severs.


6

Tis not atone a Lively Sence

A clear and Quick Intelligence

A free, Profound, and full Esteem:

Tho these Elixars all and Ends too seem

But Gratitude, Thanksgiving, Prais,

A Heart returnd for all these Joys,

These are the Things adrnird,

These are the Things by Him desird.

These are the Nectar and the Quintessence

The Cream and Flower that most affect his Sence.


7

The voluntary Act wherby

These are repaid, is in his Ey

More Precious then the very Skie,

All Gold and Silver is but Empty Dross

Rubies and Saphires are but Loss

The very Sun and Stars and Seas

Far less his Spirit pleas.

One Voluntary Act of Love

Far more Delightfull to bis Soul doth prove

And is abov all these as far as Love.





Desire

1

For giving me Desire,

An Eager Thirst, a burning Ardent tire,

À virgin Infant Flame,

A Love with which into the World I came,

An Inward Hidden Heavenly Love,

Which in my Soul did Work and move,

And ever ever me Enflame,

With restlesse longing Heavenly Avarice,

That never could be satisfied,

That did incessantly a Paradice

Unknown suggest, and som thing undescried

Discern, and bear me to it; be

Thy Name for ever praisd by me.


2

Parched my Witherd Bones

And Lys did seem: My Soul was full of Groans:

My Thoughts Extensions were:

Like Steps and Paces they did still appear: They somwhat hotly did persue, Knew that they had not all their due; Nor ever quiet were:

But made my flesh like Hungry Thirsty Ground,

My Heart a deep profound Abyss,

And evry Joy and Pleasure but a Wound,

So long as 1 my Blessedness did miss.

O Happiness! A Famine burns,

And all my Life to Anguish turns!


3

Where are the Silent Streams,

The Living Waters, and the Glorious Beams,

The Sweet Reviving Bowers,

The Shady Graves, the Sweet and Curious Flowers,

The Springs and Trees, the Heavenly Days,

The Flowry Meads, the Glorious Rayes,

The Gold and Silvcr Towers?

Alass, all these are poor and empty Things,

Trees Waters Days and Shining Beams

Fruits, Flowers, Bowers, Shady Groves and Springs

No Joy will yeeld, no more then Silent Stream,

These are but Dead Material Toys,

And cannot make my Heavenly joys.

4

O Love! ye Amides,

And Friendships, that appear abov the Skies!

Ye Feasts, and Living Pleasures!

Ye Senses, Honors, and Imperial Treasures!

Ye Bridal Joys! Ye High Delights;

That satisfy all Appetites!

Ye Sweet Affections, and

Ye high Respects! What ever Joys there be

In Triumphs, Whatsoever stand

In Amicable Sweet Societie

Whatever Pleasures are at his right Hand

Ye must, before I am Divine,

In full Proprietie be mine.


5

This Soaring Sacred Thirst,

Ambassador of Bliss, approached first,

Making a Place in me,

That made me apt to Prize, and Taste, and See.

For not the Objects, but the Sence

OfThings, doth Bliss to Souls dispence,

And make it Lord like Thee.

Sence, feeling, Taste, Complacency and Sight,

These are the true and real Joys,

The Living Flowing Inward Melting, Bright

And Heavenly Pleasures; all the rest are Toys:

All which are founded in Desire,

As Light in Flame, and Heat in Eire.




From the Burney Manuscript

The Return

To Infancy, O Lord, again I com,

That I my Manhood may improv:

My early Tutor is the Womb;

I still my Cradle lov.

'Tis strange that I should Wisest be,

When least I could an Error see.


Till I gain strength against Temptation, I

Perceiv it safest to abide

An Infant still; and therfore fly

(A lowly State may hide

A man from Danger) to the Womb,

That I may yet New-born becom.


My God, thy Bounty then did ravish me!

Before I learned to be poor,

I always did thy Riches see,

And thankfully adore:

Thy Glory and thy Goodness were

My sweet Companions all the Year.

Shadows in the Water

In unexperienc'd Infancy

Many a sweet Mistake doth ly:

Mistake tho false, intending tru;

A Seeming somwhat more than View;

That doth instruct the Mind

In Things that ly behind,

And many Secrets to us show

Which aftervvards we com to know.


Thus did I by the Water's brink

Another World beneath me think;

And while the lofty spacious Skies

Reversed there abus'd mine Eys,

I fancy'd other Feet

Came mine to touch and meet;

As by som Puddle I did play

Another World within it lay.


Beneath the Water Peeple drown'd.

Yet with another Hev'n crown'd,

In spacious Regions seem'd to go

Freely moving to and fro:

In bright and open Space

I saw their very face;

Eys, Hands, and Feet they had litre mine;

Another Sun did with them shine.


'Twas strange that Peeple there should walk

And yet I could not hear them talk:

That throu a little watry Chink,

Which one dry Ox or Horse might drink.

We other Worids should see,

Yet not admitted be;

And other Confines there behold

Of Light and Darkness, Heat and Cold.


I call'd them oft, but call'd in vain;

No Speeches we could entertain:

Yet did I there expect to find

Som other World, to pleas my Mind.

I plainly saw by these

A new Antipodes,

Whom, tho they were so plainly seen,

A Film kept off that stood between.


By walking Men's reversed Feet

I chanc'd another World to meet;

Tho it did not to View exceed

A Phantasm, 'ris a World indeed,

Where Skies beneath us shine,

And Earth by Art divine

Another face presents below,

Where Peeple's feet against Ours go.


Within the Regions of the Air,

Compass'd about with Hev'ns fair,

Great Tracts of Land there may be found

Enricht with Fields and fertil Ground;

Where many num'rous Hosts,

In those far distant Coasts,

For other great and glorious Ends,

Inhabit, my yet unknown Friends.


O ye that stand upon the Brink,

Whom I so near me, throu the Chink,

With Wonder see: What Faces there,

Whose Feet, whose Bodies, do ye wear?

I my Companions see

In You, another Me.

They seemed Others, but are We;

Our second Selvs those Shadows be.


Look how far off those lower Skies

Extend themselvs! scarce with mine Eys

I can them reach. O ye my Friends,

What Secret borders on those Ends?

Are lofty Hevens hurl'd

'Bout your inferior World?

Are ye the Representatives

Of other Peopl's distant Lives?


Of all the Play-mates which 1 knew

That here I do the Image view

In other Selvs; what can it mean?

But that below the purling Stream

Soin unknown Joys there be

Laid up in Store for me;

To which I shall, when that thin Skin

Is broken, be admitted in.



On Leaping Over the Moon

I saw new Worlds beneath the Water ly, N

ew Peeple; and another Sky,

And Sun, which seen by Day

Might things more clear display.

Just such another

Of late my Brother

Did in his Travel see, and saw by Night

A much more strange and wondrous Sight:

Nor could the World exhibit such another,

So Great a Sight, but in a Brother.


Adventure strange! No such in Story we

New or old, tru or feigned, see.

On Earth he seem'd to mov

Yet Heven went abov;

Up in the Skies

His Body /lies

In open, visible, yet Magick, sort:

As he along the Way did sport

Like Icarus over the Flood he soars

Without the help of Wings or Oars.


As he went tripping o'r the King's high-way,

A Little pearly River lay

O'r which, without a Wing

Or Oar, he dar'd to swim,

Swim throu the Air

On Body fair;

He would not use nor trust Icarian Wings

Lest they should prov deceitful things;

For had he faln, it had been wondrous high,

Not from, but from abov, the Sky:

He might hav dropt throu that thin Element

Into a fathomless Descent;

Unto the nether Sky

That did beneath him ly,

And there might tell

What Wonders dwell

On Earth abov.Yet bold he briskly runs

And soon the Danger overcoms;

Who, as he leapt, with Joy related soon

How happy he o'r-leapt the Moon.


What wondrous things upon the Earth are don

Beneath, and yet abov, the Sun?

Deeds all appear again

In higher Spheres; remain

In Clouds as yet:

But there they get

Anothcr Light, and in another way

Themselvs to us abat, display.

The Skies thernselvs tins earthly Globe surround;

W'are even here within thein found.


On hev'nly Ground within the Skies we walk

And in this middle Center talk:

Did we but wisely mov,

On Earth in Hev'n abov,

We then should be

Exalted high

Abov the Sky: from whence whoever falls,

Through a long dismall Precipice,

Sinks to the deep Abyss where Satan crawls

Where horrid Death and Despair lies.


As much as others thought themselvs to ly

Beneath the Moon, so much more high

Himself he thought to fly

Above the starry Sky,

As that he spy'd

Below the Tide.

Thus did he yield me in the shady Night

A wondrous and instructiv Light,

Which taught me that under our Feet there is

As o'r our Heads, a Place of Bliss.


To the same purpos; he, not long before...

To the same purpos; he, not long before

Brought home from Nurse, going to the door

To do som Little thing

He must not do within,

With Wonder cries,

As in the Skies

He saw the Moon, O yonder is the Moon

Newly com after me to num,

That shin'd at Lugwardin but yesternight,

Where I enjoy'd the self-same Light.


As if it had ev'n twenty thousand faces,

lt shines at once in many places;

To all the Earth so wide

God doth the Stars divide

With so much Art

The Moon impart,

I hey serve us all; serv wholy ev'ry One

As if they served him alone.

While evry single Person hath such Store,

'Tis want of Sense that makes us poor.




Thanksgivings for the Soul

I will sing of the mercies of the Lord for ever: with my mouth will

I make known thy faithfulness to all Generations.

And the Heavens shall praise thy Wonders O Lord: thy

faithfulness also in the Congregation of the Saints.

The Heavens shall praise thy Wonders:

But more the Powers of my immortal Soul.

Which thou hast made more excellent than the Clouds. and

greater than the Heavens!

O Lord I rejoyce, and am exceeding glad;

Because of thy Goodness,

in Creating the World.

Giving Brightness to the Sun.

Ruling the Sea.

F raming the Limbs and Members of my Body.

But much more abundantly,

For the Glory of my Soul:


Which out of Nothing thou hast budded,

To be a Temple unto God.

A living Temple of thine Ornniprescnce.

An understanding Eye.

A Temple of Eternity.

A Temple of thy Wisdom, Blessedness, and Glory

O ye Powers of mine immoral Soul, bless yr the Lord, praise

him, and magnifie him for ever.

He hath made you greater,

More glorious, Brighter,

Better than the Heavens.

A meeter dwelling place for his eternal Godbead

Than the Heaven of Heaven.

The Heaven of Heavens,

And all the Spaces above the Heavens,

Are not able to contain him.

Being but dead and silent Place,

They Feel not themselves.

They know nothing.

See no irnmensity nor wideness at all.

But in thee, my Sou], there is a perceptive Power

To Comprehend the Heavens.

Feel thy self.

Measure all the Spaces beyond the Heavens.

Receive the Deity of the eternal God,

And those Spaces,

By him into thee.

To feel and see the Heaven of Heavens,

All things con tained in them,

And his Presence in thee.

Nor canst chou only feel his Omnipresence in thee,

But adore his Goodness,

Dread bis Power,

Reverence his Majesty,

See his Wisdom,

Rejoyce in his Bounty,

Conceive his Eternity,

Praise his Glory.

Which being things transcendent unto place,

Cannot by the Heavens at all be apprehended.

With Reverence, O God, and Dread rnixed with Joy, I corne

before thee.

To consider thy Glory in the perfection of my Soul,

The Workmanship of the Lord,

In so great a Creature.

From East to West

Earth to Heaven,

In the twinkling of an eye

My Sight removeth,

Throughout all the Spaces beyond the Heavens:

My Thoughts in an instant like the holy Angels.

Nor Bounds nor Limits doth my Soul discern,

But an infinite Liberty beyond the World.

Mine Understanding being present

With whatsoever it knoweth.

An infinite Bulk excludeth all things.

Being void of Life, is next to nothing.

Feeleth not it self,

Is a dead Material,

Vain, Useless. But

I admire, O Lord, thine infinite Wisdom; O give me

In advancing me to the similitude Grace to

Of thine eternal Greatness. understand

A Greatness like chine its Excellency.

Hast thou given unto me.

A living Greatness:

A Soul within:

That receiveth ail things.


A Greatness

Spiritual. That doth not fill,

Heavenly. but feeleth all

Divine Things. Receiveth,

Intelligent seeth, discerneth,

Profitable enjoyeth /item.


Blessed be the Lord,

Whose Understanding is infinitc,

For giving me a Soul

Able to cornprehend with all Saints the length and depth,

and heighth of the Love of God, which passeth

Knowledge, that I might be filled with all the fullness of God.

Unsatiable is my Soul,

Because nothing can fil k.

A living Centre, wider Chan the Heavens.

An infinite Abyss,

So made by the perfection of thy Presence,

Who art an infinite KNOWLEDGE in ev'ry Centre,

Not corporeal, but simple Life;

Wonderfully sufficient in all its Powers, Material, Immaterial.


For all Objects Materials

Immaterial.

Operations Earthly,

Heavenly,

Temporal,

Eternal

A work worthy of Immortality!

To create an endless unsensible Body,

1s not the way to Celestial Greatness.

A Body endless, though endued with Sense,

Can see

Only visible things,

Taste

The Qualities in Meat and Drink,

Feel

Gross or tangible Bodies,

Hear

The harshness or melody of Sounds,

Smell


The things that have Odours in them.

But ctose things which neither Sight, nor Smell, nor Taste,

can discern, nor Feeling try, nor Ear apprehend,

The Cream and Crown and Flower of all,

Thoughts, Counsels

Kingdoms Ages,

Angels, Cherubims,

The Souls of Men,

Widom Holiness

Dominion Soveraignty

Honour Glory,

Goodness, Blessedness,

Heroick Love,

Yea

GOD HIMSELF,

Come not within the sphere of Sense:

Are all Nullities to such a Creature.

Only Souls, immortal Souls, are denied nothing.


How infinite is thy Thirst,

That we should perform the thing thon desirest!

Ô Lord !

Thou so loved'st us,

That for our perfect Glorv,

Thou didst adventure into our hands

A Power of displeasing thee.

Winch very confidence of thine ought more to oblige me,

than all the things in Heaven and Earth, faithfully to love thee.

But wo is me, I have sinned against thee.

I have sinned, O Lord,

And put an Object before thec

Which thou infiniteiy hatest.

An ugly Object,

Of infinite Deformity;

From which it is impossible

Thou should'st turn away thine eyes.

And hadst thou not loved me [page62]

With a greater Love

Than all this,

I must, like Lucifer,

Have sunk into the Pit

Of eternal Perdition.

But thou hast redeemed me.

And therefore with Hallelujahs

Do I praise thy Name.

Recounting the ancient Glories

Which thou createdst in my Soul:

And confessing,

That infinitely more is left unsaid.

O my God,

Sanctify me by thy Spirit.

Make me a Temple of the Holy Ghost,

A willing Person in the day of thy Power.

Let my Saviour's Incarnation be my Exaltation;

His Death, my Life, Liberty, and Glory;

His Love, my Strength,

And the incentive of mine;

His Resurrection, my Release;

His Ascension, my Triumph;

His Gospel, my Joy;

The Light of his Countenance,

(And of thine in him)


Reviving,

My Healing, Sun.

Comforting


In the day of thy Grace, let me work for thy Glory;

Rejoyce in thy Goodness;

And according to the wideness of mine Understanding,

The Greatness of my Soul,

The. Liberty of my Thoughts,

Walk at large


In all the Regions of Heaven and Earth,

Time and Eternity;


Living in thine Image

Towards all thy Creatures;

On Angels wings,

Holy Meditations.

According the transcendent Presence of my Spirit everywhere,

Let me see thy Beauties,

Thy Love to me,

To all thy Creatures.

In the First Creation,

Government of Ages,

Day of Judgment,

-Work of Redemption,

In My Conception and Nativity,

All my Deliverances,

The Peace of my Country,

Noah's Ark.


With Moses and David,

Let me behold thy ways,

Delight in thy Mercies,

Be praising thee.

O shew me the excellency of all thy works!

In the Eternity that is before the World began, let me behold the beauty of thine everlasting Counsels.

And in the Eternity which appeareth when the World is ended let me see thy Glory.


O God of infinite Majesty, now I confess that the Knowledge I have of thee is admirable, by that which I discover in my self:for if in a thing so gross as is my Body, there be a Spirit so noble as is my Soul, which giveth it Being and Life, governeth it, and in it and by it worketh such stupendions things; how much more necessary is it that thou be in the midst of this extended World, who art that supream Spirit, by whom we all are, live, move, and have our being. Since therefore thou art my Being and my Life, thou art my Soul too, and I rejoice to have thee for my God, loving thee infinitely more thon my self. O that all did know thee, and love thee more than their Life and their own Soul, since thou art the true Life and Soul of all: To whom be Glory, Honour, and Praise,for evermore. Amen.


From The Ceremonial Law

Moses Face

Instructed alter forty days he came

Untoucht, & safe from out the burning flame.

That Cloud did yeeld Substantial Tables, and

He brought them clown in Stone with in his Hand.

That Darksom Myste that seemd so great a Night,

Made him Illustrious, by its Greater Light.

Twas his Mount Tabor, for transfigurd there

His face did like the Burning Sun appear,

Beams darted from it twenty thousand Ways,

His Brow like Golden Hornes extended Rays.

Rays dissipate the Gloomy pich that shrouds

Him round about, he breaks out from the Clouds

More bright ten thousand fold: When Aaron came

With joy to meet him, seeing a Man of flame

Approach, he fled; & all his friends did flie

His presence, as a Dreadfull Prodigie

At first: His Eys & Eylids were so pure

His Checks & forhead they could not endure,

To shew that Moses Angelick flesh shall be

As Bright & full of Initnortality

As Glorious vigorous & strong as theirs, nay his

Whose Dying Body purchasd all this Bliss.

We cannot long be conversant with Light

That is Divine, Eternal, Infinite,

And ever Blessed; but we shah beconie glorious

Like Myrrors forrnd into the Sun.

And when the Light of Gods own Countenance

Is seald on ours, as we our pace advance

To Mortalls that were left behind, we are

Their Terror first, at last their Joy & Care.

The Light we bring amazes them awhile,

At last the Terror turns into a Smile.

The Danger & the Dread being Safe & Sweet,

As ever tis when Joys & Terror meet.

From Contemplations & Devotions he

Returning seemd a lesser Deitie

And as the Sun breaks from a Coud more fair

And gilds the late Storm suffering purged Air

With Stronger beams, so Saints from Martyrdom

Or from Distress, or Persecution come.

Affliction lind with Contemplation is

A Cloud disguising a full Mount of Bliss.

But Moses knew not that his face did Shine,

He that is humble he is most Divine.

Who sees not his own Brightness; yet he does giv

A Lustre shewing where his Spirit lives

And when hes made to see it vails his Face

Concealing those Perfections that do grace

His Soul within; & when he needs must feel

The Strength & Glory doth adoring Kneel.

Yet Willingly as twere unwittingly imparts

Inflaming Bright Informing Healing Darts,

And all his Light & Love Communicates

Freely to all that mov with in his Gates.

For then in truth we only are divine,

When Wisdom Love & Goodness in us shine,

And being full of Heavenly B1essedness

Ourselvs, make others with us to possess

The Glory we enjoy: or gently strive

At least their putrid Coarses to revive

And fil their Tents with that Diviner Light

Which in the Mountain ravished our Sight.


The Inside

When God had spoken to the ruder crowd

His 10 Comandments or Words aloud,

The people trembled at what they admired,

And not being able to endure, desired Moses,

for fear of Death, to interpose,

And for themselvs a safer Distance chose,

Frail flesh & Blood's not able to endure

His neer approach, he is so great & pure.

Men promise to themselves Som great Delight

Could they but once enjoy the Glorious Sight

Of God on Earth, …


Here The Ceremonial Law ends unfinished.


From Christian Ethicks

[...]


[76]



`Contentment is a sleepy thing' from Chapter XXXVII 'Of Contentment'

Contentment is a sleepy thing!

If it in Death alone must die;

A quiet Mind is worse than Poverty!

Unless it from Enjoyment spring!

That's Blessedness alone that makes a King!

Wherein the Joyes and Treasures are so great,

They all the powers of the Soul employ,

And fill it with a Work compleat,

While it doth all enjoy.

True Joyes alone Contentment do inspire,

Enrich Content, and make our Courage higher.

Content alone's a dead and silent Stone:

The real life of Bliss

Is Glory reigning in a Throne,

Where all Enjoyment is.

The Soul of Man is so inclin'd to see,

Without his Treasures no man's Soul can be,

Nor rest content Uncrown'd!

Desire and Love

Must in the height of all their Rapture move,

Where there is true Felicity.

Employment is the very life and ground

Of Life it self; whose pleasant Motion is

The form of Bliss:

All Blessedness a life with Glory Crown'd.

Life! Life is all: in its most full estent

Stretcht out to all things, and with all Content!


[…]



The Select Meditations and Commentaries of Heaven

Affection

1

Affections are the Wings and nimble feet

The Tongues by which we taste whats Good and Sweet.

The Armes by which a Spirit doth embrace,

Or thrust away; the Spurs which mend its Pace.

As Apprehensions are pure Sparks of Light

Hands to lay hold on things, Ideas bright

Thoughts Sences or Intelligences,Things

Being seen in spirit; or reverst the stings

Or shining Coals, that Quicken and excite:

These are the Soul or essence of Delight,

Ingredients or Materials of pure Bliss.

Inestimable Oyl or Wind, like His,

Who fils the World with an Eternal Being

That is an Act of Lov esteeming seeing

Upholding and Enjoying evry Being.

The Matter of the Soul is Power, the form

Som times a Chaos, a Night, somtirnes a Storm.

Som times an Univers as great as this

Somtimes an Ocean or a deep Abyss

Som times a Heaven sometimes a living Hell

Where Joys or Sorrows in the Abstract Owen.

If they hit right, no Paradice can be

A sweeter Region of Felicitie

Affections are the Soul when formd, and shew

Like those fair fruits which in that Soyl should grow.

They are the End the Glory and the Cream

The last of Gods Attainments the Supreme

And perfect Work or Being which he made

So soon producd yet that so soon may fade

All which depending on our Liberty

Truly our own, while they are his, may be.


2

The World was made, he gave us glorious Laws,

He made his Image: for what Glorious Cause?

What was the Cause that moved him to make?

What was the End for whose most Glorious sake?

Why doth he still support and beautify

Enrich the Earth and rule the Spacious Skie?

What moves him to corne down, to send his Son

To furnish Heaven with Joys, as he hath done?

His Love, His Great Affection is the Cause

And ours the end of all his Works and Laws.

He loves to be our sole and whole Delight

Becaus his Goodness is most infinite.

His Goodness loveth to communicate

It self; and therefore he did all Create.

According to the greatness of its Measure

It loves to make it self a Sacred Treasure

To its Enjoyers, and doth take delight

Even in it self, no less then infinit

For being such a Treasure unto all

Whom out of Nought, it to the throne doth call.

Love being the great Cause of all alone

No other End could well propose but one

And that is Love. Love is a thing so pure

So Bright so Sweet so fit still to endure

It could not covet ought beside; pure Love

Aspires to nothing els, for nought doth move

But this, to be Belovd: All its content

1s there, there only is its Element.

A Goodness like it self it loves to see

Affected with that Goodness loves to be

And in a true Affection only fends

That which can satisfy eternal Minds.

Prize, burn with Love, Prais, laud, Admire.

Contemplat, ravishd be, griev strive desire

All Passions and Affections exercise

And scatter odours all the Way, as thou dost rise.

See what a Fountain of Delights he is

Oh what a Spring of Love a Spring of Bliss.

How much he gives how much he thee doth prize

How much himself for thee doth sacrifice

All his Endeavors sanctified by Love

Do with his Passions thy Enjoyments prove.

Lov sanctifies all Passions : O returne

His Treasures all, consume in Lov and burn

Be unto him what he is unto Thee.

A Spring a fountain of felicitie.

Love him as much as he loves thee. His lov

A greater Object Cause and End doth provel

Enflaming thine, O love thy God far more

Then he doth Thee. Love so as to adore

O Love his Love, Griev Hope and fear for this

His Love and Goodness love if not his Bliss.


3

The World was made to be a Scene of Love,

And all the Earth a Theatre doth prove

Of those Affections, which we ought like Wise

Obligd and Holy men to exercise.

The Object is amazing in its Height

Of Beauty Greatness Goodness and Delight

All Wisdom Glory Majesty and Power:

Heaven and Earth are but a Ede Bower,

Wher in he sointimes condescends to Sport:

Eternitie is his Celestial Court.

An Omnipresent Vastness doth surround

His Majesty, which is without all Bound.

Sweetness and Ardor, Zeal and Violence,

Excess of Lov, joynd with an Excellence

So great, might justly ravish and Enfiame

Us, while his Glory only doth the same.

What shall we say to endless Benefits

And Obligations which no Bound admits

Exceeding Fancy Limit Term and Measure

And overflowing with all Kind of Pleasure.

He Woes, he grievs, he Fears, he doth lament

He hopes he covets and is discontent

My God! what are we that thou so shouldst strive

To retrive Mortals, Sinners to revive!

Canst thou upon the Throne of Glory sit

And in thy Blessedness a Thought admit

Of such vile Creatures! Well, my Soul, may we

Aspire to Him and his Felicitie.

Contemplat O my Soul Eternal Glory,

And with the Eys of faith behold the Story.

Griev that thou canst not with a lively Sence

See feel and measure so much Excellence

Fear to persist in an Offence. Desire

Hope, Covet, Languish, flie, persue, admire

Open thy chaste extended Armes, prepare

Thy Heart with Jealousy and Zeal and Care

Love like a Spring doth all the Passions move

And that which sanctifes them all is Love.

Lov is the only Weight of Souls, the Glue

Or sacred Cement making one of two.

His Beauty whom 1 lov's my only Pleasure

His Sacred Person is my only Treasure.

His Peace and Joy is my Felicitie

In him alone is found another I

My Hope and Fear and Care and Grief and Joy

Them selvs about my Object do employ

He quickens all my Pow'rs, and is my Life,

While all the Creatures are at a great Strife

Who most should honor me. My Great Desires

And Hopes are Kindled only at his fires.

Theyr dead to all things els and ought to be

Only alive to their felicitie.

And that is God, who doth my Lov regard

And that is God, who doth my Lov reward.


Selections from the Lambeth Manuscript

[...]





The Kingdom of God : A Wise Man

1

A Wise Man will apply his Mind

To Joys of evry Kind:

A Good Man will take care to please

His GOD in evry thing;

A Holy Man can find no ease,

Untill he duly bring

His Heart to that Estate, that he might be

As Spotless even as the Deitie:


2

A Righteous Man will duly Prize

The sun, the Stars, the Skies,

The Earth, the Seas, the Clouds, the Rain

T he Mountains, and the Hills,

And evry Spring that back again

From all those Hills distills,

The Thunders, Lightenings, Meteors, Hail & Snow

With evry thing in Heaven or Earth below


3

A Man that hath a Tender Sence

Feels all the Excellence

Of evry Creature, & doth see

In evry Kind of thing

Vast Treasures of felicitie

Giv'n him by the King.

A pious man adores the Lord of Glory

A Learned Man with Joy doth read his Story.


4

A Gratefull person offers praise

For all his Works & Ways,

And for the Glory which he sees

In the Bright Heavens abov:

For all the Flowers & fruitfull Trees,

That do express his Love

A Blessed Man is full of Appetites,

And in the Glory of his God delights.


5

A Heavenly person is Divine

And like the Sun doth Shine

On all the Stars, on evry Spire

Of Grass, on evry Sand;

All Lands & Ages doth admire

And doth in evry Land

Love all the persons like an Angel, which

Like Angels are, & do that Land enrich.


6

An Activ Man is Still employd:

Till all things are enjoyd

He never Rests • And then his Rest

Is in felicitie:

His Life & Business is exprest

In Joy & Melodie.

A Glorious perron lives & dies in Love,

And Love his only Happiness doth prove.


7

A Wise, A good, a Holy Man,

To end where we began;

A lively, Righteous, Gratefull Soul,

A pious Learned Wight

A Blessed Man that doth controul

The Powers of the Night,

An Activ Heavenly Glorious Person is

Employd, & Busy, in the Work of Bliss.


8

He feels, he sees, he tastes, he knows,

He like his Maker grows.

He loves, & prizes all his Works

Even as his God doth doe,

And Ponders oft what Glory lurks

In all things he doth view.

While evry thing enflames his soul with love;

And evry thing his Joy, his Bliss, doth prove.


9

His Noble Sence exalteth all

That is before his Ey,

And by their Heavenly Names doth call

Them while on Earth they lie.

And evry thing (tho that is strange)

Is ev'n without a Change

Divine to him as he himself: for he

Is Holiness, & all Felicitie.


10

The Coal which touchd the Prophet's lips

Is hid in Simple chips:

In evry Bush he sees a fire

In evry Rock a Spring,

To quench the Thirst of his Desire,

His God in evry thing.

ALl Heaven descends, environs, enters him;

He is Transfigurd to a Seraphim:


11

Being transformd, himself he is

A very Spring of Bliss.

And evry thing he sees, his Ey

Doth Bless & Magnifie.

His touch whatever it doth feel,

Be it or Stone, or Steel,

Or Wood, or Earth, it turns it ail to Gold;

His Fingers pierce, whatever thing they hold.


12

Like fire that alters evry thing

On which it passes, he

Doth to his own Blest Nature bring

The objects he doth see;

They also burn, & turn to fire,

Love, Pleasure, and Desire.

Joy, Praise, Peace, Gratitude, & Bliss,

When well digested, every Creature is.


13

A Glorious Region of Delights,

A Blessed Sphere of Sights

À fair transparent Mine ofTreasures

A Real Map of Bliss

A fertile Womb of Heavenly Pleasures

An Ocean, or Abyss

Of Joys; a World of Glory is the place,

Wherin in Evry thing he sees his Face.


14

Tho Common, Constant, freely given,

Tho neer, tho daily seen,

Tho necessary, nay & even

Eternal, Lov, (that Queen

Of Bliss) doth for these Causes more

Esteem them, & adore

The Donor more: He takes far more Delight

That sees them with a Beatifick Sight.


15

Natures Corruption he doth hate

Seeking his former State,

Or rather, that Exalted one,

Which truly is Divine,

To be enjoyd, when on the Throne

Of Glory he doth shine.

Where all his Body shah be purified

Flesh turnd to sense, & sense be DEIFIED.





Mme GUYON 1648-1717 & FÉNELON 1651-1715

Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.

Madame Guyon

OCÉAN DU DIVIN AMOUR
O Rayon ténébreux d’une immense clarté ;
O nuit ! ô torrent de lumière,
Pur amour, simple Vérité,
Source de bien, Cause Premiere !

Doux centre du repos, céleste volupté, 
Sacré monument de la gloire ! 
Doux nœud d’une pure unité, 
Absorbement de la mémoire !

Auguste Majesté, chaste et sublime amour,
Charité pure essentielle !
Nuit plus brillante que le jour,
Ta clarté devient éternelle.

Mais que dis-je clarté ; tout me paroît obscur ;
C’est un abîme impénétrable :
Cependant mon cœur est très sûr
Que sa lumière est véritable.

Dans ce vaste Océan, dans cette mer d’amour 
On ne voit rien que l’amour même ;
Ce que je viens d’appeler jour, 
Paroît ténèbres quand on aime.

L’amour si pur en soi ne nous laisse rien voir ; 
Il absorbe dans sa lumière ;
On ne peut connoître ou savoir 
Ce qu’on découvre en ce mystere.

Nul objet singulier, un abîme profond
Environne toute notre ame ;
Ce qui la perd et la confond,
C’est une mer toute de flamme.

Mais flamme sans brillant pour notre propre esprit,
Quoiqu’une source de lumière,
Qu’on ne comprend, qu’on ne décrit
Que d’une trop basse maniere.

Ce qu’on veut expliquer, se dérobe à nos yeux
Sitôt qu’on prétend de le faire ;
Et pour moi, j’aime beaucoup mieux,
Au lieu de m’énoncer, me taire.

C’est le meilleur parti. Mon cœur, consacrons-nous
Pour jamais au profond silence ;
Amour, il me sera plus doux
Que de te mettre en évidence.


DIVINE SOLITUDE DE L’AME QUITTE DU MOI

… Solitaire repos, doux centre de mon cœur 
En toi je trouve mon principe ;
Par toi j’imite mon Seigneur ;
À son bonheur je participe.

Tu me l’as dit souvent, qu’il faut te ressembler ;
Je dois être simple et paisible ;
En moi tes vertus rassembler ;
Rends donc mon cœur inaccessible.

O solitaire paix qu’on goûte en son néant I
Tu ne peux être interrompue ;
Le tumulte est avec le grand ;
Et non au cœur qui se dénue.

Si je méprise tout, si je quitte le moi,
Mon ame est lors en solitude ;
Vide de ce qui n’est pas toi,
Rien ici ne me paroît rude.

Ô silence profond qu’on trouve dans le Rien
On vit dans la pure innocence,
Sans discerner ni mal ni bien ;
Notre force est la patience.

C’est là que l’on reçoit les traits du pur amour ;
Et que le Verbe parle en l’ame ;
C’est dans ce bienheureux séjour,
Qu’on est consumé de sa flamme.

Mais c’est un feu caché qu’on ne discerne plus ;
Il n’y paroît point d’étincelle :
L’ame ne voit rien que Jésus,
Qui rend son amour éternelle.

Dieu, solitaire en soi, donne à ses vrais amans
Cette solitude profonde,
Qui les met au-dessus des tems.
Comme s’ils étoient seuls au monde.





Fénelon

Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.

Ô pur amour, achève de détruire
Ce qu’à tes yeux il reste encore de moi. 
Divin vouloir, daigne seul me conduire : 
Je m’abandonne à ton obscure foi.

En quelque état que cet ordre me mette, 
Les yeux fermés, pleinement j’y consens : 
C’est pour lui seul que mon âme fut faite. 
C’est à lui seul que j’offre mon encens.

Je ne suis plus désormais à moi-même ; 
Dieu me possède et je ne sens que lui : 
L’Éternel en mon cœur vit et s’aime, 
Il en arrache et bannit tout appui.

Poésies.

Je ne puis plus me dépeindre moi-même, 
Je ne sais plus ce que devient mon cœur : 
Ce que je hais, en un moment je l’aime : 
En moi tout passe, excepté ma langueur.

Je ne vois plus chemin, sentier, ni trace, 
Vois-je un sommet de rochers escarpé, 
Tout aussitôt, c’est par là que je passe, 
Prêt à tomber du roc où j’ai grimpé.

Amour, amour, que veux-tu que je fasse ? 
Je ne sais plus ce que tu fais en moi ; 
Ce qui s’imprime en un moment s’efface : 
Tu m’ôtes tout jusqu’à ta propre loi.

Tu veux régner, amour, et tu te caches ; 
Sans t’expliquer, tu demandes toujours.
Amour cruel, tu crains que je ne sache 
De tes chemins réglés suivre le cours.

C’est peu pour toi que n’avoir plus de vie
Et qu’abîmer ce Moi jadis si cher ;
Il faut encore craindre ta jalousie
Suivre à l’aveugle et n’oser te chercher.

Eh bien c’est fait : je ne sais plus si j’aime, 
Je ne veux plus songer à le savoir.
Dieu dans mon cœur s’aimera seul lui-même : 
Il fera tout sans me le laisser voir.




Incipit suivant l’ordre des pièces collectées


Début des poèmes et textes. Éditions séparées par «  &  ».

Souvent « / » précède une origine ou un deuxième vers jugé utile pour préciser le contenu de la pièce.


La Perle évangélique
Si je veux parvenir à ce noble néant 

Luis de Léon
L’air s’apaise et se revêt/De beauté et de pure lumière

Thérèse de Jésus
Alma, buscarte has en Mí

Juan de la Cruz/Jean de la Croix
Dans une nuit obscure,/En una noche oscura,
Où t’es-tu caché, mon Aimé/ ! Adônde te escondiste,
Ô flamme d’amour vive,/ ! Oh llama de amor viva,
Je suis entré où ne savais,/Entréme donde no supe,
Je vis sans vivre en moi,/Vivo sin vivir en mi,
En quête d’un amour lancé,/Tras de un amoroso lance, 
Un pastoureau, seul, est en peine,/Un pastorcico solo estd penado,
Je sais la source qui jaillit et fuit
	malgré la nuit. /Que bien sé yo la fonte que mana y corre, 
	aunque es de noche.
&
Sans arrimage et arrimé,/Sin arrimo y con arrimo, 
Pour toute la beauté/Por toda la hermosura

Englishmen (XVIe – XVIIe)
ANONYMOUS I Am the wind which breathes upon the sea, 
ROBERT SOUTHWELL O Life! what letts thee from a quicke decease? 
JOHN DONNE Let mans Soule be a Spheare, and then, in this, 
CHRISTOPHER HARVEY Unfold thy face, unmaske thy ray, 
ANDREW MARVELL SEE how the orient dew / Shed from the bosom of the Morrn 
HENRY VAUGHAN Ah ! fausse vie ! tu n’es rien que du clinquant !
I Saw Eternity the other night
The darksome States-man hung with weights and woe
THOMAS TRAHERNE Sure Man was born to meditate on things, 
ISAAC WATTS Far in the Heavens my God retires 

Johne Donne
More subtle than the parent is / Love must not be
Thou hast made me, and shall thy work decay?
That of that providence of God, that studies the life of every weed…

Marie des Valees
Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye…
 « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. »
« Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » 
« Audience, audience, ô grande mer d’amour. »

Georges Herbert
If as a flowre doth spread and die,
Bright spark, shot from a brighter place,
How fresh, O Lord, how sweet and clean 
&
 « Un coup de poing sur la table, et je criai : “Assez'
« Quand tout d’abord tu attiras à toi mon cœur,
« I read, and sighe, and wish I were a tree;
« Je sais les chemins du Savoir : et la source et les canaux
« Hors d’ici, Désespoir ! Mon doux Seigneur écoute.
« Comme une rose, avant de mourir, s’ouvre toute,
« Écrire un vers ou deux, c’est tout l’hommage/Que je puis rendre.
« J’allais toujours, voyant devant moi la colline/De mon espoir. 
« Que purs, Seigneur, que doux, que frais,/Sont tes retours. 
« Viens, ma Voie, ma Vérité, ma Vie.
Suave jour, si frais, si calme, si brillant,
&
Mon Dieu, où est cette ancienne ferveur pour toi,
De longue date tenancier d’un riche Seigneur,
Vas-t-en, désespoir ! mon gracieux Seigneur entend.
 Je martelai la table, criai : Assez.
Quand Dieu d’abord. fit l’homme,

Poésie du Continent
Giordano BRUNO “Se la farfala  al suo splendor ameno / “Quand le papillon vole vers la lumière au doux éclat
Philippe DESPORTES La vie est une fleur espineuse et poignante, Georg Rodolf WECKHERLIN Ta vie, dont nous pleurons la fin,
Quirinus KUHLMANN 
Vous qui criblez fiévreux les sables de Cuba,
Quelle lueur de jaspe ? Remparts jaspés ! 
Rémi BELLEAU Délivre-moi de peine et de langueur,
Claude HOPIL 
Je suis seul sans mon Roy, ne pouvant seulement 
Acte très-simple et pur, essence très-abstraicte, 
Jean de LABADIE Source de multitude ! Adorable unité !
François MALAVAL Pourquoy me fuyez-vous, vive source de grace Agrippa D’AUBIGNÉ Dans l’épais des ombres funèbres,
… Mais quoi ! c’est trop chanté, il faut tourner les yeux
… La voix des Saints unis avec celle des Anges, 
Nicolas Bernard de JAVERSAC Voyez le Créateur qui s’est fait créature,
Paul Dumas MARTIAL de Brives Je vis, mais c’est hors de moy-mesme,

Angelus Silesius
Le Pèlerin chérubinique (choix de distiques)
L’âme est un cristal, la Déité sa lumière
Arrête, où cours-tu donc, le ciel est en toi
Dieu est vraiment néant, et s’il est quelque chose, Il ne l’est
qu’en moi seul,
La rose est sans pourquoi,
… Pourquoi donc le chercher à la porte d’un autre ?
Sors, et Dieu entrera, meurs à toi, tu vivras pour Dieu,
… regarde donc qui porte l’amour au cœur et dans les mains.
… le Verbe éternel naît encore aujourd’hui…
Quand tu amènes ton navire dans la haute mer de la Déité,
Dieu est le soleil éternel, je suis un rayon parti de lui 
Dieu est l’amour lui-même, et ne fait rien qu’aimer. 
Dieu place lui-même la flèche, Dieu tend lui-même l’arc…



Catharina Regina von GREIFFENBERG 

Ce qu’il faut dire de Dieu, c’est lui-même qui l’insuffle.
Ah, peux-tu regarder, mon cœur, le ciel sans larmes,
Malheur, chaque jour mon pain : /Ah, de joie quelle famine ! 
Silence et force, espérer, clandestin vivre au secret ;
On m’interdit les dons cléments du ciel, qu’importe !
Anges ! sonnez les trompettes ! Séraphins, chantez, tintez,
Éclair non vu, ô toi claire-obscure lumière,
Lance-toi, mon âme, au ciel, hors du vide temporel !
Printemps : emblème de la vie éternelle
La belle armée des fleurs est rentrée en campagne
Pas seulement les arbres, mon cœur aussi bourgeonne.
Adorable musique : quand temps et joie s’accordent,
Toi le fort, Dieu-Tonnerre ! Donne au tonnerre force,
Ah, toi beau champ blanc, la tente/Des mille oiseaux jubilants, 
Verse-joie, porte-récolte, cuit-l’année comblé de bien,

Jean-Joseph SURIN
… il me vint pour lors en l’esprit : « Mais pourtant tu es damné »
… pour le regard de Dieu, ils sont très peu instruits
Ceux qui sont en bas, ayant ouï parler des mer­veilles
… en cette sorte d’oraison, puisse être dite demeurer sans opération ? 
Elle doit regarder Dieu comme une immensité d’être
… Dieu veut les âmes gaies et au large, et non pas rampantes 
Quand Dieu a fait passer l’âme par les travaux
Dieu s’étant uni à l’homme
Je n’ai plus rien à prétendre, …. J’ai trouvé ma liberté.
Je veux aller courir parmy le monde,
&
Tout ainsi comme l’or bouille dans la fournaise,
L’Âme qui d’un beau feu sainctement eslancée
Incomparable ouvrier, riche dans ton ouvrage,
À paine peut parler celuy qu’Amour inspire,
Les foudres redoutés par l’humaine foiblesse,
Je chante d’un grand cœur et d’une haleine forte
&
Saint François d’Assise. /Un jour je vis un séraphin
Dieu vient d’allumer/Un feu dedans moi pour me consumer,
Qu’il est bon d’adhérer à Dieu,
Je veux aller courir parmi le monde….Il me suffit que l’Amour me 	demeure.
Amour est venu ce matin
Quand on me parle d’aimer
Amour me vantant son pouvoir
Quelqu’un hors de ma connaissance/S’est rendu maître de mon cœur ;
Que l’âme doncques soit instruite/Qu’il faut toujours demeurer coi,
Sus ! dites-nous votre voyage,
Je veux dire comment me traite/Amour 
Ceux à qui l’Amour en sa gloire/A donné de son vin à boire
Amour rompant toutes les portes 
On a beau parler des richesses
Pendant que je vivois,/J’avois grandes richesses
Amour, par grand faveur/M’a mené dans sa cave :
Se faut-il étonner/Si j’ai l’esprit si libre,
Hé quoi ! faut-il que l’on s’étonne,/Si je suis à prier le soir et le matin, 
Quelque tourment que j’endure,/Je ne saurois craindre rien,
Depuis que j’ai bu dans la Coupe/Qu’Amour a fait boire à sa Troupe, 
Depuis que je suis à l’Amour,/Nul objet ne m’attire ;
Ce faux monde,	Quoiqu’il gronde,
Amour, pour soulager la flamme
Hé quoi ! ma Sœur, hé qu’est ceci ? /Vous êtes toujours en souci,
Venez-çà, nos Réformateurs,/Qui voulez passer pour Auteurs  /D’une 
	Église
Enfin cette Âme a fait son cours,/En traversant mille détours,
Amour auprès de l’Hôpital,
Amour pour me faire savoir
Le feu du céleste Amour 	Nuit et jour
Enfin j’ai mis mon cœur au large,/Après avoir quitté la charge
Joseph en qui le Ciel/A mis le plus doux miel 
Faites, Jésus, par votre grâce,/Que mon cœur ardent vous embrasse
Ouvrons nos cœurs, voici l’Epoux,
Faisons fête,	Qu’on s’apprête,
Amour très débonnaire,
L’Âme qui n’a rien	Parvient au vrai bien
Amour est un bien nécessaire,/Je ne saurais vivre sans lui :
Amour a mis mon cœur en fonte,
Amour voyant mon cœur malade
Je veux dire	Le martyre/De l’incomparable Amour,
Si dans l’Amour mon cœur ne nage,/Comme l’éponge dans la mer,
O Jésus ! ô divin Époux ! /De qui l’entretien m’est si doux,
Jésus le Seigneur de mon âme,/Pourquoi tardez-vous si longtemps
J’entends retentir les louanges/De Jésus le Seigneur des Anges, 
Pourquoi recevoir tant de traits/Et tant de douces flammes,
Depuis que Jésus-Christ s’est logé dans mon cœur,
Que ferai-je, Seigneur, au mal qui me dévore ?
Jésus est blanc et vermeil ;
Âme que Jésus-Christ poursuit incessamment, 
La divine Fontaine
Donc les peines	Inhumaines/Qui nous ont troublé le cœur,	
Enfin après la victoire,
Âme ingrate,	   Que l’on flatte 
Nous voici, Jésus, à vos pieds, afin d’apprendre, 

Pascal
… à la recherche du véritable bien
‘L’an de grâce 1654

Nicolas Barré
Rien dedans elle qu’elle-même,/en très pure simplicité ;
Il voit, sans voir et sans connaître, 
Ô Dieu, par qui tout est en être,/ô fond, par qui tout se soutient,
Cette nuit est un excellent jour,/On y voit tout sans rien y voir,

Thomas Traherne
Centuries
Qu’est-il de plus Aisé et de plus Doux que la Méditation ? 
L’Amour a la merveilleuse Faculté d’être ému en autrui. Il peut se Réjouir 	en autrui
Miraculeux sont les Effets de la Sagesse Divine. Il aime chaque être, rend 	chaque être infiniment Heureux, est infiniment Heureux en 	chaque être.
C’est une Joie inestimable que je sois tiré de Rien
Le Soleil n’est qu’une toute petite Étincelle
Cette Fougue avec laquelle un homme s’éprend 
Une autre fois, lors d’un Soir triste et Lugubre,
Quand, arrivé à la Campagne, assis parmi les Arbres silencieux,
Quel Principe, croyez-vous, guidait ma recherche ? 
L’Image Divine en nous est la plus Parfaite Créature. 
Ô Suprême Générosité de DIEU ! Là où tout Pouvoir semble cesser, il 	s’avance en Bonté
Nul n’aime s’il n’aime pas un autre plus que lui-même. 
Les Créatures capables de projeter leurs Pensées en tout Point de 	l’Espace ne souffrent ni Limite ni Contrainte 
Dans l’Éternité il y a, Mystérieusement, Absence d’Époques et de 	Siècles : c’est une Enfilade Sans Fin 
Notre Fiancé et notre Roi étant partout, 
&
These little Limmes, / These Eys and Hands which here I find, 
My Naked Simple Life was I.
As fair Ideas from the Skie,
To see us but receiv, is such a Sight  / As makes his Treasures infinit! 
For giving me Desire, /An Eager Thirst, a burning Ardent tire,
To Infancy, O Lord, again I com,
I saw new Worlds beneath the Waterly,  / New Peeple; and another Sky,
I will sing of the mercies of the Lord for ever: with my mouth will
Instructed alter forty days he came 
Contentment is a sleepy thing!
Affections are the Wings and nimble feet
A Wise Man will apply his Mind / To Joys of evry Kind:

Mme Guyon & Fénelon
O Rayon ténébreux d’une immense clarté ;
… Solitaire repos, doux centre de mon cœur 
&
Ô pur amour, achève de détruire
Je ne puis plus me dépeindre moi-même, 

DE LA POÉSIE À LA MUSIQUE (I)


« entre ses lignes  de mots »


La poésie laisse pressentir « entre ses lignes  de mots » une Existence informulable. Mais en Occident elle demeure contrainte par la grammaire des langues.

L’expression musicale est par contre directement sensible. Certes elle possède une grammaire des sons, mais contraignante pour le seul compositeur. L’auditeur n’a pas et, souvent musicalement « illettré », ne peut acquérir l’outil. Rendu purement sensuel, il est par contre libéré de barrières linguistiques.

On ne peut donc quitter une anthologie de la poésie mystique sans signaler l’apport auditif. Et découvrir que l’on vient de laisser de côté un champ écrit immense.

En témoigne sa variété. À chaque genre musical correspond un ensemble de textes. Souvent indissociables d’une notation musicale, ils sont le plus souvent oubliés des recueils littéraires « purs ».

Cantates, Chant grégorien, choral, Lamentations, Lauda, Lied… sont les principales parmi les centaines d’entrées du guide auquel le lecteur est convié97. Au sein de l’ordre alphabétique qui permet la consultation d’un tel dictionnaire, une approche historique y est admirablement conduite par genres principaux (… Sontate, Symphonie). Elle explique comment un même mot ne peut être que « vague » (et agace) parce qu’il recouvre les diverses formes qui lui ont été rattachées au fil des siècles.

Six entrées98 sont évoquées par quelques extraits. Le but du sondage est de situer des genres écrits « oubliés » ailleurs. Ensuite je conclus le chapitre par un « zoom » opéré sur la cantate allemande illustrée par Jean-Sébastien Bach. On s’approche alors de l’ineffable bien mieux que par la littérature.

Il ne s’agit au présent chapitre que d’ouvrir un chantier…


Diversité de genres musicaux

Chant grégorien

‘Les premières sources concernant le chant chrétien datent de la fin du IIIe et du début du IVe siècle et, bien que les premiers chrétiens aient vraisemblablement cessé de fréquenter la Synagogue dès le Ier ou IIe siècle, il est probable que la nouvelle liturgie emprunte au fond liturgique synagogal (chanté, qui n’utilise pas de musique instrumentale, sans musiciens spécialisés, et qui connaît de nombreuses variantes géographiques) plutôt qu’à la liturgie du Temple (fondée sur la psalmodie, faisant usage de musique instrumentale, et avec des musiciens professionnels). […]
‘Après l’édit de Milan (313), promulgué par Constantin Ier (272-337, empereur romain à partir de 306), qui reconnaît la liberté des cultes et la fin de l’obligation de vénérer l’empereur romain comme un dieu, puis l’édit de Thessalonique (380), qui consacre le christianisme comme religion d’État — promulgué conjointement par Théodose Ier (379-395, empereur romain d’Occident à partir de 379) et Gratien (359-383, empereur romain d’Orient à partir de 367) — une grande variété de traditions liturgiques chrétiennes chantées se développe : pour le seul monde latin, il s’agit du chant bénéventain (Italie du Sud, Bénévent, Mont-Cassin, Bari, chant disparu au IXe siècle), du chant romain (parfois appelé vieux-romain, pratiqué dans le diocèse de Rome jusqu’au XIIIe siècle, époque à laquelle il commence à être supplanté par le grégorien : le « grégorien » est donc d’implantation tardive à Rome !), du chant milanais ou ambrosien (nord de l’Italie, encore pratiqué aujourd’hui dans le diocèse de Milan), du chant gallican (avec pour centres Narbonne, Toulouse, Lyon et Tours, en usage jusqu’au vire siècle), du chant hispanique (improprement appelé mozarabe ou wisigothique, qui disparaît au xie siècle, avec quelques survivances jusqu’au xve siècle) et du chant celte (en Irlande, Écosse, une partie de l’Angleterre et peut-être Bretagne, probablement mélange hétéroclite d’éléments hispaniques, gallicans, romains et orientaux).
‘Divers événements importants jalonnent l’histoire des premiers siècles du chant liturgique. L’un d’entre eux est, au vie siècle, la rédaction de la Règle (ca 529-547) monastique de saint Benoît (ca 480/490-547) qui, en instituant l’office quotidien (voir la notice), offre un cadre fixe et conséquent pour l’élaboration mélodique ultérieure. Un autre est la fondation à Rome de la schola, regroupement administratif des principaux maîtres du chant romain, dont la naissance est estimée par le musicologue Philippe Bernard (id., p. 413) dans une fourchette allant de 461 à 590 — plus précisément pendant le ler quart du vie siècle, avant même le règne de Grégoire Ier (né ca 540, pape entre 590 et 604) : cette institution a rendu possible la création de chants plus travaillés et raffinés, conçus et interprétés par des chanteurs professionnels, ce qui a conditionné l’évolution ultérieure du répertoire dans une direction plus « artistique ».
‘Le rôle « musical » de Grégoire Ier lui-même concerne la constitution de l’ordo liturgique romain… […] il s’agit de faire en sorte que l’unification de la liturgie contribue à sa manière à la cohésion de cette entité territoriale en cours de constitution, que les carolingiens conçoivent comme l’héritière directe de la partie occidentale de l’Empire romain.
‘Et de fait, le nouveau chant remplace progressivement (entre les ville et xie siècles) toutes les autres traditions musicales liturgiques latines, à l’exception notable du chant milanais et, pour un temps, du chant romain lui-même. […]

‘Il est d’autre part intéressant de souligner que c’est dans le droit fil de cette nouvelle musique qu’apparaissent la notation musicale et la polyphonie occidentale : la notation est rendue nécessaire afin de pallier aux insuffisances de la mémoire de chantres pourtant très entraînés, mais brusquement confrontés à un répertoire neuf, bien plus vaste et complexe que ceux auxquels ils étaient habitués ; de son côté, la polyphonie répond au désir d’embellir et de magnifier la liturgie des fêtes les plus importantes, mais au début, elle ne fait que donner des « habits du dimanche » au chant grégorien […] 
‘À la fin du XIe siècle, Robert de Molesmes (ca 1029-1111) fonde l’abbaye de Cîteaux (1098), qui donne naissance à l’ordre cistercien (Ordo cisterciensis), dont la règle est mue par une volonté de rigueur, de simplicité et de pauvreté. Sur le plan musical, cela se traduit par un désir de simplification des amples et généreuses mélodies grégoriennes. Deux réformes se succèdent : la première intervient vers 1109 et est le fait de l’abbé Étienne Harding (mort en 1134), diligenté pour effectuer à Metz et probablement au monastère de Saint Arnould une enquête visant à revenir à une tradition grégorienne « authentique » ; la seconde est initiée entre 1140 et 1147 par Bernard de Clairvaux (1090-1153), qui, déçu par le chant Messin, lance un travail de réélaboration musicale, dans lequel les mélodies deviennent plus simples et épurées… 

‘L’essor de la polyphonie permet de comprendre en partie le relatif désintérêt dont est objet le chant grégorien, qui connaît de nombreuses déformations jusqu’au XVIe siècle, tant dans les manuscrits ou les livres imprimés que dans l’interprétation. Au XVIe siècle, le concile de Trente (1545-1563) restaure l’intégrité des textes de l’office et de la messe, puis Grégoire XIII (pape entre 1572 et 1585) demande en 1577 aux compositeurs Giovanni Pierluigi da Palestrina (ca 1525-1594) et Annibale Zoilo (ca 1537-1592) de « revoir », « nettoyer », « corriger » et « réformer » les livres de chants liturgiques. Critiquée dès l’origine en ce qu’il s’agit de simplifier ici aussi les mélismes qui faisaient la beauté même du grégorien, l’entreprise est interrompue, puis, aux termes de diverses péripéties, reprise en 1611 par Felice Anerio (ca 1560-1614) et Francesco Soriano (1548/1549-1621), pour aboutir en 1614 à l’édition dite « médicéenne » (Editio medicaea), qui devient officielle pour plus de deux siècles99.
‘Au XVIIe siècle, dans le cadre d’un renouveau du chant liturgique en France, Henry Du Mont (ca 1606-1684) compose Cinq messes en plain-chant, composées et dédiées aux révérends pères de la Mercy du Couvent de Paris (1669), rééditées en tant que Messes royales en 1701 et chantées jusqu’à nos jours ; composées dans les ler, 2e, 4e 5e et 6e tons, elles présentent des inflexions tonales. Il existe d’ailleurs à cette époque une intense réflexion théorique et pratique autour du grégorien, dont témoigne par exemple le compositeur Guillaume Gabriel Nivers (ca 1632-1714), éditeur de chant grégorien dans le contexte de la réforme catholique, et qui rédige deux traités consacrés au plain-chant (Dissertation sur le chant grégorien, 1683 ; Méthode certaine pour apprendre le plain-chant de l’Église, 1699). Cette profusion théorique préfigure le XIXe siècle, dont le dernier tiers marque un tournant dans l’approche musicologique et historique du chant liturgique romain. Alexandre Guilmant (1837-1911), Vincent d’Indy (1851-1931) et Charles Bordes (18 631 909) fondent en 1894 la Schola cantorum, qui devient en 1896 une école pour la remise à l’honneur de l’ancienne musique religieuse, dont le grégorien est au centre des préoccupations et qui publie La Tribune de Saint Gervais (1895-1928). Mais l’impulsion décisive dans le domaine de la recherche historique est donnée à partir des années 1880, à la suite de dom Prosper Guéranger (1805-1875, Institutions liturgiques, 1840-1841), par les moines de l’abbaye de Solesmes (Sarthe) qui publient la Paléographie musicale grégorienne, édition monumentale et critique des anciens manuscrits de plain-chant. Leurs recherches visent à une « restauration grégorienne », menée principalement par les bénédictins dom Joseph Pothier (1835-1923) et dom André Mocquereau (1849-1930), et finalement appuyée par l’autorité de Pie X (pape entre 1903 et 1914, Motu proprio, 1903, puis 1904) au terme de débats parfois vifs entre spécialistes (1904-1913). Ce travail aboutit à l’édition ultérieure du Graduale sacrosanctae romanae Ecclesiae pour les prières chantées de la messe, et à celle de l’Antiphonale sacrosanctae romanae Ecclesiae pro diurnis horis pour celles de l’office. Il existe aujourd’hui plusieurs courants d’interprétation du grégorien, dont les différences concernent principalement le rythme et l’ornementation, et dont les principaux représentants sont l’abbaye bénédictine de Solesmes (pionnière dans le domaine de la paléographie grégorienne, et en pointe en ce qui concerne la recherche […] »

Lamentations

“Le mot lamentation peut être considéré comme le nom générique d’une multitude de genres poétiques, incarnés dans un nombre aussi important de formes et de genres musicaux. Les lamentations musicales peuvent être religieuses ou profanes, déploratrices ou narratives, vocales et/ou instrumentales, monodiques ou polyphoniques, syllabiques ou très ornées, populaires ou savantes — toutes ces particularités pouvant elles-mêmes être combinées entre elles. Utilisant toutes les ressources de la voix, elles stylisent ou non les cris, les pleurs, les gémissements, les apostrophes, et jusque la parole et le chant eux-mêmes. La plainte est définie par Antoine Furetière (1619-1688) comme un « témoignage de douleur ou d’affliction qu’on rend extérieurement » (Dictionnaire universel, 1690). La lamentation funéraire, qui joue un rôle important dans les rituels du deuil, s’articule et s’équilibre fréquemment autour de deux moments importants : d’une part, d’instants de désordre paroxystique avec des cris et des pleurs, d’autre part de moments ordonnés d’un discours qui délivre un message. […]
“À un autre niveau, les lamentations qui touchent à un adieu, une séparation, ou un départ, et même les plaintes individuelles, qui racontent une histoire fictive ou à partir d’un noyau de vérité, présentent elles aussi une dimension rituelle et cathartique [Furetière parle avec justesse de « témoignage » « qu’on rend extérieurement »].

“Il existe quelques traces de chants funéraires mésopotamiens (sasu), égyptiens (Osiris), syriens (Adonis), d’Asie mineure (Attis) ou bibliques (la lamentation de David sur la mort d’Abner, 2 Samuel, 3, 32-34). Il est par ailleurs remarquable que la plupart des noms des nombreux genres de l’Antiquité grecque et latine soient ensuite passés dans la musique occidentale, et ce jusqu’à nos jours
[…]
“À l’époque gothique apparaît la déploration (XIVe-XVIe siècle). En Angleterre, le dirge — du 1er mot de la 1re antienne du 1er nocturne de matines de l’office des morts [« Dirige, Domine Deus meum »] — est un genre poétique funéraire chanté à l’occasion d’un enterrement, comme le Lyke-wake Dirge (xve siècle : This ae nighte, this ae nighte) du nord de l’Angleterre, mis en musique au e siècle par Benjamin Britten (1913-1976, Serenade pour ténor, cor et cordes, 1943) et Stravinsky (Cantata pour soprano, ténor, voix féminines et ensemble instrumental, 1952). Il existe environ 20 exemples du dump, tout d’abord genre littéraire puis musical, de facture simple, pour luth ou clavier, pratiqué entre environ 1540 et 1640 et composé à l’occasion d’un deuil (The Fitzwilliam Virginal Book, copié entre 1609 et 1619 : The Irishe Dumpe) ; sauf exception un peu plus élaborée, il est construit sur un ostinato harmonique (par mesure : I-I-I-V, V-I-V-I ou I-I-V-I). Le monde germanique pratique la Klage [« plainte »] […] ; l’Italie connaît le lamento (XVIe-XVIIIe siècles) et le pianto (XVIIe siècles) : la Pianto della Madonna des Selva Morale e spirituale (1641) de Claudio Monteverdi (1567-1643) est un contrafactum du Lamento d'Arianna (1608 : Lasciate mi morire). La France cultive la complainte (XVIe-XVIIe siècle), le tombeau (XVIIe-XXe siècles), les leçons de ténèbres (XVIIe siècle) et la plainte (XVIIe-XVIIIe siècles) ; au XVIIIe siècle, l’apothéose est un genre français éphémère dédié aux musiciens disparus (François Couperin, 1668-1733, Les goûts réünis ou nouveaux concerts, 1724 : Le Parnasse ou l’Apothéose de Corelli, Grande sonade en Trio).
[…]
‘Toujours est-il qu’entre 1650 et 1790 se développe en France un répertoire connu sous le nom de leçons de ténèbres, qui met en musique d’une manière spécifique les lamentations de Jérémie et constitue, du point de vue strictement musical, le cœur et le noyau de l’office de Ténèbres. Pour une ou plusieurs voix solistes et basse continue, les leçons de ténèbres relèvent à la fois de l’esthétique de l’air de cour français et d’une possible influence du chant italien ; elles emploient de nombreuses diminutions, une abondante ornementation, supposent une technique virtuose mais sans lourdeur, et dont l’écriture vocale s’équilibre entre un style mélismatique (les lettres hébraïques) et un style plus déclamé et syllabique (les versets des lamentations). À part celles de Bouzignac, les premières lamentations monodiques françaises apparaissent peut-être dès 1656, mais Michel Lambert (1610-1696) est véritablement l’initiateur d’un âge d’or français (Sébastien Gaudelus) qui couvre les années 1650 à 1715, avec deux versions de ses Leçons de ténèbres pour la semaine sainte (peut-être de 1662) pour voix de dessus et basse continue, dont les qualités vocales sont faites d’une souplesse et d’une légèreté qui suscite l’admiration du poète Jean Loret [qui parle de « chanter lambertiquement » ou « chanter à la Lamberte », La Muze historique, 1661 et 1662]. Contemporain de Lambert, Jean-Baptiste Geoffroy (1601-1675) laisse 2 cycles (1661), dont l’un est incomplet. Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) compose 31 leçons (ca 1670/1695) ; il introduit d’autres instruments que ceux de la basse continue, comme dans les lamentations destinées à l’église Saint-Louis des Jésuites où il fut maître de musique entre 1688 et 1698, dans lesquelles il confie de véritables ritournelles à des dessus de violon, des flûtes, des hautbois, un basson, une basse de viole, l’orgue et la basse continue. Sébastien de Brossard (1655-1730) compose en 1721 Les lamentations du prophète Jérémie pour voix et basse continue. Michel Richard Delalande (1657-1726) et Nicolas Bernier (1665-1734) composent respectivement 3 leçons (1680) et 9 leçons (17 041 726). Des neuf leçons pour 1 et 2 voix et basse continue de François Couperin (1668-1733) composées entre 1713 et 1717, ne subsistent que les Leçons de Ténèbres pour le mercredy, dans lesquelles les lettres hébraïques sont extraordinairement mises en valeur…
[…]
‘Le manuscrit le plus ancien de la Symphonie n° 26 en ré mineur « les Lamentations » (avant 1770) de Joseph Haydn (1732-1809) comporte la mention “Passio e Lamentatio” ; probablement composée pour la Semaine sainte, elle prend comme modèle un drame liturgique de l’époque romane encore pratiqué en Autriche au XVIIIe siècle…’

Lauda

‘La lauda est un genre vocal religieux et populaire en dialectes italiens (plus rarement en latin), sans fonction liturgique, monodique (de ca 1250 à ca 1400 ou plus) ou polyphonique (XIVe-XVIe siècles), de forme refrain-couplet (ripresa et stanza), de conception musicale simple (petits intervalles et généralement syllabisme pour les laude monodiques, écriture harmonique et homorythmique pour celles polyphoniques). Elle est chantée en Italie principalement aux époques gothique et renaissante, parfois au-delà (jusqu’en 1710 pour la publication, la pratique populaire étant attestée jusqu’au xixe siècle). Les thèmes les plus fréquemment abordés sont des prières à la Vierge, la vie du Christ (Noël, la Passion, Pâques), l’Esprit saint, l’Amour de Dieu, les saints (saint François d’Assise) ou la préparation à la mort. Tout au long de son histoire, elle peut emprunter certaines caractéristiques à des genres profanes, et elle est liée à diverses confréries de laïcs ou à certains ordres religieux (franciscains, puis oratoriens).
[…]
« Il existe près de 200 recueils de laude des XIIIe et XIVe siècles, dont deux seulement contiennent des mélodies… »

Chorals

‘Apparu progressivement à partir du 2e quart du xvie siècle dans le contexte des Réformes protestantes allemandes, le choral est un genre religieux en langue vernaculaire, chanté pendant les services liturgiques au sein desquels il occupe l’une des places centrales. Il est fondé sur des poésies strophiques, versifiées, rimées et qui, conçues pour être facilement mémorisées, sont associées à des mélodies de facture simple et de pulsation souple et régulière. Les paroles proviennent de psaumes, de paraphrases des textes vétéro — ou néo-testamentaires (notamment des Épîtres de saint Paul), de textes d’hymnes latines non liturgiques, de prières de l’Ordinaire de la messe ou de textes de chants sacrés allemands. Grégorien, contrafacta de Lieder profanes ou compositions originales, l’origine des mélodies est elle aussi diverse — Luther étant notamment l’auteur ou l’adaptateur de quelques-unes d’entre elles. À l’image du chant monodique grégorien, dont elles prennent la place dans le cadre de la Réforme…
[…]
‘Le choral prend place dans le cadre du mouvement européen de Réformes religieuses successives, engagées tout d’abord par Martin Luther (1483-1546, à Wittenberg à partir de 1517) puis par Ulrich Zwingli (1484-1531, à Zurich à partir de 1523), Martin Bucer (14 911 551, à Strasbourg à partir de 1523) et Jean Calvin (1509-1564, à Genève à partir de 1541). Cela étant, le choral est une spécificité luthérienne, et ne fait pas partie du corpus musical originel des réformes zwinglienne et calvinienne.
[…]
‘Il importe de mettre en regard — ne serait-ce que très brièvement — les différentes visions théologiques du chant liturgique dans les diverses confessions (protestantes, orthodoxe ou catholique)
[…]
‘J.-S. Bach et le choral
« Le choral joue un rôle central dans l’œuvre de J.-S. Bach, que ce soit dans sa musique d’orgue ou dans l’ensemble de ses œuvres vocales liturgiques — à l’exception des messes. Il possède dans sa bibliothèque les 8 volumes édités à Leipzig de l’Anddchtiger Seelen geist-liches Brand- und Gantz- Opfer (1697), qui contenait les 5000 chorals composés pendant plus d’un siècle et demi par les compositeurs luthériens ; il harmonise lui-même à 4 voix et selon le principe du Cantionalsatz 336 textes et 288 mélodies de chorals traditionnels, qui font l’objet de 371 réalisations dont 348 sont réunies après sa mort par Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) et Johann Philipp Kirnberger (1721-1783) dans le Joh. Seb. Bach vierstimmige Choralgesdnge publié en 4 volumes entre 1784 et 1787, les autres chorals se trouvant dans divers motets, cantates, oratorios ou Passions.
‘Ses premières cantates respectent le modèle de la Choralkantate simple (Cantate 100 « Was Gott tut, das ist wohlgetan », ca 1732-1735). À partir de Leipzig (1723), il compose des cantates selon les deux modèles de Neumeister (sans, mais surtout avec chorals). Le choral peut être placé à la fin (Cantate 46 « Schauet doch und sehet », 1723), au début et à la fin (Cantate 40 « Dazu ist erschienen der Sohn Gottes », 1723) ou au milieu et à la fin (Cantate 86 « Wahrlich, wahrlich, ich sage euch », 1724). En 1724-1725 un second cycle de cantates réalise une fusion entre l’ancienne Choralkantate mixte et le modèle de Neumeister. Certains chorals sont traités dans de nombreuses œuvres : Was Gott tut, das ist wohlgetan, choral « principal » de 3 cantates (98, Choralkantate dont les strophes 1 et 6 sont intactes, les autres étant « retravaillées » ; 99, Choralkantate « mixte » ; 100, Choralkantate « simple ») est également le choral « secondaire » de 4 cantates (12, 69a, 75, 144), et se trouve dans le recueil des chorals nuptiaux pour voix et orchestre (BWV 250, s. d.). 
‘Réciproquement, des genres comme les Passions et les Oratorios contiennent de nombreux chorals qui sont chacun — comme dans la cantate — reliés à la structure dramatique, laquelle est assurée par la narration ne varietur de l’Évangile, toujours selon le principe de la place centrale accordée à la Parole : la Passion selon saint Jean (1724-1725) emploie douze chorals, saint Matthieu (1727-1729) quinze.
‘Près de 155 œuvres pour orgue de J.-S. Bach concernent des chorals, c’est-à-dire près de la moitié de ses compositions pour cet instrument, et tous les genres sont abordés (préludes, variations, fantaisies, fugues, etc.). 
[…]
‘On a souvent relevé combien J.-S. Bach pouvait concevoir ses œuvres d’orgue comme des « prédications en musique ». Ce qui est parfois vrai pour les compositions libres est très frappant dans les chorals pour orgue — pour peu qu’on ne perde jamais de vue que le choral est bien la clé de voûte de l’édifice liturgique luthérien et donc l’objet de toutes les attentions du musicien d’église. 

Lieds

Lied (pluriel Lieder) est le terme allemand pour désigner une chanson. Dans son usage le plus fréquent, le mot renvoie au Lied romantique allemand avec accompagnement de piano, né en 1814 sous l’impulsion de Schubert, développé par Schumann et Brahms, puis connaissant son apogée avec Mahler, Wolf et Strauss. Sa naissance est indissociable de nombreuses réflexions contemporaines sur l’âme allemande, notamment nourries des écrits de Herder et de Goethe 
[…]
‘Le Lied du Minnesang 
« À la suite des troubadours et des trouvères (voir les notices canso, chanson et trobar), le Minnesang fleurit entre le milieu du XIIe siècle et le XIVe siècle, cultivé par des musiciens itinérants autant que par la noblesse, et tient un rôle important dans la vie de cour.
[…]
‘Le Lied romantique, Les poètes des Lieder
« Particulièrement nombreux sont les poètes ayant été mis en musique dans le cadre du Lied romantique allemand. Toutefois, en s’appuyant sur le Texte deutscher Lieder établi par le chanteur Dietrich Fischer-Dieskau, Jane K. Brown parvient, dans le Cambridge companion to the Lied, à dégager ceux qui furent particulièrement prisés, au premier rang desquels figure Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) qui fut mis en musique par 24 compositeurs différents. Loin derrière figurent Heinrich Heine (1797-1856), élu par 12 compositeurs, Joseph von Eichendorff par 11, Nikolaus Lenau (1802-1850) et Eduard Môrike (1804-1875) par 9, et enfin Friedrich Hö1derlin (1770-1843) et Friedrich Rückert (1788-1866) par 6. En un intéressant renversement de situation, quelques-uns, tel Wilhelm Müller (1794-1827), sont essentiellement connus par l’entremise des Lieder que leur poésie a inspirés (en l’occurrence les grands cycles de Schubert, presque exactement contemporain). D’une façon générale, les poèmes mis en musique ne sont pas nécessairement tirés de recueils de poésie. Au contraire, parmi les plus fréquemment élus, il y a les poèmes insérés dans le roman d’apprentissage Wilhelm Meister ou la pièce de théâtre Faust de Goethe.
‘L’univers du Lied s’élargit à la fin du XIXe siècle, s’ouvrant notamment à de nombreux poètes non européens, comme le chinois de l’époque de la dynastie Tang, Li-Tai-Po (701 762), dont les poèmes sont à la base de Das Lied von der Erde (Le Chant de la terre, 1908-1909) de Gustav Mahler, ou l’Hindou Rabîndranâth Tagore (1861-1941) pour Die Lyrische Symphonie (La Symphonie lyrique, 1922) d’Alexander von Zemlinsky. Par ailleurs, le support d’un Lied cesse progressivement d’être nécessairement un poème en tant que tel, mais devient tout texte à dimension poétique, à l’image des Altenberg-Lieder op. 4 (1912) d’Alban Berg, composés à partir des cartes postales envoyées par Peter Altenberg (1859-1919). Citons enfin le poète Stefan George (1868-1933) qui s’avéra essentiel pour les compositeurs de l’école de Vienne, mis en musique tant par Schoenberg que par Webern, et auteur de la traduction du De profondis clamavi de Baudelaire, secrètement mis en musique dans le 6e mouvement de la Suite lyrique d’Alban Berg.
‘Un recueil mérite un intérêt tout particulier, Des Knaben Wunderhorn (“Le Cor merveilleux de l’enfant”). Compilé par Clemens Brentano (1778-1842) et Achim von Arnim (17 811 831), il fut publié en trois volumes entre 1805 et 1808. Il s’agit d’une anthologie d’un millier de poèmes populaires allemands écrits de la fin du Moyen Âge au début du XIXe siècle, parfois extraits de recueils existants, parfois recueillis directement, souvent retravaillés par les compilateurs. Il sera une source d’inspiration tant pour les poètes que pour les musiciens.’

Cantates

‘La genèse de la canso reste difficile à cerner, car elle semble puiser à plusieurs sources : la poésie savante arabe, la chanson latine profane (dont la tradition est ininterrompue) et la musique savante religieuse — essentiellement les hymnes, conduits, tropes, séquences et versus aquitains. […] : la canso est née aux environs de l’abbaye de Saint-Martial de Limoges, alors un des foyers les plus actifs de recherche musicale, tant en ce qui concerne la notation que le développement de nouvelles formes (les tropes et les séquences) ou même l’expérimentation de la polyphonie : un échange nourri avec la musique profane naissante de cette région était donc tout à fait dans l’ordre des choses. La canso disparaît à la fin du XIIIe siècle, notamment à la suite de l’affaiblissement de la civilisation occitane consécutive à la croisade du nord de la France menée contre les Albigeois (1209-1229), qui conduit les troubadours à se réfugier en Italie, en Espagne ou au Portugal.
[…]
‘Née en Italie dans le ler tiers du xviie siècle, la cantate […] est caractérisée par une alternance entre des sections de type récitatif, arioso et aria avec ritournelles instrumentales, qui deviennent autant de mouvements autonomes et différenciés à la fin du xviie siècle : du point de vue de l’architecture musicale plus que de la dimension dramatique, cela lui donne l’allure d’un opéra ou d’un oratorio en miniature.… n’a que peu de choses à voir avec l’ample cantate religieuse allemande de la même époque, née de la rencontre entre la cantate italienne et le Geistliche Konzert (“concert spirituel”) luthérien : en plus des récitatifs, ariosos, arias et ritournelles, cette dernière fait fréquemment appel au chœur concertant et au choral (voir ce mot). En perte de vitesse dès la 2de moitié du XVIIIe siècle, le genre devient généralement pour solistes, chœur et orchestre à partir du xixe siècle.

‘La cantate religieuse allemande
‘Si la poésie madrigalesque trouve un terreau en Allemagne, c’est tout d’abord moins dans la musique vocale profane que dans le Geistliche Konzert (“concert spirituel”) luthérien, genre au sein duquel on peut déceler les signes avant-coureurs de divers traits constitutifs de la future cantate religieuse allemande (Heinrich Schütz, 1585-1672, Kleiner geistlichen Conzerten, 1636 et 1639 ; Samuel Scheidt, 1587-1654, Geistlicher Concerten, 4 recueils de 1631 à 1640). Ceux-ci ne doivent néanmoins pas masquer d’importantes différences : par exemple, le Geistliche Konzert est le plus souvent en une seule partie. Il lui arrive néanmoins d’évoluer et de devenir une œuvre mêlant récitatifs, arias et style concertant, avec ritournelles, changements de mesures et de tempos : dans ses Geistlicher Concerten, Scheidt met ainsi parfois en musique plusieurs strophes d’un choral selon un principe concertant, préfigurant ainsi plus précisément la Choralkantate, avec en introduction un motet de choral suivi d’un duo concertant, d’une pièce en style de motet, puis du choral lui-même (3e recueil, 1635 : Nun komm der Heiden Heiland). D’autre part, le musicologue Spitta considère que le 3e recueil des Symphoniae sacrae (1650) de Schütz annonce toute la musique religieuse allemande des cent années qui lui succèdent. Cette filiation concerne également l’usage liturgique : les Geistlicher Konzerten, eux-mêmes remplaçants des motets qui accompagnaient la lecture des Évangiles, sont en effet assignés à une place précise au sein de la liturgie et se succèdent selon le temps liturgique annuel (par exemple les 2e et 3e recueils des Geistlicher Concerten [1634-1635] de Scheidt) ; cette fonction est reprise ensuite par la cantate d’église et les cycles de cantates.
‘À partir de la fin de la guerre de Trente Ans (1818-1848), c’est dans un paysage complexe, foisonnant, divers et marqué par la naissance du piétisme, qu’apparaissent les œuvres vocales religieuses préfigurant la cantate luthérienne. Qui veut faire une histoire circonstanciée de cette genèse doit tenir compte des différences entre les répertoires imprimés (rares, mais diffusés) ou manuscrits (plus nombreux, à usage local, mais parfois recopiés), l’utilisation des textes (Bible, choral, poésie) mélangés ou non, ainsi que du statut et de la fonction du compositeur (Kapellmeister de cour, cantor municipal, Director musices d’école, Generalmusikdirektor chargé de la musique des principales églises de la ville, organiste), la destination des œuvres (cour, Stadtmusik, Kirchenmusik) selon les régions et les centres urbains (au Nord, par exemple Lubeck [Tunder] ou Hambourg [Weckmann] ; au Centre, Leipzig [Kuhnau] ; au Sud, Nuremberg [Pachelbel]). Parmi les innombrables compositeurs…’100


Jean-Sébastien Bach

    Après cete collecte généraliste, un « zoom » sur Luther à l’origine des cantates allemande, sur une édition musicale défavorisée par rapport à l’édition en langues — ce qui explique partiellement l’absence d’étude liant poésie et musique —, sur Jean-Sébastien Bach. Cette fois je fais appel aux ouvrages de Gilles Cantagrel orientés vers la cantate allemande et Bach :

Luther et la musique

‘Ainsi donc, contrairement aux liturgies du catholicisme, où les clercs célèbrent alors les offices en un latin que les fidèles ne comprennent plus et auquel il est donc devenu impossible d’adhérer, c’est dans la langue vernaculaire que l’on s’exprime désormais dans l’Église de la Réforme. Mais il ne suffit encore pas de comprendre ni de parler, il faut chanter. Et c’est là, peut-être, le second acte fondateur de Luther, celui qui va forger une société nouvelle. « De tout temps, j’ai aimé la musique », confie celui qui ne cesse de répéter Musica donum Dei, la musique est un don de Dieu. “… La musique est le meilleur soulagement pour l’homme affligé. Elle contente et rafraîchit le cœur. Elle chasse l’esprit de tristesse 2.” Non seulement elle est source de joie, mais elle dispense la paix intérieure. Davantage, même, elle agit comme exorcisme. Là où l’on pratique la musique ensemble, elle unit les cœurs et les âmes, elle établit la concorde entre les êtres, le mal ne peut subsister. Et surtout, par son essence même, elle met en communication directe, immédiate, avec le surnaturel, avec Dieu101.’

L’édition musicale

« Le développement de l’an des sons à l’âge baroque se manifeste en particulier par l’essor d’une musique instrumentale autonome de plus en plus riche, virtuose et variée, et de l’expression vocale des affects humains dans toute leur diversité. Ce qui entraîne ipso facto une notation à l’aide de signes beaucoup plus nombreux et différenciés que ne le demandait la polyphonie de la Renaissance, fût-elle de Roland de Lassus ou de Palestrina. Au cours du XVIIe siècle, les caractères mobiles de Gutenberg se révèlent impuissants à rendre compte de cette complexité croissante de l’écriture musicale, dans la musique instrumentale surtout. Il va donc falloir abandonner cette technique pour adopter la seule solution envisageable en ce temps, la gravure de plaques de cuivre à l’aide de poinçons appropriés, ce qui se produira autour de 1700. Mais le cuivre est un métal coûteux, le travail de gravure est long, les repentirs y sont malaisés, et l’on ne peut donc envisager l’édition par ce procédé, qui donne des résultats très supérieurs et une excellente lisibilité, que si l’espérance de vente des partitions est suffisante. Comme en tout marché, il faut qu’il y ait accord entre l’offre et la demande. Or, les musiques fonctionnelles, pour l’église principalement, oratorios, cantates, œuvres pour orgue, dont on fait une consommation considérable, ne concernent que le petit milieu des professionnels, pas assez nombreux pour amortir les frais élevés d’une édition. Celle-ci ne pourra s’envisager que si le nombre d’acheteurs potentiels est suffisant, c’est-à-dire souvent, en fin de compte, s’il s’agit d’amateurs102. »

Les recueils de chorals

« Il est cependant un domaine particulièrement florissant de l’édition, différent de celui des compositions nouvelles de musique pour clavier ou pour ensemble de chambre, celui, désormais traditionnel, des livres de chants, les Gesangbiicher. Ce sont tout d’abord les innombrables recueils de cantiques, paroles et musiques, mis à la disposition des fidèles dans les églises et que ceux-ci possèdent aussi à la maison. Dès le début du XVIIe siècle, ils se comptent par centaines. Point culminant de cette évolution, la publication en 1697 à Leipzig, par Paul Wagner, du fruit d’une impressionnante collecte : cinq mille chorals en huit volumes in-octavo, qu’il intitule Andâchtiger Seelen geistliches Brand-und Gantz-Opfer, Offrande et holocauste spirituels des âmes pieuses. Bach en possédait un exemplaire dans sa bibliothèque personnelle, inventorié au chapitre de ses livres religieux, et non de la musique103. »


De l’orthodoxie au piétisme

« On comprend que ce trop-plein de musique, l’hypertrophie des messes et des offices, la pompe un rien ankylosée des cérémonies telle que la décrivent des comptes rendus de l’époque, n’aient pu satisfaire la ferveur de certains chrétiens. Dès 1665, à Lübeck, moins de vingt ans après la fin de la guerre, apparaissent les premières manifestations d’une recherche de renouveau. Des fidèles désireux d’enrichir leur vie spirituelle se réunissent en petites assemblées, hors de l’église officielle. Le mouvement demeure secret, et Lübeck n’a pas alors de pasteurs de conviction piétiste, contrairement à Hambourg ou Lüneburg ». C’est à Francfort-sur-le-Main que le mouvement commence à se cristalliser, autour de l’enseignement du pasteur alsacien Philipp Spener. Il y organise des Collegia pietatis, conventicules de méditation spirituelle dont l’expérience se reflète dans les Pia desideria qu’il publie en 1675, ces « pieux désirs » qui vont donner au piétisme son nom.
En 1685, la nomination de Spener comme premier prédicateur à la cour de Dresde, la plus haute charge de l’église luthérienne, montre à quel point l’élan de piété qu’il suscite s’inscrit dans le droit-fil du luthéranisme, sans la moindre tendance hérétique, au contraire. On le voit bien quand, à l’université de Halle, il fonde un peu plus tard une faculté de théologie où il développera ses principes. Ni intégrisme, ni déviance, schisme moins encore, et c’est bien à tort que l’on oppose le piétisme à l’orthodoxie. Fidèle à Luther, le piétisme de Spener pratique un retour aux sources de la Réforme104. »


« À lire de près les textes des cantates utilisés par Bach ou composés pour lui, leurs images poétiques, leur rhétorique, leur vocabulaire montrent à l’évidence la poussée exercée par le piétisme chez les plus orthodoxes des écrivains. On en trouvera un exemple remarquable dans la cantate Ich hatte viel Bekümmernis (J’étais dans une profonde affliction) BWV 21. 

Ich hatte viel Bekümmer-nis » (J’étais dans une profonde affliction) BWV 21

« L’attribution du livret est donnée avec grande vraisemblance à Salomo Franck. Dès le premier air, confié au soprano qui personnifie ici l’âme du croyant, on peut entendre :

Soupir, larmes, chagrin, détresse, 
attente anxieuse, 
crainte et mort rongent mon cœur opprimé

“Le récitatif qui suit, chanté par le ténor personnifiant à la fois le chrétien et l’espérance, abonde en notations relevant de la sensibilité piétiste :

Comment as-tu pu, mon Dieu,
dans ma détresse,
dans ma crainte et mon découragement,
te détourner entièrement de moi ?
Hélas ! Ne connais-tu plus ton enfant ?
….
Tu étais mes délices,
et tu m’es devenu cruel ;
je te cherche en tous lieux,
je t’appelle et te réclame à grands cris

“La seconde partie de cette œuvre de vastes proportions commence par le fameux récitatif et air en duo entre le soprano et la basse. L’âme croyante dialogue avec le Christ :

	L’ÂME (soprano)
Hélas ! Jésus, ma paix, ma lumière, où restes-tu ?
	JÉsus (basse)
Ô, âme, regarde ! Je suis près de toi.
	L’ÂME (soprano)
Près de moi ? Mais ce n’est que nuit noire !
	DUETTO
—	Viens, mon Jésus, ranimer et réjouir de ton regard cette âme qui doit mourir et ne plus vivre […]
—	Oui, Je viens ranimer de mon regard de grâce ton âme qui doit vivre et non mourir […]

‘Et dans le dernier air, le ténor chante la joie et l’apaisement du chrétien guéri par la grâce divine :

Réjouis-toi, mon âme, réjouis-toi, mon cœur !
La plus pure flamme de l’amour et du réconfort
brûle dans mon âme et dans mon cœur,
car Jésus me console de sa joie divine.

“… notant cette phrase à ses yeux essentielle, indispensable pour approcher sa musique :

Bey einer andiichegen Musique ist allezeit Gott mit seiner Gnaden Gegenwart
(Lors de toute musique pieuse, Dieu est à chaque instant présent avec sa grâce).

« Du pur Luther. Mais à côté de tous les ouvrages de stricte orthodoxie, on trouve les mystiques anciens, catholiques, avec les Sermons de Tauler, et même des auteurs piétistes, Johannes Gerhardt (les cinq volumes de L’École de la piété), August Francke, l’un des fondateurs de l’université piétiste de Halle (Le Sermonnaire domestique) et Philipp Spener en personne, promoteur du mouvement piétiste (Le Zèle contre le papisme)105. »

Rhétorique et musique

‘… à la fin du XVIIIe siècle encore, un « voyageur allemand ami des arts » qui vient de voir le portrait du musicien par Haussmann, laissant échapper au détour d’une phrase, « Bach, le grand grammairien et contrapuntiste… »
‘Longtemps, cette qualification très précise de l’art de Bach, art oratoire, est restée inaperçue. Au début du xxe siècle, le musicologue français Jules Combarieu peut cependant noter avec pertinence, à la lecture du Prélude en ré majeur du premier Livre du Clavier bien tempéré : ‘L’important […], c’est de comprendre que le discours musical est construit comme le discours en vers, et que n’établir aucune division serait faire un exercice vain, dépourvu de toute signification, de tout bon sens et de toute valeur musicale.’
‘Dans la jeunesse de Bach, Neidhardt affirmait : « Le but de la musique est de rendre sensibles les passions au moyen des simples sons et du rythme des notes, à la façon du meilleur orateur. » Art du discours, donc, ars dicendi. 
[…]
‘… Ce n’est pas un hasard si la rhétorique connaît un essor fulgurant avec la période post-tridentine de l’Église triomphaliste et de la Compagnie de Jésus. Il faut désormais convaincre, démontrer, et pour satisfaire l’esprit séduire les sens. Si elle ne s’adresse à l’origine qu’à l’orateur, l’âge baroque l’applique à l’ensemble des arts de la représentation. Sculpture, architecture, peinture manifestent également, et au plus haut point, cette volonté d’éloquence, cette vocation à convaincre et à séduire, à entraîner l’adhésion sensible de ceux à qui elles s’adressent. En musique, il en ira exactement de même pour le compositeur que pour l’orateur. Le compositeur n’est jamais qu’un orateur parmi les autres. À lui de susciter la joie ou la tristesse, l’angoisse et le doute, la colère, le courage ou la plainte. Tous les éléments du langage musical — c’est bien alors que l’on peut parler de langage en musique — doivent être mis en œuvre à cette fin.
« D’où l’importance de ce faisceau de codes que possédaient les détenteurs d’une culture bien particulière, en l’occurrence celle des luthériens saxons de 1730, codes devenus en tout point étrangers au mélomane agnostique de l’an 2000…106’
…

Le choral est d’abord un catéchisme.

‘Les musiques devront en être de mélodie simple et franches de carrure, accessibles à tous depuis le plus jeune âge, aisément mémorisables. Car il lui incombe d’énoncer et de décliner les articles du dogme, d’enseigner et de transmettre les préceptes de la religion. Ses textes impliquent personnellement le chrétien dans son dialogue avec Dieu ; par la musique, il se met directement en communication avec le surnaturel. 
[…]

‘Le vœu de Luther a été entendu : la « consommation » de chorals devient alors si importante qu’en à peine un siècle, entre son recueil fondateur, publié en 1524, et l’an 1620, on n’aura pas édité moins de 550 Gesangbücher, livres de chants à l’usage des paroisses luthériennes, ‘plus de 750 si l’on compte les divers recueils protestants (éditions et rééditions comprises)’.
[…]
‘À la fin du siècle, Paul Wagner rassemble ce fonds, quelque 5000 chorals qu’il publie en huit volumes à Leipzig, en 1697, « avec approbation de la très-louable Faculté de théologie.107 »



Mort et Résurrection, Cantate de Pâques « Le ciel rit, la terre jubile », BWV 31.

« La cantate de Pâques Der Himmel lacht, die Erde jubiliert » (Le ciel rit, la terre jubile) BWV 31 développe ainsi un enseignement de la résurrection, dans la sensibilité bien caractéristique de la tendance mystique de Salomo Franck, son librettiste — « Le Créateur vit ! Le Très-Haut triomphe, délivré des liens de la mort » —, envisagé, bien sûr, sous l’angle de la théologie de la croix. Mais Franck ne cède pas longtemps au triomphalisme de la résurrection, pour laisser s’épanouir sa méditation personnelle : « Adam doit périr en nous, l’homme nouveau doit naître. » Plus de trompettes ni de timbales ! Tout naturellement conduite par cette réflexion, l’âme chrétienne, heureuse et confiante dans la voix du soprano, dialoguant une nouvelle fois avec le hautbois solo, peut donc à présent chanter, avant le choral final, cet appel à la mort qu’a priori on n’attendrait pas au matin de Pâques : « Arrive donc, dernière heure ! Viens me fermer les yeux ! », tandis que retentit aux cordes, en cantus firmus, le cantique de Hermann, déjà rencontré dans la cantate Christ, der ist mein Leben (BWV 95), Wenn mein Stündlein vorhanden ist (Quand mon heure viendra). À ce vœu individuel exprimé par l’aria, l’assemblée s’associe donc collectivement en chantant mentalement les mots du cantique qu’elle connaît bien.
‘Et le choral harmonisé de conclusion peut alors très logiquement, par ce double langage dont aime user Bach dans sa prédication musicale, proclamer les mots d’espérance de la cinquième strophe du cantique de Hermann, pour répondre à la question précédente (« L’échelle de la croix t’élève-t-elle ? »), ‘Ainsi, je m’élève vers Jésus-Christ […]. Jésus-Christ, Fils de Dieu, m’ouvrira la porte du ciel et me conduira à la vie éternelle’, sur la musique même du cantique de funérailles.
[…]
‘Ainsi donc, Bach emprunte cette nostalgie de la mort au vocabulaire mystique et poétique de son temps, à celui des cantiques et des prédicateurs. Mais sa musique montre qu’il la vit avec une intensité toute particulière, au point d’apparaître chez lui liée à un profond désir de se faire bercer, de retourner dans le berceau de son enfance, de retrouver dans le sein de Dieu ce père et cette mère trop tôt disparus, et Maria Barbara, aussi, et les enfants morts108. 

§

Pour montrer le déroulement complet d’une cantate, je propose une brève composition par J.-S. Bach. Elle met en musique un poème de Luther (durée d’exécution ~17 mn). Les textes bilingues d’une séquence  {Chœur – Aria I – Récitatif – Aria II – Choral} parfaitement symétrique, sont présenté puis commentés par G. Cantagrel 109 :







War' Gott nicht mit uns diese Zeit, BWV 14

(Si Dieu n’était pas aujourd’hui avec nous)

BWV 14 • BC A 40 • NBA I/6

PREMIÈRE AUDITION : Leipzig, 30 janvier 1735
AUTOGRAPHE : Berlin, Staatsbibliothek
TEXTES SPIRITUELS : Martin Luther (1, 5)
LIVRET : anonyme
FORMATION : soprano, ténor, basse/chœur/cor, hautbois I-II, violons MI, alto/continuo

‘Cette cantate a été exécutée en janvier 1735, quatre semaines après la dernière cantate de l’Oratorio de Noël, en une période où Bach ne compose plus d’œuvres nouvelles. A-t-elle été écrite à ce moment, ou ne daterait-elle pas plutôt d’une époque plus ancienne, sans que l’on ait aujourd’hui trace d’une date d’exécution antérieure ? C’est bien probable. Mais Bach a lui-même inscrit la date de 1735 sur son manuscrit. Il aurait alors pu constituer cette œuvre en remaniant une partition plus ancienne, voire en parodiant une cantate profane. Mais il est certain que la technique contrapuntique du premier morceau est digne du Bach des dernières années. S’il s’agit bien d’une œuvre entièrement nouvelle, elle serait la toute dernière cantate d’église connue de Bach. Cantate de choral, comme celles du deuxième cycle de cantates pour Leipzig (1724-1725), elle ne peut pas avoir été exécutée en 1725, dans la mesure où Pâques tombant très tôt cette année, il n’y eut que trois dimanches après l’Épiphanie, et non quatre.
‘La prédication prend appui sur la lecture évangélique du jour. Le livret ne provoque pas, comme celui de la cantate précédente pour le même dimanche (Jesus schlaft, was soli ich hoffen, Jésus dort, que dois-je espérer BWV 81), quelque évocation théâtrale de la tempête apaisée, même s’il sera difficile pour Bach d’y résister, mais il en tire l’enseignement. Face aux difficultés de la vie sur terre, à la puissance du mal et des ennemis de toutes sortes, dressés contre les fidèles comme les vagues de la tempête prêtes à l’engloutir, l’être humain est trop faible, trop peu de chose pour résister et serait déjà mort s’il n’avait pas mis sa confiance en Dieu. Que serions-nous, en effet, « Si Dieu n’était pas aujourd’hui avec nous » ? Cet enseignement se voit fortifié par le recours important au cantique dont Luther a composé le poème d’après le Psaume 124, que l’on chantait traditionnellement à Leipzig en ce quatrième dimanche après l’Épiphanie. Ce bref Psaume développe l’idée, précisément, [359] de Dieu sauveur de son peuple : ‘Sans Yahvé qui était pour nous quand on sauta sur nous, […] alors les eaux nous submergeaient, le torrent passait sur nous, alors il passait sur notre âme en eaux écumantes […]’.
‘De même qu’il a précisément noté la date d’exécution sur son manuscrit, ce qu’il ne fait jamais, Bach a pris la peine de copier lui-même très soigneusement tout le matériel d’exécution (à l’exception des duplications pour les seconds pupitres de violon et de continuo). Mais il a laissé subsister un doute sur la nature de l’instrument de cuivre auquel il fait appel. Sur le titre du manuscrit, il a inscrit Corno, en première page de musique il a noté Come par force, et sur la partie séparée Corne da caccia. Or il s’agit à l’évidence d’un seul et même instrument, ce qui trahit une fois encore le flou qui régnait alors dans la terminologie. Et cet instrument doit être celui dont se sert habituellement Bach, et non pas une trompette comme certaines éditions le mentionnent. La construction de l’œuvre est parfaitement symétrique. Cinq morceaux en tout, le choral de Luther occupant le centre et les deux extrémités. Entre chaque strophe, un air de commentaire :


chœur (choral)/aria/récitatif (choral)/aria/choral

1. Chœur		3/8	sol mineur
2. Aria. Soprano	si b majeur
3. Récitatif. Ténor	sol mineur — ré mineur
4. Aria. Basse		sol mineur
5. Choral. Chœur 	sol mineur

1. Chœur. Soprano, alto, ténor, basse/cor, hautbois I-II, violons I-II, alto I continuo

Wâr Gott nicht mit uns diese Zeit,
So soli Israel sagen,
Wâr Gott nicht mit uns diese Zeit,
Wir hâtten müssen verzagen,
Die so ein armes Hâuflein sind,
Veracht' von so viel Menschenkind, 
Die an uns setzen aile.

Si Dieu n’était pas aujourd’hui avec nous, 
ainsi doit le dire Israël,
si Dieu n’était pas aujourd’hui avec nous, 
nous devrions perdre courage, 
nous qui sommes un si pauvre petit troupeau,
méprisé par tant d’enfants d’hommes 
qui se lèvent tous contre nous.

‘Pour ouvrir la cantate, Bach et son librettiste ont choisi la première strophe de l’un des 36 cantiques de Martin Luther, dont la troisième et dernière strophe fournira le morceau de conclusion. Le poème est une adaptation du Psaume 124, que le Réformateur a intitulé « un psaume de louange sur la délivrance des croyants du fardeau et de la puissance des détracteurs de la Parole divine ». Il a été publié à Wittenberg en 1524 dans le Geystliche Gesangk Büchlein (Petit livre de chants spirituels), le tout premier recueil de chorals luthériens. Texte parfaitement adapté à la méditation de ce jour, il est intégralement repris dans cette cantate, ou bien textuellement (nos 1 et 5), ou bien en paraphrase (n° 3). Le voici d’abord traité sous forme d’un grand motet [360] contrapuntique, dans le style sévère. Pas de ritournelle : on entre immédiate.. ment dans le vif du sujet, avec une exposition fuguée sur le motif de l’incipit de la première période du cantique, où les voix sont doublées par les instruments à cordes. Dans l’élaboration contrapuntique, une voix sur deux expose alternativement le motif en mouvement droit et l’autre en mouvement contraire, et ainsi de suite. Les sept périodes du choral seront ainsi traités en autant de sections fuguées, amenant chaque fois l’énoncé du choral par les deux hautbois et le cor, comme une cinquième voix. Un chef-d’œuvre du contrepoint, bien digne du Bach des dernières années : on pense déjà aux savantes élaborations de la dernière décennie, qui le mèneront à L’Art de la fugue.

2. Aria. Soprano/cor, violons MI, alto/continuo

A	Unsre Stiirke heifit zu schwach, 
	Unserm Feind zu widerstehen.

	Notre force, c’est d’être trop faibles 
	pour résister à notre ennemi.

B	Stünd uns nicht der Hachste bei,
	Würd uns ihre Tyrannei
	Bald bis an das Leben gehen.

	Si le Très-Haut ne se tenait près de nous,
	leur tyrannie
	nous ôterait bientôt la vie.

‘Dans un style moderne, cette fois, cette aria joyeuse s’élance comme un mouvement de concerto. Dans la tonalité de si bémol majeur, et sur un mouvement dansant allègre, elle paraît contredire la faiblesse de l’être humain qu’évoque le texte. Dans la ritournelle, le cor et les premiers violons annoncent la ligne mélodique que reprendra la voix. Le soliste — soprano, la voix de l’âme heureuse — semble en effet se réjouir de la présence de Dieu aux côtés des fidèles. Toute crainte est déjà surmontée.


3. Récitatif. Ténor/continuo

Ja, hâtt es Gott nur zugegeben,
Wir wiiren lângst nicht mehr am Leben,
Sie rissen uns aus Rachgier hin,
So zornig ist auf uns ihr Sinn.
Es hiitt uns ihre Wut
Wie eine wilde Flut
Und als beschâumteWasser überschwemmet,
Und niemand hâtte die Gewalt gehemmet.

Oui, si Dieu l’avait permis,
depuis longtemps nous ne serions plus en vie,
ils nous auraient dévoré de leur rage,
si courroucé contre nous est leur esprit.
Leur rage nous aurait submergés
comme un flot sauvage
en eaux écumantes,
et personne n’aurait apaisé la tempête.

« Le texte de ce récitatif est une paraphrase assez proche de la deuxième strophe du cantique de Luther, qui dit ceci : « Leur esprit est si monté contre nous que, si Dieu l’avait voulu, il nous aurait engloutis corps et âme, semblables alors à ceux qui sont noyés sous le flot, emportés par des paquets d’eau qui les submergent par leur violence ». Au centre de la cantate, donc, voici cette fois un rappel de la puissance du mal qui guette les chrétiens, ce que figurent les grondements très menaçants de la basse continue. [361]


4. Aria. Basse/hautbois I-II/continuo

A	Gott, bei deinem starken Schützen
	Sind wir vor den Feinden frei.

	Dieu, par ta puissante protection 	
	nous sommes délivrés de nos ennemis.

B	Wenn sie sich als wilde Wellen	
	Uns aus Grimm entgegenstellen,	
	Stehn uns deine Hânde bei.

	Et quand eux, comme des vagues sauvages,
	nous attaquent pleins de fureur,
	tes mains nous secourent.

‘La protection de Dieu acquise, le chrétien peut se réjouir de sa délivrance. Mais dans la section médiane de l’air (B), des gammes descendantes se souviennent des vagues qui grondaient avant l’intercession divine. Structure en ABA' avec ritournelle pour commencer et finir. Très belle écriture de quatuor, en un fugato animé.

5. Choral. Soprano, alto, ténor, basse/cor, hautbois MI, violons I-II, alto/continuo

Gott Lob und Dank, der nicht zugab,
Dass ihr Schlund uns miicht fangen. 
Wie ein Vogel des Stricks kiimmt ab, 
Ist unsre Seel entgangen :
Strick ist entzwei, und wir sind frei;
Des Herren Name steht uns bei, 
Des Gottes Himmels und Erden.

Louange et grâces à Dieu, qui n’a pas accepté
que leur gueule nous attrape !
Tel un oiseau qui évite le piège,
notre âme s’est échappée.
Le piège est en morceaux et notre âme est libre,
le nom du Seigneur est auprès de nous,
Dieu du ciel et de la terre.

« Troisième et dernière strophe du cantique de Luther, cette fois en simple harmonisation à quatre voix soutenues par les instruments, le cor doublant le soprano. »





Dernier volet de cet aperçu des relations entre poésie et musique, je me tourne vers les Lieder en fin du Tome III





L’INSTANT MYSTIQUE (L.S & R. B.)

Plotin/42 considérait que la possibilité d’une conversion intérieure existe pour tout être, mais que certains ont une sensibilité qui les rend plus aptes que d’autres :
Ce qui est connu, non par l’intellect mais par une puissance au-delà de toute connaissance n’est absent de personne et pourtant absent de tous. Présente elle reste absente pour tous à l’exception de ceux qui sont habiles à la recevoir/43.
Au XXème siècle, Henri Bremond/44 développait une réflexion analogue d’inspiration chrétienne :


42 . Philosophe gréco-romain du troisième siècle

43. Ennéades VI, 9,4

44 Prêtre catholique, historien de la religion (1865-1933). Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis les guerres de religion jusqu’à nos jours, réédition Jérôme Millon, 2006.

Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d’entre eux n’ont pas d’extase, pas de visions… Leur privilège est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l’aisance, l’intensité avec lesquelles s’exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous ; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence ; dès que ce contact, d’ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d’une rencontre, d’une étreinte, d’une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j’en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s’ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente.
En tant qu’écrivain et poète, Jacques Masui sait par expérience que les états suscités par l’activité poétique ne peuvent être assimilés à la mystique :
Habituellement les états poétiques nous retiennent par leur séduction particulière ou séparée, par ce qui résulte ou se dégage de l’espèce de tension qui les a provoqués. Nous demeurons « accrochés » à la jouissance qu’ils provoquent en nous, même lorsqu’elle est triste ou amère. En général, plus nous nous complaisons dans cette jouissance, plus nous nous éloignons de l’illumination ou de l’éveil auquel la poésie peut donner lieu. Certes, cette complaisance est très favorable à l’écriture, car c’est en général dans la passivité jouisseuse que s’élèvent, en nous, les mots qui formeront le poème. Mais nous nous éloignons cependant de la pure expérience poétique qui n’a pas d’objet, car ce sont les choses telles qu’elles sont/45.

45 . J. Masui, Cheminements, Fayard, 1978

Nombreux sont les poètes mystiques qui ont tenté de suggérer la saveur de l’instant au moyen de métaphores, de contes ou de paroles énigmatiques. Ils confessent cependant leur vanité à vouloir exprimer l’indicible :

Tiens-toi ! Jusqu’à quand seras-tu enjoliveur de discours ?
Fabulateur et fabricant de légendes — jusqu’à quand ?
Exprimer les réalités ontologiques par des paroles :
Quel rêve ! N’es-tu pas naïf ?
Entretenir ce rêve : jusqu’à quand ? /46

Quand les lèvres sont silencieuses,
C’est le cœur qui a cent langues.
Silence. Combien, combien de fois en feras-tu la preuve ? /47

La langue s’épuise (en vain) à réciter Ton nom ;
La pensée s’épuise à T’évoquer.
Comment donc contempler le sans-forme
Et comment nommer le sans-attribut ? /48

Lilian Silburn explique le paradoxe :
Si le mystique emploie des mots, il ne s’y perd pas. Il sait combien ils sont inappropriés. Tandis que pour le poète le mot est plus grand que lui, il le dépasse. Comme le mystique, il est traversé par des courants, mais s’il les capte, ceux-ci sont trop grands par rapport à lui, il ne peut les intérioriser en profondeur.
Une purification préalable fait défaut, l’expérience devient un objet de poésie et se perd.

46. Jâmî, Les Jaillissements de lumière, p.167, trad. Y. Richard, Les deux Océans, Paris 1982
47. Rûmî, Odes mystiques, 873, trad. E. de Vitray-Meyerovitch et M. Mokri, Seuil, Paris 1973
48. La vingtaine relative au grand enseignement, Hymnes de Abhinavagupta, traduits et commentés par Lilian Silburn, I.C.I, 1970.

Dans son journal, on trouve une note qui illustre la différence entre les instants qui dépendent de perceptions internes ou externes aussi exaltantes soient-elles, et ceux qui relèvent de la véritable intériorité :

La lumière blanche éblouissante
Au Kasmir, quelques mois avant la rencontre avec mon guru/49 je vivais seule dans une cabane - temple de — travaillant à des textes sivaïtes. Le site à flanc de montagne dominant le lac de Srinagar était splendide. Je ne sais plus si c’était de jour ou à la tombée de la nuit, dans le jardin alors que je cherchais de l’eau à la source ; je fus environnée d’une lumière intense : en moi, hors de moi. J’étais éblouie, émerveillée : je ne sais combien de temps cela dura. Pourtant je ne le reconnus pas comme une illumination mystique.
Quand j ’en parlais au swami Laksman Joo/50 le lendemain, il haussa les épaules dubitativement et ceci me confirma dans mon opinion. Plus jamais je ne vis une telle lumière, car la véritable illumination est éveil à la connaissance intime.

Voici maintenant comment, dans ses notes, Lilian Silburn définit les instants, l’intériorité et la vie mystique :
49. Le terme « guru » est utilisé ici dans le sens traditionnel de maître spirituel. Il s’agit du soufi Radha Mohan Lal Adhauliya qui vivait à Kanpur (U. P.), cf. Lilian Silburn, une vie mystique, Almora, Paris, 2015, rééd. 2017.
50. Avec qui Lilian Silburn travailla les textes du Sivaïsme du Kagrnir au cours de nombreux séjours en Inde.



Les instants


Les instants tranchent sur l’ordinaire, ont un début, une fin, et laissent une impression de nouveauté, d’imprévu. On les appelle donc « instants » pour cette raison et aussi parce qu’ils ne durent pas. La rêverie, au contraire, peut être reprise chaque jour presque à volonté.
L’instant est une rupture temporelle, une coupure avec ce qui précède. On perd la notion du temps, il est comme suspendu. Il peut durer une seconde, quelques jours ou toute la vie ; il inaugure alors une vie nouvelle, car toutes les habitudes sont bouleversées.
Certains l’intellectualisent, d’autres s’y attachent, y mêlent leur affectivité. Mais quand ils veulent le retrouver à l’aide d’expédients ou de techniques diverses, ils n’y réussissent pas, car l’instant jaillit spontanément. Cependant, jamais plus on ne l’oublie ; il tranche sur toute la vie.
Cette ouverture et l’accès à l’instant touchent plus ou moins profondément la personnalité d’où des degrés de transformation. L’ouverture peut être horizontale ou verticale par rapport à la durée. Elle peut être momentanée ou permanente. Dans la plupart des cas et avec la drogue, le changement se produit uniquement dans le domaine des sens, de l’imagination. Il est relatif au temps et à l’espace. Le sujet n’en sort pas. L’état précédent détermine en quelque sorte le suivant. Il ne change rien. On le vit dans l’horizontale.
Si une faille se produit dans l’enchaînement ordinaire des pensées et des habitudes, le résultat est extraordinaire, car la pure conscience afflue soudain : irruption de paix, de félicité, de compréhension. Ceci englobe une certaine vie poétique et la vie mystique. Ces deux se rencontrent chez des artistes et des écrivains. L’instant, faille soudaine, peut se produire à plusieurs niveaux entre la veille et le sommeil, mais on ne peut conserver ces moments, et si on s’y attache ils font obstacle à la vraie vie mystique.
Le mystique aspire à un état de conscience libéré du temps, à vivre l’instant qui fulgure dans sa merveilleuse nouveauté, détaché de la durée, instant après instant, dans l’oubli continuel, sans dessein ni projets. Il n’a plus d’histoire. L’éternité est ce qui reste du temps lorsqu’on a enlevé la durée. Chaque instant mystique est le point de départ de nouvelles strates, plus profondes, mieux maîtrisées, et l’instant devient état et celui-ci nature même.



L’intériorité


Au sens où nous entendons l’intériorité (mystique), la vie spirituelle habituelle et l’introversion appartiennent à l’extériorité. L’homme est fermé à l’intériorité mystique par toutes les structures qui le déterminent et le bloquent à leur niveau. Il est emprisonné dans l’espace, le temps et le déferlement incessant des sensations. Mais si ce déferlement s’arrête, ne serait-ce que brièvement, si les structures sont ébranlées, quelque chose peut faire irruption, un éclair de cette' intériorité' : le fond de conscience indifférenciée et apaisée, perpétuellement présent, mais auquel on n’a jamais accès en raison des structures, cuirasses, habitudes, car le désir s’oriente vers l’extérieur, sclérose tout.
L’absence d’une vie extérieure agitée ou très remplie, un certain vide d’objets, la détente, le délestage mental ou affectif favorisent ces aperçus. Mais, une intensification d’énergie, une puissante fixation de la conscience sous forme d’angoisse, d’urgence, ou même de concentration sur la beauté de la nature, crée également une possibilité d’immensification et un point central de focalisation.
L’intériorité est un contact intime avec la réalité, avec quelque chose de réel, gratuit, spontané, immédiat, aussi immédiat que la faim et la soif, un contact avec l’Inconnu pur et inassimilable par la carapace : le substrat en marge de tout phénomène dont le contact fait passer du bloc durci du temps et du moi à la vibration initiale, à la pure conscience. Ce contact, lié à l’évidence, fonde notre certitude et échappe à toute fabrication, car dans cet instant « rien n’est créé, rien n’est détruit ».
C’est un état discontinu dans une continuité apaisée. Tout ce qui était rigide, structuré et qui existe encore, baigne dans ce qui semble relever du non-temps, dans une sorte de simultanéité, de parallélisme, de concomitance. Ce n’est pas un retrait, un renoncement, une séparation ascétique de soi et du monde, mais un retour au centre des énergies dispersées, à leur source dont la pureté les recouvre. La saisie de leur vraie nature a pour effet immédiat un assouvissement profond : la découverte d’un secret ancien et universellement connu. C’est la fin de la quête hors de soi, le retour au centre sous-jacent à toute conscience, profondément ignoré, insaisissable.
Ce n’est pas une découverte de soi au sens d’une introspection, mais la découverte d’un lieu intime du cœur, d’une présence diffuse, d’une pénétration dans le cœur du « Je ». Ce n’est pas le fruit d’une activité mentale, d’une technique qui conduirait au salut, ou l’effet d’un équilibre physique et mental particulier. C’est l’irruption spontanée d’une source qui s’ouvre au-dedans de soi. Ce n’est pas une concentration de la pensée, mais un vide de toute pensée, mais pas l’obtention d’un vide qui serait l’arrêt de toute fonction, l’arrêt de la pensée discursive n’étant qu’un symptôme, qu’un effet. Elle est l’irruption spontanée d’une quiétude nourrissante, une invasion qui n’est pas l’effet d’une maîtrise des passions mais qui, envahissant la connaissance, pénètre toutes les formes d’activité et laisse s’installer la vigilance du cœur. La lucidité s’affermit sur un fond de douceur, de légèreté, de repos entraînant l’apaisement du conflit sujet-objet. On est au centre et le centre est en nous en vertu d’une sorte d’interpénétration de l’intérieur et de l’extérieur.
L’apaisement imprègne progressivement le moi, la connaissance, l’univers. Source ou feu c’est la naissance d’un état fait de douceur, de silence et de repos : découverte des profondeurs de soi pour atteindre les profondeurs de Dieu. Mais ce n’est pas la découverte d’un objet qui se nommerait Dieu. C’est au contraire une ouverture, l’intuition vivante d’un Je
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libéré de l’objet, un espace vide d’objets où les dimensions individuelles se perdent dans un infini qui est l’inverse de tous les refus, de toutes les négations, de toutes les représentations, et par conséquent de toutes les limites.
Cet espace vivant est trop souvent imaginé comme le fruit d’une négation par ceux qui n’en ont pas l’expérience, alors que déployé il se révèle la source de toutes les énergies. L’intime de l’être se confond avec la pure conscience et ne se cherche pas comme un objet. Il déjoue toutes les passions religieuses, philosophiques, métaphysiques. C’est pourquoi on dit qu’il relève de la grâce. La conscience mystique ne fait pas du moi un attribut ou un objet comme dans la vie introspective ordinaire « je suis conscient » se dit-on. Tant que le je individuel recouvre tout, tant qu’il y a identité au moi, il n’y a pas d’expérience mystique du Soi.
La paix éprouvée dans l’intériorité est' substantielle «, non point une simple absence de bruit, de souci, d’agitation, et elle dépasse de beaucoup l’équilibre physique et mental. C’est une quiétude surnaturelle faite de grande douceur qui envahit l’être entier, corps, esprit et noie plaisir et douleur, souffrance physique et soucis. Cette paix et le silence qui l’accompagne :
– permettent à la vibration de se faire sentir, les couches grossières s’effondrant sous la puissance des vibrations
– affinent l’intellect, d’où une prise de conscience subtile et une vaste compréhension
– font naître un tout autre amour, désintéressé, profond, vaste, subtil, jamais éprouvé antérieurement.
On pénètre émerveillé dans la vie réelle si proche mais dont on ne pouvait jouir. Tout est simple, sans rien de connu avec tout ce que l’on a éprouvé jusqu’ici. Et pourtant, paradoxe : c’est la chose la plus naturelle, innée, la Réalité que l’on reconnaît, que l’on possédait depuis toujours mais sans le savoir — cachée dans l’intime de l’être.
Il ne faut pas confondre quiétude de l’intériorité et quia
Ce sont deux attitudes très différentes dès le début l’une verticale, l’autre horizontale. Le quiétisme ne conduit pas l’efficience, le quiétiste tombe dans un état de léthargie naturelle, et sa concentration n’atteint qu’un faux vide. Le mystiques contemplatifs sont surtout accusés d’être passe par ceux qui ne supportent pas l’absence des activités fabricatices.





La vie mystique


Elle est conscience de Soi et instant, intériorité, appel de la grâce — et sa gratuité. Le mystique ne vit plus dans la durée, ne se projette plus dans l’avenir. Il est satisfait, car il a tout. Il n’a pas d’intention, ne fait pas de projets, car il s’en remet à la volonté divine. Il vit instant par instant dans le spontané, le gratuit. Il ne cherche pas l’instant perdu, car il sait d’instinct qu’il ne peut être que spontané, immédiat, et qu’il échappe à l’intention. Mais, s’il a une expérience intérieure incomplète, il perd l’instant, se projette vers l’avenir et est à nouveau asservi à la durée. L’extériorité a recouvert l’intériorité.
L’expérience mystique plonge le sujet dans les profondeurs de Soi : paix, douceur, densité, le fond immuable. Mais on ignore que c’est l’intériorité mystique, car elle est une expérience brute, non reprise par la pensée, qui échappe à la représentation. Elle ne devient pas objet, ne laisse pas de souvenirs, pas de reviviscence. Pas de repère, si ce n’est qu’on en revit le goût, la saveur spécifique que l’on reconnaît plus tard sans hésitation si on s’y plonge à nouveau. On ne peut décrire que les circonstances qui précèdent son apparition ou sa disparition. Le moi ne disparaît pas mais devient transparent et laisse apparaître les choses, les rendant transparentes elles aussi. Transparence des structures, le voile s’allège, et dans la réalisation elles s’estompent et disparaissent. Il y a découverte de la réalité essentielle, nue, dépouillée de tout ce qui peut être habituellement connu, senti, désiré. Mais pas de vie mystique sans accès à l’intériorité ; il faut d’abord pénétrer dans les profondeurs de Soi pour atteindre les profondeurs de Dieu. Le feu divin marque l’intervention de la grâce.
Dans la vie mystique, avec la pénétration dans le Cœur et l’intériorité, il y a un changement profond de la personnalité, sans déformation de l’espace et du temps, une vie dans la verticale. Si l’instant sauvage est figé, enchâssé dans le temps, incrusté comme un joyau référence, il est irrécupérable. Par contre, l’instant mystique est une sortie radicale hors du temps. Mais il est un grand obstacle à la vie mystique si on cherche sans cesse à le retrouver.
L’homme extériorisé garde la nostalgie de l’instant évanoui tandis que l’instant du mystique révèle la source même de cette nostalgie. Le pur instant coïncide avec l’éternité et le temps est annulé, alors que l’instant dans l’extériorité-durée n’est pas conservé. Dans l’intériorité l’instant ne disparaît pas. La vie mystique touche le substrat (substantiel-essentiel), tout le reste est phénomène, superficiel. La douceur et la paix éprouvées sont l’émanation du substrat. Inversement, la drogue bouleverse le cours des phénomènes sans toucher le substrat, le fond.
Le guru offre les conditions requises pour le spontané. Il fait `plonger' dans la vie intérieure et taire la pensée en assoupissant ou déracinant les sarriskdra (conditionnements, habitudes, complexes inconscients). Le sujet découvre ce qu’il a toujours su, ce qu’il est de toute éternité. Donc plusieurs étapes :
– la conscience ordinaire engluée dans le temps, et tout à coup : l’instant, la faille, la percée
– l’âme en lutte avec l’emprise du temps et tout à coup : la grâce, la conversion
– l’âme tournée vers le maître et la grâce spontanée et répétée.
Par-delà, il n’y a ni temps, ni grâce, ni maître.



Témoignages



Le Buddha, Siddhârtha Gautama (VI ème siècle avant J.C.)

Un des plus célèbres mystiques. Après s’être imposé d’extrêmes mortifications (privation de nourriture, exercices physiques épuisants, etc.) dans le but d’arriver à l’Éveil, il se souvint d’un état éprouvé lorsqu’il était encore enfant :

Il se dit alors : “À quoi bon ! Ce n’est pas par ces terribles mortifications que j’atteindrai les expériences d’hommes éminents ni la Connaissance ni la vision des mystiques. N’y a-t-il pas un autre chemin vers l’Éveil ? Il me vint à l’esprit : un jour que mon père le Sakya labourait '', j’étais assis à l’ombre fraîche d’un jambe, détaché des désirs et des mauvaises dispositions, et j’entrai dans la première absorption avec toute la joie et le bonheur qu’elle comporte, mais non exempte d’attention et d’analyse. Fallait-il y voir le chemin de l’Éveil ? Je me demandai si je craignais ce bonheur si différent du bonheur des désirs…, et je vis que je n’avais nulle crainte de ce bonheur. Mais comme il n’est pas facile d’atteindre ce bonheur en soumettant le corps à d’extrêmes mortifications…, je pris de la nourriture/53.

Abu Sa’îd (967-1049)/54

Sans cesse j’ai cherché la trace de l’Être qui ravit mon cœur
Jusqu’à ce que le doute se perdit dans la certitude
	et la certitude dans le doute.
Je ne l’ai trouvé ni dans l’imagination ni dans la certitude.
Je n’ai trouvé nulle trace qui me permit de donner signe
	de Lui.
Quelques temps je me suis voué à l’amour et j’ai eu l’illusion
	d’être moi-même un tel et l’Être aimé tel autre ;
Mais voyez cette aventure :
Ayant bien regardé, j’ai constaté à la fin
Que de l’Ami il n’y avait pas même une image
Et que l’amant et l’Être aimé ce n’était que moi-même.

52 . Le roi, au moment des labours, trace le premier sillon.
53 . Cité dans Aux sources du bouddhisme, p.11, Lilian Silburn, Fayard 1997.
54. Soufi persan du Khorassan, Les étapes mystiques du shaykh Abu Sa'id, trad. M. Achena, Desclée, 1974, p. 331.

Henri Suso (1295-1366)/55

Ce que le serviteur vit n’avait aucune forme, ni aucune manière d’être, et cependant il éprouvait un plaisir égal à celui qu’aurait pu lui faire éprouver la vue de toutes les formes et de toutes les choses. Son cœur était rempli de désirs, et cependant ses désirs étaient comblés, son âme était joyeuse et contente ; ses souhaits et ses vœux étaient accomplis. Le Frère Prêcheur ne faisait que contempler cette lueur resplendissante, et il s’oubliait complètement, lui et toutes les autres choses. Était-il jour, était-il nuit ? Il ne le savait pas. C’était comme une manifestation de la douceur de la vie éternelle, dans la sensation du repos et du silence. Il dit alors : « Si ce que je vois et ce que je ressens n’est pas le royaume des cieux, je ne sais vraiment pas ce qu’il peut être, car toutes les peines possibles ne peuvent certainement pas mériter cette joie à celui qui doit la posséder éternellement. » Cette extase dura bien un demi-heure ou une heure. Il ne put savoir si son âme était restée dans son corps ou si elle en avait été séparée. Lorsqu’il reprit ses sens, il lui sembla revenir d’un autre monde.

55 . Prêtre dominicain catholique allemand. D’un ravissement surnaturel qu’éprouva le serviteur, p.16, chapitre troisième.

Thérèse d’Avila (1515-1582)/56

Toutes nos puissances sont endormies, et même profondément endormies par rapport à toutes les choses du monde et à nous-mêmes. Et en vérité, l’âme est comme privée de sentiment durant le peu de temps que dure cette oraison d’union ; et le voudrait-elle, il lui serait impossible de penser. Aussi elle n’a pas besoin d’user d’artifice pour suspendre son entendement. Si elle aime, elle est dans un tel sommeil qu’elle ignore comment elle aime, ni ce qu’elle voudrait. Enfin, elle est comme complètement morte au monde pour vivre davantage en Dieu ; voilà pourquoi c’est une mort délicieuse.

Jean de la Croix (1542-1591)/57

J’entrai où je ne savais
Et je restai ne sachant
Toute science dépassant

Je ne sus pas où j’entrais
Pourtant quand là je me vis
Sans savoir où j’étais
Grandes choses je compris
Je ne dirai ce que je sentis
Car je restai ne sachant
Toute science dépassant

De paix et de piété
La science était parfaite
En profonde solitude
entendue directement
c’était chose tant secrète
que je restai balbutiant
toute science dépassant

J’étais tant pénétré
tant absorbé tant ravi
que mon sens demeura
de tout sentir privé
et l’esprit fut doté
d’un entendre sans entendre
toute science dépassant. […]

56. Le château de l’âme, Cinquième demeure, Cbapitre I, Œuvres
complètes, éditions du Cerf.
57 . Poésies, GF-Flammarion, p. 123


Benoît de Canfield (1562-1610)/58

A peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie [la musique de l’orgue] que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux ; étant tout hors de moi, transporté en Vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde […] me trouvant tout enflammé du feu de Votre amour.
[…] Elle est chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée en l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait fel un même esprit avec Dieu. /59

58. Anglais, réfugié en France.
59. Benoît de Canfield, La règle de perfection, texte présenté et établi par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, Paris 2009.

Jakob Böhme (1575-1624)/60

Jamais je n’ai nourri le désir de connaître quelque chose du Mystère divin, encore moins compris comment le chercher et comment le trouver. […] Avec sérieux je priai Dieu de me donner son Esprit Saint et sa grâce pour qu’il me bénît en lui et pour qu’il me conduisît, pour qu’il m’ôtât ce qui me détournait de lui, afin que je m’abandonnasse entièrement à lui […]
Dans cette recherche et dans ce désir qui m’animaient avec un sérieux extrême, f...] la porte s’était ouverte devant moi, si bien qu’en un quart d’heure j’ai vu et j’ai su plus que si j’avais fréquenté l’université pendant de nombreuses années. Cela m’a grandement étonné, je ne savais pas ce qui m’arrivait, et alors, j’ai tourné mon cœur vers la louange de Dieu.
En effet, je vis et je connus l’être de tous les êtres, le fonds et le sans-fonds, également la naissance de la sainte Trinité, l’origine et l’état originel de ce monde et de toutes les créatures par la Sagesse divine.

Jean de Bernières (1602-1659)/61

Mon oraison donc est un vide de toutes créatures où l’âme ne fait rien, ce lui semble, que d’entrer dans une particulière possession de Dieu qui fait en elle ce qui lui plaît sans qu’elle le sache ni qu’elle en ait le discernement. Avant que d’être établi en cet état, il y a bien à souffrir de la part de l’imagination et de l’esprit humain qui vont continuellement proposant leurs images, espèces, lumières et sentiments, à cause de la longue habitude qu’ils avaient de le faire. L’âme doit être fidèle à demeurer dans le vide de tout cela, se rendant très passive et laissant écouler toutes les choses susdites. Les livres mêmes et les bonnes lectures en cet état sont nuisibles, car cela appuie la manière ordinaire d’opérer et fortifie l’ancienne béatitude, de sorte que l’âme qui a goûté de certaine passivité, ne peut plus pour l’ordinaire s’en servir.

60. Épîtres théosophiques, Monaco, 1980, ed. et trad. Bernard Gorceix, p. 196.
61. Le chrétien intérieur, texte établi et présenté par Dominique et Murielle Tronc, Edition Arfuyen, De la contemplation très épurée (VII, 19), p. 138.

Jeanne-Marie Guyon (1648-1717)/62

Mon oraison fut, dès le moment dont j’ai parlé, vide de toutes formes, espèces et images ; rien ne se passait de mon oraison dans la tête, mais c’était une oraison de jouissance et de possession dans la volonté, où le goût de Dieu était si grand, si pur et si simple, qu’il attirait et absorbait les deux autres puissances de l’âme (entendement, mémoire) dans un profond recueillement. Sans acte ni discours… C’était une oraison de foi savoureuse qui excluait toute distinction, car je n’avais aucune vue ni de Jésus-Christ, ni des attributs divins : tout était absorbé dans une foi savoureuse, où toutes distinctions se perdaient pour donner lieu à l’amour d’aimer avec plus d’étendue, sans motifs, ni raisons d’aimer. Cette souveraine des puissances, la volonté, engloutissait les deux autres puissances. Et leur ôtait tout objet distinct pour les mieux unir en elle, afin que le distinct, en ne les arrêtant pas, ne leur ôtât pas la force unitive. Et ne les empêchât pas de se perdre dans l’amour. Ce n’est pas qu’elles ne subsistassent dans leurs opérations inconnues et passives, mais c’est que la lumière générale pareille à celle du soleil absorbe toutes lumières distinctes. Et les met en obscurité à notre égard, parce que l’excès de sa lumière les surpasse toutes…
Si l’on demande à cette âme ce qu’elle fait, elle dira qu’elle n’en sait rien mais qu’elle est très contente. Demandez-lui si elle voit et si elle aperçoit quelque chose : elle dira qu’elle ne voit, ne distingue et n’aperçoit rien, et que cependant elle a au dedans d’elle une occupation que les objets du dehors et tout ce qui est de son état n’interrompent point, qu’un seul et unique objet sans objet l’occupe et l’absorbe pour ainsi dire. Elle passerait les jours et les nuits en cet état sans s’ennuyer ni se fatiguer. Elle n’a ni motif connu, ni raison distincte d’aimer, mais elle aime au-dessus de toute connaissance de toute expression, et même souvent au-dessus de toute perception/63.
[…] Il en est ainsi de l’âme perdue en Dieu : elle ne peut plus rien dire de ses dispositions présentes, elle peut parler du passé et écrire dans le général ce qu’on lui fait écrire de la vie intérieure ; mais lorsqu’on lui demande sa disposition, elle est interdite et étonnée, n’en connaissant aucune et ne sachant ce qu’on lui veut dire, non plus qu’un petit enfant ignorant/64.

62 . Jeanne-Marie Bouvier de La Motte, appelée couramment Madame Guyon, mystique française. Dominique et Murielle Tronc ont publié une grande partie de son œuvre aux éditions Champion, Les deux océans, Arfuyen, Phénix…
63 . Madame Guyon, De la vie intérieure, Phénix Éditions et Dominique Tronc, Paris 2000, p. 414.
64 . Ibid., p. 114.

Râmakrishna (1836-1886)/65

La chambre avec ses portes et ses fenêtres, le temple, tout ce qui m’entourait, s’évanouit à mes regards. Il me sembla que plus rien n’existait. A la place des choses, je ne vis plus qu’un océan étincelant, dont les vagues furent en un instant, sur moi, me roulant, me submergeant complètement. Je tombai suffoqué et perdis conscience.

65. Mystique bengali hindouiste. Enseignements de Râmakrishna, 1942, Maisonneuve, Paris.

Aurobindo (1872-1950)/66
[…] Ma première expérience majeure — radicale et submergeante, bien qu’elle ne fût, comme il apparut plus tard, ni finale ni complète — est venue après l’exclusion et la mise en silence de toute pensée. Il y eut d’abord ce qu’on pourrait appeler une conscience spirituellement substantielle ou concrète du calme et du silence, puis la conscience de quelque réalité unique et suprême en présence de quoi les choses existaient seulement en tant que formes qui n’étaient aucunement substantielles, ni réelles, ni concrètes. Mais tout cela était apparent à une perception spirituelle, à un sens essentiel et impersonnel, et il n’y avait pas le moindre concept ou idée de réalité ou d’irréalité ou d’aucune autre notion, car tout concept ou idée était mis en sourdine ou plutôt totalement absent dans le calme absolu. Ces choses m’étaient connues directement par la pure conscience et non par le mental, aussi n’y avait-il aucun besoin de concepts ou de mots ou de noms.
66 . Aurobindo Ghose dit Sri Aurobindo, philosophe hindou, écrivain, mystique. Lettres, vol. I, p. 269, Adyar, Paris, 1950.


Ces extraits ont présenté quelques-uns des éléments caractéristiques de l’intériorité mystique :
– la spontanéité de l’Éveil pour le Buddha
– la perplexité par-delà toute certitude pour Abu Sa'id
– la fulguration de l’instant pour Râmakrishna
– le calme qu’induit la suspension du mental pour Aurobindo
– le ravissement de l’âme hors du corps pour Suso
– la mise en sommeil des puissances pour Thérèse d’Avila
– le non-savoir essentiel pour Jean de la Croix
– la perte du sentiment du moi et du monde pour Canfield
– l’efficience de la grâce pour Jakob Bôhme
– le vide de toute forme pour Jean de Bernières
– la force unitive de l’amour pour Madame Guyon.
[…]




Bibliographie


J’ai distribué les sources par entrées qui s’approchent de l’ordre chronologique. Les voici dans l’ordre de première rencontre :


D’une lyre à cinq cordes (Philippe Jaccottet), Gallimard, 1996

Jean de La Croix, Poésies complètes, Nouvelle traduction intégrale et avant-propos de Bernard Sesé

The Oxford Book Of English Mystical Verse, Oxford At the Clarendon Press 1917, 1932.

George Herbert poète saint anglican (1593-1633) par A. J. Festugière, o. p. Paris Vrin 1971

La poésie religieuse chez George Herbert (J.-M. Maguin, IRCL) « La Poésie mystique au XVIIe siècle », Montpellier, 11 et 12 mai 2005

Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.

Poètes baroques allemands traduits et présentés par Marc Petit, Librairie François Maspero, Paris, 1977. 

Angelus Silesius, Pèlerin Chérubinique : Cherubinischer Wandersmann, Traduit, Préfacé et Commenté par Henri Plard, Aubier, 1946.

Poésies spirituelles du p. j. j. Surin par Etienne Catta Paris, Vrin, 1957
       
Cantiques spirituels de l’Amour divin a cura di Benedetta Papasogli Leo S. Olschki Firenze

Pascal, Œuvres  complètes, « L’Intégrale », Seuil, 1963, par L. Lafuma 

Nicolas Barré, Le Cantique spirituel suivi de lettres spirituelles, Arfuyen, 2004

The Golden Age of Spiritual Writing Thomas Traherne Poetry and Prose Selected and introduced by Denise Inge 

D’une lyre à cinq cordes Traductions de Philippe Jaccottet/NRF /1946-1995

Friedrich Hölderlin, Oeuvres  /sous la direction de Philippe Jaccottet/Bibliothèque de la Pléiade/NRF/1967 

Armel Guerne, Les romantiques allemands, rééd. Phébus, 2004
 
« Le naufrage du Deutschland » suivi de Poèmes gallois & Sonnets terribles traduit de l’anglais par rené gallet. présenté par geoffrey hill. La Différence, 1991

Anthologie de la poésie russe (Katia Granoff) 1961, Librairie Gallimard.

Haïm Nahman BIALIK 1873-1934 Un voyage lointain Poèmes traduits de l’hébreu par Ariane Bendavid Éditions Stavit

Ossip Mandelstam, Tristia et autres poèmes choisis et traduits du russe par François Kérel © Éditions Gallimard, 1975.

René DAUMAL 1908-1944 La Grande Beuverie GALLIMARD 1938 LE MONT ANALOGUE GALLIMARD 1952 Poésie noire, poésie blanche GALLIMARD 1954 

Henri Michaux, Face à ce qui se dérobe, Paris, Gallimard, 1975

ANTHOLOGIE DU CHAMANISME, Cinq cents ans sur la piste du savoir, Une anthologie rassemblée et présentée par Jeremy Narby et Francis Huxley, Albin Michel, 2018.

EUGÈNE DE MONTALEMBERT & CLAUDE ABROMONT, GUIDE DES GENRES DE LA MUSIQUE OCCIDENTALE Librairie Arthème Fayard et Éditions Henry Lemoine, 2010,

Gilles Cantagrel, De Schütz à Bach/La musique du Baroque en Allemagne, Fayard, 2011 — Gilles Cantagrel, Le moulin et la rivière Air et variations sur Bach, Fayard, 2012 — Gilles Cantagrel, Les Cantates de J.. — S. Bache, textes, traductions, commentaires, Fayard, 2010 

Lilan Silburn, Le Vijñana bhairava, E. de Boccard, 1961

Philippe Jacottet Cahier de verdure, coll. Poésie, Gallimard.

L’Instant mystique/Notes sur les instants et extraits thématiques dans l’œuvre de Lilian Silburn, Robert Bogroff, 2019

« Chronologie mystique I Des origines à 1600 », DT « Chronologie mystique II De 1600 à nos jours », DT « Expériences mystiques VI Figures hors cadres après 1800 », DT 








Fénelon

Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.

Ô pur amour, achève de détruire
Ce qu’à tes yeux il reste encore de moi. 
Divin vouloir, daigne seul me conduire : 
Je m’abandonne à ton obscure foi.

En quelque état que cet ordre me mette, 
Les yeux fermés, pleinement j’y consens : 
C’est pour lui seul que mon âme fut faite. 
C’est à lui seul que j’offre mon encens.

Je ne suis plus désormais à moi-même ; 
Dieu me possède et je ne sens que lui : 
L’Éternel en mon cœur vit et s’aime, 
Il en arrache et bannit tout appui.

Poésies.

Je ne puis plus me dépeindre moi-même, 
Je ne sais plus ce que devient mon cœur : 
Ce que je hais, en un moment je l’aime : 
En moi tout passe, excepté ma langueur.

Je ne vois plus chemin, sentier, ni trace, 
Vois-je un sommet de rochers escarpé, 
Tout aussitôt, c’est par là que je passe, 
Prêt à tomber du roc où j’ai grimpé.

Amour, amour, que veux-tu que je fasse ? 
Je ne sais plus ce que tu fais en moi ; 
Ce qui s’imprime en un moment s’efface : 
Tu m’ôtes tout jusqu’à ta propre loi.

Tu veux régner, amour, et tu te caches ; 
Sans t’expliquer, tu demandes toujours.
Amour cruel, tu crains que je ne sache 
De tes chemins réglés suivre le cours.

C’est peu pour toi que n’avoir plus de vie
Et qu’abîmer ce Moi jadis si cher ;
Il faut encore craindre ta jalousie
Suivre à l’aveugle et n’oser te chercher.

Eh bien c’est fait : je ne sais plus si j’aime, 
Je ne veux plus songer à le savoir.
Dieu dans mon cœur s’aimera seul lui-même : 
Il fera tout sans me le laisser voir.




Incipit suivant l’ordre des pièces collectées


Début des poèmes et textes. Éditions séparées par «  &  ».

Souvent « / » précède une origine ou un deuxième vers jugé utile pour préciser le contenu de la pièce.


La Perle évangélique
Si je veux parvenir à ce noble néant 

Luis de Léon
L’air s’apaise et se revêt/De beauté et de pure lumière

Thérèse de Jésus
Alma, buscarte has en Mí

Juan de la Cruz/Jean de la Croix
Dans une nuit obscure,/En una noche oscura,
Où t’es-tu caché, mon Aimé/ ! Adônde te escondiste,
Ô flamme d’amour vive,/ ! Oh llama de amor viva,
Je suis entré où ne savais,/Entréme donde no supe,
Je vis sans vivre en moi,/Vivo sin vivir en mi,
En quête d’un amour lancé,/Tras de un amoroso lance, 
Un pastoureau, seul, est en peine,/Un pastorcico solo estd penado,
Je sais la source qui jaillit et fuit
	malgré la nuit. /Que bien sé yo la fonte que mana y corre, 
	aunque es de noche.
&
Sans arrimage et arrimé,/Sin arrimo y con arrimo, 
Pour toute la beauté/Por toda la hermosura

Englishmen (XVIe – XVIIe)
ANONYMOUS I Am the wind which breathes upon the sea, 
ROBERT SOUTHWELL O Life! what letts thee from a quicke decease? 
JOHN DONNE Let mans Soule be a Spheare, and then, in this, 
CHRISTOPHER HARVEY Unfold thy face, unmaske thy ray, 
ANDREW MARVELL SEE how the orient dew / Shed from the bosom of the Morrn 
HENRY VAUGHAN Ah ! fausse vie ! tu n’es rien que du clinquant !
I Saw Eternity the other night
The darksome States-man hung with weights and woe
THOMAS TRAHERNE Sure Man was born to meditate on things, 
ISAAC WATTS Far in the Heavens my God retires 

Johne Donne
More subtle than the parent is / Love must not be
Thou hast made me, and shall thy work decay?
That of that providence of God, that studies the life of every weed…

Marie des Valees
Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye…
 « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. »
« Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » 
« Audience, audience, ô grande mer d’amour. »

Georges Herbert
If as a flowre doth spread and die,
Bright spark, shot from a brighter place,
How fresh, O Lord, how sweet and clean 
&
 « Un coup de poing sur la table, et je criai : “Assez'
« Quand tout d’abord tu attiras à toi mon cœur,
« I read, and sighe, and wish I were a tree;
« Je sais les chemins du Savoir : et la source et les canaux
« Hors d’ici, Désespoir ! Mon doux Seigneur écoute.
« Comme une rose, avant de mourir, s’ouvre toute,
« Écrire un vers ou deux, c’est tout l’hommage/Que je puis rendre.
« J’allais toujours, voyant devant moi la colline/De mon espoir. 
« Que purs, Seigneur, que doux, que frais,/Sont tes retours. 
« Viens, ma Voie, ma Vérité, ma Vie.
Suave jour, si frais, si calme, si brillant,
&
Mon Dieu, où est cette ancienne ferveur pour toi,
De longue date tenancier d’un riche Seigneur,
Vas-t-en, désespoir ! mon gracieux Seigneur entend.
 Je martelai la table, criai : Assez.
Quand Dieu d’abord. fit l’homme,

Poésie du Continent
Giordano BRUNO “Se la farfala  al suo splendor ameno / “Quand le papillon vole vers la lumière au doux éclat
Philippe DESPORTES La vie est une fleur espineuse et poignante, Georg Rodolf WECKHERLIN Ta vie, dont nous pleurons la fin,
Quirinus KUHLMANN 
Vous qui criblez fiévreux les sables de Cuba,
Quelle lueur de jaspe ? Remparts jaspés ! 
Rémi BELLEAU Délivre-moi de peine et de langueur,
Claude HOPIL 
Je suis seul sans mon Roy, ne pouvant seulement 
Acte très-simple et pur, essence très-abstraicte, 
Jean de LABADIE Source de multitude ! Adorable unité !
François MALAVAL Pourquoy me fuyez-vous, vive source de grace Agrippa D’AUBIGNÉ Dans l’épais des ombres funèbres,
… Mais quoi ! c’est trop chanté, il faut tourner les yeux
… La voix des Saints unis avec celle des Anges, 
Nicolas Bernard de JAVERSAC Voyez le Créateur qui s’est fait créature,
Paul Dumas MARTIAL de Brives Je vis, mais c’est hors de moy-mesme,

Angelus Silesius
Le Pèlerin chérubinique (choix de distiques)
L’âme est un cristal, la Déité sa lumière
Arrête, où cours-tu donc, le ciel est en toi
Dieu est vraiment néant, et s’il est quelque chose, Il ne l’est
qu’en moi seul,
La rose est sans pourquoi,
… Pourquoi donc le chercher à la porte d’un autre ?
Sors, et Dieu entrera, meurs à toi, tu vivras pour Dieu,
… regarde donc qui porte l’amour au cœur et dans les mains.
… le Verbe éternel naît encore aujourd’hui…
Quand tu amènes ton navire dans la haute mer de la Déité,
Dieu est le soleil éternel, je suis un rayon parti de lui 
Dieu est l’amour lui-même, et ne fait rien qu’aimer. 
Dieu place lui-même la flèche, Dieu tend lui-même l’arc…

Catharina Regina von GREIFFENBERG 
Ce qu’il faut dire de Dieu, c’est lui-même qui l’insuffle.
Ah, peux-tu regarder, mon cœur, le ciel sans larmes,
Malheur, chaque jour mon pain : /Ah, de joie quelle famine ! 
Silence et force, espérer, clandestin vivre au secret ;
On m’interdit les dons cléments du ciel, qu’importe !
Anges ! sonnez les trompettes ! Séraphins, chantez, tintez,
Éclair non vu, ô toi claire-obscure lumière,
Lance-toi, mon âme, au ciel, hors du vide temporel !
Printemps : emblème de la vie éternelle
La belle armée des fleurs est rentrée en campagne
Pas seulement les arbres, mon cœur aussi bourgeonne.
Adorable musique : quand temps et joie s’accordent,
Toi le fort, Dieu-Tonnerre ! Donne au tonnerre force,
Ah, toi beau champ blanc, la tente/Des mille oiseaux jubilants, 
Verse-joie, porte-récolte, cuit-l’année comblé de bien,

Jean-Joseph SURIN
… il me vint pour lors en l’esprit : « Mais pourtant tu es damné »
… pour le regard de Dieu, ils sont très peu instruits
Ceux qui sont en bas, ayant ouï parler des mer­veilles
… en cette sorte d’oraison, puisse être dite demeurer sans opération ? 
Elle doit regarder Dieu comme une immensité d’être
… Dieu veut les âmes gaies et au large, et non pas rampantes 
Quand Dieu a fait passer l’âme par les travaux
Dieu s’étant uni à l’homme
Je n’ai plus rien à prétendre, …. J’ai trouvé ma liberté.
Je veux aller courir parmy le monde,
&
Tout ainsi comme l’or bouille dans la fournaise,
L’Âme qui d’un beau feu sainctement eslancée
Incomparable ouvrier, riche dans ton ouvrage,
À paine peut parler celuy qu’Amour inspire,
Les foudres redoutés par l’humaine foiblesse,
Je chante d’un grand cœur et d’une haleine forte
&
Saint François d’Assise. /Un jour je vis un séraphin
Dieu vient d’allumer/Un feu dedans moi pour me consumer,
Qu’il est bon d’adhérer à Dieu,
Je veux aller courir parmi le monde….Il me suffit que l’Amour me 	demeure.
Amour est venu ce matin
Quand on me parle d’aimer
Amour me vantant son pouvoir
Quelqu’un hors de ma connaissance/S’est rendu maître de mon cœur ;
Que l’âme doncques soit instruite/Qu’il faut toujours demeurer coi,
Sus ! dites-nous votre voyage,
Je veux dire comment me traite/Amour 
Ceux à qui l’Amour en sa gloire/A donné de son vin à boire
Amour rompant toutes les portes 
On a beau parler des richesses
Pendant que je vivois,/J’avois grandes richesses
Amour, par grand faveur/M’a mené dans sa cave :
Se faut-il étonner/Si j’ai l’esprit si libre,
Hé quoi ! faut-il que l’on s’étonne,/Si je suis à prier le soir et le matin, 
Quelque tourment que j’endure,/Je ne saurois craindre rien,
Depuis que j’ai bu dans la Coupe/