Collecte par Dominique Tronc
2020.
D’UNE LYRE À CINQ CORDES
Traductions de Philippe Jaccottet/NRF/1946-1995
I Chaque jour je m’en vais, cherchant toujours une autre voie, Et j’ai sondé depuis longtemps tous les chemins ; Là-haut je hante la fraîcheur des cimes, et les ombrages. Et les sources ; l’esprit erre de haut en bas Cherchant la paix : tel le fauve blessé dans les forêts Où l’abritait naguère l’ombre de midi ; Mais la tanière verte ne conforte plus son cœur, Il gémit, sans sommeil, où l’aiguillon le traque ; Nul secours de la fraîche nuit, de la chaude lumière, Et dans les eaux du fleuve il baigne en vain ses plaies. Et de même qu’en vain la terre lui offre ses simples, Que nul souffle n’apaise la cuisson du sang, En ira-t-il ainsi de moi, bien-aimés, et personne Qui de mon front écarte ce funeste rêve ? II Certes, il ne sert à rien, dieux de la mort ! quand une fois Vous le tenez, l’homme dompté, entre vos griffes, Quand vous l’avez, cruels, entraîné dans l’horrible nuit, De chercher, de gémir ou de vous insulter ; Ni même d’endurer patiemment l’exil craintif Et avec le sourire votre sobre chant ! S’il le faut, renonce à guérir, et dors plutôt sans bruit ! Pourtant demeure une espérance en moi, tenace, Tu ne peux pas encore, ô mon âme, non, pas encore Te résigner, tu rêves au plus froid du sommeil ! Nulle fête… et pourtant je voudrais couronner mon front : Ne suis-je donc pas seul ? Il faut que de très loin Me soit venu un signe, et je dois sourire, surpris, De me sentir ainsi comblé dans la douleur. III Lumière de l’amour ! éclaires-tu aussi les morts ? Signes d’un temps meilleur, brillez-vous dans ma nuit ? Soyez, gracieux jardins, et vous, montagnes empourprées, Les bienvenus, et vous, muets chemins des bois, Témoins d’un tel bonheur, et vous étoiles souveraines Dont les regards alors m’ont tant de fois béni ! Et vous, amants aussi, ô beaux enfants du jour de mai, Calmes roses, et vous, lys, que de fois je vous loue ! Sans doute les printemps s’en vont, une année chasse l’autre, Alternant, combattant, ainsi le temps passe en orages Au-dessus des mortels, mais non pour les yeux bienheureux, Et aux amants une autre vie est accordée. Car les jours, les ans des astres, tous étaient, Diotima ! Autour de nous éternellement réunis.
[c. Emmanuel]
En bleu adorable fleurit
Le toit de métal du clocher. Alentour
Plane un cri d’hirondelles, autour
S’étend le bleu le plus touchant. Le soleil
Au-dessus va très haut et colore la tôle,
Mais silencieuse, là-haut, dans le vent,
Crie la girouette. Quand quelqu’un
Descend au-dessous de la cloche, les marches, alors
Le silence est vie ; car,
Lorsque le corps à tel point se détache,
Une figure sitôt ressort de l’homme.
Les fenêtres d’où tintent les cloches sont
Comme des portes, par vertu de leur beauté. Oui,
Les portes encore étant de la nature, elles
Sont à l’image des arbres de la forêt. Mais la pureté
Est, elle, beauté aussi.
Du départ, au-dedans, naît un Esprit sévère ;
Si simples, sont les images, si saintes,
Que parfois on a peur, en vérité,
Elles, ici, de les décrire. Mais les Célestes,
Qui sont toujours bons, du tout, comme riches,
Ont telle retenue, et la joie. L’homme
En cela peut les imiter.
Un homme, quand la vie n’est que fatigue, un homme
Peut-il regarder en haut, et dire : tel
Aussi voudrais-je être ? Oui. Tant que dans son cœur
Dure la bienveillance, toujours pure,
L’homme peut aller avec le Divin se mesurer
Non sans bonheur. Dieu est-il inconnu ?
Est-il, comme le ciel, évident ? Je le croirais
Plutôt. Telle est la mesure de l’homme.
Riche en mérites, mais poétiquement toujours,
Sur terre habite l’homme. Mais l’ombre
De la nuit avec les étoiles n’est pas plus pure,
Si j’ose le dire, que
L’homme, qu’il faut appeler une image de Dieu.
Est-il sur la terre une mesure ? Il n’en est
Aucune. Jamais monde
Du Créateur n’a suspendu le cours du tonnerre.
Elle-même, une fleur est belle, parce qu’elle
Fleurit sous le soleil. Souvent, l’œil
Trouve en cette vie des créatures
Qu’il serait plus beau de nommer encore,
Que les fleurs. Oh ! comme je le sais ! Car
À saigner de son corps, et au cœur même, de n’être plus
Entier, Dieu a-t-il plaisir ?
Mais l’âme doit
Demeurer, je le crois, pure, sinon, de la Toute-Puissance avec ses ailes approche
L’aigle, avec la louange de son chant
Et la voix de tant d’oiseaux. C’est
L’essence, c’est le corps de l’être.
Joli ruisseau, oui, tu as l’air touchant
Cependant que tu roules, clair comme
L’œil de la Divinité par la Voie lactée,
Comme je te connais ! des larmes, pourtant,
Sourdent de l’œil. Une vie allègre, je la vois dans les corps mêmes.
De la création alentour de moi fleurir, car
Je la compare sans erreur à ces colombes seules
Parmi les tombes. Le rire,
On le dirait, m’afflige pourtant, des hommes
Car j’ai un cœur.
Voudrais-je être une comète ? je le crois. Parce qu’elles ont
La rapidité de l’oiseau ; elles fleurissent de feu,
Et sont dans leur pureté pareille à l’enfant. Souhaiter un bien plus grand,
La nature de l’homme ne peut en présumer.
L’allégresse de telle retenue mérite elle aussi d’être louée
Par l’Esprit sévère qui, entre
Les trois colonnes souffle, du jardin.
La belle fille doit couronner son front
De fleur de myrthe, parce qu’elle est simple
Par essence, et, de sentiments.
Mais les myrthes sont en Grèce.
Que quelqu’un voie dans le miroir, un homme,
Voie son image alors, comme peinte, elle ressemble
À cet homme. L’image de l’homme a des yeux, mais
La lune, elle, de la lumière. Le roi Œdipe a un
Œil en trop, peut-être. Ces douleurs, et
D’un homme tel, ont l’air indescriptibles,
Inexprimables, indicibles. Quand le drame
Produit même la douleur, du coup la voilà. Mais
De moi, maintenant, qu’advient-il, que je songe à toi ?
Comme des ruisseaux m’emporte la fin de quelque chose, là,
Et qui se déploie telle l’Asie. Cette douleur,
Naturellement, Œdipe la connaît. Pour cela, oui, naturellement.
Hercule a-t-il aussi souffert, lui ?
Certes. Les Dioscures dans leur amitié n’ont-ils pas,
Eux, supporté aussi une douleur ? Oui,
Lutter, comme Hercule, avec Dieu, c’est là une douleur. Mais
Être de ce qui ne meurt pas, et que la vie jalouse,
Est aussi une douleur.
Douleur aussi, cependant, lorsque l’été
Un homme est couvert de rousseurs —
Être couvert des pieds à la tête de maintes taches ! Tel
Est le travail du beau soleil ; car
Il appelle toute chose à sa fin. Jeunes, il éclaire la route aux vivants,
Du charme de ses rayons comme avec des roses.
Telles douleurs, elles paraissent, qu’Œdipe a supportées,
D’un homme, le pauvre, qui se plaint de quelque chose.
Fils de Laius, pauvre étranger en Grèce !
Vivre est une mort, et la mort est aussi une vie.
ŒUVRES/Volume publie sous la direction de Philippe Jaccottet/Bibliothèque de la Pléiade/NRF/1967.
Vous avancez là-haut dans la lumière
Sur un sol tendre, bienheureux génies ;
Les souffles scintillants des dieux
Vous effleurent à peine,
Ainsi les doigts musiciens
Les cordes saintes.
Les habitants du Ciel vivent purs de Degtin
Comme le nourrisson qui dort ;
Gardé avec pudeur
En modeste bouton,
L’esprit éternellement
Fleurit en eux.
Et les yeux bienheureux
Considèrent la calme
Éternelle clarté.
Mais à nous il échoit
De ne pouvoir reposer nulle part.
Les hommes de douleur
Chancellent, tombent
Aveuglément d’une heure
À une autre heure,
Comme l’eau de rocher
En rocher rejetée
Par les années dans le gouffre incertain.
[…]
J’ai vécu ; de même que du faîte des arbres
La floraison tombe en pluie avec le fruit d’or
Et comme du sol obscur fleur et grain jaillissent,
La joie m’est venue de peine et détresse
Et amies sont descendues les forces du ciel,
Dans la profondeur, Nature, sont recueillies
Les sources de tes hauteurs, et tes joies
Dans ma poitrine venaient toutes reposer,
N’y faisaient plus qu’un délice, et songeant
À la beauté de la vie, souvent ma ferveur
N’élevait plus qu’une seule prière aux Dieux :
Dès lors que, ce bonheur sacré, je ne saurais
Plus le supporter sans vertige de ma jeune force
Et qu’en moi, tels ces anciens favoris du Ciel,
L’esprit tournerait en folie sa plénitude,
Qu’ils m’avertissent, que vite ils m’envoient
Pour m’atteindre au cœur un destin inattendu,
En signe que le temps eSt arrivé
De la purification, que l’heure egt propice
À fuir sauvé dans une jeunesse nouvelle,
Afin que parmi les hommes l’ami des Dieux
Jouet ne devienne et dérision et scandale.
[…]
PATMOS
TOUT proche
Et difficile à saisir, le dieu !
Mais aux lieux du péril croît
Aussi ce qui sauve.
Dans la ténèbre
Nichent les aigles et sans frémir
Les fils des Alpes sur des ponts légers
Passent l’abîme.
Ainsi, puisqu’autour de nous s’amoncellent, dressées,
Les montagnes du Temps,
Et que les bien-aimés vivent là tout proches, languissant
De solitude sur les cimes séparées,
Ouvre-nous l’étendue des eaux vierges,
Ah ! fais-nous don des ailes, que nous passions là-bas, cœurs
Fidèles, et fassions ici retour !
Ainsi priais-je ; un Génie alors
Rapide au-delà de mon attente
Et si loin que jamais je n’eusse
LES lignes de la vie sont diverses
Comme les routes et les contours des montagnes.
Ce que nous sommes ici, un Dieu là-bas peut le parfaire
Avec des harmonies et l’éternelle récompense et le repos.
LORSQUE la blanche neige embellit les prairies,
Qu’une haute clarté luit sur les vastes plaines,
L’été lointain nous charme, et doucement
Le printemps vient à nous tandis que l’heure fuit.
Le spectacle est magnifique, l’air eSt meilleur,
Le bois eSt clair et nul homme ne passe
Aux chemins qui sont trop écartés. Le silence fait naître
La majesté, — pourtant tout garde un air riant.
Le printemps n’est pas là pour enchanter les hommes
Avec l’éclat des fleurs, mais les étoiles
Sont claires dans le ciel ; on regarde avec joie
Le ciel au loin qui ne change presque jamais.
Les fleuves sont pareils aux plaines, les images
Sont, quoique éparses, plus distinctes, la douceur
De la vie se prolonge et la grandeur des villes
Ressort très nettement sur l’immense étendue.
QUAND d’en bas le printemps vient à la vie,
L’homme s’étonne, des mots nouveaux s’efforcent
En spiritualité, la joie est de retour,
Chant et chansons à cette fête se conforment.
La vie se fait de l’harmonie des temps,
Car esprit et nature toujours escortent le sens,
Et la perfection est une dans l’esprit,
Beaucoup se fait ainsi, et de nature presque tout.
le 24 mai 1758. Avec humilité SCARDANELLI.I
Inlassablement, Hölderlin a traité dans sa poésie ce mythe du poète et il faut y insister pour comprendre la passion de sa responsabilité, le désir d’absolu qu’il y a dans sa vie. Pour lui, le pieux fidèle des « Puissances », le monde est divisé en deux parties, tout à fait suivant la conception grecque, platonicienne. En haut « les immortels marchent heureux dans la lumière », inaccessible et pourtant participant à notre existence. En bas, au contraire, repose et travaille la masse obscure des mortels dans le moulin aveugle de l’action quotidienne 1 :
Notre race marche dans la nuit, elle y habite, comme dans l’Orcus,
Sans rien de divin. Les hommes sont comme soudés
À leur propre activité et chacun, dans le bruyant atelier,
Ne s’entend que lui seul, et ces sauvages travaillent beaucoup
D’un bras puissant et sans répit ; mais toujours et sans cesse
La peine de leurs bras reste stérile, comme l’œuvre des Furies.
Comme dans Le Divan occidental de Goethe, le monde se divise en deux parties, la nuit et la lumière, jusqu’au moment où l’aurore « a pitié de la souffrance », jusqu’au moment où paraît un médiateur des deux sphères. Car ce Cosmos ne serait qu’une double solitude, solitude des dieux et solitude des hommes, si entre eux ne se formait pas un lien bienheureux, mais fugitif, si le monde supérieur ne reflétait pas le monde inférieur et si celui-ci, à son tour, ne reflétait pas le précédent. Les dieux, eux aussi, là-haut, qui « marchent heureux dans la lumière », ne jouissent pas du bonheur, ils n’ont pas conscience de leur être, tant que cet être n’est pas senti par quelqu’un :
Oui, les éléments sacrés ont toujours besoin pour leur gloire,
Comme les héros ont besoin d’une couronne, du cœur des hommes, pour les connaître.
C’est ainsi que le bas aspire vers le haut et le haut vers le bas, c’est ainsi que l’esprit se tend vers la vie et que la vie s’élève vers l’esprit : toutes les choses de la nature immortelle n’ont pas de sens tant qu’elles ne sont pas connues de mortels, tant qu’elles ne sont pas aimées par les habitants de la terre. La rose ne devient véritablement rose que lorsqu’elle retient un regard contemplateur et le coucher du soleil ne devient une merveille que quand il se reflète sur la rétine d’un œil humain. De même que l’homme, pour ne pas périr, a besoin du divin, de même le divin, pour être vraiment, a besoin des hommes, et c’est pourquoi il appelle à la vie des témoins de sa puissance, une bouche qui le chante — le poète, qui, lui seul, en fait vraiment une divinité. Cette idée essentielle de la philosophie d’Hölderlin a beau, comme presque toutes ses idées poétiques, n’être pas de lui, elle a beau n’être qu’un emprunt « à l’esprit colosse » de Schiller, combien le froid concept de l’auteur des Dieux de la Grèce :
Le grand Maître des mondes était sans joie,
Quelque chose lui manquait, c’est pourquoi il créa des esprits,
Miroirs fortunés de sa béatitude.
… S’élargit ici. Combien est différente la vision orphique qu’a Hölderlin de la naissance du poète :
Et le Père sacré, lui qui a cependant en sa puissance,
Comme autant de pensées,
Assez de signes et de flammes et de flots,
Serait muet et solitaire,
Et triste dans ses ténèbres,
Et nulle part ne se retrouverait parmi les vivants,
Si la communauté terrestre n’avait pas un cœur pour chanter.
Ce n’est donc pas parce qu’il est triste ou parce qu’il s’ennuie dans son oisiveté, comme chez Schiller, que le Divin donne naissance au poète — toujours, chez Schiller, persiste l’idée que l’art n’est qu’un « jeu » supérieur —, c’est par une nécessité essentielle : sans le poète, le Divin n’existe pas ; à proprement parler, c’est le poète qui lui donne l’être. La poésie — et ici on touche le fond des idées d’Hölderlin — est une nécessité de l’Univers ; elle n’est pas seulement une création qui s’opère à l’intérieur du Cosmos, elle est vraiment l’appel à l’être du Cosmos lui-même. Les dieux n’envoient pas les poètes en ce bas monde par jeu, mais bien par nécessité : ils ont besoin de lui — lui, le « Messager de la Parole jaillissante » :
Mais les dieux sont fatigués
De leur propre immortalité ;
Ils ont besoin d’une chose, les Immortels,
Et cette chose, ce sont les héros et les hommes,
Ce sont les mortels. Oui,
Puisque les êtres célestes n’ont pas conscience de leur existence,
Il faut bien, s’il est permis de le dire,
Que quelqu’un d’autre leur révèle
Le sentiment de leur existence :
Ils ont besoin d’un pareil homme.
Ils ont besoin de cet homme-là, les dieux, et de même les humains ont besoin des poètes, qui sont
Les vases sacrés
Où se conserve le vin de la vie,
L’esprit des héros.
C’est dans les poètes que se concilient les deux parties de l’Univers, l’élément supérieur et l’élément inférieur, ce sont les poètes qui dissolvent le désaccord du dualisme dans l’harmonie nécessaire, dans la commune unité, car
Les pensées de l’esprit unanime
S’épanouissent silencieusement dans l’âme du poète.
Ainsi, à la fois élue et maudite, la personne du poète, née de la terre, mais pénétrée de divinité, s’interpose entre la solitude des dieux et celle des hommes, appelée qu’elle est à contempler divinement le Divin et à le rendre sensible aux habitants de la terre sous forme d’images terrestres. Le poète vient des hommes, mais il est exigé par les dieux : son existence est une mission, il est le degré sonore jusqu’où, « comme par un escalier, descendent les choses célestes ». Grâce au poète, l’obscure humanité vit symboliquement le Divin : comme dans le mystère du calice et de l’hostie, les hommes se nourrissent, dans sa parole, du corps et du sang de l’Infini. (Stefan Sweig, Le Combat avec le démon).
[Référence perdue ! Je préfère encore cette traduction à celle d’Armel Guerne. De ce dernier on aimera Les romantiques allemands, rééd. Phébus, 2004] I
Quel est l’être vivant, doué de sens, qui n’aime avant tout, parmi toutes les merveilles de l’espace épandu autour de lui, la lumière, joie de toutes choses, avec ses couleurs, ses rayons et ses ondes, et sa douce omniprésence lorsqu’elle est le jour qui point ? L’univers géant des astres inlassables la respire comme étant l’âme intime de la vie, et nage en dansant au sein de ses flots bleus ; la pierre étincelante éternellement endormie, la plante méditative qui puise la vie de la terre, l’animal fougueux et brûlant aux formes multiples, tous la respirent ; mais avant tout, l’Étranger superbe aux yeux pleins de pensée, dont la démarche semble planer et dont les lèvres sont délicatement closes, merveilleusement sonores. Telle une reine de la nature terrestre, elle appelle chaque force à d’innombrables métamorphoses, noue et dénoue des liens infinis, ceint chaque être de son image céleste.
Sa présence, à elle seule, manifeste la magnificence des royaumes du monde.
Loin d’elle je me détourne vers la sainte, inexprimable et mystérieuse Nuit. Le monde gît au-dessous de moi, sombre dans un gouffre : vide et solitaire demeure le lieu qu’il occupait. À travers les cordes du cœur, passe une mélancolie profonde. Je veux tomber en gouttes de rosée, je veux me mêler à la cendre. Lointains du souvenir, désirs de l’adolescence, rêves de l’enfance, brèves joies et vains espoirs de toute la longue vie, tous s’approchent en robes grises, comme la brume du soir après la descente du soleil. La lumière a étendu ses tentes joyeuses en d’autres lieux. Se pourrait-il qu’elle ne revînt jamais à ses enfants, qui, dans la foi de l’innocence, « attendent son retour ?
Qu’est-ce donc qui jaillit soudain du fond du cœur et dissipe la brise de mélancolie ? Te sommes-nous donc agréables, à toi aussi, sombre nuit ? Sous ton manteau, que portes-tu dont la puissance invisible touche mon âme ? Un baume précieux coule de tes mains, un pavot tombe de ta gerbe. Tu relèves les ailes pesantes de l’âme. Une émotion obscure et indicible nous saisit : je vois un visage sérieux, joyeusement effrayé, vers moi se pencher avec douceur et recueillement, et je reconnais sous les boucles enlacées la chère jeunesse de la Mère. Combien pauvre et puérile me semble à présent la Lumière ! Combien réconfortant, combien béni l’adieu du jour ! Ainsi, c’est seulement parce que la Nuit éloigne de toi tes serviteurs que tu as semé dans les immensités de l’espace ces sphères lumineuses, afin qu’elles proclament ta toute-puissance et annoncent ton retour durant le temps de ton absence ? Plus célestes que ces étoiles scintillantes nous paraissent les yeux infinis que la Nuit a ouverts en nous. Ils voient plus loin que les astres les plus lointains de ces innombrables armées ; sans avoir besoin de lumière, ils pénètrent les profondeurs d’une âme aimante, ce qui remplit un espace supérieur d’indicible béatitude. Louange à la reine du monde, à la haute annonciatrice des saints univers, à la gardienne du bienheureux Amour ! Elle t’envoie vers moi, délicate fiancée, aimable soleil de la nuit. C’est à présent que je veille, car je suis tien et mien. De la Nuit, tu m’as fait une révélation de ma propre vie. Tu as fait de moi un homme. Que ton feu spirituel dévore mon corps, qu’en une étreinte aérienne je m’unisse intimement à toi, et que dure alors éternellement notre nuit nuptiale.
Faut-il que le matin toujours renaisse ? La domination du Terrestre ne prendra-t-elle jamais fin ? Une activité funeste retarde l’arrivée céleste de la Nuit. Le sacrifice caché de l’Amour ne pourra-t-il jamais brûler éternellement ? Une durée limitée fut dévolue au Jour ; mais la domination de la Nuit ne connaît ni durée ni espace. Éternel est le temps du Sommeil. — Sommeil sacré ! ne ménage point tes dons, durant ce travail diurne de la terre, à ceux que la Nuit s’est consacrés ! Seuls les fous te méconnaissent et ne savent d’autre sommeil que cette ombre jetée sur nous par tes mains pitoyables au crépuscule de la véritable Nuit. Ils ne te sentent pas dans le flot doré des grappes, dans l’huile merveilleuse de l’amandier, dans le suc foncé du pavot. Ils ne savent pas que tu es celle qui environne de ses ailes le sein de la vierge délicate et en fait un Paradis. Ils ne soupçonnent pas que tu émerges des vieilles légendes, ouvrant le ciel et portant la clef de la demeure des bienheureux, messagère silencieuse de secrets infinis.
Jadis, comme je pleurais d’amères larmes, comme mon espérance s’était fondue en douleur et comme je me tenais debout, seul, auprès du tertre dénudé qui contenait, dans sa profondeur étroite et obscure, la forme de ma Vie ; seul comme ne fut jamais aucun solitaire, poussé par une inexprimable angoisse, sans force, et n’étant plus rien qu’une pensée de détresse ; comme je cherchais des yeux un secours, sans pouvoir avancer ni reculer, et me retenant avec une infinie langueur à cette vie qui me fuyait et s’éteignait, — alors descendit des espaces bleus, des cimes de mon ancienne félicité, un frisson crépusculaire, et le lien de la naissance, -- les chaînes de la Lumière, se rompirent d’un seul coup. La splendeur terrestre s’évanouit, et mon deuil avec elle ; la mélancolie reflua dans un monde insondable et nouveau. Extase nocturne, sommeil céleste, tu descendis vers moi ; le paysage s’éleva doucement ; au-dessus du paysage plana mon esprit délivré, régénéré. Le tertre devint un nuage, au travers duquel j’aperçus les traits transfigurés de la Bien-Aimée. En ses yeux reposait l’éternité ; je pris ses mains, et les larmes firent entre nous un lien lumineux, indéchirable. Au loin, les siècles reculaient comme des ouragans. À son cou, je pleurais sur ma vie nouvelle des larmes de ravissement. Ce fut le premier, le seul Rêve, et depuis lors j’ai mis une confiance éternelle et irréductible dans le Ciel de la Nuit, et dans sa lumière, la Bien-Aimée.
Je sais à présent quand viendra le dernier matin : quand la Nuit et l’Amour ne repousseront plus la Lumière, quand le sommeil devenu éternel ne sera plus qu’un inépuisable rêve. Je sens en moi une céleste lassitude. Long, fatigant fut mon pèlerinage à la sainte Tombe, pesante ma croix. Le flot cristallin, imperceptible aux sens vulgaires, jailli dans les profondeurs du tertre au pied duquel se brise la vague terrestre… celui qui goûta de son eau, celui qui se tint là-haut, sur la cime-frontière du monde, et jeta ses regards dans la contrée nouvelle, dans la demeure de la Nuit, — véritablement, celui-là ne revient pas à l’agitation du monde, au pays qu’habite la Lumière, éternellement sans repos.
Là-haut il se dresse des tentes, — tentes de paix, — il languit et il aime, il regarde au-delà, jusqu’à ce que l’heure bienvenue entre toutes le plonge au sein même de la Source. Tout ce qui fut terrestre flotte alors à la surface, et les tempêtes l’entraînent, mais ce qui fut sanctifié par le contact de l’Amour ruisselle sans contrainte, par des voies secrètes, jusqu’au domaine d’au-delà, et s’y unit, comme un parfum, aux bien-aimés endormis.
Cependant, Lumière joyeuse, tu réveilles encore cet homme las, tu l’appelles au travail et lui insuffles une vie joyeuse : ta séduction ne pourra me détacher de ce tertre moussu, monument du souvenir. Volontiers je vais mouvoir des mains actives, et je contemplerai toutes choses autour de moi, dans tous les lieux où tu auras besoin de moi ; je glorifierai ta pleine splendeur, je poursuivrai sans ennui l’étude de tes chefs-d’œuvre et de leurs rapports admirables ; je considérerai la marche pleine de sagesse de ta puissante et lumineuse Horloge ; j’approfondirai l’harmonie de tes forces et les règles de ce jeu merveilleux que jouent avec les temps les espaces innombrables. Mais l’intimité de mon cœur demeure fidèle à la Nuit et à l’Amour créateur, son enfant. Lumière, peux-tu m’offrir un cœur éternellement fidèle ? Ton soleil a-t-il un regard amical qui me reconnaisse ? Tes étoiles saisissent-elles ma main altérée ? Me rendent-elles une tendre pression de main, une parole caressante ? Est-ce toi qui as paré la Nuit de ses couleurs et d’un léger contour, ou est-ce la Nuit qui donna à ta parure un sens plus élevé, plus aimé ? Quelle volupté, quelle jouissance offre ta Vie, qui vaille les ravissements de la mort ? Tout ce qui nous exalte n’a-t-il pas la couleur de la Nuit ? Elle te porte maternellement et tu lui dois toute ta splendeur. Tu te serais évaporée en toi-même, tu aurais disparu dans l’espace sans bornes, si elle n’avait pas été là pour te contenir, pour te limiter, de telle sorte que tu devins chaleur et enfantas le monde. Véritablement, j’étais avant que tu ne fusses ; la Mère m’envoya, — avec mes frères et mes sœurs, pour habiter ton Univers et le sanctifier par l’Amour afin qu’il devînt un monument d’éternelle admiration ; pour y faire éclore des fleurs incorruptibles. Elles n’ont pas encore mûri, les pensées divines ; les traces de notre révélation sont encore peu nombreuses ; mais un jour ton Horloge sonnera la fin du temps, et ce jour-là, tu seras une avec nous, et, débordante de désir et de ferveur, tu t’étendras, tu mourras. En moi je sens venir le terme de ton activité, la liberté céleste, le bienheureux retour. Mes amères souffrances me font connaître que tu es éloignée encore de notre patrie, que tu résistes à l’antique et magnifique Ciel. Mais ta colère et ton tumulte sont vains. Incombustible se dresse la Croix, étendard victorieux de notre race.
Je poursuis ma route,
Et toute peine, un jour,
Me sera l’aiguillon
D’une volupté.
Encore un peu de temps,
Je serai délivré ;
Ivre, je dormirai
Dans le sein de l’Aimée.
Une vie infinie,
Puissante, ondoie en moi,
D’en haut je regarde
Et me penche vers toi.
En ce tertre moussu
Ton éclat va s’éteindre,
Une ombre t’apporte
La couronne de fraîcheur.
O Bien-Aimé, aspire
Mon être dans ton sein ;
Que je puisse dormir
Et que je puisse aimer :
Je pressens de la mort
Le flot de jouvence,
Mon sang se transforme
En baume éthéré.
Je vis durant le jour
Plein de courage et de foi,
Et meurs durant les nuits
Dans un brasier saint.
Sur les vastes tribus humaines régnait autrefois un destin de fer, puissance muette. Un bandeau sombre et lourd entourait leurs âmes angoissées ; la terre était illimitée, séjour et patrie des dieux. Depuis des éternités s’élevait son architecture mystérieuse. Sur les montagnes rougies du matin, dans la profondeur sacrée de la mer, habitait le soleil, la lumière vivante qui embrase toute chose. Un vieux géant portait le monde bienheureux. Enchaînés sous les montagnes, gisaient les fils primitifs de la terre, impuissants en leur fureur destructive, contre la nouvelle et magnifique race des dieux, et contre leurs parents, les hommes joyeux. La profondeur sombre et verte de la mer était le sein d’une déesse. Dans les grottes de cristal, un peuple exubérant se livrait au plaisir. Les fleuves, les arbres, les fleurs, et les animaux étaient doués de sens humain. Le vin, que versait l’incarnation visible de la jeunesse, était d’un goût plus exquis : un dieu dans les grappes ; une déesse aimante et maternelle croissant en riches gerbes d’or. La sainte ivresse de l’amour n’était que le culte suave de la plus belle déesse : fête éternelle et multicolore des enfants du ciel et des habitants de la terre, la vie bruissait comme un printemps à travers les siècles. Toutes les générations vénéraient naïvement la délicate Flamme aux mille formes, voyant en elle l’être le plus sublime du monde. Seule une pensée, un songe affreux,
Terrible, s’approchait des tables joyeuses
Et troublait les âmes d’une vive frayeur
Les dieux mêmes demeuraient impuissants
À consoler les âmes oppressées.
Mystérieuses étaient les voies de ce fléau,
Ni prière, ni don n’apaisaient sa colère.
« C’était-la Mort, survenue au festin
Pour y jeter l’angoisse et la douleur.
Dès lors, ayant quitté tout ce qui sur la terre
Émeus nos cœurs de suaves délices,
Séparé de ses bien-aimés, que tourmentait là-bas
Une vaine nostalgie, une longue douleur,
Le mort ne semblait plus pouvoir connaître
Qu’un rêve morne et qu’une lutte impuissante.
La vague de joie s’était brisée
À l’écueil d’un chagrin sans limites.
De son esprit hardi, de ses sens ardents,
L’homme sut embellir l’épouvantable larve.
Un doux adolescent éteint son flambeau, et s’endort…
Douce devient la mort comme un murmure de harpe.
Le souvenir se fond dans le fleuve des ombres.
Ainsi la poésie célébra notre triste redevance.
Mais indéchiffré demeura le secret de l’éternelle Nuit,
Grave avertissement d’une puissance lointaine.
Le vieux monde s’inclinait vers sa fin. Les jardins de plaisir de la jeune race se fanaient, et les hommes devenus adultes, n’ayant rien gardé de leur enfance, gravissaient les hauteurs libres et désertes de l’espace. Les dieux et leur cortège avaient disparu. La nature demeurait solitaire et sans vie. Avec des chaînes de fer, elle liait le nombre aride et la mesure sévère. Comme s’évaporant en poussière, la floraison incommensurable de la vie se dispersait en sombres notions. La foi, qui jadis conjurait le mal, s’était enfuie, ainsi que notre céleste compagne, ouvrière de métamorphoses et de fraternités innombrables, la Fantaisie. Un vent du Nord, froid et hostile, soufflait sur les prairies glacées, et le pays des merveilles, notre patrie, comme figé dans la mort, s’évanouissait au sein de l’éther. Les lointains du ciel se peuplaient de mondes lumineux. L’âme de l’univers s’était retirée avec ses puissances dans son sanctuaire le plus profond, dans l’espace supérieur de l’âme, pour y régner jusqu’au jour où poindrait la splendeur universelle. La lumière n’était plus le séjour ni le signe céleste des dieux, ceux-ci avaient jeté sur leur face le voile de la Nuit. La Nuit était devenue le sein puissant des révélations, en elles les dieux s’étaient retirés et endormis, afin d’en ressurgir un jour sous une forme plus magnifique aux yeux de l’univers transfiguré. Dans le peuple, méprisé de tous, mûri trop tôt, et devenu effrontément étranger à la bienheureuse innocence de sa jeunesse, dans le peuple apparut le Monde Nouveau, dont nul encore n’avait aperçu le visage dans la chaumière poétique de la pauvreté, un fils de la première Vierge-Mère, fruit infini d’une mystérieuse étreinte. La sagesse prophétique, et si riche en fleurs, de l’Orient, reconnut, la première, cet événement des temps nouveaux ; une étoile lui enseigna le chemin de l’humble berceau de son Roi. Au nom du vaste avenir, elle lui rendit l’hommage de l’or et de l’encens, suprêmes merveilles de la nature. Ce cœur céleste s’ouvrit solitairement en un calice de tout-puissant Amour, tourné vers le visage du Père, et reposant sur le sein de sa Mère sérieuse et douce qu’animait un pressentiment bienheureux. Avec une ferveur qui le divinisait, l’Enfant en fleur contemplait d’un regard prophétique les jours à venir : il voyait ses bien-aimés, les rejetons de sa souche divine, mais ne se souciait pas de son destin terrestre. Bientôt, des âmes naïves, éprises merveilleusement d’un profond amour, « assemblèrent autour de lui » Une vie nouvelle et inconnue germait à son approche comme une floraison. Des paroles inépuisables, et le plus joyeux de tous les messages tombaient de ses lèvres aimables comme les étincelles d’un esprit divin. Venu de rivages lointains, né sous le ciel joyeux de l’Hellade, un chanteur vint jusqu’en palestine, et voua son cœur à l’enfant miraculeux :
Tu es l’adolescent qui depuis bien longtemps
Se tient, profondément pensif, sur nos tombeaux,
Signe consolateur dans les ténèbres,
Début joyeux de l’humanité supérieure.
Ce qui nous abîmait en d’obscures tristesses,
Nous entraîne à prisent, loin d’ici, doucement,
Au sein de la mort, la vie éternelle s’est révélée,
Tu es la Mort, toi seul nous guériras.
Le chanteur s’en alla, plein d’allégresse, vers l’Hindoustan, le cœur enivré de suave amour, et l’épancha en poésies enflammées sous ce ciel clément, si bien que mille cœurs s’inclinèrent vers lui, et que le message joyeux poussa mille rameaux. Peu après le départ du chanteur, la précieuse vie fut victime de la profonde déchéance des hommes : il mourut en ses jeunes années, arraché au monde qu’il aimait tant, à sa mère en larmes et — à ses amis tremblants. Sa bouche aimable vida le calice des inexprimables souffrances. Dans une affreuse angoisse, la naissance du Monde Nouveau se préparait. Il luttait péniblement contre les épouvantes de l’ancien monde, et le poids de l’ancien monde pesait lourdement sur lui. Une dernière fois, il regarda sa mère affectueusement, puis vint à lui la main libératrice de l’amour éternel, et il s’endormit. Durant peu de jours seulement, un voile épais demeura suspendu sur la mer furieuse et sur la terre ébranlée, et ses bien-aimés pleurèrent d’innombrables larmes ; le secret était descellé. Des esprits célestes soulevèrent la pierre antique du sombre sépulcre. Autour du dormeur, des anges délicatement nés de ses rêves étaient assis auprès de lui. Éveillé dans la nouvelle magnificence des dieux, il monta vers les cimes du monde nouveau-né, enterra de ses propres mains l’ancien cadavre dans la fosse abandonnée, et le referma puissamment d’une pierre qu’aucune force ne pourra plus soulever.
Tes bien-aimés pleurent encore des larmes de joie, des larmes d’émotion et d’infinie gratitude auprès de ton tombeau ; dans une heureuse frayeur, ils te voient toujours ressusciter, et eux avec toi ; ils te voient pleurer avec une douce ferveur sur le sein bienheureux de ta mère, marcher gravement aux côtés de tes amis, prononcer des paroles qui semblent des fruits cueillis à l’arbre de Vie. Ils te voient monter dans la plénitude de ton désir vers les bras ouverts de ton Père, apportant avec toi la jeune humanité, et de l’avenir doré l’inépuisable coupe. La Mère te rejoignit en hâte au Triomphe Céleste, elle fut la première à tes côtés dans ta nouvelle Patrie. Les siècles ont passé depuis lors, et ta Création nouvelle s’est animée d’un éclat toujours plus élevé, et des milliers d’êtres, échappant à leurs tortures, t’ont suivi pleins de désir et de foi, marchent avec toi, avec la Vierge Céleste, à travers le royaume de l’Amour, servent dans le temple de la mort divine, et sont tiens pour l’éternité.
La pierre est levée,
L’humanité ressuscitée.
Nous tous demeurons tiens
Et ne sentons nulle chaîne.
Le tourment s’est enfui
Devant ta Coupe d’Or,
Vie et Terre s’évanouissent
À ta dernière Cène.
La mort sonne les noces,
Les lampes brillent clair,
Les Vierges sont à leur place
Et point ne manque d’huile.
Puisse bientôt l’immensité
Vibrer de ton cortège.
Et les étoiles nous appeler
Avec des voix humaines.
Vers toi, Maria,
Mille cœurs déjà se lèvent.
En cette ombre de vie,
Ils ne désiraient que toi.
Ils espèrent guérir
Dans une joie divinatrice,
Dès que tu les serreras,
Être saint, sur ton cœur fidèle.
Combien sont-ils, qui se consumèrent
En tortures amères,
Et qui, fuyant ce monde,
Se tournèrent vers toi.
Ceux gui nous ont aidés
À nos heures de peine,
Nous reviendrons à eux.
Nous serons éternellement près d’eux.
Dès lors, celui gui croit et aime
Ne pleurera plus sur un tombeau ;
A nul ne sera plus ravi
Le doux trésor de l’Amour.
Pour adoucir notre nostalgie,
La nuit nous versera son extase,
Et les fidèles enfants du ciel
Descendront veiller sur notre cœur.
Courage ! la vie s’en ira
Confluer dans l’éternelle vie ;
Elargi par la flamme intérieure,
Notre sens s’illuminera.
Le monde des étoiles s’épandra,
Comme un vin d’or vivifiant,
Et nous le puiserons,
Et nous serons claires étoiles.
L’amour est librement prodigué,
Plus de séparation ;
Comme une mer sans fin
Ondoie la plénitude de vie
Une seule nuit de délices,
Un seul éternel poème,
Et notre Soleil à tous :
Le visage de Dieu.
VI
Descendons au sein de la terre,
Quittons les royaumes de la Lumière.
Le choc tumultueux des souffrances
Nous annonce un joyeux départ.
Bien vite., en notre étroite barque,
Nous parviendrons au rivage céleste.
Louée nous soit l’éternelle Nuit,
Loué nous soit l’éternel sommeil.
Le jour nous a bien réchauffés,
Le long souci nous a flétris.
Nous n’avons plus de plaisir à voya4cr,
Nous voulons revenir à la Maison du Père.
Que ferions-nous donc en ce monde,
Avec notre amour, notre fidélité
Tout ce qui vieillit, les hommes l’abandonnent.
Mais nous, nous n’avons que faire du nouvcau !
O solitaire et triste demeure
Celui qui chaudement, pieusement, aime le passé
Le temps où nos sens encor clairs
Brûlaient en hautes flammes,
Où les hommes reconnaissaient encore
Le visage et la main du Père,
Où certains, simples et sublimes,
Ressemblaient encore à leur image divine.
Le temps où, florissantes encore,
Brillaient les antiques tribus,
Où des enfants, pour le royaume du ciel,
Réclamaient le martyre,
Où, malgré toute la joie de vivre
Certains cœurs se brisaient d’amour.
Le temps où, rayonnant de jeunesse,
Dieu même se manifestait,
Et par surcroît d’amour, vouait
À la mort précoce sa douce vie,
Et ne repoussait nulle angoisse
À seule fin de nous rester plus cher.
Pleins de nostalgie, nous le voyons,
Ce passé, voilé de nuit obscure ;
Jamais en ce monde temporel
Notre soif ne s’apaisera.
Il nous faut retourner au pays natal
Pour y retrouver ce temps béni.
Qui nous retient encore ici ?
Nos bien-aimés reposent depuis longtemps.
Leur tombe clôt le cercle de notre vie,
L’angoisse et la douleur nous oppressent.
Nous n’avons plus rien à chercher,
Le cœur est rassasié, le monde est vide.
Infinie, mystérieuse,
Une suave frayeur nous traverse.
Il me semble qu’au loin
Vibra l’écho de notre douleur ;
Est-ce qu’eux aussi les bien-aimés languissent
j’ai senti le souffle de leur nostalgie.
Descendons vers la douce fiancée,
Vers Jésus le Bien-Aimé.
Courage ! le crépuscule du soir
Monte pour les aimants, pour les tristes.
Un rêve dénoue nos chaînes,
Et nous laisse descendre dans le sein du Père
D’une lyre à cinq cordes (Philippe Jaccottet), Gallimard, 1996 L’INFINI Toujours j’aimai cette hauteur déserte Et cette haie qui du plus lointain horizon Cache au regard une telle étendue. Mais demeurant et contemplant j’invente Des espaces interminables au-delà, de surhumains Silences et une si profonde Tranquillité que pour un peu se troublerait Le cœur. Et percevant Le vent qui passe dans ces feuilles — ce silence Infini, je le vais comparant À cette voix, et me souviens de l’éternel, Des saisons qui sont mortes et de celle Qui vit encor, de sa rumeur. Ainsi Dans tant d’immensité ma pensée sombre, Et m’abîmer m’est doux en cette mer. § SUR L’EFFIGIE FUNÉRAIRE D’UNE BELLE DAME Telle tu fus ; maintenant, sous la terre, Tu es poussière, squelette. Sur les os et la fange Vainement immobile, Muet, et regardant les âges fuir, Voici, gardien de rien que souvenirs Et que douleur, le simulacre De la beauté d’hier. Ce doux regard Qui fit trembler quand, comme ici, sur d’autres Il se posa ; ces lèvres d’où l’on dirait La volupté comme d’une urne pleine Déborder ; cette amoureuse main Qui si souvent, quand elle fut offerte, Sentit froidir la main qu’elle serrait ; Et ce sein pour lequel on vit pâlir Plus d’un visage, Tout cela fut un temps : maintenant, Tu n’es plus qu’os et fange, chose infâme, Sinistre, qu’une pierre dissimule. Voilà à quoi le Sort réduit Tous ces visages où nous avions vu La plus vive image du Ciel. Éternel mystère De notre condition. Source aujourd’hui de pensées Nobles et vastes, d’émotions sans nom, La beauté trône, et telle Une lumière prodiguée Par la nature éternelle à ces sables, Semble offrir aux mortels Le signe et l’assurance De destins surhumains, De royaumes heureux et de mondes dorés ; Demain, le moindre heurt Rendra hideux, abominable, abject Ce qui fut une fois Semblance d’ange. Et voilà d’un seul coup La haute idée qu’il inspirait À l’esprit, dissipée. Une musique savante, Par vertu naturelle, inspire au songe Des désirs infinis Et d’altières visions ; Dès lors, sur de suaves et secrètes eaux Erre l’esprit humain Presque comme à plaisir Téméraire nageur dans l’Océan ; Mais qu’une seule discordance Navre l’oreille, en un instant, Voilà ce Paradis réduit à rien. Nature humaine, comment donc peux-tu, Si tu es à ce point frêle et vile, Si tu n’es qu’ombre et poussière, nourrir De si hauts songes ? Et si tu as gardé quelque noblesse, Comment des causes aussi basses peuvent-elles Si aisément susciter, puis briser Tes plus dignes élans ?
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Chosen by D. H. S. Nicholson and A. H. E. Lee Oxford At the Clarendon Press 1917, 1932).
The Oxford Book Of English Mystical Verse
[…] IV To every Form of being is assigned An active Principle : —howe'er removed From sense and observation, it subsists In all things, in all natures ; in the stars Of azure heaven, the unenduring clouds, In flower and tree, in every pebbiy stone That paves the brooks, the stationary rocks, The moving waters, and the invisible air. Whate'er exists hath properties that spread Beyond itself, communicating good, A simple blessing, or with evil mixed ; Spirit that knows no insulated spot, No chasm, no solitude ; from link to link It circulates, the Soul of all the worlds. This is the freedom of the universe ; Unfolded still the more, more visible, The more we know ; and yet is reverenced least, And least respected in the human Mind, Its most apparent home. From `Lines composed a few miles above Tintern Abbey' FOR I have learned To look on nature, not as in the hour Of thoughtless youth ; but hearing oftentimes The still, sad music of humanity, Nor harsh nor grating, though of ample power To chasten and subdue. And I have felt A presence that disturbs me with the joy Of elevated thoughts ; a sense sublime Of something far more deeply interfused, Whose dwelling is the light of setting suns, And the round ocean and the living air, And the blue sky, and in the mind of man : A motion and a spirit, that impels All thinking things, all objects of all thought, And rolls through all things. Therefore am I still A lover of the meadows and the woods, And mountains ; and of all that we behold From this green earth ; of all the mighty world Of eye, and ear,— both what they half create, And what perceive ; well pleased w recognize In nature and the language of the sense, The anchor of my purest thoughts, the nurse, The guide, the guardian of my heart, and soul Of all my moral being.
MARINETTE BRUNO. L’Expérience Mystique d’un Poète2.
« William Wordsworth, l’un des quatre ou cinq plus grands poètes anglais, n’est guère connu en. France du public non-angliciste, car il en existe très peu de traductions. Seuls, certains passages de ses longs poèmes et quelques-unes de ses courtes pièces ont été traduits (1) ; une œuvre aussi fondamentale que le Prélude, autobiographie de près de huit mille vers, n’a jamais paru en français. On peut incriminer la difficulté de traduction d’un style tantôt plat ou abstrus, tantôt sublime de dépouillement et de concentration. À vrai dire, ni le visage victorien du « Poète lauréat », solennel et moralisant, ni celui, pastoral, inauguré par Matthew Arnold, pour pallier la désaffection portée au penseur, n’avaient chance de nous attacher. Il nous reste à découvrir d’autres Wordsworth, dont l’un pourrait nous initier à un genre littéraire presque inexistant dans notre pays, illustré chez les Anglo-saxons par une lignée fort originale, celle des « mystiques de la nature », et qui répond à un besoin, tard venu, mais à présent perceptible en France même : l’éveil d’une sorte de sensibilité cosmique.
L’exégèse wordsworthienne a beaucoup évolué depuis un quart de siècle avec deux révélations bien différentes, mais essentielles. La première, d’ordre biographique, remonte à 19223. Legouis 775 découvrit que Wordsworth, alors âgé de vingt-et-un ans, lors d’un séjour à Orléans et à Blois, pendant la Révolution, avait eu une liaison avec une jeune fille française, Annette Vallon, dont il avait reconnu l’enfant4. La seconde a trait à l’œuvre même. En 1926, E. de Selincourt publia une édition critique du Prélude, comprenant la version originale et toutes les variantes successives5. Le Prélude n’avait paru qu’en 1850, après la mort de l’auteur, et la première rédaction date de 1805. Pour comprendre un poète qui eut dix ans de génie, entre vingt-sept et trente-sept ans, et qui corrigea ses grandes œuvres de jeunesse lors d’une longue vieillesse passablement renégate (il est mort à quatre-vingts ans), ce travail est fondamental. Il se complète par l’édition critique de l’œuvre entière, dont plusieurs tomes sont déjà sortis.
Sur ces bases nouvelles, la critique rebondit. Deux livres entre autres nous offrent de Wordsworth deux visages particulièrement nouveaux et opposés. L’un, celui de Herbert Read, est un essai brillant, aisé, relevé d’anecdotes et d’humour, et dans lequel Wordsworth est traité avec quelque désinvolture. L’autre, de Raymond Havens, est un ouvrage de plus de six cents pages ; c’est une critique approfondie, fouillée, patiente, dont la première partie, une étude synthétique, ne craint pas de s’appuyer sur une analyse littérale des différentes versions du Prélude, qui constitue la seconde partie.
Herbert Rend publia en 1930 6 un Wordsworth dont la thèse sensationnelle fit scandale, car il était le premier à utiliser l’épisode d’Annette pour expliquer la personnalité du poète et la genèse de son œuvre. Read en effet prétend démasquer l’auteur du Prélude en substituant à la fiction d’un sage et d’un idéaliste le portrait véridique d’un Wordsworth au tempérament sensuel et enthousiaste sous des apparences de froideur, doublé d’un penseur rationaliste et humaniste. Pour lui, la formation du poète et surtout la curieuse évolution de son génie s’expliquent, non par l’influence de la nature célébrée dans l’autobiographie, mais par une double expérience lors du séjour en France : d’une part les idéologies et les systèmes qui foisonnaient dans une ambiance rationaliste et humanitaire éveillèrent son intelligence, tandis que par ailleurs une passion « délirante » exaltait sa sensibilité. Cependanf, sa famille lui ayant, semble-t-il, coupé les vivres, le jeune homme rentrait en Angleterre, et, peu après, la guerre entre les deux pays devait le séparer d’Annette pour neuf ans. Sous le coup d’expériences aussi intenses, bientôt tourmenté par « l’aiguillon du remords vipérin », il “traversa des années d’incertitude et de misère. 776
Trop proche encore de sa « faute », il écrivit de douloureux, mais ternes poèmes sur les mères abandonnées, et chercha, par une sorte de fidélité transposée, à préciser l’idéal républicain qu’il avait adopté en France, assimilant la doctrine de Godwin, se mêlant aux milieux politiques les plus avancés. Puis, la souffrance calmée, l’inspiration prit son essor pour une glorieuse décade. Mais avec le temps, avec la faillite d’un amour éphémère, il se produisit un phénomène inverse de « compensation ». « Une crise émotionnelle », dit Head, « ne peut se résoudre sans créer une réaction de l’intelligence. » Le refoulement du remords détermine un « camouflage rationnel » : Wordsworth perd la foi en la France et ses idéals humanitaires, la foi dans la spontanéité de la jeunesse, et finalement son honnêteté. Quand son mariage avec Mary Hutchinson, dix ans plus tard, aura mis le point final à l’aventure, quand il aura « sacrifié son intégrité morale à sa réputation morale », il brûlera de plus en plus tout ce qu’il avait adoré, il tuera jusqu’à sa faculté d’émotion pour aller sombrer peu à peu dans le conformisme politique et religieux dans le formalisme poétique. Le déclin de son inspiration s’explique donc par le processus ruineux du remords.
Telle est, sommairement résumée, la thèse de Read. Originale et suggestive en ce qu’elle explique, elle pêche par ce qu’elle ignore. Elle rend compte des « poèmes de remords » qui ne laissent pas de faire assez singulière figure dans l’ensemble de l’œuvre, et prouve que la crise dite intellectuelle du jeune homme a été provoquée par une raison sentimentale, mais elle n’aide guère à en comprendre le dénouement. Si la passion de Wordsworth pour Annette et son contact avec l’idéal révolutionnaire ont été seuls à l’origine de son inspiration, pourquoi celle-ci a-t-elle attendu six années pour éclore, pourquoi ensuite a-t-elle disparu soudain au bout de dix ans ? Alléguer une « intermittence du cœur » élude le problème qui assurément se pose encore. Read prétend enlever au poète un masque, celui du sage ; à vrai dire il lui en substitue un autre, celui d’un animal moral, car ce portrait d’un passionné froid, dont le génie est lentement tué par son remords, suppose au fond chez Wordsworth une préoccupation ou une susceptibilité morale exclusive, qui est peut-are plutôt celle du critique ; c’est par trop insister ! Read a raison de souligner la place de l’élément sensible dans la personnalité de Wordsworth, mais il a tort de ne le faire qu’à demi. Car s’il grossit démesurément l’une des aventures de cette sensibilité, c’est au détriment des autres. Certes Wordsworth est un instinctif, un émotif, mais il fallait suivre ce trait jusque dans ses manifestations extrêmes, jusqu’à l’animisme, jusqu’au mysticisme dont, attendu que tout le Prélude en témoigne avec éclat, il est assez étonnant qu’on en soit encore à discuter l’importance.
Head reconstitue habilement le secret écarté du long poème autobiographique. Mais ne conviendrait-il pas aussi de tenir compte de ce que Wordsworth y déclare expressément ? Head est à cet égard assez léger, si léger qu’il va ‘jusqu’à révoquer en doute tout ce que sa thèse n’explique pas. Ainsi Wordsworth se serait trompé sur le rôle, qu’a joué la nature pour lui, il aurait une philosophie « fantaisiste sinon fausse » et le Prélude, bien que sincère travestirait la vérité à l’insu de son auteur. Ces points de vue font l’objet de longs développements sans originalité, Read s’en rapportant, pour J’analyse des sources de la pensée de Wordsworth, à la thèse de A. Beattie (5), qui discerne dans cette œuvre l’exposé d’un système fondé sur l’associationnisme de Hartley, et s’épanouissant en un rationalisme de bon aloi. Read tient qu’après son séjour en France, Wordsworth est dans un état d’hypersensibilité qui, lorsqu’il renoue avec la nature, le conduit â une « extase sensorielle ». Il poursuit : « sur la hase d’une expérience purement physique, Wordsworth construisit sa philosophie de la nature et sa théorie du développement individuel. Les deux étaient, en un sens, rationalistes ; c’est-à-dire que, par la loi de l’association, tout découlait des sensations physiques primaires, — tout peut-être, sauf l’intuition finale de cet agent secret, impénétrable, qui réconcilie les éléments discordants. » Malheureusement il se trouve que cette intuition finale (à laquelle s’applique assez mal la dernière expression, qui est sans guillemets, tirée de Wordsworth) constitue la clef de voûte de la personnalité et de l’œuvre du poète. Le masque associationniste a été sévèrement malmené par un autre commentateur (6) qui, dénonçant dans la thèse de Beattie de la mauvaise foi et jusqu’à des supercheries dans les citations, soutient le transcendantalisme (le Wordsworth. Nous pourrions ajouter à cette galerie maint autre portrait : Wordsworth en idéaliste platonicien (J.W. Beach), ou en démocrate révolutionnaire, ou en chrétien, — orthodoxe pour les uns, pour d’autres sentant un peu le fagot. Ces critiques tantôt se complètent, tantôt se détruisent, elles sont en tout cas l’indice d’une énigme.
Pour déchiffrer cette énigme, il faut d’abord ne pas chercher dans ces poèmes une philosophie. Wordsworth n’a pas de philosophie, il n’a pas essayé de résoudre sa vie en idées. S’il utilise parfois une formulation philosophique, ce sont des haillons de I'époque qu’il faut écarter pour découvrir la vivante nudité qu’ils cachent : Wordsworth a de la vie moins une conception qu’une expérience, une expérience brûlante et très particulière, que son œuvre, à dessein poétique, vise â nous livrer aussi directement que possible ou du moins à nous suggérer, afin d’en communiquer la saveur, peut-être la nostalgie. Exprimer cette expérience en termes de philosophie, ce serait la mutiler et la banaliser, — si l’on y parvenait, —, mais elle échappe à l’entreprise. En effet, si l’on s’en tient à la lettre, toutes les interprétations sont possibles, si l’on garde les définitions ordinaires des termes si fréquents de « raison », « imagination », « passion », le non-sens règne. Wordsworth passe it juste titre pour un écrivain malaisé. Ses pages les plus caractéristiques, souvent les plus belles, nous entretiennent d’états psychologiques plutôt rares, (l’une nature subtile et mal connue. À mesure que s’enrichit la littérature non religieuse du mysticisme, et que s’en fonde une psychologie, ces confidences peuvent nous devenir moins mystérieuses. L’une des dernières interprétations qui en ont été proposées, celle de Raymond Havens, nous paraît plus complète et plus satisfaisante.
Elle admet l’anti-rationalisme fondamental de Wordsworth, d’un Wordsworth qui ne redoutait pas l’intelligence et ne dédaignait pas le savoir, mais qui refusait de reconnaître l’exclusivité ou même la suprématie de cette faculté humaine. Pour lui d’autres comptaient davantage ; réduire l’instinct, l’intuition, l’« imagination » à ce qui est pensable, ç’eût été trahir ce qu’il sentait. Il n’a été rationaliste que pendant ses années de crise morale, alors que son effort pour trouver une solution intellectuelle aux problèmes posés par la vie l’a mené près du désespoir. Au contraire, son abandon du rationalisme marque sa guérison et inaugure sa belle période créatrice. « Une grande partie de la poésie philosophique de Wordsworth. », dit Havens, « est une tentative pour justifier rationnellement l’importance que ses sentiments et son expérience lui faisaient attribuer à la Nature. » Et il analyse, de ce contact avec la nature, les modes les plus étranges, ceux dont la critique s’était jusqu’ici détournée. Il montre la place que Wordsworth assigne à la peur, non au courage qui subjugue la peur, — non sans (toute à la crainte poltronne et avilissante, — mais à la terreur sacrée qui saisit l’homme devant les spectacles grandioses ou hallucinants de la nature et l’arrache à la routine du quotidien, au contentement niais, à l’apathie de l’esprit. D’autres circonstances concourent également à déclencher cette intensification psychologique : la solitude et le silence en particulier, qui permettent « de jouir de la plénitude de ce qui est offert. » Havens souligne ensuite que, seul peut-être des poètes modernes, Wordsworth, si l’on consent à admettre ce qu’il affirme sans métaphores, est animiste, qu’il s’entretient avec les « esprits » des forêts, conçoit les forces naturelles comme des êtres, et prête aux bruits et aux spectacles communs un rôle surnaturel, -- non d’ailleurs sans des réticences formulées sur le tard. Havens voit lit « le sens du mystère et du sacré avec lequel les primitifs considèrent les forces naturelles », mais aussi une a localisation instinctive de l’Esprit immanent » chez un poète foncièrement préoccupé de la Vie intérieure.
Car justement, si. Wordsworth a le culte de la nature, c’est moins pour elle-même (c’est pourquoi il en ignore tels aspects : le gaspillage et la cruauté par exemple), que pour son ministère. Peur, solitude, silence, beauté, grandeur, suscitent en lui le sens du sublime et de l’inconnu, éveillant par là ses facultés les plus hautes. La nature est « la principale porte (l’entrée dans le monte de l’esprit », le cadre et l’occasion d’expériences spirituelles à des degrés divers et qui culminent dans l’extase mystique. Nous en rappellerons l’un des récits les plus complets :
« … cet état béni
Où s’allège le poids du mystère,
La lourde, harassante énigme du monde,
Où doucement nous guide notre sensibilité,
Et bientôt, le souffle de cette enveloppe charnelle
Et jusqu’à la circulation du salir ;
Presque suspendu, le corps est endormi,
Et l’on devient une âme vivante.
Alors, d’un regard pacifié par le pouvoir
De l’harmonie et la profonde puissance de la joie,
L’on pénètre dans la vie des choses7. »
Confrontant les principaux passages analogues, Havens y retrouve toutes les caractéristiques des expériences tenues pour mystiques dans tous les pays et de tout temps, à savoir l’arrêt des fonctions physiologiques habituelles et de l’activité mentale au profit d’une expérience entièrement ineffable, qui laisse après coup une impression de libération, de joie, de force, d’union avec l’essence du. monde. Au paroxysme de cet état, la nature qui en a été l’inspiratrice disparaît ; eIle n’est plus ni vue. ni imaginée, ni pensée, puisque alors « la lumière des sens — S’éteint, mais avec un éclair qui a révélé — Le monde invisible » (Prélude, VI, 600) et que, “en cette heure grandiose — De visitation du Dieu vivant, — La pensée n’(est) plus, s’étant évanouie dans le bonheur.” (Excursion, I, 213) Que reste-t-il ? Selon William James, cette expérience e n’a aucun contenu spécifique. Elle peut se marier avec les matériaux fournis par les philosophies et les religions les plus diverses. » Les récits que nous en avons — ne sont que des interprétations, sa transposition dans la mentalité du sujet. Pour le mystique néanmoins cette interprétation importe, elle en traduit le sens, la valeur. Les relations d’extase chez Wordsworth, d’un lyrisme dépouillé, sont souvent suivies des plus grandes envolées « philosophiques » de sa poésie. Il y glorifie généralement une force impersonnelle :
« … J’ai senti
Une présence qui me trouble de la joie
De pensées élevées, un sentiment sublime
De quelque chose de très profondément infus,
Dont la demeure est la lumière des soleils couchants,
Et le courbe océan, la vivante atmosphère,
Le ciel bleu, et l’esprit de l’homme.
J’ai senti une force, un esprit, qui meut
Tous les êtres pensants, tous les objets de la pensée,
Et circule partout…8. »
Toutefois quelques moments furent marqués de la conscience du Divin. Havens discute longuement les opinions religieuses de Wordsworth pour conclure que le plus certain en est l’incertitude : tel passage essentiel comporte de graves variantes, tel autre est imprécis, d’aucuns sont nettement panthéistes, il en est de conciliables avec le transcendantalisme chrétien, Coleridge considérait son ami comme un demi-athée. Sa religion, Wordsworth l’avait apprise tout seul, dans le temple de la nature et ses extases en constituaient l’élément dynamique. À mesure que celles-ci se raréfièrent pour cesser complètement vers trente-quatre ans, il fut amené à chercher une compensation dans la religion établie, à laquelle il n’avait guère songé ; jusque là, et à essayer de concilier, tant bien que rial, sa propre expérience religieuse avec les dogmes et les rites. Du reste, il n’a pas su reconnaître ses expériences mystiques pour telles. Il les a confondues avec d’autres impressions d’un niveau spirituel moins élevé ; et en un sens, dit très justement Havens, peut-être avait-il raison, car c’est toute son attitude vis-à-vis du monde et de la vie qui fleure le mysticisme ; aucun des moments décrits dans le Prélude n’est profane. Ainsi ce crépuscule d’enfance où il naviguait sur le lac avec ses camarades ; ayant laissé l’un d’entre eux, le jeune ménestrel de la bande, sur une île, ils s’éloignèrent doucement au son de la flûte. Alors, dit Wordsworth,
l’eau silencieuse,
Absolument immobile, s’étendit sur mon esprit,
Pesant de tout son poids de bonheur, et le ciel,
Plus que jamais splendide, s’enfonça
Dans mon cœur, s’emparant de moi comme un rêve9.
Ce n’est pas là tout à fait une expérience mystique, mais un état voisin. Il en est ainsi, remarque Havens, dans la plupart des grandes pages du Prélude : peu à peu le monde matériel s’évanouit, et il naît une émotion qui s’achève en l’impression bienheureuse d’être ravi, « possédé ». Ce passage illustre le pouvoir transformateur de l’imagination qui, au sens wordsworthicn, est inséparable de la vision mystique. Il n’est bien sûr aucunement question de l’imagination dans son sens courant, liée au pittoresque, au superficiel, à l’imaginaire et que Wordsworth et Coleridge dénomment « Fantaisie ». Wordsworth d’ailleurs, Havens l’a signalé dans son chapitre liminaire, était fort terre-à-terre, dépourvu de fantaisie, soucieux d’exactitude concrète (ses précisions scrupuleuses, ses détails superflus, sa prolixité allant parfois jusqu’à gâcher sa poésie) et, d’après Coleridge, doué d’un bon sens qui faisait équilibre à sa propension mystique. De cette « Imaginations » des romantiques anglais, Coleridge emprunta la notion à Kant, pour qui l’esprit qui perçoit est actif et créateur, non passif, cette activité étant due à l’imagination. Coleridge en discuta avec Wordsworth, mais chacun des deux amis avait là-dessus ses idées personnelles et celui-ci ne copie pas celui-là. Pour Wordsworth, il s’agit d’une faculté qui, éliminant les perceptions accessoires, intensifie l’essentiel, l’enrichit d’impressions relatives à son cadre, à ses attaches de tout ordre, et permet de donner ainsi de l’objet une image plus compréhensive, plus significative, plus profondément vraie que la simple photographie rapide qu’en emporte un esprit non imaginatif. L’imagination à elle seule ne donne pas l’intuition de la vérité, mais elle aide à la découvrir. Cependant lorsque Wordsworth dans un passage célèbre dit que l’imagination
« N’est qu’un autre nom pour le pouvoir absolu,
Et l’intuition la plus claire, l’amplitude de l’esprit,
Et la Raison dans son mode le plus exalté10. »
c’est que, songeant à ses expériences mystiques, il entend alors cette imagination supérieure qui, chez les plus doués, s’accompagne d’intuition et de raison sublime. Ainsi, nourrie de tous les aspects étranges ou grandioses de la nature que Wordsworth aimait, et conduisant à la communion avec la Vie profonde, l’Imagination est la faculté poétique par excellence. « Grâce à l’imagination », dit Wordsworth, « le fait pur et simple apparaît relié à cet infini sans lequel il n’est pas de poésie. » Alors, à son tour, la poésie universalise les faits particuliers dont elle s’occupe, elle suggère l’unité latente sous la diversité, elle révèle le merveilleux caché dans le quotidien, et nous apporte de « plus authentiques nouvelles du monde invisible ». Ce portrait d’un Wordsworth spontanément mystique, lavé de rationalisme comme de toute étiquette philosophique, proposé par Havens sans effet oratoire niais avec une entière loyauté, avec une connaissance du sujet jamais prise en défaut, nous paraît mettre 782 en lumière l’aspect fondamental, le centre de gravité d’une personnalité assurément multiple. Ce jugement, Havens ne le porte pas ; il ne se départit pas d’une attitude de relativisme et d’objectivité. On peut regretter qu’avec une telle richesse d’argumentation, il n’ait pas cru devoir synthétiser ses résultats, ni conclure avec plus de force. Les faits qu’il établit tirent pourtant à conséquence, en particulier à trois égards : d’abord l’éclosion et l’achèvement de la période poétique, en second lieu l’unité de cette expérience sous ses trois faces : animisme de l’enfance, mysticisme de l’adolescence et poésie de l’âge mûr, enfin la signification pour nous, aujourd’hui, de cette aventure intérieure. L’interprétation mystique de Havens explique l’énigme que la thèse intellectuelle et sentimentale de Read laissait irrésolue. En effet, Annette oubliée, le remords expié puis dépassé (mais non refoulé), la tendance à tout raisonner contenue, la crise se dénoue. Wordsworth voit cesser l’écartèlement de son être, qui résultait de la soumission de sa pensée au rationalisme, tandis que sa sensibilité continuait de s’abreuver en secret aux sources mystiques. « Je respire enfin », dit-il, « j’ai secoué le fardeau de ce moi artificiel. » Et voici son éloge de cette transformation (éloge qui contredit la thèse du remords) :
« Toute poussière que nous soyons, l’esprit immortel croît en nous
Comme l’harmonie dans la musique ; il y a un agent secret
Impénétrable, qui réconcilie les éléments discordants,
Les unifie. Que c’est étrange ! Que toutes ces terreurs.,
Ces souffrances, ces misères d’autrefois,
Les regrets, les contrariétés, les lassitudes mêlés
Dans mort esprit, aient, pu contribuer,
Contribuer utilement, à me créer
La calme existence qui est mienne lorsque je
Suis digne de moi-même ! Louange à jamais !
Bénis soient les moyens que la Nature a daigné employer11. »
Quand il admet la prééminence de l’expérience qui fut « la gloire de sa jeunesse », Wordsworth en prend une conscience à la fois plus précise et plus large ; il l’interprète, la situe, l’apprécie, et du même coup recouvre la foi en son génie, — la maturité précédemment acquise et qui s’exerçait la vide trouve sa plénitude et l’inspiration jaillit. Le retour aux anciennes valeurs était presque une nécessité psychologique : les enfances très marquées pèsent lourdement sur l’adulte, même si le jeune homme a passagèrement brise le joug, et ce retour s’accompagne d’une justification rationnelle de ces voleurs sensibles (c’est le mécanisme ordinaire de bien des conversions politiques ou religieuses). Chez Wordsworth, cette justification revêt la forme non d’une systématisation philosophique, mais d’une conception quasi sacerdotale de la poésie. Tout a été dit sur l’importance (le la révolution qu’opère en littérature sa théorie de la « diction poétique », mais on a peu remarqué quel était son propos lorsqu’il entreprend son œuvre. Il envisage celle-ci non sous l’espèce de petites pièces anecdotiques sur un vieux paysan, la chélidoine, l’alouette ou même le devoir — qui n’en auraient été que l’aspect secondaire —, mais centrée sur un immense poème orphique où aurait été résumée la sagesse de l’humanité. Le projet enthousiasma Coleridge ; il était si grandiose que Wordsworth, doutant un peu de lui, écrivit cette autobiographie de son esprit qu’est le Prélude pour faire l’inventaire de ses possibilités. Dès les premières pages, il confie ses espoirs et ses craintes. Il constate qu’« il lui manque beaucoup intérieurement », et souhaite que l’avenir lui apporte « une intuition plus claire ». Il se considère comme « un mauvais intendant qui a beaucoup reçu et ne rapporte rien ». Hélas, la seule partie de l’ouvrage qui vit jamais le jour, L’Excursion, le livre le plus ambitieux du poète, fut un demi-échec. L’inspiration déjà sombrait. Au lieu d’une épopée initiatique, Wordsworth nous laissa la célèbre Ode sur l’immortalité, où il nous livre lui-même la raison de cette impuissance :
« Notre naissance n’est qu’un sommeil et un oubli.
L’âme qui se lève en nous, étoile de notre vie,
Eut ailleurs son couchant,
Et revient de bien loin.
Mais ce n’est pas sans souvenirs,
Ni totalement dépouillés,
Que nous venons de Dieu, notre patrie :
Nous traînons après nous des nuages de gloire,
Et les cieux enveloppent notre première enfance !
L’ombre de la prison commence à se fermer
Sur l’enfant qui grandit,
Mais il voit encore la lumière ; il contemple sa source
En ses heures de joie ;
Le jeune homme qui s’éloigne du Levant tous les jours davantage
Est encore prêtre de la nature,
Et la vision splendide
Le suit sur son chemin ;
Puis l’homme enfin la voit s’évanouir,
Se dissiper dans le terne éclairage de la vie quotidienne. »
Jusqu’au bout, pendant pris d’un demi-siècle encore, Wordsworth affirmera sa volonté d’optimisme et de poésie, mais lorsque les expériences mystiques s’atténuent, s’espacent puis cessent, la source vive de son inspiration tarit. Trois ans après la dernière extase dont nous ayons un témoignage daté (Prélude, Vl, 592-603), la grande décade créatrice est close. Ainsi Wordsworth guérit de son désespoir lorsqu’il revient à son expérience intérieure d’enfance, mais l’inspiration, qui a pris son essor pour célébrer cette dernière, a les ailes brisées quand la glorieuse vision s’efface. Si, dans le temps, Ies deux expériences sont aussi intimement liées, c’est que, dans leur essence même, elles sont très voisines. Les plaisirs des sens goûtés par le garçon robuste et intrépide dans les solitudes du Pays des Lacs s’accompagnent d’impressions d’un autre ordre : hantise de « modes d’existence inconnus », sensation de l’individualité vivante des choses, intuition d’une réalité immense et cachée, — au point que le poète raconte cornaient, pour échapper à cette emprise, il devait tâter l’écorce rugueuse des arbres en allant à l’école. La plupart des enfants dépassent vite ce stade d’une perception régie, comme chez les primitifs, par le sens de la « participation » défini par les sociologues, et en gardent peu de souvenirs ; en grandissant, ils prennent du monde une conscience plus formelle, plus logique, modelée par l’éducation. Chez Wordsworth, l’animisme est particulièrement intense, durable, et il constitue, de son propre aveu, une phase importante du développement de son esprit. Nous y voyons le mode naïf, instinctif, presque inconscient, d’une appréhension de l’au-delà des formes, ou de l’au-dedans, de l’au-dessous (Selincourt a noté l’abondance des mots composés avec le préfixe under dans son œuvre), et qui se présente, un peu plus tard sous l’aspect mystique. C’est en effet lorsque cette appréhension atteint son maximum d’intensité que soudain, l’adolescent ayant, malgré tout, développé une perception normale et objective du concret, elle rompt le cours d’une pensée déjà banale et produit l’extase. Ce n’est plus vraiment alors une communication avec des forces surnaturelles, c’est surtout l’abolition de la conscience normale, c’est l’indicible fusion où Wordsworth décèle « l’auguste puissance de l’âme », et dont on lui reprochera d’avoir fait l’instrument d’une divinisation de l’homme. Impossible de définir plus nettement la teneur de cette expérience. Le jeune homme en jouissait, il en sentait l’inévitable autorité, mais sans la comprendre ni la nommer. L’interprétation qu’il en donne dans l’autobiographie est plus tardive, car nous avons vu qu’il ne la pense et ne l’exprime qu’après sa crise de jeunesse, lors de sa guérison. L’expression de cet ineffable en quoi consiste pour une part sa poésie est un rare et magnifique achèvement littéraire ; c’est intellectuellement une tentative assez réussie, puisque, si elle demeure, — bien sûr, -- prisonnière des mots, elle échappe néanmoins au carcan des philosophies et des religions, -- — les contradictions des commentateurs en font foi. Mais du point de vue spirituel, elle pose le problème suivant : n’est-il pas vrai qu’en racontant sa vie profonde, sans doute déjà rien qu’en la pensant, Wordsworth la délimite et l’épuise, qu’en l’utilisant il l’use ? Dans quelle mesure l’échec de son mysticisme fat-il la rançon de sa poésie, de même qu’il devait à son tour entraîner le déclin de l’inspiration ? Quoi qu’il en soit, l’animisme et le mysticisme forment deux aspects successifs, selon l’âge mental du sujet, d’une seule faculté de perception de l’au-delà, disons d’une certaine réalisation intérieure, et la poésie en est la phase d’extériorisation. Ainsi apparaît l’unité de cette vie et de cette pensée, qui réside dans une mysticité innée, indéracinable, confessée dans un passage d’une beauté un peu lourde, mais puissante, et d’une telle audace qu’il ne fut pas retenu, même dans la première version du Prélude (Selincourt le cite, p. 512, dans son édition critique du livre) :
« Ce que nous voyons comme formes et comme images,
Flottant au fil de notre esprit, et ce que nous sentons
Comme pensée active et reconnaissable :
Faculté de prévoir, intelligence, volonté,
Non seulement cela n’est pas digne d’être considéré
Comme notre être, apprécié pour ce que nous valons,
Mais ce n’est au contraire que le petit côté de la vie ;
Cette conscience-là, pour moi, n’est qu’accidentelle,
Qu’un abandon de l’unique vie intérieure
Qui vit en tout chose, préservée du contact
Avec la faculté secondaire et trompeuse par laquelle,
Dans notre faiblesse, nous créons des distinctions,
Pour croire ensuite que nous avons perçu,
Et non inventé, toutes nos mesquines limites.
Vie intérieure dans. laquelle
Tous les êtres vivent avec Dieu, eux-mêmes
Sont Dieu, existant dans le puissant Tout,
Aussi impossibles à distinguer que l’Orient sans nuage,
À midi, l’est de l’Occident sans nuage, lorsque
Tout l’hémisphère n’est qu’un bleu céruléen. »
Dans cet esprit d’identité, non seulement Wordsworth a cru pouvoir faire de sa « Vie intérieure » l’aliment de sa poésie, mais il a réellement confondu les deux, les voyant également caractérisés par le fonctionnement de la faculté qu’il appelle : « l’imagination ». Cette confusion représente d’ailleurs, en l’état de la poésie anglaise vers 1800, un acte révolutionnaire et significatif, que notre poète est le premier à commettre, qui pose le Romantisme et dont certaine littérature d’aujourd’hui, pas seulement en Angleterre, vit peut-être encore. Quelques linéaments d’une analyse de l’état imaginatif à son stade le plus élémentaire nous permettront de saisir cette actualité. La nature est à l’origine de l’imagination ; mais Wordsworth n’est pas un écrivain naturaliste, comme tant d’autres anglo-saxons : il s’intéresse assez peu aux mœurs des oiseaux, ou aux dates des fleurs ; les caractéristiques des choses qui relèvent de l’observation scientifique ne lui importent guère. Ami des éléments, le vent, l’espace, la lainière, les nuages, amoureux des formes et des lignes : masses de montagnes, enchevêtrement d’arbres, 786 silhouettes de rochers, épris des bruits dans le silence, ce qu’il leur demande, c’est un sens mi-spatial, mi-moral, d’immensité, de grandeur, de mystère. Il est sensible à la beauté des spectacles, mais au fond c’est leur aspect moral qui l’attire, j’entends le pouvoir qu’ils ont de susciter en lui des sentiments que son instinct le pousse à cultiver. Sa méditation dans la solitude exclut l’esthétisme autant que la complaisance romantique, le processus en étant non pas une effusion, mais au contraire un recueillement. Sous l’effet de multiples causes d’ordre physiologique ou mental12 : l’air rare des cimes, le rythme de la marche, le calme et l’harmonie du spectacle, naît l’oubli des « soucis dégradants », vient le détachement des peurs et des envies. Alors, sous l’influence d’un événement quelconque, parfois minime, souvent inattendu, une force invulnérable s’irradie dans le corps et l’esprit, libérant une nouvelle manière de sentir, plus intuitive, d’une intensité extraordinaire. Ces instants, dit Wordsworth en substance, possèdent une propriété vivifiante qui nourrit notre esprit, répare nos forces rehausse le bonheur, nous aide à nous élever, et nous relève si nous sommes tombés (Prélude, XII, 208-218). La littérature moderne connaît bien cet « instant ». E. Dermenghem en donne l’image suivante : « Le cœur s’épanouit alors comme s’ouvre en claquant la fleur de lotus à la surface de l’étang chauffé par le soleil, comme éclate une grenade mûre. Alors apparaît l’être profond aux dépens du moi superficiel… L’art les cultive et vit de l’espoir de les ressusciter… Pour les mystiques, il s’agit d’une porte à ouvrir, d’un contact à établir…13 ». Que se passe-t-il donc ? Une rupture des cadres logiques et froids de la conscience habituelle au profit d’une nouvelle faculté dite imagination, qui orchestre la perception du moindre objet à l’unisson de l’univers, qui branche l’âme sur un plan d’existence plus subtil ; alors le balancement des jonquilles sous la brise participe de la danse cosmique universelle et vous tient dans sa fascination ; alors une lande surplombée de collines, un étang désert, une femme portant une cruche sur la tête et qui lutte avec peine contre la tempête, forment un spectacle empreint d’une « désolation visionnaire », sous l’irrésistible empire de laquelle Wordsworth enfant est inondé d’une jubilation inoubliable ; alors, à un degré de plus, se révèle « l’âme de tous les mondes ». Il y a, semble-t-il, un « instant » qui préexiste à toute expérience mystique ou poétique proprement dite — à telle enseigne que bien des gens l’ont éprouvé, qui ne sont ni des artistes ni des saints. Parfois, il prélude à l’une ou à l’autre, c’est-à-dire qu’il atteint un point critique oit la conscience vire : ou bien l’impression tend à s’exprimer, elle s’immobilise, s’incarne selon le moule d’un tempérament artistique, se cristallise en œuvre d’art, ou bien elle se dépouille progressivement de tout élément humain, elle tend vers un vide sensoriel, émotionnel mental, toujours plus poussé, pour s’achever en extase. Mais, la poésie ayant son origine dans le souvenir d’une émotion, qui déclenche une nouvelle émotion apparentée et culmine dans l’incandescente prise de conscience imaginative, nous nous trouvons en face du triple problème de l’origine, de la différenciation et de la portée de ces deux expériences mystique et poétique. Nous ne saurions prétendre le résoudre ici, notre seul but est de montrer quel intérêt le cas de Wordsworth offre à cet égard. Wordsworth est peut-être le premier poète qui ait (l’entreprise, trop neuve, devait passer inaperçue) décrit avec lucidité, avec précision, des phénomènes psychologiques redécouverts par le symbolisme, le surréalisme et toutes les formes modernes d’une quête artistique de l’absolu, formes si prestigieuses, si parées de sortilèges, adonnées à une incantation si dangereuse et si superbe que nous en oublions qu’elles nous égarent dans un monde poétique fermé. Certes, Wordsworth, comme les modernes, a confondu mystique et poésie, mais tandis que ceux-ci, posant d’abord la confusion, s’interdisent l’accès à l’ineffable, celui-là a connu d’abord une extase spirituelle que sa poésie vise à laisser transparaître : leurs expériences sont donc voisines, mais la perspective est renversée. Les uns explorent le domaine verbal, humain, jusqu’à l’extrême limite de l’imprévu, de l’étrange, du rare, l’autre cherche dans l’humble et le familier ce qui peut inciter au dépassement de l’humain. Enfin, en ce qui concerne plus spécialement le mysticisme de notre poète, une autre conclusion se dégage. C’est la laïcité de son expérience. Certes, Wordsworth fut un chrétien, mais, d’une part, sa période mystique dont l’apogée se situe vers dix-sept ans et qui se termine vers la trentaine est antérieure, nous l’avons signalé, à son adhésion réfléchie au christianisme, et même parfois difficilement conciliable avec lui ; d’autre part, si l’enfant avait reçu une éducation religieuse ordinaire, celle-ci fit si peu d’impression sur lui qu’il n’en est nulle part question dans la grande autobiographie spirituelle. Certes encore, son témoignage de l’extase coïncide avec celui des mystiques de toutes religions y compris les chrétiens, néanmoins la voie qu’il emprunte pour parvenir à ce but diffère et innove. À la dévotion religieuse est substitué un culte de la nature. La scission entre spiritualité et christianisme, que le panthéisme amorce sur le plan intellectuel, est opérée par Wordsworth sur le plan de l’expérience intérieure. À vrai dire cette initiative est passagère et isolée : il est encore trop tôt, Wordsworth subit la défaite des individualistes vieillissants qui survivent l’audace de leur jeunesse, incapables de la soutenir. Mais d’autres ne tarderont pas à retrouver, chacun à sa façon, le chemin d’un mysticisme indépendant : Shelley, Emily Brontë puis E. Carpenter, Thoreau et Whitman pour n’en citer que quelques-uns. Le besoin de dépassement, dont l’homme ne peut étouffer la criante exigence, se cherche une forme moderne qui satisfasse, non plus à la sentimentalité ou à la crédulité religieuses, mais à une sensibilité cosmique et à une mentalité scientifique. Wordsworth ne saurait être érigé en exemple : un siècle et demi s’est écoulé depuis la composition du Prélude ! Toutefois il appartient à la lignée des précurseurs dont l’étude critique devrait nous aider à dégager les lois d’une dialectique intérieure obscure dont la connaissance et l’exercice conditionnent certainement notre évolution. » MARINETTE BRUNO.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
THERE is one Mind, one omnipresent Mind, Omnific. His most holy name is Love. Truth of subliming import ! with the which Who feeds and saturates his constant soul, He from his small particular orbit flics With blest outstarting ! From himself he Stands in the sun, and with no partial gaze Views all creation ; and he loves it an, And blesses it, and calls it very good ! This is indeed to dwell with the Most High ! Cherubs and rapture-trembling Seraphim Can press no nearer to the Almighty's throne. But that we roam unconscious, or with hearts Unfeeling of our universal Sire, And that in His vast family no Cain Injures uninjured (in her best-aimed blow Victorious Murder a blind Suicide) Haply for this some younger Angel now Looks down on Human Nature : and, behold ! A sea of blood bestrewed with wrecks, where mad Embattling Interests on each other rush With unhelmed rage ! 'Tis the sublime of man, Our noontide Majesty, to know ourselves Parts and proportions of one wondrous whole ! This fraternizes man, this constitutes Our charities and bearings. But “tis God Diffused through all, that doth make all one whole ; This the worst superstition, him except Aught to desire, Supreme Reality ! The plenitude and permanence of bliss ! [...]
The Oxford Book Of English Mystical Verse
HE is made one with Nature : there is heard His voice in all her music, from the moan Of thunder, to the song of night's sweet bird ; He is a presence w be felt and known In darkness and in light, from herb and stone, Spreading itself where'er that Power may move Which has withdrawn his being to its own ; Which wields the world with never-wearied love, Sustains it from beneath, and kindles it above. He is a portion of the loveliness Which once he made more lovely : he doth bear His part, while the one Spirit's plastic stress Sweeps through the dull dense world, compelling there, All new successions to the forms they wear ; Torturing th' unwilling dross that checks its flight To its own likeness, as each mass may bear ; And bursting in its beauty and its might From trees and beasts and men into the Heaven's light. The splendours of the firmament of time May be eclipsed, but are extinguished not ; Like stars to their appointed height they climb And death is a low mist which cannot blot The brightness it may veil. When lofty thought Lifts a young heart above its mortal lair, And love and life contend in it, for what Shall be lu earthly doom, the dead live there And move like winds of light on dari: and stormy air. The One remains, the many change and pass ; Heaven's light forever shines, Earth's shadows fly ; Life, like a dome of many-coloured glass, Stains the white radiance of Eternity, Until Death tramples it to fragments.—Die, If thou wouldst be with that which thou dost seek ! Follow where all is fied !—Rome's azure sky, Flowers, ruins, statues, music, words, are weak The glory they transfuse with fitting truth to speak. Why linger, why turn back, why shrink, my Heart ? Thy hopes are gone before : from all things here They have departed ; thou shouldst now depart ! A light is passed from the revolving year, And man, and woman ; and what still is dear Attracts to crush, repels to make thee wither. The soft sky smiles,—the low wind whispers near ; 'Tis Adonais calls ! oh, hasten thither, No more let Life divide what Death can join together. That Light whose smile kindles the Universe, That Beauty in which all things work and move, That Benediction which the eclipsing Curse Of birth can quench not, that sustaining Love Which through the web of being blindly wove By man and beast and earth and air and sea, Burns bright or dim, as each are mirrors of The fire for which all thirst ; now beams on me, Consuming the last clouds of cold mortality. The breath whose might I have invoked in song Descends on me ; my spirit's bark is driven, Far from the shore, far from the trembling throng Whose sails were never to the tempest given ; The massy earth and spherèd skies are riven ! I am borne darkly, fearfully, afar ; Whilst, burning through the inmost veil of Heaven, The soul of Adonais, like a star, Beacons from the abode where the Eternal are.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Chosen by D. H. S. Nicholson and A. H. E. Lee Oxford At the Clarendon Press 1917, 1932).
The Oxford Book Of English Mystical Verse
A SHAPE, like folded light, embodied air, Yet wreathed with flesh, and warm : All that of heaven is feminine and fair, Moulded in visible form, She stood, the Lady Shechinah of earth, A chancel for the sky : Where woke, to breath and beauty, God's own Birth, For men to see Him by. Round her, too pure to mingle with the day, Light, that was life, abode ; Folded within her fibres meekly lay The link of boundless God. So linked, so blent, that when, with pulse fulfilled, Moved but that Infant Hand, Far, far away, His conscious Godhead thrilled, And stars might understand. Lo ! where they pause, with inter-gathering rest, The Threefold, and the One ; And lo, He binds them to her orient breast, His manhood girded on. The zone, where two glad worlds for ever meet, Beneath that bosom ran : Deep in that womb the conquering Paraclete Smote Godhead on to man. Sole scene among the stars, where, yearning, glide The Threefold and the One ; Her God upon her lap, the Virgin Bride, Her awful Child, her Son !
The Oxford Book Of English Mystical Verse
WE sow the glebe, we reap the corn, We build the house where we may rest, And then, at moments, suddenly, We look up to the great wide sky, Inquiring wherefore we were born... For earnest or for jest ? The senses folding thick and dark About the stifled soul within, We guess diviner things beyond, And yearn to them with yearning fond ; We strike out blindly to a mark Believed in, but not seen. We vibrate to the pant and thrill Wherewith Eternity bas curled In serpent-twine about God's seat ; While, freshening upward to His feet, In graduai growth His full-leaved will Expands from world to world. And, in the tumult and excess Of act and passion under sun, We sometimes hear—oh, soft and far, As silver star did touch with star, The kiss of Peace and Righteousness Through ail things that are done. God keeps His holy mysteries Jun on the outside of man's dream ; In diapason slow, we think To hear their pinions rise and sink, While they float pure beneath His eyes, Like swans adown a stream. Abstractions, are they, from the forms Of His great beauty ?—exaltations From His great giory ?—strong previsions Of what we shall be ?—intuitions Of what we are—in calms and storms, Beyond our peace and passions ? Things nameless ! which, in passing so, Do stroke us with a subtle gracc. We say, ' Who passes ? '—they are dumb. We cannot see them go or corne : Their touches fall soft, cold, as snow Upon a blind man's face. Yet, touching so, they draw above Our common thoughts to Heaven's unknown, Our daily joy and pain advance To a divine significance, Our human love- O mortal love, That light is not its own ! And sometimes horror chills our blood To be so near such mystic Things, And we wrap round us for defence Our purple manners, moods of sense— As angels from the face of God Stand hidden in their wings. And sometimes through life's heavy swound We grope for them !—with strangled breath We stretch our hands abroad and try To reach them in our agony,— And widen, so, the broad life-wound Which soon is large enough for death.
TRUTH, so far, in my book ;—the truth which draws Through all things upwards,—that a twofold world Must go to a perfect cosmos. Natural things And spiritual,—who separates those two In art, in morals, or the social drift Tears up the bond of nature and brings death, Paints futile pictures, writes unreal verse, Leads vulgar days, deals ignorantly with men, Is wrong, in short, n all points. We divide This apple of lire, and eut it through the pips,— 'Phe perfect round which fitted Venus' hand Has perished as utterly as if we ate 'Roth halves. Without the spiritual, observe, The natural 's impossible, — no form, No motion : without sensuous, spiritual Is inappreciable,—no beauty or power : And in this twofold sphere the twofold man (For still the artist is intensely a man) Holds firmly by the natural, to reach The spiritual beyond it,—fixes still The type with mortal vision, w pierce through, With eyes immortal, to the antetype Some call the ideal,—better call the real, And certain to be called so presently When things shall have their names. Look long enough On any peasant's face here, coarse and lined, You'll catch Antinous somewhere in that clay, As perfect featured as he yearns at Rome From marble pale with beauty ; then persist, And, if your apprehension 's competent, You'll find some fairer angel at his back, As much exceeding him as he the boor, And pushing him with empyreal disdain For ever out of sight. Aye, Carrington Is glad of such a creed : an artist must, Who paints a tee, a leaf, a common stone With just his band, and finds it suddenly A-piece with and conterminous w his sont Why else do these things move him, leaf, or stone ? The bird's not moved, that pecks at a spring-shoot ; Nor yet the horse, before a quarry, a-graze : But man, the twofold creature, apprehends The twofold manner, in and outwardly, And nothing in the world cornes single to him, A mere itself,—cup, column, or candlestick, All patterns of what shall be in the Mount ; The whole temporal show related royally, And built up to eterne significance Through the open arms of God. There 's nothing great Nor small has said a poet of our day, Whose voice will ring beyond the curfew of eve And not be thrown out by the matin's bell And truly, I reiterate, nothing's small ! No lily-muffied hum of a summer-bee, But finds some coupling with the spinning stars ; No pebble at your foot, but proves a sphere ; No chaffinch, but implies the cherubim ; And (glancing on my own thin, veinèd wrist), In such a little tremor of the blood The whole strong clamour of a vehement soul Doth utter itself distinct. Earth 's crammed with heaven, And every common bush afire with God ; But only he who sees, takes off his shoes, The rest sit round it and pluck blackberries, And daub their natural faces unaware More and more from the first similitude.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
FLOWER in the crannied wall, I pluck you out of the crannies,— Hold you here, root and all, in my hand, Little flower—but if I could understand What you are, root and all, and all in all, I should know what God and man is.
[...]
There rose a hill that none but man could climb, Scarr'd with a hundred wintry watercourses— Storm at the top, and when we gain'd it, storm Round us and death ; for every moment glanced His silver arms and gloom'd : so quick and thick The lightnings here and there to left and right Struck, till the dry old trunks about us, dead, Yea, rotten with a hundred years of death, Sprang into fire : and at the base we found On either hand, as far as eye could see, A great black swamp and of an evil smell, Part black, part whiten'd with the bones of men, Not to be crost, save that some ancient king Had built a way, where, link'd with many a bridge, A thousand piers ran into the great Sea. And Galahad fled along them bridge by bridge, And every bridge as quickly as he crost Sprang into fire and vanish'd, tho' I yearn'd To follow ; and thrice above him all the heavens Open'd and blazed with thunder such as seem'd Shoutings of all the sons of God : and first At once I saw him far on the great Sea, In silver-shining armour starry-clear ; And o'er his head the Holy Vessel hung Clothed in white samite or a luminous cloud. And with exceeding swiftness ran the boat, If boat à were—I saw not whence it came. And when the heavens open'd and blazed again Roaring, I saw him like a silver star— And had lie set the sail, or had the boat Become a living creature clad with wings And o'er his head the Holy Vessel hung Redder than any rose, a joy to me, For now I knew the veil had been withdrawn. Then in a moment when they blazed again Opening, I saw the least of little stars Down on the waste, and straight beyond the star saw the spiritual city and all her spires And gateways in a glory like one pearl— No larger, tho' the goal of all the saints— Strike from the sea ; and from the star there shot A rose-red sparkle to the city, and there Dwelt, and I knew it was the Holy Grail, Which never eyes on earth again shall see.
IF thou would'st hear the Nameless, and wilt dive Into the Temple-cave of thine own self, There, brooding by the central altar, thou May'st haply learn the Nameless ha th a voice, By which thou wilt abide, if thou be wise, As if thou knewest, tho' thou canst not know ; For Knowledge is the swallow on the lake That sees and stirs the surface-shadow there But never yet hath dipt into the abysm, The Abysm of all Abysms, beneath, within The blue of sky and sea, the green of earth, And in the million-millionth of a grain Which cleft and cleft again for evermore, And ever vanishing, never vanishes, To me, my son, more mystic than myself, Or even than the Nameless is to me. And when thou sendest thy free soul thro' heaven, Nor understandest bound nor boundlessness, Thou seest the Nameless of the hundred names. And if the Nameless should withdraw from all Thy frailty counts most real, all thy world Might vanish like thy shadow in the dark. `And since—from when this earth began— The Nameless never came Among us, never spake with man, And never named the Name '— Thou canst not prove the Nameless, O my son, Nor canst thou prove the world thou moven in, Thou canst not prove that thou art body alone, Nor canst thou prove that thou art spirit alone, Nor canst thou prove that thou art both in one : Thou canst not prove thou art immortal, no Nor yet that thou art mortal—nay my son, Thou canst not prove that I, who speak with thee, Am not thyself in converse with thyself, For nothing worthy proving can be proven, Nor yet disproven : wherefore thou be wise, Cleave ever to the sunnier side of doubt, And cling to Faith beyond the forms of Faith She reels not in the storm of warring words, She brightens at the clash of ‘Yes ' and ' No ', She sees the Best that glimmers thro' the Worst, She feels the Sun is hid but for a night, She spies the summer thro' the winter bud, She tastes the fruit before the blossom She hears the lark within the songless egg, She finds the fountain where they wail'd ' Mirage '
The Oxford Book Of English Mystical Verse
[...] Go, take thy glass, astronomer, And all the girth survey Of sphere harmonious linked to sphere, In endless bright array. All that far-reaching Science there Can measure with her rod, All powers, all laws, are but the faix Embodied thoughts of God.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
I TRUTH is within ourselves ; it takes no rise From outward things, whate'er you may believe. There is an inmost centre in us all, Where truth abides in fullness ; and around, Wall upon wall, the gross flesh hems it in, This perfect, clear perception—which is truth. A baffling and perverting carnal mesh Binds it, and makes all error : and, to know, Rather consists in opening out a way Whence the imprisoned splendour may escape, Than in effecting entry for a light Supposed to be without. II I knew, I felt, (perception unexpressed, Uncomprehended by our narrow thought, But somehow felt and known in every shift And change in the spirit,—nay, in every pore Of the body, even,)—what God is, what we are What life is—how God tastes an infinite joy In infinite ways—one everlasting bliss, From whom all being emanates, all power Proceeds ; in whom is life for evermore, Yet whom existence in its lowest form Includes ; where dwells enjoyment there is he : With still a flying point of bliss remote, A happiness in store afar, a sphere Of distant glory in full view ; thus climbs Pleasure its heights for ever and for ever. The centre-fire heaves underneath the earth, And the earth changes like a human face ; The molten ore bursts up among the rocks, Winds into the stone's heart, outbranches bright In hidden mines, spots barren river-beds, Crumbles into fine sand where sunbeams bask— God joys therein ! The wroth sea's waves are edged With foam, white as the bitten lip of hate, When, in the solitary waste, strange groups Of young volcanos corne up, cyclops-like, Staring together with their eyes on Rame— God tastes a pleasure in their uncouth pride. Then all is still ; earth is a wintry clod But spring-wind, like a dancing psaltress, passes Over its breast to waken it, rare verdure Buds tenderly upon rough banks, between The withered tree-roots and the cracks of frost, Like a smile striving with a wrinkled face ; The grass grows bright, the boughs are swoln with blooms Like chrysalids impatient for the air, The shining dorrs are busy, beetles run Along the furrows, ants make their ado ; Above, birds fly in merry flocks, the lark Soars up and up, shivering for very joy ; Afar the ocean sleeps ; white fishing-gulls FEt where the strand is purple with its tribe Of nested limpets ; savage creatures seek Their loves in wood and plain—and God renews His ancient rapture. Thus He dwells in all, From life's minute beginnings, up at last To man—the consummation of this scheme Of being, the completion of this sphere Of life : whose attributes had here and there Been scattered o'er the visible world before, Asking to be combined, d;m fragments meant To be united in some wondrous whole, Imperfect qualities throughout creation, Suggesting some one creature yet to make, Some point where all those scattered rays should meet Convergent in the faculties of man.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
HERE on this little bridge in this warm day We rest us from our idle sauntering walk. Over our shadows its continuous talk The stream maintains, while now and then a stray Dry leaf may fall where the still waters play In endless eddies, through whose clear brown deep The gorgeous pebbles quiver in their sleep. The stream still hastes but cannot pass away. Could I but find the words tint would reveal The unity in multiplicity, And the profound strange harmony I feel With those dead things, God's garments of to-day, The listener's soul with mine they would anneal, And make us one within eternity.
GIVE reverence, O man, to mystery, Keep your soul patient, and with closed eye hear. Know that the Good is in all things, the whole Being by him pervaded and upheld. He is the will, the thwarting circumstance, The two opposing forces equal both— Birth, Death, are one. Think not the Lotus flower Or tulip is more honoured than the grass, The bindweed, or the thistle. He who kneels To Cama, kneeleth unto me ; the maid Who sings to Ganga sings to me ; I am Wisdom unto the wise, and cunning lore Unto the subtle. He who knows his soul, And from thence looketh unto mine ; who sees All underneath the moon regardlessly, Living on silent, as a shaded lamp Burns with steady flame :—he sure shall find me— He findeth wisdom, greatness, happiness. Know, further, the Great One delighteth not In him who works, and strives, and is against The nature of the present. Not the less Am I the gladness of the conqueror— And the despair of impotence that fails. I am the ultimate, the tendency Of all things to their nature, which is mine. Put round thee garments of rich softness, hang Fine gold about thine ankles, hands, and ears, Set the rich ruby and rare diamond Upon thy brow.—I made them, I also Made them be sought by thee ; thou lack'st them not ? Then throw them whence they came, and leave with them The wish to be aught else than nature forms. Know that the great Good in the age called First, Beheld a world of mortals, 'mong whom none Enquired for Truth, because no falsehood was : Nature was Truth; man held whate'er he wished : No will was thwarted, and no deed was termed, Good, Evil. In much wisdom is much grief. He who increases knowledge sorrow also Takes with it, till he rises unto me, Knowing that I am in all, still the same : Knowing that I am Peace in the contented. I, Great, rcvealed unto the Seer, how man Had wandered, and he gave a name and form To my communings and he called it Veda. To him who understands it is great gain— Who understandeth not, him the Sign And ritual is authority and guide, A living and expiring confidence.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
So far, so near Thou, so far, we grope to grasp thee-- I Thou, so near, we cannot clasp thee— Thou, so wise, our prayers grow heedless— Thou, so loving, they are needless ! In each human soul thou shinest, Human-best is thy divinest. In each deed of love thou vvarmest ; Evil into good transformest. Soul of all, and moving centre Of each moment's life we enter. Breath of breathing—light of gladness— Infinite antidote of sadness ;— All-preserving ether Rowing Through the worlds, yet past our knowing. Never past our trust and loving, Nor from thine our life removing.
Satan speaks There were no shadows till the worlds were made ; No evil and no sin till finite souls, Imperfect thence, conditioned in free-will, Took form, projected by eternal law Through co-existent realms of time and space. Naught evil, though it were the Prince of evil, Hath being in itself. For God atone Existeth in Himself, and Good, which lives As sunshine lives, born of the Parent Sun. I am the finite shadow of that Sun, Opposite, not opposing, only seen Upon the nether side. No personal will am I, no influence bad Or good. I symbolize the wild and deep And unregenerated wastes of life, Dark with transmitted tendencies of race And blind mischance ; all crude mistakes of will [...] Here let that voice make end ; then let a strain, From a far lonelier distance, like the wind Be heard, floating through heaven, and fill again These men's profoundest mind : Children of men ! the unseen Power, whose eye For ever doth accompany mankind, Hath looked on no religion scornfully That men did ever find. Which has not taught weak wills how mach they can ? Which bas not fall'n on the dry heart like rain ? Which has not cried to sunk, self-weary man : Thou must be boni again Children of men ! not that your age excel In pride of life the ages of your sires, But that you think clear, feel deep, bear fruit well, The Friend of man desires.'
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Fate, which foresaw How frivolous a baby man would be, By what distractions he would be possess'd, How he would pour himself in every strife, And well-nigh change his own identity— That it might keep from his capricious play His genuine self, and force him to obey Even in his own despite, his being's law, Bade through the deep recesses of our breast The unregarded River of our Life Pursue with indiscernible flow its way ; And that we should not see The buried stream, and seem w be Eddying about in blind uncertainty, Though driving on with it eternally. But often, in the world's most crowded streets, But often, in the din of strife, There rises an unspeakable desire After the knowledge of our buried life, A thirst to spend our fire and restless force In tracking out our true, original course ; A longing to inquire Into the mystery of this heart that beats So wild, so deep in us, to know Whence our thoughts corne and where they go. And many a man in his own breast then delves, But deep enough, alas, none ever mines ! And we have been on many thousand lines, And we have shown, on each, spirit and power, But hardly have we, for one little hour, Been on our own line, have we been ourselves ; Hardly had skill to utter one of all The nameless feelings that course through our breast, But they course on for ever unexpress'd. And long we try in vain to speak and act Our hidden self, and what we say and do Is eloquent, is well—but “tis not true ! And then we will no more be rack'd With inward striving, and demand Of all the thousand nothings of the hour Their stupefying power ; Ah yes, and they benumb us at our call : Yet still, from time to time, vague and forlorn, From the soul's subterranean depth upborne As from an infinitely distant land, Corne airs, and floating echoes, and con vey A rnelancholy into all our day.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
TO God, the everlasting, who abides, One Life within things infinite that die : To Him whose unity no thought divides : Whose breath is breathèd through immensity. Him neither eye hath seen, nor ear hath heard ; Nor reason, seated in the souls of men, Though pondering oft on the mysterious word, Hath e'er revealed His Being to mortal ken. Earth changes, and the starry wheels roll round ; The seasons corne and go, moons wax and wane ; The nations rise and fall, and fill the ground, Storing the sure results of joy and pain : Slow knowledge widens toward a perfect whole, From that first man who named the name of heaven, To him who weighs the planets as they roll, And knows what laws to every life are given. Yet He appears not. Round the extreme sphere Of science still thin ether floats unseen : Darkness still wraps Him round ; and ignorant fear Remains of what we are, and what have been. Only we feel Him ; and in aching dreams, Swift intuitions, pangs of keen delight, The sudden vision of His glory seems To sear our souls, dividing the dull nicht : And we yearn toward Him. Beauty, Goodness, Truth ; These three are one; one life, one thought, one being; One source of still rejuvenescent youth ; One light for endless and unclouded seeing. Mere symbols we perceive—the dying beauty, The partial truth that few can comprehend, The vacillating faith, the painful duty, The virtue labouring to a dubious end. O God, unknown, invisible, secure, Whose being by dim resemblances we guess, Who in man's fear and love abidest sure, Whose power we feel in darkness and confess ! Without Thee nothing is, and Thou art nought When on Thy substance we gaze curiously : By Thee impalpable, named Force and Thought, The solid world still ceases not to be. Lead Thou me God, Law, Reason, Duty, Life ! All names for Thee alike are vain and hollow— Lead me, for I will follow without strife ; Or, if I strive, still must I blindly follow.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Not made with hands, its walls began to climb From roots in Life's foundations deeply set, Far down amid primaeval forms, where yet Creation's Finger seemed to grope in slime. Yet not in vain passed those first-born of Time, Since each some presage gave of structure met In higher types, lest these the bond forget That links Earth's latest to the fore-world's prime And living stone on living stone was laid, In scale ascending ever, grade on grade, To that which in its Maker's eyes seemed good— The Human Form : and in that shrine of thought, By the long travail of the ages wrought, The Temple of the Incarnation stood. Through all the ages since the primal ray, Herald of life, first smote the abysmal night Of elemental Chaos, and the might Of the Creative Spark informed the clay, From worm to brute, from brute to man—its way The Shaping Thought took upward, flight on fiight, By stages which Earth's loftiest unite Unto her least, made kin to such as they. As living link, or prophecy, or type Of purpose for fulfilment yet unripe, Each has its niche in the supreme design ; Converging to one Pinnacle, whereat Sole stands Creation's Masterpiece—and that Which was through her—the Human made Divine.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
I Oh, there are moments in man's mortal ycars When for an instant that which long has lain Beyond our reach is on a sudden found In things of smallest compass, and we hold The unbounded shut in one small minute's space, And worlds within the hollow of our hand,— A world of music in one word of love, A world of love in one quick wordless look, A world of thought in one translucent phrase, A world of memory in one mournful chord, A world of sorrow in one little song. Such moments are man's holiest,—the divine And first-sown seeds of Love's eternity. And such were those last moments when I sat Beside my long-lost friend, soft-laid again In what no longer was his lair of death, But now his bed of glory. Life, all life, Its terrors and its tumults and its tears, Its hopes, its agonies and its ecstasies, lis nights of sorrow and its dawns of joy, Its visionary raptures and its dull Death-darkened hours, its longings, losses, gains, Curses and cries and lamentations loud, Sins, frenzies, and despairs, the monstrous births Of thought and action groping for the light, The false, the true, the night's red underworld Of nadir darkness, and the zenith stars Lost in their spheral music beating Lime To every heart that hates or loves or mourns,— These now were one, and I was one with these, And these with me through Love's transfusing power That passed upon me then. There as we sat,— My brother and I, my brother made anew, My brother thrice made mine, for ever mine, Made one and equal with me through Love's might, We felt ail space was ours, ail time was ours ; We were as those that reign above the worlds ; And in our souls we saw the light round which Ali multiformal things grow uniform, The many sing as one. And we were one, Calm-seated in the heaven that overflows With the world's music of perpetual peace. II And then I thought that He whom we name God Was not perhaps some unit of cold thought Such as Greek sages gave to Christian saints, A primal number, lone, creationless ; But now He came to me, as oft before, The everlasting Twofold, ever one, The man and woman still inseparable. And as the absolute can never live Without its relative ; as silent space Knows nothing, never sees or hears itself Without time's measuring music ; as cold form Lies blind and blank till colour comes with kiss And warmth outpoured upon it, such as once Elisha poured upon the lifeless child,— So God was now no longer unto me A lonely masculine might above the worlds, But as the man and woman, twofold life, Its married Law and Love, and these were one. And from their wedded love sprang forth a child, Their first-begotten-son, whose name was Love,— Love their great heir, the lord of life and death, The holder of the keys to all we know And all the secrets of the unsearchable, The chalice-bearer of the world's life-wine, Bringer of light and steersman of the stars.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Mariner, what of the deep ? This of the deep : Twilight is there, and solemn, changeless calm ; Beauty is there, and tender healing balm— Balm with no root in earth, or air, or sea, Poised by the finger of God, it floateth free, Ami, as it threads the waves, the sound doth rise,— Hither shall come no further sacrifice ; Never again the anguished clutch at life, Never again great Love and Death in strife ; He who hath suffered all, need fear no more, Quiet his portion now, for evermore. Mariner, what of the deep ? This of the deep : Solitude dwells not there, though silence reign ; Mighty the brotherhood of loss and pain ; There is communion past the need of speech, There is a love no words of love can reach ; Heavy the waves that superincumbent press, But as we labour here with constant stress, Hand doth hold out to hand not help alone, But the deep bliss of being fully known. There are no kindred like the kin of sorrow, There is no hope like theirs who fear no morrow. Mariner, what of the deep ? This of the deep : Though we have travelled past the line of day, Glory of night doth light us on our way, Radiance that comes we know not how nor whence, Rainbows without the rain, past duller sense, Music of hidden reefs and waves long pas; Thunderous organ tones from far-off blast, Harmony, victrix, throned in state sublime, Couched on the wrecks be-gemmed with pearls of time; Never a wreck but brings some beauty here ; Down where the waves are stilled the sea shines clear ; Deeper than life the plan of life doth lie, IIe who knows all, fears naught. Great Death shall die.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Still deep into the West I gazed ; the light Clear, spiritual, tranquil as a bird Wide-winged that soars on the smooth gale and sleeps, Was it from sun far-set or moon unrisen Whether from moon, or sun, or angel's face It held my heart from motion, stayed my blood, Betrayed each rising thought to quiet death Along the blind charm'd way to nothingness, Lull'd the last nerve that ached. It was a sky Made for a man to waste his will upon, To be received as wiser than all toil, And much more fair. And what was strife of men ? And what was time ? Then came a certain thing. Are intimations for the elected soul Dubious, obscure, of unauthentic power Since ghostly to the intellectual eye, Shapeless to thinking ? Nay, but are not we Servile to words and an usurping brain, Infidels of our own high mysteries, Until the senses thicken and lose the world, Until the imprisoned soul forgets to see, And spreads blind fingers forth to reach the day, Which once drank light, and fed on angels' food ? It happened swiftly, came and straight was gone. One standing on some aery balcony And looking down upon a swarming crowd Sees one man beckon to him with finger-tip While eyes meet eyes ; he turns and looks again— The man is lost, and the crowd sways and swarms. Shall such an one say, Thus 'tis proved a dream, And no hand beckoned, no eyes met my own ? ' Neither can I say this. There was a hint, A thrill, a summons faint yet absolute, Which ran across the West ; the sky was touch'd, And failed not to respond. Does a hand pass Lightly across your hair you feel it pass Not half so heavy as a cobweb's weight, Although you never stir ; so felt the sky Not unaware of the Presence, so my soul Scarce less aware. And if I cannot say The meaning and monition, words are weak Which will not paint the small wing of a moth, Nor bear a subtile odour te the brain, And much less serve the soul in her large needs. I cannot tell the meaning, but a change Was wrought in me ; it was not the one man Who came to the luminous window to gaze forth, And who moved back into the darkened room With awe upon his heart and tender hope ; From some deep well of life tears rose ; the throng Of dusty cares, hopes, pleasures, prides fell off, And from a sacred solitude I gazed Deep, deep into the liquid eyes of Life.
I found Thee in my heart, O Lord, As in some secret shrine ; I knelt, I waited for Thy word, I joyed to name Thee mine. I feared to give myself away To that or this ; beside Thy altar on my face I lay, And in strong need I cried. Those hours are past. Thou art not mine, And therefore I rejoice, I wait within no holy shrine, I faint not for the voice. In Thee we live ; and every wind Of heaven is Thine ; blown free To west, to east, the God unshrined Is still discovering me.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
At night by the shore. The obscure water, the long white Fines of advancing foam, the rustle and thud, the panting sea-breaths, the pungent sea- smell, The great slow air moving from the distant horizon, the immense mystery of space, and the soft canopy of the clouds ! The swooning thuds go on—the drowse of ocean goes on : The long inbreaths—the short sharp outbreaths—the silence between. I am a bit of the shore : the waves feed upon me, they come pasturing over me ; I am glad, O waves, that you corne pasturing over me. I am a little arm of the sea : the same tumbling swooning dream goes on—I feel the waves all around me, I spread myself through them. How delicious ! I spread and spread. The waves tumble through and over me—they dash through my face and hair. The night is dark overhead : I do not see them, but I touch them and hear their gurgling laughter. The play goes on ! The strange expanding indraughts go on ! Suddenly I am the Ocean itself : the great soft wind creeps over my face. I am in love with the wind—I reach my lips to its kisses. How delicious ! all night and ages and ages long to spread myself to the gliding wind ! But now (and ever) it maddens me with its touch, I arise and whirl in my bed, and sweep my arms madly along the shores. I am not sure any more which my own particular bit of shore is ; All the bays and inlets know me : I glide along in and out under the sun by the beautiful coast-line ; My hair floats leagues behind me ; millions together my children dash against my face ; I hear what they say and am marvellously content. § All night by the shore ; And the sea is a sea of faces. The long white lines corne up—face after face comes and falls past me— Thud after thud. Is it pain or joy ? Face after face—endless ! I do not know ; my sense numbs ; a trance is on mc— I am becoming detached ! I am a bit of the shore : The waves feed upon me, they pasture all over me, my feeling is strangely concentrated at every point where they touch me ; I am glad O waves that you come pasturing over me. I am detached, I disentangle myself from the shore ; I have become free—I float out and mingle with the rest. The pain, the acute clinging desire, is over—I feel beings like myself all around me, I spread myself through and through them, I am merged in a sea of contact. Freedom and equality are a fact. Life and joy stem to have begun for me. The play goes on ! Suddenly I am the great living Ocean itself—the awful Spirit of Immensity creeps over my face. I am in love with it. All night and ages and ages long and for ever I pour my soul out to it in love. I spread myself out broader and broader for ever, that I may touch it and be with it everywhere. There is no end. But ever and anon it maddens me with its touch. I arise and sweep away my bounds. I know but I do not care any longer which my own particular body is—all conditions and fortunes are mine. By the ever-beautiful coast-line of human life, by ail shores, in all climates and countries, by every secluded nook and inlet, Under the eye of my beloved Spirit I glide : O joy ! for ever, ever, joy ! I am not hurried—the whole of eternity is mine ; With each one I delay, with each one I dwell—with you I dwell. The warm breath of each lift ascends past me ; I take the thread from the fingers that are weary, and go on with the vvork ; The secretest thoughts of all are mine, and mine are the secretest thoughts of all.
Like soundless summer lightning seen afar, Lj A halo o'er the grave of all mankind, O undefinèd dream-embosomed star, O charm of human love and sorrow twined : Far, far away beyond the world's bright streams, Over the ruined spaces of the lands, Thy beauty, floating slowly, ever seems To shine most glorious ; then from out our hands To fade and vanish, evermore to be Our sorrow, our sweet longing sadly borne, Our incommunicable mystery Shrined in the soul's long night before the morn. Ah ! in the far fled days, how fair the sun Fell sloping o'er the green flac by the Nile, Kissed the slow water's breast, and glancing shone Where laboured men and maidens, with a smile Cheating the laggard hours ; o'er them the doves Sailed high in evening blue ; the river-wheel Sang, and was still ; and lamps of many loves Were lit in hearts, long dead to woe or weal. And, where a shady headland cleaves the light That like a silver swan floats o'er the deep Dark purple-stained Aegean, oft the height Felt from of old some poet-soul upleap, As in the womb a child before its birth, Foreboding higher life. Of old, as now, Smiling the calm sea slept, and woke with mirth To kiss the strand, and slept again below. So, from of old, o'er Athens' god-crowned steep Or round the shattered bases of great Rome, Fleeting and passing, as in dreamful sleep, The shadow-peopled ages go and come : Sounds of a far-awakened multitude, With cry of countless voices intertwined, Harsh strife and stormy roar of battle rude, Labour and peaceful arts and growth of mind. And yet, o'er all, the One through many seen, The phantom Presence moving without fail, Sweet sense of closelinked life and passion keen As of the grass waving before the gale. What art Thou, O that wast and art to be ? Ye forms that once through shady forest-glade Or golden light-flood wandered lovingly, What are ye ? Nay, though all the past do fade Ye are not therefore perished, ye whom erst The eternal Spirit struck with quick desire, And led and beckoned onward till the first Slow spark of life became a flaming fire. Ye are not therefore perished : for behold To-day ye move about us, and the same Dark murmur of the past is forward rolled Another age, and grows with louder fame Unto the morrow : newer ways are ours, New thoughts, new fancies, and we deem our lives New-fashioned in a mould of vaster powers ; But as of old with flesh the spirit strives, And we but head the strife. Soon shall the song That rolls all down the ages blend its voice With our weak utterance and make us strong ; That we, borne forward still, may still rejoice, Fronting the wave of change. Thou who alone Changeless remainest, O most mighty Soul, Hear us before we vanish ! O make known Thyself in us, us in Thy living whole.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Strange, all-absorbing Love, who gatherest Unto Thy glowing all my pleasant dew, Then delicately my garden waterest, Drawing the old, to pour it back anew : In the dim glitter of the dawning hours Not so,' I said, but still those drops of light, Heart-shrined among the petals of my flowers, Shan hold the memory of the starry night So fresh, no need of showers shall there be.'— Ah, senseless gardener ! must it corne to pass That 'neath the glaring noon thou shouldest see Thine earth become as iron, His heavens as brass ? Nay rather, O my Sun, I will be wise, Believe in Love which may not yet be seen, Yield Thee my earth-drops, call Thee from the skies, In soft return, to keep my bedding green. So when the bells at Vesper-tide shall sound, And the dead ocean o'er my garden flows, Upon the Golden Altar may be found Some scarlet berries and a Christmas rose.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
I am the Reaper. All things with heedful hook Silent I gather. Pale roses touched with the spring, Tall corn in summer, Fruits rich with autumn, and frail winter blossoms— Reaping, still reaping— All things with heedful hook Timely I gather. I am the Sower. All the unbodied life Runs through my seed-sheet. Atom with atom wed, Each quickening the other, Fall through my hands, ever changing, still changeless. Ceaselessly sowing, Life, incorruptible life, Flows from my seed-sheet. Maker and breaker, I am the ebb and the flood, Here and Hereafter, Sped through the tangle and coil Of infinite nature, Viewless and soundless I fashion all being. Taker and giver, I am the womb and the grave, The Now and the Ever.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Life of my life soul of my inmost soul! Pure central point of evetlasting light Creative splendour I Fountain-head and. goal Of all the rays that make the darkness bright— And Pierce the gloom of nothing more and mort And win new realms from the abyss of riight O God, I veil my eyes and kneel before Thy shrine of love and tremble and adore. [...] O God that dwellest in transcendent light Beyond our dreams, who grope in darkness here, Beyond imagination's utmost flight,— I bless thee most that sometimes when a tear Of tender yearning rises unrepressed, Lo ! for an instant thou art strangely near— Nearer to my own heart than I who rest In speechless adoration on thy breast.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Sometimes, I know not why, nor how, nor whence, A change comes over me, and then the task Of common life slips from me. Would you ask What power is this which bids the world go hence ? Who knows ? I only feel a faint perfume Steal through the rooms of life ; a saddened sense Of something lost ; a music as of brooks That babble to the sea ; pathetic looks Of closing eyes that in a darkened room Once dwelt on mine : I feel the general doom Creep nearer, and with God I stand alone. O mystic sense of sudden quickening ! Hope's lark-song rings, or life's deep undertone Wails through my heart—and then I needs must sing.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Dead ? Not to thee, thou keen wateher,—not silent, not viewless, to thee, Immortal still wrapped in the mortal ! I, from the mortal set free, Greet thee by many clear tokens thou smilest to hear and to see. For I, when thou wakest at dawn, to thee am the entering morn; And I, when thou walkest abroad, am the dew on the leaf and the thorn, The tremulous glow of the noon, the twilight on harvests of corn. I am the flower by the wood-path,—thou bendest to look in my eyes ; The bird in its nest in the thicket,—thou heedest my love-laden cries ; The planet that leads the night legions,—thou liftest thy gaze to the skies. And I am the soft-dropping rain, the snow with its fluttering swarms ; The summer-day cloud on the hilltops, that showeth thee manifold forms ; The wind from the south and the west, the voice that sings courage in storms ! Sweet was the earth to thee ever, but sweeter by far to thee now : How hast thou room for tears, when all times marvelest thou, Beholding who dwells with God in the blossoming sward and the bough ! Once as a wall were the mountains, once darkened between us the sea ; No longer these thwart and baffle, forbidding my passage to thee : Immortal still wrapped in the mortal, I linger tilt thou art set free !
The Oxford Book Of English Mystical Verse
To make the Body and the Spirit one With all right things, till no thing live in vain From morn to noon, but in sweet unison With every pulse of fiesh and throb of brain The Soul in flawless essence high enthroned, Against all outer vain attack invincibly bastioned, Mark with serene impartiality The strife of things, and yet be comforted, Knowing that by the chain causality All separate existences are wed Into one supreme whole, whose utterance Is joy, or holier praise ! ah ! surely this were governance Of Life in most august omnipresence, Through which the rational intellect would find In passion its expression, and mere sense, Ignoble else, lend fire to the mind, And being joined with it in harmony More mystical than that which binds the stars planetary, Strike from their several tones one octave chord Whose cadence being measureless would fly Through ail the circling spheres, then to its Lord Return refreshed with its new empery And more exultant power,—this indeed Could we but rea ch it were to find the last, the perfect creed. [….] O smitten mouth ! O forehead crowned with thorn ! O chalice of ail common miseries ! Thou for our sakes that loved thee not hast borne An agony of endless centuries, And we were vain and ignorant nor knew That when we stabbed thy heart it was our own real hearts we slew. Being ourselves the sowers and die seeds, The night that covers and the lights that fade, The spear that pierces and the side that bleeds, The lips betraying and the life betrayed ; The deep hath calm : the moon hath rest : but we Lords of the natural world are yet our own dread enemy. Is this the end of all that primal force Which, in its changes being still the same, From eyeless Chaos cleft its upward course, Through ravenous seas and whirling rocks and flame, Till the suns met in heaven and began Their cycles, and the morning stars sang, and the Word was Man ! Nay, nay, we are but crucified, and though The bloody sweat falls from our brows like rain, Loosen the nails—we shall come down I know, Stanch the red wounds—we shall be whole again, No need have we of hyssop-laden rod, That which is purely human, that is Godlike, that h God. 398
The Oxford Book Of English Mystical Verse
In the secret Valley of Silence No breath doth fall ; No wind stirs in the branches ; No bird doth call : As on a white wall A breathless lizard is still, So silence lies on the valley Breathlessly still. In the dusk-grown heart of the valley An altar rises white : No rapt priest bends in awe Before its silent light : But sometimes a flight Of breathless words of prayer White-wing'd enclose the altar, Eddies of prayer.
IT lies not on the sunlit hill Nor on the sunlit plain : Nor ever on any running stream Nor on the unclouded main— But sometimes, through the Soul of Man, Slow moving o'er his pain, The moonlight of a perfect peace Floods heart and brain.
Lay me to sleep in sheltering flame, O Master of the Hidden Fire ! Wash pure my heart, and cleanse for me My soul's desire. In flame of sunrise bathe my mind, O Master of the Hidden Fire, That, when I wake, clear-eyed may be My soul's desise.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
When the storm was in the sky, And the west was black with showers, My Beloved came by With His Hands full of flowers— Red burning flowers, Like flame that pulsed and throbbed— And beyond in the rain-smitten bowers The turtle-dove sobbed. (Sweet in the rough weather The voice of the turtle-dove— ‘Beautiful altogether Is my Love. His Hands are open spread for love And full of jacinth stones— As the apple-tree among trees of the grove Is He among the sons.' The voice of the turtle-dove Sweet in the wild weather - ‘Until the daybreak dwells my Love Among the hills of Bether. Among the lilied lawns of Bether, As a young hart untired— Chosen out of thousands,—altogether To be desired.') When the night was in the sky, And heavily went the hours, My Beloved drew nigh With His Hands full of flowers— Burning red flowers Like cups of scented wine— And He said, ‘They are all ours, Thine and Mine. ‘I gathered them from the bitter Tree— Why dost thou start ? I gathered the Five of them for thee, Child of My Heart. These are they that have wrung my Heart, And with fiercest pangs have moved Me— I gathered them—why dost thou shrink apart ? In the house of them that loved Me.' (Sweet through the rain-swept blast The moan of the turtle-dove— You, that see Him go pas; Tell Him I languish with love. Thou hast wounded my heart, O my Love ! With but one look of Thine eyes, While yet the boughs are naked above And winter is in the skies?) Honey-laden flowers For the children nursed on the knee, Who sow not bramble among their bowers— But what ' He said ' for thee ? Not joys of June for thee, Not lily, no, nor rose— For thee the blossom of the bitter Tree, More sweet than ought that blows.' (The voice of the turtle-dove— ‘How shall my heart be fed With pleasant apples of love, When the winter time has lied. The rain and the winter fled, How all His gifts shall grace me, When His Left Hand is under my head, And His Right Hand doth embrace me.')
The Oxford Book Of English Mystical Verse
When I was young the days were long, Oh, long the days when I was young : So long from morn to evenfall As they would never end at all. Now I grow old Time flies, alas ! I watch the years and seasons pass. Time turns him with his fingers thin A wheel that whirls while it doth spin. There is no time to take one's ease, For to sit still and be at peace : Oh, whirling wheel of Time, be still, Let me be quiet if you will ! Yet still it turns so giddily, So fast the years and seasons fly, Dazed with the noise and speed I run And stay me on the Changeless One. I stay myself on Him who stays Ever the same through nights and days : The One Unchangeable for aye, That was and will be : the one Stay, O'er whom Eternity will pass But as an image in a glass ; To whom a million years are nought,— I stay myself on a great Thought. I stay myself on the great Quiet After the noises and the riot ; As in a garnished chamber sit Far from the tumult of the street. Oh, wheel of Time, turn round apace ! But I have found a resting-place. You will not trouble me again In the great peace where I attain.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Apart, immutable, unseen, Being, before itself had been, Became. Like dew a triple queen Shone as the void uncovered : The silence of deep height was drawn A veil across the silver dawn On holy wings that hovered. The music of three thoughts became The beauty, that is one white flame, The justice that surpasses shame, The victory, the splendeur, The sacred fountain that is whirled From depths beyond that older world A new world to engender. The kingdom is extended [Malkuth]. Night Dwells, and I contemplate the sight That is net seeing, but the light That secretly is kindled, Though oft-time its most holy fire Lacks oil, whene'er my own Desire Before desire has dwindled. I see the thin web binding me With thirteen cords of unity Toward the calm centre of the sca. (O thou supernal mother ! [Binah]) The triple light my path divides To twain and fifty sudden sides Each perfect as each other. Now backwards, inwards still my mind Must track the intangible and blind, And seeking, shall securely find Hidden in secret places Fresh feasts for every soul that strives, New life for many mystic lives, And strange new forms and faces. My mind still searches, and attains By many days and many pains To That which Is and Was and reigns Shadowed in four and ten ; [Jehovah, 1+2+3+4=10] And loses self in sacred lands, And cries and quickens, and understands Beyond the first Amen.5
The Oxford Book Of English Mystical Verse
What do you seek within, O Soul, my Brother ? What do you seek within ? I seek a Life that shall never die, Some haven to win From mortality. What do you find within, O Soul, my Brother ? What do you find within ? I find great quiet where no noises corne. Without, the world's din : Silence in my home. Whom do you find within, O Soul, my Brother ? Whom do you find within ? I find a friend that in secret carne : His scarred hands within He shields a faint flame. What would you do within, O Soul, my Brother ? What would you do within ? Bar door and window that none may see: That alone we may be (Alone ! face to face, In that flame-lit place !) When first we begin To speak one with another.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
When all the shores of knowledge fade Beyond the realms of night and day, When the quick stir of thought is stayed And, as a dream of yesterday, The bonds of striving fall away : There dawns sometimes a point of fire Burning the utter dark, that may Fulfil our desperate desire. Into the darkness, unafraid, Wherein soft hands of silence lay Their veil of peace upon the blade Of too bright thought, we take our way. In changing of desire we pay Whatever price the gods require, Knowing the end is theirs—and they Fulfil our desperate desire. Upon the stillness we have made Between our working and our play A deeper stillness yet is laid. Like some white bird above the sway Of summer waves within the bay Peace lights upon us ere we tire, And does (yet how, we cannot say) Fulfil our desperate desire. Envoi God of the world, to Whom we pray, Thou Inmost God to Whom aspire All hopes that Thou wilt not betray— Fulfil our desperate desire !
The Oxford Book Of English Mystical Verse
For years I sought the Many in the One, I thought to find lost waves and broken rays, The rainbow's faded colours in the sun— The dawns and twilights of forgotten days. But now I seek the One in every form, Scorning no vision that a dewdrop holds, The gentle Light that shines behind the storm, The Dream that many a twilight hour enfolds.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
He who knows Love—becomes Love, and his eyes Behold Love in the heart of everyone, Even the loveless : as the light of the sun Is one with all it touches. He is wise With undivided wisdom, for he lies In Wisdom's arms. His wanderings are done, For he has found the Source whence all things r un— The guerdon of the quest, that satisfies. He who knows Love becomes Love, and he knows All beings are himself, twin-born of Love. Melted in Love's own fire, his spirit flows Into all earthly forms, below, above ; He is the breath and glamour of the rose, He is the benediction of the dove.
The Oxford Book Of English Mystical Verse
Hertha I am that which began ; 1 Out of me the years roll ; Out of me God and man ; I am equal and whole ; God changes, and man, and the form of them bodily ; I am the soul. Before ever land was, Before ever the sea, Or soft hair of the grass, Or fair limbs of the tree, Or the flesh-coloured fruit of my branches, I was, and thy soul was in me. First life on my sources First drifted and swam ; Out of me are the forces That save it or damn ; Out of me man and woman, and wild-beast and bird : before God was, I am. Beside or above me Naught is there to go ; Love or unlove me, Unknow me or know, I am that which unloves me and loves ; I am stricken, and I am the blow. I the mark that is missed And the arrows that miss, I the mouth that is kissed And the breath in the kiss, The search, and the sought, and the seeker, the soul and the body that is. I am that thing which blesses My spirit elate ; That which caresses With hands uncreate My limbs unbegotten that measure the length of the measure of fate. But what thing dost thou now, Looking Godward, to cry ' I am I, thou art thou, I am low, thou art high ' ? I am thou, whom thou seekest to find him ; find thou but thyself, thou art I. I the grain and the furrow, The plough-cloven clod And the ploughshare drawn thorough, The germ and the sod, The deed and the doer, the seed and the sower, the dust which is God. Hast thou known how I fashioned thee, Child, underground ? Fire that impassioned thee, Iron that bound, Dim changes of water, what thing of all these hast thou known of or found Canst thou say in thine heart Thou hast seen with thine eyes With what cunning of art Thou wast wrought in what wise, By what force of what stuff thou wast shapen, and shown, on my breast to the skies ? Who hath given, who hath sold it thee, Knowledge of me ? Hath the wilderness told it thee ? Hast thou learnt of the sea ? Hast thou communed in spirit with night ? have the winds taken counsel with thee ? Have I set such a star To show light on thy brow That thou sawest from afar What I show to thee now ? Have ye spoken as brethren together, the sun and the mountains and thou ? What is here, dost thou know it ? What was, hast thou known ? Prophet nor poet Nor tripod nor throne Nor spirit nor flesh can make answer, but only thy mother alone. Mother, not maker, Born, and not made ; Though her children forsake her, Allured or afraid, Praying prayers to the God of their fashion, she stirs not for all that have prayed. A creed is a rod, And a crown is of night; But this thing is God, To be man with thy might, To grow straight in the strength of thy spirit, and live out thy life as the light. I am in thee te save thee, As my soul in thee saith, Give thou as I gave thee, Thy life-blood and breath, Green leaves of thy labour, white flowers of thy thought, and red fruit of thy death. Be the ways of thy giving As mine were to thee ; The free life of thy living, Be the gift of it free ; Not as servant to lord, nor as master to slave, shalt thou give thee to me. O children of banishment, Souls overcast, Were the lights ye see vanish meant Alway to last, Ye would know not the sun overshining the shadows and stars overpast. I that saw where ye trod The dim paths of the night Set the shadow called God In your skies to give light ; But the morning of manhood is risen, and the shadowless soul is in sight. The tree many-rooted That swells to the sky With frondage red-fruited, The life-tree am I ; In the buds of your lives is the sap of my leaves : ye shall live and not die. But the Gods of your fashion That take and that give, In their pity and passion That scourge and forgive, They are worms that are bred in the bark that falls off ; they shall die and not live. My own blood is what stanches The wounds in my bark ; Stars caught in my branches Make day of the dark, And are worshipped as suns till the sunrise shall tread out their fires as a spark. Where dead ages hide under The live roots of the tree, In my darkness the thunder Makes utterance of me ; In the clash of my boughs with each other ye hear the waves sound of the sea. That noise is of Time, As his feathers are spread And his feet set to climb Through the boughs overhead, And my foliage rings round him and rustles, and branches are bent with his tread. The storm-winds of ages Blow through me and cease, The war-wind that rages, The spring-wind of peace, Ere the breath of them roughen my tresses, ere one of my blossoms increase. All sounds of all changes, All shadows and lights On the world's mountain-ranges And stream-riven heights, Whose tongue is the wind's tongue and language of storm-clouds on earth-shaking nights ; All forms of all faces, All works of all hands In unsearchable places Of time-stricken lands, All death and all life, and all reigns and all ruins, drop through me as sands. Though sore be my burden Md more than ye know, And my growth have no guerdon But only to grow, Yet I fail not of growing for lightnings above me or deathworms below. These too have their part in me, As I too in these ; Such fire is at heart in me, Such sap is this tree's, Which hath in it all sounds and all secrets of infinite lands and of seas. In the spring-coloured hours When my mind was as May's, There brake forth of me flowers By centuries of days, Strong blossoms with perfume of manhood, shot out from my spirit as rays. And the sound of them springing And smell of their shoots Were as warmth and sweet singing And strength to my roots ; And the lives of my children made perfect with freedom of soul were my fruits. I bid you but be ; I have need not of prayer ; I have need of you free As your mouths of mine air ; That my heart may be greater within me, beholding the fruits of me fair. More fair than strange fruit is Of faiths ye espouse ; In me only the root is That blooms in your boughs ; Behold now your God that ye made you, to feed him with faith of your vows. In the darkening and whitening Abysses adored, With dayspring and lightning For lamp and for sword, God thunders in heaven, and his angels are red with the wrath of the Lord. O my sons, O too dutiful Toward Gods not of me, Was not I enough beautiful ? Was it hard to be free ? For behold, I am with you, am in you and of you ; look forth now and see. Lo, winged with world's wonders, With miracles shod, With the fires of his thunders For raiment and rod, God trembles in heaven, and his angels are white with the terror of God. For his twilight is come on him, His anguish is here ; And his spirits gaze dumb on him, Grown grey from his fear ; And his hour taketh hold on him stricken, the last of his infinite year. Thought made him and breaks him, Truth slays and forgives ; But to you, as time takes him, This new thing it gives, Even love, the beloved Republic, that feeds upon freedom and lives. For truth only is living, Truth only is whole, And the love of his giving Man's polestar and pole ; Man, pulse of my centre, and fruit of my body, and seed of my soul. One bir th of my bosom ; One beam of mine eye ; One topmost blossom Tint scales the sky ; Man, equal and one with me, man that is made of me, man that is I.
Summer, and noon, and a splendour of silence, felt, Seen, and heard of the spirit within the sense. Soft through the frondage the shades of the sunbeams melt, Sharp through the foliage the shahs of them, keen and dense, Cleave, as discharged from the string of the God’s bow, tense As a war-steed's girth, and bright as a warrior's belt. Ah, why should an hour that is heaven for an hour pass hence ? I dare not sleep for delight of the perfect hour, Lest God be wroth that his gift should be scorned of man. The face of the warm bright world is the face of a flower, The word of the wind and the leaves that the light winds fan As the word that quickened n first into flame, and ran, Creative and subtle and fierce with invasive power, Through darkness and cloud, from the breath of the one God, Pan. The perfume of earth possessed by the sun pervades The chaster air that he soothes but with sense of sleep. Soft, imminent, strong as desire that prevails and fades, The passing noon that beholds not a cloudlet weep Imbues and impregnates life with delight more deep Than dawn or sunset or moonrise on lawns or glades Can shed from the skies that receive it and may not keep. The skies may hold not the splendour of sundown fast ; It wanes into twilight as dawn dies down into day. And the moon, triumphant when twilight is overpast, Takes pride but awhile in the hours of her stately sway. But the might of the noon, though the light of it pass away, Leaves earth fulfilled of desires and of dreams that last ; But if any there be that bath sense of them none can say. For if any there be that hath sight of them, sense, or trust Made strong by the might of a vision, the strength of a dream, His lips shall straiten and close as a dead man's must, His heart shall be sealed as the voice of a frost-bound stream. For the deep mid mystery of light and of heat that seem To clasp and pierce dark earth, and enkindle dust, Shall a man's faith say what it is ? or a man's guess deem ? Sleep lies not heavier on eyes that have watched all night Than hangs the heat of the noon on the hills and trees. Why now should the haze not open, and yield to sight A fairer secret than hope or than slumber secs ? I seek not heaven with submission of lips and knees, With worship and prayer for a sign till it leap to light : I gaze on the gods about me, and call on these. I call on the gods hard by, the divine dim powers Whose likeness is here at hand, in the breathless air, In the pulseless peace of the fervid and silent flowers, In the faint sweet speech of the waters that whisper there. Ah, what should darkness do in a world so fair ? The bent-grass heaves no; the couch-grass quails not or cowers ; The wind's kiss frets not the rowan's or aspen's hair. But the silence trembles with passion of sound suppressed, And the twilight quivers and yearns w the sunward, wrung With love as with pain ; and the wide wood's motionless breast Is thrilled with a dumb desire that would fain find tongue And palpitates, tongueless as she whom a man-snake stung, Whose heart now heaves in the nightingale, never at rest Nor satiated ever with song till her last be sung. Is it rapture or terror that circles me round, and invades Each vein of my life with hope—if à be not fear Each pulse that awakens my blood into rapture fades, Each pulse that subsides into dread of a strange thing near Requickens with sense of a terror less dread than dear. Is peace not one with light in the deep green glades Where summer at noonday slumbers ? Is peace not here ? The tall thin stems of the firs, and the roof sublime That screens from the sun the floor of the steep still wood, Deep, silent, splendid, and perfect and cairn as time, Stand fast as ever in sight of the night they stood, When night gave ail that moonlight and dewfall could. The dense ferns deepen, the moss glows warm as the thyme : The wild heath quivers about me : the world is good. Is it Pan's breath, fierce in the tremulous maidenhair, That bids fear creep as a snake through the woodlands, felt In the leaves that it stirs not yet, in the mute bright air, In the stress of the sun ? For here has the great God dwelt : For hence were the shafts of his love or his anger dealt. For here has his wrath been fierce as his love was fair, When each was as fire to the darkness its breath bade melt. Is it love, is it dread, that enkindles the trembling noon, That yearns, reluctant in rapture that fear has fed, As man for woman, as woman for man ? Full soon, If I live, and. the life that may look on him drop not dead, Shall the ear that hears not a leaf quake hear his tread, The sense that knows not the sound of the deep day's tune Receive the God, be it love that he brings or dread. The naked noon is upon me : the fierce dumb spell, The fearful charm of the strong sun's imminent might, Unmerciful, steadfast, deeper thar seas that swell, Pervades, invades, appals me with loveless light, With harsher awe than breathes in the breath of night. Have mercy, God who art all ! For I know thee well, How sharp is thine eye to lighten, thine hand to smite. The whole wood feels thee, the whole air fears thee: but fear So deep, so dim, so sacred, is wellnigh sweet. For the light that hangs and broods on the woodlands here, Intense, invasive, intolerant, imperious, and meet To lighten the works of thine hands and the ways of thy feet, Is hot with the fire of the breath of thy life, and dear As hope that shrivels or shrinks not for frost or heat. Thee, thee the supreme dim godhead, approved afar, Perceived of the soul and conceived of the sense of man We scarce dare love, and we dare not fear : the star We call the sun, that lit us when life began To brood on the world that is thine by his grace for a span, Conceals and reveals in the semblance of things that are Thine immanent presence, the pulse of thy heart's life, Pan. The fierce mid noon that wakens and warms the snake Conceals thy mercy, reveals thy wrath : and again The dew-bright hour that assuages the twilight brake Conceals thy wrath and reveals thy mercy : then Thou art fearful only for evil souls of men That feel with nightfall the serpent within them wake, And hate the holy darkness on glade and glen. Yea, then we know not and dream not if ill things be, Or if aught of the work of the wrong of the world be thine. We hear not the footfall of terror that treads the sea, We hear not the moan of winds that assail the pine : We see not if shipwreck reign in the storm's dim shrine ; If death do service and doom bear witness to thee We see not,—know not if blood for thy lips be wine. But in all things evil and fearful that fear may scan, As in all things good, as in all things fair that fall, We know thee present and latent, the lord of man ; In the murmuring of doves, in the clamouring of winds that call And wolves that howl for their prey ; in the ;nidnight's pall, In the naked and nymph-like feet of the dawn, O Pan, And in each life living, O thou the God who art all. Smiling and singing, wailing and wringing of hands, Laughing and weeping, watching and sleeping, still Proclaim but and prove but thee, as the shifted sands Speak forth and show but the strength of the sea's wild will That sifts and grinds them as grain in the storm-wind's mill. In thee is the doom that falls and the doom that stands : The tempests utter thy word, and the stars fulfil. Where Etna shudders with passion and pain volcanic That rend her heart as with anguish that rends a man's, Where Typho labours, and finds not his thews Titanic, In breathless torment that ever the flame's breath fans, Men felt and feared thee of old, whose pastoral clans Were given to the charge of thy keeping; and soundless panic Held fast the woodland whose depths and whose heights were Pan’s. And here, though fear be less than delight, and awe Be one with desire and with worship of earth and thee, So mild seems now thy secret and speechless law, So fair and fearless and faithful and godlike skie, So soft the spell of thy whisper on stream and sea, Yet man should fear lest he see what of old men saw And withered : yet shall I quail if thy breath smite me. Lord God of life and of light and of all things fair, Lord God of ravin and ruin and all things dim, Death seals up life, and darkness the sunbright air, And the stars that watch blind earth in the deep night swim Laugh, saying, ‘What God h your God, that ye cal} on him ? What is man, that the God who is guide of our way should care If day for a man be golden, or night be grim ? But thou dost thou hear ? Stars too but abide for a span, Gods too but endure for a season ; but thou, if thou be God, more than shadows conceived and adored of man, Kind Gods and fierce, that boun d him or made him free, The skies that scorn us are less in thy sight than we, Whose souls have strength to conceive and perceive thee, Pan, With sense more subtle than senses that hear and see. Yet may it not say, though it seek thee and think to find One soul of sense in the fire and the frost-bound clod, What heart is this, what spirit alive or blind, That moves thee only we know that the ways we trod We tread, with hands unguided, with feet unshod, With eyes unlightened ; and yet, if with steadfast mind, Perchance may we find thee and know thee at last for God. Yet then should God be dark as the dawn is bright, And bright as the night is dark on the world—no more. Light slays not darkness, and darkness absorbs not light ; And the labour of evil and good from the years of yore Is even as the labour of waves on a sunless shore. And lie who is first and last, who is depth and height, Keeps silence now, as the sun when the woods wax hoar. The dark dumb godhead innate in the fair world's life Imbues the rapture of dawn and of noon with dread, Infects the peace of the star-shod night with strife, Informs with terror the sorrow that guards the dead. No service of bended knee or of humbled head May soothe or subdue the God who has change w wife : And life with death is as morning with evening weds. And yet, if the light and the life in the light that here Seem soft and splendid and fervid as sleep may seem Be more than the shine of a smile or the flash of a tear, Sleep, change, and death are less than a spell-struck dream, And fear than the fall of a leaf on a starlit stream. And yet, if the hope that hath said it absorb not fear, What helps it man that the stars and the waters gleam ? What helps it man, that the noon be indeed intense, The night be indeed worth worship ? Fear and pain Were lords and masters yet of the secret sense, Which now dares deem not that light is as darkness, fain Though dark dreams be w declare it, crying in vain. For whence, thou God of the light and the darkness, whence Dawns now this vision that bids not the sunbeams wane ? What light, what shadow, diviner than dawn or night, Draws near, makes pause, and again—or I dream—draws near ? More soft than shadow, more strong than the strong sun's light, More pure than moonbeams—yea, but the rays run sheer As fire from the sun through the dusk of the pinewood, clear And constant ; yea, but the shadow itself is bright That the light clothes round with love that is one with fear. Above and behind it the noon and the woodland lie, Terrible, radiant with mystery, superb and subdued, Triumphant in silence ; and hardly the sacred sky Seems free from the tyrannous weight of the dumb fierce mood Which mules as with fire and invasion of beams that brood The breathless rapture of earth till its houe pass by And leave her spirit released and her peace renewed. I sleep not never in sleep has a man beholden This. From the shadow that trembles and yearns with light Suppressed and date and reluctant—obscure and golden As water kindled with presage of dawn or night— A form, a face, a wonder to sense and sight, Grows great as the moon through the month ; and her eyes embolden Fear, till it change w desire, and de;ire to delight. I sleep not : sleep would die of a dream so strange ; A dream so sweet would die as a rainbow dies, As a sunbow laughs and is lost on the waves that range And reck not of light that flickers or spray that flies. But the sun withdraws not, the woodland shrinks not or sighs, No sweet thing sickens with sense or with fear of change ; Light wounds not, darkness blinds not, my steadfast eyes. Only the soul in my sense that receives the soul Whence now my spirit is kindled with breathless bliss Knows well if the light that wounds it with love makes whole, If hopes that carol be louder than fears that hiss, If truth be spoken of flowers and of waves that kiss, Of clouds and stars that contend for a sunbright goal. And yet may I dream that I dream not indeed of this? An earth-born dreamer, con strained by the bonds of birth, Held fast by the flesh, compelled by his veins that beat And kindle to rapture or wrath, to desire or w mirth, May hear not surely the fall of immortal feet, May feel not surely if heaven upon earth be sweet ; And here is my sense fulfilled of the joys of earth, Light, silence, bloom, shade, murmur of leaves that meet. Bloom, fervour, and perfume of grasses and flowers aglow, Breathe and brighten about me : the darkness gleams, The sweet light shivers and laughs on the slopes below, Made soft by leaves that lighten and change like dreams; The silence thrills with the whisper of secret streams That well from the heart of the woodland: these I know: Earth bore them, heaven sustained them with showers and beams. I lean my face to the heather, and drink the sun Whose flame-lit odour satiates the flowers : mine eyes Close, and the goal of delight and of life is one : No more I crave of earth or her kindred skies. No more ? But the joy that springs from them smiles and flies : The sweet work wrought of them surely, the good work done, If the mind and the face of the season be loveless, dies. Thee, therefore, thee would I come to, cleave to, cling, If haply thy heart be kind and thy gifts be good, Unknown sweet spirit, whose vesture is soft in spring, In summer splendid, in autumn pale as the wood That shudders and wanes and shrinks as a shamed thing should, In winter bright as the mail of a war-worn king Who stands where foes fled far from the face of him stood. My spirit or thine is it, breath of thy life or of mine, Which fills my sense with a rapture that casts out fear ? Pan's dim frown wanes, and his wild eyes brighten as thine, Transformed as night or as day by the kindling year. Earth-born, or mine eye were withered that sees, mine ear That hears were stricken to death by the sense divine, Earth-born I know thee : but heaven is about me here. The terror that whispers in darkness and flames in light, The doubt that speaks in the silence of earth and sea, The sense, more fearful at noon th an in midmost night, Of wrath scarce hushed and of imminent ill to be, Where are they ? Heaven is as earth, and as heaven to me Earth : for the shadows that sundered them here tale flight ; And naught is all, as am I, but a dream of thee.
TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR RENÉ GALLET.
PRÉSENTÉ PAR GEOFFREY HILL.
© André Deutsch, Londres, 1984, pour la préface.
La Différence, 1991
pour la traduction, les notes et les textes annexes.
Hopkins a écrit qu’il avait eu recours au rythme bondissant parce que c’était « le plus proche du rythme de la prose, c’est-à-dire le rythme spontané et naturel de la parole… ». […] … restant « dans la marche » si on le considère comme procession, comme psalmodie liturgique ponctuée ou comme chanson de bord. Dans « Harry le laboureur », le laboureur est dans la marche — son métier l’exige ; et, dans son rythme et ses « vers-refrains », le poème lui-même est un modèle de chant de travail. Dans le poème jumeau, « La couronne de Tom », les dépossédés sont brutalement exclus du travail et de la marche, et l’œuvre est, dans son propos et son rythme, peut-être la plus rugueuse et la plus âpre de toutes celles de Hopkins — comme si l’auteur sous-entendait que le poème lui-même ne peut fonctionner puisque les ouvriers sont privés de leur fonction. Le sentiment persistant qu’avait Hopkins d’être « harassé » tenait peut-être, comme on l’a déjà concédé, à des facteurs neurasthéniques ; mais cette concession ne diminue pas le respect qu’on lui doit pour avoir inclus dans son rythme non seulement « toute éminence et, maîtrise », mais aussi l’« harassant et le grinçant du char ». « La couronne de Tom » échoue, mais échoue positivement ; le poème éprouve, jusqu’au point de rupture, les possibilités de la langue. Lorsqu’on avance l’idée que Hopkins a perçu vitalement les ambiguïtés foncières des rythmes de la parole au XIXe siècle, on est amené à reconnaître l’importance centrale [9] de deux formules en particulier. Il s’agit de « l’abrupt être unique » dans « Henry Purcell » et de “(mon Dieu !) mon « Non, je ne veux, immonde réconfort ». […] Dans son essai « Walter Hilton et la tradition mystique en Angleterre », Dame Helen Gardner commente également le propos essentiel de l’auteur du Nuage : ‘L’Esprit doit se vider de toute pensée, en dehors de celle que contiennent les mots brefs « Dieu » et « Amour » et par cette inconnaissance seule Dieu peut être connu et aimé, non Dieu dans Sa bonté ou Sa miséricorde, mais « dans la nudité de son être ». […] L’homme, tout comme Dieu, pourrait avoir une « nudité de l’être » : l’homme du dénuement — l’homme essentiel. Wordsworth utilise le mot « nu » dans ce double sens. Dans une lettre de Stonyhurst à sa mère, datée du 2 mars 1871, Hopkins consacre la moitié du texte à une démonstration de l’intonation propre au mot Ay [Oui] dans le Lancashire. La lettre cherche à amuser et distraire sa destinataire, mais l’intention manifeste ne dissimule pas l’attention minutieuse portée à la phonologie et à la physiologie de cette façon de dire. Hopkins décrit la conversation de deux jardiniers : « À ce que l’un dit, l’autre donne son assentiment par les racines, en montant depuis le niveau de la mer. Cet assentiment est une sorte d’Etna, sans effort, mais avec une longue expiration fervente de tout le souffle qui l’habite. Le mot parcourt toute l’échelle des voyelles, partant, dans son épaisseur, de la rondeur de la taille, pour finir, tout fluet, sur le rebord de la lèvre. Pour cette raison je crois que c’est un signe d’acquiescement naturel et non conventionnel… Il a toujours une intonation. » L’intonation peut désigner la « manière dont on émet les sons de la voix en parlant » comme dans « cette malheureuse intonation de l’Aberdeenshire ». ‘Un « schéma intonatif » est l’amalgame de traits d’accentuation, de hauteur, et de démarcation intervenant dans un énoncé oral.’ C’est aussi un terme technique de la musique religieuse : « La phrase introductive d’une mélodie de plain-chant, précédant la note de récitation, et chantée habituellement soit par le prêtre seul, soit par l’un ou quelques-uns des membres du chœur. » La portée des deux mots « échelle » et « intonation » dans la lettre de Hopkins est virtuellement celle des deux mots « réponses » et « rythme » au chapitre XVIII d’Adam Bede. Ici encore, cependant, les différences comptent autant que les ressemblances. George Eliot avait à sa disposition un rythme d’« échange » que n’avait pas Hopkins. Cette affirmation ne méconnaît pas l’auto-excommunication de la romancière par rapport à l’Église anglicane ou l’effrayant ostracisme social supporté par Lewes et elle-même. En 1859, l’année d’Adam Bede, elle parlait, dans une lettre, d’« une sympathie… qui l’emporte sur toutes les tendances raisonneuses. Je ne suis pas revenue au christianisme dogmatique… mais j’y vois l’expression la plus haute du sentiment religieux qu’ait connue jusqu’ici l’histoire de l’humanité. » Son aptitude à penser en ces termes — Hopkins y aurait vu un idéalisme vague — lui permettait de demeurer par l’imagination, sinon en fait, « dans la marche » de la vie anglicane paroissiale et nationale. On ne saurait sous-estimer la force de ce « rythme » anglican : « Les églises et cathédrales médiévales, les somptueuses cérémonies entourant la monarchie, les titres historiques de Cantorbéry et York, l’organisation sociale des paroisses rurales, la culture traditionnelle d’Oxford et Cambridge, la liturgie composée à l’apogée de la prose anglaise — tout ceci appartient en propre à l’Église d’Angleterre… » […] Quand D.P. McGuire affirme que Hopkins « a saisi… les caractéristiques du monde qui se préparait : l’accélération continue de la cadence… de la vie moderne », les termes qu’il utilise méritent d’être pris au sérieux. Une des réponses à la question du Père Ong ‘quelle était cette réalité que [Hopkins] découvrait tout autour de lui ?’ pourrait être ‘l’accélération… de la cadence ; une autre réponse pourrait être “le pouvoir ambivalent des « mots brefs ». Les mots brefs ne sont ni enracinés ni déracinés, ni gracieusement ornementés ni privés de grâce ; ils peuvent être pris dans la « cadence » ou être le moyen d’une réaction contre elle. Ils sont le matériau le plus primitif et ils sont l’acte propre, abrupt de la prière… […]
DECEMBER 6-7. 1875. to the happy memory of five Franciscan nuns, exiles by the Falck Laws, drowned between midnight and morning of December 7
6-7 DÉCEMBRE 1875 à la bienheureuse mémoire de cinq franciscaines soumises à l’exil par les lois Falk noyées entre minuit et l’aube du 7 décembre PART THE FIRST PREMIÈRE PARTIE 1 Thou mastering me God ! giver of breath and bread ; World's strànd, sway of the séa ; Lord of living and dead ; Thou hast bôund bônes and véins in me, fàstened me flèsh, And àfter it àlmost ùnmade, what with dréad, Thy doing : and dost thou touch me afresh ? ‘Over agàin I féel thy finger and find thée14. Toi de moi maître, Dieu ! Don du souffle et pain, Rive du monde, empire sur la mer, Seigneur des vivants et des morts, Tu as lié en moi les os et veines, tu m’as noué chair, Et, après, presque défait, tant de frayeur ! Ton œuvre : et me touches-tu de nouveau ? Cette fois encore j’éprouve ton doigt et te trouve. 2 I did say yes O at lightning and làshed rod thou heardst me, truer than tongue, confess Thy terror, O Christ, O God Thou knôwest the wàlls, àltar and hôûr and night : The swoon of a heart that the sweep and the hurl of thee trod! Hàrd down with a horror of height And the midriff astrain with leaning of, laced with fire of stress. J’ai dit oui, pleinement Ô à l’éclair, la puissance infligée ; Tu m’as entendu, plus vrai que langue, confesser Ton effroi, Ô Christ, Ô Dieu ; Tu sais les murs, l’autel, l’heure et la nuit : Le cœur défailli que ton passage et ton élan Ecrasants foulaient d’une terrifiante hauteur — Et les flancs raidis sous la pesée, enserrés du feu pressant. 3 The frown of his face Before me, the hurtle of hell Behind, where, where was a, where was a place ? — I whirled out wings that spell And fled with a fling of the heart to the heart of the Host — My heart, but you were dovewinged, I can tell, Càrrier-witted, I am bold to boast, To flash from the flame to the flame then, tower from the grace [to the grace. La colère de son regard Devant moi ; le fracas de l’enfer Derrière ; quel, oui, quel lieu trouver ? J’ai lancé, en cet extrême, des ailes Et fui d’un bond du cœur jusqu’au cœur de l’Hostie. Mon cœur, mais tu fus doué de l’aile de la colombe, je puis le [dire, Du sens du pigeon voyageur, je veux m’en vanter, Pour, d’un éclair, jaillir alors de flamme à flamme, pour t’exhausser de grâce à grâce. 4 I am sôft sift In an hourglass — at the wall Fast, but mined with a motion, a drift, And it crowds and it combs to the fall ; I stéady as a welter in a wéll, to a pôise, to a pàne, But roped with, always, all the way down from the tall Fells or flanks of the voel, a vein Of the gôspel prôffer, a préssure, a principle, Christ’s gift. Doucement je descends Par le chas d’un sablier — près des parois Fixe, mais miné d’un mouvement, d’un glissement Qui se resserrent et se replissent pour la chute ; Comme eau d’un puits je m’apaise, jusqu’au repos, la [transparence, Mais attaché toujours, tout au long, depuis les hauteurs Des crêtes ou côtes du mont, à une veine Offerte de l’évangile, une pression, un principe, au don du [Christ. 5 I kiss my hand To the stars, lovely-asunder Starlight, wafting him out of it ; and Glow, glory in thunder ; Kiss my hand to the dappled-with-damson west : Since , thôugh he is ùnder the wôrld's spléndour and wonder, His mystery mûst be instréssed, stressed ; For I greet him the days I meet him, and bless when I understand.
Je lance un baiser de la main Aux étoiles, l’éparse-ravissante Clarté où s’épanche son haleine ; et Je rayonne, j’éclate sous le tonnerre ; Je lance un baiser au couchant, violâtre-pommelure, puisque, s’il est présent sous la splendeur et merveille du [monde, À son mystère il faut l’intension, l’insistance ; Car je le salue aux instants de rencontre, et bénis quand je [comprends. 6 Not out of his bliss Springs the stress felt Nor first from heaven (and few know this) Swings the stroke dealt — Stroke and a stress that stars and storms deliver, That guilt is hushed by, hearts are flushed by and melt — But it rides time like riding a river (And here the faithful waver, the faithless fable and miss). 7 Ce n’est pas de sa joie Que sourd cette insistance, Ni d’abord du Ciel (et peu le savent) Que surgit le choc subi — Choc, insistance que dispensent les étoiles et tempêtes, Qui apaisent la faute, envahissent, attendrissent le cœur — Mais ils traversent le temps ainsi qu’une rivière (Et ici les fidèles vacillent, les autres fabulent en vain). 7 It dates front day Of his going in Galilee ; Warm-laid grave of a womb-life grey ; Manger, maiden's knee ; The dense and the driven Passion, and frightful sweat : Thence the discharge of it, there its swelling to be, Though félt befôre, though in high flood yét - What none would have known of it, only the heart, being [hard at bay, Ils datent du jour où Il s’en alla en Galilée — Chaleureux tombeau du gris de la vie dans la mère, Crèche, genou de vierge, La Passion drue, harcelante, la terrible sueur : Là est leur jaillissement, là leur ampleur à venir, Bien qu’éprouvés avant et coulant toujours à plein lit — Ce dont personne n’aurait rien su ; seul le cœur accablé, [sans recours, 8 Is out with it ! Oh, We lash with Me best or worst Word last ! flow a lush-kept plush-capped sloe Will, mouthed to flesh-burst, Gush ! — flush the man, the bang with it, sour or sweet Brim, in a flàsh, fùll ! — Hither then, kilt or first, To hero of Calvary, Christ's ftet — Never ask if méaning it, wanting it, wàrned of it — mén gô. Les reconnaît ! Oh, De nous fuse à la fin la meilleure ou la pire Parole ! Telle une pelucheuse, toute-savoureuse prunelle, Dont la chair dans la bouche éclate, Déborde ! — nous inonde, en notre être, d’aigre ou de douceur, Nous emplit, d’un coup, tout entier ! C’est là donc, Au héros du Calvaire, aux pieds du Christ — Même sans le savoir, le vouloir, être avertis — que vont les [hommes 9 Be adored among men, God, three-numberèd form ; Wring thy rebel, dogged in den, Man's malice, with wrecking and storm. Beyônd sàying swéet, past télling of tôngue, Thou an lightning and love, I found it, a winter and warm ; Father and fondler of heart thou hast wrung : Hast thy dark descending and most art merciful then. Sois adoré sur terre, Dieu, nature aux trois figures ; Serre ta rebelle obstinée dans son antre, Cette malignité en l’homme, de naufrage et tempête. Douceur sans mots, sans langue pour la dire, Tu es foudre et amour, je l’ai appris, hiver et chaleureux, Père qui choies le cœur après l’avoir serré : Quand ta descente est ténébreuse, ta compassion est alors la plus grande. 10 With an anvil-ding And with fire in him forge thy will Or rather, rather then, stealing as Spring Through him, melt him but master him still : Whether àt ônce, as once at a crash Pàul, Or as Àustin, a lingering-out swéet Make mercy in all of us, out of us all Màstery, bût be adôred, bût be adôred King. Dans un tintement d’enclume Et le feu en lui forge ta volonté ; Ou plutôt, oui alors, insinué tel un printemps Intérieur, touche son cœur, mais de lui reste maître : Soit d’un coup, comme jadis, d’un fracas, Paul, Ou comme Augustin, lente douceur savante, Mets compassion en nous tous, de nous tous Tire maîtrise, mais sois adoré, sois adoré, Roi. 11 « Some find me a swôrd ; sôme The flànge and the rail ; flàme, Fang, or flood » goes Death on drum, And stôrms bùgle his fàme. But wé dréam we are rôoted in éarth — Dùst ! Flesh falls within sight of us : we, though our flower the same, Wave with the meadow, forget that there must The sôur scythe cringe, and the bléar shàre côme. « Certains me trouvent épée ; d’autres Roue et rail, flamme, Croc ou flot » crie la mort tambourinant, Et les tempêtes claironnent son nom. Mais nous nous rêvons enracinés en terre — Poussière ! Devant nous tombe la chair, et, bien que fleur pareille, Au gré de la prairie nous ondoyons, nous oublions Qu’y doit raser la faux âcre, passer le soc sombre. 12 — On Saturday sailed from Bremen, American-outward-bound, Take settler and seamen, tell men with women, Two hundred souls in the round — O Father, not under thy feathers nor ever as guessing The goal was a shoal, of a fourth the doom to be drowned ; Yet did the dark side of the bay of thy blessing Not vault them, the million of rounds of thy mercy not reeve even them in ? Le samedi partis de Brême Vers le large et l’Amérique, Émigrants et marins comptés, hommes et femmes dénombrés, De deux cents âmes approchant le chiffre — Ô Père, loin de ton aile et sans du tout se douter Qu’un banc sableux était le but, d’un quart le destin d’être noyé Ne furent-ils pas pourtant par le rebord obscur de ta bénédiction Recouverts, par les garants sans nombre de ta miséricorde ramenés aussi ? 13 Into the snows she sweeps, Hurling the Haven behind, The Deutschland, on Sunday ; and so the sky keeps, For the infinite air is unkind, And the sea flint-flake, black-backed in the regular blow, Sitting Eastnortheast, in cursed quarter, the wind ; Wiry, and white-fïery and whirlwind-swivellèd snôw Spins to the widow-making unchilding unfathering deeps. Dans la neige s’avance, Rejetant derrière lui le Port Ce dimanche, le Deutschland ; et le ciel ne varie pas, Car l’air infini menace, La mer écailles-de-silex, noire-échine sous la bourrasque [constante Et venant d’est-nord-est, quart exécrable, le vent ; Dards de feu-blafard, vrilles-tourbillonnantes, la neige Fond vers les abîmes qui enveuvent, désenfantent et [désengendrent 14 She drove in the dork to leeward She struck- not a reef or a rock But the combs of a srnother of sand ; night drew her Dead to the Kentish Knock ; And she beat the bank down with her bows and the ride of her keel The breakers rolled on her beam with ruinous shock ; And, canvass and compass, the whorl and thewheel Idle for ever to waft her or wind her with, these she endûred. Dans l’ombre le vent le drossa ; Il rencontra, non un récif ou roc, Mais de sourdes ondulations sableuses : la nuit le poussa Droit sur Kentish Knock ; Et il donna de l’étrave et tranchant de la quille dans le haut fond Les lames déferlèrent sur les bordages en un choc de désastre ; Toile et boussole, hélice et barre Inutiles à jamais pour le mouvoir ou le virer, il dut subir. 15 Hope had grown grey hairs, Hope had mowning on, Trénched with Mars, càrved with càres, Hope was twelve hours gone ; And frightful a nightfall folded rueful a day Nor rescue, only rocket and lightship, shone, And lives at last were washing away : To the shrouds they took, — they shook in the hurling and [horrible… Cheveux gagnés de gris, L’espoir, revêtu de deuil, Strié de larmes, gravé d’angoisse, L’espoir depuis douze heures s’en allait ; Et l’effroi de la nuit tomba noyant un jour funèbre, Sans lueur, autre qu’un bateau-phare ou fusée, de secours ; Et les vies commençaient d’ètre enlevées dans les lames : Ils se pendirent au gréement — secoués dans l’immensité [horrible et brutale. 16 One stirred from the rigging to save The wild woman-kind below, With a rope's end round the man, handy and brave — He was pitched te his death at a blow, For all his dreadnought breast and braids of thew : They could téll him for hôurs, dàndled the tô and the frô Through the cobbled foam-fleece. What could he do With the burl of the fôuntains of air, bùck and the flôod of the wave L’un d’eux tenta des haubans de sauver En bas le monde éperdu des femmes, Attaché au bout d’une corde, habile et brave — Il périt aussitôt, précipité, Malgré son torse intrépide, ses muscles serrés : On l’aperçut pendant des heures, ballotté Dans la toison d’écume rocailleuse ; que pouvait il Contre les jaillissements de fontaine de l’air, le cabrement et déferlement de la vague ? 17 They fought with God’s cold - And they could not, and felle to the deck, (Crushed them) or water (and drowned them) or rolled With the searomp over the wreck. Night roared, with the heartbreak hearing a heartbroke rabble, The woman’s wailing, the crying of child without check - Till a lioness arôse bréasting the bàbble, A prôphetess tôwered in the tùmult, a virginal tôngue tôld Ils luttèrent contre le froid de Dieu — Sans pouvoir et tombèrent sur le pont-levis (les écrasant) dans l’eau (les noyant), ou roulèrent Au gré fantasque des vagues sur l’épave. La nuit rugit, les cmurs déchirés écoutant la cohue déchirante, Les plaintes des femmes, les sanglots d’enfants incessants — Jusqu’à ce qu’une lionne surgît face aux clameurs, Qu’une prophétesse dominât dans le tumulte, qu’une voix [virgirnal donnât. 18 Ah, touched in your bower of bone, Are you ! turned, for an exquisite smart, Have you ! make words break from me here all alone, Do you ! — môther of béing in me, héart. O unteachably after exil, but uttering truth, Why, tears ! is it ? tears ; such a melting, a madrigal start ! Never-eldering revel and river of youth, What can it be, this glee ? the good you have there of your own ? Ah ! Tu es en ton arche d’os Touché ! Tu t’es à une rare brûlure Ouvert ! Tu laisses s’échapper de ma solitude Ces mots ! Mon cmur, mère de l’être en moi. Oh, incorrigible obstiné au mal, mais disant le vrai, Quoi, des larmes ! Vraiment, des larmes ? Un tel mouvement ému de madrigal ! Réjouissance sauve de l’usure et rivière de jouvence, Qu’est donc cette gaieté ? Ce bien que tu tiens là en toi ? 19 Sister, a sister calling A master, her master and mine ! — And the inboard seas run swirling and howling ; The rash smart sloggering brine Blinds her ; but shé that wéather sees one thing, ône Has ône fetch in her : she réars hersélf to divine Eàrs, and the càll of the tàll nùn To the mén in the tops and the tàckle rode ôver the storm's [brawling . Sœur, une sœur qui appelle Un maître, son maître et mien ! — Et les flots entrent, tourbillonnent et arrachent ; L’eau âpre, véhémente, acharnée L’aveugle ; mais dans ce déchaînement elle voit une chose, une [seule, À présence d’esprit en elle : elle s’élève jusqu’à l’oreille Divine, et le cri de la grande nonne Parvint aux hommes des hunes et des gréements, traversa le [brouhaha de l’ouragan. 20 She was first of a five and came Of a coifèd sisterhood. (O Deutschland, double a desperate name ! O wôrld wide of its gôod ! But Gertrude, lily, and Luther, are two of a town, Christ's lily, and béast of the wdste wôod From life's dàwn it is dàwn dôwn, Abel is Càin's brother and bréasts they have sticked the [sàme.)
Première parmi cinq, elle venait
D’un ordre de sœurs à guimpe.
(Deutschland, Ô nom doublement fatal ! Ô monde détourné de son bien ! Mais Gertrude, le lis, et Luther, sont tous deux de même ville, Le lis du Christ et la bête des bois perdus : Le début de la vie découle encore, Abel est frère de Caïn et le lait sucé le même). 21 Loathed for a love men knew in them, Banned by land of their birth, Rhine reffùsed them, Thàmes would ruin them ; Surf, snow, river and earth Gnashed : but trtou an above, thou Orion of light ; Thy unchancelling poising palms were weighing the worth, Thou màrtyr-màster : in thy sight Storm flàkes were scrôll-leaved flôwers, lily shôwers — sweet héaven was astréw in them. Exécrées pour un amour qu’on leur savait, Chassées par le pays de leur naissance, Le Rhin les rejeta. La Tamise serait leur perte ; Ressac, tourmente, rivière et terre Grondaient : mais tu domines, ô toi Orion de lumière ; Tes paumes, qui les tiraient du cloître et tenaient, pesaient la [valeur, Toi, le maître-martyr : en ton regard Les flocons des rafales étaient volutes de pétales, ondées de lis douceur répandue du ciel. 22 Five ! the finding and sake And cipher of suffering Christ. Màrk, the màrk is of màn's màke And the word of it Sacrificed, But he scores it in scarlet himself on his own bespoken, Before-time-taken, dearest prizèd and priced — Stigma, signal, cinquefoil token For léttering of the lamb's fléece, rùddying of the rôse-flàke. Cinq ! Le seing, le gage Et chiffre du Christ souffrant. Remarquez cette marque d’œuvre humaine Dont le nom est « sacrifié ». Mais il la grave lui-même en écarlate sur ses promis, Saisis-d’avant-le-temps, les plus chers de choix et de prix — Stigmate, signal, empreinte quintefoliée Pour inscrire sur la toison de l’agneau, pourprer les flocons de [la rose. 23 Joy fall to thee, father Francis, Drawn to the Life that died ; With the gnarls of the nails in thee, niche of the lance, Lovescape crucified And seal of his seraph-arrival ! and these thy daughter And five-livèd and leavéd favour and pride, Are sisterly séaled in wild waters, To bathe in his fall-gold mercies, to breathe in his all fire glace La joie soit tienne Frère François, Attiré vers la Vie qui périt, Ponant le cal des clous, la niche de la lance, son Dessin-d’amour crucifié Et sceau de sa venue séraphique ! Et elles, tes filles, Faveur, fierté d’une quintuple vie et fleur, Sont sœurs co-scellées dans le déchaînement des eaux, Pour se baigner au flot d’or de ses compassions, pour respirer au tout-flamboiement de ses regards. 24 Away in the loveable west, On a pastoral forehead of Wales, I was under a roof here, I was at rest, And they the prey of the gales ; She to the black-about air, to the breaker, the thickly Falling flakes, to the throng that catches and quails. Was càlling « O Christ, Christ, come quickly » : The cross to her she calls Christ to her, chtistens her wild-worst Bet Au loin dans l’ouest de douceur, Sur une bucolique éminence galloise, J’étais ici sous un toit, j’étais dans la quiétude, Et elles la proie des rafales. À l’air noir tout autour, au déferlement, à la chute Serrée des flocons, la foule qui s’agrippe et frémit, elle Criait « Ô Christ, Christ, hâte-toi » Dans sa croix elle invoque son Christ, baptise son pire — [éprouvant Bien souverain. 25 The majesty ! what did she mean ? Breathe, arch and original Breath. Is it lôve in her of the béing as her lover had béen ? Breathe, body of lovely Death. They were élse-minded then, àltogéther, the mén Wôke thee with a We are périshing in the wèather of [Gennésareth Or is it that she cried for the crôwn thén, The keener to come at the comfort for feeling the combating [keen ? Majestueux ! Qu’entendait-elle ? Souffle un secours, prime-souffle originaire. Était-ce en elle l’amour d’être selon l’être de l’aimé ? Souffle, corps de Mort si belle, Le souci était alors autre, tout autre, de ces hommes Qui t’éveillèrent dans ce temps de Génésareth, criant « Nous [périssons » ; Ou bien était-ce la couronne alors qu’elle appelait, D’autant plus ardente à gagner le réconfort dans la dure ardeur [du combat ? 26 For how to the heart’s cheering The down-dugged ground-hugged grey Hovers off, the jay-blue heavens apearing Of pied and peeled May ! Blue-beating and hoary-glow height; or night, still higher, With bélled fire and the môth-soft Milky Wày. What by your méasure is the héaven of desire, The tréasure never éyesight gôt, nor was éver guessed what for the hèaring ? Car en un brusque bonheur Comme le gris pis pesant, pressé par la terre Se lève, révèle le bleu-de-geai du ciel De mai diapré, mué ! Hauteurs d’outre-bleu, lueur-de-givre ; ou nuit, plus haute [encore, Au feu clair-d’airain et voie lactée d’un doux-poudreux de [phalène, Que sont, selon votre mesure, les cieux du désir, Le trésor toujours imposséde du regard, jamais, en dépit de [récits, deviné ? 27 Nô, but it was nôt thése. The jâding and the jar of the càrt, Time' s tàsking, it is fàthers that asking for éase Of the sôdden-with-its-sôrrowing héart, Not danger, electrical-horror ; then, further, it finds The appéaling of the Passion is ténderer in prâyer apârt: Other, I gather, in measure her mind's Bùrden, in winds's bùrly and béat of endràgonéd séas. Mais non, c’était autre chose. Ce sont l’harassant et le grinçant du char, L’éprouvant du temps qui engendrent le désir de relâche Du cœur gorgé-de-détresse, Non le danger, ni l’horreur électrique ; alors aussi il s’aperçoit Que la Passion a un plus tendre attrait dans le retrait de la [prière D’une autre mesure en elle, je devine, ce motif Obstiné, dans le jaillissement du vent et battement des eaux endragonnées. 28 But how shall I... Make me room there; Reach me a... Fancy, come faster — Strike you the sight of it ? look at it loom there, Thing that she... There then ! the Master, Ipse, the ônly one, Christ, King, Héad : He was to cure the extremity where he had cast her ; Do, deal, lord it with living and dead ; Let him ride, her pride, in his triumph, despatch and have done with his doom there. Mais comment.., ici me faire place ; Arriver à… Invention, plus vite — Découvrez-vous Voyez là-bas transparaître Ce qu’elle… là, en l’instant ! Le Maître, Ipse, l’unique, Christ, Roi, Tête Il serait le remède au malheur où il l’avait plongée ; Qu’il œuvre, dispense, domine sur les vivants et sur les morts ; Lui, sa fierté, qu’il passe en son triomphe, achève, accomplisse ici [son œuvre et arrêt. 29 Ah ! Thère was a héart right ! There was single eye ! Réad Me unshâpeable shôck night And knew the who and the why ; Wording it how but by him that present and past, Heaven and earth are word of, worded by ? — The Simon-Péter of a sôul ! To the blàst Târpéian-fàst, but a blôwn béacon of light. Ah ! II fallut un cœur juste ! Il fallut œil net ! Pour lire l’incernable nuit brute ! Et connaître le tenant, l’aboutissant, Les énonçant par celui seul dont présent et passé, Ciel et terre sont parole, lui leur énonciateur ! Ame d’un Simon-Pierre ! Dans la bourrasque D’une fermeté tarpéienne, mais lumière battue de balise. 30 Jésu, héart's light, Jésu, màid's son, What was the féast alowed the night Thou hadst glôry of this nûn ? — Féast of the ône wôman withôut stàin. For so conceivèd, so to conceive thee is done ; But here was heart-throe, birth of a brain, Wôrd, that héard and képt thee and ùttered thee ôutright. Jésus, clarté du cceur, Jésus, né d’une vierge, Quelle fête fit suite à la nuit Où de la nonne tu pris gloire ? La fête de l’unique immaculée. Car ainsi qu’elle fut conçue, ainsi tu peux l’être ; Mais ce furent là douleurs du cceur, enfantement de l’âme Qui surent t’entendre, Parole, te tenir et proférer d’emblée, [pleinement 31 Well, shé has thée for the pain, for the Pàtience ; but pity, of the rést of them ! Heart, go and bleed at a bitterer vein for the Comfortless unconfessed of them — No not uncomforted lovely-felicitous Providence, Finger of a ténder of, O of a féathery délicacy, the bréast of the Maiden could obey so, be a bell to, ring ôf it, and ?????? Ah, elle t’a pour sa peine, pour sa Patience ; mais pitié pour les autres ! Laisse, mon cceur, saigner une veine plus amère pour ceux D’entre eux sans confession ni réconfort — Sans réconfort, non : heureuse — délicate Providence, Doigt de tendre, Ô de duveteuse touche, à qui le cceur de cette Vierge sut ainsi obéir, cloche de sa résonance et du brusque Rappel des pauvres brebis ! Le naufrage est-il donc moisson, la [tempête amasse-t-elle ton grain ? 32 I admire thee, màster of the tides, Of the Yôre-flood, of the yéar's fàll ; The recùrb and the recôvery of the gulfs sides, The girth of it and the wharf of it and the wàll; Stànching, quénching ôcean of a môtionable mind ; Grôund of béing and grànite of it : past all Gràsp Gôd, thrôned behind Déath, with a sôvereignty that héeds but hides, bôdes but abides ; Je t’admire, maître des marées, De l’antique déluge, du déclin de l’année, Recourbement et retour des bords de l’abîme, Sa clôture, son môle et son endiguement, Qui étanches, arrêtes l’océan d’une âme mouvante, Fondement de l’être et son granit : toi, passant toute Prise, Dieu, trônant par delà La mon en ta souveraineté instante, mais secrète, ? augure, mais [patiente, 33 With a mércy that ôutrides The all of water, an ark For the listener ; for the lingerer with a lôve glides Lôwer than déath and the dàrk ; A véin for the visiting of the pàst-prayer, pént in prison, The-last-breath penitent spirits — the uttermost mark Our passion-plungèd giant risen, The Christ of the Father compassionate, fetched in the storm of [his strides En ta miséricorde qui surmonte Le Tout des eaux — arche Pour l’attentif, pour l’attardé, amour glissé Plus profond que la mort et les ténèbres, Veine qui va jusqu’aux captifs, aux reclus d’au-delà de la [prière, Les repentis du dernier souffle — limite ultime À laquelle notre géant, plongé-en-passion, resurgi, Le Christ du Père de compassion, arriva dans son avance [tempétueuse. 34 Now burn, new born to the world, Double-naturèd name, The heaven-flùng, heart-fléshed, màiden-fùrled Miracle-in-Màry-of-flàme, Mid-numberèd he in three of the thunder-throne ! Not a dôomsday dàzzle in his côming nor dàrk as he càme ; Kind, but rôyally reclàiming his own ; A released shôwer, let flàsh to the shire, not a lightning of fiore [hard hùrled Maintenant flamboie, enfant re-né au monde, Nom aux deux natures, Miracle — en Marie — d’incandescence, Surgi du ciel, en un cœur incarné, en une vierge reployé, Lui, le milieu des trois du trône de tonnerre ! Sans l’irrévocable éclat de parousie en sa venue, ni l’obscur du premier avent, Plein de bonté, mais royauté reprenant les siens, Averse répandue, en clarté soudaine sur la contrée, non l’éclair de feu rigoureux. 35 Dâme, at our door Drowned, and among our shoals, Remember us in the roads, the heaven-haven of the reward Our king back, Oh, upon English souls ! Let him easter in us, be a dayspring to the dimness of us, be a criomson-cresseted east ; More brightening her, rare-dear Britain, as his reign rolls, Pride, rose, prince, hero of us, high-priest, Oür héart’s charity's héarth's fire oür thôughts' chivaby's thrông's Lôrd Brân Maenefa Haute dame, à notre porte Morte, parmi nos bancs sableux, Souvenez-vous de nous dans la rade, le hâvre-d’en-haut de la [récompense : Que revienne notre Roi, oh, sur les âmes d’ici ! Qu’il resurgisse en nous, aube jaillie en notre obscurité, [pourpre fanal d’Orient L’illuminant encore notre rare-chère Angleterre tandis que se [déploie son règne, Pour nous, fierté, rose, prince, héros, et grand-prêtre, Au brasier de charité de nos cœurs, feu, au cortège [chevauchant de nos pensées, Seigneur. (1875-6)
The world is charged with the grandeur of God. It will flame out, like shining from shook foil ; It gathers to a greatness, like the ooze of oil Crushed. Why do men then now not reck his rod ? Génerations have trod, have trod, have trod ; And all is seared with trade ; bleared, smeared, with toil ; And wears man's smudge and shares man's smell : the soil Is bare now, nor can foot feel, being shod. And, for all this, nature is never spent ; There lives the dearest freshness deep down things ; And though the last lights off the black West went Oh, morning, at the brown brink eastward, springs — Because the Holy Ghost over the bent World broods with warm breast and with ah ! bright wings. L’univers est chargé de divine magnificence. Elle vient flamboyer, lueurs brusques de feuilles d’or ; Elle s’amasse et prend ampleur, comme un suintement d’huile Pressée. Pourquoi n’a-t-on souci déjà de sa puissance ? Les générations sont passées, passées, repassées. Tout est flétri par le lucre, terni, noirci, de labeur, Poissé de traces humaines, pénétré d’odeur humaine : le sol Est nu désormais, et nul pied ne l’éprouve, étant chaussé. Et pourtant la nature jamais ne s’épuise ; Au plus profond des choses vit une exquise fraîcheur ; Et, si au couchant noir le jour a fini de s’éteindre, Au bord bistre d’orient, oh ! le matin surgit — Car l’Esprit Saint couvre le monde courbe D’un cœur chaleureux et d’ailes ah ! éclatantes. (1877)
Look at the star ! look, look up at the skies ! O look at all the fire folk sitting in the air ! The bright boroughs, the circle-citadels there ! Down in dim woods the diamond delves ! the elves'-eyes ! The grey lawns cold where gold, where quickgokl lies ! Wind-beat whitebeam ! Airy abeles set on a flare ! Flake-doves sent floating forth at a farmyard scare ! — Ah well ! it is all a purchase, all is a prize. Buy then ! bid then ! — What ? - Prayer, pàtience, alms, vows. Look, look : a May-mess, like on orchard boughs ! Look ! March-bloom, like on rnealed-with-yellov, sallows These are indeed the barn ; withindoors house The shocks. This piece-brighs paling shuts the spouse Christ home, Christ and his mother and all his hallows. Regardez les étoiles ! Regardez, regardez là-haut les cieux ! O toute cette foule-de-feu assemblée dans les airs ! Cités étincelantes, cercles, là-bas, des citadelles ! En des bois d’ombre ces mines de diamants ! Ces yeux d’elfes ! Ces grises pelouses froides où l’or, l’or vivant se tapit ! Sorbier blanc battu de vent ! Aubels aériens qui s’embrasent ! Flocons d’un vol de colombes dans un-effroi de basse-cour ! Ah ! Oui, tout ceci s’acquiert, est bien à conquérir. Achetez donc ! Faites votre offre ! Par prière, patience, aumône, vœux. Regardez, regardez cette foison-de-mai, rameaux de verger ! Regardez cette éclosion-de-mars, saules poudrés de blondeur ! En vente c’est là la grange ; et au-deeins demeurent Les gerbes. Cette éclatante claire-voie renferme l’époux, Le Christ, en son retrait, lui, sa mère et tous ses saints. (1877)
Nothing is so beautiful as Spring When weeds, in wheels, shoot long and lovely and lush Thrush's ggs look littlelow heavens, and thrush Through the echoing timber does so rinse and wring The ear, it strikes like lightnings to hear him sing ; The glassy peartree leaves and blooms, they brush The descending blue ; that blue is all in a rush With richness ; the racing lambs too have fair théir fling. What is all this juice and all this joy? A strain of the earth's sweet being in the beginning In Eden garden. — Have, get, before it cloy, Before it cloud, Christ, lord and sour with sinning, Innocent mind and Mayday in girl and boy, Most, O maid's child, thy choice and worthy the winning. Rien n’égale la splendeur printanière — Quand les herbes, en boucles, fusent longues, belles, profuses ; Les œufs de grive semblent d’humbles cieux ici-bas, et la grive À travers la futaie vibrante rince et serre si vif Notre oreille qu’on est frappé par ses trilles comme d’éclairs ; Le poirier luisant pousse feuilles et fleurs ; elles frôlent Le bleu qui descend vers la terre et ruisselle De lumière ; les agneaux lancés aussi follement s’ébattent. Qu’est toute cette sève, tout ce ravissement ? Veine fraîche de l’être de la terre première Dans le jardin d’Eden. Prends, tiens avant qu’elles ne se poissent, S’obscurcissent, Christ, Seigneur, et surissent de faute, L’innocence et clarté de mai en fille et garçon, Si chers, fils d’une vierge, à ton choix, si dignes de ton gain. (1877)
On éar and ear two noises too old to end Trench — tight, the tide that ramps against the shore With a flood or a fall, low lull-off or all roar, Fréquénting thére white moon shall wé'ar and wend. Léft hànd, bff lànd, I héar the lark ascend, His rash-fresh re-winded new-skeinèd score In crisps of curl off wild winch whirl, and pour And pelt music, tilt none's to spill nor spend. How these two shame this shallow and frâil town ! How ring right out our sordid turbid lime, Béing pure ! We, life’s pride and cared-for crown, Have lost that chéer and charm of earth's past prime Our make and making break, are breaking, down To man's last dust, drain fast towards man's first slime. En chaque, chaque oreille deux sons sans âge et sans terme S’imposent — à droite, la marée assaillant le rivage, Montée ou retombée, rumeur qui meurt ou toute rugissante, En son retour toujours tandis que la lune s’use et avance. À gauche, échappée des terres, j’entends l’alouette qui s’élève ; Le neuf écheveau rebobiné de notes vives-fraîches En flot de fronces follement se dévide et dispense Sa pluie drue de musique jusqu’à pleine effusion et dépense. Comme tous deux confondent la mince et frêle ville ! Comme leur timbre tranche sur le sordide et sombre des temps, Si pur ! Nous, de la vie la gloire et la tête chérie, Avons perdu bonheur et charme de la fraîcheur passée du monde : Notre nature, notre facture se rompent, se corrompent jusqu’à l’ultime Poussière de l’homme, se vident vite et vont à sa bourbe première. (1877)
I remémber a bouse where all were good To me, God knows, deserving no such thing Comforting smell bréathed at very éntering, Fetched fresh, as I suppose, off some sweet wood. That cordial air made those kind people a hood All over, as a bevy of eggs the mothering wing Will, or mild nights the new morsels of Spring : Why, it séemed of côurse ; séemed of right it should Lôvely the woods, welters, méadows, combes, vales, All the air things wear that build this world of Wales ; Only the inmate does not correspond : God, lovér of seuls, swaying considerate scales, Complete thy creature dear O where it fails, Being mighty a master, being a father and fond. Je me souviens d’une maison toute en bonté Pour moi, Dieu sait, le méritant bien peu ; Dès le seuil s’exhalait un réconfort odorant, À peine échappé, je suppose, de la fraîcheur d’un bois. L’air cordial enveloppait ces hôtes bons d’une ample Coule, comme la mère de ses ailes sa couvée, Ou la nuit douce les menus débuts printaniers : Oui, la chose allait de soi, semblait l’ordre des choses. Charme des bois, des eaux, des prés, combes et vallons, De l’air que revêt chaque détail édifiant ce monde gallois ; Il n’y a que l’habitant pour ne pas correspondre : Dieu, qui chérit les cœurs et pèse avec délicatesse, Parfais ta créature précieuse, Ô dans son défaut, Toi maître en ta puissance, toi père et tendresse. (1877)
To Christ our Lord/Au Christ notre Seigneur I caught this morning morning's minion, kingdom of daylight's dauphin, dapple-dàwn-drawn Falcon, in his riding Of the rolling level undernéath him steady air, and striding High there, how he rung upon the rein of a wimpling wing In his êcstasy ! then off, off forth on swing, As a skate's heel sweeps smooth on a bow-bend : the hurl and gliding Rebuffed the big wind. My heart in hiding Stirred for a bird, — the achieve of, the mâstery of the thing ! Brute beauty and valour and act, oh, air, prie, plûme, here Buckle ! AND the fire that breaks from thee then, a billion Times told lovelier, more dangerous, O my chevalier ! No wônder of it : shéer plod makes plough down sillion Shine, and blue-bleak embers, ah my dear, Fall, gàll themsélves, and gàsh gold-vermilion. J’ai saisi ce matin le bien-aimé du matin, dauphin du royaume du jour, Faucon féru de l’aube pommelée, qui chevauchait Les vagues vastes, stables sous lui, de l’air, et, lancé Là-haut, comme il tirait la rêne d’une aile ondée. D’extase ! Puis vite, vite se jetait et filait Avec l’aisance du patin qui glisse-vire ; l’élan, l’arc Du vol repoussaient les rafales. Mon cœur caché, Touché, s’est ému pour un oiseau — tout éminence et maîtrise. Beauté brute, bravoure et acte, oh, l’air, fierté, panache, ici Se fondent ! ET le feu qui de toi jaillit, une multitude De fois plus radieux, plus périlleux, ô mon chevalier ! Où est l’étrange ? Au simple pas le soc en son sillon Brille, et les braises bleu-blafard, ah mon ami, Tombent, se frayent et s’incisent d’or-vermillon. (1877)
Glory be to God for dappled things — For skies of couple-coulour as a brinded cow ; For rose-moles all in stipple upon trout that swim ; Fresh-firecoal chestnut-frills ; finches' wings ; Ldndscape plotted and pieced — fold, fallow, and plough ; And àll trades, their gear and tackle and trim. All things counter, original, spare, strange ; Whatever is fickle, frecklèd (who knows how ?) With swift, slow ; sweet, sour ; adazzle, dim ; He fathers-forth whose beauty is past chdnge : Praise him. Gloire à Dieu pour tout le bigarré : Pour les cieux qui se jaspent comme vaches à tavelures, Les grains roses en tacheture sur la truite qui nage, Les jonchées de châtaignes en charbons de feu neuf, les ailes de pinson, Les paysages parcellés, morcelés — gagnage, friche, labour — Tous les métiers, leur outillage, leur équipage et attirail. Toute chose contreposée, originale, étrafige, écartée, Tout le changeant, le moucheté (qui sait comment ?) De vif et lent, suave et sur, radieux, ombré, Il en est source et Père en sa beauté immuable : Faites-lui louange. (1877)
Summer énds now ; now, barbarous in béauty, the stooks rise Around ; up above, what wind-walk ! what lovely behaviour Of silk-sack clouds ! has wilder, wilful-wàvier Méal-drift moulded ever and melted across skies? I walk, I lift up, I lift ùp heart, éyes, Down all that glory in the heavens to glean our Saviour ; And éyes, heart, what looks, what lips yet gave you à Ràpturous love's greeting of realer, of rounder replies ? And the azurous hung hills are his world-wielding shoulder Magestic — as a stallion stalwart, very-violet-rweet ! — These things, these things were here and but the beholder Wanting ; which two whén they once méet, The héart réars wings bold and bolder And hurls for him, O half hurls earth for him off under his feet. L’été s’achève ici ; ici, beauté barbare, les mouettes se dressent Alentour ; là-haut quels chemins-de-vent ! Quelle exquise mouvance Des sacs-soyeux des nues ! Quel flot-de-gruau plus furieux, Plus folâtre-onduleux se fit jamais et fondit à travers ciel ? Je marche, je lève, j’élève le cœur, le regard, Plongeant en cette gloire des cieux pour glaner le Sauveur ; Et, mes yeux, mon cœur, quels yeux, quelles lèvres vous accordèrent L’ivre salut d’amour de réponses plus vraies, plus vives ? Dans les collines tendues d’azur est l’épaule Maîtresse du monde, Majestueuse — telle étalon en force, et violette-si-douce ! Tout ceci, tout ceci était là et seul faisait défaut Le regard ; mais quand des deux a lieu la rencontre, Le cœur lance ses ailes d’audace en audace, et d’un coup Repousse, Ô pour lui à demi repousse de sous ses pieds la terre. (1877) As kingfishers catch fire, dragonflies draw flame ; As tumbled over rim in roundy wells Stones ring ; like each tucked string tells, each hung bell's Bow swung finds tongue to fling out broad its name ; Each mortal thing does one thing and the same : Deals out that being indoors each one dwells ; Selves — goes its self ; myself it speaks and spells, Crying What I do is me : for that I came. I say more : the just man justices ; Keeps gràce : that keeps all his going graces ; Àcts in God's eye what in God's eye he is — Christ. For Christ plays in ten thousand places, Lovely in limbs, and lovely in eyes not his To the Father through the features of men's faces. Comme le martin-pêcheur s’embrase, la libellule flambe, Comme, plongée du rebord dans l’orbe d’un puits, La pierre vibre, et, pincée, chaque corde porte, la cloche Haute qui bat trouve langue et lance à la ronde son nom, Chaque chose créée accomplit cette unique chose : Dispense l’être qui demeure, enclos, en chacune, S’agit — se dit, annonce, énonce « moi-même », Criant « Cet acte est moi : pour cela je suis née Je dis davantage : le juste fait œuvre juste, Tient grâce, et tous ses faits tiennent ainsi grâce, Donne acte, aux yeux de Dieu, à ce qu’il est pour Lui — Christ — car le Christ joue en d’innombrables lieux, Présent en la beauté des membres, des yeux d’autrui, Allant au Père sous les traits du visage des hommes. (1877 ?)
Towery city and branchy betwéen towers ; Cuckoo-echoing, bell-swarmèd, lark-charmèd, rook-racked, river-rounded ; The dapple-eared lily below thee ; that country and town did Once encounter in, here coped and poisèd powers ; Thou hast a base and brickish skirt there, sours That neighbour-nature thy grey beauty is grounded Bést in ; graceless growth, thou hast confounded Rtiral rural keeping — folk, flocks, and flowers. Yet ah ! this air I gather and I release He lived on ; these weeds and waters, these walls are what He haunted who of all men most sways my spirits to peace ; Of realty the rarest-veined unraveller ; a not Rivalled insight, be rival Italy or Greece ; Who fired France for Màry without spôt. Cité des tours et des branchages entre tes tours — Pleine du coucou, tout encarillonnée, enchantée d’alouettes, torturée de freux et de rivières ceinte ; Le lis à corolle piquetée sous tes murs ; ville et campagne ici Jadis se rencontraient, forces ici affrontées, accordées. Tu as là une indigne bordure de brique, aigrissant Ce voisinage de nature où ta grise beauté trouve Au mieux son fond ; poussée sans grâce, tu as défait Ton agreste, agreste entourage — ruraux, troupeaux et fleurs. Ah ! pourtant de cet air que je prends et relâche Il a vécu ; ces eaux, herbes sauvages, ces murs sont ceux Qu’il a hantés, lui qui de tous le plus porte à la paix mon âme. Démêlant l’ultime d’être en sa veine si rare, sans Egal en sa vue, que rivalise l’Italie ou la Grèce, Il enflamma la France pour Marie intacte de tache. (1879)
The poet wishes well to the divine genius of Purcell and praises him that, whereas other musicians have given utterance to the moods of man's mind has, beyond that, uttered in notes the very make and species of man as creaw both in him and in all men generally Have fàir fàllen, O fàir, fair have fallen, so déar To me, so arch-especial a spirit as heaves in Henry Purcell, An age is now since passed, since parted ; with the reversal Of the outward sentence low lays him, listed to a heresy, here. Not mood in him nor meaning, proud fire or sacred fear, Or love, or pity, or all that sweet notes not his might nursle : It is the forgèd feature finds me ; it is the rehearsal Of own, of abrùpt sélf there so thrusts on, so throngs the éar. Let him oh ! with his air of angels then lift me, lay me ! only I’ll Have an eye to the sakes of him, quaint moonmarks, to his pelted plumage under Wings : so some great stormfowl, whenever he has walked his whilc The thunder-purple seabeach, plumèd purple-of-thunder, If a wuthering of his palmy snow-pinions scatter a colossal smile Off him, but meaning motion fans fresh our wits with wonder. Le poète souhaite la félicité au divin génie de Purcell et, alors que les autres musiciens ont exprimé les dispositions de l’âme humaine, le loue d’avoir en outre dit par des notes la nature et l’espèce mêmes de l’homme, telles qu’elles ont été créées en lui et en tous les hommes quels qu’ils soient Heureux, Ô qu’heureux soit le destin revenu à l’âme Si chère, si prime-singulière qui respire en Henry Purcell, Depuis longtemps déjà passée et en allée — s’annulant La sentence matérielle qui l’accable, inscrit en hérésie, ici. Non l’humeur en lui, ni teneur, feu fier ou effroi sacré, Amour, pitié, ou tout ce que les douces notes d’autres pourraient nourrir : C’est le trait façonné qui m’atteint ; c’est le retour, la foule, De l’abrupt être unique qui ainsi assaille et habite l’oreille. Que son chant oh ! des anges m’enlève, m’allège ! Mais j’aurai Un regard pour ses gages, ses insolites lunules, son plumage maillé Sous 1’aile : le grand oiseau des tempêtes qui a marché à loisir Sur la grève violette d’orage, empanaché de violet-d’orage, Voit, quand la rafale de ses palmes de neige répand un sourire Colossal, son seul essor, mais ravive l’esprit d’une bouffée de merveille. (1879)
AT A GRACIOUS ANSWER /À UNE RÉPONSE GRACIEUSE “But tell me, child, your choice, | your fancy ; what to buy You ?” - “Father, what you buy me | I shall like the best » With the sweetest earnest air | his purport, once expressed, Ever he swung to, push | what plea I might and ply Him. Ah, whàt the heart is ! | Like càrriers let fly — Doff darkness : homing nature, | nature knows the rest — Heart to its own fine function, | wild and self-instressed, Falls as light as, life-long, | schooled to what and why. Héart mannerly | is more than handsome face, Beauty's bearing or | Muse of mounting vein ; And what when, as in this case, bathed in high hallowing grace ? — Of heaven then now what boon to buy you, boy, or gain Not granted ? None but this, | all your road your race To match and more than match | its sweet forestalling strain. Mais dis-moi, enfant, ton choix, ton vœu ; comment t’acheter Ta récompense ? » — « Père, ce que vous prendrez je préfère. À son idée, une fois dite, il en revint toujours Avec une touchante décision, bien que prié et poussé En lui-même. Ah, ce qu’est le cœur ! Comme un pigeon voyageur qu’on lâche — ôtée les ténèbres, la nature sait le reste de la route — Il remplit d’instinct, par soi, son office sans pareil Et simple, comme après une vie de patient apprentissage. La grâce du cœur est plus que l’éclat des traits, Prestance de beauté ou muse au don grandissant ; Et si, comme ici, tout s’imprègne et sanctifie de haute grâce Du ciel alors quel bienfait t’obtenir, enfant, ou bénéfice Que tu n’aies ? Simplement, tout au long de ta course D’affirmer encore, d’affermir la tendre promesse de son élan. (1879)
Earth, sweet Earth, sweet landscape, with leavès throng And louchèd low grass, heaven that dost appeal To with no tongue to pleatl, no heart to feel ; That canst but only be, but dost that long — Thou canst but be, but that thou well dost ; strong Thy plea with him who dealt, nay does now deal, Thy lovely dale down thus and thus bids reel Thy river, and o'er gives all to rack or wrong. And what is Earth's eye, tongue, or heart else, where Else, but in dear and dogged man ? Ah, the heir To his own selfbent so bound, so tied to his turn, To triftless reave both our rich round world bare And none reck of world after, this bids wear Earth brows of such care, care and dear concert. Terre, douce Terre, doux paysage aux foisons de feuillages Et longues herbes flaquées, qui au ciel en Appelles sans langue pour plaider, sans cœur pour sentir, Et ne peux qu’être, mais être à longueur de temps — Tu ne peux qu’être, mais cela sans faillir ; forte Est ta requête auprès de lui qui dispensa, encore dispense, Dispose ainsi ta belle vallée, ainsi fait sinuer Ta rivière, et de tout fait don à ravage ou injure. Et où la Terre a-t-elle œil, langue et cœur, où, Sinon en l’homme aimé, obstiné ? Ah, que l’héritier Si lié au vouloir-soi, si pris par son penchant, Prodigue, pille notre riche terre ronde et dénude, Sans moindre égard pour le monde à venir, contraint La Terre à ces rides graves, graves et tendrement soucieuses. (1882)
/THE BLESSED VIRGIN COMPARED TO THE AIR WE BREATHE Wild air, world-mothering air, Nestling me everywhere That each eyelash or hair Girdles ; goes home betwixt The fleeciest, frailest-flixed Snowflake ; that's fairly mixed With, riddles, and is rife In every least thing’s life ; This needful, never spent, And nursing element My more than meat and drink, My meal at every wink ; This air, which, by life law My lung must draw and draw Now but to breathe its praise, Minds me in many ways Of her who not only Gave God’s infinity Welcome in womb and breast, Birth, milk, and all the rest But mothers each new grace That does now reach our race — Mary Immaculate, Merely a woman, yet Whose presence, power is Great as no goddess's Air jaillissant, mère du monde Partout m’entourant d’un nid, Qui chaque cil ou cheveu Cercle, entre le plus épais, Frêle duvet de flocon Arrive, en toute vie infime Parfaitement s’infuse, Se diffuse et foisonne Cet élément nourricier, Essentiel, inépuisable, Qui m’est plus que boire ou manger, L’aliment de la moindre seconde, Cet air, sans cesse qu’il me faut Selon la loi de vie aspirer, À maints égards me met en l’esprit, Rien qu’à soupirer ici sa louange, Celle qui non seulement donna À la divine infinité, Resserrée en un petit enfant, L’accueil de sa chair, de son sein, Naissance, lait et toute sollicitude, Mais met au monde chaque grâce Qui parvient encore au peuple des hommes — Marie l’Immaculée, Simple femme, mais dont La présence et puissance Surpassent ce que des déesses Was deemed, dreamed ; who This one work has to do - Let all God's glory through, God's glory which would go Through her and from her flow Off, and no way but so. I say that we are wound With mercy round and round As if with air : the same Is Mary, more by name. She, wild web, wondrous robe, Mantles the guilty globe, Since God has let dispense Her prayers his providence Nay, more than almoner, The sweet alms' self is her And men are meant to share Her life as life does air. If I have understood, She holds high motherhood Towards all our glwstly good And plays in grace her part A bout man's beating heart, Laying, like aies fine flood, The deathdance in his blood ; Yet no part but what will Be Christ our Saviour still. Of her flesh he took flesh He does take fresh and fresh, Though much the mystery how, Not flesh but spirit now And makes, O marvellous ! New Nazareths in us, Where she shall yet conceive Him, morning, noon, and eve ; On a cru ou conçu, et qui A reçu cette unique tâche : Laisser paraître toute la gloire Divine, gloire qui a choisi de passer Par elle et d’elle s’épancher, Déborder, sans autre source qu’elle. Je dis que nous enveloppe De partout miséricorde, Comme l’air, de même en est-il De Marie, et plus encore par son nom. Étoffe native et manteau de merveille, Elle couvre la terre fautive, Puisque Dieu a laissé dispenser À ses prières sa Providence : Mieux, plus que don de l’aumône, Elle est la douce aumône méme, Et l’homme est appelé à prendre part À ta vie, comme la vie à l’air. Si je comprends ici, Elle est mère éminente De tout bien en nous de l’esprit Et a dans la grâce sa part Auprès du cœur frémissant de l’homme, Apaisant, comme un flux subtil d’air, La mortelle danse du sang ; Mais cette part toujours Reste le Christ Sauveur. De sa chair il a pris chair — Et ne cesse encore de prendre, En un mode tout de mystère, Aujourd’hui, non chair, mais esprit Et donne, Ô merveilleusement ! En nous de nouveaux Nazareth [….] J’omet toute la suite du recueil.
Anthologie de la poésie russe (Katia Granoff)
Couverture : David et Bethsabée par Marc Chagall
© 1961, Librairie Gallimard.
Né près de Kazan, fils d’un soldat sans fortune, Gabriel Derjavine devint simple soldat lui aussi. Il passa dix ans de sa jeunesse à la caserne, écrivant, pour gagner quelque argent, des lettres pour ses camarades. À cette époque, Catherine II entrait en relations épistolaires avec Voltaire et avec Diderot et invitait Beaumarchais à mettre en scène à Pétersbourg Le Barbier de Séville qui venait d’être interdit à Paris. Elle réunissait une commission chargée de jeter les bases d’un nouveau code, mais, en même temps, durcissait le servage, la menace du knout, la déportation, et retirait aux moujiks le droit de porter plainte contre leurs seigneurs. Ses amants pillaient le trésor. Envoyé à Pétersbourg pour collaborer au projet du nouveau code, Derjavine se met au travail. Mais la guerre contre la Turquie met fin à cette parade de libéralisme. Derjavine doit combattre Pougatchev qui, s’étant fait passer pour le tzar Pierre III, avait réuni autour de lui une armée de paysans révoltés et, remontant la Volga, prenait ville après ville. Ses campagnes lui valent un don de trois cents serfs et une charge au sénat. Le règne de Catherine II fut l’époque des succès militaires, du développement économique de la Russie, ainsi que celle de son éclosion culturelle. L’ouverture de nombreuses écoles en province, la fondation d’une Académie des sciences, l’achat d’une collection d’œuvres d’art pour l’Ermitage, la naissance d’un art typographique et la création des librairies caractérisent cette époque. Ces avantages ne profitaient toutefois qu’aux classes supérieures ; le peuple croupissait dans l’ignorance, la misère et l’esclavage. Derjavine forma autour de lui un petit cercle d’écrivains aux tendances libérales. DIEU (Extrait) Lien des mondes divergeants, Et le sommet de la matière, Je suis le premier trait vivant De la divinité sur terre. Mon esprit domine l’éclair, Mon corps dans le néant se perd. Quelle est mon origine obscure ? Esclave ? Roi ? Vermisseau ? Dieu ? Seigneur, je suis ta créature, Car me créer, je ne le peux ! Je suis issu de ta sagesse, Dispensateur de tous les biens, De mon âme, âme et souverain ! Pour que ta loi nous apparaisse Il faut que je passe, éphémère, Cet abîme préliminaire ; Mais mon esprit désincarné Par la mort sera redonné À ton éternité, mon Père. 1780-1784
Anthologie de la poésie russe (Katia Granoff)
Lermontov aimait à se rappeler qu’il descendait de George Lermont, Écossais, fait prisonnier en 1613 par les Russes. Son père, officier d’infanterie et petit propriétaire, n’était pas mauvais homme, mais buvait fort, et menait une vie désordonnée. Il était voisin de campagne de Mme Arséniev, née Stolipine, dont la fille Marie finit, en dépit de l’opposition maternelle, par épouser Jury Lermontov qui devient ainsi l’administrateur des biens de sa belle-mère. Le mariage fut malheureux. Michel naquit en 1814, mais la jeune mère, maladive, exaltée, mourut trois ans après la naissance de son enfant. Sa grand-mère l’adorait, et lui donna une instruction brillante dans sa riche maison de Tarkhan. S’étant disputé avec Mme Arséniev, le père de Michel partit dans ses terres. Il y mena une existence dissipée, ne venant que rarement voir son fils et menaçant sa belle-mère de le lui reprendre. Brillamment doué, Michel écrivait des vers, faisait de l’aquarelle, jouait du violon. De la pension des nobles de Moscou, il entre, après avoir réussi ses examens, à la Faculté des sciences morales et politiques. Apparenté aux grandes familles moscovites, il sortait beaucoup, tombait amoureux de ses cousines, lisait passionnément. Puis, quittant l’université de Moscou pour celle de Pétersbourg, il se heurte au refus d’y être admis sans nouveaux examens : il entre alors à l’école des Cadets, d’où il sort cornette du régiment des hussards de la garde. L’installant à Tzarskoié-Sélo, sa grand-mère lui envoie trois chevaux, deux cochers, un cuisinier, un valet et lui octroie de larges mensualités. Il mène alors une vie mondaine et dissipée, mais garde l’attitude insatisfaite d’un héros romantique. Le duel et la mort de Pouchkine changent soudain sa conduite. Lermontov se sent le continuateur de Pouchkine et son vengeur. […] LE DÉMON (Conte oriental) PARTIE I I Déchu, morose, solitaire, À jamais de l’Eden exclu, Le Démon survolait la terre, Songeant à des temps révolus : Quand il vivait, pur chérubin, Dans la clarté resplendissante, Et quand la comète filante Lui souriait sur son chemin ; Quand il pénétrait les arcanes Du savoir et, dans le brouillard, Suivait au ciel les caravanes Des étoiles d’un long regard ; Quand, ignorant le mal, le doute, Lui, fils aîné du Créateur, Il ne rencontrait sur sa route Que la foi, l’amour, le bonheur… …. Intolérable à subir Passaient regrets et souvenirs II Au monde désert, sans asile, Errant depuis combien de temps, Des siècles devant lui défilent, Comme un instant après l’instant ; Et sur notre terre mesquine Le Démon exerce son art. Partout son esprit prédomine, Le mal s’étend ; mais nulle part N’ayant trouvé de résistance, Il se lasse de sa puissance. […]
Anthologie de la poésie russe (Katia Granoff)
Né à Pétersbourg, Mérejkovski y fait ses études universitaires. Il représente la tendance philosophique et religieuse de la pensée russe de son temps. Historien, critique, romancier et poète, ses premiers vers paraissent en 1883. Très influencés par Nadson, ils sont pénétrés d’un civisme douloureux et déclamatoire. Ses voyages à l’étranger, la lecture de Nietzsche, des symbolistes français et de Vladimir Soloviov modifient ses goûts littéraires. En 1892, paraît son recueil intitulé Symboles contenant un manifeste qui incite les poètes à passer d’un positivisme sans âme à un idéal divin. Pour Mérejkovski, la culture est une recherche de Dieu ; la poésie, un pur symbolisme. Il tend à démontrer que le Christ et l’antéchrist sont l’esprit et la chair, l’abîme supérieur et l’abîme inférieur. Pour le lecteur russe, la partie la plus précieuse de son œuvre est la trilogie Julien l’Apostat, Léonard de Vinci et Pierre et Alexis, romans historiques s’appuyant sur une grande documentation. Les personnages en sont vivants, les conflits pathétiques, l’époque rendue avec authenticité. Cette trilogie où s’affrontent les idées de Dieu et du Démon, du ciel et de l’abîme, lui donna la célébrité mondiale. Ayant quitté la Russie peu après la révolution d’Octobre avec sa femme, la poétesse Zénaïde Ghippius, il continue de mener à Paris la lutte contre les bolcheviks qu’il considère comme des représentants de l’antéchrist. Il poursuit en exil des travaux littéraires importants. Ses mérites de poète symboliste russe sont largement dépassés par son œuvre critique et par ses romans historiques. Il meurt à Paris en 1941. COMPLAINTE Sonnez, sonnez mes lourds fers de bagnard, Vous, jours mauvais, forgez ma chaîne ! Dans mon exil les tourbillons m’entraînent Sur une route sans espoir. Quand dormiront nos guides engourdis, Je ramperai hors du chemin, Je briserai ce lourd anneau maudit, Cassant le fil de mon destin. Accueille-moi, ô taïga cruelle, Moi que les hommes ont banni, Recouvre-moi de ton manteau de gel, De ta poignante et sombre nuit. Les routes vont, jamais encor suivies, Mais où donc courent ces chemins ? Va devant toi dans ce désert sans vie ! Qu’attends-tu ? Qu’est-ce que tu crains ? Étoile, ô toi, qui fus ma préférée, Étoile que j’aime toujours, Oh ! parle-moi, mon étoile dorée, De liberté, comme d’amour ! Libre à présent, la voix de la tempête Chante et résonne en m’appelant ; Un lit profond de neige elle m’apprête, Elle m’apprête un lit tout blanc. O Mère, ô Mort, bénis-moi et t’incline Sur mon tourment d’amour secret ! En me serrant sur ta chère poitrine, Libre enfin, je m’endormirai.
Anthologie de la poésie russe (Katia Granoff)
Boris Pasternak, né à Moscou en 1890, est le fils de Léonide Pasternak, peintre et académicien, et d’une mère musicienne. Les personnalités les plus éminentes des lettres et des arts fréquentaient la maison de ses parents. Familier de Léon Tolstoï, son père a illustré d’une façon remarquable Résurrection. Le futur poète s’adonna d’abord à la musique, mais s’aperçut bientôt que ses dons de compositeur péchaient par manque de technique. Il abandonna donc le projet de se consacrer à la musique. Après avoir fait ses études secondaires à Moscou, il entre à la Faculté de droit, passe, en 1909, à la Faculté des lettres en se spécialisant dans la philosophie. Il va ensuite parfaire ses études à Marbourg et voyage en Italie. Ses écrits paraissent dans la presse russe depuis 1913. Entre 1915 et 1917, il vit dans la région de l’Oural. Après la révolution d’Octobre, il travaille quelque temps dans l’administration des bibliothèques d’État. Ses traductions des poètes de l’Occident sont largement répandues en Russie. Son premier recueil de vers, Le Jumeau dans le ciel, parut a Moscou en 1914, suivi de Par-dessus les barrières en 1917 ; Ma Sœur la vie fut écrit en 1917, mais ne fut publié qu’en 1922. D’autres recueils de vers suivirent : Les Thèmes et Variantes en 1923, Deuxième Naissance en 1932, Les Premiers Trains du matin en 1943, Vastes Étendues en 1945. Il faut y ajouter un Choix de récits en 1925, une autobiographie, Sauf-Conduit. en 1931, et des Traductions choisies en 1940. Après la guerre parurent […] […] LE JARDIN DE GETHSÉMANI (Docteur Jivago) Le chemin qu’il suivait devant lui s’enfuyait, Éclairé dans la nuit par la céleste voûte ; Désert, il contournait le Mont des Oliviers, Et le Cédron coulait en bas, longeant 1a route. Comme au fil d’un couteau, ce champ était tranché, Et de lui surgissait la Voie lactée, immense ; Les oliviers d’argent semblaient vouloir marcher Dans l’air, comme animés d’un mouvement intense. Tout au long s’étendait un vert lotissement. Laissant devant le mur ses amis, plein d’émoi, Il leur dit : « Mon âme est triste mortellement, Restez ici, vous tous, et veillez avec moi. » Il avait renoncé sans faire résistance Comme aux biens empruntés, superflus, casuels, Aux dons miraculeux, à la toute-puissance ; Il était désormais, tel que nous, un mortel. Cette nuit qui passait paraissait un abîme De non-être total, d’anéantissement, Le monde était désert, la terre — un lieu de crime Ce vert jardin restait le seul endroit vivant. Son regard mesurant les profondeurs damnées, L’Éternité sans fin et sans commencement, Il priait le Très-Haut que lui soit épargnée La coupe de la mort, en des sueurs de sang. Son angoisse adoucie en d’ardentes prières, Abandonnant l’enceinte, il sortit du jardin ; Vaincus par le sommeil, ses disciples, par terre Dans l’herbe, étaient couchés sur le bord du chemin. Il les éveille et dit : « Vous êtes vautrés comme Si vous ne saviez pas votre part de grandeur, Pourtant l’heure a sonné, l’heure où le Fils de l’Homme Doit se livrer aux mains cruelles des pécheurs. » À peine a-t-il parlé que l’on vit apparaître Esclaves, malandrins que suivent des soldats. Torches, piques… À sa bouche un baiser de traître, On voit les précéder et les guider, Judas. Pierre intervient alors. Mais à peine se lève Et retombe son glaive ayant versé le sang, Qu’il entend : « Non, non, Pierre, en un pareil instant, Le fer est sans objet ! Rengaine donc ton glaive ! “Si mon père eût voulu dans son immense grâce À mon aide envoyer ses légions de feu, L’ennemi, disparu sans laisser une trace, N’eût même pas touché un seul de mes cheveux. “Le livre de la vie est ouvert à la page Sacro-sainte, la page écrite dans l’Eden, Et tout doit s’accomplir à cet instant des âges, Comme il était écrit. Que tout arrive ! Amen. “Tout se déroulera comme en la parabole, Et rien ne doit changer dans son fatal parcours… Au nom de sa grandeur terrible, je m’immole, J’accepte le martyre et termine mes jours. « Trois nuits auront passé quand sur les flots du temps, Sortant de leurs tombeaux, viendront en caravanes Devant mon tribunal, pareils à des chalands, Les siècles émergés des plus profonds arcanes. »
1957
LE COQUILLAGE Suis-je inutile et hors d’usage, Nuit ? Du gouffre de l’univers, Sans perle, un simple coquillage Jeté sur le bord de la mer ? La vague écume sous ta brise, Ton chant est sauvage et lointain, Mais tu l’aimes, ô nuit exquise, Ce coquillage étrange et vain. Le couvrant d’un manteau d’étoiles, Près de lui sur le sable d’or, Tu le berces pendant qu’il dort Du bruit houleux de la rafale. Maison d’un cœur sans habitants, Ce coquillage aux murs fragiles, Remplis-le de rumeurs subtiles, De brouillard, d’écume et de vent !
1911
Ainsi qu’un fer rouillé, ce bref automne Grince et chante et ronge déjà le corps ; Seigneur, que sont Crésus et ses trésors Quand ton affreuse angoisse nous tisonne ? Par ce Serpent qui danse devant moi Persécuté, je languis et frissonne… Je ne veux plus de subtiles émois, Adieu, mon âme, ô Muse, j’abandonne ! Perdu dans mes vaines négations, Et démêlant la pelote inféconde Des plaintes et des déclarations, Ma coupe est lourde et pourtant peu profonde. Vivre, à quoi bon ? Malade, un grand pythou S’étant dressé se balance et frissonne, Comme d’un nœud il ceint son corps trop long, Puis las, soudain, retombe et s’abandonne. J’écoute, au seuil de l’exécution, Vibrant encor de chansons et d’images, En prisonnier, sans crainte ou passion, Siffler le fer dans le vent de l’orage. J’écoute une musique intense, À mes yeux s’ouvre l’Infini. Le vol des oiseaux de minuit Traverse en planant le silence… Simple comme le ciel uni, Et pauvre comme la nature, Ma liberté m’est plus obscure Que la voix des oiseaux de nuit. Là-haut, blafard dans les étoiles, Brille un croissant blême et languide ; Oui, je le fais mien, ô Grand Vide, Ton univers étrange et pâle !
Anthologie de la poésie russe (Katia Granoff)
Né en 1895 à Constantinovo, village du gouvernement de Riazan, et, sa famille paysanne étant déjà nombreuse, Serge Essénine fut confié, à l’âge de deux ans, à ses grands-parents qui l’adoraient et qui habitaient aussi le village. Il termine ses études à l’école locale, puis entre à l’école normale de la ville voisine, afin de devenir maître d’école. À sa sortie, il reste pendant deux ans avec les siens à Constantinovo, se vouant à la poésie. De 1913 à 1915, Essénine est à Moscou où il exerce différents métiers tout en suivant les cours de l’université populaire. À partir de 1915, il habite Pétersbourg où il fréquente les milieux littéraires et se lie avec Kluev qui exerce sur lui une influence décisive. Ses succès littéraires étaient déjà grands lorsqu’il fut mobilisé, puis envoyé au front. À son retour, le poète se déclare pour le nouveau gouvernement qu’il suit à Moscou. Il signe le manifeste imaginiste, mais reconnaîtra plus tard que l’image dans la poésie, pour importante qu’elle soit, n’est pas l’essentiel. Menant une existence dissipée avec ses nouveaux amis imaginistes, de plus en plus gâté par le succès, il commence à abuser de la boisson. En 1921, il rencontre Isidora Duncan, et l’épouse en 1922. Isidora avait plus de quarante ans et ne connaissait pas le russe ; Essénine ne parlait aucune langue étrangère. Ce couple mal assorti part pour Berlin, puis passe à Bruxelles, à Venise, à Paris, et s’embarque enfin pour les États-Unis. Durant ces pérégrinations, le poète boit de plus en plus, et mène une vie désordonnée et scandaleuse. Par la fenêtre d’un grand hôtel parisien où il s’était arrêté avec Isidora Duncan, il jette dans la rue tout le mobilier de leur chambre et se promène nu dans les couloirs. La police intervient. Revenu seul à Moscou, il s’y montre nerveux et sombre. Pris d’un besoin de se fuir lui-même, il va chez des amis… […] 337 Toujours par la même ruelle. Dans ce repaire, quel fracas ! Je bois, la nuit, dans les buées, Avec des bandits la vodka, Lis mes vers aux prostituées. Mon cœur bat fort, mon mal s’aggrave… M’oubliant, je dis pour finir : ‘Comme vous, je suis une épave […] Oui, la maison sans moi se tasse, Depuis longtemps, mon vieux chien dort Dans les rues de Moscou, la mort, Je le sais, me suit à la trace… 1922 Ne criez pas ! La belle affaire ! Je ne vends plus de mots, c’est dit ! Je sens, rejetée en arrière, Ma tête en or qui s’alourdit… N’aimant plus village, ni ville, Comment la porter jusqu’au bout ? Que ma barbe pousse tranquille, Je me fais vagabond, c’est tout ! Adieu les livres, les poèmes ! Je vais partir, le sac au dos… Les vagabonds, le vent les aime, Et de ses chants leur fait cadeau.
1922
Un voyage lointain Poèmes
traduits de l’hébreu par Ariane Bendavid
Éditions Stavit
Au cœur de mon enfance, seul et abandonné,
J’aspirais chaque jour aux secrets, au silence ;
Du corps du monde je cherchais sa lumière,
En moi brûlait alors quelque chose d’inconnu.
J’explorais les cachettes, attentif, en silence,
Il me semblait alors contempler l’œil du monde ;
Là mes amis se révélèrent à moi, me livrant leurs secrets,
Et je gravai leur voix dans mon cœur silencieux.
Comme ils étaient nombreux : chaque oiseau qui s’envole,
Chaque arbre et son ombre, chaque arbuste du bois,
Et la lune blafarde qui luit à ma fenêtre,
Les cavernes obscures, le grincement de la porte ;
Chaque ronce, derrière la clôture qui fléchit,
Chaque rayon doré jaillissant vers mes yeux
Du soleil, d’une bougie, d’un éclat de cristal ;
Chaque lucarne, chaque toile d’araignée,
La lumière mêlée à une pénombre douce
Et terrible à la fois au cœur d’un puits profond,
L’écho de ma voix, mon reflet, et le chant de l’horloge,
Le grincement de la scie dans la poutre,
Tout cela semblait murmurer le nom de Dieu —
Les poires du kol-nidrei, les pommes aigres,
Sur la cime qui ploie du jardin voisin,
La mouche qui bourdonne, et les « bêtes à bon Dieu » —
Je vous salue, antiques parchemins
dormant dans la poussière, acceptez mon baiser,
J’ai longtemps parcouru les îles étrangères,
Mais oiseau migrateur aux ailes lasses et tremblantes,
Je reviens vers mon nid, berceau de mon enfance.
Me reconnaissez-vous ? Je suis l’un d’entre vous !
Issu de votre sein, ascète de la vie.
Car de tous les trésors divins de cette vaste terre,
Ma jeunesse jamais ne connut que les vôtres ;
Vous étiez le jardin de mes brûlants étés,
Un coussin pour ma tête durant les nuits d’hiver,
J’unis à vos parchemins mes plus précieux souvenirs,
Et à vos pages mes rêves les plus purs.
Vous en souvenez-vous ? Je n’ai pas oublié —
Dans une chambre haute, dans la désolation de la maison d’étude,
Je restai le dernier,
Sur mes lèvres expira la prière de mes pères,
Et dans un coin secret, tout près du tabernacle,
Devant moi s’éteignit la lampe rituelle.
En ce temps j’étais jeune,
La barbe n’était pas apparue sur mes joues —
Et ces nuits d’hiver, ces nuits d’orage me surprenaient
Penché sur un vieux livre aux pages déchirées,
Seul avec mes rêveries et seul avec mes craintes.
Devant moi sur la table vacillait dans la lampe
le tabernacle
Sous un signe Inconnu, sur des amas de ruines,
Enfants de la vieillesse de notre peuple antique, nous naquîmes dans la nuit ;
Élevés dans l’ombre, sur les tombes de nos pères —
Corps et âme nous cherchions la lumière de la vie.
Chacun avec au cœur le flambeau du Seigneur
Partait au crépuscule en quête de son étoile.
L’heure était au chaos ; fin et commencement,
Ruine et restauration, déclin et renaissance, tout était confondu.
Et, nés entre deux mondes, sans parfois le savoir,
Devant deux lois ensemble nous nous prosternions ;
Cependant, attirés par ces forces contraires,
Nos cœurs indécis appelèrent un prophète,
Prophète de vérité, qui saurait les toucher,
Qui au-dessus de nous allumerait son étoile,
Et dont l’esprit serait la source des pensées
Enfouies dans nos cœurs comme des songes confus.
Notre regard encore se perdait dans la brume,
Nous errions sans espoir, sans foi nous hésitions
À la croisée des chemins, ne sachant lequel suivre —
Quand soudain ton étoile, notre maître, apparut,
Timidement nous appela, nous attira loin de la brume —
Et tous nous implorâmes cette unique étoile.
Et depuis que sur nous ta lumière s’est posée —
Tu es notre héros, un guide spirituel,
Droit, intègre et discret en toute circonstance
Fidèle à son idéal, loin des compromissions,
Poursuivant son chemin, lucide et résolu,
Portant sa flamme tout au fond de son cœur,
Gardien de la dernière étincelle divine —
Tu es pour nous un astre lumineux
Qui dans sa course entraîne les étoiles,
Par une force invisible, les attire à sa suite ;
Certains, en contemplant leur âme à ta lumière,
Surent que tu étais la source de la leur.
Nous te louons, ô maître, et nous te bénissons,
Pour tes enseignements passés et à venir.
Nous avons trop longtemps gardé au fond du cœur
Cette bénédiction aujourd’hui épurée — exprimons 1a enfin !
Nous te remercions pour chaque pensée profonde,
Qui féconda nos cœurs alors stériles.
Tu nous as tout appris, et ce que nous cherchions
Tu as su nous l’offrir ; nous sommes tes héritiers —
Et s’il arrive encore qu’aujourd’hui l’esprit saint
Se révèle, lumineux, au cœur d’une âme juive,
Jamais il n’a brillé chez les fils del' exil
Comme en ton âme illustre il brillera toujours.
Ton armée n’est pas grande, ô maitre, mais elle suffit —
Ton visage lumineux nous guide dans la lutte
Dispersés sur sept chemins, ton étoile nous rassemble,
Et où que nous soyons, notre cœur vers le tien est tourné
Comme vers un sanctuaire. Fervents nous voulons croire
Que celui qui a dit : « Ce n’est pas la bonne voie' »,
Offrira des flambeaux à nos mains qui se tendent ;
Nous nous dresserons tous à son vibrant appel,
Levant très haut nos torches,
Et montrerons, le bras levé, à tous les exilés
Le chemin qui monte
Vers l’Orient !
Janvier 1903
Ce poème est une seconde réaction au pogrom de Kishinev.
Au lever du soleil, sur les montagnes vous découvrirez
Un or d’une pureté sans égale.
Devancez les premiers rayons, abreuvez de lumière
Chacun votre âme et votre cœur.
Que la splendeur de l’aube divine, riche d’une vigueur nouvelle,
S’épanche sur vous, et vous inonde ;
Qu’en vos cœurs flétris naisse le renouveau !
Que toute impureté en lui soit sanctifiée !
Ce précieux trésor, en vous gardé, enfoui,
Ressuscitera vos cœurs.
Si épreuves et misère vous accablaient hier
Vous serez désormais riches et purifiés.
Vous qui vous consumez dans d’obscures ténèbres,
Implorez le soleil, le soleil !
Alors baignés d’une lumineuse rosée, vous rejoindrez vos frères,
Qui puisant vote sève, reviendront à la vie ;
Que chacun porte alors à son père, à son frère
Le message des lointains.
Que votre lumière se diffuse alentour —
Qu’elle rayonne et éclaire votre génération ;
Si elle pénètre alors dans les caves obscures,
Y découvre vos frères opprimés, humiliés ;
Tremblante, cette lueur sur leur cœur appuyée
Doucement murmurera
“Lève-toi, mon frère, et prie — la prière
Et l’espoir nous sont encore permis — Espère »
Il se lèvera alors, cet enfant des ténèbres,
Assoiffé de soleil, de soleil !
Et si en vain vos yeux attendent la lumière —
Créez-la du néant !
Extrayez-la du roc, creusez dans les rochers,
Arrachez-la des replis de vos cœurs.
Alors, par le Dieu de lumière, elle se dévoilera,
Et pour l’éternité s’épanchera, sans jamais disparaître ;
Vos frères égarés s’éveilleront aussi,
Et vous imploreront,
Ils placeront en vous tous les espoirs
Sacrés — dont leurs enfants se nourriront ;
Chaque génération léguera son héritage :
Vie, labeur, espérance !
0 vous, sevrés d’obscurité, arrachés aux ténèbres —
Suspendez un soleil au-dessus de vos têtes, un soleil !
Kishinev, Juin 1903
Je connais une forêt, et dans cette forêt,
Je connais une mare invisible, secrète,
Au plus profond du bois, et retirée du monde,
À l’ombre d’un grand chêne baigné de lumière, familier des tempêtes,
Vouée seule à son réve d’un monde renversé,
Elle nourrit en secret ses nombreux poissons d’or —
Et nul ne sait ce qu’elle cache en son cœur.
Le matin,
Le soleil baigne les boucles du prince de la forêt,
Et inonde son feuillage d’une mer de clarté ;
Lui, si puissant, filet aux mailles d’or amplement déployé,
Comme Samson prisonnier des bras de Dalila, s’abandonne,
Le visage rayonnant de l’amant confiant,
Dans ses propres rets d’or, accepte ses chaînes avec délice,
Arborant son feuillage sacré sous les feux du soleil
Pour lui dire : inonde-moi, entoure-moi, enchaîne-moi,
Et fais de moi ce que ton cœur désire —
La mare à cet instant, qu’elle ait ou non le privilège
De recueillir un rayon d’or
S’abandonne à l’ombre de son ange gardien aux branches innombrables,
Et de ses eaux paisibles, nourrit en silence ses racines,
Heureuse que son destin soit d’être,
O faveur, le miroir du prince de la forêt.
Et qui sait” — peut-être rêve-t-elle en secret
Qu’elle n’abrite pas sa seule image, ses jeunes pousses —
mais que le chêne entier en elle se déploie.
La unit, au clair de lune —
Quand un profond mystère pèse sur la forêt,
Qu’une lumière cachée filtre, silencieuse, à travers ses branches,
Carme furtivement ses troncs,
Tisse d’argent et d’azur
Ses miraculeuses broderies —
Chaque buisson se tait, chaque arbre fait silence
Chacun, à l’ombre de sa cime,
Médite en secret les pensées de son cœur.
Et la forêt aux intrigues innombrables se dresse, riche
D’un glorieux mystère, précieux et antique,
Comme si là-bas, dans ses profondeurs, au cœur de sa force cachée,
Sur un lit d’or pur, à l’abri des regards, dormait,
Dans toute sa pureté, habillée de splendeur, et d’éternelle jeunesse,
Une princesse d’antan qui fut ensorcelée :
Attentive alors à chacun de ses soupirs,
La forêt veille dévotement sur le secret de sa virginité,
Dans l’attente du prince qui viendra la sauver —
La mare à cet instant, qu’elle ait ou non le privilège
De recueillir du ciel un faible rayon d’argent —
Se réfugie à l’ombre de son ange gardien aux branches innombrables,
Plongée dans un double sommeil,
Comme si de la forêt le silence et le glorieux secret
se dédoublaient dans le miroir de ses eaux endormies.
Et peut-être, qui sait, rêve-t-elle obscurément
Que son prince charmant, égaré, erre en vain
pans les forêts profondes, les déserts ou les mers,
A la recherche de sa princesse perdue —
Alors que cette grâce secrète, dans son ardent éclat,
Est là, enfouie en elle, au plus profond du cœur
De ses eaux endormies ?
Au-dessus de la forêt les nuages s’amoncellent,
En leur cœur une lutte,
Ils se retiennent encore, maîtrisent leur colère,
Mais en eux gronde un mystérieux tonnerre,
Et comme pour annoncer un malheur imminent,
Ils se lancent l’un à l’autre de vifs éclairs :
« Prépare-toi ! »
Avant même de savoir d’où viendrait
L’ennemi inconnu —
La forêt s’assombrit, s’apprête à recevoir
L’adversité cruelle.
Et soudain — une lueur ! Un éclair ! La forêt pâlit
Et le monde vacille,
Le tonnerre éclate, et la forêt frémit —
Bouillonnante !
D’innombrables bourrasques de vents
Qui voient sans être vus,
Soufflent sur ses géants — mugissement féroce,
leur cime —
Saisissent leur feuillage
Dans un tourbillon frappent leur cime,
Et le tonnerre gronde inlassablement
Au ceur de la tempête, la forêt gémit
Dans un immense tumulte, dans un fracas semblable
Au bruit des vagues qui se brisent au loin,
Et tout n’est que vacarme, vacarme incessant…
En cette confusion — la mare,
Ceinte d’une muraille d’arbres majestueux,
Cache ses poissons d’or tout au fond de son gouffre ;
Comme un enfant qui tremble, dans une nuit terrifiante,
Blotti, les yeux fermés, dans les bras de sa mère,
Et dont les paupières à chaque éclair frémissent —
Le visage tourmenté, les eaux sombres, ténébreuse
Elle se réfugie à l’ombre de son ange gardien aux branches innombrables —
Toute entière frémissante…
Et qui sait,
Peut-être tremble-t-elle pour le majestueux prince de la forêt,
Pour sa cime ravagée,
Ou craint-elle de voir la beauté de son inonde secret,
Aux rêves lumineux et aux pures visions,
Troublée soudain par le souffle du vent,
Et les songes de splendeur, enfantés par son cœur,
Pensées du jour ou de la nuit,
Réduits à néant dans un instant de colère.
La forêt est muette, et ses dernières ombres,
Tremblantes et agitées, se retirent ;
Mais déjà une chaude et pâle vapeur glisse sur la poussière,
S’élève comme un nuage d’encens, et, planant
Au-dessus des cimes, s’y suspendent en lambeaux.
Et le vent, tiède et doux comme le baiser
D’un enfant sur la joue de sa mère,
Vient dans l’obscurité, apaiser la forêt
Du froid et de la colère de la nuit,
Furetant entre les feuilles, tendre et léger,
Il rôde, de buisson en buisson, d’arbre en arbre,
Caresse les brumes laiteuses,
Ou tombant sur un nid, fait trembler sans le savoir
Le plumage d’un oiseau endormi — —
Et là-haut, au-dessus de la forêt, immobile,
Comme une cour céleste, un cortège de nuages ;
Sainte nuée de l’aurore, ils sont semblables
Aux seigneurs d’antan, aux sages illustres qui jadis
Portaient d’un monde à l’autre,
Des messages secrets, la colère d’un roi.
Et la forêt, tremblante et muette,
Étouffe, inquiète, retenant son souffle,
Le moindre battement, le moindre sifflement d’un oiseau qui s’éveille,
Toute entière frémissante d’une crainte sacrée — —
À cet instant, la mare endormie,
Languissante, tiède et lisse
Sous le léger drap blanc d’une pâle vapeur,
Dort du sommeil de l’aube —
Et qui sait, peut-être rêve-t-elle maintenant
Qu’en vain les princes des nuées
Errent dans les lointains, en quête d’un autre monde,
Au-delà des mers et aux confins des cieux —
Alors que cet Ailleurs est là, si près, si près —
Ici au fond, au plus profond,
Au cœur même de l’imperceptible mare.
Et moi, aux jours bénis de mon enfance,
Où pour la première fois plana au-dessus de moi l’aile de la Shekhina,
Où mon cœur savait encore désirer et languir, s’étonner en silence,
Et chercher un abri pour sa prière,
Je m’échappais, dans la chaleur des jours d’été,
Vers ce merveilleux royaume de sérénité —
Dans la forêt profonde.
Là, parmi les arbres puissants qui jamais n’entendirent l’écho d’une hache,
Connus seulement du loup et des habiles chasseurs,
Solitaire j’errais, de longues heures durant,
En harmonie avec mon cœur, avec mon Dieu,
Enjambant les pièges d’or,
En quête du Saint des Saints — prunelle de la forêt
En deçà du rideau de feuilles,
Il est un îlot vert, tapissé d’herbe,
Un îlot solitaire, un petit monde en soi,
Paisible et saint sanctuaire, caché parmi les ombres
Des plus vieux arbres aux cimes larges et lourdes ;
Au-dessus de lui — une voûte d’azur,
Reposant sur les arbres.
Au-dessous, comme du verre, une étendue d’eau pure,
Miroir d’argent ceint d’herbe humide,
Renfermant elle aussi un petit monde, un autre monde,
Au cœur de cette voûte, et au cœur de la mare,
Face à face, deux pierres précieuses,
Larges et étincelantes —
Deux soleils.
Assis là au bord de l’eau je contemplais
L’énigme des deux mondes, de ces mondes jumeaux,
Sans savoir lequel est à l’autre antérieur,
Répondant de la tête au salut des arbres centenaires
Qui diffusent à la fois l’ombre et la lumière, le chant et le venin -
Et je sentais alors s’épancher en silence
En mon âme un flot nouveau, plein de vigueur,
Et mon cœur, en quête de mystère sacré,
S’emplissait d’une intense espérance,
Comme s’il attendait, insatiable, et inlassablement,
Qu’apparaisse la Shekhina, ou le prophète Elle.
Mon oreille attentive était pleine d’espoir,
Et mon cœur frémissant, brûlant d’un saint désir, se consumait en moi —
Quand l’écho d’un Dieu caché
Brusquement rompit le silence :
« Où es-tu ? »
Et dans la forêt frappée de stupeur,
Les cyprès puissants et verdoyants,
M’observèrent dans leur majestueuse arrogance,
Comme s’ils demandaient : « Que fait cet homme parmi nous ?
Il est un langage divin, silencieux et secret,
Muet et indistinct, fait de nuances subtiles,
Ensorcelant, plein d’images et visions de splendeur,
C’est le langage de Dieu à ceux qu’il a choisis,
Par lequel l’Éternel médite ses pensées,
Le Créateur exprime les desseins de son cœur
Éclaire les rêves ineffables ;
C’est le langage des visions, qui se révèle
Dans une frange de ciel bleu, dans son immensité,
Dans la pureté des printemps d’argent, ou dans ses nuages noirs,
Dans le frémissement de la moisson dorée, la puissance d’un cèdre majestueux
Dans le battement de l’aile blanche d’une colombe,
Ou l’envergure des ailes d’un aigle,
Dans la beauté du cœur de l’homme ou dans l’éclat de son regard,
Dans la colère de la mer, le jeu capricieux de ses vagues,
Dans la nuit profonde, le silence des étoiles,
Le crépitement des flammes, le mugissement de la mer de feu
Du soleil qui se lève, du soleil qui décline —
Dans ce langage, langage suprême, la mare aussi
Me soumet son éternelle énigme.
Là-bas, dissimulée dans l’ombre, claire, sereine, silencieuse,
Elle contemple le monde qui en elle se contemple, et avec lui elle change ;
Et pour moi elle demeure la prunelle des yeux
Du prince de la forêt aux mystérieux secrets, Aux infinies méditations.
Octobre 1905
Dans ce monde exténué
Où tous vont le dos courbé,
J’en sais : UN qui se tient droit
Autant que moi.
Dans ce monde surpeuplé
De vaines velléités,
J’en sais : UN qui est soi — roi
Autant que moi.
Dans ce monde de mesure —
Lierre-lien et chancissure,
En TOI SEUL — j’en suis garant —
Brûle et bat le même sang
3 juillet 1924 (Denise Yoccoz-Neugnot).
AUX JUIFS
Foulés aux pieds, lacérés avec rage,
Buisson ardent, de roses constellé,
Toi, l’éternel et l’unique héritage
Que le Nazaréen nous ait légué.
Ô Israël, ton second règne est proche !
Et vous avez payé de votre sang
Cet or maudit dont on vous fait reproche —
Traîtres, héros, prophètes et marchands.
Chacun de vous, fût-il une âme vile,
Chacun de vous nous fait entendre mieux
La voix du Christ que dans les Évangiles
De Jean, de Marc, de Luc et de Matthieu.
Du nord au sud et sur la Terre entière —
Une forêt de croix et de bourreaux…
Avec le dernier Juif sur cette Terre
Nous aurons mis le Christ en son tombeau.
Moscou 1916 (Dimitri Sesemann, dans Poésie russe, anthologie présentée par Efim Etkind, © La Découverte-Maspero, Paris, 1983, p. 436-437).
Anthologie de la poésie russe (Katia Granoff)
Née à Moscou, fille d’un professeur d’histoire de l’art, Marina Zvétaéva, après avoir terminé ses études secondaires, part étudier à la Sorbonne la littérature française ancienne. Son premier recueil de vers paraît quand elle a dix-huit ans ; elle s’y manifeste déjà comme un très remarquable poète classique. Ayant quitté la Russie en 1922, elle vécut d’abord à Prague, puis à Paris ; mais, attristée par l’absence de lecteurs, par le mal du pays et par la solitude, elle regagne l’U R. S. S. et se suicide en 1942. Dans ses Essais autobiographiques (1), Pasternak reconnaît une grande affinité entre Zvétaéva et lui-même. Il dit : « Zvétaéva était une femme à l’âme virile, active, décidée, conquérante, indomptable. Dans sa vie comme dans son œuvre, elle s’élançait impétueusement, avidement, presque avec rapacité vers le définitif et le déterminé ; elle alla très loin dans cette voie, et y dépassa tout le monde… Elle a écrit une grande quantité de choses inconnues chez nous, des œuvres immenses et pleines de fougue.. Leur publication sera un grand triomphe pour la poésie de notre pays. » Ses poèmes aux rythmes et au vocabulaire d’une grande richesse, qui utilisent les trésors inexplorés du russe, précèdent l’œuvre novatrice de Khlébnikov. Comme lui, elle tend à recréer et à vivifier les sources folkloriques. Sa tragédie mythologique, Thésée, frappe par la profondeur et l’originalité de son interprétation. […] En franges les baies Du sorbier saignaient ; Les feuilles tombaient, Lorsque je suis née. Les cloches sonnaient En se disputant, Lorsque je suis née, Le jour de saint Jean. La grappe des sorbes Arrachée au bois Je voudrais y mordre Ainsi qu’autrefois… Ah ! les vains regrets de ma terre, M’ont révélé tous leurs secrets ! Je suis, en tout lieu, solitaire, Peu m’importe où je dois errer… Portant mon sac, je rentre encore Du marché, le long des bâtisses, Vers une maison qui m’ignore Comme une caserne, un hospice… Mais peu m’importe de connaître, Pauvre lionne hérissée, Tous les milieux d’où je vais être Infailliblement évincée. N’étant plus de ma langue éprise, Et sourde à son appel lacté, Ne pouvant plus être comprise, Je vois des mots la vanité. Ma voix montant du fond des âges, Tu ne liras pas mes feuillets, Lecteur de pages et de pages, Lecteur de tonnes de papier ! L’arbre qui, seul, pousse à l’écart Ne rejoindra l’allée jamais, Et rien ne peut plus m’émouvoir De ce que j’ai le plus aimé. …. Sur une feuille vide et lisse Les lieux, les noms, tous les indices, Même les dates disparaissent. Mon âme est née, où donc était-ce? Toute maison m’est étrangère, Pour moi, tous les temples sont vides, Tout m’est égal, me désespère, Sauf le sorbier d’un sol aride…
Paris
Ossip Mandelstam, Tristia et autres poèmes choisis et traduits du russe par François Kérel © Éditions Gallimard, 1975.
Peut-être te suis-je inutile, Nuit ; de l’abîme universel Je suis sur ta rive jeté Comme un coquillage sans perle. Ta vague indifférente bat, Et tu chantes, inconciliable ; Mais tu aimeras, tu apprécieras Le mensonge de l’inutile coquillage. Tu vas revêtir ta chasuble, T’étendre sur le sable auprès de lui, Y nouer avec des liens indissolubles La cloche énorme des roulis. Et le coquillage fragile Tu vas l’emplir d’un murmure d’écume, Comme la maison d’un cœur inhabité, Et de vent, et de pluie, et de brume…
1911.
O ciel, ciel, tu vas en rêve m’apparaître 1 Il n’est pas possible que tu sois devenu tout à fait aveugle, Et que le jour ait brûlé comme une page blanche : Un peu de fumée et un peu de cendre !
Dans la ronde des ombres froissant l’herbe tendre J’entrai, disant le nom mélodieux. Mais tout s’est dissipé, à peine puis-je entendre D’un faible bruit le souvenir brumeux. Ce nom, pensai-je, c’est le nom d’un séraphin. J’eus peur d’abord de la forme légère, Mais quelques jours encore et nous ne faisions qu’un. J’étais comme dissous dans l’ombre chère. Et le pommier de nouveau perd son fruit sauvage, Et devant moi passe secrètement L’image qui blasphème et se maudit, l’image Nourrie des braises de la jalousie. Et, cerceau d’or, accomplissant une autre volonté, Le bonheur roule le long du chemin. Et toi tu vas en quête d’un printemps léger, Déchirant l’air d’un geste de la main. Le sort en est jeté. Rien ne fera que s’ouvre Pour nous le cercle ensorcelé. De la terre virginale les collines souples Reposent, serrées dans leurs langes.
Il était un vieillard comme un gamin timide, Un patriarche craintif et maladroit… Qui donc, pour l’honneur de la nature, a dégainé le fleuret ? À coup sûr, le bouillant Lamarck. Si tout ce qui vit n’est qu’un trait de plume Sur un jour bref tombé en déshérence, De l’échelle mobile de Lamarck Je vais occuper le dernier degré. Taillant mon chemin parmi lézards et serpents, Je vais redescendre jusqu’aux annélides et jusqu’aux cirripèdes, Franchir les passerelles souples, les cavités, Rapetisser, puis comme Protée disparaître. Je vais revêtir un manteau de corne, Je vais renoncer au sang chaud, Me couvrir de ventouses et plonger Mon hélix dans l’écume de l’océan. Nous avons parcouru les ordres des insectes Aux yeux semblables à des verres à liqueur. Il dit : la nature tout entière n’est que ruines, La vue n’existe pas : tu vois pour la dernière fois. Il dit : c’en est assez de l’harmonie, En vain chérissais-tu Mozart : Voici venir la surdité de l’araignée, Et la faille est ici plus forte que nos forces. Et la nature s’est détournée de nous, Comme si nous lui étions inutiles, Et elle a rengainé la moelle longitudinale, Comme une épée dans un obscur fourreau. Et elle a oublié d’abaisser Le pont-levis pour ceux Dont la tombe est verdoyante, Somptueuse la respiration, le rire souple…
[…]
6. De l’érable les pattes dentées Parmi les angles arrondis prennent un bain, Les papillons à la peau mouchetée Évoquent les motifs d’un papier peint. Il y a des mosquées en vie, Je viens d’en déchiffrer l’énigme, et il se peut Que nous soyons une Sainte-Sophie Avec une innombrable multitude d’yeux. 7. Schubert sur l’eau, Mozart avec l’oiseau s’égosillant, Et Goethe sifflant sur le sinueux sentier, Hamlet, ses pas craintifs tenant lieu de pensée, Avaient pris le pouls de la foule, à la foule s’étaient confiés — Qui sait — avant les lèvres le murmure a pris naissance, Les feuilles tournoyaient dans l’absente forêt, Et ceux à qui nous dédions l’expérience Avant l’expérience avaient acquis leurs traits. 8. Des causes nous buvons l’enchaînement trompeur Dans des coupes, pestilentielles stalactites, Et nous touchons armés de crochets des grandeurs, Qui sont, comme une mort facile, si petites. Et l’enfant garde le silence Quand les jonchets sont ensemble jetés — Ainsi repose un univers immense Dans le berceau d’une petite éternité.
[..
296. 1934.
Tes frêles épaules rougiront sous les fouets, Rougiront sous les fouets, brûleront dans le gel. Tes mains d’enfant soulèveront des fers, Soulèveront des fers et tresseront des cordes. Tes tendres pieds iront nus sur du verre, Iront nus sur du verre dans le sable sanglant. Et moi je brûlerai pour toi comme un cierge noir, Comme un cierge noir, et il me sera défendu de prier.
Des monticules de têtes humaines s’étendent au loin, Et moi, là-bas, je deviens si petit que j’échappe aux regards, Mais dans les livres souriants, dans les jeux des enfants, Je vais ressusciter pour dire que le soleil brille.
Pas de comparaisons : le vivant est incomparable. Avec quelle tendre épouvante j’ai accepté L’uniformité des plaines toujours semblable, Le cercle du ciel devint mon infirmité. Mais ce fut l’air, l’air-serviteur, que j’invoquai, J’attendais de lui messages et dévouement, Puis je me mis en route et naviguai sur l’arc Des voyages qui n’ont pas de commencement. J’irai content où plus de ciel me fut donné, Et vainement la claire angoisse m’accompagne Des coteaux jeunes encore de Voronèje Vers ceux de tous les hommes, ceux radieux de Toscane.
Non je ne suis pas mort, je ne suis pas seul, Tant qu’avec ma compagne-mendiante Je savoure l’immensité des plaines, Et la brume, et la faim, et la tempête. Dans la splendide pauvreté, dans la somptueuse misère, Je vis seul, satisfait et serein, Ces jours et ces nuits sont bénis Et le travail mélodieux est innocent. Malheureux celui qu’un aboiement épouvante Comme son ombre et que fauche le vent, Misérable celui qui à demi vivant Demande à son ombre la charité.
Je chante quand j’ai Pâme sèche et moite le gosier, La conscience droite et pour de vrai l’œil mouillé. Sont-elles bonnes, les outres ? Et le vin est-il bon ? Est-elle bonne de la Colchide dans le sang l’oscillation ? La poitrine est silencieuse — sans langue — dans un étau : Ce n’est plus moi qui chante, c’est ma respiration, La tête est sourde et l’ouïe dans un montagneux fourreau. Une chanson désintéressée est son propre éloge, Consolation pour l’ami, pour l’ennemi gluant reproche. La chanson borgne née de la mousse, la chanson À une voix, née d’une existence de chasseur, Et que l’on chante à cheval et sur les hauteurs En tenant large et libre la respiration Sans autre souci que conduire les futurs À la noce, honnêtement et sans bavure.
Que faire égaré dans le ciel ? O vous qui êtes Proches du ciel, daignez m’en avertir I Mais chez Dante, les neuf disques d’athlète Ont moins de peine à retentir. On ne peut pas me séparer de la vie. Elle Rêve de mettre à mon et puis se fait câline Pour que batte dans les orbites, dans les prunelles Et dans l’oreille l’inquiétude florentine. Non ! je ne veux pas sur mon front d’une couronne Faite de lauriers épineux. Coupez plutôt, coupez mon azur En fins éclats de cloches bleues ! Et quand je vais mourir, ayant servi mon temps, Moi de tout temps l’ami de tout vivant sur terre, Retentira plus haut et plus immensément L’écho du ciel dans ma poitrine tout entière.
Sur la terre vide, rebondissant malgré soi D’une exquise démarche claudicante, Elle s’avance, à peine, à peine devançant Sa rapide compagne, et l’ami d’un an plus âgé. Elle est portée par la pesante liberté De l’infirmité qui donne de l’âme, Et l’on dirait qu’une splendide énigme, Voudrait en sa démarche s’attarder, Nous enseignant que ce temps printanier Est l’aïeule de la pierre tombale, Et que tout va commencer éternellement. Il est des femmes proches parentes de la terre humide, Et chacun de leurs pas est comme un sanglot sourd. Voici leur lot : accompagner les morts, Et les premières accueillir les ressuscités, Et il est criminel d’exiger d’elles de l’amour, Et il est au-dessus de nos forces de nous séparer d’elles, Ange aujourd’hui, demain ver dans la tombe, Et après-demain, à peine une silhouette. Ce qui fut démarche va devenir inaccessible. Les fleurs sont immortelles. Le ciel est compact. Et ce qui sera n’est qu’une promesse.
Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973. PLEURS DANS LA NUIT Nous sommes au cachot ; la porte est inflexible ; Mais dans une main sombre, inconnue, invisible, Qui passe par moment, À travers l’ombre, espoir des âmes sérieuses, On entend le trousseau des clés mystérieuses Sonner confusément. […]
Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973. Une nuit, je parlais et chantais dans une sorte d’extase. Un des servants de la maison vint me chercher dans ma cellule et me fit descendre à une chambre du rez-de-chaussée, où il m’enferma. Je continuais mon rêve, et, quoique debout, je me croyais enfermé dans une sorte de kiosque oriental… J’en sondai tous les angles et je vis qu’il était octogone. Un divan régnait autour des murs, et il me semblait que ces derniers étaient formés d’une glace épaisse, au-delà de laquelle je voyais briller des trésors, des châles et des tapisseries. Un paysage éclairé par la lune m’apparaissait au travers des treillages de la porte, et il me semblait reconnaître la figure des troncs d’arbres et des rochers. J’avais déjà séjourné là dans quelque autre existence, et je croyais reconnaître les profondes grottes d’Ellorah. Peu à peu un jour bleuâtre pénétra dans le kiosque et y fit apparaître des images bizarres. Je crus alors me trouver au milieu d’un vaste charnier où l’histoire universelle était écrite en traits de sang. Le corps d’une femme gigantesque était peint en face de moi ; seulement, ses diverses parties étaient tranchées comme par le sabre ; d’autres femmes de races diverses et dont les corps dominaient de plus en plus, présentaient sur les autres murs un fouillis sanglant de membres et de têtes, depuis les impératrices et les reines jusqu’aux plus humbles paysannes. C’était l’histoire de tous les crimes, et il suffisait de fixer les yeux sur tel ou tel point pour voir s’y dessiner une représentation tragique. — Voilà, me disais-je, ce qu’a produit la puissance déférée aux hommes. Ils ont peu à peu détruit et tranché en mille morceaux le type éternel de la beauté, si bien que les races perdent de plus en plus en force et perfection… Et je voyais, en effet, sur une ligne d’ombre qui se faufilait par un des jours de la porte, la génération descendante des races de l’avenir. Je fus enfin arraché à cette sombre contemplation. La figure bonne et compatissante de mon excellent médecin me rendit au monde des vivants. Il me fit assister à un spectacle qui m’intéressa vivement. Parmi les malades se trouvait un jeune homme, ancien soldat d’Afrique, qui depuis six semaines se refusait à prendre de la nourriture. Au moyen d’un long tuyau de caoutchouc introduit dans une narine, on lui faisait couler dans l’estomac une assez grande quantité de semoule ou de chocolat. Ce spectacle m’impressionna vivement. Abandonné jusque-là au cercle monotone de mes sensations ou de mes souffrances morales, je rencontrais un être indéfinissable, taciturne et patient, assis comme un sphinx aux portes suprêmes de l’existence. Je me pris à l’aimer à cause de son malheur et de son abandon, et je me sentis relevé par cette sympathie et par cette pitié. Il me semblait, placé ainsi entre la mort et la vie, comme un interprète sublime, comme un confesseur prédestiné à entendre ces secrets de l’âme que la parole n’oserait transmettre ou ne réussirait pas à rendre. C’était l’oreille de Dieu sans le mélange de la pensée d’un autre. Je passais des heures entières à m’examiner mentalement, la tête penchée sur la sienne et lui tenant les mains. Il me semblait qu’un certain magnétisme réunissait nos deux esprits, et je me sentis ravi quand la première fois une parole sortit de sa bouche. On n’en voulait rien croire, et j’attribuais à mon ardente volonté ce commencement de guérison. Cette nuit-là, j’eus un rêve délicieux, le premier depuis bien longtemps. J’étais dans une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. Déjà mes forces s’étaient épuisées, et j’allais manquer de courage, quand une porte latérale vint à s’ouvrir ; un esprit se présente et me dit : — Viens, mon frère !... Je ne sais pourquoi il me vint à l’idée qu’il s’appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. Nous étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles ; nous nous arrêtâmes à contempler ce spectacle, et l’esprit étendit sa main sur mon front comme je l’avais fait la veille en cherchant à magnétiser mon compagnon ; aussitôt une des étoiles que je voyais au ciel se mit à grandir, et la divinité de mes rêves m’apparut souriante, dans un costume presque indien, telle que je l’avais vue autrefois. Elle marcha entre nous deux, et les prés verdissaient, les fleurs et les feuillages s’élevaient de terre sur la trace de ses pas… Elle me dit : « — L’épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme ; ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée, et maintenant rappelle-toi le jour où tu as imploré la Vierge sainte et où, la croyant morte, le délire s’est emparé de ton esprit. Il fallait que ton vœu lui fût porté par une âme simple et dégagée des liens de la terre. Celle-là s’est rencontrée près de toi, et c’est pourquoi il m’est permis à moi-même de venir et de t’encourager. » La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençait à poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l’apparition qui m’avait consolé, et j’écrivis sur le mur ces mots : « Tu m’as visité cette nuit. »
Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973. L’infini est au fond du couloir et la clef est sur la porte… Per speculum in oenigmate. Les plaisirs de ce monde pourraient bien être les supplices de l’enfer vus à l’envers, dans un miroir. Quels que soient nos chemins, vous le savez, nous sommes tous conviés à la Lumière, à la Gloire, à la Paix inimaginable. Ce qu’on nomme la Voie lactée, sans y rien comprendre, c’est un immense fleuve de larmes dont l’estuaire est au Paradis. Quand nous prions nous mettons dans la main de Dieu une épée nue, magnifique et redoutable, dont il fait ce qu’il veut et nous ne savons rien de plus. Un poète qui errait au cimetière s’avisa de frapper à la porte d’un tombeau. Cette porte s’ouvrit aussitôt et ce fut son âme qui lui apparut, son âme qu’il n’avait jamais regardée, mais qu’il reconnut à certaines souillures affreuses. 11 se souvint alors de l’avoir abandonnée là, un jour, pour explorer inutilement des sépulcres vides. La voyant si triste, si profondément triste et si belle, il la prit par la main très tendrement et la ramena tout en pleurs à la Maison du Père des vivants dont elle lui montra le chemin. Quand on parle amoureusement de Dieu, tous les mots humains ressemblent à des lions devenus aveugles et qui chercheraient une source dans le désert. Je prie comme un voleur demande l’aumône à la porte d’une ferme qu’il veut incendier. Parole intérieure de Dieu à l’âme : plus tu m’as trahi, et plus j’ai confiance en toi ! Nous serons punis pour ce que nous n’aurons pas fait, et que nous aurions pu faire. Nous serons récompensés pour ce que nous n’aurons pas fait, et que nous aurions pu faire. Il faudrait prier le Saint-Esprit de nous délivrer de l’illusion du temps dont nous sommes tous victimes. Dans la douleur ou dans la joie, nous croyons que le temps est quelque chose et il n’est rien, puisqu’il n’existe pas pour Dieu. Il ne devrait donc pas exister pour nous. C’est lui qui nous sépare de Dieu. Si nous obtenions cette grâce de ne jamais savoir l’heure, nous serions déjà dans l’Éternité bienheureuse et la Souffrance, alors, serait pour nous comme une barque rapide sur un affluent du Paradis. Quelle broderie surnaturelle dans un de mes rêves ! La Douleur parfaite, le délaissement infini de Jésus en son agonie, sous la frondaison des oliviers, et, tout au loin, nous autres, les derniers aveugles qu’il a guéris, apportant, avec les larmes d’un tiède amour, les instruments de son supplice, dans un crépuscule d’or. Jésus est au centre de tout, il assume tout, il souffre tout. Il est impossible de frapper un être sans Le frapper, d’humilier quelqu’un sans L’humilier, de maudire ou de tuer qui que ce soit sans Le maudire ou Le tuer lui-même. Le plus vil de tous les goujats est forcé d’emprunter le visage du Christ pour recevoir un soufflet de n’importe quelle main. Autrement, la claque ne pourrait jamais l’atteindre et resterait suspendue, dans l’intervalle des planètes, pendant les siècles des siècles, jusqu’à ce qu’elle eût rencontré la Face qui pardonne. Puisqu’on nous enseigne dès le commencement de la vie que nous fûmes créés à la ressemblance de Dieu, est-il donc si difficile de présumer bonnement (comme autrefois) qu’il doit y avoir, dans l’Essence impénétrable, quelque chose de correspondant à nous, sans péché, et que le synoptique désolant des troubles humains n’est qu’un reflet ténébreux des inexprimables conflagrations de la Lumière ? Le chagrin et l’indignation, parfaitement nobles, qui vous retournent le cœur, au spectacle des canailleries dégoûtantes dont vous me parlez, vous deviendraient un équilibre, si, vous souvenant habituellement des réalités profondes, vous pensiez à l’immensité de ce Pardon. Les gens qui tuent ou qui font souffrir, ceux qui dégradent ou qui déshonorent, en quelque manière que ce soit, l’œuvre divine et qui, par conséquent, ne peuvent pas savoir ce qu’ils font, sont eux-mêmes dans une si horrible misère, qu’il a fallu que Jésus mourant les insérât dans le testament de sa Passion, pour qu’ils obtiennent miséricorde. Relevez donc votre âme par la contemplation des choses qui ne se voient pas. Soyez un homme de prière et vous serez un homme de paix, un homme vivant dans la paix. Dites-vous bien, je vous en supplie, que tout n’est qu’apparence, que tout n’est que symbole, même la douleur la plus déchirante. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil. La personnalité, l’individualité humaine écrite et signée de Dieu sur chaque face, et si formidablement, quelquefois, sur celle d’un grand homme, est une chose tout à fait sacrée, une chose pour la Résurrection, pour la Vie éternelle, pour l’union béatifique. Chaque physionomie d’homme est une porte du Paradis très particulière, impossible à confondre avec les autres et par laquelle n’entrera jamais qu’une seule âme… § Le mot de saint Paul : videmus nunc per speculum in oenigmate serait la lucarne pour plonger dans le vrai gouffre, qui est l’âme humaine. L’épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos propres abîmes, aperçus « dans un miroir ». Il s’agit de retourner notre œil en dedans et de pratiquer une astronomie sublime dans l’infini de nos cœurs, pour lesquels Dieu a voulu mourir. Aucun homme ne peut voir que ce qui est en lui. Si nous voyons la Voie lactée, c’est qu’elle existe véritablement dans notre âme. (6 juin 1894.) Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l’Infini. S’il donne de mauvais cœur un sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le firmament et compromet l’univers. S’il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des millions de cœurs qu’il ne connaît pas, qui correspondent mystérieusement à lui et qui ont besoin que cet homme soit pur, comme un voyageur mourant de soif a besoin du verre d’eau de l’Évangile. Un acte charitable, un mouvement de vraie pitié chante pour lui des louanges divines, depuis Adam jusqu’à la fin des siècles. Il guérit les malades, console les désespérés, apaise les tempêtes et protège le genre humain. Il n’y a qu’une douleur, c’est d’avoir perdu le Jardin de Volupté, et il n’y a qu’une espérance ou qu’un désir qui est de le retrouver. Le poète le cherche à sa manière et le plus sale débauché le cherche à la sienne. C’est l’unique objet. Napoléon à Tilsitt et l’ivrogne immonde ramassé dans le ruisseau ont exactement la même soif. Il leur faut l’eau des Quatre Fleuves du Paradis. (À Raïssa Maritain, 25 août 1905.) Il y a dans chaque âme — j’écris cela pour toi, Élisabeth — un « abîme de mystère ». Chacun a son gouffre qu’il ignore, qu’il ne peut pas connaître. Lorsque les choses cachées nous auront été révélées, selon la Promesse, il y aura des étonnements inimaginables. Je ne sais pas qui t’a enseigné, ma pauvre petite, mais je sais trop ce qu’on a certainement omis de t’apprendre. On t’a dit que tu avais une âme immortelle qu’il s’agissait de sauver, etc. Mais nul ne t’a dit que cette âme est un abîme où tous les mondes pourraient s’engloutir, où le fils de Dieu lui-même, Créateur de tous les mondes, s’est englouti ; que cette âme est, en vérité, le Tombeau du Christ pour la délivrance duquel, autrefois, des multitudes ont donné leur vie. On t’a dit aussi que Jésus était mort pour toi, pour ton âme, mais tu n’as pas su que tu avais le droit et même le devoir de te supposer seule au monde, en ce sens que si tu étais l’unique fille d’Adam, la Seconde Personne divine se serait incarnée, se serait fait crucifier pour toi, comme elle l’a fait pour des milliards d’autres, et qu’alors tu es inexprimablement et particulièrement précieuse, l’univers ayant été créé pour toi seule, le Paradis, le Purgatoire et l’Enfer ayant été préparés pour toi seule, et la Mère au cœur transpercé souffrant et suppliant pour ta seule âme. On t’a sans doute parlé de la Communion des saints, puisque c’est un article de foi, sans t’expliquer qu’appartenant à Jésus-Christ comme un membre essentiel de son Corps divin, étant, dès lors, non seulement participante, mais identifiée, c’est-à-dire Dieu toi-même en cette manière, et Dieu rédempteur, il y a des créatures humaines, en nombre inconnu, qui dépendent de toi, devant être secourues, sauvées par toi, Élisabeth, petite fille sans auréole des vieux Cénomans qui combattirent César. La Communion des saints, antidote ou contrepartie de la Dispersion de Babel, atteste une solidarité humaine si divine, si merveilleuse, qu’il est impossible à un être humain de ne pas répondre de tous les autres, en quelque temps qu’ils vivent, en quelque temps qu’ils aient vécu ou qu’ils soient appelés à vivre. Le moindre de nos actes retentit à des profondeurs infinies et fait tressaillir tous les vivants et tous les morts, en sorte que chacun d’entre les milliards d’humains est réellement seul devant Dieu. Tel est l’abîme de nos âmes, tel est leur mystère. (1912.) LA COMMUNION DES SAINTS La Communion des Saints ! Que signifient ces deux mots pour la plupart des chrétiens qui les redisent chaque jour comme un article de leur foi ? Les moins ignorants sont forcés de savoir que telle est la désignation théologique de l’Église, corps mystique du Christ dont tous les fidèles sont les membres visibles. C’est le rudiment. Mais combien sont-ils, ceux qui, dépassant ce postulat, sont capables de penser — avec les Apôtres — que les seuls démons sont hors de l’Église, qu’aucun être humain n’est exclu de la Rédemption et que même les plus ténébreux païens sont virtuellement catholiques, héritiers de Dieu et co-héritiers du Christ ? Si tous les hommes sans exception n’étaient pas des saints en puissance, le neuvième article du Symbole n’aurait pas de sens. Il n’y aurait pas de Communion des Saints. C’est le concert de toutes les âmes depuis la création du monde, et ce concert est si merveilleusement exact qu’il est impossible de s’en évader. L’exclusion inconcevable d’une seule serait un danger pour l’Harmonie éternelle. Il a fallu inventer le mot « réversibilité » pour donner une idée vaille que vaille de cet énorme Mystère. On s’est amusé à dire que les globes célestes situés, par le calcul, à d’épouvantables distances les uns des autres, sont, en réalité, dans la vision séraphique, une masse compacte de corps immenses aussi serrés que les grains d’un bloc de granit. Ce paradoxe apparent est une vérité si on l’applique au monde infini des âmes. Seulement chacune d’elles ignore sa voisine comme les luminaires de la Voie lactée ignorent les plus proches luminaires au milieu desquels ils sont confondus dans l’incompréhensible harmonie de tous ces colosses de splendeur. Mais Dieu connaît son œuvre et cela suffit. C’est assez pour nous de savoir qu’un équilibre sublime est voulu par lui et que l’importance de chacune de ses créatures intelligentes échappe complètement aux conjectures amoureuses des plus grands saints. Tout ce que nous pouvons entrevoir en tremblant et en adorant, c’est le miracle constant d’une balance infaillible entre les mérites et les démérites humains, en sorte que les dénués spirituels soient assistés par les opulents et les timides suppléés par les téméraires. Or cela se passe tout à fait à notre insu, selon l’ordonnance merveilleusement inconnue de l’affinité des âmes. Tel mouvement de la Grâce qui me sauve d’un péril grave a pu être déterminé par tel acte d’amour accompli ce matin ou il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui l’âme correspondait mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire. Le temps n’existant pas pour Dieu, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles. Inversement, il est loisible à chacun de provoquer des catastrophes anciennes ou présentes dans la mesure où d’autres âmes peuvent retentir à la sienne. Ce qu’on nomme le libre-arbitre est semblable à ces fleurs banales dont le vent emporte les graines duvetées à des distances quelquefois énormes et dans toutes les directions, pour ensemencer on ne sait quelles montagnes ou quelles vallées. La révélation de ces prodiges sera le spectacle d’une minute qui durera l’éternité. De telles pensées sont à leur place en notre temps d’apocalypse. Des millions d’hommes s’entre-égorgent en Europe et en Asie par la volonté d’un seul imbécile. Que signifie le conflit de ces torrents d’âmes ? D’où viennent-elles ? Quelles peuvent être leurs parentés respectives et où vont-elles après avoir quitté leurs pitoyables vêtements de chair ? Oh ! le silence prodigieux et surnaturel qui remplace tout à coup le fracas monstrueux de la bataille ! Silence infini dans les ténèbres ou dans la lumière, on ne sait pas. Mais alors sans doute, il y a des rencontres et des surprises ineffables. Des voix inaudibles, des visages d’âmes se reconnaissent pour toujours à travers les cloisons diaphanes des races et les translucides murailles des siècles… – La voici, ton identité ! prononcera le Juge, s’adressant à la conscience de chacun. Et c’est vraiment tout ce qu’il nous est donné de concevoir de cet instant redoutable. (1916.) Chacun de nous a une âme infiniment différente des autres âmes et dont la provenance est un mystère. Elle vient d’en haut ou d’en bas, de très loin ou de très près, mais elle va où elle doit aller, infailliblement… Je sais bien que je suis né à telle époque, en un lieu déterminé, et que j’ai un nom parmi les hommes. J’ai eu un père et une mère, j’ai eu des frères, des amis et des ennemis. Tout cela est indubitable, mais j’ignore le nom de mon âme, j’ignore d’où elle est venue, et par conséquent je ne sais absolument pas qui je suis. Quand elle quittera mon corps, celui-ci tombera en poussière, et les chères créatures qui me survivront en pleurant, héritières de mon ignorance, ne pourront me désigner dans leurs prières que par le nom d’emprunt qui servit à me séparer un peu des autres mortels. (1916.) © Mercure de France.
Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973. PSAUME DE LA RÉINTÉGRATION Il m’advient quelquefois, au milieu de la nuit, d’être éveillé par le silence le plus accompli de l’Univers. C’est comme si, tout à coup, les multitudes célestes, apercevant dans ma pensée le terme assigné à leur course, s’arrêtaient au-dessus de ma tête pour me considérer en retenant leur souffle. Ainsi qu’aux lointains jours de mon enfance, toute mon âme se tend alors vers la grande voix qui se prépare à m’appeler du fond des espaces créés. Mais mon attente est vaine. La paix qui m’environne n’est si parfaite que parce qu’elle n’a plus de nom à me donner. Elle est en moi et je suis en elle, et dans ce Lieu comme nous innomé où s’est accomplie notre union, il n’est pas jusqu’au mot le plus universel, Ici, qui n’ait perdu à jamais son sens ; car rien n’est demeuré hors de nous où nous puissions encore situer un Là-bas, et l’espace total où respire la pensée nous apparaît non pas comme le contenant, mais comme l’intérieur illuminé du beau cristal Cosmos tombé des mains de Dieu. Jadis, quand l’esprit du silence parfait me saisissait, je levais les yeux vers les soleils ; aujourd’hui, ma vue descend avec leur regard dans mon être. Car leur secret est là, et non pas en, i eux-mêmes. Le lieu d’où ils me contemplent est celui-là même où je me tiens, et au reproche aimant peint sur le visage de l’univers je reconnais la mélancolie de ma propre conscience. L’immensité engendrée par l’infinitude des mouvements circonscrits est impuissante à combler le vide de mon âme ; il n’est point de hauteur accessible à l’extension du Nombre dont les instants ne soient comptés par le battement de mon cœur. Que m’importe donc toute cette distance du rien au rien ! Certes, je suis tombé d’un lieu fort élevé ; mais c’est un autre espace qui a mesuré la chute où j’ai entraîné le monde. Le lieu réel, le lieu seul situé est en moi, et voilà pourquoi l’Univers, ma conscience, veille, veille cette nuit, et me regarde. O mon Père ! mon mal n’a pas nom ignorance, mais oubli. Reconduis ton enfant aux sources de la Mémoire. Ordonne-lui de remonter le cours de son propre sang. Le mouvement de ma chute a créé l’esp ace-temps, cette eau qui dans l’immobile Illimité sur moi s’est refermée et pour laquelle il n’est pas en ma puissance d’imaginer un récipient. Que mon ascension projette donc l’Autre Espace, le vrai, l’originel, le sanctifié, et que l’univers que voici, le Fils de ma Douleur dont le regard nocturne est sur mon âme, avec moi s’élève vers la Patrie, dans le joyeux courant d’influences bruissantes de la béatitude dorée.
Derniers poèmes, in POÉSIES II.
Ed. André Silvaire, tous droits réservés.
Ô AMOUR, INFINI DÉVÊTU DE MYSTÈRE… Je ne connais pas les raisons de l’être, mais je les sens ; et je sens que l’amour et la beauté peuvent tout, tout hormis « n’être pas ». … Amour, commencement et fin, Amour et amour. Vous voici, criais-je follement ; vous voici enfin, ô Amour ! Que votre présence est douce ! et que votre ombre au long de mon ombre est terrible ; avant notre rencontre vous ne m’étiez qu’un Dieu, un pauvre Dieu personnel ; un Dieu dans le ciel et une crainte au cœur de l’homme ; et vous voici vous-même enfin, et vous voici amour, amour et douleur ! Oui, douleur ; ah ! certes oui ! douleur ; car vous vous êtes dévêtu de votre mystère. Vous passiez la raison en ces vieux jours de votre divinité ; vous étiez inimaginable ; votre nom était Infini ; la date de votre venue était Futur. Et maintenant vous êtes là, près de moi, vous l’incessante création, vous la chose qui n’a nul souci de se connaître, vous le premier cri du nouveau-né ! O Amour, infini dévêtu de mystère, Dieu dans sa nudité sublime, écrasante nécessité, dominateur de la Raison, Christ dans le monde du pain et du vin et de l’enfantement. Toi, langage parfait après le balbutiement enfantin des sages ; toi, l’idée éternelle ou la chose introuvable pour l’un, la volonté évidente pour l’autre ; toi qui ne peux être ni idée, ni chose, ni volonté étant toi-même ! O évidence terrible ! ô Infini dévêtu de mystère ! quelle poésie, quelle musique, quelle peinture, quelle danse exprimera jamais l’éternité de ton propre étonnement devant la splendeur d’être toi-même ? Viens ! Enlace-moi ! Allons vers les jardins qui sont sur les mers ! Allons vers les sources qui sont dans les forêts ! Foulons de notre pas humain le sable qui caresse, et la pierre qui déchire, et la poussière de la lune qui fait toutes choses vieilles ! Et crions, afin que nous entendent nos fils, les dieux de tous les temps et de toutes les races ! Et que je ne sois plus l’homme et que tu ne sois plus la femme ; car tu es l’amour en moi, et nous sommes l’unité suprême formée de deux terrestres unités !... Viens, enlace-moi, Amour ! Toi dont les pieds sont plus bas que toute l’abjection et dont la tête rayonne au-dessus de toute clarté ! Chant des constellations, petite courbe harmonieuse sur la coquille phrygienne, harpe du soleil levant, auberge des vents, pâmoison écumante des mers ! Toi qui m’as fait connaître l’éternité ! Fils du Dieu Vivant ! … Ainsi qu’un homme que le soleil abandonne, je m’approche de toi, ô fenêtre ensoleillée et bourdonnante de mouches, ô Amour, fenêtre ouverte sur la vie ! Et voici que je vis le moment de la vague, et le clin d’œil étincelant de l’écume, et l’éclair d’une aile blanche au milieu de l’aveuglement des eaux ! Espace, espace qui séparez les eaux ; mon joyeux ami, comme je vous aspire avec amour ! Me voici donc comme l’ortie en fleur dans le soleil doux des ruines, et comme le caillou au tranchant de la source, et comme le serpent dans la chaleur de l’herbe ! Eh quoi, l’instant est-il vraiment l’éternité ? L’éternité est-elle vraiment l’instant ? Vanité des rêves humains, noirceurs de l’orgueil et du mensonge, que je vous moque dans le rire doux des mouches enivrées ! Petite palme frileuse offerte au vent d’acier, petit galet luisant dans l’écume pâmée, et toi, homme de peine en haillons mâchant ton pauvre pain en face des splendeurs terribles du Fils de l’Homme. Quelle sagesse en vous ! Comme je vous aime ! Qu’il m’est doux d’être le battement le plus secret de la chair immortelle ! O éternité ! quel maître doux, quel frère amoureux tu as trouvé en moi ! Avec quelle libéralité je te multiplie de toute la hâte de mes instants humains ! Avec quelle sûreté je te prédis ton demain à toi, grande sentimentale qui ne te connais pas encore ! Car il reviendra le farouche amour, car elle est toute proche, la terrible vérité. Et je sais sous quelle vague elle brille, la pierre, la pierre qui doit briser la bouche du mensonge, de la laideur et de la folie ! Car ils se déchireront bientôt, les vieux horizons étouffants, laissant enfin paraître les lointains de musique et de miel de la consolation !... Et toi, toi dont le battement de cœur mesure l’infini, comme tu es humble et proche, Amour ! Chose en soi, raison infiniment nécessaire de toutes choses, Dieu dispersé et unique, maître de la Volonté, conducteur de la Raison, introuvable de la Science, chemin battu du sentiment ! Comme tu es sur moi, et au-dessous et au-dessus de moi, et comme tu es en moi ! Ah ! doux mot qui jamais n’a été prononcé ! Ah ! certitude éclatante de simplicité ! Comme tu m’enveloppes, comme tu me caresses, comme tu t’insinues dans la chair de mon cœur ! … Car ce n’est pas ce qui vient à nous, mais bien ce qui vient de nous qui est la vie véritable. Être, c’est créer et non recevoir sa vie ; or, l’amour est l’instrument unique d’une infinité de créations possibles. Ce que nous appelons réalité n’est point une chose qui s’offre à nous, mais un fruit de l’initiation, et l’initiation commence avec l’amour. Il n’est donc pas seulement ingénieux, logique ou sublime, mais d’absolue nécessité d’identifier, au sens terrestre, la science du Divin avec une Béatrice née d’une chair et d’une âme. Le ciel n’est point le rêve d’un fiévreux ; les chemins qui y mènent sont de sable et de roc pénétrés d’amour, gorgés d’amour à en pleurer ; avant donc que d’entreprendre la conquête d’une réalité si formidable, tâchons à nous bien pénétrer de réel amour durant la vie préparatoire dans le temps. … Mais celui qui a souffert de son amour de la créature et qui a renié cet amour, et qui s’en est retourné à la source éternellement pure d’un fleuve contaminé, celui-là connaît l’Amour d’avant les temps, celui-là marche dans l’éblouissement de la présence de Dieu.
Extrait de L'Amoureuse Initiation Ed. André Silvaire.
Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973. DANS L’UNITÉ DU CERCLE INFINI O Dieu caché mon cœur est interdit en Ta présence C’est l’heure de veiller avec mon ignorance Sous l’unique et pure étoile de la Foi C’est l’heure de veiller aux portes de moi-même De moi comme une tour close de toute part Dont Jésus a formé les murailles secrètes Sans que nulle lumière ait éclairé Ses pas Notre Dieu de pitié réparateur de nos désastres J’ignore ce qu’Il opère Ce qu’Il me donne, ce qu’Il obtient Et comment Il transforme le péché en lumière Ce visage de moi que Dieu fait en moi-même Lui Seul le connaît puisqu’Il le veut ainsi Des ténèbres sacrées Il couvre mon esprit Le ciel divin ne m’est pas accessible Qui brûle dans mon âme pour la déifier C’est l’heure où je touche ce que la Foi recèle Veillons aux portes éternelles Durant la longue Nuit Jusqu’au jour où Dieu dira à l’âme D’entrer en soi-même et en Lui.
Poèmes inédits. Desclée de Brouwer.
Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973. CHANT DE LA DIVINE MERCI Le Dieu qui créa la terre Dans la nuit l’entend gémir. Son enfant lui dit : « Mon Père, Quand donc pourrons-nous dormir ? Si le cri de votre ouvrage Ne s’apaise pas un peu, Je n’aurai pas le courage D’être éternellement Dieu. Père, ô Sagesse profonde Et noire, Vous savez bien À quoi sert le mal du monde, Mais le monde n’en sait rien. Il marche, il ignore… Il pleure… Sais-je, moi-même ignorant, En vous, Joie où je demeure, Ce que l’homme va pleurant ? Sais-je en quelle ombre, en quel doute, Ses pieds le mènent ? Je pars, Je veux passer par la route De ces pauvres pieds épars. Je veux, inclinant la tête, Chercher à travers la Mort – La Mort que vous avez faite — Ce cri qu’il pousse si fort. La Mort que vous avez faite Sans la goûter et qu’en bas L ’homme sait, et que la bête Sait, et que Dieu ne sait pas… Retirez-moi la lumière Notre robe que j’avais. Pour habiter la poussière Humaine au vent je m’en vais. Ma grandeur à votre droite, Otez-la-moi, Père, afin Que j’entre en la chair étroite Où sont la soif et la faim. À la source de mes veines, Blessez-moi, pour qu’en leur sang J’entende couler la peine Qu’à l’âme il mêle en passant. Puis abandonnez-moi comme Un maudit, un condamné Un fils qui, dans l’ombre d’homme, Hors de Vous a mal tourné. Un fils plein de l’éternelle Colère qui s’est enfui De la maison paternelle, Pour s’aller perdre de nuit, S’aller perdre en sa folie Avec les autres perdus, Et devant Vous qu’il supplie, Vous muet, mourir pendu. Détournez votre visage. Je pars. Je serai comme eux Un pauvre en bas de passage Qui boira l’eau dure, un gueux. Je marcherai sans demeure, Comme un homme qu’on attend, D’heure en heure, seul, vers l’heure Que la ténèbre leur rend. Comme eux, une horreur farouche, Hurlant dans la nuit sans bord, Me sortira de la bouche Quand j’avalerai la Mort. Comme eux je saurai, victime Prise un soir en leur péché, Le tremblement de l’abîme Qui dans leur moelle est caché. Comme eux, sang que désespère Le ciel fatal à genoux, Un soir, comme eux, Père, ô Père ! Un soir j’aurai peur de Vous ! Père… Ah ! Jetez à la porte Dans l’angoisse d’alentour Ce fils d’homme ! je n’emporte Du fils de Dieu que l’amour. Dieu grand, Dieu saint, Dieu sans faute, Puisque Vous ne voulez pas Qu’en marchant sur terre, j’ôte Leur malheur à ceux d’en-bas ; Puisqu’il vous est nécessaire, Pour votre travail de Dieu, Comme à l’homme la misère Du bois souffrant pour son feu ; La nuit de la créature, Puisqu’il faut sans doute afin De vous aider qu’elle dure, Je lui donnerai la main. La détresse de la terre, Tant qu’il la faudra, mon Dieu, Mêler à votre mystère, Je lui baiserai les yeux. Ah ! faites, immense Père, Faites vite, Père obscur, Ce que vous avez à faire, Si vaste, si long, si dur ! Moi je porte cette foule. Je soutiendrai dans mes mains Humaines d’où le sang coule, Le poids de ces fronts humains. Les affamés de ce monde, Les faibles et leur langueur, Viendront manger à la ronde Le pain que j’ai dans le cœur. Et pendant que je les mène Se refaire en mon amour, Ils apercevront leur peine Qui devient ciel alentour. Et pendant qu’en moi je serre Ces errants que j’ai trouvés, Ils verront dans leur misère Un royaume se lever. Et pendant que je les aime À mourir pour eux de mort, Ils se diront que Vous-même Les aimez malgré leur sort. Que s’ils souffrent, si je souffre Avec eux si tendrement, C’est que Vous dans votre gouffre Ne pouvez faire autrement. Et les pauvres pleins de peine, Fermant les yeux dans mon cœur, Attendront là l’incertaine Bonté de votre labeur. Les pauvres gens sans science, Se confiant au ciel noir, Mêleront leur patience À votre œuvre sans la voir. Et tant qu’ô main paternelle, Dans l’ombre vous n’aurez pas Fini la chose éternelle, Je les tiendrai dans mes bras, Dans mes bras grands ouverts d’homme Crucifié, mais pendant Que leur douleur et moi sommes Sous la charge haletants, Tenez vos portes ouvertes, Pour que je ramène ici Ces pauvres âmes désertes Et ces pauvres corps transis, Préparez la grand-lumière, Préparez le feu, la paix, Pour que sitôt la dernière Sueur versée, à jamais, Tous ensemble, eux, moi, Vous, comme Des frères au même lieu, Ils se reposent d’être homme. Et nous, Père, d’être Dieu.
Les Chants de la Merci, Ed. Stock.
Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973. LA JOIE (extrait) L’idée de cette solitude sans recours, éternelle, à peine eut-elle osé la concevoir, brisa d’un coup toute résistance, l’acheva. Elle leva vers le Christ pendu au mur un regard avide, et sans pouvoir se détourner plus longtemps de la source ineffable dont la soif la dévorait, elle glissa sur les genoux, se jeta dans la prière, les lèvres serrées, les yeux clos, comme on tombe, ou comme on meurt. Jusqu’alors, elle n’était jamais entrée dans le monde étrange où elle avait seule accès que par une pente insensible : cette fois elle s’y sentit couler à pic. Littéralement, elle crut entendre se refermer sur elle une eau profonde, et aussitôt, en effet, son corps défaillit sous un poids immense, accru sans cesse et dont l’irrésistible poussée chassait la vie hors de ses veines. Ce fut comme un arrachement de l’être, si brutal, si douloureux, que l’âme violentée n’y put répondre que par un horrible silence… Et presque dans la même incalculable fraction de temps, la Lumière jaillit de toutes parts, recouvrit tout. “Qu’ai-je donc cherché ? se dit Mlle de Clergerie. Où étais-je ? (Elle croyait reconnaître un à un chaque objet familier, il semblait qu’elle pût désormais les envelopper et les étreindre de ce regard intérieur qui baignait dans un autre jour.) Était-il donc si difficile de me remettre entre Ses mains ? M’y voici.” Car à présent, l’idée, la certitude de son impuissance était devenue le centre éblouissant de sa joie, le noyau de l’astre en flammes. C’était par cette impuissance même qu’elle se sentait unie au Maître encore invisible, c’était cette part humiliée de son âme qui plongeait dans le gouffre de suavité. Lentement, avec des soins infinis, elle achevait de consommer amoureusement cette lumière éparse ; elle en concentrait le faisceau en un seul point de son être, comme si elle eût espéré faire ainsi sauter un dernier obstacle et se perdre en Dieu par cette brèche. Encore un court moment, le flot fut étale. Puis la vague flamboyante commença de baisser doucement, insidieusement, jetant çà et là son écume. La douleur venait de reparaître, ainsi que la dent noire d’un récif entre deux colonnes d’embrun, mais dépouillée de tout autre sentiment, réduite à l’essentiel, lisse et nue, en effet, comme une roche usée par le flot. À ce signe, Mlle de Clergerie reconnut que la dernière étape était franchie, son humble sacrifice reçu, et que les angoisses des dernières heures, les doutes et jusqu’à ses remords, venaient de s’abîmer dans la prodigieuse compassion de Dieu. Elle n’osait faire un geste ni seulement baisser les yeux qu’elle gardait ouverts sur le même point de la muraille, un peu au-dessous de son crucifix. Elle sentait nettement la fatigue de ses genoux et de ses reins, la pesanteur de sa nuque, cette espèce de durcissement du globe oculaire qui paralysait son regard. Et néanmoins sa propre souffrance ne lui appartenait déjà plus, elle n’eût su la retenir en elle : c’était comme l’effusion hors de sa chair triste, anéantie, du sang précieux d’un autre cœur. « Je ne possède plus rien, pensait-elle avec une joie encore naïve et pourtant grave, auguste, qu’elle aurait voulu serrer farouchement sur sa poitrine, ainsi que le fruit sublime de son extraordinaire union… S’Il voulait, je pourrais mourir. » Mais ce fut moins l’attente de la mort, ou sa lucide délectation, qui fit défaillir son âme, que la certitude surhumaine d’un anéantissement si profond qu’elle ne pouvait non plus vivre que mourir ; en sorte que s’il plaisait à Dieu de détruire une misérable petite créature si parfaitement dépossédée, il devrait partager avec elle sa propre agonie, laisser prendre le dernier battement exténué de son cœur, le dernier souffle de sa bouche. Oui, elle recevrait la mort de cette Main qui ne peut plus se refermer sur rien, tenue ouverte par les clous à jamais. Ainsi qu’un enfant répète sans le comprendre, avec une docilité sacrée, les mots qu’il reçoit, un par un, des lèvres maternelles, elle avancerait pas à pas parmi les ténèbres d’une Agonie dont le seuil n’a encore été franchi par aucun ange ; elle recueillerait chaque miette, à tâtons, de ce pain terrible… Et dans la même minute, le Silence qu’elle appelait roula sur elle, la recouvrit. Certes, l’image de Chevance, son nom même, semblait bien loin de sa pensée… Pourtant, par un prodige unique, d’un mouvement de l’âme aussi pur, aussi innocent qu’aucun de ces gestes inhabiles qui ravissent d’amour et de pitié le cœur des mères, elle craignit vaguement d’avoir désobéi ; elle se retourna vers son vieux maître, ainsi que gémit, en dormant, un nouveau-né. Qu’eût-il pensé ? Ne l’eût-il pas arrêtée depuis longtemps, d’un de ces sourires anxieux qu’il avait, si tristes, si tendres ? Aurait-il permis qu’elle le précédât sur de tels chemins ? Car, ô merveille ! ce ne fut pas l’élan de l’extase qui lui fit franchir le dernier pas, mais au contraire l’effort à peine conscient qu’elle tenta pour s’en arracher, se reprendre. Qu’importe ? Elle était allée désormais trop loin dans la Présence que rien ne limite, elle ne put que se laisser glisser, ainsi qu’un coureur au bout de sa course, et tandis qu’elle croyait refuser encore le don sublime dont elle se jugeait indigne, l’Agonie divine venait de fondre sur son cœur mortel et l’emportait dans ses serres. D’ailleurs, à peine eût-elle osé distinguer ce nouveau prodige de la simple oraison, où elle avait si souvent retrouvé le sens de sa propre vie, son équilibre, son secret. Bien des fois en effet, depuis l’enfance, elle s’était sentie portée par la pensée auprès du Dieu solitaire, réfugié dans la nuit comme un père humilié entre les bras de sa dernière fille, consommant lentement son angoisse humaine dans l’effusion du sang et des larmes, sous les noirs oliviers… Un autre ira demain jusqu’à la Croix, qui épie à cette heure, à travers les fentes de la porte, avec le chant du coq, le reflet du clair de lune qu’elle prend pour la première lueur de l’aube cruelle. « Quoi ! cette nuit ne finira donc pas !... Mais ce que veut seulement Chantal, c’est ramper doucement, le plus près possible de la grande ombre silencieuse, la haute silhouette à peine courbée dont elle croit voir trembler les genoux. Alors, elle se couche à ses pieds, elle s’écrase contre le sol, elle sent sur sa poitrine et sur ses joues l’âcre fraîcheur de la terre, cette terre qui vient de boire, avec une avidité furieuse, l’eau de ses yeux ineffables, dont un seul regard, en créant l’univers, a contenu toutes les aurores et tous les soirs. La brume cesse de tomber. La brise se lève sur la misérable petite colline. Le chemin pierreux, avec ses flaques de boue, suit un moment la crête, puis descend brusquement, plonge dans le vide… Une fenêtre brille encore sur les pentes. D’où va venir la trahison ? Car c’est à la trahison qu’Il pense, et elle y pense comme lui. C’est sur la trahison qu’Il pleure, c’est l’exécrable idée de la trahison qu’Il essaie vainement de rejeter hors de lui, goutte à goutte, avec la sueur de sang… Il a aimé comme un homme, humainement, l’humble hoirie de l’homme, son pauvre foyer, sa table, son pain et son vin — les routes grises, dorées par l’averse, les villages avec leurs fumées, les petites maisons dans les haies d’épines, la paix du soir qui tombe, et les enfants jouant sur le seuil. Il a aimé tout cela humainement, à la manière d’un homme, mais comme aucun homme ne l’a jamais aimé, ne l’aimerait jamais. Si purement, si étroitement, avec ce cœur qu’il avait fait pour cela, de ses propres mains. Et la veille, tandis que les derniers disciples discutaient entre eux l’étape du lendemain, le gîte et les vivres ainsi que font les soldats avant une marche de nuit, — un peu honteux tout de même de laisser le Rabbi monter là-haut, presque seul — criant fort, exprès, de leurs grasses voix paysannes en se donnant des claques sur l’épaule, selon l’usage des bouviers et des maquignons, Lui cependant, bénissant les prémices de sa prochaine agonie, ainsi qu’Il avait béni ce jour même la vigne et le froment, consacrant pour les siens, pour la douloureuse espèce, son œuvre, le Corps sacré, Il l’offrit à tous les hommes, Il l’éleva vers eux de ses mains saintes et vénérables, par-dessus la large terre endormie, dont il avait tant aimé les saisons. Il l’offrit une fois, une fois pour toutes, encore dans l’éclat et la force de sa jeunesse, avant de le livrer à la Peur, de le laisser face à face avec la hideuse Peur, cette interminable nuit, jusqu’à la rémission du matin. Et sans doute Il l’offrit à tous les hommes, mais Il ne pensait qu’à un seul. Le seul auquel ce Corps appartint véritablement, humainement, comme celui d’un esclave à son maître, s’étant emparé de lui par ruse, en ayant déjà disposé ainsi que d’un bien légitime, en vertu d’un contrat de vente en due forme, correct. Le seul ainsi qui pût défier la miséricorde, entrer de plain-pied dans le désespoir, faire du désespoir sa demeure, se couvrir du désespoir ainsi que le premier meurtrier s’était couvert de la nuit. Le seul homme entre les hommes qui possédât réellement quelque chose fut pourvu, n’ayant plus rien désormais à recevoir de personne éternellement. Ce qu’alors Mlle de Clergerie vit, ou ne vit pas, de ses yeux de chair, qu’importe ? La terreur qui l’avait saisie restait lucide, ne ressemblait à aucune de celles qui naissent des songes et s’effacent avec eux. Tandis que la commune angoisse ne saurait se séparer d’une certaine honte secrète qui délie nos dernières forces et achève de nous dégrader, celle-ci suppliciait l’âme sans y apporter aucun trouble. La douleur fulgurante en était à ce degré de transparence et de pureté qui la fait rayonner bien au-delà du monde charnel. Et pourtant l’extraordinaire jeune fille reconnut la compagne fidèle, l’amie humble et sincère de sa vie, sa propre souffrance, dans cette espèce de miroitement prodigieux, insoutenable, qui était la souffrance même de Dieu. Comme elle eût reçu n’importe laquelle des épreuves quotidiennes, familières, jamais recherchées, jamais refusées, la confusion d’une parole railleuse, un plat manqué, elle s’offrit naïvement, elle fit une fois de plus ce don ingénu de soi-même. Aucune des martyres qu’elle aimait n’embrassa le glaive ou la hache d’un plus gracieux abandon. À peine son visage eut-il une rougeur légère tandis que, du profond de l’extase, ses bras et ses épaules esquissaient le geste de protéger, de couvrir une présence chérie, d’aller au-devant du coup fatal…
La Joie. Ed. Plon.
DERNIER AGENDA (TUNISIE, 1948) 18 janvier. — Danger de se représenter l’amour de Dieu comme un amour de condescendance. Dieu désire sa créature d’un désir dont la moindre représentation nous réduirait en poussière. C’est pourquoi il a caché ce désir au plus profond du doux Cœur souffrant de Jésus-Christ. 19 janvier. — Il n’est pas venu en vainqueur, mais en suppliant. Il est comme réfugié en moi, sous ma garde, et je réponds de Lui devant son Père. 21 janvier. — Je pense à Lui, et c’est moi que peu à peu je découvre, ainsi qu’un autre Lui-même, tout au fond du bourbier où je remue encore. 23 janvier. — Il ne s’agit pas de conformer notre volonté à la Sienne, car Sa volonté c’est la nôtre, et lorsque nous nous révoltons contre Elle, ce n’est qu’au prix d’un arrachement de tout l’être intérieur, d’une monstrueuse dispersion de nous-mêmes. Notre volonté est unie à la Sienne depuis le commencement du monde. Il a créé le monde avec nous… Quelle douceur de penser que même en L’offensant, nous ne cessons jamais tout à fait de désirer ce qu’Il désire au plus profond du Sanctuaire de l’âme ! 24 janvier. — Nous voulons réellement ce qu’Il veut, nous voulons vraiment, sans le savoir, nos peines, notre souffrance, notre solitude, alors que nous nous imaginons seulement vouloir nos plaisirs. Nous nous imaginons redouter notre mort et la fuir, quand nous voulons réellement cette mort comme Il a voulu la Sienne. De la même manière qu’Il se sacrifie sur chaque autel où se célèbre la messe, Il recommence à mourir dans chaque homme à l’agonie. Nous voulons tout ce qu’Il veut, mais nous ne savons pas que nous le voulons, nous ne nous connaissons pas, le péché nous fait vivre à la surface de nous-mêmes, nous ne rentrerons en nous que pour mourir, et c’est là qu’Il nous attend. 26 janvier. — Je pensais tout à l’heure qu’Il a souffert d’une souffrance dont nous ne pouvons nous faire aucune idée, dont nous n’avons aucune expérience. Le vieux Péché nous a endurcis depuis tant de siècles contre la Douleur ! Nous sommes protégés par cette carapace à laquelle chaque génération ajoute une épaisseur de plus. Mais Lui…
Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973. MAIS TOI, QUAND VIENDRAS-TU Mais Toi, quand viendras-tu ? Un jour, étendant Ta main, sur le quartier où j’habite, au moment mûr où je désespère dans une seconde de tonnerre, m’arrachant avec terreur et souveraineté de mon corps et du corps croûteux de mes pensées-images, ridicule univers ; lâchant en moi ton épouvantable sonde […] INEFFABLE VIDE I (L’avenir de la perte de l’avoir) Quelque chose partout, on ne sait où, rétrocède. Une impression aérienne remplace l’impression du compact. La matière a cessé d’être indiscutable. Simultanément, il s’insinue une insituable, immense, indicible, injustifiable importance… incroyablement naturelle. Criblé le physique, le métaphysique apparaît, est seul ressenti. Une onde métaphysique, une certitude métaphysique, un univers métaphysique. Le profane alors se retire. Rien ne le retient plus. C’est le tour du sacré maintenant, de l’immatériel. Au lieu que les pratiques religieuses élèvent graduellement, grâce à des intermédiaires spiritualisants, ici le Spirituel d’emblée déborde. De Lui, à partir de « lui », les croyances, sans distinction de religion, reçoivent, avec un éclairage de vérité, l’animation, la vie, l’accomplissement. La participation au divin aussitôt est offerte à toute foi. D’un coup, en cette minute, est reçue la Révélation magique de l’insignifiance de la vie courante. Densité inattendue, trouvée grâce à une perte de densité. Avec une évidence souveraine il apparaît que l’état habituel (qui dès lors ne semble plus que fortuit et subsidiaire) est, en fait, la perte prolongée de l’Infini, de l’Immense, de l’Absolu. C’en est, on le voit à présent, l’abandon, incessamment renouvelé au cours de la vie. On a l’impression d’un retour merveilleux (qui pourtant va de soi, qui était plus ou moins fatal) retour à ce qui EST, virtuellement là depuis toujours. C’en est fini de la finitude. On en est délivré. Le fini de l’habituelle vie était donc — dirait-on — quelque chose comme un de ces caractères héréditaires récessifs qui s’effacent s’ils se trouvent en présence d’un caractère dominant. Ainsi le matériel, le personnel, le divers, en présence de l’infini, cèdent, abandonnent. On était quelques minutes encore auparavant un possédant et, comme tout homme, un possédant constamment en voie d’acquérir et de s’approprier davantage. On était occupé à ces fonctions d’acquisition, de rétention et — ruminant mental — d’élaboration, d’intégration. Serait-ce, comme il semble, l’« Avoir » qui maintient « ego », « hic et nunc », qui permet à chacun de continuer à être personnel ? C’est cet « avoir », brusquement pompé, dans une soudaine désadhérence, qui a tout changé. On n’en a plus, on n’en refait plus. On y est complètement inintéressé. La personne qui se maintient par renouvellement de l’avoir, qui par les multiples reprises se repersonnalisait incessamment, ne se continue plus. Maintenant que, par abandon des prises, des retenues, des envies, maintenant qu’une maligne lyse a tout liquidé, qu’y a-t-il ? Le Vide ? Un Vide tellement différent de celui que l’on connaît, vide qui est aussi bien étalement que soustraction et autant excès que perte. Violent, actif, vivant. Nappe, qui serait sphère aussi et indéfiniment prolongée pour faire un vide augmenté incessamment, à dépasser, toujours nouvellement à subir, averse de Vide, qui sans cesse revient, re-vide, ne dépend de rien, n’a pas de raison de s’arrêter, qui dissipe tout ce qui est autre que vide et souverainement oblige à n’assister qu’au Vide, à se rassasier de Vide. Cependant ce vide immensifié, si excessif, qui devrait être insupportable, est merveilleusement bon, toutefois au-delà de l’adaptation possible. Pourquoi donc est-on dans une presque-béatitude ? Parce que l’intense « champ de force » qui dilate et fait du vide presque à l’infini (vide qui n’est pas simple récusation du plein), dilate aussi simultanément et magnifiquement et démesurément l’Aspiration à. Aspiration à plus, à mieux, à au-delà, l’au-delà du connu, du dicible, du représentable, du pensable, de l’admirable, à l’au-delà de tout imaginable. Aspiration qui — c’est là le secret de ce moment unique — à la fois est constamment surexcitée et constamment satisfaite, sursatisfaite. Aussi ce Vide, différent de tout autre vide, mériterait-il un autre nom. Auguste, englobant autant qu’excluant, saturant, solennel parfois, avant tout INTEMPOREL (ainsi il semble), absolument non localisable (qu’on ne sait si on le rencontre en soi ou aussi au-dehors). Impersonnellement on est. On assiste et on n’assiste pas. Cependant plénièrement on vit dans l’extrême surabondance. Nullement dans l’irréel et plus du tout dans le réel ; dans un autre, dans un plus grand Réel. Le réel commun, lui, doit être plutôt, ainsi qu’il apparaît par contraste, lorsque plus tard on y songe, une réponse, une incessante multiple réponse : ce qui répond à des opérations. Le réel commun, plutôt qu’objectif, ce serait des objectifs. On est à présent, là où l’on ne vise plus, dans un univers in-préhensible, pourtant sans contestation, injustifié sans avoir à se justifier. Vide béatifique. Vide qui est délivrance. Sans fin, convertissant à ce qui est Sans Fin.
© Éditions Gallimard.
PAIX DANS LES BRISEMENTS (fragments) Paix paix par graine broyée je fais la paix dans une douceur de soie m’élevant sans privilèges tous les feuillages de la terre ont le frémissement à l’unisson duquel je frissonne un étrange allongement un étrange prolongement un dénuement surabondant une continue lévitation pourrai-je jamais redescendre ? Sauf ! J’ai brisé la coquille simple je sors du carcel de mon corps l’air l’au-delà de l’air est mon protecteur l’inondation a soulevé mes fardeaux l’abandon de l’empire de moi m’a étendu infiniment plus n’ai besoin de mon cadavre je ne vis plus que de la vie du temple dans la région du primordial, le récitant se tait celui qui est ici n’est plus revêtu hors de son corps le désert l’approvisionne le mal est immolé au bien l’impur au pur l’à-côté au droit le nombre à l’unique et le nom est immolé au sans-nom pureté m’enfante j’ai passé la porte je passe une nouvelle porte sans bouger, je passe de nouvelles portes l’eau qui m’enlève, plus légère que les eaux de la terre enlève aussi les nuages épais du firmament de mon âme tremblement si petit en moi qui m’entretient une si grande paix… objet n’est plus obstacle savoir, calcul n’est plus obstacle mémoire n’est plus obstacle j’ai laissé derrière moi le sot, le sûr, le compétiteur à cause d’extrême minceur je passe à cause d’une minceur qui dans la nature n’a pas d’égale le courant léger, omnipotent m’a dépouillé mes déchets ne collent plus à moi je n’ai plus de déchets purifié des masses purifié des densités tous rapports purifiés dans le miroir des miroirs éclairé par ce qui m’éteint porté par ce qui me noie je suis fleuve dans le fleuve qui passe que la tentation ne me vienne plus de m’arrêter de me fixer de me situer que la tentation ne me vienne plus d’interférer bienheureuses ondes d’égalisation qui d’une arche solennelle surmontent chaque instant ondes qui donnent diadème et plaie une souffrance presque exquise traverse mon cœur dans ma poitrine liée au ciment aimant qui tient le monde fraternel indivisé et proche jusqu’en son plus lointain et tout enclos dans le sanctuaire cependant qu’un froid extrême saisit les membres de mon corps déserté mon âme déchargée de la charge de moi suit dans un infini qui l’anime et ne se précise pas la pente vers le haut vers le haut vers toujours plus haut la pente comment ne l’avais-je pas encore rencontrée la pente qui aspire la merveilleusement simple inarrêtable ascension
Moments. Éditions Gallimard.
Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973. ÉPIPHANIE Une forêt, la nuit et sans pénombre Avec des arbres droits et clairsemés, Et l’éclat du cristal à l’extrémité des branches. Pour se mouvoir à pas lents vers la lumière, Les yeux abîmés dans le ciel : Laisse ton livre pour la contemplation du ciel, La naissance végétale de l’aube. Au lieu des escaliers surchargés de pierreries, Une montée, la nuit, entre des arbres transparents, Le compagnon spirituel à mes côtés Qui ouvre des yeux adorablement beaux. Où courez-vous entre les rangs de jeunes frênes ? Nous avons eu mal aux vertèbres de nos cous Pour avoir trop jeté la tête en arrière, – L’étoile que nous dépassions. […] Il eût fallu des prunelles beaucoup plus larges, Pour contenir sa lumière merveilleuse, Et les nôtres brûlaient telles des torches. Alors nous fûmes tous poussés vers une même voie : Elle se déroula comme une nébuleuse Et des milliers d’oiseaux polaires…
La Quête de Joie. © Éditions Gallimard.
PSAUME XLVII I. Lorsqu’un enfant se sent aimé de Dieu, il se laisse faire, — parce qu’il prend son plaisir dans l’amitié de Dieu. 2. 11 ne cherche pas de complications inutiles, — il ne le dit à personne parce que c’est son secret. 3. Plus tard, il s’étonnera des premières fautes en conscience, — comme il sent n’avoir pas perdu cette amitié. 4. Plus tard il se demandera ce que peut signifier cette injustice, — ceux qui se sentent aimés de Dieu et ceux qui ne le sentent pas. 5. Plus tard il prendra peur de cette amitié qui jamais ne se relâche, — et la tentera pour savoir jusqu’où elle peut aller. 6. Plus tard il se dira qu’il en est indigne, — et qu’elle est imaginaire pour se maintenir ainsi en lui. 7. Plus tard il s’étonnera qu’elle ne lui ait pas réservé un plus grand rôle, — car il se jugera en-dessous de son ambition. 8. Plus tard il se croira son centre et sa lumière, — mais en dehors de ces heures l’amitié de Dieu sera toujours là. 266 9. Enfin il découvrira qu’une âme — perpétuellement a prié pour lui. 10. Il verra qu’elle a maintenu l’amitié divine dans son cœur — au prix de quelles souffrances qu’il n’a lamais connues. 11. Il se retournera simplement sur lui-même, — disant : je suis un enfant dans l’amitié de Dieu. 12. Il n’aura plus aucun scrupule de cette place d’amour, — parce qu’il saura qu’on a beaucoup donné pour lui. 13. Il remerciera, et comme il se sentira proche, — il intercédera pour que d’autres âmes entrent dans l’amitié de Dieu. 14. Pour qu’elles puissent se recueillir ensemble et remercier ensemble, — parce que c’est un secret pour chacun, mais la joie commune de tous les enfants de Dieu.
Psaumes. Éditions Gallimard.
Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973. Ce soir-là, ma chambre fut brusquement remplie d’une étrange et aveuglante lumière. C’était la première fois de ma vie que je voyais une lumière à la fois légère et brûlante : douce et intense, elle ressemblait à une musique jouée en sourdine et qui est en même temps pleine de force, de plénitude. Tout ce soir-là devint simple dans la chambre. La lumière étrange simplifiait tout ; étrangère à la chambre, elle me rendait la chambre plus intime que jamais. Tout devint étonnamment défini et brillant ; d’autres fois, tout était transparent, mais toujours tout était très simplement illuminé. Parfois, derrière l’écran d’un objet, apparaissait l’éclatante figure d’un beau souvenir, ou bien la pathétique et poétique image d’un regret. Plus simplement d’autres fois, derrière l’objet, ce n’était qu’une ombre qui apparaissait. L’objet seul était éclairé, et alors naissait le regret de ne pouvoir connaître l’ombre, mais toujours, qu’il y ait ombre ou éclat, toujours la lumière persistait. Elle dura quelque temps, éclairant de très diverses façons et de très diverses couleurs mes plus divers souvenirs ; puis peu à peu elle mourut. Je crois bien pouvoir toujours me réjouir, rien qu’au souvenir de cette lumière qui alors éblouissait mes souvenirs et éclairait les paroles que je commençais à dire et à écrire en quelques poèmes. Je crois bien toujours me réjouir du souvenir de la lumière, mais je me réjouis encore plus de l’espérance que j’ai du profond du cœur de revoir cette LUMIÈRE.
Avec l’aimable autorisation de M. Aimé FOREST.
Je regrette beaucoup l’absence dans ces pages de René Daumal, pour des raisons étrangères à ma volonté.
Extaits de Chronologie mystique II De 1600 à nos jours et avec des ajouts. N’exclut pas des reprises d’auteurs déjà cités telle Marie Noël.
Correspondances 15
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Élévation
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées ;
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensées, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
« Le cerveau — est plus vaste que le ciel –
Car — posez-les côte à côte –
Le premier contiendra l’autre
Facilement — et Vous — aussi
Le cerveau est plus profond que la mer –
Car — comparez-les — Bleu sur Bleu
Le premier absorbera l’autre
Facilement — et Vous aussi –
Le Cerveau a juste le poids de Dieu –
Car — pesez-les — à un Gramme près –
Et — ils différeront — s’ils diffèrent –
Comme le fait la syllabe du son – 16 »
Elle est retrouvée17.
Quoi ? — L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.
Là pas d’espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
Elle est retrouvée.
Quoi ? — L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
« Je m’explique par là le sentiment étrange que m’inspire le monde visible18. Je me pénètre peu à peu de sa vie, de sa forme, de ses couleurs, de ses voix, et je laisse en quelque sorte ses influences entrer doucement en moi. Peu à peu, il me semble que la vie de toutes choses s’agite pour échapper au vague et pour se préciser. Il ne suffit plus au chêne de m’envoyer le bruissement vigoureux de ses rameaux et de ses feuilles. Il ne suffit plus à l’herbe flottante des fossés de caresser mes yeux de ses souples ondulations. Le chêne appelle mon âme ; il voudrait que ma pensée s’enfermât en lui et donnât une netteté plus grande à sa vie diffuse ; et la prairie, qui murmure tout bas au vent du soir, voudrait que mon rêve vînt se mêler au sien pour lui donner je ne sais quelle forme ailée et subtile qui lui permit d’aller plus haut. Les choses semblent souffrir de leur incertitude et envier à la conscience humaine la forme saisissable de ses songes les plus fugitifs. Mais si l’âme se rend à leur appel ; si elle ne les laisse pas à ce vague douloureux et charmant ; si elle réalise, en se substituant à elles, leur aspiration secrète, le charme est aussitôt rompu, et l’univers, si vivant naguère et si animé, paraît immobile et vide, parce que notre âme est seule à le remplir, parce que son essor, arbitrairement aidé par nous, n’a abouti qu’à une imparfaite copie de notre propre conscience. Pour que l’âme puisse s’entretenir avec les choses, il faut que les choses tendent vers l’âme, mais sans y arriver ; il faut que l’âme aille vers les choses, mais sans s’installer en elles ; il faut qu’il y ait entre le monde et nous, avec une impossibilité perpétuelle de se confondre, une perpétuelle tentation de s’unir. Ce sentiment étrange et énigmatique que me fait éprouver le monde, sentiment mêlé d’inquiétude et de douceur, d’impuissance irritée et de confiant abandon, est pour moi la marque qu’il y a, au fond du monde et dans les abîmes les plus secrets de la vie, quelque chose de nous, mais qui n’est pas nous. Si nous descendons dans ces abîmes en y portant toute la lumière qui est en nous, ils perdent soudain, dans cette clarté banale, leur profondeur, leur mystère et leur attrait. Et si nous nous oublions nous-mêmes ; si nous renonçons à la netteté de notre conscience et de nos pensées pour aller recueillir au fond des choses leur âme incertaine et flottante, les choses réclament et sollicitent de notre âme je ne sais quel secours qui les élève à une vision plus claire de l’univers, à une compréhension plus précise d’elles-mêmes et de l’infini qu’elles contiennent obscurément. Ainsi appuyer la réalité du monde sur les forces conscientes qui pullulent en lui, c’est l’appuyer sur l’inconnu.
(De la réalité du monde sensible, in chapitre VIII, Conscience et réalité).
“… sortant de terre, aux branches roidies tendues vers les nuages, en une tempête se livraient ces terres lézardées, ces vallées entre des collines, et jusque dans la pesanteur des blocs de rochers il y avait une tempête pétrifiée19 :. À présent je pouvais, de tableau en tableau, ressentir quelque chose, sentir ce qui liait ces œuvres, les faisait s’entr’appeler, sentir combien leur vie profonde affleurait dans la couleur, combien les couleurs vivaient l’une par l’autre, comment l’une, d’une mystérieuse puissance, supportait toutes les autres, et je pouvais en tout cela deviner un cœur, l’âme de celui qui l’avait fait et qui répondait pour lui-même, par cette vision, aux spasmes du doute le plus terrible, je pouvais sentir, pouvais savoir, pouvais pénétrer, je pouvais jouir des précipices et des cimes, du dehors et du dedans, le tout dans le dix millième de temps qu’il me faut pour écrire ces mots, et j’étais comme dédoublé, maître de ma vie cependant, maître de mes forces, de mon jugement, je sentais le temps s’écrouler, savais qu’il ne me restait plus que vingt minutes, puis dix, puis cinq seulement, et je me retrouvai dehors, hélai une voiture, me fis conduire.
Dans ce genre de conférences où la grandeur des chiffres en appelle à votre imagination et où la diversité, l’opposition des forces en jeu exige un don de synthèse, ce n’est point l’intelligence qui l’emporte, mais une vertu mystérieuse pour laquelle je ne connais pas de nom. On la trouve parfois chez les êtres assez intelligents, pas toujours. Je la possédais en cette heure-là, comme jamais encore, comme jamais peut-être je ne l’aurai. Je pus obtenir pour ma société bien plus que ce que le comité m’avait imposé dans le plus favorable des cas, et je l’obtins de même qu’en rêve on cueille des fleurs sur un mur nu. Les visages des messieurs avec qui je traitais me semblaient curieusement proches. Je pourrais sur eux, te dire des choses qui ne sont pas en rapport, même le plus lointain, avec l’objet de nos préoccupations. Je constate à présent qu’un gros poids m’a été ôté.
P.-S. — L’homme s’appelle Vincent Van Gogh. D’après les (198) dates du catalogue, qui ne sont pas anciennes, il devrait vivre encore. Il y a en moi quelque chose qui me force à croire qu’il serait de ma génération, un peu plus âgé que moi. Je ne sais si je me trouverai une autre fois devant ces tableaux, mais j’en achèterai probablement un, que je n’emporterai pas : je le confierai à la garde du marchand.
Mai 1901
Ce que je t’ai écrit, à peine pourras-tu le comprendre, et moins encore combien ces images ont pu m’émouvoir. Cela te fera l’effet d’une lubie, d’une singularité, d’une bizarrerie, et pourtant — si on pouvait seulement l’exposer, si on pouvait l’extraire de soi et le mettre au jour. Il y a en moi quelque chose d’analogue. Les couleurs des choses, en des heures étranges, me tiennent en leur pouvoir. Mais que sont au juste les couleurs ? N’aurais-je pas pu dire aussi bien : la forme des choses, ou le langage de la lumière et de l’obscurité, ou je ne sais quel phénomène innommé ? Et les heures — quelles sont ces heures ? I1 s’écoule des années, et pas une seule de ces heures ne survient. — Et puis, n’est-il pas puéril de te confier qu’une puissance ignorée de moi me tient parfois en son pouvoir ? Si je pouvais la saisir, non point la saisir — car c’est elle qui me saisit —, mais la retenir quand elle s’évanouit à nouveau. S’évanouit-elle d’ailleurs ? N’exerce-t-elle pas sur moi, en secret, une action formatrice, quelque part, dans une voie que me ferme un incessant sommeil intérieur ? À présent que j’ai parlé, je suis forcé d’en dire plus long. Il flotte pour moi autour de ces objets quelque chose d’inexplicable à moi-même, et qui ressemble à de l’amour — peut-il y avoir un amour de l’informe, de l’inconsistant ? Mais bien sûr, oui, parfaitement : afin que tu n’aies pas une piètre idée de mes confidences, il faut que j’aille plus loin et, cherchant à comprendre ce qui m’y pousse, j’ai l’impression d’avoir à t’empêcher de sous-estimer une chose… qui m’est chère. (199)
N’as-tu jamais entendu parler de Rama Krishna ? Peu importe. C’était un brahmane, un pénitent, l’un des grands saints de l’Inde, l’un des derniers, car il est mort seulement vers les années quatre-vingt, et quand je suis arrivé en Inde, son nom vivait encore partout. Je connais maints traits de sa vie, mais aucun ne me touche autant que le court récit décrivant son illumination ou sa résurrection, bref l’expérience qui le singularisa entre les hommes et fit de lui un saint. [Trait marginal]. Il se passa simplement ceci : il allait par la campagne, au milieu des champs, jeune garçon de seize ans, quand il leva son regard vers le ciel et vit un cortège de hérons blancs traverser le ciel à une grande altitude : et rien d’autre, rien que la blancheur des créatures vivantes ramant sur le ciel bleu, rien que ces deux couleurs l’une contre l’autre, cet ineffable sentiment de l’éternité, pénétra à l’instant dans son âme et détacha ce qui était lié, lia ce qui était détaché, au point qu’il tomba comme mort ; et lorsqu’il se releva, ce n’était plus le même, qui s’était effondré. C’est un prêtre anglais d’une espèce assez ordinaire, qui me l’a raconté, « une violente impression optique sans aucun contenu spirituel, disait-il, il s’agit, voyez-vous, d’une anomalie dans le système nerveux ». Sans aucun contenu spirituel ! Que ne suis-je un être cultivé comme vous ! Si seulement vos sciences, langues sans doute merveilleuses, capables de tout dire, n’étaient pas un monde qui me demeure fermé ! si seulement je n’étais spirituellement infirme, et si je possédais un langage, dans lequel puissent se déverser les muettes incertitudes du Moi profond ! Mais hélas !
Je veux tenter pourtant d’évoquer le jour où cela se produisit, non pour la première fois, mais plus fort peut-être qu’auparavant et que dans la suite. Une vision, rien d’autre, et je suis frappé aujourd’hui seulement par l’usage ambigu que nous faisons de ce mot : qu’il doive désigner quelque chose d’aussi ordinaire que la respiration et en même temps… De même en va-t-il pour moi du langage : je ne puis m’attacher à aucune de ses vagues pour me laisser (200) porter par elle, sous moi cela s’évade et me laisse au même lieu.
[traits marginaux sur la page]
N’ai-je pas dit que les couleurs des choses, en des heures, étranges, ont un pouvoir sur moi ? N’est-ce pas plutôt moi qui acquiers de l’empire sur elles, la capacité pleine et entière, pour une quelconque durée, de leur arracher leur mystère abyssal, au-delà de toute parole — ce pouvoir n’est-il pas en moi, n’est-ce pas lui que je sens dans ma poitrine comme un gonflement, une abondance, une présence sublime, exaltante, près de moi, en moi, à l’endroit où le sang vient et va ? Voilà ce qui eut lieu autrefois, en ce jour gris de pluie et de tempête, dans le port de Buenos Aires, de bon matin — voilà ce qui eut lieu alors, et toujours. Mais si tout était en moi, pourquoi ne pouvais-je fermer les yeux et jouir, aveugle et muet, du sentiment ineffable de moi-même, pourquoi devais-je me tenir sur le pont et regarder, regarder devant moi ? Et pourquoi contenait-elle, cette couleur des vagues écumantes, abîme qui s’ouvrait et se refermait, pourquoi cet objet approchant sous la pluie lourde, éclaboussé d’embruns, pourquoi ce petit bateau aux couleurs aigres (c’était la barcasse de la douane qui se dirigeait vers nous), ce bateau et la caverne d’eau, la vague en marche qui roulait avec lui, pourquoi la couleur de ces choses me semblait-elle (semblait ! semblait ! je savais pourtant qu’il en était ainsi !) contenir non seulement le monde entier, mais aussi toute ma vie ? Cette couleur, faite de gris et de brun fauve et d’obscurité et d’écume, où il y avait un abîme et une plongée, une mort et une vie, une épouvante et une volupté — pourquoi ici, sous le regard de mes yeux, devant ma poitrine exaltée, toute ma vie se creusait-elle en venant à moi, passé, avenir, écumant d’une présence inépuisable, et pourquoi cette seconde immense, cette jouissance sacrée, tirée de moi-même et en même temps du monde qui s’ouvrait à moi, comme si la poitrine s’était épanouie pour lui, pourquoi cette existence double, cette communion, ce dehors et ce dedans, ce Toi pénétrant, étaient-ils liés à ma vision ? Pourquoi, si les (201) couleurs ne sont pas un langage dans lequel se livrent l’inexprimé, l’éternel, l’illimité, un langage plus sublime que les sons, parce que s’échappant tout droit, telle une flamme d’éternité, de l’existence muette, et renouvelant notre âme. La musique est pour moi, comparée à cela, comme la vie féconde du soleil.
Il peut en être ainsi, ou autrement. Peut-être suis-je à mi-chemin entre l’homme insensible et brut qui ne perçoit rien de tout cela, et celui dont l’âme cultivée sait déchiffrer et lire, là où je ne découvre, étonné, que des signes. Quelqu’un, cela traîne dans ma mémoire depuis le temps de mon enfance, a comparé le firmament à une pensée non développée. Cela pourrait convenir ici. Le ciel du sud, certes, avec ses feux ardents, dans les rares nuits où mon être tout entier se dilatait vers lui comme le miroir inaltéré d’une eau, me semblait être parfois une immense promesse sous laquelle tressaillait la mort comme un son d’orgue. Mais ce que je prenais pour une promesse pouvait n’être aussi que le pressentiment grossier d’une très grande pensée dont mon âme ne savait s’emparer.
Couleur. Couleur. Le mot à présent me paraît misérable. Je crains de ne pas m’être fait comprendre de toi comme je le souhaiterais. Et je désire ne rien favoriser en moi qui puisse m’isoler des hommes. Mais, à vrai dire, je ne suis jamais davantage un homme que dans les instants où je me sens vivre avec une vigueur centuplée, et cela m’arrive quand ce monde toujours muet et clos devant moi, un monde de pesanteur et d’étrangeté, s’entrouvre et m’engloutit, un avec lui-même, en une unique vague d’amour. Ne suis-je pas alors au-dedans des choses tellement plus un homme, tellement plus moi-même que jamais, dénué de nom, solitaire, mais nullement figé dans l’esseulement, comme si coulaient de moi les vagues de cette énergie qui m’élit compagnon des fortes, muettes puissances qui siègent tout autour sur leurs trônes et se taisent, et moi au milieu d’elles ? Et n’est-ce pas là, toujours, que tu accèdes sur de sombres chemins, quand tu vis, assidu et souffrant, parmi les vivants ? [trait marginal] Le noyau mystérieux, le cœur des expériences, des. actes obscurs, des douleurs obscures, n’est-ce point lorsque tu as commis ce que tu n’aurais pas dû, mais devais commettre, lorsque tu as éprouvé ce que toujours tu pressentais sans jamais le croire, lorsque tout est en ruine autour de toi et que nulle part le terrible ne pouvait être laissé inaccompli — la vague de l’étreinte ne s’enroulait-elle pas alors, issue du plus profond de l’événement, t’attirant en elle, et tu te retrouvais solitaire et inadmissible, grand et comme délivré dans tous tes sens, dénué de nom, souriant de bonheur. Pourquoi la nature mendiante et muette, qui n’est que vie vécue, vie désirant encore être vécue, impatiente des froids regards dont tu la touches, [trait marginal] ne devrait-elle pas, en des heures rares, t’attirer en elle et te montrer qu’elle aussi, dans ses profondeurs, possède des grottes sacrées où tu peux être un avec toi-même, alors qu’au-dehors tu étais devenu à toi-même étranger ?
Tant que des idées plus hautes, et qui s’implanteront avec autant de vivacité en moi, ne me rendront pas méprisable de telles hypothèses, je veux m’en tenir à elles.
Et pourquoi les couleurs ne pourraient-elles pas être les sœurs des douleurs, puisque les unes comme les autres nous attirent dans l’éternel ?
(1908)
Le soleil était encore assez haut quand nous arrivâmes, mais je fis aussitôt obliquer dans l’obscurité des rues étroites. Ferdinand et sa sœur étaient assis côte à côte tandis que nous glissions sans bruit et leurs regards passaient (236 ; saut de 203 — la page précédente — à 236) je fus seul avec elles. Dans leur repos parfait, rempli de vie jusqu’au bord elles paraissaient baisser les yeux sur elles-mêmes, regarder devant elles, mais elles ne me voyaient pas. Cependant — [trait marginal] ce fut peut-être la dernière chose dont je me fusse rendu compte à la seconde où j’entrai avant qu’une autre chose ne se produisît chez moi — elles n’étaient pas sans regard : cela pouvait tenir à la vie merveilleuse dont le haut de la paupière était chargé, vie qui affluait vers la racine du nez et se perdait sous les yeux avec une sublime gravité.
À cet instant il m’arriva quelque chose : un effroi sans nom. [trait marginal] Il ne vint pas de l’extérieur, mais de quelque part des incommensurables lointains d’un abîme intérieur. Ce fut comme un éclair. La salle telle qu’elle était : rectangulaire, avec des murs blanchis à. la chaux et les statues qui se tenaient là, se remplit à l’instant d’une lumière beaucoup plus forte que celle qu’il y avait réellement. Les yeux des statues étaient soudain dirigés sur moi et dans leurs visages s’accomplit un sourire complètement indicible. Cependant le contenu véritable de cet instant était en moi celui-ci : je comprenais ce sourire parce que je savais que je ne voyais pas cela pour la première fois. D’une façon quelconque, dans un monde quelconque, je me suis trouvé devant ces statues, j’ai entretenu quelque commerce avec elles et, depuis, tout en moi a attendu pareil effroi et il m’a fallu provoquer en moi un ébranlement aussi terrible pour que je redevienne ce que je fus. — [trait marginal] Je dis « depuis » et « jadis », mais rien des modalités du temps ne pouvait vibrer dans le ravissement où je m’étais perdu. Il était sans durée et ce dont il était rempli se passait hors du temps. C’était la sensation d’appartenir à la texture de ces statues, de couler quelque part avec elles dans un même flot, c’était un mouvement rythmique inaudible vers un but, mouvement plus fort que la musique et différent d’elle. C’était la sensation d’être tendu intérieurement vers quelque chose, de se mettre en marche. Cela ressemblait à un voyage : des pieds innombrables qui avancent, des cavaliers innombrables, le matin d’un jour solennel, un air virginal, le petit matin (237) avant le soleil — [trait marginal] voilà donc pourquoi arrivait cette grande lumière blafarde dont l’éclair avait traversé la salle et mon cœur — c’était un jour d’espoir et de décision. Quelque part avait lieu une solennité, une bataille, un glorieux sacrifice. Voilà ce que signifiait ce tumulte dans les airs, cette dilatation et contraction de l’espace — voilà ce que signifiait en moi cet élan indicible, cette sociabilité débordante alternant avec la veulerie d’un abattement où passe le souffle de la mort. Car je suis le prêtre qui va accomplir cette cérémonie — je suis aussi la victime, qui est offerte. Tout cela pousse à la décision, se termine par le franchissement, d’un seuil, par In sensation d’avoir abordé, d’être ici — par le fait que je me tiens ici, moi au milieu d’elles. Tout est encore du présent, dans le ruissellement de leurs robes, dans leur sourire initié, mais [trait marginal] voilà que tout cela s’éteint déjà au fond de leurs visages qui se pétrifient. Cela s’éteint et a disparu. Rien ne demeure qu’un abattement caressé du souffle de la mort. Les statues sont autour de moi, cinq. Maintenant seulement, je prends conscience de leur nombre. Étrangères, elles se tiennent devant moi dans la lourdeur de la pierre, les yeux obliques. Grands sont leurs corps. Ils sont construits — comme chez les animaux ou les dieux — de formes excessivement fortes. Leurs visages sont étrangers : des lèvres retroussées, l’arc des yeux proéminents, des joues puissantes, un menton autour duquel coule le flot de la vie. Ces physionomies sont-elles encore humaines ? Rien en elles ne suggère le monde où je respire et me déplace. N’y a-t-il pas dans ces masques au sourire ambigu à la fois un regard aux aguets arrivant de l’autre monde et une menace entièrement relative au moment présent comme d’une atmosphère qui se condense en une masse compacte ? [trait marginal] Ne suis-je pas devant ce qu’il y a de plus étranger dans un monde étranger ? N’est-ce pas ici l’horreur éternelle du chaos dont le regard apparaît dans cinq physionomies virginales ? [trait marginal], mais, mon dieu, qu’elles sont réelles ! Elles ont une présence sensible à couper le souffle. Édifié comme un temple (238) leur corps se hausse sur des pieds forts et magnifiques. Leur solennité n’a rien de celle de masques. Ce sont des femmes nubiles, des fiancées, des prêtresses. C’est le corps qui donne son sens au visage. Dans leur physionomie il n’y a rien que la rigueur de l’attente, la force choisie et l’élévation de leur race, la connaissance de leur propre rang. Ce qui les fait apparaître figées, c’est le serrement de cœur que donne une auguste cérémonie, elles participent à des choses qui surpassent toute idée ordinaire qu’on peut en avoir.
Qu’elles sont belles ! Leurs corps sont pour moi plus convaincants que mon propre corps. Il y a dans cette matière formée un enseignement plus profond que celui que je n’ai jamais reçu de mes membres. Il y a en elle une intention si forte que j’en suis tendu, moi aussi. Je n’ai jamais vu auparavant quelque chose comme les proportions et la surface de ces corps. L’espace d’un battement de paupières, l’univers ne semblait-il pas s’ouvrir à moi ?
Mais inversement, même alors, tandis que je me parais tellement, si rapidement redevenu prosaïque et en possession de mes esprits — cette matière là devant moi, elle n’est pas redevenue prosaïque. [trait marginal] Si solide qu’elle semble, il y a en elle je ne sais quoi, de liquide, je ne sais quoi qui se consume dans l’attente, elle arrive de quelque part et elle trahit qu’elle veut aller quelque part. Elle est en train d’accomplir un voyage, elle atterrit à cet instant. Veut-elle m’emmener ? D’où viendrait autrement cette intuition d’un départ en voyage en moi également, cette dilatation rythmée de l’atmosphère, ce cheminement d’un pied ferme le long d’un large fleuve inconnu, ce glissement ascendant sur le flanc d’une montagne incurvée jamais vue — d’où viendrait toute cette turbulence mystérieuse, ce tumulte silencieux — qui me menace ou auquel je commande ? Il y a — me dis-je en réponse, infaillible comme quelqu’un qui rêve — il y a dans ces robes le mystère de l’infini. Non seulement cette chose plissée qui ruisselle des épaules jusqu’au-dessous du genou, non toute la surface est vêture et voile toujours en mouve-239 — ment, secret manifeste. Le rideau là-bas qui-flotte doucement, n’est-il pas une partie de moi toujours en mouvement ? N’ai-je pas reçu des membres invisibles que je meus inconsciemment dans un rêve ? Ne les ai-je pas reçus pour soulever le voile avec des mains étrangères à la terre et entrer dans le temple vivant éternel ? — [double trait marginal] Si en moi un sens s’éveillait, qui fût supérieur à tous les sens, s’il pouvait dominer de l’intérieur ! — entendis-je une voix répondre en moi, fluide et décidée comme le bondissement d’une eau qui jaillit, et une nouvelle pensée se pressa avec la précédente. Celui qui serait véritablement à la hauteur de ces statues devrait les approcher autrement que par l’intermédiaire de l’œil, avec à la fois plus de vénération et de hardiesse. Et pourtant son œil devrait le lui commander, contemplant, contemplant, mais ensuite s’affaissant, s’éteignant comme chez celui qui est subjugué. Et cette pensée me souleva comme une grande marée qui, pénétrant chez vous, vous saisit sous les aisselles. Elle me souleva et me porta au-devant des statues tandis qu’elle les soulevait et les portait vers moi.
Mon regard ne s’affaissa pas, mais une forme s’affaissa sur les genoux d’une des prêtresses, quelqu’un reposa, le front sur le pied d’une statue. J’ignorai si je le pensai ou si cela eut lieu. Il existe un sommeil dans la veille [trait marginal] sommeil qui ne dure que quelques respirations et qui possède en lui une plus grande force de métamorphose et s’apparente plus à la mort que le lent et profond sommeil des nuits.
……….
De nouveau je m’avisai de ma propre existence. [trait marginal] Sans aucun doute, me dis-je, je suis ici au pouvoir du présent, plus fortement et d’autre façon qu’il est généralement accordé d’y être. Cette chose qui est ici devant moi, remplissant mon œil, me dirige quelque part, dans l’infini. Il se peut que ce soit de ces statues que mon âme reçoive sa direction, il se peut que ce soit d’une autre chose, dont elles sont les messagères, et que ce soit en cette qualité qu’elles font cercle autour de moi. (240)
Car il est curieux que je ne les embrasse pas particulièrement dans ma vision comme des êtres présents, mais que je les appelle à moi de quelque part avec un constant étonnement, avec un sentiment de douce inquiétude, comme un souvenir. [Trait marginal]. En fait j’ai souvenance de ces statues et c’est dans la mesure où je m’abandonne à ce souvenir que je suis capable de m’oublier moi-même. Cet oubli de moi-même est un événement rare et distinct. C’est un dépouillement grandiose qui jette bas dans les ténèbres une partie après l’autre, un voile après l’autre. Il serait voluptueux, si la volupté atteignait des régions aussi hautes. En me débarrassant sans mesure de moi-même, en me dissolvant, je deviens de plus en plus fort. Indestructible, voilà ce que sont celles en face de moi. Il serait impensable de vouloir se presser contre leur surface. Cette surface n’est en effet absolument pas là : elle naît d’une arrivée constante de profondeurs insondables jusqu’à elle. Elles sont là et sont inaccessibles. Ainsi suis-je moi-même. C’est par là que nous communions.
Il y a une chose que je pressens avec la rapidité de l’éclair durant cet instant : où réside le fondement de ma splendeur présente, je méprise le nombre et toutes les distinctions. Cela appartient à ce dont je me suis débarrassé. Je sens que la grandeur plus qu’humaine de ces êtres se dissout à mon contact, se résorbe en néant. Puis que leur multiplicité n’est pour moi rien d’autre que l’unité. Puis je sens cela à la fois — et je sens que cela fait partie d’un seul et même ordre avec les autres phénomènes. De ces voyages qui, il y a peu d’instants, m’étaient offerts, je n’ai plus besoin. À demeure je suis au bord de ce fleuve étrangement large et jamais vu, je me tiens au sommet de cette montagne au versant incurvé. C’est d’elles seulement que j’ai besoin, les porteuses d’éternité, avec lesquelles je me fais moi-même divinité. De leur station debout à cet endroit, du ruissellement de leurs robes, de leurs physionomies qui regardent sans regard d’un œil qui connaît, coule ce seul mot « Éternellement ». En reconnaissant l’hiéroglyphe de leurs visages — car depuis très longtemps leurs (241) visages en sont un seul pour moi et de la tête aux pieds elles sont véritablement figure et j’ignore en les contemplant tout rang d’antériorité et de postériorité — en reconnaissant complètement en un dernier transport les signes qui y sont liés, je sais comme ultime connaissance : je n’ai pas besoin d’elles, moi non plus. Elles me sont seulement nécessaires, comme je le suis pour elles. Elles ne se tiendraient pas devant moi si je ne les aidais pas à s’édifier d’éternité à éternité. Et tandis que je me sens devenir de plus en plus fort et que sous le souffle de ce seul mot : « Éternellement, éternellement ! » je perds de plus en plus de moi-même, vibrant comme la colonne d’air échauffé au-dessus d’un brasier, m’éteignant comme la lampe dans la pleine lumière du jour, je me pose la question : « Si l’inaccessible se nourrit de ce qui est en moi et si l’éternel se bâtit son éternité avec ma personne qu’y a-t-il donc encore entre la divinité et moi ? »
« Ma mort n’est pas la mort. Elle est la mort de tout ce que j’ai vécu sans l’aimer. La mort des choses pour quoi je n’aurais pas su mourir.
Je suis le frère d’un aveugle que je tiens par la main, il continue à marcher quand je m’arrête, il commencera à courir quand je m’endormirai, il battra des ailes quand on nous aura, lui et moi, oubliés20.
Citations21
… Le moi n’est que le négatif de l’unité vivante, la soif de l’indivisible, qui se creuse avec des mirages. Fait que nous savons, n’ayant eu de joie qu’à sentir le moi se dissoudre aux lisières du temps ; et comme au large d’une source qui se fait de plus en plus exténuante et lointaine. ... Sauver son âme, ce n’est pas se sauver, mais s’abjurer. 16
Dans « Le Livre Mystique », il dit :… Aimer la vie en elle, non en moi, lui donner une voix au lieu de parler d’elle ; atteindre à ce lyrisme d’avant l’erreur qui n’a que faire de la vérité. 26
Tout ce qui nous atteint doit être vécu de façon exemplaire. 100
Je ne mériterai pas de m’appeler poète, tant que je n’aurai pas compris c’est-à-dire devancé mon époque. J Je sais depuis longtemps que les hommes les meilleurs de ce temps sont communistes ; il m’a fallu scruter leurs passions pour connaître qu’ils le sont naturellement et que c’est à force d’être vrais et pour répondre à une exigence sentimentale qu’ils ont jeté les bases de leur doctrine. Il est venu un temps, où tout homme au fond de sa joie, n’avait à rencontrer que son néant. Pour tant qu’elle fut pressentie en lui par une tendance éternelle, chacune de ses voluptés n’en restait pas moins un fruit du hasard. Elle était comme échappée d’un monde hostile à tout ce qui lui ressemblait. Alors tout homme bon et fort inventa le bien-être des autres en cherchant sa voie. Il ne fut que l’attente de ce bien-être alors qu’il se croyait plus enfoncé que jamais dans l’entreprise de sauver son cœur. Car il arrive un moment où le problème individuel ne comporte plus que des solutions collectives. (La tisane de sarments).
Pendant l’occupation sa chambre devient l’asile des Juifs persécutés. Benda, d’abord, puis chaque jour plus nombreux, les hommes et les femmes passent, et reprennent dans l’admirable exemple de cet homme, le courage, qui les avait abandonnés : « Tout le temps de la guerre, j’avais pu garder près de moi des amis que leur naissance désignait à la haine, des mort-nés. Il avait fallu le mal qu’on me faisait pour m’apprendre que Français comme moi, ils avaient à répondre de la religion suivie par leurs parents ».
En 1942 Simone Weil qui se rend à l’abbaye d’En Calcat pour assister aux offices de la Semaine sainte, entre dans la chambre. Rencontre importante dont une partie de la correspondance publiée nous donne la mesure. La même quête les tourmente.
Simone écrit : « Lever sa vie. Mieux tendre de toutes ses forces vers un bonheur, qui de tout ce que nous sommes nous serait une vision inépuisable. Ne mourir que lorsqu’on serait à jamais le bonheur et la gloire de la vie que l’on a vécue. On n’est soi que dans son cœur, on n’aime que ce qui nous fait de lui un asile. On n’est heureux que par la façon que l’on a d’être l’être de soi-même ». 102-103
[…] Dans la transparence du ciel violet, ce n’étaient pas les images de ma vie qui repassaient, mais comme un cortège dérisoire et déjà affecté de néant, tous les squelettes des projets qu’à chaque instant on forme sans le savoir et qui empêchent les sensations de constituer une masse confuse. Le désir d’aimer, le cadre que ma pensée prêtait à tous les retours vers la maison, tout cela se défaisait de soi-même, faisait reculer en s’évanouissant la forme qu’on prête à la vie pour n’en laisser subsister que l’instant présent qui était un peu de couleur, de la fraîcheur, du repos. Ah ! j’ai senti alors que tout ce qui en moi n’était pas s’évanouissait ; et il ne restait qu’une sensation au bas de laquelle j’étais déposé, inerte, comme un tas de chair assez lourd pour fine recouvrir, l’instant d’après, tout entier. Mon capitaine m’a parlé, je lui ai répondu avec beaucoup de calme et une indifférence qui n’était pas feinte : Il pleurait ; et je n’ai compris qu’à ce moment-là combien cet homme m’aimait : « Bousquet, m’a-t-il dit, mon petit Bousquet, on va vous guérir » — « Non, lui ai-je répondu, je suis perdu, mais cela n’a aucune espèce d’importance ». Et je me souviens que je lui ai demandé si j’avais fait tout ce qu’il attendait de moi ; et s’il était content de m’avoir eu sous ses ordres. Alors il m’a embrassé. Il m’a dit à l’oreille : « Bousquet, vous prierez pour moi ! » Il lui restait douze heures à vivre. /On m’emportait. Paralysie complète. C’était la deuxième vie qui commençait. Tu sais exactement mon état. Je ne me suis jamais levé, sauf l’été pour m’asseoir dans un fauteuil. 115 22.
Confession spirituelle :
Je suis mécontent de moi. Je ne puis m’empêcher de lire ce qui paraît ni d’approfondir les doctrines qui nous sont proposées. C’est perdre mon temps, chaque jour m’en apporte une preuve nouvelle. Je ne peux pas renier la foi que j’ai mise dans les hommes. Je leur dois tant que mon cœur et mon espoir leur appartiennent. Quand je les vois se tromper, c’est ma plus belle chance qui naufrage. Et ils se trompent, presque tous : ils jouent avec des notions dont je sais la stérilité. Leur erreur m’a longtemps désorienté, maintenant elle me coule, je le sens et n’ai même pas assez d’air pour crier. Ce qui me reste à dire attend une présence humaine pour trouver sa voix ; et ce que j’ai déjà écrit a sa clarté dans cet échange que chaque jour rend un peu plus improbable. Chacun existe comme il peut. Bien content de ressembler à n’importe qui. Mais prendre la taille d’un homme, ce n’est pas accordé au premier venu. Je crois que je suis, mais je ne m’égalerai à moi-même que dans l’imagination bienveillante des autres. Croire en moi, c’est douter de tout et de moi-même, douter que cette croyance soit créatrice. Je n’existe que par l’assentiment des autres. Mon être est dans l’acte de foi qu’on fait à mon sujet. 116 […]Que ma direction morale soit simplifiée à l’extrême, c’est vrai. Des doctrines mineures aident l’homme à se diriger à travers ses propres absences. Sa vie est discontinue, il le sait, chacune de ses illuminations ressuscite l’à-coup de la naissance, comment l’ignorer ?
Lentement il dépouille la conscience de sa continuité illusoire. Une puissante certitude le guide. Ce n’est pas qu’il ait le privilège de se connaître. Bien loin de là ; mais il sait qu’il n’a qu’à se connaître pour croître.
Mais se connaître est une opération difficile, presque impossible. Notre vie est tournée vers le dehors. Nous connaissons, hélas ! et cette façon de connaître nous aveugle. Elle est rassurante, nous immunise contre le vertige qui nous saisirait si nous nous regardions nous-mêmes. Nous connaissons la bonté, le courage, la charité, nous mimons assez bien ces sentiments : mais nous connaître à leur sujet c’est en sentir en nous le défaut et il n’y a pas de plus douloureuse expérience parce qu’elle inaugure l’explosion du néant à qui nous donnons asile, nous tous, plus morts intérieurement que la mort dont nous avons fait un simulacre à la mesure de l’homme, — y projetant le froid noir qui est dans notre cœur. Nous nous réfugions dans l’image de l’homme. 120
L’esprit de la parole :
Il faut craindre les abus de la pensée : nous sommes entièrement possédés par la plus insignifiante de nos idées. La plus mince de nos raisons nous enlève le moyen de raisonner librement.
Originale ou commune, la pensée enveloppe l’homme comme une odeur, l’enfume et l’asphyxie.
Ni la mémoire ni l’imagination ne nous envoûtent ainsi. Pas un souvenir qui ne consente à ses limites et ne s’incline au témoignage d’un souvenir plus complet. De même, l’imagination. Ce qui la borne détermine une imagination plus complète dont elle accepte de n’être que le mode mineur.
Mais la pensée se moque de la pensée : elle se prend pour un esprit. Non seulement elle confond ses limites avec celles de l’être, mais il lui semble que l’existence est son ombre. 143
Dans l’unité du cercle infini
O Dieu caché mon cœur est interdit en Ta présence
C’est l’heure de veiller avec mon ignorance
Sous l’unique et pure étoile de la Foi
C’est l’heure de veiller aux portes de moi-même
De moi comme une tour close de toute part
Dont Jésus a formé les murailles secrètes
Sans que nulle lumière ait éclairé Ses pas
Notre Dieu de pitié réparateur de nos désastres
J’ignore ce qu’Il opère
Ce qu’Il me donne, ce qu’Il obtient
Et comment Il transforme le péché en lumière
Ce visage de moi que Dieu fait en moi-même
Lui Seul le connaît puisqu’Il le veut ainsi
Des ténèbres sacrées Il couvre mon esprit
Le ciel divin ne m’est pas accessible
Qui brûle dans mon âme pour la déifier
C’est l’heure où je touche ce que la Foi recèle
Veillons aux portes éternelles
Durant la longue Nuit
Jusqu’au jour où Dieu dira à l’âme
D’entrer en soi-même et en Lui.23.
Rythmes célestes24.
Sous la chétive pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d’épées de Damoclès si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l’ordre, la beauté, le calme — et l’indifférence — d’un invulnérable chef-d’œuvre. L’aérienne, l’élastique architecture du ciel semble d’autant plus faite pour nous rassurer qu’elle n’emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu’à leurs ruines. L’édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n’est plus fait pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l’avance et le rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par l’attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.
Je crois aux anges musiciens, mais je les vois jouer d’un archet muet sur un violon de silence. La plus belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui s’inscrivent à jamais dans la mémoire.
Tout ce qu’il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l’amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l’aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d’une page de Lucrèce, de Dante ou de d’Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d’imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil… Le silence, c’est l’accueil, l’acceptation, le rythme parfaitement intégré. 25.
[c. Emmanuel]
O nuit, nous espérons merveille de tes herbes,
De tes simples obscurs, de ta fausse réserve ;
Le jour monte, toujours une côte à gravir,
Toi, tu descends en nous, sans jamais en finir,
Tu te laisses glisser, nous sommes sur ta pente,
Par toi nous devenons étoiles consentantes.
Tu nous gagnes, tu cultives nos profondeurs,
Où le jour ne va point, tu pénètres sans heurts.
Source de notre goût pour ce qui se délie
Sous ton chuchotement notre âme cède et plie.
Quand nous sommes groupés par d’immobiles lampes
Dans l’altitude, ô nuit, tu grandis et tu rampes.
Non ! tu n’es pas la mort, tu es l’obscure attente,
Tu n’es pas la noirceur, les étoiles t’aimantent.
Humaine, notre sœur fluide aux alentours,
Tu colores en nous les veines où tu cours,
Nos vœux montent le long de tes souples vertèbres
Et nous nous accrochons aux rugueuses ténèbres.
Notre vie, hors de nous, inhabile à finir,
Dans tes prolongements cherche à se ressaisir.
Née dans une famille très cultivée et peu religieuse, Marie Rouget resta célibataire et s’éloigna très peu d’Auxerre. Sa vie ne fut pas lisse pour autant : amour de jeunesse déçu (et l’attente d’un grand amour qui ne viendra jamais), mort de son jeune frère un lendemain de Noël (d’où son pseudonyme), crises de sa foi. Femme passionnée et tourmentée, elle n’est souvent connue que pour ses œuvres de « chanson traditionnelle », au détriment de ses écrits plus sombres, dont la valeur littéraire et la portée émotive sont plus fortes.
« ATTENTE
J’ai vécu sans le savoir
Comme l’herbe pousse…
Le matin, le jour, le soir
Tournaient sur la mousse.
Les ans ont fui sous mes yeux
Comme à tire d’ailes
D’un bout à l’autre des cieux
Fuient les hirondelles…
Mais voici que j’ai soudain
Une fleur éclose.
J’ai peur des doigts qui demain
Cueilleront ma rose.
Demain, demain, quand l’Amour
Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
Sur mon cœur sauvage. »26.
« Qui a vu tout se vider, sait presque de quoi tout se remplit
Avant de parcourir mon chemin j’étais mon chemin
Beaucoup de ce que j’ai cessé de faire en moi continue, seul, de se faire en moi.
Dormant, je rêve ce qu’éveillé je rêve.
Et mon rêve est continu.
Et sans cette répétition éternelle de tout, soi-même de soi-même, à chaque instant, tout durerait un instant. L’éternité même durerait un instant.
Une chose, tant qu’elle n’est toute, est bruit, et toute, est silence.
Ma pesanteur vient des gouffres.
Ne parle de sa parle propre que la blessure.
Une aile n’est ni ciel ni terre.
L’homme est de l’air dans l’air et pour être un point dans l’air il lui faut tomber.
Voix, passim, traduction de Roger Munier27
“À LA NATURE28
Nature qui ne fais aucune différence entre les êtres et pour qui le jour et la nuit sont équivalents.
Fais en sorte que je considère les hommes comme des insectes, les insectes comme des hommes et le Tout ensemble comme un Rien.
Délivre-moi du mal, c’est-à-dire de la croyance que quelque chose soit à éviter et par conséquent de la peur et du scrupule ; délivre-moi du bien, c’est-à-dire de la croyance que quelque chose puisse être désiré, et par conséquent de l’envie, de la jalousie, de la cupidité et de l’orgueil.
Donne-moi la liberté du vent.
L’EXPÉRIENCE DU VIDE
Quel âge avais-je ? Six ou sept ans je crois. Allongé à l’ombre d’un tilleul, contemplant un ciel presque sans nuages, j’ai vu ce ciel basculer et s’engloutir dans le vide : ç’a été ma première impression du néant, et d’autant plus vive qu’elle succédait à celle d’une existence riche et pleine […] Dans ce trou béant, tout absolument tout risquait de s’engloutir. […] Il en résultait une quasi parfaite indifférence, une apathie sereine — l’état du dormeur éveillé.
In « les îles »
LE CHAT MOULOUD
Il (1) succombait à une loi d’amour universelle qui s’exerce sur nous bien rarement et qui s’était emparée de son être, l’avait modelé et pétrie. Autrefois le soleil pouvait lui sembler cuisant ou la nuit glacée. Désormais il n’était pas un endroit du monde qu’il ne pût se concilier. Partout il serait accueilli et fêté. Il épouserait la forme du lieu qui le recevrait et peu à peu se confondrait avec lui. Une résistance opiniâtre se changeait en stricte obéissance pour resurgir en révolte dans une nouvelle existence, et cette alternance de rumeur et de paix composait la vie universelle.
Psaume XLVII
1. Lorsqu’un enfant se sent aimé de Dieu, il se laisse faire, — parce qu’il prend son plaisir dans l’amitié de Dieu.
4. Plus tard il se demandera ce que peut signifier cette injustice, — ceux qui se sentent aimés de Dieu et ceux qui ne le sentent pas.
6. Plus tard il se dira qu’il en est indigne, — et qu’elle est imaginaire pour se maintenir ainsi en lui.
7. Plus tard il s’étonnera qu’elle ne lui ait pas réservé un plus grand rôle, — car il se jugera en dessous de son ambition.
12. Il n’aura plus aucun scrupule de cette place d’amour, — parce qu’il saura qu’on a beaucoup donné pour lui.
13. Il remerciera, et comme il se sentira proche, — il intercédera pour que d’autres âmes entrent dans l’amitié de Dieu.
14. Pour qu’elles puissent se recueillir ensemble et remercier ensemble, — parce que c’est un secret pour chacun, mais la joie commune de tous les enfants de Dieu29.
Claude Vigée, Un entretien, Études, juin 1992, 799-807.30
[…]
Pour être franc et décrire exactement ce qui se passe là, il faut dire que c’est une espèce de mouvement des jambes à l’intérieur de soi-même. Ça prête à rire, mais c’est un vrai mouvement du corps. C’est comme si l’âme incarnée intérieure — qui a des bras et des jambes, puisqu’elle est incarnée (c’est l’âme personnelle, la même chose que notre corps, mais vécu de l’intérieur) — marchait à l’intérieur d’elle-même vers un lieu dont elle est issue, dont elle est sortie. Celui du parfait repos, de la toute confiance.
On appelle cela la Foi, en français. Malheureusement ce mot est devenu un terme ambigu, galvaudé. Il signifie le plus souvent le fait de croire en quelque chose qui n’est pas vrai, qui n’est rien. Alors qu’il ne s’agit pas de croire en, mais d’arriver à, de faire confiance à un domaine en soi-même qui est avant soi-même, mais vers lequel on marche, physiquement avec ses jambes et son corps, mais à l’intérieur de soi.
[…]
Au milieu du jour du Yom Kippour, il y a le Moussaf, l’office “ajouté” à l’ordinaire de tous les jours, où l’on rejoue la cérémonie centrale du Yom Kippour au Temple de Jérusalem, telle qu’elle est décrite dans le Talmud et en partie dans la Torah.
C’est une prosternation totale. D’abord une descente à genoux, puis la tête par terre et si possible allongé. Quatre fois. Le chantre chante le texte talmudique qui décrit tout ce que faisait le grand-prêtre au moment d’entrer dans le Saint des Saints, une fois par an. Le grand-prêtre, le Kohen gadol, appelait le Nom de Dieu, le tétragramme YHWH, à haute voix. Tout le peuple entendait cela dehors, prosterné. C’était l’instant où le Nom intérieur, secret, le YHWH qu’on ne sait pas prononcer aujourd’hui, était clamé, par le grand-prêtre seul. Voilà ce qui est revécu le jour du Yom Kippour. C’est tout à fait bouleversant pour qui comprend cela : tout un peuple, les orgueilleux, les humbles, les riches, les pauvres, les jeunes gens, les vieillards qui vont bientôt mourir, les pères de famille bedonnants et grisonnants, les femmes aussi, tous les âges, les enfants… tout ce monde par terre dans un anéantissement de soi qui est une élévation, puisque tout à coup le Nom, c’est-à-dire l’être secret qui désigne le passage vivant de Dieu dans l’histoire d’Israël, est évoqué. On partage pour un instant, quatre fois de suite, puisqu’il y a quatre prosternations, le passage de Dieu.
C’est pour moi une expérience très semblable à celle de la poésie. Elle m’arrache des larmes sans raison. Des larmes absurdes, d’exultation et de crainte, au sens de la crainte de Dieu, c’est-à-dire de la proximité de la Vie, de ce qui est en nous, au profond de nous-mêmes. Car tout cela se passe en nous, dans l’âme humaine qui tout d’un coup devient un espace secret et ouvert, un réceptacle.
Mon expérience de la poésie est venue à partir de choses pareilles. Mozart m’y a amené, parce que j’étais né dans une famille très détachée du judaïsme, ignorante. Ensuite a eu lieu la catastrophe, la guerre, la Shoah, la destruction de presque tout le peuple juif en Europe. Dans ma famille, six personnes sur sept ont été massacrées. Durant toute ma vie, je n’ai résisté intérieurement à toutes ces horreurs que parce que j’avais eu des expériences du genre de celle dont je viens de vous parler, qui sont celles d’une montée et d’une récession vers le domaine le plus secret, qui n’est pas celui de mon être, mais dont mon être est issu et vers lequel je parviens parfois à me tourner pour écouter et recevoir. Ensuite, il faut donner ce qu’on a reçu, cette joie, ce rayonnement, cette force, ce flux, au sens magnétique ou électrique. Il n’y a pas d’image exacte pour dire cela. C’est une gloire, en hébreu on utilisé le mot kavod, quelque chose qui à la fois pèse et rayonne. Un poids intérieur et effulgent.
Voilà ce qu’il faut rendre, car on n’a pas le droit de le garder pour soi. Et comment le rendre ? Par la façon dont on vit et dont on parle. Parler, c’est donner, c’est diriger vers l’autre ce qu’on a reçu.
[…]
-- Comment se fait-il alors qu’on écoute si peu les poètes ? pourquoi sont-ils si difficiles d’accès ?
— Cette difficulté s’inscrit dans l’histoire de l’évolution de la littérature et de la poésie. Au cours des deux derniers siècles, le mouvement de la langue a été celui d’un dessèchement et d’un arrachement aux expériences que je viens d’évoquer. Une espèce de brutalisation et d’arrachement à la source humaine transcendantale — humaine… mais transcendantale — dont les arts sont issus. Alors l’écran, l’occultation du flux originaire produit un art inhumain et un langage mort, insignifiant.
On appelle cela l’absurde, de nos jours. La poésie en souffre énormément.
Éteindre la lumière, chaque nuit,
est comme un rite d’initiation :
s’ouvrir au corps de l’ombre,
revenir au cycle d’un apprentissage toujours remis ;
se rappeler que toute lumière
est une enclave transitoire.
Dans l’ombre, par exemple,
les noms qui nous servent dans la lumière n’ont plus cours.
Il faut les remplacer un à un.
Et plus tard effacer tous les noms.
Et même finir par changer tout le langage
et articuler le langage de l’ombre.
Éteindre la lumière, chaque nuit,
rend notre identité honteuse,
broie son grain de moutarde
dans l’implacable mortier de l’ombre.
Comment éteindre chaque chose ?
Comment éteindre chaque homme ?
Comment éteindre ?
Éteindre la lumière, chaque nuit,
nous fait palper les parois de toutes les tombes.
Notre main ne réussit alors
qu’à s’agripper à une autre main.
Ou, si elle est seule,
Elle revient au geste implorant
de raviver l’aumône de la lumière.
Quinzième poésie verticale, traduction Jacques Ancet.31
(83) ‘Le Vieil Homme Jaune éclata de rire et dit : “Subtil ! Profond ! Pratique la méditation ! C’est ainsi que l’on peut monter dans le ciel en plein jour” !’
(Tchen jen nei tchouan, Biographie de l’homme réalisé)
149 VOL PACIFIQUE — L’ITINÉRAIRE TAIWANAIS 150
… s’est abattu lundi soir sur la côte Est, à Taitung, avec des vents atteignant 160 km/heure. Il a traversé la Chaîne Centrale pour se diriger ensuite vers le détroit de Taiwan au cours des premières heures de mardi matin.”
Mais le calme était revenu, le Pacifique était re-pacifié.
Le Grand Matin.
Un vent frais soufflait sur l’océan.
Je repensai à Lafcadio Hearn, à ce passage de « la Mer du Japon » :
« La route blanche suit les ondulations d’une ligne de falaises basses — le littoral de la mer du Japon. Sur la gauche, par-delà tantôt une étroite bande de terre caillouteuse, tantôt une barre de dunes, ses eaux bleues frémissent, vastes et amples, jusqu’au pâle horizon derrière lequel s’étend la Corée, sous le même soleil incandescent. Parfois, à travers de brusques trouées dans la falaise, on aperçoit par éclairs le bouillonnement des vagues… »
Brusques trouées… éclairs.
C’était Lafcadio à ses meilleurs moments. C’était le Japon.
C’était les gorges de Taroko.
Brusques trouées… éclairs.
[trait en marge]
L’océan Pacifique était une immense trouée béante sillonnée d’éclairs.
Une trouée entre les civilisations, comme ces autres trouées, ces vides entre les pensées.
Pensée et civilisation. Et puis les trouées où quelque chose d’autre se passe. Pas simplement le contraire (150) de la pensée et de la civilisation. Non, car le contraire reste encore dans la même logique.
Il y a autre chose.
Un autre espace mental.
Prolégomènes à la culture pacifique…
Entrer dans le courant, pénétrer jusqu’au blanc.
Çunyata.
Çunyata et soleil.
Solitude solaire… [fin du trait en marge]
À Taitung, on fait une escale de vingt minutes. Dans
le silence tropical, seul le bruissement des journaux
servant d’éventails. Puis un saut par-dessus la pointe
sud de l’île, et c’est Kaohsiung.
157 LE PAYS QUI N’EXISTE PAS — L’ITINÉRAIRE TAIWANAIS 158
[…] Revenons à notre Voyage dans la Chine ancienne. Nous avions interrompu notre lecture à l’endroit où il était question de « lieux où règne le chaos et où tout flotte dans une vague immensité insondable » et d’un « pays qui n’existe pas ». L’errance fantastique du Voyage aboutit au territoire dans lequel s’étend le pays qui n’existe pas. Ce pays est l’équivalent de la « perle noire » de l’allégorie.
C’est cela que j’appelle le « monde blanc ».
Bien des noms.
Une réalité.
Par-delà les noms et les formes.
Mon être le plus profond vit dans un pays qui n’existe pas -- mais qui est plus vivant que toutes les nations, toutes les institutions, toutes les formes constituées.
Et ce « pays » peut se rencontrer partout et n’importe où.
Si bien que je suis virtuellement « chez moi » partout et toujours.
Quand j’étais enfant, je voulais devenir « correspondant étranger ». J’ai maintenant réalisé cette ambition dix mille milles au-delà de mes espérances. Je suis le correspondant d’un pays qui n’existe pas, mais auquel on ne peut guère accéder que par une existence totalement explorée.
Vous y êtes ? Bon, alors maintenant je peux m’endormir tranquille.
[…]
[annoté : souffle]
1.Hegel et Tchang San-fong
Hegel, si je m’en souviens bien, recommandait comme première tâche « importante » au réveil (il concédait, je présume, qu’on chie un petit coup auparavant en toute bonne conscience) de lire les journaux du matin — afin de se mettre à l’unisson avec les événements mondiaux et dans un état d’esprit politiquement réaliste. Cela me semble la pire des aliénations. Au réveil historique de Herr Hegel, je préfère de loin l’attitude de l’Immortel Endormi de Tchang San-fong
Endormi sur un oreiller de pierre
Oublieux du calendrier, des saisons
Quand le ki descendra dans l’abdomen
La nature spirituelle sera réalisée.
Le ki monte à la cavité mystérieuse
Chaque souffle, inspiration, expiration, naturel et aisé
Ni confondu ni séparé.
Homme paisible, je semble paresseux, endormi tout le jour
Mais je dors sans dormir
Je pratique le vrai Tch'an…
(12) En fait, dans l’esprit humain, le processus de rationalisation n’a pas entraîné un dépassement de la conscience mythique, mais n’a fait que la réprimer. Cela explique que cette conscience mythique (pareille en ceci à tant d’autres caractéristiques mentales que la civilisation a réduites à l’état d’impulsions souterraines), refasse surface sous des formes dégradées et déformées. La vie moderne grouille de ces manifestations dégradées de la conscience mythique — il suffit de penser à l’intérêt passionné que suscitent les horoscopes, au fanatisme désespéré qui pousse les gens à adopter toutes sortes de religions plus ou moins absurdes, au caractère fortement irrationnel de l’activité politique.
Proposer un mythe, c’est-à-dire un complexe d’images que sous-tend une conception de la vie, c’est encourager, avant tout, le développement de l’esprit humain en tant que totalité, et le développement d’une forme de vie qui y corresponde, sur le plan personnel comme sur le plan social. C’est ranimer le sens d’une humanité harmonieusement développée. Il ne semble pas utile de montrer avec insistance combien l’humanité moderne est éloignée de cette harmonie. La seule solution, la conclusion « logique » dans la situation actuelle, en suivant les directions majeures de la pensée contemporaine (c’est à dessein que j’emploie ici le terme de « direction » — car un développement harmonieux serait évoqué plutôt par un étoilement, une constellation) consiste à amputer totalement l’humanité de ses facultés, et à faire de l’homme un être « unidimensionnel », le mot « homme » en l’occurrence n’étant plus qu’un euphémisme. Ainsi, il fonctionnera de façon plus efficace dans la machine — et qui d’autre qu’un illuminé pourrait nier que c’est la machine qui compte et que le bonheur humain dépend de l’adaptation totale de l’homme à la machine ? En ce sens, le poète est un illuminé.
[trait marginal]
Le désir d’un monde sans faille, la nostalgie de l’unité et d’une expérience unificatrice, paraissent inévitablement aberrantes dans une civilisation qui, tout en satisfaisant de nombreux désirs (qu’elle a pour la plupart créés de toutes pièces au préalable), laisse insatisfait le seul besoin fondamental dont, plus que n’importe qui, les poètes ont conscience. C’est l’expression de ce besoin qui court comme un filet blanc à travers la poésie moderne, comme un courant plus rapide, plus impétueux, dans le flot enflé et banal de la littérature.
4
Hölderlin, cette figure toujours exemplaire, connaissait ce désir comme en témoigne sa nostalgie (13) de la Grèce, cette Grèce que son ami Hegel décrivait comme « un monde immaculé, qu’aucune scission n’est venue corrompre » :
Et quand ton âme jaillit
De nostalgie vers d’autres temps
Tu restes seul sur la berge froide
Près de tes compagnons, sans les voir…
et il paya le désir qu’il avait de ce monde, et la volonté de pénétrer ses secrets, de son isolement et de son aliénation.
Whitman le connaissait, ce désir. Ce que Hart Crane devait appeler la « psychose américaine », illustrée de façon exemplaire par Whitman, c’est le désir de ce même monde blanc — désir qui, déchiré entre son élan propre et la force d’inertie de la société telle qu’elle est, peut devenir pathologique. La « psychose américaine », qui est le désir de la blancheur et du monde blanc, peut se rencontrer partout dans la littérature américaine, là où celui-ci est le plus intense.
Si Walt Whitman le connaissait (parfois masqué sous un chauvinisme plus superficiel de la bannière étoilée), Melville le connaissait aussi, et chez lui rien ne venait le masquer, ce qui explique le caractère plus fou de son œuvre :
… une baleine blanche. Ôtez les écailles de vos yeux (15) pour la voir, hommes, ayez l’œil, cherchez l’eau blanche ; si vous voyez ne serait-ce qu’une bulle, criez !
Hart Crane aussi
Combien d’aurores, froides de son repos d’où naissent des ondes, eux qui se mettent en peine pour voyager au-dehors n’ont pas la moindre idée des découvertes qui peuvent être faites au-dedans. Celui qui voyage à l’extérieur dépend des choses de l’extérieur. Celui qui voyage en lui-même y trouve tout ce dont il a besoin. Voilà la forme de voyage la plus élevée, alors (202) que bien piètre est celle qui dépend des choses du dehors. »
Après cela, Lie Tsou n’alla plus jamais nulle part, comprenant qu’il n’avait jusqu’alors jamais su vraiment ce que voyager signifiait…
Je suppose que j’en suis encore au stade où l’on veut « voir du pays » — encore que ces déplacements d’un lieu à l’autre me mènent toujours, tôt ou tard, au seuil d’un non-lieu. C’est ce non-lieu qui m’attire fondamentalement. Est-il possible ou même souhaitable de s’y installer ? C’est ce qui reste à voir. [trait marg. : « je suppose…]
Mais il me semble que, même si je parviens réellement à ce non-lieu, cela ne signifiera pas la fin de mes errances. Comme ale dit O Hou, le maître Tch'an : « Ne dites pas que seuils ceux qui n’ont pas réalisé leur moi doivent errer çà et là. Même ceux qui l’ont parfaitement réalisé continuent à errer. »
Ils continuent à errer, tout comme ils continuent à manger du riz. Sinon ils emprisonneraient et momifieraient la réalité vivante.
Il faut rester dans le courant.
DÉRIVES — LE LIVRE DE LA RACINE D’OR
5 (204)
Il y a une petite bibliothèque appartenant aux Pères blancs dans le vieux quartier de Tunis, impasse Kradechji, et j’y vais lire une bonne partie de mes après-midi, entouré d’étudiants tunisiens plongés dans la politique du Proche-Orient, la situation économique du Maghreb et autres sujets du même type — des étudiants qui préparent des thèses, travaillent à des problèmes nationaux, délibérément modernistes, tandis que cet homme errant est assis là parmi eux, sans nation, qui non seulement n’avance pas avec le temps (205), mais ne lutte pas contre lui non plus : travaillant dans la pure idiosyncrasie pour rejoindre, au-delà, le clair courant universel. Il ne lit pas Bourguiba, mais Abu Bahr al-Kalâbâdhi (10e siècle) : « Si l’extase d’un homme est faible, il en fera toute une histoire. Mais si elle est réelle et forte, il se taira. » Et Hafim al Assmur : « Chaque matin, Satan me dit : “Que vas-tu manger, et quels vêtements vas-tu porter, et où vas-tu demeurer ?” Ou bien encore : “Sur le chapeau de la pauvreté sont inscrites trois renonciations : renonce à ce monde, renonce à l’autre monde, renonce au renoncement.”. » [Trait marginal : « Si l’extase…]
Promenades dans les rues avec mon ami arabisant ; apprentissage de quelques phrases d’arabe ; lectures dans la bibliothèque ; puis, après cinq ou six jours, la route.
DÉRIVES — LE LIVRE DE LA RACINE D’OR
15 (210)
La nuit, dans le vieux quartier de Sfax, je circule parmi les petites échoppes des tailleurs, des cordonniers, des forgerons, des bijoutiers, etc. (et quand je parle de petites échoppes, je veux dire qu’elles sont vraiment petites : l’Arabe peut vivre et travailler dans un espace de la taille d’une natte ; quoique ce soit peut-être ce même homme, ou alors son frère, que l’on voit marcher dans l’immensité du paysage, entouré de kilomètres d’étendues désertiques, unique point dans l’espace), puis j’entre dans la mosquée ; (211) c’est l’heure des prières du soir et, sandales à la main, je me trouve un coin éloigné dans la pénombre, un coin qui n’est traversé plus tard que par un chat en vadrouille. Et je m’assois là, dans le murmure des prières venues de la grande salle, pour faire un peu de méditation à ma façon — sans religion, sans prières, mais concentré :
« La vérité jaillit comme un éclair dans les espaces créés par l’absence de pensée. »
Je suis le dernier à quitter la mosquée.
« Il se souvient. Le cendrier, la table basse, la fenêtre et sa lumière pâle. Il voit, mais sans voir. Il entend, mais sans entendre. Il a levé un bras, prononcé quelques mots et une infinité de bras, de mots se sont levés, ont retenti. Et depuis, il cherche. Cette émotion. Il est là. Il écrit des mots. Il ne sait plus. Il ne comprend plus. L’autre s’est mis à parler et c’est comme si c’était la première fois. Oui, un commencement. Le matin ou l’enfance. Comme une lumière — et c’est toutes les lumières. Un lieu — et ce sont tous les lieux. Il attend. Il se dit : ça vient, mais c’est déjà parti. Il croit que c’est le temps, mais non. Autre chose. Comme une effervescence minuscule : il fait un lit, il marche dans une rue quelconque et c’est là. Comme une clarté au milieu du jour, mais sans lumière. Sans rien d’autre pour le dire que quelques mots, soudain, très simples — table, cri ou silence ou nuit… — et qui insistent. Alors, il les prend : ils forment de petits organismes brefs, pareils à des coquillages qu’il porterait à l’oreille pour écouter. Ou des cristaux brûlants du même éclat multiplié, mais d’où venu ? Il regarde autour de lui : montée d’escalier, mur, visage, cuvette, matin sur la vitre. C’est comme une vague unique, silencieuse, invisible. Toutes les choses la reflètent et, en même temps, elles y brillent, s’y effacent. Ça vient, oui, mais c’est immobile. Ce n’est rien de ce qu’il peut dire. Mais il parle, malgré tout. Pour écouter entre les mots, comme dans le coquillage. Ce vide bruissant. Il dit chut !, écoute. Il dit : c’est la voix de la mer. »
La voix de la mer (2008) 33
LA BLESSURE DE LA MORT
Cette blessure,
Qu’on appelle blessure de la mort,
Ne fait pas de mal.
Elle nous approche
un peu plus de l’infini ;
de l’infini qui pleure enfermé
dans le peu de nous-mêmes.
In Une vague en mal de mer…34
[c. Emmanuel]
Pour que le trait soit animé par le souffle,
Qu’il ait une matière,
Qu’il ait un relief,
Qu’il ait une transparence,
Qu’il soit un corps habité
Par l’esprit.
In Fabienne Verdier, peindre l’instant.
Les ailes de la mouette plongeront-elles, son corps pivot du vol
Répandant des cercles blancs de tumulte…
William Carlos Williams aussi :
… ce qu’il y a de difficile de réaliser, c’est que le coup doit pénétrer jusqu’au blanc, au moins en un endroit.
et puis Jackson Pollock (il suffit de voir la masse blanche confuse de la « mappa mundi »), et Robert Duncan aussi, parfois :
Blanc, blanc blanc comme
une frontière s’avançant dans la mort
c’est ça notre vie, c’est ça l’amour
ligne après ligne
déferlant dans l’éclat…
Le désir du monde blanc n’est pas exclusivement américain. Nous le rencontrons également à l’autre pôle du monde moderne, en Russie, où son représentant le plus frappant est Dostoïevski, dominant de haut les vasières moralisantes du Jdanovisme qui devait suivre. (16)
La Russie de Dostoïevski, terre de saints et de prophètes, c’est aussi le désir et la quête du monde blanc.
Raskolnikov, Rogoshin, Dimitri — au milieu du tourbillon des sentiments et des complexités de l’âme, harcelés par une meute de questions sans réponse définitive, cherchant à traverser les couches sociales et individuelles de l’humanité pour approcher une vérité nue et élémentale, un état élémental d’extase, ce que Stefan Zweig, dans son essai sur Dostoïevski, appelle « la sensation incandescente » (weissglühende Empfindung), et qu’il dit être l’élément lyrique des romans, leur véritable raison d’être.
5
Ayant ainsi indiqué très brièvement la présence de ce désir du monde blanc dans le monde moderne, essayons maintenant d’examiner de plus près l’expérience même de ce monde. Car, avant d’être une idée (riche de prolongements possibles), et un mythe (contenant virtuellement_ un programme de vie), [trait marginal] c’est bien une expérience, centrée sur le corps — une expérience psychophysiologique qui peut atteindre le plus haut degré d’intensité. Pour l’auteur de cet essai, c’est là l’expérience poétique essentielle, sans laquelle il n’y a pas de poésie véritable.
(17) Dans ce contexte, il faut citer l’ouvrage de Robert Graves The White Goddess (La Déesse blanche) qui se présente comme une exploration du thème essentiel de toute poésie.
Pour Graves, la vraie poésie est une poésie dédiée à la muse, qui suppose le culte et la vénération de la Déesse blanche. Tout en reconnaissant cette Déesse blanche, il y a pour nous quelque chose au-delà de la poésie dédiée à la muse, au-delà de la poésie de la Déesse blanche, et dont l’absence entraîne la dégénérescence de cette poésie elle-même, et c’est la poésie du monde blanc. Au-delà de la Déesse, il y a le monde.
L’amour conçoit Dieu comme étant doux, écrit Maître Eckhart, mais l’intelligence va plus profond et conçoit Dieu comme pur étant.
Comment décrire l’expérience du monde blanc, et de la condition de l’être à quoi elle donne accès ? Le monde, c’est, avant tout, la terre.
Si le processus de rationalisation a signifié que l’homme moderne s’est trouvé coupé de la conscience mythique, en ce qui concerne la vie de son corps, cela a signifié qu’il s’est trouvé coupé de la terre.
La réalité incandescente du sein maternel de la terre, écrit Georges Bataille, ne peut être atteinte ni possédée par ceux qui n’en prennent pas conscience. C’est cette incapacité à reconnaître la terre, ce dédain (18) où ils tiennent l’étoile sur laquelle ils vivent, l’ignorance de la nature de ses richesses, c’est-à-dire de l’incandescence que cette étoile renferme en elle, qui a mis l’existence de l’homme à la merci des marchandises qu’il produit, et dont la plus grande partie est consacrée à la mort.
[trait marginal]
Il faut remarquer que cette expérience de la terre est expérience de l’incandescence (la blancheur) de la terre ; et elle est plus fondamentale que tout naturisme ou culte de la nature.
C’est cette forme d’expérience de la terre, extrêmement difficile, sinon impossible, à se représenter pour l’homme moderne (qui est tout juste capable d’accepter une certaine dose de naturalisme — sous forme de jardins, de parcs, de réserves), qu’Artaud rapporte dans la description qu’il donne des Tarahumaras :
Ils ont la plus haute idée du mouvement philosophique de la Nature
et il ajoute cette recommandation concernant la vie que nous menons maintenant :
La vie doit être vécue de nouveau métaphysiquement, et cette attitude exigeante, qui répugne aux hommes d’aujourd’hui, est l’attitude de toutes les races pures.
L’expérience de la terre, qui inaugure la connaissance (19)
du monde blanc, est à la fois physique et métaphysique.
Voyons d’abord son aspect le plus physique :
Les attributs des poètes du cosmos, écrit Whitman, sont concentrés dans le corps physique, et dans la jouissance des choses.
Le corps physique, c’est-à-dire, pour exprimer ceci en termes plus fondamentaux, la chair érotique — car l’expérience en question est, profondément, une expérience sexuelle.
Ce qui deviendra plus tard la notion, l’intuition, la philosophie, le mythe du monde blanc — dont de vagues prémonitions peuvent naître dans l’expérience initiale — est concentré essentiellement dans la chair érotique au contact des choses et des éléments : les remous de l’eau, le vol absolu des oiseaux, le corps souple du lièvre, la terre humide, les fleurs qui s’ouvrent, le tronc mince et cryptique du bouleau argenté, les lourdes grappes de baies des sorbiers des oiseaux, les seins d’une fille…
[trait marginal]
Être au centre de l’univers, percevant les phénomènes aussi profondément que possible, visant un infini réseau de relations, une expérience aiguë de la beauté de toute chose, une expérience ek-statique, se dilatant jusqu’à devenir sens cosmique, ou en-statique, se concentrant jusqu’à n’être qu’une sensation lumineuse, la pointe d’un diamant.
« La grotte dans la grande montagne est profonde. Là se brise le monde entier.
Celui qui connaît le joyau de l’esprit qui brille dans l’Inné, connaît la Voie. Qui d’autre, parmi tous les bavards ?
Celui qui a apaisé son esprit par la fusion dans l’Inné, atteint dès lors la présence souveraine.
À qui a compris cela, il ne reste plus rien à comprendre.
Si vous pouvez retenir le souffle prisonnier et dans l’obscurité faire de l’esprit une lampe, vous touchez l’Ultime.
C’est la plus parfaite des montagnes, le lieu de la plus grande joie.
Quand la terre est contenue tout entière dans le corps, le mot et l’esprit voyagent loin.
Ainsi du sel qui se dissout dans l’eau, ainsi de l’esprit qui prend femme. »
9
Si je dis que ce que j’essaie d’écrire ici, maladroitement peut-être, se situe dans le champ métaphysique (mais pas au sens où l’entendent les philosophes), si je vais même jusqu’à dire que cette rencontre était d’ordre métaphysique, les porcs — et je ne leur en veux pas — en feront des gorges chaudes. Eux qui piétinent la physique subtile de la vie, ne risquent guère d’en saisir la métaphysique. Ruysbroeck évoque « la rencontre essentielle avec Dieu (163) dans la nudité de l’être ». C’est cela que j’essaye de dire, l’ascension purement physique dans le métaphysique, au-delà des liens personnels — quoique, en ce qui me concerne, je ne parlerais jamais de Dieu. Mon `monde n’a rien à voir avec Dieu. Autrefois, le monde était plein de Dieu, maintenant il est plein de l’Homme, et je ne me sens chez moi ni dans l’un ni dans l’autre. Tous deux sont bruyants, pesants, encombrants.
À moi le libre jeu du vide et de la plénitude, et la vérité qui est la vague pure, née de ce libre jeu forme précaire, vide lumineux, puissance qui n’a pas besoin d’exercer un pouvoir…
La vérité, dit Hegel quelque part (autrefois je dévorais les ouvrages philosophiques…), est un délire où se dissout chacun des protagonistes (« la femme veut devenir écume », avait-elle dit), mais qui, cette dissolution achevée, est lui-même simple et transparent.
Simple, transparent.
Presque rien.
DÉRIVES — LA GRANDE PLUIE A TIGH GEAL
3 (178)
Ne pas savoir où l’on est, qui l’on est, afin de pénétrer, sans identité, l’espace indéterminé, et laisser venir les images essentielles. Assis là, tournant entre mes doigts un morceau de corail rouge ramassé sur une plage à quelques kilomètres d’ici. Seul, avec des visions fugitives de phoque gris, de héron, de coton des marais dans le vent. Dehors, dans la grisaille, si l’on écoute attentivement, on perçoit, en plus du cri du courlis, le glapissement de la gambette et le sempiternel ka-gaya-ka de la mouette. Savoir s’abîmer dans cette solitude.
DÉRIVES — LA GRANDE PLUIE A TIGH GEAL
16 (191)
Voyager vers le nord, c’est voyager au centre de soi-même. Je suppose qu’il en est de même pour le sud, l’est ou l’ouest (n’importe quelle « direction pure », si l’on peut dire), mais il me semble bien que le nord, avec l’est peut-être, est privilégié. Lorsqu’on (192) s’avance vers le nord, le paysage se dénude, les points d’intérêt se raréfient. Le moi éclate. Ce silence gris-bleu parmi les joncs d’un ruisseau — un héron ! Le vent racle les sables et une mouette grise s’acharne contre lui. De petits lochs noirs pleins de nénuphars. Le moi éclate et se perd dans une jouissance extatique. Quand on approche de l’extrémité, il n’y a presque plus rien. Là-haut, la pluie a cessé, c’était à Kyle of Tongue :
Un cri d’oiseau
m’a vidé le crâne
des meules de foin
s’alignaient dans les champs
un bateau de pêche
se balançait à l’ancre —
â Kyle of Tongue
par une matinée bleue.
(fuzeshin, fuzebutsu, fuzemotsu37).
DÉRIVES — DÉLIRE INSULAIRE
5 (196)
Ici on appelle cette île (probablement à cause de son soubassement calcaire) l’île blanche. Elle me plaît pour cette raison, et aussi parce que c’est un lieu salin, où le sel se concentre.
La recherche d’un lieu de concentration, voilà le but de toute ces errances, de tous ces écrits ; voyager et écrire formant un processus indivisible, car je ne fais pas grand cas d’une pensée d’où le corps est absent.
La recherche d’un lieu essentiel… Le lieu, c’est là où je m’espace, c’est cet espacement même.
6
Oui, ce que je vois au fond de moi, c’est une énergie (qui ne sait trop que faire d’elle-même, et [197] préfère peut-être rester une énergie pure, indéterminée) effectuant des figures insensées au centre d’un espace ouvert.
DÉRIVES — LE LIVRE DE LA RACINE D’OR
2 (201)
Réflexions en rond dans une cabine de trois mètres carrés :
“Au début Lie Tsou aimait beaucoup voyager. L’adepte Hou-teh'iou Tsou “lui dit : « On me dit que vous aimez voyager. Qu’aimez-vous donc dans les voyages ? » « Pour moi », dit Lie Tsou, « le plaisir du voyage réside dans l’appréciation de la variété. Lorsqu’ils voyagent, la plupart des gens ne font que contempler ce qu’ils ont devant les yeux. Moi, quand je voyage, je contemple le processus du changement. » — « Je me demande », dit Hou-tch'iou Tsou, ‘si votre manière de voyager ne ressemble pas beaucoup à celle des autres, malgré que vous la considériez si différente. À chaque fois que les gens regardent quelque chose, ils regardent nécessairement des processus de changement, et l’on peut très bien apprécier les mutations des choses extérieures, tout en restant totalement inconscient de ses propres mutations. 38
GALLIMARD 1938 VI La lumière du jour et le grand tremblement qui secouait l’édifice changeaient tout le décor. Les murs et les planchers se ramollissaient comme de la cire dans une fournaise, se plissaient, se creusaient en rigoles qui se refermaient en tuyaux mous d’où suintaient des liquides visqueux et tièdes. Je glissais et culbutais entre des masses humides qui se rétractaient comme de douleur à mon contact, une chaleur étouffante montait autour de moi, je tombais dans des trous d’eau saumâtre, je m’accrochais à des tiges flexibles que je sentais, sous mes mains, animées d’une pulsation étrangement familière. Il arrive qu’aux moments de danger mortel l’émotion se trouve anesthésiée et l’appareil du langage paralysé. La pensée, libre des mots et de la peur, agit alors avec sa science et sa clarté propres, froidement, logiquement. C’est ce qui m’arrivait. Je reconnus vite que j’avais dégringolé jusque dans les étages inférieurs de la maison. Il y avait là de vastes chau - 184 dières sous pression, des moteurs, des systèmes compliqués de cordages et de leviers, tout cela fait de matières souples et baignant dans un lubrifiant tiède. Le combustible arrivait par un tuyau qui s’ouvrait à l’étage supérieur et à l’entrée duquel un concasseur le broyait et le malaxait. En bas, la bouillie ainsi produite passait par des alambics qui la purifiaient et en tiraient un liquide rouge. À l’étage intermédiaire, une pompe aspirait ce liquide et le refoulait vers les chaudières où il brûlait. De chaque côté de la pompe, deux grands soufflets de forge attisaient les feux. L’air entrait dans les soufflets par deux trous percés en haut, juste au-dessus du trou à combustible. Je parvins avec difficulté à la chambre supérieure. C’était une sorte de poste de manœuvre et d’observation. On ne pouvait regarder vers le dehors que par deux lentilles encastrées dans le mur, qui formaient comme une paire de jumelles. La chambre était encombrée de leviers, de manettes, d’appareils indicateurs et enregistreurs grâce auxquels il devait être possible de diriger tous les mouvements de la maison mobile. Au premier essai que je fis de tourner un bouton, ma demeure fut prise d’une agitation désordonnée. Tout cognait contre tout. Je tirai sur une ficelle, il y eut une violente secousse, puis une chute brutale, un choc et tout bascula. Je continuai patiemment mes tentatives, tout à fait — détaché de ce que je faisais. Peu à 185 peu, j’appris quels étaient les mécanismes dangereux à déclencher et ceux qu’il fallait constamment actionner pour que la maison ne s’écroulât pas. Je vis bientôt que c’était un travail quasi impossible et c’est alors qu’heureusement apparurent des serviteurs. […] J’achevai donc de me lever sur mes jambes, je m’étirai, dirigeai mes pas hésitants vers une armoire à glace et, par les trous de mes yeux, je regardai le reflet de mon véhicule. Toutes proportions gardées, c’était une assez bonne image de moi-même. […] Alors, par questions méthodiques, il me fit raconter et mettre en ordre mes propres souvenirs de cette nuit-là ; ceux-là mêmes qui sont ci-dessus mis par écrit. Et je tentai de conclure : — Et c’est ainsi que j’ai vu que nous étions moins que rien, et sans espoir. Après quoi ne convient-il pas d’aller se pendre ? Il rit et dit : — Mais quoi de plus réconfortant que de constater que nous sommes moins que rien ? C’est donc qu’en nous retournant nous serons quelque chose. N’est-ce pas un grand réconfort pour la chenille d’apprendre qu’elle n’est qu’une larve, que son état de tube digestif semi-rampant est temporaire, et qu’après sa réclusion mortuaire dans la nymphe elle renaîtra papillon — et cela, non pas dans un paradis imaginaire inventé par une philosophie chenillarde et consolatrice, mais ici même, dans ce jardin où elle broute laborieusement sa feuille de chou ? Or, nous sommes chenilles, et notre malheur est que, contre nature, nous nous cramponnons de toutes nos forces à cet état, à nos appétits chevillards, nos passions chenillardes, nos métaphysiques chenillardes, nos sociétés chenillardes. Seule 194 notre apparence physique extérieure ressemble, pour un observateur atteint de myopie psychique, à celle d’un adulte ; tout le reste est obstinément larvaire. Eh bien, j’ai de fortes raisons de croire (sans quoi, en effet, il n’y aurait qu’à se suspendre) que l’homme peut atteindre l’état adulte, que quelques-uns y sont parvenus, et qu’ils n’ont pas gardé pour eux seuls les moyens d’y parvenir. Quoi de plus réconfortant ? 195
LE MONT ANALOGUE Préface par Rolland de Benéville. Récit véridique GALLIMARD 1952 En 1928, René Daumal (qui avait alors vingt ans), Roger Gilbert-Lecomte et moi-même, fondâmes à Paris une revue éphémère, intitulée Le Grand Jeu, qui se donnait pour objet de convaincre ses éventuels lecteurs que la Poésie, loin d’être une activité de luxe, aux horizons bien explorés, et nettement circonscrits, ne pouvait être conçue qu’en tant que réflexion — celle d’un esprit qui réfléchit ses propres trésors. Nous demeurions saisis par cette évidence que la Poésie n’est que l’un des noms de la Doctrine indéfiniment oubliée et retrouvée par l’esprit humain, dont la découverte, si elle apparaît comme la contrepartie d’un rapt, (flamme dérobée par Prométhée au foyer divin, pomme flamboyante arrachée à l’Arbre de la Connaissance), porte en elle l’amorce d’une possible réhabilitation de l’homme. René Daumal écrivait à son propos : ‘Cette Doctrine, dont le plus pur aspect luit à l’Orient aryen, s’est transmise vers l’Oc - 12 cident, et du fond des siècles sages jusqu’au nôtre, par trois voies. La première est la voie philosophique, le long de laquelle, lumineux encore dans les Dialectiques éphésienne et éléatique et dans la Dialectique de Platon, le pur enseignement se dégrade en s’accommodant aux nécessités de la technique qui organise les sociétés et construit les machines, pour sombrer dans le pragmatisme, après avoir passé dans la Dialectique de Hegel, traître déjà lorsqu’elle s’abaisse à prétendre justifier l’ordre impérialiste, et dans la Dialectique de Hamelin, qui a presque tout à fait oublié sa resplendissante origine pour n’être plus qu’une logique. La deuxième qui est la voie initiatique, celle de la tradition occulte. Les écoles de kabbalistes, d’hermétistes, d’alchimistes, d’astrologues qu’elle engendre, ont bien la volonté de se transmettre l’une à l’autre la totalité intégrale des mystères primitifs. Ce n’est pourtant pas sans qu’il y ait des trahisons : et je ne fais pas seulement allusion aux mascarades de la franc-maçonnerie moderne (ô Hiram !), mais surtout aux réussites beaucoup plus terribles de certaines dépravations des chapelles initiatiques que furent les Eglises. La voie poétique est la troisième. Le Père lumineux de la vraie connaissance, celui des initiés, est aussi celui des poètes, des vrais poètes… […] 19 … je me suis engagé à parler maintenant de l’existence d’un autre monde, plus réel, plus cohérent, où existent du bien, du beau, du vrai — dans la mesure où les contacts que j’ai pu avoir avec un tel monde me donnent le droit et le devoir d’en parler. J’écris en ce moment un assez long récit où l’on verra un groupe d’êtres humains, qui ont compris qu’ils étaient en prison, qui ont compris qu’ils devaient d’abord renoncer à cette prison (car le drame, c’est qu’on s’y attache), et qui partent à la recherche de cette humanité supérieure, libérée de la prison, où ils pourront trouver l’aide nécessaire. Et ils la trouvent, car quelques amis et moi, nous avons réellement trouvé la porte. À partir de cette porte seulement une vie réelle commence. (Ce récit sera sous une forme de roman d’aventures intitulé le MONT ANALOGUE : c’est la montagne symbolique qui est la voie unissant le Ciel à la Terre ; voie qui doit matériellement, humainement exister, sans quoi notre situation serait sans espoir. Des extraits en paraîtront probablement dans le prochain numéro de la revue Mesures). À mon tour je dois dire que je ne sais pas non plus « qui » vous êtes, — où vous êtes, ce que vous faites, si la guerre vous tient éloigné de Paris, etc... — et je ne sais pas si nous aurons un jour l’occasion de parler ensemble de vive 20 voix. Mais si jamais vous vouliez que nous parlions des idées qui nous font vivre, j’en serais heureux. J’ai trente-deux ans, mais ne suis pas mobilisé à cause de ma santé, et ne serai guère mobilisable avant un an ou deux. Je suis pour le moment sans gagne-pain, et exposé de ce fait à de fréquents changements de domicile. Mais l’adresse que je vous donne en tête de cette lettre sera valable au moins pour un mois. Après cela, on peut toujours m’atteindre via la N.R.F. On peut souvent dire des choses qu’on n’écrirait pas (parce que : « bonnes gens, je ne vous vois pas », comme écrivait mon vieux médecin quand il se mettait à écrire). Vous avez une phrase, à propos « d’une chevalerie spirituelle » qui m’inciterait à vous mitrailler de questions. En tout cas, merci ; et sachez que je ne vous oublierai pas. Au cours de l’été 1939, à Pelvoux, dans les Hautes-Alpes, René Daumal tenait une sorte de journal de ses pensées, tandis qu’il commençait à écrire Le Mont Analogue. En voici un fragment : Un certain jour d’un certain août, je descendais de régions blanches, âcres et dures, où s’exerçaient des rafales de grésil et où s’engen - 21 draient des orages. Je savais que diverses circonstances m’empêcheraient avant longtemps de retourner au pays aérien des arêtes déchiquetées dansant en plein ciel, l’illusion du haut et du bas des corniches blanches tracées dans l’abîme bleu-noir d’en-haut et qui s’écroulent au milieu d’une après-midi silencieuse, et parmi les pentes burinées de couloirs et luisantes de verglas, d’où partent des mitrailles à l’odeur de soufre. Une fois encore, j’aurais voulu flairer l’haleine d’une crevasse, palper une dalle, me glisser entre des blocs croulants, assurer une cordée, peser les va-et-vient d’un coup de vent, écouter l’acier tinter sur la glace et les petits morceaux cristallins dévaler vers le piège de la rimaye pompeuse, machine à tuer poudrée et drapée de gemmes, tracer une piste dans les diamants et la farine, me confier à deux brins de chanvre, et sucer des pruneaux au centre de l’espace. Traversant de haut en bas une nappe de nuages, je m’étais arrêté, aux premiers saxifrages, devant une grande chute de séracs, gigantesque écharpe aux plis nacrés qui, spirale-ment, descendait vers le grand désert de pierres du fond. Il me fallait maintenant, pour longtemps, rester en bas, couché, ou à cueillir des fleurs, mon piolet sous une armoire. Alors je me souvins que j’étais, de mon métier, littérateur. Et 22 que j’avais une belle occasion d’employer ce métier à sa fin ordinaire, qui est de parler au lieu de faire. Ne pouvant courir les montagnes, je les chanterais, d’en bas. Je dois convenir que j’eus cette intention. Mais, heureusement, elle répandait en moi une odeur repoussante : l’odeur de cette littérature qui n’est qu’un pis aller, l’odeur des paroles que l’on aligne pour se dispenser d’agir, ou pour se consoler de ne pas pouvoir. Je me mis à penser plus sérieusement, avec la lourdeur et la gaucherie dont on remue alors la pensée, lorsqu’on a vaincu son corps en vainquant le rocher et la glace. Je ne parlerais pas de la montagne, mais par la montagne. Avec cette montagne comme langage, je parlerais d’une autre montagne qui est la voie unissant la terre au ciel, et j’en parlerais non pas pour me résigner, mais pour m’exhorter. Et toute l’histoire — mon histoire jusqu’à ce jour, vêtue de mots de montagne, fut tracée devant moi. Toute une histoire qu’il me faudra maintenant le temps de raconter ; et il me faudra aussi le temps d’achever de la vivre. […] 32 Dans la tradition fabuleuse, avais-je écrit en substance, la Montagne est le lien entre la Terre et le Ciel. Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. Elle est la voie par laquelle l’homme peut s’élever à la divinité, et la divinité se révéler à l’homme. Les patriarches et prophètes de l’Ancien Testament voient le Seigneur face à face sur des lieux élevés. C’est le Sinaï et c’est le Nebo de Moïse, et ce sont, dans le Nouveau Testament, le Mont des Oliviers et le Golgotha. J’allais jusqu’à retrouver ce vieux symbole de la montagne dans les savantes constructions pyramidales d’E-gypte et de Chaldée. Passant chez les Aryens, je rappelais ces obscures légendes des Védas, où le Soma, la « liqueur » qui est la « semence d’immortalité », est dit résider, sous sa forme lumineuse et subtile, « dans la montagne ». Dans l’Inde, 33 Himalaya est le séjour de Civa, de son épouse « la Fille de la Montagne », et des « Mères » des mondes — de même qu’en Grèce le roi des dieux tenait sa cour sur l’Olympe. Dans la mythologie grecque, justement, je trouvais le symbole complété par l’histoire de la révolte des enfants de la Terre qui, avec leurs natures terrestres et des moyens terrestres, essayèrent d’escalader l’Olympe et de pénétrer dans le Ciel avec leurs pieds glaiseux ; n’était-ce pas d’ailleurs la même entreprise que poursuivaient les constructeurs de la tour de Babel, qui, sans renoncer à leurs ambitions multiples et personnelles, prétendaient atteindre au royaume de l’Unique éternel ? En Chine, il était question des « Montagnes des Bienheureux », et les anciens sages instruisaient leurs disciples sur le bord des précipices… Après avoir ainsi fait le tour des mythologies les plus connues… […] 43 Par-ci, par-là, des bocaux, des aquariums, des cages contenaient des faunes extravagantes. Mais mon hôte ne me laissa pas m’attarder à regarder ses holothuries, ses calmars, ses argyronètes, ses termites, ses fourmiliers, ses axolotls… ; il m’entraîna sur le sentier, où nous pouvions tout juste tenir tous les deux de front, et m’invita à me mettre en marche autour du laboratoire. […] 45 … bouts de carton qui étalaient devant nous le savoir de notre siècle. Ces figures et inscriptions, nous en avons tous une collection plus ou moins étendue dans notre tète ; et nous avons l’illusion que nous « pensons » les plus hautes pensées scientifiques et philosophiques, quand quelques-unes de ces fiches se sont groupées d’une façon ni trop coutumière, ni trop nouvelle, par hasard — c’est-à-dire par l’effet des courants d’air, ou simplement du fait du mouvement incessant qui les agite, comme le mouvement brownien agite les particules en suspension dans un liquide. Ici, tout ce matériel était visiblement hors de nous ; nous ne pouvions nous confondre avec lui. Comme une guirlande à des clous, nous suspendions notre conversation à ces petites images, et chacun voyait les mécanismes de la pensée de l’autre et de la sienne propre avec une égale clarté. […] 67 Voilà comment naquit le projet d’une expédition au Mont Analogue. Maintenant que j’ai commencé, il faudra bien que je raconte la suite : comment il fut prouvé qu’un continent jusqu’alors in, connu, portant des montagnes beaucoup plus hautes que l’Himalaya, existait sur notre Terre ; comment on ne l’avait pas remarqué jusqu’alors ; comment nous y abordâmes ; quels êtres nous y avons rencontrés ; comment une autre expédition, poursuivant d’autres buts, faillit périr de la façon la plus effroyable ; comment peu à peu nous avons commencé à prendre racines, si je puis dire, dans ce nouveau inonde ; et comment, pourtant, le voyage est à peine commencé... Très haut et très loin dans le ciel, pardessus et par delà les cercles successifs des pics de plus en plus élevés, des neiges de plus en plus blanches, dans un éblouissement que l’œil ne peut supporter, invi - 68 sible par excès de lumière, se dresse l’extrême pointe du Mont Analogue. « Là, au sommet plus aigu que la plus fine aiguille, seul se tient celui qui remplit tous les espaces. Là-haut, dans l’air le plus subtil où tout gèle, seul subsiste le cristal de la dernière stabilité. Là-haut, en plein feu du ciel où tout brûle, seul subsiste le perpétuel incandescent. Là, au centre de tout, est celui qui voit chaque chose accomplie en son commencement et sa fin ». C’est ce que chantent, là-haut, les montagnards. Cela est. « Tu dis que cela est, mais s’il fait un peu froid ton cœur se change en taupe ; s’il fait un peu chaud, ta tête s’emplit d’une nuée de mouches ; si tu as faim, ton corps devient un âne insensible à la trique ; si tu es fatigué, tes pieds savent te tenir tête ! » Cela, c’est une autre chanson que chantent aussi les montagnards, pendant que j’écris, pendant que je cherche comment j’habillerai cette véridique histoire pour la rendre croyable. […] 80 – Je résume, dit-il, les données du problème. Premièrement, le Mont Analogue doit être beaucoup plus haut que les plus hautes montagnes jusqu’ici connues. Son sommet doit être inaccessible par les moyens jusqu’ici connus. Mais secondement, sa base doit nous être accessible, et ses pentes inférieures doivent être habitées d’ores et déjà par des êtres humains semblables à nous, puisqu’il est la voie qui relie effectivement notre domaine humain actuel à des régions supérieures. Habitées, donc habitables. Donc présentant un ensemble de conditions de climat, de flore, de faune, d’influences cosmiques de toutes sortes, pas trop différentes de celles de nos continents. Le mont lui-même étant extrêmement haut, sa base doit être assez large pour le soutenir : il doit s’agir d’une surface de terres au moins aussi grande que celle des îles les plus vastes de notre planète… […] 144 Notre port d’arrivée ne pouvait être que Port-des-Singes. Nous devrions, de là, gagner par nos propres moyens les chalets de la Base, à deux jours de marche dans les hauts pâturages, où nous rencontrerions le guide qui pourrait nous conduire plus haut. Il nous fallait donc rester quelques jours à Port-des-Singes pour préparer nos bagages et réunir une caravane de porteurs, car nous devions emporter à la Base assez de provisions pour un très long séjour. Nous fûmes conduits à une petite maison très propre et très sommairement aménagée, où chacun de nous avait une sorte de cellule qu’il arrangea à son gré, et pourvue d’une salle commune, avec un âtre, où nous nous réunissions pour les repas et le soir pour tenir conseil. Derrière la maison, un pic neigeux nous regardait par-dessus son épaule boisée. Devant s’ouvrait le port où se reposait notre bateau, dernier venu de la plus étrange marine qu’on pût voir. Dans les baies du rivage, des navires de tous temps et de tous 145 pays s’alignaient en files serrées, les plus vieux encroûtés de sel, d’algues et de coquillages à ne plus être reconnaissables. Il y avait là des barques phéniciennes, des trirèmes, des galères, des caravelles, des goélettes ; deux bateaux à roues aussi, et même un vieil aviso mixte du siècle dernier, mais ces navires des époques récentes étaient très peu nombreux. Sur les plus anciens, nous pouvions rarement mettre des noms de type ou de pays. Et tous ces bâtiments abandonnés attendaient tranquillement la pétrification ou la digestion par la flore et la faune marines, la désagrégation et la dispersion de substance qui sont les fins dernières de toutes choses inertes, eussent-elles servi aux plus grands desseins. […] 195 Daumal continuait ainsi l’exposition de ce qu’il comptait montrer dans le dernier chapitre de son livre : « Je veux m’étendre tout particulièrement pour finir sur une des lois du Mont Analogue : pour en atteindre le sommet, l’on doit aller de refuge en refuge. Mais avant de quitter un re-fuge, f on a le devoir de préparer les êtres qui doivent venir y occuper la place que l’on quitte. Et ce n’est qu’après les avoir préparés, que l’on peut monter plus haut. C’est pourquoi, avant de nous élancer vers un nouveau refuge, nous avons dû redescendre, afin d’enseigner nos premières connaissances à d’autres chercheurs… » Le titre de ce dernier chapitre devait être : Et vous, que cherchez-vous ? Question à laquelle, en définitive, chacun de nous doit répondre pour lui-même. 196 L’affronter directement, c’est frapper l’être profond qui dort en nous… On voudrait en savoir davantage, connaître le chemin, même interrompu, surtout parce qu’interrompu. Le jalonnement, pourtant, a été donné sous une forme concise et exacte. Il se trouve exprimé en ces termes dans une des dernières lettres adressées à sa femme : Voici comment je me suis résumé ce que je voudrais faire comprendre à ceux qui travaillent ici avec moi : « Je suis mort parce que je n’ai pas le désir, Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder, Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner ; Essayant de donner, on voit qu’on n’a rien, Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner, Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien, Voyant qu’on n’est rien, on désire devenir, Désirant devenir, on vit. » […] 200 On ne peut pas rester toujours sur les sommets, il faut redescendre… À quoi bon, alors ? Voici : le haut connaît le bas, le bas ne connaît pas le haut. En montant, note bien toujours les difficultés de ton chemin ; tant que tu montes, tu peux les voir. À la descente, tu ne les verras plus, mais tu sauras qu’elles sont là, si tu les as bien observées. On monte, on voit. On redescend, on ne voit plus ; mais on a vu. Il y a un art de se diriger dans les basses régions, par le souvenir de ce qu’on a vu lorsqu’on était plus haut. Quand on ne peut plus voir, on peut du moins encore savoir. […] 204 Tiens l’œil fixé sur la voie du sommet, mais n’oublie pas de regarder à tes pieds. Le dernier pas dépend du premier. Ne te crois pas arrivé parce que tu vois la cime. Veille à tes pieds, assure ton pas prochain, mais que cela ne te distraie pas du but le plus haut. Le premier pas dépend du dernier. *** Lorsque tu vas à l’aventure, laisse quelque trace de ton passage, qui te guidera au retour une pierre posée sur une autre, des herbes couchées d’un coup de bâton. Mais si tu arrives à un endroit infranchissable ou dangereux, pense que la trace que tu as laissée pourrait égarer ceux qui viendraient à la suivre. […] 206 … crache sur la montagne, enfin insulte-la de toutes façons possibles, bois une gorgée, mange une bouchée et remets-toi à grimper, tranquillement, lentement, comme si tu avais la vie entière pour te tirer de ce mauvais pas. Le soir, avant de t’endormir, lorsque cela te reviendra, tu verras alors que c’était une comédie : ce n’était pas à la montagne que tu parlais, ce n’est pas la montagne que tu as vaincue. La montagne n’est que roc ou glace, sans oreilles et sans cœur. Mais cette comédie t’a peut-être sauvé la vie. Souvent, d’ailleurs, aux moments difficiles, tu te surprendras à parler à la montagne, tantôt la flattant, tantôt l’insultant, tantôt promettant, tantôt menaçant ; et il te semblera que la montagne répond, si tu lui as parlé comme il fallait, en s’adoucissant, en se soumettant. Ne te méprise pas pour cela, n’aie pas honte de te conduire comme ces hommes que nos savants appellent des primitifs et des animistes. Sache seulement, lorsque tu te rappelles ensuite ces moments-là, que ton dialogue avec la nature n’était que l’image, hors de toi, d’un dialogue qui se faisait au dedans. … les glaciers régénérés.
GALLIMARD 1954 205
L’homme pagaie vers les sources
– Orénoque ou Brahmapoutre —
Au détour soudain du fleuve,
les neiges du pays final.
Cris de joie puis il se dresse,
jumelles, photographie,
mais il oublie la pagaie
les rapides le ramènent
aux brumes lentes d’aval.
*
[…]
210
Pour Véra.
Y’a des moments où tu n’sais plus 1,
Tu n’sais plus rien, plus rien du tout.
Le lendemain tu t’aperçois
qu’à c’moment-là tu savais tout.
Mais tu n’sais plus,
Plus rien du tout,
Tout est foutu !
1934.
1. Extrait de La Grande Beuverie, p. 28.
[…]
229
Très haut et très loin dans le ciel, par-dessus et par-delà les cercles successifs des pics de plus en plus élevés, des neiges de plus en plus blanches, dans un éblouissement que l’œil ne peut supporter, invisible par excès de lumière, se dresse l’extrême pointe du Mont Analogue 1. « Là, au sommet plus aigu que la plus fine aiguille, seul se tient celui qui remplit tous les espaces. Là-haut, dans l’air le plus subtil où tout gèle, seul subsiste le cristal de la dernière stabilité. Là-haut, en plein feu du ciel où tout brûle, seul subsiste le perpétuel incandescent. Là, au centre de tout, est celui qui voit chaque chose accomplie en son commencement et sa fin. » C’est ce que chantent, là-haut, les montagnards. Cela est. « Tu dis que cela est, mais s’il fait un peu froid, ton cœur se change en taupe ; s’il fait un peu chaud, ta tête s’emplit d’une nuée de mouches ; si tu as faim, ton corps devient un âne insensible à la trique ; si
i. Extrait du Mont Analogue, p. 67.
[…]
246
Je suis mort parce que je n’ai pas le désir,
Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder,
Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner ;
Essayant de donner, on voit qu’on n’a rien,
Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner,
Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien,
Voyant qu’on n’est rien, on désire devenir,
Désirant devenir, on vit 1.
Mai 1943.
1. Extrait du Mont Analogue, p. 197.
“Et si tout à coup nous allions nous réveiller ? Vous, je ne sais pas où ni comment vous vous retrouveriez. Pour moi, toute cette histoire de la grande beuverie39 et des paradis artificiels s’évanouirait dans les profondeurs du sommeil et je me réveillerais tout nu, prisonnier dans cette maison sans porte qui, juste au moment où le soleil se levait, se mettait à frémir comme un steamer qui part, à rouler et à tanguer et à m’envoyer dans tous les coins, bien réveillé cette fois, affreusement réveillé.
VI
La lumière du jour et le grand tremblement qui secouait l’édifice changeaient tout le décor. Les murs et les planchers se ramollissaient comme de la cire dans une fournaise, se plissaient, se creusaient en rigoles qui se refermaient en tuyaux mous d’où suintaient des liquides visqueux et tièdes. Je glissais et culbutais entre des masses humides qui se rétractaient comme de douleur à mon contact, une chaleur étouffante montait autour de moi, je tombais dans des trous d’eau saumâtre, je m’accrochais à des tiges flexibles que je sentais, sous mes mains, animées d’une pulsation étrangement familière.
Il arrive qu’aux moments de danger mortel l’émotion se trouve anesthésiée et l’appareil du langage paralysé. La pensée, libre des mots et de la peur, agit alors avec sa science et sa clarté propres, froidement, logiquement. C’est ce qui m’arrivait. Je reconnus vite que j’avais dégringolé jusque dans les étages inférieurs de la maison. Il y avait là de vastes chaudières sous pression, des moteurs, des systèmes compliqués de cordages et de leviers, tout cela fait de matières souples et baignant dans un lubrifiant tiède. Le combustible arrivait par un tuyau qui s’ouvrait à l’étage supérieur et à l’entrée duquel un concasseur le broyait et le malaxait. En bas, la bouillie ainsi produite passait par des alambics qui la purifiaient et en tiraient un liquide rouge. À l’étage intermédiaire, une pompe aspirait ce liquide et le refoulait vers les chaudières où il brûlait. De chaque côté de la pompe, deux grands soufflets de forge attisaient les feux. L’air entrait dans les soufflets par deux trous percés en haut, juste au-dessus du trou à combustible.
Je parvins avec difficulté à la chambre supérieure. C’était une sorte de poste de manœuvre et d’observation. On ne pouvait regarder vers le dehors que par deux lentilles encastrées dans le mur, qui formaient comme une paire de jumelles. La chambre était encombrée de leviers, de manettes, d’appareils indicateurs et enregistreurs grâce auxquels il devait être possible de diriger tous les mouvements de la maison mobile.
Au premier essai que je fis de tourner un bouton, ma demeure fut prise d’une agitation désordonnée. Tout cognait contre tout. Je tirai sur une ficelle, il y eut une violente secousse, puis une chute brutale, un choc et tout bascula. Je continuai patiemment mes tentatives, tout à fait — détaché de ce que je faisais. Peu à peu, j’appris quels étaient les mécanismes dangereux à déclencher et ceux qu’il fallait constamment actionner pour que la maison ne s’écroulât pas. Je vis bientôt que c’était un travail quasi impossible et c’est alors qu’heureusement apparurent des serviteurs.
VII
C’étaient de grands singes anthropomorphes qui jusque-là étaient restés tapis, invisibles et silencieux, dans tous les recoins. Ils m’observaient et l’un d’eux, dès qu’il m’eut vu faire trois ou quatre fois la même manœuvre, vint me faire signe que désormais il s’en chargerait. Les autres, tour à tour, sortirent de leurs ombres et, imitant merveilleusement mes gestes, prirent en main toutes les fonctions nécessaires au maintien et au bon ordre de l’édifice. Délivré de ces tâches, je m’installai au poste de commande, devant les jumelles et parmi mes appareils d’observation. Un réseau téléphonique me mettait en communication avec mes singes. J’appris ainsi à les commander à peu près, ce qui ne me laissait guère de repos, car souvent l’un d’eux s’assoupissait, un autre voulait en faire à sa fantaisie et il fallait les rappeler à l’ordre.
Parfois aussi une secousse inattendue me faisait tomber de mon siège jusqu’à l’étage d’en dessous où ma chute mettait le désordre ; la pompe et les soufflets commençaient à fonctionner beaucoup trop vite -- car, une fois le grand danger passé, les émotions anesthésiées se vengent -- et j’avais toutes les peines du monde à remonter.
Dresser des singes à entretenir et à mouvoir la mécanique, c’est difficile. Dresser des singes à équilibrer les impulsions et les réactions de la machine, c’est encore plus difficile. Dresser des singes à diriger le véhicule, je ne vois pas quand j’oserai même espérer y parvenir. C’est pourtant alors seulement que je serais le maître, que j’irais où je voudrais, sans attaches, sans peur, sans illusions ; mais me voici encore a rêver.
VIII
Enfin ma maison s’était lentement soulevée de terre sur deux piliers articulés. Deux grands balanciers, attachés à l’étage intermédiaire, maintenaient l’équilibre. Au bout des balanciers, des pinces semblaient agencées pour des usages très variés.
Prudemment, j’essayai de mettre ma maison en marche. Puisque je ne pouvais en sortir, eh bien, je me déplacerais non seulement avec elle, comme l’escargot, mais grâce à elle, comme l’automobiliste. Un automobiliste, justement, me disait qu’à force de conduire il finissait par sentir sa voiture comme si elle avait été son propre corps ; il se sentait alourdi par un passager supplémentaire et il percevait la dureté des graviers que les pneus chassaient sous eux. La même chose m’arriva bientôt avec ma demeure ambulante. Maintenant, quand je dis « je », c’est souvent de la maison qu’il s’agit et non de moi. Peut-être même qu’en ce moment je ne dis rien et que c’est ma maison qui parle à vos maisons ; en ce cas, plaçons ici, encore une fois, le procédé littéraire du réveil et reprenons le langage illusoire qui nous est si commode.
IX
J’achevai donc de me lever sur mes jambes, je m’étirai, dirigeai mes pas hésitants vers une armoire à glace et, par les trous de mes yeux, je regardai le reflet de mon véhicule. Toutes proportions gardées, c’était une assez bonne image de moi-même.
Je m’habillai et sortis dans la rue. Je marchai longtemps, laissant mes jambes me conduire. Que le monde était beau -- l’humanité à part ! -- Chaque chose à chaque instant accomplissait l’action nécessaire, sans discuter. L’unique unique sans s’altérer se niait indéfiniment en infinités d’unités qui reconfluaient en lui, la rivière allait mourir en mer, la mer en nue, la nue en pluie, la pluie en sève, la sève en blé, le blé en pain, le pain en homme -- mais ici, cela n’allait plus tout seul, et l’homme regardait tout cela de l’air ahuri et mécontent qui le distingue entre tous les animaux de la planète. Du haut en bas et du bas en haut, chaque chose -- à part l’humanité -- décrivait le cercle de sa transformation. Un tourbillonnement de plus en plus compact descendait jusqu’à la Terre, où le lourd protoplasme aux molécules trop grosses, ne pouvant plus descendre, se retournait et lentement remontait le courant, du bacille au cèdre, de l’infusoire à l’éléphant. Et le mouvement de ce cercle aurait été parfait de toute éternité, n’eût été l’humanité, rebelle à la transformation, qui essayait péniblement pour son compte dans la petite tumeur cancéreuse qu’elle faisait sur l’univers.
X
Comme ces pensées se déroulaient en moi, pour me confondre et me confirmer du même coup, je me trouvai nez à nez avec le vieux lui-même. En fait, il n’était pas si vieux que cela, et Totochabo n’était pas son vrai nom (c’était un sobriquet chipeway), c’était un homme ordinaire, seulement il en savait un peu plus long que nous. Je vis qu’un ancien mécanisme m’avait amené devant le café qu’il fréquentait et où nous avions perdu tellement de temps jadis à philosopher.
Il me proposa de nous asseoir un moment à la terrasse, commanda deux rince-cochons et me dit :
– Vous n’avez pas l’air encore bien remis de votre beuverie.
– Quelle beuverie ? dis-je en sursautant.
Voyant que ma surprise était sincère, il me raconta comment, la veille, nous avions, à plusieurs camarades, fait un banquet très arrosé dans une guinguette de banlieue ; que vers la fin de la nuit j’étais tellement ivre qu’on m’avait couché sur une paillasse, dans une mansarde, et qu’on m’avait laissé là en pensant qu’après avoir cuvé mon vin je trouverais bien le chemin du retour. Ce récit éveillait quelques résonances dans ma mémoire, et je voulais bien y croire.
Alors, par questions méthodiques, il me fit raconter et mettre en ordre mes propres souvenirs de cette nuit-là ; ceux-là mêmes qui sont ci-dessus mis par écrit. Et je tentai de conclure :
– Et c’est ainsi que j’ai vu que nous étions moins que rien, et sans espoir. Après quoi ne convient-il pas d’aller se pendre ? Il rit et dit :
– Mais quoi de plus réconfortant que de constater que nous sommes moins que rien ? C’est donc qu’en nous retournant nous serons quelque chose. N’est-ce pas un grand réconfort pour la chenille d’apprendre qu’elle n’est qu’une larve, que son état de tube digestif semi-rampant est temporaire, et qu’après sa réclusion mortuaire dans la nymphe elle renaîtra papillon -- et cela, non pas dans un paradis imaginaire inventé par une philosophie chenillarde et consolatrice, mais ici même, dans ce jardin où elle broute laborieusement sa feuille de chou ? Or, nous sommes chenilles, et notre malheur est que, contre nature, nous nous cramponnons de toutes nos forces à cet état, à nos appétits chenillards, nos passions chenillardes, nos métaphysiques chenillardes, nos sociétés chenillardes. Seule notre apparence physique extérieure ressemble, pour un observateur atteint de myopie psychique, à celle d’un adulte ; tout le reste est obstinément larvaire. Eh bien, j’ai de fortes raisons de croire (sans quoi, en effet, il n’y aurait qu’à se suspendre) que l’homme peut atteindre l’état adulte, que quelques-uns y sont parvenus, et qu’ils n’ont pas gardé pour eux seuls les moyens d’y parvenir. Quoi de plus réconfortant ?
XI
Arrêtez un moment dis-je. Votre théorie de l’homme-chenille est ingénieuse, mais scientifiquement, permettez-moi de vous dire qu’elle ne tient pas debout. L’état adulte a pour caractéristique le pouvoir de reproduction. Or, l’homme se reproduit, et non seulement corporellement, mais aussi intellectuellement, ce que nous appelons enseigner. Donc un homme adulte est réellement un être adulte.
Je me flattais de connaître les défauts de sa cuirasse et je croyais bien, en lui envoyant ainsi, de la même volée, un argument scientifique, un syllogisme en forme et une citation de Platon, le réduire à quia. Mais je n’avais fait que lui préparer un triomphe facile, car il dit :
– Qu’un instituteur père de famille serait un homme adulte, faudrait-il conclure ? Vouin, vouin. Mais, scientifiquement et autrement, Vous faites erreur. On a vu des larves d’insectes pondre, même sans fécondation, des œufs viables. Mais je ne parlerai pas de ces faits accidentels. Outre l’homme, il existe un autre animal qui, dans les conditions naturelles, n’arrive jamais à l’état adulte et qui, pourtant, se reproduit régulièrement. Il s’est accommodé de son état embryonnaire et n’a pas plus que l’homme le désir d’en sortir. C’est la larve d’une espèce de salamandre que l’on trouve dans des mares et des étangs du Mexique et que nous nommons, d’après un mot du pays, axolotl. On n’était pas trop sûr de la place à lui attribuer dans les compartiments zoologiques jusqu’au jour où, ayant injecté à des axolotls des extraits de glande thyroïde, on les vit se transformer en un nouvel animal, qui, sans l’intervention de la curiosité touche-à-tout de l’homme, dite science naturelle, n’aurait peut-être nulle part existé dans notre ère quaternaire à l’état adulte.
« La différence entre l’axolotl et l’homme, c’est que, chez ce dernier, une intervention extérieure ne suffirait pas, tout nécessaire qu’elle dût être, pour déclencher sa métamorphose. Il faudrait encore, et essentiellement, qu’il renonçât à son enchenillement et voulût lui-même sa maturation. Nous passerions alors par une transformation bien plus profonde que celle de l’axolotl ; seul le changement de la figure corporelle serait moins sensible, aux yeux du moins de notre observateur atteint de myopie psychique, tandis que les formes de nos sociétés en seraient complètement refondues.
“Quant à l’enseignement, s’il n’est pas capable de provoquer ni de guider cette transformation, il reste une instruction de larve à larve. Il est fort possible, d’ailleurs, que les vieilles larves d’axolotls apprennent aux larves nouveau-nées à nager et à chercher leur nourriture.
« Autre remarque : si, comme vous avez dit justement, nous voyons ou plutôt imaginons tout à l’envers, peut-être conviendrait-il alors d’aller se pendre, mais alors, par les pieds ? »
XII
Comme il disait ces dernières paroles, d’autres habitués du café étaient arrivés, chacun portant son visage comme un panneau réclame à langue épaisse, et Johannes Kakur, qui avait pourtant conservé toute son agressivité, attaqua Totochabo :
-- Vous prétendez que nous marchons fur la tête et voyons tout à l’envers ? De quel droit ? Quel est votre critérium de l’endroit et de l’envers ? Répondez-nous, mais cette fois, sur un exemple concret, et pas avec des comparaisons et des analogies vagues ! [sic]
Le vieux (conservons-lui ce grade) appela le garçon et se fit apporter un journal du matin. Il lut à haute voix ce titre :
DRAME DE LA JALOUSIE/“JE L’AIMAIS TROP”, DÉCLARE LE MEURTRIER, ALORS JE L’AI TUÉE”.
puis cet autre :
AYANT TUÉ SON AMANT À COUPS DE MARTEAU, ELLE LE JETTE DANS UN PUITS AVEC SES DEUX ENFANTS
Cela suffira, dit-il pour l’exemple que j’ai choisi. La cause de ces destructions mutuelles, stupides et inutiles, nous l’appelons « amour ». Et à l’opposé, lorsque nous voulons exprimer le contraire de l’amour, que nous nommons haine, nous ne trouvons rien de plus fort ni de plus intelligent comme symbole que « l’eau et le feu » ; c’est pour nous l’image de deux ennemis irréductibles. Pourtant, l’un n’existe que par l’autre. Sans le feu, l’eau du monde serait un bloc inerte de glace, roche parmi les roches ; privée de tous les attributs du liquide, elle ne ferait jamais ni mer, ni pluie, ni rosée, ni sang. Sans l’eau, le feu serait mort de toute éternité, ayant de toute éternité tout consumé et calciné ; il ne pourrait faire ni flamme, ni astre, ni éclair, ni vue. Mais nous voyons tantôt l’eau éteindre le feu, tantôt le feu vaporiser l’eau ; et jamais nous n’avons la perception d’ensemble du parfait équilibre qui les fait exister l’un par l’autre. Quand nous voyons une plante pousser ou un nuage s’élever de la montagne, quand nous cuisons nos aliments ou nous faisons véhiculer par des machines à vapeur, nous ne savons pas que nous contemplons ni que nous utilisons les fruits de leur amour infiniment fécond. Nous continuons à dire « ennemis comme l’eau et le feu » et à appeler « amour » les suicides â deux et les meurtres passionnels.
« C’est pourquoi, et à cause de cent exemples du même genre, je maintiens que nous nous figurons tout à l’envers. Et constater cela me fait espérer ; mais ici encore cette espérance vous semblera désespoir : cette confiance que j’ai dans la puissance de l’homme vous semblera misanthropie et pessimisme. Tiens ! en disant ces mots, j’entends qu’ils résonnent maintenant dans ma tête comme des coquilles vides. Et, vous savez, je ne suis pas de ceux qui font resservir les coquilles d’escargots en les remplissant de colimaçons factices taillés dans du foie de veau. Je dois conclure là-dessus le grand discours que je vous avais promis sur la puissance des mots, car j’ai plusieurs choses urgentes à faire. »
Nous nous levâmes tous, car il y avait pour chacun de nous plusieurs choses urgentes à faire. Il y avait beaucoup de choses à faire pour vivre.
Grand sensible mystiquement, mais trop attaché à comprendre et posséder en vue de construire une « œuvre » : l’expérience tournera court.
“Quelque chose partout, on ne sait où, rétrocède. Une impression aérienne remplace l’impression du compact. La matière a cessé d’être indiscutable.
[…]
Au lieu que les pratiques religieuses élèvent graduellement, grâce à des intermédiaires spiritualisants, ici le Spirituel d’emblée déborde.
De Lui, à partir de « lui », les croyances, sans distinction de religion, reçoivent, avec un éclairage de vérité, l’animation, la vie, l’accomplissement.
[…]
Ainsi le matériel, le personnel, le divers, en présence de l’infini, cèdent, abandonnent.
On était quelques minutes encore auparavant un possédant et, comme tout homme, un possédant constamment en voie d’acquérir et de s’approprier davantage. On était occupé à ces fonctions d’acquisition, de rétention et — ruminant mental — d’élaboration, d’intégration. Serait-ce, comme il semble, l’‘Avoir qui maintient « ego », « hic et nunc », qui permet à chacun de continuer à être personnel ?
C’est cet « avoir », brusquement pompé, dans une soudaine désadhérence, qui a tout changé. On n’en a plus, on n’en refait plus. On y est complètement inintéressé.
La personne qui se maintient par renouvellement de l’avoir, qui par les multiples reprises se repersonnalisait incessamment, ne se continue plus.
Maintenant que, par abandon des prises, des retenues, des envies, maintenant qu’une maligne lyse a tout liquidé, qu’y a-t-il ? /Le Vide ?40
§
Une fonction n’avait plus envie de fonctionner.
C’est tout. Je ne voyais pas au-delà. Si j’étais défait, je l’ignorais.
[…] revint le penser. Pas comme d’habitude. Incroyablement compréhensif. Vaste ce qu’il découvrait, de plus en plus vaste, d’une vastitude inconnue.
[…]
Il y avait contemplation.
Un immense spectacle « élucidé » m’était présenté à contempler.
Vue considérablement plus large qu’il ne m’est naturel, et avec plus d’éléments, de plus de portée, parfaitement se répondant…
Comment cela se faisait-il ?
J’étais au repos. Première condition. D’abord le repos, pas un repos qui n’aurait été qu’une absence de mobilité et qui bientôt serait devenu somnolence et tout eût été perdu, mais un repos d’un degré au-delà, qui est abandon à la perte d’intervention.
Plus aucun captage. […]
Être très éveillé et suprêmement détaché. […] Sans à ce moment y pouvoir le moins du monde réfléchir, je sentais cette condition être capitale. Il y est interdit (et impossible sans tout gâcher) de, si peu que ce soit, chercher à retenir tel ou tel élément de pensée, à s’y arrêter un instant, à en ralentir une ; encore moins à en prendre note, d’une façon ou d’une autre, à en rechercher l’empreinte pour un futur souvenir.
Pas de référence dans la contemplation. Voir, mais pas examiner. […]
À un moment, il y eut un commencement de complaisance pour une pensée. C’était le retour, c’était moi, cela — […] les tripotages de la curiosité qui revenait, la gourmandise mentale, les plaisirs de l’intervention, le réveil de ce centre départageur qui fait l’intelligent, donnant à mesure ses appréciations41.
§
Et voici quelques lignes que Billeter ne cite pas :
Domaine du calme. J’y étais alors.
Vraiment.
Non pas en passant, mais comme si à la manière d’une partie d’assemblage, j’avais été enclenché dedans.
Accru, nouveau, total. Calme fondamental. Retour à la base.
L’Inutile enfin dissipé.
L’espace (à contempler) et le temps (propre à contempler : plus scandé) et la respiration ralentie (soutien du contemplateur), suffisante, égale, ces trois conjugués propices aux vues d’ensemble étendue invitaient à la jouissance de ce qui va avec majesté, avec souveraineté.
La grandeur était là, incomparable.
Grandeur quand il n’y a plus de raisonnement, et que cesse l’interception de l’intruse qui tout le temps s’immisce partout. Grandeur, quand la restrictrice, la médiocrisante est partie.
Ce qui alors passe dans l’esprit, posément, non commenté, non analysé, passe contemplé42.
§
« La vraie poésie se fait contre la poésie »43
C’est tout à fait par hasard que je suis tombé sur ce texte d’Henri Michaux il y a quelques années, alors que j’étais occupé à lire les Actes des P.E.N. Clubs. À ma connaissance il n’est pas indiqué dans les bibliographies les plus sérieuses de Michaux, et notamment dans le numéro de L’Herne qui lui a été consacré sous la direction de Raymond Bellour. Il s’agit d’un discours prononcé lors du 14e Congrès international des P.E.N. Clubs, lequel eut lieu à Buenos Aires du 5 au 15 septembre 1936. Henri Michaux appartenait au groupe des écrivains belges participants, non en qualité de délégué, mais comme invité d’honneur. Parmi les Français les délégués comprenaient Jules Romains, Benjamin Crémieux et Dominique Braga ; Georges Duhamel, Jacques Maritain et Jules Supervielle étaient invités d’honneur. En ces années où les plus importants des écrivains allemands étaient persécutés par les nazis et réduits à l’émigration, où également commençait la Guerre d’Espagne, le sujet principal abordé par ce Congrès fut naturellement celui de la fonction sociale des écrivains. Et la présence de Marinetti, chantre de l’Italie mussolinienne et laudateur de la guerre comme « seule hygiène du monde », n’alla pas sans provoquer un léger incident avec les représentants français. Henri Michaux n’intervint qu’au cours de l’après-midi du 14 septembre 1936, quand le dernier point du Congrès vint à l’ordre du jour : l’avenir de la poésie. Il succéda à la tribune à Jules Supervielle.
Ce n’est pas, il faut le dire, la recherche de n’importe quel rebut de n’importe quelle personne un peu notoire, qui nous amène aujourd’hui à republier un texte qui fut à peine diffusé en France. C’est le contenu même de ce texte, où Michaux exprime directement comme il ne l’a jamais fait ailleurs sa conception de la poésie. Celle d’une curiosité invincible pour les états dangereux de soi. Recherche qui ne saurait être saluée que beaucoup plus tard par une société sur laquelle tout poète se doit d’être en avance.
Lionel Richard
Depuis l’ouverture de ce Congrès, nombre de recommandations ont été adressées à l’écrivain : de se pencher sur les problèmes sociaux, de songer aux répercussions de sa parole, de peser ses responsabilités, sans compter d’autres exhortations qu’on trouve plus souvent dans les sermons.
Cette façon de concevoir l’homme et l’artiste en l’homme, comme parfaitement conscients l’un de l’autre et associés, ou le deuxième commandé par le premier, assez naturelle, s’il s’agit de journalistes ou d’essayistes, moins s’il s’agit de créateurs, devient très malaisément applicable aux poètes.
Le poète n’est pas un excellent homme, qui prépare à son gré des mets parfaits pour le genre humain.
Le poète n’est pas un homme qui médite cette préparation, la suit avec attention et rigueur, pour livrer ensuite le produit fini à la consommation pour le plus grand bien de tous.
Le poète ne se livre pas à cette opération, et, le voudrait-il, maigres les résultats. La bonne poésie est rare dans les patronages comme dans les salles de réunions politiques. Si un homme devient fougueusement communiste, il ne s’ensuit pas que le poète en lui, que ses profondeurs poétiques en soient atteintes. Exemple : Paul Eluard ; marxiste acharné, mais dont les poèmes sont ce que vous savez, de rêve, et du genre le plus délicat. Nous avons un exemple analogue dans un poète fasciste au verbe extrêmement violent, qui paraît passionnément et presque exclusivement pris par la grandeur de son pays, dont les poèmes cependant sont restés intacts et beaux et pareils, dans un climat intérieur plutôt paisible et classique et en tout cas en dehors de la politique.
Troisième exemple, un homme autrefois bourgeois mécontent, et grand poète, Louis Aragon devenu militant communiste, dévoué à la cause comme personne, mais médiocre poète, ses poèmes de combat ont perdu toute vertu poétique. Peu importe d’ailleurs ces exemples auxquels on pourrait opposer d’autres, où le talent poétique serait sans doute discutable. Le phénomène dont je parle a surpris tout le monde depuis longtemps et les poètes les premiers.
Non, le poète ne fait pas passer ce qu’il veut dans la poésie. Ce n’est ni une question de volonté, ni de bonne volonté. Poète n’est pas maître chez lui.
De même il n’est guère dans nos moyens de faire entrer la réalité dans le rêve ni le jour dans la nuit.
Il ne suffit pas d’observer des chevaux dans la journée pour en rêver à coup sûr la nuit, il ne suffit pas de se proposer très opiniâtrement d’en contempler en rêve pour les y voir venir. Il n’y a pas de moyen certain de provoquer l’apparition d’êtres en rêve. La volonté n’y suffit pas ni l’intelligence.
Ainsi à un degré moindre la Poésie d’inspiration.
Mystérieusement, tel problème social, politique, qui émeut et intéresse l’homme dans la prose de l’existence, si je puis dire, perd, arrivé dans la zone de ses idées poétiques, tout trouble, toute vie, toute émotion, toute valeur humaine. Le problème n’y circule plus, n’y vit plus ou bien il n’est jamais descendu dans ces profondeurs.
En poésie, il vaut mieux avoir senti le frisson à propos d’une goutte d’eau qui tombe à terre et le communiquer, ce frisson, que d’exposer le meilleur programme d’entraide sociale.
Cette goutte d’eau fera dans le lecteur plus de spiritualité que les plus grands encouragements à avoir le cœur haut et plus d’humanité que toutes les strophes humanitaires.
C’est cela la transfiguration poétique.
Le poète montre son humanité par des façons à lui, qui sont souvent de l’inhumanité (celle-ci apparente et momentanée). Même antisocial, ou asocial, il peut être social.
Pour éviter la contradiction sur des noms actuels, je préfère choisir l’exemple d’un artiste créateur, d’un genre beaucoup moins pur que la Poésie, mais sur lequel l’unanimité de sympathie s’est faite : Charlie (42) Chaplin. Il a créé un type de vagabond, dit Charlot, nettement immoral. Des coups de pied, des crocs en jambe aux policemen quand il en rencontre ; il bafoue toutes les autorités, il ne travaille pas. S’il travaille, il brise tout, il trompe son patron, il n’a pas le respect de la femme d’autrui, il est chapardeur à l’occasion, il est une non-valeur sociale et cependant il a eu une action telle, il a tant réconcilié de gens avec la vie qu’on pourrait l’appeler un des bienfaiteurs de notre époque. N’ayons pas sur l’art des vues d’instituteurs. Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, personnages bien peu recommandables de leur temps, pourquoi représentent-ils, cependant, tant de choses pour nous et sont-ils en quelque sorte des bienfaiteurs ? Non pour leur morale sans doute, mais pour avoir donné un nouvel élan vital, une nouvelle conscience.
C’est pourquoi, loin de les comparer à des prêcheurs répandant la bonne ou la mauvaise parole, il faut les comparer au premier homme qui inventa le feu. Fut-ce un bien, un mal ? Je ne sais. Ce fut un départ nouveau pour l’humanité. Une succession de départs nouveaux et cela fait une civilisation. C’est aussi à cela que tient surtout le poète, à un départ nouveau, à une victoire sur l’inertie, sur la sienne, sur celle de l’époque, sur l’éternel engourdissement des réactionnaires.
L’on voit ainsi que la poésie, plutôt qu’un enseignement, et plus même qu’un ensorcellement, une séduction, est une des formes exorcisante de la pensée. Par son mécanisme de compensation, elle libère l’homme de la mauvaise atmosphère, elle permet à qui étouffait de respirer. Elle résout un état d’âme intolérable en un autre satisfaisant. Elle est donc sociale, mais de façon plus complexe et plus indirecte qu’on ne le dit.
Sans en avoir l’air, je réponds de la sorte à la question : « Où va la poésie ? ». Elle va à nous rendre habitable l’inhabitable, respirable, l’irrespirable.
Pour parler plus spécialement de la poésie qui vient, celle-ci tend à rechercher le secret de l’état poétique, de la substance poétique.
Abandonnant le vers, le verset, la rime, la rime intérieure et même le rythme, se dépouillant de plus en plus, elle cherche la région poétique de l’être intérieur, région qui autrefois était peut-être la région des légendes, et une part du domaine religieux. (Une part seulement. Le poète, mon ami Jules Supervielle vient d’exprimer une idée analogue.)
Une assurance accrue provenant de l’assurance donnée par les sciences en général, une assurance plus particulière due aux progrès de la psychopathologie, de la psychanalyse, de l’ethnographie, peut-être de la métapsychique, et d’un néooccultisme, une connaissance de plus en plus circonstanciée des rapports cerveau-intelligence, cerveau-glandes, cerveau-sang, esprit-nerfs, l’étude de plus en plus poussée et expérimentale des troubles du langage, de la cénesthésie, des images, du subconscient et de l’intelligence, tend à donner au poète la curiosité de toucher tout cela de l’intérieur, et le goût de plus audacieuses incursions aux états seconds, aux états dangereux de soi.
D’autre part, les modifications dans la vie privée et sociale des hommes, de plus en plus rapide grâce au machinisme et à l’intrusion de la science dans les éléments les plus humains, forceront le poète à créer parallèlement une nouvelle optique. Tel est, je crois, le plus grand avenir immédiat de la Poésie.
Mais un poète (il en est né peut-être un aujourd’hui) bouleversera sans doute cette nouvelle poésie. Tant mieux.
Car la vraie Poésie se fait contre la Poésie, contre la Poésie de l’époque précédente, non par haine sans doute, quoiqu’elle en prenne naïvement parfois l’apparence, mais appelée qu’elle est à montrer sa double tendance, qui est premièrement d’apporter le feu, le nouvel élan, la prise de conscience nouvelle de l’époque, deuxièmement, de libérer l’homme d’une atmosphère vieille, usée, devenue mauvaise.
Le rôle du poète consiste à être le premier à la sentir, à trouver une fenêtre à ouvrir, ou plus exactement à ouvrir un abcès du subconscient.
C’est peut-être en ce sens qu’on a dit « Le poète est un grand médecin », comme le comique d’ailleurs. Ainsi manifeste-t-il sa deuxième tendance que j’ai appelée exorcisante. Il fait disparaître l’envoûtement de l’époque précédente, de sa littérature, et en partie de l’époque présente. Ces deux tendances se conjuguent du reste en une seule poussée vers l’avenir.
On voit qu’au départ le poète est seul, il part seul à la découverte. Sa vraie action sociale vient plus tard quand l’humanité presque malgré lui se l’incorpore.
Cette incorporation devient si naturelle qu’on imagine souvent rétrospectivement et non sans simplicité que le poète a donné le ton de l’époque précédente. Ainsi devient éternellement actuel, le poète, qui a eu le courage de ne pas l’être trop tôt.
Henri Michaux
§
Perceptions mises au service de l’auteur ce qui est malheureux et rend la lecture pénible ; logomachie, mais aussi des éclairs :
H. MICHAUX VERS LA COMPLÉTUDE
SAISIE ET DESSAISIES 44
On reçoit on reçoit
on a l’enchantement de recevoir
de secrètement sans fin
l’Impalpable recevoir
Jour de naissance de l’illimitation
Un autre Monde m’accepte
m’agrée m’absorbe m’absout
Armistice des passions
Des bancs de clarté
souterrainement
souverainement
l’émanation d’exister
l’agrandissement d’exister
le promontoire, l’impétuosité d’exister
Je suis à l’arrivée de la plénitude
l’instant est plus que l’être
L’être est plus que les êtres
et tous les êtres sont infinis
J’assiste à l’invasion qui est une évasion
Temps mobile
à plusieurs étages
ascendants, panoramiques
Un invisible véhicule m’emporte
Résonance
Résonance de toutes parts
Présences
j’entends des mots qui prophétisent
à haute voix
Parcours
parcours sur un fil
La lenteur de la conscience
lutte contre la vitesse d’inconscience
Démis des sens
Pris par l’essence
Une conscience en cercle
sur ma conscience
se pose
se superpose
J’existe en double
Entre les lignes de l’Univers
un microbe est pris
Éboulements
éboulements indéterminés
Visionnaire par extension
par limpidité
par surcroit
Les mots relus dans les flammes
et la relégation s’étendent
s’étendent
vastes, sacrés, solennels
en lumières violentes
en bourgeonnements
Infini
Infini qui n’intimide plus
Je lis
Je vois
Je parcours l’évangile des cieux ouverts
Lumière
Je viens
J’habite la lumière
Souleveuses impuissances
Accès à Tout
… à s’y méprendre
Miséricorde par ondulations
Miracle dans un miracle
Ondes me propagent
indéfiniment me prolongent
Mosaïques
du plus petit
du plus en plus petit
du plus humble
du plus subdivisé
Colloide
Des moments crient
Trompettes assurément longues
L’édifice plie
j’avais des jambes autrefois
la main aussi se détache
Des mots interviennent pour me traverser
Je saute d’une clairvoyance
dans une autre clairvoyance
L’ouïe comblée
C’était il y a trente ans
c’est maintenant
Carillon rétrospectif
Une plante m’écoute
Facettes en faucilles
oui me mettent en frissons
Tremblement au dedans des éléments
Mon cœur voudrait prendre le large
L’or de 1'ininterruption s’amasse
Afflux
Afflux des unifiants
Affluence
L’Un enfin
en foule
resté seul, incluant tout
l’Un
Spacieux
sanctifiant
espacement au point culminant
au point de béatitude
Rédemption
le monde entre en vibration
avec le sentiment de l’Indicible
Le solide, le dur, le construit
est troublé par le léger, l’impalpable
L’Impérissable déplace, dément le mortel
le Sublime éponge, dévaste le commun
le Sublime hors du sanctuaire
Oscillant dans l’immense
l’écho
où réside l’être
au-delà de l’être
Calme
Recherche
Une comparaison fouille pour moi
J’avance
pour la continuation
pour la perpétuation
Des portes font le guet
De forts rideaux de pression
Progression d’abandons
À nouveau la cohérence se desserre
Circonstantiel devient contre
À contre temps un trou noir….
la poitrine se détache
De beaucoup à nouveau me déleste
Plus d’occupant
Carcasse en feuilles mortes
Dans combien de temps la résurgence ?
Une pensée fait une fugue
Significations décollées
Les brisures prennent le route
Orienté autrement
grelottant au chaud
Le lieu de la compréhension
ne rejoint plus les lieux de l’excitation
Des impressions d’intentions étrangères
Vibrations
Vibrations-fouets
Un son vient de l’ombre
aussitôt forme une sphère
une grange
un grouret
une armada
un univers d’Univers
dégrisé
totalement dégrisé de l’habituel
contredit contredisant contradictoire
lié délié
étouffé éclatant
proclamé oblitéré
en brèche nulle part
unique cent mille
perdu
partout
Je ne lutte plus
je m’amalgame
L’infini et une région
S’y diriger
Cela en quoi le mal se manifeste
Cela en quoi le bien se manifeste…
D’un coup
un voile fait des milliers de voiles
de l’opacité,
de l’opposition des créatures
est écarté
Bivouac en plein ciel
Sources
plus de demain
plus de missions
Je n’ai pas d’origine
je ne me rappelle plus mes épaules
où donc le dispositif pour vouloir ?
après un long voyage
Rien
seulement Rien
« Rien » s’élève du naufrage
Plus grand qu’un temple
plus pur qu’un dieu
« Rie » suffit
frappant le reste d’insignifiance
d’une inouïe, invraisemblable
Pacifiante insignifiance
Bénédiction par le Rien
pour l’éternité
« Rien »
réjouissant le cœur
distribué à tous
La table vit de moi
je vis d’elle
Est-ce tellement différent ?
Existe-t-il quoi que ce soit
de totalement différent
manteau table tissu tilleul
colline sanglier
différents seulement
parce que semblebles
Par dessus tout
effaçant tout
Unité
Totalement
Tous les êtres
le règne de l’existence commun è. tous
Magnifique
La grande flaque de l’intelligence
étendue sur le monde
inerte
apaisée
sans compétition
sans griffes
sans ambition
en voie de rencontre
embrassant embrassé
Monde
Perdus les outils
retrouvé la semence
Le comble
le comble m’appelle
seulement le comble
Universels bras qui tiennent tout enlacé
Univers donné
donné par dépouillement
Ablation
Oblation
union dans le tréfonds
Attirance
Porté à une puissance plus haute
extrêmement haute
à une puissance
invraisemblablement haute
Séparé de la séparation
je vis dans un immense ensemble
inondé de vibrations
la poitrines aux cent portes ouvertes
Une flottille d’embarcations part de nous
part de tous
Dans le dénuement est conféré l’aigu
le plane, le grand, le grandiose
l’agilité, l’unicité, l’étendue
l’énormité, la libéralité
Instruit invisiblement
Un lieu est donné
quand tous les lieux sont retirés
À personne
pour nulle chose
on ne pourrait plus porter envie
Tourbillons endormis
le joyau reste
Saisie, dessaisies
Flux
Afflux
Affluente attirance
Brouillage des signaux
Vagues de vertige
sur les pentes du dévalement
Les révélateurs
Envahissante
bousculante
félicité qui veut toute la place
élémentaire
éliminatrice
Fini le parcours des prétextes
la flèche part dès qu’il y a oubli
Le privilège de vivre
inoui
dilaté
vacant
suspendu dans le temps
L’Arbre de la Science
Omniscience en toutes les consciences
percevant le perpétuel….. [fin !]
Ces jours45 « à la recherche de la connaissance » sont très fatigants, car il faut marcher sans arrêt, par n’importe quel temps, et ne se reposer que pour de brefs instants. Quand je trouve ce que je cherche, je suis généralement presque à bout de forces, fatigué, pas seulement dans mon corps, mais aussi dans ma tête. Nous autres chamanes de l’intérieur n’avons pas de langue spéciale pour les esprits. […] il m’a toujours semblé que ces angatkut-de-l’eau-salée donnaient plus d’importance aux tours qui impressionnent le public, lorsqu’ils font des bonds sur le sol et zozotent toutes sortes d’absurdités et de mensonges dans leur soi-disant langue des esprits ; tout cela n’était pour moi qu’un simple amusement, quelque chose qui impressionne les ignorants. Un vrai chamane ne sautille pas sur le sol, il n’exécute pas des tours, pas plus qu’il n’essaie, à l’aide de l’obscurité, en éteignant les lumières, de troubler l’esprit de ses voisins. En ce qui me concerne, je ne pense pas savoir beaucoup de choses, mais je ne crois pas qu’on puisse atteindre la sagesse ou la connaissance des choses cachées de cette manière. La véritable sagesse ne peut être trouvée que loin des gens, dans la profonde solitude. On ne la rencontre pas à travers le jeu, mais seulement dans la souffrance. La solitude et la souffrance ouvrent l’esprit humain. C’est donc là que le chamane doit puiser sa sagesse.
Mais, lors de mes visites aux chamanes-de-l’eau-salée […] je n’ai jamais exprimé ouvertement mon mépris concernant la manière dont ils invoquaient leurs esprits auxiliaires. Un étranger se doit toujours d’être prudent, car — sait-on jamais — ils peuvent, bien évidemment, être des experts en magie et, comme nos chamanes, pouvoir tuer par les mots et la pensée. Ce que je vous dis là, j’ose vous le confier, parce que vous êtes un étranger d’un pays lointain, car jamais je n’en parlerais à mes semblables, excepté ceux à qui je devrais enseigner la manière de devenir chamane. Lorsque j’étais à Utkuhigjalik, les gens de là-bas avaient entendu de la bouche de ma femme que j’étais chamane, c’est pourquoi ils me demandèrent un jour de soigner un malade, un homme qui était si mal en point qu’il ne parvenait plus à avaler de la nourriture. Je convoquai tous les gens du village et leur demandai d’organiser une fête avec des chansons, comme le veut notre coutume, car nous croyons que le mal évite les endroits où les gens sont heureux. Lorsque la fête commença, je sortis seul dans la nuit. Ils se moquèrent de moi, parce que je n’allais pas exécuter des tours pour amuser tout le monde. Je restai seul, dans des endroits isolés loin du village, pendant cinq jours, ne cessant de penser à l’homme malade et souhaitant son rétablissement. Il guérit, et depuis lors, plus personne dans le village ne se moqua de moi. »
Rasmussen note ensuite ce qui suit : « C’est donc ainsi qu’Igjugârjuk parla de lui et de ses pouvoirs particuliers […].
En 1931, le poète John Neihardt recueillit l’histoire de la vie d’Elan-Noir, un vieux Sioux Oglala46. Elan-Noir a vécu à l’époque où les Sioux contrôlaient leur territoire et chassaient le bison. Jeune homme, il participa à la bataille de Little Big Horn. Dans le passage qui suit, Elan-Noir appelle les esprits, pour réaliser sa première guérison :
“Je lui ai demandé ce qui n’allait pas, et il a dit : « J’ai un garçon, et il est très malade, et j’ai peur qu’il ne meure bientôt. Il y a longtemps qu’il est malade. Ils disent que tu as un grand pouvoir depuis la cérémonie heyoka, alors peut-être que tu peux le sauver pour moi. Je l’aime beaucoup. » […]
“J’ai commencé par offrir la pipe aux Six Pouvoirs, puis je l’ai passée et nous avons tous fumé. Après cela j’ai commencé à faire un roulement de tonnerre sur mon tambour. Vous savez, quand le pouvoir de l’ouest arrive vers ceux qui ont deux jambes, il arrive avec des roulements, et quand il est passé, tout relève la tête, tout est content, et tout reverdit. J’ai donc fait le son de ce roulement. Et puis la voix du tambour est aussi une offrande à l’Esprit du Monde. Ce son éveille l’esprit de l’homme et lui fait sentir le mystère et le pouvoir des choses.
“Le petit garçon malade était situé du côté nord-est de la tente, et quand nous sommes entrés, au sud, nous avons tourné de gauche à droite, nous arrêtant du côté est après avoir accompli un cercle.
“Vous voulez savoir pourquoi nous allons toujours ainsi de gauche à droite. Je peux vous dire quelque chose à ce sujet, mais pas tout. Réfléchissez : le sud n’est-il pas la source de la vie, et la baguette fleurie ne vient-elle pas véritablement de là ? Et l’homme, ne s’avance-t-il pas de cet endroit jusqu’au soleil couchant de sa vie ? Puis ne s’approche-t-il pas du nord plus froid où sont les cheveux blancs ? Et n’arrive-t-il pas alors, s’il [100] vit encore, à la source de lumière et de compréhension qui est l’est ? Puis ne retourne-t-il pas là où il avait commencé, à sa seconde enfance, pour y redonner sa vie à toute la vie, et sa chair à la terre d’où elle est venue ? Plus vous penserez à cela, plus vous y découvrirez de signification.
“Je disais donc que nous étions allés de gauche à droite dans la tente, et nous nous sommes assis du côté ouest. Le petit garçon malade était du côté nord-est, et il semblait n’avoir que la peau et les os.
“J’avais déjà la pipe, le tambour et la plante à quatre rayons. J’ai donc demandé une coupe en bois pleine d’eau et un sifflet en os d’aigle représentant l’aigle tacheté de ma vision. Ils ont placé la coupe d’eau devant moi. Et puis il m’a fallu réfléchir un moment, car je n’avais jamais fait cela auparavant et j’étais saisi de doute.
“Maintenant je comprenais un petit peu mieux. J’ai donné le sifflet d’os d’aigle à Un-Côté et je lui ai dit comment il devait s’en servir pendant qu’il m’aidait. Puis j’ai bourré la pipe avec de l’écorce de saule rouge et je l’ai donnée à la mignonne petite fille de Coupe-en-Morceaux, et je lui ai dit de la tenir, tout comme j’avais vu la vierge de l’est la tenir dans ma grande vision.
“Tout était prêt maintenant, alors j’ai fait un sourd roulement de tambour, battant la mesure tandis que j’envoyais une voix. J’ai crié quatre fois, battant du tambour et criant à l’Esprit du Monde, et pendant que je faisais cela je pouvais sentir le pouvoir qui venait en moi, montant depuis les pieds jusqu’en haut, et j’ai su que j’allais pouvoir guérir le petit garçon malade.
“J’ai continué à envoyer une voix, tout en faisant le roulement sourd sur le tambour, en disant : ‘Mon Grand-Père, Grand Esprit, tu es l’unique, et nul ne peut envoyer de voix à aucun autre. Tu as tout créé, disent-ils, et ce que tu as créé est bon et magnifique. Tu as fait les quatre quartiers et les deux routes qui se croisent. Et tu as aussi placé un pouvoir là où le soleil se couche. Ceux qui ont deux jambes, sur la terre, sont au désespoir. Mon Grand-Père, c’est pour eux que je t’envoie une voix. Tu m’avais dit : Le faible marchera. Tu m’as emporté en vision au centre du monde et là tu m’as montré le pouvoir de régénérer. Par son pouvoir, l’eau de la coupe que tu m’as donnée fera revivre le mourant. Par son pouvoir, la plante que tu m’as montrée fera que le faible pourra marcher en se tenant droit. Venant de la direction vers laquelle nous sommes toujours tournés (le sud), vois, une vierge apparaîtra, marchant sur la bonne route rouge, offrant la pipe tandis qu’elle marche, et le pouvoir de l’arbre en fleur lui appartiendra. Depuis le lieu où vit le géant (le nord), tu m’as donné un vent sacré et purificateur, et là où ce vent passera, le faible recevra la force. À toi et à tous les pouvoirs et à la Terre Mère j’envoie une voix pour demander aide.’
“Vous voyez, je n’avais jamais fait cela auparavant, et je sais maintenant qu’un seul pouvoir aurait été suffisant. Mais j’étais alors si impatient d’aider le petit garçon malade que j’ai appelé tous les pouvoirs possibles.
“Je faisais donc face à l’ouest, comme il se doit, tandis que j’envoyais une voix. Alors j’ai marché au nord, puis à l’est, puis au sud où je me suis arrêté, là où réside la source de toute vie et où commence la bonne route rouge. Je suis resté debout et j’ai chanté :
“Je les ai fait marcher d’une manière sacrée. Une nation est là étendue.
“Je les ai fait marcher d’une manière sacrée. Un être sacré à deux jambes est là étendu. D’une manière sacrée il va marcher.
“Tandis que je chantais ainsi, j’ai senti quelque chose d’étrange à travers tout mon corps, quelque chose qui me donnait envie de pleurer pour tous les malheurs qui arrivent, et les larmes coulaient sur mon visage.
“Alors j’ai marché vers le quartier de l’ouest, où j’ai allumé la pipe, je l’ai offerte aux pouvoirs, et après avoir tiré une bouffée je l’ai fait passer.
“Quand j’ai de nouveau regardé le petit garçon malade, il m’a souri, et j’ai senti que le pouvoir devenait plus fort. […]
L’instant béni où l’expérience mystique surgit le plus souvent de façon inopinée ne peut être reproduit volontairement. Nul retour en arrière n’est possible qui supposerait de remonter à contre-courant à sa Source. Pour quelques-uns le contact ne se produira qu’une seule fois au cours de leur existence qui retrouve son cours habituel — mais depuis chargée d’une nostalgie. D’autres deviennent les pèlerins qui entreprennent un long chemin après l’appel.
Prémices de l’instant :
‘Il existe une certaine classe de fantaisies d’une exquise délicatesse, qui ne sont point des pensées et auxquelles je n’ai pu jusqu’à présent adapter le langage. J’emploie le mot « fantaisies » au hasard… Elles ne surgissent dans l’âme (si rarement, hélas !) qu’aux heures de la plus intense tranquillité… et seulement en ces courts instants où les confins du monde éveillé se confondent avec ceux du monde des rêves. Je n’ai la notion de ces « fantaisies » qu’aux premières approches du sommeil et quand j’ai conscience de cet état. Je me suis rendu compte que cette condition ne se réalise que pour une inappréciable minute… De plus, ces fantaisies s’accompagnent d’une extase délicieuse qui dépasse en volupté tous les ravissements du monde réel ou du monde des songes… 47.
Plus loin E. A. Poe se reconnaît capable, mais seulement quand les conditions sont propices, de provoquer ce phénomène, et il ajoute qu’il s’est appliqué à empêcher que le passage à partir de… l’instant de fusion entre la veille et le sommeil…, passage au-delà des extrêmes limites de la conscience, n’allât se perdre dans le domaine du sommeil.
‘Une nuit je parlais et chantais dans une sorte d’extase.
[…] J’étais dans une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. Déjà mes forces s’étaient épuisées, et j’allais manquer de courage, quand une porte latérale vint à s’ouvrir ; un esprit se présente et me dit : — Viens, mon frère !... Je ne sais pourquoi il me vint à l’idée qu’il s’appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. Nous étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles […] Elle me dit : ‘— L’épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme ; ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée […] La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençait à poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l’apparition qui m’avait consolé, et j’écrivis sur le mur ces mots : « Tu m’as visité cette nuit. »48.
Écrivain et philosophe suisse, auteur d’un journal intime exceptionnel tant par son volume (17 000 pages) que par la valeur et l’universalité de son message.
« La rue est silencieuse, un rayon de soleil tombe de ma chambre, un recueillement profond se fait en moi ; j’entends battre mon cœur et passer ma vie… l’immensité tranquille, le calme infini du repos, m’envahit, me pénètre, me subjugue. Il me semble que je suis devenu une statue sur les bords du fleuve du temps… Dans ces moments, il semble que ma conscience se retire dans son éternité. Elle regarde circuler en dedans d’elle ses astres et sa nature, avec ses saisons et ses myriades de choses individuelles, elle s’aperçoit de sa substance même, supérieure à toute forme, contenant son passé, son présent et son avenir, vide qui renferme tout, milieu invisible et fécond, virtualité d’un monde qui se dégage de sa propre existence pour se ressaisir dans son intimité pure. En ces instants sublimes, le corps a disparu, l’esprit s’est simplifié, unifié ; passions, souffrances, volontés, idées se sont résorbées dans l’être, comme les gouttes de pluie dans l’océan qui les engendre. Cet état est contemplation et non stupeur. Il n’est ni douloureux, ni joyeux, ni triste ; il est en dehors de tout sentiment spécial, comme de toute pensée finie. Il est la conscience de l’être et la conscience de l’omnipossibilité latente au fond de cet être. C’est la sensation de l’infini spirituel. C’est le fond de la liberté. » [J.-F. Amiel, Journal, 31 août 1856].
Moine bénédictin brillant envoyé en mission en Galicie uniate, il rejoindra l’orthodoxie en 1928, ce qui n’ira pas sans apporter son lot d’incompréhensions et d’épreuves. Mais en naîtra le rayonnement spirituel qui permit par la suite à de jeunes communautés orthodoxes de langue française de se développer à Paris — plaque tournante de l’émigration russe — et à Beyrouth49. Nous choisissons de citer Communion in the Messiah, plutôt que l’une de ses nombreuses allocutions spirituelles et textes à fins spirituelles50, pour quelques passages rapprochant chrétiens et juifs51 :
En 1972, le père Lev Gillet accorda une interview à Edward Robinson, un « chercheur en expérience religieuse » du collège Manchester de l’université Oxford53. Père Lev a 79 ans au moment de l’interview. Cette interview constitue un document unique sur la vie intérieure du père Lev, bien qu’il comprenne aussi de longs échanges, en apparence secs et académiques, avec le chercheur. Car le père Lev et le chercheur ne tiennent pas le même discours : le chercheur est un académique qui se veut scientifique, alors que le père Lev, qui comprend très bien le milieu académique et le point de vue de son interlocuteur, est avant tout un spirituel, un « libre croyant universaliste, évangélique et mystique »54 [
[…]
Existe-t-il vraiment de telles personnes qui ne cherchent pas du tout de sens ?
J’en ai rencontré pas mal. D’abord, j’étais victime d’une illusion : je pensais que ces personnes vivaient vraiment une sorte d’anxiété intérieure, mais ne savaient pas comment l’exprimer, ou bien qu’elles n’en étaient pas conscientes. J’ai changé d’avis maintenant que j’ai rencontré à Londres pas mal d’hommes et de femmes qui ne se posent certainement pas la moindre question ; elles n’éprouvent aucun besoin de chercher du sens, cela ne les intéresse pas. De toutes apparences, leur expérience est simplement une réaction aux événements et aux circonstances au fur et à mesure qu’ils se présentent.
Diriez-vous que cette attitude peut survivre à une crise qui pourrait se présenter dans leur vie ? Je m’intéresse à un certain nombre de personnes qui nous écrivent pour dire les effets de toute sorte de crises, et comment, jusqu’au moment où elles furent confrontées à des événements qui exigeaient un sens — le deuil et ainsi de suite — elles ne cherchaient vraiment aucun sens. Diriez-vous que les personnes que vous décrivez n’ont jamais eu à affronter des problèmes qui demandent quelque chose de plus profond que l’existence quotidienne ?
Permettez-moi de vous raconter une étrange expérience que j’ai vécue l’an passé [1971]. Au mois de mars, [302] à cette époque, j’étais très malade. J’étais en train de mourir. Pendant une semaine environ j’étais inconscient et je délirais. D’une part, je disais des choses dépourvues de sens aux personnes autour de moi. Mais tout le temps, il y avait le développement d’une sorte de dialectique à l’intérieur de moi, dont j’étais conscient et qui tenait la route. Il s’agissait de l’extension d’un rêve ou d’une vision, que je vais vous raconter maintenant.
Le premier jour de ma maladie, j’avais rendu visite à une femme persane qui avait une enfant handicapé moteur (spastique). Je lui rendais visite avec mon médecin. Je vis cet enfant bouger sur le lit, émettant des gémissements, essayant de faire des mouvements, mais incapable de les coordonner. Il tenait simplement une bouteille de lait en main, gémissant et cherchant quelque chose. Ensuite, quelques personnes sont arrivées ainsi qu’une famille persane. La situation était plutôt drôle : la mère ennuyée, ça sautait aux yeux, aurait préféré qu’elles partent. Soudain, l’enfant spastique semblait prendre conscience de la situation et se leva quelque peu disant : « Maman, kawa ! » Cela voulait dire que l’enfant savait que l’on offre du café à tout hôte ; il rappelait à sa mère de leur présenter du café. Ce qui était frappant, profondément émouvant, était de voir cet enfant sortir tout à coup de ses limites, sa prison d’enfant spastique, et de manifester un intérêt altruiste pour ces personnes. J’en étais fortement impressionné.
La nuit suivante, je devins très malade ; je commençai à perdre conscience. Puis j’eus un rêve — ou bien le vis-je d’une façon imaginaire ? — je ne sais. Je me vis sur une plaine très blanche pendant une nuit noire ; j’étais couché sur le sol. Je ne pouvais voir aucune lumière ni à droite ni à gauche, pas de maison, rien, sauf sortant de terre, par-ci par-là, de petits êtres spastiques semblables à des vers de terre. Certains d’entre eux prononçaient le mot « café » (kawa en perse) ; ils portaient une très petite lumière, comme des vers luisants. Soudain j’avais l’impression d’avoir une vision de l’univers entier : notre univers est tel où chacun, jusqu’à un certain degré, est un enfant spastique. Chacun se meut selon son propre spasme, qui peut être l’ambition, l’argent, le sexe, n’importe quoi. Chacun est prisonnier de son propre spasme comme cet enfant spastique. Mais il arrive que soudain certains d’entre eux prennent conscience de réalités en dehors d’eux-mêmes et commencent à demander du café pour les autres.
Pour moi, c’était une forme de dialectique qui se développa pendant toute une semaine dans mon inconscient alors que je délirais aux yeux des autres personnes. Il me sembla que tout l’univers était ainsi. Le sens de tout progrès dans le monde était que nous devrions aider toutes ces personnes spastiques autour de nous de façon à devenir capables, à certains moments, de demander du café pour les autres. Ceci dura toute une semaine avec des développements que je ne préciserai pas maintenant. Il y avait une séquence dialectique dans tout ceci.
Je pense maintenant que vous avez raison, quand vous avez dit qu’il y a des personnes qui, à moins de faire une crise, ne sont pas conscientes de tout ceci. Ce sont en effet des personnes spastiques, qui se meuvent [304] seulement de façon quelque peu mécanique, jusqu’au moment où leurs yeux s’ouvrent tout à coup et ils prennent conscience des autres.
Ceci suggère que notre état naturel n’est pas d’être conscient du sens, et que tous nous devons sortir de cet état.
Selon ma propre conception qui est purement individuelle et que je ne peux ni prouver ni réfuter, je pense que l’enfant spastique ne pourrait jamais être capable de songer à du café pour d’autres personnes si cela ne lui était pas donné ou suggéré par quelque chose ou quelqu’un qui lui est transcendant : ce qu’un chrétien appelle la grâce.
[…]
Est-ce que Bergson aurait admis que l’élan vital soit ouvert à l’investigation scientifique ?
Non. Il insista là-dessus.
Comment alors défendre sa philosophie contre l’accusation de produire un deus ex machina dans cet élan vital, une sorte de Dieu qui remplisse les lacunes dans les parties que la science ne peut expliquer ?
C’était simple pour Bergson : il ne s’appuya pas sur la science, mais sur l’intuition, et l’intuition est quelque chose de tour à fait différent de l’approche scientifique.
Et le critique dira que vous déplacez gentiment le problème dans un monde où vous ne pouvez plus le questionner. Selon Polanyi, il n’est pas nécessaire de prendre cette sorte d’action défensive, puisque d’après lui, la science dépend davantage de l’intuition ; on est actuellement prêt à le reconnaître.
Ne compliquons pas les choses. je parle de la connaissance scientifique. Lorsque je dis que le roi Louis XV1 fut décapité le 21 janvier 1793, ie parle de quelque chose que l’on peut vérifier. Ceci est de la connaissance scientifique. Mais il y a beaucoup de choses qui ne sont pas de la connaissance scientifique. Nous parlons des lois de la nature : elles n’existent pas. Nous avons seulement les calculs des probabilités et les statistiques. Vous ne pouvez pas, par exemple, prouver qu’il ne peut pas y avoir une résurrection des morts. La seule chose que nous pouvons dire est que jusqu’à maintenant, nous ne disposons pas d’un cas vérifiable de résurrection d’un mort. Cela ne signifie pas que, parce que quatre-vingt-dix-neuf ne sont pas ressuscités, le centième ne ressuscitera pas. C’est une question de probabilité : il n’y a pas de lois. Les lois de la nature sont une fiction de l’imagination. En ce qui me concerne, je ne vois pas de conflit entre la religion et la science parce qu’elles ne se mélangent d’aucune façon.
Vivons-nous alors dans un ordre dualiste ?
Exactement, je suis d’accord avec vous. Du point de vue de la connaissance, nous ne pouvons jamais mélanger ce qui est vérifiable avec ce qui ne l’est pas. Du point de vue de la connaissance, nous vivons dans un monde dualiste. Mais je ne dis pas que la science nous donne l’essence du monde.
Pourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé… comme viennent aux petites bergères les visions célestes… mais ici aucune sainte apparition, pas de pieuse enfant…
J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur un banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux, un gros livre relié… il me semble que c’étaient les Contes d’Andersen.
Je venais d’en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long de petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonché de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui… « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas.. et « extase »… comme devant ce mot qui est là se rétracte… « Joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi55.
« Tout est dominé par la présence, au-delà et à travers une immense assemblée, de celui dont je ne pourrai jamais plus écrire le nom sans que me vienne la crainte de blesser sa tendresse, devant que j’aie le bonheur d’être un enfant pardonné, qui s’éveille pour apprendre que tout est don.
» Le miracle dura un mois. Chaque matin, je retrouvais avec ravissement cette lumière qui faisait pâlir le jour, cette douceur que je n’oublierai jamais, et qui est tout mon savoir théologique. La nécessité de prolonger mon séjour sur la planète quand il y avait tout ce ciel à portée de la main de m’apparaissait pas très clairement, et je l’acceptais par reconnaissance plutôt que par conviction.
« Cependant, lumière et douceur perdaient tous les jours un peu de leur intensité. Finalement, elles disparurent sans que pour autant je fusse rendu à la solitude.
« La vérité me serait donnée autrement. J’aurais à chercher après avoir trouvé. »56
[Note de L. :] coup de fil de Jourdain qui insiste pour que l’ensemble des textes qu’il a choisis paraissent… Je lui dis mon souhait qu’on voit apparaître la succession des expériences… (…)
S.26.3.77.
Une présentation proposée pour Hermès ? :
UN FULGURANT INSTANT.
En une seconde, le décor s’effondre, la Réalité éclatante l’a foudroyé — définitivement ;
tel est, pour Stephen Jourdain, l’Éveil
Treize années de conversations amicales, extrêmement minutieuses, patientes, denses, m’ont persuadée qu’il s’agit bien pour celui-ci, d’une Unique « Expérience »
« Expérience » formidablement « une » : unifiant à jamais celui en qui elle a tonné, celui qui l’a fait tonner.
« Expérience » unique : toutes celles qu’il fit avant n’en furent que le pressentiment — la rupture essentielle ne s’était pas effectuée, le renversement radical n’avait pas eu lieu, le décor de carton n’avait point brûlé — Expérience unique, car celles qu’il fit ensuite ne furent jamais que la même, sans rien y ajouter, sans rien en retrancher — même si les modalités sans fin se renouvellent rendant chaque paysage — intérieur et extérieur — infiniment présent, infiniment « lui », infiniment réel — Expérience unique, révélant l’Unique, Moi, » Moi, Steve, sans qu’il y manque un cheveu de ma tête ».
Une expérience aussi instantanée, ultime, radicale, décisive, une « expérience » ayant ce caractère de Personne Particulière, elle aussi tout fait Unique, est peut-être unique, en un autre sens encore : elle est si l’on n’omet aucun des traits que Stephen Jourdain souligne avec une si farouche insistance, certainement tout à fait rare ; exceptionnelle ; à peu près jamais décrite dans notre culture.
Seul le satori du Zen évoque un semblable vécu : mais Stephen Jourdain n’a guère entendu parler de celui-ci que grâce à ses dialogues avec moi ; ile n’a jamais fait le moindre effort pour prendre connaissance des textes que je lui signalais.
Il y aurait répugné : comme d’une sorte d’incongruité. Stephen Jourdain (qui n’a pas eu d’éducation religieuse) n’a donc jamais fait le moindre exercice inspiré par qui que ce soit. —
Non que son effort ne soit constant, extrême, voire parfois excessif peut-être ? — Mais s’il s’agit de favoriser l’Eveil, le seul exercice qui éveille est… l’Eveil ! — et ce n’est pas un exercice ; mais un certain « acte » qu’un certain soir, à seize ans, il a su effectuer ; et que, depuis, il sait accomplir.
Il ne s’agit pas de technicité (position Zazen, posture du koan pratique du mantra, etc etc — : tout cela appartient au décor de carton-pâte, et est parfaitement étranger à l’effraction soudaine qu’est l’Éveil.
… Le réalité-Moi, fulgurante ; se révélant Elle-même à Elle-même, dans l’Acte qui La constitue (car c’est cet Acte qui la constitue) ; embrasant, en l’instantanéité de cet Acte, le moins et le monde factice, fracassés ; imposant l’Unique Réalité MOI, immanente à tout.
C’est cela que Stephen Jourdain veut — non pas faire découvrir à d’autres, comme il put le désirer jadis ; non pas comparer à l’expérience de qui que ce soit [« l’échange ne m’intéresse pas »] — c’est cette conflagration radicale et définitive qu’il veut comprendre et dire. — Comprendre, car la Raison est immanente à l’Éveil ; elle peut donc le décrire et l’expliciter clairement en tous ses aspects. — Dire : car les mots sont chargés de la Réalité qu’ils désignent.
Voici quelques textes de Stephen Jourdain.
G.Lanfranchi
§
Textes choisis par l’auteur à intégrer dans un article avec quelques citations (rien n’est inédit)
Ou donner une présentation d’ensemble ici, et citer tel passage dans la partie thématique C et D
[notes de L. :]
Le Monde [cf. texte infra] Le vikalpa se dissipe. La chose apparaît — réelle —.
Le monde plein de signification.
Un peu mieux que la drogue, mais sur ce plan.
La vision n’est plus terne :
2, 3 [cf. textes infra] La vie anime tout
Mais aussi :
Clarté intense et douce, abyssalement centrale — Saisie miraculeuse, sans fin de l’essence « soi » par elle-même.
§
P.1 LES « INSTANTS »
« Ç’a ne vous est jamais arrivé, de vous promener dans une rue, et puis tout à coup, ce n’est plus dans une rue que vous êtes, c’est dans La Rue, tout vous arrive précédé de l’article défini, et se met comme à briller, et un extraordinaire bonheur fondant et bourdonnant est là, avec l’impression qu’il y a des siècles que vous vivez cette seconde, qui durera toujours ?
Au milieu de la nuit, je me réveille. Le compartiment est plongé dans l’obscurité, et tout le monde dort. Merveilleux déjà, ça, ce retour à soi-même dans des ténèbres pleines de fracas et enluminées de présences endormies, qui vous emmènent… ; comme l’éveil a une flamme profonde et claire, et douce, alors !
… Ma place est à côté de la fenêtre, j’ai ramené mes jambes sur la banquette, et, par le biais de la vitre supérieure, je plonge dans la nuit bleue. Ca ne boude pas, et ça fourmille d’étoiles ; présence et blancheur diffuse d’un nuage solitaire, qui stagne.
Il me semble me souvenir que je pense à Mercedes qui va me trouver tellement plus mûr, plus « homme » que l’année dernière.
Je regarde le nuage…
Et soudain il se passe cette chose fantastique, et, pour une seconde ou deux, les portes du Paradis s’ouvrent :
Soudain, la substance du nuage change, il se transmue en un pan d’une matière inconnue, angélique — barbe-à-papa spirituelle ? intériorité faite talc ? … ; en même temps, l’intervalle entre lui et moi meurt — le nuage devient vivant, s’anime d’une vie immense. Cette vie m’aime ; cette vie, avec laquelle mon esprit (où Je est étrangement évident) communique directement, m’aime d’un amour infini et me le dit. Et dans cette voix, oh fabuleux bonheur ! Je reconnais la mienne, JE SUIS LE NUAGE.
2 Le Paradis, dans un de ses visages du moins, c’est beaucoup de petites choses toutes pareilles, anonymes, interchangeables, l’univers, l’expérience faits sable, et ce sable fait vie, conscience, et cette vie, ces myriades d’âmes minuscules surgissant — non, étant, simplement, et ne venant de nulle part, étant 1à sans origine et n’en finissant plus, dans leur bouillonnement sec, leur bourdonnement de talc, de s’évanouir, de se dissoudre, de rejoindre les ténèbres à force de devenir infimes, à force de s’enfouir et de se resserrer en elles-mêmes — étant là sans origine et n’en finissant plus de sombrer, et étant là une fois encore, elles ou d’autres, champ poudreux d’extase, et recommençant à n’en plus finir de sombrer…, dans des instants qui ne se continuent plus les uns les autres, qui forment flots et s’éternisent.
Une espèce de chaleur se déclare au sein des choses. Et puis chacune d’elles — le pied de la table, les barreaux de la chaise, cette pile de livres, le mur derrière — devient un milliard de points vivants, vibrants, bourdonnants, quelque chose comme du plâtre ou de la neige poudreuse tassée qui vivraient. Et ici encore, incompréhensiblement, on baigne dans la félicité.
(La dernière fois que ça m’est arrivé, c’était avant ; dans le métro, à six heures du matin, en rentrant de surboum.)
J’étais réveillé depuis un bon bout de temps, mais l’idée : « je suis réveillé » ne m’était pas, cette fois-là, venue. Et cette veille innocente gardait la spontanéité du rêve, elle courait, courait sans frein, vive et pure, s’incarnant en une cascade de pensées menues (mais était-ce exactement des pensées ?), mince et solitaire ruisseau d’or dévalant sans un bruit, gaîment, au cœur des ténèbres.
À un moment, la conscience « je veille » est venue me visiter au fond de cet or, doucement et silencieusement, comme un flocon de neige vous arrive sur la joue ; sans rompre le charme, sans que certaine machinerie se remette en marche, sans rien altérer.
Et instantanément, de cette veille qui se redoublait, j’ai glissé dans la clarté incroyablement intense et douce, sans âge, 3 abyssalement centrale d’une perception nouvelle de mon propre fait - saisie miraculeuse, sans fin, de l’essence « moi » par elle-même, conscience, connaissance d’être, existence, ineffable « moi-ité », merveille.
[Ce pourrait être une description de « l’éveil ». Pourtant, je dois l’affirmer, il ne s’agissait encore que d’un « instant », d’un état ; sans commune mesure ni commune nature avec cet avènement intraduisible : l’usage de la faculté de conscience.]
(Cette vie m’aime Gallimard 1963.)
§
4 L’ÉVEIL
Ce n’est pas sans ressembler à l’éveil en sursaut. Si vous voulez, c’est cette commotion, en imaginant quelque chose d’infi [ni] ment plus abrupt et incisif encore, … alors que l’être intérieur a déjà les yeux grands ouverts. Alors que la conscience de soi ordinaire jette tous ses feux. C’est émerger comme d’un coma de cette conscience-là. C’est, sans préavis aucun, au milieu de l’acte lucide de son esprit, crever le papier de cette soi-disant veille. Défoncer le papier_ de cet esprit.
(Éveil Tel Quel 1977.)
Et tout d’un coup je me suis retrouvé dans un avant, un commencement insoupçonné de moi-méme, veillant d’une veille sans limite, me sachant — et me sachant me sachant — et me sachant me sachant me sachant : à l’infini, et m’éprouvant totalement identique à cette veille, cet abîme d’auto-conscience ; qui n’était point chose qui m’était donné, mais au contraire qu’essentiellement je ne subissais pas, faisais moi-même brûler.
(Cette vie m’aime Gallimard 1963.)
C’est, une seconde avant — puis une demi-seconde avant — puis un dixième de seconde avant, être dans la chambre familière de son esprit en train de vaquer à sa réflexion, normalement (bien que peut-être avec un zèle inhabituel ? voire excessif ?), puis Il faudrait pouvoir l’écrire hors de la feuille avec le fouet d’un éclair. Ce qui arrive n’est pas la suite. Ce qui arrive n’appartient pas à la séquence, éclate à l’extérieur du segment d’histoire intime. À l’extérieur de l’anecdote vivante en train de s’élaborer, la décapitant. Ce qui se passe n’appartient pas à la continuité subjective. Ne relève ni de l’avant, ni du pendant, ni de l’après. L’évènement surgissant prend place hors de la destinée du moi, et accuse celle-ci d’être une illusion. L’évènement qui fulgure — la conscience qui déjà a fulguré, dans une instantanéité si totale qu’au moment de l’éveil, l’âme a eu la sensation qu’elle ouvrait les yeux depuis le centre de l’illumination, veille en amont de l’histoire d’un esprit — qui brûle son fil…
(Éveil Tel Quel 1977.)
À brûle-pourpoint, je glisse dans une lucidité sans nom, achèvement inouï de l’aurore qu’on nomme conscience de soi. Cette lumière n’est pas un état passivement subi : c’est un acte que désormais 4 je sais accomplir. Elle n’est point non plus, à proprement parler, une expérience que je fais : elle est moi, elle est exactement Steve Jourdain. Quant à ce type-là, la chose est manifeste : il commence en cet instant. Je sais de certitude absolue que je viens de réaliser la découverte la plus importante et la plus précieuse qu’il soit donné de faire â l’homme ; la roue, l’écriture, l’atome vraiment ne sont que poussières en regard de ceci ; moi, élève de seconde, moi, pour qui le grand problème est de trouver assez de courage pour passer aux actes avec Véra, oh Véra ! — je romps le pain avec la Vérité, et les plus grands savants, les plus grands philosophes, font de l’astronomie sans savoir que la Terre tourne.
(L’étoile soi Tel Quel 1963.)
C’était le soir, j’étais dans ma chambre, allongé dans l’obscurité, et je tournais et retournais dans ma tête depuis un long moment, probablement depuis une demi-heure, la petite phrase du Cogito de Descartes : « Je pense, donc je suis. » Il m’avait semblé, dans les jours précédents, entrevoir une prodigieuse vérité dans cette petite phrase, et j’essayais de retrouver cette vérité entrevue dans un éclair. Je réfléchissais depuis très longtemps, en me répétant inlassablement : « je pense, donc je suis », et en faisant chaque fois le voyage depuis la réalité vivante qui en moi-même correspondait à « je pense » et « je suis » jusqu’à ces mots, pour les charger, dans la petite phrase, de leur vrai sens. rEn m’efforçant de penser le Cogito avec ma vie. C’était un travail très difficile, j’étais épuisé, le déclic qui m’aurait révélé la signification mystérieuse de la phrase ne se produisait pas, mais, à un certain moment, un autre déclic, que je n’attendais pas, dont je ne soupçonnais pas l’existence, a dû jouer — et l’évènement s’est produit, avec une soudaineté surnaturelle.
(Une unique expérience Tel Quel 1965.)
5 LE MONDE TRANSFIGURE
Pendant deux années environ, cette conscience est demeurée, comment dire ? une pure incandescence spirituelle, sans produire dans ma perception du monde extérieur de modifications majeures. Et puis, un soir, dans une maison de vacances, alors que je me trouvais, comme lors de « l’éveil », couché, mais cette fois-ci dans une pièce éclairée, et les yeux ouverts, les choses ont brusquement changé…
(Éveil Tel Quel 1977.)
Ce qui n’intéresse dans les choses, ce n’est pas leur beauté, ou leur harmonie, ça je m’en fiche complètement, c’est qu’elles sont. Car un jour un certain déclic a joué, un certain voile s’est déchiré, et il m’a été donné d’avoir la perception effective de leur existence, et de découvrir ainsi que du simple fait d’être, — une chose, quelle qu’elle soit, recèle une valeur à quoi le Beau et l’Harmonieux ne rêvent même pas. Oui, une valeur tellement aiguë, génératrice par son contact d’un bonheur tellement intense, tellement inespéré qu’auprès de cela le Parthénon lui -- mme n’est que paille.
(Cette vie m’aime Gallimard 1963.)
D’une seconde sur l’autre, c’est comme si une taie que l’on avait sur les yeux — ou plutôt, dans l’âme — se déchirait, et l’on se met à voir avec une intensité fabuleuse, et à voir tout, à voir comme l’on ne soupçonnait pas qu’il fût possible de voir tout ce qui là, autour de soi, foisonnait sans qu’on le sache depuis toujours, -- et cela, sans le plus petit effort, et d’une seule saisie, comme on ramasse une gerbe.
Et jusqu’à ce que cela s’éteigne, jusqu’à ce que, soudain, vous happe la formidable et mystérieuse pesanteur de la vision habituelle, la chair de poule lance ses vagues, l’œil s’écarquille, le visage se fait grave, le pas, minuscule, en hommage au bouleversant bonheur qui est là.
(Cette vie m’aime Gallimard 1963.)
7 — Alors, qu’est-ce que c’est, cette transfiguration ? Que se passe-t-il dans « le monde » ?
Vous êtes, supposons-le, en train de vous promener dans votre quartier…
Qu’advient-il de la rue X ?
Soudain, le paysage familier se fendille, tombe comme une écorce. Dessous est une rue inconnue. Dessous est une ville inconnue — en tous points semblable à celle qui vient de disparaître, et jamais même entr’aperçue.
Jamais même pressentie par votre sensibilité dans ses instants les plus magiques. Oui, il faut le dire : jamais même approchée par elle lors de ses illuminations puériles les plus fines !
En même temps que se manifeste cette surnaturelle fraîcheur du regard, le sentiment de la réalité des choses croit immensément, devient un tonnerre, et celui du présent aussi.
Vous remarquez cent mille détails, vous embrassez cette armée d’un seul geste de l’attention (comme si quelque chose avait forcé le métal du trait attentif habituel â s’ouvrir, & se déployer dans toutes les directions).
Votre vision des couleurs est le théâtre d’un grand bouleversement, elle aussi. En fait, il me semble bien que vous soyez en train d’apprendre le sens de ce mot : couleur.
Est-ce tout ?
Non point. Il me reste à évoquer un autre aspect de la révolution s’opérant dans votre perception du monde, un autre visage, peut-être plus essentiel encore, du vrai monde :
En même temps que se produisait cet écarquillement, cette panoramication de votre attention, un nouveau principe qualitatif naissait.
En même temps que, pour la première fois, vous preniez possession de votre donri e visuelle, apprenant que l’image matérielle du monde est un infini totalisable, ou, si l’on préfère, une totalité sans bord, germait de cette espèce de paysage absolu, de surpaysage, une qualité totalement inconnue de l’état de conscience habituel, une famille d’impressions rigoureusement neuve, irréductible à une quelconque exaltation de ces totalisations spirituelles partielles qui ont pour noms : Physionomie, Mélodie, Ambiance, mais pouvant être considérée comme l’au-delà de cet ordre supérieur d’émois — l’ultra-mélodique, l’outre-poésie.
Et voici pourquoi de vos yeux, en cet instant précis, de vos yeux qui découvrent le spectacle morose d’un terrain vague moucheté de vieux papiers et de hardes, cerné de tours, jaillissent des larmes de bonheur !
J’ajouterai, pour finir, cette remarque :
Tout déplacement du corps, toute rotation de la tête, entraîne 8
– pour une humanité bien élevée, du moins — une modification du paysage contemplé. Dans la vision habituelle, cette modification est vécue cornrne un événement se produisant à l’intérieur du même tableau. Dans la vision « éveillée », ce même changement renouvelle si profondément le tableau, qu’il devient tout fait un autre tableau.
Porteur, bien sûr, d’une autre de ces impressions supramélodiques.
Plaçant l’âme au contact d’un nouvel individu de la population qualitative exquise à laquelle elle s’est ouverte.
Et voici pourquoi l’apparition dans votre donnée visuelle d’une section de palissade, d’une amorce de toit en Eternit et d’un jeune épicéa, vient de déterminer, au fond de vous, le déferlement, l’explosion d’une nouvelle lame de félicité !
(Éveil Tel Quel 1977.)
J’avais dix-huit ans à l’époque. « L’éveil » brûlait donc au centre de moi depuis deux années.
Depuis un certain temps, je suivais un fil, sans avoir la moindre idée qu’il pourrait me conduire à cet embrasement de toute ma perception., sans rechercher quoi que ce soit, vraiment. J’avais découvert une chose singulière. Chaque fois que je posais mon regard sur un groupe d’objets, ou plutôt, sur le tableau formé par tel ou tel groupe particulier d’objets, quel que soit le groupe, quel que soit le tableau, je pouvais faire apparaître dans ce spectacle matériel une signification — ou du moins, quelque chose qui me faisait m’écrier en moi-même : « Mais cela veut dire quelque chose ! cela veut dire quelque chose ! » Je ne savais pas très bien ce que je voulais dire par là, mais la présence de cette espèce de signification était absolument patente, et cette signification était absolument spécifique de la conjonction particulière d’objets regardée. J’avais le sentiment, puissant, que si je le voulais, je pourrais formuler cette signification, je pourrais déchiffrer le texte, l’histoire qui affleurait dans le tableau… Comment je m’y prenais pour faire émerger ces significations ? J’isolais n’importe quel secteur du paysage visuel,… un morceau de toit en zinc et telle cheminée… la cime d’un arbre contre un nuage rose… une boulette de papier au bas d’une armoire…, j’accomplissais un certain acte intérieur, qui produisait un regard capable de voir l’être un que formait l’ensemble,… et la signification était là !
Ce soir-là, je me trouvais dans une chambre rose, couché, et je devais être en train de regarder quelque chose de cette façon particulière. Et tout d’un coup, j’ai senti cela monter comme un spasme dans le décor qui m’entourait. s
(Éveil Tel Quel 1977.)
Communiqué indépendamment du dossier L. S.
(= trier !!!)
interview, publiée primitivement par la revue Tel Quel, faisant suite à la parution du premier livre de Stephen Jourdain, « Cette vie m’aime ». Les questions étaient posées par les collaborateurs de cette revue.
Pour commencer, je crois qu’on peut vous demander — tout le monde n’a pas lu votre livre « Cette vie m’aime », tout le monde ne l’a peut-être pas lu de la façon dont il aurait fallu le lire — de préciser pourquoi vous l’avez écrit, dans quel esprit, s’il existe une différence sensible entre le ton employé et ce que vous vouliez communiquer, s’il s’agit d’une entreprise de simple communication plus que de description de l’expérience dont vous parlez, et de nous parler justement de cette expérience.
Tout d’abord, si vous le voulez bien, je vais vous poser la question : qu’est-ce que ce livre ?
« Cette vie m’aime » est une suite de courts textes décrivant différentes expériences que j’ai faites tout au long de ma vie, depuis ma petite enfance. Elles sont très diverses, par leur nature, et par le degré de leur intensité. Il y a la petite impression bizarre minuscule fêlure du niveau normal de conscience : il y a la lueur fugitive, il y a le coup de sonde, il y a une prise de conscience de soi qui domine tout le reste, qui le domine si absolument que lorsqu’elle se produisit, l’idée ne m’effleura pas qu’il pouvait exister une relation entre elle et ce que j’avais connu précédemment. Dans mon livre, je n’ai pas indiqué aussi nettement que j’aurais pu le faire qu’une telle distance existait entre cette prise de conscience et mes autres aventures, je n’ai pas dit en clair, que pour moi elle était l’unique sommet. Ceci est sûrement à l’origine de bon nombre de malentendus qui se sont produits à propos de ce livre.
Cette expérience cruciale, je l’ai faite à brûle-pourpoint quand j’avais seize ans.
C’était le soir, j’étais dans ma chambre, allongé dans l’obscurité, et je tournais et retournais dans ma tête depuis un long moment, probablement depuis une demi-heure, la petite phrase du Cogito de Descartes : « Je pense, donc je suis ». Il m’avait semblé, dans les jours précédents, entrevoir une prodigieuse vérité dans cette petite phrase, et j’essayais de retrouver cette vérité entrevue dans un éclair. Je réfléchissais depuis très longtemps, en me répétant inlassablement : « je pense, donc je suis », et en faisant chaque fois le voyage depuis la réalité vivante qui en moi-même correspondait à « je pense » et « je suis » jusqu’à ces mots, pour les charger, dans la petite phrase, de leur vrai sens. En m’efforçant de penser le Cogito avec ma vie. C’était un travail très difficile, j’étais épuisé, le déclic qui m’aurait révélé la signification mystérieuse et prodigieuse de la phrase ne se produisait pas, mais, à un certain moment, un autre déclic, que je n’attendais pas, dont je ne soupçonnais pas l’existence, a dû jouer, et, en une fraction de seconde, sans que j’aie l’impression d’une césure, dans la foulée, je me suis trouvé dans un arrière-plan impossible et tout à fait inconcevable de ce « je » qui pensait. L’entrée dans cet arrière-plan est l’expérience autour de laquelle gravite Cette Vie m’aime.
Je voudrais que vous tentiez de nous préciser les traits de cette expérience, et que vous nous disiez pourquoi vous la qualifiez de « cruciale ».
Pourquoi je la qualifie de « cruciale » ? Pourquoi est-elle « l’expérience », et non une expérience ? Je sais avoir alors touché l’existence dans sa plus grande profondeur, dans son fond absolu. J’ai trouvé dans cet instant l’évidence que j’étais parvenu là au-delà de quoi il n’y a rien où l’on puisse s’enfoncer, ne serait-ce que de l’épaisseur d’un cheveu. Lorsque j’emploie l’expression « expérience cruciale », je pense peut-être encore à un autre trait de ce jaillissement de conscience de soi, je pense peut-être au sentiment, à l’évidence que je ressens que cette conscience est le commencement, la première chose. Il ne s’agit bien sûr pas d’un commencement dans le temps. Cette précision donnée, j’avoue qu’aussi clair qu’il soit pour mon intuition, le sens ici du mot « commencement » demeure une énigme pour ma pensée.
Vous devez vous douter que ce genre de propos, aujourd’hui, dans la société où nous nous trouvons, provoque presque immédiatement une extrême méfiance et une extrême réticence. Il est évident que, sitôt que vous allez parler comme vous le faites de votre expérience, on va la classer sous des dénominations qui auront un très fort caractère péjoratif. Par exemple, on va lui mettre l’étiquette « spiritualisme ». Comment réagissez-vous à ce genre d’étiquetage ?
Depuis que je parle de ce qui m’est arrivé, j’ai eu rarement à faire autre chose qu’à détruire, à essayer de détruire les idées fausses que l’on se faisait de mon expérience.
D’abord, bien sûr, elle a été confondue avec une expérience religieuse. Il est possible qu’à une certaine époque le mot « religieux » ait eu un sens autre que celui dont il est maintenant chargé, je ne sais pas, mais aujourd’hui il est inadéquat à mon expérience, et même contraire à sa nature. Contraire, comment dirais-je ? Par sa saveur, mais aussi dans son sens : lorsque l’on pense à un Dieu, on conçoit — du moins je le suppose — une chose qui vous est extérieure, qu’il s’agisse d’un « vous », d’un « tu », ou d’un « il ». Or, cette « chose » est le contraire d’un « vous », d’un « tu » et d’un « il », elle se trouve juste dans la direction opposée. Elle est essentiellement la première personne. Ceci me paraît creuser définitivement le fossé entre l’expérience religieuse et mon expérience.
Maintenant, en ce qui concerne l’étiquette « spiritualisme »… Sans nul doute, c’est une expérience spirituelle, puisqu’elle est une expérience de l’esprit, puisqu’elle est l’éveil de la personne intérieure à elle-même, et la naissance de la personne intérieure. Puisque encore, elle est simplement cette expérience : « l’esprit ». Mais chaque fois qu’on me parle de « spirituel », il me semble discerner chez mon interlocuteur une sorte de dédain à l’égard de la personne physique, de mépris pour elle et pour le monde extérieur, pour l’être humain et le monde humain. Comme s’il fallait laisser là ces broutilles si l’on voulait aller vers l’Essentiel, traverser cette forme impure si l’on désirait atteindre l’aristocratique Vérité. Rien, absolument rien, en la chose qui a surgi en moi ne commence de fonder une telle attitude, — qui me paraît même le signe certain du fourvoiement.
Je voudrais retrouver un passage de votre livre dans lequel vous disiez qu’on ne pouvait qualifier le monde de « monde extérieur ». Vous venez d’affirmer que votre expérience n’est pas une expérience spiritualiste, ni une expérience religieuse, au sens courant de ces mots, et j’aimerais savoir si l’on ne vous a pas fait le reproche d’idéalisme. Vous dites, à un moment donné (j’ai retrouvé le passage) : « Si je me considère dans ma nature physique, bien sûr l’arbre m’est extérieur. Mais en tant qu’esprit, croyez-vous que cela ait un sens de dire : il m’est extérieur ? Croyez-vous que cela ait le moindre sens de dire : cette étendue, ce lieu sont extérieurs à cela qui d’aucune façon n’appartient à l’espace ?
Le monde dit « extérieur », dont ma personne physique fait partie, n’est pas extérieur à mon « âme », cela est certain. Il est dans mon « âme » (encore que ce « dans » ne soit pas vraiment satisfaisant). Si je ne disais que ça, l’on pourrait m’accuser d’idéalisme. Mais je dis aussi que le monde — l’arbre — est extérieur à ma personne physique, et je ne conteste pas la réalité de cette autre rive de moi-même. Je sais y être, mystérieusement, présent tout entier, absolument présent, comme je suis tout entier présent et absolument présent en la rive « esprit ». La seule différence, c’est que je suis cette dernière rive avant d’être l’autre, et que si de celle-là j’aperçois la rive « esprit », depuis la rive « esprit » toute autre rive — toute autre demeure de moi-même paraît impossible. En tant que je suis « mon âme », dans laquelle réside toute ma vie, tout le vivant de moi-même, le monde est en moi, en tant que je suis cette personne physique, dans laquelle réside tout le vivant de moi-même, le monde est hors de moi. Il faudrait préciser ce qu’est dans l’expérience, dans le vécu — qui est son seul pays — cette non-extériorité du monde à l’esprit. On s’attendrait à ce qu’elle produise une décoloration, une uniformisation, une dissolution du monde : il n’en est rien. Non seulement pour le moi qui respire le monde acquiert une densité, un relief, une présence, une réalité inimaginables, et sans aucun signe d’estompement de la diversité, mais pour « l’âme », pour la personne intérieure, c’est presque le phénomène contraire de l’uniformisation et de la dissolution qui se produit : une sorte de chape pâle, présente dans l’extérieur depuis si longtemps que l’on avait fini par oublier qu’elle recouvrait quelque chose, se déchire comme un songe, et le ruissellement oublié est là, l’eau dont une sorte de terrible maladie avait fait perdre tout souvenir, et jusqu’au souvenir d’avoir soif, et dont chaque moment, chaque goutte, chaque molécule — chaque paysage, chaque fraction du paysage, chaque fraction de chaque fraction du paysage — constitue, outre une merveille, une joie desquelles la notion avait également cessé d’habiter l’esprit, une chose éloignée de toutes les autres par un infini de différence, éloignée infiniment de toutes les autres par une différence dont on recouvre soudain le sens, et qui est en soi une merveille aussi aiguë que celle que recèlent les choses qu’elle sépare et fait exister. L’élément que l’esprit retrouve comme un amant amnésique le souvenir et la présence de l’amante, comme une personne en train de mourir d’asphyxie, l’oxygène et la vie. Dans les quelques passages de textes orientaux que j’ai lus, et dans les propos que m’ont tenus des gens qui connaissent bien ces textes, j’ai trouvé la trace de cette non-extériorité du monde à la conscience. Mais là, elle semble produire décoloration et dissolution, elle semble signifier que le monde extérieur est illusoire. Ceci est tout à fait contraire à mon expérience. Le monde extérieur n’est pas une illusion. Quand cette conscience jaillit, tout ce qui était mirage et mensonge brûle, et seul demeure « ce qui est vrai ». Le monde demeure. L’illusion, c’est cette sorte de double mental du monde dont je parlais, c’est le rejet du monde hors de l’esprit, meurtre des paysages et agression contre l’être intérieur commis par le souci de « réalisme ».
Je parle d’un moi-esprit et d’un moi-personne physique, et cette distinction n’est pas artificielle. Cependant, il n’est bien sûr qu’un unique et indivisible « moi ».
Je voudrais vous poser une question à propos de cette expérience et de la façon dont elle s’est déclenchée à l’occasion de votre lecture de Descartes. Elle s’est peut-être déclenchée avant… Vous en parlez comme d’un moment ou comme d’une suite de moments… Est-ce qu’elle est vécue constamment, ou est-ce qu’elle est vécue par surgissements ?
C’est une question tout à fait intéressante parce qu’elle va m’obliger à préciser la nature de cette expérience. Non, ce n’est pas un « moment ». Les expériences que j’avais faites auparavant étaient des états, des « moments ». Des états et des « moments » qui ne changeaient pas la nature même de celui qui les vivait. Qui affectaient un esprit dont le moyeu restait inchangé. Alors qu’avec cela qui a éclaté à l’improviste au cours de cette rumination de la phrase de Descartes, c’est le moyeu lui-même, c’est le centre lui-même qui est affecté. Ici, ce qui change, le siège de l’événement, est le centre, le sujet, la première personne. Le siège de l’événement, et l’événement lui-même. « JE ». Je parle d’un changement, et il s’agit d’un changement inouï, d’une inimaginable révolution, et en même temps il n’y a pas l’ombre d’un changement, et ceci provient de la nature de la chose qui apparaît, qui n’est pas un objet, mais la première personne, qui n’est pas non plus une chose parmi les autres choses de l’existence, mais l’existence elle-même, ou son axe, qui n’est point « quelque chose » au sens que l’on donne normalement à ces deux mots, qui existe, qui existe infiniment, mais laisse absolument intact, intouché, vierge, celui de qui elle bouleverse la vie.
Si j’ai bien compris, vous voulez dire que cet événement est en quelque sorte l’intelligence de ce que vous étiez, la compréhension et l’intelligence de votre rapport au monde ?
Cet événement est l’éveil de la personne intérieure à elle-même, l’éveil de l’esprit à lui-même, à son propre fait. Dans la vie intérieure normale, nous sommes tous persuadés — je l’étais non moins que les autres — que notre être intérieur est dans la pleine conscience de lui-même. Certes, nous convenons que nous pourrions parfaire cette lumière, peut-être indéfiniment. Mais nous entendons : de la façon dont on pourrait rendre plus clair un jour qui déjà s’est levé. Ce dont il nous est absolument impossible de douter, ce qui nous paraît assuré au-delà de toute interrogation, c’est que nous connaissions d’ores et déjà le jour, que nous soyons dans la vision authentique de notre être intérieur — quand bien même cette vision pourrait être aiguisée —, que nous connaissions la réalité de nous-mêmes. Mon expérience m’a appris que sur ces points, nous nous trompions, et que tout au long de la vie, alors que nous avons la conviction d’étreindre notre vrai moi, en réalité nous n’embrassons qu’un moi-postiche, qu’un carton-pâte qui usurpe notre identité.
Est-ce que vous ne croyez pas qu’il y a une ressemblance entre cette chose dont vous nous parlez, et certaines expériences qu’ont pu faire des philosophes et en particulier Descartes. Ce n’est peut-être pas un hasard si votre expérience est partie du Cogito de Descartes ? Je me demande si elle ne se résout pas à une sorte d’évidence, d’évidence fondamentale à partir de laquelle une connaissance est rendue possible. En fait, ce que je dessine là est le grand souci des philosophes qui ont recherché une évidence première (il y a Descartes, il y a Husserl…), et qui, à partir de cette évidence, ont…
Je pense qu’en effet il peut très bien exister une parenté entre ce que Descartes touchait dans le Cogito et mon expérience. Il est certain que le Cogito est plus qu’une évidence intellectuelle, c’est une percée. Tout de même, je puis affirmer que l’expérience qui se cache derrière cette phrase n’est pas la mienne. Ne serait-ce que parce que celui qui a vécu mon expérience ne peut plus sérieusement faire œuvre de philosophe, et cela, bien qu’il estime détenir avec cette conscience l’unique point de départ possible de la pensée philosophique (!), et la seule chance de cette pensée. Certes, il est bien libre de tenter de bâtir un système ! — rien là qui soit une offense à son expérience — la véritable offense serait qu’il perde cette liberté. Mais celui qui s’est « éveillé », qui est devenu son moi central, son essence, a touché l’inconsistance fondamentale de la vie psychologique, de la pensée, de la vérité. Et si un jour il est conduit, probablement par la volonté de parvenir à rendre compte de ce qu’il a vécu, force qui nous prend — dans un geste subit — s’empare de nous.
Et, parmi ces conditions préalables, il en est une, peut-être la plus importante : ne jamais rien chercher. Tout vient à notre rencontre, subitement. C’est toujours un mouvement envers nous, une descente par des sentiers cachés ; et un dévoilement subit, en face de nous. Tout se faisant spontanément, en dehors de notre volonté ou initiative. Il n’y a même aucune sorte d’intention de notre part. Tout se faisant en dehors des conditions de temps et d’espace : dans leur (736) annulation. L’abîme ou, mieux, la faille qui sépare les deux mondes, sur laquelle on nous transporte, est une faille dans le temps et dans l’espace — le vide.
Passage.
Ce que je vois dans cet instant de passage, c’est la présence de deux mondes séparés, irréductibles (contigus dans l’espace et synchroniques dans le temps ?) : le monde profane où j’étais tout à l’heure et le monde divin où j’ai pénétré soudain et qui soudain m’a enveloppée totalement. M’a enveloppée et séparée du monde où j’étais un moment immédiatement précédent et qui maintenant est extérieur et distant ; invisible et inexistant. Là où j’ai pénétré, c’était une sphère de cristal où tout était lumière et silence ; tout cela subitement m’a enveloppée. Sphère faite d’une substance puissamment dure et fragile. Irradiante et géométriquement définie, frémissante et calme : la vraie vie, à cet endroit dévoilée. S’imposant par une autorité incontestable, une puissance irrésistible ; mais vulnérable, susceptible d’être mise en fuite la moindre faute de ma part. Venant expressément pour moi, mais fugace. Impossible à emprisonner parce qu’indiciblement libre.
Une seule imperfection dans ce paradis, ne lui appartenant pas, mais l’accompagnant : la certitude de sa fin inéluctable à un moment inconnu, mais prochain. Cette appréhension subsistait, tel un point noir surnageant dans cette mer de pure joie. .
Les deux mondes.
Quelle analogie prendre dans notre monde, celui dans lequel nous vivons tous les jours, pour essayer d’élucider cette présence, cette réalité ? Je cherche, mais je ne la trouve nulle part. Non la force déchaînée d’un orage, ou le calme submergeant d’un grand fleuve. Parce que c’est quelque chose qui nous enveloppe et nous enlève : une présence qui subitement surgit, éclate en face de nous d’une façon jamais soupçonnée ; et d’une sereine violence. Rimbaud a trouvé : « C’est la mer mêlée au soleil » ; ce qui exprime un de ses indicibles attributs : la splendeur : en fusion, vue et sentie à cet instant (et quoi de plus encore ?). Et Dante en a nommé un antre, la joie : « Ce que je voyais me semblait un ris de l’univers ». J’aimerais savoir dire un autre de ses indicibles « attributs : (737) la force, ce centre de la vie, son noyau ardent où l’on a pénétré.
Ce n’est qu’en méditant sur cet instant que je puis atteindre pleinement la différence que les historiens des religions sont si stricts à établir pour définir, essayer de cerner l’essence du sacré : sa radicale différence avec le profane. C’est cette irréductibilité que maintenant je vois comme l’essentiel de ces instants. Et, par eux, je peux deviner, ou même je crois atteindre ce qu’était pour l’homme archaïque le sacré. Ce que représentait pour lui, par exemple, un jour de fête : un autre temps et un autre espace, qui au-dedans de lui seraient vécus, tous les deux irréductibles à ceux de tous les jours. Par quelle substance ou force ? Quelque chose comme une paroi, qui, étant invisible, serait durement impénétrable. Et dont la traversée serait comme l’accès à un monde nouveau : l’autre monde. Impliquant une transformation de l’individu comme une mort ou une renaissance.
Voir ce monde ainsi présenté à nous comme une sphère, en termes de plastique ? N’est-ce pas là son sens le plus profond, transcendant, ce que nous pouvons percevoir comme forme pure ? Traduirait-il une essence ? Et maintenant je pense à ce qui, dans ces années lointaines, contemporaines de cette expérience, a été toujours l’unique image, et la plus exacte, l’évocation la plus troublante de ce monde que j’avais connu (que j’avais vu et où j’avais vécu un instant) : la sphère de Parménide. L’Être, éternellement identique à lui-même, sans parties, sans passé ni futur, — la sphère bien arrondie de toutes parts. Cela qui maintenant m’apparaît comme étant un savoir atteint, non peut-être par voie déductive, spéculation rationnelle, mais par voie intuitive : à travers une illumination ; façon de connaître qui semble être celle des présocratiques, philosophes voyants et poètes.
Transmutations.
Ce monde, était-il au-dehors ou au-dedans de moi ? Ces distinctions n’avaient aucun sens : il n’existait ni dedans ni dehors : comme si les limites habituelles de mon être étaient tombées ou avaient éclaté : dans ce moment, j’ai senti une réalité transcendante, l’Autre, mais en même temps impossible à séparer de mon être, j’étais cette réalité elle-même. Parce que dans ce moment, j’étais l’Autre et jamais je ne fus moi même si irréductiblement ; jamais je n’ai atteint si puissamment mon être vrai, mon identité. (738)
Mais comment peut-on survivre à cette épreuve ? Peut-on continuer à vivre comme auparavant ? Comment, avec cette force nouvelle, jamais sentie, qui soudain tombe sur nous et nous encercle, ne restons-nous pas détruits, écrasés ? Mais notre être se dilate, libre comme jamais et serein. Comment, sentie et vue pour la première fois, la vérité nue, la pureté totale, et ne nous anéantit-elle pas ? Comment la supportons-nous, quand elle semble ne pouvoir exister qu’au-delà de tout l’humain ?
Inconnue, jamais soupçonnée, maintenant elle vient, elle apparaît soudain en face de nous, dans une évidence qui devrait être terrible, mais tout est subitement à notre mesure (ou bien c’est nous qui sommes subitement à sa mesure ?), et rien ne nous étonne ni ne nous effraie : c’est comme une chose perdue il y a longtemps, et ici de nouveau trouvée. C’est ce fait subit et plénier de supporter l’Etre, qui maintenant (mais seulement maintenant) me trouble. Ce que maintenant je vois, c’est une subite transformation du moi, qui, transcendant ses limites et pouvoirs quotidiens, reste à l’image et à la ressemblance de l’Être révélé, à ce moment — et avec lui transmué, identifié. Ceci immédiatement, m’apparaît comme la mort et l’autre monde.
Il y a eu à cet instant aussi une transmutation du monde habituel. Était-ce le monde d’avant, celui qui existait au-dehors et au-delà de la paroi de cristal ? Tel que le corps, il a été abandonné, comme une vieille robe : tout simplement, il n’existait plus. Ce monde nouveau était l’unique existant. Seulement à la fin, quand il m’a abandonnée, à nouveau l’ancienne existence m’est apparue. Mais pas comme avant ; je la voyais à des lieues de distance et sans valeur. Ce monde ancien, il existait, mais amoindri, comme le non-vrai. Sa réalité ne s’imposait plus à moi comme incontestable. Une autre réalité, une autre vision et acceptation de ce monde se sont installées, pour toujours. Le don de cet instant a été ceci : le mal, vu et connu comme n’étant pas le dernier mot, comme une notion, sinon illusoire, au moins transitoire — l’éternel étant le Bien. Le mal comme apparence d’un monde dont le centre est l’amour. Vérité, réalité cachée, secrète, non susceptible d’être dévoilée tous les jours (parce que trop précieuse pour cela ?), mais seulement en des instants rares, comme une révélation brusque d’une vérité qui est donnée gratuitement. Les contradictions, le mal, semblant désormais comme le manteau qui enveloppe, cache le bien : noyau secret et innommable ; et insondable ; parce que cette connaissance est une jouissance totale, mais d’un Être qui dans son noyau se dérobe. (739)
Ainsi, ce qu’on voit là, soudain, c’est un anéantissement du mal. Problèmes, faiblesses, limitations disparaissent vertigineusement dans le néant. Et avec eux, le plus grand de tous : le temps, le grand ennemi, le frustrateur. Nous ne sommes plus menés ou dévorés par lui ; il n’est plus celui avec qui nous avons à lutter, en tentant de le vaincre, ou de l’oublier : ou au moins de l’anéantir par une finale acceptation ; ici tout est résolu. Mais que se passe-t-il ? Il n’y a plus de temps, comme annonçait l’Ange à saint Jean, ou bien est-il tout autre ? Ou bien faisons-nous une nouvelle union avec lui ? (Le problème, ou sa solution, est-il seulement de relation ?) L’assumant complètement, au lieu de nous laisser posséder par lui ?
Dans ce monde il y a une expression pour dire tout ce qu’on connaît, cette paix et cette joie senties : la possession. Tout posséder, sans limites ni obstacles. Possédons-nous pareillement le temps, au lieu d’être possédés par lui ? Est-ce qu’il y a annulation ou bien pleine jouissance du temps ? Usufruit, dans cette totalité délimitée, sphérique et statique ?
Le temps ne passe pas, il n’est pas linéaire, mais sphérique, comme l’espace. Sans passé ni futur, mais un : un seul instant dilaté. Dans ce monde, le temps n’est plus une succession d’événements : en un seul instant, nous sentons et appréhendons tout simultanément. Comme si, aux sons successifs d’une mélodie, s’était substitué un son unique, fait de tous les sons.
Il n’y a pas d’événements, au sens de la vie courante qui viennent et qui s’en vont. Parce que tout ce que nous possédons est possédé identiquement, du début jusqu’à la fin : dès que nous y entrons et jusqu’à ce que ce monde nous soit ravi ; tout nous y attendait et tout a duré, intact et intègre. Intégrité, c’est l’autre mot qui surgit quand on pense à cet instant, à cette unité du temps. Possession, intégrité ; et positivité : c’est elle qui fait la nouveauté et la singularité d’un autre contenu de cette sphère : le silence. Un silence qui n’était pas une chose négative (absence de bruits), mais quelque chose de positif. Peut-on dire : un silence vibrant, vivant ? Il était d’une qualité, d’une essence jamais soupçonnée auparavant. Et quand je pense aux trois plus grands dons, profondément indicibles, de cette sphère l’amour, la paix et la plénitude, je ne peux pas les séparer de cet autre : le silence. Comme si, entre chacun d’eux et celui-ci, la liaison était nécessaire et primordiale.
Voilà l’espérance réalisée, actualisée : tout ce que nous avons désiré, nous le trouvons dans ce monde ; par sa venue, il nous a comblés totalement. Et rien de mauvais du monde extérieur, passé ou présent, n’a pénétré dans cette sphère (740) toute souffrance est restée au dehors, exclue. Comme si vraiment on avait passé le fleuve de l’oubli : celui qui sépare, qui choisit. La mort apparaissant comme la future jouissance, mais continue, de cette vérité, de cet amour qui ici fleurit, alors que maintenant, dans cette vie, on jouit seulement d’une façon intermittente ; et cette même vie, devenant une longue, mais confiante attente. Et l’optimisme, un secret partagé.
C’est dans ce sens que le monde devient une illusion, ou précisément : le mal du monde parce qu’il se transforme en une apparence transitoire. C’est sur ce point (l’espérance et la perte de l’illusion pessimiste) qu’on pourra voir la plus grande marque que cette expérience laisse dans son possesseur : aucune empreinte, en effet, n’en subsiste sur le moi phénoménal et transitoire ; rien qui ressemble à une amélioration morale ou à une réintégration psychologique.
Cette expérience a seulement touché directement le centre du moi, son point éternel ; les différentes couches externes, subjectives, accessibles à la conscience quotidienne, celles-ci sont toujours restées en dehors de l’expérience, comme si tout s’était passé au-delà des couches intermédiaires, les franchissant directement, d’un centre vers un autre centre. Dans une conjonction, dans un courant fulgurant. Et à la fin la rareté de ces instants apparaît comme le résultat de la difficulté extrême de traverser, ou mieux, de faire tomber des barrières, ces parois interceptantes entre deux centres. Et de nouveau surgit le même mot : conjonction. Qui est en même temps découverte, rencontre et identification de l’Autre et de soi-même.
Grâce.
On ne médite pas sur ces deux mondes au point de vue de leur réalité plus ou moins grande, dans une vision néoplatonicienne, de successive et croissante perte de réalité par éloignement de la source originelle divine, de l’Un. Ce n’est pas leur degré respectif de réalité que je cherche à saisir ; le problème, je le vois uniquement entre moi et Celui qui m’a permis de connaître ce monde. C’est seulement en ce moment, en écrivant, que, je vois à qui s’adressait la question ce n’était pas à moi. Mais à qui vais-je la poser directement ? Demander au Maître de ce monde, de ces mondes, la raison de ses dons ? Ce qui me semble, au moins, humaine insolence ou provocation.
Jamais je n’ai voulu poser cette question en termes de (741) causalité (en même temps de permission, d’accès et de don) : pourquoi, deux fois dans ma vie, s’est ouverte cette paroi dure et invisible, me permettant l’accès, le passage clans ce monde nouveau, qui est ici, à mon côté, et qui, excepté dans cet instant, est toujours à une inaccessible distance ? Ce cœur de tout, on pourra l’appeler grâce : l’irréductible, l’immédiat divin. En même temps frontière et cœur d’un monde de motivations humainement inexplicables, inaccessibles. Ici, il me semble, s’opère une autre transmutation ; parce qu’on passe d’un monde vers l’autre, les motivations seront maintenant la grâce. Et tout nous devient soudain intangible. Est-ce cela ? Parce que toute cette question, on peut, ou l’on doit, la poser uniquement de l’autre côté. Et ceci, subitement, fait qu’elle devient impossible. Gratuité ? Quelque chose traduisant une liberté de signification illimitée, au-delà de tout l’humain. Quelque chose traduisant des lois, une rigueur inconnue, intangible et intelligible. Parce que la question qui se pose est une question de motivations, où j’aperçois une question de justifications ; et là je me sens au point central, ardent. En face de quelque chose qui s’approche du problème chrétien des mérites et de la justification par la foi, énigme encore plus grande : quelle était cette foi, que je possédais à ce moment ? Ignorée, cachée à moi-même.,
Quand maintenant je dis que ce furent les intuitions, les. visions, celles qui m’ont apporté la foi ; celles qui ont tout précédé, les toutes premières, qu’il m’a fallu accepter, assumer dans cette présence qui subitement, de façon impérieuse et délicate, a éclaté en face de moi, je sens que tout cela tombe toujours (à mes yeux humains) dans une apparente gratuité. Je ne vois en moi ni mérite ni indication pouvant justifier un tel don. Aucune relation de causalité, ou de récompense, entre la vie courante, le moi extérieur et — la venue possible de ce don. Je peux parler seulement de disponibilité. Ici, quelque considération connue ou localisable, purement humaine, de psychologie ou de morale, serait inutile, parce qu’inadaptable : comme si, tout à coup, on voyait surgir en face de nous un terrain jamais vu ni foulé.
Quelle préparation possédais-je en ce temps-là ? Je ne vois rien de semblable à un lent et tenace cheminement, ni lecture, ni éducation, ni relations me pouvant mener à une approche transcendante. Je vois seulement comme tentatives antérieures la recherche d’une présence à travers la nature, la contemplation d’un paysage, mon immersion en lui ; là, j’avais senti cette force vivante, l’unique, mais puissante face du transcendant, du sacré, que j’avais pu connaître dans ces années d’adolescence. [annotation : il y a eu d’autres expériences, dès l’enfance par identification aux êtres ou aux choses, mieux expliquées ds la réponse à Hermès] (742)
Mais cette expérience, sur laquelle je médite maintenant, est séparée de tout ce qui l’a précédée. Elle a été connue une seule fois : onze ans après, j’ai eu une expérience semblable, mais bien différente de celle-là. En quoi s’en distinguait-elle ? Je ne peux pas parler en termes de qualité : peut-être en termes de proximité. Ou bien chercher du côté de la musique et parler en termes d’intensité.
Je l’ai connue une seule fois ; mais maintenant il me semble que toute sa finalité ne visait pas uniquement ni totalement ce présent, mais le futur, la vie, dans une fructification tardive, intermittente et inépuisable. Dans une jouissance qui serait toujours actuelle. Quelque chose qui, en état de latence, comme semence cachée dans la terre pendant beaucoup de temps, m’est apparu alors uniquement comme un don gaspillé. Mais qui a été un trésor que l’on donne non pour qu’on en jouisse un seul jour, mais pour que l’usufruit en soit gardé pendant toute une vie ; oublié aujourd’hui, occulté et remémoré demain dévoilé dans cette présence cachée, toujours ici, à mon côté.
Un quart de siècle est déjà passé, mais jusqu’à quel jour, dans quelle limite de ma vie pourrai-je continuer à jouir de cet état ? N’épuisera-t-il jamais son essence pour moi ? Puisque je le vois éternellement renaissant, inépuisable. Quelque chose qui fait surgir au-dedans de moi une image unique, prestigieuse entre toutes Fons vitae.
Connaissance de l’Être.
Et maintenant qu’est-ce que je cherche ? Définir, expliquer, comprendre ? Je n’ai jamais osé. Peut-être élucider : essayer de voir, seulement. Voir plus profondément : un effort de pénétrer des milieux où habituellement nous ne vivons pas, qui ne sont pas les nôtres ; comme celui de voir à travers l’eau : en traversant des couches. Et dans cela, un autre effort : pour annuler les distorsions de la réfraction ; ce qui, je sais, dépasse mes forces dans cette tentative pâlir élucider, c’est la précision, la fidélité, toujours le point central de ce témoignage. Appréhender, tenir et transmettre avec le maximum de rigueur la Réalité entrevue dans cet instant : surtout en évitant de transmettre : une modalité de connaissance dualisante, ce qui trahirait toute cette connaissance ; puisque dans cet instant, l’appréhension, la connaissance s’est faite de façon non : `duelle. Il n’y avait pas de sujet et d’objet distincts, puisque — toute abolition était une conquête ; j’étais l’objet (743) lui-même, l’Être, et aussi la connaissance ; comme si, dans ce moment, les trois rameaux habituellement séparés s’étaient fondus dans un seul. Comme si, dans cet instant, j’avais descendu, jusqu’à la racine commune, originelle et éternelle, dans le point central d’intégration.
Plus que l’infidélité de la mémoire, plus que les modifications de mon être propre depuis le moment de l’expérience, il faut craindre qu’une connaissance qui a été reçue, synthétique, instantanée et indissoluble, ne soit transmise d’une manière momifiée, analytique et démembrée. Une intuition s’est faite à travers tous les sens, ou mieux, tous les pouvoirs et tous les niveaux de mon être. Une appréhension, non par contact, extérieurement, mais intérieurement, par identification. Et globalement. Appréhension qui mit en œuvre les facultés totales de l’être : une connaissance intégrale faite par un être intégral ; voir cette Réalité et en même temps être cette même Réalité : en elle transmué.
Remémorer, ou voir hic et nunc ?
Remémorer, temps entre-deux, devenir : voilà les points de ma plus grande perplexité dans cette méditation. Bien que l’accès répété à cette réalité me semble, à première vue, possible seulement à travers la mémoire ; qu’il appartienne à un certain jour de ma vie, chronologiquement localisable, inséré dans mon contexte historique, pourtant cet accès se fait toujours comme en dehors du temps, comme s’il était dans l’actualité, possédant lui-même une indépendance, une séparation, mieux : une supération du temps. Comme s’il ; appartenait à un temps autre, pas historique. Et comme si, au fond, la mémoire n’intervenait en rien, tout se résumant à une possible méditation éternelle, bien qu’intermittente, d’un état actuel. Je dis méditation : mieux serait de dire jouissance.
Je sens que cet état est éternel dans ma vie, toujours changeante et périssable, et qu’il fait la liaison de cette vie avec l’éternité ; qu’il est la face de l’éternité dans cette vie, ma participation à elle. Bien que voyant dans cet état quelque, chose de très personnel qui m’appartient, et de façon irréductible, je vois le rôle de mon moi extérieur uniquement ; comme moyen ou instrument d’une force qui le dépasse, tans laquelle ce moi extérieur et subjectif serait voile qui cache, qui éloigne, plutôt que chemin vers cet au-delà.
Et pourtant, cette actualisation n’est pas totale, identique (744) à une répétition intégrale de la première ; mais comme si, après, on avait seulement le pouvoir (ou la permission) d’être dans un des cycles extérieurs de cette vibration centrale et primitive ; celle-là où, initialement, on a été et avec laquelle on a coïncidé. C’est comme si on était dans un écho, dans une zone de vibration amoindrie. Et ce qui a été rigueur, précision, connaissance totale et simultanée est maintenant quelque chose de plus imprécis, parce que plus faible ; faute de qualité qui n’est pas inhérente à cette connaissance première : à quoi alors ? à mon insertion dans le temps, ou à cet éloignement ?
Ainsi, qu’est-ce qui a été perdu, oublié, qu’est-ce qui est tombé tout au long du temps (comme inutile) ? Quand tout y était pureté, sans rien de trop, tout était essence. Qu’est-ce qui maintenant subsiste et perdure ? À quels critère ou loi a obéi son choix ?
Langage.
Entre tant d’autres, reste encore le problème du langage : la possibilité de sa communication. Comment transmettre un savoir qui se fait dans la sphère de l’indicible, de l’incommunicable ? Et pourtant, ce savoir existe maintenant, indissolublement lié au langage. Un savoir qui semble se faire, non à travers le langage, comme moyen ou analogie, mais qui surgit, comme étant lui-même langage. Appréhensible non pas par où il se confond avec la pensée, mais par où il se confond avec l’Erre. Plus qu’une incarnation, une transmutation. Et alors la question : où plongent les racines du langage, dans le mental ou dans l’Être lui-même ? Semble devenir inutile par coïncidence des deux termes antagonistes. L’adéquation du verbe à la réalité n’est-elle pas — illusoire ? Quelle est la relation entre les deux ? Le langage est-il ici, non simple moyen parmi d’autres de communication entre nous et l’Être, mais l’unique possible ? Parce que l’unique écran de réflexion de son apparition ? Non pas ma création, mais ce qui vient, m’est donné, s’impose, comme auparavant était venu, me fut donné et s’est imposé ce même Être.
Dalila PEREIRA DA COSTA.
[annotation : = Dalila Ricca/Charleroi, IV.1967]
Torrent : ce qui brûle. Comme si la chose la plus fraîche pouvait être une flamme, un instant, entre deux mondes. Et que le voyageur âgé, se retournant, au moment de passer le col, vers sa déjà lointaine enfance : à peine quelques lambeaux de brume là-bas au fond du val, eût, l’espace d’une seconde, l’illusion de rejoindre plutôt ce qui, encore, l’attendrait 57à bâtir une philosophie, il ne pourra perdre de vue une seule seconde que la plus haute vérité qu’il peut énoncer est privée de réalité, est exactement aussi irréelle et illusoire que la plus humble ou la plus frivole pensée. Cette particularité de mon expérience de constituer une percée au travers de la pensée, de la vérité, est, par ailleurs, l’un de ses traits essentiels.
Vous avez parlé tout à l’heure de l’activité de l’esprit qui est sûr de se saisir dans la conscience et qui ne saisit que du carton-pâte. Quant à moi, je ne peux laisser passer tout à fait cela. Moi aussi j’ai l’impression lorsque je me saisis consciemment que c’est du carton-pâte. Exactement comme vous, et c’est pour cela que j’écris. À ce moment-là, je quitte cet univers de carton-pâte et me trouve dans la relation réelle de l’esprit avec lui-même. Je crois qu’il y a d’autres expériences qui n’ont peut-être rien de commun avec la vôtre, mais qui ont autant qu’elle le pouvoir de restaurer cette relation et de faire tomber le carton-pâte.
Si je vous comprends bien, ce qui vous contrarie et que vous récusez, c’est la pure nature illusoire de ce qui est vécu hors de cette proximité absolue de soi-même. Peut-être vous paraît-il trop simple de rendre compte de tout ce qui se passe dans une tête en disant qu’il y a d’un côté la réalité, qui serait cette atteinte de la conscience par elle-même, et de l’autre, l’illusion, qui embrasserait tout ce qui peut proliférer hors de ce contact premier et fondamental. Il est possible que vous ayez raison, il est possible qu’il soit trop simple de voir les choses de cette façon. Tout de même, si je suis fidèle à mon expérience, si je viens résider là où je me trouve, si je viens me situer en ce lieu de réalité et de vérité, je ne puis que dire : telle qu’elle est vécue dans l’état habituel de conscience, la vie intérieure est une illusion — qu’affirmer : cette vie recèle une formidable mystification, elle est à tout moment susceptible de s’écrouler comme un château de cartes, elle est à la merci du hasard qui amènera le regard dans la direction du tour de passe-passe. Il y a un mirage de cette vie mentale en déroulement, il y a quelque chose qui va se détruire, s’évanouir pour n’avoir jamais existé.
Non… Ce que je veux dire exactement c’est que moi aussi je crois que cette vie de l’esprit qui semble essentielle aux gens est un château de cartes, et ce qui le fait tomber, pour moi, c’est le fait que j’écrive. Ce que je veux dire, c’est que deux expériences qui sont probablement très différentes et dont je ne vois pas les rapports sont capables de détruire cette réalité. J’admets que la vôtre est capable de détruire cette espèce de château de cartes de l’esprit dont beaucoup se satisfont, mais simplement je lui retire le privilège d’être la seule à pouvoir le faire.
Ce qui m’empêche d’admettre que des expériences autres aient le pouvoir de démasquer et de réduire en cendre la masse entière des mirages présents dans la conscience, pour ne laisser subsister en cette dernière que « le vrai », c’est que je suis confronté avec la double évidence que ce pouvoir est la conséquence immédiate de la nature particulière de mon expérience, et que cette dernière a l’exclusivité absolue de sa nature. « L’éveil » est l’unique foyer où brûle la nature de « l’éveil », « l’éveil » est unique, et je retrouve avec une grande force le sentiment de cette qualité si je me reporte à ce trait de « l’éveil » de n’être pas un état, de n’être pas une expérience de l’âme, mais l’âme elle-même : une unique expérience peut prétendre à la caractéristique de n’en être pas une.
Je le répète, mon aventure n’est pas quelque chose que vivrait un sujet inchangé : elle est le sujet lui-même. C’est radicalement différent. Mais peut-être cette différence n’est-elle éprouvée comme radicale que par quelqu’un en qui cette « chose » a surgi.
Je voulais vous demander comment vous viviez votre expérience ?
Comment je la vis, comment elle s’inscrit dans la vie quotidienne ? Pour beaucoup de personnes s’intéressant à ce genre d’expérience, il semble qu’il existe, qu’il doive nécessairement exister une contradiction entre ce qu’ils nomment l’« expérience ultime » et la vie quotidienne. Moi je n’ai jamais entrevu, jamais même commencé d’entrevoir cette contradiction. Je n’ai jamais senti la moindre brouille entre le fait de jouer au billard, par exemple, ou le fait d’avoir une activité sexuelle quelconque, et la nécessité de vivre cette « chose ». La nature de cette « chose » exclut une telle contradiction, de la même façon qu’elle n’exige pour briller aucune sorte de sacrifice. Cette opinion que la contradiction existe pourrait provenir du fait que, n’ayant pas l’« ultime expérience », connaissant par ouï-dire ce moi mystérieux de qui elle est l’avènement, les gens se figurent qu’il a perdu la qualité humaine. Alors, tout naturellement, ils sont amenés à imaginer une contradiction entre la vie humaine, la vie quotidienne, et « l’éveil ». Comme je l’ai dit plusieurs fois à Philippe Sollers, cette personne que j’ai, au-dedans de moi-même atteinte, que je suis devenu en me devenant, n’est pas l’espèce de Grand Machin exsangue, le Grand Machin Impersonnel que j’ai si souvent rencontré au cours de conversations qui avaient pour sujet Cela (impersonnalité, anonymat, sont des mots qui ont une place dans une description de mon expérience, mais pas dans le sens que leur donne quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent la personne qui s’intéresse à l’« expérience ultime ») ; elle n’est pas non plus la naïve chauve-souris qui en ce moment prend son essor, parallèlement à l’idée que l’homme n’a peut-être pas dit son dernier mot avec l’homo sapiens. Non, elle n’est pas ces choses. Elle est « la personne humaine ». Et c’est peut-être cela, en vérité, le plus grand miracle présent dans cette expérience, la plus grande merveille : en atteignant à quelque chose qui dépassait l’homme que j’étais, je n’ai point trouvé une chauve-souris, je n’ai point trouvé une entité martienne ; j’ai trouvé, sur cette cime qui dominait inimaginablement l’homme, cette personne humaine que je venais de quitter, cristallisée, éclose, née. Ceci est un autre trait essentiel de mon expérience, et l’une des choses qui me feraient penser que l’expérience des Orientaux n’est pas la mienne. Il est vrai que si j’ai beaucoup entendu, je n’ai que très peu lu, il est vrai aussi que l’expérience de l’Orient n’est peut-être pas celle des orientalistes.
À partir du moment où vous prenez conscience de vivre une prise de conscience, cette prise de conscience s’écroule.
Eh bien non, voyez-vous… D’être en train de vivre cette prise de conscience, l’ultime prise de conscience, est l’une des choses qui sont réfléchies à l’infini dans l’ultime prise de conscience. « Je » me sais infiniment, et sais infiniment qu’il se sait de cette façon-là, il a conscience infiniment d’être en train de se savoir infiniment, et de la signification de cette conscience infinie de lui-même, — d’être : vivant l’ultime approfondissement, touchant le fond absolu, connaissant l’achèvement de la vie. « L’éveil » — j’essaierai désormais de me limiter à ce terme quand je me référerai à mon expérience — n’est pas détruit par la conscience de ce qu’il est, cette conscience est naturellement présente en lui, elle est même l’une de ses composantes essentielles. « L’éveil » qui ne saurait pas qu’il est « l’éveil » ne serait pas « l’éveil ». D’autre part, vous avez parlé d’un écroulement de cette prise de conscience. Si cette « chose » était différente de la première personne, elle pourrait passer. Mais elle la première personne et ce fait, sans que je puisse très bien vous expliquer pourquoi, assure sa permanence. De plus, elle n’est pas quelque chose qui m’est donné et qui pourrait m’être retiré, elle est quelque chose que j’engendre, une flamme que je fais brûler, que je sais faire brûler. Dès que cette conscience, il y a seize années, a jailli en moi, je me suis trouvé sachant quel acte je devais accomplir pour qu’elle soit encore en moi, et accomplissant cet acte, librement. Cette conscience est ma perpétuelle création, elle est la perpétuelle créatrice d’elle-même. Qualité qui découle immédiatement de sa nature.
Je voudrais vous poser quelques questions pratiques qui vont peut-être, malheureusement, interrompre votre réflexion. Vous vous référez à une illumination, une révélation que vous avez eue à seize ans. Je voudrais d’abord savoir si vous avez essayé de comprendre les conditions objectives dans lesquelles s’est réalisée cette révélation ? Pour préciser ma question, avez-vous essayé de voir les rapports avec la psychologie, avec, par exemple, les recherches psychanalytiques ? Est-ce que l’érotisme, la vie sexuelle avaient une part dans votre révélation ? Ensuite, quant au résultat de cette révélation, vous dites : « je ne suis pas séparé du monde lorsque je suis dans cet état. Je vois toujours la partie de billard », n’est-ce pas. Bon. Mais lorsque vous donnez des exemples, quelque temps après, vous parlez de moments de la vie qui sont de pures consommations et qui ne sont absolument pas opératoires, ni dans le monde ni dans la société.
Enfin, la dernière question, également d’ordre pratique. Georges Bataille a essayé de donner une sorte de recette pour obtenir ce qu’il appelle l’« extase ». Or, vous, vous parlez de votre expérience, vous parlez de voies longues, de voies directes, vous parlez par métaphores, mais vous ne donnez pas de mode d’emploi pour arriver au but. On pourrait reprendre les questions une à une. D’abord la première, de façon que Jourdain l’ait présente à l’esprit pour répondre, car il ne peut totaliser ses réponses. La première question : Avez-vous essayé de définir les environnements de cette expérience faite à seize ans ? Avez-vous essayé de voir en quoi elle se distinguait de toute espèce de phénomène historique, psychique, etc. ?
Je n’ai jamais étudié ce contexte systématiquement, mais il est évident que j’ai été amené à regarder de ce côté. Je crois en effet que le contexte mental particulier de mon éveil a été important. Je ne pense pas que ce soit par hasard que cette conscience ait surgi alors que j’étais en train de me livrer à un travail intellectuel très défini, cette interminable empoignade avec le Cogito. Je vois deux parties dans le contexte. La première : des circonstances psychologiques précises, très éclairées et facilement analysables ; la deuxième : une sorte de fond beaucoup moins visible, et beaucoup plus difficilement nommable : l’état dans lequel se trouvait, à l’époque, ma vision du monde extérieur. Je vous ai indiqué sommairement les circonstances psychologiques qui ont dû faire jouer le déclic, qui ont dû m’amener dans le voisinage de ce déclic inconnu, qu’à un moment, par hasard, j’ai effleuré. Mais dans quel état se trouvait en ces jours-là ma vision du monde ? Tout d’abord, une chose est certaine : le monde dans lequel je vivais n’était pas celui de la vision ordinaire. Depuis deux années, cela avait commencé de « bouger » du côté de l’extérieur. Quelques mois avant, j’avais lu les poèmes de Rimbaud, et ils avaient précipité et rendu plus profonde l’altération, pour parvenir à un certain monde très défini. Faire l’analyse de ce monde serait trop long. Ce que je puis dire est qu’il était essentiellement dynamique. Un univers arc-bouté, tendu, jaillissant, un univers en acte un univers en marche, un univers qui fuyait comme un grand fleuve en crue. Ce monde particulier devait certainement beaucoup aux mots, au verbe. Je suppose qu’il est un moment, faste, dans la vie de chaque homme où certains mots, certaines grappes de mots, deviennent une sorte de lentille colorée au travers de laquelle il se met à voir l’univers, qui s’imprègne totalement de cette coloration. C’est ce qui s’est passé pour moi quand j’ai lu Rimbaud. Je suis incapable de dire comment les mots imprégnaient le monde, la nature de cette relation entre les mots et le monde. Il faudrait d’ailleurs, pour le dire, savoir ce qu’est un mot.
Vous n’avez pas essayé de contester de l’extérieur cette expérience ? Vous n’avez songé qu’à en profiter, vous n’avez pas essayé…
L’évidence présente dans cette expérience exclut toute contestation. Par ailleurs, pour entreprendre de contester une chose de l’extérieur, il faut croire à la réalité de cette extériorité, dans la réalité d’une position depuis laquelle la chose, qui apparaîtrait alors comme un objet, pourrait être observée et contestée. Or, l’une des natures essentielles de « l’éveil » est la connaissance du caractère illusoire de l’extériorité dans laquelle nous sentons notre personne intérieure (qui, je vous le rappelle, est une même chose que « l’éveil ») immergée au cours de la vie mentale habituelle, d’un « non-moi -esprit » qui en réalité est la création du moi-esprit et se trouve immergé en lui. D’ailleurs, quand bien même cesserais-je de savoir que tout cela qui se présente à moi comme existant par-delà les limites de mon intériorité est une hallucination, cette observation de « l’éveil » depuis l’extérieur continuerait à m’apparaître comme impossible : car « l’éveil » c’est aussi la connaissance du fait, très extraordinaire, que « la personne » n’est pas ce territoire double, physique et spirituel, présenté par l’expérience courante, mais une sorte de point, que toute son existence se trouve, en vérité, concentrée dans le point — dans la simple et insécable note du centre de l’esprit, de l’essence consciente : hors de quoi nous ne pouvons nous situer, et contempler, connaître, qu’en rêve — ce qui est très exactement la mésaventure qui nous arrive dans l’état habituel de conscience.
Je ne puis contester mon expérience de l’extérieur, car elle me révèle le caractère illusoire du « moi » qui viendrait occuper une telle position.
De plus, une autre nature de « l’éveil », très voisine de celles que je viens de mentionner, est, elle, la connaissance que « la personne intérieure », unique résidence de la personne, est essentiellement le contraire de ce qui apparaît à la conscience comme un objet, comme étant extérieur à elle-même, est essentiellement le non-objet, le non — « ça » (ce qui revient à dire : la connaissance qu’il existe une pure première personne, et la perception d’un tel « je » comme constituant l’étincelle de ma vie, cela dont le pâlissement signifierait pour moi la mort). En entreprenant de contester de l’extérieur mon expérience, non seulement donc je verserais dans l’illusion, mais, faisant la preuve que je suis capable de perdre de vue un moment la nature de « l’éveil », je ferais surgir la terrible possibilité d’oublier la valeur qui est en lui et qui me commande de me maintenir dans la conscience de sa nature, instrument de sa présence — l’éventualité de perdre « l’éveil » et de mourir.
Vous n’avez pas pu contester l’expérience. Mais vous n’avez songé qu’à en profiter. Avez-vous écrit à ce moment-là ?
Oui. Je voudrais trouver une façon de bien me faire comprendre. Je vais essayer d’expliquer pourquoi je n’ai pas contesté « l’éveil », en considérant une autre nature de « l’éveil », très voisine de celles auxquelles je viens de me référer. Je note en passant qu’une des choses qui rendent si difficile l’élucidation de mon expérience est cette multiplicité de natures voisines, de natures-sœurs… Si vous voulez, une fois qu’on a reconnu que c’est dans un « ici spirituel » absolu que résident la vérité, la réalité de l’esprit, et le vif de sa propre vie, que de plus cet « ici », qui sans doute est aussi un « déjà », s’est révélé être la résidence de la valeur « divine », eh bien, l’on ne pourra plus se situer dans le « là » d’où « l’éveil » pourrait être aperçu de l’extérieur.
Ai-je écrit à ce moment-là ? Oui, j’essayais d’écrire un livre, mais dans ce livre je ne soufflais mot de ce qui venait de m’arriver. Au début, dans les premiers temps après mon expérience, je n’envisageais absolument pas d’écrire sur mon expérience. Parler de ce qui vivait en moi, écrire sur ce qui vivait en moi, il n’en était pas question. Je crois que ceci tenait d’abord à ce que, venant juste d’émerger de la vie intérieure habituelle, d’une part, et ayant la vision pleine et totale de la nature de cette « chose », d’autre part, j’estimais correctement la vanité d’une tentative de communication. « Communication » avec un petit « c ». Une autre explication est la perfection avec laquelle, à cette époque, je comprenais que cette « chose » ne fait pas partie de l’existence, n’est pas une page du livre de la destinée, qu’elle laisse rouler, absolument intact, le fleuve de toutes les choses, je dis : de toutes les choses. Je ne sentais guère la nécessité d’exprimer une chose qui n’était point dans la création. Il y avait aussi le sentiment, que j’ai toujours eu intensément — même aux heures où le besoin d’écrire cette « chose » envahit douloureusement ma vie, — du caractère strictement personnel, privé, de mon expérience. Il y avait encore que, si j’étais convaincu de la possibilité d’identifier cette « chose », de l’arracher à l’ombre dans laquelle elle se tenait pour mon intelligence et de la formuler, cette identification me semblait à une hauteur infinie au-dessus de mes forces. Il y avait enfin ceci : je ressentais si profondément que la seule chose importante était de me maintenir dans « l’éveil », de ne pas « décrocher » de cet « ici » et de ce « déjà », de ce présent absolu et de cette vérité de l’esprit, que l’ambition d’exprimer « l’éveil » ne pouvait guère acquérir de consistance. D’ailleurs, si je ressentais « l’éveil » comme étant la prunelle unique de la vie, je le ressentais également comme étant l’unique résidence de la réalité (« donc le monde était une illusion ? », eh bien non, curieusement, absolument pas) : ce qui ôtait une deuxième fois à cette ambition, qui très clairement habitait sous un autre toit, la chance d’être prise au sérieux. Plus tard, bien plus tard, elle a commencé de se développer, mais ceci n’a pu se produire que parce que « l’éveil » vacillait en moi.
Ma seconde question était : en quoi cette expérience s’étend-elle à votre vie entière ?
Cette expérience est présente dans toutes les circonstances de ma vie, parce qu’il n’est point de circonstance de la vie qui n’implique cette intuition mystérieuse, cet axe : « moi », et qu’elle-même est exactement cela, « moi ». Si elle était un état, elle pourrait obliger à des sacrifices, exiger certaines conduites. Mais elle n’est pas un état : elle est « moi ». Si le sens de votre question est : votre expérience atteint-elle tous les compartiments de votre vie ? je vous fais la même réponse. Je disais que toutes les circonstances d’une vie pointent exactement de la même façon vers cette expérience, et qu’aucune circonstance particulière n’a le privilège de lui être nécessaire. Si vous me demandez : est-ce que cette « chose » fait l’unité de votre vie ? votre vie gravite-t-elle tout entière autour d’elle ? Je vous dirai ceci : La circonstance constituée par l’entreprise d’imprégner « d’éveil » toutes les directions de ma vie, et par l’intensité de cette entreprise, pointe vers « l’éveil », mais elle ne lui est sûrement pas nécessaire. Ce qui est vrai, c’est que dans les premières années de la vie éveillée cette omniprésence, passionnément construite et entretenue, de « l’éveil » dans l’aventure humaine, cette affirmation brute, directe, de sa présence au commencement, à la fin, et au milieu de toute activité, cet avènement bizarre sous la peau multiple de la vie d’un monolithe « d’éveil », sont le moyen de lutter contre certains facteurs corrodants, et la voie naturelle vers le règne absolu de « l’éveil ». Cela est très difficile à exprimer, très difficile à appréhender, et ce que je viens de dire n’est qu’une approximation. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de m’appuyer sur ce monolithe.
On en arrive à la dernière question. Georges Bataille a essayé d’écrire une sorte de technique de l’extase. Est-ce que vous-même avez des moyens précis de l’obtenir ?
Je crois que de tels moyens existent. Je crois aussi que le plus grand problème n’est pas de les élaborer. Le plus grand problème est, étant donnée leur apparente monumentale stupidité, de convaincre un autre, déborderait-il de bonne volonté, de les essayer. Comme par un fait exprès, les chemins conduisant à cette « chose » — ou, plus justement, dans le voisinage de son déclic, ont triste allure. Mais doit-on s’étonner de ceci ? Doit-on trouver étonnant que les passes du bien suprême ne disent pas ce qu’elles sont ? Si elles l’avouaient, il y aurait beau temps que chacun les aurait empruntées, et que tout le monde posséderait « l’éveil ». Il faut s’attendre à ce que le vrai chemin ait un air décevant ou même franchement rebutant. Il faut s’attendre à devoir faire des choses stériles, ridicules, sans intérêt, il faut s’attendre à devoir marcher dans le sens contraire de son désir et de son idée, il faudrait presque se demander : quelle est la direction qui ne me dit vraiment rien, qui a le moins l’air d’être une direction ? Et aussitôt emboîter le pas.
Je vous demande un exemple.
Je vais vous en donner un. Je vais essayer. Je crois qu’il n’est pas de projet plus déplaisant pour la conscience humaine que celui de se confronter avec sa solitude fondamentale. Plusieurs fois, j’ai engagé des gens à rejoindre, exhumer de la profondeur de leur non-conscience d’eux-mêmes, le fait de cette solitude. Cela n’a jamais rien donné. Je me l’explique très bien : pour presque tout le monde, une telle prise de conscience équivaudrait à regarder dans les yeux le néant de soi-même. Je dois dire que si j’étais catholique et croyais au diable, je verrais assez bien la présence diabolique dans le fait que la voie qui mène à « Dieu » porte un masque aussi terrifiant. Évidemment, je peux dire aux gens : La solitude dont je vous parle n’est pas l’effroyable isolement auquel vous pensez, l’agonie de l’être intérieur découvrant, touchant, dans l’agencement de sa propre nature, l’évidence monstrueuse que rien, jamais, venant d’un autre, venant de l’Autre, ne parviendra jusqu’à lui, rien, ni sourire, ni chaleur, ni parole, ni regard, autrement que pendant un mirage. Elle est le foudroiement, puis le silence d’un petit songe que nous filons tout au long de la vie intérieure habituelle, et sur quoi se fonde cette construction énorme, dans lequel notre esprit éprouve le sentiment d’être en compagnie, s’éprouve peuplé par une compagnie, et sous le regard d’un spectateur, vu, su par un tiers : et ce songe-là, ce songe de l’Autre, rupture de la conscience, agression contre le vif de soi, est l’illusion qui nous empêche de jouir, dans la réalité, l’indivisibilité et l’intimité de nous-mêmes, du contact direct avec l’Autre, ou du moins d’une complétude, d’une universalité, d’une objectivité semblables à celles qu’apporterait ce contact. » Je peux dire ceci aux gens, et je ne me fais pas faute de le dire. Mais lorsque je tiens ce discours, je vois sur le visage de mon interlocuteur succéder à l’effroi la compréhension, la compréhension de la cause des propos bizarres que je lui tenais avec cette bizarre passion : il a affaire à un fou.
Vous avez longuement parlé, tout à l’heure, du fait que cette expérience était liée au langage, et je me demandais dans quelle mesure, d’une part, vous pensez que cette expérience est communicable, et, d’autre part, dans quelle mesure la nature de cette expérience vous semble liée à la nature du langage.
Dans quelle mesure je crois que cette expérience est communicable ? Si vous le permettez, je vais répondre comme si vous aviez dit : exprimable. Est-elle pour moi exprimable, ou ne l’est-elle pas ? Chez les personnes que j’ai rencontrées qui s’intéressaient à « l’expérience », l’opinion de très loin la plus répandue se trouve être qu’elle est l’Inexprimable. Je crois que c’est vrai, moins la majuscule qui est une offense à l’humour de « l’éveil », je crois qu’ils ont raison, mais une fois encore je pense qu’ils n’ont pas raison pour les raisons qu’ils invoquent, qu’ils n’ont pas raison pour les bonnes raisons. Leurs raisons, c’est que l’outil de l’intelligence est impropre à concevoir cette « chose », que l’outil du langage est impropre à la formuler. Impropres et dérisoires. Moi, je ne sens pas ça du tout. Pour moi, cette « chose » est inexprimable non parce que les moyens de l’exprimer manquent, mais parce que la personne qui pourrait mettre en œuvre ces moyens, le sujet de la volonté et de la pensée de l’entreprise d’exprimer « l’éveil », n’est point née et ne naîtra jamais — ailleurs qu’en un songe. Non parce que les bras manquent, ou parce que le désir de les remuer fait défaut, mais parce qu’il n’y a jamais eu personne. En vous parlant, j’essayais de revivre, en me reportant à la réalité vivante, ce qui est pour moi une vieille vérité, et n’y parvenais pas : ce qui m’emplit toujours de panique. Je dis que cette « chose » est inexprimable, encore parce que je la ressens, intensément, comme étant à l’arrière, en amont de toutes les entreprises possibles de l’esprit, de tous ses vécus possibles, qu’elle engendre et qui s’inscrivent en elle, et qui ne peuvent prétendre venir jamais la dominer, commencer de couler vers elle, commencer de s’adresser à elle, commencer de la toucher…
« Cette “chose” est-elle exprimable ? » Si ma réponse est de niveau avec la « chose » — c’est-à-dire de niveau avec la réalité —, c’est : non. Mais si j’accepte de me situer au niveau de la pensée (et pourquoi n’accepterais-je pas ? Ce niveau est illusoire, c’est vrai, c’est même une vérité très importante, et puisée dans la texture de « l’éveil ». Mais, je vous l’ai dit, « l’éveil » est en amont… en amont… au-delà… au-delà…, il est, dans la direction du cœur de soi-même, au-delà de toutes choses, au-delà de toutes les notions, de toutes les actions, de tous les vécus, de toutes les vérités, au-delà et différent, il est l’infiniment au-delà pour qui tout paysage spirituel, serait-ce celui de la plus haute des vérités le concernant, sonne comme pour vous ce groupe détestable près duquel vous attendez l’autobus, et dans lequel vous êtes certain que moi, qui ne vous connaissais et qui vous regarde, je vous inclus. Il est l’infiniment-au-delà : l’infiniment-libre : l’infiniment-vivant : l’infiniment-jeune et neuf, prédateur d’états civils et de vérités philosophiques) — si j’accepte de me situer au niveau de ma pensée, cette « chose » va me paraître parfaitement exprimable, je vais éprouver puissamment le sentiment qu’il est possible de l’exprimer. Depuis le premier moment, ce sentiment m’a habité. C’est une évidence : la pensée et le langage sont adéquats à cette réalité. Et aujourd’hui je sais que ce que je sens si fortement depuis toujours est bien vrai, et non un mirage comme quinze années d’échecs auraient pu me le faire croire : à trois ou quatre reprises, au cours des dernières années, en trois ou quatre notations, je suis parvenu à « mettre dans le mille », à dire parfaitement « l’éveil »… Donc, pas de précipice infranchissable entre cette « chose » et le langage, absolument rien de tel.
Maintenant, la deuxième partie de votre question. La relation que je vois entre « l’éveil » et le verbe… Le verbe est, je crois, le souci dominant de toutes les personnes présentes ici. Moi aussi je m’intéresse à lui. La raison de cet intérêt est que chaque fois que j’ai essayé de faire mordre ma pensée sur cette « chose » — et cela quelles que soient les dents mentales particulières avec lesquelles j’essayais d’étreindre, ou la nature particulière de cette réalité sur laquelle j’essayais de projeter la lumière —, je me suis buté dans le verbe, ou dans quelque chose que je pouvais rattacher immédiatement à lui. Voici un exemple. Je prends une situation précise : Mon esprit est en train d’accomplir l’acte par lequel il se donne « l’éveil », par lequel il se voit infiniment, la racine consciente de moi-même, une nouvelle fois (une nouvelle première fois : il est toujours la même heure à l’horloge du vrai « moi »), retourne en elle-même, se devient, s’existe. En cette fois particulière, l’entrée en moi-même a eu pour conséquence d’embraser le monde extérieur, de le mettre au diapason de la merveille présente en cette habitation de soi par soi. — Alors, qu’est-ce que c’est, cette transfiguration ? Que s’est-il passé dans le monde ? Car il s’est passé quelque chose de tout à fait précis, et, j’en ai toujours eu le sentiment, de tout à fait nommable. Je crois que le changement réside essentiellement en ceci : dès l’instant où je « m’éveille », le paysage contemplé, quel qu’il soit — cette pièce… un bois… une plage… une crête contre un certain ciel… un fragment de façade… — brusquement se résout en une chose « une » en quelque chose qui ressemble, par sa nature, à une physionomie ou peut-être une mélodie. Auparavant, je voyais des traits, auparavant j’entendais des notes, et brusquement ces traits commencent de former une physionomie, ces notes, de produire une mélodie, quelque chose d’indivisiblement « un » qui concerne directement mon essence et la fait émerger en moi comme le retour de l’endroit ou de l’envers d’une chose ferait émerger l’autre face, devant quoi j’éprouve une émotion peut-être comparable à ce qu’on pourrait ressentir si l’on se trouvait soudain, après des siècles d’amnésie, face à un parent passionnément aimé et que l’on reconnaîtrait.
J’ai employé aussi, pour essayer de décrire ce type de réalité qui surgit dans l’extérieur lorsque mon essence consciente surgit en elle-même, le mot « essence ». Je me mets à voir des physionomies, des mélodies, des « essences ». En général, je suis en train de marcher, et chaque pas fait jaillir autour de moi de nouvelles choses « unes », de nouvelles physionomies. Ce qui est très frappant, quand on vit cette aventure, c’est la présence d’un sens dans le monde. Il y a chaque fois une découverte que je refais avec une stupeur qui ne s’est jamais émoussée, chaque fois un cri que je pousse : « ça signifie ! ça a un sens ! ». Je ne sais pas très bien ce que j’entends par là. Mais ce dont je suis absolument sûr, c’est qu’une réalité est à la source de ces deux affirmations. — Sont-elles synonymes, ou bien se réfèrent-elles à deux faits distincts ? je crois qu’il y a deux faits, indissociables, siamois, mais tout de même deux choses. D’abord : « ça a un sens ! ». Est-ce la découverte que le paysage contemplé, dans sa vérité qui vient d’émerger, s’articule à un contexte, participe d’une structure ? qu’il est le trait d’un visage ? la phrase d’un texte ? Est-ce la soudaine expérience d’un sel dans le paysage jusqu’alors sans vie ? Est-ce le dévoilement d’une raison d’être de ce que je vois ?… Je ne sais si je ne parviendrai jamais à identifier cet « eurêka ». Ensuite : « ça signifie ! ». Je suis face à des significations (je pense que ces « significations » sont une même chose que les choses « unes », les essences dont je parlais, ou une certaine face de ces essences). — Je crois que je veux dire que ce que j’ai sous le regard est un texte, qu’il y a là quelque chose d’inscrit, qui est transparent à mon intuition et que ma pensée pourrait peut-être déchiffrer. C’est justement la question que je me pose à propos de ce texte : est-il déchiffrable, formulable, ou bien appartient-il à une profondeur du réel où il y a du sens, où il y a des sens particuliers, où « cela veut dire », mais où la question si naturelle : « qu’est-ce que cela veut dire ? » n’a plus… de sens.
Je crois que je fais une autre découverte, qui est, ou qui serait que ces choses « unes », ces essences parlent. Énième visage de la « félicité » de ces moments. De cette façon encore je retrouve le verbe. D’abord un texte, ensuite des paroles, un discours. Quelles paroles ? Même question que pour le « texte », et même réponse.
Ce qui est curieux, c’est que votre expérience telle que vous venez de la décrire se situe exactement dans le sein du langage, d’un côté les signes et de l’autre le langage.
Dans tous les propos que l’on a tenus devant moi sur les grandes expériences religieuses d’Occident et sur l’expérience qui serait à la base de la spiritualité orientale, et dans ce que j’ai pu lire sur ces mêmes sujets, je n’ai jamais trouvé trace de deux choses : d’abord, de cette naissance de l’individu qui définit mon expérience. Ensuite, de la présence du verbe.
Un autre renseignement que je puis vous apporter à propos de cette présence — de cette omniprésence du verbe dans mon expérience est ceci : Nous avons rencontré un texte mystérieux, nous avons rencontré un discours mystérieux, il restait peut-être à retrouver une autre nature du verbe, un autre des grands personnages du langage : la voix. Je me réfère à des expériences que j’ai faites dans ma petite enfance. Ce sont des choses très subtiles qui ont à peine affleuré ma conscience pendant que je les vivais. (Qui n’ont jamais croisé ma pensée : voilà comment de tels ors disparaissent sans qu’on s’en aperçoive.) Quand je m’endormais, j’avais au-dessus de moi, au-dessus de mon esprit, et comme penchée sur lui, une sorte d’immense chape de sable, et cette chape était une voix, et chaque grain de la chape était une voix. C’était un sable qui était en feu, qui était comme des braises, et les pulsations innombrables de cette braise étaient la voix de quelqu’un qui me parlait, disant toujours la même chose.
Un fait très remarquable est que ces « textes », ces paroles sans visage, ces voix apparaissent alors que la création tout entière vient de subir l’épreuve du feu, alors que tout ce qui était illusion s’est avéré tel et que seul subsiste ce qui est. Lorsque tous les mirages ont été dissipés, lorsque tout ce qui était cire a fondu, lorsque tout ce qui pouvait être arrache l’a été et que le roc partout est atteint — le langage est là. Lorsque, venant envisager l’univers depuis l’endroit où je me tiens, je puis dire que je contemple le réel, — je déchiffre des textes, il y a des poudroiements qui sont une parole, il y a des qualités, denses comme la saveur du sel, qui semblent être sœurs du mot. Ceci est tout de même très frappant.
Le rêve est un discours déchiffrable. Mais qui se présente comme anarchique, qui se présente comme bizarre. Je voudrais savoir si, dans ce que vous décrivez, dans ce brusque surgissement des signes et des significations, cette anarchie est présente ?
Absolument pas. Pas plus dans le monde éclairé par « l’éveil » que dans « l’éveil » lui-même. Mais je dois dire que je n’ai jamais non plus éprouvé le sentiment d’un ordre. J’ai l’impression que les concepts d’ordre et de désordre sont inadéquats à cette réalité.
Je voudrais que vous nous disiez dans quel état vous croyez qu’à ce moment-là se trouve la pensée ?
Ah là, il y a quelque chose de tout à fait extraordinaire. On en revient à la question que vous me posiez tout à l’heure. Vous me demandiez, je crois, de parler d’un événement que j’ai souvent évoqué dans nos conversations, sous le nom de « anéantissement de la pensée. »
S’il y a anéantissement de la pensée, il me semble paradoxal qu’il puisse y avoir ce foisonnement de significations.
Il me faudrait préciser ce que j’entends par « pensée » lorsque je dis que la pensée s’abîme et retourne dans le néant. C’est très difficile.
Essayez. D’abord, qu’est-ce que la pensée selon vous ? Et puis, dans quel état se trouve la pensée dans ce que vous appelez « l’éveil » ?
Ce qu’est la pensée ? En réalité, je suis comme vous : je n’en sais rien. L’acte de penser, dans sa nature, demeure pour ma pensée quelque chose d’essentiellement mystérieux. Par contre, ce dont je suis certain est que lorsque je pense, j’agis. C’est en tant qu’elle est une action que la pensée succombe, c’est en tant qu’elle est une sorte d’étirement absurde de la conscience dans le temps, au long des grains du temps, qu’elle périt. Mais dans sa partie la plus profonde, dans le sens le plus profond qu’on lui donne, qui est : comprendre, non seulement elle ne meurt pas, mais brusquement elle va s’exalter infiniment. Au moment où la reptation intérieure, où la quête mentale vont succomber, où la pensée telle que nous la connaissons va succomber, jamais je n’aurai fait autant l’expérience de comprendre. Un des noms essentiels de « l’éveil » est : « intelligence ». Mais ici l’on bute sur la même difficulté que tout à l’heure, à propos du texte qui affleure dans le paysage et des paroles que prononcent les grains de l’arche en béton entrée en effervescence. — Quel texte ? Quelles paroles ? Intelligence de quoi ? Est-ce que je puis arriver à préciser la chose qui est comprise, ou bien est-ce que je suis parvenu à un degré de profondeur du réel auquel la question ne se pose plus ?
Un autre visage de cette mort de la pensée est quelque chose comme : oubli. Un oubli colossal, un oubli plus vaste et plus profond que les galaxies. Un oubli qui ronge, dévore la pensée et le savoir depuis leurs frondaisons jusqu’à leur racine, qui dévore le savoir dans toutes ses renaissances successives, jusqu’à la couche profonde où se lève l’écho de cette destruction, et dépasse cette couche, qui s’oublie et se dépasse lui-même, poussant vers l’amont sa nuit fabuleuse où commence de poindre le souvenir d’une vérité de soi-même inexplicablement désertée, atteignant, révélant, détruisant d’infects enveloppements, d’infectes réductions, hôtes du premier plan normalement invisible de la conscience, débusquant le « mal » dans le constat même qui en est fait, et volatilisant encore ce songe, pour livrer à l’être intérieur cette vérité de lui-même. Conscience. Bizarre, n’est-ce pas ? La conscience brûle au fond de l’amnésie. Je voudrais essayer de vous donner une image précise de cet oubli. J’ai oublié mon nom, mon âge, le visage de mon présent, mon histoire. J’ai oublié, activement, l’existence d’un passé et d’un avenir, j’ai oublié la notion de temps comme on quitterait le linge souillé d’un autre, comme l’on met un coup de sabre entre soi et la corruption, entre soi et un vieillissement honteux, comme l’on désobéit, comme l’on va vers l’enfance. J’ai oublié qu’il existait des choses telles que le Monde et l’Esprit, telles que l’Être et le Néant, j’ai oublié la pensée, j’ai oublié la notion d’existence personnelle, j’ai traversé les cendres de la notion d’impersonnalité, j’ai traversé les cendres de la pensée de ces cendres. Plusieurs fois j’ai rencontré la notion « d’éveil », et j’ai oublié « l’éveil », cet ultime et subtil mirage, cette ultime et subtile aliénation, avec une violence particulière…
Ce qui ressort de tout ce que vous venez de nous dire, c’est que votre expérience est une consommation, voire une consumation.
Je ne comprends pas très bien…
Je veux dire qu’elle est absolument improductive. Je veux dire qu’elle est une chose qui tourne sur elle-même et qui n’a pour sujet qu’elle-même, et qui s’abîme et s’épuise en elle-même, c’est-à-dire qui se dirige tout droit vers la mort.
Ce n’est absolument pas ça. Elle ne s’épuise pas en elle-même : elle ne cesse de se créer. Je ne la vois orientée vers aucune sorte de destruction. Je vois en elle un « plus » absolu.
Vous parlez d’anéantissement de la pensée. Ce n’est pas un « plus », c’est la fin.
Lorsque vous émergez du rêve, le matin, est-ce que vous avez vraiment l’impression d’une fin ? Moi, j’ai celle d’un commencement. En effet, il y a une fin dans « l’éveil », mais c’est la fin de ce qui n’a jamais existé, et le commencement de la réalité. Ce que vous dites me cabre, mais m’intéresse aussi, parce que j’y reconnais une tendance, une erreur que j’ai rencontrées fréquemment chez des gens intelligents et profonds qui s’intéressaient à « l’éveil ». Pour eux, « l’éveil » équivaut à une sorte de dissolution, d’extinction. Moi, je ne vois pas du tout cela. J’ai connu, avant « l’éveil », certaines expériences qui suggéraient puissamment que la « vérité » était au terme d’une dissolution de l’existence personnelle. Dissolution-impersonnalité-vacuité-néant. Ces expériences ont un niveau très élevé, il est possible que le divin s’y reflète, elles sont une pente sur laquelle il faut se laisser glisser, à condition que l’on soit mû par une soif naturelle, et non par l’idée apprise que tel est le chemin. Mais elles ne sont pas l’expérience ultime, qui les domine d’aussi haut qu’elle domine tous les autres vécus, et leur caractère de profondeur lui-même est un piège pour celui qui cherche, et risque de s’arrêter ici, croyant avoir atteint le but.
Pourtant, il est vrai qu’une négation existe dans « l’éveil ». Il y a en lui, au moins à un moment de la vie éveillée, la négation, le meurtre passionné de tout ce qui n’est pas « l’éveil », « l’éveil » posé, d’avant la raison, directement, comme étant l’unique réalité — « l’Unique ». Cet arbre n’existe pas ! ces murs, ce ciel, cette rue n’existent pas ! ce corps n’existe pas ! tout cela n’existe pas ! cette pensée n’existe pas ! … Seulement, je ne suis pas sûr que ce qui est détruit, sabré, soit la chose elle-même, je me demande si ce n’est pas plutôt quelque chose comme la notion de la chose. De toute façon, il y a une destruction de dimension universelle. Mais si cette destruction, ce « moins » est dans « l’éveil », il n’est pas le tout de « l’éveil », et s’il est vrai qu’il rayonne un « paradis » particulier, je crois qu’il est surtout le serviteur du reste de « l’éveil », des éléments positifs : existence, densité et présence infinies de « moi », félicité, pureté de ce qui se trouve en amont de toute identité.
L’on peut dire qu’il y a dans « l’éveil » une autre négation. Elle est un visage que prend, à un moment de la vie éveillée, un acte qui est dicté directement par l’essence de « l’éveil ». Comment décrire cet acte ? Je le nomme pour moi-même : « je ne suis pas ça ». Si j’additionnais les heures que j’ai consacrées à rechercher ce qu’il y a sous ces mots, le total dépasserait sûrement l’année. Une fois encore, je vais recourir à une image. Imaginons que l’infini numérique existe réellement, qu’il soit une personne. Il est en proie à un rêve dans lequel il se vit comme étant le nombre 1. Mais il a le souvenir de sa vraie nature et de la pureté qui est en elle, il veut passionnément les retrouver. Il commence par dire : « je ne suis pas 1 ! ». Aussitôt, cette action elle-même devient un deuxième nombre, le nombre 2 par exemple, qui va chercher à son tour à faire choir l’infini dans sa finitude particulière : « je ne suis pas 2 ! ». Puis, le rejet de l’étreinte de 2 devenant l’étreinte — l’imposture du nombre 3 : « je ne suis pas 3 ! », et, de la même façon : « je ne suis pas 4 ! »… « je ne suis pas 100 000 ! »… « je ne suis pas 1 000 000 000 ! »… « je ne suis pas… ! ». On peut prendre une autre image. Imaginons qu’il s’agisse de l’univers infini. Il commence par dire : « je ne suis pas le soleil ! ». Puis tout de suite ce rejet devient réduction au système solaire : « je ne suis pas le système solaire ! »… « je ne suis pas cet amas stellaire ! »… « je ne suis pas la galaxie ! »… « je ne suis pas ce groupe de nébuleuses ! »… « je ne suis pas… ! ».
Dans la réalité, qu’est-ce que cette chose que je ne suis pas ? Quelle est cette chose qui prétend être moi, qui met autour de moi un cercle, un cerne intolérable, contre nature ? Quelle est cette chose que, par un acte de conscience dont seul me semble capable ce que je nomme « l’éveil », je vais aller exhumer, pour m’en dissocier, de l’ombre centrale de mon esprit, là où réside son présent immédiat, là où s’écrit ma pensée vivante ?…
Essayiste et poète portugaise58.
Expérience de l’extase
Circonstances.
« Que puis-je dire, ici, de ce tout indissoluble de certitudes inébranlables et de questions ? Je peux seulement rappeler les conditions qui m’ont paru nécessaires, mais jamais suffisantes : le silence, l’immobilité, la solitude : et aussi, la lumière douce du soleil. Mais ces quelques conditions, ce sont celles que je sais favorables. Combien d’autres que j’ignore ? Combien de fois, dans ma vie, ne furent-elles pas réunies, sans que pourtant rien de singulier se soit produit ? Pourquoi, dans ce nombre impossible à déterminer d’instants, ces deux fois seulement ?
Ces circonstances, je ne peux les voir que comme simples points d’appui et repères, épars et perdus dans une grève qui a pour dimensions l’infini, l’inconnu. Et comment parler de points d’appui, ou de pont même, entre l’un et l’autre monde ? Comment parler de passage ? Quand tout se fait si brusquement, quand on ne voit pas d’étapes successives à franchir ? Quand il n’y a qu’un mot pour tout dire « soudain », et l’ancienne expression : « j’ai été ravie », parce que c’est toujours une
Le poème peut signaler « entre ses lignes de mots » une Existence informulable. Mais ses formes demeurent contraintes par et dans l’expression écrite (versification et grammaire sont contraignantes en français ; l’anglais est plus souple ; le chinois est libre).
Un relai est offert par une expression musicale plus directement sensible (relai souligné en section précédente). Certes la grammaire des sons contraint le compositeur, mais elle peut rester ignorée par l’auditeur qui bénéficie aussi de l’effacement des frontières linguistiques. Le champ immense de textes associés à la musique est en cours d’exploration ; il reste sous-estimé.
§
Au-delà des poèmes puis de musiques qui prennent relais pour s’approcher de l’indiscible, peut se produire un contact inopiné et sans intermédiaire obligé des sens visuel et/ou auditif. C’est le troisième stade ?
L’Instant mystique/Notes sur les instants et extraits thématiques dans l’œuvre de Lilian Silburn, Robert Bogroff, 2019, 1-248, permet entre autres apports de préciser « L’instant… considéré comme moment exceptionnel dont la caractéristique est le surgissement inatttendu d’une expérience très particulière qui fait rupture dans la vie ordinaire ». Porte qui peut ouvrir sur une dynamique ou vraie vie mystique : le géographe devient explorateur.
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La section consacré à « L’instant mystique », op. cit., 41-61, conclut l’ample relevé de poèmes spirituels59. Je la cite en entier :
There is a considerable body of evidence attesting to Schubert's literary education. The wide-spread view of a naive composer sitting in his room and somnambulistically setting to music whatever happened to fall into his hands is one of the least likely of the countless clichés surrounding the composer. Schubert's circle of friends is in itself sufficient to give the lie to such a view: Franz von Schober, Johann Mayrhofer and Eduard von Bauernfeld were all highly educated men of letters, Mayrhofer and Bauernfeld both being eminent po-ets and writers. If we extend the circle beyond Schubert's closest friends, we shall find that it includes writers such as Franz Grillparzer. Ail of these friends and acquaintances would meet on a regular basis — not only at Schubertiads, when music played [21] a dominant role, but also on other evenings, when they would read aloud from their own writings, including works that had just been published. Merely by listening — in other words, by passive involvement — Schubert must have acquired an extensive literary education. But why should his involvement have been only passive? "In literature, too," Bauernfeld wrote, "he was anything but unversed; [...] there are excerpts in his own hand from historical and even philosophical writings, his diaries contain independent and often original ideas, as well as poems, and his favourite company was with artists and others from the world of art." The note of condescension which may perhaps be detectable in this judgement is easy to explain and need occasion no surprise: in the field of literature Schubert's poet-friends were naturally his superiors. Schubert was always short of money, so that he could not afford to buy books of his own. Many he borrowed and others may have been lent to him in manuscript form. None the less, he did own a small collection of books, which Franz von Schober helped him acquire. It contained, above ail, anthologies of lyric poetry and almanacs. Schubert's well-rounded literary education becomes instantly apparent the moment we turn to his works. Many are the poets whose poems he set to music — yet none of them figures in the list fortuitously. First there is the large group of poets of the pre-Goethe period most notably Hölty, Matthisson and Kosegarten — who were popular in the years around 1810 and to whom Schubert owed many of the lieder of his youth, in other words, until around 1816. He grew up with their poems, which were probably also studied at the Imperial and Royal Seminary which he attended from 1808 to 1813. He must have encountered Schiller at an early age, while Goethe will have followed only a little later probably in October 1814, when he set Gretehe,am Spinnrade (D 118). From now on neither poet was ever far from his thoughts. From 1817 — and no doubt as a result of his own more intensive literary studies — Schubert turned increasingly to a third group of poets, the Romantics, who were his own immediate contemporaries. August Wilhelm and Friedrich Schlegel, Novalis and Rückert now appear for the first time, as also does Walter Scott. A fourth group is formed by those poets whom Schubert got to know in the final years of his life and who, notable for their sense of distance from the "Romantic School", are represented first and foremost by Wilhelm Müller and Heinrich Heine. Alongside all these other categories, however, is a fifth group made up of Austrian and, in particular, Viennese writers who either belonged to Schubert's own circle of friends or who were closely associated with him. Many of their poems are not without merit, but they also include a number of lesser works which have given Schubert the reputation of setting everything indiscriminately. It goes without saying, however, that the majority of these poems must have been recited to Schubert orally, in other words, with particular intensity, and that he would have listened and responded to them in a différent, more immediate, way than would have been the case with printed poems by individuals who were unknown to him. It is not possible, on this basic, to establish criteria for Schubert's feeling for literature. How did Schubert go about setting literary texts to music? In his finest lieder it is possible to trace a whole network of interrelationships between words and music in which both elements merge together to form a new and higher unity. A developing under[23]standing of the words was bound to affect the music, as can be seen, for example, from a section of the extended ballad, Der Taucher (D 111), to words by Schiller, for which several sketches have survived. Of particular interest here are the lines: Upon this the king takes fast hold of the cup, and casts it again to the deep: — "If you bring this chance again to the throne, you shah then be my noblest knight, and as spouse shah embrace this very day her who now pleads for you with tender entreaty." Schubert began by setting these lines in his old style by following up each image in the text and matching it with appropriate music: the king's words, "with tender entreaty", sound gentle, sweet and alluring. But he soon realized that the tone he had struck was out of keeping with the underlying situation: the daughter's feelings and the squire's life mean noth-ing to the king, who is merely playing with them "to his heart's content". And so Schubert changed the setting, making the king's words more emphatic with each successive sketch. In the final version (first published in Volume 6 of the lieder section of the New Schubert Complete Edition) the king adopts a peremptory tone and the note of sweetness has been replaced by scorn. In consequence the king now appears as Schiller conceived him — a ruthless tyrant. It was not only when Schubert wrote music that he thought along literary lines: it was generally the poetry which guided him when he arranged his songs in anthologies and prepared them for publication. His op. 7 collection, for example, comprises two poems by Ludwig Count Széchényi, Die abgeblühte Linde (D 514) and Der Flug der Zeit (D 515), and Matthias Claudius's Der Tod und das Mädchen (D 531), in other words, three songs that deal with transience and death. Die abgeblühte Linde (The faded limetree) is a symbol of old age; Der Flug der Zeit (The fiight of time) leads to "the bright hills of friendship", where time finally "folded [its] powerful wings . . . in sweet repose"; and the third song explains the image of the "bright hills" — the "friend" is death. And when he came to publishing his Harfner-lieder op. 12 (D 478-D 480), it was presumably his desire to give the sequence an inner logic which persuaded Schubert to alter the order of the poems as printed in Goethe's own edition. The first song — Wer sich der Einsamkeit ergibt — introduces the Harper; the second song — Wer nie sein Brot mit Tränen ass — gives the reasons for his loneliness; and the third — An die Türen will ich schleichen — now acquires the character of an epilogue, showing the Harper's complete alienation from the world around him. Instead of a selection of poems from Wilhelm Meister, Schubert has produced a cycle by ordering them in the way he has done. Franz Schubert and his works epitomize a new era in the history of music, an age in which the composer, largely liberated from traditional ties, no longer wrote for specific occasions, what he wrote being in itself occasion enough. In consequence, music entered into new relationships in which other arts, most notably literature, became associated with it. Words were no longer merely raw material nor even a model for the musical work of art: they became a part of the work itself, transformed in the synthesis with music. Words and music enhanced each other, investing one another with meaning. (Translation : Stewart Spencer)
Je ne cite aucun des multiples poètes présents dans les Lied de crainte de ne pouvoir m’arrêter ! Voici un dernier Choral 61: Dieu ! Fais que la cloche s’élève sans encombre. Et que ses sons retentissent dans l’air, Afin qu’ils témoignent de la dévotion À laquelle nous appelle notre foi ! C’est en Toi, ô Créateur, que nous croyons, C’est pour Toi que résonne la cloche ! Le salut tombe en pluie de Toi, Ô, pour Ta louange et Ta gloire Accueille aussi les sons de notre gratitude Dans le sanctuaire de ta maison ! Nous plaçons notre espoir en Ta grâce, Ces notes d’allégresse sont en Ton honneur ! O, que seuls tintent du haut de cette tour La paix de Dieu et l’amour ! Et que jamais cette cloche ne s’ébranle Pour le deuil, le chagrin, l’incendie ou la tempête ! Qu’elle sonne pour L’amour, pour l’amour ! Seul l’amour éveille l’harmonie.
« Il y a dans l’homme, dans le plus secret de son âme comme dans ses relations avec le monde invisible et le monde visible, des profondeurs et des délicatesses que la parole est impuissante à exprimer et que la musique a mission de traduire. Comme la parole, elle puise aux sources du silence. Mais ce silence d’où elle émane et où elle nous ramène ne la quitte pas ; il l’enveloppe et la pénètre à la façon d’un grand océan. Aussi est-elle la patrie du mystère et l’écho d’un monde inconnu qui vit au-delà des idées claires et des sentiments définis. Elle est également un langage unique, irremplaçable, en raison de son efficacité, de la soudaineté avec laquelle elle nous saisit, nous charme, nous captive. § “Il semble que c’est une véritable dépossession de nous-mêmes qu’elle réalise […] lorsqu’elle s’impose soudain à la façon d’une grâce et nous projette au-delà de la conscience de nous-mêmes vers un inconnu qui contient en lui toute plénitude. Voici, pour faire appel à une expérience récente, que telle pièce d’orgue de Nicolas de Grigny se développe, simple, majestueuse, étonnamment calme ; tout à coup, après une montée bien caractérisée, un long mouvement thétique aboutissant à une de ces appogiatures dont l’auteur semble avoir le secret, débouche sur une indicible profondeur d’adoration. C’était, déchirant ma nuit, comme un éclair jailli d’une inaccessible lumière et qui me laissait éblouie et bouleversée par tant de grandeur. Reprenant conscience de moi-même après ce rapt, il me sembla que cette plongée soudaine dans le domaine royal de la beauté justifiait cette remarque de Simone Weil : « Le mouvement descendant, miroir de la grâce, est l’essence de toute musique ; le reste sert seulement à l’enchâsser. La montée des notes est montée purement sensible. La descente est à la fois descente sensible et montée spirituelle. C’est le paradis que tout être désire : que la pente de la nature fasse monter vers le bien. » §
‘Gardons-nous bien de les confondre ! Bien que le mystique puisse être un poète et le poète un mystique — et l’on ne saurait rêver alliance plus heureuse —, en tant que tels cependant, ils se tiennent sur deux plans différents : les premiers étant connaturalisés à Dieu par la charité, les seconds aux puissances secrètes qui se jouent dans l’univers ; les premiers se voyant et voyant toutes choses dans la lumière de celui qui les a rachetés, recréés par sa grâce, les seconds à la clarté de celui qui, dans son éternel présent, les crée avec tout l’ensemble des êtres fluant comme lui de l’Être, et continue, à travers eux, l’œuvre de sa création. […] ‘Il s’agit bien ici, mais sur le plan naturel, de cette profondeur sacrée dont nous venons de parler. Le poète, lui aussi, la touche et c’est à son contact qu’il saisit le pourquoi de sa vocation. C’est là qu’il se situe pour authentifier sa veine créatrice et justifier sa mission. Et voici encore un témoignage non moins émouvant, celui de Thomas Traherne : J’étais ma vie toute simple, toute nue ; Cet acte si profondément brillait Sur la terre, la mer, le ciel Qu’il était la substance de l’esprit. […] Cela sentait toutes choses… Ceci m’a rendu co-présent, toujours Avec tout ce que j’ai pu voir. Un objet, s’il était devant mes yeux, Était par la loi de la nature À l’intérieur de mon âme. Ses ressources Étaient tout aussitôt à l’intérieur de moi : tous ses trésors Étaient mes plaisirs immédiats et internes, Joies substantielles qui informaient mon esprit. De tout ce qu’elle fabriquait Mon âme était chargée ; Et tout objet dans mon cœur engendrait Ou était une pensée. Je ne pouvais pas dire Si les choses apparaissaient là elles-mêmes, Elles qui dans mon esprit, vraiment, semblaient résider ; Ou si mon esprit, avec son pouvoir de se conformer les choses, N’était pas précisément tout ce qui brillait là… Un étrange orbe très étendu de joie céleste Procédait de l’intérieur […] ‘Le poète, loin de se dissoudre avec tout ce qui coexiste à lui et ne fait qu’un avec lui, découvre dans cette unité et cette harmonie sa propre personnalité. Son moi, son véritable moi, c’est dans « la lumineuse conscience de la totalité » (Hugo von Hoffsmantal) qu’il le rencontre. Mais s’il se retrouve lui-même en toutes choses, c’est parce qu’il a toujours été avec toutes choses, enveloppé comme elles dans la présence de celui en qui toutes choses vivent […] ‘La musique est tout spécialement un art de mouvement. Mettant au service de la vie créatrice une matière souple, fluide, toute proche de l’esprit, et comme lui impondérable, elle semble faite pour revêtir toutes les modalités de la vie, depuis l’extrême puissance — pensons à quelque toccata ou grande fugue d’orgue de Bach qui se clôt avec toute l’autorité d’une saisissante théophanie —, jusqu’à l’extrême douceur — pensons à telle mélodie grégorienne toute proche du silence en sa sobriété, mais pénétrante et suggestive. § “À cette éternité l’homme aspire, car il sent confusément que tout son être et toute sa vie y sont, pour ainsi dire, suspendus et que, projeté de l’éternel dans le temps, c’est à l’éternel qu’il a vocation de revenir. Mais ce qu’il y a de remarquable c’est que, esclave du temps par suite du péché, c’est à travers le temps et en suivant ses lois, et non par une évasion plus ou moins illusoire comme celle du yoga ou du platonicien, que l’homme peut rejoindre l’éternité. C’est ce que réalise précisément la musique. Tandis que la mémoire enregistre le déroulement progressif de ses rythmes, de ses rapports mélodiques et harmoniques, et en opère la synthèse jusqu’à ce que l’œuvre, toujours en puissance, soit enfin en acte et achevée, nous oublions le temps, nous communions à l’éternité. « Rien ne donne l’impression d’une plus grande immobilité que l’exécution d’une musique au rythme parfaitement égal, me déclarait une personne amie. Telle page d’un concerto brandebourgeois de Bach, ayant soumis en nous jusqu’à la respiration et la circulation, fait perdre le sentiment de la durée. » § ‘Un souvenir peut nous aider à pénétrer ce mystère d’une communion à l’ordre universel exprimé par la musique : celui du Songe de Scipion. Reprenant une idée de Pythagore, Cicéron suppose que les soleils, les planètes, les étoiles, en accomplissant leurs évolutions dans les espaces célestes, exécutent une immense symphonie. Les hommes sont devenus, hélas, incapables de l’entendre. Toutefois, lorsqu’ils cultivent la musique et jouent de quelque instrument, ils réalisent quelque chose de ces harmonies…
‘Tel semble être le cas63 d’un contemporain de Walter Hilton, le saint ermite Richard Rolle qui doucement, patiemment, à travers bien des épreuves, était entré, comme il le dit lui-même, « dans la liberté de la lumière ». Si nous nous reportons au récit qu’il nous a fait de son expérience mystique, nous apprenons que celle-ci prit un jour la forme d’un canor (chant) mystérieux qui ne devait plus le quitter. Il chantait des psaumes lorsque, dit-il : « J’entendis au-dessus de moi comme un bruit de voix qui psalmodiaient, ou plutôt qui chantaient. Tout en continuant à prier, avec tout mon désir, je prêtais attention à ce qui venait du ciel. Soudain, je ne sais de quelle manière, je sentis résonner ce concert au-dedans de moi et reçus intérieurement la plus délicieuse des harmonies célestes. Depuis lors celle-ci demeura dans mon esprit. Ma pensée se transforma d’une façon habituelle en un chant mélodieux et ma méditation en hymne. » § « Étant saint François moult débilité de corps, tant par l’abstinence grande que par les batailles du démon, voulant avec l’aliment spirituel de l’âme conforter le corps, commença de penser à la gloire et joie démesurée des bienheureux dans la vie éternelle ; et sur ce, commença de prier Dieu que lui concédât la grâce de goûter un peu de cette joie. Et demeurant en ce penser, soudain lui apparut un ange avec grandissime splendeur, lequel avait une viole dans sa main gauche et l’archet dans la droite. »
Plotin/42 considérait que la possibilité d’une conversion intérieure existe pour tout être, mais que certains ont une sensibilité qui les rend plus aptes que d’autres : Ce qui est connu, non par l’intellect, mais par une puissance au-delà de toute connaissance n’est absent de personne et pourtant absent de tous. Présente elle reste absente pour tous à l’exception de ceux qui sont habiles à la recevoir/43. Au XXe siècle, Henri Bremond/44 développait une réflexion analogue d’inspiration chrétienne :
42 . Philosophe gréco-romain du troisième siècle
43. Ennéades VI, 9,4
44 Prêtre catholique, historien de la religion (1865-1933). Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis les guerres de religion jusqu’à nos jours, réédition Jérôme Millon, 2006.
Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d’entre eux n’ont pas d’extase, pas de visions… Leur privilège est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l’aisance, l’intensité avec lesquelles s’exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous ; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence ; dès que ce contact, d’ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d’une rencontre, d’une étreinte, d’une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j’en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s’ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente. En tant qu’écrivain et poète, Jacques Masui sait par expérience que les états suscités par l’activité poétique ne peuvent être assimilés à la mystique : Habituellement les états poétiques nous retiennent par leur séduction particulière ou séparée, par ce qui résulte ou se dégage de l’espèce de tension qui les a provoqués. Nous demeurons « accrochés » à la jouissance qu’ils provoquent en nous, même lorsqu’elle est triste ou amère. En général, plus nous nous complaisons dans cette jouissance, plus nous nous éloignons de l’illumination ou de l’éveil auquel la poésie peut donner lieu. Certes, cette complaisance est très favorable à l’écriture, car c’est en général dans la passivité jouisseuse que s’élèvent, en nous, les mots qui formeront le poème. Mais nous nous éloignons cependant de la pure expérience poétique qui n’a pas d’objet, car ce sont les choses telles qu’elles sont/45. 45 . J. Masui, Cheminements, Fayard, 1978 Nombreux sont les poètes mystiques qui ont tenté de suggérer la saveur de l’instant au moyen de métaphores, de contes ou de paroles énigmatiques. Ils confessent cependant leur vanité à vouloir exprimer l’indicible : Tiens-toi ! Jusqu’à quand seras-tu enjoliveur de discours ? Fabulateur et fabricant de légendes — jusqu’à quand ? Exprimer les réalités ontologiques par des paroles : Quel rêve ! N’es-tu pas naïf ? Entretenir ce rêve : jusqu’à quand ? /46 Quand les lèvres sont silencieuses, C’est le cœur qui a cent langues. Silence. Combien, combien de fois en feras-tu la preuve ? /47 La langue s’épuise (en vain) à réciter Ton nom ; La pensée s’épuise à T’évoquer. Comment donc contempler le sans-forme Et comment nommer le sans-attribut ? /48 Lilian Silburn explique le paradoxe : Si le mystique emploie des mots, il ne s’y perd pas. Il sait combien ils sont inappropriés. Tandis que pour le poète le mot est plus grand que lui, il le dépasse. Comme le mystique, il est traversé par des courants, mais s’il les capte, ceux-ci sont trop grands par rapport à lui, il ne peut les intérioriser en profondeur. Une purification préalable fait défaut, l’expérience devient un objet de poésie et se perd. 46. Jâmî, Les Jaillissements de lumière, p.167, trad. Y. Richard, Les deux Océans, Paris 1982 47. Rûmî, Odes mystiques, 873, trad. E. de Vitray-Meyerovitch et M. Mokri, Seuil, Paris 1973 48. La vingtaine relative au grand enseignement, Hymnes de Abhinavagupta, traduits et commentés par Lilian Silburn, I.C.I, 1970. Dans son journal, on trouve une note qui illustre la différence entre les instants qui dépendent de perceptions internes ou externes aussi exaltantes soient-elles, et ceux qui relèvent de la véritable intériorité : La lumière blanche éblouissante Au Kasmir, quelques mois avant la rencontre avec mon guru/49 je vivais seule dans une cabane - temple de — travaillant à des textes sivaïtes. Le site à flanc de montagne dominant le lac de Srinagar était splendide. Je ne sais plus si c’était de jour ou à la tombée de la nuit, dans le jardin alors que je cherchais de l’eau à la source ; je fus environnée d’une lumière intense : en moi, hors de moi. J’étais éblouie, émerveillée : je ne sais combien de temps cela dura. Pourtant je ne le reconnus pas comme une illumination mystique. Quand j ’en parlais au swami Laksman Joo/50 le lendemain, il haussa les épaules dubitativement et ceci me confirma dans mon opinion. Plus jamais je ne vis une telle lumière, car la véritable illumination est éveil à la connaissance intime. Voici maintenant comment, dans ses notes, Lilian Silburn définit les instants, l’intériorité et la vie mystique : 49. Le terme « guru » est utilisé ici dans le sens traditionnel de maître spirituel. Il s’agit du soufi Radha Mohan Lal Adhauliya qui vivait à Kanpur (U. P.), cf. Lilian Silburn, une vie mystique, Almora, Paris, 2015, rééd. 2017. 50. Avec qui Lilian Silburn travailla les textes du Sivaïsme du Kagrnir au cours de nombreux séjours en Inde.
Les instants tranchent sur l’ordinaire, ont un début, une fin, et laissent une impression de nouveauté, d’imprévu. On les appelle donc « instants » pour cette raison et aussi parce qu’ils ne durent pas. La rêverie, au contraire, peut être reprise chaque jour presque à volonté. L’instant est une rupture temporelle, une coupure avec ce qui précède. On perd la notion du temps, il est comme suspendu. Il peut durer une seconde, quelques jours ou toute la vie ; il inaugure alors une vie nouvelle, car toutes les habitudes sont bouleversées. Certains l’intellectualisent, d’autres s’y attachent, y mêlent leur affectivité. Mais quand ils veulent le retrouver à l’aide d’expédients ou de techniques diverses, ils n’y réussissent pas, car l’instant jaillit spontanément. Cependant, jamais plus on ne l’oublie ; il tranche sur toute la vie. Cette ouverture et l’accès à l’instant touchent plus ou moins profondément la personnalité d’où des degrés de transformation. L’ouverture peut être horizontale ou verticale par rapport à la durée. Elle peut être momentanée ou permanente. Dans la plupart des cas et avec la drogue, le changement se produit uniquement dans le domaine des sens, de l’imagination. Il est relatif au temps et à l’espace. Le sujet n’en sort pas. L’état précédent détermine en quelque sorte le suivant. Il ne change rien. On le vit dans l’horizontale. Si une faille se produit dans l’enchaînement ordinaire des pensées et des habitudes, le résultat est extraordinaire, car la pure conscience afflue soudain : irruption de paix, de félicité, de compréhension. Ceci englobe une certaine vie poétique et la vie mystique. Ces deux se rencontrent chez des artistes et des écrivains. L’instant, faille soudaine, peut se produire à plusieurs niveaux entre la veille et le sommeil, mais on ne peut conserver ces moments, et si on s’y attache ils font obstacle à la vraie vie mystique. Le mystique aspire à un état de conscience libéré du temps, à vivre l’instant qui fulgure dans sa merveilleuse nouveauté, détaché de la durée, instant après instant, dans l’oubli continuel, sans dessein ni projets. Il n’a plus d’histoire. L’éternité est ce qui reste du temps lorsqu’on a enlevé la durée. Chaque instant mystique est le point de départ de nouvelles strates, plus profondes, mieux maîtrisées, et l’instant devient état et celui-ci nature même.
Au sens où nous entendons l’intériorité (mystique), la vie spirituelle habituelle et l’introversion appartiennent à l’extériorité. L’homme est fermé à l’intériorité mystique par toutes les structures qui le déterminent et le bloquent à leur niveau. Il est emprisonné dans l’espace, le temps et le déferlement incessant des sensations. Mais si ce déferlement s’arrête, ne serait-ce que brièvement, si les structures sont ébranlées, quelque chose peut faire irruption, un éclair de cette' intériorité' : le fond de conscience indifférenciée et apaisée, perpétuellement présent, mais auquel on n’a jamais accès en raison des structures, cuirasses, habitudes, car le désir s’oriente vers l’extérieur, sclérose tout. L’absence d’une vie extérieure agitée ou très remplie, un certain vide d’objets, la détente, le délestage mental ou affectif favorisent ces aperçus. Mais, une intensification d’énergie, une puissante fixation de la conscience sous forme d’angoisse, d’urgence, ou même de concentration sur la beauté de la nature, crée également une possibilité d’immensification et un point central de focalisation. L’intériorité est un contact intime avec la réalité, avec quelque chose de réel, gratuit, spontané, immédiat, aussi immédiat que la faim et la soif, un contact avec l’Inconnu pur et inassimilable par la carapace : le substrat en marge de tout phénomène dont le contact fait passer du bloc durci du temps et du moi à la vibration initiale, à la pure conscience. Ce contact, lié à l’évidence, fonde notre certitude et échappe à toute fabrication, car dans cet instant « rien n’est créé, rien n’est détruit ». C’est un état discontinu dans une continuité apaisée. Tout ce qui était rigide, structuré et qui existe encore, baigne dans ce qui semble relever du non-temps, dans une sorte de simultanéité, de parallélisme, de concomitance. Ce n’est pas un retrait, un renoncement, une séparation ascétique de soi et du monde, mais un retour au centre des énergies dispersées, à leur source dont la pureté les recouvre. La saisie de leur vraie nature a pour effet immédiat un assouvissement profond : la découverte d’un secret ancien et universellement connu. C’est la fin de la quête hors de soi, le retour au centre sous-jacent à toute conscience, profondément ignoré, insaisissable. Ce n’est pas une découverte de soi au sens d’une introspection, mais la découverte d’un lieu intime du cœur, d’une présence diffuse, d’une pénétration dans le cœur du « Je ». Ce n’est pas le fruit d’une activité mentale, d’une technique qui conduirait au salut, ou l’effet d’un équilibre physique et mental particulier. C’est l’irruption spontanée d’une source qui s’ouvre au-dedans de soi. Ce n’est pas une concentration de la pensée, mais un vide de toute pensée, mais pas l’obtention d’un vide qui serait l’arrêt de toute fonction, l’arrêt de la pensée discursive n’étant qu’un symptôme, qu’un effet. Elle est l’irruption spontanée d’une quiétude nourrissante, une invasion qui n’est pas l’effet d’une maîtrise des passions, mais qui, envahissant la connaissance, pénètre toutes les formes d’activité et laisse s’installer la vigilance du cœur. La lucidité s’affermit sur un fond de douceur, de légèreté, de repos entraînant l’apaisement du conflit sujet-objet. On est au centre et le centre est en nous en vertu d’une sorte d’interpénétration de l’intérieur et de l’extérieur. L’apaisement imprègne progressivement le moi, la connaissance, l’univers. Source ou feu c’est la naissance d’un état fait de douceur, de silence et de repos : découverte des profondeurs de soi pour atteindre les profondeurs de Dieu. Mais ce n’est pas la découverte d’un objet qui se nommerait Dieu. C’est au contraire une ouverture, l’intuition vivante d’un Je 48 libéré de l’objet, un espace vide d’objets où les dimensions individuelles se perdent dans un infini qui est l’inverse de tous les refus, de toutes les négations, de toutes les représentations, et par conséquent de toutes les limites. Cet espace vivant est trop souvent imaginé comme le fruit d’une négation par ceux qui n’en ont pas l’expérience, alors que déployé il se révèle la source de toutes les énergies. L’intime de l’être se confond avec la pure conscience et ne se cherche pas comme un objet. Il déjoue toutes les passions religieuses, philosophiques, métaphysiques. C’est pourquoi on dit qu’il relève de la grâce. La conscience mystique ne fait pas du moi un attribut ou un objet comme dans la vie introspective ordinaire « je suis conscient » se dit-on. Tant que le je individuel recouvre tout, tant qu’il y a identité au moi, il n’y a pas d’expérience mystique du Soi. La paix éprouvée dans l’intériorité est' substantielle «, non point une simple absence de bruit, de souci, d’agitation, et elle dépasse de beaucoup l’équilibre physique et mental. C’est une quiétude surnaturelle faite de grande douceur qui envahit l’être entier, corps, esprit et noie plaisir et douleur, souffrance physique et soucis. Cette paix et le silence qui l’accompagne : – permettent à la vibration de se faire sentir, les couches grossières s’effondrant sous la puissance des vibrations – affinent l’intellect, d’où une prise de conscience subtile et une vaste compréhension – font naître un tout autre amour, désintéressé, profond, vaste, subtil, jamais éprouvé antérieurement. On pénètre émerveillé dans la vie réelle si proche, mais dont on ne pouvait jouir. Tout est simple, sans rien de connu avec tout ce que l’on a éprouvé jusqu’ici. Et pourtant, paradoxe : c’est la chose la plus naturelle, innée, la Réalité que l’on reconnaît, que l’on possédait depuis toujours, mais sans le savoir — cachée dans l’intime de l’être. Il ne faut pas confondre quiétude de l’intériorité et quia Ce sont deux attitudes très différentes dès le début l’une verticale, l’autre horizontale. Le quiétisme ne conduit pas l’efficience, le quiétiste tombe dans un état de léthargie naturelle, et sa concentration n’atteint qu’un faux vide. Le mystiques contemplatifs sont surtout accusés d’être passe par ceux qui ne supportent pas l’absence des activités fabricatices.
Elle est conscience de Soi et instant, intériorité, appel de la grâce — et sa gratuité. Le mystique ne vit plus dans la durée, ne se projette plus dans l’avenir. Il est satisfait, car il a tout. Il n’a pas d’intention, ne fait pas de projets, car il s’en remet à la volonté divine. Il vit instant par instant dans le spontané, le gratuit. Il ne cherche pas l’instant perdu, car il sait d’instinct qu’il ne peut être que spontané, immédiat, et qu’il échappe à l’intention. Mais, s’il a une expérience intérieure incomplète, il perd l’instant, se projette vers l’avenir et est à nouveau asservi à la durée. L’extériorité a recouvert l’intériorité. L’expérience mystique plonge le sujet dans les profondeurs de Soi : paix, douceur, densité, le fond immuable. Mais on ignore que c’est l’intériorité mystique, car elle est une expérience brute, non reprise par la pensée, qui échappe à la représentation. Elle ne devient pas objet, ne laisse pas de souvenirs, pas de reviviscence. Pas de repère, si ce n’est qu’on en revit le goût, la saveur spécifique que l’on reconnaît plus tard sans hésitation si on s’y plonge à nouveau. On ne peut décrire que les circonstances qui précèdent son apparition ou sa disparition. Le moi ne disparaît pas, mais devient transparent et laisse apparaître les choses, les rendant transparentes elles aussi. Transparence des structures, le voile s’allège, et dans la réalisation elles s’estompent et disparaissent. Il y a découverte de la réalité essentielle, nue, dépouillée de tout ce qui peut être habituellement connu, senti, désiré. Mais pas de vie mystique sans accès à l’intériorité ; il faut d’abord pénétrer dans les profondeurs de Soi pour atteindre les profondeurs de Dieu. Le feu divin marque l’intervention de la grâce. Dans la vie mystique, avec la pénétration dans le Cœur et l’intériorité, il y a un changement profond de la personnalité, sans déformation de l’espace et du temps, une vie dans la verticale. Si l’instant sauvage est figé, enchâssé dans le temps, incrusté comme un joyau référence, il est irrécupérable. Par contre, l’instant mystique est une sortie radicale hors du temps. Mais il est un grand obstacle à la vie mystique si on cherche sans cesse à le retrouver. L’homme extériorisé garde la nostalgie de l’instant évanoui tandis que l’instant du mystique révèle la source même de cette nostalgie. Le pur instant coïncide avec l’éternité et le temps est annulé, alors que l’instant dans l’extériorité-durée n’est pas conservé. Dans l’intériorité l’instant ne disparaît pas. La vie mystique touche le substrat (substantiel-essentiel), tout le reste est phénomène, superficiel. La douceur et la paix éprouvées sont l’émanation du substrat. Inversement, la drogue bouleverse le cours des phénomènes sans toucher le substrat, le fond. Le guru offre les conditions requises pour le spontané. Il fait `plonger' dans la vie intérieure et taire la pensée en assoupissant ou déracinant les sarriskdra (conditionnements, habitudes, complexes inconscients). Le sujet découvre ce qu’il a toujours su, ce qu’il est de toute éternité. Donc plusieurs étapes : – la conscience ordinaire engluée dans le temps, et tout à coup : l’instant, la faille, la percée – l’âme en lutte avec l’emprise du temps et tout à coup : la grâce, la conversion – l’âme tournée vers le maître et la grâce spontanée et répétée. Par-delà, il n’y a ni temps, ni grâce, ni maître.
Un des plus célèbres mystiques. Après s’être imposé d’extrêmes mortifications (privation de nourriture, exercices physiques épuisants, etc.) dans le but d’arriver à l’Éveil, il se souvint d’un état éprouvé lorsqu’il était encore enfant : Il se dit alors : “À quoi bon ! Ce n’est pas par ces terribles mortifications que j’atteindrai les expériences d’hommes éminents ni la Connaissance ni la vision des mystiques. N’y a-t-il pas un autre chemin vers l’Éveil ? Il me vint à l’esprit : un jour que mon père le Sakya labourait '', j’étais assis à l’ombre fraîche d’un arbre, détaché des désirs et des mauvaises dispositions, et j’entrai dans la première absorption avec toute la joie et le bonheur qu’elle comporte, mais non exempte d’attention et d’analyse. Fallait-il y voir le chemin de l’Éveil ? Je me demandai si je craignais ce bonheur si différent du bonheur des désirs…, et je vis que je n’avais nulle crainte de ce bonheur. Mais comme il n’est pas facile d’atteindre ce bonheur en soumettant le corps à d’extrêmes mortifications…, je pris de la nourriture/53.
Sans cesse j’ai cherché la trace de l’Être qui ravit mon cœur Jusqu’à ce que le doute se perdit dans la certitude et la certitude dans le doute. Je ne l’ai trouvé ni dans l’imagination ni dans la certitude. Je n’ai trouvé nulle trace qui me permit de donner signe de Lui. Quelque temps je me suis voué à l’amour et j’ai eu l’illusion d’être moi-même un tel et l’Être aimé tel autre ; Mais voyez cette aventure : Ayant bien regardé, j’ai constaté à la fin Que de l’Ami il n’y avait pas même une image Et que l’amant et l’Être aimé ce n’était que moi-même. 52 . Le roi, au moment des labours, trace le premier sillon. 53 . Cité dans Aux sources du bouddhisme, p.11, Lilian Silburn, Fayard 1997. 54. Soufi persan du Khorassan, Les étapes mystiques du shaykh Abu Sa'id, trad. M. Achena, Desclée, 1974, p. 331.
Ce que le serviteur vit n’avait aucune forme, ni aucune manière d’être, et cependant il éprouvait un plaisir égal à celui qu’aurait pu lui faire éprouver la vue de toutes les formes et de toutes les choses. Son cœur était rempli de désirs, et cependant ses désirs étaient comblés, son âme était joyeuse et contente ; ses souhaits et ses vœux étaient accomplis. Le Frère Prêcheur ne faisait que contempler cette lueur resplendissante, et il s’oubliait complètement, lui et toutes les autres choses. Était-il jour, était-il nuit ? Il ne le savait pas. C’était comme une manifestation de la douceur de la vie éternelle, dans la sensation du repos et du silence. Il dit alors : « Si ce que je vois et ce que je ressens n’est pas le royaume des cieux, je ne sais vraiment pas ce qu’il peut être, car toutes les peines possibles ne peuvent certainement pas mériter cette joie à celui qui doit la posséder éternellement. » Cette extase dura bien une demi-heure ou une heure. Il ne put savoir si son âme était restée dans son corps ou si elle en avait été séparée. Lorsqu’il reprit ses sens, il lui sembla revenir d’un autre monde. 55 . Prêtre dominicain catholique allemand. D’un ravissement surnaturel qu’éprouva le serviteur, p.16, chapitre troisième.
Toutes nos puissances sont endormies, et même profondément endormies par rapport à toutes les choses du monde et à nous-mêmes. Et en vérité, l’âme est comme privée de sentiment durant le peu de temps que dure cette oraison d’union ; et le voudrait-elle, il lui serait impossible de penser. Aussi elle n’a pas besoin d’user d’artifice pour suspendre son entendement. Si elle aime, elle est dans un tel sommeil qu’elle ignore comment elle aime ni ce qu’elle voudrait. Enfin, elle est comme complètement morte au monde pour vivre davantage en Dieu ; voilà pourquoi c’est une mort délicieuse.
J’entrai où je ne savais Et je restai ne sachant Toute science dépassant Je ne sus pas où j’entrais Pourtant quand là je me vis Sans savoir où j’étais Grandes choses je compris Je ne dirai ce que je sentis Car je restai ne sachant Toute science dépassant De paix et de piété La science était parfaite En profonde solitude entendue directement c’était chose tant secrète que je restai balbutiant toute science dépassant J’étais tant pénétré tant absorbé tant ravi que mon sens demeura de tout sentir privé et l’esprit fut doté d’un entendre sans entendre toute science dépassant. […] 56. Le château de l’âme, Cinquième demeure, Cbapitre I, Œuvres complètes, éditions du Cerf. 57 . Poésies, GF-Flammarion, p. 123
A peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie [la musique de l’orgue] que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux ; étant tout hors de moi, transporté en Vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde […] me trouvant tout enflammé du feu de Votre amour. […] Elle est chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée en l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait fel un même esprit avec Dieu. /59 58. Anglais, réfugié en France. 59. Benoît de Canfield, La règle de perfection, texte présenté et établi par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, Paris 2009.
Jamais je n’ai nourri le désir de connaître quelque chose du Mystère divin, encore moins compris comment le chercher et comment le trouver. […] Avec sérieux je priai Dieu de me donner son Esprit Saint et sa grâce pour qu’il me bénît en lui et pour qu’il me conduisît, pour qu’il m’ôtât ce qui me détournait de lui, afin que je m’abandonnasse entièrement à lui […] Dans cette recherche et dans ce désir qui m’animaient avec un sérieux extrême, f...] la porte s’était ouverte devant moi, si bien qu’en un quart d’heure j’ai vu et j’ai su plus que si j’avais fréquenté l’université pendant de nombreuses années. Cela m’a grandement étonné, je ne savais pas ce qui m’arrivait, et alors, j’ai tourné mon cœur vers la louange de Dieu. En effet, je vis et je connus l’être de tous les êtres, le fonds et le sans-fonds, également la naissance de la sainte Trinité, l’origine et l’état originel de ce monde et de toutes les créatures par la Sagesse divine.
Mon oraison donc est un vide de toutes créatures où l’âme ne fait rien, ce lui semble, que d’entrer dans une particulière possession de Dieu qui fait en elle ce qui lui plaît sans qu’elle le sache ni qu’elle en ait le discernement. Avant que d’être établi en cet état, il y a bien à souffrir de la part de l’imagination et de l’esprit humain qui vont continuellement proposant leurs images, espèces, lumières et sentiments, à cause de la longue habitude qu’ils avaient de le faire. L’âme doit être fidèle à demeurer dans le vide de tout cela, se rendant très passive et laissant écouler toutes les choses susdites. Les livres mêmes et les bonnes lectures en cet état sont nuisibles, car cela appuie la manière ordinaire d’opérer et fortifie l’ancienne béatitude, de sorte que l’âme qui a goûté de certaine passivité, ne peut plus pour l’ordinaire s’en servir. 60. Épîtres théosophiques, Monaco, 1980, ed. et trad. Bernard Gorceix, p. 196. 61. Le chrétien intérieur, texte établi et présenté par Dominique et Murielle Tronc, Édition Arfuyen, De la contemplation très épurée (VII, 19), p. 138.
Mon oraison fut, dès le moment dont j’ai parlé, vide de toutes formes, espèces et images ; rien ne se passait de mon oraison dans la tête, mais c’était une oraison de jouissance et de possession dans la volonté, où le goût de Dieu était si grand, si pur et si simple, qu’il attirait et absorbait les deux autres puissances de l’âme (entendement, mémoire) dans un profond recueillement. Sans acte ni discours… C’était une oraison de foi savoureuse qui excluait toute distinction, car je n’avais aucune vue ni de Jésus-Christ, ni des attributs divins : tout était absorbé dans une foi savoureuse, où toutes distinctions se perdaient pour donner lieu à l’amour d’aimer avec plus d’étendue, sans motifs, ni raisons d’aimer. Cette souveraine des puissances, la volonté, engloutissait les deux autres puissances. Et leur ôtait tout objet distinct pour les mieux unir en elle, afin que le distinct, en ne les arrêtant pas, ne leur ôtât pas la force unitive. Et ne les empêchât pas de se perdre dans l’amour. Ce n’est pas qu’elles ne subsistassent dans leurs opérations inconnues et passives, mais c’est que la lumière générale pareille à celle du soleil absorbe toutes lumières distinctes. Et les met en obscurité à notre égard, parce que l’excès de sa lumière les surpasse toutes… Si l’on demande à cette âme ce qu’elle fait, elle dira qu’elle n’en sait rien, mais qu’elle est très contente. Demandez-lui si elle voit et si elle aperçoit quelque chose : elle dira qu’elle ne voit, ne distingue et n’aperçoit rien, et que cependant elle a au dedans d’elle une occupation que les objets du dehors et tout ce qui est de son état n’interrompent point, qu’un seul et unique objet sans objet l’occupe et l’absorbe pour ainsi dire. Elle passerait les jours et les nuits en cet état sans s’ennuyer ni se fatiguer. Elle n’a ni motif connu, ni raison distincte d’aimer, mais elle aime au-dessus de toute connaissance de toute expression, et même souvent au-dessus de toute perception/63. […] Il en est ainsi de l’âme perdue en Dieu : elle ne peut plus rien dire de ses dispositions présentes, elle peut parler du passé et écrire dans le général ce qu’on lui fait écrire de la vie intérieure ; mais lorsqu’on lui demande sa disposition, elle est interdite et étonnée, n’en connaissant aucune et ne sachant ce qu’on lui veut dire, non plus qu’un petit enfant ignorant/64. 62 . Jeanne-Marie Bouvier de La Motte, appelée couramment Madame Guyon, mystique française. Dominique et Murielle Tronc ont publié une grande partie de son œuvre aux éditions Champion, Les deux océans, Arfuyen, Phénix… 63 . Madame Guyon, De la vie intérieure, Phénix Éditions et Dominique Tronc, Paris 2000, p. 414. 64 . Ibid., p. 114.
La chambre avec ses portes et ses fenêtres, le temple, tout ce qui m’entourait, s’évanouit à mes regards. Il me sembla que plus rien n’existait. À la place des choses, je ne vis plus qu’un océan étincelant, dont les vagues furent en un instant, sur moi, me roulant, me submergeant complètement. Je tombai suffoqué et perdis conscience. 65. Mystique bengali hindouiste. Enseignements de Râmakrishna, 1942, Maisonneuve, Paris. Aurobindo (1872-1950)/66 […] Ma première expérience majeure — radicale et submergeante, bien qu’elle ne fût, comme il apparut plus tard, ni finale ni complète — est venue après l’exclusion et la mise en silence de toute pensée. Il y eut d’abord ce qu’on pourrait appeler une conscience spirituellement substantielle ou concrète du calme et du silence, puis la conscience de quelque réalité unique et suprême en présence de quoi les choses existaient seulement en tant que formes qui n’étaient aucunement substantielles, ni réelles, ni concrètes. Mais tout cela était apparent à une perception spirituelle, à un sens essentiel et impersonnel, et il n’y avait pas le moindre concept ou idée de réalité ou d’irréalité ou d’aucune autre notion, car tout concept ou idée était mis en sourdine ou plutôt totalement absent dans le calme absolu. Ces choses m’étaient connues directement par la pure conscience et non par le mental, aussi n’y avait-il aucun besoin de concepts ou de mots ou de noms. 66 . Aurobindo Ghose dit Sri Aurobindo, philosophe hindou, écrivain, mystique. Lettres, vol. I, p. 269, Adyar, Paris, 1950. Ces extraits ont présenté quelques-uns des éléments caractéristiques de l’intériorité mystique : – la spontanéité de l’Éveil pour le Buddha – la perplexité par-delà toute certitude pour Abu Sa'id – la fulguration de l’instant pour Râmakrishna – le calme qu’induit la suspension du mental pour Aurobindo – le ravissement de l’âme hors du corps pour Suso – la mise en sommeil des puissances pour Thérèse d’Avila – le non-savoir essentiel pour Jean de la Croix – la perte du sentiment du moi et du monde pour Canfield – l’efficience de la grâce pour Jakob Bôhme – le vide de toute forme pour Jean de Bernières – la force unitive de l’amour pour Madame Guyon. […]
J’ai distribué les sources par entrées qui s’approchent de l’ordre chronologique. Les voici dans l’ordre de première rencontre :
Roger Caillois, Jean-Clarence Lambert, Trésor de la poésie universelle, Gallimard/Unesco 1987
La Bible, Ancien Testament, coll. Pléiade, II, dir. E. Dhorme, 1977
Sebastian Brock, florilège de poèmes de saint Éphrem, Bellefontaine 1991
Anthologie de la Poésie grecque, choix, traduction, notices par Robert Brasillach, Librairie Stock & L.P., 1950.
Oeuvres de Saint Augustin, Bibliothèque Augustinienne, Desclée de Brouwer, 1962
Raban Maur Ttraduit du latin, annoté et présenté par Michel Perrin Berg International, Paris/Trois Cailloux, Amiens
Fonti Francescane Terza edizione, 2011.
Jacopone de Todi, Chants de Pauvreté, Traduction de Stefano et Irène Mangano, Arfuyen, 1994.
Ramon Llull, Obres essentials I, ed.Ariel, Barcelona, 1957
Hadewijch d’Anvers Poèmes des béguines, traduits du moyen-néerlandais par fr. J.-B. P. — « La vigne du carmel », Seuil, 1954
Marguerite Porete, Le miroir des âmes simples et anéanties, trad. M. Huot de Longchamp, Albin Michel, 1984
Les Traités et le Poème, Maître Eckhart, traduits et présentés par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Albin Michel, « Spiritualités », 1996, 2011.
Jan van Ruusbroec, Un Miroir de l’Eternelle Béatitude ou du Saint Sacrement, Traduction structurelle du moyen-néerlandais par sr Francis Joseph Legrand, crw, Peeters, Leuven, 1991 (coll. Miscellanea Neerlandica, IV)
Jan van Ruusbroec Écrits IV Les douze béguines, traduction par dom André Louf, o. c. s.o. spiritualité occidentale, n° 5 abbaye de Bellefontaine
D’une lyre à cinq cordes (Philippe Jaccottet), Gallimard, 1996
Julienne de Norwich, Une révélation de l’amour de Dieu…, Bellefontaine, 1977
Jean de La Croix, Poésies complètes, Nouvelle traduction intégrale et avant-propos de Bernard Sesé
The Oxford Book Of English Mystical Verse, Oxford At the Clarendon Press 1917, 1932.
George Herbert poète saint anglican (1593-1633) par A. J. Festugière, o. p. Paris Vrin 1971
La poésie religieuse chez George Herbert (J.-M. Maguin, IRCL) « La Poésie mystique au XVIIe siècle », Montpellier, 11 et 12 mai 2005
Jean Mambrino, La poésie mystique, Éditions Seghers, Paris, 1973.
Poètes baroques allemands traduits et présentés par Marc Petit, Librairie François Maspero, Paris, 1977.
Angelus Silesius, Pèlerin Chérubinique : Cherubinischer Wandersmann, Traduit, Préfacé et Commenté par Henri Plard, Aubier, 1946.
Poésies spirituelles du p. j. j. Surin par Étienne Catta Paris, Vrin, 1957
Cantiques spirituels de l’Amour divin a cura di Benedetta Papasogli Leo S. Olschki Firenze
Pascal, Œuvres complètes, « L’Intégrale », Seuil, 1963, par L. Lafuma
Nicolas Barré, Le Cantique spirituel suivi de lettres spirituelles, Arfuyen, 2004
The Golden Age of Spiritual Writing Thomas Traherne Poetry and Prose Selected and introduced by Denise Inge
D’une lyre à cinq cordes Traductions de Philippe Jaccottet/NRF /1946-1995
Friedrich Hölderlin, Oeuvres /sous la direction de Philippe Jaccottet/Bibliothèque de la Pléiade/NRF/1967
Armel Guerne, Les romantiques allemands, rééd. Phébus, 2004
« Le naufrage du Deutschland » suivi de Poèmes gallois & Sonnets terribles traduit de l’anglais par rené gallet. présenté par geoffrey hill. La Différence, 1991
Anthologie de la poésie russe (Katia Granoff) 1961, Librairie Gallimard.
Haïm Nahman BIALIK 1873-1934 Un voyage lointain Poèmes traduits de l’hébreu par Ariane Bendavid Éditions Stavit
Ossip Mandelstam, Tristia et autres poèmes choisis et traduits du russe par François Kérel © Éditions Gallimard, 1975.
René DAUMAL 1908-1944 La Grande Beuverie GALLIMARD 1938 LE MONT ANALOGUE GALLIMARD 1952 Poésie noire, poésie blanche GALLIMARD 1954
Henri Michaux, Face à ce qui se dérobe, Paris, Gallimard, 1975
ANTHOLOGIE DU CHAMANISME, Cinq cents ans sur la piste du savoir, Une anthologie rassemblée et présentée par Jeremy Narby et Francis Huxley, Albin Michel, 2018.
EUGÈNE DE MONTALEMBERT & CLAUDE ABROMONT, GUIDE DES GENRES DE LA MUSIQUE OCCIDENTALE Librairie Arthème Fayard et Éditions Henry Lemoine, 2010,
Gilles Cantagrel, De Schütz à Bach/La musique du Baroque en Allemagne, Fayard, 2011 — Gilles Cantagrel, Le moulin et la rivière Air et variations sur Bach, Fayard, 2012 — Gilles Cantagrel, Les Cantates de J.. — S. Bache, textes, traductions, commentaires, Fayard, 2010
Lilan Silburn, Le Vijñana bhairava, E. de Boccard, 1961
Philippe Jacottet Cahier de verdure, coll. Poésie, Gallimard.
L’Instant mystique/Notes sur les instants et extraits thématiques dans l’œuvre de Lilian Silburn, Robert Bogroff, 2019
« Chronologie mystique I Des origines à 1600 », DT « Chronologie mystique II De 1600 à nos jours », DT « Expériences mystiques VI Figures hors cadres après 1800 », DT
Début des poèmes et textes. Éditions séparées par « & ». Souvent « / » précède une origine ou un deuxième vers jugé utile pour préciser le contenu de la pièce. Friedrich HOLDERLIN Chaque jour je m’en vais, cherchant toujours une autre voie, En bleu adorable fleurit/Le toit de métal du clocher. Vous avancez là-haut dans la lumière J’ai vécu ; de même que du faîte des arbres Tout proche/Et difficile à saisir, le dieu ! Les lignes de la vie sont diverses Lorsque la blanche neige embellit les prairies, Quand d’en bas le printemps vient à la vie, Notre race marche dans la nuit, elle y habite, Et le Père sacré, lui qui a cependant en sa puissance, Mais les dieux sont fatigués/De leur propre immortalité ; Novalis Quel est l’être vivant, doué de sens, qui n’aime avant tout, parmi toutes les merveilles de l’espace épandu autour de lui, la lumière, Faut-il que le matin toujours renaisse ? Jadis, comme je pleurais d’amères larmes, comme mon espérance s’était fondue en douleur Je sais à présent quand viendra le dernier matin Je poursuis ma route, Sur les vastes tribus humaines régnait autrefois un destin de fer, puissance muette. Terrible, s’approchait des tables joyeuses Le vieux monde s’inclinait vers sa fin. Tu es l’adolescent qui depuis bien longtemps La pierre est levée,/L’humanité ressuscitée. Leopardi Toujours j’aimai cette hauteur déserte/Et cette haie Telle tu fus ; maintenant, sous la terre,/Tu es poussière, squelette. English Romantics WORDSWORTH To every Form of being is assigned / An active Principle : « … cet état béni/Où s’allège le poids du mystère, « … J’ai senti/Une présence qui me trouble de la joie « l’eau silencieuse,/Absolument immobile, « Toute poussière que nous soyons, l’esprit immortel croît/en nous « Notre naissance n’est qu’un sommeil et un oubli. « Ce que nous voyons comme formes et comme images, COLERIDGE There is one Mind, one omnipresent Mind, SHELLEY He is made one with Nature : there is heard Post Romanticism HAWKER A shape, like folded light, embodied air, ELIZABETH BARRETT BROWNING We sow the glebe, we reap the corn, Truth, so far, in my book ;—the truth which draws TENNYSON Flower in the crannied wall, There rose a hill that none but man could climb, If thou would'st hear the Nameless, and wilt dive BLACKIE Go, take thy glass, astronomer, ROBERT BROWNING Truth is within ourselves ; it takes no rise WILLIAM BELL SCOTT Here on this little bridge in this warm day Give reverence, O man, to mystery, CHRISTOPHER PEARSE CRANCH So far, so near There were no shadows till the worlds were made ; MATTHEW ARNOLD Fate, which foresaw / How frivolous a baby man would be, JOHN ADDINGTON SYMONDS To God, the everlasting, who abides, / One Life within things infinite that die : ELLEN MARY CLERKE Not made with hands, its walls began to climb HENRY BERNARD CARPENTER Oh, there are moments in man's mortal ycars And then I thought that He whom we name God SARAH WILLIAMS Mariner, what of the deep ? :This of the deep : EDWARD DOWDEN Still deep into the West I gazed ; the light / Clear, spiritual, tranquil as a bird I found Thee in my heart, O Lord, / As in some secret shrine ; EDWARD CARPENTER At night by the shore. / The obscure water, Like soundless summer lightning seen afar, DIGBY MACKWORTH DOLBEN Strange, all-absorbing Love, who gatherest WILLIAM ERNEST HENLEY I am the Reaper. EDMOND GORE ALEXANDER HOLMES Life of my life soul of my inmost soul! WILLIAM JAMES DAWSON Sometimes, I know not why, nor how, nor whence, EDITH MATILDA THOMAS Dead ? Not to thee, thou keen wateher, OSCAR WILDE To make the Body and the Spirit one WILLIAM SHARP In the secret Valley of Silence Lay me to sleep in sheltering flame, MAY PROBYN When the storm was in the sky, KATHERINE TYNAN HINKSON When I was young the days were long, ALEISTER CROWLEY Apart, immutable, unseen, / Being, before itself had been, EVELYN UNDERHILL What do you seek within, O Soul, my Brother ? ANONYMOUS When all the shores of knowledge fade EVA GORE-BOOTH For years I sought the Many in the One, ELSA BARKER He who knows Love—becomes Love, Algernon Charles SWINBURNE I am that which began ; Summer, and noon, and a splendour of silence, felt, Gerard Manley HOPKINS THE WRECK OF THE DEUTSCHLAND / LE NAUFRAGE DU DEUTSCHLAND 1 Thou mastering me/Toi de moi maître, [….] 35 Dâme, at our door/Haute dame, à notre porte POÈMES GALLOIS & SONNETS TERRIBLES The world is charged with the grandeur of God /L’univers est chargé de divine magnificence. Look at the star ! look, look up at the skies ! /Regardez les étoiles ! Regardez, regardez là-haut les cieux ! Nothing is so beautiful as Spring /Rien n’égale la splendeur printanière — On éar and ear two noises too old to end / En chaque, chaque oreille deux sons sans âge et sans terme I remémber a bouse where all were good / Je me souviens d’une maison toute en bonté I caught this morning morning's minion, kingdom of daylight's dauphin, /J’ai saisi ce matin le bien-aimé du matin, dauphin du royaume du jour, Glory be to God for dappled things — /Gloire à Dieu pour tout le bigarré : Summer énds now ; now, barbarous in béauty, the stooks rise / L’été s’achève ici ; ici, beauté barbare, les mouettes se dressent Towery city and branchy betwéen towers ; /Cité des tours et des branchages entre tes tours — Have fàir fàllen, O fàir, fair have fallen, so déar /Heureux, Ô qu’heureux soit le destin revenu à l’âme « But tell me, child, your choice, | your fancy ; /,Mais dis-moi, enfant, ton choix, ton vœu ; Earth, sweet Earth, sweet landscape, with leavès throng /Terre, douce Terre, doux paysage aux foisons de feuillages Wild air, world-mothering air,/Nestling me everywhere / Air jaillissant, mère du monde/Partout m’entourant d’un nid, Anthologie de la poésie russe GABRIEL DERJAVINE [Dieu] Lien des mondes divergeants, MICHEL LERMONTOV Déchu, morose, solitaire,/A jamais de l’Eden exclu, DIMITRI MÉREJKOVSKI Sonnez, sonnez mes lourds fers de bagnard, BORIS PASTERNAK Le chemin qu’il suivait devant lui s’enfuyait, Suis-je inutile et hors d’usage, Nuit ? /Du gouffre de l’univers, Ainsi qu’un fer rouillé, ce bref automne/Grince et chante et ronge déjà le corps ; MARINA ZVÉTAÉVA En franges les baies/Du sorbier saignaient ; SERGE ESSÉNINE Toujours par la même ruelle. /Dans ce repaire, quel fracas ! Haïm Nahman BIALIK Au cœur de mon enfance, seul et abandonné, Sous un signe Inconnu, sur des amas de ruines, Au lever du soleil, sur les montagnes vous découvrirez Je connais une forêt, et dans cette forêt,/Je connais une mare invisible, secrète, Au-dessus de la forêt les nuages s’amoncellent,/En leur cœur une lutte, La forêt est muette, et ses dernières ombres,/Tremblantes et agitées, se retirent ; Marina TSVÉTAÉVA Dans ce monde exténué/Où tous vont le dos courbé, Foulés aux pieds, lacérés avec rage, En franges les baies/Du sorbier saignaient ; Ossip MANDELSTAM Peut-être te suis-je inutile,/Nuit ; O ciel, ciel, tu vas en rêve m’apparaître Dans la ronde des ombres froissant l’herbe tendre Il était un vieillard comme un gamin timide, De l’érable les pattes dentées Tes frêles épaules rougiront sous les fouets, Des monticules de têtes humaines s’étendent au loin, Pas de comparaisons : le vivant est incomparable. Non je ne suis pas mort, je ne suis pas seul, Je chante quand j’ai Pâme sèche et moite le gosier, Que faire égaré dans le ciel ? O vous qui êtes Sur la terre vide, rebondissant malgré soi/D’une exquise démarche claudicante, POËTES MODERNES VICTOR HUGO Nous sommes au cachot ; la porte est inflexible ; GÉRARD DE NERVAL Une nuit, je parlais et chantais dans une sorte d’extase. LÉON BLOY L’infini est au fond du couloir et la clef est sur la porte… … un reflet extérieur de nos propres abîmes… Chacun de nous a une âme infiniment différente des autres MILOSZ Il m’advient quelquefois, au milieu de la nuit Je ne connais pas les raisons de l’être RAISSA MARITAIN O Dieu caché mon cœur est interdit en Ta présence MARIE NOEL Le Dieu qui créa la terre/Dans la nuit l’entend gémir. GEORGES BERNANOS L’idée de cette solitude Dieu désire sa créature HENRI MICHAUX, Mais Toi, quand viendras-tu ? Quelque chose partout, on ne sait où, rétrocède. paix par graine broyée PATRICE DE LA TOUR DU PIN MICHEL FOREST Chronologie 1867 Charles Baudelaire 1886 Emily Dickinson 1891 Arthur Rimbaud 1914 Jean Jaurès 1929 Hugo von Hofmannsthal 1950 Joé Bousquet 1960 Raïssa Maritain 1960 Jules Supervielle 1967 Marie Noël 1968 Antonio Porchia 1971 Jean Grenier 1975 Patrice de la Tour du Pin Claude Vigée 1995 Roberto Juarroz Kenneth White Jacques Ancet Radu Mihaileanu Fabienne Verdier René DAUMAL Henri MICHAUX RETOUR AUX ORIGINES DE LA POÉSIE À LA MUSIQUE TÉMOINS DE L’INSTANT L’INSTANT MYSTIQUE
Table des matières
Friedrich HOLDERLIN 1770-1843 3
POÈMES (LES LIGNES DE LA VIE) 11
Hölderlin par Stefan Sweig (1881-1942) 14
NOVALIS (Frierich v. Hardenberg) 1772-1801 17
Giacomo LEOPARDI 1789 - 1837 28
WILLIAM WORDSWORTH (1770-1850) 32
SAMUEL TAYLOR COLERIDGE (1772-1834) 48
PERCY BYSSHE SHELLEY (1792-1822) 49
ROBERT STEPHEN HAWKER (1803-1875) 51
ELIZABETH BARRETT BROWNING (1806-1861) 53
ALFRED, LORD TENNYSON (1809-1892) 57
‘Flower in the crannied wall' 57
JOHN STUART BLACKIE (1809-1895) 59
ROBERT BROWNING (1812-1889) 61
WILLIAM BELL SCOTT (1812-1890) 63
From ' The Tear of Me World' 63
CHRISTOPHER PEARSE CRANCH 1813-1892 64
JOHN ADDINGTON SYMONDS (1840-1893) 69
ELLEN MARY CLERKE (1840-1906) 71
The Building and Pinnacle of the Temple 71
HENRY BERNARD CARPENTER (1840-1887) 73
DIGBY MACKWORTH DOLBEN (1848-1867) 85
‘Strange, all-absorbing Love' 85
WILLIAM ERNEST HENLEY (1849-1903) 87
EDMOND GORE ALEXANDER HOLMES b.1850 89
WILLIAM JAMES DAWSON b.1854 91
EDITH MATILDA THOMAS b.1854 93
Algernon Charles SWINBURNE (1837-1909) 111
Gerard Manley HOPKINS 1844-1889 126
« LE NAUFRAGE DU DEUTSCHLAND » suivi de POÈMES GALLOIS & SONNETS TERRIBLES 126
RACHETER LES TEMPS par Geoffrey Hill 126
The wreck of the Deutschland 130
LE NAUFRAGE DU DEUTSCHLAND 130
Poèmes gallois & sonnets terribles 147